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Sophie Ramond
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NOMINATION DE DIEU,
INVOCATION DE DIEU
UNE TYPOLOGIE DES MANIÈRES
DE S’ADRESSER À DIEU DANS LA BIBLE
1. P. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 1. Essai de lecture, Seuil, Paris, 1976, p. 187-199.
2. P. Ricœur, « Expérience et langage dans le discours religieux », dans L’herméneutique à l’école
de la phénoménologie, Beauchesne, Paris, 1995, p. 178.
3. R. Alter, L’art de la poésie biblique, « Le livre et le rouleau » 11, Lessius, Bruxelles, 2003,
p. 165-166.
4. F. M. Cross, Canaanite Myth and Hebrew Epic : Essays in the History of the Religion of Israel,
Harvard University Press, Cambridge, 1973 ; J. Day, God’s Conflict with the Dragon and the
Sea. Echoes of Canaanite Myth in the Old Testament, « Oriental Publication » 35, University of
Cambridge, Cambridge, 1985.
5. H. Cazelles, « Notes sur le Psaume 8 », Parole de Dieu et sacerdoce. Hommage à J.-J. Weber,
Paris, 1962, p. 79-91 ; R. Martin-Achard, « Remarques sur le Psaume 8. À propos de l’hymnolo-
gie israélite » dans Id., Approches des Psaumes, « Cahiers Théologiques » 60, Delachaux & Niestlé,
Neuchâtel, 1969, p. 71-85.
6. Talmud de Babylone Sota 30b.
par Dieu (15, 9). Un petit oracle d’Isaïe éclaire à merveille cette double
dimension de la louange, à la fois fruit d’une expérience spirituelle et
don de Dieu. Au temps de l’exil à Babylone, le prophète rappelle le passé
pour manifester l’unicité et la puissance de Dieu (43, 16-21). Dieu est celui
« qui procure (au participe en hébreu) en pleine mer un chemin, un sen-
tier au cœur des eaux déchaînées, lui qui mobilise (participe) chars et
chevaux, troupes et corps d’assaut tous ensemble ; ceux-ci se couchent et
ne se relèvent plus, étouffés comme une mèche et éteints ». Dieu est ainsi
non seulement présenté comme celui qui autrefois fit une route à travers
la mer pour sauver les siens de l’esclavage, mais aussi, en raison de l’aspect
duratif des participes, comme celui qui se révèle et se révèlera au cours
de l’histoire par des actions semblables. Pourtant, curieusement, le texte
appelle à ne pas se souvenir des événements premiers, à ne pas ressasser
les faits d’autrefois. En fait, dans le contexte littéraire (la même expression
ׁשנֹות
ֹ ראapparaît en 41, 22 ; 42, 9 ; 43, 9.18 ; 46, 9 ; 48, 3 ; 65, 16.17), les « évé-
nements premiers » sont ceux qui ont été annoncés et accomplis par Dieu.
Car le Dieu d’Israël n’est pas vain comme les faux dieux et les idoles dont
les prédictions ne s’accomplissent pas ou comme les nations qui adorent
ces idoles mais ne peuvent annoncer ce qui vient. Ce que, selon l’oracle,
Dieu va toutefois accomplir est de l’ordre de l’inouï : en raison de la rup-
ture majeure qu’a constituée la crise de l’exil, ce qui est sur le point de se
produire est sans précédent. Pour dire le nouveau, c’est-à-dire annoncer le
retour de Babylone, Isaïe se réfère certes au prototype qu’est le passage de
la mer des joncs, mais ce qu’il annonce est l’expérience d’un changement
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8. Jean Zumstein, La condition du croyant dans l’Évangile selon Matthieu, Éds. universitaires,
Fribourg, 1977, p. 130.
9. Par exemple Ps 9, 2 ; 29, 5.10.13 ; 74, 2 ; 91, 2 ; 104, 1 ; 105, 1.47 ; 106, 1.8.15.21.31 ;
107, 4 ; 110, 1 ; 117, 1.19.21.28-29 ; 135, 1-3.26 ; 144, 10 dans la Septante. On peut observer
au demeurant que, dans le texte hébreu le verbe הללou le substantif qui en est dérivé, תהלה,
sont associés à des verbes de parole : ספר, « raconter » (Ps 9, 15 ; 29, 5 ; Is 43, 21) ; דבר, « dire »
(Ps 145, 1) ; זכר, « rappeler, évoquer » (Is 63, 7 ; 1 Ch 16, 4) ; ידה, « confesser, célébrer »
(Is 38, 18 ; Ps 35, 18) ; מלל, « dire » (Ps 106, 2) ; שמע, « faire entendre » (Ps 66, 8 ; 106, 2) ; שיר,
« chanter » (Ps 149, 1 ; 2 Ch 5, 13) ; זמר, « psalmodier, chanter » (Ps 135, 3 ; 146, 2 ; 149, 3).
