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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU

Une typologie des manières de s’adresser à Dieu dans la Bible

Sophie Ramond

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2017/2 Tome 105 | pages 189 à 205


ISSN 0034-1258
ISBN 9782913133754
DOI 10.3917/rsr.172.0189
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2017-2-page-189.htm
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I. S’adresser à…
Matrice biblique et pratiques liturgiques

NOMINATION DE DIEU,
INVOCATION DE DIEU
UNE TYPOLOGIE DES MANIÈRES
DE S’ADRESSER À DIEU DANS LA BIBLE

par Sophie Ramond


Institut Catholique de Paris – Pôle de recherche Bible et Orient

L ivre de communautés de foi qui le reçoivent comme ayant autorité et


force d’inspiration pour leur propre vie, la Bible est parole de Dieu
et parole d’homme en un mouvement de réponse à l’appel adressé. De ce
livre nous apprenons cette donnée fondamentale que la rencontre est pré-
cisément le lieu de la révélation. Le caractère hétérogène des textes qui le
composent manifeste toutefois que cette expérience de rencontre connaît
de multiples facettes et de multiples expressions. Comment, donnant
droit à cette extrême diversité, tenter alors une typologie des manières
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de s’adresser à Dieu dans la Bible ? De quels outils se doter pour risquer
l’exercice en évitant la dispersion illimitée d’une approche par genres lit-
téraires ou par champs lexicaux ?
Derrière les trois modalités d’écriture vétérotestamentaire que sont la
Loi, les Prophètes et la Sagesse, Paul Beauchamp décelait un triple registre
de la nomination de Dieu, celui-ci apparaissant sous des aspects diffé-
rents selon qu’il est à l’origine immémoriale de toute chose et l’« Actant
suprême » d’une geste salvifique, l’Autre qui dit « je » derrière la voix du
prophète affronté aux événements chaotiques de l’histoire, ou celui qui est
désigné comme le sens universel1. Prolongeant la réflexion, Paul Ricœur
articulait à ce polycentrisme de la nomination de Dieu, « le rythme ter-
naire d’une identité fondée, d’une identité ébranlée et d’une identité à la
fois singularisée et universalisée »2.

1. P. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 1. Essai de lecture, Seuil, Paris, 1976, p. 187-199.
2. P. Ricœur, « Expérience et langage dans le discours religieux », dans L’herméneutique à l’école
de la phénoménologie, Beauchesne, Paris, 1995, p. 178.

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La Triade vétérotestamentaire est en quelque sorte redoublée dans trois


modalités d’écriture néotestamentaire, les Évangiles, les Épîtres et les
Actes des Apôtres, le Fils apparaissant comme l’exégète du Père et celui
par qui s’accomplit son dessein de salut, celui qui annonce le règne uni-
versel de Dieu et provoque tout à la fois déchirure et division, l’absent
dont l’agir se poursuit à travers des témoins et gagne les païens. On retrou-
vera dans ces trois modalités d’écriture, l’instauration d’une identité fon-
dée, d’une identité déstabilisée et d’une identité universalisée. En outre,
ces écritures, tant vétéro- que néotestamentaires, convergent et trouvent
leur point de jonction dans le genre du telos, l’Apocalypse, qui, fermant le
livre biblique et le débordant, exprime l’attente de la pleine manifestation
cosmique de la victoire du Christ.
Postulons qu’aux figures plurielles d’un soi répondant à l’appel divin
polymorphe, correspondent des manières de s’adresser à Dieu : à une
identité fondée correspondrait la louange, à une identité ébranlée la
supplication et à une identité à la fois singularisée et universalisée la
confession. Dans la présente contribution l’hypothèse servira de mode
opératoire pour un sujet sinon trop vaste et dont le traitement pourrait
courir le risque de demeurer descriptif. Parce que ces manières mêmes
de s’adresser à Dieu sont révélatrices de Celui qui en est le destinataire,
s’imposera par ailleurs encore l’interrogation de sa nomination.

La louange comme proclamation que Dieu est Dieu


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Le sefer tehillim, « le livre des louanges » (le Psautier), est sans nul doute
le livre biblique le plus à même de communiquer ce qu’il en est de la
louange comme manière de s’adresser à Dieu. Scandée par les doxolo-
gies finales de chacun de ces livres (Ps 41, 14 ; 72, 18-19 ; 89, 53 ; 106, 48 ;
150, 6), sa dynamique d’ensemble conduit d’un psaume qui invite à médi-
ter la Loi (Ps 1) à des textes qui ne sont plus que louange (Ps 148-150)
et dans lesquels résonne de manière répétée l’acclamation « alléluia »
(« louez Dieu »). Il suffit de lire les trois derniers psaumes du recueil pour
prendre la mesure d’un monde où la louange serait la respiration même
de tout être vivant : « que tout ce qui respire loue le Seigneur » (Ps 150, 6).
Pourtant celle-ci n’est pas un cri facile de jubilation quand tout va bien.
Elle est fondamentalement l’expression de la reconnaissance que Dieu est
Dieu. C’est pourquoi, le Ps 65 s’ouvre par cette acclamation étonnante :
« Dieu qui es en Sion la louange te convient ». La louange contient toute-
fois en elle-même l’aveu de sa disconvenance à l’égard de Celui à qui elle
s’adresse : « Le Seigneur est grand, comblé de louanges ; sa grandeur est
insondable » (Ps 145, 3).

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Dans la version de la Septante, le Ps 8 n’hésite pourtant pas à affirmer


que Dieu a mis dans la bouche des tout-petits (νήπιος), des nourrissons,
« la louange (αἶνος) en réponse à l’adversaire, pour confondre l’ennemi
et l’homme de vengeance » (v. 3). Robert Alter se plaît à mettre ce verset
en parallèle avec le précédent qui évoque la splendeur de Dieu, que pro-
clament la terre et les cieux : « nous aurions ainsi affaire au déploiement
d’une louange : c’est l’ensemble de la création qui rend témoignage à la
magnificence divine, depuis les cieux, dans leur beauté, jusqu’aux nourris-
sons, dans leur babil »3. Mais il y a plus peut-être : la louange est la force des
enfants, « l’arme » des désarmés. Don de Dieu, elle est un rempart efficace
contre l’adversaire, un mur où vient se briser la révolte. Alors que le texte
massorétique évoque la victoire divine contre les forces du chaos4 et pré-
sente l’image d’un psalmiste exaltant la majesté divine plus que les êtres
célestes à peine nouveau-nés, les « dieux-enfants »5 acclamant la gloire de
Dieu, la Septante donne bonne place à une louange humaine qui réduit
au silence l’adversaire. Ce dernier figure certes les forces hostiles du chaos
mais renvoie aussi aux ennemis d’Israël et plus largement aux impies qui
nient Dieu. Le Talmud de Babylone rapporte qu’au moment où les Israélites
ayant traversé la mer chantèrent un hymne de victoire, les enfants nou-
veau-nés se joignirent à eux6, une tradition dont le livre de la Sagesse de
Salomon conserve aussi la trace : « la sagesse ouvrit la bouche des muets et
elle délia la langue des tout-petits (νήπιος) » (Sg 10, 21). Comme Moïse,
les enfants à la mamelle se seraient donc exclamés : « C’est lui mon Dieu,
je le louerai ».
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Ainsi la louange surgit d’une expérience de la souveraineté et de la puis-
sance de Dieu, de la reconnaissance de ce qu’il est. Elle est une prière
certes née d’une expérience de Dieu ou d’une rencontre avec lui, mais
qui fondamentalement proclame qu’il est Dieu. C’est si vrai que le livre
du Siracide, dans une perspective semblable à celle de la Sagesse de
Salomon, n’hésite pas à affirmer que « c’est la sagesse qui fait pronon-
cer la louange, c’est le Seigneur qui l’inspire » (Sir 15, 10) ; elle est en
revanche mal venue dans la bouche du pécheur parce que non envoyée

