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ANNE
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Biographie de l’auteur :
TRACY ANNE WARREN est l’auteure d’une douzaine de romances historiques se déroulant sous la Régence. Son premier roman a rencontré un énorme succès, s’ inscrivant
dans la liste des best-sellers de USA Today. Elle a reçu de nombreuses récompenses, dont le prestigieux RITA Award.
Tracy Anne Warren est l’auteure d’une douzaine de romances historiques se déroulant durant la Régence. Après avoir obtenu un diplôme d’art à l’université d’Ohio, elle a
travaillé pendant plusieurs années dans la finance. Son premier roman a rencontré un succès rapide, s’inscrivant dans la liste des best-sellers de USA Today et ayant reçu un
accueil favorable des lecteurs et de la critique. Elle a depuis reçu plusieurs récompenses, dont le prestigieux RITA Award en 2007.
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu
Un matin, quatre jours plus tard, Thalia était assise à son secrétaire dans son petit bureau et achevait
une lettre destinée à son amie Jane Frost. Elle posa sa plume, sabla l’encre pour la sécher puis plia le
feuillet en quatre avant de le sceller avec la cire d’une bougie dont, ensuite, elle souffla la flamme.
Autrefois, elle ne se serait pas souciée de laisser la bougie brûler jusqu’au bout, mais les dernières
années lui avaient appris le prix des chandelles et la sagesse d’une vie frugale.
Elle s’estimait néanmoins heureuse de pouvoir vivre, en dépit des circonstances, dans une honorable
partie de Londres. Sans le legs de sa grand-mère maternelle, qui incluait la maison de ville meublée et
assez d’argent pour l’entretenir, elle aurait été totalement démunie. Par quelque miracle, et elle n’en
remercierait jamais assez le Ciel, ce legs avait mystérieusement échappé à sa dot.
Gordon avait veillé à ce qu’elle ne reçoive rien de lui lors de leur divorce, et lorsqu’il l’avait jetée
hors de sa grande demeure familiale de Grosvenor Square, en ce fatidique mois de juin des années
auparavant, elle n’avait que les vêtements qu’elle portait sur le dos.
Sa bonne, Parker, l’avait prise en pitié et, avec l’aide d’un valet qui avait le béguin pour elle, elle
s’était débrouillée pour remplir deux malles d’effets et les lui faire apporter. Mais, même ainsi, Thalia
n’avait disposé que de quelques mouchoirs. Elle avait été spoliée de ses bijoux, pourtant reçus bien avant
son mariage.
De par la loi, tout ce qu’elle possédait appartenait à Gordon, de la plus infime épingle à cheveux au
plus petit dé à coudre. Elle avait supplié son mari de ne pas lui prendre son collier de perles, vieux d’un
siècle, passé de mère en fille. En vain. Il lui avait ri au nez et l’avait vendu, ainsi que toutes les autres
possessions de Thalia. Il n’avait voulu conserver aucun des biens de sa femme, mais avait veillé à ce
qu’elle n’en récupère pas un seul.
La somptueuse robe émeraude portée l’autre soir chez Elmore avait fait partie des quelques affaires
rangées dans une malle par sa bonne. Maudite robe. Elle avait tenu un rôle dans tous ses ennuis et avait
continué à lui en créer.
— Appelez-moi Leo.
La voix de velours de Byron résonna de nouveau à ses tympans, chaude, enjôleuse.
Elle frissonna.
Il avait été étonnamment charmant. Du moins, jusqu’à ce qu’il lui fasse cette offensante proposition.
Mais pourquoi pensait-elle encore à lord Leopold ? Elle ne le reverrait jamais. Elle allait poursuivre
son chemin, comme elle l’avait toujours fait. Lord Leopold n’était qu’un impudent coquin alléché par une
bonne fortune. Eh bien, qu’il aille la chercher ailleurs, sa bonne fortune, parce que Thalia Lennox, en
dépit de sa réputation, ne badinait pas avec les hommes.
Elle se leva, lissa les jupons de sa robe, puis traversa la pièce pour aller tirer la sonnette.
Dix minutes s’écoulèrent avant que quelques coups discrets soient frappés à la porte. Un vieil homme
voûté en livrée noire entra. Ses cheveux rares étaient blancs, son corps presque squelettique. Pourtant,
Thalia savait qu’il prenait trois repas complets chaque jour à l’office.
— Vous avez sonné, madame, dit-il d’une voix rappelant un croassement.
— Oui, Fletcher. J’ai une lettre à envoyer. Le postier est-il déjà passé ?
— Non, mais il ne devrait plus tarder. Je veillerai à ce que votre lettre soit ajoutée au courrier en
partance.
— Parfait.
Thalia sourit et lui tendit la lettre.
— Fletcher, voudriez-vous informer Mme Grove que je sortirai cet après-midi et aimerais avoir un
dîner léger à mon retour ? J’irai assister à une vente aux enchères chez Christie’s. Demandez à Boggs de
préparer la voiture.
— Bien, madame. Je m’occupe de cela immédiatement, dit Fletcher en s’inclinant.
Thalia savait qu’« immédiatement » signifiait dans un temps indéterminé, mais peu importait. Fletcher
faisait aussi vite que ses vieux os le lui permettaient, et elle disposait de tout le temps qu’il fallait pour se
rendre chez Christie’s.
Elle prit le catalogue de la vente de l’après-midi et regarda les articles proposés aux enchères et
leurs descriptions. Elle étudiait toujours attentivement les catalogues des salles des ventes londoniennes,
dans l’espoir de voir apparaître l’une de ses anciennes possessions. Évidemment, elle aurait été bien
incapable de payer des pièces aussi chères que son argenterie ou ses bijoux, mais de temps à autre un
article pas trop onéreux surgissait. Ainsi avait-elle pu récupérer une théière et quatre tasses en porcelaine
de Sèvres qui, disait la légende, avaient autrefois appartenu à lord Kemp.
Elle avait également enchéri, et remporté, une travailleuse au couvercle brodé d’oiseaux bleus, de
lilas et de lis. Elle avait tout de suite reconnu son bien dans la mesure où les broderies du couvercle, elle
les avait réalisées elle-même. Ses minuscules initiales figuraient dans un angle.
Plus récemment, elle avait acheté une petite peinture à l’huile représentant le village près du domaine
de ses parents. Ce tableau avait été accroché dans sa chambre d’enfant. Il lui avait coûté bien plus qu’elle
ne comptait dépenser, mais elle ne regrettait rien : tous les matins au réveil, elle souriait en posant les
yeux dessus.
Aujourd’hui, il y avait autre chose qu’elle brûlait de récupérer : la description de l’objet lui semblait
correspondre à son coffret en porcelaine de Meissen du siècle dernier. Deux chatons noir et blanc avaient
été peints à la main sur le couvercle. Son père lui avait offert ce coffret pour ses quinze ans. Le perdre
l’avait bouleversée. Qu’il fût peut-être à sa portée lors de la vente de cet après-midi la mettait sur des
charbons ardents.
Si seulement les enchères pouvaient ne pas monter trop haut…
Lors d’une précédente vente, il y avait eu une paire de peignes en ivoire et argent qu’elle voulait
désespérément. Mais le prix de départ avait été très élevé et avait rapidement atteint des sommets hors de
sa portée. Si le coffret de porcelaine était bien celui offert par son père, il ne lui restait plus qu’à prier
pour que les membres de l’assistance soient des passionnés de chiots et non de chatons…
Frémissante d’excitation, elle commença à s’apprêter.
Deux heures plus tard, Leo Byron parcourait lentement les allées le long desquelles étaient exposés
les articles de la vente à venir. Il serrait un catalogue de Christie’s roulé dans sa main : il avait déjà fait
son choix avant d’entrer dans la salle.
Néanmoins, il tenait à jeter un coup d’œil aux objets qu’il avait retenus : il ne se fiait pas aux
descriptions, ni aux attestations de l’authenticité et de l’état de ces objets. Non qu’il doutât de l’intégrité
de Christie’s, qui était le dessus du panier des salles des ventes en ce qui concernait les objets d’art et les
antiquités. Mais selon lui, un homme se devait de juger par lui-même. Ainsi, s’il faisait une erreur, il
serait le seul à blâmer.
Aujourd’hui, il était venu pour un objet précis : il voulait enchérir sur une jarre grecque du Ve siècle
avant notre ère, sur laquelle figurait un épisode de la guerre de Troie. Signée d’un artiste fameux, elle
était un superbe exemple de cette époque et serait un plus dans sa collection. Il y avait aussi un marbre,
des nymphes qui dansaient, dont il avait terriblement envie et qu’il achèterait si le prix était correct.
Après avoir examiné la jarre et la sculpture, il continua son chemin dans les allées, examinant les
autres objets exposés. Ah, ce vase de Sèvres avec des roses rouges peintes sur fond bleu cobalt !
Mallory, sa sœur aînée, l’adorerait. Il datait de la moitié du XVIIIe siècle. Il n’était donc pas très ancien,
mais ferait néanmoins un beau cadeau.
Il arriva ensuite devant un coffret au couvercle orné de chatons, et il songea aussitôt à sa sœur cadette
Esme. À dix-huit ans, elle adorait les animaux et le coffret la charmerait certainement. Il n’avait pas
grande valeur. Il pourrait certainement l’avoir pour une bouchée de pain.
Il gagnait la salle adjacente où étaient installées l’estrade du commissaire-priseur et des rangées de
chaises pour les acheteurs, lorsqu’une plume blanche fichée dans le chapeau d’une femme attira son
regard. Il frémit en s’apercevant que cette femme était lady Thalia Lennox.
Et quelle femme… Dommage que sa mise ordinaire, une robe d’après-midi bleue, ne la mette pas en
valeur comme la robe émeraude qu’elle portait l’autre soir. Mais, même dans cet écrin d’étoffe discrète,
sa beauté était frappante. Carnation crémeuse, lèvres comme des pétales, cheveux d’un noir lustré…
Il imagina cette chevelure en liberté sur un oreiller blanc, ses yeux ambre papillotants, sa bouche rose
entrouverte, frémissant d’impatience, lorsqu’il se pencherait sur elle pour la rejoindre entre les draps.
Au cours des jours derniers, il avait souvent pensé à elle, se demandant s’il aurait une chance de la
revoir. La Providence, semblait-il, lui avait souri. Et il n’y avait pas de champagne à proximité, donc pas
de douche à craindre. Une excellente chose.
Souriant intérieurement, il se dirigea vers elle. Elle ne l’avait pas remarqué. Elle paraissait
concentrée sur les objets exposés, comme il l’avait été lui-même auparavant.
Elle était seule, manifestement. À moins qu’elle ne soit venue avec un amant et que l’homme soit en
train de leur chercher des sièges pendant qu’elle scrutait ce qu’elle convoitait jusqu’à ce que commence
la vente.
Quoi qu’il en soit, il n’allait pas laisser passer cette opportunité de lui parler de nouveau. Qui savait
à quoi un échange de quelques mots pourrait aboutir ?
Thalia avançait lentement le long des vitrines. Elle avait déjà trouvé le coffret aux chatons et était
certaine qu’il s’agissait du sien. Elle pria in petto pour qu’à l’issue des enchères, il soit à elle. Elle
disposait de l’emplacement idéal pour le mettre en valeur, dans le cabinet vitré en bois de rose de sa
grand-mère, au salon du premier étage.
Évidemment, il y avait d’autres antiquités et objets de collection sur lesquels elle aurait été heureuse
d’enchérir. Par exemple une splendide peinture des falaises de Douvres, un paysage si réaliste qu’on
pouvait presque humer l’odeur du sel. Mais la mise à prix était trop élevée, et elle s’interdisait de céder à
la tentation de dépenser plus que ses moyens le lui permettaient. Un tableau par-ci, une épingle ornée de
pierreries par-là, un vase ou un éventail de soie, et elle n’aurait plus de quoi payer son thé noir de Ceylan
favori chez le marchand de thé, ni papier et encre chez le papetier. Le petit plaisir qu’elle voulait se faire
suffirait.
Elle admirait un petit groupe de chevaux de bataille en argent, se rappelant qu’autrefois elle les aurait
achetés sans hésiter, lorsqu’elle se sentit observée. Elle tourna la tête et resta figée sous le regard d’yeux
verts pailletés d’or.
De beaux, d’inoubliables yeux.
Lord Leopold Byron vint vers elle, un sourire sur ses attirantes lèvres pulpeuses.
Elle jura à part elle. Il était trop tard pour prétendre ne pas l’avoir vu et s’éloigner. Elle prit donc une
profonde inspiration et se prépara à la rencontre.
— Lady Thalia, dit-il en s’inclinant bas, comment allez-vous ?
— Lord Leopold, répondit-elle d’un ton calme et froid.
En dépit du manque d’enthousiasme dont elle fit montre, l’intensité du sourire ne faiblit pas.
— Quelle chance de vous retrouver ici.
— Vraiment ? Je pensais précisément le contraire.
Apparemment pas le moins du monde offensé, il montra le catalogue qu’il tenait à la main.
— La vente devrait être belle. M. Christie sera certainement satisfait que l’assistance soit aussi
fournie.
Lord Leopold avait raison, la salle était bondée de clients, et d’autres arrivaient encore. Pour Thalia,
cette vente s’annonçait mal.
— Un grand nombre d’enchérisseurs stimule les ventes, remarqua-t-elle. Je préférerais qu’il y ait
moins d’amateurs. De la sorte, les prix n’atteindraient pas des sommets inabordables pour moi.
— Oui, une foule nuit aux petits budgets. Sur quoi êtes-vous venue enchérir, lady Thalia ?
La question était anodine, mais la voix de Leo exerçait un étrange pouvoir sur la jeune femme. Elle la
remuait, comme s’ils partageaient un très intime secret. Or elle l’avait déjà prévenu : il n’y aurait rien
d’intime entre eux.
— Cela ne regarde que moi, lord Leopold. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Elle se détournait quand il demanda :
— Allez-vous dans la salle principale ? Si vous me le permettez, je vais vous escorter.
Elle fronça les sourcils.
— Merci, mais non. Il reste encore quelques minutes avant le début des enchères et je n’ai pas encore
regardé tous les objets. Je vous en prie, disposez donc.
Il ne bougea pas.
— En tant que gentilhomme, cela me contrarierait de vous laisser seule. Sauf si vous êtes
accompagnée. Est-ce que quelqu’un va vous rejoindre ?
Il la fixait, manifestement très intéressé par sa réponse.
Les sourcils de Thalia se froncèrent encore plus. Devait-elle mentir ? Dès qu’elle aurait pris un
siège, il découvrirait la vérité. Alors à quoi bon ?
— Non. Je suis venue seule. Avec ma bonne néanmoins, bien sûr. Mais cette salle des ventes m’est
très familière et je n’ai nul besoin d’escorte. Ne vous sentez obligé à rien, je vous en prie.
Elle pivota sur ses talons, espérant qu’il aurait bien compris son refus. Mais naturellement, ce ne fut
pas le cas. Il la suivit.
Elle s’arrêta et feignit de s’intéresser à un vase chinois en laque noire, l’une des plus affreuses pièces
qu’elle eût jamais vues.
Il s’arrêta aussi.
Elle ne leva pas les yeux sur lui et lâcha un soupir agacé.
— Extrêmement laid, n’est-ce pas ?
Elle faillit le regarder, s’en empêcha in extremis.
— Ce vase est absolument monstrueux, continua-t-il. On se demande ce qui est passé par la tête de
Christie pour ne pas jeter cette horreur dans la première poubelle venue.
Elle eut bien de la peine à ne pas sourire.
— Peut-être espère-t-il que l’un des amateurs sera aveugle. De la sorte, il ne se souciera pas
d’acheter quelque chose d’une hideur à donner la chair de poule.
— C’est hideux, mais pas si hideux que cela, commenta Thalia, incapable de ne pas répliquer.
Lord Leopold posa sur elle un regard interrogateur.
Elle rit.
— Vous avez raison, c’est épouvantable. Mais utile. Un bouquet de roses embellirait
considérablement ce vase.
— Il ferait faner les pétales en un clin d’œil.
Incapable de s’en empêcher, elle rit de nouveau.
En retour, elle eut droit à un sourire qui révéla des dents à l’émail sans défaut, ce qui le rendit encore
plus charmant qu’il ne l’était déjà.
— Je présume que ni vous ni moi n’allons enchérir sur cette chose ?
— Vous présumez correctement.
— La vente va bientôt débuter. Puis-je vous accompagner dans la salle afin que nous trouvions des
sièges ? demanda-t-il en lui offrant son bras.
— Ma bonne me garde une place.
— Alors, puis-je vous accompagner jusqu’à votre bonne ?
Elle hésita. Comment avait-elle réussi à se mettre en position aussi délicate ? Lui opposer un refus
eût semblé mesquin. Et puis, l’autoriser à la conduire jusqu’à son siège ne l’obligeait pas à rester avec
lui. Au contraire. De la sorte, ils se sépareraient très vite.
— Si tel est votre souhait, lord Leopold.
— Cela l’est.
Elle posa la main sur la manche de sa veste, en laine brune fine et douce, en dessous de laquelle elle
sentait des muscles durs.
— Lady Thalia, j’espère que vous me pardonnerez mon comportement lors de notre précédente
rencontre.
— Notre première rencontre, voulez-vous dire.
— Exactement, approuva-t-il avec l’un de ses sourires ravageurs. Ma seule excuse, si tant est qu’il y
en ait une, est que j’ai été ensorcelé par votre beauté et en ai quasiment perdu la tête. Et puis, il y avait
ces verres que j’avais bus avant notre conversation. Je me suis montré trop bavard.
Elle le regarda par-dessous son chapeau.
— L’alcool est souvent une excuse bien pratique pour des comportements déplacés.
— Aïe. Je méritais cette réponse, je pense. Mais vous-même devriez faire quelques excuses.
— Moi ? Grands dieux, pourquoi m’excuserais-je ?
— Pour une flûte de champagne, peut-être ?
— Oh, cela !
— Oui, cela, accorda-t-il en gloussant. Mais je vous ai d’ores et déjà pardonné. Même si vous avez
ruiné ma belle cravate. Mon valet a dû la jeter. Apparemment, les taches de vin ne partent pas.
— Quelle grande perte, fit Thalia dans un petit sourire narquois. Donnez-moi votre adresse. Je vous
ferai livrer une cravate de remplacement.
— Je préférerais que nous repartions de zéro. Que nous fassions comme si nous venions de nous
rencontrer aujourd’hui.
Il s’arrêta et lui prit la main.
— Permettez-moi de me présenter, madame. Lord Leopold Byron, pour vous servir. Et vous êtes… ?
— Quelqu’un qui ne souhaitait pas vous être présentée la première fois.
— Votre nom, madame, je vous en prie.
— Vous savez qui je suis.
Il attendit, et Thalia céda.
— Lady Thalia Lennox. Voilà. Satisfait ?
— Pas encore, mais j’entends bien l’être dans l’avenir.
— Attention, lord Leopold. Je pourrais trouver une autre flûte de champagne.
Il éclata de rire et s’inclina avec élégance.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, lady Thalia.
— Oh, c’est absurde, lord Leopold !
— Ah, très bien. Vos piquants sont moins acérés. Nous sommes en progrès.
— À votre place, je ne compterais pas là-dessus.
— Maintenant que vous avez accepté de me pardonner et de repartir de…
— Je n’ai rien accepté du tout, assura-t-elle avec fermeté, essayant à grand-peine de dissimuler
qu’elle le trouvait charmant.
Les hommes ne l’intéressaient pas ! Ils n’étaient que source d’ennuis.
— Bien sûr que si, vous avez accepté.
— Jamais de la vie. Vous tirez des conclusions en vous basant sur de bien minces éléments.
— C’est exactement pour cela que nous avons besoin de temps pour mieux nous connaître. Je suggère
que nous commencions tout de suite.
— Je suggère que nous ne commencions jamais. Bon, la vente va débuter. Trouvons nos sièges.
Il lâcha sa main et lui offrit de nouveau son bras. Mais elle négligea l’offre et se dirigea vers les
rangées de petites chaises dorées.
— Je vois ma bonne. Merci, lord Leopold. Je me débrouillerai seule pour faire les derniers mètres.
— Si je vous accompagne, nous serons assis ensemble. Je suis sûr qu’il sera possible de procurer un
autre siège à votre bonne.
— Au revoir, lord Leopold, lança Thalia sur un joyeux ton musical, avant de se glisser entre les
rangées étroites encombrées d’acheteurs.
Leo voulait la suivre, mais il se rendit compte qu’il l’avait suffisamment mise sous pression pour
aujourd’hui. S’il insistait, elle se refermerait comme une huître. C’était curieux. Pour une femme de son
expérience et de sa réputation, elle était étonnamment réservée. On avait l’impression qu’elle vivait
derrière un mur patiemment édifié et ne laissait entrapercevoir aux autres qu’une infime partie de la
femme qu’elle était réellement.
Il avait cru qu’elle serait davantage portée sur le flirt, plus coquette en dépit de sa rigidité et de sa
froideur chez Elmore. La rumeur la prétendait capricieuse et fantasque, bardée d’amants dont les identités
étaient le sujet de conjectures.
Mais ici, aujourd’hui, pas d’amant, constata-t-il quand elle s’assit. Elle était vraiment venue avec sa
bonne, dans le but d’assister à une vente aux enchères et non en quête de quelque liaison clandestine.
Mais ce n’étaient pas ses journées qui l’intéressaient. C’étaient ses nuits. Des nuits qu’il projetait de
passer au lit avec elle dans un très proche avenir. Dans l’immédiat, il allait devoir se contenter de
l’observer de loin, plusieurs rangs derrière elle.
Il ne la voyait que de profil. Ses longs cils qui frôlaient ses joues quand elle cillait, son nez fin et
droit, ses pommettes hautes au dessin délicat, son menton au doux arrondi et l’angle de sa mâchoire sous
le ruban de son chapeau de paille tressée.
Sur quel article projetait-elle d’enchérir ? Un joli objet d’art, sans doute.
L’un des commissaires-priseurs de M. Christie monta sur l’estrade et d’un coup de marteau annonça
le début de la vente.
Assise sur sa chaise, Thalia résistait à la tentation d’enchérir sur les objets proposés. Des plats, des
vases, des chandeliers, des lampes à pétrole… Des bureaux et des commodes, des tableaux et des
portemanteaux, des coffrets, des babioles et tant d’autres choses encore… Il y avait même quelques
authentiques pièces de l’Antiquité dont les prix s’envolèrent.
Lord Leopold faisait partie des gentilshommes qui avaient les moyens d’enchérir sur les plus
précieux objets. Et il était malin : la plupart du temps, il restait immobile et impavide, attendant l’enchère
qui semblait gagnante, et là, il intervenait, cassant l’élan et déstabilisant ses concurrents.
Elle avait reconnu sa voix grave et envoûtante dès qu’il avait parlé. Elle s’était retournée et l’avait
vu, quelques rangs derrière elle. Ensuite, elle n’avait plus bougé, de peur que se sachant remarqué, il se
sentît encouragé. Mais elle avait bien noté qu’il était assis à peu de distance d’elle.
Lorsqu’il avait enchéri pour la première fois, toute l’assemblée l’avait regardé. Elle n’avait donc été
qu’une parmi tant d’autres à poser les yeux sur lui. Le problème, c’était qu’il avait immédiatement
soutenu son regard, comme s’il n’avait attendu qu’une chose : qu’elle lui accorde son attention. Elle avait
eu la sensation que pas un instant, depuis qu’elle s’était assise, il n’avait cessé de la fixer.
Il continuait à enchérir et, du coin de l’œil, elle voyait bien qu’il souriait, ravi, chaque fois qu’il
remportait une enchère. C’était cette expression de victoire, de satisfaction, d’autorité qui la troublait
affreusement. Nerveuse, elle croisait compulsivement les doigts sur ses genoux. Par chance, sa bonne
n’avait pas remarqué sa réaction. Elle était penchée sur son travail de couture et la vente la laissait
totalement indifférente.
Lord Leopold enchérit encore une fois. Sur une sculpture en marbre. Mais Thalia s’interdit de lever
les yeux. Elle écoutait et, de toutes les voix, la seule qu’elle entendait était celle de lord Leopold. Il
remporta une nouvelle fois l’enchère.
D’autres objets furent proposés, mais elle n’en attendait qu’un : le coffret aux chatons.
Et enfin, il fut là.
Elle se redressa, son attention aiguillonnée.
— Numéro cent huit ! annonça le commissaire-priseur. Coffret de porcelaine de Meissen avec
chatons peints à la main. Les enchères s’ouvriront à vingt livres. Qui dit mieux ? Vingt ? Quelqu’un à
vingt ?
Personne ne releva, pas davantage Thalia que les autres. Elle n’allait pas mordre à l’hameçon.
— Ah. Cinq livres, alors, pour cet exceptionnel coffret de Meissen avec son adorable paire de petits
chats ? Cinq livres ?
Le commissaire-priseur ne demandait pas plus que le quart du prix de départ. Un homme au deuxième
rang leva la carte qui portait son numéro d’enchérisseur.
— Cinq livres ! Merci, monsieur. Qui va proposer cinq et demie ? Cinq et demie… Aurai-je cinq et
demie… ?
Un autre homme leva la main. Et un autre. La machine s’emballait mais Thalia resta de marbre, alors
que son cœur battait à tout rompre : elle attendait le bon moment pour se lancer.
— J’ai dix… Dix… Dix…
Thalia brandit sa carte.
— Quinze !
Le commissaire-priseur sourit.
— Quinze. Excellent, madame. Quinze. Aurai-je quinze et demie ? Quinze et demie…
Thalia retenait son souffle. Penchée en avant sur son siège, elle attendait, espérant que le prix
freinerait les autres enchérisseurs. Elle l’espérait d’autant plus qu’elle n’avait pas envisagé de dépenser
davantage que vingt livres. Si par chance elle pouvait s’en tirer à moins…
Deux enchérisseurs avaient déjà abandonné. Le dernier, une femme, affichait une expression de
frustration : le teint fleuri de son visage rond passa carrément au rouge et ses sourcils roux se rejoignirent
sur son front. Elle hésita, manifestement en lutte avec elle-même : augmenter l’enchère ? renoncer ?
— Quinze, une fois. Quinze, deux…
— Seize !
Thalia sursauta. Cette voix ! C’était celle de lord Leopold.
Elle ne put s’empêcher de se retourner.
— Seize pour le gentilhomme à l’arrière ! Mesdames, aurons-nous dix-sept ?
La rouquine aux vilains sourcils se renfrogna. Puis elle secoua la tête. Elle baissait pavillon.
La balle était maintenant dans le camp de Thalia. Comme la femme, elle hésita, puis leva sa carte.
— Dix-sept.
— Dix-huit, dit aussitôt lord Leopold.
Thalia serra les dents. Pourquoi diable enchérissait-il sur son coffret orné de chatons ? Quel besoin
avait-il d’un pareil objet ?
Puis elle comprit.
Il se vengeait de la douche au champagne et parce qu’elle l’avait rembarré.
— Dix-neuf ! lança-t-elle d’un ton ferme.
Il attendit à peine que le commissaire-priseur ait confirmé l’enchère.
— Vingt-cinq.
Il y eut un frémissement dans l’assistance. Tous les yeux étaient fixés sur Thalia et lord Leopold.
Thalia jura in petto. Vingt-cinq ? Plus que ce qu’elle pouvait dépenser. Mais il la défiait, et le laisser
remporter quelque chose qui lui revenait de droit, quelque chose qui lui avait été volé, non !
— Vingt-cinq, une fois… Vingt-cinq, deux fois…
— Trente ! cria-t-elle, faisant fi de tout bon sens.
Les murmures dans la salle repartirent de plus belle. Puis ce fut le silence, chacun attendant la suite.
Même le commissaire-priseur resta coi.
Quelques instants plus tard, celui-ci reprit :
— Trente et un, monsieur ? Irez-vous à trente et un ?
Les regards de Thalia et de lord Leopold se croisèrent. Elle vit dans le sien quelque chose
d’énigmatique, d’inquiétant, comme si tous deux étaient engagés dans un duel dont l’enjeu allait bien au-
delà de cette bataille pour un coffret.
Thalia frissonna. Cet homme la voulait, le désir faisait luire ses yeux, et elle sentait que dès qu’il
voulait quelque chose, femme ou coffret, il l’obtenait.
— Cinquante, dit-il d’une voix suave.
Thalia se voûta, accablée. C’était terminé. Elle ne pouvait débourser pareille somme. Cinquante
livres, c’était le salaire annuel de sa cuisinière ! Le prix du charbon pour chauffer la maison de l’automne
au printemps ! Davantage que ce qu’elle dépensait pour se nourrir et assumer diverses dépenses.
— Cinquante, une fois… Cinquante, deux fois…
Le marteau s’abattit.
— Adjugé.
Elle regarda ses mains serrées sur ses genoux. La colère et la déception grondaient en elle. Elle
n’avait retrouvé le cadeau de son père que pour le perdre de nouveau. Et cela à cause de lord Leopold
Byron.
Elle ignorait à quel jeu il jouait, mais s’il s’agissait d’une tactique pour la circonvenir, il allait au-
devant d’une grande déception. Elle connaissait toutes les manœuvres des hommes, elle avait déjà été
leur pion et s’était juré que plus jamais cela ne se reproduirait.
Elle se mit debout et fit signe à sa bonne qu’il était temps de partir.
Elle ignora totalement lord Leopold. Elle regarda droit devant elle, la tête haute, jusqu’à ce qu’elle
soit sortie de la salle des ventes.
À son grand soulagement, il ne la suivit pas. Mais elle ne se faisait pas d’illusion : il ne resterait pas
longtemps en retrait. Le prochain round de cette bataille de volontés ne tarderait pas à être engagé.
3
Deux jours plus tard, lord Lawrence Byron et son frère Leo finissaient leur déjeuner tardif dans leur
bureau. Lawrence était confortablement carré dans son fauteuil favori près d’une fenêtre ensoleillée. Leo
était assis à la table.
Ils s’étaient installés à Cavendish Square quelques mois auparavant. La maison de ville était bien
plus vaste et mieux aménagée que leurs garçonnières précédentes. Ils y avaient trouvé assez d’intimité
pour que les habitudes de l’un ne gênent pas l’autre. Ils avaient beau être jumeaux, leur indépendance était
vitale.
— Veux-tu jeter un coup d’œil à cela, Leo ? demanda Lawrence en mangeant les derniers morceaux
d’une excellente tourte au bœuf.
— Hein ? À quoi ?
— Au trio de croquignolettes petites femmes qui vient de sortir de la maison voisine à…
Lawrence consulta la pendule sur le manteau de la cheminée.
— … deux heures de l’après-midi.
Leo s’essuya la bouche avec sa serviette, puis se pencha pour regarder par la fenêtre les trois femmes
en question.
Deux blondes et une rousse. Elles riaient et bavardaient tout en montant dans une voiture dans un
chatoiement de jupes colorées.
— Elles sont jolies, c’est sûr. Mais quel intérêt ?
— L’intérêt, c’est que je les ai vues arriver hier soir et qu’elles ne s’en vont que maintenant.
— Oh. Elles ont donc passé la nuit ? Toutes les trois ?
Leo éclata de rire, puis continua :
— Tu es contrarié parce que Northcote ne t’a pas convié au raout, n’est-ce pas, Lawrence ?
— Quel raout ? D’après mes observations, il n’y avait qu’elles.
— Eh bien, crédite Northcote de savoir s’amuser.
— Toi et moi savons nous amuser. Mais Northcote, lui, est… eh bien… un complet dépravé.
— Complet, hein ? Et nous, alors ? Que sommes-nous ? Des dépravés partiels ?
— Très drôle, grommela Lawrence.
— Je n’ai pas à m’inquiéter, n’est-ce pas ? Tu n’as pas l’intention de jouer les méthodistes
moralisateurs avec moi ?
— Ah, ça, non.
— Alors, pourquoi espionner Northcote ? Si tu n’es pas prudent, la vieille lady Higgleston se
plaindra que tu la prives de son statut de jeteuse de regards indiscrets numéro un du quartier.
— Personne ne peut lui ravir la première place. Ses rideaux frémissent comme s’ils avaient la
tremblote. Tu sais très bien qu’elle a dû voir les demoiselles de Northcote descendre les marches.
Leo sourit et s’adossa de nouveau à son fauteuil.
— C’est très élégant de la part de Northcote de détourner de nous les feux de la rampe. Peut-être
devrions-nous lui envoyer un petit présent. Une boîte de préservatifs, par exemple. Qu’en penses-tu ?
Les jumeaux éclatèrent de rire de concert.
— Tu n’as pas répondu à ma question, reprit Leo après avoir retrouvé son sérieux. Pourquoi
espionnes-tu Northcote ?
— Je n’ai pas répondu parce que je ne l’espionnais pas. Enfin, pas de la façon dont tu l’entends. La
nuit dernière, j’étais là, à travailler sur une affaire, quand ses poupées d’amour sont arrivées. C’était
difficile de ne pas les remarquer.
— Oh, je n’en doute pas. Tout à fait par hasard, tu as noté l’heure et, comme lady Higgleston, tous les
détails, n’est-ce pas ?
Lawrence lui décocha un regard courroucé qui laissa Leo de glace.
— Voilà ce que je te suggère, Lawrence : la prochaine fois que tu tomberas sur Northcote, pourquoi
ne lui demanderais-tu pas de se montrer bon voisin en partageant avec nous ? Ou alors, invite ces
demoiselles chez nous.
— Deux pour moi, une pour toi ?
— Tu pourras avoir les trois. En ce moment, je poursuis ma proie, et aucune autre ne me fait envie.
Les yeux verts de Lawrence s’illuminèrent.
— Tu parles de la Lennox ? Tu n’as donc pas renoncé ?
— Absolument pas. Pourquoi renoncerais-je alors que je viens juste de commencer ? Je vais
d’ailleurs lui faire livrer quelque chose de spécial.
— Un cadeau pour te faire pardonner ? Déjà ? As-tu commis une vilenie plus grave que celle de
l’autre soir, chez Elmore ? Que lui as-tu fait de plus qui ait achevé de l’offenser ?
« Offenser » était un euphémisme : l’expression de lady Thalia lorsqu’elle était sortie de la salle des
ventes était celle d’une femme profondément choquée, furieuse et, curieusement, blessée.
Il n’aurait pas dû faire cela. Il aurait dû la laisser emporter l’enchère. Mais il avait décidé, quel
qu’en fût le prix, d’acheter le Meissen. Son goût pour la compétition l’avait poussé à résister à la
tentation de s’incliner devant Thalia Lennox. Il fallait qu’il gagne. Comme toujours. De surcroît, il s’était
rendu compte qu’acquérir le Meissen lui donnait une excellente raison de contacter de nouveau la jeune
femme.
— Je n’ai rien fait qui ne puisse être réparé, Lawrence. Et puis, sa réaction a contribué à pimenter le
jeu.
— Je doute qu’elle partage cet avis.
— Nous verrons.
Leo posa sa serviette sur la table et se leva.
— Bon, je déteste rompre cette charmante conversation, mais je dois rencontrer mon métayer. Il veut
me parler de rotation des cultures et des meilleurs moyens de drainer les champs du sud pour les
plantations du printemps prochain. Il devrait être là dans une minute.
— Ah, Brightvale. Le jour où tu as gagné le domaine aux cartes, je parie que tu n’avais pas imaginé
tout ce que tu aurais à apprendre sur la gestion d’une exploitation, les relations avec les métayers et
l’agriculture. Je m’incline bien bas devant notre Ned.
— Crois-moi, il a tout mon respect et mon admiration. Je remercie ma bonne étoile de n’être pas né
duc. C’eût été une trop lourde responsabilité. Notre frère assume parfaitement la charge.
— Oh, je pense que tu en serais capable si tu étais au pied du mur.
— Moi ? Le panier percé hédoniste ? L’impénitent libertin ? J’espère que tu ne vas faire part de cette
opinion à aucune de nos relations, sinon tu ficherais ma réputation en l’air.
— Quelle réputation ?
— Voilà exactement ce que je voulais dire ! répondit Leo en riant.
— Autre chose, madame ? demanda la bonne après avoir posé le plateau du thé sur la table basse du
bureau de Thalia.
— Non, merci Parker. C’est parfait.
Parker sortit et Thalia se servit une tasse de Ceylan fumant, puis y ajouta un nuage de lait, choisit un
biscuit au beurre et mordit dans l’exquise pâte sablée qui fondit sur sa langue.
Plutôt que de se rasseoir à son secrétaire pour continuer à mettre de l’ordre dans ses factures et ses
reçus, elle porta le plateau jusqu’à la fenêtre qui donnait sur le jardin.
Les feuilles encore accrochées aux branches des arbres formaient un kaléidoscope d’orange, de
jaune, de rouge. Celles qui étaient tombées jonchaient les allées de taches de couleur au milieu
desquelles pointaient encore de petites plaques d’herbe verte. Les haies à feuillage persistant taillées au
cordeau se préparaient à sommeiller pour l’hiver. Le banc de fer forgé noir était déjà trop froid pour que
l’on s’y assît.
Il faudrait qu’elle fasse venir le jardinier pour qu’il ratisse les feuilles mortes. Puisqu’elle n’avait
pas acheté le coffret de Meissen, elle pouvait s’offrir cette dépense.
Ses doigts se crispèrent sur l’anse de la tasse, ses lèvres se pincèrent. Pour la énième fois, elle se
répéta que les enchères s’étaient déroulées normalement, que n’importe qui aurait pu faire une annonce
supérieure à la sienne, et qu’elle devait oublier cet épisode. Pourtant, la colère montait en elle chaque
fois qu’elle pensait à lord Leopold Byron.
Il avait bien compris qu’elle voulait le coffret, et décidé de lutter pied à pied avec elle, sûr de
l’emporter.
Bon. Piètre consolation, il avait été obligé de dépenser cinquante livres.
Évidemment, pour lui, cinquante livres n’étaient que de la menue monnaie. Une somme qu’il pouvait
se permettre de perdre, puis l’effacer de sa mémoire en un clin d’œil. Il était né dans l’une des familles
les plus riches d’Angleterre, et était manifestement très fortuné, bien qu’il ne fût pas le fils aîné. Il était en
mesure de satisfaire tous ses caprices.
Allons, il fallait qu’elle cesse de ressasser cette histoire. Aussi joli fût-il, le coffret n’était qu’un petit
objet décoratif. Quant à sa valeur sentimentale, il lui suffirait de se souvenir du jour où son père le lui
avait offert et de toutes les émotions qu’elle avait éprouvées. Personne ne pourrait lui prendre ce trésor-
là.
Elle avait perdu bien davantage que le coffret, par le passé. Elle avait été blessée, des blessures qui
avaient laissé jusqu’au fond de son âme des cicatrices qui ne seraient jamais tout à fait refermées. De ce
point de vue, la perte du coffret n’était rien. Seulement une déception mineure.
Un petit miaulement monta de derrière la vitre, interruption bienvenue dans ses pensées. Elle regarda.
Dans une figure couverte de fourrure rayée brun et noir, une paire d’yeux verts la fixait, pleine d’espoir.
— Héra, dit Thalia en souriant. Tu es de nouveau allée chasser les écureuils dans le jardin ?
La chatte afficha une mine d’absolue innocence et miaula de nouveau.
— Entre.
Elle posa sa tasse et ouvrit la fenêtre.
— Tu as eu froid, hein ?
Avec grâce et souplesse, la chatte sauta sans bruit dans la pièce puis tourna autour de Thalia, se
frottant contre ses jupes. Thalia referma la fenêtre puis se pencha pour caresser le petit félin, qui la
remercia en ronronnant.
— Sais-tu que tu colles des poils sur toutes mes jupes, Héra ? Parker ne sera pas contente et se
plaindra quand elle verra les dégâts.
Héra tourna encore autour de Thalia, tout contre ses jupes, et miaula.
— Oh, bon, d’accord. Il faudra que Parker comprenne. Que sont quelques poils de chat entre amies ?
Elle caressa de nouveau la chatte et le petit crâne rond vint se nicher dans sa paume.
— De la correspondance m’attend. Viens-tu avec moi ?
Thalia revint à son secrétaire. La chatte la suivit et sauta sur le plateau avant que la jeune femme ait
eu le temps de s’asseoir. Puis elle s’installa sur deux livres reliés de cuir, posés dans un angle. Un rituel
agréable et familier pour la chatte comme pour sa maîtresse.
Thalia considéra les registres et les factures, soupira, résignée, puis prit la première facture.
Elle travaillait depuis presque une heure lorsque l’on frappa à la porte. Elle leva les yeux et vit son
majordome.
— Oui ? Qu’y a-t-il, Fletcher ?
Il s’approcha à pas lents, une boîte dans ses mains parcheminées.
— Ceci a été livré pour vous, madame.
— Vraiment ? Voilà qui est étonnant.
Elle ne recevait de cadeaux que lors des fêtes et des anniversaires.
— Le coursier a-t-il dit qui l’avait envoyé ?
— Je crois qu’il y a une carte.
Fletcher posa sur le secrétaire la boîte enrubannée de satin doré, puis se retira.
Pendant un moment, Thalia considéra le paquet, admirant la recherche de l’emballage, le petit
bouquet de violettes coincé sous le ruban. Elle toucha les fleurs. Les pétales avaient la douceur du
velours.
Elle éprouvait quelque méfiance, mais la curiosité l’emporta. Elle dénoua le ruban et souleva le
couvercle.
Il était là. Niché dans de la soie blanche. Le coffret de Meissen.
Elle avait immédiatement reconnu les minuscules empreintes de pattes de chat peintes et la pelote de
fil rouge avant même d’avoir retiré toute la soie.
Son souffle se bloqua dans sa poitrine. Son cœur manqua quelques battements.
Lire la carte était inutile. Elle savait qui avait envoyé le coffret. Néanmoins, elle décacheta la petite
enveloppe.
Ma très chère lady Thalia,
Veuillez accepter ce témoignage de mon estime. Sachant combien il vous était cher, je ne pouvais le garder.
Votre Serviteur,
L. B.
Thalia resta figée un long moment, assimilant les mots écrits de la main de lord Leopold, et le fait que
le coffret, son coffret, était de nouveau en sa possession.
Elle posa la carte et prit le délicat objet de porcelaine. Lors de la vente aux enchères, elle n’avait pu
le toucher, du moins pas de la façon dont elle l’aurait voulu. Elle n’avait pu le tenir comme elle le faisait
maintenant, avec respect et admiration, et en toute liberté. Il était exactement tel qu’en son souvenir.
L’éclat des peintures était intact, l’expression des visages des chatons était aussi douce et malicieuse
qu’autrefois.
Elle fit courir son doigt le long du dos d’un chaton et les souvenirs affluèrent. Elle poussa un lourd
soupir, qui s’acheva sur un accès de profonde détresse. Oh, comme elle avait envie d’emporter ce coffret
à l’étage et de le ranger dans son argentier ! Mais pour un présent pareil, il y avait toujours un prix à
payer. Si elle le gardait, lord Leopold attendrait une rétribution. Un dîner, peut-être. Puis il l’inviterait au
théâtre ou à une promenade au parc.
Et, pour finir, dans son lit.
Elle ne se faisait pas d’illusion sur ce qu’impliquerait le fait d’accepter ce cadeau. Il avait payé le
coffret cinquante livres, et le garder reviendrait à se vendre pour le même prix.
Mais elle n’était pas à vendre.
Elle réunit toute sa volonté et remit le coffret dans la boîte, l’enveloppa soigneusement dans le papier
de soie, referma le couvercle, noua solidement le ruban, moins joliment toutefois qu’il ne l’était au
départ.
Puis elle se leva et sonna.
Fletcher apparut peu après, comme s’il avait su d’emblée qu’elle aurait très vite besoin de lui.
— Veillez à ce que ceci soit retourné à son expéditeur, dit-elle en tendant la boîte au majordome. Il
s’agit de lord Leopold Byron. Je suppose que vous pourrez trouver son adresse ?
— Certainement, madame. C’est comme si c’était fait.
— Faites attention. Le contenu est très fragile.
— Comptez sur moi, madame. J’en prendrai le plus grand soin.
Ce ne fut qu’après le départ de Fletcher que Thalia s’aperçut qu’elle avait oublié de joindre le
bouquet de violettes au coffret. Un autre présent de lord Leopold qu’elle ne pouvait davantage accepter.
Elle prit le bouquet et se pencha sur la corbeille à papiers. Mais à l’instant où elle allait jeter les
fleurs, elle se ravisa : elles étaient si jolies. Et il y avait si longtemps qu’elle n’avait eu de fleurs fraîches
dans la maison, les fleurs faisant désormais partie des dépenses inconsidérées.
Allons, quel mal y avait-il à les garder ? se demanda-t-elle en caressant de nouveau les doux pétales.
Même les mères les plus vigilantes ne voyaient aucune objection à ce que leurs innocentes filles
reçoivent des fleurs. Et Dieu savait que Thalia Lennox n’était pas une jeune débutante.
Les fleurs ne signifiaient rien.
Elle alla chercher un vase.
Le crépuscule obscurcissait la fenêtre de son vestiaire alors que Leo achevait de nouer sa cravate. Ce
soir, il devait dîner puis jouer aux cartes avec un groupe d’amis. Après avoir joué, il y aurait une petite
sortie entre hommes mais, en dépit de sa réputation de noceur, Leo ne fréquentait pas les bordels. Il avait
trop peur d’attraper l’une de ces maladies honteuses si répandues dans ce genre d’établissement. Il ne
jetait son dévolu que sur des femmes d’une classe supérieure, qui étaient propres et en bonne santé. De
toute façon, il était las des relations d’une nuit. Il préférait connaître les femmes qu’il amenait dans son
lit.
Il se retourna et laissa son valet l’aider à enfiler sa redingote noire de soirée. L’homme avait
entrepris de la brosser lorsque l’on frappa à la porte.
Un laquais se tenait sur le seuil.
— Pardonnez-moi, monsieur, mais on vient de vous faire livrer ceci.
Leo reconnut aussitôt la boîte et son ruban doré.
— Une carte était-elle jointe ?
— Non, monsieur. Il n’y avait que le paquet.
— Posez-le là.
De la main, Leo montra une petite table. Le laquais fit ce qui lui était demandé, puis se retira. Leo
attendit que son valet soit ressorti avant d’ouvrir la boîte pour regarder à l’intérieur.
Bon sang… Elle lui avait renvoyé le coffret.
Il avait espéré que le cadeau la ravirait. Lors de la vente, elle avait manifestement voulu remporter
les enchères. Lorsqu’elle les avait perdues, une vive déception s’était affichée sur son visage. À
l’origine, il avait prévu d’offrir le coffret à Esme, mais avait vite changé d’avis et décidé d’en faire
cadeau à lady Thalia.
Apparemment, elle n’en voulait pas. Son attitude envers lui était toujours glaciale. Mais au moins,
cette fois, sa rebuffade n’était ni aussi froide ni aussi… mouillée que du champagne…
Bon, il n’avait pas imaginé que poursuivre lady Thalia de ses assiduités serait facile. Après tout, une
prise de choix exigeait de gros efforts. Or elle était une prise de choix.
Il sortit le coffret de la boîte. Il allait le garder et jouer de patience. Le jour viendrait où lady Thalia
voudrait de lui et de ses cadeaux.
4
— Nous y sommes, madame, annonça le cocher, une semaine plus tard, en ouvrant la portière de la
voiture.
Thalia regarda l’immense demeure située dans les faubourgs champêtres de l’est de Londres. La
grande maison scintillait comme une pierre incrustée de verre dans la déclinante lumière de l’automne.
Même à cette époque de l’année, ses jardins bien entretenus, avec leurs buissons de dahlias, méritaient le
coup d’œil.
Jamais auparavant elle n’était venue à Holland House, mais elle en connaissait la réputation : un
point de rencontre de politiciens whigs, d’intellectuels et d’artistes. Certains disaient que la maison
rivalisait avec les plus fameux salons du Continent, tant par leur influence que par leur style élégant.
Elle avait été étonnée lorsqu’elle avait reçu l’invitation pour cette réunion du week-end. Bien des
années plus tôt, elle avait reçu semblable invitation émanant de lord et lady Holland. Ils la conviaient
dans leur maison de campagne. Mais elle avait refusé : à l’époque, elle était trop impliquée dans le
scandale et désespérée pour souhaiter rencontrer du monde. De surcroît, son orgueil l’avait retenue
d’accepter ce qu’elle avait considéré comme un acte motivé par la pitié.
Maintenant, elle se rendait compte qu’elle avait sans doute eu tort d’interpréter de la sorte le
comportement des Holland, car eux-mêmes étaient en pleine disgrâce sociale. Après tout, lady Holland et
Thalia Lennox avaient en commun quelque chose d’unique : elles étaient des divorcées, mises au ban de
la bonne société. Toutefois, à la différence de Thalia, lady Holland avait eu la chance d’échapper à un
mauvais mariage au profit d’un bon. Les Holland n’étaient peut-être pas en accord avec les rigides
critères du beau monde, mais nul ne pouvait le nier : ils étaient ensemble par amour.
Thalia se demandait si elle n’aurait pu trouver chez lady Holland une oreille sympathique, au cours
de toutes ces années. Et si, peut-être, c’était encore possible.
Mais c’était davantage la curiosité que le besoin de rencontrer une âme sœur qui l’avait poussée à
accepter l’invitation.
Il y avait aussi l’ennui.
Elle passait des heures à écrire des lettres à des amis ou bien à rester pelotonnée sur le divan avec sa
chatte et un livre de la bibliothèque Hookham.
Ensuite, il y avait la solitude, le second diable fourchu qui venait se poser sur son épaule.
Une fin de semaine à la campagne parmi d’intéressantes personnes lui avait semblé être un excellent
remontant. Peut-être, avec un peu de chance, se ferait-elle de nouveaux amis. Ce ne serait pas un luxe
dans sa vie.
Sans qu’elle comprît pourquoi, elle pensa à lord Leopold Byron. Elle n’avait plus entendu parler de
lui depuis qu’elle lui avait renvoyé le coffret. Elle avait cru qu’il la contacterait, qu’il essaierait de la
persuader de reconsidérer son refus. Mais non, rien. Ni petits mots, ni visites, ni autres manifestations de
sa prétendue admiration. Apparemment, il avait abandonné. Il ne la poursuivait plus de ses assiduités.
Et c’était ce qu’elle désirait, n’est-ce pas ?
Alors, pourquoi lord Leopold hantait-il son esprit ?
Elle s’aperçut que le cocher attendait toujours qu’elle descende de voiture. Elle acceptait sa main
tendue quand le maître d’hôtel des Holland et deux laquais en livrée sortirent de la maison et se
précipitèrent vers elle.
— Bienvenue à Holland House, lança le maître d’hôtel dans un grand sourire. Si vous voulez bien
entrer, madame, la gouvernante vous conduira à votre chambre. Lord et lady Holland accueilleront leurs
invités dans le salon à sept heures.
— Merci.
Après avoir jeté un dernier regard aux beaux parterres de fleurs, Thalia suivit le serviteur dans la
maison.
Trois heures plus tard, Thalia se tenait dans le luxueux salon de réception. Lord et Lady Holland
étaient un couple d’âge moyen, souriant, et fort aimable. Ils l’avaient immédiatement mise à l’aise, en
dépit de la réputation de lady Holland selon laquelle elle avait la langue acérée et l’esprit mordant.
— Vous savez, lady Thalia, remarqua lord Holland, vous et moi sommes cousins éloignés par la
branche Lennox de la famille. Nous aurions dû nous fréquenter plus tôt.
— Vous avez raison, je regrette que nous ne l’ayons pas fait. Je crains que ce ne soit ma faute.
— Mais non. Vous êtes là, maintenant, et cela seul compte.
Sachant qu’ils auraient tout le loisir de mieux connaître lady Thalia au cours des trois prochains
jours, les Holland s’éloignèrent pour saluer leurs autres invités. Thalia en reconnut quelques-uns, parmi
lesquels l’ancien Premier Ministre et des artistes et écrivains célèbres.
— Champagne ? proposa un valet.
Thalia prit un verre sur un plateau d’argent. Le valet se déplaça vers d’autres hôtes. La jeune femme
se demanda quand le dîner serait servi. Depuis le petit déjeuner, elle n’avait pris qu’une tasse de thé et un
petit sandwich. Elle était affamée. Elle posa la main sur la taille de sa robe de velours bleu et pria pour
que son estomac ne lui fasse pas honte en se mettant à gronder.
— Si je m’abstiens de vous faire des compliments, me promettez-vous de ne pas me jeter à la figure
le contenu de ce verre ?
Cette charmeuse voix masculine, Thalia l’aurait reconnue entre toutes. Elle se retourna. Les yeux
verts pailletés d’or de lord Leopold Byron étaient rivés sur elle.
— J’ai oublié d’emporter des vêtements de rechange, poursuivit-il. J’ai tout juste de quoi faire face
aux trois jours à venir.
Le pouls de Thalia s’emballa. Seigneur… Mais que faisait-il donc ici ? Au temps pour ses souhaits
de ne jamais le revoir.
Il se tenait bien droit devant elle, grand, élégant, en habit noir et blanc. Son gilet rebrodé d’or
rehaussait la beauté de sa chevelure auburn. Il sourit et tout son visage s’illumina.
Ce sourire émut Thalia. Comme chaque fois que lord Leopold le lui adressait. Elle avait ressenti un
petit choc au plexus.
Mon Dieu, qu’il était séduisant… Et quelle nigaude elle faisait d’être sensible à cette séduction.
Elle lui jeta un regard malicieux et répliqua :
— Si vous le souhaitez, vous pouvez me faire des compliments, lord Leopold. Je ne puis vous en
empêcher. Quant au contenu de mon verre, je ne fais jamais de promesses que je ne suis pas sûre de tenir.
Au lieu de se formaliser, il éclata de rire.
— Dans ce cas, je resterai sur mes gardes, prêt à m’esquiver promptement si la menace se précise.
— Vous avez beaucoup d’expérience dans ce domaine, n’est-ce pas ?
— Étrangement, avec vous seulement, dit-il, toujours amusé. Je n’ai jamais reçu cette cravate que
vous m’aviez promise. Peut-être devrais-je demander un autre genre de dédommagement pendant que
nous sommes ensemble. Une danse ?
— Oh. Y aura-t-il un bal ? Dans ce cas, je dois m’assurer que mon carnet est rempli.
— Écoutez, lady Thalia, j’ai pensé que nous pourrions rendre les armes. J’aimerais que nous
trouvions le chemin qui conduit à l’amitié.
— Vous devez avoir en tête un chemin bien plus court que celui auquel je songe.
— Je vous ai donné le coffret de Meissen. C’est vous qui avez décidé de le refuser.
— Parce que c’était très inconvenant de votre part de me le donner !
Le sourire s’élargit lentement.
— Mmm… Ne vous êtes-vous pas rendu compte, lady Thalia, combien je suis inconvenant ?
Elle le considéra un moment, incapable de décider si elle devait rire ou lui jeter sa flûte de
champagne à la figure.
Son sens de l’humour l’emporta. Elle rit.
— Vous êtes un extraordinaire optimiste, lord Leopold.
— Je crois aussi au destin. Je vois que la Providence fait en sorte que nos chemins se croisent.
— La Providence n’a rien à y voir.
— En êtes-vous sûre ? Comment expliquez-vous que nous nous soyons retrouvés ici ?
— Sur invitation de lord et lady Holland, peut-être ?
— Un point pour vous. Néanmoins, cette réception nous donne une nouvelle possibilité de mieux nous
connaître.
— Et qu’est-ce qui vous donne à penser que j’ai la moindre envie de mieux vous connaître ?
Trouvez-vous donc une autre femme sur laquelle exercer vos charmes. Une femme qui sera éblouie de
recevoir votre attention.
Il la regarda intensément, puis reprit, d’une voix si basse qu’elle seule pouvait l’entendre :
— Ah, mais voilà où est le problème : je n’en veux nulle autre. Je suis totalement concentré sur vous.
Son cœur se mit à palpiter et elle ressentit un délicieux frisson. Elle réussit à ne rien trahir de son
émoi.
— Quant à l’intérêt que je vous porte, lady Thalia, je crois que vous y êtes plus sensible que vous ne
voulez l’admettre.
— Dans ce cas, vous êtes autant irréaliste que follement optimiste.
Il se pencha sur elle, l’obligeant à relever la tête pour le regarder en face.
— Acceptez de passer du temps avec moi, et nous verrons ensuite lequel de nous deux est irréaliste.
Pourquoi ne pas commencer maintenant ? Permettez-moi d’être votre compagnon de table. Lors du dîner,
nous pourrons poursuivre notre conversation.
— Je dois vous créditer d’une chose, lord Byron : vous ne manquez pas de confiance en vous. Quel
dommage que j’aie promis ma compagnie à quelqu’un d’autre.
— Dites-moi de qui il s’agit et je veillerai à ce qu’il me cède sa place.
— Lady Holland ne l’autoriserait pas. Maintenant, taisez-vous je vous prie, car mon cavalier
approche.
Le Ciel en soit remercié, lady Holland avait effectivement choisi un gentilhomme pour escorter
Thalia au dîner. Contrairement au protocole, la jeune femme était venue seule et avait besoin d’un
cavalier respectable.
— Monsieur Hetford ! lança-t-elle avec davantage d’enthousiasme qu’elle ne l’eût fait en temps
normal. Lord Byron et moi-même parlions de vous, et vous voilà !
Hetford lui jeta un coup d’œil étonné. Son visage rond et ses sourcils bruns broussailleux faisaient
irrésistiblement songer à une volaille.
— Vos commentaires m’étaient favorables, j’espère ?
— Tout à fait élogieux, assura Thalia dans un sourire qui fit aussi vivement ciller le gentilhomme que
s’il avait regardé le soleil en face.
Elle glissa son bras sous le sien.
— Je vois que lady Holland conduit ses hôtes à la salle à manger. La suivons-nous ?
— Avec plaisir, répondit Hetford, radieux.
Peut-être trop radieux, se dit Thalia.
Elle réprima un soupir. Elle allait devoir veiller à ne l’encourager en aucune manière au cours du
repas. Elle n’avait vraiment pas besoin que Hetford se joigne à sa cohorte d’admirateurs trop empressés.
Elle se rendit compte que lord Byron l’observait. Il paraissait amusé, comme s’il n’était absolument
pas dupe de son manège, ce qui la perturba davantage que s’il avait été simplement jaloux.
— Si vous voulez bien nous excuser, lord Leopold, dit-elle d’un ton délibérément allègre.
— Je vous en prie, lady Thalia. Vous êtes tout excusée.
Il s’était placé de biais, de façon à approcher la bouche de son oreille.
— Pour l’instant, ajouta-t-il.
De nouveau, elle frissonna. Elle s’empressa de tourner le dos à lord Leopold et accorda son pas à
celui de M. Hetford.
— Tu continues à la suivre à la trace, à ce que je constate, entendit Leo.
La voix était quasiment la même que la sienne. Il se retourna. Son jumeau était là.
— Elle te suit au pied comme un adorable yorkshire, continua Lawrence. Lady Thalia est-elle
originaire du Yorkshire ?
— Ne sois pas idiot.
— Je crois qu’il n’y a dans cette salle qu’un idiot, et que je le regarde.
— Dans ce cas, trouve un miroir.
Lawrence éclata de rire.
— Quand tu as dit que tu avais à faire à Holland House, j’aurais dû me douter qu’elle était concernée.
Et dire que j’espérais que, finalement, tu avais décidé de t’intéresser à la politique…
— Tout le monde entre dans la salle à manger, commenta Leo, ignorant la dernière remarque de son
frère. Nous devrions y aller aussi.
Lawrence hocha la tête.
Les deux hommes se placèrent dans la file. Une minute plus tard, Lawrence reprenait :
— Dans la mesure où tu ne fais aucun progrès avec lady Thalia, peut-être pourrais-je tenter ma
chance. Si elle n’est pas intéressée par un jumeau, peut-être le sera-t-elle par l’autre.
Leo s’arrêta et attrapa son frère par le bras.
— Ne t’avise pas de faire cela. Elle ne doit pas être dans ta ligne de mire, suis-je clair ? Pas question
que je partage.
— Oh, calme-toi ! Je plaisantais, c’est tout.
Leo lâcha le bras de Lawrence. Il se demandait d’où lui était venu cet accès de rage, mais le fait était
là : en un clin d’œil, il avait vu rouge. Et c’était une étrange sensation. Jamais il n’était jaloux de
Lawrence.
— Oui, bon, je savais que tu plaisantais.
— Parfait, dit Lawrence en lissant sa manche froissée par la poigne de Leo. Je n’avais pas l’intention
de te blesser.
— Peuh… Comme si tu le pouvais… Te rappelles-tu le coquard que je t’ai collé quand nous avions
dix ans ?
— Te rappelles-tu comment je t’ai frotté les côtes après cela ?
Oh oui, il se le rappelait. Au point d’avoir encore mal lorsque le souvenir se ranimait. Il se rappelait
aussi les plaies et bosses qu’ils s’étaient réciproquement infligées au fil des années. Mais la plupart
n’avaient été que la conséquence d’affrontements sans gravité.
— De toute façon, tu serais incapable de conquérir Thalia.
— Oh ? C’est Thalia, maintenant ? Progresserais-tu davantage avec elle que je ne l’imaginais ?
— Plus ou moins. Ces choses-là prennent du temps.
— Exact. Mais combien de temps es-tu prêt à attendre, Leo ? Au train où tu vas, cela pourrait durer
une éternité.
— Bon sang, jamais je n’aurais dû te dire que je m’absentais quelques jours ! J’aurais mieux fait de
préparer mon sac et m’esbigner, direction Holland House, sans t’en informer.
— Ce qui eût été indigne de la part d’un frère. Je me serais fait du souci.
