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L'enfant

dans la famille
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L'enfant dans la famille


Du même auteur
chez le même éditeur

L'Éducation et la paix. 1996 2001.

La Fonnation de l'homme, 1996; 2005.

L'Enfant, 1996; 2004.

De l'enfant ci l'adolescent. 1996; 2004.

Pédagogie scientifique, 1996.

L'Espn: absorbant de l'enfant, 1995; 2003.

Pédagogie scientifique, tomes I et II, 1994; 2004.

Elrquer le potentiel humain, 2003


Maria Montessori

L'enfant dans la famille

Traduit de l'italien
par Mana Grazzini

OAM 1

Desclée de Brouwer
Nous remercions lxnn B. Teale pour le soin avec lequel elle a relu ia traduction
h ( (t Ouvrage.

Ire original

1/ Bambino in Jamiglza

°l'he Montessorj-Pjerson Estate 1936


D rh Montessori-Pierson Estate 2007 pour la traduction française
O Desclée dc Brouwer, 2007 pour la présente édition

I I lrti 2007
L l'assage de la Boule-Blanche, 75012 Paris
ISBN 1 ) 7 -2-220-fl5T 19-4
La page blanche
Notre méthode (qui porte un nom propre pour se distin-
guer des nombreuses tentatives actuelles de créer de nou-
velles formes d'école) a permis de découvrir chez l'enfant
des caractéristiques morales jamais observées jusque-là. En
effet, nous nous sommes trouvés face à la « figure nouvelle
d'un enfant incompris ».
C'est pourquoi nous nous sommes tournés vers une
action sociale active pour mieux faire comprendre l'en-
fant, travailler à sa défense et faire reconnaître ses droits.
Car, s'il existe une multitude de faibles créatures
humaines vivant incomprises parmi les forts - et par
conséquent, sans que la voix secrète de ses besoins de vie
les plus profonds perce jamais le niveau conscient de la
société des adultes -, une telle situation crée presque un
abîme de maux insoupçonnés.
Lorsque, dans les écoles régies par notre méthode - des
lieux de travail paisible, où l'âme comprimée s'ouvre et se
révèle -' l'enfant nous montra des attitudes et des possibili-
tés d'action concrètes en tout point opposées, ou du moins
assez éloignées, de celles que l'on croyait naturellement
I () I,'enf'ant dans la famille

propres à l'enfance, cela nous conduisit à réfléchir à la gra-


vité des erreurs commises inconsciemment dans le passé vis-
à-vis de la partie la pius fragile de l'humanité.
Les phénomènes que les enfants nous montrèrent furent
la révélation d'une facette encore cachée de l'âme enfan-
tine. Leur activité révélait des tendances dont ni les psycho-
logues, ni les éducateurs n'avaient jamais tenu compte.
Les enfants n'allaient pas vers ce que l'on croyait les inté-
resser (les jouets, par exemple), ni s'intéressaient aux récits
fantastiques. Avant toute chose, ils cherchaient à se rendre
indépendants de l'adulte, et ceci dans tout ce qu'ils pou-
vaient accomplir par eux-mêmes: ils manifestaient clai-
rement le désir de ne pas être aidés, sauf en cas de nécessité
absolue. De plus, ils se montraient posés, attentifs et concen-
trés dans leur travail, parvenant à un calme et une sérénité
surprenants.
De toute évidence, ces activités spontanées, venant des
forces mystérieuses de la vie intérieure, avaient été étouffées
et occultées par l'inten'ention énergique et inopportune de
l'adulte, qui avait cru faire le bien de l'enfant en remplaçant
l'activité enfantine par la sienne propre et forçant l'enfant à
se soumettre continuellement à son initiative et à sa
volonté.
Dans notre manière d'interpréter et traiter l'enfant, nous,
les adultes, ne nous sommes pas simplement trompés dans
des détails de l'éducation ou dans quelques maladresses du
système scolaire; nous avons fait totalement fausse route.
C'est pourquoi une nouvelle question sociale et morale se
pose aujourd'hui. Ce décalage entre l'adulte et l'enfant a
La page blanche 11

régné en maître pendant des siècles, mais désormais l'enfant


a ébranlé l'équilibre social existant entre les deux sujets en
conflit. C'est ce bouleversement même qui nous pousse à
agir non seulement auprès des éducateurs, mais aussi auprès
de tous les adultes en général, et des parents en particulier.
La très grande diffusion de notre méthode a permis de
toucher les écoles du monde entier, travaillant avec les
cultures et les coutumes les plus diverses et a démontré
l'universalité d'un conflit existant entre adultes et enfants,
qui place l'homme, dès sa naissance, dans un état d'oppres-
sion d'autant plus dangereux qu'il est inconscient. Dans les
civilisations dites supérieures telles que la nôtre, ce conflit
est souligné par les difficultés de la vie sociale et par un net
éloignement de la vie naturelle et de la liberté d'action.
L'enfant qui évolue dans l'environnement créé par
l'adulte, vit dans un contexte inadapté à ses besoins de vie;
besoins physiques, d'une part, mais aussi et surtout besoins
psychiques de développement, et d'ouverture intellectuelle
et morale. L'enfant est opprimé par un adulte plus fort que
lui, qui dispose de lui et le contraint à s'adapter à son envi-
ronnement, en vertu de la considération par trop naïve
qu'un jour il sera bien obligé d'y vivre en tant que personne
sociale.
La quasi-totalité de la soi-disant action éducative se fonde
sur l'idée qu'il faut obtenir l'adaptation directe - et donc
violente - de l'enfant au monde adulte: une adaptation fon-
dée sur une soumission incontestable et sur l'obéissance
absolue qui conduit à la négation de la personnalité de l'en-
fant. Une négation qui fait de l'enfant l'objet de jugements
12 L'enfant dans la famille

injustes, d'insultes et de punitions que l'adulte ne se per-


mettrait jamais vis-à-vis d'un autre adulte, fût-il l'un de ses
subalternes.
Cette attitude est si profondément ancrée qu'elle prévaut
en famille même vis-à-vis de l'enfant le plus aimé, pour
ensuite s'intensifier à l'école qui, le plus souvent, reste, elle,
le lieu où l'on met en oeuvre de manière méthodique l'adap-
tation directe et précoce de l'enfant aux exigences du
monde des adultes: c'est pourquoi on y trouve le travail
forcé et une discipline inflexible qui placent le fragile bour-
geon humain - où se trouve la graine de la plus pure vie spi-
rituelle - dans un environnement qui lui est étranger et
nuisible. Très souvent, l'accord éducatif scellé entre la
famille et l'école se traduit par une alliance des forts contre
le faible - pour que cette petite voix hésitante et timide ne
trouve jamais d'écho dans le monde - et l'enfant, qui
cherche à être écouté, est blessé dans son coeur par cette
injustice et sombre dans la soumission.
À l'inverse, l'oeuvre juste et charitable de l'adulte vis-à-vis
de l'enfant devrait consister à préparer à son intention « un
environnement adapté », différent de celui où évolue
l'homme fort, dont ie caractère est déjà forgé. La mise en
pratique de l'éducation devrait commencer par la construc-
tion d'un environnement qui mette l'enfant à l'abri des dit'-
ficultés et des dangers auxquels il pourrait être confronté
dans le monde de l'adulte. Et c'est justement cet abri des
orages, cette oasis dans le désert, ce lieu de paix spirituelle
par excellence où l'on pourrait appliquer l'injonction
biblique: « Servez le Seigneur dans l'allégresse », qui devrait
La page blanche 13

être créé dans le monde pour assurer la saine évolution de


I enfant.
Jamais question sociale ne fut aussi universelle que celle
de l'oppression de l'enfant. Les opprimés cherchant pro-
gressivement à se racheter au gré des évolutions de la vie
sociale, furent toujours une caste limitée: les esclaves, les
serfs, enfin les ouvriers. Souvent le conflit trouva sa solution
dans la violence, dans un combat déclaré entre oppresseurs
et opprimés. La guerre entre le Nord et le Sud de
lAmérique, promue par le président Lincoin pour la sup-
pression de l'esclavage; la Révolution française contre les
classes dominantes et enfin les révolutions actuelles visant à
mettre en oeuvre de nouveaux principes économiques, sont
des exemples de formidables duels entre groupes d'adultes
pris dans un inextricable écheveau d'erreurs.
Mais la question sociale des enfants n'a pas de limites de
caste, ni de race ou de nation. Ne fonctionnant pas soda-
lement, l'enfant est une sorte d'appendice des adultes, et rien
de plus. Quand l'un des maux qui oppriment une partie de
l'humanité pour en avantager une autre, parvient à boule-
verser un contexte social ou tout au moins à percer la
conscience collective, un regard se tourne vers le bas pour
constater que là, parmi les souffrants, les opprimés, ily a aussi
les enfants; presque toutes les voix qui se levèrent en faveur
de l'enfance, pointèrent du doigt un enfant innocent, vic-
time des souffrances qui accablent l'homme adulte. Cet
appendice de l'adulte - faible, sans voix face au droit - émut
souvent les coeurs et attira sur lui un élan spécial de compas-
sion et quelques actes spécifiques de charité. On évoqua les
1 l.enfant dans la famille

enfants opprimés et les enfants heureux, les pauvres et les


riches, les ahandonnés et les choyés qu'on va jusqu'à idolâ-
trer, révélant ainsi les contrastes existant entre adultes, dans
le reflet de ces jeunes pousses d'homme.
Qu'est-ce que l'enfant, en effet? Une reproduction de
l'homme qui tient ce germe en sa possession comme s'il
était de sa propriété exclusive. Jamais esclave ne fut autant
la propriété de son maître que l'enfant l'est de l'adulte.
Jamais serf ne dut une obéissance aussi incontestable et per-
pétuelle que celle que l'enfant doit à l'adulte. Jamais les lois
ne négligèrent les droits de l'homme comme elles le firent
pour les enfants. Jamais ouvrier ne dut travailler si tota-
lement selon le bon vouloir de son patron, sans possihilit€'
d'appel, que l'enfant. L'ouvrier eut malgré tout ses heures
de liberté et un abri familial où sa voix humaine trouvait un
écho dans le coeur de certains. Jamais personne n'a autant
travaillé que l'enfant, toujours asservi à l'adulte qui lui
imposait la durée du travail comme celle du omnieiI, selon
ses critères sans appel.
Sur le plan social, l'enfant fut iugé comme un étre
« inexistant » en tant que tel. C'est pourquoi, on souhaita
qu'il vive dans la maison confortable des adultes aux côtés
d'une mère attentive et d'un père travailleur, capables de
prendre soin de lui; et que l'école reflète au mieux l'état de
la famille (école maternelle). Cela semblait être le voeu le
plus optimiste que l'on puisse formuler pour l'enfant.
Mais l'enfant en tant que personnalité en soi - différente
de celle de l'adulte - n'avait jamais montré son visage sur la
scène du monde. La quasi-totalité de la morale et de la
La ç'ag' hI.inh&' 1:'

philosophie de la vie orientait vers l'adulte; les questions


sociales de l'enfance pour l'enfance ne furent jamais posées.
L'enfant en tant que personne ayant de l'importance en
elle-même - et des besoins à satisfaire différents de ceux de
l'adulte, pour atteindre les très hautes finalités de la vie - ne
fut jamais pris en considération. On a toujours vu en lui un
être faible assisté par l'adulte: jamais il n'a été reconnu en
tant que personne humaine privée de droits, opprimée par
l'a du I te.
L'enfant en tant que travailleur, en tant que victime qui
souffre, meilleur compagnon que nous ne le sommes pour
lui, qui nous soutient dans le chemin de la vie, reste une
figure méconnue. Dans l'histoire de l'humanité il V a une
page blanche sur cette figure.
C'est cette page blanche que nous voulons commencer à
remplir.
-né
r
I

En quoi consiste notre civilisation? En une aide progressive


facilitant l'adaptation de l'homme à son environnement. Si
tel est le cas, qui subit un changement plus soudain et pius
radical que celui du nouveau-né? Et quels sont, par contre,
les soins imaginés par notre civilisation pour aider le nou-
veau-né? Pour cet être soumis à l'adaptation la pius difficile
qui soit, passant brusquement, par la naissance, d'une exis-
tence à une autre?
Dans l'histoire de la civilisation humaine, une page
devrait précéder toutes les autres, racontant comment
Ihomme civilisé aide celui qui naît à s'adapter à un envi-
ronnement complètement différent.
Or, il n'y a rien: la première page du livre de la vie doit
encore être écrite, car personne n'a cherché à découvrir les
besoins d'un nouvel être humain.
Pourtant l'expérience nous rend conscients d'une terrible
vérité: les maux de la première enfance nous accompagnent
pour le reste de nos jours. La vie d'embryon et les vicissi-
tudes de l'enfance sont déterminantes (cela est désormais
universellement reconnu) pour la santé de l'adulte et pour
20 L'enfant dans la famille

l'avenir de l'espèce humaine. Comment se fait-il, alors, que


la « naissance », le moment le plus difficile que l'homme ait
à surmonter de toute sa vie, ne soit pas prise en considéra-
tion? Comment se fait-il que jamais on ne pense quil s'agit
là dune crise terrible et difficile non seulement pour la
mère, mais aussi pour le nouveau-né?
Le drame du nouveau-né vient de la séparation nette
d'avec cette mère qui a tout pris en charge pour lui jusque-
là. Séparé d'elle, abandonné à ses propres et faibles forces, il
doit tout à coup remplir seul toutes les fonctions de la vie.
Jusqu'à présent, il a grandi couché là, où un liquide tiède
créé pour lui, pour lui permettre de mieux se reposer, le gar-
dait à l'abri des heurts et de tout changement de tempéra-
turc; là où il n'avait jamais été atteint par le moindre rayon
de soleil, ni le bruit le plus doux.
Mais voilà qu'il quitte cet environnement pour vivre à
l'air. Le changement est brusque et sans stades de transition
se succédant: de l'état de repos où il se trouvait, il doit sou-
dainement se soumettre au dur travail de venir au monde.
Son corps est trituré, comme si l'on contraignait un adulte à
passer sous la meule effrayante d'un moulin qui déplacerait
et désarticulerait ses jointures. Et le voilà parmi nous, épuisé
par le terrible contraste entre le repos parfait et l'inénarrable
effort qu'il vient d'accomplir. Il est épuisé, blessé tel un pèle-
rin arri•'ant chez nous de pays lointains. Et nous, que faisons-
nous pour le recevoir, pour l'aider? Tout le monde s'affaire
autour de la mère. Le médecin lui lance un regard rapide
pour s'assurer qu'il est sain et tonique, comme s'il disait:
« Maintenant que tu es vivant et en bonne santé, débrouille-toi
Le nouveau-né 21

comme tu peux » Les parents le regardent avec une joie


émue: en recevant ce don de Dieu leur égoïsme culmine au
sommet du bonheur: « Un bel enfant est né, un fils est né. »
L'enfant comble et concrétise un espoir heureux: l'adulte a
lin enfant et sa présence au sein de la famille en réunit tous
les membres dans un sentiment d'amour.
Le père souhaitera probablement voir ses yeux et cher-
chera à les faire s'ouvrir pour connaître la couleur de ces
yeux qui le regarderont un jour.
Cependant, alors qu'on pense à tamiser la lumière et à
fire le silence autour de la mère fatiguée, qui pense à lais-
cr l'enfant - fatigué, lui aussi - se reposer au calme et dans
le noir, pour qu'il puisse s'adapter petit à petit à son nouvel
environnement? Personne ne voit dans l'enfant qui vient de
naître l'être humain qui souffre, ni ne pense à la sensibilité
extrême de son petit corps que personne n'a jamais touché
jusqu'à présent, ou à ses réactions aux innombrables
impressions physiques nouvelles, inaccoutumé qu'il est à
tout contact.
On dit: la nature s'en occupe. Elle prodigue l'aide néces-
,iire, et d'ailleurs tout être vivant est soumis à la même
epreuve.
Il n'en reste pas moins que la civilisation a créé chez
l'homme une deuxième nature qui l'emporte sur la pre-
mitre et l'empêche de s'exprimer librement comme chez
k* autres êtres de la création. En effet, si nous observons les
.nimaux, la mère cache ses petits et les garde à l'abri de la
lumière pendant un certain temps, tout en les couvrant de
6 t haleur de son corps doux. Elle est jalouse d'eux, ne permet
L'infant dans la famille

pas aux étrangers de les approcher, ne tolère pas que ses


petits soient déplacés, ni observés.
Pour le nouveau-né en revanche, ni la nature, ni la civili-
sation ne prennent soin d'adoucir la rude adaptation de
l'être le plus noble et délicat de la Création.
On a tendance à penser que du moment que l'enfant a la
vie sauve, cela suffit: ic seul but visible consiste à ce que
l'effort d'exister ne soit pas abandonné. Encore recroque-
villé comme dans le ventre de sa mère, le nouveau-né est
aussitôt habillé, voire - comme autrefois - enveloppé de
langes pour tendre de force ses membres fragiles.
On dira que l'enfant est robuste, qu'il s'adapte et résiste.
Et nous, alors? Ne sommes-nous pas capables de résister et
de nous adapter? Pourquoi donc, dans ce cas, nous réchauf-
fons-nous en hiver, installons-nous des tapis moelleux et des
fauteuils confortables dans nos maisons, et en règle générale
cherchons-nous à nous rendre la vie plus simple et
agréable? Ne sommes-nous pas plus forts que le nouveau-
né? Pourquoi donc, alors, ne vivons-nous pas dans les bois,
puisque nous sommes si forts ?
La mort aussi, comme la naissance, est une loi de la nature
à laquelle nous devons tous nous soumettre. Pourquoi cher-
chons-nous à soulager de toutes les manières possibles ce
terrible moment; pourquoi, tout en sachant que la mort ne
peut être vaincue, souhaitons-nous la rendre ne serait-ce
que moins pénible, tandis que nous ne pensons pas le moins
du monde à soulager les souffrances de la naissance?
Il y a donc en nous une sorte de vide étrange: quelque
4.liose d'aveugle dans notre esprit et dans la civilisation que
Le nouveau-né 23

nous avons bàtie: quelque chose de proche dune tache


aveugle au fond de notre oeil: la tache aveugle au fond de la
vie.
Quand on comprendra pleinement la stase du nouveau-
né, on comprendra aussi la nécessité absolue de faciliter le
démarrage de cette nouvelle vie. L'enfant qui vient de naître
devra faire l'objet de soins savants. Prendre dans ses bras un
nouveau-né est três délicat: nous ne pouvons le manipuler
qu'avec une extrême lenteur. On comprendra que dans un
premier temps, le premier mois, l'enfant doit être laissé
tranquille. En effet, dans l'histoire vestimentaire des nou-
veau-nés, on constate une diminution progressive du
nombre des vêtements, jusqu'à aujourd'hui où il est réduit
au minimum: on comprendra que l'enfant doit rester nu,
réchauffé par la chaleur de l'environnement plutôt que par
les vêtements et autres langes, dans la mesure où, seul, il ne
dispose pas de beaucoup de chaleur pour faire face à la tem-
pérature extérieure, et les vêtements ne lui sont pas d'une
grande aide dans ce sens.
Mais je ne veux pas m'appesantir sur ce sujet car je suis
certaine que de nombreuses femmes pourraient répliquer
que j'ignore les soins que l'on apporte à l'enfant dans leurs
pays respectifs; je devrais pourtant leur répondre que je
connais ces soins, car je les ai étudiés et observés avec pas-
sion dans plusieurs pays, et j'ai trouvé qu'il manque - j'in-
siste - la conscience nécessaire pour accueillir dignement
Ihomme qui naît.
Il est vrai que l'on fait tout ce qui est en notre pouvoir,
mais qu'est ic progrès si ce n'est reconnaître ce que Ion
24 L'enfant dans la famille

était incapable de voir auparavant, et faire ce que l'on ne fai-


sait pas, en ajoutant de nouvelles choses à ce qui semhlait
achevé et parfait?
L'enfant n'est dignement compris nulle part.
La crainte inavouée que l'enfant nous cause des ennuis ou
des désagréments, est évidente dès les premiers instants: à
son égard, nous faisons presque preuve d'un instinct de
défense, comme de jalousie et de pingrerie par rapport aux
choses qui nous appartiennent, fussent-elles de peu de
valeur.
Dès lors, on procède toujours de la même manière; l'es-
prit de l'adulte rappelle inexorablement ce fait: il faut
veiller à ce que l'enfant ne fasse pas de dégâts, ne salisse pas,
ne dérange pas et n'entrave pas le déroulement paisible dc
notre vie quotidienne.
Avec un enfant à la maison, il faut tout mettre à l'abri, si
ce n'est fuir pour ne pas être dérangé: il faut aussi
combattre ses soi-disant caprices pour qu'il n'en soit pas
victime et qu'il devienne quelqu'un de bien élevé. C'est ce
qui nous apparaît comme étant notre premier devoir moral.
Mais en l'accomplissant, nous faisons de graves erreurs de
compréhension et tenons pour capricieux certains actes de
l'enfant qui en réalité ne le sont pas le moins du monde.
Il y a un instinct, par exemple, qui se manifeste dès la
première année de la vie de l'enfant et atteint le sommet de
son expression aux alentours de deux ans: le besoin qu'il
manifeste, pour construire son esprit, de voir les choses tou-
jours à la même place, utilisées pour l'usage auquel elles
sont destinées. Dans le cas contraire, si quelqu'un vient
Le nouveau-né 25

1)'turber le rangement ou l'utilisation des objets, l'enfant


en est blessé et meurtri; il perçoit cela comme une entrave
et se défend en défendant les objets, en les conservant
autant que faire se peut de la même manière, comme il lui
faut qu'ils soient.
C'est un besoin véritablement vital et nous le constatons
dans nos écoles, où de tout petits enfants rangent d'instinct
chaque chose à sa place pour la retrouver comme à l'accou-
tumée.
Voyons quelques exemples.
Un enfant a vu du sable par terre et est en train de l'ob-
server; la mère aperçoit le sable éparpillé sur le sol et s'em-
presse de le balayer. L'enfant se met à pleurer
désespérémer.t et la mère n'en comprend pas la raison; l'en-
fant prend à nouveau du sable et le place au même endroit,
puis se remet à l'observer; la mère comprend alors la raison
de ses pleurs et prend cela pour un caprice.
Une autre mère a chaud, elle ôte son manteau et le pose
sur son bras; l'enfant se met à pleurer sans que personne ne
comprenne pourquoi; la mère remet son manteau et le petit
se calme: il avait vu quelque chose qui n'était pas à sa place
et cela l'avait troublé.
L'adulte est convaincu de corriger l'enfant de ces défauts,
mais j'aimerais que ce soit clair qu'il est parfaitement inutile
de corriger des défauts qui disparaitrorit d'eux-mêmes à
l'âge adulte; un adulte ne se mettra certainement pas à
pleurer si la dame qui l'accompagne retire son manteau!
Si nous ne comprenons pas le fondement de ces actes et
si nous prenons cela pour un caprice, nous devrions au
I • 111.1111 I.Ifl'. la fU1iIl('

que 1e défaut disparaîtra de lui-même et


qu'il e%t donc inutile de s'en préoccuper. Une fois emprunté
chemin, nous commencerons à comprendre beaucoup de
hows et à aimer l'enfant avec ses beaux petits défauts qui
n existeront plus chez l'adulte malicieux et complexe qu'il
deviendra; je dirais même que nous pouvons arriver à en
jouir et à nous attrister à l'idée qu'ils disparaîtront un jour.
Un autre exemple: un enfant de deux ans que la nourrice
baigne toujours de la même manière et dans le même
haquet; devant s'absenter, la nourrice se fait remplacer par
une collègue. Avec celle-ci, l'enfant pleure chaque fois qu'il
prend un bain et personne n'en comprend la raison. Une
fois rentrée, la vieille nourrice demande à l'enfant:
Pourquoi pleurais-tu? Elle n'était pas gentille, avec toi? »
L'enfant répond: « Non, parce qu'elle mc baignait à l'en-
vers. » Là où l'une mettait la tête de l'enfant, l'autre mettait
ses pieds. Le besoin de voir les choses toujours identiques
fait partie de sa vie et il défend cela du mieux qu'il peut:
c'est cette défense que nous appelons « le caprice » chez
l'enfant.
L'embryon spirituel
Le nouveau-né est un « embryon spirituel », dans le sens où
c'est un esprit renfermé dans la chair pour venir au monde.
La science, elle, estime que ce nouvel être vient du néant.
Il s'agit donc de chair et non d'esprit; on ne vérifie en lui
que le développement de tissus et d'organes qui composent
un ensemble vivant. Voila bien un autre mystère: comment
se peut-il que ce corps complexe et vivant vienne du néant?
La figure du nouveau-né est l'impressionnant point de
départ de ce processus. L'enfant naît inerte et le restera
longtemps, incapable qu'il est de se tenir droit et nécessitant
des soins tel un infirme, tel un paralytique; pendant long-
temps l'enfant, muet, ne fera entendre sa voix que dans les
pleurs et dans le cri de sa souffrance; ce cri nous fera courir
vers lui comme vers un être qui appelle au secours. Ce n'est
que longtemps après - des mois plus tard, voire une année
entière ou plus encore - qu'il cessera d'être infirme; ce sera
le corps de l'homme enfant. Et après encore des mois et des
années, sa voix deviendra la voix d'un homme.
Certains phénomènes psychiques et physiologiques de la
croissance auront ainsi réalisé l'« incarnation ».
3() L'enfant dans la famille

