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E. B. WRITE

LES AVENTURES
DE
NARCISSE
QUELLE destinée exceptionnelle que celle de Narcisse,
« cochon prodige » ! Lorsqu'il naît dans la porcherie de M.
Laboureur, il est si chétif que le fermier décide de s'en
débarrasser. Sauvé d'une mort prématurée par la sollicitude
de la jeune Françoise Laboureur, le bébé goret est élevé au
biberon_
Mais bientôt Narcisse prend des forces et ses menus
deviennent plus substantiels. Qu'on en juge : « Epluchures
de pommes, eau chaude, restes de viande, papier à
fromage, un peu de ci, un brin de cela, restes de crème
renversée.... » Quel repas succulent! A ce régime Narcisse
devient gros et gras, et de ce fait, court de nouveaux
dangers : cette fois c'est le couteau du boucher qui le
menace....
Pour sauver Narcisse, c'est une véritable conspiration
qui s'organise dans la ferme. Y participent le jars, l'oie et
les oisons, les agneaux, Archimède le rat.... Mais c'est
l'araignée Pénélope, la grande amie de Narcisse, qui
découvrira le moyen de lui conserver la vie sauve. Un
moyen tellement ingénieux, tellement inattendu que voilà
toute la ferme et bientôt toute la région en rameur et en
émoi....
Narcisse, petit cochon sympathique et entreprenant,
est déjà célèbre en Amérique et en Angleterre, comme
chez nous l'éléphant Babar.

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LES AVENTURES
DE NARCISSE

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E. B. WHITE

LES AVENTURES
DE
NARCISSE
TEXTE FRANÇAIS DE MARCELLE SIBON
ILLUSTRATIONS DE JACQUES POIRIER

HACHETTE
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TABLE DES MATIÈRES

I. Avant le petit déjeuner 9


II. Narcisse 15
III. Évasion 20
IV. Solitude 29
V. Pénélope 36
VI. Jours d'été 46
VII. Mauvaises nouvelles 52
VIII. Conversation en famille 56
IX. Vantardise de Narcisse 59
X. Une explosion 70
XI. Le miracle 79
XII. Meeting 86
XIII. En bonne voie 93
XIV. Le docteur Dorian 104
XV. Les grillons 112
XVI. Départ pour la foire 117
XVII. L'Oncle 128
XVIII. Fraîcheur du soir 135
XIX. Le sac d'œufs 141
XX. L'heure du triomphe 152
XXI. Le dernier jour 160
XXII. Un souffle de vent chaud 168

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur, Coulommiers-Paris.


51514-1-6147. Dépôt légal no 5890. 2e trimestre 1957.

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L'édition originale de ce roman
a paru en langue anglaise chez Harper New York,
sous le titre :
CHARLOTTE'S WEB

© Librairie Hachette, 1967.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tout pays.

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CHAPITRE PREMIER

AVANT LE PETIT DÉJEUNER

« Où s'en va-t-il, papa, avec cette hache? demanda


Françoise à sa mère qu'elle aidait à mettre le couvert pour le
petit déjeuner.
— Il s'en va jusqu'à la porcherie, répondit Mme Laboureur.
Des petits cochons sont nés cette nuit.
— Je ne vois pas pourquoi il a besoin d'une hache,
continua Françoise qui n'avait que huit ans.
— Ah! dit sa mère, c'est que l'un des petits cochons est
mal venu. C'est un avorton qui ne se développera jamais. Alors
ton père a décidé de le supprimer.
— De le supprimer! s'écria Françoise d'une voix perçante.

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Tu veux dire qu'il va le tuer? Simplement parce qu'il est
plus petit que les autres? »
Mme Laboureur posa un pot de crème sur la table.
« Françoise, ne pousse pas de ces cris, dit-elle. Ton père
sait ce qu'il a à faire. De toute façon, ce petit cochon va très
probablement mourir. »
Repoussant une chaise qui se trouvait sur son chemin,
Françoise sortit de la maison en courant. L'herbe était encore
mouillée et il montait de la terre une odeur de printemps. Quand
Françoise réussit à rattraper son père, elle avait les pieds
trempés dans ses espadrilles.
« Ne le tue pas, je t'en supplie, s'écria-t-elle en sanglotant,
c'est trop injuste. »
M. Laboureur s'arrêta de marcher.
« Françoise, dit-il avec douceur, il faut absolument que tu
apprennes à te dominer.
— Me dominer! hurla Françoise; c'est une question
de vie et de mort, et il faut que je me domine!... »
Des larmes ruisselaient sur ses joues. Elle saisit la hache
par le manche et essaya de l'arracher des mains de son père.
« Françoise, dit M. Laboureur, quand il s'agit d'élever une
portée de gorets, je m'y connais mieux que toi. Un petit mal
venu est une source d'ennuis sans fin. Allons, sauve-toi!
— Mais c'est affreux, protesta Françoise. Ce n'est pas la
faute de ce petit cochon s'il est un avorton, papa. Si j'avais été
trop maigre en naissant, est-ce que tu m'aurais tuée? »
M. Laboureur sourit.
« Certainement pas, répondit-il en regardant sa fille avec
tendresse, mais c'est différent : une petite fille est une chose, un
cochon raté en est une autre.
— Je ne vois pas la différence, répliqua
Françoise, toujours accrochée au manche de la hache, tu n'as pas
le droit : c'est injuste. Je n'ai jamais rien vu de plus injuste. »

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Elle saisit la hache par le manche.

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M. Laboureur avait un air tout drôle : on aurait dit qu'il
allait se mettre à pleurer, lui aussi.
« Très bien, dit-il. Rentre à la maison et je t'apporterai le
petit cochon. Je te permets de l'élever au biberon, comme un
bébé. Et tu verras quel mal cela peut donner, un cochonnet mal
venu! »
Quand M. Laboureur revint chez lui, une demi-heure plus
tard, il avait un carton sous le bras. Françoise était montée dans
sa chambre pour changer de chaussures. Le couvert était mis
pour le petit déjeuner, et la cuisine sentait le café, le lard, le
carrelage mouillé et la fumée du poêle.
« Pose-le sur sa chaise », dit Mme Laboureur.
M. Laboureur mit le carton à la place de Françoise. Puis il
alla se laver les mains à l'évier et se les essuya au torchon qui
pendait à un rouleau.
Françoise descendit lentement l'escalier. Elle avait les yeux
rouges à force d'avoir pleuré. Quand elle s'approcha de sa
chaise, le carton se mit à remuer et elle entendit un grattement.
Elle regarda son père. Puis elle souleva le couvercle du carton.
A l'intérieur, les yeux levés vers elle, elle vit le bébé cochon. Il
était tout blanc. La lumière du matin passait à travers ses oreilles
et les rendait rosés.
« II est à toi, dit M. Laboureur. Tu lui as sauvé la vie. Que
le bon Dieu me pardonne la sottise que j'ai faite en te cédant ! »
Françoise ne pouvait détacher ses yeux du cochon de lait si
petit.
« Oh! murmura-t-elle, oh! regardez-le!... Il est absolument
adorable. »
Elle referma le carton avec grand soin. D'abord elle
embrassa son père, puis elle embrassa sa mère. Ensuite elle
souleva de nouveau le couvercle, sortit le petit cochon de sa
boîte et le serra contre sa joue. A ce moment-là, son frère Martin
entra dans la cuisine. Martin avait dix ans. Il était armé

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jusqu'aux dents : une carabine à air comprimé dans une main, un
poignard en bois dans l'autre.
« Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il. Qu'est-ce que
Françoise tient dans ses bras?
— Elle a invité quelqu'un à déjeuner, dit Mme Laboureur.
Va te laver la figure et les mains, Martin.
— Fais voir, dit Martin en posant son fusil. Tu appelles ça
un cochon, ce crapoussin! En voilà un bel échantillon de
goret!... Il n'est pas plus gros qu'un rat blanc.
— Va te laver, répéta sa maman, et viens déjeuner,
Martin. L'autobus de l'école va passer dans une demi-heure.
— Tu me donneras un petit cochon, à moi aussi, papa?
demanda Martin.
— Non. Je ne distribue mes cochonnets qu'aux gens qui
se lèvent de bonne heure. Françoise était debout à l'aube, et
prête à partir en guerre contre toutes les injustices du monde.
Résultat : elle a un petit cochon à elle. Il n'est pas gros, j'en
conviens, mais tout de même c'est un cochon. Et voilà ce qui
arrive quand on ne traîne pas au lit le matin. Maintenant, à
table!»
Mais Françoise ne voulut pas manger tant que son petit
cochon n'avait pas eu son lait. Mme Laboureur retrouva un
biberon et une tétine. Elle versa du lait chaud dans la bouteille,
fixa la tétine au goulot et passa le biberon à Françoise.
« Fais-le déjeuner », dit-elle.
Une minute après, Françoise était installée dans un coin sur
le carreau de la cuisine, son bébé entre les genoux, et elle lui
apprenait à téter. Tout malingre qu'il était, ce petit cochon avait
bon appétit et il eut vite compris ce qu'il fallait faire.
L'autobus de l'école se mit à corner sur la route.
« Courez vite! » ordonna Mme Laboureur, enlevant le
cochon des mains de Françoise et lui glissant une petite galette
dans sa poche. Martin attrapa vivement son fusil et sa propre
galette.

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Les deux enfants coururent jusqu'à la route et grimpèrent
dans l'autobus. Françoise ne voyait rien de ce qui l'entourait.
Elle regardait fixement par la vitre, en pensant que le monde
était plein
de bonheur et qu'elle avait beaucoup de chance qu'on lui
eût confié un petit cochon, à elle toute seule.
Quand le bus s'arrêta devant l'école, Françoise avait trouvé
un nom pour son petit cochon, le plus joli nom qu'elle avait pu
se rappeler.
« Il s'appelle Narcisse », murmura-t-elle tout bas.
Elle pensait encore à son bébé cochon au moment où la
maîtresse lui demanda :
« Françoise, quelle est la capitale de la Chine?
— Narcisse », répondit Françoise, perdue dans ses rêves.
Les autres élèves se mirent à glousser de rire et Françoise
devint toute rouge.

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CHAPITRE II

NARCISSE

FRANÇOISE aimait Narcisse plus que tout au monde. Elle


aimait le caresser, lui donner son biberon, le mettre au
lit. Tous les matins, sitôt levée, elle faisait chauffer son
lait, lui attachait une bavette autour du cou et lui donnait le
biberon. Tous les après-midi, dès que l'autobus de l'école
s'arrêtait devant chez elle, elle sautait sur la route et courait
jusqu'à la cuisine pour lui préparer un autre repas. Elle le
faisait manger encore une fois à l'heure du souper et une
dernière au moment d'aller se coucher. Mme Laboureur le
nourrissait vers midi, pendant que Françoise était en classe.
Narcisse adorait son

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lait. Lorsque Françoise lui faisait chauffer son biberon, il se
dressait sur ses pattes et fixait sur elle un regard d'adoration.
Pendant les premiers jours de sa vie, Narcisse avait eu la
permission de vivre dans une boîte en carton, près du poêle de la
cuisine. Puis, quand Mme Laboureur commença à s'en plaindre,
il déménagea pour aller habiter une boîte plus grande dans le
bûcher. A deux semaines, on l'installa dehors. C'était le moment
des pommiers .en fleur et l'air tiédissait. M. Laboureur fabriqua
un petit parc spécialement pour Narcisse, sous un pommier, et
lui fit cadeau d'une grande caisse pleine de paille, avec une porte
découpée sur le côté, afin qu'il puisse entrer et sortir comme il
lui plaisait.
« Est-ce qu'il n'aura pas froid, la nuit? demanda Françoise.
— Non, dit son père. Regarde-le bien. Tu verras ce qu'il va
faire. »
Un biberon de lait à la main, Françoise s'assit sous le
pommier dans le parc de Narcisse. Celui-ci accourut vers elle et
elle le fit téter, en lui tenant le biberon. Quand il eut avalé la
dernière goutte, il s'en alla, d'un air endormi, tout en grognant,
jusque dans la caisse. Françoise le surveilla par la petite porte.
Narcisse fouillait et farfouillait, du bout de son groin. En peu de
temps, il s'était creusé un tunnel dans la paille. Il s'y glissa, s'y
enfouit et disparut complètement. Françoise était enchantée. Elle
n'avait plus la moindre inquiétude, maintenant qu'elle savait que
son bébé allait dormir à l'abri et bien au chaud.
Tous les matins, après le petit déjeuner, Narcisse
accompagnait Françoise jusqu'à la route et attendait l'autobus à
côté d'elle. Elle lui faisait au revoir avec la main et il restait à la
regarder jusqu'à ce que l'autobus disparaisse au tournant.
Pendant que Françoise était à l'école, on enfermait Narcisse dans
son parc, mais dès qu'elle en revenait, l'après-midi, elle
l'emmenait promener et il la suivait partout comme un chien. Si
elle entrait dans la maison, Narcisse y entrait aussi. Si elle

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montait au premier étage, il restait sur la dernière marche
de l'escalier et attendait sagement qu'elle redescendît. Si elle
promenait sa poupée, dans sa petite voiture, Narcisse les suivait.
Quelquefois, au milieu de la promenade, il se sentait fatigué;
alors Françoise l'installait dans la voiture avec la poupée. Il
aimait beaucoup cela. Et quand il était vraiment très fatigué, il
fermait les yeux et s'endormait sous la couverture de la poupée.
Sa figure était drôle et gentille quand il fermait les yeux parce
qu'il avait de très longs cils. La poupée aussi fermait les yeux, et
Françoise poussait la voiture très lentement et très doucement
pour ne pas éveiller ses deux bébés.
Un après-midi de grosse chaleur, Françoise et Martin
mirent leurs maillots de bain et s'en allèrent nager dans le
ruisseau. Narcisse trottait sur les talons de Françoise. Quand elle
entra dans l'eau, Narcisse y entra derrière elle, mais il trouva
l'eau très froide, trop froide pour son goût. Alors, tandis que les
deux enfants nageaient et jouaient à s'éclabousser, Narcisse alla
s'amuser dans la boue, au bord du ruisseau, là où la terre était
tiède et mouillée, fangeuse et collant délicieusement à la peau.
Chaque jour était un jour de joie, et toutes les nuits étaient
sereines.
Narcisse était ce que les fermiers appellent un cochon de la
Quasimodo, ce qui veut dire simplement qu'il était né au
printemps. Quand il eut cinq semaines, M. Laboureur déclara
qu'il était assez gros pour être vendu, et qu'il allait certainement
le vendre. Françoise pleura à chaudes larmes. Mais son père
demeura inébranlable. L'appétit de Narcisse augmentait de jour
en jour; il commençait à prendre des aliments solides, en plus de
son lait. M. Laboureur ne voulait plus nourrir Narcisse. Il avait
déjà vendu ses dix frères et sœurs.
« Il faut qu'il parte, Françoise, dit-il. Tu t'es bien amusée à
élever un bébé goret, mais Narcisse n'est plus un bébé et il faut
que nous le vendions.

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Françoise et Martin mirent leur maillot et allèrent se baigner.

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— Téléphone aux Boutillier, suggéra Mme Laboureur à
Françoise. Ton oncle Rodolphe élève quelquefois un cochon. Et
si Narcisse .habite chez eux, tu n'auras qu'à descendre la route et
tu pourras le voir aussi souvent que tu voudras. »
Françoise désirait savoir quel prix elle pouvait demander
pour son cochon.
« Oh! dit son père, c'est un mal venu. Dis à ton oncle
Rodolphe que tu as un porcelet à vendre pour cinq cents francs
et tu verras bien ce qu'il répondra. »
La chose fut vite arrangée. Françoise téléphona et ce fut sa
tante Séraphine qui lui répondit. La tante Séraphine appela à
grands cris l'oncle Rodolphe qui accourut du fond de la grange
pour parler à Françoise. Quand il sut que le prix du cochon
n'était que cinq cents francs, il répondit qu'il l'achetait. Le
lendemain, Narcisse fut donc enlevé à sa maison sous le
pommier pour s'en aller habiter sur un tas de fumier sous la
grange de M. Boutillier.

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CHAPITRE III

ÉVASION

LA GRANGE était très vaste, et très vieille. Elle sentait le


foin et elle sentait le fumier. Elle sentait la transpiration des
chevaux fatigués et l'haleine merveilleusement douce des
vaches patientes. Il y régnait souvent aussi une espèce d'odeur
paisible... comme si rien de mauvais ne pouvait désormais
arriver dans le monde. Elle sentait le grain, l'enduit pour harnais,
la graisse pour essieux, les bottes en caoutchouc et les cordes
neuves. Et quand, par hasard, on donnait une tête de poisson à
manger au chat, la grange sentait le poisson. Mais l'odeur qui
dominait était l'odeur du foin, car il y avait toujours du foin, en
haut, dans le grand fenil. Et l'on faisait sans cesse tomber

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de là-haut des bottes de foin pour les vaches, les chevaux et
les moutons.
En hiver, il régnait dans la grange une agréable chaleur, car
les animaux n'en sortaient presque jamais, et, en été, il y régnait
une agréable fraîcheur parce que les larges portes restaient
grandes ouvertes et laissaient entrer la brise. Au premier étage,
les murs de la grange étaient garnis d'attaches pour les vaches et
de stalles où logeaient les chevaux de trait; en bas il y avait le
bercail des moutons et un enclos pour Narcisse; en plus, on y
trouvait toutes les choses qu'on trouve dans les granges : des
échelles, des meules à aiguiser, des fourches, des clefs anglaises,
des faux, des tondeuses à gazon, des pelles pour déblayer la
neige, des manches de hache, des seaux à lait, des baquets pour
l'eau, des sacs vides, et des pièges à rat rouilles.
C'était le genre de grange où les hirondelles aiment à*
construire leur nid. C'était le genre de grange où les enfants
aiment à venir jouer. Et tout cela appartenait à l'oncle de
Françoise, M. Rodolphe Boutillier.
Le nouveau logis de Narcisse se trouvait dans la partie
inférieure de la grange, directement au-dessous des vaches.
M. Boutillier savait qu'un tas de fumier est le meilleur
endroit où peut vivre un jeune cochon. Les porcs ont besoin de
chaleur, et ce coin de la grange, exposé au midi, était tiède et
douillet.
Françoise venait lui rendre visite presque tous les jours.
Elle avait trouvé un vieil escabeau à trois pieds dont on ne se
servait plus pour traire, et elle l'avait installé dans la bergerie
près de l'enclos de Narcisse. Elle restait assise là, bien tranquille,
de longs après-midi, à écouter, à réfléchir et à observer Narcisse.
Les moutons s'étaient vite habitués à elle et ils lui faisaient
confiance. Les oies qui vivaient près des moutons la
connaissaient aussi. Tous les animaux étaient ses amis parce
qu'elle était gentille et calme. M. Boutillier ne lui permettait pas
de sortir Narcisse et il ne lui permettait
LES AVENTURES DE NARCISSE

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pas non plus d'entrer dans son enclos. Mais elle avait le
droit de rester assise sur le tabouret pour regarder Narcisse,
aussi longtemps qu'elle voulait. Cela suffisait à son bonheur,
d'être là, près de son petit cochon, et Narcisse était parfaitement
heureux quand il savait qu'elle était assise tout à côté de sa
porcherie. Mais, pour lui, finis les divertissements : plus de
promenades, à pied ou en voiture, plus de baignades.
Un après-midi de juin (Narcisse avait alors près de deux
mois), il alla faire un tour dans sa petite cour, devant la grange.
Françoise n'était pas encore arrivée, pour sa visite habituelle.
Narcisse se chauffait au soleil, accablé d'ennui et de solitude.
« II n'y a jamais rien à faire par ici », pensa-t-il.
Il chemina lentement jusqu'à son auge et renifla, dans
l'espoir qu'un reste de son déjeuner y collait encore. Il trouva
une petite épluchure de pomme de terre et la goba. Son dos le
démangeait : il s'appuya à la barrière et se frotta contre les
planches. Quand il fut las de cet exercice, il rentra dans la
grange, grimpa tout en haut du tas de fumier et s'assit. Il n'avait
pas envie de dormir, il n'avait pas envie de fouiller et de creuser,
il était fatigué de se tenir debout et fatigué d'être couché.
« Je n'ai pas encore deux mois, dit-il, et j'en ai assez de la
vie. »
Il retourna dans la cour.
« Quand je suis ici, dit-il, je n'ai plus qu'à rentrer; et quand
je suis dedans, je n'ai plus qu'à sortir : rien d'autre à faire.
— C'est en cela que tu te trompes, mon ami, n'ami, n'ami »,
dit une voix.
Narcisse regarda par la barrière et aperçut l'oie debout tout
près de lui.
« Pourquoi restes-tu dans cette sale-petite, sale-petite, sale-
petite courette? dit l'oie qui parlait très vite. Une des planches
est détachée. Pousse-la, pousse-la, pousse-la et sors!

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— Comment? dit Narcisse. Voulez-vous dire cela plus
lentement?
— Au risque de me ré-ré-répéter, dit l'oie, je te suggère de
sortir. C'est magnifique, de ce côté-ci.
— Avez-vous dit qu'une planche était déclouée?
— Je l'ai dit, l'ai dit, l'ai dit », cacarda l'oie. Narcisse
s'approcha de la clôture et vit que l'oie avait dit vrai : une
planche était déclouée. Il baissa la tête, ferma les yeux et
poussa. La planche céda. Une minute après, il s'était faufilé par
le trou et se trouvait au milieu de l'herbe longue qui poussait
autour de l'enclos. L'oie ricana :
« Quel effet cela te fait-il d'être libre? demanda-t-elle.
— J'aime cela, répondit Narcisse. Du moins, il me semble
que j'aime cela. »
En réalité, Narcisse eut une drôle de sensation lorsqu'il se
trouva hors de son enclos, et qu'il ne se dressa plus rien entre lui
et le vaste monde.
« Où pourrais-je aller, à votre avis?
— Partout où tu veux, tu veux, tu veux, dit l'oie. Descends
dans le verger, arrache le gazon. Descends dans le jardin,
déracine les radis! Déracine tout! Mange de l'herbe! Cherche du
maïs! Cherche de l'avoine! Écrase tout! Saute, danse, gambade,
cabriole! Traverse le verger et promène-toi dans les bois! Le
monde est un endroit merveilleux pour la jeunesse.
— C'est ce que je vois ! » répliqua Narcisse.
Il fit un bond en l'air, exécuta une pirouette, parcourut
quelques mètres en courant, s'arrêta, regarda autour de lui, huma
les parfums de l'après-midi, puis se mit à avancer dans le verger.
S'arrêtant à l'ombre d'un pommier, il enfonça son groin robuste
dans la terre, poussa, creusa, fouilla, et extirpa les racines. Il
était très heureux. Il laboura ainsi un bon petit bout de terrain
avant qu'on s'en aperçût.

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Mme Boutillier fut la première à le voir. Elle le vit de la
fenêtre de sa cuisine et appela immédiatement les hommes.
« Ro-do-lphe! cria-t-elle, le cochon s'est échappé. Joseph,
le cochon! Ro-dolphe, Jo-seph, le cochon s'est échappé! Il est là-
bas sous un pommier!...
— Voilà les ennuis qui commencent, pensa Narcisse.
Qu'est-ce que je vais prendre!... »
L'oie entendit le vacarme et se mit aussi à pousser des
clameurs :
« Vite, vite, vite, va dans le petit bois, petit bois! cria-t-elle
à Narcisse. Ils ne t'attraperont jamais-jamais-jamais là-bas ! »
Le petit épagneul entendit ce tohu-bohu et il se précipita
dehors pour aider à la poursuite. M. Boutillier entendit et il sortit
de son atelier où il raccommodait un outil. Joseph, le valet de
ferme, entendit aussi et sortit du carré d'asperges où il arrachait
les mauvaises herbes. Tous, ils se dirigèrent vers Narcisse, et
Narcisse ne savait plus du tout ce qu'il devait faire. Le bois lui
semblait très éloigné et, d'ailleurs, il n'avait jamais été dans le
bois et il n'était pas du tout sûr qu'il s'y plairait.
« Passe derrière lui, Joseph, dit M. Boutillier, et chasse-le
vers la grange-. Pas de violence, ne l'effraie pas. Je vais chercher
un seau d'eaux grasses. »
La nouvelle de l'évasion de Narcisse se répandit
rapidement chez tous les animaux de la ferme. Chaque fois
qu'un animal s'échappe, les autres s'intéressent beaucoup à son
aventure. L'oie cria dans l'oreille de la vache la plus proche que
Narcisse était libre, et toutes les vaches en furent
immédiatement informées. Ensuite, une vache le raconta à un
mouton, et tous les moutons le surent sans tarder. Les agneaux
l'apprirent par leurs mères. Les chevaux, dans leurs stalles au
fond de la grange, dressèrent les oreilles en entendant les cris de
l'oie; et bientôt les chevaux eux aussi avaient saisi ce qui se
passait.

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« Narcisse s'est échappé », disaient-ils.
Tous les animaux secouaient la tête et ils étaient très émus
à l'idée qu'un de leurs camarades s'était libéré et qu'il n'était plus
attaché ou enfermé.
Quant à Narcisse, il ne savait plus que faire ni de quel côté
courir. Il lui semblait que le monde entier était à ses trousses.
« Si c'est ça qu'on appelle la liberté, pensa-t-il, je crois bien
que j'aime mieux être enfermé dans mon petit enclos. »
L'épagneul s'avançait pas à pas vers lui d'un côté.

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Joseph, le valet, s'avançait vers lui, pas à pas, de l'autre
côté.
Mme Boutillier était prête à lui barrer la route s'il se
dirigeait vers le jardin et voilà que M. Boutillier s'approchait, un
seau à la main.
« Oh! c'est épouvantable! pensa Narcisse. Pourquoi
Françoise ne vient-elle pas? » Et il fondit en larmes.
L'oie prit le commandement des opérations et se mit à
lancer des ordres.
« Ne reste pas là, Narcisse! Par ici! Par là! criait l'oie.
Tourne en rond, viens vers moi, cours en zigzag, zigzag, zigzag!
Au bois! Tourne, vire.... »
L'épagneul saisit Narcisse par une patte de derrière.
Narcisse lui échappa d'un bond. Joseph avança la main pour
attraper Narcisse. Mme Boutillier cria quelque chose à Joseph.
L'oie acclama Narcisse. Narcisse se faufila entre les jambes de
Joseph. Joseph rata Narcisse et attrapa l'épagneul à sa place.
« Joli, joli, joli, cacarda l'oie. Encore! Encore! Encore!
— Descends la côte, suggérèrent les vaches.
— Viens de mon côte, hurla le jars.
— Remonte la côte, criaient les moutons.
— Tourne, vire, sifflait l'oie.
— Saute, danse, chantait le coq.
— Attention à Joseph! meuglèrent les vaches.
— Attention à Boutillier, gloussa le jars.
— Méfie-toi du chien, bêlèrent les moutons.
— Écoute-moi, écoute-moi », jargonnait l'oie.
Le pauvre Narcisse était abasourdi et terrifié par tout ce
tohu-bohu. Il essayait de suivre les instructions que lui
donnaient ses amis, mais il ne pouvait pas descendre le chemin
et le remonter en même temps, et il rie pouvait tourner et virer
au moment où il sautait et dansait, et il pleurait si fort que c'est à
peine s'il pouvait voir ce qui se passait. Après tout, Narcisse
était un très jeune cochon, encore un

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bébé ou presque. Il aurait voulu que Françoise soit là,
qu'elle le prenne dans ses bras et le console. Quand il leva les
yeux et aperçut M. Boutillier tout à côté de lui, un seau d'eaux
grasses et tièdes à la main, le petit Narcisse se sentit soulagé. Il
ouvrit les narines et renifla.
Quelle bonne odeur! C'étaient du lait chaud, des épluchures
de pommes de terre, des issues de blé, des flocons d'avoine et un
reste de farine de maïs qui venait du petit déjeuner des
Boutillier.
« Viens, petit cochon, dit M. Boutillier en tapant sur le
seau. Viens, petit cochon! »
Narcisse fit un pas en direction du seau.
« Non, non, non, dit l'oie. Non, Narcisse, c'est le vieux truc
du seau. Ne t'y laisse pas prendre, pas prendre, pas prendre. Il
essaie de te séduire pour te remmener en captivité, tivité, tivité.
Il essaie de t'avoir par l'estomac. »
Narcisse s'en moquait. La nourriture avait une bonne odeur
appétissante. Il fit un second pas vers le seau.
« Cochon, cochon », disait M. Boutillier d'une voix pleine
de bonté tout en se dirigeant lentement vers la grange, et lançant
autour de lui des regards innocents, comme s'il ne savait pas
qu'un petit cochon blanc le suivait, et marchait sur ses talons.
« Tu le regretteras, teras, teras, teras », disait l'oie.
Mais cela lui était égal. Il continua à avancer vers le seau
de nourriture.
« Tu regretteras la liberté, cacardait l'oie. Une heure de
liberté vaut mieux qu'un seau de soupe. »
Narcisse s'en moquait.
Quand M. Boutillier arriva devant l'enclos, il enjamba la
barrière et versa la soupe dans l'auge. Puis il écarta bien la
planche déclouée pour faire un grand trou par lequel Narcisse
pourrait passer facilement.
« Réfléchis, fléchis, fléchis », cria l'oie.
Narcisse ne l'entendit même pas. Il traversa la barrière
LES AVENTURES DE NARCISSE

27
et entra dans son enclos. Il alla droit à l'auge et avala une
bonne lampée de soupe, en suçant le lait avidement et en
mâchant le maïs.
Comme c'est bon de se retrouver chez soi !
Pendant que Narcisse mangeait, Joseph alla chercher un
marteau et quelques clous du numéro 10, et il recloua
solidement la planche. Ensuite, M. Boutillier et lui restèrent un
petit moment paresseusement appuyés sur la barrière tandis que
M. Boutillier grattait le dos de Narcisse avec le bout d'un bâton.
« II se fait, ce cochon, dit Joseph.
— Oui, ça va devenir un bon cochon », dit M. Boutillier.
Narcisse entendit ces louanges. Il .sentait la tiédeur du lait
au creux de son estomac. Il sentait avec délices le bâton qui
grattait les démangeaisons de son dos. Tout était paisible,
heureux, et il avait sommeil. L'après-midi avait été très fatigant.
Il n'était encore que quatre heures, mais Narcisse aspirait à son
lit.
« Je suis vraiment trop jeune encore pour m'aventurer seul
dans ce vaste monde », pensa-t-il en se couchant.