3. R. Alter, L’art de la poésie biblique, « Le livre et le rouleau » 11, Lessius, Bruxelles, 2003,
p. 165-166.
4. F. M. Cross, Canaanite Myth and Hebrew Epic : Essays in the History of the Religion of Israel,
Harvard University Press, Cambridge, 1973 ; J. Day, God’s Conflict with the Dragon and the
Sea. Echoes of Canaanite Myth in the Old Testament, « Oriental Publication » 35, University of
Cambridge, Cambridge, 1985.
5. H. Cazelles, « Notes sur le Psaume 8 », Parole de Dieu et sacerdoce. Hommage à J.-J. Weber,
Paris, 1962, p. 79-91 ; R. Martin-Achard, « Remarques sur le Psaume 8. À propos de l’hymnolo-
gie israélite » dans Id., Approches des Psaumes, « Cahiers Théologiques » 60, Delachaux & Niestlé,
Neuchâtel, 1969, p. 71-85.
6. Talmud de Babylone Sota 30b.

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par Dieu (15, 9). Un petit oracle d’Isaïe éclaire à merveille cette double
dimension de la louange, à la fois fruit d’une expérience spirituelle et
don de Dieu. Au temps de l’exil à Babylone, le prophète rappelle le passé
pour manifester l’unicité et la puissance de Dieu (43, 16-21). Dieu est celui
« qui procure (au participe en hébreu) en pleine mer un chemin, un sen-
tier au cœur des eaux déchaînées, lui qui mobilise (participe) chars et
chevaux, troupes et corps d’assaut tous ensemble ; ceux-ci se couchent et
ne se relèvent plus, étouffés comme une mèche et éteints ». Dieu est ainsi
non seulement présenté comme celui qui autrefois fit une route à travers
la mer pour sauver les siens de l’esclavage, mais aussi, en raison de l’aspect
duratif des participes, comme celui qui se révèle et se révèlera au cours
de l’histoire par des actions semblables. Pourtant, curieusement, le texte
appelle à ne pas se souvenir des événements premiers, à ne pas ressasser
les faits d’autrefois. En fait, dans le contexte littéraire (la même expression
‫ׁשנֹות‬
ֹ ‫ רא‬apparaît en 41, 22 ; 42, 9 ; 43, 9.18 ; 46, 9 ; 48, 3 ; 65, 16.17), les « évé-
nements premiers » sont ceux qui ont été annoncés et accomplis par Dieu.
Car le Dieu d’Israël n’est pas vain comme les faux dieux et les idoles dont
les prédictions ne s’accomplissent pas ou comme les nations qui adorent
ces idoles mais ne peuvent annoncer ce qui vient. Ce que, selon l’oracle,
Dieu va toutefois accomplir est de l’ordre de l’inouï : en raison de la rup-
ture majeure qu’a constituée la crise de l’exil, ce qui est sur le point de se
produire est sans précédent. Pour dire le nouveau, c’est-à-dire annoncer le
retour de Babylone, Isaïe se réfère certes au prototype qu’est le passage de
la mer des joncs, mais ce qu’il annonce est l’expérience d’un changement
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radical. Comme le souligne P. Beauchamp, pendant l’exil la « radicalisa-
tion de l’expérience de la mort, étendue à la société, donc à l’histoire, a
débouché sur l’eschatologie ; la condition de cette nouveauté était l’expé-
rience d’une fin de l’ère des prototypes. En même temps, ce qui finit laisse
place à une anticipation cachée d’un commencement sans fin, d’un salut
définitif »7. Dieu annonce qu’il est sur le point de tracer une route dans le
désert transformé en paradis ruisselant d’eau pour que le peuple revienne
sur sa terre, escorté par les fauves pacifiés. Ce peuple est « l’élu », le parte-
naire que Dieu a « formé », et qui « proclamera sa louange ». Pour notre
propos il convient de noter que la nouveauté annoncée a pour but ultime
de restaurer le peuple que Dieu s’est formé en sa vocation de louange. En
définitive, la louange s’inscrit sous l’horizon d’une attente eschatologique,
en laquelle se trouve son fondement.

7. P. Beauchamp, « La lecture typologique et le Pentateuque », La Maison-Dieu 190 (1992),


p. 59.

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En mettant sur les lèvres de Jésus une interprétation quasi littérale de


Ps 8, 3, l’évangile de Matthieu livre encore un éclairage sur la louange
comme catégorie de compréhension fondamentale des relations entre
Dieu, l’homme et le monde. Jésus vient de chasser les vendeurs du temple
et d’effectuer des guérisons, des enfants l’acclament « fils de David » et
les grands prêtres et les scribes s’en indignent. Mais Jésus leur rétorque :
« n’avez-vous jamais lu ce texte : par la bouche des tout-petits et des nour-
rissons, tu t’es préparé une louange ? » (Mt 21, 16). Le texte évangélique
confirme que la louange est un don de Dieu et un cri ajusté à ce que
Celui-ci révèle de lui-même en son Fils. S’il faut lire dans la péricope une
manifestation du jugement de Dieu et l’annonce d’une fin du temple, le
texte met aussi en opposition les tout-petits (νήπιος) capables de confesser
Jésus comme Messie d’Israël et les grands prêtres et scribes fermés à la
reconnaissance de Jésus comme présence de Dieu au milieu des siens. Le
même évangile rapportait au chapitre 11, la louange que Jésus adresse au
Père et qui « établit de manière originale les rapports qui prévalent entre
le révélateur, la révélation et ses destinataires »8 (Mt 11, 25-30). Dans cette
eulogie qui établit que Dieu s’est révélé aux uns et caché aux autres, Jésus
se dit le Fils : lui seul connaît le Père comme tel et en est le révélateur.
Selon la signification du verbe ἐξομολογέω (« reconnaître publiquement »,
« signifier »), la prière du Christ est toutefois également une prédication :
ce verbe, qui introduit plusieurs psaumes où la louange est aussi procla-
mation9, dévoile ici que les destinataires indirects des paroles de Jésus sont
la communauté qu’il entend fonder. La compréhension de la prédication
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et de l’œuvre du Fils est souverainement et paradoxalement offerte aux
ignorants et aux tout-petits (νήπιος). Au-delà de leur aspect polémique à
l’adresse des élites religieuses d’Israël, les paroles de Jésus manifestent la
volonté du Père qui choisit de se révéler à ceux qui sont aptes à accueillir
le Christ comme dépositaire de la révélation divine. Dans les paroles et
les gestes de Jésus, les simples et les tout-petits ont découvert qu’entre
Dieu et cet homme-là, il y a une complète réciprocité : en Jésus, Dieu se
révèle comme un Père pour eux aussi. Mais les v. 28-29 précisent qu’ils
n’accueillent la révélation qu’en consentant au joug du maître doux et
humble et en se mettant à son écoute.

