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Annales d'Ethiopie

Revendications patrimoniales et imaginaires post-nationaux :


reconstructions identitaires autour des églises de Lalibela dans
le contexte du fédéralisme ethnique éthiopien
Thomas Osmond

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Osmond Thomas. Revendications patrimoniales et imaginaires post-nationaux : reconstructions identitaires autour des
églises de Lalibela dans le contexte du fédéralisme ethnique éthiopien. In: Annales d'Ethiopie. Volume 24, année 2009.
pp. 149-170;

doi : 10.3406/ethio.2009.1391

http://www.persee.fr/doc/ethio_0066-2127_2009_num_24_1_1391

Document généré le 08/03/2018


Résumé
Principale attraction touristique de l’Éthiopie, les églises monolithes de Lalibela font l’objet d’un
intérêt accru à travers la production de discours et d’ouvrages remettant en cause l’histoire
officielle de ces églises et de ses fondateurs, les monarques de la dynastie zagwé. Ces
productions intellectuelles empruntent au registre de l’ethnicité leurs emblèmes ambivalents et
concurrents. Les remises à jour des catégories Agaw et Amhara mettent en scène, non sans
ambiguïté historique, de nouvelles fictions sur l’identité véritable de ceux qui bâtirent ces églises et
leur rôle déterminant – mais injustement reconnu – dans l’histoire politique de l’Éthiopie. Les
récents débats et relectures ethnocentrés sur le patrimoine qu’elles représentent aujourd’hui
offrent un point de vue privilégié sur les reformulations des identités régionales dans le contexte
du fédéralisme des «nationalités ethniques » institué dans les années 1990. L’héritage disputé de
ces églises monolithes reflète l’héritage problématique de l’ancien imaginaire unitaire impérial et
les tâtonnements hautement politisés d’une Éthiopie fédérale en quête de son identité nationale.

Abstract
Heritage claims and post-national imaginary : reconstruction of identities around the lalibela
churches in the context of ethiopia’s ethnic federalism

The monolithic churches of Lalibela are mostly known as the main tourist attraction in Ethiopia.
They also distinguish themselves through the recent production of discourses and books
challenging their official history and the position of their founders, the Zagwe monarchs. These
intellectual productions are largely embedded in ethnicity. Agaw and Amhara categories are
updated to stage new fictions dealing with the ‘ true’ identity of those who excavated these
churches and their determinant – but unfairly acknowledged – role in the Ethiopian political history.
The recent debates and ethno-centered re-readings of the historical patrimony that they represent
offer an interesting point of view on the reconstructions of regional identities in the context of
ethnic federalism, characterized by the official recognition of “ ethnic nationalities” since the 1990s.
Competing heritage claims over these churches tend to mirror the complex heritage of the former
unitary imperial imaginary, as well as highly politicized trial and error of federal Ethiopia, in quest of
its national identity.
Annales d’Éthiopie, 2009, vol. XXIV, 149-170

REVENDICATIONS PATRIMONIALES ET IMAGINAIRES


POST-NATIONAUX

Thomas OSMOND 1
*********************

Résumé :

Principale attraction touristique de l’Éthiopie, les églises monolithes de Lalibela


font l’objet d’un intérêt accru à travers la production de discours et d’ouvrages remettant en
cause l’histoire officielle de ces églises et de ses fondateurs, les monarques de la dynastie
zagwé. Ces productions intellectuelles empruntent au registre de l’ethnicité leurs emblèmes
ambivalents et concurrents. Les remises à jour des catégories Agaw et Amhara mettent en
scène, non sans ambiguïté historique, de nouvelles fictions sur l’identité véritable de ceux qui
bâtirent ces églises et leur rôle déterminant – mais injustement reconnu – dans l’histoire
politique de l’Éthiopie. Les récents débats et relectures ethnocentrés sur le patrimoine qu’elles
représentent aujourd’hui offrent un point de vue privilégié sur les reformulations des identités
régionales dans le contexte du fédéralisme des « nationalités ethniques » institué dans les
années 1990. L’héritage disputé de ces églises monolithes reflète l’héritage problématique de
l’ancien imaginaire unitaire impérial et les tâtonnements hautement politisés d’une Éthiopie
fédérale en quête de son identité nationale.

Mots-clefs : Éthiopie, Lalibela, ethnicité, fédéralisme, Agaw, Amhara

HERITAGE CLAIMS AND POST-NATIONAL IMAGINARY:


RECONSTRUCTION OF IDENTITIES AROUND THE LALIBELA CHURCHES
IN THE CONTEXT OF ETHIOPIA’S ETHNIC FEDERALISM

Abstract:

The monolithic churches of Lalibela are mostly known as the main tourist
attraction in Ethiopia. They also distinguish themselves through the recent production of
discourses and books challenging their official history and the position of their founders, the
Zagwe monarchs. These intellectual productions are largely embedded in ethnicity. Agaw and
Amhara categories are updated to stage new fictions dealing with the ‘true’ identity of those
who excavated these churches and their determinant – but unfairly acknowledged – role in
the Ethiopian political history. The recent debates and ethno-centered re-readings of the
historical patrimony that they represent offer an interesting point of view on the
reconstructions of regional identities in the context of ethnic federalism, characterized by the
official recognition of “ethnic nationalities” since the 1990s. Competing heritage claims over

1 Anthropologue, Assistant Professor (Social Anthropology Department, Addis Ababa


University), chercheur associé au CEMAf-Aix (CNRS).
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these churches tend to mirror the complex heritage of the former unitary imperial imaginary,
as well as highly politicized trial and error of federal Ethiopia, in quest of its national
identity.

Keywords: Ethiopia, Lalibela, ethnicity, federalism, Agaw, Amhara

*********************

Introduction

Cet article 2 souhaite aborder les récents débats en Éthiopie autour des
églises monolithes de Lalibela dans le contexte du fédéralisme ethnique. Ces
débats impliquent principalement des intellectuels, des fonctionnaires et des
acteurs politiques promouvant deux versions concurrentes sur la paternité
« ethnique » de ces églises. La première de ces versions met en scène l’identité
agaw et mobilise la dynastie zagwé, l’ancienne région du Wag (correspondant
grossièrement aujourd’hui à la zone Wag-Himra), ses dirigeants (les Wagshum)
et la domination historique qu’ils exerçaient sur un territoire qui inclurait les
églises de Lalibela. Cette version affirme que le roi Lalibela et la dynastie
zagwé appartiennent à « l’ethnie » agaw, présentée comme les véritables
populations autochtones de l’ensemble géographique correspondant aux
régions septentrionales de l’Éthiopie actuelle. Ses promoteurs rattachent
directement les Zagwé au royaume d’Aksum et au prophète Moïse. Ils
questionnent – et réfutent souvent – la véracité du Kebra Negast, un ensemble
de récits épiques portant sur les populations éthiopiennes de langue sémitique
(généralement désignées par les qualificatifs amhara et tigréennes) 3 légitimant
leur domination politique sur le pays en vertu de liens de descendance putatifs
avec la reine de Saba (connue en Éthiopie sous le nom de Makeda) et le roi
Salomon d’Israël 4 . La seconde version, contraposée à la première, met en
scène la mystérieuse région du Lasta, présentée comme le berceau de l’identité
amhara, forgée par les monarques zagwé. Ces derniers seraient les véritables
héritiers d’Aksum et représenteraient l’apogée de l’hégémonie éthiopienne
impériale, comme l’illustre l’excavation des églises de Lalibela. Cette version
rejette fermement les revendications agaw, étant donné que le ge’ez était la
langue officielle du royaume zagwé et que les populations dites agaw