L'incarnation est le processus mystérieux d'une énergie


qui anime le corps inerte du nouveau-né en lui donnant
l'usage de ses membres, la faculté de la parole, le pouvoir
d'agir et de s'exprimer selon sa propre volonté: ainsi
l'homme sera incarné.
Il est en effet impressionnant que l'enfant naisse et reste
si longtemps inerte, alors que - presque dès la naissance ou
en tout cas très vite - les jeunes mammifères se tiennent
debout, marchent, courent derrière leur mère, et possèdent
le mode d'expression propre à leur espèce, pour faible et
imparfait qu'il soit. Les chatons miaulent vraiment, les
agneaux émettent de timides bêlements, le poulain hennit -
de faibles voix, mais le monde ne résonne pas des cris et des
gémissements des bébés animaux. Le temps de leur prépa-
ration est très court, l'apprentissage facile: on pourrait
presque dire que les animaux naissent déjà animés par l'ins-
tinct qui déterminera leurs actions. Peu après sa naissance,
on remarque déjà la féline agilité du petit tigre et la façon
dont le chevreuil sautera, sachant que celui-ci se tient
débout dès la naissance. Chaque être venant au monde n'est
pas uniquement un corps physique; il porte en soi, à l'état
latent, des fonctions qui ne sont pas celles de ses organes
physiologiques, mais des fonctions qui dépendent de son
instinct. Tous les instincts se manifestent à travers le mou-
'ement et représentent les caractères propres de chaque
espèce, plus constants et plus distinctifs que la silhouette
même du corps. L'animal, ainsi que son nom l'indique, est
caractérisé par l'animation, par l'àme, et non par la forme.
Nous pouvons rassembler tous ces caractères qui
L'embryon spirituel 31

n'appartiennent pas à l'organisme végétatif et les appeler


caractères psychiques. Or, ces caractères se trouvent dans
l'animal dès sa naissance: pourquoi l'homme enfant, jus-
tement, en serait-il dépourvu?
Une certaine théorie scientifique affirme que les mouve-
ments des animaux sont le fruit des expériences faites par
l'espèce à des époques antérieures, transmises par héritage.
Pourquoi l'homme, justement, est si réticent à accepter l'hé-
ritage de ses ancêtres? Pourtant, les hommes ont toujours
marché debout, ils ont toujours utilisé un langage articulé et
pris soin de transmettre à leurs descendants ce qu'ils avaient
appris.
Une vérité doit se cacher derrière ces contradictions.
Prenons pour l'instant un terme de comparaison assez éloi-
gné du sujet: celui des objets que nous produisons. Certains
objets sont fabriqués en série, tous pareils les uns aux
autres: on les produit vite, à l'aide d'un moule ou d'une
machine. D'autres objets sont faits à la main, lentement, et
chacun est différent des autres. Ce qui fait le mérite des
objets faits à la main est que chacun porte l'empreinte
directe de son auteur: la marque de l'habileté d'une bro-
deuse; celle d'un génie s'il s'agit d'une oeuvre d'art. On
pourrait dire cela également de la différence psychique
entre l'homme et l'animal: l'animal est comparable à un
objet fabriqué en série; chaque individu reproduit d'emblée
les caractères uniformes fixés pour toute l'espèce. L'homme,
en revanche, est comme un objet fait à la main: chacun est
différent des autres, chacun a son propre esprit créateur qui
en fait une oeuvre d'art de la nature. Mais le travail est long
32 L'enfant dans la famille

et lent. Avant que les effets extérieurs soient visibles, un tra-


ail secret intense a dû s'accomplir qui nest pas la simple
reproduction d'un modèle fixe, mais la création active d'un
modèle à chaque fois nouveau: c'est donc à la fois une
énigme et un résultat surprise. Un tel travail est resté long-
temps caché, exactement comme l'oeuvre dart que l'artiste
garde dans l'intimité de son atelier et qu'il retouche et
modifie avant de la montrer au public.
Le travail intense à travers lequel se forme la personnalité
humaine, est l'oeuvre secrète de l'incarnation. L'homme
inerte est une énigme. La seule chose que l'on sait de lui est
qu'il pourra tout, mais il n'est possible de savoir ni qui il
sera, ni ce que fera le nouveau-né qui se trouve devant nous.
Un corps inerte contient le mécanisme le plus complexe de
tous les êtres vivants, mais cela lui est propre. L'homme
n'appartient qu'à lui-même: il doit s'incarner grâce à sa
propre volonté. Les musiciens, les chanteurs à la voix
sublime, les artistes, les champions sportifs, les tyrans, les
héros, les délinquants, les saints, tous partagent la même
naissance; tous ont porté avec eux une énigme que seul le
développement de chaque individu pourra permettre de
déchiffrer à travers ses activités dans le monde.
L'observation du phénomène de l'enfant inerte à la nais-
sance a toujours été constaté, donnant lieu à la réflexion
philosophique, mais jusqu'à présent il n'a pas attiré l'atten-
tion ni des médecins, ni des psychologues, ni des éduca-
teurs: cela est resté comme une des nombreuses évidences
qu'on ne peut que constater. Ainsi, de nombreux phéno-
mènes restent longtemps de côté, enfouis sous les sédiments
L'embryon spirituel 33

de l'inconscient. Toutefois, dans la pratique de la vie cou-


rante, ces conditions de la nature enfantine ont entraîné de
nombreuses conséquences qui constituent un grand danger
pour la vie psychique de l'enfant. On a ainsi pensé, de
manière erronée, que les muscles n'étaient pas les seuls à
être passifs; autrement dit, si la chair était inerte, l'enfant
aussi était un être passif et vide de toute vie psychique. Et
lace au spectacle - magnifique, mais tardif - de son épa-
nouissement, l'adulte acquit la conviction erronée d'avoir,
lui-même, animé l'enfant grâce à ses soins et à son assis-
tance. Il s'en fit ainsi un devoir et une responsabilité:
ladulte se voyait en qualité de façonneur de l'enfant et de
constructeur dc sa vie psychique. Il supposa pouvoir accom-
plir de l'extérieur une oeuvre de création, en le stimulant, en
lui donnant ses directives et ses suggestions, afin de déve-
lopper chez l'enfant l'intelligence, la sensibilité et la
volonté. L'adulte s'est attribué un pouvoir presque divin: il
is fini par croire être le Dieu de l'enfant, et il a pensé de lui-
même ce qui est dit dans la Genèse: « Je créerai l'homme à
mon image. » L'orgueil a été le premier péché de l'homme:
te substituer à Dieu a été la cause de la misère de toute sa
descendance. En effet, si l'enfant porte en lui la clé de son
propre mystère individuel, s'il a des directives de dévelop-
peinent et un plan psychique donné, il les a en tant que
potentialités extrêmement fragiles dans leur tentative de se
r#aliser. Or l'intervention intempestive de l'individu adulte
volontaire et exalté par son pouvoir illusoire - peut effa-
tCr ci's desseins et en dévier les réalisations occultes. Oui,
Iadultc a pu contrarier le dessein divin dès les origines de
I ,nfant Jans la famille

I Iiomiiic : et ainsi de suite, de génération en génération,


l'homme a grandi déformé dans son incarnation. Le grand
problème est là: l'enfant possède une vie psychique active
même avant d'être en mesure de l'exprimer, et dont il lui
faut élaborer longtemps et dans le secret les réalisations dif-
ficiles.
Cette idée révèle une vérité impressionnante: celle d'une
âme prisonnière, obscure, qui cherche à se montrer à la
lumière, à naître, à grandir et qui peu à peu anime la chair
inerte, en l'appelant par le cri de la volonté, en se montrant
à la lumière de la conscience avec l'effort d'un être qui vient
au monde. Mais dans son nouvel environnement, un autre
être que lui, doté d'un pouvoir énorme, gigantesque, l'at-
tend et l'assujettit. Rien n'est préparé pour accueillir l'évé-
nement magnifique de l'incarnation d'un homme. Aucune
protection n'est prévue pour une entreprise aussi délicate;
un effort de cette ampleur n'est pas aidé; et tout se trans-
forme en obstacle.
L'enfant qui s'incarne est un embryon spirituel qui doit
vivre, par lui-même, dans l'environnement. Mais à l'instar de
l'embryon maternel, cet embryon spirituel a besoin d'être
protégé par un environnement extérieur animé, chaud
d'amour, riche en nourriture, où tout l'accueille et rien ne
l'entrave.
Une fois comprise cette réalité, l'adulte doit changer d'at-
titude vis-à-vis de l'enfant. La figure de l'enfant - embryon
spirituel en passe de s'incarner - nous bouleverse et nous
impose de nouvelles responsabilités. Ce petit corps tendre
et gracieux que nous aimons tant, auquel nous accordons
[embryon spirituel 35

tant de soins purement physiques, et qui est presque un


jouet entre nos mains, assume un autre aspect et nous
intime te respect. Multa debetur puero reverentia.
L'incarnation se réalise au prix d'efforts cachés; autour de
ce travail de créateur, se déroule un drame inconnu qui n'a
pas encore été écrit. Aucun des êtres créés ne peut conce-
voir le sentiment de la volonté qui n'existe pas encore, mais
qui devra commander à des choses inertes afin de les rendre
actives et disciplinées. Dès qu'une vie incertaine et fragile
perce le niveau de la conscience en mettant les sens en rap-
port avec l'environnement, la voilà qui s'élance et bande ses
muscles dans l'effort incessant pour se réaliser. Il faut que
cet effort obscur de l'enfant soit sacré à nos yeux. Il faut que
cette manifestation laborieuse nous trouve prêts, car c'est à
cette époque créatrice que la future personnalité de
l'homme va se déterminer. Face à de telles responsabilités,
s'impose le devoir de travailler, en s'aidant de moyens scien-
tifiques, pour explorer les besoins psychiques de l'enfant et
préparer un environnement de vie conçu à son intention. Ce
sont là les balbutiements d'une science qui est appelée à se
développer considérablement; à laquelle l'adulte devra
offrir la collaboration de SOfl intelligence, car il lui faudra
beaucoup dc travail avant de pouvoir dire le dernier mot sur
la connaissance du développement humain.
Maître d'amour
L'enfant est extrêmement sensible à ce qu'il perçoit de
l'adulte et souhaite ardemment lui obéir; nous n'avons pas
idée à quel point il est prêt à nous obéir jusque dans les cel-
lules de son corps, parfaitement, toujours; c'est même là ce
qui le caractérise. Voici une petite anecdote à ce propos: un
enfant pose un chausson sur le lit, sa mère lui dit: « C'est
sale, ce n'est pas là qu'il faut mettre le chausson », puis elle
nettoie la couverture avec la main. Dès lors, chaque fois que
l'enfant voit le chausson, il réfléchit et se dit: « C'est sale! »
et avec la main il s'empresse de nettoyer la couverture du lit.
Que voulons-nous de plus? L'enfant est d'une sensibilité
extrême et à tel point impressionnable, que l'adulte devrait
surveiller ses mots et gestes car ils restent gravés dans la
mémoire du petit. Il n'est qu'obéissance, car pour lui
l'obéissance c'est la vie.
L' adulte est un être vénérable, aimé; de sa bouche surgit
la sagesse qui le guide. L'enfant en est frappé, comme d'un
projectile spirituel pénétrant dans son coeur.
Par conséquent, face à un caprice, sachant que l'enfant est
toujours prêt à nous aimer et à nous obéir, nous devons nous
.10 L'enfant dans la famille

dire qu'il doit s'agir d'un acte vital et d'une défense qui lui
est indispensable.
L'enfant aime l'adulte: ayons cela bien présent à l'esprit.
Nous disons: « Que l'adulte aime l'enfant! Que la mère
aime l'enfant » De l'institutrice aussi, nous disons
« Qu'est-ce qu'elle aime les enfants! »
On dit qu'il faut apprendre aux enfants à aimer leur
mère, leur père et leur institutrice; il faut leur apprendre à
aimer tout et tout le monde. Mais qui est donc ce maître
d'amour qui prétend leur apprendre l'amour? Est-ce celui-
là même qui voit des caprices dans chacune de leurs mani-
festations et ne pense qu'à se défendre d'eux? L'adulte ne
peut devenir maître d'amour sans s'y préparer tout spécia-
lement et sans ouvrir les yeux de sa conscience pour décou-
vrir un monde plus vaste.
L'enfant aime énormément l'adulte. À son coucher, il
Veut toujours quelqu'un qu'il aime auprès de lui. Et l'être
aimé réplique: « Ne cédons pas à ce caprice: l'enfant ne doit
pas prendre la mauvaise habitude de ne savoir s'endormir
sans quelqu'un à ses côtés. »
Ou bien: « L'enfant veut s'asseoir à table avec nous et
pleure si on l'en empêche, comme s'il prétendait que nous
ne mangions pas! » Voilà la voix d'un adulte sans amour
pour les enfants.
L'enfant souhaite être présent quand les personnes qui lui
sont chères s'attablent. Lui ne mange pas: c'est un petit
dans sa première année de vie, il ne boit que du lait.
Pourtant, il pleure quand nous mangeons et ne pleurerait
pas s'il pouvait rester auprès de nous. Ou bien il pleurniche
Maitre d'amour 41

quand celui qui mange l'oublie: il demande à être regardé


et pris en considération dans la conversation.
Qui pleurera demain à cause du simple et immense désir
de nous voir, même en jeûnant, pendant que nous man-
geons? Que nous serons tristes un jour de nous dire:
« Personne ne pleure pour que je sois à côté de lui quand il
se couche. Chacun pense pour soi et s'endort la tête pleine
des pensées de la journée, personne ne se souvient de moi »
Seul, l'enfant se souvient, et dit chaque soir: « Ne me
quitte pas, reste avec moi 1 » Et l'adulte: « Je ne peux pas,
j'ai plein de choses à faire. Mais enfin Qu'est-ce que ce
caprice? » et l'on songe à le reprendre, de crainte qu'il ne
rende tout le monde esclave de son amour!
Parfois, en se levant le matin, l'enfant réveille le père et la
mère qui voudraient continuer à dormir: en règle générah,
il s'agit là d'un caprice dont tout le monde se plaint.
L'enfant qui quitte son lit est un être pur qui fait ce qu'
nous devrions tous faire; tout le monde devrait se Ievcr,
quand le soleil se lève. Les parents dorment encore et
petit être les rejoint comme pour leur dire: « Apprenez a
vivre avec sainteté, le matin, il faut se lever! » Mais l'enfant
n'est pas un maître, il les rejoint seulement parce qu'il l
aime; dès son réveil, son désir le conduit auprès des p» -
sonnes aimées, quitte à traverser des pièces encore somhrt
aux volets fermés qui empêchent la lumière du jour d
pénétrer avant l'heure. L'enfant avance, trébuche, ne craint
pas le noir ni les portes fermées, rejoint son père et sa mèî',
les effleure tout doucement. Combien de fois disons-nous:
« Enfant, ne me réveille pas le matin! » Et l'enfant répond:
.1.' I :fn dans la famille

« Je ne tai pas réveillé, je n'ai fait que t'embrasser » Et les


parents songent â comment le reprendre. Quand cela nous
arrivera-t-il à nouveau dans la vie que quelquun, clés son
réveil, coure vers nous surmontant toutes sortes d'obstacles,
sans vouloir nous réveiller, seulement pour nous voir et nous
embrasser? Qui jamais fera cela pour nous?
Nous disons qu'il nous faut reprendre l'enfant de ces
caprices; pourtant nous ne sommes pas insensibles à ces
gestes d'amour.
L'enfant aimant réveille - non seulement le matin - les
parents qui dorment trop longtemps et s'endorment
souvent dans leur vie! Nous avons tous tendance à nous
endormir sur les choses, et il nous faut un être nouveau qui
nous réveille et nous garde éveillés avec des attitudes qui ne
sont pas les nôtres, un être qui agit différemment de nous et
chaque matin nous dit: « Regarde, il y a une autre vie, vis
mieux! »
Vivre mieux, car l'homme aurait tendance à sombrer
dans la dégénérescence et l'enfant l'aide à aller vers le haut.
S'il ne prête pas attention à cela, l'adulte se perd, se couvre
peu à peu d'une carapace dure et devient insensible.
La nouvelle éducation
'l Lisleurs voix se levent pour dire que I education devrait
t.ommencer dès la naissance. Mais comment? Cela reste un
grand point d'interrogation. Cela semble être purement
théorique et irréalisable dans la pratique, à moins qu'on ne
lentende au sens de l'hygiène de l'enfant. Certains méde-
cins ont imaginé une gymnastique particulière pour les
enfants, dès leur première année de vie: en faisant bouger
leurs bras et leurs jambes, on les préparerait à apprendre les
mouvements qu'ils feront un jour. On comprend bien qu'il
i'agit là d'une erreur: notre sensibilité nous dit que e î,

pauvre nouveau-né a déjà suffisamment à faire et qu'il est


ottensé par ce type d'éducation. Mais au lieu de nous linli-
1er à cette sensibilité, nous pouvons aussi répliquer par un
plincipe clair: concevoir l'éducation du nouveau-né de
icite manière est une erreur, car nous savons que l'adulte
psÉ en bouge les membres, remplace l'action de l'enfant par
la sienne propre, en répétant une erreur universelle. L'adulte
duit pas se substituer à l'enfant; au contraire, il doit tou-
p'tIIS choisir de rester passif et procéder systématiquement

's I.i pius profonde compréhension de l'enfant.


46 l:'nfant dans la familk'

Les mouvements doivent venir de l'intérieur, dictés par


l'organisation de ]a vie intérieure; c'est cette organisation
que nous avons appelée incarnation.
On ne peut pas considérer que les muscles se déve-
loppent correctement, s'ils ne sont pas au service de la
volonté. Les mouvements sont l'expression d'une personna-
lité qui agit. Il ne nous reste qu'à attendre que la vie s'orga-
nise, sachant toutefois que nous devons développer notre
capacité à la comprendre pendant qu'elle se déroule alors
que l'expression lui fait défaut, notamment le langage, qui
seul pourrait traduire précisément la volonté de l'individu.
Si c'est seulement petit à petit que l'on acquiert une
meilleure compréhension, il va de soi qu'au départ on doit
avoir la certitude, voire la foi, dans le fait qu'il existe bien
quelque chose à observer.
Généralement, nous prenons l'enfant et le mettons
quelque part, en le considérant comme un corps végétatif
ou un individu malcommode qui requiert de nombreux
soins et dérange l'adulte par ses pleurs; nous le mettons de
côté pendant longtemps, jusqu'à ce qu'il ait accompli un
travail colossal, pendant toute une année, sans nous occuper
de sa vie psychique. li est vrai que les religions prennent en
compte la personnalité humaine même chez le jeune
enfant; les chrétiens baptisent l'enfant, car il est doté d'une
âme et ils en reconnaissent la vie psychique. Mais malgré
cela, ils ne tiennent pas compte de l'individualité latente
que l'enfant renferme en lui à une époque d'une impor-
tance capitale pour l'ensemble du développement de sa per-
sonnalité. Car une erreur est d'autant plus nuisible due ses
I !,I\ IIt tII

) i 1 SCLlCfleS tOULhCIfl a Lille L lli)SL(L en t 1'


