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Gérard Prunier
L’Éthiopie
contemporaine
CFEE - KARTHALA
L’ÉTHIOPIE CONTEMPOR AINE
Cet ouvrage est publié avec le concours du Service d’action
culturelle et de coopération de l’Ambassade de France
en Éthiopie et du Centre français des études éthiopiennes.
L’Éthiopie
contemporaine
CFEE K ARTH AL A
PO Box 5554 22-24, bd Arago
Addis-Abeba 75013 Paris
Le Centre français des études éthiopiennes est un institut de recherche
du ministère français des Affaires étrangères. Établi à Addis-Abeba, sa
vocation est de coordonner les recherches françaises et éthiopiennes sur
l’Éthiopie et la Corne de l’Afrique dans tous les domaines scientifiques
relatifs aux sociétés passées ou présentes. Le Centre français des études
éthiopiennes soutient la publication d’ouvrages spécialisés ou de référence
et publie la revue Les Annales d’Éthiopie.
Email : cfee@ethionet.et
Introduction
commencerons par présenter les paysages naturels, puis par apporter des
éléments de compréhension à la problématique du fort peuplement mon-
tagnard et à celle de la diversité des densités observées. Ces faits sont-ils
nés d’un concours écologique favorable, notamment de la pluviométrie ?
Sont-ils issus des différences dans les techniques agricoles entre l’exten-
sivité céréalière de la culture attelée qui s’opposerait à l’intensivité des
vergers où l’on utilise la houe à fouir ? Serait-ce les politiques d’encadre-
ment transformant alternativement les territoires en montagnes refuges ou
montagnes « dominantes » ?
Après avoir examiné toutes ces interrogations, nous questionnerons
aussi l’histoire récente du pays pour étendre notre faisceau de facteurs
explicatifs. Ceci nous autorise à évoquer les structures d’encadrement
particulières qui ont abouti à la formation du territoire actuel et qui relè-
vent d’un pouvoir dont les assises demeurent paysannes. Les évolutions
des politiques foncières rurales seront alors convoquées pour mieux
étendre l’éventail explicatif éclairant la situation d’extrême pauvreté voire
de famines auxquelles les campagnes éthiopiennes restent exposées. Quels
que soient les points de vues, un fait s’impose désormais, l’évolution des
campagnes est de plus en plus liée au dynamisme des villes et nous termi-
nerons donc notre présentation en nous interrogeant sur les raisons du
faible niveau d’urbanisation en Éthiopie.
2. Les pouvoirs publics ont préparé un vaste projet hydraulique pour mieux exploiter
les potentiels des fleuves montagnards coulant dans des gorges profondes et des dénivelés
très importants avec des cours souvent coupés par des chutes ou des rapides.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 13
massif s’abaisse au sud sur des formations karstiques dont les fameuses
grottes de Sof Omar. Vers l’est, les monts du Harar constituent une chaî-
ne s’avançant jusqu’à Jijiga et d’où un grand nombre d’affluents du
Wabi Chébellé prennent leur source. La route de Harar à Addis-Abeba
suit les crêtes et domine une série d’interfluves magnifiquement aména-
gés. Au sud des monts du Harar commence le Plateau Somali à propre-
ment parler constitué de sédiments tertiaires et s’abaissant continuelle-
ment vers le triangle de l’Ogaden.
rieures à 3500 m se caractérisent par des mois secs en hiver et des tempé-
ratures minimales inférieures à 10°C. Elles peuvent recevoir des précipi-
tations annuelles allant de 800 à 2000 mm, le couvert végétal est
discontinu et offre des formations herbeuses discontinues à lobelias
géants.
L’étagement montagnard
9. Certaines pentes ont conservé les forêts d’eucalyptus et de genévriers issues des
opérations de reboisement du Derg. Dans le nord du pays, les églises sont parfois entou-
rées d’un petit bosquet d’arbres.
10. Découpage administratif avant le niveau élémentaire des qebelés.
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 17
12. Le terme d’Abyssinie est parfois pris comme un synonyme d’Éthiopie. Pour cer-
tains auteurs qui considèrent l’extension territoriale du règne de Ménélik II, il ne désigne-
rait que la partie septentrionale du territoire actuel, grosso modo le Tigray et l’Amhara
actuel (voir le chapitre 3 pour la dimension historique de ces termes).
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 19
13. Le roi des rois était un primus inter pares auquel les royaumes vassaux devaient
allégeance en lui reversant une part des impôts (Berhanou Abebe, op. cit.) (Gascon, 1999).
20 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
14. Ce slogan emblématique de l’époque du Derg a été utilisé dans tous les types
d’expressions écrites et artistiques du régime, et tous les discours ou lettres officielles
devaient se clore en l’invoquant.
15. Ces découpages élémentaires correspondent à des paroisses dans le monde rural et
à un groupement urbain de 5 000 à 50 000 habitants selon la taille des villes.
16. Ethiopian People Revolutionary Democratic Front, fédération de partis ethniques
au pouvoir depuis 1991 dont l’animateur principal est le TPLF (Tigrean People Liberation
Front).
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 21
17. On estime que la famine de 1973 avait causé le décès de plus de 100 000 per-
sonnes et celle de 1984 devait en tuer 400 000.
22 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
propriétaire du rest pouvait exiger une part de terre à travailler. Ceci avait
occasionné un tel émiettement des terres que beaucoup de paysans du Nord
préféraient tenter leur chance en ville ou dans les plantations de cultures
industrielles. La rigidité et l’iniquité des régimes fonciers, la misère qui
caractérisait la vie des petits paysans et des métayers avaient été un des leit-
motive que brandirent les étudiants et opposants au régime impérial dans
leur slogan phare « la terre à celui qui la cultive » (Tamru et al., 2002).
Cette opposition explosa en février 1974, amenant la révolution qui entrai-
na la chute du régime de Haïlé Selassié I en septembre de la même année.
La réforme agraire
L’Éthiopie est un pays resté très profondément rural, c’est une évidence
absolue. Mais cette ruralité est-elle une tendance d’une évolution écono-
mique naturelle ou le fait de politiques volontaristes surtout à partir de la
réforme de 1975 ? Pour un pays de plus de 75 millions d’habitants, la fai-
blesse de la population urbaine a de quoi étonner et appelle quelques
explications.
La période de Haïlé Selassié I fut un mélange d’autocratie rurale et de
« laisser-faire » industriel. Le régime affichait une priorité économique
envers l’agriculture surtout en terme de cultures commerciales. Il avait
ainsi encouragé le développement d’un petit secteur d’industrie agro-ali-
mentaire aux mains de firmes étrangères avec de grandes plantations de
coton et de canne à sucre dans la vallée de l’Awash et d’oléagineux dans
le nord-est du pays. Le café, première denrée d’exportation, était produit
par un grand nombre de petites exploitations souvent en métayage. Dans
les années 1970, l’État tenta d’introduire les méthodes de la révolution
26 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
19. La suppression du système goult à partir des années 1940 devait être suivie de
celui plus graduel du rest lignager du Nord. Le négus avait commencé par imposer
l’arpentage des parcelles ou qelad selon une norme de 40 ha comme base de l’assiette fis-
cale ; mais il rencontra une telle opposition, surtout dans le Gojjam, qu’il préféra renon-
cer. Les paysans du Nord avaient donc, à partir de la moitié du XXe siècle, le privilège de
ne pas être astreints aux normes de l’impôt foncier national.
20. Industrialisation Amenée par le Développement Agricole.
28 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
moins graduées mais imposent une destination vers une ville secondaire
voire directement vers la capitale. Ceci augmente la difficulté qu’éprou-
vent les ruraux à faire le choix d’un départ vers la ville21. En effet, la perte
quasi certaine du bénéfice de leur terre doublée d’un départ vers une ville
lointaine pèse lourdement sur le choix entre une pauvreté assistée sur
place et un aventurisme lointain que beaucoup n’osent pas entreprendre.
En dehors de la loi de 1975, il existe certainement d’autres raisons,
comme les migrations temporaires, qui militent en faveur du maintien de
fortes densités rurales en Éthiopie. Mais, au vu de ces analyses partielles,
il apparaît vital de vivifier les différents niveaux du réseau urbain et en
premier lieu celui des bourgs de proximité. En restant dans le strict
domaine spatial, il est aisé de démontrer que beaucoup d’équipements et
d’infrastructures font fortement défaut à la campagne parfois pour de
simples raisons d’économies d’échelle. Par contre la ville est souvent
dotée d’équipements et de services de base. Ces accumulations d’équipe-
ments et de services auront par la suite un effet attractif pour d’autres
activités même informelles, et la ville aura tendance à grossir. Cette
concentration d’hommes et d’activités sera propice à une certaine accu-
mulation de richesses et favorisera toutes sortes de demandes de services
aux personnes, voire aux entreprises. C’est attirés par cette accumulation
que les ruraux veulent chercher fortune en ville souvent selon des étapes
ou directement vers les métropoles. Ce mouvement de concentration par-
ticipe à une tendance spatiale lourde dans le mode de peuplement observé
de par le monde (Pumain, 1995). Le système de peuplement dispersé des
campagnes éthiopiennes devrait donc finir par développer une propension
au regroupement et dégager les consommateurs nécessaires à une agricul-
ture plus productive.
Les réseaux (urbain ou de communication) intègrent les espaces ruraux
en auréoles autour des villes ou selon des couloirs le long des routes, les
deux cas sont souvent imbriqués. Cette intégration préférentielle des
espaces peut ainsi laisser dépérir des angles morts du territoire. Le déve-
loppement urbain ne peut donc à lui seul résoudre le problème de la crise
rurale éthiopienne. Celle-ci impose des mutations de fond pour que le ter-
ritoire éthiopien se transforme en un espace économique vivifié par un
semis de petits bourgs et innervé par un réseau d’échanges et de communi-
cation propices à une mobilité rurale plus large et moins encadrée22.
21. En 2004, il est fréquent de rencontrer dans les rues d’Addis-Abeba de jeunes pay-
sans fraîchement débarqués de leur Gojjam natal et qui vendent des billets de loterie afin
d’aider leurs parents restés sur place.
22. Depuis les récentes sécheresses, le gouvernement actuel a lancé un large programme
de déplacements de populations rurales vers des zones plus accueillantes. Outre que ces
projets restent dans le domaine interventionniste du mode de mobilité rurale, ils stipulent
que les déplacements ne peuvent se faire qu’à l’intérieur d’un même État autonome.
32 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Conclusion
L’Éthiopie des 3000 ans demeure un territoire mythique que les histo-
riens devront patiemment spatialiser. Mais bien d’autres particularismes
souvent de l’ordre des représentations restent attachés à cette terre consi-
dérée comme un cas à part au sein de l’ensemble sub-saharien du conti-
nent africain. La première originalité concerne la pérennité d’un État
séculaire auquel succède l’État moderne éthiopien émergeant dans son
territoire actuel à la fin du XIXe siècle, ses différents appareils administra-
tifs ou de services se développant à la restauration du règne de Haïlé
Selassié I. Ce dernier avait d’ailleurs nommé « Addis Zemene » ou ère
nouvelle la période qui s’était ouverte après l’occupation italienne. Sous
l’ère nouvelle apparaissent les découpages territoriaux fins, les différentes
administrations et la formation de leurs personnels. Deux décennies plus
tard, le même schéma se profile dans la plupart des pays africains, qui au
lendemain des indépendances s’attachent à constituer leur appareil admi-
nistratif, éducatif ou de santé. L’histoire coloniale semble avoir épargné
l’Éthiopie, mais malgré les mythes, ce pays n’est pas exempt de pratiques
coloniales paradoxales. La première est la brève expérience italienne, la
seconde concerne l’État éthiopien lui-même. Ce dernier est régulièrement
accusé de colonialisme, par l’Italie fasciste des années 1930 et plus
récemment par les différents mouvements irrédentistes. L’indépendance
et la pérennité d’une culture particulière, grâce à la pugnacité des habi-
tants et à la citadelle naturelle qu’offre le relief, sont donc liées à une his-
toriographie dans laquelle tous les Éthiopiens contemporains ne se recon-
naissent pas. Il existe d’ailleurs un grand nombre de cas de montagnes
refuges en Afrique comme dans le monde, l’importance des densités liées
à l’altitude est une constante en Afrique orientale notamment au Rwanda
et au Burundi. Pourtant la taille du peuplement et l’étendue des superfi-
cies hautes frappent en Éthiopie.
L’Éthiopie se singularise-t-elle par le volume de son relief monta-
gneux propice à l’établissement humain ? Ou est-ce par la succession de
civilisations qui s’y sont épanouies et dont certaines sont demeurées
vivaces ? Seraient-ce les techniques agricoles, les céréales ou les plantes
consommées, qui en constitueraient une singularité ? C’est pourtant le
café denrée des plus communes et dont l’Éthiopie serait le berceau sans
être parmi les plus gros producteurs, qui constitue la source principale des
rentrées de devises du pays.
Quels seraient alors les points particuliers de cet État, en d’autres
termes quelles sont les caractéristiques originales de l’Éthiopie contem-
poraine ? Il faudrait pour y répondre convier un véritable forum de spé-
cialistes sans pour autant espérer un consensus en la matière ; en somme,
L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE ÉTHIOPIEN 33
même si les singularités identifiées dans bien des cas peuvent être de
l’ordre des représentations culturelles, elles participent tout autant aux
connaissances accumulées sur l’Éthiopie.
Mais en tentant, un tant soit peu, de porter un regard dégagé de toute
prévention, et au travers d’une analyse de quelques-uns de ses traits
contemporains, force est de noter un certain universalisme dans le fonc-
tionnement de l’espace éthiopien qui le rapproche fortement de
l’ensemble sub-saharien de l’Afrique. Ceci peut être vrai de l’interven-
tionnisme étatique, de l’économie rurale considérée prioritaire et pourtant
en crise, des fortes croissances démographiques, de la faiblesse urbaine et
industrielle, des idéologies gauchisantes des années 1970, du libéralisme
imposé par la Banque Mondiale comme du remous et des recompositions
territoriales récents que connaît « l’empire millénaire ». De toute façon,
l’africanité de l’Éthiopie, et de tous les autres États du continent, doit se
concevoir au sein d’une Afrique plurielle (Dubresson et al, 1994) loin des
lieux communs et des images d’Épinal.
Références
Cartes et mesures
Représentations cartographiques
1. L’un des textes fondateurs de cette approche critique de la notion d’ethnie a été
publié par l’anthropologue norvégien F. Barth. 1969. Ethnic groups and boundaries. The
social organization of culture difference. « Introduction ». Oslo : Scandinavian University
Press, traduit en français dans l’ouvrage de Ph. Poutignat et J. Steiff-Fénart. 1995.
Théories de l’ethnicité. Paris, PUF : 203-249. Cette perspective a plus tard été appliquée
par des anthropologues et historiens africanistes français, cf. J.-L. Amselle et
E. M’Bokolo. 1985. Au cœur de l’ethnie. Paris : La Découverte.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 39
raison de deux cartes, l’une des langues, l’autre des peuples, certes datées
de plus de vingt ans, mais qui restent toujours valables parce qu’elles ont
été conçues avec la volonté d’atteindre un haut degré de précision. Ces
documents ont surtout un grand intérêt historique car ils ont été produits à
la marge des organisations centralisatrices de l’Éthiopie impériale puis
révolutionnaire, dessinant les bases sur lesquelles se sont plus tard
appuyés les découpages ethno-linguistiques de l’Éthiopie fédérale
contemporaine.
La première carte a été dressée pour illustrer les résultats d’une vaste
enquête socio-linguistique menée en 1968-69 par une équipe de linguistes
américains et éthiopiens, publiée en 19762. Cette carte donne un aperçu
de la diversité linguistique éthiopienne telle qu’elle pouvait être conçue et
observée à la fin du régime monarchique. Sa caractéristique principale est
qu’elle distingue nettement et systématiquement, par un jeu de couleurs,
les grands ensembles linguistiques dans lesquels se distribuent les langues
parlées en Éthiopie : sémitiques (en rouge), couchitiques (en vert), omo-
tiques (en bleu) et nilotiques (en brun). Nous reviendrons plus bas sur ces
catégories linguistiques en montrant qu’elles sont porteuses de schémas
idéologiques insidieux et qu’il faut s’en servir avec précaution.
La deuxième carte a été produite en 1987 par l’Institut pour l’étude des
nationalités qui, à partir de 1983, avait été chargé par le Comité organisa-
teur du parti des travailleurs éthiopiens d’établir sur des bases scientifiques
les contours des groupes ethniques en vue de réformer les découpages
territoriaux. Ses travaux ont partiellement contribué au redécoupage
administratif de 1987, qui a été une vaine tentative de la dictature militaire
révolutionnaire de colmater les brèches ouvertes par les mouvements de
rébellion régionaux. L’ethnologue Jacques Bureau a présenté en 1990 ce
document important qui était jusqu’alors resté à l’état d’ébauche confi-
dentielle3. Il soulignait dans son article deux défauts substantiels de la
construction de cette carte. D’une part l’archaïsme, car les citadins, qui
partagent une identité résultant de l’implantation des réseaux de la moder-
nité en Éthiopie, n’y apparaissent pas alors qu’ils forment un groupe aussi
consistant que les autres d’après les critères sur lesquels la carte est fon-
dée. D’autre part l’incohérence, car certains ensembles diversifiés, tels les
Mesures démographiques
Données adaptées de The 1994 Population and Housing Census of Ethiopia. Results at
Country Level, vol. 1 Statistical Report, Addis Abeba, Central Statistical Authority, 1998.
42 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Territoires
Langues
Parce que des méthodes sophistiquées ont été mises au point pour dis-
tinguer une langue d’une autre, regrouper celles qui sont apparentées en
familles et décrire les variations dialectales de chacune, l’indice linguis-
tique est considéré comme le plus fiable pour tracer les contours des
groupes ethniques et pour les classifier. Cette approche de l’ethnie par la
langue se fonde sur un présupposé simple : si des individus se compren-
44 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Religions
Systèmes politiques
Organisations militaires
Villes et diasporas
Groupes minoritaires
pale (terre ou bétail) et des groupes marginaux, d’autre part, qui sont plus
ou moins radicalement exclus de la sphère sociale des premiers, notam-
ment par des restrictions portant sur le mariage, la commensalité, l’habi-
tat. Ces situations de marginalité sont caractérisées par des spécialisations
professionnelles considérées comme impures : poterie, tannerie, forge,
menuiserie, tissage, chasse... Ces groupes d’artisans ou de chasseurs ont
une dimension supra-ethnique, dans le sens où ils entretiennent des liens
matrimoniaux avec leurs homologues des sociétés voisines. De plus, leurs
désignations sont souvent identiques entre plusieurs sociétés, constituant
des catégories transversales qui décrivent à la fois des corps de métier et
des groupes isolés en situation de marginalité. Par exemple, l’appellation
« Fuga » réfère à des artisans menuisiers parmi les Guragé, alors qu’elle
sert à identifier les potiers dans les sociétés voisines Yem et Kambata. Il
existe une littérature ethnographique assez abondante sur ce sujet7, qui
emploie avec précaution la notion de caste adaptée du modèle des socié-
tés indiennes et qui questionne l’hypothèse selon laquelle ces minorités
sont des résidus de groupes autochtones anciens mis en situation de mino-
rité après que leur territoire eut été conquis.
« chamitique » qui ont été élaborés pour désigner des groupes linguis-
tiques ont trouvé une résonance particulière en Éthiopie. Ces catégories,
se référant implicitement à des mythes d’origine, sont chargées de repré-
sentations erronées, particulièrement de conceptions raciales formulées
par les traditions exégétiques et qui se sont perpétuées jusqu’aujourd’hui
dans les discours savants et les représentations populaires. Il faut donc
être circonspect dans leur emploi et bien mesurer que leur usage est deve-
nu à ce point conventionnel qu’il est difficile de s’en défaire.
9. Voir les études consacrées à cette question, en français par Berhanou Abebe, 1971,
et la synthèse de Crummey, 2000. Sur la gestion des terres rest en pays amhara, voir
Hoben, 1973.
52 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
10. C’est en ce sens que Donald Levine a intitulé Wax and Gold son importante
monographie des Amhara (1965).