28
CHAPITRE IV

SOLITUDE
LE LENDEMAIN, il pleuvait et le ciel était gris. La pluie
tombait sur le toit de la grange et coulait goutte à goutte de
l'auvent, avec régularité. La pluie tombait dans la cour de la
ferme et fuyait en ruisselets tortueux par le sentier, à travers les
chardons et les bonnes plantes sauvages dont Narcisse était
friand. La pluie clapotait contre les fenêtres de la cuisine de
Mme Boutillier et sortait à gros bouillons des gouttières. La
pluie mouillait le dos des moutons occupés à paître dans le pré.
Quand les moutons en avaient assez de se faire mouiller, ils
remontaient lentement le sentier et rentraient au bercail.
La pluie bouleversait les projets de Narcisse. Narcisse

29
avait projeté de sortir ce jour-là et de creuser un nouveau
trou dans sa cour. Il avait aussi d'autres intentions. Son
programme pour la journée était à peu près ceci :
Petit déjeuner à six heures trente. Lait écrémé, croûtes de
pain, issues de blé, miettes de biscuits, crêpes de froment avec
encore quelques traces de miel, épluchures de pommes de terre,
raclures de la casserole où a cuit le pain au raisin, restes de
flocons d'avoine.
Il aurait fini de déjeuner à sept heures.
De sept à huit, Narcisse avait l'intention de bavarder avec
Archimède, le rat qui habitait sous son auge. Ces conversations
avec Archimède n'étaient pas ce qu'il y avait de plus passionnant
au monde, mais enfin c'était mieux que rien.
De huit à neuf, Narcisse pensait faire la sieste dehors, au
soleil.
De neuf à onze, il méditait de creuser un trou ou une
tranchée et peut-être qu'il découvrirait, enfouie dans la terre, une
bonne petite chose à manger.
De onze à douze, il resterait immobile, debout, à regarder
voler les mouches sur les planches, les abeilles dans le trèfle et
les hirondelles dans le ciel.
Midi : déjeuner. Issues de blé, eau chaude, épluchures de
pommes, sauce de ragoût, peaux de carottes, restes de viande,
un peu de son et le papier du fromage. Son déjeuner se
terminerait à une heure.
De une heure à deux heures, Narcisse allait dormir.
De deux à trois, il se gratterait à tous les endroits qui le
démangeaient en les frottant contre la barrière.
De trois à quatre, Narcisse avait l'intention de rester
absolument immobile, pour réfléchir à la simple joie d'être
vivant, et pour attendre son amie Françoise.
A quatre heures, ce serait le souper : lait écrémé, foin
haché, un vieux sandwich resté dans la gamelle du déjeuner de
Joseph, des peaux de pruneaux, un petit morceau d'une chose,

30
un rogaton d'une autre, des pommes de terre frites, un
résidu de confiture d'oranges, un peu plus de ceci, un peu plus
de cela, un bout de pomme cuite, les reliefs d'une crème
renversée.
Narcisse s'était endormi en songeant à tous ces projets. Il
s'éveilla à six heures et vit qu'il pleuvait : il eut l'impression qu'il
ne pourrait pas le supporter.
« J'arrange toute ma journée soigneusement d'heure en
heure, et voilà qu'il pleut », dit-il.
Pendant un moment, il resta dans sa maison, triste et
maussade. Il alla ensuite jusqu'à la porte pour regarder dehors.
Des gouttes de pluie le cinglèrent au visage. Sa petite cour était
humide et glacée. Il y avait déjà deux centimètres d'eau dans son
auge. Archimède demeurait invisible.

31
« Es-tu là, Archimède? » appela Narcisse.
Pas de réponse. Narcisse se sentit brusquement abandonné,
seul au monde.
« Tous les jours se ressemblent, grogna-t-il. Je suis très
jeune. Je n'ai pas un seul véritable ami dans cette grange. Il va
pleuvoir toute la matinée et tout l'après-midi, et le mauvais
temps empêchera Françoise de venir. Oh! quelle misère ! »
Et Narcisse se mit à pleurer, pour la deuxième fois en deux
jours.
A six heures et demie, Narcisse entendit cogner sur un
seau, Joseph était debout sous la pluie et remuait la soupe du
déjeuner.
« Viens-t'en, cochon », dit Joseph.
Narcisse ne bougea pas. Joseph vida la soupe, gratta le
seau et partit. Il avait remarqué que le petit cochon n'était pas
dans son état habituel.
Narcisse n'avait pas envie de nourriture, il avait envie de
tendresse. Il voulait un ami, quelqu'un qui jouerait avec lui. Il en
toucha un mot à l'oie qui était installée dans un coin de la
bergerie et n'en bougeait pas.
« Veux-tu venir jouer avec moi? demanda-t-il.
— Non, mon petit, que non, que non, dit l'oie. Je couve
mes œufs, j'en ai huit. Il faut que je les maintienne chauds-
bouillants, bouillants, bouillants. Il faut que je reste ici, coite,
coite, coite. Je ne suis pas une tête folle. Je ne m'amuse pas
quand j'ai des œufs à couver. J'attends des oisons, je te le répète.
— Oh! je n'ai jamais cru que tu attendais des piverts »,
répondit Narcisse d'un air grincheux.
Il fit ensuite une tentative auprès d'un agneau. « Voudriez-
vous avoir l'amabilité de jouer avec moi? lui demanda-t-il.
— Certainement pas, répondit l'agneau. D'abord, je
ne peux pas entrer dans votre enclos, car je ne suis pas assez

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âgé pour sauter par-dessus la barrière. En second lieu, les
cochons ne m'intéressent pas. Je considère les cochons comme
moins que rien.
— Que voulez-vous dire par moins que rien? répliqua
Narcisse. Je ne pense pas qu'il puisse exister une chose qui soit
moins que rien. Rien est l'extrême limite de tout. On ne peut pas
descendre plus bas. C'est la fin des fins. Comment pourrait-il y
avoir un moins que rien? Si quelque chose était moins que rien,
alors rien ne serait pas rien, ce serait quelque chose, fût-ce un
très petit bout de quelque chose. Mais si rien est rien, alors rien
ne peut avoir un autre rien qui soit moins que lui.
— Oh! taisez-vous, dit l'agneau. Allez jouer tout seul. Je
ne joue pas avec les cochons. »
Accablé de tristesse, Narcisse s'allongea et écouta la pluie.
Il vit bientôt le rat qui descendait le long d'une planche inclinée
qui lui servait d'escalier.
« Veux-tu jouer avec moi, Archimède? demanda Narcisse.
— Jouer? dit Archimède en se frisant les moustaches.
Jouer? C'est à peine si je sais ce que ce mot veut dire.
— Eh bien, expliqua Narcisse, cela veut dire s'amuser,
courir, sauter, s'ébattre et batifoler.
— Je ne me livre jamais à ce genre d'occupation si je peux
m'en dispenser, répondit le rat avec beaucoup d'aigreur, j'aime
mieux passer mon temps à manger, grignoter, espionner et me
cacher. Je suis glouton, mais je ne suis pas noceur. En ce
moment, je suis en route vers ton auge pour manger ton
déjeuner, puisque tu n'as pas assez de bon sens pour le manger
toi-même. »
Ensuite, le rat Archimède se glissa furtivement le long du
mur et disparut dans un tunnel privé qu'il s'était creusé sous la
porcherie de Narcisse, entre la porte et l'auge. Archimède était
un rat très habile et il arrivait en général à ce qu'il voulait. Ce
tunnel était un bon échantillon de son astuce et

33
de sa dextérité. Il lui permettait d'aller de la grange jusqu'à
sa cachette, qui était sous l'auge du cochon, sans passer par
l'extérieur. Il avait creusé des couloirs et des passages dans toute
la ferme de M. Boutillier, et pouvait aller un peu partout sans se
montrer.
En général, il dormait dans la journée et ne se promenait
qu'après le coucher du soleil.
Narcisse le regarda disparaître dans le souterrain. Un court
moment après, il vit le museau pointu du rat apparaître sous les
planches de sa mangeoire. Prudemment, Archimède se hissa
par-dessus le bord de l'auge. C'était plus que Narcisse n'en
pouvait supporter : par ce jour gris, maussade et pluvieux, voir
quelqu'un d'autre se régaler de son déjeuner!... Il savait
qu'Archimède allait se faire tremper jusqu'aux os, sous la pluie
battante, mais cette idée ne le réconfortait pas. Sans amis,
désespéré et affamé, il se jeta sur le fumier et sanglota.
Vers la fin de l'après-midi, Joseph alla trouver M.
Boutillier.
« Je crois que votre cochon a quelque chose qui ne va pas.
Il n'a pas touché à sa pâtée.
— Donne-lui deux cuillerées de soufre avec un peu de
mélasse », dit M. Boutillier.
Narcisse ne pouvait croire à ce qui lui arrivait lorsque
Joseph l'attrapa et lui fit descendre de force le médicament dans
la gorge.
Ce fut certainement le plus mauvais jour de sa vie. Il se
demandait s'il pourrait endurer une heure de plus son
épouvantable solitude.
La nuit envahit peu à peu le paysage. Bientôt, Narcisse ne
fut plus entouré que d'ombres, au milieu desquelles il entendait
les moutons ruminer doucement; de temps en temps, un
cliquetis de chaîne venait de chez les vaches, au premier étage,
et c'est tout. Aussi pouvez-vous imaginer la surprise de
Narcisse, lorsqu'une petite voix qu'il n'avait

34
jamais entendue s'éleva dans l'obscurité. C'était une voix
grêle, mais agréable.
« Voudrais-tu avoir une amie, Narcisse? disait la voix. Je
serai ton amie. Je t'ai observé toute la journée et je t'aime bien.
— Mais je ne vous vois pas, dit Narcisse en se levant d'un
bond. Où êtes-vous? Et qui êtes-vous?
— Ici, tout en haut, dit la voix. Dors, Narcisse, tu me
verras demain matin. »

35
CHAPITRE V

PÉNÉLOPE

LA NUIT parut longue à Narcisse qui avait l'estomac vide et


l'esprit encombré. Quand on a l'estomac vide et l'esprit
encombré, on a toujours beaucoup de mal à dormir.
Il s'éveilla une bonne douzaine de fois et il resta les yeux
ouverts et le regard fixe, dans le noir, à écouter tous les bruits et
à essayer d'imaginer quelle heure il était. Une grange n'est
jamais absolument silencieuse. Même à minuit, on entend
généralement quelque chose qui s'agite.
La première fois qu'il s'éveilla, c'était Archimède qui
grignotait le coffre à avoine pour y percer un trou. Les dents
d'Archimède grinçaient bruyamment sur le bois et faisaient un
vrai tintamarre.

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« Quel toqué, ce rat! ronchonna le jeune Narcisse. Qu'est-
ce qui le force à rester éveillé toute la nuit, pour jouer des
mâchoires et détruire des objets qui ne lui appartiennent pas?
Pourquoi ne dort-il pas comme tous les animaux qui se
respectent? »
La seconde fois que Narcisse s'éveilla, il entendit l'oie se
retourner dans son nid en ricanant tout bas.
« Quelle heure est-il? demanda Narcisse à l'oie.
— Je crois, crois, crois qu'il doit être onze heures et demie,
répondit-elle. Pourquoi ne dors-tu pas, Narcisse?
— Trop de soucis en tête, répondit Narcisse.
— Eh bien, répondit l'oie, ce n'est pas mon cas. Je n'ai
rien du tout dans la tête, mais j'ai trop de choses sous moi. As-tu
jamais essayé de dormir couché sur huit œufs?
— Non, répliqua Narcisse. Mais je devine qu'on ne doit
pas être très à l'aise. Combien de temps faut-il couver pour que
les petits sortent de leur coquille?
— A peu près, près, près, trente jours tout compris,
répondit l'oie. Mais je triche un peu. Quand il fait chaud l'après-
midi, je recouvre mes œufs de paille et je vais faire une
promenade. »
Narcisse bâilla et se rendormit. Dans ses rêves, il entendit
de nouveau la voix qui disait : « Je serai ton amie. Dors,
Narcisse. Tu me verras demain matin. »
Environ une demi-heure avant l'aube, Narcisse s'éveilla et
tendit l'oreille. La grange était encore plongée dans la nuit. Les
moutons couchés étaient encore immobiles. Même l'oie se tenait
tranquille. Au-dessus de lui, au premier étage, rien ne bougeait :
les vaches se reposaient, les chevaux sommeillaient. Archimède
avait arrêté son travail et il était parti faire une commission. Le
seul bruit qu'on entendît était un léger grincement sur le faîte du
toit, parce que la girouette tournait dans le vent. Narcisse adorait
la grange dans ces moments-là, la grange calme et silencieuse,
dans l'attente de la lumière du matin.
LES AVENTURES DE NARCISSE

37
« Le jour est proche », pensa-t-il.
Par une petite fenêtre, apparut une faible lueur. Une à une,
les étoiles s'éteignirent. A quelques pas de lui, Narcisse pouvait
distinguer l'oie. Elle était blottie, la tête sous l'aile. Puis, les
moutons et les agneaux lui apparurent. Le ciel s'éclaircit.
« Oh! mon beau jour, te voici enfin! Aujourd'hui je vais
trouver une amie. »
Narcisse regardait de tous les côtés. Ses yeux scrutèrent
son petit parc minutieusement. Il examina le bord de la fenêtre
et regarda fixement le plafond. Mais il ne vit rien de nouveau.
A la fin, il décida de faire une proclamation. Il était navré
de rompre, en élevant la voix, le ravissant silence de l'aurore,
mais il n'avait pas trouvé d'autre moyen pour découvrir sa
mystérieuse nouvelle amie qu'il ne voyait nulle part. Donc,
Narcisse se gratta la gorge.
« Allô, allô, écoutez s'il vous plaît, dit-il d'une voix forte et
ferme. L'inconnu ou l'inconnue qui m'a parlé hier soir, au
moment où nous allions au lit, voudrait-il (ou elle) avoir la
bonté de se faire connaître par un signe ou signal, clair et
compréhensible? »
Narcisse se tut et écouta. Tous les animaux levèrent la tête
et le dévisagèrent. Narcisse rougit. Mais il était décidé à entrer
en relations avec son amie inconnue.
« Allô, allô, écoutez s'il vous plaît. Je répète mon message :
l'inconnu ou l'inconnue qui m'a parlé hier soir, au moment où
nous nous couchions, voudrait-il (ou elle) avoir la bonté de se
faire connaître? Je vous prie de me dire qui vous êtes, puisque
vous m'offrez votre amitié. »
Les moutons échangèrent des regards dégoûtés.
« Ne dites pas de bêtises, Narcisse, dit l'aîné des moutons.
Si vous avez un nouvel ami ici, vous êtes probablement en train
de troubler son repos; et la façon la plus rapide de gâcher une
amitié, c'est d'éveiller quelqu'un de grand matin

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« Allô! allô! écoutez s'il vous plaît. »

39
pattes et elle en agitait une pour adresser à Narcisse un
salut amical.
« Tu me vois, à présent? demanda-t-elle.
— Oh! oui, oui. Je te vois très bien. Comment vas-tu?
Bonjour. Salutations. Content de te connaître. Comment
t'appelles-tu? Veux-tu me dire ton nom, s'il te plaît?
— Mon nom, dit l'araignée, est Pénélope.
— Pénélope comment? demanda Narcisse, empressé.
— Mlle Pénélope-Agnès de Cavatica. Mais tu peux
m'appeler Pénélope.
— Je te trouve très belle, dit Narcisse.
— Oui, répondit Pénélope, c'est vrai, je suis jolie. On ne
peut pas dire le contraire. Presque toutes les araignées sont assez
mignonnes de figure. Oh! il y en a de plus sensationnelles que
moi, mais je suis bien. Je voudrais pouvoir te distinguer,
Narcisse, aussi nettement que tu me vois.
— Et pourquoi pas? dit Narcisse. Regarde bien, je suis ici.
— Je le sais, mais je suis myope, répondit Pénélope. J'ai
toujours été affreusement myope. C'est commode dans certains
cas, mais pas dans d'autres. Regarde-moi entortiller cette
mouche. »
Une mouche que Narcisse avait vue marcher le long de son
auge s'était envolée et la maladroite avait heurté dans son vol la
toile de Pénélope; elle était prise dans les soies gluantes et
battait violemment des ailes pour essayer de les casser et de se
libérer.
« D'abord, disait Pénélope, je me jette dessus. »
Elle plongea la tête la première sur la mouche. En même
temps, son arrière-train laissait échapper un minuscule fil de
soie.
« Ensuite je l'embobine. »
Elle saisit la mouche, jeta quelques écheveaux de soie
autour du corps de sa proie et la fit rouler plusieurs fois, de sorte
que la mouche ne pouvait plus bouger.

40
avant qu'il ait son compte de sommeil. Comment pouvez-
vous être sûr que votre ami est matinal?
— Je vous demande pardon à tous, murmura Narcisse. Je
n'avais pas l'intention de me rendre insupportable. »
II s'allongea humblement sur le fumier, face à la porte. Il
ne le savait pas, mais son amie était tout près de lui. Et le vieux
mouton avait eu raison : cette amie dormait encore.
Joseph fit bientôt son apparition. Il apportait le seau de
nourriture pour le petit déjeuner. Narcisse se précipita et
engloutit tout en une minute, puis il lécha le bois de l'auge. Les
moutons partirent le long du sentier, suivis du jars qui se
dandinait, et arrachait l'herbe du bout de son bec. Et alors, au
moment même où Narcisse se réinstallait pour faire sa sieste
matinale, il entendit de nouveau la voix grêle qui lui avait parlé
le soir précédent.
« Salutations », disait la voix.
Narcisse se releva d'un bond.
« Salut... quoi? cria-t-il.
— Salutations, répéta la voix.
— Qu'est-ce que cela veut dire et où êtes-vous? glapit
Narcisse. S'il vous plaît, s'il vous plaît, dites-moi où vous êtes.
Et qu'est-ce que c'est que ça, des salutations?
— Des salutations sont des bonjours, répondit la voix.
Quand je dis : salutations, c'est une façon excentrique que j'ai de
dire bonjour, comment ça va? D'ailleurs, c'est un mot bête et je
ne sais vraiment pas pourquoi je m'en sers. Quant à l'endroit où
je me trouve, c'est facile. Lève la tête et regarde dans le coin du
porche. Me voici. Regarde bien, je te fais signe. »
Et Narcisse vit enfin celle qui lui avait parlé avec tant de
bonté. Tendue à travers l'angle supérieur de l'entrée, il y avait
une grande toile d'araignée et, la tête en bas, une grosse araignée
grise pendant du haut de la toile. Elle était à peu près de la taille
d'une petite noisette. Elle avait huit

41
Une mouche était prise dans les soies gluantes.

42
Narcisse la regardait faire, avec horreur. Il avait du mal à
en croire ses yeux, et bien qu'il détestât les mouches, celle-ci lui
faisait pitié.
« Là! dit Pénélope. Maintenant je vais l'endormir pour que
ce soit moins désagréable pour elle. » Elle mordit la mouche. «
Elle ne sent plus rien à présent, déclara-t-elle. Ça va me faire un
délicieux petit déjeuner.
— Tu veux dire que... tu manges les mouches? dit
Narcisse.
— Bien sûr. Mouches, hannetons, sauterelles,
blattes de choix, mites, papillons, cancrelats juteux,
moucherons, moustiques, papa-faucheux, mille-pattes, taons,
grillons... tout ce qui a l'étourderie de venir se prendre dans ma
toile. Il faut bien vivre, n'est-ce pas?
— Oh! oui, naturellement, dit Narcisse. Est-ce que cela a
bon goût?
— Délicieux. A vrai dire, je ne les mange pas. Je les bois.
Je bois leur sang. J'aime beaucoup le sang, ajouta Pénélope,
dont la voix délicate et plaisante se fit encore plus délicate et
plus plaisante.
— Ne dis pas cela, grommela Narcisse. Je t'en prie, ne dis
pas de choses comme cela.
— Pourquoi pas? C'est la vérité : et il faut toujours dire
ce qui est vrai. Ce n'est pas que ce régime de mouches et de
hannetons me satisfasse pleinement, mais je suis faite comme
cela. Il faut qu'une araignée se procure sa subsistance d'une
manière ou d'une autre : or, la nature m'a rangée parmi les
chasseurs. Instinctivement, je connais l'art de tisser une toile
pour prendre au piège les mouches et autres insectes. Ma mère
chassait avant moi. Sa mère avait chassé avant elle. Toute notre
famille a toujours chassé. Depuis des milliers et des milliers
d'années, les araignées ont tendu des pièges aux mouches et aux
hannetons.
— C'est un bien funeste héritage », dit Narcisse d'un air

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ténébreux.
Il était triste de voir que sa nouvelle amie était quelqu'un de
si sanguinaire.
« Ah oui! soupira Pénélope, mais je n'y peux rien. Je ne
sais pas comment, à l'origine du monde, la première araignée a
été prise de la fantaisie de tisser une toile, mais c'est ainsi, et je
dois avouer que je la trouve maligne d'avoir trouvé cela. Et,
depuis, nous avons été absolument forcées, toutes autant que
nous sommes, d'employer le même procédé. Dans l'ensemble, ce
n'est pas une mauvaise affaire.
— C'est cruel, dit Narcisse, qui avait son opinion et
n'acceptait même pas de la discuter.
— Je te conseille de parler! dit Pénélope. On t'apporte tes
repas, dans des seaux. Personne ne me nourrit, moi. Il faut que
je me procure moi-même de quoi vivre. Je ne puis compter que
sur mon intelligence. Il faut que j'agisse avec rapidité et ruse, si
je ne veux pas mourir de faim. Il faut que je réfléchisse, que je
calcule, que j'attrape ce que je peux, que j'accepte ce qui se
présente. Et il se trouve justement, mon cher ami, que ce qui se
présente ce sont des mouches, des insectes et des hannetons. Et,
en plus de tout cela, ajouta Pénélope en secouant une de ses
pattes, as-tu jamais songé que, si je n'attrapais pas les insectes
pour les manger, ils croîtraient et se multiplieraient et
deviendraient si nombreux qu'ils détruiraient et ravageraient
tout ce qui pousse sur terre?
— Vraiment? dit Narcisse. Je ne voudrais pas voir
arriver une chose pareille. Peut-être ta toile est-elle une bonne
chose, après tout. »
L'oie avait écouté cette conversation en ricanant tout bas.
« Il y a bien des choses que Narcisse ignore dans la vie,
pensa-t-elle. C'est vraiment un innocent, ce petit cochon. Il ne se
doute même pas de ce qui va lui arriver aux environs de Noël; il
ne sait pas que M. Boutillier et Joseph ont l'intention de le tuer.»

44
Et l'oie se souleva un peu, et poussa ses œufs sous elle
encore plus au milieu, afin de les mettre en plein dans la tiédeur
de son corps chaud et de ses douces plumes.
Pénélope, dressée paisiblement au-dessus de la mouche, se
préparait à la manger. Narcisse s'allongea et ferma les yeux. Il
était fatigué de sa nuit sans sommeil et de l'excitation d'avoir fait
une nouvelle connaissance. Une légère brise lui apporta le
parfum des trèfles... le parfum du monde odorant qui s'étendait
au-delà de sa clôture.
« Ah! pensait-il, j'ai une nouvelle amie, c'est vrai. Mais
quel risque à courir que l'amitié! Pénélope est féroce, brutale,
rouée et sanguinaire... elle a tous les défauts que je déteste.
Comment arriverai-je jamais à l'aimer... bien qu'elle soit très
jolie et, indiscutablement, très intelligente? »
Ce qui faisait souffrir Narcisse n'était autre chose que le
doute et l'appréhension qui accompagnent souvent la découverte
d'une nouvelle amitié. Avec le temps, il s'aperçut qu'il s'était
trompé au sujet de Pénélope. Sous ses dehors audacieux et
cruels, elle avait le cœur bon et elle se montra fidèle et dévouée
pour lui jusqu'au bout.

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CHAPITRE VI

JOURS D'ÉTÉ

DANS une ferme, les premiers jours de l'été sont les plus
beaux et les plus heureux de toute l'année. Les lilas
fleurissent, embaument l'air, puis se fanent. Les pommiers
sont en fleurs en même temps que les lilas, et les abeilles
volent autour des pommiers. Les jours deviennent chauds et
doux. La fin de l'année scolaire arrive, et les enfants ont le
temps de jouer et d'aller pêcher des truites dans le ruisseau.
En rentrant, Martin tirait souvent de sa poche une truite tiède
et toute raide, prête à frire pour le dîner.
Quand elle n'alla plus à l'école, Françoise prit l'habitude de
courir presque tous les jours jusqu'à la ferme pour s'asseoir
tranquillement sur son tabouret. Les animaux la traitaient

46
en égale. Les moutons venaient s'étendre calmement à ses
pieds.
Vers le 1er juillet, les chevaux de trait furent attelés à la
faucheuse; puis M. Boutillier monta sur le siège et entra dans le
champ. Toute la matinée, on entendait le cliquetis de la machine
qui tournait en rond et en rond, tandis que l'herbe haute s'abattait
derrière la faucheuse, en longues buttes vertes. Le lendemain,
s'il ne tombait pas d'averse, tous les ouvriers de la ferme
viendraient aider à ratisser, enfourcher et charger, et le foin
serait emporté jusqu'au fenil dans la haute charrette, avec
Françoise et Martin juchés au sommet de la charge. Puis le foin
chaud et parfumé serait hissé dans le vaste grenier et toute la
grange aurait l'air d'un merveilleux lit d'herbe et de trèfle. C'était
l'endroit rêvé pour faire des culbutes, et mieux encore pour se
cacher. Et Martin y trouvait quelquefois un petit orvet qui allait
rejoindre tous les objets qu'il transportait dans ses poches.
Les premiers jours de l'été sont des jours de grandes
réjouissances pour les oiseaux. Dans les champs, autour de la
maison, dans la grange, dans les bois, au-dessus des marécages,
tout n'est qu'amour, chant, nids, œufs. De la lisière du bois, le
rouge-gorge lance sa brève note : « Tac, tac, tac. » Sur une
branche de pommier, le vanneau se balance en remuant la queue
et en disant : « Pi-ouitt. pi-ouitt! » La fauvette, qui sait combien
la vie est courte et délectable, murmure : « Temps qui fuit,
temps qui fuit. » Si vous entrez brusquement dans la grange, les
hirondelles plongent du haut du toit et vous rappellent à l'ordre :
« Hardi, hardi, hardi ! »
Au début de l'été, les enfants trouvent dans la nature
beaucoup de choses à manger, à boire, à sucer et à mâcher. La
tige des pissenlits est pleine de lait, les fleurs de trèfle sont
lourdes de nectar et le réfrigérateur regorge de boissons glacées.
Partout où vous regardez, vous trouvez de la vie; même la
boulette qui se forme sur la tige des graminées, si

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vous l'ouvrez d'un coup d'ongle, contient une petite larve
verte. Et, sous la feuille de pomme de terre, on trouve les œufs
couleur orange vif du doryphore.
Un jour du début de l'été, les œufs de l'oie vinrent à éclore.
Ce fut un grand événement dans la grange. Françoise était
présente, assise sur son tabouret, quand l'événement se produisit.
Après l'oie elle-même, Pénélope fut la première avertie de
la naissance des oisons tant attendus. L'oie savait depuis la veille
qu'ils n'étaient pas loin : elle les entendait appeler d'une petite
voix faible à l'intérieur des œufs. Elle savait qu'ils manquaient
de place dans leur coquille et qu'ils avaient grande envie d'en
sortir. Aussi l'oie restait-elle parfaitement immobile et parlait-
elle beaucoup moins que d'habitude.
Quand le premier oison passa sa tête d'un vert gris entre les
plumes de sa mère et regarda autour de lui, Pénélope l'aperçut et
annonça à tous la grande nouvelle.
« Habitants de cette grange, proclama-t-elle, je ne doute
pas que vous ne soyez tous heureux d'apprendre qu'après quatre
semaines d'efforts et d'inlassable patience, notre amie l'oie est
enfin récompensée de son labeur. Les oisons sont arrivés. Je la
prie d'accepter mes sincères félicitations.
— Merci, merci, merci, dit l'oie en hochant chaque fois la
tête, sans cacher son légitime orgueil.
— Merci, dit le jars.
— Félicitations, cria Narcisse. Combien y a-t-il d'oisons?
Je n'en vois qu'un.
— Il y en a sept, dit l'oie.
— Parfait, dit Pénélope, sept est un chiffre qui porte
chance.
— La chance n'a rien à voir en cette réussite, dit l'oie.
C'est le fruit d'une bonne organisation et d'un travail assidu. »
A ce moment, Archimède sortit le nez de sa cachette, sous
l'auge de Narcisse. Il lança un coup d'œil sur Françoise,

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puis trottina précautionneusement vers l'oie, en suivant de
très près le mur. Tout le monde le surveillait attentivement : on
ne l'aimait pas beaucoup et on se méfiait de lui.
« Dites-moi, commença-t-il de sa voix pointue, vous dites
que vous avez sept oisons. Mais il y avait huit œufs. Qu'est-ce
qui est arrivé au dernier? Pourquoi n'est-il pas éclos ?
— Je suppose que c'était un œuf clair, dit l'oie.
— Qu'allez-vous en faire? continua Archimède, ses
petits yeux ronds et brillants fixés sur l'oie.
— Vous pouvez le prendre, répondit l'oie. Faites-le
rouler jusque chez vous et ajoutez-le à votre collection
d'horreurs. »
Archimède avait l'habitude de ramasser des objets bizarres
qu'il gardait près de lui comme un trésor. Il conservait tout.