2 Cet article est le fruit d’une enquête réalisée à Lalibela en 2005-2006 dans le cadre du
programme ACI-Espaces et territoires dirigé par Marie-Laure Derat et Claire Bosc-Tiessé.
3 Voir notamment D.N. LEVINE (1975).
4 L’historiographie classique éthiopienne sépare les dynasties ayant successivement régné sur

l’Éthiopie en trois ensembles : les Aksumites (qui régnèrent jusqu’à la fin du premier millénaire),
les Zagwe (1050?-1270) et les Salomonides (1270-1974).
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 151

correspondraient aux « païens » habitant les espaces ruraux reculés de la


région.
N’étant pas un historien, je ne discuterai pas de la véracité historique
de ces deux versions concurrentes. Je m’intéresserai davantage aux conditions
présidant à la mobilisation des catégories Agaw et Amhara dans la
reconstruction de faits historiques. Comme l’ont révélé de nombreux travaux
en sciences sociales, la production de mémoires collectives repose d’abord sur
la recomposition du passé à l’aune des enjeux essentiellement économiques et
politiques du présent 5 . Les récents débats autour des églises de Lalibela sont
directement liés à la reconnaissance institutionnelle de la zone
« ethnolinguistique » agaw (Wag-Himra) au sein de l’État régional amhara, à
moins de cent kilomètres au nord de l’actuelle ville de Lalibela. Dans un
contexte plus général, ces débats identitaires semblent indissociables du
régime ethno-fédéral défini par la constitution éthiopienne promulguée en
1995.
Au fil de l’histoire, l’ambivalente fiction nationale amhara, ou
« communauté imaginée » pour reprendre les termes de Benedict Anderson 6 , a
été mobilisée pour établir l’État-nation moderne voulu par Haylé Selassié à
partir des années 1950. Dans ce contexte, les églises de Lalibela ont été mises
en avant en tant que symbole national chrétien. La structure mononationale de
l’État éthiopien fut démantelée au début des années 1990 : en accord avec
l’institutionnalisation du principe des nationalités, l’Éthiopie actuelle est une
fédération de « nations, nationalités et peuples » dont les définitions rappellent
avec une certaine ambiguïté les catégories « ethniques » classiques produites
par l’anthropologie culturaliste et instrumentalisées par les administrations
coloniales européennes dans de nombreux pays d’Afrique 7 . Cette fédération
se compose d’États fédérés ethnocentrés (appelés États régionaux dans la
constitution éthiopienne de 1995). Que les différents acteurs acceptent ou
refusent l’efflorescence des politiques ethniques en Éthiopie, force est de
constater que personne ne peut prétendre échapper à la configuration socio-
politique ethnonormée mise en place depuis l’avènement du présent régime.
En d’autres termes, la promotion d’identités culturelles, de récits indigénistes
et d’histoires ethnocentrées constitue dans ce contexte des ressources
politiques efficaces. Au niveau fédéral, ces développements participent à la
production d’une fiction multinationale idéale, mettant en scène l’assemblage
irénique 8 des « nationalités éthiopiennes libérées du joug amhara ».

5 Voir notamment M. HALBWACHS (1996) et N. GEDI & Y. ELAM (1994 : 30).


6 B. ANDERSON (2002 ; première édition, 1983).
7 Voir T. OSMOND (2009) ; T. OSMOND & C. BARNES (2005).
8 J’emprunte cette expression à E. Smith qui l’utilise pour traiter des réajustements ethnocentrés

de l’arène nationaliste au Sénégal. Si les configurations éthiopienne et sénégalaise sont fortement


contrastées, la mobilisation récente et notable d’identités « ethniques » dans la redéfinition des
152 Thomas OSMOND

Localement, ces revendications identitaires légitiment la domination d’un


groupe « ethnique » sur l’administration d’une région donnée en vertu du
principe d’autochtonie définie et légitimée par des discours indigénistes.
Dans ce contexte, les églises de Lalibela font l’objet de revendications
historiques et patrimoniales concurrentes, mettant en scène des catégories
« ethniques » promues et institutionnalisées par le système fédéral. Au-delà de
cette concurrence patrimoniale, la redistribution des revenus générés par le
flot continu de touristes venus visiter les églises de Lalibela, ainsi que les
loyautés fluctuantes entre les populations de la zone Wag-Himra et le
gouvernement fédéral éthiopien constituent d’importants paramètres qui
tendent à modeler les contours de l’arène économique et politique dans
laquelle s’inscrivent les débats identitaires autour de l’héritage historique de ces
églises. Au sein de cette arène émergent des représentations ethnoculturelles
sélectives qui, malgré leur caractère hautement fictionnel, ré-agencent de façon
inédite les fondamentaux de l’histoire très officielle de l’ancienne Éthiopie.

De Debre Roha à Lalibela : d’un ensemble d’églises historiquement mal


connues à la construction d’un objet patrimonial
Les contributions de Marie-Laure Derat et Claire Bosc-Tiesse dans ce
volume ont clairement montré qu’il est aujourd’hui extrêmement difficile de
retracer l’histoire du Lasta et des Zagwé en raison du nombre fort réduit de
sources écrites datant de cette période. Leurs travaux ont établi que l’histoire
des rois zagwé, tour à tour présentés comme des usurpateurs du trône
éthiopien et des figures saintes, sont le produit de constructions tardives qui
débutèrent entre le XIVe et le XVe siècle 9 . Pour différentes raisons que ne
révèleraient que de plus amples enquêtes, mais qui semblent liées au contexte
politique régional, le site de Debre Roha (où se trouvent l’actuelle ville de
Lalibela et les églises monolithes) n’aurait jamais été un centre politique et sa
position en tant que sanctuaire religieux aurait sensiblement fluctuée au fil de
l’histoire éthiopienne et de ses différents régimes 10 . Pour le dire autrement, les
célèbres églises de Lalibela n’ont pas fait l’objet d’un même traitement
historique sur le long terme. Redécouvertes par les Italiens durant l’occupation
militaire mussolinienne, ces églises ont été promues comme références
nationale et patrimoniale à partir des années 1950.
Les témoignages d’informateurs locaux laissent à penser que la mise
en valeur du site de Debre Roha par Haylé Selassié s’inscrivait dans la

imaginaires nationaux leur est néanmoins commune. Voir E. SMITH (2006) et T. OSMOND (à
paraître en 2010).
9 Voir M.-L. DERAT (dans ce volume).
10 Debre Roha (le monastère de Roha) n’a vraisemblablement été qu’un centre religieux à

l’influence fluctuante. Au sujet des toponymes liés au site de Lalibala, voir les articles de Marie-
Laure Derat et Claire Bosc-Tiessé, dans ce volume.
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 153

politique de l’empereur de fonder un État éthiopien moderne, doté de


puissants emblèmes nationaux. Bien que la validation de cette hypothèse
mériterait de conduire des enquêtes plus approfondies, il semble clair qu’avant
les années 1950, les croyances et les valeurs fondant la domination amhara sur
l’État impérial ne s’imposaient qu’indirectement dans les régions situées à
l’extérieur du noyau abyssin de l’empire éthiopien. Si églises, colons, forces
militaires et bureaucraties impériales étaient présents partout dans l’empire, il
n’existait pas de véritable discours nationalisant et les populations diverses qui
le composaient, bien que complètement subjuguées, n’étaient pas tenues d’être
« éthiopiennes » et encore moins amhara. Ce n’est qu’à la suite du traumatisme
engendré par la défaite contre les troupes fascistes italiennes qu’Haylé Selassié
entreprit de « nationaliser » l’empire. En accord avec l’idéologie du
développement d’alors, le souverain éthiopien entendait établir un
gouvernement moderne centralisé, servant les intérêts nationaux et
internationaux de la « Grande Éthiopie » 11 . L’accès à l’éducation, au travail et
au pouvoir même dépendait de l’assimilation au corpus ethnique amhara.
Dans ce contexte, les églises de Debre Roha pouvaient apparaître comme une
bonne opportunité de promouvoir la nouvelle fiction nationale : en les
présentant comme un des principaux faire-valoir de l’église orthodoxe
éthiopienne, la religion d’État, cette mise en valeur permettait ainsi de
représenter l’un des principaux marqueurs de la fiction nationale unitaire
censée promouvoir l’État moderne impérial.
Contrairement à ses églises monolithes, la ville de Lalibela est très
récente. Les enquêtes que j’ai menées en 2006 ont clairement révélé que son
nom date des années 1970 et fut vraisemblablement donné à cette bourgade
afin de favoriser les activités touristiques en associant directement le roi zagwé
à la fondation des églises monolithes 12 . Il semble en outre fort probable que
l’émergence de ce qui est aujourd’hui la ville de Lalibela soit un phénomène
récent : sur place, mes informateurs ont en effet tous daté la venue des plus
anciennes familles de la ville aux années 1950 (à l’exception des prêtres et des
moines qui résidaient à Debre Roha depuis bien plus longtemps), ce qui tend à
confirmer, comme le suggèrent les travaux de Wudu Tafete, que les premiers
nobles et représentants du pouvoir central éthiopien ne se sont pas installés à
Debre Roha avant la fin des années 1910, lorsque le Ras Kassa Haylu devint le
Lastashum (gouverneur du Lasta) 13 . En 1978, l’UNESCO inscrit ces églises au
patrimoine mondial de l’humanité, parachevant en quelque sorte leur

