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Dochead dossier

Sous-dochead Traumas, deuils et soins

Surtitre cultures

Les rites de protection du nourrisson au Maghreb

Nora Bouaziz

Pédopsychiatre, thérapeute transculturelle, thérapeute familiale systémicienne, L'Odyssée I07


EPS Erasme (92), Maison de Solenn- Hôpital Cochin, Inserm 1178 “Méthodes et Cultures”, CESP, AIEP

Alice Titia Rizzi*

Psychologue clinicienne PhD, Maison de Solenn- Hôpital Cochin, Université Paris Descartes, Inserm 1178
“Méthodes et Cultures”, CESP, AIEP, Médecins sans Frontières.

Maison des adolescents, Hôpital Cochin-Maison de Solenn, AP-HP, UTRPP - EA 4403, 97 boulevard de
Port-Royal, 75014 Paris, France

*Auteur correspondant :
Adresse e-mail : alicetitiarizzi@gmail.com (AT. Rizzi)

Résumé

Au Maghreb, des rites de protection sont réalisés en prévention ou en réparation d’éventuelles menaces
auxquelles les nourrissons s’exposent du fait de leur naissance. Le passage d’un monde à l’autre est alors
pensé et accompagné par des moments rituels, véritables vecteurs de socialisation, de valeurs et de
savoirs. Ceux-ci constituent des leviers thérapeutiques importants dans le cadre d’une psychothérapie
transculturelle, afin de se réapproprier une enveloppe culturelle contenante et métissée.
© 2019

Mots clés – grossesse ; naissance ; Maghreb ; migration ; rite de protection ; transculturel

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Summary à venir

© 2019

Keywords à venir

Dans la culture maghrébine, les individus sont pensés comme potentiellement exposés à diverses
menaces, venant des hommes, des esprits ou de Dieu. En prévention ou en réparation, des rites de
protection sont réalisés. Les rites obéissent à des enjeux collectifs, intersubjectifs et individuels. Ce sont
des vecteurs de socialisation, de valeurs et de savoirs. Loin d'être des figures rigides et désuètes, ils sont
constamment réinventés par les individus au gré des valeurs invoquées, de l’organisation sociale, des
échanges culturels et des expériences de vie. Chacun les investit pour leur fonction organisatrice,
rassurante et narrative. Pour ces raisons, ils constituent un important levier en psychothérapie
transculturelle en tant que logiques thérapeutiques découlant de théories étiologiques culturelles qui
mettent en sens le désordre vécu par les personnes. Nous traiterons ici des rites de protection du
nourrisson, au Maghreb, de la grossesse au sevrage.

T1 Rites de passage et de protection

TEG1 Les rites constituent « un ensemble d'actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d'ordre verbal,
gestuel et postural à forte charge symbolique, fondés sur la croyance en la force agissante d'êtres ou de
puissances sacrées, avec lesquels l'homme tente de communiquer, en vue d'obtenir un effet
déterminé » [1].

TEG1 Avant tout collectifs, ces rites structurent le groupe culturel en participant de sa construction
identitaire et de son enveloppe culturelle [2], le distinguant ainsi des autres groupes culturels. Au sein du
groupe, ils ont une fonction de cohésion, de structuration et de transmission : ils scandent les moments
de vie importants du groupe et de ses membres, ils constituent des modes de régulation des relations au
sein de la collectivité, en lien avec les grilles de lecture invoquées et les valeurs et les aspirations
collectives qu'ils incarnent. Ils sont mis en œuvre par des personnes douées de savoirs du fait de leur âge
(les vieux de la famille, particulièrement les grands-mères), de leur position sociale (la qibla, le cheikh…),
de leur rapport à la personne (mère, belle-mère ou toute personne proche et bienveillante) ou de leur
pouvoir particulier.

TEG1 Au niveau individuel, ils participent de la construction identitaire des individus : ils varient selon
les personnes, leur place et leur fonction dans le groupe, les projections dont ils sont l’objet mais aussi
les valeurs et les traditions de la famille. Ils inscrivent l'individu dans ses liens avec le monde de
l'invisible.
T2 Les rites de passage

Les rites de passage [3] correspondent au passage d’un monde à un autre. Ils sont statutaires car ils font
accéder à une position sociale. Ils divisent le groupe entre ceux qui l'ont subi et ceux qui ne l'ont pas
encore ou ne le subiront pas (enfant/adulte, homme /femme, initié/non initié). Ils nécessitent trois
phrases : séparation, marge, réunion. Lors du passage d'un monde à un autre, d'un statut à un autre, les
personnes sont particulièrement vulnérables.

