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Joseph Krulic

La Violence et la régulation de la violence dans l’espace yougoslave : réflexions critiques


sur l’archéologie de la balkanisation

Les conflits dans l’espace yougoslave en 1987-99, mais aussi en 1941-45, 1912-1918, ont été
l’occasion d’un déchaînement de violences. Trotsky(1) ou les enquêteurs de la fondation
Carneggie en 1912-13, des observateurs comme Roy Gutman en 1992-1994 ont décrit ou
communiqué au monde leur stupéfaction indignée. Cela a conduit certains à déclarer qu’il
s’agissait là d’affrontements entre tribus, dont le caractère multi-séculaire ou ancestral serait
avéré, pour lesquels nul remède politique de type occidental ne serait approprié. D’autres, au
contraire, ont souligné le caractère très moderne de ce conflit : nationalismes, invention
renouvelée de la tradition selon les théories d’Eric Hobsbawn (2), communautés imaginées et
imaginaires suivant l’analyse de Benedict Anderson (3), qui seraient l’écho de phénomènes de
« tribalisation », dont les banlieues des sociétés libérales et post-industrielles ou post-
modernes ne sont pas exemptes. Loin d’être médiévaux ou ancestraux, les conflits
yougoslaves, modernes ou post-modernes, constitueraient le miroir ou la mise en abyme des
évolutions politiques les plus récentes ou les plus significatives de la modernité, post-
modernité ou mondialisation.

Pseudo-médiévales ou post-modernes, la question s’est cependant posé aux analystes de la


balkanisation comme Maria Todorova (4) d’une invention récente, qui résulte partiellement
d’une auto-désignation ou, à travers le prisme moyen-oriental, Georges Corm,
d’une « modernité mutilée »(5) d’une fracture imaginaire largement développée depuis le
19ème siècle et d’autres comme l’historien britannique Tom Gallagher (6) perçoivent les
Balkans, « parias » (Outcast) de l’Europe, situation dont les grandes puissances occidentales,
par leurs politiques fondés sur des jugements stéréotypés, seraient les responsables.

L’histoire des Balkans, dont l’espace yougoslave est une sorte de carrefour, constituerait ainsi
la part d’ombre de l’histoire occidentale ou européenne. Mais l’ombre suppose une lumière, et
il faut reconstituer ce qui différencie l’histoire de l’Europe hors de ces Balkans de l’histoire
balkanique.

Certes, dans l’espace yougoslave, les Slovènes et de manière plus véhémente, les Croates
nient leur appartenance aux Balkans, mais beaucoup de Croates revendiquent une partie de la
Bosnie. Cette désignation ou son refus constituent en soi un symptôme à éclairer. Beaucoup
ont observé qu’à l’exception des Bulgares, tous les prétendus balkaniques refusent d’être
qualifiés de balkaniques. L’association avec la violence endémique, un passé ottoman mal
perçu, la prolifération étatique qui contraste avec les grands États comme la France,
l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Russie ou les États-Unis paraissent caractériser la
balkanisation.

A l’évidence, il n’en fut pas toujours ainsi. Au XVIIème siècle, alors que la guerre de trente
ans tuait plus d’un tiers de la population allemande, l’espace balkanique a connu une relative
paix, du moins avant 1689. Ce fut également le cas, dans une large mesure, au XVIème siècle
et même au XVIIIème siècle. Dans l’espace yougoslave, le débat sur le récent conflit a
opposé, pour ce qui concerne le jugement de valeur, ceux qui mettaient en avant les « conflits
ancestraux », à ceux qui, dans une perspective d’analyse d ‘histoire politique immédiate
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soutenaient que la responsabilité de certains acteurs, dont celle de Slobodan Milosevic, était
écrasante, directe, politique. Ce double clivage, prise en compte ou non du temps long ou de
la longue durée, par hypothèse plus culturelle ou anthropologique que politique et, d’une
opposition entre une attitude engagée dans l’événement et celle d’un déterminisme porté par
un regard froid renvoyant les acteurs à leur étrangeté dans les marges de l’Europe, peut être le
point de départ de notre interrogation.

L’hypothèse d’une modernité tronquée, ignorée ou qui aurait été ignorée par cette région,
région réelle ou imaginaire, les mots ne renvoyant pas toujours aux choses, doit être explorée.
La question de savoir si les Balkans sont une invention locale, si les Balkaniques furent plus
les objets que les sujets de leur histoire, est corrélative de la première.

L’articulation entre le refus de reconnaître la légitimité des empires ou de certains empires, la


prolifération étatique ou l’instabilité des états et l’ethos violent, à compter du 19ème siècle en
tout cas, qui nous a toujours frappé, peut, à notre sens, être explorée.

I) Haines ancestrales et violences politiques : Peut-on faire une place à la longue durée
dans les Balkans ?

1) la perception des « haines ancestrales » par les responsables occidentaux

Le débat au cours du conflit yougoslave, à son début, en 1991-1992, a semblé se dérouler à


fronts renversés. Beaucoup de politiques et d’intellectuels liés à ces politiques ont interprété
ces conflits comme la résurgence de conflits anciens. Un colloque réuni au Palais de Chaillot
(26-28 février 1992) s’intitulait l’Europe ou les tribus. Organisé et financé par les journalistes
mitterrandiens de la revue « Globe », revue financée par Pierre Bergé, président directeur
général de la société de haute couture Yves Saint Laurent et ami du président français, ainsi
que le futur directeur de la télévision ARTE, Jérôme Clément, le titre du colloque pouvait
s’expliquer à la fois par le contexte historique et la perception qu’avaient ses initiateurs de
l’Europe du Sud-est. Le 7 février 1992, le traité de Maastricht venait d’être signé, le 15
janvier 1992, tous les États de l’Europe communautaire venaient de reconnaître les nouvelles
républiques de Slovénie et de Croatie, malgré les désaccords franco-allemands, suivant une
décision du Conseil européen du 16 décembre 1991. Le referendum sur l’indépendance se
déroulait en Bosnie ( 28 février-1er mars 1992). L’armistice était respecté en Croatie depuis le
2 janvier 1992 entre forces croates et les milices serbes de Croatie ; le premier plan Vance
avait permis le déploiement d’une Force de l’ONU en Croatie au cours du mois de février
1992. Politiquement, le processus de désagrégation de la fédération yougoslave, souvent
perçu comme un nouvel avatar de la Balkanisation, poursuivait son cours, mais
juridiquement, la guerre cessait d’être une guerre civile en devenant une guerre
internationale : la reconnaissance de nouvelles républiques en faisaient des personnes morales
de droit international public. La concomitance chronologique entre le processus d’unification
du traité de Maastricht et le processus de désagrégation d’un Etat fédéral paraissait fâcheux à
beaucoup de responsables français. On a beaucoup dit de François Mitterrand, comme Roland
Dumas, le ministre des affaires étrangères français, qu’ils étaient pro-serbes. C’est vrai dans
une certaine mesure, sous réserve que cette analyse néglige un élément capital : tout
responsable d’un Etat, par éthique de responsabilité et culture professionnelle, tend à
privilégier la défense des états en place. L’interview que le président français a accordé au
journal allemand Franfurter allgemeine Zeitung du 29 novembre 1991 ne laisse, toutefois,
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guère de doute : il va jusqu’à déclarer que les Serbes étaient, dans leur ensemble, du côté de
la résistance, tandis les Croates auraient été du côté de la collaboration en 1941-45. Le
président français, bon connaisseur des ambiguïtés de la France de Vichy, homme d’une
immense culture historique, juriste de formation, n’a pas cherché à approfondir sa
connaissance d’une région sur laquelle il a dû prendre des décisions. Mais il développe l’idée
d’une opposition de longue durée entre Serbes et Croates, et sans doute entre Musulmans et
Serbes, puisque, dans le livre de Laure Adler sur l’année des adieux, (Flammarion, 1995),
l’auteur cite sa réflexion sur le regret qu’il avait de voir la Bosnie constituer le premier Etat
musulman en Europe. En réalité, l’idée des tribus que constitueraient les peuples de l’espace
yougoslave, assimilé aux Balkans, rejoint un vieux discours, au sens où on a pu parler, par
exemple, d’un discours anti-américain en France, depuis deux siècles, analysé par Philippe
Roger dans son ouvrage ( L’ennemi américain, Seuil, « couleur des idées », 2002) : dans la
préface d’un livre publié 1859, dont l’auteur était Eugen Kvaternik, leader croate mort dans
une révolte l’empire des Habsbourg en 1871, le préfacier Léouzon Le duc notait : « qu’est
que pour nous, Français, Européens, qu’un Croate ? Un sauvage, un barbare, un séide du
despotisme, l’effroi de la civilisation et de l’humanité. Oui, voilà l’opinion que nous avons de
la nation croate ; et l’Autriche, qui a fait cette opinion, se garde bien de nous détromper
» (Léouzon Le Duc, préface à La Croatie et la Confédération italienne, Paris Amyot, 1859,
page VI°).

2)Des violences corrélées à des conjonctures politiques précises

Les spécialistes ou les partisans d’un comportement plus militant contre les agissements de
Slobodan Milosevic ont eu beau jeu de réfuter les erreurs de perspectives de ceux qui se
faisaient les partisans de la théorie des «violences ancestrales ». L’idée du caractère
inexorable ou héréditaire des violences entre Serbes et Croates ne s’est imposée qu’à
l’occasion des événements de la Seconde guerre mondiale, dont les massacres commis par les
Oustachis constituent le sommet, alors que ces massacres, pour avoir été tragiques, n’en
furent pas moins rares et sont récents. Le premier événement violent (une émeute à Zagreb
contre des Serbes, à la suite d’un article dans un journal serbe de Zagreb do Istrage, vase ili
nase, « jusqu’à l’extermination, la vôtre ou la vôtre »(7) remonte à 1902, n’a fait que deux
morts et serait oublié si la Seconde Guerre Mondiale n’avait pas eu lieu. Les désaccords
politiques nés de la création du Royaume des Serbes, croates et Slovènes et le parti paysan
croate de Stjepan Radic ont, il est vrai, produit des violences : l’assassinat de 5 députés du
parti paysan croate dont son leader, Stjepan Radic, par un député monténégrin, en pleine
séance du parlement, le 20 juin 1928, a constitué une blessure difficilement réparable, et la
création du mouvement « Oustacha », instigateur de l’assassinat du roi Alexandre II de
Yougoslavie, en octobre 1934, en constitue en quelque sorte la réplique, au sens presque
géologique du mot : nous entendons par-là que les deux événements eurent de graves
conséquences dans les dynamiques de la violence. Mais, en soi, ces événements liés entre eux
se placent entre des épisodes d’apaisement : Stjepan Radic avait lui-même participé à un
gouvernement de la Yougoslavie royale en 1925-27 et la politique libérale du régent Paul
aboutit au Sporazum du 24 août 1939, qui accordait une large autonomie à la Banovina de
Croatie, lui laissant une partie de la Bosnie, ce qui continue de faire rêver beaucoup de
Croates et fut le but constant de la politique de Franjo Tudjman dans les années 1990 (8).
N’eût été la Seconde guerre mondiale, les violences serbo-croates, en 1941, avaient fait
beaucoup moins de morts que les événements d’Irlande depuis 1969, au pays basque
depuis les années 196O, ou même en Corse depuis 1975, et elles relèveraient plus de
l’anecdote que des grandes violences historiques.