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 53
Sur le plan économique, les terres sont plus faiblement arrosées au nord,
et donc moins productives, mais la proximité de la mer a apporté les
bénéfices du contrôle des routes commerciales. Sur le plan historique
contemporain, la formation de la colonie italienne d’Érythrée a dissocié le
destin de ces sociétés. En Érythrée, les Chrétiens des hautes terres ont été
les principaux membres de l’élite coloniale indigène. En Éthiopie, les
rivalités pour gagner la couronne royale, après le règne de Yohannes IV,
ont placé les Tigray en situation subalterne et arriérée, provoquant des
mouvements insurrectionnels réunis sous les désignations de weyané ou
agamé. Ces identités séparées se sont retrouvées dans les guerres de libé-
ration provoquées par l’annexion de l’Érythrée par l’Éthiopie en 1961.
Dans la lutte, une culture politique commune de résistance maquisarde
s’est forgée, valorisant l’autarcie et l’égalitarisme communautaire. Mais
les options stratégiques et idéologiques contradictoires qui se sont expri-
mées entre les mouvements de rébellion d’Érythrée et du Tigray ont
accentué le développement d’une identité tigray d’Éthiopie farouchement
distincte de celle d’Érythrée prétendant apparaître à la tête de cet
ensemble. Ces tiraillements sont l’une des sources du contentieux fronta-
lier qui oppose aujourd’hui les deux pays.
Agaw. L’appellation Agaw désigne un ensemble culturel et linguis-
tique très fragmenté, formé d’isolats plus ou moins peuplés, pris dans la
masse habesha. Les principaux groupes sont les Awngi au sud, les
Khamir et les Khamta à l’est, les Kemant à l’ouest, les Bilin au nord, en
territoire érythréen. Ces groupes peuvent être considérés comme les rési-
dus de sociétés anciennement établies sur les hauts plateaux, qui ont
résisté à l’expansion du royaume chrétien et à son unification sous
l’emprise de la culture politique amhara. Progressivement, ceux qui
n’étaient pas absorbés dans la masse amhara ont été repoussés vers les
terres les plus ingrates et confinés dans des situations sociales castées cor-
respondant à des activités artisanales impures.
Béta Israël / Falasha. Les juifs d’Éthiopie, souvent nommés Falasha,
d’après l’appellation péjorative employée par leurs voisins, se désignent
eux-mêmes par le nom de Béta Israël (Maison d’Israël). L’histoire et
l’historiographie de cette identité est complexe, tiraillée entre l’attache-
ment au mythe d’une implantation ancienne d’une communauté juive
(venant d’Égypte ou du Yémen), et la constatation que l’histoire de ce
groupe est une des formes de résistance empruntée par certains Agew, qui
ont revendiqué l’adhésion à l’Alliance de l’Ancien Testament en réaction
aux persécutions qu’ils subissaient dans l’ensemble chrétien. Leur histoire
contemporaine est celle d’une absorption dans le monde juif, commen-
çant par l’installation de missions juives européennes à la fin du XIXe
siècle, aboutissant à leur migration massive en Israël, fin 1984 (opération
« Moïse ») et printemps 1991 (opération « Salomon »). Une nouvelle
54 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
talisées par le nouveau régime pour relayer sa mise en place dans tout le
pays. La nouvelle constitution a abouti au découpage d’une très vaste
région oromo, l’Oromiyaa, dont les contours correspondent à peu près
aux cartes produites par les idéologues nationalistes.
Dans ce cadre, les formes symboliques d’autonomie accordées aux
Oromo sont contrebalancées par un contrôle politique d’autant plus
répressif que ce peuple continue de représenter, par sa taille et par son
histoire, ce que l’historien oromo Mekuria Bulcha a désigné comme le
« cauchemar oromo ». Malgré les raccordements multiples des Oromo à
la diversité éthiopienne, une méfiance à l’encontre de ce peuple a été
entretenue par les régimes éthiopiens successifs. Camouflée derrière des
siècles d’acculturation, leur « sauvagerie » primordiale resterait prête à
resurgir et à bousculer les équilibres régionaux et nationaux.
Sur la base de cette présentation générale de la situation de l’ensemble
oromo en Éthiopie, il est possible d’en présenter maintenant la variété,
sans pouvoir entrer dans toutes les nuances, mais en proposant un bref
tour d’horizon prenant comme repères les quatre points cardinaux.
Sud – L’aire méridionale des Oromo est principalement l’espace occupé
par le groupe Borana. Par leur localisation, par leur économie pastorale,
par la pratique généralisée des principes du système générationnel gadaa,
et par la présence d’espaces sacrés et de grands prêtres (qaallu) de la reli-
gion oromo, les Borana passent pour les gardiens de la tradition oromo la
plus pure. La plupart des observateurs de cette société conviennent que
cette hypothèse procède d’un raccourci simpliste, mais ils inclinent à la
conserver : les Borana étant restés éloignés des États chrétiens et musul-
mans, leurs institutions seraient restées intactes, comme préservées de
l’histoire. Cette conception a été renforcée par le modèle généalogique
oromo qui identifie le groupe Borana comme l’une des deux branches
(l’autre étant les Barentuma) entre lesquelles les Oromo étaient divisés
avant qu’ils n’entreprennent leur vaste mouvement de migration par la
conquête de nouveaux territoires à partir de la fin du XVIe siècle. Les
ramifications de l’ensemble Borana ont engendré, au fur et à mesure des
scissions claniques, les sociétés oromo de l’ouest.
Au nord des Borana, au contact du territoire Sidamo, les Guji ont une
organisation politique et religieuse comparables et un mode de vie pasto-
ral plus marqué par des mouvements de transhumance jouant des varia-
tions d’altitudes.
Au sud, du côté kenyan, les Borana conservent des liens transfronta-
liers avec leurs homologues du côté éthiopien, mais certains groupes ont
été pris dans des mouvements historiques particuliers au Kenya. Dans
l’espace kenyan, les Borana exercent une forte influence sur des groupes
périphériques qui parlent la langue oromo, les chameliers Gabra et les
chasseurs Waata.
58 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
les centres commerciaux, nombreux sont ceux qui ont tissé des liens spé-
cifiques avec les clans nomades avoisinants, revêtant la forme d’associa-
tions commerciales et/ou de stratégies matrimoniales.
Les clans s’apparentent à des familles très étendues souvent épar-
pillées au-delà de leur territoire d’origine. Ainsi, chez les Afar, les Debné
et les Weima venus de Djibouti, engagés dans des guerres pour le contrôle
de la vallée de l’Awash au XIXe siècle, sont actuellement établis au sud
du triangle afar, à proximité de la station de chemin de fer d’Awash. De
nombreux Adali de Tadjourah et des Ankala et des Nassar de Baylul
impliqués dans le commerce du sel et l’armement des caravanes ont
essaimé dans les principaux centres commerciaux de la région. Ainsi, tout
Afar qui se déplace d’un point à un autre de la région peut compter sur
l’appui d’un groupe ou d’un individu appartenant à son clan ou son lignage.
Chez les Somali, la tradition identifie six confédérations claniques se
réclamant d’un ancêtre commun venu de la péninsule Arabique. Hill
aurait engendré deux fils, Samaale le pasteur et Sab l’agriculteur, à partir
desquels la société somali est divisée entre pasteurs nomades et agricul-
teurs sédentaires. La généalogie somali revendique également des ori-
gines arabes les reliant à la tribu Quraysh et à l’oncle du Prophète, Abou
Talib. Au-delà, l’étymologie du mot « soomaal » laisse supposer une ori-
gine différente, car il peut signifier la traite de la chamelle ou se rappro-
cher du mot arabe « zulmaal » qui signifie la richesse12.
Comme dans toute société pastorale, le lien des hommes à leurs trou-
peaux est un trait fortement structurant de ces sociétés. Le cheptel est
constitué principalement de chèvres et de chameaux, et plus spécifique-
ment dans la région somali, des moutons à tête noire très prisés dans les
pays du Golfe et, chez les Afar, des moutons blancs à queue grasse adap-
tés au marché intérieur des hauts plateaux. L’élevage bovin s’est égale-
ment développé au regard des opportunités commerciales liées à l’expor-
tation et à l’approvisionnement des zones urbaines. Toutefois au cours
des deux dernières décennies, la croissance des exportations de bétail a
été à plusieurs reprises contrecarrée par les embargos décrétés par
l’Arabie Saoudite en raison des épidémies de peste bovine (1983), de la
fièvre de la vallée du Rift (1998, 2000), voire encore afin de favoriser
d’autres stratégies d’importation. La production animale varie du lait au
beurre, à la viande et aux peaux qui sont autant de produits susceptibles
d’être échangés ou vendus sur les marchés locaux. Le lait représente la
base essentielle dans l’alimentation des populations nomades. Il se boit
12. Voir en particulier, I.M. Lewis, 1955, Peoples of the Horn of Africa: Somali, Afar,
and Saho, International African Institute, North-Eastern Africa (Ethnographic Survey of
Africa, part I), London.
64 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Guragé
rois Ménélik, et très diversifiées sur les plans linguistique, culturel et reli-
gieux. L’appellation ethnique Guragé résulte ainsi d’une unité artificielle,
renforcé par les linguistes qui l’ont subsumé dans l’ensemble linguistique
sud-sémitique. Cette parenté linguistique servit d’argument en 1994 pour
la reconduite des frontières administratives de l’unité alors renommée
Zone Guragé, qui s’est fissurée depuis. Par ailleurs, l’image d’une popu-
lation cohérente de Guragé avait été cristallisée au cours du XXe siècle
par l’attitude des immigrés à Addis-Abeba originaires de cet espace, qui
n’ont pas revendiqué, dans un contexte étranger, les particularités de leurs
groupes locaux. Certes, le terme Guragé apparaît dans les sources chré-
tiennes médiévales, mais sa localisation reste imprécise, et aucun des
peuples contenus dans l’espace guragé actuel ne s’en sert pour désigner
les populations anciennes dont ils descendent.
D’un point de vue géographique, deux ensembles se dégagent nette-
ment : au nord et à l’ouest, des reliefs bien arrosés propices à une agricul-
ture basée sur l’ensete ; au sud-est, des basses terres plus arides et moins
densément peuplées où les activités principales sont l’élevage et le com-
merce. Trois complexes politico-culturels peuvent être distingués :
Silti. Les populations musulmanes du sud-est, région la plus basse,
parlent les langues reliées à l’adaré, parlé par les Harari, habitants de
Harar. Cette singularité linguistique et religieuse, corroborant les revendi-
cations d’un lien ancien avec Harar, a constitué la base d’un discours
séparatiste, aboutissant en 2001 à la création d’une zone Silti indépendante
et autonome, du nom du groupe clanique le plus connu de cette région.
Soddo-Kistané. Dans la partie la plus élevée, au nord-est du Guragé,
les Kistané revendiquent une identité dont les termes corroborent l’hypo-
thèse d’une implantation chrétienne ancienne dans la région. D’un autre
côté, leur dénomination contemporaine par le terme Soddo renvoie aux
liens historiques entretenus depuis la fin du XIXe siècle avec le groupe
oromo du même nom situé au nord, dont trois lignages ont pénétré le ter-
ritoire des Kistané. Les lignages patrilinéaires des clans exogames
Kistané s’organisent en villages (sabugnet) distribués selon 24 ager, des
unités territoriales regroupant idéalement sous leur juridiction l’ensemble
des lignages du clan qu’elles circonscrivent.
Sabat Bét Guragé. La partie ouest de la zone Guragé est nommée
depuis la fin du XIXe siècle les « Sept Maisons du Guragé ». La liste des
sept maisons varie d’un auteur à l’autre, voire d’un informateur à l’autre.
Une « maison » peut être définie comme la coalition de clans patrili-
néaires et exogames pratiquant une à deux langues. Ces clans sont (en
théorie) répartis territorialement en villages distincts. Leurs sources orales
pointent les origines diverses de leurs ancêtres éponymes : groupes chré-
tiens ou musulmans, mais aussi des groupes historiques situés à l’Ouest
du Gibé (Omo). Les populations de l’ouest de l’espace Guragé se sont
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 67
Hadiya et Kambatta-Alaba-Tembaro
Les populations de cet espace sont liées par les logiques d’une histoire
ancienne qui a vu la confrontation et l’association de sociétés chrétiennes
et musulmanes dont les caractéristiques ont marqué les cultures dévelop-
pées à l’époque moderne.
Hadiya. Du XIIIe au XVIe siècle, le Hadiya était un État musulman
puissant, partenaire privilégié du royaume chrétien salomonien. Ayant
subi de plein fouet les guerres de Gragne et les migrations oromo, il se
disloqua à partir du XVIIe siècle. Les traces du passé hadiya se trouvent
aujourd’hui dispersées dans cinq populations : 1. Gudela (voir ci-après)
2. Qabena et Alaba, linguistiquement proches des Kambata. L’État
musulman de Qabena s’est développé au XIXe siècle avec le commerce
d’esclaves. La population Alaba vit sur les basses terres entre le lac
Shalla et la rivière Bilate. 3. Les Sidama (voir plus bas). 4. Les popula-
tions du sud-est du Guragé réparties en sept groupes appelés les « Sept de
Hadiya ». 5. Les clans dits hadiya insérés dans des sociétés oromo,
notamment en Arussi.
Gudela. Population majoritaire de la zone Hadiya contemporaine,
située entre le lac Zway et l’Omo, cette société est divisée en trois clans
patrilinéaires exogames et territorialisés. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle
était dominée par une classe aristocratique nommée Kontam. Une religion
syncrétique composée d’islam et de croyances locales, le fandano, y était
pratiquée, exerçant une certaine influence sur les groupes voisins. Au
cours du XXe siècle, la majorité des adeptes se sont progressivement
convertis aux religions du livre : le christianisme éthiopien dans les
hautes terres, l’islam dans la vallée, et le protestantisme qui a aujourd’hui
recouvert ces conversions pour devenir la principale confession.
Kambatta. Identifié dans les sources anciennes comme dépendance
du royaume salomonien, le Kambatta moderne résulte d’un amalgame de
populations formé autour d’une monarchie revendiquant une ascendance
amhara depuis l’époque médiévale. Cette aristocratie aurait imposé sa
domination sur des peuples de langues omotiques et couchitiques, eux-
mêmes stratifiés en catégories inégales. A partir du XVIIe siècle, des
68 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
groupes amhara, hadiya ou oromo ont aussi été intégrés sous forme de
clans. Jusqu’à son assujettissement par Ménélik à la fin du XIXe siècle, le
royaume du Kambatta était puissamment structuré et entretenait des
alliances multiples avec ses voisins. Sa forte influence régionale a certai-
nement motivé la création de la province impériale du même nom où les
groupes du Kambatta proprement dit ne représentaient qu’une minorité à
côté des Gudella, Alaba, Timbaro, Guragé de l’Est, Oromo-Arsi. De nom-
breux syncrétismes forment la religion traditionnelle du Kambata où
Manganno, Dieu du ciel, Tout-Puissant, et où Kitosa (Christ) et Gergisa
(Saint Georges) jouent le rôle de médiateurs au cours de cultes de posses-
sion pratiqués par des prêtres spécialisés. L’influence du fandano hadiya et
ses fondements islamiques y est aussi perceptible. Ici aussi, le développe-
ment du protestantisme, favorisé par le substrat chrétien, tend à gommer ce
patrimoine spirituel. L’Église évangélique du Kambatta a été une l’une des
constituantes majeures de l’Église Mekane Yesus qui s’est développée
comme une forme de résistance à la centralisation de l’époque impériale.
Sidamo de Sidama
Konso
trois différentes régions mais ne sont pas tous représentés dans chacune
des villes. Chaque clan possède son totem, ses tabous alimentaires et ses
serments propres. C’est à l’intérieur des clans que sont régulées les rela-
tions matrimoniales entre les membres des lignages. Ces lignages sont
généralement fixés sur une même localité. Ils s’organisent autour de leurs
aînés respectifs, les Poqalla, responsables de la fertilité et de la paix.
C’est le système générationnel qui rythme le temps politique, en donnant
au principe de descendance toute son importance, car le rôle assigné à
chaque homme dépend de celui qu’exerce son père. Ce système fonctionne
comme le gada des Oromo comptant cinq grades générationnels. Notons
que Konso et Oromo sont proches linguistiquement et culturellement. Les
forgerons Konso fournissent aux Borana leurs instruments rituels et sont
aussi requis par les Borana pour la circoncision des hommes passant au
stade gadaa, c’est-à-dire au rang d’hommes mûrs.
Sous le régime impérial, les Poqalla avaient été élevés au rang de
balabbat, c’est-à-dire relais locaux du pouvoir pour la collecte des impôts
et l’application des décisions officielles. Les campagnes du régime révo-
lutionnaire puis l’influence protestante ont profondément remis en ques-
tion le statut de ces fonctionnaires traditionnels liés au monde des esprits.
L’administration contemporaine n’a pas fait appel à eux pour la gestion
du woreda du Konso.
Waaqha est défini comme le Dieu de la pluie et de la justice. Il com-
munique avec les différentes têtes de clans et de lignages par l’intermé-
diaire de son ange Mooha, ce qui leur confère l’autorité relative à leurs
fonctions respectives. Le monde de l’invisible est peuplé d’une grande
variété d’esprits, certains bienveillants, d’autres malveillants. Tous
requièrent l’action de médiateurs et demandent des sacrifices et des
cadeaux spécifiques. Afin d’assurer le rendement des points d’eau dispo-
nibles, des cérémonies visent à réconcilier les ella, esprits des eaux, avec
les hommes. Parmi les esprits nocifs, le plus agressif est Orrita, défini
comme l’esprit du sauvage. Ayyaana donne lieu à des séances de transe
pendant lesquelles le possédé s’exprime en langue oromo. Waaqha-xhoy-
raa fait quant à lui s’exprimer son hôte en langue burji. La pratique de la
divination dans les intestins, réservée à certaines familles, relie aussi les
Konso à leur voisinage des pasteurs Oromo, Hor ou Hamar.
Wolayta
Kafa
sion se déroulent dans des maisons spécifiques, les bare qeto, terme qui
qualifie également les églises chrétiennes. Ces cultes relatifs aux eqqo
restent dominants encore aujourd’hui, bien que les Kafitcho puissent se
présenter en tant que chrétiens orthodoxes en raison de la présence des
vestiges médiévaux. Les missions catholiques (présentes dès le milieu du
XIXe siècle) et protestantes (implantées au XXe siècle) ont converti une
part mineure de la population. Leur impact est ciblé sur certaines popula-
tions marginalisées (les Manjo et les Mano) pour lesquelles elles ont
fondé des églises distinctes.
raid et vendetta sont pratique courante et sont des sources rapides de pro-
fits en têtes de bétail. L’activité agricole représente néanmoins le premier
moyen de subsistance, le bétail étant surtout réservé au domaine rituel. En
outre, il n’est pas de société dont le territoire possède des caractéristiques
écologiques homogènes. Selon leur lieu de résidence, les membres d’un
même groupe ne pratiquent pas le même type d’économie. Ils forment au
sein de leur société des catégories distinctes. Si, par exemple, l’agricultu-
re domine chez l’ensemble des Maale sédentaires (surtout dans les zones
de moyennes montagnes), le mode pastoral est privilégié par les Maale
des basses terres. Les pasteurs des basses terres semi-arides valorisent le
semi-nomadisme de transhumance. Ils s’établissent en saison sèche à
proximité d’un cours d’eau ou d’un lac leur permettant d’exploiter à des
fins agricoles les rives qui sont inondées lors des deux saisons des pluies.
Les terres plus arides font, elles, office de pâturages. Par exemple, le pays
bodi se divise en deux zones écologiques, l’une boisée dans laquelle ils
pratiquent une agriculture itinérante, l’autre herbeuse réservée aux activi-
tés pastorales.
Malgré l’hétérogénéité apparente de leurs organisations sociales, les
sociétés du sud-ouest éthiopien possèdent un langage politico-rituel com-
mun. Chacune d’elle reconnaît en certains de ses ancêtres celui ou ceux
qui ont imposé leur domination sur un territoire donné, à un moment pré-
cis de son histoire. Ce moment, qui est figé par un discours mytholo-
gique, et souvent par des objets matériels, comme par exemple des
tombes ou des maisons, constitue un temps zéro. La transmission des
pouvoirs, qui repose sur un mode généalogique ou générationnel suivant
les sociétés, assure la perpétuation et l’extension de l’architecture poli-
tique initiale tout en garantissant le renouvellement des acteurs sociaux.