8. Jean Zumstein, La condition du croyant dans l’Évangile selon Matthieu, Éds. universitaires,
Fribourg, 1977, p. 130.
9. Par exemple Ps 9, 2 ; 29, 5.10.13 ; 74, 2 ; 91, 2 ; 104, 1 ; 105, 1.47 ; 106, 1.8.15.21.31 ;
107, 4 ; 110, 1 ; 117, 1.19.21.28-29 ; 135, 1-3.26 ; 144, 10 dans la Septante. On peut observer
au demeurant que, dans le texte hébreu le verbe ‫ הלל‬ou le substantif qui en est dérivé, ‫תהלה‬,
sont associés à des verbes de parole : ‫ספר‬, « raconter » (Ps 9, 15 ; 29, 5 ; Is 43, 21) ; ‫דבר‬, « dire »
(Ps 145, 1) ; ‫זכר‬, « rappeler, évoquer » (Is 63, 7 ; 1 Ch 16, 4) ; ‫ידה‬, « confesser, célébrer »
(Is 38, 18 ; Ps 35, 18) ; ‫מלל‬, « dire » (Ps 106, 2) ; ‫שמע‬, « faire entendre » (Ps 66, 8 ; 106, 2) ; ‫שיר‬,
« chanter » (Ps 149, 1 ; 2 Ch 5, 13) ; ‫זמר‬, « psalmodier, chanter » (Ps 135, 3 ; 146, 2 ; 149, 3).

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Le terme qui met en relation les textes de Matthieu et le verset cité du


Ps 8 est νήπιος, « tout-petit » (Ps 8, 3 ; Mt 11, 25 ; 21, 16). Or dans les épîtres,
en particulier en 1 Co 13, 11, le tout-petit (νήπιος) est opposé à l’adulte
qui a atteint la vraie connaissance. Paul souligne de la sorte le caractère
imparfait et provisoire de la connaissance présente par rapport à un état
futur où elle atteindra son développement définitif. La connaissance de
Dieu est aussi comparée à un miroir : elle possède un caractère indirect
et encore obscur. Quand elle parviendra à son achèvement cette connais-
sance adulte sera l’image de celle que Dieu a des humains. La louange
est donc l’attitude concordante à ce que dans la foi nous vivons déjà de la
réalité espérée. Pour le dire avec les mots de la lettre aux Hébreux : « nous
sommes à la recherche de la cité à venir. Par [Jésus] offrons sans cesse un
sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit des lèvres qui confessent son nom »
(He 13, 15). La louange surgit d’une expérience de rencontre avec Dieu,
qui est le lieu d’une révélation n’épuisant pas toutefois le mystère divin.
C’est pourquoi, sous forme moins épurée, elle peut se décliner en action
de grâce pour tel ou tel bienfait divin : elle peut s’adresser au Créateur ou
plus précisément à celui qui préserve et renouvelle la vie, comme c’est le
cas dans le Ps 104 (verbe ‫ברך‬, « bénir »). Elle peut magnifier les œuvres
de salut de Dieu comme on le voit du Ps 66 (verbes ‫רוע‬, « acclamer » ; ‫זמר‬,
« psalmodier, chanter » ; ‫שים כבוד תהלה‬, « rendre sa louange glorieuse »),
qui fait correspondre à l’expérience de salut qu’Israël a vécue durant
l’exode, celle du peuple en d’autres circonstances. Elle peut célébrer la
miséricorde de Dieu (Rm 15, 9).
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En définitive, la louange est étroitement liée à la foi en un Dieu dont
la puissance brise le pouvoir de la mort et à l’intime croyance qu’il a créé
l’homme pour la vie et pour jouir de son intimité. L’œuvre de Dieu est la
vraie formule de l’existence humaine comme l’exprime admirablement
la louange hymnique de la lettre au Éphésiens : « Béni soit Dieu, le Père
de notre Seigneur Jésus Christ : Il nous a bénis de toute bénédiction spiri-
tuelle dans les cieux en Christ. Il nous a choisis en lui avant la fondation
du monde pour que nous soyons saints et irréprochables sous son regard,
dans l’amour. Il nous a prédestinés à être pour lui des fils adoptifs par
Jésus Christ ; ainsi l’a voulu sa bienveillance à la louange de sa gloire, et
de la grâce dont il nous a comblés en son Bien-aimé… » (Ep 1, 3-6). C’est
pourquoi la louange nomme Dieu comme Père, comme la source de toute
bénédiction et de tout bienfait. Elle est la prière filiale par excellence ;
dans l’épître, le Dieu qui est loué est le Père de Jésus, seul révélateur par
qui il se fait connaître et en qui il fait pleuvoir sur les croyants sa bénédic-
tion spirituelle. C’est dire que l’être de Dieu ne nous est accessible que
par son agir et c’est ce que célèbre la louange, qui est aussi confession de
l’agir eschatologique de Dieu, de la résurrection. La louange est ainsi, en

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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU 195

dernière instance, un oui à la vie, un oui désintéressé au donateur de la vie


qui jaillit de l’émerveillement face au don gratuit de Dieu.