— Mais non. Du moins, pas avant une bonne semaine.
— Quatre jours. Même quand tu es à droite ou à gauche, tu ne restes jamais plus longtemps que
quatre jours sans me donner de nouvelles. Donc, après quatre jours, j’aurais déclenché des recherches.
— Je ferais de même pour toi, Lawrence, sauf que je n’attendrais même pas quatre jours. Deux
suffiraient. Tu as un trop grand sens des responsabilités pour filer sans laisser un mot. C’est dans ta nature
d’avocat.
Lawrence ralentit le pas et se poussa sur le côté afin de laisser les autres invités les dépasser.
— J’ai encore une question à te poser, Leo.
— Une seule ? Mmm.
— Combien de faveurs as-tu dû solliciter pour que lady Thalia soit invitée ici ?
Leo se figea.
— Pourquoi penses-tu que j’ai quoi que ce soit à voir dans le fait qu’elle a été conviée ? Elle était
peut-être déjà sur la liste des invités.
— Oh, je t’en prie. Les Holland ont une liste d’hôtes réguliers – nous, par exemple – et elle n’en fait
pas partie. Ce qui implique que tu as tiré des ficelles à droite et à gauche. Le sait-elle ?
— Non, concéda Leo, les mâchoires serrées. Et tu ne vas pas le lui dire.
— Qu’aurai-je en échange de mon silence ?
— Tu resteras en bonne santé. Promets-moi de tenir ta langue !
Lawrence haussa les épaules et croisa les bras sur sa poitrine.
— Je ne sais trop. Il me semble que je mérite une récompense.
— Tu es un fieffé salaud, le sais-tu ?
— Alors nous sommes deux, vu que nous sommes sortis ensemble du même ventre.
— Bon. Tu m’annonceras ton prix plus tard.
Lawrence sourit et laissa retomber ses bras.
— Je n’oublierai pas, crois-moi.
— Entrons. Si nous sommes en retard, nous allons nous faire remarquer.
— Ce ne serait pas la première fois que nous ferions des vagues, répondit Lawrence en gloussant.
Il emboîta le pas de Leo et ils pénétrèrent dans la salle à manger.
5
Au cours des années, avant et après son divorce, Thalia avait dû supporter le regard des gens, des
regards masculins en particulier. Mais jamais de sa vie elle n’avait été scrutée par deux hommes
absolument semblables. Même leurs manières étaient les mêmes !
Ils étaient assis en face d’elle, ces jumeaux Byron, un à chaque extrémité de la longue table
magnifiquement décorée des Holland. Les autres convives mâles n’avaient pas l’impolitesse de la fixer,
mais eux… Elle sentait leurs yeux se poser sur elle à intervalles réguliers.
Ils étaient aussi impertinents l’un que l’autre, songea-t-elle en plantant sa fourchette dans le délicieux
filet de bœuf qui avait été servi. Seigneur, ne pouvaient-ils regarder ailleurs ?
Mais pourquoi se préoccupait-elle des frères Byron ? Elle n’aurait pas dû être troublée par ce genre
de détail. Ni par ce genre d’hommes.
Elle inclina la tête, opinant à quelque chose que venait de lui dire M. Hetford. Elle s’était rendu
compte qu’entretenir la conversation avec lui était aisé : il parlait sans discontinuer, sans attendre de
réponse, ne s’accordant de pause que le temps de reprendre son souffle. Il suffisait donc qu’elle hoche la
tête de temps à autre.
Le gentilhomme à sa gauche n’était guère plus plaisant, mais pour des raisons différentes. Bien qu’il
fût un poète assez connu dont elle possédait un recueil de sonnets, il était peu loquace. Apparemment, il
préférait laisser ses vers parler pour lui.
Le bilan, c’était qu’elle disposait de tout son temps pour regarder les frères Byron lorsqu’ils n’étaient
pas occupés à la regarder.
Au début, être incapable de différencier les jumeaux l’un de l’autre l’avait troublée. Mais plus elle
les observait, plus elle y parvenait.
Le frère de lord Leopold, dont elle ne connaissait toujours pas le prénom, semblait être le plus calme
des deux. Il écoutait avec plus d’attention et de patience ses compagnons de table que lord Leopold, et il
avait un curieux tic : entre les plats, il passait le bout du doigt sur le bord de la table. C’était grâce à ses
yeux qu’elle avait pu le distinguer de lord Leopold : ils n’étaient pas aussi verts, et leurs iris dorés
évoquaient ceux d’un chat à l’affût. De surcroît, il ne l’observait pas avec un désir évident, mais de la
curiosité. Leo, lui, dardait sur elle un regard affamé dont l’intensité, chaque fois qu’elle le croisait, la
troublait profondément. Au point que ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’elle tenait sa fourchette.
— Ma question va vous paraître un peu… impertinente, lady Thalia, mais existe-t-il une… relation
entre vous et lord Leopold Byron ? s’enquit soudain M. Hetford.
— Non. Pourquoi supposez-vous cela ?
Seigneur, il avait sans doute remarqué l’attention que lord Leopold et son frère lui portaient. Et
combien d’autres, à part lui, avaient-ils fait de même ?
— Eh bien, c’est juste que…
— Oui ?
Pourquoi ne s’expliquait-il pas clairement et sincèrement au lieu de tergiverser ?
— Je me suis interrogé : pourquoi lady Holland m’a-t-elle demandé d’être votre cavalier à ce dîner ?
— Et pourquoi ne l’aurait-elle pas fait ?
— Eh bien, c’est… Mmm…
— Oui ? insista Thalia entre ses dents serrées.
— D’après ce que j’ai compris, vous avez été conviée ici conformément au souhait de lord Leopold.
Lorsque je vous ai vue lui parler, tout à l’heure, je n’ai pu m’empêcher de me dire que peut-être, vous et
lui aviez, comment dire… un arrangement ?
Thalia en eut le souffle coupé.
— Pardon ?
— Lord Leopold a fait intervenir un proche des Holland afin que vous soyez sur la liste des hôtes de
ces festivités. La personne qui m’a rapporté cette information m’a prié de la garder pour moi. Néanmoins,
dans la mesure où vous êtes directement impliquée, je n’ai pas estimé qu’il serait mal que je vous la
révèle. Vous ne m’en voulez pas de l’avoir fait, n’est-ce pas ?
M. Hetford semblait soucieux. Thalia le rassura d’un chaleureux sourire qui le fit cligner des yeux.
— Bien sûr que non, monsieur Hetford. Je suis heureuse que vous l’ayez fait.
Sous la table, elle avait fermé les poings. Ses ongles lui meurtrissaient les paumes.
Ainsi, lord Leopold avait tout organisé ! Quelle arrogante canaille ! Comment avait-il osé la
manipuler aussi effrontément ? Il l’avait exposée aux commérages, mise dans une situation humiliante,
alors qu’elle avait déjà eu droit à assez d’humiliations et de médisances pour occuper une vie entière !
Dieu merci, elle avait appris de longue date à garder une expression impassible et un sourire serein
dans ce genre de situation, alors même que le dîner lui donnait des aigreurs d’estomac. Elle posa ses
couverts sur son assiette, et le valet emporta le tout.
Il n’était plus question qu’elle regarde lord Leopold, ne fût-ce qu’une seconde. Sinon, elle n’aurait pu
résister à l’envie de lui jeter le contenu de son verre à la figure. Ou bien de se lever et d’aller le déverser
directement sur la tête de ce présomptueux personnage.
Évidemment, maintenant, cette invitation s’expliquait. Elle s’était demandé pourquoi lord et lady
Holland avaient soudain éprouvé l’envie de la recevoir. Si seulement elle avait pris le temps de réfléchir
à ce qui les y avait poussés…
Ou aux motivations de lord Leopold…
Pensait-il qu’elle ne découvrirait pas la vérité ? Ou bien s’en moquait-il totalement ? Il avait sans
doute subodoré que le secret serait éventé. Voire avait souhaité qu’il le fût. Présumait-il que si tous
croyaient que lady Thalia était sa maîtresse, elle capitulerait et tomberait dans ses filets ?
Si c’était cela son calcul, il allait être déçu. Mais même une rebuffade bien sentie ne serait pas
suffisante. Elle avait déjà repoussé ses avances, et sa froideur comme son absence d’aménité avaient
glissé sur lui comme de l’eau sur les plumes d’un canard. Il fallait qu’elle en fasse davantage. Une
vengeance bien sentie, qu’il ne serait pas près d’oublier.
Mais quoi ?
Hetford se déplaça sur son siège de façon à se rapprocher d’elle.
— Ainsi… euh… lord Leopold et vous êtes… euh… amis ?
« Amants », voilà le mot qu’il n’avait osé prononcer.
— Non, répondit-elle d’un ton glacial. Absolument pas.
— Ah.
Un ange passa, puis :
— Dans ce cas, peut-être vous et moi pourrions trouver le temps de mieux nous connaître ?
De nouveau, elle enfonça ses ongles dans ses paumes. Elle réussit toutefois à sourire aimablement.
— Nous le pourrions, mais n’êtes-vous pas marié, monsieur Hetford ?
— Eh bien, si, mais ce n’est pas une raison pour nous décourager.
Maintenant, c’était sur la tête de Hetford qu’elle brûlait de vider son verre. Détestable bonhomme !
— C’est vrai. Toutefois, que se passera-t-il si des rumeurs arrivent aux oreilles de votre épouse ?
— Elle est dans notre maison de campagne avec les enfants. Elle ne sera au courant de rien.
Thalia feignit de réfléchir à la question, puis reprit :
— Les mots voyagent vite, même lorsque l’on ne le souhaite pas. Ce serait affreux que Mme Hetford
reçoive une lettre anonyme dans laquelle quelque vilain personnage lui raconterait comment vous passez
votre temps.
Hetford se renfrogna.
— Sans compter qu’il y a votre beau-père, enchaîna-t-elle. N’a-t-il pas tenu un rôle très actif, et usé
de son influence, pour vous aider à obtenir un siège à la Chambre des communes ? Votre épouse et son
père sont très proches, n’est-ce pas ?
Hetford se recula.
— Oui, très proches.
— Dans ce cas, je doute qu’il apprécierait d’entendre courir de fâcheux bruits nous concernant.
Elle soupira, secoua la tête et continua :
— Je pense qu’il serait préférable que nous abandonnions ce sujet, monsieur Hetford. D’accord ?
Les yeux de Hetford s’étrécirent, la peau de sa figure se constella de taches rouges et blanches. Puis
il finit par hocher la tête.
— Très bien, approuva Thalia en souriant. Ah, regardez, je crois que l’on sert le fromage et le raisin.
L’expression de Hetford lui indiqua qu’il ne serait pas en état d’en profiter. Il pivota vers la personne
assise à sa droite.
Sans réfléchir, Thalia leva les yeux sur lord Leopold. Évidemment, il la fixait. Elle sentit son pouls
s’emballer de nouveau. Il fallait à tout prix qu’elle détourne les yeux.
Au lieu de cela, elle soutint le regard vert, haussa un sourcil, et accepta la confrontation.
Elle vit ses lèvres dessiner lentement un sourire. Il leva son verre et but une gorgée de vin. Elle
l’imita aussitôt. Une idée lui traversa l’esprit alors que l’exquis breuvage coulait dans sa gorge.
Elle savait quoi faire.
Leo était étonné que Thalia n’ait pas baissé les paupières. Pendant un moment, ils s’étaient affrontés
en un défi empreint de sensualité, jusqu’à ce qu’elle regarde ailleurs, ce qui le déçut profondément.
Dieu, quelle beauté… songea-t-il.
Il s’adossa à sa chaise et prit le temps d’admirer son teint de lait, l’éclat de sa chevelure relevée qui
formait comme une aile de corbeau sur sa tête. Sa bouche était pulpeuse, aussi charnue qu’une cerise
mûre. Il était avide d’en goûter les saveurs. Que n’eût-il donné pour être seul avec elle…
Un valet servit le plat suivant. Face à lui, de l’autre côté de la table, Thalia eut également droit à une
assiette. Un nouveau vin millésimé fut versé dans le verre de Leo. Il le goûta, puis posa le verre. Thalia
piqua un grain de raisin au bout de sa fourchette et porta le fruit à sa bouche. Mais au lieu de le mordre,
elle le passa sur ses lèvres, le fit aller et venir lentement, en un mouvement suggestif.
Il eut soudain très chaud. Le sang bouillait dans ses veines.
Elle le regarda de nouveau, et il frissonna sous l’éclat de l’ambre de ses prunelles.
La langue de Thalia tournait langoureusement autour du grain de raisin, et il l’imagina autour de son
pénis. Sous la table, il appuya les mains de toutes ses forces sur son entrejambe dans l’espoir de
maîtriser son excitation.
Bon sang, que c’était douloureux… Cette femme était une sirène. Elle savait s’y prendre pour
ensorceler les hommes ! Et elle se complaisait à le tourmenter. Mais un de ces jours, il lui rendrait la
pareille. Il imaginait déjà ses geignements de plaisir.
Il reprit son verre de vin et, les yeux rivés dans ceux de Thalia, il le leva pour lui dédier un salut
silencieux avant de le vider d’un trait.
Elle cilla, sa langue s’immobilisa un bref instant sur le grain de raisin, puis elle le laissa glisser dans
sa bouche.
Une douzaine de valets arrivèrent pour débarrasser et servir le dessert.
Leo considéra les assiettes richement garnies de diverses douceurs. Parmi elles, il y avait une mousse
au chocolat qui semblait particulièrement onctueuse. Il retint à grand-peine un grognement lorsque Thalia
en porta une cuillerée à sa bouche et lécha ostensiblement la mousse.
Il allait avoir besoin de davantage de vin.
6
Quand elle prit sa cuillère à dessert, Thalia se rendit compte que tout se passait mieux qu’elle ne
l’avait prévu.
Un peu trop bien, même.
Les yeux de lord Leopold, d’une brillance de gemme, la caressaient. Ses paupières mi-closes ne
dissimulaient pas le désir qui le consumait. Nonchalamment adossé à son siège, il buvait du vin tout en la
fixant.
Ce qui avait commencé comme un jeu s’était mué en dangereux manège. Mais il n’était pas question
qu’elle fasse machine arrière. Il méritait jusqu’à la plus infime once de tourment qu’elle pourrait lui
infliger. Quoique, ce diable d’homme ne paraissait guère contrarié. Au contraire : il semblait prendre
beaucoup de plaisir à cette joute, en dépit de la présence des gens dans la salle à manger.
Bon, elle allait voir s’il parviendrait à conserver son flegme au cours du dessert…
Elle prit une cuillerée de mousse au chocolat, l’amena à ses lèvres et entreprit de la lécher
langoureusement, le plus lentement possible, la mine extasiée, avant de la faire fondre avec gourmandise
sur sa langue et de l’avaler. Puis, prenant son temps, elle recommença le manège, le pimenta de petits
détails comme faire passer la cuillère sur le pourtour de ses lèvres, picorer de menus flocons de chocolat
aériens de la pointe de la langue et les sucer sans quitter lord Leopold des yeux.
Ah, il réagissait. Oh, bien discrètement. Sa pomme d’Adam allait et venait à un rythme précipité sous
le nœud de sa cravate, il se trémoussait sur sa chaise… mais une expression de prédateur s’était peinte
sur ses traits, et Thalia eut la sensation qu’il était à deux doigts de se jeter en travers de la table pour
s’emparer d’elle et l’emporter hors de la pièce afin de lui faire son affaire sans plus de cérémonie.
Une idée qui lui donna la chair de poule, sensation exquise et inattendue. Elle n’avait pas envisagé
qu’il serait aussi facile de l’exciter. En dépit de sa réputation de tentatrice dénuée d’inhibitions, jamais
elle n’avait essayé de stimuler les appétits sexuels d’un homme. Gordon ne lui avait jamais inspiré un tel
comportement, et après le divorce, elle avait érigé entre les hommes et elle une barrière qu’en dépit de
leurs efforts ils ne pouvaient franchir. Elle en avait assez d’être manipulée. Elle l’avait été suffisamment.
Voilà pourquoi elle tenait à infliger à lord Leopold la leçon qu’il méritait. Ensuite, il serait ravi
d’être définitivement débarrassé d’elle… et elle de lui.
Elle le tortura une nouvelle fois avec la mousse au chocolat et se réjouit de le voir fasciné par son
petit jeu.
Enfin, elle posa la cuillère à côté de son assiette et sourit. La première étape de son plan s’était bien
déroulée.
Leo se décontracta sur sa chaise, mais n’accorda qu’une attention partielle aux conversations autour
de lui. Les dames s’étaient retirées, laissant les hommes avec leur porto et leurs cigares, ce qui était sans
doute une excellente chose dans la mesure où il ignorait combien de temps encore il aurait pu endurer le
supplice infligé par lady Thalia.
Lorsque lady Holland avait signifié aux dames qu’il était temps de quitter la salle à manger, il avait
bien failli suivre le groupe. Il était sûr qu’une opportunité d’être seul avec lady Thalia se serait présentée.
Il l’aurait alors persuadée d’accepter de le retrouver quelque part ou, mieux, de monter le retrouver dans
sa chambre. Et il l’aurait eue tout à lui, nue, gémissante, sous des draps de soie. Il l’aurait entendue
pousser de petits cris quand il l’aurait pénétrée. Elle aurait serré ses bras fins et ses cuisses à la
blancheur d’albâtre autour de lui…
À condition, bien sûr, qu’elle ait réellement changé d’état d’esprit et soit désormais ouverte aux jeux
de l’amour. Car elle jouait à quelque chose, c’était évident. Mais à quoi ? Son jeu, il n’était pas certain
d’en connaître les règles.
Un petit moment plus tard, lord Holland avala la dernière gorgée de son porto puis proposa que les
messieurs aillent rejoindre les dames au salon. Lawrence rejoignit Leo quand ce dernier se leva.
— Intéressante soirée, remarqua-t-il. Au temps pour moi d’avoir dit que lady Thalia t’ignorait…
Leo lui décocha un bref coup d’œil, puis se dirigea vers la porte. Lawrence lui emboîta le pas.
— Je n’ai pas pu ne pas remarquer le… euh… petit spectacle qu’elle t’a donné au cours du dessert.
Je m’attendais à ce que l’atmosphère qu’il y avait entre vous fasse fondre tous les puddings, tant elle était
brûlante.
Leo eut des vapeurs en se rappelant l’épisode.
— Elle a une sacrée façon de se servir d’une cuillère à dessert, hein ?
— Ah, ça, c’est indéniable, acquiesça Lawrence en souriant.
Puis son expression se fit sérieuse.
— Leo, je ne vais pas user ma salive à te conseiller de battre en retraite, dans la mesure où je me
rends bien compte que tu es déterminé à jouer avec le diable.
— Tu nous connais, le diable et moi. Nous sommes de vieux amis.
— Oui, mais n’oublie pas qu’il y a plusieurs femmes derrière le charme de Thalia Lennox.
— Je suis parfaitement conscient des multiples facettes de la personnalité féminine. Tu n’as pas
l’intention de me donner des leçons de philosophie, j’espère ?
— Non. Je me borne à faire mon devoir de frère. À part cela, j’ai décidé de rentrer à la maison dans
la matinée.
— Mais… nous venons juste d’arriver.
— Peut-être, mais c’est ta grande scène et tu prendras bien plus de plaisir à la jouer sans moi dans
les parages.
— Maintenant que tu le dis… tu as raison, accorda Leo en souriant.
— J’ai toujours raison.
Une fois entrés dans le salon, Leo et Lawrence se séparèrent. Lawrence alla retrouver des amis et
Leo partit à la recherche de lady Thalia.
Il la trouva assise sur un sofa tendu de damas doré, entre deux messieurs qui se livraient à des
prouesses pour retenir son attention. Un petit rire cristallin s’échappa de la gorge de la jeune femme après
une remarque de l’un de ses admirateurs.
Leo s’immobilisa devant elle. Elle ne leva même pas les yeux, apparemment très intéressée par les
saillies humoristiques de son compagnon.
Leo ignora ses rivaux et s’inclina fort courtoisement.
Lady Thalia porta à ses lèvres un verre contenant un liquide rubis foncé et but une gorgée avant de
répondre à l’autre homme, qui venait de s’adresser à elle.
Leo sentit ses mâchoires se crisper. Elle recommençait à faire comme s’il n’existait pas. Elle
soufflait le chaud et le froid. Encore un jeu dont elle édictait les règles.
— Lady Thalia, dit Leo avec une telle autorité qu’il était difficile de ne pas le regarder.
Pourtant, la jeune femme prit tout son temps avant, enfin, de poser sur lui ses yeux sombres.
— Lord Leopold ?
— Je me demandais si vous accepteriez de faire une promenade avec moi dans le jardin.
Il voulait être seul avec elle, afin de savoir exactement à quoi elle jouait avec lui et ce qu’elle
projetait pour la suite. Mais pas seulement. Il voulait aussi l’embrasser, un long et langoureux baiser… et
découvrir si sa bouche avait un goût de mousse au chocolat.
— Une promenade ? Maintenant ? Merci, monsieur, mais non. Je crains qu’il ne fasse trop frais.
— Dans ce cas, je vais envoyer l’un des valets chercher votre cape.
Leo n’entendait pas lâcher prise.
— Nous sommes en octobre, monsieur. Je ne me promène pas en octobre.
— Oh ? Cela ne semblait pas vous déranger, l’autre jour, lorsque nous participions ensemble à la
vente aux enchères chez Christie’s.
Les oreilles des deux hommes qui flanquaient Thalia sur le sofa parurent se dresser, tant ils étaient
captivés par ces informations.
Thalia fronça les sourcils.
— Nous ne participions pas ensemble à la vente aux enchères, monsieur, et celle-ci se déroulait à
l’intérieur.
— Cela ne nous a pas empêchés d’avoir une fort intéressante conversation, répliqua Leo avec
amabilité. Mais, bon, si vous ne voulez pas venir dans le jardin, faisons un tour dans la maison. Les
Holland ont une très belle galerie de peinture.
— Je l’ai entendu dire. Une autre fois, peut-être. Je suis très bien là où je suis.
Quelle friponne entêtée ! Un moment, elle le taquinait, puis soudain elle l’écartait sans égards. Elle
avait besoin d’apprendre qu’il était aussi entêté qu’elle.
— Très bien. Puisque vous insistez, je me joins à vous ici.
Malheureusement, le seul siège inoccupé se trouvait à plusieurs mètres. Les mains croisées derrière
le dos, Leo resta donc debout et lady Thalia reprit sa conversation avec les deux hommes.
Leo fixa tout d’abord Wilcox, un rouquin à la figure constellée de taches de rousseur et aux yeux d’un
bleu délavé. Wilcox lui rendit son regard, puis le détourna, manifestement mal à l’aise. Il répondit à une
remarque de Thalia, mais sans conviction, comme s’il pensait à autre chose. L’image d’un lièvre acculé
s’imposa à l’esprit de Leo. Et le renard, c’était lui.
— Wilcox, lança-t-il, interrompant la conversation, lady Thalia apprécierait sans doute un autre
rafraîchissement. Pourquoi n’iriez-vous pas lui en chercher un ?
Plusieurs rangées de taches de rousseur disparurent au fond des rides qui s’étaient soudain creusées
sur le front de Wilcox.
— Je vous demande pardon ?
— Inutile de me demander pardon. C’est lady Thalia qui meurt de soif, répliqua Leo en veillant à
afficher son expression la plus intimidante.
— Je n’ai pas besoin de… commença Thalia.
Elle ne put poursuivre. Leo avait repris :
— Elle attend, monsieur. Vous ne voudriez pas la décevoir, n’est-ce pas ?
Wilcox était maintenant carrément mal à l’aise. Sur son visage, on lisait qu’il était offensé mais
également inquiet. Bien qu’il fût l’aîné de Leo de plusieurs années, il n’avait aucune intention de se battre
pour la suprématie. Il se lançait rarement dans une querelle, et tout le monde savait qu’il courbait l’échine
devant sa mère. Il n’était d’ailleurs toujours pas marié, car il fallait que sa mère approuve son choix. Elle
aurait certainement été fort mécontente si elle avait su qu’il contait fleurette à la célèbre Thalia Lennox.
Le menton mou de Wilcox tremblotait alors qu’il s’interrogeait : allait-il envoyer lord Leopold au
diable ? Non. Il détourna les yeux et le duel de regards s’acheva. Wilcox lâcha un lourd soupir, se leva,
fit une petite courbette et s’en alla.
Leo put alors s’occuper de l’autre compagnon de lady Thalia, lord Stanley. Au cours des années, il
l’avait croisé à plusieurs reprises au White’s Club. Ce n’était qu’une vague connaissance. Lord Stanley
était trapu, avec une tignasse de cheveux noirs, et doté de bien plus de confiance en lui que Wilcox n’en
aurait jamais. Pour l’instant, il semblait amusé : adossé au sofa, il attendait de voir ce qu’allait faire Leo.
Celui-ci envisagea tout d’abord d’essayer l’intimidation, puis se ravisa et décida qu’aller droit au but
serait plus efficace.
— Retirez-vous aussi, Stanley. J’aimerais dire un mot à lady Thalia. De plus, vous tenez la chandelle.
À quoi bon vous incruster ?
Stanley pinça les lèvres, comme s’il hésitait entre prendre la mouche ou s’esclaffer. Il se tourna vers
lady Thalia.
— Qu’en pensez-vous, ma chère ? Est-ce que je m’esquive, ou est-ce que je m’incruste et renvoie ce
grossier personnage sur-le-champ ? Je vous déconseille de rester seule avec lui. Il a une affreuse
réputation.
La même que celle de Stanley, dont tout le monde savait qu’il était un incorrigible homme à femmes.
Mais peut-être était-ce pour cette raison que Thalia avait choisi de s’asseoir à côté de lui ? songea Leo.
Une hypothèse qui lui déplut profondément.
— Lady Thalia ne sera pas seule : nous sommes tout de même dans un salon bondé de gens ! Alors
allez donc retrouver Wilcox, et trouvez-vous une autre dame à importuner.
Stanley ricana.
— Dois-je faire ce qu’il demande, lady Thalia ? La décision vous appartient, mais je me rends bien
compte que lord Byron et moi-même vous mettons dans l’embarras. Lequel de nous deux élisez-vous ? Je
suis à votre disposition.
Les yeux de lady Thalia allaient de Leo à Stanley. Visiblement, elle avait envie de les envoyer aux
pelotes l’un et l’autre.
— Merci de vous inquiéter pour moi, lord Stanley, dit-elle après un temps, mais j’ai peur qu’il n’y ait
pas de paix tant que vous n’aurez pas accédé à la demande de lord Leopold. Nous aurons le temps de
bavarder encore d’ici la fin de la soirée.
— J’attendrai avec impatience.
Lord Stanley se leva et salua lord Leopold d’une courbette.
— Byron.
Leo opina, mais ne dit rien. Dès que Stanley fut parti, il se laissa tomber dans l’espace vacant sur le
sofa. Thalia aurait pu s’en aller, mais non. Elle resta où elle était.
— Je savais que vous étiez excessivement effronté, mais pas que vous pouviez vous comporter
comme un barbare.
Leo sourit.
— Comment, selon vous, mes ancêtres se sont-ils arrangés pour conserver un duché au cours des trois
cents dernières années ? Savoir faire rendre gorge à l’ennemi court dans le sang de tout Byron.
— Je ne pense pas que M. Wilcox et lord Stanley fassent partie de vos ennemis.
— Si, s’ils se mettent en travers de mon chemin lorsque vous entrez en ligne de compte. Je ne
supporterai pas qu’un autre homme s’interpose entre vous et moi. Entre nous.
— Entre nous ? Et qu’est-ce qui vous permet d’imaginer qu’il va y avoir la moindre relation entre
nous ?
Il se pencha vers elle et dit à voix basse :
— La façon dont vous avez dégusté votre dessert, peut-être ? Elle a fait naître une foule d’images
dans mon esprit et m’a fait rêver à la façon dont moi, je vous dégusterais.
Pendant un long moment, elle garda les yeux baissés, puis affronta de nouveau le regard de Leo. Il
frémit. Les prunelles de la jeune femme étaient sombres, mystérieuses. Gorgées de secrets qu’il avait
envie de découvrir.
— Je pense que vous avez vu dans ma façon de déguster la mousse au chocolat bien davantage que ce
qu’il y avait. J’ai une passion pour le chocolat. C’est tout.
— Et les raisins ?
— Également.
Il marqua une pause, le temps d’assimiler ce qu’elle venait de dire, puis éclata de rire.
— Ma douce, si vous prenez autant de plaisir avec de simples sucreries, alors j’ai hâte de découvrir
ce qui vous exalte vraiment !
— Je ne suis pas « votre douce », lord Leopold. Et vous ne devez pas dire pareilles choses. On
pourrait nous entendre.
— C’est vrai. Êtes-vous sûre de ne pas vouloir de cette promenade dans le jardin ?
— Absolument sûre. Il serait sage que vous cessiez de prendre vos désirs pour des réalités. Bon, je
vois un siège libre à une table de whist. Excusez-moi, je vais jouer aux cartes.
Elle se leva.
— Attendez ! Ne partez pas, nous n’avons encore rien réglé en ce qui nous concerne.
— Effectivement pas.
Et, dans un friselis de velours bleu, elle s’éloigna.
Il aurait pu la suivre et se comporter de nouveau comme un barbare en éjectant l’un des joueurs de
son siège pour prendre sa place et se joindre à lady Thalia, mais non. Il se laissa aller contre les coussins
du sofa et se concentra sur son prochain mouvement. Voyons, qu’allait-il faire ?
Seigneur, qu’ai-je déclenché ? se demanda Thalia tout en s’installant à la table de whist, saluant d’un
sourire les autres joueurs.
Elle savait que lord Leopold avait une forte personnalité, mais n’avait pas imaginé qu’il pût se
montrer si intimidant. Il avait chassé Wilcox comme un chiot indésirable. Quant à lord Stanley, la
situation aurait pu s’envenimer s’il avait refusé de baisser les armes. Elle avait l’impression que lors
d’un duel, lord Leopold devait dominer n’importe quel adversaire.
Mais elle, il n’allait pas la faire céder ni l’inciter à baisser les armes. Ce jeu était le sien et elle en
contrôlerait le déroulement jusqu’au bout.
Et elle contrôlerait lord Byron.
Avec son arrogance naturelle, il ne paraissait même pas se rendre compte qu’elle était en train de
l’amener là où elle le voulait, et non l’inverse. Mais cela lui était fort utile qu’il crût être celui qui menait
la danse.
Ce soir, l’instructive leçon qu’elle entendait infliger à lord Leopold avait débuté de manière fort
prometteuse. Elle n’allait pas la lui donner de manière brutale, mais insidieusement. Elle le laisserait
croire qu’elle succombait peu à peu à sa volonté, puis, au moment où il s’y attendrait le moins, elle
retournerait la situation. Ce qu’elle ferait ensuite, elle n’en savait trop rien. Elle déciderait le moment
venu.
Elle ramassa ses cartes et se concentra sur la partie de whist.
7
— Oh, comme c’est beau ! s’exclama Thalia quelques minutes plus tard en balayant du regard la verte
prairie.
Un ruisseau coulait au bas d’une pente douce. Aubépine, prunelliers et sorbiers lourds de leurs baies
automnales tendaient leurs rameaux vers le ciel bleu.
— Ce doit être encore plus beau au printemps et en été, lorsque les fleurs sauvages sont épanouies,
ajouta la jeune femme.
Oui, c’était beau, songea Leo, mais infiniment moins beau que Thalia Lennox.
Il attacha les rênes de son cheval avant de sauter à bas de sa selle.
— Nous détendons-nous les jambes quelques minutes ? demanda-t-il.
Thalia hésita brièvement, puis acquiesça.
— Une petite promenade pourrait être agréable.
— Ah ! Maintenant, vous voulez vous promener avec moi, railla Leo.
— Si vous ne vous tenez pas correctement, je pourrais changer d’avis.
Il tendit les mains pour l’aider à mettre pied à terre.
— Dans ce cas, je veillerai à ne pas vous provoquer.
— Mmm. Je ferais tout aussi bien de rentrer tout de suite à Holland House, car je suis sûre que vous
aurez du mal à tenir cette promesse.
— Permettez-moi au moins d’essayer. Après tout, quand on monte comme vous le faites, on peut
prendre l’infime risque d’une petite promenade.
— Je ne vous crois pas, et « infime » est antinomique avec « risque ».
Il rit.
— Bon, cela suffit. Allons profiter de la beauté du lieu.
— Je suis tout à fait capable de descendre seule de cheval, dit-elle en négligeant la main tendue.
— Je n’en doute pas, lady Thalia, mais je vous aiderai tout de même…
Il lui enserra la taille de ses doigts solides.
— … d’autant que je n’ai pas la moindre intention de laisser passer une occasion de poser mes mains
sur vous.
Sans lui laisser le temps de protester, il la souleva de sa selle et, avant de la déposer par terre, la
garda contre lui un moment, savourant la sensation de son doux corps pressé contre le sien.
— Vous êtes aussi légère qu’une plume. Je pourrais vous tenir ainsi toute la journée.
— Vraiment ? Êtes-vous aussi fort que cela ?
— Oh, oui ! Je suis bien plus endurant qu’il n’y paraît.
— Comme c’est intéressant, lord Leopold, fit-elle d’un ton aussi sucré que la mousse au chocolat
avec laquelle elle s’était amusée lors du dîner. Bon, maintenant, vous pouvez me poser.
La poser ? Mais c’était de l’embrasser qu’il mourait d’envie. De la serrer dans ses bras et de prendre
sa bouche pour un long baiser brûlant qui la laisserait pantelante de désir.
Pantelante… Non. Elle le giflerait s’il essayait. Mais cela valait la peine de tenter sa chance.
L’ennui, c’est qu’il avait promis de ne pas la provoquer.
Donc, à regret, il la posa par terre.
Elle recula, rajusta sa tenue d’équitation afin de pouvoir marcher sans avoir les jambes entravées par
l’étoffe puis, sans lui laisser le temps de lui offrir son bras, elle partit à travers la prairie.
Il secoua la tête, désolé, et la suivit.
Thalia aurait bien aimé que son cœur cesse de battre la chamade. Elle s’était arrangée pour ménager
une certaine distance entre lord Leopold et elle, même minime : ses longues foulées lui donnaient un
avantage indéniable. Mais elle s’astreignait à conserver un peu d’avance, tout en gardant obstinément le
regard fixé devant elle, feignant d’être fascinée par l’exubérance de la flore automnale.
L’espace d’un soupir, lorsqu’il l’avait tenue contre lui, elle avait cru qu’il allait l’embrasser. Une
pensée qui accéléra encore son pouls. Ce baiser, comment aurait-il été ?
Décevant, sans doute.
Par expérience, elle savait que la réalité des baisers n’égalait jamais le fantasme. Les poètes
écrivaient foule d’odes et sonnets sur la transcendance des baisers d’un amant, mais jamais elle ne les
avait jugés davantage que modérément plaisants.
Son ex-époux lui répétait qu’elle était froide. Mais jamais Gordon n’avait été très porté sur les
baisers. Il disait qu’ils représentaient beaucoup d’efforts pour peu de profit. Néanmoins, elle avait essayé
de lui faire plaisir, surtout pendant les premières années de leur mariage. Le problème était que dès la
deuxième ou troisième année de leur union, elle avait été soulagée lorsque Gordon avait renoncé à faire
des efforts dans ce domaine. Quant au sexe, eh bien, il s’était révélé n’être qu’un autre conte virant au
cauchemar. Lors de leur nuit de noces, c’était davantage que son innocence qu’il avait pris. Ses jolis
rêves avaient été réduits en poussière.
Quelle ironie que cette réputation de vorace séductrice qui lui collait aux basques ! On disait qu’elle
consommait les hommes comme des bonbons. Lord Leopold croyait sans doute que ses rebuffades
faisaient partie d’une tactique qu’elle employait afin de rendre leurs futures relations sexuelles plus
excitantes. Sauf qu’il n’y aurait pas de relation sexuelle.
Serait-il consterné lorsqu’il le découvrirait ? Probablement. Mais à quoi s’attendait-il donc en
poursuivant de ses assiduités une femme qui ne voulait pas de lui ?
— Regardez ! Un pommier sauvage ! s’exclama-t-elle, brisant le silence qui s’était installé entre eux.
Et il croule sous les fruits ! Ma mère en faisait des confitures chaque automne. C’était l’une de mes
douceurs favorites au petit déjeuner. Cela fait des années que je n’en ai pas mangé.
— Alors peut-être devrions-nous en parler à lady Holland et lui demander si nous pourrions en
ramasser un ou deux paniers. Ce serait simple de faire envoyer les fruits à Londres. Je pense que votre
cuisinière trouverait sans peine la recette de la confiture.
— Effectivement. Mais je préférerais que vous ne sollicitiez pas d’autre faveur pour moi auprès de
lord et lady Holland. Je crois qu’ils ont déjà été suffisamment importunés par ma venue.
Leo ne fit pas semblant de n’avoir pas compris.
— Oh, quelqu’un a raconté des sottises. Qui ?
Elle s’avança de quelques pas, puis se tourna de nouveau vers lui.
— Quelle importance ? Je le sais, et cela ne m’a pas fait plaisir d’apprendre que vous aviez intrigué
pour que je sois sur la liste des invités. Votre arrogance ne cessera jamais de m’émerveiller, lord
Leopold. Car désormais, la moitié des hôtes pense que je suis votre maîtresse, et l’autre moitié, à force
d’entendre la rumeur, ne va pas tarder à penser de même.
Lord Leopold fronça les sourcils.
— Je voulais seulement avoir une chance de vous revoir. Vous ne me rendez pas la tâche aisée,
savez-vous.
— J’en conviens. J’ai bien réfléchi et j’ai échoué à comprendre votre attitude. Votre obstination
m’intrigue, et je me demande jusqu’où vous serez capable d’aller.
— D’aller ?
— Mmm… Dans votre acharnement à faire de moi votre amante. Peut-être vous soumettre à un petit
test serait-il judicieux.
— Quel genre de test ?
— Je vais attendre jusqu’à notre retour à Londres… quoique, ici, à la campagne, ce pourrait être
mieux.
— Qu’avez-vous exactement à l’esprit ?
— Un rendez-vous. Dans un endroit discret, le temps que je décide si j’ai envie ou non d’aller plus
loin avec vous.
Il tendit les bras.
— Je suis tout à vous ! Nous sommes seuls, en ce moment. Pouvons-nous commencer tout de suite ?
— Non. Cela ne marcherait pas. Si nous restons absents plus longtemps, ce sera remarqué. Je vous
ferai parvenir un message pour vous faire savoir quand et où nous nous rencontrerons. À ce propos, lord
Leopold, vous ne vous choquez pas facilement, n’est-ce pas ?
— Rien ne me choque, ma chère, assura-t-il dans un sourire diabolique.
— Parfait.
Elle tendit la main et fit courir son index le long de la joue chaude et rasée de près de Leo.
— Soyez prêt pour du sport. C’est là le but des séjours à la campagne, n’est-ce pas ? Distractions et
sport.
Les yeux verts pétillèrent.
— Fichtre, vous avez absolument raison.
Thalia se détourna, le cœur battant en songeant à ses audacieuses paroles et à son plus encore
audacieux plan.
Elle était arrivée près des chevaux quand il lui prit gentiment mais fermement le bras, l’obligeant à
s’arrêter et à pivoter face à lui.
— Avant de rentrer à Holland House, je pense qu’un gage s’impose. Un gage qui scellerait le début
de notre nouvelle relation.
Elle tressaillit, puis le regarda avec froideur.
— Nous n’avons aucune relation. Pas encore.
— Oh, mais si. Sinon, nous ne serions pas là, seuls dans cette prairie à concocter un plan pour un
rendez-vous secret. J’aimerais avoir un avant-goût de ce qui m’attend. Ma patience mérite cette
récompense, surtout après votre petit spectacle hier soir au cours du dîner.
Ah oui, la mousse au chocolat…
Elle avait envie de lui répondre qu’il ne méritait rien du tout. Mais si elle le lui révélait maintenant,
elle perdrait son avance. Ils repartiraient de zéro.
Elle se contraignit à sourire.
— En quoi consiste cette récompense que vous estimez mériter ?
— Oh, c’est peu de chose…
Il se rapprocha.
— … seulement un baiser. Pour sceller le pacte.
Thalia réprima un juron. Bon sang, si elle avait pu lui clore le bec ! Mais d’après ce qu’elle avait
appris au sujet de lord Leopold, il n’était pas du genre à renoncer, surtout à présent qu’elle lui avait
fourni des raisons de croire qu’elle était intéressée par lui.
— Attendre ne fera qu’accroître notre envie, dit-elle, en posant une main sur sa poitrine de façon à
l’obliger à garder ses distances. Nous devrions résister à nos pulsions.
Il passa un bras autour de sa taille.
— Je ne veux pas résister. Je résiste depuis le premier soir où je vous ai vue. Je crois que nous
ferions mieux de céder à nos pulsions.
Il se pressa contre elle.
— Oui, mais le premier baiser, on ne l’oublie jamais.
Elle improvisait. En hâte.
— Mieux vaut le garder pour notre premier rendez-vous, poursuivit-elle. Nous aurons alors tout le
temps d’explorer nos désirs.
— J’aimerais les explorer tout de suite.
Il lui prit le menton entre deux doigts après avoir caressé du bout du pouce sa lèvre inférieure.
— Vous êtes exquise, le savez-vous ?
Il ne lui laissa pas le temps d’objecter. Sa bouche était déjà sur la sienne.
Elle lutta contre sa réaction instinctive qui était de se raidir : la moindre réticence eût annulé le jeu.
Ce n’était qu’un baiser, se dit-elle en s’obligeant à se décontracter. Quel mal pouvait-il faire ?
Elle se prépara à subir.
Et, à sa grande surprise, la sensation de la bouche de lord Leopold sur la sienne ne fut pas
désagréable. En fait, ce fut même le contraire. Des frissons de plaisir irradièrent en elle, brûlants,
délicieux. La technique de lord Leopold était parfaite, il était audacieux, confiant. Il était un maître dans
l’art de la sensualité ! Pour un homme de son âge, il en connaissait manifestement beaucoup sur les
baisers.
Il inclina la tête de manière à glisser sa langue entre les lèvres de Thalia, les forçant avec une
ensorcelante insistance. Elle hésita, sachant fort bien ce qui viendrait ensuite : les baisers avec la langue
– french kisses, disait-on en anglais – n’avaient jamais été sa tasse de thé. Mais soudain, elle se
découvrait curieuse d’apprendre ce qu’elle allait éprouver avec lord Leopold. Jusqu’à présent, il l’avait
étonnée. Peut-être l’étonnerait-il encore…
Elle écarta les lèvres et se tendit, dans l’attente de l’invasion de cette langue. Elle avait présagé une
pénétration sans délicatesse, vorace. Or il n’usait que de douceur, de lenteur, se bornant à lui lécher
délicatement les lèvres. Enfin, elle sentit la pointe de sa langue toucher la sienne.
Et elle frémit.
Elle avait chaud, elle avait froid, la peau hérissée de chair de poule.
Il s’aventura plus avant dans sa bouche, puis marqua un arrêt afin qu’elle répondît. Il désirait qu’elle
participe, comprit-elle.
Sans réfléchir, elle s’exécuta. Les sensations qui l’assaillirent furent alors aussi délicieuses que
celles que l’on ressentait en s’allongeant sous des draps de soie tiède lors d’une glaciale nuit d’hiver.
Sans s’en rendre compte, elle ferma les yeux et se laissa aller contre lui. Et elle lui rendit le baiser,
fébrile, les doigts accrochés aux revers de sa veste. Elle s’agrippait à lui comme si sa vie en dépendait.
Elle sentit ses mains caresser son dos jusqu’à sa taille… et plus bas, vers ses hanches. Sa langue
n’interrompit à aucun instant son grisant manège. Le baiser devint de plus en plus passionné, et les
caresses lourdes de suggestion, bien que dans les limites de la décence. Il lui en demandait davantage, et
elle se découvrait avide de satisfaire à son souhait. Jamais elle n’avait vécu pareille expérience. Il avait
plaqué son bassin contre le sien et elle n’ignorait rien de son érection, en dépit de l’épaisseur du tissu de
la redingote et du pantalon.
Le baiser prit alors une tournure frénétique. La respiration de lord Leopold était saccadée, faisant
écho à la sienne. Sa langue lui indiquait clairement ce qu’il souhaitait faire à son corps tout entier. Et elle
réagissait avec ardeur, recevant et donnant sans retenue, aspirant à davantage.
Il s’écarta légèrement d’elle de façon à insinuer une main sous sa veste et la poser en conque autour
de l’un de ses seins. Il tâta délicatement le globe, titilla du bout du doigt la pointe dressée qui,
traîtreusement, saillait sous l’étoffe du chemisier. Elle ne put retenir un petit râle. Son corps appréciait ce
que lui faisait lord Leopold. Dont les lèvres parcouraient maintenant sa gorge, la constellant de petits
baisers, descendant insidieusement vers le décolleté de la veste d’équitation.
Il commença à la déboutonner sans interrompre ses baisers, le bassin calé contre celui de Thalia afin
qu’elle prît bien la mesure de son excitation.
Il allait la déshabiller. Et elle allait le laisser faire. Elle imaginait combien serait douce sa bouche
sur sa peau nue, le plaisir qu’elle prendrait lorsqu’il regarderait sa poitrine, la lécherait de sa langue
chaude et moite.
Il détacha le lien qui maintenait sa jupe d’amazone et en repoussa les pans puis, d’une cuisse
autoritaire, il lui écarta les jambes et elle ne résista pas, subjuguée de désir, grisée par tant de
stimulations inconnues.
Jusqu’au moment où elle se souvint d’autres mains, d’une autre bouche. Le charme se rompit en une
fraction de seconde. Elle mit brusquement un terme au baiser, repoussa lord Leopold avec une violence
qui le surprit sans doute, mais il n’opposa aucune résistance.
Sous l’effet du désir, ses yeux avaient pris une teinte vert émeraude.
— C’est un bon début, dit-il, l’air satisfait, d’une voix enrouée. La prochaine fois, ce sera encore
meilleur.
Elle gardait soigneusement les mains le long de ses flancs pour dissimuler leur tremblement. Dieu
merci, sa jupe d’épais lainage s’était remise en place d’elle-même. Son cœur palpitait toujours follement,
son corps était en feu. Pour la première fois, elle se demanda si elle n’avait pas commis une fatale erreur
en accordant tant de libertés à cet homme. Parce que, songea-t-elle avec effroi, sans doute avait-il raison
quand il disait que la prochaine fois, ce serait encore meilleur…
Et si tel était le cas…
Non. C’était hors de question. Il fallait qu’elle se débarrasse de lui, définitivement. Il était impératif
qu’elle trouve le moyen de mettre un terme à ses assiduités. Car s’il persistait à l’en poursuivre, le risque
était grand qu’elle se laisse convaincre.
9
Il était minuit passé lorsque Leo, dans sa chambre d’invité, congédia son valet. Il était
confortablement emmitouflé dans une robe d’intérieur en doux cachemire brun, les pieds chaussés de
pantoufles de cuir souple. Après avoir pris le petit verre de cognac qu’il s’était servi, il alla s’asseoir
dans le fauteuil placé devant la cheminée où brûlait un bon feu. Une bûche projeta une gerbe d’étincelles,
des flammes s’élevèrent puis se calmèrent.
Il ouvrit un livre et le cala sur ses genoux. Mais ce n’étaient pas les mots imprimés qui retenaient son
attention. Ses pensées étaient focalisées sur lady Thalia, comme elles l’avaient été toute la journée.
Une bien longue journée…
Des activités s’étaient succédé sans répit : la chasse d’abord, au retour de laquelle il n’avait pas eu
l’occasion de s’entretenir de nouveau avec la jeune femme. Au cours de l’après-midi, chaque fois qu’il
avait essayé de l’approcher, quelqu’un ou quelque chose s’était interposé. Même lorsque les messieurs
avaient rejoint les dames au salon après le dîner, il avait découvert qu’elle était entourée d’autres
personnes. Il avait pensé qu’elle l’évitait, mais peut-être était-elle simplement prudente, ne voulant pas
ajouter aux spéculations qui allaient déjà bon train parmi les invités.
Il revécut en esprit le baiser qu’ils avaient échangé dans la prairie, et son sang s’échauffa de plaisir
et d’anticipation : ils allaient se revoir prochainement. L’impatience le rongeait. Elle était tout ce qu’il
désirait chez une femme. Toutefois, il avait été surpris par son baiser : pour une femme d’expérience, elle
était curieusement réticente. Il y avait en elle une réserve émotionnelle à laquelle il ne s’était pas attendu.
Mais, au bout d’un moment, elle s’était dégelée et avait révélé sa nature passionnée.
Ces brefs instants passés avec elle avaient aiguisé son appétit. Avant cela, il la désirait déjà
ardemment, mais maintenant, son désir avait viré à l’obsession. Il imaginait combien serait exaltante leur
prochaine rencontre. Plus de retenue, plus de limites. La félicité absolue.
Il tenta de chasser Thalia de son esprit, d’expulser ces pulsions qui le dévoraient, en posant les yeux
sur son livre. Il chercha le dernier paragraphe qu’il avait lu et reprit sa lecture. Mais il ne parvint pas à
se concentrer. Son esprit restait axé sur Thalia.
Il leva les yeux vers la pendule sur le manteau de la cheminée, se demandant quand la maisonnée
serait endormie. Une idée lui tournait dans la tête : aller retrouver Thalia plutôt que d’attendre leur
rendez-vous. Mmm. Elle ne l’en remercierait certainement pas, surtout si quelqu’un le surprenait devant
la porte de sa chambre. Elle lui avait clairement dit qu’elle n’appréciait pas qu’il ait usé de son influence
pour la faire inviter à Holland House. Mais s’il n’avait pas manigancé cette invitation, aurait-elle accepté
de le revoir ? D’envisager qu’ils aient une liaison ? Elle avait été très mécontente mais, estimait-il, le jeu
en avait valu la chandelle.
Il bâilla et posa son livre. S’il ne sortait pas de cette chambre, autant dormir.
Il but la dernière gorgée de son cognac, et à peine s’était-il mis debout que des coups discrets furent
frappés à sa porte. Grands dieux… Était-ce elle ? Thalia était-elle venue le trouver ?
Non. Il s’agissait d’une bonne, qui lui tendit un message.
— Pardonnez-moi, monsieur, mais on m’a demandé de vous apporter ceci immédiatement.
Il prit le feuillet de vélin crème plié en quatre.
— Merci.
La fille esquissa une révérence et s’en alla. Leo referma la porte et porta le message à son nez,
essayant d’y trouver un léger effluve de lilas. Oui… Thalia n’était pas venue le trouver en personne, mais
elle lui avait fait passer un mot.
Rejoignez-moi au bord de l’étang, près du grand chêne, demain à quatre heures.
Jamais Leo n’aurait imaginé pareil épilogue pour cette journée : il marchait nu à travers les prairies
de Holland House. Comment il allait affronter les regards, une fois dans la maison, il n’en avait aucune
idée. Il ne pouvait qu’imaginer les yeux écarquillés et les murmures stupéfaits et choqués qui suivraient
son apparition.
Avec un peu de chance, peut-être rencontrerait-il en chemin l’un des serviteurs et le convaincrait-il
d’aller lui chercher des vêtements pendant qu’il resterait caché derrière un buisson. Ou, mieux, les invités
seraient encore dans leurs chambres, occupés à s’apprêter pour le dîner, et il réussirait à se glisser dans
l’escalier sans être remarqué.
Mmm. Il doutait d’avoir cette chance. Exactement comme l’avait prévu lady Thalia.
Enfer et damnation ! Il ne parvenait pas à croire qu’elle lui ait joué ce tour. Le pire, c’était qu’elle ait
emporté ses habits.
Au moins, elle lui avait laissé ses bottes. N’empêche, il devait avoir l’air d’un parfait idiot.
Là aussi, exactement ce qu’elle avait prévu.
Mais elle ne perdait rien pour attendre. Elle pensait avoir lâché la dernière salve ? Il ne serait pas le
seul à recevoir une leçon aujourd’hui. Quoique, il n’avait pas encore décidé quelles mesures de rétorsion
il adopterait. Tout ce qu’il savait, c’était qu’entre elle et lui, le mot « fin » était loin d’avoir été apposé.
Elle ne voulait pas de lui ? prétendait-elle.
Menteuse !
Il avait senti le goût de la passion sur ses lèvres. Quelle surprise. Il n’avait pas imaginé que la jeune
femme pût avoir envie d’aller plus loin, et voilà qu’elle s’était montrée avide, aiguillonnée par ses sens
débridés. Eh bien, elle allait être comblée. Elle aurait droit à ce qu’elle attendait, et bien plus encore.
Mais, dans un premier temps, il devait remettre le compteur de la partie à zéro.
Pour l’instant, il n’avait rencontré personne. Si les arbres avaient porté des feuilles, il en aurait coupé
une et s’en serait servi pour voiler son intimité. Mais la garce avait bien calculé sa vengeance : l’automne
était son allié. Les feuilles étaient tombées. Il n’avait d’autre choix que de rentrer aussi nu que le jour de
sa naissance.
Bon, être nu ne le gênait guère. Il n’était pas spécialement pudique. Le problème, c’était les autres
gens, qui ne verraient certainement pas la situation dans la même optique. De surcroît, et cela n’arrangeait
rien, il était gelé. Le soleil se couchait et il avait la chair de poule.
Tout à coup, un cottage apparut dans son champ de vision. Une femme aux cheveux bruns se tenait
dans l’arrière-cour. Elle distribuait du grain à des poules. Près d’elle, un bambin s’amusait sur un bout de
gazon avec un jouet en bois.
Et du linge pendait à une corde, séchant doucement dans la brise !
Il distingua une chemise d’homme, un pantalon… La solution, enfin ! Même si seule la chemise lui
allait, au moins, il serait à moitié couvert.
Mais comment mettre la main sur ces vêtements ?
Il y avait l’approche franche et directe : expliquer son problème à la femme et lui promettre de se
montrer extrêmement généreux envers elle dès qu’il serait rentré à Holland House et aurait enfilé ses
propres effets. L’ennui, c’était que ce plan présentait une foule de défauts. Par exemple, dès qu’elle aurait
posé les yeux sur lui, la femme risquait de courir se réfugier dans le cottage et se barricader à l’intérieur,
sans avoir écouté un seul mot de ce qu’il voulait lui dire.
Ses autres options n’étaient guère plus enthousiasmantes : il pouvait continuer jusqu’à Holland House
tel qu’il était, ou bien attendre que la femme se détourne et voler les vêtements.
Il réfléchit. Un gentilhomme ne volait pas. C’était aussi simple que cela. Mais s’il ne faisait que
subtiliser ces vêtements le temps de revenir à Holland House, puis les faisait rapporter aussitôt, serait-ce
du vol ? Il ne s’agirait alors que d’un emprunt.
C’était un raisonnement spécieux, il en était bien conscient. Merci lady Thalia – le diable
l’emporte –, mais il était vraiment dans le pétrin et donc contraint de considérer toutes les solutions,
honorables ou non.
Et puis, quel mal pouvait-il y avoir à se servir de ces vêtements pendant une heure ou deux ? Si tout
se passait bien, la femme ne noterait peut-être même pas leur disparition. Il les rendrait soigneusement
lavés, accompagnés d’un mot de remerciement et d’un peu d’argent en dédommagement. Vu ainsi, la
femme et son mari pourraient considérer l’incident comme une bonne affaire.
Il pesa et soupesa ses choix, tout en surveillant la femme de derrière un arbre.
Elle finit de nourrir les poules, puis alla récupérer le petit garçon et son jouet. Elle cala l’enfant sur
sa hanche et rentra dans la maison. La porte claqua.
Ah, sa chance ! S’il voulait ces vêtements, il avait intérêt à faire vite.
Il regarda autour de lui, et courut à toutes jambes. Une fois devant la corde, il décrocha le pantalon.
Mais à peine avait-il pris la chemise que la porte arrière du cottage se rouvrit. Sauf que cette fois, ce ne
fut pas la femme qui sortit dans la cour, mais un homme, un colosse au torse musculeux et aux bras qui
semblaient assez puissants pour tordre des barres d’acier. Ses mains avaient la taille de jambons… et
l’une d’elles tenait un fusil.
Il épaula et mit Leo en joue.
— Nom d’un chien, mais qu’est-ce qu’vous faites ? beugla-t-il. Vous croyez qu’vous pouvez entrer
com’ ça chez moi, aussi nu que Dieu vous a fait, et barboter mes nippes ?
Leo leva la main.
— Non, non, ce n’est pas du tout cela !
Bon, en réalité, c’était exactement cela, mais il avait des circonstances atténuantes. Si seulement cet
homme voulait bien abaisser le fusil et écouter ses explications…
— Il m’est arrivé une drôle de mésaventure, voyez-vous, monsieur. J’ai égaré mes vêtements alors
que j’étais allé nager dans l’étang. Je ne voulais qu’emprunter les vôtres jusqu’à ce que…
— Emprunter, mon œil ! Z’êtes un voleur et les voleurs, je les supporte pas. Et en plus, z’êtes
indécent !
Leo agita le pantalon qu’il tenait toujours.
— Je ne le serais plus si vous me permettiez d’enfiler ceci. Je suis l’un des invités de lord Holland,
et vous serez récompensé pour m’avoir permis d’utiliser votre pantalon.
L’homme n’abaissa pas le fusil d’un pouce.
— Menteur comme un arracheur de dents, en plus ! Lâchez ce futal et reculez.
La main de Leo se crispa sur l’étoffe.
— Monsieur, si vous vouliez bien entendre raison, je suis sûr que nous trouverions un terrain
d’entente. Combien pour vos vêtements ? Je vous les achète.
— Les acheter ! s’exclama le fermier dans un grand rire sinistre. J’vois pas de poches sur vous. Y a
pas de pièces sur vot’ peau nue. Naaan. Vous restez là où vous êtes pendant que mon grand gars va
chercher le constable.
— Oh, il est inutile de mêler la loi à tout cela. Prévenez n’importe qui à Holland House et vous
verrez que je vous dis la vérité. Je m’appelle…
— M’en fous comment vous vous appelez. Assoyez-vous et attendez pendant qu’on prévient Mull.
Il montra le sol du bout de son fusil.
— Je veux qu’y vous voie, là, et exactement com’ vous êtes, com’ ça la situation sera claire.
Leo baissa les yeux sur l’herbe mouillée, maculée de boue et de feuilles mortes pourries. Qu’il
s’assoie là… Cela semblait si froid et si peu attirant. Non, il n’avait aucune intention d’obtempérer,
surtout les fesses nues.
— Je préférerais rester debout, monsieur.
— Vous vous assoyez, sinon vous allez goûter à ce qui sort de Bess.
— Je vous serais très reconnaissant de ne pas me menacer avec Bess, puisque c’est ainsi que vous
appelez votre arme, monsieur, répliqua Leo avec autorité.
Pour toute réponse, le fermier releva le fusil.
Leo le considéra, cherchant son point de faiblesse. Apparemment, il n’y en avait aucun chez cet
homme. Mais, fusil ou pas, il était hors de question d’attendre l’arrivée du constable.
Vu le peu de bonne volonté que le fermier mettait à l’écouter, il n’y avait guère d’espoir que M. Mull
se montre plus accommodant. Leo était donc extrêmement vulnérable, debout, tout nu, bien droit dans ses
bottes. Il n’allait pas prendre le risque de se faire jeter dans une geôle.
— Écoutez, monsieur, tout ceci est inutile. Pourquoi ne vous rendrais-je pas simplement vos effets et
ne continuerais-je pas mon chemin ?
Il lâcha chemise et pantalon qui tombèrent sur l’herbe.
— Vous voyez ? Tout va bien.
— Tout va bien ? Vous dites que tout va bien ? Mais non, rien ne va ! Si j’vous laisse filer, vous vous
en prendrez à l’un de mes voisins. Alors plus de palabres. Vous vous assoyez et vous vous taisez.
Leo resta coi un long moment, puis haussa les épaules, comme s’il renonçait à toute résistance.
— D’accord.
Sûr d’avoir remporté la victoire, le fermier baissa légèrement son fusil.
C’était ce qu’attendait Leo : il se jeta sur l’homme et agrippa le canon de l’arme. Mais le colosse
réagit vite. Il était manifestement aussi fort qu’il en avait l’air.
La lutte fut violente et brève. Ce qui l’interrompit, ce fut le coup qui partit. En l’air, le Ciel soit loué.
Toutefois, la détonation coupa l’élan de Leo. Il n’était pas du genre à capituler, mais il savait néanmoins
quand battre en retraite était la meilleure option. Comptant sur l’effet de surprise, il jeta le fusil le plus
loin possible du fermier et partit en courant comme un dératé. Un bosquet se dressait devant lui, à peu de
distance. S’il l’atteignait, il échapperait à la vue de l’homme. Il n’était peut-être pas capable de
l’emporter dans une lutte à mains nues avec le fermier, mais à la course, il pouvait le battre à plate
couture.
Il avait presque réussi quand il ressentit une douleur térébrante dans le bras. S’ensuivit, une fraction
de seconde plus tard, l’écho d’une détonation. Il baissa les yeux et vit le sang qui coulait jusqu’à sa main
et gouttait de ses doigts pour finir sur l’herbe.
Au lieu de s’arrêter, il courut de plus belle : maintenant qu’il était blessé, il était encore plus
déterminé à s’échapper.
Il atteignit enfin l’abri des arbres, et s’arrêta le temps de reprendre son souffle, c’est-à-dire très
brièvement : il n’avait pas un instant à perdre. Le fermier et son fils, ou qui que ce fût d’autre, ne seraient
pas longs à le rattraper.