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Il en est presque de même pour les violences entre Serbes et Musulmans, même s’il faut
distinguer, dans ces deux groupes, entre les musulmans slavophones de Bosnie et du Sandjak
et les Albanais du Kosovo. Pour ce qui concerne la Bosnie, les périodes de massacre ou de
violence sont très précisément situées dans le temps (1876-1878, mars-avril 1993 pour les
massacres commis par les Bosno-croates de la vallée de la Lastva, dont celui d’Ahmici, 1941-
42 et 1991-1992 et Srebrenica en juillet 1995 pour les massacres impliquant Serbes et
Musulmans) et les massacres ont tendance à se produire dans les mêmes lieux : la ville de
Foca a connu des massacres de musulmans par des Serbes en décembre 1941 et des viols de
femmes musulmanes entre avril et août 1992, que le tribunal de La Haye a qualifié
de « crimes contre l’humanité » dans un jugement du 21 février 2001. D’une manière
générale, les violences en Bosnie se sont produites dans les périodes de désagrégation étatique
( Empire ottoman en 1876-8, Yougoslavie royale en 1941-42, Yougoslavie titiste en 1992).
On est loin de la thèse des massacres ancestraux, des haines héréditaires, même si des
phénomènes de répétitions entre 1941 et 1992 sont constatés. De même qu’au Liban en
1861, en 1958, 1975-1984, en Afghanistan depuis 1979, la désagrégation de l’Etat produit
la violence comme la nuée produit l’orage, pour paraphraser Jean Jaurès ou, plus
simplement, dans une logique sociologique inspirée de Max Weber nuancée par
l’analyse de Norbert Elias sur le processus de civilisation et sa possible réversion en cas
de disparition de l’Etat, la disparition du monopole de la violence légitime produit la
multiplication des entrepreneurs de violence, qui se décentralisent. Le mécanisme est, en
un sens, le même, au Kosovo. Après 1389, par deux fois, les Serbes se sont révoltés contre les
Turcs, en 1689-1690 et 1737, profitant à chaque reprise d’une offensive autrichienne, mais
cela a provoqué une migration ou un exode d’une partie, moins importante qu’on ne le dit, de
la population serbe, comme le montre Norbert Malcolm (9) . Le mécanisme est similaire en
1941-45 et en 1989-1999 : la Serbie avait tenté de provoquer, sous la Yougoslavie royale et
sous le régime de Milosevic, une reprise en mains ou une « serbisation », qui a échoué, en
raison d’une défaite militaire de l’Etat dominé par les Serbes, face à une puissance étrangère.
Nous n’entendons certes pas mettre sur le même plan les puissances étrangères en cause, mais
il s’agit là d’un constat.

L’espace yougoslave a connu d’autres violences ( révoltes paysannes en Slovénie et dans le


Nord-Ouest de la Croatie dans la seconde moitié du 16ème siècle, révoltes nobiliaires de
Zrinski et Frankopan, en Croatie en 1663-4 contre l’empire des Hasbourg, révolte d’Eugen
Kvaternik en 1871 contre l’Autriche-Hongrie), le tout mêlé au conflit principal et structurant
entre l’empire des Hasbourg et l’empire ottoman, qui ont généré leurs conflits ou guérillas
locaux : pirates croates des Uskoks, au nord de la Dalmatie, du 15ème siècle au début du 17ème
siècle, qui sévissaient, à titre principal, contre les Turcs, mais sans dédaigner d’autres cibles,
milices Orthodoxes de populations serbisées, souvent Valaques d’origine, en Bosnie des deux
côtés de la « frontière militaire », Vojna Krajina ou Militärgrenze (10) . Ces conflits ne
répondent pas, pour la plupart, au schéma d’une lutte multi-séculaire entre peuples, même s’il
est vrai que le conflit entre l’empire des Habsbourg et l’empire ottoman, qui constituent des
systèmes politiques, sinon des États, a duré plus de quatre siècles.

3°) Longue durée et lecture historique du présent dans les Balkans

Cela signifie-t-il que la longue durée historique n’ait rien à nous apprendre sur la violence
contemporaine, si l’on entend par-là les conflits du 19ème et 20ème siècle, ou même du
20ème siècle ? nous ne le pensons pas. Mais il faudrait distinguer, à cet égard, la structure
du système international dans l’espace balkanique, dont l’espace yougoslave constitue
un épicentre, et effectuer une double comparaison : comparer, d’une part, les
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conjonctures d’effondrement étatiques et les périodes plus stables, et d’autre part,
comparer l’évolution de la région communément appelée Balkans avec l’évolution du
système de l’Europe occidentale, ainsi que l’impact du système occidental westphalien,
devenu central après 1683 sur l’espace du sud-est européen, sous domination ottomane,
qui devient périphérique après 1683. D’autre part, le plus difficile est de relier l’évolution de
la structure inter-étatique, de l’évolution étatique, avec l’évolution culturelle, l’évolution des
psychismes individuels, qui comportent l’intériorisation des interdits, notamment celui de la
violence, le processus de civilisation ou Zivilisationprozess au sens de Norbert Elias, le
rapport de soi à soi aurait dit le dernier Foucault dans ses volumes sur l’Histoire de la
sexualité, processus qui est, en réalité, corrélé avec une certaine évolution politique, alors que
l’hypothèse implicite, le cadre épistémologique, ou l’idéologie spontanée, des historiens
français des Annales, sinon toujours entre 1929 et 1939, surtout après 1949 et la thèse de
Fernand Braudel sur la Méditerranée au temps de Philippe II, fut d’évacuer la politique, pour
en faire un reflet d’évolutions supposées plus essentielles. II importerait d’établir un lien entre
Grotius et Norbert Elias, le Raymond Aron de Paix et Guerre entre les nations ou le Henry
Kissinger de Diplomatie et les analyses de Max Weber sur le monopole de la force légitime
ou celles de Norbert Elias sur le processus de civilisation. Avant d’effectuer cette démarche,
un constat s’impose. Jusqu’au milieu ou la fin du 17ème siècle, peut-être jusqu’en 1683 et le
siège de Vienne, c’était l’Europe Occidentale au sens large, c’est à dire avec l’Europe
centrale, ce qui regroupe ce qu’un comme Jerzy Szücs appelle dans ses analyses sur les Trois
Europes (11) , « l’Europe occidentale » et « l’Europe centrale « , et notamment l’Allemagne
au sens impérial du mot, qui constituait une zone de violence relative pour de multiples
raisons, dont le moindre n’était pas l’effet du séisme de la Réforme, coupure religieuse,
dont les effets politiques et économiques se font sentir pendant des siècles, ce qui n’a pas
échappé aux bons esprits, avant et après Max Weber. Mais les Balkans, dominés par
l’empire Ottoman, avec une périphérie rattachée à l’empire des Habsbourg, paraissaient une
zone de paix relative, tant du point interétatique des relations internationales que du
point de vue de la limitation de la violence dans les sociétés composant ces empires. A
compter de 1683, et surtout 1815, il en va autrement : le contraste oppose désormais une zone
européenne de l’ouest et du centre qui, jusqu’en 1914, est régulée par le système Westphalien
du « concert des nations », où les sociétés connaissent ce que Norbert Elias appelle le «
processus de civilisation », Max Weber la « cage de fer » de l’ascétisme accumulateur du
capitalisme ou économie de marché et d’autres auteurs dont Michel Foucault est le plus connu
un processus de dressage des corps par le grand renfermement dans les hôpitaux, les usines,
les écoles, les casernes, corrélatifs sans doute d’un rapport de soi à soi différent. La région des
Balkans semble dans une large mesure avoir été épargné, pour le meilleur et le pire par ce
processus et avoir été l’objet d’un autre processus qui n’est sans lien avec le premier,
mais des liens paradoxaux.

II) La Balkanisation : violence sociétale, prolifération étatique et déficit d’Etat, résidus


d’empire

Nous n’avons pas l’intention de rappeler toutes les violences, guerres, brigandages,
massacres ethniques de cette région comme Nicolas Miletic l’a fait pour les Trafics et Crimes
dans les Balkans (PUF, 1999). On aurait beau jeu de nous opposer l’histoire de la Corse, de la
Sicile, du Sud américain après 1865, sans parler du Chicago des années 1920 ou du Bronx des
années 1970, pour ne rien dire de l’insécurité en France contemporaine, du Nazisme en
Allemagne etc.. La violence n’est pas une spécificité balkanique d’un Homo balkanicus. Nous
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avons vu que les entrepreneurs de violence se manifestent dans les interstices des
constructions de l’Etat ou d’un système politique qui fait admettre sa légitimité.

Nous partirons d’une déclaration de Bronislaw Geremek, historien médiéviste, homme


politique, qui fut le fut le ministre des affaires étrangères polonais, à plusieurs reprises dans
les années 1990 , le 1er septembre 2002, à Palerme, lors d’une rencontre inter-religieuse à
l’instigation de la communauté catholique de Sant’Egidio, pour comprendre les événements
du 11 septembre 2001. Bronislaw Geremek a déclaré que, selon lui, le monde était revenu à la
situation antérieure à celle du traité de Westphalie (1648), qui avait marqué la fin de la guerre
de Trente Ans et ouvert la voie à la suprématie des États-nations. Le monde dit
« Westphalien », après 1648, affirmait la primauté des institutions politiques sur les religions
et assurait aux états-nations la responsabilité de l’ordre du monde. Selon Geremek, seraient
revenus ces temps de troubles, de conflits désordonnés, de violence généralisée et de guerres
de religions. Il en voit la preuve dans le nombre de conflits recensés depuis la chute du mur de
Berlin, plus de cinquante, presque tous des conflits internes, des guerres civiles. Sans vouloir
ici discuter cette thèse de manière détaillée, nous ajouterons que le monde Westphalien a,
inséparablement, une face interne et externe, et les processus à l’œuvre y sont inséparables.
Règne de la raison d’Etat, processus de civilisation sous l’empire de pressions étatiques et
curiales, unis par le Concept de souveraineté et la réalité de l’Etat-nation. Ce processus a
régulé la violence dans l’ordre interne et dans les relations internationales en Europe
occidentale et centrale. Nous posons l’hypothèse que l’espace Yougoslave, dans une large
mesure, et sans doute, plus encore, l’espace balkanique dans son ensemble ont été contournés
par ce processus, ne l’ont pas ou peu connu ou ont fini par en constituer une périphérie,
au sens géographique ou symbolique, à l’écart du courant dominant.

