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SOUS LA DIRECTION DE

Gérard Prunier

L’Éthiopie
contemporaine

CFEE - KARTHALA
L’ÉTHIOPIE CONTEMPOR AINE
Cet ouvrage est publié avec le concours du Service d’action
culturelle et de coopération de l’Ambassade de France
en Éthiopie et du Centre français des études éthiopiennes.

KARTHALA sur Internet : http://www.karthala.com


Paiement sécurisé

Couverture : Peinture d’Anteneh « Goodbye Socialism » (1992) montrant


le démontage de la statue de Lénine lors de la chute du régime pro-soviétique du Derg.

© Éditions KARTHALA, 2007


ISBN : 978-2-84586-736-9
SOUS LA DIRECTION DE
Gérard Prunier

L’Éthiopie
contemporaine

CFEE K ARTH AL A
PO Box 5554 22-24, bd Arago
Addis-Abeba 75013 Paris
Le Centre français des études éthiopiennes est un institut de recherche
du ministère français des Affaires étrangères. Établi à Addis-Abeba, sa
vocation est de coordonner les recherches françaises et éthiopiennes sur
l’Éthiopie et la Corne de l’Afrique dans tous les domaines scientifiques
relatifs aux sociétés passées ou présentes. Le Centre français des études
éthiopiennes soutient la publication d’ouvrages spécialisés ou de référence
et publie la revue Les Annales d’Éthiopie.

Centre français des études éthiopiennes


PO Box 5554, Addis-Abeba
Éthiopie

Email : cfee@ethionet.et
Introduction

Il en est de certains pays comme de certains personnages historiques,


il est difficile de les regarder de front et sans idées préconçues car leur
projection mythique a tendance à voiler leur réalité. Tout comme Israël
ou le Tibet, l’Éthiopie est un mythe avant d’être une réalité. Beaucoup de
gens qui auraient du mal à placer l’Éthiopie sur un planisphère muet ont
néanmoins entendu parler des amours bibliques de Salomon et de la
Reine de Saba, d’Hailé Sélassié, le petit empereur poids plume qui boxait
dans la catégorie des plus grands de ce monde et dont les Rastafariens ont
fait un Dieu et à l’époque moderne, plus tragiquement, des terribles
famines pour lesquelles « Éthiopie » est devenu un synonyme. Trois mille
ans d’histoire. L’Arche d’Alliance. Les origines de l’humanité. Treize
mois de soleil (slogan inventé par quelqu’un qui n’a jamais passé une sai-
son de keremt à regarder la pluie tomber sans arrêt pendant quatre mois !).
Un pays à la dignité biblique mais qui croule sous la misère.
Le problème de tous ces clichés c’est la part de vérité qu’ils renfer-
ment (sinon ils ne seraient pas devenus des clichés) et la part de vérité
qu’ils occultent. Dans le cas de l’Éthiopie les deux sont inextricablement
mêlés. Les éthiopianistes, gent extrêmement susceptible et qu’il ne faut
en aucun cas confondre avec les africanistes, sont en général profondé-
ment irrités par les clichés. Ils ont tort car ils en vivent. A une époque où
les travaux de recherche en Afrique ne portent plus guère que sur la pau-
vreté, les conflits, le SIDA et les Mutilations Génitales Féminines,
l’Éthiopie a conservé un dernier carré d’amoureux dévoués, de savants
désintéressés, d’érudits aux connaissances encyclopédiques qui se réunis-
sent tous les trois ans pour concélébrer leur foi. La dernière Conférence
Internationale d’Études Éthiopiennes qui s’est tenue à Hambourg en
juillet 2003 a regroupé près d’un millier de spécialistes de toutes les dis-
ciplines venus du monde entier pour communier dans l’objet de leur fas-
cination. Et lors de cette conférence le Professeur Siegbert Uhlig a pré-
senté le premier volume de ce qui sera un opus magnum, l’Encyclopedia
Æthiopica, gigantesque compendium en sept ou huit volumes qui couvrira
6 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

dans le courant des prochaines années la totalité de ce que l’on peut


savoir sur l’Éthiopie, ses langues, ses ethnies, ses mythes, sa géographie,
ses personnages historiques, ses religions. Quel pays pourrait aujourd’hui
se targuer de susciter un tel enthousiasme érudit ?
Ceci dit c’est ce succès même qui ouvre un problème ; entre d’une
part les guides touristiques qui présentent des prêtres pittoresques dansant
à Lalibela, des femmes à plateaux Mursi et le rituel de la nourriture des
hyènes aux portes de Harar et d’autre part l’énorme érudition de
l’Encyclopedia Æthiopica, où se trouve l’Éthiopie d’aujourd’hui ? On ne
saurait vraiment résumer la France contemporaine en juxtaposant
l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert au Guide Michelin. Or c’est un
peu ce qui se passe dans le cas de l’Éthiopie. Il manque souvent des pas-
serelles entre des ouvrages à vocation touristique et un énorme corpus de
recherches érudites qui peut décourager le néophyte. C’est dans cet esprit
que le présent ouvrage a été conçu avec ses dix-neuf chapitres écrits par
vingt auteurs tant éthiopiens qu’étrangers (il y a des chapitres à auteurs
multiples et certains auteurs ont écrit plusieurs chapitres). Nous avons
pensé qu’il y avait place pour un ouvrage plus modeste qui essaierait de
faire comprendre le pays concret qu’est l’Éthiopie d’aujourd’hui, au-delà
du pittoresque et en deçà du mythe. Destiné au voyageur cultivé, à l’étu-
diant, au diplomate arrivant en poste, au journaliste que le tourbillon de
l’actualité renvoie soudain avec une pointe d’angoisse à un passé dont il
ignore souvent presque tout, ce livre a pour ambition de présenter un tour
d’horizon global de l’Éthiopie contemporaine. C’est pourquoi nous avons
délibérément choisi de ne pas remonter historiquement avant 1855, date
de naissance de l’Éthiopie moderne, tout en donnant cependant dans la
bibliographie à la fin de l’ouvrage des pistes à ceux que le passé plus
lointain intéresserait. Les villes, les populations, l’économie, le problème
de la sécurité alimentaire, la révolution, le déchirant problème érythréen et
aussi ces éléments beaucoup plus anciens mais qui frappent le regard du
voyageur d’aujourd’hui comme l’énigmatique écriture éthiopienne où la
prégnance massive d’une Église souvent décrite à tort comme « orthodoxe »,
chacun de ces thèmes est abordé ici. Nous espérons que ceux qui ne
connaissent pas encore l’Éthiopie commenceront ici à apprendre à l’aimer
et que ceux qui la connaissent déjà y trouveront peut-être de quoi appro-
fondir certains des domaines qui ne sont pas de leur spécialité.
Sur le plan technique, précisons un point de détail qui irritera peut-être
les puristes. Nous n’avons pas succombé à la tentation de « l’orthographe
savante » qui nous aurait amené à écrire Šäwa pour la province du Choa
et täwahädo pour désigner l’église monophysite. La langue amharique
s’écrit avec un système syllabaire complexe que décrit le Professeur
Berhanou Abebe au chapitre 9 et il n’y a pas d’équivalences directes pos-
sibles avec l’alphabet latin. Il a fallu inventer des systèmes phonétiques
INTRODUCTION 7

spécifiques pour retranscrire les sons amhariques avec précision et fidélité.


Très utiles aux linguistes et aux spécialistes de certaines autres disciplines
(géographes, botanistes) qui requièrent des désignations fines pour les
mots qu’ils utilisent, ces systèmes de transcription ont tendance à dérou-
ter le lecteur non spécialiste. Nous leur avons préféré une orthographe en
alphabet latin aussi proche que possible de la réalité phonétique sans pour
autant désarçonner le lecteur.
1

L’espace géographique éthiopien


Un monde de fortes densités rurales

BEZOUNESH TAMRU et Jean-Pierre RAISON

L’Éthiopie est l’une de ces terres suscitant mythes et superlatifs ; le


berceau de l’humanité, le toit de l’Afrique, le plus vieil État africain, la
montagne la plus peuplée au monde, une terre sainte ; cette dimension
quasi mystique la rapproche d’États comme le Tibet tandis que la faim et
la sécheresse qui sont aussi des clichés contemporains l’assimileraient
plus au Sahel dont elle ne fait pourtant pas partie. L’une des caractéris-
tiques les plus particulières de l’Éthiopie est son fort peuplement monta-
gnard ; qui connaît l’Afrique de l’Est n’est pas étonné par ce fait, mais
l’étendue des fortes densités, s’exprimant sur une grande variété écolo-
gique, est ici plus frappante. Ce fort peuplement est celui des campagnes
et représente 84 % des Éthiopiens pour un total de 71 millions d’habitants
(CSA, 2004), le poids économique du monde rural est aussi important et
couvre 41,8 % du PIB (Banque Mondiale, 2004), la quasi-totalité des
exportations demeurent agricoles avec notamment le café et les peaux qui
couvrent 50 % des rentrées de devises (CSA, op. cit.). L’appréhension de
la géographie de l’Éthiopie peut donc débuter par quelques faits simples :
un pays très peuplé (au troisième rang de l’Afrique derrière le Nigeria et
l’Égypte), un peuplement d’altitude dans la majeure partie de son territoire
et dépendant pour une partie importante des ressources de l’économie
rurale. Il convient aussi de souligner d’emblée que la croissance démo-
graphique, l’émiettement continuel des exploitations et le manque de
réponses politiques globales ont entraîné depuis plusieurs décennies une
crise rurale sur laquelle les sécheresses jettent périodiquement des coups
de projecteur dramatiques.
Avec ces données de départ, nous tenterons de brosser un tableau, for-
cément incomplet, de la géographie contemporaine de l’Éthiopie. Nous
10 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

commencerons par présenter les paysages naturels, puis par apporter des
éléments de compréhension à la problématique du fort peuplement mon-
tagnard et à celle de la diversité des densités observées. Ces faits sont-ils
nés d’un concours écologique favorable, notamment de la pluviométrie ?
Sont-ils issus des différences dans les techniques agricoles entre l’exten-
sivité céréalière de la culture attelée qui s’opposerait à l’intensivité des
vergers où l’on utilise la houe à fouir ? Serait-ce les politiques d’encadre-
ment transformant alternativement les territoires en montagnes refuges ou
montagnes « dominantes » ?
Après avoir examiné toutes ces interrogations, nous questionnerons
aussi l’histoire récente du pays pour étendre notre faisceau de facteurs
explicatifs. Ceci nous autorise à évoquer les structures d’encadrement
particulières qui ont abouti à la formation du territoire actuel et qui relè-
vent d’un pouvoir dont les assises demeurent paysannes. Les évolutions
des politiques foncières rurales seront alors convoquées pour mieux
étendre l’éventail explicatif éclairant la situation d’extrême pauvreté voire
de famines auxquelles les campagnes éthiopiennes restent exposées. Quels
que soient les points de vues, un fait s’impose désormais, l’évolution des
campagnes est de plus en plus liée au dynamisme des villes et nous termi-
nerons donc notre présentation en nous interrogeant sur les raisons du
faible niveau d’urbanisation en Éthiopie.

Une nature essentiellement montagnarde : atout ou faiblesse ?

A première vue, la citadelle éthiopienne revêt un aspect de huis clos


avec un massif occidental très vaste et peu accessible, la vallée du Rift1 et
le massif sud oriental moins étendu. Cette nature montagnarde semble
ainsi peu propice à un peuplement important. Pourtant, et comme souli-
gné par Jean Gallais (1989), l’Éthiopie peut être qualifiée de montagne la
plus peuplée au monde ; le pays a en effet connu plusieurs vagues migra-
toires. Les plus connues sont l’installation au premier millénaire avant
notre ère de populations sémitiques venues de la péninsule sud-arabique
puis celles des migrations oromos du XVIe siècle. Les premières auraient
commencé à occuper le territoire actuel à partir du golfe de Zula où la
bande littorale est étroite et l’accès aux plateaux plus aisé. Ils auraient par
la suite étendu leur emprise sur le Tigray contemporain pour continuer

1. Grand fossé d’effondrement qui sépare l’Éthiopie en deux massifs distincts


(carte 1.a.).
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 11

leur avancée sur les territoires plus méridionaux du Wollo et du Choa. La


migration oromo aurait emprunté le secteur sud du massif occidental,
ainsi que le Haut Rift, pour occuper une grande partie du territoire éthio-
pien actuel. L’accès à l’ensemble des hautes terres est en effet plus aisé
par ce secteur sud, car il ne comporte pas de rempart naturel équivalant à
la ligne d’escarpements qui surplombent le rift au nord d’Addis-Abeba ou
aux gorges des piedmonts occidentaux.
L’existence de conditions physiques propices aux établissements
humains (terres plus fertiles, climat plus doux, pluviométrie généreuse,
absence de paludisme ou de trypanosomiase, etc.) est fréquemment évo-
quée pour expliquer les fortes densités des massifs éthiopiens. Pour
Gallais (op. cit.), la montagne est un facteur protecteur ayant permis à la
civilisation abyssine chrétienne de se pérenniser, alternativement bastion
de repli ou forteresse dominante. A. Gascon (1994) souligne la sacralité
que revêtent les altitudes pour les habitants, l’étagement montagnard
aurait comme symbolique le saint des saints des hautes altitudes
jusqu’aux enfers des basses terres périphériques.
S’il est vrai que la plupart des terres où l’agriculture pluviale reste
possible se trouvent au-dessus de 1000 m, et qu’une majorité de la popu-
lation occupe des altitudes supérieures à 1500 m ; les raisons de ces fortes
concentrations montagnardes se trouvent probablement au carrefour des
explications avancées ci-dessus et d’un faisceau d’héritages historiques
qui ne sont pas encore tous clairement établis.

Caractères physiques : un relief vigoureux

L’Éthiopie se singularise par un relief vigoureux dominé par un


impressionnant appareil volcanique. Plusieurs sommets dépassent 4000 m
avec dans le nord-ouest le Ras Dejen qui culmine à 4620 m d’altitude ; à
l’opposé la dépression Afar se distingue par des altitudes négatives de
–110 m. Le socle africain a connu un bombement à l’ère tertiaire ayant
entraîné la constitution d’immenses trapps volcaniques. Ces épanche-
ments couvrent une grande partie occidentale de l’Éthiopie allant du
Takazzé aux montagnes du Kafa et plus à l’est constituent les massifs de
l’Arsi et du Balé. Le Tigray se distingue par des reliefs cristallins ruini-
formes qui se continuent en Érythrée. Ces formations anciennes du pré-
cambrien se retrouvent aussi dans l’ouest du pays, gorges de l’Abbay et à
l’est dans les monts du Harar. Lors des grands mouvements tectoniques du
quaternaire, cet ensemble va à nouveau connaître un fort soulèvement
ayant entraîné l’apparition d’un grand fossé d’effondrement appelé Rift.
Ce dernier va créer une rupture naturelle entre un bastion occidental et son
homologue du sud-est. Ces mouvements tectoniques sont à l’origine d’un
12 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

volcanisme plus récent qui intéresse la dépression de l’Afar, ainsi que la


partie méridionale du Rift éthiopien.
Le nord du Rift, les extrémités orientales et sud-est de l’Ogaden et du
Balé, les plaines de l’ouest (marécages du Gambella, et gorges de
l’Abbay) constituent les régions basses du pays. En incluant ces basses
terres, trois ensembles naturels peuvent être distingués.
• Les massifs de l’Ouest constituent de loin la région naturelle la plus
étendue. Loin d’être homogènes, ils sont compartimentés en une succes-
sion de blocs que séparent des gorges profondes où s’est épanoui un
archipel de régions historiques, Tigray, Gondar, Wollo, Gojjam, Wollega,
Choa, Kafa ou Gamu-Goffa. Les montagnes du Choa, très disséquées,
sont comprises dans les bassins versants de l’Abbay, de l’Awash ainsi que
du Guibé-Omo. Les massifs très arrosés du sud-ouest (Gamu Goffa,
Illubabor et Wollega) sont aussi séparés par le Guibé-Omo et par les
affluents de l’Abbay. A part le Baro, coulant dans les régions planes du
Gambella, aucun des cours d’eau éthiopiens n’est navigable2. Le massif
occidental s’abaisse à l’ouest sur un piedmont incisé par une série de
gorges profondes et couverts de marécages favorisés par un réseau hydro-
graphique dense et une pluviométrie importante. A l’est, il surplombe la
vallée du Rift en une succession quasi rectiligne d’escarpements de failles
pour se continuer selon un schéma plus complexe le long du couloir des
lacs du Haut Rift éthiopien.
• Le fossé ou Rift, séparant l’Éthiopie en deux massifs, fait partie du
grand système d’effondrement allant de la péninsule arabique au sud-est
de l’Afrique. En Éthiopie, il se compose au nord du triangle de l’Afar
caractérisé par l’alternance de grabens et de horsts dans une direction
générale nord-sud. Ce secteur connaît une activité géothermique impor-
tante avec notamment le célèbre lac de lave du volcan Erta Ale. A la hau-
teur d’Addis-Abeba, le rift se rétrécit pour former le couloir des lacs et
suit une direction méridienne jusqu’à la frontière kenyane. Dans la partie
sud ou Haut Rift, l’action conjuguée de la tectonique et du volcanisme
rend les altitudes relativement plus élevées que dans la partie septentrio-
nale. Cette partie du Rift connaît un système hydraulique plus riche,
entretenu par les rivières coulant des deux massifs frontaliers.
• Les Hautes Terres du sud-est s’élèvent à l’est du Rift et incluent les
massifs du Sidamo, du Balé-Arsi et du Harargué. Dans sa partie occiden-
tale, le massif du Balé-Arsi est construit sur un matériel volcanique ter-
tiaire avec des altitudes importantes comme le Mont Batu à 4307 m. Ce

2. Les pouvoirs publics ont préparé un vaste projet hydraulique pour mieux exploiter
les potentiels des fleuves montagnards coulant dans des gorges profondes et des dénivelés
très importants avec des cours souvent coupés par des chutes ou des rapides.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 13

massif s’abaisse au sud sur des formations karstiques dont les fameuses
grottes de Sof Omar. Vers l’est, les monts du Harar constituent une chaî-
ne s’avançant jusqu’à Jijiga et d’où un grand nombre d’affluents du
Wabi Chébellé prennent leur source. La route de Harar à Addis-Abeba
suit les crêtes et domine une série d’interfluves magnifiquement aména-
gés. Au sud des monts du Harar commence le Plateau Somali à propre-
ment parler constitué de sédiments tertiaires et s’abaissant continuelle-
ment vers le triangle de l’Ogaden.

Un climat et une végétation très contrastés

Dans sa majeure partie, l’Éthiopie connaît un climat tropical d’altitude


caractérisé par des amplitudes thermiques journalières importantes, les
variations thermiques annuelles sont plus modérées. Il existe une saison
sèche (bega) d’octobre à juin et une grande saison des pluies (Keremt) de
juin à octobre. La bega peut être interrompue par une petite saison des
pluies dite belg en mars-avril, celle-ci est plus intermittente et son absence
crée de gros problèmes de soudures dans les Hautes Terres céréalières du
Centre. La pluviométrie s’exprime aussi en fonction de l’exposition.
Ainsi, les versants de l’Ouest et du Sud-ouest des massifs occidentaux,
mieux exposés aux vents humides, sont beaucoup plus arrosés, tandis que
leurs homologues de l’est, dits sous le vent (ou en situation d’abri),
connaissent une pluviométrie bien moindre.
Les plaines très déprimées de l’Afar et de l’Ogaden possèdent un cli-
mat aride voire désertique avec des températures moyennes de 27 à 30° et
une pluviométrie annuelle inférieure à 450 mm. Les formations végétales
y sont discontinues voire inexistantes. Les rebords immédiats du Rift sep-
tentrional, les piedmonts des massifs orientaux ainsi que le nord du
Tigray sont caractérisés par des formations steppiques et un climat semi-
aride. Les précipitations annuelles sont variables allant de 410 à 820 mm.
Les altitudes autour de 1750 m d’une grande partie du massif occiden-
tale, du Haut Rift, ainsi que des massifs orientaux connaissent un climat
caractérisé par des mois d’hiver secs, et des températures minimales de
18°. La pluviométrie moyenne va de 680 mm à 2000 mm, selon l’exposi-
tion les durées des périodes pluvieuses varient considérablement dans les
différentes parties du pays. Cette zone climatique se caractérise en géné-
ral par des savanes pouvant être plus ou moins boisées.
Les altitudes allant de 1700 à 3200 m présentent un climat tropical
avec des mois secs en hiver et des températures minimales en dessous de
18°C, la pluviométrie moyenne fluctue selon les expositions, et se situe
entre 800 et 2000 mm. Selon la pluviométrie, les formations végétales
varient entre savanes boisées ou forêts denses. Les hautes altitudes supé-
14 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

rieures à 3500 m se caractérisent par des mois secs en hiver et des tempé-
ratures minimales inférieures à 10°C. Elles peuvent recevoir des précipi-
tations annuelles allant de 800 à 2000 mm, le couvert végétal est
discontinu et offre des formations herbeuses discontinues à lobelias
géants.

L’étagement montagnard

D’un point de vue agro-climatique, l’étagement des altitudes est un


fait typique de l’Éthiopie. La langue amharique distingue ainsi l’étage de
la dega (étage alpin entre 2500 m3 et 3500 m), de la woïna dega (étage à
vigne entre 1500 m et 2500 m) et de la qolla (terres chaudes entre 500 m
et 1500 m). Cet étagement peut être affiné en rajoutant l’étage de la haute
däga ou wourtch (zone de frimas au-dessus de 3500 m) et en finissant
avec celui du harour (aires torrides) au-dessous de 500 m. Dans un pays
de 1,1 million de km2, il n’est pas aisé de déterminer cet étagement de
façon uniforme. Celui-ci est non seulement fonction de l’altitude mais
aussi de l’exposition et des représentations culturelles. Par exemple et
selon les régions, une même altitude peut être désignée comme qolla ou
woïna dega par les habitants des étages supérieurs.
En général, les zones de la dega se caractérisent par une céréaliculture
alliant le teff4, l’orge et le blé avec des légumineuses et des oléagineux.
La définition de la woina dega est plus complexe, elle varie d’une zone à
l’autre et cet étage n’est pas reconnu dans tout le territoire éthiopien.
Dans les altitudes qui peuvent être désignées comme la woina dega, nous
retrouvons souvent les mêmes associations céréales/légumineuses (avec
une plus forte présence de sorgho et de maïs) mais aussi des vergers
d’ensete5, de condiments et surtout des cultures commerciales comme le
café ou le khat6. Cet étage possède la réputation de bien-être, d’un équi-
libre entre le froid de la dega et la chaleur de la qolla, ainsi un mythe
tenace s’attache-t-il à la région de Harar renommée pour sa douceur de
vie et ses fruits. Le terme qolla signifie tout autant un étage bas mais
aussi la chaleur7, dans cet étage on cultive surtout des céréales comme le
sorgho ou le maïs. L’intermittence des pluies se traduit par de faibles ren-
dements sans irrigation. Cet étage est aussi l’interface entre le monde de
l’agriculture sédentaire et du pastoralisme nomade pratiqué dans les

3. Ces valeurs sont données à titre indicatif (Ethiopian Mapping Authority).


4. Céréale à graines très fines servant à préparer l’enjera (grandes galettes souples).
5. Faux bananier dont la racine est consommée sous forme de pain ou de bouillie.
6. Plante hallucinogène, classée dans les drogues douces à forte accoutumance.
7. Ce terme signifie griller en amharique.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 15

étages les plus bas. Avec l’introduction de techniques hydrauliques, de


grands périmètres de cultures commerciales irriguées (canne, coton, oléa-
gineux) ont été aménagés dans ces basses terres au détriment des zones
de pâturages.
Les paysages agraires éthiopiens sont un véritable plaisir pour les
yeux. Même dans les parties plus sèches du Tigray, du Nord Wollo ou du
Gondar oriental, la mise en valeur est méticuleuse et les champs en ter-
rasses, continuellement dépierrés, grimpent à la limite des sommets. Plus
au sud, les plateaux fertiles du Gojjam déroulent leurs ondes de champs
de céréales. Au sud-ouest d’Addis-Abeba, la richesse verdoyante des
caféiers du Kafa, les ceintures d’ensete du pays Gouragué ou du Sidamo,
les montagnes littéralement vêtues de champs du Wolayta, et plus à l’est
les interfluves du Harar couverts de champs de sorgho et de khat, sont
autant de témoins de paysages très fortement humanisés. L’étagement
montagnard ajoute une touche scénographique à l’ensemble. Dans les
hauteurs du Wollo, et sous une pluie froide, le visiteur peut être surpris de
voir une colonne de dromadaires chargés de céréales descendant les
pentes en direction des marchés du rift. Pour un pays dont l’un des stéréo-
types tenaces est son immobilisme dans ses montagnes, le mouvement
dans les campagnes est permanent. Ici des troupeaux de zébus, chèvres ou
moutons que l’on conduit à l’abreuvement, là des colonnes de paysans et
surtout de paysannes ployant sous la charge de leurs denrées et se rendant
au marché, et encore là des groupes d’enfants dévalant les versants pour
se rendre à leurs lointaines écoles.
C’est pourtant bien ce même monde rural, resté si vivace et producteur
de paysages agraires d’une grande beauté, qui périodiquement défraie les
chroniques internationales en proie à la sécheresse et aux disettes.
Comment comprendre cette insécurité alimentaire devenue chronique ?
Serait-elle d’ordre purement naturelle ? L’aléa climatique est pourtant une
donnée connue de longue date ainsi que les zones les plus vulnérables du
pays. Serait-elle due à un épuisement des sols ? Les déplacements de
populations, tant décriés à l’époque du Derg8, étaient souvent justifiés par
des discours scientifiques fondés sur un déterminisme naturaliste de
l’appauvrissement du milieu physique (R.R.C., 1985).
La sécheresse est un phénomène récurrent qui avait touché en 1984 la
partie orientale du Gondar, le nord et l’est du Wollo, l’ouest du Tigray, le
nord du Choa et du Gamu Goffa sans compter les basses terres du
Harargué, du Balé et du Sidamo. Mais en dehors des sécheresses, l’insé-
curité alimentaire s’étend ainsi à des zones qui sont traditionnellement
mieux loties. Selon la carte des zones considérées comme vulnérables,

8. Junte militaire au pouvoir de 1974 à 1991.


16 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

dressée par le Programme Alimentaire Mondial de l’ONU, une grosse


moitié orientale du pays s’est trouvée précarisée. En outre, cette même
carte montre la fragilisation des régions, traditionnellement très arrosées,
comme le Gambella et le Bani-Shangul ou le sud du Kafa.
La raison de ces insécurités alimentaires peut résider dans les tech-
niques agricoles demeurées trop rudimentaires. En effet les outils de base
sont l’araire attelée dans les zones de céréaliculture de la dega et la houe
à fouir dans les zones de vergers. La maîtrise hydraulique est quasiment
inconnue et l’agriculture est dans son immense majorité pluviale.
Pourtant, un seul regard suffit pour montrer que dans biens des cas, et
malgré une technique restée ancestrale, les champs sont parfaitement
entretenus. Ce qui frappe est le nombre pléthorique des parcelles et la
modicité de leur taille ainsi que la quasi-absence de forêts9 voire de petits
bosquets d’arbres.

Un peuplement principalement montagnard

D’après les estimations officielles, la population éthiopienne a atteint


en 2005 le chiffre de 77 500 000, avec une densité moyenne de l’ordre de
70 habitants au km2, ce rapport global masque de fortes disparités. A par-
tir de la région de Jimma dans le sud-ouest, jusqu’à la frontière érythréenne
au nord et à hauteur du lac Tana à l’ouest, une large bande de peuplement
s’étire le long du Rift. Cette bande se déploie en éventail de l’aggloméra-
tion d’Addis-Abeba jusqu’à Jijiga à l’est en englobant les fortes densités
du Haut Rift. Cette Éthiopie « utile » est ceinte de basses terres peu peu-
plées, que ce soit dans les zones de piedmonts occidentaux, dans le nord
du Rift, ou dans les vallées de grands fleuves orientaux. La carte (en fin
de chapitre) montre la répartition des densités de population par woréda10
et par classes d’altitudes. Une première chose saute aux yeux la différen-
ce entre les fortes densités du haut, région du Tigray, est du Gojjam et les
bordures du Rift, et les quasi-vides des basses altitudes. On serait presque
tenté d’affirmer une dichotomie entre une Éthiopie du haut et du bas. Une
lecture plus attentive de la carte relève pourtant des disparités de densités
intéressant les mêmes classes d’altitudes. Nous observons ainsi que les
extrêmes se rejoignent, les étages inférieurs à 500 m ou supérieurs à

9. Certaines pentes ont conservé les forêts d’eucalyptus et de genévriers issues des
opérations de reboisement du Derg. Dans le nord du pays, les églises sont parfois entou-
rées d’un petit bosquet d’arbres.
10. Découpage administratif avant le niveau élémentaire des qebelés.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 17

3500 m connaissent des vides démographiques avec des densités infé-


rieures à 100 habitants au km2. Les niveaux allant de 3000 m à 3500 m ne
sont guère plus prisés car il est rare que l’on y trouve des densités supé-
rieures à 100 habitants au km2. Les altitudes allant de 2500 à 3000 m
retiennent plus l’attention, bien qu’à part le cas notable de l’aggloméra-
tion d’Addis-Abeba, le Gojjam Oriental, il est pourtant difficile d’y
relever une relation spatiale systématique entre ces classes d’altitudes et
les fortes densités. Les étages allant de 2000 à 2500 voire plus bas de
1500 à 2000 connaissent des noyaux de très fortes densités dans le Haut
Rift et ses bordures immédiates ainsi que dans d’autres parties du pays,
mais dans ce cas aussi, il est difficile de noter une homogénéité de densités
partout.
Sans nier l’existence d’une corrélation entre altitudes et densités, il
nous faut donc chercher d’autres facteurs explicatifs pour comprendre les
fortes disparités de peuplement au sein du territoire éthiopien. L’effet de
l’exposition des massifs peut être aussi évoqué, la façade occidentale et
humide du pays est continentale tandis que la partie orientale tournée vers
la mer est plus sèche. Pourtant c’est bien dans cette direction orientale
nettement dessinée par les bords du Rift que se déploie l’éventail des
fortes densités éthiopiennes. En dehors des facteurs écologiques, il faut
donc interroger d’autres paramètres susceptibles d’éclairer les raisons de
la répartition du peuplement éthiopien.
Les différences des pratiques agricoles sont souvent évoquées comme
une des réponses au différentiel démographique. Ainsi, à la culture attelée
des provinces céréalières, nord Choa, Gojjam, Gondar, Tigray et toutes
les parties septentrionales du pays ayant adopté cette pratique et portant
des densités moyennes s’opposent les très fortes densités des zones de la
Dangora11. Ceci est en partie vrai pour la ceinture de l’Ensete, bordures
méridionales du Rift, Haut Rift, montagnes du Kafa et de l’Illubabor,
pour certaines zones caféières du Harar, Sidamo, Kafa, Illubabor et
Wollega et pour les jardins de Khat, de café et de sorgho des montagnes
du Harar. En admettant cette césure entre extensivité des zones céréa-
lières du Nord et intensivité de pratiques agricoles de la Dangora, force
est de noter sur la carte un grand nombre d’exceptions. Les worédas du
nord-est Tigréen sont par exemple beaucoup plus densément occupés que
ceux situés au sud de Jimma et pratiquant une agriculture de jardins et des
plantations de caféiers.
Nous pouvons ainsi multiplier les cas pour démontrer que les diffé-
rences de densités de population observées sur le territoire éthiopien ne
répondent pas seulement à des critères écologiques ou de pratiques agri-

11. Houe à fouir.


18 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

coles. Il est donc pertinent à ce stade de reprendre les grandes lignes de


l’histoire d’un État essentiellement agraire afin de saisir le rôle des enca-
drements politiques dans les différences de peuplement.

La formation du territoire éthiopien, le rôle d’un État agraire

Si par Éthiopie, nous désignons actuellement un pays enclavé de


1,1 million de km2 situé dans la corne de l’Afrique avec Addis-Abeba
comme capitale, identifier la localisation et l’étendue exactes d’un État
portant ce même nom de l’antiquité à nos jours est plus délicat. A part le
fait attesté que le royaume antique d’Axoum (Berhanou Abebe, 1998)
tirait une partie de sa richesse du commerce maritime, l’État éthiopien est
demeuré au travers des siècles un pouvoir agraire.
Selon beaucoup d’auteurs (Marcus, 1975), le fondateur de l’Éthiopie
moderne et contemporaine est sans conteste Ménélik II. Si ce souverain
était parvenu à former le territoire actuel, il n’avait pas réussi à y imposer
une gestion réellement centralisée. Ce système, proche de la pyramide
féodale du moyen âge occidental, s’est perpétué grâce au fort prélève-
ment subi par une population paysanne nombreuse. Ce mode d’encadre-
ment, solidement secondé par l’Église Orthodoxe Tewahedo ou mono-
physite, avait permis dans la partie abyssine12 de l’Éthiopie, l’essor d’une
organisation territoriale allant de la paroisse rurale au pouvoir princier,
ainsi que la mise en valeur d’une grande partie des hautes terres du Nord.
Ainsi et même dans les provinces récemment intégrées à l’empire,
Ménélik II laissait-il une grande marge d’autonomie fiscale et administra-
tive à ses gouverneurs généraux. Ses successeurs immédiats n’ont pas
introduit d’innovations sensibles dans ce mode de gouvernement. Ce sys-
tème avait l’avantage pour les souverains d’être rentable tant qu’ils
demeuraient capables de faire respecter leur suprématie sur l’aristocratie
dirigeante. J. Gallais (op. cit.) considère ainsi que la compréhension de ce
pays se situe dans le triangle État-pauvreté-culture, l’État devenu d’un
poids écrasant obère les bénéfices que le peuple-producteur pouvait tirer
de son encadrement.
De 1936 à 1941, l’Éthiopie est sous occupation italienne. Malgré la
brièveté de cette aventure, les Italiens étaient venus avec un projet colo-
nial de peuplement. Dès la prise d’Addis-Abeba, l’Éthiopie fut incluse

12. Le terme d’Abyssinie est parfois pris comme un synonyme d’Éthiopie. Pour cer-
tains auteurs qui considèrent l’extension territoriale du règne de Ménélik II, il ne désigne-
rait que la partie septentrionale du territoire actuel, grosso modo le Tigray et l’Amhara
actuel (voir le chapitre 3 pour la dimension historique de ces termes).
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 19

dans l’empire colonial de l’Africa Orientale Italiana (AOI), (Sbacchi,


1985). A partir de 1936 le général Rodolfo Graziani, vice-roi de l’AOI,
s’appliqua à démanteler systématiquement tout l’encadrement politique
local, qu’il considérait comme étant à la solde du pouvoir impérial déchu.
L’empire colonial fut scindé en six gouvernorats, eux-mêmes divisés en
districts puis en cercles, la responsabilité de toutes ces administrations
étant souvent confiée à des militaires. Le projet italien de peuplement
comprenait plusieurs programmes de mise en valeur agricole et certains
avaient timidement débutés (Sbacchi, op. cit.). Le nombre de migrants
italiens s’avérant insuffisant, les militaires avaient de plus en plus recours
à la main-d’œuvre locale. Mais le gouvernorat de Graziani, violemment
répressif, avait poussé nombre d’Éthiopiens vers la résistance et avait sus-
cité un fort sentiment nationaliste. Graziani fut remplacé par le pragma-
tique duc Amédéo d’Aosta, qui réussit à mieux pacifier le pays et à
mettre en place son administration et le projet italien. Mais les donnes
internationales de l’époque furent favorables à Haïlé Selassié I qui, aidé
par les Britanniques, parvint à reprendre son empire en 1941.
Si l’empire éthiopien est rétabli, le système d’administration « féodale »
décentralisée a lui été définitivement balayé par l’occupation italienne et
c’est plus un monarque absolu qu’un roi des rois13 qui revient sur le trône.
Lors de sa restauration, Haïlé Selassié I avait offert beaucoup de terres à
la noblesse restée fidèle, mais il s’était par contre bien gardé de réanimer
l’ancien système féodal décentralisé. L’assise du pouvoir demeura agraire,
mais le moyen dont l’État va user pour accéder à la ressource rurale va
totalement changer. Au reversement traditionnel à travers les différentes
strates de la noblesse terrienne, le pouvoir de Haïlé Selassié I va préférer
la méthode de la fiscalité directe. A cette fin de contrôle plus effectif, le
territoire fut divisé en douze awrajas et ce terme fut remplacé en 1946
par celui de teqlay guezat ou gouvernorat général. Les awrajas continuè-
rent à exister mais pour désigner un niveau territorial intermédiaire entre
la province (teqlay guezat) et le woréda devenu le niveau élémentaire. A
partir de 1954, les teqlay guezat atteignaient le nombre de 14 avec l’inté-
gration à l’empire de l’Érythrée, ex-colonie italienne. Au moment de la
révolution de 1974, le découpage en 14 teqlay guezat fut maintenu mais
sous la nomination de kefle hager (région administrative).

13. Le roi des rois était un primus inter pares auquel les royaumes vassaux devaient
allégeance en lui reversant une part des impôts (Berhanou Abebe, op. cit.) (Gascon, 1999).
20 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Paroxysme et mort de l’État-nation ?

A partir de 1977, le colonel Menguistou parvint à dominer totalement


le Derg. Sans renier les fondements populaires de la révolution de 1974,
il restait avant tout un nationaliste convaincu. Le slogan phare du « négus
rouge » était « Ethiopia Teqdem » : l’Éthiopie d’abord14. L’État-nation des
militaires se voulait intégrateur de toutes les ethnies éthiopiennes au creu-
set national. Au contraire de l’époque impériale, où toutes velléités pour
la reconnaissance de droit ethnique ou religieux étaient proscrites, le régi-
me du Derg avait reconnu comme fériés les fêtes musulmanes tout en
révoquant le statut de religion d’État dont jouissait l’Église Orthodoxe
Tewahedo sous l’empire déchu. Si l’amharique demeurait l’incontestable
langue officielle, des discours radiophoniques ainsi que des journaux
étaient diffusés dans d’autres langues comme l’Oromo. Des mesures,
visant à favoriser l’intégration des jeunes issus des groupes ethniques
« oubliés » par l’éducation, furent aussi encouragées. Mais les actes réel-
lement significatifs furent et demeurent les deux grandes lois de redistri-
bution des terres rurales et urbaines. Ces textes ont ainsi marqué une réelle
rupture avec le régime précédent.
La mise en œuvre des réformes successives et la nécessité d’un
contrôle territorial accru imposaient un découpage plus fin. Le maillage
administratif qui à l’époque de Haïlé Selassié allait de la province au
woréda fut affiné jusqu’au qebelé15 urbain ou rural. Les réformes agraires
furent accueillies avec scepticisme voire hostilité dans le nord du pays,
mais elles avaient suscité beaucoup d’enthousiasmes et d’espoirs dans les
provinces du Sud annexées par Ménélik II.
Les incessantes guerres civiles, les continuelles réformes plus idéolo-
giques que nécessaires et les trop lourds prélèvements en hommes et en
ressources, avaient fini par rendre le pays exsangue. Le 28 mai 1991, les
colonnes de l’EPRDF16 entrèrent en vainqueur dans Addis-Abeba et
mirent fin à dix-sept années de régime militaro-révolutionnaire. L’article 1
de la nouvelle constitution de 1995 a transformé l’Éthiopie centralisée en
une structure fédérale. Cette fédération implique un transfert important de
compétences vers les États autonomes délimités selon des critères eth-

14. Ce slogan emblématique de l’époque du Derg a été utilisé dans tous les types
d’expressions écrites et artistiques du régime, et tous les discours ou lettres officielles
devaient se clore en l’invoquant.
15. Ces découpages élémentaires correspondent à des paroisses dans le monde rural et
à un groupement urbain de 5 000 à 50 000 habitants selon la taille des villes.
16. Ethiopian People Revolutionary Democratic Front, fédération de partis ethniques
au pouvoir depuis 1991 dont l’animateur principal est le TPLF (Tigrean People Liberation
Front).
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 21

niques. Pourtant, des interrogations subsistent quant à savoir si l’appari-


tion juridique de la fédération correspond à une vraie pratique décentrali-
sée dans la gestion territoriale éthiopienne.
Quel que soit le mode de gestion territorial privilégié : Empire,
République Populaire ou Fédération, l’Éthiopie demeure un État agraire.
L’assise du pouvoir politique repose ainsi, et de plus en plus, sur le
contrôle direct de la terre dans des campagnes où une très grande pauvreté
est devenue endémique.

L’Éthiopie : entre ruralité et pauvreté

Les indicateurs de développement (tableau 1) sont assez éloquents


pour montrer que l’Éthiopie possède toutes les caractéristiques d’un pays
des moins avancés.

Tableau 1. Éthiopie : indicateurs de développement

Source : Banque Mondiale 2003.

Par ailleurs et depuis bientôt trois décennies, L’Éthiopie a émergé


comme un des territoires de la famine endémique (Tamru, 2001). Ce
grave problème d’insécurité alimentaire se pose pour une partie importante
des habitants et demeure un défi constant posé aux pouvoirs publics. Ces
catastrophes ne sont pas un fait nouveau (Pankhurst, 1987), mais leur
intensité n’a cessé d’augmenter avec le temps. La famine de 1973 aurait
touché 2,6 à 4,5 millions de personnes et en 1984 on déplorait un nombre
de 6,5 à 8 millions d’habitants en état de sous-alimentation (R.R.C., op.
cit.). Les années 1990 ont montré une situation encore plus paradoxale.
Le tableau 2 montre que les années 1995 et 1996 ont été particulière-
ment fastes, mais les pluies furent déficitaires pour la récolte de 1997/98.
Après trois périodes intermédiaires, 2001 et 2002 furent à nouveau très
peu arrosées, la suite de ces années déficitaires déboucha sur une disette
qui toucha en 2003, et selon les chiffres officiels, 14 millions de per-
sonnes. Il faut souligner, au crédit des gestionnaires du pays et des
agences d’aide, le faible nombre de décès17 directs pour cause de famine.

17. On estime que la famine de 1973 avait causé le décès de plus de 100 000 per-
sonnes et celle de 1984 devait en tuer 400 000.
22 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Tableau 2. Évolution de la production totale de céréales


et des superficies cultivées

Source : Central Statistical Authority (CSA): Agricultural Sample Survey

Mais l’ampleur du nombre de personnes qui dépendent de l’assistanat


national et surtout international pour leur survie pose un grave problème
récurrent. En se référant aux seuls chiffres officiels, il faut bien convenir
que 21 % de la population éthiopienne se trouve dans une situation de
dénuement absolu tandis qu’une part estimée entre 40 à 60 % de ruraux
demeure dans une insécurité alimentaire latente. Les déficits pluviomé-
triques ne peuvent à eux seuls expliquer la forte augmentation du nombre
de population touchée et potentiellement exposée au risque de famine et il
faudrait donc interroger les différents paramètres qui ont conduit à cette
vulnérabilité. Les fortes densités et l’accès à la terre peuvent ainsi être
évoqués comme des éléments de réponse à la précarisation des cam-
pagnes éthiopiennes.

Évolution du foncier rural et vulnérabilité des campagnes éthiopiennes

Sans prétendre à une présentation exhaustive de l’évolution du système


foncier éthiopien, les facteurs pouvant jouer un rôle important dans la
situation actuelle peuvent être soulignés. Dans cette analyse, la seconde
moitié du XXe siècle va ainsi être considérée, c’est-à-dire de la restaura-
tion du règne de Haïlé Selassié I à la période actuelle de l’EPRDF.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 23

De 1936 à 1974, deux types de systèmes fonciers peuvent être grossière-


ment distingués: le rest et le goult. Dans l’Éthiopie chrétienne de l’ancienne
Abyssinie, le rest était un système strictement lignager. Le goult consistait
en une attribution de terres par l’État à des dignitaires civils ou militaires ou
à des paroisses, il pouvait aussi porter le nom de maderia, littéralement
moyen de vie (Berhanou Abebe, op. cit.). L’expansion des Amhara du
Choa sous Ménélik avait transposé cette pratique foncière dans le Sud au
bénéfice quasi exclusif des soldats-colons (les neftegnas) et des dignitaires
locaux ralliés au nouveau régime. Le goult permettait donc à son récipien-
daire ou goultegna de bénéficier de tributs que les paysans vivant sur ses
terres devaient lui verser. Le goultegna lui-même n’était pas astreint à une
imposition proportionnelle à son goult, le domaine étant plus un symbole
de son rattachement au service du roi ou d’un autre suzerain. Le koudad
était la réserve de terres que le négus pouvait distribuer sous forme de goult
à ses militaires et ses fonctionnaires pour service rendu. L’église orthodoxe
avait son propre domaine foncier, les différentes paroisses bénéficiant
d’attributions de maderia (Crummey, 2000).
A partir de la seconde moitié du XXe siècle, et après la restauration du
règne de Haïlé Sélassié I, le système du goult commença à s’effacer en
tant qu’entité juridique. De 1942 à 1944, l’État édicta une série de lois
relatives à la taxation directe des terres rurales. Il voulait ainsi encourager
la généralisation du rest, l’une des incitations données par ces lois étant la
garantie de la propriété privée et pérenne des terres rurales.

Vers une plus grande généralisation de la propriété privée

La transformation du goult en rest commercialisable avait favorisé


l’émergence d’immenses propriétés dans les provinces du sud où il était
dominant. Mais ce mouvement ne s’était pas accompagné du développe-
ment d’une agriculture moderne. Les propriétaires étaient surtout les
grandes familles d’aristocrates proches du négus ; elles n’avaient aucune
stratégie d’investissement agricole, préférant accumuler ce que leur foule
de métayers leur reversait. Il n’y avait donc pas de grandes exploitations
agricoles de type latifundiaire comme en Amérique Latine. Il s’agissait
plutôt d’un système de faire-valoir indirect fondé sur une multitude de
petites exploitations familiales tenues par des métayers. Les systèmes de
reversement étaient assez variés mais dans la majorité des cas, le proprié-
taire récupérait un tiers voire la moitié de la récolte.
Si la généralisation de la propriété privée rurale n’avait pas favorisé le
développement d’une agriculture moderne et productiviste dans le Sud, le
système traditionnel rest du Nord n’avait pas plus permis de meilleurs
rendements. En effet, toute personne se réclamant du lignage de la famille
24 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

propriétaire du rest pouvait exiger une part de terre à travailler. Ceci avait
occasionné un tel émiettement des terres que beaucoup de paysans du Nord
préféraient tenter leur chance en ville ou dans les plantations de cultures
industrielles. La rigidité et l’iniquité des régimes fonciers, la misère qui
caractérisait la vie des petits paysans et des métayers avaient été un des leit-
motive que brandirent les étudiants et opposants au régime impérial dans
leur slogan phare « la terre à celui qui la cultive » (Tamru et al., 2002).
Cette opposition explosa en février 1974, amenant la révolution qui entrai-
na la chute du régime de Haïlé Selassié I en septembre de la même année.

La réforme agraire

Le régime militaire du Derg qui prit la suite ne tarda pas à apporter


une réponse radicale au problème rural par la loi de février 1975. Celle-ci
annula d’un trait de plume toute forme de propriété privée des terres
rurales devenues propriété de l’État. Tous les paysans devaient s’organi-
ser en associations et avaient théoriquement droit à l’usufruit d’une
exploitation plafonnée à 10 hectares par famille. Cette réforme partait du
postulat que le problème des campagnes venait du trop lourd prélèvement
par des propriétaires absentéistes et cupides et que la redistribution des
terres aux producteurs permettrait un accroissement sensible des rende-
ments et par-delà du niveau de vie des paysans. Cette loi initiale fut sui-
vie de la réforme de juin 1979, celle-ci devant achever le processus de
collectivisation en remplaçant les associations initiales des paysans par
des coopératives de producteurs.
Le paysannat éthiopien tire traditionnellement profit de l’étagement
montagnard pour diversifier ses récoltes, mais cette stratégie occasionnait
un éparpillement des parcelles qui compliquait fortement les tentatives de
modernisation des techniques. Le gouvernement décida alors un vaste
programme de remembrement des terres et de regroupement des hameaux
ou villagisation. L’idée était d’appliquer une collectivisation permettant
de partager l’équipement agricole ainsi que les services à la population. A
l’instar de la loi initiale, la collectivisation s’était aussi faite selon un
volontarisme qui présumait une uniformité du territoire et des pratiques
paysannes. De 1985 à 1987, la grande opération dite de villagisation18
avait imposé aux paysans de reconstruire leurs anciennes cases à l’empla-
cement du nouveau village. Loin du collectif moderne qu’on leur avait
promis, les paysans se sont alors retrouvés dans une promiscuité intenable
d’hommes et d’animaux.

18. La majorité du paysannat éthiopien pratique un habitat dispersé.


L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 25

Lorsqu’en 1991 l’EPRDF prit le pouvoir, beaucoup de paysans aban-


donnèrent les nouveaux villages pour regagner leurs terres. Mais tous
n’avaient pas de terres. En effet, le tableau 3 montre l’évolution de la
taille des exploitations à partir de 1975 selon un échantillon d’exploita-
tions établi par la Central Statistical Authority.

Tableau 3. Évolution de la taille moyenne des exploitations


et du nombre de parcelles

* depuis l’établissement des fermes échantillons


Source : EEA/EEPRI, 2002

Les années 1990 n’introduisirent pas de ruptures particulières dans le


régime foncier ou n’apportèrent pas de solutions novatrices pour l’écono-
mie rurale. Pourtant et depuis les années 1940, le développement agricole
demeure l’étendard des politiques économiques successives qui ont toutes
prôné une priorité absolue envers ce secteur.

Des politiques pour une économie nationale fondée sur l’agriculture

L’Éthiopie est un pays resté très profondément rural, c’est une évidence
absolue. Mais cette ruralité est-elle une tendance d’une évolution écono-
mique naturelle ou le fait de politiques volontaristes surtout à partir de la
réforme de 1975 ? Pour un pays de plus de 75 millions d’habitants, la fai-
blesse de la population urbaine a de quoi étonner et appelle quelques
explications.
La période de Haïlé Selassié I fut un mélange d’autocratie rurale et de
« laisser-faire » industriel. Le régime affichait une priorité économique
envers l’agriculture surtout en terme de cultures commerciales. Il avait
ainsi encouragé le développement d’un petit secteur d’industrie agro-ali-
mentaire aux mains de firmes étrangères avec de grandes plantations de
coton et de canne à sucre dans la vallée de l’Awash et d’oléagineux dans
le nord-est du pays. Le café, première denrée d’exportation, était produit
par un grand nombre de petites exploitations souvent en métayage. Dans
les années 1970, l’État tenta d’introduire les méthodes de la révolution
26 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

verte pour accroître les rendements de céréales. A part quelques expé-


riences, qui se traduisirent plus par l’éviction massive des métayers, les
gros propriétaires n’avaient pas voulu adopter ces innovations. Dans
l’ensemble, la production agricole vivrière demeurait le fait de petites
exploitations familiales de métayers ou de petits propriétaires.
En décembre 1974, le régime du Derg annonça que le choix d’un système
socialiste était fait pour la future direction du pays. Les différentes réformes
agraires étaient donc mises en œuvre dans ce cadre idéologique. Pour le
régime de l’époque, ces réformes avaient apporté une réponse de fond aux
inégalités rurales et à l’iniquité de son système foncier. En effet, la majorité
des paysans du Sud, premiers bénéficiaires de cette réforme, ont massive-
ment soutenu ces mesures et ont même connu une certaine amélioration de
leurs conditions de vie. Mais la situation alimentaire demeura précaire dans
les zones vulnérables (Gallais, op. cit.) et culmina en 1984 dans une grande
famine demeurée célèbre dans la mémoire internationale.
La même année, le Parti des Travailleurs d’Éthiopie fut créé pour être
l’organe principal d’un socialisme scientifique marxiste-léniniste. Le Parti
et ses apparatchiks souhaitaient développer une agriculture qui devrait être
tout aussi socialiste et scientifique, d’où leurs efforts désespérés pour
mécaniser une agriculture fonctionnant sur des micro-parcelles et de très
fortes pentes. L’introduction des intrants à des prix subventionnés avait
rencontré plus de succès et permis de généraliser l’utilisation des engrais
chimiques. Mais le collectivisme volontariste, l’obligation de fournir un
quota de céréales à « l’Agricultural Marketing Corporation » selon un prix
fixé par l’État, et l’incorporation forcée des jeunes dans l’armée, avaient
créé un fossé entre le monde rural et le régime qui ne cessa de s’élargir.
Le pouvoir cherchait à moderniser le plus rapidement possible le
monde rural pour entreprendre l’industrialisation du pays. La philosophie
sous-jacente était de fournir au plus vite un vivier apte à créer le futur
prolétariat capable de mener la société tout entière vers le communisme.
On sentait un agacement des apparatchiks du Parti envers un monde rural
traditionaliste lent à capter les réformes populaires conceptualisées en
ville. Pour montrer l’exemple, des fermes d’État avaient été créées et
fonctionnaient surtout grâce à de fortes subventions. Les expériences de
modernisation étaient aussi mises en application dans les quelques coopé-
ratives de paysans que le Parti avait réussi à créer. Mais ce volontarisme
ne fut pas couronné du succès escompté et, à la veille de la chute du régime
communiste, 90 % de la production agricole restaient le fait des myriades
de petites exploitations autonomes des associations de paysans. Selon les
chiffres officiels (Crummey, op. cit), la production paysanne était de loin
la plus importante en volume s’agissant des céréales et des légumineuses
et si le rendement par hectare était plus favorable au secteur moderne,
c’était au prix d’un coût de production bien plus important.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 27

La politique de mise en œuvre des coopératives avait pourtant de quoi


séduire les paysans. Elle était fondée sur l’incitation par l’attribution des
meilleures terres, l’octroi de crédits attractifs, de machines agricoles et
d’intrants à prix subventionnés. Mais la rigidité des circuits de commer-
cialisation, dominés par l’Agricultural Marketing Corporation qui fixait
les prix de vente en dessous des taux du marché pour l’approvisionne-
ment des villes, avait découragé les paysans qui refusèrent de participer à
l’expérience. Ces réformes mal appliquées et rejetées par le monde rural
ont fortement contribué à la chute du Derg en 1991. Ceci était surtout vrai
pour les cultivateurs des provinces du Nord pénalisés par la réforme
agraire qui avait attribué des terres à des paysans étrangers aux lignages
coutumiers. Cette perte de leur acquis traditionnel fut doublée pour les
fermiers du Nord par la perte de leur quasi-exonération du paiement de la
taxe foncière19.
Les colonnes de maquisards tigréens, qui ont pris Addis-Abeba en
1991, étaient composées de jeunes paysans qui s’étaient imposés au
monde rural abyssin non seulement par les armes mais aussi et surtout par
un langage et une aspiration communs. C’est à l’aune de cette origine
autant ethnique et économique qu’idéologique qu’il faut chercher à com-
prendre l’obstination du régime actuel à appliquer, depuis 1995, sa poli-
tique économique de l’ADLI « Agricultural Development Led
Industrialization20 » et sa frilosité à encourager un développement urbain
qui ne soit pas strictement contrôlé.

Des campagnes surpeuplées et un déficit urbain

Si les maquisards du TPLF ont combattu le régime militaire du Derg


les armes à la main, ils lui reconnaissent le mérite d’une réforme agraire
qu’ils considèrent comme bonne pour le pays et surtout pour les paysans.
La crainte du pouvoir actuel est qu’en touchant à la réforme de 1975, il
n’expose les paysans à une expropriation et par-delà à un exode massif
qui déboucherait sur une plus grande misère urbaine. Les politiques sont

19. La suppression du système goult à partir des années 1940 devait être suivie de
celui plus graduel du rest lignager du Nord. Le négus avait commencé par imposer
l’arpentage des parcelles ou qelad selon une norme de 40 ha comme base de l’assiette fis-
cale ; mais il rencontra une telle opposition, surtout dans le Gojjam, qu’il préféra renon-
cer. Les paysans du Nord avaient donc, à partir de la moitié du XXe siècle, le privilège de
ne pas être astreints aux normes de l’impôt foncier national.
20. Industrialisation Amenée par le Développement Agricole.
28 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

pourtant conscients du grave problème du nombre toujours croissant des


paysans sans terre. Les réponses varient selon les régions autonomes. Dans
l’Amhara, par exemple, les responsables ont mis en place l’opération du
Sheffesheg qui consiste dans le redécoupage des parcelles déjà attribuées.
Une étude menée dans le nord du Choa (Yared Amare, 2000) montre ainsi
la diminution de la taille des exploitations qui sont pour les plus riches de
3 à 1,5 ha et pour les plus pauvres de 0,25 ha. Les meilleurs emplacements
étant déjà pris, ceux qui ont la chance de bénéficier du Sheffesheg doivent
se contenter de labourer les plus fortes pentes, les bords de ravines ou les
zones humides traditionnellement dévolues aux pâtures.
Les opérations du type du Sheffesheg n’ont pas touché au problème de
fond du manque de terres dans les campagnes surpeuplées d’Éthiopie.
Les chiffres récents indiquent que 61,6 % des foyers ont des exploitations
de moins d’un hectare, tandis que 35,2 % d’entre eux ont la jouissance de
fermes de moins d’un demi-hectare (CSA, op. cit). Continuer à redistri-
buer aboutirait au pire, à paupériser les paysans autosuffisants ou en
mesure d’accumuler, et au mieux à donner aux plus nombreux un minus-
cule lopin de terre. Mais aucune forme de redistribution ne peut durable-
ment répondre à une croissance démographique de 2,4 % avec des densi-
tés pouvant parfois atteindre 543 habitants par km2 de terres arables
(Banque Mondiale, 2003).

Une mobilité réduite : seul motif de la faiblesse urbaine ?

Lors de la grande réforme agraire de 1975, les paysans se trouvaient


dans une situation massive de métayage et la priorité était la protection du
producteur. Pour rendre cette défense plus efficace, la loi stipulait que
tout foyer ayant abandonné la terre qui lui était attribuée en perdait défi-
nitivement le bénéfice. Pour cette raison peu de familles veulent quitter
leurs champs sans avoir au préalable défini une stratégie qui leur permet-
tra de les récupérer. Celles-ci sont des plus variées, la plus classique
consistant à laisser l’épouse et les enfants ou tout autre membre de la
famille sur place, ou bien en pratiquant une sous-location voire des ventes
déguisées. Mais il faut à chaque fois que le premier occupant veille à ce
que ses intérêts soient sauvegardés. L’esprit de la loi de 1975 est donc en
train de montrer son côté pervers en favorisant une certaine immobilité
paysanne. Pour certains auteurs (Berhanu Nega et al., 2003), la terre,
moyen de production principal et qui devrait permettre aux fermiers une
source de liquidité sous forme de vente, de location ou comme caution
solidaire légale, s’est transformée en facteur d’immobilisation spatiale.
Cette concentration de paysans pauvres devient alors un aspect inhibant
pour le développement de services et d’infrastructures, la priorité restant
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 29

leur sécurité alimentaire. Ce trop grand nombre de fermiers sans pouvoir


d’achat est aussi un facteur limitatif pour le développement des bourgs
comme lieux d’échanges, d’accumulation et de services voire de dévelop-
pement industriel. Il existe donc comme une espèce de cercle vicieux qui
s’est installé par le refus de toute mobilité paysanne.
Pourtant, et malgré le mythe d’un pays très fermé, le paysannat éthio-
pien a plutôt une tradition de forte mobilité. Le système lignager rest du
Nord, en garantissant un accès pérenne à la terre pour tout membre de la
famille des restegnas, avait fortement favorisé le départ des Amharas et
Tigréens vers les terres réputées riches du Sud. Le système de métayage,
qui s’est alors répandu dans ce même Sud, était aussi un facteur de fortes
mobilités intra-rurales voire en direction des villes.
Une enquête d’opinion récente (EEA/EEPRI, op. cit.) démontre que
les paysans ont une position assez nuancée sur le système foncier. Si une
grande majorité reste favorable au système actuel de la propriété d’État,
ils sont plus nombreux à le voir doublé d’une plus grande sécurité de
jouissance de leur exploitation. Nous retrouvons donc le vieux débat sur
la sécurité foncière que la réforme de 1975 était supposée avoir tranché
en faveur des plus nombreux. La diminution de la taille des exploitations
est la forme la plus visible de l’actuelle insécurité foncière. Pour les pro-
ducteurs, ce n’est pourtant pas la propriété du sol qui importe mais la
garantie de l’exploitation dans le temps.
Les tenants de la propriété privée plaident pour une vente massive des
terres aux exploitants voire leur récupération par leurs anciens proprié-
taires. Les défenseurs du système actuel expliquent que c’est la seule pos-
sibilité de protéger les paysans face à de gros entrepreneurs urbains qui
les dépouilleront. Si les jeunes et les paysans sans terre sont les plus viru-
lents envers le système actuel (EEA/EEPRI, op. cit.), les cultivateurs
mieux installés ne seraient pas défavorables à un système plus localement
géré.
Un assouplissement du système foncier ne serait probablement pas un
moyen suffisant pour répondre au problème de fond du surpeuplement
rural mais permettrait d’obtenir des interlocuteurs plus investis dans les
projets de développement. Mais peut-on affirmer que l’État, unique pro-
priétaire des terres, serait à l’origine de la déresponsabilisation des cam-
pagnes ? La réponse est nécessairement nuancée, mais nous pouvons sou-
ligner l’immensité de la tâche qui attend les pouvoirs publics en tant que
seul organe décisionnel de l’économie rurale. Les infrastructures, les
équipements et les services de base demeurent ainsi peu accessibles à la
plupart des populations campagnardes. L’ensemble traduit la pauvreté
structurelle du paysannat et son incapacité à rentrer dans le secteur de la
consommation, ceci obérant l’essor de bourgs ruraux où des activités non
agricoles auraient pu se développer.
30 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Semis des petits bourgs et diversification des activités

Traditionnellement, l’agriculture éthiopienne s’appuyait sur les mar-


chés hebdomadaires de proximité pour les échanges et sur l’artisanat rural
pour les services. Le XXe siècle n’a pas vu de changement notable dans
ce système. Le développement du réseau routier a été conçu pour connec-
ter les grandes villes administratives avec la capitale. Ce réseau en étoile
a favorisé la modernisation des villes administratives préexistantes et
l’émergence de bourgs relais. Mais en dehors de ces étroits couloirs de
modernité, le monde rural était laissé à ses mécanismes traditionnels.
L’existence de cette toile de modernité n’avait pourtant pas échappé aux
campagnes. En effet, de 1960 à 1975 on notait un taux de croissance
urbaine moyenne de l’ordre de 7,5 % sous l’effet de l’exode rural qui
s’était amorcé et commençait à s’accélérer. La réforme de 1975 a ralenti
ce mouvement avant que la transition démographique du pays se soit
achevée.
Le régime du Derg avait tenté de remédier au problème du manque de
petits bourgs voire de villages dignes de ce nom dans beaucoup de cam-
pagnes éthiopiennes. Il procéda selon deux solutions. La première consis-
tait à développer les infrastructures routières selon des radiales irriguant
mieux les arrière-pays, mais ce programme ne fut pas trop coûteux. Dans
la seconde solution, il s’agit du regroupement des terres rurales et des
habitations ou opérations de villagisation. Le paysannat éthiopien privilé-
gie un habitat dispersé peu propice aux offres de services et d’équipe-
ments. Ces nouveaux villages devaient donc être des lieux d’échanges,
d’innovations, de services voire ultérieurement de production grâce à une
industrialisation rurale. Ils devaient être aussi les noyaux des associations
de paysans et constituer le premier maillon administratif de proximité. Le
niveau supérieur correspondait aux chefs-lieux de woréda, qui malgré
leur aspect parfois très campagnard, n’ont souvent pas d’autres fonctions
qu’administratives. Si les opérations de villagisation ont échoué à cause
de leur volontarisme exacerbé et de leur rigidité d’application, elles ten-
taient d’apporter une réponse au vrai problème des relations ville-campagne
en Éthiopie.
La situation actuelle est un compromis mou entre un immobilisme du
foncier rural et un laisser-faire sur la question ville-campagne. En effet,
les zones rurales continuent à dépendre du réseau des villes administra-
tives, pour les services et parfois les échanges (Tibebu Debebe, 2003).
Ces bourgs sont le lieu de distribution des intrants et des services à la
population comme les écoles ou les dispensaires. Mais à part quelques
commerces tenus par des urbains de longue date, les campagnards n’y
trouvent pas d’opportunités économiques. Ce qui implique que les
départs de la zone rurale ne peuvent pas se faire selon des étapes plus ou
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 31

moins graduées mais imposent une destination vers une ville secondaire
voire directement vers la capitale. Ceci augmente la difficulté qu’éprou-
vent les ruraux à faire le choix d’un départ vers la ville21. En effet, la perte
quasi certaine du bénéfice de leur terre doublée d’un départ vers une ville
lointaine pèse lourdement sur le choix entre une pauvreté assistée sur
place et un aventurisme lointain que beaucoup n’osent pas entreprendre.
En dehors de la loi de 1975, il existe certainement d’autres raisons,
comme les migrations temporaires, qui militent en faveur du maintien de
fortes densités rurales en Éthiopie. Mais, au vu de ces analyses partielles,
il apparaît vital de vivifier les différents niveaux du réseau urbain et en
premier lieu celui des bourgs de proximité. En restant dans le strict
domaine spatial, il est aisé de démontrer que beaucoup d’équipements et
d’infrastructures font fortement défaut à la campagne parfois pour de
simples raisons d’économies d’échelle. Par contre la ville est souvent
dotée d’équipements et de services de base. Ces accumulations d’équipe-
ments et de services auront par la suite un effet attractif pour d’autres
activités même informelles, et la ville aura tendance à grossir. Cette
concentration d’hommes et d’activités sera propice à une certaine accu-
mulation de richesses et favorisera toutes sortes de demandes de services
aux personnes, voire aux entreprises. C’est attirés par cette accumulation
que les ruraux veulent chercher fortune en ville souvent selon des étapes
ou directement vers les métropoles. Ce mouvement de concentration par-
ticipe à une tendance spatiale lourde dans le mode de peuplement observé
de par le monde (Pumain, 1995). Le système de peuplement dispersé des
campagnes éthiopiennes devrait donc finir par développer une propension
au regroupement et dégager les consommateurs nécessaires à une agricul-
ture plus productive.
Les réseaux (urbain ou de communication) intègrent les espaces ruraux
en auréoles autour des villes ou selon des couloirs le long des routes, les
deux cas sont souvent imbriqués. Cette intégration préférentielle des
espaces peut ainsi laisser dépérir des angles morts du territoire. Le déve-
loppement urbain ne peut donc à lui seul résoudre le problème de la crise
rurale éthiopienne. Celle-ci impose des mutations de fond pour que le ter-
ritoire éthiopien se transforme en un espace économique vivifié par un
semis de petits bourgs et innervé par un réseau d’échanges et de communi-
cation propices à une mobilité rurale plus large et moins encadrée22.

21. En 2004, il est fréquent de rencontrer dans les rues d’Addis-Abeba de jeunes pay-
sans fraîchement débarqués de leur Gojjam natal et qui vendent des billets de loterie afin
d’aider leurs parents restés sur place.
22. Depuis les récentes sécheresses, le gouvernement actuel a lancé un large programme
de déplacements de populations rurales vers des zones plus accueillantes. Outre que ces
projets restent dans le domaine interventionniste du mode de mobilité rurale, ils stipulent
que les déplacements ne peuvent se faire qu’à l’intérieur d’un même État autonome.
32 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Conclusion

L’Éthiopie des 3000 ans demeure un territoire mythique que les histo-
riens devront patiemment spatialiser. Mais bien d’autres particularismes
souvent de l’ordre des représentations restent attachés à cette terre consi-
dérée comme un cas à part au sein de l’ensemble sub-saharien du conti-
nent africain. La première originalité concerne la pérennité d’un État
séculaire auquel succède l’État moderne éthiopien émergeant dans son
territoire actuel à la fin du XIXe siècle, ses différents appareils administra-
tifs ou de services se développant à la restauration du règne de Haïlé
Selassié I. Ce dernier avait d’ailleurs nommé « Addis Zemene » ou ère
nouvelle la période qui s’était ouverte après l’occupation italienne. Sous
l’ère nouvelle apparaissent les découpages territoriaux fins, les différentes
administrations et la formation de leurs personnels. Deux décennies plus
tard, le même schéma se profile dans la plupart des pays africains, qui au
lendemain des indépendances s’attachent à constituer leur appareil admi-
nistratif, éducatif ou de santé. L’histoire coloniale semble avoir épargné
l’Éthiopie, mais malgré les mythes, ce pays n’est pas exempt de pratiques
coloniales paradoxales. La première est la brève expérience italienne, la
seconde concerne l’État éthiopien lui-même. Ce dernier est régulièrement
accusé de colonialisme, par l’Italie fasciste des années 1930 et plus
récemment par les différents mouvements irrédentistes. L’indépendance
et la pérennité d’une culture particulière, grâce à la pugnacité des habi-
tants et à la citadelle naturelle qu’offre le relief, sont donc liées à une his-
toriographie dans laquelle tous les Éthiopiens contemporains ne se recon-
naissent pas. Il existe d’ailleurs un grand nombre de cas de montagnes
refuges en Afrique comme dans le monde, l’importance des densités liées
à l’altitude est une constante en Afrique orientale notamment au Rwanda
et au Burundi. Pourtant la taille du peuplement et l’étendue des superfi-
cies hautes frappent en Éthiopie.
L’Éthiopie se singularise-t-elle par le volume de son relief monta-
gneux propice à l’établissement humain ? Ou est-ce par la succession de
civilisations qui s’y sont épanouies et dont certaines sont demeurées
vivaces ? Seraient-ce les techniques agricoles, les céréales ou les plantes
consommées, qui en constitueraient une singularité ? C’est pourtant le
café denrée des plus communes et dont l’Éthiopie serait le berceau sans
être parmi les plus gros producteurs, qui constitue la source principale des
rentrées de devises du pays.
Quels seraient alors les points particuliers de cet État, en d’autres
termes quelles sont les caractéristiques originales de l’Éthiopie contem-
poraine ? Il faudrait pour y répondre convier un véritable forum de spé-
cialistes sans pour autant espérer un consensus en la matière ; en somme,
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 33

même si les singularités identifiées dans bien des cas peuvent être de
l’ordre des représentations culturelles, elles participent tout autant aux
connaissances accumulées sur l’Éthiopie.
Mais en tentant, un tant soit peu, de porter un regard dégagé de toute
prévention, et au travers d’une analyse de quelques-uns de ses traits
contemporains, force est de noter un certain universalisme dans le fonc-
tionnement de l’espace éthiopien qui le rapproche fortement de
l’ensemble sub-saharien de l’Afrique. Ceci peut être vrai de l’interven-
tionnisme étatique, de l’économie rurale considérée prioritaire et pourtant
en crise, des fortes croissances démographiques, de la faiblesse urbaine et
industrielle, des idéologies gauchisantes des années 1970, du libéralisme
imposé par la Banque Mondiale comme du remous et des recompositions
territoriales récents que connaît « l’empire millénaire ». De toute façon,
l’africanité de l’Éthiopie, et de tous les autres États du continent, doit se
concevoir au sein d’une Afrique plurielle (Dubresson et al, 1994) loin des
lieux communs et des images d’Épinal.

Références

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L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN
35

Éloi Ficquet, 2006


Éthiopie : Éléments de géographie physique et politique
2

Les peuples d’Éthiopie

Éloi FICQUET, Arnaud KRUCZYNSKI,


François PIGUET et Hugo FERRAN

Pour présenter les groupes ethniques qui se répartissent aujourd’hui


dans l’espace national éthiopien, nous irons du général au particulier, en
commençant par faire état de leur configuration générale, tels qu’ils appa-
raissent sur les cartes et dans les mesures statistiques. Afin de donner une
vue d’ensemble des problèmes qui se posent dans leur étude, nous entre-
prendrons ensuite une discussion générale des critères qui servent à les
définir, en soulignant leurs variations dans l’espace et dans le temps. Sur
cette base, nous serons outillés pour décrire ces sociétés en les regroupant
par grands ensembles.

Représentations et classifications de la diversité ethnique en Éthiopie

Énumérer, classifier, dénombrer, cartographier les groupes ethniques


sont des opérations usuelles pour rendre compte de la situation de pays
dont l’instabilité plus ou moins latente est imputée à un faible degré
d’homogénéité nationale. Dans son emploi le plus courant, la notion
d’ethnie réfère ainsi à des groupes sociaux conçus comme archaïques
parce qu’ils font obstacle au bon fonctionnement d’un État moderne en
fragmentant l’espace des relations entre les citoyens. Pour dresser le
tableau des multiples identités qui composent (ou décomposent) la nation
éthiopienne, nous voudrions ici inviter le lecteur à une interrogation sur la
pertinence de la terminologie et des critères les plus usuellement
employés pour délimiter des groupes ethniques et pour les décrire. Nous
ne reviendrons pas ici sur les débats d’ordre théorique qui ont décortiqué
38 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

et relativisé la notion d’ethnie1, mais nous procéderons avec la volonté de


rendre compte d’un acquis récent de l’ethnologie : les ethnies ne sont pas
des données immanentes, quasi naturelles, qui constituent l’arrière-plan
du paysage social et historique, mais sont des catégories descriptives,
socialement et historiquement construites par assemblage de traits spéci-
fiques, et dont la netteté est souvent forcée par rapport aux réalités plutôt
floues et mouvantes auxquelles ils se réfèrent. Les groupes ethniques doi-
vent en effet être considérés comme des ensembles malléables et fluides,
articulés voire mêlés les uns avec les autres, dont les contours peuvent
néanmoins se durcir en cas de conflit ou de manipulation politique.

Cartes et mesures

Les cartes des groupes ethniques d’Éthiopie et le tableau démogra-


phique que nous proposons pour localiser et quantifier les groupes les
plus importants sont des figurations simplifiées de la diversité effective
des sociétés éthiopiennes. Loin de pouvoir révéler le jeu complexe de
nuances et de contrastes d’une identité à une autre, ces deux représenta-
tions doivent être considérées comme des conventions graphiques et sta-
tistiques, qui ne peuvent fournir que des indications générales et tran-
chées. Les groupes sociaux qu’elles visent à délimiter se manifestent en
réalité selon des formes diverses, complexes et changeantes qui ne peu-
vent être contenues dans un quadrillage catégoriel, aussi serré soit-il.
Pour y remédier, il faudrait pouvoir représenter et mesurer les diverses
formes d’interactions (contacts, échanges, conflits) qui s’exercent entre
chaque groupe. Mais ce travail exigerait une observation systématique de
chaque situation inter-ethnique, ce qui est encore hors de portée.

Représentations cartographiques

A défaut de pouvoir proposer une carte idéale de la diversité des


peuples éthiopiens, irréalisable dans l’état des données et des moyens
d’enquête disponibles, nous en resterons à la reproduction et à la compa-

1. L’un des textes fondateurs de cette approche critique de la notion d’ethnie a été
publié par l’anthropologue norvégien F. Barth. 1969. Ethnic groups and boundaries. The
social organization of culture difference. « Introduction ». Oslo : Scandinavian University
Press, traduit en français dans l’ouvrage de Ph. Poutignat et J. Steiff-Fénart. 1995.
Théories de l’ethnicité. Paris, PUF : 203-249. Cette perspective a plus tard été appliquée
par des anthropologues et historiens africanistes français, cf. J.-L. Amselle et
E. M’Bokolo. 1985. Au cœur de l’ethnie. Paris : La Découverte.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 39

raison de deux cartes, l’une des langues, l’autre des peuples, certes datées
de plus de vingt ans, mais qui restent toujours valables parce qu’elles ont
été conçues avec la volonté d’atteindre un haut degré de précision. Ces
documents ont surtout un grand intérêt historique car ils ont été produits à
la marge des organisations centralisatrices de l’Éthiopie impériale puis
révolutionnaire, dessinant les bases sur lesquelles se sont plus tard
appuyés les découpages ethno-linguistiques de l’Éthiopie fédérale
contemporaine.
La première carte a été dressée pour illustrer les résultats d’une vaste
enquête socio-linguistique menée en 1968-69 par une équipe de linguistes
américains et éthiopiens, publiée en 19762. Cette carte donne un aperçu
de la diversité linguistique éthiopienne telle qu’elle pouvait être conçue et
observée à la fin du régime monarchique. Sa caractéristique principale est
qu’elle distingue nettement et systématiquement, par un jeu de couleurs,
les grands ensembles linguistiques dans lesquels se distribuent les langues
parlées en Éthiopie : sémitiques (en rouge), couchitiques (en vert), omo-
tiques (en bleu) et nilotiques (en brun). Nous reviendrons plus bas sur ces
catégories linguistiques en montrant qu’elles sont porteuses de schémas
idéologiques insidieux et qu’il faut s’en servir avec précaution.
La deuxième carte a été produite en 1987 par l’Institut pour l’étude des
nationalités qui, à partir de 1983, avait été chargé par le Comité organisa-
teur du parti des travailleurs éthiopiens d’établir sur des bases scientifiques
les contours des groupes ethniques en vue de réformer les découpages
territoriaux. Ses travaux ont partiellement contribué au redécoupage
administratif de 1987, qui a été une vaine tentative de la dictature militaire
révolutionnaire de colmater les brèches ouvertes par les mouvements de
rébellion régionaux. L’ethnologue Jacques Bureau a présenté en 1990 ce
document important qui était jusqu’alors resté à l’état d’ébauche confi-
dentielle3. Il soulignait dans son article deux défauts substantiels de la
construction de cette carte. D’une part l’archaïsme, car les citadins, qui
partagent une identité résultant de l’implantation des réseaux de la moder-
nité en Éthiopie, n’y apparaissent pas alors qu’ils forment un groupe aussi
consistant que les autres d’après les critères sur lesquels la carte est fon-
dée. D’autre part l’incohérence, car certains ensembles diversifiés, tels les

2. M. L. Bender et alii (eds). 1976. Language in Ethiopia. London : Oxford


University Press. Cette même année M. L. Bender a finalisé la publication d’un autre pro-
jet visant à produire une synthèse des connaissances sur les langues éthiopiennes, à
l’exclusion des langues sémitiques en raison de désistements éditoriaux. M. L. Bender
(ed.). 1976. The Non-Semitic Languages of Ethiopia. East Lansing : African Studies
Center, Michigan State University.
3. J. Bureau. 1994. « A propos de l’inventaire des nationalités éthiopiennes » in
C. Lepage (ed.). Actes de la Dixième Conférence Internationale des Études Éthiopiennes
(1990). Paris : Société Française pour les Études Éthiopiennes : vol. 1, 501-511.
40 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Oromo, sont représentés dans leur unité, et inversement d’autres sociétés


relativement homogènes, tels les Ométo, sont représentées dans leur
diversité.
Par leur composition, ces deux cartes illustrent bien les limites d’ordre
conceptuel que nous avons voulu souligner plus haut. Chaque motif
représente des ensembles distincts et étanches, donnant une vue statique,
figée, de l’ensemble. Cependant, la comparaison entre ces deux cartes
montre qu’elles s’appuient sur des réalités plus impalpables et instables.
Si on les superpose, leurs tracés ne coïncident pas exactement, laissant
supposer des zones d’incertitude, de mixité, de mouvement. Mais les
écarts sont suffisamment restreints pour permettre de localiser les groupes
les uns par rapport aux autres, et de discerner leur inscription dans des
configurations géographiques générales, comme les dénivelés entre
hautes et basses terres ou les méandres des grandes vallées fluviales.

Mesures démographiques

Un autre problème posé par la présentation des peuples composant un


espace national est la mesure de leur importance démographique respective.
Comme en cartographie, les approximations sont usuelles dans ce
registre. Pour produire des résultats fiables, une telle opération requiert
des moyens d’enquête lourds. Mais aussi exhaustive soit-elle, elle est
intrinsèquement limitée par le type d’appareil catégoriel employé dans la
récolte et la présentation des données. S’il s’agit de remplir les cases
d’une liste de peuples préalablement établie, nous revenons aux critiques
formulées plus haut sur les critères d’établissement d’une telle liste. S’il
s’agit de se fier aux catégories par lesquelles les enquêtés se désignent
eux-mêmes, une telle hétérogénéité de réponses en ressort qu’elle dépasse
les capacités des outils d’analyse, sauf à travailler sur de petits échan-
tillons.
Encore une fois, il est hors de notre portée de prétendre fournir ici des
données élaborées selon des critères affinés dont nous aurions la maîtrise. La
ressource la plus fiable dont nous disposons est le recensement de la popula-
tion éthiopienne de 1994, qui propose une distribution en groupes ethniques.
Ces données sont certes déjà datées, car en dix ans la population éthiopienne
a considérablement augmenté, de près d’un tiers (de 53,5 millions en 1994 à
71 millions en 2004). Mais les ordres de grandeur qui en ressortent res-
tent à peu près fiables4.

4. En tout état de cause, disposer de ces évaluations officielles de la diversité eth-


nique, linguistique et religieuse en Éthiopie est une avancée significative, puisque ces
données n’apparaissaient pas dans les statistiques produites par les régimes antérieurs.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 41

Cette enquête démographique et socio-économique à l’échelle natio-


nale fut décidée en 1992 et mise en œuvre en octobre 1994, peu de temps
avant que la constitution ethno-fédérale ne fût ratifiée. Ce recensement
eut donc lieu dans un contexte de normalisation politique des identifica-
tions ethniques lié à la mise en place de découpages administratifs nou-
veaux. On peut supposer que, quand il s’agissait de répondre à la case
« groupe ethnique » du questionnaire, les enquêteurs comme les enquêtés
firent appel aux désignations ethniques ayant un certain caractère officiel.
De tels biais incitent à la prudence dans l’interprétation de ces données. Il
faut néanmoins écarter la présomption de manipulations grossières de ces
chiffres, qui auraient par exemple visé à gommer des situations potentiel-
lement litigieuses. Le recensement semble avoir été correctement entre-
pris dans la limite des objectifs et des critères retenus pour construire les
questionnaires. Ayant comparé ces estimations statistiques à nos observa-
tions en diverses localités, nous leur accordons en effet un certain crédit.

Données adaptées de The 1994 Population and Housing Census of Ethiopia. Results at
Country Level, vol. 1 Statistical Report, Addis Abeba, Central Statistical Authority, 1998.
42 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Notre premier commentaire de ces colonnes vise à pondérer les ordres


de grandeur qui en ressortent. Dans cette liste, les Amhara et les Oromo
surgissent comme deux masses imposantes, auxquelles s’identifient près
de deux Éthiopiens sur trois, et autour desquelles gravitent les autres
composantes de la population éthiopienne. Néanmoins, il convient de
réévaluer la taille de certains peuples qui les entourent en prenant en
considération leur extension hors des frontières d’Éthiopie : les Somali
estimés à 3,1 millions en Éthiopie, mais environ 9 millions en Somalie,
400 000 au Kenya, 300 000 à Djibouti) ; les Tegray (3,2 millions en
Éthiopie et 2 millions en Érythrée) ; les Afar (900 000 en Éthiopie, envi-
ron 200 000 à Djibouti, entre 50 000 et 100 000 en Érythrée) ; les Nuer
65 000 en Éthiopie, estimés à environ 1,5 million au Soudan.
Notre second commentaire portera sur l’apparente concordance de ces
chiffres avec le projet politique qui a sous-tendu leur production.
Rapportées aux régions fédérales, ces estimations semblent en effet valider
les découpages ethno-linguistiques, car ces entités territoriales présentent
une grande homogénéité du point de vue des déclarations d’appartenance
ethnique. Ainsi 91 % des habitants de la région Amhara se déclarent
Amhara, ceux-ci représentant 79 % de l’ensemble des Amhara. En région
Oromo 85 % se déclarent Oromo, représentant 92 % des Oromo. Si la
Fédération des Peuples du Sud est par définition ethniquement hétérogè-
ne, elle est divisée en zones circonscrites selon le même principe d’homo-
généité maximale. En soulignant cette apparente « optimisation » des
divisions administratives fédérales en fonction des clivages identitaires,
nous ne cherchons pas à laisser entendre que cette organisation politique
serait plus appropriée que celles qui l’ont précédée, mais à montrer dans
quelle mesure le projet d’une définition ethnique des institutions régio-
nales a pu sembler pertinent aux responsables politiques éthiopiens ainsi
qu’à leurs conseillers internationaux. Cette confirmation factuelle des
découpages n’a cependant pas fait taire les oppositions sur cette question
sensible, certains partis accusant le nouveau régime d’avoir bradé l’unité
nationale au risque de démembrer l’État, tandis que d’autres demandent
plus d’autonomie, voire la sécession.

Principaux éléments de description

Cette discussion sur la portée limitée des représentations spatiales et


quantitatives de la diversité ethnique nous incite à mieux cerner les cri-
tères employés dans l’identification des groupes ethniques. Les traits par
lesquels ces groupes se distinguent les uns des autres se prêtent à une infi-
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 43

nité de variations et de combinaisons. Pour affirmer son identité propre,


un groupe utilise une palette plus ou moins large d’éléments disponibles
qui sont plus ou moins chargés de sens par les individus concernés, par
les groupes voisins, et encore autrement par les observateurs étrangers,
surtout quand ils sont ethnologues.

Territoires

De puissants contrastes d’altitude caractérisent les paysages éthiopiens


et s’exercent sur les sociétés qui y vivent, en influençant le type d’activi-
tés par lesquelles elles subsistent. Les différences de conditions de vie
sont nettes en effet entre les hautes terres où l’abondance saisonnière des
pluies permet l’agriculture et les basses terres arides où la seule activité
de subsistance viable est le pastoralisme. Après de vigoureux débats sur
cette question, la géographie humaine nous a appris à rester prudent sur
ce lien entre l’organisation d’une société et l’environnement dans lequel
elle vit. Si les contrastes sont puissants, les nuances le sont tout autant.
Les dénivelés de la vallée du Rift ou des vallées fluviales qui entaillent
l’Éthiopie sont profonds, mais ils ne sont escarpés et réellement infran-
chissables que par segments discontinus. Ils forment aussi des paliers
étendus qui sont des zones de passage et d’échange. On ne peut donc pen-
ser que les peuples éthiopiens sont séparés par des frontières naturelles,
nettes et continues, mais on doit considérer qu’ils s’articulent les uns aux
autres par des espaces transitionnels constituant des seuils. Ces marges en
pente sont ponctuées d’obstacles qui peuvent avoir un usage stratégique
de points de contrôle. Dans ces espaces de circulation, des systèmes
sociaux interethniques complexes se sont formés, à travers des échanges
et des confrontations. C’est par exemple le cas des Amhara, Oromo, Afar
et Argobba, sociétés organisées sur des bases très différentes mais qui, sur
une frange territoriale à l’est du Choa et du Wollo, sont étroitement
mêlées, par des relations notamment commerciales, mais aussi religieuses
et politiques.

Langues

Parce que des méthodes sophistiquées ont été mises au point pour dis-
tinguer une langue d’une autre, regrouper celles qui sont apparentées en
familles et décrire les variations dialectales de chacune, l’indice linguis-
tique est considéré comme le plus fiable pour tracer les contours des
groupes ethniques et pour les classifier. Cette approche de l’ethnie par la
langue se fonde sur un présupposé simple : si des individus se compren-
44 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

nent, c’est qu’ils partagent la même identité. C’est contestable, notam-


ment dans les situations de contact où tout un chacun est capable de par-
ler plusieurs langues selon la position dans laquelle il se trouve.
Même dans ces situations complexes, où les cartes se brouillent,
l’observation du plurilinguisme offre un outil de mesure des relations
interethniques. Les données du recensement de 1994 croisent ainsi les
déclarations d’identité ethnique avec celles portant sur les langues mater-
nelles et secondes. D’une façon générale le plurilinguisme n’apparaît pas
comme usuel pour les Éthiopiens. 16 % déclarent parler une seconde
langue. Ce rapport s’élève à 40 % en milieu urbain. Par rapport à cette
moyenne, on peut distinguer différents degrés d’ouverture linguistique
des groupes ethniques selon que la proportion des locuteurs d’une seconde
langue y apparaît comme :
– faible : Amhara (7,9 %), Afar (6,9%), Somali (8,3 %), Dasanetch
(2,3 %) ;
– moyenne : Oromo (16 %), Tegray (14,1 %), Wolayta (21,2 %) ;
– très forte : Guragé (45,5 %), Agaw (40,6 %) Hadiya (35,8 %).
Dans ce tableau très concis des relations interlinguistiques, il faut
noter la position prédominante de l’amharique, parlé par 61% de ceux qui
parlent une seconde langue. Cette observation d’ordre général est confir-
mée par des analyses plus ciblées. Les linguistes Meyer et Richter ont
récemment proposé une analyse des usages interlinguistiques par une
vaste enquête portant sur les élèves d’écoles de 33 centres urbains, faisant
ressortir une situation de bilinguisme stabilisé entre les langues mater-
nelles et l’amharique5.

Religions

L’extension des ensembles formés par les affiliations religieuses ne


coïncide généralement pas avec les contours des groupes ethniques, mais
les traverse au contraire en s’appuyant sur des espaces relais, des lieux de
rassemblement où convergent des pèlerins, le plus souvent vers l’espace
sacré où un saint homme exerce ou a exercé des miracles. De plus, les
barrières linguistiques sont abolies soit par l’usage de langues liturgiques
(en Éthiopie le guèze, l’arabe, aujourd’hui l’anglais dans certaines églises
protestantes) qui sont généralement réservées à un clergé instruit ; soit par
des dispositifs multilinguistiques (traductions, exégèses, et partage de
notions clefs...).

5. R. Meyer & R. Richter. 2003. Language Use in Ethiopia from a Network


Pespective. Results of a sociolinguistic survey among high school students. Frankfurt am
Main : Peter Lang.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 45

Dans le cadre éthiopien, ces remarques sur la transversalité des reli-


gions ne s’appliquent pas seulement aux religions à dimension universelle
véhiculées par le support écrit, c’est-à-dire le christianisme, l’islam et,
marginalement, le judaïsme. Même les religions dites traditionnelles ne
sont pas enfermées dans des cercles culturels dont elles seraient l’émana-
tion propre, mais elles peuvent présenter une grande ouverture par la cir-
culation des croyants, des rites et des divinités. Par exemple, les cultes
féminins guragé dits mweyet se sont déplacés chez les Oromo Metcha et
sous l’appellation moo’ata se sont adaptés aux cultes pratiqués par les
qaalluu ; la religion fandaano des Hadiya comprend de nombreux élé-
ments empruntés à l’islam ; les cultes de possession aux esprits zar,
génies de terroir trouvant leur origine sur les hautes terres éthiopiennes,
ont « voyagé » à travers l’Afrique de l’Est jusqu’en Égypte et on en suit
la trace jusqu’en Iran en passant par Oman.

Systèmes politiques

Énoncée rapidement, la définition des institutions politiques comme


dispositifs de régulation de la violence interne et externe tend à concevoir
les groupes ethniques comme des organisations autonomes, repliées sur la
défense de leurs propres spécificités. Mais l’observation comparative de
proche en proche de ces groupes selon leurs caractéristiques politiques
permet au contraire de saisir la multiplicité des relations de pouvoir qui
s’exercent entre eux, des plus hostiles aux plus symbiotiques. Cette
approche fait ressortir des espaces politiques de vaste extension coiffant
la mosaïque éclatée des identités locales.
Par exemple, les sociétés du sud de l’Éthiopie et au-delà des fron-
tières sont en grande partie organisées en systèmes générationnels. Les
hommes sont répartis en classes formées selon l’appartenance à une
génération : tous les fils des hommes d’une classe forment une classe, de
même pour tous leurs petits-fils. Ces classes se succèdent à des charges
qui correspondent à des âges sociaux : jeunes guerriers, politiciens mûrs,
conseillers âgés. D’une société à l’autre, les critères de formation des
classes, les fonctions qui leur incombent, le rythme de leur rotation for-
ment des configurations variables, qui peuvent être interprétées comme
les déclinaisons d’une matrice générale. Cette matrice consiste en un
langage politique commun, à travers lequel les groupes prennent position
les uns par rapport aux autres, en se distinguant par variations significa-
tives, soit par la modulation de paramètres internes (nombre de classes,
durée d’un cycle entre deux générations...) ; soit par le développement
de traits ne relevant pas d’une organisation générationnelle (lignages,
chefferies...).
46 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

D’un point de vue plus général, le cas de l’Éthiopie est particulière-


ment propice à interroger l’usuelle catégorisation dualiste des structures
politiques africaines entre des sociétés à État, fondées sur une organisa-
tion hiérarchique, et des sociétés sans État ou acéphales, fondées sur des
dispositifs égalitaires. L’espace politique éthiopien ne s’est pas simple-
ment structuré autour du royaume chrétien, centré sur le Choa, qui a pro-
gressivement absorbé des périphéries de plus en plus lointaines jusqu’à
buter sur les puissances coloniales européennes. Mais il faut décentrer le
regard et tenir compte des processus de formation et d’expansion d’autres
monarchies (le sultanat d’Awsa, l’émirat de Harar à l’est, les royaumes de
Jimma, de Wolayta ou de Kaffa au sud-ouest) qui se sont constituées à
partir d’assemblages de structures politiques et idéologiques diverses.

Organisations militaires

Outre qu’elles constituent un espace de représentation, une scène où


les sociétés s’exposent aux regards et aux armes de leurs rivaux, les
guerres et les armées sont aussi le lieu où s’élaborent, périssent parfois,
des éléments vitaux du lien social qui restent actifs en temps de paix.
Parce qu’elles interviennent dans la construction de la virilité sous des
formes plus ou moins ritualisées ; parce qu’elles imposent de définir et de
remanier des hiérarchies dans l’affectation des rôles au combat et dans la
distribution des prestiges après la victoire ; parce qu’elles brassent tous
les individus d’une société vers les fronts et qu’elles les unissent dans une
cause commune... les guerres et les armées forgent des règles, organisent
des mobilités sociales et territoriales, animent des sentiments d’apparte-
nance communautaire. De plus, chaque conflit est une mise à l’épreuve
des pouvoirs en place qui, dans la défaite ou dans la victoire, sont amenés
à se redéfinir.
Dans l’histoire des sociétés éthiopiennes, les rébellions menées aux
marges de sociétés solidement organisées ont eu un rôle régénérateur, en
favorisant l’émergence de figures politiques nouvelles venues des
marges, investies de charisme au fur et à mesure de leurs victoires,
contestant les autorités établies, capables de formuler des principes nou-
veaux correspondant mieux aux circonstances du moment.

Villes et diasporas

Il est bien connu que la plupart des villes éthiopiennes contemporaines


ont été édifiées à l’emplacement des garnisons militaires chrétiennes éta-
blies sur les territoires conquis au fur et à mesure de l’avancée des armées
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 47

de Ménélik. Depuis la fin du XIXe siècle, ce tissu urbain s’est lentement


densifié par une concentration progressive des activités de service,
publiques ou privées, formant les points d’ancrage de l’Éthiopie dans les
circuits de l’économie globalisée. Dans ce mouvement de relativement
longue durée, les citadins se sont progressivement détachés de leurs
attaches rurales.
Même si une assez faible part (13,8 % mesurée en 1994, 15,8 % en
2003) de la population éthiopienne vit aujourd’hui en milieu urbain, son
importance est significative, en raison de son implication dans les activi-
tés modernes et les organes du pouvoir à travers tout le territoire. Plus des
deux tiers (70 %) des personnes exerçant une activité dans les secteurs
tertiaire ou secondaire vivent en ville. La spécificité du mode de vie
urbain est telle que Jacques Bureau a proposé de considérer les citadins
comme une « nationalité » à part entière formant « un réseau de lignes et
de points dont les mailles et les nœuds désagrègent la mosaïque des natio-
nalités6. » Par sa configuration multi-ethnique à dominante amhara se
déployant en réseau, la population urbaine se distingue de la configura-
tion en mosaïque plus ou moins fragmentée des zones rurales.
Dans une perspective encore plus ouverte et déterritorialisée, il faut
tenir compte des nombreux Éthiopiens émigrés formant des communau-
tés en diaspora, fortement implantées en Amérique du Nord et en Europe
du Nord, et qui exercent une forte influence dans la configuration actuelle
des identités éthiopiennes. Sur le plan matériel, les diasporas éthiopiennes
ont un rôle économique non négligeable par les soutiens financiers
qu’elles apportent à leurs familles et les investissements qu’elles font,
le plus souvent dans les régions dont elles sont originaires. Sur le plan
culturel, elles participent au processus permanent de reformulation des
identités depuis la distance de l’exil, en transférant des modèles occiden-
taux, en s’engageant dans des mouvements politiques et en produisant des
travaux intellectuels qui ne sont pas tous de niveau universitaire mais qui
ont une assez large diffusion par le vecteur d’internet.

Groupes minoritaires

A l’opposé de ces formes modernes d’habitat et des sociabilités qui


leur sont liées, il faut aussi prendre en considération la configuration
duale et inégalitaire de la plupart des ensembles ethniques en Éthiopie. La
structure sociale est nettement partagée entre un groupe majoritaire d’une
part, au sein duquel sont répartis les droits d’exploiter la ressource princi-

6. J. Bureau, 1994, op. cit. : 506.


48 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

pale (terre ou bétail) et des groupes marginaux, d’autre part, qui sont plus
ou moins radicalement exclus de la sphère sociale des premiers, notam-
ment par des restrictions portant sur le mariage, la commensalité, l’habi-
tat. Ces situations de marginalité sont caractérisées par des spécialisations
professionnelles considérées comme impures : poterie, tannerie, forge,
menuiserie, tissage, chasse... Ces groupes d’artisans ou de chasseurs ont
une dimension supra-ethnique, dans le sens où ils entretiennent des liens
matrimoniaux avec leurs homologues des sociétés voisines. De plus, leurs
désignations sont souvent identiques entre plusieurs sociétés, constituant
des catégories transversales qui décrivent à la fois des corps de métier et
des groupes isolés en situation de marginalité. Par exemple, l’appellation
« Fuga » réfère à des artisans menuisiers parmi les Guragé, alors qu’elle
sert à identifier les potiers dans les sociétés voisines Yem et Kambata. Il
existe une littérature ethnographique assez abondante sur ce sujet7, qui
emploie avec précaution la notion de caste adaptée du modèle des socié-
tés indiennes et qui questionne l’hypothèse selon laquelle ces minorités
sont des résidus de groupes autochtones anciens mis en situation de mino-
rité après que leur territoire eut été conquis.

La question des origines

Pour affirmer son implantation sur un territoire et revendiquer le droit


d’en disposer librement, une société dispose non seulement de moyens
militaires, mais aussi de ressources discursives lui permettant d’ancrer
son autochtonie dans l’histoire longue. Traditionnellement, ces récits
plongent dans le temps immémorial du mythe. A l’époque contemporaine
les récits des origines ont été alimentés par les sciences sociales. Par la
méthode comparative, la linguistique a fourni des hypothèses chronolo-
giques permettant de retracer, en l’absence de sources écrites, des mouve-
ments de migrations et des contacts entre sociétés. Cette démarche a
néanmoins induit des confusions dues à l’usage des appellations des
groupes linguistiques pour désigner des ensembles culturels. Les philo-
logues qui ont élaboré cette méthode ont pris pour référence des modèles
bibliques. La généalogie des descendants de Noé donnée au chapitre 10
de la Genèse, dite « Table des nations », a en effet longtemps servi de
modèle pour penser l’histoire du peuplement de la Terre, en Éthiopie y
compris. C’est ainsi que les termes de « sémitique », « couchitique »,

7. D. Freeman et A. Pankhurst (eds). 2001. Living on the Edge. Marginalise


Minorities of Craftworkers and Hunters in Southern Ethiopia. Addis Abeba: Department
of Sociology and Social Administration, College of Social Sciences, Addis Ababa
University.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 49

« chamitique » qui ont été élaborés pour désigner des groupes linguis-
tiques ont trouvé une résonance particulière en Éthiopie. Ces catégories,
se référant implicitement à des mythes d’origine, sont chargées de repré-
sentations erronées, particulièrement de conceptions raciales formulées
par les traditions exégétiques et qui se sont perpétuées jusqu’aujourd’hui
dans les discours savants et les représentations populaires. Il faut donc
être circonspect dans leur emploi et bien mesurer que leur usage est deve-
nu à ce point conventionnel qu’il est difficile de s’en défaire.

Tableau succinct des ensembles ethniques éthiopiens

La science occidentale s’est emparée du problème de la diversité des


cultures en attribuant à l’ethnologie le projet de les recenser et de les
décrire à travers le globe, à commencer par celles situées hors de la
modernité. Pour alimenter les réflexions théoriques sur l’homme en
société, cette discipline proposait de constituer un matériau de comparai-
son homogène exigeant une méthode rationnelle et standardisée pour le
recueil et la présentation des données. Cette méthode prit d’abord la
forme de questionnaires détaillés couvrant l’ensemble des domaines de la
vie sociale, dont chaque point devait être informé par les observateurs de
terrain. Sur l’Éthiopie, une telle démarche a été réalisée dans les quatre
volumes8 de la collection Ethnographic Survey of Africa visant à décrire
l’ensemble des sociétés du continent, qui a été publiée entre 1950 et 1974
par l’International African Institute de Londres.
Nous ne nous inscrivons pas ici dans cette approche exhaustive, trait
par trait, car nous considérons que les relations en contrastes des identités
les unes par rapport aux autres sont en constant mouvement, un mouve-
ment qui relève de l’histoire et dont on ne peut donner une image fixe.
Les présentations des ensembles ethniques qui sont proposées par la suite
n’obéissent donc pas à un plan thématique préétabli, dont la rigueur four-
nirait une garantie d’objectivité, mais elles sont informées par les expé-
riences de recherche et de lecture propres à chaque auteur. De plus, les
contraintes d’un ouvrage collectif ont imposé que ces descriptions soient
très brèves par rapport aux masses de données ethnographiques et histo-
riques auxquelles elles se réfèrent.

8. Ethnographic Survey of Africa, edited by Daryll Forde, London, International


African Institute. North-Eastern Africa. Part I: I. M. Lewis (1955) ; Part II: G.W.B.
Huntingford (1955) ; Part III : E. Cerulli (1956) ; Part IV : W. A. Shack (1974).
50 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Les sociétés habesha : Amhara, Tigray et quelques minorités

Désuet pour parler de l’État éthiopien contemporain, le nom


d’Abyssinie reste pertinent pour en désigner le noyau formateur. Le terme
abyssin en français, et ses variantes proches dans les langues euro-
péennes, dérivent du terme habesha qui dans ses usages locaux ne
désigne pas un territoire, mais qualifie les caractères culturels partagés
par un vaste ensemble de sociétés. Cependant la confusion entre les iden-
tités éthiopienne et abyssine / habesha persiste car les sociétés habesha
ont constitué le moule de la culture nationale éthiopienne contemporaine.
Usuellement, la formation de l’ensemble culturel habesha est présen-
tée selon une théorie de migrations anciennes de groupes tribaux
d’Arabie du Sud, qui auraient traversé la mer Rouge pour en coloniser les
rives africaines, et qui auraient inséminé le germe des civilisations orien-
tales en Afrique. Cette théorie, ici très simplifiée, s’appuie explicitement
sur des découvertes archéologiques et des comparaisons linguistiques,
mais elle se fonde implicitement sur des modèles hérités de l’histoire
biblique supposant une supériorité des peuples dits sémitiques par rapport
aux autochtones dits couchitiques. Une telle dichotomie a été nuancée par
la mise en évidence d’échanges qui s’exercèrent sur une très longue durée
de part et d’autre de la mer Rouge et qui engendrèrent le royaume
d’Axoum. Cette monarchie métisse étendit son empire sur les littoraux du
sud de la mer Rouge et sur l’arrière-pays de hautes terres, tirant sa pros-
périté du contrôle des voies commerciales. Sa grandeur dura du IVe siècle
au VIIe siècle, à partir duquel son déclin fut amorcé avec l’avènement de
l’empire musulman. Les fondements de l’identité habesha furent posés à
l’époque axoumite par l’unification des territoires du nord de l’Éthiopie
et de l’Érythrée actuelles, par l’introduction du christianisme et par l’éla-
boration de codes politiques et culturels qui ont servi de références aux
époques ultérieures.
Théâtre de cette histoire, les montagnes d’Éthiopie présentent une
configuration particulière dont le climat tempéré en zone intertropicale et
le découpage en plateaux ont été propices à l’épanouissement d’une agri-
culture céréalière qui est le principal trait unificateur de cette civilisation.
Au quotidien, la vie domestique est organisée autour des galettes et pains
accompagnés de sauces, nourritures de base dont la préparation implique
la culture, le stockage et la transformation de céréales dont la plus valori-
sée est une plante endémique à l’Éthiopie, le téf. L’araire attelée est utili-
sée pour préparer les sols. Cette technique est symbolique de l’ordre
social habesha : dans une société hiérarchique, historiquement fondée sur
la taxation des échelons sociaux subalternes, les bœufs de labour repré-
sentent le dernier maillon de la chaîne d’autorité à laquelle chacun est
soumis et confèrent à leurs propriétaires un degré de dignité minimale
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 51

dans la pyramide sociale. Avant les réformes de collectivisation des terres


promulguées en 1975, toujours en vigueur aujourd’hui, la propriété fon-
cière dans les sociétés habesha était réglementée par une grande variété
de systèmes locaux qui peuvent être rangés en deux catégories principales :
les terres non taxées, dites rest, partagées entre les membres d’un même
groupe familial élargi, et les terres taxées, dites gult, administrées par des
dignitaires ou par des paroisses9. Une telle organisation du territoire a
favorisé les organisations cléricales et militaires comme vecteurs de
mobilité sociale, contribuant au brassage des populations.
Suite à cette approche concrète, terre à terre, des cadres de la vie quo-
tidienne des sociétés habesha, passons à une dimension plus abstraite,
spirituelle et comportementale.
Dans les rapports sociaux, l’ethos, la manière d’être habesha se mani-
feste par une attitude de réserve, de distance froide qui a été notée par
tous les observateurs de cette société. Les Habesha ont un sens aigu de la
civilité qu’ils considèrent comme un trait caractéristique de leur identité.
Ils partagent « cette exquise politesse éthiopienne qui consiste (...) à par-
ler peu, à écouter et à voir tout (sans avoir l’air d’approuver ou de désap-
prouver), à ne jamais s’emporter, à ne jamais élever la voix (...), à respec-
ter les plus âgés, à s’incliner gracieusement et à embrasser parents et
amis, selon un cérémonial aussi digne que compliqué. » (Mahteme
Sellassié Wolde Maskal, 1970). Ce raffinement des mœurs est notamment
recherché à travers les aphorismes à double sens. La locution amharique
sem-enna werq, « la cire et l’or » désigne cet art verbal selon une image
empruntée à la technique d’orfèvrerie du moule à la cire perdue : l’or en
fusion vaporise la cire et prend sa place pour former l’objet précieux. Le
sens premier, prosaïque, la cire, recouvre un sens secondaire plus subtil,
l’or. Cette forme est l’un des registres du qené, la poésie religieuse
sophistiquée des chrétiens d’Éthiopie, et son apprentissage constitue le
degré le plus élevé de l’éducation cléricale, car elle exige non seulement
une maîtrise de la rhétorique, mais elle donne accès aux ressources
cachées, symboliques, de la foi. Dans le domaine profane, ce jeu du
double sens est une source d’humour par calembours dont les chanson-
niers (azmari) sont les spécialistes, mais qui peut être pratiqué par tout un
chacun sous des formes plus ou moins éculées. Cette tournure de langage
est un vecteur toléré d’insulte et de critique de l’autorité. Elle dénote
aussi un goût prononcé pour le halo de mystère qui se doit d’envelopper
les affaires les plus courantes, du sens du secret impérieux qu’ils accor-

9. Voir les études consacrées à cette question, en français par Berhanou Abebe, 1971,
et la synthèse de Crummey, 2000. Sur la gestion des terres rest en pays amhara, voir
Hoben, 1973.
52 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

dent à tout ce qui concerne la chose publique, de l’humble discrétion avec


laquelle ils expriment leurs contrariétés les plus grandes10.
Du point de vue culturel et linguistique, les Habesha se répartissent en
deux ensembles vastes, peuplés et relativement homogènes : les Amhara
et les Tigray. Ces deux appellations ethniques ne correspondent que par-
tiellement aux identités que se reconnaissent les locuteurs des langues
amharique et tigrigna. Celles-ci fluctuent entre une dimension régionale,
du fait de fragmentations territoriales assez fortement marquées, et une
dimension nationale, du fait de leur implication dans la définition des
États contemporains d’Éthiopie et d’Érythrée.
Amhara. Par leur centralité au cœur des hautes terres ; par leur exten-
sion dans tout le pays à travers le maillage urbain ; par leur rôle dans la
construction de l’appareil d’État ; par le statut officiel de la langue amha-
rique... les Amhara tendent à être confondus (et à se confondre eux-
mêmes) avec l’identité nationale éthiopienne. Cette primauté relève d’un
processus de longue date, qui a commencé au XIVe siècle avec l’émer-
gence de la dynastie chrétienne salomonide dans le territoire d’Amhara.
Les rois d’Amhara ont imposé peu à peu leur langue et leurs usages poli-
tiques aux territoires placés sous leur souveraineté. Dans l’histoire poli-
tique récente, cette prévalence a été vivement contestée par les autres
peuples, dont certains idéologues ont rejeté l’assimilation dans le modèle
amhara comme une forme de colonialisme. L’actuel régime ethno-fédéral
a imposé quelques limitations formelles au peuple amhara en le
circonscrivant territorialement et institutionnellement. Cependant cette
conception restrictive des Amhara comme un groupe ethnique parmi
d’autres est de fait distendue par leur extension considérable hors des
cadres qui leur sont assignés.
Tigray. En Éthiopie, les sociétés de langue tigrigna sont réunies sous
l’appellation territoriale et ethnique de Tigray. Mais en Érythrée, le terme
générique de kebessa (montagnards) leur est appliqué. Sur différents
plans, cet ensemble fait contrepoids à l’hégémonie exercée par les
Amhara. Sur le plan idéologique, les groupes de langue tigrigna revendi-
quent une plus grande authenticité de leur part de l’héritage axoumite, du
fait de la coextension de leur territoire avec le cœur antique de cet empi-
re. Il faut cependant noter que les récits d’origine de ces groupes font état
d’implantations de groupes amhara, traduisant d’anciennes et constantes
relations entre ces deux peuples. Sur le plan des organisations politiques
locales et de la gestion du patrimoine foncier, les sociétés de langue tigri-
gna se caractérisent par un rôle important des assemblées villageoises.

10. C’est en ce sens que Donald Levine a intitulé Wax and Gold son importante
monographie des Amhara (1965).
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 53

Sur le plan économique, les terres sont plus faiblement arrosées au nord,
et donc moins productives, mais la proximité de la mer a apporté les
bénéfices du contrôle des routes commerciales. Sur le plan historique
contemporain, la formation de la colonie italienne d’Érythrée a dissocié le
destin de ces sociétés. En Érythrée, les Chrétiens des hautes terres ont été
les principaux membres de l’élite coloniale indigène. En Éthiopie, les
rivalités pour gagner la couronne royale, après le règne de Yohannes IV,
ont placé les Tigray en situation subalterne et arriérée, provoquant des
mouvements insurrectionnels réunis sous les désignations de weyané ou
agamé. Ces identités séparées se sont retrouvées dans les guerres de libé-
ration provoquées par l’annexion de l’Érythrée par l’Éthiopie en 1961.
Dans la lutte, une culture politique commune de résistance maquisarde
s’est forgée, valorisant l’autarcie et l’égalitarisme communautaire. Mais
les options stratégiques et idéologiques contradictoires qui se sont expri-
mées entre les mouvements de rébellion d’Érythrée et du Tigray ont
accentué le développement d’une identité tigray d’Éthiopie farouchement
distincte de celle d’Érythrée prétendant apparaître à la tête de cet
ensemble. Ces tiraillements sont l’une des sources du contentieux fronta-
lier qui oppose aujourd’hui les deux pays.
Agaw. L’appellation Agaw désigne un ensemble culturel et linguis-
tique très fragmenté, formé d’isolats plus ou moins peuplés, pris dans la
masse habesha. Les principaux groupes sont les Awngi au sud, les
Khamir et les Khamta à l’est, les Kemant à l’ouest, les Bilin au nord, en
territoire érythréen. Ces groupes peuvent être considérés comme les rési-
dus de sociétés anciennement établies sur les hauts plateaux, qui ont
résisté à l’expansion du royaume chrétien et à son unification sous
l’emprise de la culture politique amhara. Progressivement, ceux qui
n’étaient pas absorbés dans la masse amhara ont été repoussés vers les
terres les plus ingrates et confinés dans des situations sociales castées cor-
respondant à des activités artisanales impures.
Béta Israël / Falasha. Les juifs d’Éthiopie, souvent nommés Falasha,
d’après l’appellation péjorative employée par leurs voisins, se désignent
eux-mêmes par le nom de Béta Israël (Maison d’Israël). L’histoire et
l’historiographie de cette identité est complexe, tiraillée entre l’attache-
ment au mythe d’une implantation ancienne d’une communauté juive
(venant d’Égypte ou du Yémen), et la constatation que l’histoire de ce
groupe est une des formes de résistance empruntée par certains Agew, qui
ont revendiqué l’adhésion à l’Alliance de l’Ancien Testament en réaction
aux persécutions qu’ils subissaient dans l’ensemble chrétien. Leur histoire
contemporaine est celle d’une absorption dans le monde juif, commen-
çant par l’installation de missions juives européennes à la fin du XIXe
siècle, aboutissant à leur migration massive en Israël, fin 1984 (opération
« Moïse ») et printemps 1991 (opération « Salomon »). Une nouvelle
54 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

page de leur histoire s’est ouverte depuis, celle de leur intégration à la


société israélienne moderne et de la préservation de leur identité éthio-
pienne.
Jabarti, Argobba. Parmi les minorités qui composent le tissu social
habesha, il faut enfin prendre en considération les musulmans de culture
habesha. Sous la dénomination de Jabarti sont rassemblées des commu-
nautés villageoises musulmanes dispersées sur les hautes terres chré-
tiennes. Leur isolement, leur endogamie, leur spécialisation économique
dans le commerce et le tissage, leurs pratiques religieuses et les interdits
alimentaires qui y sont liés leur confèrent les caractéristiques d’un groupe
casté. Les Argobba forment aussi un ensemble social fragmenté, mais
présentent une plus grande continuité territoriale, étant constitués en une
succession de villages fortifiés à la limite encore cultivable du rebord des
hautes terres, incrustés dans les interstices entre les sociétés amhara,
oromo et afar. Malgré une extinction annoncée depuis longtemps par ses
observateurs, ce peuple existe toujours, comptant plus de 60 000 per-
sonnes, concentrées dans l’est du Choa, mais aussi déployées sur les
réseaux commerciaux à proximité de la vallée de l’Awash, au bord de la
ligne de chemin de fer éthio-djiboutien. Enfin, notons que dans
l’ensemble amhara, le territoire du Wollo se distingue par sa situation de
mixité interreligieuse très étroite entre christianisme et islam où les chré-
tiens sont minoritaires, représentant un tiers de la population.

L’identité élastique des Oromo

Par leur très vaste extension en Éthiopie – se dilatant vers l’ouest


jusqu’aux frontières du Soudan et vers l’est jusqu’aux pâturages arides
qu’ils disputent aux Somali, s’étirant au sud le long de la rivière Tana au
Kenya, et atteignant les rebords du plateau du Tigray au nord –, les divers
groupes régionaux qui composent le vaste ensemble Oromo sont en
contact avec quasiment tous les autres ensembles ethniques d’Éthiopie.
Vu dans sa totalité cartographique, le territoire peuplé par les Oromo
apparaît comme la pièce d’un puzzle, au ciselage complexe et aux coloris
bigarrés, qui tiendrait toutes les autres pièces de l’ensemble.
Si les Oromo ont une particularité c’est bien la plasticité de leur iden-
tité qui s’est adaptée à toute la palette des configurations sociales et cultu-
relles qui composent la diversité éthiopienne. D’une région à l’autre, leur
mode de vie varie sur une large gamme de pratiques agricoles et pasto-
rales et n’exclut pas les activités citadines modernes. Mais un trait trans-
versal peut être identifié : quelle que soit la région, de haute ou de basse
altitude, l’élevage bovin est une activité dominante chez les Oromo, qui
détiennent des cheptels très importants. Du point de vue de leurs apparte-
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 55

nances religieuses, ils sont divisés entre l’islam (à l’est et au sud-ouest),


l’église orthodoxe tewahedo (au nord), et les églises évangéliques (à
l’ouest). La religion oromo est célébrée par les dignitaires qaalluu qui
rendent culte à Waaqa, divinité suprême identifiée comme la voûte céleste.
En marge, des cultes de possession sont rendus aux esprits ayyaana. La
participation à ces cultes est toujours active, connaissant même un regain
aujourd’hui. Quant à l’organisation sociale traditionnelle en classes géné-
rationnelles, dite gadaa, elle est plus ou moins active selon les régions, et
présente des variations qui ne correspondent que de loin aux modélisa-
tions unifiantes élaborées par des idéologues sur la base de descriptions
ethnographiques.
Fréquemment désignés par le nom à connotation péjorative de Galla,
les Oromo ont longtemps été dépeints, dans la littérature historique des
chrétiens d’Éthiopie ou dans les récits de voyageurs européens, comme
des guerriers redoutables, des brigands, des rustres, des païens... En un
mot, des barbares. Cette image tient aux conditions de leur apparition sur
la scène historique éthiopienne. Surgis des marges obscures de l’Éthiopie
médiévale au milieu du XVIe siècle, après la guerre islamo-chrétienne
dite de Gragne, les clans oromo se sont lancés dans des mouvements de
conquête de grande ampleur sur des territoires qui étaient plus ou moins
directement dépendants des États musulmans à l’est, et du royaume chré-
tien à l’ouest.
Progressivement, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, les divers groupes
oromo se sont sédentarisés sur ces nouvelles terres, assimilant les sociétés
autochtones dans leur structure clanique, en les assignant à des positions
statutaires subalternes. En absorbant une part des cultures qui les avaient
précédés, et en s’adaptant aux configurations locales, les clans se sont ter-
ritorialisés et leurs divergences économiques, politiques, religieuses sont
allées s’accentuant. Mais cette diversification n’a pas effacé l’essentiel de
ce qui lie les Oromo dans une identité partagée : une langue dont les dia-
lectes régionaux sont complètement intercompréhensibles ; une façon
d’envisager les rapports à la nature et les rapports entre les hommes ; un
fonds de croyances politico-rituelles sur lesquelles s’appuie un nouvel
essor de pèlerinages pan-oromo ; la conception d’une histoire ancienne et
contemporaine, notamment retravaillée par des intellectuels en diaspora,
qui contribue au sentiment d’une communauté de destin.
L’élément culturel le plus sollicité pour exprimer le sentiment national
oromo contemporain est le système dit gadaa, conçu comme un modèle
républicain spécifiquement oromo s’opposant à la structure autoritaire et
hiérarchique du royaume chrétien d’Éthiopie. Bien que de nombreuses
descriptions ethnographiques aient montré les variations des pratiques en
question et relativisé leur rôle dans l’organisation effective des pouvoirs,
les formalisations savantes et les récupérations militantes de la notion de
56 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

gadaa lui ont donné un poids symbolique et idéologique considérable,


presque incontournable. Loin de pouvoir être réduits à une spécificité
oromo, le système dit gadaa des Oromo est partagé par des peuples voi-
sins (Gabbra, Konso...) et doit être appréhendé comme une déclinaison
d’un modèle générationnel dont le principe fonctionne à travers une
grande diversité de réalisations dans une vaste arène régionale rassem-
blant des sociétés que les apparences distinguent fortement.
Pour faire valoir une dignité égale, mais distincte, dans un espace
national éthiopien en voie d’uniformisation, les Oromo se sont rassem-
blés dans des mouvements culturels, intellectuels et politiques, mettant en
avant de nombreux traits distinctifs, à commencer par le nom d’Oromo.
Ce nom fut affirmé par opposition aux connotations méprisantes véhicu-
lées par la dénomination « Galla » qui longtemps fut appliquée à ce
peuple par ses voisins à travers toute la Corne de l’Afrique. L’abandon de
l’usage officiel du terme « Galla » fut l’une des premières revendications
du mouvement nationaliste oromo, satisfaite en 1979 par le régime révo-
lutionnaire, qui cherchait symboliquement à faire acte de reconnaissance
de la diversité culturelle de l’Éthiopie.
Plus généralement, les revendications contemporaines d’une nation
oromo dotée d’une certaine autonomie économique et culturelle (allant
jusqu’à l’indépendance dans les formulations les plus radicales) se sont
manifestées contre la dissolution dans le moule de la culture nationale éthio-
pienne, taxée de colonialiste. Le mouvement nationaliste oromo, préfiguré
par des rébellions locales sous le régime impérial, s’est organisé en Front de
libération (Oromo Liberation Front – OLF) dans l’atmosphère militante des
débuts de la révolution éthiopienne de 1974, et s’est graduellement militarisé
au fur et à mesure de la radicalisation du régime éthiopien. Ce combat a été
soutenu par le Soudan et la Somalie, qui ont permis l’installation à leurs
frontières de camps de réfugiés oromo, constituant les bases arrière de
l’OLF. Depuis l’exil, en Amérique du Nord et en Europe du Nord principa-
lement, des intellectuels ont formulé l’idéologie nationaliste oromo sur le
modèle emprunté à bien d’autres mouvements de libération. C’est dans le
domaine de l’histoire que cette idéologie a trouvé à s’exprimer le plus
vigoureusement, pour réhabiliter les Oromo par rapport au rôle négatif de
barbares que leur a attribué l’historiographie éthiopienne officielle.
En 1991, le Front de Libération Oromo s’est joint aux ultimes offen-
sives contre le régime communiste coordonnées par les armées rebelles
du nord. Après la prise d’Addis Abeba et le renversement du Derg, ce
mouvement a été d’abord intégré au processus d’élaboration de la consti-
tution de l’Éthiopie fédérale, puis rapidement exclu en raison de la radi-
calité de ses revendications d’indépendance de l’Oromiyaa (la nation
oromo). La représentation politique du peuple oromo fut prise en charge
par l’une des « Organisations démocratiques » à base ethnique instrumen-
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 57

talisées par le nouveau régime pour relayer sa mise en place dans tout le
pays. La nouvelle constitution a abouti au découpage d’une très vaste
région oromo, l’Oromiyaa, dont les contours correspondent à peu près
aux cartes produites par les idéologues nationalistes.
Dans ce cadre, les formes symboliques d’autonomie accordées aux
Oromo sont contrebalancées par un contrôle politique d’autant plus
répressif que ce peuple continue de représenter, par sa taille et par son
histoire, ce que l’historien oromo Mekuria Bulcha a désigné comme le
« cauchemar oromo ». Malgré les raccordements multiples des Oromo à
la diversité éthiopienne, une méfiance à l’encontre de ce peuple a été
entretenue par les régimes éthiopiens successifs. Camouflée derrière des
siècles d’acculturation, leur « sauvagerie » primordiale resterait prête à
resurgir et à bousculer les équilibres régionaux et nationaux.
Sur la base de cette présentation générale de la situation de l’ensemble
oromo en Éthiopie, il est possible d’en présenter maintenant la variété,
sans pouvoir entrer dans toutes les nuances, mais en proposant un bref
tour d’horizon prenant comme repères les quatre points cardinaux.
Sud – L’aire méridionale des Oromo est principalement l’espace occupé
par le groupe Borana. Par leur localisation, par leur économie pastorale,
par la pratique généralisée des principes du système générationnel gadaa,
et par la présence d’espaces sacrés et de grands prêtres (qaallu) de la reli-
gion oromo, les Borana passent pour les gardiens de la tradition oromo la
plus pure. La plupart des observateurs de cette société conviennent que
cette hypothèse procède d’un raccourci simpliste, mais ils inclinent à la
conserver : les Borana étant restés éloignés des États chrétiens et musul-
mans, leurs institutions seraient restées intactes, comme préservées de
l’histoire. Cette conception a été renforcée par le modèle généalogique
oromo qui identifie le groupe Borana comme l’une des deux branches
(l’autre étant les Barentuma) entre lesquelles les Oromo étaient divisés
avant qu’ils n’entreprennent leur vaste mouvement de migration par la
conquête de nouveaux territoires à partir de la fin du XVIe siècle. Les
ramifications de l’ensemble Borana ont engendré, au fur et à mesure des
scissions claniques, les sociétés oromo de l’ouest.
Au nord des Borana, au contact du territoire Sidamo, les Guji ont une
organisation politique et religieuse comparables et un mode de vie pasto-
ral plus marqué par des mouvements de transhumance jouant des varia-
tions d’altitudes.
Au sud, du côté kenyan, les Borana conservent des liens transfronta-
liers avec leurs homologues du côté éthiopien, mais certains groupes ont
été pris dans des mouvements historiques particuliers au Kenya. Dans
l’espace kenyan, les Borana exercent une forte influence sur des groupes
périphériques qui parlent la langue oromo, les chameliers Gabra et les
chasseurs Waata.
58 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Est – Les montagnes de l’est éthiopien sont presque entièrement peu-


plées de groupes oromo. Depuis les rives des lacs du fond de la vallée du
Rift, jusqu’aux contreforts qui surplombent les plaines de l’Ogaden, les
massifs du Bale et d’Arsi forment un vaste territoire occupé par le groupe
Arsi. Sur ces dénivelés où s’écoulent les affluents de la Wabi Shebellé et
de la Ganalé ce peuple pratique un système agraire agro-pastoral diversi-
fié à base céréalière, en jouant des contrastes climatiques dans la réparti-
tion des activités. On peut supposer que le sud du Balé était le territoire
d’où sont partis les mouvements de conquête oromo au XVIe siècle. Au
cours de cette histoire, l’ensemble arsi a incorporé dans sa structure cla-
nique plusieurs sous-groupes des sociétés qui dominaient autrefois la
région, notamment l’État musulman de Hadiya. L’un des indices les plus
significatifs de ce recouvrement d’un islam régional ancien est la refor-
mulation à travers des cultes oromo du pèlerinage au sanctuaire du shaykh
Nur Husayn à Annajina dans l’est du Balé, qui avait vraisemblablement
été fondé par un mouvement missionnaire musulman parti des côtes de
Somalie au XIIIe siècle. Malgré cette influence profonde de l’islam, les
Arsi ont adhéré à cette religion assez récemment, à la fin du XIXe siècle,
en réaction à la conquête de leur territoire par les armées chrétiennes de
Ménélik II.
Au nord de cet ensemble, la région de montagnes centrée sur la cité de
Harar est le territoire de plusieurs groupes oromo. A l’ouest, le massif du
Cercer est le territoire des Ittu. A l’est, la confédération Barentu regroupe
les quatre tribus dites Afran Qallu (aussi désignées par l’appellation
Qottu signifiant « paysans ») ainsi que les Ania, au sud de cet ensemble.
Depuis l’installation des Oromo dans cette région autrefois dominée par
un puissant État islamique, la ville de Harar s’est enfermée dans un mur
d’enceinte (construit dans les années 1560) abritant la société harari, qui a
conservé une langue et des usages culturels propres. Mais Harar ne s’est
pas isolée derrière ses remparts. Le centre des réseaux économiques et
politiques que représentait cette société citadine a très tôt intégré les
Oromo à travers l’établissement de relations commerciales, qui ont été les
vecteurs de diffusion de l’islam. Depuis la fin du XIXe siècle, les agricul-
teurs oromo de cette région se sont spécialisés dans les cultures de rentes,
celle du café tendant actuellement à être remplacée par celle du khat qui
représente un marché plus lucratif.
Nord – Il faut, pour décrire les groupes oromo du nord, prendre en
considération un contraste marqué entre l’ouest et l’est, qui correspond à
la distinction entre hautes et basses terres. Le sud-ouest du Choa, c’est-à-
dire la région au cœur de laquelle se trouve Addis-Abeba, est habité par
les Oromo du groupe Tulama, agriculteurs céréaliers, chrétiens, qui ont
un mode de vie assez proche de celui des Amhara. Depuis le début du
XIXe siècle, ces Oromo ont graduellement été absorbés par les structures
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 59

militaires du royaume chrétien du Choa et ont joué un rôle important dans


l’expansion du pouvoir choa. Les habitant de la région du Wollo, au nord
du Choa, ne se reconnaissent plus aujourd’hui une identité oromo, mais
habesha de langue amharique. Les anciens clans oromo Wollo qui
s’étaient installés dans le territoire d’Amhara, qui représentait avant le
XVIe siècle le cœur du domaine royal éthiopien, ont été absorbés dans le
jeu politique chrétien au moment où celui-ci s’est recomposé à la fin du
XVIIIe siècle. Leur conversion à l’islam a été une forme d’échappatoire à
ce processus.
Dans les basses terres au pied des massifs du Choa, les Karrayu élè-
vent leurs troupeaux dans les pâturages de la vallée de l’Awash, se
concentrant sur les rives en saison sèche. Les aménagements du fleuve
pour développer des cultures irriguées industrielles et des réserves natu-
relles ont considérablement réduit leur aire de pastoralisme et accru leur
vulnérabilité aux sécheresses. Cette situation de pénurie engendre des
conflits avec leurs voisins afar et incite ces nomades à trouver des
emplois saisonniers dans les plantations. A l’est du Wollo, les groupes
oromo Jille et Artuma occupent une zone de pentes en paliers, arrosée et
fertilisée par les rivières s’écoulant des montagnes. Leur territoire est
jalonné de places de marchés où convergent les populations avoisinantes
(Amhara chrétiens et musulmans, Argobba, Afar). Encore plus au nord,
les Oromo Raya occupent un espace intermédiaire similaire à l’est du
Tigray, avec des conditions climatiques plus arides. Cette société fronta-
lière, tirant des ressources complémentaires du pastoralisme par des raz-
zias et des activités de contrebande, est longtemps restée insoumise aux
tentatives de contrôle par le pouvoir chrétien.
Ouest – Le territoire des Oromo s’étend vers l’ouest jusqu’aux fron-
tières du Soudan, limité au nord par le cours du Nil bleu et au sud-est par
le fleuve Gibé (nom de l’amont de l’Omo) et son affluent la Gojeb. A des
altitudes moyennes et avec des niveaux de précipitation élevés et régu-
liers, on y observe toute la gamme des paysages éthiopiens et des pra-
tiques agricoles qui y correspondent, dans leur version prospère. Cette
région est répartie entre les sous-groupes de la vaste famille Metcha, sub-
divisée en plusieurs sous-groupes qui présentent une grande variété
d’organisations sociales.
Comme les Tulama, les Metcha de l’ouest du Choa (dans un périmètre
centré sur la ville d’Ambo) partagent de nombreux traits avec les
Habesha amhara : l’agriculture principalement céréalière et l’influence
dominante de l’église orthodoxe tewahedo. Les clans de cette région ont
été absorbés dans le royaume du Choa par les troupes de Ménélik, massi-
vement composées de soldats et d’officiers Oromo-Tulama. Le royaume
chrétien s’est surtout appuyé, en les anoblissant, sur des dignitaires reli-
gieux qalluu qui s’étaient imposés comme chefs de clans et avaient réduit
60 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

les assemblées gadaa au rôle d’organes administratifs locaux. Outre


l’influence culturelle et politique dominante du Choa central, il faut aussi
noter la persistance de traits relevant des populations anciennes, plus ou
moins directement liées à l’ensemble défini aujourd’hui sous l’appellation
guragé. Ces traits sont perceptibles à travers une observation attentive, par
exemple dans les usages de l’ensete ou dans la diffusion de pratiques reli-
gieuses marginales, comme des cultes de possession féminins.
A l’ouest de la Didessa, jusqu’aux frontières du Soudan, le Wallagga
est une région qui a développé sa spécificité en s’appuyant sur une royauté,
fondée au milieu du XIXe à Naqamti par les Moroda, fraction minoritaire
et subalterne du clans des Léqa. Cette monarchie se développa grâce aux
profits commerciaux qu’elle tirait de sa situation frontalière au débouché
de l’une des routes commerciales transsahariennes. Face aux armées
conquérantes de Ménélik, le souverain du Wallagga joua la carte de
l’intégration à l’empire éthiopien en se soumettant sans opposer de résis-
tance et en se convertissant au christianisme orthodoxe. Paradoxalement,
ce choix de la sujétion permit à cette région de conserver une certaine
autonomie, faisant d’elle le plus vif foyer d’expression du particularisme
oromo contemporain. Au début du XXe siècle, des missions protestantes
se sont implantées dans cette région, qui est devenue le socle de l’église
Mekane Yesus. Cette divergence théologique avec le pouvoir central a été
l’un des facteurs stimulant et encadrant la formation de plusieurs généra-
tions d’intellectuels qui ont été les concepteurs de l’idéologie nationaliste
oromo.
Au sud-ouest, les sociétés oromo sont organisées autour de la cité de
Jimma, ancienne place commerciale où convergeaient toutes sortes de
trafics (esclaves, ivoire, civette, café) provenant du sud-ouest destinés
aux routes du nord et de la mer Rouge. Dans cette région fertile, propice à
l’agriculture intensive, parcourue de routes et jalonnée de marchés, les
brassages de sociétés constituent un trait permanent. En se mêlant aux
sociétés avoisinantes et aux anciennes sociétés autochtones, les clans
oromo ont fait subir d’importantes transformations à leur organisation
sociale. Au début du XIXe siècle, l’atomisation des assemblées gadaa a
abouti à la formation des cinq royautés oromo riveraines du fleuve Gibé
(Guma, Géra, Gomma, Limmu et Jimma). Afin d’étendre leur contrôle
des réseaux commerciaux, condition de leur puissance, les souverains et
leurs classes dirigeantes se convertirent à l’islam et installèrent auprès
d’eux des lettrés musulmans qui diffusèrent cette religion dans tous les
couches sociales. A la fin du XIXe siècle, l’installation de la confrérie tija-
niyya, arrivée du Soudan, contribua à la popularisation de l’islam dans
cette région et à l’affirmation de sa particularité par rapport aux autres
pratiques de l’islam en Éthiopie.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 61

Pasteurs des basses terres orientales : Afar et Somali

Les Afar et les Somali représentent les deux principaux groupes de


pasteurs en Éthiopie. Chacun forme une communauté linguistique dotée
d’un territoire et d’une homogénéité culturelle malgré les clivages
internes entre clans. Les langues afar et somali appartiennent à la famille
dite couchitique, spécificité partagée en particulier avec les populations
oromo, parmi lesquelles les pasteurs Borana, Karayu et Jillé avec qui les
conflits sont fréquents. Par ailleurs, du fait de contacts fort anciens rap-
prochant les deux rives arides de la mer Rouge et du golfe d’Aden, les
Afar et les Somali appartiennent à la périphérie du monde arabe.
Commerce et Islam ont suscité de multiples brassages de populations.
L’aire géographique de ces deux peuples dessine un arc de cercle de
basses terres depuis le nord-est de l’Éthiopie jusqu’au nord-est du Kenya.
Le territoire des Afar décrit un triangle entre les hauts plateaux du Tigray
et du Wollo à l’ouest et le massif de l’Harargé à l’est. La région est cen-
trée au nord sur une dépression particulièrement aride traversée par la
vallée fertile du fleuve Awash. Ce peuple s’étend hors d’Éthiopie vers la
bande côtière sud de l’Érythrée à partir de la presqu’île de Bori et le nord
du territoire de la République de Djibouti. Les Somali s’étendent sur un
territoire beaucoup plus vaste, délimité au nord par le port de Djibouti et
suivant grosso modo le tracé de la ligne de chemin de fer sur plus de 400
kilomètres jusqu’à la station de Mieso. Toujours en territoire éthiopien,
l’espace somali englobe les pâturages d’altitude du Haud le long de la
frontière avec le Somaliland et l’Ogaden, vaste plateau traversé par les
fleuves Wabi Shebellé et Juba, localisé au sud-est des massifs de
l’Harargé et du Balé. Un paysage parsemé de buissons et d’acacias, revê-
tant en certains endroits un aspect lunaire en raison des multiples cercles
concentriques formés par les enclos d’épineux, les zariba abritant le
bétail durant la nuit. Au-delà des frontières de l’Éthiopie, les Somali
occupent le sud de la République de Djibouti, l’ensemble de la Somalie
(Nord et Sud), et s’étendent en territoire kenyan jusqu’à la rive gauche de
la rivière Tana.
En l’absence de toute donnée fiable, il semble cohérent d’articuler le
chiffre d’un million à un million et demi d’individus pour l’ensemble des
Afar. Quant aux Somali, les évaluations les plus récentes avancent le
chiffre de 12 millions, comprenant la quasi-totalité de la population de la
Somalie évaluée à quelque huit millions d’habitants, en Éthiopie environ
trois millions de personnes dans l’Ogaden et la région de Diré Dawa, les
deux tiers de la population de Djibouti – probablement 600 000 habitants
depuis la récente expulsion de dizaines de milliers de migrants illégaux,
éthiopiens et somaliens pour la plupart – et une minorité au Kenya qui
compterait environ 400 000 personnes. A ces chiffres s’ajoute une diaspora
62 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

en expansion formée de travailleurs migrants et de réfugiés, installés prin-


cipalement dans les pays du Golfe, en Europe et en Amérique du nord.
L’extension des Somali entre quatre États a longtemps alimenté l’irréden-
tisme des autorités de Mogadiscio qui, jusque dans les années 1980, ont
soutenu une politique de confrontation avec ses voisins.
Les Afar et les Somali sont organisés en clans, notion qui recouvre des
groupes de descendance patrilinéaire, subdivisés en sous-clans, lignages,
et enfin la cellule domestique constituée de quelques éleveurs et leurs
dépendants qui représente l’unité de base du pastoralisme.
L’ensemble du peuple afar se décompose en de multiples subdivisions
claniques, articulées autour de la distinction entre les Assahyammara ou
les « hommes rouges » regroupant les clans nobles de tradition guerrière
et les Adohyammara ou les « hommes blancs » constituant les gens du
commun. D’autres explications attachées à la géographie attribuent cette
dénomination au fait que les « blancs » représenteraient les habitants des
côtes sablonneuses, tandis que les « rouges » occupaient la vallée de
l’Awache, dont les eaux charrient un limon de teinte brun rouge11.
Si le nomadisme et les divisions claniques sont indissociables de
l’identité de ces populations, il existe cependant des différences entre le
type « proto-état » représenté par les sultanats afar comparé à l’apparente
anarchie individualiste des Somali, marque de leur défiance face à tout
pouvoir central.
Tout Somali, et dans une moindre mesure les Afar, est capable de réci-
ter par cœur la généalogie de sa famille paternelle sur 10 ou 20 généra-
tions. A travers la prééminence accordée à la généalogie de certains clans
et au statut social dicté par le type d’activité exercée, les hiérarchies
sociales demeurent très prégnantes. Toutefois le pasteur, auquel la filia-
tion clanique confère une forme de « noblesse », coexiste avec des agri-
culteurs et des artisans de rang social inférieur. Toute l’histoire des popu-
lations nomades suppose cette subordination de populations sédentaires
méprisées, tels les agriculteurs oromo ou les groupes castés d’artisans,
forgerons, barbiers ou chasseurs itinérants, comme les Boni, les Toumal,
les Midgo, ou les Yibro, certains conservant une réputation de sorciers.
Les stratégies de déplacement des nomades, les guerres et les difficultés
rencontrées par certains clans peuvent également engendrer un processus
d’assimilation de groupes pastoraux extérieurs devenant des clans asso-
ciés. C’est notamment le cas des Balawta d’origine bedja, installés dans
la région afar depuis le temps des guerres de Gragne au XVIe siècle. Par
ailleurs, parmi les marchands arabes ou indiens établis dans les ports et

11. Concernant les différentes interprétations de cette distinction transversale au sein de


la société afar : E. Chedeville 1966, « Quelques faits sur l’organisation sociale des Afar »,
Africa, 36 (2), pp. 173-195.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 63

les centres commerciaux, nombreux sont ceux qui ont tissé des liens spé-
cifiques avec les clans nomades avoisinants, revêtant la forme d’associa-
tions commerciales et/ou de stratégies matrimoniales.
Les clans s’apparentent à des familles très étendues souvent épar-
pillées au-delà de leur territoire d’origine. Ainsi, chez les Afar, les Debné
et les Weima venus de Djibouti, engagés dans des guerres pour le contrôle
de la vallée de l’Awash au XIXe siècle, sont actuellement établis au sud
du triangle afar, à proximité de la station de chemin de fer d’Awash. De
nombreux Adali de Tadjourah et des Ankala et des Nassar de Baylul
impliqués dans le commerce du sel et l’armement des caravanes ont
essaimé dans les principaux centres commerciaux de la région. Ainsi, tout
Afar qui se déplace d’un point à un autre de la région peut compter sur
l’appui d’un groupe ou d’un individu appartenant à son clan ou son lignage.
Chez les Somali, la tradition identifie six confédérations claniques se
réclamant d’un ancêtre commun venu de la péninsule Arabique. Hill
aurait engendré deux fils, Samaale le pasteur et Sab l’agriculteur, à partir
desquels la société somali est divisée entre pasteurs nomades et agricul-
teurs sédentaires. La généalogie somali revendique également des ori-
gines arabes les reliant à la tribu Quraysh et à l’oncle du Prophète, Abou
Talib. Au-delà, l’étymologie du mot « soomaal » laisse supposer une ori-
gine différente, car il peut signifier la traite de la chamelle ou se rappro-
cher du mot arabe « zulmaal » qui signifie la richesse12.
Comme dans toute société pastorale, le lien des hommes à leurs trou-
peaux est un trait fortement structurant de ces sociétés. Le cheptel est
constitué principalement de chèvres et de chameaux, et plus spécifique-
ment dans la région somali, des moutons à tête noire très prisés dans les
pays du Golfe et, chez les Afar, des moutons blancs à queue grasse adap-
tés au marché intérieur des hauts plateaux. L’élevage bovin s’est égale-
ment développé au regard des opportunités commerciales liées à l’expor-
tation et à l’approvisionnement des zones urbaines. Toutefois au cours
des deux dernières décennies, la croissance des exportations de bétail a
été à plusieurs reprises contrecarrée par les embargos décrétés par
l’Arabie Saoudite en raison des épidémies de peste bovine (1983), de la
fièvre de la vallée du Rift (1998, 2000), voire encore afin de favoriser
d’autres stratégies d’importation. La production animale varie du lait au
beurre, à la viande et aux peaux qui sont autant de produits susceptibles
d’être échangés ou vendus sur les marchés locaux. Le lait représente la
base essentielle dans l’alimentation des populations nomades. Il se boit

12. Voir en particulier, I.M. Lewis, 1955, Peoples of the Horn of Africa: Somali, Afar,
and Saho, International African Institute, North-Eastern Africa (Ethnographic Survey of
Africa, part I), London.
64 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

cru ou caillé, additionné de céréales ou encore sous la forme de beurre


fondu liquide, le ghee largement utilisé dans la cuisson. Mais en cas de
crise, le lait est réservé en priorité aux enfants. Pour les plus âgés, le thé
additionné de lait et de sucre constitue la principale boisson dont l’apport
nutritionnel n’est pas négligeable. Quant à la viande, elle est générale-
ment réservée aux seuls jours de fête.
L’amour des bêtes et le désir d’en acquérir toujours plus à des fins de
pouvoir et de sécurité marque l’attitude des nomades jusque dans leurs
rapports au foncier et vis-à-vis des populations voisines. Chaque clan,
lignage ou segment de lignage possède ses pâturages et ses points d’eau.
Ils font paître leurs troupeaux en commun et s’unissent pour défendre leur
campement et leur cheptel. Cette solidarité est particulièrement visible en
saison sèche, bien qu’elle ne soit pas exempte de conflits souvent suscités
par des vols de bétail. Le pastoralisme somali est caractérisé par des mou-
vements plus larges et transfrontaliers à partir du Somaliland, de Djibouti
vers leur hinterland du Haud en territoire éthiopien. Compte tenu du
manque de points d’eau susceptibles de prolonger le temps de la pâture,
depuis les années 1950 de nombreux réservoirs d’eau ont été creusés dans
une zone désignée comme la ceinture de birkad du Haud. A ce jour,
l’accès des clans issaq aux pâturages du Haud est toujours garanti mais
les pasteurs doivent faire face à des difficultés croissantes. Désormais,
l’eau et le fourrage constituent un marché prometteur poussant à la priva-
tisation du foncier.
Malgré des techniques pastorales sophistiquées permettant d’assurer la
survie dans un environnement aride, il est un fait qui saute aux yeux : la
difficulté généralisée de « joindre les deux bouts », c’est-à-dire d’assurer
la soudure entre les saisons sèches qui épuisent les hommes et les ani-
maux et les saisons de pluies sur lesquelles reposent une abondance rela-
tive. Un simple retard des pluies peut entraîner une situation désastreuse.
Dès lors, les nomades apparaissent très vulnérables et sont particulière-
ment menacés par les épizooties liées à la faiblesse physique de leur
bétail. En marge de l’élevage, l’économie pastorale table également sur
des interdépendances matérialisées par les échanges entre agriculteurs et
éleveurs, le recours à d’autres activités sur une base temporaire, sans
compter l’importance passée du trafic caravanier et ses survivances à tra-
vers la contrebande.
La domination de la ville établie progressivement à travers le contrôle
de l’espace exercé par l’administration et les marchés a entraîné ipso
facto la marginalisation des nomades jusqu’ici maîtres des communica-
tions terrestres. En Éthiopie, on assiste à la croissance de centres urbains
tels que Diré Dawa ou Jijiga à proximité de la frontière du Somaliland,
sans compter la présence de communautés afar et somali dans les villes
de l’intérieur comme à Addis-Abeba ou à Nazaret. Cette situation induit
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 65

des recompositions claniques autour des espaces urbains, susceptibles de


générer des conflits allant de pair avec un relatif affaiblissement des
réseaux de solidarité lignagers. Désormais, la ville représente le lieu par
excellence du changement social, focalisé sur la « nébuleuse de l’infor-
mel » regroupant le micro-commerce et de multiples emplois de services.
Il en résulte que les filières de l’aide et des petits métiers constituent
autant d’opportunités susceptibles d’assurer la subsistance de nombreuses
familles déracinées.