11 Sur ce thème, voir D.N. LEVINE (2000 ; première édition 1974).


12 Certains affirment que c’est Haylé Selassié qui a donné le nom de Lalibela à Debre Roha,
alors que d’autres avancent que cette nouvelle dénomination est le fruit du Derg, le comité
militaro-communiste qui émergea suite à la révolution de 1974 qui déposa le dernier empereur
d’Éthiopie.
13 Voir WUDU TAFETE KASSU (1995 : 165-166).
154 Thomas OSMOND

construction symbolique en tant qu’objet patrimonial national à dimension


internationale.

Les églises de Lalibela: un patrimoine agaw ?


La promotion de l’identité agaw est intimement liée à l’établissement
du nouveau régime fédéral, lequel conditionna la création de la zone spéciale
Wag-Himra afin de reconnaître la spécificité des populations agaw au sein de
la nationalité amhara et de l’État régional qui la représente. Au nom du
principe ethnolinguistique qui préside au découpage ethnonational, les Agaw
du Wag disposeraient de leur langue (l’himra, l’une des principales versions de
la langue agaw) et seraient en outre le berceau des divers groupes agaw
disséminés dans d’autres parties de l’État régional Amhara et de celui du
Tigray 14 . La zone Wag-Himra a pour chef-lieu la ville de Sekota et débute à
une cinquantaine de kilomètres au nord du district du Bugna où se trouve
l’actuelle ville de Lalibela. Depuis le début des années 1990, les églises
monolithes et la dynastie zagwé font l’objet de revendications patrimoniales
concurrentes entre des intellectuels originaires du Lasta et du Wag, tous deux
s’autoproclamant héritiers légitimes de ce patrimoine.

Le « revival » de l’identité agaw dans le prolongement de la lutte


contre le Derg
La promotion de l’identité agaw est relativement récente et
intimement liée aux mouvements armés qui combattirent le Derg jusqu’à
obtenir sa chute à la fin des années 1980. Le renversement du Derg s’est
largement appuyé sur la question de l’indépendance érythréenne, ardemment
souhaitée par le Front de Libération du Peuple Érythréen (FLPE), et le
développement d’un modèle marxiste tigréen par le Front de Libération du
Peuple Tigréen (FLPT). L’assise idéologique marxiste-léniniste des deux fronts
se renforce par la formation de leurs élites dans les pays communistes qui ont
pris leurs distances par rapport à Moscou. Toute une littérature néo-
romantique autour de ces luttes de libération vient donner corps à ce « combat
pour la liberté » 15 . Suite à l’effondrement de l’URSS, le Derg perd son soutien
idéologique et financier. L’alliance FLPE-FLPT renverse militairement celui-ci
et Mélès Zenawi, le leader du FLPT et actuel Premier ministre éthiopien,
s’impose comme l’homme fort de la période transitionnelle à la tête d’une
coalition, le Front Révolutionnaire et Démocratique des Peuples Éthiopiens

14Voir TADDESSE TAMRAT (1988).


15 Voir le recueil de poèmes de Yemane Kidane ‘Jamaïca’, Soaring spirits, 2004, Commercial
Information Agency Plc, Addis Abeba, véritable panégyrique de la lutte armée et idéologique
des principaux ténors du FLPT.
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 155

(FRDPE). Il présente son action politique comme la continuation de la


révolution marxiste de 1974, interrompue par la dictature du Derg 16 .
L’un des alliés du binôme FLPE-FLPT était le Mouvement
Démocratique du Peuple Éthiopien (MDPE), fondé au début des années 1980
par des intellectuels originaires de Sekota. Fermement opposé au Derg, le
MDPE se rapproche dès sa naissance des deux fronts de libération érythréen
et tigréen. Ses activités maquisardes dans la région du Wag sont durement
réprimées par d’intenses bombardements ordonnés par le Derg. Néanmoins,
les combattants du MDPE résistent et apportent un soutien non négligeable
aux troupes du FLPT qui réussissent petit à petit à briser les lignes du Derg
jusqu’à gagner la capitale Addis Abeba. Le MDPE est constitué de
combattants et d’intellectuels formés pour beaucoup dans les pays socialistes
(Albanie, Cuba, Chine) et proches des idéologues du FLPT. À la tête du
MDPE, Tamrat Layne se lie d’amitié avec l’actuel Premier ministre éthiopien,
Mélès Zénawi, leader du FLPT. Il se range du côté du principe des nationalités
que souhaite mettre en œuvre Mélès Zénawi et obtient à la chute du Derg le
poste de Premier ministre du gouvernement de transition (1991-1995) alors
que l’homme fort du FLPT s’impose à la tête de l’État éthiopien. Dans le
cadre du nouveau découpage ethno-régional imposé par le nouveau régime
fédéral, la ville de Lalibela est rattachée à l’État régional Amhara et dépend
donc du gouvernement régional qui siège à Bahar Dar près du lac Tana. Quant
à Sekota et à la région du Wag, ils obtiennent le statut de zone spéciale au sein
de l’État régional Amhara : le Wag conserve ainsi une certaine autonomie dans
la gestion des affaires locales et promeut l’enseignement et l’usage de la langue
agaw. D’importants travaux de désenclavement de Sekota sont entrepris,
comme la construction de deux routes reliant la ville à Korem et Mekele.
L’électrification de Sekota est accomplie (elle ne disposait auparavant que d’un
générateur fonctionnant uniquement une partie de la nuit). Des journées

16 Cette idée de continuité révolutionnaire s’est largement nourrie de l’ancrage ethnorégional du

FLPT, avec pour toile de fond l’indépendance de l’Érythrée. L’alliance du FLPE avec le FLPT
rendait possible la constitution d’une opposition armée capable de renverser le Derg. Elle
permettait en outre au FLPE d’obtenir l’indépendance de l’Érythrée, étant entendu que
l’Éthiopie libérée du Derg serait administrée par le FLPT, sur la base de la doctrine stalinienne
de la reconnaissance des nationalités ethniques. L’émergence au début des années 1990 d’une
politique fédérale ethno-nationale, sur fond d’idéologie marxiste, repose sur cette histoire
complexe que l’on peut finalement résumer à la volonté d’échapper au centralisme éthiopien,
dont le Derg n’est finalement que la continuité, tout en menant à son terme la révolution de
1974. Les luttes internes entre opposants au Derg (Parti Révolutionnaire du Peuple Ethiopien
(PRPE) versus FLPE-FLPT) et la place centrale de la question de l’indépendance érythréenne
ont largement conditionné ce résultat. Il fallait en quelque sorte imposer un nouveau modèle
néo-marxiste, ancré dans le local et les particularismes régionaux, au Tigré principalement, pour
renverser le Derg et abattre une fois pour toute la domination amhara, symbole du centralisme
éthiopien, dont le PRPE apparaissait comme l’ultime réminiscence. En instaurant un régime
ethno-fédéral, le FLPT légitimait son contrôle sur l’appareil étatique éthiopien par le fait qu’il
« libérait » les peuples d’Éthiopie à la fois de la dictature du Derg et du centralisme impérial
amhara. Voir T. OSMOND et C. BARNES (2005).
156 Thomas OSMOND