De la supplication à la protestation
ou quand l’adresse à Dieu se fait contestation
10. Ce terme est toujours utilisé dans un contexte de violence et de châtiment divin.
11. Dans le prolongement de l’usage de קץ, l’expression pourrait être connotée d’une dimen-
sion d’évaluation, מדדpouvant éventuellement prendre le sens de « jauger » (cf. Is 40, 12 ; 65, 7).
sation contre Dieu, avec d’une part la suggestion que la sanction divine est
sans proportion avec le péché du peuple (64, 8 : « ne t’irrite pas Seigneur
jusqu’à l’excès, ne te rappelle pas à jamais la perversité ») et d’autre part
la dénonciation de Dieu comme celui qui cause l’égarement du peuple
(63, 17 : « Pourquoi nous fais-tu errer loin de tes chemins… »). Même si
les connexions lexicales sont ténues, il est possible que cette accusation
portée contre Dieu fasse référence à la thématique de l’endurcissement
du cœur déjà présente en Is 6 comme le suggère Judith Gärtner : la pro-
phétie d’endurcissement du cœur d’Is 6, 9 serait devenue réalité pour
le peuple qui prononce cette lamentation14. Si tel est le cas, la lamenta-
tion fait état de la mise en œuvre du jugement de Dieu sur des libertés
humaines endurcies et c’est pourquoi elle discerne au sein du peuple « les
serviteurs » prêts à reconnaître leur péché et à accueillir le salut divin, pour
la cause de qui Dieu est appelé à revenir. Le chapitre 64 imagine alors en
quelque sorte la réponse de Dieu qui, en un acte rapporté à la sphère de
l’inouï, exaucera ceux qui reviennent sur le chemin de la justice.
Parce que le texte d’Is 63, 15-19 est précédé d’un rappel des bienfaits
du Seigneur, il a pu être comparé à une série de psaumes dans lesquels
se trouverait cette même dimension de la mémoire15. Mais il convient de
remarquer que le rappel du passé n’assume pas partout la même fonc-
tion et peut, dans certains cas, être mis au service d’une accusation de
Dieu. La Bible donne place en effet à des cris de protestation déniant
toute culpabilité du peuple ou d’un individu dans les catastrophes qui
s’abattent sur lui. Le Ps 44 rappelle que la conquête de la terre ne fut pas
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14. J. Gärtner, « “…Why do you let us stray from your paths...” (Isa 63 :17) : The Concept of
Guilt in the Communal Lament Isa 63 :7–64:11 », in M. Boda, D. Falk, R. Werline (Éds.), Seeking
the Favor of God. I. The Origins of Penitential Prayer in the Second Temple Judaism, Society of Biblical
Literature, Atlanta, 2006, p. 157.
15. Par exemple, G. Fohrer, Das Buch Jesaja 3, ZB, Zwingli Verlag, Zürich/Stuttgart, 1964 ;
Edward Lipinski, La liturgie pénitentielle dans la Bible, LD 59, Éd. Du Cerf, Paris, 1969, p. 72-73.
16. Y. Amit, « The Sixth Century and the Ground of Hidden Polemics », in O. Lipschits,
J. Blenkinsopp (Éds.), Judah and the Judeans in the Noe-Babylonian Period, Eisenbrauns, Winona
Lake, 2003, p. 135-151.
17. Pour plus de détails voir S. Ramond, « La voix discordante du troisième livre du Psautier
(Psaumes 74, 80, 89) », Bib 96.1 (2015), p. 39-66.
Dans le livre de Job, le héros éponyme se sent trahi par ses amis au point
qu’il s’exclame : « Ne suis-je pas entouré de cyniques ? Leurs insolences
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18. D. Ellul-Durand, « Le rîb procédure d’alliance. Recherche sur les formes du discours
prophétique », Cahier Biblique 14 (1975), p. 66-73 ; J. Harvey, Le plaidoyer prophétique contre Israël
après la rupture de l’alliance. Étude d’une formule littéraire de l’Ancien Testament, Studia 22, DDB/
Bellarmin, Bruges/Paris/Montréal, 1967.
d’Esprit saint, s’endort dans la mort en prononçant deux paroles qui sont
les exactes répliques de celles du Christ (Ac 7, 59-60 ; cf. Lc 23, 34.36).
L’antique imploration d’Israël (cf. Is 63,19) ayant reçu une réponse par
l’ouverture des cieux, Étienne est rendu capable non seulement de mou-
rir pour le Christ mais encore comme lui. Il témoigne ainsi de la possibilité
de vivre de la force du lien qui unit le Christ à Dieu et s’adresser comme le
Fils au Père. La singularité de l’expérience d’Étienne révèle l’orientation
de l’existence humaine, l’horizon de sa vocation à la divinisation. Dans ce
même livre, dont le projet est d’offrir à la chrétienté un récit d’origine, les
discours des Apôtres sous l’impulsion de l’Esprit se profilent comme des
témoignages déployés dans l’histoire, des énoncés assurés de la résurrec-
tion du Christ (cf. 2, 24).
La forme narrative n’est pas, dans le Nouveau Testament, la seule à fon-
der une identité dilatée, par l’ouverture de la singularité à l’universalité.
On y trouve en effet des adresses à Dieu inscrites dans la trame du récit ou
du discours, dont une s’observe dans la dimension de récitatif que le pro-
cessus de citations psalmiques, sous forme de dialogue ou de cri, confère
aux récits évangéliques. Particulièrement significative à cet égard est la
citation du Ps 22, 2 en Mc 15, 34 ou Mt 27, 46, le cri de Jésus en croix au
moment de mourir. Cette citation psalmique intervient en style direct et
interrompt en quelque sorte la narration. Par elle, celui dont on faisait le
récit comme de l’absent fait irruption dans le texte comme sujet. Crucifié,
il s’adresse à Dieu en demandant « pourquoi ». Si le récit se focalise sur
la plainte de Jésus en croix, c’est probablement parce que celle-ci est à
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22. P.-M. Beaude, Saint Paul, l’œuvre de métamorphose, Éd. du Cerf, Paris, 2011, p. 55-56.
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