T2 Les rites de protection

Les rites de protection, ou rites prophylactiques, sont mis en œuvre tout au long de la vie pour protéger
chacun des dangers environnants, en préventif ou en curatif, notamment lors des rites de passage.

T1 Les sources de danger

Plusieurs sources de danger reconnues co-existent dans la culture arabo-berbéro-musulmane, parmi


lesquelles peuvent se distinguer quatre principales.

TEG1 Les djinns : invisibles, ces génies maléfiques peuvent attaquer n’importe où, à n’importe quel
moment, plus encore aux moments de vulnérabilité. Toute communication avec eux, hors tout rite ou
précaution, expose à divers maux et malheurs. La pathologie mentale est pensée comme une possession
par eux du malade. Les djinns peuvent s'attaquer au placenta (le jumeau du bébé) ou chercher à
substituer leur enfant au bébé humain. L'apparence du nouveau-né reste inchangée : un déficit de
croissance, un handicap physique, une mort précoce feront invoquer a posteriori cette substitution.

TEG1 Le shaytan ou diable.

TEG1 El ayn ou mauvais œil que peut porter un individu (même une mère sur son enfant),
consciemment ou à son insu, et qui peut nuire à autrui, voire causer sa mort, par le seul pouvoir du
regard ou de la formulation d'un compliment. Il s'attaque à tous les liquides vitaux (la pluie, la sève, le
lait, le sang, le sperme...) qui se raréfient ou disparaissent [4]. Le nouveau-né en est la victime privilégiée
jusqu’au sevrage du fait de l'avidité de l'ayn pour le lait. Fièvre, anorexie, abattement, tarissement du lait
maternel, maladie... chez l'enfant peuvent être reliés au mauvais œil.

TEG1 Le shôr ou sortilège dû aux humains (qui peut recourir au placenta par exemple).

T1 Les périodes de vulnérabilité


TEG1 S’ils délimitent des aires culturelles et des groupes sociaux, les rites de protection scandent aussi
les temps forts de la vie sociale. Au Maghreb, il est considéré qu’à certains moments de la vie, les sujets
sont plus vulnérables : la femme en couche, le nouveau-né, le circoncis, la mariée, le mort. Ces temps
forts correspondent à des rites de passage et requièrent des rites de protection.

TEG1 Au quotidien, la vulnérabilité survient à la nuit tombée ; lors du sommeil, particulièrement à


l’endormissement et au réveil (où les portes du monde de l’éveil et du monde de la nuit s’ouvrent) ; lors
d'une frayeur, près des sources d'eau, des tombes et de tout lieu habité par les djinns. Il faut ainsi ne pas
réveiller brutalement quelqu'un qui dort – a fortiori un nouveau-né dont il faut accompagner le réveil et
l'endormissement –, annoncer avec tact une mauvaise nouvelle, éviter les lieux hantés, pour éviter une
effraction par un djinn qui prendrait possession de la personne à la faveur de la frayeur provoquée
(el khalaa).

TEG1 Certains sujets sont plus vulnérables : le seul fils d'une fratrie, quelqu'un doué d'une grande
beauté, d'une grande richesse, de grands succès ou de dons qui suscitent l'admiration, l'envie, la
jalousie...et ainsi exposent au mauvais œil, au shôr... Les compliments – et les regards – ne doivent donc
pas être appuyés – y compris auprès d'un bébé et sa mère – et être reçus en invoquant Dieu.

T1 Les formes de protection

Divers rituels de protection prémunissent de ces attaques :

• les prières du Coran, les formules conjuratoires, les amulettes (herz) contenant des versets du
Coran, la khamsa (main de Fatma) ;

• des objets ou substances qui éloignent les djinns connus pour détester les saveurs
(particulièrement le sel), les parfums (le clou de girofle utilisé dans les amulettes, le henné..),
leur reflet ou les objets contondants (un miroir, un pendentif en forme de couteau...) ;

• des éléments purificateurs qui permettent de transférer le mauvais œil de la personne touchée
à l'objet utilisé : un œuf ou du sel, ensuite jetés ;

• le pèlerinage et les offrandes aux saints, aux mânes de la maison, à la communauté sont source
de bénédiction.