culturelles autour du patrimoine agaw sont organisées et mettent en scène la


tradition de résistance de la région du Wag, depuis l’époque impériale jusqu’au
renversement du Derg, à laquelle se greffent plusieurs travaux
historiographiques censés démontrer la primauté de l’ethnie agaw, véritables
autochtones de ces régions du nord de l’Éthiopie 17 .
Pourtant, tout bascule en 1996. Mélès Zénawi, conscient que les
anciennes figures maquisardes qui renversèrent le Derg constituent ses
principaux rivaux, lance une vaste opération officiellement contre la
corruption étatique et utilise ce prétexte pour emprisonner durablement
certaines personnalités de la résistance contre le Derg, dont Tamrat Layne 18 .
Non seulement son pouvoir politique et économique devenait manifestement
trop important, mais celui-ci critiquait de plus en plus ouvertement la politique
du Premier ministre, notamment son ouverture aux investisseurs
internationaux. Avec l’arrestation de Tamrat Layne en 1996, l’amorce de
développement que connaissait Sekota et la région du Wag prit subitement fin,
tout comme les manifestations culturelles promouvant l’ethnicité agaw. Lors
des élections de mai 2005, le FRDPE est en passe d’obtenir un score bien
inférieur à celui de l’opposition à Sekota. Le gouvernement annule le scrutin et
en organise un second qui lui est plus favorable. D’importantes fraudes sont
dénoncées et des manifestations violentes, se soldant par des dizaines
d’arrestations, secouent la ville jusqu’en décembre 2005.

L’ethnicité agaw, cœur de la dynastie zagwé ?


Pour les promoteurs de l’identité agaw, le roi Lalibela était bien un
Agaw qui débuta l’excavation d’églises monolithes, comme ses ascendants
zagwé, à proximité de Sekota. Le site de Lalibela-Roha au Lasta aurait vu le
jour bien plus tard. Pour soutenir cette thèse, les autorités du Wag tentent de
faire reconnaître au patrimoine mondial de l’Unesco l’église monolithe de
Maskala Krestos, située à une douzaine de kilomètres au sud de Sekota.
D’après les prêtres de cette église et les écrits des intellectuels locaux, cette
église aurait été excavée par les Zagwé quatre cent cinquante ans avant celles
de Lalibela, témoignant selon eux de l’ancrage premier dans le Wag de la
dynastie Zagwé et des entreprises d’excavation d’églises monolithes. Dans le
prolongement de cette démarche, la figure de Yodit/Gudit, considérée
comme la fossoyeuse païenne/agaw du royaume d’Aksum 19 , est transfigurée
sous la forme d’une « Jeanne d’Arc » agaw, qui défendit le christianisme

17 Voir notamment le symposium sur la culture agaw du Wag-Himra, 25-28 Gembot 1987 (1995

dans le calendrier éthiopien), marqué par la présence de Negaso Gidada, alors Président de la
République fédérale et démocratique d’Éthiopie.
18 Tamrat Layne a été arrêté le 24 octobre 1996 pour son implication dans un réseau de

corruption, accusé d’avoir détourné 19 millions de dollars américains.


19 Voir SERGEW HABLE SELASSIE (1972).
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 157

éthiopien face aux avancées des troupes musulmanes égyptiennes sur


Aksum 20 .
Ces revendications patrimoniales s’appuient sur des ouvrages produits
récemment par des intellectuels originaires du Wag. Ces travaux proposent des
relectures de l’histoire agaw sensiblement, voire radicalement différentes de
celle produite par l’historiographie officielle éthiopienne. Ces travaux
affirment en effet que le royaume d’Aksum était largement composé d’Agaw
et qu’il existait ainsi une certaine continuité entre Aksumites et les monarques
agaw identifiés aux Zagwé. Cette continuité passerait notamment par des
alliances matrimoniales anciennes entre les deux zones d’Aksum et du Wag-
Lasta. Certains intellectuels rapportent en outre que le terme même de « Wag »
est à rapprocher de l’amharique wāga qui signifie « prix ». Dans cette optique,
ce territoire aurait été donné aux nobles qui accompagnèrent Menelik Ier lors
de son retour d’Israël avec l’arche d’alliance, témoignant de l’inscription
ancienne des rapports entre Agaw et Salomonides 21 .
D’autres auteurs présentent des versions beaucoup plus polémiques
en insistant sur l’antériorité historique des Agaw sur les Salomonides. Ici, les
Zagwé/Agaw seraient présents dans l’actuel Nord de l’Éthiopie bien avant
Menelik Ier. Ils seraient les descendants de Moïse et les fondateurs d’une
dynastie de rois falasha. Dans cette perspective, l’identité agaw est
intrinsèquement liée à celle des populations juives rejoignant le Nord de
l’Éthiopie avec l’Arche d’alliance. Au fil du temps, ils auraient fusionné avec
les populations agaw alors présentes sur ces territoires si bien qu’il fut
rapidement impossible de les différencier, la majeure partie des Agaw s’étant
convertis au judaïsme. Dans ce contexte, le mythe de Menelik, fils issu de la
rencontre entre la reine de Saba et le roi Salomon, relaté dans le Kebra Nagast,
est présenté comme une imposture 22 . Les Agaw seraient les descendants de
David ou de Moïse selon les versions proposées 23 . Certaines d’entre elles
affirment que les Agaw seraient les héritiers directs de Kouch, petit-fils de
Noé, et légitiment leurs dires par le classement dans le groupe linguistique

20 L’inversion symbolique sur le personnage sans doute mythique de Yodit/Gudit, jadis

diabolisée et aujourd’hui pour ainsi dire sanctifiée en « Jeanne d’Arc » est le fruit de Täfäri
Wossen, petit-fils du Wagshum Kabada et président fondateur de l’ONG Wag Organisation
Relief and Development (WORLD). Après un long exil au Royaume-Uni, Täfäri vit à Addis
Abeba où il tente de revaloriser le patrimoine culturel du Wag.
21 Voir AYELEW SISSAY, Yä Agäw Hezb Tarik (Histoire du peuple agaw, ouvrage en amharique

présenté lors du symposium tenu à Sekota en 1995 (voir note 16) et l’entretien qu’il nous a
accordé en octobre 2006. Après avoir obtenu en ex-Yougoslavie un master et un doctorat sur le
rôle du tourisme dans l’économie des pays en voie de développement, Ayelew travaille
actuellement pour le Bureau fédéral du tourisme en Éthiopie.
22 Voir BAYE FELLEKE (1996). L’auteur conclut ironiquement sa réflexion en écrivant : « the

Kibre Negest, in its present form, might have contributed, perhaps in a not insignificant way, to
the extraordinary longevity or durability of the Solomonic dynasty and to the equally
inexplicable eclipse of the Zagwe and the Agaus [in the official Ethiopian history]» (p. 43)
23 Voir WUDU TAFETE KASSU (1998 : 221).
158 Thomas OSMOND