Il s’occuperait de sa blessure plus tard.
Le bras plaqué contre la poitrine, il accéléra ses foulées. S’il parvenait à rejoindre Holland House, il
serait en sécurité. Mais son retour spectaculaire, nu et en sang, l’obligerait à faire le dramatique récit de
ses aventures – un autre mauvais point à mettre au débit de lady Thalia.
D’un rapide coup d’œil derrière lui, il s’assura que le fermier n’était pas sur ses talons. Non. Il
pouvait ressortir du bois. Pourvu qu’il prenne bien la direction de Holland House…
Thalia était presque arrivée aux écuries. Elle fit ralentir sa monture. La jument souffla doucement et
secoua la tête, faisant tinter son mors, lorsque la jeune femme l’arrêta au milieu d’un pré à l’herbe grasse.
Lord Leopold devait être en train de rentrer, maintenant. Avec ses bottes aux pieds… et rien d’autre.
Ah, il devait avoir une sacrée allure, nu comme un ver ! À moins qu’il ne se faufile en catimini d’un
buisson à l’autre. Non. Il était trop fier pour se cacher. Au contraire, il marchait certainement la tête
haute, comme un promeneur décontracté, indifférent aux réactions qu’il suscitait chez les gens du cru
inopinément rencontrés.
Elle aurait dû être satisfaite, songea-t-elle en se mordillant la lèvre inférieure. Elle avait réalisé son
plan à la perfection. Elle avait voulu humilier lord Leopold et le mettre tellement en colère que plus
jamais il ne lui adresserait la parole.
Alors pourquoi se sentait-elle aussi troublée ? Pourquoi éprouvait-elle tant d’amertume ? Elle avait
cherché à lui donner une magistrale leçon, et voilà que maintenant elle se demandait si ce n’était pas elle
qui avait besoin d’être sermonnée. S’était-elle montrée affreusement cruelle ? Si c’était le cas, comment
se faire pardonner ?
Elle lâcha un lourd soupir et fit faire demi-tour à la jument, avant de la mettre au trot pour repartir en
sens inverse. Elle était à mi-chemin de l’étang lorsqu’elle entendit une détonation. Elle avait participé à
assez de chasses automnales pour reconnaître un coup de feu.
Son pouls s’emballa, sa poitrine se serra.
Allons, s’admonesta-t-elle, cette détonation pouvait avoir n’importe quelle origine. Un chasseur, un
entraînement au tir. Bref, être sans rapport avec lord Leopold.
Le problème, c’était qu’au fond d’elle-même, elle était certaine que le rapport existait bel et bien.
Elle poussa une exclamation quand elle le vit, un bras couvert de sang plaqué contre son flanc. Il
sortait d’un bosquet et avançait d’un pas chancelant.
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en mettant la jument au galop.
Lord Leopold s’arrêta et regarda dans sa direction. Le soleil couchant parait sa chevelure de reflets
d’or. En dépit de sa blessure, il était superbe. Un guerrier après un féroce combat.
— Lady Thalia ? s’étonna-t-il. Que faites-vous ici ?
Elle ne perdit pas de temps à lui répondre. Elle bloqua la jument, sauta à terre et courut vers lui aussi
vite que le lui permettaient ses jupes.
— Lord Leopold, que vous est-il arrivé ? Vous a-t-on tiré dessus ?
— Oui, et cela va se reproduire si nous ne partons pas immédiatement, dit-il en regardant par-dessus
son épaule.
— Comment cela ?
Il secoua la tête.
— Ne vous préoccupez pas de ce détail pour l’instant. Sautons sur votre cheval et rentrons ventre à
terre à Holland House.
Il contourna la jument pour attraper les rênes du côté droit, son bras gauche étant manifestement trop
douloureux pour qu’il s’en serve, mais la jument recula, apeurée par l’odeur du sang. Il la calma du mieux
qu’il le put et appela Thalia.
— Montez la première, je saute en selle derrière vous.
— D’accord, mais nous devrions bander votre bras pour stopper le saignement. J’ai vos vêtements.
Vous pouvez donc vous habiller aussi.
— De cela aussi, nous nous préoccuperons plus tard. Montez en selle !
Thalia s’apprêtait à objecter quand un colosse émergea du bosquet. Il avait une expression terrifiante
sur les traits et son énorme main tenait un fusil. Un gamin d’une dizaine d’années le suivait. Sans hésiter,
l’homme et l’enfant foncèrent droit sur eux.
— Vous agressez les femmes, maint’nant, canaille ? cria l’homme. Bougez-vous d’là, sinon ça va
aller encore plus mal pour vous !
Thalia le regarda, horrifiée.
— Z’êtes en sécurité, m’dame. Il vous f’ra rien.
Du coin de l’œil, elle vit que lord Leopold obéissait : il s’écartait d’elle, de crainte, comprit-elle,
qu’une balle ne l’atteigne. Sans hésiter, il avait choisi de s’offrir comme cible pour la protéger. Un acte
généreux qui lui alla droit au cœur et la galvanisa : au lieu de laisser lord Leopold s’éloigner davantage,
elle fit trois pas de côté et se plaça entre le canon du fusil et lui.
— Vous pensez qu’il va me faire du mal ? demanda-t-elle au fermier d’un ton moqueur. Lui ? Lord
Leopold ? Allons donc ! Jamais il ne toucherait à un seul cheveu de ma tête.
Étrangement, elle ne doutait pas que ce fût la vérité. En dépit de ses manières désinvoltes et souvent
déplacées, lord Leopold faisait partie de ces hommes qui n’usaient pas de violence envers les femmes, ni
envers aucune créature plus faible qu’eux.
— C’est vous, monsieur, continua-t-elle sèchement à l’adresse du fermier, qui m’inquiétez. Posez ce
fusil tout de suite !
L’homme s’immobilisa. Le gamin l’imita.
— Non, Thalia, fit doucement lord Leopold. Vous allez décupler sa colère. Reculez et laissez-moi
m’occuper de cela.
Mais, une fois encore, elle ne l’écouta pas. Les yeux rivés sur le fermier, elle demanda :
— Est-ce vous qui avez tiré sur lord Leopold ?
— Hein ? Quoi ?
Les sourcils broussailleux de l’homme s’étaient rejoints au-dessus de son nez.
— M’avez-vous entendue, monsieur ? Avez-vous tiré sur ce gentilhomme ? L’avez-vous blessé ?
— Il est pas un gentilhomme ! C’est un voleur ! Il essayait de barboter mes vêtements dans ma cour !
— Eh bien, évidemment, dans la mesure où il avait perdu les siens et avait besoin de se couvrir. Et je
suis sûre qu’il ne vous volait pas, comme vous le prétendez. Il vous aurait payé pour cet emprunt.
— C’est exactement ce que j’ai tenté de lui expliquer, intervint Leo, mais il a refusé de m’écouter.
Monsieur, ainsi que vous pouvez le constater, comprendre la situation ne pose aucun problème à madame.
La fureur empourpra le visage du fermier.
— Et comment qu’j’aurais pu savoir qu’vous étiez un type de la haute, alors qu’vous aviez même pas
un bout de chiffon sur vos parties ? Et pis, z’avez filé comme un malpropre quand j’vous ai dit que
j’appelais le constable !
— Sans doute parce que vous le visiez avec ce fusil, remarqua Thalia, pressée d’arrêter l’échange
avant que la tension entre les deux hommes ne monte davantage. À propos, vous le tenez toujours, ce fusil.
Ne vous ai-je pas dit de le poser ? Exécutez-vous immédiatement.
Le visage du fermier était maintenant carrément écarlate. Mais, au grand étonnement de Thalia et Leo,
il obéit : il mit son arme au pied.
— Merci, dit Thalia. Lord Holland sera informé de ce qui s’est passé ici. En tant que juge, il
décidera de la suite à donner à cette affaire. Mais je doute qu’il sera heureux d’apprendre que vous avez
attenté à la vie de l’un de ses invités.
Cette fois, le fermier blêmit.
— J’ai pas essayé d’le tuer ! J’l’ai juste fait s’carapater. L’a eu chaud aux fesses, mais il va bien,
non ?
— Il a reçu une balle et il perd son sang. Si vous avez fini de nous menacer, j’aimerais panser sa
blessure et le ramener à Holland House afin qu’il reçoive des soins appropriés.
Elle se tourna vers le gamin.
— Jeune homme, auriez-vous une couverture dans votre maison ?
— Oui.
— Allez la chercher au pas de course pendant que j’examine lord Leopold.
L’enfant partit comme une flèche. Son père s’apprêtait à le suivre quand Thalia le retint avec autorité.
— Pas vous, monsieur. Une fois que j’aurai bandé le bras de lord Leopold, vous m’aiderez à le hisser
sur mon cheval.
— Ce ne sera pas nécessaire, lady Thalia, dit Leo. Je n’ai pas besoin que l’on s’occupe de moi.
Un regard sur son visage suffit à Thalia pour comprendre qu’il n’allait pas aussi bien qu’il le
prétendait : il était blême. De surcroît, il était mal assuré sur ses jambes.
— Asseyez-vous, lord Leopold, avant de vous évanouir.
— Jusqu’à maintenant, je ne m’étais pas rendu compte à quel point vous étiez autoritaire.
— Je suis sûre qu’il y a bien des choses à mon sujet dont vous ne vous êtes pas rendu compte.
Maintenant, asseyez-vous, je vous prie.
— Donnez-moi mon pantalon d’abord. Ensuite, je vous obéirai docilement.
Oh. Il avait raison. Avec toute cette agitation, elle avait presque oublié qu’il était nu. Et il tremblait :
le soleil qui se couchait et la température qui tombait ajoutaient à son inconfort.
En hâte, elle alla chercher le ballot de vêtements accroché à la selle de la jument. Elle aussi
tremblait. Le danger écarté, elle subissait le contrecoup de la tension. Mais elle ne s’offrirait pas le luxe
de lâcher pied. Une fois qu’elle serait seule, oui. Pour le moment, lord Leopold avait besoin d’elle.
Elle revint à côté de lui.
— Voilà, dit-elle en extrayant le pantalon du ballot de vêtements.
— Ce sont ses habits ? demanda le fermier.
— Cela ne vous regarde pas, répondit Thalia sans se retourner. Lord Leopold, pouvez-vous enfiler le
pantalon ?
— Naturellement.
Mais non, il ne le pouvait pas. Son bras blessé était trop raide et douloureux pour qu’il s’en serve.
Thalia s’agenouilla donc et l’aida. Mais il boutonna le pantalon lui-même d’une seule main.
Ensuite, elle chercha sa cravate.
— Elle va nous servir de garrot, en attendant mieux.
Elle noua serré la bande de fine étoffe au-dessus de la blessure pour ralentir le saignement. Puis elle
employa le reste du tissu pour bander du mieux possible le bras abîmé.
Le gamin réapparut avec la couverture. Une femme l’accompagnait, un bébé sur la hanche.
— Il s’est passé quoi ? lança-t-elle. C’est l’homme qu’était dans notre cour ? Thomas dit que c’est
lord Leopold quelque chose, un des invités de lord Holland. Oh, Joseph, qu’est-ce que tu as fait ?
— Tais-toi, Mary. Aidons-les à r’partir et ensuite nous discuterons.
— Mais…
— J’ai dit : pas maintenant !
Mary se tut.
Il se révéla impossible d’enfiler sa chemise à Leo : la manche était trop étroite pour glisser par-
dessus le bandage. Thalia drapa donc la couverture autour de ses épaules, puis le guida jusqu’à la jument.
Lord Leopold devenait de plus en plus gris. La douleur marquait ses yeux, les cernait de noir, et il
flageolait sur ses jambes. Néanmoins, il insista pour monter par lui-même sur la jument après que Thalia
se fut mise en selle. Hélas, cela se révéla impossible, et il dut se résoudre à accepter l’aide de l’homme
qui l’avait mis dans ce pitoyable état.
Thalia ne protesta pas lorsqu’il enroula son bras valide autour de sa taille.
— Accrochez-vous bien, lord Leopold.
Et il s’accrocha, la poitrine pressée contre le dos de Thalia.
Elle mit la jument au trot.
Ni Thalia ni Leo ne parlèrent pendant un moment.
— Merci, dit-il enfin à voix basse.
— Merci pour quoi ?
— Pour être revenue. Vous étiez magnifique quand vous avez affronté cette sombre brute. Stupide,
mais magnifique.
— J’hésite : est-ce un compliment ou une insulte ? Toutefois, je vais mettre cette interrogation de
côté.
Un temps, puis :
— Je suis désolée.
— Pour quelle raison ?
À présent, il s’exprimait avec quelque difficulté, et il pesait de plus en plus contre elle.
— D’abord, pour vous avoir abandonné au bord de l’étang. C’était mal. Je n’aurais pas dû faire cela.
— Mais maintenant, vous êtes dans mes bras.
Il appuya le menton sur son épaule, la joue contre la sienne.
— Enfin, un bras, corrigea-t-il.
Un instant plus tard, Thalia le sentit tanguer.
— Ne tombez pas ! s’écria-t-elle.
— Je ne tomberai pas, assura-t-il en resserrant son emprise autour de la taille de la jeune femme.
Il ne parvenait pas à conserver son assiette, constata Thalia.
— Je vais juste me reposer un peu, dit-il.
— Nous sommes presque arrivés.
Du moins l’espérait-elle : le crépuscule était là. Elle n’y voyait plus grand-chose.
Heureusement, la jument semblait connaître le chemin. Thalia soupira de soulagement. Ce qui
l’inquiétait maintenant, c’était lord Leopold.
— Monsieur ?
Il ne répondit pas.
— Leopold ?
Avait-il perdu connaissance ?
Peu après, alors qu’ils sortaient d’une futaie, elle aperçut les lumières de Holland House. Dieu soit
loué !
11
Thalia ne parvenait pas à dormir. Lord Leopold hantait ses pensées. Elle n’arrivait pas à effacer le
souvenir de son visage couleur de cendre, de ses traits déformés par la douleur lorsqu’on l’avait aidé à
descendre de cheval, amené dans la maison, et de là à l’étage.
Qu’elle revienne à Holland House avec lord Leopold blessé, couvert de sang, avait bouleversé tout
le monde. Ensuite, les invités avaient cancané, s’en donnant à cœur joie dans le salon avant le dîner.
Pendant que l’on attendait le médecin, elle avait raconté à lord et lady Holland le peu qu’elle savait
du coup de fusil, sans bien entendu mentionner l’épisode de l’étang et le rôle qu’elle avait tenu dans la
perte des vêtements de lord Leopold. Elle avait élaboré une histoire : elle était partie faire une
promenade à cheval et avait découvert l’étalon de lord Leopold sans son cavalier, mais avec les
vêtements de celui-ci accrochés à la selle. Ce n’est que plus tard qu’elle avait trouvé lord Leopold
blessé.
Elle doutait que les Holland aient gobé en totalité sa version des événements, mais ils avaient été trop
polis pour le dire.
Quant à lord Leopold, il avait été mis au lit, et on ne lui avait posé que quelques questions anodines
avant l’intervention du médecin.
Mais qu’avait répondu lord Leopold ? S’il avait dit la vérité, elle allait se retrouver dans un vilain
guêpier. Toutefois, elle espérait qu’il avait suffisamment noyé le poisson pour que la réalité des faits
reste entre elle et lui.
Comment allait-il ? se demanda-t-elle.
Elle avait pris un bain et dîné d’un plateau monté dans sa chambre : elle avait été incapable de faire
face aux autres invités. Personne ne lui avait donné de nouvelles du blessé. Pas même sa bonne ne savait
dans quel état il était.
Bon, cela ne la concernait pas. Donc elle était allée se coucher. Mais après s’être tournée et retournée
mille fois entre ses draps, elle renonça à trouver le sommeil.
Elle se leva, alluma une chandelle. Lire un peu l’apaiserait, se dit-elle.
Mais après cinq minutes de vains essais pour se concentrer, elle enfila son peignoir et, une fois sa
ceinture bien serrée, elle sortit de sa chambre.
Leo somnolait dans la chaleur de draps propres. Les élancements dans son bras l’empêchaient de
sombrer dans un sommeil profond.
Il avait refusé le laudanum que le médecin lui avait conseillé de prendre. Il détestait cette drogue
depuis le jour où, enfant, il était tombé – plus exactement, il avait sauté par une fenêtre du premier étage
de Braebourne, suite à un pari avec Lawrence. Il avait essayé d’atterrir dans un arbre. Et il avait réussi,
du moins avant que la branche sur laquelle il avait atterri ne se rompe et qu’il finisse par terre. Il s’était
démis l’épaule et aujourd’hui encore il se rappelait la douleur, et les malaises dus au laudanum. Il s’était
juré ne plus jamais toucher à ce sédatif. Et tant pis si la souffrance était à la limite du supportable.
Il bougea et regarda la tache rouge qui commençait à se former sur le linge blanc du bandage bien net
autour de son bras. Sa blessure suintait, exactement comme l’avait prévu le médecin.
Il n’y avait pas eu de balle à retirer : elle avait traversé les chairs. Mais, à un millimètre près, elle
aurait fracassé l’os et il aurait risqué de perdre son bras. Ou du moins, son usage.
Le médecin avait lavé la plaie avec de l’eau claire puis du cognac, qui l’avait brûlé comme du feu.
Maintenant, il ne restait plus à Leo qu’à endurer les douleurs jusqu’à la guérison. Le praticien avait
également conseillé une saignée, que Leo avait refusée, jugeant avoir perdu déjà assez de sang comme
cela. Jamais il n’avait accepté l’idée selon laquelle une maladie s’écoulait en même temps que le sang. Il
n’avait que trop vu de patients incroyablement affaiblis par ce procédé. Jusqu’à la mort, en ce qui
concernait son père.
Il somnolait de nouveau lorsque la porte de sa chambre grinça. Après un second grincement, il
comprit qu’elle avait été ouverte puis refermée et qu’il n’était plus seul. Il ouvrit les yeux. Une silhouette
chichement éclairée par la chandelle sur la table de chevet avançait vers lui. Il scruta la silhouette à
travers ses paupières mi-closes et vit une femme. Mais pas n’importe quelle femme.
Thalia.
Il sentit son pouls s’emballer, sa respiration se précipiter. Il humait le parfum floral de la jeune
femme, qui s’était arrêtée à côté du lit. Bien qu’il eût de nouveau les paupières closes, il savait qu’elle
l’observait.
Il aurait dû être furieux contre elle. Après tout, elle était responsable de ce qui s’était passé. Elle lui
avait joué un méchant tour, l’avait manipulé, elle lui avait pris ses vêtements et l’avait mis dans une
situation qui s’était conclue par une balle dans le bras.
Oui, mais elle était revenue le chercher, avait affronté sans crainte une sombre brute pour le défendre,
puis l’avait ramené vers la sécurité. Et elle lui avait présenté ses excuses. Considérant cela, comment lui
en vouloir ? Il lui était reconnaissant et l’admirait. Elle était une femme formidable. Courageuse, pleine
de ressources et intelligente. Pour tout cela, il ne l’en appréciait que davantage.
Elle avait voulu le pousser à la détester, mais son pari avait échoué, car plus que jamais il était
déterminé à la mettre dans son lit. Elle avait dit ne pas vouloir de lui comme amant, mais si c’était la
vérité, pourquoi était-elle là dans sa chambre, seule, en pleine nuit ? Et en peignoir, par-dessus le marché.
Finalement, peut-être sa blessure n’était-elle pas une mauvaise chose. Il pourrait en retirer des
avantages.
Une minute s’écoula, puis deux, avant qu’elle ne soupire et pivote sur ses talons.
Il s’agita entre ses draps, feignant de se réveiller, et ouvrit les yeux.
— Mmm… Y a-t-il quelqu’un ? demanda-t-il d’une voix qu’il espérait endormie. Qui est-ce ?
Elle se retourna et se plaça dans le petit cercle lumineux de la chandelle.
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous réveiller.
— Aucune importance. Je dors par intermittence.
Il regarda les rideaux étroitement fermés devant les fenêtres.
— Quelle heure est-il ? Tard, certainement.
Elle serra les mains sur les pans de son peignoir.
— Un peu plus de deux heures. Je voulais juste…
Elle s’interrompit et il songea que c’était la première fois qu’elle restait sans voix, ce qu’il trouva
très touchant.
— Oui ? Juste quoi ?
— Voir comment vous alliez, c’est tout. Et si vous aviez besoin de quoi que ce soit.
Il avait besoin d’une multitude de choses, mais aucune ne semblait bien raisonnable. Pour ces choses-
là, il lui faudrait prendre son mal en patience jusqu’à la guérison de son bras.
— Vous sentez-vous toujours coupable pour m’avoir fait tirer dessus ? demanda-t-il, incapable de
résister à l’envie de l’agacer.
Elle réagit au quart de tour.
— Quoi ? Je ne vous ai pas fait tirer dessus ! Comment aurais-je pu imaginer que vous voleriez des
vêtements et seriez la cible d’un fou armé ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
Il la détailla longuement, attardant son regard sur ses courbes voluptueuses, avant de s’obliger à
ramener les yeux vers les siens.
— Eh bien, peut-être parce que c’est vous qui m’avez abandonné nu, pour commencer ? Cela ne
pouvait aboutir qu’à des ennuis.
— Bon, d’accord, mais je vous ai déjà dit que j’étais désolée, répliqua-t-elle en fronçant les sourcils.
J’ai eu tort de venir vous voir. Alors, je rectifie ma proposition : si vous avez besoin de quoi que ce soit,
sonnez et une servante montera.
Sur ce, elle pivota sur ses talons.
Il tendit sa main valide et lui agrippa le poignet.
Un poignet bien fin et délicat, constata-t-il, pour une femme aussi forte.
— Ne partez pas, dit-il d’un ton apaisant. Nous nous sommes suffisamment querellés pour la journée,
ne trouvez-vous pas ?
Elle resta immobile, sans essayer de libérer son poignet.
— Oui.
Puis elle montra le bras bandé.
— Qu’a dit le médecin ? Allez-vous vous remettre, ou bien y aura-t-il des… séquelles ?
— J’ai perdu pas mal de sang, et il a fallu me recoudre, mais si je me repose et me montre prudent, je
devrais me remettre.
En fait, le médecin lui avait expliqué que son bras recouvrerait quasiment toutes ses capacités en
quelques jours, s’il gardait la plaie propre et faisait changer les bandages régulièrement pour éviter une
infection.
— Souffrez-vous beaucoup, lord Leopold ? demanda Thalia, les yeux pleins de compassion.
— Assez, répondit-il d’une voix volontairement éteinte.
— Qu’avez-vous pris pour calmer la douleur ? Est-ce l’heure d’une nouvelle dose ?
Elle regarda autour d’elle, cherchant en vain une fiole.
— Non. J’irai… bien, dit-il, la voix de plus en plus mourante.
Mmm… il ne fallait pas en faire trop, se dit-il. Mais, apparemment, lady Thalia était tombée dans le
panneau. Elle continuait à darder sur lui un regard empreint de douceur qu’il ne lui avait encore jamais
vu. Il se hâta de fermer les yeux pour ne pas se trahir.
— Je devrais vous laisser vous reposer, murmura-t-elle.
Il resserra ses doigts autour de son poignet.
— Non. Restez. J’aime votre compagnie.
— Vraiment ?
— Étonnamment, oui, répondit-il d’un ton malicieux.
Il entrouvrit discrètement un œil et aperçut un petit sourire sur les lèvres de la jeune femme. Un
sourire qu’il eut envie de lui rendre… pour l’embrasser ensuite.
— Je vous en prie, lady Thalia, faites-moi l’honneur de votre compagnie, ce serait gentil.
— Que puis-je répondre à cette demande ? Vous l’avez formulée de telle façon qu’il m’est difficile
de vous dire non.
— Difficile ? Alors simplifiez : dites carrément oui.
Thalia secoua la tête.
— Très bien. Je prends un siège.
Mais Leo la retint par le poignet et l’obligea à se rapprocher de lui.
— Asseyez-vous ici. Sur le lit. À côté de moi.
— Monsieur, je ne puis…
— Bien sûr que si, vous pouvez.
Il tira plus fort et ne détacha ses doigts que lorsque Thalia, avec réticence, s’assit.
Il cala confortablement sa tête sur l’oreiller, détendu.
— Bien. Très bien.
Du bout de l’index, il caressa l’intérieur soyeux du poignet de la jeune femme.
— Ne pensez-vous pas, lady Thalia, qu’après tout ce qui s’est passé entre nous, vous pourriez
m’appeler Leo ? Nous sommes seuls, vous en peignoir, moi en petite tenue. Et ne faites pas cette tête :
vous m’avez vu nu, après tout. Sans compter que vous êtes venue me sauver quand j’étais en très
mauvaise posture. Donc, au point où nous en sommes, faisons fi du protocole, d’accord ?
— Oh. J’estime qu’un zeste de formalisme ne peut pas nuire. De surcroît, si je vous appelais par
votre prénom, vous prendriez cela pour un encouragement. Or vous savez aussi bien que moi que vous
n’avez nul besoin d’être encouragé.
Leo éclata de rire. Puis grogna : rire avait ravivé la douleur. Thalia s’en rendit compte et s’adoucit.
— Êtes-vous certain qu’il n’y a rien que je puisse faire pour atténuer vos souffrances ? Le médecin a
bien dû vous laisser un sédatif.
— Il a voulu, mais j’ai refusé. Le laudanum et moi, ça ne va pas ensemble.
— Un verre de vin, alors ? Ou de cognac ?
— Plus tard, peut-être. Pour le moment, j’aimerais mieux autre chose.
— Leo… fit Thalia d’un ton qui recelait un avertissement.
— Vous voyez comme cela a été facile ? Répétez mon prénom, simplement pour que je sache que
vous l’avez bien intégré.
— Je dois m’en aller.
— Quoi ? M’abandonner de nouveau ? Vous m’avez laissé en pleine nature, nu et sans défense, je
vous le rappelle.
— Oh. Je ne pense pas que quiconque vous décrirait comme un être sans défense.
— Sauf que je suis là, blessé par un coup de feu et ravagé de souffrance.
Elle le considéra quelques instants, les sourcils froncés.
— Je vous ai déjà dit que j’étais désolée, lord Leopold. Que pourrais-je ajouter ?
— Rien. Mais vous pourriez faire en sorte que je me sente mieux.
— Par exemple ?
— Eh bien, admettre que je ne vous suis pas aussi indifférent que vous le prétendez.
— Lord Leopold…
— Leo.
Il lui caressa l’avant-bras, et elle frissonna.
— Vous pourriez passer un peu de temps auprès de moi lorsque nous serons rentrés à Londres.
Pendant deux semaines, au cours desquelles nous apprendrions à mieux nous connaître. À l’issue de ces
deux semaines, si vous persistez à vouloir vous débarrasser de moi, je renoncerai à vous poursuivre de
mes assiduités et ne vous ennuierai plus jamais.
— Deux semaines, dites-vous ?
— Oui. Mais cela ne vous empêchera pas, à terme, de me rejeter comme vous l’avez fait
précédemment. Donnez-moi simplement une chance de vous démontrer que nous sommes compatibles.
— Et si je refuse ?
— Si vous refusez, je continuerai à vous harceler, avec une ardeur redoublée, dit-il avec
détermination.
— Voilà qui me semble injuste.
— Ce n’était pas juste non plus que je me fasse tirer dessus par un fermier furieux qui n’a pas été
content de trouver un étranger nu en train de décrocher ses vêtements d’une corde à linge.
— Vous ne faisiez que les emprunter, l’auriez-vous oublié ?
— Je lui ai immédiatement proposé de les lui payer, mais je n’avais pas d’argent sur moi…
La mine de Thalia trahit son trouble.
— Avez-vous parlé de l’incident avec lord Holland ? demanda-t-elle. L’homme va-t-il être arrêté ?
— Non. Je ne porterai pas plainte.
— Mais il vous a tiré dessus !
— Effectivement. Mais que j’aie eu l’intention de le payer n’y change rien : je lui volais bel et bien
ses habits.
— Il aurait dû se contenter de votre parole de gentilhomme, même si à ce moment-là vous étiez nu.
Elle paraissait choquée, ce qui amusa Leo.
— Peut-être. Mais reconnaissez que ce n’est pas tous les jours qu’un aristocrate nu se promène dans
une cour de ferme en quête d’un pantalon pour couvrir ses attributs.
Elle leva les yeux au ciel, avant de sourire.
— Au moins était-il mauvais tireur, ajouta Leo. Songez à ce que vous éprouveriez maintenant s’il
m’avait tué.
Elle pâlit, tout amusement effacé de son expression.
— Deux semaines avec moi, Thalia, au terme desquelles vous serez acquittée de votre dette, et je
sortirai de votre vie à jamais sans discuter si tel est votre souhait.
— Très bien, capitula Thalia. Vous aurez vos deux semaines. Mais n’allez pas imaginer que vous
allez les passer dans mon lit.
— Un sofa fera parfaitement l’affaire, s’empressa de préciser Leo avec un sourire égrillard.
Elle lui donna une tape sur l’épaule.
— Aïe ! Je suis blessé, l’avez-vous oublié ?
— Pardon, fit-elle, navrée.
Il ferma les yeux et s’efforça de paraître en bien pire état qu’il ne l’était réellement. En remettre une
couche sur les remords de lady Thalia ne pouvait pas faire de mal, n’est-ce pas ?
— Êtes-vous sûr de ne pas vouloir un verre de cognac ? demanda-t-elle.
Il la regarda entre ses cils, et se sentit soudain en proie au remords lui aussi : elle semblait tellement
affectée…
— Non. J’ai seulement besoin de me reposer.
Un temps, puis :
— Alors ? Quand pourrai-je vous contacter dans votre maison de ville ?
— Dès que vous irez mieux. Mais comprenez bien ceci : ce temps que nous allons passer ensemble
ne modifiera absolument pas ma décision. Je ne serai pas votre maîtresse.
— Mmm… Nous verrons bien.
— Je ne veux pas d’un amant, lord Leopold, décréta-t-elle avec exaspération.
De nouveau, il lui caressa le bras, puis il prit sa main et noua ses doigts aux siens.
— Je ne souhaite pas n’être que votre amant. J’aimerais aussi être votre ami.
Et c’était vrai, se rendit-il compte. Il désirait tout connaître, tout découvrir de la belle et mystérieuse
lady Lennox.
Elle resta figée un long moment. L’étonnement et la confusion habitaient ses yeux noisette : jamais un
homme ne lui avait fait pareille déclaration.
Elle vit soudain le visage de lord Leopold se crisper.
— Il faut vraiment que je m’en aille, dit-elle. Et vous, vous avez vraiment besoin de vous reposer.
Mais il retint une nouvelle fois sa main.
— Pas encore. J’ai une autre requête à formuler afin de pouvoir m’endormir.
— Et c’est… ?
— Un baiser. Pour que je guérisse.
— Je ne pense pas qu’un baiser guérirait le trou qu’a creusé la balle dans votre bras.
— Non, mais cela ne peut pas faire de mal.
Elle pinça les lèvres, puis se mit à rire.
— Vous êtes incorrigible, lord Leopold.
— Leo, la reprit-il en souriant. Et maintenant, passons à ce baiser.
— C’est une très mauvaise idée.
— Au contraire, c’est une excellente idée. Considérez ce baiser comme un acte de pitié.
Elle secoua la tête, soupira.
— Fermez les yeux, dit-elle.
Le cœur battant soudain la chamade, il sentit l’excitation monter en lui.
— Les yeux, répéta-t-elle doucement.
Docilement, il obéit.
Et attendit.
Il commençait à penser qu’elle allait manquer à sa parole – qu’elle ne lui avait donnée
qu’implicitement – quand elle se pencha et posa les lèvres sur son front. Un contact aussi doux et délicat
qu’un effleurement de pétale de rose.
— Voilà, murmura-t-elle en se redressant. Tout ira mieux, maintenant.
Il souleva les paupières.
— Oh que non.
Sans lui laisser le temps de se dérober, il l’enlaça avec son bras valide et l’attira contre lui. Surprise,
elle tomba sur sa poitrine, et le choc déclencha un regain de douleur. Aucune importance, décida-t-il. Les
lèvres de lady Thalia étaient trop attirantes pour qu’il résiste à la tentation.
— Leo, rappelez-vous ce que je vous ai dit !
Il sourit.
— Je suis ravi : vous m’avez appelé Leo.
Et il l’embrassa, pressant ses lèvres contre les siennes, avec ferveur mais sans la brusquer.
Instantanément, il eut la sensation que son sang bouillait dans ses veines et son corps tout entier se
plaignit. Il avait mal, mais cette douleur ne ressemblait en rien à celle de sa blessure. Elle était aussi
délicieuse que grisante.
Il s’attendait à ce que Thalia proteste mais, lentement, doucement, elle entrouvrit les lèvres et lui
rendit son baiser.
Mais qu’était-elle en train de faire ? se demanda Thalia dans une exquise langueur alors que soudain
elle avait très chaud. Pourquoi le laissait-elle l’embrasser, cet homme dont elle ne voulait pas ?
Elle se mentait, se rendit-elle compte dans la seconde. Aussi imprudent et fou que ce fût, elle ne
pouvait nier l’attirance qu’elle éprouvait pour lui. Ni le plaisir que lui procuraient ses caresses.
L’embrasser était un pur plaisir. C’était si excitant qu’elle en avait la tête qui tournait un peu. Jamais elle
n’avait vécu d’aussi ensorcelants émois, constata-t-elle, incrédule : elle avait tout de même été mariée et
n’était plus, tant s’en fallait, une innocente vierge.
Apparemment, elle en avait encore beaucoup à apprendre. Lord Leopold lui révélait un monde
nouveau, et elle se demandait ce qu’elle éprouverait si elle le laissait aller plus loin… Lui céder semblait
si facile. Il eût été si simple de faire abstraction de tout, de se glisser dans le lit près de lui.
Comme s’il avait entendu ses pensées, il s’enhardit. Il glissa la langue entre ses lèvres et fouilla sa
bouche en prenant tout son temps, avec tant de sensualité qu’elle frissonna des pieds à la tête, vibrante de
désir.
Il plongea les doigts dans ses cheveux en liberté et lui massa doucement le crâne, la nuque. Elle
s’arqua contre lui, en proie à une faim qui la chavirait. Les doigts descendirent vers sa gorge, son
décolleté, ses épaules, puis s’insinuèrent dans l’échancrure du peignoir.
Et ils trouvèrent la poitrine, la caressèrent par-dessus le linon de la chemise de nuit, s’arrêtèrent sur
la pointe d’un sein traîtreusement dardée.
Elle sentit qu’il souriait, sans pour autant cesser de l’embrasser. Du bout du pouce, il titilla la pointe
du sein et Thalia frémit. Son ventre palpitait, sa poitrine était devenue douloureusement dure… Elle était
sur le point de capituler, de répondre aux caresses de lord Leopold, lorsqu’une bûche tomba dans la
cheminée.
Le bruit lui rendit son bon sens.
Elle sursauta et se redressa tout d’une pièce.
— Bon, fit-elle d’une voix un peu haletante, vous avez eu votre baiser, alors passez une bonne nuit.
Il n’essaya pas de la retenir, même s’il était manifestement contrarié.
— Merci pour ce baiser : il était parfait. Comme vous.
Il reprit sa main, la porta à ses lèvres et ajouta :
— Quant au sommeil, j’ai bien peur qu’en dépit de tous mes efforts, il ne me fuie.
Thalia ne répondit pas. Elle se mit debout, les jambes flageolantes, et gagna la porte. Une fois seule
dans le couloir sombre, elle pressa son poing fermé sur son cœur qui battait à tout rompre.
Lord Leopold venait de dire qu’il ne trouverait pas le sommeil.
Eh bien, il ne serait pas le seul.
12
— Félicitations pour cette splendide acquisition, lord Leopold, dit Thalia le lendemain matin, alors
qu’ils se trouvaient au milieu de la foule dans la cour où se déroulaient les enchères, à Tattersall. Voilà
l’une des plus belles paires de chevaux gris que j’aie jamais vues. Joli coup. Très joli coup, vraiment.
Leo lui sourit, se demandant ce qui lui faisait le plus plaisir : avoir remporté les enchères, ou que
Thalia lui offre ce visage radieux. C’était la première fois qu’il la voyait aussi heureuse.
Il la considéra et décida que, oui, c’était Thalia qui l’enchantait.
Lorsqu’il était arrivé chez elle à huit heures et demie, elle était prête, et il avait apprécié sa tenue.
Elle portait une robe de cachemire vert foncé et des bottines de cuir brun sous une chaude pelisse marron.
Autour de son poignet se balançait un réticule.
En dépit de l’heure matinale à laquelle ils étaient arrivés, il y avait déjà beaucoup de monde dans la
cour où avaient lieu les ventes. Des acheteurs potentiels et des curieux qui tous examinaient les chevaux
et se livraient à de bruyants commentaires. L’expression de Thalia s’était éclairée dès qu’elle était
descendue de voiture. Manifestement, elle était ravie d’être là.
Ainsi qu’elle l’avait fait à maintes reprises depuis leur première rencontre, elle avait étonné Leo. Il
savait qu’elle était une cavalière émérite et aimait les chevaux, mais peu après qu’ils eurent commencé à
regarder les bêtes, il avait découvert que les équidés n’avaient guère de secrets pour elle.
— Mon père était fou de chevaux, expliqua-t-elle quand il l’interrogea. En fait, c’était même le seul
sujet dont nous parvenions à discuter ensemble sans nous quereller lorsque je grandissais. Ma mère était
à bout de nerfs à force de nous entendre parler de race, d’élevage, de quel cheval avait le plus de chances
de remporter le derby telle ou telle année. Je n’ai jamais vraiment réfléchi à tout ce que j’apprenais.
Comme tout enfant, j’absorbais ce que j’entendais et ne posais pas de questions. J’avais seize ans, j’étais
presque une femme quand mon père est mort. Ces conversations avec lui me manquent encore.
Leo songea à son propre père, qu’il avait perdu très tôt. Il comprenait ce qu’éprouvait Thalia. Il
n’avait que sept ans lorsqu’il avait été confronté au chagrin, à la mort.
Il fut heureux que Thalia continue à parler.
— Après cela, ma mère veilla à ce que je me concentre sur des domaines féminins comme les
toilettes, la danse, bref, que je me prépare au mariage. Elle tenait à ce que j’en fasse un très avantageux.
Pff… Bon, inutile de vous raconter comment ce beau mariage a tourné.
De son bras libre, celui qui n’était pas en écharpe, Leo prit fermement celui de Thalia. Elle ne lui
opposa aucune résistance et ils recommencèrent à discuter chevaux et vente aux enchères tout en
cheminant lentement.
La vente s’acheva. Il avait enchéri avec succès sur les chevaux gris. Thalia, elle, avait regardé avec
envie et mélancolie une superbe petite jument. Il l’avait poussée à enchérir mais elle avait refusé, comme
elle avait refusé qu’il le fasse pour elle.
— Vous auriez dû me laisser vous acheter cette pouliche rouanne, dit-il alors qu’ils regagnaient la
voiture. Cela m’aurait fait plaisir.
— Merci, mais je n’accepte pas de cadeaux des messieurs.
Une réponse qui laissa Leo perplexe. La plupart des femmes adoraient les cadeaux, surtout ceux
venant d’amants. Mais en dépit de la sulfureuse réputation de lady Thalia, il commençait à se demander si
elle avait vraiment des amants. Il n’avait pas eu la moindre preuve de l’existence d’un rival. Maintenant
qu’il avait gagné le droit d’être reçu chez elle, qu’ils avaient passé du temps ensemble, il s’interrogeait
sur toutes ces histoires que l’on racontait sur elle et qu’il avait crues quand il s’était mis en tête de la
séduire.
Qui était donc la vraie lady Lennox ? Et qu’en était-il de son passé et des circonstances qui avaient
abouti à la fin de son mariage ?
— Si vous ne voulez pas de cadeau, me permettez-vous au moins de vous offrir un chocolat chaud
chez Gunter ? Je présume que vous n’avez pas d’objection à émettre sur ce sujet ?
Elle fronça les sourcils.
— Pour le chocolat, non, mais chez Gunter… Eh bien, cela fait longtemps que je ne fréquente plus cet
établissement.
À cause de son divorce, bien sûr. Elle ne se sentait pas à l’aise au milieu des gens du beau monde qui
se réunissaient là pour manger des glaces ou boire un thé.
Il savait que la haute société l’avait ostracisée, qu’elle n’était pas invitée aux soirées par les
personnes qu’elle avait autrefois fréquentées, des personnes qui se prétendaient ses amies. Son ex-mari,
en revanche, n’avait pas du tout pâti du divorce. Il était toujours accueilli à bras ouverts, et ce n’importe
où. Thalia avait, paraît-il, eu une aventure, ce qui justifiait sa disgrâce. Aux yeux du beau monde, Gordon
Kemp était la victime. Mais Leo se demandait si c’était la vérité.
Quoi qu’ait fait ou pas Thalia, il était impossible qu’elle soit la seule à blâmer. Il devait y avoir une
histoire derrière la version officielle.
Mais, dans l’immédiat, il ne voulait que l’inviter à boire une tasse de chocolat, et l’idée qu’elle ne fût
pas la bienvenue chez Gunter l’irritait au plus haut point.
— Aux dernières nouvelles, Gunter était un établissement ouvert au public. Si nous souhaitons y
prendre une table, cela ne regarde que nous.
Les yeux de Thalia s’écarquillèrent, puis se voilèrent de tristesse et de résignation.
— C’est exact, lord Byron, mais ce n’est pas un endroit où une femme telle que moi se rend.
— Je ne vois pas pourquoi. On y sert les dames et les messieurs, et vous êtes une dame. Vous avez
tous les droits de faire partie des clients. Je suppose que jamais l’on n’a refusé de vous servir ?
— Non, mais cela fait des années que je n’ai pas poussé la porte.
Il crispa les mâchoires, une mimique que sa famille appelait « faire sa tête de mule ».
— Cela remonte donc à une éternité.
— Cela va déclencher un tollé qui…
— Peu importe. Pourquoi nous préoccuper de l’opinion de vieilles harpies et d’hommes qui se
prennent pour les rois de la jungle ?
— Ce n’est pas qu’une question de vieilles harpies et de rois de la jungle, croyez-moi, je le sais.
Elle posa une main sur la manche de Leo et poursuivit :
— C’est très gentil de votre part de me défendre avec autant d’ardeur, mais je me suis résignée à ma
situation il y a des années. Je suis lasse d’être snobée et scrutée. Je préférerais boire un chocolat avec
vous chez moi. Rentrons.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Je déteste me comporter lâchement.
— Il n’y a aucune lâcheté en vous, lord Leopold. Quant à moi, j’ai appris à choisir mes combats. De
plus, Mme Grove fait un excellent chocolat. Ce sont les glaces qui sont la spécialité de Gunter. Si nous
voulons nous lancer dans une rébellion, nous devrions le faire en été.
Il la considéra un moment avant de répondre :
— Je vous soutiendrai, soyez-en sûre. Que les glaces de Gunter et la bonne société aillent au diable !
Elle sourit, mais n’ajouta rien. Sa main était toujours sur le bras de Leo.
Ils repartirent vers la voiture.
— Savez-vous à quoi je viens juste de penser, Thalia ? Que peut-être vous ne tenez pas à être vue en
public avec moi.
Elle se rebiffa aussitôt.
— Si c’était le cas, je ne serais pas venue avec vous ce matin ! Je ne doute pas qu’on nous ait
remarqués, à la vente.
— Évidemment, on nous a remarqués. Ce n’est pas tous les jours que j’escorte la plus belle femme de
Londres à une vente aux enchères.
Elle le regarda avec chaleur.
— Essayez-vous de me flatter, lord Leopold ?
— Si cela peut m’aider à gagner vos faveurs, alors la réponse est oui.
Comme elle l’avait fait la veille, elle rit, et Leo éprouva un infini plaisir en entendant ce rire joyeux.
Après tout, boire un chocolat en tête à tête avec elle, dans sa maison, n’était peut-être pas une mauvaise
idée.
— Vous avez raison, dit lord Leopold deux heures plus tard, le chocolat de Mme Grove est meilleur
que celui de Gunter.
Sa tasse de porcelaine produisit un petit tintement quand il la posa sur sa sous-tasse, qu’il avait
placée juste devant lui sur une table basse au lieu de la tenir. Ainsi, il pouvait boire d’une seule main.
Tous ses mouvements étaient visiblement malhabiles à cause de son bras en écharpe. Thalia lui avait
demandé s’il souffrait toujours, et dans un pauvre sourire il avait répondu qu’il guérissait lentement. Elle
ne lui avait plus posé de questions à ce sujet, songeant que, parfois, les hommes étaient susceptibles.
— Je transmettrai vos compliments à Mme Grove, répliqua-t-elle en posant sa propre tasse. Lorsque
hier je lui ai rapporté que vous aviez adoré ses petits sandwichs et ses sablés, elle était aussi radieuse
qu’une fillette.
— Eh bien, c’étaient des louanges absolument sincères. Vous n’avez pas projeté de lui demander de
nous préparer à déjeuner, je suppose ? Cela fait des heures que j’ai pris mon petit déjeuner.
— Mais vous venez juste de manger des biscuits en buvant un chocolat.
— Ils étaient délicieux et m’ont mis en appétit.
Il posa la main à plat sur son estomac et ajouta :
— N’avez-vous pas faim ?
— Non, pas vraiment. Mais je serais une bien mauvaise hôtesse si je ne nourrissais pas un invité
affamé.
Elle se leva pour aller sonner. Elle revenait vers le sofa quand elle entendit un étrange craquement.
Une fraction de seconde plus tard, sa cheville se tordait dans sa bottine dont le talon venait de se casser.
— Oh ! s’exclama-t-elle en tentant de ne pas perdre l’équilibre.
Son autre pied se prit dans l’ourlet de sa jupe, et elle bascula en avant.
Une paire de bras solide la récupéra avant la chute et elle atterrit contre le buste de Leo, en sécurité.
Ses seins étaient pressés contre sa poitrine et, tout naturellement, elle l’enlaça, nouant les doigts sur
sa nuque. Pendant un long moment, elle ne pensa qu’à Leo. Il habitait intégralement son esprit. Elle était si
bien dans ses bras. Comme si sa place était là, et nulle part ailleurs.
— Mon talon s’est brisé, chuchota-t-elle.
— C’est donc cela qui est arrivé ? J’ai cru que vous aviez glissé sur le tapis. Allez-vous bien ? Vous
êtes-vous fait mal ?
— Non. Il me semble que non.
Ses nerfs étaient encore tendus à cause de la frayeur… et peut-être à cause d’autre chose.
Il fallait mettre de l’espace entre Leo et elle.
Elle recula.
Et un élancement fulgura dans sa cheville.
— Aïe !
— Mais si, vous êtes blessée.
Sans attendre sa permission, Leo la souleva et la porta jusqu’au sofa, où il la posa avec d’infinies
précautions.
Elle serra les dents. La douleur était intense. Leo s’agenouilla à côté d’elle et entreprit de délacer sa
bottine.
Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle s’aperçut que l’écharpe flottait contre sa poitrine. Vide. Pourquoi
son bras n’était-il plus soutenu par le grand morceau d’étoffe noire ? Et… comment avait-il pu la
rattraper, la serrer contre lui puis la porter, alors que son bras blessé avait toujours besoin d’être
protégé ?
— Leo, votre bras…
Elle ne put poursuivre : une douleur térébrante lui avait traversé la cheville alors qu’il retirait sa
bottine.
— Ne bougez pas, Thalia. Laissez-moi voir si vous avez une fracture.
Elle serra les dents pendant qu’il lui manipulait délicatement la cheville.
— Oooh… Ça fait mal, se plaignit-elle.
— Je n’en doute pas.
Il termina son examen et posa le pied abîmé sur un joli petit coussin.
— C’est une entorse. Elle commence à enfler. J’imagine que vous allez également avoir un hématome.
Mais il n’y a pas de fracture.
— En êtes-vous sûr ? Peut-être faudrait-il appeler un médecin.
Il lui ôta sa seconde bottine.
— On pourrait en appeler un, oui, mais il ne vous dira pas autre chose que ce que je vous ai déjà dit.
— Comment le savez-vous ? Êtes-vous médecin ?
Il sourit.
— Je n’ai nul besoin d’avoir un diplôme. Entre mon frère jumeau et mes six autres frères et sœurs,
j’ai vu plus que mon content de chevilles foulées et de côtes fêlées. Je suis tout à fait capable d’établir un
diagnostic.
On frappa discrètement à la porte.
Fletcher.
— Vous avez sonné, madame.
Les yeux du majordome s’écarquillèrent lorsqu’ils se rivèrent sur Thalia, étendue sur le sofa.
— Madame ! Qu’est-il arrivé ?
Leo se redressa, calme et imposant d’autorité.
— Lady Thalia a fait une chute et souffre d’une entorse à la cheville. J’ai besoin de bandes de linge
propre, d’une serviette et de glace dans une poche de cuir ou de toile huilée. Apportez tout cela en
priorité, et ensuite, du son chaud dans un récipient couvert afin qu’il ne refroidisse pas. J’en ferai un
cataplasme.
Fletcher le considéra quelques instants, avant de déclarer :
— J’appelle le médecin.
— Inutile. Ainsi que je l’ai dit à lady Thalia, je suis tout à fait apte à m’occuper de ce genre de
problème. Lady Thalia, avez-vous besoin de quelque chose de plus fort que du cognac, pour la douleur ?
Vous n’avez pas de laudanum dans la maison ?
— Non.
Elle se rappelait l’opinion de lord Leopold concernant le laudanum. Elle non plus n’avait pas envie
de souffrir des effets secondaires de la drogue. Or le médecin la presserait d’en prendre.
— Fletcher, je me conforme à l’avis de lord Leopold. Du moins, pour le moment.
Le majordome salua d’un hochement de tête et sortit.
Thalia attendit d’être sûre que lord Leopold et elle étaient seuls avant de darder sur ce dernier un
regard acéré.
— Savez-vous vraiment ce que vous faites ? De la glace ? Un cataplasme de son ?
— Le froid réduira l’enflure et le chaud détendra les muscles. J’ai appris que l’association des deux
apportait un grand soulagement.
Thalia se rappela que, par le passé, elle avait employé le même remède avec des chevaux. Un cheval
n’était pas très différent d’un humain, n’est-ce pas ?
Résignée, elle s’enfonça plus profondément dans les coussins du sofa.
Sa cheville la mettait au supplice.
— Alors ? Votre bras ? Qu’en est-il ? demanda-t-elle pour se changer les idées. Vous aviez
commencé à m’en parler tout à l’heure.
— Pas vraiment.
Il balaya le salon du regard.
— Avez-vous froid, Thalia ? Je vais vous chercher un châle. Je ne voudrais pas que vous attrapiez un
rhume.
— Je suis très bien.
Il ne semblait pas l’avoir entendue. Il s’était éloigné dans la pièce, en quête apparemment d’un châle.
— Lord Leopold ! Je vous parle !
— Je vous en prie, continuez, répondit-il. Je vous entends parfaitement.
Il se trouvait quelque part derrière elle.
— Je me demandais si vous m’aviez menti.
— Mmm ? À quel sujet ?
— Vous le savez très bien. Votre blessure. Ou votre prétendue blessure ! Elle n’est manifestement pas
aussi grave que vous me l’avez laissé croire. En fait, je commence à me demander si vous avez été
réellement blessé.
— Bien sûr que je l’ai été ! Vous m’avez vu perdre mon sang, l’auriez-vous oublié ?
Non. Une image de Leo couvert de sang s’imposa à son esprit. Indéniablement, il avait reçu une balle.
— Très bien. Mais alors, pourquoi l’écharpe, si votre blessure a suffisamment guéri pour que vous
me recueilliez dans vos bras et me portiez ?
Il revint à elle, un châle en cachemire dans les mains. Thalia nota que son bras bougeait tout à fait
normalement.
Il se pencha sur elle et lui drapa soigneusement le châle autour des épaules.
— Reposez-vous, Thalia. Nous reparlerons de cela plus tard.
— Je préférerais en parler tout de suite.
— Quelqu’un vous a-t-il déjà dit que vous étiez incroyablement têtue ?
— Je pense que j’en ai autant à votre service.
— Vous voyez ? Encore un point commun entre nous, dit Leo dans un petit sourire.
— Et donc ?
— Donc, vous avez raison. Je n’ai pas vraiment besoin de porter mon bras en écharpe. Il me fait
encore mal, mais la blessure guérit vite. Ce n’est juste qu’une question de temps avant que je sois
totalement guéri.
— Alors pourquoi cette imposture ? Pourquoi faire semblant ?
— J’avais besoin d’attiser votre culpabilité.
Thalia était surprise qu’il se montrât si honnête.
— Vous n’avez pas fait mystère des raisons qui vous ont poussée à m’ouvrir votre porte, reprit lord
Leopold. Vous ne m’avez accueilli que parce que vous viviez mal le rôle que vous avez tenu dans cette
histoire. Vous vous êtes sentie responsable, et j’ai pensé que si vous me voyiez en pleine forme, vous
mettriez aussitôt le holà à notre arrangement.
— Ce que je pourrais encore faire. N’avez-vous pas envisagé que je découvre la vérité ?
Il haussa les épaules.
— C’est un risque qui m’a paru acceptable, et j’ai présumé que si je me présentais à vous dans un
état appelant la compassion, cela affaiblirait votre redoutable système défensif. Et ça a marché. Hier,
pour la première fois, je vous ai entendue rire de bon cœur.
— Pour la dernière fois, peut-être.
— J’espère bien que non. J’aime votre rire. Votre sourire aussi. J’ai hâte d’entendre l’un et de voir
l’autre de nouveau.
Thalia sentit son cœur manquer quelques battements. Elle détourna le regard.
— Je devrais vous jeter dehors.
Elle avait essayé de mettre de la sévérité dans son intonation, sans succès.
— Une chance pour moi, répliqua Leo pince-sans-rire, vous ne pouvez pas marcher et Fletcher est
trop vieux pour user de la force envers moi.
— Il me serait possible de trouver un moyen, si je le voulais.
— Oh, je n’en doute pas, répondit-il, amusé.
Thalia n’ajouta rien. Elle se borna à baisser les yeux et à jouer avec les franges de son châle.
Pourquoi n’expulsait-elle pas cet homme arrogant ? Il lui avait menti, et l’avait avoué. Elle aurait dû être
indignée.
Mais elle l’était ! Et pourtant…
— Ne me mentez plus jamais, lord Leopold. Il n’y a rien que je trouve plus répugnant qu’une duperie.
Si je découvre que vous m’avez de nouveau bernée, je vous ferai jeter dehors et je vous garantis que plus
jamais vous ne franchirez mon seuil.
Une expression solennelle se peignit sur les traits de lord Leopold.
— Je vous en donne ma parole, Thalia : plus jamais de mensonge. À partir de maintenant, je serai
honnête avec vous. Puis-je en espérer autant de votre part ?
Elle le considéra, se demandant pourquoi elle prenait le temps, ne fût-ce qu’un bref instant, de
réfléchir à ce marché. Les hommes mentaient, c’était aussi simple que cela. Une leçon qu’elle avait
apprise de toutes les façons cruelles possibles. Et pourtant, en dépit de la foule de raisons qu’elle avait
de se méfier, elle croyait lord Leopold.
— Oui, dit-elle. Je vous donne ma parole.
Des pas résonnèrent dans le couloir.
— Ah, voilà votre glace et vos bandages, dit Leo.
C’était bien Fletcher qui arrivait, portant un plateau chargé des accessoires qu’avait demandés lord
Leopold.
Le majordome posa le tout sur une table.
— Comment allez-vous, madame ? s’enquit-il. Mme Grove et les autres serviteurs s’inquiètent.
Mme Grove est dans la cuisine. Elle prépare la bouillie de son qu’a demandée monsieur.
— Merci, Fletcher, dit Thalia pendant que Leo regardait ce qu’il y avait sur le plateau. Je suis
confortablement installée et je me repose. Dites à Mme Grove et aux autres de ne pas se faire de souci.
Ce n’est qu’une petite entorse.
— Seul le temps nous indiquera la gravité de cette entorse, intervint Leo. Il ne faut pas que lady
Thalia pose le pied par terre aujourd’hui ni demain. Prévenez la cuisine, qu’on lui fasse monter un
plateau pour le dîner de ce soir.
— Je peux descendre à la salle à manger comme d’habitude et…
— … et dites à sa bonne, coupa Leo, de placer des oreillers au pied de son lit. Sa cheville a besoin
d’être surélevée pour désenfler.
— Très bien, monsieur. Tout sera fait selon vos souhaits.
Seules les bonnes manières de Thalia l’empêchèrent de rester bouche bée. Elle était stupéfaite.
Lequel de ces deux hommes était le plus agaçant ? Leo, qui donnait des ordres à son majordome, ou celui-
ci qui lui obéissait sans barguigner ?
Elle garda le silence jusqu’à ce que Fletcher soit parti.
— Ce n’est pas parce que je suis légèrement handicapée pour l’instant, remarqua-t-elle en tortillant
les franges du châle entre ses doigts, que vous êtes autorisé à commander mon personnel.
Leo prit le plateau pour le rapprocher du sofa.
— Je fais seulement ce qu’il faut faire.
— C’est ce que vous prétendez. Je vous savais têtu et arrogant, mais je ne m’étais pas encore rendu
compte que vous étiez également autoritaire.
— Un autre trait des Byron.
— Dans votre famille, y a-t-il quand même des qualités ? Des traits positifs ?
— Beaucoup, assura-t-il, l’œil pétillant, mais nous ne les montrons que lorsque cela nous sert.
Thalia émit un petit bruit désapprobateur, puis croisa les bras sur sa poitrine.
— Je le crois volontiers. J’ai rencontré votre frère une fois, me semble-t-il.
— Oh ? Lequel ?
— Le duc. Il était très impressionnant.
— Edward. Il s’est considérablement amélioré depuis son mariage. Claire a un caractère bien trempé
et ne se laisse pas démonter quand il fulmine.
— Son épouse me semble parfaite.
— Oui. Vous l’aimeriez.
Thalia garda le silence. Jamais elle ne rencontrerait la duchesse de Clybourne. Elles ne gravitaient
plus dans le même cercle.
Leo ne la regardait plus. Dos tourné, il fourrageait dans les objets posés sur le plateau. Sans mot dire.
Thalia supposa qu’il songeait à la même chose qu’elle.
Enfin, il pivota et se pencha sur elle.
— Ce sera plus efficace si vous retirez votre bas, dit-il.
Et sans attendre son consentement, il tendit vers l’ourlet de sa robe une main que Thalia bloqua
vivement.
— Mais que pensez-vous faire ?
— Vous aider à retirer votre bas.
— Vous n’en ferez rien.
— Oh ? Pourquoi ? Seriez-vous pudibonde ?
— Non. Simplement prudente. Si quelqu’un doit mettre ses mains sous ma jupe, c’est moi. Retournez-
vous.
— Thalia…
— Retournez-vous !
Il leva les mains en signe de reddition et obéit.
Thalia attendit, le temps de s’assurer qu’il ne regardait pas, puis s’assit de manière à pouvoir
soulever sa jupe et détacher la jarretière. Mais à l’instant où elle le fit, son pied glissa du coussin qui le
soutenait et un élancement térébrant dans la cheville lui arracha un cri.
— Aïe !
Aussitôt, Leo se retourna.
— Vous êtes-vous fait mal ?
— Ce n’est rien, dit-elle entre ses dents serrées. Et vous regardez ! Retournez-vous.
Non content de ne pas s’exécuter, il fit un pas vers elle.
— Vous aviez promis de ne plus me mentir, l’auriez-vous oublié ? Cessez de vous obstiner et
autorisez-moi à vous aider. Ce n’est pas comme si j’étais le premier homme à voir et toucher vos
jambes !
Non, mais cela faisait longtemps, très longtemps qu’elle n’avait pas permis à un homme de les voir, et
encore moins de les toucher. Et, étrangement, cette intimité pourtant infime avec Leo lui semblait trop
lourde d’intensité.
Elle voulait refuser son aide. Le problème, c’était que sa cheville la mettait au supplice.
— Êtes-vous sûr qu’elle n’est pas cassée, lord Leopold ?
— Tout à fait sûr. Mais une entorse peut faire affreusement souffrir. Maintenant, rallongez-vous et
laissez-moi m’occuper de vous.
Elle hésita, puis se résigna. Elle ferma les yeux.
Et les rouvrit une seconde plus tard quand elle sentit les mains de Leo se glisser sous sa jupe, monter
vers la cuisse, la tâter…
Elle donna une tape sur cette main audacieuse pour arrêter sa progression, puis l’attrapa carrément.
— Mais que faites-vous ?
— Je cherche votre jarretière, répondit Leo d’un ton pétri d’innocence. J’y suis presque, je crois. Du
moins, si vous ne m’empêchez pas de continuer.
— Mmm… Bon, continuez. Mais avec un peu moins d’enthousiasme.
Il eut un grand sourire.
— Je peux essayer, mais cela se révélera difficile : quand je fais quelque chose, je le fais avec
enthousiasme, surtout s’il s’agit de déshabiller une femme désirable.
— Vous ne me déshabillez pas ! Vous…
Les mots manquaient à Thalia pour décrire la situation.
— Oui ? Que fais-je, alors ? demanda Leo.
Son sourire s’était élargi et s’était fait coquin.
— Oh, allez-y, mais vite.
— Voilà des paroles qu’un homme déteste entendre.
Elle le considéra, réfléchissant au sens de cette remarque, puis, consternée, se rendit compte qu’elle
souriait. Elle se hâta d’effacer son expression amusée avant qu’il ne la voie, appuya la tête sur l’oreiller
et lâcha la main de Leo.