De la supplication à la protestation
ou quand l’adresse à Dieu se fait contestation

Mais la foi au don de la vie, en la promesse divine, en l’identité aussi


du Dieu Créateur et du Père de Jésus, peut traverser des crises, se laisser
entamer au gré des aléas de l’histoire et des épreuves personnelles. Le
Ps 73 manifeste clairement la tentation de se fermer à la louange et d’en-
trer dans une attitude de mutisme et de fermeture sur soi. Il trace un
itinéraire qui est en fait celui d’un combat spirituel : il s’ouvre sur une pro-
clamation de la bonté de Dieu (v. 1), immédiatement suivie d’un aveu de
la tentation d’en douter (v. 2). La cause en est que les impies prospèrent et
accroissent leur fortune (v. 3-12), une constatation qui met à mal la justice
divine et constitue un scandale pour le juste. Car la pureté et l’innocence,
toute forme de vertu, en semblent disqualifiées (v. 13). Mais pour ne pas
être de ceux qui trahissent la « race des fils » de Dieu (v. 15), le psalmiste
fait retour sur lui-même et médite pour « comprendre » ce qui lui est
« pénible à voir » (v. 16). Cette réflexion trouve son dénouement lorsqu’il
entre dans le sanctuaire de Dieu et comprend quel sera l’avenir des impies
(v. 17-18). Le psalmiste reçoit de cette expérience également une compré-
hension renouvelée de lui-même (v. 21-24). Il peut sortir de la logique de la
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rétribution pour s’ouvrir à la reconnaissance que la communion avec Dieu
est le seul bien désirable (v. 23-27). La proclamation initiale du psaume
peut alors être réitérée, purifiée et affermie par la traversée de l’épreuve
(v. 28) ; elle affirme une communion avec Dieu qui ne passera pas.
Le Psaume 39 décrit encore la tentation de s’enfermer dans un mutisme
qui est refus de relation. Sous les aspects d’une expérience personnelle
et sur fond de problématique existentielle, ce psaume déploie une dra-
matique du salut qui se noue et se joue dans l’ajustement de la parole
adressée à Dieu. Enfermé dans sa détermination de rester en silence mais
accablé par la douleur que celle-ci engendre, le psalmiste en est venu à
défier Dieu et à lui demander de s’expliquer sur la sentence qu’il porte
sur sa vie : « Fais-moi connaître YHWH ma fin (‫)קץ‬10 et quelle est la mesure
(‫)מדה‬11 de mes jours, que je connaisse combien je suis éphémère » (v. 5).
Mais, au cœur de l’affrontement aux deux sources d’afflictions que sont

10. Ce terme est toujours utilisé dans un contexte de violence et de châtiment divin.
11. Dans le prolongement de l’usage de ‫קץ‬, l’expression pourrait être connotée d’une dimen-
sion d’évaluation, ‫ מדד‬pouvant éventuellement prendre le sens de « jauger » (cf. Is 40, 12 ; 65, 7).

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la brièveté de la vie et le poids de la sanction divine, cette parole adressée


se meut en une demande d’être délivré des péchés et en décision de ne
plus entrer en controverse avec Dieu. Elle s’achève en une imploration de
pouvoir jouir d’un peu de sérénité avant la mort. Ce qui est en jeu dans
cet itinéraire est la restauration de la relation du psalmiste avec Dieu, que
laisse ouverte le dernier verset.
Ce qui s’expérimente à un niveau individuel peut aussi l’être à un niveau
collectif, comme le manifestent plus particulièrement les discours prophé-
tiques qui tentent de déchiffrer le dessein divin dans les moments opaques
et déconcertants de l’histoire d’Israël. Si la période néo-babylonienne a
été pour Israël un temps d’épreuve, de déstabilisation et de menace de
sa propre identité, la désillusion qui suivit le retour d’exil laissa le peuple
tout aussi désorienté, inquiet de son avenir politique et religieux. C’est
pourquoi, après avoir invité le peuple à faire mémoire des bienfaits du
Seigneur et à célébrer ses louanges (Is 63, 7), après avoir rappelé l’engage-
ment de Dieu envers un peuple pourtant rebelle (63, 8-10), puis repassé
les souvenirs de l’exode (63, 11-14), Is 63, 15-1912 élève une supplication
dans laquelle est d’abord nommé celui à qui elle s’adresse : Dieu, appelé
« Père » et « défenseur » (v. 16). Le premier titre (‫ )אב‬évoque la fonction
du créateur, ce que confirme la suite du texte : « YHWH notre Père c’est
toi ; c’est nous l’argile, c’est toi qui nous façonnes, tous nous sommes
l’ouvrage de ta main » (64, 7 ; cf. Dt 32, 6). Le second (‫ )גאל‬est un terme
technique qui désigne celui qui revendique un droit qu’un proche parent
ne peut exercer par lui-même ; appliqué à Dieu13 il évoque ses interven-
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tions salvifiques en faveur de son peuple. L’une et l’autre désignation de
Dieu prolonge le rappel des événements de la sortie d’Égypte puisque
la paternité divine est exprimée dans le livre de l’Exode par la formule :
« mon fils premier-né, c’est Israël » (Ex 4, 22) et l’intervention salvifique
de Dieu décrite dans les termes d’une délivrance (verbe ‫ )גאל‬de la servi-
tude (Ex 6, 6). Ce sont donc les bienfaits de l’exode que la supplication
demande pour les « serviteurs » de YHWH (v. 17). Plus précisément Dieu
est imploré de déchirer les cieux, comme autrefois au Sinaï (cf. Ex 19,
16-20), et de descendre : « Nous sommes, depuis longtemps, des gens sur
qui tu ne règnes plus et qui ne portent plus ton nom. Ah ! Si tu déchirais
les cieux et descendais... » (Is 63, 19). Cet appel à Dieu reconnaît égale-
ment que la servitude n’est plus l’oppression de l’Égypte mais l’égarement
moral et la rupture de relation. Le texte toutefois est ambigu en ce qu’il
semble mêler reconnaissance de la culpabilité du peuple (64, 5-8) et accu-
12. Sur Is 63, 7 – 64, 11 comme lamentation postexilique, voir M. Emmendörffer, Der Ferne
Gott. Eine Untersuchung der alttestamentlichen Volksklagelieder vor dem Hintergrund der mesopotami-
schen Literatur, Mohr Siebeck, Tübingen, 1998, p. 291-292.
13. Voir Is 41, 14 ; 43, 14 ; 44, 6.24 ; 47, 4 ; 48, 17 ; 49, 26 ; 54, 5.8 ; 59, 20 ; 60, 16 ; 63, 16.

