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Mélanges de l'École française

de Rome. Antiquité

Regarder vers Rome aujourd’hui


Monsieur Patrick Le Roux

Résumé
La «romanisation » n’est pas l’histoire romaine. À vouloir trop souvent les confondre, on a fini par jeter le soupçon sur
l’une et l’autre. Une réflexion historiographique sans préjugés ouvre la voie à la nécessaire «déromanisation » d’une
histoire de Rome trop dépendante des préoccupations présentes et revendiquée tour à tour comme fondatrice des États-
nations, des Empires, de la «mondialisation » . La recherche de nouveaux concepts relève d’une méthode éprouvée,
porteuse d’enquêtes inédites et profitables, à condition toutefois de rompre avec les logiques précédentes et de ne pas
déplacer seulement les angles de vue et les problèmes. La critique de la «romanisation » hésite entre la «mauvaise
conscience » et la démarche «identitaire » : Rome y entretient toujours une mémoire généalogique faite d’oublis autant
que de références «valorisantes » . La rupture souhaitée n’implique pas la fin de la «romanisation » mais appelle la prise
en compte de l’exotisme, de l’altérité de Rome, dont la «romanisation » peut s’accommoder au sein d’une histoire romaine
plus consciente de son statut historiographique.

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Le Roux Patrick. Regarder vers Rome aujourd’hui. In: Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, tome 118, n°1.
2006. Antiquité. pp. 159-166;

doi : https://doi.org/10.3406/mefr.2006.10977

https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_2006_num_118_1_10977

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MEFRA – 118/1 – 2006, p. 159-166.

Regarder vers Rome aujourd’hui


Patrick L E R OUX

Il y a plus de trente ans que les débats sur la vrages sur les Romains – qu’en raison d’un mal
«romanisation» retiennent l’attention des histo- étrange dont serait frappée une partie de la corpo-
riens de Rome qu’il s’agisse de faire servir ce ration et d’une inquiétude ou d’une impatience
qu’elle exprime à la compréhension d’une his- mal dissimulée devant l’obligation de procéder à
toire romaine multiséculaire ou de remiser un une «révolution copernicienne».
outil usé, fabriqué pour servir à des constructions Avec beaucoup d’autres, il est nécessaire de
d’un autre âge, devenues, elles aussi, out of date s’interroger, ne serait-ce que pour prendre la me-
ou old-fashioned1. Il pourrait paraître sage d’igno- sure des choses. C’est à mettre en exergue quel-
rer la question et de vouloir continuer à travailler ques données essentielles de la «romanisation» et
sur les documents dont l’analyse et la compré- des diverses manières d’aborder son histoire qu’il
hension suscitent suffisamment de difficultés conviendrait de se limiter après avoir lu le dossier
techniques et factuelles pour qu’on ne s’en- qui précède, aiguillon pour la réflexion et l’é-
combre pas d’un bagage mal ficelé. L’accumula- change des idées, illustration aussi de l’ampleur du
tion des connaissances engendre de nouvelles problème et de la multiplicité des approches. Le
curiosités, offre de nouvelles données, invite à af- propos ne peut qu’être libre et ne peut stigmatiser
finer les méthodes. Il serait légitime de tourner le les uns ni distribuer les bons points aux autres. Un
dos à des controverses sur une notion, un mot, certain nombre de questions se posent aujour-
un concept, une idée, un idéaltype qui loin d’in- d’hui aux historiens de Rome, c’est-à-dire à tous
troduire un langage commun divise les esprits et ceux qui par leur activité intellectuelle et/ou pro-
brouille l’horizon. fessionnelle se consacrent à des sujets relatifs à la
La dispute ne se limite pas à un exercice acadé- Rome antique. Il importe de ne fermer aucune
mique et convenu opposant les Anciens et les Mo- piste et de souligner la vigueur nouvelle des tra-
dernes, les nostalgiques et les scientifiques, les tra- vaux sur le passé romain. Si crise il y a, il s’agit,
ditionalistes et les novateurs, les philologues et les sous cet angle, d’une crise de croissance.
archéologues, les «vieux» et les «jeunes», etc. Il
est évident que l’histoire ancienne est à la re- ROME N’EST PLUS DANS ROME
cherche de nouveaux chemins, d’une nouvelle OU UNE NÉCESSAIRE «DÉROMANISATION»
dynamique, d’une nouvelle définition de ses ob-
jets et de ses finalités, moins parce que le reste de Le centre de gravité de l’histoire romaine a été
la société lui nierait le droit à l’existence – dans transféré insensiblement des rives du Tibre vers
toute l’Europe au moins on n’a jamais porté au- l’Italie puis vers l’Orient et l’Occident. La multi-
tant attention au patrimoine antique, ouvert au- polarité du monde romain a été revendiquée à
tant de chantiers de fouilles, organisé autant d’ex- juste titre. La relative unité des paysages méditer-
positions pour le grand public, édité autant d’ou- ranéens ne devait pas masquer plus longtemps de