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« Bien sûr, sûr, sûr, dit le jars. Prenez cet œuf. Mais
laissez-moi vous dire ceci, Archimède : si jamais je vous
surprends à fourrer votre vilain nez, nez, nez, près de nos oisons,
je vous administre la plus belle volée que jamais rat ait reçue. »
Et le jars, ouvrant ses vigoureuses ailes, en battit l'air pour
montrer sa force. Il était robuste et vaillant, mais, il faut bien le
dire, l'oie et le jars se faisaient du souci à cause d'Archimède. Et
non sans raison. Le rat n'avait ni moralité, ni conscience; il
ignorait le respect, l'honnêteté, les scrupules et les remords, la
noblesse de sentiment, l'esprit de camaraderie, et jusqu'à la
simple bonté d'un bon rat : il n'avait rien. Il tuerait un oison, s'il
était sûr de ne pas être soupçonné. L'oie le savait. Tout le monde
le savait.
A grands coups de son large bec, l'oie poussa hors du nid
l'œuf qui n'était pas éclos, et tous regardèrent avec dégoût le rat
qui le faisait rouler devant lui. Même Narcisse, qui était capable
de manger à peu près n'importe quoi, se sentait indigné et
écœuré.
« Comment peut-on convoiter un vieil œuf pourri et gâté?
murmura-t-il.
— Un rat est un rat, dit Pénélope, dont le petit rire sonna
comme un carillon. Mais, mes chers amis, si jamais cet œuf
vénérable éclate brusquement, la grange sera inhabitable.
— Que signifie ce dernier mot? lui demanda Narcisse.
— Cela signifie que personne ne pourra y rester à cause de
l'odeur. Un œuf pourri est une véritable bombe asphyxiante.
— Je ne le casserai pas, ricana Archimède. Je sais ce que
je fais. Je manie des objets de ce genre continuellement. »
II disparut dans son tunnel tout en poussant l'œuf d'oie
devant lui. Il le fit rouler et le dirigea à petits coups jusqu'à ce
qu'il eût réussi à le faire entrer dans son trou, sous l'auge.
Cet après-midi là, quand le vent fut tombé, la grange

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se remplit de calme et de tiédeur; alors, l'oie grise fit
sortir du nid les sept oisons et leur montra le monde. M.
Boutillier les découvrit lorsqu'il apporta le souper de Narcisse.
« Tiens, tiens, dit-il avec un large sourire, voyons un
peu... un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Sept bébés oies. Si
ça n'est pas joli à voir!... »

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CHAPITRE VII

MAUVAISES NOUVELLES

NARCISSE s'attachait plus tendrement à Pénélope de jour


en jour. La campagne qu'elle menait contre les insectes lui
paraissait utile et raisonnable. Il était difficile de trouver dans
toute la ferme quelqu'un qui aimât les mouches. Les mouches
passent leur temps à empoisonner tout le monde. Les vaches les
détestaient. Les chevaux les haïssaient. Les moutons les
abhorraient. M. et Mme Boutillier s'en plaignaient sans arrêt et
s'en protégeaient par des écraris de toile métallique.
Narcisse admirait les façons de procéder de Pénélope et il
était particulièrement content qu'elle endormît ses victimes
avant de les manger.
« C'est vraiment une bonne pensée que tu as là, Pénélope,
disait-il.

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— Oui, répondait-elle de sa voix douce et musicale, oui,
je leur donne toujours un anesthésiant pour qu'elles ne sentent
pas la douleur. C'est un petit supplément gratuit, offert par la
maison. »
A mesure que le temps passait, Narcisse grossissait. Il
avalait trois copieux repas par jour. Il passait de longues heures
étendu sur le flanc, à moitié endormi, à faire de beaux rêves. Il
était en parfaite santé et son poids ne cessait d'augmenter. Un
après-midi que Françoise était assise sur son tabouret, le doyen
des moutons entra dans la grange et y resta un moment pour
faire une visite à Narcisse.
« Bonjour, dit-il. Il me semble que vous avez engraissé.
— Oui, je le crois aussi, répondit Narcisse. A mon âge,
c'est assez naturel qu'on forcisse.
— Tout de même, je ne vous envie pas, dit le vieux
mouton. Vous savez pourquoi ils sont en train de vous
engraisser, n'est-ce pas?
— Non, je ne le sais pas.
— Remarquez bien qu'il me déplaît d'être porteur de
mauvaises nouvelles, dit le mouton, mais il convient que vous
sachiez qu'on vous engraisse dans l'intention de vous" tuer.
— De me... quoi? » hurla Narcisse.
Françoise était devenue toute raide, sur son tabouret.
« De vous tuer. De vous transformer en lard fumé et en
jambon, continua le vieux mouton. Dès que les vrais froids
commencent, presque tous les jeunes cochons sont assassinés
par le fermier. Il est en train de se tramer dans cette ferme un
véritable complot pour vous tuer à l'approche de Noël. Ils sont
tous dans le complot : Joseph, Boutillier et même Jean
Laboureur.
— M. Laboureur, sanglota Narcisse, le père de Françoise !
— Certainement. Quand on a décidé d'assassiner un
cochon, tout le monde s'y met. Je suis un vieux mouton et

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je les ai vus faire la même chose, exactement la même
chose, une année après l'autre. Laboureur arrive, armé de sa
carabine 22, il tire....
— Arrêtez! s'écria Narcisse. Je ne veux pas mourir.
Au secours! Qui me sauvera? Au secours! »
Françoise était sur le point de bondir vers lui lorsqu'une
voix se fit entendre.
« Calme-toi, Narcisse, dit Pénélope, qui avait écouté cette
affreuse conversation.
— Je ne peux pas me calmer, cria Narcisse en courant de
long en large. Je ne veux pas qu'on me tue. Je ne veux pas
mourir. Est-ce vrai, Pénélope, ce que le vieux mouton vient de
dire? Est-ce vrai qu'ils vont me tuer aux premiers froids?
— Mon Dieu, dit l'araignée, en renouant pensivement
deux ou trois fils de sa toile, voici très longtemps que le vieux
mouton habite cette grange. Il a vu arriver et disparaître plus
d'un cochon de la Quasimodo. S'il dit que les fermiers ont
l'intention de te tuer, c'est certainement vrai. N'empêche que
c'est un procédé ignoble. Réellement, les gens ne savent
qu'inventer ! »
Narcisse fondit en larmes.
« Je ne veux pas mourir! gémissait-il. Je veux rester vivant
ici, sur mon bon tas de fumier, entouré de tous mes bons amis.
Je veux respirer le bon air et rester paisiblement allongé au bon
soleil.
— Pour le moment, tu fais un bon charivari, lui dit
sèchement le vieux mouton.
— Je ne veux pas mourir, hurla Narcisse en se jetant sur le
sol.
— Tu ne mourras pas, dit Pénélope d'un ton décidé.
— Que dis-tu? Vraiment? Qui va me sauver la vie?
— Moi, déclara Pénélope.
— Comment? demanda Narcisse.

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— Je ne sais pas encore. Mais je vais Le sauver et je veux
que tu te calmes immédiatement. Pour le moment, ta
conduite est enfantine. Cesse de pleurer. Je ne peux pas
supporter les crises de nerfs. »

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CHAPITRE VIII

CONVERSATION EN FAMILLE

LE DIMANCHE matin, M. et Mme Laboureur et Françoise


étaient assis dans la cuisine et prenaient leur petit déjeuner.
Martin avait déjà fini et il était monté dans sa chambre chercher
sa fronde. « Saviez-vous que les oisons de l'oncle Rodolphe
étaient éclos? demanda Françoise.
— Combien? fit M. Laboureur.
— Sept, répondit Françoise. Il y avait huit œufs, mais l'un
d'eux était clair, alors l'oie a dit à Archimède qu'elle n'en voulait
plus et il l'a emporté.
— L'oie a fait quoi? demanda Mme Laboureur, en
fixant sur sa fille un regard étrange et inquiet.

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— Elle a dit à Archimède qu'elle ne voulait plus de cet
œuf, répéta Françoise.
— Qui est Archimède? demanda Mme Laboureur.
— C'est le rat. Nous ne l'aimons pas beaucoup, ni les uns
ni les autres.
— Qui est-ce, « nous »? demanda M. Laboureur.
— Oh! tous les habitants de la grange : Narcisse, les
moutons, les agneaux, l'oie, le jars, les oisons, Pénélope et moi.
— Pénélope? dit Mme Laboureur. Qui est Pénélope?
— C'est la meilleure amie de Narcisse. Elle est très
intelligente.
— Comment est-elle?
— Oh! bien..., répondit Françoise toute pensive, elle a
huit pattes. Comme toutes les araignées, je suppose.
— Parce que Pénélope est une araignée? » dit la maman
de Françoise.
Françoise fit oui de la tête.
« Une grosse grise. Elle a fait sa toile en haut du porche de
Narcisse. Elle attrape des mouches et leur suce le sang. Narcisse
l'adore.
— Ah! vraiment! » dit Mme Laboureur d'un air
vague.
Elle ne quittait pas sa fille des yeux et son visage était plein
d'inquiétude.
« Oh, oui ! Narcisse adore Pénélope, dit Françoise. Savez-
vous ce que Pénélope a dit quand les oisons sont nés?
— Je n'en ai pas la moindre idée, répondit M. Laboureur.
Raconte.
— Eh bien, quand le premier oison a sorti sa petite tête de
dessous sa mère, j'étais assise sur mon tabouret dans le coin et
Pénélope était au milieu de sa toile. Elle a fait un discours*. Elle
a dit : « Habitants de cette grange, je ne doute « pas que vous ne
soyez tous heureux d'apprendre qu'après « quatre semaines
d'efforts et d'inlassable patience, notre

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« amie l'oie est enfin récompensée de son labeur. » Vous
ne trouvez pas que c'était gentil de dire cela?
— Oh! si! répliqua Mme Laboureur. Et maintenant,
Françoise, il est temps de t'apprêter pour aller au catéchisme.
Dis à Martin qu'il s'habille. Tantôt, tu me raconteras d'autres
histoires sur ce qui se dit dans la grange de l'oncle Rodolphe.
Est-ce que tu n'y passes pas un peu trop de ton temps? il me
semble que tu y vas presque tous les après-midi.
— J'aime bien y aller », répondit Françoise. Elle s'essuya
la bouche et monta en courant. Quand elle eut quitté la pièce,
Mme Laboureur dit tout bas à son mari :
« Je suis très tourmentée au sujet de Françoise. As-tu
entendu la façon dont elle divague et prétend que les animaux
parlent?
— Peut-être parlent-ils, dit M. Laboureur avec un petit
rire, je me le suis souvent demandé. En tout cas, ne sois pas
inquiète pour Françoise. Elle a beaucoup d'imagination,
voilà tout. Les gosses se figurent toujours qu'ils entendent toutes
sortes de choses.
— Tu as beau dire, elle m'inquiète, répondit Mme
Laboureur. Je pense que je vais en parler au docteur Dorian la
prochaine fois que je le verrai. Il aime Françoise presque autant
que nous l'aimons, et je veux le mettre au courant de toutes les
choses étranges qu'elle dit sur ce cochon et les autres animaux.
Je trouve que ce n'est pas normal. Tu sais parfaitement bien que
les bêtes ne parlent pas. »
M. Laboureur sourit.
« Peut-être que nos oreilles sont moins fines que celles de
Françoise », dit-il.

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CHAPITRE IX

VANTARDISE DE NARCISSE

UNE TOILE d'araignée est plus résistante qu'elle n'en a l'air.


Bien qu'elle soit faite de soies fines et délicates, la toile ne se
déchire pas facilement. Pourtant, tous les jours, les insectes
en se débattant y font des trous, et l'araignée doit la
raccommoder quand elle est abîmée. Pénélope gardait ce travail
pour la fin de la journée et Françoise aimait s'asseoir tout près et
la regarder faire. Un après-midi, elle entendit une
conversation très intéressante et fut témoin d'un événement
étrange.
« Tes pattes sont terriblement velues, Pénélope, dit
Narcisse, en regardant l'araignée remplir sa tâche avec des
mouvements vifs.

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— Mes pattes ne sont pas velues pour rien, répliqua
Pénélope. En outre, chacune d'elles est divisée en sept
sections : coxa, trochanter, fémur, patella, tibia, métatarse et
tarse. »
Narcisse se dressa brusquement. « Tu plaisantes, dit-il.
— Pas du tout, c'est sérieux.
— Répète ces noms que tu as dits, je n'ai pas bien entendu
la première fois.
— Goxa, trochanter, fémur, patella, tibia, métatarse
et tarse.
— Seigneur! s'exclama Narcisse en regardant ses propres
pattes qui étaient courtes et dodues, je ne crois pas que mes
pattes aient sept sections.
— C'est, dit Pénélope, que nous menons, toi et moi,
des vies différentes. Tu n'as pas besoin de tisser une toile. C'est
ça qui fait travailler les pattes.
— Je pourrais tisser une toile si je voulais, dit Narcisse, ce
fanfaron. C'est tout simplement que je n'ai jamais essayé.
— Je voudrais bien t'y voir », répliqua Pénélope.
Françoise riait sous cape et ses yeux grands ouverts
étaient pleins de tendresse pour le petit cochon.
« O. K., répondit Narcisse. Dis-moi ce qu'il faut faire et je
vais en tisser une. Ça doit être très amusant de fabriquer une
toile. Par où est-ce que je commence?
— Respire profondément », dit Pénélope en souriant.
Narcisse prit une profonde inspiration. « Maintenant, grimpe à
l'endroit le plus élevé que tu pourras trouver, comme ça. »
Pénélope courut à toutes pattes jusqu'en haut du porche.
Narcisse gravit péniblement son tas de fumier jusqu'au sommet.
« Maintenant fais une ligature en te servant de tes filières,
lance-toi dans l'espace et n'oublie pas d'émettre une amarre en
tombant. »
Narcisse hésita un moment, puis s'élança dans l'espace. Il
jeta un rapide regard derrière lui pour voir si un morceau de

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corde le suivait pour amortir sa chute, mais rien n'avait l'air de
se passer sur ses arrières, et deux secondes après, il atterrissait
brutalement : boum!
« Aïe, gémit Narcisse, aïe, aïe, aïe! »
Pénélope riait si fort que sa toile se balançait.
« A quel moment me suis-je trompé? demanda le cochon,
quand il fut un peu remis du choc.
— Jamais, répondit Pénélope. C'est une courageuse
tentative.
— Je crois que je vais faire un second essai, dit Narcisse
tout joyeux. Je crois que ce qu'il me faut, c'est un morceau de
ficelle pour me retenir. »
Le petit cochon s'en alla dans sa cour.
« Hé là! Archimède », appela-t-il.
Le rat sortit le bout de son museau de sous l'auge.
« Pourriez-vous me prêter un morceau de ficelle? J'en ai
besoin pour tisser une toile.
— Mais oui, bien sûr, répondit Archimède qui économisait
toujours les bouts de ficelle, rien de plus facile, si ça peut vous
rendre service. »
Il se glissa jusqu'au fond de son trou, déplaça l'œuf d'oie
qui le gênait, et revint porteur d'un vieux morceau de ficelle
blanche, très sale. Narcisse l'examina.
« C'est exactement ce qu'il me faut, dit-il. Attachez-m'en
une extrémité à la queue, voulez-vous, Archimède? »
Narcisse s'accroupit, le plus bas possible, et tourna sa petite
queue en tire-bouchon vers le rat. Archimède saisit la ficelle, la
passa autour de la queue du cochon et fit deux nœuds en demi-
clef. Pénélope était dans le ravissement de les voir faire. Comme
Françoise, elle avait beaucoup d'amitié pour Narcisse; en outre,
sa porcherie malodorante et la nourriture aigrie qui la souillait
attiraient les mouches dont elle avait besoin; enfin, elle était
fière de voir qu'il

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avait de la ténacité et qu'il voulait essayer une seconde fois
de tisser une toile.
Sous les regards attentifs du rat, de l'araignée et de la petite
fille, Narcisse, plein d'énergie et d'espoir, remonta tout en haut
du tas de fumier.
« Regardez tous! » cria-t-il.
Et rassemblant toutes ses forces, il se lança dans le vide, la
tête la première. La ficelle tramait derrière lui. Mais comme il
avait négligé d'attacher l'autre bout à quoi que ce soit, elle ne lui
servit pas à grand-chose, et Narcisse vint cogner le sol, avec un
bruit mat, et s'y aplatit, tout meurtri. Des larmes lui montèrent
aux yeux. Archimède ricana. Pénélope resta calme et
silencieuse. Au bout d'un moment, elle lui dit :
« Tu ne peux pas tisser de toile, Narcisse, et je te conseille
de t'ôter cette idée de la tête. Il te manque deux choses
indispensables pour tisser une toile.
— Que sont-elles? demanda Narcisse.
— Il te manque une série de filières, et il te manque le tour
de main. Mais console-toi, tu n'as pas besoin de toile. Boutillier
te fournit trois bons repas par jour. Pourquoi te donnerais-tu la
peine de chasser pour ta nourriture? »
Narcisse soupira.
« Tu es tellement plus intelligente et plus habile que moi,
Pénélope. Je crois que je voulais simplement faire de l'esbroufe
pour t'éblouir. Je n'ai que ce que je mérite. »
Archimède dénoua sa ficelle et la remporta chez lui.
Pénélope se remit à repriser sa toile.
« II ne faut pas que cela t'humilie, Narcisse. Il n'y a pas
beaucoup de gens qui sachent filer et tisser. Même les hommes
n'y parviennent pas aussi bien que les araignées, et pourtant ils
se croient très malins et ils sont toujours prêts à essayer
d'accomplir n'importe quoi. As-tu jamais entendu parler de la
Tour Eiffel? »
Narcisse secoua la tête.

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Il se lança dans le vide... la ficelle traînant derrière lui.

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« Est-elle en toile d'araignée?
— On le dirait presque, répondit Pénélope. Mais sais-tu
combien de temps il a fallu aux hommes pour la construire? Plus
de deux ans. Mon Dieu ! Je serais morte de faim longtemps
avant qu'elle soit terminée. Moi, je fais une toile en une soirée.
— Qu'est-ce que les hommes attrapent dans la Tour
Eiffel? Des hannetons?
—Non, dit Pénélope. Ils n'y attrapent rien du tout. Ils
montent et ils descendent, et ils remontent parce qu'ils
s'imaginent que, de là-haut, ils vont découvrir quelque chose de
nouveau. S'ils s'accrochaient au sommet de ce grand machin, la
tête en bas, et s'ils attendaient patiemment, peut-être que
quelque chose de bon finirait par se présenter. Mais non, les
hommes éprouvent le besoin de courir, courir, courir tout le
temps. Je me réjouis d'être une araignée sédentaire.
— Que veut dire le mot « sédentaire »? demanda Narcisse.
— Il veut dire que je passe une bonne partie de mon temps
immobile, à la même place, au lieu de vagabonder sur toute la
terre. Je sais apprécier ce qui est bon, et ma toile est une bonne
chose. Je ne bouge pas et j'attends ce qui passe. Cela me donne
le temps de réfléchir.
— Oh! dans ce cas, moi aussi, je suis une espèce de
sédentaire. Il faut que je reste dans ces parages, bon gré, mal
gré. Sais-tu à quel endroit j'aimerais être ce soir?
— Où?
— Dans une forêt, à chercher des faînes, des truffes et de
délicieuses racines, à user de la merveilleuse vigueur de mon
groin pour écarter les feuilles, fouiller et renifler le long des
chemins. Oh! Sentir, sentir, sentir....
— Tu sens déjà assez fort comme ça, fit remarquer un
agneau qui venait d'entrer. Je te sens d'ici. Il n'y a personne dans
la grange qui sente autant que toi. »

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Narcisse baissa le nez. Ses yeux se mouillèrent de larmes.
Pénélope remarqua sa confusion et parla sévèrement à l'agneau.
« Laisse Narcisse tranquille, dit-elle. Il est parfaitement
naturel qu'il sente, étant donné l'endroit où il vit. Tu n'es pas un
bouquet de rosés, toi-même. En plus de cela, tu as interrompu
une conversation très agréable. De quoi parlions-nous, Narcisse,
lorsqu'on nous a interrompus de cette façon grossière?
— Oh! je ne me rappelle pas, répondit Narcisse. D'ailleurs
cela n'a pas d'importance. Ne parlons plus pendant un moment,
Pénélope. Je sens que je m'endors. Continue de travailler à ta
toile, et je vais m'allonger là, pour te regarder. Comme cette
soirée est belle! »
Narcisse s'étendit sur le côté, avec un long soupir.

65
Le crépuscule tomba sur la ferme des Boutillier, apportant
une grande paix. Françoise savait que l'heure du souper était
proche, mais elle ne pouvait pas se décider à partir. Des
hirondelles passaient, sur leurs ailes silencieuses; elles entraient
et sortaient par toutes les ouvertures, apportant à manger à leurs
petits. De l'autre côté de la route, un oiseau chanta : « Cour(s) au
nid, cour (s) au nid. » Joseph s'assit sous un pommier et alluma
sa pipe : les animaux reniflèrent l'odeur du tabac ordinaire qu'ils
connaissaient bien. Narcisse entendait l'appel flûte de la rainette
et de temps en temps la porte de la cuisine qui claquait. Ces sons
lui donnaient une sensation de bien-être et de bonheur, car il
aimait la vie, et il aimait savoir qu'il faisait partie de ce monde,
par cette soirée d'été.
Mais tandis que, couché de tout son long, il se sentait
délicieusement alangui, le souvenir lui revint de ce que lui avait
dit le vieux mouton.
La pensée de la mort traversa son esprit et il se mit à
trembler de peur.
« Pénélope? dit-il, tout bas.
— Oui, Narcisse?
— Je ne veux pas mourir.
— Bien sûr que non.
— Je suis heureux dans cette grange; j'aime tout ce qui
m'entoure.
— C'est naturel. Nous y sommes tous heureux, comme
toi.»
L'oie fit son entrée, suivie de ses sept oisons. Ils tendaient
leurs petits cous et faisaient entendre un léger sifflement
harmonieux comme une troupe de minuscules cornemuseux.
Narcisse les écouta, le cœur débordant de tendresse.
« Pénélope? dit-il.
— Oui? dit l'araignée.
— Parlais-tu : sérieusement quand tu m'as promis que tu
les empêcherais de me tuer?

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— Je n'ai jamais parlé plus sérieusement de ma vie. Je ne
te laisserai pas mourir, Narcisse.
— Comment vas-tu me sauver? demanda Narcisse,
dont la curiosité, sur ce sujet précis, était très grande.
— Ah! voilà, répondit Pénélope, d'un air vague. Je ne sais
pas encore exactement. Mais je suis en train de dresser un plan.
— C'est merveilleux, dit Narcisse. Comment se
présente-t-il, ce plan, Pénélope? Est-il bien avancé? Le vois-tu
clairement? »
Narcisse s'était remis à trembler, mais Pénélope demeurait
calme et maîtresse d'elle-même.
« Oh! il se présente très bien, dit-elle d'un ton léger. Ce
n'est encore qu'une idée, sans forme précise, mais j'y travaille.
— Quand donc y travailles-tu? supplia Narcisse.
— Quand je suis suspendue, la tête en bas, au sommet de
ma toile. C'est à ces moments-là que je pense, parce que tout
mon sang descend dans mon cerveau.
— Je serais bien content si je pouvais t'aider d'une manière
ou d'une autre.
— Non, non, je m'en tirerai toute seule, dit Pénélope. Je
pense beaucoup mieux quand je pense seule.
— Très bien, répondit Narcisse. Mais si je peux faire
quelque chose pour t'aider, si peu que ce soit, ne manque pas de
m'en avertir.
— Ce que tu dois faire, dit Pénélope, c'est te remonter,
physiquement et moralement. Je veux que tu dormes beaucoup
et que tu cesses de te tourmenter. Ne te hâte jamais et ne te fais
pas de souci. Mâche bien tes aliments et mange jusqu'au dernier
morceau de ce qu'on te donne, sauf la très petite part que tu dois
laisser pour Archimède. Prends du poids et de la vigueur : c'est
comme cela que tu peux m'aider. Maintiens-toi en bonne santé
et n'aie pas peur. Crois-tu que tu comprends?

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— Oui, je comprends, dit Narcisse.
— Alors, va te coucher, dit Pénélope. Le sommeil est très
important. »
Narcisse s'en alla à petits pas jusque dans le coin le plus
reculé de son parc et se laissa tomber à terre. Il ferma les yeux.
Une minute après, il se remettait à parler. « Pénélope? dit-il.

68
— Oui, Narcisse?
— Puis-je aller jusqu'à mon auge voir si je trouve un petit
reste de mon souper? Je crois que j'ai laissé une miette de purée
de pommes de terre.
— Vas-y, dit Pénélope. Mais je t'ordonne de te recoucher
immédiatement après. »
Narcisse se précipita vers son enclos.
« Lentement, lentement, dit Pénélope, jamais de hâte,
jamais de souci. »
Narcisse se contint et se glissa mollement jusqu'à son auge.
Il y trouva un bout de pomme de terre qu'il mâcha
consciencieusement avant de l'avaler. Ensuite, il retourna au lit,
ferma les yeux et garda un moment de silence.
« Pénélope? chuchota-t-il bientôt.
— Oui?
— Pourrais-je boire un peu de lait? Je crois qu'il reste
quelques gouttes de lait dans mon auge.
— Non. L'auge est sèche et je veux que tu dormes. Plus
de bavardages. Ferme les yeux et endors-toi. »
Narcisse ferma les yeux. Françoise quitta son tabouret et
rentra chez ses parents, l'esprit tout occupé de ce qu'elle avait vu
et entendu.
« Bonne nuit, Pénélope, dit Narcisse.
— Bonne nuit, Narcisse. » Silence.
« Bonne nuit, Pénélope.
— Bonne nuit, Narcisse.
— Bonne nuit. — Bonne nuit. »

69
CHAPITRE X

UNE EXPLOSION

DE JOUR en jour, l'araignée attendait, la tête en bas, qu'une


idée lui vienne. D'heure en heure, elle restait immobile,
plongée dans de profondes réflexions. Elle avait promis
à Narcisse de lui sauver la vie et elle voulait à tout prix tenir
sa promesse. Pénélope était d'un naturel patient. Elle
savait par expérience que, si elle attendait assez longtemps, une
mouche venait se prendre dans sa toile; et elle savait également
que, si elle réfléchissait assez longtemps au problème Narcisse,
une idée finirait sûrement par lui venir.
Enfin — c'était un beau matin de la mi-juillet — l'idée lui
vint. « Mais comme c'est simple, pensa-t-elle; pour

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sauver la vie de Narcisse, il suffit de jouer un bon tour à
Boutillier. Si je puis berner un hanneton, je puis berner un
homme. Les hommes sont beaucoup moins malins que les
insectes. »
A ce moment précis, Narcisse entra dans son enclos.
« A quoi penses-tu, Pénélope? demanda-t-il.
— Je pensais justement, dit Pénélope, que les gens sont
très crédules.
— Que veut dire « crédules »?
— Faciles à duper, répondit Pénélope.
— Heureusement! » répliqua Narcisse.
Puis il s'allongea à l'ombre de sa petite palissade et
s'endormit profondément. Mais l'araignée resta bien éveillée, à
le contempler avec tendresse et à faire des projets d'avenir pour
lui. L'été était déjà très avancé. Pénélope savait qu'elle n'avait
pas beaucoup de temps devant elle.
Ce matin-là, au moment même où Narcisse s'endormait,
Martin Laboureur vint en se promenant jusque dans la cour des
Boutillier, suivi de Françoise. Martin portait une grenouille
vivante au creux de sa main. Françoise s'était mis une couronne
de pâquerettes dans les cheveux. Les deux enfants se
précipitèrent à la cuisine.
« Vous arrivez au bon moment pour la tarte aux myrtilles,
dit Mme Boutillier.
— Regarde ma grenouille, cria Martin, en posant la
grenouille sur l'égouttoir et en tendant la main pour recevoir une
part de gâteau.
— Enlève cette sale bête de là, cria Mme Boutillier.
— Elle est toute chaude. Elle est presque morte, cette
grenouille, dit Françoise.
— C'est pas vrai, protesta Martin. Elle m'a laissé la
gratter entre les yeux. »
La grenouille sauta et plongea dans la bassine pleine d'eau
savonneuse.