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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU 197

sation contre Dieu, avec d’une part la suggestion que la sanction divine est
sans proportion avec le péché du peuple (64, 8 : « ne t’irrite pas Seigneur
jusqu’à l’excès, ne te rappelle pas à jamais la perversité ») et d’autre part
la dénonciation de Dieu comme celui qui cause l’égarement du peuple
(63, 17 : « Pourquoi nous fais-tu errer loin de tes chemins… »). Même si
les connexions lexicales sont ténues, il est possible que cette accusation
portée contre Dieu fasse référence à la thématique de l’endurcissement
du cœur déjà présente en Is 6 comme le suggère Judith Gärtner : la pro-
phétie d’endurcissement du cœur d’Is 6, 9 serait devenue réalité pour
le peuple qui prononce cette lamentation14. Si tel est le cas, la lamenta-
tion fait état de la mise en œuvre du jugement de Dieu sur des libertés
humaines endurcies et c’est pourquoi elle discerne au sein du peuple « les
serviteurs » prêts à reconnaître leur péché et à accueillir le salut divin, pour
la cause de qui Dieu est appelé à revenir. Le chapitre 64 imagine alors en
quelque sorte la réponse de Dieu qui, en un acte rapporté à la sphère de
l’inouï, exaucera ceux qui reviennent sur le chemin de la justice.
Parce que le texte d’Is 63, 15-19 est précédé d’un rappel des bienfaits
du Seigneur, il a pu être comparé à une série de psaumes dans lesquels
se trouverait cette même dimension de la mémoire15. Mais il convient de
remarquer que le rappel du passé n’assume pas partout la même fonc-
tion et peut, dans certains cas, être mis au service d’une accusation de
Dieu. La Bible donne place en effet à des cris de protestation déniant
toute culpabilité du peuple ou d’un individu dans les catastrophes qui
s’abattent sur lui. Le Ps 44 rappelle que la conquête de la terre ne fut pas
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le fruit d’actions humaines mais œuvre divine ; le Ps 74 invite Dieu à se
souvenir du lien positif qui l’a uni au peuple ; le Ps 80 s’adresse au pasteur
d’Israël et au Dieu-roi qui siège sur les chérubins ; le Ps 89 fait mémoire
de la fidélité et de la bonté de Dieu, de la fiabilité de son alliance avec
David. Pourtant ces mêmes psaumes posent avec acuité le problème de
l’interprétation de la discordance entre un passé au cours duquel Israël a
expérimenté la bienveillance divine et un présent de violence et de chaos.
Ils affrontent l’interrogation angoissée de communautés pour lesquelles
l’agir divin est devenu incompréhensible. Évoquant la catastrophe de
l’exil, ils ne l’imputent jamais au peuple. Ils dénoncent, au contraire, la
responsabilité divine dans la dévastation du peuple (Ps 44 ; 80), le saccage
et la profanation du temple (Ps 74), la disparition de la dynastie davidique

14. J. Gärtner, « “…Why do you let us stray from your paths...”  (Isa 63 :17) : The Concept of
Guilt in the Communal Lament Isa 63 :7–64:11 », in M. Boda, D. Falk, R. Werline (Éds.), Seeking
the Favor of God. I. The Origins of Penitential Prayer in the Second Temple Judaism, Society of Biblical
Literature, Atlanta, 2006, p. 157.
15. Par exemple, G. Fohrer, Das Buch Jesaja 3, ZB, Zwingli Verlag, Zürich/Stuttgart, 1964 ;
Edward Lipinski, La liturgie pénitentielle dans la Bible, LD 59, Éd. Du Cerf, Paris, 1969, p. 72-73.

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(Ps 80, 89). Ces protestations nationales correspondaient sans doute à un


besoin social mais, comme le fait remarquer Yairah Amit, elles sont aussi
la trace de polémiques qui traitaient de la représentation de la divinité, de
sa manière de gouverner le monde, de la nature de ses relations avec le
peuple, du lien d’Israël à sa terre…, autant de questions qui proviennent
d’une culture émergente qui cherche son identité durant une période
de bouleversements16. Ces psaumes soulignent le caractère incompréhen-
sible et insoutenable de la détresse vécue. Ils reprochent à Dieu l’excès de
catastrophes subies. De manière peut-être discrète, ils révèlent une vérité
en débat quant aux sens des événements et des responsabilités humaine et
divine : exprimant vraisemblablement l’opinion du « peuple du pays », ils
s’affrontent à des écrits aux perspectives différentes, produits en particu-
liers par ceux qui furent déportés à Babylone. Parce que par la suite ils ne
rencontrèrent pas un assentiment aussi large que ces derniers, ils furent
supplantés par des psaumes de lamentations collectives17.
Ces psaumes sont au fond des protestations adressées à la justice de
Dieu. En ceci, ils ne sont pas très éloignés de la méditation du sage qui,
dans le livre de Job, se demande pourquoi les justes fidèles et pieux sont
accablés de malheurs tandis que les méchants prospèrent. Ce livre met
aussi en débat deux types de réponse face à une souffrance existentielle
concrète, soit que celle-ci soit interprétée comme la juste rétribution d’un
péché, soit qu’elle soit dénoncée comme absolument injustifiée. Dans ce
drame qui déploie ainsi une confrontation sous forme de dialogue entre
la foi traditionnelle d’Israël en la rétribution (cf. 4, 7-9) et l’expérience
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personnelle d’un innocent qui souffre (cf. 9, 22-24), le héros éponyme
non seulement élève une lamentation à nul adressée (dès le chapitre 3)
mais se plaint aussi à Dieu et plus encore le met en procès et le conteste
comme l’indique l’usage des racines ‫ ריב‬et ‫( יכח‬respectivement en 9, 3 et
13, 3.15 ; 23, 4.7). La plainte directe que Job adresse à Dieu tient beaucoup
de place dans le premier cycle de discours (7, 7-21 ; 9, 28-31 ; 10, 1-22 ; 13,
20 à 14, 22) ; Job y annonce qu’il ne bridera plus sa bouche, qu’il parlera
et se plaindra (‫ ; שיח‬7, 11 ; 10, 1). Elle réapparaît très brièvement en 17,
4-6 pour atteindre son climax en 30, 20-23 : « Je hurle (‫ )שוע אל‬vers toi, et
tu ne réponds pas. Je me tiens devant toi, et ton regard me transperce.
Tu t’es changé en bourreau pour moi et de ta poigne tu me brimes. Tu
m’emportes sur les chevaux du vent et me fais fondre sous l’orage. Je le
sais : tu me ramènes à la mort, le rendez-vous de tous les vivants ». Et Job

16. Y. Amit, « The Sixth Century and the Ground of Hidden Polemics », in O. Lipschits,
J. Blenkinsopp (Éds.), Judah and the Judeans in the Noe-Babylonian Period, Eisenbrauns, Winona
Lake, 2003, p. 135-151.
17. Pour plus de détails voir S. Ramond, « La voix discordante du troisième livre du Psautier
(Psaumes 74, 80, 89) », Bib 96.1 (2015), p. 39-66.