Peuples de la « première périphérie » du sud-ouest

Dans le processus de formation de l’État éthiopien contemporain,


l’expansion vers le sud du royaume chrétien avait commencé au début du
XIXe siècle avec le grignotage par les souverains du Choa des sociétés
oromo immédiatement limitrophes de leur royaume. Ménélik a poursuivi
en l’amplifiant ce mouvement de conquêtes. Ce souverain a franchi un
seuil en poussant vers le sud-ouest, au-delà des territoires oromo, les
limites de son empire. C’est dans cette dynamique historique que s’est
formée la « première périphérie » de l’État éthiopien contemporain. Cet
espace apparaît comme une mosaïque de sociétés du fait de la grande
diversité d’organisations sociales observables, et comme un carrefour du
fait des relations anciennes, notamment commerciales, avec les sociétés
chrétiennes ou musulmanes.
La prospérité relative de ces régions, épargnées par les disettes qui
touchent périodiquement le nord du pays, tient non seulement aux
niveaux élevés des pluies dont elles bénéficient, mais aussi à l’importance
donnée par les sociétés qui y vivent à la culture du faux bananier, ou
ensete. Cette plante qui assure l’alimentation de base permet d’associer
sur des surfaces réduites la production de légumes, de céréales et des cul-
tures de rentes (café, khat, eucalyptus) ainsi que l’élevage. La répartition
des activités et leur productivité varie selon l’altitude et la fertilité des
sols, facteurs déterminants dans la mesure où les contrastes qu’ils indui-
sent peuvent être importants sur d’assez petites distances. Ces caractéris-
tiques font que ces régions sont des espaces à forte densité de peuple-
ment, où les exploitations agricoles sont de taille réduite, et ces contrées
connaissent depuis quelques années des difficultés alimentaires.

Guragé

En 1889, la création d’une entité administrative nommée Guragé


regroupait des sociétés récemment conquises par les armées du roi des
66 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

rois Ménélik, et très diversifiées sur les plans linguistique, culturel et reli-
gieux. L’appellation ethnique Guragé résulte ainsi d’une unité artificielle,
renforcé par les linguistes qui l’ont subsumé dans l’ensemble linguistique
sud-sémitique. Cette parenté linguistique servit d’argument en 1994 pour
la reconduite des frontières administratives de l’unité alors renommée
Zone Guragé, qui s’est fissurée depuis. Par ailleurs, l’image d’une popu-
lation cohérente de Guragé avait été cristallisée au cours du XXe siècle
par l’attitude des immigrés à Addis-Abeba originaires de cet espace, qui
n’ont pas revendiqué, dans un contexte étranger, les particularités de leurs
groupes locaux. Certes, le terme Guragé apparaît dans les sources chré-
tiennes médiévales, mais sa localisation reste imprécise, et aucun des
peuples contenus dans l’espace guragé actuel ne s’en sert pour désigner
les populations anciennes dont ils descendent.
D’un point de vue géographique, deux ensembles se dégagent nette-
ment : au nord et à l’ouest, des reliefs bien arrosés propices à une agricul-
ture basée sur l’ensete ; au sud-est, des basses terres plus arides et moins
densément peuplées où les activités principales sont l’élevage et le com-
merce. Trois complexes politico-culturels peuvent être distingués :
Silti. Les populations musulmanes du sud-est, région la plus basse,
parlent les langues reliées à l’adaré, parlé par les Harari, habitants de
Harar. Cette singularité linguistique et religieuse, corroborant les revendi-
cations d’un lien ancien avec Harar, a constitué la base d’un discours
séparatiste, aboutissant en 2001 à la création d’une zone Silti indépendante
et autonome, du nom du groupe clanique le plus connu de cette région.
Soddo-Kistané. Dans la partie la plus élevée, au nord-est du Guragé,
les Kistané revendiquent une identité dont les termes corroborent l’hypo-
thèse d’une implantation chrétienne ancienne dans la région. D’un autre
côté, leur dénomination contemporaine par le terme Soddo renvoie aux
liens historiques entretenus depuis la fin du XIXe siècle avec le groupe
oromo du même nom situé au nord, dont trois lignages ont pénétré le ter-
ritoire des Kistané. Les lignages patrilinéaires des clans exogames
Kistané s’organisent en villages (sabugnet) distribués selon 24 ager, des
unités territoriales regroupant idéalement sous leur juridiction l’ensemble
des lignages du clan qu’elles circonscrivent.
Sabat Bét Guragé. La partie ouest de la zone Guragé est nommée
depuis la fin du XIXe siècle les « Sept Maisons du Guragé ». La liste des
sept maisons varie d’un auteur à l’autre, voire d’un informateur à l’autre.
Une « maison » peut être définie comme la coalition de clans patrili-
néaires et exogames pratiquant une à deux langues. Ces clans sont (en
théorie) répartis territorialement en villages distincts. Leurs sources orales
pointent les origines diverses de leurs ancêtres éponymes : groupes chré-
tiens ou musulmans, mais aussi des groupes historiques situés à l’Ouest
du Gibé (Omo). Les populations de l’ouest de l’espace Guragé se sont
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 67

historiquement rassemblées autour de trois cultes syncrétiques majeurs :


celui de Waq (dieu du ciel), celui de Damwamwit (divinité féminine) et
celui de Boje (dieu du tonnerre). Ces cultes sont aujourd’hui minoritaires
par rapport à l’islam, répandu par le jihad de résistance à la conquête
chrétienne mené par Hassen Injamo (alors dirigeant de Qabena), et par
rapport au christianisme orthodoxe éthiopien qui a été un facteur d’inté-
gration dans les réseaux politiques et économiques nationaux.

Hadiya et Kambatta-Alaba-Tembaro

Les populations de cet espace sont liées par les logiques d’une histoire
ancienne qui a vu la confrontation et l’association de sociétés chrétiennes
et musulmanes dont les caractéristiques ont marqué les cultures dévelop-
pées à l’époque moderne.
Hadiya. Du XIIIe au XVIe siècle, le Hadiya était un État musulman
puissant, partenaire privilégié du royaume chrétien salomonien. Ayant
subi de plein fouet les guerres de Gragne et les migrations oromo, il se
disloqua à partir du XVIIe siècle. Les traces du passé hadiya se trouvent
aujourd’hui dispersées dans cinq populations : 1. Gudela (voir ci-après)
2. Qabena et Alaba, linguistiquement proches des Kambata. L’État
musulman de Qabena s’est développé au XIXe siècle avec le commerce
d’esclaves. La population Alaba vit sur les basses terres entre le lac
Shalla et la rivière Bilate. 3. Les Sidama (voir plus bas). 4. Les popula-
tions du sud-est du Guragé réparties en sept groupes appelés les « Sept de
Hadiya ». 5. Les clans dits hadiya insérés dans des sociétés oromo,
notamment en Arussi.
Gudela. Population majoritaire de la zone Hadiya contemporaine,
située entre le lac Zway et l’Omo, cette société est divisée en trois clans
patrilinéaires exogames et territorialisés. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle
était dominée par une classe aristocratique nommée Kontam. Une religion
syncrétique composée d’islam et de croyances locales, le fandano, y était
pratiquée, exerçant une certaine influence sur les groupes voisins. Au
cours du XXe siècle, la majorité des adeptes se sont progressivement
convertis aux religions du livre : le christianisme éthiopien dans les
hautes terres, l’islam dans la vallée, et le protestantisme qui a aujourd’hui
recouvert ces conversions pour devenir la principale confession.
Kambatta. Identifié dans les sources anciennes comme dépendance
du royaume salomonien, le Kambatta moderne résulte d’un amalgame de
populations formé autour d’une monarchie revendiquant une ascendance
amhara depuis l’époque médiévale. Cette aristocratie aurait imposé sa
domination sur des peuples de langues omotiques et couchitiques, eux-
mêmes stratifiés en catégories inégales. A partir du XVIIe siècle, des
68 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

groupes amhara, hadiya ou oromo ont aussi été intégrés sous forme de
clans. Jusqu’à son assujettissement par Ménélik à la fin du XIXe siècle, le
royaume du Kambatta était puissamment structuré et entretenait des
alliances multiples avec ses voisins. Sa forte influence régionale a certai-
nement motivé la création de la province impériale du même nom où les
groupes du Kambatta proprement dit ne représentaient qu’une minorité à
côté des Gudella, Alaba, Timbaro, Guragé de l’Est, Oromo-Arsi. De nom-
breux syncrétismes forment la religion traditionnelle du Kambata où
Manganno, Dieu du ciel, Tout-Puissant, et où Kitosa (Christ) et Gergisa
(Saint Georges) jouent le rôle de médiateurs au cours de cultes de posses-
sion pratiqués par des prêtres spécialisés. L’influence du fandano hadiya et
ses fondements islamiques y est aussi perceptible. Ici aussi, le développe-
ment du protestantisme, favorisé par le substrat chrétien, tend à gommer ce
patrimoine spirituel. L’Église évangélique du Kambatta a été une l’une des
constituantes majeures de l’Église Mekane Yesus qui s’est développée
comme une forme de résistance à la centralisation de l’époque impériale.

Sidamo de Sidama

Poursuivons notre parcours vers le sud. L’actuelle Zone Sidama occupe


le territoire compris entre le lac Awasa au nord, les villes d’Agere Selam
et de Dilla au sud, la rivière Billate à l’ouest et les hautes terres du Balé à
l’est. Dans les découpages administratifs antérieurs, cet espace correspon-
dait à la division Sidama de la province de Sidamo. Awasa, ville récente
dont l’édification remonte aux années 1960, est la capitale de l’État
fédéral des Peuples du Sud.
Bien des confusions sont véhiculées par le terme Sidama, dont les
usages désignent des entités de natures différentes, notamment un vaste
ensemble linguistique aujourd’hui réuni sous l’appellation « couchitique
des hautes terres orientales », dont on suppose qu’il relève d’une popula-
tion antique de la Corne de l’Afrique issue de métissages entre migrants
de langues couchitiques avec des populations d’implantation plus
ancienne. Les traits majeurs de l’identité Sidama actuelle sont stabilisés
depuis le XVIe siècle. Unie par une langue et une culture politique et reli-
gieuse communes, cette société est divisée en groupes lignagers répartis
entre dix territoires. Les rapports sociaux sont organisés sur la base d’une
stratification à trois degrés : 1. une élite, formée par des propriétaires
détenant les droits les plus anciens ; 2. des paysans communs, libérés de
rapports de dépendance aux premiers, affirmant leur souveraineté par une
royauté propre associée à un système de classes d’âge ; 3. des artisans
(potiers, tanneurs ou forgerons) marginalisés en tant qu’impurs et entrete-
nant les clients non émancipés des précédents groupes lignagers.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 69

Le système politique sidama repose sur trois types d’institutions com-


plémentaires. Le conseil de voisinage répond aux besoins judiciaires, reli-
gieux et administratifs d’une communauté locale. Dans les cas de conflits
internes à un clan, un même type de conseil réunit les aînés des diffé-
rentes sections du clan. Chaque territoire du Sidama possède aussi divers
offices politico-religieux qui agissent de concert avec le conseil de clan.
La fonction de mote, charge héréditaire, a recouvert celle de woma, charge
élective. Le mote est un roi-prêtre qui, en vertu de ses pouvoirs magiques
et divinatoires, est garant de la paix interclanique (et donc de la justice, de
la santé, de la prospérité...). Le système de classes d’âge (luwa) assure la
cohésion des segments claniques par l’initiation conjointe de ses
membres, ce qui les oblige à une assistance mutuelle. Une nouvelle luwa
est établie tous les sept ans. A cette occasion, un chef rituel (gadan), qui
détient des attributs comparables à ceux du mote, est désigné pour la nou-
velle classe.
La religion des Sidama s’organise autour d’un dieu unique créateur et
tout-puissant, Magano, célébré à travers le culte des ancêtres, invisibles
mais vivant au sein de la communauté. Le rêve est le moyen d’entrer en
communication avec eux. Les tombes d’ancêtres claniques réputés pour
l’étendue de leur pouvoir sont des lieux de pèlerinage. Magano se mani-
feste aussi par la voie d’un esprit bénéfique, qui prodigue vie et bénédic-
tion, et qui permet aux ancêtres d’agir. A l’opposé, un mauvais esprit est
tenu pour responsable des maladies et autres calamités. Indépendant de
Magano, l’esprit féminin Woxa est au centre d’un culte de fertilité réservé
aux femmes-mères.

Konso

Limité par de puissants reliefs, le territoire Konso est caractérisé par


des cultures en terrasses sur un sol pierreux mais fertile, où le millet
constitue la principale récolte associé à d’autres productions variant
selon l’altitude. La pierre a minéralisé l’identité de ce peuple qui se sin-
gularise par sa répartition en villages fortifiés. Chaque village est
structuré en quartiers, qui constituent des groupes d’entraide, et au sein
desquels sont désignés des représentants au conseil du village. Ce conseil
est chargé d’arbitrer les différends. Les villages se regroupent en régions.
Au nombre de trois, chaque région se caractérise par l’allégeance à un
même prêtre et par un système générationnel qui lui est propre. De plus,
les villages tissent entre eux des réseaux d’alliances qui dépassent les
divisions régionales.
Les Konso sont répartis en neuf clans majeurs, patrilinéaires et exo-
games auxquels s’ajoutent deux clans mineurs. Ils sont présents dans les
70 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

trois différentes régions mais ne sont pas tous représentés dans chacune
des villes. Chaque clan possède son totem, ses tabous alimentaires et ses
serments propres. C’est à l’intérieur des clans que sont régulées les rela-
tions matrimoniales entre les membres des lignages. Ces lignages sont
généralement fixés sur une même localité. Ils s’organisent autour de leurs
aînés respectifs, les Poqalla, responsables de la fertilité et de la paix.
C’est le système générationnel qui rythme le temps politique, en donnant
au principe de descendance toute son importance, car le rôle assigné à
chaque homme dépend de celui qu’exerce son père. Ce système fonctionne
comme le gada des Oromo comptant cinq grades générationnels. Notons
que Konso et Oromo sont proches linguistiquement et culturellement. Les
forgerons Konso fournissent aux Borana leurs instruments rituels et sont
aussi requis par les Borana pour la circoncision des hommes passant au
stade gadaa, c’est-à-dire au rang d’hommes mûrs.
Sous le régime impérial, les Poqalla avaient été élevés au rang de
balabbat, c’est-à-dire relais locaux du pouvoir pour la collecte des impôts
et l’application des décisions officielles. Les campagnes du régime révo-
lutionnaire puis l’influence protestante ont profondément remis en ques-
tion le statut de ces fonctionnaires traditionnels liés au monde des esprits.
L’administration contemporaine n’a pas fait appel à eux pour la gestion
du woreda du Konso.
Waaqha est défini comme le Dieu de la pluie et de la justice. Il com-
munique avec les différentes têtes de clans et de lignages par l’intermé-
diaire de son ange Mooha, ce qui leur confère l’autorité relative à leurs
fonctions respectives. Le monde de l’invisible est peuplé d’une grande
variété d’esprits, certains bienveillants, d’autres malveillants. Tous
requièrent l’action de médiateurs et demandent des sacrifices et des
cadeaux spécifiques. Afin d’assurer le rendement des points d’eau dispo-
nibles, des cérémonies visent à réconcilier les ella, esprits des eaux, avec
les hommes. Parmi les esprits nocifs, le plus agressif est Orrita, défini
comme l’esprit du sauvage. Ayyaana donne lieu à des séances de transe
pendant lesquelles le possédé s’exprime en langue oromo. Waaqha-xhoy-
raa fait quant à lui s’exprimer son hôte en langue burji. La pratique de la
divination dans les intestins, réservée à certaines familles, relie aussi les
Konso à leur voisinage des pasteurs Oromo, Hor ou Hamar.

Wolayta

Dans la constitution ethno-fédérale contemporaine, le peuple du


Wolayta constituait le groupe majoritaire de la grande Zone du Nord Omo
créée en 1991, qui rassemblait les Gamo, les Goffa, les Daro (ou Kulo-
Konta), les Dorzé, les Oyda, les Basketo. Cette Zone fut démantelée en
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 71

2000 pour donner lieu à trois Zones distinctes : Gamo-Goffa, Daro,


Wolayta, ainsi que deux wereda spéciaux (Basketo et Konta). La création
d’une zone unique correspondait à une promiscuité effective entre ces dif-
férents peuples, non seulement sur le plan linguistique (sous-groupe
Nord-Ometo du groupe omotique) mais aussi par les échanges privilégiés
qui s’exercent entre eux, et par les ressemblances entre leurs structures
politiques monarchiques anciennes.
D’après les sources orales, la royauté Wolayta aurait des fondements
très anciens, puisqu’elles font remonter la première dynastie, dite
Motolomé, au temps du premier negus salomonien, Yekuno Amlak, au
XIIIe siècle. Cela reste sujet à caution. Une dynastie dite Wolaytamala,
originaire du mont Kucha, aurait étendu son contrôle sur les régions de
Kucha, Gamo, Boroda et Kulo. Déstabilisée par les offensives des
groupes oromo, elle aurait été supplantée par une dynastie qualifiée de
tigréenne, originaire d’une colonie militaire sise en Guragé, et à laquelle
appartenait Tona, le dernier roi de Wolayta, défait par les armées de
Ménélik en 1893. Les rois portaient le titre de kate ou de kawo. Ils étaient
entourés par une hiérarchie de fonctionnaires analogue à celle du Kafa.
Parmi les charges les plus importantes figuraient celles du fara rasha
(commandeur de la cavalerie), du tatche (maître des cérémonies), du kao
karo (commandeur de la garde royale), et celles d’huduga (chefs de sec-
teurs territoriaux).
Trois catégories de population composent la stratification sociale du
Wolayta : les fermiers du commun, les esclaves, les artisans. Les artisans
sont eux-mêmes répartis selon trois groupes : les potiers qui constituent
les artisans de plus haut rang en tant qu’anciens messagers et ménestrels à
la cour du roi, les forgerons et les tanneurs. La religion ancienne du
Wolayta n’a pas fait l’objet d’études approfondies, nous ne pouvons donc
en fournir que quelques éléments épars. La croyance en un Être Suprême,
Dieu du Ciel, nommé Tose, coexistait avec celle en divers esprits naturels :
celui du fleuve Omo par exemple (Telehe), pour lequel des chèvres et des
poules étaient sacrifiées, ou l’esprit du lac Abaya qui était l’objet d’un
culte exclusivement féminin. Divers lignages spécifiques fournissaient les
prêtres et devins. Signe des aspects syncrétiques de ce système religieux,
et d’une influence chrétienne ancienne, le principal événement de l’année
était un festival nommé Masqele, célébré à la fin de la saison des pluies et
marquant la nouvelle année. De nos jours, l’ensemble de ces croyances et
pratiques a presque totalement disparu : la plupart des Wolamo sont deve-
nus membres d’une Église évangélique.
72 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Kafa

Le Kafa est un espace montagneux de forêts denses, traversé de nom-


breuses rivières, au sol fertile et abondamment arrosé. Ces conditions
physiques ont favorisé des activités agro-pastorales riches et variées, et
stimulé des activités commerciales. L’ancien royaume de Kafa était lié
aux réseaux établis entre les zones soudanaise et somali, d’où la présence
significative de marchands musulmans reconnus comme partie intégrante
de sa population. Ses principaux produits d’exportation étaient l’ivoire, le
café, le musc de civette, la cardamome mais aussi les esclaves.
En 1897, la conquête du Kafa par les armées de Ménélik mettait fin à
l’existence d’un royaume autonome depuis la fin du XIVe siècle. Selon
l’histoire orale locale, le groupe dominant des Kafitcho tiendrait ses ori-
gines d’un groupe de migrants qui avait pris possession d’un territoire
précédemment occupé par les Manjo, les She, les Bench, les Majangir et
les Nao. Les Manjo ont été intégrés au sein de l’ensemble des groupes
marginalisés d’artisans. Les She, Bench et Majangir furent dans un pre-
mier temps repoussés en périphérie avant d’être réintégrés au XVIIe siècle
au sein du royaume en tant que provinces conquises. Les Nao le furent au
XIXe siècle. A cette époque, le Kafa avait étendu sa domination sur une
grande partie des peuples omotiques et faisait notamment payer tribut à
un vaste ensemble de sociétés (Wolayta, Konta, Kullo, Gamo, Gofa,
Tchara, et Timbaro). Depuis le XVIe siècle, le territoire du Kafa était divisé
en provinces (showo) dirigées par un gouverneur (worabi) responsable de
l’ordre, de la justice et de la collecte des taxes pour le roi. Ces provinces
(au nombre de 18 au XIXe siècle) étaient elles-mêmes divisées en districts
gérés par un fonctionnaire (rasho) salarié par le roi (Kafa tato). Le roi,
propriétaire unique des terres, gérait son royaume à l’aide de sept
conseillers d’État (mikiretcho), dont certains remplissaient aussi des fonc-
tions à la cour ou dans l’administration provinciale.
Les Kafitcho sont répartis selon quatre ensembles territoriaux (yaro),
divisés en clans (tibbo), composés de lignages patrilinéaires reliés par un
ancêtre commun. A ces quatre ensembles s’ajoutent deux groupes
d’étrangers : les Amaro (les chrétiens orthodoxes du Kafa) et les Nagado
(les commerçants musulmans). La « noblesse » du Kafa était composée
de clans possédant des droits sur la terre reliés à certaines fonctions offi-
cielles. Elle était dominée par le clan Minjo dont le roi était issu. La plu-
part des fonctions étatiques étaient reliées à un clan précis, ce qui semble
avoir permis la conservation de la structure politique du royaume sur le
long terme. Plusieurs groupes minoritaires et territorialisés d’artisans
marginalisés, sans droits sur la terre ou sur son exploitation, payaient un
tribut au souverain sous forme de leurs produits. Ces groupes existent
encore aujourd’hui et constituent une population désignée comme
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 73

Sharrare-Yaro qui rassemble : les Manjo, chasseurs qui possédait cer-


taines charges à l’intérieur de l’État du Kafa ; les Mano dont les hommes
travaillent le cuir tandis que les femmes sont potières ; les Qemo, forge-
rons ; les Shamano, tisserands.
Le gouvernement impérial de Ménélik puis d’Haïlé Sélassié s’est lar-
gement appuyé sur les structures anciennes du royaume. Si la royauté fut
abolie, les autorités subalternes ont été mises sous la dépendance et le
contrôle du dajatch, le gouverneur appointé par l’empereur. Le principal
intermédiaire entre les gouverneurs provinciaux du Kafa et le gouverneur
impérial était le katami rasho (un des sept conseillers du roi, chargé de la
garde de l’enclos royal), une fonction qui avait pris une importance pré-
pondérante à la fin du XIXe siècle. Ces worabi appelés rasho au XXe
siècle étaient proposés par le katami rasho au gouverneur qui les nom-
mait officiellement à ce poste. Ménélik céda aux notables du Kafa qui
formaient son gouvernement indirect une partie des terres anciennement
royales sous la forme de rist (droit de propriété héritable sur la terre).
Parallèlement, des garnisons de soldats (warwar) furent implantées sur
l’ensemble du territoire. Leur subsistance reposait sur l’octroi de gult
(droit non héritable d’exploitation de la terre et des paysans qui y vivent).
Au fur et à mesure de la dégradation des conditions d’existence sur les
terres exploitées par les garnisons, la paysannerie s’est massivement
implantée sur les terres des notables locaux en villages appelés dukko et
dirigés par un « père de village » (dukke niho). Se sont formés des
groupes de villages sous la direction de tate kisho (la main du roi) respon-
sables devant le rasho provincial.
A l’image de sa composition sociale, le paysage religieux du Kafa est
fragmenté. L’islam aurait pénétré le Kafa au XVIe siècle par l’arrivée de
commerçants originaires de Harar. Jusqu’aujourd’hui, cette religion reste
associée aux activités marchandes. Le christianisme orthodoxe éthiopien
aurait été introduit au Kafa à la fin du XVIe siècle, au temps de Sarsa
Dengel, sans pour autant signifier une quelconque domination du pouvoir
chrétien sur cet État. Le Dieu chrétien fut assimilé à la divinité suprême
des Kafitcho, Yero, pour lequel aucun prêtre n’existe, mais pour lequel
les chefs de famille sacrifient au sommet des collines et sur les rives des
fleuves, à l’image du roi qui opérait un tel sacrifice sur la montagne
proche de la capitale, Bonga. Certains auteurs voient aussi dans le culte
de fertilité opéré exclusivement par les femmes une influence de la figure
de Marie ou de celle d’Atete des Oromo. Les pratiques religieuses au
Kafa s’adressent surtout aux eqqo, esprits liés aux éléments et vivant dans
les arbres, les buissons ou les cours d’eau, qui ont la capacité de prendre
possession d’un corps humain pour donner réponse aux prières et délivrer
des prophéties. Certaines figures du christianisme ont été transposées
dans le culte des eqqo, par exemple eqqo Giyorgis. Les rituels de posses-
74 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

sion se déroulent dans des maisons spécifiques, les bare qeto, terme qui
qualifie également les églises chrétiennes. Ces cultes relatifs aux eqqo
restent dominants encore aujourd’hui, bien que les Kafitcho puissent se
présenter en tant que chrétiens orthodoxes en raison de la présence des
vestiges médiévaux. Les missions catholiques (présentes dès le milieu du
XIXe siècle) et protestantes (implantées au XXe siècle) ont converti une
part mineure de la population. Leur impact est ciblé sur certaines popula-
tions marginalisées (les Manjo et les Mano) pour lesquelles elles ont
fondé des églises distinctes.

Peuples des grandes périphéries et des frontières occidentales et méridio-


nales

Aux frontières méridionales et occidentales de l’Éthiopie vivent plu-


sieurs ensembles de peuples culturellement et linguistiquement distincts,
mais partageant des conditions d’existence similaires que ce soit par les
rudes contraintes imposées par l’environnement ou par la situation subal-
terne, de mépris, au mieux d’indifférence, dans laquelle ils sont placés
depuis la conquête de leurs territoires par les armées de l’empereur
Ménélik II à la fin du XIXe siècle.
Pour décrire la grande diversité des sociétés périphériques du sud-
ouest éthiopien, il est d’usage de classifier des catégories linguistiques en
distinguant les Couchitiques, les Omotiques et les Nilotiques. Bien que
ces trois catégories, et les sous-ensembles qu’elles recouvrent, n’aient
d’autre vocation que de rendre compte de traits linguistiques, les ethno-
logues et les historiens tendent à rechercher l’unité culturelle et historique
de sociétés dont les langues appartiennent à une même famille. Dans cette
perspective, les peuples du sud-ouest éthiopien viendraient de trois proto-
sociétés dont les appellations situent implicitement les lieux d’origine.
L’unité ethnologique dépasse pourtant les simples frontières de la langue
et il est possible de reconstituer l’histoire de chacune de ces sociétés dès
lors que l’on s’intéresse aux modes de transmission intergénérationnelle
qui fondent leurs organisations sociales.
Ces confins sont extrêmement arides, mais arrosés par d’importants
cours d’eau : le fleuve Omo qui se jette dans le lac Turkana, ou les
rivières Akobo et Baro formant la Sobat, affluent du Nil Blanc. Du fait de
la grande disparité écologique des territoires, on observe une tendance
générale à la pratique combinée de l’agriculture et de l’élevage, variable
selon la niche écologique occupée. D’autres activités telles que l’apicul-
ture, la cueillette, la chasse (voire la pêche pour les riverains d’un cours
d’eau ou d’un lac) et le pillage sont communes à la plupart des sociétés
du sud-ouest éthiopien. Bien que réprimandés par le gouvernement, razzia,
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 75

raid et vendetta sont pratique courante et sont des sources rapides de pro-
fits en têtes de bétail. L’activité agricole représente néanmoins le premier
moyen de subsistance, le bétail étant surtout réservé au domaine rituel. En
outre, il n’est pas de société dont le territoire possède des caractéristiques
écologiques homogènes. Selon leur lieu de résidence, les membres d’un
même groupe ne pratiquent pas le même type d’économie. Ils forment au
sein de leur société des catégories distinctes. Si, par exemple, l’agricultu-
re domine chez l’ensemble des Maale sédentaires (surtout dans les zones
de moyennes montagnes), le mode pastoral est privilégié par les Maale
des basses terres. Les pasteurs des basses terres semi-arides valorisent le
semi-nomadisme de transhumance. Ils s’établissent en saison sèche à
proximité d’un cours d’eau ou d’un lac leur permettant d’exploiter à des
fins agricoles les rives qui sont inondées lors des deux saisons des pluies.
Les terres plus arides font, elles, office de pâturages. Par exemple, le pays
bodi se divise en deux zones écologiques, l’une boisée dans laquelle ils
pratiquent une agriculture itinérante, l’autre herbeuse réservée aux activi-
tés pastorales.
Malgré l’hétérogénéité apparente de leurs organisations sociales, les
sociétés du sud-ouest éthiopien possèdent un langage politico-rituel com-
mun. Chacune d’elle reconnaît en certains de ses ancêtres celui ou ceux
qui ont imposé leur domination sur un territoire donné, à un moment pré-
cis de son histoire. Ce moment, qui est figé par un discours mytholo-
gique, et souvent par des objets matériels, comme par exemple des
tombes ou des maisons, constitue un temps zéro. La transmission des
pouvoirs, qui repose sur un mode généalogique ou générationnel suivant
les sociétés, assure la perpétuation et l’extension de l’architecture poli-
tique initiale tout en garantissant le renouvellement des acteurs sociaux.
Vu de l’intérieur, ces premiers ancêtres sont pensés comme les premiers
êtres sociaux, si ce n’est les premiers êtres vivants. Ils représentent l’ori-
gine de la société, voire de la vie, les premiers maillons des chaînes
généalogiques ou générationnelles et, dans les sociétés à maisons, la source
de la fertilité13. Leurs descendants directs (généalogiques ou génération-
nels) incarnent en quelque sorte ces premiers êtres. Ils constituent les
intermédiaires privilégiés entre ces ancêtres originels et leurs descen-
dants. C’est pourquoi, de part en part de ces sociétés, « la prospérité des
êtres humains, la fertilité des terres, et la multiplication du bétail et des
chèvres sont pensés comme découlant de [leur] présence séminale »

13. Dans les sociétés à maisons, les ancêtres fondateurs de maison constituent la source
de la vie, et donc de la fertilité. Le système générationnel n’étant pas générateur d’ances-
tralité (Tornay 2001 : 313), c’est une divinité qui se trouve à la source de la fertilité : Akuj
chez les Nyangatom, Waq chez les Oromo, etc.
76 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

(Donham 1994 : 20). Mais pour que la fertilité atteigne chaque individu,
les descendants les plus distants des premiers ancêtres se doivent de faire
des offrandes aux descendants les moins distants. Aussi les chaînes
généalogiques ou générationnelles prennent-elles la forme de canaux par
lesquels s’écoulent les offrandes dans un sens, la fertilité dans l’autre. En
cela, l’observation de Tornay sur la société nyangatom (2001 : 313)
s’applique à l’ensemble des sociétés du sud-ouest : « le flux ascendant
des offrandes s’équilibre avec le flux descendant des bénédictions ».
Pour contrebalancer ces systèmes hiérarchiques inégaux qui jouent en
faveur des aînés masculins soit généalogiques, soit générationnels, ces
sociétés ont mis en place un autre système, plus égalitaire, qui, contraire-
ment au premier, permet non seulement aux cadets généalogiques ou géné-
rationnels, mais aussi aux femmes, de gagner en statut et d’accéder à diffé-
rents groupes de dignitaires. Ces derniers se retrouvent à travers
l’ensemble de la région, voire même sur l’ensemble du territoire éthiopien.
Voici une liste non exhaustive de ces groupes : celui des pères, des mères,
des grands-pères, des grands-mères, des héros (de chasse ou de guerre),
des alliés permanents14, des notables, des anciens (masculins et féminins),
des orateurs, etc. Enfin, l’opposition et la hiérarchisation des sexes sont
aussi pensées en termes de fertilité. La force active et fertilisante des
hommes s’oppose souvent à la force régénératrice passive et parfois mena-
çante des femmes. Cette conception légitime le fait que les hommes fas-
sent figure d’autorité vis-à-vis des femmes. Cette configuration n’en reste
pas moins évolutive dans le sens où les femmes, aussi bien que les
hommes, s’élèvent en statut au cours de leur vie, et aspirent souvent aux
prérogatives masculines dans les derniers stades de leur cycle vital.
Par conséquent, ces sociétés ont en commun une organisation sociale
très hiérarchisée et codifiée qui marque de son sceau tant la vie quotidienne
que la vie rituelle15. Le sexe, l’âge, la génération, la maison, le rang de
naissance et la dignité sont des traits qui traversent l’ensemble des institu-
tions sociales observées. Ces mêmes traits constituent des paramètres dis-
tinctifs dans la mesure où ils permettent à chaque société d’affirmer la
spécificité de son organisation sociale par la valorisation d’un ou plu-

14. Chez les Maale par exemple, les alliances d’amitié sont contractées sous la forme
de dons lors d’un rituel appelé belanto. Celui qui offre un zébu reçoit généralement en
échange trois ou quatre têtes de petit bétail ou des vêtements.
15. Du choix des parures à la philosophie de l’existence, en passant par les noms, les
appellations, les salutations, les coiffures, les tabous, l’architecture des maisons et la
configuration des campements, la place assise de chacun à l’intérieur des habitations ou
pendant les assemblées communautaires, la répartition des tâches quotidiennes ou
rituelles, le choix de ceux qui contrôlent les troupeaux et les terres, qui gouvernent les
routines quotidiennes et les stratégies sociales, la consommation du surplus agricole et
animal, mais aussi la musique et la danse.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 77

sieurs de ces paramètres. En mettant l’accent sur un ou plusieurs aspects


du langage politico-rituel qu’ils ont en commun, chaque société exprime
sa spécificité, son identité. L’unité viendrait de leurs interactions au cours
du temps, les particularismes résulteraient de leurs histoires divergentes.

Ari et Gamo

Le pays ari s’étend au nord de Jinka, la ville administrative de la zone


Omo-Sud. Le massif gamo se trouve à l’ouest des lacs Abbaya et Chamo,
à l’ouest également d’Arba Minch, la ville administrative de la zone nord
de l’Omo. Ari et Gamo vivent sur des territoires montagneux, qui s’élè-
vent à des altitudes comprises entre 800 et 3375 m pour les uns, 1250 et
4000 m pour les autres. La culture de l’ensete, de l’orge et du teff est pri-
vilégiée dans les hautes terres ; celle du café, du blé, du sorgho et des
pommes de terre sont caractéristiques des altitudes intermédiaires ; maïs,
coton et gingembre sont enfin cultivés dans les basses terres. Les sociétés
ari et gamo peuvent être qualifiées de sociétés à maisons, dans la mesure
où l’ensemble des maisons sont hiérarchisées en fonction de leur ordre de
fondation réel ou mythique, dans chacun des systèmes lignagers, cla-
niques, territoriaux et de castes. Du fait de leur emplacement géogra-
phique stratégique, les pays ari et gamo ont été au cours du XXe siècle
comme les lieux privilégiés de la construction nationale éthiopienne des
haute et basse vallées de l’Omo.

Maale

La société maale se situe à l’est de Jinka. Elle est circonscrite dans un


territoire de vingt kilomètres sur trente, qui s’élève à des altitudes com-
prises entre 900 et 2800 mètres. Le terme Maale désigne la caste majori-
taire qui détient les terres, domine sur les plans politique et rituel, et dont
les membres endogames sont spécialisés dans l’agriculture et l’élevage
(bien que le mode agraire voire pastoral soit aujourd’hui partagé par
tous). Deux castes artisanales sont dominées et minoritaires : celle des
potières et tanneurs/tambourinaires (Manzi) figure au niveau intermédiaire
de la pyramide sociale, celle des forgerons (Gito) est la moins nombreuse
et se situe au niveau le plus bas. L’organisation sociale et rituelle des
Maale repose aussi sur le principe de hiérarchisation des maisons selon
leur ordre de fondation, dans chacun des systèmes lignagers, claniques,
territorial et de castes. Mais ce qui la distingue des deux autres, c’est que
l’ensemble du territoire est placé sous l’autorité d’une seule et unique
maison appelée « maison du lion » (zobi mari) ou encore « maison du
78 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

père du pays » (kati mari), tandis qu’aucune maison ne se trouve à la tête


des neuf ou des quarante maisons territoriales ari et gamo respectivement.
Les systèmes de type maale, ari et gamo constituent donc trois formes
variées d’un même modèle, régi par un principe commun. Leur singularité
réside dans le caractère soit centralisé (type maale) soit fédéré (type ari et
gamo) de l’un ou de l’autre.

Hamar, Banna, Bashada et Karo

Les populations Hamar, Banna, Bashada et Karo forment une même


famille linguistique et culturelle. Ils occupent des terres arides peu éle-
vées, situées au sud de Jinka et de la vallée de Woito. Les Karo, qui
vivent sur les rives de l’Omo, pratiquent la pêche, l’élevage des chèvres
et des zébus ainsi que la culture du sorgho et du maïs, comme leur parents
les Hamar, les Banna et les Bashada, qui vivent plus à l’Est, sur les pié-
monts éthiopiens. Ces sociétés partagent avec les précédentes une organi-
sation en maisons, quoique l’accent soit porté sur un échelonnement des
individus en classes d’âges hiérarchisées, sur fond de toile générationnelle.
L’ensemble des individus se répartissent au sein de l’une des deux classes
générationnelles Fils du pays / Pères du pays, chacune d’elles étant frac-
tionnée en un nombre défini de classes d’âge. Le passage de la classe
générationnelle de Fils du pays à celle de Père du pays s’accompagne
d’un rite initiatique.

Nyangatom et Dassanetch

Les agro-pasteurs nyangatom se trouvent aux confins de l’Éthiopie, du


Soudan et du Kenya. Les Dassanetch cultivent le delta de l’Omo et font
paître leurs troupeaux de part et d’autre de ce fleuve. « Les Éthiopiens
des Hauts Plateaux n’ayant jamais réussi à s’acclimater dans ces terres
basses au climat torride, la contrée demeure à ce jour peu affectée par la
modernité et, durant tout le XXe siècle, elle n’a joué qu’un rôle de relais
ou de tampon entre les visées souvent contradictoires des gouvernements
successifs du Soudan, du Kenya et de l’Éthiopie » (Tornay 2001 : 31). Le
système générationnel des Nyangatom est fondé sur le principe de « pré-
cédence transitive » (ibid. :11) d’une génération de pères sur celle de
leurs fils : « la société se pense elle-même faite de deux entités complé-
mentaires qui accèdent à tour de rôle à la paternité du pays » (ibid. : 14).
Le territoire dassanetch est découpé en plusieurs régions. Les membres de
la région Inkabelo se répartissent au sein de trois couples générationnels
que nous appellerons ici AA’, BB’ et CC’. Une personne appartient à la
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 79

classe générationnelle opposée à celle de son père. Ainsi, les enfants de A


naissent dans A’, tandis que les enfants de A’ naissent dans A. Il en est de
même pour les membres des couples BB’ et CC’. Quant au pouvoir, il
transite d’une classe générationnelle à l’autre suivant un ordre cyclique
qui est le suivant : A © B © C © C’ © B’ © A’ et retour au début du
cycle. En outre, les membres de la classe générationnelle au pouvoir éli-
sent une trentaine de leurs congénères qui en deviennent les chefs, appe-
lés taureaux (Almagor 1986 : 100).

Bodi, Mursi et Suri

Les Bodi et les Mursi occupent les basses terres situées à l’est de
l’Omo et à l’ouest de la rivière Mago. Les Suri sont présents sur les rives
occidentales du fleuve Omo. Bodi, Mursi et Suri (ces derniers étant répar-
tis en trois sous-groupes : Chai, Tirma et Bale) forment une famille lin-
guistique et culturelle homogène. Le climat torride et les pratiques guer-
rières caractéristiques de ces populations les ont préservées pendant long-
temps de toute forme d’occupation et même de modernité. Mais depuis
peu, ils font l’objet d’un intérêt particulier. En effet, ces agro-pasteurs
« attirent les étrangers par deux singularités : des femmes à plateaux et
des duels au bâton qui font courir touristes et cinéastes-reporteurs »
(Tornay 2001 : 32). Comme les Hamar, Banna, Bashada et Karo, leurs
organisations sociales et rituelles utilisent de manière combinée les prin-
cipes de génération, d’âge et de maison.

Nuer et Anywaa

Les Nuer16 et les Anywaa occupent des territoires de basses altitudes,


situés des deux côtés de la frontière méridionale éthio-soudanaise. Ils cul-
tivent du maïs, du sorgho, du tabac sur les bancs des lacs, des rivières et
des fleuves, inondés à la saison des pluies. Les villages de saison sèche
sont situés à proximité des points d’eau, ceux de saison des pluies sont
installés sur des élévations et sont épargnés des inondations.
Edward Evan Evans-Pritchard (1940) a montré que l’organisation
sociale acéphale des Nuer obéit à un principe d’opposition complémentaire.
Mais si nous suivons Douglas Jonhson (1986), la société nuer n’est pas
acéphale. Au contraire, ses « têtes » sont nombreuses, bien qu’elles ne
possèdent pas de pouvoir, d’autorité politique, mais tout au plus un rôle

16. L’appellation Nuer n’est pas autonyme, mais hétéronyme. Les intéressés se nom-
ment eux-mêmes Naath.
80 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

rituel et médiateur. La position hiérarchique de ces têtes trouve son fon-


dement dans le principe de segmentation des foyers d’un même père. Les
segmentations sont retenues au cours de l’histoire et sont à la base de la
hiérarchisation des maisons, en fonction de leur ordre de fondation. Cette
société a été décapitée par l’administration coloniale soudanaise pour
détourner certains chefs spirituels nuer de leurs tentatives de s’associer
avec l’Éthiopie.
A la différence des Nuer, les Anywaa possèdent peu de bétail. Cette
société est structurée en deux formes parallèles d’organisations poli-
tiques. D’une part, des villages dirigés par des chefs chargés d’assurer un
équilibre entre des factions concurrentes. D’autre part, une royauté sacrée
dont le titulaire est issu de deux lignages de nobles. L’occupation de ces
charges politiques et la détention des emblèmes qui leur sont liés font
l’objet d’une lutte continuelle créant un cycle permanent de destitution-
reconquête du pouvoir.

Gumuz et Berta

Les populations gumuz et berta vivent à cheval sur la frontière occi-


dentale de l’Éthiopie avec le Soudan. Elles se situent au sud du Nil Bleu,
à l’exception de certaines communautés gumuz qui occupent encore les
rives nord de ce fleuve. Ces peuples cultivent du millet, du sorgho, du
maïs, du coton et des pois, élèvent du bétail et des chèvres, pratiquent
l’apiculture, etc. Il semblerait que le modèle de sociétés à maisons
convienne à la description de leurs organisations sociales 17. Selon
Alessandro Triulzi (1981), les Berta formaient jusqu’en 1720 une fédéra-
tion de chefferies, appelée Bela Shangul18, un roi (agur) siégeant à la tête
de chacune d’elles. Côté Soudan, le royaume Funj, lui aussi très hiérar-
chisé et divisé en de nombreuses chefferies (mukku) 19, s’empara de
Fazoghli en 1685 et poursuivit son expansion vers l’actuelle frontière
éthiopienne. La domination du Bela Shangul par les Funj donna lieu à
une configuration nouvelle. Les chefferies sont souvent conservées mais
dirigées par une nouvelle catégorie de personnes, les métis Funj-Berta
appelés Hamaj ou encore jabalawin, « les occupants des montagnes ». Le
terme berta agur (litt. roi) est remplacé par la désignation funj makk. La
période Hamaj (1720-1821) est considérée comme le passage d’un mode
cynégétique et de collecte à un mode agraire et pastoral. Venus de

17. Cette hypothèse doit néanmoins faire l’objet d’une vérification sur le terrain.
18. Nom de l’emplacement des pierres tombales du premier roi Berta, leur ancêtre
éponyme (Berthuwabune), et de ses sept fils (Triulzi 1981 : chap. 1 et 2003 : 529).
19. Placées sous l’autorité du manjl de Sinnr.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 81

Khartoum, les Turco-Égyptiens conquirent le pays berta en 1821. Les


chefferies sont remplacées par quatre sultanats dirigés par des Cheikhs
héréditaires (watawit). En 1883, les Mahdistes renversent les Turco-
Égyptiens. Le pays berta est finalement annexé à l’empire éthiopien en
1898, sous la conduite de ras Makonnen.

Bibliographie

Au terme de cet itinéraire parcouru à grandes enjambées, que nous


n’avons pas surchargé de références et de précisions savantes, il est utile
d’orienter le lecteur désireux d’approfondissement par une bibliographie
sélective d’ouvrages ou d’articles les plus aisément disponibles.

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LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 87
88 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
3

La restauration de l’État éthiopien


dans la seconde moitié du XIXe siècle

SHIFERAW BEKELE

La seconde moitié du XIXe siècle a, de multiples manières, façonné


l’histoire du XXe siècle éthiopien. Toute cette époque devait en effet
connaître une reconstruction permanente de l’État qui détermina la nature
des événements du siècle suivant. Un État renforcé étendit considérable-
ment les frontières du royaume, lui ajoutant dans ses nouvelles limites
territoriales de nombreux groupes ethniques qui annonçaient les futurs
enjeux du XXe siècle. Le pays fut alors à même de résister aux pressions
de deux pouvoirs expansionnistes, l’Angleterre et l’Italie et l’État éthio-
pien, suite à une victoire qui eut de vastes retentissements médiatiques
dans le monde des années 1890, sortit vainqueur d’une guerre de conquête,
ce qui lui permet de préserver son indépendance dans un continent alors
entièrement colonisé. Le colonialisme italien parvint néanmoins à
s’emparer des hautes terres de l’Érythrée (Hamasen, Serae et Akele
Guzzai). Les relations tendues avec l’ancienne colonie italienne seront un
enjeu majeur dans l’histoire politique de la seconde moitié du XXe siècle
et, dans un contexte différent, sont d’ailleurs toujours d’actualité.
La restauration de la puissance et du rayonnement de la monarchie,
qui débuta en 1853, s’inscrit au cœur du processus de reconstruction éta-
tique qui succéda à la période d’anarchie du Zamana Mesafint (1784-
1853), la « période des princes ». Ces princes étaient des souverains Wara
Sheh (également connus comme la dynastie de Yajju), qui gérèrent le
royaume pendant sept décennies (1786-1853). À cette époque, le royaume
de Gondar était au plus bas. Le Roi de la dynastie salomonique n’était
plus qu’un fantoche entre les mains des potentats Wara Sheh, qui gouver-
naient en son nom. Toutefois, ils ne furent jamais légitimes aux yeux de
la noblesse locale qui ne cessait de les concurrencer. Il en résulta une
90 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

guerre civile qui sévit par intermittence d’une province à l’autre, pendant
trois quarts de siècle.
Pendant les troubles des années 1770 jusqu’à 1850, la légitimité des rois
salomonides ne fut jamais remise en cause. Les membres directs de la
dynastie, et même ceux qui lui étaient apparentés de manière plus distante,
continuèrent à s’enorgueillir de leur parenté. La société dans son ensemble
les considérait avec respect. Chacune des régions et provinces avait sa
propre dynastie régnante. Toutes ces familles (à l’exception des chefs
musulmans du Wollo) légitimaient leurs prétentions à régner par le lien
dynastique réel ou supposé avec la dynastie salomonide. Leur prestige
venait aussi bien de leur fierté militaire et des ressources qu’ils possédaient
que du degré de parenté qu’ils revendiquaient avec la « sainte » dynastie.
L’époque des princes fut donc une période ambiguë pour l’Éthiopie.
En effet, d’une part la crédibilité, l’autorité et la puissance de la monar-
chie salomonide ne furent jamais aussi faibles. D’autre part, la légitimité
de cette dynastie ne diminua pas pour autant. Aussi, les souverains Wara
Sheh n’osèrent jamais abolir la dynastie et prendre sa place ou installer
une autre dynastie. De même, jamais ils ne laissèrent le trône vacant pour
une longue période. L’obsession de la dynastie salomonide ne fut pas uni-
quement l’apanage des souverains Wara Sheh. Les Princes, qui tour à tour
aspiraient à s’emparer du trône et à régner au nom du Roi, choisissaient
inévitablement un membre direct de cette famille royale (un fils, un petit-
fils ou le frère d’un ancien Roi) comme un negus marionnette. Ils cher-
chaient à assurer la régence, car tous les pouvoirs et autorités de la
monarchie leur étaient alors dévolus.
Les souverains Wara Sheh n’acquirent jamais la toute-puissance de la
royauté, à l’exception de Ras Gugsa (1799-1825), qui a effectivement éta-
bli son autorité sur le pays entier. Il semble que la noblesse lui ait obéi et
que sa volonté ait été respectée par le peuple. D’après les récits collectés
dans différentes régions, il imposa la paix et fut à la tête du royaume
durant quelques années. Mais ses successeurs Yimam (1825-1828),
Marye (1828-1831), Dori (1831) et Ali II (1831-1853) n’étaient pas de la
même trempe. Ils ne purent jamais exercer leur pleine autorité dans le
pays. Ils étaient constamment concurrencés par tel ou tel seigneur local.
De toute manière, ils ne remportèrent aucune victoire décisive. Même
leurs parents éloignés leur furent sources d’ennuis durant leurs règnes. En
conséquence l’État royal était très amoindri, l’insécurité régnait, les
déplacements de troupes étaient permanents et des batailles fréquentes
s’accompagnaient de pillages et de saccages dont le peuple était victime.
Cette faiblesse de l’État eut des répercussions sur l’Église Orthodoxe
d’Éthiopie. Elle souffrit aussi de la désagrégation du royaume. Avant sa
chute vers 1780, la monarchie avait toujours géré à sa manière l’adminis-
tration centrale de l’Église. Le Roi, plutôt que le Patriarche, assurait le
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 91

bon fonctionnement de l’institution. Régulièrement, il nommait les prin-


cipaux dignitaires religieux du pays, les supérieurs des grands monastères
royaux, l’echegge, l’aquab sa’at, et d’autres grandes personnalités. Il
régulait les conflits relatifs à l’Église, et se mêlait souvent de questions
doctrinales. Il appelait et présidait les Synodes concernant des contro-
verses confessionnelles. Ces synodes s’assimilaient, la plupart du temps,
à des cours de justice royales où des sentences étaient infligées aux sectes
récalcitrantes. Le Patriarche était directement responsable devant le Roi.
Au-dessous du Roi, des gouverneurs locaux régnaient sur l’Église. Ceux-
ci nommaient les supérieurs des monastères et les autres dignitaires reli-
gieux de leurs provinces. Les membres de l’aristocratie et de la noblesse,
des hommes, mais également des femmes, faisaient construire ou parrai-
naient des églises, ou bien étaient amenés à gérer des monastères. Ils
avaient la gestion de ces institutions (par exemple, ils choisissaient le bas
clergé) et les dotaient de terres ou d’autres propriétés. Très souvent, ils
utilisaient leur position, leurs relations et leur influence pour convaincre
le Roi de pourvoir leurs églises de terres considérables dont ils seraient
ensuite les principaux bénéficiaires.
Ainsi l’Église éthiopienne n’était pas gérée par une administration
ecclésiastique au strict sens du terme, mais par une hiérarchie étatique qui
considérait la gestion de l’Église comme un de ses pouvoirs. Le pouvoir,
l’autorité et le rayonnement de la couronne se répercutaient sur les prélats
et renforçaient leur autorité et leur prestige social. Les changements surve-
nus au sein de l’institution monarchique privèrent donc l’Église de son
appareil administratif national. Le Zamana Mesafint ne fut pas profitable
pour l’Église car une autorité centrale lui était nécessaire. Les problèmes
de l’Église s’aggravèrent en raison de controverses doctrinales, ce qui
affaiblit considérablement sa puissance. Les Princes Wara Sheh, qui
étaient supposés exercer toutes les prérogatives de la royauté, en raison de
leur position de régents du royaume, devaient assumer toutes les responsa-
bilités royales concernant l’Église. Néanmoins, ils négligèrent ces devoirs
et l’Église tomba dans l’oubli doctrinal sous leur règne. Ils ne portèrent
aucune attention à l’Abun ou même parfois ils le bannirent. Ils étaient
entourés de seigneurs musulmans, de clercs et de soldats plutôt que de
leurs homologues chrétiens, comme cela aurait dû être. L’Église se trou-
vait dans la position peu enviable d’un orphelin.
Pour compliquer les choses, le danger d’une invasion égyptienne se
dessinait sur la frontière ouest du royaume (l’Égypte contrôlait le Soudan
depuis 1821). Les Éthiopiens chrétiens et leurs élites chrétiennes firent un
parallèle entre ce danger et l’expansion de l’Islam dans leur propre pays.
C’est dans ce contexte d’expansion de l’Islam et d’absence de paix et de
stabilité que Tewodros apparut et inaugura une nouvelle époque dans
l’histoire éthiopienne.
92 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Certains voient la période du Zamana Mesafint, comme une époque


d’anarchie, de chaos et de désordre, une époque où il n’y avait plus aucun
pouvoir central, une époque où les guerres civiles entre les différents
princes locaux en quête de suprématie étaient incessantes. Les Princes
Wara Sheh sont décrits comme étant des seigneurs incompétents du
Begemder, se battant de manière irresponsable avec les mêmes souverains,
tout aussi incompétents, du Gojjam, du Semien, du Tigray ou du Lasta.
Ces historiens aiment également comparer cette période et celle des Juges
de l’histoire d’Israël car « quand il n’y avait plus de Roi en Israël, chaque
homme faisait ce qui était juste à ses propres yeux ». « Pour l’Éthiopie,
selon les mots de Paul Henze dans son Histoire de l’Éthiopie, la deuxième
partie de la formule sonnerait mieux avec ‘chaque souverain faisait ce
qu’il pensait avantageux pour lui ou sa région’» (Henze, p. 121).

L’ascension de Tewodros II et la restauration de la monarchie (1855-


1868)

Tewodros mit fin au Zamana Mesafint lorsqu’il vainquit de manière


décisive les troupes d’Ali lors de la bataille d’Ayshal le 29 juin 1853. Ce
ne fut pas sans difficultés. Il dut combattre sans relâche pour accéder au
pouvoir royal. C’était un guerrier extraordinaire et ses brillantes victoires
sur des armées plus importantes que les siennes marquèrent l’imagination
de toute une génération d’Éthiopiens. Les générations suivantes continuè-
rent à voir en lui un homme d’exception, ce qui créa un véritable mythe
autour de son souvenir après sa mort.
Malgré toute cette célébrité notre connaissance de l’homme Tewodros
laisse à désirer. On connaît seulement les grandes lignes de sa vie. Il est né
aux alentours de 1820, personne n’est sûr de la date exacte de sa naissance,
dans la ville de Gondar. Il lui fut donné le nom de Kassa et Tewodros, le
nom sous lequel il deviendra populaire, était en fait son nom de règne. Son
père fut certainement un membre de la noblesse, tandis que les informa-
tions sur sa mère sont plutôt incertaines. Son père mourut très tôt dans la
vie du jeune Kassa et certaines sources indiquent que la mère, qui était
peut-être issue d’une famille du haut clergé, connut des jours difficiles car
la tradition la présente comme une marchande de Kosso sur le marché
ouvert de Gondar. Pendant ses années d’ascension vers la gloire, Tewodros
sera fréquemment insulté en étant appelé « fils d’une vendeuse de Kosso1 ».

1. Le kosso est une tisane vermifuge utilisée contre le ver solitaire, très fréquent en
Éthiopie. Le métier de marchande de kosso était fort humble.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 93

Sa situation familiale favorisa pourtant sa carrière future dans la mesure


où son demi-frère paternel était un seigneur considérable de l’époque, le
Dejazmatch Kenfu (1826-1839), qui régnait sur une grande province. Une
fois son éducation religieuse terminée, son frère l’emmena à la cour pour
y être élevé comme page, ce qui était, pour les jeunes nobles une forma-
tion tant à l’administration, aux bonnes manières, aux décisions du juge
ainsi qu’aux ordonnances du jour. Kenfu était un seigneur guerrier étant
donné qu’il régnait sur les provinces frontalières avec le Soudan égyptien.
Les deux parties s’affrontèrent lors d’une bataille mémorable, à la suite
de laquelle l’armée de Kenfu sortit victorieuse. Cela marqua certainement
de manière durable l’esprit de l’adolescent, Kassa, qui a dû aboutir à cer-
taines conclusions aux conséquences importantes : le besoin d’une armée
moderne équipée avec les dernières armes à feu, ainsi que le besoin d’un
État et d’une société moderne.
Kenfu mourut en 1839 et laissa Kassa « orphelin » dans la mesure où
il devait se trouver un nouveau parrain. Les années suivant la mort de son
demi-frère sont les plus obscures de la vie du jeune homme. Certains
disent qu’il se trouvait dans les basses terres de l’ouest au début des
années 1840 et qu’il y aurait servi dans les rangs de certaines bandes de
brigands. Il a dû prouver ses qualités de combattant endurci car il réussit
à convaincre le gouverneur de cette province d’accepter sa requête et
d’avoir une vie plus paisible.
En fait, Kassa entrera plus d’une fois en rébellion et en sortira à
chaque fois plus fort. Après la seconde rébellion, il fut un moment fiancé
avec la fille du roi Ali II elle-même. La troisième rébellion fut si impres-
sionnante que les souverains acceptèrent de le nommer au grade de
Dejazmatch et aux fonctions de Gouverneur des anciennes provinces de
son beau-frère, dans l’espoir d’en faire un seigneur loyal. C’était en 1848.
Sa dernière rébellion, en juin 1853, fut la plus décisive car il défit, l’un
après l’autre, plusieurs souverains influents, et en dernier le Ras Ali lui-
même. Il ne montra aucune volonté de perpétuer le système des règnes
précédents en intronisant un Roi fantoche et se proclama lui-même Roi. Il
fut couronné Roi d’Éthiopie le 11 février 1855, avec pour nom de règne
Tewodros. Il annonça alors quelques réformes majeures dans l’histoire
politique de l’ancien royaume.
Tout d’abord, son couronnement mit fin à la dynastie salomonide, qui
avait régné sans interruption sur le pays depuis 1270. Mais qui n’avait pu
empêcher des rébellions incessantes et des guerres civiles. Pourtant, elle
avait acquis une certaine légitimité religieuse de telle manière que même
au plus fort des guerres fratricides des Princes de la fin du XVIIe et du
début du XIXe siècle, personne n’osa l’abolir. Tout le monde s’inclinait
symboliquement devant la dynastie impuissante et les coalitions de
Princes intronisèrent les unes après les autres un membre de la dynastie
94 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

pour pouvoir régner. Si la loyauté aveugle des Éthiopiens envers la


dynastie avait du être démontrée, le Zamana Mesafint le fit de manière
éclatante puisque bien que la monarchie fût au plus bas personne n’osa
jamais l’abolir. Tewodros quant à lui s’en débarrassa d’un seul geste.
Même s’il est vrai qu’il affirma ensuite être de sang salomonide, de
parenté éloignée, personne ne le crut réellement. Le fils d’une vendeuse
de Kosso sur le marché ouvert de Gondar (quelle que soit la véracité de
l’insulte) ne pouvait prétendre s’asseoir légitimement sur la couche
royale2. Dès le début, le jeune Roi fit face à un sérieux problème de légiti-
mité. Lorsqu’il prévit, dans les semaines suivant son couronnement, de
marcher contre deux importantes provinces encore insoumises, le Wollo
et le Choa, ses ennemis élaborèrent un vaste complot contre lui.
Contrairement à lui, ils étaient issus des plus illustres dynasties régionales
et n’avaient pas de problèmes de légitimité. Mais d’un autre côté il y
avait cette vision hardie que l’acte « sacrilège » du couronnement avait
inaugurée : la vision d’une monarchie régénérée, forte et centralisée. En
restaurant la royauté, Tewodros abordait le problème central de l’État
éthiopien depuis la fin du XVIIIe siècle, celui d’une monarchie faible.
Son premier projet qui fut de marcher sur le Wollo, puis sur le Choa,
semble avoir été motivé par plusieurs facteurs. Le Wollo et la province adja-
cente de Yaju étaient les régions natales de la « dynastie » de Wara Sheh à
laquelle Tewodros venait de mettre brutalement fin. Ali II et sa mère avaient
tout naturellement fui vers le Wollo après leur défaite de juin 1853. De là, ils
organisèrent la résistance et un éventuel retour au pouvoir. Par ailleurs,
Tewodros souhaitait convertir au christianisme les populations musulmanes
de la région. L’Éthiopie est un État chrétien depuis la conversion d’Ezana au
christianisme au IVe siècle. Or, depuis la fin du VIIIe siècle, l’islam était
devenu majoritaire parmi les Oromo du Wollo et la menace d’une inva-
sion égyptienne renforçait le danger islamique aux yeux des souverains.
L’idée de Tewodros abordait ainsi un enjeu politique et religieux majeur.
Sa marche sur le Choa avait pour but de rattacher cette ancienne pro-
vince au reste du royaume. En effet, la province du Choa avait développé
ses propres institutions depuis un siècle et demi pour finalement devenir
un royaume quasiment indépendant et cette récupération du Choa avait
été le rêve de plus d’un Roi de Gondar. Après quelques semaines de festi-
vités et de préparation, le nouveau Roi se mit en route à partir de Debre
Tabor en avril 1855. Il parvint rapidement à soumettre les chefs du Wollo
et Ali et ses partisans disparurent dans des gorges isolées ou des repaires
de montagnes. Il nomma un membre de la dynastie gouvernante locale

2. Les Ethiopiens n’avaient pas pour tradition de faire asseoir leur Roi sur un « trône »,
c’est-à-dire un fauteuil de luxe. C’était sur le lit que les Rois s’allongeaient, à la Romaine,
et par conséquent le mot amharique« alga », signifiant lit, est devenu synonyme de trône.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 95

pour régner sur la province depuis Maqdala, une forteresse de montagne


où il devait mourir treize ans plus tard, lors d’un suicide spectaculaire qui
devait finir de solidifier sa légende aux yeux de la postérité.
Le jeune monarque se dirigea vers le Choa dans l’euphorie générale.
Le royaume n’opposa qu’une résistance maladroite qui fut réprimée sans
grande difficulté ; le Roi du Choa mourut de causes naturelles et la
noblesse locale se rendit, livrant son jeune fils Ménélik au vainqueur. Sur
le chemin du retour, il écrasa la rébellion du Gojjam, menée par un Prince
local, Tedla Gwalu qui parvint à s’échapper. Alors que les forces du nou-
veau Roi étaient dans le Gojjam, on apprit qu’un Prince du Wollo, Amade
Bashir, avait démarré un nouveau soulèvement. Tewodros décida de lais-
ser derrière lui une section de son armée et rentra sur Debre Tabor. Avant
même d’atteindre la capitale, il apprit que son neveu, Gared Kenfu, avait
lui aussi soulevé des troupes et qu’il avait fait alliance avec son frère et
les Princes du Semien et de Negusse. Ce fractionnalisme allait durable-
ment marquer tout le règne de Tewodros.
Sa campagne suivante en 1857 fut dans le Wollo où les rebelles d’Amade
Bashir devenaient de plus en plus dangereux. Alors qu’il était occupé par la
répression de la rébellion d’Amade (ce dernier lui échappa), les rebelles du
nord descendirent jusqu’à Gondar tandis que les troupes de Tedla Gwalu
harcelaient les garnisons du Gojjam. On peut donc imaginer le Roi se dépla-
çant du Wollo jusqu’au Gojjam puis revenant à Debre Tabor pour repartir de
nouveau contre une nouvelle rébellion. Les rébellions créaient une insé-
curité permanente et le roi, furieux, avait recours à des mesures punitives
de plus en plus dures qui alimentèrent le côté noir de sa légende.
Tewodros était également connu pour ses initiatives diplomatiques. Il
fut le premier roi depuis deux siècles à vouloir établir de fortes relations
avec les puissances européennes. Cela lui semblait possible, dans la
mesure où les États européens et son propre État avaient le christianisme
comme dénominateur commun. Selon lui, l’Angleterre ou une autre
grande puissance européenne pourrait l’aider dans sa confrontation avec
l’Égypte. Tel ou tel État l’aiderait en lui fournissant ce qu’on appellerait
dans le vocabulaire actuel une assistance technique c’est-à-dire des spé-
cialistes, principalement militaires, qui formeraient ses hommes. En fait,
Tewodros ne semblait pas avoir compris les enjeux internationaux de
l’époque. La France et la Grande-Bretagne, principales puissances
d’alors, étaient d’immenses empires coloniaux aspirant chacune à devenir
plus puissantes encore. Dans leur rivalité, la solidarité religieuse importait
peu. Ils étaient plutôt guidés par la recherche de leurs propres intérêts
nationaux. Ils n’avaient que peu de foi en la puissance des Rois africains
et de leurs royaumes. Pour eux, un monarque africain n’était rien de plus
qu’un chef de tribu avec des titres pompeux. Le racisme était à l’ordre du
jour dans l’Europe de cette époque.
96 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Inconscient de la situation, Tewodros écrivit une lettre à la Reine


Victoria dans laquelle il lui expliquait comment et pourquoi il était arrivé
au pouvoir et quel était le danger que l’Égypte représentait pour son pays.
Sa demande était simple : assistance technique et entraide entre frères
chrétiens dans sa confrontation contre les ennemis musulmans. Il espérait
beaucoup de cette requête. Les Britanniques ne furent pas du tout impres-
sionnés et ne prirent pas la peine d’envoyer une réponse courtoise.
Tewodros fut profondément offensé de l’absence de réponse. Comme il
n’avait pas beaucoup d’alternatives pour exprimer son mécontentement
aux Britanniques, il eut recours à des voies non diplomatiques en empri-
sonnant les Européens présents à sa cour dans l’attente d’une réponse. Ce
fut un choc pour les bureaucrates de Londres. Ils envoyèrent une lettre
courtoise, mais vide d’intérêt. Quand les Britanniques réalisèrent finale-
ment que le problème était sérieux, ils envoyèrent une armée pour déli-
vrer les otages et punir le Roi. Ils dépensèrent beaucoup d’argent et
mirent sur pied un immense corps expéditionnaire. Ce corps arriva à
Zula, un peu au Sud de Massawa, à la fin de 1867.
Entre-temps, la situation de Tewodros ne s’améliorait pas dans le
pays. Il n’avait réussi ni à réprimer de manière définitive les rébellions ni
à rétablir l’ordre et la paix. En fait, diverses insurrections continuaient à
s’étendre dans tout le pays. Dés 1865, il était clair que les jours du
monarque étaient comptés. Le projet d’une monarchie centralisée et d’un
État fort avait rencontré de fortes résistances régionales et lorsque les
Britanniques se préparaient à débarquer en 1867, le roi ne contrôlait plus
que quelques districts autour de sa capitale. Trois puissants seigneurs,
Gobaze du Lasta, Kassa Merch du Tigray et Ménélik du Choa étaient sur
le devant de la scène et attendaient leur temps et leur heure, pour
s’asseoir sur le lit de Tewodros.
En fait, dès le début de 1865, Ménélik s’était autoproclamé « Roi des
Rois d’Éthiopie » (titre traditionnel des Rois éthiopiens). Il ne contrôlait en
fait que sa province natale et ce titre irréaliste était plus une expression
symbolisant ses aspirations futures que l’expression d’une situation présen-
te. Gobaze, quant à lui, était occupé à asseoir sa souveraineté sur les sei-
gneurs de l’Éthiopie centrale dans l’attente de l’épreuve de force finale
pour l’accession à la couronne. L’opportunité d’être le plus puissant des
trois se présenta à Kassa et elle vint du corps expéditionnaire britannique.
Lorsqu’ils arrivèrent à Massawa, les Anglais lui demandèrent de collaborer.
Il s’agissait de leur ouvrir une voie de passage et d’approvisionnement et en
échange, ils promirent des armes à feu. Kassa se saisit avidement de l’offre.
Ainsi, les Britanniques ne rencontrèrent aucune résistance en allant à
Maqdala, le repaire de montagne où Tewodros avait établi son dernier
retranchement. Abandonné des siens et encerclé par les ennemis, il atten-
dait son ultime duel avec les Britanniques. Lorsqu’ils atteignirent
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 97

Maqdala, il se lança dans sa dernière bataille contre les Britanniques le 13


avril (Vendredi saint de cette année-là). Ses troupes furent défaites, y
compris le Commandant en chef, Gebrye, un des meilleurs généraux du
Roi. Au troisième jour, lorsque les troupes Britanniques commencèrent à
prendre d’assaut la forteresse, Tewodros préféra mettre fin à ses jours
plutôt que de se rendre. Cet acte frappa l’imagination des générations
éthiopiennes futures, et flatta leur fierté nationale. Ils y voyaient un acte
de défiance envers une puissance ennemie supérieure. Les Britanniques
libérèrent les otages et retournèrent dans leur pays. Sur le chemin du
retour, ils tinrent leur promesse en donnant un stock d’armes à feu à
Kassa. Cela changea l’équilibre des forces entre les trois potentats régio-
naux qui rivalisaient alors pour le pouvoir national.
Il est habituel chez les historiens de remettre en cause la légitimité de
Tewodros. En effet, il laissa l’Éthiopie plus divisée qu’auparavant.
Toutefois, il commença le processus de réunification nationale, que ses
successeurs continuèrent. Mais si Tewodros envisageait un processus de
réunification nationale allant de pair avec une monarchie forte il ouvrit
également involontairement la porte aux appétits des potentats régionaux
qui aspiraient à s’asseoir sur le lit royal. Pour pallier son manque de légi-
timité Tewodros relança une idéologie néo-salomonide. Ses successeurs
renforcèrent cette idéologie en se prétendant eux-mêmes membres de la
« sainte dynastie » et en brodant de nouveaux symboles et rites autour de
celle-ci. De même, Tewodros aborda, en vain, les problèmes fondamen-
taux de l’époque, dont l’un d’entre eux était le raffermissement de la
puissance de l’Église Orthodoxe d’Éthiopie. C’était, en tant que partie
intégrante d’un pouvoir étatique fort, une arme essentielle de l’État. Il
essaya aussi d’éradiquer l’Islam dans le Wollo. Ces politiques échouèrent
toutes deux. Ses successeurs tentèrent de les poursuivre. Sa campagne de
réunification du Choa réussit un peu mieux. Toutefois, à la suite de la
mort de Tewodros, l’Éthiopie fut de nouveau morcelée pendant une dizaine
d’années entre les autorité concurrentes de plusieurs souverains.

L’Éthiopie divisée : une décennie de compétition en vue du lit royal


(1868-1878)

La compétition pour le lit royal eut deux phases : tout d’abord, celle
déjà mentionnée entre les trois seigneurs (Gobaze, Kassa et Ménélik) qui
dura trois ans (1868-1871). Ensuite, la rivalité continua entre Kassa, qui
entre-temps était devenu Roi des Rois sous le nom de règne de Yohannes
IV et Ménélik qui assumait ce titre depuis 1865. Ainsi, durant six ans, le
98 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

royaume fut divisé en deux moitiés plus ou moins égales et gouverné par
deux Rois des Rois.
Lors de la première phase (1868-1871), le pays est fracturé entre trois
seigneurs : Gobaze, Kassa et Ménélik. Chacun aspirait au titre suprême
de Roi des Rois que Gobaze fut le premier à revendiquer. Peu après la
mort de Tewodros il se fit couronner et prit le nom de règne de Tekle
Giorgis. Il fut reconnu par les seigneurs des provinces du centre et de
l’ouest, cela avant même la mort de Tewodros. Le Tigray et le Choa
étaient les seules provinces à ne pas avoir reconnu sa souveraineté et à
n’être pas soumises à son autorité car elles cherchaient à gagner du temps
pour s’assurer d’être du côté du vainqueur. Finalement, Tekle Giorgis
marcha sur le Tigray pour tenter de vaincre Kassa, mais ce fut son armée
qui fut mise en déroute. Le malheureux Roi fut capturé, eut les yeux cre-
vés et fut abandonné sur le sommet d’une montagne où il mourut. Peu de
mois après, en 1872 Kassa s’assit finalement sur le lit salomonide et prit
le nom de Yohannes. Il demanda à tous les seigneurs du pays de lui
rendre allégeance mais beaucoup ne furent guère impressionnés, tout par-
ticulièrement Ménélik.
Aussi, Yohannes consacra-t-il les années 1873 à 1875 à asseoir son
autorité dans toutes les provinces du royaume qui ne lui étaient pas encore
acquises, à savoir les régions du centre et du sud. Ménélik se préparait
également pour l’épreuve de force finale. Les puissants seigneurs du
Begemder, des provinces centrales et du Gojjam se soumirent un par un à
Yohannes. Peu avant la confrontation avec Ménélik, les Égyptiens péné-
trèrent le pays par Massawa et marchèrent vers la rivière Mareb.
Yohannes arrêta immédiatement ses campagnes dans le centre de l’Éthio-
pie et se dirigea vers le Nord pour affronter les Égyptiens. Heureusement
pour lui, il remporta rapidement une victoire lors de la bataille de Gundet
en octobre 1875. L’Égypte fut humiliée et ne put assouvir ses visées
impériales sur l’Éthiopie. Cependant, elle récidiva en envoyant des
troupes plus importantes et mieux armées. Les deux adversaires se firent
face en Akkele Guzay et Yohannes vainquit les troupes ennemies en mars
1876 mais cette fois avec beaucoup de pertes de son côté. Il lui fallut un
peu de temps pour pacifier la situation dans les provinces du Nord. Et ce ne
fut qu’à la fin 1877 qu’il put à nouveau tourner son attention vers son rival.
Ménélik n’était pas resté inactif. Il faisait des efforts continuels pour
être prêt lors de l’ultime épreuve de force avec Yohannes. Cependant, les
troupes de Yohannes étaient pourvues des armes à feu laissées par les
Britanniques, ce qui jusque-là lui avait donné un avantage considérable
sur les autres seigneurs et avait assuré sa victoire sur Tekle Giorgis. Il
avait en outre pu récupérer les armes des Égyptiens vaincus. De plus,
l’expérience de ses troupes sur les champs de bataille était considérable
Aussi Yohannes marcha-t-il directement sur le Choa au printemps 1878 et
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 99

lorsque Ménélik se rendit compte de la nette supériorité des troupes enne-


mies, il préféra se soumettre en reconnaissant la souveraineté de
Yohannes et en abandonnant le titre de Roi des Rois. Ménélik se soumit
en mars 1878 et après plusieurs années de troubles, l’Éthiopie avait enfin
un seul et unique Roi reconnu par tous les seigneurs du pays. Le roi était
militairement puissant et l’armée sous son commandement lui permettait
d’imposer sa loi à travers tout le pays.
L’année 1878 marqua l’apogée du processus entamé par Tewodros, en
dépit des multiples faiblesses dont souffrait le royaume. Par exemple ce
qui était l’un des héritages de Tewodros c’était d’avoir une monarchie qui
n’était rien de plus qu’une cour régionale élevée au rang d’institution
nationale. Le fait que Yohannes ait maintenu durant la plus grande partie
de son règne sa cour dans le Tigray (à Adoua dans les premiers temps et
ensuite à Mekelle) soulignait d’autant plus ce régionalisme. En d’autres
termes, sa monarchie n’avait longtemps pas été plus légitime que celle de
n’importe quel seigneur ayant sa propre cour régionale. Maintenant que
sa souveraineté suprême était reconnue par le dernier et le plus puissant
de ses rivaux, Yohannes se tourna alors vers un des enjeux politiques et
religieux majeurs du pays, les disputes intestines de l’Église Orthodoxe
d’Éthiopie et la montée en puissance de l’islam. En tant que souverain du
pays, il était de son devoir d’assurer la direction et la gestion de l’Église.
Cette dernière avait été ébranlée par des divisions confessionnelles depuis
la première moitié du XVIIe siècle et la situation était devenue très cri-
tique pendant le Zamana Mesafint, lorsque l’Église s’était retrouvée para-
lysée, faiblesse dont l’Islam avait pu aisément profiter pour pénétrer au
cœur même de l’État chrétien. Tewodros avait été le premier à s’intéres-
ser au problème, même avant qu’il fût couronné. Au cours de l’été 1854,
il convoqua à sa cour le Patriarche et les principales autorités ecclésias-
tiques de Gondar et des provinces sous son autorité. Suite à cette ren-
contre, il légiféra que désormais toute secte serait illégale. De même, il
réaffirma l’autorité du Patriarche. Mais comme beaucoup d’autres projets
qu’il entreprit, il ne parvint pas à mener sa réorganisation de l’Église
jusqu’au bout. Deux ans plus tard il se disputa avec le Patriarche et les
autres dignitaires religieux et les réformes projetées restèrent en suspens.
Yohannes prit la relève en convoquant tous les principaux dignitaires reli-
gieux, les porte parole des trois principales sectes, et en organisant un
concile à Boru Meda dans le Wollo en présence de tous les grands sei-
gneurs y compris Ménélik. Il ordonna aux sectes d’abandonner leurs doc-
trines et de retrouver la ligne orthodoxe sous peine d’excommunication et
de persécution. La présence des seigneurs régionaux appuya cette ordon-
nance qui en conséquence fut appliquée dans tout le pays. L’Église fut de
nouveau unifiée et après un siècle de négligence la monarchie lui redonna
un pouvoir et une mission clairs.
100 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Yohannes aborda également la question de l’islam et opta pour une


solution radicale d’éradication de cette religion. Il annonça aux habitants
du Wollo qu’ils devaient se convertir au christianisme ou faire face à la
répression. Ce décret ne fut pas aussi aisé à appliquer que celui concer-
nant l’Église et il rencontra une résistance acharnée de la part des musul-
mans du Wollo. Yohannes répliqua par une répression d’une cruauté sans
merci.
Quelle que soit la nature des mesures adoptées, il était désormais évi-
dent qu’en 1878 un État puissant avait fini par émerger, celui dont les
Éthiopiens avaient rêvé depuis la fin du XVIIe siècle. C’est avec cet État
que l’expansion territoriale allait devenir possible, pour aboutir à un terri-
toire qui devint deux fois plus grand à la fin du XIXe siècle qu’il ne
l’avait été en son milieu. De même, c’est cet État qui résista aux attaques
impérialistes des deux décennies suivantes préservant ainsi l’Éthiopie
dans un continent colonisé de part en part.

Les agressions étrangères et l’expansion nationale (1878-1896)

Le trait le plus remarquable de l’Éthiopie après 1878 fut son expan-


sion dynamique vers l’ouest, le sud et le sud-est. C’est Ménélik qui fut le
maître d’œuvre de l’expansion de l’Empire. Cependant, il ne fut pas le
premier. Néanmoins, c’est sous son commandement que l’agrandissement
du territoire fut le plus important. Cela faisait déjà partie de son programme
peu après son annonce de rébellion contre Tewodros en 1865. Entre cette
année et 1878, il se lança dans une série de campagnes qui repoussèrent
les limites de son royaume jusqu’à la rivière Gibe vers l’ouest même si
l’expansion ne devait vraiment atteindre son apogée qu’après 1878.
Ménélik déplaça sa capitale du nord Choa à Entotto, sur les collines
qui dominent l’Addis-Abeba d’aujourd’hui. Entotto demeura son quartier
général jusqu’en 1886, date à laquelle Addis-Abeba fut fondée. Addis-
Abeba devint la capitale permanente du pays au début du siècle. Les
troupes de Ménélik marchèrent depuis les collines d’Entoto dans deux
directions, l’ouest et le sud. L’expansion vers l’ouest était sous le com-
mandement d’un redoutable général oromo, Ras Gobena Dachi, qui était
entré au service de Ménélik dès les débuts du processus de conquête. La
plupart des terres de l’ouest, habitées par des Oromo, furent conquises par
ce général Oromo entre 1879 et 1884.
La conquête du sud eut lieu selon deux axes, l’un le long de la Vallée
du Rift, dans les territoires habités par les Silté, les Kambata et les
Hadiya. Puis l’armée continua à s’enfoncer plus au sud dans le Wolayta.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 101

L’autre axe pointait vers l’Arsi et le plateau du Balé. Ces terres furent
conquises entre 1882 et 1890, une tâche qui fut difficile en raison de la
forte résistance opposée par les Arsi. La dernière conquête majeure fut
celle du plateau de Harar et des basses terres de l’Ogaden où Ménélik se
rendit lui-même. L’émirat de Harar et son plateau furent occupés au début
de 1887, et durant la même année, l’administration éthiopienne s’établit
lentement dans les basses terres somalies.
Dix ans après sa soumission à Yohannes, Ménélik avait considérable-
ment accru son territoire. Son succès peut être expliqué par plusieurs fac-
teurs : très tôt il avait intégré des personnalités Oromo du Choa et des
Gouragué dans son administration ou dans ses forces armées. Cela lui
permit de recruter une armée beaucoup plus grande qu’il n’aurait pu s’il
s’était limité aux Amhara, son ethnie. En outre, ses succès avaient attiré
d’anciens mercenaires et soldats des armées de Tewodros et de Tekle
Giorgis, désœuvrés depuis la mort de ces deux rois. Cela gonfla d’autant
les rangs de ses troupes et il parvint à aligner des forces plus nombreuses
que celles de tous ses ennemis réunis.
En dépit du fait que Yohannes soit Roi des Rois et que Ménélik ne soit
que son vassal, la cour de ce dernier devint un pôle influent pour les
Éthiopiens du Centre et aussi également pour les étrangers. Des étrangers
de tous horizons, des marchands, des aventuriers, des diplomates, des
missionnaires, des gens aux caractères souvent ombrageux et des grands
personnages affluaient à la cour d’Entotto. Certains d’entre eux étaient
marchands d’armes. Ils étaient ravis d’échanger leurs marchandises
contre des produits naturels. La France et l’Italie avaient consenti à don-
ner des armes au Roi choan et il en résulta un flux considérable d’armes
modernes vers le Choa. Les armes à feu permirent aux armées de Ménélik
d’avoir une supériorité technique marquée sur les peuples qu’il conqué-
rait à partir d’environ 1882.
Son charisme jouait aussi un grand rôle. Tous, aussi bien amis
qu’ennemis (Éthiopiens ou étrangers), reconnaissaient le génie diploma-
tique de Ménélik. C’était un homme qui avait une capacité d’organisation
incroyable et un stratège militaire hors pair. Il se montra fin tacticien lors
des batailles auxquelles il participa en tant que commandant des troupes
et en plus de ses qualités de chef, il sut s’entourer des hommes les plus
exceptionnels.
Malgré tout, l’ensemble de ces facteurs n’arrive que difficilement à
expliquer l’extraordinaire réussite de l’Éthiopie à se tailler un Empire à
une époque où les Européens se disputaient la création d’empires en
Afrique. La construction de cet Empire ne fut pas une affaire aisée et les
populations conquises souffrirent terriblement. L’Empire éthiopien fut
bâti par le fer et par le feu. Les larmes, la souffrance et le sang furent la
destinée des nombreux peuples asservis, une grande proportion de leurs
102 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

terres étant confisquées et données aux soldats conquérants et à leurs


chefs. Une partie des paysans et des producteurs furent réduits à l’état de
servage et les autres eurent à payer des impôts élevés. Tout ceci avait bien
sûr une dimension ethnique : la majorité des conquérants étaient des
Amhara même s’il y avait également des soldats oromo ou même goura-
gué. Mais ils parlaient tous l’amharique et pratiquaient la religion chré-
tienne orthodoxe. Aussi, pour les populations conquises ils étaient tous
assimilés à des Amhara.
Les souffrances de la conquête et les privations venues avec l’Empire
restèrent gravées dans les mémoires des populations. L’expansion du ter-
ritoire amena 90 % de la population oromo sous administration éthiopienne3
et les Oromo devinrent le plus important groupe ethnique du pays. Avec
le début de la modernisation et de la diffusion des concepts occidentaux
d’égalité au XXe siècle, une partie de l’élite oromo ne vit pas au nom de
quoi elle aurait dû se soumettre à l’administration d’autres groupes eth-
niques et les Oromo gardèrent en mémoire les circonstances dans les-
quelles ils avaient été assimilés au pays. De la même manière, alors que
le pays entrait dans le XXe siècle, il était difficile aux Somalis de s’identi-
fier au vieil État éthiopien. L’identité n’est pas une chose aisée à changer.
Forger une nation prend du temps, sans parler d’un empire, c’est-à-dire
une marmite de peuples, de cultures et de religions. Tous ces problèmes
persisteront dans le courant du XXe siècle
À cette époque de nouveaux défis se présentaient. En effet, bien avant
que l’Empire ne soit achevé, une jeune puissance impérialiste entra en
scène avec des velléités coloniales. Il s’agissait de l’Italie. L’histoire de
l’agression italienne contre l’Éthiopie est une affaire plutôt longue et
compliquée. Tout d’abord, ils s’emparèrent en 1869 d’un petit port sur la
mer Rouge, nommé Assab. Puis, en 1885, ils prirent le contrôle de
Massawa avec la permission des Britanniques. Aussitôt après s’être ins-
tallés dans ce port historique, ils commencèrent à s’enfoncer dans l’inté-
rieur des terres où ils durent faire face à l’administration de Yohannes.
Toutefois, à cette époque, ce dernier s’était engagé dans un dangereux
conflit contre les nouveaux maîtres du Soudan, les Madhistes.
Le Madhisme était un mouvement politico-religieux de soulèvement
contre les Égyptiens qui furent expulsés du Soudan. En 1885 les
Mahdistes réussirent à encercler les dernières troupes égyptiennes retran-
chées dans des villes frontalières entre l’Érythrée et le Soudan et tout au
long de la frontière éthio-soudanaise4. Les Britanniques, qui s’étaient
rendu maîtres de l’Égypte, tentèrent de persuader Yohannes d’aider ces

3. Une petite partie qui vivait dans ce qui devint plus tard l’actuel Kenya passa sous
administration britannique.
4. Kassala était la garnison la plus importante tenue par ces débris de l’empire égyptien.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 103

troupes égyptiennes à rompre leur encerclement et à rentrer en Égypte.


Après quelques négociations, Yohannes accepta de venir en aide à ses
anciens ennemis. En échange, les Britanniques promirent de lui restituer
les territoires occupés par les Égyptiens depuis plus de dix ans. Ces terres
constituent les basses terres de l’Érythrée actuelle.
Cet accord mit le roi éthiopien en mauvaise position. D’une part, les
Madhistes ne lui pardonnèrent jamais l’aide apportée à leurs ennemis de
toujours, qui avaient d’ailleurs été également les ennemis de l’Éthiopie.
Et d’autre part, les Britanniques refusèrent finalement de rendre Massawa
à l’Éthiopie et la rétrocédèrent aux Italiens. Or, ces derniers étaient ani-
més par le désir de se tailler un empire dans le nord-est de la Corne de
l’Afrique. Le choc avec les forces madhistes vint en premier car
Yohannes envoya ses troupes briser le siège des différentes garnisons
égyptiennes. À partir de 1884, les deux adversaires s’engagèrent dans des
combats féroces qui durèrent cinq ans. C’est dans ce contexte que les
Italiens arrivèrent à Massawa, occupèrent le port et commencèrent à pro-
gresser à l’intérieur du pays. L’Éthiopie protesta mais en vain.
L’Éthiopie enregistra sa première grande victoire sur une petite unité
italienne en janvier 1887 au combat de Dogali. Cela ne découragea pas
l’Italie qui ne prit pas toute la mesure du fait qu’elle avait été battue alors
même que ses troupes, peu nombreuses certes, étaient bien armées.
L’année suivante, Yohannes mit en place une vaste armée et se rendit dans
les basses terres non loin de Massawa. Ses ennemis se retranchèrent. Il ne
fut pas possible pour les Éthiopiens à cette époque de prendre d’assaut une
forteresse ennemie en raison d’un approvisionnement médiocre en artille-
rie. Entre-temps, les forces madhistes avaient remporté une victoire
importante sur l’armée éthiopienne à l’ouest du pays, et marché sur la cité
historique de Gondar, brûlant les églises sur leur passage, tuant ou réduisant
en esclavage hommes, femmes et enfants. La situation était très sombre.
Pour ne rien faciliter, Yohannes entendit des rumeurs selon lesquelles
les deux plus puissants de ses vassaux, le Negus (Roi) Tekle Haimanot du
Gojjam et Ménélik du Choa conspiraient contre lui. Il décida de se tour-
ner vers le Sud afin de faire face aux seigneurs révoltés et il entreprit une
marche forcée vers le Gojjam où il dévasta toute la province en guise de
punition.
Cette campagne rapide véhicula par ailleurs la fièvre aphteuse en
Éthiopie. Elle fut ramenée des terres de Massawa, sans doute par du
bétail pillé aux Italiens qui l’avaient eux-mêmes acheté à des marchands
arabes ou indiens à la fin de 1887 ou au début de 1888. La maladie se
répandit rapidement dans le Gojjam, passa dans le Choa et dans les autres
provinces du Sud. Une très grande partie du bétail mourut et une famine
en résulta qui fut nommée par les Éthiopiens « Kifu Qan » (littéralement
« l’époque terrible »).
104 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Yohannes se dirigea ensuite vers la frontière éthio-soudanaise à la ren-


contre des Madhistes. Le 9 mars 1889, les deux parties engagèrent la
bataille et Yohannes fut mortellement blessé alors que son armée était sur
le point de remporter la victoire. Le roi mort l’armée se débanda. Plus que
la victoire madhiste, ce fut la mort de Yohannes qui fut conséquente pour
l’histoire future de l’Éthiopie.
Suite à la mort de l’Empereur, Ménélik assuma aisément la succession
de l’Empire. Il n’eut pas à s’imposer car il était indiscutablement le sei-
gneur le plus puissant de l’Empire, à la fois en termes de ressources natu-
relles et humaines et par la puissance de son armée. Les seigneurs du centre
de l’Éthiopie, qui avaient été fidèles à Yohannes, se soumirent à Ménélik
sans autre forme de procès. De toute manière, la cour de Yohannes n’étant
rien de plus qu’une cour régionale, son pouvoir n’était pas plus légitime
que celui de n’importe quel autre seigneur capable de s’asseoir sur la
couche royale. La monarchie et la cour salomonide qui étaient de réelles
institutions nationales, ne furent jamais associées à des provinces particu-
lières ni à des maisons régnantes régionales. Lorsque Tewodros avait aboli
la dynastie salomonide et pris sa place, son règne s’était identifié avec sa
province natale du Qaran. Il en fut de même avec Yohannes dont l’alliance
tigréenne soulignait le fait que le Roi maintenait la cour dans sa région
natale, plutôt qu’à Gondar ou Debre Tabor. En conséquence, la succession à
la couronne ne posa pas plus de problèmes à Ménélik.
Toutefois, la noblesse tigréenne ne le vit pas de cette manière. Ils
étaient amèrement déçus de voir la couronne leur échapper. Cependant,
ils n’avaient pas les ressources nécessaires pour s’y opposer, mais ils
nourrirent un ressentiment qui éclatera dans le pays, tout autrement, près
d’un siècle plus tard. De plus d’une façon, on peut dire que le XIXe siècle
façonna le XXe siècle en Éthiopie. La déception amère de la maison gou-
vernante du Tigray envers la prise de pouvoir de Ménélik est un élément
de ce poids de l’histoire.
Mais n’anticipons pas notre histoire. Pour le moment, Ménélik voulait
que les Italiens le reconnaissent comme Roi des Rois, reconnaissance
essentielle pour éviter que ses rivaux tigréens ou autres n’aient la possibilité
d’obtenir des armes à feu ou d’autres formes d’aide de la part des Italiens.
De leur côté, les Italiens désiraient voir reconnaître la bande de terre qu’ils
occupaient autour de Massawa. Ils avaient bon espoir que Ménélik ne finis-
se par accepter une sorte de statut de protectorat. Dans le traité que les deux
parties signèrent la même année, les souhaits des protagonistes furent com-
blés à l’exception du problème du protectorat, qui fut formulé d’une manière
ambiguë, propre à des interprétations contradictoires5. Aussi lorsque

5. C’était le traité de Wichale dont les versions en langue italienne et en langue amha-
rique ne disaient pas la même chose.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 105

l’Italie déclara que l’Éthiopie était devenue son protectorat, Ménélik pro-
testa et exprima sa détermination à conserver son indépendance. l’Italie
n’eut donc d’autre choix que de déclarer la guerre afin d’imposer son
administration sur un pays qui n’avait pas été encore colonisé. La guerre
d’invasion débuta en 1895.
L’Éthiopie n’avait jamais été en aussi bonne posture pour affronter
l’Italie qu’en 1895. L’État était fort et les ressources humaines et natu-
relles s’étaient considérablement accrues. Ainsi, les Éthiopiens l’emportè-
rent le 1er mars 1896 au cours de la retentissante bataille d’Adoua. Cette
victoire qui eut à l’époque un énorme retentissement (pour la première
fois une armée européenne était battue en rase campagne par des
« Africains sauvages ») assura la survie de l’Éthiopie durant toute
l’époque coloniale.
L’Éthiopie survécut mais l’Italie en amputa une partie en conservant
l’Érythrée actuelle. Les Éthiopiens en gardèrent beaucoup de ressenti-
ment durant les décennies suivantes, un peu de la même manière que les
Français vécurent la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871. Quand ils en
eurent enfin l’opportunité après la seconde Guerre Mondiale, ils se lancè-
rent dans une longue bataille diplomatique pour récupérer ces territoires,
ce qu’ils réussirent à faire. Entre-temps, les choses avaient évolué diffé-
remment en Érythrée et les gens n’étaient plus exactement les mêmes que
leurs grands-parents qui avaient été séparés de leurs frères éthiopiens à la
fin du XIXe siècle. La période coloniale avait changé les mentalités et
transformé profondément les identités. Un long et amer conflit d’indépen-
dance en résulta, un autre thème majeur de l’histoire éthiopienne contem-
poraine6.
La victoire d’Adoua auréola Ménélik d’un considérable prestige natio-
nal et international. Les puissances coloniales voisines (la France et la
Grande-Bretagne), ainsi que l’ancien candidat à la colonisation, l’Italie,
s’empressèrent de signer des traités d’amitié et des accords frontaliers.
Dans les années suivant Adoua, le territoire éthiopien acquit sa physiono-
mie actuelle. Le premier traité d’importance fut signé le 26 octobre de la
même année avec l’ancien ennemi. Cette fois, l’Italie reconnaissait la sou-
veraineté totale et l’indépendance de l’Éthiopie. Les deux parties se mirent
également d’accord sur le tracé temporaire des frontières entre l’Érythrée
et l’Éthiopie. L’Italie ayant renoncé à ses ambitions, les Français et les
Britanniques décidèrent eux aussi de signer des traités d’amitié. En 1897,
ils reconnurent la souveraineté et l’indépendance de l’Éthiopie et signèrent
en outre les premiers accords frontaliers, pour les Britanniques entre leur
colonie du Somaliland et l’Éthiopie, pour les Français entre leur colonie de

6. Voir sur ce sujet le chapitre de cet ouvrage écrit par Gérard Prunier sur la question
érythréenne.
106 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

la Côte Française des Somalis (aujourd’hui Djibouti) et l’Éthiopie. Plus


tard, deux négociations avec les Britanniques aboutirent à des délimita-
tions frontalières avec le Soudan en 1902 et le Kenya en 1908.
Ménélik signa quatre accords frontaliers avec les Italiens, trois d’entre
eux concernaient l’Érythrée et l’Éthiopie (respectivement en 1900, 1902
et 1908) et le dernier entre la colonie somalienne et l’Éthiopie en 1908.
Ces accords furent tout de suite des sources de tensions entre les deux
pays dès leur signature. Les Italiens ne montrèrent aucun zèle à mettre en
place la démarcation frontalière contrairement aux Français et aux
Britanniques. L’explication de la réticence italienne n’est pas compliquée :
ils continuaient à nourrir des ambitions expansionnistes envers l’Éthiopie.
Comme il n’y avait pas de démarcation entre l’Éthiopie et les deux colo-
nies italiennes, les frontières devinrent un sujet explosif et le restèrent
après les indépendances. Ainsi, le cas de la Somalie fut une poudrière dès
1960 (date de son indépendance) jusqu’en 1991 (date de l’effondrement
de l’État somalien) tout comme le cas de la frontière éthio-érythréenne
aboutit à une crise internationale non encore solutionnée au moment où
nous écrivons7. Les deux pays consentirent à Alger à établir avec la
Commission des Frontières la délimitation et la démarcation des fron-
tières sur la base de ces trois traités mais une véritable délimitation fut
impossible du fait de la contestation des lignes frontières.
Dans tous les cas, à la fin du XIXe siècle, l’Éthiopie passa donc outre
les pressions coloniales, elle obtint une reconnaissance internationale de
sa souveraineté, résultat non des moindres à l’apogée du colonialisme, et
ses frontières furent délimitées. Pourtant, malgré tous ces succès, l’enjeu
principal demeura, à savoir la modernisation du pays. Si l’Éthiopie avait
conservé son indépendance, il restait à lui donner un contenu positif.

Des dernières années de l’époque de Ménélik jusqu’en 1916

Ménélik répondit au défi de la modernité de manière désorganisée, en


partie parce que rien dans son expérience personnelle ne l’y préparait.
Ses initiatives furent souvent audacieuses mais sans plan général. C’est
ainsi qu’il introduisit la première ligne de chemin de fer dont la construc-
tion débuta à Djibouti en 1897, atteignit Dire Dawa en 1902 et finalement
Addis Abeba en 1917 ; il fit construire le premier télégraphe, la première
ligne téléphonique et introduisit un embryon d’éducation moderne, la pre-
mière école publique ouvrant ses portes en 1906. Une mesure majeure au

7. En 2005.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 107

niveau de l’administration politique fut la création des ministères et du


conseil des ministres en 1907. Cette innovation était surtout symbolique à
l’époque, mais une fois créées ces institutions acquirent peu à peu une vie
propre. On peut donc considérer l’année 1907 comme l’année où débuta
réellement la modernisation pratique du vieil État éthiopien traditionnel.
Mais comme l’enracinement régional de la royauté continuait de
caractériser la monarchie depuis le couronnement de Tewodros en 1855,
la cour d’Addis-Abeba continua à être assimilée à une cour choanne.
Cette perception de la réalité conduisit à une longue bataille de succes-
sion qui suivit l’affaiblissement de Ménélik à partir de 1907. L’Empereur
vieillissait et souffrait d’une sérieuse maladie. Aussi, la question de sa
succession devint urgente. Ménélik aborda le problème lui-même en dési-
gnant en 1909 comme successeur, son petit-fils Iyassou car il n’avait pas
de fils. Cette nomination fut très mal acceptée par les milieux de la cour.
La puissante épouse du Roi souffrant, Taïtou, voulait conserver les rênes
du pouvoir entre ses mains et Iyassou n’était pas son petit-fils. Malgré
l’annonce officielle elle commença à intriguer afin de parvenir à conser-
ver le contrôle de la situation. Mais après une période de troubles, elle fut
écartée du pouvoir en 1910. Puis, il y eut une autre tentative de prise de
pouvoir par le Ras Abate, ce qui fut à l’origine d’une nouvelle crise poli-
tique. Les forces fidèles à l’héritier officiel vinrent à bout de la révolte et
après 1912, Iyassou commença à agir en tant que souverain de l’Éthiopie
bien que le vieux Roi ne fût toujours pas mort. Ce dernier souffrait d’une
paralysie totale qui l’avait laissé muet et inconscient et il finit par décéder
en 1913.
Né en 1896, Iyassou avait seulement seize ans quand il prit les rênes
du pouvoir. L’éclatement de la Première Guerre Mondiale compliqua les
affaires du jeune souverain. Il n’avait ni l’expérience requise ni la disci-
pline pour mener à bien ses devoirs de monarque. Il se mit à dos de nom-
breux seigneurs puissants par des mesures irresponsables et une attitude
juvénile. Parmi les choses qui lui furent fatales il y eut sa sympathie
envers le chef rebelle somali Mohamed Abdulle Hassan, « le Mollah Fou »
de l’historiographie anglaise qui combattait les Britanniques à l’époque.
Iyassou était également proche de certaines grandes familles musulmanes
et se rendait même quelquefois à la Mosquée. Cette attitude était inaccep-
table venant d’un monarque chrétien et l’opinion publique le prit très mal.
Il mécontenta également les trois principales puissances coloniales
(France, Grande-Bretagne et Italie) en se rapprochant de l’Allemagne et
de l’Empire ottoman pendant la première Guerre Mondiale. On le soup-
çonna de vouloir faire entrer l’Éthiopie en guerre aux côtés des
Puissances Centrales.
Une coalition de seigneurs le renversa lors d’un coup d’État en sep-
tembre 1916 et l’obscure fille de Ménélik, Zaouditou, prit les rênes du
108 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

pouvoir8. Le Ras Teferi Makonnen, qui devait plus tard accéder au trône
sous le nom de règne de Haïlé Sélassié devint alors l’héritier officiel.
Durant les quatorze années qui suivirent, Zaouditou et lui régnèrent
ensemble sur le pays et on peut dire que l’Éthiopie entra dans le XXe
siècle.
En dépit de sa longue histoire, l’Éthiopie entra dans le XXe siècle avec
un État monarchique, qui était toujours assimilé à une institution
régionale, à savoir la monarchie choanne. Par ailleurs, les peuples et sou-
verains des provinces nouvellement acquises n’avaient pas encore intégré
l’identité nationale éthiopienne. L’éthos traditionnel, les symboles et
l’expérience historique qui avaient constitué le noyau de l’identité des
gens issus du cœur historique de l’Éthiopie étaient difficilement assimi-
lables pour les nouveaux peuples incorporés à l’Empire, dans la mesure
où ils s’identifiaient plutôt à leur religion et à l’ethnie à laquelle ils appar-
tenaient. L’Empire demeura donc fragile. Conscient de ces enjeux, Haïlé
Sélassié allait faire de sérieux efforts pour créer un nationalisme moderne
et sécularisé, employant tous les moyens à sa disposition pour transfor-
mer sa cour en une véritable institution nationale. Il n’y parvint pas com-
plètement dans la mesure où de nombreux conflits civils et des insurrec-
tions régionales éclatèrent un peu partout après la seconde Guerre
Mondiale précisément à cause des forces ethniques locales qui rejetaient
l’identité nationale éthiopienne.
Quels que soient les méfaits du colonialisme l’Afrique a été initiée à la
modernité par le biais des administrateurs européens. Contrairement à
leurs frères africains, les Éthiopiens furent conduits vers le monde
moderne par leurs propres souverains qui d’ailleurs n’avaient pas eux-
mêmes une grande connaissance de ces nouveaux enjeux. Au sein de la
classe gouvernante de la seconde décennie du XXe siècle, personne ne
possédait un diplôme universitaire et le Ras Teferi dut s’arranger avec
une poignée d’Éthiopiens qui possédaient un peu d’éducation du fait de
leurs voyages en Europe. Ils étaient en nombre insuffisants face à
l’énorme entreprise de la modernisation nationale et l’Éthiopie allait
entrer dans le monde moderne avec de nombreux désavantages.

8. Le coup d’État eut le soutien implicite des Alliés.


4

Haïlé Sélassié et son temps

Christopher CLAPHAM

Le milieu du XXe siècle en Éthiopie, de 1916 à la révolution de 1974,


fut dominé par un seul homme, l’empereur Haïlé Sélassié. Malgré les
efforts des régimes qui ont succédé au sien pour l’effacer de la mémoire
publique, il a eu un impact crucial sur la formation de l’Éthiopie moderne
et a été virtuellement synonyme de son pays aux yeux du monde extérieur
pendant de nombreuses années. Son héritage, quelque contesté et contes-
table qu’il puisse être, demeure central.

Les origines du futur empereur et son chemin vers le trône

Malgré l’aura royale dont il fut doté après son accession au trône en
1930, il n’appartenait pas à la ligne directe des héritiers dynastiques et
c’est par la force – comme tous les souverains éthiopiens des 150 der-
nières années – qu’il a pris le pouvoir. Il était le plus jeune fils du cousin et
confident intime de l’empereur Ménélik, le Ras Makonnen, qui avait été
jusqu’à son décès en 1906 le gouverneur de la province, stratégiquement
et économiquement vitale du Harar. Ses prétentions généalogiques au
trône se fondaient sur les origines de la mère du Ras Makonnen, descen-
dante du roi Sahlé Sélassié du Choa. Le futur Haïlé Sélassié, connu
jusqu’à son couronnement en 1930 comme le Ras Teferi Makonnen, était
né à Harar en 1892, et avait reçu une éducation à la fois traditionnelle et
tutoriale chez les pères Capucins. Bien que le décès de son père lorsqu’il
avait 13 ans l’ait privé à la fois d’un soutien politique et émotionnel, il
était clairement destiné à une haute fonction et il fut nommé gouverneur
de Harar à l’âge de 17 ans. Déjà à cette époque il donnait les preuves
110 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

d’une personnalité politiquement experte, calculatrice, capable de tenir sa


place dans les intrigues des factions de l’époque qui suivirent la période
d’incapacité mentale de Ménélik précédant son décès en 1913.
Le court règne de Iyassu, petit-fils de Ménélik, a été inévitablement
occulté par celui de son cousin et proche contemporain. Sa chute en 1916
ayant ouvert la voie à l’ascension probable du futur Haïlé Sélassié, sa dia-
bolisation servit à promouvoir la légitimité de son successeur, unanime-
ment rejeté sous le règne d’Haïlé Sélassié comme un coureur de jupon et
comme un crypto-musulman. Inversement, les détracteurs d’Haïlé
Sélassié dépeignaient Iyassu comme un prince prévoyant qui tenta de
réconcilier les divisions de longue date entre les chrétiens et les musul-
mans d’Éthiopie afin de créer une nation éthiopienne unie. Si telle était sa
stratégie, ses tactiques pour y parvenir furent néanmoins désastreuses. Il
n’attacha pas beaucoup d’importance à l’administration quotidienne, pas-
sant le plus clair de son temps à parcourir les régions musulmanes de l’est
du pays et faisant fi de la classe des courtisans et aristocrates dont la très
grande majorité était tout à la fois du Choa et intégralement chrétienne.
Ceux-ci avaient acquis des intérêts et une influence sans cesse croissante
au sein d’un gouvernement central dont l’importance ne cessait de s’affir-
mer. Bien que Teferi ait eu la prudence de proclamer son allégeance à
Iyassu, l’assise de son pouvoir à Harar était profondément associée à
l’ordre chrétien sur un territoire islamique stratégiquement vital, et se
sentait directement visée par l’entente d’Iyassu avec l’Islam. La rupture
définitive survint vers le milieu de 1916 lorsque Iyassu ôta Harar à Teferi
et le nomma gouverneur du Kafa, une province riche dans le Sud-Ouest
mais nullement l’égale de Harar sur le plan politique. En même temps le
rapprochement de Iyassu avec les milieux musulmans et avec la Turquie
suscita de graves suspicions de la part des Anglais et des Français dans le
contexte de la Première Guerre mondiale où la Turquie était alliée à
l’Allemagne, cette sympathie de l’empereur d’Éthiopie représentant une
menace pour les intérêts des alliés
Le rôle de Teferi dans le « coup d’État » qui causa la chute d’Iyassu en
septembre 1916 n’a jamais été entièrement élucidé. Comme à son habitu-
de, il se mit en arrière de la scène, laissant à d’autres le soin de la
manœuvre qui éleva Zawditou, fille de Ménélik, jusqu’au trône. Il réap-
parut avec le titre de Ras et le statut de prince héritier. On peut se poser la
question de savoir si on lui accorda vraiment le statut de régent. Mais en
pratique, il assuma l’administration du gouvernement central au sein d’un
ordre politique complexe sans que son autorité ne s’étende aux différents
gouvernements provinciaux (hormis celui de son propre fief du Harar)
tandis même que son rôle au sein du gouvernement central était restreint
par d’autres acteurs influents et que ses décisions importantes restaient
soumises à l’approbation de l’impératrice. Au cours de la décennie sui-
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 111

vante où Teferi apparut peu à peu comme le leader des forces « moder-
nistes » éthiopiennes par opposition aux forces « traditionalistes »
conduites par le ministre de la guerre, le Fitawrari Habte Guiorguis, il ne
cessa d’accumuler progressivement et habilement divers pouvoirs pour
s’imposer finalement comme le détenteur unique d’un pouvoir incontesté
dans les années 1930.
Un élément déterminant dans cette stratégie fut sa direction des rela-
tions extérieures de l’Éthiopie et l’utilisation des liens internationaux par
l’entremise des principales ambassades étrangères à Addis-Abeba afin de
contrebalancer ses faiblesses en politique intérieure. Ses mesures de
modernisation s’inscrivaient toujours dans une tendance prudemment
modérée et profondément soucieuse d’obtenir le consensus des personna-
lités les plus influentes ; mais il restait néanmoins le favori des deux puis-
sances coloniales, l’Angleterre et la France, lesquelles avec l’Italie (dont
l’attitude restait toujours ambiguë) contrôlaient à l’époque tous les terri-
toires voisins. Une initiative importante fut celle d’assurer à l’Éthiopie
son admission à la Société des Nations, opération qui finalement ne réus-
sit pas à sauvegarder le pays contre l’agression italienne, mais qui lui per-
mit toutefois d’être officiellement accepté comme un membre à part
entière de la communauté des nations. Cette initiative avait aussi des
répercutions importantes sur la politique intérieure dans la mesure où le
principal obstacle à l’admission de l’Éthiopie était l’esclavage. L’éradica-
tion de cette pratique aida à consolider l’emprise de Teferi sur le gouver-
nement central contre les gouverneurs de province qui étaient ses rivaux.
En 1924, Teferi entreprit un long voyage à l’étranger qui l’emmena en
visite officielle en France, en Italie et au Royaume-Uni, une première
pour un dirigeant éthiopien. Il prit la précaution de se faire accompagner
d’une large suite dont les ras Haïlou et Seyoum, les deux puissants gou-
verneurs de province. Diplomatiquement le voyage fut un échec puisque
Teferi ne réussit pas à persuader les puissances coloniales d’accorder à
l’Éthiopie un libre accès à la mer au travers de l’une de leur possession ;
il put néanmoins se prévaloir de l’admission de l’Éthiopie à la SDN pour
forcer l’abandon de l’accord anglo-italien qui, sans y faire une référence
explicite, prévoyait de définir leurs zones d’influence respectives dans le
pays. Le résultat le plus important de la visite était de rappeler sa personne
et son pays à l’attention du public européen et des autres peuples africains
ou de descendance africaine. A l’époque le mouvement rastafarien en
Jamaïque trouva son reflet dans le nom et le titre du prince.
A l’intérieur Teferi se préoccupait de deux éléments clefs dont dépen-
dait la structuration d’une administration centrale efficace : la monnaie et
le personnel qualifié. Les taxes douanières perçues évitaient la tâche poli-
tiquement difficile d’extraire des ressources d’abord des paysans puis de
leurs seigneurs immédiats. C’était potentiellement de loin la source de
112 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

revenu la plus importante du gouvernement et Teferi créa une administra-


tion douanière centralisée minant ainsi les prérogatives des gouverneurs
de province qui taxaient auparavant le commerce tant extérieur qu’inté-
rieur. Sa tâche fut considérablement facilitée par le fait que le chemin de
fer de Djibouti, qui parcourait la région de Harar, était placé sous son
contrôle et devint rapidement l’artère principal du commerce du jour où il
atteint Addis Abeba en 1916. Le chemin de fer lui permettait également
de transporter les troupes qui lui étaient loyales en cas de crise politique ;
Teferi avait également promu une classe d’administrateurs éthiopiens ins-
truits avec lesquels il pouvait former une caste de fonctionnaires loyaux à
sa personne, capables de saper les autres droits acquis. La plupart de ces
hauts fonctionnaires qui ne devaient obtenir des postes importants
qu’après 1941 étaient d’origine modeste et de ce fait leur avancement ne
dépendait que de leur protecteur. Parmi les grandes figures du gouverne-
ment d’après-guerre apparaissent Wolde Guiorguis Wolde Yohannes – qui
commença sa carrière comme infirmier à l’hôpital Ménélik – et les trois
frères Habte Wold : Makonnen, Aklilu et Akalework. Il fonda une école
qui porte son nom, Teferi Makonnen, en 1925 et s’intéressa personnelle-
ment aux jeunes Éthiopiens qui étaient envoyés à l’étranger pour y pour-
suivre leurs études et dont la majorité commença par aller en France.
Bien que Teferi contrôlât efficacement le pouvoir central vers le
milieu des années vingt, il en allait autrement des provinces car la plupart
d’entre elles étaient gouvernées par des nobles bien établis et des
notables, qui étaient loin d’être perméables à la gestion centralisée.
Jimma et le Bani Shangul, à la frontière soudanaise, étaient encore gou-
vernés par des dynasties islamiques antérieures à leur conquête par le
pouvoir central. Depuis Yirgalem le vieux et féroce général Gouragué
Dejazmatch Baltcha répondait aux sommations qu’on lui faisait de venir
à Addis Abeba : « Si Teferi me veut, qu’il vienne lui-même me prendre
ici au Sidamo. » Certains gouverneurs spécialement ceux des régions
périphériques telles que le Tigray continuaient à entretenir des contacts
indépendants avec les puissances étrangères. Avant 1935 l’itinéraire
qu’empruntaient les notables tigréens pour se rendre à Addis Abeba pas-
sait par Asmara et Massawa, en territoire italien, où ils prenaient le
bateau pour aller à Djibouti en territoire français ; et de là ils se rendaient
par train à la capitale. Mais le temps joua en faveur de Teferi et les diri-
geants autonomes furent emportés l’un après l’autre par la mort ou les
mauvais calculs. Lorsqu’en 1928 Baltcha arriva à Addis Abeba avec une
armée personnelle de 5000 hommes, ceux-ci furent obligés de l’abandon-
ner ; il fut arrêté et mourut plus tard en se battant contre les Italiens en
1936. Lorsque le Ras Gougsa Wolle de Gondar, époux de l’impératrice
Zawditou et dernier des grands potentats, entra en rébellion ouverte au
début de 1930, Teferi envoya contre lui une armée du gouvernement cen-
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 113

tral dotée d’un seul avion piloté par un Français, engin qui terrifia telle-
ment les troupes de Gougsa, qu’elles désertèrent croyant que celui-ci
avait été tué. Le jour suivant Zawditou elle-même mourut opportunément,
ouvrant ainsi à Teferi la voie du trône impérial.

Les débuts du règne de Haïlé Sélassié : invasion, exil et restauration


(1930-1941)

Rompant formellement avec son passé, Teferi monta sur le trône en


adoptant le nom de règne Haïlé Sélassié (Force de la Trinité). Il adopta
immédiatement un comportement impérial consciemment distant, conforme
à son propre tempérament et à une dignité dont il ne se défaisait qu’en cas
d’extrême tension. Malgré les moyens complexes qui le portèrent au pou-
voir suprême, il laissa toujours supposer et donna l’impression de croire
que son autorité lui venait directement de Dieu. Tout en pratiquant une
pensée politique habile et calculée, il était toujours profondément sou-
cieux des signes extérieurs du pouvoir.
Les premiers actes publics montraient le nouveau dirigeant et son
peuple au monde extérieur tout en établissant son autorité dans l’esprit de
ses sujets. La cérémonie du couronnement – qui passait presque inaper-
çue dans le passé – avait revêtu un niveau de pompe et de cérémonie
inaccoutumée même à l’égard des dignitaires étrangers tels que le fils
cadet de Georges V d’Angleterre qui vint à Addis-Abeba pour cette occasion.
Le 2 novembre, jour du couronnement, devint par la suite (avec le 5 mai
journée de la Libération et l’anniversaire de l’empereur le 25 juillet) l’une
des trois fêtes nationales du régime. Le premier anniversaire du couron-
nement en novembre 1931 fut l’occasion de la promulgation de la pre-
mière constitution, un document largement rédigé par l’un des intellec-
tuels en vu de l’époque, Tekle Hawariat Tekle Mariam, qui s’inspira de la
première constitution japonaise Meiji de 1889. Elle fut présentée comme
un octroi de l’empereur à son peuple et l’iconographie de l’époque mon-
trait un rayon de lumière jaillissant de la Trinité (sur le trône céleste) qui
illuminait Haïlé Sélassié, situé symboliquement à mi-chemin entre le ciel
et la terre, et projetait sur le peuple qui l’accueillait les bras tendus, les
lumières de la constitution. Le document proclamait à la fois la modernité
de l’Éthiopie au regard de l’étranger, mais décrétait sans équivoque que
l’empereur était l’unique et suprême source du pouvoir aux yeux de la
nation. Ce qui ne manqua pas de soulever quelques inquiétudes parmi les
membres des familles nobles qui le considéraient simplement comme un
primus inter pares. Bien que la nouvelle constitution ait instauré le bica-
114 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

méralisme, les chambres n’étaient pas dotées d’élections directes et ne


détenaient qu’un pouvoir nominal.
Désormais l’Empereur pouvait entreprendre des mesures de moderni-
sation bien plus systématiques que du temps où il n’était que régent. Ceux
des potentats provinciaux qui détenaient encore quelques pouvoirs entrè-
rent rapidement dans l’obéissance. Au Gojjam le ras Haïlou que sa cupi-
dité avait rendu impopulaire auprès de ses propres sujets, fut destitué et
relégué à Addis Abeba tandis que sa province était confiée au ras Imru,
cousin et partisan d’Haïlé Sélassié. Le Ras Kassa, un autre cousin de
l’empereur, et membre de la famille impériale dont les revendications
généalogiques au trône étaient mieux fondées que celles d’Haïlé Sélassié
fut nommé à Gondar. Au Tigray – qui demeurait un cas spécial tant à
cause de sa langue que de ses relations étroites avec l’Érythrée italienne,
et du rêve de ses dirigeants pour le trône impérial occupé jadis par
Yohannes IV – la fille du ras Seyoum avait épousé le fils aîné d’Hailé
Sélassié tandis que le Dejazmatch Haïlé Sélassié Gougsa, le rival local du
Ras Seyoum, épousait la fille de l’empereur. La riche province de Jimma
toujours symboliquement gouvernée par le sultan Abba Jiffar fut soumise
au contrôle effectif du gouvernement central.
Une vague d’autres mesures de modernisation chercha à convertir
l’Éthiopie en un état unitaire. Une monnaie nationale fut instituée tandis
que la banque d’Abyssinie, en fait propriété égyptienne, devenait la
Banque d’Éthiopie, libérant ainsi le pays des fluctuations internationales
du marché de l’argent-métal qu’imposait l’utilisation des thalers de
Marie-Thérèse1. Un programme de construction routière que devait par la
suite éclipser le programme des Italiens, se proposait de rapprocher les
provinces de la capitale (et donc à les rendre plus dépendantes) tout en
rapprochant celle-ci du marché international. Pour la première fois une
importante communauté internationale de commerçants largement com-
posée de Grecs, d’Arméniens et de Libanais s’établissait à Addis Abeba.
Le nombre des écoles s’accrut considérablement. Des conseillers étran-
gers furent recrutés dans leurs pays respectifs afin de réduire le risque de
dépendance vis-à-vis d’une seule puissance étrangère. Ils venaient de
France, de Suisse, des États-Unis, du Royaume-Uni et de Grèce ; la tâche
la plus délicate, la formation d’une armée moderne, fut confiée aux
Suédois et aux Belges qui n’entretenaient aucune ambition dans la région.
Aucun Italien ne fut recruté. Les tâches de ces conseillers étaient diffi-
ciles, non seulement parce que les Éthiopiens avaient une grande (et rai-
sonnable) méfiance à l’égard des motivations étrangères, mais encore

1. En usage dans la Corne de l’Afrique depuis la fin du XVIIIe siècle comme monnaie
internationale, ces grosses pièces d’argent autrichiennes servaient encore de monnaie en
Abyssinie jusqu’à l’avènement d’Haïlé Sélassié.
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 115

parce qu’à l’époque du colonialisme peu d’Européens pouvaient conce-


voir de travailler sous les ordres d’Africains. Dans l’ensemble, les débuts
du règne de Haïlé Sélassié peuvent être considérés comme une période de
construction de l’État assez rapide et efficace.
Cependant cet effort fut entièrement éclipsé par la menace que faisait
peser l’Italie fasciste sur l’indépendance éthiopienne. On peut se deman-
der si l’Italie avait jamais abandonné ses ambitions impériales que la
bataille d’Adoua avait fait échouer en 1896 et si elle avait réellement
accepté le statut de l’Éthiopie en tant qu’État souverain et indépendant.
Lors de la visite d’Haïlé Sélassié en Italie en 1924, alors qu’il était régent
et que Mussolini venait d’accéder au pouvoir, la proposition italienne de
fournir à l’Éthiopie un accès à la mer par Assab, impliquait un agenda
colonial tellement clair qu’elle ne fut pas acceptée. Les termes des rap-
ports diplomatiques italiens des années vingt désignaient l’Éthiopie
comme un État tellement arriéré et barbare qu’ils justifiaient l’interven-
tion d’une mission civilisatrice. Un réseau consulaire italien au nord de
l’Éthiopie recueillait les renseignements militaires et se proposait d’éta-
blir des relations étroites avec les notables locaux les plus en vue.
Les mesures de construction de l’État qui caractérisent les premières
années du règne du nouvel empereur, avaient également un objectif stra-
tégique; celui de se prémunir contre toutes les prétentions italiennes
d’annexer l’Éthiopie sur des bases « humanitaires ». Mais par ailleurs la
diplomatie d’Haïlé Sélassié fut exceptionnellement maladroite dans la
mesure où il ne réussit pas à développer des relations suffisamment fortes
aussi bien avec la France qu’avec le Royaume-Uni pour les amener à
offrir une résistance suffisante à l’encontre des ambitions italiennes de
plus en plus évidentes. La France aurait été l’allié le mieux placé compte
tenu de ses liens commerciaux solides avec l’Éthiopie via Djibouti et la
ligne du chemin de fer franco-éthiopien; mais elle n’avait pas d’intérêts
territoriaux contrairement aux Britanniques avec lesquels l’Éthiopie par-
tageait de longues frontières au Soudan, au Kenya et en Somalie
Britannique. L’hégémonie anglaise en Égypte renforçait aussi un intérêt
de longue date relatif aux eaux du Nil et de ce fait pour le contrôle des
territoires de l’Éthiopie du nord-ouest où coulent les affluents du Nil. La
diplomatie européenne de l’époque était inquiète de la menace croissante
de l’Allemagne Nazie, et tant la France que l’Angleterre souhaitaient
avoir le soutien de l’Italie, ou tout au moins sa neutralité, en offrant à
Mussolini des tranches de leurs propres territoires respectivement au
Kenya et au Tchad. On peut donc se demander si les efforts d’Haïlé
Sélassié auraient pu avoir la moindre chance de réussite; mais dans tous
les cas la politique étrangère de l’Éthiopie prêtait une trop grande atten-
tion aux garanties sur papier que lui procurait la Société des Nations et
qui devaient se révéler sans valeur.
116 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

A partir de 1932, trois ans avant l’invasion, la présence militaire ita-


lienne en Érythrée s’intensifia; l’activité était moindre en Somalie italien-
ne, qui restait un front secondaire. Cependant c’est dans ce territoire que
le premier incident diplomatique eut lieu en 1934. Une mission anglo-
éthiopienne qui procédait au relevé frontalier entre l’Éthiopie et la
Somalie Britannique découvrit des troupes italiennes occupant le point
d’eau de Wal Wal dans l’Ogaden, point qui se trouvait bien à l’intérieur
des frontières éthiopiennes. Mussolini présenta bruyamment les conflits
qui s’ensuivirent comme un exemple d’agression éthiopienne bien que
l’Italie fût totalement dans son tort. Face à cette provocation, Haïlé
Sélassié eut systématiquement recours aux mécanismes diplomatiques en
prenant toutes les précautions pour ne rien faire qui puisse être interprété
comme une provocation de la part de l’Éthiopie. Ainsi par exemple les
troupes éthiopiennes étaient tenues bien en retrait par rapport aux fron-
tières du territoire italien de manière à éviter tout incident qui aurait pu
être exploité à des fins de propagande. Ceci n’empêcha nullement l’inva-
sion qui fut lancée au début d’octobre 1935, saison traditionnelle des
campagnes après la fin de la saison des pluies; mais ces précautions per-
mirent au moins de reconnaître que l’attaque italienne soit définie comme
un cas précis d’agression internationale.
Un seul notable éthiopien, Haïlé Sélassié Gougsa, le gendre tigréen de
l’Empereur, devait passer aux Italiens, ce qui en dit assez long sur le suc-
cès des efforts d’Haïlé Sélassié pour construire la nation tout entière sou-
levée contre les envahisseurs. La disparité en armement moderne était
cependant déterminante. Contrairement à la campagne d’Adoua où les
Éthiopiens étaient en mesure de se battre presque à armes égales avec
leurs ennemis, ici l’intervention notamment de l’aviation avait produit
une différence écrasante. Les armées éthiopiennes furent détruites au
moins autant par les bombardements et l’usage massif des gaz
asphyxiants, prétendument bannis par les conventions internationales, que
par les opérations au sol. Haïlé Sélassié lui même ne bénéficiait pas d’une
réputation de stratège et bien qu’il ait établi ses quartiers généraux à
Dessié plus près du front Nord que d’Addis Abeba, il laissa la conduite
des opérations aux mains du ministre de la guerre, le ras Moulougueta et
à celles des principaux gouverneurs de province. Leurs troupes se compo-
saient essentiellement de levées paysannes traditionnelles avec un petit
contingent de soldats professionnels nouvellement formés. Finalement
lorsque le front du Nord s’écroula, Haïlé Sélassié se sentit obligé de
mener en personne une attaque à Maitchew dans le Tigray méridional en
avril 1936 plus pour l’honneur que dans l’espoir de remporter une victoire.
Comme c’était à prévoir la contre-attaque échoua et la résistance éthio-
pienne sur le front Nord s’effondra. Haïlé Sélassié, choqué et déprimé,
emprunta un chemin détourné pour regagner sa capitale.
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 117

Quant aux dispositions à prendre pour la suite, alors que les armées
italiennes approchaient, elles ne laissaient le choix qu’entre l’exil permet-
tant de poursuivre la lutte depuis l’extérieur ou le retrait des forces éthio-
piennes vers les territoires de l’Ouest, que l’ennemi n’avait pas encore
occupé. Certains maintiennent que le seul choix honorable aurait du être
la résistance continue ou le martyr à la manière de Tewodros. Mais Haïlé
Sélassié opta pour l’exil et bien que l’abandon de son pays en cette heure
cruciale lui valût plus tard certaines critiques, ce fut néanmoins sans
doute le choix le plus sage. Profitant de ce qu’inexplicablement les
Italiens n’avaient pas pu poursuivre avec assez d’énergie leur avancée sur
le front oriental, depuis l’Érythrée ou la Somalie pour couper la ligne du
chemin de fer, il quitta Addis Abeba en direction de Djibouti où il
s’embarqua sur un navire de guerre britannique, laissant au ras Imru le
soin d’effectuer une retraite vers l’Ouest en direction de Goré afin de
maintenir une présence formelle du pouvoir impérial dans le pays. Le
5 mai 1936 les Italiens occupèrent Addis-Abeba et décrétèrent un empire
d’Afrique Oriental s’étendant de la mer Rouge à l’océan Indien.
Après une escale à Jérusalem, Haïlé Sélassié se rendit au Royaume-
Uni qu’il quitta le 30 juin pour aller faire son intervention à la Société des
Nations à Genève. Cette intervention, rédigée par Lorenzo Taezaz, mon-
trait de façon spectaculaire le contraste entre les promesses de sécurité
collective de la SDN et les horreurs infligées à l’Éthiopie. Ce fut sans
doute le discours le plus mémorable dans l’histoire sans éclat de cette
organisation. Lu avec une dignité irréprochable, ce discours plaça Haïlé
Sélassié sur la scène mondiale et annonça la Deuxième Guerre mondiale.
Sa conclusion poignante (« Quelle réponse apporterai-je à mon peuple ? »
demandait l’empereur) prévoyait que tôt ou tard il reviendrait en Éthio-
pie. Il ne parvint toutefois pas du tout à amener la Société des Nations à
prendre la moindre action concrète contre l’Italie ou à apporter un soutien
à l’empereur lui-même. Au cours des quatre années qui suivirent, il vécut
en exil dans la petite ville de Bath dans le sud de l’Angleterre, à partir de
laquelle il maintint tant bien que mal des contacts avec les dirigeants de la
résistance en Éthiopie. Il ne reprit à nouveau un rôle international
qu’après l’entrée de l’Italie dans la Deuxième Guerre mondiale en juin
1940, période pendant laquelle la Grande-Bretagne l’envoya par avion à
Khartoum pour aider à la consolidation de la résistance anti-italienne en
Éthiopie.
Les quatre années qui suivirent opposent deux récits qui se croisent :
d’un côté l’édification de l’empire italien et de l’autre la résistance éthio-
pienne. Dès l’abord, le régime italien s’était imposé avec la brutalité
propre à un État fasciste. Les dirigeants éthiopiens dont le ras Desta
beau-fils de l’empereur et les trois fils aînés de son cousin et confident, le
ras Kassa, avaient été trompés par des promesses de clémence; mais ils
118 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

furent ensuite exécutés sommairement. Un attentat commis par deux Éry-


thréens en février 1937 contre le Vice-Roi italien le Maréchal Graziani,
fut suivi par un bain de sang à Addis Abeba et par le massacre systéma-
tique d’un grand nombre d’Éthiopiens éduqués et de moines du couvent
historique de Debré Libanos. Comme on pouvait s’y attendre cette bruta-
lité fut contre-productive et les Italiens ne purent jamais réunir la main-
d’œuvre et l’organisation dont ils auraient eu besoin pour contrôler par la
force un vaste pays topographiquement contrasté et disposant de moyens
de communication très limités. De nombreux dirigeants éthiopiens, tels le
ras Seyoum du Tigray et le ras Haïlou du Gojjam furent frappés de dis-
crédit pour avoir accepté des postes sous le régime italien. Mais ces posi-
tions demeurèrent symboliques et ne furent jamais accompagnées de pou-
voirs concrets. En 1938, Graziani fut remplacé par le Duc d’Aoste,
membre de la famille royale italienne, qui était un homme à la personnalité
humaine et décente et qui tenta d’établir une politique de réconciliation.
Amélioration certes notoire mais qui arriva trop tard pour amener une
réelle adhésion éthiopienne au régime italien.
Tout espoir de rendre l’empire africain rentable pour l’Italie fut bientôt
dissipé. Non seulement le coût militaire et administratif de la gestion de
l’empire était élevé, mais encore l’Italie n’avait ni le temps ni la capacité
de mettre en valeur les sources importantes de revenu. Le principal héri-
tage de l’empire devait rester le réseau routier s’étendant à partir d’Addis
Abeba, réalisation technique qui a fourni au pays l’ossature d’un système
national de transport. De même l’infrastructure urbaine avait connu une
extension, particulièrement à Addis Abeba et dans les villes telles que
Gondar et Jimma qui servaient de siège à l’administration italienne. Mais
la tentative d’installer des colons italiens en Éthiopie fut un échec total et
la résistance éthiopienne de plus en plus organisée et efficace força
l’administration italienne à se replier sur les villes et à se contenter de
maintenir les communications entre celles-ci.
La résistance éthiopienne datait des premiers jours de l’occupation.
L’écroulement soudain des armées impériales laissait encore sous le
contrôle des gouverneurs éthiopiens de nombreuses parties du pays, alors
que le ras Imru était à la tête du gouvernement officiel de l’Éthiopie
jusqu’à sa capture en décembre 1936. De nombreux officiels du régime
impérial dont Abebe Aregay et Tekle Wolde Hawariat se retirèrent à
l’intérieur du pays et ne rendirent jamais les armes pendant les cinq
années d’occupation, lançant même un assaut aussi audacieux que futile
contre Addis Abeba. Le noyau de la résistance se situait dans les régions
du haut plateau du Choa, du Gojjam et du Begemder où les patriotes
(arbegnotch) demeurèrent particulièrement actifs. Mais la résistance
s’étendit peu à peu à l’ensemble du pays y compris dans les territoires
Oromo et dans les autres territoires conquis seulement à la fin du
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 119

XIXe siècle, et où les Italiens essayaient de paraître – parfois avec un cer-


tain succès – comme des libérateurs de l’impérialisme Amhara. La coiffu-
re crépue bouffante traditionnelle des combattants rebelles devint plus
tard le modèle du style Afro aux États-Unis et ailleurs. Les bandes de
résistants sous l’autorité individuelle de leaders patriotiques menèrent
souvent des campagnes coordonnées sans cependant jamais se lancer
dans une opération intégrée. Les dirigeants étaient souvent très jaloux de
leur indépendance et souvent en désaccord entre eux. Certains considé-
raient qu’Haïlé Sélassié, en fuyant en Europe, avait trahi le pays. Et parmi
ceux-ci les plus intellectuels flirtèrent même un moment avec le républi-
canisme. Quant à Haïlé Sélassié, il était trop loin pour jouer un rôle quel-
conque de coordination. Par conséquent une impasse subsista jusqu’au
jour de l’entrée de Mussolini dans la Seconde Guerre mondiale au côté de
l’Allemagne en juin 1940. Cet événement transforma instantanément les
données puisque d’un côté l’importante armée italienne du Nord-Est afri-
cain menaçait sérieusement les positions britanniques au Moyen-Orient et
que de l’autre cette force était isolée de sa métropole et courait donc un
risque d’extinction. Les considérations d’ordre stratégique dictèrent un
assaut rapide contre l’armée italienne d’Afrique Orientale qui, en dépit de
l’occupation italienne de la Somalie Britannique, fut lancé à partir du
Soudan et du Kenya. Haïlé Sélassié, qui était toujours en Grande-
Bretagne, présentait un intérêt évident pour la reconquête de l’Éthiopie et
il fut envoyé au Soudan par avion, où les officiels britanniques, toujours
ancrés dans leurs attitudes coloniales, le reçurent à contrecœur.
Cependant sur la scène diplomatique au sens large et plus particulière-
ment au regard des États-Unis, il était essentiel de présenter la défaite des
Italiens en Éthiopie comme une libération du territoire de l’emprise fas-
ciste et non pas uniquement comme une expansion coloniale britannique,
ce qui donnait un rôle indispensable à l’Empereur.
La défaite des Italiens en Afrique Orientale fut rapide et décisive. Ce
fut essentiellement l’œuvre des forces impériales britanniques notamment
des armées de l’Inde et d’Afrique du Sud qui s’investirent dans les offen-
sives les plus importantes partant du Soudan vers l’Érythrée et du Kenya
vers la Somalie. La bataille décisive de la campagne qui entraîna de part
et d’autre des pertes considérables eut lieu devant Keren en Érythrée. Au
Sud, l’attaque avança rapidement vers Mogadiscio en longeant la côte
somalienne puis remonta vers le Nord en direction de Harar et de Dire
Dawa. Suivant la ligne ferroviaire elle s’empara d’Addis Abeba le 6 avril
1941. Haïlé Sélassié était entré dans le Gojjam en janvier directement
depuis le Soudan, entouré d’un petit contingent placé sous le commande-
ment du légendaire Orde Wingate qui comprenait deux bataillons recrutés
parmi les Éthiopiens en exil. Le choix s’était porté sur cet itinéraire à
cause de la vigueur de la résistance éthiopienne dans cette province et
120 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Haïlé Sélassié – malgré les incertitudes de la part de certains dirigeants


patriotiques – fut une fois de plus accueilli presque universellement
comme empereur. Il fit son entrée à Addis-Abeba le 5 mai 1941 et reprit
aussitôt son rôle impérial. La dernière poche de résistance italienne à
Gondar succomba en novembre 1941.