Vu de l’intérieur, ces premiers ancêtres sont pensés comme les premiers
êtres sociaux, si ce n’est les premiers êtres vivants. Ils représentent l’ori-
gine de la société, voire de la vie, les premiers maillons des chaînes
généalogiques ou générationnelles et, dans les sociétés à maisons, la source
de la fertilité13. Leurs descendants directs (généalogiques ou génération-
nels) incarnent en quelque sorte ces premiers êtres. Ils constituent les
intermédiaires privilégiés entre ces ancêtres originels et leurs descen-
dants. C’est pourquoi, de part en part de ces sociétés, « la prospérité des
êtres humains, la fertilité des terres, et la multiplication du bétail et des
chèvres sont pensés comme découlant de [leur] présence séminale »
13. Dans les sociétés à maisons, les ancêtres fondateurs de maison constituent la source
de la vie, et donc de la fertilité. Le système générationnel n’étant pas générateur d’ances-
tralité (Tornay 2001 : 313), c’est une divinité qui se trouve à la source de la fertilité : Akuj
chez les Nyangatom, Waq chez les Oromo, etc.
76 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
(Donham 1994 : 20). Mais pour que la fertilité atteigne chaque individu,
les descendants les plus distants des premiers ancêtres se doivent de faire
des offrandes aux descendants les moins distants. Aussi les chaînes
généalogiques ou générationnelles prennent-elles la forme de canaux par
lesquels s’écoulent les offrandes dans un sens, la fertilité dans l’autre. En
cela, l’observation de Tornay sur la société nyangatom (2001 : 313)
s’applique à l’ensemble des sociétés du sud-ouest : « le flux ascendant
des offrandes s’équilibre avec le flux descendant des bénédictions ».
Pour contrebalancer ces systèmes hiérarchiques inégaux qui jouent en
faveur des aînés masculins soit généalogiques, soit générationnels, ces
sociétés ont mis en place un autre système, plus égalitaire, qui, contraire-
ment au premier, permet non seulement aux cadets généalogiques ou géné-
rationnels, mais aussi aux femmes, de gagner en statut et d’accéder à diffé-
rents groupes de dignitaires. Ces derniers se retrouvent à travers
l’ensemble de la région, voire même sur l’ensemble du territoire éthiopien.
Voici une liste non exhaustive de ces groupes : celui des pères, des mères,
des grands-pères, des grands-mères, des héros (de chasse ou de guerre),
des alliés permanents14, des notables, des anciens (masculins et féminins),
des orateurs, etc. Enfin, l’opposition et la hiérarchisation des sexes sont
aussi pensées en termes de fertilité. La force active et fertilisante des
hommes s’oppose souvent à la force régénératrice passive et parfois mena-
çante des femmes. Cette conception légitime le fait que les hommes fas-
sent figure d’autorité vis-à-vis des femmes. Cette configuration n’en reste
pas moins évolutive dans le sens où les femmes, aussi bien que les
hommes, s’élèvent en statut au cours de leur vie, et aspirent souvent aux
prérogatives masculines dans les derniers stades de leur cycle vital.
Par conséquent, ces sociétés ont en commun une organisation sociale
très hiérarchisée et codifiée qui marque de son sceau tant la vie quotidienne
que la vie rituelle15. Le sexe, l’âge, la génération, la maison, le rang de
naissance et la dignité sont des traits qui traversent l’ensemble des institu-
tions sociales observées. Ces mêmes traits constituent des paramètres dis-
tinctifs dans la mesure où ils permettent à chaque société d’affirmer la
spécificité de son organisation sociale par la valorisation d’un ou plu-
14. Chez les Maale par exemple, les alliances d’amitié sont contractées sous la forme
de dons lors d’un rituel appelé belanto. Celui qui offre un zébu reçoit généralement en
échange trois ou quatre têtes de petit bétail ou des vêtements.
15. Du choix des parures à la philosophie de l’existence, en passant par les noms, les
appellations, les salutations, les coiffures, les tabous, l’architecture des maisons et la
configuration des campements, la place assise de chacun à l’intérieur des habitations ou
pendant les assemblées communautaires, la répartition des tâches quotidiennes ou
rituelles, le choix de ceux qui contrôlent les troupeaux et les terres, qui gouvernent les
routines quotidiennes et les stratégies sociales, la consommation du surplus agricole et
animal, mais aussi la musique et la danse.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 77
Ari et Gamo
Maale
Nyangatom et Dassanetch
Les Bodi et les Mursi occupent les basses terres situées à l’est de
l’Omo et à l’ouest de la rivière Mago. Les Suri sont présents sur les rives
occidentales du fleuve Omo. Bodi, Mursi et Suri (ces derniers étant répar-
tis en trois sous-groupes : Chai, Tirma et Bale) forment une famille lin-
guistique et culturelle homogène. Le climat torride et les pratiques guer-
rières caractéristiques de ces populations les ont préservées pendant long-
temps de toute forme d’occupation et même de modernité. Mais depuis
peu, ils font l’objet d’un intérêt particulier. En effet, ces agro-pasteurs
« attirent les étrangers par deux singularités : des femmes à plateaux et
des duels au bâton qui font courir touristes et cinéastes-reporteurs »
(Tornay 2001 : 32). Comme les Hamar, Banna, Bashada et Karo, leurs
organisations sociales et rituelles utilisent de manière combinée les prin-
cipes de génération, d’âge et de maison.
Nuer et Anywaa
16. L’appellation Nuer n’est pas autonyme, mais hétéronyme. Les intéressés se nom-
ment eux-mêmes Naath.
80 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Gumuz et Berta
17. Cette hypothèse doit néanmoins faire l’objet d’une vérification sur le terrain.
18. Nom de l’emplacement des pierres tombales du premier roi Berta, leur ancêtre
éponyme (Berthuwabune), et de ses sept fils (Triulzi 1981 : chap. 1 et 2003 : 529).
19. Placées sous l’autorité du manjl de Sinnr.
LES PEUPLES D’ÉTHIOPIE 81
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SHIFERAW BEKELE
guerre civile qui sévit par intermittence d’une province à l’autre, pendant
trois quarts de siècle.
Pendant les troubles des années 1770 jusqu’à 1850, la légitimité des rois
salomonides ne fut jamais remise en cause. Les membres directs de la
dynastie, et même ceux qui lui étaient apparentés de manière plus distante,
continuèrent à s’enorgueillir de leur parenté. La société dans son ensemble
les considérait avec respect. Chacune des régions et provinces avait sa
propre dynastie régnante. Toutes ces familles (à l’exception des chefs
musulmans du Wollo) légitimaient leurs prétentions à régner par le lien
dynastique réel ou supposé avec la dynastie salomonide. Leur prestige
venait aussi bien de leur fierté militaire et des ressources qu’ils possédaient
que du degré de parenté qu’ils revendiquaient avec la « sainte » dynastie.
L’époque des princes fut donc une période ambiguë pour l’Éthiopie.
En effet, d’une part la crédibilité, l’autorité et la puissance de la monar-
chie salomonide ne furent jamais aussi faibles. D’autre part, la légitimité
de cette dynastie ne diminua pas pour autant. Aussi, les souverains Wara
Sheh n’osèrent jamais abolir la dynastie et prendre sa place ou installer
une autre dynastie. De même, jamais ils ne laissèrent le trône vacant pour
une longue période. L’obsession de la dynastie salomonide ne fut pas uni-
quement l’apanage des souverains Wara Sheh. Les Princes, qui tour à tour
aspiraient à s’emparer du trône et à régner au nom du Roi, choisissaient
inévitablement un membre direct de cette famille royale (un fils, un petit-
fils ou le frère d’un ancien Roi) comme un negus marionnette. Ils cher-
chaient à assurer la régence, car tous les pouvoirs et autorités de la
monarchie leur étaient alors dévolus.
Les souverains Wara Sheh n’acquirent jamais la toute-puissance de la
royauté, à l’exception de Ras Gugsa (1799-1825), qui a effectivement éta-
bli son autorité sur le pays entier. Il semble que la noblesse lui ait obéi et
que sa volonté ait été respectée par le peuple. D’après les récits collectés
dans différentes régions, il imposa la paix et fut à la tête du royaume
durant quelques années. Mais ses successeurs Yimam (1825-1828),
Marye (1828-1831), Dori (1831) et Ali II (1831-1853) n’étaient pas de la
même trempe. Ils ne purent jamais exercer leur pleine autorité dans le
pays. Ils étaient constamment concurrencés par tel ou tel seigneur local.
De toute manière, ils ne remportèrent aucune victoire décisive. Même
leurs parents éloignés leur furent sources d’ennuis durant leurs règnes. En
conséquence l’État royal était très amoindri, l’insécurité régnait, les
déplacements de troupes étaient permanents et des batailles fréquentes
s’accompagnaient de pillages et de saccages dont le peuple était victime.
Cette faiblesse de l’État eut des répercussions sur l’Église Orthodoxe
d’Éthiopie. Elle souffrit aussi de la désagrégation du royaume. Avant sa
chute vers 1780, la monarchie avait toujours géré à sa manière l’adminis-
tration centrale de l’Église. Le Roi, plutôt que le Patriarche, assurait le
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 91
1. Le kosso est une tisane vermifuge utilisée contre le ver solitaire, très fréquent en
Éthiopie. Le métier de marchande de kosso était fort humble.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 93
2. Les Ethiopiens n’avaient pas pour tradition de faire asseoir leur Roi sur un « trône »,
c’est-à-dire un fauteuil de luxe. C’était sur le lit que les Rois s’allongeaient, à la Romaine,
et par conséquent le mot amharique« alga », signifiant lit, est devenu synonyme de trône.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 95
La compétition pour le lit royal eut deux phases : tout d’abord, celle
déjà mentionnée entre les trois seigneurs (Gobaze, Kassa et Ménélik) qui
dura trois ans (1868-1871). Ensuite, la rivalité continua entre Kassa, qui
entre-temps était devenu Roi des Rois sous le nom de règne de Yohannes
IV et Ménélik qui assumait ce titre depuis 1865. Ainsi, durant six ans, le
98 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
royaume fut divisé en deux moitiés plus ou moins égales et gouverné par
deux Rois des Rois.
Lors de la première phase (1868-1871), le pays est fracturé entre trois
seigneurs : Gobaze, Kassa et Ménélik. Chacun aspirait au titre suprême
de Roi des Rois que Gobaze fut le premier à revendiquer. Peu après la
mort de Tewodros il se fit couronner et prit le nom de règne de Tekle
Giorgis. Il fut reconnu par les seigneurs des provinces du centre et de
l’ouest, cela avant même la mort de Tewodros. Le Tigray et le Choa
étaient les seules provinces à ne pas avoir reconnu sa souveraineté et à
n’être pas soumises à son autorité car elles cherchaient à gagner du temps
pour s’assurer d’être du côté du vainqueur. Finalement, Tekle Giorgis
marcha sur le Tigray pour tenter de vaincre Kassa, mais ce fut son armée
qui fut mise en déroute. Le malheureux Roi fut capturé, eut les yeux cre-
vés et fut abandonné sur le sommet d’une montagne où il mourut. Peu de
mois après, en 1872 Kassa s’assit finalement sur le lit salomonide et prit
le nom de Yohannes. Il demanda à tous les seigneurs du pays de lui
rendre allégeance mais beaucoup ne furent guère impressionnés, tout par-
ticulièrement Ménélik.
Aussi, Yohannes consacra-t-il les années 1873 à 1875 à asseoir son
autorité dans toutes les provinces du royaume qui ne lui étaient pas encore
acquises, à savoir les régions du centre et du sud. Ménélik se préparait
également pour l’épreuve de force finale. Les puissants seigneurs du
Begemder, des provinces centrales et du Gojjam se soumirent un par un à
Yohannes. Peu avant la confrontation avec Ménélik, les Égyptiens péné-
trèrent le pays par Massawa et marchèrent vers la rivière Mareb.
Yohannes arrêta immédiatement ses campagnes dans le centre de l’Éthio-
pie et se dirigea vers le Nord pour affronter les Égyptiens. Heureusement
pour lui, il remporta rapidement une victoire lors de la bataille de Gundet
en octobre 1875. L’Égypte fut humiliée et ne put assouvir ses visées
impériales sur l’Éthiopie. Cependant, elle récidiva en envoyant des
troupes plus importantes et mieux armées. Les deux adversaires se firent
face en Akkele Guzay et Yohannes vainquit les troupes ennemies en mars
1876 mais cette fois avec beaucoup de pertes de son côté. Il lui fallut un
peu de temps pour pacifier la situation dans les provinces du Nord. Et ce ne
fut qu’à la fin 1877 qu’il put à nouveau tourner son attention vers son rival.
Ménélik n’était pas resté inactif. Il faisait des efforts continuels pour
être prêt lors de l’ultime épreuve de force avec Yohannes. Cependant, les
troupes de Yohannes étaient pourvues des armes à feu laissées par les
Britanniques, ce qui jusque-là lui avait donné un avantage considérable
sur les autres seigneurs et avait assuré sa victoire sur Tekle Giorgis. Il
avait en outre pu récupérer les armes des Égyptiens vaincus. De plus,
l’expérience de ses troupes sur les champs de bataille était considérable
Aussi Yohannes marcha-t-il directement sur le Choa au printemps 1878 et
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 99
L’autre axe pointait vers l’Arsi et le plateau du Balé. Ces terres furent
conquises entre 1882 et 1890, une tâche qui fut difficile en raison de la
forte résistance opposée par les Arsi. La dernière conquête majeure fut
celle du plateau de Harar et des basses terres de l’Ogaden où Ménélik se
rendit lui-même. L’émirat de Harar et son plateau furent occupés au début
de 1887, et durant la même année, l’administration éthiopienne s’établit
lentement dans les basses terres somalies.
Dix ans après sa soumission à Yohannes, Ménélik avait considérable-
ment accru son territoire. Son succès peut être expliqué par plusieurs fac-
teurs : très tôt il avait intégré des personnalités Oromo du Choa et des
Gouragué dans son administration ou dans ses forces armées. Cela lui
permit de recruter une armée beaucoup plus grande qu’il n’aurait pu s’il
s’était limité aux Amhara, son ethnie. En outre, ses succès avaient attiré
d’anciens mercenaires et soldats des armées de Tewodros et de Tekle
Giorgis, désœuvrés depuis la mort de ces deux rois. Cela gonfla d’autant
les rangs de ses troupes et il parvint à aligner des forces plus nombreuses
que celles de tous ses ennemis réunis.
En dépit du fait que Yohannes soit Roi des Rois et que Ménélik ne soit
que son vassal, la cour de ce dernier devint un pôle influent pour les
Éthiopiens du Centre et aussi également pour les étrangers. Des étrangers
de tous horizons, des marchands, des aventuriers, des diplomates, des
missionnaires, des gens aux caractères souvent ombrageux et des grands
personnages affluaient à la cour d’Entotto. Certains d’entre eux étaient
marchands d’armes. Ils étaient ravis d’échanger leurs marchandises
contre des produits naturels. La France et l’Italie avaient consenti à don-
ner des armes au Roi choan et il en résulta un flux considérable d’armes
modernes vers le Choa. Les armes à feu permirent aux armées de Ménélik
d’avoir une supériorité technique marquée sur les peuples qu’il conqué-
rait à partir d’environ 1882.
Son charisme jouait aussi un grand rôle. Tous, aussi bien amis
qu’ennemis (Éthiopiens ou étrangers), reconnaissaient le génie diploma-
tique de Ménélik. C’était un homme qui avait une capacité d’organisation
incroyable et un stratège militaire hors pair. Il se montra fin tacticien lors
des batailles auxquelles il participa en tant que commandant des troupes
et en plus de ses qualités de chef, il sut s’entourer des hommes les plus
exceptionnels.
Malgré tout, l’ensemble de ces facteurs n’arrive que difficilement à
expliquer l’extraordinaire réussite de l’Éthiopie à se tailler un Empire à
une époque où les Européens se disputaient la création d’empires en
Afrique. La construction de cet Empire ne fut pas une affaire aisée et les
populations conquises souffrirent terriblement. L’Empire éthiopien fut
bâti par le fer et par le feu. Les larmes, la souffrance et le sang furent la
destinée des nombreux peuples asservis, une grande proportion de leurs
102 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
3. Une petite partie qui vivait dans ce qui devint plus tard l’actuel Kenya passa sous
administration britannique.
4. Kassala était la garnison la plus importante tenue par ces débris de l’empire égyptien.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 103
5. C’était le traité de Wichale dont les versions en langue italienne et en langue amha-
rique ne disaient pas la même chose.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 105
l’Italie déclara que l’Éthiopie était devenue son protectorat, Ménélik pro-
testa et exprima sa détermination à conserver son indépendance. l’Italie
n’eut donc d’autre choix que de déclarer la guerre afin d’imposer son
administration sur un pays qui n’avait pas été encore colonisé. La guerre
d’invasion débuta en 1895.
L’Éthiopie n’avait jamais été en aussi bonne posture pour affronter
l’Italie qu’en 1895. L’État était fort et les ressources humaines et natu-
relles s’étaient considérablement accrues. Ainsi, les Éthiopiens l’emportè-
rent le 1er mars 1896 au cours de la retentissante bataille d’Adoua. Cette
victoire qui eut à l’époque un énorme retentissement (pour la première
fois une armée européenne était battue en rase campagne par des
« Africains sauvages ») assura la survie de l’Éthiopie durant toute
l’époque coloniale.
L’Éthiopie survécut mais l’Italie en amputa une partie en conservant
l’Érythrée actuelle. Les Éthiopiens en gardèrent beaucoup de ressenti-
ment durant les décennies suivantes, un peu de la même manière que les
Français vécurent la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871. Quand ils en
eurent enfin l’opportunité après la seconde Guerre Mondiale, ils se lancè-
rent dans une longue bataille diplomatique pour récupérer ces territoires,
ce qu’ils réussirent à faire. Entre-temps, les choses avaient évolué diffé-
remment en Érythrée et les gens n’étaient plus exactement les mêmes que
leurs grands-parents qui avaient été séparés de leurs frères éthiopiens à la
fin du XIXe siècle. La période coloniale avait changé les mentalités et
transformé profondément les identités. Un long et amer conflit d’indépen-
dance en résulta, un autre thème majeur de l’histoire éthiopienne contem-
poraine6.
La victoire d’Adoua auréola Ménélik d’un considérable prestige natio-
nal et international. Les puissances coloniales voisines (la France et la
Grande-Bretagne), ainsi que l’ancien candidat à la colonisation, l’Italie,
s’empressèrent de signer des traités d’amitié et des accords frontaliers.
Dans les années suivant Adoua, le territoire éthiopien acquit sa physiono-
mie actuelle. Le premier traité d’importance fut signé le 26 octobre de la
même année avec l’ancien ennemi. Cette fois, l’Italie reconnaissait la sou-
veraineté totale et l’indépendance de l’Éthiopie. Les deux parties se mirent
également d’accord sur le tracé temporaire des frontières entre l’Érythrée
et l’Éthiopie. L’Italie ayant renoncé à ses ambitions, les Français et les
Britanniques décidèrent eux aussi de signer des traités d’amitié. En 1897,
ils reconnurent la souveraineté et l’indépendance de l’Éthiopie et signèrent
en outre les premiers accords frontaliers, pour les Britanniques entre leur
colonie du Somaliland et l’Éthiopie, pour les Français entre leur colonie de
6. Voir sur ce sujet le chapitre de cet ouvrage écrit par Gérard Prunier sur la question
érythréenne.
106 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
7. En 2005.
LA RESTAURATION DE L’ÉTAT ÉTHIOPIEN 107
pouvoir8. Le Ras Teferi Makonnen, qui devait plus tard accéder au trône
sous le nom de règne de Haïlé Sélassié devint alors l’héritier officiel.
Durant les quatorze années qui suivirent, Zaouditou et lui régnèrent
ensemble sur le pays et on peut dire que l’Éthiopie entra dans le XXe
siècle.