Certes, dira-t-on, mais, par hypothèse, le dépassement de la souveraineté nationale en Europe


occidentale pourrait croiser ou converger avec l’évolution d’états faibles dans les Balkans.
N’avoir pas connu le système « westphalien » pourrait s’avérer un raccourci, un peu comme
le retard technologique permet d’adopter la technique la plus performante, qui serait ici l’âge
post-national mais, en réalité, rien n’est moins évident. Si on admet, par exemple, que la
guerre du Kosovo, mené au nom des Droit de l’homme par les occidentaux contre la
souveraineté absolue d’un Etat marque une forme de sortie du système westphalien pour
l’Europe occidentale, la collision se produit avec une logique balkanique évidente : plusieurs
états ou populations veulent renforcer ou fonder des États-Nations souverains, dans l’espace
balkanique. Ni Slobodan Milosevic, ni la plupart des membres de l’UCK ne voulaient vivre à
un âge post-national au sens de Jean-Marc Ferry, et ne sont pas, comme ce dernier, des
disciples de Jürgen Habermas, même si Zoran Djindic, premier ministre serbe depuis la fin les
élections législatives du 23 décembre 2000, est un philosophe qui a soutenu une thèse de
philosophie en Allemagne. Les Albanais de l’UCK voulaient entrer dans l’âge
« westphalien » de la souveraineté et de l’Etat homogène, la Serbie voulait continuer à
bénéficier de ce statut récemment acquis, alors que beaucoup d’ ‘européens de l’ouest, qui ont
participé à la guerre de 1999 estiment, en principe, que cette guerre marque l’entrée dans l’âge
post-westphalien et de la protection des minorités ethniques. Le quiproquo est complet.

A cet égard, nous partons de l’idée que l’âge westphalien a eu une face externe, dans les
relations internationales, et une face interne, dans l’évolution, inséparablement économique et
anthropologique, des sociétés civiles.

1)Système westphalien et balkanisation du point de vue des relations internationales

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Dans l’ordre interne comme dans l’ordre externe, le système Westphalien suppose une
autonomie relative du religieux et du politique, avec des nuances : tous les États membres du
concert européen des puissances jusqu’à la conférence de Paris de 1856 étaient chrétiens,
protestants et catholiques jusqu’à Pierre le Grand, la Russie orthodoxe a été admise au 18ème
siècle et la Turquie musulmane a été tolérée de 1856 à 1914 dans ce système, alors que la
balkanisation battait son plein. Le droit international, dans sa pratique conventionnelle et
coutumière de 1648 à 1914, et même dans la théorie de Grotius au traité de Versailles, intègre
la guerre comme un comportement légal, sous réserve de régulation des « lois et coutumes de
la guerre » pour condamner les « crimes de guerre ».

Cela suppose que toutes les questions relatives aux problèmes de la « guerre juste » soient
exclus du droit positif international, alors même que la philosophie politique, pour ce qui
concerne l’organisation des sociétés, de Hobbes à Rousseau, se revendique du droit naturel.
Très concrètement, s’agissant des alliances, même dans la région des Balkans, une alliance
avec des puissances d’une religion traditionnellement ennemie devient concevable. La France
a pratiqué une certaine forme de coopération avec l’empire ottoman, dés l’époque de François
1er, une forme de soutien implicite au même empire à l’époque du siège de Vienne par les
Ottomans en 1683 et, entre temps, une alliance très officielle avec les puissances protestantes,
avant et pendant la guerre de trente ans. Le Royaume-Uni a soutenu la survie de l’empire
Ottoman face à l’empire tsariste de 1814 à 1912 ; et la France a hésité entre le soutien aux
chrétiens du Liban en 1861, à l’Empire ottoman pendant la guerre de Crimée de 1854-1856,
puis aux états balkaniques contre l’empire ottoman après 1905. Sous réserve des problèmes
que posent malgré tout les relations avec l’Empire Ottoman, il faut souligner que le système
Westphalien se veut une forme de régulation de la violence. Comme le libéralisme politique
analysé par Pierre Manent dans plusieurs ouvrages classiques sur les Libéraux de l’âge
classique, le système Westphalien constate que l’accord entre groupes sur les questions
religieuses et métaphysiques n’est guère possible. La guerre de Trente ans, comme de
nombreux historiens le constatent, a fait des ravages considérables : environ un tiers de la
population de l’Allemagne a disparu (12°), et il en fut de même dans des régions traversées
par les troupes suédoises comme la Franche-Comté. L’Europe centrale de Prague à Besançon
et du Danemark à la Bavière, a effectivement connu le Temps des troubles, expression forgée
pour décrire les déchirements subis par la Russie peu avant, dans les années 1610-1630 pour
des motifs en un sens semblables : l’indétermination sur le titulaire légitime du pouvoir, du
fait de motifs inséparablement religieux et dynastiques. Par contraste, il faut reconnaître que
de 1648 à 1789, et de 1815 à 1914, les conflits furent limités en intensité : les guerres en
dentelle du 18ème siècle ont représenté une gestion de la conflictualité limitée qui suscite
l’admiration des analystes des guerres, de Clausewitz à Raymond Aron en passant par Gaston
Bouthoul ou Henry Kissinger. Or, dans l’ensemble balkanique et notamment dans l’espace
yougoslave, la violence fut limitée pendant l’époque de la Guerre de Trente Ans et n’a connu
une intensité croissante qu’au fur et à mesure que la régulation westphalienne se
consolidait en Europe centrale et occidentale. La corrélation entre les deux s’observe, le
lien de causalité peut certes être discuté. Il est vrai qu’après 1914, l’ensemble du système
se désagrége.

Le système westphalien du concert des nations est pacifié ou pacificateur, en tout cas au
centre, pour une raison que Raymond Aron a très clairement expliquée dans Paix et Guerre
entre les Nations et qu’Henry Kissinger a illustré dans Diplomatie(13)° . Il s’agit d’un
système international homogène . il faut entendre par-là qu’aucun des partenaires n’avait
l’intention de détruire les autres et que chacun reconnaissait la légitimité des autres, ainsi
qu’une légitimité commune, religieuse ou « verticale », du pouvoir monarchique. Cette
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homogénéité a été rompue de 1789 à 1814 par la révolution française et l’épisode
napoléonien, comme elle le sera par la Révolution bolchevique de 1917 ou par la révolution
iranienne de 1979. Le système devient alors hétérogène : la Guerre Froide représente
l’exemple contemporain d’un système international hétérogène. Le phénomène des états
voyous depuis 1989 participe du même phénomène.

Il est vrai, toutefois, qu’une forme de guerre, froide ou plus effective dont le siège de vienne
en 1683 ou la bataille de Mohacs en 1526 représentent le sommet, entre le monde ottoman et
l’ensemble chrétien de l’Europe centrale, dont l’empire des Habsbourg était le fédérateur, a
cependant existé. Le système était hétérogène de ce point de vue, sous réserve du fait que la
France, par volonté d’avoir un allié de revers, a eu des complaisances pour l’empire ottoman
et que le Royaume-Uni a intégré l’empire ottoman dans son système de Balance of power, à
compter de 1814. Le système était homogène aussi en ce que des acteurs essentiels.( la
France, souvent, dans la continuité de Richelieu, le Royaume uni, par souci d’équilibre,
l’Allemagne de Bismarck et la Realpolitik ) ont admis une autonomie au moins relative de la
politique étrangère et de la politique intérieure. Le réalisme, la raison d’Etat, concepts qu’il
faut certes préciser, l’acceptation d’ajustements mineurs lors de conférences
internationales, le refus de faire de la politique étrangère le simple reflet de la politique
intérieure malgré certains débats ou discours homériques ou idéalistes sur le droit
d’ingérence humanitaire ( sur la Pologne en France en 1831 ou le débat Disraeli-
Gladstone en 1876-1878 sur les massacres dans les Balkans ottomans, Bosnie, Bulgarie
ou Serbie, qui a inspiré « pour la Serbie » de Victor Hugo » en 1876 (14) caractérisent
°cette gestion du système international en Europe de l’Ouest et du centre et, jusqu’à un
certain point, à l’égard de l’empire ottoman dans les Balkans. Comme le remarque Henry
Kissinger, ce système a assuré la plus longue période de paix en Europe, si l’on se réfère à la
période 1814- 1914, tout en remarquant que la seule guerre générale pendant cette période a
été la guerre de Crimée en 1854, qui concernait la survie de l’empire ottoman, l’indépendance
éventuelle de certains états des Balkans et les lieux saints de Jerusalem, matrice des futurs
guerres des Balkans et du Moyen-Orient dans le cadre de la désagrégation des empires.
Toutefois, cette analyse, partagé par beaucoup, de Karl Polyanyi (Cf, La grande
transformation, Gallimard, 1983, pour l’édition française d’un ouvrage publié en anglais en
1944) à Kissinger n’est vraie que si l’on tient pour négligeables ou inessentielles les guerres
coloniales ou les guerres balkaniques (15)

Or, a cet égard, l’ensemble Balkanique et l’espace yougoslave ont connu une évolution en un
sens contraire et, en tout cas décalée, qui n’est pas sans évoquer les guerres coloniales.. La
naissance tardive est, parfois, pour les individus une grâce, selon une parole controversée
d’Helmut Kohl. Pour les états, c’est souvent une disgrâce.

2)° Le système westphalien du point de vue de la dynamique des sociétés européennes :


souveraineté, raison d’Etat, monopole de la violence légitime, processus de civilisation

Du point de vue interne, l’Etat et la société dans le cadre du système westphalien se


caractérisent par des processus liés. Il importe à cet égard de ne pas séparer, selon nous, les
processus de construction de l’Etat et les processus d’évolution des sociétés civiles. L’histoire
française des mentalités, issues de l’Ecole des Annales et de l’œuvre de Lucien Febvre et de
Fernand Braudel, a crû possible de séparer les deux, en renvoyant la politique à l’inessentiel.
Mais cela rend incompréhensible de nombreux processus ou évolutions de l’Europe
occidentale et rend tout à fait incompréhensible la « Balkanisation » qui ne se peut se
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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comprendre qu’à travers un certain rapport à l’Etat, manque d’Etat, non-
reconnaissance de la légitimité de la domination de l’Etat ou de l’Empire, ottoman pour
la plus grande partie de la région, en tout cas jusqu’en 1878.