couchitique des langues agaw. Quelles que soient les versions, elles attestent
toutes de la présence antérieure des populations agaw dans ces régions, avant
l’arrivée des groupes sémitiques dont les populations amhara et tigréennes se
réclament aujourd’hui originaires.
Dans cette optique, l’empereur Lalibela est considéré comme un
Agaw, comme l’atteste son nom qui est interprété dans cette langue comme
signifiant « entouré d’abeilles » (ce qui constitue le signe divin de son élection
pour devenir monarque). La production du corpus de textes formant le Kebra
Nagast est perçue comme une compilation frauduleuse destinée à disqualifier
l’autorité des Zagwé au profit des usurpateurs du Choa qui s’emparèrent du
trône en 1270 avec Yekuno Amlak. Si quelques textes du Kebra Nagast auraient
bien été rédigés à l’époque de l’empereur Lalibela, la majeure partie du corpus
aurait été réécrite et ré-agencée par les Salomonides à la chute des Zagwé,
l’exemple de l’invention du mythe de Menelik Ier en constituant le point le plus
flagrant. En poursuivant dans cette direction, l’identité amhara serait le fruit
d’interactions entre populations agaw, populations sémites et peuples du sud.
Comme au Tigré, où les Agaw se sont mixés avec les populations sémites
locales, les Amhara ne seraient finalement que des Agaw sémitisés qui se
seraient départis des premiers au fil de « distinctions raciales, culturelles,
géographiques, historiques et surtout politiques » 24 .
Dès lors, les Agaw représenteraient la face fondatrice cachée de la
fiction amhara nationale, spoliée par l’historiographie officielle pro-
salomonienne, comme continuent de l’illustrer les églises de Lalibela
administrées par l’État régional Amhara. Les Agaw seraient les premiers
autochtones des régions de l’actuel Nord éthiopien. Ils composeraient la
majeure partie de la population aksumite et auraient joué un rôle politique
majeur. Suite au poids des influences sémitiques et aux développements de
l’islam, l’ancien royaume d’Aksum serait devenu le Tigré, l’identité tigréenne
reposant en quelque sorte sur une identité agaw sémitisée. Moins touchés par
ces influences, les Agaw des actuelles régions du Wag-Lasta auraient davantage
été marqués par leur rencontre avec les populations juives porteuses de l’arche
d’alliance et descendantes du prophète Moïse qui donnèrent naissance à la
véritable nation éthiopienne de droit divin, flirtant du bout des doigts avec le
corpus afrocentriste des « Black Jews » 25 . Le point culminant de l’influence
politique agaw s’incarnerait dès lors dans l’œuvre et la vie des monarques
zagwé comme Yemrehane Krestos et Lalibela, méta-synthèses entre identités
israélite, agaw et chrétienne, représentant le socle légitime de l’imaginaire
proto-national éthiopien que la propagande salomonienne se serait empressée

24BAYE FELLEKE (1996 : 27).


25Cette thématique a été abordée par de nombreux romanciers et historiens amateurs, dont les
conclusions sont plus que questionnables. Pour le cas éthiopien agaw, l’un des meilleurs
exemples de ces productions pseudo-scientifiques est l’ouvrage de Graham HANCOCK (1997 ;
première édition 1992), plus particulièrement p. 104 et p. 456-457.
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 159

d’exclure après leur renversement pour fonder, sur la base d’une usurpation
historique axée sur l’invention du mythe de Menelik 1er, le « retour » légitime
des Salomonides à la tête de l’empire éthiopien.
Les différents imaginaires sur l’identité agaw, tels que les ont
récemment façonnés des intellectuels pour la plupart engagés dans la relecture
des canons de l’historiographie éthiopienne, manquent pour la plupart de
fondements historiographiques solides et s’enferment trop souvent dans des
raisonnements ethnonormés discutables. Cependant, ils produisent du sens et
renseignent sur l’état des lieux d’une mémoire historique régionale éthiopienne
aujourd’hui très discutée dans le cadre du fédéralisme ethnique. Les mêmes
remarques s’imposent en outre sur la version officielle de l’histoire officielle
ecclésiastique et impériale, tout comme sur les relectures récentes de l’identité
amhara à Lalibela.

Les églises de Lalibela : un patrimoine amhara ?

La mobilisation de l’identité agaw dans les relectures de l’histoire


éthiopienne tranche avec les discours des clercs de l’Église Orthodoxe
Éthiopienne à Lalibela. Ces derniers avancent que les monarques de la
dynastie Zagwé sont les descendants légitimes d’Aksum par alliance. Ils
réfutent même l’appellation Zagwé, imposée par les Salomonides à l’arrivée au
pouvoir de Yekuno Amlak en 1270. Les religieux de la ville de Lalibela se
définissent davantage aujourd’hui comme des Aksumites. L’identité agaw de
l’empereur Lalibela n’avait à leurs yeux qu’une importance très secondaire face
à l’identité politique que le monarque fonda par l’usage du ge’ez et l’excavation
des églises monolithes témoins de l’élection divine des monarques Zagwé. Au
lieu de constituer la partie sombre de l’histoire éthiopienne, le règne des
Zagwé est davantage présenté comme le moment paroxysmique de celle-ci,
apogée de l’influence internationale de l’Éthiopie chrétienne. Dans cette
optique, l’identité agaw n’est qu’une spéculation contemporaine opportuniste,
l’héritage millénaire de Lalibela posant en réalité les bases de l’identité amhara
originale.

La nouvelle Jérusalem aux sources de l’identité amhara ?


L’imaginaire politique produit aujourd’hui à Lalibela autour des églises
monolithes met en scène les monarques zagwé considérés comme des
160 Thomas OSMOND

Aksumites à part entière 26 , dont l’influence a été accentuée par les invasions
musulmanes (la prise du port d’Adoulis, le saccage d’Aksum) et surtout la
sainteté des empereurs Yemrehane Krestos et Lalibela. L’excavation de ces
églises monumentales témoignerait de l’élection divine de ces monarques
porteurs d’un christianisme à dimension internationale. Celui-ci s’inscrirait
dans le prolongement direct du royaume aksumite, comme le démontre le
mimétisme architectural de plusieurs des églises monolithes avec l’église
d’Aksum Seyon. Au VIe siècle déjà, l’église d’Aksum Seyon fondait en
Éthiopie une nouvelle Jérusalem. Ainsi, Lalibela serait un équivalent de la ville
d’Aksum, la ville sainte du nord de l’Éthiopie, elle-même inspirée de la ville
sainte par excellence, Jérusalem. En se positionnant dans la droite lignée
aksumite, les églises monolithes de Lalibela définissent la nouvelle Jérusalem
éthiopienne. Les rois zagwé apparaissent comme les gardiens de la foi
orthodoxe à la chute du royaume d’Aksum. Cet imaginaire ne disqualifie pas le
mythe de Menelik Ier et le « retour » des Salomonides avec Yekuno Amlak. Il
apporte cependant une nuance notable aux discours de l’historiographie
officielle, principalement fondée par les Salomonides : les Zagwé ne sont ni
des usurpateurs, ni des dépositaires par intérim du trône éthiopien entre les
Aksumites et les Salomonides. Leur règne représente l’apogée politique et
religieux de l’empire et définit au Lasta la version originale de l’identité proto-
nationale amhara.
Les promoteurs de cet imaginaire affirment que c’est précisément à
l’époque de la dynastie zagwé que se serait forgée l’identité amhara originale,
celle-là même qui servit de socle national à l’État éthiopien et que l’on attribue
généralement aux Salomonides qui montèrent sur le trône d’Éthiopie après la
dynastie zagwé. La langue amhara parlée à Lalibela est considérée par ses
habitants comme la plus pure, c’est-à-dire la plus proche du ge’ez. L’œuvre
d’écriture menée notamment par l’empereur Lalibela diffusa largement l’usage
du ge’ez qui ne fut plus seulement la langue administrative. Sa forme
simplifiée et vulgarisée n’est autre dans cette optique que l’amharique, qui s’est
peu à peu diffusée depuis la matrice de la région de Lalibela, pour gagner les
actuelles régions du Gojjam, du Choa et de Gondar. Toujours selon le même
raisonnement, les Salomonides, qui succédèrent aux Zagwé, ne sont pas
considérés comme des usurpateurs. Ils sont cependant moins « purs », car
moins proches de la matrice zagwé-lalibélenne, véritable source de ce qui allait
devenir l’identité nationale amhara. Dans cette optique, les « rois pieux »
zagwé 27 ne sont plus le trait d’union entre Aksumites et Salomonides, mais
davantage le point culminant de l’influence politique et religieuse de l’empire
éthiopien, berceau de l’identité amhara nationale. Les clercs de l’Église et les
intellectuels originaires de Lalibela rejettent en bloc les discours des

26 Voir la place accordée au roi aksumite Kaleb et l’alliance entre le naggadras du Lasta, Merera
Teklaimanot et la fille de Kaleb, Mesobework. Cette version est notamment promue par
MENGISTU GOBEZIE (2004).
27 Voir M.-L. DERAT (2006 ; 2003).
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 161

promoteurs de l’identité agaw et la primauté de Sekota et de la région du Wag


sur celle du Lasta. Ils stipulent que les Wagshum sont bien postérieurs au règne
de Lalibela et dénoncent l’opportunisme de cette démarche « agawcentrée »
émanant d’anciens combattants alliés au Front Révolutionnaire et
Démocratique du Peuple Éthiopien, réclamant leur part du gâteau dans le
nouveau régime ethno-fédéral.