1. Récemment encore Alföldy 2005, Inglebert 2005.

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profondes différences. L’apparente modélisation passé : elle reflétait une Rome recréée, rénovée,
des architectures et des urbanisations ne résiste susceptible de nouvelles mutations ou accultura-
pas à l’infini diversité des inventions, des adapta- tions. L’idée de «romanité», tardive, n’avait que
tions, des créations au cours des siècles romains peu de consistance en dehors de quelques intellec-
dans tous les territoires de l’Empire. Le fa- tuels païens et chrétiens soucieux de revendiquer
çonnement des sociétés locales, de leurs croyan- une appartenance. La domination romaine n’avait
ces, de leurs pratiques, de leurs traits les plus pas le pouvoir de «convertir» ceux qui par indif-
quotidiens n’a pas suivi les mêmes itinéraires, les férence, par routine ou par ignorance volontaire
mêmes méthodes, n’a pas connu les mêmes ryth- continuaient à suivre des chemins de traverse ou
mes tout au long de l’histoire. Les photographies des avenues parallèles. Dans les terres éloignées, à
successives des mondes placés sous la domination la périphérie des cercles de l’Empire, les échos de
de Rome revêtaient des couleurs changeantes, ir- la capitale ne parvenaient que feutrés ou n’arri-
réductibles à de simples nuances. À l’inverse, des vaient tout simplement pas jusqu’aux oreilles de
groupes actifs à l’échelle de la cité ont partout communautés peu réceptives, sauf installation du-
manifesté enthousiasme et volonté de se mettre rable d’éléments humains importés. Si les modèles
dans les pas des Romains. Imprégnés des habi- sociaux témoignent en toute région d’une péné-
tudes italiques depuis leur enfance, ou séduits par tration des structures romaines, il est des sites sans
les possibilités qu’offrait le modèle civique nou- inscriptions ni matériels romains ou presque qui
veau, ou portés à suivre le mouvement, beaucoup semblent indiquer une absence de «romanisa-
ont contribué à fabriquer ce que l’on a appelé de tion». On avait dû pouvoir vivre dans l’Empire
la «romanisation». Les inscriptions signalent par- sans comprendre qu’il était romain!
tout la présence du latin parlé et le grec lui-même Le déplacement du regard des centres vers les
se met à exprimer des réalités romaines. L’empe- périphéries fonctionne assurément comme l’un
reur de Rome mérite tous les hommages honori- des catalyseurs de la «déromanisation» progres-
fiques et religieux aux quatre coins de la terre ha- sive de l’histoire romaine impériale. Par un jeu de
bitée. Les piédestaux et les statues à la gloire des miroirs parfois forcé parfois subtil, le centre ro-
élites disent la dignité des serviteurs de l’empire, main a été privé, voire dépossédé, de ses expres-
soit directement, soit par le truchement des res- sions romaines et romanisatrices. On a trop long-
ponsabilités locales. Les armées provinciales ont temps confondu Rome et le monde romain, his-
acclimaté des relations, des pratiques et des habi- toire de Rome et la «romanisation». Bien sûr, les
tudes sociales coulées dans un moule uniforme. arguments ont été affinés. De la discussion a émer-
La citoyenneté romaine est devenue universelle gé lentement le fait que, jamais imposée ni obliga-
par la décision de Caracalla de l’octroyer en 212 toire, la «romanisation» ne se résumait pas à une
apr. J.-C. à tous les habitants libres originaires des superstructure enfermant dans son carcan unitaire
communautés de l’Empire qui n’en disposaient les sociétés et les territoires dominés au seul béné-
pas. fice de ceux qui disposaient de la force et des
La «romanisation» présentée comme évidente, moyens de tirer parti de la situation. La compéti-
car établie sur l’existence indéniable des structures tion locale avait induit la politique du «diviser
étatiques et administratives forgées par Rome, sus- pour régner», à l’origine d’une division des
cite autant d’interrogations dubitatives que de ré- conquis entre «proromains» et «antiromains».
sultats satisfaisants. L’accession à la citoyenneté L’image tacitéenne de l’assemblée de Reims au
romaine ne semblait pas signifier que l’on était de- printemps 70 a fortement marqué les esprits, au-
venu romain. Les règles édictées au nom du droit tant que l’émulation entre élites bretonnes pour
fabriqué par les préteurs et les prudents romains plaire à Rome suggérée par l’Agricola 21. De là
n’avaient pas balayé les coutumes ni les traditions l’observation, logique et de plus en plus invoquée,
ou n’avaient tout simplement pas été appliquées. que, sans le relais ni les initiatives des classes diri-
Les dieux patrons de la capitale impériale n’a- geantes locales, la «romanisation» des cités n’eût
vaient pas évincé les vieux numina qui conti- pas existé. En conséquence, les ingrédients histo-
nuaient à protéger à leur manière ceux qui leur riques mêlés, les rencontres ou les coexistences de
conservaient toute leur fides. La civilisation ro- nature variée appelaient une certaine prudence
maine elle-même, l’humanitas, avait rompu avec le envers le phénomène de la «romanisation» dont