Il reprit sa recherche à l’aveuglette, ses larges paumes remontant le long de la jambe, caressant,
s’aventurant de plus en plus loin, en quête de la jarretière.
Thalia en avait la chair de poule. Elle retint un soupir de plaisir. Elle avait oublié la douleur dans sa
cheville.
Enfin, les doigts de Leo localisèrent la jarretière.
— Du satin… Je suis impatient de voir cela.
Thalia ne releva pas. Elle avait rivé les yeux sur un médaillon au plafond. Des fruits et des fleurs.
Elle subissait une exquise torture. Lord Leo roulait maintenant le bas, mais le bout de ses doigts
touchait sa peau, glissait le long de sa jambe. Et elle frissonnait. Seigneur, il devait s’en rendre compte…
Il passa la main à l’intérieur de son genou, lentement, langoureusement. Jusqu’à ce que, enfin, il se
résolve à achever de rouler le bas jusqu’à la cheville meurtrie. La jarretière apparut.
— Rose, dit-il en la tenant entre le pouce et l’index. Vous ne cesserez jamais de me surprendre, lady
Thalia.
— De quelle couleur imaginiez-vous donc qu’elle serait ?
— Je n’en avais aucune idée, et c’est cela qui rend ma découverte doublement intéressante.
Il posa la jarretière sur le plateau, puis regarda Thalia.
— Je vais retirer ce bas aussi délicatement que possible, mais armez-vous de courage.
Elle hocha la tête et serra les poings.
Lorsqu’il fit passer le bas sur la cheville, elle eut de nouveau mal, mais si brièvement qu’elle ne
réagit pas.
— Voilà. Terminé.
Le bas rejoignit la jarretière sur le plateau. Ensuite, Leo prit une serviette de toilette, la plia en quatre
et la plaça doucement sous le mollet et le talon de Thalia. La douleur revint, mais Leo fit tellement
diligence qu’elle ne la ressentit que le temps d’un battement de cœur.
Il enveloppa la cheville enflée dans une poche de glace.
— Alors, demanda-t-il, quel effet cela fait-il ?
— C’est un merveilleux soulagement, dit-elle dans un soupir de bien-être.
Leo sourit.
— Parfait. Nous allons laisser la glace agir quelques minutes, le temps que la bouillie de son chaud
arrive, qui remplacera la glace.
Elle hocha la tête et se détendit, s’abandonnant au confort des coussins.
14
Leo plaça un nouveau cataplasme de son sur la cheville de Thalia, en prenant bien garde de ne pas
déranger la jeune femme.
Vingt minutes plus tard, il était toujours assis sur une chaise à côté du lit, un livre à la main, lisant à
haute voix un poème de Wordsworth. Lorsqu’il leva les yeux, il s’aperçut que Thalia s’était endormie. Il
garda les yeux sur elle un long moment, le livre oublié, posé sur ses genoux.
Les cils de la jeune femme formaient un croissant sombre sur ses joues roses. Ses lèvres au ravissant
dessin étaient entrouvertes. Ses mains n’étaient plus crispées sur les franges de son châle. Sa respiration
était égale, paisible. La douleur s’était suffisamment dissipée pour qu’elle s’endorme.
Quand Fletcher entra dans la chambre avec une jatte de son chaud, Leo lui fit signe de ne pas faire de
bruit. De la main, il montra Thalia, et le vieil homme comprit. En silence, il posa la jatte sur le plateau,
puis considéra Leo avec une curiosité manifeste. Leo leva un sourcil interrogateur, mais Fletcher salua et
se retira.
Thalia dormait toujours lorsque Leo entoura sa cheville d’un linge garni de son chaud. Un large
hématome était apparu. Une fois que le cataplasme aurait fait son office, il banderait serré la cheville.
Ses soins terminés, il s’adossa à sa chaise et reprit sa lecture, en silence cette fois.
Thalia s’éveilla lentement et fixa le plafond un moment, avant de prendre conscience que Leo était
penché sur son pied. Il enroulait une longue bande de coton autour de sa cheville, et elle ne put
s’empêcher de songer à une momie dans ses bandelettes. Sa cheville était toujours douloureuse, mais la
douleur était désormais tout à fait supportable.
Elle agita les orteils pour vérifier leur bon fonctionnement.
Leo leva les yeux sur elle, ses yeux d’un vert doré si troublant.
— Vous êtes réveillée…
— Il semblerait bien.
Elle voila sa bouche de la main, le temps d’un bâillement, puis ajouta :
— Pardonnez-moi. C’était impoli de m’endormir ainsi.
Et très inhabituel aussi. D’habitude, elle était trop sur ses gardes pour s’endormir où que ce fût en
dehors de sa chambre.
Il haussa les épaules.
— Une blessure peut produire cet effet-là.
Il revint à son bandage et elle se laissa soigner, sachant que s’y opposer serait vain. Et de toute façon,
elle était lasse.
De s’inquiéter. De lutter.
De se quereller et d’essayer de tenir lord Leopold à distance.
Mais surtout, elle en avait assez d’être seule, comme c’était déjà le cas le soir de leur première
rencontre.
Elle observa Leo pendant qu’il achevait de serrer le bandage. La lumière de l’après-midi jouait dans
les mèches dorées qui striaient sa chevelure châtaine. Sous l’effet de la concentration, il crispait les
mâchoires.
— Voudriez-vous rester dîner, lord Leopold ?
Elle se demanda lequel des deux était le plus étonné par cette proposition inattendue.
— Ainsi que je me le rappelle, reprit-elle, avant que je ne me torde la cheville, vous souhaitiez vous
sustenter.
Elle montra son pied.
— À cause de cela, poursuivit-elle, les heures ont passé, et ce serait la moindre des choses, me
semble-t-il, de vous offrir à dîner. Qu’en pensez-vous ?
Il se redressa.
— J’aimerais vous dire oui, mais compte tenu de votre état, je crois que je ferais mieux de vous aider
à vous mettre au lit. Toutefois… vous pouvez toujours m’inviter à partager un plateau-repas dans votre
chambre…
Il eut un sourire en coin et acheva :
— Il se pourrait que je revoie mes bonnes intentions…
— D’accord, répondit Thalia après un temps.
— D’accord pour quoi ?
— Pour que vous dîniez avec moi dans ma chambre.
Thalia sentit son cœur manquer plusieurs battements. Mais que venait-elle de dire, là ? Peut-être
n’était-ce pas simplement sa cheville qui avait été blessée. Peut-être avait-elle également reçu un coup
sur la tête et ne se le rappelait-elle pas.
— J’ai un petit salon attenant, avec un très confortable divan, poursuivit-elle. Je suis sûre que mes
serviteurs peuvent s’occuper d’y arranger quelque chose pour nous.
— Dans ce cas, comment refuser ? dit Leo, les yeux brillants.
— Il ne s’agit que d’un dîner, le comprenez-vous bien ? précisa-t-elle, décidée à clarifier la situation.
— Bien entendu, répliqua-t-il calmement.
Mais son sourire s’élargit, et Thalia songea aussitôt à un chat devant un canari bien dodu.
Allons, pourquoi s’inquiéter ? Il n’était question que d’un dîner, rien d’autre.
L’ennui, c’était qu’au fond d’elle, elle savait qu’il y avait bien davantage qu’un dîner en jeu.
Quelques heures plus tard, Leo mangea le dernier morceau d’un gâteau à la prune accompagné de
crème à la liqueur, puis posa sa fourchette sur son assiette vide.
— Mais vous devez reconnaître que les œuvres de Walter Scott sont souvent d’un pathos inutilement
dramatique, déclara-t-il en s’adossant à sa chaise. En dépit de sa popularité, je pense que Scott devrait se
cantonner à la poésie et renoncer à écrire des romans.
— Pas du tout, répliqua Thalia, qui avait déjà mis de côté son assiette à moitié pleine. Waverley est
une belle histoire. Et puis, un vrai auteur a le droit de tirer sur la corde dramatique à l’occasion, ne fût-ce
que pour le plaisir du lecteur.
— Oui, mais est-ce que cela apporte du plaisir ou de l’ennui ? À vous entendre, j’en déduis que vous
aimez également Ann Radcliffe.
Thalia haussa un sourcil. Elle était installée sur le divan de son petit salon, son pied bandé posé sur
deux coussins.
Après que Leo eut porté Thalia à l’étage, la bonne de la jeune femme l’avait aidée à retirer sa robe
d’après-midi et enfiler un peignoir de laine bleu visiblement conçu pour être plus confortable qu’élégant.
Elle avait réuni ses cheveux en une longue tresse qui donnait envie à Leo d’en détacher le ruban pour
libérer les belles mèches sombres.
Les efforts fournis par Thalia pour le décourager de la séduire l’avaient amusé. Pourtant, c’était elle
qui avait insisté pour qu’il reste. Il s’était alors dit qu’une conversation anodine serait préférable à un
flirt. Il avait donc choisi des sujets légers qui distrayaient la jeune femme au lieu de l’agacer. Il aurait tout
le temps, plus tard, de flirter. Après tout, n’avait-il pas déjà fait d’immenses progrès avec elle ? Deux
jours sur les quinze prévus avaient suffi à lui ouvrir son salon. Combien en faudrait-il pour qu’elle lui
ouvre son lit ?
Il se tortilla sur son siège, en proie à une érection. Depuis le début de la soirée, il luttait contre
l’excitation, en vain. Patience, se dit-il en s’obligeant à se concentrer sur la conversation en cours.
— Inutile d’être désagréable, riposta-t-elle en réponse à sa remarque sur Ann Radcliffe. J’ai lu Les
Mystères de la forêt et Les Mystères d’Udolphe, comme tout le monde. Mais vous avez raison, certains
auteurs sont plus doués que d’autres pour raconter une histoire en la dramatisant.
— Par exemple ?
— Eh bien, Jane Austen, pour commencer. Son Orgueil et Préjugés est exceptionnel, spirituel et
profondément attachant. J’ai aussi aimé son dernier livre, Emma. L’héroïne est une enfant gâtée et
indiscrète, mais le héros, M. Knightley, est bien plus séduisant. Un parfait gentilhomme.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Un étrange sentiment s’empara de Leo. Il aurait pu l’analyser comme étant de la jalousie, si cela
n’avait pas été aussi ridicule. Après tout, M. Knightley n’existait pas. Mais Thalia l’aimait.
Est-ce qu’elle l’aimait, lui ?
Compte tenu de leurs précédentes confrontations, il n’était pas sûr de vouloir connaître la réponse.
— Avez-vous lu les livres de Mlle Austen ? lui demanda Thalia, inconsciente de ses combats
intérieurs.
— Non. J’ai entendu parler de ses ouvrages, mais n’ai pas eu le plaisir de les lire.
Thalia sourit, enthousiaste :
— Alors, vous allez y avoir droit ! Si vous le voulez, je puis vous prêter ses romans. Je ne pense pas
que vous jugiez son écriture trop dramatique.
— Espérons que non, sinon je l’expédie dans le même purgatoire que Walter Scott.
Elle le regarda, et son sourire céda le pas à un rire franc. Elle exultait, et il fut aux anges de la voir
aussi joyeuse.
— Alors, lord Leopold, quels sont les écrivains que vous appréciez ? À moins que la littérature
populaire ne vous intéresse pas…
Il prit son verre de vin et but une gorgée avant de répondre :
— Je l’apprécie si l’histoire est bonne. Hélas, souvent « bonne » a un sens très relatif.
— Oh, mon pauvre ami. Je n’imaginais pas que vous fussiez si difficile à satisfaire. Vous m’étonnez.
— Je vous étonne ? Comment cela ?
— Eh bien, à un œil sans méfiance, vous offrez l’image d’un charmant et trop gâté jeune lord, qui
aime les jeux de l’esprit et les femmes.
Au lieu de s’offusquer de cette description, Leo, ravi, se laissa davantage aller contre le dossier
rembourré de son siège. Il prenait grand plaisir à leur joute verbale. Bien plus qu’il ne l’aurait cru.
— Vous auriez dû placer les femmes en premier, mais allons-y ainsi.
— Plus je vous connais, plus je m’aperçois que votre personnalité est plus profonde qu’il n’y paraît.
— Ah bon ? dit-il en faisant tourner le vin dans son verre. Je l’ignorais.
Elle lui décocha un regard qui indiquait clairement qu’elle n’était pas dupe de son autodérision.
— Une profondeur qui inclut le fait que vous êtes un snob intellectuel.
Il rit aux éclats.
— Moi ? Je pense que c’est la première fois que l’on me dote de grandes capacités intellectuelles.
Mes professeurs à l’université le nieraient avec véhémence.
— Je soupçonne que c’est parce que vous avez voulu qu’ils aient cette opinion de vous. Pourquoi
cela ? Vous êtes-vous ennuyé à périr à l’université, ou bien y a-t-il une autre raison qui expliquerait que
vous cachiez votre évidente érudition ? Vous avez promis de ne pas me mentir, ne l’oubliez pas.
Tout à coup, lord Leopold se montra moins nonchalant que d’habitude. Il était temps, décida-t-il, de
faire prendre une autre orientation à la conversation.
— Je ne vous mentirai pas. Mais vous, expliquez-moi donc comment nous en sommes venus à
discuter de ma personnalité quand il existe tant de plus passionnants sujets. Votre cheville, par exemple.
Comment va-t-elle ? Toujours douloureuse ?
Thalia fronça les sourcils.
— Un peu, oui. Au cours du dîner, je n’y ai même plus songé, mais maintenant que vous en parlez,
j’ai de nouveau mal.
— Dans ce cas, je vous conseille de prendre une potion avant de vous coucher. Du lait chaud allongé
de cognac vous permettra de trouver un profond sommeil. À moins que vous ne préfériez du rhum ?
— Ni l’un ni l’autre. Je bois rarement des alcools plus forts que le vin, et j’en ai suffisamment bu
pour ce soir.
— Mais vous souffrez. Donc, une tasse de quelque chose de plus fort ne serait pas superflue. Écoutez
le bon Dr Leo et faites ce qu’il vous dit.
Il se leva pour aller sonner.
— Vous n’êtes pas médecin, remarqua Thalia d’un ton amusé.
Il tira sur le cordon.
— Exact. Mais vous avez suivi mes avis médicaux toute la journée, alors pourquoi arrêter
maintenant ? Me suis-je trompé, jusqu’ici ?
— Non, mais…
— … mais vous n’avez pas le choix. Rhum au beurre chaud, ou lait au cognac ? Je pense que vous
apprécierez davantage le lait, mais la décision vous appartient.
— Comme c’est généreux de votre part de me permettre de décider… répliqua Thalia d’un ton
sarcastique.
— N’est-ce pas ?
Elle secoua la tête en riant, et ce rire cristallin fit chaud au cœur de Leo.
— Très bien. Le lait.
— Avec une pincée de noix de muscade ?
— Bien entendu.
15
Une heure plus tard, Thalia somnolait sur le canapé, agréablement repue de lait chaud au cognac.
L’alcool avait si bien fait son travail qu’elle n’avait pratiquement plus mal à la cheville.
Un beau feu brûlait dans la cheminée, un petit plaisir qu’elle s’était offert ce soir à cause de la visite
de lord Leopold. Habituellement, elle se contentait d’une modeste flambée qui mourait une heure ou deux
après le dîner. Une fois ce feu éteint, elle s’emmitouflait dans un épais châle de laine. Mais ce soir, la
chambre était merveilleusement chaude et confortable, et elle n’avait nul besoin de se couvrir.
En fait, la pièce était tellement confortable que Héra avait dérogé à sa règle, à savoir fuir les
étrangers, et se promenait sur ses pattes de velours. Plutôt que d’aller droit à son fauteuil favori, elle était
allée saluer Leo en s’entortillant autour de ses mollets.
— C’est incroyable, avait-elle commenté. Je ne l’ai jamais vue aussi amicale avec quelqu’un qu’elle
ne connaît pas. D’ordinaire, quand j’ai un visiteur, elle va se cacher dans une autre partie de la maison.
J’espère qu’elle ne vous dérange pas.
— Pas le moins du monde, assura Leo en se penchant pour caresser la chatte, faisant glisser sa main
le long de son dos.
Héra se mit à ronronner, et Thalia songea qu’elle comprenait ce que l’animal devait ressentir. Lord
Leopold semblait avoir un don lorsqu’il s’agissait de donner du plaisir aux créatures de sexe féminin…
— Avez-vous un animal familier ? lui demanda-t-elle, espérant que sa voix ne sonnait pas aussi
tendue aux oreilles de lord Leopold qu’aux siennes.
Il la regarda. Héra ronronnait de plus belle, ravie d’être caressée.
— Pas ici, à Londres, mais ma petite sœur, Esme, a une véritable ménagerie à Braebourne. J’ai donc
mon content de compagnons en fourrure chaque fois que je m’y rends. J’ai envisagé de prendre un
chien…
Héra émit un petit miaulement de satisfaction, puis alla se jucher sur son siège près de la cheminée.
— Peut-être, poursuivit Leo, y aura-t-il un chiot qui aura besoin d’une maison lors de ma visite, à
Noël.
— Je l’espère. Les animaux sont une merveilleuse compagnie. Ils ne sont jamais cruels ni fourbes. Il
suffit d’être gentil avec eux et ils vous rendent votre gentillesse au centuple. Si les humains se
comportaient de la même façon, le monde serait infiniment meilleur.
Leo la considérait, l’air pensif, lorsque la bonne avait frappé à la porte, puis était entrée avec une
tasse de lait arrosé de cognac.
Après avoir bu, Thalia s’était rallongée, avait fermé les yeux et s’était abandonnée à une douce
léthargie. D’ici peu, elle allait devoir dire au revoir à lord Leopold et lui souhaiter une bonne nuit. Sa
bonne serait capable de l’aider à gagner sa chambre à cloche-pied, une fois qu’il serait parti. Elle lui
demanderait de sonner dans quelques minutes.
Mais le sommeil l’avait gagnée par surprise, se rendit-elle soudain compte lorsqu’une solide paire de
bras se glissa sous son dos.
— Leo ?
— Continuez à dormir, murmura-t-il d’une voix aussi suave que le lait qu’elle avait bu.
Les bras raffermirent leur prise autour de son buste quand Leo commença à la soulever.
— Je peux…
— Pas sans difficulté, coupa-t-il. Détendez-vous.
Il se redressa, et elle se trouva plaquée contre sa poitrine.
— Mais votre blessure…
— Pas de problème. À peine un petit pincement.
Elle perçut dans son intonation une légère tension. Il souffrait mais le cachait, comprit-elle. Le
problème, c’était qu’elle était trop fatiguée pour protester. D’autant qu’être dans ses bras était délicieux.
Beaucoup trop délicieux…
Elle appuya la joue sur la douce laine de sa veste et respira son odeur. Un soupçon d’amidon qui
émanait de sa chemise, d’agrumes, et ce parfum viril qui n’appartenait qu’à lui.
Un autre beau feu grondait dans la cheminée de la chambre. Le lit avait été ouvert par la bonne. Leo
traversa la pièce et posa Thalia sur le matelas avec précaution. Elle laissa aller sa tête sur les coussins
de plume et poussa un discret soupir de plaisir.
Mais quelques instants plus tard, le plaisir s’effaça : elle avait ouvert les yeux car une main
s’aventurait sous son peignoir et caressait la peau nue de son mollet.
Elle regarda Leo bien en face.
— J’installe simplement votre cheville sur le traversin qu’a apporté votre bonne. L’enflure est encore
là. Cette position devrait l’améliorer.
Ah, oui, sa cheville… Entre l’alcool et la relaxation, elle avait presque oublié l’entorse. La douleur
avait-elle disparu grâce à lord Leopold ? Sa seule présence avait-elle réussi à la faire céder ?
Son pouls s’affola quand la main du jeune homme s’immobilisa sur son mollet. Pourquoi ne l’avait-il
pas retirée ? Il avait fini d’arranger le traversin. Son pied était désormais bien calé.
— Cette position est-elle confortable ? demanda-t-il.
— Oui.
Elle aurait voulu que ses battements de cœur ralentissent et, au lieu de cela, ils s’emballaient.
— Avez-vous besoin d’autre chose ? Un verre d’eau, peut-être ? Ou une couverture supplémentaire ?
Elle secoua la tête.
— Non merci. Rien.
— Alors je crois que je devrais partir.
— Oui, je le crois aussi.
Elle avait le souffle court.
Il ne fit pas mine de s’en aller, et elle ne l’y incita pas.
— Je vais vous souhaiter bonne nuit, dit-il néanmoins. Je sais que vous avez besoin de vous reposer.
— Oui.
La main quitta le mollet, et aussitôt Thalia ressentit un manque. Quelle absurdité de réagir ainsi !
Sans mot dire, Leo remonta les couvertures jusque sous son menton puis, au lieu de s’éloigner, il se
pencha sur elle, les bras en appui de part et d’autre de ses flancs, et se pencha encore…
— Je resterais, si vous n’étiez pas souffrante, murmura-t-il.
Elle riva dans le sien un regard lourd d’intensité et répondit dans un souffle :
— Si je ne l’étais pas, peut-être vous permettrais-je de rester.
Elle vit comme une petite flamme luire dans les yeux de Leo.
Mon Dieu, avait-elle vraiment voulu dire cela, ou bien était-ce la faute du cognac ? Non, elle avait dit
la vérité, tout simplement. Elle avait ouvert la porte de sa chambre à lord Leopold. Entorse ou pas, elle
aurait pu l’empêcher d’en franchir le seuil si elle l’avait souhaité.
— Seigneur, vous rendez mon départ bien difficile, Thalia.
Ses bras tendus la retenaient prisonnière… et c’était un vrai bonheur.
— Je suppose que je dois vous embrasser pour vous souhaiter bonne nuit… Juste un petit baiser.
Mais j’en voudrai davantage lorsque vous serez totalement remise.
Et elle songea qu’elle aussi en voudrait peut-être davantage.
Il l’embrassa. Sa bouche était exigeante, persuasive, enjôleuse. Le désir envahit Thalia. L’envie d’y
céder la mettait au supplice. Mais manifestement, lord Leopold attendait davantage qu’une capitulation. Il
aspirait en retour à de la passion, de la fièvre sensuelle, l’oubli de toute inhibition.
Sans plus réfléchir, elle lui rendit son baiser avec fougue. Elle avait l’impression d’être ensorcelée.
La langue de lord Leopold fouillait sa bouche, langoureusement, et Thalia frissonnait de plaisir. Son
corps lui semblait brûlant, son ventre palpitait. Une tempête… Elle était prise dans une tempête dont le
tumulte aiguillonnait ses sens. Elle était en danger. Elle n’aspirait qu’à s’abandonner, à lâcher la bride à
ce désir qui la consumait. Elle plongea les doigts dans la chevelure de lord Leopold et se grisa de la
douceur soyeuse de ses longues mèches. Son esprit flottait très loin, emporté par la tempête de plaisir.
Tout cela était-il réel, ou bien dormait-elle et faisait-elle un rêve ?
Non, lord Leopold était un être de chair et de sang et non un fantasme, et il s’était assis sur le lit tout
près d’elle, hanche contre hanche. Les couvertures qu’il avait si soigneusement remontées jusque sous son
menton gisaient maintenant sur ses genoux, et avant qu’elle ait eu le temps de comprendre ce qu’il se
passait, il avait détaché la ceinture de son peignoir, en avait écarté les pans et avait commencé à
déboutonner sa chemise de nuit, tout en constellant de petits baisers ses joues, son cou.
Il enfouit la tête entre ses seins nus. Elle souleva le dos pour les rapprocher de ses lèvres. Tout en se
demandant si c’était bien elle qui agissait ainsi. Pas une seule fois dans sa vie, elle ne s’était comportée
de cette façon avec un homme. L’exaltation qui avait pris possession d’elle était tellement forte qu’elle ne
parvenait pas à la modérer. Mais de toute façon, elle n’en avait pas la moindre envie…
— Madame, vous êtes exquise, dit lord Leopold.
Il léchait les pointes des seins de Thalia, suivait les contours des aréoles du bout de la langue,
passant d’un sein à l’autre, électrisant la jeune femme. C’était si bon qu’elle avait peur de mourir
subitement de plaisir.
À l’instant où elle pensait qu’il ne parviendrait pas à lui prodiguer davantage de bonheur, il prit ses
seins dans ses paumes, et en aspira les pointes.
Thalia frémit de la tête aux pieds. Par réflexe, elle ouvrit les jambes. Son sexe était moite, prêt à
recevoir celui de lord Leopold. Elle était à deux doigts de le supplier de la satisfaire. Alors que Gordon
se plaignait constamment qu’elle fût frigide, incapable de répondre à ses élans, ses caresses ! Grands
dieux, dans l’immédiat, non, elle n’était pas frigide ! Elle était une femme à la sensualité débridée, avide
de découvrir toute la magie du sexe.
Le problème, c’était qu’il fallait absolument que lord Leopold interrompe son ensorcelant manège. Il
avait oublié sa promesse de lui donner un simple baiser pour lui souhaiter bonne nuit. Les grisantes
dérives de ce baiser avaient maintenant de lourdes conséquences : Thalia avait peur de ne plus pouvoir
se dominer.
Elle réunissait ses pauvres forces pour le repousser lorsqu’il reprit sa bouche.
Elle se sentit engloutie dans une frénétique envie d’extase. Son esprit n’avait plus aucun rôle à jouer.
Seul son corps gouvernait, et avec quelle ardeur ! Lord Leopold l’embrassait avec tant de passion qu’on
eût dit que sa vie en dépendait. Sa bouche ne quittait la sienne que pour divaguer sur son nez, ses joues,
son cou. Et ses seins. Elle songea à une abeille qui butinait, en quête de nectar.
Soudain, elle tressaillit : ses lèvres venaient de titiller un point d’une sensibilité inouïe, sur son
oreille.
— Ne bougez pas, souffla-t-il.
Elle obéit, le cerveau voguant sur la crête de vagues de délectation, privé de ses capacités de
lucidité. Elle n’aspirait qu’à une chose : découvrir ce que lord Leopold allait faire ensuite.
Mais ce ne furent pas ses lèvres qui explorèrent le nouveau territoire conquis. Ce fut sa main, sous la
chemise de nuit. Elle monta du genou vers la cuisse et, de là, le mont de Vénus, pour de nouvelles
caresses encore plus ensorcelantes. Doucement. Insidieusement. Elle s’insinuait, déterminée à prodiguer
des caresses plus intimes… auxquelles elle aurait mille fois plus de peine à se dérober.
Elle ouvrit les yeux et posa la main sur celle de lord Leopold, par-dessus la fine laine de la chemise
de nuit.
— Lord Leo ?
— Lady Thalia ? répondit-il dans un sourire. Compte tenu de notre situation présente, un peu moins
de formalisme me semblerait de mise.
— Il… Il faut que vous arrêtiez.
— Vraiment ? En êtes-vous sûre ? demanda-t-il avant de lui donner un baiser si torride qu’elle
chavira de nouveau.
Et les caresses reprirent. La main de lord Leopold se faisait plus pressante entre ses cuisses. Sa
paume allait et venait, et Thalia se crut sur le point de défaillir de plaisir.
— Laissez-moi faire… Ne bougez pas… Je ne voudrais pas vous faire mal. Sauf si ensuite, cela
devait se muer en extase.
Thalia tremblait. Comment avait-elle pu en arriver là ? Le temps de se poser cette question était
passé : les doigts de lord Leopold allaient et venaient sur son sexe. Elle se rendait compte qu’ils étaient
moites : il savait donc qu’elle brûlait d’impatience de l’accueillir en elle. Il l’embrassa encore et encore,
sans interrompre ses caresses, et elle songea, désemparée, que sa volonté n’existait plus, qu’elle n’était
qu’une créature à la merci d’un amant trop doué. Et trop roué.
Lutter était désormais un vain mot. Tout combat était perdu d’avance. Que lord Leopold lui fasse
l’amour ! Elle n’aspirait à rien d’autre, dût-elle le regretter amèrement par la suite.
Dans un long soupir, elle lui accorda une implicite permission : d’elle-même, elle écarta les cuisses
et ne s’opposa plus aux exaltantes manœuvres de sa main.
Il ne se priva pas d’user de cette permission : il enhardit ses caresses, massant doucement les lèvres
de son sexe jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent et lui laissent le passage vers ce secret féminin si sensible.
Mais il ne s’attarda pas sur ce qu’elle appelait le bouton magique. Il se consacra aux lèvres jusqu’à ce
que des sucs s’échappent du sexe brûlant. Thalia resta immobile, bras tendus le long des flancs, poings
serrés. Elle retenait des gémissements.
Sa main, en revanche, elle ne put la retenir longtemps : son poing se détendit et elle posa les doigts
sur ceux de lord Leopold. Non pour les repousser, mais pour les placer sur son clitoris.
— Touchez-moi, murmura-t-elle.
— Il me semblait que c’était ce que j’étais en train de faire.
Il la taquinait, mais elle n’était pas en état de plaisanter en retour.
Il effleura le clitoris et elle arqua les reins.
— Ah, non ! Je vous avais priée de ne pas bouger. Votre cheville, rappelez-vous…
Sa cheville ? Elle l’avait oubliée, cette cheville. Lord Leopold était parvenu à lui vider l’esprit de
tout ce qui s’écartait du chemin vers la jouissance.
Elle s’obligea à rester immobile, tout en se mordillant l’intérieur de la joue.
— Brave petite, approuva lord Leopold. Vous méritez une récompense.
Lentement, il ouvrit les lèvres du sexe mouillé comme les pétales d’une fleur et glissa deux doigts à
l’intérieur, profondément, avant de les bouger, déclenchant d’étourdissants spasmes en série, chacun plus
puissant que le précédent.
Cette fois, elle ne put retenir un cri et les muscles de son vagin se serrèrent pour retenir ces doigts
enchanteurs.
Mais cela même ne suffisait pas. Elle avait besoin de davantage, et il le savait, ce diable d’homme.
Un sourire de démon espiègle sur les lèvres, il marqua une pause, attentif à la réaction du corps de
Thalia. Puis, lorsqu’il fut certain que ce qu’il faisait avec ses doigts la comblait, il les bougea de
nouveau, massant l’intérieur du sexe de plus en plus lubrifié. Il les en fit sortir, les entra, tout en stimulant
le clitoris.
Thalia sentit ses seins durcir jusqu’à en être douloureux. Un phénomène qui n’échappa pas à Leo. Il
prit un sein dans la main et le serra, déclenchant une cascade de frissons de plaisir. Ses doigts, pendant ce
temps, n’avaient pas cessé de s’activer en elle. Elle geignait et tout à coup, ce fut plus fort qu’elle, elle
cria.
— Mon Dieu !
La main de Leo passait d’un sein à l’autre, palpant, tâtant, pressant, alors que le bout de son pouce
dessinait des cercles sur son clitoris. Elle atteignit alors la rive de l’extase. Encore quelques caresses, et
elle fut engloutie par une déferlante qui la priva de toute conscience.
Leo regardait Thalia. Elle revenait lentement de l’univers de volupté dans lequel il l’avait précipitée,
et il songea que cette femme était sublime. Sa peau d’ordinaire si blanche était rose, sa bouche était
entrouverte, ses yeux clos, ses longs cils telles des ailes de papillon noir posées sur ses joues.
Il aurait donné n’importe quoi pour déboutonner son pantalon et venir en elle, se glisser entre ces
cuisses crémeuses et libérer enfin l’énergie qui le dévorait. Mais il savait que tant d’audace serait mal
vécue par la jeune femme. Il avait atteint les limites autorisées, il était même allé au-delà. Sans pour
autant, car il avait été vigilant, que la cheville blessée ne tombe des oreillers sur laquelle elle reposait.
Il fallait maintenant qu’il laisse Thalia se reposer. Lui-même, d’ailleurs, avait besoin de soulager son
bras. Les coutures de sa plaie avaient été mises à rude épreuve. Il avait suffisamment sollicité leur
résistance.
Mais ce qui s’était passé n’était qu’un commencement. De toute façon, n’avait-il pas déjà fait montre
d’une patience d’ange ? Un peu plus ou un peu moins n’y changerait plus grand-chose. Il reviendrait à la
charge, oh oui. Il avait goûté au paradis, il entendait bien y entrer sans plus de restrictions.
Seigneur, Thalia était tellement exquise…
Et ses réactions étaient extraordinaires. Il ne s’était pas attendu à tant de sensualité de sa part. Quelle
était donc son expérience sexuelle ? D’accord, elle n’était pas vierge, cela ne faisait pas l’ombre d’un
doute. Pourtant, elle avait paru tellement étonnée par l’effet que ses caresses avaient déclenché… Elle
avait semblé émerveillée, incrédule, alors qu’il faisait monter graduellement le plaisir. Pour un peu, il eût
cru que ce soir était la première fois qu’elle jouissait.
Si c’était exact, son ex-mari avait dû être un bien piètre amant. Mais la plupart des hommes n’étaient-
ils pas des égoïstes uniquement concentrés sur leur propre plaisir ? Lorsqu’il faisait l’amour, lui, il
veillait à ce que sa partenaire ait autant de satisfaction que lui.
Il avait perdu son pucelage à seize ans avec une veuve très expérimentée et imaginative qui lui avait
appris l’importance de la réciprocité dans l’acte d’amour, et de quelle manière combler sa partenaire. Il
avait compris que le plaisir qu’il donnait amplifiait le sien. Au fil des années, il avait perfectionné ses
talents. Aux dernières nouvelles, il avait appris que la veuve s’était remariée. Il lui était infiniment
reconnaissant d’avoir fait son éducation. Grâce à elle, il était devenu un amant très doué.
Peut-être était-ce pour cette raison qu’il préférait les femmes mûres ?
De nouveau, il considéra Thalia, dont le visage reposé et serein était adorable.
Quel mystère que cette femme… Belle, énigmatique… Comment décrypter ce sublime sphinx ? Plus il
la connaissait, moins il la comprenait.
— Qui êtes-vous, Thalia ? murmura-t-il en repoussant une mèche sombre égarée sur sa joue.
Il l’entendit soupirer. Sa tête pivota vers lui. Elle dormait.
Que n’eût-il donné pour se déshabiller et se glisser dans ce lit auprès d’elle !
Mais cette nuit n’était pas la nuit.
Celle-ci viendrait bientôt. Très bientôt. Il la satisferait au-delà de tout ce qu’elle imaginait, et par
ricochet, lui-même serait le plus heureux des hommes.
Doucement, il fit descendre la chemise de nuit jusqu’aux pieds de Thalia et reboutonna la camisole
par-dessus les seins arrogants qu’il avait tant aimé embrasser et caresser. Ses doigts rechignaient à
glisser le dernier bouton dans sa boutonnière. Il s’empressa de les obliger à s’activer avant que ses
louables intentions ne fussent réduites à néant.
Il se leva et attrapa les couvertures pour les remonter une seconde fois sous le menton de Thalia. Puis
il se pencha et posa un baiser sur son front.
— Leo ? Est-ce vous ? marmonna-t-elle en s’étirant.
— Oui, répondit-il en lui caressant les cheveux. Dormez bien. À demain.
— Demain… répéta-t-elle d’une voix endormie.
Il sourit, s’autorisa un dernier regard puis s’en alla.
16
— Lady Cathcart me semble tout à fait charmante, remarqua Leo après le départ de cette dernière.
Il fixait Thalia, étendue sur le canapé. Elle, elle lui semblait bien davantage que charmante.
Carrément adorable, dans sa robe de velours bleu nuit et son châle de laine verte. Ses pieds étaient
chaussés de pantoufles qui ménageaient sa cheville.
— Oui, Tilly est une femme délicieuse, gentille, généreuse. C’est pour cela que je vous en veux
d’avoir dit ce que vous avez dit.
— Moi ? fit-il, une main sur le cœur, l’air ébahi. Mais qu’ai-je dit ?
— Que vous teniez le rôle de médecin auprès de moi. Vous avez manqué de considération à mon
égard, ainsi que de discrétion. Elle risque de mal interpréter vos paroles, d’y voir une connotation
licencieuse.
— Seulement parce que vous avez l’esprit mal placé.
Il s’inclina et posa un baiser sur ses lèvres. Il poursuivit avant qu’elle ait le temps de protester :
— Vous pouvez néanmoins vous montrer licencieuse avec moi autant qu’il vous plaira.
Elle lui donna une tape sur le bras.
— Arrêtez cela !
— Ce n’est pas ce que vous disiez la nuit dernière.
— Allez vous asseoir, lui intima-t-elle, l’index pointé sur un fauteuil. Fletcher va revenir d’une
minute à l’autre avec votre thé.
— Comme il vous siéra. Mais avant que je vous obéisse, comment va votre cheville ?
— Je l’ai dit : bien mieux.
En deux pas, il fut au bout du canapé et tendit la main vers le bas de la robe de Thalia.
— Leo, non ! s’écria-t-elle avec fermeté.
Il la considéra un moment, puis hocha la tête.
— Je regarderai toutes les autres exquises parties de votre anatomie ce soir.
— Il n’y aura pas de « ce soir ».
— Nous verrons. Entre maintenant et la soirée, bien des heures restent à courir. Voyons cette entorse.
Avec précaution, il retroussa l’ourlet de la robe de façon à ne dégager que la cheville.
— Ah, voilà qui a meilleur aspect. L’enflure a bien diminué.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Exactement comme je vous l’avais dit. En avez-vous fini, lord Leopold ?
— Presque.
Délicatement, du bout des doigts, il tâta les chairs meurtries.
— Encore douloureux ?
— Oui. Cessez de toucher, cela me fait mal.
— Pardonnez-moi. Je constate que vous avez retiré le bandage.
— Pour prendre un bain.
— Ah. Je vous en referai un après le thé.
— Ma bonne peut s’en charger, répliqua Thalia en rabattant le bas de sa robe.
— Non. Je m’en occuperai. Je tiens à ce que cela soit fait correctement.
Son ton avait été sans appel.
Il se détourna pour prendre une tartelette à la confiture et la mangea tout en s’installant dans le
fauteuil que lui avait désigné Thalia un peu plus tôt.
— Bien. Comment allons-nous nous distraire cet après-midi ? demanda-t-il.
— Nous n’allons rien faire. Vous pouvez boire votre thé et ensuite partir pour me laisser lire et me
reposer.
Absolument pas ce qu’il avait imaginé, se dit-il. Quoi qu’elle eût fait – ou pas – par le passé, Thalia
avait vraiment de l’esprit. Or il aimait les femmes qui avaient de l’esprit.
Il aimait cette femme-là.
— Je pensais qu’après ce qui s’est passé hier soir, vous seriez moins irritable, remarqua-t-il. Je crois
que je vais être obligé de trouver d’autres moyens pour vous inciter à vous détendre.
Thalia soupira, puis baissa les yeux sur les franges de son châle qu’elle avait recommencé à
entortiller au bout de ses doigts. Elle faisait toujours cela quand elle était nerveuse.
Leo, lui, se demandait au même instant s’il la rendait nerveuse.
— Leo ?
— Oui ?
— À propos de ce qui s’est passé entre nous. Je sais que vous présumez que nous sommes désormais
amants…
— Nous sommes amants, coupa-t-il d’une voix douce.
— Admettons. Mais cela n’implique pas que nous devions continuer à l’être. Je ne suis pas sûre
que… Je ne sais pas si…
— N’avez-vous pas aimé mes caresses ?
— Vous savez bien que si.
— Alors je ne vois pas où est le problème. Nous nous donnons du plaisir l’un à l’autre, où est le
mal ? Vous êtes libre et moi aussi. À moins que… Serait-ce cela que vous essayez de me dire ? Que vous
avez quelqu’un ?
— Oh, mais non ! Il n’y a personne !
La tension qui s’était brutalement emparée de lui sans qu’il en fût conscient, céda la place à de la
satisfaction.
— Parfait. Lorsque je prends une amante, j’aime la garder pour moi seul. J’en attends de même de
votre côté. Pas d’autre homme !
— Je vous répète qu’il n’y en a pas. Et je n’ai pas décidé si je désire être avec vous. Plus
précisément, aller plus loin avec vous. J’ai besoin d’un peu de temps.
— Et vous en aurez. Nous disposons toujours de nos deux semaines, moins trois jours maintenant.
Bon, ce n’est pas beaucoup, mais… je tiens à ce que vous soyez complètement remise et bien solide sur
vos pieds, la prochaine fois que nous ferons l’amour. Ainsi, je pourrai vous faire perdre l’équilibre sans
risque.
Thalia fronça les sourcils.
— Leo, je…
Un léger cliquetis de porcelaine entrechoquée arriva du couloir.
— Sauf erreur, voilà le thé, dit Leo. Vous restez là où vous êtes. Je m’occupe de tout.
— Juste une petite tasse pour moi, merci, dit Thalia à Leo après que Fletcher et la bonne eurent posé
sur la table basse un nouveau plateau. J’ai déjà pris le thé avec Tilly, je vous le rappelle.
— Dans ce cas, je vais faire honneur aux délicieuses gourmandises de Mme Grove. Tout cela est trop
bon pour être gâché.
Il remplit son assiette, puis approcha son fauteuil afin de pouvoir se resservir facilement.
Lentement, Thalia but son thé tout en prenant plaisir à le regarder manger de si bon appétit. Il
conservait ses manières raffinées d’aristocrate, mais son appétit était celui d’un homme.
Un homme… Elle se rappela la question qu’elle voulait lui poser depuis leur rencontre.
— Quel âge avez-vous, Leo ?
Il s’arrêta de manger.
— Pourquoi me demander cela maintenant ?
— Je ne sais pas. Je suis curieuse, je suppose.
Il s’essuya les lèvres avec sa serviette, posa son assiette.
— Quel âge pensez-vous que j’ai ?
Elle le considéra. Sa haute silhouette masculine, ses traits si joliment ciselés. Ses yeux vert doré qui
la fixaient avec amusement et intérêt. Il attendait le verdict.
— Vingt-huit ans ?
Pourvu qu’il déclare être plus âgé…
— Pas mal, comme estimation. J’ai vingt-cinq ans.
Elle écarquilla les yeux. Mon Dieu… Vingt-cinq ans seulement…
— Et vous, Thalia ? Quel âge avez-vous ? s’enquit-il d’un ton égal.
Elle le regarda pendant un long moment, avant de poser à son tour sa tasse sur la table basse.
— Que voilà une indélicate question à poser à une femme…
— Vous me l’avez bien posée, à moi.
— Vous n’êtes pas une femme, que je sache.
— J’ai du mal à voir quelle différence cela fait.
— Eh bien, cela en fait une. Énorme.
Ses doigts reprirent soudain leur manège sur les franges du châle.
— Thalia, je sais que vous êtes plus âgée que moi. Je l’ai toujours su et cela me plaît. Les oiselles
tout juste sorties de l’école m’ennuient. Mais pas les femmes mûres.
— Les… femmes mûres ? Donc, j’en suis une ? J’ai l’impression d’être traitée de vieille matrone.
Vous n’arrangez pas votre cas, lord Leopold.
— Et vous, vous ne m’écoutez pas lorsque je vous dis que je vous trouve belle, pleine de classe et
bien loin d’être une matrone. Quel qu’il soit, votre âge, selon moi, n’est guère loin du mien, et cela ne fait
qu’amplifier l’intérêt que je vous porte. Alors ? Vingt-huit ans ? Vingt-neuf ?
Les secondes s’égrenèrent pendant que Thalia réfléchissait. Que répondre ? Leo venait de dire que la
différence d’âge ne le rebutait pas, au contraire. Elle et lui avaient l’âge qu’ils avaient, et l’on ne pouvait
rien contre ce fait. Et puis, leur embryon de relation avait si peu de chances d’aller plus loin… Il serait
sorti de sa vie avant qu’elle ait un an de plus. Pourquoi s’inquiéter qu’il sache son âge ?
— J’ai trente et un ans, presque trente-deux : mon anniversaire est dans deux mois.
— Trente et un ? Mmm… Vous êtes vieille.
Il la taquinait, mais elle n’apprécia pas.
— Ce n’est pas drôle, dit-elle, les lèvres pincées.
— Non. C’est absurde, voilà ce que c’est. Vous êtes une jeune femme débordante de vie, Thalia, qui
entre à peine dans la plénitude de son existence. Je pense que vous êtes magnifique, sinon pourquoi
serais-je collé à vos basques depuis toutes ces semaines ?
— Peut-être, mais…
— Mais quoi ?
Il s’était levé, approché d’elle et avait posé un bras sur le dossier du canapé et l’autre près de sa tête.
— Thalia, vous cherchez constamment une excuse pour me tenir à distance, mais notre petite
différence d’âge n’en fera aucune. En ce qui me concerne, du moins.
— Elle est davantage que petite. Presque sept ans ! Vous n’étiez encore qu’un enfant sous la houlette
de ses précepteurs lorsque je me suis mariée.
— Exact. Mais les vœux prononcés ce jour-là sont caducs, et je ne suis plus un enfant. Je suis un
adulte qui désire une femme dans toute sa maturité. C’est-à-dire vous. Maintenant, à moi de vous
interroger.
— Ou… Oui ?
— Si notre différence d’âge était inversée, cela aurait-il de l’importance ?
— Pardon ?
— Si j’avais trente et un ans et vous vingt-cinq, jugeriez-vous que ces six ans seraient un
infranchissable obstacle ?
Elle hésita. La question était pertinente. Constamment, des hommes contractaient des mariages avec
des femmes bien plus jeunes. La bonne société encourageait même cela, estimant qu’un homme âgé était
plus avisé et plus protecteur pour une femme. Elle avait même connu des hommes assez vieux pour être le
grand-père de leur épouse, que la famille de celle-ci accueillait à bras ouverts. On aurait pu imaginer que
les gens trouvent ces unions répugnantes, mais il n’en était rien. Des hommes convolaient avec des jeunes
filles dont ils avaient le double de l’âge sans que personne y trouve à redire. C’était ainsi.
— Non, accorda-t-elle, cela ne serait pas un obstacle.
— Alors pourquoi en serait-ce un pour nous ? Quelle importance que vous ayez quelques années de
plus que moi ?
Présentée de la sorte, une différence en fonction des sexes était ridicule, concéda Thalia. Toutefois,
les règles de la société étaient ainsi faites.
Elle soupira.
— C’est comme cela, lord Leopold. Notre monde fonctionne de cette manière.
— Alors peut-être notre monde a-t-il tort. Pour vous, est-ce une mauvaise chose que je fasse… cela ?
Il pencha la tête pour l’embrasser, un baiser tendre et lourd de suggestion, qui la chavira. Elle ferma
les yeux et s’abandonna à l’exquise sensation. Ce baiser était trop délicieux pour qu’elle l’interrompe.
— Et cela ? murmura-t-il en faisant courir sa bouche sur ses joues, ses paupières, son front, l’arrière
de son oreille, dont il suivit ensuite les contours du bout de la langue.
Thalia frissonna.
— C’est un péché.
— Peut-être, dit-il dans un petit rire. Mais pas à cause de notre âge. Je pense que nous sommes les
deux moitiés de la même orange.
De nouveau, il posa sa bouche sur celle de Thalia, puis prit sa lèvre inférieure entre les dents pour,
taquin, la mordiller doucement.
— Je pense que nous nous accordons parfaitement, continua-t-il. J’ai entendu dire qu’un homme et
une femme plus âgée faisaient les meilleurs amants. Et savez-vous pourquoi ?
Quel diabolique personnage, songea Thalia, incapable de briser l’enchantement.
— Pourquoi ? demanda-t-elle d’un ton rêveur.
— Parce qu’une femme mûre sait exactement quelle sorte de plaisir elle a envie que son partenaire
lui donne, et qu’un homme plus jeune est en pleine possession des moyens et de l’enthousiasme requis
pour le lui donner.
Il lui lécha l’oreille.
— Permettez-moi de vous l’offrir, Thalia.
Elle détourna la tête, étonnée d’avoir trouvé la force de le faire.
— Vous avez dit que vous attendriez que ma cheville soit guérie.
— Pour vous faire l’amour sans entrave, oui. Mais je n’ai pas dit que je ne vous embrasserais pas. Ni
que je ne ferais pas tout ce qui est en mon pouvoir pour bien graver dans votre esprit que vous êtes déjà
mienne.
Elle n’eut pas le temps de lui opposer le moindre argument : sa bouche avait repris la sienne, et le
baiser qui s’ensuivit fut si torride que Thalia s’enflamma de désir. Comme mue par une volonté propre, sa
main se leva et caressa la joue lisse de Leo.
Mais quel étrange pouvoir détenait-il donc sur elle ? Et pourquoi semblait-elle ne plus avoir la force
de l’arrêter ?
Au début, tout avait été si clair, si simple : pour elle, lord Leopold ne comptait pas. Le repousser lui
avait paru facile… Mais il était devenu Leo, un homme qu’elle n’appréciait que trop. Un homme qu’elle
désirait.
Sans même en être consciente, elle plongea les doigts dans son épaisse chevelure et rapprocha son
visage du sien. Il lui signifia son approbation d’un petit bruit de gorge. Le baiser prit une intensité
étourdissante.
Soudain, il grogna, s’écarta puis appuya le front contre celui de Thalia.
— Si vous souhaitez que je respecte ma parole, mieux vaut en rester là, sinon je vous prends dans
mes bras, vous porte jusqu’à votre chambre et vous prends sans plus de cérémonie, cheville foulée ou
pas.
Des mots qui arrachèrent Thalia à la bienheureuse stupeur qui s’était emparée d’elle. Elle tremblait,
dévorée d’envie de le laisser mettre sa menace à exécution.
Mais elle vit le soleil d’après-midi qui baignait la pièce, le plateau du thé, la porte du petit salon
ouverte.
— Oui, il faut que nous arrêtions, Leo.
— J’avais bien peur que vous disiez cela.
Il n’était pas en colère, constata-t-elle. Il acceptait son refus avec une bonne humeur qu’elle trouva
remarquable. Il posa un dernier baiser sur son front et regagna son fauteuil.
— C’est amusant, commenta-t-il en remplissant sa tasse. J’adore prendre le thé avec vous.
Sans répondre, elle resserra son châle autour d’elle.
Une heure plus tard, elle faisait une partie de dominos avec Leo, Héra lovée sur son siège favori
devant la cheminée éteinte.
Thalia se rappela tout à coup la promesse faite à Mathilda.
— Leo ?
— Oui ? fit-il après avoir posé une pièce sur la table.
Il s’agissait d’un double-six. Thalia n’avait pas de six.
— Je me demandais si par hasard vous connaissiez lord Cathcart.
Elle puisa une nouvelle pièce dans le tas de dominos. Un quatre. Zut.
— Je passe.
— Lord Cathcart ? Vous voulez dire le mari de lady Cathcart, votre amie ?
— Oui.
Elle attendit qu’il joue. Et constata qu’il avait un six et un trois.
— Non. Je l’ai croisé occasionnellement chez Brook, mais nous n’avons pas été présentés.
Pourquoi ?
Elle fronça les sourcils et prit un nouveau domino.
— Pour rien. Enfin, rien d’important.
— Thalia, je croyais que nous nous étions mis d’accord pour ne pas nous mentir. Donc, je répète :
pourquoi ? Que voulez-vous savoir concernant lord Cathcart ?
Elle posa le domino qu’elle venait de prendre. Un trois.
— Avant que je ne vous explique, je souhaiterais que vous m’assuriez de garder le secret.
— Vous ai-je donné l’impression d’être du genre à parler à tort et à travers ?
— Non, mais pourriez-vous tout de même me promettre ?
Il lui jeta un long regard mi-amusé, mi-irrité.
— Très bien. Vous avez ma parole de gentleman. Maintenant, de quoi s’agit-il ?
— Tilly pense que Henry, lord Cathcart, la trompe. Mais leur couple a toujours été très solide. Un
mariage d’amour. Qu’il ait une aventure ne lui ressemble pas.
— Parfois, les apparences sont trompeuses.
— C’est exact.
Elle en savait long sur les apparences trompeuses. Peut-être plus que n’importe qui.
— D’après ce que m’a dit Tilly, poursuivit-elle, je crois que le problème c’est quelque chose d’autre,
plutôt que quelqu’un d’autre.
— Et vous espériez que j’éluciderais le mystère ? demanda-t-il en posant le trois qu’il venait de tirer.
— Oui, mais dans la mesure où vous ne le connaissez pas…
— Je connais beaucoup de gens. Je pourrais faire ma petite enquête en toute discrétion, si vous le
souhaitez. Cela à condition que vous ayez confiance en ma discrétion.
Thalia prit le temps de réfléchir au souhait de Tilly avant de répondre :
— Je suis sûre que je puis vous faire confiance. Merci.
Le regard de Leo se fit sérieux.
— Vos remerciements sont superflus, Thalia. Vous pouvez me faire confiance, oui. Sur n’importe quel
point. J’espère que vous ne l’oublierez pas.
— Je ne l’oublierai pas.
Elle baissa les yeux sur le jeu. Sa confiance, elle ne l’accordait plus aisément. Elle avait trop
souffert, subi trop de trahisons pour avoir foi en la supposée bonté des humains. Et pourtant, à son grand
étonnement, elle avait confiance en Leo. Sans raison particulière. Il avait jeté son dévolu sur elle et lui
avait clairement dit qu’il était prêt à faire à peu près tout pour gagner ses faveurs. Ce qui n’était pas une
bonne raison pour se fier à lui.
Mais elle l’avait cru lorsqu’il avait promis qu’il ne lui mentirait pas. Et maintenant, elle le croyait
lorsqu’il promettait de garder le secret de Tilly.
Pour elle, cette foi en un homme était un immense progrès. Lord Leopold semblait posséder le don de
la faire aller de l’avant.
Décidant de ne plus songer à cela pour l’instant, elle prit un nouveau domino.
18
Une semaine plus tard, dans son bureau, Leo sifflotait doucement tout en écrivant une lettre.
— Qu’est-ce qui te rend si heureux ? s’enquit Lawrence en entrant dans la pièce.
Sans lever les yeux, Leo signa sa missive puis posa sa plume.
— Pourquoi penses-tu que je suis heureux ?
— Tu sifflotes. Tu ne siffles que lorsque tu es d’excellente humeur.
Leo éclata de rire.
— Je suppose que tu as raison : j’emmène lady Thalia au théâtre ce soir. La convaincre m’a pris pas
mal de temps, mais elle a fini par accepter.
— Je croyais qu’elle était blessée ? Cheville foulée, si ma mémoire est bonne.
— En effet. Mais elle est quasiment guérie. Nous avons fait notre première sortie hier après-midi, en
voiture, et tout s’est si bien passé que je l’ai persuadée de m’accompagner ce soir.
— Au théâtre ? Comptes-tu occuper la loge familiale ?
— Évidemment, répondit Leo d’un ton soudain un peu dur. Tu ne t’attends tout de même pas à ce que
nous prenions place avec la plèbe au parterre. Elle est une dame, je te le rappelle. Lady Lennox.
— Oui. Elle est une dame. C’est simplement que cela me semble légèrement trop… ostensible. Les
choses entre vous sont donc déjà allées si loin ?
— Assez loin, en effet. Depuis quand es-tu devenu un sévère barbon ? Tu es tout à coup encore plus
pisse-froid que Ned à ses pires heures.
— Je n’oublierai pas de répéter ceci à notre frère aîné quand je le verrai.
— Il connaît déjà mon opinion quant à son humeur sombre et sa totale incapacité à s’amuser. Même
s’il a fait pas mal de progrès depuis qu’il est marié avec Claire. Les enfants et elle le gardent un peu
humain.
— C’est vrai. Juste avant que nous quittions Braebourne, je les ai tous vus sur la pelouse, hilares,
pendant qu’ils jouaient à saute-mouton.
— Désolé d’avoir manqué cela, mais j’étais occupé avec Jack : nous fabriquions des colliers de
marguerites avec ses filles. La petite Ginny a même insisté pour qu’il en mette un autour du cou. Il aurait
fallu faire son portrait ! Si seulement Esme était arrivée à temps avec son carnet de croquis, on aurait pu
immortaliser Jack avec un collier de fleurs et accrocher le chef-d’œuvre dans la galerie, pour le plus
grand profit des futures générations de Byron.
Leo et Lawrence échangèrent des sourires identiques, avant d’éclater de rire.
— Revenons à ton récent changement de comportement, dit Leo après avoir repris son sérieux. Tu es
devenu barbant et coincé.
— Ce n’est pas parce que je suis plus circonspect dans mes choix ces derniers temps que je suis
devenu barbant et coincé.
— Et ton entrevue avec la vieille lady Higgleston ? On m’a rapporté qu’elle t’avait engagé pour la
représenter dans un procès contre son voisin Northcote. Si mon information est exacte, elle l’accuse de
conduite licencieuse et de turpitude morale lors de fêtes qu’il a organisées dans sa maison de ville.
— Il organise effectivement des fêtes démentes. Mais je n’ai pas accepté de représenter lady
Higgleston. Je lui ai seulement dit que je parlerais à Northcote et essaierais de trouver un terrain
d’entente avec lui.
— Mmm. Cela ne te mettra pas dans les petits papiers de Northcote ni ne te vaudra une invitation à sa
prochaine bacchanale. Es-tu sûr de ne pas vouloir plutôt le représenter, lui ?
— Je t’ai dit que, pour l’instant, je ne représentais personne. Je m’occupe simplement d’une tentative
de médiation entre deux voisins afin de rétablir la paix.
— Ah bon ? Alors maintenant, tu es un pacificateur ?
Leo s’approcha de son jumeau et souleva l’une de ses paupières pour scruter son œil.
— Es-tu vraiment mon frère ? Peut-être un sosie a-t-il pris la place de Lawrence pendant la nuit…
Lawrence fit un bond en arrière.
— Ah, ah ! Très drôle. Et pour ta gouverne, sache que je ne souhaite pas être invité à une fête de
Northcote.
— Menteur, répliqua Leo en gloussant.
— Pour mémoire, tu n’as pas non plus été invité chez lui.
— Certes, mais j’ai une compagne et n’ai nul besoin de satisfaire mes envies de luxure avec une
bande de beautés peu farouches.
— Eh bien, moi non plus.
— Vraiment ? Raconte.
— J’ai pris une nouvelle maîtresse, confessa Lawrence dans un sourire satisfait. C’est une cantatrice.
Elle avait retenu mon attention, et nous en sommes venus à établir un très plaisant arrangement.
— Je n’imaginais pas que tu avais été si occupé.
— Probablement parce que tu n’avais qu’une chose, ou plutôt une personne, à l’esprit récemment.
— Exact.
— J’ai installé ma nouvelle amante dans une charmante petite maison de ville à bonne distance de
chez nous, et cela fonctionne très bien. Vraiment, Northcote devrait faire de même au lieu de provoquer la
colère d’une vieille chouette comme lady Higgleston.
— Oh, attends… Et s’il le faisait exprès ? Peut-être joue-t-il les provocateurs à dessein.
Lawrence réfléchit, puis hocha lentement la tête.
— Peut-être, oui. Franchement, quelles que soient ses intentions, je n’ai pas grand espoir de parvenir
à trouver une solution à l’amiable entre lady Higgleston et lui. Mais cela vaut la peine d’essayer.
— D’autant que tu meurs d’envie de voir l’intérieur de la maison, hein ? Il paraît qu’il a des fresques
de harems pleins de femmes nues sur les murs et une vaste collection d’objets d’art érotique.
— On dit que chez lui, tout est érotique.
— Si tu réussis à pénétrer chez lui, je veux une description en détail.
— Et en attendant ?
— En attendant, je serai avec Thalia.
Cher lord Leopold,
Je suis désolée mais
Thalia leva sa plume puis biffa les mots, avant de recommencer à écrire.
Je sais que je vous ai promis de vous accompagner ce soir. Cependant
C’était voué à l’échec. Il décèlerait les mauvaises excuses en un clin d’œil et frapperait à sa porte
pour s’enquérir de ses subits problèmes de santé. Au cours de la semaine précédente, il était devenu un
visiteur régulier, donc ses domestiques le laisseraient entrer sans hésiter. Même la froideur initiale de
Fletcher avait été réchauffée par la gaieté et l’affabilité de Leo. En quelques jours, tout le personnel était
tombé sous son charme.
Thalia fronça les sourcils et regarda sa page couverte de traits d’encre noire. Dans le soleil de début
d’après-midi qui baignait le petit salon, le feuillet avait un aspect si affreux qu’elle le froissa et en fit une
boule, qu’elle jeta dans la corbeille à papier.
Puis, bien déterminée, elle prit un feuillet vierge, le posa sur son bureau et recommença.
Mon cher lord Leopold,
Je vous remercie infiniment de m’avoir si aimablement invitée au théâtre ce soir. Malheureusement, il ne me sera pas possible de vous accompagner.
Très bien. Cela devrait suffire. Mais alors, pourquoi restait-elle la plume en suspens au-dessus du
dernier mot ? Pourquoi ne signait-elle pas ?
Non, cela ne suffirait pas. Leo voudrait, ou plutôt exigerait, une explication. Que dirait-elle alors ?
Eh bien, qu’elle avait réfléchi, qu’elle savait qu’en sortant avec lui ce soir, elle accepterait tacitement
d’être sa maîtresse, à ses yeux comme à ceux de toute la bonne société. Et enfin, qu’il s’attendrait à venir
chez elle après la représentation pour passer la nuit dans son lit.
Elle ferma les yeux, submergée par le souvenir de ses baisers, la dévorante tentation de laisser ses
mains la caresser.
Mais le désir était-il une raison suffisante pour affronter les problèmes qui surviendraient ensuite,
après sa reddition ?
Sa plume était toujours immobile au-dessus du feuillet, indécise, quand on frappa à la porte.
— Lady Cathcart, madame, annonça Fletcher. La fais-je entrer ?
— Bien sûr.