Lalibela, un symbole trop proche de l’amharité impériale dans


le cadre ethnofédéral ?
En s’imposant à la tête de l’État éthiopien, le FRDPE a entrepris de
se débarrasser de l’identité nationale amhara afin de « libérer » les autres
groupes de population du pays de son joug. La catégorie identitaire amhara est
aujourd’hui cantonnée à sa dimension de nationalité ethnique régionale,
institutionnalisée par la création d’un État régional Amhara, contrôlé par un
parti politique « amhara » membre de la coalition du FRDPE, le Parti National
et Démocratique Amhara (PNDA). L’identité amhara reste très ambivalente et
oscille entre la dimension « nationale pan-éthiopienne » qu’elle incarnait sous
les précédents régimes et la partition « ethno-régionale » actuelle. Cette
ambivalence s’exprime notamment à travers un parti politique de l’opposition,
l’Organisation de Tout le Peuple Amhara (OTPA), dirigé par Haylu Shawel.
Ce parti joue en effet sur les deux tableaux : d’un point de vue régional, il se
veut le véritable représentant des populations de l’État régional Amhara,
rejetant l’artificialité du PNDA, créé de toute pièce par le gouvernement
fédéral pour administrer cette région. L’OTPA ne cache pas non plus son rejet
plus général du fédéralisme ethnique et affiche sa volonté de rétablir un
régime unitaire évacuant les clivages ethniques. Pour combattre ce parti
« dissident », le gouvernement fédéral s’emploie à promouvoir l’idée selon
laquelle l’OTPA serait profondément réactionnaire, composé d’anciens
tortionnaires du précédent régime militaro-communiste du Derg, opposé au
principe des nationalités et militant pour le retour de l’ancien régime unitaire
amhara, symbole de l’ancien régime et de tous ses maux. Cette stratégie a
notamment été activée lors des élections législatives de mai 2005 pour
disqualifier les principaux meneurs de l’opposition 28 . Cette politique de

28 L’OTPA faisait partie de la principale coalition opposée au FRDPE, la Coalition pour l’Unité

et la Démocratie (CUD), elle-même présidée par Haylu Shawel. La position officielle de la


CUD, tout comme celle des autres partis membres de cette coalition, était résolument contre
l’ethnicisation de la scène politique éthiopienne. La dimension amhara n’était pas réellement
sollicitée : à l’exception de l’OTPA, les autres partis membres de la CUD ne se définissaient pas
sur des bases ethniques. Ils constituaient davantage des déclinaisons de partis libéraux ou socio-
démocrates, se voulant proches des partis politiques des démocraties européennes et nord-
américaines. Les tentations ultranationalistes d’Haylu Shawel étaient ainsi largement modérées
par les autres membres de la CUD, lesquels souhaitaient conserver un système fédéral, tout en
prônant un redécoupage des États régionaux sur des bases non-ethniques mais bénéficiant
162 Thomas OSMOND

disqualification eut deux conséquences immédiates : d’abord, Haylu Shawel et


les principaux leaders de l’opposition furent emprisonnés et accusés de haute
trahison dans le contexte post-électoral, marqué par des fraudes massives
orchestrées par le FRDPE pour se maintenir au pouvoir et par d’importantes
manifestations contre ces fraudes dans les principales villes du pays. La
deuxième conséquence de cette politique fut et demeure l’instrumentalisation
dans diverses régions éthiopiennes de la catégorie bouc émissaire amhara,
brandie pour « épurer » les administrations régionales de ces « réactionnaires
amhara », remplacés par des autochtones non-amhara et surtout proches du
FRDPE.
Dans ce contexte, le schéma identitaire fondé à Lalibela sur la
promotion d’une identité amhara originale, intimement liée aux dynasties
impériales, ne rencontre qu’une popularité modérée au sein des principaux
acteurs du fédéralisme ethnique, en raison de sa proximité avec l’ancien
régime impérial. La grande majorité des habitants de Lalibela ne cache pas
aujourd’hui son amertume face au nouveau régime contrôlé par le FRDPE. La
rente financière procurée par l’afflux constant de touristes étrangers venus
visiter les églises monolithes reste largement monopolisée par l’État fédéral
éthiopien 29 . Lors des dernières élections législatives de mai 2005, les habitants
de Lalibela ont majoritairement voté contre le député sortant et alors ministre
de l’information, Bereket Simone. Toutefois, comme dans plusieurs
circonscriptions, un nouveau scrutin a été ordonné suite à des plaintes pour
irrégularité déposées par le FRDPE et Bereket Simone a été réélu avec un
faible taux de participation.

Des revendications patrimoniales intellectualisées aux mémoires


locales plurielles
Les débats autour des héritiers autoproclamés des églises de Lalibela
touchent essentiellement des acteurs que l’on peut qualifier d’intellectuels. Ils
sont pour beaucoup diplômés de l’université d’Addis Abeba, travaillent dans
l’administration (développement fédéral du tourisme, administration régionale)
et s’impliquent dans des associations culturelles liées au développement (Wag-
Lasta Association, WORLD...). Certains sont en outre membres du clergé de
l’Église Orthodoxe Éthiopienne (diacres, clercs, historiens ecclésiastiques [afä
mämher]...). La majorité d’entre eux passent la plupart de leur temps dans la
capitale éthiopienne et il faut bien reconnaître que les relectures de l’histoire
éthiopienne s’opèrent davantage à Addis Abeba (et de façon flagrante dans les
librairies de la ville à travers plusieurs publications récentes) qu’au Wag ou au
Lasta. À côté des revendications patrimoniales produites par les intellectuels,

d’une réelle dévolution des pouvoirs. Pourtant, le FRDPE disqualifia la CUD en propageant
l’idée selon laquelle cette coalition regroupait les nostalgiques de l’Éthiopie centralisée amhara.
29 Voir infra.
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 163

les fonctionnaires et les religieux, qu’en pensent les autres habitants de ces
deux régions voisines ? Cette troisième partie propose un rapide aperçu des
mémoires locales plurielles décelables dans les villes de Sekota et de Lalibela.
Moins médiatisées que les reconstructions autour des catégories ethniques
agaw et amhara, leur diversité tranche avec les discours univoques exposés
jusqu’alors dans cet article. Ces mémoires locales rappellent, s’il le fallait
encore, que l’identité ne saurait se résumer à l’ethnicité.

Sekota : de la puissante capitale des Wagshum à la ville fantôme


des famines récurrentes
Il n’est pas aisé de rencontrer à Sekota des individus parlant
couramment la langue agaw. Cependant, beaucoup parlent amharinya et
tigrinnya. Sur ces territoires marqués par les famines, les cortèges d’ONG et la
résistance contre le Derg, la mémoire des puissants administrateurs du Wag, les
Wagshum, reste vive. Une importante minorité musulmane, disposant d’une
imposante mosquée au cœur de la ville, rappelle enfin que l’arène identitaire
contemporaine du Wag ne se limite pas aux débats sur le binôme ethnique
agaw/amhara.
Incontestablement, les derniers gouverneurs du Wag constituent
toujours d’importants repères identitaires à Sekota. L’architecture de la ville
témoigne de ses années fastes à l’époque du Wagshum Kabada, puissant
administrateur du Wag et principale figure de l’Empire, décapité en 1938 par
les Italiens. Les murs en pierre et les maisons circulaires à un étage (hedmo)
sont toujours visibles. Les réalisations des Italiens, auxquels Kabada avait
opposé une résistance farouche, sont elles aussi bien présentes, comme en
témoignent le pont situé sur la route de Mekele, ou encore l’église catholique,
aujourd’hui reconvertie en église orthodoxe.
Davantage, les Wagshum, et plus précisément Kabada et Wossen
(l’avant dernier Wagshum, le dernier étant Getanek Admassu, évincé lors de la
révolution socialiste en 1974) sont apparus bien plus fréquemment dans les
discours sur la mémoire locale que les débats sur l’identité agaw dans les
entretiens informels que nous avons pu mener à Sekota. Ces puissants
administrateurs constituent une mémoire ostensible, tangible et diffuse de
l’histoire récente de Sekota. Apogée de l’ère de gloire du Wag, elle ne met
nullement en scène l’identité agaw et se passe dans sa construction de tout
référent ethnique. Cette mémoire locale centrée sur les Wagshum est
intrinsèquement liée aux plus hautes sphères de l’appareil impérial. Les
habitants de Sekota ne manquent pas de rappeler que seul le Wagshum, assis à
droite de l’empereur, disposait du privilège de se laver les mains dans le bol en
or de ce dernier. Ainsi, le symbole des Wagshum renvoie à un espace politique
164 Thomas OSMOND

