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L’archange du snack

Michel Maisonneuve
J’ai suivi le visage bleu…

Il y avait une tête au-dessus de moi. Encadrée de bajoues


flasques que dans ma confusion j’ai prises pour de monstrueux
pendants d’oreille. Et qui se sont mises à trembloter quand leur
propriétaire a grogné : « Y s’réveille ! Ben c’est pas trop tôt ! Allez,
faut qu’il dégage maintenant, il a assez causé d’histoires ! » Une
barre de douleur irradiait le côté gauche de mon visage, du front
jusqu’au cou. J’ai touché ma joue. Elle était enflée, brûlante. « Ça,
il vous a pas raté ! Fallait pas l’emmerder aussi, il vous avait
prévenu, c’est d’vot’ faute. Aimée, fais-lui un express bien serré ! »
Il a empoigné mon col et m’a aidé à me relever. Je me suis
agrippé au comptoir. « Le café, c’est cadeau, mais après vous
caltez » a-t-il dit. Aimée a posé la tasse fumante et un verre d’eau
sur le zinc. Avec une grimace qui ressemblait à un sourire. Sa fine
moustache me l’a rendue sympathique, elle me faisait penser à une
otarie. J’ai desserré les mâchoires, ce qui a un peu diminué la
pression sous mon crâne.
« Il m’a frappé ? Mon pote m’a frappé ?
— Il avait pas du tout l’air d’être votre pote, si vous voulez mon
avis. Il vous a carrément assommé d’un coup de poing. »
J’avais du mal à me rappeler ce qui s’était passé. Comme de la
fumée entre les doigts.
« J’ai beaucoup bu ?
— Boh, pas tant que ça, un whisky et deux bières.

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— Je ne bois pas de bière.
— Faut croire que si. Vous m’avez dit de vous servir la même
chose qu’à lui, c’est ce que j’ai fait.
— Et il m’a frappé ? Comme ça ?
— Vous l’avez cherché, je vous dis. Vous l’avez tiré par la
manche, vous vouliez qu’il vienne avec vous, qu’il arrête de boire,
vous lui avez vraiment cassé les… Ouais, et il vous l’a dit, il vous a
dit de fermer votre gueule, mais vous avez insisté, alors là,
évidemment… »
Aimée s’en est mêlée : « Ce qui l’a énervé, surtout, c’est quand
vous lui avez parlé de votre rêve. »
J’ai avalé mon café. Siroté l’eau fraîche par petites gorgées. Des
frissons m’ont parcouru. Comme à un réveil. De quel rêve parlait-
elle ? Qu’est-ce que j’avais pu raconter à mon pote pour le mettre à
ce point en rogne ? Sans m’en rendre compte, je venais de formuler
la question à haute voix, car Aimée m’a répondu :
« Moi, je m’en souviens très bien, j’ai une bonne mémoire. Au
scrabble, je suis imbattable.
— Laisse tomber, Aimée, monsieur doit rentrer chez lui.
— Ça me revient… Vous avez parlé d’un homme en désarroi —
oui, c’est le mot que vous avez employé, désarroi — un homme qui
avance dans une rue de poussière, épuisé, qui va tomber… non,
vous avez dit exactement : au bord de la dislocation, et ça, ça l’a
fichu en pétard.
— Bon, on arrête là, j’ai d’autres clients à m’occuper, moi ! »

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Mais Aimée s’était prise au jeu. Elle devait être bonne au
scrabble en effet : « En tout cas, décharné, il l’était pas, c’était
plutôt le genre balèze. Vous auriez pas dû l’asticoter.
— Balèze, mon pote ? Vous devez faire erreur, c’est un grand
maigre. Très maigre.
— Oh, alors vous vous êtes trompé de bonhomme, parce que
celui-là, il était carré comme une armoire. »
Le patron en avait assez. Il m’a gentiment poussé vers la sortie.
Aimée m’a rattrapé sur le trottoir. Elle m’apportait mon imper bleu
marine. Mon vieil imper doublé de toile écossaise, que j’ai enfilé
aussitôt. Il ne pleuvait pas, mais le ciel était bas de plafond et l’air
chargé d’humidité. J’ai suivi mes pieds. Ils se sont mis à bouger
dans un sens puis dans l’autre, hésitants. Ils ne savaient pas s’il
fallait continuer de chercher mon pote ou rentrer chez eux. Le
point de décision ne s’était pas encore allumé sous mon crâne. Je
tâchai de récapituler : j’étais parti de chez moi sur le coup de… dix-
huit heures, oui, Cat n’était pas encore rentrée du boulot. Je suis
allé chez Toine car depuis plusieurs jours, il ne répondait pas à mes
appels, ni à mes messages. Ces derniers mois, ce saligaud flirtait
avec le délirium. Ça ne pouvait plus durer. J’ai toqué à sa porte. De
plus en plus fort à mesure que montait l’inquiétude. J’ai insisté,
jusqu’au moment où une mémé excédée a montré le bout de son
museau : « C’est bientôt fini, ce raffut ? Il est pas là, votre copain
poivrot !
— Vous l’avez vu ?

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— Ça, on peut pas le manquer vu qu’il sait pas fermer une porte
sans la claquer ! Il est parti hier, et il est pas revenu.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Parce que dans cet immeuble on entend tout, même quand
quelqu’un va pisser, il est pas là je vous dis, alors vous serez bien
gentil de nous foutre la paix. »
Hier ? Cette andouille de Toine devait s’en être ramassée une
bonne ! Il avait son bistrot attitré, je m’y suis rendu aussitôt. Et il y
était ! Enfin, je crois… Comment avais-je pu le confondre avec un
autre ? Que s’était-il passé ?
J’ai regardé autour de moi. La géométrie noire des immeubles,
les vitrines, les panneaux luminescents. L’avenue, qui paraissait
plus grande que dans mon souvenir. Les véhicules, les pneus
sifflant sur le bitume, les éclats des phares. Chaque élément posé.
Lourd. Réel. Pourtant…
Les choses ne reprenaient pas vraiment leur place. Je me suis
dit que je devais être encore sonné, à cause de ce coup de poing.
Non, ça ne pouvait pas être lui. Toine n’était pas violent. Toine,
Toinou, Toinard, Toinouillon, mon pote, mon ami chair, il pouvait
pousser des coups de gueule, il n’avait peur de rien, mais il ne
cognait pas son plus que frère. En tout cas, pas si fort. Il n’aurait
pas pu. Il avait dû me laisser tomber et moi, dans mon début de
cuite, j’avais dû m’en prendre à quelqu’un d’autre.
Il m’avait laissé seul.
Je pouvais toujours tenter un nouvel appel, il finirait par
l’entendre, sa putain de sonnerie ! J’ai fouillé les poches de mon

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imper. Puis celles de mon pantalon. Pas de téléphone. Il avait dû
glisser, là-bas, pendant la secousse. Fallait que je retourne au bar.
Mes pieds ont fait volte-face. Et mon nez a heurté un nez.
« Eh là ! Pouvez pas faire attention ?
— Excusez-moi, mais a-t-on idée de suivre les gens de si près !
— C’est mon boulot, mon vieux. Moi, je suis. Et quand je suis,
c’est de près. De très près. »
J’ai reculé d’un pas pour observer ce jobard. Un trench coat
gris, un feutre gris, une cigarette au coin des lèvres, un fil d’acier en
guise de regard. Sorti d’un mauvais polar du siècle dernier ?
« Ne me dites pas que vous êtes un privé ! ai-je dit en ricanant.
— Je n’aurais pas détesté, mais ça ne se fait plus. Je suis
capitaine.
— La police ?
— Exactement. Un flic. Tenez, je crois que c’est à vous. »
Il me tendait mon téléphone. Je l’ai remercié brièvement et me
suis éloigné pour appeler mon pote en toute tranquillité.
« Il ne répondra pas. »
Mon index s’est figé. Il contenait un début de colère.
« Vous vous êtes servi de mon téléphone ?
— Mouais. Au bar vous avez mentionné son nom à plusieurs
reprises. Il y avait un Toine dans les contacts. J’ai fait plusieurs
tentatives. Ça ne répond pas, alors j’ai envoyé des hommes chez lui.
On va bien voir. »
Différentes pensées m’ont traversé l’esprit, très vite. Résumées
laconiquement : « Vous avez une carte ? »

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Il en avait une. Officielle. Et un bristol qu’il a fourré d’autorité
dans le col de ma chemise. « Si vous voulez signaler une
disparition, appelez-moi. Sans faute. Parce qu’au bar, personne ne
l’a vu. Alors, je tiens à vous prévenir : je garde un œil sur vous. »
Il est parti. Avec son feutre, sa gabardine, sa vague menace. Ses
doigts ont lâché le mégot. Dans le caniveau. Emporté par un filet
d’eau rapide.
J’ai composé le numéro, le souffle suspendu. J’ai entendu la
voix de Toine. Grave. Triste. Une voix de messagerie.
J’ai fait quelques pas. Puis j’ai vu le bateau. Et l’enfant qui
venait de le lâcher dans le caniveau. Un petit bateau en papier plié.
Sur la voile, au crayon bleu, était dessinée la figure d’un
bonhomme souriant. L’enfant a dit : « Pars loin et amuse-toi
bien ! » en regardant sa page de cahier devenue navire, avec son
bonhomme souriant dedans. Il a agité la main et a remonté
l’avenue en trottinant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai suivi le visage
bleu. Qui roulait sur des flots de plus en plus impétueux, car la
pente s’infléchissait au point qu’il m’a fallu courir pour rester à sa
hauteur. Puis, sans chavirer, il a vaillamment affronté la courbe
d’un virage, dans l’éclair d’un sourire bleu qui, je l’aurais juré,
m’était adressé.
Et il a disparu.
Dans une bouche d’égout.
Je suis resté là un moment. Devant le trou noir.
Puis j’ai fait le point. Pour retrouver le cap.
Et je me suis rendu compte que j’étais perdu.

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Le chemin est plus beau par là-bas…

Je cherchais Toine, à présent je cherche Toine et ma maison. Je


suis un être rationnel, je n’aime pas me perdre dans des concepts
fumeux, je suis de lignée paysanne moi, faut que je sente la terre
sous mes pieds. Eux, je leur fais confiance. Je dois retrouver mon
chemin. Mais d’abord, Toine. La maison ne s’envolera pas. Lui, si.
Il est dans les brumes depuis si longtemps. Se perdre ne lui déplaît
pas. Il est passé par ici, je le sens. Le sourire du bonhomme bleu
m’en a convaincu.
Ce quartier m’est inconnu. Cela n’a rien de surprenant dans une
conurbation cernée de banlieues enchaînées les unes aux autres.
L’avenue se divise en plusieurs voies. Un entrelacs de lignes
fuyantes, tracées par des sillages de phares. Une épicerie avec son
étal extérieur, pommes rouges parfumées au gasoil ; des vitrines ;
des écrans TV où défilent des images violentes. Un nouvel attentat
a eu lieu quelque part dans le monde… Une épidémie vient
d’atteindre l’Europe… Un virus agressif… Un bandeau rouge, des
commentaires terribles, des chiffres. Jeux d’écrans, jeux de glaces,
de reflets parmi lesquels je vois le mien. Les miens, sous des angles
épars. Enfant, homme vieillissant, et un godelureau qui soudain
prend toute la place. Puis qui la partage avec un ami… Un souvenir
remonte, si dense qu’en tendant la main je pourrais le toucher…
Nous étions à Tibérias, un jour d’août, un vieux bus nous avait
déposés dans cette petite ville célèbre pour son lac ; une divinité

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avait, parait-il, marché sur ces eaux. Des barbelés interdisaient
tout accès aux plages, hormis pour un public choisi. On s’en
foutait, on n’avait aucune envie de tenter l’expérience. Toine, qui
n’avait guère d’affinité avec la flotte, aurait coulé à pic. Nous avons
fait halte sur une place écrasée de lumière, nos sacs de voyage à
nos pieds. Sur une vitrine, nos reflets ondulaient comme des
mirages. L’appareil photo sur mon ventre, j’ai appuyé sur le
déclencheur. J’ai shooté comme on dit dans le métier — reporter,
c’est mon boulot. J’ai capté à la volée cette image dont le flou
exprimait l’état de nos âmes. Nous ne sommes pas restés
longtemps à Tibérias. Étape suivante : le désert.

Une bousculade me ramène au présent. Une fête se prépare


dans le coin, dirait-on. Une fête ou autre chose. Le contact n’est pas
très amical. Je suis, par touches, éjecté du groupe qui a inondé le
trottoir. Je me laisse déraciner mollement. Je ne suis encore qu’un
mirage sur une vitre où Toine s’efface irrémédiablement. Devant
un pas de porte, j’essaie à nouveau d’appeler. Je laisse un message.
Un de plus. Puis, à l’instant où je remets le mobile dans la poche, le
signal s’allume.
« Où tu es ? Tu as vu l’heure qu’il est ? C’est Cat. Inquiète. La
femme qui ne m’a pas abandonné. Qui a tissé le fil pour que je ne
m’égare pas dans le labyrinthe.
— Je vais rentrer, chérie, pas de problème.
— T’es encore en train de le chercher ?
— Nnnon. Un peu.

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— Ah. Bon, si tu veux manger, ramène une pizza. Y a plus rien
dans le frigo.
— D’accord.
— Attends… Quelque chose ne va pas ?
— Si, ça va… » J’ai failli lui dire des trucs idiots, inappropriés vu
le contexte. Que je l’aime. Qu’elle me manque. Ce qui serait plutôt
source d’angoisse. Je me contente d’un simple « À tout de suite ! »
Puis je mets un pied devant l’autre.
Je passe de la lumière à l’ombre. De l’ombre à la lumière.
Violence des éclairages nocturnes. Ce n’est pas la première fois que
je me perds dans une ville. Il n’y a pas si longtemps, vingt, trente
ans peut-être, j’aimais m’arrêter aux carrefours, suspendu, comme
au bord d’un océan, traversé de sensations qui montaient et
refluaient. Lorsque ma fille est née, j’ai cessé d’arpenter les rues.
Toine, lui, a continué. Sans compagne ni enfant, j’aurais sans doute
fait de même. Quoique… Toine n’a jamais craint de perdre ses
repères, moi si. Mais ce soir ce qui me trouble, c’est la pensée que
son absence puisse se prolonger indéfiniment. J’ai une photo de lui
dans mon portefeuille. Un cliché sur lequel on le voit tirer sur son
éternelle cigarette, un fin sourire aux lèvres. C’était lors d’un
anniversaire, celui de ma fille. Toujours présent. Année après
année. Jusqu’à ces derniers temps.
Une vieille femme est accoudée dans un rectangle de lumière.
Un petit snack déserté par la clientèle. Je lui tends la photo. Elle y
jette un coup d’œil, puis me fait signe d’entrer. Un minuscule
comptoir avec deux hauts tabourets. La vieille est longue, maigre,

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et il doit y avoir un bout de temps qu’une brosse n’a plus fréquenté
sa blanche tignasse. Elle fait chuinter son percolateur, puis une
tasse fumante atterrit sur le zinc.
« Désolé, j’ai arrêté le café.
— Bois celui-là, mon gars, il est bon et ne te fera pas de mal.
C’est un mélange spécial. »
L’odeur est irrésistible, en effet. La première gorgée atténue la
douleur logée sous mon crâne. La vieille pose sa griffe sur la photo
de Toine.
« Oui, il est venu ici.
— Vous êtes sûre ? Quand ?
— Ça, j’en sais rien mon gars. La notion du temps chez moi, c’est
plutôt… — Sa main virevolte à hauteur de ses tempes. Mais certains
détails restent gravés là, dit-elle en se touchant le front. Il a bu un
café et a commandé un hamburger qu’il n’a pas terminé.
— Est-ce qu’il vous a dit quelque chose ?
— Il a rigolé en voyant ça… » Elle désigne la reproduction d’une
image sainte calée sur la plus haute étagère, entre deux bouteilles
de sirop. Une tête penchée, des yeux immenses, noirs, tristes.
— On dirait un portrait de l’archange Gabriel. »
Elle reste silencieuse un moment. Énigmatique. Son regard gris
me transperce.
« Tu ne te trompes pas, c’est bien lui. Gabriel pour les uns, Jibrîl
pour les autres, ou Hermès, le dieu messager que les Romains
appelaient Mercure.
— Je ne vois pas ce que ça a de drôle.

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— Ben lui, si. Il lui a même parlé, à Hermès, enfin, à Saint-
Gabriel. Il lui a dit : T’as l’air perdu, mon pote. Ton dieu t’a lâché ?
Plus de message ? Alors, par jeu, j’ai répondu : La messagère
maintenant, c’est moi. D’ailleurs, tout ce que tu vois ici, c’est des
messages. Dans le café, dans le sirop, dans le pain, dans la petite
cuiller que tu es en train de remuer. Même la fourmi qui est en
train de grimper sur ton doigt en est un. Il a observé le dos de sa
main. Ça l’a fait sourire. Il a murmuré, comme pour lui-même : Je
la connais, elle me tenait compagnie au pensionnat. Elle savait
que je ne l’écraserais pas comme faisaient les autres. Puis il a levé
les yeux vers moi : C’est un beau message. Surtout, ne la tuez pas.
Je l’ai rassuré : Oh, moi je ne tue rien, pas même les moustiques, ni
les moucherons qui tournent autour de la viande. D’ailleurs, elle a
déjà fort à faire pour éviter les semelles, les poings des clients, les
passants sur le trottoir, les pneus sur la chaussée. Elle fait la
traversée chaque jour, plusieurs fois par jour. Ça a eu l’air de
l’impressionner et il m’a demandé s’il pouvait l’emporter. Ça ne me
plaisait guère, mais j’ai pensé qu’il en avait besoin, alors j’ai
acquiescé : Si tu veux, mon gars, mais tu seras responsable d’une
vie. Il a fini son café et, sa fourmi sur la manche, il s’apprêtait à
partir, quand je lui ai conseillé de ne pas passer par l’entrée :
Prends plutôt la porte de derrière, le chemin est plus beau par là-
bas. »
Je suis sous le choc. Ou sous le charme. Faut dire que je me
prénomme Gabriel. Mais en fait de message, je n’ai que des
questions. Le nez dans ma tasse, je cherche du regard une fourmi.

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Peut-être est-elle revenue. Puis un homme pousse la porte du
snack. Un homme lourd, en gabardine et feutre. Le capitaine. Cet
abruti m’a pris en filature.

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Nasr Eddin Hodja d’habitude se balade avec son âne…

Le capitaine jette un coup d’œil distrait vers le portrait de


l’archange, et grommelle : « Votre copain n’est pas chez lui, on a
vérifié. J’ai l’impression que vous en savez plus long que vous ne le
dites. Faudrait qu’on ait une discussion un peu plus approfondie,
vous ne croyez pas ? »
Les yeux gris de la vieille cherchent les miens. D’un signe discret
elle me montre la porte de derrière : « Les toilettes, c’est par là.
N’oublie pas de tirer la chasse. »
Sans me presser, je m’engage dans le couloir exigu qui y donne
accès. Je sens le regard du capitaine inciser ma nuque. Je tire la
porte derrière moi. Des remugles inqualifiables font frémir mes
narines. J’actionne le cordon du plafonnier. La vieille ne tue pas les
moucherons, en effet. Ni les mulots, qui me toisent d’en bas, la
moustache frétillant de colère. Au-dessus de la cuvette, une pousse
de lierre enracinée derrière la tuyauterie s’étale sur le mur. Face à
l’entrée, il y a une autre porte, basse et étroite, un simple battant de
bois sans poignée ni serrure. C’est par là que Toine et sa fourmi ont
dû passer. Je tire la chasse, éteins, et m’y glisse.

La vieille a exagéré, ce côté-ci n’est pas vraiment plus beau. Mais


aucun véhicule n’y circule. Aucune route. Rien d’autre qu’un sentier
coupant un terrain vague et, plus loin, une sorte de friche
industrielle, avec de grands bâtiments aux verrières éclatées. À

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gauche s’élève un tertre arboré que surplombe une lune pleine. La
piste sinue entre des buissons miteux, des blocs de roche, des
carcasses rouillées, des flaques d’eau où luisent des filets d’argent.
J’atteins une bifurcation. En continuant tout droit, j’aboutirais
dans la zone des usines désaffectées. L’autre branche m’obligerait à
escalader un éboulis, jusqu’au bouquet d’arbres qui couronne la
butte. La musique choisit pour moi : de là-haut me parviennent des
sons de tambourins, de flûtes et de voix. Je grimpe. J’ai confiance
en mes pieds. L’exercice est périlleux, des pierres glissent sous mes
semelles, je m’écorche les mains, mais j’en viens à bout.
Adossé à un tronc, je reprends souffle. L’étrange ballet qui s’offre
à moi me rassure : de la musique, des gens en fête, oui, je suis
persuadé que c’est ce chemin que Toine a dû suivre.
Au centre de la clairière, de hautes flammes repoussent la nuit.
Autour du brasier dansent des filles en djellaba, qui tournent,
tapent sur leurs tambourins en poussant des ya ya ya ! Un joueur
de oud chante : « J’entends le rat, le mulet et le fennec… » Près du
feu, assis sur une caisse, un homme vêtu d’un blouson de pilote a
l’air de méditer. Un adolescent déboule sur un scooter et freine
devant lui en dérapant :
« Fais-moi cuire un mouton ! » s’exclame-t-il.
Une femme à la longue chevelure rousse se tient à l’écart, un
cahier à la main. Elle semble être le chef de cette orchestration
baroque. « C’est bien, très bien, commente-t-elle. Maintenant c’est
à toi, Dachi ! » L’appel s’adresse à un homme grand et mince,
enveloppé dans un caban noir, façon Corto Maltese. Il déclame,
tandis que les danseuses l’englobent dans leur ronde :

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« Mon royaume pour un mulet ! »
Le gars en mobylette lui répond : « Vous m’avez appelé,
patron ? »
Le pilote sur sa caisse bougonne : « Et qu’est-ce qu’il va
transporter, ce mulet ? »
La maîtresse de jeu lance : « Ce n’est pas le sujet de la pièce. »
Une danseuse intervient : « C’est quoi, alors ? Une histoire
d’amour ? »
Une autre renchérit : « Le songe d’une nuit d’hiver ? »
La rousse explique : « On recherche un prince kidnappé quand il
était bébé, et le voici qui apparaît ! » Elle désigne le jeune en
mobylette, qui refuse le rôle :
« Moi ? Non, moi je deale dans la cité. »
La femme agite son cahier comme une bannière : « Écoutez
tous : il va falloir le convaincre qu’il est un prince, dans un pays
d’Orient rêvé, avec des minarets bleus !
— Mais mon père est un travailleur immigré, rétorque le prince
en mobylette. C’est un plombier !
— Qui cite Socrate et Voltaire ! précise la rousse. À toi, prince ! »
Le gars finit par jouer le jeu. Chevauchant sa bécane, qu’il fait
avancer avec les pieds car le moteur est arrêté, il donne la réplique :
« À la maison, c’est une drôle d’ambiance, on a l’impression que
le HLM est un long chemin escaladant une montagne désertique,
poussiéreuse, remplie d’étoiles de fenêtres, mon père est le roi des
tuyaux et des tubes, et des chalumeaux ! » Il fredonne : « Le
chalumeau dans le désert… »

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Dachi interroge : « Serait-il un roi mage apportant dans sa
besace la myrrhe et l’encens à quelque petit blanc ? »
Le prince répond : « Il fait jaillir l’eau, comme un sourcier ou un
djinn. Quand il y a une coupure dans l’immeuble, hop ! un geyser
dans le HLM – l’eau est précieuse, son chalumeau est magique ! »
La maîtresse de jeu exulte : « C’est parfait, parfait ! Bon, on
arrête là, nous reprendrons demain, même heure ! Surtout,
n’oubliez pas d’apprendre votre texte ! »
Et la bande s’éparpille comme une volée de passereaux après un
claquement des mains.
« Eh, attendez ! Attendez ! »
Ah, je ne rêve pas, je ne suis pas un fantôme : j’ai été entendu.
Dachi revient vers moi, accompagné par la femme rousse. Il allume
une cigarette. De l’ombre s’échappe une voix de terre :
« Tu cherches quoi, mec ? »
La femme ne me laisse pas le temps de répondre.
« Ça vous a plu ?
— Je n’ai pas tout compris. Vous répétez une pièce de théâtre,
c’est ça ? Vous n’avez pas de salle, je suppose.
— Non, mais de toute façon, c’est ici que nous donnerons la
représentation. »
En fond de tableau, des alignements lumineux indiquent des
empilements de HLM.
« Ici ? Et s’il pleut ?
— C’est notre désert, il ne pleuvra pas.
— Un désert ? J’ai vu des flaques d’eau.

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— Et alors ? Et la légende, qu’est-ce que vous en faites ? Le
quotidien ici, nous le fardons, il est décalé.
— Ne vous fâchez pas, je comprends. Je me sens moi-même un
peu décalé. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, mais… les
autres fois je n’étais pas seul. Mon ami Toine me guidait.
— Et ce soir, où est-il ? »
C’est un échange à brûle-pourpoint. Je n’utilise d’ordinaire pas
cette expression, mais dans l’instant elle s’impose. L’homme au
caban souffle sa fumée dans ma figure, m’interdisant de répondre à
côté. Ça me convient.
« C’est un grand maigre. Brun. Une ligne d’os enrobée de flou. Je
me disais que vous l’aviez peut-être aperçu. »
Le dénommé Dachi recule d’un pas. La rousse lui effleure
l’épaule. Il semble que ces deux-là se connaissent bien. Il recrache
un jet bleu, vers le ciel cette fois.
« Hier est venu un homme qui ressemblait à celui dont tu parles.
Il a beaucoup ri en nous regardant jouer, et quand il s’est assis là,
sur une pierre, silhouette courbée sous un rayon de lune, nous
avons cru qu’il faisait partie du jeu.
— Tu parles de Nasr Eddin Hodja ? demande la femme.
— Mouais, c’est le nom qu’il nous a donné, explique Dachi.
C’était un marrant. Je lui ai dit : Eh, je sais très bien qui est Nasr
Eddin Hodja, mais d’habitude il se balade avec son âne. Il a
rétorqué : Oui mais ce soir je l’ai laissé en carafe… Carafe-âne, ha
ha ! Comme je ne trouvais pas ça drôle, il a allumé une clope et a
ajouté : Je pense qu’il me suit. Vous ne tarderez pas à le voir

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débarquer. En vérité, maintenant je me demande si ce n’est pas
toi. »
La rousse lui flanque un coup de coude. Inutile, je ne suis pas
vexé. « L’âne, mal connu des hommes, fais-je, a un dressement
d’oreille inquiétant lorsqu’il entend les philosophes dire des
sottises. »
Dachi et la femme éclatent de rire.
« Tu cites Victor Hugo, parfait ! — L’homme au caban pose sa
main sur mon épaule : Bravo, tu as compris. Tu es bien l’âne du
Hodja. En quoi pouvons-nous t’aider ?
— Savez-vous où je peux le trouver ?
— Nous allons te guider. C’est par là. »

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L’oubli puissant habite sur ta bouche…

Je les suis, vacillant sur ce terrain inégal. À vrai dire, je me sens


comme pris d’une mauvaise ivresse. On n’est pas saoul, pas
encore, mais on est mal. La rousse s’en aperçoit. « Qu’est-ce qui se
passe ? Vous ne vous sentez pas bien ? » Dachi m’observe en se
caressant le menton.
« Si tu veux retourner d’où tu viens, il est encore temps.
— Je… je ne sais pas. Vous êtes sûrs qu’il est passé par là ? Mon
pote, je veux dire. Ça parait tellement irréel…
— Comme de vivre, n’est-ce pas ? Il rit silencieusement. Il
m’agace un peu.
— Je n’ai nulle envie d’entrer dans ce débat. »
Mais la rousse enfonce le clou : « C’est vous qui êtes venu
jusqu’à nous ! Vous êtes entré en scène ! Savez-vous ce que disait
Louis Jouvet ? L’humain joue. Il dort, l’essentiel du temps, et se
réveille en pleurant, ou en jouant, pour espérer exister. Dans ce
lieu inutile qu’est un théâtre, l’humain apporte ce qu’il a de plus
pur, de plus désintéressé. C’est en perdant la maitrise de lui-
même qu’il a le sentiment d’exister. La fantasmagorie de sa vie se
manifeste à cet instant. — Elle lève les bras vers le ciel et fait un
tour sur elle-même : Eh bien nous y voilà, je vous l’ai dit, notre
scène est ici, et elle est vaste ! »
Elle m’agace elle aussi. Bon, leur laïus m’a quand même donné
un petit coup de fouet. « Allons-y ! » fais-je.