En dépit de sa longue histoire, l’Éthiopie entra dans le XXe siècle avec
un État monarchique, qui était toujours assimilé à une institution
régionale, à savoir la monarchie choanne. Par ailleurs, les peuples et sou-
verains des provinces nouvellement acquises n’avaient pas encore intégré
l’identité nationale éthiopienne. L’éthos traditionnel, les symboles et
l’expérience historique qui avaient constitué le noyau de l’identité des
gens issus du cœur historique de l’Éthiopie étaient difficilement assimi-
lables pour les nouveaux peuples incorporés à l’Empire, dans la mesure
où ils s’identifiaient plutôt à leur religion et à l’ethnie à laquelle ils appar-
tenaient. L’Empire demeura donc fragile. Conscient de ces enjeux, Haïlé
Sélassié allait faire de sérieux efforts pour créer un nationalisme moderne
et sécularisé, employant tous les moyens à sa disposition pour transfor-
mer sa cour en une véritable institution nationale. Il n’y parvint pas com-
plètement dans la mesure où de nombreux conflits civils et des insurrec-
tions régionales éclatèrent un peu partout après la seconde Guerre
Mondiale précisément à cause des forces ethniques locales qui rejetaient
l’identité nationale éthiopienne.
Quels que soient les méfaits du colonialisme l’Afrique a été initiée à la
modernité par le biais des administrateurs européens. Contrairement à
leurs frères africains, les Éthiopiens furent conduits vers le monde
moderne par leurs propres souverains qui d’ailleurs n’avaient pas eux-
mêmes une grande connaissance de ces nouveaux enjeux. Au sein de la
classe gouvernante de la seconde décennie du XXe siècle, personne ne
possédait un diplôme universitaire et le Ras Teferi dut s’arranger avec
une poignée d’Éthiopiens qui possédaient un peu d’éducation du fait de
leurs voyages en Europe. Ils étaient en nombre insuffisants face à
l’énorme entreprise de la modernisation nationale et l’Éthiopie allait
entrer dans le monde moderne avec de nombreux désavantages.
Christopher CLAPHAM
Malgré l’aura royale dont il fut doté après son accession au trône en
1930, il n’appartenait pas à la ligne directe des héritiers dynastiques et
c’est par la force – comme tous les souverains éthiopiens des 150 der-
nières années – qu’il a pris le pouvoir. Il était le plus jeune fils du cousin et
confident intime de l’empereur Ménélik, le Ras Makonnen, qui avait été
jusqu’à son décès en 1906 le gouverneur de la province, stratégiquement
et économiquement vitale du Harar. Ses prétentions généalogiques au
trône se fondaient sur les origines de la mère du Ras Makonnen, descen-
dante du roi Sahlé Sélassié du Choa. Le futur Haïlé Sélassié, connu
jusqu’à son couronnement en 1930 comme le Ras Teferi Makonnen, était
né à Harar en 1892, et avait reçu une éducation à la fois traditionnelle et
tutoriale chez les pères Capucins. Bien que le décès de son père lorsqu’il
avait 13 ans l’ait privé à la fois d’un soutien politique et émotionnel, il
était clairement destiné à une haute fonction et il fut nommé gouverneur
de Harar à l’âge de 17 ans. Déjà à cette époque il donnait les preuves
110 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
vante où Teferi apparut peu à peu comme le leader des forces « moder-
nistes » éthiopiennes par opposition aux forces « traditionalistes »
conduites par le ministre de la guerre, le Fitawrari Habte Guiorguis, il ne
cessa d’accumuler progressivement et habilement divers pouvoirs pour
s’imposer finalement comme le détenteur unique d’un pouvoir incontesté
dans les années 1930.
Un élément déterminant dans cette stratégie fut sa direction des rela-
tions extérieures de l’Éthiopie et l’utilisation des liens internationaux par
l’entremise des principales ambassades étrangères à Addis-Abeba afin de
contrebalancer ses faiblesses en politique intérieure. Ses mesures de
modernisation s’inscrivaient toujours dans une tendance prudemment
modérée et profondément soucieuse d’obtenir le consensus des personna-
lités les plus influentes ; mais il restait néanmoins le favori des deux puis-
sances coloniales, l’Angleterre et la France, lesquelles avec l’Italie (dont
l’attitude restait toujours ambiguë) contrôlaient à l’époque tous les terri-
toires voisins. Une initiative importante fut celle d’assurer à l’Éthiopie
son admission à la Société des Nations, opération qui finalement ne réus-
sit pas à sauvegarder le pays contre l’agression italienne, mais qui lui per-
mit toutefois d’être officiellement accepté comme un membre à part
entière de la communauté des nations. Cette initiative avait aussi des
répercutions importantes sur la politique intérieure dans la mesure où le
principal obstacle à l’admission de l’Éthiopie était l’esclavage. L’éradica-
tion de cette pratique aida à consolider l’emprise de Teferi sur le gouver-
nement central contre les gouverneurs de province qui étaient ses rivaux.
En 1924, Teferi entreprit un long voyage à l’étranger qui l’emmena en
visite officielle en France, en Italie et au Royaume-Uni, une première
pour un dirigeant éthiopien. Il prit la précaution de se faire accompagner
d’une large suite dont les ras Haïlou et Seyoum, les deux puissants gou-
verneurs de province. Diplomatiquement le voyage fut un échec puisque
Teferi ne réussit pas à persuader les puissances coloniales d’accorder à
l’Éthiopie un libre accès à la mer au travers de l’une de leur possession ;
il put néanmoins se prévaloir de l’admission de l’Éthiopie à la SDN pour
forcer l’abandon de l’accord anglo-italien qui, sans y faire une référence
explicite, prévoyait de définir leurs zones d’influence respectives dans le
pays. Le résultat le plus important de la visite était de rappeler sa personne
et son pays à l’attention du public européen et des autres peuples africains
ou de descendance africaine. A l’époque le mouvement rastafarien en
Jamaïque trouva son reflet dans le nom et le titre du prince.
A l’intérieur Teferi se préoccupait de deux éléments clefs dont dépen-
dait la structuration d’une administration centrale efficace : la monnaie et
le personnel qualifié. Les taxes douanières perçues évitaient la tâche poli-
tiquement difficile d’extraire des ressources d’abord des paysans puis de
leurs seigneurs immédiats. C’était potentiellement de loin la source de
112 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
tral dotée d’un seul avion piloté par un Français, engin qui terrifia telle-
ment les troupes de Gougsa, qu’elles désertèrent croyant que celui-ci
avait été tué. Le jour suivant Zawditou elle-même mourut opportunément,
ouvrant ainsi à Teferi la voie du trône impérial.
1. En usage dans la Corne de l’Afrique depuis la fin du XVIIIe siècle comme monnaie
internationale, ces grosses pièces d’argent autrichiennes servaient encore de monnaie en
Abyssinie jusqu’à l’avènement d’Haïlé Sélassié.
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 115
Quant aux dispositions à prendre pour la suite, alors que les armées
italiennes approchaient, elles ne laissaient le choix qu’entre l’exil permet-
tant de poursuivre la lutte depuis l’extérieur ou le retrait des forces éthio-
piennes vers les territoires de l’Ouest, que l’ennemi n’avait pas encore
occupé. Certains maintiennent que le seul choix honorable aurait du être
la résistance continue ou le martyr à la manière de Tewodros. Mais Haïlé
Sélassié opta pour l’exil et bien que l’abandon de son pays en cette heure
cruciale lui valût plus tard certaines critiques, ce fut néanmoins sans
doute le choix le plus sage. Profitant de ce qu’inexplicablement les
Italiens n’avaient pas pu poursuivre avec assez d’énergie leur avancée sur
le front oriental, depuis l’Érythrée ou la Somalie pour couper la ligne du
chemin de fer, il quitta Addis Abeba en direction de Djibouti où il
s’embarqua sur un navire de guerre britannique, laissant au ras Imru le
soin d’effectuer une retraite vers l’Ouest en direction de Goré afin de
maintenir une présence formelle du pouvoir impérial dans le pays. Le
5 mai 1936 les Italiens occupèrent Addis-Abeba et décrétèrent un empire
d’Afrique Oriental s’étendant de la mer Rouge à l’océan Indien.
Après une escale à Jérusalem, Haïlé Sélassié se rendit au Royaume-
Uni qu’il quitta le 30 juin pour aller faire son intervention à la Société des
Nations à Genève. Cette intervention, rédigée par Lorenzo Taezaz, mon-
trait de façon spectaculaire le contraste entre les promesses de sécurité
collective de la SDN et les horreurs infligées à l’Éthiopie. Ce fut sans
doute le discours le plus mémorable dans l’histoire sans éclat de cette
organisation. Lu avec une dignité irréprochable, ce discours plaça Haïlé
Sélassié sur la scène mondiale et annonça la Deuxième Guerre mondiale.
Sa conclusion poignante (« Quelle réponse apporterai-je à mon peuple ? »
demandait l’empereur) prévoyait que tôt ou tard il reviendrait en Éthio-
pie. Il ne parvint toutefois pas du tout à amener la Société des Nations à
prendre la moindre action concrète contre l’Italie ou à apporter un soutien
à l’empereur lui-même. Au cours des quatre années qui suivirent, il vécut
en exil dans la petite ville de Bath dans le sud de l’Angleterre, à partir de
laquelle il maintint tant bien que mal des contacts avec les dirigeants de la
résistance en Éthiopie. Il ne reprit à nouveau un rôle international
qu’après l’entrée de l’Italie dans la Deuxième Guerre mondiale en juin
1940, période pendant laquelle la Grande-Bretagne l’envoya par avion à
Khartoum pour aider à la consolidation de la résistance anti-italienne en
Éthiopie.
Les quatre années qui suivirent opposent deux récits qui se croisent :
d’un côté l’édification de l’empire italien et de l’autre la résistance éthio-
pienne. Dès l’abord, le régime italien s’était imposé avec la brutalité
propre à un État fasciste. Les dirigeants éthiopiens dont le ras Desta
beau-fils de l’empereur et les trois fils aînés de son cousin et confident, le
ras Kassa, avaient été trompés par des promesses de clémence; mais ils
118 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Bretagne qui contrôlait jusqu’au début des années 1950 tous les territoires
voisins de l’Éthiopie à l’exception de Djibouti, Haïlé Sélassié se tourna
habilement vers les États-Unis pour y chercher une source alternative de
soutien. A l’époque les États-Unis élargissaient rapidement leurs alliances
internationales pour exercer leur nouveau statut de super-puissance, et – à
une période où presque toute l’Afrique tropicale était encore sous le régime
colonial – un allié situé dans le nord-est du continent avait beaucoup à
offrir notamment dans le contexte des préoccupations américaines avec le
Moyen-Orient. Les fondations de cette nouvelle alliance furent jetées lors
de la rencontre avec le président Franklin Roosevelt en Égypte en 1943
alors qu’il revenait du sommet de Téhéran. Le plus important fut l’envoi
d’une mission américaine destinée à former l’armée éthiopienne moderne
à une échelle largement supérieure à tout ce qui avait été entrepris avant
1935. Un détachement éthiopien devait par la suite jouer un rôle symbo-
lique aux côtés des forces des Nations-Unies pendant la guerre de Corée,
ce qui permit à l’Empereur de donner la preuve de son engagement
concernant les principes de la sécurité collective qui lui avait si cruelle-
ment fait défaut lors de l’agression italienne de 1935. Un autre avantage
fut l’appui des États-Unis en faveur des revendications éthiopiennes sur
l’Érythrée; en contrepartie les États-Unis obtinrent une base de communi-
cation militaire à Kagnew près d’Asmara, base qui formait, avant l’avè-
nement de la technologie des satellites un point clef dans le commande-
ment global et le réseau des renseignements américains. L’assistance
américaine au développement fut également importante, surtout dans le
domaine de l’éducation.
L’apogée du régime d’Haïlé Sélassié s’étend de la fin de la Deuxième
Guerre mondiale à 1960. Le pouvoir politique était alors étroitement lié
au palais sous la supervision jusqu’en 1955 de Wolde Guiorguis Wolde
Yohannes qui détenait l’ancien titre de Tsahafi Tezaz qu’on pourrait tra-
duire par « Ministre de la Plume ». Personnage redoutable proche de
l’Empereur et ayant une emprise complète sur les détails des rouages
administratifs, Wolde Guiorguis devint un Premier ministre de fait, bien
que ce poste ait été tenu officiellement par un noble digne mais inefficace,
le Bitwoded Makonnen Endalkatchew. Il fut le principal membre d’une
classe de politiciens de cour qui devait gouverner l’Éthiopie pendant ces
années d’après-guerre. Cette classe comprenait les frères Habte Wold,
dont Makonnen qui fut longtemps détenteur du ministère du Commerce
et Aklilu qui s’occupait des Affaires Étrangères et qui devint par la suite
Premier Ministre. La plupart étaient d’origine modeste, certains étaient
choisis par l’Empereur alors que d’autres étaient recrutés par la cour, et le
tout formait un réseau complexe qui reliait l’aristocratie éthiopienne et la
famille impériale. Ils étaient en majorité originaires du Choa bien que le
ministre influent des finances Yilma Deressa ait été un Oromo du
122 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
n’osant pas toucher aux régions du haut plateau éthiopien de vieille date
où la terre était contrôlée non pas par de grands propriétaires mais par des
paysans amhara et tigréens. Le Gojjam, pays agricole le plus productif
des régions amhara, était lui aussi politiquement le plus aliéné et en 1968
une simple tentative d’arpentage de la terre y souleva une révolte paysanne
spontanée. Nulle part, les limitations politiques du régime ne furent aussi
désastreusement visibles qu’en Érythrée, un territoire placé sous adminis-
tration britannique pendant dix ans après avoir été enlevé aux Italiens en
1941. Les revendications éthiopiennes sur ce territoire qui l’aurait doté
d’un accès indépendant à la mer étaient plausibles, d’une part parce que
certaines parties de ce territoire appartenaient de longue date à l’Éthiopie
avant 1890 et parce que d’autre part l’Érythrée avait servi de tremplin
pour attaquer l’Éthiopie, en 1896 comme en 1935. La communauté chré-
tienne orthodoxe de langue tigrigna du haut plateau érythréen entretenait
des liens étroits avec l’Éthiopie du Nord et fournissait une base à l’impor-
tant mouvement unioniste soutenu par le gouvernement d’Addis-Abeba.
Les tentatives d’accord des grandes puissances sur l’avenir de l’Érythrée
s’effondrèrent en raison des rivalités croissantes de la guerre froide2. Dès
lors, la décision fut laissée à l’assemblée générale des Nations-Unies à
une époque où l’appui des États-Unis était d’une importance cruciale
pour passer la résolution tendant à créer la fédération Éthio-Érythréenne –
une solution qui faisait de l’Érythrée une partie de l’Éthiopie tout en
créant un gouvernement localement élu et doté d’une large autonomie.
Cet arrangement prit effet en septembre 1952 donnant à l’Éthiopie son
propre port pour la première fois depuis que les Turcs s’étaient emparés
de Massawa en 1555.
A la suite du régime italien et de la courte période d’administration
britannique, les Érythréens s’étaient néanmoins dotés d’une identité qui
se démarquait de celle des autres Éthiopiens. La période britannique et le
processus politique né des débats prolongés sur l’avenir du territoire
avaient conduit à la formation d’une presse indépendante et de divers par-
tis politiques, choses complètement absentes dans le Sud. Le développe-
ment économique était également sensiblement plus avancé qu’en Éthio-
pie. Le gouvernement d’Addis-Abeba, incapable de mettre en œuvre des
relations de travail avec une administration érythréenne élue et autonome,
tenta systématiquement de la réduire au même état de dépendance que les
autres provinces de l’empire. Cet objectif fut réalisé en 1962 lorsque
l’assemblée Érythréenne (sous forte pression) fut amenée à se dissoudre
et à placer ce territoire sous le régime impérial direct. Ce « succès » ne
tarda pas à se transformer en catastrophe. La pression du gouvernement
tique dont Haïlé Sélassié était coutumier de jouer les factions rivales les
unes contre les autres dans les forces armées, comme ailleurs, lui fut bien
profitable. Après un combat bref mais violent, les rebelles furent battus et
l’empereur parvint à reprendre le contrôle. Dans un acte final de violence
préfigurant les événements de 1974, les révoltés retournèrent leurs armes
contre les notables détenus au palais et tuèrent un grand nombre d’entre
eux. Il y a lieu de douter que le coup d’État aurait, comme on l’a souvent
dit, conduit à une Éthiopie se modernisant démocratiquement. Girmamé
Neway et ses collègues n’avaient pas de bonnes références démocratiques
et considéraient que la plupart de leurs concitoyens n’étaient que des
arriérés et des obscurantistes. Un de leurs premiers actes fut l’ajourne-
ment indéfini du parlement. Leur but comme celui de leur successeur
quatorze ans plus tard était la transformation de la nation par voie autori-
taire. Ils ont cependant brisé l’illusion de la permanence et de la stabilité
qui avait jusque-là entouré le régime.
3. Pour un traitement plus détaillé de cette période voir dans ce volume le chapitre de
Gérard Prunier sur la révolution.
HAÏLÉ SÉLASSIÉ ET SON TEMPS 127
Conclusion
La révolution éthiopienne
et le régime du Derg
Gérard PRUNIER
1. La seule autre révolution à s’être produite sur le continent africain est la révolution
égyptienne de 1952. Mais son contexte culturel était radicalement différent de celui des
pays africains et se rattachait aux transformations alors en cours dans l’ensemble du
monde arabe.
2. Le cas des ex-colonies portugaises est intéressant en ce que la rhétorique marxiste-
léniniste qui accompagnait leur décolonisation ne servait en fait que de mince camouflage
à l’appropriation de l’état colonial par une bourgeoisie indigène néo-coloniale.
134 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
6. Dans le climat économique dirigiste qui prévalait mondialement dans les années
1940 et 1950 l’Éthiopie avait créé un ministère du Plan. Ce Plan n’avait rien de « socialiste »,
bien au contraire. Il veillait plutôt à la répartition des investissements en fonction des inté-
rêts des divers segments de la classe dominante qui était loin d’être unie et qui se disputait
les faveurs de l’État.
7. René Lefort : Éthiopie, la révolution hérétique. Paris. Maspéro. 1981. pp 36-40.
8. La masse monétaire en circulation était extrêmement faible et ne représentait
qu’environ 60 $ par tête d’habitant. Les échanges à la campagne s’opéraient encore large-
ment sur une base de troc.
136 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
9. L’ouvrage de Gebru Tareke Ethiopia: Power and Protest: Peasant Revolts in the
Twentieth Century (Cambridge University Press, 1991) fournit une étude détaillée de ces
insurrections paysannes qui se succédèrent aux quatre coins du pays des années 1940 aux
années 1970 sans jamais se globaliser de manière révolutionnaire.
10. Voir le chapitre 15.
138 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
11. A sa décharge on peut dire que sa relative sénilité l’empêchait de pleinement saisir
ce qui se passait et que le sycophantisme de son entourage l’isolait encore davantage.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 139
Endelkatchew Makonnen. Mais il était trop tard pour des mesures par-
tielles et l’ombre des prétoriens commençait déjà à se profiler.