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le concept même niait en quelque sorte toute ré- nom d’histoires multiples et croisées, présentées
férence à de la mixité. Inversement, j’ai cru pou- comme plus complexes, plus proches de l’exis-
voir moi-même traduire l’histoire romaine en tence quotidienne, et des relations sociales et hu-
termes d’«acculturation permanente», ce qui dé- maines plus fluides, moins malléables, moins pré-
coulait d’une propension des formes sociales et visibles. On peut admettre, sans en tirer de conclu-
culturelles romaines à bouger sans cesse, à assimi- sion définitive, que la «romanisation» a donné
ler continûment les apports étrangers sans autre li- naissance, dans bon nombre de travaux, à un
mite que la frontière affirmée par Auguste entre monde romain tirant sa cohésion, sa puissance et
«barbare» et «civilisé». sa vitalité de Rome, de ses traditions et de son
La question de la «romanisation» a d’abord idéologie nationale. Suivant une logique compa-
pris consistance dans une évolution européenne rable, on a déplacé les nationalismes du centre
marquée par l’avènement des «états-nations» vers les entités provinciales pour mettre en
postérieur à la Révolution française et à l’Empire exergue les qualités d’adaptation et d’apprentis-
napoléonien et leur remise en cause à la suite sage des peuples les plus empressés et les mieux
des drames du XXe siècle. Un réel romanocen- doués pour la civilisation.
trisme historiographique a pu faire croire, je l’ai
dit plus haut, que «l’histoire romaine» se «ROMANISATION» ET «MÉTISSAGE»
confondait avec la «romanisation». La «crise» de
la romanisation a donc tenu en partie à une crise Chacun admet cependant que la «romanisa-
identitaire marquée par un effacement progressif tion» n’est pas la «romanification», néologisme
de Rome définie traditionnellement comme le que j’invente en imitant le mot de «russification»
centre historique fondateur et comme le vecteur et qui n’est jamais utilisé. La remarque a surtout
d’un mythe national à la fois antique et mo- l’intérêt de distinguer la «romanisation» de mo-
derne 2. Face aux excès des vertus, des mérites et dèles lexicaux beaucoup plus tardifs. Rome gou-
du tout romains, il était inévitable et indispen- vernait, contrôlait, guidait, comme on voudra. Le
sable de reprendre du recul et de cesser d’ap- pouvoir impérial ne cherchait pas à intervenir à
préhender l’Empire romain comme un état na- tout prix, à ordonner sans cesse, limitant ses ef-
tional moderne qu’il ne fut pas. Un regard plus forts et réservant son énergie pour les troubles et
distancié a engendré, dans le même esprit, la re- atteintes graves à l’ordre public, pour les menaces
cherche des singularités et des particularités et révoltes, pour les adversaires externi. Aux divers
d’histoires provinciales perçues comme l’origine échelons des provinces, les dirigeants locaux assu-
des états nationaux modernes. Enfin, on a recou- raient la bonne marche des affaires et canalisaient
ru de manière plus ou moins raisonnée aux mo- les initiatives des individus et des communautés,
dèles des Empires récents, anglais, français, amé- tout en relayant dans les deux sens demandes et
ricain, jugés aptes à éclairer le destin impérial de propositions ou projets. Les aspects politiques tou-
Rome et les rapports entre le centre et la péri- chaient directement à la dimension sociale et
phérie en son sein. Par un renversement inatten- culturelle de la «romanisation» et posaient la
du, non seulement Rome a cessé d’être dans question des identités et des références identi-
Rome mais l’Empire romain n’est devenu taires.
compréhensible qu’à travers des réalités histo- Depuis longtemps, les archéologues avaient été
riques postérieures dont on aurait eu tendance à habitués, par les objets trouvés en fouille, à repé-
penser que c’était elles qui avaient cherché à re- rer des contacts, des échanges, des mutations, des
produire ou à imiter l’original. faciès caractérisés coexistant sur un même site. La
«Déromaniser» l’Empire romain a consisté, en culture matérielle offrait un contrepoids aux tex-
premier lieu, à ôter aux structures étatiques et ad- tes et aux documents inscrits ou figurés et attirait
ministratives romaines leur pouvoir intégrateur au l’attention sur les oubliés de l’histoire. Aux éche-