Sans ignorer les critiques qu’a suscitées l’œuvre de Norbert Elias, notamment la thèse de
Hans Martin Duerr (16), on peut risquer l’hypothèse, au moins à titre heuristique et quitte à
être réfuté un jour de manière cohérente, si la falsification de Karl Popper s’applique aussi
aux sciences humaines, que le processus de civilisation constitue une réalité, notamment sur le
continent européen depuis le Moyen âge. Nous avons posé, dans un article sur la Serbie ( Le
débat, novembre-décembre 1999) l’hypothèse que l’histoire de la Serbie était marqué par un
blocage ou une inversion du processus de civilisation. L’occupation ottomane a brisé la
noblesse serbe et la seule autorité culturelle non contestée était celle des moines et des
monastères, mais les Serbes n’ont pas reconnu °la légitimité de la domination ottomane,
comme un toulousain a pu, souvent, au bout de quelques siècles, notamment au 19ème siècle,
reconnaître une certaine légitimité à la domination française, d’abord imposée par une rude
conquête au 13ème siècle, après la croisade contre les Albigeois. Certes, le danger est grand
de simplifier et de tomber dans l’anachronisme. Suivant la parole de Montesquieu volontiers
citée par Lucien Febvre, « transporter dans des siècles reculés toutes les idées du siècle où
l’on vit, c’est, des sources de l’erreur, celle qui est la plus féconde »(Esprit des lois, XXX,
xiv). Comme le rappelle avec pertinence Georges Castellan dans son livre de synthèse sur l’
l’Histoire des Balkans ( réédition 1999 après une édition en 1989, Fayard), une domination
qui dure plusieurs siècles est une « domination » et non une pure occupation, au sens de
l’occupation allemande en France en 1940-1944, ou pillage perpétuel. Elle suppose des
processus d’accommodation réciproque. Toutefois, on doit constater qu’après la fin du 18ème
siècle, le processus de rejet se dessine et l’histoire, qui est celle de la « Balkanisation » au
sens propre, en voit les multiples manifestations.

Ce processus doit être compris dans ces nuances et ses paradoxes. Il ne s’agit pas d’une
relation simple entre une domination qui aurait été brutale et une population brutalisée.
Le problème se pose plus en termes de dynamique de la domination. La conquête de la Gaule
par les Romains fut d’une brutalité rare, si l’on en croit les spécialistes de Jules César. Mais il
faut constater que la Gaule s’est romanisée. Les campagnes françaises se sont mises à imiter,
après 1661, dans une certaine mesure, la civilité de la cour de Versailles : ainsi le processus de
domestication des pulsions, d’introjection de la répression sociale des affects par l’interaction
des individus rassemblés à la cour s’est diffusé dans la société française. Certes, la violence
est restée beaucoup plus présente qu’on l’a cru dans la société française entre 1660 et 1789,
comme le démontre le livre de Jean Nicolas La Rébellion Française 1661-1789,( Seuil,
2002,), mais ces rébellions n’ont pas eu pour objet ou pour effet de rejeter comme étrangers
les dominants. Les Français n’étaient pas, dans leur majorité, d’une religion différente et les
protestants étaient des chrétiens. Dans le cas de la société serbe, mais le processus est
identique en Grèce et dans une certaine mesure dans certaines régions peuplées de Serbes en
Bosnie, ou dans d’autres régions des Balkans orthodoxes, le refus de se convertir à l’islam a
maintenu un obstacle infranchissable à la reconnaissance de la légitimité de la domination
sociale des représentants de l’empire ottoman. L’empire ottoman avait le monopole de la
violence avant 1804, mais faute d’être reconnu comme violence légitime, ce monopole
n’a pu se maintenir : ce n’était pas un monopole de la force légitime au sens de Max
Weber. A cet égard, il y aurait lieu de comparer utilement la domination des Habsbourg et
celle des Ottomans. Certes, des révoltes ont éclaté contre l’empire de Vienne, notamment
dans les noblesses croates et hongroises, mais outre que ces révoltes ont épargné certaines
régions,( après le 16ème siècle et les révoltes paysannes, la Slovénie ne connaît plus de
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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révolte : sa noblesse est entièrement germanisée), une forme de légitimité est reconnue à cette
domination, la rupture est moins radicale et le compromis reste possible (Ausgleich austro-
hongrois de 1867, Nagodba ungaro-croate de 1868). Aujourd’hui, comme le rappelle Paul
Garde dans son livre sur Vie et mort de la Yougoslavie (17), les habitants de l’Europe
Centrale, qui recoupe largement celle des héritiers de l’Empire de Vienne restent fiers de
signaler ce qui les rapproche (églises à bulbe ou pâtisserie). L’acceptation de la légitimité de
la domination des Habsbourg fut plus profonde que ne le fut celle des Ottomans. La
domination des Turcs Ottomans sur les populations serbes ne fut pas un monopole de la force
légitime au sens de Max Weber, elle fut sans doute une « domination (« Herrschaft » dans la
conceptualisation de Max weber), qui n’utilise pas que la force, mais qui n’est pas reconnu
comme légitime.

3) La Souveraineté, réalité et concept : un déficit dans l’espace balkanique

C’est là qu’il y lieu d’articuler cette interprétation sociologique avec la problématique de la


souveraineté. L’Etat Westphalien, dans une large mesure, soumet le religieux au politique,
alors que l’empire ottoman constitue un empire de type universel :religieux, d’une légitimité
que nous appelons « verticale » qui tolère les statuts de droit civil des Millets, communautés à
base religieuse mais qui gèrent ces relations de droit civil (mariages, successions, propriété).
L’Etat occidental et westphalien se réclame de la souveraineté, du moins est ce le cas en
France de manière explicite, où l’œuvre majeure sur le sujet, la République, de Jean Bodin
paraît en 1576, dans un contexte marqué, de manière significative, par les guerres de
religion.(18) et une certaine relation, certes complexe, une corrélation existe entre ce concept
et celui de raison d’Etat, qui, lui, n’apparaît qu’en 1589, chez un auteur italien, Giovanni
Botero dans un livre la Nella Raggione di stato). Ce n’est nullement fortuit que ce thème fut
un sujet de débat sous Richelieu( 19), cardinal qui a laïcisé la politique extérieure, conseillé
par un religieux capucin, le père Joseph, qui a contribué à la même évolution, à son corps
défendant.

L’empire ottoman ne proclame pas sa souveraineté, même s’il exerce son empire, et il est vrai
que le Saint Empire germanique, où les princes élisaient un empereur Habsbourg, constitue
également un cas très particulier, absolument distinct toutefois du cas ottoman : le droit de
Chaque Stand de pratiquer sa religion à compter de la Paix d’Augsbourg (1555), principe plus
tard nommé Cujus regio, ejus religio a transformé l’empire médiéval en fédération d’entités
homogènes du point de vue religieux qu’un juriste attentif ne saurait cependant appeler états,
même si les traités de Westphalie de 1648, qui marque la progression de deux vrais états, la
France et la Suède, érode encore ce cadre juridique. La suppression de ce cadre juridique du
Saint Empire par Napoléon en 1806, chef d’un Etat dont le caractère impérial était ambigu
dans la mesure où la volonté exprimée par les plébiscites était celle des d’une
légitimité « horizontale », venu du peuple, a coincïdé, ce n’est pas fortuit à notre sens, avec la
première révolte politique porteuse d’une revendication de souveraineté(20) contre
l’empire ottoman, c’est à dire la révolte serbe de Karageorges, en 1804. Les révoltes ont été
nombreuses au 19ème siècle dans l’espace yougoslave et balkanique, essentiellement contre
l’empire ottoman, sous réserve d’une exception en Croatie contre celui de Vienne (voir
Kvaternik, supra). La multiplication des revendications de souveraineté (21), issue du refus de
reconnaître la légitimité de la domination d’un système politique dont la culture légitime et
dominante, notamment du point de vue religieux, mais dans un empire le religieux est
largement homogène au politique, aboutit à la prolifération étatique (22) . La violence en
résulte de manière mécanique ou systémique : les nouveaux états tendent à revendiquer de
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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nouveaux territoires, de nouvelles minorités ou peuples veulent désagréger les nouveaux états,
et l’ancien empire ou le nouvel Etat tend à utiliser les milices peu contrôlées fonctionnant
dans une logique d’escadrons de la mort. Ce furent les Bachi-bouzouks pour l’empire ottoman
en Bulgarie, avant et après 1876, les milices diverses, d’Arkan ou de Seselj sur le front serbo-
croate en 1991, les armées autoproclamées de Mladic opérant pour la république
autoproclamée de Radovan Karadzic en 1992- 1995, les policiers et milices de Milosevic qui
ont chassé les Albanais du Kosovo de leurs maisons de mars 1998 à mai 1999. Entre temps,
les milices de 1941-1945, dont les Oustachis, dans un Etat auto-proclamé , reconnu par les
seules puissances de l’axe, correspondent à cette logique (23) .

Entre l’inversion du processus de civilisation, le refus de reconnaître comme légitime un


monopole factuel de la force et la prolifération étatique qui en résulte, du fait des
revendications de souveraineté, la corrélation nous paraît très forte. Dans la Balkanisation,
Jean Bodin, Max weber, Norbert Elias et Carl Schmitt n’auraient pas été perdus
comme nous le sommes parfois, pris en étau entre notre protestation morale contre les
agissements des états-nations et notre attachement résiduel au modèle Westphalien.
L’espace balkanique et l’espace yougoslave, dans une large mesure, n’avaient pas connu, du
fait de la domination ottomane et du refus, assez large, de celle-ci par la majorité des
populations qui ne se sont pas converties à l’Islam; le même processus de civilisation que
‘Europe occidentale. L’imitation tardive du modèle de l’Etat-nation souverain a déclenché
une prolifération étatique, génératrice de violences dans la mesure où les nouveaux
monopoles de la force ont du mal à se légitimer, suscitent des révoltes et la multiplication des
entrepreneurs de violence qui accompagnent ce processus. Reste à étudier et à envisager les
régulations réelles ou possibles.

III° Les régulations de la violence au 19ème siècle et 20ème siècle

Plusieurs tentatives de régulation de la violence ont été tentées dans l’espace balkanique. Des
systèmes d’alliances ou de partages d’influences, la stabilisation par le renforcement des
États-nations, et, corrélativement ou de manière complémentaire, la généralisation de régimes
idéocratiques à idéologie théorique universaliste /impériale avec des pratiques subtilement
nationalistes ou manipulatrices de nationalismes. De 1804 à 1878, l’influence de l’empire
ottoman demeure fondamentale, en droit plus qu’en fait. Seule la Grèce en 1829 et la
Roumanie en 1856, déjà largement autonome deviennent indépendantes. Mais après 1878, la
situation change.

1) Le partage des zones d’influence dans une logique post-impériale

De 1878 à 1914 et de 1945 à 1989, des partages de zones d’influence, qui ont comporté des
contradictions entre le fait et le droit, ont été mises en place.

Une remarque préalable s’impose : les empires constituent bien une forme de régulation de la
violence, à la fois interne et externe à leur zone de domination. Jusqu’à la fin du 18ème siècle,
l’empire ottoman et le partage qu’il avait instauré avec l’empire des Habsbourg ont réussi à
réguler la violence, comme nous l’avons déjà esquissé. Postérieurement au règne des empires
au sens véritable du mot, qui associent une légitimité « verticale » de nature religieuse du

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pouvoir et l’Imperium sur de vastes territoires, c’est à dire postérieurement à la révolte de
1804, des logiques de partage quasi-impérial ont continué à exister.