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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU 199

ajoute pour lui-même : « Mais rien ne sert d’invoquer quand il étend sa


main, même si ses fléaux leur arrachent des cris » (30, 24).
Dans sa dimension dialogique, la plainte de Job n’hésite donc pas à
dénoncer Dieu comme injuste et cruel. Toute son attitude est, en fait,
condensée dans les dernières paroles qu’il adresse à Dieu : « Écoute-moi,
disais-je, à moi la parole, je vais t’interroger (‫ )שאל‬et tu m’instruiras (‫» )ידע‬
(42, 4). Or c’est de la même manière que Dieu lui répond : « Ceins donc
tes reins, comme un brave ; je vais t’interroger (‫ )שאל‬et tu m’instruiras
(‫( » )ידע‬38, 3 ; 40, 7). Il y a bien entre les deux protagonistes un affron-
tement qui a tous les aspects d’une controverse judiciaire où tour à tour
l’un est l’accusateur et l’autre l’accusé. En utilisant le même vocabulaire
(en particulier la racine ‫ )ריב‬et la même métaphore juridique les textes
prophétiques montrent, au demeurant, Dieu entrant en procès avec son
peuple, parce qu’il s’est détourné de lui, a sombré dans l’idolâtrie ou pra-
tiqué un culte non accompagné de justice sociale18. Job, qui de manière
semblable conteste Dieu, n’est jamais réprimandé pour avoir ainsi osé
s’adresser à lui. Si contre les amis de Job, Dieu souligne la droiture de ses
propos (42,7) c’est qu’il reconnaît le bien-fondé de sa révolte.

Confession de foi et gémissement d’espérance

Dans le livre de Job, le héros éponyme se sent trahi par ses amis au point
qu’il s’exclame : « Ne suis-je pas entouré de cyniques ? Leurs insolences
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obsèdent mes veilles » (17, 2). Mais son identité, mise en doute au moment
de l’épreuve par ses amis – et donc par une communauté porteuse d’une
tradition –, est confirmée par Dieu après qu’il lui ait fait une longue réponse
racontant sa création (38–41). En inventoriant les mystères de son œuvre,
Dieu assure que la création est bonne et appelle Job à une nouvelle capacité
d’émerveillement. Au terme du long cheminement de contemplation que
Dieu lui fait parcourir et qui le ramène dans l’ordre du don, Job s’incline. Il
manifeste par là-même qu’au-delà de son accusation contre Dieu, son désir
était de persévérer dans la relation. La réponse divine, non seulement sin-
gularise Job en s’adressant à lui seul, mais le « dilate » aussi pourrait-on dire,
en l’ouvrant aux dimensions de l’univers tout entier et en le détournant
d’une conception anthropocentrique du monde.
Dans les Actes des Apôtres, c’est par la contemplation de la gloire invi-
sible de Dieu et de Jésus ressuscité à la droite du Père qu’Étienne, rempli

18. D. Ellul-Durand, « Le rîb procédure d’alliance. Recherche sur les formes du discours
prophétique », Cahier Biblique 14 (1975), p. 66-73 ; J. Harvey, Le plaidoyer prophétique contre Israël
après la rupture de l’alliance. Étude d’une formule littéraire de l’Ancien Testament, Studia 22, DDB/
Bellarmin, Bruges/Paris/Montréal, 1967.

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200 S. Ramond

d’Esprit saint, s’endort dans la mort en prononçant deux paroles qui sont
les exactes répliques de celles du Christ (Ac 7, 59-60 ; cf. Lc 23, 34.36).
L’antique imploration d’Israël (cf. Is 63,19) ayant reçu une réponse par
l’ouverture des cieux, Étienne est rendu capable non seulement de mou-
rir pour le Christ mais encore comme lui. Il témoigne ainsi de la possibilité
de vivre de la force du lien qui unit le Christ à Dieu et s’adresser comme le
Fils au Père. La singularité de l’expérience d’Étienne révèle l’orientation
de l’existence humaine, l’horizon de sa vocation à la divinisation. Dans ce
même livre, dont le projet est d’offrir à la chrétienté un récit d’origine, les
discours des Apôtres sous l’impulsion de l’Esprit se profilent comme des
témoignages déployés dans l’histoire, des énoncés assurés de la résurrec-
tion du Christ (cf. 2, 24).
La forme narrative n’est pas, dans le Nouveau Testament, la seule à fon-
der une identité dilatée, par l’ouverture de la singularité à l’universalité.
On y trouve en effet des adresses à Dieu inscrites dans la trame du récit ou
du discours, dont une s’observe dans la dimension de récitatif que le pro-
cessus de citations psalmiques, sous forme de dialogue ou de cri, confère
aux récits évangéliques. Particulièrement significative à cet égard est la
citation du Ps 22, 2 en Mc 15, 34 ou Mt 27, 46, le cri de Jésus en croix au
moment de mourir. Cette citation psalmique intervient en style direct et
interrompt en quelque sorte la narration. Par elle, celui dont on faisait le
récit comme de l’absent fait irruption dans le texte comme sujet. Crucifié,
il s’adresse à Dieu en demandant « pourquoi ». Si le récit se focalise sur
la plainte de Jésus en croix, c’est probablement parce que celle-ci est à
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comprendre comme « la tentative de “s’assurer à nouveau une confiance”,
en s’interrogeant sur le but et le sens de l’oppression et de ce fait en expri-
mant l’espoir en un changement »19. La citation psalmique, en introdui-
sant la prière dans le récit, suggère que la déréliction peut être supportée
dans la confiance. Elle montre possible de demeurer dans une relation où
Dieu invoqué dans le cri n’est pas nommé comme celui par qui vient la
souffrance mais comme celui par qui, malgré tout, l’espérance peut être
maintenue.
Dans les épîtres un certain nombre d’hymnes introduisent comme une
pause contemplative dans le discours déployé. En laissant de côté la ques-
tion de savoir s’il s’agit là de reprises de textes préexistants, il importe
pour notre propos de relever que le modèle littéraire articulant composi-
tions à caractère hymnique et récits, sert à montrer la permanence du des-
sein divin. De fait, les hymnes enchâssés dans un récit ou dans un discours
décentrent le propos en introduisant une dimension de confession de foi.

19. M. Ebner, „Klage und Auferweckungshoffnung im Neuen Testament“, in M. Ebner et al.


(Hg.), Klage, JBTh 16, Neukircherner Verl., Neukirchern-Vluyn, 2001, p. 79.