T1 Le statut ambigu de l'enfant

TEG1 Tout bébé naît à un moment particulier de l’histoire, au sein d’une culture, dans une famille, dans
un contexte. Ce berceau culturel fonde la singularité de sa naissance et participe de la « fabrication »
rituelle et symbolique des enfants par toute société [5]. Le nourrisson, ainsi que l’enfant, ont un statut
ambigu entre vulnérabilité, puissance et dangerosité [6]. C'est un être précieux et doué de pouvoirs.
Sa naissance atteste de la fécondité de sa mère et la protège en partie du risque de répudiation en
inscrivant son appartenance au groupe paternel. Il marque un début d’autonomie grâce au statut
valorisé de mère, plus encore si c'est un garçon. L'enfant est aussi garant de l’avenir, vecteur de la
transmission des valeurs et des traditions de la famille et du groupe culturel.

TEG1 Cet enfant précieux est pour autant vulnérable, de sa conception jusqu'au sevrage. Il est créé par
les anges sur ordre de Dieu qui seul peut donner un enfant à une famille par l’intermédiaire du couple
géniteur. Il peut les en priver ou le rappeler à tout moment. L'enfant peut être aussi attaqué par des
humains pour atteindre le groupe ou par des djinns. Bébé et mère doivent donc être protégés dès la
grossesse. A la croisée du religieux et du coutumier, du sacré et du profane, ces rites de protection font
partie du berceau culturel.

T1 De la grossesse à la naissance

TEG1 Il y a une attention constante portée à la mère par le groupe pendant la grossesse et en post-
partum avec des rituels purificateurs et protecteurs qui soutiennent et structurent la dyade mère-bébé.
Ils se transmettent par imitation et initiation par des personnes dépositaires de ce savoir, souvent des
comères [6]. La révélation tardive de la grossesse comme le secret sur le sexe du bébé protègent du
mauvais œil. Sont de mise des interdits à visée prophylactique [7], variables selon les familles (ne pas
coudre, tricoter ou tisser afin d’éviter que l’enfant ne naisse avec une circulaire du cordon, éviter les
lieux exposant au risque...), le port d'amulettes, de talismans ou de henné, la visite de lieux saints, etc.

TEG1 Sauf à transgresser, l’accouchement a lieu sous la protection de la résidence du couple. La mère
comme l'enfant sont particulièrement vulnérables les 40 jours suivants l’accouchement : “les portes de
sa tombe sont alors ouvertes”. Douée de pouvoirs, la parturiente peut favoriser la naissance d'un garçon
si, en accouchant d'un fils, elle formule ce souhait pour une autre femme.

T1 La protection de l'enfant

TEG1 Parce qu’il vient du monde des anges, il s’agit d’humaniser le bébé au sens d’une intégration dans
la communauté des humains, par étapes, avec des rituels qui le sépareront progressivement des anges.
Dès la naissance, est souhaitée la bienvenue à l’enfant (aslama) et Dieu loué (Allah Ouakbar) pour
signifier son intégration dans la communauté des musulmans. C’est un acte d’inculturation religieuse.
C'est aussi un geste prophylactique pour le protéger des humains comme des esprits. La protection de
Dieu, des saints tutélaires, des ancêtres ou des mânes de la maison est invoquée et le sera à chaque fois
que nécessaire.

TEG1 Les rites de protection portés par la mère participent de l’humanisation du bébé et de son
inscription dans la filiation, les appartenances culturelles et fantasmatiques du groupe, plus largement
des humains [8]. Chaque époque, chaque groupe culturel, chaque famille, chaque mère a ses grilles de
lecture de la nature de l’enfant, de ses besoins, de son développement, de ses vulnérabilités, de ses
troubles, et des rituels qui doivent lui être attachés. Les rituels reflètent alors la manière de penser
l’enfant, son altérité, sa singularité, son évolution, en fonction notamment de son âge, son genre, de sa
place au sein du groupe -et des attentes familiales associées. Les rituels dépendent également du sens
donné aux tourments du bébé (pleurs, colères, excitation…) : mauvais œil, djinn, maladie, douleur,
frayeur... Ils dépendent bien sûr de la relation qui se développe entre l’enfant et sa mère :
la vulnérabilité de l'enfant peut être celle de ses parents et de son groupe d’appartenance. La protection
principale est le portage permanent du bébé qui ne doit pas être laissé seul ni exposé au premier venu.