Thalia posa sa plume, soulagée à la perspective de se changer les idées.
— Tilly ! s’exclama-t-elle quelques instants plus tard en embrassant chaleureusement son amie.
— Oh, quel bonheur de te voir remise, dit Tilly en regardant le pied de Thalia. Ta cheville est donc
totalement guérie ?
— Oui. Ne restent que de négligeables petites douleurs de temps à autre.
Les deux jeunes femmes s’assirent sur le canapé. Mathilda noua les mains sur ses genoux.
— J’ai reçu ton message et je suis venue aussi vite que j’ai pu.
Thalia le lui avait fait porter le matin même, juste après le petit déjeuner.
— Fletcher, vous pouvez nous laisser, lança-t-elle au majordome. Et fermez la porte derrière vous, je
vous prie.
Il s’exécuta après avoir salué d’une courbette.
— Alors, Thalia ? Dis-moi tout de suite ce que tu as découvert ! Je veux tout savoir. C’est sot de ma
part, n’est-ce pas ?
— Non. Humain, simplement. Tilly, je suis navrée d’avoir prolongé ton anxiété, mais je n’ai pas
voulu tout coucher sur le papier de peur que quelqu’un d’autre ne le lise.
— Très sage.
— Bien, alors commençons par la bonne nouvelle : lord Cathcart n’a pas de liaison.
— Non ? Ô Dieu, merci. Mais en es-tu certaine ?
— Oui. D’après ce que mon… ami a pu apprendre, il n’y a rien qui témoigne d’une trahison, ni même
de la fréquentation d’une maison de plaisirs.
— Quelle merveilleuse nouvelle… Je suis tellement soulagée, déclara Mathilda, un sourire radieux
sur les lèvres.
Mais dix secondes plus tard, le sourire s’était effacé et l’expression de la jeune femme s’était
assombrie.
— Mais s’il n’a pas de liaison, que se passe-t-il ? Pourquoi se comporte-t-il comme il le fait ?
— Mon ami a appris autre chose, expliqua Thalia en posant la main sur celle de son amie. Henry a-t-
il mentionné quoi que ce soit concernant ses propriétés ?
— Ses… propriétés ? répéta Tilly, manifestement confuse. Non. Quel est le rapport avec ce qui
arrive ?
— Apparemment, il a hypothéqué la ferme et plusieurs terrains. Tout ce qui ne fait pas partie de
l’héritage Lambton.
— Mais les fermes rapportent la plus grande partie du revenu du domaine ! Il les aurait donc
hypothéquées ? Pourquoi ?
— Il a fait des investissements qui se sont révélés désastreux, et il avait besoin d’argent pour apurer
ses dettes dont le remboursement va lui être réclamé d’ici un mois ou deux. S’il ne se procure pas cet
argent, tout ce qui a été hypothéqué sera saisi.
Mathilda blêmit. Elle serra convulsivement la main de Thalia.
— Nous serons dans la misère. Et les garçons… Oh, Thalia, comment vais-je leur expliquer ceci ?
Restera-t-il assez d’argent pour laisser Tom à l’école ?
— Ne désespère pas. Quoi qu’il advienne, vous aurez Lambton et encore quelques terres.
— Oui, et aucun moyen de les entretenir. Mon pauvre Henry… Pas étonnant qu’il soit aussi perturbé.
Mais il aurait dû m’en parler. Il aurait dû me garder à ses côtés, conformément aux vœux que l’on
prononce lorsqu’on se marie : pour le meilleur et pour le pire.
— Je pense qu’il ne voulait pas que tu t’inquiètes. Et puis, il reste beaucoup d’espoir.
— Comment cela ?
— Mon ami connaît un homme qui est un vrai sorcier de la finance. Selon lui, si quelqu’un est en
mesure d’aider Henry, c’est bien cet homme. Mon ami aimerait s’entretenir avec vous, si vous êtes
d’accord.
— Je ne sais pas. Harry est très fier. Mais, effectivement, la fierté n’est plus de mise. Je m’efforcerai
d’en persuader mon mari lorsque nous parlerons de tout cela. Cet homme, qui est-ce ? Et qui est ton ami ?
Une lueur brilla soudain dans les yeux de Tilly.
— Ne serait-ce pas lord Leopold, par hasard, Thalia ?
Thalia hésita : devait-elle nier ? Inutile, car Mathilda apprendrait la vérité de toute façon, surtout si
elle était d’accord pour que Leo intervienne.
Elle opina.
— J’espère que tu ne m’en veux pas de l’avoir mêlé à cette affaire. Tu m’as demandé mon aide, Tilly.
— C’est vrai. Et je vous remercie tous les deux. Henry sera peut-être plus difficile à convaincre,
mais moi, je dis oui à lord Leopold. J’accepte son offre. S’il te plaît, prie-le de contacter le sorcier de la
finance… Comment s’appelle-t-il ?
— Pendragon. Rafe Pendragon.
— Très bien. En attendant, je vais m’entretenir avec Henry.
— Je vais informer Leo de ta décision, dit Thalia en souriant.
— Leo, hein ? Donc vous êtes…
Elle fit un signe avec les doigts, rapprochant le majeur et l’index.
— Non ! Enfin, plus ou moins. Leo voudrait que nous soyons ensemble.
— Et toi ? s’enquit Tilly d’un ton égal.
— Je… Je ne suis pas sûre de…
— Vraiment ? Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer les étincelles qui crépitaient entre vous
l’autre jour. Dès qu’il pose les yeux sur toi, il fond. Quant à toi…
Thalia croisa les bras sur sa poitrine.
— Quant à moi… ?
— Je ne t’ai jamais vue regarder un homme comme tu regardes celui-là. Je pense que tu lui es très
attachée.
— Vraiment ?
Elle ne voulait absolument pas l’être !
Se laisser aller à ressentir pour Leo autre chose qu’une attirance sexuelle serait une terrible erreur, le
genre d’erreur qui les conduirait dans une impasse.
— Billevesées que tout cela, Tilly. Je n’ai nul besoin d’un amant, et de toute façon il est trop jeune
pour moi.
— Ah bon ? Son âge n’a pas retenu mon attention. Tout ce que j’ai remarqué, c’est son allure. Il est
tellement viril. Et vous êtes magnifiquement assortis, tous les deux.
— Assortis ou non, j’ai décidé d’en rester là. J’étais justement en train de lui écrire une lettre pour
annuler une sortie avec lui ce soir. Nous devions aller au théâtre. C’est le plus raisonnable, me semble-t-
il.
Thalia baissa les yeux sur ses genoux. Une subite tristesse l’avait envahie.
— Je ne peux pas être d’accord, décréta Tilly.
Thalia leva les yeux.
— Pardon ?
— Lord Leopold et toi vous séparant. C’est une erreur, Thalia.
— Mais…
— Je sais combien tu as souffert, à quel point tu as été blessée, dupée. Mais ton existence est si
solitaire ! Tu ne mérites pas de la passer ainsi. Je pense qu’un amant comme lord Leopold est exactement
ce qu’il te faut. Ceux qui te critiquent continueront à le faire de toute façon. Quel que soit ton
comportement, tu resteras leur cible.
— Sur ce point-là, tu as raison.
Mathilda se pencha vers Thalia, la mine grave.
— Oublie les règles. La seule question que tu devrais te poser est : être avec lord Leopold me rend-il
heureuse ? Est-ce le cas ?
Le cœur de Thalia battait soudain à tout rompre. Sa réponse vint sans qu’elle ait besoin d’y réfléchir.
— Oui.
— Alors n’envoie pas cette lettre et jouis des moments à venir.
Une heure et demie plus tard, Thalia était debout devant le feu déclinant dans sa chambre, la missive
destinée à Leo à la main. Elle relisait ce qu’elle avait écrit, en proie à un maelström d’émotions.
Tilly avait-elle raison ? Devait-elle se jeter tête baissée dans une liaison avec Leo ?
La jeune femme bien éduquée affirmait que non. La femme mûrissante qui avait goûté à la passion
disait oui.
L’excitation monta en elle. Son corps s’enflamma à la perspective d’être à Leo. Il lui avait déjà donné
tant de plaisir. L’impatience de découvrir ce qui l’attendait dans ses bras la dévorait.
Lord Leopold était merveilleux. Il était l’homme dont toutes les femmes rêvaient.
Si elle devenait sa maîtresse, elle serait exactement telle que la bonne société la jugeait. Une
dévergondée qui ne cherchait qu’à satisfaire ses sens et avait jeté sa réputation par-dessus les moulins.
Elle deviendrait réellement celle qui méritait de porter la lettre écarlate. Mais ne la lui avait-on pas
peinte sur le front des années auparavant ?
À qui ferait-elle du mal ? À personne. Leo était célibataire et elle n’était plus une femme mariée.
Comme l’avait dit Tilly, n’avait-elle pas suffisamment souffert ?
Elle fit courir son index sur le feuillet puis, vivement, le jeta dans le feu.
Cela fait, elle alla sonner pour appeler sa bonne.
Il fallait qu’elle choisisse une robe du soir.
19
Lorsque Thalia se réveilla, cette fois, ce ne fut pas pour un nouvel épisode d’ébats torrides : Leo était
parti.
Elle étira les bras au-dessus de sa tête. Elle se sentait languide et un peu endolorie. Ses cuisses, et
d’autres endroits plus intimes, étaient hypersensibles. La conséquence des vigoureux et enthousiastes
élans de Leo.
Comme promis, il l’avait amenée au septième ciel à intervalles réguliers au cours de la nuit, prouvant
ainsi son impressionnante puissance sexuelle. Il s’était montré inventif, lui avait fait découvrir des
positions dont jamais elle n’avait entendu parler, et avait assuré ne lui avoir pas encore dévoilé toute la
gamme.
Ses moments préférés, elle les avait vécus juste avant l’aube, lorsqu’il l’avait réveillée en
l’embrassant le long du dos, de la nuque aux reins. Un souvenir qui maintenant la faisait frissonner. Elle
était à plat ventre. Il l’avait fait pivoter sur le dos et avait continué à l’embrasser à l’intérieur des cuisses,
puis lui avait donné le plus intime, le plus précieux baiser qu’elle eût jamais reçu.
Sa bouche s’était posée sur son sexe. Il avait insinué sa langue entre les lèvres, trouvé ce qu’elle
appelait le bouton magique, et léché, jusqu’à ce qu’elle crie de plaisir, électrisée par un orgasme
tellement violent qu’elle avait dû plaquer un coussin sur sa figure pour étouffer ses cris.
Ensuite, aussi improbable que cela parût, il avait été de nouveau assez dur pour venir en elle. Il
l’avait remise à plat ventre, relevée et placée en appui sur les bras et les genoux, puis pénétrée par-
derrière. Et elle avait joui.
Elle avait perdu le compte du nombre de fois où il lui avait donné un plaisir inouï au cours de la nuit,
la laissant désorientée et épuisée, mais aussi plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Il lui avait
murmuré à l’oreille que les festivités ne faisaient que commencer, et elle l’avait cru.
Lord Byron ne mentait pas.
Elle frissonna avec délice et s’assit dans le lit aux draps sens dessus dessous. Il était tard et le soleil
entrait à flots par les fenêtres. Elle n’avait qu’un vague souvenir du moment où Leo était parti. Elle était
si fatiguée… Il l’avait embrassée, avait murmuré quelques mots tendres à son oreille puis lui avait dit de
dormir et qu’il la verrait dans l’après-midi. N’avait-il pas parlé d’une promenade en voiture ? Ou de la
visite d’un musée ? Peu importait, elle le saurait précisément lorsqu’il reviendrait.
Elle s’aperçut qu’il avait soigneusement rangé tous ses vêtements de la veille, les posant bien à plat
sur un fauteuil. Il avait même rapporté ses chaussures, abandonnées dans le salon, et les avait placées
côte à côte sous le fauteuil.
Voilà qui était fort délicat de sa part. Néanmoins, tous les serviteurs devaient maintenant savoir qu’il
avait passé la nuit dans sa chambre.
Dans son lit.
Elle était désormais sa maîtresse.
Non. Elle était son amante. Elle lui avait accordé de son plein gré ses faveurs, leur désir avait été
réciproque et aucune compensation financière n’entrait en ligne de compte. Les maîtresses recevaient des
maisons de ville, des voitures, des vêtements et des bijoux. Leo ne lui donnait que sa compagnie. Sa
passion. Et il en serait ainsi jusqu’à ce qu’ils en aient assez l’un de l’autre et se séparent.
Peut-être la distinction entre amante et maîtresse était-elle infime aux yeux des gens, mais pas aux
siens. Elle était une femme libre qui s’assumait, indépendante, et elle le resterait. Être avec Leo ne
changerait pas cela. Si les gens voyaient les choses autrement, tant pis. Il était impossible de changer
l’opinion d’autrui, c’était une leçon qu’elle avait apprise de longue date.
Mais… pourquoi songeait-elle à cela alors qu’elle se sentait si bien, si sereine quelques instants
auparavant encore ?
Elle allait prendre le plus de plaisir possible dans cette liaison, et ce aussi longtemps qu’elle
durerait. Pour une fois dans son existence, elle allait penser à elle.
Et profiter du bonheur que lui apportait Leo. Dans le péché et la délectation.
Elle sortit du lit et, nue, traversa la chambre pour aller tirer la sonnette. Elle avait besoin d’un bain et
de quelque chose à manger : elle était affamée. Ensuite, elle fouillerait dans sa maigre garde-robe pour
trouver une jolie tenue. Elle tenait à être très séduisante pour Leo. Pour son amant tout neuf.
— Tu sifflotes de nouveau.
Leo dévala la dernière volée de marches de la maison de ville qu’il habitait avec Lawrence, le petit
air allègre toujours sur les lèvres. Il l’interrompit sur un trille puis regarda son jumeau.
— Vraiment ?
Lawrence leva un sourcil interrogateur.
— Si je comprends bien, cela signifie que tu as passé une excellente soirée.
— Oui, indéniablement.
Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il pensait à Thalia.
— Je présume également que cette bonne soirée a eu lieu après ton altercation avec lord Kemp, que
tu as étranglé devant des douzaines de témoins à Drury Lane ?
Leo gagna le bureau. Lawrence le suivit.
— Je ne l’ai pas étranglé, rectifia Leo d’un ton égal. C’était simplement une petite correction.
Il retira le bouchon du décanteur à vin.
— Du bordeaux ?
— Non, merci.
Leo haussa les épaules et se servit.
— Une petite correction ? répéta Lawrence.
— Kemp insultait Thalia. Je l’ai corrigé.
Lawrence lâcha un petit rire.
— Très galant de ta part. Mais vu le passé et la réputation de cette dame, elle attire hélas les insultes.
— Il aurait mieux valu qu’elles ne s’abattent pas sur elle en ma présence.
Il avala une gorgée de vin, une main serrée autour du verre, l’autre en poing.
— Toi aussi, Lawrence, tu l’aurais corrigé si tu avais entendu comment il lui a parlé. C’était
inexcusable.
— Oh, je n’en doute pas. Simplement, ne laisse pas ton envie de la défendre échapper à ton contrôle.
— De quelle façon ? Qu’entends-tu par là ?
— Simplement que j’ai eu vent d’un duel entre toi et lord Kemp, et qu’il aurait refusé de relever le
gant.
— Tu me sembles fort bien informé et pourtant il n’est que…
Il consulta sa montre de gousset.
— … onze heures vingt-trois du matin.
— Toute la ville en parle. Comment pourrais-je ne pas être au courant ? J’ai reçu avant le petit
déjeuner une lettre de l’un de nos amis rapportant cette affaire. Il ne s’écoulera pas longtemps avant que
la nouvelle arrive dans la famille.
— Qu’elle y arrive. Kemp est un lâche et un scélérat. Je suis simplement désolé de n’avoir pas eu la
chance de lui coller une balle dans le crâne à l’aube ce matin.
— Moi, je suis heureux que tu ne l’aies pas fait.
Leo posa son verre de vin.
— Thalia dit la même chose. Elle m’a poussé à renoncer.
— Alors écoute lady Thalia. Je pense qu’elle est très sage.
— Lawrence, elle n’est pas du tout celle que croient les gens. Elle est bonne et intelligente. Et douce.
Elle est la femme la plus fascinante que j’aie eu le privilège de rencontrer.
Lawrence le considéra un long moment.
— Ce ne sont pas mes affaires, mais… jusqu’à quel point cette relation entre toi et lady Thalia est-
elle sérieuse, Leo ?
— Je vais continuer à la voir, si c’est ce que tu demandes. De toute façon… Eh bien, je ne sais pas.
Nous prenons les choses comme elles viennent et il est encore tôt pour présager de la suite. Mais ne
t’inquiète pas, ce n’est pas comme si j’étais en danger de tomber amoureux d’elle.
Vraiment ?
Il se figea. Amoureux… Une pensée qui, après s’être formée dans son esprit, s’y ancra.
Il réussit à l’en expulser.
Il appréciait beaucoup lady Thalia, oui, et il la désirait follement : la nuit dernière en était la preuve.
Mais être amoureux, c’était autre chose. Il avait cherché une liaison torride, il l’avait trouvée. Le feu qui
brûlait entre eux s’éteindrait fatalement et tout serait terminé.
Le couple qu’ils formaient n’existerait plus.
Il sentit sa gorge se serrer. Il posa le verre qu’il avait repris afin de masquer son trouble. Puis il
afficha un sourire qu’il espéra insouciant. Pourvu que Lawrence ne se rende compte de rien…
Lawrence le considéra, puis hocha la tête, apparemment satisfait.
— Désolé. J’avais promis de ne pas m’en mêler. Simplement, montre-toi un peu plus discret à
l’avenir, d’accord ? Je détesterais devoir m’exiler avec toi en France si tu commettais un acte irréfléchi
qui nous vaudrait d’avoir les représentants de la loi aux basques.
— Tu es avocat. Et il se trouve que moi aussi. Nous devrions réfléchir à une autre issue avant d’en
venir à l’exil.
— Je suppose que oui, accorda Lawrence, maintenant souriant et détendu. À propos de loi, j’ai
rendez-vous.
— Avec un nouveau client ?
— Non, concéda Lawrence. Je dois aller voir Northcote. Il a accepté de me rencontrer au sujet des
plaintes de lady Higgleston.
— Ah bon ? Voilà qui pourrait se révéler intéressant. Pas rémunérateur, mais intéressant.
— Et bien sûr, toi, tu seras de nouveau chez lady Thalia.
Leo eut un grand sourire.
— Évidemment.
— Quelle belle journée pour une promenade, remarqua Thalia quelques heures plus tard, assise à
côté de Leo dans le cabriolet de ce dernier.
Elle leva les yeux vers trois petits nuages cotonneux qui couraient dans le ciel d’un bleu éclatant. Un
vol de moineaux passa, comme si les oiseaux aussi fêtaient ce temps radieux. La température d’octobre
était fraîche, mais il était facile de s’en protéger avec des gants chauds et une épaisse cape de laine.
— M’emmenez-vous en un endroit particulier, Leo ? demanda Thalia quand il fut évident qu’ils
sortaient de la ville.
— Peut-être, répondit-il, énigmatique. Attendez et vous verrez.
— Peut-être ne veux-je pas attendre. Je ne goûte guère les surprises.
Elle n’avait eu que trop de mauvaises surprises dans sa vie.
Leo la regarda, lui prit la main et la cala au creux de son bras.
— Vous aimerez celle-ci.
— Vraiment ? Eh bien, attendez et vous verrez, dit-elle, répétant les mots de Leo, qui rit.
Peu après, il faisait ralentir le cabriolet et empruntait un chemin bordé d’un mur de brique qui
aboutissait à une lourde grille de fer forgé.
La grille était ouverte. Leo continua jusqu’à une maison de même brique rouge. La porte d’entrée était
peinte en noir, comme les volets des fenêtres. Les pelouses étaient bien nettes, débarrassées des feuilles
mortes, prêtes pour l’hiver. Çà et là, des massifs au feuillage persistant apportaient une note de couleur
bienvenue à l’ensemble.
— Où sommes-nous, Leo ?
— À Brightvale Manor. Je l’ai gagné aux cartes il y a quelques années. Il me sert de temps à autre
quand j’ai besoin d’un peu de campagne sans avoir à voyager loin de Londres.
— Voulez-vous dire qu’il vous sert de nid d’amour ?
L’inflexion angoissée dans la voix de Thalia n’échappa pas à Leo.
— Non. Vous êtes la première femme que j’y amène.
Elle se détendit et sourit.
— Puis-je vous faire les honneurs de la maison, Thalia ?
— Avec plaisir.
Pendant qu’elle visitait la maison, Leo observait la jeune femme. Il était heureux qu’elle semble
apprécier ce qu’elle voyait. Depuis qu’il avait gagné la demeure contre un vantard persuadé qu’il allait le
tondre, il n’avait procédé qu’à de menus changements. Son frère Jack n’était pas le seul Byron qui
excellât aux jeux de hasard. Leo avait fait des merveilles à la table avec le propriétaire de Brightvale et
remporté une main décisive. Il avait donc ramassé la mise, à savoir le manoir et ses terres.
La maison était en bon état, mais les terres étaient en friche, le jardin un fouillis et les dépendances
très délabrées.
Dans un premier temps, il avait envisagé de vendre et donc avait réparé tout ce qui avait besoin de
l’être afin de retirer un bon profit de l’opération. Mais plus les travaux avançaient, plus il avait pris
plaisir à constater les progrès et avait eu l’agréable impression d’accomplir quelque chose de bien. Le
manoir négligé avait peu à peu repris vie sous ses yeux.
Néanmoins, il séjournait assez rarement à Brightvale. Jamais davantage que quelques jours. Un
couple à demeure s’en occupait. Ce matin, lorsqu’il avait cherché où amener lady Thalia, il avait tout de
suite songé au manoir. Et à la vue de son ravissement, il était heureux de son choix.
— Il y a un dernier endroit que je voudrais vous montrer, dit-il après qu’ils eurent fait le tour du
propriétaire.
— Oh ? Qu’est-ce donc ?
— Vous verrez. Plus exactement, vous verrez une fois que je vous aurai retiré le bandeau.
— Pardon ? Quel bandeau ?
— Celui-ci.
Il sortit de sa poche un foulard noir. Thalia le dévisagea avec suspicion.
— Pourquoi dois-je porter cela ?
Il passa derrière elle.
— Parce que je tiens à ce que je vais vous montrer soit une surprise.
— Puis-je vous rappeler que je n’aime pas les surprises ?
Il rit, puis répondit :
— Jouez le jeu, je vous en prie. Je vous promets que vous ne le regretterez pas.
— Très bien. Si vous insistez…
— J’insiste.
Il posa un baiser sur sa joue, avant de nouer le foulard devant ses yeux.
— Voyez-vous, maintenant ?
— Non ! C’est aussi sombre que dans un puits.
— Parfait. Prenez ma main.
— Allons-nous marcher ?
— Oui. Et ne vous inquiétez pas, je ne vous laisserai pas tomber.
— Je préférerais cela. Je me remets à peine d’une entorse.
— Je serai très vigilant, assura Leo en lui prenant la main.
Ils commencèrent à marcher lentement dans l’herbe grasse et douce. Dès qu’ils se furent éloignés de
la maison, Thalia constata que la température avait baissé.
— Est-ce encore loin ? demanda-t-elle au bout d’une minute.
— Non.
Elle avançait, pesant sur lui, confiante.
Ils atteignirent leur destination. Leo ouvrit la porte d’un petit bâtiment que Thalia ne voyait pas et la
guida à l’intérieur, où il ne faisait plus froid. L’atmosphère était emplie d’une odeur d’humus et de
végétation.
— Qu’est-ce que je sens, Leo ? Des fleurs ?
— Peut-être.
Il passa le bras autour de la taille de la jeune femme et la fit avancer. Puis il s’arrêta.
— Vos yeux sont-ils bien fermés ?
— Oui.
— Gardez-les ainsi. Je vais retirer le bandeau. Je ne veux pas que vous voyiez jusqu’à ce je le
décide.
— Mon Dieu, vous êtes très autoritaire, aujourd’hui. Mais je savais déjà que vous l’étiez.
— Et moi, je sais que vous avez la langue acérée. Yeux fermés !
— Oui, ô grand lord.
Il éclata de rire, puis détacha le bandeau et prit Thalia par les épaules pour la faire pivoter dans la
direction qu’il voulait.
— Bien. Vous pouvez regarder.
Thalia dut ciller plusieurs fois avant que ses yeux s’habituent à la clarté. Puis elle poussa une
exclamation. Tout autour d’elle s’élevaient des parois vitrées. Le soleil qui s’infiltrait au travers rendait
la pièce aussi chaude qu’une journée d’été. Une serre ! Dans laquelle des plantes en pot poussaient à
profusion. Roses, lilas, orchidées, orangers et citronniers couverts de fruits aux couleurs différentes selon
leur degré de maturité.
Mais le plus étonnant, c’était la table dressée dans un angle avec, sur une nappe de linon blanc, de la
vaisselle de porcelaine, des verres en cristal scintillant et des couverts d’argent rutilants. Sur une table de
service placée à côté, était présenté tout un assortiment de mets qui semblaient plus délectables les uns
que les autres.
— Comment diable avez-vous réussi à organiser tout cela, Leo ? demanda-t-elle, émerveillée. En si
peu de temps ?
— Mes serviteurs m’ont précédé. Ils ont quitté Londres peu après mon retour chez moi. Ils ont pu tout
organiser avec leur efficacité habituelle.
— C’est indéniable.
— Voulez-vous vous asseoir et profiter de leurs efforts ?
Sans attendre son consentement, il dénoua le lien de sa pelisse puis entreprit de la déboutonner.
Thalia resta immobile, le laissant ôter le vêtement et aller l’accrocher à une patère près de la porte. Puis
il ôta son propre manteau et l’accrocha par-dessus.
Cela fait, il lui prit la main et la guida jusqu’à une chaise.
— J’ai demandé aux valets de rester dans la maison. J’ai préféré vous servir moi-même. Ainsi, nous
serons seuls.
Une bouffée de chaleur envahit Thalia, qui n’était en rien due à la douce température régnant dans la
serre. Elle inspira une longue goulée d’air parfumé, jouissant pleinement de ce moment idyllique. Elle ne
se rappelait pas quand, pour la dernière fois, elle avait été aussi délicieusement traitée. Ni aussi
heureuse.
Mais… elle ne savait que trop bien que le bonheur était fugace. Qu’elle s’attache à Leo serait une
mauvaise chose. Elle s’était déjà trop impliquée émotionnellement dans leur relation. Si elle n’y prêtait
garde, elle tomberait amoureuse de lui.
Elle baissa les yeux sur ses mains croisées sur ses genoux et ordonna à son cœur qui battait la
chamade de se calmer.
Tomber amoureuse de Leo ?
Allons, cette seule idée était une absurdité.
Une folie.
Cela n’arriverait pas. Ils prenaient du plaisir ensemble, cela n’allait pas plus loin. Un intermède de
légèreté, de frivolité qui ne durerait probablement que quelques semaines et, Thalia l’espérait, dont il ne
resterait que de jolis souvenirs.
D’ici à la rupture, elle avait le droit d’être heureuse, le droit de laisser toute liberté aux exigences de
ses sens. Elle avait le droit de faire ce choix.
De choisir Leo.
Elle l’observait pendant qu’il garnissait les assiettes. Ses mains s’activaient. Ces mêmes mains qui
avaient caressé son corps la nuit dernière. L’avaient touché avec passion, tendresse, l’avaient enflammé.
Le seul fait de se remémorer ces moments torrides lui donna la chair de poule. Les pointes de ses seins
durcirent sous son corsage.
Leo lui avait fait ressentir plus d’émois sensuels en quelques heures qu’elle n’en avait connu au cours
de tout son mariage. Était-ce à cause de cette frénésie de sexe ensorcelant qu’elle était ici avec lui
maintenant ?
Comme s’il était conscient d’être observé, il la regarda, puis posa une assiette devant elle.
— J’espère que tout vous plaira, Thalia.
— Je suis sûre que ce sera le cas.
Mais elle ne songeait pas qu’aux mets.
22
— Mmm… C’est si agréable, ici, devant le feu… Quel dommage que nous devions rentrer à Londres
dans le froid, remarqua Thalia avec un soupir.
Ils avaient fini l’exquis déjeuner plusieurs heures auparavant. Ensuite, ils étaient allés se promener
puis Leo l’avait ramenée à la maison, où ils s’étaient assis côte à côte dans le salon sur le canapé, devant
la cheminée.
La femme du métayer, amicale et accueillante, leur avait servi du thé et des gâteaux que Thalia,
rassasiée, n’avait pu manger. Si la femme avait désapprouvé qu’elle fût seule avec Leo, elle n’en avait
rien montré, mis à part un léger froncement de sourcils. Avant de se retirer, elle leur avait demandé de
sonner s’ils avaient besoin d’autre chose. Ce que les serviteurs de Leo pensaient d’elle n’avait aucune
importance, s’était dit Thalia. Néanmoins, il était toujours préférable d’avoir de bonnes relations avec le
personnel.
L’un dans l’autre, estimait-elle, la journée avait été parfaite.
Mais elle était quasiment terminée. L’éclat de la lumière d’automne commençait à décliner. Même
s’ils partaient tout de suite, ils n’arriveraient chez elle qu’à la nuit.
Thalia posa sa tasse et se prépara mentalement à quitter leur nid douillet.
Leo lui prit la main.
— Pourquoi ne resterions-nous pas ici ?
— Quoi ? Passer la nuit ici, voulez-vous dire ?
Il se pencha vers elle et l’embrassa longuement, avec une ferveur qui la chavira.
— Je suis certain qu’une chambre pourrait être préparée, Thalia. Et il reste assez de nourriture pour
un dîner gargantuesque. Ma cuisinière avait préparé un jambon pratiquement entier. Donc, nous ne
mourrions pas de faim. Même si le bacon est absent : mis à part celui qui nous a été servi avec le thé, il
n’y en a pas. Toutefois, les biscuits étaient très bons.
— Vous devez en savoir quelque chose, vu que vous les avez tous mangés.
— Pour reprendre des forces, dit Leo en lui prenant le menton entre deux doigts afin de l’embrasser
de nouveau. Si nous devons renouveler les exploits de la nuit dernière, il faut que je sois au zénith de ma
forme.
Thalia frissonna de plaisir.
— Seigneur… est-ce donc possible ?
Son pouls battait follement.
— J’ai bien l’intention d’essayer, assura Leo en passant sa langue sur ses lèvres.
Puis il la glissa dans sa bouche et l’embrassa si sensuellement qu’elle sentit ses jambes mollir.
Ce baiser ne suffisait pas… Elle en voulait davantage…
— Et vous ? murmura-t-il en s’écartant légèrement afin qu’elle exhale un souffle tremblant. Êtes-vous
prête à essayer aussi, Thalia ?
— Ou… Oui.
— Bien. Nous restons donc.
Il lui caressa le dos, la taille, et attarda sa main sur ses hanches, prenant un évident plaisir à tâter leur
rondeur. Sa bouche était maintenant scellée à la sienne, sa langue la dévorait, et Thalia avait l’impression
de fondre sous la chaleur de ce baiser.
Il ne fallait pas qu’elle reste… se dit-elle en attirant Leo plus étroitement contre elle.
Elle n’avait pas de bagages, pas de tenue de nuit ni de vêtements de rechange. Pas de nécessaire de
toilette, pas d’épingles à cheveux, pas de chaussons. Et puis, sa maisonnée s’alarmerait qu’elle ne se
montrât pas.
Qu’elle découche serait scandaleux.
Mais n’agissait-elle pas déjà de manière scandaleuse ? Passer la nuit hors de chez elle avec un
amant, n’était-ce pas ce que l’on attendait d’une divorcée comme elle ?
Quant à ses serviteurs, il serait facile d’envoyer un message chez elle, à Londres, pour leur dire de ne
pas s’inquiéter, qu’elle ne s’absentait que pour la nuit.
Et ses effets… Compte tenu des projets de Leo, eh bien, elle n’en aurait certainement pas grand
besoin…
— Oui, souffla-t-elle. Restons.
Leo se réveilla des heures plus tard, fatigué mais comblé. Un rai de lumière s’infiltrait sous les
rideaux. La chambre baignait dans une douce clarté. À son côté, Thalia dormait profondément, la tête
contre la sienne, nichée dans un oreiller, une jambe hors des couvertures, à cheval sur sa cuisse.
Il envisagea de la toucher. Désormais habituée à l’audace de ses caresses, elle était merveilleusement
réceptive. Quelques baisers, quelques effleurements sur les points les plus sensibles et son corps
s’éveillait, se montrait avide de plaisir, même si la jeune femme cherchait encore comment gérer cette
soif si nouvelle, et sans doute déconcertante, de ses sens.
C’était étrange. Lorsqu’il avait commencé à la poursuivre de ses assiduités, il s’était imaginé qu’elle
était très au fait des choses du sexe. Mais il s’était révélé que même s’il était son cadet de plusieurs
années, le mentor dans ce domaine, c’était lui. Il lui faisait découvrir des pans entiers de sa sexualité.
Elle était étonnée et ravie, choquée parfois aussi, par le pouvoir de ses caresses et la volupté qu’elle en
retirait.
Néanmoins, d’une certaine façon, il était aussi l’élève : il avait appris que le plaisir qu’il lui donnait
nourrissait le sien. Il devenait inventif, expérimentait des positions, des gestes audacieux qui se révélaient
incroyablement grisants. Il était stupéfait de désirer autant cette femme.
Dire qu’ils venaient à peine d’entamer leur liaison… Une union des corps aussi satisfaisante, aussi
extraordinaire après deux jours d’intimité, l’amenait à se demander ce qui l’attendait s’il continuait à voir
Thalia pendant deux semaines.
Il sentit son sexe durcir. Alors qu’ils avaient passé une nuit de folie ! Il aurait dû être épuisé. Au lieu
de cela, il avait de nouveau envie de Thalia.
Ce serait facile de la faire pivoter en douceur et de se glisser en elle prestement… Elle se
réveillerait, surprise et à coup sûr enchantée de cette intrusion. Il lui ferait alors l’amour. Encore une fois.
Avec autant d’enthousiasme que si c’était la première.
Une perspective qui acheva de l’enflammer.
Mais il ne l’avait pas ménagée, au cours de la nuit. Il l’avait prise dans toutes les positions
auxquelles il avait pu songer, jusqu’à ce qu’il achève la série sur une apothéose qui avait laissé la jeune
femme gémissante, ivre de jouissance. Ensuite, elle avait sombré dans un sommeil profond, et il n’avait
pas tardé à s’endormir aussi, la tenant serrée dans ses bras.
Le problème était que maintenant, il était réveillé et avait de nouveau faim d’elle.
Bon, il pouvait patienter un moment. Un petit moment.
Il ferma les yeux. Il fallait qu’il se rendorme et cesse de se laisser obséder par les exigences de son
sexe.
Une demi-heure plus tard, il somnolait lorsque l’on frappa à la porte. Veillant à ne pas déranger
Thalia, il quitta le lit, enfila son pantalon et sa chemise, qu’il négligea de boutonner complètement et,
pieds nus, alla ouvrir.
La femme du métayer était sur le seuil.
— Désolée de vous réveiller, monsieur, dit-elle en gardant respectueusement les yeux baissés, mais
ce courrier vient d’arriver de Londres par messager. L’homme a dit que c’était urgent, alors j’ai pensé
que je devais vous l’apporter sans délai.
Leo prit la lettre.
— Très bien. Merci.
— Dois-je préparer du thé pour vous et la dame ?
— Pas encore. Je sonnerai quand nous aurons besoin de quelque chose.
Il referma la porte, fit sauter le sceau de cire et commença à lire. Lorsqu’il eut terminé, il secoua la
tête, partagé entre l’envie de rire et celle de grommeler.
En silence, il acheva de s’habiller.
Un grattement, celui d’une plume sur du papier, réveilla Thalia. Elle s’obligea à soulever les
paupières.
— Leo ? demanda-t-elle dans un murmure.
Il était assis à un bureau, de l’autre côté de la chambre. Et il était complètement vêtu.
Elle l’appela de nouveau. Cette fois, il l’entendit et tourna la tête vers elle.
— Je suis désolé. J’espérais que vous continueriez à dormir. J’étais en train de vous écrire un mot.
— Hein ? Pourquoi ?
— Il faut que je regagne immédiatement Londres. Mon frère s’est mis dans les ennuis et a besoin de
mon aide.
— Oh… fit-elle en repoussant les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Va-t-il bien ?
Elle essayait de s’arracher à sa torpeur.
— Oui. Du moins, je le pense. Mais je n’en serai sûr qu’une fois là-bas.
— Et où est-ce ?
— Le Giltspur Street Compter.
Thalia s’assit brusquement et les draps glissèrent jusqu’à sa taille, dévoilant sa poitrine. Elle les
remonta.
— Quoi ? Votre frère est en prison ?
— Il semble bien.
— Je viens avec vous.
— Non. Vous restez ici. Vous devez être fatiguée, après la nuit que nous avons passée.
Le seul fait de songer à leurs ébats nocturnes donna chaud à Thalia.
— C’est vrai, je suis un peu lasse, mais je ne réussirai pas à me rendormir. Et puis, comment
rentrerai-je à Londres si vous partez ?
— Je reviendrai vous chercher, bien sûr.
Elle secoua la tête.
— Qui sait combien de temps vous serez occupé avec votre frère ? Vous serez peut-être absent des
heures. Non. Je viens avec vous.
Leo fronça les sourcils, réfléchit, puis déclara :
— Je pourrais sans doute vous déposer d’abord chez vous, puis aller là-bas.
— Lord Lawrence m’en voudrait de vous avoir retardé. Je vous accompagne jusqu’à la prison. Vous
me ramènerez ensuite.
— Mais une prison n’est pas un endroit pour une dame !
— J’attendrai dehors.
— Giltspur Street ? Pas question.
— Personne ne m’accostera, voyons. Mais si vous êtes inquiet, j’entrerai avec vous. Je suis assez
curieuse de voir l’intérieur d’une maison de détention.
— Ne le soyez pas. Certaines de ces maisons sont épouvantables.
— Alors cessons de discutailler et dépêchons-nous d’aller chercher Lawrence. Soyez assez aimable
pour me faire passer ma lingerie, je vous prie.
L’expression de Leo était claire : manifestement, il avait envie de dire non à Thalia. Au lieu de cela,
il traversa la pièce pour aller récupérer les sous-vêtements et revint les lui donner.
— Tournez-vous, ordonna la jeune femme, soudain mal à l’aise d’être nue alors qu’il était
complètement habillé.
Il lui lança un coup d’œil incrédule.
— Je vous ai déjà vue nue, vous savez.
— Oui, je sais, répondit-elle en remontant les draps sur sa poitrine. Maintenant, tournez-vous.
— Vous êtes ridicule, répliqua Leo en riant.
— Et vous, vous nous mettez en retard. Allez, allez, vite…
Elle accompagna son ordre d’un geste de la main.
— Très bien. Mais je veux un baiser d’abord.
— Nous n’avons pas le temps.
Il se pencha sur elle et prit son visage entre ses paumes.
— Il y a toujours assez de temps pour un baiser.
Il captura sa bouche et l’embrassa avec tant d’intensité qu’elle frissonna des pieds à la tête. Il avait
glissé les doigts dans ses cheveux et lui massait la nuque pendant qu’avec sa langue, il se livrait à un
manège qui enfiévrait la jeune femme.
— Il faut que nous arrêtions, dit-elle d’une voix haletante en s’écartant. Votre frère…
— Il n’ira nulle part. Accordons-nous quelques minutes…
— Votre frère ne serait pas d’accord, Leo. Il a besoin de votre aide.
La réaction de son corps allait à l’encontre de ses paroles, se rendit-elle compte.
Leo lui donna un autre baiser avant de se redresser, l’air résigné.
— Enfilez vos sous-vêtements. Quant à la robe, je m’en occuperai comme si j’étais votre bonne.
Et il lui tourna le dos.
23
De l’autre côté des lourdes portes de Giltspur Street Compter, l’air empestait l’urine, le vomi, le
rance et les corps mal lavés. La misère semblait avoir imprégné tous les murs, la détresse humaine était
presque palpable, jusque dans les recoins les plus sombres.
Mais Leo savait que rien de tout ceci n’était comparable à la dureté à l’état pur qui attendait les
malheureux prêts à partir pour être incarcérés à la prison de Newgate. Dans ce lieu immonde, les simples
prévenus étaient mêlés aux pires criminels. Assassins, voleurs, violeurs, qui se balanceraient à la potence
de Tyburn Tree une fois leur procès achevé et leur sort scellé. Par chance pour Lawrence, n’aboutissaient
à Giltspur que les coupables de menus crimes ou les débiteurs indélicats.
En tant qu’avocat, Lawrence venait souvent voir des clients incarcérés pour leur prodiguer ses
conseils. Il entrait, puis s’en allait. Le contraire, à savoir que ce fût lui que l’on vînt voir, n’était encore
jamais arrivé. Manifestement, il n’avait pas réussi à se faire libérer. Peut-être parce que, trop mortifié, il
n’avait même pas essayé.
— Toujours contente d’avoir souhaité m’accompagner, Thalia ? demanda Leo à la jeune femme qui
plaquait un mouchoir sous son nez. Votre curiosité est-elle satisfaite ?
Elle le regarda avec détermination, puis rangea le mouchoir dans sa poche.
— Ce n’est pas quelque chose que j’oublierai de sitôt. Trouvons lord Lawrence et partons
immédiatement.
Leo sourit sous cape et emboîta le pas au geôlier qui avait déjà reçu son dédommagement pour sa
tâche. En fait, ici, tout le monde demandait un paiement – d’ordinaire aux prisonniers eux-mêmes, qui
comprenaient vite que plus ils se montreraient généreux, mieux ils seraient traités.
Lawrence avait dû être à court de fonds, se dit Leo alors qu’avec Thalia il était conduit vers une
cellule plutôt sordide.
Deux prisonniers les hélèrent au passage. L’un d’eux essaya même de toucher la jupe de Thalia avec
ses doigts crasseux. Il rit lorsque la jeune femme fit un bond de côté et se pressa contre Leo, qui passa
un bras protecteur autour de sa taille. Avant que Leo ait eu le temps de dire son fait à l’impudent, le
geôlier lui frappa violemment les doigts de sa longue badine. Hurlant de douleur, l’homme se réfugia
prestement au fond de sa cellule.
— Désolé pour ça, m’dame, dit le geôlier en les entraînant plus avant dans le couloir. Me rappelle
pas quand on a eu des personnes de qualité en visite. Ça rend les gars nerveux.
Il s’arrêta devant la porte d’une cellule.
— V’là, on y est. Il dit qu’il est vot’ frère.
Leo regarda à travers les barreaux la silhouette tassée sur un banc de bois. Le prisonnier tourna la
tête et riva sur lui des yeux absolument semblables aux siens. Plus exactement, un œil. L’autre était fermé,
enflé, la peau noircie. De surcroît, Lawrence avait une lèvre fendue, une coupure sur la joue gauche et un
hématome rouge sur la mâchoire. Avec ses cheveux en bataille et sa figure pas rasée, il ressemblait
davantage à un voyou qu’à l’aristocrate si soigné qu’il était d’ordinaire. Son gilet de soie avait
apparemment disparu, et sa veste comme sa chemise blanche étaient déchirées et sales. Son pantalon
avait meilleure allure, mais à peine. Il avait toujours ses bottes aux pieds.
Le geôlier considéra Lawrence puis Leo, et remarqua :
— Ben ça alors ! Z’êtes pareils, sauf les marques de coups ! J’parie qu’c’est vot’ parent.
— Effectivement. Ouvrez cette porte tout de suite.
— Pour qu’je vous laisse entrer, ça vous coûtera deux liards de plus et…
Le geôlier se tut, écarquilla les yeux et déglutit nerveusement quand Leo le regarda.
— Allez dire à votre supérieur que j’exige que mon frère, lord Lawrence, soit relâché dans l’heure,
quelles que soient les charges qui pèsent contre lui. Je paierai toutes les amendes.
L’homme opina et rafla la demi-couronne que Leo avait sortie de sa poche et lui tendait.
— J’vais lui dire.
Les mains tremblantes, il chercha la bonne clé parmi celles qui pendaient à son trousseau, puis
l’inséra dans la serrure.
La grille ouverte, Leo et Thalia entrèrent dans la cellule. Le geôlier referma et partit en toute hâte.
Lawrence se leva et s’avança.
— Leo, Dieu merci ! Je n’étais pas sûr que tu recevrais mon message. Ce sont tous des sangsues
avides, ici, qui demandent de l’argent pour tout et n’importe quoi. J’ai été obligé d’échanger mon épingle
de cravate en or contre le papier, l’encre et une plume. Et mon gilet est allé au messager. Si tu n’étais pas
venu, il m’aurait fallu vendre ma veste.
— Bon, je suis là. Que diable t’est-il arrivé ?
— C’est une longue histoire. Disons simplement que Northcote m’a fait faire la tournée des grands-
ducs hier soir, qu’on a fini dans un pub des quais guère reluisant, et qu’on s’est pris le bec avec quelques
sales brutes. Ensuite, ça a vraiment mal tourné et j’ai abouti ici. Northcote est un fauve quand il se bat. Il
est ici, lui aussi.
— Je l’ignorais. Il faut d’abord que tu sortes, ensuite nous nous préoccuperons du reste. As-tu besoin
de voir un médecin ?
— Non. Ce ne sont que des coupures, des bleus et une ou deux côtes douloureuses. J’ai connu pire.
Leo se rappelait effectivement tout ce que son frère avait enduré dans le passé.
À côté de lui, Thalia exprima sa compassion en exhalant un lourd soupir. Lawrence la regarda.
— Lady Thalia. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir saluée tout de suite. Mes manières laissent à
désirer en ces circonstances, de même que ma mise.
Elle lui adressa un sourire rassurant.
— Ne vous inquiétez pas, lord Lawrence. Ce sont des circonstances inhabituelles. Quant à votre
mise, étant donné que vous êtes sans valet, on ne peut vous reprocher l’état de vos habits.
Il sourit.
— Si je puis me permettre sans que vous me jugiez impertinent, lady Thalia, pourquoi êtes-vous ici ?
— Parce qu’elle a insisté pour m’accompagner, intervint Leo. Elle était curieuse de voir l’intérieur
d’une prison.
Leo croisa le bras sur sa poitrine et jeta un coup d’œil à la jeune femme, avant de poursuivre :
— Sauf erreur de ma part, sa curiosité a été satisfaite. À moins, lady Thalia, que vous n’ayez envie de
remonter la rue et de visiter Newgate avant que nous rentrions ?
Il se moquait d’elle, songea Thalia en pinçant les lèvres. Mais sa suggestion ironique lui arracha un
frisson. Newgate…
— Non, merci. À ce que je puis constater, l’hébergement offert ici est déjà suffisamment parlant.
Leo ne put s’empêcher de rire, et Lawrence l’imita.
Deux heures plus tard, la voiture s’arrêtait devant la maison de ville de Leo et Lawrence. Thalia était
assise entre les jumeaux. Dans le cabriolet, tous trois étaient aussi serrés que des sardines dans une boîte.
Bien que cela ne l’enthousiasmât guère, Thalia avait préféré accompagner les deux frères plutôt que
de se faire déposer chez elle d’abord. Elle savait que lord Lawrence, même s’il le cachait soigneusement,
souffrait. Il avait été battu, il était épuisé et sale, il avait besoin de soins et de repos. Leo et elle
l’aideraient à s’installer confortablement dans la maison et veilleraient à ce qu’il dispose de tout ce qui
lui serait nécessaire.
Ensuite, Leo la ramènerait chez elle.
Il descendit du cabriolet en premier, puis leur offrit sa main. Lawrence refusa d’être assisté. Il mit
pied à terre en chancelant, la paume plaquée sur ses côtes manifestement douloureuses.
Il leva les yeux sur la façade et soupira.
— Le Ciel soit loué… C’est bon d’être à la maison.
— Ne remercie pas le Ciel, dit Leo gentiment. C’est moi qui ai convaincu la police d’abandonner les
charges contre toi.
— Je n’ai fait que me défendre ! se justifia Lawrence.
— C’est ce que j’ai expliqué à ce policier dans l’une des plus belles tirades de toute ma carrière
d’avocat. Nous avons négocié une plutôt généreuse somme en échange de ta liberté. Mais si tu le
souhaites, je puis te raccompagner là-bas, de façon à ce que tu discutes avec le juge. Je suis sûr qu’il ne
te faudra pas attendre davantage que trois ou quatre jours pour le procès.
— Non. Je préfère entrer. Merci, Leo.
— Je t’en prie, dit Leo en posant la main sur l’épaule de son jumeau. Je sais que tu ferais la même
chose pour moi.
— Je ferais n’importe quoi pour toi. Nous sommes frères.
— Frères.
Ils échangèrent un sourire puis Leo, flanqué de Lawrence, prit la main de Thalia et l’entraîna vers la
maison.
Une voix les arrêta.
— Byron !
Les jumeaux se retournèrent dans un parfait ensemble.
Un homme marchait vers eux. Il les rejoignit, s’arrêta devant eux et considéra Lawrence.
— Heureux de voir que vous êtes rentré en un seul morceau. Si vous ne vous étiez pas montré, je
serais allé vous chercher. Sacrée nuit, hein ?
— Sacrée nuit, oui, répéta Lawrence.
Il devait s’agir de Northcote, songea Thalia. La personne mentionnée un peu plus tôt.
Comparé à Lawrence, Northcote était quasiment intact. Il n’avait qu’un hématome sur la pommette
gauche. À part cela, il était frais et net : bien habillé, rasé de près. Il était grand, plus grand que les
jumeaux, et doté d’un charme qui sortait de l’ordinaire. Ses yeux sombres étaient son atout principal. Ils
rappelèrent à Thalia ceux d’un aigle : intelligents, perçants. Les yeux d’un homme qui ne perdait pas une
once de sang-froid, savait comment ne pas se mettre en danger lorsqu’il traquait sa proie. Il émanait de sa
personne une combinaison de sophistication, sensualité et ruse. Celui qui était assez fou pour s’opposer à
lui devait le regretter amèrement. Par chance, il ne manifestait qu’amitié et sollicitude envers Lawrence,
son compagnon de beuverie et voisin.
Libre aux jumeaux d’avoir un prédateur à côté de chez eux. Quoique, eux-mêmes étaient tout à fait
capables de se muer en prédateurs pour atteindre un but.
Néanmoins, des deux, Leo était le lion.
Son lion.
Elle serra sa main. Il serra la sienne en retour.
— Désolé que nous ayons été séparés, Byron, poursuivit Northcote de sa belle voix de baryton, mais
quand la bagarre a éclaté, cela a été la folie totale. Allez-vous bien ?
— Je suis déjà allé plus mal, répondit Lawrence. Et vous ? Vous ne paraissez pas…
— … être sorti de prison il y a une heure, coupa Leo.
Northcote le regarda.
— Je suis rentré de Newgate il y a deux heures. Je ne m’étais pas rendu compte que lord Lawrence
était dans de sales draps, sinon j’aurais couru l’aider. Je crois que je lui dois des excuses pour tous ces
ennuis.
— Ne vous en faites pas, dit Lawrence. Rien de tout cela n’est grave.
— Je donne une soirée jeudi prochain. J’espère avoir le plaisir de votre présence. Quant à vous, lord
Leopold…
Il marqua une pause. Ses yeux pénétrants allèrent de Leo à Thalia, avant de s’arrêter sur elle.
Il sourit.
— … votre charmante compagne et vous-même serez également les bienvenus.
Leo se raidit.
— Merci, mais lady Thalia et moi avons d’autres projets.
Le sourire de Northcote s’élargit, se fit ironique, comme s’il savait que Leo et Thalia n’avaient en
réalité aucun autre projet.
— Bien. Lawrence, vous me semblez fort las, et voilà que je vous oblige à rester dans la rue pour
bavarder. Entrez et reposez-vous. Je vous reverrai très vite. Lord Leopold, lady Thalia…
Il les salua d’une petite courbette, puis repartit vers sa maison.
— Diable… souffla Thalia une fois que Northcote fut hors de portée de voix.
— Diable, lui ? Vous le sous-estimez !
Leo affichait une mine renfrognée en suivant des yeux Northcote qui s’éloignait, et Thalia songea
qu’il avait l’air jaloux. Ce qui n’avait aucun sens.
Il se tourna vers son frère.
— Je présume que tu vas accepter l’invitation de ce type ?
En dépit de sa lèvre fendue, Lawrence sourit.
— Je ne manquerais cela pour rien au monde.
24
Quatre jours plus tard, Thalia fut réveillée par le vent de novembre qui secouait les volets. Le ciel
était couvert de nuages d’un gris de plomb prometteurs de pluie et il faisait froid.
Quel temps affreux, songea-t-elle. Mais ce temps était en harmonie avec ce jour particulier : c’était
son anniversaire.
Elle avait désormais un an de plus. Trente-deux ans.
Un fait qui amplifiait la tristesse de l’atmosphère.
Elle avait depuis longtemps cessé de célébrer son anniversaire. Pour elle, il s’agissait d’un jour
comme les autres. Elle se demandait donc pourquoi, aujourd’hui, elle s’en préoccupait.
Oh, mais si, elle connaissait la réponse : parce qu’elle ressentait encore davantage sa différence
d’âge avec Leo.
Elle soupira, repoussa les couvertures, enfila en hâte son peignoir et chaussa ses pantoufles : il ne
faisait vraiment pas chaud, dans la chambre. Elle aurait préféré se remettre au lit et dormir une heure de
plus, mais il fallait bien qu’elle commence sa journée…
Leo était parti peu après l’aube sur de vagues explications. Des courses à faire, avait-il marmonné en
l’embrassant pour lui dire au revoir. Elle ne parvenait pas à imaginer le genre de courses dont il
s’agissait mais, compte tenu de tout le temps qu’ils avaient passé ensemble récemment, elle présumait
qu’il avait négligé ses affaires et avait besoin de se mettre à jour.
Elle-même avait ses comptes, et tout ce qui avait trait à la gestion de sa maison, qui l’attendaient.
Elle allait s’en occuper. Ce matin sans gaieté était parfait pour se plonger dans les livres, jusqu’au retour
de Leo en fin d’après-midi.
Blottie dans une couverture posée sur la banquette de fenêtre, Héra la salua d’un joyeux petit
miaulement. Thalia alla la caresser et sourit en entendant ses ronronnements.
Parker avait rempli le broc d’eau et elle était encore chaude. Une chance, se dit Thalia en se nettoyant
le visage. Ensuite, elle se brossa les dents avec de la cannelle en poudre puis se démêla les cheveux.
Parker frappa à la porte et entra, chargée d’un plateau de petit déjeuner, un grand sourire sur les
lèvres. De délicieuses odeurs montèrent aux narines de Thalia et son estomac gronda d’impatience.
— Bonjour, madame. J’espère que vous avez bien dormi.
— Très bien, merci.
Thalia gagna son petit salon et s’assit à la table où d’ordinaire elle prenait ses repas. Une habitude à
laquelle elle avait dérogé depuis qu’elle fréquentait Leo.
Ses yeux s’arrondirent lorsque Parker souleva les cloches, révélant tout un assortiment de mets :
biscuits, œufs en cocotte, steak, porridge, abricots cuits, miel, beurre, thé et lait.
— Seigneur ! Mme Grove a vu trop grand ! Comment serais-je capable de manger tout cela ?
D’habitude, elle se contentait de thé avec des toasts, occasionnellement un œuf au bacon si elle avait
très faim. Qu’était-il donc passé par la tête de Mme Grove ?
Elle considéra les assiettes et les plats de service, celui qui contenait le steak en particulier. La
viande était un onéreux plaisir qu’elle ne s’accordait que rarement. Ce qu’avait fait sa cuisinière était
insensé.
— Une grosse livraison est arrivée ce matin, expliqua Parker. Le garçon a dit que tout était payé et
qu’il fallait se régaler. Mme Grove sourit et fredonne depuis qu’elle a déballé le panier. Il y en avait un
second pour le personnel, avec dedans un énorme jambon, des poulets, toutes sortes de fruits secs et des
noix. La cuisinière dit qu’elle va faire des tartes pour le dîner. Si cela vous convient, madame, bien sûr.
— Évidemment, répondit machinalement Thalia.
Puis elle fronça les sourcils. Quoi ? Une extravagante livraison déjà payée ? Inutile de chercher loin
pour deviner qui en était à l’origine.
Leo, bien sûr. Qui d’autre ?
Elle se rappelait sa réflexion, un soir, à propos des chiches portions de viande servies au dîner.
D’accord, il était exact que les tranches de bacon, en fin de mois, devenaient de plus en plus fines. Mais
Leo n’aurait jamais dû envoyer ces paniers de victuailles hors de prix. Elle le lui dirait dès qu’elle le
verrait et le prierait de ne plus recommencer.
Quant aux paniers, renvoyer celui destiné au personnel semblait une mauvaise idée. Manifestement,
toute l’équipe était ravie et elle ne pouvait décevoir ses gens en exigeant qu’ils remballent le cadeau et le
retournent. Mais en ce qui concernait celui qui lui était destiné, c’était différent. Il fallait qu’elle
descende à la cuisine et ordonne que le panier soit réexpédié à Cavendish Square.
Elle balaya du regard les délices posés devant elle. Ne pas les manger eût été du gâchis, maintenant
qu’ils avaient été préparés. Si elle rapportait le plateau à la cuisine, toutes ces bonnes choses finiraient à
la poubelle.
D’accord. Mais le reste ?
Bon, elle garderait ce panier, mais ne toucherait à rien, décida-t-elle. Elle demanderait à Mme Grove
de ne puiser dans le panier que lorsque Leo prendrait son repas ici.
Elle saisit sa fourchette et son couteau, et coupa un morceau de viande. Elle le mit dans sa bouche et
poussa un soupir de plaisir. Cette viande était si tendre… Elle était succulente.
Elle avait largement entamé son steak quand Parker entra de nouveau, cette fois chargée de trois
boîtes, deux grandes et une petite.
Thalia posa ses couverts et se tamponna les lèvres avec sa serviette.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une autre livraison, madame. Ces boîtes viennent juste d’arriver. Voulez-vous que je les ouvre ?
Thalia opina, puis se leva sans mot dire alors que sa bonne posait les boîtes sur le sofa, dénouait les
rubans de la plus grande et en soulevait le couvercle.
À l’intérieur se trouvait une sublime robe de soirée. Accompagnée d’une carte que Thalia jugea
inutile de lire pour connaître l’expéditeur : elle avait aperçu le L tracé avec assurance.
Parker prit la robe et la présenta à Thalia afin qu’elle se rende bien compte de sa beauté. D’un rose
soutenu, à taille haute avec des mancherons et des manches détachables d’un blanc pur, le bas orné d’un
volant rebrodé de minuscules boutons de roses blancs.
Cette robe semblait tout droit sortie du dernier magazine de mode. Depuis six ans, pas une seule fois
elle ne s’était trouvée devant une toilette aussi jolie, dernier cri de surcroît.
Parker posa soigneusement la robe sur un fauteuil et ouvrit le deuxième carton.
Celui-ci contenait une autre création de haute couture. Une robe d’après-midi de crêpe bleu-vert à
longues manches bordées de dentelle et à l’ourlet délicatement festonné.
— Oh… regardez, madame ! Il y a aussi un spencer assorti et des gants ! s’exclama Parker après
avoir plongé la main dans la boîte. Et le plus adorable bonnet à large bord que j’aie jamais vu ! Il est
orné de plumes de paon ! Ne serez-vous pas magnifique dans cette tenue, madame ?
Magnifique ? se répéta Thalia, se sentant tout à coup fébrile : elle imaginait très bien la réaction de
Leo lorsqu’elle serait devant lui dans ces toilettes. Ses yeux brilleraient d’approbation et de désir. Il
serait heureux qu’elle porte les tenues qu’il avait achetées exprès pour elle.
Les tenues qu’il avait achetées…
Parker posa la robe à cheval sur son bras.
— Le temps que vous finissiez votre petit déjeuner, madame, je vais la repasser pour enlever les faux
plis.
— Non. Veuillez remettre tout cela dans les boîtes et sortir l’une de mes robes de l’armoire. Celle en
laine bleue.
— Mais, madame…
— Et j’ai fini de déjeuner. Veuillez remercier Mme Grove pour cet excellent repas.
L’excitation de Parker se volatilisa. Pendant quelques instants, elle parut sur le point d’argumenter
mais, finalement, garda le silence. Elle rangea la robe dans la boîte et disparut dans la chambre.
Dès qu’elle fut seule, Thalia soupira et regarda les robes, avant de caresser du bout des doigts l’une
des dentelles qu’elle savait faite à Honiton.
Si douce. Si délicate. Si jolie.
Et si chère.
Trop chère pour elle.
Après un nouveau soupir, elle se détourna et alla s’habiller.
Elle entra dans son bureau une heure plus tard. Héra sauta sur son secrétaire. La pluie qui tombait dru
ôtait à la petite chatte toute envie de sortir.
Thalia non plus n’avait pas envie de sortir.
La journée était trop froide et trop morne pour faire autre chose que s’emmitoufler dans son châle le
plus chaud et s’occuper de ses comptes en buvant une tasse de thé.
Mais dans le bureau il faisait bon. Anormalement bon.
Elle s’approcha de la cheminée dans laquelle brûlait un beau feu. Un feu de grosses bûches. Et le
panier de cuivre à côté en regorgeait.
Elle fronça les sourcils.
Ses serviteurs savaient très bien qu’il ne fallait pas allumer les feux avant la tombée de la nuit. Elle
devrait discuter avec Fletcher de cette extravagance, même si le bureau bien chaud était fort agréable.