La monarchie restaurée (1941-1960)

La position dans laquelle Haïlé Sélassié se trouvait en 1941 était


gênante. Bien qu’il se considérât comme empereur d’un état indépendant
et que son peuple ne le prît pas autrement, il avait été remis au pouvoir
par une armée sous les ordres des Britanniques dont certains traitaient
l’Éthiopie (tout comme l’Érythrée et la Somalie) en simple territoire
ennemi occupé tandis que d’autres entendaient incorporer le pays à leur
empire colonial. La Seconde Guerre mondiale en était encore à ses débuts
et le contrôle militaire allié de la région était stratégiquement important,
particulièrement au regard de la campagne d’Afrique du Nord. Bien que
les ambitions coloniales britanniques aient été rapidement abandonnées et
que l’Éthiopie ait été reconnue comme un état indépendant placé sous
l’autorité de l’empereur, celui-ci avait toujours besoin de l’assistance
militaire et financière britannique pour rétablir son gouvernement. Un
traité signé en janvier 1942, tout en reconnaissant l’indépendance de
l’Éthiopie, accordait cependant un statut spécial aux Britanniques, notam-
ment dans le domaine militaire et celui des conseillers mis à la disposi-
tion du gouvernement éthiopien. Cette clause compliqua la prédilection
d’Haïlé Sélassié à jouer les puissances étrangères les unes contre les
autres et afin d’éviter une dépendance à l’égard des états qui auraient pu
manifester des ambitions coloniales sur la région. Il invita un Américain,
John Spencer, qui avait servit brièvement comme conseiller légal avant
l’occupation italienne, à revenir à Addis-Abeba en sachant bien que les
Britanniques – dépendants comme ils l’étaient des États-Unis dans le
contexte de la Deuxième Guerre mondiale – n’étaient pas en position d’y
faire objection. L’assistance militaire britannique continua d’être recher-
chée notamment en 1943, lorsque la rébellion Woyané dans le Tigray (qui
donna par la suite son nom au Front de Libération du Peuple Tigréen) fut
écrasée avec l’aide de l’aviation britannique. Un second traité anglo-
éthiopien en décembre 1944 à une époque où toute menace militaire dans
la région avait disparu, supprima le statut qui était accordé aux
Britanniques. Mais la majeure partie du territoire éthiopien habitée par les
Somali fut reconnue sous le nom de « zone réservée » et devait rester
sous administration britannique pendant les dix années à venir.
Étant donné la nature problématique des relations avec la Grande-
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 121

Bretagne qui contrôlait jusqu’au début des années 1950 tous les territoires
voisins de l’Éthiopie à l’exception de Djibouti, Haïlé Sélassié se tourna
habilement vers les États-Unis pour y chercher une source alternative de
soutien. A l’époque les États-Unis élargissaient rapidement leurs alliances
internationales pour exercer leur nouveau statut de super-puissance, et – à
une période où presque toute l’Afrique tropicale était encore sous le régime
colonial – un allié situé dans le nord-est du continent avait beaucoup à
offrir notamment dans le contexte des préoccupations américaines avec le
Moyen-Orient. Les fondations de cette nouvelle alliance furent jetées lors
de la rencontre avec le président Franklin Roosevelt en Égypte en 1943
alors qu’il revenait du sommet de Téhéran. Le plus important fut l’envoi
d’une mission américaine destinée à former l’armée éthiopienne moderne
à une échelle largement supérieure à tout ce qui avait été entrepris avant
1935. Un détachement éthiopien devait par la suite jouer un rôle symbo-
lique aux côtés des forces des Nations-Unies pendant la guerre de Corée,
ce qui permit à l’Empereur de donner la preuve de son engagement
concernant les principes de la sécurité collective qui lui avait si cruelle-
ment fait défaut lors de l’agression italienne de 1935. Un autre avantage
fut l’appui des États-Unis en faveur des revendications éthiopiennes sur
l’Érythrée; en contrepartie les États-Unis obtinrent une base de communi-
cation militaire à Kagnew près d’Asmara, base qui formait, avant l’avè-
nement de la technologie des satellites un point clef dans le commande-
ment global et le réseau des renseignements américains. L’assistance
américaine au développement fut également importante, surtout dans le
domaine de l’éducation.
L’apogée du régime d’Haïlé Sélassié s’étend de la fin de la Deuxième
Guerre mondiale à 1960. Le pouvoir politique était alors étroitement lié
au palais sous la supervision jusqu’en 1955 de Wolde Guiorguis Wolde
Yohannes qui détenait l’ancien titre de Tsahafi Tezaz qu’on pourrait tra-
duire par « Ministre de la Plume ». Personnage redoutable proche de
l’Empereur et ayant une emprise complète sur les détails des rouages
administratifs, Wolde Guiorguis devint un Premier ministre de fait, bien
que ce poste ait été tenu officiellement par un noble digne mais inefficace,
le Bitwoded Makonnen Endalkatchew. Il fut le principal membre d’une
classe de politiciens de cour qui devait gouverner l’Éthiopie pendant ces
années d’après-guerre. Cette classe comprenait les frères Habte Wold,
dont Makonnen qui fut longtemps détenteur du ministère du Commerce
et Aklilu qui s’occupait des Affaires Étrangères et qui devint par la suite
Premier Ministre. La plupart étaient d’origine modeste, certains étaient
choisis par l’Empereur alors que d’autres étaient recrutés par la cour, et le
tout formait un réseau complexe qui reliait l’aristocratie éthiopienne et la
famille impériale. Ils étaient en majorité originaires du Choa bien que le
ministre influent des finances Yilma Deressa ait été un Oromo du
122 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Wollega et que quelques autres aient été originaires du Tigray. Le noyau


central Amhara des provinces du Begemder, du Gojjam et du Wollo
n’était pratiquement pas représenté. Ils étaient tous chrétiens (dont un
petit nombre de luthériens et de catholiques) même si la grande majorité
étaient des Orthodoxes éthiopiens. Aucun d’entre eux ne représentait
cependant une entité donnée, qu’elle soit régionale, ethnique, religieuse
ou idéologique; le système gouvernemental était centré dans son intégra-
lité sur le palais et ses rivalités internes qui se manifestaient non pas en
matière de politique ou de représentativité, mais à travers des disputes
factionnelles où chacun recherchait le soutien de l’empereur. Celui-ci
était passé maître dans la manipulation des factions au sein de cette élite
politique restreinte, ce qui fit que la politique du palais perdit peu à peu
toute responsabilité dans le développement global du pays, ce qui finit
par entraîner des effets désastreux. Officiellement le gouvernement
continuait à prôner le principe universel de « modernisation et développe-
ment » avec une rhétorique spéciale mettant en relief l’éducation qui a
toujours été étroitement associée à l’empereur lui-même. Le collège uni-
versitaire d’Addis-Abeba devenu l’Université Haïlé Sélassié Ier ouvrit ses
portes en 1951 avec des départements d’agriculture, de construction et de
santé publique. Le système éducatif reposait cependant dans son
ensemble sur une base très étroite avec une concentration marquée sur
Addis-Abeba et une absence presque totale des grandes villes de province.
Le développement économique se concentrait également autour d’Addis-
Abeba et des villes satellites le long du chemin de fer et en direction du
Sud. Bien qu’un plan quinquennal ait été promulgué en 1957, il ne repré-
sentait qu’une aspiration rhétorique et le développement dans les zones
clefs de l’agriculture était lourdement affecté par les intérêts particuliers
des grands propriétaires fonciers qui étaient à leur tour étroitement liés au
régime. La zone pilote du plan de développement agricole au sud et à
l’est d’Addis-Abeba, dans la vallée de l’Awash, était représentée essen-
tiellement par de vastes plantations de canne à sucre (gérées par la com-
pagnie Hollandaise HVA), et de coton que dirigeait la compagnie
Anglaise Mitchell Cotts. Ces compagnies empiétaient lourdement sur les
zones qui servaient d’aire de pâturages aux nomades Afar et aux Oromo
Karayou, pendant la saison sèche, mais procuraient des compensations
financières importantes au Sultan Afar Ali Mirah du Haoussa qui servait
de relais politique local à l’Empereur. Depuis les années 1960 un ambi-
tieux programme d’assistance suédois tenta de transformer les hauts pla-
teaux de l’Arsi en grenier de l’Éthiopie, remportant un vif succès en
matière de croissance de la production alimentaire, bien qu’au prix
d’intenses divisions de classes entre les propriétaires fonciers et la pay-
sannerie locale. Il était symptomatique que de telles initiatives fussent
lancées dans ces territoires incorporés à la fin du XIXe siècle, le régime
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 123

n’osant pas toucher aux régions du haut plateau éthiopien de vieille date
où la terre était contrôlée non pas par de grands propriétaires mais par des
paysans amhara et tigréens. Le Gojjam, pays agricole le plus productif
des régions amhara, était lui aussi politiquement le plus aliéné et en 1968
une simple tentative d’arpentage de la terre y souleva une révolte paysanne
spontanée. Nulle part, les limitations politiques du régime ne furent aussi
désastreusement visibles qu’en Érythrée, un territoire placé sous adminis-
tration britannique pendant dix ans après avoir été enlevé aux Italiens en
1941. Les revendications éthiopiennes sur ce territoire qui l’aurait doté
d’un accès indépendant à la mer étaient plausibles, d’une part parce que
certaines parties de ce territoire appartenaient de longue date à l’Éthiopie
avant 1890 et parce que d’autre part l’Érythrée avait servi de tremplin
pour attaquer l’Éthiopie, en 1896 comme en 1935. La communauté chré-
tienne orthodoxe de langue tigrigna du haut plateau érythréen entretenait
des liens étroits avec l’Éthiopie du Nord et fournissait une base à l’impor-
tant mouvement unioniste soutenu par le gouvernement d’Addis-Abeba.
Les tentatives d’accord des grandes puissances sur l’avenir de l’Érythrée
s’effondrèrent en raison des rivalités croissantes de la guerre froide2. Dès
lors, la décision fut laissée à l’assemblée générale des Nations-Unies à
une époque où l’appui des États-Unis était d’une importance cruciale
pour passer la résolution tendant à créer la fédération Éthio-Érythréenne –
une solution qui faisait de l’Érythrée une partie de l’Éthiopie tout en
créant un gouvernement localement élu et doté d’une large autonomie.
Cet arrangement prit effet en septembre 1952 donnant à l’Éthiopie son
propre port pour la première fois depuis que les Turcs s’étaient emparés
de Massawa en 1555.
A la suite du régime italien et de la courte période d’administration
britannique, les Érythréens s’étaient néanmoins dotés d’une identité qui
se démarquait de celle des autres Éthiopiens. La période britannique et le
processus politique né des débats prolongés sur l’avenir du territoire
avaient conduit à la formation d’une presse indépendante et de divers par-
tis politiques, choses complètement absentes dans le Sud. Le développe-
ment économique était également sensiblement plus avancé qu’en Éthio-
pie. Le gouvernement d’Addis-Abeba, incapable de mettre en œuvre des
relations de travail avec une administration érythréenne élue et autonome,
tenta systématiquement de la réduire au même état de dépendance que les
autres provinces de l’empire. Cet objectif fut réalisé en 1962 lorsque
l’assemblée Érythréenne (sous forte pression) fut amenée à se dissoudre
et à placer ce territoire sous le régime impérial direct. Ce « succès » ne
tarda pas à se transformer en catastrophe. La pression du gouvernement

2. Pour un traitement plus développé du problème, voir dans le même ouvrage :


Gérard Prunier : « La question érythréenne ».
124 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

central s’accrut rapidement et la suppression de la fédération accéléra


l’appui apporté à l’opposition armée.
Les tentatives destinées à développer un cadre institutionnel en faveur
d’une participation politique accrue n’étaient qu’artifice. En 1955 à
l’occasion du 25e anniversaire de son couronnement, Haïlé Sélassié pro-
mulgua une constitution révisée aux termes de laquelle la chambre des
députés devait pour la première fois être élue au suffrage universel, le
sénat continuant d’être nommé par l’Empereur. La nouvelle constitution
était dans une certaine mesure rendue nécessaire par la fédération avec
l’Érythrée qui avait créé un contraste embarrassant entre l’administration
érythréenne élue par le peuple et le gouvernement du reste du pays placé
sous l’autorité d’un empereur élu de Dieu. Le secteur exécutif du gouver-
nement restait cependant entièrement soumis au contrôle de l’empereur. Il
n’y avait pas de partis politiques et la chambre élue ne pouvait fournir
aucune représentation réelle des affaires ou des identités, de même
qu’elle ne pouvait pas exercer ses pouvoirs constitutionnels officiels en
matière législative et budgétaire. Plutôt que de réduire la distance qui
séparait le régime du peuple la nouvelle constitution servit essentielle-
ment à maintenir sa divergence irréconciliable.
Vers la fin des années 1950, les difficultés du régime devenant de plus
en plus apparentes, le Tsahafi Tezaz Wolde Guiorguis qui à l’instar
d’autres personnalités fortes avaient commencé à trop compter sur son
autorité au point d’offenser son maître, fut démis de ses fonctions en
1955 ôtant ainsi au centre une présence stabilisante et intensifiant forte-
ment le niveau des conflits factionnels. Des chefs de sécurité rivaux se
faisant concurrence pour avoir l’oreille de l’empereur aggravèrent le sen-
timent d’insécurité. Les jeunes hauts fonctionnaires, bien formés, aliénés
par l’immobilisme du régime, jetaient un regard envieux pour la premiè-
re fois dans l’histoire de l’Éthiopie sur les autres parties de l’Afrique, qui
semblaient faire des progrès rapides vers l’autogestion démocratique. Ils
avaient le sentiment que l’Éthiopie, qui était la fierté du continent, prenait
du retard. Ces tentions explosèrent en décembre 1960 dans un coup
d’État qui tenta de s’emparer d’Addis-Abeba alors que Haïlé Sélassié
était en visite officielle en Amérique Latine; ce putsch se proposait de
mettre sur pied un gouvernement réformiste avec à sa tête le Prince héri-
tier Asfaw Wossen.
Au centre du complot se trouvaient deux frères, Mengistou Neway
commandant de la garde impériale et son jeune frère Girmamé qui était le
modèle même des fonctionnaires modernisateurs de la nouvelle généra-
tion. Le coup d’État faillit réussir. La plupart des membres dirigeants du
régime furent attirés au Palais et y furent immobilisés et ce n’est que par
hasard que deux généraux échappèrent et organisèrent la résistance en
réunissant d’autres éléments des forces armées. A cette occasion la tac-
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 125

tique dont Haïlé Sélassié était coutumier de jouer les factions rivales les
unes contre les autres dans les forces armées, comme ailleurs, lui fut bien
profitable. Après un combat bref mais violent, les rebelles furent battus et
l’empereur parvint à reprendre le contrôle. Dans un acte final de violence
préfigurant les événements de 1974, les révoltés retournèrent leurs armes
contre les notables détenus au palais et tuèrent un grand nombre d’entre
eux. Il y a lieu de douter que le coup d’État aurait, comme on l’a souvent
dit, conduit à une Éthiopie se modernisant démocratiquement. Girmamé
Neway et ses collègues n’avaient pas de bonnes références démocratiques
et considéraient que la plupart de leurs concitoyens n’étaient que des
arriérés et des obscurantistes. Un de leurs premiers actes fut l’ajourne-
ment indéfini du parlement. Leur but comme celui de leur successeur
quatorze ans plus tard était la transformation de la nation par voie autori-
taire. Ils ont cependant brisé l’illusion de la permanence et de la stabilité
qui avait jusque-là entouré le régime.

Le déclin de l’empire (1960-1974)

La période qui s’étend du coup d’État de 1960 à la révolution de 1974


baignait dans une atmosphère de fin de règne. Haïlé Sélassié avait déjà 68
ans en 1960, et dans une structure sociale et un système politique dépen-
dant hautement de sa direction individuelle, il n’y avait aucun signe d’un
successeur éventuel. Bien qu’une évolution sociale et une certaine dose
de développement économique se soient déroulées et que le pays (hormis
l’Érythrée) fût grosso modo paisible, on n’entrevoyait cependant pas une
solution claire à l’impasse politique dans laquelle le régime était tombé.
Un certain nombre de changements de forme furent annoncés. En 1966,
le Premier ministre Aklilu Habte Wolde avait officiellement obtenu le
pouvoir de nommer ses propres ministres bien que ceci n’ait entraîné
qu’une très petite différence dans les nominations et qu’il n’ait rien fait
pour se doter d’un statut politique indépendant. Un ministère de la réforme
agraire fut créé la même année, mais il ne fut nullement en mesure
d’apporter des changements susceptibles de menacer les intérêts établis.
Malgré sa collaboration avec les conjurés de 1960, le fils aîné de l’empe-
reur et Prince héritier Asfaw Wossen dont on disait qu’il avait agi sous
contrainte, demeura héritier légitime du trône. Il ne jouissait pas d’une
bonne santé, et n’avait montré aucun signe du dynamisme qu’aurait
nécessité le gouvernement et la réforme d’un pays aussi âpre.
Un signe précurseur de l’avenir fut le mouvement activiste et radical
des étudiants. En décembre 1960, les étudiants du collège universitaire
d’Addis Abeba avaient apporté un soutien immédiat au nouveau régime.
Par la suite ils furent pardonnés par un empereur clément, et pour un
126 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

temps une certaine tranquillité régna dans le milieu estudiantin. Mais à


partir du milieu des années 1960, aidées par l’extension du nombre des
étudiants qu’entraîna la conversion de l’ancien palais impérial en une
nouvelle cité universitaire, des protestations radicales et quelquefois vio-
lentes devinrent une réalité fréquente. Le marxisme-léninisme devint
l’idéologie favorite presque universelle des étudiants radicaux et le lan-
gage politique était à l’ordre du jour : la question nationale, la question
de la terre, qui étaient discutées, se faisaient l’écho de la Russie pré-
soviétique. Effectivement les parallèles entre ces deux sociétés pré-révo-
lutionnaires paraissaient de plus en plus évidents. Les étudiants éthio-
piens en Europe et aux États-Unis formèrent leurs propres organisations
qui pouvaient débattre des questions relatives à leur pays sans subir la
surveillance à laquelle ces mêmes débats étaient soumis en Éthiopie. Les
différents mouvements, bien qu’unis dans leur marxisme, concevaient
ces questions de manière sensiblement différente, ce qui devait entraîner
de violents conflits factionnels durant les premières années de l’Éthiopie
révolutionnaire3.
Bien que les étudiants aient été un petit groupe urbain privilégié dans
l’Éthiopie impériale des dernières années, ils établirent des liens avec
d’autres éléments potentiellement dissidents de la société éthiopienne qui
entraînèrent le mouvement des étudiants au-delà de la politique du cam-
pus. Un groupe important était celui des jeunes officiers qui, à la fin du
régime impérial, étaient souvent conscrits directement des écoles secon-
daires à l’armée et qui, mécontents de ne pas pouvoir poursuivre leur car-
rière civile, entretenaient des contacts soutenus avec leurs anciens col-
lègues admis à l’université; les officiers constituaient la majorité parmi
ceux qui suivaient des cours du soir et des cours à temps partiels à l’uni-
versité; parmi ceux-ci nombreux sont ceux qui occupèrent par la suite des
postes importants sous le régime révolutionnaire. Le coup d’État manqué
avait de toute évidence rehaussé le profil politique de l’armée et à
maintes occasions dans les années 1960, le régime fut forcé d’accorder
des augmentations de solde aux militaires que les étudiants supportaient
mal. Recherchant un motif dont la résonance irait au-delà de leurs propres
intérêts d’élites, les politiciens estudiantins adoptèrent le slogan « la terre
aux cultivateurs », s’alignant ainsi directement sur le modèle de la révolu-
tion russe. La plupart des étudiants étaient d’origine citadine ayant peu ou
point de contacts avec la campagne qu’ils considéraient comme une zone
arriérée, peuplée de paysans traditionalistes; mais les revendications de
réformes agraires devaient avoir, après 1974, un impact que peu d’entre
eux auraient pu prévoir.

3. Pour un traitement plus détaillé de cette période voir dans ce volume le chapitre de
Gérard Prunier sur la révolution.
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 127

Encore plus dangereusement les étudiants soulevèrent « la question


nationale », en d’autres termes l’identité, l’organisation et la place dans
l’ordre politique des différents groupes ethniques qui composaient la
nation. Dans sa forme initiale, cette question se traduisit par la création
d’organisations d’auto-assistance où les habitants des villes d’un groupe
ou d’une zone procédaient à des collectes de fonds destinées à couvrir des
projets de développement localisés dans leur terroir d’origine.
Habituellement, ces organisations avaient à leur tête un notable local qui
opérait dans le cadre du système impérial (en sollicitant, par exemple, des
libéralités de l’empereur au profit du projet).
Ils contribuent néanmoins à créer des connections à caractère ethnique
jusque-là inexistantes. Certains, notamment l’organisation Gouragué (qui
pouvait s’appuyer sur une riche communauté d’affaires entretenant un
niveau élevé de solidarité sociale), étaient très efficaces. Cependant, la
création en 1966 du mouvement pan-oromo Metcha Toulama placé sous
la direction d’un général Oromo, souleva immédiatement des inquiétudes
gouvernementales qui entraînèrent sa suppression forcée.
Même si la situation en Érythrée n’échappa jamais au contrôle gou-
vernemental à l’époque impériale, comme ce fut le cas ultérieurement,
elle ne cessa cependant de se détériorer et à partir d’un simple banditisme
dans les basses terre de l’ouest au début des années 1960, elle devint une
sérieuse menace insurrectionnelle dans les années 1970. En 1967, Haïlé
Sélassié séjourna pendant un mois en Érythrée en prodiguant des lar-
gesses et en enveloppant toute la province d’une aura de bienfaisance
impériale, une réaction typique et totalement inepte à ce qui était au fond
un problème de représentation politique que le régime se montrait inca-
pable de gérer. Les étudiants érythréens d’Addis Abeba se différencièrent
progressivement de leurs camarades, et firent parfois défection pour
rejoindre le Front de Libération Érythréen (FLE) qui à cette époque res-
tait néanmoins divisé et mal organisé. La création du Front Populaire de
Libération de l’Érythrée (FPLE) et sa transformation en une formidable
armée de guérilla date de l’époque révolutionnaire. La région voisine du
Tigray était gouvernée à l’époque par le dynamique Ras Mengesha
Seyoum, arrière-petit-fils de l’empereur Yohannes IV, époux de la petite-
fille de Haïlé Sélassié et entièrement dévoué à ce dernier.
Ailleurs il y avait eu une sérieuse révolte dans la province méridionale
du Balé entre 1963 et 1970 due à un mauvais gouvernement local, à
l’aliénation des terres et au soutien de la République Somalienne nouvel-
lement indépendante aux insurgés. On parvint à mettre fin à l’insurrection
par des mesures militaires et quelques concessions politiques, le meneur
de la révolte Wako Goutou recevant de l’empereur un titre de petite
noblesse. Rien ne fut réglé quant au fond du problème. Dans l’ensemble,
l’Éthiopie vivait en paix et la majorité des étudiants radicaux croyaient –
128 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

en se conformant aux écrits de Staline sur la question nationale en Union


Soviétique dont ils avaient une bonne connaissance – que la question eth-
nique ne représentait au fond qu’une manifestation de l’exploitation de
classe et qu’elle pouvait être rectifiée par la réforme agraire.
Bien que le régime impérial se soit exposé à une menace croissante
dans les années 1960, sa diplomatie connut des succès remarquables.
Haïlé Sélassié et l’empire qu’il gouvernait paraissaient anachroniques aux
yeux d’un grand nombre de ses sujets mais pour une bonne part de
l’Afrique il était une figure de légende; une photo qui a été largement dif-
fusée représentait Jomo Kenyatta, le futur leader du Kenya, étudiant à
Londres en 1935 et prenant part à une manifestation contre l’invasion fas-
ciste de l’Éthiopie. L’empereur ou probablement ses conseillers, notam-
ment le ministre des Affaires Étrangères Ketema Yifru et le Premier
ministre Aklilu Habte Wold perçurent les avantages que l’on pouvait tirer
de ce prestige pour rehausser le renom de l’empereur et donc celui du
pays, pour l’amener à un rôle de leadership continental. Le sommet des
chefs d’État africains de mai 1963, l’instauration de l’Organisation de
l’Unité Africaine (OUA) avec Haïlé Sélassié à sa tête et Addis-Abeba
comme son siège permanent firent de l’Éthiopie le cœur de la diplomatie
africaine4. Ces avantages étaient plus que personnels : en particulier
l’Éthiopie s’assura d’un soutien presque universel au principe selon
lequel l’intégrité territoriale des états africains serait respectée entre voi-
sins. Ce principe fut renforcé au sommet du Caire de 1964 par une décla-
ration explicite en vertu de laquelle les états africains respecteraient les
frontières héritées lors de leur accession à l’indépendance nationale. Tout
en rassurant les leaders des États nouvellement indépendants dont les
frontières étaient une création artificielle du colonialisme, ce principe
apportait à l’Éthiopie un puissant soutien continental tant contre les
sécessionnistes érythréens qu’envers les revendications de la république
somalienne (qui avait uni l’ancienne Somalie Italienne et la Somalie
Britannique) sur le vaste territoire habité par les Somaliens dans le sud-
est de l’Éthiopie. A la fin de son règne Haïlé Sélassié passait le plus clair
de son temps en tournées officielles et réunions diplomatiques, mais il
n’est pas certain que ces initiatives aient eu un impact signifiant sur la
capacité du régime à prévenir le cataclysme qui approchait. Les travers
du régime étaient structurels et non pas simplement personnels et il n’y
avait à l’âge avancé de l’Empereur aucun moyen de les corriger.
Le triomphe de l’Éthiopie sur la scène continentale constituait une
compensation mais ne pouvait supprimer les difficultés relationnelles
avec ses voisins. La République Somalienne, parvenue à l’indépendance

4. Voir sur ce sujet le chapitre de Delphine Lecoutre sur l’Éthiopie et l’Afrique.


HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 129

dans un débordement d’enthousiasme national, revendiquait non seule-


ment le Sud-Est éhiopien mais encore le nord-est du Kenya et Djibouti
(ou Côte Française des Somalis comme on l’appelait à l’époque) comme
faisant partie de son territoire national. Bien que la menace militaire
directe soit demeurée insignifiante jusqu’à la moitié des années 1970, le
soutien secret au mouvement dissident au sein de l’Éthiopie (comme
celui de la rébellion de Wako Goutou dans le Balé mentionné plus haut)
venait s’ajouter aux problèmes du régime. L’Éthiopie éprouva de plus en
plus de difficultés pour obtenir une assistance militaire américaine sur
laquelle elle pouvait compter pour parer à la menace somalienne et pour
suivre l’intensification de la guerre sur le front érythréen.
Les relations avec le monde arabe étaient également délicates comme
elles l’ont toujours été pour l’Éthiopie chrétienne. Le FLE recevait un
soutien considérable de l’Irak et de la Syrie qui arrivait en Érythrée par le
Soudan. Le soutien secret du Soudan en faveur de la rébellion érythréenne
trouvait sa contrepartie dans celui de l’Éthiopie aux rebelles du Soudan
méridional. Si la présence des États arabo-africains au sein de l’OUA
limitait leur assistance ouverte au FLE, elle entraînait par ailleurs une
influence arabe sur les États africains concernant le conflit avec Israël;
lorsqu’à la fin de l’année 1973 l’OUA recommanda à ses membres de
rompre leurs relations diplomatiques avec Israël en raison de l’occupation
permanente du territoire égyptien, l’Éthiopie s’y conforma à contrecœur
afin de maintenir sa position dans l’Organisation.
La guerre arabo-israélienne de 1973 et l’embargo sur les carburants
qui s’ensuivit entraînant une hausse globale des prix du pétrole furent
parmi les facteurs qui précipitèrent l’effondrement du gouvernement qui
chercha à éviter une publicité négative lorsque survint une famine, sans
que toutefois aucune mesure ne soit prise pour y apporter remède ; cela
mina l’image assidûment promue de l’empereur en tant que père affec-
tueux de son peuple. Une grève des chauffeurs de taxi, une protestation
des professeurs relative à la politique de l’éducation, le mécontentement
dans les rangs subalternes de l’armée et la perpétuelle volatilité de la poli-
tique des étudiants aidèrent à précipiter les manifestations d’Addis Abeba
de fin février 1974 qui évoluèrent rapidement hors de tout contrôle. Haïlé
Sélassié réagit en licenciant le gouvernement d’Aklilu et le remplaçant
par celui d’Endalkatchew Makonnen (fils d’un précédent premier
ministre) puis par le noble réformiste Mikaël Imru et en mettant en
marche un processus de nouvelles réformes constitutionnelles.
130 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Conclusion

L’époque de Haïlé Sélassié continue à susciter des attitudes contradic-


toires. Pour certains, c’était une période de paix et d’unité nationale, l’âge
d’or en contraste avec les soulèvements et les violences qui suivirent, ère
où l’Éthiopie était gouvernée avec habileté et d’une main légère dans
laquelle ses conflits inhérents et ses contradictions étaient au moins mainte-
nus sous un contrôle relatif. Pour d’autres, c’était la période d’un régime de
féodalité répressive édifiée sur l’injustice et l’inégalité, régime où le gou-
vernement était consacré au service et à la glorification d’un seul homme,
et les occasions qui s’offraient aux réformes pacifiques étaient éconduites.
Significativement, après que les restes d’Haïlé Sélassié eurent été
retrouvés au Palais, des années après la chute du régime de Mengistu, le
gouvernement de Meles Zenawi, lui-même un pur produit de la généra-
tion d’étudiants mécontents des années qui précédèrent 1974, refusa de
lui accorder des funérailles officielles, montrant ainsi la profondeur du
ressentiment d’un certain groupe social.
Cependant, la place de Haïlé Sélassié dans l’Éthiopie moderne ne fait
aucun doute face au jugement de l’histoire. Son royaume représentait le
stade final dans la construction d’un État impérial centralisé. Non seule-
ment le projet de Tewodros, de Yohannes IV et de Ménélik était enfin réa-
lisé, mais encore l’était-il avec talent et sans le minimum de coercition
qu’il aurait fallu pour soumettre un pays aussi intraitable. Bien qu’inca-
pable de prévenir l’invasion et l’occupation fascistes, Haïlé Sélassié était
très au fait des développements du monde extérieur et s’adapta à ceux-ci
d’une manière qui ne manqua pas de servir sa propre position, mais qui
dans le processus aida généralement à la promotion des intérêts de l’État
éthiopien. Que l’Empereur parût aussi anachronique à la fin de son règne,
à l’âge de 82 ans, ne paraît pas aussi étonnant que le fait qu’il ait pu main-
tenir le contrôle des événements pendant si longtemps et qu’il ait eu la
capacité de s’adapter à des changements inconcevables dans sa jeunesse.
Le problème était que le projet de la formation d’un État impérial cen-
tralisé n’était pas dépourvu de failles et que sa réalisation révéla finale-
ment les imperfections inhérentes à ses fondations.
En définitive, en concentrant le pouvoir si exclusivement entre ses
propres mains, Haïlé Sélassié empêcha le développement d’institutions
politiques alternatives (certes cela ne pouvait pas être une tâche aisée
dans une société éthiopienne si orientée vers le pouvoir personnel) et fit
obstruction à tout processus qui aurait pu permettre la conversion du sys-
tème impérial en une monarchie constitutionnelle capable de survivre aux
changements de l’époque. C’est sa propre domination qui rendit inévi-
table l’abolition de la monarchie.
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 131

A plus forte raison le projet de centralisation impériale a détruit tous


les mécanismes permettant au pouvoir politique de se relier à l’évolution
des forces sociales en marche. Il n’y avait pas de forme de représentation
sinon celle fournie par l’opération inadéquate et fortement personnalisée
de la Cour impériale. Les politiciens ne pouvaient avoir une base de pou-
voir qui leur soit propre, parce que cela se traduisait nécessairement par
un défi que condamnait leur dépendance vis-à-vis de l’Empereur (défi qui
était très clairement illustré par l’échec de la gestion de l’Érythrée par des
structures féodales), mais qui s’appliquait également au reste de l’Empire.
En fait cet Empire était lui-même défectueux. Tout d’abord, c’était un
Empire bâti sur un legs de conquêtes qui comportait à la fois un système
foncier extrêmement inégal et une structure de la gouvernance privilé-
giant nécessairement une élite centrale et largement choane. Bien que le
régime comprît la nécessité des réformes, il est improbable qu’il eût pu
procéder à celles-ci sans porter fatalement dommage à sa propre existence.
Et si les structures sociales et économiques inégales avaient été détruites
et le système du gouvernement impérial entièrement balayé, l’Éthiopie
aurait néanmoins eu à faire face à des problèmes fondamentaux par rap-
port à l’intégration de la diversité de ses peuples dans un quelconque sys-
tème politique commun à caractère participatif. Ces problèmes devaient
être le lot des successeurs d’Haïlé Sélassié. Le jugement final sur son
règne doit être qu’il a fait ce qu’il a pu avec virtuosité dans les circons-
tances hautement astreignantes où il fut contraint d’opérer et qu’il n’était
aucunement en position de transcender.
132 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Provinces de l’Éthiopie impériale et révolutionnaire


5

La révolution éthiopienne
et le régime du Derg

Gérard PRUNIER

Le mot de « révolution » a été énormément galvaudé dans le courant


du XXe siècle, jusqu’au point où il a presque fini par perdre son sens pre-
mier de « bouleversement radical de l’ordre social et politique s’effec-
tuant par des moyens violents ». C’est pourquoi on ne réfléchit souvent
pas assez au phénomène surprenant que représente la révolution éthio-
pienne, unique en son genre dans l’Afrique au sud du Sahara1. Il y a eu ici
ou là en Afrique des luttes liées au démantèlement du système colonial,
allant de conflits limités comme le soulèvement Mau Mau au Kenya à des
guerres prolongées comme celles qui ont accompagné la décolonisation
des territoires sous administration portugaise. Mais ces phénomènes
n’étaient en rien des « révolutions » dans la mesure où l’ordre combattu
était un ordre étranger et où celui qui s’est instauré une fois qu’il fut aboli
ne visait pas à une transformation sociale profonde2. Il en est tout autre-
ment de l’Éthiopie où le phénomène révolutionnaire, même s’il avorta
dans une sanglante dictature militaire, n’en visait pas moins consciem-
ment à une transformation sociale radicale de l’ordre post-féodal
qu’incarnait l’Empereur Haïlé Sélassié.

1. La seule autre révolution à s’être produite sur le continent africain est la révolution
égyptienne de 1952. Mais son contexte culturel était radicalement différent de celui des
pays africains et se rattachait aux transformations alors en cours dans l’ensemble du
monde arabe.
2. Le cas des ex-colonies portugaises est intéressant en ce que la rhétorique marxiste-
léniniste qui accompagnait leur décolonisation ne servait en fait que de mince camouflage
à l’appropriation de l’état colonial par une bourgeoisie indigène néo-coloniale.
134 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Les causes de la révolution

Pourquoi donc l’Éthiopie connut-elle une révolution alors que ce phéno-


mène est demeuré inconnu ailleurs sur le continent africain ?
Essentiellement parce que tant l’histoire que les structures sociales de
l’Éthiopie sont plus proches de celles de l’Europe de l’Est que de celles de
l’Afrique. Ce parallèle qui rapproche l’Éthiopie de la Russie était d’ailleurs
tellement évident pendant les années de la révolution qu’il frappait les
Soviétiques eux-mêmes, souvent littéralement fascinés par des événements
leur rappelant l’histoire vécue par leurs parents et leurs grands-parents3.
Mais s’il fallait décrire en une seule expression la cause principale de la
révolution on pourrait la résumer par l’incapacité d’un système sociopoli-
tique post-féodal à se moderniser face aux transformations de la seconde
moitié du XXe siècle. D’où d’ailleurs la focalisation sur la personnalité de
l’Empereur qui ne fut pas la cause de la révolution mais dont l’immobilisme
politique et la décadence physique symbolisaient tragiquement la stase
étouffante dans laquelle le pays s’était enfoncé à la fin de son règne4.
La première cause de cette évolution était d’ailleurs paradoxalement le
succès remporté par Haïlé Sélassié lui-même dans la re-centralisation de
l’empire au lendemain de la défaite italienne. Depuis la fin du zemene
mesafint en 1855 la re-centralisation du pouvoir avait été au cœur de tous
les efforts politiques de Tewodros, de Yohannes et de Ménélik. Chacun
des trois Négus modernisateurs avait lentement fait progresser une sorte
de « jacobinisme impérial » ramenant plus de pouvoir au Centre et dimi-
nuant ce qui en restait à la Périphérie. La Seconde Guerre mondiale et
l’intervention militaire britannique avaient fourni à Haïlé Sélassié une
occasion unique de dé-féodaliser l’Éthiopie, ce qui ne voulait pas du tout
dire la démocratiser mais simplement la centraliser. Or ce succès était
gros d’un nouveau problème. La centralisation s’accompagnait d’une
lourde expansion de la bureaucratie impériale et de son armée5. Les coûts

3. Les modalités de ce parallèle étaient parfois perçues de manière surprenante comme


lorsqu’un technicien russe déclara à l’auteur de ces lignes en 1985 : « Les Éthiopiens sont
les seuls à pouvoir être des vommunistes sur ce continent parce qu’ils sont orthodoxes. »
Une remarque qui aurait surpris Karl Marx.
4. De ce point de vue l’ouvrage de John Markakis : Ethiopia, Anatomy of a
Traditional Polity. Oxford University Press. 1974 est sans doute la meilleure introduction
au problème structurel de l’ensemble éthiopien prérévolutionnaire. Le livre de Riszard
Kapuckinsky : Le Négus (Paris, Flammarion, 1984) ne doit pas être considéré comme une
« étude historique » mais plutôt comme une sorte d’essai psycho-politique qui évoque
plus qu’il ne décrit l’atmosphère des dernières années de l’Empereur.
5. Avant 1935 l’Éthiopie n’avait qu’une très petite armée permanente et pratiquait
encore le système médiéval des levées féodales.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 135

étaient élevés et posaient, un peu comme en France à la veille de 1789, le


problème de la base fiscale. Car si les féodaux avaient vu leurs ailes
rognées militairement et administrativement, leur poids économique res-
tait entier et ils n’avaient pas l’intention de se soumettre à l’impôt qui
retombait donc, une fois de plus, sur la masse du paysannat. L’économie
restait archaïque et l’industrie, entièrement née au lendemain de la guerre,
n’employait qu’à peine 60 000 personnes à la veille de la révolution et ne
fournissait que 15 % du PNB. Près de 70 % des investissements étaient
aux mains de capitalistes étrangers et les capitalistes éthiopiens étaient le
plus souvent des aristocrates qui jouaient le rôle de partenaires locaux
mais sans disposer d’une autonomie réelle. Le gouvernement avait tenté
de développer une agriculture moderne et les différents plans écono-
miques avaient lourdement favorisé cette dernière aux dépens de l’amé-
lioration de l’agriculture traditionnelle 6. Mais l’agriculture moderne
mécanisée opérant sur de grandes surfaces représentait une fraction infi-
me de la production vivrière et tendait plutôt à produire pour le secteur
des industries agro-alimentaires et à satisfaire les besoins de la petite
frange urbaine qui disposait d’un pouvoir d’achat suffisant pour acquérir
ses produits. Cette modernisation agricole s’appuyait sur les capitaux et
les terres de l’aristocratie et avait abouti à ce que René Lefort appelle
« un féodalisme mécanisé7 ». L’économie restait donc partagée inégalement
entre un grand secteur agricole traditionnel vivant pratiquement en auto-
subsistance8 et un petit secteur « moderne » peu concurrentiel lié à la
consommation urbaine ou à l’exportation. Or la croissance démogra-
phique chassait vers les villes une proportion de la population certes plus
faible que dans l’Afrique post-coloniale mais néanmoins non négligeable.
Dans les vingt années précédant la révolution Addis-Abeba était passée
de 300 000 à 700 000 habitants et diverses villes de province (Bahar Dar,
Shashamene, Diré Daoua) avaient elles aussi doublé de taille. Mais la
croissance des emplois rémunérés n’avait pas suivi et les taux de chômage
urbains atteignaient couramment 40 à 50 %.
Or dans le même moment où les infrastructures économiques se dis-
tordaient sous les effets d’une « modernisation » de surface qui n’amélio-

6. Dans le climat économique dirigiste qui prévalait mondialement dans les années
1940 et 1950 l’Éthiopie avait créé un ministère du Plan. Ce Plan n’avait rien de « socialiste »,
bien au contraire. Il veillait plutôt à la répartition des investissements en fonction des inté-
rêts des divers segments de la classe dominante qui était loin d’être unie et qui se disputait
les faveurs de l’État.
7. René Lefort : Éthiopie, la révolution hérétique. Paris. Maspéro. 1981. pp 36-40.
8. La masse monétaire en circulation était extrêmement faible et ne représentait
qu’environ 60 $ par tête d’habitant. Les échanges à la campagne s’opéraient encore large-
ment sur une base de troc.
136 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

rait pratiquement pas la vie des masses paysannes ou des chômeurs


urbains, l’Empereur poursuivait, toujours dans l’optique de cette même
« modernisation », des réformes administratives qui avivaient encore les
tensions sociales sans fournir non plus de progrès tangibles en contrepar-
tie. L’éducation avait été considérablement développée mais sans que les
jeunes scolarisés voient augmenter leurs chances d’emploi en proportion
de leur fréquentation scolaire. L’état « faisait du chiffre » dans le domaine
scolaire, avec des taux d’inscription qui augmentaient de 10 % par an
dans le primaire et de 15 ou 20 % dans le secondaire. Mais comme le
budget n’augmentait pas aussi vite, les dépenses par tête d’étudiant ne
cessaient de baisser et aboutissaient à produire un nombre croissant de
jeunes mal éduqués et sans débouchés professionnels. Le résultat, malgré
une politique de sélection féroce, était de gonfler des effectifs universi-
taires qui aboutissaient à un cul-de-sac social. Dans le climat de radicalisme
politique exacerbé qui était celui des années 1960 cela donna naissance à
un mouvement étudiant violemment contestataire qui, contrairement à
son équivalent en occident, allait peser d’un poids énorme sur une situa-
tion politique archaïque qui n’avait aucun moyen de l’absorber.
En effet, face à cette montée d’une jeunesse semi-éduquée et radicali-
sée, les élites éthiopiennes étaient plus proches de celles de la Russie de
1900 que de celles de l’occident capitaliste de 1960. La vieille élite aris-
tocratique cherchait parfois à se moderniser en s’associant aux investis-
seurs étrangers mais plus souvent encore en occupant les postes clefs de
la haute administration où elle rejouait une version bureaucratique et
légèrement modernisée des vieux conflits féodaux d’autrefois. Face à elle
l’Empereur, qui craignait toujours une re-féodalisation de l’état, jouait la
carte des jeunes éduqués originaires de la petite classe moyenne et des
franges inférieures de l’aristocratie. Ces hommes nouveaux, tout dévoués
au trône, s’affrontaient entre eux et se battaient avec les grandes familles,
pour le plus grand profit de l’Empereur qui, grâce à ces querelles de
palais, conservait la haute main sur tout le système. Mais le résultat était
de combiner la lourdeur d’une bureaucratie byzantine avec l’inefficacité
de féodalités administratives en perpétuelle compétition interne. Le
« Parlement », la « Constitution », étaient des formes vides qui créaient
des attentes modernes sans du tout les satisfaire. La presse, les associa-
tions professionnelles et les syndicats étaient étroitement contrôlés par
une sécurité tatillonne et omniprésente qui grippait les rouages sociaux et
augmentait les frustrations. Le système marchait mais il tournait souvent
à vide et, de toute manière, se montrait parfaitement incapable de faire
face aux changements qu’aurait imposés le défi de la modernisation.
Restait l’armée, la plus nombreuse et la plus professionnelle de tout le
continent africain si l’on excepte l’Afrique du Sud. Bien équipée et bien
formée grâce à l’aide américaine, cette armée reflétait les contradictions
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 137

de la société éthiopienne dans son ensemble. Ses officiers supérieurs


étaient issus des grandes familles, sortaient de l’Académie Militaire de
Harar et complétaient souvent leur cursus par des cours avancés à l’étran-
ger, notamment aux États-Unis. Les officiers de rang moyen, venant de
familles moins aisées, étaient formés à l’Académie Militaire de Holleta,
moins prestigieuse que celle de Harar. Et les sous-officiers et les hommes
de troupe étaient issus des milieux urbains pauvres ou du paysannat. Les
salaires de l’armée ne permettaient au mieux qu’une vie très chiche s’ils
n’étaient pas supplémentés par des revenus familiaux. Or cette armée
était une armée opérationnelle qui n’avait cessé depuis vingt ans de se
battre sur les marches de l’empire ou de réprimer des insurrections pay-
sannes9. Et depuis les années 1960 la montée du nationalisme armé en
Érythrée drainait de plus en plus d’efforts, d’argent et de matériel et com-
mençait aussi à coûter du sang10. Cette armée se jugeait mal aimée et mal
payée pour ses sacrifices constants. Conçue comme un instrument de
l’unité nationale centralisatrice, elle était par la force des choses
consciente de l’épineux problème des nationalités que l’exclusivisme de
la noblesse amhara du Choa prétendait nul et non avenu. Nationaliste
mais sans cesse confrontée aux particularismes ethniques ou régionaux,
elle aspirait d’abord à un meilleur statut et à de meilleures conditions
matérielles de vie, mais aussi à une prise en compte du problème des
inégalités ethno-régionales.

Le soulèvement populaire spontané enclenche la révolution (1974)

C’est sur cet arrière-plan de délitement progressif et de conflits larvés


qu’un certain nombre de facteurs conjoncturels allaient porter à incandes-
cence une situation qui attendait de s’enflammer. Le premier de ces fac-
teurs conjoncturels fut la disette alimentaire qui ne cessa d’empirer pen-
dant la période 1972-1973. Le résultat explosif pour l’ensemble politique
éthiopien ne vint pas tant de la famine elle-même qui sévissait au Wollo
et au Tigray que des effets induits qu’elle eut partout ailleurs et notam-
ment par le renchérissement des prix de la nourriture qui, lui, se fit sentir
dans toutes les régions. Outre l’effet économique de la famine sa révéla-

9. L’ouvrage de Gebru Tareke Ethiopia: Power and Protest: Peasant Revolts in the
Twentieth Century (Cambridge University Press, 1991) fournit une étude détaillée de ces
insurrections paysannes qui se succédèrent aux quatre coins du pays des années 1940 aux
années 1970 sans jamais se globaliser de manière révolutionnaire.
10. Voir le chapitre 15.
138 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tion, et la perception de l’incapacité où se trouvait l’administration impé-


riale d’y porter remède, eurent un effet énorme. Les famines n’avaient
rien de nouveau en Éthiopie. Mais celle de 1973 fut la première à être
médiatisée et la perception populaire de l’Empereur en tant que « père de
la nation » s’en trouva profondément affectée. Le contraste entre l’image
internationale prestigieuse de l’Empereur, le luxe dans lequel il vivait,
son indifférence vis-à-vis de la situation et la tragédie que traversait son
peuple eurent un effet désastreux11. Pour la première fois les arguments
« sacrilèges » de l’opposition étudiante commencèrent à mordre sur
l’opinion. Le second facteur qui allait servir de déclencheur à la révolu-
tion fut la crise pétrolière internationale de 1973 et le renchérissement
massif du prix des carburants. A Addis-Abeba le prix de l’essence aug-
menta de 95 % le 1er février 1974 et les chauffeurs de taxis collectifs qui,
hier comme aujourd’hui assuraient la plus grande partie des transports
urbains, ne furent pas autorisés à répercuter cette augmentation sur leurs
tarifs. Or au même moment le Ministère de l’Education annonçait une
réforme visant à limiter le nombre des étudiants, ce qui menaçait à la fois
ceux-ci et le recrutement du corps enseignant chargé de leur enseigne-
ment qui constituait depuis quelques années l’un des rares débouchés un
peu important pour les jeunes diplômés. Les deux mécontentements se
rejoignirent et les enseignants décrétèrent une grève pour le même jour
que les chauffeurs de taxis, le 18 février. Le mouvement était lancé et,
dans le climat de fin de règne qui était celui du moment, rien n’allait plus
l’arrêter. Les étudiants révolutionnaires descendirent dans la rue, impul-
sant des manifestations qui ne demandaient qu’à se multiplier. Les tra-
vailleurs manifestèrent à leur tour à l’appel de la Confédération des
Syndicats (CELU), une organisation pourtant très modérée et réformiste
qui n’avait rien de révolutionnaire. Mais la CELU n’avait jamais reçu le
droit de syndiquer les fonctionnaires et elle vit soudain là une belle occa-
sion de recruter dans un domaine important qui lui était jusqu’alors inter-
dit. En quelques semaines ses effectifs augmentèrent de 40 % pour
atteindre 120 000 syndiqués. Tout le monde manifestait, depuis le petit
clergé pauvre jusqu’aux prostituées (encore plus pauvres) pour défendre
ses revendications et, presque inconsciemment, pour clamer sa fatigue
d’un régime sclérosé et sans avenir. Haïlé Sélassié, fatigué et bouleversé
par un mouvement jamais vu qu’il ne comprenait pas, cédait à tout. Il
diminua arbitrairement le prix de l’essence, mit en sommeil la réforme de
l’éducation, accepta la syndicalisation des fonctionnaires et changea de
Premier Ministre, remplaçant l’impopulaire Aklilu Habte Wold par

11. A sa décharge on peut dire que sa relative sénilité l’empêchait de pleinement saisir
ce qui se passait et que le sycophantisme de son entourage l’isolait encore davantage.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 139

Endelkatchew Makonnen. Mais il était trop tard pour des mesures par-
tielles et l’ombre des prétoriens commençait déjà à se profiler.
En fait la première mutinerie militaire à la mi-janvier dans une garni-
son perdue au fin fond du Sidamo était passée presque inaperçue12. Mais
le 25 février ce fut la 2e division qui combattait en Érythrée qui se mutina
dans son ensemble. Un mouvement de fièvre commença à parcourir
toutes les unités qui demandèrent dans un premier temps des augmenta-
tions de solde. Mais leurs revendications devaient bientôt aller bien au-
delà de simples demandes matérielles. Entre mars et juin 1974 diverses
organisations militaires apparurent, symbolisant chacune une tendance de
l’armée. Le « premier Derg13 » dirigé par le Colonel Alem Zewde était un
comité réformiste qui visait à favoriser une évolution du régime vers une
forme de monarchie constitutionnelle et à réformer l’armée. Les milieux
conservateurs combattirent ce « premier Derg » en créant une autre struc-
ture dirigée par le Général Abebe Abiye qui avait été à la tête de la
répression de la tentative de coup d’État réformiste de décembre 1960. Ce
second groupe était censé mettre sur pied un programme de répression au
sein des forces armées et restaurer l’autorité de l’Empereur. Mais un troi-
sième groupe dit du « second Derg » se détacha bientôt, regroupant dans
une structure clandestine révolutionnaire des officiers de rangs moyens et
des sous-officiers. Les trois groupes s’affrontèrent pour le contrôle de
l’armée et le nouveau comité ou Provisional Military Administrative
Council (PMAC) s’appuie essentiellement sur la 4e division qui arrête le
26 avril deux cents membres de l’aristocratie et de la haute administra-
tion. La cible des militaires révolutionnaires n’est déjà même plus le pou-
voir impérial, tellement affaibli, mais leurs rivaux réformateurs qui visent
à instaurer une monarchie constitutionnelle ou, à défaut, une république
modérée. En juillet, pensant arrêter le glissement vers une radicalisation
croissante, l’Empereur accepte la démission d’Endelkatchew Makonnen
et le remplace par le Ras Mikail Imru, le « prince rouge », un aristocrate
réformiste connu pour ses positions libérales et anti-absolutistes. Mais il
est trop tard. Pourtant Mikail Imru qui est populaire tente d’organiser un
contre-pouvoir à la montée du Derg militaire. Il se débarrasse du Général
Abebe Abiye et le remplace au poste de Ministre de la Défense par un
héros connu, le Général Aman Andom14. Aman Andom n’est pas membre

12. De manière très symbolique elle avait eu lieu parce que la pompe à eau qu’utili-
saient les soldats était tombée en panne et que les officiers leur avaient refusé le droit
d’utiliser la leur.
13. « Derg » veut dire Comité.
14. Le Général Aman Andom, surnommé « le lion de l’Ogaden » pour ses exploits
contre l’armée somalienne en 1963-1964, est d’origine érythréenne et Mikail Imru compte
sur lui pour apaiser la guerre dans le Nord.
140 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

du Derg et son voyage en Erythrée, visant à apaiser la situation, irrite les


ultra-nationalistes au sein de l’armée qui viennent de lancer un nouveau
programme intitulé Etyopia Tikdem, « l’Éthiopie avant tout », très hostile
à toute idée d’autonomie de la province rebelle. En même temps le Derg
lance une offensive politique et psychologique visant à détruire d’abord
l’aura du pouvoir impérial, puis ses moyens économiques et enfin le pou-
voir lui-même. Les militaires révolutionnaires arrêtent Endelkatchew
Makonnen et une nouvelle fournée de nobles. Toutes les entreprises où
Haïlé Sélassié possédait des intérêts sont nationalisées. Le ministère de la
Plume, qui s’occupait des affaires personnelles de l’Empereur, est supprimé
et les secrets économiques de ses finances personnelles révélés au grand
jour. La propagande du Derg ne cesse d’insister sur la fortune de
l’Empereur en la mettant en parallèle avec sa négligence de la famine. Le
11 septembre 1974 la télévision diffuse le documentaire de la BBC tourné
un an plus tôt sur la famine du Wollo, en interrompant l’émission à plu-
sieurs reprises pour dire que l’Empereur refuse de rapatrier en Éthiopie le
contenu de ses comptes en Suisse. Le lendemain il est officiellement
déposé et arrêté. Sa mort sera annoncée le 27 août de l’année suivante,
soi-disant de causes naturelles 15. Le Général Aman Andom devient
Premier Ministre à la place de Mikail Imru ce qui est un paradoxe car si
derrière sa figure se profile l’ombre du Derg, il n’en est pas membre lui-
même16. La Constitution de 1955 est abolie, le parlement est dissous et
des centaines de dignitaires du régime arrêtés. Le 19 octobre 1974 des
Cours Martiales sont créées pour les juger et la peine de mort annoncée
pour les responsables de la famine. Toutes les grèves et les manifestations
sont interdites et un couvre-feu est instauré. Il durera dix-sept ans. Le
PMAC annonce que les étudiants vont être mobilisés pour aller à la cam-
pagne faire des cours d’alphabétisation et apporter la bonne parole révo-
lutionnaire. Ces derniers, qui comprennent alors que le Derg n’a aucune
intention d’accepter de partager le pouvoir avec eux, demandent l’instau-
ration d’un pouvoir civil. La CELU relaie leur inquiétude et appelle à la
grève générale. Celle-ci est étouffée dans l’œuf par l’armée qui arrête les
principaux dirigeants syndicalistes. Une partie de l’armée s’inquiète,
notamment à Debré Zeit, siège du commandement de l’armée de l’air.
Mais cette opposition est réduite par la force et le PMAC commence à
arrêter les officiers « contre-révolutionnaires ». Le Général Aman
Andom, qui apparaît comme le dernier rempart d’un possible ordre

15. Ce n’est que des années plus tard, après la chute du Derg, que l’on apprendra la
vérité : Haïlé Sélassié a été assassiné sur ordre des militaires, étouffé sous un oreiller
imbibé de chloroforme.
16. Dès le 13 septembre le Derg fait savoir que le Premier Ministre n’est que son
« porte-parole »
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 141

constitutionnel, est démis de ses fonctions. Il sera tué le 23 novembre en


résistant les armes à la main à son arrestation, le jour même où le Derg
fait exécuter cinquante-sept dignitaires de l’ancien régime dans un loin-
tain écho du massacre d’Ekaterinbourg. Le 20 décembre le « Programme
en dix points » annonce les buts de la révolution éthiopienne, au nom des-
quels le hebrettesebawinet (« socialisme ») un mot nouveau inventé pour
l’occasion. L’Éthiopie demeurera unie (cela, c’est pour les Érythréens) et
l’État prendra le contrôle total de l’économie. Un grand parti unique sera
constitué sur une base nationale et socialiste. Le lendemain le nouveau
gouvernement annonce que les étudiants vont tous participer à la zemet-
cha, la campagne d’alphabétisation qui va les emmener loin des villes. Le
socialisme militaire est décidé à ne pas avoir de concurrents et à promou-
voir son ordre nouveau « national et socialiste ». La révolution est termi-
née et la junte militaire s’installe.

« Terreur blanche » contre « terreur rouge » : la lutte pour le contrôle


du pouvoir (1975-1978)

Comment décrire le pouvoir qui prend les commandes de la révolution ?


Il s’agit bien sûr d’un pouvoir militaire mais pas de celui d’une élite mili-
taire comme c’est souvent le cas dans les coups d’État ordinaires du Tiers
Monde. Le « Derg » est une appellation mystérieuse dont la composition
et même le nombre vont longtemps rester secrets. A la fin de 1974, seul le
nom de son Président, Teferi Bante, a été rendu public et personne n’est
sûr qu’il en soit le vrai chef. Le premier vice-président, le major
Menguistou Haïlé Mariam qui allait émerger par degrés comme le leader
unique finit par arriver à cette position à la suite d’un processus d’épura-
tion interne d’une violence croissante. La première victime en sera le
Commandant Tefera Tekle Ab, l’inspirateur et le premier organisateur du
Derg qui « disparaît » mystérieusement dès juillet 1974. Un an plus tard
ce sera le tour des Majors Sisay Habte et Kiros Alemayu ainsi que du
Général Getachew Nadew. Le président du Derg, le Commandant Teferi
Bante, sera quant à lui abattu en février 1977 au cours d’une fusillade qui
fit un total de huit morts dans les locaux du gouvernement. Le point final
à cette évolution mortifère sera atteint en septembre 1977 lorsque le vice-
président Atnafu Abate sera a son tour exécuté en compagnie de 46 autres
officiers. Vaguement enveloppées dans des accusations de « complots »
ou de « déviations », ces épurations périodiques n’avaient aucun contenu
politique et correspondaient purement à des rivalités de personnes au sein
de la structure militaire. Il n’en était par contre pas du tout de même en ce
142 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

qui concerne les affrontements entre le groupe militaire du Derg propre-


ment dit et les révolutionnaires civils qui l’entouraient. Ces groupes
étaient nombreux mais deux surtout se distinguèrent tant par leur impor-
tance que par leurs choix tactiques radicalement opposés. Le plus ancien
était le Meison17, formé dès avant la révolution, et l’autre était l’Ethiopian
Peoples Revolutionary Party ou EPRP. Ce dernier était l’héritier de
l’organisation des étudiants éthiopiens aux USA et se transforma en parti
politique en 1975. Les deux organisations présentaient plusieurs diffé-
rences : le Meison était plus proche des partis communistes classiques
alors que l’EPRP était un représentant éthiopien de ce que l’on appelait à
la fin des années 1960 le « gauchisme ». De cela il résultait un certain
nombre de choix tactiques. Le souci d’un certain légalisme au Meison
s’opposait à une organisation de type conspiratoire chez ses rivaux, il y
avait une plus grande ouverture à l’EPRP qu’au Meison vis-à-vis du mou-
vement érythréen et une plus grande prudence tactique au Meison qui
jugeait que l’Éthiopie n’était pas vraiment mûre pour une révolution
socialiste à laquelle l’EPRP aspirait immédiatement. Dans cette logique le
Meison pensait qu’il était possible de collaborer avec d’autres « forces
révolutionnaires » telles que les militaires pour créer les « conditions
objectives » du mouvement vers le socialisme. A cela se superposaient
diverses différences dans les origines et le recrutement : les militants du
Meison étaient d’âge un peu plus mûr que leurs rivaux de l’EPRP et ils
étaient plus souvent originaires d’ethnies périphériques18 alors que les
membres de l’EPRP avaient des origines plutôt « abyssines ». Ces diffé-
rences allaient bientôt profondément diviser les deux groupes en dépit de
leurs buts communs lorsqu’il leur fallut décider de l’attitude à adopter
face à l’accaparement progressif du pouvoir par l’armée et les choix
allaient en partie dépendre de leur approche envers les questions idéolo-
giques. Pour les militaires qui ne considéraient l’idéologie que comme
l’instrument d’une lutte des classes sommaire confondue avec leur propre
lutte corporatiste, la proclamation de mesures « révolutionnaires » ne
coûtait pas cher s’il s’agissait de couper l’herbe sous le pied de leurs
concurrents civils. Toutes les industries et le commerce furent nationali-
sés, la CELU « bourgeoise » dissoute et remplacée par une confédération
syndicale « révolutionnaire », l’All Ethiopia Trade Union (AETU) et la
terre saisie par le décret du 4 mars 1975 qui la distribua aux cultivateurs19.
Il devenait difficile à la gauche civile d’avancer un agenda différent,

17. Acronyme en amharique du Mouvement Socialiste Pan-Éthiopien.


18. « Périphérique » doit être entendu par rapport à la proximité du pouvoir et non pas
comme « minoritaire ». Il y avait en effet beaucoup d’Oromo au Meison, notamment son
principal dirigeant Haïlé Fida, et les Oromo sont la plus importante des ethnies éthio-
piennes.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 143

même si elle savait parfaitement que ces mesures sociales étaient conçues
par l’armée dans un esprit autoritaire qui allait à l’encontre des valeurs
démocratiques défendues par les civils20. Le Meison et l’EPRP se partagè-
rent radicalement sur la stratégie à adopter face à celle du Derg. Pour le
Meison il fallait collaborer avec le Derg et infléchir de l’intérieur son
cours politique tandis que pour l’EPRP le pouvoir militaire était inaccep-
table et « fasciste » et devait être combattu, y compris par les armes.
Fidèles à leurs conceptions ils agirent dans des directions opposées. Le
Meison et plusieurs autres petites organisations qui lui étaient liées déci-
dèrent d’entrer dans la nouvelle structure conçue par le Derg pour
« mobiliser les masses », le Political Office for Mass Organization Affairs
ou POMOA. L’EPRP quant à lui prit les armes et entama une politique de
guérilla urbaine, notamment à Addis-Abeba où il était bien implanté. Le
16 septembre 1976 l’EPRP fut officiellement déclaré « ennemi de la révo-
lution » par le Derg et ses actions armées dénoncées comme une « terreur
blanche21 ». « Terreur blanche » contre « terreur rouge », de la fin de 1976
à la fin de 1978 l’Éthiopie allait connaître deux années terribles.
L’EPRP entreprit de faire plier le Derg par une action directe de gué-
rilla urbaine et le régime y répondit coup pour coup. Les attentats comme
la répression, ciblés au début, dérivèrent de plus en plus avec le temps
vers une violence aveugle. Les familles des militants étaient fréquemment
victimes de l’engagement de leurs parents et comme l’EPRP n’hésitait
pas à utiliser des enfants comme tueurs, le Derg alla jusqu’à massacrer
des classes entières d’écoliers, soi-disant « pour l’exemple ». L’horreur
atteignit un sommet pendant les journées du 29 avril au 1er mai 1977 où
plus d’un millier d’étudiants et de lycéens furent assassinés pour casser
une tentative de l’EPRP de saboter les fêtes du 1er mai organisées par le
régime. Ces années allaient durablement marquer la psychologie collective
des Éthiopiens et notamment leur perception de la politique.
L’Éthiopie en proie à ces convulsions internes donnait alors à l’étran-
ger une image tellement tragique d’elle-même que le dictateur somalien

19. Sans vouloir entrer dans la question très complexe de la propriété foncière dans
l’Éthiopie pré-révolutionnaire il faut remarquer que la situation était très différente dans le
Nord où le droit maillait la propriété dans tout un réseau de baux et de fermages familiaux
héréditaires et le Sud où les paysans des régions conquises s’étaient souvent vus spoliés
par les conquérants abyssins auxquels l’Empereur avait fait don de vastes apanages. Le
décret du 4 février 1975 avait une beaucoup plus grande valeur « révolutionnaire » dans le
Sud que dans le Nord.
20. La création de l’AETU fut typique car les nouvelles lois sur le travail et la grève
furent plus répressives que celles de l’Empire.
21. Etant donné l’idéologie d’extrême-gauche de l’EPRP, l’appellation était trompeuse.
Mais le Derg souhaitait garder pour lui l’étiquette « révolutionnaire » et lorsqu’il
déclencha sa propre campagne de contre-terreur cette dernière fut officiellement appelée
« terreur rouge »
144 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Siad Barre pensa le moment venu pour lui arracher la province orientale
de l’Ogaden, entièrement peuplée de Somali et que l’Éthiopie n’avait
annexé qu’en 1887. Depuis longtemps déjà Mogadiscio « pilotait » à dis-
tance un mouvement de guérilla qui lui était inféodé, le Western Somali
Liberation Front (WSLF). Mais en juillet 1977, levant le masque, le gou-
vernement somalien envoya son armée régulière appuyer les unités com-
battantes du WSLF et pénétra profondément en Ogaden. Pendant un
moment, la situation du Derg apparut comme désespérée. Les villes
étaient le lieu d’une lutte sans merci entre ses forces et celles de la gauche
civile et des groupes de guérillas ruraux avaient surgi dans de nombreuses
régions : l’EDU et le TPLF au Tigray, l’OLF en pays oromo, le SALF au
Bale et l’ALF en pays Afar. Aucun de ces groupes n’avait la capacité de
renverser le régime à lui seul mais leur multiplication épuisait l’armée,
condamnée à des combats simultanés sur cinq ou six fronts. Au même
moment, les mouvements indépendantistes érythréens avaient lancé une
offensive globale qui leur avait permis de s’emparer de 80 % du territoire
de l’ancienne colonie italienne 22. Pendant l’été 1977 il sembla que
l’attaque subite de l’armée somalienne, s’ajoutant à cet ensemble de
révoltes tant urbaines que régionales et rurales, allait avoir raison du régime
militaire issu de la révolution. Coup final pour le Derg, c’est en août que
le Meison qui avait depuis plusieurs mois de nombreuses divergences de
vue avec ses alliés militaires, décida lui aussi de rejoindre l’opposition.
Le Colonel Menguistou réagit avec sa vigueur habituelle et décréta la
mobilisation générale. Celle-ci fut massivement suivie mais elle n’aurait
probablement pas suffi si les négociations secrètes qu’Addis-Abeba
menait depuis quelques temps avec Moscou n’avaient soudainement
abouti. En effet l’URSS s’était implantée dans la Corne de l’Afrique
depuis les années 1960 à travers un soutien plus géopolitique qu’idéolo-
gique au régime somalien. Paria du continent depuis 1963 lorsqu’elle
avait refusé de signer la Charte de l’OUA qui garantissait le respect des
frontières issues de la colonisation23, la Somalie avait cherché l’alliance
soviétique pour faire contrepoids à la politique proaméricaine du Kenya
et de l’Éthiopie. Mais depuis 1974 Moscou considérait avec beaucoup
d’attention ce qui se passait dans ce dernier pays auquel l’unissaient de
vieilles sympathies provenant de leur héritage byzantin commun 24.
Menguistou avait œuvré en sous-main pour parvenir à un accord avec

22. Voir le chapitre 15 de cet ouvrage.


23. Le régime de Mogadiscio était explicitement construit sur une politique irrédentiste
qui visait à la réunion sous un seul drapeau de tous les territoires peuplés de Somali. Dès
son accession à l’indépendance il avait amorcé le processus en fusionnant l’ancien British
Somaliland avec l’ex-Somalia Italiana et il souhaitait y adjoindre Djibouti, la région nord-
est du Kenya et l’Ogaden éthiopien.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 145

l’URSS et celle-ci se décida soudainement au milieu de l’offensive soma-


lienne (dont les plans avaient été préparés par les conseillers militaires
soviétiques !), pensant sans doute que si elle tergiversait trop le régime du
Derg pouvait disparaître. Une telle disparition aurait laissé la place soit à
une dictature militaire classique qui se serait ralliée aux États-Unis25 soit à
un régime dirigé par des gauchistes civils qui n’avaient souvent que peu
de sympathie pour l’URSS, qualifiée de « révisionniste ». En décembre
1977 Moscou lança un véritable pont aérien sur l’Éthiopie comme elle
devait le faire à nouveau deux ans plus tard sur Kaboul. Outre leurs
propres conseillers techniques et de très importantes quantités de maté-
riel, les Russes amenaient en même temps des troupes Sud Yéménites26 et
plusieurs milliers de soldats cubains. Ces forces combinées passèrent à
l’offensive dès la fin de janvier et en trois mois elles reprirent tout le territoi-
re perdu lors de l’attaque somalienne. Le Secrétaire d’État américain Cyrus
Vance ayant obtenu de Brejnev que l’offensive soviétique s’arrête à la fron-
tière, les armées communistes n’essayèrent pas d’occuper la Somalie, ce qui
aurait certainement été à leur portée, du moins dans un premier temps. En
mars 1978 la guerre était terminée et l’état somalien, tout entier fondé sur
une idéologie irrédentiste désormais ruinée, entrait dans une crise profonde
qui ne se terminerait que par sa disparition totale en 1991.
A peine dégagé de l’hypothèque somalie, Menguistou lançait en Éry-
thrée une offensive générale qui remporta d’important succès mais ne
parvint à rien résoudre sur le fond car il n’y avait derrière la stratégie des
militaires aucune autre proposition politique que la centralisation absolue.
Et le 20 novembre Menguistou se rendit à Moscou pour signer un « Traité
d’Amitié et de Coopération » qui mettait définitivement l’Éthiopie dans
l’orbite soviétique. Le triomphe des militaires du Derg était total. Ce
qu’ils allaient faire de cette victoire était une autre affaire.

La tentative d’institutionnalisation d’un régime communiste (1979-1987)

Les Soviétiques souhaitaient que le régime éthiopien s’institutionnalise


et se formalise sur le modèle des « pays frères » du bloc de l’Est. Depuis

24. Sur ce thème voir Czeslaw Jesman : The Russians in Ethiopia (Westport
Greenwood Press, 1958).
25. C’était probablement là l’idée de Teferi Bante et la raison pour laquelle il fut exé-
cuté par Menguistou.
26. La République Populaire et Démocratique du Sud Yémen, qui occupait alors le
territoire de l’ancienne colonie britannique d’Aden, était un état communiste lié l’URSS.
146 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

1976 le régime avait créé un Committee for Organizing the Party of the
Workers of Ethiopia (COPWE) qui était censé préparer la naissance du
grand parti unique marxiste-léniniste. L’accouchement était des plus diffi-
ciles car il fallait à la fois satisfaire les idéologues de Moscou comme
Mikail Souslov qui étaient d’autant plus à cheval sur le dogme que la réa-
lité du pouvoir partait lentement en morceaux ; et il fallait aussi louvoyer
entre les clans et les rivalités personnelles à Addis-Abeba. C’est pourquoi
il fallut huit années pour aboutir et le Parti des Travailleurs d’Éthiopie
(PTE) ne vit le jour que le 12 septembre 1984 lors d’une cérémonie pha-
raonique chorégraphiée par les Nord-Coréens. Calculées pour coïncider
avec le dixième anniversaire de la révolution les festivités coûtèrent entre
120 et 150 millions de dollars au moment même où l’Éthiopie était une
fois de plus plongée dans une nouvelle famine. Ces dépenses somp-
tuaires effectuées au moment où le pays souffrait furent souvent vues à
l’étranger comme une véritable insulte. Sans vouloir se faire l’avocat du
diable, il faut le voir autrement. Tout comme le couronnement d’Haïlé
Sélassié en 1930 la fête de septembre 1984 était un défi au monde, une
prise de position très éthiopienne quant à l’indépendance du pays et au
refus de compromettre, particulièrement par rapport au choix socialiste.
Et d’ailleurs les diverses mesures prises par le gouvernement à ce
moment-là, mesures qui allaient bientôt faire du nom « Menguistou » une
sorte de symbole d’horreur à la Staline ou à la Saddam Hussein, étaient
des mesures qui, même si elles n’étaient pas ridicules en elles-mêmes,
l’étaient au moment où elles étaient prises tout en traduisant cette même
volonté d’indépendance et de choix proprement libre de toute ingérence
extérieure, même bonne. Les principales de ces mesures étaient celles qui
avaient à voir avec les transferts de population et la villagisation.
Etant donné que la famine avait joué un rôle essentiel dans la chute de
l’Empereur en 1974, son retour dix ans plus tard sous un régime « socia-
liste » qui était censé avoir fait de gigantesques progrès économiques était
de mauvais augure pour le régime. En fait le régime n’avait survécu,
paradoxalement, que grâce à l’aide économique occidentale et particuliè-
rement américaine27. Pour Menguistou cette situation était inacceptable.
L’Éthiopie ne devait pas se trouver dépendante des donateurs étrangers,
particulièrement ceux des pays « capitalistes ». Or si l’on regarde la géo-
graphie humaine de l’Éthiopie, le Nord historique et beaucoup plus peu-
plé que les basses terres du Sud et de l’Ouest. Pour le chef de l’État éthio-
pien, la solution était trompeusement simple : transporter les gens qui
mouraient de faim des terres épuisées du Tigray ou du Wollo et les réins-

27. Pour une vision « de l’intérieur » de la famine, voir Dawit Wolde Gyorgis : Red
Tears (Trenton, The Red Sea Press, 1989).
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 147

taller autour de Gambella ou dans le Gamu Goffa . La « solution » n’en


était pas une pour un certain nombre de raisons :
– les transports, effectués dans des conditions d’extrême brutalité, tuè-
rent plus de 50 000 transportés ;
– rien n’était prévu pour accueillir les déplacés ;
– les paysans du Nord passaient d’un écosystème sans malaria à un
écosystème des basses terres fortement malarique qui les tuait en grand
nombre ;
– les populations locales dans les « sites d’accueil » n’avaient aucune
sympathie pour ces « envahisseurs humanitaires » qui venaient prendre
leurs terres28.
Les sommes budgétées par le gouvernement pour assurer ces transports
étaient ridicules par rapport aux besoins et une mortalité massive ne pou-
vait qu’être inévitable dans de telles circonstances. Le programme s’arrêta
de lui-même en janvier 1986 après que 591 000 personnes eurent été trans-
portées. S’agissait-il pour autant de « Khmers rouges » et de « camps de
travail forcé » comme l’écrivirent alors beaucoup de militants des droits de
l’homme ? Par vraiment. Les villages de transportés n’avaient rien de
camps de concentration même si l’on y mourait quand même. Mais il
s’agissait avant tout d’un caporalisme borné qui prétendait « résoudre les
problèmes » avec toute la délicatesse d’un groupe de sous-officiers d’un
régiment du Train. Un nationalisme ombrageux leur tenait lieu d’idéologie
et la mort des gaber (paysans) sacrifiés à une idée abstraite de la « gran-
deur nationale » est une vieille tradition de l’État éthiopien.
Qu’en était-il de la villagisation, l’autre pilier de la « politique d’ingé-
nierie sociale » du Derg ? L’idée de la villagisation était elle aussi une
fausse bonne idée simple. L’habitat rural éthiopien est dispersé, on va donc
le regrouper, pour permettre la fourniture aux paysans de services publics
(eau courante, écoles, dispensaires, etc.). Le problème, comme en avaient
déjà fait l’expérience les Tanzaniens qui avaient tenté exactement la même
politique une dizaine d’années plus tôt, c’est qu’il était beaucoup plus facile
de déplacer les gens de force que de leur fournir les services ensuite29.
Contrairement aux transferts de population qui impliquaient des déplace-
ments de 1 000 ou 1 500 kilomètres à la fois, la villagisation s’effectuait
dans un périmètre limité de 40 à 60 km à partir du lieu d’habitat des pay-
sans. Mais les nombres étaient beaucoup plus élevés. Menguistou souhai-
tait « villagiser » au moins sept millions de personnes car les déplace-

28. Voir J.W. Clay and B.K. Holcomb : Politics and the Ethiopian Famine (1984-
1985). Trenton. Red Sea Press. 1986 et A. Pankhurst : Resettlement A Famine in Ethiopia :
the Villagers’ Experience. Manchester University Press. 1992.
29. Voir Z. Ergas : « Why did the Ujamaa village policy fail ? Towards a global ana-
lysis » Journal of Modern African Studies. vol XVIII n° 3 (1980) pp. 387-410.
148 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

ments s’effectuaient à pied et les maisons étaient souvent démontées et


emmenées en entier dans les nouveaux sites. Tant les transferts de popula-
tion que la villagisation avaient magiquement acquis un label « socialiste »
et il était impensable de les remettre en question sur une base pragma-
tique car leur mise en œuvre était désormais une priorité idéologique30.
L’image « miradors/barbelés » n’en était pas vraie pour autant. Mais ces
villages « ouverts » étaient quand même des pièges à paysans pour les
mêmes raisons qu’ils l’avaient été en Tanzanie : trop de déplacements à
faire pour se rendre aux champs, ce qui amène à abandonner certaines
parcelles, abandon de la fréquentation de certains marchés, désormais
trop éloignés, surpâturage du petit bétail autour des maisons, énormément
de temps perdu et rien en compensation, les miraculeux « équipements
collectifs » se faisant éternellement attendre. Pour le gouvernement
l’avantage immédiat c’était un meilleur rendement fiscal et un contrôle
politique et sécuritaire accru.
Dans le domaine de la politique agricole les erreurs faites rappelaient
étrangement celles de l’Union soviétique des années trente et notamment
en ce qui concernait la collectivisation ; entre 1980 et 1985 par exemple
les fermes collectives qui ne représentaient que 5 % des surfaces en culture
reçurent 43 % des investissements destinés au secteur agricole et rappor-
tèrent moins que les montants qu’on y avait investis31. Là encore l’idéolo-
gie avait remplacé le bon sens.
Les militaires du Derg étaient-ils d’ailleurs vraiment des marxistes-
léninistes ou plutôt des Jacobins ? La question peut se poser. En effet ce
que tente le colonel Menguistou dans les années 1980 c’est l’ultime abou-
tissement des efforts de Tewodros, de Yohannes, de Ménélik et d’Haïlé
Sélassié. Cette « révolution », comme la Française avec Robespierre et la
Russe avec Staline, retrouve d’instinct des schémas politiques anciens qui
ont été ceux du pays avant le bouleversement. Et comme les Négus
modernisateurs, Menguistou a le même talon d’Achille, l’économie. Les
communistes éthiopiens, comme beaucoup de « socialistes agraires » du
Tiers Monde, n’ont aucune espèce d’idée claire de ce qu’est (même en
théorie) le « socialisme ». Adopter la « voie socialiste » est une recette
automatique de développement puisque les affreux impérialistes ont été
éliminés. Le développement sera donc ensuite un processus normal, naturel,

30. Lorsque cet auteur tenta de démontrer en 1988 qu’il était matériellement impos-
sible d’effectuer les transferts de population avec les moyens budgétaires utilisés (voir
Gérard Prunier : « Population Resettlement in Ethiopia : the Financial Aspect ». Actes du
Xe Congrès International d’Etudes Éthiopiennes. Paris. 1988) il fut dénoncé publiquement
comme un « agent de l’impérialisme, de la CIA et du Mossad ».
31. Eshetu Chole : Underdevelopment in Ethiopia. Addis-Ababa. OSSREA. 2004.
p. 135.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 149

organiquement aisé. C’est pourquoi la création des « institutions révolu-


tionnaires » (Constitution, Shengo ou Parlement de 835 membres,
implantations générales des kebelés en ville ou des Associations
Paysannes à la campagne) n’est pas vue comme une mesure pratique mais
comme des incantations magiques qui sont censées transporter les heu-
reux élus vers le paradis socialiste. Ces institutions ne servent à rien32,
elles n’impressionnent personne mais elles appartiennent à un ensemble
qui va avec le Parti Unique, le Syndicat Unique, la Presse Unique et qui,
à travers une institutionnalisation à haute valeur symbolique, visent à
inaugurer l’ère du socialisme.

La chute finale du régime (1988-1991)

Pendant quelque temps, il sembla que le Derg avait atteint une sorte de
« régime de croisière » et que l’Éthiopie « socialiste » allait survivre. Mais
contrairement à Cuba, au Viet-Nam ou à la Corée du Nord, le régime
n’était pas vraiment parvenu à créer un appareil administrativo-répressif à
l’épreuve des balles. Et contrairement aux trois autres survivants du
marxisme-léninisme il était soumis à un véritable siège militaire qui
n’avait jamais cessé depuis quinze ans. En pointe des dissidences armées il
y avait bien sûr l’EPLF érythréen. Mais celui-ci s’appuyait de plus en plus
sur son allié tigréen TPLF pour répercuter vers le Sud une pression militaire
croissante. Le « pays réel », celui des paysans dont le Derg avait espéré
faire sa base, ne suivait plus. Les conscrits envoyés se battre en Érythrée
désertaient en telles quantités que l’EPLF ne savait plus quoi faire de ses
prisonniers et les relâchait au Soudan, faute de pouvoir les nourrir. Face à
une telle situation le régime du Colonel Menguistou était condamné à
demander une aide militaire sans cesse plus importante à l’Union
Soviétique, et ce au pire moment pour lui, au moment où la perestroïka
était en train de saper toute la philosophie du système soviétique et par
voie de conséquence son engagement militaire à l’étranger. Vu comme
moins grave que l’affaire afghane, l’engagement en Éthiopie était néan-
moins perçu à Moscou par les partisans de la rénovation du régime
comme une faute dispendieuse et sans véritable bénéfice. Menguistou,
qui avait tout misé sur l’alliance soviétique, se découvrit du jour au lende-
main jetable au début de 1989. Son armée en prit bonne note et elle tenta

32. Sauf les kebelés et les Associations Paysannes auxquels leur rôle de « courroies de
transmission » permettra de survivre sous le régime suivant.
150 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

un coup d’État en mars 1989, avec au premier rang de ses revendications


l’ouverture de vraies négociations avec les rebelles érythréens. Dans ce
qui devait être la dernière parade du régime, Menguistou installé à
Pankow coordonna la répression du coup d’État avec l’aide de la police
secrète est-allemande qui contrôlait les services secrets de l’armée.
Plusieurs généraux, dont celui qui commandait les troupes en Érythrée, se
suicidèrent plutôt que d’être capturés vivants. Menguistou rentra et, dans
l’année qui suivit, annonça une libéralisation de tout, sur le plan écono-
mique et social, une sorte de petite perestroïka à l’Éthiopienne. Mais pas
de libéralisation politique. Le régime continua à tituber pendant un an
environ et succomba à une grande offensive du TPLF vers le sud au prin-
temps 1991. Le Colonel Menguistou s’était déjà enfui au Zimbabwe avec
l’accord de la CIA qui souhaitait éviter un bain de sang lors de la prise
d’Addis-Abeba et qui savait que même si le régime était complètement
déconsidéré il risquait d’y avoir un baroud d’honneur motivé par l’hostilité
de la population de la capitale à l’égard des vainqueurs.

Conclusion

Que reste-t-il aujourd’hui du plus grand mouvement de contestation


sociale interne qu’ait connu le continent africain depuis la décolonisation ?
Pas beaucoup au niveau tangible, mais pas mal de choses au niveau intan-
gible.
Tout d’abord une chose qui passa un peu inaperçue dans les tour-
billons violents de l’époque, l’accession des Musulmans à la pleine et
entière citoyenneté. L’Éthiopie « chrétienne » compte certainement 50 %
de citoyens musulmans qui n’étaient avant 1974 que des citoyens de
seconde classe. Aujourd’hui dotés de leurs pleins droits civiques, leurs
fêtes religieuses devenues des fêtes nationales reconnues par tous, les
Musulmans d’Éthiopie n’ont pas connu, sauf exceptions limitées, la dérive
fondamentaliste qui a secoué une grande partie de l’Islam mondial.
Autre héritage du Derg, l’impression, nouvelle en Éthiopie, que le
peuple compte. Bien sûr les stalino-militaires du Derg n’ont jamais utilisé
la rhétorique démocratique que comme un instrument de pouvoir. Mais
néanmoins on ne gouverne pas pendant quatorze ans au nom des
« masses » et en leur expliquant qu’elles sont au cœur de la vie politique
sans que cela laisse des traces. La chose peut paraître très banale à un lec-
teur européen d’aujourd’hui qui a derrière lui l’héritage de la révolution
de 1789, des processus de démocratisation du XIXe siècle, du triomphe
contre le fascisme en 1945 et de l’écroulement du communisme autoritaire
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 151

en 1989-1991. Mais pour un pays féodal où la conscience politique des


masses rurales était en 1974 à peu près celle de la France du XIVe siècle,
le bond en avant, le choc, a été énorme. On peut même dire qu’il a été
avalé mais pas encore entièrement digéré. La poussée démocratique ne
peut que continuer.
Et finalement, dernier point, il reste dans l’Éthiopie d’aujourd’hui une
grande aversion pour la violence. Cela ne veut pas dire, bien évidemment,
qu’il n’y aura plus jamais de violence politique en Éthiopie. Mais pour un
pays où la violence a été pendant des siècles le seul mode de changement
politique, cette aversion est un changement culturel fondamental. Par les
bains de sang qu’il a causés, le Derg a donné au peuple éthiopien une
véritable vaccination contre la violence ouverte et délibérée. Tous les
acteurs politiques actuels, gouvernement comme opposition, doivent tenir
compte de cette nouvelle donne culturelle.
6

L’Éthiopie et l’Afrique

Delphine LECOUTRE1

Nombre de mythes relevant tant de l’ordre religieux et des sentiments


que de celui de la raison et de l’influence sont associés aux relations entre
l’Éthiopie et le reste du continent.
Sur le plan religieux d’abord, le mythe de la chrétienté de l’Éthiopie,
inspiré de la prophétie biblique du psaume 68 verset 31 aux termes de
laquelle « L’Éthiopie tend ses mains vers Dieu2 », fascine traditionnelle-
ment les autres pays Africains pour lesquels elle représente l’unique pays
du continent éternellement indépendant qui ne se soumet qu’à un seul
Dieu à qui elle demande protection3. Sur le plan historique ensuite,
l’Éthiopie constitue le symbole de la résistance africaine face à l’envahis-
seur et au colonialisme européen en raison de sa victoire sur les forces
italiennes à Adwa (1896). Elle tire d’ailleurs du fait de ne pas avoir été

1. Doctorante en science politique à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne. Elle


est attachée pour ses recherches à l’Institut d’Études Éthiopiennes de l’Université d’Addis
Abeba et au Centre Français des Études Éthiopiennes (Addis-Abeba).
2. Ce verset biblique permet à l’Éthiopie de se considérer comme « un peuple élu de
Dieu », et ce à la différence des autres Africains qui ne le seraient pas. Il était employé à
l’époque de l’Empereur Ménélik uniquement par référence à la protection divine face à
l’impérialisme colonial, mais il ne l’a jamais été dans le conflit théorique avec l’islam,
lequel faisait d’ailleurs l’objet d’un silence de la part des Éthiopiens. A l’époque de
l’invasion italienne en 1935, il fut utilisé pour marquer la foi et la confiance que les indi-
vidus doivent placer en Dieu dans les moments de doute. Par ailleurs, il importe de préci-
ser qu’en l’espèce « Éthiopie » n’est autre que le terme grec désignant « Kush » qui était
autrefois une ville-État de Nubie, laquelle ne correspondait pas à l’Éthiopie historique.
Pour les savants éthiopiens, « Kush », le fils aîné de Cham, est le fondateur de Akwsem,
ville antique de la tribu de Kush située dans le Tigray (Desta Tekle Wolde, Dictionnaire
Amharique 1970, p. 784 col. 1 et p. 100 col. 2).
3. D’ailleurs, chez Tewodros comme chez Haïlé Sélassié, la formule finale consacrant
la victoire était qu’« elle appartient à Dieu alors que le combat appartient à l’homme ».
154 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

colonisée une fierté certaine voire une présomption de supériorité et de


puissance dans le binôme qu’elle forme avec le reste du continent.
L’indépendance de l’Éthiopie justifie l’idéal de « l’Afrique aux Africains »
prôné par le panafricanisme. Sur le plan culturel aussi, les membres du
mouvement messianique rastafarien sont persuadés que « l’Empereur
Haïlé Sélassié était le Messie noir apparu pour faciliter la rédemption de
tous les Noirs exilés de par le monde à cause de leur oppression par les
Blancs du fait de l’esclavage. Ils considèrent l’Éthiopie comme la terre
promise, l’endroit où les Noirs seront rapatriés dans le cadre d’un exode
de tous les pays occidentaux dans lesquels ils se trouvaient en exil4 ». Sur
le plan de la représentation enfin, la similitude des couleurs du drapeau
éthiopien5 – à savoir le jaune, le vert et le rouge – avec celles de 11 autres
pays africains (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Congo Brazzaville,
Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Mali, Rwanda, Sénégal, Togo) traduit un
symbolisme conscient et commun à l’Éthiopie et au reste du continent.
Dès les années 1930, ipso facto bien avant les premières indépen-
dances, l’Afrique fit son entrée dans la représentation internationale de
l’Éthiopie. C’est l’époque où l’Empereur Haïlé Sélassié mentionna pour
la première fois de manière explicite son soutien aux luttes africaines
pour l’indépendance dans un entretien privé qu’il accorda, peu de temps
avant l’occupation italienne, à un journaliste hongrois en ces termes :

« Si les puissances européennes renonçaient à leurs intérêts politiques


et économiques en Afrique, les peuples autochtones partiellement indé-

4. Barret Leonard E. (1977) : The Rastafarians. The Dreadlocks of Jamaica,


Kingston, Jamaica : Sangster’s Book Stores Ltd, p. 1-2. A cet égard, nous mentionnons
que la question de l’inhumation du célèbre chanteur Bob Marley (chef de file du mouve-
ment musical rastafarien et auteur de la chanson Africa Unite) fut posée à l’occasion du
concert organisé en l’honneur de ses 60 ans à Addis-Abeba le 6 février 2005. L’argument
invoqué dans ce sens était le suivant : « Un homme qui a lutté pour la liberté doit reposer
à Addis Abeba. »
5. Chojnacki S. (1963) : « Some Notes on the History of the Ethiopian National Flag »,
The Journal of Ethiopian Studies, vol.1, n° 2, July, pp. 49-63. Deux légendes, d’une part : la
première selon laquelle, au moment de la création, Dieu aurait réservé ces trois couleurs à la
« nation élue » qu’est l’Éthiopie ; la seconde selon laquelle ces trois couleurs auraient été
incorporées au drapeau en souvenir de l’arc-en-ciel du déluge. Trois explications tradition-
nelles, d’autre part : une représentation des trois principales provinces de l’Empire, le Tigray
(rouge), l’Amhara (jaune) et le Choa (vert) ; une représentation de la Sainte Trinité ; une
représentation des vertus théologales, c’est-à-dire la foi (rouge), l’espérance (vert) et la cha-
rité (jaune). Dans le « Tarikenna Messalé Metsehaf » [Histoires et dictons] (1934), il est
écrit que le vert est synonyme d’espoir, de prospérité et de richesse, que le jaune est assimilé
à la foi, aux fleurs et aux fruits, enfin, que le rouge reflète l’amour, l’héroïsme et le sacrifice.
En 1950, dans « Ya Te Emerta Mengest Tarik » [Histoire des drapeaux], le Blatta Marse
Hazan Walda Qirqos écrit que « l’arc-en-ciel est parfois perçu comme un signe de grâce et
de communion avec Dieu, et le drapeau éthiopien est lié à la couleur de l’arc-en-ciel ».
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 155

pendants adopteraient des lois de progrès qui les rendraient progressive-


ment indépendants et en feraient des membres responsables de la Ligue
des Nations. Une coopération pacifique serait possible en Afrique. La
Ligue des Nations dispose de l’organisation nécessaire pour garantir la
sécurité et fournir de l’aide aux États membres6. »

L’Empereur officialisa cette opinion personnelle contre la colonisation


de l’Afrique dans son fameux discours devant la Société des Nations
(SDN) du 30 juin 1936 à une époque où aucun État africain, le Libéria
mis à part, n’était présent au Palais des Nations à Genève7.
Pour autant, l’Éthiopie se tint traditionnellement à l’écart des affaires
du continent. Au moins deux facteurs d’explication peuvent être apportés
au fait que l’Éthiopie n’ait guère développé une politique africaine anté-
rieurement aux années 1950. Avant 1935, la priorité de l’Empereur visait
à faire de l’Éthiopie un membre de la Société des Nations, organisation
internationale défendant le principe de la sécurité collective qui devait
constituer une arme politique et juridique virtuellement à la disposition
des États dits « faibles » tels que celui qu’il dirigeait8, et ce d’autant plus
qu’à cette époque, les États africains n’étaient pas encore indépendants.
Après l’occupation italienne (1936-1941), il s’agissait avant tout, pour
lui, de rétablir la légitimité et d’assurer la stabilité de l’Empire avec une
orientation pro-occidentale9 de sorte qu’il n’était plus question d’attaquer
ouvertement le colonialisme, question de pragmatisme.
Or, entre 1950 et 1960, l’Éthiopie sortit de son isolement, découvrit offi-
ciellement l’Afrique et s’identifia de manière plus forte au reste du continent
qu’auparavant. Plusieurs raisons furent à l’origine de l’« africanisation10 » de
la politique étrangère éthiopienne. Premièrement, l’influence croissante des
nouveaux États du Proche et du Moyen-Orient, l’apogée du panarabisme, la

6. Farago Ladislas (1935) : Abyssinia on the Eve, New York : G.P. Putnam’s Sons,
p. 89. C’est nous qui traduisons. Pour autant, nous indiquons que ce journaliste à la solde
de Mussolini arriva par le train et ne passa même pas un mois en Éthiopie. En fait, son
texte fut publié pour pousser Mussolini à rester dans le camp de l’Europe libre et à ne pas
tomber dans les bras d’Hitler.
7. A cet égard, le professeur Berhanou Abebe nous a précisé que paradoxalement le
représentant du Libéria à la SDN était alors un Italien.
8. L’Éthiopie entre à la SDN en 1923 et devient l’un des membres fondateurs des
Nations unies en 1945.
9. Keller Edmond J. (1988) : Revolutionary Ethiopia. From Empire to People’s
Republic, Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, pp. 68-83. Voir en par-
ticulier le choix fait par l’Empereur d’une grande puissance, les États-Unis, comme
patron, couplée avec le maintien de liens avec plusieurs autres États occidentaux tels que
la France, la Grande-Bretagne, la Suède, qu’il contrebalançait avec des pays du bloc de
l’Europe de l’Est tels que la Yougoslavie de Tito.
10. Selon l’expression d’Haggai Erlich.
156 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

propagande médiatique hostile à l’Éthiopie entreprise dans l’affaire éry-


thréenne par l’Égypte, la Syrie et l’Arabie Saoudite ainsi que l’appel à la
Conférence de Bandoeng alertèrent l’Éthiopie sur la nécessité d’une entente
avec le Tiers-Monde, et en particulier avec le reste de l’Afrique à
l’approche des indépendances11. Les multiples défis lancés par Nasser inci-
tèrent l’Empereur à redéfinir l’affiliation régionale de l’Éthiopie, à savoir sa
dissociation d’un Moyen-Orient turbulent pour se tourner vers le reste du
continent africain, tendance qui s’intensifia d’ailleurs après la tentative de
coup d’État de décembre 196012. Deuxièmement, la Conférence des États
africains indépendants, organisée par le président ghanéen N’Krumah du 18
au 24 avril 1958, constitua pour l’Empereur l’occasion de réaliser que le
continent s’engageait résolument sur la voie des indépendances. Huit États
africains étaient déjà indépendants dont l’Éthiopie13. Il jugea que son pays
ne pouvait rester à l’écart de ce mouvement et devait indéniablement
contribuer au processus de décolonisation qui se trouvait « en marche ». Il
s’agissait, en quelque sorte, pour l’Éthiopie du momentum pour « assumer
un rôle effectif dans l’inévitable évolution de l’Afrique14 », en particulier en
jouant un rôle très actif dans la création de l’Organisation de l’Unité
Africaine (OUA) de 1958 à 196315.
En fait, deux tendances s’opposaient à l’époque au sein de l’establish-
ment éthiopien. D’une part, la tendance conservatrice, dirigée par l’aristo-
crate Endalkachew Makonnen et formée, entre autres, par John Spencer

11. Spencer John H. (1984) : Ethiopia at Bay. A Personal account of the Haile
Sellassie Years, Algonac, Michigan : Reference Publications, Inc., p. 306.
12. En particulier, la proposition d’une « unité des pays du Nil » ; des invitations offi-
cielles répétées au Caire ; l’encouragement à la publication en Égypte d’ouvrages sur
l’Éthiopie pour la plupart écrits par des Coptes égyptiens ; la promotion de l’idée d’une
« Grande Somalie » et la pression mise sur les Somalis de l’Ogaden au nom de l’arabisme
somali ; enfin, l’installation d’un bureau de l’Eritrean Liberation Front (ELF) dans la
capitale égyptienne. Erlich Haggai (1994) : « Ethiopia and the Middle East : Rethinking
History », in Marcus Harold G. & Grover Hudson (ed.) : New Trends in Ethiopian
Studies. Papers of the 12th International Conference of Ethiopian Studies, 5-10
Septembre 1994, Michigan State University, vol. 1 : Humanities and Human Resources,
Lawrenceville, New Jersey : The Red Sea Press, p. 631-632.
13. A savoir l’Éthiopie (jamais assujettie à un régime colonial), le Libéria (1847), le
Ghana (1957), l’Egypte (1922), la Libye (1951), le Soudan (1956), le Maroc (1956) et la
Tunisie (1956).
14. Voir Ethiopian Herald, 20/12/1958 : « Ethiopian Accra Delegation Think
Conference Rewarding – Fruitful, Interesting, Justified Session » dans lequel se trouve le
Discours du Trône prononcé par l’Empereur, en 1958, le jour du XXVIIIe anniversaire de
son couronnement en 1958.
15. Pour une analyse détaillée de la contribution de l’Éthiopie à la création de l’OUA,
se reporter à Lecoutre Delphine (2005) : « L’Éthiopie et la création de l’OUA », Les
Annales d’Éthiopie 2004, vol. XX, Addis-Abeba : Centre Français des Études Éthio-
piennes & Paris : La Table Ronde, pp. 113-148.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 157

ainsi que Michael Imru. Cette tendance restait attachée à l’alignement sur
les pays occidentaux, adopté immédiatement après la libération de 1941,
et prônait un rôle limité de l’Éthiopie sur la scène politique africaine.
D’autre part, la tendance progressiste, composée notamment de
Getatchew Mekasha, avait pour chef de file le ministre des Affaires étran-
gères, Ato Ketema Yifru, lequel ayant étudié aux États-Unis avec d’autres
étudiants africains, s’était alors impliqué dans les mouvements panafrica-
nistes de sorte que, au moment de son entrée au ministère des Affaires
étrangères, il s’agissait pour lui de mettre en pratique ces idées dont il
avait antérieurement discuté dans le cadre universitaire. C’est en faveur
de cette deuxième tendance que l’Empereur trancha. Ketema devint ipso
facto essentiellement l’interlocuteur entre les Africains et le premier
ministre Aklilou Habte Wolde qui restait principalement en charge du
portefeuille des affaires africaines16.
D’ailleurs, aux accusations d’entrée tardive et de rôle a priori limité
dans le combat du panafricanisme, les autorités éthiopiennes rétorquaient,
alors, « qu’il ne s’agissait aucunement d’un manque d’enthousiasme de
leur part, mais que cela correspondait plutôt à la nécessité pour l’Éthiopie
de résoudre préalablement ses problèmes internes ». Elles ajoutaient que,
« pour autant, l’Éthiopie avait toujours été le chef de file aux Nations
unies de la défense des intérêts raciaux, d’éducation, économiques et
sociaux de l’Afrique17 ».
Addis Abeba abrite le siège de la Commission Économique pour
l’Afrique (CEA) depuis décembre 1958, celui de l’OUA – aujourd’hui
Union africaine (UA) – depuis septembre 1963 et une cinquantaine de
représentations diplomatiques de pays africains en plus d’environ soixante-
dix d’organisations non gouvernementales18. Si l’Empereur Haïlé Sélassié
s’est tant battu pour obtenir les sièges de ces différentes organisations et
ses successeurs pour les conserver, c’est parce qu’ils ont tous compris les
multiples bénéfices que l’Éthiopie – qui reste tout de même l’un des pays
les plus pauvres de la planète – pouvait tirer de cette présence. Il faut
d’ailleurs savoir que, depuis 1963, l’Éthiopie a dû mener une bataille

16. Ibidem pp. 117-118.


17. Ethiopian Herald, 2/11/1960 : « Ethiopia and Pan-Africanism ».
18. A titre indicatif, au début des années 1970, 68 représentations diplomatiques
étaient présentes à Addis-Abeba et l’Éthiopie avait 30 ambassades à l’étranger, dont 11
sur le continent africain (Ethiopian Herald. 25/07/1972 : « Ethiopia Foreign Relations : A
Historical Perspective »). Aujourd’hui, nous comptons au total 85 représentations diplo-
matiques accréditées avec résidence à Addis-Abeba, 16 missions diplomatiques avec
représentation dans d’autres pays, 3 consulats honoraires et 34 organisations internatio-
nales. Parmi cela, 47 pays africains sur 53 ont des ambassades dans la capitale éthiopienne,
à l’exception de la Centrafrique, des Comores, de la Guinée Bissau, des Iles Seychelles,
de Sao Tomé et Principe ainsi que de la Somalie.
158 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

diplomatique pour la conservation du siège de l’OUA/UA dans sa capitale,


siège remis en cause à plusieurs reprises, et dont elle fait une question
vitale pour les raisons suivantes : primo, les retombées économiques liées
à l’existence des représentations diplomatiques, à l’emploi d’un taux élevé
de personnel éthiopien (par exemple, à hauteur de 60 % pour l’OUA/UA),
au recrutement de personnel local – en particulier des chauffeurs et du per-
sonnel de maison – par les fonctionnaires et diplomates, aux dépenses
liées à la vie quotidienne, au remplissage des hôtels grâce au déroulement
de nombreuses réunions ; secundo, le prestige sur la scène continentale
voire internationale et le levier d’influence diplomatique et stratégique en
découlant, et plus précisément : un accès facilité aux Africains, lesquels
« viennent à l’Éthiopie » qui n’a pas besoin de se poser la question de
l’entretien ou pas de relations avec le reste de l’Afrique dans la mesure où
celles-ci se font de manière quotidienne et presque mécanique ; une certaine
sensibilisation des diplomates, des fonctionnaires et des cadres africains
aux problèmes tant (géo)politiques qu’économiques de l’Éthiopie du fait
de leur passage ou de leur vie dans la capitale éthiopienne ; enfin, la mini-
misation par l’Éthiopie du coût financier de sa politique africaine. C’est
dans ce contexte que, dès les années 1960, la compagnie aérienne
Ethiopian Airlines développa son réseau sur le continent africain, lequel
compte aujourd’hui une vingtaine de destinations19. Afin de pallier les dif-
férentes offensives diplomatiques menées contre la présence du siège de
l’UA à Addis-Abeba, les autorités éthiopiennes ont récemment pris plu-
sieurs mesures d’« africanisation » de la ville, entre autres : l’attribution à
chaque pays africain d’un nom de rue, la redénomination de rues (par
exemple, la Route de Bole – la grande avenue reliant l’aéroport au centre
ville et par laquelle les Chefs d’État du continent passent pour se rendre à
l’UA – bénéficie désormais de la deuxième dénomination de « Route de
l’Afrique » ou encore la « Route d’Amara » s’appelle la « Route de Jomo
Kenyatta »), la proposition d’un projet de construction d’un village afri-
cain, etc.
En réalité, ce sont les particularités historiques, géographiques et cul-
turelles de l’Éthiopie qui expliquent son attitude par rapport à l’étranger,
en général, et au reste du continent africain, en particulier. Elle a en effet
traditionnellement le sentiment et la conscience d’être une puissance

19. Ethiopian Herald, 29/11/1966 : « EAL Plans to Link Addis with 5 African Cities ».
Au milieu des années 1960, Ethiopian Airlines dessert Le Caire, Lagos, Accra, Nairobi,
Kampala, Dar es Salam, Khartoum et Djibouti. Aujourd’hui, la compagnie éthiopienne
couvre les destinations suivantes : Le Caire, Nairobi, Khartoum, Johannesbourg,
N’Djaména, Douala, Accra, Lagos, Brazzaville, Kinshasa, Bujumbura, Luanda, Lilongwé,
Lusaka, Hararé, Dar es Salam, Kilimandjaro, Kigali, Lomé, Abidjan, Bamako, Entebbe,
Djibouti et Hargeisa.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 159

impériale jamais colonisée, bénéficiant d’un poids démographique impor-


tant en comparaison avec le reste des pays africains20 et disposant d’un
grand territoire qu’il lui convient de gérer de manière souveraine. De ce
fait, les dirigeants éthiopiens se pensent en quelque sorte investis d’une
grandeur et d’une mission par rapport au reste du continent.
La politique africaine de l’Éthiopie répond traditionnellement aux prin-
cipes généraux de sa politique étrangère, à savoir le bon voisinage, le res-
pect des dispositions de la Charte des Nations unies ainsi que de celles de la
Charte de l’OUA relatives à la non-interférence dans les affaires internes,
au maintien de l’intégrité territoriale des États membres, au règlement paci-
fique des différends internationaux, et au renforcement de la sécurité de la
nation. Ces piliers furent inscrits par l’Empereur Haïlé Sélassié dans son
Discours devant le Parlement éthiopien du 3 novembre 1967. Le Derg21
indiqua le sens de sa politique étrangère aux termes de l’article 7 de la
Constitution de la République Démocratique du Peuple d’Éthiopie selon
lesquels « la République démocratique populaire éthiopienne fait partie
intégrante de la communauté socialiste. Elle doit consolider ses alliances
aussi bien avec l’Union Soviétique qu’avec le bloc socialiste pour défendre
son intégrité territoriale, assurer sa souveraineté ainsi que son indépendance,
et instaurer le socialisme. » Le régime Tigray People’s Liberation Front
(TPLF)-Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF),
quant à lui, a affirmé dans un document intitulé « Affaires étrangères et
sécurité nationale : Politique et stratégie » sa volonté d’assurer la sécurité
de l’Éthiopie dans son environnement immédiat, de favoriser l’intégration
régionale et de s’arrimer à la mondialisation dans le cadre d’une « diploma-
tie économique », ainsi que son souci de développer ses relations avec le
reste du continent qui s’avéraient jusqu’alors plutôt limitées22.
Dès lors, notre propos a pour ambition une réflexion sur les éléments
de permanence et de rupture dans la politique africaine de trois régimes
éthiopiens successifs idéologiquement différents et soumis chacun à des
circonstances politiques internes et externes particulières. La politique
africaine « spontanée » et « personnelle » de l’Empereur fut le produit de
l’instrumentalisation de circonstances historiques non renouvelables (I).

20. L’Éthiopie compte aujourd’hui près de 77,4 millions d’habitants et les prévisions
misent sur une population de 173 millions d’habitants en 2050, ce qui la placera au
10e rang mondial pour son poids démographique.
21. Ce mot signifie « Comité » en Amharique.
22. Malecot Georges (1972) : « La politique étrangère de l’Éthiopie », Revue française
d’études politiques africaines, n° 79, juillet, p. 39-57. Tekle Amara (1989) : « The
Determinants of the Foreign Policy of Revolutionary Ethiopia », The Journal of Modern
African Studies, vol. 27, n° 3, pp. 479-502. The Federal Democratic Republic of Ethiopia
(2002) : Foreign Affairs and National Security Policy and Strategy, Addis Ababa :
Ministry of Information, Press & Audiovisual Department, 156 p.
160 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Son successeur, le colonel Mengistu Haïlé-Mariam, adopta quant à lui une


politique africaine « solidaire » et « idéologique » de par son allégeance au
bloc de l’Est et limita son implication à un soutien automatique aux mou-
vements de libération (II). Dans la dernière décennie, Meles Zenawi mit
en place une politique africaine « pragmatique » en cercles concentriques
ciblée sur des puissances tant régionales qu’extra-régionales (III).

La politique africaine « spontanée » et « personnelle » de l’Empereur,


produit de l’instrumentalisation de circonstances historiques non
renouvelables

Avant les années 1960, les relations entre l’Éthiopie indépendante


depuis plusieurs millénaires et les territoires africains colonisés étaient
presque négligeables et se limitaient essentiellement à des relations per-
sonnelles compte tenu des circonstances historiques. C’est ainsi que
l’Empereur Haïlé Sélassié fréquentait de longue date les Jomo Kenyatta,
N’Krumah, Sékou Touré, Nasser ainsi que bien d’autres et que le ministre
des Affaires étrangères de l’époque, Ketema Yifru, était quant à lui un
ami intime de l’actuel président algérien Bouteflika dont il apparaissait
« inséparable ».
Les uns et les autres s’étaient soutenus moralement dans les moments
difficiles. Jomo Kenyatta, en sa qualité de Secrétaire général de la
« Société des amis africains et internationaux de l’Abyssinie », avait
conduit la délégation qui avait accueilli l’Empereur à la gare Victoria
lorsqu’il était arrivé à Londres en 1936, sur sa route vers Genève pour la
défense devant la SDN du cas de son pays occupé par l’Italie fasciste. Le
militant panafricaniste kenyan utilisa donc son influence pour solliciter
les soutiens à la cause de l’Éthiopie occupée par les troupes italiennes, et
cela tant sur le plan interne – avec ses campagnes destinées à rallier la
sympathie de l’opinion publique britannique – que sur le plan externe –
avec l’envoi de nationalistes africains dans différents pays européens afin
de mobiliser l’opinion publique contre cette agression23. D’un autre côté,
l’Empereur et le président Sékou Touré avaient formé une entente éthio-
guinéenne en faveur du « rapprochement entre les Groupes de Monrovia,
de Brazzaville et de Casablanca », condition sine qua non de la création

23. Voir les détails dans Lecoutre Delphine (2004) : « Quelques éléments de réflexion
sur les relations entre l’Éthiopie et le Kenya (1936-1991) », in Maupeu Hervé (dir.) :
L’Afrique orientale. Annuaire 2003, Nairobi : Institut français de Recherche en Afrique &
Paris : L’Harmattan, p.360-361.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 161

de l’OUA24. L’Empereur accordait également une place particulière au


président Tubman dans la mesure où tous deux appartenaient à la même
génération et où le Libéria était le seul autre pays indépendant de longue
date du continent, et ce même s’il apparaissait plutôt comme une « colo-
nie américaine indirecte » et se trouvait très éloigné géographiquement de
l’Éthiopie. Sans compter que le Libéria avait fermement soutenu l’Éthio-
pie lors des discussions, en 1949, sur le sort de la Somalie, réclamés par
l’Italie, et que l’Éthiopie liait à l’assurance donnée par cette Organisation
internationale de récupérer l’Érythrée, dans le cadre du Sous-comité des
17 de l’Assemblée générale des Nations unies traitant de la décolonisa-
tion25. Par contre, l’Empereur se méfiait traditionnellement du président
Nasser qu’il accusait d’agir contre l’Éthiopie, notamment en abritant des
opposants érythréens ou encore en diffusant des programmes en amha-
rique sur la Radio du Caire en faveur de l’indépendance de l’Érythrée26. A
cette époque, le souverain éthiopien désirait jouer la carte du panafrica-
nisme contre celle du panarabisme. Les rapports entre les deux dirigeants
s’assouplirent après la visite officielle de ce dernier au Caire en 1959.
L’Empereur avait même en quelque sorte un attachement fraternel
pour ses pairs africains. C’est ainsi que lors du IXe Sommet de l’OUA à
Rabat (Maroc) les chefs d’États africains avaient décidé d’organiser une
vente de timbres à l’effigie de l’Empereur pour son 80e anniversaire, rap-
pelant ses contributions en termes de médiation, de conciliation et de paix
entre les nations. Les dividendes devaient être reversés à la «cause de la
libération africaine» et aux réfugiés du continent. L’Empereur était ainsi
considéré par ses homologues comme « le père de l’Afrique » et « le sage
du continent ». Plusieurs d’entre eux, paraît-il, pensaient, avec une certaine
fascination d’ailleurs, que l’Empereur était « un souverain très simple,
sincère et courtois qui avait vécu une expérience de l’injustice de ce
monde et pensait à l’Afrique »27.
Le Negus se voulait a priori le chef de file de l’Afrique. Pourtant, une
analyse plus affinée montre une relative ambiguïté dans sa position à
l’égard du reste du continent, dans la mesure où il se présentait avant tout
comme un grand dirigeant éthiopien. En réalité, ce sont un certain
nombre de circonstances historiques, non renouvelées par la suite, qui
favorisèrent les premières implications de l’Éthiopie en Afrique.

24. Lecoutre Delphine (2005), « L’Éthiopie et la création de l’OUA », Op. cit.,


pp. 122-123.
25. Spencer John H. (1984) : Ethiopia At Bay, Op. cit., pp. 215-216.
26. Erlich Haggai (1994) : Ethiopia and the Middle East, Boulder & London : Lynne
Rienner Publishers, pp. 130-133.
27. Source éthiopienne.
162 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Tout d’abord, l’Empereur constituait théoriquement le « symbole de la


race noire » qui lui valait le respect des mondes négro-africains et afro-
américains. A ceci près par exemple que l’Empereur ne pouvait, lors de
sa visite officielle aux États-Unis en 1953, et au moment où la lutte
d’émancipation des Noirs américains se trouvait à son apogée, s’identifier
à ces derniers pour au moins deux raisons. D’une part, il se trouvait tenu
à un devoir de réserve vis-à-vis de l’administration américaine au
moment de la signature – le 22 mai 1953 – de deux accords déterminants
pour la sécurité de l’Éthiopie dans le cadre de la guerre froide, l’un de
coopération militaire et l’autre pour l’installation de la base militaire de
Kagnew (Érythrée). D’autre part, l’Empereur – en sa qualité de monarque
dirigeant l’un des seuls pays indépendants d’Afrique, porteur des espoirs
d’indépendance de tout un continent – ne voulait guère être assimilé à un
« nègre » en raison de la signification péjorative que ce terme emportait
alors aux États-Unis, où il restait associé aux « gens à l’aspect déclassé »
à cause du commerce des esclaves, et cela d’autant plus qu’il existait tra-
ditionnellement au sein de la population éthiopienne un sentiment négatif
communément répandu à l’égard des gens à la peau foncée. En effet, les
Éthiopiens qui se considèrent plutôt comme des « Blancs », regardent les
gens à la peau plus sombre comme inférieurs et les qualifient de
« Shankalla », voire de « Barriya28 », et cela d’autant plus qu’ils font tou-
jours référence à leurs origines culturelles et linguistiques sémitiques. A
cet égard, l’Empereur Ménélik, prédecesseur d’Haïlé Sélassié, avait
répondu au panafricaniste des Caraïbes, Benito Sylvain, venu à Addis-
Abeba le solliciter pour diriger la « Société pour l’amélioration de la race
nègre » : « Je ne suis pas un nègre du tout ; je suis un Caucasien29. » A
son tour, à la question d’un journaliste noir américain à l’occasion de ce
voyage, « Votre Majesté, êtes-vous un nègre ? », l’Empereur Haïlé
Sélassié aurait répondu avec un léger sourire en coin : « Je suis un
Africain ». Fines réponses politiques... En fait, il s’en suivit une ambiva-

28. C’est nous qui précisons suite à un entretien avec le professeur Berhanou Abebe.
Signification de « Shankalla » (une race) et de « Barriya » (un statut social) : la qualifica-
tion de « Shankalla » est utilisée en particulier par les Amhara dans une plaisanterie
concernant tous les gens à la peau très noire qui peut être résumée de la manière suivante
« Toi tu n’es pas de ce pays, pas de cette région, tu es du Benishengul, tu es donc noir à
cause du climat » (le point de départ est une tribu éthiopienne pour se référer ensuite à
l’apparence et non à l’essence même de l’être humain) et la qualification de « Barriya »
était utilisée au temps de la vente des esclaves à l’intérieur de l’Éthiopie. Voir également
dans ce sens Sbacchi Alberto (1988) : « Marcus Garvey, The United Negro Improvement
Association and Ethiopia, 1920-1940 », in Proceedings of the Ninth International
Congress of Ethiopian Studies, Moscow, 26-29 August 1986, USSR Academy of Sciences
Africa Institute, pp. 207-208.
29. Spencer John H. (1984) : Ethiopia At Bay, Op. cit., p. 306.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 163

lence certaine quant à l’interprétation – positive ou négative – à donner à


la réponse impériale. Il convient également de mentionner une remarque
écrite par un diplomate français à son ambassadeur en poste à Addis-
Abeba lors de la Conférence de création de l’OUA de mai 1963,
M. Gontran de Juniac : « (...) J’ai entendu des propos sur le passage du
président Houphouët-Boigny : – Dommage qu’il soit si noir ! – ; et à pro-
pos de Mme Houphouët-Boigny, dont on s’accordait à louer la grâce et
l’élégance : – On dirait presque une éthiopienne –30. » Enfin, on peut pré-
ciser que les compagnes noires américaines des officiels éthiopiens subis-
saient également cette discrimination de couleur, à l’instar de l’épouse du
représentant permanent de l’Éthiopie auprès des Nations unies, Tesfaye
Gebre Egzy, qui n’avait guère le droit d’être reçue à la Cour31.
Concrètement, l’implication personnelle de l’Empereur sur le conti-
nent se matérialisa par un certain nombre d’actions, dont voici quelques
exemples. Premièrement, l’apport d’un soutien moral et d’une aide maté-
rielle de manière secrète à plusieurs mouvements de libération du conti-
nent tels que les Mau Mau du Kenya32 ou encore à l’African National
Congress (ANC) de Nelson Mendela installé dans le camp de Kolfe,
siège de l’Ethiopian Riot Battalion33. Deuxièmement, l’octroi de 200
bourses d’études pour des Africains lors de la Conférence d’Accra en
avril 1958 et, pour ce faire, la création du Programme Haïlé Sélassié I de
bourses pour les étudiants du continent permettant aux meilleurs d’entre
eux d’étudier dans des collèges éthiopiens 34. En fait, la volonté de
l’Empereur de favoriser les liens entre les étudiants éthiopiens et leurs
homologues du reste du continent dans le domaine de l’éducation se trouve
clairement résumée dans les propos qu’il a tenus à un groupes d’étudiants
africains qu’il a reçus en audience courant octobre 1958 : « (...) Votre
connaissance des nations africaines est probablement limitée aux pays
dans lesquels vous avez vécu. Nous avons créé les bourses d’études qui
vous ont amenés en Éthiopie parce que nous réalisons pleinement que les
peuples africains ne peuvent pas arriver à se connaître et à se comprendre
les uns les autres simplement par le biais de l’utilisation de cartes géogra-

30. Ministère des Affaires étrangères de la République française, Archives diploma-


tiques, K-Afrique, Afrique Levant, Éthiopie, 1960-1965, vol. 140, dépêche n° 72/AMB,
Diré Dawa, a.s., Conférence des Chefs d’État africains vue d’Ogaden.
31. Spencer John H. (1984) : Ethiopia At Bay..., Op. cit., p. 123-124.
32. Se reporter à Lecoutre Delphine (2004) : « Quelques éléments de réflexion sur ... »,
Op. cit., pp. 356-364.
33. Mendela Nelson (1995) : Long Walk to Freedom. The Autobiography of Nelson
Mendela, London : Little, Brown and Company, pp. 287-296.
34. Ethiopian Herald, 19/04/1958 : « Ethiopian Accra Delegation Electrifies
Conference. 200 Ethiopian Scholarships for Africans ».
164 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

phiques, et parce que nous savons qu’il n’y a pas de meilleur moyen de
vous permettre, vous enfants du reste de l’Afrique, de vous familiariser
avec vos collègues éthiopiens et à eux de vous connaître à leur tour. Nous
espérons qu’au cours de votre période d’études ici, vous aurez l’occasion
d’observer de près Notre peuple, et d’en venir à réaliser que vous êtes du
même sang africain. Nous devrions réussir à envoyer des étudiants éthio-
piens dans des écoles dans d’autres parties d’Afrique de telle sorte que le
programme d’échanges éducatifs et culturels que nous avons initié s’éten-
de beaucoup plus. Nous comptons grandement sur notre programme
d’éducation et le poursuivons avec détermination. Nous croyons que
l’éducation constitue l’espoir du progrès de Notre peuple, et il est de
Notre volonté d’assurer l’extension de l’éducation parmi les autres
peuples africains autant que parmi Nos propres sujets35. » Originaires du
Ghana, du Tanganyika, de Zanzibar, du Kenya, d’Égypte, d’Ouganda, du
Somaliland britannique et du Soudan36, ces étudiants africains se montaient
particulièrement actifs dans la vie associative voire dans le militantisme
politique. Ils organisaient d’ailleurs régulièrement des conférences sur des
sujets de politique africaine37. Troisièmement, la contribution d’une briga-
de au maintien de l’ordre et à l’évacuation des Belges dans le cadre de la
mission de maintien de la paix des Nations unies au Congo (du 15 juillet
1960 au 30 juin 1964)38. Quatrièmement, la participation du souverain
éthiopien au « Festival des arts nègres » organisé à Dakar en avril 196539.

35. Ethiopian Herald, 1/11/1958 : « Pan-African Students Are Welcomed by HIM ».


36. « News and Views », «University College Student Body – A Cosmopolitan
Community », vol. III, n° 6, 20/11/1959 : Le classement des étudiants du Collège selon
leur pays d’origine a révélé le caractère hétéroclite du corps estudiantin. Il y avait au
16/11/1959 des étudiants de 15 nationalités différentes y compris les Éthiopiens, parmi
lesquels on comptait 376 Éthiopiens, 3 Ghanéens, 9 Kenyans, 1 Libérien, 3 Nigérians,
2 Soudanais, 10 Tanganyikais, 2 Ougandais, 1 Zanzibarite, soit au total 426 étudiants.
37. A titre d’exemple, à l’occasion de sa visite à Addis-Abeba un délégué de la
Conférence des statisticiens africains, Mr Ali Atique, un jeune économiste renommé du
Département Recherche de la Banque d’État libyenne donna une conférence sur le thème
de « L’état de l’unité entre les pays arabes et les problèmes liés à leur relation avec Israël ».
L’intervenant, précise le journal, déclara même qu’il s’était fait de bons amis parmi les
Éthiopiens pendant ses études aux États-Unis et qu’il s’était alors senti attiré par la culture
éthiopienne. News and Views, « African Affairs Discussed », vol. III, n° 2, 16/10/1959.
38. Abebe Berhanou (1998) : Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la révolution, Addis-Abeba
& Paris : Centre Français des Études Éthiopiennes/Maisonneuve et Larose, pp. 200-203.
Consulter aussi Adera Teshome (1963) : Nationalist Leaders and African Unity, Ethiopian
National Patriotic Association, Addis Ababa : Berhanena Selam Printing Press, pp. 83-87.
39. D’après le témoignage d’un diplomate éthiopien alors en poste au Sénégal.
Préoccupé par la question de la participation du souverain éthiopien, le président Léopold
Sédar Senghor enquêta même auprès des diplomates éthiopiens. Ces derniers conseillèrent
à l’Empereur de s’y rendre au motif que sa participation contribuerait au rehaussement de
l’image de l’Éthiopie par rapport au reste du continent. L’Empereur s’empressa alors
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 165

Au demeurant, dans l’esprit de l’Empereur, la création d’une organisa-


tion continentale unique – comme l’OUA qu’il avait poussée – était desti-
née à servir de rempart à l’Éthiopie dans un environnement géopolitique
volatile (des renversements d’alliances fréquents et imprévisibles) et
menaçant (les ambitions territoriales somaliennes avec les contestations
relatives aux territoires de l’Ogaden et du Haud en Éthiopie et de la
région Northern Frontier District – NFD – au Kenya, l’encerclement
musulman, les visées égyptiennes et le soutien de Nasser aux mouve-
ments érythréens40, et toute autre à venir telle que la question érythréenne).
L’inscription dans la version éthiopienne de la Charte de la création de
l’OUA du principe du respect de l’intégrité territoriale des États offrait
une sécurité juridique à l’Éthiopie contre tout danger d’internationalisa-
tion de son différend avec la Somalie, et celle de la condamnation des
actes subversifs perpétrés par un État voisin, ou par tout autre État, contre
un gouvernement africain41.
Des années 1950 aux années 1970, l’Empereur décida en tout cas de
mener une politique africaine dite « pragmatique » consistant à ne pas cou-
per les relations avec les anciennes puissances coloniales du continent (en
particulier la Grande-Bretagne et la France) afin, d’une part, de faire obs-
truction à la pénétration du communisme en Afrique, et d’autre part, de
contrebalancer les pressions américaines fortes auxquelles il était soumis
tant sur la plan politique que sur le plan économique42, et d’autre part encore,
pour permettre le développement du continent. L’Empereur donna ainsi «
carte blanche » aux grandes puissances pour interférer dans les relations
qu’il entretenait avec le reste du continent. De par son anticommunisme et
son anticolonialisme, le souverain éthiopien se voulait un allié politique pri-
vilégié des États-Unis, et les deux pays se rendaient mutuellement service.
En effet, à l’époque de la guerre froide, les États-Unis sous-traitaient les
questions africaines à la fois à l’Éthiopie (pour l’Afrique de l’Est et
l’Afrique australe) et à la France (en Afrique du Nord et de l’Ouest),
lesquelles se trouvaient toutes deux dans le giron occidental.

d’envoyer un télégramme au président Senghor dans lequel il écrivit : « Je serai ainsi le


premier des chefs d’État éthiopiens à y participer. »
40. Erlich Haggai (1994) : Ethiopia and the Middle East, Op.cit., pp.127-164. Pour
une analyse approfondie des relations entre l’Éthiopie et l’Égypte, lire Erlich Haggai
(2002) : The Cross and The River. Ethiopia, Egypt and the Nile, Boulder & London :
Lynne Rienner Publishers, 248 p.
41. De Juniac Gontran (1994) : Le dernier Roi des Rois. L’Éthiopie de Hailé Sélassié,
Paris : L’Harmattan, p. 282.
42. Marcus Harold (1983) : Ethiopia, Great Britain and the United States 1941-1974.
The Politics of Empire, Berkeley & Los Angeles & London : University of California
Press, p. 199.
166 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

A cela s’ajoute que, à la demande des autres États africains, l’Empereur


exerça plusieurs médiations sur le continent. En 1963, il obtint ainsi la
signature d’un cessez-le-feu entre l’Algérie et le Maroc et proposa de diri-
ger une rencontre entre le Roi Hassan II et le président Ben Bella sur un
terrain neutre, Bamako (Mali)43. En 1972, il aida à la conclusion d’un
accord de paix entre le gouvernement soudanais et les rebelles du Sudan
People’s Liberation Army (SPLA), le Soudan constituant l’un des théâtres
de la guerre froide (URSS/Égypte vs. États-Unis/Israël), où son habile
contribution permit d’achever les communistes, son intervention s’était
déroulée avec l’assentiment des Israéliens et fit plaisir aux mondes arabes
et noirs. Enfin, l’Empereur, en sa qualité de président du Comité consulta-
tif de l’OUA sur le Nigeria, organisa, courant 1968, quelque 36 rencontres
en l’espace de quatre semaines entre les négociateurs nigérians et
biafrais44. En réalité, l’Empereur avait accepté d’exercer ces médiations
d’autant plus aisément que l’Éthiopie avait un intérêt commun avec la
grande majorité des États africains indépendants, lequel résidait dans le
maintien de l’intégrité territoriale, parce qu’il avait lui-même à faire face à
la fois aux revendications somaliennes et érythréennes visant in fine à la
modification des frontières existantes. Ainsi l’Éthiopie apporta-t-elle
constamment son soutien à des pays africains face au risque de sécession
auquel ils se sont trouvés respectivement confrontés tels que le Zaïre, le
Cameroun, le Nigeria, le Ghana, le Togo, le Maroc, l’Algérie et le Soudan.
L’Éthiopie était aussi membre du Comité de libération de l’Afrique qui
fut établi, lors de la Deuxième réunion des Chefs d’État et de
Gouvernement de l’OUA en août 1963, pour coordonner l’aide des États
africains aux différents mouvements de libération nationaux (notablement en
Afrique australe avec le combat contre l’apartheid et la discrimination
raciale), avec la gestion d’un « Fonds spécial pour la libération de l’Afrique »45.
Elle délégua aussi un représentant très actif au Comité anticolonial des
Nations unies en la personne de M. Yilma Taddesse. L’implication de
l’Empereur dans la libération du continent allait d’actions récurrentes
telles que l’accueil de plusieurs mouvements de libération à Addis-
Abeba, notamment pour leur permettre d’échanger des idées profitables
au développement de leurs stratégies respectives, au lancement d’appels à
« une aide effective et immédiate aux mouvements de libération » voire à

43. Ethiopian Herald 27/10/1963 : « The Algerico-Moroccan Dispute Test Case For
African Unity ».
44. Ethiopian Herald 20/01/1970 : « Present and Future Generation. Nigeria is Deeply
Indebted to H.I.M., Gen. Gowon Says ».
45. Il était composé de 9 États membres de l’OUA, à savoir l’Algérie, le Congo
(Léopoldville), l’Éthiopie, la Guinée, le Nigéria, le Sénégal, la Tanganyika, l’Ouganda et
la République Arabe Unie. Voir Ethiopian Herald 31/10/1963 : « African Liberation
Committee olds Confab ».
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 167

l’établissement d’un Comité de sanctions « contre les régimes racistes


d’Afrique australe46 », en passant par la défense de causes africaines
devant la Cour Internationale de Justice de La Haye, à l’instar du cas de
la Namibie au début des années 1960, avec la mise en cause de la légiti-
mité de la position de l’Afrique du Sud.
Il appert donc que l’Empereur joua la carte panafricaniste, axée sur le
principe directeur de l’intangibilité des frontières, pour servir les intérêts
géopolitiques de l’Éthiopie dans son environnement immédiat. Son objec-
tif consistait explicitement à maintenir l’intégrité territoriale de son pays.
Il usait de la rhétorique tiers-mondiste à composante anti-colonialiste
simultanément à son alliance officielle avec le camp occidental. Son atti-
tude se matérialisa d’ailleurs par une aide secrète aux mouvements de
libération du continent. Son successeur, le colonel Mengistu Haïlé-
Mariam, formalisa cette assistance tout en mettant quant à lui, dans ses
relations extérieures, l’accent sur les pays africains affiliés au bloc com-
muniste.