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« Tu mets de la tarte sur tes vêtements, dit Françoise. Tante
Séraphine, puis-je aller ramasser les œufs dans le poulailler?
— Sauvez-vous dehors, tous les deux! Et surtout
ne tourmentez pas les poules.
— Il s'est mis de la tarte partout, cria Françoise. Regarde
tes vêtements tout poisseux!
— Viens avec moi, grenouille », cria Martin.
Il repêcha sa grenouille qui se débattit, éclaboussant
d'eau savonneuse la tarte aux myrtilles. « Encore une crise!
gémit Françoise.
— Allons sur la balançoire », cria Martin.
Et les enfants partirent en courant vers la grange.
M. Boutillier possédait la plus belle balançoire du
voisinage. C'était tout simplement une longue corde épaisse,
attachée à la poutre de traverse au-dessus de la grande porte de
la grange. Au bout de la corde, il y avait un gros nœud sur
lequel on s'asseyait. C'était si bien arrangé qu'on pouvait se
balancer sans avoir besoin d'être poussé. On grimpait par
l'échelle jusque dans le fenil. Puis, la corde en mains, on se
tenait au bord et l'on regardait en bas : cela faisait peur et
donnait le vertige. Alors, on s'asseyait à califourchon sur le gros
nœud. Puis on rassemblait tout son courage on respirait un bon
coup et l'on sautait. Pendant une seconde, on avait l'impression
de tomber à pic sur le plancher de la grange, puis la corde se
tendait brusquement, et l'on naviguait à travers la grande porte
ouverte à une vitesse d'au moins un kilomètre à la minute, avec
les sifflements du vent dans les oreilles, les yeux et les cheveux.
Ensuite, vrrrr... on montait en chandelle jusque dans le ciel; on
regardait les nuages; la corde se tordait et l'on tournait sur place
dans un sens, puis dans l'autre, avec elle. Ensuite on tombait du
ciel, plus bas, plus bas, plus bas... et l'on rentrait d'un grand
bond dans la grange, presque à la hauteur du fenil; on repartait
dans le ciel (pas tout à fait aussi loin), on rentrait dans la

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grange (pas tout à fait aussi haut), on ressortait, on rentrait,
dehors, dedans, dehors, dedans... et puis l'on sautait à terre et
l'on cédait la place à un autre.
A des kilomètres à la ronde, les mamans se faisaient du
souci en songeant à la balançoire des Boutillier.
Elles avaient peur que les enfants ne tombent. Mais jamais
un seul enfant ne tomba. Les enfants se cramponnent en général
beaucoup plus solidement que ne le croient leurs parents.
Martin fourra la grenouille dans sa poche et grimpa
jusqu'au fenil.
« La dernière fois que je suis monté sur cette balançoire,
j'ai failli tamponner une hirondelle, cria-t-il.
— Sors cette grenouille », lui ordonna Françoise. Martin
enfourcha le gros nœud et sauta. Il passa en trombe
par la porte, sans lâcher sa grenouille, monta dans le ciel,
sans lâcher sa grenouille, puis revint au bout de sa corde dans la
grange.
« Ta langue est violette, hurla Françoise.
— La tienne aussi, cria Martin, repartant dans le ciel, avec
sa grenouille.
— J'ai du foin dans ma robe : ça chatouille ! cria Françoise.
— Gratte-toi », riposta Martin, et il s'élança de nouveau. «
C'est mon tour! hurla Françoise. Allons, saute!
— Françoise a la gale! » chantonna Martin.
Quand il quitta la balançoire, il lança la corde à sa sœur.
Elle ferma les yeux et sauta. Elle se sentit d'abord tomber dans
le vide, puis vint un choc au moment où la corde tendue la
retint. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle contemplait le ciel bleu
tout proche et redescendait déjà vers la grange à la vitesse de la
fusée.
Ils jouèrent ainsi, tour à tour, pendant une heure.
Quand les enfants furent las de se balancer, ils descendirent
par le pâturage, cueillirent des framboises sauvages

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et les mangèrent. Leurs langues teintes en violet se
teignirent en rouge. Françoise fut vite dégoûtée parce qu'elle
avait mordu dans une framboise où se cachait un ver qui avait
très mauvais goût. Martin trouva une boîte à berlingots vide et il
y installa sa grenouille. La grenouille avait l'air épuisée par sa
matinée passée sur la balançoire. Les enfants remontèrent
lentement vers la grange. Eux aussi se sentaient fatigués : il leur
restait à peine assez d'énergie pour marcher.
« Bâtissons une maison dans un arbre, suggéra Martin. J'ai
envie de vivre dans un arbre, avec ma grenouille.
— Moi, je vais faire une visite à Narcisse », annonça
Françoise.
Ils escaladèrent la barrière pour prendre le sentier et se
dirigèrent paresseusement vers la porcherie. Narcisse les

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entendit s'approcher et se leva.
Martin remarqua la toile d'araignée et, s'approchant, il
découvrit Pénélope.
« Oh! Françoise! Regarde cette grosse araignée. Elle est
formidable !
— Laisse-la tranquille, ordonna Françoise. Tu as une
grenouille... ça ne te suffit pas?
— C'est une belle araignée et je vais l'attraper », dit
Martin.
Il enleva le couvercle de la boîte de bonbons. Puis il
ramassa un bâton. Si le petit garçon réussissait à l'attraper, c'en
était fait de Pénélope.
« Martin, je te le défends », cria Françoise.
Martin passa une jambe par-dessus la barrière de la
porcherie. Il allait lever son bâton pour frapper Pénélope
lorsqu'il perdit l'équilibre. Il vacilla, culbuta et dégringola sur le
bord de l'auge de Narcisse. L'auge bascula, puis retomba avec
fracas. L'œuf de l'oie était juste en dessous. Il explosa avec un
bruit sourd suivi d'une odeur épouvantable.
Françoise poussa un cri. Martin se remit d'un bond sur ses
pieds. L'air était imprégné des horribles gaz que renferme un
œuf pourri. Archimède, qui justement faisait la sieste chez lui,
détala jusqu'au fond de la grange.
« Oh! là, là, sauve qui peut! cria Martin, quelle puanteur ! »
Françoise pleurait. Elle prit la fuite vers la maison, en se
bouchant le nez. Martin la suivit en courant et en se bouchant le
nez. Pénélope fut bien soulagée de voir s'éloigner ce petit
garçon. Elle l'avait échappé belle!
Dans la même matinée, un peu plus tard, les animaux
rentrèrent du pâturage : les moutons, les agneaux, le jars, l'oie et
les sept oisons. Ils se plaignirent beaucoup de l'odeur
nauséabonde, et Narcisse dut raconter à plusieurs reprises que le
petit Laboureur avait essayé de s'emparer de Pénélope et que
l'odeur de l'œuf pourri l'avait mis en fuite juste à temps.

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« C'est cet œuf d'oie pourri qui a sauvé la vie de Pénélope»,
disait Narcisse.
L'oie était très fière du rôle qu'elle avait joué dans cette
aventure.
« Je suis ravie que cet œuf n'ait jamais éclos », cacarda-t-
elle.
Bien entendu, Archimède était très malheureux d'avoir
perdu son œuf bien-aimé. Mais il ne put résister au plaisir de
faire des embarras.
« On gagne toujours à économiser, dit-il de sa voix
revêche. Tous les rats savent qu'un jour ou l'autre, n'importe
quoi peut servir à quelque chose. Je ne jette jamais rien.
— Oui, oui, dit l'un des agneaux, cette histoire se termine
très bien pour Pénélope, mais nous autres? Cette odeur est
intolérable. Qui pourrait vivre dans une grange parfumée à l'œuf
pourri?
— Ne vous inquiétez pas, vous vous y habituerez »,
dit Archimède.
Il s'assit sur son derrière, lissa d'un air solennel ses longues
moustaches, puis fila discrètement pour aller faire une petite
visite au tas d'ordures.
A l'heure du déjeuner, quand Joseph fit son apparition,
chargé d'un seau de nourriture pour Narcisse, il s'arrêta net à
quelques pas de la porcherie. Il renifla et fit une grimace.
« Tonnerre de tonnerre! grommela Joseph, qu'est-ce
que...?» Il posa le seau à terre, ramassa le bâton que Martin avait
abandonné et s'en servit pour fouiller le sol sous l'auge de
Narcisse. « Des rats ! dit-il. Pouah ! J'aurais dû me douter qu'un
rat aurait fait son nid sous cette auge. Oh! comme ces bêtes-là
me dégoûtent! »
Et Joseph traîna l'auge de Narcisse jusqu'à l'autre bout de
l'enclos. En quelques coups de pied, il combla le trou du rat avec
de la boue, enterrant ainsi l'œuf pourri et tous
LES AVENTURES DE NARCISSE

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les autres trésors d'Archimède. Ensuite, il ramassa le seau.
Narcisse était debout dans son auge et il bavait de faim. Joseph
vida son seau. Les eaux grasses et crémeuses ruisselèrent autour
des yeux et des oreilles du cochon. Narcisse grognait de joie. Il
lampait et suçait, suçait et lampait, s'empiffrait à grand bruit,
comme s'il avait voulu gober tout à la fois. C'était un repas
succulent : lait écrémé, son, rogatons de crêpes, une moitié de
brioche, de l'écorce de potiron, deux morceaux de tartines
rassies, un bout de biscuit au gingembre, une queue de poisson,
un zeste d'orange, "plusieurs nouilles, reliefs d'une soupe aux
nouilles, la peau d'une tasse de chocolat, un morceau de papier
qui avait garni l'intérieur de la boîte à ordures, une cuillerée de
gelée de framboises.

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Narcisse mangeait avec appétit. Il décida de laisser une
moitié de nouille et un peu de lait pour Archimède, mais il se
rappela qu'Archimède avait contribué à sauver la vie de
Pénélope et que Pénélope essayait de sauver sa vie à lui,
Narcisse; aussi laissa-t-il une nouille tout entière au lieu d'une
moitié.
Lorsque l'œuf cassé eut été bien enterré, l'air se purifia et la
grange retrouva sa bonne odeur,. L'après-midi s'écoula et le soir
vint. Les ombres s'allongèrent. Le souffle frais et bienfaisant de
la nuit proche entra par les portes et les fenêtres. Installée sur sa
toile Pénélope, rêveuse, songeait à l'avenir tout en dégustant un
taon. Au bout d'un moment, elle se secoua. Elle descendit au
centre de sa toile où elle se mit à couper certains fils. Elle
travaillait avec lenteur mais régularité, tandis que les autres
animaux s'assoupissaient. Aucun de ses compagnons, pas même
l'oie, ne remarqua qu'elle s'était mise au travail. Au creux de son
lit moelleux, Narcisse avait succombé au sommeil. Dans leur
petit coin préféré, les oisons nouveau-nés sifflotaient une
chanson nocturne.
Pénélope enleva toute une partie de sa toile, laissant un
espace vide au centre. Puis elle se mit à tendre des fils à la place
de ceux qu'elle avait supprimés. Quand Archimède revint de sa
visite au 'tas d'ordures, vers minuit, l'araignée était encore au
travail.

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CHAPITRE XI

LE MIRACLE

IL FAISAIT du brouillard, le lendemain. Dans la ferme, tout


ruisselait d'humidité. L'herbe ressemblait à un tapis magique. Le
carré d'asperges avait l'air d'une forêt argentée.
Par les matinées de brouillard, la toile de Pénélope était
vraiment une chose ravissante. Ce jour-là, chacune des fines
soies qui la composaient était décorée de douzaines de
minuscules gouttelettes aussi brillantes que des perles. La toile
scintillait à la lumière comme un voile délicat au dessin
mystérieux et élégant. Même Joseph, qui ne s'intéressait pas
particulièrement à la beauté, remarqua la toile, lorsqu'il

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arriva dans la grange, avec le déjeuner du cochon. Il
remarqua que cette toile d'araignée se détachait très nettement,
qu'elle était grande et tissée avec beaucoup de soin. Puis il la
regarda une seconde fois plus attentivement et ce qu'il vit lui fit
poser brusquement son seau à terre. Au centre de la toile, en
lettres majuscules très lisibles, Joseph lut un message. Il y avait :

COCHON PRODIGE

Joseph sentit ses jambes vaciller. Il s'essuya les yeux d'un


revers de main et regarda plus fixement encore la toile de
Pénélope.
« J'ai des visions », murmura-t-il.
Il se laissa tomber à genoux et fit une courte prière.
Ensuite, oubliant complètement le déjeuner de Narcisse, il
retourna à la maison pour appeler M. Boutillier.
« Je crois qu'il faudrait bien que vous veniez à la porcherie,
dit-il.
— Que se passe-t-il? demanda M. Boutillier. Est-ce
que le cochon est malade?
— P-p-p-as exactement, bredouilla Joseph. Venez y
voir vous-même. »
Les deux hommes se rendirent en silence jusqu'à l'enclos
de Narcisse et Joseph montra du doigt la toile d'araignée.
« Est-ce que vous voyez ce que je vois? » demanda-t-il.
Boutillier fixa longuement ce qui était écrit dans la toile et
murmura les mots : « Cochon prodige ». Ensuite il regarda
Joseph, et tous les deux furent pris de tremblements. Pénélope,
qui avait sommeil après sa nuit de labeur, les regardait en
souriant. Narcisse vint se tenir debout directement sous la toile.
« Cochon prodige, murmura Joseph à voix très basse.
— Cochon prodige », chuchota M. Boutillier.
Ils regardèrent Narcisse très, très longtemps, sans bouger.

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Ensuite ils regardèrent fixement Pénélope.
« Tu ne supposes pas que cette araignée... », commença M.
Boutillier, mais il secoua la tête et laissa sa phrase inachevée.
Il se tut et rentra d'un pas solennel à la maison pour en
parler à sa femme.
« Séraphine, il vient d'arriver quelque chose », dit-il d'une
voix brisée. Suivi de Mme Boutillier, il entra dans la salle et
s'assit.
« J'ai quelque chose à te dire, Séraphine, commença-t-il.
Tu ferais bien de t'asseoir. »
Mme Boutillier se laissa tomber sur une chaise. Elle était
pâle d'appréhension.
« Séraphine, dit-il en faisant des efforts pour empêcher sa
voix de trembler, je crois qu'il est nécessaire que tu le saches,
nous possédons un cochon qui n'est pas ordinaire. »
Un air de stupéfaction se répandit sur le visage de Mme
Boutillier.
« Rodolphe Boutillier, dit-elle, au nom du Ciel, que veux-
tu dire?
— C'est très sérieux, Séraphine, répliqua son mari.
Notre cochon est tout à fait exceptionnel.
— Qu'y a-t-il d'exceptionnel dans ce cochon? demanda
Mme Boutillier qui commençait à se remettre de son
émotion.
— A dire vrai, je ne sais pas encore, répondit M.
Boutillier. Mais il s'est produit un miracle dans cette ferme. Un
message nous est parvenu, Séraphine, un message très
mystérieux. Il y a une grande toile d'araignée à l'entrée de la
grange, juste au-dessus de la porcherie, et quand Joseph est
allé porter la nourriture au cochon ce matin, il a remarqué cette
toile, à cause du brouillard. Tu sais comme les toiles d'araignée
se détachent bien dans le brouillard. Et, au beau milieu de la
toile, étaient écrits les mots : Cochon prodige. C'est tissé dans la
toile. Ça fait partie de la toile,

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Séraphine. Je le sais, parce que je suis allé jusque-là et je
l'ai vu. Ça dit : « Cochon prodige », aussi clair que le jour. Il n'y
a pas moyen de s'y tromper. Un miracle vient de se produire, un
message vient d'atteindre la terre, et dans notre ferme, en plus!
Notre cochon est un animal extraordinaire.
— Moi, dit Mme Boutillier, il me semble que tu fais une
petite erreur. Moi, il me semble que c'est notre araignée qui est
extraordinaire.
— Oh! non, dit Boutillier, c'est le cochon qui n'est
pas banal. C'est écrit, au beau milieu de la toile d'araignée.
— Ça se peut, dit Mme Boutillier. N'empêche que je vais
aller jeter un coup d'œil sur cette araignée.
— C'est une araignée grise commune », dit le fermier. Ils
se levèrent et s'en allèrent ensemble jusqu'à la cour
de Narcisse.
« Tu vois, Séraphine, c'est une araignée grise commune. »
Narcisse était enchanté d'être l'objet de tant de curiosité.
Joseph était encore debout à la même place; lui et le ménage
Boutillier restèrent près d'une heure à lire et relire et relire, les
deux mots tissés dans la toile de Pénélope et à examiner
Narcisse.
Pénélope se réjouissait de voir que son stratagème avait si
bien réussi. Elle était installée au milieu de sa toile et elle
écoutait la conversation des trois personnes sans remuer un seul
muscle. Quand un moucheron vint se prendre bêtement dans ses
fils juste à côté du mot : cochon, Pénélope trotta vivement vers
lui, l'emmitoufla et l'emporta pour en débarrasser la toile.
Au bout de quelque temps, le brouillard se leva. La toile
d'araignée sécha et les mots ne se lurent plus aussi
distinctement. Les Boutillier et Joseph regagnèrent la maison.
Avant de quitter la porcherie, M. Boutillier lança un dernier
coup d'œil sur Narcisse.
« Savez-vous, dit-il d'un air important, que j'ai toujours

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considéré ce cochon comme un animal peu ordinaire. C'est
un cochon vigoureux. Il n'y a pas plus vigoureux que ce cochon.
Tu as remarqué, Joseph, comme il est costaud d'épaules?
— Oh! ça oui, ça oui, que je l'ai remarqué, dit Joseph. J'ai
toujours dit que c'était un fameux cochon, çui-là.
— Il est long et il est lisse, dit Boutillier.
— C'est ma foi vrai, acquiesça Joseph. Long et lisse. Un
prodige de cochon. »

*
* *

En arrivant à la maison, M. Boutillier ôta ses vêtements de


travail et mit son complet des dimanches. Puis il prit sa voiture
et s'en alla chez le curé. Il y resta une heure à expliquer au curé
qu'un miracle venait de se produire dans sa ferme.
« Pour le moment, dit-il, nous ne sommes que quatre
personnes sur terre à connaître ce miracle : vous, ma femme
Séraphine, mon domestique et moi.
— N'en parlez à personne d'autre, dit le curé. Nous ne
savons pas encore quel peut être le sens de ce message, mais, si
j'y réfléchis, sans doute pourrai-je l'expliquer dans mon sermon
de dimanche prochain. Une chose est absolument sûre, c'est que
vous possédez un cochon très remarquable. J'ai l'intention d'en
parler du haut de la chaire et de faire ressortir le fait qu'un
animal merveilleux a choisi, entre toutes, notre commune et l'a
visitée. Au fait, votre cochon a-t-il un nom?
— Justement, oui, dit M. Boutillier. Ma petite nièce
l'appelle Narcisse. C'est une enfant étrange, pleine
d'imagination. Elle a nourri ce cochon au biberon et je le lui ai
acheté quand la bête a eu un mois. »
II serra la main du curé et rentra chez lui.

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*
* *
C'est très difficile de garder un secret. Longtemps avant le
dimanche suivant, la nouvelle s'était répandue dans toute la
région. Tout le monde savait qu'un message était apparu dans
une toile d'araignée à la ferme Boutillier. Tout le monde savait
que les Boutillier avaient un cochon miraculeux. Les gens
vinrent de lieues à la ronde pour regarder Narcisse et lire les
mots écrits dans la toile de Pénélope. La route carrossable des
Boutillier était encombrée du matin au soir d'autos et de
camionnettes : des Ford, des Chevrolet, des Renault, des Citroën
et des Peugeot, les remorques

de dépannage, et les jeeps du poste d'essence. L'histoire du


cochon prodige se répandit jusqu'en haut des collines et l'on en
vit descendre les fermiers dans leurs charrettes et leurs boguets;
ils restaient des heures entières devant l'enclos de Narcisse à
admirer l'animal miraculeux. Tous s'accordaient pour dire qu'ils
n'avaient, de leur vie, vu semblable cochon.
Quand Françoise raconta à sa mère que Martin avait

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essayé de frapper l'araignée des Boutillier avec un bâton,
Mme 'Laboureur fut tellement indignée qu'elle envoya Martin se
coucher sans souper, pour le punir.
Pendant les jours qui suivirent, M. Boutillier était si occupé
à recevoir les visiteurs qu'il négligea le soin de sa ferme. Il ne
quittait plus ses beaux habits; il les mettait dès le matin, en se
levant. Mme Boutillier préparait des repas spéciaux pour
Narcisse. Joseph se rasait et il se fit même couper les cheveux;
et sa principale besogne dans la ferme, à cette époque, consistait
à nourrir le cochon pendant que les gens le regardaient.
M. Boutillier ordonna à Joseph de donner quatre repas par
jour à Narcisse au lieu de trois. Les Boutillier avaient tant à faire
avec les visiteurs qu'ils en oubliaient tout le reste de la ferme.
Les framboises mûrirent et Mme Boutillier les laissa mûrir sans
faire de confitures. Le blé avait grand besoin d'être sarclé, mais
Joseph ne trouvait pas le temps de le faire.
Le dimanche, l'église fut pleine. Le curé expliqua le
miracle. Il déclara que les mots écrits dans la toile d'araignée
prouvaient que les humains doivent toujours être sur le qui-vive,
dans l'attente du surnaturel.
En résumé, la porcherie des Boutillier devint un centre
d'attraction générale. Françoise était heureuse, car elle sentait
que la ruse de Pénélope était en train de réussir et que la vie de
Narcisse serait sauvée. Mais elle trouvait que la grange était un
séjour bien moins agréable qu'avant : il y avait trop de monde.
Elle aimait beaucoup mieux y être seule avec les animaux, ses
amis.

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CHAPITRE XII

MEETING

UN CERTAIN soir, quelques jours après celui où des mots


étaient apparus dans la toile de Pénélope, l'araignée
convoqua en assemblée tous les animaux de la grange. «
Je vais, avant tout, dit-elle, faire l'appel. Narcisse?
— Présent! dit le cochon.
— Jars?
— Présent, présent, présent, dit le j ars.
— On dirait que tu es trois jars, bougonna Pénélope.
Pourquoi ne peux-tu pas répondre « présent »? Pourquoi faut-il
que tu répètes tous les mots?

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L’araignée convoqua en assemblée tous les animaux de la grange.

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— C'est une idio-idio-idio-idiosyncrasie chez moi,
répondit le jars.
— Oie? appela Pénélope.
— Présente, présente, présente. » Pénélope la foudroya du
regard.
« Oisons, de un à sept?
— Coui-coui-coui!... Coui-coui-coui!... Coui-coui-coui!...
Coui-coui-coui!... Coui-coui-coui!... Coui-coui-coui!... Coui-
coui-coui! répondirent les oisons.
— Cette réunion est en train de devenir un grand meeting,
dit Pénélope. On pourrait croire qu'il y a trois jars, trois oies, et
vingt et un oisons. Moutons?
— Bée..., répondirent ensemble tous les moutons.
— Agneaux?
— Ba-a-ah..., répondirent les agneaux tous ensemble.
— Archimède? » Pas de réponse.
« Archimède? »
Pas de réponse.
« Bon, dit Pénélope, nous sommes tous ici, sauf le rat. Je
crois que nous pouvons commencer sans lui. Vous avez tous dû
remarquer ce qui s'est passé ici, ces derniers jours. Le message
que j'ai écrit dans ma toile, à la louange de Narcisse, a été lu.
Les Boutillier, y ont été pris, tout le monde y a été pris.
Boutillier croit que Narcisse est un cochon extraordinaire, et par
conséquent il commence à renoncer à son projet de le tuer pour
le manger. Je crois pouvoir dire que mon stratagème est en voie
de réussir et que je pourrai sauver la vie de Narcisse.
— Hurrah! clama l'assemblée.
— Merci beaucoup, dit Pénélope. Je vous ai donc réunis
aujourd'hui pour recevoir vos suggestions. J'ai besoin d'idées
nouvelles pour ma toile. Les gens commencent déjà à en avoir
assez" de lire les mots : « Cochon prodige. » Si l'un de vous peut
trouver un autre message, un autre slogan,

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je serai ravie de le tisser dans ma toile. Y a-t-il une
suggestion?
— Que diriez-vous de « suprême »? demanda l'un des
agneaux.
—• Très mauvais, dit Pénélope. Cela fait penser à une
recette de cuisine compliquée.
— Et si vous mettiez « colossal, colossal, colossal »?
demanda l'oie.
— Tu peux en supprimer deux, mais un seul « colossal »
fera très bien l'affaire, dit Pénélope. Je crois que « colossal »
impressionnera Boutillier.
— Mais, Pénélope, dit Narcisse, je ne suis pas du tout
colossal.
— Voilà qui est absolument sans importance, répliqua
l'araignée, sans la moindre importance. Les gens croient
toujours ce qu'ils voient imprimé. Est-ce qu'il y a ici quelqu’un
qui sache épeler « colossal »?
— Je crois, dit le jars, que c'est : c, c, o, o, 1, 1, o, o, s, s, s,
s, a, a, 1, 1, 1, 1, 1.
— Me prends-tu pour un acrobate contorsionniste,
demanda Pénélope d'un air écœuré. Il faudrait que j'aie la danse
de Saint-Guy pour arriver à tisser un mot comme celui-là dans
ma toile.
— Mille excuses, s'cuses, s'cuses », dit le jars. Alors, le
plus vieux des moutons prit la parole.
« Je suis d'accord sur le fait qu'il faut écrire quelque chose
de nouveau dans la toile pour arriver à sauver la vie de Narcisse.
Et si Pénélope a besoin d'aide dans la tâche de trouver des mots,
je pense que notre ami Archimède lui apportera cette aide. Le
rat fait régulièrement des recherches dans le tas d'ordures; les
vieux journaux lui sont facilement accessibles. Il pourra déchirer
des fragments de réclames et d'annonces et les apporter dans la
grange afin que Pénélope ait quelque chose à copier.
— Quelle bonne idée! dit Pénélope. Mais je ne suis

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pas sûre qu'Archimède consente à nous aider. Vous savez
comment il est... il pense toujours, et avant tout, à lui-même,
sans se soucier des autres.
— Je parie que je saurai le forcer à vous aider, dit le vieux
mouton. Je vais faire appel à ses instincts les plus bas, et Dieu
sait qu'il en a! D'ailleurs, le voici qui arrive. Que tout le monde
se taise pendant que je lui expose la situation. »
Le rat entra dans la grange, comme il le faisait toujours,
c'est-à-dire en se faufilant furtivement le long du mur.
« Qu'est-ce qui se passe? demanda-t-il en voyant tous les
animaux réunis.
— Nous avons convoqué le conseil d'administration,
répondit le vieux mouton.
— Eh bien, maintenant, vous pouvez lever la séance, dit
Archimède. Ce genre de réunion m'ennuie. »
Et le rat se mit à grimper le long d'une corde qui pendait
contre le mur.
« Écoute-moi, Archimède, dit le vieux mouton. La
prochaine fois que tu iras fouiller dans le tas d'ordures, il faut
que tu en rapportes un morceau de journal. Pénélope a besoin
d'idées nouvelles pour écrire des messages dans sa toile et
sauver la vie de Narcisse.
— Sauver la vie de Narcisse? dit le rat. Pourquoi voulez-
vous que je m'en soucie?
— Tu t'en soucieras, c'est moi qui te le dis, quand
reviendra l'hiver, répliqua le mouton. Tu t'en soucieras, crois-
moi, en janvier, de bon matin, quand le thermomètre sera à zéro,
car si Narcisse est mort, personne ne viendra apporter dans la
grange un bon seau d'eaux grasses chaudes à verser dans l'auge.
Les restes de la nourriture de Narcisse sont ta principale source
de ravitaillement, tu le sais, Archimède. La nourriture de
Narcisse est ta nourriture. Donc, la destinée de Narcisse et la
tienne sont liées l'une à l'autre. Si Narcisse est tué, si son auge
reste vide, jour après jour,

91
tu maigriras tellement que nous pourrons voir, au travers
de ton corps, les objets qui sont de l'autre côté. »
La moustache d'Archimède frémit d'horreur.
« Peut-être as-tu raison, dit-il d'une voix bougonne. Je vais
faire une petite excursion jusqu'au tas d'ordures, demain après-
midi. Je rapporterai une coupure de magazine si j'en trouve une.
— Merci, dit Pénélope. La séance est levée. J'ai une
bonne soirée de travail devant moi. Je vais déchirer en grande
partie ma toile pour y écrire : colossal. »
Narcisse rougit.
« Mais je t'assure que je ne suis pas colossal, Pénélope. Je
ne suis guère au-dessus de la moyenne des cochons.
— Pour moi, tu es colossal, déclara Pénélope tendrement,
et c'est la seule chose qui compte. Tu es mon meilleur ami, et je
te trouve sensationnel. Alors, cesse de discuter et va faire un bon
somme. »

92
CHAPITRE XIII

EN BONNE VOIE

LA NUIT était fort avancée et tous les animaux dormaient,


mais Pénélope travaillait encore à sa toile. D'abord, elle déchira
quelques-uns des fils circulaires qui en entouraient le centre.
Elle ne toucha pas aux rayons : ils étaient indispensables
pour la solidité de l'ensemble. Elle se servait de ses huit pattes
pour travailler. De ses dents aussi. Elle aimait beaucoup
tisser, c'était pour elle un plaisir et elle y était fort
habile. Quand elle eut fini d'arracher des fils, sa toile avait à
peu près cet aspect :

Une araignée sait faire plusieurs espèces de fils. Pour les


fondations de sa toile, elle emploie un fil sec et résistant,

93
mais, pour les pièges, elle emploie un fil gluant : il forme
les maillons qui attrapent et retiennent les insectes. Pour écrire
son nouveau message, Pénélope décida d'employer seulement
du fil sec.
« Si j'écris le mot « colossal » en fil gluant, pensa-t-elle,
tous les insectes qui passeront viendront s'y coller et ils gâteront
l'effet produit par le mot. Voyons... la première lettre est un G. »
Pénélope grimpa jusqu'en haut de sa toile. Mettant en place
ses filières, elle attacha le fil et se laissa tomber en tournant. En
tombant, elle projeta son fil qui se répandit. Au bas, elle attacha
le fil. Mais Pénélope n'était pas satisfaite. Elle remonta, fit une
nouvelle ligature tout à côté de la première. Ensuite elle fit
descendre le fil pour avoir une ligne double au lieu d'un simple
trait. « Cela se verra mieux, pensa-t-elle, si j'écris tout le mot en
lignes doubles. »
Elle remonta vite, se déplaça d'un ou deux centimètres,
appuya ses filières sur la toile et tourna délicatement pour faire
un O.
Pénélope se mit à travailler avec tant d'ardeur qu'elle se
parlait tout haut, comme pour se donner du courage. Si vous
aviez été assis, bien sagement, dans la grange, ce soir-là, vous
auriez entendu quelque chose qui ressemblait à :
« Maintenant, le L! Montons! Attachons! Descendons!
Déroulons le fil! Doucement! Attache! Remonte! Parfait!
Recommence! Attache! Remonte! Descends! Laisse filer!
Doucement, ma fille ! Pas de précipitation ! Attache ! Grimpe !
Attache! Passe à droite! Laisse filer! Attache! Maintenant passe
à gauche et descends! Accroche une boucle et tourne, tourne,
tourne. Attache! Grimpe! Répète! O. K. Attention! Maintiens
ces fils bien serrés. Lance-toi pour la barre de l'A! Déroule. Pas
trop vite! Attache! Remonte! Répète! Bravo, ma fille! Tu as
bien travaillé. »
Ainsi, sans cesser de parler toute seule, l'araignée
accomplissait sa tâche difficile. Lorsque ce fut terminé, elle

94
Avait faim. Elle mangea un petit hanneton qu'elle avait mis
de côté. Puis elle s'endormit.
Le lendemain matin, Narcisse se leva et vint se tenir juste
sous la toile. Il faisait entrer à grandes lampées l'air du matin
dans ses poumons. Des gouttes de rosée, où se reflétait le soleil,
rendaient la toile très visible. Quand Joseph arriva avec le
déjeuner, il vit le beau cochon debout avec, au-dessus de lui,
tissé très lisiblement en lettres majuscules, le mot COLOSSAL.
Nouveau miracle!
Joseph se précipita pour appeler M. Boutillier. M.
Boutillier se précipita pour appeler Mme Boutillier. Mme
Boutillier se précipita au téléphone pour appeler les Laboureur.
Les Laboureur grimpèrent tout de suite dans leur camionnette et
arrivèrent vite à la ferme. Ils se retrouvèrent tous devant la
porcherie, les yeux fixés sur la toile de l'araignée; et tous lisaient
et relisaient le mot, tandis que Narcisse qui commençait à se
sentir vraiment colossal restait bien tranquille, bombant la
poitrine et remuant légèrement son groin de droite et de gauche.
« Colossal! soupira Boutillier, débordant d'admiration et de
joie. Séraphine, tu ferais bien de téléphoner au reporter du Petit
Écho hebdomadaire pour lui raconter ce qui est arrivé. Il sera
content de connaître la nouvelle. Peut-être amènera-t-il un
photographe. Il n'y a pas un cochon dans toute la province qui
soit aussi colossal que notre cochon. »
La nouvelle se répandit. Des gens qui avaient déjà fait le
voyage pour voir Narcisse quand il était un « prodige » revinrent
jeter un coup d'œil sur lui parce qu'il devenait « colossal ».
Cet après-midi-là, en allant traire les vaches et nettoyer
leur étable, M. Boutillier pensait encore au merveilleux cochon
dont il était le possesseur.
« Joseph ! appela-t-il. Il ne faut plus jeter le fumier des
vaches dans cette porcherie. J'ai un cochon qui est colossal.