L (tU

pement, plutôt qu'à une autre ayant déjà atteint son pli
épanouissement. Ainsi, une erreur qui viendrait à troubler
développement de l'enfant est particulièrement grave,
elle peut influencer l'ensemble de la personnalité appek'
se former. Il nous faut donc comprendre à quel point cuti
question est d'une importance fondamentale non seulemtIi
dans l'éducation, mais aussi dans l'histoire de l'humanité.
Nous devrions tâcher d'observer ces manifestations s'.il
tues qui prouvent que la vie psychique de l'enfant se dét-
loppe dès sa naissance et que, dès les premiers ni'
elle a déjà atteint un développement considérahL.
Les éducateurs définissent l'enfant en bas âge ru 11h iiiit
cire molle pouvant être modelée à souhait. Or l'idée est ju»u
dans le sens du matériau, la cire molle, mais l'erreur tient
l'idée que l'éducateur doive profiter de cet état pour façoîl
ner l'enfant. C'est au contraire l'enfant lui-même qui doit
modeler sa propre cire molle; il s'agit là de la condition .'i
qua non, le principe même pour que l'enfant soit réellem1il.
animé jusque dans les organes de son expression. L'indiviJi:
adulte, maître tout-puissant de ces petits êtres, peut effa î
l'ébauche que l'enfant commence à imprimer dans
propre cire molle, par des interventions aveugles, barbares et
inopportunes. Et si nous parlions d'interventions infernait
voire diaboliques, ce ne serait pas excessif.
Une légende japonaise raconte cjue les enfants morts Lii

accèdent à la vie éternelle, s'acharnent, dans l'au-dela,


construire des petites tours avec quantité de petites pieri
que des démons sauvages démolissent plus vite que
48 l.enfant dans la famille

enfants ne les construisent Ce serait là la damnation des


enfants.
L'action de l'adulte est comparable à celle-ci, et bien que
dépourvue de mauvaises intentions, elle reste diabolique par
ses effets de destruction et désagrégation de tout ce que
l'enfant est en train de construire laborieusement et timi-
dement en son for intérieur. L'adulte n'en est pas conscient,
l'enfant recommence, l'adulte détruit à nouveau. Ce
combat a lieu dès l'âge le plus tendre, quand l'enfant est
sans défense et qu'il est encore incapable de coordonner ses
mouvements et de parler.
On comprend alors à quel point l'éducation est impor-
tante (encore plus importante que par la suite) à une
époque aussi sensible; l'adulte doit veiller à rester passif,
sans intervenir aveuglément ou de manière inopportune,
pour ne pas se transformer en force dévastatrice et destruc-
trice.
Pour revenir un instant à l'enfer et au diable, nous pouvons
garder deux images présentes à l'esprit: la bonté divine crée,
le mal diabolique détruit. Nous avons la possibilité en tant
qu'éducateurs de choisir notre chemin et pour ce faire il nous
faut comprendre, par notre sensibilité, quelle est l'action
nécessaire à la construction de l'enfant, et comprendre aussi
ce qu'il faut inhiber chez nous pour ne pas nous transformer
en démons, au sens destructeur du terme. C'est l'enfant lui-
même qui crée; pas nous, en aucun cas. Cette idée doit être
bien claire, même si cela ne va pas de soi dans l'esprit du plus
grand nombre, car nous vivons avec l'idée préconçue que
c'est nous, les adultes, les créateurs de cette nouvelle vie, Il
1. fl''U\'!I ,du,. ti)fl

nous faut donc procéder à un travail d'épuration, il nous faut


nous libérer de l'idée toute faite de notre prétendue toute-
puissance, aussi inopportune que diabolique.
Ensuite, nous devons nous efforcer de mieux comprendre
la personnalité de l'enfant. Avant toute chose, le premier
devoir dc l'éducateur - qu'il s'occupe d'un nouveau-né ou
d'un enfant plus âgé - consiste à reconnaître et à respecter
la personnalité humaine de cet être nouveau. Quand nous
refusons d'admettre que l'enfant nous dérange dans notre
lieu de vie tout en le confinant ailleurs, nous lui manquons
bel et bien de respect. Avant de nous joindre â quelqu'un
que nous respectons, nous lui demandons sa permission; si
nous le faisions avec un enfant avant de le sortir en prome-
nade, nous n'aurions pas tort. Si nous sommes attablés et
que l'enfant qui se trouve dans une pièce voisine pleure,
parce qu'il n'aime pas être loin de la famille, nous lui man-
quons de respect en le laissant à l'écart de notre lieu de vie.
Nous devrions penser - comme nous le ferions vis-à-vis Cit'
qui que ce soit d'autre auquel nous accordons notre estirnu
- que l'enfant voudrait nous faire l'honneur d'assister à
notre repas, nous devrions nous en réjouir et amener l'en-
fant près de nous. On pourra répliquer que sur le plan de
l'hygiène, cela est dommageable pour l'enfant, mais cela n'a
pas grande importance, car nombreuses sont les choses qui
ne sont pas bonnes pour lui, sur lesquelles nous laissons cou-
rir. Sans chercher des excuses, admettons plutôt la vérité,
c'est-à-dire que cet invité nous dérange.
Cela étonnera d'entendre que le jeune enfant est un
observateur très fin, capable de remarquer des choses que
50 L'enfant dans la famille

nous n'aurions jamais imaginé qu'il puisse observer, à tel


point que nous croyons nécessaire de devoir le stimuler par
des couleurs vives ou des gestes et un ton de voix marqués,
pour réveiller son attention. Nous ignorons que l'enfant
possède une grande capacité d'observation et enregistre
avec véhémence une foule d'images d'actes et de choses.
L'univers psychique de l'enfant retient les images de ces
choses et les correspondances entre celles-ci, et son déve-
loppement est déjà fort avancé à un âge où nous n'en soup-
çonnons pas même l'existence. Prenons l'exemple d'un
bébé de quatre semaines qui n'a encore jamais quitté la mai-
son où il est né et qui, jusqu'à présent, n'a vu que deux
hommes, son père et son oncle, toujours séparément: un
jour, il les voit ensemble, côte à côte. L'enfant affiche une
expression de stupeur, il les observe longuement l'un après
l'autre; le père et l'oncle restent immobiles devant l'enfant
pour qu'il puisse les observer à son aise. Si les deux adultes
étaient partis ou avaient prononcé des mots pouvant le dis-
traire, l'enfant n'aurait pas pu se concentrer dans cet effort
de discernement qui l'a si profondément touché. Ensuite,
les deux hommes ont pris soin de se séparer lentement,
pour lui laisser le temps de comprendre qu'il s'agissait bien
de deux personnes distinctes. C'est bien là un exercice de
l'adulte éducateur qui aide l'enfant dans ses constructions
intérieures primitives.
Je voudrais donner ici quelques autres exemples d'enfants
qui ne savent encore ni marcher ni parler.
Quelqu'un tient un enfant de quelques mois dans les
bras. Le petit voit dans la salle à manger un tableau
La n uv1,'

représentant des Iruits, il les regarde et tait mine de manger


si jusqu'à présent il n'a bu que du lait, il a cependant
observé des adultes qui mangent. S'apercevant de l'intérêt
et du plaisir de l'enfant, l'adulte qui le tient dans les bras
s'attarde avec lui devant R' tableau iusqu'â ce qti&' son inté-
rêt s'estompe.
Cette personne a agi en éducateur, car il a permis \ l'en-
fant de faire l'exercice interieur qu' il a nianil'este en repro-
duisant le geste des adultes.
Un autre exemple. Dans une pièce se trnivent deux sta-
tuettes de danseurs: en les voyant, un petit enfant se met
danser. Il a donc déjà vu des gens danser et a reconnu dans
les figurines les postures qu'ils assument en dansant. Les
enfants savent qu'une pièce renferme toujours les mêmes
objets. Si quelqu'un vient y placer un objet nouveau, l'en-
fant fixe son attention justement sur celui-là, en se dernan-
dant de quoi il pourrait bien s'agir. Je voudrais citer
l'exemple d'une toute petite fille qui dans sa promenade
dans le parc de sa villa, avait remarqué près d'un mur un
pierre tombale qui l'avait beaucoup impressionnée et
auprès de laquelle elle voulait s'arrêter chaque fois qu'elle
sortait: après quoi, elle était satisfaite.
Il est évident que l'enfant aime la lumière et les fleurs,
comme il aime regarder les animaux bouger, car nous savons
que l'enfant est un très fin observateur capable d'ordonner
les images. L'enfant se déplace pour satisfaire sa passion de
l'observation. Il observe la bouche de l'adulte qui parle.
Nous pensons qu'il faut crier ou l'appeler par son prénom
pour attirer son attention; cela est faux, car si au lieu de parler
52 L'enfant dans la famille

nous nous limitons à faire des petits mouvements de lèvres


bien marqués, l'enfant concentrera toute son attention sur
ces mouvements. Il en est fasciné, car cela le sensibilise à un
travail qu'il aura à accomplir: c'est là le début de la période
sensorielle du langage. Si l'on plaçait un enfant de seu-
lement quatre mois face à quelqu'un qui ne ferait que
remuer les lèvres, on remarquerait l'énorme intérêt du petit.
Ces mouvements l'intéressent évidemment beaucoup plus
que les choses de la nature, car ils stimulent chez lui cette
capacité d'imitation qui va de pair avec son besoin de déve-
loppement intérieur.
Mais passons aux enfants un peu plus àgés. J'ai vu des
pères japonais faire preuve d'une compréhension bien plus
profonde que la nôtre vis-à-vis des enfants. L'un d'entre eux
accompagnait en promenade son enfant de deux ans;
lorsque celui-ci s'asseyait sur le trottoir, le père ne disait
pas: « C'est plein de poussière, qu'est-ce que ce caprice
Allons-nous-en! », mais il attendait patiemment que l'en-
fant se lève avant de poursuivre le chemin. Dans ce cas
aussi, il s'agit d'un exercice d'éducateur, car ce père a sou-
mis sa personnalité dominatrice à celle de l'enfant, en res-
pectant son activité. J'ai même vu l'un de ces pères rester un
moment jambes écartées pour permettre à son enfant de
s'amuser à passer sous ses jambes, pendant que lui gardait sa
posture l'air sérieux et pensif. J'ai beaucoup admiré cette
sagesse d'éducateur que de nombreux peuples ont déjà
acquise ou ont su garder, peut-être par tradition. Nous, en
revanche, nous nous inquiétons seulement de ce que le
futur adulte deviendra dans la vie sociale.
La nouvelle èducation 53

J'ai vu une mère, qui avait pourtant suivi l'un de nos


cours, conduire son enfant dans les rues de Milan. On enten-
dait un son de cloches au loin, l'enfant voulait s'arrêter pour
l'écouter, mais la mère lui refusa cette joie et l'obligea
poursuivre la route en le sermonnant. Comme on peut le
constater, il n'est pas facile d'induire un adulte à adopter
une attitude de passivité constante vis-à-vis de l'enfant. De
plus, il faut que l'individu adulte s'efforce de bien
comprendre les besoins de l'enfant tout en apprenant à
réfréner son propre orgueil de façonneur. Il faut qu'il arrive
à éduquer sa propre vie intérieure.
Contrairement à cela, aujourd'hui, la seule bose qui
nous préoccupe c'est que l'enfant ait de l'air pur et du
soleil, deux excellentes choses au demeurant, mais seu-
lement pour son corps. Toutefois, si les rayons du soleil suf-
fisent à son physique, dans son univers psychique, en
revanche, on pourrait dire qu'il n'y a pas le moindre rayon
de soleil. C'est la construction intérieure propre à l'enfant -
lente, délicate et d'une importance fondamentale - que
l'adulte détruit avec sa force et son aveuglement.
Or la sensibilité que l'adulte doit acquérir est celle qui ic
rendra apte à reconnaître tous les besoins de l'enfant: de
cette manière seulement, il pourra lui apporter l'aide néces-
saire. Si l'on devait établir une règle générale, on pourrait
dire qu'il faut permettre à l'enfant de participer à notre vie
car, si à l'époque où il doit apprendre à marcher, il n'en voit
pas l'exemple, il ne pourra pas le faire correctement, de
même qu'il aurait du mal à apprendre à parler s'il était
sourd. Offrir à l'enfant cet accueil, c'est-à-dire le faire
54 L'enfant dans la ramille

participer à notre vie, c'est difficile, mais ne coûte rien. Cela


dépend seulement de la préparation de l'état d'esprit de
l'adulte; l'enfant qui ne peut pas encore se déplacer, ne
dérange personne, sa présence est presque une pure pré-
sence spirituelle. Mais à cet accueil s'oppose le préjugé des-
potiquement et cruellement rappelé par les préceptes de
l'hygiène, qui dit que l'enfant doit beaucoup dormir, car
c'est un être végétatif. Mais pourquoi l'obliger à d orm i r ? Si
nous lui permettons de rester éveillé autant qu'il le souhaite
en le gardant près de nous, nous constaterons qu'il dormira
beaucoup, beaucoup moins.
L'idée reçue condamnant les enfants au sommeil s'est
répandue, sans le moindre fondement, parmi les peuples
nordiques et nous l'avons accueillie sans la remettre en
cause. Une fois, un enfant m'a dit qu'il aurait aimé voir
quelque chose de très beau, dont il avait entendu parler: les
étoiles. II ne les avait jamais vues car le soir on l'obligeait à
se coucher tôt. On imagine alors que l'enfant condamné à
dormir doit trouver son travail intérieur passablement fati-
gant, car il doit se battre contre l'adulte qui détruit ses
constructions et qui en plus le condamne à dormir.
Comme le disent les paroles du Christ enseignant la cha-
rité: « N'éteins pas la bougie qui fume », c'est-à-dire: « Ne
finis pas d'éteindre la lumière qui est sur le point de mou-
rir », nous pourrions rappeler le même principe de charité
dans le domaine de l'éducation: « N'efface pas les dessins
que l'enfant imprime dans sa cire molle intérieure. » Il s'agit
là de la plus grande responsabilité d'un adulte en tant
qu'éducateur de l'enfant en voie de se construire.
r-

La nouvelle éducation 55

Le concept fondamental de l'éducation consiste donc à ne


pas devenir un obstacle au développement de l'enfant. Ce
qui est fondamental et difficile n'est pas tant de savoir ce
(lue nous devons faire, mais de comprendre de quelle pré-
tention et de combien de sots préjugés nous devons nous
défaire pour devenir aptes à éduquer un enfant.
De ma méthode en général
li hut irsii\ 1 ctaiit l lur' 'n mlitt , qui I inLint ailaflt
à une forme de vie sociale caractéristique des adultes, dont
contraire à sa nature dans ses premières années de vie, ou
comprend bien que dans le contexte de l'école et de l'édu-
cation familiale traditionnelles, l'enfant n'a pas été aiulw
dans l'essence de son être. Il n'était qu'un « avenir », voire
un « devenir », et c'était donc logique de ne pa en teiuu
compte avant qu'il se soit devenu un homme.
Pourtant l'enfant, comme tout être humain, 11 uni per-
sonnalité qui lui est propre. Il porte en lui de manicre inde-
léhile la beauté et la dignité de l'esprit créateur, c'est
pourquoi son âme, pure et sensible, a besoin des soins les
plus délicats. Nous ne pouvons pas nous borner à nous
per de son corps - si petit, si fragile - à le nourrir, à le laver,
à l'habiller soigneusement. L'homme ne vit pas que de pain,
pas même dans son enfance: les choses matérielles sont de
moindre importance et peuvent se révéler avilissantes à tout
âge. Chez les enfants, comme aussi chez les adultes, l'escla-
'age favorise tin sentiment d'infériorité et ploiluuut 1111
manque total de dlu1 te.
60 L'enfant dans la famille

L'environnement social que nous avons créé pour nous ne


convient pas à l'enfant; il ne le comprend pas et s'en éloigne
forcément. Ne sachant pas s'adapter à notre société dont il
est exclu, il est confié à l'école qui le plus souvent devient
sa prison. Aujourd'hui, nous avons désormais une vision
claire des conséquences fatales d'une école où l'on enseigne
avec les méthodes traditionnelles: les enfants en souffrent
non seulement physiquement mais aussi moralement. Le
fait est que la question fondamentale de l'éducation, c'est-
à-dire l'éducation du caractère, a été négligée par l'école jus-
qu'à présent.
D'ailleurs, on retrouve la même erreur de principe au sein
de la famille: on se limite à penser à l'avenir de l'enfant, à
sa vie d'adulte, sans jamais s'inquiéter de son présent et de
ce qu'il lui faut pour vivre dans son âge. Tout au plus, les
familles modernes commencent à tenir compte de ses
besoins physiques: une alimentation rationnelle, un habil-
lement sain, des bains réguliers et une vie en plein air, sont
les derniers progrès obtenus dans ce domaine.
Parmi les hesoins de l'enfant, nous négligeons les plus
humains: ceux de son esprit et de son âme. L'être humain
qui vit au coeur de l'enfant reste un inconnu à nos yeux.
Nous ne voyons que les efforts et l'énergie qu'il déploic
pour se défendre de nous: les pleurs, les cris, les caprices, la
timidité, la désobéissance, les mensonges, l'égoïsme et l'es-
prit destructeur. De plus, nous faisons l'erreur encore plus
grave de considérer que ces moyens de défense sont les traits
distinctifs de son caractère d'enfant. Nous nous persuadons
alors qu'il est de notre devoir le plus strict de chercher à les
nt i '

eliminer avec une rigueur et une dureté qui nous entrainent


parfois jusqu'aux punitions corporelles. Tout au contraire,
ces réactions de l'enfant sont souvent l'indice d'un malaise
moral qui prélude la plupart des fois à une véritable maki-
die nerveuse, dont les conséquences affecteront tout le rest
de sa vie. Nous savons tous que l'âge du développement est
le plus important de la vie : une dénutrition morale ou unc
intoxication (le l'esprit à cette époque se révèlent tout aussi
fatales pour l'homme que la dénutrition de son corps pour
sa future santé. C'est pourquoi l'éducatin J ]'nIant t
problème le pius important de ihuman u
Notre conscience est tout entière et tc l.ïii
attentif de comprendre jusqu'aux nuances les plus délicates
de l'âme enfantine et d'avoir des égards pour les petits clans
nos relations avec eux. Jusqu'à présent, nous nous complai-
sions presque de faire partie de ces juges sans pitié pour ies
enfants, sachant que ceux-ci semblaient pleins de défauts
par rapport à nous débordant de vertus. Désormais, il nous
faut nous contenter d'une image bien pius modeste. Elle fait
écho à l'interprétation qu'Emerson propose du message de
Jésus: « L'enfance, c'est le Messie éternel qui n'a de cesse de
revenir dans les bras de l'humanité déchue, pour la prier de
retourner au Ciel. »
Si nous commençons à considérer comme urgent ct
impératif le besoin de prendre soin des enfants en créant un
monde et un environnement adaptés, nous accomplirons
une oeuvre importante pour l'humanité.
L'enfant ne peut mener une vie correcte dans le monde
compliqué des adultes. D'abord, il est clair qu'avec sa
1'2 1:enlant dans la tmillc

surveillance incessante, ses réprimandes perpétuelles et ses


ordres arbitraires, l'adulte dérange et empêche le dévelop-
pement de l'enfant. De cette manière, on étouffe toutes les
forces positives qui sont en train de germer. Il ne reste plus
qu'une chose à l'enfant: le désir impérieux de se libérer de
tous et de tout.
Quittons donc ce rôle de geôlier et prenons soin, au
contraire, de préparer un environnement à son intention où,
autant que faire se peut, nous pourrons nous passer de le
fatiguer avec notre surveillance et nos enseignements.
Comprenons bien que plus l'environnement correspondra
aux besoins de l'enfant, pius l'intervention de l'enseignant
pourra être limitée. Toutefois, n'oublions pas ici un principe
important. Laisser l'enfant libre ne signife en aucun cas
l'abandonner à lui-même et encore moins le négliger. Notre
aide à l'âme enfantine ne doit pas se traduire par une indif-
férence passive face aux difficultés de son développement;
nous devons plutôt seconder ce développement avec pru-
dence, en apportant des soins chaleureux.
D'ailleurs, le simple fait de préparer soigneusement l'en-
vironnement de l'enfant est déjà une tâche de très grande
importance, puisqu'il s'agit de créer un monde nouveau : le
monde de l'enfance.
Aussitôt préparés les meubles de petite taille dont les
enfants ont besoin, nous constatons à quel point l'activité
des petits s'ordonne. Leurs mouvements sont guidés par la
force de la volonté; ils peuvent rester seuls sans courir de
risques, car ils savent ce qu'ils veulent. Chez les enfants, il
existe un besoin d'agir presque plus impérieux que celui de
I lfla i1l k I

se nourrir, mais nous n'avons pas pu en prendre conscien..


car jusqu'à présent il a manqué un champ d'activit
adapté. Si nous leur en proposons un à l'avenir, nous verron
ces petits tourmenteurs, toujours mécontents, se transfor-
mer en joyeux ouvriers. Le destructeur invétéré se trans-
forme ainsi en gardien attentif des objets qui l'entourent,
l'enfant bruyant et désordonné devient un être paisible et
très ordonné. Mais si les moyens extérieurs adéquats lui font
défaut, l'enfant ne pourra jamais utiliser les grandes énergies
dont la nature l'a doté. Pourtant, il ressent un élan instinctif
vers une activité qui rassemble toutes ses forces, car de cette
manière seulement il pourra perfectionner ses facultés. Tout
dépend de cela.
Aujourd'hui, tout le monde a désormais entendu parler
de la « Maison des enfants » et l'on construit déjà des objets
simples et pratiques ayant pour but de favoriser le dévelop-
pement intellectuel de l'enfant. Nous y trouvons des petits
meubles charmants aux couleurs vives, si légers qu'un frô-
lement un peu vif suffit à les renverser, et que les enfants
peuvent facilement déplacer eux-mêmes. Leurs couleurs
claires mettent en évidence les taches éventuelles, en per-
mettant de les découvrir aussitôt et d'y remédier rapi-
dement avec un peu d'eau et de savon. Chaque enfant
choisit seul sa place et l'organise comme bon lui semble,
mais comme les meubles sont légers, ils signalent, par le
bruit, tout mouvement désordonné. L'enfant apprend ainsi
à prêter attention aux mouvements de son corps. Nous y
trouvons aussi de gracieux petits objets fragiles, en verre ou
en porcelaine; si l'enfant les fait tomber, ils se cassent et
64 I:nlant dans la famille

seront perdus à jamais, mais la peine qu'il ressentira sera


pour lui la plus terrible des punitions.
Quel chagrin, la perte d'un objet cher! Qui peut résister
à l'envie de consoler un petit, au visage rouge inondé de
larmes, face à un beau vase cassé? Mais dorénavant, quand
il aura â déplacer des objets fragiles, il fera volontairement
des efforts pour obtenir des gestes mesurés.
L'environnement lui-même l'aide à s'améliorer continuel-
lement car, étant donné que chaque petite erreur est visible,
l'intervention de la maitresse n'est pas nécessaire; elle peut
fort bien rester simple spectatrice des petits incidents qui
surviennent. Peu à peu, l'enfant aura comme l'impression
d'entendre la voix des objets qui, dans leur langage muet, lui
parlent et le préviennent de ses petits manques d'attention:
Fais attention, tu ne vois pas? Je suis la petite table, je suis
toute lisse et laquée, ne me salis pas, ne me tache pas! » De
même, l'aspect esthétique des objets et de l'environnement
stimule formidablement l'enfant à être actif et à redoubler
d'efforts. C'est pourquoi tous les objets doivent être
attrayants. Les chiffons pour la poussière seront multico-
lores, les balais peints de couleurs vives, et les petites brosses
aussi gracieuses que les savonnettes, rondes ou rectangu-
laires. Ce doit être comme si tous ces objets parlaient d'une
seule voix disant à l'enfant: « Viens, touche-moi, utilise-
moi! », « Tu vois? Je suis le chiffon à poussière bariolé, uti-
lise-moi pour nettoyer la table! », « Et moi c'est le halai,
prends-moi dans tes mains pour balayer! », « Venez, chères
petites mains, plongez dans l'eau et attrapez la savon-
nette! ». De cette manière, à chaque endroit la beauté des
objts (xtFL V suR attiait sur 1 cillai il ut su niék presqiiu au\
dispositions de son âme; et ce n'est plus la maîtresse qui
demande à l'enfant qui lui est tntit aI,lit. (anti tiR

« Lave-toi ies mains, Giovanna


La joie et la gaieté de tout en fa n t su t t I .i in ni Il t a lit(tiiolnt
- sachant mettre ses chaussures, s'habiller et se déshabiller
seul - nous renvoient un reflet de la dignité humaine. Car la
dignité humaine vient du sentiment de sa pu ipri iiitlt'pun-
dance.
La joie avec ]aquelle les enfants travaillent lis pu»» a
faire chaque chose avec un enthousiasme presque excessif.
S'ils astiquent une poignée de porte, ils le feront lon-
guement, jusqu'à ce qu'elle brille de tout son éclat; même
les choses les plus simples, Faire la poussière ou balayer, sont
faites avec un soin et une attention extrêmes. Il va de soi qui
ce n'est point le fait d'atteindre un résultat donné qui lu
motive, mais bien celui de mettre en valeur leurs énergies
latentes, sachant que c'est cette valorisation qui détermine
la durée de l'activité.
La répétition continuelle de certaines actions permet
l'enfant d'accomplir de véritables prouesses tout en le ren-
dant heureux. Nous voyons de tout-petits enfants dès l.
plus jeune âge s'habiller et se déshabiller seuls, se bouton-
ner, faire et défaire noeuds et boucles, mettre la table impe -
cahknwnt, nettoyer verres et assiettes. Non seulement: la
surabondance des énergies enfantines se manifeste aussi
dans le fait que l'enfant utilise ce qu'il a appris au profit dt
ceux qui n'ont pas encore atteint son même niveau de pet
[t L \i)iI, 11 ti,iiti iii kiiitittiiiii liii t liilitIil, titis
I :nft dans la fanilL

jeune, nouer ses lacets de chaussures et nettoyer rapidement


par terre si celui-ci a renversé un peu de soupe.
S'il fait la vaisselle, il lave ce que les autres ont sali, s'il
met la table, il fait le bonheur de tous ceux qui n'ont pas à
partager son travail. Pourtant, il ne voit pas ce travail fait
pour les autres comme une corvée supplémentaire méritant
récompense; la récompense qu'il ambitionne le plus,
consiste justement en cet effort-là J' ai vu un jour une petite
fille toute triste devant SOfl bol de soupe chaude, sans même
la goiiter. On lui avait promis de la laisser mettre la table,
puis on avait oublié. Sa déception faisait taire les besoins de
son corps; son petit cŒ'ur était encore plus exigeant que son
c t o mac.