Héra était ravie, cela sautait aux yeux. Installée sur les livres de comptes, elle s’étirait avec une langueur
toute féline. Thalia sourit et se demanda si elle aurait le cœur de la déloger. Elle semblait si heureuse, et
elle était si mignonne.
Mais elle allait quand même la chasser, sinon comment travailler ?
On frappa à la porte.
Et Leo entra.
— Fletcher m’a dit que vous étiez là. Je lui ai demandé de ne pas m’annoncer. Cela m’a semblé
superflu.
Il vint vers elle, l’embrassa sur les lèvres et elle ressentit un émoi exquis, qui acheva de la
réchauffer. Les yeux fermés, elle lui rendit son baiser.
— Joyeux anniversaire, Thalia, murmura-t-il.
— Comment savez-vous que c’est mon anniversaire ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés sous
l’effet de la surprise.
Il se redressa et sourit.
— Un petit oiseau me l’a dit.
— Cet oiseau, comment s’appelle-t-il ?
Elle réfléchit, puis s’exclama :
— Tilly !
— Oui. Elle m’a bien aidé.
— Je n’en doute pas. Elle m’a arraché votre nom et, plus tard, s’est montrée très reconnaissante
lorsque vous l’avez rassurée concernant lord Cathcart et avez mis ce dernier en contact avec un magicien
de la finance, Pendragon. La dette qui pesait sur Lambton a été renégociée et mes amis sont sauvés. Moi
aussi, je vous suis reconnaissante. Merci d’avoir volé au secours de Tilly.
Il haussa les épaules.
— Oh, ce n’était pas un problème. Mais si vous désiriez montrer plus amplement votre gratitude, je
ne serais pas contre.
Il lui tapota la joue du bout de l’index et elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser à son
tour.
— Est-ce que cela ira ainsi ? s’enquit-elle après avoir rompu le baiser et repris son souffle.
— Pour le moment, oui. Oh, je vous ai envoyé quelques babioles. Sont-elles arrivées ?
Thalia détourna brièvement les yeux.
— Si vous songez à la nourriture et aux vêtements, oui.
Il lui prit les mains et recula d’un pas.
— Dans ce cas, pourquoi portez-vous l’une de vos vieilles robes d’après-midi ? J’avais espéré vous
admirer dans votre nouvelle toilette.
— Elle est toujours dans sa boîte.
— Dans ce cas, allez vous changer. J’attendrai. Je tiens à vous voir dans cette tenue.
— Non, Leo. Je ne peux pas.
Elle marqua une pause, le temps d’un soupir, puis poursuivit :
— J’ai apprécié votre geste. C’était très gentil de votre part, mais vous savez que je ne puis accepter
ce genre de robe. Je n’aurais d’ailleurs pas accepté non plus les paniers de provisions, mais Mme Grove
a eu un autre avis, donc il est un peu tard pour que je les refuse.
— Je félicite Mme Grove. Alors, pourquoi ne pouvez-vous accepter les robes ? Ne les aimez-vous
pas ?
— Évidemment, je les aime.
Il semblait si déçu qu’elle en avait le cœur serré.
— Ces robes sont superbes, Leo. Nul ne dirait le contraire. Mais je dois cependant les refuser.
Elle essaya de reprendre ses mains, mais il l’en empêcha.
— Je ne vois pas pourquoi, dit-il d’un ton sec.
— Oh, mais si, vous devez le voir. Faut-il que je l’exprime à haute voix ?
Leo crispa les mâchoires.
— Vous ne voulez pas de mes cadeaux.
— Je suis votre amante, pas votre maîtresse. Accepter ces vêtements, cette nourriture, changerait
notre relation en quelque chose de sordide. Cela ferait de moi une femme entretenue.
Elle réussit à dégager ses mains.
— Et je ne serai pas une… une…
— Une quoi ?
— Vous savez quoi.
Elle noua les bras autour de sa taille.
— Une catin.
— Thalia ! protesta-t-il, outré.
Il reprit ses mains et l’attira contre lui.
— Plus jamais je ne veux entendre cela. Vous n’êtes pas une… Vous n’êtes pas cela, et vous ne
l’ignorez pas. Je vous interdis de penser pareille horreur.
— Tout le monde le pense.
— Je croyais que ce que pensaient les autres vous indifférait. Quelle que soit la vérité, ils ne
s’arrêtent qu’aux mensonges. Et cela non plus, vous ne l’ignorez pas.
— Oui, mais…
— Les robes et les paniers sont des cadeaux d’anniversaire, Thalia. N’ai-je pas le droit de vous faire
des cadeaux à l’occasion de ce jour particulier ?
— Je suppose que si. Mais vos présents sont par trop extravagants et…
— De la nourriture, du bois et des robes sont trop extravagants ? coupa Leo. Je suis riche. Je peux
payer des choses extravagantes quand l’envie m’en prend.
— Du bois ?
Elle regarda la cheminée dans laquelle grondait un beau feu.
— Voilà donc pourquoi… Leo, vous n’auriez pas dû m’envoyer cela non plus.
Il lui caressa le dessus de la main.
— Bien sûr que si, je le devais. Nous n’en avons pas discuté, mais je me suis bien rendu compte que
vous êtes souvent obligée de faire des économies. Vos cheminées ne sont pas allumées la moitié du temps,
et vous ne servez pas la meilleure des viandes à table. Et votre garde-robe… Dites-moi quand vous avez
acheté une robe pour la dernière fois.
Elle se raidit.
— Je n’ai nul besoin de nouvelle robe car je ne sors que rarement. Je me débrouille très bien avec
celles que j’ai, et ce depuis des années.
— Je le sais, et j’ai beaucoup d’admiration pour votre détermination et votre volonté. Mais vous
vivez sans le moindre luxe. J’aimerais améliorer un peu votre existence. Où est le mal ?
— Vous savez où est le mal !
— Là, c’est votre orgueil qui parle.
— Certains jours, c’est la seule chose que j’ai.
Il la considéra un moment, avant de soupirer.
— Ce ne sont que quelques présents pour votre anniversaire, Thalia. Ne pouvez-vous les accepter
pour ce qu’ils sont ? Ne pouvez-vous prendre un peu de plaisir ?
— Mmm… La nourriture et le bois, peut-être, dans la mesure où mes serviteurs vont en profiter aussi.
Mais les robes…
— Elles seront ravissantes sur vous. Tout ce que vous devez faire, c’est les essayer et ensuite vous
prendrez votre décision.
— Leo.
— Je vous en prie.
Il l’embrassa, et elle sentit sa résistance faiblir.
— Et si je vous promettais de ne plus rien vous offrir ? demanda-t-il.
— Aujourd’hui ?
— Exactement. Vous acceptez vos cadeaux d’anniversaire et en retour, je vous promets de ne rien
vous offrir d’autre. Du moins, jusqu’à Noël. Vous ne pouvez me priver de Noël.
Noël était dans moins de deux mois. Leur liaison serait sans doute terminée d’ici là. Alors quel mal y
aurait-il à dire oui ?
Après un long silence, elle concéda :
— D’accord. J’accepte mes cadeaux d’anniversaire et…
— … et les cadeaux de Noël.
— Et les cadeaux de Noël. Satisfait ?
Un petit sourire se dessina sur les lèvres de Leo.
— Plutôt, oui.
Et il l’embrassa de nouveau.
— Dois-je mettre ma nouvelle robe ? s’enquit-elle, soudain très excitée.
— Oui. Mais auparavant, j’ai d’autres cadeaux pour vous.
— Vous avez dit que…
— Que je dois en rester aux cadeaux que je vous ai faits aujourd’hui.
— Vous avez promis ! On ne reprend pas une promesse.
— Oh, d’accord. Je rends les armes.
— Bien. Sachez que si vous songez tout à coup à un autre présent, je refuserai.
— Si vous insistez…
— J’insiste.
Elle échappa à son étreinte.
Il s’approcha de la table sur laquelle se trouvait une petite boîte qu’elle n’avait pas remarquée
jusque-là et la lui tendit.
— Ceci fait partie des cadeaux d’aujourd’hui, Thalia.
Elle prit la petite boîte et admira un moment le somptueux ruban qui la fermait, avant de se décider à
le dénouer.
Le souffle lui manqua quand elle vit ce qu’il y avait à l’intérieur. Les mains tremblantes, elle sortit ce
qui reposait dans un nid de satin et de plumes.
Le coffret de Meissen. Son coffret avec les deux chatons qui jouaient, celui que son père lui avait
donné des années auparavant.
Elle avait cessé de penser à ce coffret, mais manifestement, pas Leo. Et maintenant, le coffret était de
nouveau sous ses yeux.
— Oh, Leo… murmura-t-elle.
— J’attendais le bon moment pour vous l’offrir. Vous sembliez tellement le désirer, lors de la vente
aux enchères. Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ?
Elle avait les larmes aux yeux.
— Vous n’imaginez pas à quel point, Leo. Il était à moi.
— Quoi ?
— Mon père me l’a offert quand j’étais enfant, et Gordon…
— … l’a gardé et vendu après votre divorce. Cet homme est un vrai salaud.
— Chuuut… Ne gâchez pas ce moment. Oubliez que j’ai mentionné mon ex-mari, s’il vous plaît.
C’est… merveilleux. Je ne pouvais rêver plus beau cadeau d’anniversaire.
Elle serrait tendrement le coffret dans sa main.
— Vous n’allez donc pas me demander de le reprendre ?
Elle secoua la tête.
— Cela m’a été si dur d’y renoncer lors de la vente. Je n’aurai pas la force de recommencer.
Il passa un bras autour de sa taille.
— Et vous ne devez pas le faire. Il était à vous avant et il est de nouveau à vous. Définitivement.
— Merci.
Elle glissa les doigts dans les cheveux de Leo pour l’inciter à baisser la tête afin de l’embrasser.
Leo s’exécuta obligeamment.
Le baiser fut si passionné et dura si longtemps que la tête de Thalia tournait un peu lorsque leurs
bouches se séparèrent.
Elle alla ranger le coffret dans la boîte.
— Prête pour le dernier cadeau, Thalia ?
— Oh, il y a donc encore autre chose ? Quel est ce dernier cadeau ?
— La bonne question serait : où est le dernier cadeau ? Avez-vous un parapluie ?
Un… parapluie ? Quelle question déconcertante…
— Oui. Pourquoi ?
— Parce que nous allons aux écuries.
25
Dans l’écurie, Leo se tenait derrière Thalia alors que la pluie tombait dehors. Il l’observait, étudiant
les changements de son expression au fur et à mesure que le lad faisait avancer vers elle son cadeau.
— La jument rouanne ! s’exclama-t-elle en plaquant les mains sur son cœur, l’air extasié. Oh… Elle
est aussi belle que dans mon souvenir !
— Joyeux anniversaire, Thalia.
Mais, aussi vite qu’elle avait été ravie, elle s’assombrit.
— Merci, Leo, mais non. Reprenez-la.
— Rappelez-vous la promesse.
— Je n’imaginais pas que vous m’offririez un cheval. Cette bête est merveilleuse, mais…
Elle attira Leo à l’écart, afin que le lad ne l’entendît pas.
— … je n’ai pas les moyens d’entretenir cette jument. Le cheval d’attelage que j’ai conservé est déjà
fort coûteux. Alors, un cheval de monte aussi exceptionnel que celui-là, c’est impossible. Je vous en prie,
ne me tentez pas.
— Je ne cherche pas à vous tenter. Je prendrai à ma charge tous les frais d’entretien de la jument.
— Non. Maintenant, faites-la ramener à Cavendish Square.
Ah, elle était têtue ? Il l’était plus encore.
Si Thalia n’acceptait pas les conditions qu’il avait énoncées, il allait trouver un biais pour la faire
céder.
— Vous vous trompez, expliqua-t-il comme s’il avait bien réfléchi au problème. Je ne vous la donne
pas définitivement. Considérez-la comme un prêt.
— Quoi ?
— Ma petite sœur, Esme, fera ses débuts en compétition ce printemps, et elle aura besoin d’un bon
cheval. Alors j’ai pensé qu’en attendant, vous pourriez monter Athéna. Pour l’entraîner, lui faire faire de
l’exercice.
— Un lad ferait cela très bien.
— Oui, mais je veux qu’Athéna s’habitue à la selle et au poids léger d’une femme, ainsi qu’à ses
contacts plus doux que ceux d’un homme. Aucun de mes garçons ne peut faire cela.
Les jolis sourcils de Thalia se froncèrent. Elle cogitait.
— Je suppose que non, effectivement. Mais même ainsi…
— Vous rendriez service à Esme. Au printemps, j’en suis sûr, ma sœur n’aura qu’à se féliciter de vos
bons soins et du travail que vous aurez effectué avec sa nouvelle monture. Vous êtes une cavalière
exceptionnelle et vous veillerez à ce que la jument soit parfaitement dressée. Je vous en prie, Thalia, ne
décevez pas ma petite sœur.
Le froncement de sourcils s’amplifia.
Elle regarda Leo et son expression s’adoucit, de la mélancolie plein les yeux.
— Ce ne serait que temporaire… Jusqu’au printemps, dites-vous ?
Il sourit.
— Oui. Esme vous serait très reconnaissante. Et ne vous inquiétez pas, je pourvoirai à tous les
besoins d’Athéna.
Thalia ne l’écoutait plus. Elle se dirigeait vers la jument. Elle tendit la main et caressa son encolure
et ses naseaux veloutés. Athéna souffla gentiment.
— Oh, c’est un amour, murmura Thalia dans un soupir de plaisir. Elle est intelligente et sera facile.
N’est-ce pas, ma fille ?
La jument bougea la tête comme pour signifier son accord. La jeune femme éclata de rire.
Ainsi que cela lui était déjà arrivé depuis qu’il fréquentait Thalia, Leo sentit sa poitrine se serrer
sous l’effet de l’émotion. Il s’abreuvait à la beauté de cette femme. Pas uniquement sa beauté physique
mais celle de son âme, qui irradiait.
Chaque jour qui passait, il connaissait mieux Thalia Lennox.
Et chaque jour, il avait envie de la connaître davantage, d’être plus souvent avec elle. Viendrait-il un
jour où il en aurait assez ? Dans l’immédiat, il était incapable de l’envisager.
Il s’éclaircit la gorge.
— Si le temps n’était pas aussi mauvais, je vous suggérerais d’aller monter maintenant. Que diriez-
vous de demain matin ?
Elle opina, tout en continuant à caresser Athéna.
— Demain matin me semble parfait.
— En attendant, pourrions-nous rentrer afin que vous essayiez vos robes ? Ensuite, je m’offrirai le
plaisir de vous les ôter.
Il vit le désir briller dans les yeux de la jeune femme.
Après avoir dit un dernier au revoir à la jument et reçu de la part du lad la promesse que la bête
aurait droit à une ration supplémentaire d’avoine ce soir, elle laissa Leo la prendre par la taille. Puis,
serrés l’un contre l’autre sous le parapluie, ils regagnèrent la maison à pas pressés.
La nuit était tombée depuis longtemps et Thalia était dans son lit, chaude et rassasiée de plaisir, la
tête sur l’épaule de Leo.
Du bout des doigts, elle traçait paresseusement des cercles sur sa poitrine nue.
Elle se redressa légèrement pour l’embrasser.
— Merci, murmura-t-elle.
— Étant donné la soirée que nous avons passée, c’est moi qui devrais vous remercier.
Il lui caressa le dos, laissa sa main descendre jusqu’à l’arrondi des fesses.
— Mais, poursuivit-il, j’ai l’impression que vous m’avez remercié pour autre chose.
— Je vous ai remercié pour aujourd’hui. Vous m’avez offert le plus bel anniversaire que j’aie jamais
eu.
— Oh ? Jamais ?
— Jamais.
— Pas même lorsque vous étiez enfant ?
— Non. Toutes les fêtes d’anniversaire ont été données pour ma mère, pas pour moi. Une année, elle
n’a même pas invité d’autres enfants. Seulement ses amis. Je me rappelle avoir passé les trois quarts de
la journée dans la nursery avec un livre, et j’ai dû me contenter de cela.
— Quel âge aviez-vous ?
— Sept ans, je crois.
— C’est affreux.
— Oh, pas tant que cela. Mes parents se montraient souvent égoïstes et peu attentionnés, mais ils
pouvaient aussi être gentils. Je ne demandais pratiquement jamais rien. Et puis, ce n’est pas comme s’ils
m’avaient fait quoi que ce soit de vraiment laid. Me battre, par exemple.
— J’espère bien que non, dit Leo sur un ton qui trahissait son incompréhension.
Thalia détourna les yeux, réprimant un soudain tremblement alors que des souvenirs plus sombres
l’assaillaient. Allons, elle n’allait pas laisser quoi que ce soit gâcher ces moments avec Leo. Le passé, en
particulier.
— Je tenais juste à vous remercier de m’avoir offert cette journée absolument parfaite.
Il la serra contre lui.
— Je vous offrirai davantage, Thalia. Je vous donnerais tout ce que vous pourriez désirer, si
seulement vous m’y autorisiez.
— Non. C’est assez. Plus qu’assez. J’ai appris il y a bien longtemps à n’être pas avide. Ainsi, les
déceptions sont plus faciles à supporter.
— Pourquoi supposez-vous qu’il y aura des déceptions ?
— Parce que c’est comme cela que va la vie.
— Pas toujours.
La main de Leo lui caressait toujours le dos, et elle frissonna de plaisir.
— Non, accorda-t-elle, pas toujours.
Elle posa la paume sur sa joue piquante de barbe naissante. Mais peu lui importait que sa peau ne fût
plus douce. Elle aimait tout chez cet homme. Même cette barbe rêche.
Elle lut le désir dans ses prunelles. Elle avait appris à interpréter la lueur qui brillait si souvent dans
ses yeux.
— Faites-moi l’amour, Leo.
— Avec joie ! répondit-il, enthousiaste.
Il prit sa bouche avec ferveur et lui donna un baiser si ardent qu’elle eut aussitôt l’esprit vidé de tout
ce qui n’était pas lui. Chavirée de désir, elle lui rendit le baiser avec passion.
Le plus beau, le plus précieux de tous ses cadeaux, c’était lui.
Sa peau était chaude et douce contre la sienne. Thalia sentait son cœur battre aussi frénétiquement que
le sien. Leo donnait et prenait, et elle lui rendait la pareille.
Les caresses se firent de plus en plus torrides, jusqu’à ce que Leo soulève Thalia et place ses hanches
au-dessus de son sexe dressé. Sans hésiter, elle s’empala sur le membre palpitant et poussa un long
feulement de plaisir.
Ils s’imbriquaient si étroitement qu’elle songea fugacement qu’ils s’accordaient à la perfection. Puis
les sensations qui fulgurèrent dans son corps la privèrent de toute pensée cohérente. Lorsqu’ils faisaient
l’amour, elle avait l’impression d’être possédée, physiquement comme mentalement. Elle atteignait une
plénitude absolue.
Leo était son complément. Son ancre. Sans lui, elle irait à la dérive.
Soudain effrayée, elle se mit à trembler.
Mais Leo la ramena dans l’ensorcelant instant présent. Les mains sous les globes de ses fesses, il la
faisait aller et venir. Il la guida vers la jouissance, qui lui arracha des cris d’extase.
Puis, elle n’aurait su dire combien de temps après, le calme revint dans son corps enfiévré et s’y
installa quand, allongée sur Leo, il l’enveloppa du cocon protecteur de ses bras.
Là était sa place. Là, elle était en sécurité.
Le lendemain matin, Leo se prépara à aller retrouver Thalia pour inaugurer la première chevauchée
de la jeune femme sur Athéna. Comme d’habitude, il s’était réveillé tôt et était rentré à Cavendish Square
pour y prendre un bain et changer de vêtements. Puis il avait regagné sur son étalon la maison de Thalia.
Le projet était une chevauchée de bonne heure dans le parc.
La petite jument rouanne se comporta encore mieux que Thalia et lui l’avaient prévu. Elle obéit à la
plus infime injonction de la jeune femme. Les yeux de Thalia brillaient d’excitation, ses joues étaient
rosies par le vent de la course dans l’air frais alors qu’ils rentraient chez elle pour y prendre le petit
déjeuner.
Ils se régalèrent d’un solide repas à la table de la salle à manger, grâce aux victuailles livrées la
veille à l’occasion de l’anniversaire.
Toutes les chambres de la maison étaient chaudes, un bienfait dû aux bûches et au charbon que Leo
avait commandés. Néanmoins, il avait décidé de ne pas informer Thalia d’une nouvelle livraison
programmée avant Noël, de peur de déclencher une querelle. Ainsi, elle pourrait aller jusqu’au bout de
l’hiver.
Étonné, il avait appris que la jeune femme n’avait jamais visité la Tour de Londres ni, de ce fait, vu
les joyaux de la Couronne qui y étaient exposés. Ils passèrent donc l’après-midi à se promener dans
l’imposant édifice et ensuite sur les quais de la Tamise, comme un couple de touristes plutôt que comme
les Londoniens qu’ils étaient.
Plus tard, il la convainquit d’enfiler la robe de soirée et l’amena au Clarendon Hotel pour un
excellent dîner accommodé par le grand chef français Jacquiners, ancien cuisinier de Louis XVIII. Et cela
aussi était une toute nouvelle expérience pour Thalia : jamais auparavant elle n’avait dîné dans un hôtel ni
goûté à l’authentique cuisine française du Clarendon, considérée comme aussi bonne que celle que l’on
savourait à Paris.
Ils revenaient chez elle lorsque, en chemin, elle lui confia que les dames de la bonne société
londonienne n’imaginaient pas les délices qu’elles manquaient.
— Peut-être y a-t-il quelque bénéfice à être une scandaleuse divorcée en disgrâce, après tout,
remarqua-t-elle en appuyant la tête contre l’épaule de Leo. Je ne me suis jamais autant amusée quand
j’étais mariée.
Le plus plaisant restait à venir. Ce fut le moment où ils allèrent au lit et firent l’amour à la lueur d’une
chandelle.
Il lui fit connaître plusieurs orgasmes, et adora ses gémissements, son souffle court, sa fièvre qu’il
apaisa avec force baisers.
Dans les bras de Thalia, il avait la sensation d’être la proie d’un sortilège et il ne parvenait pas à
comprendre comment cela était possible.
Leurs derniers ébats furent les plus exaltants de la série. Il la prit avec une ardeur presque sauvage.
Elle accrocha les bras dans son dos, les jambes autour de ses hanches, et riva ses yeux aux siens, que pas
une seule fois jusqu’à l’orgasme elle ne détourna. Il jouit en tremblant violemment et elle se mit à
trembler elle aussi, décuplant le plaisir inouï qu’il éprouvait, le prolongeant au-delà des limites de
l’imaginable.
Plus tard, dans le noir, il la tint contre lui, attentif au moindre son qu’elle émettait dans son sommeil.
Il savait qu’il aurait dû dormir lui aussi, mais ne pouvait se résoudre à briser la magie du moment.
Il était trop heureux, trop comblé. Thalia lui apportait tant de bonheur. Pour la première fois depuis
qu’elle était sa maîtresse, il n’était plus très sûr de ce qu’il adviendrait dans l’avenir. Leur liaison avait
encore tout l’attrait de la nouveauté. Pourtant, il commençait à se demander s’il serait un jour lassé de
cette femme.
S’il aurait envie de la quitter.
Mais… et elle ?
Elle avait gardé tout son mystère. En dépit de leur intimité, il en savait peu sur elle. Il avait la
sensation qu’elle celait encore bien des secrets.
Des secrets dont il voulait tout connaître, afin que plus rien ne fasse obstacle entre eux.
Avec de la patience, il saurait tout. Thalia Lennox, un jour, ne lui dissimulerait plus rien de son âme,
qu’elle lui dévoilerait comme elle lui avait dévoilé son corps.
Il passa la main dans ses cheveux, et elle soupira dans son sommeil avant de se nicher plus
étroitement contre lui. Il effleura son front d’un baiser, ferma les yeux et alla la rejoindre au royaume des
rêves.
26
Thalia ouvrit les yeux et s’étira sur les draps froissés entre lesquels elle était couchée, bien au chaud.
Elle tourna la tête sur l’oreiller qui portait encore le parfum de Leo et regarda par la fenêtre les petits
flocons de neige qui tombaient.
Décembre était là, et Noël approchait. Elle ne parvenait pas à croire que les six dernières semaines
s’étaient déjà écoulées. Les plus belles six semaines de sa vie.
Mais demain, son idylle s’achèverait, du moins temporairement : Leo devait aller, pendant la période
des fêtes, dans sa famille à Braebourne, le domaine ancestral des Byron. Au début, il avait projeté de
rester à Londres et de passer Noël avec elle, mais elle l’en avait dissuadé.
— Votre famille compte sur votre présence. Si vous lui faites défaut, elle sera déçue.
— Ils sont tellement nombreux, surtout maintenant que mes frères aînés ont femme et enfants. Je doute
que je leur manquerais.
Une argumentation qui n’avait pas convaincu Thalia.
— Je pense qu’ils remarqueraient votre absence. Vous avez une personnalité trop forte pour vous
fondre dans le paysage, même s’il y a foule à Braebourne.
Elle avait pris sa main et continué :
— Allez-y. Soyez avec votre famille. Moi, je serai là à votre retour.
Il avait froncé les sourcils.
— Et vous ? Comment passerez-vous les fêtes ?
— Comme je les ai toujours passées, avait répondu Thalia en haussant les épaules, comme si cela
n’avait aucune importance pour elle alors que la seule idée d’être privée de Leo à Noël, d’être seule, la
désolait.
Elle s’était obligée à sourire.
— Mon personnel me prépare toujours un plaisant repas et nous mangeons des biscuits ensemble le
jour de Noël. Ensuite, Héra et moi nous installons devant le feu avec un bon livre et une tasse de vin
chaud.
— À vous écouter, il me semble que vous allez être bien seule. Je reste.
— Non, vous ne restez pas.
Elle aurait aimé qu’il ne parte pas, mais n’avait voulu à aucun prix l’arracher à sa famille, de peur
que celle-ci ne lui en veuille.
— J’ai oublié de vous dire que mon amie Jane Frost sera en ville et que je lui ai promis de passer
chez elle prendre une tasse de sabayon dans l’après-midi. J’aurai donc de quoi me distraire.
Ce n’était pas tout à fait un mensonge : Jane lui avait vraiment écrit pour l’informer qu’elle serait à
Londres. Mais Jane n’allait pas rester davantage qu’un jour ou deux. Thalia espérait que son amie
disposerait d’assez de temps pour une brève visite et une tasse de thé. Quoique, elle ne comptait guère là-
dessus. Le mari de Jane serait là et, à l’instar de lord Cathcart, l’amitié entre son épouse et la scandaleuse
divorcée l’indisposait.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, Leo, avait gaiement assuré Thalia. Je serai très bien toute seule.
Et puis, cela peut être une bonne chose : j’ai été assez négligente avec mes comptes au cours des
dernières semaines.
Elle avait noué les bras autour de son cou et pressé sa poitrine contre son buste.
— Quelqu’un m’a beaucoup occupée, ces temps-ci.
Il avait souri.
— Je l’espère bien.
Il l’avait embrassée puis portée jusqu’au lit, en pleine journée, et la discussion avait été oubliée.
Mais maintenant, le jour fatidique était arrivé et c’était demain matin que Leo s’en allait. Une pensée
qui noua la gorge de Thalia. Elle entrevoyait des moments fort sombres. Néanmoins, elle ne se
lamenterait pas maintenant. Elle aurait tout le temps pour cela au cours des trois semaines à venir.
Peut-être leur séparation serait-elle une bonne chose. Elle était devenue trop dépendante de Leo. Elle
ne vivait plus que pour les heures qu’ils passaient ensemble.
Ils étaient tombés dans une sorte de délicieuse routine. Chaque matin, ils montaient puis revenaient
chez elle pour prendre le petit déjeuner et décider de ce qu’ils feraient le reste de la journée. Il repartait
toujours à Cavendish Square se laver et se changer. Même si, récemment, il avait demandé à son valet de
lui apporter des vêtements de rechange et des affaires de toilette.
Dans le cabinet de toilette de Thalia, il y avait désormais des brosses au dos d’argent, un rasoir et
une lanière pour l’aiguiser, du savon à raser et un broc avec sa cuvette assortie. Des habits étaient
accrochés dans la penderie de la jeune femme et, dans une coupelle sur sa coiffeuse, se trouvaient des
boutons de manchette en or.
Peu de chose, donc, mais qui signifiait beaucoup pour Thalia.
Elle regrettait qu’il ait dû partir ce matin, qu’ils ne puissent passer la journée ensemble. Et la soirée,
bien sûr. Mais une affaire urgente l’avait obligé à s’en aller. Il avait laissé Thalia au lit, lui promettant de
revenir à midi.
Leur rituel de la fin de journée était devenu immuable : ils dînaient puis gagnaient la chambre. Ils
faisaient l’amour, plutôt deux fois qu’une, sauf pendant les périodes du mois où les ébats étaient interdits
à la jeune femme. Il restait tout de même auprès d’elle et la serrait dans ses bras jusqu’à ce qu’elle
s’endorme. Puis il s’endormait aussi.
Son lit paraîtrait bien étrange, sans lui.
Vide.
Sa maison aussi, d’ailleurs, bien qu’il y eût les serviteurs et Héra, indéfectible compagne.
Elle soupira, se frotta les yeux tout en se demandant comment elle allait supporter l’absence de Leo.
Allons, elle la supporterait, puisqu’il reviendrait.
Oui, mais… et le jour où il ne reviendrait pas ? Le jour où il lui dirait adieu ?
Elle allongea les bras le long de ses flancs et regarda de nouveau la neige.
Elle n’allait pas songer à ce jour. Pas maintenant. Elle l’affronterait le moment venu.
Repoussant ces sombres pensées, elle s’assit et attrapa son peignoir.
— Je partirai avec Lawrence demain à l’aube, dit Leo à Thalia le soir même, alors qu’ils dégustaient
une tarte chaude aux pommes et raisin nappée de crème au cognac.
Il avait proposé qu’ils dînent dans le petit salon plutôt que dans la salle à manger au rez-de-chaussée,
comme ils le faisaient à l’accoutumée. Pour leur dernière nuit avant son départ, il avait eu envie de la
chaleur et de l’intimité de ses appartements.
Il affichait une mine sombre. Il aurait dû être excité à l’idée de retrouver sa maison familiale de
Braebourne. D’ordinaire, il était impatient de parcourir les longs couloirs, les grands vestibules, les
superbes terres. De passer du temps avec sa bruyante, exubérante et chaleureuse famille dont les membres
étaient toujours prêts à s’amuser et rire.
Mais cette année, son enthousiasme était en berne et la raison de ce mauvais moral était assise en face
de lui.
Il regarda Thalia comme pour graver dans son esprit sa beauté ténébreuse. Et peut-être était-ce ce
qu’il cherchait réellement à faire. Aussi ridicule que cela parût, il ne voulait pas être séparé d’elle, pas
même pour trois petites semaines.
Il aurait tellement aimé l’emmener avec lui.
Mais les hommes n’emmenaient pas leur maîtresse – ou leur amante, terme que préférait Thalia –
dans leur famille. Aussi ouverts et tolérants que fussent sa mère et ses frères et sœurs, il ne pensait pas
qu’ils approuveraient qu’il impose dans la maison familiale la femme avec laquelle il vivait pratiquement
en permanence. Quant à ses oncles et cousins, ils apprécieraient encore moins.
Il aurait dû leur dire qu’il restait à Londres. Il n’aurait pas dû écouter Thalia quand elle s’était
acharnée à le persuader d’entreprendre ce voyage dans le Gloucestershire en la laissant derrière lui.
— Êtes-vous certaine d’aller bien, toute seule ? demanda-t-il. Je peux toujours envoyer un message à
Lawrence pour lui dire que je ne partirai pas avec lui.
— Ne soyez pas sot. Nous avons déjà discuté de tout cela. Partez. Profitez de Noël parmi les vôtres.
J’irai très bien.
— Bon, si vous en êtes sûre…
— Je le suis. Soyez avec les personnes que vous aimez.
Mais il était déjà avec une personne qu’il aimait. Une personne qu’il aimait plus que toutes les autres.
Il n’en dit rien. Au lieu de parler, il avala une gorgée de café.
Peut-être Thalia n’éprouvait-elle pas la même chose que lui. Peut-être voulait-elle qu’il s’en aille,
peut-être avait-elle envie qu’ils se séparent un peu. Ils étaient si souvent ensemble depuis quelque
temps… Commençait-elle à se lasser de lui ?
Il posa sa tasse sur la table basse.
— Je ne pourrai pas rester ce soir, Thalia. Je crois qu’il vaut mieux que je rentre chez moi et vous
permette de vous reposer un peu.
Une lueur brilla fugacement dans les prunelles de la jeune femme. Elle baissa les yeux.
— Si c’est ce que vous préférez…
Son intonation avait été neutre, dépourvue d’émotion.
— Je pense qu’une bonne nuit de repos ne sera pas non plus un luxe pour vous, ajouta-t-elle.
— Je le pense aussi.
Il posa sa serviette, recula sa chaise et se leva. Ce fut alors qu’il se rappela, en sentant une
protubérance dans la poche de sa veste. Il plongea la main et en ressortit un fin écrin couvert de velours
noir.
— Voilà. Je sais que vous ne voulez pas que je vous fasse de cadeaux, mais nous nous sommes mis
d’accord sur le fait que Noël faisait exception. Ceci est pour vous, Thalia.
Elle prit l’écrin, mais n’en souleva pas le couvercle.
— Moi aussi, j’ai quelque chose pour vous. Attendez.
La jupe ondulant autour de ses chevilles, elle sortit en hâte de la pièce et gagna sa chambre
mitoyenne.
Elle revint rapidement, un objet de forme rectangulaire enveloppé dans du papier blanc fermé par un
ruban rouge à la main.
— Ce n’est pas grand-chose, mais j’espère que vous l’aimerez quand même, dit-elle d’une voix un
peu haletante. Promettez-moi de ne pas l’ouvrir avant Noël.
— Je vous le promets, répondit Leo, les yeux rivés aux siens.
— Bien. Je suppose que maintenant je dois vous souhaiter bonne nuit et bon voyage.
Elle serrait ses mains derrière son dos.
— Oui. Joyeux Noël, Thalia. Je vous le souhaite aujourd’hui, dans la mesure où je ne vous verrai pas
ce jour-là.
— Joyeux Noël, Leo. Et une très bonne année.
Leo sentit sa gorge se nouer.
— Vais-je vous manquer un peu ?
Thalia parut étonnée par la question.
— Bien sûr. Chaque jour.
Un silence s’installa. Les secondes s’écoulèrent. L’air était lourd d’émotion.
Soudain, Leo prit Thalia dans ses bras, l’embrassa avec une passion qui fut aussitôt réciproque. La
jeune femme donnait autant qu’elle prenait. Sa langue fouillait la bouche de Leo en un baiser qui semblait
mû par une sorte de désespoir. Comme s’il n’y en aurait jamais d’autres. Comme s’il scellait un adieu.
Leo plaqua ses hanches contre les siennes afin qu’elle sentît son sexe tendu. Puis, les mains sur ses
fesses, il l’entraîna vers la chambre en un pas de deux langoureux.
Il l’allongea sur le lit, retroussa sa jupe jusqu’à la taille, se cala entre ses jambes ouvertes, écarta les
bords de sa culotte fendue et se défit de son gilet avant de déboutonner son pantalon. Puis, sans autre
préambule, il la pénétra. Elle sentit son sexe se fermer autour du pénis comme un gant de velours qui eût
été fabriqué exprès pour lui.
Elle arqua les reins et il s’enfonça plus profondément en elle.
Leur étreinte fut torride, devint sauvage peu avant que l’orgasme ne les possède au même moment. Ils
crièrent ensemble lorsqu’ils jouirent et, après de longues minutes au cours desquelles le temps sembla
s’être arrêté, Leo se laissa aller sur Thalia. Il attendait que son pouls ralentisse.
Il dégagea du visage de la jeune femme les mèches qui le voilaient, puis l’embrassa avec une infinie
douceur.
— Je crois que je devrais y aller, dit-il quelques minutes plus tard.
— Mmm… Je pense que oui.
— Vraiment ?
Il l’embrassa de nouveau, avec davantage de fougue cette fois.
— Je pourrai dormir plus tard, Thalia.
Elle lui bloqua les reins d’une jambe ferme.
— Moi aussi, Leo.
L’impression que les lèvres de Leo couraient sur son corps réveilla Thalia en pleine nuit. Elle noua
aussitôt les bras autour de son cou et se rendit alors compte qu’il était habillé et penché sur elle, au lieu
d’être allongé.
— Navré de vous avoir réveillée, mais je ne voulais pas m’en aller sans vous avoir dit au revoir.
Seul le feu mourant dans la cheminée éclairait la pièce, mais Thalia distingua quand même le vert des
prunelles de Leo. Elle n’oublierait pas cet instant, le chérirait et se le remémorerait souvent.
— Quelle heure est-il ?
— Pas loin de quatre heures du matin.
Le cœur de Thalia se serra.
— Dans ce cas, allez-y.
— Je vous reverrai dans trois semaines, dit-il après l’avoir embrassée.
— Oui, dans trois semaines. N’oubliez pas votre cadeau.
— Je ne l’oublie pas. Thalia, je…
— Quoi ?
Il marqua un temps, puis secoua la tête.
— Rien. Rendormez-vous et faites de beaux rêves.
Elle se rendormirait mais doutait que, sans lui, elle fît de beaux rêves. Alors, plutôt que de répondre,
elle lui donna un baiser gorgé de passion, de tristesse, de regret.
Elle savait que quelques mots auraient suffi à le retenir, à le garder ici, auprès d’elle. Mais il fallait
qu’il parte et elle devait s’y résoudre, même si cela lui déchirait le cœur, ne fût-ce que pour se prouver à
elle-même que vivre sans Leo était possible.
Et il partit en refermant doucement la porte derrière lui.
Elle roula sur le ventre et enfouit le visage dans les draps qui portaient l’odeur de Leo. Elle ferma les
yeux et ses larmes mouillèrent le tissu.
27
Leo humait le parfum de pin et de feu de bois qui embaumait l’atmosphère. La bûche de Noël dans le
foyer était si grosse qu’elle durerait probablement une douzaine de jours.
La veille, avec ses frères Edward, Cade, Jack et Drake et leur beau-frère Adam, ils avaient préparé
ce feu dans la plus grande cheminée de Braebourne. Elle était si vaste qu’un homme tenait debout à
l’intérieur.
Selon la tradition, un morceau de la bûche de l’année précédente avait été apporté pour allumer le
nouveau feu, inaugurant ainsi les fêtes de Noël. Leur mère, Ava, duchesse douairière de Clybourne, avait
procédé à la cérémonie. C’était un moment auquel tous prenaient un grand plaisir.
Aujourd’hui, c’était Noël. La maison vibrait de bruits, de rires. Toute la famille était réunie dans le
grand salon pour manger, organiser des jeux et ouvrir les cadeaux. Les enfants, dont beaucoup étaient les
neveux et nièces de Leo, avaient été autorisés à quitter la nursery afin de participer aux festivités. En ce
moment, plusieurs adultes faisaient une tapageuse partie de colin-maillard qui avait débordé dans le
grand vestibule.
Les enfants avaient été regroupés sur des couvertures au milieu du salon. Ils s’amusaient avec leurs
jouets sous les yeux attentifs de leurs parents et de leurs nurses.
Il y avait aussi quelques bébés, dont le tout nouveau neveu de Leo, August, le premier-né de Drake et
Sebastianne, et la petite fille de Rosalind, son quatrième enfant. Tous taquinaient Jack parce que,
apparemment, il ne parvenait à engendrer que des filles. Mais Jack leur opposait un grand sourire, et
disait qu’il préférait être entouré de filles car des deux sexes, le féminin était son favori. Et Leo se
rendait compte que Jack était effectivement ravi. Sa vie de célibataire était bien loin derrière lui. Après
huit ans de mariage, Grace et lui étaient toujours visiblement amoureux.
Il les regarda. Ils étaient assis à l’autre bout de la pièce, et ils riaient tout en bavardant avec Cade et
Meg, et Adam et Mallory, laquelle était enceinte de son second enfant.
Cade avait passé le bras autour des épaules de Mallory, qui avait posé la tête sur son épaule. Il
caressait distraitement son ventre rond. Jack et Grace se tenaient la main.
Quant à Drake et Sebastianne, comme Edward et Claire, ils étaient tout aussi serrés l’un contre
l’autre. Ned, en tant que duc en titre, essayait de maintenir un peu de tenue. Mais Leo l’avait assez vu
avec sa femme pour ne rien ignorer de la profondeur de son attachement, l’intensité de leur amour.
Il avait toujours été heureux pour eux, bien qu’un peu effaré. Aujourd’hui, il éprouvait autre chose que
de l’effarement.
De l’envie.
Et il se demandait ce que faisait Thalia en ce moment même.
Se sentait-elle très seule, sans lui ? Ou bien s’amusait-elle avec les amis dont elle lui avait parlé ?
Était-elle allée chez cette femme boire du sabayon et chanter des chants de Noël ? Étaient-elles
maintenant en train de célébrer cette journée, peut-être en compagnie de tout un groupe de noceurs ?
Pensait-elle à lui ou l’avait-elle oublié, appliquant le principe « loin des yeux, loin du cœur » ?
Il fronça les sourcils. Bon sang, il aurait dû l’emmener avec lui, et au diable les conséquences !
Il serra les poings. Elle aurait été là, près de lui, si elle avait été comme toutes les autres, c’est-à-dire
une épouse. Non, personne n’aurait émis la moindre critique si elle avait été sa femme.
Il retint une exclamation à la seconde où un maelström de pensées folles se déclenchait dans son
esprit.
Mais étaient-elles vraiment si folles que cela ?
— Hé, j’aimerais bien trinquer en l’honneur de Noël !
Il leva les yeux et découvrit Esme, sa petite sœur, une tasse à la main.
— Quoi ?
— Je t’ai apporté du vin chaud. Je me suis dit que cela te guérirait peut-être de ce qui te rend si
mélancolique.
Elle s’assit à côté de lui puis, de ses yeux bleu foncé, le scruta avec attention et trop de sagacité pour
une jeune fille de dix-huit ans.
— Qu’est-ce qui te fait croire que quelque chose ne va pas ? demanda Leo en prenant la tasse.
— Oh, je ne sais pas. Peut-être le fait que tu sois assis tout seul dans un coin. Avec en prime, cette
mine sombre sur la figure. Elle trahit ton humeur.
— Non, il n’y a rien !
— Manifestement, il y a quelque chose.
— Rien que je puisse te raconter.
— Oh…
Esme avait soudain perdu un peu de son assurance.
— Voilà qui me remet à ma place, n’est-ce pas, Leo ?
Elle allait se lever. Il la retint de la main.
— Désolé, dit-il. Je ne voulais pas jouer les ours grincheux. Ou n’importe quel animal qui te plaira.
— Les animaux sont les plus sages des créatures. Ils sont un exemple à suivre dans tous les domaines
de la vie.
— Pas mal d’humains ne partageraient pas cet avis, Esme. Mais nous débattrons de cela une autre
fois.
— D’accord. Alors ?
— Alors quoi ?
— Eh bien, pourquoi es-tu si morose ? C’est Noël. Tu devrais être heureux, sourire.
Il lui montra les dents. Elle éclata de rire, puis reprit vite son sérieux.
— Leo, es-tu certain de ne rien pouvoir me dire ?
Il soupira et s’adossa aux coussins du canapé. Esme était bien la dernière personne à laquelle il
devait parler de Thalia : les maîtresses étaient un sujet à éviter avec une si jeune fille. Mieux valait ne
pas l’aborder, surtout quand la maîtresse était de surcroît une divorcée.
Jack ou Cade seraient de meilleurs confidents. Ou n’importe lequel de ses autres frères ou sœurs,
d’ailleurs. Mais, étrangement, Esme était le membre de la famille le moins porté à donner des leçons, et
celui qui savait le mieux écouter. Elle était pleine de compassion, toujours prête à réparer l’aile cassée
d’un oiseau ou à prêter une oreille attentive aux lamentations d’une fille de cuisine qui s’était fait
réprimander.
Il but une gorgée de vin chaud, humant avec plaisir l’arôme de cognac, de cidre, d’orange, de
cannelle et de clou de girofle.
— Quelqu’un n’est pas là aujourd’hui, Esme. Quelqu’un qui me manque.
— Une dame ?
— Oui. Et ne me demande pas son nom.
— Je n’allais pas le faire.
Il y eut un bref silence, pendant lequel il but une autre gorgée.
— Ne l’as-tu pas invitée, Leo ? Ou est-ce qu’elle ne pouvait pas venir ?
— Un peu des deux. C’est… compliqué.
— Pourquoi ?
— Pourquoi est-ce compliqué ? Eh bien, parce que ça l’est.
— Peut-être que ça ne devrait pas l’être. L’aimes-tu, cette dame qui te manque ?
Le froncement de sourcils de Leo était de retour.
— Je ne sais pas.
— Et elle, t’aime-t-elle ?
Il sentit sa gorge se serrer.
— Je ne sais pas non plus, répondit-il en posant sa tasse.
— Alors peut-être devrais-tu chercher à le savoir. Et une fois que tu sauras, ce qui est pour l’instant
compliqué ne le sera plus.
— Si, cela pourrait le rester.
— Tu as le cafard, aujourd’hui, Leo. Allons, viens jouer aux cartes, dit la jeune fille en le prenant par
la main. Je suis bien décidée à battre Jack, et j’ai besoin d’un champion pour partenaire.
— Impossible : tu sais que Jack est imbattable.
— Personne ne gagne tout le temps. Pas même lui. Et rien n’est impossible quand on veut vraiment
réussir.
— Ainsi parla l’innocente écolière.
— Pas si innocente que cela, répliqua Esme en souriant. Je préfère simplement être optimiste.
— Je ne te demanderai pas ce que sous-entend cette remarque, de peur d’être choqué par la réponse.
— Je doute que quoi que ce soit puisse te choquer.
— Tu serais surprise. Tu n’as jamais rencontré mon voisin à Londres, n’est-ce pas ?
— Non. Est-il choquant ? De quelle façon ?
— Oublie que je l’ai mentionné, dit Leo en se mettant debout. Allons massacrer Jack aux cartes.
— Oui, allons-y.
— Une autre partie ? proposa Jack deux heures plus tard, un sourire jubilatoire sur les lèvres tout en
ramenant vers lui un énorme tas de pièces.
— Non, grommela Leo en jetant ses cartes sur la table.
— Moi non plus, dit Lawrence. Je me suis suffisamment fait tondre pour aujourd’hui.
Imitant son jumeau, il jeta lui aussi ses cartes. Edward et Claire firent de même en échangeant des
regards désolés.
Leo vit Julien, le frère de dix-huit ans de Sebastianne, abandonner à son tour. Il avait été si excité de
jouer avec les adultes… Maintenant, ses pertes semblaient le stupéfier.
— Ne me regardez pas, dit Mallory. Je suis hors jeu depuis une éternité.
Elle était installée sur le sofa, appuyée sur des coussins, jambes relevées sur un tabouret, une assiette
de biscuits en équilibre précaire sur son imposant ventre.
Au cours du jeu, Adam s’était levé à maintes reprises pour s’assurer qu’elle allait bien, même si elle
ne se trouvait qu’à deux mètres de lui. Il semblait prêt à recommencer, mais de la main elle lui fit signe de
ne pas bouger de sa chaise, avec sur les lèvres ce sourire qu’elle lui réservait.
Sur le même sofa, il y avait Drake. Les joueurs se pressant autour de la table, il avait été soulagé de
ne pas participer à la partie. Il était perdu dans l’une de ses rêveries silencieuses. Les cartes étaient
manifestement la dernière chose à laquelle il songeait.
— Ne t’avais-je pas dit que ce serait une vraie boucherie ? demanda Leo à Esme.
Ce fut Grace qui répondit.
— Bien sûr que c’en était une.
Elle se pencha sur Jack, noua les bras autour de son torse et l’embrassa sur la tempe.
— C’est tout ce que vous gagnez à vouloir affronter un maître.
— Si j’étais vraiment un maître, remarqua Jack en tapotant le bras de sa femme, j’aurais joué pour
davantage que des pennies.
— Tu jouais bien plus que des pennies autrefois, chéri, l’aurais-tu oublié ? dit Grace.
— Des mises très hautes, concéda Jack en souriant à Grace. Et c’est ce qui nous a réunis.
— Eh bien, le Ciel soit remercié que tu aies renoncé, grommela Esme. Sinon, tout mon argent de
poche y serait passé.
— Si nous avions misé de vraies grosses sommes, toute ma fortune ne serait plus qu’un souvenir,
renchérit Cade en contemplant ce qui lui restait.
Il soupira et frotta, l’air absent, la vieille blessure de guerre sur sa cuisse. Aujourd’hui encore, après
une dizaine d’années, elle le faisait boiter.
Meg quitta sa chaise pour venir à côté de lui. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.
— Il va falloir que j’envisage de lever une nouvelle hypothèque sur le domaine, remarqua Adam.
Mais, Sebastianne, tu sembles avoir très bien géré ta fortune.
Une petite pile de pièces se dressait devant elle.
Son joli visage affichait une expression sereine, mis à part un petit sourire narquois.
— Ce n’est pas ma première partie de cartes, signala-t-elle. Et cela ne fait pas de mal d’avoir un
mari mathématicien : il m’a appris à compter les cartes qui sont jouées. Ce que fait aussi son frère Jack,
j’imagine.
Jack parut ravi.
— N’est-ce pas vrai, mon amour ? demanda Sebastianne à Drake qui était assis sur le canapé.
Drake ne leva pas les yeux.
— Drake ? insista Bastianne en élevant la voix.
Son intonation avait été forte et, pourtant, était demeurée douce et étonnamment claire.
Drake tourna soudain la tête, cilla et s’enquit :
— Oui ? As-tu gagné, chérie ?
— Non.
— Très bien. Fais-moi savoir si tu as besoin de monnaie.
Là-dessus, le regard de Drake se perdit de nouveau dans le vide, mais il griffonna quelque chose sur
le feuillet posé sur ses genoux. Ce qui ne déconcerta pas du tout Bastianne. Elle rit de concert avec le
reste de l’assemblée.
— Sur quoi ton génie de mari travaille-t-il, cette fois ? demanda Meg.
— Un nouveau théorème, ou quelque chose de ce genre. Et sur une nouvelle invention en rapport avec
les moteurs à vapeur. Si ce n’était pas Noël, je ne l’aurais pas forcé à sortir de son laboratoire. Vous
savez tous comment il est lorsqu’il est plongé dans ses recherches.
Tous opinèrent. Ils connaissaient bien Drake.
— Alors ? Plus personne ne veut jouer ? demanda Jack à la cantonade en se frottant les mains.
— Non ! s’exclamèrent-ils tous en chœur.
Jack éclata de rire.
— Pardonnez-moi, mes chéris, mais je crains de devoir interrompre votre partie, lança Ava en
s’approchant. L’heure d’ouvrir nos cadeaux est passée, comme celle du dîner.
Leo sourit à sa mère, à sa douce voix et ses gentilles remontrances qui lui rappelaient des moments du
passé, d’autres Noëls. Elle était aussi belle que lorsqu’il était enfant, ses yeux verts toujours aussi
limpides, ses cheveux aussi bruns, mis à part quelques mèches argent.
— Nous venons juste de terminer, maman, lui dit-il.
Tous se levèrent, sauf Drake et Mallory. Ils ne bougèrent pas du canapé, Mallory parce qu’elle n’en
avait pas envie et Drake parce qu’il n’avait pas entendu un seul des mots prononcés par sa mère.
Souriant avec patience et amour, Sebastianne alla le secouer pour l’arracher à sa rêverie.
Leo avait gardé dans sa poche le cadeau de Thalia pour le regarder en dernier. Il ouvrait les autres
paquets qu’il avait reçus. Et il y en avait une quantité phénoménale. La pièce était envahie de papiers,
boîtes, rubans. Et de bruit. Tous les membres de la famille parlaient en même temps, poussaient des
exclamations enthousiastes en découvrant les cadeaux, les montraient aux autres et les remerciaient à tue-
tête.
Il s’était retiré dans le coin où il se trouvait un peu plus tôt, profitant de cette petite bulle de solitude.
C’était bizarre, dans la mesure où d’ordinaire il était au cœur de l’action. Mais aujourd’hui, il avait
besoin d’un peu d’espace.
En silence, il ouvrit ses présents jusqu’à ce qu’il ne reste plus que celui de Thalia. Il passa les doigts
sur le papier du petit paquet et prit tout son temps pour en détacher le ruban.
C’était un livre.
Orgueil et Préjugés, de Jane Austen.
Il l’ouvrit et lut ce que Thalia avait écrit de son élégante et fluide calligraphie.
Pour Leo,
Parce que je sais que vous aimez vous servir de votre cerveau davantage que vous ne le prétendez.
Joyeux Noël 1817.
Il se mit à rire. Elle l’avait pris la main dans le sac ! Il se comportait comme un insouciant, d’une
manière qui, souvent, masquait sa vraie personnalité. Mais lorsqu’un homme avait tant de frères et de
sœurs brillants, il avait besoin de trouver des astuces pour se distinguer d’eux.
Mais Thalia avait su voir au-delà de l’apparence.
Thalia le voyait tel qu’il était.
Il passa la main sur le ruban, se demandant de nouveau ce qu’elle était en train de faire à Londres, et
si elle passait une bonne journée.
Lui, il prenait un grand plaisir à être avec sa famille, et pourtant il éprouvait une sensation de vide
inconnue jusqu’alors. Quelque chose lui manquait. Ou plutôt, quelqu’un.
Comment y remédier ? murmura une petite voix dans sa tête.
Sa main se crispa sur le livre.
Oui, comment ?
— Aurez-vous besoin de quoi que ce soit ce soir, madame ?
Thalia regarda sa bonne.
— Non, ce sera tout, Parker. Merci pour la tasse de chocolat. Et joyeux Noël.
— Joyeux Noël à vous, madame, répondit la jeune fille en souriant.
— Rappelez-vous que demain, vous aurez, ainsi que tous les autres membres du personnel, journée
libre, donc ne vous levez pas de bonne heure et ne m’apportez pas mon petit déjeuner, Parker.
Mme Grove m’a laissé un délicieux repas froid dans la salle à manger, et je puis faire bouillir moi-même
l’eau de mon thé dans la cheminée. Vous avez rempli la cruche. Je ferai ma toilette et m’habillerai seule.
— Cela ne me gêne pas de vous aider, madame. Je ne partirai chez ma sœur qu’en fin de matinée.
— Vous êtes toujours si gentille avec moi, Parker. Mais, non. Dormez bien et profitez de votre liberté.
— Si c’est ce que vous préférez, madame… Avez-vous des projets pour demain ?
La gorge de Thalia se serra, mais elle s’empressa de chasser la tristesse qui l’avait envahie à la
pensée de passer la journée seule à la maison. Même Fletcher allait chez une vieille amie. Au moins,
Héra lui tiendrait compagnie. Sauf si elle partait à la chasse aux taupes dans le jardin.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, dit Thalia en se forçant à sourire. Je trouverai une foule
d’occupations, ainsi que je le fais chaque année.
Et c’était vrai, elle procédait ainsi depuis le premier Noël après son divorce. Mais cette année, tout
était différent. Cette année, elle se sentait affreusement seule.
À cause de Leo.
Mon Dieu, comme il lui manquait…
Mais elle n’allait pas se lamenter sur son absence. Du moins, dans la mesure du possible.
Après avoir souhaité bonne nuit à Parker, elle se servit une autre tasse de chocolat puis s’installa sur
le sofa avec un livre.
Ce fut alors qu’elle se rappela le cadeau de Leo. Jusque-là, elle avait résisté à l’envie de l’ouvrir :
elle était sûre qu’il s’agissait de quelque chose de très cher. Quelque chose qu’elle devrait lui rendre, en
dépit de sa promesse d’accepter qu’il lui fît un cadeau de Noël.
Il lui avait déjà tellement donné. À tout le reste s’étaient ajoutées une énorme oie, qui s’était révélée
incroyablement goûteuse, et une autre livraison de bûches qu’elle n’épuiserait probablement pas avant
l’hiver prochain.
Elle ne pouvait recevoir autant de présents de la part de Leo. Mais il serait blessé si elle n’ouvrait
pas ce paquet.
Elle prit la boîte sur la table basse, en caressa le doux velours qui l’habillait puis souleva le
couvercle.
Un collier de perles de la taille de petits pois, d’un blanc crémeux, lustré. Elles brillaient, délicates
et superbes.
Il y avait aussi une note de la main de Leo. Les doigts tremblants, elle déplia le feuillet.
Thalia,
Je sais que ceci ne remplacera jamais les souvenirs qui affluent lorsque vous songez aux perles de votre grand-mère, mais j’espère que nous pourrons partager
de nouveaux et plaisants souvenirs.
Joyeux Noël,
Leo
Thalia tira doucement sur les rênes d’Athéna pour la mettre au pas. Puis elle se pencha sur son
encolure et la félicita d’une caresse, heureuse que la jument soit aussi docile en dépit des sujets de
distraction tout autour d’elle dans le parc.
Bien que froide, la journée était ensoleillée et il y avait davantage de monde que d’habitude. Les
Londoniens avaient eu besoin de prendre l’air après des jours de confinement dans leurs maisons à cause
de la neige.
Des enfants criaient et couraient, sous l’œil vigilant des parents. De jeunes couples marchaient bras
dessus, bras dessous, vêtus de lourds manteaux et emmitouflés dans des écharpes, se murmurant des mots
tendres tête contre tête.
Dans l’air flottait une agréable odeur de marrons grillés et de cidre chaud. Les vendeurs hélaient les
promeneurs, vantant leur marchandise.
Thalia s’arrêta et acheta un petit paquet de marrons chauds qu’elle glissa dans sa poche. Elle les
mangerait à la maison. Ils se révéleraient peut-être un bon remède au cafard qui la tenaillait. Quoique,
elle en doutait. Le Nouvel An était passé et le retour de Leo n’était pas pour maintenant.
Son amie Jane Frost était passée la voir quelques jours plus tôt, ce qui lui avait un peu changé les
idées. Mais sa visite avait été trop brève et lorsque Jane était partie, Thalia s’était sentie encore plus
morose qu’avant son arrivée. Plutôt que de rester dans son lit, les draps sur la tête, elle s’était obligée à
se conformer à ses habitudes, plus précisément son ancienne routine avant que Leo n’entre dans sa vie.
Elle donna un petit coup de talon au flanc d’Athéna et prit le chemin du retour. Les sabots de la
jument cliquetèrent sur le pavé quand elle se dirigea vers l’écurie. Le lad en sortit pour l’aider à mettre
pied à terre.
— Un visiteur vous attend, madame. Il est arrivé il y a vingt minutes.
— Un visiteur ? Qui est-ce ?
— M’a pas donné son nom. L’a juste dit qu’il attendrait à l’intérieur, répondit le lad, une lueur dans
l’œil.
Thalia ne l’interrogea pas plus avant.
Elle gagna la porte qui s’ouvrait sur le salon du rez-de-chaussée, espérant trouver Fletcher qui lui
donnerait le nom du mystérieux visiteur, mais le majordome n’était pas là.
Elle envisageait de monter à l’étage pour retirer sa tenue d’équitation et enfiler une robe, quand un
homme sortit du salon et entra dans le vestibule. Il s’approcha, et elle crut rêver en découvrant les yeux
verts qui brillaient comme des gemmes.
Elle s’élança vers lui, le pouls battant à tout rompre.
— Leo !
Elle se jeta dans ses bras, s’accrocha à son cou et s’y pendit, tant et si bien que ses pieds ne
touchèrent plus le sol. Leo la serrait à l’étouffer, sa bouche brûlante rivée à la sienne. Il l’embrassait
voracement, sauvagement. Et elle répondait avec une passion fébrile, mettant dans cette étreinte toute la
détresse de la séparation et l’allégresse de l’avoir retrouvé.
La détresse s’était évanouie, et son cœur était tellement gonflé de bonheur qu’elle avait l’impression
qu’il allait exploser. Elle se grisait de ses baisers, frissonnant des pieds à la tête,
— Surprise de me voir ? demanda Leo en écartant à peine ses lèvres des siennes.
— Oui. Que faites-vous ici ? Je pensais que vous seriez absent encore une semaine.
— Je suis rentré plus tôt. Sans vous, rien n’était pareil. Vous ai-je manqué ?
— Chaque jour.
Elle reprit l’initiative du baiser, avec une ardeur décuplée afin de lui montrer combien elle disait
vrai.
— Allons dans votre chambre, souffla-t-il, hors d’haleine.
Elle hocha la tête, attendant qu’il la posât par terre, mais au contraire il la souleva et se dirigea vers
l’escalier en la portant dans ses bras.
Longtemps après, Thalia baignait dans une douce euphorie, nue sur les draps chiffonnés, les pieds sur
la courtepointe ramassée en désordre au bas du lit. Elle aurait dû se couvrir, songea-t-elle, mais elle était
si délicieusement éreintée qu’elle était incapable de fournir le moindre effort. Leo l’avait à plusieurs
reprises amenée au septième ciel, et le seul fait de se remémorer l’intensité des sensations qu’elle avait
éprouvées lui donnait chaud.
Il passait paresseusement la main sur sa poitrine, son estomac, et elle frémit de plaisir. Puis sa main
remonta vers son menton, qu’il prit entre deux doigts. Il fit pivoter sa tête vers la sienne et l’embrassa
lentement, langoureusement.
Elle soupira d’aise et se nicha plus étroitement contre lui, le visage dans son cou, fermant les yeux.