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Je suis deux ombres. Marrant, ça. Moi aussi je suis deux
ombres. Celle de Gabriel, mézigue en d’autres termes, ma pomme
quoi, qui ce soir se paume, et l’autre, celle du Toine avec qui je
faisais la paire, avant qu’il se fasse la paire… Ah, trêve de
conneries, je m’agace moi-même.
Au bout d’une interminable traversée, nous voici devant un
long ruban noir. Une voie rapide dont les deux extrémités se
fondent dans des masses obscures. Et, au bord, un arrêt de bus.
« C’est ici, dit Dachi.
— Quoi ? Il a pris un bus ?
— Faut croire. En tous cas, c’est ici que nos chemins se sont
séparés.
— Mais… je ne reconnais rien ! Où mène cette route ?
— Ça ! Il doit y avoir une ville à chaque bout je suppose,
plaisante la rousse. À moins que vous ne songiez à franchir cette
noire rivière.
— Ben voyons, dis-je, traverser une voie rapide, en pleine nuit,
quelle bonne idée !
— Moi, je l’appelle le Léthé. Noir, profond, peuplé de sombres
rêves. »
Ce disant, son regard se tourne vers l’homme au caban, comme
un signal, et celui-ci se met à réciter : « L’oubli puissant habite sur
ta bouche, et le Léthé coule dans tes baisers. »
Baudelaire ou pas, leur petit manège commence à me fatiguer.
« Bien, il passe à quelle heure, ce bus ? »
Après tout, je me dis que ce transport m’amènera à une gare
routière, qui dit gare dit carte, je finirai forcément par trouver une

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correspondance pour rentrer chez moi. Cat doit être folle
d’inquiétude. Mon incursion dans ce « vaste théâtre » a très
nettement perdu de son charme. Et puis j’ai sommeil.
J’en suis à ruminer mon amertume, lorsque sur fond de terrain
vague surgissent trois silhouettes. Qui s’approchent au pas de
course. Il me semble reconnaître la plus haute à cause de son
chapeau. Un feutre de privé. Dachi scrute la plaine :
« Eh, je crois que c’est des flics ! On dirait que c’est après toi
qu’ils en ont.
— Le bus arrive ! s’exclame la femme. Dépêchez-vous ! »
Sur le bord de la voie, je fais de grands gestes dans la lueur des
phares. Le flic chapeauté s’affole : « Hep, vous là-bas, pas un pas
de plus, je vous l’interd… »
Il se casse la figure ! Il a dû patiner dans la boue du désert. On
l’entend brailler tandis que les deux autres, chacun par un bras,
s’efforcent de le remettre debout. C’est ma chance. Je saute sur le
marchepied.
« Salut mec ! lance Dachi.
— Et vous, qu’est-ce que vous…
— Pars vite ! Retrouve ton Nasr Eddin, mon frère !
— Mon frère ? — Le bus démarre. Je reste sur le marchepied.
Le chauffeur ne s’est pas encore décidé à fermer. Je crie : comment
ferai-je pour vous revoir ?
— Tu n’auras qu’à demander Virgile ! »
Nos voix ne sont plus que des échos, merde, v’là que je
replonge !
« Tu ne t’appelles pas Virgile !

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— Et ton pote, répond un souffle dans la nuit, tu crois qu’il
s’appelle vraiment Nasr Eddin Hodja ?... »
Les flics ont atteint l’arrêt de bus. Celui au chapeau brandit une
arme. Tire en l’air. Les deux autres ont passé les menottes à Virgile
et se débattent avec la rousse.
Je n’en peux plus. Je m’affale sur un fauteuil. Dormir.

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C’est ici qu’on refait le monde

Dans le bus, je rêve du Léthé. Le fleuve qui efface les souvenirs


de nos vies antérieures. Je marche sur des eaux qui ont la texture
du bitume, effrayé et tranquille, insécurisé, nonchalant, le rêve
d’un enfant qui s’est perdu car il veut trop en savoir, et qui n’est
pas sûr de détester cela. Au loin, très loin, se découpe la silhouette
de Nasr Eddin-Toine chevauchant son bourricot…
« Terminus ! »
Un courant d’air froid me remet les yeux en face des trous.
Dans la coursive, des gens mal réveillés font la queue pour
descendre. Mémés au foulard noir, enfants pressés, ouvriers de
toutes les banlieues de la terre, un concentré du monde
débarquant sur un trottoir ennuyeux à mourir, dans un chaos de
blocs de béton, parkings et grandes surfaces. Face au sombre
ruban du Léthé, comme une île, un immense rond-point divise la
voie rapide en branches d’une étoile sans lueur.
Le chauffeur vient s’assurer que j’ai bien compris le message.
« On ne devrait pas être arrivé dans une gare routière ?
— Si, mais moi je m’arrête ici, répond-il. Suis en grève. Faut que
tu descendes. »
Il a une sale tête. La tête d’un type qui a des soucis et qui n’a
pas envie qu’on l’emmerde. Mais moi, j’ai besoin de savoir où il me
largue.
« Vous devez avoir une carte, il y en a toujours dans les bus.

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— Écoute, je t’ai laissé monter sans payer, et en plus il m’a bien
semblé que tu avais les flics au cul, alors discute pas. Si tu veux
savoir où on est, va voir les gars du rond-point. Allez, bouge ! »
Je bouge. Ce n’est peut-être pas un mauvais bougre.
Je marche sur le Léthé.
Un naufragé qui l’île aborde.
Une sorte d’atoll au rivage parsemé de banderoles :
« En route pour un monde meilleur ! »
« Souris, c’est aussi pour toi qu’on bloque ici ! »
« Fin du mois, fin du monde, même combat ! »
« Nous sommes ici pour compléter le rêve inachevé »
Je franchis la forêt de banderoles. Une tribu s’est installée sur
cette île. Cabanes de planches, tentes, braseros disséminés ça et là.
Et des silhouettes que découpent par intermittence les éclats des
phares.
Un être sans âge, les bras croisés sur le manche d’une bêche,
m’accueille. À ses pieds, au creux de rainures bien tracées,
poussent les tiges feuillues de je ne sais quelle légumineuse. Il me
dévisage. Puis répond à une question que je ne lui ai pas posée :
« Oui, c’est ici qu’on refait le monde.
— Excusez-moi, je me suis perdu et…
— Ah ah, un de plus ! J’en ai tant vus qui s’en allèrent… »
Je connais ce vers d’Aragon. Pris d’une subite inspiration, je lui
sers le suivant en guise de mot de passe : « Ils ne demandaient que
du feu. »
L’ancêtre acquiesce et resserre son pagne. Comment peut-il
tenir ainsi dans la froidure, torse nu, pieds nus dans la terre, juste

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avec un pagne, un bonnet à poil et un cache-nez ? C’est un grand
mystère. À moins que les basses températures n’aient pas prise sur
un volume de chair réduit au minimum requis.
« Pour le feu, étranger, nous avons ce qu’il faut. Je vais te
guider jusqu’au camp, ne crains rien, nous avons si peu de colère.
— Tiens ? J’aurais plutôt pensé que vous en étiez abondamment
pourvus.
— Au début, oui. Dans une première phase, je dirais. Mais nous
sommes passés à tout autre chose. »
Nous escaladons un talus au-delà duquel la pente se fait raide.
En bas, le sentier aboutit à une sorte de village primitif, avec des
constructions de branchages qui semblent servir d’auvents pour
des abris creusés à même la roche. Au centre, une clairière éclairée
par un brasier. Ces créatures possèdent le feu. Elles font chauffer
une grosse marmite calée sur un trépied de pierres. Ces femmes,
ces hommes, ces enfants, ont l’air heureux. Ils chantent. À vrai
dire, il s’agit plutôt d’un mélange de cris, de slogans, d’ovations
qu’ils rythment en frappant sur des bidons.
« Il y a une fête ? demandé-je au vieillard.
— Non. Ils attendent l’aube, c’est tout. Comme chaque matin. »
Il étudie ma réaction, l’œil à demi-fermé, une virgule au coin
des lèvres. Peut-être a-t-il perçu mon inquiétude. Cette gaieté me
paraît suspecte. Et ce vieux, nom d’un chien, doit être doté d’une
sacrée dose d’empathie :
« Comment as-tu pu perdre ça ?
— Ça quoi ?
— La joie, étranger, tu as perdu la joie, ne le sais-tu pas ? »

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Quatre, à présent, m’entourent. Une brune aux cheveux longs,
vêtue d’une sorte de toge écrue, un jeune gars en short, doudoune
et baskets, un quadragénaire aussi velu qu’un ours, et l’ancêtre à la
bêche.
« J’étais comme toi avant de venir ici, dit le barbu. C’est ça, le
pire.
— La joie, ils nous l’ont volée, ajoute la brune. C’est beaucoup
plus grave que le manque d’argent et de justice.
— Et on ne s’en était même pas aperçu ! clame le plus jeune.
Est-ce que c’est ça, la civilisation ? Des immeubles, des usines, des
routes, des armées, aucune place pour la joie !
— Et des rêves de fric, poursuit la femme en toge, les bras levés,
très « grande prêtresse ». De l’argent qui n’existe pas, des lignes
sur un écran d’ordinateur, qui te font milliardaire ou débiteur. »
Cette envolée me pousse à jouer les provocateurs : « Pour la
joie, il y a la télé non ? »
Un chœur de protestations, huées et invectives s’élève dans les
premiers filaments de l’aurore. Le brasier est tout proche et je me
sens un tantinet hérétique. Le vieillard me sauve la mise : « Allons,
c’est un nouveau, laissons-le méditer, laissons-le chercher la
racine. »
Il s’assied en tailleur sur la terre. Et les autres font de même,
dans le plus grand silence. Ce brusque changement me met très
mal à l’aise. Déboussolé. Si j’ai affaire à une secte, autant ficher le
camp.

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« Ce n’est pas très poli, murmure alors le vieux. Nous t’avons
offert l’hospitalité. Et de la soupe si tu as faim. Lâche prise,
étranger, fais le vide ne serait-ce qu’un instant, respire.
— C’est très gentil de votre part, mais je suis un peu pressé. Je
cherche un ami et il n’est clairement pas ici. Ciao !
— Un grand maigre ? »
Nous y voilà. Je devrais être interloqué, sursauter, pour
complaire à cet ersatz de Lao Tseu. Mais je m’attendais à quelque
chose dans ce goût-là. Parce que le Toine, il est là, quelque part,
qui rôde et se moque de mes très sérieuses inquiétudes. Il est là,
sous mon pied. Dans la racine. Oh, j’ai très bien compris l’allusion
du nudiste-bêcheur, tout à l’heure.
« Et vous allez me dire qu’il avait une fourmi avec lui, ou un
baudet, n’est-ce pas ?
— Quelle idée ? lance le velu. Non, mais il avait soif. Et moi
aussi, hé, le soleil se lève, si on arrosait ça ! »
Ah, ces créatures possèdent aussi le pinard ! Pas étonnant que
le Toine ait fait escale sur cet îlot.

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Ce salaud s’est barré avec nos fous rires

Leur soupe infâme se marie à merveille avec cette piquette qui


aurait rebuté un poilu de Quatorze.
« Quand tu le retrouveras, dis-lui qu’il sera toujours le
bienvenu parmi nous. » Les yeux de la femme luisent. La
bougresse aurait-elle eu un béguin pour le Toine ? La tribu
trinque.
« À la santé du grand maigre !
— Et à la tienne aussi, puisque tu es son pote ! »
D’où vient cet enthousiasme ? Que leur a-t-il donc fait ?
« Rien du tout, il n’a rien fait de particulier, dit le gars en
doudoune. Moi, je suis écailleur de poissons, il voulait savoir
comment se passent mes journées, si j’ai des enfants, etc. Je ne
sais pas pourquoi, mais je lui ai tout déballé. La puanteur qui me
colle à la peau, ma copine qui se décolore pour paraître plus
blonde, toujours plus blonde…
— Moi, enchaîne la porteuse de toge, je lui ai parlé de mes nuits
d’insomnie, du plafond blanc de ma chambre et du cauchemar qui
s’allume au réveil.
— Et moi, ajoute le velu en vidant son godet, je lui ai chanté la
chanson de Ferré : Eh ! m’sieur Richard, encore un p’tit pour la
route ?
— Et lui, que faisait-il ? »
Lao Tseu le dénudé répond : « Il écoutait. Il écoutait comme
peu savent faire. Toi, tu écoutes avec une intention, un but qui

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t’empêche d’entendre vraiment, tu cherches des indices, ce qui
t’arrange, en fait. Tu écoutes comme font la plupart des gens, par
un canal étroit. Lui, c’était un champ ouvert. »
La question suivante, j’ose à peine la formuler. Comme une
corde de guitare qui ferait mal quand on la pince : « Et la joie, il l’a
perdue ? » Ma pensée se prolonge en un « lui aussi » qu’il m’est
impossible de prononcer.
Le vieux réfléchit. Hésite.
« Difficile à dire. Parfois joie et tristesse s’accouplent comme les
couleuvres, au point qu’on ne peut plus distinguer. Le vin aidant,
elles en viennent à prendre la même teinte. Prévert disait : La
tristesse parfois a le goût du rire.
— Pas pour moi ! clame alors le barbu qui pointe son verre vers
le ciel. La tristesse, j’en veux pas, bonjour au soleil, advienne que
pourra ! »
Mais le jour qui vient nous dévoile un sinistre tableau. L’îlot est
cerné par des fourgons. Un anneau de créatures casquées se
resserre autour du rond-point. Une voix ponctuée de
crachotements couvre à présent tout autre bruit. L’occupation doit
cesser, le préfet a donné des ordres. Les avertissements n’ayant
servi à rien, la tribu est sommée de dégager séance tenante afin
que ce fleuron de l’urbanisme automobilistique puisse retrouver sa
sereine morosité.
L’affaire donne du fil à retordre à l’infanterie urbaine, car les
indigènes semblent avoir suivi une formation de résistance
passive. Face à la charge, ils s’allongent sur la terre et entonnent
en chœur une célèbre goualante qui commence par : « Au marché

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de Brive la Gaillarde, à propos de bottes d’oignons, quelques
douzaines de gaillardes se crêpaient un jour le chignon… » De
sorte qu’il en faut au moins deux pour en déplacer un. Lao Tseu
me fait signe de m’étendre : « S’ils cognent, position du fœtus, la
tête sous les bras, compris ? » Compris.
Nous sommes saisis, trimballés et allons épaissir, dans le panier
à salade, un écheveau carné aux multiples protubérances. Le chant
monte dans les aigus sous l’effet de la compression due au brusque
démarrage, mais les choristes tiennent bon : « Ces furies, à peine
si j’ose le dire tellement c’est bas, leur auraient même coupé les
choses… »
Le crâne coincé sous une cuisse velue, j’en profite pour
m’enquérir auprès de Lao Tseu, dont le front heurte le mien, de la
nécessité de chanter en un pareil moment.
« Le chant a un effet de cohésion, m’explique le dénudé, il crée
un lien dans ce chaos, et permet de canaliser toute velléité de
riposte qui nous serait forcément préjudiciable.
— Pourquoi avoir choisi cette chanson de Brassens ?
— Ça, c’est une idée d’Armande, la femme qui vous a parlé. Elle
a pensé que les paroles d’Hécatombe sublimeraient le sourd désir
de vengeance qui couve parmi nous. Je précise qu’Armande était
psychiatre avant d’embrasser notre rond-point de vue.
— Étonnant ! Je ne pensais pas que vous faisiez dans le
calembour.
— Ne t’y trompe pas, étranger, ce sont des termes choisis pour
leur haute portée symbolique. Le rond-point est la tache de yin
dans le yang, une suspension du temps dans ce maelstrom qui

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ravage la planète, l’économie mondiale et l’équilibre social. Mais
ce pourrait être tout aussi bien la goutte de yang, un regain
vivifiant dans cette masse d’inertie obscure qui noie l’humanité. Il
y a là, dans l’accolement de ces deux mots, rond et point, ample
matière à réflexion, tu le vois. D’où le choix du troisième vocable,
vue, qui ouvre sur l’horizon, la perspective et, oserais-je même
dire, la voie.
— Je ne crois pas que les urbanistes aient songé au yin et au
yang lorsqu’ils ont aménagé les carrefours.
— Non, en effet, ils n’en ont pas mesuré la portée. Le principe
du cercle étoilé est pourtant assez évocateur : la croisée des
chemins, la multiplicité des possibles, pour ne pas dire la
figuration même du libre arbitre. »
Il est méchamment secoué, le libre arbitre, dans ce fourgon
dont le chauffeur se fait un plaisir d’enfoncer l’accélérateur à
chaque virage. Sentant une onde de découragement flétrir les
emberlificotés, la vaillante Armande — dont l’épaule écrase mon
mollet gauche — attaque une autre ritournelle signée par le grand
Georges : « Voir le nombril d’la femme d’un flic n’est certain’ment
pas un spectacle, qui du point d’vue de l’esthétique puiss’vous
élever au pinacle… »
Coup de freins. On nous extirpe, on nous secoue, nous
récoltons au passage quelques revers de matraques. À la faveur de
ces maltraitances policières, le chœur reprend avec une vigueur
renouvelée. Fine mouche cette ex-psychiatre, la rage contenue se
manifeste clairement dans l’ardeur des gosiers, mais la mise au
trou se fait sans empoignade, malgré la hargne des matraqueurs

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qui doivent soupçonner qu’il y a du foutage de gueule dans l’air. Je
le ressens moi-même, avec un pincement au cœur car les chansons
du moustachu me ramènent à Toine. Il avait tous ses disques. Des
vinyles qui craquaient sous l’aiguille, libérant la voix chaude. Sa
façon d’être suivait souvent le sillon ténu sur lequel marchait le
baladin.
Son absence m’est douloureuse. Cela n’a rien à voir avec ces
trois murs et cette grille derrière laquelle on nous a parqués. Toine
ne me rassurerait pas, mais nous ferions de cette situation une
pantalonnade. Nous savions puiser, même au fond d’un trou, cette
chose qu’il semble que j’aie perdue. Las, ce salaud s’est barré avec
les chansons de nos dix huit ans, nos fous rires, nos silences
enfumés, dans la clarté des rêves qu’on ne réaliserait jamais et
dont nous partagions l’illusoire avec nonchalance, nos marches
nocturnes dans la ville, agrémentées de pain, d’Emmental et de
cébettes, et nos jeux à la con quand on emmerdait des buveurs de
bière ou des mangeurs de hamburger. Sans lui, tout ça ressemble à
un tas de poussière.

Nous avons décliné nos identités. On nous a délestés de nos


portefeuilles et de nos téléphones. Nous avons été mitraillés de
questions et de cliquetis laborieux, nos geôliers n’ayant qu’une
approche succincte de l’usage d’un clavier. J’ai droit à un
interrogatoire particulier, rapport à ma carte de journaliste. Étais-
je en service commandé ? Que répondre à cela ? Me désolidariser
de la tribu en jouant les envoyés spéciaux, ou au contraire me
déclarer martyr de la cause ? J’opte pour une voie intermédiaire en

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invoquant un « concours de circonstances ». L’un, assis, cherche
avidement des yeux ce qu’il ne trouvera jamais. L’autre, debout,
joue avec une cigarette éteinte. C’est lui qui me demande :
« Un peu plus tôt dans la soirée d’hier, vous n’auriez pas croisé
le capitaine Bauer ?
— Je ne connais personne de ce nom.
— Ah ? Eh bien nous n’allons pas tarder à le savoir, car il doit
arriver d’un instant à l’autre. »

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Hé, idiot, ne vois-tu pas que tu es assis dessus ?

Le capitaine Bauer tourne autour de sa proie. Il s’immobilise un


moment derrière moi. Tel un chien en arrêt, son subordonné se
chauffe les doigts au-dessus du clavier. Bauer repasse devant. Il a
encore de la boue sur les genoux. Il n’a pas eu le temps d’aller se
changer vu qu’il vient de faire subir à mes « deux complices »,
actuellement sous les verrous, un interrogatoire des plus serrés,
dit-il, histoire de me mettre en condition. Il a dans l’idée qu’un
certain réseau islamiste ne va pas tarder à tomber. Je regrette pour
Dachi et sa rousse amie — les complices en question. Cet abruti a
dû leur faire payer cher l’aide qu’ils m’ont apportée.
« Je veux savoir quels sont vos liens avec un dénommé Nasr
Eddin Hodja ? »
J’avoue que cet instant met une note de couleur dans le tableau.
Bauer réussirait presque à m’attendrir. Qu’il ignore tout de ce
héros légendaire des contes orientaux, passe encore, mais que les
histrions de banlieue aient réussi à lui fourguer le Hodja en guise
de suspect, voilà qui tient du merveilleux. Oh, Toine, quel
dommage que tu ne sois pas là pour entendre ça !
« À quoi devons-nous ce sourire imbécile ? »
Le capitaine durcit le ton. Bien, c’est le moment de passer aux
aveux : « Je vais vous dire tout ce que je sais à propos de cet
homme !
— C’est dans votre intérêt, croyez-moi !

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— Un jour, Nasr Eddin Hodja revient du marché, monté sur son
âne. Sitôt arrivé chez lui, il se dirige vers l’écurie et, la voyant vide,
il pousse un grand cri. Son voisin le rejoint au pas de course : Que
se passe-t-il, Hodja ? Celui-ci répond : On m’a volé mon âne ! Il
n’est pas dans l’écurie. Le voisin éclate de rire et fait : Hé, idiot, ne
vois-tu pas que tu es assis dessus ? Comme le Hodja a l’air
embarrassé, le voisin ajoute : Qu’est-ce que tu as ? Ça ne te
rassure pas ? Et Nasr Eddin hoche la tête : Si, mais maintenant il
va falloir que je retrouve son maître ! »
Le silence qui suit a la densité d’un trou noir.
Bauer ne semble pas goûter les histoires orientales. Il s’assied
face à moi, la chaise à l’envers, étend ses jambes et passe
brusquement au tutoiement :
« Tu viens de décrocher le gros lot. Je te mets en garde à vue.
— Mais enfin, c’est idiot, la vie de Nasr Eddin Hodja est un
livre ouvert, capitaine, vous pouvez vérifier…
— C’est vrai chef, coupe alors le second couteau en pianotant
sur son ordi. Y a un tas de bouquins sur ce Nassedine !
— Toi, j’t’ai pas sonné ! Je me fous des noms d’emprunt que se
donnent ces salopards. »
Bauer n’a pas haussé le ton. Son élocution est conforme à ses
gestes, lente, mesurée. Un homme épais. Dont les yeux mi-clos ne
laissent pas voir de couleur. Ses mains posées sur ses cuisses ne
frémissent pas. Bauer n’a pas de tic, de mouvement d’impatience
ou d’agacement. Chez lui, tout est de plomb, comme s’il contenait
la loi et la sentence. Moi, je retiens un début de colère. C’est sans

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doute ce qu’il souhaite. Me faire sortir de mes gonds. Je dois
essayer de garder, moi aussi, la tête froide.
« Vous n’avez rien contre moi, Bauer.
— Capitaine Bauer, tiens-toi le pour dit.
— Je n’ai commis aucun délit. Vous êtes en train d’abuser de
votre autorité.
— Si, il y a délit. Un délit de fuite quand tu as pris ce bus. Tu
t’enfuis et on te retrouve avec une bande de casseurs, c’est déjà pas
mal. Et tout ça pour quoi ? Parce que tu cherches un type qui se
fait appeler Nasr Eddin Hodja, mais que je connais, moi, sous un
autre nom : Antoine Vallier. Celui dont tu as la photo dans ton
portefeuille. Eh oui, tu vois, on sait pas mal de choses.
— C’est n’importe quoi ! Ces gens ne sont pas des casseurs, ils
n’ont même pas résisté à vos sbires ! Vous êtes des…
— Des quoi ? Vas-y, lâche-toi ! »
Ah non ! Bauer n’aura pas ça. Toine éclaterait de rire. Oui, c’est
peut-être le rire que cet homme de plomb craint le plus.
« Je vais me lâcher, capitaine, et vous allez me lâcher aussi,
parce que ce que vous racontez est un tissu d’âneries. Vous allez
vous ridiculiser dans cette affaire. Mes supposés complices sont
des comédiens, oui, ce sont des comédiens que vous avez arrêtés,
et je peux vous dire que si la presse apprend que vous soupçonnez
un certain Nasr Eddin Hodja de terrorisme, vous n’allez pas tarder
à être célèbre. »
Et paf ! Il a eu un frémissement de paupière, j’en jurerais.

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Son subordonné, qui doit décidément tenir de l’épagneul, s’est
à nouveau positionné en arrêt.
« Je le tape, ça, chef ?
— Tape ce que tu veux, c’est ton boulot. Note aussi qu’il n’a pas
nié le délit de fuite. Et dans une banlieue connue pour être un
terreau du radicalisme, c’est suffisant pour conclure que cet
individu n’est pas dans le camp des bons citoyens. Il est dans le
camp des suspects. Ouais, c’est largement suffisant. Reprenons à
zéro : nom, adresse, date de naissance… »
Je pense à une autre chanson de Brassens. Celle où il est
question de zèle imbécile. Lao Tseu avait raison, je vais chanter
dans ma tête, car je sais que l’homme de plomb ne me lâchera pas.

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Le désespoir alimente le feu dévorant de l’espoir

Bauer n’a pas bronché quand l’avocat est arrivé pour exiger ma
libération immédiate. Il savait qu’il n’avait pas d’éléments
suffisants pour justifier une garde à vue. C’était un coup de bluff.
On m’a rendu mes affaires, il m’a regardé partir avec un vague
sourire qui se voulait ironique. Et qui signifiait, je l’ai bien
compris, qu’il n’en avait pas terminé avec moi.
L’avocat, c’est Armande qui l’a fait venir. Elle m’attend dans
une Laguna bleu nuit passablement froissée. Il n’est pas tout à fait
dix neuf heures, mais le ciel s’est déjà obscurci. Finie la toge,
Armande porte un tailleur sobre assorti à sa bagnole. Elle a l’air de
sortir de chez le coiffeur (Armande, pas la Laguna), ses cheveux
noirs sont coupés courts et finalement, ce que j’avais à peine
remarqué pendant le sabbat rond-pointesque, sous l’éclairage
tressautant d’un feu de bivouac, c’est une assez belle femme. Après
un bref échange avec l’avocat, qui ne me demande rien, elle
m’invite à monter. Je suis tellement épuisé que je ne pose aucune
question. À peine calé sur le siège, je sombre.
« Hé, tu sais que tu ronfles ? Elle me secoue l’épaule.
— Quoi, on est arrivé ?
— Oui, allez viens, tu seras mieux sur un divan. »
Je la suis en dodelinant. Dans l’ascenseur. Puis dans son salon
où, très vite, je repère le canapé. J’ôte mes godasses et je plonge.