C'est ainsi que se développe cette partie de l'activité


extérieure de l'enfant qui vise un but social ; il poursuit un
but qu'il comprend très bien et qu'il peut atteindre faci-
lement. Son intelligence recherche cette finalité; de notre
côté, en lui permettant d'être dans le cadre de son environ-
nement, nous lui donnons la liberté de l'atteindre. Sans
doute, le véritable intérêt a des racines bien plus profondes
et l'enfant agit de la sorte seulement pour satisfaire son désir
d'activité et pour obéir aux lois de son développement.
Mais il faut, quoi qu'il en soit, un but extérieur simple et
clair, pour que ce désir soit satisfait. Nous le verrons se laver
les mains maintes et maintes fois, non pas parce que ses
mains sont sales, mais parce que cet objectif requiert l'en-
chainement des actions secondaires nécessaires: porter et
verser l'eau, utiliser la savonnette et la serviette, et plus
généralement l'usage correct et soigné de toutes ces choses.
I ii in.i.hnd rr

Combien de travail tout cela comporte ! Balayer la chambr


changer l'eau des fleurs, disposer les petites tables tMtr
autour, rouler 1es tapis, mettre la table pour le déjeuner
sont là des activités de la raison qui rejoignent l'exerci
physique. Toute personne ayant eu l'obligation d'exécuu r
des tâches ménagères, et qui a ressenti la fatigue que cellt-
ci procurent, sait aussi combien de mouvements sont né
saires pour les mener à bien. Aujourdhui justement où f
parle tant de gymnastique et dexercicc physique. Voilà J
exercices différents des exercices habituels, si mécaniq ii
qui peuvent être fnt r r in i rr I,i r ri ri

connaissance de causi
Pourtant, ces eXeu n v Hi I p 1 lt , . n

joyeuse sollicitude, au point de surprendre agréablenwiii


tous les visiteurs de ia « Maison des enfants », ne sont
encore la chose essentielle; ils ne sont que le début, et
constituent que l'aspect le moins important de l'acti rt
enfantine.
Il est bien connu que les chercheurs et les hommes J
science nous donnent souvent l'impression d'un recu.rI
lement intérieur qui les tient à l'écart du reste du monJv
Tout le monde connaît les anecdotes de Newton oubliant
se nourrir, et d'Archimède qui, sourd au vacarme
combats lors de la prise de Syracuse, se fait surprendre 1 , , ii
l'ennemi, absorbé dans ses calculs géométriques. Ces ani
dotes nous indiquent justement l'autre aspect de
recueillement intérieur. Les grandes découvertes r

conduisent au progrès de toute l'humanité ne sont pas t,i! r


dues a la culttir ii au savoir lIes sIlelitIflIjues qut lit iv
68 L'enfant dans la famille

capacité de concentration totale et profonde de l'esprit, de


ce « savoir s'isoler» du monde.
Si l'enfant trouve le champ d'action correspondant à ses
exigences intérieures, il nous révélera tout ce qui lui faut
d'autre pour le développement de son existence. Pour
l'heure, il cherche à établir des relations avec le genre
humain qui l'entoure, et il y arrive.
Toutefois, pour que l'individu s'adonne à ce travail mys-
térieux, certaines exigences intérieures nécessitent la soli-
tude la plus totale, l'éloignement de tout et de tous.
Personne ne peut nous aider à atteindre cet isolement
intime qui nous permet d'accéder à notre univers le plus
secret, le plus profond, aussi mystérieux qu'il est riche et
plein. Si autrui s'en mêle, il ne peut qu'interrompre et donc
détruire. Ce recueillement que l'on obtient en se libérant du
monde extérieur doit venir dc notre âme, et ce qui nous
entoure ne peut influer d'aucune façon sur cela, si ce n'est
avec l'ordre et la paix.
Cet état de recueillement total se manifeste seulement
chez les grands hommes, et même chez eux, seulement de
manière exceptionnelle. Il est à la source de l'assurance inté-
rieure. De ce recueillement découle la faculté qu'ont les
grands hommes d'influer sur les masses avec une sérénité
réfléchie et une bienveillance infinie. Ce sont des hommes
qui, après s'être tenus longuement à l'écart du monde, se
sentent en mesure de résoudre les grands problèmes de l'hu-
manité, tout en supportant avec une patience infinie les fai-
blesses et les imperfections de leurs congénères, même
quand ceux-ci en arrivent à la haine et à la persécution.
I ni j ni .5 nI I I

Nous onstatons aussi qu il exist' un lien droit entre le tra-


\'ail manuel que nous avons à faire dans la vie courante et la
profonde concentration de l'esprit. Rien qu'à première vue
ces deux choses semblent en tout point opposées, en réalite
elles sont prokndément proches, car elles sont l'une à la
source de l'autre. La vie de l'esprit prépare dans la solitude
les forces nécessaires à la vie quotidienne. De son côté, la vie
quotidienne favorise le recueillement par le biais du travail
ordonné. Le gaspillage d'énergie est continuellement réali-
menté à la source du recueillement de l'esprit. L'homme.
qui voit clair en lui-même, ressent le besoin d'une vie int-
rieure, de même que son corps ressent les besoins de la vi:
matérielle, tels que manger et dormir. L'âme qui ne ressent
plus ses besoins spirituels est sur la même pente dangereust
que le corps qui ne ressent plus les moi IITe J la Ili

le besoin de repos.
Mais puisque nous trouvons chez l I'i1l,Iiit' ninu
recueillement et cette même manière de lesprit de plonge
en lui-même, il est clair que cela ne représente pas un état
exceptionnel, propre aux personnes particulièremen
douées, mais bien une qualité universelle de l'âme humainv
qui ne demeure à l'âge adulte que chez peu de personnes.
Si nous observons ces éclairs de concentration chez le
enfants tin par un, nous nous trouvons face à un tableau
tout différent du premier, quand il s'agissait de tâches utili-
taires. Un objet dont on ne peut tirer la moindre utilit.
attire soudainement l'attention de l'enfant qui commence s
s'y intéresser en le retournant dans tous les sens. Ce ne sont
souvent que des petits mouvements presque mécaniques.
70 lenfant. dans la famille

unikrmes souvent, la main détruit ce qu'elle a construit un


instant auparavant, pour ensuite recommencer à construire
depuis le début. Ces petits mouvements se répètent tant de
fois que nous aurons du mal à croire qu'ils sont faits avec le
même enthousiasme observé dans les exercices de la vie
pratique: cela, en revanche, nous donne un aperçu d'un
phénomène particulier. Le jour oii je découvris cet aspect de
la personnalité enfantine, j'en fus très surprise et me deman-
dai même si je n'étais pas face à un fait extraordinaire, un
mystère nouveau et merveilleux, car je voyais s'écrouler
devant moi de nombreuses théories des psychologues.
Jusque-là, ils nous avaient fait croire - et moi-même je le
croyais - que les enfants sont incapables de fxer lon-
guement leur attention sur un objet quel qu'il soit. Et voilà
devant moi, une enfant de quatre ans qui avec une attention
manifeste emboîtait des cylindres de bois de différentes
tailles. Elle les assemblait le plus soigneusement du monde
puis, quand elle avait fini, elle les ressortait les uns après les
autres pour les remboîter à nouveau, en continuant inlassa-
blement. Je me mis à compter. Quand elle l'eut fait plus
d'une quarantaine de fois, je m'assis au piano et invitai les
autres enfants à chanter : la petite poursuivait son travail
inutile sans bouger, sans lever les yeux, comme absente à ce
qui l'entourait. À un moment donné elle arrêta et se leva,
souriante et heureuse, le regard serein. Elle semblait soula-
gée et reposée, et elle souriait comme les enfants au réveil
après un sommeil bénéfique.
Dès ce moment, j'ai observé ces mêmes manifestations de
plus en plus souvent. Après ce travail concentré, les enfants
I ).' i-na în'tliuk' un gi'n,,'raI -

ont toujours l'air reposé et semblent intimement réconh-n-


tés. On dirait presque que dans leur esprit s'est ouvert lui
chemin pour les énergies latentes, révélant le meilleur cèu
de leur caractère. Dès lors, ils sont aimables avec tout
monde, ils s'évertuent à aider les autres et sont très désirci
d'être sages. Il est arrivé que l'un d'entre eux s'approLl-n-
tout doucement de l'institutrice pour liii dire à l'oreill
comme poui h:: iii ï ni: -n' i' - - \ l,iI'iii i--. IL. -
gentil, moi ' -
Si d'autrc .ii riii t':: 'ati-u: . cu ,-
me concerne je l'ai particulièrement utilisée. Je compris qn
ce qui se passait dans l'esprit était l'application d'une loi q:::
m'a permis de résoudre complètement la question de l'éd -
cation. Il m'apparut clairement que l'idée de l'ordre et L
développement du caractère, de la vie intellectuelle et ént
tionnelle, doivent découler de cette source mystérieuse
cachée. Dès lors, je m'employai à trouver des objets expé::
mentaux qui facilitent la concentration, tout en étudiai::
soigneusement l'environnement qui présente les conditions
extérieures les plus favorables à cette concentration. C't't
ainsi que je commençai à mettre au point ma méthode.
I.a clé de toute la pédagogie se trouve certainement
ceci: savoir reconnaitre les instants précieux de la conc'-n
tration, pour les utiliser dans l'apprentissage de la lecture, I-
l'écriture, des chiffres, puis, plus tard, de la grammaire, J'-
l'arithmétique, des langues étrangères, etc. D'ailleurs, u-n:-,
les psychologues s'accordent pour dire qu'il n'y a qutiin
seule manière d'enseigner: susciter die, l'éttn.liant le piïi-
profond intérêt en nième temps qïi ïui1' lt,flhï(ti) \ i\
72 L enfant dans la famille

constante. Il ne s'agit donc que de cela : utiliser la force inté-


rieure de l'enfant pour sa propre éducation. Est-ce possible?
Non seulement cela est possible, cela est même nécessaire.
L'attention a besoin, pour se concentrer, de stimulations
progressives. Au début, ce sont les objets facilement recon-
naissables par ies sens qui intéressent les petits: des
cylindres de différentes tail]es, des couleurs à ordonner selon
les nuances, des sons à distinguer les uns des autres, des sur-
faces plus ou moins rugueuses à reconnaître au toucher. Plus
tard, nous aurons l'alphabet, les chiffres, la lecture, la gram-
maire, le dessin, des opérations arithmétiques plus complexes,
l'histoire et les sciences naturelles, et ainsi se construiront
les connaissances de l'enfant.
Il s'ensuit que la tâche de la nouvelle institutrice se
révèle plus délicate et sérieuse qu'auparavant. Il dépend
d'elle, en effet, que l'enfant trouve sa voie vers la culture
et la perfection ou bien que tout cela soit perdu. Le plus
difficile c'est de faire comprendre à l'institutrice que pour
que l'enfant progresse, elle doit s'éclipser et renoncer aux
droits qu'on lui a reconnus jusque-là; elle doit bien
comprendre qu'elle ne peut avoir la moindre influence
immédiate ni sur la formation, ni sur la discipline de
l'élève, et qu'elle doit faire pleinement confiance aux éner-
gies latentes de celui-ci. Mais il y a toujours quelque chose
qui la pousse à conseiller les petits, à les reprendre ou à les
encourager, en leur montrant sa supériorité en matière
d'expérience et de culture; tant qu'elle ne se sera pas rési-
gnée à faire taire toute vanité en elle, elle n'obtiendra pas
le moindre résultat.
L)e ma méthode en général 73

En revanche, son action indirecte doit être assidue: elle


doit préparer l'environnement en toute connaissance de
cause, disposer le matériel pédagogique à bon escient et
prendre soin de Familiariser l'enfant avec les tâches de la vie
courante. C'est à elle de savoir distinguer l'enfant qui
cherche sa voie de celui qui a fait Fausse route ; elle doit tou-
jours être calme, prête à accourir quand on l'appelle, pour
montrer son amour et sa sollicitude. Être toujours prét
Voilà tout.
L'institutrice doit se consacrer à la formation d'une
humanité meilleure. Ainsi que la vestale était chargée de
garder pur et propre ie Feu sacré allumé par d'autres, J'
même la flamme de la vie intérieure en toute sa pureté a ét
confiée à l'institutrice. Si l'on néglige cette flamme, clic
s'éteindra pour ne plus lamais se rallumer.
I iiC'rc dc I cii rant
Nous n'avons pas choisi par hasard le titre de « Le caractère
de l'enfant ». Par « caractère », en effet, nous n'entendons pas
seulement les traits du caractère moral, mais bel et bien
l'ensemble de la personnalité complexe de l'enfant, laquelle,
au-delà de ses simples manifestations intellectuelles et phy-
siques, constitue une unité qui ne peut être analysée que
dans le cadre d'une étude psychologique.
En premier lieu, notre intention ici est de fournir une
vision générale de ces formes d'activité dc l'enfant aux-
quelles le plus souvent nous ne prêtons pas attention et
dont, encore plus souvent, nous ne reconnaissons pas l'im-
porta n ce.
Admettons que nous puissions reproduire l'exécution
d'un travail donné par un graphique.
Représentons l'état de calme par une ligne horizontale:
l'espace au-dessus de la ligne sera l'activité ordonnée, c'est-
à-dire l'état d'< ordre », celui en dessous l'état dc
« désordre », sachant que la distance par rapport à la ligne
indiquera l'intensité de ces deux modes d'activité, et la
direction de la ligne, la durée dans 1e tenips.
I :ntu Jans L Liinilk'

I )ei_ eUe manière, flous pourrons representer chaque ac ti-


vité, tant par rapport à sa durée dans le temps que selon le
niveau d'ordre ou de désordre qui la caractérise. L'ensemble
de ces données produit une courbe qui permet la visualisa-
tion de l'activité de l'enfant'
Représentons maintenant l'activé d'un enfant dans une
Maison des enfants ». Il y arrive, reste calme un instant,
puis commence tin travail. I.a courbe commence à monter
dans l'espace de l'ordre. Ensuite l'enfant se lasse et par
conséquent devient désordonné. La courbe baisse et des-
cend sous la ligne du calme, dans l'espace du désordre. Plus
tard, l'enfant entame un nouveau travail. Si auparavant il
était occupé avec les cylindres, il s'empare maintenant de la
tablette de couleurs et pendant un moment se montre
assidu à son travail. Puis soudainement, il dérange son voi-
sn: la ligne descend à nouveau. Il s'amuse à embêter ses
camarades et demeure ainsi dans le désordre. Ensuite il
hoisit les clochettes: il frappe les différents tons et plonge
dans son travail. Mais dès qu'il a terminé, il ne sait plus quoi
j aire et va voir la maîtresse tout ennuyé.

>ous sommes bien conscients qu'il est impossible de mesurer l'intensité spin-
iu,lle, c'est-à-dire k degre de concentration, et encore moins de comparer et
:icsurer les diffèrents niveaux de concentration qui se succédent chez une per-
'nne, (J . fortiori ceux de plusieurs personnes occtipées à des activités diférentes.
.\vec ces courbes, il ne s'agit en aucun cas de représenter des valeurs exactes: scu-
ment de représenter en général le passage de l'ordre au désordre, et l'intensité
i travail. Il ne faut jamais perdre de vue le fait qu'ici « l'intensité » ne peut étre
'valuée » que de maniére subjective et à partir de manifestations purement cxtè-
fleures, sachant qu'on ne peut pas la mesurer. Ces graphiques, en effet, ne sont
nullement comparables à ceux qui pourraient étre kumis par les sciences exactes
ou naturelles, en guise de résultat de mesures précises. Nos graphiques ne sont que
de simples supports sous forme de schéma, pour Faciliter la vision d'ensemble.
t,î c .IY I

La courbe que nous Venons de décrire na pas pu expri-


mer le type de déroulement du travail qui nous intéresser
par la suite. Il s'agit là de la courbe typique de très nom-
breux enfants qui sans jamais arriver à fixer leur attention,
sans jamais s'occuper sérieusement d'une chose donnée,
papillonnent de manière discontinue d'une activité à Linu
autre, en touchant en quelques heures à tout le matériel
pédagogique censé servir pour la moitié l& l.iin'.'' ( t.t h
type le plus courant d'enfant désordonne
Reprenons la courbe d'activité du mén ie e n I i ut, LI ne L.
temps après (cela peut se compter en jours, en semai ne
voire en mois. Pendant ce a, liv\ V en lui
reL iivilhm, ut J, I n tçtilien

Je v u idi av, parlt F ii 1.1 I itei Ri ut J u n ni 1 bu t1lil iii u


approximativement l'activité d'un enfant qui sans plus étru
désordonné, n'est pas encore tout à fait ordonné. Son
comportement est à mi-chemin entre l'ordre et le désordre.
L)ès son arrivée à l'école, cet enfant commence un travail
facile, un travail domestique, par exemple. Ensuite il l'ahiii
donne pour choisir dans le matériel pédagogique une pltL
qui lui est familière, et répéter avec celle-ci des exercftc
qu'il connait déjà. Ensuite, cependant, il se montre fatigue
et dubitatif: sa courbe descend sous la ligne dc l'état du
calme. Cela peut se vérifier pour un seul enfant, mais aussi
pour une classe entière. Que dirait donc, dans ce cas, une
maîtresse inexpérimentée? Elle en conclurait que, aprc
avoir fait quelques travaux domestiques et travaillé avec L.
matériel pédagotique. les enfants se sont las'és et
s) I:nfant dans la faniille

conséquent que ce n'est pas sa faute si la fameuse concen-


tration n'a pas été atteinte.
Si la maîtresse a bon fond et connaît les préceptes de la
psychologie dont on parle tant aujourd'hui, elle pensera
sans doute que les enfants ont absolument besoin de repos
après l'effort accompli, et qu'il faut donc interrompre k tra-
'ail. Pour les distraire, elle ies conduira certainement au jar-
(lin. Là, ils commenceront à courir dans tous les sens, mais
une fois de retour dans la classe ils seront encore plus agités
qu'avant. Ils s'entêteront à changer continuellement d'acti-
vité et cet état de « fausse fatigue » persistera.
Ces maitresses tirent de cela une mauvaise conclusion:
qu'il est faux que le travail que les enfants choisissent li-
brement leur procure plaisir et joie 1 C'est un fait qu'ils
choisissent librement leur occupation, mais que malgré cela,
ils ne s'y adonnent qu'un court instant, pour ensuite deve-
nir encore plus turbulents. Je tente tout, se disent-elles: je
les laisse se reposer, je fais quelques changements à l'envi-
ronnement, mais je n'arrive pas, malgré cela, à k's recon-
cluire au travail, ni à les calmer.
Ces maîtresses ont sans doute étudié la méthode « au 1ied
de la lettre », mais manquant de la foi nécessaire, elles ont
omis de respecter la liberté de l'enfant. Naturellement, elles
n'ont pas pu s'empêcher de se poser toute sorte de ques-
tions et de prendre conseil de ce qu'elles avaient appris dans
le passé; elles ont cherché à intervenir, se sont efforcées de
guider et c'est justement de cette manière qu'elles ont inter-
rompu le déroulement naturel des choses et détruit là où
elles avaient l'intention d'édifier.
I t'r'i I Et.iu I

Si, au contraire, la maitresse respecte la liberté de lenlani


et a confiance en lui, si elle a la force de volonté d'ouhlkt
un instant tout ce qu'elle a appris qui encombre son cer-
veau, si elle est suffisamment modeste pour ne pas conside-
rer son intervention comme nécessaire, et si, pour finir, elle
sait attendre patiemment, elle observera bientôt un chan-
gement radical chez l'enfant. Il est excité tant qu'il cherche
quelque chose au plus profond de sa conscience et qu'il ne
s'est pas encore trouvé.
Mais dès que cela lui est possible, après le travail intre-
ductif, il en commence un autre plus difficile que le pre-
mier; il y concentre toute son attention, il y plonge et s'y
consacre de tout son coeur et, en même temps, il s'abstrait
momentanément de ce qui l'entoure: c'est ce que nous
appelons le « grand travail
Quand l'enfant a fini, il abandonne certainement l'objet
qui lui a servi d'instrument de concentration. Cependant, ce
que l'enfant manifeste est complètement différent de la
fausse fatigue évoquée plus haut. Si avant il semblait fati-
gué, maintenant son petit visage est rayonnant et donne
l'impression d'un profond repos: l'enfant semble mû par
une force nouvelle, comme si un torrent d'énergie venait de
le ranimer. On comprend clairement qu'ici nous sommes
face à un seul et unique cycle de travail dont on distingue
deux parties: la première est celle de la préparation pure et
simple qui incite l'enFant au travail et prélude à la seconde,
qui constitue le véritable « grand travail ».
Après ce « grand travail », l'enfant est reposé, on pourrait
presque dire que seulement maintenant il a l'air vraiment
I nfant dans la famille

reposé. Sa sérénité rayonnante et son calme annoncent clai-


rement une nouvelle vérité.
Et en effet, cet enfant ne montre pas le moindre signe de
fatigue, mais fait preuve plutôt d'une très grande force vitale.
Notre aspect à nous n'est pas différent après un bain ou un
repas qui nous auraient particulièrement satisfaits. Celles-ci
aussi sont des formes de travail, mais loin d'amoindrir nos éner-
gies, elles les renouvellent; de même, un certain travail psy-
chique tonifie l'esprit. Pour que l'enfant puisse se reposer nous
devons faire en soi-te qu'il puisse accomplir le « grand travail ».
Réfléchissons un instant: que signifie vraiment se repo-
ser? Pour nous, repos ne rime en aucun cas avec oisiveté.
Nos muscles ne se reposent pas si nous restons immobiles,
mais plutôt si nous bougeons de manière correcte. De
même, nous trouvons la paix dans un travai] intellectuel
librement choisi, qui renforce notre esprit.
Cela est tout aussi mystérieux que la vie elle-même. Une
maîtresse ne peut jamais dire: cet enfant a besoin de tel ou
tel travail pour gagner en énergie. Cela dépasse toute possi-
bilité d'intervention. Seule la voix de la vie peut indiquer le
travail dont l'enfant a vraiment besoin. Ainsi, il suffit que la
maîtresse respecte cette oeuvre mystérieuse et sache
attendre avec confiance.
Un enfant ainsi reposé est content, affuble, peut-être res-
sent-il même le désir de se confier à sa maîtresse. On dirait
iue son âme s'est ouverte et qu'il a envie de s'adresser à son
institutrice car, seulement maintenant, il en reconnaît la
supériorité et recherche son aide. Ce n'est que maintenant
qu'il voit, dans ce qui l'entoure, des choses qui lui avaient
I. . 11'a,rt,1- J c I cnt,mt 1 3
-1

échappé j usque-là. Sans Joute s'est-il enrichi intérieurement


et c'est pourquoi il est plus apte à recevoir; le désir d'entrer
en contact avec son environnement s'est renforcé en iw.
Pour pouvoir profiter de ses énergies, encore faut-il les ras-
sembler. Une maîtresse qui voudrait apprendre quelque
chose à un enfant moralement affaibli ou mal nourri, ne
trouverait en lui la moindre correspondance, ni confiance, ni
obéissance. Et si elle y arrivait malgré tout, cela se traduirait
par un processus imparfait obtenu au prix d'un grand effort.
Tout cela peut paraître étrange, mais à partir de ces obser-
vations nous devons reconnaître à quel point notre attitude
vis-à-vis de l'enfant est erronée. S'adresser à quelqu'un tout
naturellement, lui obéir, ne sont que les signes extérieurs
d'une nécessité intérieure. Nous prétendons apprendre a
l'enfant ces manifestations extérieures sans lui donner l'op-
portunité de développer ses forces intimes et de 1'\en1r
maître de lui-même.
Notre tâche, au contraire, est justement celle de 1ez.ie1
la route pour ces forces intimes.
Plus la capacité de concentration se développe, pin
souvent se vérifie cette application sereine au travail,
d'autant plus clairement se manifeste un phénomène noii-
veau: la discipline de l'enfant. Les maîtresses ayant atteint
ce niveau avec leur méthode éducative, ont adopté des
expressions particulières pour indiquer cela. Il se petit
qu'une maîtresse demande à une collègue: « Comment \.'
votre classe? Est-elle déjà ordonnée? » L'autre répond ii
peut-être : « Pas encore », ou bien on entendra ceti.'
remarque: « \' oti olvn,/-votls j,' tt nIant i I'soi'J nn'
si I :Lt dans la famille