En fait la première mutinerie militaire à la mi-janvier dans une garni-
son perdue au fin fond du Sidamo était passée presque inaperçue12. Mais
le 25 février ce fut la 2e division qui combattait en Érythrée qui se mutina
dans son ensemble. Un mouvement de fièvre commença à parcourir
toutes les unités qui demandèrent dans un premier temps des augmenta-
tions de solde. Mais leurs revendications devaient bientôt aller bien au-
delà de simples demandes matérielles. Entre mars et juin 1974 diverses
organisations militaires apparurent, symbolisant chacune une tendance de
l’armée. Le « premier Derg13 » dirigé par le Colonel Alem Zewde était un
comité réformiste qui visait à favoriser une évolution du régime vers une
forme de monarchie constitutionnelle et à réformer l’armée. Les milieux
conservateurs combattirent ce « premier Derg » en créant une autre struc-
ture dirigée par le Général Abebe Abiye qui avait été à la tête de la
répression de la tentative de coup d’État réformiste de décembre 1960. Ce
second groupe était censé mettre sur pied un programme de répression au
sein des forces armées et restaurer l’autorité de l’Empereur. Mais un troi-
sième groupe dit du « second Derg » se détacha bientôt, regroupant dans
une structure clandestine révolutionnaire des officiers de rangs moyens et
des sous-officiers. Les trois groupes s’affrontèrent pour le contrôle de
l’armée et le nouveau comité ou Provisional Military Administrative
Council (PMAC) s’appuie essentiellement sur la 4e division qui arrête le
26 avril deux cents membres de l’aristocratie et de la haute administra-
tion. La cible des militaires révolutionnaires n’est déjà même plus le pou-
voir impérial, tellement affaibli, mais leurs rivaux réformateurs qui visent
à instaurer une monarchie constitutionnelle ou, à défaut, une république
modérée. En juillet, pensant arrêter le glissement vers une radicalisation
croissante, l’Empereur accepte la démission d’Endelkatchew Makonnen
et le remplace par le Ras Mikail Imru, le « prince rouge », un aristocrate
réformiste connu pour ses positions libérales et anti-absolutistes. Mais il
est trop tard. Pourtant Mikail Imru qui est populaire tente d’organiser un
contre-pouvoir à la montée du Derg militaire. Il se débarrasse du Général
Abebe Abiye et le remplace au poste de Ministre de la Défense par un
héros connu, le Général Aman Andom14. Aman Andom n’est pas membre
12. De manière très symbolique elle avait eu lieu parce que la pompe à eau qu’utili-
saient les soldats était tombée en panne et que les officiers leur avaient refusé le droit
d’utiliser la leur.
13. « Derg » veut dire Comité.
14. Le Général Aman Andom, surnommé « le lion de l’Ogaden » pour ses exploits
contre l’armée somalienne en 1963-1964, est d’origine érythréenne et Mikail Imru compte
sur lui pour apaiser la guerre dans le Nord.
140 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
15. Ce n’est que des années plus tard, après la chute du Derg, que l’on apprendra la
vérité : Haïlé Sélassié a été assassiné sur ordre des militaires, étouffé sous un oreiller
imbibé de chloroforme.
16. Dès le 13 septembre le Derg fait savoir que le Premier Ministre n’est que son
« porte-parole »
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 141
même si elle savait parfaitement que ces mesures sociales étaient conçues
par l’armée dans un esprit autoritaire qui allait à l’encontre des valeurs
démocratiques défendues par les civils20. Le Meison et l’EPRP se partagè-
rent radicalement sur la stratégie à adopter face à celle du Derg. Pour le
Meison il fallait collaborer avec le Derg et infléchir de l’intérieur son
cours politique tandis que pour l’EPRP le pouvoir militaire était inaccep-
table et « fasciste » et devait être combattu, y compris par les armes.
Fidèles à leurs conceptions ils agirent dans des directions opposées. Le
Meison et plusieurs autres petites organisations qui lui étaient liées déci-
dèrent d’entrer dans la nouvelle structure conçue par le Derg pour
« mobiliser les masses », le Political Office for Mass Organization Affairs
ou POMOA. L’EPRP quant à lui prit les armes et entama une politique de
guérilla urbaine, notamment à Addis-Abeba où il était bien implanté. Le
16 septembre 1976 l’EPRP fut officiellement déclaré « ennemi de la révo-
lution » par le Derg et ses actions armées dénoncées comme une « terreur
blanche21 ». « Terreur blanche » contre « terreur rouge », de la fin de 1976
à la fin de 1978 l’Éthiopie allait connaître deux années terribles.
L’EPRP entreprit de faire plier le Derg par une action directe de gué-
rilla urbaine et le régime y répondit coup pour coup. Les attentats comme
la répression, ciblés au début, dérivèrent de plus en plus avec le temps
vers une violence aveugle. Les familles des militants étaient fréquemment
victimes de l’engagement de leurs parents et comme l’EPRP n’hésitait
pas à utiliser des enfants comme tueurs, le Derg alla jusqu’à massacrer
des classes entières d’écoliers, soi-disant « pour l’exemple ». L’horreur
atteignit un sommet pendant les journées du 29 avril au 1er mai 1977 où
plus d’un millier d’étudiants et de lycéens furent assassinés pour casser
une tentative de l’EPRP de saboter les fêtes du 1er mai organisées par le
régime. Ces années allaient durablement marquer la psychologie collective
des Éthiopiens et notamment leur perception de la politique.
L’Éthiopie en proie à ces convulsions internes donnait alors à l’étran-
ger une image tellement tragique d’elle-même que le dictateur somalien
19. Sans vouloir entrer dans la question très complexe de la propriété foncière dans
l’Éthiopie pré-révolutionnaire il faut remarquer que la situation était très différente dans le
Nord où le droit maillait la propriété dans tout un réseau de baux et de fermages familiaux
héréditaires et le Sud où les paysans des régions conquises s’étaient souvent vus spoliés
par les conquérants abyssins auxquels l’Empereur avait fait don de vastes apanages. Le
décret du 4 février 1975 avait une beaucoup plus grande valeur « révolutionnaire » dans le
Sud que dans le Nord.
20. La création de l’AETU fut typique car les nouvelles lois sur le travail et la grève
furent plus répressives que celles de l’Empire.
21. Etant donné l’idéologie d’extrême-gauche de l’EPRP, l’appellation était trompeuse.
Mais le Derg souhaitait garder pour lui l’étiquette « révolutionnaire » et lorsqu’il
déclencha sa propre campagne de contre-terreur cette dernière fut officiellement appelée
« terreur rouge »
144 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Siad Barre pensa le moment venu pour lui arracher la province orientale
de l’Ogaden, entièrement peuplée de Somali et que l’Éthiopie n’avait
annexé qu’en 1887. Depuis longtemps déjà Mogadiscio « pilotait » à dis-
tance un mouvement de guérilla qui lui était inféodé, le Western Somali
Liberation Front (WSLF). Mais en juillet 1977, levant le masque, le gou-
vernement somalien envoya son armée régulière appuyer les unités com-
battantes du WSLF et pénétra profondément en Ogaden. Pendant un
moment, la situation du Derg apparut comme désespérée. Les villes
étaient le lieu d’une lutte sans merci entre ses forces et celles de la gauche
civile et des groupes de guérillas ruraux avaient surgi dans de nombreuses
régions : l’EDU et le TPLF au Tigray, l’OLF en pays oromo, le SALF au
Bale et l’ALF en pays Afar. Aucun de ces groupes n’avait la capacité de
renverser le régime à lui seul mais leur multiplication épuisait l’armée,
condamnée à des combats simultanés sur cinq ou six fronts. Au même
moment, les mouvements indépendantistes érythréens avaient lancé une
offensive globale qui leur avait permis de s’emparer de 80 % du territoire
de l’ancienne colonie italienne 22. Pendant l’été 1977 il sembla que
l’attaque subite de l’armée somalienne, s’ajoutant à cet ensemble de
révoltes tant urbaines que régionales et rurales, allait avoir raison du régime
militaire issu de la révolution. Coup final pour le Derg, c’est en août que
le Meison qui avait depuis plusieurs mois de nombreuses divergences de
vue avec ses alliés militaires, décida lui aussi de rejoindre l’opposition.
Le Colonel Menguistou réagit avec sa vigueur habituelle et décréta la
mobilisation générale. Celle-ci fut massivement suivie mais elle n’aurait
probablement pas suffi si les négociations secrètes qu’Addis-Abeba
menait depuis quelques temps avec Moscou n’avaient soudainement
abouti. En effet l’URSS s’était implantée dans la Corne de l’Afrique
depuis les années 1960 à travers un soutien plus géopolitique qu’idéolo-
gique au régime somalien. Paria du continent depuis 1963 lorsqu’elle
avait refusé de signer la Charte de l’OUA qui garantissait le respect des
frontières issues de la colonisation23, la Somalie avait cherché l’alliance
soviétique pour faire contrepoids à la politique proaméricaine du Kenya
et de l’Éthiopie. Mais depuis 1974 Moscou considérait avec beaucoup
d’attention ce qui se passait dans ce dernier pays auquel l’unissaient de
vieilles sympathies provenant de leur héritage byzantin commun 24.
Menguistou avait œuvré en sous-main pour parvenir à un accord avec
24. Sur ce thème voir Czeslaw Jesman : The Russians in Ethiopia (Westport
Greenwood Press, 1958).
25. C’était probablement là l’idée de Teferi Bante et la raison pour laquelle il fut exé-
cuté par Menguistou.
26. La République Populaire et Démocratique du Sud Yémen, qui occupait alors le
territoire de l’ancienne colonie britannique d’Aden, était un état communiste lié l’URSS.
146 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
1976 le régime avait créé un Committee for Organizing the Party of the
Workers of Ethiopia (COPWE) qui était censé préparer la naissance du
grand parti unique marxiste-léniniste. L’accouchement était des plus diffi-
ciles car il fallait à la fois satisfaire les idéologues de Moscou comme
Mikail Souslov qui étaient d’autant plus à cheval sur le dogme que la réa-
lité du pouvoir partait lentement en morceaux ; et il fallait aussi louvoyer
entre les clans et les rivalités personnelles à Addis-Abeba. C’est pourquoi
il fallut huit années pour aboutir et le Parti des Travailleurs d’Éthiopie
(PTE) ne vit le jour que le 12 septembre 1984 lors d’une cérémonie pha-
raonique chorégraphiée par les Nord-Coréens. Calculées pour coïncider
avec le dixième anniversaire de la révolution les festivités coûtèrent entre
120 et 150 millions de dollars au moment même où l’Éthiopie était une
fois de plus plongée dans une nouvelle famine. Ces dépenses somp-
tuaires effectuées au moment où le pays souffrait furent souvent vues à
l’étranger comme une véritable insulte. Sans vouloir se faire l’avocat du
diable, il faut le voir autrement. Tout comme le couronnement d’Haïlé
Sélassié en 1930 la fête de septembre 1984 était un défi au monde, une
prise de position très éthiopienne quant à l’indépendance du pays et au
refus de compromettre, particulièrement par rapport au choix socialiste.
Et d’ailleurs les diverses mesures prises par le gouvernement à ce
moment-là, mesures qui allaient bientôt faire du nom « Menguistou » une
sorte de symbole d’horreur à la Staline ou à la Saddam Hussein, étaient
des mesures qui, même si elles n’étaient pas ridicules en elles-mêmes,
l’étaient au moment où elles étaient prises tout en traduisant cette même
volonté d’indépendance et de choix proprement libre de toute ingérence
extérieure, même bonne. Les principales de ces mesures étaient celles qui
avaient à voir avec les transferts de population et la villagisation.
Etant donné que la famine avait joué un rôle essentiel dans la chute de
l’Empereur en 1974, son retour dix ans plus tard sous un régime « socia-
liste » qui était censé avoir fait de gigantesques progrès économiques était
de mauvais augure pour le régime. En fait le régime n’avait survécu,
paradoxalement, que grâce à l’aide économique occidentale et particuliè-
rement américaine27. Pour Menguistou cette situation était inacceptable.
L’Éthiopie ne devait pas se trouver dépendante des donateurs étrangers,
particulièrement ceux des pays « capitalistes ». Or si l’on regarde la géo-
graphie humaine de l’Éthiopie, le Nord historique et beaucoup plus peu-
plé que les basses terres du Sud et de l’Ouest. Pour le chef de l’État éthio-
pien, la solution était trompeusement simple : transporter les gens qui
mouraient de faim des terres épuisées du Tigray ou du Wollo et les réins-
27. Pour une vision « de l’intérieur » de la famine, voir Dawit Wolde Gyorgis : Red
Tears (Trenton, The Red Sea Press, 1989).
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 147
28. Voir J.W. Clay and B.K. Holcomb : Politics and the Ethiopian Famine (1984-
1985). Trenton. Red Sea Press. 1986 et A. Pankhurst : Resettlement A Famine in Ethiopia :
the Villagers’ Experience. Manchester University Press. 1992.
29. Voir Z. Ergas : « Why did the Ujamaa village policy fail ? Towards a global ana-
lysis » Journal of Modern African Studies. vol XVIII n° 3 (1980) pp. 387-410.
148 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
30. Lorsque cet auteur tenta de démontrer en 1988 qu’il était matériellement impos-
sible d’effectuer les transferts de population avec les moyens budgétaires utilisés (voir
Gérard Prunier : « Population Resettlement in Ethiopia : the Financial Aspect ». Actes du
Xe Congrès International d’Etudes Éthiopiennes. Paris. 1988) il fut dénoncé publiquement
comme un « agent de l’impérialisme, de la CIA et du Mossad ».
31. Eshetu Chole : Underdevelopment in Ethiopia. Addis-Ababa. OSSREA. 2004.
p. 135.
LA RÉVOLUTION ÉTHIOPIENNE ET LE RÉGIME DU DERG 149
Pendant quelque temps, il sembla que le Derg avait atteint une sorte de
« régime de croisière » et que l’Éthiopie « socialiste » allait survivre. Mais
contrairement à Cuba, au Viet-Nam ou à la Corée du Nord, le régime
n’était pas vraiment parvenu à créer un appareil administrativo-répressif à
l’épreuve des balles. Et contrairement aux trois autres survivants du
marxisme-léninisme il était soumis à un véritable siège militaire qui
n’avait jamais cessé depuis quinze ans. En pointe des dissidences armées il
y avait bien sûr l’EPLF érythréen. Mais celui-ci s’appuyait de plus en plus
sur son allié tigréen TPLF pour répercuter vers le Sud une pression militaire
croissante. Le « pays réel », celui des paysans dont le Derg avait espéré
faire sa base, ne suivait plus. Les conscrits envoyés se battre en Érythrée
désertaient en telles quantités que l’EPLF ne savait plus quoi faire de ses
prisonniers et les relâchait au Soudan, faute de pouvoir les nourrir. Face à
une telle situation le régime du Colonel Menguistou était condamné à
demander une aide militaire sans cesse plus importante à l’Union
Soviétique, et ce au pire moment pour lui, au moment où la perestroïka
était en train de saper toute la philosophie du système soviétique et par
voie de conséquence son engagement militaire à l’étranger. Vu comme
moins grave que l’affaire afghane, l’engagement en Éthiopie était néan-
moins perçu à Moscou par les partisans de la rénovation du régime
comme une faute dispendieuse et sans véritable bénéfice. Menguistou,
qui avait tout misé sur l’alliance soviétique, se découvrit du jour au lende-
main jetable au début de 1989. Son armée en prit bonne note et elle tenta
32. Sauf les kebelés et les Associations Paysannes auxquels leur rôle de « courroies de
transmission » permettra de survivre sous le régime suivant.
150 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Conclusion
L’Éthiopie et l’Afrique
Delphine LECOUTRE1
6. Farago Ladislas (1935) : Abyssinia on the Eve, New York : G.P. Putnam’s Sons,
p. 89. C’est nous qui traduisons. Pour autant, nous indiquons que ce journaliste à la solde
de Mussolini arriva par le train et ne passa même pas un mois en Éthiopie. En fait, son
texte fut publié pour pousser Mussolini à rester dans le camp de l’Europe libre et à ne pas
tomber dans les bras d’Hitler.
7. A cet égard, le professeur Berhanou Abebe nous a précisé que paradoxalement le
représentant du Libéria à la SDN était alors un Italien.
8. L’Éthiopie entre à la SDN en 1923 et devient l’un des membres fondateurs des
Nations unies en 1945.
9. Keller Edmond J. (1988) : Revolutionary Ethiopia. From Empire to People’s
Republic, Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, pp. 68-83. Voir en par-
ticulier le choix fait par l’Empereur d’une grande puissance, les États-Unis, comme
patron, couplée avec le maintien de liens avec plusieurs autres États occidentaux tels que
la France, la Grande-Bretagne, la Suède, qu’il contrebalançait avec des pays du bloc de
l’Europe de l’Est tels que la Yougoslavie de Tito.
10. Selon l’expression d’Haggai Erlich.
156 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
11. Spencer John H. (1984) : Ethiopia at Bay. A Personal account of the Haile
Sellassie Years, Algonac, Michigan : Reference Publications, Inc., p. 306.
12. En particulier, la proposition d’une « unité des pays du Nil » ; des invitations offi-
cielles répétées au Caire ; l’encouragement à la publication en Égypte d’ouvrages sur
l’Éthiopie pour la plupart écrits par des Coptes égyptiens ; la promotion de l’idée d’une
« Grande Somalie » et la pression mise sur les Somalis de l’Ogaden au nom de l’arabisme
somali ; enfin, l’installation d’un bureau de l’Eritrean Liberation Front (ELF) dans la
capitale égyptienne. Erlich Haggai (1994) : « Ethiopia and the Middle East : Rethinking
History », in Marcus Harold G. & Grover Hudson (ed.) : New Trends in Ethiopian
Studies. Papers of the 12th International Conference of Ethiopian Studies, 5-10
Septembre 1994, Michigan State University, vol. 1 : Humanities and Human Resources,
Lawrenceville, New Jersey : The Red Sea Press, p. 631-632.
13. A savoir l’Éthiopie (jamais assujettie à un régime colonial), le Libéria (1847), le
Ghana (1957), l’Egypte (1922), la Libye (1951), le Soudan (1956), le Maroc (1956) et la
Tunisie (1956).
14. Voir Ethiopian Herald, 20/12/1958 : « Ethiopian Accra Delegation Think
Conference Rewarding – Fruitful, Interesting, Justified Session » dans lequel se trouve le
Discours du Trône prononcé par l’Empereur, en 1958, le jour du XXVIIIe anniversaire de
son couronnement en 1958.
15. Pour une analyse détaillée de la contribution de l’Éthiopie à la création de l’OUA,
se reporter à Lecoutre Delphine (2005) : « L’Éthiopie et la création de l’OUA », Les
Annales d’Éthiopie 2004, vol. XX, Addis-Abeba : Centre Français des Études Éthio-
piennes & Paris : La Table Ronde, pp. 113-148.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 157
ainsi que Michael Imru. Cette tendance restait attachée à l’alignement sur
les pays occidentaux, adopté immédiatement après la libération de 1941,
et prônait un rôle limité de l’Éthiopie sur la scène politique africaine.
D’autre part, la tendance progressiste, composée notamment de
Getatchew Mekasha, avait pour chef de file le ministre des Affaires étran-
gères, Ato Ketema Yifru, lequel ayant étudié aux États-Unis avec d’autres
étudiants africains, s’était alors impliqué dans les mouvements panafrica-
nistes de sorte que, au moment de son entrée au ministère des Affaires
étrangères, il s’agissait pour lui de mettre en pratique ces idées dont il
avait antérieurement discuté dans le cadre universitaire. C’est en faveur
de cette deuxième tendance que l’Empereur trancha. Ketema devint ipso
facto essentiellement l’interlocuteur entre les Africains et le premier
ministre Aklilou Habte Wolde qui restait principalement en charge du
portefeuille des affaires africaines16.
D’ailleurs, aux accusations d’entrée tardive et de rôle a priori limité
dans le combat du panafricanisme, les autorités éthiopiennes rétorquaient,
alors, « qu’il ne s’agissait aucunement d’un manque d’enthousiasme de
leur part, mais que cela correspondait plutôt à la nécessité pour l’Éthiopie
de résoudre préalablement ses problèmes internes ». Elles ajoutaient que,
« pour autant, l’Éthiopie avait toujours été le chef de file aux Nations
unies de la défense des intérêts raciaux, d’éducation, économiques et
sociaux de l’Afrique17 ».