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Mauvais réveil. J’éprouve un malaise diffus, une sensation
d’urgence. La première chose qui me vient à l’esprit, c’est appeler
Cat. Elle m’a laissé cinq messages. Inquiétude, colère, angoisse.
« Où t’es ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu vas bien ? » J’essaie de la
joindre. Ça ne répond pas. Quelle heure est-il ? Merde, pas loin de
midi ! J’ai fait plus d’un tour de cadran. Elle doit être au boulot, je
lui envoie un texto : « Ne t’inquiète pas, je vais rentrer. »
L’ex-psychiatre est introuvable. Ex ou non d’ailleurs, car à ce
que je vois, elle semble en avoir fini avec la vie sauvage. Je suis
seul dans l’appart. Elle a laissé la radio allumée. Et ce n’était pas
une bonne idée… Réchauffement climatique, déforestation, loi sur
les retraites qui passe en force, mais ce qui domine l’actualité, c’est
ce virus qui se répand et commence à engorger les hôpitaux…
Qu’est-ce que je fous ici alors qu’il y a le feu dehors ? Je devrais
être avec les miens, me battre, faire quelque chose, même si c’est
inutile… Autrefois j’y croyais, j’étais dedans, les poings serrés,
Ferrat chantait : J’y crois parfois, je vous l’avoue, à n’en pas croire
mes oreilles… Qu’est-ce que j’ai réellement fait pour changer les
choses ?
Le visage de ma fille prend soudain toute la place. Son sourire,
ses peurs, sa confiance. Elle n’a pas trente ans. Quel message son
Gabriel de père lui a-t-il transmis ? Quand elle est triste, je lui dis
que tout est encore possible, je suis loin d’en être convaincu mais
je persiste car il faut qu’elle le croie… Il le faut, oui, parce qu’elle
doit vivre, parce qu’elle doit continuer à chercher cet animal en
voie de disparition qu’on appelle bonheur, parce qu’on n’a qu’une

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seule chance, une seule. Les pensées se percutent sous mon crâne,
c’est le rêve que j’ai fait à propos de Toine qui me revient à
présent, sous un angle nouveau… Peut-être l’avais-je mal
interprété, ce n’était pas mon pote qui était au bord de la
dislocation, c’est le monde tout autour qui se disloquait, et s’il
s’obstinait à marcher, c’était pour maintenir l’équilibre dans ce
chaos, ce n’est pas lui qui vacillait, c’était la terre sous ses pas, il
tenait la barre contre vents et marée, comme dans ce vers
d’Éluard… Le désespoir alimente le feu dévorant de l’espoir. Je ne
pleure jamais, mais ce matin…
Armande revient. Souriante. Puis soudain sérieuse en voyant
ma tête. Elle a fait des courses et prépare du café.
« Dis donc, ça n’a pas l’air d’aller fort. Ils ont dû te mettre la
pression, hier.
— Non, c’est pas ça. Il faut que je rentre chez moi.
— Tu n’étais pas si pressé l’autre soir, au rond-point. Tu ne veux
plus retrouver ton ami ?
— Si, mais… je suis un peu à côté de mes pompes.
— Je vois. Viens t’asseoir, allez, ça ne sert à rien de s’agiter
comme ça. Tu sais, ton ami est venu ici. Il a passé une nuit, nous
avons parlé, beaucoup, nous avons bu aussi. »
Elle m’offre un croissant, mais pour l’instant je ne peux rien
avaler de solide.
« Je ne connais même pas ton nom.
— Gabriel. Au fait, je n’ai presque plus de batterie, est-ce que tu
aurais un chargeur pour ce modèle de téléphone ? »

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Elle y jette un coup d’œil. Non, elle n’a pas ça. Elle paraît déçue.
Je dois être de mauvaise compagnie. Son regard se tourne vers la
baie vitrée, derrière nous. Vers le ciel gris jaune. Elle boit son café.
Elle a pris les couleurs du temps aujourd’hui. Pantalon noir,
chandail gris à col ras. Ni collier, ni boucles d’oreilles, ni rouge à
lèvres. Ni alliance. Mais un joli grain de beauté à la base du cou.
« Tu n’es pas bavard, mais tu sais te montrer insistant.
— Excuse-moi, depuis quelques temps j’ai l’impression d’avoir
déraillé. Non, ce n’est pas le mot juste, c’est… comme si je voyais
les choses, les gens, la ville, à travers un voile.
— Peut-être qu’au contraire, il n’y a plus de voile. L’an dernier
j’ai reçu un patient qui croyait avoir des hallucinations, mais sa
façon de décrire son quotidien, chaque pièce de son appartement,
les personnes avec lesquelles il travaillait, avait une telle précision,
une telle épaisseur, que j’en suis venue à me demander si ce n’était
pas moi qui vivais dans une nébuleuse.
— Et tu t’es retrouvée sur un rond-point, enveloppée dans une
toge.
— Oui, dit-elle en ouvrant les yeux comme sous le coup d’une
révélation. Oui, quelque chose a changé, je suis plus perceptive,
plus attentive aux détails, aux saveurs, aux gestes des autres. Je te
vois, ici, avec ton téléphone, tenaillé entre une urgence que je ne
connais pas et l’envie de poursuivre ta recherche, ou ton errance,
de continuer à marcher sur un fil. J’ai vu beaucoup de gens
angoissés par ce qu’ils croyaient être un déséquilibre, les choses
familières leur apparaissaient tout à coup insolites alors qu’ils

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n’avaient fait sans le vouloir qu’établir une certaine distance. Nous
vivons sur des rails que nous appelons réalité, un simple pas de
côté et tout est chamboulé. Cela arrive parfois dans des moments
de rupture, vie professionnelle, vie amoureuse ou deuil. Et ils
viennent me voir pour que je les remette sur les rails. Qu’est-ce
que je dois faire ? Huiler les rouages ? Les ramener à ce que nous
croyons être la norme, et qui n’est qu’une triste et affligeante
fantasmagorie ? Et la vie qui s’échappe ? À présent, lorsque je tiens
une pierre entre mes doigts, lorsque je regarde passer les nuages
ou simplement lorsque je bois un verre d’eau, j’éprouve la qualité
du temps et non plus son écoulement. Ton ami, lui, a fait le pas de
côté.
— Hélas, je crois qu’il n’en a pas fait qu’un seul, et maintenant il
est en train de s’enliser.
— C’est à craindre, tu as raison. La question est : est-ce que tu le
cherches pour le ramener ou pour l’accompagner ? »
Un frisson glisse entre mes épaules.
« Je le cherche parce qu’il me manque.
— Oui. À moi aussi. Mais j’y pense, j’ai quelque chose à te
montrer.
Elle se lève, va ouvrir le tiroir d’un secrétaire en bois ancien, un
beau meuble qui a dû coûter une petite fortune. Elle revient avec
une feuille de papier épais, qu’elle me tend :
« C’est le cadeau qu’il m’a laissé. »
Un portrait au crayon. Un sacré coup de crayon, ça, je reconnais
bien là l’habileté du Toine.

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« Superbe ! C’est très ressemblant, cependant…
— Je sais, il m’a faite plus belle que je ne suis.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. En fait, Toine sait saisir des
gens ce qu’ils ne voient pas eux-mêmes. Non, ce qui me surprend,
c’est… qu’il t’ait dessinée nue.
— Cela n’a rien de surprenant puisque c’est dans cette tenue
que j’ai posé », précise-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
La femme de chair et la femme de papier conjuguées pourraient
éveiller en moi le désir de faire aussi un pas de côté. Mais depuis
quelques jours, j’ai un petit problème par là. Un coup de mou que
je ne me résous pas à nommer autrement. Je préfère penser que
c’est un passage. Un passage à vide, autour de la cinquantaine. Pas
si grave. Toutefois, avouer cela à une ex-psychiatre, devant un nu
qui la représente, ne me semble pas être la meilleure des thérapies.
Elle est attentive, en effet. Elle guette mes réactions. Elle doit en
être arrivée à une conclusion, parce que la légère densité qui, un
instant, nous a rapprochés, se dissipe. Elle passe à autre chose.
« Tu sais comment j’appelais ton ami ? Don Quichotte, parce
qu’il m’a donné envie de me battre contre des moulins.
— Don Quichotte ne savait pas qu’il se battait contre des
moulins.
— Oh si, moi je suis sûre qu’il le savait. »
Elle va ranger le dessin, puis se dirige vers la cuisine. Quelques
instants plus tard, elle ramène deux plateaux. Du riz blanc, des
morceaux de poulet et une salade de mâche. Pendant que nous
mangeons, elle me demande ce que je compte faire.

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« Rentrer chez moi. Si tu as un plan, j’aimerais y jeter un coup
d’œil, parce que je suis paumé.
— Je peux faire mieux : si tu veux, je peux t’accompagner. »

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Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles

Je n’ai rien vu arriver. J’avais la tête ailleurs. Je pensais à ma


fille, Louise. Nous marchions dans un dédale de ruelles sous
voûtes, dans un vieux quartier de Ferrare, et Toine la portait dans
ses bras. C’est son parrain. Civil bien sûr, car chez nous le religieux
n’a pas prise. Elle avait six ou sept ans, Cat les a pris en photo,
c’était une très belle journée, dans l’Italie rêvée.
Lorsqu’un camion a percuté la Laguna.
Sous le choc, mon front a cogné contre la vitre et la ceinture m’a
coupé le souffle. J’ai dû rester groggy un moment.
Puis le bruit. Klaxons. Engueulades. Je décroche la ceinture.
Avec difficulté. Mes mains tremblent. Armande est dehors. Elle n’a
pas l’air d’être blessée. Le camion a frappé par l’avant droit, de
mon côté la portière est coincée. Je sors côté conducteur.
Nous sommes sur un rond-point. Encore. Apparemment, le
camionneur n’a pas cédé le passage. La discussion semble
orageuse. Je m’approche, chancelant. Armande, les cheveux en
bataille, une belle ecchymose sur la pommette, ne laisse aucune
chance au type qui ne parvient pas à en placer une. Il est en tort,
c’est clair, il y a même une mémé qui se déclare prête à témoigner.
Armande exige que le gars m’emmène à l’hosto. Parce
qu’évidemment, son mastodonte est toujours en état de marche,
alors que la pauvre Laguna laisse échapper tous ses fluides, une
véritable hémorragie.

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Non, pas d’hosto, ça va aller, faut que ma tête retrouve mes
épaules, mais ça va aller. De toute façon, le type n’est pas très
chaud, il a une livraison urgente. Armande est visiblement
secouée, elle est très pâle, mais tient ferme. Elle est désolée,
désolée, répète-t-elle. Autour, ça klaxonne, ça gronde. Elle appelle
une dépanneuse. Puis m’assure qu’elle va se débrouiller, qu’il est
inutile que je perde mon temps à attendre. J’attends quand même.
Un peu pour elle, un peu pour moi. Je me souviens d’un court-
métrage avec l’acteur Laurent Lucas. Un accident. Après le crash,
il va faire quelques pas dans un parc que longe la route. Il est un
peu vaseux. Le jour décline. Il marche et revoit, dans la brume, la
première fille qu’il a aimée. Elle danse sur l’herbe en compagnie
d’autres jeunes gens. Il les observe. S’assied sur la pelouse. Puis
s’allonge. La fille lui tient la main. Est-ce celle qu’il a connue ou
une autre, alertée par la vue d’un homme qui semble pris d’un
malaise ? La brume s’épaissit. Il meurt doucement, avec, dans sa
main, la main d’une fille. Pas mal comme fin. On en a vues de plus
violentes.
Moi, c’est la main d’Armande que je tiens. Elle s’en veut de me
lâcher en plein embouteillage et, d’après elle, assez mal en point.
Rien de grave, je lui dis. Pas de problème. Elle me glisse sa carte
dans la poche. Non, je n’hésiterai pas à l’appeler si besoin est. Oui,
je vais prendre un bus et rentrer chez moi.

Téléphone vide. Je n’ai ni carte bleue ni chéquier. Je me fouille.


Il doit me rester une vingtaine d’euros. Je n’étais pas parti pour

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une expédition, ceci expliquant cela. Mais j’ai assez d’argent pour
le bus ou le métro, s’il y a une bouche à proximité. Il suffit de
trouver le bout du fil.
Marcher. On marchait dans Paris jusqu’à se perdre, avec Toine.
Il habitait dans le 11e et je lui rendais visite aussi souvent que je
pouvais. Partout où il y avait de la musique, un bistrot enfumé, un
coin de rue, une terrasse de café, on s’arrêtait. On passait du temps
à ne rien faire, et ce rien était lumineux. Il y a longtemps. Avant
qu’on ne s’enferre dans la ruche des nécessités. La vie dont nous
rêvions, elle existait sur les bas-côtés. Dans ces interstices qui pour
nous étaient le seul réel. Avec, au cœur, une chanson de Ferré : Les
gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles, à
certaines heures pâles de la nuit, près d’une machine à sous, avec
des problèmes d’hommes, simplement, des problèmes de
mélancolie… Nous étions disponibles et l’errance nous offrait,
parfois, ces fragments d’espace-temps qui nous reliaient aux
autres, à l’univers.
Il y a bien des lignes de bus, mais aucun trajet ne m’est familier.
Et pas de métro. Suis-je toujours dans la même ville ? C’est
incroyable cette enfilade de boulevards, d’avenues, de banlieues ne
laissant place à aucune respiration.
En milieu d’après-midi je suis complètement largué. Ça non
plus je ne l’ai pas vu venir. Du moins, pas à ce point. Un taxi est à
l’arrêt près d’un abribus. Me voyant approcher, le chauffeur
accroche à ses oreilles un masque blanc qui lui couvre le nez et la
bouche. « Restez à distance ! », grogne-t--il. Je ne tombe pas de la

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lune puisque j’ai entendu les infos ce matin, mais je ne m’attendais
pas à cette irruption dans le quotidien. Il accepte quand même de
m’emmener, mais lorsque je lui indique mon adresse, il se met à
siffler et m’avertit que ça pourra dépasser les 50 euros. Je n’ai pas
cette somme. Je lui demande alors quelle direction je dois
prendre. Ça le fait marrer : « Vous voulez y aller à pied ? Eh bien
bonne chance, c’est par là-bas ! » Son pouce pointe vers l’est.
Enfin, je crois que c’est l’est, le pâle rayonnement dans ce ciel de
plomb ne permettant d’établir qu’une approximation. J’ai une
petite poussée d’angoisse en songeant à Ulysse qui n’était qu’à
deux pas de chez lui et qui a mis dix ans pour y parvenir. Et je ne
pense pas être aussi malin que lui.
Qui me croira lorsqu’un jour je raconterai cette histoire de
dingue ? Un homme de mon âge dans une situation pareille ! J’ai
un métier, une famille, enfin, une compagne et une fille qui vit sa
vie depuis longtemps, j’ai un ordinateur, Internet, un lecteur mp3,
une bagnole (Twingo blanche rayée en bas de caisse, mais qui
roule, merde !), des impôts à payer, un chef de service con comme
un balai, un trois pièces 4e étage avec ascenseur, des voisins
bruyants, et un ami qui a viré alcoolo. Y a-t-il plus banal ? Que
fais-je dans ce quartier miteux, aux portes closes, aux volets
croisés, aux passants sans regard — et sans bouche pour certains
d’entre eux — avec une poignée d’euros en poche et un téléphone
en rade ? J’ai dû perdre un bout de cervelle en route.
Pas le choix, va falloir crapahuter. J’ai confiance en mes pieds je
l’ai dit, et le dire me fait du bien. À la vérité, j’ai un peu exagéré en

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affirmant que je suis un être rationnel, je serais plutôt un cerf-
volant qui a besoin de sentir sous lui la corde bien arrimée. Sans
cela, des idées folles me traversent, même assis devant ma table de
travail, hop, tout-à-coup je songe à la terre qui tourne sur elle-
même à la vitesse de 1700 km/h, et autour du soleil à 100 000
km/h, soleil qui tourne autour du centre de la galaxie à 850 000
km/h, qui elle-même file à 2 millions de km/h… et avec tout ça,
demain je devrai retourner au boulot dans ma Twingo à la vitesse
de 20 à 30 km/h s’il n’y a pas de bouchon avec, dans ma sacoche,
un plus ou moins casse-croûte pour les vingt minutes de pause que
je m’accorde, maintenant à l’écart le furieux vertige que tout être
humain s’envisageant dans l’infini cosmique serait en droit
d’éprouver ! Donc, mes pieds sont l’ultime rempart entre l’extase
du funambule perché entre deux trous noirs, sur un fil en
expansion qui, tôt ou tard, finira par casser, et la médiocrité
lénifiante qui, d’un match de foot à une téléréalité, nous permet
d’éteindre une à une ces grappes de neurones dont l’humanité a la
faiblesse de tirer fierté.
J’ai un peu mal à la tête, je l’avoue.
Que fait cette Gitane devant moi ?
« Je vais te lire les lignes de la main.
— J’ai pas d’argent.
— Si tu m’en donnes un peu, seras-tu plus pauvre pour autant ?
— La question n’est pas là, je me suis perdu et je n’ai presque
plus de monnaie.
— Bah, je te le fais à un euro. »

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Elle prend ma main. Elle est très jolie, mais qu’en ai-je à faire ?
Nous filons à 2 millions de km/h à travers une masse de matière
noire que personne n’a jamais vue.
« Curieux… d’après ce que je vois, tu es en train de te
réincarner.
— Allons, bon ! — Je retire ma main. Je ne crois pas à ces
sornettes !
— Tu as tort, tu te réincarnes chaque fois que tu dors dans un lit
différent.
— Idiotie ! Je me lève toujours moi-même !
— Oui, mais pas tout à fait, il n’existe pas de cercle fermé dans
l’univers, il n’y a que des spirales. »
À cet instant-là, je ne saurais en expliquer la cause, une anxiété
bizarre me serre le cœur et une question s’échappe de mes lèvres :
« Tu veux dire que je ne retrouverai jamais ma maison ?
— Heu…
— Ou alors que je la retrouverai, mais avec un décalage
temporel ? Différente ? Pas comme je l’ai laissée ? Un infime écart
orbital s’immiscerait entre ceux que j’aime et moi ? — Elle
s’éloigne à reculons. Attends ! Et mon ami, tu l’as vu mon ami ?
Regarde, j’ai une photo… Tu lui as dit les lignes de la main, à
lui ? Hé, ne pars pas !
— Pour un euro, je crois que ça suffit.
— Attends, je t’en prie — je me fouille en vitesse. Tiens, voilà
cinq euros ! »
Elle disparait au coin de la rue.

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Aussitôt remplacée par un clodo dont le sourire évoque un bout
de fil barbelé. « Eh, mec, si t’as trop de pognon t’as qu’à me payer
à boire. »

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Fragilité et inquiétude s’alimentent de la poésie

Cette histoire de décalage temporel me préoccupe. Il y a


quelques mois, j’ai rêvé que je remontais le temps. J’avais à
nouveau vingt ans et cela me rendait triste. Je n’avais pas encore
rencontré Cat et ma fille n’était pas née, or il existait une infinité
de variables, il me serait impossible de retrouver exactement la
même Cat, de retrouver exactement la même Louise. Je les aurais
perdues, telles qu’elles étaient je ne les verrais plus… En ouvrant
les yeux, j’ai éprouvé du soulagement, j’avais mon âge, rien de
moins. J’ai su que je ne souhaitais pas rajeunir. La vieillesse et la
mort au bout m’apparurent sous un jour nouveau.
Baste ! Je n’ai pas rajeuni et la mort peut attendre. Si seulement
j’avais un chargeur pour mon téléphone…

Le patron pose deux tasses de café brûlant sur le comptoir. Le


clodo rafle la sienne, y ajoute deux sucres, remue et avale d’un
trait. Puis, en se léchant les lèvres : « Un chargeur, mec ? Tu crois
vraiment que j’ai ça ? Et pour une vieillerie pareille, ajoute-t-il,
jetant un coup d’œil méprisant sur mon mobile.
— Je vois que monsieur se tient au courant des nouveautés.
— Pour qui tu me prends ? T’as qu’à en chourer un.
— J’ai assez d’emmerdements comme ça. Je viens de passer une
journée en garde à vue, ça me suffit. »

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Du coup, il me réévalue. Ce qui accentue le plissement de sa
trogne déjà passablement ravagée. Puis il tend le menton vers les
œufs durs dans le coquetier distributeur que le patron a posé
devant nous. J’acquiesce. Deux pour lui, deux pour moi. En
écalant son œuf il dit : « Tu remets une tournée et je t’en dégotte
un.
— Un quoi ?
— Ben un téléphone, hé, banane ! »
S’en suivent des négociations. Je n’ai pas envie qu’il dépouille
un pauvre bougre. Il me rassure : « T’inquiète, je fais pas les
poches moi, j’connais du monde c’est tout. Bouge pas. Et
commande-moi un ballon de rouge. »

J’y suis. Dans l’entre-deux. Ça va rouler. Il va me ramener un


téléphone, j’appelle Cat, elle vient me chercher, elle n’aura pas
changé d’un pouce et me dira qu’il en est de même pour Louise.
J’aurai bouclé la boucle. Petit bourgeois. Je ne suis pas Toine. Et je
l’aurai peut-être perdu… Bizarrement, j’appréhende l’atterrissage.
Le funambule sur son fil cosmique luit comme une étoile.
Moi, je redeviendrai gris.
Le zinc, les bouteilles, les miroirs, la baie vitrée, tout est reflet
ici, reflets posés comme des souvenirs, chacun offrant une
perception différente. Les noms accolés aux choses nous donnent
l’impression de saisir, de figer un fragment du réel dans une
définition, et nous le voilent aussitôt. Une vieille femme assise
tapote son téléphone. Deux hommes à ma gauche parlent fort, le

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virus, encore ! Ça les met en pétard. Il est question d’annuler un
match. Leurs gestes tracent des lignes mouvantes sur le zinc. Par
dessus les bouteilles, la glace inclinée me donne un autre aperçu
de leurs visages. Qui me paraissent plus expressifs. Qui révèlent
des choses que les bouches ne disent pas. Une cicatrice en V au
coin de l’œil. Une cigarette mal roulée qui s’éteint. Les heures sous
la semelle, sous le coude qui glisse sur le comptoir, qui se lève et
revient, la main aux taches sombres qui balaie l’espace, la sphère
délimitée où le temps s’est arrêté. La vieille femme a posé son
téléphone. Son regard se perd dans les bulles qui pétillent entre
ses doigts. Toine est plus près de moi que jamais. Un homme qui
sait regarder les autres. Qui est avec eux. J’ai connu ces moments
en sa compagnie. Ses silences attentifs. Ils remontent en moi en
nuages d’émotions transparentes. Avec des mots de Prévert… Il est
terrible, le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain.
Des détails, de minuscules faits qui soudain vous secouent, comme
un bref, très bref élan d’amour universel, que l’on s’empresse
d’étouffer. Toine n’était pas si pressé. L’empathie ne l’effrayait pas.
L’a-t-il payée en s’imbibant progressivement, pour ne plus voir
l’amoncellement de barrières, de frontières, de murs que les
infatigables bâtisseurs continuent de dresser. Nous sommes dans
les bribes, les frôlements, le souffle, dans ce que nous percevons en
périphérie, dans ce qui ne s’affiche pas, dans ces instants
d’affleurement du cœur. À travers la fumée de sa cigarette, il les
guettait jusqu’à l’oubli de soi. Je cherche son œil dans les reflets, et
je me vois, éparpillé, dans le regard en point d’interrogation du

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bistrotier, et dans le creux de la cuiller où mes cheveux fusionnent
avec un éclat du jour.
« Tiens, çui-là t’aura pas coûté cher ! » Le clodo plaque un
mobile repliable sur le comptoir. La coque éraflée en plusieurs
endroits a dû en voir de dures, mais la batterie est chargée. Il ne
me reste qu’à procéder à l’échange de cartes sim. Drôle de gars. Il
s’est démené pour deux œufs durs et un verre de mauvais rouge.
Qu’il siffle avec délectation, sa moustache crasseuse trempant un
peu dans le jus. Maigre et voûté, une écharpe de grosse laine
autour du cou, une veste jean qui a viré au gris, il a des yeux d’un
bleu intense qui donnent une vague impression d’ange déchu.
L’image de Saint-Gabriel dans le snack de la vieille me revient
soudain en mémoire. Serait-il, lui aussi, une sorte de messager ?
« Qu’est-ce qu’y a ? Ma tronche te revient pas ?
— Heu, je pensais à un ange.
— C’est ça, ouais, fous-toi de ma gueule !
— Non, je me disais… — Je fouille la poche de cœur de mon
imper. La photo de Toine, je la lui montre : T’as déjà vu ce mec ? »
Il prend son temps. Sa bouche se plisse. C’est un non,
apparemment. Mais je me trompe. Je n’avais pas observé le reflet
dans ma cuiller…
« Mouais, sûr que je l’ai vu, il m’a payé le coup.
— Quand ?
— Ben… hier, avant-hier, sais plus. Mais je me souviens qu’on
est descendu ensemble jusqu’au port.
— Un port ? Quel port ? On est près de la mer, ici ?

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— Putain, tu sais plus où t’habites, toi ! » Il pointe un doigt vers
ma tempe droite : « Qu’est-ce qui t’es arrivé ? C’est les keufs qui
t’ont fait ça ? »
Je me palpe. C’est encore gonflé et douloureux. J’avais oublié.
« Un petit accident, rien de grave.
— Viens, on va prendre l’air. J’te montre le port.
— Attends, j’ai un truc à faire. »

Je tombe sur la messagerie de Cat. Le mobile est peut-être au


fond de son sac, comme souvent. J’insiste. Enfin, j’entends sa voix.
« Où est-ce que tu es ?
— Je sais pas au juste, en fait je me suis perdu en cherchant
Toine, mais tout va bien, rassure-toi.
— Écoute-moi bien : il faut que tu fasses très attention, il y a
une alerte à cause d’un virus qui est en train de se répandre dans le
pays, le gouvernement dit que les gens doivent se confiner, je n’ai
même pas pu aller au boulot cet après-midi, le collège a fermé ses
portes. Ne touche personne, garde tes distances, il parait que ça se
transmet par le contact. C’est dingue, dingue ! Tu dois rentrer au
plus vite.
— Et Louise ?
— Elle est chez elle, ne t’inquiète pas. Bon, comment on... ah,
merde, j’ai oublié de te dire : la Twingo n’a pas démarré ce matin,
la batterie je crois.
— Comment tu t’es débrouillée ?

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— J’ai pris le bus. Faut que tu rentres à la maison, Gab’, tu
comprends ?
— Oui, oui, je vais me débrouiller, mais ne panique pas si je
tarde… » Elle me pose un tas de questions, m’engueule parce que
je suis parti sans argent, trois jours presque sans nouvelles, elle
s’est demandée si… Mais non, ma chérie, je suis vraiment sur les
traces de Toine… — Qu’elle traite d’abruti, et moi itou dans la
foulée. Est-ce que j’ai essayé de joindre mon bureau ? Les
journalistes doivent avoir des consignes, eux-aussi.
« Faut que tu te bouges les fesses, merde, la négligence n’est
pourtant pas dans tes habitudes !
— Ok, rends-moi un service Cat, s’il te plaît, appelle le bureau et
explique-leur que je suis en ville, confiné quelque part… j’en sais
rien, tu trouveras bien un truc.
— Confiné dans quoi ? Un troquet, comme ton pote ?
— T’as qu’à leur dire que j’ai fait des interviews de gilets jaunes,
— ce qui n’est pas faux, d’ailleurs — et je suis bloqué pour l’instant,
mon portable est vide, mais je ramènerai peut-être un bon
reportage. Tu peux faire ça pour moi ?
— Ben voyons ! »
Silence. Je perçois son souffle. Son attente. Son angoisse.
L’atmosphère familière de la maison. À la pensée de ce que j’ai
laissé, j’ai les guiboles en coton. Ce qui m’attache et dont je me suis
éloigné presque par inadvertance, et qu’à présent je sais ne pas
pouvoir retrouver avant d’avoir franchi le Léthé… Je ne parviens
pas à mettre de mots sur ce qui est en train de se jouer. Fragilité et

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inquiétude s’alimentent de la poésie, disait René Char. À l’inverse,
la poésie s’alimenterait-elle de la fragilité et de l’inquiétude ? À
moins que ce ne soit la vitale intranquillité que prône Bernard
Lubat. J’ai atteint une zone de vertige, comme dans ces rêves où
l’on est nu, dépouillé, à vif, livrant un combat obscur, en quête de
quelque chose d’essentiel, tout proche, qui m’échappe et me grise.
Nous nous quittons sur des paroles douces. Je lui dis :
« Attends-moi », elle murmure qu’elle m’attend.
Le clodo m’attend, lui aussi. Son regard bleu est une porte
ouverte.

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Tout instant est une porte qui s’ouvre

En face du troquet, sur un élargissement du trottoir, un joueur


de blues se déhanche en soufflant dans un harmonica pincé dans
une armature. Il finit son rif puis reprend le thème au chant en
faisant glisser un bottle-neck sur le manche de sa gratte. Les rares
passants ne s’arrêtent pas. Ils n’écoutent pas. Ils ne donnent rien.
Ils sont pressés. Dans leur présent, il n’y a pas de place pour cette
voix de terre. Quelques uns portent le masque. Il y a dans l’air une
tension. Le poison serait-il aussi dans les âmes ? Est-ce que mon
guide a entendu parler de ce virus ? Il hausse les épaules : « Des
rumeurs. Moi, de toute façon, je suis blindé. » Je lui demande son
nom.
« Jo.
— Et où va-t-on maintenant, Jo ?
— En bas, mec.
— Moi c’est Gabriel. Qu’est-ce qu’il t’a raconté, mon pote ?
— C’est vrai que t’es journaliste ?
— Oui, peu importe, je suis vraiment à la recherche de mon ami
et j’aimerais savoir où tu l’as emmené.
— Oh, je t’arrête tout de suite, c’est lui qui a voulu venir. Il
savait pas où crécher, alors je lui ai proposé mon yacht.
— T’as un yacht, toi ?
— Tu verras bien. »

60
Nous empruntons une ruelle qui s’étrécit pour devenir un
tunnel aux parois recouvertes de tags. Sur quel autre monde
s’ouvre le trou de lumière au bout de ce cul de sac ? L’entrée des
enfers ? Je me souviens d’un voyage à Naples avec Cat. Nous
étions allés jusqu’à Cuma, une petite ville au nord-ouest de la baie
que peu de touristes fréquentaient. Entre la mer, les champs
Phlégréens où bouillait une lave à fleur de sol, quelques ruines
gréco-romaines flirtaient avec des immeubles décrépits, des
chantiers improbables, des hôtels de luxe, des villas, des taudis.
Là, dans un bois accroché à la roche, une trouée en forme de
pyramide tronquée donnait accès à l’antre de la Sibylle, lieu
d’oracles et porte du monde des morts. Nous nous tenions par la
main et nous sommes entrés gaiement, la pénombre, le mystère, la
proximité d’une terre en fusion et l’absence de gardien avaient
éveillé en nous des envies légères.
De l’autre côté, Jo marque une pause pour rouler une cigarette.
Il ne lui reste qu’un fond de tabac et j’admire la dextérité avec
laquelle il réussit à façonner un cylindre acceptable avec ces
débris. Ici, le bitume est fissuré, une tranchée longitudinale laisse
apparaître une terre noire d’où se dégagent des odeurs de gaz et
d’eaux usées. Nous sommes en haut d’un versant. La route
descend vers un quai de déchargement aménagé dans la boucle
d’un large serpent noir. Au-delà de ce cours d’eau, et de tous côtés,
villes et cités enchaînées les unes aux autres s’étendent à perte de
vue.
« C’est ça que tu appelles un port ?