La politique africaine « politisée » et « solidaire » de Mengistu Haïlé-Mariam :


l’idéologisation des rapports et la limitation de l’implication
à un soutien automatique aux mouvements de libération

La politique africaine au-delà de son environnement immédiat ne


constituait pas une priorité pour le colonel Mengistu Haïlé-Mariam47 dont
la préoccupation essentielle résidait dans la gestion des questions éry-
thréennes et somaliennes, lesquelles requéraient une attention constante et
soutenue. Le régime marxiste-léniniste éthiopien devait en effet faire face
à des pressions récurrentes tant internes (risque de sécession en Érythrée
et préoccupation de survie du régime) qu’externes dans son environne-
ment proche (invasion de l’Ogaden en juin 1977 par les troupes du prési-
dent somalien Siyad Barré), et ce dans le respect des deux objectifs natio-
nalistes traditionnels de l’Éthiopie que sont la consolidation de l’unité
nationale et le respect de l’intégrité territoriale48. Dans cet environnement

46. Voir le Communiqué final du Sixième Sommet des 14 États d’Afrique Centrale et
de l’Est in Ethiopian Herald 29/01/1970 : « Communique Issued on Summit ».
47. Précisions toutefois que le colonel Mengistu se sentait fondamentalement africain
de par son origine sociale modeste, ses traits physiques négroïdes, son caractère foncière-
ment anti-impérialiste et anti-féodal et sa fibre pour les mouvements de libération
marxistes-léninistes (témoignage d’un ancien officiel du derg).
48. Consulter Lyons Terrence : « Internal Vulnerability and Inter-State Conflict :
Ethiopia’s Regional Foreign Policy » in Marina Ottaway (1990) (ed.) : The political
168 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

proche, le Kenya constituait traditionnellement le seul « allié naturel » et


fiable dans la sous-région de la Corne de l’Afrique. Les relations d’ordre
étatiques entre le président Mengistu et ses deux homologues kenyans
successifs, Kenyatta (1974-1978) puis Moi (1978-1991), étaient par
conséquent des relations de convenance objective, maintenues en dépit
des divergences idéologiques (solidarité avec le camp communiste vs
appartenance au camp occidental) au nom de la dissuasion de la menace
commune de l’irrédentisme somalien basé sur des fondements religieux,
ethniques et linguistiques. Le Kenya fut d’ailleurs le premier État noir à
s’allier avec le régime marxiste-léniniste du Derg. La relation fut stable et
« sécurisée » pour garantir l’assurance de la gestion des « petites » ques-
tions (les opérations des « shifta » – « bandits » ou « rebelles » en amha-
rique – sur les zones frontalières longeant la région du Sidamo-Borana et
de l’Ogaden, côté éthiopien, et la province du Nord-Est – le Northern
Frontier District –, côté kenyan) voire de questions comportant un enjeu
stratégique (la guerre de l’Ogaden en 1977-1978). L’alliance objective
entre l’Éthiopie et le Kenya fut pourtant parfois marquée par des diver-
gences d’appréciation et de gestion de la Somalie. Les moments de fric-
tions furent rarement « officialisés » en raison de la perception de
menaces réelles ou supposées beaucoup plus graves dans l’environne-
ment immédiat et de la crainte récurrente des autorités kenyanes de frois-
ser la susceptibilité des autorités éthiopiennes.
L’invasion de l’Ogaden éthiopien par la Somalie fut l’occasion de tes-
ter la mise en œuvre du Pacte de défense et d’assistance mutuelle signé
entre l’Éthiopie et le Kenya en juillet 1963. L’activation dudit traité fut
essentiellement symbolique pour plusieurs raisons, entre autres : les
divergences idéologiques liées à la guerre froide, les pressions améri-
caines en faveur de la non-activation, la priorité donnée par les dirigeants
du Derg à l’appui massif de régimes marxistes-léninistes avec l’arrivée en
Éthiopie de 1 500 conseillers militaires soviétiques, d’un corps expédi-
tionnaire de 17 000 Cubains et de 750 Sud-Yéménites plutôt que l’appel à
une armée kenyane leur paraissant faible et largement insuffisante49. Elle
eut, au demeurant, pour effet de renforcer la position de l’Éthiopie au sein
de l’OUA avec la consolidation du principe d’intangibilité des frontières
héritées de la colonisation.
Dans l’environnement proche « hostile », l’Égypte constituait pour le
Derg, en plus de la Somalie, l’autre ennemi par excellence, et ce d’autant
plus qu’elle s’affichait comme un État arabe modéré, pro-occidental et sou-
tenant la cause érythréenne. A la fameuse déclaration faite le 6 mai 1978

Economy of Ethiopia, The School of advanced International Studies, John Hopkins


University, New York & Westport & London : Praeger, pp. 157-173.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 169

par le colonel Mengistu sur le blocage de la construction d’un barrage sur


le Nil facilitant l’écoulement normal de ses eaux, le président Sadate
répondit que « le fait même de toucher à 1m3 d’eau du Nil équivalait à une
déclaration de guerre50 ». Un second incident survint, courant 1980, après
l’évocation par l’Égypte de plans de transfert d’eau du Nil vers la péninsu-
le du Sinaï pour irriguer quelque 35 000 hectares à l’est du Canal de Suez
dans le cadre d’un accord avec Israël. Le chef de l’État éthiopien accusa
alors son homologue égyptien de violer un accord de 1897 limitant l’utili-
sation des eaux du Nil aux États riverains, ce qui excluait ipso facto l’État
hébreu. Les dirigeants égyptiens, quant à eux, soutenaient qu’ils n’avaient
aucune obligation de consulter les pays en amont du fleuve au sujet de son
utilisation pour l’irrigation. Ils ajoutèrent que l’Éthiopie, laquelle avait
pour obligation – selon eux – de consulter les pays situés en aval pour
toute action qui pourrait changer le débit de la rivière, faisait des projets de
barrage et d’irrigation qui risquaient de perturber considérablement les
flux du Nil. Afin d’apaiser les tensions éthio-égyptiennes, le président
Nimeiry proposa au président Sadate de partager l’eau supplémentaire
provenant du projet de Jonglei en cas de construction de barrages par
l’Éthiopie51. Cette dernière se méfiait également de l’« ambivalence » de
l’Égypte qui jouait à la fois les cartes africaines, arabes et méditerra-
néennes.

49. Pour un éclairage sur l’étendue de la mise en œuvre, dans ce cadre, du Pacte de
défense et d’assistance mutuelle signé le 13 juillet 1963 entre l’Éthiopie et le Kenya, se
reporter à Delphine Lecoutre (2004) : « Quelques éléments de réflexion sur ... », Op. cit.,
pp. 367-381. Ottaway David & Marina (1981) : Afrocommunism, New York & London :
African Publishing Company, pp. 154-155. Compagnon Daniel (1995) : Ressources poli-
tiques, régulation autoritaire et domination personnelle en Somalie : le régime de Siyaad
Barre (1969-1991), Thèse pour le doctorat en science politique, Université de Pau et des
Pays de l’Adour, vol. I, p. 354. Lefebvre Jeffrey A. (1987) : « Donor Dependency and
American Arms Transfers to the Horn of Africa. The F-5 Legacy », The Journal of
Modern African studies, vol. 25, n° 3, p. 476. Schwab Peter (1978) : « Cold War on the
Horn of Africa », African Affairs, vol. 77, n° 306, January, pp. 6-20. Chaliand Gérard
(1984) : L’enjeu africain. Géostratégie des puissances, Bruxelles : Editions Complexe,
p. 131. Laidi Zaki (1986) : Les contraintes d’une rivalité. Les superpuissances et l’Afrique
(1960-1985), Paris : La Découverte, p. 87.
50. Legum Colin (1978-1979) : « Ethiopia » in Africa Contemporary Record, p. B
251-B252. Pour la version éthiopienne, se reporter à Ayele Negussay (1988) : « The Blue
Nile and Hydropolitics Among Egypt, Ethiopia, Sudan », USSR Academy of Sciences,
Africa Institute, Proceedings of the 9th International Congress of Ethiopian Studies,
Moscow, 26-29 August 1986, vol. II, Nauka Publishers, Central Department of Oriental
Litterature, pp. 38-50.
51. Legum Colin (1980-1981) : « Ethiopia » in Africa Contemporary Record,
p. B 196-B197.
170 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Les relations entre l’Éthiopie et le reste du continent étaient plus


ciblées et plus limitées. Mengistu jouait pleinement la carte de la solidarité
idéologique avec le bloc soviétique dans ses relations avec l’Afrique. En
1977, l’alliance avec l’URSS remplaça l’alliance précédente de l’Éthiopie
avec les États-Unis comme pierre angulaire de sa politique étrangère52. En
fait, il s’agissait pour le derg de contrecarrer les États-Unis dans un cer-
tain nombre de pays africains (en particulier en Angola et au
Mozambique), mais il s’agissait surtout d’une opposition subordonnée
aux intérêts directs de l’Éthiopie, par exemple : le soutien éthio-libyen au
SPLA dans les années 1980 avec la coproduction Mengistu-Kadhafi dans
un soutien massif apporté à ce mouvement, concrétisé par l’achat par le
guide libyen d’armes soviétiques à l’aide de ses pétro-dollars, pour
l’équivalent de 1 milliard de dollars et qui permit au SPLA de remporter
des succès militaires face au gouvernement de Khartoum53 ; ou encore
l’accueil des Algériens pour faciliter le soutien éthiopien au Front
Polisario, ce qui valait à l’Éthiopie de mauvais rapports avec le Maroc.
Mengistu circonscrivait volontairement sa politique à l’apport d’un
soutien réel et automatique aux mouvements marxistes-léninistes, tels que
les mouvements de libération d’Afrique australe (Zimbabwean African
National Union Party – ZANU –, Zimbabwe People’s revolutionary Party
– ZAPU –, ANC–, Panafrican Congress – PAC –) qui participaient à
« l’ultime libération du continent », par l’octroi d’équipements standard
comme des logements meublés « nationalisés » appartenant antérieure-
ment à des personnes qualifiées de « réactionnaires » par le Derg54. Bien
des années plus tard d’ailleurs, l’asile politique octroyé par le président
Robert Mugabe au colonel Mengistu suite à l’effondrement de son régime
le 28 mai 1991 a constitué la contrepartie « naturelle » de services ren-
dus par l’Éthiopie avec l’entraînement de soldats de la ZANU dans les
années 197055. Au début des années 1980, Mengistu apporta également un
soutien appuyé au SPLA de John Garang auquel il offrit des camps
d’entraînement, des armes, du renseignement et des équipements radio.
Les camps de Gambella étaient entièrement dirigés par le SPLA et
appuyés par la sécurité éthiopienne. Mengistu demanda néanmoins une
contrepartie politique particulièrement élevée au SPLA, à savoir la loyauté

52. Voir Clapham Christopher (1988) : Transformation and Continuity in


Revolutionary Ethiopia, Cambridge : Cambridge University Press, pp. 220-240. Legum
Colin (1984) : « L’Éthiopie, nouvel allié africain de Moscou », Politique étrangère, n° 4,
Hiver, pp. 873-881.
53. Haïlé Sélassié Teferra (1997) : The Ethiopian Revolution 1974-1991. From a
Monarchical Autocracy to a Military Oligarchy, London & New York : Kegan Paul
International, pp. 242-244.
54. Témoignage, ancien officiel du Derg.
55. Africa Condidential 3/06/1991, n°139 : « La fuite du président », p. 3.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 171

des dirigeants du mouvement envers lui, leur adhésion à l’idéologie socia-


liste et leur opposition à la sécession du Sud Soudan56.
Les dirigeants du Derg avaient adopté une position plutôt ambivalente
vis-à-vis de ces mouvements en ce sens qu’ils étaient d’accord pour les
accueillir et les aider, mais à condition que de telles actions ne portent pas
préjudice à la situation en Érythrée, en particulier dans les instances inter-
nationales. C’est ainsi que la question de l’Érythrée ne fut jamais formelle-
ment inscrite à l’ordre du jour de l’OUA et ne se trouvait évoquée lors des
débats qu’au détour des interventions. Les autorités du Derg empêchaient
l’inscription de la question de l’Érythrée sur l’agenda de l’Organisation au
motif qu’il s’agissait d’un problème de sécession (et pas un problème de
décolonisation) et d’une affaire d’ordre interne (et non d’une guerre de
libération). Ils s’opposaient d’ailleurs fermement et constamment à ce que
le Comité de libération de l’OUA reconnaisse le TPLF et l’EPLF comme
des mouvements de libération. A titre anecdotique, il paraît intéressant de
mentionner qu’à une intervention critique de l’action du Derg par un
représentant de la Guinée équatoriale, au cours d’une discussion au sein
de l’OUA, selon laquelle « L’Éthiopie était en train de torturer les combat-
tants des mouvements de libération en Ogaden et dans le nord du pays »,
le chef du département Afrique de l’époque au ministère éthiopien des
Affaires étrangères, avait immédiatement rétorqué : « Vous pensez que vous
êtes un grand pays, vous administrez seulement un district. Nous, nous
administrons quelque quatre-vingts ethnies et essayons de les maintenir
dans un pays », mettant ipso facto fin à tout propos contre le régime éthio-
pien57. Sur le même registre mais concernant une autre question, l’un des
chefs du département Afrique du ministère éthiopien des Affaires étran-
gères s’était un jour exclamé : « D’où sortent ces zigotos de Saharaouis ?
Nous ne connaissons que le Maroc. Soutenir les Saharaouis, c’est renfor-
cer le soutien que reçoivent les séparatistes érythréens58. »
Au demeurant, les régimes africains pro-occidentaux avaient indénia-
blement des rapports très difficiles avec le Derg de sorte que plusieurs
présidents africains, tels que Houphouët-Boigny, ne se sont jamais rendus
personnellement à Addis Abeba pendant la durée de ce régime.
Finalement, le colonel Mengistu Haïlé-Mariam fit le choix d’une poli-
tique africaine, dont le voisinage tant géographique que géopolitique
immédiat constituait la priorité, et qui restait – pour le reste du continent
– uniquement articulée autour de la solidarité idéologique marxiste-
léniniste. Quant à l’aide aux mouvements de libération, elle s’inscrivait

56. De Waal Alex (2004) : Islamism and its Enemies in the Horn of Africa, Addis
Ababa : Shama Books, p. 185.
57. Témoignage, ancien officiel du Derg.
58. Ibidem.
172 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

dans la continuité de la politique de l’Empereur. Pour sa part, le Premier


ministre Meles Zenawi a décidé de mettre l’accent sur l’intégration régio-
nale et sur le développement de relations économiques avec le reste du
continent, et ce tout en privilégiant la sécurisation de l’Éthiopie dans son
environnement proche.

La politique africaine de Meles Zenawi : une politique « pragmatique »


en cercles concentriques et ciblée sur des puissances tant régionales
qu’extra-régionales

Les dirigeants éthiopiens de la coalition TPLF-EPRDF utilisent la


scène diplomatique africaine comme un forum grâce auquel l’Éthiopie
peut mieux faire face à la mondialisation, tenter d’accroître son poids
économique et stratégique, faire entendre sa voix en Occident pour conti-
nuer à capter l’aide dont elle reste très largement dépendante, et parallèle-
ment obtenir une réduction conséquente de sa dette extérieure. En
d’autres termes, il s’agit pour elle de trouver les voies et les moyens
d’influence au niveau africain pour mieux se faire entendre par la com-
munauté internationale. Les autorités éthiopiennes considèrent en effet
l’Afrique, du moins l’axe Alger-Pretoria-Lagos-Addis-Abeba, comme un
« partenariat stratégique » exceptionnel pour relever ensemble les défis
du développement, tâche que l’Éthiopie ne peut accomplir seule en raison
notamment de la réelle faiblesse de son économie. Elle ont aussi recours
aux partenaires africains de l’Éthiopie pour la gestion de la paix et de la
sécurité dans sa sous-région, condition sine qua non du pays, en premier
lieu, dans le cadre de l’Autorité intergouvernementale pour le
développement (IGAD) et, en second lieu, dans celui de l’UA. En un
mot, la priorité est donnée à la sécurisation de l’environnement immédiat
(notamment, la suppression de toute prétention territoriale d’un État voi-
sin ; une gestion de l’eau et une lutte contre le commerce illégal de bétail
concertées au niveau sous-régional ; ou encore une coopération frontalière
dans les domaines de la sécurité, du commerce et de l’agriculture), au
renforcement de l’intégration sous-régionale et continentale, ainsi qu’au
développement des relations économiques avec le reste du continent. La
variable de l’indépendance érythréenne (de facto en mai 1991, de jure en
avril 1993) équivaut à un enclavement volontaire de l’Éthiopie59 et a indu-

59. Voir les aspects controversés de l’indépendance de l’Érythrée dans Africa


Confidential, 30/04/1993, vol. 34, n° 9 : « Eritrea : Africa’s New State », pp. 1-3.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 173

bitablement dicté la nature et l’orientation des relations de l’Éthiopie avec


le reste de la sous-région (tantôt convergentes avec, entre autres, l’assu-
rance de la sécurité d’Addis-Abeba par des forces érythréennes de 1991 à
1997, tantôt divergentes et obligeant – par exemple – à la recherche pres-
sante de « ports de substitution » aux ports érythréens d’Assab et de
Massawa dès le déclenchement du conflit éthio-érythréen en mai 1998),
voire lui a imposé de lancer des « appels de soutien diplomatique » au
niveau continental (médiation du conflit éthio-érythréen par l’OUA). Le
conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée de 1998 à 2000 a indubitablement
marqué un tournant décisif dans la politique africaine de l’Éthiopie.
En tout cas, la perception éthiopienne actuelle du reste du continent
s’avère éminemment concentrique. Le premier cercle engloberait son
environnement immédiat composé de pays géographiquement limi-
trophes, certains plus ou moins menaçants ou coopératifs selon les
périodes (Somalie, Érythrée et Soudan), d’autres avec lesquels l’Éthiopie
entretient une relation stratégique (Kenya et Djibouti), en plus d’un pays
proche géopolitiquement qui requiert une attention permanente et soute-
nue à cause des eaux du Nil (Égypte). Le deuxième cercle – qui empiète
quelque peu sur le premier – intégrerait, quant à lui, l’environnement
composé des « nouveaux dirigeants africains » identifiés par l’administra-
tion Clinton au milieu des années 1990 (Meles Zenawi, Issayas Afeworki,
Museveni, Kagamé et Kabila) pour redessiner la moitié du continent afri-
cain, cet axe devait pourtant se déliter avec le conflit éthio-érythréen. Le
troisième cercle comprendrait l’implication protectionniste et prudente,
mais non moins engagée, de l’Éthiopie dans le Marché commun
d’Afrique orientale et australe (COMESA) de 380 millions d’habitants,
en dépit de la faiblesse de son économie. Le quatrième cercle inclurait un
environnement « ciblé » formé de pays piliers sur lesquels l’Éthiopie peut
s’adosser sur les plans économiques et diplomatiques, à savoir l’Afrique
du Sud, géant économique en puissance du continent, dans le cadre du
Nouveau partenariat pour le développement économique de l’Afrique
(NEPAD), l’Algérie, président en exercice de l’OUA au moment du
déclenchement du conflit éthio-érythréen, dont elle a assuré la médiation
jusqu’à la signature des accords de paix d’Alger en décembre 2000, le
Nigeria, meneur de la Communauté Économique des États d’Afrique de
l’Ouest (Cedeao) et président en exercice de l’UA depuis le Sommet
d’Addis-Abeba (juillet 2004) jusqu’à celui de Khartoum (janvier 2006).
Le cinquième cercle recouvrirait le reste de l’environnement continental
avec l’installation du siège de l’OUA, aujourd’hui UA, depuis 1963 à
Addis-Abeba. L’environnement géographique des autres pays africains
reste, malgré tout, encore lointain tant dans les esprits que dans les faits
dans la mesure où les infrastructures et les liens économiques restent
encore peu développés.
174 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

De 1991 à 1998, l’Éthiopie s’allia à l’Érythrée pour contrer l’appui du


Soudan aux mouvements insurrectionnels en Éthiopie, principalement
l’Oromo Liberation Front (OLF) et le Benishangul Liberation Front
(BLF), et s’insérer dans les objectifs de la politique américaine visant à
« détruire » le Soudan. En coulisse, les autorités éthiopiennes accusaient
également le Soudan d’« exporter » l’extrémisme islamique et de fournir
de l’aide aux unités terroristes d’Al-Ittihad basées en Ogaden et dans le
Sud de la Somalie. La méfiance d’Addis-Abeba vis-à-vis de Khartoum
s’était accentuée après la tentative d’assassinat du président égyptien
Moubarak en juin 1995. Les autorités soudanaises furent alors accusées
par leurs homologues éthiopiens d’être derrière cet incident et de refuser
d’extrader les auteurs présumés, et accusèrent à leur tour l’Éthiopie et
l’Érythrée de servir de base arrière au SLPA, voire de participer directe-
ment aux combats à ses côtés. L’Éthiopie changea pourtant de stratégie
après le déclenchement du conflit éthio-érythréen début mai 1998 par la
formation d’une coalition ad hoc avec le Soudan en raison du besoin
pressant, pour pallier les pertes des ports érythréens d’Assab et de
Massawa, de débouchés portuaires de substitution tels que Port Soudan
(accord signé en mars 2000). Dans le cadre de la normalisation tactique
de leurs relations, l’Éthiopie et le Soudan prirent d’autres mesures pra-
tiques comme la création d’une zone de libre-échange, l’annulation des
visas d’entrée pour leurs ressortissants, l’amélioration de la route reliant
Port-Soudan à Gedaref (centre-est du Soudan) et à Gondar (nord de
l’Éthiopie), via les villes frontalières éthiopiennes de Metema et souda-
naise de Qallabat, ou encore l’établissement d’une coopération, à partir
d’avril 2000, dans les domaines de la sécurité, du commerce, de l’agricul-
ture, des communications et de la santé dans leur zone frontalière. 100 %
du trafic maritime de l’Éthiopie passait d’ores et déjà par le port de
Djibouti qui disposait d’ailleurs des meilleurs équipements dans
l’ensemble de la sous-région. La réhabilitation dudit axe routier permit à
l’Éthiopie à la fois d’importer du sel, du carburant ainsi que du gaz butane,
et d’exporter des produits agricoles et industriels par Port-Soudan, situé
sur la mer Rouge. L’Éthiopie et le Soudan créèrent même des « Comités
civiques » (à savoir, un Comité général de démarcation de la frontière, un
Comité technique et un Comité spécial) afin de démarquer de manière
pacifique leur frontière commune. Ces deux pays se sont également alliés
au Yémen pour organiser un forum de coopération dans les domaines
politique, économique, culturel et commercial60. Cette alliance avait, en
pratique, pour principale vocation d’affaiblir et de marginaliser les posi-

60. « Interview With the Sudanese Ambassador to Ethiopia, His Excellency Osman
El-Sayed Fadar El-Seed (Mid-May 2004) », http://www.waltainfo.com/conflict/inter-
view/2004/june/article1.htm
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 175

tions de l’Érythrée, laquelle fut – entre autres – accusée, mi-décembre


2001, par le ministre éthiopien des Affaires étrangères Seyoum Mesfin de
fournir un entraînement et un soutien logistique au groupe islamique fon-
damentaliste somali Al Itihaad al Islami (« Unité de l’islam »)61.
L’arrivée au pouvoir de Meles Zenawi en 1991 marqua une nette et
constante amélioration des relations entre l’Éthiopie et l’Égypte pour au
moins quatre raisons : la disparition corrélative à la fin de la guerre froide
des divergences idéologiques entre les deux pays ; la volonté de part et
d’autre de montrer une certaine flexibilité pour trouver un terrain d’entente
dans la mesure où l’incompréhension leur semblait, à long terme, récipro-
quement préjudiciable (surtout concernant la gestion des eaux du Nil) ; la
perception éthiopienne selon laquelle de bonnes relations avec l’Égypte
pouvait lui ouvrir les marchés du monde arabe, particulièrement celui de
l’Arabie Saoudite ; la pression des donateurs et des organisations interna-
tionales en faveur d’une coopération entre les deux pays. A cet égard, les
institutions internationales firent comprendre à l’Éthiopie et à l’Égypte
qu’elles obtiendraient d’autant plus aisément des financements pour les
aménagements des eaux du Nil qu’elles adopteraient une approche
gagnante pour chacune des deux parties, basée sur une coopération
mutuelle. La prise de conscience des enjeux liés aux eaux du Nil, maté-
rialisée par une forte volonté politique, a permis des avancées significa-
tives. Signe d’un changement d’esprit entre les deux pays, un accord
cadre de coopération, comprenant la création d’une Commission sur les
eaux du Nil, fut signé au Caire entre le président Moubarak et le Premier
ministre Meles, le 1er juillet 1993. Le lancement de l’Initiative du bassin
des eaux du Nil (NBI), à Dar Es-Salam, en février 1999 s’est concrétisé
par une coopération accrue entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan dans le
cadre du Programme d’action subsidiaire pour le Nil oriental (ENSAP)62,
et dont les progrès ont dépassé ceux réalisés par les autres pays riverains
dudit fleuve. Commercialement parlant, le marché égyptien vient d’être
ouvert à la viande éthiopienne en 2004.
Deux moments de tension ont cependant altéré les relations éthio-
égyptiennes : le premier, la tentative d’assassinat du président Moubarak,
le 26 juin 1995 à l’occasion du Sommet des chefs d’État et de
Gouvernement de l’OUA, par un groupe terroriste égyptien opérant

61. Shinn David H. (2002) : « Ethiopia : Coping with Islamic Fundamentalism before
and after September 11 », Africa Notes, n° 7, Washington : Center for Strategic and
International studies, February, pp. 3-6. Se reporter aussi à Tadesse Medhane (2002) : Al-
Ittihad. Political Islam and Black Economy in Somalia. Religion, Money, Clan and the
Struggle For Supremacy Over Somalia, Addis-Abeba : Mega Printing Enterprise, 209 p.
62. Tafesse Tesfaye (2001) : The Nile Question : Hydropolitics, Legal Wrangling, Modus
Vivendi and Perspectives, Munster & Hamburg & London : LIT Verlag, pp. 108-126.
176 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

depuis le Soudan et dont les trois assassins prirent la fuite vers Khartoum
sur un vol de Sudan Airways après leur échec, fâcha l’Égypte qui faisait
valoir que la protection d’un chef d’État relevait de l’État hôte, en l’espèce
l’Éthiopie ; le deuxième, au cours du conflit éthio-érythréen, l’Éthiopie
accusa l’Égypte d’être partie dans une conspiration contre elle. Après
cette tentative d’assassinat, le Premier ministre éthiopien décida de créer
un nouveau package de relations avec l’Égypte pour prouver, en quelque
sorte, aux officiels égyptiens que l’Éthiopie n’avait rien à voir avec cet
incident. Par ailleurs, il ne semble plus y avoir officiellement de diver-
gences majeures entre les deux pays sur la question somalienne, pragma-
tisme oblige... L’Égypte a , en effet, pris conscience de l’intérêt direct que
l’Éthiopie peut avoir sur son « arrière cour » somalienne parce qu’elle
partage avec elle une frontière de 2000 km et peut donc être la première à
ressentir les effets ou à être menacée par son instabilité, et qu’elle montra
– en son temps – sa ferme volonté de s’impliquer activement dans le pro-
cessus de paix en tant que « pays de la ligne de front » de l’IGAD63.
Face au « dilemme sécuritaire » posé par leur environnement immédiat,
les décideurs éthiopiens se trouvent à la fois dans une logique de jeu à
somme nulle pour satisfaire pleinement leur intérêt national (par exemple,
dans leur volonté de « neutralisation » de la Somalie « en faillite » depuis le
début des années 1990 matérialisée à la fois par le soutien à un État de pré-
férence faible et découpé en blocs – Somaliland, Puntland et Jubaland –,
par l’adoption d’une approche « paternaliste » vis-à-vis de « clans amis »
et par des incursions militaires au nom du maintien de la stabilité sous-
régionale, de la crainte de l’irrédentisme somali et de la lutte contre le ter-
rorisme) et dans une approche de recherche de gains sous-régionaux tenant
compte des intérêts des autres États (notamment, les négociations relatives
aux eaux du Nil, l’accès au pétrole soudanais et à Port Soudan en échange
de la production d’hydro-électricité éthiopienne, le bénéfice des services
du port de Djibouti à un tarif particulièrement préférentiel au moment du
conflit éthio-érythréen, l’offre gratuite des facilités du port de Berbera par
le Somaliland, la collaboration de l’Éthiopie avec le Kenya en matière de
sécurisation des zones périphériques et de lutte anti-terroriste).
Au demeurant, les contributions de l’Éthiopie aux opérations de main-
tien de la paix sur le continent africain se sont multipliées au milieu des
années 1990 en raison, non seulement, de la volonté des dirigeants éthio-
piens de donner l’image d’un pays favorable à la paix sur la scène conti-
nentale, mais aussi de l’utilisation à bon escient de leur culture militariste,

63. Pour une analyse de la 14e Conférence de réconciliation nationale somalienne sous
les auspices de l’IGAD, voir Kamudhayi Ochieng (2004) : « The Somali Peace Process »
in Makumi Mwagiru (dir.) : African Regional Security in the Age of Globalisation,
Nairobi : Heinrich Böll Foundation, pp. 107-123.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 177

de l’implication de l’allié érythréen privilégié d’alors, des bénéfices pou-


vant être tirés par l’armée éthiopienne de l’accumulation d’une expérience
de terrain, et tout simplement de leur proximité géographique : envoi de
troupes au Rwanda (1994) ; acheminement de conseillers techniques et de
convois d’armes en République démocratique du Congo [RDC] (1996-
1997) ; expédition de troupes et d’un commandant en chef adjoint éthio-
pien au Burundi (2003) à la demande des autorités sud-africaines, facili-
tée par les bons rapports entretenus entre le Premier ministre Meles
Zenawi et le président Thabo Mbeki.
Notons encore qu’en 1997, le Premier ministre Meles Zenawi proposa
l’instauration d’un panel d’experts sur le génocide rwandais pour les rai-
sons suivantes : sa conviction profonde de la similarité des cas entre les
atrocités du Derg et le génocide du Rwanda ; la proximité ethnique des
populations des deux pays ; les liens remontant à l’époque de la lutte des
mouvements de libération respectifs ; enfin, la simultanéité de l’arrivée
au pouvoir des nouveaux dirigeants éthiopiens et rwandais au début des
années 1990.
L’Éthiopie s’est également positionnée comme un État promoteur du
programme du NEPAD aux côtés de l’Afrique du Sud, du Nigéria, du
Sénégal, de l’Égypte et de l’Algérie afin de ne pas rester en marge d’une
scène africaine en pleine mutation. L’Éthiopie ne dispose a priori
d’aucun mobile apparent, mais a néanmoins des raisons légitimes de faire
partie de la vitrine du NEPAD qui prône la « Renaissance africaine » et le
décollage économique du continent64. En effet, si l’Éthiopie reste l’un des
pays les plus pauvres d’Afrique et du monde, en situation de dépendance
économique particulièrement aiguë par rapport aux donateurs, elle pré-
tend disposer d’un poids moral historique en raison de son rôle détermi-
nant dans la création de l’OUA ainsi que de son appui aux mouvements
de libération du joug colonial. Elle tient, en outre, fermement à avoir son
mot à dire dans la redistribution des cartes géopolitiques sous-régionales
compte tenu de sa taille, de son poids démographique et de son marché
potentiel, tout en essayant de se faire passer pour le « bon élève » africain
auprès des bailleurs de fonds. Enfin, elle cherche à vendre une image de
sérieux (appartenance du Premier ministre Meles à la Commission Blair
pour l’Afrique), tout en pouvant jouer la carte de la crédibilité et de la sta-
bilité dans une région stratégique (Corne de l’Afrique, mer Rouge et
région du Golfe persique) en proie aux mouvements terroristes. La lutte
contre le terrorisme permet également à l’Éthiopie de servir les intérêts

64. Lire Walta Information Center, 27/05/2002 : « Contribution By HE Ato Meles


Zenawi, Prime Minister of the Federal Democratic Republic of Ethiopia At A Symposium
Organized by the African Development Bank : Towards Realizing the Objectives of
Nepad ».
178 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

des États-Unis, dont elle constitue l’État-pivot fiable dans la sous-région,


et d’en tirer ipso facto des bénéfices matériels, pécuniaires et sécuritaires.
L’Éthiopie profite indubitablement de l’antipathie actuelle vis-à-vis des
groupes terroristes dans la Corne de l’Afrique pour améliorer sa propre
situation sécuritaire et réduire la force de ses ennemis, que ceux-ci soient
ou non liés au terrorisme65.
A cela s’ajoute que l’Éthiopie a montré les signes d’un activisme crois-
sant au sein de l’OUA (aujourd’hui UA) depuis le milieu des années 1990.
En 1991, le régime TPLF-EPRDF s’est trouvé débarrassé de l’étiquette
de « pays sous influence soviétique » qui collait à la peau du Derg, et qui
avait valu à l’Éthiopie une attitude de méfiance de la part d’autres États
membres. En 1994, on a assisté à la première nomination d’un ambassa-
deur d’Éthiopie auprès de l’Organisation. L’Éthiopie s’est peu à peu
« décrispée » et ses délégations se sont montrées de plus en plus à l’aise
dans les débats. Meles Zenawi a aussi semblé vouloir exercer un pouvoir
de séduction auprès de certains responsables africains grâce à son intelli-
gence, ses capacités d’orateur et sa volonté de donner une image de son
pays autre que celle de la famine. Dès la création de l’Organe central du
Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits de
l’OUA en 1993, l’Éthiopie eut la volonté d’en être un membre et participa
très régulièrement à ses réunions pour avoir son mot à dire dans la gestion
des conflits du continent. En 1995, elle bénéficia de la présidence en
exercice de l’Organisation et s’impliqua de ce fait plus profondément
dans les situations conflictuelles du Burundi, de la RDC ou encore des
Comores. Les autorités éthiopiennes mettaient souvent en avant le succès
de la gestion du processus d’indépendance de l’Érythrée (1993) qui pou-
vait, selon elles, servir d’exemple pour la stabilité du continent. Elles ont
d’ailleurs été les premières à soutenir ardemment l’indépendance de facto
du Somaliland, notamment en ouvrant une représentation commerciale, à
ceci près que le Premier ministre Meles a constamment réitéré que
« l’Éthiopie serait la deuxième à le reconnaître de jure66 ». Ainsi avait-il
déclaré dans un entretien accordé à « Al-Hayat » en décembre 2000 :
« Nous ne reconnaissons pas le Somaliland comme un État indépen-
dant... Nous avons une relation de facto avec tous les États indépen-
dants... C’est sur notre frontière. Prétendons-nous qu’il n’existe pas ? »
En réalité, le Premier ministre éthiopien s’est recentré sur une perspective
africaniste dans la mesure où cette politique s’avère utile et peut « rappor-
ter des gains » le cas échéant, et ce même si cela n’est pas toujours

65. Shinn David H. (2002) : « Ethiopia : Coping with Islamic Fundamentalism ... »,
Op. cit., pp. 6-7.
66. Intellibridge (2004) : « The Changing Situation in Somalia/Somaliland :
Implications for Ethiopia », January, 15 p.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 179

agréable in fine. Et cela d’autant plus que le port de Berbera pouvait pal-
lier, pour l’Éthiopie, la privation des ports érythréens d’Assab et de
Massawa, le taux élevé des tarifs du port de Djibouti qui augmentèrent de
150 % en janvier 2001 ainsi que la longue distance de Port Soudan et de
Mombasa. A cet égard, le conflit éthio-érythréen a indéniablement consti-
tué un tournant dans l’épopée africaine de l’Éthiopie. Le défi de la ges-
tion de ce conflit à implication sécuritaire très forte dans son environne-
ment immédiat a transformé l’attitude des diplomates éthiopiens au sein
de l’OUA. Celle-ci, qui constituait traditionnellement plutôt une attitude
de compromis, s’est mue en un activisme découlant du fait de campagnes
d’explication par les diplomates éthiopiens et érythréens des positions de
leur pays respectif, de justifications pointilleuses à la demande des autres
États membres et de joutes oratoires mémorables entre les deux déléga-
tions. L’Éthiopie s’est constamment montrée à la recherche de soutiens
diplomatiques parmi les pays africains et a d’ailleurs joué – certes impli-
citement – la carte de l’OUA contre celle des Nations unies dans cette
affaire.
L’Éthiopie est aujourd’hui l’un des quinze membres du successeur du
défunt Organe central, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA
créé officiellement à l’occasion de la Journée de l’Afrique le 25 mai
2004. La présélection au niveau de la sous-région de l’Afrique de l’Est
s’était alors faite sans difficultés en raison du peu de candidats en compé-
tition. Il semble, en tout cas, qu’à l’époque l’Éthiopie et le Kenya se
soient entendus au niveau ministériel sur le fait que la première obtien-
drait le mandat le plus long (3 ans) et que le second bénéficierait au
moins d’un mandat plus court (2 ans) en raison de leur intérêt direct par-
tagé dans les processus de paix somalien et soudanais67.

***

En définitive, la politique africaine de l’Éthiopie comprend bien à la


fois des éléments de permanence et de rupture. La continuité réside
essentiellement dans l’« obsession sécuritaire » des dirigeants éthiopiens
dans leur environnement immédiat qu’ils perçoivent comme un espace
particulièrement volatile dans lequel les alliances se font et se défont de
manière souvent imprévisible et tactique. Leur politique de sécurité est
constamment basée sur la défense des intérêts vitaux de l’Éthiopie (inté-

67. Lecoutre Delphine (2004) : « Le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africai-


ne, clef d’une nouvelle architecture de stabilité en Afrique ? », Afrique contemporaine,
Hiver, p. 149.
180 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

grité territoriale, frontières, stabilité interne, consolidation voire assurance


de survie du régime et gestion de l’eau). Le voisinage tant géographique
que géopolitique de l’Éthiopie reste de manière récurrente façonné par la
dialectique amitié-animosité. Les autorités éthiopiennes ont également
pour souci continuel de minimiser, et autant que faire se peut, d’anéantir
les risques de soutien des pays voisins aux mouvements insurrectionnels
qu’elles considèrent comme des menaces directes à la stabilité interne.
Elles effectuent donc constamment des « calculs de sécurité » pour les-
quels elles doivent impérativement prendre en compte des variables telles
que la difficulté latente à surveiller un territoire très étendu, la porosité de
leurs frontières ou encore la mauvaise répartition voire la sous-exploita-
tion des ressources (en particulier l’eau et l’hydro-électricité). Les trois
dirigeants éthiopiens successifs ont eu pour perpétuelle préoccupation de
s’insérer dans la stratégie africaine de puissances extérieures (les États-
Unis [Haïlé Sélassié et Meles Zenawi] ou l’URSS [Mengistu Haïlé-
Mariam]) auxquelles ils se sont affiliés soit idéologiquement, soit par
pragmatisme sécuritaire et économique. L’exploration du reste du conti-
nent par l’Éthiopie est restée, de tout temps, largement ponctuelle et sur-
tout marquée par des considérations d’opportunisme ou de réalisme poli-
tique (par exemple, un besoin urgent et déterminant de soutien diploma-
tique africain lors du conflit éthio-érythréen), voire tributaire de facteurs
purement circonstanciels (éloignement géographique, absence d’infra-
structures, lâcheté traditionnelle des relations bilatérales par manque
d’intérêt, méconnaissance réciproque). Ce qui a certainement changé la
relation de l’Éthiopie avec le reste de l’Afrique dans la dernière décennie,
c’est très probablement le jeu de la carte de l’intégration tant sous-régio-
nale (IGAD et COMESA) que continentale (UA) pour mieux faire face
aux défis sécuritaires immédiats et à l’économie mondialisée.

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Presses et revues

Africa Confidential
Africa Contemporary Record
Archives diplomatiques, K-Afrique, Éthiopie, 1960-1965
Ethiopian Herald
News and Views
Walta Information Center
7

L’Église orthodoxe tewahedo d’Éthiopie


et ses enjeux contemporains

Stéphane ANCEL, Éloi FICQUET

Vénérable pilier de l’histoire éthiopienne, l’Église a accompagné


depuis le IVe siècle la construction du royaume chrétien, en renforçant
son assise territoriale par un tissu paroissial dense, en lui fournissant des
cadres symboliques et idéologiques puissants, et en lui permettant de
s’ouvrir sur le monde. A travers les liens noués avec d’autres puissances
chrétiennes, le royaume d’Éthiopie et son Église se sont définis dans une
perspective universelle selon des motifs théologiques et eschatologiques.

Aperçu terminologique

Le premier problème qui se pose dans la présentation de l’Église


d’Éthiopie est celui de sa dénomination. Il existe aujourd’hui une appella-
tion officielle : « Église orthodoxe tewahedo d’Éthiopie », qui est ici rete-
nue. L’examen de chaque terme peut servir d’introduction à trois aspects
constitutifs de cette institution : la communauté, le dogme et l’inscription
dans la chrétienté.
Les chrétiens d’Éthiopie se conçoivent comme une Église, béte kres-
tiyan en langue guèze, c’est-à-dire « maison des Chrétiens », indiquant le
rassemblement d’une communauté autour d’une bâtisse au centre d’une
géographie sacrée. Chaque église détient sa sacralité parce qu’elle abrite
des répliques de l’Arche d’Alliance, que le mythe national éthiopien loca-
lise à Aksum, l’antique capitale du royaume et conçue comme le lieu
d’établissement de la première église. Si au cours de sa longue histoire,
l’Église éthiopienne s’est elle-même qualifiée par les simples termes de
béte krestiyan, l’établissement de rapports avec d’autres Églises, ainsi que
186 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

l’apparition de dissensions théologiques internes l’ont amenée à se trou-


ver des qualificatifs précis. Ayant suivi l’Église copte dans sa contestation
des conclusions du concile de Chalcédoine (451), l’Église éthiopienne fut
comptée parmi les Églises dites « monophysites » c’est-à-dire considérant
Jésus-Christ comme de nature purement divine et non humaine. Contestant
cette dénomination, l’Église éthiopienne a employé le terme guèze tewa-
hedo pour se définir sur le plan christologique. Le sens de cet adjectif n’est
pourtant pas dénué d’ambiguïté, car il oscille entre la notion d’« union »
des natures du Christ et celle d’« unité » de l’Église.
Le qualificatif orthodoxe réfère assez confusément à la position de
l’Église éthiopienne dans la chrétienté. Ni catholique, ni protestante, elle
n’a pas non plus de parenté d’ordre théologique avec les orthodoxies
slaves et grecque. Par sa situation vaguement géographique de chrétienté
orientale, par l’apparence de ses rites, et par sa dimension restreinte à un
cadre national, l’Église éthiopienne a été comprise dans une définition
large de l’orthodoxie, qui a servi de motif à des rapprochements récents,
notamment vers le Patriarcat œcuménique de Constantinople.
Enfin, l’Église d’Éthiopie est éthiopienne. Derrière cette évidence, se
cache une construction idéologique aux strates profondes et dont nous ne
retracerons pas ici l’histoire. Inventé par les géographes grecs, le toponyme
d’Éthiopie est devenu un territoire sacré du fait des diverses mentions qui
en sont faites dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, puis a
été surinvesti de sacralité par la mission, que se sont arrogée les Éthio-
piens, de conserver l’Arche d’Alliance.

L’autorité religieuse sous la monarchie éthiopienne

Avant de retracer les évolutions de l’Église dans l’histoire de la


construction de la nation éthiopienne contemporaine, il est indispensable de
fournir quelques éléments de description générale du sommet hiérarchique
du clergé. C’est en effet sur les questions de direction partagée de l’Église
entre pouvoirs spirituel et temporel, que se sont exprimés le plus explicite-
ment les enjeux auxquels était confrontée l’institution religieuse entraînée
par l’institution monarchique dans son cheminement vers la modernité.
Dès sa fondation, le sommet de la hiérarchie de l’Église d’Éthiopie a
été dédoublé entre deux figures : un étranger, l’évêque métropolite égyp-
tien (abune), et un prêtre-roi, le roi des rois. Ni l’un ni l’autre ne pouvait
prétendre exercer toute l’autorité religieuse, car, aux yeux des ecclésias-
tiques du royaume, le monarque était suspect d’y mêler des intérêts poli-
tiques, et l’évêque représentait une hiérarchie non seulement lointaine,
L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 187

mais de surcroît soumise à un pouvoir musulman. Les réponses locales à


ce rapport ambivalent à l’autorité religieuse ont généré une organisation
décentralisée fondée sur les réseaux monastiques.

Le patriarche

En théorie, la plus haute autorité de l’Église éthiopienne était le


patriarche copte d’Alexandrie. Depuis la consécration, que l’on situe au
début du IVe siècle, du Syrien Frumentius comme premier évêque métro-
polite d’Éthiopie par saint Athanase, l’évêque d’Éthiopie devait être obli-
gatoirement choisi parmi des moines égyptiens, et être consacré unique-
ment par le patriarche. Ainsi, à la mort de chaque métropolite, les rois
éthiopiens devaient envoyer des ambassadeurs en terre égyptienne avec
d’importants présents d’une part pour obtenir du patriarche qu’il élevât
un moine au siège épiscopal et l’envoyât en Éthiopie, et d’autre part pour
que cette transaction fût autorisée par les autorités musulmanes d’Égypte.
Ce serait cependant une erreur de considérer le patriarche comme le chef
de l’Église éthiopienne. Les occasions où il intervenait auprès du pouvoir
éthiopien étaient rares, principalement pour apporter son soutien à son
représentant, si celui-ci rencontrait des difficultés au cours de son instal-
lation. Jamais, jusqu’au milieu du XIXe siècle, il ne se déplaça lui-même
dans le lointain évêché. Ses véritables pouvoirs étaient l’excommunica-
tion et la possible rétention de l’abun, en refusant de le nommer. Il les uti-
lisa rarement et seulement en cas de désaccord profond avec le pouvoir
royal éthiopien. L’Église copte ne pouvait se priver d’un soutien tel que
l’Éthiopie en face des autorités musulmanes.

L’évêque métropolite

Diriger et organiser l’Église éthiopienne était le rôle de l’évêque


métropolite. Appelé abuna en guèze, « notre père », il était le représen-
tant du patriarche en Éthiopie. L’évêque avait peu de prérogatives, mais
celles-ci étaient vitales pour le fonctionnement de l’Église. Son rôle
sacramentel était indispensable. Il était le seul habilité à sacrer les rois, à
ordonner les prêtres du royaume et à consacrer les tabot (tablettes de bois
ou de pierre, répliques de l’Arche d’Alliance, qui sacralisent les églises).
Sur le plan doctrinal, il avait le pouvoir d’excommunication en tant que
garant de la foi alexandrine.
Obligatoirement occupé par un Égyptien, le siège épiscopal pouvait
rester longtemps vacant. Parce qu’elle figeait l’Église dans l’attente, cette
situation était source d’angoisse. Mais l’urgence qu’elle créait provoquait
188 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

en contrepartie une dynamique de renouvellement perpétuel, évitant la


sclérose du système. Par ce lien intermittent mais constant avec l’Égypte,
qui était redoublé par les pèlerinages vers Jérusalem, l’Éthiopie bénéfi-
ciait d’une ouverture vers le monde méditerranéen qui maintenait la vita-
lité de son héritage religieux. Chaque évêque apportait dans ses bagages
des ouvrages théologiques, canoniques ou doctrinaux.

Le roi des rois

Si le roi éthiopien ne pouvait se passer d’un évêque pour son sacre, il


avait par contre une véritable autorité sur lui et son Église, car il assumait
une double fonction de chef spirituel et de chef temporel. Le roi pouvait
s’exprimer sur la doctrine en tant que véritable représentant de la foi
éthiopienne. Il convoquait et présidait les conciles, chose que ne fit aucun
évêque. A partir du moment où les décisions du roi en matière religieuse
n’étaient pas en contradiction avec les principes de la foi alexandrine,
l’évêque n’intervenait pas. Mais lorsqu’il y avait divergence entre les
deux parties en matière doctrinale, l’évêque ne pouvait compter que sur
les partisans de la foi alexandrine parmi les ecclésiastiques éthiopiens.
Ceux-ci intervenaient moins par respect dû à l’évêque que par la volonté
de promouvoir des vues théologiques contre des courants concurrents.

Le haut clergé éthiopien

La structure du haut clergé éthiopien n’était pas véritablement centra-


lisée. Le clergé de cour, constitué de prêtres nommés par le roi des rois à
des charges honorifiques ou fonctionnelles, ne constituait pas un « gou-
vernement » de l’Église, mais servait de courroie de transmission entre le
pouvoir royal et les institutions religieuses régionales, notamment monas-
tiques, qui exerçaient un important pouvoir local. Par la distribution de
droits sur la terre le roi s’assurait le soutien de ces institutions en augmen-
tant leur assise locale. L’octroi de titres à la cour à leurs représentants
sanctionnait l’alliance entre les deux parties, accordant à l’institution reli-
gieuse choisie une visibilité nationale. Cette politique permit de lier dura-
blement certaines des plus importantes autorités religieuses du pays à la
cour. Le roi nommait ainsi le chef de l’église d’Aksum, le nebure’ed, qui
avait une forte influence sur le nord du pays. La charge hautement hono-
rifique d’aqqabé se’at, était attribuée à l’abbé du monastère de Hayq, qui
se trouvait au cœur d’un vaste réseau monastique au centre du pays. Enfin
l’ecc’egié, supérieur du très puissant monastère de Debre Libanos, omni-
potent au sud du pays, était un soutien recherché par les monarques.
L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 189

Le XIXe siècle et la nouvelle politique monarchique

A partir du milieu du XIXe siècle, les rois chrétiens d’Éthiopie se sont


engagés dans une politique de centralisation, visant à imposer leur admi-
nistration aux pouvoirs locaux qui s’étaient développés depuis la fin du
XVIIIe siècle. Aux yeux de ces souverains réformistes, l’Église pouvait
passer pour un vecteur d’unification du royaume et de ses dépendances,
autour d’une identité chrétienne commune, et les membres du clergé pou-
vaient apparaître comme des agents de recomposition politique à travers
les réseaux monastiques et paroissiaux qu’ils administraient. Mais il fut
très vite manifeste que, sans un changement d’organisation du haut clergé
et sans sa totale soumission au pouvoir, l’Église ne pouvait assurer ce rôle.

Alliances et conflits entre l’évêque et le monarque

Avec l’étiolement de la lignée salomonienne lié à la lente extinction


du régime de Gondar au début du XIXe siècle, les jeunes chefs d’armées
régionales qui prétendaient au trône royal ne pouvaient s’appuyer sur une
légitimité dynastique. Ils devaient s’attirer le soutien de l’évêque afin de
pouvoir être couronnés. Une fois sacrés, ils devaient garder la main sur le
plus haut représentant de l’Église pour mener à bien leurs projets de
réformes des pouvoirs monarchique et ecclésiastique. Le fougueux Kassa
Haylu, futur Téwodros II (1855-1868), prit ainsi le parti de l’évêque de
l’époque, l’abune Salama (1841-1867), en menant une politique hostile
aux mouvements hétérodoxes qui sapaient l’autorité de son précieux allié.
Successeur de Salama, At’natéwos (1872-1876) sut également tirer profit
de ce jeu d’alliances. Venant d’Égypte, après quatre ans de conflit de suc-
cession au trône éthiopien, il était muni d’instructions du Patriarcat copte
pour couronner le dejazmatch Kassa du Tigray, devenu Yohannes IV
(1872-1889), car celui-ci avait donné l’assurance de son engagement
contre l’implantation des missions catholiques en Éthiopie.
Passée l’alliance de circonstance, le monarque et l’évêque pouvaient
s’affronter violemment. Parce qu’il voulut réformer le royaume en le
dotant d’une administration financée par une partie des terres de l’Église,
Téwodros II fit les frais d’une excommunication de l’abune Salama en
1864, ce qui précipita le déclin de son règne. Lorsque le Khédive Ismaïl
d’Égypte lança ses troupes pour conquérir l’Éthiopie en 1875, Yohannes IV
accusa l’abune At’natéwos de garder des relations avec les autorités de
son pays d’origine, donc d’être un agent officieux de l’envahisseur, et
l’exclut complètement des affaires du royaume.
190 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Quatre évêques pour Yohannes IV

Après la disparition de l’abune At’natéwos en 1876, le roi Yohannes IV


demanda au patriarche copte de nommer plusieurs évêques. Après
d’âpres négociations, l’Éthiopie reçut quatre évêques en 1883, tous d’ori-
gine égyptienne. La vacance du siège épiscopal entre 1876 et 1883
n’empêcha pas cependant le roi de convoquer un concile en 1878 pour
mettre fin aux querelles christologiques qui divisaient les Chrétiens
d’Éthiopie depuis deux siècles. En l’absence de métropolite, Yohannes
s’appuya sur une lettre du patriarche copte pour affirmer la conformité de
la doctrine officielle du royaume à celle des successeurs de saint Marc.
Arrivés en 1883, les quatre nouveaux évêques furent installés dans chacune
des régions du royaume. L’abune Pét’ros fut établi dans le Tigray auprès
du roi, ce qui lui valut le statut d’évêque métropolite. Les trois autres
furent répartis dans les provinces du royaume où étaient implantés les
mouvements hétérodoxes et les principaux rivaux politiques de
Yohannes. L’abune Mat’éwos alla au Choa auprès du negus Ménélik,
l’abune Luqas au Gojjam auprès du negus Tekle Haymanot et enfin
l’abune Marqos à Gonder, haut lieu du christianisme éthiopien sous la
juridiction de Yohannes.
La présence de plusieurs évêques avait pour premier avantage d’éviter
que le poste de métropolite fût vacant. De plus, par cette innovation dans
le champ religieux, Yohannes réussissait à entériner la stabilisation des
rapports de forces avec ses rivaux. Enfin, le pouvoir épiscopal commen-
çait à être ainsi doté d’un embryon d’administration provinciale, sa capa-
cité de surveillance du clergé local étant renforcée. L’abune Pét’ros assura
sa fonction de métropolite en accompagnant le roi des rois dans ses cam-
pagnes militaires, sans avoir a priori d’autorité ecclésiastique véritable
sur les trois autres évêques. Quant à ces derniers, ils assurèrent leurs rôles
de différentes manières. L’abune Marqos mourut peu de temps après son
arrivée à Gonder. L’abune Luqas s’impliqua peu dans la politique du
Gojjam. Seul l’abune Mat’éwos joua un rôle dans la politique de sa pro-
vince, le Choa, auprès du negus Ménélik, en se faisant le champion de la
doctrine alexandrine dans une région où l’hétérodoxie dite des « trois
naissances » s’était bien implantée.

Ménélik et l’abune Mat’éwos

Après la mort de Yohannes IV face aux Mahdistes en mars 1889 sur le


champ de bataille de Metemma, Ménélik s’arrogea la succession (contre
la volonté du défunt) en se faisant sacrer par l’abune Mat’éwos à Entoto
Maryam, sur les hauteurs de la future Addis-Abeba. L’abune Pét’ros, qui
L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 191

était resté aux côtés de Yohannes IV jusqu’à sa mort, perdit alors son titre
de métropolite, n’étant plus « l’évêque du roi des rois », mais resta
évêque, au Tigray d’abord puis dans d’autres provinces. L’abune
Mat’éwos gagnait son titre grâce aux bons rapports de collaboration qu’il
avait entretenus avec Ménélik depuis 1883. Il accompagna le souverain
qu’il avait couronné jusqu’à la fin de son règne. Il contribua notamment à
la réforme fiscale de l’Église.
Le rôle de l’abune Mat’éwos fut primordial lors de la crise de succes-
sion qui se déclencha à la mort de Ménélik en 1913. Fils du ras Mikaél
du Wollo, petit-fils de Ménélik et prince héritier de la couronne, Lejj
Iyassu fut contesté par l’aristocratie du Choa qui voyait d’un mauvais œil
l’ascension d’une dynastie musulmane du Wollo convertie au christianisme
sous Yohannes. Se laissant instrumentaliser par l’aristocratie du Choa,
l’abune Mat’éwos excommunia le jeune prince le jour de la fête de la
croix, le 27 septembre 1916, en l’accusant d’avoir renié la foi chrétienne
et embrassé l’islam. Cet engagement de Mat’éwos ne surprend pas dans
la mesure où le Choa représentait le point d’ancrage de son pouvoir épis-
copal, et il ne pouvait se passer du soutien de l’aristocratie régionale.
Mais il faut noter également le danger que représentait pour lui l’acces-
sion du Wollo au sommet du pouvoir. Lorsque Lejj Iyassu décida d’élever
son père, le ras Mikaél, à la dignité de negus du Wollo en 1914, l’abune
Pét’ros, l’ancien métropolite de Yohannes IV, avait été désigné pour célébrer
le couronnement. Il resta au Wollo jusqu’à être considéré comme
l’évêque de la province et accompagna le nouveau negus lors de l’offen-
sive qu’il mena en 1916 contre les troupes du Choa. Lors de ce conflit
entre puissances régionales, le sort de l’épiscopat éthiopien était aussi en
jeu, le vainqueur pouvant élever « son » évêque au statut de métropolite.
Mikaél étant vaincu, l’abune Pét’ros le suivit en prison. Il mourut en cap-
tivité en 1921 à Addis-Abeba.
Zewditu (1917-1930), fille de Ménélik II, fut couronnée reine des
reines le 11 février 1917 par l’abune Mat’éwos. Le ras Teferi Makonnen,
alors gouverneur de Harar et futur Haïlé Sélassié, principal acteur du ren-
versement d’Iyassu, devint régent plénipotentiaire et ainsi héritier du
trône.

Changements du statut de l’abune entre 1917 et 1959

Pour la période allant de 1916 à 1930, deux camps s’affrontèrent sur le


sujet délicat du rôle de l’abune et de sa place dans l’édifice monarchique.
D’un côté, une jeune génération d’intellectuels et de hauts fonctionnaires,
192 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

se donnant pour chef de file le régent Teferi étaient les promoteurs d’une
réforme de l’État et des statuts du métropolite. Selon eux, la construction
d’un État centralisé devait passer par une Église servant de ciment idéolo-
gique autour d’une identité chrétienne abyssine1 dont le chef, l’abune,
devait être issu. Outre son rôle idéologique, l’Église devait servir de caisse
de résonance aux décisions de l’État. Cela supposait que la monarchie eût
la mainmise sur la nomination de l’abune, et que ce dernier pût obtenir le
droit de nommer des évêques dans les provinces. De l’autre, la vieille
garde conservatrice menée par l’abune Mat’éwos ne voulait pas entendre
parler d’un changement quelconque du statut du métropolite, ni de l’Égli-
se, réprouvant l’idée de mettre à mal une tradition plusieurs fois centenai-
re qui empêchait une totale ingérence du pouvoir politique dans les
affaires ecclésiastiques.

La visite du ras Teferi au Caire en 1924

L’été 1924, le ras Teferi Makonnen se rendit au Caire pour une visite
protocolaire au roi Fouad et au patriarcat copte. Devant le conseil de la
communauté copte et le patriarche Qerlos V (1874-1927), le ras Teferi
exposa ses revendications. Il demanda qu’à la mort de l’abune Mat’éwos,
qui était alors très âgé, soit consacré un moine éthiopien et non plus un
égyptien. Le patriarche copte tout en gardant le seul droit d’investiture du
métropolite devra toutefois lui accorder le droit de nommer des évêques,
éthiopiens eux-aussi. Ces revendications furent fraîchement accueillies
par la communauté copte et le ras Teferi rentra en Éthiopie sans avoir
obtenu gain de cause. A travers le journal hebdomadaire Berhanenna
Salam, fondé en janvier 1925, les intellectuels progressistes lancèrent une
première campagne hostile à l’abune Mat’éwos et dénoncèrent l’assujet-
tissement de l’Église éthiopienne aux Coptes.

La nouvelle donne en 1926-1930

En septembre 1926, le ras Teferi réussit toutefois à faire évoluer le


statut de l’ecc’egié en lui attribuant plus de pouvoir. Mais les choses
s’accélérèrent à la mort de l’abune Mat’éwos en décembre de la même
année. Le ras Teferi, guidé par le besoin d’un abune afin de se faire cou-
ronner roi des rois, relança les négociations avec Le Caire afin d’en obte-
nir un qui puisse consacrer des évêques éthiopiens. Devant le refus du

1. Au sens de l’ensemble culturel et historique regroupant les divers groupes territo-


riaux des hautes terres du nord du pays.
L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 193

patriarche copte Qerlos V (1874-1927), le ras Teferi décréta que doréna-


vant l’ecc’egié assurerait le contrôle financier et le pouvoir exécutif de
l’Église. Le Patriarche Qerlos V, face à cette provocation, refusa de nom-
mer un nouvel abune, et il fallut attendre sa mort en 1927 et le couronne-
ment du ras Teferi au titre de negus pour que les négociations reprissent,
jusqu’à leur aboutissement en mai 1929.
Le nouveau patriarche copte, Yohannes XIX (1928-1942), nomma
comme métropolite un moine égyptien qui prit le nom d’abune Qerlos IV
(1929-1950), mais sans lui donner le droit de consacrer des évêques.
Toutefois, les Coptes firent un compromis : trois moines éthiopiens purent se
faire consacrer évêques au Caire en juin 1929. Cet événement marqua une
grande victoire pour le negus Teferi. Les prélats désignés pour former l’épis-
copat éthiopien furent tous choisis parmi ses alliés. Un peu plus tard, lors du
voyage du patriarche pour le couronnement du nouveau monarque à Addis-
Abeba en février 1930, l’ecc’egié Gebre Menfes Qeddus fut aussi élevé à la
fonction épiscopale sous le nom d’abune Sewiros pour les territoires du sud,
inaugurant ainsi la fusion des deux fonctions. Teferi Makonnen, devenu
Haïlé Sélassié I, avait dorénavant un clergé sous sa direction, nommé par lui,
qui pouvait quadriller le territoire et relayer les décisions du pouvoir central.
L’autorité de l’abune égyptien Qerlos était ainsi sapée par les prélats éthio-
piens. Seul lui restait le pouvoir de sacrer le monarque.

L’occupation italienne et ses conséquences

L’occupation italienne de l’Éthiopie entre 1936 et 1941 mit un coup


d’arrêt à la politique de réformes d’Haïlé Sélassié. Nouveaux maîtres du
pays, les Italiens tentèrent de désolidariser l’Église de la monarchie. Entre
autres assassinats d’hommes d’église, ils tuèrent l’évêque du Wollo,
l’abune Petros, accusé d’acte de résistance. Cherchant à distendre les
liens entre une Éthiopie sous domination fasciste et l’Égypte sous contrôle
anglais, les autorités italiennes tentèrent de séparer l’Église éthiopienne
du Patriarcat copte. Ayant d’abord adopté une position de collaboration
avec l’occupant, l’abune Qerlos s’opposa en 1937 au projet italien de
séparation. Envoyé la même année à Rome, il se réfugia à Alexandrie en
prétextant une maladie. Privé de métropolite, le maréchal Grazziani
réunit le 27 novembre 1937 un collège d’ecclésiastiques éthiopiens pour
en élire un nouveau. L’évêque du Gojjam, l’abune Abraham, fut choisit.
Le 28 décembre 1937, le Saint Synode copte déclara illégitime et
excommunia le nouveau métropolite. Faisant fi de l’interdiction patriarcale,
l’abune Abraham, ainsi que son successeur abune Yohannes nommèrent
jusqu’à onze évêques, afin de se constituer une hiérarchie ecclésiastique
complète.
194 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

En janvier 1941, Haïlé Sélassié s’engagea dans une reconquête mili-


taire de son royaume avec l’aide des troupes britanniques. Basé à
Khartoum, le monarque en exil reçut une lettre de l’abune Qerlos lui
affirmant qu’il voulait se joindre à la campagne. Haïlé Sélassié lui répon-
dit qu’à sa droite se trouvait l’ecc’egié Gebre Giyorgis, nommé en 1934,
qui représentait selon lui la véritable autorité de l’Église. L’abune Qerlos
resta donc au Caire pendant toute la reconquête de l’Éthiopie, finissant de
se décrédibiliser aux yeux de son Église et de ses ouailles. Si Haïlé
Sélassié voulait une Église qu’il puisse contrôler avec à sa tête l’ecc’egié,
il ne pouvait pas hériter après sa victoire de la situation laissée par les
Italiens et accepter qu’un métropolite collaborationniste excommunié par
les Coptes fût laissé en place. Aussi rappela-t-il l’abune Qerlos pour qu’il
assurât sa fonction. La délégation égyptienne qui accompagna le métro-
polite en juin 1942 à Addis-Abeba rentra au Caire munie des propositions
d’Haïlé Sélassié concernant les liens unissant son Église aux Coptes. Il
demanda la reconnaissance des évêques éthiopiens nommés durant
l’occupation italienne, la consécration d’un métropolite éthiopien à la
mort de l’abune Qerlos qui aurait le droit de nommer des évêques, et la
création d’un synode des évêques éthiopiens qui participerait à l’élection
du patriarche copte. Le Saint Synode copte rejeta toutes les propositions
éthiopiennes en février 1945 mais il accepta un accord de principe sur la
participation éthiopienne à l’élection patriarcale. La situation parut totale-
ment bloquée. En Éthiopie, les réactions furent vives. Une autre cam-
pagne de presse contre les Coptes se déclencha. Le métropolite y fut
décrit comme ignorant, jouant les intérêts de l’Islam et son incapacité à
nommer des évêques fut perçue comme un moyen d’affaiblir volontaire-
ment l’Église éthiopienne. Jamais l’abune Qerlos ne fut si isolé.

L’autonomie

En 1946, un nouveau patriarche, Yusab, fut élu au Caire et il consacra


le 25 juillet 1948 cinq Éthiopiens dont le très influent ecc’egié et ami
d’Haïlé Sélassié, Gebre Giyorgis, devenu ainsi l’abune Baselyos2. Il fut
également admis qu’à la mort de Qerlos, il serait remplacé par un Éthio-
pien ayant le droit de nommer ses propres évêques. L’abune Qerlos mou-
rut au Caire en octobre 1950 après cinq années hors de son évêché. Le
14 janvier 1951, l’abune Baselyos devint le premier archevêque éthiopien
d’Éthiopie investi par le patriarche copte. Haïlé Sélassié gagna donc son
pari : l’Église éthiopienne avait à sa tête un métropolite ayant le droit de

2. Bairu Tafla, 2002 : 495-496.


L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 195

constituer une véritable hiérarchie, laquelle servirait de support à une


administration provinciale efficace. L’abune était entièrement soumis à
l’autorité monarchique car il devait sa position nouvelle aux efforts du
souverain. Toutefois, le statut d’archevêque laissait l’Église éthiopienne
sous la coupe du patriarcat copte. Or deux événements précipitèrent la
séparation définitive des deux Églises : la crise institutionnelle de l’Église
copte et la révolution nassérienne en 1952-53.

L’autocéphalie

Sous le régime du colonel Nasser, la place de la communauté copte


dans l’échiquier politique égyptien fut plus que jamais contestée. De sur-
croît, le patriarcat copte traversa une très grave crise institutionnelle entre
1954 et 1956. Le patriarche copte Yusab mourut en novembre 1956 pro-
voquant ainsi une nouvelle élection, qui fut le théâtre d’un jeu diplomati-
co-religieux complexe. Les Éthiopiens ayant obtenu du Saint Synode le
même nombre de voix que les Égyptiens pour l’élection du patriarche, la
communauté copte s’en émut fortement. La perspective de voir un Éthio-
pien devenir patriarche copte et de voir partir l’arche de saint Marc à
Addis-Abeba alarmait une communauté déjà sérieusement mise à mal par
son nouveau gouvernement. Les Éthiopiens quant à eux se méfiaient
d’une élection qui de toute façon était sous le contrôle du pouvoir de
Nasser. En 1959, un accord fut toutefois conclu. L’Éthiopie obtint le droit
d’avoir son propre patriarche et ce dernier pourrait nommer des évêques
hors d’Éthiopie s’il le désirait. Par contre, le patriarche copte continuerait
de consacrer le patriarche éthiopien, garantissant un lien spirituel d’ordre
supérieur. Son élection restait soumise à l’approbation du patriarche et du
roi des rois. En juin 1959, Haïlé Sélassié se rendit au Caire et rencontra
Nasser. Durant ce séjour, le patriarche Qerlos VI investit l’abune
Baselyos, chef d’une nouvelle Église autocéphale.

Enjeux contemporains de l’Église éthiopienne

A partir de 1959, l’Église d’Éthiopie désormais autocéphale entrait


dans une nouvelle phase de son histoire, en particulier dans ses rapports
avec l’État. N’étant plus sous la dépendance de l’Église copte, elle fut
immédiatement mise sous tutelle par le pouvoir royal et son administra-
tion. En 1974, la Révolution bouleversa l’organisation de l’Église sans
toutefois changer la nature de la domination du pouvoir politique sur elle.
196 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Une administration ecclésiastique sous la domination du monarque : 1942-1974

C’est en suivant deux mouvements parallèles que le pouvoir monar-


chique a pris le contrôle de l’ensemble de la hiérarchie ecclésiastique. Le
premier consistait à obtenir de l’Égypte la possibilité d’avoir un
patriarche et des évêques éthiopiens. Le second devait permettre de sou-
mettre l’ensemble des paroisses et monastères du pays à un pouvoir
ecclésiastique central. En 1926, une entité administrative centrale de
l’Église fut créée pour gérer les questions fiscales. Le décret du
30 novembre 1942 introduisit un impôt sur les terres de l’Église, plaçant
sous la juridiction d’un conseil ecclésiastique central les revenus de
chaque paroisse du pays. Non seulement ce décret limitait considérable-
ment l’autonomie financière des églises et des monastères, mais il subor-
donnait les nominations des prêtres au contrôle de ce conseil. Les percep-
teurs chargés de collecter cet impôt rencontrèrent des oppositions locales,
accentuées par le fait que leur nomination dépendait moins du conseil
ecclésiastique que du gouvernement.
Non content d’avoir soumis le nouveau patriarcat éthiopien à son
autorité, Haïlé Sélassié se dota d’un clergé de cour capable de rivaliser
avec l’autorité épiscopale. Quelques mois après le sacre du premier
patriarche éthiopien, il fut décidé que le liqe selt’anat Habte Maryam
Werqeneh cumulerait les charges d’administrateur de la cathédrale de la
Trinité d’Addis-Abeba (fondée en 1943) et de directeur du département
des affaires religieuses du gouvernement. S’appuyant sur le centre
d’influence que constituait le collège théologique affilié en 1948 à la
cathédrale de la Trinité, et doté d’un budget représentant environ 20 %
des revenus que l’État ponctionnait sur l’Église, Habte Maryam
Werqeneh s’engagea dans le développement d’associations religieuses à
Addis-Abeba, ainsi que dans la création de journaux et de programmes
radiophoniques. Bien que concentrées sur la capitale, ses initiatives
entraient en compétition directe avec l’inertie du patriarcat.
Successeur de l’abune Baselyos, l’abune Téwoflos, élu en avril 1971,
avait été évêque de Harar depuis 1951. Sa première préoccupation fut de
finaliser la centralisation de l’administration de l’Église. En 1972, il édicta
les grands principes visant à installer dans chacune des paroisses du pays
un conseil comprenant à part égale des prêtres et des laïcs élus par le clergé
et par les paroissiens. Chargés de l’administration et de la fiscalité des
paroisses, ces conseils formaient le premier niveau d’une administration
pyramidale liant toutes les églises du pays au patriarcat. Leur instauration
fut l’expression la plus frappante de la centralisation des finances de
l’Église et mit fin à l’autonomie fiscale des églises paroissiales. De plus,
par cette réforme, le patriarcat reprit l’initiative dans le développement de
l’Église face à un liqe selt’anat jugé encombrant. Notons que si Haïlé
L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 197

Sélassié n’était pas intervenu en personne, Habte Maryam aurait été


nommé évêque des provinces du sud par l’abune Téwoflos, position qui
l’aurait éloigné efficacement des affaires de l’Église.

L’Église et la révolution de 1974

Quand la révolution éclata, l’Église était consubstantiellement liée au


régime monarchique. En mai 1974, le patriarcat demanda à ce que l’Église
soit représentée au sein du nouveau gouvernement. Mais en août, le gouver-
nement provisoire, passé sous contrôle de l’armée, annonça la séparation de
l’Église et de l’État. Le patriarcat réagit vigoureusement en demandant
que, dans le projet de constitution, soient incluses les règles de l’élection
du patriarche et que le christianisme y soit déclaré religion officielle de
l’État. La vigueur des déclarations de mai et d’août 1974 ne doit pas faire
oublier que l’Église était très divisée. Une fracture existant entre le haut et
le bas clergé s’exprima le 12 mars 1974 à Addis-Abeba lors d’une mani-
festation réunissant une centaine de prêtres qui contestaient leur hiérarchie
et la politique de centralisation menée par le patriarcat. Mais au plus haut
de la hiérarchie ecclésiastique des dissensions se faisaient jour aggravant
des divergences qui existaient depuis longtemps, notamment entre le
patriarche et le clergé de la cathédrale de la Trinité ou encore entre le
patriarche et l’archevêque Yohannes du Tigray qui avait refusé de voter
pour lui lors de l’élection de 1971. Bien que la fonction de liqe selt’anat
ait été abolie le 15 août 1974 et qu’Habte Maryam ait été arrêté, la position
de l’abune Téwoflos n’était pas plus aisée. L’administrateur en chef de
l’Église, Mekonnen Zewdé, et lui s’affrontèrent au sujet des réformes en
novembre 1974. N’ayant obtenu aucune réponse à ses déclarations de mai
et août et étant contesté au sein de son administration, l’abune Téwoflos fit
profil bas et en septembre, le jour du nouvel an éthiopien, la veille de
l’arrestation du roi des rois, il reconnut la révolution.
Si la promulgation de la laïcité de l’État en août mettait fin à la pré-
pondérance de l’Église éthiopienne dans le pays, la réforme agraire
annoncée le 4 mars 1975 porta un coup sans précédent à ses revenus. Le
décret abolit le statut de propriétaire terrien de l’Église et libéra les pay-
sans de leurs obligations dues à l’institution. L’Église perdit tous ses reve-
nus fonciers qui constituaient la plus grande part de son assise écono-
mique. Les réactions du clergé furent vives mais elles n’empêchèrent pas
la réforme de se mettre en place. De plus, la place prédominante du clergé
dans les campagnes fut concurrencée par l’établissement des associations
paysannes chargées de superviser la réforme. Le décret du 26 juillet 1975
sur la propriété des terres urbaines acheva de couper les ressources fon-
cières de l’Église.
198 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

La reprise en main de l’Église par le pouvoir révolutionnaire 1976-1991

Mais le but du nouveau gouvernement n’était pas de détruire une insti-


tution qui pouvait lui servir, comme elle avait servi le pouvoir d’Haïlé
Sélassié. La reprise en main de l’Église par la junte militaire révolution-
naire (Derg) se fit sous l’auspice du lieutenant-colonel Atnafu Abate, son
vice-président. Réunissant autour de lui des clercs et des laïcs au sein
d’un comité, il lança une purge dont l’objectif déclaré était de lutter
contre la corruption des dirigeants de l’Église. Fin 1975 et début 1976, les
personnes jugées indésirables par le pouvoir furent emprisonnées ou écar-
tées. La purge atteint même le plus haut niveau. Le patriarche Téwoflos,
accusé de corruption, d’injustices durant l’ancien régime et de contacts
avec des éléments contre-révolutionnaires fut finalement déposé le 18
février 1976 puis incarcéré.
Jusqu’alors inconnu du grand public, Abba Melaku Wolde Mika’el fut
élu patriarche d’Éthiopie sous le nom d’abune Tekle Haymanot, le
18 juillet 1976, par un collège d’ecclésiastiques et de laïcs. La commu-
nauté copte protesta vivement contre cette élection qui se fit sans la
consécration du patriarche copte comme l’accord de 1959 le stipulait. Des
réticences existaient également au sein du Saint Synode éthiopien.
Certains voyaient en ce moine « apolitique » une marionnette du nouveau
pouvoir. Après avoir démis la plupart des évêques récalcitrants et après
avoir consacré près de treize nouveaux évêques en mars 1979, l’abune
Tekle Haymanot nomma au poste de directeur général de l’Église le qés
Solomon, « un supporter enthousiaste du régime révolutionnaire3 ».
Édictés en 1972, les statuts des conseils de paroisse ne correspon-
daient plus à la nouvelle situation politique et sociale. La nouvelle admi-
nistration remit au goût du jour la réforme de l’abune Téwoflos. L’objec-
tif était désormais vital pour l’Église car, privée des revenus fonciers dont
elle bénéficiait jusqu’en 1975, seule une rationalisation de la collecte des
dons des fidèles pouvait assurer ses ressources. Les conseils de paroisse
furent réintroduits à partir de 1976 et ils permirent de payer le clergé à
partir des subsides récoltés localement. Introduisant une participation des
laïcs à la gestion des paroisses, ce système fut souvent défini comme une
« démocratisation » de l’Église, concept très en adéquation avec ceux
proférés par le nouveau pouvoir.
Après la mort de l’abune Tekle Haymanot, l’élection patriarcale du
28 août 1988 propulsa l’évêque de l’Ogaden à la tête de l’Église sous le
nom d’abune Marqoréwos. Comme son prédécesseur, le nouveau
patriarche resta extrêmement proche du pouvoir. Ses prises de positions

3. Haile Mariam Larebo, 1988 : 16.


L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 199

en faveur du gouvernement de Menguistou et de la guerre en Érythrée le


poussèrent à quitter le pays en septembre 1991, peu de temps après la
prise d’Addis-Abeba par les troupes rebelles du Tigray.

Changement de régime en 1991 et séparation de l’Église érythréenne

Perpétuant la tradition qui voulait qu’à chaque changement de régime,


un abune en remplacât un autre, le Saint Synode éthiopien décida d’en
élire un nouveau. Le 3 juillet 1992, le choix des évêques se porta sur
l’abune Pawlos. Moine du monastère Debre Gerima dans le Tigray,
l’abune Pawlos avait été nommé évêque par l’abune Téwoflos avant
d’être incarcéré en 1975. Libéré en 1983, il s’était réfugié aux États-Unis
jusqu’à la chute du régime révolutionnaire. Son élection ne fut pas accep-
tée par tous, comme le montra la sédition de l’évêque détaché aux États-
Unis, l’abune Yeshaq, en 1992.
L’événement majeur du pontificat de l’abune Pawlos fut la séparation
entre les Églises éthiopienne et érythréenne. Peu après le référendum sur
l’indépendance de l’Érythrée en avril 1993, le clergé érythréen demanda
au patriarche copte Chénouda III la possibilité de se déclarer autonome de
l’Église éthiopienne. L’abune Pawlos et l’abune Filipos, l’archevêque
d’Érythrée, ratifièrent la séparation des deux Églises avant que le 28 sep-
tembre 1993 le Saint Synode copte donne son accord pour l’autonomie de
la nouvelle Église. En avril 1998 au Caire, l’abune Filipos fut installé au
poste de premier patriarche d’Érythrée par le Patriarche copte Chénouda III4.
Les partisans de l’abune Pawlos se réjouirent du règlement pacifique
d’une question extrêmement épineuse, mais ses adversaires dénoncèrent
un dépeçage de l’héritage éthiopien.

Les paroisses aujourd’hui

Transformant le visage des paroisses, l’installation de conseils mit fin


à leur autonomie. Chaque église du pays est désormais une pierre au sein
de l’édifice administratif de l’Église. La paroisse ne vit plus pour elle-
même, elle intègre une structure nationale. Depuis la réouverture du col-
lège théologique d’Addis-Abeba en 1994, un nouveau type d’administra-
teur apparaît dans les villes et les campagnes, mêlant ainsi des personnes
formées au sein d’une structure de formation d’envergure nationale et
d’autres issues des anciennes structures locales. Si l’ouverture de la ges-

4. Le patriarche Filippos mourut en 2002. Le patriarche Ya’éqob lui succéda jusqu’au


1er décembre 2003, date de sa mort. L’actuel patriarche d’Érythrée est l’abune Antonios.
200 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tion des églises aux laïcs offrait des perspectives de changements assez
radicaux, il semble que l’installation de ce nouveau système a surtout
contribué à perpétuer la position des notables locaux au sein des commu-
nautés paroissiales.
Principaux indicateurs de la vitalité du christianisme éthiopien, la mul-
tiplication d’écoles de chant (les écoles du dimanche), l’entretien des
églises, la préservation d’un patrimoine important, sont le résultat de la
politique conduite par le patriarcat à travers les conseils de paroisse.
Constamment sollicités pour faire des dons, les fidèles sont mis à lourde
contribution pour assurer la rénovation de leur Église. Par leur implica-
tion financière et par leur participation active aux associations religieuses,
les paroissiens accèdent au statut enviable de notables, de dévots ou de
membres actifs d’une communauté. Ils trouvent aussi dans cet engage-
ment une réponse à leur angoisse de voir se dissoudre leur identité locale
dans une identité nationale en pleine reconfiguration. En plein essor en
milieu urbain, les associations religieuses de l’Église éthiopienne propo-
sent de rétablir des liens communautaires rompus par l’exode rural,
notamment en mettant en place des systèmes d’entraide pour surmonter la
charge économique que représente l’organisation des rituels funéraires.

L’Église éthiopienne dans le monde et les relations œcuméniques

A partir de 1959, le patriarche d’Éthiopie eut la possibilité de nommer


des évêques et des archevêques à l’étranger. Des missions s’installèrent
dans les Caraïbes, à Trinidad et Tobago, ainsi qu’en Afrique et au Moyen-
Orient. Des églises furent également fondées dans les pays où la diaspora
éthiopienne était importante, comme aux États-Unis ou en Europe. Le
développement des missions à l’extérieur du pays fut menée conjointe-
ment avec celui des missions au sein du territoire éthiopien, dans les
régions où les fidèles de l’Église éthiopienne étaient minoritaires. Ces
régions, au sud et à l’est des hauts plateaux septentrionaux éthiopiens,
avait été ouvertes par Haïlé Sélassié en 1944 aux missions catholiques et
protestantes. Si cette répartition formalisa les échanges entre les diffé-
rentes confessions chrétiennes sur le territoire, des tensions subsistèrent.
Les relations avec les catholiques restèrent imprégnées de ressentiments.
Celles avec les Églises protestantes, autochtones ou non, furent plus dou-
loureuses, surtout sous la junte militaire qui persécuta les missionaires de
cette obédience aussi bien comme religieux rétrogrades que comme agents
de l’Occident. A partir de 1991, les missions protestantes purent se déve-
lopper sans contrainte, surtout dans les régions du sud et dans les villes.
Membre du Conseil des Églises depuis 1955, l’Église éthiopienne
s’engagea depuis cette date dans les relations œcuméniques, plus particu-
L’ÉGLISE ORTHODOXE TEWAHEDO D’ÉTHIOPIE 201

lièrement avec les Églises orthodoxes. En 1961, l’Église éthiopienne fut


invitée à la première conférence pan-orthodoxe de Rhodes, organisée par
le patriarcat de Constantinople. S’ensuivit une série de rencontres entre
l’Église éthiopienne (pré-chalcédonienne) et les Église orthodoxes (chal-
cédoniennes) se donnant pour objectif d’instituer un véritable dialogue
entre les deux tendances sous le patronage du patriarcat œcuménique de
Constantinople5.
Si les rencontres entre les Éthiopiens et les Orthodoxes russes ou rou-
mains durant le régime révolutionnaire étaient conditionnées par les
alliances politiques du moment, la continuité des rencontres avec notam-
ment le patriarcat œcuménique tendait à montrer une volonté de l’Église
éthiopienne de sortir de son isolement depuis sa séparation avec la com-
munauté copte6. Le rapprochement théologique entre chalcédoniens et
non-chalcédoniens ne semble pas acquis, et le moment où les « orthodoxes »
éthiopiens deviendront des orthodoxes à part entière est encore loin.

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Encyclopedia, 3 : 980-984.

5. Ces rencontres se déroulèrent sous l’ogive de la Commission Conjointe pour le


Dialogue Théologique entre les Églises Orthodoxes et les Églises Orientales. Notons que
la séparation théologique entre chalcédoniens et non-chalcédoniens passe par la distinc-
tion entre « Orthodoxes » et « Orientales ».
6. En 1993, l’abune Pawlos, alors fraîchement élu patriarche, rendit visite au
patriarche œcuménique de Constantinople à Istanbul. Son homologue grec-orthodoxe se
rendit à Addis-Abeba en 1994.
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sont des aventuriers, guirlande offerte à Joseph Tubiana, Paris, Sépia :
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8

L’islam en Éthiopie

AHMED HASSAN OMAR

Cet article sur l’islam développe quelques thèmes fondamentaux sur le


sujet et son contexte historique. Nous essaierons de traiter les caractéris-
tiques de l’existence de l’islam dans le pays, à la fois selon la perspective du
passé lointain et selon celle d’une période plus récente de l’histoire éthio-
pienne. Nous présenterons également le cadre historique du sujet afin de
comprendre son introduction, son développement et les relations historiques
des musulmans d’Éthiopie avec les autres Éthiopiens, qu’ils soient d’obé-
dience chrétienne ou qu’ils aient conservé leurs religions traditionnelles.
Un des meilleurs spécialistes dans ce domaine a débattu sur le sujet
d’une manière très documentée. Il a remarqué que « quand nous pensons
que l’islam, ou n’importe quelle autre religion existe depuis longtemps,
nous devons nous souvenir qu’il a évolué à travers l’histoire et qu’il conti-
nue de le faire. Il a varié d’époque en époque, de lieu en lieu et sans doute
d’une personne à une autre. Les religions en tant que systèmes de croyance
personnelle sont difficiles à décrire. Comment parler ou écrire sur les pen-
sées les plus intimes de quelqu’un1 ? » Il est vraiment difficile de disserter
sur de tels thèmes. Si nous examinions la question fondée sur les théories
des spécialistes, nous ne pourrions que difficilement préciser davantage la
définition de l’islam comme religion. « L’islam », c’est l’acte de soumis-
sion à la volonté du « Créateur », que les musulmans nomment Allah en
arabe. Selon eux, Allah est « tout-puissant et omniscient; il fut, il est et il
sera, juge équitable pour les meilleurs contre tous les démons et les diffi-
cultés ». Il n’a « aucun pair, aucun partenaire, aucune progéniture et aucun
attribut humain qui puisse le limiter2 ». En un mot, Il n’avait aucun tempé-

1. Arthur Goldschmidt, Jr.: A Concise History of Middle East. Boulder. Westview


Press. 1983, p. 39.
2. Ibid.
206 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

rament humain, qui puisse évoluer selon les situations. Ce sont les défini-
tions basiques du Dieu musulman et d’un islam considéré au regard d’un
sens religieux des mots. D’autre part, à notre époque chaque être humain,
qu’il soit homme ou femme, se trouve au sommet du règne animal par sa
capacité de réflexion. Il ou elle, est libre de choisir quelle religion prati-
quer ou non. Il est possible d’expliquer les relations entre chaque être
humain et le type de religion qu’il ou elle pratiquerait, sans omettre le pro-
sélytisme religieux entrepris par certains en vue de conserver leurs fidèles.
Dans le cas de l’islam, l’histoire éthiopienne témoigne de plusieurs tenta-
tives pacifiques pour le disséminer auprès des non-croyants. Il existait,
cependant, des contre-exemples violents, comme dans celui de la Guerre
Sainte du XVIe siècle, afin de consolider sa position unilatérale. En
revanche, une période plus récente de l’histoire éthiopienne révèle les
efforts de certains monarques pour convertir de force des musulmans au
christianisme et pour saper l’existence de l’islam en tant qu’une des reli-
gions majeures pratiquées en Éthiopie. L’objectif de ce chapitre est d’exa-
miner certains éléments fondamentaux sur l’islam et ses pratiques au
regard de l’exemple éthiopien.

La répartition de l’islam en Éthiopie

Les données statistiques sur la composition de la population éthiopien-


ne, selon leurs confessions religieuses, ne sont toujours pas connues avec
exactitude. Il y a trente-six ans, Trimingham parlait d’un pourcentage de
33 % de musulmans en Éthiopie. Nous ne voyons toujours pas les réfé-
rences convaincantes à partir desquelles Trimingham a fourni ce pourcen-
tage, étant donné l’inexistence d’un recensement précis de la population
éthiopienne dans les années 19603.
Une question peut être soulevée quant aux récentes études sérieuses
sur le sujet. Günter Schröder4 et Ulrich Braukämper5 ont fourni des
enquêtes importantes et riches qui contribueront pour beaucoup et d’une
manière évidente, à l’histoire religieuse en Éthiopie en général et à celle
de l’islam en particulier. Nous devrions saluer leurs efforts sur le sujet.
Cependant, la question pour nous tous, y compris pour ces deux spécia-

3. J. S. Trimingham : Islam in Ethiopia, Londres. Frank Cass. 1968 p. 114.


4. Günter Schröder (1997) : Äthiopien Religiöse Gemeinschaften, Organisationen und
Instutionen : ein Überblick, Addis Abeba (manuscrit non publié), p. 13.
5. Ulrich Braukämper : Islamic History and Culture in Southern Ethiopia : Collected
Essays, Hamburg. Litt Verlag. 2002. p. 6.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 207

listes, est de savoir si nous devons accepter ou non le pourcentage de 33 %


proposé autrefois par Trimingham, représentant de manière immuable un
tiers de la population éthiopienne jusqu’à nos jours. Le fait est que la
société est toujours sujette à des dynamiques, à des changements et que
nous devrions réexaminer ce problème jusqu’à ce que de nouvelles
recherches nous fournissent des éléments fiables.
Ici, nous nous focaliserons sur la répartition de l’islam dans le pays.
Certains peuvent affirmer avec assurance qu’en raison de la proximité de
l’Éthiopie avec le Moyen-Orient l’influence de l’islam s’est toujours fait
ressentir en Éthiopie depuis l’époque du Prophète Mahomet jusqu’à nos
jours. En conséquence, il semblerait que de considérables parties de la
population éthiopienne soient encore musulmanes. Depuis un passé loin-
tain, presque toutes les communautés frontalières de la côte de la mer
Rouge professaient l’islam indépendamment de leurs origines ethniques6.
Se déplaçant du sud vers l’intérieur des hautes terres d’Éthiopie, les
musulmans comme la partie Argobba des Oromos, ainsi que les Amharas
et les chrétiens de la même origine ont longtemps cohabité. Il est intéres-
sant de remarquer qu’il existe des églises orthodoxes et des mosquées
construites côte à côte, là où chacun pouvait suivre les offices de deux
religions en toute paix et indépendance7. Les modèles des habitations
musulmanes varient d’un lieu à un autre mais en général les musulmans
ont partagé des habitations communes avec leurs voisins chrétiens. Il fau-
drait également noter que, comme dans le cas d’autres religions en Éthio-
pie, l’islam n’a jamais correspondu à la notion d’ethnie. À ce sujet, il a
traversé plusieurs frontières ethniques et joué un rôle unificateur parmi
les Éthiopiens des hautes terres8. Une répartition similaire pouvait être
trouvée dans la partie ouest de l’Éthiopie où les activités islamiques sont
présentes depuis longtemps dans le Bani Shangul et les régions Oromo de
l’est éthiopien9.
Au sud-ouest, la vallée du Gibé est un des plus gros foyers musulmans
en Éthiopie. C’était ici que les anciennes principautés musulmanes de
Limmu, Enarya, Jimma, Gumma, Gomma et Gera ont prospéré le long
des routes commerciales principalement depuis le tournant du

6. J.S. Trimingham : Islam in Ethiopia, Londres. Frank Cass. 1976 (troisième édition)
p. 30.
7. C’est une caractéristique permanente de ces deux religions dans presque toute
l’Éthiopie. A Addis-Abeba par exemple la mosquée Anwar et l’église orthodoxe Saint-
Raguel dans le quartier du Mercato sont séparées par une clôture commune, ce qui illustre
parfaitement la situation historique.
8. Trimingham : op. cit p. 30 et Abdel Qader Hagos Mohammed : Bahth an il Jabarti
wa’l Jabartiyyun (Une étude sur Jabarti et les Jabartiens), (1412 A.H. et 1991 A.D),
manuscrit non publié. p. 13.
9. Trimingham p. 30.
208 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

XIXe siècle. Dans le désert et les régions semi-arides de l’est éthiopien,


les musulmans afars et somalis ont occupé un espace vaste et important.
Pendant que les habitations des musulmans afars étaient orientées au
nord-est, nous trouvons de la même manière les habitations des musul-
mans somalis suivant les directions sud-est10.
Une grande majorité des musulmans d’Éthiopie a également occupé le
sud central et le sud-est du pays. Les Gouragués sont partiellement
musulmans, et le même style peut être vu parmi les Oromos de l’Arsi, du
Balé, de l’Harargué et les Hararis urbanisés. Une bonne partie des autres
communautés de l’est du Sidamo comme les Tambaro, les Alaba, les
Bosha et les Hadiyya, qui ont occupé cette région, sont partiellement
musulmanes. L’influence de l’islam dans cette région a été assez forte le
long des routes et dans les centres commerciaux11. Cette répartition, que
nous avons rapidement examinée, reprend simplement les grandes lignes
d’une esquisse historique. Si nous prenons en compte les modèles cou-
rants d’habitations chrétiennes ou musulmanes, les croyants des deux
religions sont largement mélangés; à tel point que quelqu’un ne pourrait
pas rapidement différencier qui est qui. C’est cette tendance à l’interac-
tion qui enrichit de manière pacifique la culture variée des Éthiopiens12.

Les ordres religieux musulmans en Éthiopie

Dans le cas éthiopien, nous avons trois ordres religieux. Ces trois
ordres ont toujours joué un rôle clé dans la pratique religieuse et sa diffu-
sion en Éthiopie. Ce sont la Qadiriyya, la Tijaniyya et la Sammaniyya.
La Qadiriyya est le plus ancien ordre de la religion musulmane. Fondé
par Abd al-Qadir al Jilani (1077-1166), c’est le premier à avoir été intro-
duit en Afrique du Nord. Il fut introduit au XVIe siècle depuis le Yémen
par les routes de Zeyla et de Massawa et finalement vers Harar. Cet ordre
a été puissant à Harar et très répandu en Érythrée et s’est aussi rapide-
ment disséminé dans la région du Wollo au tournant du XVIIIe siècle13.
La Tijaniyya fut fondée en 1781 par Ahmed ibn Al Muktar al Tijani.
À la suite d’un Africain de l’Ouest nommé Alfa Hashim, Al Haki Yusif,

10. Trimingham p.30; Cf. Lidwien Kapteijns : « Ethiopia and the Horn of Africa » in
N.Levtzion et.al, The History of Islam in Africa. Oxford. James Currey. 2002. p. 234.
11. Trimingham pp.180-181, Ulrich Braukämper, op. cit. p. 6 et interview avec al-Haj
Mohammad Nur Salah (Addis-Abeba. mars 1999).
12. Résultats de recherches sur le terrain (Juillet-Août 1998).
13. Trimingham p. 239.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 209

de Jimma, l’introduisit à Jimma et dans ses environs au XIXe siècle après


avoir fait un pèlerinage à La Mecque14.
Le troisième ordre était la Sammaniyya, qui fut fondée par
Mohammed ibn Abdul Karim As Sammani (1718-1775). Les érudits
maghrébins et le descendant du Cheik Ahmad at-Tayyib, appelé Shérif
Hussein, l’introduisirent aux environs de 1920 en Érythrée et dans le sud-
ouest de l’Éthiopie15.

Le contexte historique

Les liens économiques et culturels, qui existaient des deux côtés de la


mer Rouge, pourraient être datés de l’époque pré-chrétienne durant
laquelle des relations entre l’Éthiopie et ce qui est désormais le sud de
l’Arabie étaient déjà établies. Le rôle du commerce semble avoir été pri-
mordial. Les routes commerciales qui existaient en mer Rouge avaient
également facilité la diffusion des différentes religions du sud de l’Arabie
vers les régions du nord de l’Éthiopie. Néanmoins, il faut remarquer que
l’Éthiopie semble avoir été le lieu de pratiques religieuses traditionnelles
dont les traces pourraient être trouvées parmi des groupes de populations
très variés qui habitent la partie nord de l’Éthiopie. Finalement les reli-
gions nouvelles devinrent parties intégrantes de la vie quotidienne des
Éthiopiens du Nord, s’étendant entre l’autre côté de la mer Rouge et le
monde méditerranéen16.
Pour cette période pré-chrétienne, nous connaissons l’existence en
Éthiopie du Panthéon du sud de d’Arabie, qui comprend de nombreux
dieux, de la même manière que les Grecs anciens, qui ont influencé les
religions des Éthiopiens anciens de tous horizons. Les deux dieux
lunaires, qui ont existé sous les noms de Sin et d’Almoqah, ainsi que la
planète Vénus, qui était une divinité masculine nommée Astar, peuvent
être cités à titre d’exemples17.
De la même manière, le christianisme et l’islam se sont aussi dévelop-
pés sous l’ancien royaume d’Axoum, respectivement au IV e et au
VIIe siècle. En fait, la date de l’introduction du christianisme en Éthiopie

14. Trimingham p. 246 et Bahru Zewde : A short History of Ethiopia. Addis-Abeba


Commercial printing. 1998, p. 40.
15. Trimingham p. 247 et Bahru Zewde, p. 40.
16. Sergew Hable Sellase : Ancient and Medieval Ethiopian History. Addis-Abeba.
United Printers. 1972. pp. 27-31 et 95-104.
17. Ibid.
210 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

semble difficile à établir étant donné la longue période de contact entre


les Éthiopiens anciens et le monde chrétien. On peut suggérer que, dans
la mesure où les Éthiopiens anciens avaient d’importants liens commer-
ciaux avec le monde gréco-romain, il est fort possible que des commu-
nautés chrétiennes éparpillées aient pu exister bien avant le IVe siècle.
Néanmoins, ce fut la conversion du roi Ezana d’Axoum qui introduisit
officiellement le christianisme comme religion d’État dans l’Éthiopie
ancienne. Depuis ces premiers jours, le christianisme orthodoxe a conti-
nué de bénéficier du soutien officiel de l’État, qui a directement facilité
son expansion rapide dans diverses régions de l’Éthiopie au cours de
l’histoire18.
L’histoire de l’ancienne Axoum révèle que son vaste Empire fut une
tribune de la chrétienté orthodoxe d’Éthiopie. Ce qui est le plus important
est qu’Axoum fut aussi le berceau d’une tolérance religieuse, et ce dès
que l’islam prit dès le début une place non négligeable sur son territoire19.
Un aspect de son développement historique se manifesta au début du VIIe
siècle, lorsque le Prophète Mahomet ordonna à certains chefs de ses
fidèles d’aller sur la terre d’Abyssinie, un pays et un peuple où selon le
Prophète « nul n’est persécuté en raison de sa croyance religieuse ». En
conséquence de ce passage historique, l’Éthiopie fut exclue de la Guerre
Sainte20.
Au début du VIIIe siècle, l’islam commença à pénétrer l’Éthiopie
notamment par le biais des commerçants qui jouèrent un rôle pionnier
dans sa diffusion parmi diverses communautés. Ce fut d’une manière telle
que l’islam devint petit à petit, jusqu’à nos jours, une des deux religions
majeures de l’Éthiopie. Il est devenu partie intégrante de la vie de ses
croyants dont l’histoire est très fortement liée et parfois intégrée à leurs
voisins non-musulmans, qu’ils soient chrétiens ou qu’ils pratiquent des
religions traditionnelles21.
Il faut remarquer que la présence précoce des musulmans ainsi que
d’un État musulman en Éthiopie peut être datée de la fin du IXe siècle22.
Toutefois, ce fut seulement plus tard, au XIIe siècle, que l’islam commença
à jouer un rôle socio-politique majeur en Éthiopie. Ce furent les îles de
Dahlak qui acceptèrent l’islam dès le VIIIe siècle. Un premier sultanat
musulman viable se forma à la fin du IXe siècle, pas seulement dans le

18. Berhanou Abebe : Histoire de l’Éthiopie, d’Axoum à la Révolution. Paris.


Maisonneuve et Larose p. 29 ; Trimingham pp. 7-39 ; Bahru Zewde : A short History of
Ethiopia. Addis-Abeba : Commercial Printing Enterprise. 1998 p. 37.
19. Bahru Zewde : op. cit. p. 37.
20. Trimingham : op.cit. pp. 44-45.
21. Lidwiens Kapteijns : op. cit. pp. 227-229.
22. I.M. Lewis : Islam in Tropical Africa, 1965.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 211

contexte éthiopien, mais sur une vaste région de l’Afrique tropicale.


C’était le sultanat de Choa, qui fut fondé par les membres de la famille
Makhzumite autour de 896. Par conséquent, l’islam progressa dans une
bonne partie des territoires côtiers du Golfe d’Aden et de l’Océan Indien
aussi bien que dans les parties intérieures qui seront connues plus tard
comme le nord-est du Choa, le Harargué et l’Arsi. C’est à l’intérieur de
ces limites territoriales que des sultanats musulmans indépendants émer-
gèrent et prospérèrent au cours de l’époque médiévale, avant d’être
réduits en États vassaux par les Empires chrétiens orthodoxes plus puis-
sants. Le principal de ces sultanats était le sultanat Walasma d’Ifat qui fut
fondé à la fin du XIIIe siècle. Il devint plus puissant après qu’un de ses
sultans eut annexé son prédécesseur, le sultanat Makhzumite de Choa en
128523.
On pourrait mentionner le fait qu’un groupe de communautés musul-
manes s’est établi le long des routes commerciales. C’est aussi vers la fin
de l’ère axoumite, et avec l’avènement de la dynastie des Zagwe au XIIe-
XIIIe siècle, que beaucoup de sultanats musulmans commencèrent à
contrôler les routes commerciales à longue distance qui traversaient
l’Éthiopie de la côte jusqu’à l’intérieur des terres24.
Depuis le XIVe siècle, il fut question de contrôler ces routes commer-
ciales et leurs bénéfices, ce qui fut à l’origine d’une série de conflits inter-
minables entre les principautés musulmanes, d’une part, et le royaume
chrétien d’Éthiopie des hautes terres d’autre part. Ces conflits entre
musulmans et chrétiens ont caractérisé presque toute la période médiévale
de l’Éthiopie, durant laquelle l’État chrétien était parfois gagnant et par-
fois vaincu. En fait, tout au long de ces conflits, la suprématie chrétienne
était la règle. Simultanément, la résistance musulmane continua tout au
long de la période jusqu’au renversement de l’ordre effectué par le succès
des communautés musulmanes des basses terres au début du
XVIe siècle25.
Il faut également prendre en considération les raisons de ces conflits
musulmans/chrétiens qui ont persisté tout au long des XIIIe, XIVe et
XVe siècles. Il semble raisonnable d’affirmer que le facteur économique et
politique joua un rôle majeur, bien que les facteurs religieux aient une
certaine priorité spéciale comme il est bien expliqué dans les chroniques
médiévales et de même dans la chronique de l’Imam Ahmad Ibn Ibrahim26.

23. Ibid. : pp. 60-65.


24. Ibid. p. 228 ; Trimingham pp. 63-65.
25. Trimingham pp. 69-79, Ulrich Braukämper pp. 25-42.
26. James Bruce : Travels to Discover The Source of the Blue Nile in the Years 1768,
1769, 1770, 1771, 1772 and 1773, Vol. III Londres. 1813, pp. 160-165, R.Basset :
Histoire de la Conquête de l’Abyssinie. Paris. 1897 pp. 6-7, 13-14.
212 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Quand nous considérons avec précaution les causes profondes de ces


conflits, nous observons qu’à n’importe quelle époque de l’histoire éthio-
pienne, la religion n’a jamais été la source principale des conflits majeurs
entre les populations du pays, à l’exception des événements ponctuelle-
ment limités du XVIe et du XIXe siècle, quand elle fut employée pour réa-
liser des volontés économiques et politiques. Il s’agit plutôt d’une cohabi-
tation permanente, principale caractéristique des relations chrétiens-
musulmans à toutes les époques. Le point fondamental de ce débat est
que la cohabitation harmonieuse soit la principale caractéristique des
communautés chrétiennes et musulmanes d’Éthiopie indépendamment de
leurs conflits historiques dont les conséquences ultimes n’ont jamais
affecté de manière irréversible leur cohabitation depuis le tout début. Il ne
faut pas oublier que néanmoins le thème des conflits chrétiens-musul-
mans a obscurci le déroulement de la période médiévale éthiopienne. Peu
d’attention a été accordée aux autres dimensions des relations chrétiens-
musulmans qui sont toujours dans l’attente de recherches orientées vers la
sociologie historique27.

La crise du XVIe siècle

Le XVIe siècle fut une période de transformation radicale pour la


Corne de l’Afrique en général, et pour l’Éthiopie en particulier. Les
conflits sporadiques entre chrétiens et musulmans qui duraient depuis des
siècles autour des itinéraires commerciaux de longue distance, culminè-
rent finalement en une guerre tellement destructive qu’elle ravagea la
région tout entière. En même temps d’importants mouvements de popula-
tions, notamment ceux des Oromos, ont clairement eu une influence déci-
sive dans les sphères politiques et démographiques qui décidèrent de
l’orientation de l’histoire après le XVIe siècle28.
Les mouvements de population de cette période impliquaient l’expan-
sion de différentes communautés, qui jusqu’alors habitaient les basses
terres du nord, de l’est et de l’ouest de l’Éthiopie. Ces mouvements histo-
riques de populations semblent avoir commencé par ceux des Beja, puis
des Afars et d’autres communautés dont nous ne pouvons retrouver l’ori-
gine, à l’exception de leurs noms, simplement à cause de l’absence de

27. Voir David Vô Van (2002), « Gran à Hayq : Un épisode de la conquête de


l’Amhara dans la mémoire du Wallo », Annales d’Ethiopie vol XVIII (2002), pp. 245-
251.
28. Bahru Zewde, p. 73.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 213

sources. Leurs migrations saisonnières prenaient généralement la direc-


tion des hauts plateaux de l’Éthiopie29.
Dans le cas des populations originaires du sud et du sud-ouest, elles
prirent la direction de l’ouest. Elles se précipitèrent hors de leurs campe-
ments dans le désert étouffant pour se répandre dans les différentes com-
munautés des hauts plateaux. Il est important de remarquer à ce stade que
l’irruption des différentes communautés des basses terres, qui avait com-
mencé avant le XVIe siècle, se faisait sous la conduite des chefs tradition-
nels. Cependant, ces chefs étaient ceux qui avaient échoué à lancer des
opérations militaires pour imposer leur statut politique. En revanche, les
circonstances changèrent complètement au XVIe siècle, dans la mesure où
les leaders de l’époque n’étaient plus les chefs héréditaires. Ils étaient des
émirs fanatiques et des bandits de grands chemins, qui avaient des ambi-
tions politiques et économiques, mais qui donnaient une tonalité religieuse
à leur programme. De cette manière, ils créèrent un puissant pouvoir basé
dans le Sultanat d’Adal dans les régions entre Harar et la côte, où ils
détruisirent complètement la dynastie Walasma, réduisirent sa place à un
simple statut symbolique. Surtout, la montée en puissance de l’Imam
Mafhuz et de l’Imam Ahmad ibn Ibrahim (1506-1543) apportèrent un
changement radical dans les dynamiques de confrontations entre chré-
tiens et musulmans30.
Plus que Mafhuz, ce fut l’Imam Ahmad connu dans l’histoire éthio-
pienne comme Grañ (le gaucher) qui démontra de réelles capacités à
organiser les communautés des basses terres dans le but d’entreprendre
cette campagne dévastatrice qui, d’une manière ou d’une autre, a claire-
ment refaçonné le royaume chrétien d’Éthiopie. Il est clair qu’il était
assisté par des personnalités religieuses musulmanes, qui à leur tour ont
persuadé divers cheiks afars, hararis, somalis et autres. Il les a tous uni-
fiés en mettant un terme aux conflits internes endémiques qui existaient
parmi les fidèles d’une même foi. Il réussit à convaincre ces différentes
populations des basses terres en sous-entendant qu’elles feraient mieux de
travailler ensemble afin de s’étendre aux hautes terres au lieu de se com-
battre sans profit à long terme. C’est de cette manière qu’ils entreprirent
de satisfaire leurs motivations économiques et religieuses en déclarant la
« Guerre Sainte » contre les habitants des hautes terres, le contrôle des
territoires fertiles des hautes terres prenant le caractère de la Jihad31.

29. Yilma Deressa : Ya Ethiopia Tarik ba Asraedestegnaw Kifle Zemen (Histoire de


l’Éthiopie au 16 e siècle) Addis-Abeba. Berhanenna Selam, 1966, pp. 212-217,
Trimingham, pp. 93-95, James Bruce, pp. 239-240.
30. Trimingham, pp. 78-81.
31. Trimingham, p.80 , Bahru Zewde, p. 77.
214 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

En 1527, Ahmad Grañ commença sa campagne contre l’Azmatch


Daglahan qui gouvernait le Balli pour le compte du roi Lebne Dengel
(1508-1540) et le défit. Il retourna ensuite à Harar avec ses hommes où
ils restèrent deux ans. Puis il mobilisa une nouvelle fois son armée pour
combattre à la fameuse bataille de Shimbra Kure en 1529. Ce fut là
qu’une armée chrétienne numériquement supérieure fut mise en déroute
par une armée musulmane petite mais bien organisée. Il devint alors
maître des hautes terres pour quelques années jusqu’à ce qu’il soit défait
et tué à la bataille de Wayna Daga en 1543 par l’alliance forgée entre les
restes de l’armée chrétienne abyssine et les soldats portugais venus au
secours d’une lointaine chrétienté menacée. Cette défaite du Grañ chan-
gea radicalement la situation32.

L’islam après la crise du XVIe siècle

La conséquence des guerres de l’Imam Ahmad ibn Ibrahim furent


désastreuses à la fois pour les chrétiens et pour les musulmans tant au
niveau humain qu’économique. L’organisation politique du royaume
chrétien d’Éthiopie était grandement perturbée et les effets moraux de
cette conquête furent profonds sur l’âme chrétienne. Bien que de nom-
breuses personnes se fussent converties à l’islam en raison de la guerre
contre les chrétiens, l’effet de la guerre sur les musulmans eux-mêmes fut
catastrophique, car les guerriers musulmans se révélèrent beaucoup plus
destructeurs que leurs homologues chrétiens. Au lieu d’amener des gains
économiques et politiques pour la vaste région des basses terres d’où
étaient parties les guerres de l’Imam Ahmad, celle-ci s’appauvrit et les
Oromo se répandirent encore plus dans toute la région. La ville de Harar
resta heureusement relativement peu affectée par la pression oromo crois-
sante et continua à être un des centres majeurs de l’apprentissage de
l’islam en Éthiopie et dans la Corne de l’Afrique.
À la suite des guerres de l’Imam Ahmad, beaucoup d’habitants des
hautes terres se convertirent à l’islam. Et ils jouèrent un rôle social et éco-
nomique croissant tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Cependant, les
droits fondamentaux des Éthiopiens musulmans étaient souvent déniés
lorsque les souverains chrétiens d’Éthiopie, génération après génération,
les forçaient à habiter en dehors des villages ou des villes. Ils étaient pri-
vés du droit de propriété et, bon gré mal gré, des moyens d’existence

32. Bahru Zewde, p. 79 ; Lidwien Kapteijns, p. 227 ; Trimingham, p. 89.


L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 215

qu’ils retiraient du commerce ou de l’artisanat. Et ce même s’ils étaient


engagés dans un commerce lucratif et s’ils servaient d’agents commer-
ciaux à la Couronne. En fait, ils n’étaient pas considérés par l’état comme
les égaux de leurs concitoyens chrétiens33. Toutefois, il ne faudrait pas
généraliser cette situation car certains seigneurs régionaux chrétiens trai-
taient cette question d’une manière différente et les relations chrétiens-
musulmans obéissaient à divers modèles. Par conséquent, pour chaque
généralisation il y a une exception si nous suivons attentivement les rela-
tions chrétiens-musulmans au cours de l’histoire34.
Le XIXe siècle fut témoin de deux importants événements dans l’his-
toire de l’islam en Éthiopie. Le premier est le glissement du principal
centre d’activités islamistes, célèbre depuis l’époque médiévale, du nord-
est du Choa et du plateau de Harar vers la région de Gibé dans le sud-
ouest et plus au nord vers le Wollo et le pays Gouragué. Ces changements
dans les relations économiques et politiques transformèrent la manière de
vivre du peuple oromo. Le résultat fut la formation et la consolidation
d’une série de principautés musulmanes (telles que Limmu, Enarya,
Jimma, Gomma, Gera et Gumma) le long des routes commerciales35.
Cette transformation religieuse de la population oromo lorsqu’une majo-
rité d’entre elle devint musulmane, a servi de principale idéologie d’État
pour ces petits sultanats. Ce phénomène fut le fait le plus marquant de
l’islam dans la première moitié du XIXe siècle. Le second élément fut la
montée du revivalisme musulman. Un des éléments de cette transforma-
tion fut l’introduction en Éthiopie et dans les régions environnantes de la
Corne de l’Afrique de la nouvelle confrérie des disciples d’Ahmad ibn
Idris (1785-1837). Elle se concentrait sur « les moments de la vie, de la
pensée intellectuelle et politique à la pratique religieuse et socio-
politique36 ». Dans certains endroits du pays comme le Wollo et le pays
gouragué, ils prirent un caractère militaire afin de répondre aux circons-
tances de l’époque. L’exemple du Wollo est très significatif à étudier.
Nous pourrions commencer par l’empereur Téwodros (1855-1868) qui
prit pour priorité l’unité nationale et l’identité de la chrétienté orthodoxe.
L’empereur décida d’en finir avec le régionalisme et avec l’islam, les
deux phénomènes se renforçant souvent37.
Les situations plus sérieuses et complexes apparurent durant les
règnes de l’empereur Yohannes IV (1872-1889) et de Ménélik, roi du

33. Lidwien Kapteijns, pp. 230-231.


34. Le meilleur exemple est le cas des souverains du royaume du Choa à la fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Voir Kofi Darkwah : Shawa, Menelik and the
Ethiopian Empire, Londres. Heinemann, 1976, pp. 18-21.
35. Trimingham, p. 199.
36. Lidwien Kapteijns, p. 233.
37. Ibid, p.234 et Bahru Zewde, passim.
216 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Choa (1865-1889) avant de devenir à son tour empereur. Ils introduisirent


une politique sévère et répressive à travers laquelle ils essayèrent de
convertir de force les musulmans du Wollo et du nord du Choa. Cette
politique d’intolérance religieuse fut décidée lors du concile de Boru
Meda en 1878. Les pères fondateurs de cette politique étaient l’empereur
Yohannes et son vassal le roi Ménélik du Choa, bien que ce dernier ait eu
quelques réserves. La position de Ménélik était assez ambiguë. Alors
qu’il tolérait la pratique religieuse catholique dans le Choa, il collectait et
brûlait les livres et manuscrits importants de l’islam, après les avoir
recueillis auprès des cheiks musulmans qui enseignaient dans les diffé-
rents centres traditionnels d’enseignement islamique du royaume.
Construire des églises, brûler des mosquées, tuer et persécuter les musul-
mans de certaines régions qui refusaient de devenir chrétiens, tout cela
accompagna la conversion de force38.
Même si l’empereur et son vassal choan réussirent à convertir les
principaux chefs Wollo Oromo, la majorité de la population musulmane
refusa le christianisme et opposa une vive résistance. Les choses devin-
rent sérieuses dans les années 1880 et persistèrent longtemps après la
mort de Yohannes en 1889, au moins jusqu’en 1896/1897. Soutenu par
les musulmans du Wollo et du nord Choa fuyant la répression de
Yohannes et de Ménélik, Hassan Enjamo de Qebena intensifia la résistance
musulmane contre le roi Ménélik et ses généraux jusqu’à ce que son mou-
vement soit anéanti en 1888 par le Ras Gobana Dachi, un des plus célèbres
commandants de Ménélik. Il faut noter que les deux résistances du Wollo et
du pays gouragué s’inspirèrent du mouvement madhiste soudanais39.
C’est pourquoi nous ne devrions pas généraliser la politique de
Yohannes IV comme étant à motivation purement religieuse. En effet, il
considérait, que ce soit juste ou non, la présence de l’islam et des musul-
mans Éthiopiens comme une menace fondamentale pour l’intégrité natio-
nale de l’Éthiopie. Mais en dépit de son souci nationaliste sa politique
religieuse fut essentiellement destructrice dans la mesure où elle aliénait
les citoyens éthiopiens musulmans indigènes du Wollo et du nord Choa,
leur liberté religieuse limitant leur droit de citoyenneté. Ainsi une majorité
des musulmans d’Éthiopie s’éloignèrent de leurs compagnons chrétiens
en raison du nombre des morts et des entraves à la culture musulmane au
XIXe siècle.
L’expansion de l’empire éthiopien au détriment des régions habitées
par les musulmans et les croyants d’autres religions traditionnelles dans

38. Richard Caulk : « Religion and State in Nineteenth Century Ethiopia », Journal of
Ethiopian Studies vol. n° (1971). Trimingham p. 122 ; interview avec le Cheik
Mahammed Salah, Addis-Abeba, 1991.
39. Bahru Zewde, pp. 160-161; Lidwien Kapteijns, p. 234.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 217

le sud-est et le sud-ouest de l’Éthiopie fut une des principales caractéris-


tiques du règne de Ménélik. Il voyait cette tâche comme réellement cru-
ciale pour lui afin de consolider son pouvoir et de sécuriser les routes
commerciales. Son petit-fils Lij Iyassu (1913-1916), héritier du trône
désigné en 1907 et officiellement proclamé héritier en 1909, lui succéda.
Il était le fils du chef du Wollo, l’ancien Imam Mohammed Ali, qui fut
converti de force au christianisme en 1878 par l’empereur Yohannes IV et
qui prit le nom et le titre de Ras Michael40.
Le règne de Lij Iyassu fut très controversé principalement à cause de
sa politique religieuse. En effet, celle-ci fut utilisée à la fois par ses enne-
mis intérieurs et extérieurs. Même parmi par les spécialistes de notre
époque, Iyassu est considéré comme un leader qui fut détrôné pour avoir
adopté l’islam. Les autres nous disent que sa politique n’était pas claire.
Toutefois, la religion ne semble pas être la principale cause de la destitu-
tion du jeune prince. Au contraire, la raison majeure de sa destitution
apparaît comme étant sa position anticoloniale et la manière dont il traita
la noblesse du Choa qui complota en retour contre lui. Les ennemis inté-
rieurs et extérieurs dirent que sa politique religieuse essayait de créer un
nouveau système selon lequel les chrétiens d’Éthiopie et leurs conci-
toyens musulmans vivraient leur citoyenneté sur une même base égalitaire.
Ce qui facilita sa destitution fut les mouvements incessants contre lui de
ses adversaires politiques qui interprétèrent sa politique comme une tenta-
tive de porter atteinte au statut de l’Église orthodoxe. Les documents
d’archive semblent plutôt montrer qu’Iyassu n’avait aucunement planifié
de détruire la chrétienté au profit de l’islam. Il était cependant détesté par
son entourage pour avoir essayé de rectifier le passé de souffrance des
Éthiopiens musulmans confrontés aux pouvoirs royaux chrétiens et pour
avoir essayé que les musulmans se sentent chez eux en Éthiopie. Dans ce
cas, il semble clair que la politique religieuse de Iyassu devrait être consi-
dérée comme une tentative partielle de résoudre le problème d’intégration
nationale, ce qui ne fut pas pris en considération par les souverains qui
gouvernèrent avant et après lui41.
Le Ras Teferi Makonnen qui devint l’empereur Haïlé Sélassié I (1930-
1974) a formulé sa constitution en 1931. Il est important de remarquer
dans ce contexte ce que sa constitution a oublié; en effet aucune mention
n’y est faite des musulmans d’Éthiopie. Ce que l’on peut comprendre des
archives locales est qu’un des pères de la constitution, Bajrond Tekla
Hawaryat, éduqué à l’étranger, a tenté d’appliquer sa vision de la ques-
tion religieuse. Aussi la liberté religieuse, de manière générale, et le

40. Bahru Zewde, pp. 174-175.


41. Ibid.
218 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Gouvernement éthiopien, en particulier, auraient dû garantir aux citoyens


le droit de pratiquer leur propre religion. Mais il est clair que la
Constitution ne fut pas appliquée au statut des musulmans d’Éthiopie42.
Ce fut pendant l’occupation fasciste de l’Éthiopie (1936-1941) que les
Italiens forgèrent une politique pro-islamiste dans le cadre de leur poli-
tique d’occupation. Ils tentèrent d’utiliser les musulmans contre leurs
concitoyens chrétiens en vue de détruire l’unité nationale du pays, selon
la stratégie coloniale classique de « diviser pour mieux régner ». Il
semble, en conséquence, qu’ils se considéraient comme les « champions
de l’islam » en garantissant aux musulmans d’Éthiopie une totale liberté
de pratique qui fut accompagnée de constructions de mosquées et de plu-
sieurs écoles coraniques. Cette politique italienne pro-islamique ne dura
pas longtemps dans la mesure où leur présence en Éthiopie fut de courte
durée43.
Si quelque chose peut être dit sur l’islam et les musulmans d’Éthiopie
durant l’occupation italienne, c’est que l’occupation italienne a fait de son
mieux pour gagner le soutien des musulmans en vue de leurs efforts mili-
taires et politiques. Ils ont mobilisé les musulmans d’Éthiopie en usant de
toutes les opportunités et en exploitant le règne oppressif de l’empereur
Haïlé Sélassié. La propagande contre Haïlé Sélassié s’intensifia. Ils
essayèrent de s’adapter aux intérêts multiples des musulmans.
Néanmoins, la défiance de certains leaders musulmans envers le gouver-
nement italien était inévitable dans la mesure où ils considéraient la poli-
tique pro-musulmane des Italiens avec suspicion à cause de ce que les
Italiens fascistes avaient fait contre la population musulmane de Libye.
Toutefois, les musulmans d’Éthiopie ne réussirent pas à se conformer à
l’opinion de la majorité des musulmans dans le monde, vu qu’ils regar-
daient la nouvelle politique des Italiens sous l’angle de leur propre statut
antérieur à l’occupation, où les musulmans étaient considérés comme des
étrangers soumis à différents niveaux de discrimination et d’oppression44.

42 Mahtama Sellasse Walda Masqal : Zikra Nagar. Addis-Abeba. Artistic Printing


Press, 1969, p. 830.
43. Lidwien Kapteijns, pp. 239-240.
44. Ahmad Hassen Omer : « Italian Local Politics in Northern Shawa and its
Consequences », Journal of Ethiopian Studies vol XVII n° 2 (décembre 1995), pp. 1-13 ;
Hussein Ahmed (1994), « Islam and Islamic Discourse in Ethiopia (1973-1993). Actes de
la 12e Conférence Internationale d’Etudes Ethiopiennes, Vol I pp. 775-776.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 219

La période post-italienne

La restauration de l’ordre impérial s’accompagna de deux événements


intimement liés au moins pour une courte période. Il est possible de les
comprendre comme étant des conséquences internes et internationales de
la politique italienne envers les musulmans. La première fut l’intensifica-
tion de la persécution des musulmans d’Éthiopie qui étaient catégorisés
comme banda ou collaborateurs des Italiens45. Dans certaines parties du
pays, les grands leaders et chefs musulmans étaient sujets à de graves per-
sécutions et les communautés musulmanes étaient exposées à des
mesures répressives. Cette situation mena au second événement. Ce fut la
propagande incessante des Italiens qui utilisèrent la persécution des
musulmans d’Éthiopie sous le nouveau régime. La propagande italienne
influença la communauté internationale pendant une décennie, l’Éthiopie
étant cataloguée comme un pays qui violait l’islam et les droits fonda-
mentaux de ses sujets musulmans. L’Empereur Haïlé Sélassié, qui sem-
blait avoir appris une leçon minimum des Italiens lança des tentatives peu
enthousiastes pour corriger les erreurs du passé et satisfaire la liberté reli-
gieuse46. Néanmoins, il ne semble pas qu’il réussit à convaincre l’opinion
internationale même à l’intérieur des Nations-Unies. Les débats des
représentations diplomatiques répétaient ce que nous venons de dire à
propos de la propagande durant l’occupation italienne. Le ministre des
Affaires Etrangères du Pakistan d’alors, Zafrullah Khan, déclara par
exemple à l’envoyé éthiopien Blatta Ephrem Tewolde Medhin, lors d’une
réunion des Nations-Unies à New York en 1949, que « l’Éthiopie est un
pays où la répression raciale et religieuse est en vigueur. Et il est d’ailleurs
impensable que l’Éthiopie veuille respecter la liberté religieuse. » Cette
dispute n’était pas sans importance pour les discussions concernant le
mandat sur l’Érythrée.
Ephrem Tewolde Medhin s’était catégoriquement opposé aux explica-
tions et impressions de Zafrullah Khan, simplement en empruntant
quelques phrases au Prophète Mohammed disant que « l’Éthiopie était un
pays où nul n’est persécuté. » L’approche de l’envoyé à l’ONU était sans
doute trop diplomatique si l’on examinait la situation intérieure de
l’Éthiopie car les choses en allaient autrement. Dans l’Éthiopie d’après
1941 les citoyens musulmans étaient privés de leur liberté religieuse par
le gouvernement, bien que beaucoup des sujets chrétiens aient réalisé ce

45. Ahmed Hassan Omar : A historical Survey of Ethnic Relations in Yifat and
Timmuga, North East Shawa, 1889-1974. Maîtrise d’Histoire. Université d’Addis-Abeba
Chapitre IV.
46. Hussein Ahmed (1994), pp. 776-777.
220 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

qui se passait et ne l’aient pas approuvé. En vérité, l’Empereur Haïlé


Sélassié suggéra des demi-mesures tendant à satisfaire les aspirations des
musulmans d’Éthiopie, suivant en cela l’exemple de l’administration ita-
lienne. C’est ainsi que des tribunaux ayant compétence pour régler les
litiges matrimoniaux (mariage, divorce, héritage, dotation) selon la
Chari’a furent mis en place. L’Empereur appuya également l’application
de dispositions élaborées par la Commission de la Codification, établie en
1954, relatives aux musulmans et qui furent introduites dans le Code
Civil de 1960. Celui-ci n’accepta pas la polygamie et les textes ayant trait
au mariage, à la famille et à la propriété reflétèrent strictement les pra-
tiques sociales chrétiennes. Les tribunaux de 1962 et le Code de
Procédure Civile de 1965, à l’exception de leur existence continue,
étaient juste une de ces expressions nominales sans qu’il soit consenti aux
musulmans un statut légal. Cela reproduisait le modèle général de l’exis-
tence de l’islam dans le pays, islam qui était reconnu de manière nominale,
mais qui demeurait sujet à une discrimination intense et à des formes sub-
tiles et multiples d’exclusion et d’oppression47.
Sur le terrain diplomatique, dans un de ces discours sereins dont Haïlé
Sélassié avait le secret, il était mentionné que « l’Éthiopie est le pays de la
diversité et de l’égalité religieuse » et que les musulmans étaient « une
partie de la grande famille des populations éthiopiennes et que le pays et
son gouvernement ne pouvaient pas s’attaquer à une partie de cette grande
famille ». L’empereur Haïlé Sélassié disait que musulmans et chrétiens
naissaient et vivaient de manière égale sur le territoire éthiopien, les
fidèles de ces religions ayant d’égales chances d’accès à l’emploi, à l’édu-
cation et à tous les domaines de la vie normale48. Cela correspondait au
slogan de base du règne impérial « Haymanot ya gille, agar ya gara !49 ».
Cette situation d’hypocrisie institutionnelle demeura à l’ordre du jour
jusqu’à la chute de l’ordre impérial en 197450.

L’islam et la révolution éthiopienne

La révolution éthiopienne ne survint pas brusquement. C’était plutôt


un état d’esprit généralisé, qui s’accumula durant des années, qui se

47. Hussein Ahmad (1994), pp. 776-778.


48. Fire Kenafer Za Qedamawi Hayla Sellasse Negusa Negast Za Ethiopia, Vol. VI
(Addis-Abeba : Berhanena Selam Printing Press), pp. 254-257.
49. La foi appartient à l’individu alors que le pays appartient à tous.
50. Hussein Ahmad (1994), p. s780.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 221

manifesta d’abord à travers le coup d’État du Général Menguistou Neway


et de son frère Girmamé en 1960, premier coup porté à l’autocratie de la
cour impériale. Jusque-là les Éthiopiens musulmans qui constituaient une
part conséquente de la population du pays percevaient toujours l’ordre
impérial comme une agression étrangère et les musulmans eux-mêmes
étaient considérés comme une communié étrangère. Leur citoyenneté
éthiopienne était subtilement déniée et on les considérait comme « des
musulmans résidant en Éthiopie » en éludant leur rôle historique tant dans
la sphère économique que dans le commerce local et à longue distance51,
y compris en tant qu’émissaires commerciaux responsables de leurs sou-
verains chrétiens partout dans les diasporas.
Mais la cohabitation paisible entre les chrétiens d’Éthiopie et la popu-
lation musulmane ne fut cependant à aucun moment remise en cause. La
coopération pacifique entre musulmans et chrétiens se manifesta pendant
la révolution lorsque les travailleurs des divers secteurs publics et privés
se mirent en grève contre le régime corrompu d’Haïlé Sélassié.
Cette grève aboutit à ce que près de 100 000 musulmans de la ville
d’Addis-Abeba défilent le 20 avril 1974 en compagnie de leurs amis
chrétiens en demandant au cabinet créé par Lij Endalkatchew Makonnen
que le Gouvernement applique la liberté religieuse en Éthiopie52. Donald
Donham put ainsi écrire : « l’islam montra sa puissance, étouffée pendant
des siècles par le christianisme orthodoxe, la religion d’État53. » Il est vrai
que ce fut l’unique manifestation de tolérance religieuse dont les Éthio-
piens puissent être fiers quand on regarde la marche collective des chré-
tiens et des musulmans sous le même slogan de l’égalité religieuse. Ce fut
un coup terrible pour l’autorité impériale et surtout contre l’injustice
qu’elle exerçait envers les musulmans d’Éthiopie. Le Derg abandonna
bientôt le cabinet bancal d’Endalkatchew et les interrogations des mani-
festants ne reçurent pas de réponse immédiate. Le Derg, qui arrivait au
pouvoir avec le slogan « Ethiopia Tikdem » (Éthiopie d’abord !), déclara
qu’il donnerait la priorité à l’Éthiopie et aux Éthiopiens quelle que soit
leur religion54. Il affirma la liberté religieuse pour les musulmans d’Éthio-
pie et déclara que les fêtes musulmanes deviendraient des fêtes chômées.
La communauté musulmane du pays fut enthousiaste. Peu après, les
choses évoluèrent de manière dramatique lorsque le Derg ne donna pas
vraiment de respect aux différents courants religieux du pays. En préfé-
rant la voie communiste, le Derg mit un terme à la liberté religieuse au

51. Ibid, pp. 778-779.


52. Bahru Zewde, p.220 ; Hussein Ahmed (1994), pp. 780-781.
53. Donald Donham : Marxist Modern : An Ethnographic History of the Ethiopian
Revolution, Oxford. James Currey. 1999, p. 17.
54. Interview avec le Cheik Mohammed Salah et Berhanou Abebe, pp. 219-220.
222 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

profit de son monde idéologique matérialiste. Le principe de « l’Éthiopie


d’abord » ne s’embarrassait guère de doctrine religieuse, et le Derg et ses
proches collaborateurs se voulaient athées. Les chrétiens ou les musul-
mans considéraient ces athées comme ne souscrivant à aucune autre reli-
gion que celle de « l’Éthiopie d’abord ». Finalement le Derg persécuta et
massacra sans distinction de confession les principaux membres diri-
geants des institutions religieuses.
Avec la chute du Derg en 1991, l’Éthiopie subit une nouvelle transfor-
mation socio-politique. Le nouveau régime ratifia une nouvelle
Constitution en 1994 dont l’article 11 abordait la question religieuse. Cet
article établissait clairement la séparation de la religion et de l’État,
déclarait qu’il ne devait pas y avoir de religion d’État et que l’État ne
devait pas interférer dans les affaires religieuses55.

L’islam aujourd’hui

La neutralité religieuse issue de la constitution de 1994 n’a pas pour


autant mis fin aux problèmes religieux en Éthiopie, loin de là. Ce serait
cependant une erreur de croire que la présence d’une importante commu-
nauté musulmane en Éthiopie fait de ce pays un champ de tensions graves
entre chrétiens et musulmans et une terre propice à une future guerre civi-
le religieuse. Les vieilles habitudes d’inculturation entre chrétiens et
musulmans ont survécu à la montée du fondamentalisme musulman
depuis quelques années, même si ce dernier a bien sûr des adeptes en
Éthiopie. Un courant fondamentaliste, parfois sommairement appelé
« wahabite », est venu d’Arabie Saoudite et a pris l’air du temps qui est
favorable à une radicalisation de la communauté musulmane. Mais ce fon-
damentalisme ne doit cependant pas être exagéré et il existe sans doute
plus de tensions en Éthiopie entre la vieille culture orthodoxe et les formes
nouvelles de christianisme protestant fondamentaliste dites « penté56 »
qu’entre les chrétiens et les musulmans.