— Merci de m’avoir si généreusement souhaité la bienvenue, dit-il en lui caressant l’arrondi de
l’épaule.
Elle sourit et posa un baiser sur son cou.
— Tout le plaisir a été pour moi, je vous l’assure.
— Comment s’est passé Noël ?
— Dans la tranquillité. Et pour vous ?
— Dans le bruit, dans une maison surpeuplée, même si Braebourne a des douzaines de pièces. J’ai
passé mon temps à me lamenter que vous ne soyez pas avec moi.
La remarque fit chaud au cœur de Thalia. Elle se redressa et le regarda droit dans les yeux.
— Moi aussi, Leo.
Elle toucha sa joue à la peau douce car fraîchement rasée, et ajouta :
— Merci pour mon cadeau.
— Les perles ? Vous les aimez donc ?
— Bien sûr. Comment pourrait-il en être autrement ? Elles sont magnifiques.
— Ah bon ? Ainsi, vous n’allez pas me les rendre ?
— Non. Vous m’avez offert la seule chose que je suis incapable de refuser.
Elle ponctua sa réponse d’un long baiser.
— Très bien. Il va falloir que je commence à réfléchir au prochain cadeau que vous serez incapable
de refuser, dit-il en lissant de la paume ses fesses nues.
— N’en faites rien, Leo. Nous avons déjà discuté de cela. Il faut cesser de me couvrir de présents. Je
ne veux être rien de plus que votre amante. Vraiment.
— Et si moi, je veux autre chose ?
— Quoi donc ? demanda Thalia, les sourcils froncés.
— Si j’ai besoin de davantage ? Si je veux avoir le droit de vous couvrir d’autant de présents que
j’en ai envie sans que nul puisse émettre la moindre remarque à ce sujet ?
— Leo, vous savez pertinemment qu’il y aura des remarques.
— Pas si vous êtes ma femme.
Thalia eut l’impression d’avoir reçu un coup au plexus. Le souffle coupé, elle bredouilla :
— Que… Quoi ?
Les yeux brillants d’excitation, Leo s’assit et l’obligea à l’imiter en l’attrapant sous les aisselles.
— Je vous aime, Thalia. Épousez-moi.
Elle le fixa, sans voix.
— J’ai pris conscience de mes sentiments, poursuivit Leo, lorsque j’étais à Braebourne. Je me sentais
mal parce que vous n’étiez pas avec moi. Je voulais que vous fassiez la connaissance de ma famille, je
voulais vous présenter à tous comme étant ma fiancée. Je veux y repartir avec vous afin que vous
rencontriez tout le monde. Ils vous adoreront, j’en suis certain.
Thalia avait froid, tout à coup. Sa peau s’était couverte de chair de poule. Elle était transie jusqu’aux
os.
Elle se déroba à l’étreinte de Leo, prit son peignoir accroché à l’un des montants du lit, et l’enfila.
Mais la laine ne suffit pas à la réchauffer.
— Je sais que vous ne vous attendiez pas à cela, Thalia. Je suppose que j’aurais dû mieux choisir le
moment pour faire ma demande. Mais si vous le souhaitez, je puis mettre un genou à terre.
— Non.
— Je puis aussi m’habiller, si cela vous choque que je sois dans le plus simple appareil.
— Cela ne me choque pas.
Il la considéra un instant, puis croisa les bras sur sa poitrine.
— Alors qu’y a-t-il ? Pourquoi ai-je brusquement l’impression que vous allez m’éconduire ?
Ses yeux se voilèrent.
— Thalia, serait-ce parce que vous n’éprouvez pas à mon endroit les mêmes sentiments ? Parce que
vous ne m’aimez pas ?
— Je vous aime, murmura-t-elle.
La tension de Leo se relâcha visiblement. Il tendit les bras pour l’enlacer, mais elle se déroba de
nouveau.
— Thalia, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Si vous m’aimez, dites que vous acceptez de
m’épouser. Quelque autre problème qu’il puisse y avoir, nous le réglerons.
— Non. C’est impossible, dit-elle d’une voix sourde.
— Bien sûr que si, c’est possible. Rien n’est insurmontable.
— Ce problème-là l’est.
Elle serrait convulsivement les mains, comme si ce geste était susceptible de l’empêcher de
s’effondrer.
Elle prit une profonde inspiration, puis lâcha :
— Je ne peux pas vous épouser, Leo. Je ne peux épouser personne.
— Que voulez-vous dire ?
Elle riva les yeux sur ses mains, incapable de soutenir le regard de Leo.
— Les termes de mon divorce sont très clairs : il est stipulé dans le jugement que mon ex-mari, lord
Kemp, peut se remarier, mais qu’à moi, cela est défendu. Jamais plus je ne pourrai avoir d’époux.
29
Leo garda le silence, de peur de ce qu’il pourrait dire. Il sortit du lit, prit son pantalon et l’enfila, le
remontant maladroitement par saccades, mit sa chemise mais négligea de la boutonner, puis alla jeter une
nouvelle bûche dans la cheminée, faisant jaillir un petit nuage de braises rouges.
Il se frappa la cuisse du poing et se retourna vers Thalia.
— Il doit exister un moyen de faire annuler cette clause. Avez-vous une copie du document ?
— Pas ici. Mon avocat a l’original à son étude, et des copies sont conservées au Parlement et au
tribunal, bien sûr.
— Eh bien, à partir de maintenant, votre avocat c’est moi. Et je trouverai une solution. Je connais des
gens et mes frères encore davantage, surtout Ned. Je lui expliquerai le problème. Il verra s’il est possible
de contacter en privé les lords de la Chambre pour qu’ils se penchent sur votre situation.
— Je doute fort que le duc de Clybourne soit enclin à se salir les mains avec mes vieilles difficultés.
— Si je le lui demande, il le fera.
— Non, Leo, je vous en prie, ne demandez rien. S’il est un domaine dans lequel excelle mon ex-mari,
c’est sa façon d’arriver à ses fins. Il a bien veillé à verrouiller les clauses du jugement. Je suis sûre que
ses avocats se sont servis de textes de loi qui gravent ma destinée dans le marbre. Il n’existe aucun moyen
de les contourner.
— Il n’y a aucun jugement que l’on ne puisse contourner.
— Si. Celui-ci. Je l’ai accepté il y a bien longtemps, et vous devez le faire maintenant.
— Non. Je m’y refuse. Mais, Thalia, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous ne semblez pas
particulièrement bouleversée. Pourquoi vous ne paraissez pas déterminée à vous battre.
— J’ai ratifié cette clause il y a longtemps.
— Eh bien, moi je ne l’accepte pas.
Il se passa rageusement les doigts dans les cheveux.
— Ce qui m’échappe, Thalia, c’est que vous restez de marbre. Je vous pose donc de nouveau la
question : pourquoi ne voulez-vous pas vous battre ?
Elle ne répondit pas. Elle resta figée, les bras noués autour du buste. Leo la regardait, consterné et
malheureux.
— Vous ne voulez pas m’épouser, n’est-ce pas ?
Elle lui jeta un regard empreint de détresse.
— Leo, je…
— Est-ce cela, Thalia ? Vous ne voulez pas m’épouser et vous êtes soulagée de n’avoir pas besoin
d’excuse pour me dire non ?
— Ce n’est pas cela. Je… Je ne puis expliquer ce qui…
— Essayez.
Elle secoua la tête.
— Revenons là où nous en étions, Leo. Nous étions heureux.
— Vraiment ? Si heureux que j’ai été obligé de vous laisser seule ici pour les fêtes de Noël ? Si
heureux qu’il m’est interdit de montrer que vous êtes mienne ? Si heureux que je ne peux pas vous
présenter à ma famille comme étant la femme avec laquelle je veux passer ma vie ?
— C’est ainsi, Leo. Dès le début de notre relation, vous saviez comment se passeraient les choses.
— Mais c’était avant que je tombe amoureux de vous !
Il s’approcha d’elle et posa les mains sur ses bras.
— Nous ne pouvons revenir en arrière, Thalia. Et de toute façon, je ne le veux pas. Maintenant, dites-
moi carrément que vous refusez de m’épouser. Et ne vous servez pas de cette clause du divorce. Vous
avez dit que vous m’aimez. Était-ce un mensonge ?
— Non.
— Alors qu’y a-t-il d’autre ? Il faut que je comprenne.
— C’est parce que je vous aime vraiment, Leo, déclara Thalia d’une voix tremblée, que jamais nous
ne pourrons avoir plus qu’une liaison. Il ne faut pas que vous gâchiez votre vie avec moi.
— Que je gâche ma vie ? Qu’est-ce donc que cette absurdité ?
— Ce n’est pas une absurdité. C’est… C’est…
Elle ne put poursuivre. L’émotion l’avait rendue muette.
Elle détourna les yeux. La souffrance marquait ses traits.
— Je ne pourrai pas vous donner d’enfant, Leo. Je suis stérile. C’est pour cette raison que Gordon
s’est débarrassé de moi. Parce qu’il savait que je serais incapable de lui donner un héritier.
Elle repoussa les mains de Leo et marcha jusqu’à la cheminée. Elle s’arrêta devant le feu. Elle était
glacée. Elle frissonnait. La vieille souffrance s’était ranimée et la mettait au supplice.
Cette vieille souffrance, elle s’efforçait de ne jamais y penser, mais elle était constamment présente,
tapie tout au fond d’elle, attendant son moment pour remonter à la surface.
Jamais elle ne serait mère.
Elle s’y était résignée des années auparavant. Et pourtant la douleur la hantait toujours, et elle se
sentait aussi vide et inutile que la nursery au second étage où jamais ne résonneraient le rire ou les petits
pas d’un bambin.
Leo s’était tu et son mutisme en disait davantage que tous les mots du monde. Elle ne le regarda pas.
Elle en était incapable.
Soudain, il fut derrière elle et posa les mains sur ses épaules.
— Je suis désolé, Thalia. Êtes-vous sûre que… Parfois c’est l’homme qui…
— Non, dit-elle en secouant la tête. Je suis certaine que c’est moi. La dernière fois que j’ai perdu…
La dernière fois… le médecin m’a dit qu’il n’y avait plus d’espoir. Et effectivement, je n’ai plus…
— Perdu ? répéta doucement Leo. Perdu un enfant, voulez-vous dire ?
— Des enfants. J’ai fait trois fausses couches au cours de mes quatre ans de mariage. Ensuite, il ne
s’est plus rien passé jusqu’à ce que je… jusqu’à ce que…
— Oui ?
Elle exhala un soupir qui ressemblait à un sanglot.
— Pardonnez-moi, Leo, mais je ne peux pas parler de cela.
Elle bougea les épaules afin qu’il retirât ses mains. Mais au lieu de cela, il la fit pivoter face à lui et
l’enveloppa de ses bras. Puis il effleura ses cheveux et son front du bout des lèvres.
— Dites-moi, Thalia.
Elle secoua de nouveau la tête.
— Dites-moi, insista-t-il d’une voix apaisante. Que s’est-il passé la dernière fois ?
Jamais elle ne l’avait dit à quiconque. Pas même à Jane ou à Mathilda.
Peut-être que si elle parlait, Leo ferait le deuil de ses espérances et partirait, l’inéluctable accepté.
Mais cela impliquait qu’elle explique tout à propos de Gordon…
Elle ne put s’empêcher de trembler alors que les souvenirs l’assaillaient, noirs, cruels.
— Si je vous raconte tout, Leo, promettez-moi de ne rien faire. Je veux votre parole de gentilhomme
que ce que vous allez apprendre ne vous poussera pas à agir inconsidérément.
— Que voulez-vous dire ? Quel genre de…
— Votre parole, s’il vous plaît, coupa sèchement Thalia.
Elle leva la tête et le regarda droit dans les yeux.
— Sans votre parole, je ne vous révélerai rien.
Il fronça les sourcils, manifestement tiraillé entre le désir de savoir et le refus d’être réduit à
l’impuissance.
— Très bien, accorda-t-il enfin. Vous avez ma parole. Maintenant, dites-moi.
— Il faut que je m’assoie.
— Bien sûr.
Il voulut la guider jusqu’au lit, mais elle se déroba et gagna son petit salon. Dans une atmosphère
moins intime que celle de la chambre, peut-être trouverait-elle les forces qui lui manquaient.
Leo s’assit à côté d’elle sur le sofa, sans essayer de l’enlacer.
— Gordon et moi n’avons jamais été un couple amoureux, mais au début nous avions une relation
agréable. Il était titré, très influent et charmant lorsqu’il décidait de l’être. Il représentait tout ce à quoi
ma mère aspirait pour moi. Quant à moi, j’avais la lignée et la dot qu’il recherchait chez une femme. Que
je sois la débutante la plus en vue de la saison ne gâtait rien. J’avais dix-huit ans et j’étais, hélas, très
naïve.
Elle lâcha un petit rire triste avant de poursuivre :
— Les premiers mois de notre mariage se sont plutôt bien passés et lorsque Gordon a su que j’étais
enceinte, il a été aux anges. Et puis, j’ai fait une fausse couche. Il a essayé de faire bonne figure, mais je
voyais bien à quel point il était déçu. Moi, j’étais effondrée. Nous avons de nouveau essayé d’avoir un
bébé. Et de nouveau, je l’ai perdu. Et cela a continué. Gordon, au fur et à mesure des échecs, est devenu
de plus en plus froid, coléreux et distant. Il me reprochait ce qui se passait, m’accusait de faire quelque
chose de mal, de ne pas vouloir réellement d’enfant.
Elle s’interrompit, le temps de déglutir avec peine. Leo voulut prendre sa main, mais elle la mit hors
de sa portée et serra le poing.
— Il s’est mis à boire et nos… relations ont pris un déplaisant tournant. Il a commencé à me faire
mal, juste un peu au début, comme s’il ne le faisait pas exprès, puis il est devenu carrément violent. Il me
battait, il m’humiliait.
— Il… vous… battait ? répéta Leo d’une voix vibrante de colère.
Thalia le regarda et n’aima pas du tout son expression.
— Continuez, dit-il, cette fois d’un ton mat.
Un ton inquiétant.
Tout à coup, Thalia ne voulait plus poursuivre. Bien que Leo eût donné sa parole, elle avait peur de
ce que ses révélations pouvaient déclencher. Mais elle était déjà allée si loin… Quelle importance
maintenant si elle allait jusqu’au bout ?
— Une nuit, il est rentré à la maison pour m’annoncer que l’une de ses maîtresses avait mis au monde
un enfant de lui. Un fils illégitime qui ne serait jamais son héritier. Il avait bu, évidemment, et il continuait
à boire. Il devenait de plus en plus belliqueux. Il criait, m’insultait. Et il m’a battue, comme il le faisait
souvent quand il était ivre. Il y avait des mois que nous n’avions pas eu de relations, mais cette nuit-là, il
m’a forcée à aller dans son lit.
La souffrance s’amplifiait, la sensation de froid aussi.
— Mais je me suis rebellée. J’avais un secret. Quelque chose que je lui avais tu, par crainte que ne
survienne une autre tragédie : j’attendais de nouveau un enfant. Et cette fois, ma grossesse était très
avancée. Presque six mois. Le médecin disait que tout se passait au mieux. Le matin même, il m’avait
assuré qu’il n’y avait aucune raison pour que je n’accouche pas d’un enfant en pleine santé. J’étais folle
de joie mais méfiante : j’avais traversé tant d’affreuses déceptions.
Elle fixa de nouveau les yeux sur ses mains, mais au lieu de voir ses doigts entrecroisés, ce fut
l’image de Gordon qui s’imposa. Tel qu’il avait été cette nuit-là, les yeux fous d’alcool et de rage.
— Je n’avais guère grossi, poursuivit-elle, donc j’avais pu dissimuler mon état. J’avais projeté
d’apprendre bientôt la nouvelle à Gordon, mais il a commencé à fulminer et j’ai pris peur. J’ai quand
même essayé de lui dire que j’attendais un bébé. Il ne m’a pas écoutée. Il m’a accusée de mentir et m’a
brutalement frappée à plusieurs reprises. J’ai craint pour ma vie. J’ai attrapé un tisonnier à côté de la
cheminée et je l’ai frappé en retour. Cela n’a servi qu’à décupler sa fureur. Et c’est lorsque j’ai fui ses
coups que…
Du sang jaillissait de sa tempe fendue, coulait sur sa robe d’intérieur en soie ivoire. Elle n’y voyait
plus que d’un œil. L’autre était fermé, enflé. Sa joue et sa lèvre étaient tuméfiées et l’élançaient. Sa tête,
ses côtes et son dos n’étaient plus que douleur. Mais elle avait réussi à ne pas s’effondrer. Elle s’était
recroquevillée sur elle-même pour protéger le bébé qu’elle portait. Gordon l’avait rattrapée et avait levé
le bras pour cogner encore, alors qu’elle tremblait de tout son corps et criait. Elle savait que s’il la
touchait de nouveau, si elle tombait, elle risquait de ne jamais se relever. Le tisonnier dont elle s’était
servie pour le maintenir à distance lui avait glissé des mains. Elle s’était mise à courir à toutes jambes. Si
elle arrivait à monter à l’étage et s’engouffrer dans sa chambre, s’était-elle dit, elle s’enfermerait à clé et
serait en sécurité. Gordon finirait par s’endormir quelque part et se calmerait suffisamment pour se
réveiller dégrisé. Le raisonner serait alors possible.
Mais son pas lourd et menaçant martelait le dallage en damier noir et blanc du vestibule. Il la
poursuivait.
— Viens ici, petite garce ! avait-il crié.
Elle avait continué à courir, à bout de souffle, les poumons brûlants. Fletcher avait surgi, une
expression horrifiée sur le visage. Il s’était interposé entre Gordon et sa maîtresse, le bras tendu.
— Non, monsieur. Arrêtez. Je vous supplie de vous arrêter.
— Ôtez-vous de mon chemin ! avait tonné Gordon.
Thalia avait entendu les sons d’une échauffourée, un choc sourd, un grognement puis un bruit étouffé.
Sa main s’était posée sur la rampe d’escalier. Elle avait gravi les marches aussi vite qu’elle l’avait
pu. Elle avait presque atteint le palier. Sa chambre n’était plus très loin.
Une poigne d’acier s’était fermée sur son épaule. Elle avait perdu l’équilibre en essayant de se
dégager.
Et elle était tombée, tombée… L’écho de ses cris s’était répercuté sous la voûte du plafond, résonnant
dans ses tympans comme des coups de tonnerre.
Enfin, elle s’était immobilisée, le corps ravagé de douleurs, au pied de l’escalier. Des exclamations
d’effroi s’étaient élevées, des mains s’étaient accrochées à elle.
Quelques instants plus tard, elle s’était évanouie.
— J’ai perdu le bébé trois jours plus tard. Un garçon. Ils ont dit qu’il était parfait mais trop petit pour
survivre. Je l’ai appelé David, en hommage à mon père. Il a été enterré dans le caveau familial, mais
j’étais trop faible pour assister à la cérémonie. J’ai gardé la chambre pendant deux mois. J’ai refusé de
voir mes amis. Tous ignoraient que j’avais perdu un enfant. Gordon a raconté à tout le monde que j’étais
malade. En un sens, il disait vrai.
Elle soupira, puis enchaîna :
— Je ne me rappelle pas grand-chose de ces moments. Je dormais beaucoup, mangeais et parlais à
peine. Il semblerait que la seule fois où Gordon s’est approché de moi, je l’aie attaqué. Je lui ai griffé le
visage si violemment qu’il a pris peur et n’est plus jamais revenu me voir. Le bruit a couru que j’avais
perdu la tête, et parfois je me demande si cela n’aurait pas été plus facile si j’étais vraiment devenue
folle. Mais, finalement, j’ai réintégré le monde des vivants grâce à l’aide de Jane et Mathilda. Elles
veillaient à tout, elles m’ont soutenue lorsque le médecin a annoncé que plus jamais je ne pourrais avoir
d’enfant. La chute avait fait trop de dégâts. Apparemment, j’ai failli mourir, mais sur le moment je n’en ai
pas été consciente.
Leo la prit dans ses bras et l’embrassa sur le front.
— Je suis désolé. Tellement désolé…
Elle se laissa aller contre lui et s’aperçut alors qu’elle avait les joues mouillées. Elle essuya ses
larmes du revers de la main.
— Ensuite, pendant trois ans, je n’ai pas permis à Gordon de me toucher. Nous vivions dans la même
maison comme des étrangers. Au début, il était bourrelé de remords, mais le temps passant, il est devenu
amer, coléreux. Il m’a reproché de ne pas lui avoir dit que j’étais enceinte et, peu à peu, il s’est mis à me
haïr. Mais il a recommencé à parler de son désir d’avoir un héritier, m’a répété qu’il était de mon devoir
de lui en donner un. J’ai donc cédé et accepté qu’il me touche une dernière fois, même si j’en avais la
nausée. Il n’y a pas eu de bébé et aucun espoir qu’il y en ait jamais un. Gordon a donc décidé de
m’expulser de son existence.
— En demandant le divorce ?
De nouveau, elle soupira.
— Exactement. Il a très habilement tout manigancé, ainsi que je vous l’ai expliqué, de façon que
j’apparaisse comme une épouse adultère. De la sorte, il disposait de tous les arguments légaux pour
obtenir le divorce. Je suppose que je devrais m’estimer heureuse qu’il ne m’ait pas tuée. Il ne l’a pas fait
sans doute parce que, à l’époque, j’étais très appréciée et aimée par la bonne société, par mes amis. Il lui
aurait été difficile de me supprimer sans conséquences fâcheuses pour lui. Donc, à la place, il a choisi de
souiller mon nom et ma réputation.
Leo lui caressa l’épaule.
— C’est lui qui sera bientôt dans la tombe, parce que je vais l’y jeter.
Thalia le regarda.
— Non, vous ne ferez pas cela. Vous m’avez donné votre parole.
Il écarquilla les yeux, incrédule.
— Mais c’était avant que je…
— Votre parole, répéta Thalia, inflexible. Vous m’avez juré de ne rien entreprendre à la suite de mes
révélations, et j’entends bien que vous respectiez ce serment.
Il se leva et se mit à arpenter le salon.
— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais rester sans réaction ? Après ce qu’il vous a fait ?
Cet homme est un immonde félon qui mérite d’être châtié pour ses crimes.
— Tout cela s’est passé il y a longtemps, et rien de bon n’en sortira si ces événements sont dévoilés
au grand jour.
— La vengeance est une bonne chose. Une rétribution pleinement justifiée. Thalia, cela vous est-il
égal qu’il vous ait battue ? Qu’il ait tué votre bébé ? Qu’il vous ait volé vos amis, votre réputation ?
Qu’ensuite il vous ait jetée à la rue sans le sou ? Et n’oubliez pas la clause d’interdiction de remariage !
Il vous prive de cela aussi.
Thalia se sentit blêmir. Entendre, aussi crûment décrit, l’ignoble comportement de Gordon la
bouleversait.
— Bien sûr que non, cela ne m’est pas égal, murmura-t-elle. Je le hais à un point que vous ne pouvez
imaginer. Mais il est méchant et vindicatif, et je ne veux pas qu’à cause de moi vous ayez son sang sur les
mains. Je ne permettrai pas qu’il détruise votre vie comme il a détruit la mienne. Pas pour me défendre.
Un temps, puis :
— Leo, vous avez donné votre parole.
Elle vit bouger les épaules de Leo, les muscles de son cou saillir, ses poings se serrer. Il tremblait,
manifestement en proie à une lutte intérieure.
— Jamais je n’aurais dû donner cette parole. Vous n’auriez pas dû me la demander.
Soudain, il cogna le mur d’un coup de poing si violent que deux tableaux se décrochèrent et
s’écrasèrent par terre. Une petite figurine de porcelaine tomba aussi d’une sellette sur le tapis et, par
chance, ne se brisa pas.
Héra, qui depuis un moment paraissait mal à l’aise, sortit en trombe de la pièce, les griffes raclant
bruyamment le parquet.
Thalia avait fait un bond et porté la main à son cœur. Mais elle n’avait pas peur. Elle savait que
jamais Leo ne lui ferait de mal. Il était simplement frustré et furieux. Un jeune homme impulsif fou de
colère…
Elle ne pouvait le laisser agir à sa guise, et pourtant c’était tentant. Mais jamais elle n’accepterait
qu’il se mette en danger, d’aucune façon que ce soit. Même si Leo élaborait une vengeance qui n’implique
pas l’emploi de la violence, elle se méfiait de la justice. Elle avait vu ce que Gordon avait obtenu des
tribunaux.
— Très bien, accorda-t-il après un long silence lourd de tension. Je ne le tuerai pas. Pour vous
préserver. Mais je ne promets rien d’autre.
— Leo…
— C’est le mieux que je puisse faire. Le mieux que je ferai.
C’était déjà cela, songea Thalia. N’empêche, elle était inquiète.
Il alla prendre le flacon de cognac qu’elle gardait désormais pour lui. Souvent, après le dîner, il
aimait en boire un peu alors qu’elle préférait prendre un thé. Il en retira le bouchon de cristal et se servit
un verre, qu’il but d’un trait. Elle s’abstint de lui faire remarquer que ce n’était que la fin de l’après-midi.
— Donc, dit-il en posant sans douceur son verre, je vais chercher comment contourner cette clause
d’interdiction de remariage. Lawrence m’aidera. Il est plus au fait des lois que moi. Il pensera à des
stratégies qui ne me viendraient pas à l’idée. En attendant, je veux que vous fassiez vos bagages, juste le
nécessaire dans l’immédiat, et que vous veniez avec moi à Cavendish Square. Nous pourrons faire
expédier le reste de vos affaires plus tard.
— Quoi ? Mes affaires ? Pourquoi ? Je ne comprends pas.
— Je veux que vous vous installiez chez moi. Je viendrais volontiers ici, mais votre maison n’est pas
aussi pratique que la mienne, qui est bien plus grande.
— Que j’emménage chez vous ? Votre frère ne vit-il pas avec vous ?
— Et alors ? Lawrence ne vous dérangera pas. Enfin, pas plus qu’il ne dérange quiconque. Lui et moi
disposons d’une aile complète. Donc il est facile d’éviter de se rencontrer.
— Éviter votre frère ne serait pas une solution, Leo. Je ne puis vivre avec vous.
— Pourquoi donc ? Nous vivons déjà pratiquement ensemble. Si vous craignez le scandale, rassurez-
vous. Une fois mariés, celui-ci sera oublié. De plus, mon voisin Northcote, j’imagine que vous vous
souvenez de lui, organise des orgies dans sa demeure. De ce fait, je ne pense pas que notre cohabitation
fasse grand bruit.
— Leo, ne revenons pas sur ce sujet : je ne puis vous épouser.
— Ne soyez pas aussi pessimiste. Nous trouverons un moyen.
Le cœur de Thalia se serra jusqu’à en être douloureux.
— Même si cela m’était possible, je ne deviendrais pas votre femme.
Leo se figea et darda sur elle un regard pénétrant.
— Pourquoi donc ?
— Vous savez pourquoi. Ne m’avez-vous pas écoutée ? Je ne vous donnerai pas d’enfant. Jamais nous
ne formerons une famille.
L’expression de Leo s’adoucit.
— Nous n’avons pas besoin d’enfants pour former une famille. J’admets avoir toujours pensé que
j’en aurais un jour, mais cela n’a pas d’importance. J’ai une foule de neveux et de nièces. Ils
remplaceront nos enfants.
Elle cilla, les yeux humides.
— Ce n’est pas pareil que d’en avoir à soi.
— Peut-être, mais ils nous suffiront.
Il s’approcha d’elle, lui tendit les mains pour qu’elle se lève et vienne dans ses bras.
— Vous verrez, Thalia, nous serons très heureux ensemble. Juste nous deux.
Elle le laissa l’étreindre pendant un long moment, puis s’écarta de lui.
— Non, Leo. Il est hors de question que je vous prive du bonheur d’être père.
— J’ai vingt-cinq ans. Croyez-moi, les bébés ne me passionnent pas.
— Pour le moment. Mais qu’en sera-t-il plus tard ? Dans cinq ans ? Dix ans ? Vingt ? Vous venez de
le dire : vous êtes jeune. Les gens changent beaucoup au fil des années qui passent.
— Thalia, si vous sous-entendez que mes sentiments pour vous changeront, détrompez-vous. Je vous
aime aujourd’hui et vous aimerai toujours dans le futur. Dans vingt ans, dans cinquante ans. Si nous ne
devons pas avoir d’enfants, eh bien nous n’en aurons pas.
— Non, nous n’en aurons pas. Je suis désolée, Leo, mais je ne peux pas vous infliger cela. Je ne vous
volerai pas ce bonheur, pour me réveiller un beau matin et découvrir que vous regrettez votre sacrifice.
Ou, pire, que vous m’en voulez de vous avoir obligé à consentir à cette perte.
— Ne me comparez pas à votre ex-mari, Thalia.
— Ce n’est pas ce que je fais. Vous êtes un être honorable et droit. Ce que Gordon n’a jamais été.
Mais je ne vous piégerai pas. Je vous aime trop pour cela.
— Et si je vous répète que tout m’est égal, que je tiens simplement à ce que vous soyez mienne ?
Elle réunit tout son courage, fit taire son cœur. Il fallait qu’elle soit capable de dire ce qu’il fallait, de
faire ce qui était le mieux pour lui.
— Leo, je pense qu’il est inutile de poursuivre cette discussion. Disons-nous adieu maintenant, tant
qu’il est encore possible de nous séparer amicalement. C’est le bon moment.
Le bon moment… Jamais ce ne serait le bon moment ! Même dans une éternité, ce serait encore trop
tôt.
Elle s’obligea à continuer :
— Je sais que vous êtes persuadé de m’aimer, mais il faut que vous continuiez votre chemin. Vous
trouverez quelqu’un d’autre. Une jeune femme convenable sur laquelle ne pèseront pas tous les problèmes
qui m’accablent. Une jeune femme qui vous donnera des fils et des filles, qui vous aimera et sera une
bonne épouse. Qui sera pour vous ce que jamais je ne pourrai être.
— Vous me considérez donc aussi superficiel que cela ? Vous imaginez que je vais tout simplement
tomber amoureux d’une autre ?
Elle n’aimait pas penser cela, mais elle devait espérer qu’il en irait ainsi. Pour le bien de Leo.
— Oui, c’est exactement ce que je crois.
— Vous vous trompez. Vous pouvez peut-être me congédier maintenant, Thalia, mais pas
définitivement. Je reviendrai.
— N’en faites rien.
— Si, je le ferai. Et ce jour-là, j’aurai une bague à vous donner. Vous serez ma femme, contre vents et
marées.
Il sortit à grands pas du salon, manifestement furieux, et entra dans la chambre. Elle l’entendit
s’habiller. Puis les talons de ses bottes claquèrent sur le parquet quand il les chaussa.
Il réapparut, la regarda, et un instant plus tard la prit dans ses bras, l’embrassa avec une passion
sauvage, une avidité et un désespoir similaires aux siens.
Le baiser s’acheva trop vite.
Leo recula, pivota sur ses talons et gagna la porte, qu’il claqua derrière lui.
30
— Enfer et damnation, il doit bien exister un moyen de contourner cette immonde clause ! s’écria Leo
en appuyant brutalement les paumes sur le grand bureau d’acajou.
Les piles de documents et les dossiers posés sur le plateau voltigèrent et tombèrent sur le sol de la
bibliothèque.
Lawrence, assis à l’autre extrémité de la longue table devant son propre tas de livres et papiers, leva
les yeux.
— Je suis désolé, Leo. Nous avons examiné ce point dans tous les sens et je ne vois aucun moyen de
l’annuler. Je connais l’avocat qui a rédigé l’acte et, malheureusement pour lady Thalia et toi, il est
sacrément bon. Trop bon. J’ai pris la liberté de le contacter, en toute discrétion bien sûr, pour savoir s’il
était possible de revenir en arrière, mais la fichue clause est totalement verrouillée. J’ai moi-même
cherché jusqu’à plus soif, et je pense que tu vas être contraint d’admettre qu’il n’y a rien à faire. Lady
Thalia ne peut pas se remarier.
Leo se laissa tomber dans son fauteuil, les idées aussi hagardes que, supposait-il, son expression.
Depuis un mois, après avoir claqué la porte de la maison de Thalia en ce sinistre, glacial et pluvieux
après-midi, il avait passé son temps à fouiller dans les textes et les jurisprudences sur lesquels il avait pu
mettre la main.
Ses recherches s’étant révélées vaines, il avait écrit à Lawrence pour lui demander son aide. Sans lui
poser de questions, son frère était rentré plus tôt que prévu de Braebourne. Mais, au grand dam de Leo,
fou de rage et de frustration, même le brillant Lawrence n’avait pas trouvé d’issue.
— Ned n’a pas eu de chance non plus ? demanda Lawrence.
Leo secoua la tête.
— Non. Il a contacté pas mal de personnes à la Chambre des lords. Il a même parlé au Premier
Ministre. Sans résultat. On ne peut rien faire. Apparemment, Kemp a trop d’influence. Il arrêterait
n’importe quelle tentative destinée à modifier la clause, même si la loi était de notre côté.
— Ce qui n’est pas le cas.
De nouveau, Leo frappa le bureau du poing. Une autre pile de papiers glissa par terre.
— Dieu sait à quel point je regrette d’avoir juré à Thalia que je ne tuerai pas ce misérable ! Je
donnerais n’importe quoi pour l’étrangler une nouvelle fois, et là, je n’arrêterais pas de serrer…
J’attendrais qu’il ait rendu son dernier souffle.
Il n’en avait rien dit à Lawrence, mais il avait sérieusement envisagé d’aller le trouver pour lui parler
des violences faites à Thalia. D’exiger qu’il revienne sur les termes du divorce. Mais l’homme lui aurait
ri au nez et l’aurait envoyé aux pelotes, il n’en doutait pas un instant.
Ce qui avait arrêté Leo, c’était la crainte de ne pas résister à l’envie de tuer Kemp. Il était conscient
d’être tellement furieux que, compte tenu des circonstances, il l’aurait abattu sans ciller.
Lawrence eut un petit sourire.
— Ce qui réglerait ton problème, c’est que Kemp meure. Mais lady Thalia a raison : le tuer
n’arrangerait rien. Vous ne pourriez pas être heureux ensuite. Pas si tu te balances au bout d’une corde à
Tyburn pour l’assassinat de son ex-mari.
Leo grommela quelques mots inintelligibles, puis tourna vers la fenêtre un regard vide.
Un long silence s’ensuivit.
— Elle a renvoyé Athéna la semaine dernière, dit-il enfin.
— Qui est Athéna ?
— Un cheval. La jument que je lui ai offerte pour Noël. Elle l’entraînait pour Esme, avant que celle-
ci commence la saison.
— Esme a déjà un cheval, Leo. Et toutes sortes d’animaux connus sous le nom de race humaine. De
sexe masculin.
— Ce n’était qu’un prétexte pour pousser lady Thalia à accepter mon cadeau, parce qu’elle était
tombée amoureuse de cette jument lors de la vente à Tattersall. Je pensais qu’une fois cette jument
installée dans ses écuries, elle n’aurait pas le cœur de la renvoyer.
Il l’avait espéré, oui. Il avait cru qu’elle conserverait ses cadeaux. Mais deux semaines plus tôt, un
paquet était arrivé par porteur.
Les perles.
Ce soir-là, il avait bu jusqu’à être ivre mort.
— Elle refuse aussi de me voir. Je suis allé chez elle, mais Fletcher ne m’a pas laissé entrer. J’aurais
pu le repousser, bien sûr. Mais c’est un vieil homme. Je ne voulais pas lui faire de mal.
Il exhala un soupir grondant.
— Depuis quand n’as-tu pas dormi, Leo ?
— Je ne sais pas. Je dormirai plus tard, répondit-il en haussant les épaules.
— Tu devrais dormir maintenant. Tu ne tiens pas sur tes jambes. Je ne te l’ai pas dit plus tôt, mais tu
es dans un état effroyable, Leo. Pire que ça, en fait.
— Oui, pire encore.
Sans Thalia, il était en enfer.
— Monte dans ta chambre, dit Lawrence.
Le regard qu’il lui décocha donna l’impression à Leo que son frère savait exactement ce qu’il
éprouvait. Et peut-être le savait-il. Ils étaient jumeaux, après tout. Identiques dans bien d’autres domaines
que leurs visages.
— Je vais y aller. Je veux juste jeter un coup d’œil là-dessus encore une fois.
— Leo, tu n’ignores pas que cela ne te fera aucun bien.
— Je vais quand même y jeter un coup d’œil, répéta Leo entre ses dents serrées.
Lawrence se borna à hocher la tête.
— D’accord. Regardons tout cela encore une fois.
— Alors, qu’en penses-tu, Thalia ?
Il sembla à Thalia que la personne qui venait de prononcer son prénom se trouvait très loin d’elle.
Arrachée à sa rêverie, elle cligna des yeux.
Mathilda posa sa tasse de thé sur la table basse.
— Je t’ai demandé ton avis. Aimerais-tu que nous allions faire du lèche-vitrines demain dans Bond
Street, comme autrefois ? Tu pourrais acheter quelques babioles.
Thalia accommoda sa vision. Son thé était manifestement froid. Elle posa sa tasse à côté de celle de
son amie.
— Tilly, tu sais que je ne puis plus acheter de babioles. Mais je serai heureuse de t’accompagner et
de te donner mon opinion sur tes achats.
— Ce ne sera pas drôle si je suis la seule à faire des achats, dit Mathilda, un peu boudeuse. Permets-
moi de t’offrir quelque chose. Cela me fera plaisir.
— Tu es trop gentille, répliqua Thalia en souriant. Mais tu sais que je ne puis accepter.
— Au moins un chapeau ! Ou des gants. Tu ne peux tout de même pas dire non !
Mathilda haussait un élégant sourcil bien dessiné.
— C’est non, Tilly. Je ne veux vraiment rien. De surcroît, je n’ai besoin de rien de neuf, dans la
mesure où je ne sors quasiment jamais. Je pourrais faire admirer mes achats à Héra, mais je ne pense pas
qu’elle serait très impressionnée.
Thalia eut un rire contraint auquel son amie ne se joignit pas, au contraire : sa mine s’assombrit.
— J’aurais dû te convier pour les fêtes et…
— Tu l’as fait, Tilly, et j’ai refusé.
— Oui, mais j’aurais dû insister. Il m’a semblé que tu espérais qu’un certain admirateur rentrerait en
ville.
Thalia détourna le regard. La détresse qui était son lot quotidien ces derniers temps décupla.
Mais elle ne voulait pas penser à Leo. Elle passait la plupart de ses journées à essayer de ne pas
penser à lui. C’était, entre autres, pour cette raison qu’elle lui avait renvoyé Athéna et les perles. Elle ne
supportait plus de voir ni l’une ni les autres. Cela lui faisait trop de peine.
— Je l’espérais peut-être, à ce moment-là.
— Et maintenant ?
Elle serra les poings.
— Maintenant quoi, Tilly ?
— Toi et lui, êtes-vous…
— Non.
Sa voix avait été plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu. Elle adoucit son intonation en poursuivant :
— Lord Leopold et moi avons cessé de nous voir.
— Ah.
Mathilda se pencha en avant pour prendre un biscuit au citron, et entreprit de le grignoter lentement
selon son habitude lorsqu’elle était mal à l’aise.
— Que s’est-il passé, Thalia ? Tu ne l’as pas dit.
— Non, je ne l’ai pas dit.
— Je suis désolée. Est-ce lui qui a rompu ?
— Non. C’est moi. Le temps de le faire était venu.
— Vraiment ? Mais vous sembliez si heureux, tous les deux, la dernière fois que je vous ai vus
ensemble. Je croyais que…
Thalia s’obligea à river les yeux dans ceux de son amie, en veillant à ce que les siens ne révèlent
rien.
— Qu’as-tu cru, Tilly ?
— Eh bien, avec lui, tu paraissais métamorphosée. Et lui, la façon dont il te regardait… Je pensais
que, peut-être, vous étiez amoureux.
Le cœur de Thalia manqua quelques battements. De nouveau, elle détourna la tête.
— Quoi que nous ayons été, rien de bon ne pouvait en sortir. Tu sais que je ne peux pas me remarier.
— Te remarier ? Les choses étaient donc si avancées que vous parliez mariage ?
Thalia serra tant les poings que ses ongles meurtrirent ses paumes. Une douleur bienvenue.
— Tilly, je sais que tu n’as aucune mauvaise intention, mais je préférerais que nous ne parlions plus
de cela. Que nous ne parlions plus de Leo. Raconte-moi plutôt comment cela se passe à l’école, pour
Tom.
Mathilda la considéra quelques instants avant de soupirer.
— Très bien, je n’insisterai pas. Mais tu sais que tu pourras toujours te confier à moi.
— Je le sais.
Thalia prit sa tasse, versa le thé froid dans le réceptacle d’argent destiné à cet effet puis se servit une
autre tasse, qu’elle porta à ses lèvres. Le thé chaud chassa un peu le froid qui était en elle. Un froid qui ne
l’avait jamais totalement quittée depuis le jour où Leo était parti.
— Alors, Tom ? reprit-elle d’un ton qu’elle espérait léger. Comment va-t-il ?
31
Les fleurs d’avril s’épanouissaient dans un éclatant arc-en-ciel de couleurs. Les arbres se paraient de
feuilles neuves d’un vert vif. La froidure avait été chassée par un air tiède et la ville vibrait d’une vitalité
retrouvée, annonciatrice du retour du printemps.
Mais Leo ne remarquait rien alors qu’il marchait dans les rues qui grouillaient de monde. Ses
muscles étaient tendus sous l’effet de la frustration et du désespoir. Tous ses efforts pour trouver un
moyen d’annuler la clause du jugement de divorce de Thalia avaient échoué. Invariablement, ils avaient
abouti dans une impasse, à une nouvelle défaite. Il n’était pas habitué à perdre. Il avait rarement eu à
affronter des revers. Mais, finalement, il avait dû se résigner à accepter l’inacceptable.
Thalia ne pourrait jamais se remarier.
De toute manière, même si Kemp n’y avait pas fait obstacle, elle n’aurait pas voulu de lui, songea-t-il
amèrement. Au cours des deux derniers mois, il avait essayé de la raisonner, de la convaincre que son
incapacité à lui donner un héritier n’était pas un obstacle. Mais elle était sûre qu’un jour ou l’autre, peut-
être pas dans l’immédiat mais plus tard, il désirerait avoir un enfant.
Elle avait été trop cruellement blessée par le passé pour croire qu’il ne mentait pas.
Ils s’étaient revus six semaines auparavant, lorsqu’il était allé frapper à sa porte. Il était consterné de
n’avoir pu lui offrir la bague de fiançailles, comme il s’était promis de le faire.
Il s’était attendu à ce que Fletcher refuse de le laisser entrer, ainsi qu’il l’avait fait si souvent, mais
cette fois il l’avait invité à franchir le seuil et conduit au salon, où Thalia l’avait rejoint peu après. Elle
lui avait paru aussi belle que d’habitude, bien qu’un peu amincie et visiblement fatiguée.
Sans doute aussi fatiguée qu’il l’était lui-même.
— Il faut arrêter cela, Leo, avait-elle dit d’une voix dépourvue d’émotion. Arrêter de m’écrire,
arrêter de venir frapper à ma porte. Nous nous sommes dit tout ce qu’il y avait à dire. J’ai été très claire :
tout est fini entre nous.
— M’aimez-vous ?
Elle était restée impavide mais avait fui son regard.
— Que je vous aime ou non n’a plus d’importance. Aujourd’hui, nous nous voyons pour la dernière
fois. Je n’accepterai plus vos lettres et si vous vous présentez chez moi, je…
— Oui ? Si je me présente chez vous ?
Elle le regarda enfin.
— Si vous vous présentez encore ici, je veillerai à ce que cela soit la dernière fois.
— Vraiment ? demanda Leo en croisant les bras. Et de quelle façon envisagez-vous de me tenir à
distance ?
— C’est très simple. Je vendrai ma maison et quitterai Londres.
— Que… Quoi ? Mais c’est votre maison !
— J’en trouverai une autre où je vivrai dans la quiétude, loin d’ici. Il n’y aura aucune chance que nos
chemins se croisent de nouveau.
Leo avait cru que son cœur ne pouvait se briser davantage qu’il ne l’était depuis le jour où Thalia
avait rompu. Il s’était trompé.
Il était donc reparti, après avoir obtenu de la jeune femme la promesse qu’elle ne quitterait pas
Londres en échange de sa parole de ne plus chercher à la contacter. Et, avec désespoir, il avait tenu
parole, de crainte qu’elle ne mette sa menace à exécution et disparaisse à jamais. Il avait besoin de
savoir qu’il pourrait l’apercevoir de temps à autre.
Sa famille était rentrée en ville, la saison battait son plein. Esme avait été présentée à la cour et avait
eu droit à un spectaculaire bal de débutante. Elle s’était bien amusée et avait été très sollicitée par une
foule de jeunes gentilshommes qui voulaient danser avec elle. Pour le moment, il semblait néanmoins
difficile de déterminer si elle voulait qu’ils s’intéressent simplement à elle ou la demandent en mariage.
Leo faisait son devoir de frère en l’escortant aux dîners et soirées et autres distractions de mise, mais
pour la première fois de sa vie, il ne prenait aucun plaisir à sortir. Même les soirs où il faisait la tournée
des grands-ducs avec ses amis, il était morose. Comment aurait-il pu en être autrement quand son esprit
voguait constamment vers l’autre côté de la ville, et fourmillait d’interrogations : comment allait Thalia ?
Que faisait-elle, et avec qui le faisait-elle ?
Ses bottes claquaient sur le pavé de la rue. Sans même s’en rendre compte, il s’était dirigé vers
Gentleman Jackson’s, le club de boxe. Il considéra l’entrée pendant quelques instants, puis poussa la
porte.
Il était bien connu, chez Jackson. De même que Lawrence. Il n’avait jamais la moindre difficulté pour
trouver un adversaire lors d’une visite inopinée. Mais deux rounds et vingt minutes plus tard, il n’avait
toujours pas évacué la colère qui l’animait.
Il serra l’un contre l’autre ses gants de boxe, se demandant si un combat à mains nues le satisferait
davantage. Le problème, c’était que Jackson fronçait les sourcils lorsque l’un de ses clients négligeait les
mesures de sécurité et, pire, lorsque ses clients blessaient les membres de son équipe, ou étaient eux-
mêmes blessés.
Il s’apprêtait à commencer un nouveau round quand il entendit une voix qui pétrifia ses muscles. Son
sang lui sembla tout à coup en ébullition et la haine le submergea.
Pivotant sur ses talons, il posa les yeux sur lord Kemp, puis sourit.
Finalement, aujourd’hui, la chance serait peut-être de son côté.
Il s’éloigna de son partenaire, qui lui jeta un regard désolé, comme s’il n’aimait pas l’expression
qu’affichaient soudain les traits de Leo. Lequel avait déjà oublié l’homme : toute son attention était
focalisée sur Kemp.
Vraie brute, celui-ci cognait l’adversaire qui lui avait été désigné, feintait et recommençait. Jackson
n’employait pas de poids plume et ses hommes savaient se battre. Mais ils conservaient toujours un
comportement sportif, loyal, et avaient reçu pour consigne de ne pas perdre leur sang-froid, même
lorsqu’ils étaient confrontés à des clients par trop belliqueux, et Kemp en profitait pour décocher des
coups vicieux indignes d’un gentilhomme.
Mais cela n’étonna pas Leo : Kemp avait beau porter un titre, il n’était pas un gentilhomme.
Il l’observa pendant une longue minute. L’homme de Jackson lui expédia un bel uppercut à la
mâchoire. Qui lui valut en retour une série de horions à l’estomac et au flanc, déjà bleui d’hématomes.
L’homme chancela puis recula, gants levés à hauteur du visage.
— Est-ce le mieux que vous puissiez faire ? lança Kemp. Ma mère, d’une seule main, l’autre attachée
dans le dos, serait meilleure que vous ! Que Jackson m’envoie quelqu’un d’autre ! Quelqu’un capable de
me défier au lieu de me faire perdre mon temps !
— À votre place, je ne dérangerais pas Jackson pour cela, dit Leo, les poings gantés sur les hanches.
Ses hommes se battent en respect des règles, et aucun d’eux ne va vous donner ce que vous désirez.
Kemp se tourna vers Leo, prêt à en découdre. Il eut besoin de le considérer quelques instants pour le
reconnaître.
— Mais n’est-ce pas là l’effronté jeunot de Thalia ? Byron, c’est cela ?
— C’est cela.
— Et comment va ma femme ? S’amuse-t-elle toujours bien avec celui qu’elle a pris au berceau ?
— Disons plutôt qu’elle continue à se féliciter d’être débarrassée de vous.
L’expression de Kemp se ferma. Manifestement, les paroles de Leo avaient fait mouche.
— Alors ? Êtes-vous venu prendre une leçon auprès des meilleurs, Byron ?
— Si tel était le cas, un combat avec vous ne m’intéresserait pas.
— Avec moi ? fit Kemp en pouffant. Vous êtes drôle, à défaut d’autre chose. Mais vous perdez votre
temps. J’ai besoin d’affronter un vrai homme.
— Vous continuez donc à vous cacher derrière des prétextes pour ne pas vous mesurer à moi ? Au
fait, comment va votre gorge ?
Kemp bomba le torse, toute bonne humeur envolée. Il darda sur Leo un regard mauvais.
— Vous voulez donc la bagarre, morveux ?
D’un mouvement de la tête, il montra le ring et acheva :
— Alors venez, et commençons.
— Que diriez-vous de quelque chose de plus intéressant qu’un match classique ?
— Qu’entendez-vous par « intéressant » ?
— Un match à mains nues. Pas de gants. Juste vous et moi. Je vous ai entendu vous plaindre que les
hommes de Jackson ne vous défiaient pas assez.
Quelques-uns de ces hommes et des clients s’étaient groupés autour d’eux, très attentifs à l’échange
entre Leo et Kemp. Le partenaire de Leo s’avança, sourcils froncés, et lui dit à voix basse :
— Monsieur, je vous déconseille de vous engager dans cette voie. Jackson n’apprécie pas les
combats à mains nues entre ses clients. Le risque de blessure grave est trop grand. Si vous tenez à vous
battre, mettez des gants.
— C’est vrai, Byron, lança Kemp, un sourire ironique sur les lèvres. Écoutez cet homme, sinon vous
allez vous faire très mal.
Mais ce n’était pas l’avis de Leo. Si quelqu’un devait avoir mal, ce ne serait pas lui. Kemp était une
brute cruelle et arrogante, et il allait lui faire ravaler son sourire moqueur.
— Conseil enregistré, dit-il à l’homme de Jackson. Mais je crois que je vais tout de même tenter ma
chance.
Avec les dents, il dénoua le lacet qui maintenait le gant gauche autour de son poignet puis, de sa main
désormais libre, il détacha le droit.
— Alors, Kemp ? Prêt pour un vrai combat d’hommes, ou avez-vous peur que cela soit trop violent
pour vous ?
Un bref instant, Kemp hésita. Leo lut l’incertitude dans ses yeux. Kemp était une brute, or les brutes
avaient besoin d’être sûres qu’elles étaient en position de force.
Mais l’orgueil de Kemp prit le dessus. Il était confiant en ses capacités. Personne ne pouvait le
dominer, surtout pas Leopold Byron.
Et s’il déclarait forfait, il apparaîtrait comme un pauvre type effrayé, purement et simplement.
Kemp lui adressa de nouveau un sourire moqueur et leva les mains afin que son valet lui retire ses
gants.
— Monsieur, permettez-moi au moins de protéger vos phalanges, dit à Leo l’homme de Jackson. Et
les vôtres aussi, lord Kemp.
— D’accord, répondit Leo.
Qu’il se casse la main sur la tête dure de ce fumier serait inutile.
Quelques minutes plus tard, il faisait jouer ses doigts, testant leur flexibilité. Le bandage bien serré ne
l’entamait pas. Bien.
Kemp procédait à la même vérification.
Un brouhaha de voix s’était élevé : les spectateurs prenaient des paris. Depuis qu’il fréquentait la
salle de Jackson, jamais Leo ne l’avait vue aussi bondée.
Vibrant d’excitation, nerfs et muscles tendus, il cessa de penser à la foule pour se concentrer sur ce
qui allait suivre.
Kemp vint se placer face à lui. Il pesait une bonne douzaine de kilos de plus et était bien plus
teigneux. Aux yeux de ceux qui les observaient, il devait être le plus redoutable des deux adversaires.
Mais Leo avait un avantage : la rage et le bon droit étaient de son côté. Chaque coup qu’il porterait
rendrait justice à Thalia, chaque goutte de sang serait versée en hommage aux souffrances et aux pertes
qu’elle avait endurées.
Il sourit et, de la main, fit signe à Kemp de passer à l’action.
Kemp regarda autour de lui, prit la pose pour le public, puis fondit sur Leo et lui expédia un direct du
droit à la mâchoire. La tête de Leo partit en arrière. Il entendit un rire qui lui sembla venir de très loin.
Mais il n’avait qu’à peine senti le coup. Il était trop assoiffé de vengeance, trop ivre de rage pour
avoir mal.
Il se détourna et cracha par terre une longue giclée de sang. Puis il regarda Kemp et ricana, montrant
ses dents rouges.
Le combat avait commencé.
Kemp n’eut même pas le temps de parer : Leo s’abattit sur lui et lui laboura frénétiquement l’estomac
de coups de poing. Kemp blêmit, perdit le souffle, puis son visage vira à l’écarlate. Il s’efforçait de
reprendre sa respiration quand Leo lui assena un coup en pleine figure, un au plexus et ainsi de suite, sans
laisser à son adversaire le moindre répit. Un enchaînement d’une vitesse hallucinante, qui obligea Kemp
à reculer en chancelant, poings levés devant son visage pour se protéger.
Il secoua la tête, sans doute pour s’éclaircir les idées, mais Leo fut une nouvelle fois sur lui et entama
une série d’uppercuts. Il ne s’accorda pas une seconde pour respirer. Il frappait sans relâche, atteignant
toutes les parties vulnérables de l’abdomen de Kemp. Ses muscles l’élançaient à force de recevoir le
choc en retour de ses coups. Ses mains étaient déchirées de plaies sanguinolentes, mais il n’en avait cure.
Il était devenu quasiment insensible à la douleur. Voyant Kemp pratiquement défait, il poussa son
avantage. Chaque direct du droit était pour Thalia. Chaque direct du gauche était pour Thalia… Un mantra
qui était devenu le moteur de sa fureur. Il voulait que Kemp sache ce qu’elle avait ressenti. Il voulait que
Kemp tombe à genoux et le supplie, qu’il ait peur pour sa vie comme elle avait eu peur pour la sienne.
— Ce n’est pas comme lorsqu’on frappe une femme, hein, Kemp ? demanda-t-il à voix basse afin que
seul son adversaire l’entende. Je ne suis pas si facile à battre, à brutaliser, n’est-ce pas ? Quel effet cela
fait-il d’être rossé comme une bête ? D’être la victime, cette fois ?
Les yeux enflés de Kemp, qui se réduisaient maintenant à deux fentes, réussirent à s’écarquiller : il
était terrifié et plein de haine. Mais Leo ne vit aucun remords.
Pourtant, le corps de Kemp offrait un pitoyable spectacle. Les marques des coups étaient effroyables.
Leo décida d’achever le travail. Il cogna jusqu’à être certain que Kemp n’avait plus la moindre capacité
de se défendre, encore moins de reprendre l’initiative.
Néanmoins, il fit une tentative, que Leo réduisit à néant d’un crochet du droit.
Kemp s’effondra à ses pieds, gémissant, lamentable.
Leo faillit continuer à le frapper à terre. Qu’il ne reste plus rien de vivant chez ce fumier… Qu’il soit
définitivement incapable de frapper quelqu’un…
La voix de Thalia s’éleva dans sa tête, lui rappelant sa promesse. Son serment de ne pas laisser libre
cours à ses plus bas instincts.
Il cracha de nouveau, cette fois sur Kemp, en signe d’absolu mépris, puis tourna les talons et
s’éloigna.
32
— Lady Frost est là, madame, annonça Fletcher d’un ton compassé.
Thalia, qui brodait, leva les yeux, planta l’aiguille dans son ouvrage et se leva.
— Jane ! Quelle bonne surprise ! J’ignorais que tu avais projeté de me rendre visite aujourd’hui.
Jane Frost traversa la pièce dans un bruissement de soie lavande. Ses boucles brunes brillantes
étaient ramassées sous un chapeau de paille orné de fleurs en soie teintes de la même couleur que la robe.
Quinze ans et cinq enfants avaient un peu empâté sa taille, mais elle parvenait toujours à être aussi
pimpante et pleine de vie qu’à l’adolescence. Thalia l’avait connue à cette époque-là, lorsqu’elles
avaient fait leur entrée dans le monde ensemble.
Jane l’embrassa. Son parfum de gardénia embaumait délicatement l’atmosphère. Tout dans son
apparence évoquait le printemps.
— Je pensais à toi, ce matin, alors j’ai décidé de venir te voir.
Elle s’assit, et Thalia s’adressa à son majordome.
— Du thé, je vous prie, Fletcher, si cela ne vous dérange pas.
— Cela ne me dérange pas du tout, madame.
Thalia attendit que Fletcher soit parti pour s’asseoir à son tour.
— Alors, Jane ? Qu’as-tu de neuf à me raconter ?
— Qu’est-ce qui te fait dire que j’ai quelque chose de neuf ?
Thalia afficha aussitôt un air entendu.
— Oh, zut, se plaignit Jane, il n’y a pas moyen de te cacher quoi que ce soit. Tu lis en moi comme
dans un livre ouvert.
— Dont l’histoire est toujours intéressante. Bon, je t’écoute.
Jane prit le temps de lisser sa jupe, avant de suggérer :
— Peut-être devrions-nous attendre que le thé ait été servi ?
— Non. Tout de suite. Ce ne sont pas de mauvaises nouvelles, j’espère ?
— Pas du tout, au contraire. Du moins, j’espère que c’est ainsi que tu les considéreras.
— Je t’écoute, répéta Thalia en croisant les mains sur ses genoux.
— Eh bien, apparemment, il y a eu un sacré match de boxe hier après-midi dans la salle de Jackson.
Toute la ville en parle. Jeremy m’a donné les détails ce matin au petit déjeuner. Du moins, tout ce qu’il a
appris hier soir à son club.
Jeremy était le mari de Jane. Il faisait partie de ces gens qui prétendent mépriser les ragots, mais il
était toujours au courant des derniers en date.
Thalia fronça les sourcils.
— Oh. Et pourquoi suis-je censée m’intéresser à un combat dans la salle de Jackson ?
Jane se pencha en avant, les yeux brillants.
— Parce que lord Kemp est impliqué.
Thalia se raidit.
— Ah bon ?
— Garde ton calme, Thalia. Je sais que tu détestes ne fût-ce qu’entendre prononcer son nom, et ce à
juste raison. Mais tu vas aimer l’histoire. Kemp a été mis au défi d’accepter un combat de boxe à mains
nues, et il s’est fait battre comme plâtre.
— Quoi ?
Gordon avait toujours été très fier de ses talents de pugiliste. Il se vantait à la moindre occasion de
ses prouesses. Il terrorisait les autres hommes et il adorait cela. Exactement comme il l’avait terrorisée,
elle.
— C’est la vérité, Thalia. Le combat a été très brutal et même si lord Kemp est arrivé à placer
quelques coups, il a perdu. Il paraît que son adversaire est presque aussi bon que Jackson lui-même. Il a
fait toucher terre à Kemp, puis lui a craché dessus et s’en est allé.
Thalia était ébahie.
— Jeremy m’a dit, continua Jane, qu’il a fallu transporter Kemp jusque chez lui et lui administrer du
chloroforme. D’après le médecin, il a trois côtes cassées, la mâchoire fracturée, les yeux pochés et il a
perdu une dent. Oh, et il a aussi un affreux mal de crâne. Il était grand temps que cet horrible personnage
se fasse corriger.
Un homme avait donc battu Gordon… si sauvagement qu’il avait été incapable de quitter la salle de
boxe sur ses jambes ?
L’estomac de Thalia se serra.
— Jane, comment s’appelle l’homme qui a frappé Gordon ?
— Pourquoi veux-tu le savoir ? Pour lui envoyer un mot de remerciement ?
— Son nom, Jane.
— Byron. Lord Leopold Byron.
Jane considéra son amie un long moment.
— Mmm… Tu as une drôle d’expression, Thalia.
— Vraiment ?
— Pourquoi ai-je l’impression qu’il y a quelque chose que tu ne m’as pas dit ?
— Je comptais le faire, avoua Thalia en soupirant, mais je me suis tue parce que c’est terminé.
— Qu’est-ce qui est terminé ?
— La liaison que j’ai entretenue tout l’hiver.
— Quoi ? Tu avais une liaison ?
Jane était éberluée.
— Oui. Avec lord Leopold Byron.
Après le départ de Jane, Thalia resta longtemps assise devant la fenêtre de son bureau. Elle lui avait
parlé de Leo mais n’avait pas tout raconté. Son absence la faisait tant souffrir qu’elle avait du mal à
parler de lui. Il y avait en elle un vide que rien ni personne ne pouvait combler. Les semaines qu’ils
avaient passées ensemble lui semblaient n’être qu’un beau rêve, riche de moments si merveilleux qu’ils
illuminaient toute l’histoire.
Il s’était battu avec Gordon. Pour elle. Et il avait gagné.
Elle était partagée entre la gratitude et la peur. Il n’aurait pas dû faire cela, quel que fût le résultat.
Gordon n’oublierait pas de sitôt.