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— Ben quoi, quand il y a de la flotte et des bateaux ça s’appelle
pas une gare ! » Après s’être grillé quelques poils de moustache, il
expulse par les narines deux longs jets de fumée. « Bon, on y va ? »

Le paysage se dégrade au fur et à mesure que nous descendons.


Aux pavillons qui occupent les hauteurs succèdent des immeubles
vieillots, des HLM datant du milieu du XXe siècle, puis des
masures auxquelles sont accolés des abris de tôle rouillée, des
garages environnés d’épaves, jusqu’au quai encombré de
conteneurs. Un engin porte-charge fait la navette entre le plus
proche hangar et une péniche fatiguée qui surnage au creux du
méandre. Plus en aval, Jo a amarré son yacht. Un petit quillard
démâté, déglingué, qui jamais plus ne verra la mer.
« Magnifique ! Donc, c’est sur ce truc que mon pote aurait
passé la nuit ?
— Parfaitement monseigneur. Ça te convient pas ? »
Mon ton a déplu à ce gentilhomme de fortune. Mais tout me
paraît faux, cette banlieue minable, ce fleuve qui ressemble à une
coulure d’huile, ce bidonville flottant, et ce foutu virus sorti d’un
mauvais film catastrophe. Imaginer que Toine soit venu se perdre
dans cet écart m’est difficile.
« Tu me crois pas ? Alors viens voir ! »
Je dois presque m’accroupir pour pénétrer dans la cabine. Un
trou à rat. Qui en a aussi l’odeur. Une étroite couchette enfouie
sous un amas de couvertures. Une caisse maculée de taches

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vineuses en guise de table. Deux tabourets. Jo décroche une feuille
punaisée au-dessus de la couchette et me la colle sous le nez.
« Si c’est ton pote, tu dois reconnaître sa patte ! »
Des lignes noueuses enchevêtrées forment la chevelure
broussailleuse de Jo. On dirait un dessin inachevé, et pourtant
tout y est. Deux coups de crayon pour le nez, une incurvation
brisée en son milieu, soulignée d’une épaisseur, pour la bouche
entrouverte, coupée par une ondulation verticale née dans la
braise de la cigarette. Les yeux sont deux touches d’un noir
intense, perçant, auréolés de fuseaux à peine ébauchés. Plus qu’un
portrait, c’est une fraction de temps que Toine a saisi, cet
intervalle entre deux battements, cet affleurement du noyau, qui
révèle ce que je n’ai pas su voir. Je suis émerveillé. Une loupiote
s’allume sous mon crâne. Je crois comprendre ce qu’il cherche.
Oh, je l’en crois capable. L’épure. La quintessence. Un jour, il a
détruit une toile que je trouvais superbe parce qu’il échouait à
reproduire le modelé d’une main de femme. Après ses heures de
boulot, il passait des nuits à étudier les classiques, à affiner son
trait, à capter l’imperceptible, qu’on perçoit néanmoins de façon
fugace, comme une fragrance, ou un écho. Ce croquis est d’un
niveau supérieur au nu d’Armande. Il a dû franchir ses limites.
S’arracher à lui-même. Ce n’est pas Van Gogh, non, il a gagné sa
vie en traçant des plans pour des bureaux d’études, mais il n’a
jamais cessé d’explorer, de faire et défaire, testant divers procédés,
en aveugle, à l’automatique, effleurant à peine la feuille, jusqu’à la
cribler de trous par colère devant ses essais infructueux. Pour lui,

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la ligne était à l’origine de tout ce qui existe, la nature intrinsèque
du mouvement, le lien entre les mondes, les astres, les gens, sa
théorie des cordes, sa musique… Bon, j’avoue que nos
enthousiasmes nocturnes sur la vérité de l’art s’exprimaient
habituellement dans une brume alcoolisée ; nous finissions
épuisés dans des rêves d’arabesques.
Jo m’a laissé seul dans la cabine. Je le rejoins sur le quai.
« Mes excuses, Jo, tu m’as aidé et je t’ai pas remercié. »
Il hausse les épaules. Il a les yeux fixés sur un point dans l’eau
noire. « C’est marrant, ça », murmure-t-il. Je me retourne, me
penche au bord du quai… C’est le bateau de papier avec son
bonhomme bleu dessiné sur la voile, qui sourit.
Un point bleu dans le courant noir.
Qui devient tout à coup l’une des plus belles choses que j’ai
vues.
Je voudrais l’attraper. Il me faudrait une perche, une gaffe…
« Laisse filer », dit Jo.
Il a raison. Je ne dois pas y toucher si je désire qu’il
m’accompagne. Jo l’a compris d’instinct. Pour cela, il a droit à mon
respect. Bref échange de regards. Lien subtil. Du trait bleu du
bonhomme jusqu’à l’iris bleu du clodo. Mystère.
« Est-ce que tu sais où il est allé ?
— Hein ?
— Mon pote, l’artiste. Est-ce qu’il t’a dit quelque chose en
partant ?
— Non, il s’est barré tôt le matin.

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— Dans quelle direction ?
— Par là.
— Vers ce hangar ?
— Y a que ça, des hangars.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant à voir, là-bas ?
— J’en sais rien, moi, j’t’en pose des questions ? Merde, chuis
pas un flic !
— Ok, Jo, c’est de la déformation professionnelle, tu sais, on
pose toujours des questions, ok… Bon, ben je crois que je vais aller
y jeter un coup d’œil.
— Laisse tomber, y a rien là-bas… »
L’engin porte-charge va et vient entre la bouche rectangulaire
du hangar où il enfourche des palettes, et la péniche amarrée en
face où deux gars l’attendent pour transborder les ballots.
« Qu’est-ce que c’est comme marchandise ?
— Des fringues.
— Comment le sais-tu ?
— Une fois ils ont crevé un colis et j’ai vu des jeans et des T-
shirts.
— T’en as pas profité pour te servir ? »
Il me regarde en balançant doucement la tête. « Ton pote disait
moins de conneries que toi. »
Ce n’est pas la première fois que j’entends ce genre de réflexion.
Toine appelle ça de la naïveté. Parce que c’est un ami. Le benêt et
l’affranchi. La souffrance déniaise. J’ai souvent vu, ces derniers
temps, naître un rictus sur les lèvres de l’ivresse, mordant,

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blessant, amer et acide à la fois. Pourquoi, alors, suis-je tant tenu
par le désir de le suivre ?
« Je t’aurai prévenu. Y a des endroits qu’il vaut mieux éviter. De
toute façon, ces mecs te laisseront pas entrer. C’est pas ton monde.
— Mon monde ? Il y a longtemps que je ne sais plus ce que c’est.
— Putain, mais qu’est-ce que tu cherches ? »
Je n’ai pas la réponse, mais dans sa question il y a quelque
chose de plus que la curiosité. Quelque chose qui fait du bien.
« Merci, Jo. Tu sais, le dessin, il est beau. »
Un chat nous guette. Tigré. Efflanqué. Un affranchi, lui aussi.
Je m’accroupis pour lui gratouiller les oreilles.
« Gaffe, c’est un farouche ! »
J’avance doucement les doigts. Le matou se ramasse sur lui-
même en émettant un son rauque. N’insistons pas.
— Tu le connais ?
— C’est le greffier du quai, le surveillant, le vrai patron, il vient
chaque jour faire sa petite tournée. Hier, je crois que ton pote en a
fait un dessin, je l’ai vu griffonner dans son carnet. C’est marrant
parce que lui, il a pu le caresser sans que ce tigre se mette en
rogne. »
Ça ne m’étonne pas. Toine a toujours entretenu un lien secret
avec les chats. Surtout les vagabonds. Le tigré semble en avoir
assez de nos conciliabules, il part en trottinant vers le hangar.
« Comme d’hab’ » marmonne Jo.
— Qu’est-ce qui peut l’attirer par là-bas ?
— Hé, j’en sais rien, mais l’aut’fois ton pote l’a suivi.

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— Jusqu’où ? Il est entré ?
— Merde, j’t’ai dit, il l’a suivi, v’là tout ! »
Toine peut faire ce genre de chose. Suivre un chat errant dans
son enfer animal. Je remercie Jo une dernière fois. Je le laisse à sa
chevelure broussailleuse, à son nid flottant, à l’éphémère trace
d’amitié d’une main d’artiste sur un bout de papier. Tout instant
est une porte qui s’ouvre, a écrit Pascal Quignard.

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Assez stupide pour franchir la ligne

Le nom de la société est inscrit en lettres blanches sur le


panneau vissé à la façade : Aornos Invest. La queue frétillante, le
chat file à l’angle du bâtiment, longe le mur et, une cinquantaine
de mètres plus loin, s’arrête devant une porte entrouverte.
Quelqu’un a déposé là une gamelle. J’avalerais bien quelque chose
moi aussi, deux œufs durs c’était un peu léger. Il faudra pourtant
que je fasse avec, il ne me reste qu’un peu de monnaie. Je devrais
suivre le conseil de Jo et rentrer chez moi, voilà trois jours que je
suis cet idiot, à quoi ça rime ? Qu’est-ce que je fais ? Si Toine est
entré là-dedans, j’imagine qu’il est passé par là, par cette porte
qu’une main négligente a laissée entrebâillée pour nourrir un
matou… Pourquoi l’aurait-il fait ? Oh, je le connais, je sais qu’il est
assez stupide pour franchir la ligne, pour le plaisir de franchir la
ligne, c’est ce qu’il a toujours fait, ce que j’ai souvent tenté de
l’empêcher de faire, ce qui chez lui m’horripile. Et me fascine. Oui,
il a dû entrer. Jo a dit : Il l’a suivi, voilà tout. Le chat repu se
faufile à l’intérieur. Toine a dû faire de même, et moi… merde,
journaliste à la manque, comment résister à cette bouche noire
quand tout me dit de ne pas y aller ? C’est toute l’histoire de ces
derniers jours. Après dix années d’indolence, qu’est-ce qui me
prend ?
Ils sont en train de transborder. Ils ne regardent pas de mon
côté. C’est le moment.

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Des empilements de ballots sous une clarté jaunâtre. Un sourd
bruit de fond que je ne parviens pas à identifier. Où est ce chat ? Y
a-t-il un recoin où il stocke des carcasses de rats ? Et un portrait de
lui légué par un artiste errant ? Le bruit provient d’en haut. Je
parcours environ une trentaine de mètres… Au-dessus de moi, une
coursive dessert l’étage supérieur. On y accède par un escalier
aussi raide qu’une échelle. Je grimpe à quatre pattes. Dans l’entrée
principale, j’aperçois le porte-charge qui vient enfourcher un
nouveau lot de palettes.
La coursive mène à une passerelle en caillebotis métallique. Elle
surplombe les piles organisées par carrés que séparent des travées.
J’avance avec précaution sur cette grille qui vibre et grince à
chacun de mes pas. J’avance et je le regrette déjà, aucun signe du
passage de Toine ici, rien, et je suis sur une propriété privée. Je
n’ai pas de respect sacro-saint pour la propriété, mais je sais la
hargne avec laquelle mes congénères la protègent. Aornos, Aornos,
ce nom m’évoque quelque chose d’ancien, de maléfique. Oui, je
regrette, mais j’arrive au bout de la passerelle, à l’angle d’une autre
coursive où le bruit est plus intense. Je fais une vingtaine de pas,
tourne à nouveau, m’enfonçant dans le labyrinthe.
La cloison de droite est percée d’une verrière encrassée. Ce que
je vois, dans l’arc que ma main libère de la poussière grasse,
ressemble à une salle de classe. En contrebas, à environ deux
mètres au-dessous de moi, plusieurs femmes travaillent, chacune
devant une machine à coudre, dans un bourdonnement continu.

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Sur les tables sont amoncelés des coupons de tissu, d’un côté les
pièces à assembler, de l’autre l’ouvrage exécuté. Pour autant que je
puisse en juger, la plupart des ouvrières sont d’origine asiatique,
mais quelques postes sont occupés par des Africaines. Dans un
coin derrière les rangs, un homme assis tient en laisse un grand
chien gris. Une sorte de dogue. C’est une chaîne de fabrication
clandestine.
Je savais que ça existait, j’en avais entendu parler, mais savoir
le fil du rasoir et poser un doigt dessus sont deux expériences
différentes. Le réel poussé à un certain degré d’acuité provoque
une sensation d’irréalité. Je n’ose élargir la trace claire sur le verre.
Je reste soudé à cette vitre. Dehors ce n’est pas le ciel bleu, non,
mais c’est quand même le jour, dehors les gens vaquent à leurs
affaires, heureux, malheureux, ils vivent. Et pendant ce temps, des
femmes sont vissées à une chaîne, pliées à la tâche dans la lumière
terne, sous la surveillance de gardes-chiourme et d’un chien. Je
respire à peine. Comme si le souffle m’était devenu interdit.
L’imper que j’ai sur les épaules a peut-être été fabriqué ici. Les
soldes, les affiches de mode, la consommation quotidienne, et ça,
le soubassement, la production de l’en-dessous, le droit et le non-
droit, et cela nous convient. Banal-bancal. Qui se soucie, en faisant
ses emplettes, de participer à un engrenage général alimenté ça et
là par des variantes soft des camps de concentration ? J’ai signé
des pétitions, j’ai manifesté, j’ai l’habitude de jongler avec la
nébuleuse de l’information, j’ai cru que rien ne m’étonnerait plus.
Et je tombe sur cette abjection, moi qui ne suis plus bon à grand-

70
chose, qui ai laissé ma conscience professionnelle se déliter jusqu’à
l’insignifiance…
Si j’avais encore quelque chose dans les tripes, je sais ce qui me
resterait à faire. Reprendre ma vieille plume émoussée, revenir
avec un appareil photo, bouger mes putains de fesses…
« Comment t’es entré, connard ? »
Je me retourne d’un bloc.
Ils sont deux. Des masques médicaux leur couvrent le visage. Ils
ont de longues matraques noires et un dogue tenu serré, qui
montre les crocs.
Je ne réponds pas. Je ne peux pas. Les pulsations de mon cœur
me bloquent la gorge.
« Mets-toi à plat ventre ! » m’ordonne le type qui retient le
molosse.
Je tremble, mais refuse de céder.
Une connerie de plus.
C’est à coups de trique qu’ils me couchent au sol. Le dogue
enragé tire sur sa laisse, je ne vois plus rien. Le seul truc auquel je
pense, c’est protéger ma tête.

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L’enfer est vide, les démons sont ici

J’ai dû m’évanouir. J’émerge dans le noir total, perclus de


douleurs. Recroquevillé sur un sol dur et froid. Je me palpe. C’est
moi dans cette poisse ? Ils m’ont laissé mon imper. Je remonte
mon col. Connement, parce que ça ne sert pas à grand-chose. Mes
pensées s’effilochent, se noient dans une infâme mélasse. Je me
sens tiré vers le fond, vidé de toute force. Je sombre.
Un rêve d’eau. Intense, presque matériel. De l’eau claire
bruissant, une source, un filet d’eau que j’essaie de laper, qui
s’échappe…

Les sensations me reviennent peu à peu. Le froid. Les douleurs.


Ce bourdonnement qui, j’en prends conscience à présent, n’a pas
cessé, les odeurs que je commence à disséquer. Relents d’urine, de
sueur, de moisissure. Je fouille les poches de mon imper à la
recherche de mon téléphone et de mon portefeuille. Ils me les ont
fauchés. Je n’ai plus de recours. Cat me dirait : Tu as fabriqué le
problème, tout seul comme un grand, à toi de le résoudre ! Les
événements de ces derniers jours sont inscrits sur un voile
flottant ; faut-il que je leur trouve un sens ? Cette notion de sens
m’a toujours parue suspecte, éphémère, comme une petite
construction de lignes droites qui se forment dans le chaos et
disparaissent vite. Je suis parti à la recherche de Toine, mais peut-
être pas seulement. Je suis parti comme un animal blessé, sans

72
avoir identifié la blessure. Le départ de Louise qui suit désormais
son propre chemin, l’enfoncement progressif dans l’âge, le dégoût
d’un métier dont je ne reconnais plus l’utilité, des lambeaux qui
peu à peu s’arrachent. Il a fallu que je suive les traces de l’ami
enfui pour comprendre que la joie et le désir m’ont abandonné. Et
atteindre le fond. J’y suis maintenant, et j’y suis seul.

Allez, redresse-toi, debout ! Quand j’étais ado, mélancolique, je


murmurais : Tu es triste ? Grimpe sur mon dos ! J’étais le dos. Je
n’avais pas de père pour me dire ce genre de choses, mais je ne l’ai
jamais regretté. C’était à moi que je m’adressais. Grimpe sur mon
dos, disait mon double, et hop ! je grimpais. J’étais mon père. Mon
courage était un noyau enfoui à l’intérieur, caché, secret. Le fruit
de la solitude. Et je m’aidais moi-même. Faire un pas après l’autre,
ne se préoccuper que du pas à venir. Se rassembler dans le
présent. Mon rêve de source, ce n’était pas seulement la soif,
c’était cela. Une résurgence.
Je masse mes épaules meurtries. Mes genoux. Je passe sur mes
lèvres tuméfiées un vieux mouchoir de papier dont ces braves gens
n’ont pas osé me priver. Mes yeux accoutumés à l’obscurité
repèrent la porte aux filets gris clair qui tranchent le noir. Mes
doigts glissent sur le mur à la recherche d’un interrupteur. Le
trouvent. Une ampoule suspendue au plafond grésille, s’éclaire.
Un grabat, un seau qui, à l’odeur qu’il dégage, doit servir de
tinette, un placard métallique démantibulé. Un réduit transformé
en geôle. La couverture sale posée sur le grabat et le contenu du

73
seau indiquent que je ne suis pas le premier occupant — et la
pensée me vient aussitôt qu’avant moi, ils ont dû y enfermer
Toine. Alors je me mets à fouiller sérieusement. Sous le plaid
crasseux, sous le grabat appuyé sur quatre parpaings, sous le
placard d’acier… Il y a une feuille de papier pliée là-dessous. À
quatre pattes, je la cueille. La déplie… Un croquis ! Une prise sur le
vif. Le profil d’une ouvrière… oh, il y a tout, la tristesse infinie, la
rage impuissante, la ténacité, l’épuisement. En quelques traits où
s’entrecroisent la courbe et la droite, tracés nerveusement, comme
des griffures. C’est une femme africaine, à la fois jeune et vieille,
une princesse esclave.
Il était ici. Ils l’ont capturé. Il a dû leur donner du fil à retordre,
Toine est un homme capable de se battre s’il le faut, maigre mais
dur comme une tige d’acier. Il a planqué son dessin pour ne pas
qu’ils le lui prennent. C’est un message. Que s’est-il passé mon
ami ? Que t’ont-ils fait ? Peut-être as-tu réussi à t’échapper…
J’examine la serrure. Système classique, à clé plate. Il y a des
marques de semelle sur la porte. Toine a vraisemblablement
essayé de la défoncer à coups de pied. Ils ont dû rappliquer, avec
leur molosse et leurs gourdins… L’enfer est vide, les démons sont
ici, t’avais raison mon vieux William.
Le bourdonnement ne s’arrête pas. Ces ouvrières du malheur
n’ont-elles aucun répit ? Je pense tout à coup à cet abruti de
Bauer. Il m’avait donné sa carte. Où l’ai-je fourrée ? Je ne l’ai plus.
Ils l’ont, avec mes papiers, mon téléphone, et mes clés, putain, mes

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clés ! Tout s’embrouille… Non, ils n’ont aucune raison de s’en
prendre à Cat. Ils me tiennent.

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Chacun tient son destin entre ses mains

J’avais oublié ce qu’était la soif. Ou alors je ne l’ai jamais


vraiment ressentie. Le besoin de boire prend le pas sur toute autre
préoccupation, l’urgence vous met les nerfs à vif ; je ravale mon
orgueil et cogne sur la porte en réclamant de l’eau, en braillant, de
l’eau, de l’eau ! J’imagine qu’ils ont dû mettre un type en faction là
derrière, il ne me reste qu’à faire le plus de boucan possible.
Des voix, des bruits de pas… Lorsqu’ils déverrouillent la porte,
je recule jusqu’au grabat — je n’ai pas oublié leurs matraques et
leur tueur sur pattes.
Mais ils ne sont pas venus m’apporter de l’eau.
« Sors de là ! »
Le type au molosse se place derrière moi. Devant, l’autre joue
avec sa matraque. Mes questions, ils n’en ont rien à faire. Ils
évitent tout contact avec moi, un mètre nous sépare l’un de l’autre.
Nous nous engageons sur une passerelle. Je jette un discret coup
d’œil vers le bas… Je pourrais peut-être passer par-dessus la
rambarde. Non, il n’y a pas de ballots et je m’aplatirais sur le
béton. Nous montons un escalier qui donne sur un couloir. Je ne
vois pas l’atelier, mais au bruit j’estime que nous nous trouvons
au-dessus. La balade se termine devant une porte bardée de
traverses métalliques. Le matraqueur ouvre, puis il me fait signe
d’entrer. Les gardes-chiourme m’emboitent le pas et referment.
Je ne m’attendais pas à ça.

76
Un loft. Et quel loft ! Aussi vaste qu’un hall de gare. Les hauts
murs disparaissent derrière des rayonnages abritant des centaines
de livres, peut-être des milliers. Sur la gauche, un espace salon
avec bar, canapé en demi-cercle et deux fauteuils luxueux ; au
centre, un large bureau, du bois massif pour autant que je puisse
en juger à cette distance ; au fond, deux paravents assez écartés
pour qu’on puisse distinguer le coin d’un lit. L’ensemble est
agrémenté de curieux éléments décoratifs : sur des piliers
d’environ un mètre de haut sont disposées diverses figures de
métal, d’argile ou de pierre ; des démons chinois, des dieux mayas,
un singe grimaçant, une sorte de gargouille africaine ; un petit
peuple de totems qui laisse une impression désagréable. Devant
une large verrière perçant le mur de droite, un homme de petite
taille, les mains dans le dos, est en train d’observer ce qui se passe
en contrebas.
La lumière provient de quatre fenêtres encastrées dans la
toiture. Il fait jour. Matin ou après-midi, je ne sais pas, mais en
tout cas cela doit faire à peu près vingt quatre heures que je n’ai
rien mangé ni bu. L’un des cerbères a dû recevoir des ordres, car
après m’avoir fait asseoir sur une chaise, au centre de ce
pandémonium, il me tend une bouteille d’eau minérale et un
sandwich triangulaire.
J’avale tout, méthodiquement, sans précipitation, m’efforçant
de contrôler mes tremblements. Puis je pose la bouteille sur le sol
et attends. Le maître des lieux prend son temps. Je connais cette
technique courante chez les connards qui éprouvent le besoin

77
d’affirmer leur pouvoir. Il veut faire monter la pression ? Ok.
J’étends les jambes, croise les mains derrière ma tête, position de
repos. Un coup de trique contre le dossier de mon siège me
rappelle à l’ordre. Mon ange gardien a dû interpréter mon attitude
comme un manque de respect, ce en quoi il n’a pas tort. Le choc a
interrompu la méditation du boss.
Qui fait volte-face.
Protégé, lui aussi. Mais en noir. Un masque noir orné de lignes
blanches évoquant des scarifications. Je ne suis pas sûr que le
virus soit en cause. D’autant qu’à le voir évoluer à pas lents parmi
sa collection de gargouilles, dans le claquement régulier de ses
talonnettes, il est clair que j’ai affaire à un cas. Il a soigné sa mise
en scène.
Il cale une fesse sur un coin de son bureau et daigne prêter
attention à ma présence. Il porte un costard anthracite assez bien
coupé. Large d’épaules, l’allure énergique, cheveux très courts avec
un début de calvitie à l’emplacement des cornes, il a tout d’un petit
taureau.
« Bien. On va discuter un peu, ce n’est pas tous les jours que je
reçois la visite d’un journaliste. »
Sa voix me fait penser à une trompette bouchée. Haut perchée,
légèrement enrouée, puissante. Sa main rafle un objet sur son
bureau. Ma carte professionnelle. Il énonce : « Gabriel Sauvy,
habitant au 342, rue d’Arpille, etc, etc. » Puis la lâche et lentement
tourne son regard vers moi. « Je vais vous poser trois questions,
Gabriel Sauvy, et de vos réponses dépendra la…

78
— Moi aussi j’ai des questions à vous poser, un tas de qu… »
Deuxième rappel à l’ordre. Cette fois, la trique s’est abattue sur
le haut de mon bras, m’arrachant un cri.
« Bien. Je vois que vous n’avez pas saisi la règle du jeu : vous
avez la liberté de parole, aucun problème, nous sommes entre gens
cultivés et je suis prêt à vous écouter, mais ne m’interrompez plus,
est-ce assez clair ?
— Je ne joue pas aux jeux qu’on m’impose.
— Ah, ces journalistes ! Je répète donc : trois questions. La
première : qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ? »
Je ne vois aucune raison de lui cacher la vérité.
« Je suis à la recherche d’un ami.
— Bien. Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il pourrait être ici ? »
Je n’ai rien à répondre à ça. Je ne peux risquer d’impliquer Jo.
Le maître des démons éclate d’un rire sec, la tête rejetée en arrière,
puis me recadre dans son collimateur.
« Si vous pensez à cette pauvre cloche qui vit sur son épave,
sachez que nous pouvons nous occuper de lui.
— Fichez-lui la paix, il n’y est pour rien ! »
Il lève la main. Le garde-chiourme se contente de frôler mon
oreille.
« Je vous l’ai dit, beaucoup de choses dépendent de votre
coopération. J’en reviens à ma première question. »
Nous tournons en rond comme ça pendant un bout de temps ;
persuadé que je mène une enquête il me harcèle. J’ai la preuve du

79
passage de Toine dans cet enfer mais je ne lui en parle pas, je tiens
à conserver le dessin, que j’ai glissé sous ma chemise.
« Vous cherchez un ami, admettons, alors que fait cette carte de
flic, ce commissaire Bauer, dans votre poche ? Coïncidence ? »
J’essaie de lui expliquer qu’un journaliste a toujours un flic
dans sa manche, que cela n’a rien d’étonnant, que oui, c’est une
coïncidence… Je m’embrouille un peu, sachant que ce que j’ai vécu
ces trois derniers jours est totalement incompréhensible pour une
petite tête carrée comme la sienne, et je finis par hausser le ton. Le
bout d’un objet contondant appuie avec force sur ma nuque. Suit
un silence assez désespérant. Mais au final, je me dis qu’il ne
m’interrogerait pas s’il avait l’intention de m’éliminer.
Il saute sur ses pieds, fait quelques pas dans ma direction, sans
me lâcher du regard. Un taureau. Obstiné. Collant même. Mais pas
une seule fois il n’a perdu son calme.
« Bien. Quoi qu’il en soit, c’est de ma dernière question que
tout dépend. Qu’avez-vous l’intention de faire si vous sortez d’ici ?
— Si ? Qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? »
Il rit à nouveau. Un rire qui claque.
« Chacun tient son destin entre ses mains. »

80
Je cherche un ami qui dessine les traits d’une autre humanité

Y a-t-il la moindre chance pour que ce tordu me laisse repartir ?


Il sait ce que je ferai une fois dehors, pourquoi prendrait-il ce
risque ? La seule chose qui devrait lui importer est de savoir si la
police est déjà alertée. Mais il n’a pas l’air inquiet. Une journée
s’est écoulée depuis qu’ils m’ont pris, il doit avoir eu le temps de
vérifier. Par ailleurs, il connaît mon adresse et pourrait menacer
ma famille. Et puis il y a Jo, qui pourrait payer cher son
indiscrétion. Mais Jo n’est pas un moyen suffisant de pression, je
pourrais me débrouiller pour mettre mes proches à l’abri sans
m’embarrasser de scrupules, et une fois l’affaire rendue publique
sa marge de manœuvre serait réduite. Non, je ne vois pas quel
intérêt il aurait à me relâcher. Pense-t-il m’acheter ? Je n’y crois
pas. Je peux toujours lui promettre de garder le silence contre la
garantie qu’il ne s’en prendra ni à ma famille ni à Jo… Ça ne
marchera pas, tordu peut-être, mais sûrement pas imbécile.
« Ha ha ! Je peux vous entendre penser d’ici. Ça fume sous le
capot, comme on dit. Alors, vous avez bien réfléchi ?
— Et si je vous promets de me taire ? »
Il me toise avec un rire silencieux. Puis il pointe un doigt vers la
verrière et me fait signe d’en approcher. Du bout de son casse-tête,
le nervi me canalise jusqu’à l’angle de la vitre, à une distance
respectable de son maître.
« Qu’est-ce que vous voyez ?