55. Constitution of the Federal Democratic Republic of Ethiopia. Addis-Abeba.


8 décembre 1994, pp. 4-5.
56. Pour « Pentecôtistes », appellation populaire que les Éthiopiens attribuent à toutes
les Églises protestantes missionnaires de création récente.
9

L’écriture éthiopienne

BERHANOU ABEBE

Avant l’avènement de l’ethno-histoire qui s’attache à la restitution des


événements non mémorisés par l’écriture, certains auteurs dataient la
« civilisation » de l’apparition du document écrit. Ainsi l’ethnologie
britannique (B. Malinowski et A.R. Radcliffe Brown) distinguait la
société et la culture des peuples sans écriture de celles des peuples qui
possèdent une écriture1. Il a fallu attendre l’ethno-histoire pour admettre
l’existence d’une civilisation analphabète, domaine traditionnel de
l’ethnologue. Jusque-là, seule détentrice d’une écriture dans le continent
africain, l’Éthiopie, du moins une partie de celle-ci, s’inscrivait dans
l’ancienne sphère de « civilisation ». Mais comment est-elle entrée en
possession de cet élément qui resta longtemps distinctif ? L’instrument
comptable à l’origine a-t-il traversé la mer Rouge avec les marchandises
et prospéré en terre africaine ? A-t-il accompagné les Sabéens qui ont
immigré en Éthiopie, ont fondu comme sel, laissant une trace – l’écriture
– qui a évolué jusqu’à se donner une identité propre ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe de donner la parole,
encore une fois, à un ethnologue, F. Boas, qui relevait que les éléments
étrangers sont remodelés selon les « patterns » de la culture qui les reçoit,
sous l’action de forces internes à celle-ci. Dans l’interprétation des faits
de changement social et culturel, même s’ils sont induits par une action
extérieure, il est essentiel d’accorder autant d’attention à leur « causalité
interne » qu’à leur « causalité externe », selon la formule de Bastide2.
C’est à la lumière de ces observations qu’il convient d’étudier les
origines de l’écriture éthiopienne, ses caractéristiques et les initiatives
réformistes tendant d’abord à l’adapter à la typographie moderne, ensuite
à alléger son syllabaire et enfin à systématiser sa vocalisation. Cette

1. Poirier, Jean : Ethnologie Générale, Encyclopédie de la Pléiade, 1968, pp 37 et 63.


2. Mercier, Paul : Anthropologie sociale. Pléiade – Ethn. Géné. pp 1010-1011.
224 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

dernière, théoriquement la plus rationnelle de toutes, est-elle sur le


chemin du succès ?

Origines de l’écriture éthiopienne

L’histoire de l’écriture, système de représentation de la parole par des


signes, est récente et lacunaire. L’écriture éthiopienne dérive du sudarabique
proprement dit qu’on appelle souvent himyarite (d’après Himyar, petit
royaume yéménite). Ce terme a été retenu par la tradition chez les Grecs, puis
chez les Arabes et a été repris par les savants modernes. C’est l’écriture des
anciens centres civilisés du Yémen et pays voisins – y compris l’Éthiopie du
nord. Les inscriptions sont datées avec vraisemblance du VIIe avant notre
ère ; les dernières étant sans doute du VIe siècle après J.C. Il importe de noter
qu’après l’établissement de l’Islam, la tradition de cette écriture s’est perdue
dans la péninsule alors qu’elle se développe en Éthiopie.
Si les données archéologiques permettent ainsi de déterminer
approximativement la date de l’écriture sudarabique, le lieu de formation
pose problème. Faute de documents et d’arguments probants, on ne peut, en
effet, décider si l’écriture sudarabique qui est attestée par des inscriptions
depuis la région du Safa au sud-est de Damas, jusqu’au sud de l’Arabie à
l’ouest, dans des districts du Centre, dans la région du Golfe Persique à l’est,
et aussi en Afrique orientale, s’est formée dans le nord et a gagné dans le sud
de proche en proche, ou si au contraire elle a d’abord pris son aspect propre
dans l’Arabie du Sud après y avoir été transportée directement (plutôt par
mer que par terre ?) et de là être remontée vers le nord.
La langue sudarabique (ou sudarabe) est proche de l’arabe dont elle est
distincte. Le détail des inscriptions permet d’en distinguer les dialectes dont les
principaux sont le minéen et le sabéen. Ce nom est quelquefois appliqué sans
raison valable à l’ensemble. L’écriture est rigoureusement consonantique, sans
aucune amorce de notation de voyelles. Les consonnes sont au nombre de
29. Si, comme il est probable l’alphabet a été fait d’abord pour une
langue septentrionale à consonantisme moins riche, des signes ont dû être
créés pour le sudarabique (ils le seront comme on le verra plus loin), pour
l’éthiopien-guèze – et plus tardivement pour l’éthiopien méridional ou
amharique. La direction des lignes est souvent boustrophédon, la
première partant de la droite. D’autres ont la direction droite-gauche3.

3. Cohen, Marcel : La grande invention de l’écriture et son évolution. Vol. 1 texte


p. 129, vol. 2, documents p. 89. Aussi Groupe linguistique d’études camito-sémitiques
tome VII, p. 83 (séance du 27 juin 1956).
1. Montagnes d’Éthiopie : reliefs abrupts entaillés par de profondes vallées flu-
viales. La chaîne d’Ambassel (cliché E. Ficquet).
2. Amba (montagne tabulaire) dominant le haut plateau (cliché D. Gérard).

3. Cultures en terrasse (cliché D. Gérard).


4. Lac de la vallée du Rift (cliché D. Gérard).

5. Le qolla (steppe) de la plaine Afar (cliché D. Gérard).


6. Paysannes amhara du Haut Plateau (cliché B. Lortic).

7. Pasteurs afar chargeant un dromadaire. Noter les arceaux de l’okal, demeure


mobile des nomades (cliché D. Gérard).
8. Guerrier hamer. Il porte sur l’épaule gauche l’appuie-tête en bois qui lui permet
de dormir sans briser sa coiffure complexe (coll. Désiré Tours).

9. Un marché dans le Wolayta (cliché D. Gérard).


10. Paysans labourant à l’aide d’une araire. L’Éthiopie marque la limite sud de la
culture attelée en Afrique (cliché D. Gérard).

11. Socle d’araire.


12. Vue d’Addis Abeba sur le quartier populaire d’Abwaré (cliché E. Ficquet).

13. Petite usine sur la route entre Addis Abeba et Debré Berhan. La faible indus-
trialisation de l’Éthiopie constitue un frein économique majeur (cliché D. Gérard).
14. L’église Medhane Alem (Sauveur du Monde) récemment terminée à Addis-
Abeba. L’église monophysite éthiopienne est aujourd’hui soumise à de fortes
pressions tant de l’islam que des églises protestantes missionnaires (cliché
D. Gérard).

15. Mosquée à Addis-Abeba. Le tiers de la


population éthiopienne est musulmane
(cliché D. Gérard).
16. Manuscrit des Psaumes de David 17. Exemple de l’écriture manuscrite
(coll. Almaz Dubois). de l’amharique (cahier d’écolier).

19. Manuscrit ajami (amharique en


18. Le premier dictionnaire amharique- écriture arabe). Hagiographie d’un
français d’Antoine d’Abbadie (1881) saint musulman éthiopien du Wollo
(coll. Berhanou Abebe). (cliché E. Ficquet).
20. L’histoire de Salomon et de la Reine de Saba (extrait de l’ouvrage de Manuel
João Ramos, Narrative Art in Ethiopia, Lisboa, Bedeteca de Lisboa, 2000).

21. Le « Prêtre Jean » dans l’imagi- 22. Le roi des rois Haïlé Sellassié mythi-
naire européen (gravure du XVIe siècle) fié dans l’imaginaire rastafarien (embal-
(coll. Berhanou Abebe). lage d’un disque CD de reggae).
23. Le roi des rois
Téwodros II (règne :
1855-1868). Gravure
extraite de l’ouvrage de
Guillaume Lejean,
aimablement communi-
qué par le Dr Berhanou
Abebe.

24. Le roi des rois Yohannes IV,


qui régna de 1872 à 1889 (coll.
D. Gérard).
25. Le roi des rois Ménélik II (règne : 1889-1912).
26. Lidj Yassou, petit-fils de
Ménélik, héritier de son trône en
1912, renversé en 1916.

27. La reine Zaouditou, fille de Méné-


lik, règne : 1916-1930 (coll. CFEE).
28. L’empereur Haïle Sellassié s’adressant à la Société des
Nations à Genève en juin 1936.

29. L’empereur Haïle Sellassié en compagnie du Maréchal Tito (coll. D. Gérard).


30. Les manifestations qui marquent le début de la révolution durant le
printemps 1974.

31. Les chefs du Derg célèbrent le second anniversaire de la déposition


de l’empereur, le 12 septembre 1976. De gauche à droite : le Major
Mengistu Hailé Mariam, le Général Teferi Bante et le lieutenant Colonel
Atnafou Abate (cliché Provisional Military Administrative Council).
32. Carte des langues d’après Bender (adaptation par E. Ficquet).

33. Les drapeaux des


régions fédérées de
l’Éthiopie actuelle.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 225

L’alphabet éthiopien est originaire de l’Arabie du Sud où deux variétés


d’alphabets qu’on appelle « cursive » et « monumentale » sont en usage.
La forme cursive est la forme généralement adoptée en deçà de la mer
Rouge, sans que l’autre, créée à partir du cursif soit totalement absente.
On suppose qu’elle a été introduite en Éthiopie vers la moitié du Ve avant
notre ère. La paléographie montre, par ailleurs que la langue de l’écriture
monumentale est sabéenne et que les auteurs sont également sabéens,
tandis que la langue des inscriptions cursives « présente un certain
nombre de différences avec le sabéen, différences qui font pressentir des
faits qu’on trouve plus tard en guèze. Il est clair que les auteurs n’étaient
pas des Sabéens, mais sans doute des autochtones ». Par ailleurs, les
inscriptions des quatre rois « éthiopiens » connus sont toutes rédigées
dans leur langue.
Les premières inscriptions sudarabiques découvertes en Éthiopie
étaient en écriture monumentale. Au temps de Littmann on en connaissait
une dizaine, presque toutes fragmentaires. Littmann releva aussi quelques
graffitis en cursive sudarabique. Depuis une trentaine d’années environs
(Schneider, 1983) d’autres inscriptions monumentales furent découvertes,
mais aussi de nombreux textes en cursive. Au début on pensait que ces
textes cursifs éthiopiens représentaient une espèce de monumental
dégénéré et étaient à peu prés tous postérieurs aux inscriptions
monumentales. Cette opinion est à modifier. Certains de ces textes sont
sans doute au moins aussi anciens que les premières inscriptions
monumentales ; et cette écriture cursive qui se rencontre dans des graffitis
rupestres, sur de la poterie, sur des objets en bronze, ne dérive pas du
monumental ; entre autres indices on constate que certaines lettres ont des
formes archaïques qui n’existent pas dans le monumental et n’en peuvent
pas dériver. On doit aux recherches de Roger Schneider la découverte et
l’identification d’inscriptions sudarabiques d’origine autochtone
sensiblement différentes des inscriptions sudarabiques4. Cette découverte
met un terme aux hypothèses d’autant plus nombreuses que les
documents faisaient défaut. Schneider ne se fait pas faute de noter, dès
1955, que Rickmans a eu le mérite d’énoncer la possibilité théorique de
dériver le tracé éthiopien d’un prédécesseur de l’alphabet himyarite
monumental. Par ailleurs, l’inscription éthiopienne de Mareb, présentée
par Murad Kamil en 1964, est venue corroborer la démarche. La
découverte en 1969 de trois stèles portant quatre inscriptions, toutes
chrétiennes, une en grec et trois en guèze écrites en alphabet sudarabique,
a mis fin à toutes les hypothèses épigraphiques et historiques. Elle a
notamment résolu le problème de la conversion d’Ezana avec pour

4. Sur les origines de l’écriture éthiopienne, voir Roger Schneider in Ethiopian


Studies dedicated to Wolf Leslau. Wiesbaden, 1983. pp. 412-416.
226 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

résultat le dédoublement de ce roi en un Ezana païen au IVe siècle et en


un Ezana chrétien au Ve ou au VIe.
Francis Anfray a rappelé récemment que l’opinion de Schneider fixe
la date de naissance de l’écriture éthiopienne5.

Les caractéristiques de l’écriture éthiopienne

Il ressort de ce qui précède que l’écriture éthiopienne a suivi une


évolution autonome. En passant à l’éthiopien, l’orthographe du tracé
sudarabique a été systématiquement rajeunie :
– les lettres qui ne représentaient pas des phonèmes distincts de
l’éthiopien ont été abandonnées sans aucun souci étymologique ;
– celles qui étaient utiles, ainsi le p (p) et le ’ (p emphatique) ont été
retenues ;
– les labiovélaires propres à l’éthiopien ont reçu, dès l’époque axoumite,
des caractères où l’expression de la labialité se mélange à celle des
voyelles dans des marques attachées à droite ou en bas des lettres
représentant les post palatales ou vélaires ;
– une sérieuse déficience est l’absence d’un signe de gémination ;
l’accentuation n’est pas notée ;
– les mots sont séparés par deux points, vestiges de l’ancien trait
vertical qui séparait les mots, ils ont récemment disparu à leur tour des
textes imprimés modernes. Les ponctuations sont indiquées par ”” (point
final), \ (point virgule) et tardivement # (virgule) ;
– l’évolution autonome de l’écriture éthiopienne se manifeste dans le
fait qu’après l’adaptation-emprunt, les éléments exprimés par les signes
d’emprunt peuvent être autres que ceux du système d’origine. Ainsi
l’éthiopien exprime les voyelles que n’exprime pas le sémitique ancien.
Les notations numériques se caractérisent par l’absence du zéro. Ainsi
!, @, #, ), (10, 20, 30...100) sont des signes distincts. Au-delà, les
chiffres s’additionnent ; ex. !2 = 10 + 2; !9)(9 (19 (100) + 90 + 9) =
1999 ; @)4 (20 (100) + 4) = 2004. Ces notations ont été empruntées aux
chiffres alphabétiques grecs, apparemment dans le même temps où le
syllabaire était constitué. On les trouve dans les inscriptions du IVe siècle
à l’exclusion de l’ancien système sudarabique. Certaines ont été
rapprochées dans leur forme des signes du syllabaire éthiopien (E = 5 ;
P = ) ; B = & = 2). L’emprunt grec ne va que jusqu’à 1006.

5. Annales d’Éthiopie. Vol. XIX, 2003, p. 368.


6. Cohen, Marcel. op. cit. texte p. 379 et ss.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 227

Chaque caractère-chiffre est encadré de deux parenthèses horizontales


(1 = 1 ; 2 = 2), probablement depuis le XVIIe siècle. L’encadrement avec
les parallèles horizontales a d’ailleurs valeur de radiation dans les
manuscrits, notamment les sawāsw (lexiques) ex. bqwl = bql”” Cette
pratique explique sans doute que les lettres grecques aient perdu leur
valeur littérale pour devenir lettres-chiffres.
Pour compléter les caractéristiques du système scriptural éthiopien, il
convient de noter que les lettres ont des noms. Ces noms sont connus par
les éléments dispersés d’une tradition elle-même multiforme. Une
première transmission vient de l’hébreu et de l’araméen avec peu de
différence et remonte sans doute au phénicien. Une autre chaîne,
fondamentalement en accord, a presque sûrement une origine
sudarabique ; elle est attestée en Éthiopie au XVIe siècle, moment où elle
a été communiquée à des savants européens.
Dans l’abécédaire classique ces noms sont : alphe, bet, gamal, delt,
hoï, etc. Les ajouts tardifs : č, dj, ž, h, qw, š, ţch, ñ et les labiovélaires
n’ont pas de nom.
Le syllabaire dit ha, la, ha, ma, date lui aussi de la fin du IIIe, début
IV siècle7. D’après Kidane-Wold et Desta son usage a été imposé par le
e

proto-patriarche Salama pour combattre l’influence des pratiques


arithmomanciques.
L’un et l’autre système connaissent le même « ordre » de vocalisation
qui s’attache à chaque lettre ex. : x (a) ; xù (ou) ; xþ(i) ; ¨ (a) ; x¤ (e) ;
X ( ) ; å (o).
En marge du système de représentation de la parole, il convient de
noter celui de la représentation de la voix que sont les éléments
fondamentaux de l’écriture musicale. La notation est neumatique ; elle
emploie des symboles dont la plupart ressemblent à des signes de
ponctuation qui sont au nombre de huit :
QÂT (q nat) ; DÍT (d fat) ; drT (därät) ; YzT (y zät)
urT (č rät) ; qÜRI (qurş ) ; RKRK (r kr k) ; £D (hid)
Les savants ajoutent deux autres symboles DRS (d rs) et xNBR
(anb r). La tradition éthiopienne fait remonter la notation au VIe siècle,
époque où Yared compose le Degwa (antiphonaire)8. Ces symboles sont
utilisés dans les trois modes de chants liturgiques éthiopiens (guèze,
(grave) ararat (allegro), ezl (plain-chant)). Edward Ullendorff, s’arrête à
neuf neumes dont il pense, avec le judéocentrisme qui le caractérise,
qu’ils rappellent les te’amin et neginoth ou τρ ποσ9.

7. Schneider, Roger : Sur les origines de l’écriture... op. cit. note 4 supra.
8. Mars’é Hazan Wolde Qirqos : Yamareñña Sāwasew, p. 211
9. Edward Ullendorff. The Ethiopians. 2e édition, 1965, p. 172.
228 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Les études récentes infirment l’hypothèse de la genèse hébraïque de la


musique éthiopienne, ce qui par voie de conséquence écarte la logique de
l’appartenance aux te‘amin et neginoth.
Les Actes de Yared sont catégoriques sur l’originalité de la musique
liturgique éthiopienne. Pour eux, « Il l’a apprise des Séraphins, car Dieu
ne l’a révélée qu’aux Éthiopiens ». Ils invitent d’ailleurs la chrétienté
grecque, syrienne et égyptienne et celle des quatre coins du monde, à
venir à l’église éthiopienne pour écouter leur musique que Dieu n’a
révélé qu’au peuple éthiopien 10. En notation musicale, on emploie
concurremment un autre système qui consiste à écrire au-dessus de la
ligne certaines syllabes des paroles d’un chant connu.

Évolution de l’écriture éthiopienne

Une création originale et qui « démarque » l’écriture éthiopienne de


ses ascendants directs est assurément l’incorporation de la notation
vocalique. Cette innovation a produit un syllabisme secondaire dont les
petits traits accessoires placés sur la haste gauche, la haste médiane ou la
haste droite vocalisent la lettre de base ou du premier ordre qui est neutre.
Ex. (H” L” Þ” M) sauf pour d” j” ™” ’” f et r où elle figure à
droite (D” J” A” e” F” R)
En règle générale la voyelle du deuxième ordre se place au milieu de la
hampe droite, sauf pour le r qui s’écrit „. La voyelle du troisième ordre
est placée au pied de la hampe droite sauf pour le y (‘) et le r (¶). La
voyelle du quatrième ordre est formée par la prolongation de la hampe
droite, elle est tirée à gauche h (¦) l (§) ¿ (œ), lorsque la
prolongation n’apporte pas de changement visible elle est incurvée vers la
gauche : g (U) ~ (`) q (Ý) t (¬), seules exceptions n (Â) ß (¾)
f (Í) r (‰). La voyelle de cinquième ordre est formée par
l’adjonction d’un « o » au pied de la hampe droite l (l¤) ¼ (¼¤) s
(s¤) sauf prolongation de la hampe droite pour h (ÿ) ~ (~) m (») ;
(›¤) { (ɤ) et y (ü) La voyelle du sixième ordre se place généralement à
gauche et en haut des lettres à hampe unique g (G) n (N) t (T) q
(Q) alors qu’elle se place à droite pour d (D) j (J) ™ (A) ; sur la
hampe médiane pour = (u) m (M) s (S) ¹ (>) { (I). Elle est
exceptionnelle pour le y (Y). Le septième ordre est formé par

10. Conti Rossini, Carlo. Corpus Scriptorum Orientalium. Vol. 26, Scriptores
Aethiopici; Tome 9, folio 2 recto p. 4 et fo. 5 v.5, p. 9.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 229

l’adjonction du signe de vocalisation « o » à droite et en haut : ex. h (ç)


q (ö) t (è) c (Ó). Le plus souvent « o » est précédée d’un
pédoncule (-o) ex. lÖ ñ ® é. Certaines syllabes du sixième sont
obtenues par la prolongation de la hampe gauche ex. å ï ì ø. D’autres,
par l’adjonction d’un trait courbe. Ex. : w (ã) ; (â). Enfin le y apparaît
paradoxal avec un septième ordre marqué par un pédoncule y (×) et le
cinquième par le « o » précédé d’un pédoncule ü.
La vocalisation se caractérise par la multiplicité, l’irrégularité et les
exceptions qui présentent des difficultés réelles d’apprentissage du
syllabaire. Dans un premier temps ces difficultés ont suscité un grand
nombre de réformes tendant à la normaliser en supprimant les lettres
héritées du guèze que l’amharique a conservées sans en connaître la
prononciation traditionnelle et en les confondant avec des sons contigus.
Il en est ainsi des ¿ = s ; h = ¦ ; ¼ = ˆ ; ^ = ` ; x = ¨ ; ; = › ;
™ = {.
L’introduction de l’imprimerie encore au stade de la typographie et les
difficultés de composition que nos imprimeurs rendaient par le terme
lq¥ (cueillette manuelle) ont corroboré la nécessité de supprimer les
caractères explétifs. L’apparition de la machine à écrire et plus
tardivement de la linotypie dont le principal avantage est la mécanisation
de la composition à partir d’un clavier, met en évidence les obstacles
techniques que posent, d’un côté, la multiplicité superflue des signes
homophones, et de l’autre, le caractère erratique de la vocalisation.

Les tentatives de réforme de l’écriture

Le guèze d’Axoum fixé dans son originalité et son orthographe au


IV e siècle a survécu d’abord comme langue religieuse pour la
transmission du texte biblique et des textes évangéliques et autres textes
chrétiens anciens traduits du grec. Il a servi en même temps comme
langue savante, à partir du moment où la langue parlée avait assez évolué
sur place pour devenir distincte de la langue classique (depuis le
IX e siècle à peu près) en allant vers la forme que nous connaissons
comme le tigrigna. Lorsque à cette époque les centres de gouvernement et
de civilisation se déplacent du Nord vers les régions méridionales de
langue amharique, le guèze est maintenu comme langue sacrée, réservée
au service du culte et des écrits théologiques. C’est dans cette langue
qu’ont été traduits de l’arabe, ou écrits de manière originale, de nombreux
ouvrages religieux.
230 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

L’amharique, langue profane qui se développe en marge de la langue


cléricale, accède à l’écriture en adoptant le syllabaire guèze dans son
intégralité sans en exclure les signes qui n’existent pas dans cette langue.
Prononcés « à l’amharique » ces signes ont produit un certain nombre
d’homophonies ou confusions de sons. D’autre part, les sons spécifiques
à l’amharique sont venus enrichir le syllabaire classique. Graphiquement
ces ajouts sont obtenus par l’addition de signes diacritiques aux lettres
préexistantes. Ainsi les labiovélaires sont obtenus par incorporation du
signe Ö : g (g) devient gÖ (gwa) ; ^ (ha) ^Ö (hwa) ; k (k) kÖ (kwa) ; q (q)
³ (qwa). Ailleurs le signe de base est surmonté d’une antenne : d(d)
j(ğ) ; z(z) ¢(ź) ; k(k) ¡(h) ; s(s) ¹(š) ; t(t) c(č). Le « (ţ) a reçu
trois o aux pieds des trois hampes pour produire le son = (ţč).
D’après Abraham Demoz l’usage des signes diacritiques ne remonterait
qu’au règne d’Amde Tsion (1314-1344)11. L’adjonction d’un trait horizontal
sur le b(b) pour obtenir le v (v) indo-européen et celui d’un point sur d(d)
pour obtenir ÉÉÀ(d) aspiré de l’oromo, datent du XIXe siècle.
Il apparaît que l’amalgame des unités phonétiques du guèze et des
suppléments propres à l’amharique ont donné naissance à l’abondance
des signes. Celle-ci entraîne, à son tour, des difficultés d’orthographe que
les premiers réformateurs se sont proposé de résoudre. L’imprimerie
vient, enfin, ajouter ses exigences techniques aux arguments de base. Dès
lors, non contents de simplifier le syllabaire, les réformateurs proposeront
des changements radicaux tandis que les conservateurs se ferment à tout
compromis. Le débat s’envenime et le gouvernement essaie de noyer le
poisson en créant une commission ad hoc.
Vu la corrélation entre écriture et langue, les éthiopisants n’ont pas
manqué de suivre le débat. Des études excellentes, notamment celles de
Wolf Leslau 12, d’Abraham Demoz 13 et de l’Académie de la langue
amharique14, ont détaillé les faits et dégagé le nerf moteur qui a stimulé
l’activité réformiste : l’introduction de l’imprimerie et plus récemment
celle de la machine à écrire. La première proposition vise à l’adaptation
du syllabaire à la machine à écrire. Puis le débat s’amplifie et met en
question la structure du syllabaire et sa morphologie.

11. Demoz Abraham. « Amharic Script Reform Efforts », in Ethiopian Studies dedi-
cated to Wolf Leslau. Wiesbaden. 1983, p. 397.
12. Leslau Wolf, « La réforme de l’alphabet éthiopien ». In Rassegna di Studia
Etiopici, Volume XII, janvier-décembre 1953, pp. 96-106. Compte-rendu de l’ouvrage
cité note 14 infra.
13. Demoz Abraham. Op. Cit. note 11 supra. pp. 393-411.
14. « ðdLN ¥ššL » : (Réformer le Syllabaire) 30 pages. 1940 eth. (= 1948 grég),
Berhanenna Selam, Addis-Abeba.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 231

L’approche adaptative

La mise au point d’une machine à écrire par Ato Alémou Habtemariam


en 1924, puis la production d’un prototype par Ato Araya Berrou (1930-31)
et la fabrication à Londres d’une machine à écrire amharique
commanditée par Dr. Aleme-Worq (1930-31) furent à l’origine des débats
réformistes. D’après les souvenirs de Mars’e Hazen, ils avaient gagné au
moins le collège Teferi Makonnen dès 192515. Kidane Wold Kiflé, grand
maître du guèze et de l’amharique, installé à cette époque à l’imprimerie
Saint-Lazare de Diré Dawa comme éditeur des ouvrages des Pères de
l’Église, était bien placé pour juger de la valeur des débats adaptatifs. Il
fut le premier à proposer une solution aux inconvénients de la pluralité
des symboles de vocalisation dans le domaine de l’impression. Son
innovation consiste à donner aux sept ordres de la lettre x valeur de
voyelles, à l’instar de l’alphabet européen et de procéder à la vocalisation
de toutes les autres lettres par adjonction de x à l’ordre voulu. Ainsi au lieu
d’écrire x¥R¾ en vocalisation traditionnelle on l’écrirait xmxrxßx.
Les labiovélaires seraient rendus par le w. Ex. : ÌNÌ = qwxNXqwx=
qwaneqwa (langue).
De même, les lettres-nombres de 1 à 9 seraient maintenues avec
suppression des barres. Ex. : 123 etc. Le 0 (10) serait maintenu sans
barres avec valeur de 0, de telle sorte que le chiffre soit analogue au
système dit « arabe ». Cette réforme présente l’avantage de conserver les
signes de base au premier ordre, tout en réduisant le syllabaire à
37 consonnes (y compris les palatales, les labiovélaires, les six voyelles
individuelles et les dix chiffres, sans compter les barres). Lorsqu’elle
parut en 1935, aux éditions Saint-Lazare de Dire Dawa, le pays était au
bord de la guerre et nul ne prit le temps de l’apprécier à sa juste valeur.
Plus tard, les spécialistes relèveront que l’adjonction de la muette A pour
marquer l’absence d’une voyelle constitue un paradoxe inhérent au
système. Ex. xmx¤NX pour x»N (amen).
Un autre inconvénient de portée pratique est le doublement des lettres
qu’entraîne ce procédé. Ex. bxqxLx¤ pour Ƴ§.
En gros, la réforme de Kidane-Wold propose l’alphabétisation du
syllabaire.

Les approches systémiques

Alors que Kidane-Wold visait à supprimer les signes irréguliers de


vocalisation, cette nouvelle tendance s’attaque au contraire à la

15. Ibid. p. 19.


232 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

multiplicité des syllabes et préconise la suppression des homophones. La


proposition est présentée dans une brochure intitulée ðdLN ¥ššL :
« Réformer le Syllabaire » Cette brochure (note 14 supra) reproduit en
couverture les cinq réformes proposées avec deux syllabaires hors texte et
une préface d’Abebe Retta.
La première proposition revient au ras Emmrou Haïlé Sélassié : Elle
supprime les homophones et applique le système de vocalisation de
Kidane-Wold, sans le citer.
La seconde proposée par Ato Abébé Retta réduit le syllabaire à
21 consonnes (h l m r s q b t n x k w z y d g « ’ ™
f p) et 6 voyelles (x xù xþ ¨ x¤ å). Les labiovélaires sont rendus
avec l’adjonction du w comme chez Kidane-Wold. Ainsi qwanqwa
(langue) ÌNÌ sera rendu par qwxnqwx.
Le troisième procédé est, lui aussi, imaginé par Abebe Retta qui le
propose comme solution de remplacement au précédent. Il reprend les
mêmes consonnes et voyelles avec changement de valeur du h et du x
qui deviennent ¡ et ‰. Les labiovélaires sont également formés avec w.
Innovation importante, ce procédé reproduit la gémination par
doublement de syllabe. Ainsi gdl (tuer) prononcé gaddala s’écrirait,
gddl, avec deux d comme dans la transcription latine – suit un tableau
manuscrit, hors texte.
Le quatrième procédé proposé par Mars’e Hasan Wolde-Qirqos est
simplement une transcription en caractères latins du syllabaire traditionnel
allégé de ses homophones. Les labiovélaires sont formés à l’aide d’un u.
Ex. ÌNÌ = quanqua.
Le cinquième, dit du Docteur Frank Laubach, éducateur américain,
consulté en 1947, se fonde sur la 3e proposition ci-dessus d’Abebe Retta.
Il compte 36 consonnes et les sept ordres traditionnels de vocalisation.
L’innovation consiste à uniformiser la vocalisation.
Ces tentatives qui restèrent lettre morte pendant plus d’une décennie soit
en raison de l’indifférence du public ou de l’hostilité du clergé connurent une
brève résurgence en 1961. L’initiative en revient à Zewdé Gebre-Medhin.
L’objectif n’est plus l’adaptation à l’imprimerie mais au processus scolaire
d’alphabétisation, préoccupation qui apparaissait déjà en filigrane dans le
sous-titre de la brochure ci-dessus qui porte en sous-titre « Un atout pour la
jeunesse », et désigne les auteurs comme « Les amis de l’éducation ». Ato
Zewdé, expert au ministère de l’Éducation reprend, en effet, en 1961, le
projet de réforme du syllabaire et obtient la création, par le ministère de la
Plume, d’un Comité d’experts chargé d’étudier la réforme du syllabaire.
Celui-ci parvient à un accord sur les deux objectifs principaux de la réforme :
la systématisation de la vocalisation et la suppression des lettes homophones.
Depuis, un expert de l’UNESCO, Zee Raz, détaché auprès du ministère
de l’Éducation tente, en vain, de faire adopter une nouvelle cursive.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 233

Enfin, deux Éthiopiens, Tekle-Maryam Fantaé et Loulsegued Alemayehou,


relancent, sans succès la régularisation des signes vocaliques.
Parmi toutes ces initiatives avortées – qui ne seront pas les seules –,
un seul succès au ministère des Télécommunications. Un jeune expert,
Terrefé Rasworq adapte le syllabaire au telex, en 1966. L’année suivante
le plaidoyer de Cowley, un autre expert, sur l’importance de la standardisation
(1967) reste lettre morte.
Pour expliquer tant d’échecs il convient de revenir au Comité officiel
de 1961 dont les résolutions ne connurent pas le jour. Lorsque leur teneur
fut divulguée en 1970 par les soins d’un inconnu, il apparut clairement
que le Comité avait perçu la nécessité de systématiser la vocalisation et
de supprimer les homophones, mais qu’il s’était parallèlement donné
pour tâche de noyer le poisson en délayant l’essentiel de ses conclusions
dans d’interminables considérations secondaires.
Il faudra attendre encore dix ans pour que l’Académie des langues
Éthiopiennes (produit éphémère de la dilution de l’ancienne Académie de
la langue amharique) s’avise dans un sursaut révolutionnaire d’exhumer
les vieux projets. Le mémorable congrès de Nazareth (redevenue Adama)
du 14 au 17 février 1980 décrète une réforme du syllabaire et de la
ponctuation de l’amharique 16. Malgré un préambule qui s’inspire
opportunément du programme de la Démocratie Révolutionnaire et un
épilogue qui se propose d’appliquer ce modèle aux autres langues
éthiopiennes, cette tentative fut, elle aussi « enfermée dans le tiroir d’un
camarade17 ». Dr Amsalou Aklilou, alors secrétaire de l’Académie des
langues éthiopiennes affirme que ce moyen dilatoire est dicté par la
crainte de la réaction que la réforme pouvait susciter de la part du clergé.
Or, cette allégation, aussi plausible soit-elle, demande à être prouvée
puisque le Derg n’a pas formellement rejeté le projet en question.
Dr Amsalou se demande enfin ce qu’il est advenu du projet depuis la
chute du Derg. Question purement rhétorique, puisqu’il ne s’est trouvé
personne pour revendiquer les résolutions du congrès de Nazareth.
Inversement, loin de reprendre le dossier, l’actuel gouvernement s’est
empressé de disjoindre le statut de l’Académie, n’en retenant que les
structures administratives à l’exclusion des académiciens. Le ministère de
la Culture a d’ailleurs transféré le noyau administratif à l’Université où il
est rattaché à l’Institut d’Études Linguistiques. Il est permis, dès lors, de
conjecturer que la réforme ait pu être la cause tacite de la neutralisation
de l’Académie. Si tel est le cas, le gouvernement aura, sans conteste, mis

16. Sl x¥R¾ ðdL mššL _ÂTÂ Wún¤ (De la réforme du syllabaire


amharique : recherches et conclusions). 51p. Addis-Abeba. 1973 (1980 grég.)
17. Reporter périodique amharique, août 2003, n° 50, p. 18, interview du Dr. Sahlou
Aklilou.
234 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

en lumière ce que l’Éthiopie nouvelle tient de l’ancienne. A savoir que


son génie national a toujours su rejeter ce qui porte atteinte à son essence.
S’il fallait un témoignage, il suffirait d’invoquer le traumatisme que
provoqua au XVIIe siècle la maladresse de Pedro Paez, ce jésuite exalté
qui dans sa mystique missionnaire tenta de substituer le guèze par le latin.
Ceux qui nous connaissent le savent et ne se sont pas fait faute de le
souligner.
Ainsi, mon maître Joseph Tubiana constate : « l’orthographe
traditionnelle de l’amharique est phonologique. Elle n’est soumise à
aucune norme extra-linguistique, n’est pas conservatrice, ignore le
pédantisme et ne se réfère pas à l’étymologie ». Devant la nécrose
antiréformiste, il aura été le premier, dès 1968, à dénoncer le fait que ce
sont là des qualités qu’elle risque de perdre à la suite des efforts
inconsidérés d’érudits et de littérateurs peu versés dans la linguistique,
désireux d’instaurer pour l’amharique des normes impératives
d’orthographe qui seraient fondées sur des étymologies dont certaines
sont exactes et d’autres inventées – et qui éloigneraient l’écriture de la
parole ; c’est ce qu’on appelle une orthographe « savante ». Mais ça ne
sera pas un progrès.
Inversement, face aux agitations réformistes, Menguistou Lemma,
premier secrétaire « perpétuel » de l’Académie de la Langue Amharique,
conscient du fait que cette écriture se devait d’assumer une fonction
nationale, eut la sagesse d’examiner l’opportunité des réformes et d’en
débattre avec d’autres savants. L’un de ceux-ci est le Professeur Edward
Ullendorff. Nous citerons en guise de conclusion, la réponse à une lettre
que Menguistou lui avait adressée le 18 août 1973 :

...« J’ai étudié l’article que vous avez joint à votre lettre, et si vous le
permettez, je voudrais d’abord évoquer une ou deux considérations géné-
rales. Dans l’ensemble, je pense que l’agitation en vue de la réforme de
l’alphabet est peu judicieuse et qu’il ne faut, à la vérité que quelques
modifications de détail. Vu que les langues évoluent constamment alors
leur représentation graphique reste immuable, il serait important que des
réformes interviennent au moins toutes les décennies – ce qui est évidem-
ment absurde. Si l’on prétend que l’amharique est transcrit au moyen d’un
alphabet d’une autre langue – le guèze, en l’occurrence – ceci s’applique
presque à toutes les autres langues, aussi bien indo-européennes que sémi-
tiques. L’anglais comme l’amharique se servent d’un système scriptural
qui incorpore entièrement le développement historique de la langue et
présentent assurément, des discordances avec les réalités phonétiques
actuelles. Cependant, malgré de nombreuses tentatives, ni l’alphabet
anglais, ni l’orthographe n’on fait l’objet de réformes réelles. Qui plus est,
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 235

des études détaillées ont montré que même du point de vue du processus
de l’apprentissage les complexités et illogismes de l’orthographe anglaise
ne causent aucun problème majeur aux enfants, alors qu’elles les initient à
certaines données historiques de leur langue. Tout m’incline à croire qu’il
n’en va pas autrement de l’amharique. Vous évoquez, vous-même, dans
votre lettre, l’éventualité qu’une réforme pourrait heurter le sentiment
national. Je souscris à votre opinion car il me semble important que les
relations historiques de cette langue avec le guèze, et à plus forte raison
avec les autres langues sémitiques de l’Éthiopie, soient maintenues. Toute
réforme majeure aurait pour conséquence de rompre ces liens. Et si vous
procédez à la réforme aujourd’hui, vous seriez amené à recommencer
dans une décennie ou deux. Ce qui ne manquerait pas d’entraîner des
conséquences de grande ampleur sur l’éducation et l’économie 18».

A la lumière de ces considérations on est tenté de croire que certains


réformistes se sont fourvoyés dans un faux problème, et que d’autres ne
voyant pas le moyen de s’en sortir, ont simplement cru devoir se
débarrasser du syllabaire amharique. Cette anecdote que Desta Teklé relate
en 1935, aura, nous le souhaitons, la vertu de mettre les points sur les i.

« Ce qui advint un jour à la douane de Diré Dawa m’a frappé. Une


dame allemande qui avait des notions de geez et d’amharique se vit tendre
un récépissé en français par un fonctionnaire éthiopien. “Cette douane est-
elle française ?” insinua-t-elle. “Plutôt que de tracer huit à dix lettres qui
demeurent muettes pour écrire ‘monsieur’, ‘deuxième’, ‘conseiller’, que
ne vous servez-vous de vos propres caractères ? Si votre système d’écriture
appartenait aux Européens et qu’à la place vous eussiez le leur, ils ne dai-
gneraient pas tourner leur regard vers celui-ci.” »

18. Lettre de Monsieur le Professeur Edward Ullendorff, F.B.A à Menguistou


Lemma, 17 septembre 1973 – Notre traduction de l’anglais dont copie nous fut communi-
quée par le destinataire dans l’exercice de nos fonctions de membre de l’Académie de la
langue amharique.
10

Les intellectuels et l’État au XXe siècle

BAHRU ZEWDE

La périodisation en histoire a toujours quelque chose d’aléatoire, dans


la mesure où le flot des événements est ininterrompu. Cependant les his-
toriens n’ont pas d’autre choix que de périodiser ce flot d’informations
retenant leur attention, et plus particulièrement lorsque certaines époques
se différencient des autres de par leur caractère unique. En conséquence,
pour l’histoire de l’Éthiopie au XXe siècle, la période de l’occupation ita-
lienne (1936-1941) mise à part, trois périodes se distinguent réellement :
1900-1935, 1941-1974 et de 1974 à nos jours. A l’exception de personna-
lités telles que celle d’Haïlé Sélassié, qui défie les barrières génération-
nelles par sa longévité, trois générations à la fois démographiques, poli-
tiques et intellectuelles se reflètent dans ces trois périodes. Ce chapitre
focalise sur la dimension intellectuelle de chacune de ces générations.
Avant toutes choses, deux points doivent être éclaircis. D’abord, le
terme « intellectuel » n’est pas utilisé ici dans le sens large de ceux qui
ont été initiés à une éducation moderne, mais connote plus précisément
les personnes éduquées qui, en même temps, sont mues par un sens de la
mission qui est de changer la société. Ensuite, survoler un siècle entier
d’histoire éthiopienne ne permet qu’une analyse générale. Pour éviter de
me livrer à un traitement superficiel de tous, je me suis concentré sur
l’examen minutieux de trois personnalités que je considère comme repré-
sentatives de leur époque : Gebre-Hiwot Baykedagn pour la période de
1900 à 1935, Girmamé Neway de 1941 à 1960 et Tilahun Takele pour la
génération qui va de 1970 à nos jours. A propos de son héros, Girmamé,
Richard Greenfield écrivait :

A l’occasion de crises dans l’histoire des grandes nations, des indivi-


dus sont nés avec des idées et des aspirations qui ne sont pas idiosyncra-
siques, mais qui sont la première expression de nouvelles idées et de nou-
238 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

veaux courants de pensée. Au commencement, de telles tendances sont


peu visibles, à l’exception de quelque-unes qui sont plus sensibles. Mais
elles sont la trame avec laquelle l’histoire se tisse.1

Bien que ce point de vue ait recours à l’hyperbole, il soulève néan-


moins le thème essentiel de notre discussion. Gebre-Hiwot était incontes-
tablement le meneur intellectuel de sa génération, Girmamé symbolisa les
frustrations de la sienne avec de fâcheuses conséquences pour lui-même,
et Tilahun Takele a ouvert une voie idéologique dont l’impact se fait
encore pleinement ressentir aujourd’hui.
Le personnage Tilahun Takele mérite quelques éclaircissements,
notamment en ce qui concerne son nom. Tilahun Takele est un pseudonyme
apparemment choisi pour symboliser deux générations de lutte continuel-
le contre le régime d’Haïlé Sélassié : la paternité du nom appartient à
Takele Wolde-Hawaryat, qui s’était engagé avec l’Empereur dans une
âpre bataille politique qui dura de 1936 jusqu’à sa mort en 1968, et dont
l’héritage fut perpétué par Tilahun Gizaw, assassiné en 1969. Ce fut le
début d’une tradition de clandestinité qui atteignit son apogée lors des
intenses combats politiques armés d’après 1974. Un des résultats de cette
tradition est que certains des hommes actuellement au pouvoir sont encore
connus sous leur nom de guerre. Ainsi, Tilahun Takele est un nom géné-
rique en vertu de son anonymat. La discussion autour de son héritage
idéologique transcendera donc les limites du thème de la question natio-
nale proprement dite qui est associé à son nom et englobera la tradition
collective du mouvement étudiant éthiopien ainsi que celle de la gauche
éthiopienne.

Les origines

Cela nous amène à la question des origines. De ces trois personnalités,


Girmamé est celle dont les idées ont laissé le plus sombre impact sur les
changements politiques et sociaux en Éthiopie. Son unique écrit connu
sur l’Éthiopie est un article intitulé « Strength in Unity » qui fut publié
aux États-Unis dans une revue étudiante en 19522. Son œuvre majeure est

1. Ethiopia : a new political history, Londres, 1965, p. 337.


2. Cité dans Greenfield, p. 490. Je n’ai pas été en mesure de me procurer une copie de
l’article, qui apparaît dans la revue Ethiopian Student News, publiée à New York en mars
1952.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 239

la thèse qu’il présenta à l’Université de Columbia, vraisemblablement en


1954. Elle est intitulée The impact of the white settlement in Kenya, et est
fortement imprégnée de sentiments panafricanistes. C’est seulement en
lisant entre les lignes que l’on peut supposer un lien entre les idées de
l’auteur et la situation de son propre pays. Ce raisonnement est reconnu
comme étant un peu hasardeux, bien que Greenfield en fasse grand cas3.
Girmamé fut également impliqué dans l’élaboration du discours lu par le
Prince héritier Asfa Wossen durant le coup d’État. Mais selon l’avis de
beaucoup de personnes ayant pris part au coup d’État telles que
Warqenah Gebeyyehu, Girmamé Wondafrash, Ketema Yifru, Mamo
Taddesse et Getachew Bekele4, il est très difficile de déterminer la contri-
bution exacte de Girmamé. Toutefois cela ne porte pas atteinte à la valeur
du document en tant que manifeste d’une génération. Il est intéressant de
noter à propos du coup d’État de 1960 que les auteurs du complot n’ont
laissé aucune trace quelle qu’elle soit dans la presse5.
Avec Gebre-Hiwot, nous avons des bases plus solides. Il a élaboré son
programme de réformes politiques et sociales à travers deux écrits,
comme probablement peu d’Éthiopiens ont pu le faire. Ce sont respecti-
vement, Atse Menilek-na Ityopya publié en 1912, et le plus élaboré dans
Mengist-na yehezb astedadar, ouvrage posthume publié en1924. Nous
nous focaliserons plus sur ce dernier dans la mesure où Gebre-Hiwot y
est le plus explicite dans ses recommandations de réformes. Gebre-Hiwot
appartient à une génération d’intellectuels prolifiques dont je me sens
académiquement proche, ayant passé une bonne partie de ces dernières
années à essayer de les étudier et de les comprendre. Ma date de naissan-
ce fait de moi un membre de la génération de Tilahun Takele, qui fut pro-
lifique dans la diffusion de ses idées. C’est la génération de Girmamé qui
m’apparaît finalement comme la plus difficile à comprendre, comme
étant la plus insaisissable pour l’historien des idées, car elle a été plus
absorbée dans les tâches terre-à-terre de l’administration que dans la dif-
fusion de ses idées.

3. Voir ibid, pp. 343-347.


4. Comme témoigna le général Mengistu Neway lors de son procès. Voir les comptes-
rendus déposés à la bibliothèque de l’Institut d’Études Éthiopiennes de l’Université
d’Addis-Abeba, p. 71.
5. Voir Addis Zemen 5 et 11 Tahsas (décembre), la dernière parution explique com-
ment les auteurs du complot essayèrent en vain d’obliger le personnel du journal à publier
les numéros des 6 et 7 avec les textes de propagande relatifs au coup d’État, et comment
la coupure d’électricité au cours du combat stoppa complètement l’impression. De maniè-
re ironique, le jour où la déclaration du Prince héritier fut lue (14 décembre), Addis Zemen
publiait un article sur ce dernier recevant une donation de livres à la bibliothèque nationale
de la part du British Council. Ce fut le dernier numéro jusqu’au 11 Tahsas (20 décembre).
240 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Le texte écrit en 1970 en collaboration entre Tilahun Takele et le grou-


pe de Berhane Mesqal Redda6, basé en Algérie et qui formait le noyau de
l’Organisation de Libération des Éthiopiens7, s’intitule « La question
nationale en Éthiopie ». L’ouvrage est longtemps demeuré l’évangile du
mouvement étudiant et de la gauche, l’Éthiopie souffrant d’ailleurs tou-
jours de l’application littérale de principes expliqués avec autant d’ardeur
que d’obstination. Ce texte fut à l’origine de multiples schismes à l’inté-
rieur du mouvement. Les informations générales sur l’évolution de ce
dernier, qui nous renseignent sur le contexte du travail de Tilahun Takele,
sont fournies par la réapparition récente de deux acteurs principaux du
mouvement, Tesfaye Mekonnen et son ouvrage Yedras Lebala Tariku et
Kiflu Taddesse avec The Generation8. L’étude classique de Balsvik9
s’arrête malheureusement au moment où le mouvement étudiant s’apprête
à écrire son chapitre majeur.

La formation scolaire

Ces trois personnalités ont eu différents parcours scolaires qui ont


modelé leurs perceptions de l’arriération de leur pays ainsi que leurs idées
de réformes. Bien que Gebre-Hiwot ait poussé plus loin que ses cama-
rades l’éducation officielle, ce groupe est plus caractérisé par l’exposition
à la pensée occidentale que par l’engagement formel dans les institutions
scolaires. Girmamé est tout à fait typique de la génération d’après 1941, qui
accorda une grande importance à l’éducation officielle, avec pour objectif
d’obtenir au moins un doctorat. D’un autre côté, Tilahun Takele représente
le rejet du diplôme en tant que but ultime de l’école et prône l’utilisation des
institutions scolaires comme un forum d’agitation politique.
La vie relativement courte de Gebre-Hiwot débuta dans les derniers
jours de l’Empereur Yohannes. Au moment des troubles qui sévissaient
au Tigray après la mort de l’Empereur, il se réfugia en Érythrée. Son édu-
cation commença avec la mission suédoise à Emkullu, prés du port de
Massawa. A cette époque, Emkullu et Massawa s’ouvraient à l’Occident,

6. Selon Kiflu Taddesse : The Generation volume 1. Lawrenceville. Red Sea Press.
1993. p. 5.
7. Précurseur du Parti Révolutionnaire du Peuple Ethiopien (PRPE). A ce propos voir
le chapitre sur la révolution éthiopienne.
8. Ecrit initialement en Anglais aux États-Unis, l’ouvrage fut traduit en amharique par
son auteur et publié en Éthiopie sous le titre de Ya Tewled (3 volumes. 1998).
9. Randi Balsvik : Haile Selassie’s Students : The Intellectual and Social Background
to Revolution (1952-1977) Michigan State University. 1985.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 241

tant au sens propre que figuré. A un âge encore jeune, il s’embarqua clan-
destinement sur un bateau en partance pour l’Autriche-Hongrie. Sous la
tutelle bénévole d’une famille autrichienne, il mena des études de méde-
cine à Berlin, bien que nul ne soit sûr qu’il en soit sorti diplômé. Peu
après son retour en Éthiopie, il se trouva mêlé au scandale lié à l’empoi-
sonnement supposé de l’Empereur Ménélik déjà souffrant. Il fut forcé de
s’exiler au Soudan, alors sous administration britannique. Ce fut son
deuxième contact déterminant avec l’administration occidentale10.
Girmamé, descendant du côté de sa mère de Dejjach Girmamé, un
membre de la noblesse choanne, est né à Addis-Abeba en 1924. Il fré-
quenta successivement les deux meilleures écoles de l’époque, les lycées
Teferi Makonnen et Haïlé Selassié. Puis il fut l’un des rares étudiants qui,
sous le parrainage du Prince héritier, fut envoyé aux États-Unis pour
poursuivre l’Université. Il est intéressant de savoir que les deux autres
protégés étaient Girmamé Wondafrash et Lemma Frehiwot, également
tous deux participants au coup d’État manqué dans lequel le Prince héri-
tier fut une pièce maîtresse involontaire. Girmamé obtint ses premiers
diplômes à Madison, dans le Wisconsin, et son doctorat à Columbia (New
York) marqua l’apogée de son parcours scolaire. Ce dernier lieu, forte-
ment marqué par l’ambiance panafricaniste, a vraisemblablement influen-
cé sa thèse passionnée sur l’injustice de l’aliénation des terres Kikuyu par
les colons anglais, est il est réputé pour avoir donné un caractère durable
à sa formation intellectuelle11.
Tilahun Takele personnifie le groupe d’activistes pour qui l’école et
l’université ne sont pas tant un lieu de formation et d’assimilation des
connaissances qu’un forum d’agitation et de mobilisation politique. Ces
derniers rejoignirent l’université non pas pour apprendre mais pour pou-
voir plus tard enseigner et non pour s’imprégner de la « science bourgeoise »
mais pour disséminer l’infaillible science du marxisme-léninisme. Peu
d’entre eux finiront diplômés. Le groupe de Tilahun Takele montra
l’exemple en détournant un avion en 1969, une manœuvre qui échoua
finalement en Algérie. Plusieurs d’entre eux furent amenés à s’enfuir au
Soudan, en Europe et aux États-Unis afin d’échapper au harcèlement
policier des années 1970. D’autres, menés par Issayas Afeworqi, avaient

10. Voir, parmi d’autres, Tegabe Asres, « Yanaggadras Gebre-Hiwot Baykwadagn


Acher Yaheywat Tarik », Thèse de Doctorat de l’Université d’Addis-Abeba en amharique
(1969) pp.7-16; Richard A. Caulk, « Dependency, Gebre-Heywat Baykedagn, and the
birth of Ethiopian Reformism », Cinquième Conférence Internationale des Etudes
Ethiopiennes, session B (Chicago, 1978), pp. 570-572.
11. Greenfield, pp. 336-338; Tekele Melake : The 1960 coup d’État in Ethiopia,
Thèse de Doctorat de l’Université d’Addis-Abeba (1990) pp. 54-55; et Harold Marcus :
Ethiopia, Great Britain and the United States (1941-1974): The Politics of Empire,
University of California Press. 1983 p. 118.
242 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

déjà rejoint les rangs du Front Érythréen de Libération. Puis, avec le


déclenchement de la Révolution, un groupe d’étudiants de l’Université du
Tigray interrompit ses études pour fonder le FLT.

Du diagnostic à l’ordonnance

Comment ces représentants de ces trois générations d’intellectuels


ont-ils diagnostiqué le malaise de leur pays ? Sur quels points étaient-ils
d’accord et sur quels autres différaient-ils ? Ce que Gebre-Hiwot et
Girmamé ressentaient passionnément était la vacuité de l’indépendance
éthiopienne, dans la mesure où celle-ci n’était pas au service du dévelop-
pement. Dans un de ces passages mémorable, Gebre-Hiwot écrivit :
« Peut-on réellement affirmer que les Éthiopiens sont indépendants ?
L’indépendance ne se résume pas simplement au fait de disposer de son
propre gouvernement. Cela présuppose l’autosuffisance12. » Trente-cinq
ans plus tard, ces sentiments furent repris lors de la proclamation du coup
d’État de 1960 et de son manifeste politique qui soulignait comment
même les récents États africains indépendants étaient en train de devancer
en progrès le pays qui se glorifiait de son indépendance depuis bientôt
trois millénaires13. Le contexte africain était ainsi essentiel pour ces deux
auteurs. Alors que Gebre-Hiwot faisait une comparaison peu flatteuse
entre l’Éthiopie indépendante et le Soudan sous mandat britannique14,
Girmamé et ses collègues déploraient « la situation embarrassante » dans
laquelle se trouvait l’Éthiopie en raison « du fantastique progrès réalisé
par les nouveaux États africains indépendants15 ».
Cette dimension africaine venait d’une expérience personnelle due à
son séjour au Soudan pour Gebre-Hiwot et seulement à une thèse pour
Girmamé. Cependant, alors que Gebre-Hiwot faisait preuve d’une admi-
ration à contrecœur de l’administration coloniale britannique au Soudan,
Girmamé était violemment critique envers celle du Kenya. Dans sa thèse,
non seulement Girmamé fait une défense exaltée des droits des Kikuyu

12. Mengest-na Yahezb Astadadar, Addis-Abeba 1960, p. 79.


13. Les versions anglaises de la proclamation du 14 décembre et de la déclaration
politique du 15 décembre 1960 peuvent toutes deux être trouvées dans Greenfield,
pp. 398-399 et 402-403.
14. Atse Menilek-na Ityopya, dans Berhan Yehun Asmara, 1912, p. 350.
15. Greenfield, p. 402. Cf. Tekeste, p. 128, pour une élaboration de son grief dans un
discours que le général Mengistu Neway fit aux soldats le 14 décembre, discours où il
fournit spontanément l’explication que tout cela avait lieu en raison de la concentration
du pouvoir et des privilèges dans les mains d’une seule personne.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 243

sur leurs terres et de l’inexorabilité de l’indépendance africaine, mais


aussi il tire des salves indirectes envers les injustices de son propre pays.
Voici sans doute la plus audacieuse de celles-ci « une aristocratie foncière
féodale (qui) ne peut pas donner de meilleurs salaires » et « les seigneurs
féodaux (qui) augmentent leurs richesses en volant encore plus ce qui a
été produit, permettant ainsi à la population de devenir toujours plus
pauvre16 ».
Avec la génération de Tilahun Takele, nous sommes dans une situation
où le débat de l’administration coloniale contre l’indépendance n’est plus
d’actualité. En effet, l’Éthiopie, avec le reste de l’Afrique, est régie par
une nouvelle forme de colonialisme, le néo-colonialisme. C’est sur ce
point que les deux premières générations divergent fondamentalement de
la troisième. A la fois pour Gebre-Hiwot et Girmamé, le modèle de
modernisation doit être cherché en Occident. En bref, leur but était l’occi-
dentalisation.
Gebre-Hiwot exprime la réalisation de ce but en des termes les plus
catégoriques, comme étant une affaire de survie :

« La tâche qui attend l’actuel Roi éthiopien (Iyassu) est différente de


ses prédécesseurs. Dans les temps anciens, l’ignorance dominait.
Aujourd’hui, un ennemi puissant et insaisissable nommé l’esprit européen
s’est levé contre elle. Quiconque lui ouvre sa porte (à l’esprit européen)
prospérera, quiconque la lui fermera sera détruit. Si notre Éthiopie accepte
l’esprit européen, personne n’osera l’attaquer; sinon elle sera disloquée et
réduite en esclavage17. »

De même les idéaux de la Révolution américaine ont inspiré la thèse


de Girmamé. Il commence sa thèse avec les mots de l’homme d’état amé-
ricain Alexander Hamilton appelant ses compatriotes à montrer la voie
pour contester la domination européenne en Afrique, en Asie et en
Amérique. Il souligne alors que l’appel à la liberté que certains firent
deux cents ans plus tôt trouve son écho dans les batailles anticoloniales
des peuples africains et asiatiques :

« Beaucoup de ces gens furent, et un certain nombre d’entre eux le


sont toujours, privés de liberté. Mais nous pouvons remarquer que malgré
les années la ferveur pour la liberté s’est de nouveau ravivée et que la
flamme de l’espoir et de la détermination à être libre a été attisée par
l’exemple du peuple américain. Les cœurs et les esprits des peuples colo-

16. Girmamé Neway : The impact of white settlement policy in Kenya. Ph. D. Columbia
University, 1954. Voir Greenfield, p. 348.
17. Atse Menilek-na Ityopya, p. 354.
244 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

niaux d’aujourd’hui ont été guidés par la torche rougeoyante avec laquelle
les Américains entamèrent leur combat pour se libérer des chaînes colo-
niales qui les entravaient. Il en résulte que les Américains ont établi un
gouvernement libre et ont bâti une nation prospère, qui a enflammé les
cœurs de ceux qui sont toujours sous le joug colonial18. »

A partir de 1970, les États-Unis, le héros de Girmamé, furent perçus


comme un parfait scélérat dans les esprits de l’avant-garde du mouve-
ment étudiant, à savoir comme étant le bastion du capitalisme et de
l’impérialisme. La quête d’un modèle de développement se fit alors vers
l’Est, avec l’Union Soviétique, la Chine, le Vietnam et Cuba. Le dévelop-
pement ne devait plus se faire à travers une imitation de l’expérience
occidentale, mais à travers son rejet; non pas à travers le capitalisme mais
par le socialisme.
L’enjeu de la terre fut probablement un des rares fils conducteurs de
ces trois générations. La condition de la paysannerie était un souci com-
mun, considéré avec sympathie pour les première et troisième généra-
tions, plutôt furtivement pour la deuxième. Gebre-Hiwot désigna le dan-
ger de la propriété foncière dans les termes suivants :

« C’est un mauvais signe quand la terre est concentrée dans les mains de
quelques individus. C’est une preuve d’appauvrissement de la population et
d’affaiblissement de l’État. A l’inverse, une large distribution des terres
atteste de la prospérité publique et d’un pouvoir étatique grandissant. »

Puis, dans un passage qui a une pertinence frappante dans le débat


actuel sur la propriété foncière, il ajoute :

« Cependant cela ne signifie pas que la vente et le transfert de la pro-


priété terrienne doivent être interdits. Dès lors que la terre est son unique
propriété, le paysan ne pourra pas la considérer comme sienne s’il lui est
interdit de la vendre19. »

De la même manière que ses amis intellectuels, Gebre-Hiwot déplora


les ravages infligés par les soldats en maraude sur les paysans harassés de
travail. « Les malheurs de l’agriculteur, écrit-il, sont nombreux. Non seu-
lement il est soumis à des taxations arbitraires, mais la paix et l’inviolabi-
lité de son foyer sont perturbées par des soldats casernant dans sa maison

18. Girmamé Neway, op. cit. p. 3.


19. « Mangest-na Yahezb Astadadar, op. cit. p. 88. Cependant, cela ne signifie pas
que Girmamé était inconscient du danger pour le paysan d’être dépossédé de sa terre à tra-
vers les hypothèques; voir à ce sujet les pp. 82-83.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 245

et demandant toutes sortes de services à lui et à sa femme20. Dans la pro-


clamation et la déclaration de politique du coup d’État de 1960, la question
de la terre n’est pas du tout abordée. Dans le premier texte il y a simple-
ment l’expression d’un souci à propos de la stagnation de la technologie
agricole, et dans le second un engagement : « Dans la mesure où l’agricul-
ture est le pivot de l’économie du pays, toute l’aide nécessaire sera appor-
tée aux fermiers afin d’augmenter la production agricole21. » En consé-
quence, l’accent semble être mis davantage sur l’efficacité que sur la justi-
ce sociale. On peut très bien imaginer que si le coup d’État de 1960 avait
réussi, il aurait ouvert la voie à la diffusion d’une agriculture mécanisée
plus qu’à la promotion d’une petite agriculture paysanne prospère22.
Les préoccupations de la troisième génération sont d’un autre ordre. Le
slogan « la terre aux paysans », qui apparut en 1956, présageait l’abolition
de la propriété foncière seigneuriale, ce qui devint une réalité avec la natio-
nalisation des terres dix ans plus tard. En un sens, les perceptions de Gebre-
Hiwot sont plus proches du concept de la terre aux paysans que celle de
Girmamé et ses collègues. Mais aucun n’aurait pu envisager la proclama-
tion de 1975. En fait les auteurs du slogan eux-mêmes avaient rarement une
idée précise de son application concrète et la plupart d’entre eux auraient
été surpris par le radicalisme auquel ce slogan donna naissance.
Si l’on en vient à parler d’appartenance de classe, les deux premières
générations étaient sans conteste bourgeoises alors que la dernière était
prolétarienne. Cela est partiellement révélé par le souci exprimé envers la
richesse des marchands dont l’activité commerciale était perturbée. Pour
être plus précis, Gebre-Hiwot cite le cas d’un marchand Gouragué intré-
pide qui fut forcé de payer des taxes à cinq postes de péage alors qu’il
transportait sa marchandise (des chameaux) des plaines de Teltal à l’est
du Tigray vers Metemma près de la frontière éthio-soudanaise23. La pro-
clamation de 1960 déplorait également la stagnation du commerce éthio-
pien au niveau du commerce de détail24 tandis que le sixième article de la

20. Atse Menilek-na Ityopya, p. 349. Les malheurs du paysan sont décrits avec une prose
plus puissante dans les écrits d’Afewarq Gabra-Iyyassus et d’Abba Haylu. Pour le premier,
voir Berhanena Salam, 16 mai 1929 et le Guide du voyageur en Abyssinie, pp. 233-234, et
pour le second, Berhanena Salam, (21 juillet 1927).
21. Greenfield, pp. 398-402.
22. Il faut savoir que lorsqu’il était gouverneur de Jijiga, une des préoccupations de
Girmamé était l’encouragement de l’agriculture mécanisée. Voir Tibebe Eshete : A history
of Jijiga town 1891-1974, Thèse d’Histoire, Université d’Addis-Abeba (1988).
23. Atse Menilek-na Ityopya, p. 353.
24 .Voir le dossier « Coup 1960-Leaflets and other materials » à l’Institut d’Études
Éthiopiennes de l’Université d’Addis-Abeba, p. 3. Une version anglaise se trouve dans
Greenfield, p. 398 qui suggère de manière erronée que le souci des putschistes concernait
« le commerce du petit négociant ».
246 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

déclaration politique du jour suivant affirmait « il sera donné toute


l’assistance au commerçant éthiopien pour améliorer ses affaires et
contribuer ainsi au développement de l’économie nationale25 ». Ce que
Gebre-Hiwot et Girmamé souhaitaient peut être interprété comme le sou-
tien à une bourgeoise éthiopienne commerçante. La première préoccupa-
tion de la génération de Tilahun Takele sera plutôt la dictature du proléta-
riat et de la paysannerie.
C’est sur la question des nationalités que les deux premières généra-
tions divergent fondamentalement de la dernière. Les trois personnalités
que nous considérons venaient de deux nationalités dominantes, les
Amhara et les Tigréens. Gebre-Hiwot déplore le déclin de sa province
natale, le Tigray, depuis la mort de l’Empereur Yohannes, et souligne les
destins jumeaux de l’Éthiopie et du Tigray26. Cependant ses références
aux Oromos sont loin d’être flatteuses. Girmamé donna une expression
concrète à son penchant naturel à s’identifier à l’opprimé en prenant des
mesures destinées à améliorer les conditions des régions Wolayta et
Somali, pendant les années où il fut gouverneur du Wolayta puis de Jijiga.
Il assouplit les pressions de l’administration sur la terre, creusa des puits,
ouvrit des écoles et des cliniques et s’occupa de médecine vétérinaire27.
En conséquence, pendant son gouvernorat, les Somalis se sentirent éthio-
piens, ce qui ne s’était pas produit depuis le règne d’Iyassu cinquante ans
plus tôt.
Mais tout ceci était une douce homéopathie comparée à la médecine
cathartique prescrite par Tilahun Takele. Comme les auteurs le décla-
raient depuis le début, ce texte avait été écrit d’abord pour présenter le
programme marxiste-léniniste sur la question nationale et par conséquent
pour mettre en exergue la véracité des propos des théoriciens de
l’ESUNA. Et tout au long du traité, l’authenticité ou la rectitude idéolo-
gique prennent le pas sur la réalité historique. Le souci majeur de ces
auteurs n’est même pas de comprendre l’Éthiopie mais de savoir ce que
Marx, Lénine et Staline (particulièrement ces deux derniers) ont bien pu
écrire. L’importance cardinale de la question nationale est défendue en
des termes catégoriques. En effet « la question nationale, nous dit-on,
n’est pas à rejeter comme “contradiction mineure”, ainsi que le disent
certains intellectuels éthiopiens bien-pensants car de telles contradictions
mineures de la superstructure peuvent être décisives dans certaines
périodes historiques28 ».

25. Greenfield, p. 402.


26. Voir par exemple, Atse Menilek-na Ityopya, p. 342.
27. Tekeste, p. 63; Tibebe, p. 129.
28. Ibid., p. 2.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 247

A la suite de ces préliminaires, les auteurs affirment de manière caté-


gorique :

« En conséquence, nous soutenons que les soi-disant ethnies d’Éthio-


pie, à notre époque (époque de développement du capitalisme) sont, soit
déjà des nations développées, soit des nationalités en passe de devenir des
nations à part entière29. »

Ces nations et nationalités ne pourraient pas être nommées ethnies


dans la mesure où elle se sont métissées durant des centaines d’années.
Toutefois, un tel métissage ne signifie pas pour autant qu’une nation
éthiopienne soit née. Par ailleurs, le terme « région » est intolérable car
« énigmatique et historiquement non scientifique », un compromis « phi-
listin » entre la « nation » et « l’ethnie »30.
Du diagnostic découle la prescription. Si nous acceptons qu’il y ait des
nations, en conséquence la seule logique est qu’elles aient le droit à l’auto-
détermination « jusque et inclusivement à l’indépendance ». Car « selon
Lénine et tous les progressistes, le droit des nations à l’autodétermination ne
signifie rien de moins que le droit à l’autodétermination politique, c’est-à-dire
le droit de sécession et de formation d’un État séparé31 ». La solution
« d’autonomie culturelle des nations » préconisée par les dirigeants de
l’ESUNA est sommairement rejetée car de telles solutions ont dans le passé
été suggérées par « les petits-bourgeois sociaux-démocrates de l’Europe
occidentale et par les monarchistes bourgeois libéraux (le parti Cadet) de la
Russie tsariste32 ». Défendre le droit à la sécession ne signifie nullement
soutenir toutes les sécessions ou les encourager. Les auteurs citent le droit
au divorce pour montrer que le soutien au droit de sécession diminue en fait
le danger de sécession. Ils concluent en disant : « Nous croyons que le sou-
tien au droit de sécession découragera de lui-même la sécession33. »
En dehors du message révolutionnaire qu’il contient, et qui comme il a
déjà été remarqué est à l’origine des divorces politiques de ces deux der-
nières décennies, une autre caractéristique du traité de Tilahun Takele est
sa nature hautement polémique. Cela contraste fortement avec l’angoisse
introvertie de Gebre-Hiwot. Tant Gebre-Hiwot que Girmamé écrivaient
avec passion, mais sans le venin, qui est l’empreinte stylistique que
.
29. Ibid., pp. 6-8.
30. Ibid., p. 11 ; souligné dans l’original.
31. Ibid., p.. 25.
32. Ibid., p. 32 ; souligné dans l’original. Avec l’avantage de l’aperçu de Kiflu, p. 76,
qui caractérise comme naïve la croyance que soutenir les mouvements de libération
nationale les amènera à oublier l’idée de sécession.
33. Atse Menilek-na Ityopya, p. 338. Cf Kiflu, p. 77 pour les conséquences décisives
du style très polémique de Tilahun.
248 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Tilahun injecta dans les milieux gauchistes. Son intention n’était pas
d’influencer la direction de l’ESUNA qui avait osé proposer une solution
différente à leur problème commun mais de la détruire et de l’éliminer
des rangs du mouvement étudiant. On était loin des reproches modérés que
Gebre-Hiwot adressait à son compagnon intellectuel, Afeworq Gebre-
Iyyessus pour avoir dénigré l’Empereur Yohannes en particulier et le
Tigray en général dans une biographie de Ménélik un peu trop courtisane34.
La violence verbale de la troisième génération, qui après 1974 se tra-
duisit fréquemment par une violence physique extrême, reflétait l’impa-
tience grandissante envers un régime qui n’était nullement préparé à se
réformer par lui-même. Au fur et à mesure que le siècle s’avançait le
remède prescrit ne cessait de grandir en virulence. Ainsi, on peut dire que
le diagnostic de ces trois générations embrassa respectivement les trois
programmes de changements politiques et sociaux suivants : Réforme
puis Rébellion et enfin Révolution. Gebre-Hiwot était le doyen d’une
génération d’intellectuels appelant à la réforme. Son Atse Menilek-na
Ityopia était adressé à Lij Iyassu et comportait ses recommandations par-
ticulières de réformes à la fin du livre35. Quand ce prince prometteur et
pourtant erratique échoua, Gebre-Hiwot et son collègue Tekle-Hawaryat
reportèrent leurs espoirs sur l’étoile du ras Teferi Makonnen. Gebre-
Hiwot mourut trop tôt pour faire l’expérience de la déception qui devait
être celle de Tekle-Hawaryat.
Lors de ses années étudiantes aux États-Unis, Girmamé semble avoir
gardé confiance en la capacité de réforme de l’Empereur Haïlé Sélassié.
Ainsi, il écrivait en 1952 :

« Comme chacun de nous est de tout cœur derrière Sa Majesté, c’est-à-


dire que chacun de nous ira jusqu’au bout de ses capacités individuelles et ce
n’est qu’un petit effort de se tenir debout unis pour mettre en pratique Ses
efforts incessants en vue d’un développement harmonieux de l’Éthiopie36. »

Dans sa thèse, il y a aussi un passage qui, bien qu’écrit dans le contexte


de l’évolution des institutions politiques kenyanes sous la colonisation,
aurait très bien pu être écrit pour l’Éthiopie :

« Les institutions sociales montrent des caractéristiques organiques


dans le cours de leur évolution. Laissées à leur cours normal de dévelop-
pement, elles subissent une métamorphose d’une structure simple à une

34. Atse Menilek-na Ityopya, p. 354.


35. Dans son article publié dans la revue Ethiopian Student News, cité dans
Greenfield, p. 352.
36. The impact of white settlement Policy in Kenya, p. 95.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 249

plus élevée et plus complexe. En raison du temps que prendrait le cours


de ce développement (ou en raison d’autres considérations), il pourrait
s’avérer nécessaire d’introduire d’emblée dans une société une forme
supérieure d’institution politique. Pour opérer un tel processus de trans-
plantation de nouvelles institutions correctement sélectionnées et adaptées
dans un climat social plus ancien, la planification et l’exécution de cer-
taines activités préparatoires deviennent absolument nécessaires. Par
exemple, les institutions indigènes capables d’être utilisées dans la nou-
velle situation doivent être systématiquement ménagées tandis que celles
qui sont sérieusement anachroniques doivent être soit neutralisées soit
rendues inopérantes par des mesures appropriées37. »

La dernière phrase, en particulier, pourrait être perçue comme une recette


de réforme progressive. Mais tous ces espoirs enthousiastes de réformes
furent durement mis à l’épreuve lors du retour de Girmamé en Éthiopie et
lors de son entrée dans la fonction publique. Il en arriva à la conclusion que
le changement pourrait seulement survenir grâce à une rébellion contre son
Empereur jusqu’alors vénéré. Après la proclamation du coup d’État, lors du
débat qu’il organisa à l’ambassade des États-Unis avec le représentant des
loyalistes, le major Assefa Lemma, Girmamé aurait justifié le coup d’État
dans les termes suivants : « Le régime est corrompu et malhonnête,
l’homme de la rue n’a aucune chance, le développement du pays est attardé,
et le gouvernement actuel est incapable de réforme38. »
De telles paroles constituaient un prélude à un questionnement plus
essentiel sur le futur du vieux régime après le coup d’État. On peut dire
que l’échec de celui-ci a rendu la révolution presque inévitable. Il ne faut
bien évidemment pas sous-estimer la détermination d’une force petite
mais bien organisée pour aboutir à n’importe quel prix à une révolution.
Mais il est quand même peu probable que la révolution ait pu se produire
simplement par la volonté d’un groupe de bolcheviques éthiopiens déter-
minés. Et lorsqu’elle éclata en février 1974, tout le monde fut surpris.
La radicalisation progressive signifia une aliénation progressive par
rapport à l’État. Gebre-Hiwot, bien qu’il ait été très critique de celui de
son temps, avait néanmoins été un serviteur dévoué et loyal du pouvoir. Il
fut successivement nommé inspecteur du chemin de fer Addis-Abeba
Djibouti en 1916 puis neggadras des douanes de Dire Dawa en 1917, titre
dont il a hérité et qui resta associé à son nom depuis. Girmamé fut dès son
retour un fonctionnaire frustré au ministère de l’Intérieur puis un gouver-
neur réformiste du Wolayta et de Jijiga, jusqu’au jour où sa frustration le
mena à la rébellion. Avec les piliers de la troisième génération, se

37. Cité dans Marcus, p. 144.


38. Tekeste, pp. 46-51.
250 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

compromettre avec la bureaucratie était impensable. L’État devait être


restructuré, non pas servi. De toute façon, l’interruption des études impo-
sée par les activités révolutionnaires se révélait souvent incompatible avec
des emplois dans la fonction publique. Ceux qui étaient diplômés entraient
dans la fonction publique sans aucune illusion de réforme, dans l’attente
du moment où il leur serait possible de prendre les armes contre l’État.

L’organisation

La désaffection progressive à l’égard de l’État s’accompagna progressi-


vement d’une meilleure organisation en vue de réformer l’État (en ce qui
concerne la deuxième génération) ou de le renverser (pour la troisième
génération). La génération de Gebre-Hiwot fit peu d’efforts pour s’organi-
ser, et par conséquent pour avoir un impact plus décisif sur la vie politique
et sociale. Le « Nouveau Parti Éthiopien », que les observateurs et les
diplomates étrangers chérissaient, était surtout le fruit de leurs imagina-
tions, poussées par le désir d’établir un parallèle avec l’expérience turque
(les Jeunes Turcs), et même plus récemment avec celle de l’Europe de
l’ouest (la nouvelle Italie). Gebre-Hiwot et ses collègues plaçaient leurs
espoirs de réformes davantage sur la bonne volonté d’un Prince Éclairé
que par l’impact qu’ils auraient pu avoir en tant que groupe organisé. La
seule forme d’organisation que cette première génération semble avoir
eue, à l’exception de l’évidente camaraderie qui les unissait, était l’exis-
tence de l’hebdomadaire Berhane-na Salam, forum à travers lequel ils
exprimaient et échangeaient leurs points de vue. Mais étant donné que
cette rencontre existait exclusivement grâce au patronage du jeune Prince
progressiste Teferi, sa relative indépendance politique disparut avec
l’ascendance politique grandissante de ce dernier. Après 1930, à l’époque
où Teferi avait soumis ses principaux rivaux au pouvoir et s’était emparé
du trône, l’utilité de ces intellectuels progressistes, ses alliés d’autrefois,
diminua considérablement. Les jeunes membres de la génération de
Gebre-Hiwot, tels que Blatta Kidane-Maryam Aberra et Bashahwerad
Habtewold (des économistes formés aux États-Unis) montrèrent un
meilleur sens de l’organisation que leurs aînés. Mais ils semblent avoir
davantage canalisé leurs efforts d’organisation dans l’affirmation d’une
indépendance éthiopienne face aux prétentions parfois démesurées des
résidents étrangers que pour amener un changement politique et social.
Contrastant avec la première génération, la carrière de Girmamé peut
se lire comme étant une longue quête d’organisation. Comme ses prédé-
cesseurs relativement plus chanceux, il commença sa quête étant étudiant,
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 251

lorsqu’il menait l’association des étudiants éthiopiens d’Amérique du


Nord, et il écrivit au moins un article dans sa publication Ethiopian
Student News. Lors de son retour en Éthiopie, grâce au généreux don
d’une maison donnée par le Ras Imru qui avait connu Girmamé lorsqu’il
était ambassadeur d’Éthiopie à Washington, il put fonder ce qui fut connu
sous le nom du Club Qachane, une sorte de forum libre de discussion
pour les jeunes Éthiopiens de retour de leurs études à l’étranger. Il y avait
alors Mikael Imru, Ketema Yifru, Zewdé Gebre-Selassié, Amha Aberra,
et ainsi que deux autres personnes dont le destin semble avoir été intime-
ment lié à celui de Girmamé depuis la période étudiante aux États-Unis
jusqu’au coup d’État de 1960, Girmamé Wondafrash et Lemma Frehiwot.
Worqeneh Gebeyyehu et Yohannes Meseker, membres de la garde rap-
prochée et plus tard protagonistes du coup d’État, étaient également pré-
sents de manière occasionnelle39.
Quand le Club Qachane disparut à la suite tant de dissensions internes
que du harcèlement et de l’intimidation gouvernementale, Girmamé se
tourna alors vers son ancien lycée, Kotebé, et essaya de créer une associa-
tion d’anciens élèves. Celle-ci fut également divisée en deux factions
rivales respectivement menées par Girmamé et Ketema Yifru. D’ailleurs,
Girmamé essaya par la suite de créer un autre club dans le quartier de la
Piazza. De manière similaire, ses tentatives d’infiltration d’Haymanote
Abew, l’association de la jeunesse orthodoxe, ainsi que de Hager Fiqr
Mahber (association patriotique) furent vaines. Il semble que Girmamé se
soit tourné vers son frère par frustration et désespoir. De manière iro-
nique, voire même tragique, les dix années de quête d’une organisation
par Girmamé se terminèrent finalement en un coup d’État maladroitement
conçu qui fit de nombreuses victimes dans les deux camps. Greenfield
attribue l’échec de Girmamé à sa mauvaise estimation du caractère essen-
tiel de l’organisation des masses40. Cependant pour la réussite de ce coup
d’État, une bonne coordination au sein des élites, surtout de l’élite militaire,
aurait été suffisante pour assurer le succès.
L’organisation des masses était également l’agenda principal de la
génération de Tilahun Takele. Ses réalisations remarquables à cet égard
sont trop connues pour exiger plus d’explication. Quelles que soient les
imperfections et les impairs de cette génération, et ils sont importants,
l’incompétence organisationnelle n’était certainement pas de leur nombre.
Au risque de paraître cynique, on pourrait argumenter que l’Éthiopie se
porterait bien mieux si on avait fait un peu moins preuve de compétence
organisationnelle comme ce fut le cas lors de ces deux dernières décen-
nies. Le virage à gauche fut suivi d’une recette d’organisation presque

39. Ibid., pp. 52-62.


40. Greenfield, p. 349.
252 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

parfaite, selon une variante léniniste dans le cadre urbain et une autre
maoïste pour les régions rurales. Cette formule fut dans un premier temps
testée au niveau étudiant, et encore plus lors de la création de l’USUAA
en 1966. Le Derg découvrit son utilité et en fit une large application afin
de réaliser une mobilisation avec une discipline de fer à un niveau encore
jamais vu en Éthiopie41. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, l’entrée
des forces de l’EPRDF à Addis-Abeba en mai 1991 a été l’ultime preuve
de l’efficacité de ce principe organisationnel. Il est intéressant de considé-
rer, comment par une autre ironie de l’histoire, le groupe qui bénéficia le
moins de cette recette c’est-à-dire le noyau des étudiants gauchistes qui
formèrent le PRPE, fut sans doute l’un de ceux qui aurait pu légitiment
être considéré comme son premier auteur. L’âge d’or de cette réussite
organisationnelle, comme les exploits éblouissants de la guérilla urbaine
de 1976-1977, précipitèrent sa chute finale.

Le résultat : succès ou échec ?

En conclusion nous pouvons nous demander comment ces trois géné-


rations ont réussi ou échoué dans leur objectif commun de changer la
société. La réponse à cette question peut difficilement être directe et sans
équivoque, dans la mesure où les termes « succès » et « échec » sont dif-
ficiles à définir. Quand on regarde le programme de réformes qu’il pré-
senta succinctement à la fin de son article « Atse Menilek-na Ityopia »,
Gebre-Hiwot semble avoir mieux réussi qu’on ne le croit. Les réformes
principales qu’il recommandait sont les suivantes : séparation du revenu
de l’État et de la Couronne, institution d’une taxe fixe, substitution des
cotisations, ouverture d’écoles, rationalisation du code légal, modernisa-
tion de l’armée, introduction d’une monnaie unique, centralisation de
l’administration douanière, et liberté de culte42. Un certain nombre de ces
mesures furent mises en place par Teferi avant 1930 et par la suite devenu
l’Empereur Haïlé Sélassié il en mit d’autres en pratique. Bien évidem-
ment, on donna la priorité à celles qui faisaient écho aux thèmes de
conquête et de consolidation du pouvoir politique, telles que la moderni-
sation de l’armée ou la centralisation de l’administration douanière. On

41. Voir la sobre analyse de la période Mengistu faite par Christopher Clapham dans
son ouvrage désormais classique Transformation and Continuity in Revolutionary
Ethiopia, Cambridge, University Press, 1988. Cela soulève bien sûr la question épineuse
de la mobilisation qui se fit plus tard contre le Derg.
42. « Atse Menilek-na Ityopya », pp. 350-354.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 253

peut dire qu’après 1941, toutes ces idées furent mises en place d’une
manière ou d’une autre. Même si le fait que toutes ces mesures ne
s’appliquèrent qu’après la mort de Gebre-Hiwot, et parfois longtemps
après, donne à ses idées des aspects de triomphe posthume, il est néan-
moins vrai que son appel aux réformes ne resta pas sans écho.
Par contre de prime abord l’échec de Girmamé semble avoir été si
complet que la question posée ci-dessus pourrait être considérée comme
inutile dans son cas. Non seulement il périt avec ses collègues, mais
encore son action désespérée semble n’avoir eu aucune espèce d’effet
pour suggérer à l’Empereur l’urgence d’une réforme de fond de l’ordre
sociopolitique. Les discours de l’Empereur à la suite du coup d’État man-
qué montrèrent plutôt le regret d’avoir accordé à des personnes telles que
Girmamé le bénéfice d’une éducation moderne43. L’Empereur n’eut aucune
espèce de remords ou de regret. Lors d’une conférence de presse on lui
demanda s’il comptait opérer quelques changements significatifs et il
répondit qu’il n’envisageait aucun changement de politique, à part la
tâche déplaisante d’avoir à remplacer les ministres massacrés pendant le
coup d’État44. Même si cela peut être considéré comme une réaction à
chaud destinée à l’opinion publique, il n’y a aucune espèce d’indice per-
mettant de penser que les événements de décembre 1960 ont perturbé
l’Empereur ou l’ont amené au moindre changement de sa politique.
En un sens il semble que Girmamé ait accepté son échec d’avance. En
effet, on peut percevoir comme un vertige d’auto-immolation dans les
actes et les comportements des protagonistes du coup d’État de 1960, un
sentiment qu’ils devaient se consumer pour montrer la flamme de la
révolte aux générations futures. De manière quasi prophétique, bien
qu’elle fût involontaire, Girmamé semble avoir prédit sa propre destinée à
la fin de sa thèse lorsqu’il écrivait :

L’actuel Mouvement Mau Mau peut très bien être éradiqué par le gou-
vernement britanno-kenyan et les colons européens. Mais aussi longtemps
que l’origine de ce mouvement sera d’actualité, d’autres mouvements
Mau Mau apparaîtront, mieux organisés et emportant l’adhésion de tou-
jours plus de Kenyans (c’est moi qui souligne) car les batailles civiles ne
se terminent que le jour où la victoire de leur juste cause s’impose45.

On peut d’ailleurs voir que l’échec de Girmamé et de ses compagnons


ne fut pas suivi par une soumission docile mais plutôt par une défiance
encore plus grande. Immédiatement après l’échec de 1960 les tracts sub-

43. Voir Addis Zemen, 11.4.53, 24.4.53 (calendrier éthiopien).


44. Ibid., 12.4.53 (calendrier éthiopien).
45. The impact of white settlement Policy in Kenya, p. 112.
254 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

versifs poussèrent comme des champignons dans la capitale. Aux


attaques virulentes contre les auteurs du coup d’État par la presse officielle
répondit la dénonciation du régime et de ses acolytes par la presse clan-
destine. On peut dire que cette nouvelle opposition donna le ton des évé-
nements à venir à la fois par sa véhémence et par sa clandestinité. Ce
qu’il restait à faire était la mobilisation des masses, ce qui fut finalement
réalisé par la gauche.
Et qu’en est-il de cette gauche aujourd’hui ? Dans quelle mesure
l’Éthiopie s’est-elle révélée à elle-même à travers tous ces événements
politiques majeurs ? En bref, est ce que Tilahun Takele a réussi ? C’est un
bilan qui est difficile à évaluer pour l’historien car l’agitation de ces
années n’est toujours pas retombée et les passions demeurent encore
vives. Au point où nous en sommes, on peut difficilement faire plus que
de poser des questions et de suggérer quelques axes de réponses. La prise
du pouvoir étatique, qui était le but essentiel de l’opposition de gauche à
la fin des années 60 et au début des années 70, échappa à ses protago-
nistes. A leur place, un groupe de militaires prit le pouvoir en adoptant
l’idéologie et les techniques organisationnelles de la gauche civile afin de
se maintenir au pouvoir pendant presque deux décennies. Et aujourd’hui,
c’est une section de cette ancienne gauche civile, qui initialement était en
marge et qui est parvenue à s’emparer du pouvoir, même si les politiques
gauchistes sont désormais passées de mode.
A propos de la question nationale, le principe léniniste staliniste
qu’énonça Tilahun Takele avec une vive passion est appliqué de manière
quasi littérale dans l’Éthiopie contemporaine. Cependant, il est intéres-
sant de remarquer que ce principe n’est pas appliqué selon l’organisation
politique multinationale que Tilahun espérait mener, mais selon les lignes
d’une organisation nationale qui a essayé de se réformer elle-même,
encore que de manière plutôt peu convaincante, pour produire une struc-
ture apparemment multinationale. Ce serait briser un tabou du travail de
l’historien que de se demander si Tilahun Takele serait encore fidèle à son
principe d’autrefois s’il était toujours vivant. Mais la question demeure
toujours en suspens. Aussi les différents défenseurs de son héritage ne
peuvent-ils qu’y répondre différemment les uns des autres. En tout cas, la
question érythréenne, à laquelle ses écrits cherchaient à répondre, a été
résolue en dehors du cadre qu’il avait essayé de lui impartir. Et c’est
aujourd’hui le reste de l’Éthiopie qui semble être, dans son ensemble, le
laboratoire où sera testé sa doctrine. Il reste à voir si l’histoire décidera ou
non de justifier ce qu’il affirmait avec assurance, à savoir que « l’existence
du droit de sécession découragera d’elle-même la sécession46 ».

46. L’auteur fait ici allusion au fait que la constitution éthiopienne de 1994 garantit
aux régions le droit de sécession [note de Gérard Prunier].
11

Les arts plastiques en Éthiopie

Jacques MERCIER

Reconnaissance internationale de l’art éthiopien

Durant la dernière décennie l’art éthiopien, demeuré jusqu’alors confi-


dentiel, est parvenu à la connaissance d’un assez large public occidental :
des musées ont monté d’importantes expositions, des galeries commer-
ciales se sont mises de la partie, et des objets éthiopiens sont apparus de
plus en plus nombreux dans les marchés aux puces, manifestant ainsi leur
intégration dans les circuits de consommation.
Neufs pour le regard, ces objets ne sont pas encore spontanément per-
çus comme éthiopiens, mais sont appréhendés à travers leur ressemblance
à des objets d’autres cultures : telle croix n’a-t-elle pas un « air » grec ou
copte ? tel siège ne serait-il pas gouroumsi (Afrique occidentale) ? tel collier
viendrait-il d’Inde ? telle enluminure ne paraît-elle pas byzantine ou
arménienne ?
Cette absence de référents éthiopiens est fondamentalement due aux
vicissitudes de l’histoire. Non seulement l’Éthiope est restée indépendante,
mais, après la désastreuse expérience du catholicisme, elle s’est farouche-
ment fermée à toute pénétration occidentale. Aussi, jusqu’à tout récem-
ment, très peu d’études avaient été menées en Éthiopie et très peu
d’objets éthiopiens avaient été importés, la plus grande partie d’entre eux
trouvant place dans les institutions publiques.
Les premiers objets éthiopiens expatriés en Occident furent des manus-
crits. Ils sont conservés dans des bibliothèques. Certains fonds ont été
constitués dès les XV-XVIe siècles (Vatican, Bibliothèque ambrosienne).
Longtemps en effet les manuscrits ont été les productions éthiopiennes
les plus prisées : d’abord pour leurs textes (les premiers exemplaires du
Livre d’Hénoch, si recherché, furent apportés d’Éthiopie en Europe au
256 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

XVIIIe siècle), puis, de plus en plus durant les cent cinquante dernières
années, pour leurs enluminures. En 1892 parut la première étude sur l’art
éthiopien : elle esquissait l’histoire de la peinture éthiopienne à travers les
enluminures de la bibliothèque de l’église de Magdala, pillée par l’armée
britannique en 1868 à l’occasion d’une expédition destinée à délivrer des
otages occidentaux1.
Bien que l’importance archéologique d’Axoum, la capitale du princi-
pal état antique éthiopien, fût connue depuis plusieurs siècles, les com-
munications et relations avec l’Éthiopie restèrent longtemps si aléatoires
que la première expédition archéologique ne fut entreprise qu’en 1906,
soit à une époque où une collecte autoritaire était exclue. Aussi aucun des
grands musées occidentaux d’art classique n’a constitué de fonds éthio-
pien, en conséquence de quoi le public occidental, encore aujourd’hui, ne
côtoie jamais des œuvres originales, d’autant que les bibliothèques
n’exposent pas leurs fonds. Seules des expositions temporaires, très espa-
cées dans le temps, lui en ont fourni l’occasion.
L’art éthiopien est entré dans les musées par une autre porte, à la fin du
XIXe siècle : celle de l’ethnographie. Dans le plus grand désordre, des col-
lections ont été constituées grâce au bénévolat de voyageurs. Aussi quand,
plus récemment, des croix, des icônes, des manuscrits, des peintures d’église
furent emportés en Occident, ces objets gagnèrent-ils en majorité les
vitrines des musées d’ethnographie. Cette nouvelle localisation des
manuscrits – musée d’ethnographie en place de bibliothèque – toute cir-
constancielle qu’elle fût, ne peut pas ne pas avoir reflété une dévaluation
dans le goût et la politique : à l’image du Prêtre Jean avait été substituée
celle d’une proie coloniale. Au demeurant, bibliothécaires et conservateurs
d’art classique n’ont guère fait d’efforts pour étoffer leurs collections.
L’art éthiopien ne s’attira pas pour autant la faveur des amateurs d’art afri-
cain. Mal représenté, mal connu, il fut dédaigné lors de la reconnaissance
des qualités esthétiques de l’art africain au début du XXe siècle.
Le mouvement actuel de reconnaissance a commencé vers 1960 avec
la publication d’enluminures par l’UNESCO, suivie de quelques exposi-
tions et publications et de la constitution de nouvelles collections, notam-
ment à l’Institute of Ethiopian Studies (plus de 8000 objets), aux musées
de Münich (Stadtliche Museum für Volkerkunde), Paris (musée national
des arts d’Afrique et d’Océanie), Baltimore (Walters Art Gallery),
Maqalé (palais de Yohannes). Les arts chrétien et talismanique sont main-
tenant mieux connus mais les autres types d’objets n’ont pratiquement

1. Les objets furent vendus aux enchères en Éthiopie même pour recueillir des fonds
destinés à améliorer l’intendance de l’armée. La plupart des objets furent acquis par un
conservateur du British Museum opportunément présent. Pour constituer cette exception-
nelle collection le roi Téwodros avait largement recouru au pillage et à la violence.
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 257

pas été étudiés : des sièges produits chez on ne sait quel peuple dans on
ne sait quel contexte, se sont retrouvés étiquetés « fauteuil de chef,
Éthiopie », un niveau « d’explication » d’une triste pauvreté.

Objets dits artisanaux

Si les reliques chrétiennes sont fréquemment âgées de plusieurs


siècles, la profondeur historique des objets quotidiens conservés ne
dépasse pas deux cents ans. En la quasi-absence de monographies2 sur les
cultures matérielles des peuples d’Éthiopie, et a fortiori de confrontation,
il est bien difficile d’aller au-delà des descriptions ou appréciations esthé-
tiques.
Nous ne sommes cependant pas entièrement dépourvus d’appréhen-
sion globale. Ainsi un des facteurs fondamentaux paraît être les aires cul-
turelles définies par les systèmes agraires. Au sud-ouest, tout particulière-
ment dans l’aire horticole, on trouve un mobilier monoxyle3 : sièges et
tables. L’art du siège dans cette région compte des chefs-d’œuvre.
L’éventuelle connexion avec l’Afrique de l’Ouest est pour le moment
énigmatique. Le café, boisson immémoriale en Éthiopie du sud-ouest, a
engendré un mobilier spécifique parfois bien décoré : plateau recevant les
tasses, cafetière, perche destinée à porter les tasses aux buveurs. Au nord
et à l’est, dans les aires agraires et nomades, on trouve des sièges et des
lits assemblés par des tenons et des mortaises comme en Égypte ou en
Inde. Les dossiers des sièges et canapés du Gende-Beret sont particulière-
ment finement sculptés et les lits gouragué peuvent être des merveilles de
gravure, un des montants servant de support pour poser une coupe.
L’usage d’appuie-tête était probablement répandu dans toute l’aire
éthiopienne au XVIIe siècle. Depuis lors il a périclité dans le nord chré-
tien, mais s’est perpétué longtemps presque partout ailleurs. Les chevets
sont en général monoxyles, parfois massifs, parfois ajourés et gravés.
Certains sont faits de deux pièces tournées et assemblées. La production
se perpétue dans le sud-ouest. La poterie est d’une extraordinaire diversi-
té et atteint une grande qualité dans de nombreuses régions : Harar,
Illubabor, Wolayta, Gayent, Tigray. La bijouterie n’est pas moins diverse,
les formes les plus originales se rencontrant chez les Argobba du Harar.
Les vanneries colorées de Harar sont les plus réputées. Associées
aujourd’hui à des plateaux en métal émaillé importés de Chine, elles

2. Exception faite des études de Jon Abbink et de quelques autres ethnographes.


3. C’est-à-dire sculpté en bloc dans un unique billot de bois.
258 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

décorent les murs des salons de la ville enclose. Les armes traditionnelles
sont presque partout tombées en désuétude : Il y a une centaine d’années
les populations méridionales produisaient encore de superbes boucliers en
peau d’hippopotame. Dans le nord les boucliers, plus minces car en peau
de buffle, étaient renforcés et décorés de plaques de métal embossées. La
liste des merveilles anonymes serait très longue : broderies du Tigray,
cuillères somali, épingles amhara, coupes gouragué, tissages gamo,
bagues et pipes anuak, etc. Les arts du corps étaient développés :
tatouages wollo, peintures mursi. D’anciens textes nous apprennent qu’au
XVIIe siècle les Éthiopiens chrétiens mettaient toute leur coquetterie dans
leur coiffure. C’était encore vrai il y a un siècle avec les perruques jimma
et cela le demeure aujourd’hui avec les coiffures d’argile colorée et de
plumes des Nyangatom.
L’architecture traditionnelle reste un art d’actualité. Sa vitalité, au
demeurant, a permis la reconstruction d’une bonne partie du patrimoine
architectural après qu’il eut été détruit par le régime de Menguistou –
sans que les autorités compétentes y trouvent à redire – lors de la cam-
pagne de regroupement des populations en village. Parmi les plus belles
maisons il faut citer celles des Gamo et des Gouragué. Mais une hutte
d’apparence ordinaire, au Gojjam ou au Begemder, peut receler une mer-
veille d’agencement intérieur. La seule architecture urbaine survivante est
celle de Harar.
En raison des développements de l’art et de son histoire en Occident,
publications et marché privilégient la peinture, la sculpture, et plus géné-
ralement les objets à fonction religieuse. Mais l’art éthiopien est avant
tout connu à l’étranger par ses églises taillées dans le roc, au premier rang
desquelles comptent celles de Lalibela.

Églises monolithes

Les premiers monuments chrétiens creusés dans le roc sont des cha-
pelles funéraires réalisées aux VII-Xe siècles : le phénomène résulte de la
rencontre de la tradition funéraire axoumite autochtone et de celle des
martyria chrétiens. Aux X-XIIe siècles est creusée au Tigray la grande
église funéraire à plan cruciforme dédiée aux souverains Abreha et
Atsbeha. C’est aux alentours de 1200 que le roi Lalibala réalise dans son
Bugna natal les premières églises monolithes au sens strict – c’est-à-dire
entièrement dégagées du rocher. Leur nombre, selon la tradition, est de
dix, mais plusieurs sont des bâtiments ultérieurement transformés en
églises. La tradition de creuser des églises dans le roc s’est perpétuée
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 259

jusqu’à aujourd’hui (Harerigwa, Pét’ros au Tigray), quoique à un faible


rythme depuis le XVIe siècle.

Sculpture

La sculpture sur pierre fut certainement une constante de l’époque


protohistorique au XVe siècle, et même au-delà dans le sud, ainsi que
l’attestent des milliers de stèles funéraires. Les fameux obélisques
d’Axoum sont vraisemblablement le fruit de la rencontre de traditions
éthiopiennes et arabiques. Pour ce qui est de la sculpture anthropomorphe
sur bois à connotation religieuse, elle est circonscrite aux statues funé-
raires des Konso et des Gato, dans le sud de l’Éthiopie. Les chrétiens
sculptent le bois, mais n’en dégagent pas des corps : leurs croix, de taille
modeste, offrent des formes plus ou moins élaborées, gravées de motifs
géométriques, rarement de figures humaines. Parce qu’elle se contente
d’une technologie rudimentaire, la sculpture de croix en bois compte
beaucoup de formes originales, pas nécessairement « brutes ». Mais la
grande majorité des œuvres est une transcription ou une adaptation dans
le bois d’un répertoire de formes qui paraît s’être principalement élaboré
dans le métal (fer, alliage de cuivre, argent).

Orfèvrerie chrétienne

L’art des croix est probablement la part la plus originale de l’art


chrétien d’Éthiopie. Aussi loin que l’on puisse remonter dans le passé
– Xe-XIIe siècles – on trouve une grande diversité de formes originales
par rapport aux arts des autres chrétientés. C’est pourquoi on peut estimer
qu’une tradition nationale a dû se constituer dans les siècles qui ont suivi
la christianisation du royaume d’Axoum (IVe siècle). Cette autonomisa-
tion est vraisemblablement liée à une large diffusion de la croix – motif
ou objet – dans la vie quotidienne des Éthiopiens de ce temps. Cette tra-
dition nationale a été assez forte pour que les orfèvres étrangers s’y
pliassent et pour que les souverains ne recherchassent point des œuvres
étrangères, sauf peut-être lors du bref épisode catholique au début du
XVIIe siècle. L’ancienneté des origines de l’art éthiopien des croix est
manifeste dans la plupart des productions : absence de sculpture anthro-
pomorphe, gravures géométriques, limitation de la figuration. La croix,
260 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

en Éthiopie, est fidèle à son statut des premiers siècles du christianisme :


c’est une croix de lumière, une croix de victoire. Des prières invoquent
son secours.
Sur les croix à motifs figuratifs les plus anciennes (XII-XIIIe siècles), le
Christ est représenté imberbe, les yeux ouverts : il est vivant. C’est ainsi
qu’il apparaît sur les croix dites, par les Occidentaux, « de Lalibela » car
c’est dans les célèbres églises attribuées au saint roi Lalibala que les pre-
miers exemplaires en ont été observés. Sur ces objets, la croix proprement
dite est placée dans une mandorle à laquelle sont attachées des ailes styli-
sées, selon la mode de ce temps, en forme de demi-palmettes. Cette man-
dorle n’est autre que celle entourant d’ordinaire la figure de Dieu et por-
tée par les Quatre Animaux ailés, selon la description du livre d’Ezéchiel.
En plaçant ainsi la croix dans la mandorle divine les théologiens-plasti-
ciens éthiopiens – et éventuellement leurs devanciers – lui ont conféré un
statut théophanique.
Les croix n’ont communément reçu de gravures guère qu’aux époques où
la peinture a été le plus à la mode, soit entre 1420 et 1520 et au XVIIIe siècle.
En dehors des croix, l’orfèvrerie liturgique, sans doute importante, a
été fort mal préservée, peut-être en raison du réemploi du métal : cuillères
de communion, calices, encensoirs, cornes à eau bénite, instruments de
musique anciens se comptent par unités...

Peinture

La peinture est restée un art mineur, sauf dans les sociétés chrétiennes.
Tout au plus peut-on mentionner le décor des maisons hadiya ou les pein-
tures corporelles mursi. Quant au patrimoine musulman, il a été tellement
ravagé par les chrétiens qu’il n’en reste plus de témoignages suffisants
pour émettre une opinion. Chez les chrétiens, c’est-à-dire dans l’Éthiopie
historique, l’art pictural, en revanche, a atteint des sommets. Il comporte
deux branches, l’une exotérique représentée par l’art chrétien, l’autre éso-
térique incarnée par l’art talismanique.

Peinture chrétienne

L’Éthiopie a reçu son premier art chrétien d’une Palestine sur le sol de
laquelle les premiers empereurs byzantins chrétiens venaient d’ériger des
monuments à la gloire du Christ. Les plus anciennes peintures conservées
sont les enluminures de deux tétraévangiles attribuées par la tradition à
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 261

saint Garima et datables, avec quelque incertitude, des environs du VIIe


siècle. Elles sont l’expression directe de l’art syro-palestinien contempo-
rain, avec quelques éléments coptisants. Le lieu de leur production est
matière à discussion : Moyen-Orient ou Éthiopie, par des peintres expa-
triés ou leurs disciples de première génération. Cette incertitude est signi-
ficative : Axoum entretenait des relations étroites avec le Moyen-Orient
et les souverains axoumites n’ont pu manquer de promouvoir des scripto-
ria dans leur pays.
On n’a pas retrouvé d’autres peintures antérieures au XIIe siècle, mais
les œuvres des XII-XVe siècles montrent que les peintres éthiopiens, iso-
lés par l’expansion de l’islam, ont perpétué des iconographies paléochré-
tiennes, parfois avec fidélité, parfois en les combinant à des éléments
byzantins postérieurs. Le célèbre tétraévangile de Kebran contient des
exemples des deux cas : Massacre des innocents versus Descente aux
Limbes. Du XIIe siècle au début du XVe siècle la stylistique est fortement
influencée par l’art arabo-chrétien, mais on peut reconnaître une évolu-
tion éthiopienne allant dans le sens d’une géométrisation privilégiant les
lignes parallèles : du tétraévangile de Iyesus-Moa (1281) au tétraévangile
conservé à Boru (début XVe siècle). L’évolution est patente pour les pein-
tures murales des églises d’Éthiopie centrale : de Yemrehanne-Krestos
(XIIe siècle) quasiment copte, à Béte-Maryam de Lalibela et aux églises
de l’Angot (Gennete-Maryam, Washsha-Mikaél, Makina ) qui gagnent en
monumentalité, avec simplification du dessin (fin XIIIe siècle).
Vers 1400 se développa la première école picturale originale éthiopienne
à être parvenue à notre connaissance. Elle naquit du désir des scribes
d’illustrer des textes récemment traduits de l’arabe, tout particulièrement
les Actes des martyrs. Ne possédant pas le métier des illustrateurs d’évan-
giles ils sont partis des silhouettes de saints héritées de l’antiquité et les
ont traitées à la règle : l’Éthiopie se découvrit géomètre. Les enlumineurs
royaux pratiquaient un art plus délié, stylisant délicatement les brocards
dont étaient parés leurs maîtres, et recouraient occasionnellement à la
peinture à l’or. A cette époque se développa un grand goût pour la peinture.
Les rois demandèrent des peintres à l’Occident. L’Éthiopie avait la réputa-
tion d’être un pays de cocagne, mais le voyage à travers les contrées
musulmanes était périlleux. Plusieurs équipées disparurent. Un peintre
pourtant parvint à gagner l’Éthiopie où il renouvela la peinture sur bois –
mais on ne peut exclure le retour d’un peintre éthiopien expatrié, dans la
mesure où l’on n’a retrouvé aucune œuvre occidentale susceptible d’être
attribuée à ce pionnier. Jusqu’alors les Éthiopiens se contentaient de passer
directement l’encre visqueuse des manuscrits sur le bois. Ce peintre intro-
duisit la technique de l’icône – stuc, encre très liquide, trait noir passé sur
la couleur – en même temps que des iconographies occidentales. Ceci se
passa au temps du roi Zer’a-Ya’eqob, connu pour avoir imposé la vénéra-
262 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tion de l’image de Marie dans la liturgie éthiopienne : cette conjonction


entraîna un prodigieux développement de l’art de l’icône, nettement plus
figuratif que l’enluminure tant en raison de ses origines que du goût de ses
promoteurs royaux. Les souverains du XVe siècle ainsi que ceux d’autres
époques semblent avoir apprécié les peintres étrangers, à la différence de
ce qu’il allait pour les croix. Ces étrangers produisirent dans la manière
qu’ils avaient apprise en Europe, en ne se pliant qu’occasionnellement aux
canons éthiopiens. Un nombre considérable de peintures furent importées
de Crète et d’autres contrées chrétiennes. Cet engouement pour la peinture
étrangère avait-il sa source dans l’opinion que les personnages du christia-
nisme étaient des Blancs ? Bien confirmée est l’établissement du peintre
vénitien Brancaleon. Arrivé en Éthiopie vers 1480, il travailla à la cour
durant un demi-siècle sous le nom de Merqoréwos. Un cahier de minia-
tures signé de sa main a été retrouvé. On sait qu’il décora des églises pour
le roi, ce qui suppose l’existence d’un atelier. Son style était celui de l’art
gothique international, pratiqué dans une manière plutôt chétive. Il exerça
une influence considérable sur l’art éthiopien, notamment par les icono-
graphies qu’il introduisit dans le répertoire national. Les peintres éthio-
piens semblent avoir répugné à créer de nouvelles iconographies, sans
doute retenus par le souci de reproduire les portraits tenus pour authen-
tiques. Le Vénitien et les quelques autres peintres occidentaux retenus en
Éthiopie n’avaient pas cette limitation.
Pendant que Brancaleon séduisait la cour avec son pinceau agile, les
peintres d’un mouvement monastique persécuté poussaient un peu plus
loin le géométrisme de l’art monastique. Ils étaient disciples du moine
Est’ifanos martyrisé par le roi Zer’a-Ya’eqob en 1544. Par milliers les
membres de ce mouvement fondamentaliste avaient péri sous les pierres,
la lame des bourreaux, ou la dent des lions. Profitant de répits dans les
persécutions, leurs artistes développèrent sous la houlette de « l’indus-
trieux » Ezra un style qualifiable de maniérisme géométrisant qui affec-
tait au premier chef les corps et les visages – front et yeux immenses,
bouche et menton minuscules.
Le riche patrimoine accumulé en deux siècles de renaissance et les
talents qui s’étaient développés alors furent quasiment annihilés lors de
l’occupation destructrice du pays chrétien par l’émir de Harar, Ahmed, dit
Gragne, de 1527 à 1543. Turcs et jésuites succédèrent bientôt à ce fléau.
Durant un siècle l’art pictural vivota, principalement sur l’héritage italia-
nisant. Il fallut attendre les années 1650 pour assister à un renouveau de
la peinture à l’initiative du roi Fasiledes. Pour se protéger des intrigues
des catholiques le clergé éthiopien avait fermé le pays aux Occidentaux.
Aussi est-ce un style autochtone, dans lequel le géométrisme l’emporte
sur l’héritage italien, qui fut alors promu. Les tons chauds, rouge et jaune,
y dominent. Il est appelé par les historiens occidentaux style gondarien,
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 263

d’après le nom de la capitale de l’Éthiopie. Néanmoins le besoin d’icono-


graphies tant christiques que mariales imposa le recours à l’imagerie
occidentale produite en Éthiopie avant Gragne (Miracles de Marie) ou
importée alors (évangile « arabe » illustré par Tempesta).
Durant la première décennie du XVIIIe siècle se produisit une révolution
stylistique et iconographique qui fit entrer la peinture éthiopienne dans la
modernité. Les contrastes de couleurs cèdent alors la place à des dégradés
permettant un plus grand réalisme dans le rendu des carnations et des plis-
sés. Les peintres prennent la liberté de créer des illustrations, renouvelant ou
élargissant ainsi le répertoire des cycles illustrés : Actes de Georges,
Homélies de Michel, Lamentations de Marie (seqoqawe maryam), Dits de
Marie (negere maryam), Miracles de Jésus, Litanies de Jésus (ozeweredke,
eqebenni), Vies de saints éthiopiens (Aregawi, Tekle-Haymanot...), pour ne
citer que les plus populaires. Ce style, appelé par les Occidentaux néo-gon-
darien ou Seconde école de Gondar, est encore pratiqué aujourd’hui.

Peinture profane

Très vraisemblablement une peinture profane avait-elle existé jadis,


mais toute production en a quasiment disparu.
Durant le XIXe siècle se répandit l’habitude de représenter sur un mur
du sanctuaire des églises des scènes historiques, d’abord à connotation
sacrée (saints, processions), puis carrément profanes (défilé militaire,
combat). La demande des Occidentaux jointe à celle des tenanciers de
débits de boisson de la nouvelle capitale, Addis-Abeba, incita les peintres
à exercer leur talent sur des toiles mobiles : ainsi naquit une peinture pro-
fane dont les sujets les plus populaires furent la bataille d’Adoua, la ren-
contre de la reine de Saba et du roi Salomon, les banquets royaux, les
mois de l’année, etc. Les peintres, pour la plupart originaire de la région
de Bitchena dans le Gojjam, adaptèrent ensuite leur répertoire aux cir-
constances historiques : quand les Italiens chassèrent Haïlé-Sélassié, la
représentation de la Fuite du roi remplaça celle d’Adoua bannie.
Cette école de peintres travaillant tout à la fois pour des églises et pour
les Occidentaux, est aujourd’hui à peu près éteinte. Son dernier représentant
notable est Adamu Tesfaw. Elle est remplacée par une école des « enfants de
la rue » formés par des ONG, dont certains ne manquent pas de talent.

Art talismanique

L’art talismanique a pénétré en Éthiopie à l’époque axoumite, plus ou


moins en même temps que l’imagerie chrétienne. Mais ses fondements en
264 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

sont radicalement différents car il s’agit d’écritures « puissantes », ana-


logues graphiques de noms « puissants », c’est-à-dire de noms secrets de
Dieu. Cet art, originaire du Proche-Orient (Égypte, Palestine), a diffusé
aussi vers l’Occident (Clavicules de Salomon). Sur les codex éthiopiens
(Filet de Salomon, Prières pour délier les charmes) il est resté près de ses
origines, mais sur les rouleaux il a connu un extraordinaire développe-
ment sans égal ailleurs.
Le plus ancien rouleau conservé date du XVI e siècle. Quelques
dizaines sont attribuables au XVIIIe siècle; les œuvres du XIXe siècle se
comptent par milliers.
Le rouleau était le format des livres dans l’antiquité. Remplacé par le
codex (cahiers reliés), plus pratique il s’est cependant maintenu dans le
champ médical pour des raisons symboliques : il protège le corps de la
tête au pied. Les rouleaux éthiopiens ont, en principe, la longueur d’un
corps humain.
L’héritage antique se manifeste aussi dans la théorie des correspon-
dances encore en usage aujourd’hui : nature du parchemin, prières, et
moins souvent images, sont ordonnés par le signe du zodiaque, lequel est
déterminé par arithmomancie (aux consonnes des noms significatifs cor-
respondent des chiffres).
Les rouleaux comportent en général de trois à cinq images alternant
avec les textes de protection. Les écritures ésotériques sont assez rares sur
les rouleaux où elles ont cédé depuis longtemps la place à des sceaux et des
personnages. Le motif de base des sceaux est l’étoile à huit branches, sou-
vent appelée « Sceau de Salomon ». La croix est tout aussi commune. Les
personnages, dont les traits ont pu avoir été parfois empruntés à l’art chré-
tien, sont des anges, saint Sicinnius, saint Georges, Salomon, Alexandre le
Grand... Héritées de la magie hellénistique, les références à Salomon,
Alexandre, Zoroastre, Cyriaque sont constantes tant dans les figures et les
sceaux que les textes. Marie, omniprésente dans l’art chrétien depuis cinq
siècles, est quasi absente des rouleaux, ce qui corrobore l’archaïsme de cet
art. Une figure venue de l’antiquité y prospère en revanche, la Gorgone
dont le visage hérissé de serpents est réinterprété comme représentant une
démone (Werzelya) tueuse d’enfants, Michel, le Christ ou quelque saint.
Le caractère dominant de la stylistique des figures des rouleaux est le
géométrisme, lequel laisse penser que des échanges entre art chrétien et art
talismanique ont pu se produire, en particulier au Tigray, premier récep-
tacle de la culture écrite puis du christianisme, aux époques où dominait le
géométrisme dans l’art chrétien. La spécificité stylistique des figures pro-
vient cependant de leur fonction thérapeutique, et plus précisément de leur
adaptation à la maladie conçue en terme de possession. Ces images sont en
effet destinées, à travers les yeux du malade, aux esprits habitant son
corps. Leur action première est d’actualiser la possession, soit, en termes
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 265

anthropologiques, de la signifier. Elles le font par des compositions fasci-


nantes construites autour du regard dessiné sur le parchemin : le regard des
images fascine celui du malade. En d’autres termes le regard du malade se
prend à son propre pouvoir. L’art talismanique ne se limite donc pas à des
éléments ésotériques, mais tient à des particularités affectant le fonction-
nement même de l’image. Au demeurant telesma signifie « image » en
grec. C’est du grec que proviennent les termes tant français (talisman) que
guèze (t’elsem), à travers l’arabe. On peut donc parler, à propos des réali-
sations éthiopiennes, d’art de l’image en un sens fondamental.
Ainsi donc depuis au moins cinq siècles se sont côtoyés deux arts
sacrés fort différents. L’un portait les aspirations les plus pures de l’âme.
Il était essentiellement figuratif. Son domaine était les églises. L’autre,
maudit car dérobé au ciel par des anges scélérats, cajolait les désirs ter-
restres des humains. Ses maîtres le tenaient pour un savoir des origines.
Le secret était essentiel à sa pratique, à sa survie aussi. Son abstraction
était parfois un leurre, parfois une expression symbolique, parfois aussi
les deux à la fois. Privé, son usage occupait la place dévolue aux icônes
dans d’autres sociétés chrétiennes.

Impact de la modernité occidentale sur la peinture

L’entrée de la modernité occidentale en Éthiopie il y a un siècle a


entraîné une modification du paysage artistique. Le métier des peintres
d’église s’en est d’abord trouvé sophistiqué par la pratique du portrait
d’après photographie et l’usage de mannequins de bois. Des peintres
furent envoyés étudier l’art figuratif en Occident. A leur retour ils reçu-
rent des commandes pour des bâtiments publics (Parlement) et des églises
de la capitale. Ils créèrent des ateliers. Le plus connu est Aguegnahou
Engueda qui rentra de Paris en 1933. Une école des beaux-arts fut fondée
en 1957. L’enseignement dispensé passa progressivement aux mains
d’artistes nationaux. Les deux plus célèbres de ces enseignants sont
Gebra-Krestos Desta et Skunder. Gebra-Krestos (1932-81) qui exposa
pour la première fois en 1963 est considéré comme le fondateur de l’art
abstrait national. Skunder (né Alexander Boghossian) actif à partir de
1966 introduisit des motifs africains et éthiopiens. Il réalisa des décors
pour l’hôtel Hilton et il est décédé aux États-Unis en 2004.
Parmi les peintres de la diaspora, se sont particulièrement illustrés aux
États-Unis, outre Skunder, Wosene Kosrof, Aida Muluneh, Julie Mehretu.
Deux artistes se sont établis en France : Mikael Bethe-Sélassié pratique un
art qui paraît unir Chaissac et Niki de Saint-Phalle. Etiyé Dimma Poulsen
266 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

s’est tournée vers la céramique. Ses longues figures évoquent Giacometti.


Elles portent cependant une sensibilité au matériau. Elle a conduit en 2002
à l’Alliance éthio-française un atelier avec des potières d’Addis-Abeba.
Le goût du public éthiopien ne s’est pas trouvé fondamentalement
modifié par les innovations de ces dernières cinquante années. Aussi le
réalisme socialiste enseigné au temps du régime militaire (1975-1991) fut-
il bien accueilli, et la plupart des peintres, à l’exception tragique de Gebra-
Krestos Desta, s’y adaptèrent fort bien. C’est ainsi qu’Afework Tekle,
après avoir été un brillant jeune talent sous le règne de Haïlé-Sélassié,
connut une seconde gloire au temps de Menguistou Haïlé-Maryam.
Aujourd’hui encore le réalisme, même pesant, continue d’être en faveur.
D’une façon générale l’art moderne s’est coulé dans le moule de l’offi-
cialité de l’art religieux. Cette situation n’est en soi pas originale, si l’on se
réfère au décalage en Occident entre l’art officiel et l’art « réel » toujours
reconnu avec retard. On remarquera en outre la distance persistante existant
entre les « artistes » et les « artisans », fussent-ils peintres, des campagnes.
Quelques « artistes », dont le plus connu est Zerihun Yetmgeta, se sont
récemment inspirés de l’art talismanique après avoir épuisé les ressources
de l’africanisme. Ils ont remplacé sur leurs tableaux les images de
masques par celles de sceaux ou de figures talismaniques, mais l’aspect
décoratif de leurs œuvres n’en a pas été fondamentalement modifié. L’art
talismanique serait mort d’anémie au contact de la médecine moderne ou
se serait réduit à des étiquettes, si Gera et Gedewon, deux lettrés éthio-
piens issus de la tradition religieuse et ésotérique, ne l’avaient porté
jusque dans la modernité. L’un a trouvé sa voie dans un symbolisme
contemplatif, l’autre dans un dynamisme dont les tensions, allant au-
devant de l’imprévisible, brisent l’enfermement du sujet par des démons
jaloux. Vaste sujet de réflexion... A l’inverse des artistes officiels, leur
problème n’a pas été de se trouver des racines, mais de faire reconnaître
leur art. S’ils ont obtenu une certaine célébrité internationale, ils n’ont pas
cherché à être reconnus dans leur pays, trop certains qu’ils étaient de
l’immobilisme de sa société. Sans doute d’autres talents disséminés dans
le pays profond sont-ils prêts à tenter à leur tour cette aventure.

Patrimoine

De tout temps l’Éthiopie a été la proie de guerres et de calamités qui


ont mis à mal son patrimoine matériel, sans parler des ravages causés sur
sa population. Depuis que l’Occident cherche à se constituer des collec-
tions artistiques universelles, soit approximativement depuis deux siècles,
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 267

ce patrimoine a bénéficié de l’isolement du pays et du manque d’intérêt


international pour son art. La seule saignée d’importance fut le pillage du
trésor de l’église royale en 1868 par l’armée britannique. Elle n’égale
sans doute pas en importance les innombrables et irrémédiables destruc-
tions dues à la négligence et aux luttes intestines. Aussi les troubles de la
modernité n’ont affecté le patrimoine que récemment. Depuis 1960 la
facilité des communications et la reconnaissance internationale progressive
de l’art éthiopien, se combinant à la désaffection des Éthiopiens pour les
formes anciennes de culture, ont entraîné pillage et recrudescence des
destructions. Le public et les autorités commencent à prendre conscience
de la gravité de la situation, mais il y a loin des principes ou d’un dis-
cours démagogique à une politique pragmatique aux ambitions inévita-
blement modestes. L’absence d’enseignement d’histoire de l’art éthiopien
ne facilite pas la reconnaissance du patrimoine dans sa diversité. Le désir
hâtif de modernisation entraîne la destruction de pans entiers du patrimoine.
Récemment toutefois les gouvernements régionaux, de concert avec
l’Église, ont lancé, grâce au soutien financier de l’Union européenne, un
inventaire d’urgence des trésors des églises susceptible de conduire à la
prise de mesures propres à préserver et conserver dans le pays les princi-
paux trésors tant de l’art chrétien que de l’art musulman (les églises
conservent de nombreux objets importés des pays islamiques).

Bibliographie sommaire (publications récentes)

CHOJNACKI, Stanislaw : Ethiopian Icons. Catalogue of the Collection


of the Institute of Ethiopian Studies, Addis Ababa University.
Fondation Charles Montandon, 2000.
DI SALVO, Mario : Churches of Ethiopia. The Monastery of Nârgâ
Sellâsê. Fondation Charles Montandon, 1999.
Ethiopian Art. The Walters Art Museum. Baltimore, 2001.
GIRMA FISSEHA (éd.) : Äthiopien. Christentum zwischen Orient und
Afrika. Munich, Staatliches Museum für Völkerkunde, 2002.
HARNEY, Elisabeth : Ethiopian Passages. Contemporary Art from the
Diaspora. Washington, Smithsonian Museum of African Art, 2003.
MERCIER Jacques : Art that Heals. The Image as Medicine in Ethiopia.
New York, The Museum for African Art, 1997.
– Vierges d’Éthiopie. Portraits de Marie dans la peinture éthiopienne
(XII-XIXe siècles). Montpellier, L’Archange minotaure, 2004.
SILVERMAN, Raymond A. (ed.) : Ethiopia, Traditions of Creativity.
Michigan State University, 1999.
12

L’économie éthiopienne

Dr TENKER BONGER

Avec un revenu annuel par tête d’environ $100, l’Éthiopie est parmi
les pays les plus pauvres du globe1. 85 % de ses quelque 70 millions
d’habitants vivent difficilement d’une agriculture de subsistance ou du
pastoralisme traditionnel. Plus de 40 % d’entre eux vivent avec moins
d’un dollar par jour. Non seulement le niveau de vie est très bas mais il
est extraordinairement soumis aux influences climatiques et aux poli-
tiques économiques diverses dont les différents régimes qu’a connus le
pays à l’époque moderne nous ont donné l’exemple.
40 % de la population est considérée comme pauvre, quel que soit le
critère de mesure employé, et la population urbaine n’est pas dans une
meilleure situation que la population rurale. Même si l’on prend en compte
les gens qui ont une forme d’emploi rémunéré ou non, la terre, la main
d’œuvre et même les capitaux sont très sous-utilisés. La proportion de la
population sachant lire et écrire (40 %) est très faible, même lorsqu’on la
compare au reste de l’Afrique subtropicale. Si l’on considère sa vaste
population (en Afrique, seul le Nigeria est plus peuplé) l’Éthiopie repré-
sente la plus grande concentration de pauvres et d’illettrés du continent.
Aujourd’hui, si l’on regarde le processus mondial de globalisation et
d’extension des technologies de l’information qui transforment le paysage
de l’économie mondiale, l’Éthiopie apparaît comme l’un des maillons les
plus faibles de ces transformations sur le continent noir. Il n’y a guère que
le Congo (Kinshasa) qui offre une image aussi contrastée de différence
entre les potentialités économiques et les réalités de la situation.

1. Nous sommes conscients du caractère arbitraire de la mesure du revenu par tête.


Mais si l’on considère les autres instruments de mesure tels que l’index de développement
humain des Nations-Unies, la situation de l’Éthiopie n’est pas meilleure.
270 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Depuis la mise en œuvre d’un processus de libéralisation, d’ajustement


structurel et de nouvelles politiques d’investissement à partir de 1991,
l’économie a cependant connu une certaine amélioration. On a vu une
augmentation progressive de l’utilisation des intrants agricoles modernes
par les paysans, une amélioration notable du réseau routier et un taux plus
élevé de formation du capital. Depuis quelque temps les indicateurs éco-
nomiques montrent des performances qui s’améliorent progressivement.
Avec 4,5 % de croissance annuelle l’économie éthiopienne a connu un
taux de croissance qui est l’un des plus élevés du continent2.
Diminuer la dépendance vis-à-vis d’une seule production, le café, est une
entreprise difficile. Mais le volume des exportations de café ne représente
plus à l’heure actuelle que 40 % du total alors qu’il était autrefois d’au
moins 60 %. Cela s’explique bien sûr au moins en partie par le déclin des
prix mondiaux du café mais aussi parceque l’on a vu réapparaître certains
produits traditionnels d’exportation tels que l’or, les haricots, les fleurs, la
viande et diverses autres productions agricoles. Alors que la production de
ciment ne cesse d’augmenter, l’augmentation des constructions a fait aug-
menter la demande plus vite que l’offre et il n’y a pas assez de ciment.
En dépit de ces signes encourageants, l’arriération de l’économie est telle
que les changements perceptibles, tant qualitatifs que quantitatifs, tardent
à se faire voir. Si l’on cherche à comprendre la nature du sous-développe-
ment éthiopien, les théories et les instruments techniques créés pour étu-
dier la situation des économies capitalistes développées ne sont pas auto-
matiquement directement applicables. Pour y parvenir il faut regarder la
situation de manière plus large et faire entrer en ligne de compte les fac-
teurs géographiques, historiques et politiques, particulièrement en ce qui
concerne la nature de la formation et du développement de l’État. Ce
n’est qu’en procédant ainsi que l’on peut comprendre la situation actuelle
et réfléchir à des politiques qui permettraient d’aller de l’avant.

Les racines du sous-développement éthiopien

Pour comprendre le bas niveau de la productivité éthiopienne, son


faible niveau de consommation intérieure et la faible capacité de capitali-

2. Ces taux de croissance sont souvent manipulés par les politiciens, le gouvernement
cherchant à montrer qu’ils sont excellents et l’opposition qu’ils ne sont pas si remar-
quables. Néanmoins, quelle que soit l’interprétation donnée, il faut reconnaître qu’il n’y a
jamais eu dans l’histoire économique de l’Éthiopie une aussi longue période d’expansion
soutenue que celle que l’on connaît depuis quelques années.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 271

sation dont le pays a fait preuve au moment où s’amorçait ailleurs sur le


continent un processus de modernisation, il faut considérer prioritaire-
ment quatre facteurs essentiels qui sont spécifiques du pays :
1. la rudesse du paysage géographique
2. l’isolement par rapports aux marchés de l’économie mondiale
3. le système agraire centré sur le Gult
4. le passage d’un système de tribut en nature à un système de rente
foncière monétarisée
Nous considérerons les deux premiers facteurs ensemble.
1-2 : le facteur spatial et géographique : Même si de manière générale
la géographie de l’Afrique facilite rarement les communications, le cas de
l’Éthiopie est encore pire que celui de nombreux autres pays. Dans son
journal, un soldat britannique qui prenait part à l’expédition de Lord
Napier3 comparait l’Éthiopie à une table renversée dont les pieds pointe-
raient vers le ciel. Composée de montagnes déchiquetées, de vallées pro-
fondes et abruptes, d’un réseau de cours d’eau encaissés brisant les pas-
sages de communication, l’Éthiopie offre l’exemple d’un paysage très
ardu à franchir. Les régions du nord du pays d’où les élites sont tradition-
nellement venues sont parmi les pires. Les côtes sont distantes et d’un
accès difficile. Les distances réelles vers le marché mondial, mesurées en
temps de déplacement et non pas seulement en kilomètres, sont bien plus
grandes qu’une simple appréciation géographique sur la carte ne le laisse-
rait supposer. Le portage humain et les animaux de bât ont longtemps été
les seuls moyens de transport. Le Sud du pays, dont la topographie est
moins rude, se trouve situé très loin de la mer.
Presque partout, dans les régions densément peuplées du pays, la diffi-
culté du terrain et les distances entre les centres tendaient à rendre les
taux de bénéfice du commerce très bas à cause d’énormes coûts de trans-
port. Il est intéressant de noter qu’alors que dans la nomenclature écono-
mico-politique actuelle les régions périphériques du pays sont qualifiées
de huala ker (« arriérées »), leur niveau de consommation et celui de leur
développement humain est parfois plus élevé que celui des régions des
hautes terres centrales. Cela est simplement dû au fait qu’elles parvien-
nent à vendre leurs modestes productions et à obtenir leurs importations
limitées avec des coûts de transport plus raisonnables, souvent liés à
l’emploi de réseaux informels. Pendant tout le XIXe siècle, jusqu’à la
construction du chemin de fer franco-éthiopien, les seuls échanges de
l’économie éthiopienne avec le monde extérieur consistèrent à exporter
des esclaves et certains produits de luxe à valeur élevée (ivoire, or, pro-

3. Il s’agit de l’expédition montée en 1868 par les Britanniques pour renverser le roi
Tewodros (voir dans cet ouvrage le chapitre écrit par Shiferaw Bekele pour plus de
détails).
272 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

duits de base pour les parfums) mais dont le volume était forcément
limité.
Durant toute cette période prémoderne, les techniques de labourage à
l’araire qui prévalaient sur la plupart du haut plateau représentaient un
niveau de technique agricole plus élevé que celui du paysannat africain
traditionnel cultivant à la houe. Mais cet avantage initial ne fut pas trans-
formé vers une agriculture de type moderne comme cela était arrivé en
Europe au XVIIIe siècle. Isolés des marchés internationaux les paysans
éthiopiens ne pouvaient rien acheter. Ils n’avaient donc aucune incitation
à produire plus que pour leurs besoins de base et à échanger un éventuel
surplus agricole pour des produits manufacturés. En outre la gestion des
sols ne connut aucune amélioration et les pratiques traditionnelles allaient
se révéler de plus en plus limitées au fur et à mesure que la densité du
peuplement augmenta. En outre les valeurs paysannes étaient avant tout
axées sur la survie et sur la respectabilité sociales plutôt que sur des idées
de maximisation de la production.
3. Le Gult, le Rist et le problème des Neftegna : La nature du terrain et
les constantes demandes des obligations militaires tendirent à façonner
une structure socio-agraire très particulière en Éthiopie. L’État ne fut
jamais l’apex d’un système bureaucratique centralisé tel qu’il s’était
développé par exemple en Égypte. Bien au contraire. L’État, d’une certaine
manière, ne fut jamais que le système empilé des Gult c’est-à-dire des
zones tributaires plus ou moins héréditaires. Les Gultegna (bénéficiaires
des tributs) étaient à la fois des sortes de « seigneurs fonciers » mais aussi
des féodaux au niveau militaire car une obligation de levée de troupes
était assortie de l’attribution d’un Gult. Du Negusse Neguist (roi des roi
ou empereur) au sommet jusqu’au plus humble chika chum (littéralement
« chef de la boue », c’est-à-dire chef de village) à la base, tout le système
social et économique était interpénétré par les relations hiérarchiques4.
Mais cela demeurait d’une certaine manière théorique. En effet étant
donné le terrain très rude et l’isolement géographique des Gultegna on
assistait à des luttes constantes entre bénéficiaires soit pour se défendre,
soit pour incorporer plus de paysans dans la zone de redevance tributaire
dont on avait le bénéfice5. Ce processus social de jeu à somme nulle
demeura pendant longtemps une des caractéristiques les plus stables de la

4. Pour des analyses du rôle des fonctionnaires, de leurs obligations envers le trône et
de leur rôle dans la construction de l’État traditionnel éthiopien, voir Mahateme Selassie
Wolde Meskel (1949/50), Addis Hiwot (1975), Markakis (1974) et Tenkir Bonger (1992).
5. C’est ce que remarque bien R .Caulk quand il écrit que « en l’absence d’occupa-
tions autres que l’agriculture le fait d’être soldat à temps partiel permettait au paysan non
seulement d’échapper à la prédation de ses voisins mais d’exercer la sienne et de partici-
per au pillage » (Caulk. 1978. p. 466).
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 273

société éthiopienne, particulièrement dans les régions du Nord. Le besoin


de maximiser les revenus sans maximiser la production transformait le
système de tribut en un système de pillage et étouffait toute velléité du
paysannat d’accumuler quoi que ce soit, tout surplus étant le plus souvent
volé.
En tant que représentant de l’élite militaire dans sa petite région le
Gultegana administrait la justice, collectait l’impôt, assurait la police
ordinaire et s’occupait de lever des troupes en cas de guerre6. Les béné-
fices du Gult allaient à la petite noblesse, mais aussi à certains membres
de la famille royale, aux dignitaires de l’Église ou à certains seigneurs de
guerre locaux que le Roi avait cherché à acheter. Au milieu du XIXe
siècle le consul britannique Plowden qui vivait alors en Éthiopie remar-
quait que « les troubles incessants ont eu pour effet de paralyser le pays
car le commerce ne connaît aucune sécurité et le travail des champs est
souvent négligé7 ».
Alors que la taille et l’importance des différents Gult ne cessait de
changer, ce qui demeurait l’institution foncière la plus stable et la plus
importante pour la vie quotidienne de l’économie paysanne était le Rist.
Le Rist était le droit ancestral d’accès et d’utilisation des petites parcelles
de terre dont l’origine était censée remonter à l’akgni abat, le « premier
défricheur » mythique qui avait ouvert le travail de la terre dans une petite
sous-région. C’est son image qui symbolisait la continuité de l’utilisation
de la terre. En dépit des fluctuations arbitraires dans les taux du tribut8 la
plupart des paysans des régions du Nord étaient des Ristegna, un statut
limité mais auquel ses bénéficiaires s’accrochaient et dont la violation les
amenait à rejoindre les armées locales lorsqu’on leur déniait ce droit fon-
damental. Le système du Rist permettait une certaine mobilité au sein des
générations et des membres de la famille qui pouvaient s’échanger des
parcelles. Les Ristegna, lorsque le système était correctement appliqué,
pouvaient préparer leur mariage, cultiver en sécurité comme pères de
famille et assurer leurs vieux jours.
Le système agraire chez les Oromos sédentarisés n’était pas très diffé-
rent de celui qu’on trouvait au Nord9. Dans d’autres régions cela allait
d’une économie solidaire sans classe chez les Mursi du Sud-Ouest à un
système monétarisé classique dans la région de Harar. Tandis que les
structures de l’économie agraire du Nord se développèrent de manière
plus ou moins autonome, au Sud la conquête de la fin du XIXe siècle les

6. Il n’y eut pas d’armée régulière jusqu’à la guerre italo-éthiopienne de 1935-1936.


7. Plowden cité dans R. Pankhurst (1968) p. 92.
8. Soi-disant basé sur l’injonction biblique du dixième des revenus, les taux variaient
en fait selon les caprices des petits nobles locaux.
9. Pour une analyse détaillée du système dans le Wollega (Ouest), voir Hultin (1977).
274 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

bouleversa profondément10. L’équivalent des Gultegna du Nord ce sont


les Neftegna11. La différence, qui ne fit qu’aggraver les choses, c’est que
ces Neftegna étaient, au moins au départ, ethniquement différents des
gens au sein desquels ils s’étaient implantés. Jusque bien avant dans le
courant du XXe siècle, le principal mode d’extraction du surplus écono-
mique paysan dans le Sud était une forme rationalisée et légalisée de
pillage.
Le Gultegna au Nord et le Neftegna au Sud étaient des personnages
aux rôles multiples qui mélangeaient à la fois les fonctions judiciaires,
militaires, administratives et économiques. Lorsque des soldats se trou-
vaient cantonnés chez les gebbar (paysans) tenant de Rist, ces derniers
n’étaient pas seulement des contribuables payant un tribut économique
mais aussi des domestiques et des porteurs pour l’armée si celle-ci avait
besoin d’eux.
Ces structures socio-économiques ont été décrites comme « féodales »,
« semi-féodales » ou même « féodo-bourgeoises » à l’époque où ce voca-
bulaire était lié à la révolution. De fait les formes sociales abyssines pré-
sentent des traits qui ne sont pas sans rappeler les féodalismes européens
et japonais avec une économie essentiellement agricole, une hiérarchie
sociale très stricte, la défense des échelons supérieurs de l’autorité, la pro-
tection des rangs inférieurs par les supérieurs, etc. Une forte différence
tient cependant au fait que les bénéficiaires du Gult étaient susceptibles
de changer très rapidement suivant les fortunes de la guerre alors que les
seigneurs féodaux européens ou japonais restaient beaucoup plus long-
temps sur leurs domaines et même les transmettaient héréditairement. En
outre, comme le Gultegna n’était pas véritablement maître de son domaine
et notamment ne pouvait pas le vendre, il n’y avait rien dans le système
qui permette son évolution vers le capitalisme à travers la restructuration
des forces de production. Les formes d’extraction du tribut ne favori-
saient pas non plus la moindre accumulation car le tribut était le plus sou-
vent payé en nature ou fourni sous forme de travaux obligatoires.
La construction du chemin de fer franco-éthiopien et le développe-
ment progressif d’un certain commerce en argent avec la colonie italienne
d’Érythrée introduisirent une monétarisation progressive dans les rapports
économiques au début du XXe siècle. Certains seigneurs commencèrent à
réclamer de l’argent plutôt qu’un tribut en nature. Par ailleurs la culture
croissante du café qui était vendu sur le marché mondial commença à
modifier les habitudes de consommation des classes supérieures qui cher-

10. Par « Sud » nous entendons ici les parties non abyssines de l’Éthiopie.
11. Neftegna veut dire « ceux qui ont le fusil », c’est-à-dire les colons militaires venus
du Nord à l’époque de Ménélik et à qui l’Empereur avait concédé de vastes domaines
chez les peuples conquis.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 275

chèrent à acquérir des biens importés qu’il fallait payer. La monétarisa-


tion se renforça donc tant par en haut que par en bas.
Dans les années 1928-1935 l’administration commença à essayer de
faire payer non plus des tributs mais des impôts en argent en fondant les
évaluations fiscales sur l’état de fertilité des sols, lui-même déduit de la
densité de la population dans une région donnée. Le gouvernement essaya
de séparer progressivement les fonctions militaires, économiques et admi-
nistratives des seigneurs et aussi de centraliser tous les impôts à Addis-
Abeba. Le processus était très difficile à mettre en œuvre car les Neftegna
et les Gultegna commandaient selon des pratiques ancestrales qui
n’avaient aucun contrepoids à la base et qui donnaient peu de prises par le
haut. Comme la monétarisation de l’agriculture se faisait par le commerce,
les tentatives de réforme agraire qui eurent lieu n’eurent que des effets
limités. De toute manière les tentatives de modernisation et de centralisa-
tion de l’économie furent interrompues brutalement par l’occupation ita-
lienne de 1936-1941. Les Italiens aggravèrent les prélèvements fiscaux
mais ils mirent aussi en œuvre de vastes programmes de constructions
publiques (routes, bâtiments publics, petites industries). Leur vision colo-
niale était celle de la colonisation de peuplement blanche telle que les
Anglais la pratiquaient sur les hautes terres du Kenya ou dans les
Rhodésies. Les Italiens construisirent plus de 3 000 km de routes en dur
et de nombreuses routes secondaires, importèrent 1 500 camions et trans-
formèrent le paysage des transports en Éthiopie. Sur le plan politique
l’occupation italienne désarticula le tissu social des Gultegna que les
colonialistes voyaient comme un obstacle à leur pouvoir. Cette désarticu-
lation amena un reprise en main plus facile pour l’Empereur lorsqu’il ren-
tra d’exil et qu’il voulut reprendre les efforts de centralisation commencés
avant l’invasion.
Cependant si l’on considère le peu de temps que les Italiens ont passé en
Éthiopie, le réseau routier qu’ils y ont introduit, pour remarquable qu’il fût,
ne peut se comparer avec celui des pays coloniaux où la densité par unité
de population ou par surface de territoire était beaucoup plus élevée. Ce
point concernant le système routier vaut pour l’ensemble de la présence ita-
lienne; elle fut beaucoup trop brève pour affecter de quelque manière que
ce soit l’évolution de l’économie nationale.
4. Le hiatus entre le tribut et le fermage : L’autorité impériale au
lendemain de la guerre tenta essentiellement trois chose : continuer à
développer l’infrastructure commencée par les Italiens, centraliser
l’administration et réformer (lentement) les relations sociales agraires. Le
gouvernement commença par créer une armée nationale et par instituer
un système de taxes monétaires censées être recouvrées par des fonction-
naires salariés dépendant directement du gouvernement central. Cela
amena des restructurations dans les rapports de propriétés. Les impôts en
276 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

argent n’avaient plus grand-chose à voir avec le vieux tribut. De la terre


en apanage fut vendue. Une classe de propriétaires fonciers autonomes se
définit. Dans le Sud de nombreuses terres passèrent du statut de maderia
(tributaire) à celui de gebretel, c’est-à-dire de terres non taxées car le coût
de récupération de l’impôt aurait été supérieur à son produit12.
Les nouvelles classes « capitalistes » étaient cependant encore large-
ment prises dans les relations sociales « féodales » qui les avaient précé-
dées. Les propriétaires ne pouvaient pas expulser leurs fermiers même
s’ils ne payaient pas et le taux d’innovation technique dans les campagnes
était très faible. L’autorité impériale s’imposa mais sans changer grand-
chose à ce à quoi elle imposait. Elle produisit par contre une petite classe
moyenne bureaucratique de fonctionnaires qui lui servait à administrer le
pays. Cette période d’après guerre et d’avant la révolution (1941-1974)
donna naissance à une classe de propriétaires terriens absentéistes qui
n’avaient en rien la culture entrepreneuriale capitaliste de leurs homo-
logues européens ou japonais. Il n’y avait pas de marché de la terre et les
propriétaires cherchaient à augmenter leurs gains en cultivant de grandes
surfaces avec de faibles rendements.