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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU 201

S’ils possèdent un statut argumentatif spécifique, il n’en reste pas moins


qu’ils se présentent comme des prières qui louent Dieu et le bénissent
en Jésus-Christ, lui retournent l’écho de ses prévenances (Ep 1, 3-14),
confessent la seigneurie cosmique du Fils abaissé et incarné (Ph 2, 6-11)
ou rendent grâce à Dieu pour sa seigneurie universelle (Col 1, 15-20)…
L’hymne de Col 1, 15-20 se déploie, par exemple, en deux strophes dont
l’une est d’orientation protologique et célèbre le Christ préexistant
et médiateur de la création (v. 15-17), tandis que l’autre est d’orienta-
tion eschatologique et loue le ressuscité, médiateur de la réconciliation
par sa mort en croix (v. 18-20). Comme le souligne Andréas Dettwiler,
« d’un point de vue théologique, la première strophe doit être comprise
par rapport à la seconde : l’affirmation spectaculaire du Christ comme
figure divine dans laquelle toute réalité, sans exception aucune, trouve
son centre de gravité et son sens, n’est en effet intelligible que pour celles
et ceux qui ont expérimenté, dans la foi en la résurrection du Christ, la
puissance créatrice de Dieu »20. Cette proclamation du Christ préexistant
et ressuscité, par qui la cohérence du cosmos est garantie, est reliée par
un relatif à des versets qui invitent à l’action de grâce : « Avec joie, rendez
grâce (εὐχαριστέω) au Père qui vous a rendus capables d’avoir part à l’héri-
tage des saints dans la lumière. Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour... » (v. 12-14).
Il s’agit de rendre grâce à Dieu pour le salut accordé en Jésus-Christ. Mais
dans le contexte littéraire de l’épître, l’hymne se présente comme une
confession de foi qui vient contrer les duperies de la « philosophie, cette
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creuse duperie à l’enseigne de la tradition des hommes, des forces qui
régissent l’univers et non plus du Christ » (2, 8). Il rappelle aux destina-
taires de la lettre en quoi consiste leur véritable identité religieuse et les
exhorte à ne pas se laisser déporter « hors de l’espérance de l’évangile
[qu’ils ont] entendu » (1, 23). Cette espérance tient au fait que « création
et nouvelle création se compénètrent, tirées en avant dans un même mou-
vement animé par le Christ-tête réuni à Dieu »21.
Cette espérance d’une réconciliation de toute la création avec Dieu
par voie de métamorphose de l’ancien au nouveau est encore admirable-
ment exprimée dans la lettre aux Romains, que relit sans doute l’épître
aux Colossiens. Au chapitre 8, Paul y évoque le cri de la création en mal

20. A. Dettwiler, « Démystification céleste. La fonction argumentative de l’hymne au Christ


(Col 1,15-20) dans la lettre aux Colossiens », dans D. Gerber, P. Keith, Les hymnes du Nouveau
Testament et leurs fonctions, Actes du XXIIe congrès de l’ACFEB, LD 225, Éd. du Cerf, Paris,
p. 328.
21. R. Dupont-Roc, « L’Église et le monde : un parcours dans la lettre aux Colossiens », dans
S. Ramond (dir.), Tradition et transmission. Une génération de biblistes à l’Institut Catholique, Éd. du
Cerf, Paris, 2016, p. 75.

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202 S. Ramond

d’enfantement et la tension des croyants vers la délivrance et la trans-


formation de leur corps mortel lors de la résurrection. Il formule que
l’humanisation parfaite de l’homme est sa divinisation, dans la transfor-
mation de l’univers. La résurrection de Jésus constitue l’événement de
salut, l’inauguration des temps nouveaux, la fin de l’histoire faisant irrup-
tion dans notre présent. Elle signifie la validité permanente de l’histoire
humaine. La prière chrétienne n’a alors qu’un but : exprimer le désir de
voir porté à son accomplissement ce que Dieu promet. Mais face à l’inca-
pacité toute humaine de voir ce qui est espéré et d’imaginer la transfigura-
tion à laquelle Dieu destine la création, la prière n’est que gémissements
intérieurs (v. 23), que seul l’Esprit peut retraduire d’une manière qui
convienne à Dieu. Autrement dit, si les croyants ont la certitude de leur
salut, c’est sous le régime de l’espérance et ils ne savent alors pas « prier
comme il faut » (v. 26) ; c’est pourquoi l’Esprit les assiste de ses gémisse-
ments (v. 26-27). Il est remarquable que pour parler des gémissements des
croyants (στενάζω), de ceux de la création qui s’y associent (συστενάζω) ou
encore de ceux de l’Esprit (στεναγμός) Paul utilise des termes de la même
racine. En aucun cas les gémissements acquièrent statut de paroles articu-
lées. Du côté des croyants ces gémissements sont un cri plaintif à l’adresse
de Dieu, tel celui des Hébreux en servitude (même usage de στεναγμός
en Ex 2, 24 ; 6, 5 ; Ac 7, 34). Ils dénotent une souffrance, comme la figure
de l’enfantement associée aux gémissements de la création le suggère, et
manifestent un état d’imperfection, de faiblesse mais aussi d’attente. Du
côté de l’Esprit il s’agit de gémissements « inexprimables » (ἀλάλητος) :
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l’Esprit se passe de paroles pour être compris du Père. « Dans un premier
temps [le gémissement] est donné comme expression appropriée d’une
situation en attente de plénitude ; dans un second temps, il est recatégo-
risé comme expression d’une intercession efficace au profit des saints. Le
lien entre les deux est fait par la notion de prémices : si nous avons les pré-
mices, alors l’Esprit, dans cette situation d’attente, peut recatégoriser, par
son action en “nous”, les gémissements intérieurs en gémissements inex-
primables, la réconciliation avec la prière qui dépasse les gémissements
étant réservée au temps de la plénitude où les croyants, dans la création
renouvelée, diront la pleine prière des fils qui possèdent l’Esprit »22.
C’est dans l’Apocalypse qu’on trouve des passages hymniques éclairant
la prière eschatologique dans la création nouvelle. Si ces passages hym-
niques paraissent parfaitement adaptés à la prière chrétienne, il faut en
effet noter que les rituels d’adoration dans lesquels ils sont intégrés sont
des scènes célestes qui participent d’un cadre symbolique dont la visée est
de souligner la transcendance du Dieu souverain de toutes choses et l’in-

22. P.-M. Beaude, Saint Paul, l’œuvre de métamorphose, Éd. du Cerf, Paris, 2011, p. 55-56.

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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU 203