Le traité de Berlin de 1878 a certes consacré l’indépendance de la Serbie et de la Bulgarie


réduite à un petit territoire au nord de la grande Bulgarie, mais a réservé un statut mixte à la
Bosnie-herzégovine et à la Roumélie entre 1878 et 1908 : souveraineté en droit maintenue à
l’Empire ottoman, mandat confié à l‘Autriche-Hongrie dans le cas de la Bosnie-herzégovine
et à une administration internationale dans le cas de la Roumélie, qui correspond largement
au sud de l’actuelle Bulgarie. Pour le reste, une forme de partage d’influence a existé entre
l’Autriche-hongrie et l’empire ottoman jusqu’en 1912, seulement troublé par l’influence
russe, intermittente à Sofia et à Belgrade, prolongé après 1903 par les ventes d’armes
françaises, alliée de la Russie, à la Serbie. L’influence britannique, prédominante à Athènes
s’est exercée jusqu’au 1878 pour empêcher la chute de l’empire ottoman A cet égard, il faut
souligner, pour le moins, que les occidentaux, et surtout les Britanniques, ont retardé de
beaucoup (quelques décennies, un siècle ou plus) la chute de l’empire ottoman, et peut-être
par contrecoup, celle de l’empire des Habsbourg, pour freiner l’avance de l’empire des tsars,
seule puissance dont le potentiel, notamment militaire et démographique, était incontestable.
Des auteurs comme l’historien britannique John Gallagher( Outcast Europe, The Balkans
1789-1989, from the Ottomans to Milosevic, Routlege, New york and London) et Georges
Corm (L’Europe et L’Orient, de a balkanisation, histoire d’une modernité inaccomplie, La
découverte, 1989) soulignent combien cet entrelacement entre le déclin des deux empires, le
cas de l’empire ottoman étant seulement plus spectaculaire, et l’intervention des puissances
occidentales, qui ont tour à tour protégé ou lâché l’empire ottoman a engendré la
Balkanisation, comme d’ailleurs l’imbroglio du Moyen-Orient, qui constitue la façade
orientale de la chute du même empire. La libanisation et la balkanisation sont, dans une large
mesure, le même phénomène, et l’analogie entre le sort de Sarajevo en 1992-1995 et Beyrouth
en 1975-1984 ou 1990 n’est pas seulement anecdotique. Chacune de ces deux villes multi-
communautaires constituaient un microcosme de cités ottomanes reflétant un macrocosme
impérial. Toutefois, le désordre ne s’est aggravé de manière irrémédiable qu’après 1908,
lorsque l’Empire de Vienne a annexé la Bosnie-Herzégovine et que la Bulgarie a annexé la
Roumélie. Deux nouveaux territoires échappaient à la juridiction d’Istanbul, ce qui allait
motiver les états balkaniques à déclencher les guerres balkaniques en 1912.

De manière analogique, après les grands massacres dans l’espace balkanique, surtout
yougoslave, de 1941-1945, le bloc communiste, qui fonctionne à certains égards comme un
système impérial- l’expression de « souveraineté limitée « de Leonid Brejnev est significative
au-delà de toute caricature- a assuré une forme de régulation de la violence. Les analystes
américains ne s’y sont pas trompés la « doctrine Sonnenfeldt », collaborateur d’Henry
Kissinger, reconnaît un rôle stabilisateur à la domination soviétique. Certes, elle a débuté par
des violences initiales, notamment dans le cas Yougoslave (massacre de Bleiburg en mai-juin
1945, où plusieurs dizaines de milliers d’anti-titistes sont massacrés), mais aussi dans les
autres États de la région ( pendaison de Petkov en Bulgarie en 1947). Il est également vrai que
cette régulation est instable : la communisation des Balkans finira par une balkanisation du
communisme et le cas yougoslave en est la figure emblématique.

En réalité, on peut considérer que le système soviétique, mais aussi le titisme constituent des
succédanés d’empire. L’analyse du cas yougoslave peut le montrer.

Que la Yougoslavie titiste ait été un empire a été une réalité perçue par certains auteurs, dés
1947 (23), c’est à dire avant la rupture avec l’Union Soviétique, annoncée par le Kominform
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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le 28 juin 1948. Le caractère multinational du pays, la volonté d’influencer les pays voisins,
du fait notamment de la présence de minorités dans ces pays ( Slovènes en Italie et en
Autriche, Macédoniens en Grèce, Croates, Serbes et Slovènes en Hongrie), le culte de la
personnalité du chef de l’Etat, une idéologie universaliste et une prétention à dépasser les
problèmes nationaux rapprochent le titisme des empires classiques . Les qualificatifs de Tito
comme le « dernier des Habsbourg » par l’historien britannique Taylor vont plus loin que
l’anecdote ironique. Le fait de se référer à une idéologie athée n’est pas décisif dans la mesure
où le refus d’organiser des élections libres a pour corrélat la domination sur plusieurs peuples
au nom d’une idéocratie. Les historiens et sociologues de la politique ont bien identifié les
caractéristiques des empires : une idéologie universaliste, un Etat multinational, un
fonctionnement politique qui nie en réalité la souveraineté de chaque peuple composant
l’ensemble (24).. la « religion » communiste a beau être une « religion séculière » selon les
termes de Raymond Aron en 1943, sa logique sert une légitimation supra-démocratique.
Comme tous les empires, le titisme a révélé son caractère mortel. Dés 1971, la crise croate
signifiait que la démocratisation signifierait la reprise de la souveraineté de chaque peuple de
l’ensemble impérial.

En tout cas, la période après 1949 a signifié en un sens une régulation impériale : le système
soviétique, la Yougoslavie titiste, et la Grèce membre de l’OTAN, comme le fut la Turquie,
ont participé à cette régulation impériale, même si la Grèce et la Turquie ont fait des efforts
acharnés pour devenir des états-Nations homogènes, assimilant de force leurs minorités,
slaves ou kurdes pour citer les principales. La régulation par une organisation d’états nations a
d’ailleurs été essayée, en 1918-41 et après 1989.

2)° La régulation de la violence par un système’ d’états nations ( notamment en 1919-


1941°)

Les traités de 1919 ont institué ou voulu institué un système d’états nations tempéré par des
alliances et une protection des minorités « nationales » . Le fait que ces États-nations, dont la
Yougoslavie, comportait des minorités qualifiées de « nationales », aient été hétérogènes,
s’est vite révélé dramatique par ses conséquences, ce qui renvoie à un problème récurrent que
des auteurs aussi divers qu’Hanna Harendt et Georges Corm ont cruellement souligné.

Dans son principe, les traités de 1919 voulaient instituer un système d’états nations. Du fait
des accords de Corfou de 1917 et suivant l’hypothèse que les Serbes et les Croates, en raison
de la similitude linguistique formaient un ensemble cohérent, dans le cadre d’un grand jeu
diplomatique entre la Serbie de Pasic, les diplomaties françaises et italiennes, malgré les
multiples nuances des Serbes, Croates et slovènes( 25), la formule la plus unitaire ou la plus
centraliste a fini par s’imposer, blessant profondément la sensibilité du Droit d’Etat croate.
Du point de vue de Pasic et du parti radical serbe, la perspective était celle d’une assimilation
par un « Piémont » serbe d’une mouvance slave du sud, perçue comme sans identité politique
ou juridique propre. La perception officielle était celle d’une assimilation possible de frères
dans le cadre d’un Etat centralisé. Cette idée n’a été abandonné que par le Sporazum
(compromis) du 24 août 1939 conclu entre le régent, le Prince Paul et son premier ministre
Cvetkovic, et le leader du parti paysan croate, Vlado Macek. Entre temps, des faits de
violence s’étaient produits, d’une ampleur limitée pour ce qui concerne les victimes, mais
difficiles à réparer, eu égard à l’importance des symboles ( 5 députés tués ou blessés le 20
juin 1928 en plein parlement par un député monténégrin, Punisa Racic, l’assassinat du roi
Alexandre; commandité par les Oustachis, le 5 octobre 1934, à Marseille) . Il semblait que
l’Etat commun n’avait pas réussi à s’assurer le monopole de la force légitime.
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Plusieurs lectures sont possibles de l’entre-deux-guerres dans l’espace yougoslave, du point
de vue des relations entre la violence et la régulation de la violence. Les épisodes de
compromis n’ont pas manqué, nous l’avons vu. La période de 1925-1927 a semblé être celle
d’un apaisement général. Stjepan Radic, leader du parti paysan croate s’est rallié au principe
de la monarchie yougoslave et est devenu ministre sans portefeuille, alors qu’il affichait son
républicanisme et adhérait à une « internationale verte », qui avait pris contact avec le
Komintern. Ce passage du statut de quasi-bolchevik à celui de soutien de la monarchie serbe,
alors que le roi Alexandre de Yougoslavie avait été éduqué à la cour du Tsar, paraissait
miraculeux et annoncer un apaisement véritable. L’assassinat de Radic par le député
Monténégrin Punisa Racic au sein du parlement a montré que les codes culturels de
maîtrise de la violence n‘étaient pas intériorisés. Punisa Racic avait été accusé de
corruption par des députés croates et son honneur était en jeu. La notion de « corruption »,
notion juridique et morale qui suppose la distinction de principe entre un espace public et un
espace privé, s’accorde mal avec la réalité de la vie publique du Montenegro, où les réseaux
de clan, et la pratique de la Krvna Osveta ( vengeance sanglante ou vendetta) corrélative de
ces réseaux exigent des services réciproques, dont le refus est sanctionné par la violence sans
rémission. Punisa Racic était député affilié au Parti Radical, dominant en Serbie, mais qui
avait besoin d’appuis locaux parmi les notables monténégrins. L’esprit procédurier et la
culture parlementaire que les députés croates avaient acquis au parlement de Vienne cadraient
mal avec ce type de mentalités, mais en soi la contradiction aurait pu être surmontée : les
différences ne manquent pas entre l’Alsace et la Corse, mais le massacre entre députés a pu
être évité entre députés des assemblées françaises. Les historiens français ont, cependant,
souligné l’importance d’événements fondateurs. Paul bois, dans sa thèse de 1961sur Paysans
de l’Ouest (éditions Fammarion,) a montré le rôle irréversible, dans la sociologie électorale de
la Sarthe, des événements de 1790-1793. Dans L’espace yougoslave, les violences des années
1928-34, pour limités qu’en furent les victimes, n’ont guère été surmontées. Certes, les efforts
des hommes de compromis qu’étaient le Régent Paul et Vlado Macek ont inversé la tendance
pendant les années d’avant guerre. Le prince Paul, élevé à la cour de Londres, alors
qu’Alexandre l’avait été à la cour de Saint-Pétersbourg, partageait la sociabilité et le
libéralisme de ses collègues aristocrates britanniques. C’est du moins ce que suggère sa
pratique de la négociation avec le parti paysan croate en 1934-39. Vlado Macek, avocat de
formation, était un parlementaire pacifique dans son ethos. Tous les témoignages concordent,
y compris celle de M. François Fejtö, qui a rencontré Macek, que nous avions interrogé sur ce
point (26). Contrairement à son prédécesseur Stjepan Radic, orateur flamboyant, dont la
violence n’était cependant que verbale, que sa scolarité à l’Ecole libre des sciences politiques
de Paris n’avait pas converti à la douce modération des négociations feutrées, il était le type
de l’homme politique des périodes pacifiques. Son inaptitude à utiliser la violence, qui lui sera
fatale dans les événements de 1941-45, paraissait représenter un aboutissement du processus
de civilisation et de la régulation de la violence dans la sphère politique.