TEG1 Nomination de l’enfant au septième jour : le septième jour a lieu la cérémonie de nomination de
l’enfant (tasmiya). Après la prière du matin, un mouton est sacrifié afin de bénir et protéger l’enfant en
tant qu’offrande aux esprits. Le père pose le couteau sur la gorge de l’animal et la grand-mère paternelle
prononce le prénom et le patronyme de l’enfant. Ce rituel sacrificiel, associé au repas partagé avec la
communauté, marque l’agrégation de l’enfant à sa famille paternelle et sa séparation du corps de la
mère. « C’est à ce moment-là seulement que l’enfant naît à la famille, à la société (même s’il a déjà un
nom), car jusque-là il était “inexistant” » [9].

TEG1 Coupe des "cheveux d'ange" au quarantième jour qui marque la fin du danger pour la vie du
nourrisson. Le père procède alors à la traditionnelle coupe des cheveux de son enfant qui sont ceux de sa
naissance et donc de sa vie intra-utérine. Les couper supprime tout lien entre l’enfant et son existence
fœtale durant laquelle il communiquait avec le monde des anges et marque donc le passage de l’enfant
dans le monde des hommes. L’enfant peut alors demeurer seul, sans crainte qu’un jnûn ne l’échange
contre l’un des siens. Il est suffisamment fort pour se protéger du mauvais œil, notamment pour
“défendre son lait” contre une tentative de transfert. Il peut sortir hors de l'espace protecteur de la
résidence familiale.

TEG1 Les rites de protection perdurent mais avec un risque vital décroissant. Sa mère reprend
également ses activités quotidiennes. Le sevrage pour les filles, la circoncision pour les garçons
correspondent à leur entrée dans le monde respectivement des femmes et des hommes et à la levée des
protections renforcées.

T1 Les rites de protection dans la migration

Les rites sont polysémiques, loin de n'être que « des actes qui règlent la conduite des individus", ce sont
également "des ressources, des répertoires de gestes mobilisables par les personnes qui les exécutent
pour donner sens à certains phénomènes ou exprimer leur résistance à certaines injonctions. » [10]. C'est
toute la richesse des rites qui sont constamment réinventés et réappropriés par les individus. Face aux
familles migrantes, en consultation transculturelle, les soignants se doivent de travailler à leur permettre
de les utiliser pour retrouver l'aspect dynamique, apaisant, rassurant même et organisateur des rituels.
Références

[1] Rivière C. Socio-anthropologie des religions. Paris: Armand Colin; 1997. p. 81.

[2] Nathan T. La folie des autres. Traité d'éthnopsychiatrie générale. Paris: Dunod; 2001.

[3] Van Gennep A. Les rites de passage. Paris: Picard; 2011.

[4] Djéribi M. Le mauvais œil et le lait. L’Homme. 1988;105: 35-47.

[5]Moro MR. Psychothérapie transculturelle de l’enfant et de l’adolescent. Paris: Dunod; 1998.

[6] Lallemand S. Grossesse et petite enfance en Afrique noire et Madagascar. Paris: L’Harmattan; 1991.

[7] Stork H. Gestes de maternage en situation d’immigration : enculturation, transmission, acculturation.


Bulletin de psychologie. 1995;419:288-96.

[8] Ferradji T, Baha S. Nourrissage et transmission. Approche anthropologique en périnatalité, L’esprit du


temps. Champ psychosomatique. 2002;25(1):49-56.

[9] Aubaile-Sallenave F. Les rituels de la naissance dans le monde musulman. In: Bonte P, Brisebarre AM,
Gokalp A (dir). Sacrifices en islam. Espaces et temps d’un rituel. Paris: CNRS Éditions; 1998. p. 125-160.

[10] Séraphin G. Familles et rites. Recherches familiales. 2012;9: 3-5.

Pour en savoir plus

Gélard ML. De la naissance au septième jour. Rituels féminins et temps suspendu (tribu berbérophone
du Sud-Est marocain). Ethnologie française. 2003;33(1):131-9.

Déclaration de liens d'intérêts


Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts.

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