La révolution

En Éthiopie il n’y avait qu’environ 50 000 travailleurs salariés pour


une population active de près de trente millions à la veille de la révolu-
tion. Le capitalisme tant agraire qu’industriel était dans l’enfance13. C’est
d’une combinaison de cette arriération économique, du développement
d’une conscience politique rejetant l’absolutisme monarchique, des
demandes pour des formes plus modernes de gouvernement de la part
d’une partie de l’élite et des hésitations d’une administration impériale
qui souhaitait moderniser mais qui reculait devant les conséquences de la
modernisation, que naquit le mouvement révolutionnaire éthiopien.
L’impact économique principal de la révolution fur la nationalisation
sans compensation de toutes les terres rurales et urbaines14. Cette mesure
eut un effet particulièrement important au Sud où elle stoppa le mouvement

12. Mahateme Selassie. 1949/50. pp. 109-111.


13. A titre de comparaison le Tanganyika, pourtant peu développé par les Anglais
puisqu’il s’agissait d’un mandat des Nations-Unies, avait 200 000 salariés à la veille de
l’indépendance en 1961 pour une population beaucoup plus faible.
14. Voir Dessalegn Rahmato (1985) et Aster Akalu (1982) pour des évaluations de la
réforme agraire de 1975.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 277

d’aliénation des terres et l’approfondissement de la pauvreté rurale. Les fer-


miers au Sud, qui constituaient environ le tiers du paysannat, payaient de
30 à 70 % de leur production à des propriétaires qu’ils ne voyaient que très
rarement. Ces derniers utilisaient l’argent ainsi acquis soit pour une
consommation ostentatoire de produits de luxe, soit pour acheter des terres
urbaines et construire, principalement dans la capitale. Le décret de 1975
eut un effet radical pour mettre les paysans du Sud sur un pied d’égalité
avec ceux du Nord en mettant fin au système des Neftagna.
Néanmoins, sans mesures étudiées pour accroître le total produit et ce
qui aurait pu être mis sur le marché, la nationalisation n’aboutit qu’à être
une mesure politique spectaculaire qui attira au régime, au moins pour un
temps, le soutien du paysannat du Sud. Le surplus qu’avait confisqué la
classe des propriétaires terriens avant la révolution se retrouva tout sim-
plement utilisé par les paysans pour améliorer un peu leur niveau de
consommation sans que la production, globalement ou par tête, augmente
en quoi que ce soit. Quant au peu d’industries que le pays possédait, leur
nationalisation et leur mise en tutelle sur le modèle du communisme
est-européen aboutit simplement a arrêter net tout investissement, natio-
nal ou international. Un radical contrôle des prix empêcha toute efficacité
allocative des ressources et étouffa toute forme d’initiative.
Ces conséquences négatives ne s’accompagnèrent même pas d’une
redistribution en faveur des plus pauvres. La distribution des biens de
consommation à des prix fixes bénéficia d’abord à ceux qui étaient politi-
quement bien connectés et laissa la disette aux autres. Cette stagnation
économique généralisée et une croissance démographique rapide abouti-
rent à augmenter la pauvreté et à placer, à partir de 1985, le pays dans un
schéma de dépendance récurrent de l’aide alimentaire mondiale.

Quelques vues sur les performances macro-économiques de l’Éthiopie


entre les années 1960 et maintenant

Même aujourd’hui les structures de base (et les performances) de l’éco-


nomie éthiopienne ne sont pas fondamentalement différentes de celles des
années 1960, lorsque les premières statistiques commencèrent à être
recueillies. La part de l’agriculture dans le PNB a baissé d’environ 10 %,
c’est-à-dire beaucoup moins que dans la plupart des pays africains. En
outre, cette baisse de la part de l’agriculture n’a pas été compensée par une
augmentation de la production industrielle. La part perdue par l’agriculture
alla vers cette catégorie des « autres » c’est-à-dire l’éducation, les services,
la santé et les dépenses militaires. Au lieu d’améliorer les capacités produc-
278 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tives de l’économie, de telles dépenses lui en retirent plutôt. L’extension


latérale de ces dépenses indique seulement une diversification des services
fournis sans que cela en augmente la quantité réellement disponible.
Si l’on considère l’évolution du revenu annuel par tête, la caractéristique
la plus fermement ancrée de l’économie éthiopienne est la stagnation.

Evolution globale de l’économie éthiopienne


De 1960 à 2003 (variations en %)
[PC = revenu par tête]

[Source : Ethiopian Economic Association. Report on the Ethiopian Economy volume III
(2003) page 12.

Pendant les quatre dernières décennies où l’ensemble du monde a connu


un expansion économique variable mais générale amenant à l’industrialisa-
tion et à l’urbanisation, en Éthiopie le revenue moyen par tête a stagné,
diminuant en moyenne de 0,12 % par an. Avec une baisse de 1,2 % par an
les revenus paysans ont connu une évolution tragique alors que le taux de
croissance des revenus urbains, s’accroissant d’environ 1% par an en
moyenne, bien que tout à fait insuffisant dans l’absolu, a creusé un fossé de
plus en plus profond entre la misère rurale et une toute petite « prospérité »
urbaine. La pire période a évidemment été la période révolutionnaire. Mais
la période actuelle n’est pas meilleure que celle de la fin de l’Empire. Cela
est sans doute dû, au moins en partie, à un taux de croissance démogra-
phique qui est passé de 2,2 % dans les années 1960 à 2,5 ou 2,6 % à l’heure
actuelle. Ce taux de croissance démographique ne correspond pas à un
accroissement des naissances mais à une légère amélioration de la situation
de santé et à une baisse des taux de mortalité, surtout infantile.
Si l’on veut résumer la situation, on voit qu’à partir d’une base médiocre
avant la révolution, le choc révolutionnaire et la mauvaise gestion de l’éco-
nomie ont massivement détérioré la situation, surtout dans le domaine agri-
cole, aussi important que fragile. C’est pourquoi les bons taux de croissance
enregistrés depuis 1991 ont été insuffisants pour sortir l’économie de
l’ornière et l’engager dans la voie d’un véritable développement.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 279

L’économie politique actuelle de l’Éthiopie

Afin de pouvoir saisir la position socio-économique de l’Éthiopie, nous


allons la comparer dans les pages suivantes à celle de ses voisins africains,
le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda et le Zimbabwe. A titre de référence nous
avons également inclus les chiffres moyens pour les pays développés.
L’Éthiopie regroupe 1,05 % de la population mondiale et c’est le
16e État du monde par la population. Il n’y a que 17 % de sa population
qui vive dans des villes et c’est l’un des pays les moins urbanisés du
monde. Si l’on regarde le Zimbabwe, à la veille de l’indépendance, alors
que le taux d’accroissement de sa population diminuait de 3,3 % à 2,2 %,
se population urbaine augmentait pour passer de 22 à 35 %. Les chiffres
équivalents pour l’Éthiopie montrent une tout autre évolution : un recul du
taux de croissance démographique beaucoup plus faible (de 3,1 à 2,8 %) et
une très légère augmentation de l’urbanisation qui passe de 11 à 17 %.
Avec un chiffre de 4 % des couples concernés, l’utilisation de la contra-
ception a aussi l’un des taux les plus bas du monde. La plupart du temps
les bénéficiaires paysans potentiels ignorent tout de l’existence même
d’un planning familial. Avec un revenu annuel de $100 par tête et même
en tenant compte de la parité du pouvoir d’achat15, l’Éthiopie est le 200e
pays du monde pour la richesse et son pouvoir d’achat corrigé n’est que
le tiers de celui de la moyenne des pays les plus pauvres.
La remontée des taux de croissance depuis 1991 n’est pas sans avoir
eu une certaine influence. Si l’on considère la région il n’y a que
l’Ouganda qui ait connu des taux de croissance comparables à ceux de
l’Éthiopie. La croissance en Éthiopie a en outre l’avantage de ne pas
aggraver les écarts de revenus. Quoi qu’il en soit l’agriculture demeurera
la pivot de l’économie dans les années à venir et aucune croissance réelle
durable ne sera possible sans sa bonne santé.
Le taux d’épargne en Éthiopie qui stagnait à 4 % en 1990 s’est pro-
gressivement accru pour atteindre 13,4 % en 1999. Le taux d’investisse-
ment est assez satisfaisant puisqu’il se situe aujourd’hui à 19 %. Mais ce
qui est moins clair c’est le rendement attendu de tels investissements dont
la productivité est parfois médiocre.
Les réserves éthiopiennes de devises qui étaient tombées à $55 mil-
lions en 1990 sont remontées à $459 millions en 1999 et sont compa-
rables à celles de l’Ouganda. Tous les autres pays de la région ont vu un
déclin des leurs. Cette bonne santé des comptes extérieurs reflète une
politique monétaire et commerciale prudente qui a évité à l’Éthiopie les
écueils de l’hyper-inflation, si fréquente dans les économies africaines.

15. Manière de pondérer les chiffres bruts par le pouvoir d’achat local de l’argent.
280 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 281
282 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Si le gouvernement veut arriver à quelque chose, il faut qu’il développe


la base fiscale de son action. Les 12,2 % du PNB que contrôle l’État sont
beaucoup plus faibles que tous les taux de la région qui tournent autours
de 20 %. La part du budget consacrée à l’éducation est trop basse, notam-
ment si on la compare aux autre pays de la région. Le budget de la défen-
se est trop élevé et risque de continuer à le demeurer tant que la question
érythréenne n’aura pas été résolue.
L’aide par tête reçue par l’Éthiopie est aussi, contrairement à des
mythes tenaces, l’une des plus basses du monde.
Aide internationale en $ par tête d’habitant (1990)
Éthiopie Kenya Tanzanie Ouganda Zimbabwe
20 50 46 41 35

Les niveaux d’investissements sociaux très bas, les différents indica-


teurs (mortalité infantile, durée de vie, etc.) sont mauvais. Avant même
l’apparition de l’épidémie du SIDA en Éthiopie, l’espérance de vie n’était
que de 43 ans.
Si l’on excepte l’Ouganda, l’Éthiopie a le niveau de mortalité infantile
le plus élevé de toute la région. La proportion d’enfants mal nourris est de
48 % en Éthiopie contre 31 % en Tanzanie, 26 % en Ouganda et, jusqu’à
il y a peu, 16 % au Zimbabwe. Sans vraiment « mourir de faim » un
Éthiopien actuel sur deux ne mange pas à sa faim.
L’état de l’éducation est tout aussi mauvais. En 1998, en considérant
la population âgée de plus de quinze ans, 58 % des hommes et 70 % des
femmes étaient fonctionnellement illettrés, alors que les chiffres compa-
rables étaient de 12 et 17 % au Kenya, de 24 et de 46 % en Ouganda. Il
n’y a que cinq pays au monde à avoir un pire taux d’illettrisme que
l’Éthiopie : le Niger, le Burkina Faso, l’Afghanistan, la Gambie et la
Guinée Bissau. En dehors de l’Afghanistan, ces sont tous des pays petits
peu peuplés. L’Éthiopie est le plus grand pays illettré du monde et les
politiques qui tendent aujourd’hui à réduire ce fléau en Ouganda ou au
Zimbabwe n’y ont pas d’équivalent.

Que faire ?

Le problème est essentiellement comment surmonter une série de


valeurs culturelles qui sont à l’opposé de celles qui constituent les valeurs
entrepreneuriales tant vantées aujourd’hui et qui ont permis le décollage
économique de l’Asie.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 283

Après Adoua l’Éthiopie a été un phare pour le monde noir. Mais cela
ne s’est jamais transformé dans les valeurs socio-économiques qui
auraient permis de passer de la fierté abstraite à la fierté pratique. Pendant
cinquante ans l’Empereur Haïlé Sélassié a centralisé l’État sans en même
temps lui donner la base économique et fiscale qui a accompagné des
transformations similaires dans l’Europe et le Japon prémodernes. L’État
unifié et « dé-féodalisé » auquel il finit par aboutir était politiquement
mûr et économiquement infantile. Le Derg communiste tenta une marche
forcée à travers ce qu’il percevait comme étant la voie royale vers la
modernité, la voie de la construction du socialisme. Non seulement il
échoua sur le plan économique mais le regain d’autoritarisme qu’il favo-
risa, et qui s’adaptait très bien aux tendances de longue durée de la cultu-
re abyssine, laissa derrière lui un héritage terrible dont nous souffrons
encore aujourd’hui. La diversité ethnique du pays fut considérée par le
nouveau régime, mais jamais vraiment prise en compte au niveau d’un
fonctionnement adéquat.
La constitution fédérale adoptée par l’EPRDF a été un pas dans la
bonne direction et elle a contribué à donner une sorte de sens d’apparte-
nance aux différents groupes ethniques que tant l’Empereur que le Derg
avaient tenu sous la botte.
Le présent leadership politique est à la croisée des chemins. Il lui faut
combiner tant les politique néo-libérales modernes que le soutien aux
structures publiques dont un pays aussi pauvre que l’Éthiopie ne peut
faire l’économie. Il lui faut aussi parvenir à séduire la diaspora dont les
capacités d’investissements représentent la clef du taux de 10% pendant
les quinze prochaines années, ce qui est aujourd’hui une stricte obligation
si l’Éthiopie veut non pas bondir en avant mais simplement modestement
progresser. Il faut revoir la politique agraire de manière à permettre une
autosuffisance agricole sans laquelle tous les autres efforts sont promis à
l’échec. La multiplication sans moyens des agents d’extension agricoles à
laquelle nous assistons aujourd’hui n’est en aucun cas une réponse adé-
quate. Ces agents parlent mais n’agissent guère, faute de moyens et d’une
formation adéquate. De toute manière, étant donné l’état actuel de l’agri-
culture qui représente 42 % du PNB, il est illusoire d’attendre que celle-ci
contribue pour plus de 3,8 % au taux de croissance nécessaire de 10 %. Il
faut donc trouver le reste ailleurs. Il faut donc développer une agriculture
de pointe produisant des produits monétarisés, et une petite industrie sem-
blable à celle des « petits dragons » asiatiques d’il y a vingt ans.
Ces quinze années de croissance renforcée ne sont ni un luxe ni un
rêve mais une nécessité si l’Éthiopie veut échapper à un sort tragique et à
une éternelle dépendance.
13

La pauvreté et la recherche
de la sécurité alimentaire

DESSALEGN RAHMATO

En février 1997, le Premier ministre Meles Zenawi soumit au


Parlement son rapport annuel dans lequel il déclarait triomphalement que
grâce aux avantages accompagnant le nouveau programme agricole et
grâce au programme complémentaire qui s’y rattachait, le pays avait fina-
lement atteint l’autonomie alimentaire. Il ajoutait que les récoltes des
deux dernières années avaient été les meilleures dans l’histoire du pays et
que dorénavant l’Éthiopie était libérée de la famine qui avait sévi dans les
campagnes depuis tant de générations. Il attribuait ce résultat sans précé-
dant à la politique économique saine de son gouvernement et en particu-
lier au développement stratégique de l’agriculture mené depuis le milieu
des années 1990. Cinq semaines s’étaient à peine écoulées après ce
joyeux discours que le DPPC1 annonçait que plusieurs millions de pay-
sans aux quatre coins du pays étaient confrontés à un sévère déficit ali-
mentaire et qu’ils lançaient un appel urgent à l’ensemble des organismes
d’assistance contre la faim. Il en ressortait que le Premier ministre n’avait
qu’une connaissance insuffisante des enjeux de l’agriculture éthiopienne
et qu’il avait pris le faible gémissement d’une économie moribonde pour
la joyeuse chanson de sa renaissance.
Chaque année, en janvier, le gouvernement éthiopien convoque tous
les organismes humanitaires de la capitale, leur signale le nombre de per-
sonnes qui seront exposées à la famine dans l’année à venir et fait état de
la quantité d’aide alimentaire qu’il sera urgent d’apporter pour éviter une
catastrophe. Ce sinistre rituel est accompli régulièrement depuis les
années 1970. Chaque année le nombre de personnes menacées s’accroît et

1. Disaster Preparedness and Prevention Commission.


286 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

l’ampleur de l’aide humanitaire réclamée suit la même courbe. Les


chiffres émanant de RRC2/DPPC, organisme qui est chargé de gérer les
catastrophes humaines, montre que la moyenne des populations vulné-
rables pour la période 1980-89 est de 4,2 millions par an, et qu’elle passe
à 5,3 millions pour la période 1992-2001. L’appel conjoint du gouverne-
ment et de l’ONU en décembre 2002 faisait état de ce que 21 % de la
population (soit plus de 14 millions de personnes) était menacé de disette
dont 11,3 millions qui nécessitaient une assistance immédiate. On estime
qu’il faut en moyenne 1,5 million de tonnes métriques de nourriture par
an pour éviter une tragédie colossale et il y a actuellement des millions de
paysans qui sont devenus dépendants de l’aide alimentaire depuis au
moins une décennie et demie.
La famine a été un malheur chronique en Éthiopie pendant la plus
grande partie du XXe siècle, causant la mort et les souffrances de millions
de personnes et la déstabilisation des deux précédents régimes politiques
du pays. Les famines virulentes du milieu des années 1960, 70 et 80 au
cours desquelles d’innombrables vies humaines furent perdues, sont
devenues des événements médiatiques internationaux et sont encore
vivantes dans la mémoire des campagnes. Plus récemment la crise de
1994 et la famine de 1999 ont fourni des preuves supplémentaires de ce
que la pénurie et la famine ont des causes structurelles et qu’elles ne sont
pas le produit temporaire de chocs sociaux et écologiques. Par ailleurs,
derrière ces tragédies marquantes il y a un certain nombre de désastres
locaux qui n’attirent pas souvent l’attention des médias (et parfois pas
davantage des autorités nationales), mais dont l’impact sur les victimes
est tout aussi dévastateur que les tragédies plus médiatisées. Compte tenu
des preuves disponibles, nous savons que la famine n’a pas épargné les
siècles précédents bien qu’il n’apparaisse pas (d’après des preuves par-
tielles) que le rythme des famines connaisse une accélération ni que son
impact dans la seconde moitié du XXe siècle soit beaucoup plus dévasta-
teur (cf. Dessalegn, 1994). La famine est profondément ancrée dans la
conscience paysanne et façonne les stratégies de revenu et les relations
sociales des paysans; elle conditionne leur attitude à l’égard de la terre et
de l’écologie et entraîne des ajustements dans le rythme de production et
de consommation. Alors qu’à un certain niveau les paysans peuvent attri-
buer la famine à une intervention divine ou au Destin, à un autre niveau
ils reconnaissent que ce sont les pauvres et les démunis qui en subissent
les conséquences.

2. Relief and Rehabilitation Commission. C’était le nom sous le Derg de ce qui devint
la DPPC sous le régime suivant.
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 287

Il est incontestable qu’au cours des cinquante dernières années la pau-


vreté des campagnes s’est accrue tant en sévérité qu’en amplitude et que
l’agriculture du pays est en état de déclin structurel. Ceci trouve sa confir-
mation non pas dans les incidents périodiques de famine de masse, qui
suffiraient pourtant à eux seuls à justifier notre argument, mais encore par
les taux élevés de la mortalité générale, par le niveau excessif d’épuise-
ment des biens, et, de manière générale par la vulnérabilité globale du
mode de vie des ménages paysans. La pauvreté et le déclin agricole sont
étroitement liés et forment un processus dynamique au sein duquel l’un
contribue à renforcer l’autre. Cependant on ne saurait dans ce processus
faire abstraction du fait que les fréquentes guerres civiles et les conflits
communautaires ont infligé de lourds dommages à la société paysanne
qui a subi de surcroît les effets d’une gouvernance rapace et d’une insta-
bilité institutionnelle.
Le but de ce texte est d’étudier de façon rapide et critique les causes
de l’aggravation de la pauvreté en fonction du déclin agricole et d’analy-
ser en particulier ce que j’appelle les glissements structurels qui sont
intervenus sur le demi-siècle à partir des années 1950 et qui sont eux-
mêmes parmi les causes du malheur paysan et du malaise économique.
Compte tenu de l’espace limité qui m’est imparti, je n’évoquerai pas ici
l’histoire de l’agriculture du pays pour la période considérée, bien que je
réalise qu’une telle analyse pourrait permettre de recueillir des vues
approfondies concernant des forces qui ont façonné l’évolution que je
m’attache à montrer. Il n’y a pratiquement pas de travaux sérieux relatifs
à l’histoire agricole sur la période moderne du pays, à l’exception des
livres de McCann qui ne traitent pas de la période s’étendant au-delà des
premières décennies du XXe siècle. Mon propre travail de recensement de
l’histoire de la politique agricole durant la période impériale est trop bref
et incomplet (Dessalegn, 1995). Ce que j’entends exposer ici n’est donc
pas tant d’apporter de nouvelles découvertes et de nouvelles données
empiriques mais plutôt de proposer de nouveaux cadres d’analyses se
fondant sur les données existantes dans l’espoir de stimuler le débat sur
l’objet considéré et sur les problèmes qui constituent un défi au dévelop-
pement rural; ce qui manque et qui se manifeste comme une nécessité
urgente dans ce pays c’est un débat analytique et continu sur l’économie
en général et sur le changement agraire en particulier.
Je situerai mon débat autour de deux grands arguments qui sont étroi-
tement liés. En premier lieu, je soutiens que la plupart des ménages
ruraux sont sujets à une érosion constante de leur capacité de subsistance,
surtout dans le cas des ménages pauvres dont un nombre considérable
tombe progressivement au rang de l’indigence absolue. Cette mobilité
descendante générale et en particulier le glissement de la pauvreté à
l’indigence se sont poursuivis pendant quelque temps sans que la littéra-
288 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

ture actuelle ne leur ait porté une attention suffisante. En deuxième lieu,
depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’agriculture éthiopienne a subi
ce que j’appellerai un processus d’involution. Comme je tâcherai de le
montrer ci-après le concept d’involution agricole n’est pas synonyme de
déclin agricole mais assume un sens et une signification plus vaste
(Gertz, 1963).

De la pauvreté à l’indigence

La distinction entre pauvreté et indigence et le clivage qui les sépare


sont difficiles à établir avec précision; mais c’est néanmoins une distinction
valide, fréquemment utilisée par les paysans eux-mêmes qui se servent
d’une série de critères (et d’une riche terminologie) pour faire la distinc-
tion entre ceux qui sont pauvres et ceux qui sont indigents. Quelques-uns
des critères couramment employés pour distinguer la pauvreté de l’indi-
gence dans les communautés rurales sont :
A) Avoir ou pas des ressources non agricoles : bœufs, autres animaux,
instruments agricoles, travaux ménagers;
B) Bénéficier ou pas de vraies propriétés, le plus souvent des terres
arables, qui peuvent parfois comprendre des maisons et/ou des propriétés
dans les villes avoisinantes;
C) Bénéficier de revenus liquides provenant de la ferme ou d’activités
extérieures ou bien de règlements de redevances;
D) Une combinaison d’une partie ou de toutes les possibilités qui pré-
cèdent.
Dans chaque cas particulier, il y a une ligne de clivage qui distingue
une catégorie de paysans (les indigents) de l’autre (les non-indigents).
Ces mesures peuvent présenter des difficultés pour ceux qui souhaiteraient
constituer des agrégats statistiques ou une représentation numérique de
l’indigence, vu que la détermination des découpages paraît arbitraire ou
variable d’une communauté à l’autre. Ainsi si dans une communauté un
indigent ne possède qu’une seule chèvre, dans une autre il ou elle peut
être défini comme quelqu’un n’en possédant aucune. Malgré cet inconvé-
nient, les évaluations paysannes de l’indigence sont empiriquement
acceptables parce qu’elles se fondent sur des éléments que les commu-
nautés considèrent essentiels pour la survie rurale. L’approche adoptée
par le MEDAC/MOFED dans la définition d’une pauvreté fondée sur un
niveau minimum de biens de consommation n’est pas radicalement diffé-
rente de l’approche paysanne et peut faire l’objet d’une critique analogue.
J’ai soutenu ailleurs que depuis la réforme agraire des années 1970, les
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 289

ressources vivantes, en particulier les bœufs de labour et la main d’œuvre,


sont les facteurs les plus propres pour déterminer le bien-être ou l’indi-
gence des ménages ruraux (Dessalegn, 1997). Dans les trois cas, ce sont
les biens économiques qui sont mis en relief, de sorte qu’on pourra les
qualifier d’approche « économiste » de l’indigence.
La tentative d’aborder l’indigence dans une perspective plus élargie
apparaît dans une récente étude de politique menée dans le Wollo (Nord
et Sud) et dans le Wag Houmera par l’ONG Save the Children UK
(2002). Cette étude est un des rares travaux entrepris dans ce pays pour
analyser l’indigence et pour essayer de mesurer son ampleur en milieu
rural. Le rapport adopte une version modifiée de l’approche des « subsis-
tances continues » et définit l’indigence comme un « état d’extrême pau-
vreté qui résulte de la poursuite de subsistances discontinues ». Les indi-
vidus qui se trouvent dans cette condition sont censés être incapables de
subvenir à leurs besoins élémentaires, ont un accès insuffisant à la pro-
duction des ressources et sont dans la dépendance de l’assistance des
autres. Etant donné que l’objectif de l’étude était d’éveiller l’intérêt des
politiciens à propos de l’indigence, de l’insécurité alimentaire chronique
et de contribuer à l’identification des politiques aptes à résoudre ces pro-
blèmes, on notera une attention plus prononcée pour mettre en avant des
indicateurs mesurables.
Je considérerai la pauvreté et l’indigence dans le cadre d’une subsis-
tance largement conçue, mais je soulignerai davantage une série de fac-
teurs différents qui malheureusement pour certains d’entre eux ne sont
pas mesurable avec précision. Pauvreté et indigence sont au même titre
des privations de gagne-pain, mais à des degrés divers. D’un côté l’une et
l’autre impliquent l’érosion du pouvoir d’achat et de la dimension mar-
chande de la subsistance et de l’autre des ressources sociales et institu-
tionnelles. L’indigence est une forme extrême de privation. Dans cette
définition pauvreté ou destitution sont à la fois condition et relation ainsi
que le résultat final et le processus. Dans la plupart des cas l’indigence est
un glissement descendant vers la pauvreté, c’est-à-dire que les indigents
sont ceux qui étaient déjà pauvres et qui se retrouvent maintenant en état
d’extrême privation due à l’érosion continue de leurs capacités à gagner
leur vie et à avoir accès aux ressources. Il y a certes des exceptions à cette
règle; ceux qui par exemple sont nés dans la privation (les frères et sœurs
de l’indigent), et à de rares occasions des ménages aisés qui ont été jetés
dans la privation par des circonstances extraordinaires.
L’étude de l’IDS a constaté que 14 % de la population rurale étudiée
ressort au domaine de la privation. L’IDS est parvenu à ce chiffre en com-
binant un certain nombre d’indicateurs d’auto-évaluation et un index com-
posite d’indigence établi par les auteurs. Je serais tenté de soutenir que ce
14 % est un chiffre plutôt bas pour l’espace considérée et qu’il ne fournit
290 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

qu’une image partielle de l’état de privation rurale. Je dis cela parce que le
Wollo et le Wag Houmera sont parmi les zones les plus pauvres du pays et
ont été dévastés à maintes reprises au cours des cinquante dernières années
par des famines virulentes. Les formes aiguës d’insécurité alimentaire font
ici partie de la vie rurale ordinaire et la vulnérabilité écologique continue à
réduire sévèrement les récoltes et la production animalière. Il y a une pres-
sion démographique énorme sur la terre et les lopins de terre à la disposi-
tion des ménages paysans, déjà petits, le deviennent sans cesse davantage
avec le passage du temps. Quoi qu’il en soit l’étude s’est penchée sur les
tendances à l’indigence et a conclu que l’incidence de la destitution s’est
accrue considérablement dans les années 1990. Et qu’en plus le nombre de
ménages qui « s’en sortaient » a parallèlement diminué. Ceci correspond
aux constatations d’études antérieures qui ont montré une tendance à
l’augmentation de la pauvreté et une tendance à la baisse du bien-être
(Aklilu et Dessalegn, 2000). L’étude précise en outre que l’indigence frappe
en priorité les ménages dont les chefs de famille sont des femmes, des
pères de famille âgés ou des ménages qui ont moins de force de produc-
tion ou pas du tout (personnes âgées seules).
Bien qu’il n’y ait pas de chiffres précis sur l’indigence au niveau
national, on peut affirmer énergiquement qu’à l’heure actuelle l’indigence
touche au moins le tiers des ménages ruraux. Cependant, des problèmes
considérables se présentent lorsqu’on essaye d’examiner la marche vers
l’indigence sur le long terme. La détermination de l’indigence sur un
demi-siècle, ce que nous essayons de faire ici, diffère des conclusions
d’une mesure spécifique effectuée à cours terme. Il faut se rappeler que
nous ne disposons pas d’études de référence utilisables à des fins compa-
ratives. Je me propose donc de jeter un coup d’œil schématique sur le
passage de la pauvreté à l’indigence fondé sur les preuves disponibles. Je
me pencherai ci-après sur un certain nombre de facteurs sélectionnés
définissant la privation et qui serviront, je l’espère, d’agents indicateurs
de la marche à l’indigence.
Le premier de ces indicateurs est la famine de masse. Je fais la diffé-
rence entre les famines virulentes et les famines occultes. Les famines
virulentes entraînent une famine étendue, accompagnée de crises de haut
niveau et d’excès de mortalité. Les famines de 1957-58, 1964-66, 1973-
74, 1984-85 et 1999-2000 appartiennent à cette catégorie. Les rapports ont
établi que plus de 150 000 personnes ont péri en 1973-74. Pour la famine
de 1984-1985 le nombre des victimes est estimé à plus de 400 000.
D’autre part les disettes cachées sont des événements localisés dans
l’espace et dans lesquels la mortalité est « occultée » parce qu’elle inter-
vient sur une période plus longue et apparaît comme une mortalité « en
coulisse » figurant peu dans les statistiques annuelles. Les crises du
milieu de 1950, de 1989-90 et de 1994 peuvent être considérées comme
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 291

des famines occultées (Dessalegn, 1994). Les famines, qu’elles soient


virulentes ou cachées, sont accompagnées non seulement de souffrances,
d’une haute mortalité, mais encore de dysfonctions sociales et d’un
écroulement de l’économie locale. De plus, même une crise alimentaire
limitée entraîne un processus de contraction économique dont le rétablis-
sement demandera une longue période au niveau des ménages. La famine
virulente entraîne une perte massive de capitaux vivants (travail et bétail),
de ressources écologiques et d’investissements ménagers. La fréquence
de famines massives aggrave l’érosion des capitaux du ménage et des res-
sources sociales en faisant de celles-ci des processus difficilement recou-
vrables; ainsi les ménages et les communautés deviennent progressive-
ment plus pauvres et de plus en plus vulnérables c’est-à-dire prédisposés
à devenir des victimes même des crises de moindre ampleur. Le lien entre
la famine et l’indigence est donc direct et dans la perspective historique la
famine doit figurer comme le facteur causal le plus important pour le pas-
sage d’un état de pauvreté à celui d’une indigence absolue. Dans le Wollo
et le nord-est, il y a de nombreux ménages ruraux qui ont été plongés
dans une pauvreté abjecte par la famine du milieu des années 1980 et qui
à ce jour ne se sont pas encore rattrapés.
La chronologie suivante des famines tant virulentes que cachées dans
le courant du XXe siècle est basée sur les renseignements publiquement
disponibles3. Comme la plupart des documents datent d’avant les nou-
velles délimitations des limites administratives par le gouvernement
actuel j’ai employé les anciennes appellations impériales de province,
awraja (sous-province) et woréda (districts).

Chronologie des Famines en Éthiopie au XXe siècle

• 1913/14 : Famine localisée dans l’ensemble du Tigray et dans des


régions du Wollo, causée principalement par des guerres régionales, des
invasions d’acridiens et la sécheresse. La période qui va jusqu’à la fin de
la décade est une période de disette généralisée dans les deux provinces.
• 1920/21 : famine « cachée » localisée dans les régions du nord du
pays qui ont subi des récoltes insuffisantes pendant plusieurs années
consécutives surtout à cause de la sécheresse.

3. Pour une histoire des famines dans les siècles passés, voir R. Pankhurst : The history
of Famines and Epidemics in Ethiopia prior to the XXth century, Addis-Abeba, Relief and
Rehabilitation Commission, 1986.
292 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

• 1936/37 : Famines localisées dans plusieurs régions du Wollo cau-


sées par l’impact destructeur de la guerre avec les Italiens. Un document
de la RRC mentionne des famines dans certaines parties du Tigray en
1935, à la veille de l’invasion italienne.
• 1953 : famine localisée dans plusieurs awrajas du Wollo et du
Tigray, causée par la sécheresse et des invasions de sauterelles.
• 1957/58 : famine dévastatrice surtout confinée à la province du
Tigray mais affectant aussi le nord Wollo et certaines parties de l’Éry-
thrée. Plus de 100 000 personnes au Tigray s’enfuient sur les routes.
Selon Mesfin Wolde Maryam la population affectée compte plus d’un
million et il y aurait eu au moins 100 000 morts. Le gouvernment parvient
à cacher la catastrophe. L’évidence montre une famine considérable en
1958 parmi les Oromo vivant en pays Gouragué dans le Choa sud-central.
Les causes mentionnées sont trop de pluie et de grosses inondations.
• 1962-1966 : De nombreuses régions du nord-est et de l’ouest du
Wollo et de vastes zones du Tigray sont frappées par la famine. Les pertes
humaines sont estimées à plusieurs milliers. Un effort tardif d’aide ali-
mentaire par les autorités n’a qu’un impact limité. Mesfin Wolde Maryam
appelle cette famine la famine du Wag et Lasta mais selon la plupart des
sources ce sont la majorité des awrajas du Wollo qui sont touchés. De la
même manière les awrajas d’Adoua, de Shire, d’Axoum, du Tembien et
des Raya Azebo au Tigray sont sévèrement affectés. Les pertes du cheptel
au seul Tigray sont chiffrées par la RRC à plus de 297 000 têtes. Les pay-
sans de l’awraja d’Ambassel au Wollo se rappelaient encore clairement la
famine lorsque nous les avons interviewés en 1986. En outre il semble
qu’une sérieuse famine ait tué beaucoup de gens dans les awrajas de Maji
et Gimira de la province du Kafa en 1965/66.
• 1973/74 : L’une des pires famines à s’être produite dans le pays au
XXe siècle. On a beaucoup écrit à son propos, notamment sur le rôle
qu’elle avait eu dans l’effondrement du régime impérial. Tout le nord-est
de l’Éthiopie et le Harargué oriental ont été dévastés. La famine s’est
étendue aux provinces du Sidamo et du Gamu Goffa, tuant les pasteurs et
les peuples semi-nomades de ces régions. Les zones de basses terres du
Balé furent également durement touchées. Les documents de la RRC met-
tent les pertes humaines entre 100 000 et 200 000 morts.
• 1984/85 : Cette famine fut la pire tragédie qui frappe l’Éthiopie rurale
au XXe siècle et elle a sans doute dépassé en horreur la Grande Famine de
1888/92. Il n’y eut que très peu de régions du pays à ne pas être frappées
par le désastre cette année-là. Même les régions du sud du pays d’habitude
épargnées par les famines (comme le Wolayta et le Kambatta, par
exemple) furent frappées par la sécheresse et des récoltes misérables, cau-
sant des morts nombreuses. Certains disent qu’il y eut un million de
morts, d’autres mettent le chiffre à 500 000. Ma propre estimation est
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 293

d’environ 400 000 victimes. Cependant si nous incluons les décès qui
eurent lieu pendant les transferts de populations et dans les camps de réfu-
giés à l’étranger, le chiffre total pourrait dépasser le demi-million. Le
nord de l’Éthiopie était en proie à la guerre civile causée par les insurrec-
tions du Tigray et de l’Érythrée et presqu’un demi-million de paysans de
la région avaient abandonné leurs foyers pour s’enfuir au Soudan.
• 1987/88 : manque alimentaire et « famine cachée » dans le nord du
pays, en Érythrée, au Tigray, au Gondar et dans la province du Wollo. La
crise est aggravée par les combats, le banditisme et les désordres sociaux.
• 1994 : Manques alimentaires localisés et famines partielles dans
diverses parties du pays, y compris dans les régions de culture de l’enset
au sud, épargnées d’ordinaire. Faible mortalité grâce à une aide alimentaire
distribuée à temps.
• 1999/2000 : L’une des pires crises de la sécurité alimentaire depuis
1985 selon Maxwell. Howe chiffre les pertes humaines à environ 10 000
morts, tandis qu’une équipe médicale qui opérait en Ogaden à ce
moment-là estimait que près de 20 000 personnes étaient mortes (surtout
des nomades Somalis) dans la seule zone de Gode. En dehors de l’Ogaden
et de la région Afar, les paysans du Wollo et du Nord Choa qui dépen-
daient des pluies belg furent sévèrement affectés par la famine. La guerre
avec l’Érythrée aggrava la crise.

Sources : Pour la période 1987/88 voir Dessalegn (1994). Le reste est basé sur
mes notes de terrain, sur Maxwell (2002) et Howe (2002) qui apparaissent tous
deux dans IDS Bulletin de 2002.

Le second facteur déterminant de la privation apparaît dans le déclin


de la consommation alimentaire sur une certaine période de temps. Une
étude préparée à la fin des années 1980 montre que la consommation
céréalière des zones rurales a baissé entre 1966-67 et 1982-83 (Watt,
1988). Watt a établi qu’une comparaison de la consommation céréalière
moyenne en zone rurale avec la moyenne de la consommation nationale
fait apparaître que la consommation rurale a baissé par rapport à son réfé-
rent global. De plus, la consommation moyenne du producteur rural a
régressé par rapport à celle du citadin. D’après Watt la consommation
céréalière rurale par tête était de 138 kg en 1966-67, de 110 kg en 1976-
77, de 127 kg en 1979-80 et de 95 kg en 1982-83. Même si les chiffres de
Watt peuvent être discutés, son argument de base relatif au déclin continu
de la consommation alimentaire dans les zones rurales ne peut être écarté.
Il est clair, mais sans plus, que la baisse de la consommation alimentaire
des zones rurales a poursuivi une baisse au cours des années, en terme
absolu, par rapport à la consommation urbaine. Le déclin actuel de la pro-
duction alimentaire par tête montré par de nombreuses études conforte
294 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

cette conclusion. Marcos (1997) a montré que la production alimentaire


par tête a baissé continuellement dans des années 1980 et au début des
années 1990, passant de 174 kg en 1980-82 à 97,4 kg en 1993-94. Webb
et d’autres (1992) soulignent que la production céréalière per capita a
diminué de 4 kg en moyenne chaque année depuis le début des années
1960. Dans une étude de 1996 la Banque Mondiale met l’accent sur le
fait que la production céréalière par tête a commencé une baisse aiguë dès
les années 1950.

« Comme la population a connu un accroissement de 15 millions à


55 millions aujourd’hui la production céréalière par tête a baissé de plus
de 25 % – passant de plus de 200 kg de céréales per capita au début des
années 1950 à moins de 150 kg vers 1992. »

Le volume d’assistance alimentaire au cours des trois dernières décen-


nies est aussi un bon indicateur de l’incapacité croissante du secteur fer-
mier à nourrir la population paysanne (voir la table 1 de l’annexe A à la
fin de ce texte où apparaît l’évolution du montant de la distribution
d’assistance alimentaire dans le pays entre 1971 et 2000). Dans la décen-
nie des années 1970, un total de 688 500 tonnes métriques de nourriture a
été distribué dans le pays, soit une moyenne annuelle de 76 500 tonnes
métriques respectivement. Dans le courant des années 1980 le total est
passé à 5,1 millions de tonnes avec une moyenne annuelle de 512 400
tonnes. Et dans la période 1991-2000 on est monté à près de 8 millions de
tonnes avec une moyenne annuelle de 798 000 tonnes. Entre 20 et 25 %
de la consommation alimentaire des zones rurales au cours des années
1990 provient de l’assistance alimentaire. Le volume croissant d’assistan-
ce alimentaire répondait à la fois à un niveau élevé de famine et de crise
alimentaire ainsi qu’à la croissance de la population des ménages vulné-
rables devenus incapables de subvenir à leur alimentation et exposés en
permanence à la menace de la faim.
En troisième indicateur d’extrême privation est la malnutrition et le
statut sanitaire des adultes et des enfants qui en dépendent. La vulnérabi-
lité nutritionnelle peut avoir pour cause un large éventail de facteurs com-
prenant l’insuffisance du régime alimentaire, le manque de variétés des
aliments de base et le statut sanitaire (malnutrition de la mère). L’espérance
de vie et la mortalité sont liées à ces facteurs. Les taux de mortalité infan-
tile et ceux des jeunes enfants sont, dans les zones rurales éthiopiennes,
les plus élevés de toute l’Afrique Subsaharienne. Alors que la mortalité
infantile montrait une amélioration dans les années 1990, la mortalité des
jeunes enfants a empiré au cours de la même période (Banque Mondiale,
1999). Les taux de mortalité des enfants en bas âge et des nouveau-nés
reflètent un processus cumulatif et ont pour cause l’état de santé de la
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 295

mère, particulièrement dans sa jeunesse. Les mesures anthropométriques


constituent un bon indicateur de la vulnérabilité du statut nutritionnel de
groupes tels que celui des enfants. Des études récentes, entreprises par la
CSA (2000) et les conclusions de DHS, indiquent qu’il y a eu quelques
améliorations dans la malnutrition et dans la mortalité des enfants. Cela
peut être vrai mais nous ne pouvons pas les considérer comme la preuve
d’une tendance positive pour l’avenir mais seulement comme une chute
de nature statistique résultant de circonstances favorables temporaires
(amélioration des récoltes par suite des conditions climatiques favorables,
etc.). Les causes sous-jacentes de la malnutrition restent inchangées et
continueront de frapper durement la population rurale.
La comparaison de la malnutrition infantile de l’Éthiopie avec celle
d’autres pays indique la dure réalité d’une pauvreté massive. Le rapport
annuel de l’UNICEF sur les enfants dans le monde montre que depuis
1980 le taux de malnutrition des enfants éthiopiens est demeuré constam-
ment le plus élevé du monde. Selon les indicateurs de la malnutrition
infantile qui reflètent la privation nutritionnelle à long terme et en parti-
culier l’arrêt de croissance (rapport âge-taille), le retard de croissance
parmi les enfants d’Éthiopie n’a cessé d’empirer depuis le début des
années 1980 et reste le plus élevé du monde (UNICEF, 2000). D’après un
rapport antérieur de l’ASCA, de 1993, le retard de croissance parmi les
enfants en Éthiopie était de 60% en 1983 et de 64% en 1992. La Banque
Mondiale (1999) note qu’il y a eu une aggravation supplémentaire en
1995-1996 qui a porté ce chiffre à 68%. En comparaison, l’UNICEF
signale que les retards graves à la croissance en Ouganda et au Kenya au
début des années 1990 étaient de 38% et 33% respectivement.
La persistante de la malnutrition est un indicateur brutal de pauvreté et
d’indigence graves. Dans une société agraire telle que la nôtre, la malnu-
trition produit des effets sérieux sur la productivité et sur le revenu des
ménages et entraîne une aggravation générale des privations. La malnutri-
tion est le terrain sur lequel les famines récurrentes ont laissé leur
empreinte. Je souhaiterais souligner ici deux points qui se rapportent à
cette discussion.
D’abord le fait que la malnutrition rurale est choquante par sa gravité
quel que soit le moyen dont on se sert pour la mesurer. Ensuite le fait que
la preuve suggère une aggravation globale de la vulnérabilité nutritionnelle
même si on a constaté quelques améliorations temporaires à la suite de
circonstances fortuites, qui ne contredisent pas la thèse que j’ai énoncée
précédemment, à savoir qu’il y a un glissement continu de la pauvreté à
l’indigence dans la période considérée.
296 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

L’involution ou mouvement régressif de l’agriculture

J’utilise le terme involution au sens de régression, de crispation, de


déclin des capacités productives qui entraîne une évolution intérieure-
ment complexe et enchevêtrée. J’ai emprunté le concept à Clifford Gertz,
l’anthropologue américain bien connu qui l’a utilisé pour décrire le pro-
cessus de changement et de déclin dans la culture du riz à Java après
l’indépendance (Gertz, 1963). J’y ai apporté quelques modifications pour
mieux l’adapter aux conditions de l’agriculture éthiopienne. Je vais me
pencher sur un nombre limité d’indicateurs de l’involution agricole et je
tenterai d’en dégager les conséquences.
Je commencerai avec le déclin de la productivité agricole qui est à son
tour étroitement lié à la dimension du lopin de terre et à la sécurité de la
tenure. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner en profondeur le système de tenure
en vigueur depuis la réforme agraire des années 1970. Cependant il y a
aujourd’hui un large consensus parmi les spécialistes et les praticiens du
développement rural pour dire que l’incertitude de la tenure avec tous les
maux qu’elle implique est largement présente parmi les populations rurales
et que le système foncier en est largement la cause. Il est généralement
reconnu, d’autre part, que les lopins de terre alloués aux ménages sont trop
petits et que la fragmentation des terres ne cesse de s’accroître. Si les
preuves empiriques ne sont pas suffisamment convaincantes, il y a des
preuves au niveau local qui démontrent que le déclin des lotissements
s’étend sur une période de trois à quatre décennies. J’ai utilisé comme réfé-
rences les conclusions des études entreprises par CADU, WADU et d’autres
programmes de développement intégré des années 1960 et du début des
années 1970. L’étude de Huffnagel de la FAO (1961), seul travail valable sur
l’agriculture éthiopienne des années 1950, ne prend pas en considération la
dimension des fermes bien qu’il fournisse des estimations de la production
par hectare pour un certain nombre de produits. Quelques articles publiés
par le personnel du collège agraire d’Alemaya dans les années 1960 men-
tionnent la taille des exploitations dans les localités étudiées.
Selon Lexander (1968) à Chilalo, la partie la plus convoitée de l’Arsi où
se trouvait le cœur des programmes CADU, la surface moyenne cultivée
était de 2,5 hectares au milieu des années 1960. La moyenne des lots dans
la même zone en 1997/1998 n’est plus que de 1,4 hectare (CSA, 1998). A
l’heure actuelle, le CSA estime que la surface moyenne des exploitations
pour l’ensemble du pays est tombée à 0,98 hectare. L’étude foncière et agri-
cole récente entreprise par l’EEA (2002) en arrive à la même conclusion.
Tout ceci doit être envisagé sur un arrière-plan de croissance démogra-
phique où la population passe d’une trentaine de millions au début des
années 1950 à 54 millions en 1984 et à 67 millions en 2005.
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 297

La productivité agricole de ce pays signifie productivité de la terre et


se mesure par le niveau de récolte. Les données du tableau 1.2 de
l’annexe sont remarquables dans la mesure où la productivité des deux
décennies sur lesquelles nous disposons d’informations crédibles ne
montre aucun changement discernable. En fait les chiffres des années
1990 sont en baisse par rapport à ceux des années 1980. Les récoltes les
plus productives que l’on ait jamais réalisées ont été de 12.8 quintaux à
l’hectare en 1982-83 et de 12,5 quintaux à l’hectare en 1988-89, deux
années situées pendant la période du Derg. Ces moyennes n’ont plus
jamais été atteintes sous le gouvernement actuel en dépit du fait que des
engrais et des semences améliorées ont été distribués plus abondamment
depuis 1990 qu’à aucun autre moment dans les années précédentes. La
meilleure performance de rendement dans le cadre des stratégies agraires
du gouvernement actuel a été réalisée dans les années 1996-1997 où la
récolte a atteint 11,7 quintaux par hectare. Si nous mettons ce fait en rela-
tion avec la détérioration constante de la production alimentaire par tête
que nous avons notée plus haut, il apparaît clairement que l’économie
rurale perd régulièrement sa capacité de pouvoir fournir un surplus com-
mercialisable. Il faut bien s’avouer que la petite agriculture paysanne
s’effondre progressivement, victime de toutes les pressions qu’elle subit,
et qu’elle est en voie d’épuiser complètement son potentiel.
Le second problème que nous devons examiner ici est la vulnérabilité,
notamment la vulnérabilité écologique. Le tableau 1.3 suit l’évolution de la
population vulnérable sur une base annuelle au cours des deux décennies se
fondant sur les chiffres des besoins alimentaires et sur la population active
comptée annuellement par la RRC/DPPC l’agence gouvernementale pour
la gestion des urgences. On voit donc que pour la décennie 1980-1990
environ 11 % en moyenne de la population rurale étaient condamnés à la
vulnérabilité alimentaire et à l’incapacité de produire leur propre nourriture.
Dans les années 1980 c’était désormais 4,2 millions de personnes qui
étaient devenues vulnérables et dans les années 1990 ce chiffre était passé à
5,3 millions. La marginalisation rurale avait donc empiré à travers le manque
de terre, la pression démographique, la stagnation technologique, les exi-
gences des gouvernements successifs pesant sur une paysannerie épuisée et
à cause de l’insuffisance d’intégration au marché. Le soutien de l’État à la
petite exploitation paysanne a été minime et les effets délétères n’ont fait
que s’accentuer au cours des années.
La vulnérabilité paysanne doit être considérée sur l’arrière-plan d’un
haut niveau de dégradation des ressources écologiques. Le recul écolo-
gique apparaît dans la grave dégradation de la terre plus particulièrement
dans la détérioration de la fertilité du sol, dans la déforestation, le recul à
grande échelle de la couverture végétale, la mise en valeur des coteaux et
l’assèchement des eaux de surface et des eaux souterraines.
298 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Un autre facteur important de régression est l’absence de différencia-


tion sociale dans le milieu rural éthiopien. La configuration sociale de la
campagne a été profondément altérée dans les années 1970 et 1980 par
les réformes radicales du Derg qui éliminèrent le pouvoir et la propriété
de la noblesse foncière. Les notables locaux et les fermiers pratiquant le
commerce qui dominaient le monde paysan dans le système impérial et
qui exerçaient une mainmise sur l’économie agraire, disparurent égale-
ment. L’Éthiopie rurale devint alors une terre de petits paysans opérant
sur des lopins de terre minuscules qui perdirent peu à peu leur viabilité au
cours des années. Les redistributions de terres, fréquemment pratiquées
sous le régime du Derg et que devait poursuivre également le gouverne-
ment actuel conduisirent à un progressif nivellement vers le bas des
fermes familiales, des revenus et du statut social. Bien que le gouverne-
ment prétende que les redistributions et les divers aspects de sa politique
foncière aient favorisé l’égalité des tenures et partant l’équité sociale (MO
FED, 2002), je maintiens au contraire que la politique foncière a provo-
qué l’expansion de la pauvreté rurale et qu’elle a créé l’égalité dans le
paupérisme. Dans la plupart des communautés rurales, chacun est pauvre
et ne cesse de s’appauvrir. Ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de différen-
ce de statut au sein des communautés rurales et j’ai démontré ailleurs
qu’en dehors des pauvres, il existait ceux que l’on pourrait qualifier de
paysans « moyens » et « riches » si l’on utilise ces deux adjectifs avec
prudence (Dessalegn, 1997). D’autres que moi ont également noté des
formes similaires de différenciation de moyens d’existence parmi les
ménages paysans (Yared, 2002). Mais il est de plus en plus visible que la
population un peu moins pauvre se réduit rapidement à mesure que les
« nantis » sont rejetés au rang des pauvres en raison de l’aggravation des
facteurs mentionnés ci-dessus (Aklilu et Dessalegn, 2000; IDS, 2002,
Yared, 2002). Il ne serait peut être pas inutile dans les conditions actuelles
de faire une distinction entre ce que l’on pourrait appeler « la différencia-
tion du gagne-pain » et « la différenciation sociale ». Le premier a trait
aux différences des possessions permettant de vivre (untel a plus de
chèvres que tel autre), facteurs qui sont pour l’essentiel de courte durée;
alors que la seconde distinction se réfère à des différences structurelles
dont la persistance est de plus longue durée.
La différenciation sociale dans l’Éthiopie rurale est souvent considérée
en termes de contrôle des biens de production, du travail et du revenu. C’est
une conception étroite et insuffisante du sujet pour laquelle je porte moi-
même une certaine responsabilité. La différenciation devrait aussi être vue
en termes de spécialisation des productions, de l’utilisation des technolo-
gies et de la division du travail. Le but de la plupart des ménages paysans
est d’assurer autant que possible leur autosubsistance et il n’y a presque pas
de motivation pour la spécialisation des récoltes ou l’élevage commercial.
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 299

De plus, les paysans pratiquent parallèlement le petit commerce et s’enga-


gent dans la vente de leur production domestique, des produits de leur
propre ferme et de l’équipement ménager. Ces activités ont fait partie de
l’économie des ménages paysans pendant des générations et dans la plupart
des communautés, les artisans ruraux et les femmes ne sont pas des élé-
ments importants de la société rurale car l’artisan reste une force sociale
archaïque4. Les principaux marchands de bétail sont tous des citadins.
Il n’y a eu que peu d’opportunités d’emplois rémunérés dans le milieu
rural et très peu de sources de gains monétaires sur la ferme ou à l’exté-
rieur. Cependant, une nouvelle source d’emploi qui a donné un soutien aux
ménages nécessiteux a été le programme « Food for Work » (nourriture
contre travail) de la communauté internationale dont on s’est largement
servi depuis la famine des années 1970. Sous le régime impérial, des
fermes de grande dimension dans la vallée de l’Awash et dans la zone de
Sétit Houmera offraient des emplois saisonniers à un grand nombre de pay-
sans du Nord-Est, mais ces fermes furent ensuite détruites sous le Derg.
La division du travail dans les campagnes est très statique et reste
inchangée, pour l’essentiel depuis au moins un demi-siècle sinon plus.
Presque rien ne signale la demande de nouvelles technologies, sinon l’utili-
sation des engrais encouragée par le gouvernement. Les essais de nouveaux
modes de production ou les demandes des produits nouveaux sont limités et
souvent restreints à des programmes de stages agricoles ou à ceux entrepris
par les ONG. Bref, nous sommes en présence d’une économie fermée dépen-
dant de ressources de plus en plus aléatoires et de rendements décroissants.
En résumé, le mouvement régressif de l’agriculture se trouve ainsi
dans une situation de fort déclin ou de détérioration. Ce déclin force les
ménages paysans à se replier sur eux-mêmes plutôt qu’à tenter de cher-
cher des solutions extérieures et à se concentrer sur les besoins immédiats
de subsistance. L’économie paysanne se referme presque aux influences
et aux initiatives extérieures et les ménages perdent toutes les aspirations
qui étaient les leurs pour l’obtention de nouveaux produits, de nouvelles
techniques ou de nouveaux procédés. Les risques d’une mise en œuvre de
nouvelles idées deviennent démesurément hauts et par conséquent la
« tradition » devient le seul ancrage pour tout effort de survie. S’il y avait
investissement, il ne porterait que sur la tradition (voir Dessalegn, 1991).
De plus, dans ces conditions, des ménages ne peuvent assurer leur subsis-
tance qu’au moyen d’une plus grande auto-exploitation. Auto-exploita-
tion signifie ici un travail de ferme intensif et extensif portant peu de

4. L’auteur fait allusion ici à un phénomène social particulier aux peuples de la Corne
de l’Afrique où beaucoup de métiers artisanaux sont pratiqués par des groupes castés
hétérogènes qui sont socialement marginaux. Voir sur ce sujet Alula Pankhurst et Diane
Freeman : Living on the edge, Addis-Abeba [note de Gérard Prunier].
300 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

fruits, de petites mais traditionnelles activités extra-fermières à rendement


minime (version rurale de l’économie informelle), réduisant la consom-
mation, et renonçant aux services nécessaires tels que les soins médicaux.

Glissement structurel

L’involution agricole pendant le dernier demi-siècle a été également


accompagnée par ce que j’appelle des « glissements structurels », et
j’exposerai ici brièvement deux d’entre eux que je considère comme les
plus importants.
Du petit cultivateur à la micro-agriculture. Je pense qu’il y a eu un glis-
sement de la petite culture à la micro-agriculture pendant la période consi-
dérée. Ceci est un glissement significatif faisant suite à la croissance de la
pauvreté et à la stagnation de l’économie rurale. En grande partie ce glisse-
ment a pour cause le système foncier mis en place depuis la seconde moitié
des années soixante-dix mais dont l’origine remonte à la période impériale.
Les systèmes de micro-fermes sont ceux pour lesquels les capitaux de base
du ménage (bœufs, terres, travail, bétail) sont devenus insuffisants au point
de faire tomber le paysan dans le piège de la production de pure survie. Ces
systèmes ne peuvent pas entretenir les besoins de subsistances de base de la
famille, ne permettent pas de constituer des capitaux ou des réserves et sont
hautement fragiles. Ils tendent à s’effondrer à la moindre pression telle que
par exemple une légère sécheresse, une variation limitée de la pluviosité ou
une fluctuation modérée du marché. Les systèmes de petits cultivateurs par
contre sont relativement plus résistants que les micro-systèmes. Alors que
la production pour une subsistance de base est un élément important pour la
petite exploitation agricole, les ménages ont des capitaux suffisants pour
produire un peu de surplus et pour créer quelques atouts pour la ferme. Des
mesures précises de la solidité relative de chacun des systèmes ne sont pas
actuellement disponibles mais il est évident qu’une proportion importante
des ménages ruraux est maintenant tombée dans le micro-fermage.
Deuxièmement, de l’économie de ferme à l’économie alimentaire. Le
terme « économie alimentaire » prend ici la signification d’activités fer-
mières qui ont exclusivement trait à la production alimentaire à des fins
de consommation personnelle, production dans laquelle le marché ne joue
qu’un rôle marginal. Les fermiers qui appartiennent à ce système sont
astreints par un certain nombre de facteurs déjà mentionnés et restent
incapables de surmonter le niveau de subsistance. Les stratégies de récoltes
consistent à sélectionner celles des récoltes alimentaires qui sont indispen-
sables au régime alimentaire du ménage, de sorte que la diversification des
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 301

récoltes dépend étroitement des besoins de consommation élémentaires.


Ces définitions diffèrent de celles qu’utilisent les spécialistes de l’écono-
mie alimentaire associés à Save the Children (UK) et à d’autres organisa-
tions (voir par exemple SC UK 1997). L’économie fermière est par contre
une économie dans laquelle la production pour la consommation est relé-
guée progressivement au second rang et où le marché occupe une influen-
ce prépondérante. Les économies fermières qui dénotent plus de maturité
sont hautement spécialisées et produisent exclusivement pour le marché.
Les économies de fermes au sein desquelles émergent la spécialisation et
où le marché joue progressivement un rôle important se trouvent en posi-
tion intermédiaire. Quelques segments de l’agriculture du petit cultivateur
commençaient à évoluer vers l’économie fermière vers la fin des années
1960 mais ce processus a été écrasé par les réformes radicales des années
1970 (voir Dessalegn, 1986).
L’économie alimentaire dépend donc étroitement des récoltes pério-
diques qui représentent pour le ménage la différence entre l’accès à la
nourriture et la faim. Les économies alimentaires peuvent donc être
décrites comme des économies soumises à l’influence de la récolte
(« harvest sensitive ») et l’échec d’une seule récolte peut avoir des effets
dévastateurs sur les ménages et l’économie locale, menant fréquemment à
la pénurie et à la famine. Ici les fermiers ne peuvent se tourner vers le
marché pour leurs besoins de subsistance vu que la récolte définit le mar-
ché local. De plus, les ménages placés sous ce système n’ont presque pas
d’accès à l’épargne, exception faite de ceux qui bénéficient de transferts
de revenus provenant de la famille, de parents ou d’amis vivant hors du
cercle restreint de l’économie villageoise.
Les économies alimentaires sont essentiellement des économies
dépendantes : elles dépendent de l’assistance alimentaire ou de l’assistance
extérieure. Vu que la récolte est si critique et considérant que dans ce
pays l’agriculture est à la merci des aléas de la nature, les échecs des
récoltes sont fréquents. Les millions de paysans apparaissant au tableau
1.3 sont chaque année vulnérables aux insuffisances alimentaires et sont
dans une large mesure les victimes des échecs de ces récoltes.

Conclusion

La discussion ci-dessus est en forte contradiction avec le discours poli-


tique actuel et met en question la stratégie de développement poursuivie par
le gouvernement. En effet les principaux piliers du discours politique
actuel sont les suivants: a) un développement centré sur le monde rural et
302 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

reposant sur l’agriculture est possible. L’agriculture peut être un moteur


du développement et sera capable d’amener un meilleur niveau de vie et
un approvisionnement croissant en matières premières au secteur indus-
triel. b) Il s’ensuit que la ville doit être subordonnée au monde rural et
l’industrie à l’agriculture. c) La sécurité alimentaire peut être réalisée à
travers l’autosuffisance alimentaire, qui n’est elle-même possible qu’à
travers la croissance locale de production alimentaire. d) La croissance de
la production alimentaire sera rendue possible à travers le fait de fournir
aux cultivateurs une certaine quantité d’intrants modernes dont la compo-
sante principale est l’engrais chimique (FDRE, 2001).
Une telle politique ne tient pas compte de l’insécurité de la tenure, de
la carence foncière et de la fragmentation des lopins assignés aux
ménages, du déclin de la productivité et de la dégradation du sol. Ce qui
n’apparaît pas non plus dans ce discours est une analyse rigoureuse de la
pauvreté et de ses ramifications multiformes avec la société rurale.
Ce n’est pas ici le lieu de procéder à un examen critique de cette poli-
tique mais un bref commentaire s’impose. Nous avons soutenu plus haut
que le processus de déclin agricole commencé il y a quatre décennies se
poursuit sans relâche et nous avons examiné assez largement certains des
éléments structurels de ce déclin. Pour résumer, l’agriculture éthiopienne a
épuisé son potentiel et se trouve dans l’incapacité, sous sa forme actuelle,
de stimuler la croissance économique et le développement. Le discours
politique n’envisage pas une transformation structurelle du secteur rural de
même qu’il n’offre pas de nouvelles opportunités en faveur de l’initiative
paysanne. La croissance et l’amélioration économique sont censées se réa-
liser sur le dos des micro-cultivateurs qui, comme nous venons de le voir,
sont pris en tenaille entre l’insécurité alimentaire et la menace de tenures
incertaines sur des lopins minuscules qu’aggravent des services obliga-
toires de travaux dits « d’intérêt général » supplémentaires.
La poursuite d’une autosuffisance alimentaire fondée sur le potentiel de
l’agriculture domestique est complètement irréaliste. Il n’y a dans le monde
qu’une poignée de pays qui sont ou qui ont le potentiel pour être autosuffi-
sants en matière alimentaire. Tous les autres pays satisfont leur besoins ali-
mentaires à travers le marché mondial. Certains pays du Moyen-Orient et
du Golfe Persique ne cultivent même aucun produit alimentaire et cependant
on n’y a jamais fait état d’insuffisances alimentaires ou de famines. En fait,
la croissance de la production alimentaire ne signifie pas que chaque ménage
ait accès à une alimentation suffisante. L’accès aux denrées alimentaires
dépend des droits de chacun et du pouvoir d’achat des familles concernées.
Une meilleure alternative serait donc la création d’opportunités d’emplois
pour les ménages ruraux, la diversification de leurs sources de revenus et le
développement de la capacité productive non agricole des populations.
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 303

Annexe

Tableau 1. L’aide alimentaire à l’Éthiopie 1971-2000


(en milliers de tonnes)

Source : FAO 1985, 1986, 1995 pour les années 1971 à 1989/90 (par année de récolte).
* www.fao.org pour les années 1991 à 2000 (par année calendaire ).
304 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Tableau 2. Surface cultivée, Production and Rendement des principales


récoltes de 1979/80 à 2000/01

Source : CSO 1987; CSA 1989-2001.


LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 305

Tableau 3. Population Vulnérable (Millions)


1980-2001

Source : CSA 1991 pour la population 1980-1989; CSA 1999 pour le population entre
1992 et 2001; DPPC 1999 pour la population vulnérable 1980-1999; DPPC 2000; DPPC
2001.

Note : Selon DPPC 1999, la population vulnérable en 1991 était estimée à 7,2 millions,
mais étant donné qu’il s’agissait d’une année de transition, j’ai préféré ne pas l’inclure.
306 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

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14

Les villes dans l’espace éthiopien

BEZUNESH TAMRU

L’Éthiopie est un pays que l’on pourrait qualifier de profondément


rural, si l’on considère les chiffres de 16 % de population urbaine pour un
total de presque 77 millions d’habitants. Toute étude sur le fait urbain en
Éthiopie ne peut donc se placer que dans les potentialités de croissances
futures que ces chiffres laissent augurer. Dans le cadre de cette contribu-
tion, nous souhaitons nous interroger sur la formation et la situation
contemporaines du réseau urbain éthiopien. Nous organiserons nos inter-
rogations selon trois directions préférentielles. En première partie nous
nous pencherons sur les mécanismes d’émergence du réseau de villes de
l’Éthiopie contemporaine, nous examinerons par la suite les étapes et les
mécanismes marquants de son évolution, nous terminerons par des inter-
rogations sur ses mutations territoriales actuelles et sur l’autonomie pro-
bable du « système des villes » par rapport à des découpages administra-
tifs changeants.
La formation contemporaine du territoire éthiopien commence à se
réaliser à partir de la seconde moitié du XIXe siècle c’est-à-dire pendant
le règne de Ménélik II (1889-1913). Les stratégies économiques de ce
souverain étaient avant tout agraires et la création des villes garnisons
servait, du moins au début, à contrôler les terres conquises. Sous l’occu-
pation italienne, l’interconnexion des villes importantes selon un réseau
de routes carrossables centré en étoile sur Addis-Abeba et la naissance
concomitante de plusieurs villes relais ont dessiné les contours du réseau
urbain contemporain.
La seconde moitié du XXe siècle a été caractérisée par une volonté de
centralisation étatique poussée qui a favorisé la primauté de la capitale.
Cette volonté centralisatrice s’est poursuivie et s’est même amplifiée sous
la période des militaires du Derg (1974-1991) pour déboucher sur un
réseau urbain que l’on pourrait qualifier de macrocéphale car Addis-
310 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Abeba, avec ses 2 967 0192 habitants y tient déjà la place majeure sans
qu’existe la moindre métropole régionale d’équilibre (Diré-Dawa, la
seconde ville du pays compte seulement 234 634 habitants). La période
des militaires s’est aussi caractérisée par un déclin des taux de croissance
urbaine du pays suite aux différentes réformes agraires. Les années 1990
voient naître l’actuel état fédéral avec un important transfert de compé-
tences vers les régions autonomes. Cette décentralisation s’est accompa-
gnée d’un gain de croissance des villes secondaires devenues capitales
régionales. Il conviendrait donc de questionner le maintien de cette crois-
sance pour savoir si la politique de décentralisation fédérale a réussi à
diminuer la domination de la capitale.
Définir la ville éthiopienne peut être un exercice ardu. Dans beaucoup
d’autres pays, on s’accorde sur les critères de population, de continuité du
bâti et sur la part que représente l’activité non agricole. Pays majoritaire-
ment rural, l’Éthiopie se caractérise par des campagnes avec un habitat
dispersé, les échanges étant le fait de marchés hebdomadaires. A part
ceux proches ou traversés par les grandes voies de communications, peu
de ces marchés ont donné naissance à des petits bourgs ou villages
regroupant habitats et activités. Selon l’Ethiopian Central Statistical
Authority, une localité sera définie comme ville si elle correspond à une
population agglomérée de plus de 2000 habitants dont la majorité a une
profession principale non agricole. Dans les campagnes, les hameaux pré-
sentent un habitat essentiellement dispersé et composé de petits agrégats
familiaux. Toute population regroupée dépassant la taille de ces conces-
sions familiales correspondrait donc généralement à un petit bourg3 avec
des activités non agricoles. D’ailleurs la définition de la ville donnée par
la Central Statistical Authority abonde dans ce sens car elle englobe les
chefs-lieux administratifs quel que soit leur nombre d’habitants. Définir
le réseau urbain éthiopien revient donc à considérer un mode très particu-
lier d’urbanisation.

Quel réseau urbain en Éthiopie ?

Les notions sur les réseaux urbains ont d’abord été conceptualisées à
partir de l’observation de cas propres au monde occidental et en particu-

2. Estimation pour 2003.


3. Les opérations de villagisation de l’époque du Derg ont été quasiment partout aban-
données mais nous ne pouvons pas exclure l’idée que certains de ces villages se soient
pérennisés avec une activité en majorité agricole.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 311

lier à l’Europe de l’ouest où les données sont disponibles en qualité et


surtout en abondance. Les chercheurs travaillant sur le sud et en particu-
lier sur l’Afrique Noire ont aussi adopté les notions d’armature urbaine et
de réseau urbain. L’ensemble de ces études se fonde sur un postulat très
fonctionnaliste des villes en se basant sur l’idée maîtresse de leur diffé-
renciation par la taille et les fonctions. La majorité de ces analyses tendait
vers une conclusion quasi unanime de la macrocéphalie des réseaux
urbains d’Afrique Noire, écrasés par une et plus rarement deux métro-
poles. Des définitions ont même été tentées : Marguerat (1982) considère
qu’il existe un phénomène de macrocéphalie lorsque la taille de la plus
grosse ville dépasse de plus de cinq fois celle de la seconde ville du
réseau.
Plusieurs raisons sont avancées pour comprendre cette caractéristique
du réseau urbain postcolonial d’Afrique Noire. L’économie de traite héri-
tée de l’ère coloniale se faisant par voie ferroviaire doublée d’un réseau
de pistes, elle a favorisé l’émergence de plusieurs villes situées sur les
nœuds d’échanges et qui commandaient un semis de petits bourgs de
brousse où il était impératif de conserver des entrepôts pour la saison des
pluies. Le développement d’un réseau routier praticable en toute saison
serait à la source du déclin de nombre de villes et de petits bourgs. Ce
réseau est le plus souvent centré sur une grande métropole, la capitale
dans la plupart des cas, où se crée une accumulation accentuée par la pré-
sence omnipotente de l’état. Le corollaire est une très forte attraction de
cette ville tant pour les activités que pour les populations. Le déséquilibre
du réseau urbain entraîne un phénomène en boucle où les villes secon-
daires perdent la diversité de leurs fonctions et sont incapables d’en atti-
rer de nouvelles. La seule véritable fonction urbaine qu’elles conservent
est de nature administrative.
Un fait s’impose aujourd’hui : la croissance des métropoles s’est
ralentie après les pics atteints dans les années 1980. L’exemple le plus
typique est Abidjan la puissante capitale de la Côte-d’Ivoire. Après avoir
connu un fort taux de croissance surtout alimenté par l’exode rural, le
phénomène s’est ralenti. Ce ralentissement de la croissance d’Abidjan a
favorisé les centres secondaires (Couret, 1993). On assiste au retour
d’Abidjan et vers les villes petites et moyennes d’anciens originaires de la
région, ils y apportent des capitaux et des savoir-faire urbains. Ces villes
deviennent alors plus attractives aussi pour les populations rurales
locales.
Les études récentes sur les réseaux urbains prennent ainsi en compte
ces données pour nuancer les premières définitions d’un réseau unilatéra-
lement orienté et conduit par la métropole. Introduire la mobilité et la
densité des échanges dans l’analyse permet d’éviter une vision par trop
fonctionnaliste du réseau urbain (Dureau, 1990). C’est en privilégiant ce
312 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

type d’approche que des interrogations pourraient être conduites sur


l’existence d’un système4 de villes éthiopien, mais en l’état actuel de la
disponibilité de nos données et dans le cadre de cette contribution, nous
nous limiterons au concept de réseau urbain. En effet, si la hiérarchie
administrative et des fonctions est assez aisée à définir, les échanges sont
plus délicats à évaluer. La notion de réseau urbain nous offre, dans une pre-
mière étape, un concept opératoire où l’idée d’interrelation des villes est
présente sans créer d’effet rédhibitoire dans nos méthodes d’observation.

La ville éthiopienne : une fonction militaire prédominante ?

La création des ketemas (campements ou garnisons de grandes tailles)


sous le règne de Ménélik II a plutôt concerné la partie méridionale du pays.
Tout en admettant cette césure géographique et historique, nous tenterons
d’examiner l’ensemble du territoire pour voir s’il existe un fonctionnement
différent des réseaux urbains dans l’Abyssinie5 et dans les provinces du sud
conquises par Ménélik II. La formation contemporaine du territoire éthio-
pien peut être datée de la moitié du XIXe siècle, lorsque Ménélik II, alors
simple roi du Choa, bénéficiant des alliances contraires et de la fortune des
armes, réussit à tripler la taille de son royaume pour se faire couronner roi
des rois ou empereur d’Éthiopie en 1889. Son empire était avant tout fondé
sur une économie agraire. La mise en place d’un système foncier favorable
à ses soldats et dignitaires dans les terres conquises était un outil efficace de
sa politique d’expansion. Pourtant après la victoire d’Adoua en 1896, c’est
le phénomène urbain qui devient le fait principal du règne de Ménélik II
avec, en 1886, la création de la capitale Addis-Abeba et sa sédentarisation.
Cette stabilisation pérenne de la capitale sur un site géographique est un fait
très marquant au regard de l’histoire urbaine de la ville dite itinérante
d’Éthiopie entre la fin du XVIIIe et la moitié du XIXe siècle.
La ville qui vit le jour en 1886 était avant tout un site militaire abritant
les différentes garnisons de Ménélik II (Pankhurst, 1985) d’où sa désigna-
tion en ketema. Beaucoup d’auteurs s’accordent sur l’origine militaire de
ce terme ketema. Pourtant dans l’Abyssinie, il existait des termes comme
l’adebabay (forum) et l’arada (centre) pour désigner le noyau d’un site

4. En géographie la notion de système de villes, en plus de la hiérarchie fonctionnelle,


souligne le fait que les villes entretiennent des relations en termes d’échanges ou de
concurrences.
5. Par commodité nous désignerons par Abyssinie les régions faisant déjà partie de
l’empire éthiopien entre la fin du XVIIIe et les conquêtes de Ménélik II.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 313

de peuplement plus ou moins pérenne. L’adebabay était le lieu où la justi-


ce royale était rendue. Les notables de tous les environs fréquentaient
assidûment ce lieu de socialisation, ce forum attirait aussi les marchés.
Dans certains cas, le forum comme le marché étaient hebdomadaires,
cependant les plus grands adebabays se tenaient en des lieux pérennes et
des localités fixes. En Abyssinie, les villes et leur développement
n’étaient apparemment pas strictement liés à la fonction militaire. La cour
avait bien pour tradition de se déplacer avec une forte armée et les
charges données aux notables avaient un pendant militaire lors des
conflits, cependant l’adebabay comme le marché continuaient à se tenir
en leur absence. L’importance de ces sites de peuplement plus ou moins
pérennes, semble alors liée à un hinterland. Le caractère militaire des sites
urbains est un fait plus net lorsqu’il s’agit des terres conquises par Ménélik
II. Pour Gascon (1994), ce sont alors plus des bastides dont le rôle premier
était le contrôle territorial des régions qu’elles commandent. Plusieurs
auteurs abondent dans ce sens en soulignant la technique militaire de
Ménélik II qui consiste à s’appuyer sur un réseau de garnisons (de Hérain,
1914) dont le commandement est assuré par les ras ou généraux.

Les ketemas du sud : à l’origine du réseau urbain contemporain ?

L’hypothèse d’un réseau de ketemas dont la localisation aurait été pen-


sée d’en haut et ayant dessiné le semis actuel nous semble peu convain-
cante. Les armées de Ménélik II n’avançaient pas en terres inconnues,
elles comprenaient dans leurs rangs de nombreux serviteurs et guides ori-
ginaires de ces contrées. L’installation se faisait le plus souvent en se
calant sur les habitudes des prédécesseurs : un lieu viable pour une
ketema, surtout en termes de ravitaillement des armées, et habituellement
déjà occupé par la résidence du chef local destitué, un marché ou un croi-
sement de routes.
Les anciennes ketemas de Ménélik II sont bien des petites sœurs
d’Addis-Abeba (Gascon op. cit.) dans le sens où elles mettaient leur ravi-
taillement au cœur de leur préoccupation. Entités prédatrices, elles
avaient le rôle principal de pacifier la population et d’exploiter la région
en attribuant des terres rurales aux membres de l’armée occupante. Si la
force combattante devait se déplacer vers les fronts de la conquête, le ras
veillait à recevoir un renfort d’appoint pour garder la ketema, et les sol-
dats et leurs familles conservaient leur droit sur le butin foncier acquis
(fermages, dîmes ou loyers), ce qui les encourageait à participer aux nou-
velles campagnes. A la fin des conquêtes « ménélikéennes », nous pou-
vons donc retenir l’hypothèse de l’existence d’un semis de ketemas qui
organisait le nouveau territoire selon la proximité des prébendes acquises
314 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

par les occupants. Les nouveaux maîtres résidaient dans les garnisons,
leurs ketemas, ils y recevaient les tributs payés par les paysans locaux, ce
qui leur permettait une vie aisée mais aussi une nécessité de monétarisa-
tion. Cet afflux de biens ruraux vers la ketema avait favorisé le dévelop-
pement des marchés selon la taille de la localité; en effet c’était les pro-
priétaires terriens qui cherchaient avant tout à écouler leurs produits tout
en étant demandeurs de différents articles manufacturés ou de première
nécessité. En d’autres termes c’était le revenu des rentiers des ketemas
qui est en partie à la source du développement de leur rôle commercial en
captant et en pérennisant les petits marchés ruraux des environs.
La ketema typique devait répondre à trois fonctions principales : fonc-
tion politique ou de contrôle territorial, lieu d’échanges et de pratique reli-
gieuse. Les dignitaires avaient coutume de pérenniser symboliquement
leurs conquêtes en fondant une ou plusieurs églises dotées de biens fon-
ciers. La ketema où résidait le ras devenait le chef-lieu de sa province ou
son awraja guezat, les autres ketemas se hiérarchisant selon les nomina-
tions du roi ou du ras en autant d’entités administratives. Dans la plupart
des cas, ce réseau de garnisons ne s’est pas établi ex nihilo, mais a suivi
une organisation préexistante de marchés ou d’autres lieux relais ou de
centralité.
L’histoire des villes abyssines, à part les grands sites historiques et à
monument6, est assez complexe à saisir. Les périodes d’instabilité politique
comme celle du Zemene Mesafent7 rend leur lecture plus difficile dans le
sens où les pouvoirs faisaient preuve d’une très grande mobilité spatiale
pour leur sécurité. Connaître l’évolution du système urbain abyssin revient
à suivre une piste aussi brouillée que celle qui conduit au décryptage de ce
qui a précédé les ketemas de Ménélik II dans le sud du pays. Certains
auteurs s’accordent pour montrer que, dans le Tigray, le Gojjam, le Gonder,
le Choa et le Wollo, les résidences des rois et des ras correspondaient à des
villes importantes (Pankhurst, op. cit., Horvath, 1970). Les grands nœuds
commerciaux étaient aussi les témoins de la naissance de villes florissantes
comme Aleyou Amba dans le nord-est du Choa. Des études historiques
pourraient mieux aider à la connaissance du niveau intermédiaire et élé-
mentaire des anciennes villes éthiopiennes. Cette insuffisance historique
n’autorise pas à dégager aisément pour le nord du pays une hiérarchie telle
qu’on a pu l’observer pour les ketemas méridionales de Ménélik II. Dans
un processus somme toute assez semblable aux territoires que les Choans

6. Il existe une certaine historiographie qui consiste à reconnaître la nature urbaine d’un
site par les monuments ou leur ruines comme à Axum, Lalibela ou Gonder en Éthiopie. Ce
point de vue impliquerait que c’est la nature des matériaux des bâtis qui ferait la ville.
7. Période de troubles et de quasi-vacance du pouvoir central entre 1769 et 1853, voir
le chapitre de Shiferaw Bekele dans cet ouvrage.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 315

ont annexés, la modernisation des voies de communication va pousser les


villes abyssines à se structurer elles aussi autour de grands noyaux urbains.
Dans son organisation actuelle, le réseau des villes du nord ne semble donc
pas plus ancien que celui du sud éthiopien. Avancer l’hypothèse, malgré la
présence d’une histoire urbaine attestée par des villes monumentales, que le
réseau urbain contemporain du nord répond aux mêmes mécanismes
d’interconnexion à Addis-Abeba que celui des villes du sud nous paraît une
piste de recherche convaincante.

Réseau routier et réseau urbain

L’évolution du réseau routier éthiopien

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs routes commer-


ciales existaient déjà dans le pays. Les souverains avaient aussi coutume
d’ouvrir et d’entretenir des pistes pour faciliter la mobilité de leurs
troupes, ce qui a été à la source du réseau des « Kings roads » ou Routes
Royales (Mapping Authority, 1988). Une grande innovation est introduite
par l’achèvement de la voie ferrée reliant le port de Djibouti (alors pos-
session française) à Addis-Abeba. Terminée en mai 1916, la construction
de la voie devra attendre plus de dix ans avant l’érection d’une gare. Le
projet avait débuté sous Ménélik II, la volonté de ce dernier était de favo-
riser les terres riches et bien arrosées du Harargué et la ville de Harar.
Mais le coût de la construction d’une voie ferrée à flanc de montagne sur
la majeure partie de son parcours à défaut du creusement d’innombrables
tunnels en décida autrement. Ainsi, le choix rationnel en termes d’ingé-
nierie fut un tracé qui emprunte le plus possible les basses terres torrides
et faiblement peuplées de la vallée de l’Awash. Un chapelet de villes dont
un certain nombre sans aucun point d’eau, les « dereq tabia », naquit. La
plus importante de ces stations du chemin de fer est Dire-Dawa (carte 1).
Le second pôle est Awash qui matérialise le franchissement du fleuve du
même nom avant d’amorcer plus loin la montée des hautes terres du Choa
vers le terminus d’Addis-Abeba. Nous montrerons plus loin que cette
voie de communication a créé un véritable couloir d’urbanisation dans
l’est du Choa et le nord du Harargué.
Dans la première partie du règne de Haïlé-Sélassié I (1930-1936) et à
cause de l’introduction de plus en plus importante de véhicules à moteur,
la mise en place d’un réseau de routes carrossables a débuté. L’occupation
italienne de 1936 à 1941 réalisa un réseau routier praticable en toutes sai-
sons et centré sur Addis-Abeba. Ce réseau en étoile fut le moteur de
316 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

l’interconnexion de la plupart des grandes cités à la capitale et d’un déve-


loppement sélectif des villes selon leur accessibilité à ces grandes voies.
Les Italiens ont en quelques sorte continué les desseins de centralisation de
Haïlé-Sélassié I en mettant en place un outil efficace de contrôle territorial
par les voies rapides de communication et en créant ainsi les prémices
d’une Éthiopie utile et drainée par des villes connectées. A la restauration
de son pouvoir, le régime de Haïlé-Sélassié I poursuivit la construction et
l’entretien des routes par la création en 1951 de « L’Imperial Highways
Authority ». Le développement du réseau routier devint aussi un important
moteur pour l’exode rural qui avait atteint des pics dans les années 1960 et
le début des années 1970.
La seconde moitié du XXe siècle s’est caractérisée par une volonté de
centralisation étatique poussée qui a favorisé la primauté de la capitale.
Cette politique va se poursuivre et s’amplifier sous la période du Derg
pour aboutir à un réseau urbain que l’on peut qualifier de macrocéphale.
Pourtant, si le pouvoir de Haïlé Sélassié I avait surtout développé et
entretenu le réseau en étoile autour d’Addis-Abeba, les militaires du Derg
avaient lancé un programme de construction de radiales et de routes
secondaires irriguant mieux les arrière-pays. Ceci a permis le désenclave-
ment de régions entières et la création de nouveaux pôles urbains comme
Gachena dans le nord du Wllo. La tentative avortée de la villagisation,
qui aurait dû vivifier le semis des bourgs en créant une meilleure desserte
par des routes vicinales, est aussi une initiative du Derg.

Axes de communication; axes d’urbanisation

Les années 1990 se distinguent par la naissance d’un état fédéral, ce


qui dans un premier temps a relancé la croissance urbaine par le transfert
de compétences vers les régions autonomes. La poursuite de la construc-
tion de nouvelles routes et la rénovation des anciennes voies ont favorisé
le développement de maints bourgs relais.
La carte (p. 317) montre la quasi-superposition entre le réseau urbain et
le réseau de communication mais pour des raisons de lisibilité toutes les
routes n’ont pas été reportées sur la carte. En considérant l’importance des
villes présentes, nous pouvons distinguer cinq axes principaux d’urbanisa-
tion selon les grandes voies routières et les connexions internationales.
En premier, apparaît l’axe urbain Est-Sud-Est qui suit la voie ferrée
entre Addis-Abeba et Djibouti. Par la précocité de l’établissement du che-
min de fer, nous pouvons affirmer qu’il est à l’origine du premier couloir
d’urbanisation contemporaine insufflée par une voie de communication
moderne. A partir d’Addis-Abeba et à hauteur de Nazareth la route qui
dessert les riches plateaux de l’Arsi et du Balé où se localisent les villes
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 317

Villes et réseaux routiers d’Éthiopie et des pays limitrophes


318 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

d’Assela et Robé s’y connecte. A partir de Diré-Dawa, la voie ferrée se


continue par la route qui va vers Harar et Jijiga. Cette dernière est le noyau
d’un réseau de voies secondaires reliant les villes de l’Ogaden. Sur les 10
villes éthiopiennes de plus de 100 000 habitants (sans compter la capitale),
quatre sont localisées dans cet axe oriental dont Debre-Zeït, Nazareth
(actuelle Adama), Diré-Dawa et Harar. A part son lien direct à Djibouti,
cet axe rejoint la route d’Assab (en Érythrée) à Awash.
Le second axe d’urbanisation suit la route du nord qui connecte
Addis-Abeba à Meqelé et Asmara (capitale de l’Érythrée indépendante).
Cet axe se caractérise par la présence d’anciennes villes historiques
comme Debre-Berhan, Dessié ou Meqelé; ces deux dernières dépassent
100 000 habitants. Il se particularise surtout par une grande densité de
localités de toute taille tout au long de son parcours. Il rejoint la route
d’Assab au niveau de Dessié.
Le troisième axe est celui du nord-ouest, il se compose en fait des
deux grandes voies reliant le Gojjam à Addis-Abeba. La première
emprunte la route du sud par l’ancienne capitale du Gojjam, Debre
Marcos et la seconde passe par Bahr-Dar au nord avant de rallier Gonder.
La nouvelle route joignant Gonder à Port-Soudan est la continuation
internationale de cet axe.
Le quatrième axe du sud est aussi double et comprend en premier la
route qui va d’Addis-Abeba à la frontière du Kenya au niveau de Moyalé.
Elle est jalonnée de villes importantes comme le carrefour de Shashemené
et Awassa et traverse les riches terres du Sidamo. La seconde voie relie
Addis-Abeba à Araba-Mench et Jinka et se connecte à la première route
au niveau de Shashemené.
Le cinquième axe ouest-sud-ouest se compose des axes reliant Addis-
Abeba à Assossa via Neqemté. Cet axe rejoint la route reliant Addis-
Abeba à Jimma au niveau de Bedelé dans l’Illubabor. Le couloir de
Jimma traverse au début le pays gouragué et se poursuite dans les riches
terres à café du Kafa. Les connexions internationales de cet axe existent
vers le Soudan, mais ne sont pas encore matérialisées par des routes prati-
cables en toutes saisons.
L’arc occidental éthiopien qui suit la frontière avec le Soudan fait
preuve d’une réelle faiblesse urbaine attestée par un réseau de communi-
cation discontinu. Malgré la présence de la route d’Assab, la dépression
de l’Afar présente également un faible nombre de ville ainsi que les
plaines des bassins versant du Genelé et du Wabé Shebelé dans le sud-est
du pays. La faiblesse urbaine de ces aires s’explique aussi par un peuple-
ment bien moins important comparé à bien des régions éthiopiennes.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 319

Interconnexion et hiérarchie urbaines : une primauté de la fonction


administrative ?

L’Éthiopie contemporaine est encore caractérisée par la faiblesse de


son taux d’urbanisation et la primauté de la capitale. En effet et en se réfé-
rant aux seules projections de J.M. Cour (2003) d’une croissance moyenne
de 4 %8, Addis-Abeba, la première ville, a une taille presque 13 fois supé-
rieure à celle de Diré-Dawa, la seconde ville. Dans cette même figure,
nous observons un groupe de 9 villes qui dépassent 100 000 habitants dont
trois capitales régionales actuelles à savoir Nazareth (actuelle Adama),
Meqelé et Bahr-Dar. D’autres sont d’anciennes capitales de province
comme Gonder, Dessié, Jimma et Harar, seules Diré-Dawa et Debre-Zeit
n’ont jamais joué un rôle administratif de premier plan. La primauté de la
fonction administrative se lit aussi lorsque nous descendons dans le niveau
des villes de plus de 50 000 habitants où l’on retrouve Awassa, Debre-
Marcos, Assela, Neqemté, Arba-Mench qui étaient autant de chefs-lieux des
anciennes provinces. Nous pouvons donc admettre que la taille des villes
éthiopiennes est proportionnellement liée à leur fonction administrative.
L’effet « boule de neige » que crée la primauté des fonctions adminis-
tratives dans les villes secondaires est un fait incontournable dans le
réseau urbain éthiopien. Une des raisons en est la présence de ménages
solvables et ayant souvent eu une première expérience urbaine dans la
capitale, ce qui crée des situations favorables au développement des ser-
vices et surtout des échanges. La majeure partie de ces villes secondaires
est aussi dotée d’une bonne desserte par rapport à la capitale, sans comp-
ter la présence d’écoles secondaires, d’hôpitaux voire d’établissements
supérieurs avec parfois des activités industrielles. Cette accumulation de
fonctions peut être en relation directe avec l’importance administrative de
la cité, notons alors que cette fonction administrative semble être un fac-
teur plutôt attractif pour ces pôles secondaires. Comme il a été présenté
précédemment, il est peu pertinent de ne retenir que cette seule fonction
administrative de la ville. Il nous paraît intéressant d’interroger le réseau
urbain à l’aune du territoire qu’il est administrativement censé organiser.
En d’autres termes, le questionnement doit porter sur les autres facteurs
de dynamisme potentiel et surtout de pérennité dans la hiérarchie urbaine.

8. Cette estimation rend constante la croissance de toutes les villes.


320 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Le réseau urbain éthiopien, macrocéphalie ou semis en évolution :


quelle cohésion pour quels territoires ?

Il n’est pas important ici de s’attarder sur le fait avéré de la macrocé-


phalie addissienne, nous pourrions en multiplier les indicateurs en consi-
dérant le réseau des villes éthiopiennes par tranches de tailles. Il est préfé-
rable d’évoquer la question des encadrements territoriaux successifs et
des effets de cette évolution sur les autres villes.
Le territoire éthiopien du nord aurait été très tôt organisé selon une
hiérarchie administrative à l’instar de la pyramide féodale. L’Abyssinie
était ainsi une mosaïque de provinces et d’awrajas relevant des rois, ras,
dejazmatch jusqu’au melkegna responsable des terroirs. Aussi, un territoi-
re donné ne pouvait être attribué qu’à un niveau de titre équivalent, un
peu comme les duchés ou les comtés d’Europe mais sans le privilège de
l’héritage du titre. Sur ce découpage féodal se surimposait celui propre à
l’église allant des paroisses à l’équivalent des évêchés. Un semis de villes
a éclos dans ces échelles territoriales mais sa pérennité et son développe-
ment ont connu des fortunes diverses. Le Choa et le Wollo méridional du
Moyen-Âge ont été considérablement remaniés à la suite des campagnes
de l’iman Ahmad ibn Ibrahim dit Gragne, tandis que le Wollo septentrional,
le Tigray et surtout le Gonder ont conservé et développé leurs cités pre-
mières. Mais si nous ne nous arrêtons pas à la seule considération de
l’urbain par le construit monumental et la sédentarité, il est clair qu’une
hiérarchie fine au travers des marchés et des adebabays pourrait être
mieux décelée. La hiérarchie n’impliquait pas nécessairement une centra-
lisation étatique, le noyau de l’empire pouvait être spatialement très
mobile de par la stratégie d’itinérance des rois et des ras. Ce bref rappel
historique tente de replacer l’importance qu’a toujours revêtue en Éthio-
pie l’hinterland pour la ville en tant que zone à contrôler, source
d’échanges, lieu de prédation. Si la ville ne pouvait pas exister sans son
hinterland, le contraire n’est par contre pas toujours avéré. Nous allons
donc tenter d’analyser l’ensemble du réseau urbain éthiopien dans son
système territorial en reconsidérant la primauté de la fonction administra-
tive. En d’autres termes, nous allons examiner le réseau urbain selon le
découpage administratif contemporain et faire un retour vers l’ancien
pour voir s’il existe une pérennité ou au contraire de vrais changements
dans la hiérarchie.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 321

L’administration éthiopienne dans les régions autonomes est-elle un fac-


teur de développement pour le réseau urbain secondaire ?

La victoire de l’Ethiopian People Revolutionary and Democratic Front


(E.P.R.D.F.) a été l’élément déterminant pour la création d’une Éthiopie
fédérale fondée sur l’idée d’une plus grande autonomie des régions. En
1991, le gouvernement provisoire créa 14 régions autonomes, ce nombre
fut finalement réduit à 9 par l’article 47 de la constitution. A part,
l’Oromya, toutes ces régions furent rapidement dotées de capitale. Ces
cités devaient abriter l’ensemble des services décentralisés de l’état vers
les régions autonomes. A cet effet, un grand nombre de nouveaux person-
nels administratifs y ont été installés, venant d’Addis-Abeba ou recrutés
sur place. Ces villes sont pour la plupart d’entre elles d’anciennes capi-
tales de provinces ou d’awrajas. Seule la région Afar a innové en choisis-
sant récemment une nouvelle capitale Semera à la place d’Assaïta. Le
découpage inclut dans ces nouvelles régions des provinces et surtout des
awrajas entiers. Dans ce cas, le schéma de développement du réseau
urbain peut être considéré comme en continuité. Mais ailleurs des frag-
mentations apparaissent dans les périmètres des anciens découpages, il
convient donc d’y examiner le processus pour observer si ces change-
ments territoriaux influencent la hiérarchie urbaine.

Tableau 1. Répartition des villes par taille et selon les régions

*Southern Nations Nationalities and People


Source : recensement 1994
322 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Le tableau 1 montre la répartition de la part des villes selon leur taille


et leur appartenance régionale. Une situation de contrastes dans l’urbani-
sation du pays apparaît, un premier groupe de régions se détache nette-
ment avec l’Oromya, l’Amhara et le Tigray. Ces régions possèdent des
villes allant des métropoles jusqu’aux bourgs, avec une présence de cités
nettement supérieure à la moyenne nationale surtout dans l’Oromya.
Parmi ces régions urbanisées, l’Amhara et en particulier le Tigray sont
plus singuliers, leurs pourcentages de villes, tout en restant élevés dans
toutes les tailles, sont plus modérés s’agissant des villes moyennes et
petites. Les S.N.N.P. (Southern Nations Nationalities and People) comme
la région Somalia sont dans la tranche intermédiaire. La région Somalia
se particularise par un pourcentage de villes moyennes et petites, plus bas
que la moyenne nationale. Le troisième groupe peut être considéré
comme l’Éthiopie de faible urbanisation et de faible peuplement avec
dans le nord-est le croissant aride de la dépression Afar et à l’ouest du
pays le Beni-Shangul et le Gambella.
Cette analyse est nécessairement réductrice si l’on considère l’étendue
et la population des régions et les résultats ne sont point exempts des
effets de taille que ceci peut entraîner. En effet l’Oromya et l’Amhara
sont respectivement les deux régions les plus peuplées du pays. Le Tigray
reste la seule région du groupe de tête pour laquelle il n’y pas de corréla-
tion entre un fort peuplement régional et une forte population urbaine.
Mais le plus curieux dans ce découpage est l’existence de villes-régions
administratives autonomes qui sont donc exclues des périmètres des
grandes régions. Ainsi, Addis-Abeba la capitale, Diré-Dawa la seconde
ville et Harar possèdent leur propre autonomie régionale. Ceci crée une
vision un peu « tronquée » des armatures urbaines régionales car Addis-
Abeba se situe au cœur de l’Oromya et le réseau urbain présent dans cette
région ne peut s’être développé sans son influence. Le sud-est de
l’Amhara est aussi très proche de l’aire d’attraction d’Addis-Abeba. La
délimitation de Diré-Dawa coincée entre l’Oromya orientale et la Somalia
du nord est aussi paradoxale et le découpage crée une césure artificielle
dans son aire d’attraction. Harar, ancienne médina, est aussi administrati-
vement coupée de son hinterland. Il est donc important d’analyser la
répartition du réseau urbain éthiopien dans le découpage administratif
actuel, pour y interroger l’existence d’une concordance spatiale.

Mutations des territoires de l’état et réseau urbain

L’évolution du découpage territorial a connu une véritable révolution à


partir des années 1990 avec la création de l’actuel État fédéral. La carte
(p. 317) montre le semis des villes selon les limites des régions auto-
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 323

nomes. Considérons la localisation des capitales dans chaque région. Pour


le Tigray, la capitale Meqelé est nettement excentrée vers le sud-est de la
région. La métropole régionale semble donc répondre aux logiques de
l’axe d’urbanisation du nord éthiopien.
La région Amhara se caractérise par une certaine bipolarité voire une
situation ternaire entre deux cités pouvant prétendre au statut de métropole :
Gonder au nord, la capitale Bahr Dar au centre et plus au sud Debra
Marcos. La limite orientale de la région est longée par l’axe d’urbanisation
du nord dans lequel s’intègre le binôme Dessié-Kombolcha. A part le fait
notable d’une faible urbanisation dans sa partie occidentale, l’Amhara
semble à première vue jouir d’une meilleure répartition de son semis
urbain. Pourtant, il n’existe pas à proprement parler de réseau régional
centré sur Bahr Dar car les villes amharas répondent à au moins deux
logiques de polarisation spatiale différentes et centrées sur Addis-Abeba.
L’organisation du semis de villes de l’Oromya est très curieuse, en
premier lieu de part la forme même de la région, sorte de fer à cheval
dans lequel s’enfonce les S.N.N.P. (Southern Nations Nationalities and
People). Le sommet de ce fer à cheval est matérialisé par la capitale fédé-
rale Addis-Abeba. A partir de cette dernière rayonne l’axe ouest-sud-
ouest passant par Ambo et Neqemté avant de s’abaisser au sud-ouest vers
l’axe Metu-Jimma. A l’est d’Addis-Abeba, on retrouve l’axe est-sud-est
mais ce dernier est tronqué au niveau de Diré-Dawa et Harar. Le sud-
ouest de la région comprend une partie du même axe d’urbanisation avec
les villes du sud Choa et de l’Arsi-Balé. En définitif, l’Oromya est com-
posée des deux axes nationaux d’urbanisation géographiquement opposés
ouest-sud-ouest et est-sud-est mais sans leur partie centrale ni les extré-
mités orientales. Un peu comme un papillon auquel on a retiré le corps et
rogné une aile. La capitale régionale Adama (ex. Nazareth) répond à
l’organisation spatiale de l’est addissien. Cette ville s’est développée
grâce à sa localisation sur un véritable carrefour qui commande les routes
desservant au sud-est l’Arsi-Balé, au nord-est la dépression Afar et à l’est
le Harargué. Mais si elle a beaucoup bénéficié de la proximité d’Addis-
Abeba, il semble peu probable qu’elle puisse prendre le commandement
effectif du réseau urbain de l’Oromya en supplantant la capitale fédérale.
La région des S.N.N.P. (Southern Nations Nationalities and People)
présente une forme plus massive comparée à l’Oromya mais sa capitale
Awassa est beaucoup trop excentrée vers la limite nord de la région. La
ville est en fait en situation de bipolarité avec la ville oromo de
Shashemené, véritable nœud routier. Awassa répond donc plus à l’organi-
sation de l’axe sud addissien. L’ensemble montre une région un peu tricé-
phale avec à l’ouest un semis de villes qui dépend très nettement de la
ville oromo de Jimma, au sud un groupe autour d’Arba-Mench et Jinka et
à l’est l’axe dont dépend Awassa.
324 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

La césure artificielle que créent les limites régionales apparaît aussi


dans le réseau des villes Somali. La capitale Jijiga située trop au nord de
la région s’intègre plus au groupe des villes de l’axe oriental éthiopien
avec Diré-Dawa et Harar.
A ce stade, l’Afar à l’est, le Beni-Shangul et le Gambella à l’ouest
n’appellent pas de commentaires particuliers : en premier lieu à cause de la
faiblesse de leur urbanisation corollaire d’un faible peuplement et aussi parce
que les problèmes observés dans leur système urbain nous semblent
répondre aux mêmes mécanismes examinés dans les régions à fortes densités.
Pourtant si on se réfère au tableau 1, il est évident que les régions
comme l’Amhara, l’Oromya et surtout le Tigray font partie des plus urba-
nisées du pays. Les raisons du peu de cohésion qui se lit dans leur réseau
urbain doivent être recherchées dans les couloirs de communication cen-
trés sur Addis-Abeba mais aussi dans les systèmes territoriaux hérités que
le nouveau découpage fondé sur le principe du fédéralisme ethnique a
fortement remaniés. Il convient donc d’interroger le précédent découpage
en provinces afin de voir s’il existe une meilleure cohésion entre l’enve-
loppe territoriale provinciale et le réseau urbain.

Les découpages préfédéraux

Les limites des royaumes regroupés dans l’actuelle Éthiopie ne sont pas
vraiment connues et sont encore loin d’être cartographiées. La division du
pays en 34 awrajas ou provinces réalisée par Ménélik II est par contre
attestée (Ethiopian Mapping Autority, op. cit.). Les Italiens avaient organisé
leur colonie en cinq grandes subdivisions territoriales assez grossièrement
calquées sur les répartitions ethniques. A la libération et à la restauration du
régime de Haïlé Sélassié I, 12 awrajas furent établis. Le terme d’awraja fut
remplacé de 1946 à 1961 par celui de teqlay guezat ou gouvernorat général.
Les awrajas continuèrent à exister mais pour désigner un niveau territorial
intermédiaire entre la province (teqlay guezat) et le wereda qui devint le
niveau élémentaire. A partir de 1954, ces teqlay guezat atteignaient le
nombre de 14 avec l’intégration à l’empire de l’Érythrée, ex-colonie ita-
lienne. Sous le régime militaire du Derg le découpage en 14 Teqlay Guezat9
est maintenu sous la nomination de Kefle Hager (régions administratives).

9. Le terme de teqlay guezat (gouvernorat général), et qui semblait si réactionnaire à


l’époque de la révolution de 1974, était pourtant une innovation en 1946. Il remplaçait les
charges féodales propres aux awrajas d’antan par celui du titre de gouverneur général. En
réalité, beaucoup de ces gouverneurs généraux étaient en même temps des dignitaires
membres de l’aristocratie proche de Haïlé Sélassié I.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 325

Ce découpage administratif du territoire a donc prévalu pendant presque


45 ans de 1946 à 1991. Ces rappels nous paraissent importants pour mon-
trer que la cohésion d’un réseau urbain correspond souvent à la formation
du territoire où il se localise. Pour mieux illustrer nos propos, nous allons
analyser le réseau des villes contemporaines en les examinant selon le
découpage des anciennes provinces.
La carte (p. 317) montre l’ancien découpage en provinces sur lequel
nous avons reporté le semis des villes. La première chose qui frappe est la
centralité de l’ancienne province du Choa dont le noyau est matérialisé
par Addis-Abeba. En y incluant la petite province de l’Arsi, se dessine la
parfaite région capitale10. Le reste des provinces s’organise en cercle
quasi concentrique autour de ce centre. Le réseau urbain actuel dépend de
cette organisation car les plus grandes villes se trouvent dans le voisinage
quasi immédiat des fortes densités de villes du Choa. Les exemples abon-
dent pour illustrer nos propos, Dessié au nord, Debre Marcos au nord-
ouest, Neqemté à l’ouest, Jimma au sud-ouest, Awassa au sud, Assela au
sud-est, sans compter le chapelet des stations ferroviaires à l’est. Dans un
rayon de 500 km autour de la capitale fédérale se localise donc la quasi-
totalité de l’Éthiopie urbaine. Face à cette très forte polarisation de la
capitale, des mécanismes répondant moins directement à l’attraction du
Choa ont réussi à se maintenir. En effet, l’axe nord Addis-Abeba-Asmara
et l’axe nord-ouest Bahr-Dar-Gonder sont les entités qui ne semblent pas
sous l’emprise directe de l’ancienne province capitale.
En définitif, il ressort de ces observations deux types de mécanismes
spatiaux : l’un est celui des aires de polarisation et le second est celui des
axes d’urbanisation. La domination de la capitale éthiopienne, quels que
soient les mécanismes spatiaux en cours, est incontestable. Mais ceci
n’empêche pas d’examiner les possibilités d’évolution du réseau urbain
selon l’un de ces mécanismes.

Mécanismes spatiaux et mutations du réseau urbain

Les deux mécanismes spatiaux ne sont point antinomiques en Éthiopie


car ils sont issus d’un même héritage. La primauté de la capitale et l’orga-
nisation hiérarchique qui en a découlé trouvent une partie de leur origine
dans le réseau de communication en étoile. Ce dernier a favorisé les villes
par leur accessibilité et les mieux desservies étaient assez logiquement

10. Ceci n’avait d’ailleurs pas échappé aux concepteurs de l’avant-dernier schéma
directeur d’Addis-Abeba qui avaient attribué à ces deux provinces le rôle de région urbaine
autour de la capitale.
326 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

proches de la province capitale. Le cas le plus caricatural demeure


Awassa, capitale de l’ancienne province du Sidamo, et qui se situe préci-
sément sur la frontière entre le Choa et le Sidamo. La logique de décen-
tralisation actuelle qui cherche à freiner la croissance d’Addis-Abeba ne
peut réussir sans prendre en compte ces donnes héritées. En effet, l’attri-
bution de compétences accrues aux villes secondaires, dont beaucoup ont
accédé au statut de capitale de zone voire de région, ne peut que renforcer
les franges de l’aire de polarisation de la capitale.
En dehors des mécanismes de polarisation, l’analyse plus fine des axes
d’urbanisation nous paraît une piste intéressante. En effet, la connaissance
des aires intermédiaires de polarisation des métropoles qui structurent ces
axes pourrait donner autant d’indications sur l’existence de réseaux de
villes secondaires et de leurs échelles territoriales. Il est bien sûr peu perti-
nent de considérer ces sous-réseaux en dehors de leur intégration au terri-
toire national ou supra-national. Un exemple peut être fourni par l’axe
nord-ouest géré par le binôme Gonder et Bahr-Dar. La cité historique de
Gonder va commander un réseau routier qui la lie à Port-Soudan ainsi qu’à
la capitale éthiopienne. L’analyse fine des polarisations imbriquées entre
Gonder, Bahr-Dar voire Debre-Marcos doit dévoiler les échelles perti-
nentes de leur rayonnement en d’autres termes des limites du sous-réseau
des villes du nord-ouest éthiopien. En suggérant ces pistes, nous oblitérons
volontairement les enjeux politiques des découpages afin de démontrer
que les réseaux urbains survivent au territoire qui les a formés, et qu’ils
peuvent, au-delà même, créer des inerties territoriales renforçant leur
cohésion malgré toute volonté étatique contraire.

Conclusion

Derrière l’image, attestée par les chiffres, d’un pays avant tout rural, la
question urbaine est loin d’être anodine dans l’Éthiopie contemporaine.
La célérité de mise en œuvre des différentes réformes municipales, insuf-
flées par les agences d’aides internationales, témoigne d’un intérêt de
plus en plus accru pour la ville de la part des acteurs politiques. La volonté
de ces derniers est de doter le pays d’une capitale d’un niveau internatio-
nal au centre d’un réseau de villes secondaires capables d’entraîner leur
propre région. Cet idéal de la décentralisation en Éthiopie rejoint le même
type de discours, quasi incantatoire, si présent dans les sphères internatio-
nales. Cette approche typiquement discursive est actuellement à l’épreuve
d’une réalité territoriale qui semble s’orienter vers la tendance inverse
d’une domination pérenne de la capitale au détriment des villes secon-
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 327

daires. En effet, le réseau urbain éthiopien s’est forgé dans un processus


d’un état centralisé durant quasiment un siècle. Cette formation du terri-
toire éthiopien et de son semis de villes a été fortement épaulée par la
modernisation d’un réseau routier en étoile et centré sur Addis-Abeba.
Véritable noyau politique voire géographique, la capitale est à l’origine
de la naissance d’une région urbaine qui correspond aux anciennes pro-
vinces du Choa et de l’Arsi. Autour de ce centre se sont développées des
auréoles urbaines formant les limites de l’Éthiopie des villes et du fort
peuplement. Ces aires de polarisation de la capitale sont aussi agencées
selon des couloirs d’urbanisation pouvant prétendre à des interconnexions
supranationales.
La comparaison entre une organisation territoriale passée et ayant qua-
siment un siècle d’existence et la jeune et nouvelle Éthiopie fédérale peut
paraître prématurée. Le problème de données fiables et récentes pose
aussi de redoutables écueils pour l’analyse fine des évolutions urbaines.
Ils faut aussi souligner que même lorsqu’elles sont disponibles les
mesures d’évaluation des tailles de villes par des données statistiques
classiques peuvent être trompeuses (Dureau, op. cit.). En Éthiopie, la
considération d’un habitant en zone urbaine dépend avant tout de son ins-
cription dans les listes des qebelés et de son obtention d’une carte d’iden-
tité. Beaucoup de migrants, pérennes ou temporaires, échappent donc à ce
comptage ce qui fait que bien des cités éthiopiennes ont un nombre
d’habitants souvent sous-estimé.
Malgré ces biais statistiques, le potentiel d’urbanisation du pays est
loin d’être atteint; questionner le fait urbain en Éthiopie revient donc à
interroger sa place dans les choix contemporains pour le développement
futur du pays.

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15

La question érythréenne

Gérard PRUNIER

Le 24 mai 1993, à l’issue de trente années de guerre et de deux années


d’autonomie de fait, la province érythréenne de l’Éthiopie accédait officielle-
ment au statut d’État indépendant. Pour la communauté internationale cette
transformation mettait définitivement fin à plus d’un demi-siècle d’ambiguïtés
juridiques et de contradictions diplomatiques qui n’avaient pas toujours été à
son honneur. Le soulagement était considérable et pourtant, en dépit des décla-
rations officielles un peu convenues et de la très réelle lassitude des peuples,
cinq années plus tard la guerre faisait de nouveau rage entre l’ancienne métro-
pole et son ex-dépendance. Que s’était-il donc passé ? Il n’existe pas de réponse
claire et unique à ce qui est certainement une des questions géopolitiques et
culturelles les plus complexes et sanglantes du continent africain. L’Érythrée et
son problème, tout comme le conflit israélo-palestinien, le statut du Sahara
Occidental ou l’existence du Tibet, est un de ces enchevêtrements internatio-
naux où les appels à l’histoire, les revendications contradictoires, les argu-
ments culturels et les violences du passé se combinent pour aboutir à une
situation tragiquement conflictuelle. Il est bien évident que ce n’est pas dans
les quelques pages qui vont suivre que nous pourrons apporter une réponse
satisfaisante et indiscutable à de telles contradictions. Mais nous allons néan-
moins tenter de fournir un certain nombre d’éléments permettant au lecteur de
regarder le problème avec, nous l’espérons, un minimum d’objectivité.

Les héritages contradictoires du passé

Qu’appelle-t-on « Érythrée » aujourd’hui ? Il s’agit d’un territoire de


124 000 km2 s’étendant du 18e au 13e degré de latitude nord et du 36e au
330 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

43e degré de longitude est qui est réparti en trois grandes régions naturelles.
Le cœur du pays est le plateau central ou kebessa qui représente environ
45 % de la superficie totale. Situé entre 2 000 et 3 000 mètres d’altitude il
occupe les trois provinces centrales de l’Akele Guzzai, du Saray et du
Hamasien et s’étend au nord sur une partie des provinces du Senhit et du
Sahel qui sont particulièrement accidentées. La géographie et le climat sont
le pendant exact des régions de woyna dega et dega éthiopien. Les basses
terres chaudes de l’ouest descendent par degrés vers le Soudan auquel elles
ressemblent et forment un grand arc de cercle qui va du Sahel au nord
jusqu’aux vallées du Gash-Setit au sud. Finalement la province de Dankalie
qui représente environ 10 % du territoire s’étend comme un long doigt
mince le long des côtes de la Mer Rouge, jusqu’à la frontière djiboutienne.
Plate et aride, cette région est l’une des plus chaudes du monde.
La population d’environ trois millions d’habitants1 est répartie en neuf
groupes ethno-linguistiques distincts mais deux d’entre eux, les Tigréens
(50 %) et les Tigrés (30 %) représentent à eux seuls plus des trois quarts
du total. Religieusement la répartition est d’à peu près une moitié de chré-
tiens2 et une moitié de musulmans, les premiers vivant en grande majorité
sur le kebessa tandis que les autres occupent les basses terres. La premiè-
re question qui se pose à propos de l’indépendance érythréenne c’est de
savoir comment départager les deux thèses antagonistes qui s’affrontent à
son propos. L’Érythrée constitue-t-elle une entité profondément différente
de l’Éthiopie ayant finalement récupéré une indépendance inscrite dans
une longue histoire autonome (c’est la thèse des nationalistes érythréens)
ou bien avons-nous ici une province de tout temps éthiopienne arrachée à
la Mère Patrie par un mouvement sécessionniste illégitime (c’est la thèse
des nationalistes éthiopiens). En fait, au risque de déplaire aux deux par-
ties, force est de reconnaître que ces vues simplifiées sont toutes les deux
inexactes. Qu’on nous permette de citer ici une remarque de l’historien
américain Tom Killion dans l’introduction à son opus magnum sur l’Éry-
thrée3 :

« La projection du terme “Érythrée” et de l’appellation “Érythréens”


utilisés dans ce livre à propos du passé précolonial ne doit être vue que
comme une convention d’écriture qui n’implique en aucun cas l’existence
d’une telle identité avant 1890. »

1. Ce chiffre est une estimation car il n’y a jamais eu de recensement.


2. Ce sont en majorité des monophysites de rite éthiopien avec, en zones urbaines, de
petites minorités catholiques et protestantes converties au XIXe siècle.
3. Tom Killion : Historical Dictionary of Eritrea. Lanham. The Scarecrow Press.
1998. page 8.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 331

Bien que Tom Killion soit un sympathisant de longue date de la cause


de l’indépendance érythréenne, son honnêteté intellectuelle l’oblige à
accepter ce fait de base qui est loin d’être universellement reconnu au
sein de sa propre famille politique4. Par ailleurs de nombreux nationa-
listes éthiopiens dénient encore aujourd’hui à l’Érythrée contemporaine
tout droit à une existence nationale distincte et se refusent à admettre que
sa population ressente un désir viscéral d’indépendance que trente années
de lutte sembleraient pourtant avoir abondamment démontré.
Comment donc expliquer le paradoxe que constitue la coexistence de
ces vues antagonistes, toutes les deux fondées beaucoup plus sur des sen-
timents que sur des analyses ? Essentiellement par l’histoire, par ses
dynamiques et par les transformations qu’elle a progressivement appor-
tées à un ensemble complexe que l’on tend trop souvent à réduire à un
essentialisme statique.
Si l’on remonte aux origines de la première structure étatique semi-cen-
tralisée dans la région, l’empire d’Axoum, on s’aperçoit que celui-ci n’était
ni « éthiopien », ni « érythréen » même s’il comprenait des éléments des
deux pays actuels. L’empire axoumite couvrait en gros l’actuelle province
éthiopienne du Tigray et les hautes terres (kebessa) de l’Érythrée. Mais ni le
reste de l’Éthiopie moderne ni les basses terres de l’Érythrée n’en faisaient
partie5, alors que l’étendue des liens commerciaux de l’empire l’amena à
plusieurs périodes à contrôler l’autre rive de la Mer Rouge, dans l’actuel
Yémen. Le déclin d’Axoum dans le courant du VIe et du VIIe siècle fut lié à
une série de conquêtes étrangères (les Perses Sassanides en Arabie, les
nomades Béja venus du Soudan à l’ouest, les Arabes en Égypte) qui isolè-
rent peu à peu un Empire vivant essentiellement du commerce régional. A
partir du VIIIe siècle les hautes terres de l’actuelle Érythrée se trouvèrent
semi-autonomes, vaguement soumises au lointain pouvoir des Empereurs
éthiopiens, tandis que dans les basses terres de l’ouest les nomades Hadareb
et Beni Amer vivaient essentiellement dans la mouvance de l’actuel
« Soudan ». Celui-ci n’existait d’ailleurs bien sûr pas encore puisqu’il ne
prendra sa forme actuelle qu’au lendemain de l’occupation turco-égyptienne
de 1821. Ce fut seulement sous le règne de l’Empereur Amda Syon (1314-

4. Voir par exemple Nafi Kurdi : L’Érythrée, une identité retrouvée. Paris. Karthala.
1994, ouvrage écrit par un militant érythréen qui défend l’idée d’une histoire « érythréenne »
de longue durée et de la cohérence historique de l’ensemble territorial actuel.
5. Même si à certaines périodes de son histoire l’empire axoumite parvint à étendre
temporairement une sorte de protectorat sur les basses terres et à toucher les limites du
royaume de Méroë au Nord Soudan. Le bref raid de l’Empereur Axoumite Ezana qui
atteignit Meroë en 350 n’aboutit pas à une occupation durable du royaume nilotique.
Néanmoins, pour tout compliquer, de nombreuses sources anciennes se réfèrent à Meroë
comme « la ville des Éthiopiens », terme qu’il faut prendre dans le sens très vague et
général de « peuples du Nord-Est de l’Afrique », distincts des Égyptiens pharaoniques.
332 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

1344) que l’Abyssinie « salomonienne » parvint à étendre un contrôle


direct sur les hautes terres du kebessa tigrignophone. Ce contrôle était
incertain au fur et à mesure qu’on descendait vers la côte6 car le petit sulta-
nat des îles Dahlak puis plus tard les Turcs avaient la mainmise sur le litto-
ral et sur le port de Massawa. Quant aux basses terres de l’ouest, elles
furent annexées au Sultanat Funj de Sennar7. La période de l’anarchie féo-
dale connue dans l’histoire éthiopienne comme zemena mesafint (1769-
1855) éroda encore plus le contrôle déjà théorique de l’Abyssinie sur le
kebessa et laissa se développer des micro-dynasties régionales à cheval sur
les provinces tigrignophones de l’Érythrée et sur l’actuel Tigray éthiopien.
L’Empereur Yohannes IV, lui-même tigréen, parvint à réimposer un certain
contrôle abyssin sur les hautes terres. Mais il dut très vite faire face à des
ennemis d’un nouveau type, les Turco-Égyptiens, qui bénéficiaient depuis
le règne du Khédive Ismail des services de nombreux techniciens et offi-
ciers expatriés européens et américains. Les années 1865-1885 allaient être
particulièrement difficiles, les Égyptiens occupant d’abord la côte, puis une
partie des hautes terres, s’infiltrant ensuite dans les basses terres à partir du
Soudan qu’ils avaient conquis en 1821 et tentant finalement la conquête de
toute l’Abyssinie dans les années 1870. Les puissances occidentales regar-
daient sans hostilité cette expansion d’un État qui, bien que musulman, était
perçu comme « éclairé » et qui manifestait son admiration pour l’Europe et
son désir de l’émuler. « L’Érythrée » aurait donc pu finir comme une colo-
nie égyptienne si le cœur soudanais de l’empire africain du Khédive Ismail
n’avait soudainement explosé sous les coups du soulèvement mahdiste en
1881. En quatre ans Mohamed Ahmed « el-mahdi » s’empara du Soudan et
en chassa l’occupant turco-égyptien en dépit du soutien apporté à ce dernier
par la Grande-Bretagne8. L’effondrement de l’empire égyptien d’Afrique
fut le phénomène historique souvent mal connu qui créa un véritable
« appel d’air » diplomatique amenant la partition du continent africain entre
les principales puissances européennes9. La Grande-Bretagne, profondé-

6. Et ceci bien que l’Empereur ait créé la fonction de « gouverneur du Ma’ikele Bahre »
(mot à mot « gouverneur d’entre les eaux », c’est-à-dire de la zone allant de la rivière
Mareb à la mer.
7. Cet état musulman pluriethnique s’étendait sur tout le nord-est du Soudan actuel.
Pour l’histoire des Funj voir O’Fahey, R.S. and Spaulding, J.S. : Kingdoms of the Sudan.
London. Methuen. 1974.
8. La Grande-Bretagne avait occupé l’Égypte en 1882 et s’était donc retrouvée bon
gré mal gré l’héritière de l’empire égyptien d’Afrique. Elle tenta maladroitement d’aider à
la répression du soulèvement mahdiste mais fut battue à la bataille de Shaykan et vit mou-
rir à Khartoum son envoyé spécial le Colonel Gordon.
9. Gordon fut tué à Khartoum en janvier 1885 c’est-à-dire au beau milieu de la
Conférence de Berlin. L’annonce de la chute de l’Empire turco-égyptien ouvrait une crise
inter-impérialiste qui allait lancer le fameux « scramble for Africa ».
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 333

ment inquiète à la fois du danger de contamination mahdiste dans


l’Afrique musulmane et des éventuels progrès français à partir de la colo-
nie d’Obock sur la Mer Rouge, utilisa pour bloquer les deux un pion ori-
ginal, l’impérialisme italien. Récemment unifiée, l’Italie était le moins
fort des principaux États européens et rêvait d’avoir des colonies, alors
symbole de la pleine appartenance au club des grandes puissances. La
Grande-Bretagne favorisa donc les embryons d’ambitions coloniales ita-
liennes dans la Corne de l’Afrique10, à charge pour Rome de bloquer une
éventuelle expansion française le long des rives de la Mer Rouge et de
contenir la menace mahdiste venant du Soudan. Londres sanctionna
l’occupation italienne de Massaoua et l’Italie profita de la mort de
l’empereur Yohannes IV, tué par les Mahdistes à la bataille de Metemma
en 1889, pour se lancer à la conquête des hautes terres avec le soutien
anglais11. Le 1er janvier 1890 le Roi Vittorio-Emmanuele proclama l’exis-
tence de l’Érythrée, la colonia primogenita, première colonie italienne
depuis la disparition de l’Empire Vénitien en Méditerranée. C’est l’Italie
qui allait désormais dessiner, par la force et de l’extérieur, les linéaments
de la future identité érythréenne.

Du contrôle extérieur au développement d’une identité propre

Les débuts de l’occupation coloniale italienne furent vécus à Rome


comme une période transitoire qui, dans l’esprit du Premier Ministre
Francesco Crispi, ne devait être que le prélude d’une conquête générale
de l’Abyssinie. La vision de Crispi, simple à l’extrême, découlait des
problèmes démographiques de l’Italie de la fin du XIXe siècle et du sous-
développement de son agriculture. Pour le Premier Ministre qui déclarait
dans un discours prononcé à Palerme en 1889 : « L’Éthiopie s’ouvre à
nous... De vastes zones de terre aptes à la colonisation pourront, dans un
futur proche, être offertes à la fécondité italienne », l’Éthiopie devait
fournir à l’Italie une colonie de peuplement capable d’accueillir le trop-
plein de la population rurale pauvre du Mezzogiorno. En mai 1889 Crispi
avait signé avec Ménélik le traité de Wichale qui était censé définir la
zone d’occupation italienne dans le nord de l’Abyssinie. Non seulement
Rome ne respecta pas les frontières définies par le traité, mais celui-ci

10. Le négociant italien Giuseppe Sapeto avait acheté Assab à un sultan afar dès 1869.
Le port avait ensuite été cédé à l’Italie en 1882.
11. Pour le role des Anglais, voir Agatha Ramm : « Great Britain and the planting of
Italian power in the Red Sea (1868-1895) », English Historical Review. (1944) pp 211-236.
334 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

avait été rédigé selon deux versions distinctes, la version en italien don-
nant une interprétation différente de la version en amharique et plaçant
implicitement l’Éthiopie sous protectorat italien. Tant pour satisfaire les
demandes de leur mandant britannique que pour élargir les terres dispo-
nibles pour une éventuelle colonisation, les forces italiennes étendirent
rapidement le territoire de la colonie dans toutes les directions, vers le
sud-est jusqu’à ce qu’elles atteignent les limites de la colonie française
d’Obock, vers l’ouest jusqu’à ce que la résistance mahdiste bloque leur
expansion dans les basses terres soudanaises et vers le sud tant que les
défenses tigréennes ne furent pas appuyées par l’intervention du reste de
l’Abyssinie. La forme territoriale et les frontières de l’Érythrée actuelle
sont donc le produit direct non pas d’une évolution interne mais des avan-
cées militaires italiennes. Crispi envoya en Érythrée un proconsul civil,
Leopoldo Franchetti, qui était chargé « d’ouvrir » le pays à la colonisa-
tion de peuplement italienne. Sa politique maladroite et brutale d’expro-
priation de terres aboutit en 1894 au soulèvement de Bahta Hagos qui
tenta d’expulser les Italiens. La supériorité technique des troupes euro-
péennes joua à plein contre des insurgés mal armés et Bahta Hagos dut
s’enfuir au Tigray après l’échec du soulèvement. Cet épisode devait avoir
d’importantes conséquences. D’une part la facilité de la répression
conduisit les Italiens à sous-estimer les capacités militaires de leurs enne-
mis abyssins ; et d’autre part l’échec des accaparements de terres de
Franchetti conduisit Crispi à décider d’occuper toute l’Abyssinie afin
d’avoir de quoi installer ses colons. Il lança ses forces à la conquête de
l’Empire et fut défait à la bataille d’Adoua en mars 1896. L’événement
eut un énorme retentissement mondial car pour la première fois depuis les
débuts de l’aventure coloniale moderne une armée européenne était défaite
par une armée « indigène ». A court terme il fallut gérer la catastrophe et
le gouvernement italien envoya en Érythrée un gouverneur « moderne »,
Ferdinando Martini. Pendant les dix années de son mandat (1897-1907)
Martini devait transformer la colonie en se réconciliant avec Ménélik, en
abandonnant la politique d’expropriation des terres et en construisant
vigoureusement les bases d’une petite économie manufacturière moderne.
Ses successeurs continuèrent dans la direction qu’il avait montrée
jusqu’en 1932, date à laquelle Mussolini changea complètement la ges-
tion de l’Érythrée pour commencer à l’adapter à ses plans de conquête de
l’Éthiopie. Ces trente-cinq années furent dans une certaine mesure l’âge
d’or du colonialisme italien en Érythrée et contribuèrent puissamment à
jeter les bases d’une identité « érythréenne », distincte tant de l’Éthiopie
que du Soudan. Bien sûr le colonialisme italien, particulièrement après
l’avènement du fascisme en 1922, n’était évidemment pas bénin. Mais il
jouait objectivement et involontairement un rôle de transformation sociale
et économique qui n’avait pas, à la même époque, d’équivalent dans
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 335

l’empire éthiopien. En outre, les habitants de la colonie se trouvèrent aux


premières lignes de l’expansion coloniale italienne d’abord en Somalie
(1908-1910) puis en Libye (1911-1912). L’Érythrée fournit une force de
plus de 4 000 hommes pour ces conquêtes et contribua par la suite à
d’importantes forces d’occupation d’ascari (troupes coloniales) qui incar-
nèrent la présence coloniale italienne en Afrique. Ouvriers agricoles, méca-
niciens, employés aux écritures, soldats d’une armée européenne, les « Éry-
thréens » s’installaient peu à peu dans une certaine forme de modernité qui
demeurait largement inconnue en Éthiopie.
Tout allait changer à partir de 1932 lorsque Mussolini entreprit de pré-
parer la conquête de l’Éthiopie. L’armée qui comptait 7 500 hommes en
1928 était passée à 60 000 hommes en 1935, à la veille de l’invasion, et
représentait à elle seule plus de 40 % de la population active masculine de
la colonie12. En même temps la population européenne explosait : alors
qu’il n’y avait que 4 188 Italiens en Érythrée en 1931, il y en avait
350 000 en mai 1936. La conquête de l’Éthiopie (1935-1936) fut bientôt
suivie d’une vague massive d’investissements industriels et commerciaux
qui, s’ils couvraient l’ensemble de l’Africa Orientale Italiana (AOI),
étaient quand même toujours d’abord concentrés dans la base coloniale
ancienne du nouvel empire fasciste13. Quant à la population civile italienne
elle se dispersa sur l’ensemble du territoire de l’AOI après la conquête
mais demeura néanmoins principalement en Érythrée. En 1939 il y avait
75 000 Italiens en Érythrée soit 15 % de la population totale. A Asmara la
population d’origine européenne (53 000) était plus nombreuse que la
population indigène (45 000). Cette situation, unique sur le continent14,
créa elle aussi un élément important de définition de l’identité érythréenne
qui fut, presque à son insu, marquée de nombreuses habitudes et compor-
tement européens.
L’AOI fut rayée de la carte en quelques mois dans le courant de 1941
lorsque les victoires des forces anglaises détruisirent complètement
l’armée italienne. Les ruines de ce qui avait brièvement été l’Empire ita-
lien d’Afrique furent traitées de plusieurs manières. L’Éthiopie recouvra
son indépendance d’avant 1936, l’ex-Somalia Italiana fut de nouveau

12. L’Érythrée avait alors une population totale d’environ 600 000 habitants et une
population active masculine avoisinant 150 000 hommes.
13. 55 % de l’ensemble des entreprises industrielles italiennes de l’AOI étaient
implantées en Érythrée alors que celle-ci ne représentait qu’à peine 4 % de la surface totale
de l’Empire (Tekeste Negash : Italian Colonialism in Eritrea (1882-1941). Uppsala. 1987.
page 52).
14. Il n’y eut guère qu’en Algérie que le rapport démographique ait été aussi marqué
« d’européanisme ». Dans les autres colonies de peuplement blanches telles que les
Rhodésies, le Kenya ou l’Afrique du Sud la proportion des Européens demeura toujours
beaucoup plus faible.
336 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

administrée à partir de 1947 par l’Italie avec un mandat de l’ONU et


l’Érythrée demeura sous administration britannique, militaire d’abord
(jusqu’en 1949) puis civile jusqu’en 1952. C’est sans doute durant cette
période assez mal connue des années 1941-1952 qu’une transformation
culturelle et politique complexe allait faire d’un territoire ambigu, agrégat
de hautes terres abyssines et de marges soudanaises, un ensemble de plus
en plus cohérent dans sa revendication d’un destin autonome.
Les Britanniques introduisirent en effet en Érythrée tout un ensemble
de mesures qui étaient exceptionnelles pour une colonie africaine dans les
années 1940. Ils recrutèrent d’abord dans l’administration un certain
nombre d’Érythréens qui avaient servi les Italiens mais en leur assurant
de notables promotions. Ils développèrent aussi un système d’éducation
beaucoup plus large que ce qui avait existé et tolérèrent l’organisation de
syndicats d’ouvriers et de fonctionnaires. L’enseignement de l’anglais se
répandit et une presse nourrie se développa tant en tigrigna qu’en arabe15.
Dès 1947 l’administration autorisa la création de partis politiques qui
eurent toute liberté de s’exprimer et huit ou dix apparurent pour se dispu-
ter le soutien de l’électorat dans la perspective de la future élection d’une
assemblée territoriale. Mais c’est là que le bât blessait. En effet, alors que
les autorités britanniques pratiquaient une politique d’ouverture unique
parmi les territoires africains colonisés, Londres hésitait profondément
quant à la politique qu’elle souhaitait poursuivre pour déterminer le futur
statut du territoire. Certains au Colonial Office avaient été tentés par une
annexion pure et simple des territoires de l’ancienne AOI. Mais il apparut
rapidement, à la lueur des rapports avec une Amérique très anti-coloniale,
qu’une telle « solution » n’était pas viable. Une seconde politique se des-
sina alors, visant à séparer le Tigray du restant de l’Éthiopie, à le joindre
aux hautes terres du kebessa et à créer un « Grand Tigray » indépendant
(mais sous influence britannique) tandis que les basses terres de l’ouest
seraient rattachées au Soudan Anglo-Égyptien. L’opposition d’Haïlé
Sélassié à toute cession du Tigray amena en 1949 un troisième plan, dit
« Plan Bevin-Sforza » du nom de ses deux parrains anglais et italien, qui
visait à régler le sort de l’ensemble des anciennes colonies italiennes.
Dans le cadre du plan Bevin-Sforza l’Érythrée devait cette fois être divi-
sée entre les basses terres de la Barka et du Gash-Setit qui iraient au
Soudan tandis que les provinces du kebessa et la Dankalie seraient ratta-
chées à l’Éthiopie. La division de l’Érythrée fut votée par l’Assemblée
Générale de l’ONU par 37 voix contre 11 mais l’ensemble du Plan fut
rejeté à la suite des émeutes anti-italiennes en Libye. On en revenait à la

15. Même si l’arabe n’était la langue maternelle que d’à peine 1% des Érythréens,
c’était la langue de culture de la moitié musulmane de la population.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 337

case départ avec une opinion publique érythréenne qui s’échauffait de


plus en plus et qui, au lendemain de la défaite du Plan Bevin-Sforza aux
Nations-Unies, vit se créer le premier mouvement ouvertement indépen-
dantiste16. Inquiète de ce développement, l’Éthiopie renforça son soutien
au Parti Unioniste qui monta une campagne d’attaques armées et d’assas-
sinats17, aboutissant finalement aux graves émeutes intercommunautaires
de février 1950 à Asmara. La commission d’enquête des Nations-Unies
tourna à la confusion, ses cinq membres produisant en juillet 1950 trois
rapports qui se contredisaient mutuellement ; l’un d’entre eux recomman-
dait l’union avec l’Éthiopie, un second soutenait l’idée d’une fédération
entre les deux pays et le troisième proposait dix ans de mandat onusien
suivi par l’indépendance. Le tout fut donc renvoyé à l’Assemblée
Générale qui finit par voter en décembre de la même année la Résolution
390 A (V), arbitrant en faveur de la formule d’une fédération avec
l’Éthiopie.
La fédération fut proclamée le 15 septembre 1952, six mois après les
élections qui avaient amené la création du premier parlement érythréen.
La répartition des députés de cette assemblée n’est pas sans intérêt car
elle donne une idée du spectre de l’opinion publique érythréenne à la
veille de la dernière étape du difficile parcours politique qui allait éven-
tuellement aboutir à l’annexion pure et simple par l’Éthiopie. Sur les 68
membres du Parlement 32 appartenaient au Parti Unioniste qui prêchait le
rattachement à l’Éthiopie, 18 avaient été élus sous l’étiquette du Front
Démocratique Érythréen, organisation qui avait succédé à l’Independance
Bloc et qui défendait les mêmes positions, 15 étaient membres de la
Muslim League qui hésitait encore entre la partition en faveur du Soudan
et un soutien pur et simple à l’indépendance tandis que trois étaient des
notabilités tribales indépendantes. On voit donc que les députés étaient
partagés presque également entre partisans d’un lien fort avec l’Éthiopie
et partisans de l’indépendance. Mais en même temps, et selon une logique
beaucoup plus « communautariste » les députés reflétaient presque exac-
tement leurs appartenances ethno-religieuses : les élus unionistes étaient
tous des chrétiens tigrignophones et ceux du Front Démocratique ou de la

16. L’Independance Bloc fut créé en juin 1949 par la coalition de la Muslim League,
de deux petits partis pro-italiens, du Liberal Progressive Party et du Parti pour
l’Indépendance de l’Érythrée dirigé par Wolde Ab Wolde Mariam, le premier nationaliste
conséquent et futur « père de l’indépendance ». Le soutien avoué de Rome, qui voulait
faire échouer les ambitions du Parti Unioniste lié à l’Éthiopie, nuisit beaucoup à l’image
indépendantiste à ses débuts.
17. Wolde Ab Wolde Mariam survécut à neuf tentatives d’assassinat. Il finit par se
réfugier en Égypte en 1953 après la neuvième et dernière tentative contre sa vie qui lui
avait valu cinq mois d’hôpital.
338 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Muslim League provenaient tous des basses terres musulmanes 18.