Maintenant, il est ordonné. » Les institutrices qui se com-


prennent de la sorte entre elles, savent tout ce qu'il faut
savoir. Tout le reste viendra tout seul.
Une fois formée la discipline de l'enfant, celui-ci est sur
la voie du développement psychique naturel. Les enfants
qui l'ont atteinte deviennent de plus en plus travailleurs,
tant et si bien qu'ils sont incapables de rester sans rien faire.
Il arrive même qu'ils s'occupent en attendant quelqu'un. Ils
sont totalement ouverts à l'activité.
Au fur et à mesure que ce type de développement s'af-
flrme, la période de fausse fatigue se fait plus brève, tandis
que se rallonge celle du « calme » qui suit le travail, où l'en-
fant met en oeuvre ce qu'il a appris.
Il s'agit là d'un calme d'une nature bien particulière, un
« repos dans l'activité ». Entre-temps, se poursuit sans doute
un travail intérieur, dénué de tout rapport avec le monde
extérieur. L'enfant est profondément tranquille, il observe
ce qui l'entoure, remarque les moindres détails, fait toute
sorte de découvertes.
La concentration comprend donc trois périodes: la
période préparatoire, celle du « grand travail » qui est en rap-
port avec un objet du monde extérieur, et une troisième qui
n'a lieu que dans le for intérieur de l'enfant et lui procure
joie et clarté. Un rayon de cette clarté se reflète aussi sur
l'environnement qui l'entoure ce qui fait que l'enfant
observe des choses dont il n'avait cure jusque-là.
Nous observons aussi autre chose: l'enfant devient extra-
ordinairement obéissant et développe une patience quasi
inconcevable. Cela nous surprend beaucoup, car nous ne
Lc caractère dc l'enfant 85

nous sommes pas souciés de lui apprendre ni l'obéissance, ni


la patience.
Celui qui ne sait pas se tenir en équilibre, n'ose ni marcher,
ni même bouger les bras, de peur de tomber: il n'avancera
qu'en titubant. Mais si par la suite il apprend à se tenir en
équilibre, il courra, sautera et tournera à droite et à gauche.
Cela vaut aussi pour la vie psychique. Celui qui n'a pas une
âme équilibrée et ne sait pas rassembler son esprit, celui qui
ignore la maîtrise de soi, peut-il, dans cet état spirituel, se
plicr à la volonté des autres sans courir le risque de « tom-
ber »? Comment, celui qui est incapable de se soumettre à sa
propre volonté, peut-il obéir â celle des autres? L'obéissance
n'est qu'une sorte d'adresse de l'esprit dont le présupposé
nécessaire est l'équilibre intérieur. Cette obéissance surgit de
la force morale et constitue aussi la meilleure condition préa-
lable à ce que l'on appelle « l'adaptation à l'environnement ».
Tous les biologistes s'accordent pour dire qu'il faut un
grande robustesse pour s'adapter à un environnement donn'.
Mais en quoi consiste au juste cette « adaptation à l'envir.)n-
nement » dont parlent les biologistes? Ce n'est autre qu'un
surplus de force morale permettant à l'individu de se confr-
mer de manière adéquate aux exigences du monde environ-
nant, et dc cultiver les mécanismes et les fonctions requis par
ce qui l'entoure temporairement. Mais avant que ces forccs
soient mises en branle, avant qu'elles puissent déterminer dc
événements, encore faut-il qu'elles existent, elles ne peuvent
être créées exclusivement pour répondre aux exigences du
l'environnement. Même un jardinier nous dira qu'une culture
forcée ne peut qu'affaiblir la plante.
Lvillani d,iii Li f iiiiil]'

C'est pourquoi il faut d'abord être tort et avoir atteint


l'équilibre de l'esprit pour pouvoir obéir. Au même titre que
dans la nature un organisme robuste est capable de s'adap-
ter aux circonstances, de même, un esprit fort sera obéissant
et saura s'adapter à tout.

Il s'agit donc de donner à l'enfant la possibilité de se


développer tranquillement selon les lois de sa nature. De
cette manière il va se fortifier, et une fois fort, il fera bien
pius que nous n'osions espérer de lui.
Il est étonnant de voir à quel point s'est développé l'en-
fant auquel on a permis d'exercer les fonctions essentielles
de son esprit (concentration) dans la paix et dans la liberté 1.
Tout le reste est venu en conséquence: il a acquis la maîtrise
de son corps, est capable d'en guider les mouvements selon
sa volonté et sait s'occuper de lui-même. Nous constatons le
niveau de cette maîtrise de soi du fait qu'il sait aussi garder
le silence le plus parfait. La maîtrise qu'il a de lui-même est
souvent supérieure à celle des adultes. Cependant, il ne faut
pas oublier de quelle manière ce développement a eu lieu,
ni même la part que l'environnement a joué dans cela.
Répétons-le: je n'ai pas commencé par poser ces principes
pour ensuite y conformer ma méthode éducative. C'est exac-
tement le contraire qui s'est produit seule l'observation
immédiate des enfants dont on a respecté la liberté m'a révélé
certaines lois de leur vie intérieure, et j'ai découvert par la
suite qu'elles avaient une valeur universelle. Ce sont les
enfants eux-mêmes qui ont cherché la voie qui conduit à la
frce morale et qui l'ont trouvée, guidés par un instinct sûr.
L'environnement de l'enfant
la tr ranj inHunt' LI u' Ion\ ii 011M I l11`1 '\R o , SI iÎ 1'
êtres vivants a été désormais constatée à plusieurs reprisc'
par les biologistes. Les théories matérialistes de l'évolution-
nisme vont jusqu'à lui attribuer la faculté d'agir considéra-
blement sur la vie et sur la forme des êtres, en les faisant
changer et en les transformant. Bien que ces dernières théo-
ries aient été désormais abandonnées par de nombreux cher -
cheurs, l'intérêt de connaître l'environnement, dans lequel
déroule la vie animale et végétale, se révèle de plus en p1u
important au fur et à mesure que l'on approfondit lt.
recherches. Parmi les études d'un grand nombre de scienti-
fiques, cela est particulièrement frappant dans les travaux d
Fabre qui nous fait part de ces toutes dernières découvert.'
au sujet des insectes: de véritables révélations sur leur vi'.,
justement parce qu'il ies a observés dans le milieu où iL
vivent hahituellement. Désormais, cela ne fait plus aucun
doute qu'on ne peut bien connaitre un être vivant quel qu il
soit, si on ne l'a pas observé dans son milieu naturel.
I.'ohservation de l'homme nous révèle cependant quc
LcluI- 1, plut'.it quc .ulaptcl .1 1 '.i oiiiicrii'.ilt, L licrchc
Il
I :ft dans la larnilic

se créer ic milieu qui lui convient le mieux. L'homme vit


dans un environnement social où agissent un certain
nombre de forces spirituelles: les relations dc l'homme avec
ses congénères. Ces relations tissent la vie sociale. L'homme
qui ne vit pas dans un milieu adapté, ne peut pas dévelop-
per normalement toutes ses facultés, ni regarder au fond de
son âme pour apprendre à se connaitre. L'une des princi-
pales tâches qui s'imposent aujourd'hui à l'éducation
moderne, consiste justement à développer l'instinct social
de l'enfant, en stimulant chez lui la tendance à la vie sociale
avec ses congénères.
En attendant, l'enfant ne dispose pas d'un milieu qui lui
convient, car il vit dans le monde des adultes. Cette dispro-
portion entraîne des conséquences caractéristiques dans la
vie de l'enfant d'aujourd'hui. il semble, pour commencer,
qu'en raison de la différence entre sa taille et celle des objets
qui l'entourent, l'enfant soit incapable de trouver la
moindre relation avec les dits objets et que, par conséquent,
il ne puisse atteindre son développement naturel.
Cette disproportion est importante non seulement pour
ce qui est de la diversité des tailles, mais aussi pour la plus
ou moins grande habileté dans les mouvements. Imaginons
un prestidigitateur capable d'une extraordinaire rapidité de
mouvements et faisant ses tours avec une très grande
adresse. Si je voulais l'imiter, il me dirait: « Que faites-vous
là? », car j'en serais sûrement incapable. Si ensuite je voulais
essayer de répéter ses tours très lentement, sans doute per-
drait-il patience. Faisons-nous autre chose dans nos attitudes
avec nos enfants? J'aimerais donner un conseil très simple à
L'environnement de l'enfant 91

toutes les mères : « Laissez donc vos enfants de trois ou


quatre ans se laver et se déshabiller seuls, Iaissez-ic
seuls en prenant leur temps
Si nous étions obligés de vivre un seul mur Jans les Lundi-
tions que nous imposons à nos enfants, je pense que nous en
serions fortement gênés. Nous serions contraints de gâcher
toutes nos énergies pour nous défendre, nous essaierions Je
le faire en protestant constamment: « Laisse-moi, non, je nv
veux pas! » et nous finirions par éclater en sanglots comme
le font les enfants, faute d'avoir trouvé un autre moyen du
défense. Pourtant les mères disent : « Quel enfant capri-
cieux ! II refuse de se lever, ne veut pas se coucher à l'heure
dite et n'arrête pas de dire: je ne veux pas, je ne veux pas
C'est bien connu que les enfants ne doivent jamais dire :
ne veux pas! »
Mais si dans la maison nous préparons un environnement
adapté à la taille de l'enfant, à ses forces et à ses facultés psy-
chiques, et si ensuite nous lui permettons d'y vivre li- -

brement, nous aurons fait un grand pas vers la solution de la


question de l'éducation en général, car nous aurons donné à
l'enfant l'environnement qui lui convient.
Vue de ce point de vue, une « Maison des enfants » - ou
une école, si l'on préfère - doit avoir, comme nous l'avons
déjà dit, un mobilier fait à la mesure des enfants, adapte a
leur force physique, de manière à ce qu'ils puissent le dépla-
cer avec autant de facilité que celle aveu lapiL'llu nous
déplaçons les meubles de notre intérieur.
Voici donc énoncés deux principes londaniuntau\ : les
meubles doivent être légers et disposés de manière à ce que
11
1. entant jans la tamille

lenfaiit. puisse les transporter facilement ; les tableaux


seront accrochés â une hauteur suffisante pour qu'il puisse
les regarder à son aise. Nous devons disposer tout le reste
avec le même soin, à commencer par les tapis et jusqu'aux
plateaux, les assiettes, etc. L'enfant doit être en mesure
d'utiliser tout ce qu'il lui faut pour le rangement de la mai-
son et doit pouvoir faire toutes les petites tâches du quoti-
dien : il doit balayer, brosser les tapis, se laver, s'habiller, etc.
Il faut que les objets soient solides et attrayants aux yeux
de lenfant; la « Maison des enfants » doit être belle et
agréable dans tous ses détails, car la beauté invite à l'activité
et au travail. Les adultes aussi souhaitent avoir une belle
maison pour alimenter l'amour au foyer' Je dirais presque
qu'il y a un rapport mathématique entre la beauté de l'en-
vironnement et l'activité de l'enfant: par exemple, il
balaiera bien plus volontiers avec un joli balai qu'avec un
objet laid.
Les enfants eux-mêmes ont l'intuition de cela. Une petite
fille de notre « Maison des enfants » de San Francisco alla
visiter un jour une école traditionnelle et remarqua immé-
diatement qu'il y avait de la poussière sur les meubles. Elle
dit alors à la maîtresse: « Vous savez pourquoi vos enfants
ne font pas la poussière et laissent tout en désordre? Parce
qu'ils n'ont pas de jolis chiffons à poussière. Moi non plus je
ne nettoierais pas si je n'en avais pas. » Le mobilier de la
Maison des enfants » doit être lavable. Certains penseront
sans doute qu'il s'agit là d'un simple principe d'hygiène,
mais la véritable raison est que ces meubles lavables
donnent l'occasion aux enfants de faire un travail qu'ils font
I J,' ,nfint

volontiers. De cette manière, ils apprennent à faire atten-


tion, remarquent les taches et s'habituent, avec le temps, à
se sentir responsables de la propreté de ce qui les entoure.
De nombreuses personnes m'ont conseillé, pour éviter le
bruit, d'équiper les pieds des tables de roulettes en caout-
chouc, mais je préfère le bruit, car il dénonce le nioindR'
mouvement brusque. On sait bien que l'enfant n'est pas
capable de mouvements réguliers et maîtrisés: par rapport
aux nôtres, ses muscles font des mouvements désordonnes,
justement parL ' LIII ils n ont pas (mL or.' appris I OlLIIC ('t
l'économie.
Dans la Maison LIes enfants on note Iacil&'mi'nt la
moindre erreur, le moindre mouvement maladroit : la chaise
fait Brrr... la table, Trrr... et par conséquent l'enfant se dit:
« Comme ça, ça ne va pas. » Il doit y avoir aussi un certain
nombre d'objets fragiles: verres, assiettes, vases, etc. Sur ce
point, je suis certaine que les adultes s'exclameront:
« Comment? Mettre du verre entre les mains d'un enfant de
trois à quatre ans! Il le cassera sans doute! » De cette
manière, ils montrent tenir davantage au verre qu'à l'enfant:
un objet de peu de valeur nous semblera donc plus précieux
que l'éducation du mouvement des enfants.

Dans la maison qui est la sienne, l'enfant tend à être aussi


gentil et soigné qu'il le peut, et s'efforce de surveiller au
mieux ses mouvements. Il emprunte ainsi le chemin de la
perfection sans même s'en apercevoir. La joie et la dignité
nouvelles que nous observons chez lui et qui sont Parfois
incroyablement émouvantes, nous montrent LII \

-j
Lenfant Jans la famille

lui est naturelle et qu'il l'aime. Parce que, au fond, quel est
le but de l'enfant de trois ans? Grandir. Il tend à devenir un
homme, à se perfectionner et à faire tout ce qui l'aide dans
ce perfectionnement; autrement dit, il s'exerce, car qui dit
exercice dit développement. Si par exemple l'enfant est
heureux de se laver les mains, ce n'est pas tant pour le plai-
sir de se laver, que pour le travail nécessaire à la réalisation
de cet acte, car l'action c'est la vie, et c'est elle qui est la
source de tous ses efforts.
Que faisons-nous, d'habitude, face â cette vie qui se
développe et tend à se perfectionner en travaillant et en
dépensant de l'énergie? Souvent, nous empêchons de
toutes nos forces qu'elle atteigne son but. Dans certaines
écoles, par exempte, les bureaux et les chaises des enfants
sont fixés au soi; les enfants sont vifs, se déplacent souvent
de manière disgracieuse, mais n'ont pas conscience que ce
faisant ils pourraient renverser le mobilier s'il n'était pas
fixé. De cette manière, nous obtenons bien sûr que l'ordre
règne dans l'école, mais les enfants n'arriveront jamais à
ordonner leurs mouvements. Si vous donnez à l'enfant un
verre ou une assiette en métal, il les jettera par terre et les
piétinera sans les casser, et de cette façon vous aurez joué
le rôle du tentateur diabolique. C'est ainsi que nous cher-
chons à cacher le mal, à faire en sorte que cela ne se voie
pas, tandis que la seule personne directement concernée est
dans l'impossibilité de se rendre compte de ses lacunes. De
la sorte, non seulement l'enfant persistera dans ses erreurs,
mais en plus il sera détourné du développement naturel de
sa vie.
Vonviroiiiicnieni (k 1tmiant

Quand l'enfant veut faire quelque chose tout seul, il y


met beaucoup d'entrain, il se mobilise entièrement. Nous le
voyons se donner de la peine.., et aussitôt nous intervenons
pour achever mieux que lui le travail entrepris.
La voix du tentateur pourrait sonner ainsi: « Tu veux te
laver et t'habiller seul? Ne t'en fais pas, je suis là et je peux
faire tout de suite tout ce que ton coeur souhaite. »
Ainsi l'enfant, auquel nous avons coupé toute envie de
bonne volonté, devient capricieux; nous donnons satisfac-
tion à ses vrais caprices en pensant lui faire du bien.
Réfléchissez un instant à ce que deviendrait un enfant vivant
ses premières années de vie dans une maison où il y a des objets
qu'on ne peut ni casser, ni salir; une maison, où il ne lui fau-
drait pas maitriser ses mouvements en manipulant les objets de
la vie quotidienne: il serait privé d'une foule d'expériences
nécessaires et sa vie manquerait toujours de quelque chose.
Il y a aussi des enfants que personne n'arrive à contenter:
toujours agités, toujours par terre ; ils refusent systémati-
quement de se laver, les parents les laissent faire et n'inter-
viennent jamais. « Qu'ils sont bons! Qu'ils sont patients! »,
dit-on souvent des gens qui supportent ce genre d'enfants
du matin au soir. S'agit-il vraiment de bonté? Quelle fausse
idée de la bonté!
La véritable bonté ne signifie pas supporter toute sorte
d'aberrations, mais plutôt chercher les moyens de les éviter:
elle se traduit par tout acte donnant à l'enfant la possibilité
de vivre avec naturel.
Donner à l'enfant ce qu'il lui faut pour vivre; bien
comprendre que c'est un tout petit être pauvre, qui n'a rien,
1. cnfant dans la familk'

et lui donner tout ce dont il a besoin voilà la véritable


bonté, la véritable miséricorde.
Observons l'enfant dans l'environnement qui est le sien
et que sa nature réclame. Nous pourrons constater à quel
point il travaille seul à son propre perfectionnement. Le bon
chemin lui est indiqué non seulement par les objets qu'il
utilise, mais aussi par le fait de pouvoir reconnaître seul ses
erreurs au moyen de ces objets.
Et nous, qu'allons-nous faire?
Rien.
Nous nous sommes occupés de lui procurer ce qu'il lui
fallait. Désormais, il nous faut apprendre à nous maîtriser,
nous tenir à l'écart, le suivre presque, à distance, sans le fati-
guer avec notre intervention, mais sans pour autant janiais
l'abandonner. Nous le verrons presque toujours serein, se
suffire à lui-mème tant qu'il sera occupé par un travail qui
lui semble sérieux. Qu'est-ce qu'il nous reste à faire de
notre côté, si ce n'est de l'observer? Ainsi naît l'école où les
enfants développent spontanément leurs activités, tandis
que la maîtresse se limite à attendre, exactement à l'inverse
de ce qui arrive dans les écoles traditionnelles, où la maî-
tresse assume la part active et l'enfant reste passif. Plus les
progrès des enfants augmentent, plus la maîtresse doit se
borner à la simple observation.
Rappelons ici, à ce propos, une gracieuse anecdote qui
nous vient d'une de nos écoles.
Le surveillant avait oublié d'ouvrir la porte de l'école et
les enfants étaient tout tristes de ne pas pouvoir entrer. La
maîtresse dit alors: « Les enfants peuvent rentrer par la
I Je I enfant

fenêtre, mais pas moi. » Ainsi, les enfants entrèrent par la


fenêtre et la maitresse se limita à les surveiller de l'extérieur.
Un bel environnement qui guide l'enfant et met à sa dis-
position les moyens d'exercer ses facultés, peut même per-
mettre à la maîtresse de s'absenter momentanément; la
création d'un tel environnement constitue déjà un grand
progrès.
L'enfant dans la famille
Comme nous venons de le voir, l'éducation des enfants s'est
fondée jusqu'à présent sur des idées fausses et des préjugés
erronés. Aujourd'hui, on s'efforce de faire prévaloir d'autres
idées, bien pius positives, qui viennent de l'observation
immédiate. Compte tenu du succès remporté par ld
méthode de l'observation dans tous les domaines, on ('n
déduit que cela changera également les lignes directrices de
la pédagogie.
L'éducation moderne, qui observe l'enfant bien avant de
se risquer à vouloir l'éduquer, doit finir par pénétrer au sein
même de la famille pour y créer, en pius d'un nouvel enfant,
de nouveaux pères et de nouvelles mères aussi.
Jusqu'à présent, le principal souci des parents a été dc
corriger les manques des enfants en leur apprenant ce qui
leur semblait être juste et bon: par l'exemple, en premier
lieu, par de sages principes et des avertissements ensuite,
puis enfin, si cela ne suffisait pas, par des réprimandes et des
punitions. C'était même une évidence que personne plus
que la famille n'avait le droit d'adopter la punition comme
système éducatif.
I I :t.nt dan, la fani11

Ce droit, cependant, fait peser sur les parents deux


'normcs responsabilités: face aux enfants sans défenses, les
parents représentent une puissance et une autorité sans
pareilles; de plus, compte tenu de la position qu'ils as-
sument, ils sont clans l'obligation de donner constamment le
bon exemple.
Le père et la mère savent pertinemment que leurs enfants
peuvent devenir bons ou mauvais à cause d'eux. C'est pour-
quoi on dit souvent que les mères bercent sur leurs genoux
le destin de la patrie. Mais en dépit de cela, ni les peres, ni
les mères ne sont préparés à cette tâche difficile. Pourtant la
mère, dans sa jeunesse, a sans doute eu l'occasion d'expéri-
menter que seuls l'exercice et la patience permettent d'ac-
complir les actes les pius simples, sans que toutefois, il lui
soit venu à l'idée de se demander comment éduquer un
enfant. I.e père, de son côté, a appris une multitude de
choses dans sa jeunesse, sans pour autant jamais réfléchir à
la manière dont le caractère de l'individu se forme, et sans
jamais prendre soin d'observer un enfant.
Il s'ensuit que cette tâche lourde de responsabilités est
souvent laissée, de manière arbitraire, au hasard ou à la
bonne volonté, voire à des expériences qui ont perdu toute
vitalité, car elles se révèlent désormais vides de sens.
Il est très difficile de devenir tout à coup un modèle de
perfection, au point de mériter d'être imité par l'enfant.
Car, jusqu'à l'apparition dans la famille de cette nouvelle vie
innocente, le père et la mère n'hésitaient pas à reconnaitre
leurs défauts. Conscients de leurs lacunes, ils se savaient
imparfaits. Mais soudain, ils se trouvent face à un nouveau
L'enfant dans la famille 103

devoir: être parfaits. C'est à eux d'éduquer l'enfant avec


une autorité consciente, de corriger ses défauts et de le hure
s'améliorer par les punitions, mais surtout par l'exemple
éclatant de leur perfection.
Cela crée une situation dont nous ne débattrons pas ici
dans le détail, car tout un chacun connaît les difficultés et
les contradictions qui en découlent dans la vie courante.
Prenons l'exemple des mensonges.
Une des tâches les plus importantes que toute bonne
mère s'efforce de remplir est celle d' apprendre la sincérité
ses enfants.
Une maman de nia eonnaissance apprenait à sa fille à ne
jamais mentir et avait coutume de dénigrer la bassesse du
mensonge, tout en louant le courage et la fermeté de carac-
tère de ceux qui se montrent prêts à tout sacrifier, plutôt
que de commettre une action aussi répréhensible. Elle s'ef -
forçait de bien faire comprendre à sa fille qu'un seul men-
songe peut entraîner une longue suite de mauvaises actions
qui conduisent à leur tour à ce qu'il y a de pire au monde et
justifient souvent le dicton : « Celui qui ment vole. » Elle
soulignait notamment le devoir des gens aisés et de bonne
famille de garder haute l'image de leur dignité pour donner
le bon exemple aux pauvres, sachant que ceux-ci ne
peuvent pas recevoir une aussi bonne éducation.
Un jour toutefois, on l'appela au téléphone : on l'invitait
â un concert. En parlant à haute voix, elle répondit: « Quel
dommage! Je ne peux vraiment pas sortir! J'ai un terrible
mal de tête ! » Elle n'avait pas encore terminé sa phrase
que l'on entendit un cri venant de la pièce voisine. Se
101 L'enfant dans la famille

demandant si une catastrophe n'avait pas eu lieu, la dame


se précipita dans la pièce d'à côté et y trouva sa fille cou-
chée par terre, le visage caché entre les mains. « Que t'ar-
rive-t-il, ma chérie? » « Maman a dit un mensonge! » criait
l'enfant.
Sa confiance avait été ébranlée. Un mur s'était dressé
entre la mère et la fille. Ses idées sur la vie sociale avaient
été brouillées, son sanctuaire avait été profané.
Cette maman qui s'était donné tant de mal pour habituer
sa fille à la sincérité, n'avait pas pensé aux petits mensonges
auxquels elle avait recours tous les jours.
Souvent, les adultes qui s'efforcent d'éveiller la sincérité
dans leurs enfants, les entourent de faussetés qui ne sont
même pas des « mensonges conventionnels », car ils sont dits
et conçus dans le seul but de tromper l'enfant. Cela vaudrait
probablement la peine de voir sous cet angle les histoires
que l'on raconte aux enfants de la Befana l , qui apporte des
dons. Un jour, une mère à laquelle cette tromperie pesait,
avoua la supercherie à sa fille; la petite fut à tel point déçue
d'avoir été trompée qu'elle en fut triste toute une semaine.
En me racontant ce petit drame, la maman en pleurait
encore.
Mais la situation n'est pas toujours aussi dramatique. Une
autre maman fit le même aveu à son petit garçon qui éclata
de rire: « Oh, maman! Cela fait longtemps que je sais que
la Befana n'existe pas!