2. On peut évoquer ici le linteau volontairement brisé en six Hat Hill, non loin de la cité romaine de Londinium, empreint
morceaux jointifs et incomplets, en pierre de Bath, gravé en de nostalgie envers la décadence de la civilisation et dû au
lettres capitales à la manière d’un texte épigraphique romain sculpteur d’origine écossaise Ian Hamilton Finlay, né en
endommagé, exposé à l’entrée du hall de la Tate Modern, à 1925 : «The World has been empty since the Romans».

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lons locaux et régionaux, les observations ne ca- stèle funéraire empruntés à des typologies ro-
draient que rarement avec la grande histoire, avec maines mais conçus de manière non conven-
l’uniformisation de processus d’évolution présen- tionnelle qu’il s’agisse de la composition d’en-
tés comme acquis et universels. Il est apparu peu à semble, de la représentation du couronnement
peu que les histoires locales témoignaient d’une ou de la configuration du socle et du décor laté-
infinité de procédures de changement ou de conti- ral. Ce qu’on désignait auparavant comme des
nuité. Aux mêmes expériences objectives ne cor- maladresses peut se révéler souvent comme le ré-
respondaient pas nécessairement les mêmes réac- sultat de choix esthétiques ou fonctionnels diffé-
tions ou types de réponse. La «romanisation» rents encouragés par le contexte matériel et so-
triomphante avait accrédité l’idée d’une diffusion cial. Une inscription quelconque sans exclusive,
indéfinie des modèles importés que le terrain n’il- surtout il est vrai une épitaphe, atteste l’existence
lustrait que très imparfaitement voire n’enregis- de noms d’origine indigène, même latinisés ou
trait pas. Il était séduisant d’inverser les données hellénisés, y compris longtemps après les débuts
et de voir autant de refus et de résistances de la de la «romanisation». On observe sur plusieurs
part des populations locales indifférentes aux générations des séquences définies par l’alter-
préoccupations des élites et attachées à leurs tradi- nance, notamment chez les femmes, d’anthropo-
tions et coutumes. Malgré tout, aucune commu- nymes locaux et romains ou romanisés. On dis-
nauté ne peut être définie sérieusement comme tingue des périodes ou phases de transition pen-
ayant vécu en vase clos, Empire romain ou pas. dant lesquelles les traits ambivalents sont plus
L’histoire de la conquête et de la domination ro- visibles que par la suite. Tout se passe comme si
maine demeure sans contestation possible l’un des le «métissage», la mutation n’avaient qu’un
observatoires les plus riches quand on cherche à temps et ne méritaient d’être évalués que pen-
aborder les transformations culturelles et leur che- dant une durée déterminée caractéristique d’une
minement dans tous les sens de l’adjectif. Très vite phase d’évolution culturelle bien ciblée chrono-
les questions de terminologie ont émergé dans les logiquement. En dehors de ces moments essen-
discussions, avec en outre le problème de la part tiels, la question semble résolue et le résultat dé-
respective des sources selon leur nature, leur ori- finitivement acquis. Plus encore peut-être, le
gine, les méthodes auxquelles elles obéissaient ou nouvel équilibre apparent ne fait-il alors que
correspondaient. «Coexistence ou fusion», «ac- masquer les duplicités et les ambiguïtés.
culturation ou permanence», «intégration ou ré- Apparenté au biculturalisme, le bilinguisme.
sistance» dessinaient des alternatives explorées et On tenait jusqu’il y a peu pour compréhensible
testées tour à tour, sans que l’on ait abouti à un sans vraie difficulté le bilinguisme latin et grec
consensus tel que celui qu’avait fini par rencontrer sous l’Empire en raison de la supériorité culturelle
la «romanisation». Le rejet violent et parfois bru- du second et de la reconnaissance par les élites ro-
tal de la «romanisation» a poussé la réflexion à se maines de la langue grecque comme langue de
tourner vers des concepts moins marqués historio- culture dont elles assumaient l’héritage. Dans les
graphiquement en apparence. Le «métissage» se- inscriptions grecques d’époque impériale au même
rait une des voies parmi les plus fécondes au- titre que chez Dion Cassius, on ne s’étonne pas
jourd’hui et paraîtrait adapté à l’objet culturel par qu’apparaissent des influences réciproques, que,
l’idée de réciprocité, de combinaison, de mélange, malgré l’affirmation du contraire chez les contem-
de mixité. porains hellénophones, la langue grecque semble
Dans l’ensemble du débat et des discussions, enregistrer diverses adaptations romaines. On
les mots ne sont que les instruments ou les outils pense à du «bricolage». Qu’est-ce à dire et peut-
plus ou moins imparfaits d’un travail d’analyse et on s’en tenir à un partage équilibré entre les deux
de synthèse visant à faire mieux comprendre ce langues? La complexité de la question me paraît
qui a été et ce que l’on cherche à découvrir. Le clairement indiquée par une remarque de M. Mi-
«métissage» rend certainement compte de don- cone dans Le figuier enchanté, lui qui, de langue
nées d’ordre social ou culturel impensables sans maternelle italienne, a dû apprendre sur place, à
l’expansion romaine, donc sans la «romanisa- peine adolescent, le français du Québec : «Ces
tion». Tout spécialiste visitant un site ou un mu- mots sont ceux de mon enfance. Tant qu’ils évo-
sée peut avancer des exemples d’autel votif ou de queront un monde que les mots d’ici ne pourront