81
— Ce que je vois ? Des esclaves qui triment pour vous. »
Nouveau coup de semonce. Juste sous l’oreille cette fois. La
frappe n’était pas appuyée, mais à cet endroit-là ça suffit pour faire
très mal.
« Laisse ! ordonne le boss au cerbère. Vous vous trompez, ce ne
sont pas des esclaves. Ils perçoivent un salaire.
— Oui, j’imagine qu’ils ont une couverture sociale et qu’ils
nagent dans le luxe, comme vous.
— Ils ont traversé les mers pour entrer dans ce pays, croyez-
vous qu’ils s’attendaient à autre chose ? Ici, ils sont nourris, logés,
et nous avons un toubib à disposition pour leur prodiguer des
soins.
— Ben voyons, en somme vous voulez me convaincre qu’ils sont
traités avec humanité ? C’est ça, votre idée ? »
Pas de coup ? Pas de reprise de volée pour mon insolence ?
Mais ce regard noir, acéré, est peut-être pire. Je m’y prends
comme un manche, ce n’est pas ainsi que je vais persuader ce mec
de me laisser partir. Je dois mesurer mes paroles.
Après un silence, il reprend : « Savez-vous ce que je vois,
moi ? »
Je ne réponds pas. Nouvel accès de tremblements. Cette
situation est sans issue. Il poursuit : « Je vois des alignements de
dos courbés, des têtes baissées, des bras répétant mécaniquement
les mêmes gestes.

82
— La souffrance des uns fait le bonheur des autres, enfin, de
certains autres, couplet classique ! — Merde, faut vraiment que je
ferme ma gueule…
— Non, une fois de plus vous vous trompez. Ce n’est pas leur
souffrance qui me fascine, c’est l’histoire resserrée dans une seule
image, c’est le produit de ce que les hommes font, un condensé de
notre civilisation. Ce que je vois, c’est la condition immuable de
l’espèce humaine.
— Un nazi n’aurait pas dit autre chose. »
J’ai réussi à le faire sortir de ses gonds. Bravo Gabriel, quel
con ! Son regard me transperce. Il a le doigt en l’air...
« C’est ça le problème avec les gens comme vous, il y a chez
vous une rigidité psychique, une totale incapacité à considérer les
événements avec distance ! Un nazi ! Mais pour qui me prenez-
vous ? Les nazis n’ont eu qu’un seul mérite, celui de nous révéler
ce que nous sommes réellement, de faire éclater cette vérité au
grand jour. Le reste n’est qu’élucubration, il n’existe pas de race
supérieure, ce n’est aucunement une question de race, c’est une
question de franchissement, d’affranchissement, il y faut un
certain courage, c’est clair, mais cela ne dépend pas de l’origine
ethnique, ni sociale, pour moi le racisme n’a aucun fondement. Je
fais partie des hommes clairvoyants, moi, et je sais qu’il y a deux
classes d’individus : celle des dominants et celle des dominés. Peu
importe la couleur de la peau, ces deux catégories existent sous
toutes les latitudes. Dans ce chaos, si l’on ne gagne pas sa place on

83
est balayé ! Je ne dis pas trouver sa place, je dis la gagner. Avez-
vous lu cet auteur qui s’appelle Harari ? »
Il se dirige vers l’un des rayonnages qui encadrent son bureau,
à pas rapides, claquants, et revient en brandissant un volume.
« Le penseur le plus important du monde, voilà ce que vos
confrères disent de lui ! Tout est là-dedans.
— Je l’ai lu.
— Ah, bien ! Vous savez donc que ce que j’affirme est
scientifiquement prouvé, nous sommes des prédateurs, depuis nos
plus lointaines origines nous exterminons, nous asservissons, nous
prenons possession de ce qui nous fait envie et détruisons tout ce
qui nous fait obstacle, et nous appelons cela civilisation ! Je n’ai
rien inventé, tout est dans ce bouquin, il suffit d’ouvrir les yeux,
d’être lucide, le monde où qu’il aille, même jusqu’à l’abîme, est le
produit de notre nature, de notre instinct destructeur, l’histoire
des hommes est une compétition sanglante ! »
Il se tait. Me dévisage. Un bloc dans sa vérité dure.
Et il en remet une couche :
« Être ici, à ma place, c’est un combat ! Ce que vous avez sous
les yeux, c’est la marche de l’histoire avec un grand H ! Et un
journaliste, plus que quiconque, devrait l’admettre. »
Lèvres serrées, menton tendu, qu’attend-il ? Mon assentiment ?
Il me croit vaincu et peut-être en ai-je l’air. Je connais ce
réquisitoire, plus d’une fois je me suis opposé à cette
interprétation ultra-violente de notre histoire, qui se répand
comme un poison dans la pensée commune. Ce ne sont pas les

84
paroles d’un fou, même si ce démiurge au petit pied tient sous sa
férule une humanité asservie, a sa garde prétorienne et s’est
entouré de figures féroces, expression des terreurs que les
premiers hominidés ont léguées à leur descendance. La blessure
n’est pas nouvelle, j’emploie ce terme, blessure, car les mots ont le
pouvoir d’ouvrir des plaies, de bouffer l’âme comme un chancre.
La lucidité est un fer qu’on courbe à son gré. Vais-je lui opposer
une contre-argumentation ? Lui parler de la réalité qui n’a pas une
face mais de multiples facettes, de la fragilité des témoignages, des
conclusions mal ficelées, comme cette fameuse théorie du bain de
sang originel fondée sur une analyse erronée d’un vestige
humain… Je suis fatigué. Blessé. Ce fer tordu a réveillé un vieux
mal, et la pensée me vient que cette douleur est peut-être l’objet de
mon errance, que je suis parti pour y trouver remède. Et ça,
curieusement, j’ai envie de le lui dire. Dire à cet homme
insignifiant des choses qu’il ne pourra pas comprendre.
« Durant ces derniers jours, j’ai vu de vrais visages, j’ai vu un
bonhomme bleu sourire sur un bateau de papier, j’ai vu une vieille
femme qui prenait soin d’une fourmi, j’ai vu des jeunes gens faire
apparaître un mirage dans un désert urbain, j’ai rencontré un
vieillard qui plantait des légumes sur une terre stérile, puis un
miséreux qui m’a guidé vers les enfers, et je cherche un ami qui
dessine les traits d’une autre humanité. »
Le taureau se referme comme une huitre. Son doigt impérieux
désigne la porte. La chiourme me pousse vers la sortie. Quelques

85
minutes plus tard un verrou claque derrière moi. Je m’assieds sur
le sol glacial, la tête entre les mains.

86
Don Quichotte du crève-cœur

L’ampoule grésille — mon souffle reste en suspens. J’en ai


besoin. Absolument. Je l’ai laissée allumée tout au long de ces
heures. C’est mon phare. Je ne crois pas avoir réellement connu le
désespoir jusqu’ici, chose étrange à mon âge ; lorsque la bête
approche, dans la décomposition du moi, dans la fragmentation
des sentiments, il y a toujours une dérive, un rêve, un souvenir,
une chanson où je me glisse. Ou un vers de Ferré qui collerait
mieux à Toine, mais qu’il partagerait volontiers avec moi : Don
Quichotte du crève-cœur…
Si je cherche à m’accrocher, à comprendre comment se sont
enchaînés les événements de mon existence, je me perds dans un
vide insolite, qui n’est pas tout à fait moi et pas tout à fait étranger,
qui me pend au nez depuis je ne sais combien de temps. À présent
j’atteins le bord d’un gouffre, et ce bord a un nom, il s’appelle : Je
ne suis pas prêt à mourir. Un peu tard peut-être. Je suis tombé
sur un os. Un os que je cherchais. Un noyau au fond de la tourbe.
Cette pensée me paraît ridicule, pathétique. Mais cela fait partie
du jeu, c’en est une de dérive, la dérision, un coin de sourire quand
tout est douloureux, bien Gabriel, t’as trouvé quelque chose, au
moins ça !
Parfois, les petites cases de mon cerveau s’agitent pour se
remettre en ordre, je récapitule : Cat a dû passer des coups de
téléphone, elle a alerté les flics, elle a appelé le journal, branle-bas

87
de combat, oui, mais qui pourrait deviner dans quel pétrin je me
suis fourré ? Qu’ont-ils fait à Jo ? Qu’ont-ils fait à Toine ? Qu’ont-
ils fait au chat ? Et à la fourmi que j’ai vu passer par là, entre la
tinette et le placard ? Ça y est, je redécolle… J’ai faim, j’ai soif. De
temps à autre, à heures régulières je suppose, quoique je n’en
sache foutrement rien, la porte s’ouvre et un plateau est poussé par
le bout d’un bâton. De l’eau, du pain. Ils n’entrent pas. Ils sont
venus trois fois. On va dire deux jours, à la louche… Pourvu que
cette ampoule tienne le coup !
Et puis ça y est, la porte s’ouvre en grand. Un humain apparaît.
Enfin, j’hésite sur le terme, ce genre-là me pose problème, je ne
sais pas comment ça fonctionne, comment ça pense, comment ça
supporte d’être, de faire ces choses. Des créatures de l’abdication.
Ça obéit aux ordres, simplement ; à quoi servent donc cinq ou six
millions d’années d’évolution ? Voilà de quoi alimenter le credo du
petit démiurge… Qu’il ait complètement tort serait si simple.
L’étrangeté de l’autre est à la fois une source d’angoisse et
d’émerveillement. Étrangeté de l’autre, son désir d’empiéter, de
dominer, d’asservir ; son désir de fraternité, de justice, d’amitié.
Étrange animal humain chez qui ces deux élans se mêlent et ne
s’équilibrent jamais. Étrangeté de moi-même, qui dois frayer mon
chemin dans cette obscure forêt que sont les autres, et que sont
mes propres hésitations, mes doutes et l’ordonnance que je
voudrais donner à mon existence.

88
Ah, la matraque me fait signe de la suivre. J’obéis, eh oui, moi
aussi, mais j’ai des excuses : un matraqueur marche devant, un
meneur de dogue derrière. À distance. Nous avançons. Couloir,
coursive, passerelle… L’idée qui m’a traversé l’autre jour me paraît
moins insensée. Je crois même que c’est une option sérieuse.
Sur la passerelle, je tente ma chance.
Hop ! Ils n’ont rien vu venir. J’ai basculé par-dessus la
rambarde.
La suite est assez confuse. J’atterris sur quelque chose de mou
— ce que j’espérais — et rebondis sur quelque chose de très dur —
ce que je n’espérais pas du tout.
Je me relève, essaie de courir, avec la sensation que la surface
sous mes pieds n’est pas vraiment horizontale. Le sol est gondolé
ou c’est moi qui suis tordu… Je ne vais pas loin. Toute ma
charpente est déglinguée, j’ai du coton dans les oreilles, et il y a
des crocs devant moi. Pour la grande évasion, c’est raté.
Brinquebalant, cuisant dans mes douleurs, je mets un pied devant
l’autre, aiguillonné de temps à autre par un coup de boutoir dans
les reins. Ils n’ont pas prononcé une parole. Ces deux museaux ont
juste lâché quelques ricanements. J’ai essayé de tenir debout aussi
longtemps que possible. Puis me suis effondré.

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Une chute qui n’en finit pas…

J’émerge dans un sursaut, en gueulant… Quelqu’un vient de


m’enfoncer une aiguille dans l’épaule.
« Du calme, c’est un antalgique, laissez-vous faire, ça va vous
remettre sur pieds. »
Le type qui tient la seringue est masqué et ganté. L’injection
terminée, il s’écarte et range son matériel dans une mallette
blanche. Encadré par les deux gorilles, avec ses lunettes et son
costard froissé, il a l’air aussi paumé que moi. Le produit agit
rapidement. Mes douleurs s’estompent, le rythme de mon cœur se
ralentit. Je me redresse péniblement, et alors que je m’appuie
contre le mur, mon bras gauche se dérobe. Violent élancement. Je
remue doucement le coude. L’avant-bras. Rien de cassé
apparemment, mais mon épaule est engourdie. D’un coup de
menton le matraqueur me fait signe d’avancer.
Ce secteur du bâtiment semble abandonné. Un sol encombré
d’immondices. D’amples toiles d’araignées alourdies par la
poussière flottent dans les angles. Au bout du couloir, nous faisons
halte devant une porte de fer munie d’un solide verrou. Ils ouvrent
et me poussent à l’intérieur.
Sitôt que j’ai franchi le seuil, les regards de deux femmes se
braquent sur moi. Une Africaine d’une cinquantaine d’années,
assise en tailleur en face de l’entrée, et à ma droite une Asiatique
un peu plus jeune, debout, un gobelet plastique à la main, qui

90
détourne les yeux lorsque je la salue d’un mouvement de tête.
Allongées sur des plaques de cartons, deux autres personnes
enfouies sous de mauvais plaids ont l’air endormi. Quatre grabats
sont disposés en vis-à-vis, dans ce local d’environ cinquante
mètres carrés aux murs de parpaings nus, sans ouvertures. Un sol
de ciment, des étagères métalliques démantibulées, des chiffons
entassés dans des sacs plastiques, des caisses vides. Deux barres
de néon éclairent cette scène d’une lumière agressive.
Les femmes ne portent pas de masques. Depuis combien de
temps vivent-elles dans cette désolation ? J’ai du mal à prendre la
mesure de cette nouvelle réalité, même après des jours de
claustration. Impression de chute qui n’en finit pas. Qui me
demande de perpétuels efforts de réajustement. Pourquoi m’ont-
ils amené ici ? Je fais un brusque demi-tour. Le bout de la
matraque frappe mon plexus. Je lutte contre un nouveau malaise…
plié… envie de dégueuler… pas m’écrouler. Je ne leur donnerai pas
ce plaisir.
Les gardes-chiourme restent à l’extérieur, mais le type à
lunettes me suit et va tirer du fond de la salle une caisse de bois
qu’il approche de moi. Il dit, fuyant mon regard : « Asseyez-vous
là. »
Ce que je fais illico car mes jambes me soutiennent à peine.
« Vous êtes infirmier ?
— Essayez de lever le bras gauche. »

91
Dans un souffle, très vite : « C’est quoi ici, un camp
d’internement ? Vous tolérez ça ? Faites quelque chose, appelez les
flics…
— Ça vous fait mal si vous tournez le coude ?
— Oui… non pas trop, merde répondez-moi !
— Vous êtes en confinement. Toute la ville est en état de
confinement. Tout le pays.
— Hé, toubib, faut respecter la consigne, on leur parle pas ! »
glapit le type à la matraque.
« Toubib ? Vous êtes médecin ? »
Son regard croise brièvement le mien tandis qu’il fait jouer mon
articulation.
« Il n’y a rien de cassé, conclut-il. C’est une luxation. Mettez-
vous torse nu, je vais faire un bandage.
— Et après ? Pourquoi avez-vous enfermé ces femmes ?
— Elles sont malades.
— Toubib ! » gronde le garde-chiourme.
Je ne suis pas d’un naturel violent, mais lui, si j’avais une
arme… « Salopard, t’as quoi à la place de la conscience ? Une croix
gammée ? »
Il fait aussitôt irruption dans la pièce, la gueule en rictus. Il va
pouvoir se défouler.
« Poussez-vous, doc, c’est à mon tour de le soigner. »
Le toubib fait un pas de côté, mais tente quand même
d’intercéder : « Non… ne faites pas ça, c’est le produit que je lui ai
injecté, il ne sait pas ce qu’il dit, il divague… »

92
Soudain l’Africaine vient s’interposer entre la brute et moi :
« Tu devrais sortir, petit blanc, sinon tu risques d’attraper le
virus. » Elle n’est pas très grande, mais assez massive. Pieds nus
sur le ciment. Solide. Le type recule en pointant le bout de sa
matraque dans ma direction :
« Toi… » Il ne complète pas sa menace. Mais une fois dans le
couloir, son rictus réapparait et il ajoute : « De toute façon… »
Ma protectrice regagne sa place. Je lui adresse un
remerciement qui la laisse de marbre. De grosses gouttes de sueur
ont poussé au front du toubib. Il attend que j’aie ôté mon imper et
ma chemise, puis immobilise mon épaule par un bandage
impeccable, évitant tout contact superflu bien que ses mains soient
protégées. Grand, mince, un peu voûté, ses cheveux d’un blond
grisonnant lui couvrent le haut des oreilles ; derrière ses verres
embués je distingue des iris couleur de jeans délavés. Il a l’air
d’être passé à la machine en même temps que ses fringues, et pas
qu’une fois. L’Africaine le fixe avec une expression de dégout non
dissimulée. Adossée au mur, elle a posé sa main gauche sur une
chevelure bouclée. C’est celle d’une femme recroquevillée sur le
côté, dont je ne vois pas le visage. Le plaid qui épouse la courbe de
sa hanche est trop court pour recouvrir ses pieds. Elle ne dort pas,
elle tousse et semble respirer avec difficulté. Elle doit être malade,
et il en est probablement de même pour l’autre personne couchée
en face, que l’Asiatique agenouillée tente de faire boire.
« Vous nous avez mis en quarantaine, c’est ça ? Mais moi… »

93
Je n’ose pas finir ma phrase, dire que moi, je ne suis pas
malade, que je n’ai rien à faire ici. L’Africaine m’observe. Elle non
plus n’est pas malade. Ce n’est pas une quarantaine.
L’Asiatique tente une timide approche : « Docteur, s’il vous
plait, pour la fièvre… » Les coudes collés au corps, les paupières
baissées, elle tend la main vers le grabat. Lui, il tire de sa mallette
une boîte de paracétamol qu’il pose sur le sol.
« C’est inhumain de traiter les gens de cette façon ! Si vous êtes
vraiment médecin vous devez arrêter ça. »
Son regard affronte enfin le mien. Mais je ne vois dans ses yeux
qu’un vide effrayant.
« Dites au moins quelque chose, que va-t-il nous arriver ?
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de confinement ? Hé... Faites
pas ça, toubib, partez pas ! »

94
En écoutant le vent rebondir sous les voûtes d’une caverne

Eka fait mon « lit ». Ma protectrice. C’est son nom, Eka. Du


moins, celui qu’elle a consenti à me dire avant d’ajouter que je
commençais à la fatiguer avec mes questions. Pour le couchage, je
n’ai rien eu à lui demander. C’est elle qui, d’autorité, a étalé des
cartons dans le coin le plus éloigné des femmes. Elle y balance un
sac plastique contenant des tissus. « Pour te faire une couverture »
commente-t-elle. À l’autre bout de la pièce, des panneaux d’isorel
bricolés sur un cadre de métal font un paravent qui masque un
cabinet de toilette des plus sommaires. Une cuvette WC, quelques
rouleaux de papier et, quel luxe, un lavabo ! Eka me présente les
lieux en agitant sous mon nez un index sévère : « Tu feras bien
attention, hein ! » Et ce « bien attention » n’est pas difficile à
décoder. Il trace la frontière entre homme et femmes dans cet
espace confiné ; une règle que je n’enfreindrai pas et je le lui
signifie en acquiesçant. Ainsi s’établit une souveraineté que
d’emblée je lui concède. Son regard est une forêt profonde d’où
rien ne filtre, comme si du dedans elle en retenait les portes. Ses
mèches d’un noir luisant s’échancrent en haut sur le front. Elle n’a
que rondeurs dans le visage et le corps, aucune ride, seulement
deux plis à la jointure du menton et du cou qui s’enracine entre
d’impressionnantes épaules. J’éprouve une sympathie immédiate
pour cette maîtresse femme, et me garde bien de la manifester.
Elle me sonde sans trop s’attarder. Elle a plus urgent à faire que

95
s’occuper de ma petite personne. Elle reprend sa place auprès de la
malade.
« Je peux faire quelque chose ? »
— Et qu’est-ce que tu voudrais faire, petit blanc ? » dit-elle sans
se détourner.
Rien, rien, l’horreur de la situation soudain me serre la gorge.
Ces femmes atteintes de je ne sais quel mal, laissées sans soins,
dans un dénuement quasi-total… Ce n’est pas une prison, c’est
pire, nous sommes dans un lieu d’abandon. Voilà où m’a mené ma
quête romantique. J’ai du mal à saisir, à capter… La théorie
fumeuse du petit démiurge me revient en coup de poignard, ce
cinglé l’a mise en application, ce qui n’est plus rentable va au
rebut. J’ai peur. Pour ces femmes. Pour moi. Pour Toine, car s’il
est venu jusqu’ici…
La tête dans les mains, le cul sur ma caisse, je traverse une
mauvaise passe. L’image d’un cimetière remonte du lointain… un
cimetière musulman, à Jérusalem, au pied d’une muraille. Tout en
bas, dans le val, les aiguilles des phares trouaient la nuit. Toine et
moi étions épuisés par une journée de marche sous un soleil blanc.
Nous avons posé là nos sacs à dos. Pas envie de chercher un hôtel.
Ici, il faisait doux. Ici, c’était la paix. Et ces tombes simples, sans
ornement, avaient quelque chose de rassurant. En face, la coupole
orientale d’une église orthodoxe, éclairée, se détachait sur le
versant obscur. Nous avons déroulé nos duvets. Et le sommeil est
venu, comme un flottement, entre les morts et les étoiles. À
présent il me cerne, c’est un étouffoir, trop de choses, je n’ai pas la

96
force de me trainer jusqu’à ma couche de carton, je coule au bas de
la caisse et mon esprit s’enfuit.

Dans les ténèbres mes yeux s’ouvrent. Comme au sortir d’une


anesthésie, j’ai la sensation d’être pris dans une gangue. Des
réminiscences violentes se substituent aux brumes où je m’étais
réfugié, et les odeurs du réel, accompagnées de nausées, ne me
laissent aucune chance. Je suis lourd. Englué. Ma tête ne repose
pas sur le ciment. Quelqu’un a glissé une épaisseur de tissus sous
mon oreille gauche. Et une vague couverture sur mon épaule
blessée. J’ai soif, mais pas assez pour tenter de m’aventurer
jusqu’au lavabo, hypothétique dans cette obscurité. Quelqu’un
ronfle. Eka, ou sa protégée. Les Asiatiques sont plus éloignées de
moi et de leur côté ne me parvient aucun bruit. Mais le son qui
domine, c’est le sifflement du vent dans les structures du bâtiment.
Non, ce n’est pas un sifflement, plutôt le chant d’un archet frottant
une corde, glissant comme par caprice du grave à l’aigu. Le souffle
du V comme vent… Le mot est-il né de ce son ? V, Vent, Vite,
Violet, Violoncelle, Vibration, Vertige, l’humanité primitive a-t-elle
trouvé la prononciation du V en écoutant le vent rebondir sous les
voûtes d’une caverne ? V comme Voile qui m’emporterait, je
m’envolerais, m’envoilerais loin de ces odeurs mortifères.
Le temps, je vais l’apprendre sous sa forme la plus implacable,
sans graduation, sans succession du jour et de la nuit, comme des
sections d’oubli tranchées dans la viande du corps.

97
Mais quelque chose au fond de moi résiste. Les visages de Cat et
de Louise. Doux visages. Douce force. Palpitation. Points dans la
nuit auxquels je m’accroche autant que je puis en écoutant le vent
secouer le béton.

98
Ce qu’on fait de vous, hommes, femmes…

Grésillement de néons. Clarté jaunâtre qui transperce les


paupières. Odeur de moisi. Ma nuit ressemblait à un sac de boue,
mais l’obscurité était bienfaisante comparée au réveil. Je dois me
faire violence pour ouvrir les yeux. Une silhouette massive traverse
la salle. Eka. Apparemment, c’est elle qui préside au rythme de ce
qu’il va bien falloir me résoudre à appeler des journées. Elle doit
avoir une horloge interne infaillible car quelques instants après
qu’elle a appuyé sur l’interrupteur, la porte de fer s’entrouvre. Une
casserole poussée par la pointe d’un bâton racle le ciment. C’est
comme ça que ça se passe. Les gardes-chiourme n’entrent pas, ils
poussent la nourriture comme si nous étions des bêtes ou des
pestiférés. Une fois que le verrou a claqué, Eka va empoigner les
oreilles de la casserole et la dépose sur une caisse. Elle me dit :
« Va te chercher des couverts, y en a une pile près du lavabo. Ça
doit pas leur coûter cher. »
En effet, j’en trouve un carton plein. Des écuelles de plastique
jaune, des cuillères, en plastique aussi. Il n’y a pas de louche, Eka
plonge son bol directement dans la casserole. Une pâtée de riz
blanc, gluant. « Le petit déj’ ? » Elle me répond avec un rire amer :
« C’est tout ce qu’on aura pour la journée, petit blanc, faudra t’y
faire, alors mâche bien. »
L’Asiatique vient attendre son tour, les yeux baissés, deux
écuelles entre les mains. Sa jupe est faite d’une étoffe aux motifs

99
floraux vert et bleu, enroulée et nouée à la taille, assez longue pour
cacher ses chevilles. Un front bombé, de hautes pommettes
soulignées par des trouées d’ombre que durcit la lumière des
néons. Elle ne fait pas un geste. Je n’ai pas l’intention de me servir
avant elle. « Allez-y madame, je vous en prie ! » Elle fixe
obstinément le sol. Je demande à Eka : « Il y a un problème ?
— Mais non, elle attend que tu te serves, c’est tout.
— Je ne vois pas pourquoi. Vous d’abord, madame ! »
Elle ne réagit pas. Eka intervient : « Seng, prends ton riz avant
qu’il soit complètement froid, tu vois bien qu’on a affaire à un
blanc qui fait des manières.
— Je m’appelle Gabriel, pas petit blanc, Eka, d’autant qu’en ce
moment je me sens plutôt gris. Et je ne fais pas de manières, il n’y
a aucune raison pour que cette dame me cède la… Ah. »
Seng s’est décidée. Elle remplit prestement les deux bols puis
retourne à sa place. Elle fourre une boule de tissus sous la nuque
de l’autre Asiatique dont j’aperçois enfin le visage. Une jeune fille
aux lèvres bien dessinées, qui ont pris une teinte cireuse. Elle
semble avoir du mal à fixer son regard. Des vagues de frissons la
secouent. Seng lui donne la becquée, prononçant à mi-voix des
mots qui me sont étrangers, mais dont je devine le sens. De l’autre
côté, Eka fait à peu près la même chose avec sa protégée. Je reste
là, le cul sur le béton, dans un silence ponctué de chuchotements,
de petits bruits de corps. Je reste là, à regarder ces femmes, les
attentions qu’elles ont l’une pour l’autre. Ce qu’on fait de vous
hommes, femmes, et vos apparences brisées, vous regarder

100
m’arrache l’âme… Ce poème d’Aragon, que j’avais appris à vingt
ans, que je croyais oublié, reprend chair sous mes yeux. Mais ces
épanchements, la vie et mon métier m’ont appris à les taire, à leur
tenir la bride serrée, sous peine de mépris. J’ai le plus profond
mépris pour les méprisants, mais ils sont comme les blattes,
nombreux et nocifs. Alors, quand le cœur est prêt à déborder, je
ravale, avec la trouble sensation de trahir ma jeunesse. Je me tais
devant ce tableau d’une détresse et d’une grâce infinies.
Le riz est insipide. Ils ne se sont pas même donné la peine de
saler l’eau. Derrière le paravent, Eka et Seng lavent leurs couverts.
Elles discutent. Je n’entends pas ce que dit l’Asiatique, mais la voix
de l’Africaine est haute et claire. Elle lui dit de ne pas s’inquiéter.
De quoi ? je n’en sais rien. Peut-être de la présence de ce « petit
blanc ». Lorsque les femmes réapparaissent, je crois deviner de
quoi il retourne. Les mains en avant, Eka m’incite à reculer
jusqu’au coin opposé, là où elle a aménagé mon couchage. C’est le
moment de la toilette. Je ne dois pas regarder, même s’il y a un
paravent. Curieux qu’il y ait une partie sanitaire dans ce foutoir. Je
suppose que ce débarras a déjà servi de dortoir pour les esclaves
de l’atelier. Peut-être a-t-il déjà fait office de geôle.
Les bruits se diluent peu à peu tandis que j’essaie de mettre de
l’ordre dans mes pensées. Je n’y parviens pas. J’ai l’impression que
le temps a été haché, de même que mon corps. Les douleurs se
sont réveillées, dans l’épaule, les vertèbres et les hanches. Peut-
être ai-je la fièvre, moi aussi. J’ai traversé le Léthé, je suis
descendu aux Enfers, j’y ai rencontré Hadès, un Hadès au petit

101
pied et à la tête enflée par une vaste horreur qu’il appelle le
monde. Sa prétendue lucidité l’a rendu fou, concrétion de ce que
l’humanité porte de pire en elle, des cauchemars qui nous hantent
parce que nous continuons de les alimenter. Moi, je suis resté de
ce côté-ci du miroir, blessé, rongé par la réalité, ce mensonge
tenace, sonnant et trébuchant, qui induit soumission et fatalisme.
Toine, lui, a fait péter l’hygiaphone pour voleter d’un monde à
l’autre, en quête d’une autre perception qui, à y bien réfléchir, lui
restitue peut-être la saveur des racines, de la poussière dont nous
sommes faits, de la course infinie qui nous entraine, quitte à filtrer
le quotidien par un voile de fumée et d’alcool, dans une recherche
perpétuelle d’angles insolites, de lignes épurées ; il n’a jamais
commis l’erreur qu’évoque Sartre, il n’a jamais confondu le
désenchantement avec la vérité.