Beaucoup allait donc dépendre de la manière dont la Fédération allait être
vécue car l’identité érythréenne, si elle était désormais un fait incontour-
nable, pouvait bien encore s’accommoder d’un lien souple avec l’Éthio-
pie, à condition que l’Empereur comprenne qu’il lui fallait traiter ses nou-
veaux administrés d’une manière spécifique qui convienne à leur particu-
larisme. Or c’est justement cette compréhension de la spécificité éry-
thréenne qui allait le plus manquer tant à l’Empereur qu’à ses proches
conseillers, bien que plusieurs d’entre eux aient été eux-mêmes des Éry-
thréens 19. Un an à peine après la proclamation de la Fédération, un
conseiller britannique chargé d’en aider l’application se plaignait dans
une lettre au Foreign Office que Tedla Bairu le Président (Éthiopien) de
l’Exécutif avait « réduit les Secrétaires (ministres) au rang de simples
employés qui n’ont le droit de prendre aucune décision, ne réunit jamais
le Cabinet, a fermé le seul journal indépendant qui survivait, bloque la
transmission de tout audit financier au Parlement, empêche les députés de
l’opposition élus dans des élections partielles de siéger et continue à
reporter toute solution du problème des revenus douaniers20... Il semble
qu’il conduise les affaires d’une manière telle que la fusion totale avec
l’Éthiopie devienne un État de fait d’ici peu21. » L’Empereur déclarait
ingénument quelques mois plus tard lors d’un discours prononcé en sep-
tembre 1954 pour le second anniversaire de la Fédération : « Le jour où la
population du Mareb Melach22... déciderait de choisir l’union complète
plutôt qu’un simple lien fédéral, serait pour moi un jour de grande joie. »
Mais un sabotage plus ou moins délibéré empêchant le fonctionnement
du gouvernement érythréen n’était pas le meilleur moyen d’aider à
l’union espérée par l’Empereur qui était en voie de s’aliéner progressivement
même les unionistes chrétiens partisans d’un lien étroit avec Addis-

18. On a trop souvent tendance à négliger ces déterminants socioculturels au bénéfice


d’une rétro-lecture à partir des événements ultérieurs lorsqu’on discute de la question des
origines du mouvement nationaliste érythréen. Une honorable exception est constituée par
les travaux de l’historien Tekeste Negash, notamment son Eritrea and Ethiopia : The
Federal Experience. Uppsala. Nordiska Afrikainstitutet.1997.
19. Ces derniers étaient souvent malheureusement des sycophantes qui avaient bâti
leur carrière politique sur un dévouement total à Haïlé Sélassié et sur le fait de faire croire
à l’Empereur que l’Érythrée l’attendait à bras ouverts et sans conditions (voir sur ce sujet
l’ouvrage de Zewde Retta : Ye Eritrea Gudey, publié à Addis-Abeba en 2000 et actuelle-
ment en cours de traduction par le Centre Français d’Études Éthiopiennes).
20. Les droits de douane avaient représenté 45 % des revenus fiscaux dans la période
1945-1952 et leur appropriation par Addis-Abeba depuis 1952 privait le gouvernement
érythréen de revenus essentiels.
21. F.O. 371/102635. Cité dans Tekeste Negash : op. cit. page 84.
22. Haïlé Sélassié utilise ici à dessein le vieux terme désignant l’Érythrée du temps où
elle était plus ou moins incorporée à l’empire abyssin au XVe siècle.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 339

Abeba. Pourquoi donc une telle politique, souvent pratiquée plus par ins-
tinct qu’à la suite d’une véritable analyse ? Les raisons en étaient aussi
simples que tragiquement dangereuses. Depuis son rétablissement au
pouvoir par les Anglais en 1941, Haïlé Sélassié avait repris et accentué le
projet initié par Tewodros en 1855 et qui visait à concentrer entre les
mains de l’Empereur un contrôle étatique supra-féodal. Or il n’y était que
trop bien parvenu et toute sa conception du pouvoir se faisait en termes
de puissance étatique simple et non en termes d’efficacité structurelle.
Pour lui tout contre-pouvoir, même démocratique, était nuisible car étant
donnés son âge et son expérience, il ne pouvait que l’assimiler aux obs-
tructions féodales que le trône éthiopien s’efforçait de réduire depuis un
siècle. L’Érythrée en voie de démocratisation et de développement social
était pour lui une sorte de corps étranger qui devait être ramené à la
mesure commune du reste de l’Empire, Haïlé Sélassié ne pouvant com-
prendre et accepter le concept d’une légitimité démocratique en Érythrée
alors qu’il faisait tout pour le combattre en Éthiopie même23. Or tout
empêtrée qu’elle fût dans son propre traditionalisme ethnique et religieux,
l’Érythrée était, de par les soixante dernières années de son histoire, por-
teuse d’une modernité tendancielle irréductible au despotisme peu éclairé
de l’Empereur. Et c’est désormais dans l’organisation d’un mouvement
révolutionnaire et indépendantiste que cette modernité allait trouver à
s’exprimer.

Trente années terribles

La Fédération survécut jusqu’en 1962 dans un climat de plus en plus


marqué par les manipulations du pouvoir d’Addis-Abeba. Les élections
successives au Parlement érythréen en 1956 et 1960 furent obérées par
l’intimidation des candidats non-unionistes et aboutirent à une assemblée
largement contrôlée par l’Éthiopie. Ce Parlement se refusa pourtant tou-
jours obstinément à voter sur la question de l’abrogation de la Fédération
qui fut purement et simplement déclarée abolie le 14 novembre 1962 par
le représentant de l’Empereur.
Conscients de la dégradation de la situation, de petits noyaux de mili-
tants anti-unionistes avaient créé l’Eritrean Liberation Movement (ELM)
dès 1958 en exil au Soudan. L’ELM commit l’erreur de s’organiser essen-

23. Les soi-disant « institutions démocratiques » (Parlement, Constitution) qu’il avait


créées n’étaient que des structures en papier sans existence réelle, uniquement destinées à
satisfaire l’opinion publique étrangère.
340 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tiellement selon un modèle conspiratoire, avec des petites cellules de sept


personnes réparties un peu partout, tant en Érythrée que dans la diaspora
en Éthiopie, au Soudan et dans les pays arabes. Le mouvement combinait
curieusement des positions politiques plutôt modérées (la restauration
d’une Fédération effective) avec des pratiques semi-terroristes et ses
réseaux se délitèrent à la suite des arrestations dont ils furent victimes en
1963 après leurs manifestations contre l’abrogation de la Fédération. La
désagrégation de l’ELM ouvrit la voie à un autre mouvement, l’Eritrean
Liberation Front (ELF), mieux organisé mais plus marqué religieusement
et ethniquement car il s’appuyait essentiellement sur les musulmans des
basses terres24. Créé au Caire en juillet 1960, l’ELF, auquel on se réfère
encore aujourd’hui en Érythrée sous le nom de Jebha (« le Front », en
arabe) ou d’Oummi (« notre mère ») devait être la matrice politique de
tous les mouvements politiques armés érythréens pendant vingt ans, avant
de disparaître dans les déchirements des luttes fratricides25.
Les premières opérations militaires de la guérilla érythréenne com-
mencèrent très modestement. Le 1er septembre 1961 Hamid Idris Awate,
un ancien ascari de l’Armée italienne et sympathisant de l’ELM, fut le
premier a ouvrir le feu contre les forces éthiopiennes. Sa petite bande
d’hommes armés n’était pas vraiment une guérilla mais plutôt un groupe
de shifta (bandits politiques) comme ceux qui harcelaient l’Administration
Militaire Britannique dans les années de l’après-guerre26. Au début de la
guerre les opérations militaires demeurèrent très limitées et se déroulèrent
exclusivement dans les basses terres d’où étaient natifs la quasi-totalité
des combattants27. Mais à partir de 1966 un nombre croissant de jeunes
chrétiens rejoignirent la rébellion. Les antagonismes religieux demeu-
raient cependant très forts et nombre d’entre les combattants chrétiens
furent tués par ceux-là mêmes qu’ils venaient rejoindre28. Cette politique
sectaire fut bientôt critiquée au sein même de la communauté musulmane,

24. L’ELM était quant à lui pluri-ethnique et plutôt marqué à gauche, son fondateur
Mahmoud Said Naoud étant membre du Parti Communiste Soudanais.
25. L’ELF unifié a disparu en septembre 1981; mais il a laissé jusqu’à aujourd’hui de
nombreux groupuscules survivants qui continuent à mener une lutte de harcèlement contre
l’actuel gouvernement érythréen issu quant à lui de l’Eritrean Popular Liberation Front
(EPLF) qui finit par gagner la guerre d’indépendance en mai 1991.
26. Hamid Idris Awate avait lui-même été un shifta après avoir abandonné l’Armée
italienne vaincue en 1941 jusqu’à ce qu’il se rende aux autorités britanniques en 1951.
27. Hamid Idris Awate était un Beni Amer et sa tribu fournit une importante propor-
tion des combattants rebelles.
28. A l’époque le leadership de l’ELF qui avait supplanté l’ELM présentait la lutte
érythréenne comme une « lutte du peuple arabe » ce qui lui permettait d’avoir le soutien
de certains pays arabes, notamment l’Égypte et le Soudan. Haïlé Sélassié ripostait en
aidant les rebelles chrétiens du Sud Soudan.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 341

surtout parmi les jeunes éduqués, qui créèrent le mouvement de l’Islah


(« réforme » en Arabe) en 1968. L’Islah, au sein duquel on trouvait la
plupart des jeunes qui allaient devenir les leaders du mouvement marxiste
qui se sépara plus tard de l’ELF29, convoqua des réunions pour lutter
contre la politique de la direction extérieure. Celle-ci, qui s’appuyait sur
les sentiments ethno-religieux exacerbés des commandants des zones
militaires 1 et 2 entreprit d’écraser le mouvement des jeunes réformistes.
Comme beaucoup étaient chrétiens (même si le mouvement lui-même
était bi-communautaire) le vieux noyau ELF recommença à massacrer les
recrues chrétiennes en 1969-1970. La plupart d’entre eux, accompagnés
de camarades musulmans qui désapprouvaient la politique de la direction,
quittèrent le Front en 1971 tout en continuant à se battre. Ils formèrent
une fraction distincte connue sous le nom d’ELF-Popular Liberation
Forces (ELF/PLF). L’ELF originelle tenta alors de se réformer lors de
son Premier Congrès mais n’aboutit qu’à approfondir les divergences
entre ceux qui critiquaient la politique suivie et les partisans du maintien
d’une ligne « arabe » et « musulmane »30. Les tensions devinrent telles
qu’en février 1972 l’ELF originelle attaqua militairement l’ELF/PLF.
Cette guerre fratricide allait durer deux ans et demi, jusqu’en septembre
1974, lorsque la pression de l’opinion contraignit les leaders à discuter31.
Le Second Congrès de l’ELF en février 1975 opéra une sorte de réconci-
liation de surface mais les conflits demeuraient entre les factions. Les
nouvelles recrues chrétiennes qui recommençaient à arriver faisaient
pression pour une réconciliation totale mais toute une partie du leadership
musulman s’accrochait et manœuvrait pour maintenir l’ELPF/PLF sur les
marges. Ses dirigeants décidèrent alors d’opérer une rupture organisation-
nelle claire et créèrent en 1977 l’Eritrean Peoples Liberation Front
(EPLF). Néanmoins la coopération purement militaire avec l’ELF se
poursuivit et même s’accentua car l’affaiblissement de l’armée éthiopienne
dû à la révolution encourageait la guérilla à jouer le tout pour le tout et à
passer à la guerre conventionnelle32. Les forces tant de l’ELF que de

29. Citons parmi les principaux Ramadan Mohamed Nour, Issayas Afeworki, Ali Said
Abdallah, Mesfin Hagos et Haile Wolde Tensay. Tous devaient par la suite quitter l’ELF
pour créer sa fraction ELF/PLF aboutissant à la création de l’EPLF, le mouvement qui
devait gagner la guerre.
30. La situation était d’autant plus compliquée qu’il y avait des chrétiens du côté de
l’ancienne direction et des musulmans du côté des réformateurs.
31. Tout employés à s’entretuer, les combattants érythréens avaient presque cessé
d’opérer contre les forces éthiopiennes. Ce n’est que parce que la révolution survint en
février 1974 à Addis-Abeba que le mouvement indépendantiste ne fut pas écrasé pendant
cette période.
32. Les débuts de la révolution avaient amené des massacres de civils, particulière-
ment dans les basses terres musulmanes, commis par une armée éthiopienne désorientée
dont le commandement vacillait.
342 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

l’EPLF lancèrent une série d’attaques des villes qui ne visaient à rien
moins qu’à éliminer les forces régulières du Derg de l’Érythrée. Dans
cette offensive générale l’EPLF remporta des succès beaucoup plus nets
ce qui lui amena un surcroît de recrues tant chrétiennes que musulmanes et
à la fin de 1977 le nouveau front avait largement surpassé son organisation
mère. Mais entre-temps la Somalie avait attaqué l’Éthiopie dans l’espoir
que ses forces armées aient été suffisamment désorganisées par la révolu-
tion et qu’elles s’effondrent face à une offensive éclair. Les débuts de
l’offensive semblèrent répondre aux espoirs de Mogadiscio et l’armée
somalienne parvint jusque devant Dire daoua. Le Colonel Menguistou,
chef de la junte militaire éthiopienne, se rendit alors à Moscou et deman-
da d’urgence l’aide de l’Union Soviétique. Or celle-ci avait depuis 1969
aidé massivement la Somalie en qui elle voyait justement un contrepoids
à l’Éthiopie pro-américaine d’Haïlé Sélassié. Pour Moscou cette guerre
entre son ancien et son nouveau protégé était malheureuse. Mais l’Éthio-
pie étant un atout géostratégique d’un beaucoup plus grand prix que la
Somalie dans la rivalité de la Guerre Froide, elle abandonna bientôt
Mogadiscio pour soutenir Addis-Abeba. Le résultat fut un afflux massif
de l’aide militaire russe en Éthiopie et, après la défaite de l’armée soma-
lienne, une vigoureuse contre-attaque sur le front érythréen. Entre juillet
et décembre 1978 le Derg lança une série d’offensives puissantes qui for-
cèrent les Fronts à la retraite33. Mais si le « repli stratégique » de l’EPLF
s’effectua en bon ordre en direction du Sahel, il n’en fut pas de même de
l’ELF qui était mal préparé à une telle manœuvre. Plus de 10 000 de ses
combattants s’enfuirent au Soudan et le Front cessa pratiquement d’exis-
ter militairement sur le terrain. Mais sa direction continuait à monopoliser
l’aide des pays arabes et à parler à l’étranger au nom de l’indépendantisme
érythréen. En août 1980, dans un effort désespéré pour survivre, Ahmed
Nasser, le Président de l’ELF, rencontra des représentants du Derg pour
une série de conversations parrainées par les Russes. La junte éthiopienne
offrit à l’ELF une paix séparée mais dans des termes qui s’apparentaient à
une reddition pure et simple et qui empêchèrent Ahmed Nasser de signer.
Les négociations furent rompues mais l’ELF était tellement diminuée
qu’elle ne pouvait plus accepter de laisser une partie de ses troupes aux
côtés de l’EPLF dans le Sahel34. Elle leur ordonna de se replier pour
rejoindre le gros du Front au Soudan et l’EPLF prit prétexte de cette

33. Dans la foulée de leurs victoires les forces du Derg se livrèrent à une répression
brutale contre les civils dans les zones tenues ou reconquises par l’armée régulière.
34. Lors du « repli stratégique » de fin 1978 les forces de l’ELF qui se trouvaient aux
côtés de leurs camarades EPLF, notamment dans la province de Saray, s’étaient repliées
avec elles en direction du Sahel. Elles y étaient ensuite restées et la direction de l’ELF
craignait qu’elles ne finissent par être complètement absorbées.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 343

« trahison » pour déclencher des hostilités contre la vieille organisation.


Celle-ci fut vaincue en quelques mois et à la fin de 1980 tous les survi-
vants de l’ELF soit étaient passés au Soudan soit avaient changé de côté
et rejoint l’EPLF. L’ELF sombra alors dans une série de conflits internes
stériles qui se réglèrent le plus souvent par des assassinats en territoire
soudanais. Osman Saleh Sabbeh, le leader historique de l’ELF, mourut de
mort naturelle en 1987 et son décès, couplé avec la montée des courants
fondamentalistes dans le monde musulman, amena la création du petit
groupe islamiste militant Jihad Eritrea en 1988. Mais Jihad Eritrea, sou-
tenu par les Frères Musulmans soudanais, n’eut qu’une capacité de nui-
sance et ne retrouva jamais la puissance perdue qui avait été celle de
l’ELF.
Pour l’EPLF les années du retranchement au Sahel s’apparentent à une
sorte d’âge héroïque où le Front développa de manière ingénieuse des
réseaux techniques et médicaux de qualité qui lui donnèrent une grande
efficacité35. Son idéologie, mélange de populisme et de marxisme révolu-
tionnaire qui demandait de ses cadres un dévouement absolu, en fut ren-
forcée. Le Front organisa alors son Deuxième Congrès dans la zone libé-
rée et obtint une unité spectaculaire en attirant des figures historiques du
mouvement comme Wolde Ab Wolde Maryam ou Ibrahim Totil. Issayas
Afeworqi, élu Secrétaire Général lors de ce congrès, était devenu le leader
incontesté. Comme les Américains sentaient l’URSS vaciller dans sa réso-
lution de continuer à soutenir le Derg, ils utilisèrent leur allié Saddam
Hussein pour augmenter l’aide militaire à l’EPLF36. En mars 1988 l’EPLF
put ainsi lancer une grande offensive lui permettant d’occuper l’importante
ville de garnison d’Af Abet, mal défendue par une armée éthiopienne
démoralisée. Le Front captura à Af Abet une énorme quantité de matériel
lourd (artillerie, tanks) qui assura sa transformation en une armée conven-
tionnelle. L’aide extérieure à l’EPLF s’accrut et le Front reprit et renforça
sa coopération avec le Tigrean Peoples Liberation Front (TPLF) avec
lequel il était en conflit depuis 1985, lui fournissant du matériel lourd dans
l’espoir que l’organisation tigréenne soit capable de porter l’estocade finale
au Derg. La bataille de Shiré en février 1989 permit effectivement au
TPLF de nettoyer le Tigray mais sa progression vers le sud s’avéra difficile
car les Tigréens rencontraient une forte résistance. En février 1990 l’EPLF
s’empara de Massaoua après une bataille massive qui coûta 3 000 morts au
Front et le double à l’ennemi. Alors qu’il était bien évident que la guerre

35. Le Front avait creusé des cliniques et des ateliers souterrains sur le modèle des
installations stratégiques du Viet Cong et parvint toujours à fonctionner efficacement
même sous les pires bombardements de l’aviation éthiopienne.
36. L’équipement militaire était russe et donc impossible à distinguer des armes prises
par le Front à l’armée éthiopienne. Les livraisons irakiennes transitaient par le Soudan.
344 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

était perdue, le Derg s’accrochait néanmoins férocement au terrain entre la


côte et Asmara et plusieurs milliers de combattants des deux camps tom-
bèrent encore au début de 1991 avant que la guérilla ne parvienne finale-
ment à occuper la capitale érythréenne en mai. Pratiquement au même
moment le TPLF qui avait fini par enfoncer la résistance du Derg autour
de la capitale s’empara sans combat d’Addis-Abeba le 28 mai. Cette
double victoire mettait fin à trente ans de guerre civile et à dix-sept années
d’un régime « révolutionnaire » qui avait sombré dans une dictature mili-
taire sans autre horizon que sa propre survie.

La question érythréenne dans le contexte de l’indépendance

L’accession au pouvoir à Addis-Abeba d’un régime allié à l’EPLF per-


mettait au mouvement armé érythréen d’organiser l’indépendance du terri-
toire en collaboration avec le nouveau régime, ce qui fut fait en mai 1993
grâce à la tenue d’un référendum supervisé par des observateurs internatio-
naux37. Les relations éthio-érythréennes furent donc au départ aussi bonnes
que possible après un si long conflit. Mais de nouvelles difficultés ne tardè-
rent pas à se faire jour qui tenaient aux problèmes des rapports économiques
entre les deux pays, aggravés par un certain nombre de facteurs préexistants.
Comme nous l’avons vu dans la section de ce chapitre consacré à la
période coloniale et immédiatement post-coloniale, l’Érythrée avait été
conçue par ses parrains italiens comme un noyau économique moderne
devant servir de base arrière à un développement « impérial » à vocation
plutôt agricole, du moins dans un premier temps. De ce fait la petite écono-
mie érythréenne se retrouvait extrêmement dépendante d’un hinterland
éthiopien conçu comme devant absorber sa production. Or, entre 1993 et
1997, les modestes développements économiques de l’Éthiopie en général et
de la région du Tigray en particulier, vinrent obérer ce fonctionnement. Si
l’on résume les arguments des deux camps, bien sûr développés par chacun
de manière polémique, les Érythréens se plaignaient que les nouvelles
manufactures éthiopiennes venaient restreindre leurs exportations38 tandis
que les Éthiopiens voyaient les Érythréens comme des exploiteurs de leur

37. L’option de l’indépendance reçut 99 % de votes favorables, un chiffre qui pourrait


sembler suspect et qui demeure encore aujourd’hui contesté par toute une frange ultrana-
tionaliste en Éthiopie. L’auteur de ces lignes, lui-même présent en tant qu’observateur
international lors de cette consultation, souhaite au contraire corroborer l’honnêteté du
résultat selon sa propre expérience de terrain.
38. Asmara accusait l’Éthiopie de pratiques protectionnistes.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 345

sous-développement39. Derrière ces accusations mutuelles il y avait aussi


tout un passé qui n’avait pas toujours été fait de la coopération fraternelle
qui, si elle avait prévalu sur la fin de la guerre, n’avait pas toujours existé
même pendant les années où les deux Fronts luttaient contre le Derg. Au
nombre des divergences il y avait l’attitude à l’égard de la question des
nationalités, vue de manière beaucoup plus centralisée par l’EPLF et de
manière beaucoup plus « fédérale » par le TPLF. Il y avait aussi, à l’époque
où le marxisme était leur idéologie commune, des appréciations très diffé-
rentes sur la nature profonde des régimes chinois et soviétiques qui
n’étaient pas sans effets sur les politiques et les sympathies des uns et des
autres. De même, au niveau militaire, il y avait eu des choix opposés
comme ceux qui avaient amené la rupture violente entre les deux Fronts
pendant la période 1985-1988. Ce sont ces différences qui ne manquèrent
pas de colorer négativement les discussions, pourtant fréquentes, du
contentieux économique entre 1993 et 1997. Pour résumer de manière un
peu abrupte, l’Érythrée accusait l’Éthiopie de l’étrangler économiquement
tandis qu’Addis-Abeba accusait l’Érythrée de l’exploiter. Les contradic-
tions n’étaient pas imaginaires et il serait naïf de croire qu’un peu de simple
bonne volonté aurait permis de les dissiper. Mais il serait par contre exagéré
de penser que les différences d’intérêt étaient telles que seule la guerre pou-
vait y remédier. En fin de compte c’est en grande partie une attitude psy-
chologique qui amena ce contentieux économique à déboucher sur un
conflit armé. Et cette attitude psychologique remontait, elle aussi, aux
années de guerre. C’est ce que l’on pourrait appeler la relation « petit frère /
grand frère ». Pour Issayas Afeworqi, devenu entre-temps le maître incon-
testé et autoritaire de l’Érythrée, le TPLF demeurait un groupe subordonné,
idéologiquement erroné et qui n’était parvenu au pouvoir en Éthiopie que
parceque l’EPLF lui avait fourni les moyens militaires de prendre Addis-
Abeba. Le président érythréen acceptait donc mal que ceux qu’il estimait
lui être inférieurs et redevables s’émancipent de sa tutelle. Cette argumenta-
tion pourrait paraître superficielle à qui ne connaît pas directement les
structures et le fonctionnement du pouvoir érythréen actuel. Mais pour les
comprendre il ne faut pas oublier un certain nombre de points essentiels :
85 % de la population érythréenne est illettrée ; elle a énormément souffert
pendant trente ans ; le pouvoir politique qui la dirige est directement issu de
la lutte, hypercentralisé et sans la moindre ombre d’un contre-pouvoir40 ; il

39. Addis-Abeba voyait d’un mauvais œil les achats de café éthiopien en birrs par
l’Érythrée (les deux pays avaient conservé une monnaie commune) ensuite revendus à
l’étranger pour obtenir des devises fortes.
40. La presse est étroitement contrôlée, les journalistes indépendants ont été empri-
sonnés, les églises sont surveillées de près, leurs fidèles étant fréquemment arrêtés lors-
qu’ils divergent des positions officielles et aucune association indépendante de droits de
l’homme ne fonctionne dans le pays.
346 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

n’existe aucune institutionnalisation du politique et donc le « droit public »


est en fait ramené au fait du prince. Dans un tel contexte, les opinions, les
états d’âme ou même les foucades du chef ont priorité sur toute autre consi-
dération et une guerre peut se trouver déclenchée sur une simple décision
personnelle.
Le conflit de 1998-2000 entre l’Érythrée et l’Éthiopie a été d’une tra-
gique simplicité. En mai 1998, à la suite d’une série d’incidents de fron-
tières banals et sans gravité41, quelques troupes érythréennes franchirent
la frontière et s’enfoncèrent au Tigray. Ne rencontrant pratiquement pas
de résistance elles continuèrent d’avancer mais sans sembler avoir de
plan d’ensemble. A ce stade d’invasion artisanale il aurait encore été pos-
sible de reculer. Aucune des deux parties ne le voulut et la guerre prit len-
tement une ampleur énorme, sans pour autant aboutir à quoi que ce soit
sur le plan militaire, les belligérants s’enterrant sur place dans des tran-
chées modèle 1914-1918. Le chiffre des morts n’a jamais été officielle-
ment reconnu mais il se situe, d’après diverses estimations, entre 50 et
80 000 en l’espace de deux ans. Après une offensive militaire éthiopienne
réussie au printemps 2000 des négociations d’armistice furent entreprises
et aboutirent à la signature d’un cessez-le-feu à Alger en décembre. Mais
aucune paix ne fut signée, Asmara et Addis-Abeba continuant de contes-
ter la reconnaissance du tracé frontalier entre les deux pays. La contesta-
tion ne porte que sur des portions de territoire minuscules et sans intérêt
(notamment la bourgade de Badme) mais dont la valeur symbolique est
devenue énorme au cours des années.
Au-delà de ces désespérantes querelles de bornage aux sanglantes
conséquences, les difficultés économiques de l’Érythrée demeurent bien
réelles et posent le problème de sa viabilité économique si elle demeure
coupée de son hinterland éthiopien naturel. Pendant les trente années de
guerre la question de la viabilité économique de l’Érythrée n’a jamais pu
être discutée car l’Éthiopie considérait l’indépendance érythréenne
comme un tabou tandis que les combattants érythréens la considéraient
comme un article de foi. L’économie, science sans entrailles, ne peut
quant à elle s’empêcher de se poser la question. L’Érythrée n’a aucune
espèce de ressources en matières premières minérales ou autres et étant
dans une zone au commerce beaucoup trop pauvre elle ne peut espérer
servir d’emporium commerçant comme a pu par exemple le faire Dubaï.
Elle se trouve donc réduite à une petite économie manufacturière sans

41. La dispute frontalière entre les deux pays n’a jamais été qu’un prétexte extrême-
ment mince pour régler d’autres comptes : les « territoires contestés » sont tout petits, ils
n’ont aucun intérêt économique ou stratégique et les populations des deux côtés de la
frontière sont strictement les mêmes.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 347

débouchés et à une agriculture archaïque dont la production est à la limite


de l’autosubsistance42.
Il faut donc espérer qu’à la longue une certaine logique prévaudra, qui
semble pointer non seulement vers une forme de confédération éthio-
érythréenne mais même, au-delà, vers un possible Marché Commun de la
Corne de l’Afrique englobant tous les pays de la région, de la vallée du
Nil au Cap Gardafui. Terre des nationalismes sanglants et des ethno-
déchirements, la Corne devra un jour reconnaître que ce qui l’unit est plus
important que ce qui la divise si elle ne veut pas se retrouver durablement
marginalisée dans un monde en pleine évolution.

42. Au printemps 2005 le gouvernement érythréen déclarait lui-même qu’un million


de ses citoyens (donc le tiers de la population) étaient au bord de la famine et avaient
besoin d’une aide alimentaire d’urgence (Dépêche IRIN datée d’Asmara 4 mai 2005).
16

Splendeurs et misères
de la musique éthiopienne
(1955-2005)

Francis FALCETO

Depuis des siècles, l’Éthiopie brille par son peu de tangible réalité, en
tout cas aux yeux des étrangers qui se sont continuellement nourris de
clinquantes légendes (Salomon et la Reine de Saba, le Prêtre Jean, le Roi
des Rois Haïlé Sélassié et finalement les Rastas) ou, plus récemment, de
clichés misérabilistes à courte vue (désert, famine, etc). Les Éthiopiens
eux-mêmes sont friands de légendes, obnubilés par un éthiocentrisme qui,
aussi singulier et légitime soit-il, doit autant à la crédulité qu’au
chauvinisme. Leur quasi-indifférence au reste du monde les prive des joies
(et des peines) du comparatisme. L’historiographie éthiopienne a été forte-
ment teintée par des vulgates successives (celle de l’Église orthodoxe,
celle de la dynastie salomonique et plus récemment celle du Derg militaro-
stalinien) qui se sont aujourd’hui heureusement dévaluées. Mais très peu a
encore été produit par les chercheurs éthiopiens sur l’histoire et la sociologie
de leurs musiques. Plus encore que les musiques traditionnelles, la
musique urbaine, pourtant si proche de la réalité historique éthiopienne du
siècle passé, demeure le parent pauvre des études musicographiques.
Cela ne fait guère plus de vingt ans que les premiers échos de la
musique éthiopienne moderne sont parvenus aux oreilles occidentales1
Lentement se reconstitue le puzzle de son histoire et se laisse appréhender
sa place dans la société éthiopienne ou son rang dans le concert panafri-
cain. On peut même avancer que cette musique est aujourd’hui moins

1. Le premier disque fut celui de Mahmoud Ahmed Erè Mèla Mèla (Crammed Discs,
Bruxelles, 1986) remastérisé et augmenté dans Éthiopiques-7 (Buda Musique. Paris.
1999).
350 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

inconnue dans l’hémisphère Nord qu’en Afrique même, tant l’Éthiopie,


culturellement réfractaire à son appartenance africaine, s’est constam-
ment tenue à l’écart du continent. Seul un coup de génie politique
d’Haïlé-Sélassié qui fit reconnaître Addis-Abeba comme capitale de
l’Organisation de l’Unité Africaine (1963), a pu faire illusion. Qu’il
s’agisse de musique ou de littérature, il ne fait pas bon chanter la négritude
théorisée par Senghor au pays des visages brûlés. Et si l’Histoire des
musiques d’Afrique a très largement était écrite jusque-là par des non-
Africains, il n’en reste pas moins qu’aucun de ses auteurs ne fait état de
l’importance du fait musical en Éthiopie ni ne développe de comparatisme
avec les autres foyers modernistes du continent.

Irruption des instruments européens (1897-1935)

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Nil depuis que les premières
influences européennes ont présidé à la naissance d’une modernité musi-
cale en Éthiopie – ladite modernité étant, dans l’esprit des Éthiopiens
comme dans la réalité historique, directement associée à l’utilisation des
instruments importés d’Europe. Bien que déterminants, les quarante
cuivres à fanfare offerts à l’empereur Ménélik par le tsar Nicolas II en
1897 (après la fracassante victoire d’Adoua sur les Italiens le 1er mars
1896) ne sont guère plus qu’un lointain repère historique. Tout comme
l’improbable saga des quarante gamins arméniens (les Arba Lidjotch) qui,
à partir de 1924, enracinèrent en terre abyssine le goût de la musique
militaire à l’européenne puis les premières transpositions des mélodies
locales. De nombreux (et souvent savoureux) témoignages de voyageurs
ou d’Européens fixés en Éthiopie nous donnent une idée claire des pre-
miers balbutiements cuivrés de cette innovation venue d’ailleurs2. Rien en
tout cas qui ressemble aux développements passionnants et tumultueux
que connaîtra la musique éthiopienne après-guerre, jusqu’à la fin de
l’empire. Car ce n’est qu’après la deuxième guerre contre l’Italie (1935-
1941) que la musique éthiopienne moderne prendra son plein essor pour
atteindre progressivement et dès les années 1950 un niveau d’excellence
qui soutient la comparaison avec ce qui a pu se passer dans des pays
pionniers tels que le Ghana, le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

2. Pour plus de détails sur l’émergence de la musique moderne en Éthiopie voir Francis
Falceto : « Un siècle de musique moderne en Éthiopie », Cahiers d’Études Africaines
n° 168 (2002) pp. 711-738 et Abyssinie Swing – Images de la musique éthiopienne moderne :
A Pictorial History of Modern Ethiopian Music, Shama Books, Addis-Abeba . 2001.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 351

Pendant l’occupation fasciste, il va sans dire que les Italiens démantelè-


rent tout ce que les instructeurs étrangers (les Arméniens Kevork
Nalbandian et Garabed Hakalmazian, et le Suisse André Nicod) avaient
mis en place durant la décade précédant la guerre. Les seules formations
alors en activité étaient les fanfares de l’École Ménélik et de l’École Téféri
Makonnen, ainsi que celle de l’Arada Zèbègna, la Police Municipale
d’Addis-Abeba). À la veille de l’invasion italienne, que ce soit dans la
capitale ou dans les différentes villes de garnison, André Nicod dénom-
brait 250 exécutants aptes à jouer tant bien que mal un répertoire de
marches militaires, de « chansons éthiopiennes » et autres « mélodies du
pays natal », assorties de piquants airs d’opérettes françaises en vogue tels
que « Pouet-Pouet », tiré de l’opérette Elle est à vous de Georges Milton...

L’après-guerre (1941-1955)

De retour de son exil britannique en 1941, l’empereur doit se préoccu-


per de la reprise en main d’un pays qui a beaucoup souffert et beaucoup
changé. L’issue de la Deuxième Guerre Mondiale est encore incertaine.
Pour faire chanter de nouveaux lendemains, la réorganisation des
orchestres institutionnels doit jouer son rôle dans l’ère naissante qui
s’annonce. Il est à noter que ces orchestres institutionnels – dépendant de
l’Armée, de la Garde Impériale, de la Police ou de la Municipalité
d’Addis-Abeba –, et ce jusqu’à la fin des années 1960, seront les seuls
artisans du développement musical. Aucun orchestre privé ou indépen-
dant ne pouvait alors espérer émerger seul et se faire une place contre le
monopole d’état de la musique moderne. Jusqu’à la fin des années 1960,
être un musicien professionnel signifiait nécessairement appartenir à
l’une ou l’autre de ces institutions.
Dès après la Libération, Kevork Nalbandian reprend du service à la tête
des différentes fanfares. Arrivé en Éthiopie en 1924 avec les Arba Lidjotch
arméniens, il fut véritablement le premier artisan d’une évolution qui
conduisit les fanfares originales vers un lent développement de la musique
populaire. Après un temps d’adaptation aux instruments et au répertoire
militaire des Fèrendj (Européens) est venu le temps de l’appropriation, de
la « récupération », et de la transposition du répertoire local. Dès la fin des
années 1920, Kevork arrange ou compose des « chansons éthiopiennes3 ».
Exilé en Érythrée par les Italiens durant l’occupation, il a le grade de capi-

3. Une cinquantaine selon ses notes autobiographiques, rédigées en arménien et


conservées par la famille Nalbandian (Addis-Abeba).
352 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

taine à la Libération, avec la charge de reprendre en main les fanfares de la


Garde Impériale et de la Police. En 1946, le maire d’Addis-Abeba lui
confie la musique de la Municipalité. Il cesse ses activités musicales en
1949 et meurt à Addis-Abeba le 5 mai 1963 à l’âge de 76 ans.
Même chose pour André Nicod qui, arrivé initialement en tant qu’institu-
teur à l’École Tèfèri Makonnen en 1928, avait eu la charge de la fanfare de
la Garde Impériale l’année suivante. Tout en formant ses jeunes recrues
shanqella (Noirs du Sud) au répertoire européen, il utilisait aussi « les mélo-
dies du pays natal » comme exercices d’application lors des « leçons théo-
riques en plein air4 ». Rentré en Suisse au moment de l’invasion italienne, il
revient en 1946 pour continuer ce qu’il avait commencé avant-guerre.
Il n’y avait pas d’autre alternative que de faire appel à des formateurs
étrangers : presque rien ne restait des bases jetées avant-guerre, et d’aucune
manière l’Éthiopie ne pouvait prétendre atteindre par elle-même le niveau
musical exigé par l’ambition impériale – le souverain avait eu tout le
temps de mesurer l’effort à fournir durant son exil à Bath. Une pléiade
d’instructeurs européens va donc être bientôt conviée dans la capitale
éthiopienne pour démultiplier les efforts des pionniers. Parmi les plus
éminents, Alexander Kontorowicz et Franz Zelwecker, qui vont animer la
restructuration de la musique et orienter ses nouveaux développements.
Haïlé-Sélassié recrute le premier en Égypte où Kontorowicz vient de
passer dix ans au service du roi Fouad, pour le plus grand perfectionne-
ment des cordes égyptiennes. Violoniste formé au conservatoire de
Vilnius, en Lithuanie (où il a Jascha Heifetz [1901-1987] pour condis-
ciple), et à ceux de Saint-Petersbourg et de Berlin, il fut probablement le
plus titré des directeurs de la Musique donnés à l’Éthiopie. De 1944 à
1948, il travaille à la formation de la Garde Impériale, corps d’élite chéri
par l’empereur, mais il tente aussi de fonder les premières structures d’un
enseignement musical calqué sur celui des conservatoires européens, crée
une Society of Friends of Music qui s’écarte résolument de la musique
militaire en donnant de nombreux concerts « classiques » au Palais. Il
écrit également des arrangements de mélodies éthiopiennes tradition-
nelles. Ainsi la musique prend sa part démonstrative dans la reconstruc-
tion et la modernisation de l’Éthiopie, dont l’Europe reste le modèle.
Kontorowicz écrira quelques années plus tard5 :

4. André Nicod : Et in Etiopia ego, Maison Aubanel Père, Avignon /


L’Intercontinentale d’Édition, Monte-Carlo, 1937, p. 51. Et « La musique éthiopienne »,
in Adrien ZERVOS, L’Ethiopie telle qu’elle était en septembre 1935, Athènes, 1936,
p. 246-248. Cf. F. Falceto, op. cit., pp. 36-41.
5. « Musical Development in Ethiopia : a conference with Alexander Kontorowicz »,
in Etude – The musical magazine, vol. LXVII n° 2 (Philadelphie), Février 1949.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 353

« Upon assuming my duties, in Addis Ababa, as Director of Music,


I began at once to reorganize the orchestra. That was all very well as far
as it went – but where to find new members? And how to arrange for a
system of sound teaching that would prepare the young generation for ser-
vice both as performers and teachers? Accordingly, with the Emperor’s
help, I founded a conservatory and established a Society of Friends of
Music. The Conservatory started out with perhaps six teachers, none of
them native Ethiopians. Our first task was to develop native teachers. (...)
Our school has developed promising teachers, soloists, and conductors,
and at present numbers over four hundred students, all of them intensely
enthusiastic. » (...) « Ethiopian musical life is climaxed by court concerts.
Court functions are conducted with highest ceremonial dignity and ele-
gance. In the official palace there is a vast concert hall capable of seating
several thousand persons. At one hand is the platform, equipped with a
magnificent Blüthner grand piano; and opposite is the great throne where
the Emperor and Empress sit. At either side are the places of the royal
guests – members of the diplomatic corps, Ethiopian notables, and so
forth. It was my privilege to prepare the program for the royal concerts (in
addition to performing in them) and they were then submitted for the
Emperor’s personal approval. These programs were exactly what one
would hear in the major capitals of Europe – solo works, chamber music
and similar works. Complete dignity surrounds the performances, and
court etiquette requires that everyone remain quiet and motionless until
the Emperor applauds. I cannot think of any one work which the Emperor
especially prefers – he displays cultivated catholicity of taste among all
works of good music. »

Même programme pour le Viennois Franz Ferdinand Zelwecker


(1911-1998). La formation et les goûts de ce dernier le portent davantage
vers les grands airs populaires, la valse viennoise et la musique légère,
l’opérette, le théâtre musical, et le jazz tendance Glenn Miller ou Cole
Porter que vers la « grande musique ». Sa référence musicale est Franz
Lehár, prolifique compositeur d’opérettes qui illustra aussi bien l’esprit
de gaieté et de frivolité de la capitale de l’empire austro-hongrois finis-
sant que les audaces cosmopolites de la Mitteleuropa, en associant grands
thèmes orchestraux et mélodies puisées dans les folklores de l’Europe
centrale. Ami et protégé de Franz Lehár, ce dernier essaiera notamment
de faire nommer Zelwecker à la direction du Théâtre de Linz en 1947.
Pianiste, auteur-compositeur, arrangeur et chef d’orchestre précoce,
avant-guerre déjà « Ferry » Zelwecker animait dancings et kiosques à
musique avec sa propre formation. A partir de 1934 puis après-guerre (de
même qu’après son retour d’Éthiopie), il sera également nommé compo-
siteur et chef d’orchestre à la radio autrichienne. Dès son arrivée en
354 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Éthiopie (mai-juin 1950), Zelwecker apporte une note déterminante dans


ce qui va devenir le groove éthiopien. Avec les meilleurs éléments des
fanfares impériales, il crée le YèKeber Zèbègna Orchestra yèJazz
Symphony – littéralement : la section « Jazz Symphonie de l’Orchestre de
la Garde d’Honneur »... Pas moins de dix souffleurs pour donner de
l’allure aux soirées de gala du Palais impérial, gratifier les innombrables
courtisans, et impressionner les invités de marque en visite diplomatique.
Le répertoire est strictement instrumental et comprend des compositeurs
américains et européens (Gershwin, Glenn Miller, « All modern music,
international music, Latin-American, Mambo, Samba, Tango, Boogie6... »).
Peu à peu, chacune des autres fanfares institutionnelles (de l’Armée, de la
Police, de la Ville d’Addis-Abeba) va développer sous son influence une
section dite « jazz » qui joue le même répertoire mêlant airs internatio-
naux à la mode et arrangements aériens de mélodies éthiopiennes. C’est à
ce moment précis que la musique éthiopienne moderne trouve les accents
cuivrés qui seront sa marque durant plus d’un quart de siècle. Le jazz pro-
prement dit occupe certes une place restreinte, mais le swing s’enracine
en Éthiopie, avec ses clichés, son paraître, son parfum de modernité et ses
élégances. Pupitre à l’emblème de la couronne impériale et smoking pour
chaque musicien, comme une copie conforme des grands orchestres amé-
ricains alors en vogue. Dans l’Autriche d’avant-guerre, les musiciens de
« Ferry » Zelwecker avaient déjà leur pupitre zébré d’un grand Z.
Complément public des réceptions données au Palais, chaque vendredi
soir l’élite éthiopienne et le tout-Addis cosmopolite se retrouvent au
flambant neuf Ras Hôtel, au bas de l’Avenue Churchill, pour savourer, en
compagnie de Zelwecker et de son orchestre, la douceur de vivre revenue.
Activement soutenu par le Premier ministre d’alors, le Ras Bitwoded
Makonnen Endalkatchew (lui-même mélomane et auteur dramatique),
Zelwecker fonde avec celui-ci en 1953 la Société des Amis de la Musique
(en français dans le texte) qui ambitionne de promouvoir la musique sym-
phonique. Au répertoire : l’ouverture de la Carmen de Bizet, Dvorak, un
pot-pourri schubertien arrangé par Zelwecker, des valses viennoises (La
Valse de l’Empereur de Johann Strauss, des extraits de La veuve joyeuse
de Franz Lehár, « Girls of Baden » de Karl Komzak), Sur un marché per-
san de Ketelbey, et une Rhapsodie éthiopienne de Zelwecker... À partir de
1955, nommé directeur du Théâtre Haïlé-Sélassié Ier et chargé de son

6. Interview de Tsegué Fèllèqè (Addis-Abeba, 21 juin 1994), premier trompette de cet


orchestre et assistant des différents directeurs musicaux étrangers de l’Imperial Body
Guard Band, d’André Nicod en 1946 à Harald Hedding en 1970. À l’invitation de
Zelwecker, il put aller se perfectionner durant quatre ans en Autriche (1966-1970), après
quoi il devint le premier Éthiopien directeur musical en titre de l’Imperial Body Guard
Band jusqu’à la fin de l’Empire en 1974.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 355

inauguration, il fera de ce lieu la base extraordinairement populaire de


toutes les innovations musicales et théâtrales, associant désormais le
grand public de la capitale à la révolution musicale en cours. C’est
l’Orchestre (civil) de la Ville d’Addis-Abeba (Municipality Orchestra),
formé et dirigé par Nersès Nalbandian (neveu de Kevork), qui constituera
alors l’ossature du grand orchestre du Théâtre Haïlé-Sélassié. Théâtre
musical ambitieux, jamais vu auparavant en Éthiopie, il produit des
pièces historiques (Théodoros, Hannibal), édifiantes (une mise en scène
de la Passion), ou écrites sur mesure par le Premier ministre dramaturge
(David et Orion). Plus encore, c’est désormais au Théâtre Haïlé-Sélassié
que le grand public va prendre l’habitude de voir des chanteurs éthiopiens
devant un grand orchestre, innovation déterminante qui va définitivement
populariser la zèmènawi muziqa7 – la « musique [éthiopienne] moderne »
– et façonner pour les vingt ans à venir les contours de ladite musique
moderne en enracinant le format de la chanson à l’occidentale, avec cou-
plet et refrain (à la différence des azmari, les ménestrels traditionnels, qui
improvisent souplement leurs paroles sur des canevas musicaux assez peu
élaborés, pour ne pas dire minimalistes, et peu nombreux).
Soucieux de ne pas se laisser oublier en Autriche, mais aussi vaincu
par la bureaucratie et les intrigues et malgré ses protections éminentes,
Zelwecker quitte l’Éthiopie en janvier 1957 – l’année même où
Makonnen Endalkatchew perd le poste de Premier ministre qu’il détenait
depuis 1943.
Durant plus de six ans, Franz Zelwecker a été le centre de toutes les
effervescences musicales, incitant chaque orchestre institutionnel à rivali-
ser en excellence dans un climat d’émulation sans précédent. Dès le
milieu des années 1950, le chef de la Police, le général Tsegué Dibou,
passionné de cordes, lui-même violoniste et violoncelliste, développe une
politique de formation intensive des cordes, faisant appel à un violoniste
de l’Imperial Bodyguard Band, Werqeneh Zèllèqè, et engageant à son
tour des professeurs étrangers, comme l’Italien Giuseppe Costi en 1957.
On recrute les élèves musiciens dès l’âge de 12-13 ans afin de former non
seulement les fanfares de la Police mais aussi les nombreuses sections de
musique légère, les « Jazz Orchestras » – Asmara Police Orchestra, Harar
Police Orchestra, etc. – ainsi que les sections théâtrales, chorégraphiques
et les ateliers d’écriture et de composition. Jusqu’à la fin de l’Empire, le

7. Zèmènawi muziqa, littéralement « musique de l’époque » (de zèmèn, le temps,


l’époque) d’où, par extension, « musique moderne » par opposition à bahel zèfèn, « chan-
son traditionnelle » ou à zéma, qui renvoie à la musique purement religieuse. On notera le
néologisme muziqa, emprunté à l’italien ou au français. Si muziqa figure dans le
Dictionnaire Amarigna-Français de Baeteman publié en 1929, zèmènawi n’y est pas
encore répertorié.
356 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Police String Orchestra, qui comptera jusqu’à une trentaine de musiciens,


sera l’ensemble à cordes le plus régulier, partageant son répertoire entre
les classiques européens et les compositions éthiopiennes. L’Armée et la
Marine ne seront pas en reste.
Une autre figure essentielle de la musique moderne en Éthiopie, très
certainement la plus importante par la longévité et le dynamisme de son
action, est celle de Nersès Nalbandian. Musicien d’origine arménienne né
en 1915 en Syrie où sa famille avait fui pour échapper au génocide,
Nersès Nalbandian s’installera en Éthiopie à la fin des années 1930 à
l’appel de son oncle précurseur. Multi-instrumentiste (violon, piano,
accordéon, saxophone), chef d’orchestre, chef de chœur, compositeur,
arrangeur, adaptateur, il fut un instructeur aussi actif qu’influent. Dès
1946, l’entregent de Kevork lui vaut d’être affecté comme professeur de
l’orchestre de la Municipalité d’Addis-Abeba. En quelques années Nersès
en fera le premier orchestre véritablement moderne, tant par l’efficacité
de sa pédagogie que par le choix du répertoire ou la sophistication de ses
arrangements. C’est cet orchestre, on l’a vu, qui deviendra celui du
Théâtre Haïlé-Sélassié Ier à l’ouverture de ce dernier en 1955. À un
moment ou un autre de sa carrière, Nersès Nalbandian a contribué à la
formation de pratiquement tous les orchestres institutionnels, mais c’est
au sein du Théâtre Haïlé-Sélassié que se sont le mieux exprimées ses
capacités, sous la direction de Franz Zelwecker et de ses successeurs,
jusqu’à sa mort en 1977. Sa situation d’étranger apatride8 l’a régulière-
ment tenu à l’écart des positions de haute direction, en dépit du respect
que les musiciens lui vouaient (et vouent toujours à sa mémoire). Quasi-
autodidacte, Nersès fut un inlassable curieux des nouveautés musicales,
se nourrissant des premiers disques importés9 et surtout d’une écoute
intensive des programmes musicaux captés sur ondes courtes.
Compositeur et arrangeur prolifique, il a eu le souci constant d’intégrer
les paramètres éthiopiens (« modes » musicaux spécifiques, gamme pen-
tatonique ou ternarité dominante des rythmes) dans sa « modernisation »
de la culture musicale plutôt que de l’occidentaliser à outrance. La
musique moderne éthiopienne lui doit de nombreux standards et,

8. Il n’obtiendra la nationalité éthiopienne qu’en 1959.


9. C’est encore un Arménien, Garbis Haygazian, qui développera à partir de 1952-53
le commerce de la musique enregistrée en distribuant en Éthiopie les premiers magnéto-
phones à bande. Dès 1956-57, il fait enregistrer les grands succès des orchestres institu-
tionnels pour les revendre à la demande. Sa clientèle est alors essentiellement composée
de membres de l’innombrable famille impériale, des riches Éthiopiens et des tenancières
de clubs, bistrots et autres bars à entraîneuses de Woubé Bèrèha (« le Désert de Woubé »),
le « Red Light District » qui abritait alors les nuits chaudes de la capitale. (Interview de
Tèfèra Shibèshi, technicien son de l’Imperial Bodyguard Band, Addis-Abeba,
26 novembre 1994.)
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 357

aujourd’hui encore, il n’est pas rare que la radio nationale diffuse des
vieux morceaux qui portent indubitablement son empreinte.

Deux décades prodigieuses (1955-1974)

De l’inauguration du Théâtre Haïlé Sélassié (1955) à la chute de


l’empereur (1974), ce furent deux décades prodigieuses pour les grands
orchestres éthiopiens. Toute la scène musicale est alors dominée par les
orchestres institutionnels, les seuls habilités à se produire en public.
Aucun ensemble indépendant n’aurait pu rivaliser – ni même n’y aurait
été autorisé. Aboutissement des efforts de Kontorowicz, Zelwecker et
Nersès Nalbandian, une pléiade de musiciens, d’auteurs, de compositeurs
et surtout d’arrangeurs éthiopiens sont parvenus à maturité. Les chanteurs
populaires sont eux aussi tous issus des formations officielles – principa-
lement HSI Theatre Orchestra, Imperial Bodyguard Band, Police
Orchestra, Tor Sèrawit (Armée) Orchestra, etc. Même l’Aguèr Feqer
Mahabèr (« Association pour l’Amour de la Patrie »), ancêtre de toutes
les institutions culturelles éthiopiennes (1935) initialement dévolue à la
musique traditionnelle (sorte de troupe folklorique nationale), est entrée
dans la danse en ouvrant son propre night club. A la fin des années 1950
et au début des années 1960, ses placards publicitaires annonçaient :

« For Your Leisure Pleasure, Hagere Fiker Maheber Night Club /


Music, including Jazz, by the Imperial Body Guard Band / Ethiopian and
Foreign Music / Excellent Floor for Dancing / Ethiopian Artists in
Ethiopian National Dances and Songs / Drinks and Light Refreshments /
The Spacious and Ultra-Modern Club Premises Are Available for
Cocktail, Wedding, et cetera Parties / The H.F.M. Club is Open to the
General Public at Present, But Will Soon be Operated on a Membership
Basis for Ethiopians and Foreigners. »

Ainsi, dès la fin des années 1950, le répertoire, en dépit des incursions
obligées dans la mode internationale, est résolument éthiopien, totalement
maîtrisé par les compositeurs et les arrangeurs du crû. La couleur sonore,
dominée par les arrangements de cuivres, est certes héritée des grands
orchestres américains, le format musical adopté est la chanson à l’occi-
dentale avec couplets et refrain, mais les lignes mélodiques sont profon-
dément éthiopiennes. Et dès le début des années 1960, le panthéon des
grands solistes est établi pour l’éternité à venir : Talahoun Gèssèssè,
Bezunèsh Bèqèlè, Mahmoud Ahmed, Alèmayèhu Eshèté, Hirout Bèqèlè,
358 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Menelik Wèsnatchèw et quelques autres, tous issus des formations insti-


tutionnelles, deviennent d’immenses vedettes. Pour donner une idée de la
situation éthiopienne, c’est un peu comme si Edith Piaf et Johnny
Hallyday avaient rencontré le succès en étant accompagnés par une frin-
gante section variétés de la Garde Républicaine – ou Frank Sinatra et
Elvis Presley accompagnés par un explosif orchestre de Marines.
Chaque année, à la mi-septembre, au moment du nouvel an éthiopien,
tous ces orchestres et leurs vocalistes concouraient lors d’interminables
marathons musicaux où étaient plébiscités les succès de l’année à venir. Il
y avait bien des soirées parallèles dans quelques clubs ou hôtels privés,
pour lesquelles chanteurs et musiciens s’évadaient de l’institution, mais
ces extras étaient régulièrement punis d’arrêts de rigueur. Ce qui n’empê-
cha nullement que se développent quelques dinner bands, petites forma-
tions de six ou sept musiciens assujetties à ces clubs et hôtels dont elles
prenaient le nom (Zula Band, Venus Band, Wabi Shebellé Band). Ou
encore, à partir de fin 1961, c’était le Ras Hôtel (un hôtel appartenant à
l’État) qui programmait des soirées hebdomadaires avec l’orchestre mai-
son, le Ras Band, composé de musiciens de l’Imperial Bodyguard Band
qui avaient quitté l’orchestre officiel après le premier coup d’État manqué
contre l’empereur (décembre 1960) – coup d’État dans lequel la Garde
Impériale et la Police avaient été fortement impliquées et où le général
Tsegué Dibou qui s’était joint aux rebelles avait trouvé la mort.
Ce n’est que vers 1968-69 qu’émergea timidement, sous l’impulsion
d’un jeune producteur, Amha Eshèté, le premier groupe véritablement
indépendant (The Soul Echos) qui n’ait eu la moindre tutelle d’une insti-
tution ou d’un hôtel,. Jusqu’à la fin du régime impérial, ce sont tous ces
musiciens n’appartenant pas aux institutions (ou les ayant quittées) qui
furent à la pointe du « Swinging Addis » – référence directe au Swinging
London des années 1960. Leur élégance furieusement sixties (pattes
d’éléphants, vestes cintrées, coupes afro pour tout le monde, choucroutes
et mini-jupes pour les filles, etc.), et aussi la liberté de parole sensible à
travers leurs chansons ou leurs interviews10 les distinguaient des smokings
chic et du devoir de réserve imposés aux salariés des institutions. Mais
surtout ce sont très majoritairement ces musiciens qui participèrent aux
sessions d’enregistrement destinées à alimenter le marché du disque. Car,
en même temps qu’il fonde The Soul Echos, Amha Eshèté décide de
créer sa propre maison de disques (Amha Records) en bravant le mono-
pole d’État sur l’importation et surtout la production de phonogrammes.

10. Cf. Workaferahu Kebede, « Soul Music Invades Ethiopia », Addis Reporter,
Vol. II n° 4, mars 1970, p. 16-19.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 359

« I had a gut feeling that it was the thing to do. I took the risk. Philips
couldn’t have done what I did, because they were a big, official company,
and a foreign one at that. But I was a young, independent, unknown and
gutsy Ethiopian just starting out in the business. I could do things that
they would never dare. I thought « nobody’s going to kill me for this ». At
most I might land in jail for a while. I talked my plans over with lots of
people at the Haile Sellassie I Theatre and of course at Aguèr Feqer
Mahabèr. They all warned me that I was headed for serious trouble. There
has always been censorship in Ethiopia, even under the Emperor. To
publish a newspaper or a book (or a record), you needed a censorship visa
from the Ministry of Information. But as they had apparently forgotten all
about the Imperial decree [le décret du 30 Juillet 1948 qui attribuait le
monopole de l’importation et de la production des disques à l’Aguèr
Feqer Mahabèr], they had no problem with me issuing my records, just
like any book in Amharic or in English. In fact, I was already importing
foreign records. I had my first records (two 45s by Alèmayèhu Eshèté
stamped in India) – it was nearby, and cheap. When the records arrived,
Aguèr Feqer threatened me, brandishing the Emperor’s order, but without
much conviction. They knew that they had produced almost nothing in
the past years, and it all just died down. I didn’t even have to pay them
anything, as they had claimed I should11. »

Ce pionnier essentiel de la nouvelle scène éthiopienne symbolise par-


faitement sa génération. Jeune et dynamique entrepreneur (il a 24 ans en
1969), il appartient à cette première génération née après-guerre qui arrive
aux affaires, génération profondément éthiopienne mais aussi soucieuse de
s’ouvrir au monde et de partager les valeurs contestataires et modernistes
que véhicule si bien la musique anglo-américaine de l’époque et que par-
tagent au même moment les bouillants teenagers du monde entier. Signe
de l’érosion généralisé du pouvoir impérial, les grands vocalistes de
l’époque, bien que tous originellement salariés par les institutions,
s’émancipèrent peu à peu du carcan de l’Imperial Bodyguard Band, de la
Police, de l’Armée ou du Théâtre Haïlé Sélassié pour aller étoffer les
catalogues des labels de disques et gagner progressivement leur liberté de
pop stars à part entière.
De jeunes talents commencèrent à émerger, venus de nulle part ou
ayant quitté les formations institutionnelles – Girma Bèyènè, Tèshomè
Meteku, Seyfou Yohannes, Muluqèn Mèllèssè, Tèfèra Kassa, Essatu
Tèssèmma, Gétatchèw Kassa, Ayaléw Mesfin, Ali Birra, Tèwèldè Rèdda
et de nombreux artistes érythréens. Ils appartenaient à une pléthore de

11. Interview, Addis-Abeba 3 novembre 1994.


360 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

bands, souvent constitués et nommés pour les besoins d’une session.


Philips-Ethiopia et plusieurs petits labels se mirent de la partie, et ainsi ce
sont presque 500 disques 45 tours qui furent pressés en à peine dix ans12.

Le temps du Derg (1974-1991)

À partir de février 1974 commencent les premières manifestations qui


en quelques mois conduiront à la chute de l’empereur Haïlé Sélassié et à
la fin de la « dynastie salomonienne ». L’une des premières mesures
d’exception prise dès 1974 par la junte militaire fut de décréter un
couvre-feu drastique. Plus personne ne pouvait sortir le soir. Pratiquement
du jour au lendemain, le Swinging Addis fut détruit : les groupes indépen-
dants se dispersèrent faute de public, les dinner bands durent se dissoudre
du fait des nouvelles contraintes révolutionnaires et les « jazz orchestras »
institutionnels disparurent en même temps que les institutions dont ils
dépendaient. En quelques mois le couvre-feu mit un terme définitif à
toute vie nocturne dans la capitale. Trois mois seulement après le début
des turbulences révolutionnaires, ainsi que l’atteste un disque 45 tours de
Talahoun Gèssèssè paru en mai 197413, l’Imperial Bodyguard Band perdit
son qualificatif Imperial. La musique n’était encore en rien infléchie,
mais le signe que les temps changeaient radicalement était bien inscrit
dans cette disparition. Très vite toute expression musicale fut sous contrôle,
mise en coupe réglée au profit d’une esthétique réaliste-socialiste et mar-
tiale aux accents fortement nord-coréens. Cet éteignoir draconien durera
jusqu’à la fin du régime alors en gestation qui se révélera très vite une
stricte dictature militaire et stalinienne.
De 1974 à 199114 ce furent dix-huit années de couvre-feu ininterrompu,
dix-huit années sans vie nocturne. Une scène croupion se trouva reléguée
dans deux ou trois grands hôtels (principalement le Hilton et le Ghion) où
les parvenus de la nouvelle nomenklatura, des expatriés plus ou moins
diplomates, des employés des ONG et des amazones de luxe s’enfer-
maient une nuit par semaine, concession du régime aux derniers étrangers
vivant dans la capitale qui restait toujours le siège de l’OUA. La vie

12. Les catalogues Amha Records, Kaifa Records et Philips-Ethiopia constituent les
principales sources de la collection éthiopiques éditée chez Buda Musique depuis 1997.
Vingt et un CD sont déjà parus et une douzaine restent à paraître.
13. Philips PH 221.
14. En fait jusqu’à la mi-1992, date à laquelle le régime actuel abolira définitivement
le couvre-feu.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 361

sociale ordinaire était de fait rythmée par le couvre-feu, de minuit à


6 heures du matin en temps « normal », c’est-à-dire hors des moments de
tension particulière. Dans un pays si près de l’équateur, où le partage
entre nuit et jour est à peu près égal (de 19 heures à 7 heures du matin
toute l’année), dîner chez des amis signifiait de toute façon qu’il fallait
partir très tôt. Dès 21 heures les rues étaient désertées. Et lorsqu’on se
dépêchait de rentrer chez soi avant l’heure fatale, nécessairement en voi-
ture, les seules silhouettes qui se dessinaient étaient celles des inquié-
tantes milices en armes dont les patrouilles étaient talonnées par des
meutes de dizaines de chiens errants. Un climat peu propice pour déam-
buler de bistrot en bistrot.
Censure, intimidation, propagande obligatoire et exil des musiciens
finirent par annihiler toute vie qui pût un tant soit peu rappeler les pulsa-
tions musicales d’autrefois. Durant ces années sombres il n’y avait plus
que deux à trois groupes indépendants en activité. Les grandes stars
vocales issues des institutions impériales durent se débrouiller avec ce
qu’il restait de musiciens en activité, regroupés principalement au sein du
Roha Band (ex-Ibex Band), du Wallias Band et de l’Ethio-Star Band –
quand elles n’étaient pas réquisitionnées par la propagande de la
Télévision éthiopienne. Guitare, basse, batterie, clavier et deux saxo-
phones seulement, telle était la composition de ces bands. C’en était fini
des grands orchestres.
Il faut cependant souligner ici l’importance de deux innovations tech-
nologiques contemporaines de la période révolutionnaire : les claviers
électriques et la cassette. Les premières orgues électriques (Philicorda ou
Farfisa) étaient apparues au milieu des années 1960, colorant à leur
manière la modernité musicale du moment. Mais avec l’arrivée des syn-
thétiseurs sous le régime du Derg, leurs capacités « multi-fonctions »
(ligne de basse, boîte à rythmes, cuivres et cordes) ont définitivement tué
jusqu’au souvenir des grandes formations – sans compter l’aspect propre-
ment économique de la chose : un joueur de synthétiseur coûte incompa-
rablement moins cher que tout un orchestre. Depuis ces trente dernières
années, le synthétiseur est devenu l’instrument roi de la musique éthio-
pienne et a puissamment contribué, autant que le Derg, à la perte de
l’identité cuivrée et à la misère de la scène musicale. Ce phénomène tech-
nologique n’est d’ailleurs pas propre à l’Éthiopie.
Autre innovation technologique aux conséquences artistiques des plus
funestes, l’irruption de la cassette. Apparue en 1975, au moment où la
production des disques vinyles chutait vertigineusement, elle a amplifié le
désastre en cours. Invention ultra-démocratique par sa simplicité techno-
logique, sa fragilité zéro, son coût modique et son universelle accessibilité,
la cassette a certes démultiplié le marché de la musique en Éthiopie, mais
elle a aussi permis à n’importe qui de s’improviser producteur et le plus
362 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

souvent, duplicateur et pirate. Paradoxalement, la cassette a été l’un des


seuls business lucratifs durant ces temps de disette musicale et de disette
tout court15. Artistiquement parlant, la multiplication des productions bon
marché et des vedettes d’un jour a eu tôt fait d’épuiser l’imagination des
rares arrangeurs et des quelques orchestres encore en activité, condamnés
à se répéter outrancièrement d’une cassette à l’autre.
La dissolution en 1991 de l’armée la plus importante d’Afrique
(600 000 hommes) précipita l’effondrement de ce marché dont les soldats
étaient les premiers clients.

Une transition qui n’en finit pas (1991-2005)

Aujourd’hui, quinze ans après la fin de cette période noire, la musique


moderne est loin d’avoir retrouvé son éclat d’antan. La crise économique
profonde héritée du Derg a laissé une économie exsangue et la récente guerre
avec l’Érythrée (1998-2000) a développé un certain chauvinisme dessé-
chant, artistes et public confondus. Les Éthiopiens ne recouvrent que très
lentement leur mémoire musicale, lobotomisée par dix-huit ans d’effroi et de
renoncement sans alternative possible. Ceux et celles qui étaient adolescents
au moment où Haïlé Sélassié fut renversé et où le couvre-feu interdit toute
fantaisie noctambule ont été sevrés de leur jeunesse et n’ont pu perpétuer ce
que leurs aînés avaient amorcé. En d’autres termes, un teenager âgé de
17 ans en 1974 avait 35 ans en 1991 à la chute du Derg et en a 50 en 2006.
C’est pourquoi l’immense majorité du pays ignore aujourd’hui tout du luxu-
riant Swinging Addis des années 1960-1970.
Cet état des lieux est encore assombri par l’actuelle pénétration de la
dominance culturelle américaine explicable après tant d’années de priva-
tions drastiques. Alors même que les influences anglo-saxonnes des

15. En 1985, une cassette « originale » valait 12 birr – prix unitaire resté pratiquement
inchangé ces vingt dernières années. Mais la parité birr / dollar était alors de deux birr
pour un dollar, et un dollar valait 10 francs français. Une cassette originale revenait donc
à 6 dollars ou 60 francs français de l’époque. Le calcul est simple. Il donne la mesure pré-
cise d’une industrie pour laquelle une bonne vente courante atteignait 30 à 40 000 exem-
plaires. C’est en 1985 précisément que quelques cassettes ont commencé d’atteindre le
vertigineux chiffre de 100 000 ventes et plus. L’un des principaux producteurs de
l’époque reconnaissait avoir payé 100 000 birr d’impôts en 1983-84 – 50 000 dollars
d’alors. Aujourd’hui, et après une dévaluation réussie au milieu des années 1990, un dol-
lar vaut 8,5 birr et un euro 11 birr. Depuis les premières mesures décisives prises en
2003-2004 à l’encontre du piratage et un lent début de copyright, le prix unitaire d’une
cassette est passé à 9 birr – mais les music shops désormais protégés s’y retrouvent large-
ment. Un CD original version éthiopienne vaut actuellement de 25 à 30 birr.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 363

années 1960 n’avaient en rien dissous la singularité du substrat éthiopien


en dépit des très normales querelles de générations, on assiste aujourd’hui
à la pénible errance de la scène musicale, sinistrée, qui bégaie entre redites
insipides et falotes imitations – sans que l’on puisse entrevoir le moindre
symptôme d’une renaissance ou d’une relève. Les producteurs
d’aujourd’hui (les muziqabét ou music shops) ne sont en rien comparables
aux Amha Eshèté, Kassahoun Eshèté et autres Ali Tango des périodes pré-
cédentes. Aucun souci de dépassement ou d’innovation, aucune prise de
risque artistique, aucune émulation permanente (entre producteurs, chan-
teurs et musiciens), à l’image de celle qui agitait autrefois la scène éthio-
pienne. Les productions sont aujourd’hui strictement dominées par une
aspiration lucrative. Même si les ventes actuelles n’atteignent que diffici-
lement les sommets du temps du Derg, le marché est saturé de cassettes
insipides, produites au moindre coût. Des synthétiseurs pauvrement pro-
grammés dans une gamme de sons des plus réduites ajoutent encore à la
monotonie de la couleur musicale. Rares sont les enregistrements qui font
appel à plus de trois ou quatre musiciens. Les boîtes à rythmes, elles aussi
pauvrement programmées, ne sauraient faire oublier les bons batteurs. Cet
exercice devient consternant dans la musique tigrigna et érythréenne, où
les caractéristiques battements de mains sont tristement remplacés par des
simulacres synthétiques. Les arrangeurs paraissent avoir disparu, et les
savants et troublants tricotages d’antan – une des signatures de « l’âge d’or »
– sont passés aux oubliettes. L’unisson ligne de chant / accompagnement
domine pratiquement la production, et l’innovation mélodique semble
avoir déserté les compositeurs qui s’en tiennent paresseusement au pillage
du fonds traditionnel. Les exceptions sont rarissimes et ne sauraient faire
oublier le panorama de sinistre généralisé qu’offre la musique éthiopienne
moderne aujourd’hui. Mais ces exceptions (encore ne s’agit-il à l’occasion
que d’une ou deux chansons au milieu de l’invariable dizaine qui compo-
sent chaque cassette) sont tout ce qui permet de nourrir de timides et
volontaristes espoirs. Elles ont nom Fanayé Tesfaye, Tigist Bèqèlè,
Tsèdènia Guèbrè-Marqos16. Quelques individualités, des musiciens tels

16. Il faut signaler le phénomène Teddy Afro, le premier chanteur de reggae éthiopien
et certainement la vedette la plus populaire du moment à Addis-Abeba . Phénomène incon-
cevable il y a quelques années seulement, tant tout ce qui n’est pas éthiopien (comme le
reggae) ne pouvait trouver grâce aux yeux (et aux oreilles) des Éthiopiens, cette soudaine
adoption d’une culture musicale étrangère dénote une véritable révolution dans les compor-
tements de consommation musicale – et aussi une sorte de redéfinition du « politiquement
correct » en la matière. Il n’en reste pas moins que les pèlerins Rastas qui accourent du
monde entier sont toujours considérés comme de doux hurluberlus, eux dont le dieu vivant
est Haïlé Sélassié – alors que pour les Éthiopiens il n’est que leur dernier empereur, mort et
enterré, même s’il bénéficie toujours d’une remarquable aura personnelle.
364 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

que les saxophonistes Aklilou Zèwdié, Fèllèqè Haylou et Yaréd Tèfèra,


les guitaristes Grum Mezmur et Élyas Melka, et les pianistes Abègaz
Kebrewèrq-Shiota et Ezra Abatè dominent la scène actuelle. Ils se
connaissent tous, se retrouvent souvent au sein des mêmes formations
dans les grandes occasions, mais rien de collectif ne paraît émerger de
leurs échanges.
Bien sûr, cette jeune génération de musiciens a aussi sa part de respon-
sabilité. Par sa passivité face aux producteurs et son manque de pugnacité,
par son découragement face à l’exploitation forcenée du marché musical17,
elle accepte sa condition de victime sans trouver les solutions artistiques
et commerciales qui pourraient lui rendre un début d’autonomie et offrir
un visage renaissant au groove éthiopien. Aucune perspective de mouve-
ment punk en Éthiopie, semble-t-il. Les mieux nantis collent au peloton
des vocalistes à succès pour bénéficier des contrats lucratifs offerts à la
saison des mariages. Ce phénomène de société garantit autrement plus de
ressources aux musiciens dominants que les concerts proprement dits qui
sont somme toute assez rares. De plus en plus, ces musiciens très sollici-
tés disposent de leur propre studio – comme si l’indépendance technolo-
gique était un gage de direction artistique. Les autres cachetonnent
comme ils peuvent dans les innombrables clubs ou restaurants à attraction
musicale – souvent un one-man band limité à un synthétiseur escortant
pauvrement un ou plusieurs vocalistes de bonne volonté.
Phénomène aggravant, une véritable frénésie d’exil, née sous le Derg,
s’est emparée des musiciens éthiopiens comme si l’absence de perspec-
tives dominait désormais les consciences et ne permettait d’autre solution
que dans un fantasmatique Nouveau Monde. La réalité des exilés est
pourtant assez peu brillante. Rares sont les musiciens qui conservent leur
activité après avoir quitté l’Éthiopie et, hormis une ou deux chanteuses,
aucun d’entre eux n’a pu jusque-là dépasser les limites de la diaspora
éthiopienne, très refermée sur elle-même.
Synthétiseurs, cassettes, circuit de production verrouillé, absence de
dynamique collective, fuite des cerveaux et des talents, à ce sombre
tableau des réalités contemporaines il faut encore ajouter le problème de
la protection des droits, véritable serpent de mer qui a sporadiquement
alimenté un débat aussi récurrent qu’irrésolu depuis plus de quarante
ans. Jusque très récemment, auteurs, compositeurs, arrangeurs, chan-
teurs, producteurs ne bénéficiaient d’aucune protection réelle – même si
la protection des droits intellectuels était de longue date inscrite dans le

17. Il faut introduire ici une petite note d’espoir : la situation économique des musi-
ciens est en train d’évoluer depuis l’introduction en 2004 d’une ébauche de protection des
droits de copyright musical.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 365

Code Civil. Bien que rassemblés en une Copyright Association résolue à


lutter pour une réelle protection des droits, les producteurs / Muziqabét
ont continué jusqu’au bout le jeu ambigu de la piraterie mutuelle18. Il a
fallu attendre 2004 pour qu’une ébauche de loi sur le copyright commence
d’assainir un marché totalement dominé par le piratage. Avant cela, pen-
dant près d’un an, il y eut une grève des parutions de cassettes et des
manifestations de musiciens dans les rues d’Addis-Abeba, avec à leur
tête des monstres sacrés, tels que Talahoun Gèssèssè et Mahmoud
Ahmed.
Avant que l’entière protection des droits ne soit véritablement effective,
il faudra que les autorités résolvent quelques criantes contradictions
internes : le ministère de la Culture et de l’Information, chargé d’un côté
de veiller aux intérêts des artistes, et de l’autre ayant la haute main sur les
médias nationaux (Radio et Télévision), devra imposer un jour ou l’autre
à ces médias une juste rétribution des artistes pour l’utilisation permanente
de leurs œuvres. Or Radio et Télévision d’État se refusent obstinément à
envisager pareille issue, considérant qu’ils font la promotion des artistes !
Cet argumentaire spécieux a fait long feu partout dans le monde où le
copyright est entré dans la loi.

***

1955-2005, un demi-siècle de modernité musicale qui aura donné à


entendre le meilleur et le pire, tant la musique est tributaire des aléas poli-
tiques et des troubles d’une société – et l’Éthiopie les aura accumulés ces
trente dernières années. Loin de nous l’idée de vouloir confiner les splen-
deurs de l’Éthiopie musicale au soi-disant bon vieux temps impérial, et de
ne voir que misères et décadence dans l’Éthiopie contemporaine du Derg
et de l’après-Derg. Il n’en reste pas moins que, à de très rares exceptions
près, ce qui se produit de nos jours ne peut d’aucune manière soutenir la
comparaison avec l’héritage du Swinging Addis. Il faut cependant rappeler
que la « scène azmari » – les nombreux cabarets animés par des artistes

18. Invité en janvier 2001 à parler de la protection des droits en Europe devant un
aréopage de la Copyright Association, j’ai pu constater que sur 80 music shops membres
de cette organisation, trois seulement refusaient fermement tout piratage – les autres se
contentant de prendre date au sein de cette association en prévision d’une inévitable loi à
venir. En attendant, le business pouvait continuer. Autre symptôme éloquent de cette gan-
grène rampante et d’une attitude totalement inconséquente, il n’était alors pas rare de trou-
ver des CD pirates d’un artiste dans le music shop même dudit artiste. Mieux encore, il
était possible de trouver dans les nombreuses boutiques d’un gros bonnet de la piraterie
industrielle des cassettes originales (produites par lui) aussi bien que pirates, estampillées
sans vergogne des logos SACEM / SDRM / SACD – probablement copiés sur les cas-
settes régulières de la voisine Djibouti.
366 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

« traditionnels », les azmari – est toujours très active depuis sa reprise dès
après l’abolition du couvre-feu. Ce sont les azmari qui font aujourd’hui
que la vie nocturne d’Addis-Abeba ne démérite pas trop de son passé
noctambule. Certes, leur nombre a considérablement décru depuis la
guerre éthio-érythréenne car les nombreux hommes d’affaires érythréens
de la capitale, fêtards et flambeurs patentés, ont été expulsés d’Éthiopie
dès le début des hostilités. En outre le circuit azmaribét s’est lentement
« touristifié » durant ces quinze dernières années et a perdu de son authen-
ticité. Ce sont les innombrables hôtels construits depuis la chute du Derg qui
ont forgé le nouveau modèle en transposant l’« ambiance azmari » dans un
contexte chic et propret, comme lyophilisé. Tous ont désormais leurs spa-
cieux restaurants avec dîner-spectacle. Cela ressemble davantage à des
revues folkloriques aseptisées (avec numéros, saynètes et grand orchestre
traditionnel, le tout bien amplifié) qu’aux hardiesses improvisées des vrais
azmaribét, politiquement frondeurs et à l’acoustique minimaliste. Ces
déclinaisons commerciales des programmes du Théâtre National ou de
l’Aguèr Feqer plaisent aux Éthio-Américains en villégiature et aux
escouades de touristes organisés. Rien que de très normal si ce n’est qu’un
certain mimétisme s’est emparé de bon nombre d’estaminets, soucieux
d’attirer les devises fortes des Fèrendj. Ce phénomène est porteur de légi-
times et inquiétantes interrogations sur l’avenir de la culture azmari à Addis-
Abeba même. L’urbanisation et la confrontation à des publics de plus en
plus mélangés sinon cosmopolites infléchissent notablement le jeu tradition-
nel des azmari. Les villes sont comme des aimants pour les populations
rurales, azmari compris. Certes, si les concepts de tradition et d’authenticité
sont discutables, il n’en reste pas moins vrai que cette tradition de bardes
persifleurs (fronde, libertinage, entertainment et blues) est en plein affadisse-
ment. Combien de temps encore s’exercera-t-elle sur les marchés ou dans les
gargotes à hydromel du Wollo et de la région de Gondar ?
Mondialisation et vogue de la World Music aidant, les musiques
d’Éthiopie se frayent lentement un chemin au-delà des frontières du pays
– à la grande incrédulité des Éthiopiens en général et des musiciens en
particulier. Alors que, pour l’amateur éthiopien, il n’est de musique qu’à
travers la polyvalence des mots, par-delà toute virtuosité instrumentale
ou vocale, c’est naturellement tout le contraire (mélodies, son, gamme
et beat) qui attire le public étranger. De plus en plus d’artistes non
éthiopiens rendent hommage à ces musiques en reprenant ou en réarran-
geant des thèmes plus universels que ne le croient les Éthiopiens 19.

19. De grands orchestres de jazz (Either / Orchestra de Boston ou ICP Tentet


d’Amsterdam), un émérite quatuor à cordes contemporain (le Kronos Quartet de San
Francisco), le combo free-punk The EX en Hollande, un saxophoniste virtuose (le
Japonais Yasuaki Shimizu) ou une chanteuse pop (Susheela Raman à Londres) – pour ne
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 367

L’éthiocentrisme bouge encore. Si la salutaire résistance à tout ce qui


n’est pas abèsha qui le fonde essentiellement a pu néanmoins donner
naissance durant deux décades prodigieuses à une soul éthiopienne si sin-
gulière et attachante en dépit des emprunts, le chauvinisme d’un autre âge
qui en constitue la part sombre n’en finit pas de tenir les artistes éthio-
piens à l’écart du concert international. L’idée même de s’exporter, pour
un musicien éthiopien, n’attire le plus souvent rien d’autre que scepticis-
me et suspicion. Ou alors il se figure n’être exposé, à l’étranger, qu’au
public particulier de la diaspora.
Écartelés entre « autisme identitaire » et velléités innovatrices, sous-
informés quant aux réalités artistiques et commerciales du marché inter-
national de la musique, les musiciens éthiopiens restent pour le moment
largement à l’écart de ce marché qui, bien qu’encore modeste pour ce qui
concerne leurs musiques, les espère davantage qu’eux-mêmes ne l’ambi-
tionnent.

citer que les plus connus – ont tous rendu hommage, chacun à sa manière et dans son
registre propre, aux musiques d’Éthiopie dont ils reprennent ou développent des thèmes
originaux. De même le réalisateur américain Jim Jarmusch qui, pour son film Broken
Flowers (2005), a largement utilisé la musique de Mulatu Astatqé.
368 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
17

Le fédéralisme ethnique
et la démocratisation depuis 1991

Sarah VAUGHAN

La défaite du Derg et le changement de gouvernement

Aux premières heures du 21 mai 1991, le lieutenant-colonel Menguistou


Haïlé Mariam, président de la République démocratique Populaire
d’Éthiopie, décolla d’Addis-Abeba avec une escorte de sécurité habituelle
pour visiter un camp militaire dans le sud-ouest du pays. En route, son
petit avion se détourna sur Nairobi, d’où le Président s’exila au
Zimbabwe, mettant ainsi fin à 17 ans de gouvernement marxiste militaire
et au régime du Derg. Dans les heures suivant cette journée, une publica-
tion de l’opposition armée du Front Démocratique et Révolutionnaire du
Peuple Éthiopien (FDRPE) proclama que les restes de la plus grande
armée africaine s’étaient évaporés comme neige au soleil.
Le Premier Ministre de l’époque était parti pour Londres pour des
pourparlers négociés par les États-Unis entre le gouvernement marxiste et
les principaux groupes rebelles. Les discussions étaient prévues pour le
27 mai. Mais à ce moment-là, les forces rebelles avaient déjà pris
Asmara, la capitale érythréenne, et avaient encerclé l’aéroport d’Addis-
Abeba, ce qui empêcha la rencontre d’avoir lieu. Le 28 mai, les troupes et
chars rebelles déferlèrent sur la capitale sans défense.
Six semaines plus tard les représentants de 27 organisations et
groupes politiques éthiopiens se rencontrèrent à l’Africa Hall de
l’OUA sous la houlette d’observateurs de quinze pays et d’un éventail
d’institutions internationales. Ils se rencontrèrent pour adopter une
charte de gouvernement qui, après avoir accepté la sécession de facto
370 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

de l’Érythrée1, transformera le reste du pays à travers les deux plus spec-


taculaires réformes de la future période de transition.
La première de ces réformes fut celle du système politique éthiopien à
travers une série d’institutions libérales clairement conçues pour créer un
législatif élu, représentatif et pluraliste, une justice indépendante et un
exécutif responsable, à côté d’une économie largement libéralisée et pri-
vatisée. Le régime de parti unique autoritaire demeurait toutefois dans les
esprits quand les parties se rencontrèrent pour décider de l’avenir même
si le besoin d’une transformation économique et politique était clair pour
tous. Au début des années 1990, le climat politique conditionné par l’aide
internationale, l’effondrement du bloc soviétique et l’état alarmant de
l’économie démontraient que cette nouvelle forme de démocratie libérale
était devenue la seule option possible.
Le second domaine des réformes envisagées par la charte était moins
évident. Il impliquait le redécoupage des frontières politiques et admi-
nistratives, afin de morceler l’empire en une série d’unités fédérées
constituées à partir de groupes par essence ethniques ou linguistiques,
considérés comme des « nations », des « nationalités » et des « peuples »2.
L’Éthiopie reconnaît plus de soixante-dix groupes linguistiques de tailles
extrêmement différentes, cette hétérogénéité étant plus particulièrement
présente dans le sud-ouest du pays. La charte attribua de larges droits
d’autodétermination à tous ces groupes, c’est-à-dire les droits de préser-
ver, promouvoir, développer et utiliser leur propre culture, leur histoire
et leur langue ; le droit de gérer leurs affaires sur leurs propres territoires ;
celui de participer équitablement au gouvernement central, et même
celui de faire sécession s’ils sentaient que leurs droits étaient déniés ou
abrogés.
Ces principes fondaient à la fois la période de transition du gouverne-
ment et l’établissement en 1995 de la République Démocratique Fédérale
d’Éthiopie (RDFE). La Constitution de la RDFE, ratifiée en décembre
1994, prit effet après les élections fédérales de 1995. Elle formalisa la
division du pays en neuf États régionaux fédérés « délimités sur la base
des structures d’habitation, d’identité, de langage et sur l’assentiment des
populations concernées » (art 46 et 47). Les groupes en question étaient

1. Comme conséquence de la défaite du Derg le Front Populaire de Libération Éry-


thréen (FPLE) était capable de faire pression pour la sécession de facto en 1991 et de
transformer cette sécession en indépendance de jure lors du référendum de 1993. À ce
propos, voir le chapitre de Gérard Prunier dans le présent ouvrage.
2. Cette phraséologie était directement issue de la pensée stalinienne et soviétique sur
l’autodétermination qui dominait encore à l’époque la pensée de la génération des intel-
lectuels révolutionnaires à laquelle appartenaient les cadres de l’EPRDF (voir sur ce sujet
le chapitre de Bahru Zewde dans le présent ouvrage). En pratique, il ne reste que peu ou
pas de différences entre ces trois catégories dans l’Éthiopie actuelle.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 371

ceux qui « partagent dans une large mesure une culture commune, ou des
coutumes similaires, une mutuelle compréhension de la langue, une
croyance en une identité commune ou apparentée et qui habitent un
même territoire continu » (art 39). Les neufs États (Tigray, Afar, Amhara,
Oromiya, Somali, Bani Shangul-Gumuz, Nations et Peuples du Sud
(NPS), Gambella et Harar) étaient très inégaux au niveau de tous les indi-
cateurs sociaux, avec de grandes différences dans la taille des popula-
tions, dans le profil et la distribution démographique, dans les indices de
développement et les ressources. Les Nations et Peuples du Sud consti-
tuaient une sorte de « fédération dans la fédération » car elle-même
constituée de vingt-et-une unités administratives ethniques reconnues
(13 zones et 8 « worédas spéciaux ») englobant 56 groupes ethniques
reconnus. Deux grandes municipalités (la capitale fédérale Addis-Abeba
et Diré-Dawa dans l’est éthiopien) étaient administrées séparément par le
gouvernement fédéral.
En conséquence de ces accords, tant la constitution que l’ordre légal,
administratif, politique et économique sont, dans l’Éthiopie contemporaine,
fondés sur l’ethnicité et les identités collectives. Ce système qui se réfère
à un fédéralisme ethnique est tout à fait inhabituel et il a fait l’objet
d’intenses controverses tant au niveau national qu’international. En 1991,
par exemple les réformes se démarquaient complètement des tendances
intégrationnistes des États en construction dans d’autres parties de
l’Afrique et tant en Érythrée qu’en Afrique du Sud, les gouvernements
exprimèrent publiquement leur inquiétude devant l’expérience éthiopienne.
Étant donné la désintégration de l’ancienne Yougoslavie, ainsi que
l’effondrement et la fragmentation de la Somalie voisine, beaucoup
considéraient qu’un processus basé sur l’ethnicité était inexplicable, irres-
ponsable et dangereux. Mais les nouveaux leaders éthiopiens ont justifié
leur initiative radicale comme étant une tentative pour résoudre des pro-
blèmes légués par le passé.

Un programme de réformes pour en finir avec le passé ?

Le nouveau Gouvernement de Transition d’Éthiopie (GTE), mené par


le FDRPE, hérita d’un État autoritaire et centralisé, ainsi que des ruines
d’une économie centralisée. Issu des guerres civiles qui pendant plusieurs
décennies ont submergé une grande partie du nord de l’Éthiopie et de
l’Érythrée en même temps que de vastes régions de la Corne de l’Afrique,
le FDRPE était arrivé au pouvoir par les armes. Le conflit dévastateur
s’était concentré sur la conquête de l’État étant donné que ce dernier
372 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

exerçait un monopole quasi total sur la prise de décision et sur l’accès à


toutes les ressources3. Le conflit avait engendré d’importants mouvements
de réfugiés et de personnes déplacées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de
l’Éthiopie et avait conduit des centaines de milliers d’hommes à servir
dans les armées qui s’étaient affrontées.
Le nouveau gouvernement s’était alors publiquement engagé à trois
séries de réformes fondamentales : une libéralisation de l’économie pour
l’harmoniser au contexte international du néo-libéralisme ; la décentralisation
de l’État, avec l’introduction du fédéralisme ethnique ; et la démocratisa-
tion de la politique en introduisant un système électoral pluripartiste. Le
développement socio-économique, la décentralisation et la démocratisation,
toutes ces mesures étaient considérées comme des moyens de résoudre le
conflit et d’en finir avec ses causes profondes. Le FDRPE avait identifié
l’extrême centralisation du pouvoir étatique et sa concentration « ethno-
cratique » entre les mains de l’élite amhara au détriment des autres popula-
tions du pays appauvries, oppressées et exploitées, comme étant la princi-
pale cause de la guerre, de la famine et du sous-développement de
l’Éthiopie contemporaine. Aussi la solution qui était proposée était
l’organisation ethnique de ces populations c’est-à-dire un plus grand
accès à la prise de décision et au contrôle des ressources, la démocratisa-
tion des relations entre les populations et l’encouragement de leurs capa-
cités de développement socio-économique.
Il a largement été reproché au FDRPE d’avoir été responsable de
l’introduction de l’ethnicité dans la politique éthiopienne, en inaugurant
le fédéralisme ethnique. En fait, cette politisation avait précédé l’organi-
sation et sa venue au pouvoir. L’expansion de l’administration abyssine
au XIXe siècle avait été relativement homogène au niveau ethnique et, en
formant un Empire semi-moderne, avait bouleversé l’hétérogénéité des
groupes ethniques en imposant une classe dominante amhara ou de locu-
tion amhara qui exerçait un quasi-monopole sur les privilèges écono-
miques et le statut social, qui contrôlait le pays, exploitait la production,
et excluait la majorité du peuple du gouvernement. Cette élite se définis-
sait ethniquement même si elle s’adjoignait ponctuellement le concours
d’autres ethnies et elle pratiquait une forme brutale d’annihilation des
cultures en imposant la langue et la culture amhara et le christianisme
orthodoxe comme des passeports pour l’accès au pouvoir. L’Empire était
fondé sur ce qu’on pourrait appeler « un mélange explosif d’ethnies, de
cultures et de différences de classe4 », ce qui le rendait intrinsèquement

3. Pour une étude plus détaillée de cette situation voir J. Markakis : National and
Class Conflict in the Horn of Africa. Cambridge University Press, 1987 et Resource
Conflict in the Horn of Africa, Londres. Sage.1998.
4. J. Markakis : Ethiopia : Anatomy of a Traditional Polity, Oxford University Press, 1974.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 373

instable. Dans une optique de stabilité, l’administration impériale d’Haïlé


Sélassié avait été centralisée, bureaucratisée et militarisée. Néanmoins,
jusqu’à la chute de l’empereur en 1974 l’armée avait dû régulièrement
réprimer des soulèvements régionaux dans les provinces du Balé, du
Gojjam, de l’Ogaden, du Sidamo et du Tigray.
C’est à ce moment-là que l’ethnicité devint politisée de manière irré-
versible. En outre la grande expansion du système scolaire sous le Derg
fit prendre conscience aux élites de la diversité ethnique en Éthiopie. À la
différence de son prédécesseur impérial, le gouvernement militaire pro-
mut l’émancipation culturelle des ethnies, créa un Institut des
Nationalités Éthiopiennes et introduisit une campagne d’alphabétisation
dans les principales langues locales. Mais il refusa cependant d’accorder
des droits politiques aux différents groupes ethniques éthiopiens et la cen-
tralisation fut renforcée avec une brutalité croissante. Le résultat de cette
politique contradictoire fut d’encourager le développement d’une opposi-
tion ethno-nationaliste tant en Érythrée avec le FPLE qu’en Éthiopie
même avec la coalition FDRPE et FLO5, et qui finirent par mettre fin au
régime en 1991. À cette époque, nombre de mouvements ethno-nationa-
listes plus petits opéraient parmi les Afars, les Somalis, les Sidamas, les
Anuaks et d’autres populations, et comptaient tous parmi les opposants au
Derg. L’ethnie n’a donc pas été introduite dans la politique éthiopienne
par le FDRPE, même si le système du fédéralisme ethnique a sans aucun
doute rendu l’identité ethnique plus pertinente dans la vie politique, d’une
manière nouvelle et différente. Ses conséquences allaient être complexes,
qu’on les interprète positivement ou négativement.
Il est intéressant de noter que l’opposition à l’accord fédéral tel qu’il a
été appliqué depuis 1991, est venue des deux extrémités les plus éloignées
du champ politique national. D’un côté, les nationalistes panéthiopiens,
pour la plupart réticents à l’indépendance de l’Érythrée, s’opposèrent à ce
qu’ils considéraient comme le démembrement ou la fragmentation du
pays par le fédéralisme. Comme en outre la prise de décision au sein du
FDRPE mettait plus l’accent sur les communautés paysannes, une inquié-
tude apparut parmi les groupes urbains éduqués et trans-ethniques qui
voyaient leurs intérêts marginalisés. Un certain nombre d’organisations
politiques représentant ces électeurs se regroupèrent sous la houlette du
Parti Éthiopien de la Démocratie (PED), qui occupa le devant de la scène
lors des élections de 2000. A l’opposé des ces tendances panéthiopiennes,
un nombre croissant de leaders ethno-nationalistes, issus des différentes
communautés et qui avaient soutenu avec enthousiasme l’introduction du
fédéralisme en 1991, reprochèrent alors aux concessions accordées de
n’être en pratique que superficielles, le vrai pouvoir demeurant étroite-

5. Front de Libération Oromo


374 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

ment contrôlé par le centre. Ces groupes comprenaient le NPS, particuliè-


rement actif dans les régions Hadiya et Kambatta, et le petit Congrès
National Oromo (CNO).
Ces deux pôles de contestation avaient leurs homologues dans la
diaspora qui agissaient en dehors du cadre électoral légal du pays, certains
recommandant la poursuite d’une lutte armée. Ce sont le Parti
Révolutionnaire du Peuple Éthiopien (PRPE), et des fronts de libération
ethno-nationalistes Oromo (FLO), Sidama (MSL) et de l’Ogaden (FLNO),
qui dataient tous des années 1970 lorsqu’ils avaient combattu le Derg.

Dynamiques de la période de transition (1991-1995)

La législation mettant en place les principes fondamentaux de la


réforme, c’est-à-dire la démocratisation et la décentralisation fédérale, fut
la première tâche du gouvernement.
Les sièges attribués au nouveau corps législatif, nommé Conseil des
Représentants du Gouvernement de Transition, reflétaient l’équilibre
politique du pouvoir de l’époque, avec une tentative de représentation
ethnique globale. Aux côtés des représentants de mouvements ethniques
de libération opposés à l’ancien régime, d’un tas de partis politiques nou-
vellement fondés qui représentaient de petits groupes ethniques, et de plu-
sieurs groupes panéthiopiens nouveaux ou anciens, les partis membres du
FDRPE conservaient une majorité considérable. Le Parlement élit le
Président du FDRPE Meles Zenawi comme chef du gouvernement et rati-
fia un choix de ministres reflétant le poids relatif des influences parmi les
organisations politiques représentées. Le FDRPE prit les postes clés
(Premier Ministre, Défense, Sécurité, Affaires Étrangères), le FLO se
voyant offrir des ministères moins importants mais néanmoins significa-
tifs comme l’Information et l’Agriculture. Les postes restants furent dis-
tribués aux représentants des autres groupes plus petits.
Une Commission des Frontières, composée de représentants des divers
partis, fut chargée d’imaginer une « carte ethnique » qui délimiterait les
nouvelles unités politiques selon la proclamation qui les avait établis en
janvier 1992. L’implication visible de partis autres que le FDRPE fut parti-
culièrement importante dans l’élaboration de cette nouvelle carte ethnique
dans la mesure où tant le projet lui-même que le contenu des décisions en
découlant étaient controversés. Cette implication multipartite dans les négo-
ciations ethniques fut habile car quels que soient les griefs ultérieurs de
l’opposition, celle-ci n’était pas restée étrangère au processus de fondation
de la fédération. Outre son importance dans l’implication de divers acteurs,
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 375

l’éventail ouvert des participants fut à l’origine de dynamiques utiles qui


poussaient au compromis et permettaient une prise de décision rapide.
Tous s’attendaient à ce que le FLO présente de fortes revendications et
à ce qu’un large territoire litigieux soit inclus dans l’Oromiya. Mais une
telle évolution fut contrariée par un éventail de représentants des autres
groupes ethniques. L’équilibre des participants issus de différentes pro-
vinces ethniques (chacun d’eux était encouragé à penser qu’il était en
train de se battre pour maximiser le territoire qui formerait plus tard son
propre fief) a effectivement bridé les requêtes les plus ambitieuses des
acteurs puissants, quoiqu’en développant et diffusant la discorde dans le
groupe. Quand par exemple les représentants Oromo revendiquèrent la
partie du Wollo parlant amharique comme faisant historiquement partie
du pays Oromo, un membre de la commission du Sud répliqua que beau-
coup d’Oromo de l’Arsi et du Balé pourraient alors être assimilés à de
vrais Hadiya ou Sidama, ce qui apporta un abandon symétrique des deux
propositions. Cet équilibre accorda également un sentiment de légitimité
et de transparence au résultat. Et finalement l’implication d’un éventail
d’acteurs représentant la plupart du pays a masqué le paradoxe d’avoir
accordé dans une partie du pays l’autodétermination à des communautés
qui n’avaient rien demandé et n’avaient jamais combattu pour l’obtenir.
En pratique, c’était l’usage de la langue qui était l’unique critère appli-
qué par la Commission pour l’élaboration de la carte. Elle était considérée
comme un indicateur plus visible et concluant que par exemple les précé-
dents historiques pour définir des frontières ethniques. La Commission du
GTE dédaignait les griefs basés sur l’histoire, craignant qu’ils ne soient
sources de conflits et préférait s’intéresser aux données démographiques
vérifiables et actuelles. Même si ce n’était pas si simple. La Commission
s’était beaucoup inspirée du travail de l’Institut d’Études des Nations
Éthiopiennes du Derg. Cette dernière établit que, dans les années 1980, sur
les 580 Worédas (district) du pays, seule une trentaine étaient alors mono-
lingues et il était parvenu à la conclusion que la langue n’était pas une
base appropriée pour la division administrative. La commission fit alors
un travail préparatoire afin de résoudre les principaux différends, mais pu
seulement établir les contours des régions et laissa à ces dernières le soin
de définir leurs propres frontières internes. Les problèmes survenant le
long des frontières régionales seraient réglés à une date ultérieure en dis-
cutant avec les kébélés (conseils des unités locales) appropriés et en enre-
gistrant la préférence majoritaire de chacun. Un avant-projet de carte appa-
rut à la fin de 1991, sans qu’il s’agisse pour autant d’une carte officielle.
Les questions complexes furent remises à plus tard (comme dans le cas de
Diré-Dawa), éludées ou mises à part pour des négociations spécifiques
avec les parties intéressées (comme dans le cas de Harar). À ces excep-
tions près l’essentiel du travail fut fini en quelques mois.
376 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Il y avait une volonté politique claire justifiant une telle précipitation.


Tous les partis recherchaient la stabilité, le moins de controverses pos-
sible et une délimitation rapide et apaisée des territoires des gouverne-
ments locaux, que chacun pourrait alors chercher à contrôler. Mais cette
hâte allait faire que les périodes ultérieures d’ajustements associés à ces
frontières allaient causer des querelles, des débats, des conflits violents
qui continueraient à êtres douloureux. Si les groupes ethniques sélection-
nent parmi les précédents historiques les éléments grâce auxquels ils vont
catégoriser et étiqueter leurs identités et délimiter leurs territoires, les
révisions administratives précipitées de 1991 auront donc contribué à
compliquer le processus.
Un Bureau National des Élections fut créé en 1991, la législation fut
mise en place pour la tenue des élections fédérales, régionales (kilil) et de
districts (worédas). Les premières élections eurent donc lieu en juin 1992.
Une commission constitutionnelle fut nommée afin de préparer une série
de propositions pour les discussions populaires et pour un débat ultérieur
et une ratification par une assemblée constituante ; cette dernière fut fina-
lement élue en 1994.
Pendant ce temps, de nouvelles commissions avaient été créées afin de
négocier la division des ressources et des responsabilités avec le
Gouvernement Provisoire d’Érythrée nouvellement créé ; pour réussir la
démobilisation de l’armée de l’ancien régime de même que les volon-
taires et les vétérans invalides du FDRPE ; et pour organiser le rapatrie-
ment et la relocalisation des déplacés et réfugiés que compliquaient le
conflit soudanais et l’agitation perpétuelle de la Somalie. Les politiques et
la stratégie de sécurité alimentaire furent révisées avec la création d’un
nouveau réseau de réserves d’urgence de grains et la privatisation des
transports. Les programmes, conçus pour consolider l’indépendance et
l’efficacité du système judiciaire, pour former la police à des méthodes
appropriées au nouveau contexte démocratique et pour poursuivre les
membres de l’ancien régime suspectés de crimes contre l’humanité,
furent tous annoncés comme étant des tentatives de mettre fin à une cul-
ture d’impunité et furent encouragés par la communauté internationale.
Au début de la période de transition, les observateurs étaient à la fois
satisfaits par la nature démocratico-libérale des réformes politiques et
étonnés de la manière dont elles étaient appliquées par la coalition gou-
vernementale. Les membres éduqués issus de la classe moyenne des
groupes ethniques, surtout parmi les originaires du sud, avaient été
encouragés à former leurs propres partis et à occuper des postes supé-
rieurs du GTE. On parlait de la « magnanimité du FDRPE » qui, en dépit
de sa victoire militaire décisive les avait, du moins en apparence, engagés
à partager le pouvoir. Beaucoup considéraient la coalition comme une
opportunité. Ils supposaient d’ailleurs qu’il leur serait offert un rôle per-
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 377

manent dans le cercle du pouvoir, en tant que représentants d’électeurs


ruraux, parmi lesquels ils avaient organisé la mobilisation du soutien poli-
tique ou établi l’infrastructure organisationnelle du parti. Ils assimilaient
le FDRPE à un parti du nord (basé dans l’Amhara et le Tigray, et seule-
ment quelques parties de l’Oromiya) et se voyaient eux-mêmes comme
ayant un rôle complémentaire dans le sud et les périphéries.
Ce fut seulement lors de la course électorale dans les premiers kilils
(régions) et worédas (districts) au cours de l’année 1992 que l’étendue du
malentendu devint évidente au niveau national. Malgré la vive opposition
du FLO, il fut accepté en juillet 1991 que les forces du FDRPE assureraient
le rôle d’armée nationale pendant la durée du mandat du GTE. Durant l’été
1991, ces forces se déployèrent à travers le sud du pays dans des lieux où
auparavant elles ne faisaient pas d’opérations. Elles étaient souvent menées
par de petits nombres de combattants originaires du sud, spécialement
entraînés, qui avaient été faits prisonniers par le FDRPE lorsqu’ils étaient
soldats du Derg dans les années 1980 et qui avaient rejoint ses rangs ulté-
rieurement. Ils créèrent rapidement une myriade de commissions « de paix
et stabilité » dans lesquelles des personnes locales étaient recrutées sur la
base du respect et du consentement dont ils semblaient jouir dans leurs
communautés. Ceux qui avaient été membres du Parti des Travailleurs de
l’ancien régime étaient exclus de la nouvelle administration et une cam-
pagne, pour traquer et arrêter les cadres supérieurs suspectés d’avoir été
impliqués dans la Terreur Rouge et dans les crimes de guerres, se déploya.
Plusieurs milliers de personnes furent ainsi détenues.
Avec la tâche urgente de sécuriser le pays, largement achevée dès août
1991, le FDRPE continua à étendre sa mobilisation, encourageant ceux
qui l’avaient reconnu et incitant les autres à joindre le parti ainsi qu’à
créer des groupes locaux du Front dans chaque territoire ethnique. Ces
partis, fréquemment appelés Organisations Démocratiques du Peuple
(ODP), issus de l’acronyme stéréotypé qui étiquetait chaque nom d’ethnie,
voulaient mobiliser, représenter, et après l’élection, éventuellement admi-
nistrer leurs propres communautés ethniques sous le fédéralisme. Des
milliers de jeunes recrues passèrent par le centre de formation politique
du FDRPE, le Tatek, en 1991 et 1992, la plupart venant de l’Oromiya, du
NPS et de quelques périphéries pastorales. Les professeurs d’écoles
primaires étaient les cibles du recrutement, car ils jouissaient d’une com-
binaison idéale de grande proximité avec les populations rurales, d’un
certain niveau de respect en raison de leur statut d’éduqués, et de la
même ambition à accéder à des postes bénéficiant de meilleures rémuné-
rations et conditions de travail.
Quand ces activités du FDRPE commencèrent à se heurter à des cam-
pagnes rivales, la tension monta. Les premiers exemples se trouvèrent en
Oromiya, où le FLO et d’autres groupes oromo de l’opposition, consti-
378 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tuaient des concurrents coriaces et déterminés. Le FLO entretenait des


souvenirs amers de sa collaboration militaire et politique avec le FPLT au
début des années 1980 et il était exaspéré par l’établissement du FDRPE
de sa propre organisation Oromo en 1989/1990. De violents heurts entre
les forces armées des deux mouvements s’intensifièrent quand approcha
le premier tour des élections de mai 1992. Finalement à la veille du scru-
tin, le FLO se retira du Gouvernement en invoquant l’impossibilité à tra-
vailler avec le FDRPE et il décida d’en revenir à l’opposition armée. La
guerre civile menaça de submerger le pays pendant plusieurs jours, mais
ne se matérialisa finalement pas. Après quelques semaines, la menace
militaire du FLO fut défaite et 30 000 de ses combattants furent internés
dans des camps de rééducation.
Alors que les alliés indépendants du FDRPE commençaient à réfléchir
à leur situation les élections eurent lieu, les nouveaux ODP furent balayées
du pouvoir et le FDRPE se retrouva en pleine possession du gouvernement
local à travers les quatre États régionaux clés qu’étaient l’Amhara,
l’Oromiya, le NPS et le Tigray. Réalisant qu’avec les élections fédérales
leur influence et leurs positions disparaîtraient, les autres alliés du FDRPE
commencèrent à se plaindre d’un terrain biaisé et plusieurs se retirèrent du
gouvernement de coalition. Certains rejoignirent les forces d’opposition
basées dans la diaspora qui avaient été exclues depuis le début. Ces der-
niers appelèrent à un mouvement de réconciliation nationale qui démarre-
rait de nouveau le processus de constitution de l’État, incorporant alors le
nombre croissant d’acteurs qui, maintenant, agissaient en dehors du cadre
légal. De telles initiatives pour saper la légitimité du processus de
réformes étaient regardées avec horreur par le FDRPE. Les alliés du GTE
proposèrent d’expulser du Parlement et d’emprisonner les membres des
partis impliqués dans des négociations illégales avec les opposants. Les
positions se radicalisèrent. Les partis d’opposition restants étaient partagés
entre tout risquer en se retirant des élections de 1994 et 1995 ou prêter un
vernis de légitimité pluripartiste à celles-ci en continuant à participer à un
processus qu’ils considéraient désormais comme vicié.
Alors que le pluralisme du GTE se dissolvait, les observateurs s’inter-
rogeaient sur la capacité du FDRPE de travailler avec une coalition
d’autres partis politiques. À la fin de la période de transition, le GTE ne
semblait plus être le magnanime agent de partage du pouvoir que certains
avaient envisagé. En attendant il avait bien servi nombre de projets du
parti au pouvoir. Tout d’abord il avait obtenu le soutien des représentants
d’acteurs politiques très divers à la structure étatique controversée du
fédéralisme ethnique. Deuxièmement, le GTE avait permis au FDRPE de
bénéficier d’une période de grâce durant laquelle le nouvel accord pou-
vait être exposé à toutes les vues (et spécialement celles de la communauté
internationale), car marquant une nette rupture idéologique avec le passé
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 379

car il introduisait le pluralisme, le multipartisme et, en apparence, la


démocratie libérale. Finalement le GTE gratifia le FDRPE d’une bouffée
d’oxygène essentielle qui permit d’établir et de mettre en œuvre une
infrastructure pour la mobilisation politique dans les territoires straté-
giques du sud du pays où il n’avait pas opéré auparavant. En conséquence,
cette période de transition avec l’acceptation et même, aux débuts,
l’assentiment de beaucoup de gens extérieurs au parti et avec un recours à
la violence relativement limité, réalisa la formule qui devait s’établir dans
la décennie suivante : des hautes terres centrales administrées par les partis
du FDRPE, et des basses terres périphériques administrées par les asso-
ciés ou affiliés au FDRPE.
L’orientation de la période de transition de 1991 à 1995 illustre les dif-
ficultés de l’évaluation permettant de savoir qui gagne quoi dans les
changements des accords politiques en Éthiopie. Au début du GTE, il
semblait à la plupart des observateurs et participants que beaucoup de
petits partis ethniques et de mouvements de libération qui devenaient des
partenaires du gouvernement avaient énormément gagné. Cependant, à la
fin de la période, il apparut clairement que c’était le parti au pouvoir, le
FDRPE, qui avait profité de la collaboration légitimante de ces autres
groupes dans sa reconstruction de l’État.

Ethnie, idéologie et mobilisation politique

Le FDRPE était né en 1989 à partir du FLPT, du Mouvement


Démocratique du Peuple Éthiopien (MDPE), devenu ensuite le
Mouvement Amhara National Démocratique (MAND), rejoints plus tard
par l’Organisation Démocratique du Peuple Oromo (ODPO) et le Front
Démocratique des Peuples Éthiopiens du Sud (FDPES), un front lui-
même composé de plusieurs partis ethniques. Le FDRPE est dirigé par un
bureau politique de vingt membres, cinq issus de chaque organisation. Le
corps central de chaque parti est constitué par un congrès périodique tan-
dis qu’une commission centrale, un bureau politique, une présidence et
les députés assument les activités régulières. Durant leurs combats contre
le Derg, le FLPT et le MAND (alors le MPDE) dirigeaient des organisa-
tions de masse de paysans, de femmes et de jeunes, agissant à l’intérieur
de ces fronts les plus larges possible par le biais de partis marxistes-
léninistes, visant à mettre en œuvre un programmes socialiste maximum.
L’ODPO et le FDPES furent créés plus tard, à partir des prisonniers de
guerre capturés dans le nord et des membres non Amharas du MDPE. Ils
restèrent plus faibles que leurs grands frères du nord. La création de
380 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

l’ODPO en 1990, un an après le FDRPE, fut accueillie froidement par le


FLO qui s’était toujours considéré comme le dépositaire principal du sen-
timent nationaliste oromo. Le territoire vaste et varié des locuteurs de
l’Oromiffa6 a longtemps posé des problèmes d’unité pour les organisa-
tions nationalistes oromo de toutes tendances, et l’ODPO n’était pas non
plus à l’abri de divisions régionales. Les problèmes de l’ODPO étaient
plus complexes que ceux de n’importe quelle autre branche du FDRPE,
non pas tellement à cause de son échec à promouvoir le sentiment ethno-
nationaliste dont les autres partis étaient imprégnés mais plutôt parce que
l’ODPO était tenu de dénoncer ces sentiments comme étant un « nationa-
lisme étroit » et une preuve de la mauvaise influence du FLO.
Dans ses débuts, la stratégie du FDRPE était de gagner le contrôle
politique direct du cœur du système fédéral éthiopien, c’est-à-dire des
quatre régions clés du Tigray, de l’Amhara, de l’Oromiya et du NPS, plus
Addis-Abeba et Diré-Dawa. Quand les élections eurent lieu, les ODP
furent balayées du pouvoir, et l’opposition fut partagée entre la participa-
tion et le retrait. Le FDRPE adopta alors une stratégie différente envers
les régions périphériques où il encouragea le développement d’organisa-
tions qui devenaient des « alliées », plutôt que des membres du Front. La
préférence politique du FDRPE, pour le centralisme démocratique hérité
de son passé marxiste-léniniste, l’amena à beaucoup hésiter à former des
coalitions avec d’autres partis politiques, à l’exception de ceux qu’ils
considéraient comme incontournables. C’était le cas en ce qui concernait
les sociétés pastorales ou claniques.
L’idéologie du FDRPE est enracinée dans le marxisme-léninisme, et
inclut une forme de démocratie « populaire » et « révolutionnaire » plu-
tôt que libérale, dans laquelle la participation des masses est préférée au
pluralisme « individualiste ». De manière similaire, son engagement dans
l’autodétermination des nationalités comprend l’idée qu’un parti d’avant-
garde peut légitimement accorder d’en haut l’autodétermination à une
communauté, par un processus identifiant et prescrivant le critère eth-
nique objectif définissant le groupe et délimitant ses frontières adminis-
tratives. Le FDRPE n’est jamais apparu comme une organisation prati-
quant à son propre égard le pluralisme et il a été hostile à l’émergence de
systèmes parallèles (c’est-à-dire concurrents) de distribution des res-
sources locales. Un courant majoritaire du FDRPE veut que les diffé-
rences de perspectives et de politiques génèrent une compétition politique
plutôt que le dialogue. Cela a contribué à un paysage politique polarisé,
dans lequel le parti au pouvoir a peu profité des critiques constructives
des autres partis.

6. La langue oromo.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 381

La forme de démocratie révolutionnaire adoptée par le FDRPE, s’ins-


pirait des préceptes maoïstes et marxistes-léninistes, et cherchait à exploi-
ter la participation mobilisée et unifiée ainsi que la volonté des commu-
nautés ethno-nationalistes. Inhérent à l’attachement du FDRPE à l’idée
d’une mobilisation basée sur la nationalité, et à côté de l’idée que c’est
une forme moralement supérieure aux autres est l’idée que « ça marche »,
c’est-à-dire que les gens sont plus réceptifs à une éducation politique et à
un encouragement donnés dans leur propre langue et par les membres de
leur propre groupe.
Ces idées avaient pris forme au Tigray durant la période du Derg, où
depuis 1975 le FPLT avait attisé de concert le sentiment nationaliste tigréen
et la résistance au pouvoir, le tout sur un fond de profond sentiment popu-
laire local d’avoir été victime de la négligence socio-économique et cultu-
relle tout au long du XXe siècle. Antérieurement à la colonisation italienne
de l’Érythrée et au glissement du pouvoir vers le sud avec l’expansion de
l’Empire d’Éthiopie, les territoires du nord parlant tigrigna avaient été le
centre de la politique abyssine, fournissant à la vie politique nationale des
personnages fondamentaux, comme l’empereur Yohannes IV (1872-1889)
ou le Ras Alula. Le souvenir de ce prestige politique perdu et la conscience
des précédents historiques de résistance, comme la rébellion Woyané contre
Haïlé Sélassié, alimenta le soutien au FPLT7. Les Tigréens se servaient de la
langue et de symboles historico-culturels (l’ancienne stèle d’Axoum, par
exemple) pour symboliser leurs engagements locaux. Leur promesse impli-
cite était celle d’un Tigray réhabilité et renforcé avec un gouvernement
autonome dans une Éthiopie démocratisée.
À partir de 1991, ils avaient gagné le large soutien des paysans du
Tigray, en raison de la répression militaire de plus en plus brutale du
Derg. Celle-ci renforçait la désaffection populaire au Tigray et amenait
les prisonniers de guerre de son armée à rejoindre le MDPE-MAND.
Dans les autres régions de l’Éthiopie, la stratégie de mobilisation ethno-
nationaliste du FPLT rencontrait des niveaux de succès très variables car
elle affrontait à la fois les difficultés inhérentes à un tel projet et les obs-
tacles que créaient ses méthodes d’implantation.
Le FDRPE prépara avec soin le glissement de l’organisation vers le
sud, créant dès avant la chute du Derg un caucus de plusieurs centaines
de cadres issus de groupes ethniques méridionaux organisés, mobilisés et
bien formés. Ils furent positionnés avec précaution de manière à rentrer
rapidement dans leurs foyers une fois que les forces du Derg tomberaient,
pour parler aux anciens et aux chefs d’opinion dans leurs propres
groupes. Le besoin urgent du FDRPE était de trouver une manière de

7. Le FPLT prit le nom évocateur de « Woyané » en souvenir de la rébellion de 1943


et ce terme est couramment utilisé pour le dénommer dans l’Éthiopie contemporaine.
382 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

communiquer avec les populations rurales (relativement peu de ses cadres


parlaient l’amharique, langue véhiculaire du sud) pour apaiser leurs incer-
titudes lors du changement de régime et contrecarrer la propagande du
précédent gouvernement, qui avait dépeint le FDRPE en des termes épou-
vantables. Le mouvement voulait se distinguer lui-même du Derg et
convaincre la population locale qu’il n’était pas juste un autre groupe
d’envahisseurs abyssins. Il voulait se présenter lui-même, en initiant une
nouvelle compréhension des populations locales de l’intérieur, comme
une organisation qu’ils pouvaient soutenir en toute sécurité. C’est dans ce
but que les groupes sudistes étaient encouragés, par leurs propres frères
d’ethnie ralliés, à créer leurs propres organisations et à rejoindre ou ren-
forcer les alliances avec le FDRPE, qui leur accordait en apparence un
statut de partenaires égaux.
Cette stratégie commençait par un processus d’élision au sein du parti
et de l’État, sélectionnant simultanément les proto-administrateurs dans le
processus de promulgation de l’idéologie du parti et cherchant à recruter
des membres. Les mêmes personnes étaient ciblées pour ces deux objec-
tifs, et la formation qu’ils recevaient du parti était à la fois politique et
idéologique. De plus, l’expansion à la fois du parti et de l’administration
dans le sud eurent lieu avec une grande rapidité sous la bannière « paix et
stabilité » du GTE. Cela créa ensuite de très gros problèmes lorsque les
représentants d’autres organisations politiques cherchèrent à prendre part
à des élections multipartites.
Le FDRPE reconnut l’existence potentielle de clivages socio-écono-
miques dans les petites villes et les zones rurales, et à partir de la fin des
années 1990, il y eut une très claire distinction d’éducation et de classe entre
les partisans du gouvernement et ceux de l’opposition. Les instituteurs, les
simples employés de la bureaucratie locale et les diplômés du secondaire,
ceux qui, en un mot, avaient tout à gagner à rallier les rangs du parti au pou-
voir, devenaient bien souvent des membres enthousiastes. Pendant ce temps,
ceux qui bénéficiaient déjà d’un statut plus élevé dans les zones rurales
(qu’ils craignaient de perdre) et qui étaient fréquemment moins enthou-
siastes au sujet de l’ascension politique fulgurante de leurs subalternes
étaient surtout les directeurs d’école, les diplômés, les professionnels et ceux
qui possédaient un patrimoine. Ces derniers rejoignaient les rangs de l’oppo-
sition, notamment ceux de la Coalition du Sud. Ce schéma se modifia au
cours de la décennie, lorsque le profil scolaire des membres du FDRPE et
des administrateurs locaux se fut amélioré par les diplômes de l’Université
de la Fonction Publique et par des programmes de formation professionnelle.
Le point central demeurait que ceux qui soutenaient le Parti finissaient géné-
ralement leurs études et obtenaient d’autres avantages grâce à lui tandis que
ceux qui s’opposaient au Parti le faisaient souvent grâce à leurs propres
ressources tant scolaires que professionnelles, sociales et économiques.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 383

La constellation d’ethnies, de langues et de classes a discrètement


opéré, d’une manière beaucoup plus différente dans une grande partie du
sud que dans le Tigray et le nord où le FLTP et le FDRPE avaient fait
leurs premières armes. Cela conditionna les schémas de soutien au parti
au pouvoir. En effet, la politique du gouvernement fédéral donne plus
particulièrement la priorité aux langues maternelles en ce qui concerne
l’éducation et l’administration. Le relatif prestige historique du tigrigna a
maintenu une grande loyauté envers cette langue parmi ses usagers du
nord. Par contre dans le sud multiethnique où les langues indigènes
étaient beaucoup moins parlées, n’étaient souvent pas écrites ni standardi-
sées, ni utilisées pour la publication, et où les locuteurs de l’amharique en
tant que seconde langue étaient beaucoup plus répandus, il y avait un
intérêt soutenu pour ceux qui allaient à l’école d’apprendre voire même
d’adopter l’amharique. Quand le FPLT préconisa la renaissance et l’utili-
sation du tigrigna dans le Tigray, c’était soutenu à la fois par les paysans
enthousiastes de pouvoir accéder dans leur langue aux tribunaux et aux
services gouvernementaux, et par la classe moyenne heureuse de pouvoir
enfin réaffirmer la tradition littéraire locale et de bénéficier d’emplois en
tigrigna.
Dans le sud, l’attitude des classes moyennes à propos de l’adoption
des langues indigènes à l’école et dans l’administration a été beaucoup
plus ambivalente et les calculs à propos de leur relative utilité par rapport
à l’amharique encore plus complexe. Alors que les paysans semblent
avoir été enthousiasmés par l’émancipation fédérale de leur langue, leurs
camarades plus éduqués (et souvent plus mobiles ou urbanisés) ont rapi-
dement vu les embûches potentielles associées à cette mesure et ont réagi
avec indifférence ou suspicion. Beaucoup considèrent l’usage des langues
locales à l’école (et la perte concomitante de l’amharique, la seule lingua
franca possible) comme un risque d’isolement et de restriction de la
mobilité et des opportunités pour la génération future et en fait comme
une preuve de l’éternelle volonté abyssine de diviser pour régner. Avec le
recul flagrant de la capacité de beaucoup d’étudiants à communiquer en
amharique dans plusieurs zones du sud vers la fin de la décennie, même
les paysans les plus enthousiastes en apparence commençaient à s’interro-
ger sur les bénéfices d’éduquer leurs enfants dans les langues indigènes
car ils étaient conscients que cela ne faciliterait en rien leur mobilité
sociale tant locale que nationale.
Les revendications de légitimité des organisations politiques du
FDRPE dans le sud furent de nouveau entachées par la nature superficielle,
hâtive et stéréotypée des interventions que ces partis inexpérimentés
firent dans les différentes localités. Souvent les cadres du parti au pouvoir
échouèrent à convaincre les gens des avantages déterminants d’une mobi-
lisation basée sur l’ethnie précisément parce qu’ils n’agissaient pas
384 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

depuis l’intérieur de la communauté en question. Plus exactement, ils


semblaient utiliser souvent des conceptions préfabriquées de l’identité
ethnique et des dynamiques des relations inter et intra-groupes, dévelop-
pées et importées de l’étranger.
À travers la périphérie pastorale des basses terres, le FDRPE déployait
une stratégie différente pour mobiliser une coopération politique en tra-
vaillant avec les chefs de clans plutôt qu’en essayant d’arriver à une mobi-
lisation populaire directe ou d’installer ses propres cadres. De nombreuses
organisations avaient mené la résistance somalie et afar contre le Derg
durant les années 1980 et leurs dirigeants participèrent un moment au gou-
vernement. Pour commencer, le gouvernement laissa les Somalis se
débrouiller, et plus d’une douzaine de groupes politiques basés sur le clan
ou le lignage émergèrent rapidement, la plupart visant à résister à la domi-
nation du plus grand clan, les Ogaden. Les intérêts des Ogaden étaient
représentés par le Front National de Libération de l’Ogaden (FNLO), éta-
bli depuis longtemps et qui contrôla le gouvernement local dès le premier
tour des élections. Le FNLO continuait de caresser l’idée d’une sécession
de la région, ce qui entraînait à la méfiance du gouvernement central à son
égard. La crainte de la domination des Ogaden avait tendance à nourrir les
petits groupes claniques, relativement plus proches du FDRPE et de son
fédéralisme. Ces petits clans collaborèrent bientôt avec le pouvoir central
pour chasser le FNLO du gouvernement régional. L’équilibre du pouvoir
était instable entre les Ogaden et les autres et servit de toile de fond à tous
les développements politiques de la région dans les années 1990. Les pro-
blèmes de sécurité de ce territoire poreux, grand ouvert et instable,
n’étaient tempérés que par l’intervention éthiopienne. À la fin du GTE, la
politique de création de coalitions du gouvernement central amena la révo-
cation successive de trois présidents de la Région Somalie, aucun d’eux ne
restant en fonction plus de sept mois. Cela divisa le FNLO, dont une
branche retourna à l’opposition armée. Alors que les événements s’apai-
saient en région Afar, les rivalités claniques, la corruption, le détournement
de fonds, ainsi que le manque d’expérience et les capacités administratives
limitées du gouvernement local furent à l’origine de graves difficultés
dans les régions pastorales musulmanes de la frontière.