95
Je veux que ce cochon dorme sur une belle litière de paille
propre, renouvelée tous les jours. Compris?
— Oui, monsieur, dit Joseph.
— En plus, dit M. Boutillier, je veux que tu commences à
fabriquer une caisse à claire-voie pour Narcisse. J'ai décidé
d'exposer mon cochon à la foire du chef-lieu, le 6 septembre.
Fais une grande caisse à claire-voie et peins-la en vert, avec des
lettres d'or.
— Que diront les lettres? demanda Joseph.
— Il faut qu'elles disent : « Le célèbre cochon de
Boutillier. »
Joseph ramassa sa fourche et s'en alla chercher de la paille
fraîche. C'est très beau d'avoir un cochon extraordinaire, pensa-
t-il, mais ça donne bien du travail supplémentaire.

*
* *
Au-dessous de la pommeraie, au bout du sentier, était le
dépotoir où M. Boutillier se débarrassait des objets usagés dont
personne ne voulait plus. Il y avait là, dans une petite clairière
cachée par de jeunes aunes et des buissons de framboisiers
sauvages, un amoncellement étonnant de vieilles bouteilles, de
boîtes en fer-blanc bosselées, de chiffons sales, de bouts de
métal, de bocaux cassés, de gonds démolis, de ressorts tordus,
d'accumulateurs à plat, de magazines du mois précédent, de
toiles à laver usées, de vieux tabliers en loques, de pointes de fer
rouillées, de seaux crevés et de bouchons hors d'usage, un
ramassis de détritus de toutes sortes, y compris une manivelle
dépareillée qui venait d'un appareil à glace détraqué.
Archimède connaissait le tas d'ordures et il l'aimait. Il y
trouvait de très bonnes cachettes — un rat a toujours besoin de
disparaître. Et il était rare qu'il n'y découvrît pas quelque boîte à
conserves où collait encore un lambeau de nourriture.

96
Ils se retrouvèrent tous devant la porcherie.

97
Archimède était donc parmi les détritus, à farfouiller.
Quand il regagna la grange, il portait dans sa bouche une
annonce qu'il avait déchirée dans un magazine tout froissé.
« Que dis-tu de ceci? demanda-t-il, en montrant l'annonce à
Pénélope. Il y a écrit : croustillant. Ce serait un joli mot à mettre
dans ta toile : croustillant.
— C'est exactement le mot à éviter, répliqua Pénélope.
Rien ne pourrait être pire. Nous ne voulons pas que Boutillier
aille penser que Narcisse est croustillant. Il rêverait tout de suite
de tranches de lard croquant sous la dent et de succulent
jambon. Cela lui mettrait des idées en tête. Faisons de la réclame
pour les nobles vertus morales de Narcisse, pas pour ses qualités
comestibles. Trouve un autre mot, s'il te plaît, Archimède ! »
Le rat prit un air dégoûté. Mais il fila en catimini au tas
d'ordures et revint un moment après, apportant une petite bande
de cotonnade.
« Et ça? » demanda-t-il. C'était cousu à une vieille
chemise.
Pénélope examina la marque où elle lut : Irrétrécissable,
« Je suis désolée, Archimède, mais irrétrécissable est hors
de question. Il ne faut pas donner à Boutillier l'impression que,
s'il ne nourrit pas Narcisse, le petit cochon ne maigrira pas.
Nous voulons un héros bien rembourré. Excuse-moi si je te
demande de faire un nouvel essai.
— Pour qui me prenez-vous, tous? Pour un garçon
de courses? grommela le rat. Je ne vais pas passer tout mon
temps à fouiller dans le dépotoir à la recherche d'annonces
publicitaires.
— Rien qu'une fois encore, je t'en prie, dit Pénélope.
— Voici ce que je vais faire, dit Archimède. Je sais qu'il y
a dans le bûcher un paquet de savon en paillettes. Il est couvert
d'écriture. Je vais t'apporter un morceau du carton. »
Il grimpa à la corde qui pendait contre le mur et disparut
LES AVENTURES DE NARCISSE

98
par un trou dans le plafond. Quand il revint, il tenait une
bande de carton bleu et blanc entre les dents.
« Voilà! annonça-t-il triomphalement. Comment trouves-tu
cela ? »
Pénélope lut les mots : Pouvoir rayonnant ultra-actif....
« Qu'est-ce que cela veut dire? demanda-t-elle, car elle
n'avait jamais employé de savon en paillettes.
— Comment le saurais-je? dit Archimède. Tu as demandé
des mots. Je t'en ai apporté. Je suppose que maintenant tu
voudrais que j'aille te chercher un dictionnaire. »
Ils étudièrent ensemble la publicité de la boîte à savon.
« Pouvoir rayonnant ultra-actif, » répéta Pénélope très
lentement. « Narcisse! » cria-t-èlle.
Narcisse, qui dormait dans la paille, s'éveilla en sursaut.
« Cours très vite, dit Pénélope, sois -actif, ultra-actif, le
veux voir si tu es rayonnant. »
Narcisse galopa ventre à terre jusqu'à l'autre bout de son
parc.
« Reviens, à présent, encore plus vite », dit Pénélope.
Narcisse revint à fond de train ; sa peau luisait ; sa queue
faisait un joli tire-bouchon, bien serré.
« Saute en l'air », cria Pénélope.
Narcisse sauta aussi haut qu'il put.
« Touche la terre avec tes oreilles sans plier les genoux »,
ordonna Pénélope.
Narcisse obéit.
« Fais un saut en arrière avec une demi-pirouette. »
Narcisse fit la culbute en se tortillant au milieu.
« O. K., Narcisse, dit Pénélope. Tu peux retourner dans ton
lit. O. K., Archimède, je crois que cette réclame de savon fera
l'affaire. Je ne suis pas sûre que le pouvoir rayonnant de
Narcisse soit exactement ultra-actif, mais il est intéressant.
— Si tu veux savoir la vérité, dit Narcisse, moi, je me sens
rayonnant.

99
— C'est vrai? dit Pénélope en le regardant avec tendresse.
Va, tu es un gentil petit cochon et tu seras rayonnant, je te le
promets. Je me suis tellement avancée dans cette affaire, que je
puis aussi bien aller jusqu'au bout. »
Fatigué par ses gambades, Narcisse s'allongea sur la paille
propre. Il ferma les yeux. La paille le grattait. Elle lui faisait un
lit moins douillet que le fumier de vache qui était toujours
délicieusement moelleux. Aussi écarta-t-il la paille pour
retrouver le fumier dans lequel il se blottit. Il poussa un grand
soupir.
La journée avait été bien remplie. Depuis sa naissance,
c'était le premier jour qu'il était colossal. Des douzaines de
personnes avaient rendu visite à son enclos dans l'après-midi, et
il avait été forcé de rester debout à poser et à prendre un air
aussi colossal que possible. Et le soir, il était fourbu.

100
Françoise venait d'arriver. Elle s'assit tranquillement sur
son tabouret, dans le coin.
« Raconte-moi une histoire, Pénélope, dit Narcisse, en
attendant que le sommeil me vienne. Raconte-moi une
histoire !»
Et Pénélope, bien qu'elle ,fût très fatiguée, elle aussi, fit ce
que lui demandait Narcisse.
« II était une fois, commença-t-elle, une belle araignée
(c'était ma cousine) qui avait réussi à tisser sa toile en travers
d'un étroit ruisseau. Un jour, un tout petit poisson sauta en l'air
et se prit dans la toile. Ma cousine fut très surprise, bien
entendu. Le poisson se débattait furieusement. Ma cousine osait
à peine s'approcher de lui. Elle s'y décida pourtant. Elle se
précipita sur lui, l'entoura d'une grande masse de fils et se battit
avec bravoure pour s'emparer de lui.
— Y parvint-elle? demanda Narcisse.
— Ce fut un combat mé-mo-ra-ble, dit Pénélope. Imagine
le poisson, pris par une nageoire, donnant de terribles coups de
sa queue, qui brillait au soleil. Imagine la toile, étirée et pendant
dangereusement sous le poids du poisson.
— Combien pesait le poisson? demanda Narcisse.
— Je n'en sais rien, dit Pénélope. Imagine ma cousine,
avançant, reculant, recevant d'impitoyables soufflets sur la tête à
chaque battement de queue du poisson affolé ; bondissant sur
lui, reculant d'un bond; lançant ses fils et se battant vaillamment.
D'abord un coup à gauche sur la queue du poisson. Le poisson
riposta brutalement. Puis un gauche sur la queue avec coup du
droit au milieu du corps. Le poisson riposta encore. Alors, elle
fit une feinte, passa de côté et lui assena un coup du droit sur la
tête, puis un second sur la nageoire. Ensuite un deuxième
gauche sur la tête, pendant que la toile oscillait et s'étirait.
— Et alors, qu'est-il arrivé? demanda Narcisse.
-— Rien, dit Pénélope. Ma cousine a gardé le poisson

101
quelque temps, et puis un jour où elle se sentait en appétit
elle l'a mangé.
— Raconte-moi une autre histoire », supplia Narcisse.
Alors Pénélope lui raconta l'histoire d'une autre de ses
cousines qui était aéronaute.
« Qu'est-ce que cela signifie : aéronaute? demanda
Narcisse.

102
— C'est quelqu'un qui monte en ballon. Ma cousine se
tenait debout sur la tête et elle lançait hors de son corps un
nombre assez grand de fils pour en faire un ballon. Alors, elle
lâchait tout et se laissait soulever et emporter par le vent tiède.
— Est-ce vrai? demanda Narcisse, où est-ce toi
qui l'inventes?
— C'est la pure vérité, répliqua Pénélope. J'ai des
cousines très remarquables. Et maintenant, Narcisse, il est temps
de dormir.
— Chante-moi quelque chose », demanda Narcisse
en fermant les yeux.
Alors Pénélope lui chanta une berceuse, tandis que les
grillons crissaient dans l'herbe, et que l'obscurité envahissait la
grange.
Et voici la chanson qu'elle lui chanta :

Dors, mon joli goret, dors, dors,


Dans ton fumier tiède et moelleux.
Il fait noir, mais sois sans alarme,
Tes amis veillent sur ton sommeil.
Des bois et des marais voisins
Monte le doux chant des rainettes.
Dors, petit cochon rosé, dors,
Dans ton fumier tiède et moelleux.

Mais Narcisse dormait déjà. Quand la chanson fut achevée,


Françoise se leva et rentra à la maison.

103
CHAPITRE XIV

LE DOCTEUR DORIAN

LE LENDEMAIN était un samedi. Debout devant l'évier de la


cuisine, Françoise essuyait la vaisselle du déjeuner à mesure que
sa mère la lavait. Mme Laboureur travaillait en silence. Elle
aurait voulu que Françoise s'en aille jouer avec d'autres enfants,
au lieu de rester assise à regarder les bêtes dans la ferme des
Boutillier.
« Pénélope est la meilleure raconteuse d'histoires que j'aie
jamais entendue, dit Françoise en enfonçant son torchon dans
une écuelle à soupe.
— Françoise, lui dit gravement sa mère, il ne faut pas

104
inventer de telles fables. Tu sais très bien que les araignées
ne racontent pas d'histoires. Les araignées ne parlent pas.
— Pénélope parle, répliqua Françoise. Sa voix n'est
pas très forte, mais elle parle.
— Quel genre d'histoires raconte-t-elle? demanda
Mme Laboureur.
— Eh bien, par exemple, elle m'a raconté l'aventure d'une
de ses cousines qui avait attrapé un poisson dans sa toile. Tu ne
trouves pas que c'est palpitant?
— Françoise, ma chérie, comment veux-tu qu'un poisson
puisse se prendre dans une toile d'araignée? Tu sais que cela ne
peut arriver. Tu l'as imaginé.
— Oh! mais non, c'est vraiment arrivé, protesta Françoise.
Pénélope ne ment jamais. Sa cousine avait tissé sa toile en
travers d'un cours d'eau. Un jour qu'elle était accrochée à son fil,
un tout petit poisson a sauté et s'est empêtré dans la toile.
Maman, le poisson était pris par une nageoire; sa queue battait
furieusement et brillait au soleil. Vois-tu d'ici la toile de
l'araignée, gonflée et tendue dangereusement par le poids du
poisson? La cousine de Pénélope avançait, reculait, battue
impitoyablement sur la tête par le poisson affolé qui se tordait et
faisait claquer sa queue; l'araignée bondissait légèrement, un pas
en avant, un pas en arrière, et elle lançait....
— Françoise! interrompit sa mère d'une voix coupante.
Tais-toi. Cesse d'inventer ces récits insensés.
— Je n'invente rien, dit Françoise. Je te rapporte des faits.
— Et qu'est-il arrivé à la fin? demanda sa mère, sa
curiosité prenant le dessus.
— C'est la cousine de Pénélope qui a gagné. Elle a
entortillé le poisson dans ses fils et un jour où elle se sentait en
appétit, elle l'a mangé. Il faut que les araignées se nourrissent, tu
sais, exactement comme nous.
— Eh oui, sans doute, dit Mme Laboureur d'un air absent.
— Pénélope a une autre cousine qui est

105
aéronaute. Elle se met debout sur la tête, et fabrique une
grande quantité de fils qui l'emportent très haut, dans le vent.
Maman, est-ce que tu n'adorerais pas pouvoir en faire autant?
— Si, maintenant que j'y pense, je crois que j'aimerais
beaucoup cela, répondit Mme Laboureur. Mais, ma chérie, je
voudrais bien que tu ailles jouer au grand air, au lieu de rester
assise dans la grange de ton oncle Rodolphe. Va chercher des
petits camarades et organisez une bonne partie de jeux dans
les champs. Tu passes trop de temps dans cette grange. Ce n'est
pas bon pour toi de rester seule.
— Seule! dit Françoise. Seule, maman? Mais mes
meilleurs amis sont dans la grange. J'y suis en bonne
compagnie. Je ne me sens jamais seule. »
Françoise disparut au bout d'un moment, et descendit la
route qui conduisait à la ferme Boutillier. Sa mère alla
épousseter les meubles de la salle. Tout en travaillant, elle
pensait à Françoise. Cela ne lui paraissait pas naturel qu'une
petite fille s'intéresse tellement aux animaux.
A la fin, Mme Laboureur décida d'aller rendre visite au
vieux docteur Dorian pour lui demander conseil. Elle prit la
voiture et s'en alla au village où se trouvait le cabinet du
docteur.
Le docteur Dorian portait une barbe épaisse. Il fut très
content de voir Mme Laboureur et il la fit asseoir dans un bon
fauteuil.
« Je viens vous consulter au sujet de Françoise, expliqua-t-
elle. Cette petite passe beaucoup trop de temps dans la grange
des Boutillier. Cela ne me paraît pas normal. Elle s'assied sur un
tabouret à traire, dans un petit coin devant la porcherie, et elle
regarde les animaux pendant des heures. Rien d'autre. Elle reste
assise et elle écoute. »
Le docteur Dorian se laissa aller en arrière contre son
dossier et ferma les yeux.
« Quelle merveilleuse occupation! dit-il. Comme tout

106
doit être paisible et charmant dans cette grange!
Rodolphe a des moutons, n'est-ce pas?
— Oui, répondit Mme Laboureur. Mais tout a
commencé à cause d'un cochon que nous avons laissé Françoise
élever au biberon. Elle l'appelle Narcisse. Rodolphe le lui a
acheté et depuis qu'il a quitté notre ferme, Françoise va tous les
jours chez son oncle pour être près de son cochon.
— J'ai entendu parler de ce cochon, dit le
docteur Dorian, en ouvrant les yeux. On dit que c'est un cochon
remarquable.
— Vous a-t-on raconté, docteur, l'histoire des mots qui
apparaissent dans la toile de l'araignée? demanda Mme
Laboureur anxieusement.
— Oui, oui.
— Eh bien, qu'est-ce que vous y comprenez?
— A quoi?
— Comprenez-vous qu'il puisse y avoir des mots écrits
dans une toile d'araignée?
— Ma foi non, dit le docteur, je ne le comprends pas.
Mais aussi bien, je ne comprends pas comment la première
araignée a appris à tisser une toile. Quand les mots ont apparu,
tout le monde a crié au miracle. Mais personne n'a fait
remarquer que la toile elle-même était un miracle.
— Qu'y a-t-il de miraculeux dans une toile d'araignée?
demanda Mme Laboureur, je ne vois pas pourquoi vous dites
que c'est un miracle, ce n'est qu'une toile d'araignée.
— Avez-vous jamais essayé d'en faire une?
— Non, mais je fais des napperons au crochet et je
tricote des chaussettes.
— Bien sûr, répondit le docteur, mais quelqu'un vous a
appris, n'est-ce pas?
— Ma mère m'a montré à les faire.
— Tandis qu'une araignée.... Qui le lui enseigne? Une
jeune araignée sait tisser une toile sans indications, ni conseils.

107
« Je viens vous consulter au sujet de Françoise. »

108
Est-ce que vous ne trouvez pas que c'est un miracle?
— Sans doute, dit Mme Laboureur. Je n'y avais jamais
songé de cette manière. Tout de même, je ne comprends
toujours pas comment ces mots se sont inscrits dans cette toile.
Je ne le comprends pas et je me méfie de ce que je ne peux pas
comprendre.
— Nous en sommes tous là, dit le docteur avec un soupir.
Je suis médecin. Les médecins sont supposés tout comprendre.
Mais je ne comprends pas tout et je suis résolu à ne pas me
mettre en peine pour ce qui m'échappe. »
Mme Laboureur s'agita dans son fauteuil.
« Françoise prétend que les animaux se parlent les uns aux
autres. Docteur Dorian, croyez-vous que les animaux parlent?
- Je n'en ai jamais entendu un seul parler, répondit le
docteur, mais cela ne prouve rien. Il est fort possible qu'un

109
animal m'ait dit un jour quelque chose de très courtois et
que je n'aie pas compris parce que j'étais distrait à ce moment-là.
Les enfants sont beaucoup plus attentifs que les grandes
personnes. Si Françoise dit que les animaux parlent dans la
grange de Boutillier, je suis tout à fait prêt à la croire. Peut-être
que, si les gens parlaient moins, les animaux parleraient
davantage. Les gens sont de terribles bavards... je vous en donne
ma parole.
— Enfin! Vous me rassurez un peu au sujet de Françoise.
Vous ne croyez pas qu'il y ait là pour moi un motif d'inquiétude?
— A-t-elle bonne mine? demanda le docteur.
— Oh! splendide.
— L'appétit est bon?
— Excellent. Elle a toujours faim. ----Elle dort bien la
nuit?
— Parfaitement bien.
— Alors, madame Laboureur, ne vous inquiétez pas, dit
le docteur.
— Pensez-vous qu'elle se mettra un jour à s'occuper d'autre
chose que de cochons, de moutons, d'oies et d'araignées?
— Quel âge a Françoise?
— Huit ans.
— Je pense en tout cas, dit le docteur Dorian, qu'elle
aimera toujours les animaux. Mais je doute qu'elle passe toute
son existence dans la grange de Rodolphe Boutillier. Et les
garçons? A-t-elle des petits camarades?
— Elle connaît Henri Fussy », dit Mme Laboureur
toute joyeuse.
Le docteur Dorian referma les yeux et se plongea dans une
profonde rêverie.
« Henri Fussy, marmonna-t-il. Heu... remarquable.
Madame Laboureur, je crois que vous n'avez pas le moindre
souci à vous faire. Laissez Françoise fréquenter ses amis de la
grange si elle en a envie. A première vue, j'ai l'impression que

110
les araignées et les cochons offrent autant d'intérêt que
Henri Fussy. Je vous prédis pourtant qu'un jour viendra où
même Henri fera quelque réflexion insignifiante qui frappera
l'oreille de Françoise et retiendra son attention. C'est
extraordinaire comme les enfants changent d'une année à l'autre.
Comment va Martin? ajouta le docteur, en rouvrant les yeux.
— Oh! Martin! dit Mme Laboureur avec un petit
rire. Martin se porte comme un charme. Naturellement, il se
frotte aux orties ou se fait piquer par les guêpes et les abeilles,
ou bien il rapporte des grenouilles et des serpents à la maison, et
il casse tout ce qu'il touche. Il regorge de santé.
— Parfait », dit le docteur.
Mme Laboureur dit au revoir au docteur Dorian et le
remercia beaucoup de ses conseils. Elle se sentait tranquillisée.

111
CHAPITRE XV

LES GRILLONS

LES GRILLONS chantaient dans les hautes herbes. Ils


chantaient la chanson de l'été qui s'achève, et c'est une chanson
triste et monotone. « L'été est terminé, chantaient les grillons, il
est passé. L'été se meurt, se meurt, se meurt. »
Les grillons considéraient qu'il était de leur devoir d'avertir
le monde que l'été ne peut pas durer toujours. Même pendant les
plus belles journées de l'année, celles où l'été glisse vers
l'automne, les grillons font courir ce bruit annonciateur de
tristesse et de changement.
Le chant des grillons tombait dans toutes les oreilles.
Martin et Françoise Laboureur l'entendirent tout au long de

112
la route poussiéreuse et pensèrent que l'école allait bientôt
rouvrir. Les enfants de l'oie l'entendirent et surent qu'ils
cesseraient bientôt d'être des oisons. Pénélope l'entendit et sut
qu'il ne lui restait guère de temps. Mme Boutillier, qui travaillait
dans sa cuisine, entendit le chant des grillons, et elle se sentit,
elle aussi, envahie par la tristesse.
« Encore un été de passé! » soupira-t-elle.
Joseph, occupé à fabriquer une caisse à claire-voie pour
Narcisse, entendit les grillons et pensa que c'était le moment
d'arracher les pommes de terre.
« L'été se termine, l'été meurt, ^répétaient les grillons.
Combien de nuits d'ici les premiers gels? chantaient les grillons.
Adieu, bel été, adieu, adieu.... »
Les moutons entendirent les grillons et ce chant leur causa
un tel malaise qu'ils rompirent la clôture de leur bercail et s'en
allèrent errer dans le champ, de l'autre côté de la route. Le jars
découvrit la brèche et il y conduisit sa famille; les oisons
passèrent au travers et se répandirent dans le verger où ils
mangèrent les pommes tombées. Au milieu du marécage, un
petit érable entendit le chant des grillons et devint tout rouge
d'inquiétude.
Narcisse était alors le centre d'attraction de la ferme. La
bonne nourriture et les heures régulières produisaient leur effet.
Narcisse était un cochon dont n'importe quel fermier aurait pu
être fier. Un certain jour, plus de cent personnes vinrent jusqu'à
son enclos pour l'admirer. Pénélope avait écrit le mot «
rayonnant » et, vraiment, dans la lumière dorée du soleil,
Narcisse avait l'air rayonnant. Depuis que l'araignée l'honorait
de son amitié, il faisait tout son possible pour être à la hauteur
de sa réputation. Quand la toile de l'araignée avait annoncé qu'il
était un « prodige », Narcisse avait essayé de toutes ses forces
d'avoir l'air prodigieux; quand Pénélope avait écrit « colossal »
dans sa toile, il s'était évertué de ressembler à un colosse. Et
maintenant

113
que la toile le présentait sous les traits d'un cochon
«rayonnant », il s'appliquait consciencieusement à devenir un
foyer de lumière.
Ce n'est pas commode, mais Narcisse y mettait tout son
cœur. Il penchait légèrement la tête et faisait battre ses paupières
aux longs cils. Puis il respirait bien à fond. Et quand il sentait
l'ennui gagner son public, il faisait une pirouette avec une
torsion du corps à mi-saut. Et la foule se mettait à l'acclamer et à
l'applaudir.
« Que pensez-vous de ce cochon? demandait M. Boutillier,
très content de lui. N'est-il pas rayonnant, ce cochon? »
Certains des amis que comptait Narcisse dans la grange
craignaient que ce succès ne lui monte à la tête et ne le rende
prétentieux. Mais non. Narcisse était modeste. Jamais il ne fut
gâté par la gloire. Il se faisait encore un peu de souci en ce qui
concernait l'avenir, car il n'arrivait pas à croire qu'une simple
araignée pût lui sauver la vie. Parfois, la nuit, il faisait un
cauchemar. Il rêvait que des hommes armés de couteaux et de
fusils venaient le chercher. Mais ce n'était qu'un rêve.
Dans la journée, Narcisse se sentait en général heureux et
plein de confiance. Jamais petit cochon n'eut de meilleurs amis,
et il comprenait parfaitement que l'amitié est une des choses du
monde les plus satisfaisantes. Même le chant des grillons ne
parvenait pas à attrister Narcisse. Il savait que la foire du chef-
lieu approchait et il se réjouissait d'avance de faire le voyage.
S'il pouvait se distinguer à cette foire, et même gagner un prix
en argent, sûrement Boutillier lui laisserait la vie sauve.
Pénélope avait ses propres ennuis, mais elle les gardait
pour elle. Un matin, Narcisse lui parla de la foire.
« Tu viens avec, moi, naturellement, Pénélope? — Oh! je
ne sais pas, répondit Pénélope. Cette foire arrive à un mauvais
moment pour moi. Il me sera très incommode de partir, même
pour quelques jours.

114
— Pourquoi? demanda Narcisse.
— Je n'ai pas envie de quitter ma toile. Beaucoup à faire
chez moi....
— Je t'en prie, viens avec moi, supplia Narcisse. J'ai besoin
de toi, Pénélope. Je ne peux pas supporter l'idée de partir pour
cette foire sans toi. Il faut absolument que tu viennes.
— Non, dit Pénélope. Je crois vraiment qu'il vaut mieux
que je reste ici où j'ai du travail à terminer. ,
— Quel travail?
— Pondre mes œufs. Il est temps que je fasse un sac et que
je le remplisse d'œufs.
— Je ne savais pas que tu étais capable de pondre, dit
Narcisse ébahi.
— Oh! mais si! répondit l'araignée. Je suis universelle!
— Qu'est-ce que c'est qu'une « iverselle »? demanda
Narcisse, une araignée pleine d'œufs?
— Bien sûr que non! Cela veut dire que je passe
facilement d'une activité à une autre. Cela veut dire que mes
talents ne se limitent pas à filer, tisser, attraper des mouches et
autres exercices de ce genre.
—- Pourquoi ne m'accompagnes-tu pas au champ de foire?
Tu y pondrais tes œufs. Ce serait tellement amusant ! »
Pénélope tira un peu sur sa toile et, rêveusement, la regarda
se balancer.
« Je crains bien que non, dit-elle. Tu ne sais pas ce que
c'est que de pondre des œufs, Narcisse. Je ne peux rien changer
à mes obligations familiales; tant pis pour la foire du chef-lieu.
Quand je serai prête à pondre mes œufs, il faudra que je les
ponde, foire ou pas foire. Mais je ne veux pas que tu te
tourmentes à ce sujet, cela pourrait te faire perdre du poids.
Convenons de ceci : je viendrai à la foire si cela m'est possible.
— Bien, dit Narcisse. J'étais sûr que tu ne
m'abandonnerais pas au moment où j'ai le plus besoin de toi. »

115
Pendant toute cette journée-là, Narcisse resta au logis à
paresser dans la paille. Pénélope se reposa et mangea une
sauterelle. Elle savait qu'elle serait bientôt forcée d'abandonner
Narcisse. Quelques jours encore, puis il lui faudrait renoncer à
tout, et se mettre à fabriquer le beau petit sac destiné à contenir
ses œufs.