Le « cabinet de toilette » libre, je tente ma chance. On ne nous a


fourni ni gants ni serviettes. Les femmes ont mis les pièces de
tissus trempées à sécher sur des empilements de cartons. C’est
l’étendoir. Du tissu il n’en manque pas, mais ce ne sont que des
chutes, des bouts dont on doit s’accommoder. L’index en guise de
brosse à dents et un morceau de savon posé sur le lavabo pour tout
dentifrice. En me décrassant du mieux possible, je fais
mentalement la liste de tout ce dont ces salauds nous privent. Je
ne crois pas que cela serve à grand-chose, mais j’ai besoin de fixer
ma pensée sur un projet, si mince soit-il.

102
Mon décrassage a dû un peu trop durer car Eka vient toquer au
panneau d’isorel. « T’as bientôt fini, petit b… monsieur Gabriel,
corrige-t-elle, ironique.
— Laissez tomber le « monsieur », s’il vous plaît. Je croyais
qu’on avait le temps, vu qu’on n’a rien d’autre à faire !
— Oui, mais… fait-elle, avant d’ajouter après une pause : T’es
présentable ?
— Entrez donc, de toute façon je n’arrive pas à me raser avec les
ongles. »
Elle éclate de rire. Éclater, c’est le mot, car elle rit à en faire
trembler les panneaux d’isorel. Ça fait tout drôle dans ce caveau.
Une fleur qui perce un mur de béton. Mais c’est à mi-voix qu’elle
m’explique le topo : les filles ont besoin « d’utiliser la cuvette
WC », donc faut que je dégage. Détail important : « Ces filles, c’est
des Birmanes.
— Oui, et alors ? »
Eka m’apprend que les Birmanes sont très pudiques, « les
bruits, tu comprends… ça les gêne beaucoup ». Alors, je dois aller
au fond, dans mon coin, et ne rien entendre, ne pas tourner les
yeux de leur côté. Aucun problème, nous libérons illico la « salle
de bains », et je profite des bonnes dispositions d’Eka pour lui
poser des questions. Son visage se ferme aussitôt. Sa main me
signifie de regagner mes quartiers. Une fin de non recevoir,
semble-t-il.
Un moment plus tard — dont la durée m’échappe, je n’ai jamais
aimé les horloges, mais cette privation de l’écoulement des heures

103
vous donne un avant-goût de la mort ; on cherche un rythme, un
repère, comme un battement de cœur qui ne vient pas. Un
moment plus tard donc, après un certain remue-ménage que je me
suis poliment refusé à entendre, Eka me rejoint.
Debout, les bras croisés, elle me jauge. Ses yeux n’ont rien d’un
miroir, on en devine la chair, leur couleur semble directement
puisée de la terre par la plante des pieds. Elle me fait penser à ces
déesses de pierre retrouvées dans quelque grotte oubliée depuis
cinq ou six millénaires. Elle touche en moi un noyau laissé en
vestige par un lointain aïeul.
« Qui tu es, toi ? Y a que des femmes dans l’atelier, les hommes
font partie de la bande, alors toi, qu’est-ce que tu fais là ? »
Sans hésiter je lui raconte. Pourquoi sans hésiter ? Je n’en sais
rien. Avec elle, précisément, l’inconnue venue d’un continent qui
m’est inconnu, c’est ainsi. Je raconte ma descente, degré par
degré. Mon absurdité. Son visage n’exprime ni incrédulité ni
complicité. Assise sur la caisse, elle écoute. Comme un psy. Mieux
qu’un psy, car je la sens toute entière présente. Au point que j’en
arrive à m’embrouiller, à perdre le fil de mon récit, à livrer bribe
par bribe images, sensations, et une douleur indistincte qui prend
divers noms sans jamais se révéler.
Puis le silence. Sur une phrase inachevée, dans un sentiment de
gêne. Le petit blanc vient de déballer son mal de vivre…
Alors, Eka se met à chanter.

104
Beaucoup de temps, beaucoup de pays, beaucoup de
méchanceté…

Des ondulations du cou accompagnent ses mots, roulés, glissés,


scandés, dont le sens m’échappe mais qui agissent en moi, comme
si tout se reconnectait, la course du soleil, absent dans ce caveau,
les battements du temps, et les souvenirs, ceux qu’on préserve car
ils sont un baume. Eka chante. Son regard me traverse, traverse les
murs, son regard est un voyage. Sous ses pieds nus, sous le béton,
il y a autre chose qui n’est pas ce lieu, autre chose de plus grand…
Me revient en tête le récit de Bruce Chatwin sur les songlines, le
chant des pistes grâce auquel l’Aborigène peut se repérer en
parcourant un vaste territoire, qui par les tonalités, le rythme et les
mots révèle son histoire, celle de ses ancêtres, d’infimes détails du
paysage, qui permet de retrouver une source dans un désert, de
voir les lignes invisibles qui relient les étoiles à l’horizon, de se
sentir minuscule, unique et vivant dans le carrefour du monde.
Debout sur son grabat, Seng écoute, paupières closes. Près
d’elle, assise sur ses cartons, la jeune Birmane malade semble
s’éveiller. Et m’apparaît pour la première fois le visage de la
protégée d’Eka.
Un visage qui ne m’est pas inconnu.
Une vague soulève ma poitrine. Jusqu’à la poche de ma
chemise, celle du cœur, où entre deux doigts je cueille le précieux
dessin que j’ai conservé. Le pliage l’a abimé, froissé, mais je n’avais

105
aucun moyen de faire autrement. Je déplie la feuille — la forme du
nez, la bouche, la chevelure… c’est bien elle. Le chant s’achève in
petto, sur une note fondue en une vibration.
Les choses réintègrent peu à peu leurs contours. Le voyage est
fini. Eka hoche la tête avec un petit sourire : « Toi, Gabriel, tu
chantes pas assez. » Puis, se levant et agitant l’index vers mon
ventre : « Ça te réveillerait le gri-gri ! »
Mais elle se fige en apercevant ce que j’ai dans la main. « Où tu
as eu ça ? » Je lui tends la feuille. Elle s’en empare et va la montrer
à sa protégée. Conciliabules. On n’entend pas ce qu’elles se disent.
Puis elle revient avec le dessin. S’assied sur la caisse. Sourire
disparu. Méfiante.
« C’est pas toi qui l’a fait.
— Non, c’est lui. »
Elle sait de qui je parle. Toine était au centre de mon récit.
Toine et ses dessins essaimés.
« Coré l’a jamais vu.
— Coré ?
— Elle, dit-elle en pointant le menton vers sa protégée qui nous
observe et attend.
— Il a dû l’apercevoir à travers la baie vitrée, comme ça a été le
cas pour moi. Un seul coup d’œil lui suffit pour un croquis.
— Un grand maigre, qui arrête pas de tousser ? »
— Oui ! Oui ! Eka, vous l’avez rencontré ? Il est venu ici ? Où
est-ce qu’il est ?

106
— Calme-toi Gabriel, oui, je l’ai vu, je l’ai vu, mais c’était pas
ici. »
C’était juste avant que Coré et elle ne soient mises en
confinement. Toutes deux viennent du même village, dans le sud
du Mali. Je crois comprendre qu’elles sont parentes, mais j’ignore
à quel degré. Elles ne sont pas arrivées ensemble, Eka vit en
France depuis cinq ans, et si elle a réussi à passer entre les mailles
du filet des expulseurs c’est, dit-elle, parce qu’elle est « protégée de
Dieu ». Elle n’évoque pas les conditions de son périple, mais à
propos de Coré, elle dit que ça a été terrible, « beaucoup, beaucoup
de temps, beaucoup, beaucoup de pays, beaucoup de
méchanceté… » Coré, qui est mariée — mais où est le mari ? — en a
vu de dures avant de rejoindre Eka. Lorsqu’elle y est parvenue, elle
était à bout de forces.
Elles travaillaient côte à côte à l’atelier, mais n’y dormaient pas.
En situation irrégulière, elles survivaient dans ce type de taudis
que certains appellent « jungle », à quelques jets de pierre de leur
lieu de servitude. C’est sur le chemin du retour, après leurs quinze
heures d’esclavage, qu’elles ont recueilli ce qu’elles croyaient être
un sans-abri. Mal en point. Épuisé. Elles l’ont amené dans leur
cahute.
« Et après ? Que s’est-il passé ? Il y est toujours ?
— Je sais pas.
— Mais enfin, vous devez savoir s’il venait d’ici, et ce qui lui est
arrivé ! Je le cherche depuis si longtemps, Eka…

107
— Je sais pas, Gabriel. Après, ils ont enfermé Coré, elle s’est
jamais remise du voyage, toujours fatiguée, toujours malade, alors
ils ont dit le virus, ils ont dit qu’il fallait confiner, et moi je suis
restée avec elle. »
Le ravissement éprouvé quelques instants plus tôt me revient
dans la gueule. Petit blanc ! Ce qu’elles ont enduré pour venir
jusqu’ici, en quête d’une autre vie, ce que ce rêve est devenu entre
les mains des prédateurs, j’ose à peine l’imaginer. De même que la
force qu’il leur a fallu. Mais Toine a tout mis dans ce dessin, à
présent cela me saute aux yeux, des traits éperdus, comme si un
souffle secret était passé du modèle à l’artiste, lui injectant la
même souffrance, au point que certains détails de ce portrait
semblent tirés d’une secousse. Il leur appartient désormais. Eka
tient la feuille ouverte sur ses genoux, par les bords, entre pouces
et index. Et là-bas, adossée au mur, Coré cherche sa respiration, la
face tournée vers le plafond.

Je fais les cent pas dans mon carré. Mon cantonnement. Le


reste, c’est l’espace des femmes et les sanitaires. Je respecte
l’accord et ne franchis la frontière tacite pour aller derrière le
paravent qu’après en avoir manifesté clairement l’intention. Une
fois dans la place si je puis dire, je m’ingénie à couvrir mes bruits
intimes, embarrassé par ce que m’a dit Eka. J’ouvre le robinet du
lavabo, je tire la chasse, deux fois, trois fois. Tant qu’on ne nous
rationne pas l’eau…

108
Puis il faut retourner là-bas. Dans mon mitard. Sans secondes
sans minutes sans heure sans jour. Je me sens mal. Très mal.
J’étouffe. J’ai peur de perdre les pédales. Je n’arrive plus à coller
deux pensées bout à bout, je suis assailli, mitraillé, panique, rage,
accès que j’ai le plus grand mal à contrôler — le front contre le
parpaing — le réel…
Qu’est-ce qui s’est passé ?
J’ai échoué dans l’une de ces zones de non droit, loin des
artères battantes, des buildings, du fourmillement, qui sont le
produit des villes comme le sont les égouts, propices à tous les
trafics et tous les naufrages. Cet atelier clandestin représente le
degré le plus achevé de la logique du profit, d’un libéralisme
affranchi de sa dernière contrainte, le respect de la vie humaine.
La vraie nature de la civilisation, selon le credo du petit Hadès, qui
peut se targuer de savoir de quoi il parle puisqu’il tient sous sa
férule l’hémorragie de deux continents. C’est le lieu où a abouti
Toine, qui pour chercher l’humain a trouvé Coré. Don Quichotte
armé d’un crayon, volant au secours d’une innocente en détresse,
n’aura pu que lui rendre hommage sur un bout de papier.
Jusqu’ici je n’ai pas sérieusement envisagé que ces malfrats
d’opérette puissent mettre ma vie en danger. J’y ai pensé, certes,
mais comme un observateur, de façon théorique. Je n’y ai pas cru.
C’est mon problème avec les évidences, toujours la dérive, la
tangente. Même en présence du corps sans vie de ma mère, je
m’obstinais à chercher des chemins de traverse. J’avais vingt ans,
on m’avait laissé seul avec elle, seul avec des émotions bizarrement

109
émoussées. Qu’elle ne puisse plus me regarder, me parler,
m’écouter, me faire un reproche ou me tendre la main faisait de
son corps une chose étrangère. Je savais qu’elle était malade
depuis des mois, c’était elle, mais je ne le ressentais pas. Les mots
« mère morte » se refusaient à pénétrer mon esprit. Cette part de
l’univers où elle errait désormais n’était certainement pas sous la
dalle qui, peu après, s’est refermée sur elle, dans ce cimetière où je
n’ai jamais remis les pieds. Elle gambade toujours dans les replis
de mes neurones, traversant parfois le miroir de mes rêves. Je n’ai
jamais eu le besoin d’entretenir le souvenir comme un feu sur
lequel on veille, elle loge dans ma caboche, ni intrusive, ni triste, ni
fantomatique, plutôt comme une énergie réparatrice.
Mais ici, mes petits arrangements mentaux n’ont plus cours.
Le mur. Le bout des doigts qui gratte les aspérités du parpaing.
Les battements de mon cœur dans mes tempes. Ils ne m’ont pas
mis en quarantaine. Je ne suis pas malade. Ils m’ont enfermé ici
dans un autre but. Hors du temps, sans issue. Non, je ne peux
l’envisager. Et ces femmes, comment peuvent-elles le supporter ?
On n’entend rien. Elles ne bougent pas. Elles se taisent. Même le
vent se tait. Eka assise en tailleur. Les yeux voilés. Comme en
méditation. Coré, je n’en vois que les cheveux. Elle tousse. La
jeune Birmane aussi. Et serrée contre elle, comme un rempart,
Seng terriblement silencieuse.
Je suis près d’exploser.

110
Celui-là c’est un mauvais homme

« Je ne peux plus accepter ça ! Cette passivité… désolé mais ça


va trop loin, alors voilà ce que je vais faire : taper sur cette porte,
faire du boucan, hurler ! C’est de la séquestration, ils n’ont aucun
droit de nous laisser croupir ici, il vous faut des soins, il faut que ce
toubib revienne…
— Non, pas lui ! »
Un cri aigu. Une tête qui se redresse. La jeune Birmane, l’air
terrifié.
« Laisse tomber, Gabriel ! Ça sert à rien, celui-là c’est un
mauvais homme.
— Eka, ce type est sans doute mauvais puisqu’il est avec eux,
mais c’est quand même un médecin, regardez ce qui se passe, cette
jeune fille s’étouffe dans ses quintes de toux, et Coré aussi, on a
besoin d’un toubib, il faut qu’on sorte d’ici ! »
Seng se lève et fait un pas vers moi. Un seul. Ses chaussons d’un
jaune passé, éraflés, serrés l’un contre l’autre. Les yeux rivés au sol
elle implore : « Ne le faites pas venir, monsieur.
— Mais enfin, hier quand vous lui avez demandé un
médicament, il vous l’a donné.
— Il l’a fait parce que tu étais là, Gabriel, dit Eka. Toi, t’es un
blanc. Il avait honte. »
Seng reste figée dans une attitude soumise. Je ne suis jamais
allé en Birmanie, je n’en connais pas les codes, mais je ne peux

111
m’en tenir là. « Seng, vous savez bien que l’état de votre amie va
empirer si on ne fait rien — Je me tourne vers Eka — et c’est pareil
pour Coré, convainquez-les ! Il faut faire quelque chose ! »
La jeune Birmane s’enfouit sous son plaid. Seng la rejoint. Eka
ne dit rien mais braque vers moi un regard hermétique.
« D’accord, je prends tout sur moi, vous n’avez qu’à ne rien
dire, ne rien faire, ça se passera entre eux et moi. »
Et je me suis mis à hurler et à taper contre la porte.

Je cogne, je cogne de mon poing valide et des pieds ; l’absence


de réponse ne fait que démultiplier ma colère, je crois que si je
n’avais pas une épaule en capilotade, je tenterais de défoncer cette
saloperie. Les femmes derrière, je ne les regarde pas, honteux de
leur infliger cette épreuve, mais convaincu qu’il n’y a pas d’autre
issue. Je ne suis pas loin d’abandonner lorsque, enfin, j’entends
claquer le verrou.
Et je me retrouve face à deux rangées de crocs.
Hors de moi, j’insulte, je menace, je ne sais plus de quoi parce
que très vite le dogue me happe la cuisse. Le fumier qui le tient en
laisse lui a donné juste assez de mou pour que je me fasse choper.
Je suis tombé, je crois que j’ai frappé sur le crâne du chien. Ça
aurait pu très mal se passer si Eka n’était intervenue.
Soudain elle est près de moi, plantée sur ses jambes d’ébène.
Et… elle se met à chanter. C’est plus une incantation qu’un chant,
une répétition de phrases courtes où le son o domine, prononcées
d’une voix grave et rythmée comme si un poing lui battait la

112
poitrine à cadence régulière. Elle a stoppé le clebs, elle a stoppé les
deux salopards. Par la voix. Je n’ai rien compris, je tiens ma cuisse
gauche à deux mains, du sang plein les doigts, recroquevillé sur le
sol, gémissant, bavant.
Puis le toubib apparaît.
Il vient jeter un coup d’œil sur les dégâts, m’ordonne de remuer
le pied, ce que je fais, puis d’exercer une pression sur mon aine, ce
qui m’arrache une plainte. Je crois qu’il veut vérifier si l’artère est
touchée. Ça ne semble pas être le cas puisqu’il estime inutile de
poser un garrot. Il conclut : « Je n’ai pas ce qu’il faut dans ma
mallette. Pendant que je vais chercher le nécessaire, tâchez de
nettoyer ses plaies avec de l’eau savonneuse. »
Eka n’a pas attendu qu’on le lui dise, elle est déjà en action
quand la porte se referme. La gamelle de riz en guise de bassine,
un sac de tissus à portée de main, elle déchire ma jambe de
pantalon et se met à éponger le sang. Je retiens mes râles entre les
dents, je sais ce qu’elle pense. Elle ne se prive d’ailleurs pas
d’enfoncer le clou. « T’as eu ce que tu voulais, Gabriel ?
— Il va revenir, je vais pouvoir lui parler, oui, finalement c’est
ce que je voulais.
— C’est vrai que tu as droit à un traitement de faveur, toi… Mais
si tu crois qu’il va faire quelque chose pour nous, tu te mets le
doigt dans le cul.
— Dans l’œil, Eka.
— C’est toi qui le dis.
— Qu’est-ce que ce type vous a fait ? dis-je à voix basse.

113
Elle appuie. Ça fait mal. Il y a quatre, cinq trous… je préfère ne
pas voir ça. « Eka, qu’est-ce qu’il a fait ? » Elle s’arrête. Me fixe.
Son regard oblique vers les deux Birmanes pelotonnées l’une
contre l’autre.
« La petite, elle s’appelle Nay. C’est sa sœur. Elle a pas seize
ans.
— Vite, Eka, il va revenir.
— Tu comprends rien, toi ! À ton avis, pourquoi elle a si peur de
lui ?
— Quoi, qu’est-ce qu’il… Il l’a…
— Oui, il l’a… »
Tout me vient en bloc. Le sordide. Le dégoût. La rage.
L’ordure ! Il va revenir d’un instant à l’autre, c’est l’occasion ou
jamais, j’ai encore un bras valide, ça suffira pour prendre cette
larve en otage.
Eka plaque sa main sur ma poitrine.
« Non, Gabriel, t’as pas assez de force, écoute-moi cette fois,
fais pas le fou ! Ils vont lâcher le chien et cette fois je pourrai pas
l’arrêter. Écoute-moi, laisse-le te soigner, attends, attends, je vais
t’aider à t’installer sur tes cartons, tu seras mieux.
— Eka, je…
— Tais-toi, tais-toi je t’en prie ! On verra après. Viens ! »
On verra après… Ses mots résonnent dans ma tête tandis que
je regagne mon grabat, un bras passé autour des épaules de la
solide africaine. Puis les salauds reviennent.

114
Le sifflement provoqué par le frottement de l’air

Il fronce les sourcils en s’apercevant que je me suis déplacé


jusqu’à mon lieu de couchage. Il a un instant d’hésitation. Eh oui
mon pote, va falloir que tu viennes jusqu’à moi, que tu pénètres un
peu plus avant dans les catacombes… Mais t’as tes préservatifs,
masque et gants pour éviter d’y toucher — ce qui ne t’a pas
toujours rebuté, hein, salopard… Tu jettes un coup d’œil derrière
— rassure-toi, sur le seuil les deux zombies veillent au grain, chien
et matraque prêts.
Je vais devoir prendre sur moi pour ne pas lui foutre mon poing
sur la gueule… On verra après… Eka a raison, je dois rester
prudent. Ce type représente peut-être notre seule opportunité
pour sortir de ce trou, si cela est encore possible.
« Pour quelle raison vous me soignez ? Vous envisagez mon
départ ? »
Il m’enfonce une aiguille dans l’épaule. Yeux baissés. Fermé.
Fuyant.
« Il y a ici deux femmes qui ont un besoin urgent de soins, que
comptez vous faire ? »
Ses gestes deviennent saccadés. Il pose des espèces d’agrafes
pour resserrer les bords des déchirures. Il me fait mal, je ne
bronche pas. Le temps m’est compté, je dois le pousser dans ses
retranchements.

115
« Vous refusez de répondre, soit, alors écoutez bien : nous
sommes cinq reclus ici, cinq personnes enfermées contre leur
volonté, nous manquons de tout, nous avons subi des violences et
deux femmes sont gravement malades, si vous ne faites rien, la
situation va empirer. Jusqu’à quel point ? Si ça tourne mal il y aura
des témoins, à moins que… à moins que votre maître, le petit
Hadès qui règne sur cet enfer, n’ait décidé de nous faire disparaître
tous les cinq. Je ne sais pas comment il vous tient, mais si ça va
jusque là, vous serez complice d’un quintuple meurtre. Comment
allez-vous gérer ça, vous, un médecin, un homme voué à soulager
son prochain ? »
Il s’immobilise. Assis sur une caisse qu’il a rapprochée, courbé
au-dessus de ma cuisse blessée. Du couloir, les deux bipèdes ne le
voient que de dos. Il a peur, c’est évident, cet homme vit avec la
peur. Ils savent ce qu’il a fait, bien sûr, ce doit être par là qu’ils le
tiennent. Cette grande chose molle ne doit pas peser bien lourd
face au petit taureau.
« Vous ne comprenez pas, chuchote-t-il sous son masque, je
n’ai pas le choix, vous ignorez ce dont ils sont capables.
— Je ne crois pas, non. Et vous, de quoi êtes-vous capable ?
Quel genre d’homme êtes-vous ?
— Ce que vous êtes, ce que je suis, tout ça n’a plus aucune
importance. Vous parlez d’enfer, mais c’est pire que ça, dehors
c’est le chaos, ce virus a créé une situation sans précédent, le pays
est paralysé, les gens sont tous masqués, ils restent à distance les

116
uns des autres, la plupart n’osent plus sortir de chez eux, jamais le
contexte n’a été aussi favorable aux…
— Aux salauds ?
— Ils ont gagné, le confinement est en train de révéler le vrai
visage de la réalité, le péché, la pourriture finale, le gouffre où se
précipite l’humanité. »
« Eh, doc, t’as pas bientôt fini ? »
Le « doc » se recroqueville et répond à la chiourme :
« Oui, oui, on y est presque !
— Grouille-toi ! Et surtout, t’avise pas de lui faire la causette ! »
Il lève les yeux vers moi, brièvement, signalant ainsi qu’il me
l’avait bien dit. Il s’applique sur la première plaie. La plus vilaine, à
deux doigts de la fémorale. Malgré sa peur il ne bâcle pas son
travail, il y a peut-être là une ouverture dont je dois profiter.
« Docteur, ce qui se passe ici est grave, vous ne pouvez pas vous
absoudre en étendant la culpabilité à tout le genre humain. Votre
responsabilité, aucun masque ne vous en exemptera. Vous êtes ce
que vous êtes, mais je crois qu’il reste en vous une certaine lie de
conscience. »
« Ça suffit, doc ! Sortez ou je vous enferme avec eux !
— J’ai terminé, j’arrive ! »
Il se redresse. J’ai à peine le temps d’ajouter : « Je fais appel à
vous, docteur, aidez-vous, ne nous laissez pas dépérir ici, trouvez
un moyen pour nous libérer, je saurai m’en souvenir. »
Le verrou claque.

117
Eka me regarde. Je vois une vieille femme, plus triste que
jamais.
Mes yeux se ferment, un rêve douloureux me pénètre.
Un homme tombe d’une tour, je glisse dans sa peau, le ciel
s’éloigne de moi, ainsi que les visages des gens aimés, vite, très
vite… Je ne ressens rien, je ne crie pas, j’entends le sifflement
provoqué par le frottement de l’air.
Puis tout se fige.
Le réveil est un cri.
Deux femmes debout sous les néons.
L’une soutient l’autre. L’autre, c’est Eka, que les bras de Seng
empêchent de s’effondrer.
Coré a cessé de respirer.

118
La mesure la plus pure de l’écoulement du temps

Le virus, l’épuisement, le désespoir ou une maladie pulmonaire,


je n’en sais rien, quoi qu’il en soit je suis convaincu que si Coré
avait été prise en soins à temps, elle aurait pu survivre. Eka et Seng
ont recouvert son corps avec des chutes de tissu. Un linceul en
lambeaux. Ce qui reste de l’espoir qui a porté cette femme, de son
Afrique natale jusqu’à cette sombre officine où elle s’est attelée à la
tâche en rêvant d’un avenir meilleur. Coré dort sous des monceaux
d’étoffe, les mêmes que ceux qu’elle a taillés, assemblés, cousus,
pour enrichir ceux qui l’ont dépossédée de tout. Oh, je voudrais
que le monde voie cela, que les apôtres du pragmatisme, de la
consommation, du réalisme économique viennent s’agenouiller
devant cet autel de cartons et de tissus, et qu’ils nous expliquent
pourquoi ils ont besoin d’asservissements et de sacrifices pour
engrosser la civilisation.
Pleurs et gémissements se sont tus. Vient un long silence, plus
inquiétant. Un moment d’hébétude. Je crois que nous prenons
conscience — à moins que cela ne vaille que pour moi, les femmes
étant peut-être déjà édifiées sur la nature de cet endroit — que
nous ne sommes ni dans un dispensaire ni en transit. Nous ne
sortirons pas vivants de cette claustration. Personne ne songe à
réclamer de l’aide, à alerter nos geôliers ou ce toubib qui, par une
bizarre contorsion de l’âme, s’est cru obligé de soigner mes
blessures. Je regarde ces femmes et l’impuissance me flanque la

119
nausée. Allongée près de sa sœur, Seng la couvre comme une mère
couvrirait une enfant, pour la protéger du mal, pour qu’elle ne voie
pas ce qui l’attend. Mais Nay a vu. Son visage tout à l’heure a
affiché une expression d’effarement, avant qu’elle ne l’enfouisse
dans ses mains, prise d’une quinte de toux qui semblait ne plus
devoir finir.
Eka s’est pétrifiée. Assise en tailleur, dos au mur, les bords de
sa robe ramenés sous ses cuisses, le portrait de Coré posé entre ses
genoux. Elle n’en détache pas le regard. Puis ses lèvres se mettent
à bouger. Un son à peine audible. Une litanie.
Je n’ose m’approcher d’elle. Ni m’en éloigner. Je suis assis sur
le ciment, ma jambe blessée étendue, en proie à une agitation
croissante, mes pensées se bousculent comme un banc d’anguilles
pris dans la nasse. Dans cette antichambre de la mort, cette
errance sur le Styx, j’ai l’impression de me dédoubler, de nous voir
de loin, tels des personnages de tragédie sur le point de
disparaître, de s’effacer… Est-ce qu’un être peut rationnellement
envisager sa fin ? L’effacement de ce noyau vif, qui pourrait être
réduit à la sensation tangible et immédiate du corps ? La
respiration, qui est la mesure la plus pure de l’écoulement du
temps. Le présent. Cette acuité, je ne crois pas l’avoir déjà
éprouvée, ce souffle c’est moi, je ne suis rien de plus, rien de
moins, et s’il n’a pas suffi pour remettre le monde sur ses pattes, il
suffit pour aiguillonner mon désir de survivre.
Il faut que je trouve une solution. Attendre, attendre le seul
repère temporel que nous ayons dans ce caveau, le repas, la porte

120
qui s’ouvrira, la gamelle poussée par une matraque… Dans le feu
du désespoir, je cherche une issue.