Addis Abeba abrite le siège de la Commission Économique pour
l’Afrique (CEA) depuis décembre 1958, celui de l’OUA – aujourd’hui
Union africaine (UA) – depuis septembre 1963 et une cinquantaine de
représentations diplomatiques de pays africains en plus d’environ soixante-
dix d’organisations non gouvernementales18. Si l’Empereur Haïlé Sélassié
s’est tant battu pour obtenir les sièges de ces différentes organisations et
ses successeurs pour les conserver, c’est parce qu’ils ont tous compris les
multiples bénéfices que l’Éthiopie – qui reste tout de même l’un des pays
les plus pauvres de la planète – pouvait tirer de cette présence. Il faut
d’ailleurs savoir que, depuis 1963, l’Éthiopie a dû mener une bataille
19. Ethiopian Herald, 29/11/1966 : « EAL Plans to Link Addis with 5 African Cities ».
Au milieu des années 1960, Ethiopian Airlines dessert Le Caire, Lagos, Accra, Nairobi,
Kampala, Dar es Salam, Khartoum et Djibouti. Aujourd’hui, la compagnie éthiopienne
couvre les destinations suivantes : Le Caire, Nairobi, Khartoum, Johannesbourg,
N’Djaména, Douala, Accra, Lagos, Brazzaville, Kinshasa, Bujumbura, Luanda, Lilongwé,
Lusaka, Hararé, Dar es Salam, Kilimandjaro, Kigali, Lomé, Abidjan, Bamako, Entebbe,
Djibouti et Hargeisa.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 159
20. L’Éthiopie compte aujourd’hui près de 77,4 millions d’habitants et les prévisions
misent sur une population de 173 millions d’habitants en 2050, ce qui la placera au
10e rang mondial pour son poids démographique.
21. Ce mot signifie « Comité » en Amharique.
22. Malecot Georges (1972) : « La politique étrangère de l’Éthiopie », Revue française
d’études politiques africaines, n° 79, juillet, p. 39-57. Tekle Amara (1989) : « The
Determinants of the Foreign Policy of Revolutionary Ethiopia », The Journal of Modern
African Studies, vol. 27, n° 3, pp. 479-502. The Federal Democratic Republic of Ethiopia
(2002) : Foreign Affairs and National Security Policy and Strategy, Addis Ababa :
Ministry of Information, Press & Audiovisual Department, 156 p.
160 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
23. Voir les détails dans Lecoutre Delphine (2004) : « Quelques éléments de réflexion
sur les relations entre l’Éthiopie et le Kenya (1936-1991) », in Maupeu Hervé (dir.) :
L’Afrique orientale. Annuaire 2003, Nairobi : Institut français de Recherche en Afrique &
Paris : L’Harmattan, p.360-361.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 161
28. C’est nous qui précisons suite à un entretien avec le professeur Berhanou Abebe.
Signification de « Shankalla » (une race) et de « Barriya » (un statut social) : la qualifica-
tion de « Shankalla » est utilisée en particulier par les Amhara dans une plaisanterie
concernant tous les gens à la peau très noire qui peut être résumée de la manière suivante
« Toi tu n’es pas de ce pays, pas de cette région, tu es du Benishengul, tu es donc noir à
cause du climat » (le point de départ est une tribu éthiopienne pour se référer ensuite à
l’apparence et non à l’essence même de l’être humain) et la qualification de « Barriya »
était utilisée au temps de la vente des esclaves à l’intérieur de l’Éthiopie. Voir également
dans ce sens Sbacchi Alberto (1988) : « Marcus Garvey, The United Negro Improvement
Association and Ethiopia, 1920-1940 », in Proceedings of the Ninth International
Congress of Ethiopian Studies, Moscow, 26-29 August 1986, USSR Academy of Sciences
Africa Institute, pp. 207-208.
29. Spencer John H. (1984) : Ethiopia At Bay, Op. cit., p. 306.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 163
phiques, et parce que nous savons qu’il n’y a pas de meilleur moyen de
vous permettre, vous enfants du reste de l’Afrique, de vous familiariser
avec vos collègues éthiopiens et à eux de vous connaître à leur tour. Nous
espérons qu’au cours de votre période d’études ici, vous aurez l’occasion
d’observer de près Notre peuple, et d’en venir à réaliser que vous êtes du
même sang africain. Nous devrions réussir à envoyer des étudiants éthio-
piens dans des écoles dans d’autres parties d’Afrique de telle sorte que le
programme d’échanges éducatifs et culturels que nous avons initié s’éten-
de beaucoup plus. Nous comptons grandement sur notre programme
d’éducation et le poursuivons avec détermination. Nous croyons que
l’éducation constitue l’espoir du progrès de Notre peuple, et il est de
Notre volonté d’assurer l’extension de l’éducation parmi les autres
peuples africains autant que parmi Nos propres sujets35. » Originaires du
Ghana, du Tanganyika, de Zanzibar, du Kenya, d’Égypte, d’Ouganda, du
Somaliland britannique et du Soudan36, ces étudiants africains se montaient
particulièrement actifs dans la vie associative voire dans le militantisme
politique. Ils organisaient d’ailleurs régulièrement des conférences sur des
sujets de politique africaine37. Troisièmement, la contribution d’une briga-
de au maintien de l’ordre et à l’évacuation des Belges dans le cadre de la
mission de maintien de la paix des Nations unies au Congo (du 15 juillet
1960 au 30 juin 1964)38. Quatrièmement, la participation du souverain
éthiopien au « Festival des arts nègres » organisé à Dakar en avril 196539.
43. Ethiopian Herald 27/10/1963 : « The Algerico-Moroccan Dispute Test Case For
African Unity ».
44. Ethiopian Herald 20/01/1970 : « Present and Future Generation. Nigeria is Deeply
Indebted to H.I.M., Gen. Gowon Says ».
45. Il était composé de 9 États membres de l’OUA, à savoir l’Algérie, le Congo
(Léopoldville), l’Éthiopie, la Guinée, le Nigéria, le Sénégal, la Tanganyika, l’Ouganda et
la République Arabe Unie. Voir Ethiopian Herald 31/10/1963 : « African Liberation
Committee olds Confab ».
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 167
46. Voir le Communiqué final du Sixième Sommet des 14 États d’Afrique Centrale et
de l’Est in Ethiopian Herald 29/01/1970 : « Communique Issued on Summit ».
47. Précisions toutefois que le colonel Mengistu se sentait fondamentalement africain
de par son origine sociale modeste, ses traits physiques négroïdes, son caractère foncière-
ment anti-impérialiste et anti-féodal et sa fibre pour les mouvements de libération
marxistes-léninistes (témoignage d’un ancien officiel du derg).
48. Consulter Lyons Terrence : « Internal Vulnerability and Inter-State Conflict :
Ethiopia’s Regional Foreign Policy » in Marina Ottaway (1990) (ed.) : The political
168 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
49. Pour un éclairage sur l’étendue de la mise en œuvre, dans ce cadre, du Pacte de
défense et d’assistance mutuelle signé le 13 juillet 1963 entre l’Éthiopie et le Kenya, se
reporter à Delphine Lecoutre (2004) : « Quelques éléments de réflexion sur ... », Op. cit.,
pp. 367-381. Ottaway David & Marina (1981) : Afrocommunism, New York & London :
African Publishing Company, pp. 154-155. Compagnon Daniel (1995) : Ressources poli-
tiques, régulation autoritaire et domination personnelle en Somalie : le régime de Siyaad
Barre (1969-1991), Thèse pour le doctorat en science politique, Université de Pau et des
Pays de l’Adour, vol. I, p. 354. Lefebvre Jeffrey A. (1987) : « Donor Dependency and
American Arms Transfers to the Horn of Africa. The F-5 Legacy », The Journal of
Modern African studies, vol. 25, n° 3, p. 476. Schwab Peter (1978) : « Cold War on the
Horn of Africa », African Affairs, vol. 77, n° 306, January, pp. 6-20. Chaliand Gérard
(1984) : L’enjeu africain. Géostratégie des puissances, Bruxelles : Editions Complexe,
p. 131. Laidi Zaki (1986) : Les contraintes d’une rivalité. Les superpuissances et l’Afrique
(1960-1985), Paris : La Découverte, p. 87.
50. Legum Colin (1978-1979) : « Ethiopia » in Africa Contemporary Record, p. B
251-B252. Pour la version éthiopienne, se reporter à Ayele Negussay (1988) : « The Blue
Nile and Hydropolitics Among Egypt, Ethiopia, Sudan », USSR Academy of Sciences,
Africa Institute, Proceedings of the 9th International Congress of Ethiopian Studies,
Moscow, 26-29 August 1986, vol. II, Nauka Publishers, Central Department of Oriental
Litterature, pp. 38-50.
51. Legum Colin (1980-1981) : « Ethiopia » in Africa Contemporary Record,
p. B 196-B197.
170 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
56. De Waal Alex (2004) : Islamism and its Enemies in the Horn of Africa, Addis
Ababa : Shama Books, p. 185.
57. Témoignage, ancien officiel du Derg.
58. Ibidem.
172 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
60. « Interview With the Sudanese Ambassador to Ethiopia, His Excellency Osman
El-Sayed Fadar El-Seed (Mid-May 2004) », http://www.waltainfo.com/conflict/inter-
view/2004/june/article1.htm
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 175
61. Shinn David H. (2002) : « Ethiopia : Coping with Islamic Fundamentalism before
and after September 11 », Africa Notes, n° 7, Washington : Center for Strategic and
International studies, February, pp. 3-6. Se reporter aussi à Tadesse Medhane (2002) : Al-
Ittihad. Political Islam and Black Economy in Somalia. Religion, Money, Clan and the
Struggle For Supremacy Over Somalia, Addis-Abeba : Mega Printing Enterprise, 209 p.
62. Tafesse Tesfaye (2001) : The Nile Question : Hydropolitics, Legal Wrangling, Modus
Vivendi and Perspectives, Munster & Hamburg & London : LIT Verlag, pp. 108-126.
176 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
depuis le Soudan et dont les trois assassins prirent la fuite vers Khartoum
sur un vol de Sudan Airways après leur échec, fâcha l’Égypte qui faisait
valoir que la protection d’un chef d’État relevait de l’État hôte, en l’espèce
l’Éthiopie ; le deuxième, au cours du conflit éthio-érythréen, l’Éthiopie
accusa l’Égypte d’être partie dans une conspiration contre elle. Après
cette tentative d’assassinat, le Premier ministre éthiopien décida de créer
un nouveau package de relations avec l’Égypte pour prouver, en quelque
sorte, aux officiels égyptiens que l’Éthiopie n’avait rien à voir avec cet
incident. Par ailleurs, il ne semble plus y avoir officiellement de diver-
gences majeures entre les deux pays sur la question somalienne, pragma-
tisme oblige... L’Égypte a , en effet, pris conscience de l’intérêt direct que
l’Éthiopie peut avoir sur son « arrière cour » somalienne parce qu’elle
partage avec elle une frontière de 2000 km et peut donc être la première à
ressentir les effets ou à être menacée par son instabilité, et qu’elle montra
– en son temps – sa ferme volonté de s’impliquer activement dans le pro-
cessus de paix en tant que « pays de la ligne de front » de l’IGAD63.
Face au « dilemme sécuritaire » posé par leur environnement immédiat,
les décideurs éthiopiens se trouvent à la fois dans une logique de jeu à
somme nulle pour satisfaire pleinement leur intérêt national (par exemple,
dans leur volonté de « neutralisation » de la Somalie « en faillite » depuis le
début des années 1990 matérialisée à la fois par le soutien à un État de pré-
férence faible et découpé en blocs – Somaliland, Puntland et Jubaland –,
par l’adoption d’une approche « paternaliste » vis-à-vis de « clans amis »
et par des incursions militaires au nom du maintien de la stabilité sous-
régionale, de la crainte de l’irrédentisme somali et de la lutte contre le ter-
rorisme) et dans une approche de recherche de gains sous-régionaux tenant
compte des intérêts des autres États (notamment, les négociations relatives
aux eaux du Nil, l’accès au pétrole soudanais et à Port Soudan en échange
de la production d’hydro-électricité éthiopienne, le bénéfice des services
du port de Djibouti à un tarif particulièrement préférentiel au moment du
conflit éthio-érythréen, l’offre gratuite des facilités du port de Berbera par
le Somaliland, la collaboration de l’Éthiopie avec le Kenya en matière de
sécurisation des zones périphériques et de lutte anti-terroriste).
Au demeurant, les contributions de l’Éthiopie aux opérations de main-
tien de la paix sur le continent africain se sont multipliées au milieu des
années 1990 en raison, non seulement, de la volonté des dirigeants éthio-
piens de donner l’image d’un pays favorable à la paix sur la scène conti-
nentale, mais aussi de l’utilisation à bon escient de leur culture militariste,
63. Pour une analyse de la 14e Conférence de réconciliation nationale somalienne sous
les auspices de l’IGAD, voir Kamudhayi Ochieng (2004) : « The Somali Peace Process »
in Makumi Mwagiru (dir.) : African Regional Security in the Age of Globalisation,
Nairobi : Heinrich Böll Foundation, pp. 107-123.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 177
65. Shinn David H. (2002) : « Ethiopia : Coping with Islamic Fundamentalism ... »,
Op. cit., pp. 6-7.
66. Intellibridge (2004) : « The Changing Situation in Somalia/Somaliland :
Implications for Ethiopia », January, 15 p.
L’ÉTHIOPIE ET L’AFRIQUE 179
agréable in fine. Et cela d’autant plus que le port de Berbera pouvait pal-
lier, pour l’Éthiopie, la privation des ports érythréens d’Assab et de
Massawa, le taux élevé des tarifs du port de Djibouti qui augmentèrent de
150 % en janvier 2001 ainsi que la longue distance de Port Soudan et de
Mombasa. A cet égard, le conflit éthio-érythréen a indéniablement consti-
tué un tournant dans l’épopée africaine de l’Éthiopie. Le défi de la ges-
tion de ce conflit à implication sécuritaire très forte dans son environne-
ment immédiat a transformé l’attitude des diplomates éthiopiens au sein
de l’OUA. Celle-ci, qui constituait traditionnellement plutôt une attitude
de compromis, s’est mue en un activisme découlant du fait de campagnes
d’explication par les diplomates éthiopiens et érythréens des positions de
leur pays respectif, de justifications pointilleuses à la demande des autres
États membres et de joutes oratoires mémorables entre les deux déléga-
tions. L’Éthiopie s’est constamment montrée à la recherche de soutiens
diplomatiques parmi les pays africains et a d’ailleurs joué – certes impli-
citement – la carte de l’OUA contre celle des Nations unies dans cette
affaire.
L’Éthiopie est aujourd’hui l’un des quinze membres du successeur du
défunt Organe central, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA
créé officiellement à l’occasion de la Journée de l’Afrique le 25 mai
2004. La présélection au niveau de la sous-région de l’Afrique de l’Est
s’était alors faite sans difficultés en raison du peu de candidats en compé-
tition. Il semble, en tout cas, qu’à l’époque l’Éthiopie et le Kenya se
soient entendus au niveau ministériel sur le fait que la première obtien-
drait le mandat le plus long (3 ans) et que le second bénéficierait au
moins d’un mandat plus court (2 ans) en raison de leur intérêt direct par-
tagé dans les processus de paix somalien et soudanais67.
***
Bibliographie
Presses et revues
Africa Confidential
Africa Contemporary Record
Archives diplomatiques, K-Afrique, Éthiopie, 1960-1965
Ethiopian Herald
News and Views
Walta Information Center
7
Aperçu terminologique
Le patriarche
L’évêque métropolite
était resté aux côtés de Yohannes IV jusqu’à sa mort, perdit alors son titre
de métropolite, n’étant plus « l’évêque du roi des rois », mais resta
évêque, au Tigray d’abord puis dans d’autres provinces. L’abune
Mat’éwos gagnait son titre grâce aux bons rapports de collaboration qu’il
avait entretenus avec Ménélik depuis 1883. Il accompagna le souverain
qu’il avait couronné jusqu’à la fin de son règne. Il contribua notamment à
la réforme fiscale de l’Église.
Le rôle de l’abune Mat’éwos fut primordial lors de la crise de succes-
sion qui se déclencha à la mort de Ménélik en 1913. Fils du ras Mikaél
du Wollo, petit-fils de Ménélik et prince héritier de la couronne, Lejj
Iyassu fut contesté par l’aristocratie du Choa qui voyait d’un mauvais œil
l’ascension d’une dynastie musulmane du Wollo convertie au christianisme
sous Yohannes. Se laissant instrumentaliser par l’aristocratie du Choa,
l’abune Mat’éwos excommunia le jeune prince le jour de la fête de la
croix, le 27 septembre 1916, en l’accusant d’avoir renié la foi chrétienne
et embrassé l’islam. Cet engagement de Mat’éwos ne surprend pas dans
la mesure où le Choa représentait le point d’ancrage de son pouvoir épis-
copal, et il ne pouvait se passer du soutien de l’aristocratie régionale.
Mais il faut noter également le danger que représentait pour lui l’acces-
sion du Wollo au sommet du pouvoir. Lorsque Lejj Iyassu décida d’élever
son père, le ras Mikaél, à la dignité de negus du Wollo en 1914, l’abune
Pét’ros, l’ancien métropolite de Yohannes IV, avait été désigné pour célébrer
le couronnement. Il resta au Wollo jusqu’à être considéré comme
l’évêque de la province et accompagna le nouveau negus lors de l’offen-
sive qu’il mena en 1916 contre les troupes du Choa. Lors de ce conflit
entre puissances régionales, le sort de l’épiscopat éthiopien était aussi en
jeu, le vainqueur pouvant élever « son » évêque au statut de métropolite.
Mikaél étant vaincu, l’abune Pét’ros le suivit en prison. Il mourut en cap-
tivité en 1921 à Addis-Abeba.
Zewditu (1917-1930), fille de Ménélik II, fut couronnée reine des
reines le 11 février 1917 par l’abune Mat’éwos. Le ras Teferi Makonnen,
alors gouverneur de Harar et futur Haïlé Sélassié, principal acteur du ren-
versement d’Iyassu, devint régent plénipotentiaire et ainsi héritier du
trône.
se donnant pour chef de file le régent Teferi étaient les promoteurs d’une
réforme de l’État et des statuts du métropolite. Selon eux, la construction
d’un État centralisé devait passer par une Église servant de ciment idéolo-
gique autour d’une identité chrétienne abyssine1 dont le chef, l’abune,
devait être issu. Outre son rôle idéologique, l’Église devait servir de caisse
de résonance aux décisions de l’État. Cela supposait que la monarchie eût
la mainmise sur la nomination de l’abune, et que ce dernier pût obtenir le
droit de nommer des évêques dans les provinces. De l’autre, la vieille
garde conservatrice menée par l’abune Mat’éwos ne voulait pas entendre
parler d’un changement quelconque du statut du métropolite, ni de l’Égli-
se, réprouvant l’idée de mettre à mal une tradition plusieurs fois centenai-
re qui empêchait une totale ingérence du pouvoir politique dans les
affaires ecclésiastiques.
L’été 1924, le ras Teferi Makonnen se rendit au Caire pour une visite
protocolaire au roi Fouad et au patriarcat copte. Devant le conseil de la
communauté copte et le patriarche Qerlos V (1874-1927), le ras Teferi
exposa ses revendications. Il demanda qu’à la mort de l’abune Mat’éwos,
qui était alors très âgé, soit consacré un moine éthiopien et non plus un
égyptien. Le patriarche copte tout en gardant le seul droit d’investiture du
métropolite devra toutefois lui accorder le droit de nommer des évêques,
éthiopiens eux-aussi. Ces revendications furent fraîchement accueillies
par la communauté copte et le ras Teferi rentra en Éthiopie sans avoir
obtenu gain de cause. A travers le journal hebdomadaire Berhanenna
Salam, fondé en janvier 1925, les intellectuels progressistes lancèrent une
première campagne hostile à l’abune Mat’éwos et dénoncèrent l’assujet-
tissement de l’Église éthiopienne aux Coptes.
L’autonomie
L’autocéphalie
tion des églises aux laïcs offrait des perspectives de changements assez
radicaux, il semble que l’installation de ce nouveau système a surtout
contribué à perpétuer la position des notables locaux au sein des commu-
nautés paroissiales.
Principaux indicateurs de la vitalité du christianisme éthiopien, la mul-
tiplication d’écoles de chant (les écoles du dimanche), l’entretien des
églises, la préservation d’un patrimoine important, sont le résultat de la
politique conduite par le patriarcat à travers les conseils de paroisse.