116
CHAPITRE XVI

DÉPART POUR LA FOIRE

LA VEILLE de l'ouverture de la foire, tout le monde se


coucha de bonne heure. Françoise et Martin étaient au lit à huit
heures. Martin rêvait que la Grande Roue s'était brusquement
arrêtée de tourner au moment où il se trouvait dans le
wagonnet du haut. Françoise rêvait qu'elle avait mal au cœur
dans les balançoires. Joseph alla se coucher à huit heures et
demie. Il rêva qu'il lançait des balles sur un chat empaillé, à la
loterie, et qu'il gagnait une belle couverture de laine rouge. M. et
Mme Boutillier allèrent se coucher à neuf heures. Mme

117
Boutillier rêvait d'un grand réfrigérateur. M. Boutillier rêvait de
Narcisse. Il rêvait que Narcisse avait grossi, grossi et qu'il
avait trente-cinq mètres de long sur vingt-huit mètres de
large, et qu'il avait gagné tous les prix de la foire; M. Boutillier
le voyait couvert de médailles et de cocardes en ruban bleu, il
avait même une belle rosette de ruban bleu attachée au bout de
la queue.
En bas de la grange, les animaux aussi se mirent au lit de
très bonne heure, tous excepté Pénélope. C'était demain
l'ouverture de la foire. Tous les animaux avaient le projet de se
lever dès l'aube, car ils voulaient assister au départ de Narcisse
pour sa grande aventure.
Donc, à l'aube, tout le monde était debout. Il faisait très
chaud. En haut de la route, chez les Laboureur, Françoise traîna
un baquet plein d'eau chaude dans sa chambre et elle se lava de
la tête aux pieds. Puis elle mit sa robe la plus jolie, parce qu'elle
savait qu'elle allait rencontrer des jeunes gens à la foire. Mme
Laboureur frotta vigoureusement le cou de Martin; puis elle lui
mouilla les cheveux, fit une belle raie bien droite et les brossa si
fort pour les aplatir qu'ils avaient l'air d'être collés à son crâne,
sauf six poils raides qui restaient hérissés et récalcitrants. Martin
revêtit son linge propre, son pantalon de treillis bleu lavé de
frais, et un jersey immaculé. M. Laboureur s'habilla, prit son
petit déjeuner, puis s'en alla faire la toilette de sa camionnette. Il
avait offert d'emmener toute la famille à la foire, y compris
Narcisse.
Frais et joyeux, Joseph arriva de bonne heure pour garnir
de paille la caisse de Narcisse et la faire passer dans la
porcherie. La caisse à claire-voie était verte et ces mots y étaient
écrits en lettres d'or :

LE CÉLÈBRE COCHON DE BOUTILLIER

118
Pénélope avait fignolé sa toile pour la circonstance.
Narcisse mangea son déjeuner lentement. Il essayait d'avoir l'air
rayonnant sans se faire entrer de la soupe dans les oreilles.
Dans la cuisine, Mme Boutillier fit tout à coup une
déclaration :
« Rodolphe, dit-elle à son mari, je vais donner à ce cochon
un bain de babeurre.
— Un quoi? dit M. Boutillier,
— Un bain de babeurre. Ma grand-mère baignait
son cochon dans du babeurre quand il était sale. Je viens d'y
penser à l'instant.
— Narcisse n'est pas sale, rétorqua M. Boutillier avec
fierté.
— Il est dégoûtant derrière les oreilles, dit Mme Boutillier.
Chaque fois que Joseph le nourrit, les eaux grasses coulent le
long de ses oreilles. Ensuite, cela sèche et forme une croûte. En
plus, il est barbouillé d'un côté, là où il dort sur le fumier.
— Il dort sur de la paille propre, protesta M. Boutillier.
— Bon. En tout cas, il est sale et je vais lui faire prendre
un bain. »
M. Boutillier, vaincu, s'assit pour manger une galette tandis
que sa femme partait dans le bûcher. Lorsqu'elle revint, elle
avait enfilé des bottes de caoutchouc et un vieil imperméable, et
elle rapportait un seau de 'babeurre et un petit battoir à linge.
« Séraphine, tu es folle », lui dit son mari, en bougonnant.
Mais elle ne tint aucun compte de ses paroles.
Ils s'en allèrent ensemble jusqu'à la porcherie. Là, sans
perdre de temps, Mme Boutillier entra dans l'enclos de Narcisse
et se mit au travail. Trempant son battoir dans le babeurre, elle
frotta le cochon de la tête à la queue. Les oies se réunirent
autour d'eux pour regarder ce qui se passait; moutons et agneaux
se joignirent bientôt aux oies. Jusqu'à Archimède lui-même, qui
sortit la tête prudemment pour voir Narcisse prendre un bain de
babeurre. Pénélope s'intéressait tellement à l'opération qu'elle se

119
laissa tomber doucement au bout d'un fil afin de mieux jouir du
spectacle.

Narcisse restait immobile, les yeux fermés. Il sentait le


babeurre ruisseler sur ses flancs. Il ouvrit la bouche et un peu du
délicieux liquide y entra. Narcisse était heureux et vraiment
rayonnant. Quand Mme Boutillier eut fini et qu'elle le frictionna
pour le sécher, c'était le petit cochon le plus propre et le plus joli
que vous ayez jamais vu. Il était parfaitement blanc, avec un peu
de rosé autour des oreilles et du groin, et doux à caresser comme
de la soie.
Les Boutillier montèrent se changer et revêtir leurs habits
du dimanche. Joseph se rasa, puis il mit sa chemise écossaise et
sa cravate violette. Les animaux restèrent seuls dans la grange.
Les sept oisons tournaient en rond autour de leur mère.
« M'man, m'man, m'man, emmenez-nous à la foire »,
supplia un oison.
Et tous les sept se mirent à piailler pour y aller.
« Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui.... »
Ils faisaient un beau vacarme.
« Mes enfants! lança l'oie d'une voix sèche. La paix. Nous
ne bou, bou, bougeons pas d'ici. Narcisse est le seul qui
parte....»
Alors, Pénélope l'interrompit.
« J'y vais aussi, dit-elle doucement. J'ai décidé
d'accompagner Narcisse. Il se peut qu'il ait besoin de moi. Qui
sait ce qui peut arriver sur le champ de foire! Il faut qu'il ait
avec lui quelqu'un qui sait écrire. Et je pense qu'Archimède
ferait bien de venir aussi. Il me faudra peut-être quelqu'un pour
faire des courses et pour se rendre utile d'une manière générale.
— Moi, je reste ici, grommela le rat. Les foires ne
m'intéressent pas du tout.
— C'est parce que tu n'y es jamais allé, fit remarquer le
vieux mouton. Une foire, c'est le paradis des rats. Tout le monde

120
laisse tomber de la nourriture un peu partout. Un rat peut se
glisser dehors au milieu de la nuit et faire bombance. Sous la

tente qui sert d'écurie, il y a toujours de l'avoine que les


pur sang et les chevaux de trait ont répandue. Dans l'herbe
piétinée de la pelouse, tu trouveras des vieux cartons
abandonnés ayant contenu le déjeuner des visiteurs et où se
cachent encore d'affreux débris de sandwiches

à la margarine, d'œufs durs, de biscottes et de biscuits, et


des restes de fromage. Dans la boue durcie des chemins, une
fois les aveuglantes lumières éteintes, quand les gens seront
allés se coucher, tu découvriras un vrai trésor de cacahuètes, de
bavures de chocolats glacés et de pommes au caramel
abandonnées par des enfants fatigués, du sucre filé, des amandes

121
salées, du maïs grillé, des cornets à glaces en partie grignotés, et
des bâtonnets de sucettes. Dans une

foire, un rat peut trouver partout à marauder : sous les


tentes, dans les baraques, dans les fenils... en somme, il y a
assez de restes de nourriture dégoûtants dans une foire pour
satisfaire l'appétit de toute une armée de rats. »
Les yeux d'Archimède flamboyaient.
« Est-ce vrai? demanda-t-il. Cette histoire appétissante que
tu viens de raconter est-elle vraie? J'aime la bonne chère et ce
que tu dis là me tente.
— C'est vrai, dit le vieux mouton. Pars pour la foire,
Archimède. Ce que tu y verras dépassera tes rêves les plus fous.
Baquets où colle encore de la purée rance, boîtes en fer-blanc
contenant des fragments de thon, sacs en papier gras bourrés de
choses pourries....
— Cela suffit! s'écria Archimède. Ne m'en dis pas
davantage. J'y vais.
— Bon, dit Pénélope en clignant de l'œil au vieux mouton.
Et maintenant, nous n'avons plus de temps à perdre. Narcisse va
être bientôt installé dans sa caisse. Il faut qu'Archimède et moi
nous nous y cachions immédiatement. »
Le rat n'attendit pas une minute. Il fila jusqu'à la caisse, se
glissa entre les lattes et ramena la paille sur lui jusqu'à ce qu'il
eût disparu à la vue.
« Parfait, dit Pénélope. A mon tour. »
Elle s'élança et fit tomber un fil au bout duquel elle
descendit doucement jusqu'au sol. Puis, elle grimpa sur le côté
de la caisse et se cacha dans un trou laissé par un nœud du bois,
dans la planche du dessus.
Le vieux mouton hocha la tête.
« Quelle cargaison! dit-il. L'inscription devrait être : « Le
célèbre cochon de Boutillier et deux passagers clandestins. »

122
— Attention! les voilà qui arrivent, rivent, rivent, cria le
jars. Fichez le camp, camp, camp!... »
Le gros camion, avec M. Laboureur au volant, fit marche
arrière, lentement, jusqu'à l'enclos de la grange. Joseph
et M. Boutillier marchaient sur le côté. Françoise et Martin
étaient debout sur la plate-forme, cramponnés aux ridelles pour
ne pas tomber.
« Ecoute, chuchota le vieux mouton à Narcisse. Quand ils
ouvriront la caisse pour t'y faire entrer, il faut que tu résistes. Ne
pars pas sans résistance. Les cochons résistent toujours quand
on les embarque.
— Si je résiste, je vais me salir, dit Narcisse.
— Peu importe. Fais ce que je te dis. Résiste. Si jamais tu
entrais dans la caisse sans te débattre, Boutillier pourrait croire
que tu es ensorcelé. Il aurait peur de te montrer à la foire. »
Archimède sortit le bout de son nez de la paille.
« Si tu dois résister, résiste, dit-il, mais aie la bonté de te
rappeler que je suis caché dans cette caisse et que je n'ai pas du
tout envie que tu me marches dessus, que tu m'envoies tes pieds
dans la figure, que tu me bourres de coups, que tu m'écrases ou
m'aplatisses, que tu me bouscules ou me meurtrisses, que tu me
lacères, me balafres ou me rompes les os. Prenez donc bien
garde à vos mouvements, monsieur le Rayonnant, quand ils
vous fourreront dans la caisse!
— La paix, Archimède! dit le mouton. Rentre la tête.
Voici nos gens qui arrivent. Toi, Narcisse, aie l'air rayonnant.
Cache-toi, Pénélope. Faites du bruit, les oies. »
Le camion recula lentement jusqu'à la porcherie et s'arrêta.
M. Laboureur enleva le contact, sortit, fit le tour et rabattit la
cloison arrière du camion. Les oies poussèrent des exclamations.
Mme Laboureur descendit du camion. Françoise et Martin
sautèrent au sol. Mme Boutillier arriva de la maison. Ils se
mirent tous en rang le long de la barrière et restèrent un moment

123
à admirer Narcisse et sa belle caisse verte. Personne ne devina
que la caisse contenait déjà un rat et une araignée.
« C'est un prodige de cochon! dit Mme Laboureur.
— Il est colossal, dit Joseph.
— Il est tout à fait rayonnant, dit Françoise, qui pensait au
jour où Narcisse était né.
— En tout cas, dit Mme Boutillier, il est propre. Le
babeurre l'a bien amélioré. »
M. Laboureur examinait Narcisse attentivement.
« Oui, c'est un merveilleux cochon, dit-il; il est difficile de
croire que c'était le mal venu de la portée. Vous aurez un lard et
un jambon de toute première qualité, Rodolphe, le jour où vous
tuerez ce cochon-là! »
Narcisse entendit ces paroles et son cœur faillit s'arrêter de
battre.
« Je crois que je vais m'évanouir, murmura-t-il au vieux
mouton qui assistait à la scène.
— Agenouille-toi, chuchota le vieux mouton. Fais-toi venir
le sang à la tête. »

124
Narcisse se mit à genoux.
Il n'était plus rayonnant du tout. Ses yeux se fermèrent.
« Regardez, cria Françoise, Narcisse se trouve mal!
— Hou... regardez-moi, hurlait Martin qui s'était introduit
à quatre pattes dans la caisse. C'est moi le cochon! C'est moi le
cochon! »
Le pied de Martin heurta légèrement Archimède dans la
paille.
« Me voilà dans de beaux draps! pensa le rat. Quels
animaux extraordinaires que les petits garçons! Où suis-je venu
me fourrer? »
Les oies virent Martin dans la caisse et l'acclamèrent.
« Martin, sors de là immédiatement, ordonna sa mère. Tu
as de ces inventions!

125
— Je suis un cochon, cria Martin, en lançant en l'air des
poignées de paille. Grroin, grroin, grroin!...
— Le camion recule tout seul, papa », dit Françoise. Le
camion, laissé sans conducteur, avait commencé
à redescendre la pente. M. Laboureur se précipita sur le
siège et tira le levier du frein de secours. Le camion s'arrêta. Les
oies acclamèrent. Pénélope se roula en boule et se fit aussi petite
que possible dans le trou du bois, afin que Martin ne puisse pas
la voir.
« Sors immédiatement », ordonna Mme Laboureur.
Martin sortit de la caisse en rampant sur les genoux et les
mains, et en faisant des grimaces à Narcisse. Narcisse s'évanouit
complètement.
« Le cochon a perdu connaissance, s'écria Mme Boutillier.
Aspergez-le d'eau froide!
— Aspergez-le de babeurre », suggéra Martin. Les oies
acclamèrent.
Joseph courut chercher un seau d'eau. Françoise sauta par-
dessus la clôture et alla s'accroupir à côté de Narcisse.
LES AVENTURES DE NARCISSE
« C'est un coup de soleil, dit Boutillier. La chaleur est trop
forte pour lui.
— Peut-être qu'il est mort, dit Martin.
— Sors de cette porcherie, immédiatement », cria Mme
Laboureur.
Martin obéit à sa mère et grimpa à l'arrière du camion pour
mieux voir ce qui se passait. Joseph revint avec son seau d'eau
froide qu'il vida sur Narcisse.
« Jettes-en aussi sur moi, cria Martin. J'ai trop chaud!
— Oh! tais-toi, hurla Françoise, veux-tu te taire! »
Elle avait les yeux pleins de larmes.
Au contact de l'eau froide, Narcisse revint à lui. Il se remit
lentement sur ses pattes et les oies l'acclamèrent. « II se relève,
dit M. Laboureur. Ce n'est pas grave.

126
— J'ai faim, dit Martin. J'ai envie d'une pomme confite.
— Narcisse va très bien maintenant, dit Françoise.
Nous pouvons partir. Moi, j'ai envie de monter sur la Grande
Roue. »
M. Boutillier, M. Laboureur et Joseph s'emparèrent du
cochon et le poussèrent, la tête la première, vers la caisse à
claire-voie. Narcisse se mit à résister. Plus on le poussait, plus il
tirait en arrière. Martin sauta de son perchoir et vint aider les
trois hommes. Narcisse ruait, grognait, se raidissait.
« Ce cochon est rudement vigoureux, il n'y a rien à redire
pour ce qui est de sa santé, disait d'un air joyeux M. Boutillier
en appuyant son genou sur le derrière de Narcisse. Allez-y, les
gars! Tous ensemble un bon coup. Oh! hisse! »
Dans un dernier effort, ils firent entrer Narcisse dans la
caisse. Les oies acclamèrent. Joseph cloua quelques planches au
bout du cageot pour que Narcisse ne puisse pas sortir à reculons.
Puis, rassemblant toutes leurs forces, ils soulevèrent le tout et
l'embarquèrent dans le camion. Ils ne savaient pas que, sous la
paille, il y avait un rat et que dans un trou de bois, il y avait une
grosse araignée grise. Ils ne voyaient qu'un cochon.
« Tout le monde à bord ! » cria M. Laboureur.
Il mit le moteur en marche. Les dames grimpèrent à côté de
lui. M. Boutillier, Joseph, Françoise et Martin étaient derrière et
se tenaient aux ridelles. Le camion se mit en marche. Les oies
poussèrent des acclamations. Les enfants leur répondirent par
des cris joyeux et tout le monde partit pour la foire.

127
128
CHAPITRE XVII

L'ONCLE

QUAND ils pénétrèrent dans le champ de foire, ils


entendirent la musique et virent la Grande Roue tourner dans le
ciel. Ils sentirent la poussière de la piste que les arroseuses
venaient de mouiller; ils sentirent aussi l'odeur des frites et
virent s'envoler des ballons rouges. Ils entendirent des
moutons bêler dans leur parc. Une voix énorme sortait d'un
haut-parleur et disait :
« Allô, allô, on demande au propriétaire d'un cabriolet
Renault, numéro matricule H-2439 de bien vouloir déplacer sa
voiture qui est trop près du hangar des feux d'artifice. »

129
« Veux-tu me donner un peu d'argent? demanda Françoise.
— Et à moi aussi? demanda Martin.
— Je vais gagner une poupée en faisant tourner une roue
qui s'arrêtera sur le bon numéro, dit Françoise.
—- Je vais piloter un avion à réaction et lui en faire
tamponner un autre.
— Puis-je m'acheter un ballon rouge? demanda Françoise.
— Puis-je m'acheter une crème glacée et un sandwich au
fromage avec un verre de grenadine? demanda Martin.
— Restez tranquilles, mes enfants, jusqu'à ce que nous
ayons débarqué le cochon, dit Mme Laboureur.
— Les petits peuvent bien s'en aller là où ils veulent, dit
M. Laboureur. La foire n'a lieu qu'une fois par an. »
M. Laboureur donna un peu d'argent à chacun des deux
enfants.
« Allez-vous-en, ajouta-t-il, et rappelez-vous que cet argent
doit durer toute la journée. Ne le dépensez pas dès les premières
minutes. Et revenez au camion à l'heure du déjeuner pour que
nous mangions tous ensemble. Et ne vous bourrez pas de
friandises qui vous donneront mal au cœur.
— Et si vous montez sur les balançoires, dit Mme
Laboureur, tenez-vous bien. Tenez-vous solidement. Vous
m'entendez?
— Et ne vous perdez pas, dit Mme Boutillier.
— Ne vous salissez pas!
— N'attrapez pas trop chaud ! dit leur mère.
— Méfiez-vous des filous, leur recommanda leur père.
— Et ne traversez pas le champ de courses au moment où
les chevaux arrivent », cria Mme Boutillier.
Les enfants se prirent par la main et partirent en
gambadant, dans la direction du manège de chevaux de bois,
attirés par la merveilleuse musique, les aventures merveilleuses

LES AVENTURES DE NARCISSE

130
et la merveilleuse agitation qui régnait partout; ils allèrent
vers la merveilleuse allée centrale de l'exposition où il n'y aurait
pas de parents pour les mettre en garde et leur donner des
ordres, et où ils pourraient être heureux, et libres de faire ce
qu'ils voulaient. En silence, Mme Laboureur les regarda
s'éloigner. Puis elle soupira, et elle se moucha.
« Crois-tu qu'ils ne courent aucun danger? demanda-t-elle.
— Il faut qu'ils grandissent un jour ou l'autre, répondit M.
Laboureur. A mon avis, une foire n'est pas un mauvais endroit
pour commencer. »
Tandis qu'on descendait Narcisse du camion, qu'on le
sortait de sa caisse et qu'on l'installait dans sa nouvelle
porcherie, des badauds s'amassèrent en foule autour de lui. Ils
avaient les yeux fixés sur l'annonce : « Le célèbre Cochon de
Boutillier. » Narcisse les regardait à son tour et faisait tous ses
efforts pour avoir l'air exceptionnel. Il était très content de sa
nouvelle demeure. L'enclos était herbeux et abrité du soleil par
un auvent.
Pénélope, qui avait attendu le moment opportun, se glissa
hors de la caisse et grimpa le long de l'auvent, jusqu'à l'intérieur
du petit toit. Personne ne l'avait vue.
Archimède, peu désireux de se montrer au grand jour, resta
paisiblement sous la paille au fond de la caisse. M. Boutillier
versa du lait écrémé dans l'auge de Narcisse et lui éparpilla une
bottée de paille pour litière; ensuite, en compagnie de sa femme
et du ménage Laboureur, il s'en alla faire un tour au parc à
bestiaux pour regarder les vaches de race et les attractions tout
autour.
M. Boutillier désirait tout particulièrement voir les
tracteurs, et Mme Boutillier s'intéressait surtout aux appareils
frigorifiques.
Joseph alla se promener tout seul, dans l'espoir de
rencontrer des copains et de s'amuser dans les baraques de l'allée
centrale.

131
Ils allèrent vers la merveilleuse allée centrale.

132
Dès que les humains furent partis, Pénélope parla à
Narcisse :
« Heureusement que tu ne peux pas voir ce que je vois, dit-
elle.
— Que vois-tu?
— Il y a un cochon dans la loge d'à côté et il est énorme.
Je crains qu'il ne soit beaucoup plus gros que toi.
— Peut-être est-il plus âgé que moi, et a-t-il eu plus de
temps pour se développer », suggéra Narcisse.
Mais des larmes lui montèrent aux yeux.
« Je vais descendre au bout d'un fil et le regarder de plus
près », dit Pénélope.
Alors elle se glissa le long d'une poutre jusqu'à ce qu'elle
pût se laisser pendre exactement au-dessus du groin du gros
cochon.
« Pouvez-vous me dire votre nom? » demanda-t-elle, très
poliment.
Le cochon la dévisagea.
« Pas de nom, dit-il d'une grosse voix. Appelez-moi
l'Oncle.
— Très bien, l'Oncle, répliqua Pénélope. Quelle est votre
date de naissance? Êtes-vous un cochon de la Quasimodo? Êtes-
vous né au printemps?
— Bien sûr que je suis né au printemps. Pensez-vous que
je suis né au Kamchatka? Ah! ah! ah!... c'est une bonne blague,
hein, ma vieille?
— Ce n'est pas fort, répondit Pénélope. Il y a plus
spirituel, je vous assure. Enchantée d'avoir fait votre
connaissance, mais je suis forcée de partir. »
Elle remonta lentement et revint dans la loge de Narcisse.
« Il prétend qu'il est né ce printemps, dit Pénélope) et c'est
peut-être vrai. En tout cas, une chose est certaine, c'est un
personnage des plus antipathiques. Il est trop familier, trop
bruyant, et il fait des plaisanteries lamentables. En plus, il est

133
loin d'avoir ta propreté, ou ton charme. Je me suis mise à le
détester franchement au cours de notre brève entrevue. Pourtant,
comme concurrent, il sera difficile à battre, à cause de son poids
et de sa taille. Mais, avec mon aide, Narcisse, tu y arriveras.
— Quand vas-tu tisser une toile? demanda Narcisse.
— Vers la fin de l'après-midi, si je ne suis pas trop
fatiguée, dit Pénélope. Le moindre effort m'épuise, ces temps-ci.
Je n'ai plus mon énergie d'autrefois. C'est l'âge, sans doute.... »
Narcisse regarda son amie. Elle paraissait enflée et ne
tenait pas en place.
« Je suis tout à fait désolé de savoir que tu ne te sens pas
bien, Pénélope. Peut-être, dit-il, que si tu te fais une toile et si tu
attrapes deux ou trois mouches cela ira mieux.
— Peut-être, répondit-elle, d'un air las. Mais j'ai la
sensation qu'une longue et lourde journée se termine pour moi. »
Elle s'accrocha au plafond, le ventre en l'air, et s'installa
pour faire un somme, laissant Narcisse plein d'anxiété.
Toute la matinée, les gens passèrent en se promenant
devant l'enclos de Narcisse. Des douzaines et des douzaines
d'inconnus s'arrêtèrent pour le dévisager et admirer sa peau
blanche et soyeuse, sa queue en vrille et son expression
rayonnante de bonté. Ils passaient ensuite à la loge voisine où
reposait le gros cochon. Narcisse entendit plusieurs personnes
faire des remarques élogieuses sur l'énorme taille de l'Oncle. Il
ne pouvait pas ne pas les entendre et il ne pouvait pas
s'empêcher d'être inquiet.
« Et voilà maintenant que Pénélope est souffrante, pensa-t-
il. Oh! mon Dieu, mon Dieu! »
Toute la matinée, Archimède dormit tranquillement sous la
paille. La chaleur devenait étouffante. A midi, les Boutillier et
les Laboureur revinrent à la porcherie. Puis, quelques minutes
après, ' Françoise et Martin apparurent. Françoise tenait dans ses
bras une poupée qui était un singe habillé; Martin avait un

134
ballon rouge attaché à son oreille et il mâchonnait une
pomme confite au bout d'un bâtonnet. Les deux enfants avaient
très chaud et étaient très sales. « Quelle chaleur! dit Mme
Boutillier.
— Il fait horriblement chaud », dit Mme Laboureur en
s'éventant avec un prospectus de réfrigérateur.
L'un après l'autre, ils grimpèrent dans le camion et se
mirent à ouvrir les paniers du déjeuner. Le soleil tombait
lourdement sur choses et gens. Personne n'avait faim.
« Quand les juges vont-ils prendre une décision au sujet de
Narcisse? demanda Mme Boutillier.
— Pas avant demain », répondit son mari.
Joseph arriva, portant une belle couverture de laine rouge à
rayures qu'il avait gagnée.
« Ça, dit Martin, c'est tout à fait ce qu'il nous fallait, une
couverture de laine!
— Mais oui, répliqua Joseph, justement. »
Et il étendit la couverture sur le haut des ridelles du
camion, afin de faire une sorte de tente. Les enfants s'assirent à
l'ombre, sous la tente, et ils se sentirent mieux.
Après le déjeuner, ils s'allongèrent et firent la sieste.

135
CHAPITRE XVIII

FRAÎCHEUR DU SOIR
DANS la fraîcheur du soir, au moment où la nuit
tombante obscurcissait le champ de foire, Archimède sortit
furtivement de la caisse et regarda autour de lui. Narcisse
reposait, endormi dans la paille. Pénélope tissait une toile. Le
nez délicat d'Archimède décelait dans l'air de nombreuses
odeurs exquises. Le rat avait faim et soif. Il décida de partir en
exploration. Sans rien dire à personne, il se mit en route.
« Rapporte-moi un mot, lui cria Pénélope en le voyant
filer. Je vais écrire ce soir pour la dernière fois. »
Le rat bougonna quelque chose entre ses dents et disparut
dans la pénombre. Il n'aimait pas du tout qu'on le traite en

136
garçon de courses.
Après cette journée brûlante, la fraîcheur du soir fut un
soulagement pour tous. La Grande Roue était éclairée : elle
tournait dans le ciel et paraissait deux fois plus grande que dans
la journée. L'allée centrale était constellée de lumières et l'on
pouvait entendre la musique des manèges de chevaux de bois, la
voix de l'homme qui appelait les numéros de la tombola, et à la
loterie le roulement de la bille.
Les enfants se sentaient dispos après leur sieste. Françoise
rencontra son ami Henri Fussy, qui l'invita à aller faire un tour
dans la Grande Roue. Et même, ce fut lui qui paya les billets
d'entrée, de sorte qu'il n'en coûta pas un sou à Françoise.
Lorsque Mme Laboureur leva les yeux par hasard vers le ciel
étoile, elle aperçut sa petite fille assise à côté d'Henri Fussy; ils
montaient, de plus en plus haut, et lorsqu'elle vit l'air heureux de
Françoise, elle se contenta de secouer la tête.
« Tiens, tiens ! pensa-t-elle. Henri Fussy ! Voyez un peu !»
Archimède demeurait invisible. Dans l'herbe haute,
derrière la tente du bétail, il découvrit un journal plié. Dans le
journal, se trouvaient les restes d'un déjeuner : un sandwich au
jambon, un morceau de petit suisse, du blanc d'œuf dur, et le
trognon d'une pomme véreuse. Le rat se faufila dans le paquet et
dévora tout. Puis il déchira un mot imprimé sur le papier, le
roula et revint à la porcherie de Narcisse.
Pénélope avait presque terminé sa toile quand Archimède
rentra, apportant la coupure de journal. L'araignée avait laissé un
espace vide au milieu de la toile. A cette heure-là, il n'y avait
personne devant la porcherie et le rat, l'araignée et le cochon s'y
trouvaient seuls.
« J'espère que tu m'as apporté un bon mot, dit Pénélope,
car c'est le dernier que j'écrirai jamais.
— Le voici, dit Archimède en dépliant le papier.