depuis longtemps considéré comme la pièce majeure de l’Empire, drapé dans


une aura de bravoure, de résistance et de fidélité à l’empereur.
À Sekota, le tigrinnya est largement employé, soulignant les liens
durables qui n’ont cessé d’unir le Wag au Tigray. Ces liens s’expriment
notamment par la présence en ville d’une communauté musulmane
importante 30 , composée d’individus originaires pour la plupart de la région de
Nagash 31 au Tigray et de l’ancienne sous-région administrative Raya Azebo
(aujourd’hui incluse dans l’État régional du Tigray). Leur présence à Sekota
remonte au moins au XVIIIe siècle et ils se considèrent aujourd’hui comme des
autochtones du Wag. Ils sont investis dans le commerce et ne manifestent que
peu d’égard aux revendications agaw portées par l’administration de la zone.
Les fonctionnaires de l’administration les considèrent d’ailleurs comme des
étrangers douteux, symboles d’un islam wahhabite en expansion menaçant
l’avenir même de l’Éthiopie. Son expansion serait d’après ces mêmes
fonctionnaires financée à coup de pétrodollars saoudiens, comme l’illustre la
présence d’une grande mosquée flambant neuve au milieu de la ville. Pourtant,
cette mosquée a été financée par les réseaux commerciaux yéménites shafi,
favorisés par l’étroite collaboration entre l’Éthiopie et le Yémen. L’écart entre
les revendications identitaires agaw et les trajectoires de cette communauté
musulmane s’accompagne d’une certaine stigmatisation en tant qu’allochtones.
Celle-ci est d’ailleurs largement formulée dans le département des affaires
culturelles de l’administration de la zone Wag-Himra à Sekota, dont les
activités portent davantage sur la promotion de la culture agaw.
La ville est également marquée par les dix-huit années de lutte que sa
population a livré au Derg. Les intenses bombardements et l’engagement dans
la résistance contre le régime de Mengistu Haylé Maryam constituent une
mémoire très prégnante à Sekota. Le bureau du président de l’administration
du Wag-Himra est orné du drapeau du Mouvement Démocratique du Peuple
Éthiopien (MDPE), représentant un avant-bras tendu, brandissant dans la
main une kalachnikov, avec en fond la date de 1975 dans le calendrier julien
éthiopien (1982 dans le calendrier européen). La plupart des fonctionnaires de
l’administration sont d’anciens résistants opposés au Derg. Les années de lutte,
les tortures et les privations ont profondément marqué toute une génération
d’individus aujourd’hui âgés d’une cinquantaine et d’une soixantaine d’années.
Plus récemment, les hostilités entre les gouvernements éthiopien et
érythréen se sont soldées depuis 1998 par l’envoi au front de plusieurs milliers

30 Les hauts fonctionnaires de la Zone Wag-Himra, qui comptent parmi les principaux

promoteurs locaux de la fiction indigéniste agaw, affirment que ces musulmans représentent
moins de 5% de la population totale de Sekota. Pourtant, les observations et les entretiens
informels que j’ai conduits dans cette ville contredisent nettement ce pourcentage que
j’estimerais pour ma part à près de 20%.
31 Dans plusieurs sources orales et écrites, Nagash, ou Nejash, désigne le nom du souverain

éthiopien qui donna son nom à la région où il autorisa les premiers musulmans, fuyant les
persécutions de Médine, à s’installer en Éthiopie. Voir J.S. TRIMINGHAM (1968 : 44-45).
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 165

de soldats, certains revenant ou échouant blessés et traumatisés à Sekota.


Cette population relativement jeune et désœuvrée survit avec une faible
pension militaire et ne s’identifie pas au revival de l’identité agaw promu par
l’administration et les milieux intellectuels. Leur mémoire se fonde davantage
sur la lutte contre l’assaillant érythréen, au milieu d’une région fière d’avoir
libéré l’Éthiopie de la dictature du Derg. Cependant, l’emprisonnement du
héros local de cette lutte, Tamrat Layne, a entraîné l’arrêt brutal du
développement de Sekota et une amertume à peine dissimulée à l’égard du
gouvernement fédéral éthiopien.
Enfin, le tableau des évènements relativement récents qui ont
contribué à forger le présent de Sekota serait incomplet s’il omettait
l’insécurité alimentaire récurrente qui frappe le Wag. Cette région constituait
l’épicentre des grandes famines de 1984. De mauvaises saisons des pluies
associées à une érosion dramatique des sols et à une déforestation massive,
ont précipité les habitants de cette région dans la détresse et l’exil. En
pénétrant dans la région du Wag par la piste qui relie Korem dans le sud du
Tigray à Sekota, la route est jalonnée de pancartes annonçant l’investissement
d’ONG occidentales dans la mise en œuvre de projets de développement
local. Ce sont des créations de puits, des aménagements de murets pour
endiguer l’érosion des sols ou encore des programmes agricoles. À Sekota, les
ONG Coopi, Oxfam, Save The Children et Médecins Sans Frontières
disposaient récemment encore de locaux et de programmes réguliers. Ces
organisations jouent un rôle important dans une région dévastée, où
l’agriculture et l’élevage demeurent des activités périlleuses. La question de la
survie forme de toute évidence une part importante de l’histoire récente du
Wag. Ces ONG sont en outre les rares employeurs de main-d’œuvre locale
dans la région.

Lalibela : ruralité, tourisme et vieille noblesse


Dans la ville de Lalibela, l’atmosphère générale est sensiblement
différente de celle de Sekota. Si l’époque impériale, et plus précisément le
règne d’Haylé Selassié, sont aussi perçus comme un âge d’or, ce ne sont pas
les Wagshum qui restent dans les mémoires mais davantage les administrateurs
nommés à partir de 1919, date à laquelle le Lasta et le Wag sont
administrativement séparés. De plus, les relations avec la région voisine du
Yejju à l’Est, plus prononcées qu’avec celle du Wag, laissent transparaître des
solidarités religieuses distinctes entre les deux espaces du Lasta et du Wag.
Enfin, le paysage local est marqué par une économie rurale défavorisée. Quant
à la rente touristique procurée par la visite des églises, elle reste largement
monopolisée par le gouvernement fédéral.
166 Thomas OSMOND