L’espace yougoslave, contrairement à la Bulgarie et La Roumanie, n’a pas connu de


protection conventionnelle des minorités entre 1919 et 1941, ni de garantie véritable d’un
droit des minorités en 1919-39. On connaît les analyses sarcastiques qu’Hannah Harendt, : «
Après tout , les Droits de l’Homme avaient été définis comme « inaliénables »par ce qu’ils
étaient supposés indépendants de tout gouvernement ; or, il s’est révélé qu’au moment où les
êtres humains se retrouvaient sans gouvernement propre et qu’ils devaient se rabattre sur
leurs droits minimum, il ne se trouvait plus ni autorité pour les protéger, ni institutions prêtes
à les garantir ou encore, lorsqu’un organisme international s’arrogeait, comme dans le cas
des minorités nationales, une autorité non gouvernementale, son échec était prévisible, avant
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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même que ces mesures aient totalement pris effet ; non seulement les gouvernements
manifestaient plus ou moins ouvertement leur opposition à cette usurpation de leur
souveraineté, mais les nationalités concernées elles-mêmes refusaient de reconnaître une
garantie non-nationale, elles se méfiaient de tout ce qui n’était pas soutien sans réserve à
leurs droits « nationaux »(par opposition à leurs droits purement « linguistiques, religieux et
ethniques ») et elles préféraient, soit comme les Allemands et les Hongrois, se tourner vers la
protection de la mère-patrie »nationale », soit comme les juifs, en appeler à une certaine
forme de solidarité inter territoriale.

Le pire, c’était que toutes les sociétés nées du souci de protéger les droits de l’homme, toutes
les tentatives faites pour obtenir une nouvelle charte de ces droits étaient parrainés par des
personnalités- quelques-uns .juristes du droit international. Ce n’est donc pas la perte de
droits spécifiques, mais celle d’une communauté désireuse et capable de garantir leurs
droits.. qui s’est impitoyablement abattue sur un nombre de plus en plus grand de gens.
L’homme, on le voit, peut perdre tous ses fameux Droits de l’homme, sans abandonner pour
autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité humaine. Seule la perte d’un système
politique l’exclut du reste de l’humanité »
(L’Impérialisme, Fayard, 1982, page 273 et 274). A plusieurs reprises, dans sa grande trilogie
Origines du totalitarismes, publié en 1949, Hannah Arendt insiste sur le fait que la protection
des droits de minorités au nom des Droits de l’Homme n’a pas protégé réellement les droits
des minorités, en citant des exemples balkaniques, notamment roumains. Cette référence aux
Droits de l’homme n’a pu protéger effectivement les droits de ceux que nulle patrie ou
Etat-Nation ne voulait plus revendiquer.

Dans le cas yougoslave, entre les deux guerres, la plupart des groupes avaient un parti ou
groupe de pression politique , sauf les Albanais du Kosovo ou « ’Arnautes » suivant le terme
officiel, et les Macédoniens. Les musulmans de Bosnie avaient formé un parti, la JMO
(Jugoslovenska Muslimanska Organicazija) qui avaient voté la constitution unitaire du
Vidovdan du 28 juin 1921 et ont participé à plusieurs gouvernements, les Slovènes un parti
démocrate-chrétien dit « parti du peuple slovène »( Ljudska stranka Slovenije ) et le parti
paysan croate a très, vite , fait figure, de représentant des Croates dans le système politique
Royaume des Serbes, Croates, Slovènes, devenue du Royaume de Yougoslavie en 1931. La
reconnaissance officielle de trois peuples fondateurs dans la première dénomination, et la
reconnaissance officieuse d’autres groupes comme les Musulmans de Bosnie dans la vie
politique du royaume cependant, tout comme le caractère exclusivement slave postulé dans le
nom de « Yougoslavie » laissaient planer une menace sur les minorités non-slaves, surtout
celles qu’aucune puissance étrangère ou aucune représentation parlementaire ne pouvaient
protéger. En effet, si les Allemands présents en Yougoslavie en 1921, plus de 50O 000,
surtout en Voivodine, représentés par 6 à 8 députés dans les années 1920 (26) ne furent pas
menacés avant leur expulsion en 1945, il en fut autrement pour les Albanais du Kosovo et de
Macédoine. La réinstallation de colons serbes et monténégrins donnant des résultats incertains
ou trop lents au gré des dirigeants serbes, un plan d’expulsion graduel fut formulé en 1937 par
Vasa Cubrilovic, un des personnages qui a participé à l’organisation de l’accident du 28 juin
1918 à Sarajevo, mais qui était devenu un personnage influent. Ce plan « d’expulsion des
Arnautes « ( Izselivanje Arnauta ) voulait expulser 40 000 familles d’Albanais en Turquie ou
en Albanais, et faisait valoir que les expulsions de juifs dans l’Allemagne nazie et de
populations diverses par la Russie de Staline auraient pour effet de faire accepter par l’opinion
internationale une telle pratique envers les Albanais de Yougoslavie. La Seconde guerre
mondiale a eu pour effet qu’une telle opération fut reportée jusqu’en 1999, mais qu’un tel
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
Paris, 19-20 décembre 2002
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projet ait été formé montre que la structure d’États-nations tend à l’homogénéisation et
prétend réguler la violence dans ce cadre, au prix de violences parfois extrêmes ( 28).

Pour ce qui concerne les relations internationales, la période de 1919 à 1941 a montré que
l’organisation en États-nations était compatible avec la paix ou une certaine pacification, sous
réserve de constitution d’un système d’alliances. La Yougoslavie fut associée avec la
Roumanie et la Tchécoslovaquie dans l’alliance de la Petit Entente, système qui a fonctionné
sous l’inspiration française entre 1922 et 1935, qui s’est désagrégé en 1935-37, devant la
montée de la puissance allemande et le recul français dans l’affaire de Rhénanie en mars
1936. Le nouveau Premier ministre yougoslave en 1935-39, Milan Stojadinovic, a initié une
politique de neutralité qui équivalait à un rapprochement avec l’Allemagne et surtout l’Italie.

D’autre part, le pacte balkanique de 1934, qui a associé la plupart des pays balkaniques, y
compris la Turquie et la Grèce, mais sans la Bulgarie, a montré que les ennemis les plus
acharnés pouvaient, dans une situation précise, s’entendre pour définir un comportement
international commun. Cela a été possible du fait de la volonté des élites politiques locales de
surmonter, au strict plan diplomatique, la logique des conflits. Mais, en général, la
stabilisation d’une certaine durée n’est possible qu’avec un aiguillon extérieur.

3°)L’Evolution après 1989 a consacré une homogénéisation croissante, le plus souvent


par la violence, mais dans le cadre d’une référence à une mondialisation régulée par le
droit

Après 1989, les États issus de la disparition du système communiste ont évolué vers une
homogénéité croissante, notamment dans l’espace yougoslave. Cela s’est souvent fait avec
violence, qui a fini par désagréger le mini-empire idéocratique du titisme.

Souvent, mais pas toujours. La séparation entre la Croatie et la Slovénie s’est effectuée
pacifiquement. Les dossiers contentieux ne manquent pas entre les deux pays : délimitation de
la frontière et surtout maritimes dans le golfe de Piran»( article Joseph Krulic, « le Golfe de
Piran » , décembre 2002, Balkanologie), contentieux économiques sur l’électricité de la
centrale nucléaire slovène de Krsko et les avoirs croates de la « Ljublanska banka ). La
coupure entre les deux États fait jouer une vieille faille historique. D’une part, celle entre la
Cisleithanie et la Transleithanie, les deux ensembles de l’Ausgleich de 1867, qui prolonge une
faille plus ancienne. La Croatie s’était unie, dans le simple cadre d’une union personnelle au
royaume de Hongrie en 1102 par les Pacta Conventa, tout en préservant ses institutions ( Ban
ou gouverneur, Sabor ou parlement). Les spécialistes de la géographie historique font
observer que la frontière entre la Slovénie et la Croatie est l’une des plus anciennes d’Europe,
fixée au début de l’Empire des Ottoniens, dés 963 (29). Toutefois, la Slovénie n’avait, pas
plus que la Slovaquie ou la Macédoine, constitué de cadre juridique, de personne morale de
droit public qui pourrait s’apparenter à un Etat. Ce n’est qu’en 1945 que la proclamation de la
république de Slovénie a établi un cadre juridique. Sur ce plan, le destin de la Macédoine
s’apparente au cas de la Slovénie. La survie d’une langue, certes fort proche du bulgare, a
déterminé , après le départ des Ottomans en 1913, chassés par les Serbes, la volonté de
constituer un Etat. La république de Macédoine en 1944 dans le cadre de la Yougoslavie
fédérale a marqué la reconnaissance juridique, mais la séparation de 1991 s’est fait sans
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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conflit armé avec la Serbie. Comme entre la Slovénie et la Croatie, il s’agit, malgré les
nombreux dossiers contentieux d’une séparation entre voisins, à la rigueur d’un divorce peu
conflictuel. Les parallèles entre les deux situations sont nombreux : un passé religieux
commun ( orthodoxe pour la Serbie et la Macédoine, catholique pour la Serbie et la Croatie),
l’appartenance à des ensembles impériaux en grande partie commune, avec des nuances( la
domination ottomane s’achève entre 1804 et 1878 en Serbie, en 1913 en Macédoine, la
Slovénie et la Croatie ont appartenu à l’empire Habsbourg, mais la Slovénie comme
ensemble indistinct juridiquement de l’Autriche, la Croatie via une union personnelle à la
Hongrie ). Ces deux groupes d’États voisins avaient assez de raisons linguistiques ou
politiques de se séparer, mais assez de raisons culturelles ou historiques de ne pas entrer dans
un processus de violence.

Le cas du double duo Serbie-Croatie et Serbie-Bosnie avaient de dissemblables raisons,


inverses des deux cas précédents, d’entrer dans un processus violent. Plus exactement, du fait
des frontières militaires issus de l’époque du conflit entre Empire ottoman et Empire de
Vienne, la double frontière militaire de chaque côté de la frontière Bosno-croate,
Militärgrenze ou Vojna Krajina du côté autrichien, Cazinska Krajina et Krajina serbe du
Nord de la Bosnie (région de Prijedor) avait pour effet que chacun des deux empires étaient
défendus aux frontières par des milices orthodoxes, comme le fait remarquer Pierre Béhar
dans son livre Vestiges D’empire(30) : « si bien que des siècles durant, le face à face entre
les Habsbourg et le Sultan à la frontière bosniaque consista essentiellement en escarmouches
entre leurs sujets orthodoxes respectifs ».