Constamment sollicités pour faire des dons, les fidèles sont mis à lourde
contribution pour assurer la rénovation de leur Église. Par leur implica-
tion financière et par leur participation active aux associations religieuses,
les paroissiens accèdent au statut enviable de notables, de dévots ou de
membres actifs d’une communauté. Ils trouvent aussi dans cet engage-
ment une réponse à leur angoisse de voir se dissoudre leur identité locale
dans une identité nationale en pleine reconfiguration. En plein essor en
milieu urbain, les associations religieuses de l’Église éthiopienne propo-
sent de rétablir des liens communautaires rompus par l’exode rural,
notamment en mettant en place des systèmes d’entraide pour surmonter la
charge économique que représente l’organisation des rituels funéraires.
Bibliographie
L’islam en Éthiopie
rament humain, qui puisse évoluer selon les situations. Ce sont les défini-
tions basiques du Dieu musulman et d’un islam considéré au regard d’un
sens religieux des mots. D’autre part, à notre époque chaque être humain,
qu’il soit homme ou femme, se trouve au sommet du règne animal par sa
capacité de réflexion. Il ou elle, est libre de choisir quelle religion prati-
quer ou non. Il est possible d’expliquer les relations entre chaque être
humain et le type de religion qu’il ou elle pratiquerait, sans omettre le pro-
sélytisme religieux entrepris par certains en vue de conserver leurs fidèles.
Dans le cas de l’islam, l’histoire éthiopienne témoigne de plusieurs tenta-
tives pacifiques pour le disséminer auprès des non-croyants. Il existait,
cependant, des contre-exemples violents, comme dans celui de la Guerre
Sainte du XVIe siècle, afin de consolider sa position unilatérale. En
revanche, une période plus récente de l’histoire éthiopienne révèle les
efforts de certains monarques pour convertir de force des musulmans au
christianisme et pour saper l’existence de l’islam en tant qu’une des reli-
gions majeures pratiquées en Éthiopie. L’objectif de ce chapitre est d’exa-
miner certains éléments fondamentaux sur l’islam et ses pratiques au
regard de l’exemple éthiopien.
6. J.S. Trimingham : Islam in Ethiopia, Londres. Frank Cass. 1976 (troisième édition)
p. 30.
7. C’est une caractéristique permanente de ces deux religions dans presque toute
l’Éthiopie. A Addis-Abeba par exemple la mosquée Anwar et l’église orthodoxe Saint-
Raguel dans le quartier du Mercato sont séparées par une clôture commune, ce qui illustre
parfaitement la situation historique.
8. Trimingham : op. cit p. 30 et Abdel Qader Hagos Mohammed : Bahth an il Jabarti
wa’l Jabartiyyun (Une étude sur Jabarti et les Jabartiens), (1412 A.H. et 1991 A.D),
manuscrit non publié. p. 13.
9. Trimingham p. 30.
208 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Dans le cas éthiopien, nous avons trois ordres religieux. Ces trois
ordres ont toujours joué un rôle clé dans la pratique religieuse et sa diffu-
sion en Éthiopie. Ce sont la Qadiriyya, la Tijaniyya et la Sammaniyya.
La Qadiriyya est le plus ancien ordre de la religion musulmane. Fondé
par Abd al-Qadir al Jilani (1077-1166), c’est le premier à avoir été intro-
duit en Afrique du Nord. Il fut introduit au XVIe siècle depuis le Yémen
par les routes de Zeyla et de Massawa et finalement vers Harar. Cet ordre
a été puissant à Harar et très répandu en Érythrée et s’est aussi rapide-
ment disséminé dans la région du Wollo au tournant du XVIIIe siècle13.
La Tijaniyya fut fondée en 1781 par Ahmed ibn Al Muktar al Tijani.
À la suite d’un Africain de l’Ouest nommé Alfa Hashim, Al Haki Yusif,
10. Trimingham p.30; Cf. Lidwien Kapteijns : « Ethiopia and the Horn of Africa » in
N.Levtzion et.al, The History of Islam in Africa. Oxford. James Currey. 2002. p. 234.
11. Trimingham pp.180-181, Ulrich Braukämper, op. cit. p. 6 et interview avec al-Haj
Mohammad Nur Salah (Addis-Abeba. mars 1999).
12. Résultats de recherches sur le terrain (Juillet-Août 1998).
13. Trimingham p. 239.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 209
Le contexte historique
38. Richard Caulk : « Religion and State in Nineteenth Century Ethiopia », Journal of
Ethiopian Studies vol. n° (1971). Trimingham p. 122 ; interview avec le Cheik
Mahammed Salah, Addis-Abeba, 1991.
39. Bahru Zewde, pp. 160-161; Lidwien Kapteijns, p. 234.
L’ISLAM EN ÉTHIOPIE 217
La période post-italienne
45. Ahmed Hassan Omar : A historical Survey of Ethnic Relations in Yifat and
Timmuga, North East Shawa, 1889-1974. Maîtrise d’Histoire. Université d’Addis-Abeba
Chapitre IV.
46. Hussein Ahmed (1994), pp. 776-777.
220 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
L’islam aujourd’hui
L’écriture éthiopienne
BERHANOU ABEBE
13. Petite usine sur la route entre Addis Abeba et Debré Berhan. La faible indus-
trialisation de l’Éthiopie constitue un frein économique majeur (cliché D. Gérard).
14. L’église Medhane Alem (Sauveur du Monde) récemment terminée à Addis-
Abeba. L’église monophysite éthiopienne est aujourd’hui soumise à de fortes
pressions tant de l’islam que des églises protestantes missionnaires (cliché
D. Gérard).
21. Le « Prêtre Jean » dans l’imagi- 22. Le roi des rois Haïlé Sellassié mythi-
naire européen (gravure du XVIe siècle) fié dans l’imaginaire rastafarien (embal-
(coll. Berhanou Abebe). lage d’un disque CD de reggae).
23. Le roi des rois
Téwodros II (règne :
1855-1868). Gravure
extraite de l’ouvrage de
Guillaume Lejean,
aimablement communi-
qué par le Dr Berhanou
Abebe.
7. Schneider, Roger : Sur les origines de l’écriture... op. cit. note 4 supra.
8. Mars’é Hazan Wolde Qirqos : Yamareñña Sāwasew, p. 211
9. Edward Ullendorff. The Ethiopians. 2e édition, 1965, p. 172.
228 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
10. Conti Rossini, Carlo. Corpus Scriptorum Orientalium. Vol. 26, Scriptores
Aethiopici; Tome 9, folio 2 recto p. 4 et fo. 5 v.5, p. 9.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 229
11. Demoz Abraham. « Amharic Script Reform Efforts », in Ethiopian Studies dedi-
cated to Wolf Leslau. Wiesbaden. 1983, p. 397.
12. Leslau Wolf, « La réforme de l’alphabet éthiopien ». In Rassegna di Studia
Etiopici, Volume XII, janvier-décembre 1953, pp. 96-106. Compte-rendu de l’ouvrage
cité note 14 infra.
13. Demoz Abraham. Op. Cit. note 11 supra. pp. 393-411.
14. « ðdLN ¥ššL » : (Réformer le Syllabaire) 30 pages. 1940 eth. (= 1948 grég),
Berhanenna Selam, Addis-Abeba.
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 231
L’approche adaptative
...« J’ai étudié l’article que vous avez joint à votre lettre, et si vous le
permettez, je voudrais d’abord évoquer une ou deux considérations géné-
rales. Dans l’ensemble, je pense que l’agitation en vue de la réforme de
l’alphabet est peu judicieuse et qu’il ne faut, à la vérité que quelques
modifications de détail. Vu que les langues évoluent constamment alors
leur représentation graphique reste immuable, il serait important que des
réformes interviennent au moins toutes les décennies – ce qui est évidem-
ment absurde. Si l’on prétend que l’amharique est transcrit au moyen d’un
alphabet d’une autre langue – le guèze, en l’occurrence – ceci s’applique
presque à toutes les autres langues, aussi bien indo-européennes que sémi-
tiques. L’anglais comme l’amharique se servent d’un système scriptural
qui incorpore entièrement le développement historique de la langue et
présentent assurément, des discordances avec les réalités phonétiques
actuelles. Cependant, malgré de nombreuses tentatives, ni l’alphabet
anglais, ni l’orthographe n’on fait l’objet de réformes réelles. Qui plus est,
L’ÉCRITURE ÉTHIOPIENNE 235
des études détaillées ont montré que même du point de vue du processus
de l’apprentissage les complexités et illogismes de l’orthographe anglaise
ne causent aucun problème majeur aux enfants, alors qu’elles les initient à
certaines données historiques de leur langue. Tout m’incline à croire qu’il
n’en va pas autrement de l’amharique. Vous évoquez, vous-même, dans
votre lettre, l’éventualité qu’une réforme pourrait heurter le sentiment
national. Je souscris à votre opinion car il me semble important que les
relations historiques de cette langue avec le guèze, et à plus forte raison
avec les autres langues sémitiques de l’Éthiopie, soient maintenues. Toute
réforme majeure aurait pour conséquence de rompre ces liens. Et si vous
procédez à la réforme aujourd’hui, vous seriez amené à recommencer
dans une décennie ou deux. Ce qui ne manquerait pas d’entraîner des
conséquences de grande ampleur sur l’éducation et l’économie 18».
BAHRU ZEWDE
Les origines
La formation scolaire
6. Selon Kiflu Taddesse : The Generation volume 1. Lawrenceville. Red Sea Press.
1993. p. 5.
7. Précurseur du Parti Révolutionnaire du Peuple Ethiopien (PRPE). A ce propos voir
le chapitre sur la révolution éthiopienne.
8. Ecrit initialement en Anglais aux États-Unis, l’ouvrage fut traduit en amharique par
son auteur et publié en Éthiopie sous le titre de Ya Tewled (3 volumes. 1998).
9. Randi Balsvik : Haile Selassie’s Students : The Intellectual and Social Background
to Revolution (1952-1977) Michigan State University. 1985.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 241
tant au sens propre que figuré. A un âge encore jeune, il s’embarqua clan-
destinement sur un bateau en partance pour l’Autriche-Hongrie. Sous la
tutelle bénévole d’une famille autrichienne, il mena des études de méde-
cine à Berlin, bien que nul ne soit sûr qu’il en soit sorti diplômé. Peu
après son retour en Éthiopie, il se trouva mêlé au scandale lié à l’empoi-
sonnement supposé de l’Empereur Ménélik déjà souffrant. Il fut forcé de
s’exiler au Soudan, alors sous administration britannique. Ce fut son
deuxième contact déterminant avec l’administration occidentale10.
Girmamé, descendant du côté de sa mère de Dejjach Girmamé, un
membre de la noblesse choanne, est né à Addis-Abeba en 1924. Il fré-
quenta successivement les deux meilleures écoles de l’époque, les lycées
Teferi Makonnen et Haïlé Selassié. Puis il fut l’un des rares étudiants qui,
sous le parrainage du Prince héritier, fut envoyé aux États-Unis pour
poursuivre l’Université. Il est intéressant de savoir que les deux autres
protégés étaient Girmamé Wondafrash et Lemma Frehiwot, également
tous deux participants au coup d’État manqué dans lequel le Prince héri-
tier fut une pièce maîtresse involontaire. Girmamé obtint ses premiers
diplômes à Madison, dans le Wisconsin, et son doctorat à Columbia (New
York) marqua l’apogée de son parcours scolaire. Ce dernier lieu, forte-
ment marqué par l’ambiance panafricaniste, a vraisemblablement influen-
cé sa thèse passionnée sur l’injustice de l’aliénation des terres Kikuyu par
les colons anglais, est il est réputé pour avoir donné un caractère durable
à sa formation intellectuelle11.
Tilahun Takele personnifie le groupe d’activistes pour qui l’école et
l’université ne sont pas tant un lieu de formation et d’assimilation des
connaissances qu’un forum d’agitation et de mobilisation politique. Ces
derniers rejoignirent l’université non pas pour apprendre mais pour pou-
voir plus tard enseigner et non pour s’imprégner de la « science bourgeoise »
mais pour disséminer l’infaillible science du marxisme-léninisme. Peu
d’entre eux finiront diplômés. Le groupe de Tilahun Takele montra
l’exemple en détournant un avion en 1969, une manœuvre qui échoua
finalement en Algérie. Plusieurs d’entre eux furent amenés à s’enfuir au
Soudan, en Europe et aux États-Unis afin d’échapper au harcèlement
policier des années 1970. D’autres, menés par Issayas Afeworqi, avaient
Du diagnostic à l’ordonnance
16. Girmamé Neway : The impact of white settlement policy in Kenya. Ph. D. Columbia
University, 1954. Voir Greenfield, p. 348.
17. Atse Menilek-na Ityopya, p. 354.
244 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
niaux d’aujourd’hui ont été guidés par la torche rougeoyante avec laquelle
les Américains entamèrent leur combat pour se libérer des chaînes colo-
niales qui les entravaient. Il en résulte que les Américains ont établi un
gouvernement libre et ont bâti une nation prospère, qui a enflammé les
cœurs de ceux qui sont toujours sous le joug colonial18. »
« C’est un mauvais signe quand la terre est concentrée dans les mains de
quelques individus. C’est une preuve d’appauvrissement de la population et
d’affaiblissement de l’État. A l’inverse, une large distribution des terres
atteste de la prospérité publique et d’un pouvoir étatique grandissant. »
20. Atse Menilek-na Ityopya, p. 349. Les malheurs du paysan sont décrits avec une prose
plus puissante dans les écrits d’Afewarq Gabra-Iyyassus et d’Abba Haylu. Pour le premier,
voir Berhanena Salam, 16 mai 1929 et le Guide du voyageur en Abyssinie, pp. 233-234, et
pour le second, Berhanena Salam, (21 juillet 1927).
21. Greenfield, pp. 398-402.
22. Il faut savoir que lorsqu’il était gouverneur de Jijiga, une des préoccupations de
Girmamé était l’encouragement de l’agriculture mécanisée. Voir Tibebe Eshete : A history
of Jijiga town 1891-1974, Thèse d’Histoire, Université d’Addis-Abeba (1988).
23. Atse Menilek-na Ityopya, p. 353.
24 .Voir le dossier « Coup 1960-Leaflets and other materials » à l’Institut d’Études
Éthiopiennes de l’Université d’Addis-Abeba, p. 3. Une version anglaise se trouve dans
Greenfield, p. 398 qui suggère de manière erronée que le souci des putschistes concernait
« le commerce du petit négociant ».
246 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Tilahun injecta dans les milieux gauchistes. Son intention n’était pas
d’influencer la direction de l’ESUNA qui avait osé proposer une solution
différente à leur problème commun mais de la détruire et de l’éliminer
des rangs du mouvement étudiant. On était loin des reproches modérés que
Gebre-Hiwot adressait à son compagnon intellectuel, Afeworq Gebre-
Iyyessus pour avoir dénigré l’Empereur Yohannes en particulier et le
Tigray en général dans une biographie de Ménélik un peu trop courtisane34.
La violence verbale de la troisième génération, qui après 1974 se tra-
duisit fréquemment par une violence physique extrême, reflétait l’impa-
tience grandissante envers un régime qui n’était nullement préparé à se
réformer par lui-même. Au fur et à mesure que le siècle s’avançait le
remède prescrit ne cessait de grandir en virulence. Ainsi, on peut dire que
le diagnostic de ces trois générations embrassa respectivement les trois
programmes de changements politiques et sociaux suivants : Réforme
puis Rébellion et enfin Révolution. Gebre-Hiwot était le doyen d’une
génération d’intellectuels appelant à la réforme. Son Atse Menilek-na
Ityopia était adressé à Lij Iyassu et comportait ses recommandations par-
ticulières de réformes à la fin du livre35. Quand ce prince prometteur et
pourtant erratique échoua, Gebre-Hiwot et son collègue Tekle-Hawaryat
reportèrent leurs espoirs sur l’étoile du ras Teferi Makonnen. Gebre-
Hiwot mourut trop tôt pour faire l’expérience de la déception qui devait
être celle de Tekle-Hawaryat.
Lors de ses années étudiantes aux États-Unis, Girmamé semble avoir
gardé confiance en la capacité de réforme de l’Empereur Haïlé Sélassié.
Ainsi, il écrivait en 1952 :
L’organisation
parfaite, selon une variante léniniste dans le cadre urbain et une autre
maoïste pour les régions rurales. Cette formule fut dans un premier temps
testée au niveau étudiant, et encore plus lors de la création de l’USUAA
en 1966. Le Derg découvrit son utilité et en fit une large application afin
de réaliser une mobilisation avec une discipline de fer à un niveau encore
jamais vu en Éthiopie41. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, l’entrée
des forces de l’EPRDF à Addis-Abeba en mai 1991 a été l’ultime preuve
de l’efficacité de ce principe organisationnel. Il est intéressant de considé-
rer, comment par une autre ironie de l’histoire, le groupe qui bénéficia le
moins de cette recette c’est-à-dire le noyau des étudiants gauchistes qui
formèrent le PRPE, fut sans doute l’un de ceux qui aurait pu légitiment
être considéré comme son premier auteur. L’âge d’or de cette réussite
organisationnelle, comme les exploits éblouissants de la guérilla urbaine
de 1976-1977, précipitèrent sa chute finale.
41. Voir la sobre analyse de la période Mengistu faite par Christopher Clapham dans
son ouvrage désormais classique Transformation and Continuity in Revolutionary
Ethiopia, Cambridge, University Press, 1988. Cela soulève bien sûr la question épineuse
de la mobilisation qui se fit plus tard contre le Derg.
42. « Atse Menilek-na Ityopya », pp. 350-354.
LES INTELLECTUELS ET L’ÉTAT AU XXe SIÈCLE 253
peut dire qu’après 1941, toutes ces idées furent mises en place d’une
manière ou d’une autre. Même si le fait que toutes ces mesures ne
s’appliquèrent qu’après la mort de Gebre-Hiwot, et parfois longtemps
après, donne à ses idées des aspects de triomphe posthume, il est néan-
moins vrai que son appel aux réformes ne resta pas sans écho.
Par contre de prime abord l’échec de Girmamé semble avoir été si
complet que la question posée ci-dessus pourrait être considérée comme
inutile dans son cas. Non seulement il périt avec ses collègues, mais
encore son action désespérée semble n’avoir eu aucune espèce d’effet
pour suggérer à l’Empereur l’urgence d’une réforme de fond de l’ordre
sociopolitique. Les discours de l’Empereur à la suite du coup d’État man-
qué montrèrent plutôt le regret d’avoir accordé à des personnes telles que
Girmamé le bénéfice d’une éducation moderne43. L’Empereur n’eut aucune
espèce de remords ou de regret. Lors d’une conférence de presse on lui
demanda s’il comptait opérer quelques changements significatifs et il
répondit qu’il n’envisageait aucun changement de politique, à part la
tâche déplaisante d’avoir à remplacer les ministres massacrés pendant le
coup d’État44. Même si cela peut être considéré comme une réaction à
chaud destinée à l’opinion publique, il n’y a aucune espèce d’indice per-
mettant de penser que les événements de décembre 1960 ont perturbé
l’Empereur ou l’ont amené au moindre changement de sa politique.
En un sens il semble que Girmamé ait accepté son échec d’avance. En
effet, on peut percevoir comme un vertige d’auto-immolation dans les
actes et les comportements des protagonistes du coup d’État de 1960, un
sentiment qu’ils devaient se consumer pour montrer la flamme de la
révolte aux générations futures. De manière quasi prophétique, bien
qu’elle fût involontaire, Girmamé semble avoir prédit sa propre destinée à
la fin de sa thèse lorsqu’il écrivait :
L’actuel Mouvement Mau Mau peut très bien être éradiqué par le gou-
vernement britanno-kenyan et les colons européens. Mais aussi longtemps
que l’origine de ce mouvement sera d’actualité, d’autres mouvements
Mau Mau apparaîtront, mieux organisés et emportant l’adhésion de tou-
jours plus de Kenyans (c’est moi qui souligne) car les batailles civiles ne
se terminent que le jour où la victoire de leur juste cause s’impose45.
46. L’auteur fait ici allusion au fait que la constitution éthiopienne de 1994 garantit
aux régions le droit de sécession [note de Gérard Prunier].
11
Jacques MERCIER
XVIIIe siècle), puis, de plus en plus durant les cent cinquante dernières
années, pour leurs enluminures. En 1892 parut la première étude sur l’art
éthiopien : elle esquissait l’histoire de la peinture éthiopienne à travers les
enluminures de la bibliothèque de l’église de Magdala, pillée par l’armée
britannique en 1868 à l’occasion d’une expédition destinée à délivrer des
otages occidentaux1.