Le quartier historique de la ville de Lalibela est constitué d’anciennes


bâtisses en pierre, dont certaines ressemblent aux habitations circulaires
(hedmo) que l’on retrouve à Sekota. Ces quartiers ont été édifiés au cours du
XXe siècle, à partir de la nomination du Ras Kassa Haylu en tant
qu’administrateur de cette vaste région incluant le Lasta, une bonne partie du
Wällo et s’étendant jusqu’à Gondar. Cette région excluait cependant le Wag,
l’autorité des Wagshum se cantonnant désormais à cette seule division
administrative. La vingtaine de familles présentées comme les plus anciennes
de la ville datent leur arrivée entre les années 1920 et 1950. Ils sont les
descendants des familles nobles amhara venues s’installer dans la région à la
nomination du Ras Kassa Haylu et après l’occupation mussolinienne, dans un
contexte marqué par la volonté de l’empereur Haylé Selassié de mettre en
valeur le site des églises monolithes de Debre Roha. Celui-ci se fit construire
une résidence secondaire sur le Mont des Oliviers, aujourd’hui reconvertie en
chambres d’hôtes pour touristes.
Au fil de l’histoire du Wag-Lasta, les historiens ont pointé du doigt à
plusieurs reprises des logiques d’alliance souvent opposées, le Wag s’alliant
plus volontiers avec la région plus au nord du Tigray, alors que le Lasta se
rapproche davantage de la région à l’est du Yejju 32 . Aujourd’hui, la ville de
Lalibela reste commercialement très liée au chef-lieu du Yejju, Weldya (et
grâce au trafic aérien avec la capitale de l’État régional Amhara, Bahar Dar).
Les cultes de possession, fort nombreux à Lalibela, font état de ces relations
de façon très claire, puisque le principal esprit (zar) célébré en ville est Shibbash
Karama, ou Aayyoo Momina, une sainte musulmane décédée en 1929. Originaire
de la région du Yejju, cette sainte dispose d’un sanctuaire dans l’Arsi, près de
la ville d’Abomsa. Elle est une figure religieuse incontournable de l’islam soufi
(dans le cadre du culte des saints Awlya) et plus généralement des corpus zar et
ayyaana dans les régions amhara et oromo. Des enquêtes approfondies
permettraient certainement de dégager des solidarités entre groupes de culte
présents à Lalibela et dans le Yejju. Au sein des cultes pratiqués aujourd’hui à
Lalibela, les figures religieuses présentées comme agaw, les génies qollé (qui
semble-t-il sont largement célébrés à Sekota) sont inexistants et il semblerait
que les esprits zar, dans leur ensemble, n’utilisent pas lors des transes
d’incarnation la langue agaw.
La ville de Lalibela compte aujourd’hui plus de 30.000 habitants.
Pourtant, les infrastructures routières et institutionnelles en général restent
archaïques. L’accès routier à Lalibela depuis Weldya, Gondar ou Sekota
demeure déplorable et se limite à des pistes en très mauvais état, ce qui
constitue un obstacle majeur au développement de la ville 33 . Si l’hôpital de la
ville a été récemment rénové et un établissement bancaire a fraîchement

32Voir WUDU TAFETE KASSU (1995 : 101-103).


33Notons que la route dite « chinoise » reliant Bahar Dar à Lalibela est actuellement en cours de
réfection et de goudronnage par une entreprise chinoise.
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 167

ouvert ses portes, l’électricité demeure produite par des générateurs diesel. Le
parc hôtelier de Lalibela ne comprend qu’un hôtel de standing international, le
Roha Hotel, auquel s’ajoute une poignée de petits hôtels/chambres d’hôtes de
standing intermédiaire, propriétés pour beaucoup d’Éthiopiens résidant dans
la capitale. D’autres hôtels, beaucoup plus modestes et peu fréquentés par les
touristes étrangers, se situent enfin autour du marché et appartiennent
généralement à des habitants de la ville.
La rente financière procurée par l’afflux constant de touristes
étrangers venus visiter les églises monolithes est largement monopolisée par
l’État fédéral éthiopien. Le principal hôtel de luxe de la ville, le Roha Hotel, où
réside la majeure partie des visiteurs étrangers, appartient à l’État fédéral, tout
comme l’aéroport local, desservi exclusivement par la compagnie nationale
éthiopienne. L’utilisation de la route comme moyen d’accès à Lalibela n’est
que marginalement choisie par les touristes. Hormis les 10 kilomètres qui
séparent l’aéroport de la ville, il n’existe aucune route goudronnée pour
rejoindre la ville sainte et les pistes sont dans un état fort mauvais. Leur remise
en état est pourtant récente, mais sa prise en charge par les autorités de l’État
régional Amhara n’a permis que de modestes ajouts de gravats ici et là afin de
masquer les nids de poules les plus flagrants.
On ne reste pas à Lalibela : on y passe. Les touristes arrivent en avion,
résident pour la plupart au Roha Hotel et ne passent guère plus de deux jours
à Lalibela, étape pour ainsi dire obligatoire de leur visite des sites officiels de la
« route historique » qui couvre une partie des régions du nord éthiopien. Les
habitants de Lalibela sont composés grossièrement d’employés, travaillant
dans les hôtels et les pensions bon marché qui fleurissent dans le centre bourg,
attirant un nombre croissant de touristes moins aisés, voyageant avec un sac à
dos. Les résidants de Lalibela sont aussi des membres du clergé de l’Église
Orthodoxe Éthiopienne (diacres, clercs, prêtres...) et des descendants de
familles nobles du Choa, venues s’installer dans les années 1950. Ce sont
encore des paysans habitant dans le centre du bourg. D’autres viennent des
campagnes alentours et résident dans les nouveaux quartiers fondés ces
dernières années sur les contreforts sud de la ville, dans des maisons en bois et
en tôle financées par des ONG internationales. Ce sont enfin ces enfants et
ces mendiants, circulant autour des églises et demandant l’aumône ou
proposant leurs services en tant que guides. Le marché hebdomadaire est
modeste, les espaces ruraux locaux étant très montagneux, escarpés et
marqués par une forte érosion des sols. Agriculture et élevage restent donc des
secteurs d’activité peu développés à Lalibela.
Si la capitale de l’État régional Amhara, Bahar Dar, connaît un
développement bien réel, la ville de Lalibela semble quant à elle figée dans le
temps, à l’image des églises monolithes. Faut-il penser que l’identité amhara
revendiquée par ses habitants ne s’accorde guère avec l’idéologie du
168 Thomas OSMOND

gouvernement fédéral tant elle rappelle, même dans sa forme régionale


institutionnalisée, l’imaginaire national amhara que le FRDPE s’est employé à
démanteler ?

Conclusion : les perdants du fédéralisme ?

Les dynamiques de patrimonialisation autour des églises monolithes


de Lalibela sont plurielles et s’insèrent dans des configurations politiques
distinctes. Si à partir des années 1950, ces vestiges semblent avoir été
mobilisés pour alimenter la fiction nationale amhara de l’État moderne voulu
par Haylé Selassié, ils deviennent depuis l’avènement du fédéralisme ethnique
une ressource mémorielle disputée avec pour toile de fond la dynastie zagwé
et ses héritiers controversés. La réactualisation de la trame identitaire agaw,
associée dans une perspective autochtoniste à la thématique des Black Jews,
participent aux remises en cause des fondements de l’historiographie
impériale. Toutefois, et comme en témoigne l’ethnicisation des revendications
patrimoniales, les relectures historiques ne s’orientent pas vers une plus grande
attention accordée à la diversité des acteurs et des communautés politiques,
entretenant des relations complexes que les études micro-historiques et
archéologiques s’attachent à révéler. Les réécritures de l’histoire s’ancrent
davantage dans une quête des origines où les raisonnements ethnonormés
tentent de remplir le vide laissé par le déboulonnage de l’imaginaire national
amhara.
La concurrence patrimoniale autour des célèbres églises monolithes
met en scène des catégories identitaires (agaw, amhara) dont la nature révèle le
processus d’ethnicisation accrue des emblèmes identitaires dans le contexte du
fédéralisme ethnique. Des mémoires historiques inédites et sélectives
deviennent des ressources politiques mobilisées pour revendiquer, au nom de
l’autochtonie, la domination légitime sur un territoire donné. Ce processus
semble indissociable du remplacement historique du modèle unitaire national
par un imaginaire multinational ethnocentré, ouvrant la porte aux
revendications régionales. Loin de l’assemblage irénique des « nationalités
ethnolinguistiques », le cas des églises de Lalibela suggère davantage que les
relectures des fondamentaux de l’historiographie officielle éthiopienne tendent
plus à diviser qu’à unir les différentes « nationalités » qui composent le pays.
L’imaginaire multinational promu par le régime fédéral ne serait-il
concrètement qu’une somme d’imaginaires ethno-régionaux concurrents ?
RECONSTRUCTIONS IDENTITAIRES A LALIBELA 169

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