137
— Qu'est-ce que c'est? demanda Pénélope. Il faut que tu
me le lises.
— C'est le mot « modeste », dit le rat.
— Modeste? répéta Pénélope. Modeste a deux sens.
Il veut dire « sans vanité » et il veut dire « bienséant ». Cela
décrit exactement Narcisse. Il n'est pas orgueilleux et il est
plein de décence.
— Bon. J'espère que tu es satisfaite, dit le rat d'un ton
sarcastique, parce que je ne vais pas passer toute ma vie à faire
tes commissions. Je suis venu à cette foire pour prendre du bon
temps et non pour distribuer des imprimés.
— Tu m'as beaucoup aidée, lui dit Pénélope, et maintenant
sauve-toi si tu veux voir la fête. »
Le rat fit un sourire grimaçant.
« Je vais passer ma nuit à bambocher, dit-il. Le vieux
mouton avait raison, cette foire est un paradis pour les rats. Que
de mangeaille! Que de boisson! Et partout bonne cachette et
bonne chasse! Adieu, adieu, mon modeste Narcisse. Le Ciel te
bénisse, Pénélope, et qu'il bénisse tes machinations! Cette nuit
est de celles qui comptent dans la vie d'un rat. »
II disparut dans l'obscurité.
Pénélope retourna à ses travaux. Il faisait tout à fait nuit.
Dans le lointain, les feux d'artifice commençaient à s'allumer —
des fusées jaillissaient, éparpillant des boules de feu dans le ciel.
Quand les Laboureur, les Boutillier et Joseph revinrent de la
grande tribune, Pénélope avait terminé sa toile. Personne ne la
remarqua dans l'ombre. Ils étaient tous fatigués et heureux.
Françoise et Martin grimpèrent dans le camion et se
couchèrent sur la plate-forme. Ils ramenèrent sur eux la
couverture rayée. Joseph donna à Narcisse une fourchée de
paille fraîche. M. Laboureur le caressa.
« Il est l'heure que nous rentrions à la maison, lui dit-il. A
demain, Narcisse. »

138
Ils montaient de plus en plus haut.

139
Les grandes personnes se hissèrent dans le camion, et
Narcisse entendit d'abord le moteur qu'on mettait en marche,
puis la lourde voiture qui s'éloignait lentement. Il se serait senti
bien seul et abandonné si Pénélope n'avait été près de lui. Jamais
il ne se sentait seul lorsqu'elle était dans les environs. Au loin,
résonnait encore la musique des chevaux de bois.
Quand il se sentit gagner par le sommeil, il parla à
Pénélope.
« Chante-moi encore cette chanson sur « le fumier tiède et
moelleux », veux-tu?
— Pas ce soir, répondit-elle à voix basse. Je suis trop
fatiguée. »
Sa voix ne semblait pas venir de sa toile. « Où es-tu?
demanda Narcisse. Je ne te vois pas. Es-tu sur ta toile?
— Je suis revenue ici, répondit-elle, ici dans ce petit
coin.
— Pourquoi n'es-tu pas sur ta toile? demanda Narcisse. Tu
ne la quittes presque jamais.
— Je l'ai quittée ce soir », dit-elle. Narcisse ferma les yeux.
« Pénélope, dit-il au bout d'un moment, crois-tu vraiment
que Boutillier va me laisser vivre et qu'il ne me tuera pas dès
que viendront les premiers froids? Le crois-tu vraiment?
— Mais naturellement, répondit Pénélope. Tu es un
cochon célèbre et tu es un bon cochon. Demain, tu gagneras
probablement un prix. Le monde entier entendra parler de toi.
Boutillier sera fier et heureux de posséder un tel cochon. Tu n'as
rien à redouter, Narcisse; il ne faut pas t'inquiéter. Peut-être
vivras-tu éternellement... qui sait? Et maintenant dors. »
Pendant un instant, on n'entendit plus rien. Puis la voix de
Narcisse s'éleva de nouveau.

140
« Qu'est-ce que tu fais là-haut, Pénélope?
— Oh ! je fabrique quelque chose. Je m'occupe, comme
d'habitude.
— Est-ce quelque chose pour moi? demanda Narcisse.
— Non, dit Pénélope, cette fois-ci c'est pour moi, ça
me change un peu.
— Dis-moi ce que c'est, supplia Narcisse.
— Je te le dirai demain matin. Quand les premières
lueurs du jour blanchiront le ciel, quand les moineaux
s'agiteront, quand on entendra les vaches secouer leurs chaînes
et le coq lancer son cocorico, quand les étoiles s'effaceront,
quand les premières voitures ronronneront sur la route
nationale, alors lève les yeux et je te montrerai quelque
chose. Je te montrerai mon chef-d'œuvre. »
Elle n'avait pas terminé sa phrase que Narcisse s'était
endormi. Elle devina au rythme régulier de sa respiration qu'il
dormait calmement, enfoncé dans sa paille.
A quelques kilomètres de là, chez les Laboureur, les
hommes étaient assis autour de la table dans la cuisine et ils
cassaient la croûte en discutant des événements de la journée.
En haut, Martin était déjà couché et endormi. Mme Laboureur
mettait Françoise au lit et la bordait.
« T'es-tu bien amusée à la foire? » demanda-t-elle à sa
fille en l'embrassant.
Françoise fit oui de la tête.
«Je ne me suis jamais autant amusée, nulle part, de toute
ma vie, répondit-elle.
— Vraiment? dit Mme Laboureur. J'en suis bien
contente. »

141
CHAPITRE XIX

LE SAC D'ŒUFS

LE LENDEMAIN matin, au moment où le ciel s'éclaira des


premières lueurs du jour, où les moineaux s'agitèrent dans les
arbres, où l'on entendit les vaches secouer leurs chaînes, le
coq lancer son cocorico, et les premières autos ronronner le
long de la route, Narcisse s'éveilla et chercha des yeux
Pénélope. Il l'aperçut perchée très haut, dans un coin, tout au
fond de la porcherie. Elle se tenait tout à fait immobile, ses
huit pattes écartées. On aurait dit qu'elle avait rétréci pendant
la nuit. Près d'elle, Narcisse distingua un objet bizarre
accroché au plafond. C'était une sorte de sac ou cocon. Il
était couleur de pêche et il avait l'air d'être fait en sucre filé.

142
« Es-tu éveillée, Pénélope? dit-il, tout doucement.
— Oui, répondit-elle.
— Qu'est-ce que c'est que cette mignonne petite chose?
Est-ce toi qui l'as faite?
— Oui, certes, c'est moi qui l'ai faite, dit Pénélope d'une
voix faible.
— Est-ce un jouet?
— Un jouet? Certainement non. C'est mon sac d'œufs
Mon magnum opus.
— Je ne sais pas ce qu'est un magnum opus, dit Narcisse.
— C'est du latin, expliqua Pénélope. Cela signifie :
une grande œuvre. Ce sac est mon chef-d'œuvre, la plus belle
chose que j'aie jamais faite.
— Qu'y a-t-il dedans? demanda Narcisse. Des œufs?
— Cinq cent quatorze œufs, répondit-elle.
— Cinq cent quatorze! dit Narcisse. Tu plaisantes.
— Non, je ne plaisante pas. Je les ai comptés. Au début, je
me suis mise à les compter... et puis j'ai continué, ne fût-ce que
pour occuper mon esprit.
— Il est absolument ravissant, ce sac d'œufs, dit Narcisse,
qui se sentait aussi heureux que s'il l'avait fabriqué lui-même.
— Oui, il est vraiment réussi, répliqua Pénélope, en
tapotant le cocon, de ses deux pattes de devant. Et je puis en
garantir au moins la solidité. Il est fait des matériaux les plus
résistants que je possède. En outre, il est imperméable. Les œufs
qui sont à l'intérieur ne souffriront ni du froid ni de l'humidité.
— Pénélope, dit Narcisse, perdu dans un rêve, vas-tu
réellement avoir cinq cent quatorze bébés?
— Mais oui, si rien ne leur arrive. Naturellement, ils ne
naîtront qu'au printemps. »
Narcisse remarqua qu'il y avait une note de tristesse dans
la voix de Pénélope.
« Pourquoi sembles-tu si désolée? J'aurais cru que cela te
rendrait folle de joie.

143
— Oh! ne fais pas attention à moi, dit Pénélope. C'est
simplement que j'ai perdu tout mon courage. Ce qui me désole,
vois-tu, c'est de penser que je ne verrai jamais mes enfants.
— Que veux-tu dire? Pourquoi ne verras-tu jamais
tes enfants ? Bien sûr que tu les verras ! Nous les verrons tous !
Cela sera absolument merveilleux, le printemps prochain de
regarder courir cinq cent quatorze bébés araignées dans tous
les coins de la grange! Et l'oie aura une nouvelle série d'oisons
et les moutons auront leurs petits agneaux....
— Peut-être, interrompit tranquillement Pénélope.
Pourtant, j'ai bien le sentiment que je ne verrai jamais le résultat
de mes efforts de la nuit dernière. Je ne me sens pas bien du
tout. Pour te dire la vérité, il me semble que je dépéris
rapidement.
— Que signifie « dépéris »?
— Cela signifie que je perds mes forces, que je sens mon
âge. Je ne suis plus jeune, Narcisse. Mais je ne veux pas que tu
sois triste à cause de moi. Le jour qui commence va être ton
grand jour. Regarde ma toile, n'est-elle pas magnifique dans la
rosée du matin? »
La toile de Pénélope n'avait jamais été plus resplendissante
qu'à cette aube-là. Chacun de ses fils retenait des douzaines de
lumineuses gouttelettes de la rosée du grand matin. Les rayons
du jour naissant s'y reflétaient et rendaient tout son dessin net et
clair. C'était la perfection même de ce qui peut se dessiner et se
construire. Une ou deux heures après, les passants, en un flot
ininterrompu, s'-arrêtaient devant pour l'admirer, la lire, regarder
Narcisse et s'émerveiller de ce miracle.
Pendant que Narcisse étudiait la toile, une longue
moustache et un visage pointu firent leur apparition. Lentement,
Archimède traversa la porcherie en se traînant et alla se jeter à
terre dans un coin.
« Me voici de retour, dit-il d'une voix enrouée. Quelle
nuit!»

144
Le rat était tellement gonflé qu'il avait doublé de taille. Son
ventre était aussi gros et rond qu'une jarre à huile.
« Quelle nuit ! répéta-t-il de sa voix éraillée. Quels festins
et quelles bombances! Une véritable orgie! Je crois que j'ai
mangé les restes de trente déjeuners. Jamais je n'avais vu de tels
déchets ! Et tout cela bien à point, mûri comme il faut par le
temps écoulé et par la chaleur du jour. Oh ! mes amis, c'était
fameux, fameux!...
— N'as-tu pas honte? dit Pénélope, dégoûtée. Si tu étais
pris d'une bonne indigestion, maintenant, tu ne l'aurais pas volé.
— Ne t'inquiète pas pour mon estomac, répondit
Archimède d'un ton hargneux, il supporte n'importe quoi. Au
fait, j'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. En passant
devant la loge de notre voisin le cochon, j'ai vu une étiquette
bleue accrochée à la clôture. Cela veut dire qu'il a gagné le
premier prix. Je crois que tu es flambé, Narcisse. Inutile de
continuer à faire des efforts... personne n'accrochera de
médailles sur toi. Du coup, je ne serais pas du tout surpris de
voir Boutillier changer d'idée en ce qui te concerne. Attends un
peu qu'il ait besoin de porc frais, de jambon fumé et de lard
croustillant! Il va te zigouiller, mon joli!
— Tais-toi, Archimède, dit Pénélope. Tu es trop gavé et
gonflé et bouffi pour savoir ce que tu dis. Ne fais pas attention à
lui, Narcisse. »
Narcisse faisait de son mieux pour ne pas penser à ce que
venait de lui dire le rat. Il décida de changer le sujet de la
conversation.
« Archimède, dit Narcisse, si tu n'étais pas aussi abruti par
l'excès de nourriture, tu aurais remarqué que Pénélope a
fabriqué un sac à œuf. Elle va devenir mère. A titre
d'information, il y a cinq cent quatorze œufs dans ce coquet petit
sac.
— Est-ce vrai? demanda le rat en examinant le sac d'un air
méfiant.

145
— Oui, c'est vrai, soupira Pénélope.
— Félicitations ! murmura Archimède. Quelle nuit
mémorable! »
II ferma les yeux, tira un peu de paille sur lui, et sombra
dans un sommeil profond. Narcisse et Pénélope étaient bien
contents d'être débarrassés de lui pendant un moment.
A neuf heures, la camionnette de M. Laboureur entra dans
le champ de foire et s'arrêta devant l'enclos de Narcisse. Tout le
monde descendit.
« Regardez, s'écria Françoise. Regardez la toile de
Pénélope. Regardez ce qu'elle dit! »
Les grandes personnes et les enfants se prirent par la main
et se tinrent là debout pour étudier le nouveau message.
« Modeste, dit M. Boutillier. Est-ce que ce n'est pas
exactement le mot qui convient à Narcisse? »
Ils se réjouirent tous de ce que le miracle se fût renouvelé.
Narcisse leva les yeux tendrement vers leurs visages. Il avait
l'air très modeste et très reconnaissant. Françoise fit un clin d'œil
à Pénélope. Joseph se mit tout de suite au travail. Il vida un seau
de chaudes eaux grasses dans l'auge et tandis que Narcisse
dévorait son petit déjeuner, Joseph le grattait doucement avec un
bâton bien lisse.
« Attendez un peu! cria brusquement Martin. Regardez ça!
» Et il montra du doigt l'étiquette bleue accrochée à la loge de
l'Oncle. « Ce cochon a déjà le premier prix. »
Les Boutillier et les Laboureur regardaient fixement
l'étiquette bleue. Mme Boutillier se mit à pleurer. Personne ne
disait mot. Ils fixaient tous l'étiquette. Ensuite, ils fixèrent
l'Oncle. Puis, ils fixèrent de nouveau l'étiquette. Joseph sortit de
sa poche un immense mouchoir et se moucha très fort... si fort,
en fait, que le bruit fut entendu par les palefreniers qui
travaillaient sous la tente des chevaux.
« Voulez-vous me donner un peu d'argent? Demanda

146
« Ce cochon a déjà le premier prix »

147
148
Françoise. J'aimerais me promener dans l'allée principale.
— Reste où tu es », lui répondit sa mère. Des larmes
vinrent aux yeux de Françoise.
« Je me demande pourquoi tout le monde pleure, dit M.
Boutillier. Mettons-nous au travail. Séraphine, le babeurre. »
Mme Boutillier s'essuya les yeux avec son mouchoir. Elle
alla jusqu'au camion et revint avec une jarre de cinq litres,
pleine de babeurre.
« L'heure du bain! » annonça joyeusement Boutillier.
Il enjamba la clôture et passa chez Narcisse, avec Mme
Boutillier et Martin. Martin versait lentement le babeurre sur la
tête et le dos de Narcisse, et à mesure qu'il coulait sur ses flancs
et ses joues, M. et Mme Boutillier frottaient le cochon pour faire
pénétrer le liquide sous ses soies et jusque dans sa peau. Les
passants s'arrêtaient pour les regarder faire. Bientôt, il y eut un
petit rassemblement-Narcisse devenait peu à peu blanc et lisse.
Le soleil matinal brillait à travers ses oreilles rosés.
« II n'est pas aussi gros que le cochon d'à côté, dit un
badaud, mais il est plus propre, et moi, la propreté, j'aime ça.
— Moi aussi, dit un autre.
— En plus, il est modeste », ajouta une femme, en lisant le
mot sur la toile.
Tout ceux qui rendaient visite à cette loge avaient quelque
chose de gentil à dire pour Narcisse. Tous admiraient la toile.
Et, bien entendu, personne ne remarquait Pénélope.
Tout à coup une voix sortit du haut-parleur.
« Allô, allô, disait la voix, M. Rodolphe Boutillier est prié
d'amener son célèbre cochon devant la tente du jury, en face de
la grande tribune. Un prix spécial va être décerné dans vingt
minutes environ. Tous les visiteurs sont invités à assister à la
cérémonie. Mettez votre cochon en caisse,

149
s'il vous plaît, monsieur Boutillier, et amenez-le
promptement à la tente du jury. »
Pendant les quelques minutes qui suivirent cette annonce,
les Laboureur et les Boutillier furent incapables de parler ou de
bouger. Puis Martin attrapa une poignée de paille et la jeta en
l'air en poussant un cri strident. La paille retomba comme des
confettis dans les cheveux de Françoise. M. Boutillier serra
Mme Boutillier dans ses bras. M. Laboureur embrassa Mme
Laboureur. Martin embrassa Narcisse. Joseph donna des
poignées de main à tout le monde. Françoise étreignit la taille de
sa mère. Martin prit Françoise dans ses bras. Mme Laboureur
embrassa Mme Boutillier.
Tout en haut, tout en haut, dans l'ombre du toit, Pénélope
invisible était ramassée sur elle-même, les pattes de devant
autour de son sac d'œufs. Son cœur ne battait plus aussi fort que
d'habitude, et elle se sentait fatiguée et très vieille, mais elle
avait enfin la conviction qu'elle avait sauvé la vie de Narcisse et
elle se sentait satisfaite et parfaitement en paix.
« Nous n'avons pas de temps à perdre! cria M. Boutillier.
Joseph, prépare la caisse!
— Tu veux me donner de l'argent? demanda
Françoise.
— Attends un moment! cria Mme Laboureur. Tu vois bien
que nous sommes tous occupés.
— Mets cette jarre vide dans le camion », ordonna M.
Laboureur.
Martin saisit la jarre et courut au camion. « Est-ce que je
ne suis pas trop décoiffée? demanda Mme Boutillier.
— Pas du tout, lui lança M. Boutillier, qui, aidé de
Joseph, posait la caisse à claire-voie devant Narcisse.
— Tu ne m'as même pas regardée! s'écria Mme Boutillier.

150
Ils firent passer la caisse par-dessus la barrière.
LES AVENTURES DE NARCISSE

151
— Vous êtes très bien, Séraphine, dit Mme Laboureur.
Mais restez calme. »
Archimède, qui dormait dans la paille, entendit ce vacarme
et s'éveilla. Il ne savait pas exactement ce qui se passait, mais
quand il vit les hommes pousser Narcisse pour le faire entrer
dans la caisse, il décida de l'accompagner. Il attendit un moment
favorable, où personne ne regardait, se faufila dans la caisse et
se blottit sous la paille, tout au fond.
« Allons, les gars, un, deux, dit M. Laboureur, et trois ! »
M. Boutillier, M. Laboureur, Joseph et Martin saisirent la
caisse, la soulevèrent, la firent passer par-dessus la barrière de la
porcherie et la hissèrent dans le camion. Françoise sauta derrière
et s'assit sur la caisse. Elle avait encore des brins de paille dans
les cheveux et l'animation la rendait très jolie. M. Laboureur mit
en marche. Tout le monde grimpa dans la voiture et l'on partit
pour la tente du jury en face de la grande tribune.
Quand ils passèrent devant la Grande Roue, Françoise leva
les yeux avec regret vers les wagonnets : elle aurait bien voulu
être dans celui d'en haut, assise à côté de Henri Fussy.

152
CHAPITRE XX

L'HEURE DU TRIOMPHE

‘ALLÔ, allô, mesdames et messieurs. Voici un


communiqué spécial », annonça sur un ton solennel la voix qui
sortait du haut-parleur. « Les organisateurs de la foire ont le
grand plaisir de vous présenter M. Rodolphe Boutillier et son
célèbre cochon. Le camion portant cet animal extraordinaire
approche en ce moment de la piste centrale. Ayez la bonté de
vous écarter et de laisser le chemin libre au camion! Dans
quelques instants, le cochon sera déchargé dans l'enceinte
réservée aux membres du jury, où une récompense spéciale va

153
être décernée. Prière à la foule de s'écarter pour laisser passer le
camion. Merci à tous. »
Narcisse trembla en entendant ce discours. Il était heureux,
mais la tête lui tournait. Le camion avançait au ralenti. Une
foule de gens l'entouraient, et M. Laboureur était obligé de
conduire très prudemment pour éviter d'écraser quelqu'un. A la
fin, il réussit à atteindre la tribune des juges. Martin sauta à terre
et abaissa le rabattant à l'arrière du camion.
« Je suis morte de peur, chuchota Mme Boutillier. Il y a
des centaines de gens qui nous regardent.
— Courage, répliqua Mme Laboureur. Moi, je trouve ça
amusant.
— Déchargez votre cochon, s'il vous plaît, ordonna
le haut-parleur.
— Allons, les gars, un coup de main », dit M. Boutillier.
Plusieurs hommes se détachèrent de la foule et l'aidèrent à
descendre la caisse du camion. Martin était le plus empressé de
tous.
« Rentre ta chemise, Martin, cria Mme Boutillier et serre
bien ta ceinture. Tu es en train de perdre ta culotte.
— Pas le temps! Tu ne vois donc pas que je suis occupé?
— Regardez, cria Françoise, en montrant quelqu'un
du doigt, voici Henri!
— Ne crie pas, Françoise, dit sa mère, et ne montre pas
du doigt.
— S'il te plaît, maman, donne-moi un peu d'argent.
Henri m'a invitée à remonter sur la Grande Roue et je crois
qu'il ne lui reste plus un sou. Il a tout dépensé ! »
Mme Laboureur ouvrit son sac.
« Tiens, dit-elle, en voici. Et surtout n'allez pas vous perdre
dans cette foule. Revenez sans tarder à notre rendez-vous
habituel près de la loge du cochon. »

154
Françoise partit à fond de train, jouant des coudes pour se
frayer un chemin parmi les badauds et essaya de retrouver
Henri.

« Le cochon de M. Boutillier est en train de sortir de sa


caisse, gronda la voix de tonnerre du haut-parleur. Ne vous
éloignez pas, on va faire une annonce! »
Archimède se recroquevilla sous la paille au fond de la
caisse.
« Quelles insanités! murmura le rat. Que de tintamarre à
propos de rien! »
Là-bas, dans la porcherie, Pénélope se reposait. Ses deux
pattes de devant encerclaient le sac d'œufs. Pénélope entendait
tout ce qui se disait dans le haut-parleur. Ces mots lui donnaient
du courage. Cette heure était celle de son triomphe.
Lorsque Narcisse sortit de la caisse, les gens applaudirent
et poussèrent des acclamations. M. Boutillier ôta sa casquette et
salua. Joseph tira de sa poche son immense mouchoir pour
essuyer la transpiration de sa nuque. Martin s'agenouilla dans la
poussière à côté de Narcisse : il caressa le cochon et s'agita
beaucoup pour se faire remarquer. Mme Boutillier et Mme
Laboureur étaient restées debout sur le marchepied du camion.
« Mesdames et messieurs, proclama le haut-parleur, nous
vous présentons en ce moment le remarquable cochon de M.
Rodolphe Boutillier. La renommée de cet animal unique en son
genre s'est répandue jusqu'aux quatre coins du monde, attirant
dans notre belle province les touristes les plus distingués.
Beaucoup d'entre vous se rappellent encore ce jour inoubliable
de l'été dernier où des mots écrits sont apparus mystérieusement
sur une toile d'araignée dans la grange de M. Boutillier, appelant
l'attention de tout un chacun sur le fait que ce cochon était un
animal absolument extraordinaire. Ce miracle n'a jamais été
clairement expliqué, bien que de grands savants soient venus
rendre visite à la porcherie Boutillier pour étudier et observer le

155
phénomène. En dernière analyse, nous savons simplement
qu'une puissance surnaturelle s'est manifestée ici et que nous
devons

tous en être reconnaissants et fiers. Pour employer les mots


mêmes de la toile d'araignée, mesdames et messieurs, voici le
cochon prodige. »
Narcisse rougit. Il se tenait absolument immobile et
essayait de se montrer à son avantage.
« Ce magnifique animal, continuait le haut-parleur, est
véritablement prodigieux. Regardez-le, mesdames et messieurs!
Notez la robe lisse et blanche, la peau sans une tache, l'éclat rosé
et bien portant des oreilles et du groin. »
« C'est le babeurre », chuchota Mme Laboureur à Mme
Boutillier.

156
« Remarquez l'air rayonnant de ce jeune cochon. Rappelez-
vous le jour où le mot « rayonnant » est apparu distinctement
sur la toile d'araignée. D'où venait cette écriture mystérieuse?
Elle ne venait pas de l'araignée elle-même,
LES AVENTURES DE NARCISSE
nous en sommes persuadés. Les araignées tissent leur toile
avec une grande habileté, certes, mais il est inutile de le dire, les
araignées ne savent pas écrire. »
« Oh! oh! elles ne savent pas écrire, vraiment? » murmura
tout bas Pénélope.
« Mesdames et messieurs, poursuivit le haut-parleur, il ne
faut pas que je vous fasse perdre un instant de plus de votre
temps si précieux. Au nom des organisateurs de la foire, j'ai
l'honneur de décerner à M. Boutillier un prix spécial de dix
mille francs, en même temps qu'une magnifique médaille de
bronze spécialement gravée, en signe de l'obligation que nous
lui avons pour le nombre important de visiteurs qui sont venus
assister à notre grande foire, attirés par la renommée de son
prodigieux, son rayonnant, son colossal, son modeste cochon. »
Tout au long de cet interminable et élogieux discours,
Narcisse était en proie à un étourdissement qui ne faisait que
croître. Quand il entendit la foule l'applaudir et l'acclamer de
nouveau, il s'évanouit d'un seul coup.
Les jambes lui manquèrent, son esprit se vida brusquement
et il tomba sur le sol, privé de connaissance.
« Que se passe-t-il? demanda le haut-parleur. Qu'est-il
arrivé, Boutillier? Votre cochon est-il malade? »
Martin s'était agenouillé près de la tête de Narcisse et le
caressait. M. Boutillier s'agitait autour de lui et l'éventait avec sa
casquette.
« Il va très bien, cria M. Boutillier. Il lui arrive de se sentir
incommodé de cette manière. Il est modeste et supporte mal les
compliments.

157
— Bon, mais nous ne pouvons accorder un prix à un
cochon mort, dit le haut-parleur. Ça ne s'est jamais fait.
— Il n'est pas mort, hurla Boutillier. Il s'est évanoui. Il est
timide et s'effarouche facilement. Cours vite chercher de l'eau,
Joseph! »
Joseph sortit d'un bond de la tribune et disparut.
Archimède, toujours caché sous la paille, passa le bout de
son nez. Il remarqua que la queue de Narcisse était à sa portée.
« Ah ! ah ! dit-il, avec une grimace et un petit rire intérieur,
je vais tout arranger. »
II prit entre ses dents la queue de Narcisse et la mordit de
toutes ses forces. La douleur ranima notre cochon. Il revint à lui
et en un éclair se remit sur ses pieds.
« Aïe! cria-t-il.
— Hurrah! hurla la foule. Le voici debout. Le cochon est
ressuscité! Vive Boutillier! Son cochon est prodigieux! »
Tout le monde était bien content, et M. Boutillier plus que
n'importe qui. Il poussa un soupir de soulagement. Personne
n'avait vu Archimède : le rat avait fait son travail très
habilement.
A ce moment-là, un des membres du jury enjamba la
clôture, pour apporter les prix. Il tendit à M. Boutillier deux
billets de cinq mille francs, puis il attacha la médaille au cou de
Narcisse. Ensuite, il donna une poignée de main à M. Boutillier
tandis que Narcisse rougissait de confusion. Martin avança la
main et le juge la lui serra aussi. La foule applaudit. Un
photographe prit une photo de Narcisse.
Les Boutillier et les Laboureur nageaient dans la joie.
C'était le plus grand moment de la vie de M. Boutillier. Il y a
une profonde satisfaction à gagner un prix en présence d'un
public nombreux.
Au moment où ils firent rentrer Narcisse dans sa caisse,
Joseph portant un seau d'eau revint en fonçant à travers la foule.
Ses yeux avaient une expression égarée. Sans hésiter une

158
seconde, il lança l'eau sur Narcisse. Dans son excitation, il
manqua son but, et l'eau aspergea M. Boutillier et Martin des
pieds à la tête. Ils étaient trempés.
« Sapristi, Joseph, vociféra M. Boutillier qui ruisselait

159
littéralement, qu'est-ce qui te prend? Ne vois-tu pas que le
cochon est complètement guéri?
— Vous m'avez dit d'apporter de l'eau, dit Joseph d'un air
penaud.

— Je ne t'ai pas demandé de me donner une douche », dit


M. Boutillier.
Les spectateurs riaient aux éclats. A la fin, M. Boutillier ne
put plus se retenir et pouffa de rire, lui aussi.
Et naturellement Martin, ravi de cet arrosage imprévu, se
mit à faire le pitre. Il faisait semblant de se laver; il grimaçait et
se trémoussait en se frottant les aisselles avec un savon
imaginaire. Ensuite, il se sécha avec une serviette de toilette
imaginaire.
« Martin, arrête-toi, lui cria sa mère. Cesse de te donner en
spectacle. »
Mais les gens étaient très contents, et Martin ne récolta que
des applaudissements. Il était enchanté de faire le clown dans
cette sorte de cirque, entouré de spectateurs, devant une grande
tribune. Quand il s'aperçut qu'il restait encore un peu d'eau au
fond du seau, il le souleva très haut, au-dessus de sa tête, et le
retourna pour faire couler cette eau sur lui tout en grimaçant.
Les enfants qui étaient dans la grande tribune poussèrent des
glapissements d'approbation.
A la fin, tout redevint calme. Narcisse fut embarqué dans le
camion. Martin fut traîné hors de la piste par sa maman qui
l'installa à côté de la place du chauffeur, pour le faire sécher. Le
camion, conduit par M. Laboureur, retourna lentement à la
porcherie. Le pantalon mouillé de Martin faisait une grande
tache d'humidité sur la banquette.