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saisir, je resterai un immigré 3 ». On observe, dans même rythme à l’image des individus qui, au sein
ce propos, que le «métissage», dont le bilinguisme d’une même société ou d’une même famille, ne
est une forme parmi les plus élaborées, se greffe réagissent pas uniformément à toutes les sollicita-
sur des stratégies affectives et identitaires fluc- tions extérieures et intérieures. Seul, me semble-t-
tuantes suivant les contextes et les individus. On il, un pouvoir vraiment dominant peut engendrer
en retient que les usages linguistiques d’une per- des réactions collectives et individuelles structu-
sonne confrontée au bilinguisme n’obéissent à au- rées, induites par son comportement ou son atti-
cune règle stricte et entrent dans des constructions tude. Là aussi, il est sans doute déraisonnable de
intellectuelles, affectives et psychologiques parti- prétendre faire comme si Rome, qui ne peut pas
culières, qu’on ne peut guère généraliser. On être exclue ni ignorée, n’existait pas. Cela l’est
soupçonne plus encore que les rapports fondés sur tout autant que de prétendre rétablir la «romani-
identité, mémoire et pratiques culturelles, s’agis- sation» comme grille de lecture unifiée de l’his-
sant d’une relation avec un héritage acquis, dif- toire romaine particulièrement sous l’Empire.
férent ou étranger, restent profondément dissymé- Rome n’échappe pas, en qualité d’objet d’histoire,
triques, ne font pas disparaître les écarts ou les in- à une approche de sa propre culture ni de son
terférences. Tel le marchand médiéval de identité culturelle beaucoup plus complexe qu’il
M. Bloch, l’individu bi – ou polyculturel, ne perd n’y paraît.
pas sa cohérence même s’il reste en position de ti-
rer parti des expériences culturelles héritées. Un ROME EXOTIQUE ET FAMILIÈRE
élément conserve la supériorité, ne renonce pas,
guide et exerce une suprématie sur le second ou Le raisonnement débouche, comme on pou-
plus, si c’est le cas. Les identités sont, par ailleurs, vait s’en douter, sur la question d’une actualité de
octroyées et ne se décrètent pas normalement, l’histoire romaine et sur la légitimité ou le sens
bien qu’il soit possible de les revendiquer comme d’une relation entre le passé même lointain et le
telles dans le but d’être reconnu et de s’intégrer présent hors de laquelle il n’y aurait point de salut.
dans un groupe défini, par choix personnel ou C’est même sans doute le gain essentiel des débats
pour toute autre raison. sur la «romanisation». Quel que soit le point de
Si telle est la réalité, autant dire que le «métis- vue que l’on adopte dans la discussion, une bonne
sage» n’échappe ni aux difficultés ni aux ques- part de l’argumentation repose sur des inter-
tions posées par la «romanisation». Identité n’est prétations jugées excessives au regard d’une ré-
pas davantage «sentiment d’appartenance» et flexion historique solidement assise ou en raison
«mémoire» n’est pas «histoire». La dimension d’un manque de recul par rapport aux contamina-
identitaire et culturelle rappelle surtout que l’his- tions, nées des événements contemporains, de la
toire écrite par un pouvoir d’état à l’aune de son lecture de l’histoire ancienne et principalement
action répétée tout au long d’une période n’entre romaine. Il est donc peu satisfaisant intellectuelle-
que pour une part dans les échanges et les choix ment de s’en tenir uniquement à une critique ra-
des communautés humaines concernées, qu’elle dicale de l’idée de «romanisation», même si le
ne recouvre pas. On pénètre sur des terrains mou- mot, on l’a vu, a prouvé des limites non négli-
vants, guettés par les stratégies de récupération, geables à force d’utilisation arbitraire et parfois in-
que le fil du temps ne conduit pas obligatoirement considérée. On doit à l’objectivité historique de
à se stabiliser. Enfin, les liens qu’on voudrait avé- chercher à mettre en évidence les présupposés
rés entre culture matérielle et appartenance cultu- d’une critique radicale de la «romanisation» afin
relle n’offrent aucune garantie de solidité en l’état d’en mesurer plus aisément la recevabilité et les li-
actuel des travaux. Les traditions funéraires mites.
peuvent perdurer dans un groupe social ou eth- Il n’est pas sûr que la critique mentionnée
nique dont les mutations sont réelles par ailleurs, fasse progresser l’histoire romaine et développe
car tout ne change pas en même temps ni au l’intérêt qu’on pourrait lui porter. Une apprécia-