121
Les portes de secours battent sur les étoiles

Eka a sombré dans le deuil. Les trois femmes se considèrent


comme déjà mortes. Moi, je ne peux pas. Je ne vois aucune
alternative mais je ne peux pas ne rien tenter, j’ai encore des nerfs,
des poussées d’adrénaline, du vent dans les voiles, un ami qui
attend dehors, la colère, jusqu’à la haine, jusqu’à l’amour… Les
visages de Louise et de Cat me déchirent, tout se brouille, tout
flambe, je perdrai, évidemment je perdrai, mais je ne crèverai pas
sans me battre ! Coups de boutoir dans la tête, idées à la con,
briser les néons et profiter de l’obscurité pour passer en force
quand ils viendront ramasser le corps, casser une caisse de bois et
fabriquer un poignard de fortune, prendre le toubib en otage…
Si je vis, si je survis, le temps n’aura jamais plus la même
saveur, je m’en fais la promesse, j’ai des choses à dire à ceux que
j’aime, des mots, des souvenirs, des poèmes, les portes de secours
battent sur les étoiles dit Ferré, qui peut-être a touché cet abîme
où se mêlent désespoir et désir fou. Si je vis, je n’aurai plus peur de
me perdre.
Je traîne ma patte folle jusqu’à la porte. J’attends qu’elle
s’entrouvre. Longtemps.
Lorsque ça arrive, je me rue dans l’ouverture.
Je ne vois que des crocs et le bout d’une matraque qui me boxe
le front. Je gueule : « Il y a une femme morte ici, salopards,
ouvrez cette putain de porte ! Ouvrez ! Ouvrez !

122
Je ne suis pas un meurtrier

Seng et Nay ont accepté de manger. Dans ma précipitation


j’avais renversé la gamelle. Je suis allé chercher des bols et les ai
remplis comme j’ai pu. Nous avions faim. Les deux Birmanes et
moi. Eka n’a rien voulu. Elle s’est arrêtée de chanter. Elle reste
avec Coré. Une main sur le front de sa compagne morte. Le regard
rivé sur le portrait dessiné par Toine. Je suis près d’elle.
« Eka, je pense qu’ils vont revenir. S’il leur reste quelque chose
d’humain, ils vont venir pour l’emporter et…
— Non. »
Ses yeux noirs se lèvent vers moi. Un noir de terre fertile, de
racines, de nuit profonde. Calme et sûre. Eka. Je crois deviner ce
que ce « non » signifie, mais ne peux m’y résoudre.
« Eka, s’il y a une chance de sortir d’ici, il faudra la saisir.
— Je suis son repos, Gabriel. Je sais pas si un petit blanc peut
comprendre ces choses-là. Je suis son repos. Je l’abandonnerai
pas. » Puis, après une pause, elle ajoute : « Si, en vérité je crois que
tu comprends. C’est pour ça que tu es ici. L’homme que tu
cherches, celui qui a fait ce dessin, tu ne l’as pas abandonné. »
J’ai envie de lui dire qu’elle se trompe, que le cas est différent…
je me tais. Elle dit vrai, je comprends. Elle sait, l’instant, le réel, ce
qu’on dit inéluctable ; moi je suis ailleurs, toujours, en appel, en
voyage, même le ventre des pierres bouge, se transforme, mue… Je
le lui dis. À voix basse. C’est mon message, amie. Elle hoche la tête,

123
doucement, il n’y a pas un continent entre nous, de la peau à la
peau, je la touche, elle comprend, quoi qu’il advienne voilà ce que
nous aurons trouvé en enfer.
Puis ils reviennent. Comme je l’espérais. Sans espoir.
Ils ouvrent et laissent entrer la grande chose molle qui peut-
être un jour a prêté serment de soigner ses semblables. Tandis que
la chiourme bloque l’issue, il me consulte du regard. S’approche en
hésitant. La peur, toujours, pauvre chose ! Il constate. Les doigts
gantés palpent les carotides. Il tremble. Sent le regard d’Eka qui le
perce comme un fer. Se relève, porte la main à son front, eh oui,
bonhomme, c’est pour de vrai. Il ne sait pas quoi faire. Jette un
coup d’œil vers la chiourme. Confirme : « C’est vrai. Elle est
morte. »
Il reste planté là. Comme s’il n’avait pas envisagé que ça puisse
réellement se produire.
Je me redresse brusquement. « Qu’est-ce que vous attendez ? »
Il recule. Le molosse grogne mais les deux robots ne bronchent
pas.
« Je… Je dois aviser.
— Aviser qui ? Aviser quoi, imbécile ! C’est pour ça que vous
nous avez enfermés, n’est-ce pas ? Pour qu’on crève l’un après
l’autre. Ce sont des meurtres, et vous êtes complices ! Vous tous en
portez la responsabilité ! » — Une idée me traverse. Je saisis le
portrait posé sur les genoux d’Eka — « Il y a un homme qui est
venu ici, un homme qui a dessiné ceci, regardez ! Lui, il sait, il a
été témoin des exactions commises ici, et en ce moment même, il

124
est dehors. Cet homme est mon ami, il s’appelle Antoine Vallier et
tôt ou tard, confinement ou pas, il va revenir avec des flics et des
journalistes. Et le monde saura ce que vous êtes, non seulement
des esclavagistes, mais aussi des meurtriers ! »
Le toubib blêmit. Recule à nouveau, jusqu’à la porte, le dos de
la main sur sa bouche masquée. Puis ils verrouillent et fichent le
camp.

Plus tard, je ne sais quand, la nuit, le jour, alors que nous ne


sommes plus sûrs d’être encore vivants, une feuille de papier glisse
sous la porte. Je vais la ramasser. Il y a quelque chose d’écrit :
Je ne suis pas un meurtrier.
La porte n’est plus verrouillée.

125
Dans la jungle, petit blanc, dans la jungle

Nous voici dans le couloir, tous les cinq. Oui, cinq. La décision
d’Eka était inébranlable, je m’y suis plié. Je marche dans ses pas,
les pas de cette femme extraordinaire qui porte sur l’épaule le
corps de Coré dont les jambes et les pieds nus ont viré au gris.
Derrière moi, Seng avance en soutenant sa sœur. Eka nous guide
dans le labyrinthe. Mais la course n’est pas longue. Nous étions en
rez-de-chaussée. Nous aboutissons à l’une de ces portes
métalliques qui ne s’ouvrent que de l’intérieur, par une barre qu’il
suffit de pousser.
Nous allons voir le jour.
Ou la nuit.
J’en tremble. Mes doigts dans la poche de mon imper crasseux
serrent un bout de papier. Les derniers mots d’un homme qui,
sans doute, va payer cher son sursaut de conscience.
Eka s’arrête devant la porte. Elle me cède la place. Vite, vite,
dit-elle, et j’actionne la barre et la porte s’ouvre, et nous sortons, et
l’air du dehors, soudain, est si frais, si bon, qu’il nous fait
chanceler, frissonner, et le sang bondit dans nos veines.
La trouille nous pousse au cul. Que l’alerte ait été donnée, qu’ils
nous poursuivent et nous rattrapent… Dehors, c’est la pénombre.
Le crépuscule semble-t-il. Une chance. Eka a repris la tête. Nous
gravissons une butte, malgré la charge elle ne fléchit pas. Des
gravats, des baraquements, d’autres hangars peut-être, et de

126
pauvres arbres défeuillés qui me font penser aux peupliers noirs
qui cernent Tholos, la maison fantôme où vit la sorcière d’Endor.
Nous sommes dehors. Dehors.
Quel temps fait-il ? Sombre. Pluvieux peut-être. Humide et
froid en tout cas. Et des odeurs, louches sans doute, mais qui ne
portent pas la mort. Des odeurs de dehors.
Nous ne croisons personne. Le versant s’aplanit, nous
pénétrons dans ce qui ressemble à une zone industrielle, coupée
d’avenues qu’éclairent de hauts réverbères. Des nappes de lumière
que nous évitons soigneusement. Seng ne cesse de jeter des
regards inquiets par-dessus son épaule. Dans l’ombre d’un camion
garé sur le bas-côté, Eka s’affale. Elle lève la main pour me dire
que ça va passer, qu’elle reprend son souffle. Je ne suis pas en
mesure de la relayer.
Le bruit d’un moteur nous terrorise. Nous nous terrons dans ce
nid d’obscurité, prêts à passer sous le ventre du camion si le
vrombissement se porte à notre hauteur. Mais le véhicule poursuit
sa route. Seng caresse le visage de Nay. Puis me regarde et sourit.
Un sourire de Mona Lisa asiatique, où la douleur reste accrochée,
mais quand même lumineux.
Nous nous enfonçons dans la nuit. Sous un ciel sans étoiles,
percé d’une seule lueur, celle d’un fin croissant.
Je suis complètement perdu mais je m’en fous, je sais que je me
rapproche de Louise et de Cat, je sais que je vais les toucher, les
serrer dans mes bras, que je vais leur parler, leur dire ce que j’ai
retrouvé : la joie, la joie que le seuil de la mort a redessinée pour

127
moi, la joie qui a crevé la connerie et la férocité, la joie d’Orphée
qui aurait réussi à ramener Eurydice.

« Eka, où est-ce qu’on va ?


— Dans la jungle, petit blanc, dans la jungle. »
Et elle rit silencieusement.
Un peu plus tard, après avoir contourné une immense
décharge, nous entrons dans la jungle.
C’est un village. Un village bidon. Un fouillis de bâches tendues
sur des piquets, abris de plastique, caravanes démantibulées,
marabouts rapiécés. Dans un tonneau de fer, un brasero éclaire la
scène. Des gens sortent de leurs cavernes d’immondices. Ils nous
regardent. Muets d’abord, puis bruyants, extrêmement bruyants.
Aucun d’eux n’est masqué. Ils nous entourent. Ils ont reconnu
notre guide. Puis soudain se taisent, découvrant le fardeau qu’Eka
dépose sur la terre. Le reste est un brouillard de gestes et de
paroles, je suis vidé, des bras solides me soutiennent.

128
Comme les yeux d’Eka

Dormir. Chaud. Toucher. La main qui tient un bol fumant. Qui


me donne la becquée. Accepter. Émerger… Oui, vite, urgence,
combien de temps s’est-il écoulé ? Téléphoner à Cat, vite ! J’essaie
de me redresser.
« Doucement Gabriel, doucement ! Tiens, mange d’abord. »
Elle me passe le bol. J’avale d’un trait le bouillon tiède et
mâchouille les morceaux de patate restés au fond.
« Combien de temps…
— Deux jours. Deux jours entiers tu as dormi.
— Et toi ? — oui, je la tutoie maintenant, c’est venu tout seul.
— Moi, j’ai enterré Coré. »
J’aurais voulu en être. Elle le sait. Je suppose qu’on ne pouvait
pas attendre. « Où, Eka ?
— Je t’y emmènerai. »
Je suis assis sur un grabat qui ressemble fort à ceux que nous
avons connus en captivité. Plafond et murs de plastique noir. Une
odeur de corps, chaude et rassurante. Comme les yeux d’Eka. Sur
une planche verticale est punaisé le portrait de Coré qu’éclaire une
bougie plantée dans une boîte de conserve.
« C’est ici que tu vis ?
— Oui, Coré aussi. Elle te plaît, notre maison ?
— Ben… on a connu pire.
— Ha ha, tu l’as dit ! Ici au moins, il y a des amis.

129
— Et les affreux ?
— Ils viendront pas ici. On a des gens en colère, ils s’y frotteront
pas.
— Et la police ?
— Ils sont venus, au début. On a même eu un ministre une
fois. Eh, doucement ! » répète-t-elle quand je me lève en
grimaçant.
J’ai envie de mettre le nez dehors.
La jungle sous la pluie. Et ses habitants. Certains ne cherchent
même pas l’abri et battent la semelle autour du brasero. Ils y
balancent des bouts de palette, du chiffon, du carton pour
entretenir la flamme coûte que coûte. La bâche tendue sur des
branches élaguées se prolonge en un auvent qui nous protège. Un
jeune cagoulé s’approche. Me toise. Des pieds à la tête,
littéralement. Hostile. Puis un homme de haute taille, au regard de
fauve triste. Barbe avortée, keffieh sur les épaules et survêtement
défraîchi. Ne m’accorde ostensiblement aucune attention. C’est à
Eka qu’il s’adresse :
« Il va rester longtemps ?
— Bonjour, Hakim. Et ta migraine, ça va ? »
Il ne répond pas. Raide. Des gouttelettes s’accrochent aux
boucles grises et serrées qui forment une calotte sur son crâne. Les
mains dans les poches, comme s’il ne savait pas quoi en faire. Il ne
la lâche pas des yeux. Elle, ferme et décontractée. On dirait un
subtil défi. Un soupirant peut-être ? Il reprend la parole, mais
dans une langue que je ne comprends pas. L’échange est rapide.

130
Un tantinet agressif du côté d’Hakim. Elle ne se démonte pas et
me met brusquement dans le bain en repassant au français : « Il
s’appelle Gabriel. Il nous a aidées et un chien l’a mordu à la
jambe. » Coup d’œil oblique d’Hakim. Qui se détourne et file vers
le brasero, se joint aux silhouettes immobiles sous le rideau de
bruine.
« Eh bien, Eka, il va falloir que je songe à rentrer chez moi.
— Tu partiras demain, avec ta jambe il vaut mieux que tu te
reposes encore une nuit. Cet après-midi, on ira voir… la tombe. »
Le dernier mot n’est qu’un souffle.
Elle se détourne et disparaît dans son abri. Elle en sort avec un
cigarillo au bec. Elle m’en propose un. J’ai arrêté il y a six mois.
Puis j’ai repris. Puis j’ai arrêté. Puis… bref je l’accepte, ce cigarillo,
et l’allume au bout du sien. Là-bas, Hakim n’apprécie pas. Je le
vois aux deux éclats qui transpercent la pluie. Je crois qu’elle l’a
fait exprès.
Un camion est arrivé, barré d’un logo. Une association
caritative. Deux femmes et un barbu masqués et gantés en
descendent. Une file se forme. Nourriture. J’ai faim aussi, la soupe
n’était pas très consistante, mais il vaut mieux que je ferme ma
gueule. D’ailleurs il y a plus urgent.
« Eka, est-ce que tu crois possible que je puisse passer un coup
de téléphone ?
— Ah. Jahi va te trouver ça. »
Jahi, c’est le jeune cagoulé qui m’a dévisagé. Il se tient à l’écart
avec deux autres gars de son âge. Eka va parlementer. Pas

131
longtemps. Elle revient avec une relique qui indique quand même
deux barres au réseau. Puis me laisse seul sous l’auvent.
Mes doigts tremblent tellement que j’ai du mal à composer le
numéro. Un des trois que j’ai mémorisés. Avec ceux de Louise et
de Toine.
« C’est toi ? C’est toi ? Mon dieu ! » Elle n’est pas croyante,
mais dans les grandes émotions l’invocation du vieux fantôme lui
échappe. Elle me mitraille de questions que j’élude en affirmant
que je lui expliquerai tout de vive voix, que j’ai eu de gros
problèmes, je m’en suis sorti et je vais très vite rentrer à la maison.
« Où es-tu ?
— Dans une zone… Enfin, je ne sais pas au juste…
— Comment ça ? Je vais venir te chercher, donne-moi au moins
un point de repère ! Je suppose que tu n’as pas de dérogation. »
Elle m’apprend — ou plutôt confirme ce que le toubib m’avait
dit — que le pays est en confinement, qu’il y a des consignes
sanitaires sévères, qu’on ne sort qu’avec un laissez-passer à la con,
que certaines villes imposent même un couvre-feu. Mais elle
bouscule aussitôt ce fatras… « Rien à foutre, de toute façon je vais
venir ! Dis-moi où… Il faut que j’avertisse Louise, elle est folle
d’inquiétude, merde, mais dans quoi tu es allé te fourrer ? T’es
avec Toine ?
— Non. Écoute Cat, tu… tu m’as vraiment manqué.
— Je t’ai manqué ? Espèce de… Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu
as quelque chose à te faire pardonner ? »

132
Le reste est un embrouillamini, des ma chérie, des mon amour
me montent à la gorge, qui m’étouffent, et que j’étouffe à cause du
repentir qu’ils pourraient sous-entendre. Puis elle démarre aussi
sec sur un autre thème : « Un flic est venu ici, un commissaire, il te
cherchait et m’a posé des questions sur Toine. »
Une aiguille de glace s’enfonce dans mon échine. Pas à cause de
Bauer, mais du fait qu’il n’est pas le seul à connaître mon adresse.
Le petit Hadès a gardé mes papiers…
« Cat, Cat, écoute-moi bien, c’est très important : il ne faut pas
que tu viennes me chercher, au contraire, reste à la maison,
verrouille la porte et n’ouvre à aucun étranger, tu m’entends ?
Personne hors de ta connaissance.
— Gab, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et pourquoi est-
ce que ce n’est pas ton numéro qui s’affiche ? »
Je jongle. Juste assez d’infos pour qu’elle prenne mon
avertissement au sérieux, pas trop pour qu’elle ne se fasse pas un
sang d’encre. Je lui dis que j’ai mis le nez dans un sombre trafic,
que je tiens un sujet de reportage particulièrement sensible, qu’il
faut rester prudent jusqu’à la parution, ça ira mieux après. Elle
insiste et je dois presque me bagarrer pour la persuader de ne pas
venir. Je lui avoue que je me suis fait piquer mes papiers et mon
téléphone. « C’est justement pour ça que je ne peux pas
m’attarder, Cat, et il se peut que je ne puisse plus t’appeler jusqu’à
mon retour. Fais-moi confiance, des gens me sont venus en aide, je
te donne des nouvelles dès que je peux… »

133
Nous raccrochons sur un malaise. Jahi s’est rapproché, il doit
penser que j’ai assez bouffé son forfait. Je lui rends son appareil en
le remerciant.
Un peu plus tard, alors qu’Eka est en train d’examiner ma
cuisse pour s’assurer que les plaies ne se sont pas infectées, une
mémé fait irruption dans la cahute. Elle a l’air choqué par ce
qu’elle découvre et le dialogue, en Malien vraisemblablement, est
assez vif. Eka doit avoir dit à la vieille de vérifier elle-même, car
elle écarte un pan de tissu pour lui montrer mes blessures. Et la
mémé vérifie. Scrupuleusement. Puis sort.
« C’est la sœur d’Hakim, soupire Eka.
— Et Hakim, c’est…
— C’est pas tes oignons. Bouge pas, elle va revenir, faut
l’attendre. »
Elle revient, effet, avec dans un cul de bouteille plastique une
bouillie dont l’aspect et l’odeur me révulsent.
« Heu, je ne suis pas sûr de pouvoir avaler ça. »
La vieille dit à Eka quelque chose qui fait marrer les deux
commères. Puis ses doigts en cuillère cueillent un peu de pâte
visqueuse qu’elle applique sur la plaie de l’aine, tout près de
l’équipement qui, depuis un bout de temps s’obstine à caler au
démarrage. J’ai un tressaillement qui déclenche une nouvelle crise
d’hilarité.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— T’inquiète pas, c’est pas mauvais pour le grigri ! » lâche Eka.

134
Ok, je laisse la mamita, qui à présent ne me considère plus
comme un rival potentiel du frérot, terminer son cataplasme. Elle
finit en entourant ma cuisse avec des bandelettes improvisées qui
n’ont pas l’air de la dernière fraîcheur, mais bah, c’est multicolore
et pas plus malsain que mon futal crado.
« Et voilà petit blanc, fait la mamita avec un accent à couper à
la machette, si tu manges pas tout avant, tu pourras garder ça un
jour ou deux. »
L’infirmière vaudou une fois dehors, Eka me dit, sans l’ombre
d’un sourire cette fois : « Viens, il est temps d’aller voir Coré. »

135
Sous le tremble

À quelques pas du fleuve, un carré de terre retournée. Coré


repose au pied d’un arbre défeuillé. Un tremble, je crois. Un
survivant, fier dans sa désolation, entouré de touffes d’herbes. Un
triangle de nature épargné. Un chantier s’étire au nord, une casse
auto au sud, et à l’est, le vaste terrain vague parsemé de détritus
que nous avons traversé. Lointain souvenir de savane. Seng et Nay
sont venues. Elles me sourient en me saluant d’un hochement de
tête. Elles ont trouvé refuge chez une compatriote qui vit dans la
cité, là-bas, indique Seng tendant le menton vers les blocs qu’on
distingue au-delà du chantier. Nay a apporté une petite rose d’un
jaune lumineux, tige courte, sans emballage. Elle la dépose sur la
tombe. Une fleur de jardin… Le temps refait surface, je l’avais
presque oublié, la grisaille et la pluie semblaient perpétuelles,
j’avais oublié le printemps, qui finira bien un jour par pointer le
bout de son nez. Mais des fleurs, je n’en ai pas, ni poème qui, pour
l’heure, ne passerait pas mes lèvres. Eka nous réunit, côte à côte,
les quatre rescapés, et elle se met à chanter. Autour de nous, les
amis qui nous ont suivis prennent place, Hakim, la mamita et
d’autres que je ne connais pas. Eka chante, la pluie s’est arrêtée. Le
fleuve dévide ses noirs rouleaux. Je me dis que peut-être, un jour
de grande crue, ces eaux emporteront la dépouille de Coré pour la
ramener vers sa terre d’enfance.

136
Après le chant, après le silence, les amis s’en vont un à un,
quelques uns après avoir laissé sur la tombe des pétales de papier
colorié, des sachets-amulettes ornés de ramilles tressées, un cercle
de bois garni de plumes et d’un cœur de plastique rouge.
Eka demeure. Sa main se pose sur mon bras. Il n’y a plus que
nous deux sous le tremble.
Il y a autre chose. Je le savais.
Je l’ai su dès que j’ai aperçu, non loin du carré de terre
retournée, un autre carré de terre retournée.
Alors, quelque chose en moi se déchire.
Des abeilles lumineuses s’échappent de l’essaim brisé.
Tous les visages de Toine.
Sa voix, ses rires, nos rires, pourquoi seulement les rires ? je t’ai
vu pleurer aussi, frère, j’ai bu avec toi, nous étions un dans le
silence, un et des millions dans l’exultation, nous étions des
forgerons de rêves, nous étions les contreforts de nous-mêmes, un
rempart contre la connerie, même quand nous nous traitions de
cons, nous étions joie et colère, nous étions un os qu’on appelait
espoir… je me noie.

Les nuages sombres éteignent le ciel. Les rameaux nus du


tremble les soutiennent. Un ventre gris, un fleuve noir, un arbre, la
terre, des feuilles sèches dans mes poings. Le crépuscule vide.
Eka vient s’asseoir à côté de moi, adossé au tronc.
Et parle.

137
Le message

Il voulait qu’elle lui tienne la main. Il voulait parler. Il voulait


savoir qui elle était, d’où elle venait, il avait soif, il avait envie de
fumer, il avait envie de chaleur. Il était couché sur le grabat où je
me suis réveillé ce matin. Il voulait qu’elle le touche, elle lui a
caressé le front.
« Il a dit que tu allais venir, que tu étais l’autre aile du papillon,
j’ai pas tout compris parce que des fois il grognait, il s’agitait, il a
recraché sa soupe et a réclamé du vin, mais nous, du vin on en a
pas.
— Il avait mal ?
— Je sais pas, Gabriel, mais tu sais, à la fin il souriait, et puis…
— Et puis ?
— Il a voulu faire un dessin, alors je me suis débrouillée pour
lui trouver du papier et un crayon.
— Ce dessin, où est-il ?
— Dans ma case. Je voulais pas te le montrer avant. »
La pluie s’est remise à tomber. Il faisait noir, mais sur le dos du
fleuve se reflétaient quelques lueurs, des étoiles s’immisçaient
dans les trouées. Je ne lui ai pas dit adieu car je savais que j’allais
revenir, avec Cat et Louise. D’ailleurs, en vérité il ne m’avait pas
quitté.
Le retour dans l’obscurité a été pénible. Eka restait près de moi
à cause de ma patte folle. Sa main frôlait parfois la mienne et j’ai

138
songé que le toucher de cette femme, de cette chair battant comme
un cœur, avait adouci le départ de l’ami.
Hakim nous attendait devant la case. Il m’a tendu la main et ce
partage m’a presque fait flancher. Il avait des cigarettes. Nous
avons fumé en silence, à l’abri. Puis, avant de s’en aller, il m’a dit
qu’on se reverrait au matin, qu’il aurait quelque chose à me
donner. Je n’ai rien demandé. Mon regard ne parvenait pas à se
détacher du grabat où mon pote avait lâché la rampe.

Eka est assise en tailleur, le dos contre une pile d’étoffes. Elle a
changé la bougie qui brûle devant le portrait de Coré. Elle va
dormir là, elle a l’habitude, dit-elle, cette position lui est
confortable, elles s’arrangeaient comme ça avec Coré. La fumée a
envahi la cahute. La tête me tourne. Nous sommes dans l’antre de
dieux très anciens, de divinités chtoniennes, ni bitume ni béton ne
nous séparent de la mère profonde, ce soir la mort n’existe pas,
Eka a invoqué le souffle des poètes, à son chant se mêlent des voix
qui jamais ne s’éteignent, et dans ma poitrine l’étau se desserre.
Le dessin était caché sous un linge plié. Elle me le donne. Sur
une découpe d’emballage carton, Toine a exécuté un motif assez
complexe. Au bas, sur toute la largeur, un entrecroisement de
lignes évoque une ville à perte de vue, avec ses édifices et ses
avenues ; le ciel est chargé d’ombres, de nuées grises obtenues
sans doute en écrasant la mine sous son doigt, je l’ai déjà vu
utiliser ce procédé ; mais sur ce ciel obscur se détachent cinq
profils qui tiennent la place essentielle, tracés en perspective, de

139
gauche à droite. Le plus proche est un crâne d’homme en
décomposition, les dents saillantes, le visage de la haine, du
dégoût, de la violence ; du second au quatrième, les cheveux
poussent, les joues se remplissent, l’expression de la bouche se fait
moins dure, mais tous expriment la douleur. Tous sauf le
cinquième. Celui-ci est magnifique, ce pourrait être le profil d’un
homme ou d’une femme, les lèvres sont pleines, la chevelure
évanescente, et dans l’œil se devine une étincelle de joie.
L’épure parfaite.
Nul ne lui a jamais enlevé son bout de crayon, son talent.
Je sais pourquoi je suis parti.
Je sais ce que je cherchais.
Sous sa signature, en lettres capitales, il a écrit le nom qu’il a
donné à sa dernière œuvre : Le message.

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Étincelles magiques, parcelles d’or

Eka et son soupirant m’ont accompagné jusqu’à la lisière de la


jungle. Hakim me fait cadeau d’un téléphone. Celui de Jahi.
« On s’est arrangés, dit-il.
— Merci, dites-lui que je le lui ramènerai.
— On y compte bien, fait Eka.
— Comme ça tu nous présenteras ta femme.
— Et ma fille, elle m’en voudrait de ne pas être dans le coup. »
Hakim rigole. Et ne moufte pas lorsqu’Eka me serre dans ses
bras.
Puis je m’arrache. Je me lance. L’avenir est une route déserte
sous un ciel plombé, pleine de chausse-trapes. Hakim m’appelle.
Je me retourne.
« Méfie-toi, chez les civilisés y faut porter un masque, sinon ils
t’embarquent ! »
Un dernier salut. Deux silhouettes. Un Don Quichotte en
keffieh et une Dulcinée massive et rayonnante. Zeus et Junon
réconciliés dans leur Olympe cernée de grillages.
Marcher. Mettre un pied devant l’autre, à travers un brouillard
d’émotions, d’images, d’odeurs, de paroles, de gestes qui ne sont
pas encore des souvenirs, qui ne veulent pas le devenir, présents,
prégnants au point de m’étourdir. Ma barbe a poussé, dans un
baluchon bricolé j’ai une baguette de pain, une bouteille d’eau et
deux boites de sardines à l’huile, je dois puer, mon falzar est

141
déchiré, je n’ai aucun papier. Va falloir raser les murs, dès que j’en
trouve.
Mon bien le plus précieux est épinglé à l’intérieur de mon
imper. C’est un carré de carton nommé Le message. Soudain me
reviennent en mémoire les paroles de la vieille du snack, la
prophétesse au bon café : « Gabriel pour les uns, Jibrîl pour les
autres, ou Hermès, le dieu messager que les Romains appelaient
Mercure. » C’était… il y a un siècle. J’ai pris un méchant coup de
vieux.
Je n’ai qu’une vague idée de la direction à prendre. Sud, sud-est
je crois, à l’estime, à l’instinct. Et pour autant que la crème
jaunâtre qui farde le soleil me laisse en deviner la course. Étonnant
non, qu’à l’heure cybernétique j’en sois rendu à m’orienter d’après
le ciel ? Cette idée, bizarrement, me fait du bien. Après tout, nom
de nom, ne sors-je point de la jungle, des enfers, de chez l’Hadès
en cravate qui règne sur vos égouts, frères humains ? Bah, mon
esprit et mes ripatons battent cette drôle de campagne, j’ai hâte de
rentrer mais je peux encore me payer le luxe de divaguer, la route
est longue et je n’ai pas encore pénétré dans la folie urbaine.
En vérité, j’ai peu dormi. Sur cette couche, en cet endroit,
précisément, où le froid l’avait pris. Affalée sur son tas de chiffons,
sa majesté Eka ronflait comme une chaudière, et je songeais, assis
sur le grabat, que Toine avait eu malgré tout la chance d’être
accompagné en ses derniers instants par une femme de cette
qualité. Je me suis interrogé sur son ultime itinéraire. J’avais la
preuve qu’il avait été enfermé dans le même local que moi, puisque

142
c’est là que j’ai trouvé le portrait de Coré, mais comment s’était-il
libéré ? L’hypothèse la plus vraisemblable était que les cerbères
l’avaient relâché. Un ivrogne crachant ses poumons ne devait pas
représenter un grand danger pour eux. Il n’avait pas une carte de
journaliste et le bristol d’un capitaine de police dans la poche, lui.
Quant à ses papiers d’identité, ils devaient s’en être débarrassés.
Eka m’a dit qu’il n’avait rien sur lui lorsque Coré et elle l’ont
recueilli.
Toine avait suivi un chat… peut-être avait-il vu luire sur son
pelage les étincelles magiques et les parcelles d’or qu’évoque
Baudelaire dans Les fleurs du mal. Peut-être le voyage n’a-t-il pas
été aussi triste que je me le suis figuré. Peut-être l’a-t-il choisi.
Probablement, puisqu’il a laissé des traces et un message. Un
message dont je n’ai pas fini d’explorer la teneur. D’ailleurs, son
ciel de graphite ressemble à celui de ce jour, et sa ville à celle qui se
profile à l’horizon. Et le chemin que je parcours, à ce lent et long
travail qui consiste à retrouver l’humanité perdue. Une parcelle
d’or dans le bourbier.