1 Figure fantastique de vieille dame qui, selon la !ègende populaire, apporte


le 6 janvier, jour de la fête des Rois, des cadeaux aux enfants sages et du char-
bon aux désobéissants (NdT).
L'enfant dans la famille 105

- Pourquoi donc ne me l'as-tu jamais dit:'


- Maman chérie, cela avait l'air de te faire tellement plai-
sir...
Souvent, donc, les rôles s'inversent. Les enfants, qui sont
de très fins observateurs, ont pitié de leurs parents et les
secondent pour qu'ils soient heureux.

De nombreux parents exigent de leurs enfants qu'ils se


soumettent à leurs ordres sans broncher, tout en souhaitant
être aimés du fond du coeur. Dans ce cas aussi, les enfants se
montrent souvent maîtres des parents, car leurs pensées sont
pures et leurs sentiments incroyablement justes.
Un soir, une gentille maman demanda à son fils d'aller se
coucher. Celui-ci la pria de le laisser terminer le travail qu'il
avait commencé, mais la mère refusa. Le petit garçon finit
par aller se coucher, mais plus tard il se leva pour terminer
son travail. La mère le surprit et le réprimanda vertement
parce qu'il l'avait trompée. « Je ne t'ai pas trompée, lui
répondit l'enfant, au contraire, je te l'ai dit tout de suite
que je voulais terminer ce travail! » Pour clore le débat, la
mère lui demanda de s'excuser, mais le petit garçon
s'acharnait à ne pas être d'accord sur le mot « tromper »,
comme auparavant il avait refusé de quitter son travail: il
persistait à dire qu'il n'avait trompé personne et que par
conséquent il n'avait pas à demander pardon. « Très bien,
répondit sa mère, je vois bien que tu ne m'aimes pas!
- Mais maman, répliqua l'enfant, je t'aime énormément,
mais je ne peux pas te demander pardon alors que c'est moi
qui ai raison »
Ji il. L'entant Jans la lamiiR

A notre avis, c'est l'enfant qui a parlé comme un adulte


et la mère comme un enfant.
Encore un exemple qui concerne un père de famille - un
pasteur protestant qui prêchait chaque dimanche - et sa
Petite fille qui assistait à son prêche. Un jour, il parla de la
miséricorde de Jésus envers l'humanité et dit que tous les
hommes sont frères, que les pauvres et les malheureux nous
rappellent le Christ et que nous devons les aimer si nous
voulons conduire notre âme au salut éternel. l.a petite
quitta l'église tout émue et pleine d'ardeur, et sur le chemin
du retour, rencontra une petite jeune fille en haillons qui
demandait la charité.
l.a fille du pasteur courut à sa rencontre, l'embrassa et la
serra dans ses bras avec tendresse. Effrayés, les parents se
dépêchèrent d'éloigner leur petite fille, si propre et si bien
habillée, en lui reprochant son étourderie. Une fois rentrés,
ils la lavèrent et changèrent ses habits. À partir de ce jour, la
petite écouta les prêches de son père de la même manière
qu'elle aurait écouté des histoires dénuées de tout rapport
avec notre vie.
Il existe un nombre incalculable de conflits de cc genre,
produits par des rapports erronés entre parents et enfants ou
plus généralement, entre adultes et enfants.
La disproportion entre nos prétentions et notre capacité
à correspondre à ces prétentions, nous fait nous positionner
d'une manière fausse vis-à-vis des enfants et produit des
conflits qui finissent par devenir une véritable guerre entre
parents et enfants. Un abjme se creuse entre eux et dès lors,
ils ne sont plus capables de s'entendre. Naturellement, c'est
l.'enfant dans la famille 107

le plus fort qui gagne. Mais il arrive souvent que l'adulte


n'arrive pas à dominer son jeune rival uniquement par des
méthodes persuasives, pour la simple et bonne raison qu'il
est dans son tort. Dans ce cas, les parents essaient de
résoudre cette situation fâcheuse en faisant preuve d'auto-
rité ils obligent leurs enfants à l'obéissance, en se vantant
d'être parfaits. Une fois cette victoire obtenue, ils la
confirment en demandant aux enfants de se taire pour que
la « paix » règne! Mais en contrepartie de cela, les enfants
perdent confiance en leurs parents, ainsi que toute sponta-
néité et familiarité dans leurs rapports avec eux.
[)e cette manière, on réprime leurs besoins les plus impé-
rieux et profonds. Par la suite, on notera la manifestation de
réactions d'aspects caractéristiques, ou bien, suite à l'adap-
tation au comportement erroné des adultes, des tensions
physiques pouvant aller parfois jusqu'à de véritahles mala-
dies. De tels maux sont si fréquents qu'on les considère
généralement comme propres à l'enfant, alors qu'il s'agit de
simples réactions de défense, comme la timidité ou le men-
songe conscient, dit pour couvrir une bêtise et qui est une
forme de lâcheté. La peur aussi, comme le mensonge, est
provoquée par la soumission passive, à ceci près qu'elle
entraîne des conséquences bien plus lourdes, car elle produit
une confusion d'images et de sentiments dans l'inconscient.
Elle se manifeste chez ces enfants qui n'ont pas eu la possi-
bilité d'un développement intérieur serein. Et encore faut-il
ajouter à ces maux l'imitation passive, qui est davantage une
porte ouverte à l'infection morale qu'un moyen de se per-
fectionner et de s'améliorer. Car on ne progresse pas en
I I .&nfant (lan la fainiiL

observant les autres, mais seulement grâce à son propre tra-


'aiI. Ces désirs que l'on réprime chez l'enfant restent
cachés, tels des dépôts putrides au fond d'une eau stagnante,
et l'enfant n'est jamais en mesure de les apprécier à leur
juste valeur, car il n'a jamais pu les réaliser; mais il ne peut
pas les refréner pour autant, car il n'a jamais eu l'occasion
de les maîtriser: toujours présents, ils l'attirent peu à peu et
le séduisent en suscitant une curiosité secrète. L'adulte
étouffe souvent l'instinct d'agir qui caractérise l'enfant, il
l'empêche de vivre, de faire quelque chose d'utile, d'accom-
plir de grands efforts: en d'autres termes, il fait obstacle à la
tendance à développer son esprit selon les lois naturelles. Par
conséquent, l'activité de l'enfant prend des chemins erro-
nés, se tourne vers mille et une choses inutiles, des jouets et
des frivolités, qui ne servent à rien. Un découragement
inconscient - qui agit en le paralysant fatalement - réduit
l'être, destiné à vaincre tous les obstacles du monde, à
déchoir dans l'inertie résignée et dans la paresse.
On a coupé les ailes à son élan joyeux et sain vers l'acti-
vité, on lui nie la plus naturelle des expressions vitales: l'oc-
cupation. Son imagination ne s'arrête pas sur les choses
susceptibles de l'intéresser, mais erre perdue et dépourvue
de sens, en cherchant en vain un point de repère naturel
dans le monde extérieur. On voit naître ainsi chez l'enfant -
du fait justement que nous lui cachons la réalité dans tous
ses aspects - une forme de vie maladive et fantastique qui
l'attire vers un monde complètement irréel.
Cependant, sa jeune âme s'oppose et se défend
constamment. Comme cela arrive chez tous les impuissants,
L'enfant dans la famille lO

cette dissension se manifeste parfois par des mouvements


nerveux, la bouderie, l'entêtement, les larmes et les spasmes.
Si l'enfant est sain, il trouve son salut dans une série de
bêtises - en grande partie, un autre aspect de la rébellion
fougueuse et réfléchie - qui au lieu d'user ses propres éner-
gies, épuisent celles des autres, en les énervant par des espiè-
gleries que seule une fantaisie désoeuvrée et oisive peut
imaginer.
I] arrive ensuite que ces jeunes rebelles - qui font le
désespoir des maîtres, des institutrices, du personnel de ser-
vice et parfois même des amis de la famille - trouvent des
imitateurs et de jeunes disciples parmi les autres enfants.
D'ailleurs, un adulte ne se comporterait pas autrement vis-
à-vis d'un ennemi pénétrant dans son territoire sacré et pré-
tendant y dicter la loi, sans pour autant parvenir écraser la
ruse du vaincu sans défense.
Le système nerveux de l'enfant souffre de ce conflit et les
médecins d'aujourd'hui commencent â constater que la
cause intime de nombreuses maladies nerveuses n'est autre
que l'oppression subie dans l'enfance. C'est souvent dès
l'enfance qu'apparaissent des symptômes dangereux
comme l'insomnie, les frayeurs nocturnes, les troubles diges-
tifs, voire le bégaiement. Tous ces maux ont une même et
unique cause.
l.es parents font honnêtement de leur mieux pour guérir
les maladies nerveuses de leurs enfants et s'efforcent d'amé-
liorer les défauts de leur caractère. Ils épuisent toutes leurs
forces pour remédier aux maux qu'ils ont eux-mêmes pro-
voqués et qui continueront â subsister à l'age adulte. Tmit
II I I: , 1t LIan j ImiIL

til t'st dû à l'oppression qui, revêtue d'amour, trahit les


éritahies besoins de l'enfant.
Libérons l'âme opprimée de l'enfant 1 Comme par
'nchantemcnt, nous verrons disparaître tous ses maux, tout
iu moins ceux provoqués par l'oppression. Seuls les défauts
liés à sa constitution resteront. L'imperfection humaine res-
'sentira toujours le besoin d'une autorité qui enseigne la
vérité et qui indique le chemin pour l'atteindre sans se
perdre.

Niais ici nous nous occupons d'un autre aspect du pro-


blême. Si les jeunes parents doivent faire de leur mieux
pour libérer de toute oppression l'âme de leurs enfants, bien
plus pure et innocente que la leur, la liberté dans l'éducation
ne doit pas être entendue dans le sens qu'il ne faut pas cor-
riger leurs défauts en général. Si tel était le cas, on expose-
rait l'enfant aux multiples conséquences de ses lacunes et on
ferait de lui la proie de dangereuses maladies morales. Étant
donné que nous ne souhaitons pas énoncer de nouveaux
principes, limitons-nous à tirer de nouvelles conséquences
de ceux que l'on connaît déjà. Et surtout, avant de les appli-
quer, réfléchissons à ce (lui est réellement nécessaire à l'en-
fant, puis faisons en sorte de le lui apporter. Niais pour
atteindre ce but, il faut préparer les parents.
Presque chaque mère connaît désormais les soins phy-
siques à prodiguer à son enfant: elle connaît les règles de
l'alimentation, la température à laquelle il se développe le
mieux et les bienfaits de la vie au grand air qui fournit géné-
reusement ses poumons en oxygène.
L'enfant dans la famille lii

Mais l'enfant n'est pas simplement un petit animal à


nourrir; dès sa naissance, c'est une créature dotée d'une
âme et si nous devons en prendre soin, il ne nous suffit pas
de nous occuper de ses besoins matériels. Il faut lui ouvrir
la voie au développement spirituel, il faut, dès le premier
jour, respecter tes mouvements de son âme et savoir les
seconder.
L' hygiène du corps nous furnit des directives sûres pour
prendre soin de l'enfant; l'hygiène de l'âme, qui s'étend
un domaine bien plus vaste, doit venir la con pl't

I. enfant na pas seulement besoin de nianci. Si joic de


faire certains mouvements dont personne ne peut lempé-
cher, est pour nous le signe de ses nombreuses nécessités. Au
lieu de réprimer son activité, nous devons lui donner ics
moyens de la développer.
La plupart des jouets modernes n'offrent pas les stimula-
tions spirituelles nécessaires à l'enfant et je crois que, tels
qu'ils sont, ils finiront par disparaitre. Observons leur trans-
formation ces dernières années : ils prennent des dimensions
de plus en plus importantes. La poupée est parfois presque
aussi grande que la petite Fille et tout ce qui touche à l'uni-
vers de la poupée a grandi en conséquence : le lit, l'armoire,
la dînette, etc.
Et la petite fille en est heureuse.
Si les jouets continuent à augmenter dc taille, l'enfant
deviendra la rivale de sa poupée, elle voudra pour elle-
même les petits lits et les petites chaises. Elle sera alors au
somniet de sa jo1u, mais les jouets auront disparu.
I 12 L'enfant dans la famille

La petite fille aura trouvé un environnement qui lui


convient et utilisera pour elle, avec une joie bien plus
grande, les objets originairement destinés à sa poupée.
Toutes ces choses belles et utiles lui donneront l'opportu-
nité d'une nouvelle vie - la vraie vie - la seule qui puisse la
rendre heureuse en l'aidant à grandir de manière naturelle.
Il faut donner à l'enfant un environnement qui n'appar-
tient qu'à lui seul: un petit lavabo, rien que pour lui; des
petits fauteuils, une commode à tiroirs qu'il puisse ouvrir
facilement, avec des objets d'usage courant à utiliser; un
petit lit pour sa nuit avec une jolie couverture qu'il pliera et
dépliera tout seul. Un environnement dans lequel l'enfant
pourra vivre et jouer: nous le verrons alors travailler de ses
petites mains toute la journée, puis attendre avec impatience
l'heure de se déshabiller seul pour se coucher dans son petit
lit. Il époussettera ses meubles, les rangera, prendra soin de
bien manger et s'habillera seul; il sera calme et gentil, sans
larmes, sans heurts, sans caprices; affectueux et obéissant.
La nouvelle éducation ne consiste pas seulement dans le
fait de préparer un environnement adapté à l'enfant et de
reconnaître en général qu'il aime le travail et l'ordre en tant
que tels; il faut aussi observer l'enfant pour détecter les
manifestations de son esprit en train d'éclore. La nouvelle
voie est une voie de l'esprit qui ne renonce pas à ce qui a été
acquis en matière de santé physique, mais s'empare de cela
et l'utilise pour faire de nouveaux progrès. Il va de soi que
le moment psychologique reste pour nous de la plus grande
importance; c'est en cela que consiste le secret de la nou-
velle éducation.
L'enfant dans la famille 113

Je vais essayer d'énumérer les principes qui peuvent aider


la mère à trouver la voie la plus juste.

Le plus important est le suivant: respecter toute actiiité


intellectuelle de l'enfant et chercher à la comprendre.
En général, les expressions de vie de l'enfant qui in-
diquent le potentiel intérieur qui le pousse à développer
ses énergies dans tous les domaines, nous échappent
complètement. Quand nous parlons de « l'activité enfan-
tine », nous pensons à des actes que nous avons eu l'occa-
sion d'observer parfois, probablement parce qu'ils ont su
réveiller notre attention paresseuse. Il pouvait même s'agir
de quelques mauvaises réactions, de quelques déviations
psychiques produites par le manque d'exercice, voire l'ex-
plosion d'une énergie trop longuement réprimée. A l'in-
verse, les signes de la véritable activité enfantine ne sont
pas faciles à reconnaître: il faut croire profondément en
tout le bien qui se cache chez l'enfant et se préparer à le
reconnaître avec amour et délicatesse; c'est seulement de
cette manière que nous saurons l'apprécier à sa juste
mesure. C'est ainsi que les parents doivent se préparer, s'ils
souhaitent parvenir à une bonne compréhension des mani-
festations naturelles.
Mais voici quelques observations déduites de la vie de
l'enfant en famille.
Je commencerai par parler d'une petite fille de trois mois,
un petit être au seuil de la vie. Cette enfant venait de décou-
vrir ses mains et redoublait d'efforts pour bien les observer;
comme la taille de ses petits bras ne lui permettait pas de le
11 1cntant dans la lamilk'

[aire, elle n'hésitait pas à loucher pour y parvenir. Elle était


donc capable d'un effort considérable. Malgré la quantité de
choses à observer autour d'elle, seules ses petites mains l'in-
téressaient. Son effort exprimait un instinct prêt à sacrifier
te confort pour assouvir une satisfaction intérieure.
Plus tard, on donna à la petite fille un objet à tenir dans
les mains, à toucher. Elle le tenait avec indifférence.
Apparemment, cet objet ne l'intéressait pas. Elle ouvrit sa
petite main et le laissa tomber sans s'en soucier le moins du
monde. À l'inverse, son petit visage prenait une expression
intelligente chaque fois qu'elle s'efforçait d'attraper des
objets - des objets proches ou éloignés - souvent sans y arri-
\ er. Elle observait ses mains l'air interrogatif, comme pour
dire: « Comment se fait-il que des fois j'arrive à les attraper
et d'autres pas? » De toute évidence, la question de la fonc-
tion des mains avait attiré son attention. Quand la petite eut
ix mois, on lui offrit un hochet avec une clochette en
argent. On le lui mit dans tes mains, en l'aidant à le secouer
pour faire tinter la clochette. Au bout de quelques minutes,
la petite fille laissa tomber le hochet. On le ramassa et on le
lui redonna, et ainsi de suite, plusieurs fois.
En faisant tomber te hochet et en le redemandant aussi-
tôt, on aurait dit que la petite fille poursuivait un but. Un
jour, tout en le tenant encore à la main, elle commença à
déplier un doigt après l'autre, au lieu d'ouvrir la main d'un
coup comme d'habitude. Une fois le dernier petit doigt
déplié, le hochet tomba par terre. La petite fille regardait ses
doigts avec la plus grande attention. Elle répéta le mou-
vement tout en continuant à regarder ses petits doigts. Bien
L'enfant dans la famille 115

évidemment, ce qui l'intéressait n'était pas le hochet, niais


le jeu, la « fonction » des doigts capables de tenir cet objet,
et cette observation la réjouissait. Quelque temps aupara-
vant, la petite fille avait forcé ses yeux dans une posture
inconfortable pour pouvoir observer sa main, maintenant,
elle en étudiait le fonctionnement. Faisant preuve de
sagesse, la mère se limitait à ramasser le hochet et à le lui
rendre patiemment. De cette manière, elle prenait part à
l'activité de sa fille et comprenait l'importance qu'avait
pour elle la répétition de l'exercice.
Ce n'est là qu'une petite anecdote qui illustre les besoins
les pius simples d'un enfant du premier âge. Mais si cette
petite fille n'avait pas été observée attentivement, peut-être
lui aurait-on bandé les mains pour l'empêcher de loucher
ou bien, on lui aurait retiré le hochet voyant clairement
qu'elle le jetait par terre volontairement, et tout ce que
nous venons de décrire serait passé inaperçu. De la sorte, on
aurait réprimé un moyen extrêmement fin et naturel 1h
développer l'intelligence de la petite fille. Au lieu d'en pro-
fiter, la fillette aurait probablement éclaté en sanglots,
sanglots apparemment sans raison que nous négligeons et
qui, dès la naissance, tissent un voile d'incompréhension
entre nous et l'âme enfantine.
De nombreuses personnes cloutent probablement que 1&
tout-petits soient dotés d'une vie intérieure. Il est vrai quil
faut apprendre à comprendre le langage de l'âme en forni.i-
tion - comme tout autre langage - si nous voulons connaito
les besoins de ces petits êtres, et bien comprendre l'impor-
tance de ces besoins pour cette vie en développement. Le
116 L'enfant dans la famille

respect de la liberté de l'enfant consiste à l'aider dans ses


efforts pour grandir.

Autre exemple. Un enfant d'environ un an regardait un


jour des images que sa mère avait préparées pour lui, avant
sa naissance. Le petit embrassait les illustrations d'enfants en
s'intéressant notamment aux plus petites d'entre elles. Il
savait également distinguer les images de fleurs et, en les
approchant de son visage, il faisait mine de les humer. De
toute évidence, cet enfant savait ce que l'on fait avec les
fleurs et les enfants.
Lui trouvant une grâce particulière, certains parmi les
présents commencèrent à lui proposer toute sorte d'objets
à embrasser et à humer, riant de ces manifestations qu'ils
trouvaient amusantes et auxquelles ils n'attribuaient pas la
moindre signification. Ils lui proposèrent ainsi des couleurs
à humer et des coussins à embrasser, mais le petit prit un
air tout confus, pendant que son visage perdait l'expression
attentive et intelligente qui l'avait rendu si gracieux. Avant,
il avait été tout heureux de se voir capable de distinguer
une chose de l'autre en y rattachant l'activité correspon-
dante: il s'agissait là d'une acquisition nouvelle et impor-
tante de son intelligence, et cette occupation d'être doué de
raison l'avait complètement ravi. Cependant, il n'avait pas
encore la force intérieure de se défendre de l'intrusion bru-
tale des adultes. Il finit ainsi par tout embrasser et humer
sans distinction, en riant de voir rire son entourage qui
venait de lui barrer la route vers une évolution indépen-
dante.
L'enfant dans la famille 117

Combien de fois faisons-nous cela à nos enfants, sans nous


en rendre compte! Nous étouffons leurs instincts naturels et,
dans certaines circonstances, nous provoquons une agitation
désespérée qui culmine dans des pleurs « sans raison », pleurs
d'enfants dont nous, aveugles, ne tenons pas compte, comme
nous ignorons le sourire heureux qui couronne l'assouvis-
sement d'une nécessité spirituelle. Et cela arrive au commen-
cement de la vie, quand les impressions sont particulièrement
délicates et que l'on commence à peine à distinguer les pre-
miers mouvements de l'âme humaine. Dès cette époque déjà,
commence l'épuisant combat entre l'adulte et l'enfant.
On berce l'enfant, on l'endort... et on n'entend pas son
âme qui app !le au secours
Si, au contraire, l'enfant est compris, on constate aussitôt
qu'il lui faut beaucoup moins de sommeil. Les yeux sont
vifs et intelligents, et il manifeste les premiers signes de
sociabilité. Il cherche de l'aide et s'adresse à ceux qui
peuvent la lui donner. Souvent on entend dire: ce n'est pas
la mère que le tout-petit aime, mais le sein qui le nourrit,
comme il aime ceux qui lui offrent des gourmandises. C'est
faux : dès ses premiers pas dans la vie, il aime ceux qui
l'aident à perfectionner son esprit.
Il est évident que les petits cherchent la compagnie des
grands et s'efforcent par tous les moyens de participer à leur
vie. L'enfant n'est vraiment satisfait que le jour où il peut
s'asseoir à la table familiale et se réchauffer autour de la
cheminée avec le reste de la famille.
Les voix humaines qui s'expriment de manière paisible et
sereine sont bien sûr la plus douce des musiques â ses
Il L'enfant dans la famille

oreilles. La nature lui offre ce moyen pour apprendre à


parler.