3. Voir Le Roux 2003, p. 319-320.

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tion sans indulgence et négative de l’Empire ro- toire moderne et contemporaine. Déplacer la
main contribue aujourd’hui en partie à apaiser question identitaire ne fait pas avancer obliga-
une «mauvaise conscience» née de la lecture des toirement la compréhension historique même si
histoires coloniales depuis le XVe siècle. La «roma- elle ravive la mémoire. L’identité culturelle de
nisation» est assimilée à une déformation de la Rome ne correspond pas, elle-même, à une don-
réalité historique parce qu’elle conférerait une im- née unique et encourt les mêmes objections que
possible objectivité à la réussite d’expériences les autres entités culturellement identifiées tout en
marquées par la domination, l’esclavage, la rendant improbable l’idée d’une présence cultu-
guerre, la violence, l’arbitraire et le non respect relle structurante uniforme, sans partage, de
des règles de l’humanitas dont se réclamaient ce- l’Vrbs. La mixité de toute culture est un fait avéré;
pendant les acteurs romains ou romanisés. Qui- en revanche, le rapport entre culture et identité,
conque adhère de nos jours aux idéaux de liberté, entre changement culturel et mutation identitaire
de démocratie et d’égalité ne saurait trouver de est loin d’être clairement établi. L’histoire des
réelle satisfaction dans la pratique de l’histoire ro- cultures au sens anthropologique s’insère, dans le
maine donnant la priorité à l’action dite positive cas d’un monde multipolaire et divers tel que
de Rome. Un devoir de «mémoire» joue en faveur l’Empire romain, dans des phases successives de
d’une juste contrepartie visant à réhabiliter des dynamisme, inégales en intensité. Les relations et
populations et des individus qui ont subi, sans les échanges à ce niveau passent par des déstruc-
autre issue que la révolte, quand elle était à leur turations partielles, sans doute jamais totales. Ces
portée, la domination multiséculaire d’un conqué- histoires ont pour rythme la discontinuité tem-
rant fondateur de tous les impérialismes à venir. porelle et non spatiale, ce qui entraîne un manque
Certaines histoires provinciales d’époque romaine de pertinence, dans certains contextes, de l’oppo-
témoignent de la fragilité des méthodes utilisées sition entre le centre et sa périphérie. Chaque
par la monarchie des Césars et d’autres attestent le culture conserve une vitalité propre, est suscep-
refus têtu et définitif de formes de puissance por- tible de réactivations, d’innovations au contact
tant atteinte aux traditions et à l’histoire nationale d’une autre, dans un processus de réciprocité par-
des peuples arc-boutés sur leur identité dès le dé- tielle, ce qui ne signifie ni fusion ni soumission.
part. Les Empires français, anglais, russes ou amé- On ajoutera que l’oubli de la domination est un
ricains montrent suffisamment les méfaits de fait aussi fréquent que la résistance à cette domi-
structurations historiques de la puissance aboutis- nation et que le christianisme et le judaïsme té-
sant à nier d’autres êtres humains dont la valeur moignent d’une utilisation en sens opposé d’une
ne pouvait être tenue pour négligeable morale- même entrave à leur liberté.
ment et en droit. L’immoralité de l’impérialisme Les débats autour de la «romanisation» et leurs
jette le discrédit sur un pan entier de l’histoire de conséquences méthodologiques – c’est bien de cela
Rome et implique une dénonciation sans conces- qu’il s’agit et non d’épistémologie à proprement
sion des impérialismes actuels. Avec le risque d’in- parler – doivent inciter à retrouver une Rome
troduire des formes de «romanisation» théoriques autre, exotique, replacée dans son environnement
et systématisées là où d’autres méthodes per- familier et différent de celui que nous connaissons.
mettent de chercher à dépasser le dilemme du oui On ne peut pas échapper à la nécessité de classer et
ou du non et à rendre son épaisseur sociale et de donner une signification ou une interprétation
culturelle à la période de la domination impériale. aux faits observés. Il n’y a aucune contrainte pro-
Tout en sachant que la question n’est ni simple fessionnelle ni force démonstrative particulière de
ni ne pourra se résoudre aisément ni rapidement, recourir à des modèles préfabriqués qui ne sont ja-
on peut se demander s’il ne faudrait pas – étant mais comparables aux réalités du monde romain.
entendu que le rôle de l’historien n’est pas celui de Celui-ci se composait de trois ensembles distincts
la défense et illustration de l’impérialisme –, pour qu’on peut représenter par des cercles imbriqués
renouveler l’histoire de Rome, chercher à se dé- mais de surface et de contenu différents. Le pre-
tourner peu à peu d’une conception surtout gé- mier englobait le centre romain, rassemblait les or-
néalogique de l’histoire ancienne au service de la ganes multiples de gouvernement et de contrôle
fabrication d’origines et d’identités dont l’expres- administratif et entretenait des circuits ou réseaux
sion est récente et appartient de plein droit à l’his- d’information et de décision d’ordre légal, judi-