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Corridors pourris de l’ennui

Voie rapide, panneaux mange-horizon, candélabres-abribus-


clôtures-poteaux-parkings-blocs-zac-zup-zones, arbres étiques
corsetés avec du fil de fer… Qu’on entre dans Rome, Berlin, Paris,
on passe par les mêmes corridors pourris de l’ennui, hé ho, l’ami
Ferré, tu le savais toi, ce qu’ils nous mitonnaient, les bâtisseurs, les
décideurs ! Ce déluge de béton où un zigue à pied devient
anachronisme, où la courbe n’a plus sa place que dans les musées
et les rêves préfabriqués ; c’est avec du vertical et de l’horizontal
qu’on fait les cages. Regarder la réalité en face manque salement de
perspective. Je suis un peu en rogne, je ne sais pas vraiment
pourquoi. J’ai passé l’âge pourtant. Bientôt cinquante piges, j’ai dû
mal apprendre mes leçons ! Comme le dauphin malapprivoisé de
Prévert qui lança aux dresseurs ce message : J’attire poliment
votre attention sur la connerie des primates évolués. Ah, Toine,
t’avais raison, crétin je reste ! Marche encore avec moi mon pote,
aide-moi à tisser ma songline.
Le hululement d’un car de police me pousse derrière le talus
bordant la voie. Réflexe de clandestin. De sans masque — je me
suis souvenu de l’avertissement de Hakim. Et finalement, ce creux
où persistent trois touffes de chiendent me semble propice pour
me soulager, parce qu’en ville ce petit exercice risque de devenir
périlleux. Ce matin, je n’avais pas compris pourquoi Eka avait

144
fourré une poignée de chutes de tissus au fond de ma besace. La
maline !
Me remettant en route, je consulte le mobile que le jeune Jahi
m’a cédé. Un appareil à carte prépayée qui n’a plus beaucoup de
charge. Je compose le numéro de Cat.
« Où je suis ? — Sur le chemin du retour. — Précisément ? —
J’en sais rien, mais tout va bien. Non, tu ne peux pas venir me
chercher, ne t’inquiète pas, écoute je n’ai presque plus de batterie…
j’arrive… » Je ne lui parle pas de Toine.
Boutiques fermées. Fenêtres éclairées avant l’heure. Rues
quasiment désertes. On dirait la nuit en plein jour. Peu de
circulation, mais ça roule vite, et ça ne ralentit pas quand un clodo
traverse la chaussée. Un chauffeur masqué, seul dans sa bagnole.
Et sur le trottoir d’en face, le vieux qui trimballe ses courses a aussi
son bâillon. Plus de bouches dans la ville, plus de lèvres, les
lendemains ne sont pas près de chanter. Pour compléter le tableau,
un petit vent glacial, humide, glisse ses aiguilles entre mon col et
ma nuque. Je serre mon baluchon sur ma poitrine pour protéger Le
message. Il me réchauffe. Un remède à la sourde angoisse. Mon
antivirus.
Au coin de l’avenue, je fais le point devant les panneaux
indicateurs. Je suis loin de chez moi, à plusieurs kilomètres au
nord-ouest, dans une autre localité… je n’en reviens pas d’avoir
franchi une telle distance. Mais mon instinct ne m’a pas trompé :
c’est vers l’est qu’il faut se diriger. Reste à repérer l’est dans cette
crasse urbaine. Je ne me vois pas faire du porte à porte : Hé,

145
m’sieurs-dames, c’est par où l’est ? Peut-être le couchant m’aidera-
t-il à déchiffrer le ciel. À moins qu’ils ne l’aient confiné, lui aussi.
La voie que je suis coupe une banlieue pavillonnaire. Des
jardinets derrière des palissades, des haies, des grilles, des baies
vitrées par lesquelles on aperçoit des écrans télé, de fugitives
images qui n’ont rien de gai, et devant, des silhouettes immobiles.
Entre le mur d’une maison et sa clôture, dans une étroite cour
bitumée, une fillette fait de la balançoire. Chaudement vêtue, mais
le visage découvert, elle se laisse porter mollement, le regard
attaché aux nuages. Un monde secret dans un couloir de solitude.
Elle attend peut-être le ciel bleu. J’y crois aussi. Il apparaît sur le
dessin de Toine, c’est la partie claire où se découpe le cinquième
profil, après un alignement de cauchemars qu’aucun enfant ne
devrait connaître.
Moi, des enfants, je n’en voulais pas. J’avais peur d’avoir peur.
Et puis les autres en fabriquaient suffisamment. Des petites têtes à
tailler en haut et sur les côtés pour les rendre carrées. À
normaliser, comme l’espace, les forêts, les animaux sauvages qu’on
enferme parce qu’il n’y a plus de place dehors, et les pas sauvages,
viande sur pattes qu’on débite à la chaîne. Et pour la marmaille qui
n’entre pas dans les cadres, qui pousse comme elle peut, un futur
qui s’appelle survie.
Puis un jour c’est arrivé. Pas par hasard, non, il y a eu comme
une envie de bonheur. Envie d’y croire un peu. Une idée à la
Prévert, avec du soleil et des oiseaux, alors Cat et moi avons mis la
lucidité au placard, et vogue le navire. Un beau voyage, je

146
reconnais. Je n’avais plus peur. Mais on savait bien que tôt ou tard,
la sorcière du placard nous remettrait le grappin dessus et qu’il
faudrait jongler avec le bonheur et la nécessité. Une main ouverte,
un poing serré. Heureusement, Cat était douée pour ça.
Quand on parle du loupiot… Le mobile a vibré dans ma poche.
J’ai appuyé sur le bitoniau : Louise. Elle me gratifie d’un papaoùté
qui à défaut d’originalité sonne joliment à mon oreille. Sa mère a
dû lui passer le relais car elle est fermement décidée à se lancer à
ma recherche. Et le confinement ? Je les emmerde ! dit-elle. Mais
l’imaginer dehors alors que le petit Hadès a peut-être lâché ses
chiens sur mes talons me rend inflexible. Coup de parano sans
doute, mais le papaoùté est un sismographe fragile, même si
Louise n’est plus une enfant. Je n’en démords pas, d’ailleurs je ne
suis plus très loin, j’arrive, oui, ce soir, sans doute, on se…
La batterie a rendu l’âme. Silence. Voie du cœur coupée.
Le plafond gris-blanc prend des teintes violines. Oui, c’est par là
l’est, la partie la plus claire, comme sur Le Message.

147
Serviteurs qui pillez la maison !

Nuit d’orages lointains, d’éclairs silencieux. Sous un abribus,


j’enfourne des sardines. Les sardines de la jungle. Et du pain
ramollo. J’ai l’impression de mâcher des souvenirs tout frais.
Fourbu, plein de douleurs, je tiens en cet instant quelque chose que
je voudrais ne jamais oublier, une étrange densité ; des signes
insignifiants m’apparaissent avec une si violente fragilité qu’ils se
gravent en moi, le goût des sardines mêlées au pain huileux, que
j’avale avec plaisir parce que j’ai faim, la chaussée mouillée qui luit
sous le réverbère, la colonne de fourmis qui s’étire en oblique entre
le trottoir, derrière, et un paquet de ships éventré, ce tag noir,
agressif, qui barre une affiche montrant un paysage de rêve où
s’ébattent une fillette et un grand-père nanti d’une assurance
censée garantir ses vieux jours ; je capte tout, jusqu’au point
lumineux d’une étoile perçant la couche nuageuse, jusqu’à la
pression du téléphone inutile, serré entre ma poche et ma cuisse,
qui porte déjà la nostalgie d’une voix aimée ; une disponibilité
particulière, la pleine sensation de mon être passant dans le temps
et l’espace.
Je crois que je vais dormir ici, à l’abri. C’est le seul endroit où
j’ai pu trouver un banc. Je dois reprendre des forces, il me reste
beaucoup de route à faire et avec ma dégaine, l’auto-stop est un
luxe hors de ma portée. Ce qui m’inquiète, ce sont ces sirènes de
police qui tournent dans le quartier. Hantises sonores. Il y a un

148
couvre-feu à partir de vingt et une heure, c’est écrit noir sur blanc,
en grosses lettres qui ressemblent à des baguettes de tambour, sur
l’avis collé au plexiglas. Ils sont allés jusque-là. Quoi qu’il en soit,
cette fois je ne me laisserai pas encager. Si le danger se précise, j’ai
une position de repli : derrière l’abribus, un terrain vague
dépourvu d’éclairage. Il n’y a pas de clôture. Un grand panneau
annonce la création future d’une zone d’activité commerciale. Le
bonheur.
Évidemment, à peine me suis-je allongé avec ma besace en guise
d’oreiller que les emmerdements arrivent. À grande allure. Je
prends mes cliques et mes claques et je dégage. Je galope dans
l’ombre, disons plutôt que je clopine en essayant de ne pas poser le
pied dans un trou ou sur une ferraille rouillée. Le véhicule s’est
arrêté. Ils sortent, ils regardent dans ma direction… Je
m’immobilise, un genou à terre. Voilà à quoi j’en suis réduit, braves
gens honnêtes et exemplaires, moi, un citoyen au-dessus de tout
soupçon ! Enfin, si l’on excepte ce larcin commis durant ma
période racaille, avec un certain Toine pour complice. Que les
gardiens de l’ordre se rassurent, nous fûmes châtiés : le whisky
chouravé était infâme et les andouillettes au feu de bois, dans le
bosquet d’à-côté, refusaient de griller à cause de l’humidité. On les
a arrosées avec le tord-boyaux. Résultat, une nuit infernale et une
aversion définitive pour l’andouillette flambée au scotch.
On dirait que ça s’est calmé du côté des gyrophares. J’avance
parmi des tas de détritus envahis par les ronces, ce charmant nid
de verdure ayant apparemment servi de décharge sauvage. Quand,

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au centre de ce champ de bataille urbain, je distingue une étrange
forme qui se découpe dans la pénombre. Une forme auréolée d’une
curieuse brume dont, à mesure que je m’approche, la senteur
réveille en moi une envie refoulée. La fumée d’un cigare. Cigare
que fume un homme calé dans un fauteuil, jambes croisées, au
milieu de nulle part. Un chapeau à large bord, un manteau aux
pans ramenés sur ses cuisses, pas de préservatif sur ce tarin qui
ferait verdir Cyrano.
« Bonsoir ! fait une voix vibrante, un peu affectée.
— Bonsoir, heu… Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger.
— Mais vous ne me dérangez aucunement, je vous en prie, faites
comme chez vous.
— Ah… Seriez-vous le propriétaire des lieux ?
— En effet. Pour cette nuit tout au moins.
— Et demain ?
— De quoi demain sera fait, qui donc pourrait le savoir ?
— Je ne voudrais pas paraître indiscret mais, vous attendiez
quelqu’un, peut-être.
— Eh bien en réalité, c’est moi qui devais être attendu, mais
hélas, la représentation a été annulée. Savez-vous que nous
sommes désormais assujettis à un couvre-feu ? Je n’ai plus de
public, et je n’ai plus de scène. Jusqu’ici j’étais un artiste, à présent
je suis un intermittent. L’intermittence… Hier j’étais invité,
aujourd’hui je jeûne. Hier je vivais, aujourd’hui je songe. Ce matin
la solitude m’angoissait, ce soir j’ai du mal à supporter la
compagnie.

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— Je comprends, vous souhaitez que je vous laisse tranquille.
— Non, restez, c’est important.
— Ah, parce que vous disiez à l’instant…
— Ce que je disais n’a plus cours, cela n’a pas vraiment
d’importance. Vous-même ne seriez-vous pas un genre
d’intermittent ?
— C’est-à-dire que… depuis la naissance de ma fille j’essaie
d’assurer, en quelque sorte, une permanence.
— Avez-vous réussi ?
— J’ai tout fait pour.
— Hum, les permanents se retrouvent rarement sur un terrain
vague par une nuit de couvre-feu. Cela est totalement hors de leur
entendement. D’aucuns pensent qu’ils sont vivants, avant de
s’apercevoir que cela ne tombe pas sous le sens. Vivre ou exister,
telle est la question… Savez-vous, moi je suis mort à plusieurs
reprises, sur le plateau, mais je n’ai jamais essayé en coulisses. À y
bien réfléchir, je me demande si cette expérience n’ajouterait pas
une étincelle à mon génie.
— N’essayez pas, je sors d’en prendre et je peux vous certifier
que c’est triste à…
— … à mourir, oui, oui, toutefois, j’ignore quel genre d’homme
vous étiez du temps où vous assuriez votre permanence, mais ce
soir, il me semble discerner en vous comme une lueur. »
Je pense aux parcelles d’or… Idiot.

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Il tire sur son cigare, puis lâche une bouffée qui stagne un
moment sous le bord de son chapeau. Je lui demande s’il n’aurait
pas aussi des cigarettes.
« Navré, je n’ai que ce Havane. Voulez-vous y goûter ? Oh, quel
distrait je fais ! Je l’ai mâchouillé et peut-être suis-je porteur de ce
maudit virus. »
Puis sa main passant par-dessus l’accoudoir saisit le col d’une
bouteille. Vodka. Le goulot disparaît sous son pif. Il s’octroie une
solide lampée avant de me tendre la chose : « Je t’en prie, à défaut
de cigarettes.
— Mais… et le virus ?
— Bah, ça va ça vient, ne sommes-nous pas tous deux des
intermittents, à présent ? »
Ayant survécu aux enfers et à la jungle, j’estime que la plus
élémentaire courtoisie m’interdit de décliner l’offre. Nous nous
rendons la politesse, à plusieurs reprises, moi qu’un verre de vin
suffit à égayer, je commence à voir des lucioles voleter dans la
campagne… Mais… non, ce ne sont pas des lucioles, ce sont des
faisceaux de torches qui s’agitent. Et ce joli ballet s’accompagne
d’éclats de voix qui, soudain, me dégrisent.
« Merde, les flics ! Faut qu’on se barre !
— Tu sais, je pense souvent à ce Matamore décrit dans le
Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier. L’as-tu lu ?
— Heu, oui, mais on n’a pas le temps, là…
— Souviens-toi : Matamore meurt un jour de grand froid, il est
fragile, maigre comme un clou car il ne s’alimente quasiment pas,

152
et pour cause : Matamore ne fait rire que s’il n’a que la peau sur les
os. C’est extraordinaire, il s’affame pour donner plus d’épaisseur à
son personnage… Sublimement drôle, et drôlement sublime…
— Dépêche-toi, ils arrivent ! »
Les lucioles nous ont repérés : « Hé, vous deux, ne bougez
pas ! »
« Allons, viens, je t’en prie !
— Il faut vraiment que je creuse cette histoire d’épaisseur… Fuis
camarade, fuis, moi je vais les distraire. »
Ok, c’est sa décision, tant pis pour lui. Je fuis, je cours comme
pantin sur ce sol plein de traitrises, qui tangue bizarrement. Me
retournant une dernière fois, je vois le comédien debout dans les
faisceaux, sous les feux des projecteurs en quelque sorte,
grandiose, qui d’une voix de stentor déclame : « Bon appétit,
messieurs, ô ministres intègres, conseillers vertueux, voilà votre
façon de servir, serviteurs qui pillez la maison !... »
Ils l’ont pris. Et ils me veulent aussi. Ils me coursent.
Heureusement, la diversion a opéré, j’ai atteint la limite du
chantier, la rue… Merde, une impasse ! Mais au fond, une porte
cède sous ma poussée.

153
Ils ont froid, ils cherchent un nid, même si c’est le nid de
quelqu’un d’autre

Dans l’obscurité, l’oreille collée à la porte, je cherche à tâtons


une serrure, un loquet, pour bloquer le passage. Il n’y en a pas.
Mais aucun bruit de la rue ne me parvient. J’ai dû réussir à les
semer. Mes gambettes flageolent, les battements de mon cœur sont
chaotiques et d’évidence, les sardines et la vodka ne font pas bon
ménage… Les voilà qui tentent une sortie ! Je me retourne, tombe à
genoux, par chance mes doigts s’agrippent à ce qui ressemble fort
au rebord d’une cuvette de wc, à l’instant même j’expulse le
contenu de mon estomac. L’assaut est violent, acide, et me laisse
pantelant. Soudain une porte s’ouvre de l’autre côté de la cuvette.
Dans le rectangle de lumière, une silhouette longue et maigre se
dessine en contre-jour. Puis une ampoule s’éclaire au-dessus de
moi.
« Oh ! Mais d’où qu’il sort celui-là ? »
Je me relève tant bien que mal, me nettoie le museau avec un de
ces chiffons qu’Eka a fourrés dans ma besace et… ma main reste en
suspens… La vieille femme à la tignasse blanche qui se tient devant
moi ne m’est pas inconnue, de même que ces toilettes exigües aux
murs recouverts de lierre, habitées par une faune volante que mes
débordements ont mis en grand émoi. Aurais-je parcouru sans
m’en apercevoir une si longue distance ?
« Qu’est-ce que tu attends pour tirer la chasse ?

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— Heu… désolé.
— Dis donc, on ne se serait pas déjà vu quelque part ?
— Excusez-moi, je ne me sens pas très bien.
— Mmm… Bon, allez, suis-moi, je vais te faire un bon café. »
Je lui emboîte le pas dans l’étroit couloir… Oui, c’est bien le
même snack, avec son bout de comptoir, ses deux hauts tabourets,
ses bouteilles alignées et, entre l’orgeat et la grenadine, le portrait
de l’archange Gabriel. Je dois avoir chaussé des bottes de sept
lieues, ou alors la vieille est une sorcière montée sur un snack
volant…
Elle allume sa machine, attrape un paquet de café.
« Non, laissez tomber, je ne pourrai pas en boire, d’ailleurs je
n’ai pas un rond sur moi. »
Elle pèse le pour et le contre, puis poursuit sa tâche.
« Je vais quand même en faire pour moi. De toute façon, la
boutique est fermée à cause de leur satané couvre-feu, alors si tu
veux boire quelque chose, te gêne pas.
— Ben… vous auriez de la tisane ?
— Tout ce que tu veux, j’ai de la poudre de mandragore, de la
bave de cricket pilée avec du cerfeuil et de l’angélique, et de la
langue de basilic séchée au miel de platane.
—…
— Ça va, je plaisante mon gars, je plaisante. Tilleul-menthe, ça
fait l’affaire ? »
Les bras croisés, elle m’observe pendant que je bois, et lâche
tout à trac : « Alors, tu l’as retrouvée, la fourmi ?

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— La fourmi ?
— Celle qui était sur la manche de ton ami.
— Ah, ben vous, vous avez une sacrée mémoire !
— C’est pour ça que je suis là, mon gars.
— Justement, vous ne devriez pas y être puisque c’est fermé.
— Moi, je suis la gardienne.
— La gardienne de quoi ?
— La gardienne de la paix, mon gars, pour les gens perdus, ceux
qui ont besoin d’un moment de café, d’un moment de silence ; ils
contournent l’hygiaphone que j’ai été obligée de mettre devant la
caisse, ils ôtent leur masque et s’asseyent, parce qu’il n’y a plus de
banc dehors, et aussi parce que certains, dehors, croient qu’ils sont
dedans mais ne s’y sentent pas chez eux, ils ont froid, ils cherchent
un nid, même si c’est le nid de quelqu’un d’autre, alors ils viennent
ici et attendent que le malaise passe, et le malaise passe devant la
vitre, mais lui, il n’entre pas. »
Un ange passe dans la vapeur du tilleul-menthe. Un archange,
avec son teint d’orgeat et une tache grenadine à la racine des
cheveux. Ses yeux tristes posés sur moi. Qu’est-ce que tu veux,
Gabriel, ou Jibril, ou Hermès, qu’est-ce que tu veux ?
Ah, tu regardes mon imper… Oui, j’ai saisi.
Je décroche le dessin épinglé à l’intérieur. Je le montre à la
gardienne. Qui essuie ses doigts, le prend, va se placer sous la
lumière. Lit ce qui est écrit sous le motif.
« Le message… C’est toi qui l’as fait ?
— Non, c’est mon pote. Celui à la fourmi.

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— Tu as fini par le retrouver, alors !
— On peut dire ça.
— Mais tu ne l’as pas ramené.
— Non. Il est resté là-bas, quelque part dans la partie claire, au-
delà du dernier visage. Le plus beau. »
Elle me rend Le message d’un geste plein de délicatesse, comme
s’il était devenu précieux. J’ouvre mon imper pour l’y ranger.
« Non attends ! — Elle déplie une serviette propre qu’elle étale
sur le comptoir — Voilà, pose-le là, comme ça on ne risque pas de
le tacher. On va trinquer en son honneur, et en celui de l’artiste
bien sûr. Une bière, ça te dit ?
— Après le tilleul ?
— Et pourquoi pas ? »
Nous levons nos verres. À Toine et à son message !
« À l’occasion, si tu reviens dans le coin, j’aimerais bien que tu
m’en fasses une copie. Je l’afficherais là, sur le mur, en face de
Gabriel. »
Je lui en fais la promesse. Puis la bière et le tilleul appellent
Morphée, et ma joue va réchauffer le zinc du comptoir.

157
Et sans prévenir, ça arrive

J’ouvre un œil. Qui voit un œil. Qui voit une gueule chiffonnée,
en flou sur le zinc. « Debout mon gars, y a des clients ! » Je dois
céder la place à deux types en vert et jaune qui posent leurs fesses
sur les deux seuls tabourets. Des éboueurs qui rouspètent parce
qu’à cause du confinement, ils sont obligés de commencer à
tourner très tôt. Fait encore nuit, merde ! Ils ont le masque
suspendu à l’oreille. Faut bien, pour enfin s’en jeter un. Un café sur
le pouce, leur camion est garé devant la vitrine. Ils sentent le froid
et un peu autre chose, c’est le métier.
« Allez, va te décrasser ! »
La gardienne m’ouvre son local perso. Une porte derrière le
comptoir. Un recoin équipé d’un petit lit et d’un lavabo.
« Oh, la patronne, t’as un homme maintenant ? » ricane un
éboueur. Elle me pousse à l’intérieur et, avant de refermer,
chuchote : « T’as qu’à utiliser mon rasoir.
— Vous avez un rasoir ?
— C’est mes oignons. Fais-toi propre, aujourd’hui tu rentres
chez toi. »
Je rentre chez moi… Pourquoi ce pincement au cœur ?
La lame me racle la couenne. À quoi lui sert donc ce rasoir ?
Mieux vaut ne pas y penser. La brosse à dents, j’y touche pas. Je
préfère mon doigt, j’ai l’habitude depuis un certain temps.

158
Ça sent bon dans le snack. La gardienne m’a préparé sa potion
magique.
« Alors, maintenant, tu le bois ?
— Plutôt deux fois qu’une ! »
J’aime l’éclat dans ses yeux gris. Il y a dans son café un
ingrédient mystérieux qu’elle ne doit rajouter qu’avec les yeux. Sa
question muette, je l’entends.
« Je reviendrai, je vous en fais la promesse. Avec une belle copie
du Message.
— Ça me fera plaisir. Je suis heureuse de t’avoir connu, mon
gars. Et d’avoir connu ton ami. Fais attention dehors, la ville est
peuplée de fantômes, mais ça, je crois que tu le sais.
— Oui, et je sais reconnaître les vivants. »
La rue m’attend. J’adresse un dernier salut à la gardienne, qui
sourit derrière sa vitre, et puis, et puis… eh bien je mets un pied
devant l’autre ; la marche est l’origine du rythme a dit Elias
Canetti, la seconde danse après celle de l’embryon dans le ventre
maternel, la racine de la musique, et Prévert m’accompagne : C'est
très intelligent les pieds, ils vous emmènent très loin quand vous
voulez aller très loin, et quand vous ne voulez pas sortir, ils
restent là, ils vous tiennent compagnie, et quand il y a de la
musique ils dansent…
Le ciel est strié de filaments rouges et blancs. Un arc écarlate
surgit au-dessus des immeubles, c’est par là que je dirige mes pas,
au hasard, je me dis que ce doit être le bon chemin. Mon cœur est
une feuille au bout d’une ramille.

159
Il fait triste.
Il fait gai.
J’ai dans la tête une chanson. Mais je ne chante pas. Pas encore.
Sur le trottoir passent des gens bâillonnés, qui s’écartent à mon
approche. Un facteur en deux-roues s’arrête pour remplir une boite
à lettres.
« Bonjour, je ne suis pas du quartier, est-ce que vous pourriez
m’indiquer la direction de la rue…
— Oh là, respectez la distance ! Et le masque alors ! N’approchez
pas, non mais ça va pas, lui ! »
Les passants me lancent des regards de biais. Je traverse la
chaussée avec un petit pas de deux, le nez vers le soleil. J’aimerais
qu’ils voient Le message. En tirer une affiche géante et la
placarder, là, sur la façade de ce building. Est-ce que cela servirait
à quelque chose ? Il fut un temps où mes articles avaient la
prétention de dénoncer des injustices, puis ma rage s’est diluée,
l’impuissance a fait mon lit. Au-delà des déséquilibres climatique
et social, au-delà de la marchandisation des êtres, c’est le voile de
désespoir dont les puissants ont recouvert l’humanité qui est le
plus nocif. Je n’ai pas su voir ce que Toine traquait au bout de sa
plume, tout ce qui nous rassemble, les choses infimes, les parcelles
d’or perdues.
Je crois que je vais marcher pour le temps qu’il me reste. Je me
sens nettoyé, vidé de tous les poisons. Si j’ai encore quelque utilité,
et même si je n’en ai plus, j’écrirai ce reportage, je le dois à Eka, à

160
Coré, à Seng et Nay, je le dois à l’ami qui est allé jusqu’au fond de
l’abime pour en extirper ce qu’il reste de beau.
Quand aux autres, qu’ils pensent ce qu’ils veulent, ce jour est
bon, ce jour est une chanson de Barbara, celle qui parle du mal de
vivre, d’une nuit qui n’en finit plus, voilà que soudain on y pense,
à ceux qui n’en sont pas revenus… Et qui se termine ainsi : Et sans
prévenir, ça arrive / Ça vient de loin / Ça s'est promené de rive en
rive / Le rire en coin / Et puis un matin, au réveil / C'est presque
rien / Mais c'est là, ça vous émerveille / Au creux des reins /
La joie de vivre…
Et si le printemps ne vient pas de lui-même, nous le tirerons par
la queue, comme les malchanceux font avec le diable.
Et puis, et puis, au bout des pas, je finis par reconnaître mon
quartier. Ma rue. Je suis devant la porte, aussi neuf et vibrant
qu’un jeune homme. Je vais lui dire que je me suis réveillé, que je
n’ai pas rêvé cette traversée, d’ailleurs tous tournent autour de moi,
Toine, le bonhomme bleu, le chat, Jo le clodo, Lao Tseu, les
comédiens de terrains vagues, Eka, Seng, la gardienne et la mort
qui danse, je sens en moi l’orage des atomes qui me dit de ne pas
cesser de naître. Je vais revoir mon éternelle fiancée, et pour ne
point effeuiller la marguerite dans le pot au feu, nous dinerons
d’un sandwich aux sardines.

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