Le deuxième principe est le suivant : il faut seconder,


autant que faire se peut, le désir d'activité de l'enfant; non pas
le servir, mais l'éduquer c l'indépendance.
Jusqu'à présent, les premiers mots et les premiers pas ont
toujours fait figure de jalons dans le développement de l'en-
rant et constituaient ses premiers progrès fondamentaux.
Les premiers mots impliquent le développement du lan-
gage, les premiers pas, le progrès de la station debout et de
la marche. Il s'agit donc d'événements de toute première
importance dans la famille, et la mère sage et intelligente en
note la date dans son journal.
Mais marcher et parler sont des conquêtes ardues. De
nombreux efforts ont été nécessaires pour que l'enfant
arrive à tenir en équilibre son petit corps trapu avec sa
grosse tête, en appui sur ses petites jambes; de même, la
parole est un moyen d'expression extrêmement complexe.
Ces deux conquêtes ne peuvent en aucun cas être les pre-
mières de la vie de l'enfant. Son intellect et son sens de
l'équilibre doivent avoir déjà parcouru un long chemin; la
parole et la marche n'en sont que les étapes les plus visibles.
La voie parcourue pour arriver à ces conquêtes mérite toute
notre attention.
Il est vrai que l'enfant se développe naturellement, c'est
pourquoi il a besoin de beaucoup d'exercice. Si l'exercice lui
it défaut, son intelligence reste un cran en dessous; je dirais
presque (jU 'il V a une sorte J 'arrct (lan le (leveloppement
L'enfant dans la famille 119

des enfants qui, dès tout petits, ont toujours été tenus
debout et guidés.
Ceux qui ne savent pas respecter les manifestations des
petits - dês leurs premiers repas, tout de suite après l'allai-
tement - ne peuvent que leur fourrer brutalement la
bouillie dans la bouche. Au contraire, si on fait s'asseoir l'en-
fant à sa petite table en lui laissant le temps qu'il lui faut
pour manger, on verra aussitôt sa petite main se saisir de la
cuillère et la porter à sa bouche.
C'est là une mission importante pour une mère, qui
nécessite beaucoup de patience et d'amour; la mère doit
nourrir le corps et l'esprit en même temps, sachant que l'es-
prit doit être prioritaire. Il faut que momentanément elle
laisse de côté ses idées - sûrement très louables - en matière
de propreté, car dans cc cas précis elles sont d'une impor-
tance tout à fait secondaire. L'enfant qui commence à man-
ger seul ne sait pas bien le faire et se salit donc beaucoup.
Sacrifions donc la propreté à son élan légitime vers l'acti-
vité. Au cours de son développement, l'enfant perfection-
nera les mouvements et apprendra à manger salis se salir.
Ainsi acquise, la propreté est un véritable progrès, voire un
triomphe de l'esprit de l'enfant.
L'effort volontaire dont l'enfant est capable est visible dans
grand nombre d'exercices intellectuels qu'il fait continuel-
lement. Bien avant de parler, voire bien avant de marcher -
dès la fin de sa première année de vie - il commence à agir
comme s'il obéissait à une voix intérieure. Ses tentatives de
manger seul avec sa petite cuillère, sont émouvantes: il n'ar-
rive pas à porter à la bouche la nourriture qu'il voudrait - il a
I I :'if.irt ,in, Ii laillillu

faim - pourtant il repousse tous ceux qui proposent de l'ai-


der. Ce n'est qu'après avoir assouvi son besoin d'activité qu'il
accepte l'aide de sa mère. Il est horriblement sale, mais son
petit visage rayonne de bonheur et d'intelligence. Maintenant
(lue ses efforts ont été couronnés de succès, il se laisse nour-
rir à la cuillère tout souriant. Et nous constatons, émerveillés,
qu'un enfant élevé de cette manière arrive à se servir et à
manger seul, dès la fin de sa première année. Il est encore
incapable de parler, mais il comprend très bien ce qu'on lui
dit et s'efforce de correspondre à nos paroles par ses actes.
Ces efforts de l'enfant - qui sont tout à fait naturels -
nous donnent l'impression d'une intelligence précoce. Nous
lui disons: « Nettoie tes mains » et il obéit. De même, lors-
ti'on l'invite à ramasser un objet ou à l'épousseter, il s'exé-
cote avec zèle.
Un jour, je me promenais avec un enfant d'un an qui
venait d'apprendre à marcher, sur un chemin caillouteux de
campagne. Mon premier instinct fut de prendre l'enfant par
la main, mais je ne le fis pas et essayai de le guider par mes
mots: « Marche de ce côté », « Attention, il y a un cailloti
ici! », « Fais attention là! » Il écoutait tout avec une sorte dc
joyeux sérieux et obéissait. Il n'est pas tombé, ne s'est pas
fait mal. Je le guidais pas à pas avec un murmure léger de la
voix qu'il écoutait attentivement; il se réjouissait d'être
capable d'exécuter une activité intelligente, de comprendre
mes mots et d'y répondre par ses gestes. Guider l'enfant de
cette manière: voilà la véritable tâche de la mère.
L'aide véritable ne doit pas être fournie pour des choses
inutiles ou arbitraires ; elle doit correspondre aux efforts de
L'enfant dans la famille 121

l'âme enfantine. Au préalable, il faut avoir compris la nature


de l'enfant et respecter toutes les formes que son activité
instinctive prendra.

I.e troisième principe est le suivant: sachant que l'enfant


est très sensible, plus qu 'on ne le croit, aux influences exté-
rieures, il nous faut être très uigilants dans nos relations avec
lu ï.
Si nous n'avons pas suffisamment d'expérience, ou pas
suffisamment d'amour, pour arriver à distinguer toutes les
fines et délicates expressions de la vie enfantine, ou bien si
nous ne savons pas les respecter, nous nous en apercevrons
seulement quand elles se manifesteront violemment; notre
aide arrivera alors trop tard. Le plus souvent, nous prenons
conscience de ne pas avoir satisfait l'un des besoins de l'en-
fant, seulement quand ses pleurs nous en informent; dès
lors, nous nous empressons de consoler ses larmes.
Mais il y a aussi des parents qui ont des principes péda-
gogiques différents: ils ne s'occupent pas de ces pleurs car
ils savent par expérience qu'ils finissent par cesser et se cal-
mer seuls. Si nous intervenions avec nos caresses pour les
consoler - disent-ils -, les enfants finiraient par être gâtés et
prendraient l'habitude de pleurer exprès pour se faire
consoler, de sorte que les adultes deviendraient les esclaves
d'enfants gâtés.
Il faudrait répondre à ces parents: toutes ces larmes sans
raison apparente commencent bien avant que l'enfant
puisse se dire habitué à nos caresses. Elles sont l'indice d'une
véritable souffrance de son esprit. Pour construire sa vie
122 I :nimt (Lins la faniill

intérieure, il a besoin de repos et d'uniformité sereine


contrairement à cela, nous le dérangeons constamment par
nos interventions brutales. De plus, il reçoit quantité d'im-
pressions désordonnées qui se succèdent si rapidement qu'il
n'a pas le temps de les accueillir. Alors l'enfant pleure, de la
même manière que s'il manquait de nourriture ou, au
contraire, s'il avait trop mangé et percevait les premiers
symptômes d'une digestion difficile.
Que nous consolions l'enfant ou que nous le laissions seul
sécher ses larmes, nous négligeons ce dont il a vraiment
besoin. La raison essentielle de ces pleurs nous échappe car
elle est trop subtile, mais c'est pourtant elle qui explique tout.
Elena, une petite fille pas encore âgée d'un an, disait
souvent un mot en catalan: « pupa », qui signifie « mal ».
Mais elle ne pleurait jamais sans raison précise.
Nous avons vite remarqué qu'elle disait « pupa » quand elle
avait une impression désagréable: quand elle heurtait un
objet dur, si elle avait froid, si elle touchait du marbre ou si
elle passait la main sur une surface rugueuse. De toute évi-
dence, elle souhaitait se faire comprendre par les gens de son
entourage. Ceux-ci répondaient par un mot de compassion et
déposaient un baiser sur le petit doigt qu'elle tendait comme
pour montrer là où elle avait mal. Elle observait attenti-
vement ce que les adultes faisaient, puis, dès qu'elle était
satisfaite, elle disait: « Pupa non », c'est-à-dire: mon niai a dis-
paru, je n'ai plus besoin d'être consolée. De cette manière,
elle observait attentivement ses propres impressions et celles
de son entourage. Ce n'était pas une enfant gâtée, car on ne la
couvrait pas de cajoleries et on la consolait seulement le
Lenfant dans la famille 123

temps qu'elle le souhaitait. Mais cette manière d'accueillir ses


impressions par notre réconfort, l'aidait à voir plus clair dans
ses observations et à développer son instinct social. Cela lui
servait aussi de contrôle et de soutien dans ses premières
expériences de la vie. [.a sensibilité fine et naïve de sa nature
se développait sans entraves. On ne lui répondait pas « ce
n'est rien » quand elle disait éprouver une sensation désa-
gréable; on admettait l'impression désagréable et on cher-
chait à la consoler avec tendresse, sans pour autant donner un
poids excessif à la chose. Dire à un enfant qui a ma! « ce n'est
rien », revient à l'embrouiller, car on nie son impression alors
que, justement, il en cherche la confirmation auprès de nous.
Notre participation, au contraire, lui donne le courage d'ac-
cueillir de nouvelles expériences tout en lui montrant
comment répondre aux peines des autres. On ne les nie pas,
on ne s'y attarde pas trop, on en cherche la véritable raison:
un mot tendre et affectueux est la seule réponse capable de
consoler. En agissant de la sorte, l'enfant pourra continuer
seul, librement, ses observations et ses expériences, et son
développement physique en tirera grand profit.
La petite Elena n'était pas une pleurnicheuse; quand elle
se faisait mal, elle répétait plusieurs fois le mot « pupa » et
demandait à être consolée, mais ne pleurait presque jamais.
Une fois qu'elle était malade, elle ne cessait de répéter à sa
mère: « Pupa non! », comme pour la consoler. Sa capacité à
supporter la douleur physique était chez elle bien supé-
rieure à son âge. Elle montrait une compréhension ordonnée
de ses sensations et supportait ses petits bobos comme une
grande personne.
124 1:niant dans la taniill

Souvent, les enfants pleurent désespérément en voyant


souffrir ceux qui les entourent. La petite Elena et ie petit
Lorenzo étaient très sensibles sur ce point. Si l'on faisait
semblant de frapper leur nourrice ou si le père faisait mine
de se battre avec l'un de ses amis, ils se mettaient à pleurer.
Si quelqu'un pleurait ou se plaignait pour une raison quel-
conque, la petite courait aussitôt l'embrasser tendrement.
Puis, aussitôt après, elle disait avec une certaine assurance:
« Pupa non » Elle voulait dire: « Maintenant c'est fini, n'en
parlons plus! » Combien de clarté et de fermeté chez une
petite qui ne sait pas encore parler! Lorenzo, quant à lui,
allait encore plus loin: il reprenait courageusement son
père. Si celui-ci faisait un geste brusque ou s'il le poussait de
côté, Lorenzo ne pleurait pas, mais se plantait devant lui, le
regardait d'un air sérieux, puis lui disait, sur un air de
reproche: « Papa, papa! », comme s'il voulait dire: « Il ne
faut pas faire ça, avec moi! »
Un jour Lorenzo était dans son petit lit et voulait dormir,
mais son père, non loin de là, parlait fort avec d'autres per -
sonnes. Lorenzo s'assit dans son lit, puis cria: « Papa! » Après
cette réprimande, le père se tut; Lorenzo, satisfait, se coucha
de nouveau et s'endormit. Cela me rappelle une anecdote de
la petite Elena quand elle était déjà plus grande et qu'elle
avait environ trois ans. Sa tante lui montrait des tablettes de
couleur qui faisaient partie de mon matériel pédagogique.
L'une de ces tablettes tomba par terre et se brisa, la tante en
profita pour rappeler à l'enfant: « Tu vois, il faut faire très
attention avec ces tablettes. » « Fais attention, alors! répliqua
Elena. Ne les laisse plus tomber! » C'est vraiment ainsi: ils
fltaL)t djtH, IJ faniilk' I

jugent et réprimandent les adultes, et si ces derniers les


empêchent bien que ce soit justifié, leur sentiment de justi
s'amoindrit ou prend des chemins erronés.
Il n'est absolument pas nécessaire que nous nous montrio:
parfait.s aux yeux de l'enfant: en revanche, il faut reconnaii.iv
nos défauts et accepter patiemment leurs observations juste.
En reconnaissant ce principe, on peut presque s'excui
auprès des enfants quand on a fait quelque chose d'injuste.
« Ma petite, dit un jour la tante d'Elena, j'ai été dHH
gréable avec toi, ce matin, et tu ne le méritais pas: j'étais
mauvaise humeur! » « Ma tante chérie, répondit la peti'
fille en la prenant dans H H t

beaucoup, beaucoup! »
Notre devoir n'est pas Ci
pour l'enfant, car â ses yeux nous Lontinucrons à avoir nos
défauts. Souvent, il les voit bien plus clairement que nous et
cela peut nous aider à les reconnaître et à nous corriger.
Suivre attentivement toutes les expressions de l'âme
enfantine, donner à l'enfant la liberté de manifester ses
besoins et lui assurer tous les moyens concrets nécessaires à
son développement, voilà ce qui prélude à un dévelop-
pement et à une formation libres et harmonieux de ses
énergies bourgeonnantes.
L'enfant ressent profondément et tendrement chaque
expression de vie et demande à être aimé et compris. Sa pre-
mière tâche consiste â construire sa vie intérieure et pour ce
faire, dès ses tout premiers jours de vie, il utilise l'instrument
le plus merveilleux que Dieu ait accordé à l'homme:
l'intelligence.
La nouvelle maîtresse
La certitude qu'il existe des stimuli capables de réveiller
chez l'enfant des activités spirituelles, est le fondement de
notre système éducatif. Pour autant, il ne faut pas faire une
confiance absolue à ces stimuli.
Leur plus ou moins grande efficacité dépend de l'institu-
trice et de sa manière de présenter le matériel pédagogique
aux enfants. Dans la mesure où elle saura rendre ces objets
attrayants à leurs yeux, son enseignement sera aussi efficace
que le matériel lui-même. Nous entendons donc par leçon -
ou enseignement de la maîtresse - son art particulier de pré-
senter le matériel à l'enfant et de lui en apprendre l'utilisa-
tion.
Ceux qui étudient notre méthode s'attachent beaucoup à
tout ce qui concerne l'enseignement de la maîtresse. Il est
intéressant de comparer les leçons données dans nos écoles,
avec celles des institutions où l'on enseigne avec une
méthode traditionnelle.
Dans notre enseignement, l'essentiel de l'activité est
laissé à l'initiative de l'enfant. Dès que l'enfant atteint l'âge
d'accomplir des actes raisonnés, il est en mesure de
I ( L 'n I,mt dans la t1m11I'

poursuivre seul son éducation, en répétant de sa propre


volonté, les exercices aptes à cultiver son raisonnement; il
accomplit ainsi un travail parfaitement indépendant, qui
n'appartient qu'à lui seul, où la maîtresse na pas à interve-
nir. La tâche de celle-ci consiste à mettre le matériel à sa dis-
position. 11 suffit qu'elle lui en montre l'utilisation : ensuite
elle peut laisser l'enfant à son travail. Car notre but n'est pas
tant de donner des enseignements que d'éveiller et déve-
lopper les énergies spirituelles.
Le nombre de ces leçons sera assez important, car l'enfant
ignore l'utilisation de la plupart des objets qui l'entourent,
et ne peut l'apprendre seul. C'est donc à la maîtresse de le
lui montrer. De nombreuses institutrices m'ont demandé:
« Il suffit donc de proposer le matériel avec grâce et gen-
tillesse? » Non, ce n'est sûrement pas suffisant, car le plus
important c'est la manière de l'utiliser. Prenons l'exemple
des couverts. Nous tous en connaissons parfaitement l'utili-
sation, mais si un Chinois les voyait pour la première fois
sur notre table, il les regarderait amusé et les ferait passer
d'une main à l'autre, jusqu'au moment où l'un d'entre nous
lui montrerait comment on les utilise.
De même, la maîtresse donne une leçon chaque fois
qu'elle empile les cubes par ordre de grandeur, pour
construire une sorte de tour qu'elle finit par démolir; quand
elle retire les cylindres de leur emplacement, les mélange,
puis les place à nouveau dans les trous correspondants; ou
bien quand elle étale par terre un petit tapis de jeux. Ces
leçons peuvent paraître étranges, car elles se déroulent dans
le silence, alors que généralement on pense à la leçon
La nouvelle maitresse 131

comme à une explication orale, presque comme à un bref


discours. Pourtant, ces enseignements muets sont de véri-
tables « leçons «. Ils montrent à l'enfant comment s'asseoir,
se lever, porter une table ou un plateau chargé de verres
deau, comment se mouvoir avec légèreté et assurance. Ne
sont-ce pas là autant de leçons? Le « silence » aussi est une
leçon. Par cet exercice, nous apprenons à l'enfant à rester
assis sans bouger, et nous l'habituons à garder cette posture
jusqu'au moment où une voix douce murmure son nom.
Nous attirons son attention sur les plus petits mouvements
de son corps pour qu'il apprenne à le commander parfai-
tement. La maitresse n'obtiendra jamais ce calme par des
mots, mais seulement grâce à son assurance sereine. 1)'une
certaine manière, nous pouvons dire que la « leçon de
calme » est l'un des symboles de notre enseignement. De
cette manière, on petit tout enseigner, même des choses
dont on croit communément pouvoir apprendre qu'à tra-
vers la parole.
Dans nos écoles, l'environnement lui-même est une leçon
pour les enfants. La maîtresse doit seulement mettre en
relation l'enfant et l'environnement, lui montrant comment
utiliser les différents objets.
Dans les autres méthodes, cela n'arrive jamais. On entend
seulement donner des ordres. Par exemple, la maitresse dira
à l'enfant: Reste calme! » ou bien « Tais-toi! », et ces
phrases devraient traduire une parole éducative! Nous, au
contraire, nous ne croyons pas au pouvoir éducatif du
simple mot et de l'ordre, mais nous cherchons pru-
demment, et presque sans que lenfant s'en aperçoive, à
132 1 :fnt dans la larnilic

guider son activité naturelle. II nous montre que nos efforts


sont couronnés de succès quand il acquiert de nouvelles
capacités et les perfectionne par un exercice assidu qu'il fait
à sa propre initiative. Mais obéir à un ordre présuppose que
la personnalité soit formée. En d'autres termes, l'enfant
devrait déjà avoir acquis la faculté de réagir comme nous
l'entendons C'est pourquoi nous devons lui permettre de
s'exercer à cette obéissance, car nous ne l'obtiendrons
jamais par de simples ordres. Combien de fois entendons-
nous le professeur de piano dire à l'enfant: « Place tes doigts
correctement » sans lui montrer comment le faire ! Il arrive
alors que l'élève continue à mal placer ses doigts, le profes-
eur répète l'observation et l'élève persiste à mal disposer
ses doigts sur le cla\.'ier.
Il faut faire précéder le commandement par quelque
chose de bien plus important: dans le développement de
l'âme enfantine, il doit déjà y avoir un certain ordre qui s'est
formé et qui rend l'enfant capable de se soumettre à l'adulte
et de lui obéir. L'enfant obtient ce résultat seul, en s'exer-
çant assidûment. Avant cela, il est impossible d'imaginer de
le guider. Quant à l'enseignement à donner oralement, cela
viendra bien plus tard.
Bien sûr, la parole aussi doit être enseignée. Et cela nous
conduit à l'enseignement qui touche au patrimoine de mots
de l'enfant et à sa manière de s'exprimer.
Généralement, les institutrices inexpérimentées at-
trihuent une grande importance à l'enseignement, et
peflsent avoir tout fait une fois qu'elles ont montré le maté-
rie1 de la manière la pius adéquate. En réalité, elles sont loin
La nouvelle maîtresse 133

de la vérité, car la tâche de la maitresse est bien plus irnpor-


tante cjue cela: il lui revient de guider le développement de
l'âme enfantine, c'est pourquoi SOfl observation de l'enfant
n'a pas pour seul but d'apprendre à le connaitre. Son obser-
vation doit avoir pour seul objectif— et c'est en cela qu'elle
se justifie - d'aider l'enfant.
La tâche de la « nouvelle maitresse » est très difficile.
J'aimerais rappeler ici quelques principes qui pourront l'ai-
der. Avant toute chose, elle doit savoir reconnaitre les
moments où l'attention se polarise. Quand l'enfant est
absorbé par son « grand travail s, la maîtresse doit respecter
sa concentration et ne pas le déranger, ni par des louanges,
ni par des critiques. De nombreuses maîtresses ont pris ce
principe de manière très superficielle. Après avoir distribué
le matériel, elles se retirent et gardent le silence, quoi qu'il
arrive. Il s'ensuit un grand désordre dans les classes. Le res-
pect de l'activité de l'enfant qui se traduit par la « non-inter-
vention » se justifie seulement quand un phénomène
essentiel a déjà eu lieu dans sa vie : c'est-à-dire, quand l'en-
fant a déjà acquis la faculté de concentrer toute son atten-
tion sur un objet et de s'y consacrer, après que celui-ci a
suscité son intér't (et non sa curiosité). Le respect ne se jus-
tifie pas si les bonnes énergies enfantines sont dispersées
dans le désordre. Une lois, je vis une classe entière d'enfants
désordonnés qui utilisaient mal tout le matériel. La mai-
tresse errait dans la classe tout doucement, aussi silencieuse
qu ' un sphinx. Je lui demandai s'il ne valait pas mieux que
les petits aillent courir au jardin. Elle passa alors d'un enfant
à l'autre, en murmurant à chacun un mot à l'oreille. « Que

L ___
34 1 "Ilfaril .Lin, la faniill

faites-vous ? », lui demandai-je. « Je parle doucement, pour


ne pas les déranger. »
Cette maîtresse faisait une grave erreur; elle craignait de
déranger le désordre, au lieu de s'occuper de rétablir l'ordre
qui, seul, favorise l'activité individuelle de l'enfant.
Une maîtresse me fit une fois cette observation: « Vous
demandez que l'on respecte la concentration enfantine autant
que celle d'un chercheur ou d'un artiste. Pourquoi, alors, dites-
vous aussi qu'il faut interrompre ces enfants qui au lieu de tra-
vailler s'amusent avec le matériel pédagogique? » « C'est vrai,
répondis-je, je respecte l'activité intellectuelle de l'enfant
autant que l'inspiration de l'artiste; mais ce respect concerne
davantage l'inspiration que l'artiste. Si, par exemple, en ren-
trant dans l'atelier de celui-ci je le trouve occupé à fumer et à
jouer aux cartes, je ne me ferai sans doute aucun scrupule à le
déranger. Il se pourrait même que je lui dise: "Eh bien, mon
ami, qu'est-ce qui vous occupe tant? Ce solitaire vous absorbe
décidément trop I Laissez donc votre pipe et venez hure un
tour avec moi, pour profiter du soleil."»
En aucun cas, notre méthode ne recommande le respect
des défauts ou de la superficialité. Son fondement essentiel
consiste à apprendre à distinguer les conditions physiques
de l'enfant qui peuvent être favorables à sa santé spirituelle
(et que nous pouvons appeler le « bien »), de celles qui ne
peuvent rien construire, qui ne sont pas formatrices, voire
qui portent atteinte à son développement, en gaspillant
inutilement ses forces (que nous appelons le « mal »).
Nous aimerions que cette distinction tienne à coeur non
seulement aux maîtresses mais aussi aux mères.
La nouvelle maitresse 135

Une maîtresse peut rappeler sévèrement et énergi-


quement à l'ordre un élève pour le sortir de son désordre,
mais celle qui connaît bien son affaire dispose de moyens
bien plus efficaces que la contrainte pour atteindre son but.
Il faut sans doute une vigilance constante et un travail
constant; la maîtresse doit surveiller et prendre soin de l'en-
vironnement. Qu'il est bien plus simple de commander et
de réprimander! De cette manière, en revanche, sa tâche
n'est pas facile et demande beaucoup de compréhension et
d'amour.
La maîtresse doit s'occuper de l'environnement de l'en-
fant comme une épouse prend soin de la maison de son mari
pour la rendre accueillante et agréable. Mais cela ne suffit
pas = elle doit aussi comprendre ce qu'il faut à l'enfant et, en
plus, embellir de ses mains le berceau de son âme en for-
mation.
Par la pratique et l'observation, la maîtresse finira par
avoir une vision claire de sa tâche.
L'ordre et le désordre enfantins, comme tes succès que
l'on peut obtenir, dépendent souvent de l'attention portée
aux plus petits détails; c'est pourquoi seulement la pratique
permet d'obtenir des résultats satisfaisants.
Donnons un exemple simple pour illustrer à quel point
une erreur apparemment petite peut entraîner des consé-
quences lointaines. Imaginons un immeuble de logements
ouvriers, que l'on a équipé de salles de bains. Si les locataires
de cet immeuble utilisent les baignoires pour y entreposer
du charbon, non seulement ils ne pourront pas s'y laver,
mais en plus ils endommageront le logement et le mobilier.
136 L'enfant dans la famille