Mais la Serbie s’était libérée plus précocement de l’empire ottoman, entre 1804 et 1878, alors
que la Bosnie-herzégovine était dans un système de statut international avec exercice effectif
d’une administration austro-hongroise de 1878 à 1908, puis d’ annexion de 1908 à 1918. Il
faut, à cet égard, être attentif au statut juridique. Le protectorat ou la fédération est mieux
toléré que l’annexion dans un empire ou un Etat unitaire : l’annexion de 1908 a bien
déclenché un processus de violence, interne et international, de la part des Serbes de Bosnie,
essentiellement, majoritaires dans le groupe lié à l’attentat de 1914. De même, la
proclamation de l’indépendance de la Bosnie, a effectivement déclenché le processus de
sécession des Bosno-serbes de Radovan Karadzic et de la « purification ethnique » .( 31)
La mémoire collective et l’histoire politique risquent de retenir° le « nettoyage ethnique »,
concept et réalité aux multiples facettes, qui a surtout, mais pas uniquement caractérisé la
guerre en Bosnie en 1992-1995. L’expression, apparue dans la presse internationale à la suite
d’une émission de la BBC du 27 juillet 1992, qui montrait les corps amaigris et les visages
émaciés des prisonniers du camp de Manjaca, traduit une expression serbe’ « Etnicko
Ciscenje » et tend , par extension, à désigner l’ensemble des agissements criminels dans cette
région. La plupart des camps les plus connus (Keraterem, Trnopolje, Omarska, Manjaca) sont
situés dans la commune de Prijedor, dans le Nord de la Bosnie, peuplée en majorités de serbes
de Bosnie (Srbi et non Srbjianci, cette dernière expression désignant seulement les Serbes de
Serbie) ? Dans cette région de la frontière militaire de l’époque ottomane, du côte ottoman,
pas très loin, cependant, de la Cazinska Krajina, région de Bihac, située à l’extrême Nord de
la Bosnie, peuplée à plus de 90 % de Musulmans, avant-poste de la domination ottomane
avant 1878. Les massacres de 1992 ont défait un vrai « vestige d’empires « , comme les
massacres de Turcs du Péloponnèse par les Grecs dans la décennie 1820 (32)) avaient «
grécisé », « purifié » ou « dés-ottomanisé « cette région. Certes, d’autres massacres ont eu
lieu en Herzégovine et Bosnie Orientale ( région de Visegrad, qui est celui du pont d’Ivo
Andric dans Il était un pont sur la Drina, traduction française Na Drini Cuprija). Ces deux
régions les plus ottomanes par leur mélange de population, prolongement des Millets, mais
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aussi, pour ce qui concerne le nord de la Bosnie, par le souvenir de la Frontière militaire, de la
Vojna Krajina et de l’ethos militaire qui s’était instauré : importance du recrutement militaire
dans le recrutement, notamment chez les Bosno-Serbes et les Serbes de Croatie-, présents
dans toutes les armées depuis trois siècles, dont l’armée titiste. En 1761, la majorité des
soldats de l’empire Habsbourg étaient des Serbes ou des Croates, selon l’Atlas des peuples
d’Europe centrale( André et jean sellier, La découverte, 1995). Le général Mladic est typique
de cet ethos militaire. Major de l’école des officiers yougoslaves, il était de la même
promotion que soin adversaire bosniaque, le général Delic. Norbert Elias y verrait une
inversion partielle du processus de Civilisation : les groupes de miliciens Orthodoxes( voir
supra), souvent d’origine valaque ayant été laissé dans une large autonomie entre 1522 et
1881 comme le rappelle le livre de Pierre Behar Vestiges d’empire, la guerre des Partisans,
qui a connu ses grandes batailles dans ces régions (Cf Neretva, Sutjeska), avait ravivé le culte
du guerrier révolté dans les forêts contre l’occupant, de sorte que rien n’a pu durablement
réguler, de manière durable, dans les mécanismes psychosociologiques, la violence. Dans ce
Nomansland ( cf. le film de 2001 de Tanic) entre deux empires, chaque phase d’effondrement
étatique renoue avec la violence, qui constitue une dérégulation du processus de civilisation.
Aucun monopole de la violence légitime n’ayant jamais été reconnu par les Uskoks du côté
croate, les diverses milices orthodoxes et parfois musulmanes de l’époque des frontières
militaires. Le milicien, qui seconde le militaire auto-proclamé, vestige de la JNA de l’époque
titiste, renoue avec cet héritage, dans le cadre de ce que Marina Glamocak dans un ouvrage
récent appelle la Transition guerrière ( L’Harmattan, 2002, Paris) entre deux systèmes
politiques. Le processus de la violence est au carrefour d’un mécanisme pluriséculaire,
dans une zone de frontière entre empires. Une interprétation inséparablement historique, du
type de celle que Pierre Behar a tenté dans Vestiges d’empire et une analyse de sociologie
historique, au carrefour des démarches de Norbert Elias et de Max Weber, avec le secours
littéraire d’Ivo Andric, peut être tentée. Rappelons à cet égard le thème du livre majeur de ce
romancier, Na Drini Cuprija ( Il était un pont sur la Drina, Belfond, 2ème traduction en 1997 )
et sa singulière trajectoire. Le livre a pour héros un pont ottoman, à Visegrad (Bosnie
orientale), qui voit passer toutes les armées. Le pont ottoman montre l’importance civilisatrice
de l’empire d’Istanbul, en tout cas du point de vue monumental, mais la pacification des
monuments ne garantit pas celle des psychés humaines. Ce Pont, trace d’une activité pacifique
ne peut inscrire, contrairement à ce qu’on imagine du pont du Gard pour la paix romaine, la
paix ottomane sur la très longue durée. En tout cas, au 19ème siècle, tout est perturbé. Les
armées autrichiennes arrivent. Ivo Andric lui-même, catholique de Bosnie centrale, et à ce
titre classé comme Croate, a choisi de servir la diplomatie de la Yougoslavie royale après
1919, choix fort peu « croate ». Il était à Berlin au début de la guerre de 1941 et a écrit ses
grands romans, pendant cette période, juste avant et pendant la seconde Guerre Mondiale.
Acceptant de rallier la Ligue des communistes après l945, où il a notamment pris la parole au
5ème congrès du parti communiste en juillet 1948, il a fini sa vie à Belgrade, où il reste le
seul « Croate » d’origine à être perçu comme Serbe. Cette biographie très « ottomane » au
sens où il accepte tous les empires, qui fait plus songer à Montaigne qu’à un héros des forêts
balkaniques, homme profondément civilisé dans un contexte « d’ensauvagement » ou
de « brutalisation » des sociétés de cette région ou d’inversion du processus de civilisation. La
brutalisation a même touché les ponts : le 12 novembre 1993, les Bosno-croates de Mate
Boban ont fait sauter le pont de Mostar, qui les reliait à Mostar-est, peuplée de Musulmans.
Ivo Andric est également l’auteur, en 1920, dans un texte « une lettre de 1920 », reproduite
dans le recueil Titanic et autres contes juifs ( Nouvelles, Belfond, 1987) d’une phrase sur la
haine qui aurait régné à Sarajevo, avant 1914, qui a fort déplu dans le contexte de 1992-1995,
mais mérite d’être écoutée, même s’il faut la replacer dans son contexte « il y en Bosnie et
en Herzégovine plus de gens prêts à tuer et à se faire tuer dans des accès de haine
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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inconsciente , pour diverses raisons et sous divers prétexte, que dans d’autres pays, slaves ou
non.. Oui, la Bosnie est un pays de haine, mais il ajoute « et par un étrange contraste (pas si
étrange, en fait, comme une analyse attentive le montrerait probablement) on peut aussi bien
dire, en fait, comme une analyse attentive le montrerait probablement) que peu de pays ont
tant de foi inébranlable et de sublime force de caractère, de tendresse et d’ardeur amoureuse,
de profondeur de sentiments, tant de fidélité et d’indéfectible dévouement et une telle soif de
justice.; vous êtes condamnés à vivre sur d’épaisses couches d’explosifs qui s’enflamment de
temps en temps aux étincelles de vos amours et de votre sensibilité ardente et cruelle »( 33)

Une chose est de souligner les responsabilités morales et politiques dans les massacres, une
autre est de constater qu’aucun peuple, ici au sens de membre d’un Millet ou d’un groupe
linguistique ou /et religieux menacé, ou qui considère l’être, n’accepte aisément d’être privé
d’Etat ou d’entité juridique qui lui assure une protection, au moins symbolique. Suivant une
phrase récurrente : : pourquoi accepterait-je d’être minoritaire chez toi alors que je peux être
majoritaire chez moi ? On observera que les Bosno-serbes ont obtenu leur entité par la
violence la plus extrême, comme les Croates du royaume de Yougoslavie avaient obtenu, par
l’action politique, en 1939, leur Banovina en août 1939, avant que l’Etat oustachi (auto-
proclamé) NDH de 1941-45 ne sombre dans la violence. Le dualisme de deux structures n’est
pas sans rappeler, de manière purement théorique, dans un contexte certes différent,
l’Autriche-Hongrie, dont la conclusion pacifique n’avait été possible qu’après de nombreuses
révoltes hongroises , entre le début du XVIII ème siècle et 1848-49.

Toutefois, le processus de déclenchement de la violence n’est pas seulement une stratégie


contrôlée pour aboutir à des buts politiques perçus comme rationnels par des entrepreneurs ou
des acteurs politiques. Les entrepreneurs de violence peuvent développer leur entreprise a
dans le contexte de l’espace frontière entre les deux grands empires qui se sont affrontés ou
ont coexisté entre 1459 et 1878. Paradoxalement, on peut relever que même le phénomène
oustachi se rattache une sociologie bosniaque et plus précisément « herzégovinienne » . Si les
idéologues « frankistes » ou nationalistes croatescomme Josip Frank lui-même, ancêtres
idéologiques des oustachis, étaient bien zagrebois depuis les années 1880, les activistes
oustachis après 1928, furent souvent, originaires d’Herzégovine. Ante Pavelic, le Poglavnik
de 1941-45 était originaire d’Herzégovine et les Bosno-Croates de Mate Boban en 1992-
1995, qui ont mené le conflit, étaient basés, pour ce qui concerne les plus activistes, en
Herzégovine occidentale. Les Croates de Bosnie centrale ont compté des leaders notoirement
ralliés à la république de Sarajevo( Stjepan Kljujic, un des membres de la présidence
bosniaque en 1990-95, était un Bosno-croate, fort populaire à Sarajevo) .