dispensable médiation du Christ, l’Agneau immolé et exalté. Ces pratiques


célestes peuvent certes être inspiratrices pour des liturgies terrestres qui
manifestent une foi centrée sur la Pâque de Jésus et l’attente de son retour
mais, dans leur contexte littéraire, elles visent à soutenir la résistance des
chrétiens contre l’idolâtrie, celle-ci pouvant aller jusqu’au martyre.
Ces passages hymniques s’adressent à « celui qui siège sur le trône »,
c’est-à-dire le Créateur (4, 9.10 ; 5, 13 ; 7, 10 ; 19, 4), à qui il convient de
rendre gloire, honneur et action de grâce. La gestuelle corporelle qui
accompagne cette prière de louange est de « tomber » (πίπτω) et de « se
prosterner » (προσκυνέω) devant le Créateur (cf. 4, 10 ; 5, 14 ; 7, 11 ; 11, 16 ;
19, 4). La divinité de « celui qui siège sur le trône » est proclamée par les
deux attributs de sainteté et d’éternité par les quatre vivants (4, 8). Avec
ces derniers, les vingt-quatre anciens chantent la louange du Créateur de
toutes choses (4, 11). Mais c’est aussi à Dieu en tant que Seigneur Tout-
Puissant (παντοκράτωρ), que Juge (11, 15-18 ; 16, 5.7) dont le règne, le
jugement et le salut sont déjà effectifs, qu’il est rendu grâce (εὐχαριστέω).
Ces hymnes expriment également la nouveauté de la foi chrétienne en
célébrant le Christ, « l’Agneau immolé », qui a pouvoir sur le monde du
péché et de la mort (5, 12). Les anciens tombent et se prosternent (5, 14)
également devant lui. À lui les quatre vivants et les vingt-quatre anciens
chantent « un cantique nouveau » (ᾠδὴν καινὴν ; 5, 9), un cantique qui
exprime le fondement de la nouveauté eschatologique et souligne la
dimension universelle du salut qu’il apporte. C’est encore pour son action
salvifique que les « rachetés de la terre » et les « vainqueurs de la bête »
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louent Dieu par un « cantique nouveau » (14, 3), par « le cantique de
Moïse et de l’Agneau » (15, 3).
La louange à « celui qui siège sur le trône » et à « l’Agneau » est à la
fois commune (7, 10) et distincte. Il n’est pas de louange à l’Agneau sans
louange à Dieu et la prosternation devant Dieu est reconnaissance de l’ac-
tion salvifique de l’Agneau. La royauté du Christ est associée à la royauté
éternelle du Seigneur et la louange qui lui est rendue introduite dans un
contexte d’acclamation divine. Les hymnes proclament à la fois la victoire
de Dieu et celle du Christ sur les forces du mal, identifiées à l’accusa-
teur : « Voici le temps du salut, de la puissance et du Règne de notre Dieu,
et de l’autorité de son Christ ; car il a été précipité, l’accusateur de nos
frères, celui qui les accusait devant notre Dieu, jour et nuit » (12, 10 ; cf. 7,
10 ; 19, 1). Cette proclamation d’une victoire qui est le fruit de la mort
de l’Agneau et du témoignage des martyrs, du salut advenu, appelle les
êtres célestes à la joie. Les quatre vivants et des anciens se réjouissent du
jugement et de la condamnation de la « grande prostituée », célèbrent la
royauté universelle de Dieu et la venue des noces de l’Agneau (19, 1-10).
En raison de l’imminence de ces dernières, Dieu est loué d’une manière

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nouvelle  : « Réjouissons-nous, soyons dans l’allégresse et rendons-lui


gloire, car voici les noces de l’agneau » (19, 7).
Si toute une gestuelle accompagne les liturgies célestes (prosterna-
tion, jet de couronnes, musique…), les hymnes sont introduits par des
verbes de paroles, en particulier le verbe « dire » (λέγω), et plus rarement
les verbes « dire à voix haute » (κράζω), « chanter » (ᾄδω). Ils sont des
énoncés théologiques et christologiques qui proclament la fin du monde
ancien et la venue du monde nouveau, inaugurées dans l’événement pas-
cal, et confessent la victoire de Dieu et de son Christ sur les forces du mal
et sur la mort.

***

La louange comme manière de s’adresser à Dieu est à la fois paradoxa-


lement affectée d’un défaut de convenance en ce qu’elle n’est jamais à la
hauteur de celui qu’elle veut célébrer et ajustée à ce que dans la foi nous
vivons déjà de la réalité espérée. L’inscription de l’existence humaine sous
l’horizon de sa vocation à la divinisation appelle la louange comme célé-
bration de l’œuvre de Dieu et réponse de foi au don d’une promesse. La
louange, en tant qu’elle peut pour une part se décliner en action de grâce
pour les bienfaits reçus, est mémoire reconnaissante ; elle est au présent
un demeurer ferme dans la foi, parce que profondément ancrée dans un
décentrement de soi qui laisse place à l’accueil de celui pour lequel elle
se risque ; elle est enfin confession implicite de l’agir eschatologique de
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Dieu.
La question du mal et de l’injustice à l’origine des cris de supplication,
de lamentation ou de contestation orientent également vers l’horizon
eschatologique d’une réconciliation. Ces cris maintiennent la dimension
d’adresse à Dieu en interrogeant son agir, qu’ils surgissent de l’expérience
d’une discordance entre un passé au cours duquel a été expérimentée la
bienveillance divine et un présent de violence et de chaos, de l’aventure
déconcertante d’une logique historique en forme de jugement ou de la
divergence entre ce qu’un individu comme membre d’une communauté
croit et ce qu’il expérimente personnellement… Même marqués de la
protestation ou de l’accusation à l’encontre de Dieu, ils conservent une
dimension dialogique et l’espérance d’un renversement de situation.
La confession de foi sous la forme du martyre manifeste qu’il est possible
de vivre de la force du lien qui unit le Christ à Dieu et de s’adresser comme
lui au Père. En régime chrétien, elle est l’expression d’un croire à la résur-
rection de Jésus, un croire à l’eschaton au sein même de l’histoire. Cette
confession de l’agir eschatologique de Dieu est un discours assuré de la
foi, qui se donne dans les textes du Nouveau Testament sous forme d’une

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NOMINATION DE DIEU, INVOCATION DE DIEU 205

homologie ou de l’hymne retournant à Dieu l’écho de ses prévenances, en


même temps qu’elle participe de la construction de l’identité religieuse
de ceux qui la reprennent à leur compte. Elle donne des mots au désir
de voir ce que Dieu promet porté à son accomplissement. Ce « gémis-
sement », selon le mot de Paul, révélateur d’une situation en attente de
plénitude, trouvera lui aussi en quelque sorte son accomplissement dans
la pleine prière des fils qui possèdent l’Esprit, ce que l’Apocalypse révèle
dans des passages hymniques éclairant la prière eschatologique dans la
création nouvelle.
La louange est acte de reconnaissance en réponse à l’initiative divine
de se révéler aux hommes et de venir à leur rencontre ; elle est suscitée
par Dieu en tant qu’elle est don et s’accomplit sous la motion de l’Esprit.
La supplication surgit de situations où il est devenu difficile de discer-
ner la présence et l’intention divine mais au sein desquelles subsiste mal-
gré tout le désir de s’adresser à Dieu ; adressée pour autrui, elle devient
intercession, laquelle est participation au dessein divin de réconciliation.
La confession est témoignage de foi, discours assuré de la foi porté par
l’Esprit ; elle est la prière de la contemplation. Ceci étant dit, cette ten-
tative de dresser une typologie des manières de s’adresser à Dieu ne doit
pas masquer la perméabilité et la circularité de ces catégories comme le
manifestent leurs points communs et particulièrement l’espérance escha-
tologique qui les habitent toutes.
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