Ils ne pourront pas jouir des conforts d'hygiène mis à leur


disposition et demeureront dans leur triste condition; et
cela à cause d'une erreur apparemment anodine. Là où l'on
s'attendait à de grands résultats, on n'aura rien obtenu du
tout. C'est le désordre qui aura été créé, au lieu de l'ordre.
L'art de la maîtresse consiste à appliquer intelligemment
les principes de base de notre méthode. Si elle s'est complè-
tement identifiée à ces principes, elle trouvera l'aide néces-
saire pour résoudre toutes les petites difficultés et obtiendra
de grands résultats.
La voie est la même pour chaque perfectionnement, y
compris celui d'ordre moral. Le fait de savoir vaincre un
petit péché - pour pardonnable qu'il soit - ne signifie pas
pour autant atteindre la perfection. Par contre, l'âme qui sait
se libérer de ses faihleses peut s'élever, et pendant qu'elle
surmonte ces défauts, elle permet aux forces positives de
développer toute leur énergie. C'est ainsi que, peu à peu, on
élimine les petites difficultés.
Nous devons aider l'enfant à se défaire de ses défauts sans
lui faire percevoir sa faiblesse.
L'adulte et l'enfant
Le mouvement autour de l'éducation est si universel
aujourd'hui, qu'il dépasse le cercle des spécialistes et
commence à être considéré comme une des plus grandes
questions sociales. On a compris, en effet, qu'on ne peut pas
progresser socialement par le moyen uniquement des nou-
velles applications pratiques de la science qui ont trans-
formé l'environnement extérieur, mais aussi et surtout grâce
aux applications pratiques d'une science dont le but est
d'aider l'homme en son développement: l'enfant. C'est
pourquoi, les sciences qui se sont développées dernièrement
en matière d'éducation suscitent non seulement l'intérêt
des chercheurs et des éducateurs, mais aussi des parents et
du public en général. Tout le monde connaît les deux points
autour desquels tourne la pédagogie moderne: le premier
consiste à étudier et former l'individualité, c'est-à-dire
connaître les caractéristiques propres â chaque enfant pour
ensuite le guider selon ses tendances naturelles reconnues;
le second consiste à le laisser libre.
Il est désormais bien connu de tous que la réalisation des
perspectives de la nouvelle pédagogie a rencontré des obstacles

L
4() I :It I;lns Li ijiiill,'

difficiles à surmonter : d'où le fait que la science pédago-


gique a soulevé une énorme quantité de problèmes. Le mot
problème est d'ailleurs devenu caractéristique de ce
domaine de la recherche: on parle de problème de l'école,
de problème dc la liberté, de problème de l'intérêt et (le
l'effort, etc. À l'inverse, dans d'autres secteurs dc la connais-
sance, on parle de lois: lois de la propagation de la lumière,
loi de la gravitation, etc. Dans les sciences, les problèmes
sont généralement des aspects cachés et préparatoires aux-
quels on n'accorde pas grande importance: ce sont la
découverte et la solution des prohlèmes qui sont admises
comme étant scientifiques. À l'inverse, dans le domaine de
la pédagogie expérimentale moderne, il semble que quitter
l'état de problème revienne à sortir du domaine scienti-
fique, dans la mesure où c'est le fait seul de chercher qui est
considéré comme scientifique. Celui qui affirmerait : « J'ai
résolu tous les problèmes de la pédagogie, j'ai fait des
découvertes sur l'âme humaine, j'ai placé l'éducation sur un
terrain simple et sûr », ne serait pas une personne qui pour-
rait être prise au sérieux dans l'univers scientifique. En effet,
il existe un contraste entre la liberté de l'élève et la néces-
sité de le faire étudier selon des programmes établis ou, tout
au moins, l'obligation au travail nécessaire à l'acquisition de
la culture; entre le développement de l'individualité et les
besoins de la vie sociale, car la société humaine comporte
d'inévitables passages difficiles pour l'individu et celui-ci, en
plus (l'être contraint (le s'adapter aux impératifs souvent
rudes de l'imprévu, doit le faire aussi dans le cadre des
limites morales dictées par la stabilité même de la société
L'adulte et l'enfant 141

civile. Cela doit, se faire justement en sacrifiant, de manière


plus ou moins importante, l'individualité. En s'agissant de
l'enfant, il semble inévitable qu'il se soumette à l'obligation
scolaire, mais en réalité nous aimerions qu'il en jouisse; il
est obligé de se fatiguer, mais nous aimerions qu'il ne res-
sente pas la fatigue. Il faut absolument qu'il obéisse et pour-
tant nous aimerions qu'il soit libre. Le contraste entre ces
désirs et les nécessités de la réalité est à l'origine des pro-
blèrnes en matière d'éducation. Les tentatives des scienti-
fiques se soldent par une série de plaintes de l'adulte face à
la fatalité qui pèse sur l'enfant. En effet, toutes les réformes
dc l'école moderne visent à soulager des maux inévitables,
par exemple en diminuant les horaires et en allégeant les
programmes, ou par des pauses obligatoires de repos et
d'éducation physique: des remèdes qui, en dernière analyse,
sont au détriment du progrès culturel.
Quoi qu'il en soit, la solution de cc type de problèmes ne
peut se limiter à un simple compromis : il faut une réforme
réelle qui puisse tracer une nouvelle voie pour l'éduati '
qui a été dans une impasse jusqu'à présent.
La science appliquée à l'éducation n'a pas su trou\ er
l'issue heureuse qui dans d'autres domaines lui a permis de
faire des découvertes lumineuses et utiles pour la vie
humaine. Dans notre domaine, la science a limité ses
recherches aux phénomènes extérieurs. En utilisant des
termes médicaux, nous dirions: « Elle a tenté un traitement
symptomatique, sans se soucier de découvrir si à l'origine
des phénomènes extérieurs il y avait des erreurs de hase
détectées.
142 I :iliint dans la l'arnilk

En médecine, on sait que les symptômes les plus divers


peuvent provenir d'une seule cause centrale, capable de
provoquer d innombrables phénomènes qu il serait vain de
combattre un à un. L'expérience nous enseigne qu'un
désordre fonctionnel du coeur peut générer différents symp-
tômes dans tous les organes: il serait vain d'essayer de gué-
rir chacun de ces symptômes, alors qu'il suffit de rétablir les
conditions normales du coeur pour qu'ils disparaissent
immédiatement. Nous en avons un autre exemple dans les
maladies psychiques étudiées par la psychanalyse, où l'on
peut se trouver face à de telles complications de sentiments
et d'idées, qu'il en résulte un véritable chaos de phéno-
mènes incompréhensibles, venant de constructions succes-
sives déterminées par une seule origine cachée dans le
subconscient. Lorsqu'en sondant le suhconscient on trouve
cette origine cachée, tout devient compréhensible et ies
phénomènes disparaissent ou bien n'ont plus grande impor-
tance.
Les problèmes de l'éducation évoqués plus haut sont
comparables aux phénomènes extérieurs, irréductibles en
soi dans la mesure où ils proviennent d'une cause centrale
non perçue, dont on pourrait dire qu'elle se cache dans le
subconscient social de l'humanité.
Notre travail pédagogique est resté en dehors de la
démarche symptomatique de l'éducation actuelle en sui-
vant son propre chemin de recherche, ce qui lui a permis dc
trouver la cause centrale qui génère ces efkts jusque-là irré-
ductibles. Une fois cette cause vaincue, tous les problèmes
ont disparu.
L'adulte et l'enfant 143

Or les soi-disant problèmes de l'éducation - notamment


ceux qui concernent l'individualité, ie caractère, le dèvelop-
pement de l'intelligence - trouvent leur origine dans le
conflit permanent qui existe entre l'adulte et l'enfant. Les
obstacles que l'adulte oppose à l'enfant sont nombreux et
graves; ils sont d'autant pius dangereux que l'adulte
s'adresse continuellement à l'enfant, qu'il s'arme contre lui
en quelque sorte par ie droit, la science et sa volonté de le
diriger selon ses propres convictions. C'est pourquoi,
l'adulte le plus proche de l'enfant - la mère ou l'éducateur
- est justement celui qui représente le plus grand danger
pour la formation de la personnalité enfantine. La question
de ce conflit primitif entre le fort et le faible, ne concerne
pas seulement l'éducation, mais elle se reflète aussi dans la
vie psychique de l'adulte, en donnant la clé de nombreuses
psychopathies et anomalies du caractère et du sentiment; la
question est donc d'ordre universel si ce n'est cyclique, car
eue passe de l'adulte à l'enfant et de l'enfant à l'adulte.
l.e premier pas pour résoudre intégralement le problème
dc l'éducation ne doit pas être fait vers l'enfant, mais veis
l'adulte éducateur: il faut apporter de la clarté à sa
conscience et ic libérer d'un grand nombre de préjug;
pour finir, il faut changer ses attitudes morales. Ce premr
pas est suivi du deuxième : préparer à l'intention de l'enfant
un environnement sans obstacles, adapté à sa Vie.
L'environnement ne peut être déterminé que par une seule
personne : l'enfant lui-même, lequel, au fur et â mesure qu'il
est libéré du besoin de lutter contre des obstacl&
commence à manifester ses caractéristiques supéncu- r
144 L'enfant dans la tamillc

ses tendances les plus élevées et pures de créateur d'une


nouvelle personnalité. Par ces deux pas s'accomplit la pré-
paration nécessaire au fondement: elle aboutit à un chan-
gement (l'ordre moral tant pour l'adulte que pour l'enfant.
En effet, après avoir préparé un environnement propor-
tionné à l'enfant et avoir soumis différentes activités à son
libre choix, dans le calme du travail, l'enfant a commencé à
montrer des caractéristiques jamais reconnues jusque-là.
L'environnement adapté aux besoins les plus évidents et
élémentaires de sa vie spirituelle, révéla des attitudes qui
jusque-là étaient restées secrètes, cachées chez l'enfant, car,
dans le conflit avec l'adulte, seuls les caractères de défense
et de répression avaient été développés. Il existe donc deux
personnalités psychiques chez l'enfant: l'une, naturelle et
créative, qui est normale et supérieure, l'autre qui reflète
l'adaptation forcée, qui est inférieure et a des caractéris-
tiques âpres et tortueuses du combat d'un faible attaqué par
un fort. La nouvelle donnée qui résulte de cet ordre de
choses et qui est devenue comme un phare éclairant ie che-
min de l'éducation, est la figure du nouvel enfant: c'est la
révélation, si ce n'est la « découverte » psychologique, qui a
guidé la nouvelle éducation. À l'aise dans ses actes, le nou-
vel enfant fait preuve de confiance en soi et de courage, et
se montre doté des forces morales qui sont aussi d'ordre
social. Parallèlement à cela, on voit disparaître chez lui - ou
plutôt, ne pas apparaître - les défauts que l'on avait tenté en
vain d'effacer par l'éducation: le caprice, l'esprit de des-
truction, ]e mensonge, la timidité, la peur et plus généra-
lement tous les traits de caractère liés à un état de définse.
L'adulte et l'enfant 14 5

Aux côtés du nouvel enfant, l'adulte qui est en m:::-


cation avec lui - c'est-à-dire l'instituteur - prend aussi une
tout autre orientation: il ne s'agit pius de l'adulte tout-puis-
sant, mais d'un adulte humble qui est devenu le serviteur de
la nouvelle vie. Après l'expérience fondamentale qui est la
nôtre, il n'est pius possihie de débattre de l'éducation sans
avoir d'abord déterminé les bases du débat: à savoir, si l'on
parle de l'enfant soumis à la toute-puissance de l'adulte - et
donc dans un état défensif permanent, s'il n'a pas déjà été
vaincu par la répression - ou bien de l'enfant libéré de la
toute-puissance de l'adulte et mis dans des conditions de vie
normales qui lui permettent de manifester ses traits créatifs.
Dans le premier cas de figure, l'adulte lui-même est la
cause des difficultés qu'il crée inconsciemment et conte
lesquelles il se bat « dans la jungle des problèmes sans solu-
tion ». Dans le deuxième cas, l'adulte a pris conscience de
son erreur et assumé la honnc attitude par rapport à l'en-
fant: dès lors, celui-ci trouve devant lui un chemin facile et
lumineux, un nouveau monde serein et plein de merveiIie

Sur ce deuxième chemin, on peut jeter les hases de


science de l'éducation. En effet, l'idée de science présup-
pose la vérité trouvée ou découverte: une assurance qui
serve de socle à son évolution. Elle requiert aussi un guide
ferme et sûr qui sera tantôt une méthode d'investigaon,
tantôt un contrôle des éventuelles erreurs. Eh bien, ce guide
de précision a été indiqué par l'enfant lui-même: il
demande à l'adulte serviteur d'être aidé, en s'exprimant
ainsi: « Aide-moi à faire par moi-même. »
I 4( I dans la linillt

S'il est vrai en effet que l'enfant se développe dans son


environnement grâce à sa propre activité, il est vrai aussi
qu'il a besoin de moyens matériels, de directives et de
notions indispensables: c'est l'adulte qui doit pourvoir à Ces
besoins inhérents au développement de l'enfant. L'adulte
doit dire et faire ce qui est nécessaire pour permettre à l'en-
fant d'agir seul utilement: s'il n'en fait pas assez, l'enfant ne
peut pas agir utilement ; s'il en fait de trop et donc s'il
s'impose ou se substitue à l'enfant -, il éteint ses élans vers
l'action. L'intervention peut donc être déterminée : il existe
une limite idéale â atteindre que I on pourrait appeler « le
seuil d'intervention ».
Cette détermination se fait de plus en plus précise à
mesure que l'expérience progresse sur ce guide; parallè-
lement, on voit se préciser de plus en plus finement la rela-
tion nécessaire entre la personnalité de l'adulte éducateur et
celle de l'enfant.
L'activité de l'enfant se développe en rapport avec te
matériel, c'est-à-dire des objets et des choses scientifi-
quement choisis et mis à sa disposition dans l'environ-
nement. Dans ce détail se trouve la solution du problème de
l'acquisition de la culture cela consiste donc non seulement
à limiter l'action de l'adulte, mais aussi à remplacer les
enseignements du maître d'autrefois par un matériel per-
mettant à l'enfant d'acquérir seul les connaissances néces-
saires, selon les besoins (le SOn propre développement. Iihrc
de choisir son activité, tout enfant se développe selon ses
besoins créatifs les plus intimes et profonds, et progresse
clans l'instruction : c'est ainsi que se développe l'individualité
L'adulte et l'enfant 14

au prix d'un exercice qui conduit à l'acquisition de i.


culture. Le maître demeure dans son rôle de conducteur et
de guide : il est une aide et un simple serviteur, pendant que
la personnalité enfantine progresse grâce à ses propres
forces, en exerçant ses activités.
De nombreux éclaircissements de grande importance ont
découlé de ces expériences, construisant peu à peu, sur des
hases nouvelles, une science pédagogique d'une clarté cris-
talline. L'un d'entre eux dit que si l'intervention des adultes
a des limites, le matériel en n également, ainsi que l'en-
semble de l'environnement en général. On peut donc
constater un manque comme un excès de matériel, les deux
étant dommageables pour le développement normal de
l'enfant: un manque petit agir comme un frein, un excès
entraîner la confosion et la dispersion des énergies. Pour
mieux comprendre cette idée, on peut citer des faits simi-
laires bien connus, par exemple dans le domaine de l'ali-
mentation. On sait qu'un manque d'aliments peut conduire
à la dénutrition tandis qu'un excès cause l'empoisonnement
et prédispose à de nombreux maux. Il est désormais bien
connu que, loin de renforcer, une alimentation excessive
affaiblit. Il fut un temps où l'on croyait que l'on êtait plus
sain et heureux en mangeant copieusement. Une fois cette
erreur corrigée, des précisions de plus en plus fines ont et
apportées à la quantité et à la qualité de l'alimentation, pu
par la suite, la science de l'alimentation s'est orientée ve
une étude de plus en plus précise des limites. Aujourd'hL
ceux qui ont compris l'idée que le matériel est la ck
l'éducation individuelle, pensent toutefois sous -
148 1.t'nfant (tans la Iamilk'

vaut mieux fournir une grande quantité de matériel, sans


ordre précis et donc sans limites. On peut comparer ces gens
à ceux qui pensaient autre ois que pour être en meilleure
forme physique, il fallait manger sans limites. La comparai-
son est parfaite dans les deux cas, car il s'agit justement
d'aliments pour ic corps et d'aliments pour l'esprit. De la
même manière, l'élaboration des moyens de développement
psychique - c'est-à-dire du matériel - a tendance à décou-
vrir des limites de plus en plus précises qui permettent d'at-
teindre k plein développement, l'activité spontanée
maximale. C'est toutefois toujours par rapport à la figure de
l'enfant nouveau que ces précisions sont déterminées.

L'enfant nouveau se révèle dès ses premiers mois de vie.


Étant habitués à considérer comme utilisables dans l'édu-
cation seuls les faits psychologiques de la conscience et ceux
exprimés par le langage, il est en effet évident que jusque-là
le tout petit enfant a été complètement négligé dans l'édu-
cation. La ferme conviction qu'il n'y avait rien d'autre à
Faire pour lui que de lui apporter des soins d'hygiène, a
caché des faits de première importance. Par contre la pré-
paration de l'adulte à accueillir - au lieu d'étouffer - les
manifestations psychiques, a permis de comprendre que la
vie psychique des enfants est beaucoup plus intense et pré-
coce que nous l'avions supposé. Cela a révélé avec une
clarté incontestable que la vie psychique du tout petit
enfant et ses efforts pour entrer en rapport avec son envi-
ronnement, précèdent de loin son développement moteur,
de sorte que nous avons un esprit vif— nécessitant donc aide
L'adulte et lenfant 1 4,4

et attention psychiques -, alors que le grand système moteur


ne fonctionne pas encore et le langage n'est pas développé.
Il existe donc chez l'enfant une dualité, un contraste fonc-
tionnel entre vie psychique et vie motrice, contrairement à
ce qui arrive chez les animaux inférieurs où l'instinct anime
le mouvement quasiment dès la naissance. L'homme doit
construire par lui-même k grand instrument à travers lequel
son âme va se révéler et agir. Cela évoque une supériorité
caractéristique de l'homme: il doit animer par son je l'ap-
pareil très complexe des mouvements, car il voudra s'en ser-
vir selon son individualité. C'est pourquoi l'homme se
construit lui-même: afin de se posséder et de se diriger lui-
même. Ainsi nous voyons l'enfant bouger continuellement:
en effet, il doit construire l'action pas à pas, en rapport avec
l'esprit. Tandis que l'adulte agit mù par la pensée, l'enfant
bouge pour construire dans l'unité la pensée et l'action.
Cela est la clé de la personnalité dans son développement.
Par conséquent, ceux qui empêchent les enfants de bou-
ger font obstacle à la construction de sa personnalité. Des
lors, la pensée se développe indépendamment de ses actes
ceux-ci obéissent aux ordres de quelqu'un d'autre et voila
que le mouvement ne fait pas écho à son esprit. C'est ainsi
que le caractère est brisé et qu'un conflit intérieur s'installe.
affaiblissant l'âme. Ces faits d'une formidable importance
pour l'avenir (le l'humanité, devraient être pris en compte
de manière prioritaire dans l'éducation de la famille ornrne
dans celle de l'école.
L'enfant est beaucoup plus élevé spirituellement
nous le supposons. Il souffre souvent non pas à cause J w».
I L'enfant dans la faniilk'

exès de travail, mais parce qu'il est obligé d'en tiire un qui
n 'est pas digne de lui. I ,'intérêt de l'enfant se tourne vers un
effort adapté à son grand pouvoir intellectuel et à la dignité
de sa personne. Désormais, dans des milliers d'écoles du
monde entier, on voit ces nouveaux enfants travailler à des
choses dont on ne les aurait jamais cru capables. En effet, les
tout jeunes enfants se sont montrés capables de travailler
longuement sans se fatiguer et de concentrer leur attention
jusqu'à s'abstraire de l'environnement extérieur, révélant
ainsi les mouvements constructifs de leur personnalité.
Quant à la culture, ils se sont montrés particulièrement pré-
coces: les enfants de quatre ans et demi ont appris à écrire
et ont écrit avec un enthousiasme et une joie tels, que nous
avons appelé ce phénomène l'explosion de l'écriture.
L' instruction s'accomplit avec facilité, voire avec enthou-
siasme, dès un âge précoce sans la moindre fatigue, jus-
tement parce qu'il s'agit d'activités spontanées.

En observant ces enfants rayonnant de santé, sereins, à


l'aise, sensibles, pleins d'amour et de joie, toujours prêts à
aider ies autres, on pense à toutes ces énergies humaines que
l'on gâche à la suite d'une primitive et radicale erreur. On
pense à une immense faute qui sème l'injustice aux racines
mêmes de l'humanité mais plus que d'une faute, il s'agit là
d'une colossale erreur inconsciente. C'est l'adulte qui pro-
voque chez l'enfant ses incapacités, ses confusions, ses réhel-
lions ; c'est encore l'adulte qui brise le caractère de l'enfant
et en réprime les élans vitaux. Plus tard, c'est à nouveau
l'adulte qui s'évertue à corriger les erreurs, les déviations
l'adulte et l'enfant

psychiques et les affaihiissements du caractère qu'il a lu:-


même produits chez l'enfant. Il se trouve ainsi dans un 1ah -
rinthe sans issue, dans un échec sans espoir. Tant que l'adulte
ne prendra pas conscience de son erreur involontaire et qu il
ne se corrigera pas, l'éducation ressemhlera pour lui à une
jungle de problèmes sans solutions. Et ses enfants, une fois
devenus hommes à leur tour, seront victimes de la même
erreur qui se transmet de génération en génération.
Table

La page blanche .............................. 7


Le nouveau-ne .............................. 1 7
L'embryon spirituel........................... 27
Maître d'amour.............................. 37
La nouvelle éducation ......................... 43
De ma méthode en général ..................... 57
Le caractère de l'enfant........................ 75
L'environnement de l'enfant .................... 87
L'enfant dans la famille ........................ 99
La nouvelle maîtresse ........................ 127
L'adulte et l'enfant .......................... 137
Composition et mise en pages rtaIisèes rIr
Sud Compo - 66140 - Canet en Rousi11
004/2006
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Connue surtout pour sa méthode péda-
gogique touchant aux premières années de
la scolarisation - à travers les « Maisons des
enfants » dont on célèbre cette année le
centenaire -, Maria Montessori (1870-1952)
s'est également intéressée aux premières
relations de l'enfant dans sa famille. Une
réalité très sensible aujourd'hui où bon
nombre de parents ne savent plus se situer
dans une juste relation avec leurs enfants
qui puisse concilier respect et autorité.
Ce livre rassemble les textes inédits
d'une série de conférences données en
1923 à Bruxelles sur ce thème. Maria
Montessori propose à sa manière un guide
à l'intention des parents et éducateurs,
pour éviter toute incompréhension ou
tentation d'autoritarisme.
L'essentiel des oeuvres pédagogiques de
Maria Montessori est publié en français
chez Desclée de Brouwer.

Traduit de l'italien par Maria Grazzini.

Photographie © Harten / Photononstop.

18€
ISBN 978-2-220-05719-4

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