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ciaire et financier. Le deuxième cercle regroupait le vrir la totalité de l’histoire. C’est par le biais de nou-
monde des cités et communautés locales stabilisées velles enquêtes documentaires que peuvent surgir
jouissant de l’autonomie et en liaison constante les idées et les réalités grâce auxquelles pourront
avec les pouvoirs compris dans la première cir- émerger de nouveaux outils porteurs de pro-
conférence. Ces lieux urbanisés et quadrillés grammes et de recherches novatrices. Pour l’heure,
avaient un rôle central dans la relation entre les ha- la «déromanisation» ouvre quelques portes à des
bitants des provinces et les autorités représentant explorations ponctuelles qui ne modifient pas pro-
Rome et l’empereur. C’est en leur sein que les pra- fondément ce que l’on admettait, à savoir que
tiques inaugurées sous l’influence de la conquête l’Empire romain avait surtout été une mosaïque
romaine prenaient leur consistance et que s’expri- culturelle au sens anthropologique. Si Rome avait
maient les classes dirigeantes soucieuses de regar- officiellement le contrôle de tous les espaces qui le
der vers Rome. Le troisième cercle entourait de ma- constituaient, les activités et les modalités de la vie
nière lâche et discontinue les deux autres, car il dé- locale entraient dans des combinaisons complexes
finissait et agglomérait les espaces marginaux, qui échappaient de fait, sur de nombreux plans,
demeurés pour des raisons variées à l’écart des aux circuits dominants et dynamiques de relations
pôles civilisés. Il y avait bien sûr les zones fronta- et d’échanges orientés par la seule capitale ro-
lières, véritables traits d’union entre ceux de l’inté- maine. Il n’est pas vrai, malgré D. Mattingly, que le
rieur et ceux de l’extérieur mais aussi les territoires meilleur critère de ce qui serait le nécessaire dé-
incomplètement soumis ou insuffisamment peu- passement ou abandon de la «romanisation» soit la
plés nécessitant une surveillance régulière. L’Em- reconnaissance du «multiculturalisme», au sens le
pire de Rome était avant tout un conglomérat de ci- plus immédiat, de l’empire de Rome 4. De nou-
tés de dimensions et de poids politique et social va- veaux «parapluies» semblent vouloir poindre : les
riables qui pouvaient, chacune, chercher à concepts d’«identité», d’«originalité» reviennent
entretenir des relations bilatérales avec le pouvoir en force, seulement déplacés du haut vers le bas, en
impérial et romain. S’il y avait des lieux cruciaux admettant que cette dernière catégorie revête une
de la romanisation, c’est dans ces communautés de forte valeur heuristique autre que de classification
citoyens locaux qu’il faut les situer et les faire vivre préalable à l’interprétation historique, à la compa-
ou revivre. raison. À l’opposé, je ne suis pas sûr qu’il faille