160
CHAPITRE XXI

LE DERNIER JOUR

PÉNÉLOPE et Narcisse restaient seuls. Les deux ménages


étaient partis à la recherche de Françoise. Archimède dormait.
Narcisse se reposait de l'émotion et de la tension nerveuse de la
cérémonie. Sa médaille pendait toujours à son cou; en
louchant du coin de l'œil, il la voyait.

161
« Pénélope, dit Narcisse au bout d'un moment, pourquoi
es-tu si tranquille?
— J'aime bien la tranquillité, dit-elle. J'ai toujours été
quelqu'un de calme.
— Oui, mais aujourd'hui tu semblés l'être
spécialement. Est-ce que tu te sens tout à fait bien?
— Peut-être un peu lasse. Mais très paisible. Ton succès
de ce matin devant le jury est un peu mon succès. Ton avenir est
assuré. Tu vivras dans la sécurité, Narcisse. Tu es à l'abri de tout
danger. Les jours d'automne vont raccourcir et le froid
s'approche. Les feuilles se détacheront des arbres et tomberont
sur le sol. Noël sera bientôt là avec les neiges de l'hiver. Tu
vivras et tu jouiras de la beauté du monde glacé, car tu as pris
une grande importance aux yeux de Boutillier et il ne te fera
jamais, jamais de mal. L'hiver passera, les jours allongeront, la
glace fondra sur la mare du pâturage. Les oiseaux chanteurs
reviendront et chanteront! Les grenouilles s'éveilleront, le
vent tiède se remettra à souffler. Tous ces spectacles, ces sons,
ces parfums, tu en jouiras, Narcisse : ils t'appartiendront...
ce monde merveilleux, ces jours dorés.... »
Pénélope se tut. Un moment plus tard, Narcisse sentit des
larmes lui monter aux yeux.
« Oh! Pénélope, dit-il. Quand je pense que, lorsque j'ai
fait ta connaissance, je te -croyais cruelle et sanguinaire! »
Quand il eut dominé son émotion, il se remit à parler.
« Pourquoi as-tu fait tout cela pour moi ? demanda-
, t-il. Je ne le mérite pas. Je n'ai jamais rien fait pour toi.
— Tu as été mon ami, répondit Pénélope. Cela est en soi-
même une chose formidable. J'ai tissé pour toi des mots dans ma
toile parce que je t'aime bien. Après tout, qu'est-ce donc que la
vie? Nous naissons, nous vivons un moment, nous mourons. La
vie morale d'une araignée manque singulièrement de noblesse, à
cause de cette nécessité de prendre des mouches au piège et de
les manger. Sans doute ai-je essayé, en t'aidant, d'y introduire

162
un peu de grandeur d'âme et de bonté : Dieu sait que toutes les
vies, quelles qu'elles soient, en ont besoin.
— C'est vrai, dit Narcisse. Pénélope, tu sais que je ne suis
pas doué pour les discours^ Je ne possède pas ta facilité de
parole. Mais tu m'as sauvé la vie, et cette vie je la donnerais
pour toi, volontiers et joyeusement! C'est la vérité, tu
sais !
— J'en suis sûre. Et je te remercie de ta générosité.
— Pénélope, dit Narcisse, nous rentrons tous à la maison
aujourd'hui. La foire est presque terminée. N'est-ce pas
merveilleux de penser que nous allons revoir la grange, avec les
moutons et les oies? N'es-tu pas impatiente de te retrouver chez
nous? »
Pendant un moment, Pénélope garda le silence. Puis elle se
mit à parler, mais d'une voix si basse que Narcisse avait du mal
à entendre ce qu'elle disait.
« Je ne retournerai pas dans la grange », dit-elle.
Narcisse fit un bond de surprise.
« Tu ne reviens pas? cria-t-il. Pénélope, que veux-tu dire?
— Ma vie s'achève, répondit-elle. Dans un jour ou deux je
serai morte. Je n'aurais même plus la force de descendre jusqu'à
ta caisse. Je doute qu'il reste assez de soie dans mes filières pour
me mener jusqu'au sol. »
En entendant ces mots, Narcisse, pris d'un désespoir cruel,
se jeta à terre.
Son corps était agité de grands sanglots. Il haletait et
gémissait de douleur.
« Pénélope, geignait-il, Pénélope, ma seule amie!
— Allons, allons, ne faisons pas de scènes, dit l'araignée.
Reste tranquille, Narcisse. Cesse de t'agiter.
— Mais je ne peux pas supporter cette idée, s'écria
Narcisse. Je ne veux pas te laisser mourir toute seule. Si tu
restes ici, moi, je reste avec toi, je ne te quitte pas.

163
— Ne sois pas ridicule, lui dit Pénélope. Tu ne peux pas
rester ici. Boutillier, Joseph, Jean Laboureur et les autres ne vont
pas tarder à revenir et ils vont te fourrer dans cette caisse et tu
partiras. En plus, ton idée de rester est parfaitement grotesque.
Qui te nourrirait? Le champ de foire sera bientôt vide et
abandonné. »
Narcisse fut pris de panique. Il se mit à tourner comme un
fou autour de l'enclos. Brusquement, une idée lui vint. Il pensa
au sac d'œufs et aux cinq cent quatorze petites araignées qui
allaient naître au printemps. Si Pénélope elle-même ne pouvait
aller jusqu'à la grange, il fallait du moins que Narcisse y
emporte ses enfants.
Il se précipita à l'entrée de la porcherie. Il posa ses pieds de
devant sur la petite clôture et scruta l'horizon. Au loin, il vit les
Laboureur et les Boutillier qui approchaient. Il sut qu'il fallait
agir rapidement.
« Où est Archimède? demanda-t-il.
— II est dans ce coin, endormi sous la paille », dit
Pénélope.
Narcisse y bondit, et enfonça son solide groin sous le rat
qu'il fit sauter en l'air.

164
« Archimède, cria Narcisse, écoute-moi! »
Le rat, tiré brusquement d'un profond sommeil, eut
l'air d'abord ébahi, puis dégoûté.
« Quelle excentricité est-ce là! maugréa-t-il. Est-ce qu'un
rat ne peut fermer l'œil sans qu'on le jette brutalement en l'air?
— Écoute-moi, dit Narcisse. Pénélope est très malade.
Elle n'a plus que peu de temps à vivre. Elle ne peut pas rentrer à
la maison avec nous, à cause de son état de santé. Il est donc
absolument nécessaire que j'emporte moi-même son sac d'œufs.
Il est hors de ma portée et je ne sais pas grimper. Tu es le seul à
pouvoir monter jusque-là. Il n'y a pas une seconde à perdre. Nos
gens arrivent. Ils vont être ici en moins de rien. S'il te plaît, s'il
te plaît, Archimède, grimpe et descends-moi ce sac d'œufs. »
Le rat bâilla. Il redressa ses poils de moustache. Puis il leva
les yeux vers le sac d'œufs.

165
« Vraiment! dit-il d'un air écœuré. On a donc besoin une
fois de plus de ce vieil Archimède. Viens à la rescousse,
Archimède, fais ceci, fais cela, Archimède! Veux-tu courir
jusqu'au tas d'ordures et me rapporter une coupure de journal?
Archimède, prête-moi un bout de ficelle pour que je tisse une
toile.
— Oh! dépêche-toi, dit Narcisse. Dépêche-toi,
Archimède. »
Mais le rat n'était pas pressé. Il se mit à imiter la voix de
Narcisse.
« Et maintenant, c'est : dépêche-toi, Archimède. Vraiment?
dit-il. Oh! oh! Et quels remerciements ai-je jamais reçus pour
tous ces services, je voudrais bien le savoir? Jamais un mot
aimable pour ce vieil Archimède. Rien que des injures, des
calembours, des allusions.... Jamais un mot aimable pour un rat.
— Archimède, lui dit Narcisse, désespéré, si tu ne t'arrêtes
pas de parler, si tu n'agis pas tout de suite, tout sera perdu et je
mourrai de chagrin, le cœur brisé. Je t'en prie, grimpe. »
Archimède s'allongea mollement sur la paille. Il plaça
nonchalamment ses pattes de devant derrière sa nuque et croisa
les genoux, dans une attitude d'abandon et de repos complets.
« Le cœur brisé! répéta-t-il en singeant Narcisse. Mon
Dieu, comme c'est attendrissant. Je remarque que c'est toujours
moi que vous venez trouver quand vous êtes dans l'ennui. Mais
je n'ai jamais vu personne mourir le cœur brisé à cause de moi.
Oh! non. Qui se préoccupe de ce vieil Archimède? Qui
s'inquiète de lui?
— Lève-toi, cria Narcisse. Cesse de te conduire en enfant
gâté. »
Archimède ricana, mais il ne bougea pas.
« Qui a fait voyage sur voyage au tas d'ordures? demanda-
t-il. Ce vieil Archimède. Qui a sauvé la vie de Pénélope en
mettant en fuite le gosse Laboureur à l'aide d'un œuf d'oie
pourri? Dieu me bénisse, je crois bien que c'est ce vieil

166
Archimède! Qui t'a mordu la queue pour te faire reprendre
connaissance ce matin, parce que tu t'étais évanoui devant tout
le monde? Le vieil Archimède. N'as-tu jamais pensé que j'en
avais assez de faire des courses et de rendre service? Que crois-
tu donc que je sois? Un rat à tout faire? »
Narcisse était désespéré. Les gens arrivaient. Et voici
qu'Archimède le trahissait. Tout à coup, il se rappela la
gloutonnerie du rat.
« Écoute, Archimède, lui dit-il, je vais te faire une
promesse solennelle. Va me chercher le sac d'œufs de Pénélope
et à partir d'aujourd'hui, quand Joseph apportera les eaux
grasses, je te laisserai manger le premier. Je te laisserai choisir
tout ce qui te plaira dans l'auge et je ne toucherai à rien tant que
tu ne seras pas rassasié. »
Le rat se redressa d'un coup :
« Tu ferais cela? dit-il.

— Parole d'honneur.
— Très bien. Tope là », dit le rat.
Il trotta jusqu'au mur et se mit à grimper. Son ventre était
encore gonflé par tout ce qu'il avait mangé la veille. Geignant et
soupirant, il se hissa lentement jusqu'au plafond où il rampa
pour atteindre le sac d'œufs. Pénélope s'écarta pour lui céder la
place. Elle était mourante, mais il lui restait encore assez de
forces pour bouger un peu. Alors Archimède découvrit ses
vilaines et longues dents et se mit à couper les fils qui retenaient
le sac au plafond. Narcisse le surveillait d'en bas.
« Vas-y très doucement, dit-il, je ne veux pas qu'il arrive
malheur à un seul de ces œufs.
— Gha chattache dans ma bouche, che machin, protesta le
rat. Ch'est pire que du caramel. »

167
Mais Archimède termina sa tâche et réussit à dégager le
sac et à le descendre au sol où il le déposa devant Narcisse qui
poussa un grand soupir de soulagement.
« Merci, Archimède. Jamais je n'oublierai ce que tu viens
de faire.
— Moi non plus, dit le rat en se nettoyant les dents. J'ai
l'impression d'avoir mangé un écheveau de fil. Bon, maintenant,
à la maison! »
Archimède se glissa dans la caisse, et se cacha sous la
paille. Il y disparut juste à temps. Joseph, Jean Laboureur et M.
Boutillier entrèrent au même moment suivis de Mme Laboureur,
Mme Boutillier, Martin et Françoise. Narcisse avait déjà pris
une décision à propos de la méthode qu'il allait employer pour
transporter le sac d'œufs : il n'y avait qu'un seul moyen. Il prit
soigneusement le petit paquet dans sa bouche et le maintint en
équilibre sur sa langue. Il se rappelait ce que lui avait dit
Pénélope : le sac était robuste et imperméable. Cela lui mettait
un drôle de goût sur la langue, et cela le faisait baver un peu. Et,
bien entendu, il ne pouvait pas parler. Mais, tandis qu'on le
poussait dans
sa caisse, il regarda Pénélope et lui cligna de l'œil. Elle
savait qu'il prenait congé d'elle de la seule manière possible. Et
elle savait que ses enfants étaient désormais en sûreté.
« Adieu », murmura-t-elle.
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle agita vers Narcisse
une de ses pattes de devant.
Ce fut son dernier geste. Le lendemain, pendant qu'on
démontait la Grande Roue et qu'on embarquait les chevaux de
course dans des fourgons, pendant que les forains emballaient
leur matériel et s'en allaient dans leurs roulottes, Pénélope
mourut. Le champ de foire fut bientôt désert. Les baraques et les
hangars étaient vides et délaissés. Le sol était jonché de
bouteilles et de vieux papiers. Parmi les centaines de visiteurs
qui étaient venus à la foire, nul ne sut jamais qu'une araignée

168
grise y avait joué le rôle le plus important. Il n'y avait personne
auprès d'elle lorsqu'elle mourut.

169
CHAPITRE XXII

UN SOUFFLE DE VENT CHAUD

DONC, Narcisse regagna son tas de fumier bien-aimé


dans la salle basse de la grange. Ce fut un étrange retour au
foyer. Il portait autour du cou une médaille d'honneur et,
dans sa bouche, il tenait un petit sac plein d'œufs d'araignée.
Comme on est bien chez soi! pensa Narcisse, en rangeant
soigneusement dans un coin sûr les cinq cent quatorze futurs
enfants de Pénélope. La grange sentait bon. Ses amis les
moutons et les oies étaient très contents de le voir.
Les oies lui firent un accueil tumultueux.
« Félicita-cita-citations, crièrent-elles. Bon travail! »
M. Boutillier ôta la médaille du cou de Narcisse et la

170
pendit à un clou au-dessus de la porcherie, à un endroit où
les visiteurs pouvaient la voir. Narcisse lui-même allait la
regarder chaque fois qu'il en avait envie.
Pendant les jours qui suivirent son retour, il fut très
heureux. Il grossissait beaucoup. Il n'était plus torturé par l'idée
qu'on allait le tuer : il savait que M. Boutillier le garderait
jusqu'à ce qu'il meure de vieillesse. Narcisse pensait souvent à
Pénélope. Quelques brins de sa toile pendaient encore au coin
du porche. Tous les jours, Narcisse allait regarder les fragments
déchiquetés de cette toile vide, et une grosse boule lui montait
dans la gorge. Personne n'avait jamais eu de meilleure amie
qu'elle, si affectueuse, si fidèle et si habile.
Les jours d'automne raccourcissaient. Joseph rapportait du
jardin des courges et des citrouilles qu'il entassait sur le sol de la
grange afin qu'elles ne soient pas brûlées par la gelée, pendant la
nuit. Les érables et les bouleaux prenaient de brillantes couleurs
et le vent les secouait, faisant tomber leurs feuilles, une à une,
sur la terre. Sous les pommiers sauvages de la prairie, de
nombreuses petites pommes rouges jonchaient l'herbe, et les
moutons les grignotaient, les oies les becquetaient et les renards
venaient les renifler la nuit. Un soir, juste avant la Noël, la neige
se mit à tomber. Elle couvrit la maison, la grange, les champs,
les bois. Narcisse n'avait jamais vu de neige. Quand vint le jour,
il sortit et s'amusa à fouiller du groin dans les tas blancs, pour
rien, pour le plaisir.
Françoise et Martin arrivèrent, tirant derrière eux un
traîneau. Ils descendirent la côte en suivant le sentier jusqu’à la
mare du pâturage qui était couverte de glace.
« Une descente en traîneau est le plus grand amusement
qui existe, dit Martin.
— Le plus grand amusement qui existe, dit Françoise, c'est
quand la Grande Roue s'arrête et qu'Henri et moi nous sommes
dans le wagonnet du haut : alors Henri fait

171
balancer le wagonnet et nous voyons tout le pays à des
lieues et des lieues à la ronde.
— Seigneur! Est-ce que tu penses encore à cette vieille
ferraille de Grande Roue, dit Martin d'un air dégoûté. La
foire est passée depuis des siècles!
— J'y Pense tout le temps », dit Françoise en enlevant la
neige qu'elle avait dans l'oreille.
Après Noël, le thermomètre tomba à 10 degrés au-dessous
de zéro. Le froid s'installa. Les pâturages étaient glacés et
balayés par la bise. Les vaches restaient tout le temps à l'étable,
sauf par certaines matinées ensoleillées où elles prenaient l'air,
devant la grange, à l'abri des meules de paille. Les moutons
aussi se tenaient le plus près possible de la grange où ils se
sentaient protégés, et quand ils avaient soif, ils mangeaient de la
neige. Les oies rôdaient près de la grange comme des enfants
rôdent aux abords d'une confiserie, et M. Boutillier leur donnait
du maïs et des navets pour les ragaillardir.
« Merci, merci, merci », disaient-elles toujours quand elles
voyaient arriver la nourriture.
Archimède aussi déménagea quand vint l'hiver. Il faisait
trop froid dans son trou de rat sous l'auge du cochon, aussi
s'arrangea-t-il un nid douillet, à l'intérieur même de la grange,
derrière les coffres à grains. Il garnit son logis de morceaux de
journaux et de chiffons sales, et chaque fois qu'il trouvait un
colifichet, un petit souvenir, il l'emportait chez lui et le mettait
de côté. Il ne manquait pas de faire à Narcisse trois visites par
jour, exactement à l'heure des repas, et Narcisse tenait la
promesse qu'il lui avait faite. Il laissait le rat manger le premier.
Puis lorsque Archimède ne pouvait plus avaler une seule
bouchée, Narcisse se mettait à table! En conséquence de ces
excès, Archimède devint si gros et si gras que vous n'avez
jamais vu de rat plus énorme que lui. Il était gigantesque. Il était
de la taille d'une jeune marmotte.

172
173
Une descente en traîneau est le plus grand amusement qui existe...
Un jour, le vieux mouton lui parla de son obésité :
« Tu vivrais plus longtemps, lui dit-il, si tu mangeais
moins.
— Qui donc désire vivre à jamais? répondit le rat d'un ton
sarcastique. Je suis, par nature, un gros mangeur et j'y trouve, en
outre, un plaisir inexprimable. »
II se frotta le ventre, fit une grimace au vieux mouton et
monta dans le fenil pour s'allonger et faire un somme.
Tout l'hiver, Narcisse veilla sur le sac d'œufs de Pénélope,
comme s'il s'était agi de ses propres enfants. Il avait creusé, pour
y mettre le sac, un petit trou spécial dans le fumier au pied des
lattes de la clôture. Les nuits où il faisait très froid, il s'étendait
de manière à le réchauffer de son haleine. Pour Narcisse, il n'y
avait rien au monde d'aussi important que ce petit objet rond :
rien d'autre ne comptait. Il attendait patiemment la fin de l'hiver
et la naissance des petites araignées. La vie est toujours pleine et
riche lorsqu'on attend un événement ou une éclosion. Enfin,
l'hiver s'acheva.
« J'ai entendu les grenouilles aujourd'hui, dit le vieux
mouton. Tends l'oreille! Tu peux distinguer leurs voix en ce
moment. »
Narcisse resta sans bouger et tendit l'oreille. De la mare
montaient, en un chœur strident, les voix de centaines de petites
grenouilles.
« Le printemps, dit le vieux mouton d'un air pensif. Un
nouveau printemps. »
Lorsque le mouton s'éloigna, Narcisse s'aperçut qu'un petit
agneau marchait derrière lui : c'était un agneau de quelques
heures à peine.
La neige fondit et disparut. Les ruisseaux et les fossés
s'emplirent d'eaux vives, bouillonnantes et babillardes. Un
passereau gris, rayé de noir, arriva et se mit à chanter. La

174
lumière se fit plus intense, les aurores plus matinales. Presque
chaque matin, il y avait dans le bercail un nouvel
agneau. L'oie couvait dix œufs. Le ciel paraissait plus
vaste; puis un jour, un vent tiède se mit à souffler. Les derniers
lambeaux flottants de la vieille toile de Pénélope furent
emportés par ce vent et s'envolèrent à jamais.
Un beau matin ensoleillé, juste après le petit déjeuner,
Narcisse surveillait son précieux sac, sans réfléchir, l'esprit vide.
Il vit tout à coup quelque chose bouger. Il s'approcha, le plus
près possible, et regarda attentivement. Une minuscule araignée
se glissait hors du sac. Elle n'était pas plus grosse qu'un grain de
sable, pas plus grosse qu'une tête d'épingle. Son corps était gris,
avec une raie noire sur le ventre. Ses pattes étaient grises et
brunes. Elle ressemblait beaucoup à Pénélope.
En la voyant, Narcisse se mit à trembler des pieds à la tête.
La toute petite araignée lui fit un signe de patte. Alors Narcisse
regarda de plus près encore et il vit deux autres petites araignées
se glisser dehors et agiter une patte. Elles se promenèrent en
rond sur le sac pour faire connaissance avec leur nouveau
monde. Ensuite il en vint trois, puis huit, puis dix. Les enfants
de Pénélope étaient enfin nés.
Le cœur de Narcisse battait à grands coups. Il se mit à
pousser de faibles cris aigus, puis à tourner en rond, très vite, en
faisant voler le fumier dans toutes les directions. Ensuite il fit
une culbute en arrière. Et il s'arrêta net, les pattes de devant
fichées au sol, devant les enfants de Pénélope.
« Hé, bonjour », dit-il.
La première araignée répondit bonjour, mais elle avait une
si petite voix que Narcisse ne l'entendit pas.
« Je suis un vieil ami de votre maman, dit Narcisse, et je
suis bien content de vous voir. Est-ce que votre santé est bonne?
Tout se passe-t-il selon vos désirs? »

175
Les petites araignées lui répondirent en agitant une patte
dans sa direction et Narcisse comprit, à leur mimique, qu'elles
étaient très contentes de le voir.

« Puis-je vous procurer quelque chose? Y a-t-il une chose


qui vous ferait plaisir? »
Les jeunes araignées se contentèrent d'agiter les pattes.
Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, elles rampèrent ça et
là, montant et descendant, tournant et virant, sans oublier
d'agiter une patte pour dire bonjour à Narcisse. Elles laissaient
traîner de fines amarres derrière elles et exploraient avec soin
leur univers. Il y en avait des douzaines et des douzaines.
Narcisse n'arrivait pas à les compter, mais il savait qu'il avait là
un grand nombre de nouvelles amies.

176
Elles grossirent très rapidement. Chacune fut bientôt de la
taille d'un plomb de chasse. Elles fabriquèrent de minuscules
toiles à côté du sac.
Alors, vint un matin calme où M. Boutillier ouvrit une
porte dans le mur nord de la grange. Un courant d'air tiède
traversa la salle basse. Cette bouffée de brise apportait le
parfum de la terre humide, des bois de mélèzes et de tout
l'odorant printemps. Les bébés araignées sentirent passer ce
souffle chaud. L'une d'elles grimpa en haut de la clôture. Et là,
elle fit une chose qui causa à Narcisse une très grande
surprise. Elle se tint debout sur la tête et, pointant ses filières
vers le ciel, elle émit un petit nuage de soies fines. Les soies
formèrent un ballon. Tandis que Narcisse avait les yeux fixés
sur elle, elle quitta la clôture et s'éleva dans l'air.
« Adieu », dit-elle, et elle s'enfuit par l'ouverture de la
grande porte.
« Attends un instant, s'écria Narcisse. Où te sauves-tu? »
Mais l'araignée était déjà hors de vue. Puis un autre bébé
araignée monta sur le haut de la clôture, se tint debout sur la
tête, fit un ballon et partit en flottant. Puis une autre et encore
une autre. L'air fut bientôt plein de minuscules ballons, chaque
ballon emportant une araignée.
Narcisse était fou d'angoisse de voir les bébés de
Pénélope disparaître à cette allure.
« Revenez, mes enfants, criait-il.
— Adieu, répondaient les petites, adieu, adieu! » Enfin,
une petite araignée prit le temps de s'arrêter et
de parler à Narcisse avant de fabriquer son ballon.
« Nous nous laissons emporter par l'appel d'air chaud,
expliqua-t-elle. C'est le bon moment pour nous. Nous sommes
des aéronautes et nous allons nous disperser dans le monde et
tisser nos propres toiles.
— Mais où? demanda Narcisse.

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— Partout où le vent nous poussera. En haut, en bas;
près d'ici et loin; à l'est, à l'ouest; au nord, au sud. Nous allons
comme il nous plaît, portées par la brise.
— Allez-vous toutes partir? demanda Narcisse. Il ne

faut pas que vous partiez toutes. Je resterais seul, sans


amies. Votre maman n'aurait pas souhaité cela, j'en suis sûr. »
L'air était plein de tant d'aéronautes qu'on eût pu croire,
ou presque, qu'un léger brouillard avait envahi la grange. Par
douzaines, les ballonnets s'élevaient, tournaient en rond et s'en
allaient par la porte, en flottant doucement sur le zéphyr. De
faibles cris : adieu, adieu, adieu, parvenaient jusqu'aux oreilles
de Narcisse. Il ne pouvait plus supporter ce spectacle. Désolé,
il se laissa tomber à terre et ferma les yeux. L'abandon des
enfants de Pénélope lui apparaissait comme la fin du monde.
Et Narcisse pleura si fort qu'il finit par s'endormir.
Quand il s'éveilla, l'après-midi était très avancé, il regarda
le sac d'œufs et le trouva vide. Il regarda en l'air,

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les aéronautes étaient parties. Alors, il se dirigea
mélancoliquement vers la porte, vers l'endroit où jadis la toile de
Pénélope était tendue. Il était là debout, et il pensait à son amie,
quand il entendit une petite voix.
« Salutations, disait la voix. Je suis ici, tout en haut.
— Et moi aussi, dit une autre toute petite voix.
— Et moi aussi, dit une troisième. Nous sommes trois qui
restons ici. Nous aimons bien cet endroit et nous t'aimons bien,
Narcisse. »
Narcisse leva la tête. Au sommet du porche, trois petites
toiles étaient en construction. Sur chaque toile, une des filles de
Pénélope travaillait d'arrache-pied.

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« Me serait-il permis de croire, demanda Narcisse, que
vous avez décidé irrévocablement de rester ici, dans la salle
basse de la grange, et que je vais avoir trois amies?
— Mais oui, vraiment, répondirent les petites araignées.
— Comment vous appelez-vous, s'il vous plaît? s'enquit
Narcisse qui tremblait de bonheur.
— Je te dirai mon nom, répondit la première petite
araignée, si tu me dis pourquoi tu trembles.
— Je tremble d'amour pour vous trois.
— Alors, je m'appellerai Aimée, dit la première araignée.
— Quelle était l'initiale du second prénom de ma mère?
demanda la deuxième araignée.
— A, répondit Narcisse.
— Alors, mon nom sera Ariane, dit l'araignée.
— Et moi? demanda la troisième. Veux-tu me trouver un
nom joli et raisonnable? Pas trop long, pas trop excentrique, et
pas trop stupide. »
Narcisse réfléchit intensément. « Alice? suggéra-t-il.
— Parfait. J'aime beaucoup cela. Tu peux m'appeler
Alice. »
D'un geste léger, elle noua un de ses fils circulaires au
rayon suivant de sa toile.

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«
Salutations, » disait la voix.

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Le cœur de Narcisse débordait de bonheur. Il éprouva le
besoin de faire un petit discours, car c'était pour lui une très
grande occasion.
« Aimée, Ariane, Alice, commença-t-il. Soyez les
bienvenues dans cette grange. Vous avez choisi, pour y tisser
vos toiles, un endroit désormais sacré. Je pense qu'il n'est que
loyal de vous avertir que j'étais tendrement attaché à votre mère.
Je lui dois la vie. Elle était remarquablement belle et
intelligente, et elle se montra jusqu'à la fin la plus fidèle des
amies. Je vénérerai toujours sa mémoire. Sur vous, ses filles, je
reporte solennellement et pour toujours mon amitié.

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— Je te donne la mienne, dit Aimée.
— Et moi, la mienne, dit Ariane.
— Et moi, la mienne », dit Alice, qui venait de réussir à
attraper un petit moucheron.
Ce fut un jour heureux pour Narcisse. Et il fut suivi de
beaucoup d'autres jours heureux et paisibles.
Et le temps passa, les mois et les années vinrent et
s'enfuirent, mais Narcisse ne manqua jamais d'amies.
Françoise ne venait plus régulièrement dans la grange.
Elle grandissait et elle évitait soigneusement de faire ce qui lui
semblait être de l'enfantillage, comme de venir s'asseoir sur un
tabouret à traire, près de l'auge d'un cochon. Mais, année après
année, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-
enfants de Pénélope vécurent dans l'ouverture de la porte. A
chaque printemps, de nouvelles petites araignées sortaient de
l'œuf et remplaçaient les anciennes. Pour la plupart, elles s'en
allaient en flottant sur leurs ballonnets. Mais il en restait
toujours deux ou trois qui installaient leur domicile sous la
porte.
M. Boutillier prit grand soin de Narcisse pendant tout le
reste de sa vie, et le cochon eut souvent la visite d'amis et
d'admirateurs, car personne n'avait oublié l'année de son
triomphe et le miracle de la toile d'araignée. La vie dans la
grange était une très bonne vie : nuit et jour, hiver comme été,
printemps comme automne, jours sombres et jours lumineux.
Il était impossible, se disait Narcisse, qu'il existât un endroit
meilleur que cette chaude et douillette grange, parmi les oies
bavardes et bruyantes; il goûtait le changement des saisons, la
chaleur du soleil, le passage des hirondelles, le voisinage des
rats, la monotonie des moutons, l'amour des araignées, l'odeur
du fumier, tout ce qui était sa vie dans cet endroit merveilleux.
Narcisse n'oublia jamais Pénélope. Bien qu'il aimât d'un
amour tendre les enfants et les petits-enfants de son amie,

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aucune des nouvelles araignées ne prit tout à fait, dans
son cœur, la place de Pénélope. Elle occupait seule une place à
part. Il n'arrive pas souvent de trouver dans la vie une amie
très fidèle qui soit en même temps un bon écrivain. Pénélope
était l'une et l'autre.

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