Il n’y a pas nécessairement opposition entre le mécanisme des violences et le souvenir de


convivialité, entre communautés dans la Bosnie. Les deux phénomènes sont réels, même s’il y
a lieu de ne pas simplifier ou idéaliser. Xavier Bougarel a maintes rappelé le rôle du
Komsiluk, notamment dans son ouvrage sur la guerre en Bosnie ( 34) . Il s’agit d’un rite de
convivialité entre des membres des diverses communautés religieuses, notamment à
l’occasion des fêtes familiales et religieuses. Mais il s’agit de relations entre communautés
hiérarchisées, héritières des Millets ottomans, et non d’une fraternisation entre citoyens et
individus isolés, dans un hypothétique mélange de la créativité culturelle de la Vienne d’avant
1914 et d’antiracisme de la France d’après 1984.. La convivialité d’avant guerre n’empêche
pas le massacre pendant la guerre. Les exceptions, comme Tuzla, relèvent d’une logique de
ville moderne et industrielle intégrée, dominée par les Musulmans les plus ouverts. On peut
même s’interroger : n’y a-il pas une corrélation entre une société encore
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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partiellement « holiste » au sens de Louis Dumont constituée par une ritualisation des
relations communautaires et de leurs hiérarchies, en temps de paix, dominée
politiquement par des empires et des massacres en temps de guerre, lors de
l’effondrement des structures politiques ? L’inverse est également vrai : Les massacres des
périodes de la Seconde guerre mondiale n’ont pas empêché, sous la Yougoslavie titiste, un
nombre non négligeable de mariages mixtes dans de nombreuses régions de Croatie et de
Bosnie même si certaines régions, comme l’Herzégovine occidentale, peuplée de Bosno-
croates ou la Krajina de Knin, dominée par les Serbes de Croatie ont gardé un fort repli sur
elles-mêmes.

Pour ce qui concerne le résultat, l’effet sinon l’objet de ces violences, on observe que les
entités de fait, plus encore que les entités juridiquement reconnues, sont devenues fort
homogènes. La résolution 1244, votée le 10 juin 1999, reconnaît, certes, la souveraineté de la
Serbie sur le Kosovo, mais celui-ci et, dans les faits, administrée par une administration
internationale depuis cette date, avec un statut constitutionnel provisoire publié par celui qui
était alors responsable de cette administration, l’UNMIK, le 13 mai 2001, le Danois Hans
Hakerkup. La Serbie, dans ses limites effectives depuis la guerre du Kosovo, en juin 1999, est
fort homogène (environ 80% de Serbes ) . On pourrait ironiser, si le sujet s’y prêtait :
Slobodan Milosevic a réussi dans son travail d’homogénéisation . Les entités multinationales
comme la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine ont du mal à survivre. . chaque république ou
entité tend à devenir une sorte d’Etat-nation indépendant. Le résultat est bien la formation
d’états- nations ou d’entités homogènes, auxquels ne manque que la reconnaissance d’une
entité bosno-croate, qui fut constamment exigée depuis la proclamation de l’Herzeg Bosna le
2 juillet 1992 jusqu’à la déclaration des nationalistes du HDZ de Mostar le 3 février 2001.
L’accord d’Ohrid du 13 août 2001, imposé par l’Union européenne à la République de
Macédoine, consacre un rôle accru des Albanais de Macédoine, auxquels, cependant, tout
comme les Croates de Bosnie, une entité particulière est déniée. En effet, les nationalistes,
malgré leurs actions violentes, ont dû composer, dans l’espace yougoslave, avec les
normes inséparablement morales, psychosociologiques et juridiques de la communauté
internationale. Les leaders nationalistes, comme Franjo Tudjman, n’ont atteint leurs
objectifs, que sous réserve de ne pas défier ouvertement la communauté internationale.
Tudjman n’a pas réussi à partager officiellement la Bosnie, les Bosno-croates n’ont pas réussi
leur rupture totale avec la Bosnie, et les Bosno-serbes de Karadzic ont dû se satisfaire d’une
entité dans le cadre de la Bosnie.

La régulation de la violence a été tardive, partielle, insatisfaisante, mais il serait inexact


de dire qu’elle fut inexistante. La dialectique du mondial et du local, une mondialisation
officiellement régulée par le droit, le commerce encadré par le droit, les Droits de l’homme
corrélés à une société des individus ouverts sur le monde ont pesé sur le sort des violences
balkaniques les plus récentes. Contrairement au titre du colloque mentionné ici, du 28
février 1992, nous avons eu « l’Europe et les tribus ». Le problème provient largement du
fait que le modèle Westphalien, qui avait régulé les violences à l’intérieur et à l’extérieur, en
Europe occidentale entre 1648 et 1914, avec des prolongements au-delà, a tenté de
s’implanter dans l’espace balkanique sans y réussir tout à fait. Pour paraphraser Jacques
Bainville en 1920, il était trop westphalien pour ce qui ce qu’il conservait de vestiges ou
héritages d’empires et trop marqué par le métamorphisme des empires pour ce qu’il
avait de westphalien, d’attachement forcé aux États-nations. Les tremblements de terre se
produisent au contact des plaques tectoniques, les phénomènes de Balkanisation/libanisation
se produisent non seulement au contact des empires, peu avant et après leur chute, mais
autour, dans la pénombre des régulations idéologiques incertaines ou des légitimités mixtes.
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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
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Umberto Ecco a souvent déclaré, que personne n’avait calculé le coût politique de la chute
des empires, depuis la chute de Rome. Si on se limite à cette région du Sud-est de l’Europe,
la Bakanisation en est le prix.

NOTES

(1)Lev Trotsky, Les guerres balkaniques, 1912 1913, Sciences éditions marxiste, 2002 ;

(2)notamment, Nations et nationalismes depuis 1780, Gallimard, 1992, pour l’édition


française, qui reprend une idée développée par le même historien en 1983, avec Terence
Ranger The invention of tradition, Cambridge University press, ;

(3) L’imaginaire national, 1996, La Découverte ;

(4) Imagining the Balkans, , Oxford University Press, Oxford et New York, 1997;

»(5) L’Europe et L’Orient, de la Balkanisation à la Libanisation, Histoire d’une modernité


inaccomplie; La Découverte, Paris, 1989 et La fracture imaginaire, La Découverte, 2002;

(6) Outcast Europe, The Balkans, 1789-1989, From The Ottomans to Milosevic, Routledge,
London ;

(7) traduction française dans le livre de Mirko Grmek, Marc Gidjara, Neven Simac, Le
nettoyage ethnique, documents sur une idéologie serbe, Fayard, 1993 ;

(8) dans un numéro du 10 juillet 2002, le magazine croate Globus révèle que Franjo Tudjman
s’est déclaré pour ce type de partage de la Bosnie dés 1964, dans des discussions internes de
la ligue des communistes de Croatie, dont il était un responsable;

(9) Short history of Kosovo, 1998, Mac Millan, London, 1992, page 59-92);

(10) sur la frontière militaire, voir le livre de Pierre de Pierre Nouzille, Histoires de frontières,
L’Autriche et l’Empire ottoman, La frontière militaire de 1526 à 1881, Berg international,
1991 et les analyses de Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine, ellipses, 1993,
page 335, sur les Uskoks ;

(11)Szucs Jeno, “ The three regions of Europe » : an outline », Acta historica Scientarum
hungaricae, volume 29 (2-4), 1983, 131-184, qui a été à l’origine d’un livre sur le même
sujet<;

(12)voir, par exemple, Georges Pagès, La guerre de trente ans, Payot, 1972;

(13) Kissinger Henry, Diplomatie, 1994, Fayard, 1994 ; La première édition du livre de
Raymond Aron date de 1964, chez Calmann-Lévy ;

Association française d‘études sur les Balkans 21


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(14) Victor Hugo, « pour la Serbie », dans Actes et Paroles, tome 3 des œuvres politiques,
pages 383-386, cercle du bibliophile, Jean jacques Pauvert, 1963,

(15) Georges Corm, L’Europe et L’Orient, de la Balkanisation à la Libanisation, Histoire


d’une modernité inaccomplie, op cit, chapitre 2 : de l’écroulement des empires, page 32 à
423) ;

(16) l’illusion du processus de civilisation, Editions de la maison des sciences de l’homme,


1999 ;

( 17)Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, 1992, réédité en 2000, page 35

(18) voir les livres collectifs, sous la direction de Charles-Yves Zarka, Raison et déraison
d’Etat : théoriciens et théories de la raison d’Etat aux XVIIème siècle, 1994, PUF et Nature, ;
Histoire, droit et politique, 1996, PUF ;

(19) Etienne Thuau, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, Albin Michel,
collection « évolution de l’humanité » ;

(20) voir Joseph Krulic, « la revendication de la² souveraineté », Pouvoirs, décembre 1993° ;

(21 )la prolifération étatique », numéro spécial, articles de joseph Yacoub et Xavier Bougarel,
Revue internationale et stratégique, n°37, printemps 2000, PUF ;

.(22) voir Elizabeth Barker, Church and state in Yugoslavia since 1845, Cambridge
univeersity Press, 1979/

(23) R H Markham, Tito’s imperial communism, the University of North’s Caroline’s Press,
1947;

(24)° Le Concept D’empire, PUF, 1977, publié en 1977 par le centre de sociologie politique
de Paris I, avec notamment une intervention d’Hélène Ahrweiler ;

(25)Thèses de Ivo Banac, The national question in Yugoslavia, Cornell University Press 1984
et de Miro Kovac, La grande guerre et la naissance du royaume SHS, Peter Lang, Berne,
2001° et la thèse de Jasna Adler, L’union forcée, La Croatie et la création de l’Etat
yougoslave, Georg, 1997, Genève;

(26) sur Macek, voir la thèse de Ljubo Boban, Macek i Politika Hrvatske Seljacke Stranke(
Macek et la politique du parti paysan paysan croate), Zagreb, Rad, 1971;

(27) John R. Lampe, Yugoslavia as History, Twice there was a country Cambrige University
Press, 2000, page 135 ;

(28) voir thèse, Michel Roux, les Albanais, Editions MSH, 1992°,

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"Etudes balkaniques : état des savoirs et pistes de recherche",
Paris, 19-20 décembre 2002
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°.(29) André et jean Sellier, Atlas des peuples d’Europe Centrale, La découverte, Paris
première édition en 1991 et réédition 1995 ;

(30) Pierre Béhar, Vestiges d’empire, éditions Desjonquières, Paris 1999, page 113,
;
°(31) voir, Norman Cigar, Genocide in Bosnia, The Policy of Ethnic Cleansing, Texas
University Press, 1995 et Roy Gutman, Génocide en Bosnie, Desclée de Brower, 1994°, ainsi
que Thierry Mudry, Histoire de Bosnie-Herzégovine, Editions Ellipses, 1999, qui permet de
dresser un bilan des violences en 1941-45 et 1991-95 en Croatie et en Bosnie ;

(32) 10% de population, selon le livre de Jean Pluymène, Les nations romantiques, 1979,
Fayard, qui renvoie à des ouvrages spécialisés ;

(33) cité dans Jean-Arnault Dérens et Catherine Samary, Les Conflits yougoslaves de A à Z,
éditions de l’Atelier, 2000 ;

(34)Bosnie, Anatomie d’un conflit, Paris, La découverte, Paris, La découverte, 1996

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Paris, 19-20 décembre 2002
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