Le premier gouvernement fédéral (1995-2000)

Le premier gouvernement fédéral arriva au pouvoir dans une vague


d’optimisme. La mauvaise récolte de 1994 fut suivie par trois années de
bonnes moissons, et alimenta la discussion sur l’autosuffisance alimentaire
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 385

durable tandis que l’économie était soutenue par la hausse des prix inter-
nationaux du café. Les gouvernements locaux et régionaux étaient main-
tenant relativement bien établis dans la plupart des régions et jouissaient,
au moins sur le papier, de pouvoirs étendus. Mais leur incapacité à réunir
des revenus fiscaux suffisants les rendait largement dépendants des sub-
ventions du centre. Un grand nombre d’emplois de la fonction publique
avaient été décentralisés ou nouvellement créés dans les régions, ce qui
enthousiasmait les jeunes travailleurs issus des groupes ethniques là où
les administrations locales avaient été créées. Beaucoup profitèrent de
l’expansion spectaculaire de l’emploi local et des opportunités scolaires
lorsque la structure fédérale fut bien établie. Pendant ce temps, la plupart
des fonctionnaires du gouvernement central étaient moins enthousiastes.
En effet, en plus de leurs engagements familiaux dans la capitale, ils
voyaient les opportunités du secteur public se contracter à Addis-Abeba
et beaucoup préférèrent se diriger vers le secteur privé, et les emplois
internationaux et de volontariat qui connaissaient une certaine expansion.
La fonction publique continua, surtout dans la capitale fédérale, à être
affectée par des pertes importantes de personnel qualifié, attiré par les
salaires plus attractifs disponibles dans le secteur privé.
Le nouveau gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux
étaient considérés avec amertume par l’opposition politique qui avait été
totalement manipulé durant la période de transition. Les cadres de nom-
breux partis étaient harcelés ou emprisonnés, ce fut notamment le cas
pour le Président de l’Organisation du Peuple Amhara, qui mourut à sa
libération après une très longue période de détention. Le FLO continua
une guérilla sporadique, revendiquant la responsabilité de plusieurs atten-
tats en 1996. Les efforts diplomatiques incessants pour réconcilier le FLO
et le FDRPE n’avançaient toujours pas lorsqu’une nouvelle génération de
chefs du FLO rejeta le fédéralisme au profit d’un combat pour un État
oromo indépendant. Pendant ce temps, les organisations de défense des
droits de l’homme protestaient contre le grand nombre d’opposants poli-
tique, en particulier oromos, qui se trouvaient en détention tant officielle
que non officielle.
L’opposition venait d’une série d’associations professionnelles
d’enseignants, des syndicats et des journalistes. L’Association
Enseignante Éthiopienne (AEE) s’opposa à la politique gouvernementale
d’encouragement de l’enseignement en langues locales. En réponse, le
gouvernement licencia et mis en détention les principaux membres de
l’AEE, dont son Président qui fut arrêté en 1996 et qui fut condamné à
une peine controversée de 15 ans de prison, réduite plus tard en appel
pour permettre sa libération en mai 2002. Un autre membre dirigeant de
l’AEE fut abattu par la police en mai 1997, provoquant un tollé de protes-
tations. La Conférence des Syndicats Éthiopiens (CSE) était soumise à la
386 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

pression gouvernementale lorsqu’elle critiquait les conséquences des ini-


tiatives de privatisation et de restructuration.
La critique du gouvernement émanait également de la presse privée. De
1974 à 1991, tous les médias de communication éthiopiens avaient été pro-
priété de l’État. Quand un cadre législatif pour la liberté de la presse fut
introduit en 1992, les magazines mensuels et hebdomadaires poussèrent
comme des champignons. De manière ironique, les nouvelles parutions
étaient toutes hostiles au nouveau régime et toutes avaient envie d’en
découdre, créant un climat d’hostilité mutuelle. L’inexpérience, la passion
populaire et la culture d’exclusion politique menèrent à l’exagération et à la
désinformation, ce qui donna un prétexte au gouvernement pour sévir par
des amendes, l’emprisonnement des éditeurs et la fermeture des magazines.
Les chefs d’accusation les plus courants étaient la diffamation, la diffusion
de fausses informations, « l’incitation à la haine raciale » et « l’atteinte à
l’intérêt national ». D’un maximum de 128 publications enregistrées en
1994, seule une petite douzaine avait survécu en 2000, baisse qui reflétait
en partie le niveau de viabilité réelle de la presse hebdomadaire.
Les publications qui ont survécu critiquent le gouvernement avec une
certaine mesure. Toutefois les modalités de la liberté de la presse n’ont
pas été clairement définies en pratique. Beaucoup reprochent à la loi sur
la presse, révisée une nouvelle fois en 2003/2004, de comprendre des
clauses autorisant l’emprisonnement des journalistes pour des délits mal
définis et applicables de manière arbitraire (incluant par exemple la pro-
pagation de fausses accusations contre le gouvernement). Pendant les
années 1990, la plupart des journaux privés ont fait l’objet de poursuites
pour une série de soi-disant délits majeurs et mineurs. Au mieux, cela
asséchait les ressources financières et humaines de la presse privée ; au
pire il en résultait l’emprisonnement et la banqueroute des propriétaires et
des journalistes indépendants.
Sous le premier gouvernement fédéral, il y eut une manœuvre visible
et orchestrée du gouvernement central pour récupérer le contrôle dans
l’organisation politique et administrative de la fédération, sur ce que cer-
tains avaient décrit comme « l’ethnie libre pour tous », notion qui avait
marqué la création de la fédération. Au début des années 1990, des
groupes de toutes tailles avaient été encouragés à s’organiser et à mobili-
ser leurs populations en vue de l’autodétermination. Mais le gouverne-
ment fédéral se rendit alors compte que, pour des raisons d’efficacité bud-
gétaire, cela n’avait aucun sens de consolider la multitude de petits partis
politiques locaux et régionaux qui étaient apparus. En 1997, divers ODP
du FDRPE, qui avaient jusqu’alors proliféré, furent fusionnés et quantité
de zones ethniques non viables furent rassemblées sans plus de cérémo-
nie. L’unification abrupte des territoires de Kafa et de Sheka, ainsi que de
Bench et Majji, tous deux dans le sud-ouest, provoqua un tollé général.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 387

Les plus en colère étaient ceux qui, en ville, avaient perdu emplois, pro-
jets de construction et revenus au profit de leurs voisins et concurrents
ethniques. En outre, une série de revendications concernant la reconnais-
sance du statut indépendant des groupes et sous-groupes ethniques et lin-
guistiques fut également rejetée ou reportée dans les années 1990.
Deux campagnes en faveur de l’indépendance ethnique furent particu-
lièrement énergiques et bien organisées pendant cette période : celle des
Silté et celle du Wolayta. Le groupe Silté, à prédominance musulmane, fit
pression pour obtenir un statut indépendant de leurs voisins Gouragué
relativement plus riches. En dépit de différences linguistiques et reli-
gieuses, les Silté avaient été considérés comme faisant partie intégrante
de l’ethnie gouragué depuis l’époque impériale. La migration régulière et
saisonnière des Gouragué vers la ville alors récemment créée d’Addis-
Abeba commença leur essor commercial et la naissance de leurs réseaux
commerçants dans le pays. Pendant que les précédents régimes prêtaient
peu d’attention aux distinctions entre les groupes collectivement dénom-
més Gouragué, avec le régime fédéraliste les riches commerçants virent
rapidement l’intérêt qu’ils avaient à exagérer de minimes différences eth-
niques pour tenter d’obtenir un statut politico-administratif indépendant
avec les allocations budgétaires et tous les avantages afférents au fait de
posséder son propre sous-groupe. Une conférence de 1997 à Butajira,
durant laquelle le gouvernement chercha maladroitement à étouffer le
problème, échoua à régler la revendication silté. En conséquence, le res-
sentiment général s’intensifia.
Dans le second cas, le Wolayta, ancien royaume historiquement puis-
sant, fit campagne pour avoir son propre territoire indépendant des
groupes environnants (Gamo, Goffa, Daro, et d’autres) avec lesquels il se
trouvait administré depuis la restructuration effectuée par le Derg en
1987. Alors que la religion était au cœur du problème Silté-Gouragué, la
langue et l’histoire furent mises en avant pour le Wolayta, au point que la
différence entre le wolaytigna et les autres langues régionales devint
l’objet d’une violente controverse à la fin des années 1990. L’introduction
de manuels scolaires rédigés dans une sorte de mélange synthétique de
divers dialectes locaux entraîna des autodafés de livres et des manifesta-
tions violentes à Sodo, la capitale du Wolayta en 1998 et 1999. Une
opposition vigoureuse se répandit dans le réseau d’écoles primaires
rurales. Le relatif manque d’investissements, dans la ville de Sodo, surtout
en comparaison avec la capitale du Sidamo Awassa (désormais la capitale
en pleine expansion du NPS), fut une nouvelle source de griefs.
Beaucoup de nationalistes du Wolayta furent emprisonnés et les frustra-
tions grandirent.
Ceux qui craignaient toujours que le fédéralisme ethnique conduise
inévitablement à la balkanisation de l’Empire éthiopien eurent à l’époque
388 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

l’impression que le gouvernement essayait, d’une certaine manière, de


refermer la boîte de Pandore. La politique gouvernementale durant les
cinq premières années du gouvernement de la République fédérale en
revint à des positions nationales intégrationnistes. Malgré la pression
grandissante et certaines violences dans ces quelques cas, le gouverne-
ment refusa d’admettre la perspective de fragmentation. Son influence fut
renforcée lorsque la résurgence du nationalisme panéthiopien suivit le
déclenchement de la guerre avec l’Érythrée en mai 1998.
Quand la guerre éclata, une inquiétude était sensible à propos de la mau-
vaise qualité de l’autorité et de l’instabilité qui en découlait dans les péri-
phéries pastorales de l’État. Quatre États régionaux étaient identifiés
comme combattant l’autonomie fédérale : à l’est les territoires musulmans
et pastoraux afar et somali ; les territoires hétérogènes du Bani Shangul-
Gumuz et celui de Gambella, situés à la frontière occidentale avec le
Soudan. Contrairement à la plupart des hautes terres, aucun de ces terri-
toires n’avait de traditions locales de gouvernement établi, ayant été admi-
nistrés pendant un siècle par les envoyés du pouvoir central. La corruption,
les détournements de fonds et l’instabilité ne firent que s’accroître, dans la
mesure où les nouveaux fonctionnaires, sous-éduqués et inexpérimentés, se
débattaient avec des responsabilités inconnues d’eux et s’affrontaient dans
des rivalités communales ou claniques. En 1997, des équipes de conseillers
fédéraux furent mises en place par le Bureau du Premier Ministre pour
fournir aux soi-disant « États émergents » un soutien professionnel et tech-
nique. Quand il apparut que ce rôle de soutien comprenait l’enquête sur les
fonds donnés aux régions dans les allocations fédérales au budget, et sur le
contrôle des affaires politiques, les tensions s’accentuèrent. L’évolution de
la guerre avec l’Érythrée permit donc à l’emprise du gouvernement fédéral
et des forces armées de se resserrer sur ces régions qui présentaient
d’inquiétants problèmes de sécurité pour les frontières de l’État.
Les relations entre les gouvernements éthiopien et érythréen avaient
semblé cordiales jusqu’en 1997, bien que l’indépendance érythréenne,
acceptée de manière formelle, ait été considérée en pratique avec ressenti-
ment. Cependant, les tensions et les difficultés restaient palpables.
Beaucoup d’Éthiopiens étaient indignés par les taxes qu’ils étaient obli-
gés de payer pour utiliser leur ancien port d’Assab, maintenant partie de
l’Érythrée. Le fait qu’une importante et florissante communauté de com-
merçants érythréens bénéficient de droits de résidence, de travail et
d’investissement en Éthiopie, ce qui n’était pas réciproque de l’autre côté
de la frontière, devint également un sujet de colère. Le gouvernement
érythréen, pendant ce temps, était exaspéré par le fait que l’Éthiopie
insistait pour utiliser des devises dans toutes les transactions entre les
deux pays après la création de la nouvelle monnaie érythréenne, le Nakfa,
qui avait été introduit en 1997. De nouvelles mesures compliquèrent le
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 389

mouvement des biens et des personnes de part et d’autre de la frontière et


les irritations finirent par mener à des échauffourées.
Au milieu des années 1990, l’Érythrée avait déjà été impliquée dans
plusieurs disputes frontalières avec ses voisins djiboutiens et soudanais et
même avec le Yémen à propos des îles Hanish en Mer Rouge. En mai
1998 une petite échauffourée à Badmé, le long de la partie ouest de la
frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée, se transforma rapidement et d’une
manière inattendue en guerre. Après un incident, dans lequel plusieurs
soldats érythréens furent tués, l’Érythrée envoya d’importants renforts, et
occupa des territoires précédemment sous administration éthiopienne,
menaçant d’effectuer de nouvelles avancées et rejetant les appels à se
retirer. L’Éthiopie déclara immédiatement la guerre. L’aviation éthiopienne
attaqua l’aéroport d’Asmara, et l’aviation érythréenne bombarda Adigrat
et Mekelé dans le Tigray, où une école fut touchée. Un cessez-le-feu
aérien fut négocié le mois suivant, mais les autres efforts de médiation
eurent peu de succès. Chacune des deux parties accusait l’autre d’être res-
ponsable du conflit. Les belligérants accumulèrent plus de 300 000
hommes le long de leur frontière commune et achetèrent pour plusieurs
centaines de millions de dollars d’armes en Russie, en Europe de l’Est et
en Chine. En juin 1998, l’Éthiopie entreprit d’expulser 70 000 Érythréens,
une mesure sévèrement critiquée par les organisations internationales de
droits de l’homme. Par la suite, l’Érythrée obligea un même nombre
d’Éthiopiens à quitter le pays. Chaque camp lança également contre
l’adversaire des campagnes de propagande au vitriol.
L’impasse militaire fut brisée en février 1999, quand une offensive
éthiopienne reprit Badmé, malgré une vaine tentative en mars pour
s’emparer de nouveaux territoires à l’est. Deux offensives érythréennes
sur Badmé en mars et juin 1999 furent défaites. Les belligérants avaient
tous les deux subis de lourdes pertes. Pendant ce temps, les deux gouver-
nements essayaient d’élargir le conflit. L’Érythrée fournit armes et assis-
tance aux groupes d’opposition éthiopiens FLO et FNLO, à travers la
Somalie et plus tard par la frontière ouest entre l’Éthiopie et le Soudan,
tandis que l’Éthiopie aidait à former une alliance des mouvements
d’opposition érythréens qui s’établissaient en mars 1999 au Soudan.
Les efforts de médiation continuèrent sans grand succès. L’Éthiopie
continuait à insister sur le retrait érythréen selon le status quo ante bellum
comme préalable à toute négociation tandis que l’Érythrée refusait de se
retirer d’un territoire qu’elle considérait comme le sien. Quand un nou-
veau round de négociations échoua en avril 2000, l’Éthiopie lança une
offensive décisive le mois suivant, alors que le pays se rendait aux urnes
pour élire un second gouvernement fédéral. Les forces éthiopiennes rem-
portèrent une rapide série de victoires, s’emparant à l’ouest d’une zone
érythréenne ravagée et menaçant la capitale érythréenne, Asmara.
390 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Le second gouvernement fédéral (2000-2005)

Le second gouvernement fédéral fut élu au milieu du drame des champs


de batailles et des accusations de fraudes électorales massives marquèrent
les scrutins fédéraux du 14 mai 2000. Le vote fut reporté de plusieurs mois
dans les territoires somali et fut réitéré dans plusieurs circonscriptions élec-
torales du NPS après que des accusations d’irrégularités émanant de
l’opposition, furent retenues par le Bureau Électoral National. Néanmoins,
le FDRPE conserva de manière confortable sa large majorité à la Chambre
basse. Pour les élections à la Chambre de la Fédération, les partis d’opposi-
tion obtinrent quelques succès, en dépit des victoires avec de larges marges
du FDRPE au Tigray, en Oromiya, en Amhara et en NPS. Dans les autres
États régionaux, les partis pro-FDRPE réussirent tous à obtenir la majorité,
bien qu’il ait été fait cas d’irrégularités électorales massives. Les élections
dans les Worédas eurent lieu un an plus tard en 2001. Dans certains cas, les
partis d’opposition réussirent mieux dans les régions bien qu’ils aient été
incapables d’emporter complètement le contrôle des conseils locaux.
Les observateurs du déroulement des élections dans l’Éthiopie rurale
ont exposé, dans de nombreuses études critiques, les obstacles qui persis-
tent, en dépit des clauses libérales-démocratiques de la Constitution et de
la législation applicable. Ils mettent en évidence un fonctionnement du
système politique qui, dans la plupart du pays, rend presque impossible
pour les partis d’opposition d’utiliser efficacement les institutions démo-
cratiques pour concurrencer la prédominance du parti au pouvoir. De
même, ils rapportent que des séries de mesures désavantagent de manière
générale l’opposition avant et pendant les élections. En effet, on assiste à
la fermeture de leurs bureaux, au harcèlement et à l’arrestation de leurs
candidats, au refus des signatures de soutiens, aux changements de der-
nière minute dans le règlement concernant le nombre de candidats devant
être présentés, à la suspension de candidats faussement déclarés être sous
« enquête policière » et ainsi de suite.
Ces problèmes perturbent tant les élections locales que régionales et
fédérales. Dans les scrutins locaux, le règlement électoral rend la victoire
difficile pour les petits partis d’opposition. Au niveau du Woréda et du
Kebele, par exemple, il est nécessaire de réunir entre 60 et 100 candidats
en règle pour que la participation puisse être considérée comme légale.
En conséquence, les candidats indépendants et les groupes émergents
sont défavorisés. Cela signifie également que les élections locales mettent
davantage l’accent sur le soutien d’un parti que sur le mérite d’individus
représentant les électeurs.
Le système politique éthiopien peut être décrit comme celui d’un parti
dominant, et cette prépondérance a été absolue durant la dernière décennie,
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 391

ce qui soulève une foule d’interrogations quant à la nature de la jeune


démocratie éthiopienne. Par exemple, sur les 547 sièges de la Chambre
des Représentants des Peuples, le FDRPE en détient 482, soit 88 %.
L’opposition demeure extrêmement faible en termes de taille, de capacité
organisationnelle et de ressources tant humaines que matérielles. Il y a
deux différences significatives de programme politique entre le FDRPE et
la plupart de l’opposition : la question du statut de la propriété foncière et
le principe même du fédéralisme ethnique, surtout en ce qui concerne le
droit à la sécession. Alors que la majorité des partis d’opposition souhai-
tent la privatisation de la propriété foncière, il n’y a guère de consensus
sur la question du fédéralisme entre les organisations panéthiopiennes et
celles qui sont basées sur l’ethnicité. Le manque d’accord sur ce point
fondamental a rendu extrêmement difficile pour l’opposition de travailler
en collaboration et de nombreux essais pour établir une coalition des
forces de l’opposition ont échoué depuis 1991.
En dehors de ces problèmes électoraux, les premières années du
second gouvernement fédéral ont été assombries par la guerre éthio-
érythréenne. Des accords ont été signés à Alger en juin et décembre
2000, dont les termes étaient largement favorables à l’Éthiopie. Un
accord de transition préconisait un retour aux positions frontalières anté-
rieures à celles de mai 1998, avec une zone de sécurité démilitarisée de
25 km de profondeur à l’intérieur du territoire érythréen, le déploiement
d’une force de maintien de la paix des Nations-Unies et enfin la délimita-
tion de la frontière. L’accord de paix formel préconisant un arrêt perma-
nent des hostilités, le retour des prisonniers de guerre, la délimitation et la
démarcation d’une frontière commune et la création d’une commission
statuant sur les revendications de compensations, fut remis à plus tard.
En septembre 2000, le Conseil de Sécurité des Nations-Unies approuva
le déploiement de la Mission des Nations-Unies en Éthiopie et Érythrée
(MINUEE) forte de 4 200 hommes, afin de surveiller la Zone Temporaire
de Sécurité (ZTS). La Commission de la Frontière tint sa première
réunion en mai 2001, et publia en avril 2003 ses décisions sur la délimita-
tion. Celles-ci avaient été élaborées à partir de considérations techniques,
sur la base des frontières coloniales et des traités internationaux.
L’Éthiopie gardait Zalambessa et l’Érythrée conservait Tsorona, les autres
territoires en litige furent divisés. Initialement, la décision n’avait pas
précisé de quel côté se trouvait Badmé, le village où avait commencé le
conflit. Cependant il fut bientôt clair que la Commission de la Frontière
plaçait Badmé en Érythrée. Cela posait un problème au gouvernement
éthiopien, déjà critiqué au niveau national pour avoir fait d’importantes
concessions à l’Érythrée. Accepter la perte de Badmé, là où la guerre avait
débuté et pour laquelle des dizaines de milliers de soldats éthiopiens
étaient morts, était politiquement impossible. Le gouvernement éthiopien,
392 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

tout en continuant à déclarer qu’il acceptait les décisions de la


Commission de la Frontière, montra clairement son mécontentement dans
les détails. La Commission de la Frontière était critiquée pour avoir
récompensé l’agression érythréenne de mai 1998 et pour avoir échoué à
produire une solution viable et durable de la dispute frontalière. La situa-
tion reste aujourd’hui encore dans l’impasse, sans aucune évolution dans
les négociations sur la démarcation et l’inquiétude internationale demeure
grande quant au risque d’un retour à la guerre.
Même avant la décision controversée de la Commission de la Frontière
en avril 2002, la décision éthiopienne de coopérer à un processus négocié
au lieu de simplement tirer profit de l’avantage militaire obtenu en mai,
avait catalysé une division au plus haut niveau du FDRPE. En mars 2001,
une fraction dissidente au sein du comité central du FPLT essaya de ral-
lier un large soutien du FDRPE et de l’armée pour un mouvement contre
le Premier Ministre. Le mécontentement sur le traitement des relations
avec l’Érythrée fut le catalyseur de la rupture interne, car il constituait un
véhicule émotif bien tentant pour essayer de recueillir un soutien au béné-
fice de la faction dissidente. La vraie cause de la scission du parti était la
bataille pour le pouvoir entre les leaders des deux groupes dont les inter-
actions quotidiennes n’étaient pas assez proches pour surmonter des
attentes et des buts divergents. Cependant, la faction dissidente fut rapi-
dement battue, ce qui laissa une certaine amertume parmi les partisans du
FPLT au Tigray. Plusieurs des protagonistes de cet affrontement restent
encore en prison sous des inculpations de corruption.
A la suite de cette division, le gouvernement prit rapidement l’initiative
de moderniser, de professionnaliser et de bureaucratiser l’État, mettant un
nouvel accent sur la capacité de construction, l’éducation, et la construc-
tion urbaine. Dans les années 1990, la faible séparation entre le parti et
l’État avait ralenti le processus démocratique, le parti agissant comme un
mécanisme de contrôle et de mobilisation couvrant tous les niveaux.
Cette double structure du pouvoir avait facilité le schisme au sein du
FPLT en 2001 et le gouvernement prit alors l’initiative de contenir les
activités du parti, en ramenant beaucoup d’anciennes activités du parti
sous la compétence de nouveaux et puissants ministères pour le dévelop-
pement rural, les affaires fédérales et l’urbanisme.
Les premiers bénéficiaires du changement furent les ethnies du
Wolayta, Silté et Sheka, qui finirent par obtenir leurs propres unités admi-
nistratives. Mais la résolution des conflits a, dans de nombreux cas,
encouragé de nouvelles revendications. En mars 2002, à nouveau dans les
NPS, un mouvement militaire Sheka Majenga chercha à obtenir de force
son propre territoire et la violence qui s’ensuivit coûta de nombreuses
vies. Une enquête impliqua des administrateurs locaux et la police dans
des représailles meurtrières et nombre d’entre eux furent traînés en justice.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 393

Deux mois plus tard, la dispersion violente d’une manifestation contre les
changements de relations entre la capitale du Sud, Awassa, et la zone
Sidama environnante, entraîna également de nombreux morts.
Depuis 2002, une série de changements connexes fut effectuée dans la
structure gouvernementale des régions, apparemment pour diminuer le
lien entre le financement budgétaire et l’unité administrative définie sur
l’ethnie. Le plus important de ces changements fut une évolution vers un
système de blocs de concessions, selon lequel les budgets des affaires du
gouvernement seraient directement transférés aux worédas. La décentrali-
sation au bénéfice des worédas avait été un objectif clair du gouverne-
ment pendant la plus grande partie de la dernière décennie, mais elle ne
fut introduite de manière abrupte qu’en 2002. Rendre inutile l’implication
des zones ethniques dans la gestion des budgets des gouvernements
locaux peut avoir un impact dramatique. Certains spéculent que la dimi-
nution du rôle et des ressources des zones dans le NPS s’inscrit dans la
volonté d’enlever la carotte budgétaire qui incitait les membres scolarisés
de nombreux groupes ethniques et linguistiques à chercher, pour leur
propre compte, une zone ethnique bien fournie. La réduction du person-
nel qui s’ensuivit, même au niveau régional, a sans doute été interprétée
comme une tentative de réduire le pouvoir des gouvernements régionaux.
Alors que la structure de la fédération reste fondamentalement inchangée,
les accords actuels insistent sur les unités démographiques, plus que sur
celles qui sont définies ethniquement dans l’allocation et le déploiement
des ressources de l’État.
Il demeure dans tout cela un domaine de conflits particulièrement inso-
lubles, c’est le contrôle des territoires où les communautés sont mobiles.
Par conséquent les disputes linguistiques très anciennes entre les éleveurs
somali et afar à propos des droits de pâturage, d’utilisation de l’eau et de
contrôle du territoire sur lequel ils migrent avec leurs troupeaux, est à
l’origine de conflits frontaliers constants entre les deux administrations
régionales. Ce conflit a occasionnellement troublé le trafic menant au port
de Djibouti, attirant en conséquence la colère du gouvernement fédéral. Le
gouvernement fédéral a organisé un référendum en octobre 2004, afin de
résoudre des disputes similaires entre les communautés somalies et oromo
de l’est et leurs gouvernements régionaux respectifs.
À partir de décembre 2003, le gouvernement fédéral a également tour-
né son attention sur le conflit entre les Anuaks, les Nuer et les originaires
du haut plateau vivant sur la frontière ouest dans la région de Gambella.
En 1991, l’association étroite entre les éleveurs nuers et le Front de
Libération du Peuple Soudanais, qui avait été soutenu par le Derg, amena
les Anuaks à bénéficier du changement de gouvernement et à gagner le
contrôle politique de l’État régional, dans lequel ils se proclamaient le
plus grand groupe ethnique. Le recensement de 1994 démontra que les
394 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

chiffres de la population nuer étaient désormais plus importants que les


autres, et des essais maladroits pour revenir à un équilibre du pouvoir
plus équitable paniquèrent les Anuaks. La situation se compliqua à cause
de la présence de nombreux réfugiés issus du conflit soudanais qui étaient
souvent des Nuers et qui campaient sur la terre traditionnellement consi-
dérée par les Anuaks comme la leur. Un facteur supplémentaire était la
meilleure situation économique, d’emploi et d’éducation des habitants
originaires des hautes terres, comparée aux communautés indigènes alen-
tour. À partir de 1993 des séries d’attaques contre les officiels des hautes
terres et contre le gouvernement régional furent revendiquées par des
militants anuaks. Le 13 décembre 2003 une attaque plus importante
déclencha des représailles meurtrières dans la ville de Gambella et
l’implication de l’armée fédérale dans les multiples accrochages qui sui-
virent la répression conduisit des milliers d’Anuaks à s’enfuir au Soudan.
Cet incident montra l’ampleur des tensions intercommunautaires qui
avaient pu se développer sous le vernis de la pratique ethno-fédérale.
Gambella est un exemple particulièrement sombre des écueils de
l’introduction du fédéralisme dans un contexte multiethnique instable,
périphérique et pauvre.

Conclusion

Le fédéralisme et la démocratisation ont été introduits en 1991 pour


reformer un État qui s’était effondré sous les conséquences de trois
décades de guerre civile. À l’exception de la guerre avec l’Érythrée, ces
réformes ont réussi à éviter le retour des conflits qui avaient déchiré ce
grand État dont dépend la stabilité de la Corne de l’Afrique. Cela fait de
l’établissement d’un système fédéral de gouvernement fondé sur la repré-
sentation ethnique un moment clé de l’histoire politique moderne de
l’Éthiopie, pays qui avait toujours eu une longue tradition de gouvernance
centralisée et autoritaire. Cette restructuration de l’État remporta un large
succès au sein des masses de la population éthiopienne appartenant à des
groupes ethniques qui s’étaient vu refuser un plein accès au pouvoir et
aux ressources économiques sous les précédents régimes. Dans le courant
de sa propre formation, le FDRPE avait effectué une petite révolution
sociale. Il avait ouvert le pouvoir étatique et l’accès des ressources à
l’intelligentsia rurale des différents groupes ethniques, une classe qui
n’avait jamais eu beaucoup de perspectives de mobilité sociale et encore
moins d’accès au pouvoir. Dans le recrutement de ses cadres, le FDRPE
se concentra sur la petite bourgeoisie et l’intelligentsia rurale parce
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 395

qu’elles fournissaient des canaux de communication directs avec le pay-


sannat au sein duquel il vivait. Pour ces groupes, le FDRPE offrait une
opportunité de mobilité sociale rapide accompagnée de récompenses éco-
nomiques et d’un peu du goût du pouvoir politique. Ce furent eux les
principaux bénéficiaires du fédéralisme ethnique.
Le gouvernement régional à ses divers niveaux se retrouve dans leurs
mains. Les cadres FDRPE issus de leurs rangs sont des enseignants des
écoles élémentaires ou secondaires, des diplômés mais aussi ceux qui ont
échoué à leurs examens finaux, de petits fonctionnaires, des infirmiers,
des agents agronomes, des secrétaires, c’est-à-dire des gens qui savent
lire et écrire et qui travaillent dans des milieux largement illettrés et qui
n’avaient jamais eu jusqu’alors de perspectives de promotion ou de trans-
ferts. Le FDRPE leur a ouvert tout un paysage politique nouveau pour
profiter de leurs canaux directs de communication avec le paysannat.
À la suite des récentes réformes, la décentralisation s’est surtout appli-
quée aux worédas plutôt qu’aux unités ethniques qui avaient été l’objet de
la décentralisation dans sa première incarnation. Ces changements pour-
raient remédier aux plus gros problèmes associés au fédéralisme ethnique
imposé au sommet, de manière hâtive et sans consultation. L’éclatement
de conflits à des niveaux élémentaires, lorsque les groupes ethniques dans
l’ensemble du pays calculent leurs gains et leurs pertes peut être vu
comme une faille structurelle du système, ou bien comme un corollaire
inévitable de l’ouverture aux ressources autrefois contrôlées par l’État
central à une population plus large. La manière dont ce processus va
fonctionner déterminera la substance d’un schéma fédéral plus fluide et
plus ouvert. Sur le papier la constitution fédérale éthiopienne est l’une
des plus décentralisées qui existe. Mais en pratique la réalité de cette
décentralisation n’a reçu que peu d’application au sein d’un système où
tous les niveaux du gouvernement continuent à être dominés par le FDRPE.
Alors que depuis 1991 l’État s’est ouvert à une variété d’acteurs prove-
nant des différents groupes ethniques, on ne peut pas dire la même chose
pour ce qui concerne l’éventail des options politiques. Il est vrai que pour la
première fois dans son histoire, l’Éthiopie a un système politique qui per-
met une représentation populaire compétitive. Mais cette relative liberté est
sévèrement encadrée par le monopole du pouvoir étatique dont bénéficie le
parti dominant. Le système politique de l’Éthiopie a pu être décrit comme
une « domination monopartiste ». Le modèle de « démocratie populaire »
introduit par le FDRPE en Éthiopie autorise la représentation, mais limite la
compétition et utilise les élections comme des sortes de référendums per-
mettant de valider les politiques du gouvernement. Le FDRPE s’est large-
ment inscrit dans la tradition politique éthiopienne selon laquelle l’État est
dominant dans la sphère publique où il ne tolère pas de rivaux, qu’il s’agisse
de partis politiques, d’associations civiques, ou d’entreprises privées.
18

L’Éthiopie en tant que mythe

Jacques MERCIER

Au nombre des images aujourd’hui les plus communes de l’Éthiopie on


compte celles de berceau de l’humanité, de fier peuple ayant préservé son
indépendance, ou de pays desséché et torride. Elles ont pour référents
Lucy, la bataille d’Adoua, les famines à répétition. En outre les observa-
teurs de la vie religieuse ne manquent pas d’admirer la piété des Éthio-
piens. Or ces images n’ont rien de nouveau. Elles étaient déjà accolées à
l’« Éthiopie » il y a deux mille ans et plus, avec non moins d’assurance. La
langue était alors le grec et il s’agissait d’Aithiopia. Cette Aithiopia n’était
pas l’Éthiopie d’aujourd’hui. Le terme désignait des contrées lointaines
dont la connaissance était plus mythique qu’empirique. Et cela continua au
fil des siècles : le mot Aithiopia passa dans d’autres cultures, d’autres
langues, associant des conceptions mythiques à des référents empiriques
assez flous pour ne pas les contredire, et assez présents pour leur conférer
une réalité. Il fut même introjecté par des populations de la Corne de
l’Afrique il y a fort longtemps, et de l’Amérique plus récemment.
Nous allons brièvement retracer ici l’histoire trimillénaire de cette part
mythique de l’Éthiopie, en nous limitant à la culture gréco-latine, sa
continuation chrétienne latine et les prolongements de celle-ci en
Amérique anglophone.

Les mythes grecs

Pour les Grecs de l’époque archaïque la Terre était un disque. Le fleuve


Océan entourait le monde habité. Les Éthiopiens étaient localisés de part
et d’autre du monde habité, au bord de l’Océan, au levant et au couchant
398 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

du soleil. Et comme le levant et le couchant se déplaçaient au cours de


l’année, on situait les Éthiopiens le long des deux lignes liant les solstices
d’hiver aux solstices d’été, à l’exception toutefois de la partie nord du
couchant. Les habitants de la Colchide, du Pont ou de l’Inde étaient tout
autant éthiopiens que ceux du sud de l’Égypte ou des confins libyens.
Aussi le terme éthiopien s’appliquait-il à des couleurs de peau variées
allant du basané au noir.
Selon Homère, les Éthiopiens, « irréprochables » dans leur piété,
étaient chéris des dieux qui appréciaient l’ampleur de leurs banquets
sacrificiels.
Les confins habités par les Éthiopiens étaient simultanément perçus
comme jouissant d’un perpétuel printemps et comme caniculaires.
Le roi des Éthiopiens s’appelait Memnon, selon Hésiode. Celui-ci
était le fils d’Aurore, sœur du Soleil et de la Lune, fille d’Hypérion. Sur
des amphores du VIe siècle, Memnon est figuré sous les traits d’un héros
achéen tandis que ses guerriers ont une apparence négroïde. Sans doute
était-ce là un ethnocentrisme, mais cette dualité des représentations était
congruente à celle des climats.
Les opinions sont partagées sur les sources de la notion d’aithiops. Le
terme lui-même se compose du mot ops, « visage » et du radical aith- qui
véhicule l’idée de brûler, briller et, métaphoriquement, d’ardeur, d’impé-
tuosité. Certains y voient une pure fabrication de la théorie géographique.
D’autres pensent que le terme a eu originellement un référent empirique
qui serait les Nubiens. Sa théorisation se serait trouvée confortée par la
découverte de populations noires au nord-ouest du Sahara. La proposition
de considérer le terme comme la traduction du nom égyptien d’un peuple
de Nubie – les « Néhésiou au visage brûlé1 » – va dans ce sens. Quoi qu’il
en soit de la préhistoire du terme, les poètes ont valorisé la signification
de brillance, d’ardeur.
À l’époque classique le modèle sphérique de la terre s’imposa. C’en
fut fini des Bienheureux habitant aux deux extrémités du monde. Puis les
conquêtes d’Alexandre, en apportant une meilleure connaissance de
l’Orient, ruinèrent la notion d’Éthiopiens vivant loin en Asie. Les Éthio-
piens furent repositionnés sur la ligne allant du levant d’hiver au couchant
d’hiver. La proximité subtropicale du soleil permit le renouvellement du
mythe. Ici encore deux conceptions opposées virent le jour.
Pour les uns, dont Diodore est le plus illustre, la terre éthiopienne,
étant la plus proche du soleil, avait été la première asséchée et imprégnée
de vie par la chaleur de l’astre. Les Éthiopiens étaient donc les premiers

1. Vandersleyen 1981. Le terme égyptien a toutefois plutôt le sens de « desséché ». Le


sens de « brûlé » n’est que métaphorique.
L’ÉTHIOPIE EN TANT QUE MYTHE 399

humains. Cette théorie aura les rebondissements que l’on sait au


XXe siècle... Autochtones, les Éthiopiens avaient su préserver leur indé-
pendance. Les Égyptiens étaient des colons éthiopiens venus du haut Nil
avec leur écriture et leur savoir.
À l’inverse, d’autres, à la suite de Poseidonios, pensaient que la terre
éthiopienne, soumise à un feu intense, avait engendré des monstres privés
de narines, de langue, de tête, etc.
La civilisation romaine ne modifia pas substantiellement l’image de
l’Éthiopie, la source d’inspiration et d’information restant grecque et
alexandrine.
Au fil des siècles la renommée de l’Inde, initiée par l’expédition
d’Alexandre, crût considérablement. Elle capta plusieurs aspects de
l’Éthiopie. De nombreux territoires, dont Axoum et la rive orientale du
Nil, situées sur la route de l’Inde, furent tenus pour des parties de l’Inde,
tant et si bien qu’un texte attribué à Palladius put indiquer qu’Axoum
était gouvernée par « un roitelet des Indiens ».
Dans ses Éthiopiques, ouvrage rédigé au IVe siècle de notre ère,
Héliodore fait figure d’exception en chantant la richesse, la puissance et
la magnanimité du roi d’une Éthiopie à qui l’Égypte est dite devoir tout.
En sa capitale de Méroé, au cours du triomphe célébrant sa victoire sur
les Perses – en principe au Ve siècle av. J.-C. –, les Axoumites, ses alliés,
lui font un présent de choix en la figure d’un « caméléopard », c’est-à-
dire d’une girafe (10, 27).

Les mythes de la chrétienté latine

L’Éthiopie au plus bas

Les chrétiens, tout en faisant d’un Éthiopien le premier Gentil converti,


continuèrent de vider l’Éthiopie de ses aspects positifs, notamment en
situant le berceau de l’humanité, maintenant appelé Paradis, en Extrême-
Orient. Au Moyen-Âge latin l’Éthiopie ne se distingua plus guère que par
ses monstres : les cartographes avaient coutume de dessiner en vignettes
des silhouettes de monstres sur la bande de terre éthiopienne située entre
le haut Nil coulant d’ouest en est et la rive océanique méridionale.
Dans sa lettre aux Éphésiens Paul avait déclaré à son auditoire que de
ténèbres celui-ci était devenu lumière en se convertissant. En recourant à
l’image commune du teint noir des Éthiopiens, les Pères de l’Église allé-
gorisèrent ces ténèbres dans la figure de l’Éthiopien. Ils s’appuyèrent
aussi sur un obscur verset des Psaumes à consonance prophétique qui
400 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

signifiait littéralement dans sa traduction grecque : « L’Éthiopie précédera


ses mains pour Dieu » (68, 32). Les Éthiopiens devinrent l’image des
Gentils appelés, voire promis à se convertir.
Mais une tout autre symbolique éthiopienne l’emporta. Très tôt dans le
christianisme le Diable avait été décrit comme noir de peau. Sa noirceur
était dite provenir de la perte de sa lumière, et elle s’expliquait plus pro-
saïquement comme la conséquence de son séjour dans les flammes de la
Géhenne. En raison de l’image de l’Éthiopien brûlé par le soleil, le
Diable, dans ses apparitions, revêtit préférentiellement l’aspect d’un
Éthiopien noir.
Il a été suggéré que cette symbolique provenait des Coptes qui
n’avaient fait que christianiser un thème pharaonique. Quand les pha-
raons égyptiens eurent chassé les Nubiens qui les avaient envahis au
VIIe siècle avant notre ère, ils s’étaient en effet employés à donner aux
puissances maléfiques l’aspect de Nubiens noirs2. Et cette noirceur était
passée dans l’ennemi des chrétiens, le Diable.
Au Moyen-Âge latin la couleur éthiopienne, c’est-à-dire le noir, devint
l’image du vice et de l’idolâtrie, d’autant plus facilement que les Éthio-
piens étaient des descendants de Cham le maudit. Cette symbolique avait
une portée anthropologique limitée en l’absence de relations avec
l’ Éthiopie et était, pour l’essentiel, spirituelle. Les prédicateurs exhor-
taient leur auditoire à se défaire de la « couleur éthiopienne » du vice. Les
monstres éthiopiens étaient interprétés comme autant de figures des vices
de l’âme : Ainsi les Blemmyes – des êtres dont la tête est inscrite dans la
poitrine – incarnaient l’hypocrisie.
Peuplée de monstres, réceptacle du vice et de l’idolâtrie, l’Éthiopie
serait devenue le repoussoir du monde latin3 si des circonstances histo-
riques ne l’avaient relancée vers le haut.

Le Prêtre-Jean

Le Prêtre-Jean fit son apparition à la suite de la chute d’Édesse en


1144 : Un évêque latin de Syrie, venu à Rome chercher du secours, rap-
porta que le Prêtre-Jean (presbyter Iohannes), de confession nestorienne
et descendant des Mages, venait de remporter une grande victoire sur les
Perses et avait tenté de venir en aide à l’Église de Jérusalem. N’ayant pu
franchir le Tigre il avait dû rebrousser chemin.

2. Du Bourguet 1969.
3. Les Latins perdirent le contact avec les Byzantins mieux informés sur l’Éthiopie, ne
serait-ce que par les anciens auteurs en langue grecque.
L’ÉTHIOPIE EN TANT QUE MYTHE 401

Vingt ans plus tard était diffusée en Europe la fameuse lettre-manifeste


du Prêtre-Jean. Avec une suffisance provocatrice, celui-ci y proclamait sa
supériorité sur tous les rois de la Terre. Il disait partir en campagne mili-
taire précédé de onze croix gemmées, mais se contenter dans le quotidien
d’une simple croix en bois. Par humilité aussi il portait le titre de prêtre,
alors que patriarches et évêques le servaient à foison. Une de ses pro-
vinces était irriguée de pierres précieuses par un fleuve sorti du Paradis et
les merveilles abondaient sur tout son territoire. Sa magnificence, disait-
il, « domine les trois Indes ».
Engendré par les difficultés des croisades, le Prêtre-Jean fut originelle-
ment un mythe de l’Inde et non de l’Éthiopie, alors image de l’abjection.
Il procura une actualité aux mirabilia de la légende d’Alexandre : au fil
des décennies les scribes ajoutèrent merveille sur merveille au texte de la
lettre.
Pendant près de deux siècles, les latins cherchèrent le Prêtre-Jean en
Asie, jusque chez les Mongols, mais en vain. Finalement au début du
XIVe siècle, sur fond de déception, le Prêtre-Jean fut localisé dans une
« Éthiopie » encore habillée d’oripeaux antiques : « très grand pays et
très chaud (...) beaucoup de monstres (...) beaucoup de pierres
précieuses4. »
Les pèlerins latins, au retour de Terre sainte, rapportèrent que le
Prêtre-Jean avait le pouvoir d’arrêter le cours du Nil. Comme le Moyen-
Nil était localisé en Inde, on put dire que le Prêtre-Jean, vaincu militaire-
ment, s’était retiré sur ses terres occidentales.
Les ambassades envoyées en Occident par les rois éthiopiens au XIVe
et au XVe siècle contribuèrent à donner un visage concret aux sujets du
Prêtre-Jean. C’est au « Prêtre-Jean, empereur des Éthiopiens » que le
pape Eugène IV adressa en 1439 une invitation à envoyer une délégation
au concile de Florence.
La réputation de richesse du Prêtre-Jean fut imputée au roi d’Éthiopie.
Des aventuriers gagnèrent l’Éthiopie à la recherche des pierres précieuses
censées y abonder. Mais jamais au cours de ces deux siècles une informa-
tion substantielle sur le royaume chrétien ne fut diffusée en Occident.
Comme cela arrive souvent, le mythe atteignit un maximum d’intensité
à la veille de son évaporation.
Quand les Portugais s’étaient lancés dans l’aventure de la circumnavi-
gation africaine ils avaient mis en avant leur désir de s’allier avec le
Prêtre-Jean pour prendre à revers les musulmans. Leurs succès leur firent
oublier cette promesse. Toutefois Afonso Albuquerque, second vice-roi
d’Inde, s’attela à sa réalisation. Il se proposait de prendre Aden et, avec le

4. Jourdain Cathala de Sévérac, c. 1323.


402 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

soutien du Prêtre-Jean, Massawa pour enfermer la flotte égyptienne dans


la mer Rouge. Puis, toujours avec l’appui du Prêtre-Jean, il comptait
s’emparer de Jeddah, de Médine et des ossements de Mahomet pour les
troquer contre la Terre sainte. Le Prêtre-Jean, écrivit-il à son suzerain,
avait grand désir de détruire La Mecque, et les musulmans eux-mêmes
prophétisaient que le Prêtre-Jean nourrirait ses chevaux et ses éléphants à
la Kaaba.
Il avait le sentiment que Dieu avait pris en main les affaires de l’Inde
et qu’en faisant apparaître à ses yeux une croix de lumière dans le ciel au-
dessus du pays du Prêtre-Jean, il l’avait invité à aller dans cette voie.
Albuquerque ne parvint pas même à prendre Aden et mourut avant
d’avoir pu lancer une seconde expédition. Quelques années plus tard une
ambassade portugaise débarqua à Massawa et séjourna six ans au royaume
du Prêtre-Jean. La description qu’en donna son chapelain, Francisco
Alvares, infiniment plus éclairante que tout ce qui avait été écrit
jusqu’alors, eut raison du mythe, pour un temps du moins.
Le lancement de la Contre-Réforme au cours du XVIe siècle transforma
radicalement la vision des catholiques sur les chrétientés orientales.
Celles-ci furent désormais dénoncées comme hérétiques, et les autorités
civiles et religieuses du monde catholique se fixèrent pour objectif de les
convertir à la foi catholique. Le balancier de la destinée de l’image de
l’Éthiopie s’infléchit à nouveau vers la négativité.

De l’éthiopianisme au rastafarisme

Les Occidentaux, après avoir acquis quelques connaissances sur le


royaume éthiopien, n’avaient pas pour autant modifié leurs habitudes
toponymiques. Ils avaient continué à appeler « Éthiopie » les terres afri-
caines situées au sud du Soudan et avaient forgé le néologisme
« Abyssinie » à partir de l’arabe pour désigner le royaume du Prêtre-Jean.
Des lettrés comme Ludolf avaient eu beau s’y opposer, rien n’y fit, tant
l’esprit populaire était gouverné par la Bible et ignorait tout du royaume
chrétien. Cette habitude fut particulièrement tenace dans les pays réfor-
més qui attachaient plus de valeur à l’Ancien Testament que les catho-
liques et n’avaient pas de relations avec « l’Abyssinie ».
Dans le Nouveau monde l’appellation d’ « Éthiopien » fut appliquée,
avec une connotation littéraire, aux esclaves amenés d’Afrique noire, ce
qui conféra une nouvelle dimension anthropologique à la rhétorique chré-
tienne : les ténèbres et les monstres de l’Éthiopie après avoir été « spiri-
tualisés » redevenaient des êtres de chair dans la personne des Africains
L’ÉTHIOPIE EN TANT QUE MYTHE 403

d’Amérique. En conséquence ceux-ci étaient placés au plus bas de


l’échelle humaine. Descendants de Cham le maudit ils s’étaient adonnés à
l’idolâtrie et au vice. Seul point positif : le verset 32 du psaume 68 dans
sa traduction anglaise – « And Ethiopia shall soon stretch her hands unto
God » – les promettait à la conversion et à la rédemption.
Contraints d’utiliser la langue de leurs maîtres, et surtout après leur
conversion massive à la fin du XVIIIe siècle, les esclaves et leurs descen-
dants se trouvèrent confrontés à cette identité infâmante. Toutefois, leurs
premiers pasteurs et leurs poètes, en explorant la Bible fondatrice de ce
statut, leur firent découvrir un passé biblique qui les plaçait, en tant
qu’Éthiopiens, au nombre des grands peuples de l’Antiquité. Le verset 32
fut compris par eux comme la promesse divine d’une rédemption dans la
foi et dans la liberté, soi dans ce bas-monde. Il devint le pilier de la
réflexion des communautés urbaines noires. L’acceptation de cette pro-
phétie et de l’identité éthiopienne est le socle sur lequel fut édifié le mou-
vement éthiopianiste.
L’abolition de l’esclavage dans les États du Nord fut un moment cru-
cial de l’éthiopianisme car, en réalisant une moitié de la prophétie, elle
ouvrait des possibilités messianiques : le Dieu des Éthiopiens allait inter-
venir en envoyant un Messie noir qui unifierait la nation noire, mettrait
fin à la domination blanche inique et restaurerait son peuple dans sa
splendeur5.
Les premiers historiens africains-américains s’employèrent à réfuter
les arguments des ethnographes blancs sur l’infériorité des Noirs. Ils ne
manquèrent pas de faire observer que les Éthiopiens du Nil avaient déjà
atteint un haut niveau de civilisation quand les Occidentaux étaient encore
plongés dans la barbarie et l’ignorance6. Lisant les auteurs grecs antiques
à la lumière de l’identité noire des Éthiopiens, ils firent savoir que les
Noirs de jadis étaient chéris des dieux (Homère), avaient transmis leur
savoir aux Égyptiens (Diodore) et étaient les meilleurs des humains
(Hérodote à propos des Éthiopiens longue-vie).
Jusqu’au début du XXe siècle l’éthiopianisme, confiné à une margina-
lité, était resté majoritairement un espoir de rédemption outre-tombe et
avait compté peu de militants déterminés à l’inscrire dans le présent.
C’est la grandeur de Marcus Mosiah Garvey de l’avoir transformé en un
mouvement de masse. Né en Jamaïque, Garvey rencontra son destin à
Harlem durant la Première guerre mondiale. Il s’employa à transformer la
conscience des Noirs en les convainquant d’affirmer immédiatement leur
antériorité et leur supériorité sur les Blancs : C’étaient les Noirs du Nil

5. Robert A. Young de New York (1829), David Walker de Boston.


6 . Frederick Douglass (1854).
404 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

qui avaient créé la civilisation ; les Blancs n’avaient fait que la recevoir et
s’étaient surtout employés à convaincre le monde de leur propre supério-
rité. Ce nouveau Moïse n’était pas un nostalgique mais un lutteur. Selon
lui la rédemption passait par la réussite matérielle associée au nationalisme
noir par-delà les frontières du moment. L’Universal Negro Improvement
Association qu’il dirigeait compta jusqu’à plusieurs millions de membres
aux États-Unis et dans le monde. Garvey aimait comparer la diffusion de
sa pensée à celle du christianisme dans la Rome impériale.
La « Renaissance de Harlem » fut un événement si important qu’elle
fit oublier son placenta éthiopianiste.
À la fin de sa vie Garvey enseigna qu’Adam et Ève étaient noirs et
que les Blancs étaient des Noirs frappés de la malédiction de la lèpre
blanche, le premier Blanc étant Caïn, l’assassin de son frère... Sur ce
point il s’accordait avec un mouvement récemment fondé et dont il avait
rejeté les excès : le rastafarisme.
La victoire des troupes éthiopiennes sur les Italiens à Adoua en 1896
avait été aussitôt tenue pour bénéfique par les Noirs américains. Des réfé-
rences éthiopiennes avaient commencé à consteller le théâtre, la littérature,
les sermons, les rituels communautaires. Le royaume de Ménélik était
apparu à certains comme l’instrument choisi par Dieu pour opérer la
rédemption des Noirs. C’est dans cette veine que se situe l’identification
de l’empereur Haïlé Sélassié au Messie noir par un groupe de Jamaïcains
peu après son couronnement. Pour les rastafariens tous les titres de Haïlé
Sélassié sont vrais : il est vraiment le Lion vainqueur de la tribu de Juda,
l’Élu de Dieu venu sauver son peuple. Au regard de la misère et de
l’oppression subies par les rastafariens à la Jamaïque, cet espoir de salut
prit la figure concrète d’un désir de rapatriement rapide en Éthiopie.
L’appellation « rastafarien » fait référence, selon les rastafariens, au
nom personnel de Haïlé Sélassié. Mais comme juste avant de devenir
« roi des rois », Tafari avait été « roi » (negus) et non pas ras, il faut
peut-être voir dans l’appellation du mouvement un écho de la tournée
européenne en 1924 d’un ras Tafari qui savait si bien convaincre la presse
de son progressisme.
Durant une trentaine d’années le mouvement rastafarien resta confiné
aux classes les plus pauvres de la Jamaïque, mais depuis lors il a débordé
vers les classes moyennes et a essaimé dans le monde entier.
À partir de 1961 des rastafariens eurent la possibilité de venir s’établir
à Shashamané sur une terre donnée par l’empereur HaÏlé-Sélassié à la
communauté noire en remerciement pour l’aide qu’elle lui avait apportée
lors de l’agression italienne. Passé l’enthousiasme initial, les rastafariens
« rapatriés » se trouvèrent confrontés à l’hostilité d’une population oromo
qui se sentait spoliée tout à la fois par eux et par l’empereur, et qui, de
surcroît se montrait parfois raciste à leur égard. C’est au prix de bien des
L’ÉTHIOPIE EN TANT QUE MYTHE 405

souffrances que les plus tenaces persévérèrent à pratiquer leur religion sur
« leur » terre. L’Église orthodoxe, en Éthiopie ou en Jamaïque, exigea de
ces catéchumènes très particuliers l’abandon de leurs rituels et de leur
croyance en la divinité de Haïlé Sélassié.
Le refus manifesté par la plupart des rastafariens d’abandonner leur
foi pour se fondre dans l’identité orthodoxe éthiopienne fait apparaître le
mouvement rastafarien comme une entreprise de construction d’une nou-
velle identité éthiopienne. Essentiellement religieuse, celle-ci est aussi
empreinte de la mentalité marronne : soif indomptable de liberté, vie dans
les friches de la société, communauté instable et vulnérable. En cela elle a
un fort pouvoir d’attraction sur les révoltés du monde.
L’éthiopianisme a porté les Noirs américains depuis leur apprentissage
de référents culturels imposés jusqu’à la prise en charge de leur destin. Il
a été parfois perçu comme un échec dans la mesure où, à la différence du
sionisme, il n’a pas réussi à donner une terre au « peuple noir ». Mais
cette évaluation peut paraître erronée dans la mesure où il a plutôt fait
office de première peau, façonnée dans la langue anglaise et la religion
chrétienne, qui a permis à la peau profonde de mûrir. Ce statut transitoire
de l’éthiopianisme est bien perceptible si l’on a égard aux mouvements
qui en ont pris le relais, qu’il s’agisse de l’émancipation des Africains-
Américains, de l’anticolonialisme ou de la reconnaissance des civilisa-
tions africaines et en particulier de l’africanité de l’Égypte.
En résumé, le merveilleux de l’Éthiopie des Grecs est, pour une large
part, le fruit d’une pensée de la nature, curieuse du mouvement des astres,
de la forme du monde et de la génération des êtres. L’Éthiopie chrétienne
est le produit d’une doctrine eschatologique recourant à l’herméneutique.
L’Éthiopie, non contente d’être du petit nombre de pays dont le nom
est chargé de mythes, se révèle de surcroît exceptionnelle par l’amplitude
des variations de cette charge mythique : du plus haut au plus bas, du plus
bas au plus haut, et parfois même les deux positions simultanément.
Un trait commun paraît émerger des figures positives de l’Éthiopie, la
piété. Est-ce parce que l’Éthiopie est un mythe de la piété que tant de
gens ont tenté de l’incarner ?

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406 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

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VANDERSLEYEN, Claude : « Sources égyptiennes pour l’Éthiopie des
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19

Les élections de 2005

Patrick GILKES

Les élections de mai 2005 ont marqué un changement significatif dans


l’histoire politique de l’Ethiopie en osant organiser la première élection
authentiquement disputée. De nombreux partis d’opposition, malgré la
défiance qu’ils exprimaient à l’égard de la Commission Électorale Nationale
(National Electoral Board of Ethiopia ou NEBE) et leurs doutes quant aux
intentions du gouvernement, ont décidé par suite de pressions internationales
considérables, de participer plutôt que de boycotter les élections comme cela
avait été le cas en 1995 et en 2000. En tout, un total de 35 partis ont pris part
aux élections tant pour les assemblées fédérales que régionales.
Les résultats, largement considérés comme le premier test véritable de
l’engagement délibéré du FDRPE en faveur de la démocratie, surprirent
considérablement tant le gouvernement que l’opposition. Ni l’un ni l’autre
ne s’était attendu à l’extraordinaire enthousiasme avec lequel la population
se rendit aux urnes, ni aux résultats. Dans l’ensemble le FDRPE qui avait
obtenu 90 % des 547 sièges à la chambre des représentants en 2000 ne
conserva qu’à peine 60 % (327) des sièges, alors que de manière impres-
sionnante l’opposition porta sa représentation de 12 à 174 sièges. Bien que
l’opposition ait contesté les chiffres, ceux-ci représentaient néanmoins un
changement majeur du personnel politique éthiopien – changement qui ne se
limitait pas au parlement fédéral car il y avait un changement analogue dans
les conseils régionaux. Le parti le plus important de l’opposition, cinq partis
formant la Coalition pour l’Unité et la Démocratie (CUD), remporta tous les
sièges moins un au conseil d’Addis-Abeba ainsi que la totalité des 23 sièges
dévolus à Addis-Abeba au sein de la chambre des représentants1. Elle rem-

1. La CUD, baptisée « Kinidgit » en amharique, a été formée en novembre 2004 et se


compose du Parti de l’Unité Pan-Éthiopien (AEUP), d’Arc-en-Ciel Éthiopie, du
Mouvement pour la Démocratie et la Justice Sociale (Kestedemena), de la Ligue
Démocratique Éthiopienne (LDE) et du Parti Démocratique Éthiopien Uni (Medhin).
408 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

porta également des succès substantiels dans les États régionaux les plus
importants en enlevant 106 sièges (36 %) dans la région Amhara, alors
que l’opposition dans son ensemble prenait globalement 150 sièges (27 %)
dans l’Oromiya et 77 (22 %) dans la Région du Sud.
Le déroulement des élections offrit à l’opposition et à la société civile
un espace politique considérable, malgré un certain nombre de doutes
clairement exprimés au regard de l’impartialité des procédures, notam-
ment en ce qui concerne la constitution de la Commission électorale elle-
même. Le gouvernement prit l’initiative de négocier avec l’opposition et
donna son accord à un certain nombre de réformes électorales tendant à
créer des conditions de procédures plus acceptables. Celles-ci compren-
nent des modifications de la loi électorale visant à améliorer la procédure
des inscriptions, la création par la Commission électorale d’un forum
conjoint pour résoudre les problèmes, la création d’un site Web de la
commission , la garantie d’accès aux médias contrôlés par l’État ainsi que
la création d’un programme d’éducation civique par les organisations de
la société civile et d’un code de conduite détaillé pour le FDRPE.
La campagne électorale fut caractérisée par un niveau de liberté de
débats sans précédent. Des heures de débats diffusés en direct tant à la
télévision qu’à la radio permirent à une vaste audience d’acquérir de
larges idées sur la politique des partis. Les débats, parfois agressifs,
étaient avidement écoutés et jouèrent un rôle majeur en donnant aux élec-
teurs, particulièrement dans les zones rurales, une idée des alternatives en
présence et en encourageant ceux-ci à la participation. La formule selon
laquelle les porte-parole du FDRPE exposèrent leur politique, offrant
ainsi la liberté aux dirigeants des partis d’opposition d’y opposer libre-
ment leurs critiques plutôt que d’être contraints de définir leur propre pro-
gramme, favorisa l’opposition.
Malgré la franchise de ces débats favorablement accueillie entre autres
par l’Union Européenne (UE) qui les décrivit comme mettant en œuvre
un «profond changement» dans le processus démocratique de l’Éthiopie,
les partis de l’opposition accusèrent le gouvernement d’intimidations sub-
stantielles pendant la campagne, notamment d’arrestations et même
d’assassinats. Un rapport de Human Right Watch relatif à la région oromo
allègue que l’étendue des répressions fut telle que les élections en sont
devenues une «opération creuse». Le gouvernement répondit que ces
accusations étaient dénuées de tout fondement, mais le Premier ministre
Meles Zenawi annonça cependant en janvier 2006 qu’une enquête serait
faite sur les allégations de violations de droits de l’homme en région
oromo.
Un facteur important d’encouragement à des élections plus ouvertes
fut le niveau financier sensiblement plus important mis à la disposition de
l’opposition. Par l’entremise des Services Internationaux de Réforme
LES ÉLECTIONS DE 2005 409

Électorale du Royaume-Uni (ERIS), le groupe des ambassadeurs dona-


teurs procura des financements aux partis d’opposition, aux candidats
indépendants et à la Commission Nationale chargée des élections. La
diaspora fut aussi une importante source de soutien financier. Le Parti de
l’Unité Pan-Éthiopienne (AEUP), l’une des principales composantes de la
CUD, créa dès 2003 un comité pour mobiliser des fonds de la diaspora
aux États-Unis. L’initiative fut un succès remarquable et obtint des cen-
taines de milliers de dollars en utilisant les techniques américaines de
campagne qui comprenaient des banquets et des donations directes.
D’autres en firent autant. La plupart des partis de l’UEDF, l’autre coali-
tion majeure de l’opposition2, sont basés aux États-Unis d’où provient
leur principale source de soutien financier. Il en résulta un niveau d’orga-
nisation et un impact de l’opposition beaucoup plus importants qui permi-
rent à celle-ci de faire campagne dans presque dans toutes les circonscrip-
tions électorales.
Comme on pouvait s’y attendre, les donateurs de la diaspora comp-
taient bien et exigèrent même que leurs vues soient incluses dans la poli-
tique. Dans le cas de la CUD, la diaspora joua ultérieurement un rôle
important en encourageant celle-ci à refuser de siéger au Parlement lors de
son ouverture en octobre. Cette décision prise à l’encontre des vœux de la
majorité du Comité Central de la CUD, entraîna des scissions au sein de la
coalition qui aboutirent aux manifestations du début de novembre 2005 et
à l’arrestation de la direction de la CUD. Sous l’impulsion de deux de ses
dirigeants, Merera Gudina de l’ONC et Beyene Petros du SEPDC, qui sont
à la tête des deux composantes principales de l’UEDF, celle-ci décida au
contraire de siéger au parlement et fut de ce fait fortement critiquée par la
diaspora et perdit une partie importante de son financement.
Aux élections de 1995 et de 2000, le gouvernement n’avait pas invité
d’observateurs internationaux, faisant valoir qu’il ne souhaitait pas
d’ingérence étrangère. Cette fois-ci, énergiquement encouragées par la
communauté internationale, des invitations furent adressées à l’Union
Africaine, au Centre Carter et à l’Union Européenne ainsi qu’à d’autres
organisations. Trois ONG américaines reçurent néanmoins des ordres

2. L’UEDF fondée en 2003 se compose des partis suivants: le Front de l’Unité


Démocratique et Révolutionnaire Afar (ARDUF), le Parti Pan-Amhara, le Mouvement
Socialiste Pan-Éthiopien (MEISON), le Conseil des Forces Alternatives pour la Paix et la
Démocratie, l’Union Démocratique Éthiopienne-Tehadisso, le Front de l’Union Nationale
Éthiopienne, le Parti de l’Unité Démocratique et Fédérale du Peuple Éthiopien, le Parti
Révolutionnaire du Peuple Éthiopien (EPRP), le Front Démocratique Uni des Peuples de
Gambela (GPUDF), le Congrès National Oromo (ONC), l’Organisation pour la Libération
du Peuple Oromo, la Coalition Démocratique des Peuples du Sud Éthiopien et l’Alliance
Tigréenne pour la Démocratie (TAND). L’EPRP et le MEISON sont des survivants de
l’époque révolutionnaire tandis que les autres sont des partis ethniques.
410 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

d’expulsion juste avant les élections faute d’avoir été régulièrement ins-
crites bien que les organisations ainsi mises en cause aient justifié de leur
participation à un certain nombre d’élections controversées notamment au
Kirghizstan, en Géorgie et en Ukraine. Le nombre des observateurs
locaux fut moins important que prévu car il était effectivement limité par
un décret du NEBE daté d’avril bien que ce décret ait été annulé par le
juge au début du mois de mai, trop tard cependant pour que beaucoup des
observateurs locaux puissent prendre part au processus électoral.
L’allocation officielle dans les médias de l’État de 54 % du temps de
parole au profit des groupes d’opposition avec 46 % pour le FDRPE per-
mit une campagne plus ouverte. La couverture de l’opposition en termes
d’espace dépassa cependant ce taux car l’UEDF obtint 26 % de la couver-
ture TV, la CUD 23 % et les autres 10 %, alors que l’FDRPE se réservait
41 %. Les diffusions en langue oromo et en amharique étaient plus équili-
brées que celles en tigrigna. Les médias audiovisuels gouvernementaux
présentaient le FDRPE sous un jour largement favorable et les reportages
sur l’opposition tendaient à être négatifs et soulignaient les réclamations
relatives au processus électoral3. En revanche, la presse amharique privée
soutenait largement l’opposition en alléguant des événements, souvent
inventés, pour discréditer le FDRPE. Trois ou quatre journaux y compris
Le Capital, Fortune et Reporter, journaux privés en langue anglaise,
bénéficièrent d’un lectorat accru.
La campagne était vigoureuse et ne mâchait pas ses mots. Les obser-
vateurs critiquèrent aussi bien le FDRPE que l’opposition pour leurs
excès de langage. Le FDRPE prétendait que la CUD essayait de répandre
la violence ethnique et d’organiser une révolution à la manière de
l’Ukraine, de la Géorgie ou du Kirghizstan. La CUD alléguait que le gou-
vernement avait l’intention de provoquer la violence afin de freiner une
victoire de l’opposition.
Les défilés massifs à la Place Meskal à Addis-Abeba les 7 et 8 mai4,
une semaine avant les élections, constituèrent un facteur déterminant de la
campagne. La première manifestation fut organisée par le FDRPE. On
estime qu’il y eut entre 350 et 750 000 personnes pour y prendre part. Le
jour suivant, les partis d’opposition réussirent à porter sur la place un
nombre de manifestants sensiblement plus important et l’autorité du gou-
vernement FDRPE fut sévèrement entamée. Pour la première fois on com-
mença à croire que l’opposition pourrait avoir un impact réel et qu’elle
pourrait s’assurer le contrôle d’Addis-Abeba et même l’emporter ailleurs.

3. Monitoring the Media Coverage of the 2005 Parliamentary and Regional Council
Elections in Ethiopia, Graduate School of Journalism and Communications, Addis Ababa
University, Addis Ababa, May 2005.
4. C’est la plus grande place de la capitale, située en plein centre ville.
LES ÉLECTIONS DE 2005 411

Le jour des élections où près de 90 % des inscrits se rendirent aux


urnes, les votes se déroulèrent largement sans incident. Les résultats pré-
liminaires indiquèrent des gains significatifs dans l’ensemble en faveur de
l’opposition et en particulier de la CUD. Effectivement la CUD balaya
Addis-Abeba en prenant les 23 sièges à l’assemblée nationale et tous les
siéges moins un au conseil municipal, soit 138 sièges. Malgré cela, le
FDRPE déclara rapidement une majorité globale, ce que fit aussi par
ailleurs immédiatement le CUD. La fuite d’un document interne de la
mission de surveillance de l’Union Européenne laissant entendre que la
CUD avait emporté une majorité globale sur les bases des résultats par-
tiels d’Addis-Abeba et de la région amhara, ses principales zones de sou-
tien, encouragea les prétentions de la CUD5. Le CUD avait suggéré le
jour des élections que les résultats seraient entièrement inacceptables à
cause d’irrégularités massives. Lorsqu’il apparut clairement qu’elle
l’avait emporté de façon écrasante à Addis-Abeba, la CUD focalisa ses
critiques vers les zones où elle n’avait pas gagné et où elle s’attendait à
un meilleur résultat, notamment dans la région amhara. La victoire de la
CUD à Addis-Abeba n’était pas totalement inattendue, vu que la ville est
un centre de migration interne et qu’elle présente un taux de chômage
élevé.
La mission d’observation de l’Union Européenne fit valoir que les
élections étaient minées par des atermoiements inacceptables et elle criti-
qua la Commission Électorale Nationale (NEBE) pour ses délais en
matière de dépouillement des suffrages et de déclaration des résultats pro-
visoires. Les résultats officiels ne furent annoncés que le 9 août où la
NEBE déclara que FDRPE avait obtenu 296 sièges. Ce chiffre s’éleva à
327 après que 31 circonscriptions eurent voté à nouveau au cours de ce
même mois d’août. Les chiffres définitifs se rapportant à l’opposition
furent les suivants: CUD 109 ; UEDF 52 ; Mouvement Démocratique et
Fédéral Oromo (OFDM) 11 ; autres 2.
Les observateurs internationaux prirent acte d’allégations d’intimida-
tions dans certaines régions et de manipulations post-électorales des
votes. Les délais de publication des résultats officiels donnèrent quelque
crédit à ces allégations mais la prétention selon laquelle l’opposition
l’avait emporté globalement ne reçut qu’un faible appui. La CUD se plai-
gnit que les élections avaient été truquées et exigea que le NEBE fasse une
enquête sur les irrégularités survenues selon elle au sujet d’environ
300 sièges. Au mépris de l’interdiction de manifester, la CUD lança plu-

5. C’est la raison pour laquelle le gouvernement critiqua énergiquement la mission


européenne et son chef, Madame Ana Gomez. Le gouvernement faisait valoir qu’elle ne
s’était pas conformée à son mandat qui se bornait à observer les élections et non à faire
des commentaires sur le processus électoral.
412 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

sieurs manifestations publiques. Les protestations des étudiants à


l’Université d’Addis-Abeba furent suivies de jets de pierres au Mercato.
Les forces de sécurité ouvrirent le feu et tuèrent près de 40 manifestants
ce qui causa trois jours de grève des transports et l’assignation à résiden-
ce de plusieurs dirigeants de la CUD. Un pacte de non-violence fut accep-
té par tous les partis de manière non équivoque par l’entremise de
l’Union Européenne. ERIS établit un accord pour les enquêtes sur les
sièges contestés en constituant une commission chargée d’examiner les
réclamations qui retransmit 180 cas sur 300 aux jurys d’enquêtes des
réclamations (CIP). Cette commission se composait de trois membres,
l’un du NEBE, l’un représentant le plaignant et l’autre du parti élu. Un
recours aux instances judiciaires était également prévu. Cette procédure
favorisa néanmoins le FDRPE qui était mieux organisé que l’opposition
de sorte que le FDRPE y gagna 31 sièges.
La suspension de la proposition d’augmentation du soutien budgétaire
du Royaume-Uni à l’Éthiopie et l’énergique critique du rapport prélimi-
naire de l’Union Européenne apportèrent un nouveau soutien aux cri-
tiques formulées par la CUD à l’encontre du NEBE et du CIP6. Certaines
critiques touchant le processus électoral étaient assurément plausibles et
acceptées par le gouvernement, lequel considéra néanmoins que le ton
général du rapport et de certains commentaires manquait de professionna-
lisme, démontrait une certaine partialité et que la mission avait outrepassé
son mandat.
C’est sur cet arrière-plan que les deux coalitions de l’opposition enga-
gèrent des débats internes, souvent hautement publics et acrimonieux,
concernant leur entrée au Parlement pour l’inauguration du 11 octobre.
L’UEDF plaida en faveur de sa participation en vue d’exploiter son suc-
cès pour les élections locales de 2006 et pour les élections fédérales et
régionales de 2010. Il souligna également qu’un boycott représentait une
trahison des électeurs qui leur avaient fait confiance afin qu’ils entrent au
Parlement. La direction de la CUD, et en particulier Hailu Shawel qui
bénéficiait d’un soutien vigoureux de la diaspora, se décida en faveur du
boycott en alléguant que les résultats étaient frauduleux et que le FDRPE
n’avait aucune intention de permettre à l’opposition de jouer un rôle réel
au Parlement. Ceci, suggéra la CUD, était souligné par les changements
apportés aux procédures parlementaires qui requièrent que les projets de
lois doivent désormais obtenir l’appui de 51 % des membres du
Parlement alors qu’il suffisait autrefois de 20 % pour qu’ils soient inscrits
à l’ordre du jour.

6. Preliminary Statement on the Election Appeals’ Process, the Re-run of Elections


and the Somali Region Elections, European Union Election Observation Mission Ethiopia
2005, Addis Ababa, 25 August 2005.
LES ÉLECTIONS DE 2005 413

La décision de la CUD de boycotter le Parlement qui fut prise à


l’encontre des voeux de la majorité des membres de son propre Comité
Central est un des facteurs de la scission qui s’instaura au sein de la CUD
au cours du mois d’octobre lorsque la majeure partie de l’EUDP-Medhin
s’en alla. L’autre facteur fut la tentative de fusionner les quatre partis de
la CUD en une organisation unique. L’EUDP-Medhin vit notamment
dans cette initiative une tentative d’Hailu Shawel et de l’AEUP pour
s’assurer le contrôle de l’ensemble de la CUD.
Le Parlement s’ouvrit le 11 octobre et comme la majorité des députés
de la CUD avaient refusé d’occuper leurs sièges, le gouvernement leva
leur immunité électorale. La CUD annonça alors qu’elle avait l’intention
d’organiser une grève générale, ce qui alimenta une crainte que le gouver-
nement avait depuis longtemps de voir l’opposition tenter une sorte de
« Révolution Orange » à l’ukrainienne ou à la géorgienne, tactique que sou-
haitaient employer certains des éléments les plus influents de la diaspora.
Au début de novembre le calme précaire qui prévalait jusqu’alors fut
interrompu par deux jours de violences durant lesquels sept policiers et
quarante-et-un manifestants furent tués. Il y eut des centaines de blessés
et des milliers d’arrestations. Les Américains décrivirent les émeutes
comme constituant « une tentative cynique et délibérée de causer des
violences » et demandèrent à l’opposition de renoncer à l’usage de la
force. Les États-Unis, tout comme l’Union Européenne, déplorèrent néan-
moins l’usage immodéré des moyens de répression et demandèrent au
gouvernement de créer une Commission d’Enquête pour examiner ce qui
s’était passé tant lors des émeutes de juin que de lors de celles de
novembre. Durant le cours des semaines suivantes il y eut des chocs dans
un certain nombre d’autres villes, particulièrement en milieu scolaire et
universitaire, et d’autres manifestants furent tués. La plupart des détenus
arrêtés en novembre furent libérés dans les deux semaines qui suivirent
mais le gouvernement maintint en détention les principaux leaders de la
CUD, dont dix de ses députés. D’autres détenus incluaient des journa-
listes et les membres de certaines ONG. A la mi-décembre 2005, 131 per-
sonnes se virent formellement accusées de trahison, de tentative de ren-
versement de l’ordre constitutionnel et même de tentative de génocide.
La CUD et l’UEDF représentent deux manières très différentes de
s’opposer au FDRPE et, bien qu’elles soient liées par un accord électoral,
il est peu probable qu’elles aient pu collaborer efficacement au cas où
elles auraient dû participer ensemble à un cabinet. L’une comme l’autre
représentent des coalitions assez instables. La plus populaire des deux
organisations, la CUD, est née d’une fusion des différentes tendances du
nationalisme amhara qui avaient divergé au milieu des années 1990
lorsque l’Organisation Populaire Pan-Amhara (AAPO) avait rompu avec
les autres forces que constituaient le monde des affaires, la diaspora aux
414 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

US A, certains éléments de l’ancien régime communiste et des dissidents


du régime actuel. Le catalyseur de la réunification avait été un nouveau
parti, le Kestedamena (Arc-en-Ciel), que dirigeaient deux intellectuels,
l’économiste Berhanou Nega et le géographe Mesfin Wolde Mariam. Le
nouveau parti joua sur l’insatisfaction des masses urbaines, en particulier
dans la capitale et dans certaines autres grandes villes, et sur le sentiment
que quatorze années de régime FDRPE n’étaient pas parvenues à mettre
en route une véritable politique d’allègement de la pauvreté. La CUD fit
également son cheval de bataille d’un ombrageux nationalisme anti-Éry-
thréen et de la demande que l’Éthiopie récupère ou du moins puisse utili-
ser le port d’Assab.
Les vraies différences idéologiques entre l’AEUP et l’EUDP-Medhin
étaient faibles mais les deux partis demeuraient en concurrence pour cap-
ter le soutien des Amhara. L’AEUP était celui qui avait le plus de succès
pour obtenir l’appui et les financements de la diaspora aux États-Unis.
Mais c’est l’EUDP-Medhin, lui-même formé par l’amalgame de quatre
tout petits partis et dont l’électorat était plus jeune, qui remporta 14 des
23 sièges obtenus par l’opposition à Addis-Abeba. L’AEUP n’en obtint
que quatre. L’EUDP-Medhin eut également de meilleurs résultats en ce
qui concernait l’élection du Conseil Municipal de la capitale puisqu’il en
remporta les deux tiers des sièges. Il n’est donc pas étonnant, au vu de ces
succès, que l’EUDP ait pris ombrage de la tentative de l’AEUP de
prendre le contrôle de l’ensemble de la CUD. Avec son électorat plus
jeune et sa plus grande distance vis-à-vis des éléments de la diaspora,
l’AEUP était moins sujet aux pressions extérieures. A la suite des arresta-
tions des leaders de la CUD, les députés EUDP commencèrent un par un
à entrer au Parlement. Ceux de l’AEUP et de l’Arc-en-Ciel les suivirent
en ordre dispersé. Au début de 2006 il y avait 90 des 109 députés CUD
qui siégeaient; mais aucun parti d’opposition ne parvint à réunir un quo-
rum suffisant pour pouvoir prendre le contrôle du Conseil Municipal
d’Addis-Abeba.
L’autre principale tendance de l’opposition, l’UEDF, était une force
très ethnique. Ses membres venaient de la Southern Ethiopian
Democratic Coalition (SEPDC), dirigée par Beyene Petros et qui était
elle-même un regroupement de 14 petits partis ethniques, ou bien du
Congrès National Oromo (ONC) que présidait Merera Gudina. L’UEDF
avait été créée en 2003 à Washington et avait commencé par comprendre
l’AEUP et l’EUDP. Mais des divergences idéologiques et des conflits de
personnes amenèrent ces deux partis à rejeter le leadership de Beyene
Petros et à quitter ce regroupement au bout de quelques mois. L’UEDF et
la CUD conclurent néanmoins un pacte électoral pour aller ensemble aux
élections de 2005 mais il est douteux que leurs divergences leur aient per-
mis de considérer un programme de gouvernement commun. Parmi les
LES ÉLECTIONS DE 2005 415

éléments centraux du programme de la CUD figuraient l’intention de


limiter l’autonomie des régions, l’abolition de l’article 39 de la constitu-
tion7, la disparition des mentions d’ethnicité dans la définition des régions
et le remplacement de ces dernières par des entités plus petites. Une autre
de leurs politiques, qui a le soutien enthousiaste des donateurs qui y
voient un moyen radical de lutter contre la pauvreté, consistait dans la
privatisation des terres. Ces propositions ressemblaient étrangement à la
reconstitution d’un ensemble unique dominé par les Amhara, chose peu
acceptable pour les membres de l’UEDF. Cette vision indirectement
mono-ethnique était également en contradiction frontale avec la politique
du FDRPE. Depuis 1991 le FDRPE défend une vision pluri-ethnique de
l’Éthiopie alors que la CUD semblait vouloir en revenir à l’ancienne
situation de domination amhara de l’ensemble national. Cela rendait la
ligne de la CUD inacceptable tant pour l’UEDF que pour l’OFDM ainsi
que pour les partis régionaux alliés auFDRPE dans les régions Afar,
Somali, du Beni Shangul et du pays Goumouz8. Cette sensibilité représen-
te 70 % de la population, ce qui rendait la victoire du CUD improbable en
dépit du vote de protestation des zones urbaines. Les violences de juin et
de novembre et le fait que le gouvernement n’ait pas déjà jugé les per-
sonnes arrêtées en novembre ont causé une forte préoccupation parmi les
donateurs. Néanmoins les tentatives d’influencer la politique gouverne-
mentale en supprimant l’aide budgétaire directe ne semblent pas avoir eu
beaucoup d’effet. Même si les donateurs ne sont pas prêts à couper toute
aide, les changements qu’ils semblent vouloir apporter à sa structure de
déboursement sont préoccupants pour le régime et ont causé un fort res-
sentiment de sa part qui risque plutôt d’amener un durcissement. Il ne
semble pas probable que le FDRPE s’écarte non plus de sa politique
actuelle de restructuration du parti pour s’éloigner progressivement du
modèle du parti unique qui domine encore. En dépit des problèmes de
droits de l’homme qui perdurent, il semble que le processus électoral de
2005, malgré toutes ses imperfections, montre que le FDRPE a l’intention
de continuer à démocratiser son régime, même si cela doit se faire à sa
manière et à son rythme.

7. Cet article autorise les différentes régions à faire sécession.


8. Aucun des partis en compétition dans l’élection n’offrait de solution pour répondre
à la militance du Front de Libération Oromo (OLF) qui prétend vouloir continuer la lutte
armée. Le Premier ministre Meles Zenawi annonça au lendemain des élections qu’il était
prêt à discuter avec l’OLF « sans pré-conditions ». Cela fut perçu comme une tentative
pour coopter le soutien des Oromo contre les Amhara de la CUD. Mais cette initiative ne
semble pas avoir mené à un résultat concret.
Bibliographie raisonnée

Gérard PRUNIER

Cet essai bibliographique ne prétend nullement à l’exhaustivité. Pour


des bibliographies exhaustives on peut se reporter à celle très complète
(209 pages) qui figure à la fin du gros Historical Dictionary of Ethiopia de
David Shinn et Thomas Ofcansky (Lanham. The Scarecrow Press. 2004)
ou bien aux compilations érudites et détaillées réunies par Jon Abbink et
publiées en 1991 et 1996 par le Centre d’Études Africaines de l’Université
de Leyde en Hollande. Le but de cet essai est autre. Nous visons ici à élar-
gir les perspectives des lecteurs qui seraient soucieux d’étendre leur étude
de l’Éthiopie, à la fois dans les époques pré-contemporaines et selon les
catégories analytiques des différents chapitres. C’est pourquoi nous pré-
sentons d’abord un certain nombre de sections bibliographiques qui ren-
voient à des périodes plus anciennes que celles couvertes par cet ouvrage.
On trouvera ensuite une bibliographie additionnelle venant soit appuyer le
texte des chapitres qui n’en comportent pas, soit complémenter et préciser
celles qui sont fournies par certains des auteurs. Le critère d’inclusion des
ouvrages dans cet essai est la valeur d’ouverture thématique des travaux pré-
sentés. Pour aider le lecteur néophyte, un court commentaire de quelques
lignes évalue ce que chaque ouvrage présenté est en mesure d’offrir.

Généralités sur l’histoire et les cultures éthiopiennes

ABIR Mordechai, 1980, Ethiopia and the Red Sea: The Rise and Decline
of the Solomonic Dynasty and Muslim-European Rivalry in the
Region, Frank Cass, London, [L’Éthiopie replacée dans le contexte du
Moyen-Orient].
BERHANOU ABEBE, 1998, Histoire de l’Éthiopie, d’Axoum à la révolution,
Maisonneuve et Larose, Paris, [Une introduction rapide mais efficace
418 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

à l’histoire générale de l’Éthiopie, centrée sur le XIXe siècle].


BUXTON D., 1970, The Abyssinians, Praeger, New York, [Cette présenta-
tion ne concerne que les habitants du Haut Plateau abyssin. Mais les
détails qu’elle donne sur l’art, l’architecture, la littérature, la religion
ou les complexités du calendrier sont remarquables].
CASSIERS A., 2001, Mémoires éthiopiennes, L’Harmattan, Paris, [Par une
Française ayant très longtemps vécu en Éthiopie, un livre inclassable
mêlant souvenirs, choses vues, anecdotes et morceaux d’histoire, de
l’invasion italienne au milieu de la révolution. Pas scientifique mais
très vivant].
Collectif sous la direction de SIEGBERT Uhlig, Encyclopedia Aethiopica.
Hambourg. Harrassowitz. Volume I paru en 2004 et volume II paru en
2005. [Travail d’érudition impressionnant qui comptera sept volumes
à son achèvement. Constitue une véritable somme sur tous les aspects
de la culture et de l’histoire de l’Éthiopie.]
DONHAM Donald and WENDY James (eds.), 1986, The Southern Marches
of Imperial Ethiopia, Cambridge University Press, [une série d’études
sur l’histoire des populations non abyssines de l’Éthiopie; un ouvrage
pionnier à l’époque où « histoire éthiopienne » voulait encore dire
« histoire des Abyssins du Haut Plateau »].
Donham, Donald, Wendy James, Eisei Kurimoto et A. Triulzi (eds),
2002, Remapping Ethiopia: Socialism and after, James Currey,
Oxford, [Par la même équipe éditoriale que l’ouvrage précédent, une
réévaluation des rapports centre-périphérie à la lumière de la révolu-
tion et du changement de régime de 1991].
DORESSE J., 1970, Histoire de l’Éthiopie, Que Sais-je ? n° 1393, PUF,
Paris, [complet au niveau des faits].
HENZE P., 2004, Histoire de l’Éthiopie : l’œuvre du temps, Éditions Le
Moulin du Pont (distribution Karthala), St Rémy-de-la-Vanne, [une
bonne histoire générale].
– 2002, Ethiopian Journeys. Travels in Ethiopia (1969-1972),
Shamma Press, Addis-Abeba, (première edition à Londres chez Ernest
Benn en 1977), [Ce livre de voyages est aujourd’hui plus précieux
pour les descriptions qu’il donne du quotidien d’une Éthiopie impériale
disparue que pour son contenu touristique].
JESMAN C., 1963, The Ethiopian Paradox, Oxford University Press,
Londres, [à l’opposé de l’ouvrage de Jean Doresse les faits sont traités
en pointillé (83 pages) mais l’interprétation est excellente].
LEVINE D, 1965, Wax and Gold : Tradition and Innovation in Ethiopian
culture, The University of Chicago Press, [sous un titre un peu trom-
peur (il ne s’agit pas de toute l’Éthiopie mais de la seule culture
Amhara) un ouvrage fondamental pour comprendre le peuple central
de l’ensemble éthiopien].
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 419

– 1974, Greater Ethiopia : The Evolution of a Multiethnic Society,


The University of Chicago Press, [ouvrage à thèse défendant l’idée
d’une « Grande Éthiopie » dominée par son cœur amhara. Partial mais
intéressant].
M ARKAKIS , J., 1974, Ethiopia, Anatomy of a Traditional Polity,
University Press, Oxford, [Par un excellent spécialiste un essai d’ana-
lyse systématique des rapports entre société et politique en Éthiopie
avant la révolution].
M ESSAY K EBEDE , 1999, Survival and Modernization. Ethiopia’s
Enigmatic Present: a Philosophical Discourse, The Red Sea Press,
Lawrenceville, [Ouvrage difficile mais fascinant qui tente de définir le
caractère profond de ce qu’on pourrait appeler « l’éthiopianité »].
MOLVAER R. K., 1995, Socialization and social Control in Ethiopia,
Harrassowitz, Wiesbaden, [Une étude de ce que l’on avait coutume
d’appeler « le caractère national », allant des expressions éthiopiennes
de la piété au vocabulaire des insultes en passant par les pratiques
sexuelles et les jeux d’enfants. Remarquable].
MURPHY Dervla, 1968, In Ethiopia with a Mule, John Murray, London,
[un récit de voyage peu conventionnel et amusant].
POLUHA E., 2004, The Power of Continuity : Ethiopia through the eyes of
its children, Nordiska Afrikainstitutet, Uppsala, [Une étude pénétrante
sur la manière dont les valeurs d’une culture nationale sont retrans-
mises à travers les pratiques scolaires].
SHINN D. et OFCANSKY Th., 2004, Historical Dictionary of Ethiopia, The
Scarecrow Press, Lanham, [une somme indispensable].
ULLENDORF E., 1973, The Ethiopians, Oxford University Press, [Un peu
conventionnel mais couvre utilement toutes les généralités].

Histoire antique, des origines aux Zagwe

ADAMS W. Y, 1977, Nubia, Corridor to Africa, Princeton University Press,


[gros ouvrage (797 pages) donnant une excellente description de la
haute vallée du Nil entre la fin de la période pharaonique et la période
médiévale, ce qui permet de situer Axoum dans son contexte régional].
JOUSSEAUME R., 1974, Le Mégalithisme en Éthiopie. Monuments funé-
raires et protohistoriques du Harar, Museum National d’Histoire
Naturelle/CNRS, Paris.
– 1995, Tiya, l’Éthiopie des mégalithes. Du biface à l’art rupestre
dans la Corne de l’Afrique, ministère des Affaires
étrangères/CNRS/UNESCO, Paris, [deux excellentes introductions à
la préhistoire et à la protohistoire éthiopienne].
420 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

KOBISHANOV, Yuri, 1979, Axum, University of Pennsylvania Press, Philadelphia.


– 1981, « Axum: political system, economics and culture, first to fourth
century » In G. Moktar (ed.), UNESCO. General History of Africa,
Vol. II. Ancient Civilizations of Africa, University of California Press,
Berkeley, pp. 381-399. [Deux bonnes études sur Axoum par un histo-
rien et archéologue russe.]
MUNRO-HAY S. C., 1991, Aksum, an African Civilization of late Antiquity,
Edinburg University Press, [la meilleure synthèse générale sur
l’Empire d’Axoum].
P HILIPPSON D.W., 1997, The Monuments of Aksum. Addis-Abeba
University Press, [Recension archéologique classique à partir des tra-
vaux de la Deutsche Aksum-Expedition de 1906].
– 1998, Ancient Ethiopia : Aksum, its antecedents and successors, The
British Museum Press, Londres, [Une vue globale des apports de
l’archéologie à l’histoire de l’Éthiopie antique].
SERGEW HABLE SELASSIE, 1972, Ancient and Medieval Ethiopian History
to 1270, Presse de l’Université Haïlé Sélassié, Addis-Abeba, [l’étude
standard sur les périodes antique et médiévale de l’Éthiopie, jusqu’à la
chute des Zagwe].

Histoire de l’Abyssinie classique, des Zagwé au « temps des Princes »

ABIR, Mordechai, 1970, Ethiopia, The Era of the princes: The Challenge
of Islam and the Reunification of the Christian Empire 1769-1855,
Washington: Praeger Publishers, New York, [La seule histoire de la
période d’anarchie féodale s’étendant du milieu du XVIIIe siècle à la
prise de pouvoir de l’Empereur Tewodros].
ALMEDIA, Manoel de, 1967, « The History of High Ethiopia or Abassia »
In C.F. Beckingham and G.W.B. Huntingford (eds.), Some Records of
Ethiopia 1593-1646, Kraus Reprint Limited, [L’Éthiopie médiévale
vue par les Portugais].
A LVAREZ Francisco, 1881, Narrative of the Portuguese Embassy to
Abyssinia, Hakluyt Society, London, [autre vue portugaise].
ASMA GIYORGIS, 1987, History of the Galla and the Kingdom of S(h)awa,
translated and Edited by Bairu Tafla, Franz Steiner Verlag Gmbh,
Stuttgart.
BAHREY, 1967, « History of the Galla ». In C.F. Beckingham and G.W.B.
Huntingford (eds.), Some Records of Ethiopia, 1593-1646, Kraus
Reprint Limited, [un classique de l’historiographie éthiopienne].
BECKINGHAM C.F., and G. W. B. HUNTINGFORD (eds.), 1961, Francisco
Alvarez : The Prester John of the Indies. Deux volumes. Cambridge
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 421

University Press, [Les faits historiques derrière la légende du Prêtre Jean


et la question de l’intervention portugaise en Éthiopie au XVe siècle].
BRAUKAMPER Ulrich, 1974, Geschichte der Hadiya Süd-Äthiopiens. Von
die Anfängen bis zur Revolution, Franz Steiner, Wiesbaden, [l’histoire
détaillée d’un de ces « peuples des marges » longtemps maltraités par
l’historiographie éthiopienne].
DERAT M. L., 2003, Le domaine des rois éthiopiens (1270-1527) : espace,
pouvoir et monachisme, Publications de la Sorbonne, Paris, [Les rap-
ports de l’Église et de l’État dans l’Éthiopie classique, vus à travers
une interprétation novatrice des sources éthiopiennes].
HABERLAND Eike, 1969, « Hiob Ludolf, Father of Ethiopian Studies in
Europe » In Proceedings of the Third International Conference on
Ethiopian Studies 1966, Vol. I, Institute of Ethiopian Studies, Haile
Selassie I University Press, Addis Ababa, pp. 131-136, [Intéressante
présentation de l’ecclésiastique né à Erfurt qui créa les études éthio-
piennes au XVIIe siècle après avoir rencontré des moines éthiopiens en
Allemagne. Auteur de la première grammaire guèze, de la première
histoire d’Éthiopie et de la première grammaire amharique].
HUNTINGFORD George W. B., 1989, The Historical Geography of Ethiopia
From the First Century AD to 1704, Edited by Richard Pankhurst,
Oxford University Press, Oxford, [Étude raisonnée sur la lente matu-
ration du fait national éthiopien].
– 1955, The Galla of Ethiopia. The Kingdoms of Kafa and Janjero,
Hazell Watson and Viney, Ltd., London, [Ouvrage classique sur
l’expansion Oromo].
LANGE W.,1982, History of the Southern Gonga, Franz Steiner, Wiesbaden,
[L’histoire éthiopienne vue à partir d’une de ses marges, le Kaffa].
PENNEC H., 2003, Des Jésuites au royaume du Prêtre Jean. Lisbonne,
Centre Callouste Gulbenkian, [La meilleure étude sur les missions
espagnoles et portugaises dans l’Éthiopie du XVIe siècle].
MOHAMMED HASSEN, 1990, The Oromo of Ethiopia: A History (1570-
1860) Cambridge University Press, Cambridge, [Ouvrage essentiel sur
les invasions oromo et les royaumes qui en découlèrent].

Chapitre 1. La géographie de l’Éthiopie

GALLAIS J., 1989, Une géographie politique de l’Éthiopie : le poids de


l’état, Economica, Paris, [Une géographie générale].
GASCON A. 1995, La Grande Éthiopie, une utopie africaine, Éditions du
CNRS, Paris, [Au carrefour de la géographie, de l’histoire et de
l’anthropologie, un essai qui tente de définir le concept si élusif de
« Grande Éthiopie »].
422 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

MESFIN WOLDE MARIAM, 1972, An Introductory Geography of Ethiopia,


Berhanena Selam Press, Addis Ababa, [Ouvrage classique sur la géo-
graphie de l’Éthiopie].

Chapitre 2. les peuples d’Éthiopie

ANTEBY-YEMINI Lisa, 2004, Les Juifs éthiopiens en Israël : les paradoxes


du paradis, Editions du CNRS, Paris, [l’émigration des Falasha en
Israël depuis vingt ans].
A SAFA J ALATA , 1993, Oromia & Ethiopia: State Formation and
Ethnonational Conflict, 1868-1992. Boulder & London: Lynne
Reinner Publishers, [Une expression claire mais emprunte de propa-
gande des thèses ethno-nationalistes Oromo].
BADER Ch., 2002, Les guerriers nus, Payot, Paris, [Des chroniques de
voyage récentes dans le sud-ouest éthiopien par un diplomate français
bon ethnologue amateur].
BASSI Marco, 1996, I Borana, Franco Angeli, Milan, [Une étude détaillée
d’un sous-ensemble Oromo].
BAXTER P. T. W., HULTIN J. et TRIULZI A., 1996, Being and Becoming an
Oromo, Nordiska Afrikainstitutet, Uppsala, [Une série d’études
anthropologiques, politiques et historiques sur l’identité oromo].
BUREAU Jacques, 1981, Les Gamo. Étude du système politique, Société
d’ethnologie, Paris, [Un peuple du sud-ouest de l’Éthiopie par un
remarquable connaisseur des cultures éthiopiennes].
BRAUKAMPER Ulrich, 1983, Die Kambata. Geschichte und Gesellschaft
eines südäthiopischen Bauernvolkes, Franz Steiner Verlag,
Wiesbaden, [La meilleure étude d’un peuple des marges abyssines].
FREEMAN D. et PANKHURST A., 2001, Living on the Edge : Marginalized
Minorities of Craftworkers and Hunters in Southern Ethiopia,
Département de Sociologie, Addis-Abeba [Intéressant ouvrage consacré
au problème des groupes castés au sein des populations éthiopiennes].
FRIEDMANN D., 1994, Les enfants de la Reine de Saba : les Juifs éthiopiens :
histoire, exode, intégration, Métallié, Paris, [Ouvrage très centré sur
l’intégration des Falasha en Israël].
HABERLAND Eike, « The Influence of the Christian Empire on Southern
Ethiopia » Journal of Semitic Studies, 9, n° 1 (Spring 1964 : pp. 235-
238, [Les rapports entre l’Abyssinie et ses marges avant les conquêtes
de Ménélik].
HALLPIKE C. R., 1972, The Konso of Ethiopia: A Study of the Values of a
Cushitic People, Clarendon Press, Oxford, [L’ouvrage standard sur
l’ethnie couchitique des Konso dans le sud-ouest éthiopien].
HOBEN Allan, 1973, Land Tenure Among the Amhara of Ethiopia: The
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 423

Dynamic of Cognatic Descent, University of Chicago Press, Chicago,


[Culture et question agraire chez les Amhara].
– 1970, « Social Stratification in Traditional Amhara Society. » In
Arthur Tudena and Leonard Ploticov (eds.), Social Stratification in
Africa, The Free Press, New York, pp. 187-224, [Deux très bonnes
études sur le peuple Amhara].
JENSEN A. E., 1936, Im lande des Gada. Stuttgart. Strecker und Schröder,
[Un classique sur le monde Oromo].
KASSA NEGUSSIE GETACHEW, 2001, Among the Pastoral Afar in Ethiopia :
Tradition, Continuity and Socio-Economic Change, International Books
et Addis-Abeba. OSSREA, Utrecht [Une étude sur les Afars se situant
loin du pittoresque convenu qui leur est trop fréquemment attribué].
KNUTTSON K. E., 1963, Continuity and change : a study of the Kallu insti-
tution among the Macha-Galla of Ethiopia, Etnografiska Museet.
Göteborg, [un classique sur la religion oromo].
LANGE Werner J., 1982, History of the Southern Gonga (Southwestern
Ethiopia), Stirner, Wiesbaden, [Bonne étude sur les peuples du Kafa].
LYDALL Jean et STRECKER Ivo, 1979, The Hamar of Southern Ethiopia,
Klaus Renner Verlag, Hohenschäftlarn, (3 volumes) [Vivant journal
d’étude ethnographique sur un peuple des marges du Sud].
LEWIS H. S. A., 1965, Galla Monarchy: Jimma Abba Jifar (1830-1932),
University of Wisconsin Press, Madison, [Le fonctionnement d’un
royaume traditionnel oromo islamisé].
LEWIS I. M., 1969, Peoples of the Horn of Africa: Somali, Afar and Saho,
International African Institute, Londres, [Étude fondamentale sur les
peuples couchitiques qui replace l’Éthiopie dans son environnement
général de la Corne de l’Afrique].
QUIRIN James, 1992, The Evolution of Ethiopian Jews: A History of the
Beta Israel (Falasha) to 1920, University of Pennsylvania Press,
Philadelphia.
– 1979, « The Process of Caste Formation in Ethiopia: A Study of the
Beta Israel (Falasha), 1270-1868 » International Journal of African
Historical Studies, 12, n° 2 (1979), pp. 235-258, [Deux bonnes études
sur les Juifs éthiopiens].
SHACK William A., 1974, The Central Ethiopians: Amhara, Tigrina and
Related Peoples, International African Institute, London, [Étude clas-
sique un peu superficielle sur l’ethnologie des abyssins du Haut Plateau].
– 1966, The Gurage: A People of the Enset Culture, Oxford
University Press, [L’ouvrage standard sur les Gouragués].
STAPPEN Xavier von der (sld), 1996, Aethiopia : les peuples d’Éthiopie,
Musée Royal de l’Afrique Centrale, Tervuren, [Présentation générale
des peuples de l’Éthiopie avec de bonnes illustrations et cartes].
STAUDER J., 1971, The Majangir, Cambridge University Press, [Portrait
424 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

d’une petite ethnie de la frontière soudanaise, au cœur de la région


troublée de Gambella].
TORNAY S., 2001, Les fusils jaunes : générations et politique en pays
Nyangatom, Société d’Ethnologie, Nanterre, [Par un ethnologue fran-
çais qui a passé une bonne partie de sa vie à les étudier, le monde des
Nyangatom, petite ethnie nilotique du sud-ouest éthiopien].

Chapitre 3. Les trois négus modernisateurs de l’état éthiopien


au XIXe siècle

BAHRU ZEWDE, 1991, A History of Modern Ethiopia, 1855-1974, Ohio


University Press, Athens, [Un manuel classique].
BAIRU TAFLA (ed.), 1977, A Chronicle of Emperor Yohannes IV (1872-
89), Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, [La chronique officielle du
règne de l’Empereur Yohannes IV].
BULATOVICH A., 2000, Ethiopia throught Russian Eyes. A Country in
Transition (1896-1898), The Red Sea Press, Lawrenceville, [les
mémoires d’Alexandre Boulatovitch, officier cosaque au service de
l’Empereur Ménélik qui participa à la conquête du sud de l’actuelle
Éthiopie].
CAULK Richard A. 1971, « The Occupation of Harar: January 1887 »
Journal of Ethiopian Studies, 9, n° 2 (1971), pp. 1-20.
– 1966, « The Origins and Development of the Foreign Policy of
Menelik II, 1865-1896 » Doctorat (Ph. D.) de l’Université de Londres.
– 1972, « Religion and State in Nineteenth Century Ethiopia ».
Journal of Ethiopian Studies, 10, n° 1, pp. 23-42.
–1971, « Yohannes IV, the Mahdists, and the Colonial Partition of
North-East Africa » TransAfrican Journal of History, 1, n° 2, [Quatre
remarquables études sur l’histoire politique éthiopienne au cœur du
XIXe siècle].
CRUMMEY Donald, 1986, « Banditry and Resistance: Noble and Peasant
in Nineteenth century Ethiopia » In Donald Crummey (ed.), Banditry
Rebellion and Social Protest in Africa, J. Currey: Portsmouth, N.H.:
Heinemann, London, [Étude intéressante sur le phénomène du bandi-
tisme social en Éthiopie et ses dimensions politiques au XIXe siècle].
ERLICH Haggai, 1986, Ethiopia and the Challenge of Independence.
Colorado: Lynne Rienner Publishers, Boulder, [Une excellente étude
sur la survie de l’indépendance éthiopienne face au phénomène des
impérialismes européens dans le courant du XIXe siècle].
MARCUS Harold, 1975, The Life and Times of Menelik II, Emperor of
Ethiopia (1844-1913), Clarendon press, Oxford, [Étude fondamentale
sur le règne de l’Empereur Ménélik].
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 425

PROUTY ROSENFELD Chris, 1986, Empress Taytu and Menelik II: Ethiopia,
1883-1910, N.J.: Red Sea Press, Trenton, [Une étude originale sur
l’Impératrice Taïtou, épouse de l’Empereur Ménélik].
RUBENSON Sven, 1966, King of Kings Tewodros of Ethiopia, Presse de
l’Université Haile Selassie I / Oxford University Press, Addis Ababa,
[Cette courte étude de 98 pages est le seul ouvrage en langue occiden-
tale existant actuellement sur l’Empereur Tewodros II].
TRIULZI A., 1981, Salt, Gold and Legitimacy: Prelude to the History of a
No-man’s Land: Bela Shangul, Wallaga, Ethiopia (ca. 1800-1898),
Istituto Universitario Orientale, Naples, [Une étude historique sur le
XIX e siècle dans l’une des périphéries éthiopiennes les plus mal
connues].
ZEWDE GEBRE SELLASSIE, 1975, Yohannes IV of Ethiopia. A Political
Biography, Clarendon Press, Oxford, [La biographie standard de
l’Empereur Yohannes IV].

Chapitre 4. Haïlé Sélassié et son temps

BADOGLIO Pietro, 1937, The War in Abyssinia, Methuen, [Présentation


officielle de la version fasciste de la guerre italo-éthiopienne].
BAHRU ZEWDE, 1984, « Economic Origins of the Absolutist State in
Ethiopia (1916-1935) », Journal of Ethiopian Studies, 17, pp 1-19,
[Une étude ponctuelle érudite sur les origines du système de gouver-
nement d’Haïlé Sélassié].
– 1991, A History of Modern Ethiopia, 1855-1974, OH: Ohio
University Press, Athens, [Un manuel classique].
BARAVELLI G.C., 1935, The Last Stronghold of Slavery: What Abyssinia
Is, Rome, [La propagande fasciste visant à justifier l’invasion de
l’Éthiopie à la veille de la guerre].
CLAPHAM Ch., 1969, Haile Selassie’s Government, Praeger, New York,
[La meilleure étude analytique sur le système politique du gouverne-
ment d’Haïlé Sélassié).
DARLEY Major H., 1969, Slaves and Ivory in Abyssinia, Negro University
Press, New York, [La vie dans la province éthiopienne au début du
règne d’Haïlé Sélassié par un consul britannique vivant sur place].
GEBRU TAREKE, 1991, Ethiopia: Power and Protest: Peasant Revolts in
the Twentieth Century, Cambridge University Press, Cambridge, [A la
charnière du phénomène révolutionnaire, l’histoire des insurrections
paysannes dans l’Éthiopie d’Haïlé Sélassié].
GREENFIELD Richard, 1965, Ethiopia: A New Political History, Praeger,
New York, [Sous ce titre très général il s’agit essentiellement d’une
étude sur le régime d’Haïlé Sélassié, particulièrement centrée sur les
426 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

années de l’après-guerre; on y trouve la seule présentation détaillée du


coup d’État de décembre 1960].
HALLDIN V., 1977, Swedes in Haile Selassie’s Ethiopia (1924-1952) : A
Study in Early Development and Co-Operation, Stockholm: Almquist
& Wiksell International Distributors, Uppsala, [Un aspect peu connu
du règne d’Haïlé Sélassié, son étroite alliance avec la Suède].
H ESS Robert L., 1970, Ethiopia: The Modernization of Autocracy,
Cornell University Press, Ithaca and London, [Ouvrage très daté mais
qui présente bien les espoirs de modernisation du régime d’Haïlé
Sélassié à la veille de sa chute].
KAPUSCINSKI Ryszard, 1984, Le Négus, Flammarion, Paris, [Par un journa-
liste africaniste polonais de renom, un ouvrage plus proche du roman
que de l’histoire mais qui, paradoxalement, restitue bien l’atmosphère
très « automne du patriarche » des derniers jours d’Haïlé Sélassié].
MOCKLER Anthony, 1984, Haile Selassie’s War, Random House, New
York, [La meilleure histoire de la guerre italo-éthiopienne].
SBACCHI Alberto, 1985, Ethiopia Under Mussolini: Fascism and the
Colonial Experience, Zed Press, London, [Par un excellent historien
italien, une analyse de la politique fasciste en Éthiopie occupée].
STEER George L., 1936, Caesar in Abyssinia, Hodder and Stoughton,
London, [Très bon récit de la campagne d’invasion de l’Éthiopie en
1935 par un journaliste britannique témoin des événements].

Chapitre 5. La révolution et le Derg

AFRICA WATCH, 1991, Evil Days : Thirty Years of War and Famine in
Ethiopia, Africa Watch, Londres, [Une histoire « objective » de la révo-
lution, factuellement complète mais un peu loin du vécu éthiopien].
ANDARGACHEW TIRUNEH, 1993, The Ethiopian Revolution, 1974-1987;
from an aristocratic to a totalitarian autocracy, Cambridge University
Press, Cambridge, [Une présentation objective de la révolution que la
date de sa publication ne permet pas de couvrir complètement].
BALSVIK Randi R., 1985, Haile Selassie’s Students: The Intellectual and Social
Background to Revolution, 1952-1977, East Lansing: African Studies cen-
ter, Michigan State University, [Le seul ouvrage systématique sur la géné-
ration des étudiants révolutionnaires par un professeur scandinave qui
enseignait à l’Université d’Addis-Abeba à la veille de la révolution].
BUREAU Jacques, 1987, Éthiopie, un drame impérial et rouge, Ramsay.
Paris, [Une réflexion très personnelle sur le phénomène de la révolu-
tion éthiopienne].
CLAPHAM Ch., 1988, Transformation and Continuity in Revolutionary
Ethiopia, Cambridge University Press, [La meilleure étude du phéno-
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 427

mène révolutionnaire éthiopien, sous une forme plus analytique que


factuelle].
DAWIT WOLDE GYORGIS, 1989, Red Tears. Lawrenceville, Red Sea Press,
[Par un ancien officier du Derg chargé de s’occuper de la famine de
1984 et qui choisit de demander l’asile politique aux États-Unis lors-
qu’il comprit l’ampleur du désastre et des erreurs en tous genres; un
document vivant, bien écrit, parfois déchirant].
EIDE O. M., 2000, Revolution and Religion in Ethiopia (1974-1985)
James Currey, Oxford, [Sous un titre un peu trompeur il s’agit d’une
excellente étude sur les rapports violents de l’église protestante évan-
gélique oromo Mekane Yesus avec le régime du Derg].
GILKES Patrick, 1975, The Dying Lion. Feudalism and Modernization in
Ethiopia, St. Martin’s Press, New York, [Bonne étude sur la décompo-
sition du régime d’Haïlé Sélassié et la marche à la révolution].
G YENGE Zoltan, 1976, Ethiopia on the Road of Non-Capitalist
Development, Budapest, [La présentation marxiste-léniniste officielle
de l’Éthiopie communiste].
KIFLU TADESSE, The Generation. Le premier volume a été édité par Red
Sea Press en 1993 et le second par University Press of America en
1998. [Pour le lecteur intéressé seulement; un gros travail sur les
membres du PRPE, le parti d’extrême gauche qui après avoir contri-
bué au déclenchement de la révolution lutta avec acharnement contre
le régime prosoviétique du Derg.]
LEFORT R., 1981, Éthiopie : la révolution hérétique. Paris. Maspero, [Par
un sympathisant, l’histoire de la révolution de son déclenchement à la
fin de la Terreur Rouge].
M ARKAKIS , John and N EGA AYELE , 1978, Class and Revolution in
Ethiopia, Spokesman, Nottingham, [Écrit en pleine crise de la Terreur
Rouge par un militant du PRPE qui périt assassiné et un camarade
anglais, c’est un livre engagé qui reflète l’esprit de l’époque].
THOMSON B., 1975, Ethiopia, the Country that Cut Off its Head : a Diary
of the Revolution, Robson Books, Londres, [par le correspondant de la
BBC à Addis-Abeba en 1974, un travail journalistique un peu à
l’emporte-pièce mais décrivant en détails pittoresques les premiers
jours de la révolution].

Chapitre 6. Les relations internationales de l’Éthiopie

EHRLICH H., 1986, Ethiopia and the Challenge of Independance, Boulder.


Lynne Rinner, [Même champ de travail que le livre de Sven Rubenson
mentionné plus bas, mais en allant jusqu’à une période beaucoup plus
récente].
428 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

J ESMAN C., 1958, The Russians in Ethiopia : an Essay in futility,


Greenwood Press, Westport, [Comme le montre sa date de publication
le livre n’a rien à avoir avec la révolution et le retour des Russes en
Éthiopie mais bien plutôt avec la longue et « futile » fascination de la
Russie pour ses lointains cousins de la Byzance noire].
KORN D. A., 1986, Ethiopia, the United States and the Soviet Union,
Croom Helm, Londres, [Un point de vue américain à la fois officiel
(l’auteur fut Chargé d’Affaires US à Addis-Abeba entre 1982 et
1985) et bien informé. Le cœur de la guerre froide].
MARCUS Harold, 1983, Ethiopia, Great Britain, and the United States
(1941-1974) : The Politics of Empire, University of California Press,
Berkeley, [Ouvrage absolument fondamental pour comprendre la
situation internationale de l’Éthiopie entre la fin de la seconde guerre
mondiale et la révolution de 1974].
MARKAKIS John, 1987, National and Class Conflict in the Horn of Africa,
University Press, Cambridge, [L’Éthiopie et son contexte régional
pendant les turbulentes années de la guerre froide et de la révolution].
R UBENSON Sven, 1976, The Survival of Ethiopian Independence,
Heinemann, in association with Esselete Studium & Addis Ababa
University Press, [L’Éthiopie dans le champ des impérialismes au
XIXe siècle].
SPENCER John H., 1984, Ethiopia at Bay: A Personal Account of the Haile
Selassie Years, Algonac, MI.: The American Library. Reference
Publications, Inc., [Les mémoires d’un conseiller diplomatique améri-
cain d’Haïlé Sélassié qui a travaillé avec l’Empereur tant avant
qu’après la guerre italo-éthiopienne. Un document passionnant].

Chapitre 7. L’Église orthodoxe monophysite

CRUMMEY Donald, 1972, Priests and Politicians: Protestant and Catholic


Missions in Orthodox Ethiopia, 1830-1868, Clarendon Press, Oxford,
[Les relations des premiers missionnaires européens avec l’Église
orthodoxe].
EPHRAIM ISAAC, 1967, The Ethiopian Church, H.N. Sawyer, Boston, [Une
introduction générale].
H AMMERSCHMIDT Ernst, 1965, « Jewish Elements in the Cult of the
Ethiopian Church », Journal of Ethiopian Studies, 3, n° 2, pp. 1-12,
[Les fortes influences juives dans le christianisme monophysite éthio-
pien].
HANCOCK Graham, 1992, The Sign and the Seal: The Quest for the Lost
Ark of the Covenant, Crown Publishers, New York, [Un best-seller un
peu exagéré mais qui n’est pas toujours sans intérêt].
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 429

IMBAKOM KALEWOLD, 1970, Traditional Ethiopian Church Education,


Columbia University, Teachers College Press, New York, [La culture
ecclésiastique classique éthiopienne].
LEIRIS M., 1958, La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthio-
piens de Gondar, Plon, Paris, [Œuvre fondamentale d’un grand écri-
vain, ce travail permet d’articuler l’étude des cultes de possession
avec la culture religieuse éthiopienne chrétienne].
MERCIER J., 1988, Asrès le magicien éthiopien / souvenirs 1895-1985, Jean-
Claude Lattès, Paris, [L’autobiographie enregistrée d’un « debtara »,
magicien lettré qui est aussi un témoignage sur l’histoire éthiopienne
contemporaine].
TADDESSE TAMRAT, 1972, Church and State in Ethiopia (1270-1527).
Oxford: Clarendon Press, [Étude essentielle mais d’abord difficile sur
les relations politiques entre l’Église et l’État dans l’Éthiopie classique].
ULLENDORF Edward, « Hebraic-Jewish Elements in Abyssinian (mono-
physite) Christianity », Journal of Semitic Studies 1, n° 3 (July 1956),
pp. 216-256, [Le Christianisme monophysite et la tradition juive].
– 1968, Ethiopia and the Bible, Oxford University Press, [Un clas-
sique sur les relations entre Bible et Éthiopie].

Chapitre 8. L’islam éthiopien

B RAUKAMPER U., 2002, Islamic History and Culture in Southern


Ethiopia. Hambourg. Lit Verlag, [Une série d’essais sur les marges de
l’islam éthiopien].
HUSSEIN AHMED, 2001, Islam in XIXth century Wollo, Brill, Leyde, [Une
intéressante histoire régionale qui ne se limite pas seulement à l’Islam
mais restitue son contexte].
TRIMINGHAM John S., 1965, Islam in Ethiopia, Barnes and Noble, Inc.,
New York, [Ouvrage classique fondamental sur la question].

Chapitre 9. Langues et écriture

BENDER M. L. (ed.), 1976, Language in Ethiopia, Oxford University


Press, London, [Ouvrage classique absolument fondamental sur les
langues de l’Éthiopie].
LESLAU Wolf, 1965, An Annotated Bibliography of the Semitic Languages
of Ethiopia, (Bibliographies of the Near East I), Mouton, La Haye, [Le
point sur les langues sémitiques éthiopiennes].
430 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Chapitre 10. Les intellectuels éthiopiens au XIXe siècle

BAHRU ZEWDE, 2002, Pioneers of Change in Ethiopia: the reformist intel-


lectuals of the early XXth century, James Currey, Oxford, [Un livre
fondamental sur un sujet très mal connu hors d’Éthiopie mais qui
explique en partie le rôle de « phare » de l’Éthiopie pour le monde
noir de l’époque même si ce n’était certainement pas le souci des
intellectuels éthiopiens eux-mêmes].
MOLVAER, R. K., 1997, Black Lions, Red Sea Press, Lawrenceville, [De la
fin du XIXe siècle à la fin du XXe, les récits de vie de trente et un intel-
lectuels et écrivains éthiopiens ; le portrait d’un monde vu au prisme
de ses individualités les plus marquantes].
ROUAUD, A., 1991, Afä Wärq : un intellectuel éthiopien témoin de son
temps (1868-1947), Éditions du CNRS, Paris, [A travers la biographie
d’un écrivain éthiopien engagé (du mauvais côté : il a soutenu ce qu’il
croyait honnêtement être « l’effort modernisateur » des Italiens) c’est
le portrait d’une génération].

Chapitre 11. L’art éthiopien

BOSC-TIESSE, C. & WION, A., 2005, Peintures sacrées d’Éthiopie, Sépia,


Paris, [Bien illustrée, la collection, en partie inédite, des œuvres
recueillies en 1932 par l’expédition Dakar-Djibouti dirigée par Marcel
Griaule].
LEPAGE C. et MERCIER J. 2005, L’art éthiopien : les églises historiques du
Tigray, ADPF, Paris, [Excellente étude pouvant servir de guide à
l’architecture sacrée éthiopienne].
MERCIER J., 2000, L’arche éthiopienne : l’art chrétien d’Éthiopie, Les
Musées de la Ville de Paris, [Un panorama très complet et bien illustré
des diverses formes d’arts plastiques dans l’Éthiopie classique].
– 2004, Vierges d’Éthiopie. Portraits de Marie dans la peinture éthio-
pienne (XIIz-XIXz siècle), Éditions Archange-Minotaure, Montpellier,
[Étude souvent novatrice et superbement illustrée de certains chefs-
d’œuvre de la peinture éthiopienne].
RAMOS M. J. & BOAVIDA Isabel (sld), 2004, The Indigeneous and the
Foreign in Christian Ethiopian Art, Portuguese-Ethiopian contacts in
the 16th and 17th centuries. Aldershot. Ashgate Publishing
[Remarquable ouvrage collectif sur les influences occidentales dans
l’art éthiopien classique].
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 431

Chapitre 12. L’économie

ETHIOPIAN ECONOMIC ASSOCIATION, 2004, Annual Report, Addis Ababa,


Imprimé par l’Association. Trois volumes parus en 2002, 2003 et 2004. [Une
somme. Les seuls travaux à jour et lucides sur l’économie éthiopienne].
– 2002, Land Tenure and Agricultural Development in Ethiopia,
Addis-Abeba, [Une étude détaillée sur la question controversée de la
propriété foncière].
ASSEFA BEQUELE et ESHETU CHOLE, 1969, A Profile of the Ethiopian
Economy, Oxford University Press, Oxford, [Un résumé de l’économie
éthiopienne à la veille de la révolution. Daté mais historiquement utile].
COHEN, John M. and WEINTRAUB, 1975, Land and Peasants in Imperial
Ethiopia: The Social Background to a Revolution, The Netherlands:
Van Gorcum and Co., Assen, [En dépit de son titre accrocheur dû à
l’époque de sa publication, il s’agit essentiellement d’une bonne étude
sur la question agraire en Éthiopie].
ESHETU CHOLE, 2004, Underdevelopment in Ethiopia, OSSREA, Addis-
Abeba, [Une série d’essais sur l’économie éthiopienne par un grand
professionnel, trop tôt décédé].
GARRETSON Peter P., 1979, « The Naggadras, Trade and Selected Towns
in Nineteenth and Early Twentieth Century Ethiopia », International
Journal of African Historical Studies, 12, n° 3, pp. 416-439. [Les
débuts du commerce moderne en Éthiopie].
GRIFFITH K., 1992, The Economy of Ethiopia, MacMillan, Londres, [Les
faits et les structures de base].
PANKHURST Richard, 1968, Economic History of Ethiopia, 1800-1935,
Haile Selassie University Press, Addis Ababa, [L’arrière-plan histo-
rique de l’économie moderne].

Chapitre 13. Agriculture, sécurité alimentaire et pauvreté rurale

EHRET Christopher, 1979, « On the Antiquity of Agriculture in Ethiopia »,


Journal of African History, 20 n° 2, pp. 161-177, [Les particularités
du phénomène agricole en Abyssinie, par un historien et anthropo-
logue à la vaste culture comparativiste africaine].
MCCANN James, 1987, From Poverty to Famine in the Northeast of
Ethiopia. A Rural History 1900-1935, University of Pennsylvania
Press, Philadelphia, [Un remarquable travail sur l’histoire de la pau-
vreté rurale dans l’Éthiopie du début du XXe siècle].
MESFIN WOLDE MARIAM, 1984, Rural Vulnerability to Famine in Ethiopia
1958-1977, Vikas Publishing House in Association with Addis Ababa
432 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

University, [Écrit en pleine famine des années 1980, le travail d’un


grand géographe éthiopien sur les famines du milieu du XXe siècle].
PANKHURST Richard, State and Land in Ethiopian History, Oxford
University Press, Nairobi, [La question agraire en Éthiopie à travers
les récits des voyageurs].
– 1986, The History of Famines and Epidemics in Ethiopia prior to
the XXth century, Relief and Rehabilitation Commission, Addis-
Ababa, [L’histoire des famines].
PAUSEWANG S., 1983, Peasants, Land and Society, Weltforum Verlag.
Afrika Studien n° 110, Munich, [Un ouvrage fondamental sur la ques-
tion agraire en Éthiopie].
– 1990, FANTU CHERU, BRUNE, S. et ESHETU CHOLE (sld) : Ethiopia :
Rural Development Options. Londres. Zed Books, [Les dilemmes des
politiques de développement agricole en Éthiopie].

Chapitre 14. Les villes

DIAMANTINI C. et PATASSINI D., 1993, Addis Abeba, villagio e capitale di


un continente, Franco Angeli Edittore, Milan, [La seule étude sérieuse
sur la capitale de l’Éthiopie].
PANKHURST Richard, 1982, History of Ethiopian Towns From the Middle
Ages to the Early Nineteenth Century, Franz Steiner Verlag, Stuttgart.
– 1985, History of Ethiopian Towns from the Mid-Nineteenth century to
1935, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, [Deux livres qui donnent une
vision globale de l’histoire du phénomène urbain en Éthiopie].

Chapitre 15. La question érythréenne

CAHSAI BERHANE et WILLIAMSON E. 1985, Erythrée, un peuple en marche.


L’Harmattan, Paris, [Dans la ligne du tiers-mondisme militant des
années 1970, un ouvrage apologétique sur la lutte érythréenne].
CAULK Richard A., 1986, « ‘Black Snake. White Snake’: Bahta Hagos
and His Revolt Against Italian Overrule in Eritrea, 1894 » In Donald
Crummey (ed.), Banditry, Rebellion, and Social Protest in Africa, J.
Currey, Portsmouth, N.H.: Heinemann, London, [Histoire de la seule
grande révolte indigène contre la colonisation italienne en Erythrée].
ERLICH Haggai, 1996, Ras Alula and the scramble for Africa. A political
biography in Ethiopia and Eritrea (1875-1897), Lawrenceville, [Un
travail remarquable qui, à travers la biographie du principal général de
l’Empereur Yohannes, rend toute l’histoire de l’époque et aussi des
relations entre l’Éthiopie et la « proto-Erythrée »].
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 433

KILLION T., 1998, Historical Dictionary of Eritrea, The Scarecrow Press.


Lanham, [Une remarquable somme sur l’Érythrée, fondamentale mal-
gré un certain parti pris nationaliste de l’auteur].
KUHLMAN T. 1990, Burden or Boon ? A Study of Eritrean Refugees in the
Sudan, Amsterdam. VU University Press, [Étude détaillée sur l’une des
plus grandes migrations de réfugiés en Afrique, surtout centrée sur les
rapports des réfugiés érythréens avec l’économie de leur pays d’accueil].
MAC DYE William, 1969, Moslem Egypt and Christian Abyssinia, Negro
University Press, New York, [Réimpression d’un ouvrage des années
1870 écrit par un ancien officier américain de la guerre de Sécession
engagé dans l’armée du Khédive d’Égypte et ayant participé à la tenta-
tive de conquête de l’Abyssinie; très descriptif et vivant].
M UNZINGER W., 1967, Ostafrikanische Studien, Johnson Reprint
Corporation, New York, (reproduction anastatique de l’édition suisse
de 1864) [Remarquables études sur plusieurs peuples de l’Érythrée par
un aventurier suisse, administrateur au service des Égyptiens, qui fut
tué lors de la tentative du Khédive Ismail pour conquérir l’Abyssinie].
NAFI Kurdi, 1994, L’Érythrée, une identité retrouvée, Karthala, Paris,
[Ouvrage apologétique écrit par un militant de la cause érythréenne, ce
livre présente la thèse nationaliste d’une « histoire longue » de l’Érythrée]
PATEMAN R., 1990, Even the Stones are Burning, The Red Sea Press.
Trenton, [Une histoire engagée de la lutte érythréenne écrite à la limite
de la propagande par un sympathisant américain du FPLE].
POLLERA, A, 1935, Le popolazioni indigene dell’ Eritrea, Licino Cappelli,
Bologne, [Évidemment marqué par son écriture à l’époque coloniale
fasciste, il s’agit cependant du seul ouvrage d’ensemble sur les divers
groupes ethniques érythréens].
POOLE D., 2001, From Guerillas to Government : The Eritrean People’s
Liberation Front, James Currey, Oxford, [Une histoire objective, claire
et bien documentée, du groupe de guérilla qui devait émerger en 1991
victorieux non seulement des ses ennemis éthiopiens mais des ses
rivaux érythréens].
POSCIA S., 1989, Eritrea, colonia tradita, Edizioni Associate, Rome,
[Sans rapport avec son titre apparemment polémique, c’est l’étude la
plus détaillée en ce qui concerne les vicissitudes internes du mouve-
ment nationaliste érythréen et des fronts de guérilla dont il ne cache
pas la part d’ombre].
TADDIA I., 1986, L’Eritrea colonia (1890-1952), Franco Angeli, Milan,
[L’ouvrage de référence sur la période de la colonisation italienne].
TEKESTE NEGASH, 1987, Italian Colonialism in Eritrea (1882-1941) :
Policies, Praxis and Impact, Almqvist & Wiksell, Stockholm, [Par un
remarquable historien érythréen, un travail à mettre en regard du
livre d’Irma Taddia].
434 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

– 1997, Ethiopia and Eritrea : The Federal Experience, Nordiska


Afrikainstitutet, Uppsala, [Une histoire des années où l’Éthiopie
d’Haïlé Sélassié exerça le mandat des Nations-Unies sur l’ex-colonie
italienne].
TEKESTE NEGASH et KJETIL Tronvol, 2000, Brothers at War : Making
Sense of the Eritrean-Ethiopian War, James Currey, Oxford, [L’histoire
la plus objective de la guerre de 1998-2000].
TREVASKIS G. K. N., 1960, Eritrea, a Colony in Transition (1941-1952),
Oxford University Press, [Par un ancien fonctionnaire colonial britan-
nique, l’histoire des années de l’administration anglaise en Érythrée].
WRONG M., 2005, I Didn’t Do It For You : How the World Betrayed a
Small African Nation, Fourth Estate/Harper Collins, Londres, [Vivant
et bien écrit, cet ouvrage à thèse défend le point de vue de la culpabilité
occidentale dans le conflit érythréen; se lit comme un roman en dépit
de sa lecture sélective et parfois superficielle de l’histoire].

Chapitre 16. La musique éthiopienne

Les ouvrages cités par Francis FALCETO sont les seuls existant.

Chapitre 17. Fédéralisme ethnique et démocratisation

HOLCOMB B. et SISSAY IBSA, 1990, The invention of Ethiopia, Red Sea Press,
Lawrenceville, [Livre assez délirant écrit pour expliquer que l’Éthiopie
n’existait que par les manipulations impérialistes européennes du XIXe
siècle mais qui doit son intérêt à la popularité qu’il suscita lors de la
chute du communisme en Éthiopie. Peu fiable historiquement il se pré-
sentait comme une antidote à la vision centraliste et téléologique de «
l’histoire amhara » et des « trois mille ans de royauté solomonienne »].
SORENSON John, 1993, Imagining Ethiopia: Struggles for History and
Identity in the Horn of Africa, New Brunswick, NJ.: Rutgers
University Press, 1993. [Moins « populaire » que le livre de Sisay Ibsa
et Bonnie Holcomb, un ouvrage qui prétend « déconstruire » l’histoire
éthiopienne et mettre en doute la réalité de l’existence du pays].

Chapitre 18. L’Éthiopie en tant que mythe

De la Bible à Homère, les références sont trop nombreuses pour pouvoir


être relevées.
Les auteurs
[Les noms sont placés dans l’ordre des chapitres]

BEZOUNESH TAMRU est maître de conférence en géographie à l’Université


de Lyon II.
Jean-Pierre RAISON est professeur émérite de géographie de l’Université
de Paris X.
Eloi FICQUET, ethnologue, linguiste et historien est maître de conférence à
l’EHESS, Paris, membre du Centre d’études africaines.
Arnaud KRUCZINSKI est doctorant en histoire à l’Université de Paris I. Il
travaille sur l’évolution historique de la culture Gouragué.
François PIGUET est professeur à l’Institut universitaire d’Études du déve-
loppement à Genève. Il a travaillé pendant plusieurs années dans les
zones de peuplement nomade de l’Éthiopie.
Hugo FERRAN est doctorant en ethnomusicologie à l’EHESS.
SHIFERAW BEKELE est professeur au département d’histoire de l’Université
d’Addis-Abeba.
Christopher CLAPHAM, politologue britannique, est l’auteur de plusieurs
ouvrages fondamentaux sur l’histoire politique de l’Éthiopie. Il est
associé au Centre d’études africaines de l’Université de Cambridge et
rédacteur en chef du Journal of Modern African Studies.
Gérard PRUNIER, historien et politologue, est chercheur au CNRS. Il a dirigé
entre 2001 et 2006 le Centre français des études éthiopiennes à Addis-
Abeba.
Delphine LECOUTRE est doctorante en science politique à l’Université de
Paris I-Panthéon Sorbonne. Elle travaille sur les relations internationales
de l’Éthiopie.
436 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Stéphane ANCEL est doctorant en histoire à l’INALCO, spécialisé dans


l’Église orthodoxe tewahedo.
AHMED HASSAN OMAR est doctorant en histoire à l’Université d’Aix-en-
Provence. Il travaille sur l’histoire de l’islam en Éthiopie, particulière-
ment au XIXe siècle.
BERHANOU ABEBE, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire et la culture
éthiopiennes et professeur émérite de l’Université d’Addis-Abeba, tra-
vaille en liaison avec le Centre français des études éthiopiennes.
BAHRU ZEWDE, historien, ancien directeur de l’Institut d’études éthio-
piennes de l’Université d’Addis-Abeba, auteur de nombreux ouvrages,
est aujourd’hui le directeur du Forum for Social Studies.
Jacques MERCIER est chercheur au CNRS rattaché au laboratoire d’ethno-
logie et de sociologie comparative de l’Université de Paris X.
Anthropologue et historien de l’art, il a publié de nombreux ouvrages
sur l’art éthiopien, la magie et la religion traditionnelle.
TENKER BONGER est un économiste éthiopien qui a longtemps travaillé
pour des organismes para-étatiques de son gouvernement puis pour
des ONG. Il enseigne aujourd’hui l’économie dans un collège privé à
Addis-Abeba.
DESSALEGN RAHMATO, économiste, agronome et historien, auteur de nom-
breux ouvrages sur l’économie paysanne et la sécurité alimentaire, a
longtemps dirigé à Addis-Abeba le Forum for Social Studies.
Francis FALCETO, chercheur en histoire des musiques d’Éthiopie et éditeur
de la collection de CD « éthiopiques » (Buda Musique, Paris). Vingt-
et-un CD sont déjà parus dans cette collection et une bonne douzaine
restent à paraître.
Sarah VAUGHAN est maître de conférence en science politique à l’Université
d’Édimbourg. Elle a soutenu sa thèse de doctorat sur la question du
fédéralisme ethnique en Éthiopie.
Patrick GILKES est journaliste et écrivain indépendant, spécialiste de la
Corne de l’Afrique. Il a longtemps dirigé les émissions en langue
somalie de la BBC et est aujourd’hui basé à Addis-Abeba.
Table des matières

Introduction ........................................................................................ 5
1. L’espace géograhique éthiopien, un moule de fortes
densités rurales .............................................................................. 9
Une nature essentiellement montagnarde : atout ou faiblesse ? ..... 10
Un peuplement principalement montagnard .................................. 16
Évolution du foncier rural et vulnérabilités des campagnes
éthiopiennes .................................................................................... 22
Des campagnes surpeuplées et un déficit urbain ............................ 27
Conclusion ...................................................................................... 32
Bezunesh Tamru et Jean-Pierre Raison
2. Les peuples d’Éthiopie ................................................................ 37
Représentations et classifications de la diversité ethnique en Éthiopie . 37
Principaux éléments de description ................................................ 42
Tableau succinct des ensembles ethniques éthiopiens ................... 49
Éloi Ficquet, Arnaud Kruczynski, François Piguet et Hugo Ferran
3. La restauration de l’État éthiopien dans la seconde
moitié du XIXe siècle ................................................................... 89
L’ascension de Tewodros II et la restauration de la monarchie
(1855-1868) .................................................................................... 92
L’Éthiopie divisée : une décennie de compétition en vue
du lit royal (1868-1878) ................................................................. 97
Les agressions étrangères et l’expansion nationale (1878-1896) .... 100
Des dernières années de l’époque de Ménélik jusqu’en 1916 ..... 106
Shiferaw Bekele
4. Haïlé Sélassié et son temps ......................................................... 109
Les origines du futur empereur et son chemin vers le trône ........ 109
Les débuts du règne de Haïlé Sélassié : invasion, exil
et restauration (1930-1941) .......................................................... 113
Conclusion .................................................................................... 130
Christopher Clapham
438 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

5. La révolution éthiopienne et le régime du Derg ...................... 133


Les causes de la révolution ........................................................... 134
Le soulèvement populaire spontané enclenche la révolution (1974) ... 137
« Terreur blanche » contre « terreur rouge » :
la lutte pour le contrôle du pouvoir (1975-1978) ......................... 141
La tentative d’institutionnalisation d’un régime communiste (1979-1987) 145
La chute finale du régime (1988-1991) ........................................ 149
Conclusion .................................................................................... 150
Gérard Prunier
6. L’Éthiopie et l’Afrique .............................................................. 153
La politique africaine « spontanée » et « personnelle »
de l’Empereur, produit de l’instrumentalisation de circonstances
historiques non renouvelables ...................................................... 160
La politique africaine « politisée » et « solidaire » de Mengistu
Haïlé-Mariam ............................................................................... 167
La politique africaine de Meles Zenawi ....................................... 172
Delphine Lecoutre
7. L’Église orthodoxe tewahedo d’Éthiopie et ses enjeux
contemporains ............................................................................ 185
L’autorité religieuse sous la monarchie éthiopienne .................... 186
Le XIXe siècle et la nouvelle politique monarchique ................... 189
Changements du statut de l’abunä entre 1917 et 1959 ................. 191
Enjeux contemporains de l’Église éthiopienne ............................ 195
Stéphane Ancel, Éloi Ficquet
8. L’islam en Éthiopie ....................................................................... 205
La répartition de l’islam en Éthiopie ............................................ 206
Les ordres religieux musulmans en Éthiopie ............................... 208
Le contexte historique .................................................................. 209
La crise du XVIe siècle ................................................................. 212
L’islam après la crise du XVIe siècle ............................................ 214
La période post-italienne .............................................................. 219
L’islam et la révolution éthiopienne ............................................. 220
L’islam aujourd’hui ...................................................................... 222
Ahmed Hassan Omar
9. L’écriture éthiopienne .............................................................. 223
Origines de l’écriture éthiopienne .............................................. 224
Les caractéristiques de l’écriture éthiopienne ............................ 226
Évolution de l’écriture éthiopienne ............................................ 228
Les tentatives de réforme de l’écriture ....................................... 229
Berhanou Abebe
TABLE DES MATIÈRES 439

10. Les intellectuels et l’État au XXe siècle.................................... 237


Les origines ................................................................................ 238
La formation scolaire ................................................................. 240
Du diagnostic à l’ordonnance ..................................................... 242
L’organisation ............................................................................. 250
Le résultat : succès ou échec ? ................................................... 252
Bahru Zewde
11. Les arts plastiques en Éthiopie ................................................ 255
Reconnaissance internationale de l’art éthiopien ....................... 255
Objets dits artisanaux .................................................................. 257
Églises monolithes ..................................................................... 258
Sculpture .................................................................................... 259
Orfèvrerie chrétienne ................................................................. 259
Peinture ...................................................................................... 260
Impact de la modernité occidentale sur la peinture .................... 265
Patrimoine .................................................................................. 266
Jacques Mercier
12. L’économie éthiopienne ........................................................... 269
Les racines du sous-développement éthiopien ........................... 270
La révolution .............................................................................. 276
Quelques vues sur les performances macro-économiques
de l’Éthiopie entre les années 1960 et maintenant ..................... 277
L’économie politique actuelle de l’Éthiopie .............................. 279
Que faire ? .................................................................................. 282
Dr Tenker Bonger
13. La pauvreté et la recherche de la sécurité alimentaire ......... 285
De la pauvreté à l’indigence ....................................................... 289
L’involution ou mouvement régressif de l’agriculture ............... 296
Glissement structurel .................................................................. 300
Conclusion .................................................................................. 301
Dessalegn Rahmato
14. Les villes dans l’espace éthiopien ............................................ 309
Quel réseau urbain en Éthiopie ? ............................................... 310
La ville éthiopienne : une fonction militaire prédominante ? ..... 312
Réseau routier et réseau urbain .................................................. 315
Le réseau urbain éthiopien, macrocéphalie ou semis en évolution :
quelle cohésion pour quels territoires ?....................................... 320
Conclusion .................................................................................. 326
Bezunesh Tamru
15. La question érythréenne .......................................................... 329
Les héritages contradictoires du passé ....................................... 329
440 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE

Du contrôle extérieur au développement d’une identité propre ...... 337


Trente années terribles ............................................................... 343
La question érythréenne dans le contexte de l’indépendance .... 348
Gérard Prunier
16. Splendeurs et misères de la musique éthiopienne (1955-2005) ... 349
Irruption des instruments européens (1897-1935) ..................... 350
L’après-guerre (1941-1955) ....................................................... 351
Deux décades prodigieuses (1955-1974) ................................... 357
Le temps du Derg (1974-1991) .................................................. 360
Une transition qui n’en finit pas (1991-2005) ............................ 362
Francis Falceto
17. Le fédéralisme ethnique et la démocratisation depuis 1991 369
La défaite du Derg et le changement de gouvernement ............. 369
Un programme de réformes pour en finir avec le passé ? .......... 371
Dynamiques de la période de transition (1991-1995) ................ 374
Ethnie, idéologie et mobilisation politique ................................ 379
Le premier Gouvernement fédéral (1995-2000) ........................ 384
Le second Gouvernement fédéral (2000-2005) .......................... 390
Conclusion .................................................................................. 394
Sarah Vaughan
18. L’Éthiopie en tant que mythe ..................................................... 397
Les mythes grecs ........................................................................ 397
Les mythes de la chrétienté latine .............................................. 399
De l’éthiopianisme au rastafarisme ............................................ 402
Jacques Mercier
19 Les élections de 2005 ................................................................ 407
Patrick Gilkes
Bibliographie raisonnée .................................................................. 417
Les auteurs ...................................................................................... 435

Achevé d’imprimer en janvier 2007


sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery - 58500 Clamecy
Dépôt légal : janvier 2007 Numéro d’impression : 611185
Imprimé en France
Gérard Prunier

L’Éthiopie contemporaine

Entre les splendeurs de la liturgie et de l’art éthiopiens d’un côté et


l’image misérabiliste d’un pays mourant de faim, l’Éthiopie contempo-
raine est un pays contradictoire et difficile à saisir. Seul pays d’Afrique
à n’avoir jamais été colonisé (l’occupation italienne n’y dura guère plus
que celle de la France par les Allemands à la même époque) ; l’Éthiopie
abrite pourtant le siège de l’Union Africaine qui est née dans la foulée
de la décolonisation. Longtemps symbolisée par un Empereur qui assu-
mait un vedettariat de people’s magazine, ce fut aussi le lieu de la seule
révolution communiste authentique du continent noir. Les militants des
mouvements black avaient fait de l’Empereur un héros et certains en
firent même un Dieu alors que la culture éthiopienne profonde se veut
profondément autochtone et regarde l’Afrique Noire avec méfiance.
L’Éthiopie est une sorte de cas-test des possibilités de l’Afrique à
rejoindre le monde moderne car premier État noir à avoir eu une admi-
nistration moderne autonome, il lutte aujourd’hui pour transformer cet
essai en un accès à une transformation sociétale qui lui permettrait de
garder son leadership spirituel sur le continent.
A mi-chemin des études de spécialistes et des travaux de vulgarisa-
tion, le présent ouvrage cherche à donner un panorama complet de
l’Éthiopie contemporaine.

Chercheur au CNRS, Gérard Prunier est historien et politologue. Il


a dirigé entre 2001 et 2006 le Centre français d’études éthiopiennes à
Addis-Abeba.

-:HSMIOF=][\X[^: ISBN : 978-2-84586-736-9

hommes et sociétés

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