N’ayons pas peur des mots! L’historiographie réinventer un «moment historique» au cours du-
peut être desséchante et stérile lorsqu’elle tient lieu quel la culture romaine, l’humanitas, aurait joué un
de méthode critique préoccupée d’idées générales rôle universel identitaire et fédérateur. Enfin, je ne
et détourne des réalités documentaires et des dos- sais pas jusqu’à quel point, la notion, actuellement
siers qui n’ont pas besoin, pour être abordés en en vogue, de «sentiment d’appartenance» à Rome,
toute rigueur, d’arsenaux conceptuels lourds et so- exprimée aussi par «se sentir Romain» est suscep-
phistiqués. Elle est une discipline utile et stimu- tible de faire naître de nouvelles enquêtes fé-
lante pour la recherche quand elle permet de se re- condes. Le «sentiment d’appartenance» est une
pérer dans les discours, plus volontiers implicites donnée subjective que les sources ne permettent
qu’explicites, qui accompagnent les travaux d’éru- guère de déceler. La tentation de substituer un
dition. Le bilan sur la «romanisation» exprime concept culturel et identitaire englobant à celui de
avec clarté que les concepts ne sont pas seulement «romanisation», sans gain véritable est grande.
des instruments commodes, des «umbrellas», mais Pourtant, la «romanisation» peut continuer à trou-
qu’ils vivent, continuent à s’enrichir. Il témoigne, ver sa place à chaque étape de l’analyse et de l’écri-
s’il en avait été besoin, que l’interprétation histo- ture d’une histoire romaine polysémique rendue à
rique ne se limite pas à une expression unique, fût- la curiosité désintéressée et riche d’expériences in-
elle admirablement formulée, susceptible de recou- définies.

Patrick LE ROUX

4. Mattingly 2002, p. 540 : «The emphasis is now starting to the strongest argument for abandoning (or at least scaling
be : how was this area different from others? This is perhaps on) the use of the concept of Romanization».

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166 Patrick L E R OUX

Abréviations
bibliographiques

Alföldy 2005 = G. Alföldy, Romanisation – Grundbegriff tion, dans id. (éd.), Histoire de la civilisation romaine,
oder Fehlgriff? Überlegungen zum Gegenwärtigen Stand Paris, 2005, p. 421-449.
der Erforschung von Integrationsprozessen im römischen Le Roux 2003 = P. Le Roux, Le Haut-Empire romain en
Weltreich, dans Z. Visy (éd.), Limes XIX. Proceedings of Occident d’Auguste aux Sévères, Paris, 2e réédit., 2003.
the XIXth International Congress of Roman frontier studies Mattingly 2002 = D. Mattingly, Vulgar or weak «Romani-
held in Pécs, Hungary, September 2003, Pécs, 2005, zation», or time for a paradigm shift?, dans JRA, 15,
p. 25-56. 2002, p. 536-540.
Inglebert 2005 = H. Inglebert, Le processus de romanisa-

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