Comme elle regrettait de ne pouvoir courir rejoindre Leo, se jeter dans ses bras et lui dire combien
elle l’aimait, combien il lui manquait. Elle aurait voulu lui enjoindre d’être prudent, de ne plus jamais en
venir aux poings à cause d’elle.
Et si elle lui écrivait une lettre ?
Non. Cela ne ferait que rouvrir la plaie. Le seul moyen de l’empêcher de recommencer, de le
convaincre de rester loin d’elle une fois pour toutes, c’était de garder ses distances, même si cela la
désespérait.
Peut-être devrait-elle partir, ainsi qu’elle avait menacé de le faire. Elle vendrait sa maison de ville et
irait s’enterrer à la campagne. Dans le Derbyshire, par exemple. Ou le pays de Galles. Quelque part à
bonne distance de Londres, dans un endroit où il ne penserait pas à la chercher.
Mais si elle tenait vraiment à ne plus le revoir, s’exiler sur le Continent était la meilleure idée. Le
problème, c’était que les quelques forces qui lui restaient se réduisaient comme peau de chagrin.
Elle appréhendait qu’un départ définitif la détruise.
Donc, non, elle ne dirait rien à Leo. Il avait prouvé son courage face à Gordon. Il était un adulte,
manifestement très capable de veiller sur lui-même.
Elle n’avait aucune raison de se désoler. Elle le laisserait vivre sa vie et, pour le préserver, elle
vivrait la sienne. Seule.
Deux semaines plus tard, l’un des amis de Leo protestait.
— Oh, ne dis pas que tu refuses de te joindre à nous, Byron ! Pritchett est le meilleur cercle de jeu de
Londres. Les parties sont sans égales, et les femmes charmantes. Il faut que tu viennes. Sans toi, la soirée
ne sera pas la même.
Les autres amis approuvèrent et pressèrent Leo d’être des leurs pour faire la fête, comme d’habitude.
Lawrence n’était pas parmi eux. Il était parti avec l’un de ses associés qui avait souhaité qu’ils sortent de
leur côté.
Leo savait qu’il aurait dû aller s’amuser avec ses amis, mais il n’avait pas envie de feindre la gaieté
un soir de plus. Jouer ne le tentait pas, et encore moins subir les avances de cocottes trop parfumées qui
monnayaient leur corps, si « charmantes » fussent-elles.
Il ne désirait qu’une seule femme et ne pouvait l’avoir.
En son for intérieur, il était accablé de tristesse.
Mais il afficha un grand sourire.
— Cela semble séduisant, les gars, dit-il, mais je vais être obligé de remettre ce plaisir à plus tard :
je rentre chez moi.
— Chez toi ? Sûrement pas ! s’insurgea l’un de ses amis, auquel les autres firent écho. Il est à peine
neuf heures. La meilleure partie de la nuit commence à peine !
— Exact. Mais j’ai malheureusement un rendez-vous demain matin. Je dois prendre le petit déjeuner
avec ma mère et ma sœur, et je n’ai pas envie d’apparaître les yeux cernés et la figure marquée par la
gueule de bois. Non, les amis. Filez vous distraire. Je serai des vôtres une autre fois.
Tous essayèrent de le faire changer d’avis, sans succès. Ils finirent donc par renoncer et lui firent au
revoir de la main quand il descendit la rue en quête d’un fiacre. Il n’avait pas pris sa voiture lorsqu’il
était sorti dîner avec trois de ses amis qui, maintenant, allaient faire la fête.
Ils avaient raison de le considérer comme un piètre compagnon. Il était devenu bien triste. Plutôt que
de sacrifier à leur routine, il préférait rester dans son coin à ruminer sa mélancolie.
Thalia lui avait affirmé qu’il l’oublierait et trouverait une autre femme à aimer. Elle s’était trompée.
Les autres femmes ne l’intéressaient pas du tout. Quant à l’oublier, de l’eau aurait coulé sous les ponts
avant qu’il ait expulsé Thalia de sa mémoire.
Foin de ces pensées amères, se dit-il en laissant passer un fiacre. Tant pis. Il hélerait le prochain. Ou
le suivant. En dépit de l’heure, les rues grouillaient de monde. On entendait des éclats de rire, des bribes
de conversations. Les parfums de l’été si proche embaumaient l’air.
Il avait obliqué dans une autre rue quand, d’une venelle sombre sur sa gauche, surgirent deux
hommes, qui lui barrèrent le passage. Il voulut les contourner, mais de nouveau ils se placèrent devant lui
et l’obligèrent à reculer dans la ruelle.
Il s’agissait manifestement de grosses brutes, du genre que l’on rencontrait plus souvent sur les quais
qu’en centre-ville.
— Si c’est de l’argent que vous voulez, j’ai bien peur de n’avoir qu’une pièce ou deux. Et je ne suis
pas d’humeur à me battre. Alors à votre place, je filerais.
Ils fondirent sur lui, lui happèrent les bras et le tirèrent plus loin dans la ruelle. Du moins tentèrent-ils
de le tirer : il donna un violent coup de coude au premier, un coup de pied à l’autre et réussit à se
dégager. Mais un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit que deux autres hommes arrivaient en
courant du fond de la venelle.
Il serra les poings. Il était encerclé.
— Pourquoi ai-je l’impression que vous ne cherchez pas simplement à me dévaliser ?
Il n’eut pas le temps de crier pour attirer l’attention d’un passant : ils étaient déjà sur lui. Ils
réussirent à le pousser dans l’obscurité de la ruelle, où ils commencèrent à le rouer de coups de poing.
Il fit de son mieux pour se défendre, cognant de toutes ses forces à l’aveuglette. Avec quelque succès,
puisque l’un d’eux s’effondra sur le pavé.
Mais ils étaient trop nombreux et leurs coups pleuvaient. Des élancements fulgurèrent dans sa tête,
son visage, sa poitrine, son dos… Il tomba et se recroquevilla sur lui-même pour se protéger. Du sang
coulait sur sa figure, s’infiltrait dans sa bouche. Ses tympans pulsaient.
L’esprit en pleine confusion, il se demanda s’il allait mourir.
Puis, après ce qui lui parut avoir duré une éternité, la rossée cessa. Leo songea que ses agresseurs
étaient prêts à partir. Mais l’un d’eux se pencha sur lui et, la bouche près de son oreille, lui souffla :
— Avec les meilleures salutations de lord Kemp.
Les rires résonnèrent dans la ruelle lorsque le groupe s’éloigna.
Puis Leo n’entendit plus rien.
33
Trois jours plus tard, Thalia prenait son petit déjeuner dans une partie ensoleillée de sa salle à
manger. Elle se délectait de fraises à la crème quand on frappa discrètement à la porte.
Fletcher.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, madame, mais vous avez une visite.
— À cette heure-ci ? s’étonna Thalia.
Il était huit heures du matin, bien trop tôt pour une visite. Elle ne voyait pas qui aurait osé se
présenter à sa porte d’aussi bonne heure, mis à part…
Elle posa sa fourchette, le pouls soudain affolé.
— Ce n’est pas lord Leopold, n’est-ce pas ?
Une drôle de petite lueur brilla dans les yeux du majordome.
— Non, madame. C’est son frère, lord Lawrence Byron.
Lord Lawrence ? Pourquoi diable aurait-il voulu la voir ?
Quelques instants plus tard, déconcertée, elle finit par hocher la tête.
— Faites-le entrer, Fletcher.
Elle avait déjà rencontré lord Lawrence, pourtant cela lui fit un choc lorsqu’il s’avança vers elle. Il
ressemblait tant à Leo qu’elle se demanda même si, après tout, il ne s’agissait pas vraiment de lui. Mais,
après un bref examen, elle nota la subtile différence entre les deux hommes : la couleur de leurs yeux
n’était pas la même.
Il s’inclina, se redressa, et Thalia constata qu’il était aussi grand que Leo.
— Bonjour, lady Thalia. Je vous prie d’excuser cette intrusion à une heure aussi matinale.
— Je vous en prie. Fletcher, soyez assez aimable pour apporter des couverts supplémentaires. S’il
vous plaît, asseyez-vous, lord Lawrence, et partagez mon petit déjeuner.
— Non, je vous remercie.
— Au moins un peu de thé.
— Si vous insistez.
Lawrence prit place sur un siège pendant que Fletcher apportait une tasse et une soucoupe. Cela fait,
il se retira. Thalia servit le thé et tendit la tasse à Lawrence, qui n’avala qu’une petite gorgée.
— Alors, lord Lawrence, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous voir ?
Il fronça les sourcils.
— Il ne s’agit pas d’une visite de courtoisie, lady Thalia, j’en ai bien peur. Je suis venu vous parler
de mon frère.
— Oh ?
Le cœur de Thalia manqua quelques battements. Lawrence était-il là pour lui demander de renoncer
définitivement à Leo ? Si tel était le cas, il n’avait aucun souci à se faire. Elle avait abandonné toute idée
de renouer avec Leo. Une décision sans appel.
L’expression de Lawrence accéléra les palpitations de son cœur. Elle était soudain très inquiète.
— Qu’y a-t-il ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ?
Il se rembrunit encore.
— Leo a été agressé par une bande de voyous il y a trois jours, et sévèrement battu. Les malfrats l’ont
laissé dans une ruelle où on ne l’a découvert que plusieurs heures plus tard.
Thalia eut l’impression que son sang s’était figé dans ses veines.
— Ô mon Dieu ! Il n’est pas…
— Non, il est vivant. Mais grièvement blessé. Et il vous a demandée. Je suis là pour vous conduire
auprès de lui, si vous acceptez de m’accompagner.
Quelques secondes durant, Thalia fut incapable de réunir ses pensées. Elle avait la gorge nouée.
L’horreur et la détresse lui bloquaient la respiration.
Leo était blessé ?
Leo allait peut-être mourir ?
Elle cilla pour écraser les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle jeta sa serviette sur la table et se
leva.
— Je viens, bien sûr, lord Lawrence. Immédiatement. Accordez-moi juste le temps de prévenir mon
majordome.
— Merci, lady Thalia.
Lawrence semblait soulagé et, soudain, très fatigué. Comme s’il n’avait pas dormi depuis des jours. Il
ressemblait tant à Leo que Thalia dut de nouveau refouler ses larmes.
Elle alla se préparer.
Leo était allongé, et il souffrait. Il essayait de ne pas bouger. Même sa peau était douloureuse aux
endroits où elle était en contact avec les draps et la courtepointe de soie. Le temps s’écoulait bizarrement.
Par moments, il filait à toute vitesse ; à d’autres, au ralenti, avec des intervalles d’inconscience. Il
sombrait dans un néant ténébreux dont à chaque fois il pensait ne jamais sortir. Mais même pendant ces
horribles passages dans le noir, jamais la douleur ne le quittait. Son corps n’était quasiment qu’une
blessure. Aucune partie n’était indemne. Hématomes, coupures, fractures… Il n’y voyait que d’un œil,
l’autre étant fermé par une enflure violette. Il ne parvenait à ouvrir la bouche que pour aspirer un peu
d’eau. Ou de bouillon. Ce qui finalement n’était pas un problème, vu qu’il n’avait pas d’appétit.
Il ne se serait pas inquiété, aurait été certain de guérir, s’il n’y avait pas eu ces élancements dans son
dos et ce sang dans ses urines. Organes internes endommagés, avaient murmuré les médecins. Reins lésés,
côtes cassées.
Il était, avait-il compris, en mauvais état.
Ils avaient voulu lui faire une saignée, mais il avait été assez lucide pour refuser, soutenu par
Lawrence qui n’était pas d’accord non plus. C’était lui qui lui avait bandé la cage thoracique, serrant
autant que le permettait la nécessité de respirer. On lui avait administré du laudanum. C’était la première
fois depuis des années qu’il en prenait. Il aurait avalé n’importe quelle substance susceptible d’atténuer
ses douleurs.
On le veillait en permanence. Sa mère, ses sœurs ou ses belles-sœurs, ses frères et même Adam. Tout
le monde venait. Sauf une personne. Celle qui lui manquait le plus. Celle dont il rêvait.
Son chagrin.
Son salut.
Thalia.
Il s’était réveillé à l’aube, son nom sur les lèvres. Lawrence était là, l’air hagard, soucieux comme
jamais il ne l’avait vu. Ils avaient discuté – mais de quoi, il ne se le rappelait pas. Ensuite, il avait de
nouveau glissé dans une semi-conscience, puisant du réconfort dans des songes qu’habitait Thalia.
Une main douce lui lissait les cheveux, des doigts frais caressaient doucement son front. Un parfum
de fleur aérien flottait dans la chambre, chaud, féminin et familier. Il devait encore rêver, imaginer que
Thalia était là.
Ou alors il était mort et était au paradis, pensa-t-il lorsque les lèvres de la jeune femme effleurèrent
les siennes. Comme par magie, tout à coup, il n’avait plus mal.
— Oh, Leo… Oh, mon chéri… Que vous ont-ils fait…
Elle prit sa main et il sentit quelque chose de mouillé et tiède tomber sur sa peau. Il s’obligea à
soulever les paupières, du moins celle de son œil valide, et découvrit Thalia penchée sur lui, tel un ange.
— Thalia, murmura-t-il la voix cassée, rauque.
Il la regarda attentivement. Ses yeux étaient humides, voilés de tristesse.
— Chuuut… fit-elle d’un ton rassurant en recommençant à lisser ses cheveux. Ne parlez pas.
Rendormez-vous.
— Est-ce que je rêve ? Êtes-vous vraiment là ?
— Oui, je suis là. Votre frère Lawrence est venu chez moi ce matin. Il m’a raconté ce qui s’est passé.
Une larme roula sur sa joue.
— Ne pleurez pas, Thalia. Je déteste que vous pleuriez.
Elle essuya la larme du dos de la main et sourit.
— Vous voyez ? Elle est partie. Leo, de quoi avez-vous besoin ? Avez-vous faim ? Soif ?
Il secoua la tête sans se préoccuper des douleurs que déclenchait ce mouvement.
— Tout ce dont j’ai besoin, c’est de vous.
— Vous m’avez.
Oui, mais pour combien de temps ?
Il l’attrapa par le poignet pour l’obliger à s’asseoir sur le lit. Avec d’infinies précautions, elle
s’exécuta.
— Ne partez pas, Thalia.
— Je ne pars pas.
Parler exigeait tant d’efforts que, sous ses côtes cassées, il avait la poitrine en feu.
— Jurez-moi que vous ne partirez pas.
— Je serai là quand vous vous réveillerez.
— Jurez.
— Chuuut… Je le jure. Ne vous inquiétez pas. Je resterai aussi longtemps que vous voudrez de moi.
Il scruta ses yeux sombres, et ce qu’il y lut le rassura. Il se détendit. Mais il ne lâcha pas son poignet.
— Cela signifie pour toujours, Thalia, vous en rendez-vous compte ? Parce que je voudrai toujours
de vous. Je vous aime.
— Je vous aime aussi, Leo. Maintenant, dormez.
Il ne voulait pas dormir ! Il voulait simplement regarder Thalia, mémoriser le moindre détail de ses
traits, le gracieux ovale de son visage.
Et puis, il y avait autre chose qu’il tenait à lui dire. Quelque chose de très important.
— Lawrence vous en a-t-il parlé ?
— De quoi, Leo ?
— De mon testament. J’en ai fait un.
Elle ne put réprimer un frisson.
— Vous n’avez pas besoin de testament ! Vous n’allez pas mourir.
— Si, il est possible que je meure. J’ai entendu discuter les médecins.
— Ce que vous avez entendu, ce sont des absurdités. Les médecins se trompent souvent. Vous n’avez
que vingt-cinq ans. Vous avez simplement besoin de repos et vous guérirez, c’est tout.
— Peut-être, mais si je ne guéris pas…
— Bien sûr que vous allez guérir ! Je ne vous permettrai pas de faire quoi que ce soit d’autre.
— Mais si je ne guéris pas, insista Leo, je veux que vous sachiez que j’ai pris des dispositions pour
vous.
— Des dispositions ? Qu’entendez-vous par là ?
— Je vous lègue ma fortune.
Elle écarquilla les yeux.
— C’est impossible, Leo. Je ne veux pas de votre argent.
Il ignora ces mots.
— Lorsque nous nous sommes séparés il y a quelques mois, je sais que vous vous étiez forgé une
étrange idée, à savoir que je serais plus heureux sans vous. Que j’aurais une meilleure existence si je
continuais seul mon chemin. Mais ce ne sera pas le cas. Je ne serai pas heureux.
— Peut-être pensez-vous cela maintenant, répondit Thalia, les yeux baissés sur ses mains jointes.
Mais un jour, vous vous rendrez compte que j’avais raison.
— Non.
Elle releva les yeux.
— Thalia, je vous aime et ne cesserai jamais de vous aimer. Il y a quelque chose qu’il faudrait que
vous sachiez sur les hommes Byron.
— Oh ? Et qu’est-ce donc ?
— Nous menons des vies agitées jusqu’à ce que nous ayons trouvé la femme idéale. Et une fois que
nous l’avons, nous la gardons jalousement et ne l’autorisons jamais à partir.
Il marqua une pause, le temps de reprendre son souffle, puis reprit :
— Je sais que nous ne pouvons pas nous marier, mais cela n’a pas d’importance. Pas pour moi. Dans
mon cœur, vous êtes déjà mon épouse, et je suis votre époux.
— Leo…
— Ne le suis-je pas, Thalia ?
Pendant un long moment, elle garda le silence. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut sur un ton aussi
solennel, aussi sérieux que si elle avait prononcé des vœux de mariage.
— Oui, Leo. Dans mon cœur, vous êtes mon mari.
Il eut un petit hochement de tête, manifestement satisfait.
— Un mari veille sur sa femme, même après sa mort.
— Vous n’allez pas mourir ! Cessez de dire des choses pareilles !
— Il me serait impossible de reposer en paix, Thalia. Pas si je savais que je n’ai pris aucune
disposition pour vous. Tout ce que j’ai est désormais vôtre.
— Je vous l’ai dit : je ne veux pas de votre argent. Tout ce que je voudrai jamais, c’est vous.
Les larmes qu’elle contenait jusque-là avec tant de peine se mirent à ruisseler sur ses joues. En dépit
des douleurs que ce geste déclenchait dans son dos et sa poitrine, Leo tendit la main et passa le pouce sur
sa joue.
— Embrassez-moi et dites-moi que vous m’aimez, épouse.
— Je ne voudrais pas vous faire mal.
— Je n’aurai pas mal, assura-t-il, ce qui était un mensonge.
— Je vous aime, mari. Plus que j’ai aimé quiconque de toute ma vie. Et jamais je n’aimerai personne
comme je vous aime.
Elle posa les lèvres sur les siennes, si douces, si chaudes. Il ferma les yeux et s’abîma dans le
bonheur de ce baiser, se disant que si c’était le dernier, il mourrait heureux.
Puis, lentement, les ténèbres l’entraînèrent en leur sein. Il tenta de résister. Il entendait la voix de
Thalia, de plus en plus lointaine. En dépit de toute sa volonté, il ne parvenait pas à repousser cette nuit
qui l’engloutissait. Elle était trop puissante. Comme une vague qui aurait déferlé sans hâte mais avec
force. Il coula à pic dans le néant.
34
Thalia se réveilla en sursaut en sentant une main sur son épaule. Elle leva les yeux et découvrit ceux,
verts, gentils, de la duchesse douairière de Clybourne posés sur elle. Elle lui souriait.
— Pourquoi ne pas prendre un peu de vrai repos dans l’une des chambres ? demanda doucement la
mère de Leo. Je peux veiller sur lui un moment.
— Non, je vais bien, dit Thalia en se redressant sur sa chaise.
Elle était un peu confuse, l’esprit encore embrumé de sommeil.
— Je lui ai promis que je serais à son chevet à son réveil.
La duchesse la considéra attentivement, puis déclara :
— Comme vous voudrez. Mais je vais rester avec vous, si vous ne voyez pas d’inconvénient à avoir
un peu de compagnie.
— Bien sûr que non. Permettez-moi d’aller vous chercher un siège.
— Je vous en prie, je puis m’en charger. Vous êtes fatiguée et je ne suis pas encore sénile, même si
j’ai huit enfants et plus de petits-enfants que je ne l’aurais jamais rêvé.
Ava Byron tira à elle une chaise et s’assit.
Le regard des deux femmes se dirigea de concert vers Leo.
Cela faisait trois jours que Thalia était là. Trois longs jours et trois nuits quasiment sans dormir,
peuplés d’inquiétude et de désespoir. Au lieu de s’améliorer, l’état de Leo avait empiré et la tristesse
imprégnait l’atmosphère de la chambre.
Mais Thalia avait réussi à tenir ses craintes à distance. Elle se refusait à envisager le pire. Bien
qu’épuisée, elle était restée au chevet de Leo.
Et enfin, tôt ce matin, l’état de celui-ci s’était amélioré. Son pouls s’était ralenti jusqu’à redevenir
normal et ses joues avaient repris quelque couleur, alors qu’auparavant elles étaient livides.
Thalia avait retenu des larmes de soulagement quand il avait repris connaissance assez longtemps
pour pouvoir boire du bouillon de bœuf. Puis il avait de nouveau sombré, mais cette fois dans un sommeil
paisible.
Le médecin était venu le voir dans la matinée et avait secoué la tête, incrédule. Il avait déclaré Leo en
voie de guérison. Toute la maisonnée avait formé des vœux silencieux pour qu’il en aille ainsi.
Même maintenant qu’elle le savait hors de danger, Thalia était restée avec lui. Elle lui avait fait une
promesse et la tiendrait.
La duchesse regardait dormir Leo sans parler. Elle était si gentille. D’ailleurs, tous les Byron
l’étaient. Mais la mère de Leo s’était révélée bien plus gentille que Thalia n’aurait osé l’imaginer. Au
début, elle s’était sentie très mal à l’aise. Elle avait attendu les coups d’œil critiques, cruels ou indignés
quand les Byron avaient découvert l’ancienne maîtresse de Leo à son chevet. À sa grande surprise, elle
n’avait eu droit qu’à des sourires aimables. Personne ne lui avait posé de question sur la raison de sa
présence. Tout le monde l’avait traitée avec respect.
— Vous aimez beaucoup mon fils, dit la duchesse, rompant le silence.
Le regard de Thalia ne se détourna pas de Leo. Sa poitrine était oppressée. Tant d’émotions la
bouleversaient qu’elles lui semblaient impossibles à contenir.
— Oui, je l’aime, répondit-elle simplement.
— Et il vous aime aussi. Lawrence nous l’a dit. Cela nous a permis de comprendre ce qui s’est passé
au cours des derniers mois. Leo n’était plus lui-même, et je me demandais ce qui n’allait pas. Depuis que
nous sommes revenus en ville, je crois ne l’avoir pas vu sourire une seule fois. Tous mes fils, Leo en tête,
sont gais. Je pense que vous lui avez brisé le cœur.
Thalia avait la gorge nouée.
— Ce n’était pas mon intention.
— Je ne doute pas que vous ayez fait ce que vous pensiez être le mieux. Mais vos bonnes intentions
l’ont rendu profondément malheureux.
— Il veut m’épouser mais cela n’est pas possible, lord Lawrence ne vous l’a-t-il pas dit ?
— Si. De même qu’il m’a dit que Ned et lui ont remué ciel et terre pour trouver un moyen de
contourner la clause que comporte votre jugement de divorce. Ils ont échoué.
Thalia regarda la duchesse.
— Quoi ? Le duc a essayé de faire annuler cette clause ? Et lord Lawrence aussi ? Je l’ignorais.
— Leo a été désespéré quand il a compris qu’il ne pourrait pas vous rendre votre liberté. Mais cela
n’a en rien changé ses sentiments. Lawrence m’a appris ce qu’il avait fait, pour son testament, et m’a dit
avoir entendu que vous et Leo vous considériez comme mari et femme en dépit des circonstances, même
s’il n’y a pas d’union légale.
Thalia crispa les mains croisées sur ses genoux.
— Lawrence ne devrait pas rapporter ce qu’il apprend de façon indirecte.
— Je vous en prie, ne soyez pas désolée, dit la duchesse en tapotant la main de Thalia. Lawrence ne
me parle que parce que je suis sa mère. Sinon, il est très discret. Oh, à propos de Lawrence, il vous
apprécie beaucoup. Pour lui, vous êtes comme une sœur.
— Je ne m’en doutais pas.
— Il aime son frère et il veut son bonheur. Or vous rendez Leo heureux. Et moi aussi, je tiens à ce que
Leo soit de nouveau heureux.
— Cela ne vous dérange donc pas que votre fils et moi vivions dans le péché ?
— Eh bien… je dois reconnaître que la situation n’est pas idéale, et nombreux seront ceux qui
désapprouveront. Mais pas moi. Vous découvrirez que les autres Byron réagissent comme moi. Du moins,
la famille proche. Nous avons l’habitude de faire des vagues, alors quelques-unes de plus ou de moins…
Thalia sentit céder ses défenses. Jamais elle n’aurait cru avoir le soutien de la duchesse.
— En êtes-vous certaine, madame ? Je ne voudrais à aucun prix faire honte à Leo.
— Je m’en rends compte.
— Madame, je ne puis lui donner d’enfant, avoua Thalia d’une voix enrouée. Il prétend que cela lui
est égal, mais il est jeune. Il peut changer d’avis.
— S’il est une chose que sait mon fils, c’est ce qu’il y a dans son esprit et dans son cœur. N’essayez
pas de vous mettre à sa place.
La duchesse lui adressa un doux sourire et continua :
— En ce qui concerne les enfants, je suis sincèrement désolée car je vois bien combien cela vous fait
de la peine. Mais peut-être Dieu vous bénira-t-il. Rien n’est jamais aussi sûr que nous le pensons.
Thalia lui rendit son sourire.
— Je prie pour que vous ayez raison.
Ava se pencha et l’embrassa sur la joue.
— Vous êtes une gentille fille. Je comprends pourquoi il vous aime.
Thalia resta muette, les larmes aux yeux.
Dans son lit, Leo bougea et souleva lentement les paupières.
— Thalia ?
Elle se pencha sur lui et prit sa main.
— Je suis là. Tout près.
Il ouvrit carrément les yeux, l’observa quelques instants et remarqua :
— Vous paraissez harassée.
Folle de joie qu’il fût aussi lucide, Thalia éclata de rire.
— Vous aussi !
Il tourna la tête vers la duchesse.
— Maman ?
Ava était radieuse.
— Bonjour, mon chéri. Comment te sens-tu ?
— Bien mieux.
Il réfléchit quelques secondes et confirma :
— Oh, oui, bien mieux.
— Je suis si heureuse. Nous discuterons plus tard. Pour l’instant, je vais vous laisser seuls, toi et
Thalia.
Leo attendit que sa mère ait quitté la chambre et refermé la porte derrière elle pour demander :
— Pourquoi ai-je l’impression d’avoir manqué un épisode ?
Thalia se leva pour retendre les draps.
— Votre mère et moi en sommes venues à un accord.
— Hein ? Quel genre d’accord ?
— Elle accepte que nous vivions dans le péché.
Il haussa les sourcils.
— Vraiment ? Et vous, qu’en pensez-vous ? Cela ne vous gênera pas que nous vivions dans le péché ?
Elle lui effleura les lèvres d’un baiser.
— Ce sera très bien. Merveilleux, même. Si c’est ce que vous voulez, évidemment.
— Évidemment que je le veux !
Il rit puis fit la grimace, rappelé à l’ordre par ses côtes cassées.
— Venez ici, Thalia.
— Où cela ?
Il lui tendit la main.
— Ici, dans ce lit. Si cela ne trouble pas ma mère que nous soyons ensemble sans consécration
religieuse, je pense que cela lui sera égal que nous dormions dans le même lit.
— Mais je risque de vous faire mal.
— Impossible. Sauf si vous m’abandonnez de nouveau.
Il imprima une secousse à la main de Thalia, la pressant de s’allonger. Avec d’infinies précautions,
elle grimpa dans le lit et se pelotonna contre lui. Puis elle l’embrassa délicatement.
— Ne vous inquiétez pas, mon amour. À partir de maintenant, je serai auprès de vous. Plus jamais je
ne vous quitterai.
Allongés l’un contre l’autre, têtes jointes sur l’oreiller, ils s’endormirent.
35
— Es-tu sûr d’être assez en forme pour cela, Leo ? Nous pouvons faire cette escapade une autre fois.
Assis à côté d’elle dans son cabriolet, Leo prit les rênes. Ils se tutoyaient, désormais. Au cours des
six semaines précédentes, son état s’était spectaculairement amélioré. Sa guérison progressait de jour en
jour. Ne subsistaient que quelques élancements par-ci par-là, et de gros hématomes.
Il jeta à Thalia un regard pénétrant.
— Ne joue pas à la couarde maintenant. Je t’ai promis il y a longtemps de t’emmener chez Gunter
manger des glaces, et nous irons chez Gunter. N’as-tu pas envie de choquer les vieilles harpies ?
— Je crois que nous avons déjà suffisamment choqué tout le monde lorsque j’ai emménagé dans ta
maison de ville.
Elle passa sa main gantée sur sa nouvelle robe d’après-midi en soie rayée rouge et blanc, avec un
spencer assorti. Un petit chapeau de paille parachevait la tenue. Maintenant que Leo et elle vivaient
comme s’ils étaient mariés, bien qu’ils ne le fussent pas légalement, Leo avait insisté pour lui acheter une
nouvelle garde-robe. Et il lui avait de nouveau offert Athéna, ainsi qu’une calèche pour dame.
Dernièrement, elle avait reçu une tiare de diamants si somptueuse qu’elle en était restée bouche bée. Un
bijou qu’elle devait porter à Holland House ou lors des soirées familiales. Il la couvrait outrageusement
de présents et elle avait fini par oublier ses résolutions : elle le laissait la gâter.
Il y avait encore des regards et des murmures, où qu’elle allât. Quoique, cela n’était pas une
nouveauté pour elle. Mais Leo étant rétabli, les voir ensemble avait ranimé le feu des commérages.
— Tilly m’a rapporté une épouvantable rumeur, l’autre jour. Apparemment, on raconte que Lawrence
et toi me partagez.
Il éclata de rire.
— N’importe qui doté d’un peu de cervelle saurait que c’est un mensonge ridicule.
— Parce que Lawrence et toi êtes trop honorables pour vous livrer à de si vilaines manigances ?
demanda Thalia d’un ton railleur.
— Non. Parce que je ne partage pas !
Il arrêta les chevaux, se pencha sur le côté pour l’embrasser et elle lui rendit son baiser, oubliant
qu’ils se trouvaient en pleine rue, au vu et au su de tous. Désormais, cela lui était complètement égal
qu’on les vît. Elle était trop heureuse. Plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été de toute sa vie.
Lorsque Leo s’écarta, elle frissonnait d’excitation. Il dut s’en rendre compte, car il lui demanda d’une
voix enrouée de désir :
— Continuons-nous notre chemin jusque chez Gunter, ou préfères-tu rentrer ?
— Chez Gunter, répondit-elle après une hésitation. Tes côtes sont toujours douloureuses. Je ne veux
pas prendre le risque de les abîmer.
— Je pourrais rester sagement allongé sur le dos et te laisser faire tout le travail, lui chuchota-t-il à
l’oreille. Tu as appris à réaliser des prodiges avec tes merveilleuses mains. Sans parler de ta langue…
— J’ai eu un excellent professeur, répliqua-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Bon, alors,
allons-nous chez Gunter ? Je suis tout à coup d’humeur à scandaliser les commères.
Dans un nouvel éclat de rire, il fit claquer les rênes et l’attelage se remit en route.
— Une crème glacée au cassis pour toi, mon amour, dit Leo en prenant l’assiette que lui tendait le
serveur pour la poser devant Thalia, et une à la noisette et sirop d’érable pour moi.
Il prit la seconde assiette.
Fidèles à la coutume estivale, les couples restaient dans leur voiture pour déguster leurs glaces et
observer les autres clients.
Thalia gardait la tête haute et méprisait les regards rivés sur eux. Plutôt que de s’en soucier, elle avait
choisi de savourer sa glace et la délicieuse compagnie de Leo. Ainsi qu’elle le lui avait dit il y avait
longtemps, à Tattersall, cela faisait des années qu’elle n’était pas allée chez Gunter. Et si elle faisait
abstraction des coups d’œil désapprobateurs, elle était ravie d’y être revenue.
Vraiment, les regards critiques la laissaient de marbre, et elle s’en étonnait. Mais sa vie lui
appartenait, et elle avait le droit de faire ce que bon lui semblait.
Elle gloussa. Elle se sentait libérée.
— Qu’y a-t-il de drôle, ma chérie ?
— Rien. Je suis simplement heureuse, et la glace est excellente. Je ne me rappelais pas à quel point
elle était exquise ici.
— Alors je suis ravi que nous soyons venus.
Elle sourit et prit une autre cuillerée.
Une petite brise se leva, rafraîchissant l’air de cette journée de fin juin. La plume du chapeau d’une
dame qui ondulait dans le vent attira son attention. Celle qui portait le chapeau était une ravissante jeune
femme aux boucles blondes et aux joues roses. Elle paraissait très jeune et innocente.
Trop innocente…
Thalia fronça les sourcils et détourna les yeux.
— Que se passe-t-il ? demanda Leo.
— Rien.
Elle prit une autre cuillerée de glace.
— Thalia, qu’est-ce qu’il y a ? Rappelle-toi : pas de secrets.
Elle soupira. Devait-elle le lui dire ? Mais comment se taire ?
Cette jeune fille – cette gamine, plutôt –, elle l’avait remarquée deux semaines plus tôt, un jour où
elle était allée faire les boutiques de Bond Street avec Tilly. Elles étaient entrées chez une modiste, et
Thalia n’avait pu s’empêcher d’entendre les deux vendeuses qui parlaient de la « délicieuse » fiancée de
lord Kemp, Lydia Duxworth, laquelle se trouvait dans la cabine d’essayage à côté de celle de son ex-
femme, lady Thalia Lennox.
Thalia avait bien pris garde à ne pas se trouver nez à nez avec Mlle Duxworth. Mais elle l’avait
assez attentivement observée pour se rendre compte qu’elle était timide, douce, et sous la coupe
autoritaire de sa mère.
L’argent. L’explication de l’arrangement était là, et cette petite Lydia n’en était sans doute pas
consciente. Quand il le décidait, Gordon pouvait se montrer tout à fait charmant. Il avait peut-être même
réussi à persuader la jouvencelle qu’il l’aimait.
Thalia n’était pas la seule dont la réputation avait pâti à cause du divorce. Pendant des années, les
mères de la bonne société en quête d’un bon époux pour leurs filles avaient veillé à garder celles-ci loin
des griffes de lord Kemp. Il avait beau être riche, aucune famille respectable ne souhaitait d’un divorcé
pour gendre. Or Gordon tenait absolument à avoir une épouse de bonne lignée. Donc il avait attendu,
plutôt que de contracter une union en dessous de sa condition.
Maintenant, après six ans, l’argent qu’il fallait au bout des doigts, il allait pouvoir se payer un nouvel
avantageux mariage. Il finirait par avoir l’épouse et les fils qu’il désirait.
Et son choix s’était porté sur la malheureuse Lydia Duxworth.
Thalia se tourna vers Leo, qui attendait.
Elle soupira.
— Promets-moi de ne pas prendre la mouche.
— Qu’y a-t-il ?
Ses sourcils étaient froncés.
— Voilà. Tu as déjà pris la mouche.
— Évidemment ! Je me souviens de la dernière fois où tu m’as extorqué ce genre de promesse !
— Bien. Donc, je ne te dirai rien. Tu es encore convalescent et ton état de santé n’est pas à son zénith.
— Ma santé va très bien. Dis-moi tout de suite, je te prie. Ensuite, je déciderai de prendre la mouche
ou pas.
Elle le regarda, tendit son assiette avec sa glace inachevée au serveur qui passait.
— Vois-tu cette jeune fille, là-bas ?
Elle montra discrètement Lydia Duxworth du menton.
— La blondinette ?
— Oui.
— Eh bien ?
— Apparemment, c’est la nouvelle fiancée de lord Kemp.
— Quoi ? s’exclama Leo, assez fort pour que des têtes se tournent vers lui.
Le Ciel soit loué, celle de Lydia n’était pas du nombre.
— Comprends-tu maintenant pourquoi je me taisais, Leo ? Le seul fait d’entendre le nom de mon ex-
mari suffit à te faire bondir.
— C’est normal, compte tenu de ce qu’il a fait.
Il avait les poings si serrés que ses phalanges étaient blanches.
— Thalia, je ne sais pas pourquoi j’ai laissé Lawrence et toi me persuader de ne pas aller à sa
recherche dès que je suis sorti de mon lit.
— Tes autres frères aussi étaient de cet avis, lui rappela-t-elle. Nous avons tous été d’accord sur le
fait qu’une confrontation directe avec Gordon ne ferait que décupler votre inimitié réciproque et,
éventuellement, te valoir de nouvelles atteintes physiques.
Elle lui prit la main.
— Leo, j’ai failli te perdre à cause de lui. Je ne prendrai pas le risque que cela se renouvelle. Laisse
la justice suivre son cours.
— Et si la justice se révèle défaillante ?
— Il n’en ira pas ainsi. Aie confiance. Tes frères sont en train de faire tout ce qui est en leur pouvoir
pour retrouver les hommes qui t’ont attaqué. Une fois qu’ils auront été arrêtés, l’un d’eux parlera et
accusera Gordon de les avoir engagés.
— Mais il est un pair, et un pair ne peut être poursuivi, sauf pour meurtre.
— Ce qu’il t’a fait était une tentative de meurtre. Si ce chef d’accusation n’est pas suffisant, nous
trouverons d’autres biais pour que justice soit rendue. Mais…
— Oui ?
— Tu pourrais aussi renoncer.
— Tu penses que j’oublierais ? demanda Leo d’une voix grondante.
— Non, pas oublier. Ni pardonner. Seulement mettre tout cela derrière toi parce que le reste de nos
vies est devant nous, Leo. Je suis lasse que Gordon s’immisce dans notre bonheur.
Leo regarda Lydia Duxworth.
— Et cette petite ? Elle m’a l’air bien innocente. Penses-tu qu’elle ait la moindre idée de la façon
dont il t’a traitée ? Imagines-tu qu’il va devenir un saint et sera bon et tendre avec elle ?
Thalia s’était déjà posé ces mêmes questions, dont les réponses la troublaient profondément. À tel
point que, certaines nuits, elle avait très mal dormi.
— Sait-on jamais… dit-elle, sans y croire.
— Et si ce n’est pas le cas, Thalia ? Tiens-tu vraiment à avoir un drame sur la conscience ?
— Non, bien sûr que non. Mais que pouvons-nous faire ? Même si je trouvais un moyen de parler à
Mlle Duxworth, elle serait persuadée que je mens. Tout le monde lui dirait que j’essaie simplement de me
venger de Gordon et que j’invente d’affreuses histoires pour le discréditer. Pas plus que toi, je ne
voudrais qu’elle souffre, mais je ne vois pas de solution.
Leo garda un moment le silence, puis déclara après avoir réfléchi :
— Peut-être n’as-tu rien à faire… Peut-être quelqu’un peut-il s’en charger à ta place.
— Le fleuriste est là avec les fleurs, madame, annonça Fletcher à Thalia une semaine plus tard. Où
les fais-je déposer ?
Elle écrivait une lettre sur son petit secrétaire dans le salon. Elle leva les yeux et regarda son vieux
majordome. Leo et Lawrence avaient déjà un majordome mais lorsqu’elle avait emménagé à Cavendish
Square, elle avait amené Fletcher, Mme Grove et Parker avec elle. Fletcher avait été promu au service
exclusif de lady Thalia et n’assumait les fonctions de majordome que les jours où celui des Byron prenait
sa journée. Un arrangement qui semblait bien fonctionner. En revanche, dans les cuisines, il y avait
quelques petits frottements. Deux cuisinières au lieu d’une, ce n’était pas facile à gérer. Mais Thalia était
déterminée à ce que tout s’arrange. Lorsqu’elle s’était installée chez Leo, ils avaient décidé d’un commun
accord qu’il était hors de question de donner son congé à l’un ou l’autre des membres de leur personnel
respectif.
Elle envisageait de se faire accompagner de Mme Grove à Brightvale lorsqu’elle irait y séjourner en
août. Ainsi, les conflits s’apaiseraient.
— Oh, bien, dit-elle à Fletcher en posant sa plume. Les bouquets sont pour le dîner de ce soir. Au
centre de table de la salle à manger, les roses et les lilas. Les roses trémières et les iris dans le vestibule
et ici, au salon.
Elle devait reconnaître qu’elle aimait le luxe d’avoir de nouveau des fleurs fraîches dans la maison.
Leo faisait montre d’une extravagante générosité. Il était heureux qu’elle achète tout ce dont elle avait
envie. Elle s’efforçait malgré tout de ne pas abuser de ses largesses.
Mais en ce qui concernait les fleurs, elle ne parvenait pas à résister à la tentation, surtout lorsqu’elle
avait une parfaite excuse comme ce soir, un dîner. La famille de Leo venait passer la soirée. Repas, jeux
de cartes ou de société, ensuite musique. Un plaisir dont elle se délectait à l’avance. Elle appréciait en
particulier les intermèdes musicaux et les jeux. Elle en avait été privée si longtemps.
Leo et Lawrence étaient partis un peu plus tôt pour régler quelque affaire en ville, et ils ne
rentreraient pas avant un bon moment.
Fletcher alla s’occuper du fleuriste. Elle se pencha de nouveau sur sa lettre. Dix minutes plus tard,
elle entendit des voix qui montaient du vestibule.
— Pardonnez-moi, monsieur, disait Fletcher, mais ainsi que je vous l’ai précisé, lady Thalia ne reçoit
pas.
— Je suis sûr qu’elle fera une exception pour moi.
Thalia frémit. Grands dieux, cette voix de stentor…
— Ôtez-vous de mon chemin, Fletcher ! Je n’aimerais pas devoir vous brutaliser.
Thalia se leva et agrippa le dossier de sa chaise. Elle regarda la cheminée, et le tisonnier. Puis le
secrétaire. Le coupe-papier en argent… Elle le prit et le glissa dans sa poche quelques secondes avant
que Gordon ne déboule dans la pièce.
Il s’arrêta au beau milieu du salon et riva sur elle des yeux méchants, brillant de mépris et de colère.
Un regard qu’elle ne connaissait que trop.
— Thalia. De retour dans le monde, à ce que je constate. Vous devez être en bien meilleure forme que
je ne me le rappelle, pour avoir réussi à le persuader de vous installer dans ses meubles. Où est donc
votre jeune protecteur ? Toujours convalescent et alité, à cause des blessures dont il souffre après cette
malheureuse rencontre dans une ruelle sordide ?
Gordon eut un sourire cruel que, hélas, elle ne connaissait également que trop bien.
— Lord Leopold va on peut mieux et sera là d’un instant à l’autre, rétorqua-t-elle, et il sera fort
mécontent de vous voir, Gordon. Je vous suggère donc de vous retirer.
Sans cesser de sourire, Gordon s’avança tout en balayant machinalement la pièce du regard. Dans sa
poche, Thalia serra les doigts autour du coupe-papier.
Il s’immobilisa à deux mètres d’elle.
— Je m’en irai lorsque j’aurai eu ce que je suis venu chercher.
Elle haussa le menton, se refusant à se laisser intimider.
— Et de quoi s’agit-il ?
— Comme si vous ne le saviez pas, sale petite garce !
— Sortez de chez moi.
Elle appela les valets, mais aucun ne vint. Pourquoi ? Que leur avait fait Gordon ?
Elle sortit le coupe-papier et le brandit comme une arme. Gordon éclata de rire.
— Vous pensez que ce joujou va m’arrêter ? N’avez-vous donc rien appris, lorsque nous étions
mariés ?
— J’ai appris beaucoup de choses, entre autres que vous n’êtes qu’une immonde ordure.
— Est-ce cela que vous lui avez dit ? Je veux savoir !
— Dit… à qui ?
— À qui ? répéta-t-il d’une voix tonnante. À qui ? Mais à Mlle Duxworth, bien sûr. Elle a rompu nos
fiançailles ce matin. Elle m’a renvoyé sans pratiquement un seul mot d’explication. Je veux savoir ce que
vous lui avez dit ! Je veux savoir quels mensonges vous lui avez enfoncés dans le crâne !
— Je ne lui ai absolument rien dit. Je ne l’ai même jamais rencontrée.
À coup sûr, c’étaient Mathilda et Jane qui avaient parlé à Mlle Duxworth. Elles avaient dû aller la
trouver pour lui expliquer le grave danger qui la menacerait si elle commettait la folie d’épouser lord
Kemp. Apparemment, leur intervention avait été efficace.
— Quelqu’un lui a dit quelque chose qui l’a fait changer d’avis, reprit Gordon. Mais tout est parti de
vous ! C’est vous qui m’avez calomnié !
— Si, selon vous, j’ai parlé, alors je n’ai fait que rapporter la vérité. Mais quelles que soient les
raisons qui ont poussé Mlle Duxworth à vous quitter, c’est une excellente chose qu’elle l’ait fait.
Le visage et le cou de Gordon s’empourprèrent sous l’effet de la colère. Il fit un pas en avant.
— Deux ans ! J’ai passé deux ans à cultiver cette relation. Deux ans à séduire ses parents, ses amis,
jusqu’à ce qu’elle me dise oui. Et voilà qu’en l’espace de quelques jours, vous avez réduit à néant tous
mes plans si bien élaborés. Détruit tout le travail que j’avais accompli. Elle était la parfaite épouse !
Celle qui m’aurait donné l’héritier que vous avez été trop faible pour mettre au monde.
Ses yeux étaient exorbités, les muscles de sa poitrine et de ses épaules gonflés.
— Je pourrais vous tuer. J’aurais dû vous tuer il y a des années, quand j’en avais la possibilité. Cela
aurait été plus simple. Mais peut-être vais-je le faire maintenant.
— Éloignez-vous d’elle, Kemp !
Leo. Flanqué de Lawrence.
Lentement, Gordon se retourna.
— Le brave chevalier est de retour… ? Qu’allez-vous faire, Byron ? Me frapper de nouveau ?
— Vous frapper de nouveau serait un plaisir. Maintenant, éloignez-vous d’elle.
— Vous osez me donner des ordres, freluquet ? À moi ? Un pair du royaume ? Vous pensez sans doute
que votre famille vous protège, mais sa protection ne vaudrait pas un penny si je portais plainte contre
vous pour voie de fait.
— Si quelqu’un porte plainte, ce sera moi. C’est vous qui vous êtes introduit dans la maison, alors
que l’entrée vous avait été refusée. Vous qui avez attaqué mes serviteurs et menacé la femme que j’aime.
Alors je vous offre une dernière chance de vous en aller sur vos deux jambes, sinon je vous jette dehors.
Kemp lâcha un ricanement.
— Essayez donc. Vous n’êtes rien, le savez-vous ? Seulement un morveux de fils cadet qui n’a pas
appris le respect dû aux aînés. Je constate que la correction que j’avais organisée pour vous ne vous a
pas mis le moindre plomb dans la cervelle.
Leo haussa un sourcil ironique.
— C’est vous qui n’avez rien dans la tête, Kemp. Je vous ai entendu reprocher à Thalia d’être
responsable de la rupture de vos fiançailles. L’ennui, c’est que vous déversez votre rage sur la mauvaise
personne. Parce que, voyez-vous, c’est moi qui ai donné à Mlle Duxworth tous les renseignements utiles
pour qu’elle prenne bien la mesure de votre personnalité. Pour qu’elle sache exactement quelle sorte de
salaud cruel vous êtes. Qu’elle n’ignore rien des sévices, des violences, des tourments infligés à Thalia,
des mensonges proférés pour la salir.
Kemp ouvrit la bouche, la referma. Ses poings étaient serrés. Ses bras repliés plaqués contre ses
flancs tremblaient.
Leo s’approcha de lui.
— Mlle Duxworth va tout raconter à la bonne société à votre sujet et, cette fois, les gens croiront la
vérité et vous serez mis au ban. Elle murmurera à l’oreille de toute jeune fille à marier qu’il faut qu’elle
vous fuie le plus loin possible. Vous deviendrez un paria, à la réputation tellement souillée qu’aucune
femme décente ne voudra de vous. Vous ne vous remarierez jamais et n’aurez jamais l’héritier dont vous
rêvez. Seulement des bâtards, qui ne pourront hériter de votre titre ni de vos biens.
Leo se pencha vers Gordon comme pour lui faire partager un secret.
— Tous vos astucieux plans, vos machinations, votre immonde cruauté envers Thalia vont se
retourner contre vous. Au final, vous n’aurez absolument rien obtenu. Et si Mlle Duxworth n’avait pas le
cran de vous porter le coup de grâce, croyez-moi, ma famille et moi-même nous chargerions de vous le
donner.
Un rugissement jaillit de la gorge de Gordon. Ses poings étaient maintenant tellement serrés qu’on eût
cru ses doigts sur le point de se rompre. Son teint avait viré au violacé, il transpirait.
— Vaurien ! vociféra-t-il. Vous vous imaginez pouvoir me briser ? C’est moi qui vais vous détruire !
Et je la détruirai, elle aussi ! Le temps que j’en aie fini avec vous deux, vous regretterez de… de…
Aaaah !
Il s’était brusquement figé, une main crispée sur la poitrine, à hauteur du cœur. Ses mots n’étaient plus
que borborygmes. Il chancela, la bouche ouverte, comme s’il cherchait désespérément de l’air. Ses doigts
se crispèrent sur sa cravate. Il émit une longue plainte étrange puis s’effondra sur le parquet, où il resta
immobile.
Le silence régnait soudain dans la pièce. Thalia, Leo et Lawrence contemplaient l’homme à terre,
effarés.
Thalia se ressaisit la première. Elle courut vers la porte et appela.
— Fletcher ! Fletcher ! Allez chercher le médecin, vite !
— Thalia… dit Leo doucement.
Elle se retourna et le vit agenouillé près de Gordon.
— Inutile de faire venir le médecin, Thalia.
— Bien sûr que si. Il s’est évanoui. Quoi qu’il ait fait, nous ne pouvons le laisser sans soins. Il a
besoin que l’on s’occupe de lui.
Leo échangea un coup d’œil avec Lawrence, puis se releva.
— Non, il n’en a pas besoin, Thalia. Kemp est mort.
36
— Vas-tu bien ? demanda Leo à Thalia quelques heures plus tard, alors qu’ils étaient assis côte à côte
sur le sofa du petit salon adjacent à leur chambre.
Héra les avait rejoints et s’était installée à sa nouvelle place favorite, à savoir la banquette sous la
fenêtre. Elle s’était fait un lit dans l’un des vieux châles en laine de Thalia, qui n’avait pas eu le cœur de
l’en déloger. Le châle appartenait donc désormais à la petite chatte.
— Oui, je vais bien. Mais la journée a été agitée.
— Nous aurions dû annuler le dîner.
— Non, je suis heureuse que ta famille soit venue.
La soirée avait été plus calme que prévu : pas de jeux, ni de musique. Mais cela avait fait plaisir à
Thalia d’avoir de la compagnie. La confrontation avec Gordon et son décès inattendu avaient été
traumatisants.
Le médecin avait été appelé pour examiner le corps. Selon son diagnostic, Gordon était mort d’une
crise cardiaque. Son cœur s’était tout simplement arrêté de battre. Un message avait été envoyé à la
famille du défunt et sa dépouille transférée dans sa maison de ville.
Maintenant, Thalia se disait qu’elle aurait dû être un peu émue, mais la seule émotion qu’elle
éprouvait était du soulagement. Gordon était parti, et plus jamais il ne leur ferait de mal.
— Veux-tu que je demande du thé ? s’enquit Leo en la serrant contre lui.
Il l’embrassa sur le front.
— Non, sauf si tu en veux.
— Un cognac, alors ?
— Non plus.
— Cela pourrait t’aider à dormir.
— Je dormirai bien.
Il l’enlaça encore plus étroitement.
— Tu sais ce qu’implique ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu es libre, Thalia. Aux yeux de la loi, tu es maintenant une veuve.
Elle se redressa et le regarda.
— Tu penses que…
Son cœur battait tout à coup la chamade.
— Oui, Thalia. Je pense que nous pouvons nous marier.
— Oh… Tu as raison.
Il y eut un petit silence, puis Leo reprit :
— Si j’ai raison, ma chérie, pourquoi ne souris-tu pas, pourquoi ne te jettes-tu pas dans mes bras ?
Ne veux-tu pas te marier ?
— Si, je le veux. C’est seulement que…
Il fronça les sourcils.
— Seulement quoi, Thalia ?
— Que, peut-être, tu ne le veux pas. Pas vraiment. Que tu n’en parles que parce que tu es un homme
honorable et que ce mariage s’impose.
Elle prit une inspiration et reprit avant que Leo ne réponde :
— Toutes les vieilles difficultés demeurent. Je suis toujours plus âgée que toi, je ne puis te donner
d’héritier, et jamais je ne serai lavée de la souillure d’être une femme divorcée, qui me marquera
longtemps encore. Les gens chuchoteront toujours derrière notre dos et essaieront de te faire honte. À
cause de moi. Alors peut-être serait-il sage que tu t’accordes un peu de temps avant de prendre une
décision. Je tiens à ce que tu sois sûr de toi, sans regrets.
Une expression féroce se peignit sur les traits de Leo. Jamais Thalia ne l’avait vu aussi en colère.
— Thalia Geneva Lennox, je t’ai jusqu’à maintenant considérée comme une femme dotée d’une
intelligence supérieure ! Tout à coup, je me prends à douter. Après toutes les épreuves que nous avons
traversées, je pensais que tu avais compris. Manifestement, tu as besoin que je te rafraîchisse la
mémoire ! M’aimes-tu ?
— Ce n’est pas…
Elle se tut, les mots arrêtés net sur ses lèvres par le regard de Leo.
— Thalia, m’aimes-tu ?
Elle sentait son cœur palpiter, elle avait la gorge serrée.
— Oui, Leo. Plus que je pensais pouvoir jamais aimer quiconque.
— Et crois-tu que je t’aime ?
Les yeux de Leo ne recelaient que calme et certitude. Elle s’apaisa.
— Oui, murmura-t-elle, je crois que tu m’aimes.
— Parfait. Dans ce cas, il n’y a rien à ajouter.
Et il se laissa glisser du sofa pour poser un genou à terre devant elle. Il lui prit la main.
— Lady Thalia Lennox, je vous confie mon cœur, mon bonheur, ma vie, sans restriction. Je n’ai aucun
regret et n’en aurai jamais. Dites que vous acceptez de devenir ma femme et le resterez jusqu’à la fin de
notre vie.
Cette fois, elle n’hésita pas. Elle noua fougueusement les bras autour du cou de Leo et l’embrassa.
— Je suis désolée, Leo. J’ai été sotte. Oui, mon amour, oui je serai ta femme !
À son tour, il l’embrassa, avec une passion brûlante qui la chavira.
Soudain, il détacha sa bouche de la sienne et éclata de rire. Il semblait fou de joie, il exultait. Il se
mit debout, se pencha pour soulever Thalia et la plaquer contre sa poitrine. Et à cet instant, elle sut que
tout se passerait merveilleusement bien tant qu’ils seraient là l’un pour l’autre.
Elle attira sa tête contre la sienne pour un nouveau baiser plein de ferveur alors qu’il la portait
jusqu’à la chambre, jusqu’au lit sur lequel ils s’abattirent, ce lit qui était leur éden privé.
Épilogue
— Une dernière retouche et tu seras fin prête, déclara Mathilda Cathcart un mois plus tard en glissant
un peigne orné de saphirs dans les boucles de Thalia. Voilà. Cela, c’est le quelque chose « emprunté »…
que je ne veux pas que tu me rendes car c’est un cadeau de Henry. Les boucles en or et diamants des
chaussures qui appartiennent à la duchesse douairière sont le quelque chose « vieux ». Tes gants sont
neufs et ta robe bleue. Tu as donc tout ce qu’il faut pour un parfait mariage.
Thalia sourit.
— Il me semble qu’il me faut aussi un futur marié.
— Eh bien, la chance est avec toi, dit gaiement Tilly, car tu en as un. À force de faire les cent pas, il
va finir par user l’un des plus beaux tapis d’Aubusson du duc. Ses frères ont reçu l’ordre de ne pas le
laisser monter ici, car il lui est absolument interdit de te voir avant la cérémonie.
— Voilà qui me paraît un peu ridicule, compte tenu de notre relation.
— Et c’est pour cela que tu as passé la nuit dernière à Clybourne House. Une courte séparation est la
bienvenue. Elle contribue à exacerber l’anticipation du mariage et de la nuit qui s’ensuit. Lord Leopold
va être émerveillé : tu es si belle. N’est-ce pas que c’est la plus belle des mariées, mesdames ?
— Exquise, confirma Mallory dans un grand sourire alors que les autres dames murmuraient de
concert leur approbation.
Mallory revenait de la nursery où elle était allée nourrir son bébé, un petit garçon. Puis elle l’avait
couché dans son berceau et était redescendue.
Elle prit un siège et s’assit avec les autres femmes de la famille Byron : Meg, Grace, Claire,
Sebastianne, Esme et Ava. Jane Frost, l’amie de Thalia, faisait partie de l’assemblée et serait l’une de ses
deux dames d’honneur – l’autre étant, bien sûr, Tilly.
Bien que ce fût le second mariage de Thalia, tout lui semblait nouveau. Elle avait l’impression de
n’avoir jamais été mariée. Mais au lieu d’être nerveuse, elle frissonnait d’excitation, car cette fois elle
allait prononcer des vœux pour de bonnes raisons. Elle était sur le point de s’unir à l’homme qu’il lui
fallait.
L’homme qu’elle aimait.
Elle espérait que Leo, à l’instar des dames, la trouverait belle. Elle n’avait pas choisi une robe
blanche mais bleu ciel, toute de soie, qui ondulait autour de ses chevilles quand elle marchait. Le corsage
et les demi-manches étaient en dentelle de Bruges. La jupe de dessus, toute simple, était aussi aérienne
que le reste de la toilette. Sa chevelure avait été remontée haut sur son crâne et retenue par les peignes
empruntés à Tilly. Un voile de dentelle assorti à la robe parachevait l’ensemble.
Esme s’avança et lui tendit le bouquet de la mariée, composé de muguet et de myosotis au parfum
délicieusement enivrant.
Thalia remercia sa future belle-sœur d’un sourire.
Elle apprenait encore à connaître sa nouvelle famille et en aimait tous les membres, mais Esme
occupait une place spéciale dans son cœur, peut-être à cause de son amour des animaux : elle adorait
Héra. Ou bien parce qu’elle était la plus jeune et voyait le monde à travers des yeux neufs, enthousiastes.
De surcroît, dès le début, Esme avait été son plus fervent soutien, ce qui lui valut de la part de Thalia une
aussi affectueuse et chaleureuse étreinte que si elles avaient été amies depuis des lustres.
— Peut-être ferai-je tout cela pour vous bientôt, lady Esme, lui dit-elle en la serrant contre elle. Êtes-
vous certaine de n’avoir remarqué aucun séduisant prétendant, au cours de la saison ?
Esme se mit à rire.
— Tout à fait sûre. Plusieurs gentilshommes étaient charmants, mais aucun ne m’a charmée.
Franchement, je serai heureuse de revenir auprès de mes animaux et mes peintures à Braebourne. À cette
époque de l’année, il n’y a rien de mieux que la campagne.
— La saison prochaine, alors ?
Esme eut une moue évasive. À la différence de la plupart des jeunes filles, elle n’était pas pressée de
se marier.
— Il est temps, ma chère, dit Ava Byron à Thalia dans un grand sourire. Prête ?
Thalia opina. Elle entendait les premiers accords de musique qui montaient du rez-de-chaussée. Elle
serra les doigts autour de son bouquet et suivit le groupe de femmes hors de la pièce.
Leo attendait près de Lawrence, qu’il avait choisi comme témoin. Son cœur battait à tout rompre. Ses
mains gantées étaient légèrement tremblantes.
— As-tu l’alliance ? demanda-t-il à voix basse à son jumeau.
— Oui, répondit Lawrence dans un soupir. Elle est juste là, dans ma poche, comme les dix autres fois
où tu m’as posé la question. Détends-toi. Elle va arriver d’une minute à l’autre.
— Facile à dire ! Attends donc que ce soit ton tour.
— Aucun risque, dans la mesure où prendre femme ne m’intéresse pas. Du moins pendant encore des
années. J’y songerai lorsque je serai vieux et que mes cheveux seront gris.
— Nous verrons bien.
La musique s’éleva, et tous deux se tournèrent vers la porte. Instantanément, Leo oublia tout ce qui
n’était pas Thalia. Son cœur se gonfla d’allégresse quand il la vit marcher vers lui. Il l’avait toujours
trouvée belle, mais aujourd’hui sa beauté irradiait. Ses yeux sombres brillaient de bonheur et d’amour.
Elle glissa sa main fine dans la sienne, et le pasteur leur enjoignit de prononcer les mots qui les
uniraient au regard du monde.
— Je le veux, répéta Leo.
— Je le veux, dit Thalia, les yeux rivés aux siens.
Il passa l’anneau de diamant, qui était apparu comme par magie dans sa paume, à l’annulaire de la
main gauche de la jeune femme.
— Je vous déclare mari et femme, conclut le pasteur.
Famille et invités applaudirent, poussèrent des cris de joie.
Mais toute l’attention de Leo était concentrée sur Thalia. Il la prit par la taille et l’attira contre lui.
— Leo, souffla-t-elle en riant, tout le monde nous observe !
Il sourit.
— Parfait. Qu’ils observent donc. Parce que je tiens à embrasser mon épouse.
Et il le fit, avec une passion qui n’échappa à personne.