Bien que l’importance archéologique d’Axoum, la capitale du princi-
pal état antique éthiopien, fût connue depuis plusieurs siècles, les com-
munications et relations avec l’Éthiopie restèrent longtemps si aléatoires
que la première expédition archéologique ne fut entreprise qu’en 1906,
soit à une époque où une collecte autoritaire était exclue. Aussi aucun des
grands musées occidentaux d’art classique n’a constitué de fonds éthio-
pien, en conséquence de quoi le public occidental, encore aujourd’hui, ne
côtoie jamais des œuvres originales, d’autant que les bibliothèques
n’exposent pas leurs fonds. Seules des expositions temporaires, très espa-
cées dans le temps, lui en ont fourni l’occasion.
L’art éthiopien est entré dans les musées par une autre porte, à la fin du
XIXe siècle : celle de l’ethnographie. Dans le plus grand désordre, des col-
lections ont été constituées grâce au bénévolat de voyageurs. Aussi quand,
plus récemment, des croix, des icônes, des manuscrits, des peintures d’église
furent emportés en Occident, ces objets gagnèrent-ils en majorité les
vitrines des musées d’ethnographie. Cette nouvelle localisation des
manuscrits – musée d’ethnographie en place de bibliothèque – toute cir-
constancielle qu’elle fût, ne peut pas ne pas avoir reflété une dévaluation
dans le goût et la politique : à l’image du Prêtre Jean avait été substituée
celle d’une proie coloniale. Au demeurant, bibliothécaires et conservateurs
d’art classique n’ont guère fait d’efforts pour étoffer leurs collections.
L’art éthiopien ne s’attira pas pour autant la faveur des amateurs d’art afri-
cain. Mal représenté, mal connu, il fut dédaigné lors de la reconnaissance
des qualités esthétiques de l’art africain au début du XXe siècle.
Le mouvement actuel de reconnaissance a commencé vers 1960 avec
la publication d’enluminures par l’UNESCO, suivie de quelques exposi-
tions et publications et de la constitution de nouvelles collections, notam-
ment à l’Institute of Ethiopian Studies (plus de 8000 objets), aux musées
de Münich (Stadtliche Museum für Volkerkunde), Paris (musée national
des arts d’Afrique et d’Océanie), Baltimore (Walters Art Gallery),
Maqalé (palais de Yohannes). Les arts chrétien et talismanique sont main-
tenant mieux connus mais les autres types d’objets n’ont pratiquement
1. Les objets furent vendus aux enchères en Éthiopie même pour recueillir des fonds
destinés à améliorer l’intendance de l’armée. La plupart des objets furent acquis par un
conservateur du British Museum opportunément présent. Pour constituer cette exception-
nelle collection le roi Téwodros avait largement recouru au pillage et à la violence.
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 257
pas été étudiés : des sièges produits chez on ne sait quel peuple dans on
ne sait quel contexte, se sont retrouvés étiquetés « fauteuil de chef,
Éthiopie », un niveau « d’explication » d’une triste pauvreté.
décorent les murs des salons de la ville enclose. Les armes traditionnelles
sont presque partout tombées en désuétude : Il y a une centaine d’années
les populations méridionales produisaient encore de superbes boucliers en
peau d’hippopotame. Dans le nord les boucliers, plus minces car en peau
de buffle, étaient renforcés et décorés de plaques de métal embossées. La
liste des merveilles anonymes serait très longue : broderies du Tigray,
cuillères somali, épingles amhara, coupes gouragué, tissages gamo,
bagues et pipes anuak, etc. Les arts du corps étaient développés :
tatouages wollo, peintures mursi. D’anciens textes nous apprennent qu’au
XVIIe siècle les Éthiopiens chrétiens mettaient toute leur coquetterie dans
leur coiffure. C’était encore vrai il y a un siècle avec les perruques jimma
et cela le demeure aujourd’hui avec les coiffures d’argile colorée et de
plumes des Nyangatom.
L’architecture traditionnelle reste un art d’actualité. Sa vitalité, au
demeurant, a permis la reconstruction d’une bonne partie du patrimoine
architectural après qu’il eut été détruit par le régime de Menguistou –
sans que les autorités compétentes y trouvent à redire – lors de la cam-
pagne de regroupement des populations en village. Parmi les plus belles
maisons il faut citer celles des Gamo et des Gouragué. Mais une hutte
d’apparence ordinaire, au Gojjam ou au Begemder, peut receler une mer-
veille d’agencement intérieur. La seule architecture urbaine survivante est
celle de Harar.
En raison des développements de l’art et de son histoire en Occident,
publications et marché privilégient la peinture, la sculpture, et plus géné-
ralement les objets à fonction religieuse. Mais l’art éthiopien est avant
tout connu à l’étranger par ses églises taillées dans le roc, au premier rang
desquelles comptent celles de Lalibela.
Églises monolithes
Les premiers monuments chrétiens creusés dans le roc sont des cha-
pelles funéraires réalisées aux VII-Xe siècles : le phénomène résulte de la
rencontre de la tradition funéraire axoumite autochtone et de celle des
martyria chrétiens. Aux X-XIIe siècles est creusée au Tigray la grande
église funéraire à plan cruciforme dédiée aux souverains Abreha et
Atsbeha. C’est aux alentours de 1200 que le roi Lalibala réalise dans son
Bugna natal les premières églises monolithes au sens strict – c’est-à-dire
entièrement dégagées du rocher. Leur nombre, selon la tradition, est de
dix, mais plusieurs sont des bâtiments ultérieurement transformés en
églises. La tradition de creuser des églises dans le roc s’est perpétuée
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 259
Sculpture
Orfèvrerie chrétienne
Peinture
La peinture est restée un art mineur, sauf dans les sociétés chrétiennes.
Tout au plus peut-on mentionner le décor des maisons hadiya ou les pein-
tures corporelles mursi. Quant au patrimoine musulman, il a été tellement
ravagé par les chrétiens qu’il n’en reste plus de témoignages suffisants
pour émettre une opinion. Chez les chrétiens, c’est-à-dire dans l’Éthiopie
historique, l’art pictural, en revanche, a atteint des sommets. Il comporte
deux branches, l’une exotérique représentée par l’art chrétien, l’autre éso-
térique incarnée par l’art talismanique.
Peinture chrétienne
L’Éthiopie a reçu son premier art chrétien d’une Palestine sur le sol de
laquelle les premiers empereurs byzantins chrétiens venaient d’ériger des
monuments à la gloire du Christ. Les plus anciennes peintures conservées
sont les enluminures de deux tétraévangiles attribuées par la tradition à
LES ARTS PLASTIQUES EN ÉTHIOPIE 261
Peinture profane
Art talismanique
Patrimoine
L’économie éthiopienne
Dr TENKER BONGER
Avec un revenu annuel par tête d’environ $100, l’Éthiopie est parmi
les pays les plus pauvres du globe1. 85 % de ses quelque 70 millions
d’habitants vivent difficilement d’une agriculture de subsistance ou du
pastoralisme traditionnel. Plus de 40 % d’entre eux vivent avec moins
d’un dollar par jour. Non seulement le niveau de vie est très bas mais il
est extraordinairement soumis aux influences climatiques et aux poli-
tiques économiques diverses dont les différents régimes qu’a connus le
pays à l’époque moderne nous ont donné l’exemple.
40 % de la population est considérée comme pauvre, quel que soit le
critère de mesure employé, et la population urbaine n’est pas dans une
meilleure situation que la population rurale. Même si l’on prend en compte
les gens qui ont une forme d’emploi rémunéré ou non, la terre, la main
d’œuvre et même les capitaux sont très sous-utilisés. La proportion de la
population sachant lire et écrire (40 %) est très faible, même lorsqu’on la
compare au reste de l’Afrique subtropicale. Si l’on considère sa vaste
population (en Afrique, seul le Nigeria est plus peuplé) l’Éthiopie repré-
sente la plus grande concentration de pauvres et d’illettrés du continent.
Aujourd’hui, si l’on regarde le processus mondial de globalisation et
d’extension des technologies de l’information qui transforment le paysage
de l’économie mondiale, l’Éthiopie apparaît comme l’un des maillons les
plus faibles de ces transformations sur le continent noir. Il n’y a guère que
le Congo (Kinshasa) qui offre une image aussi contrastée de différence
entre les potentialités économiques et les réalités de la situation.
2. Ces taux de croissance sont souvent manipulés par les politiciens, le gouvernement
cherchant à montrer qu’ils sont excellents et l’opposition qu’ils ne sont pas si remar-
quables. Néanmoins, quelle que soit l’interprétation donnée, il faut reconnaître qu’il n’y a
jamais eu dans l’histoire économique de l’Éthiopie une aussi longue période d’expansion
soutenue que celle que l’on connaît depuis quelques années.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 271
3. Il s’agit de l’expédition montée en 1868 par les Britanniques pour renverser le roi
Tewodros (voir dans cet ouvrage le chapitre écrit par Shiferaw Bekele pour plus de
détails).
272 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
duits de base pour les parfums) mais dont le volume était forcément
limité.
Durant toute cette période prémoderne, les techniques de labourage à
l’araire qui prévalaient sur la plupart du haut plateau représentaient un
niveau de technique agricole plus élevé que celui du paysannat africain
traditionnel cultivant à la houe. Mais cet avantage initial ne fut pas trans-
formé vers une agriculture de type moderne comme cela était arrivé en
Europe au XVIIIe siècle. Isolés des marchés internationaux les paysans
éthiopiens ne pouvaient rien acheter. Ils n’avaient donc aucune incitation
à produire plus que pour leurs besoins de base et à échanger un éventuel
surplus agricole pour des produits manufacturés. En outre la gestion des
sols ne connut aucune amélioration et les pratiques traditionnelles allaient
se révéler de plus en plus limitées au fur et à mesure que la densité du
peuplement augmenta. En outre les valeurs paysannes étaient avant tout
axées sur la survie et sur la respectabilité sociales plutôt que sur des idées
de maximisation de la production.
3. Le Gult, le Rist et le problème des Neftegna : La nature du terrain et
les constantes demandes des obligations militaires tendirent à façonner
une structure socio-agraire très particulière en Éthiopie. L’État ne fut
jamais l’apex d’un système bureaucratique centralisé tel qu’il s’était
développé par exemple en Égypte. Bien au contraire. L’État, d’une certaine
manière, ne fut jamais que le système empilé des Gult c’est-à-dire des
zones tributaires plus ou moins héréditaires. Les Gultegna (bénéficiaires
des tributs) étaient à la fois des sortes de « seigneurs fonciers » mais aussi
des féodaux au niveau militaire car une obligation de levée de troupes
était assortie de l’attribution d’un Gult. Du Negusse Neguist (roi des roi
ou empereur) au sommet jusqu’au plus humble chika chum (littéralement
« chef de la boue », c’est-à-dire chef de village) à la base, tout le système
social et économique était interpénétré par les relations hiérarchiques4.
Mais cela demeurait d’une certaine manière théorique. En effet étant
donné le terrain très rude et l’isolement géographique des Gultegna on
assistait à des luttes constantes entre bénéficiaires soit pour se défendre,
soit pour incorporer plus de paysans dans la zone de redevance tributaire
dont on avait le bénéfice5. Ce processus social de jeu à somme nulle
demeura pendant longtemps une des caractéristiques les plus stables de la
4. Pour des analyses du rôle des fonctionnaires, de leurs obligations envers le trône et
de leur rôle dans la construction de l’État traditionnel éthiopien, voir Mahateme Selassie
Wolde Meskel (1949/50), Addis Hiwot (1975), Markakis (1974) et Tenkir Bonger (1992).
5. C’est ce que remarque bien R .Caulk quand il écrit que « en l’absence d’occupa-
tions autres que l’agriculture le fait d’être soldat à temps partiel permettait au paysan non
seulement d’échapper à la prédation de ses voisins mais d’exercer la sienne et de partici-
per au pillage » (Caulk. 1978. p. 466).
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 273
10. Par « Sud » nous entendons ici les parties non abyssines de l’Éthiopie.
11. Neftegna veut dire « ceux qui ont le fusil », c’est-à-dire les colons militaires venus
du Nord à l’époque de Ménélik et à qui l’Empereur avait concédé de vastes domaines
chez les peuples conquis.
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 275
La révolution
[Source : Ethiopian Economic Association. Report on the Ethiopian Economy volume III
(2003) page 12.
15. Manière de pondérer les chiffres bruts par le pouvoir d’achat local de l’argent.
280 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
L’ÉCONOMIE ÉTHIOPIENNE 281
282 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Que faire ?
Après Adoua l’Éthiopie a été un phare pour le monde noir. Mais cela
ne s’est jamais transformé dans les valeurs socio-économiques qui
auraient permis de passer de la fierté abstraite à la fierté pratique. Pendant
cinquante ans l’Empereur Haïlé Sélassié a centralisé l’État sans en même
temps lui donner la base économique et fiscale qui a accompagné des
transformations similaires dans l’Europe et le Japon prémodernes. L’État
unifié et « dé-féodalisé » auquel il finit par aboutir était politiquement
mûr et économiquement infantile. Le Derg communiste tenta une marche
forcée à travers ce qu’il percevait comme étant la voie royale vers la
modernité, la voie de la construction du socialisme. Non seulement il
échoua sur le plan économique mais le regain d’autoritarisme qu’il favo-
risa, et qui s’adaptait très bien aux tendances de longue durée de la cultu-
re abyssine, laissa derrière lui un héritage terrible dont nous souffrons
encore aujourd’hui. La diversité ethnique du pays fut considérée par le
nouveau régime, mais jamais vraiment prise en compte au niveau d’un
fonctionnement adéquat.
La constitution fédérale adoptée par l’EPRDF a été un pas dans la
bonne direction et elle a contribué à donner une sorte de sens d’apparte-
nance aux différents groupes ethniques que tant l’Empereur que le Derg
avaient tenu sous la botte.
Le présent leadership politique est à la croisée des chemins. Il lui faut
combiner tant les politique néo-libérales modernes que le soutien aux
structures publiques dont un pays aussi pauvre que l’Éthiopie ne peut
faire l’économie. Il lui faut aussi parvenir à séduire la diaspora dont les
capacités d’investissements représentent la clef du taux de 10% pendant
les quinze prochaines années, ce qui est aujourd’hui une stricte obligation
si l’Éthiopie veut non pas bondir en avant mais simplement modestement
progresser. Il faut revoir la politique agraire de manière à permettre une
autosuffisance agricole sans laquelle tous les autres efforts sont promis à
l’échec. La multiplication sans moyens des agents d’extension agricoles à
laquelle nous assistons aujourd’hui n’est en aucun cas une réponse adé-
quate. Ces agents parlent mais n’agissent guère, faute de moyens et d’une
formation adéquate. De toute manière, étant donné l’état actuel de l’agri-
culture qui représente 42 % du PNB, il est illusoire d’attendre que celle-ci
contribue pour plus de 3,8 % au taux de croissance nécessaire de 10 %. Il
faut donc trouver le reste ailleurs. Il faut donc développer une agriculture
de pointe produisant des produits monétarisés, et une petite industrie sem-
blable à celle des « petits dragons » asiatiques d’il y a vingt ans.
Ces quinze années de croissance renforcée ne sont ni un luxe ni un
rêve mais une nécessité si l’Éthiopie veut échapper à un sort tragique et à
une éternelle dépendance.
13
La pauvreté et la recherche
de la sécurité alimentaire
DESSALEGN RAHMATO
2. Relief and Rehabilitation Commission. C’était le nom sous le Derg de ce qui devint
la DPPC sous le régime suivant.
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 287
ture actuelle ne leur ait porté une attention suffisante. En deuxième lieu,
depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’agriculture éthiopienne a subi
ce que j’appellerai un processus d’involution. Comme je tâcherai de le
montrer ci-après le concept d’involution agricole n’est pas synonyme de
déclin agricole mais assume un sens et une signification plus vaste
(Gertz, 1963).
De la pauvreté à l’indigence
qu’une image partielle de l’état de privation rurale. Je dis cela parce que le
Wollo et le Wag Houmera sont parmi les zones les plus pauvres du pays et
ont été dévastés à maintes reprises au cours des cinquante dernières années
par des famines virulentes. Les formes aiguës d’insécurité alimentaire font
ici partie de la vie rurale ordinaire et la vulnérabilité écologique continue à
réduire sévèrement les récoltes et la production animalière. Il y a une pres-
sion démographique énorme sur la terre et les lopins de terre à la disposi-
tion des ménages paysans, déjà petits, le deviennent sans cesse davantage
avec le passage du temps. Quoi qu’il en soit l’étude s’est penchée sur les
tendances à l’indigence et a conclu que l’incidence de la destitution s’est
accrue considérablement dans les années 1990. Et qu’en plus le nombre de
ménages qui « s’en sortaient » a parallèlement diminué. Ceci correspond
aux constatations d’études antérieures qui ont montré une tendance à
l’augmentation de la pauvreté et une tendance à la baisse du bien-être
(Aklilu et Dessalegn, 2000). L’étude précise en outre que l’indigence frappe
en priorité les ménages dont les chefs de famille sont des femmes, des
pères de famille âgés ou des ménages qui ont moins de force de produc-
tion ou pas du tout (personnes âgées seules).
Bien qu’il n’y ait pas de chiffres précis sur l’indigence au niveau
national, on peut affirmer énergiquement qu’à l’heure actuelle l’indigence
touche au moins le tiers des ménages ruraux. Cependant, des problèmes
considérables se présentent lorsqu’on essaye d’examiner la marche vers
l’indigence sur le long terme. La détermination de l’indigence sur un
demi-siècle, ce que nous essayons de faire ici, diffère des conclusions
d’une mesure spécifique effectuée à cours terme. Il faut se rappeler que
nous ne disposons pas d’études de référence utilisables à des fins compa-
ratives. Je me propose donc de jeter un coup d’œil schématique sur le
passage de la pauvreté à l’indigence fondé sur les preuves disponibles. Je
me pencherai ci-après sur un certain nombre de facteurs sélectionnés
définissant la privation et qui serviront, je l’espère, d’agents indicateurs
de la marche à l’indigence.
Le premier de ces indicateurs est la famine de masse. Je fais la diffé-
rence entre les famines virulentes et les famines occultes. Les famines
virulentes entraînent une famine étendue, accompagnée de crises de haut
niveau et d’excès de mortalité. Les famines de 1957-58, 1964-66, 1973-
74, 1984-85 et 1999-2000 appartiennent à cette catégorie. Les rapports ont
établi que plus de 150 000 personnes ont péri en 1973-74. Pour la famine
de 1984-1985 le nombre des victimes est estimé à plus de 400 000.
D’autre part les disettes cachées sont des événements localisés dans
l’espace et dans lesquels la mortalité est « occultée » parce qu’elle inter-
vient sur une période plus longue et apparaît comme une mortalité « en
coulisse » figurant peu dans les statistiques annuelles. Les crises du
milieu de 1950, de 1989-90 et de 1994 peuvent être considérées comme
LA PAUVRETÉ ET LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE 291
3. Pour une histoire des famines dans les siècles passés, voir R. Pankhurst : The history
of Famines and Epidemics in Ethiopia prior to the XXth century, Addis-Abeba, Relief and
Rehabilitation Commission, 1986.
292 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
d’environ 400 000 victimes. Cependant si nous incluons les décès qui
eurent lieu pendant les transferts de populations et dans les camps de réfu-
giés à l’étranger, le chiffre total pourrait dépasser le demi-million. Le
nord de l’Éthiopie était en proie à la guerre civile causée par les insurrec-
tions du Tigray et de l’Érythrée et presqu’un demi-million de paysans de
la région avaient abandonné leurs foyers pour s’enfuir au Soudan.
• 1987/88 : manque alimentaire et « famine cachée » dans le nord du
pays, en Érythrée, au Tigray, au Gondar et dans la province du Wollo. La
crise est aggravée par les combats, le banditisme et les désordres sociaux.
• 1994 : Manques alimentaires localisés et famines partielles dans
diverses parties du pays, y compris dans les régions de culture de l’enset
au sud, épargnées d’ordinaire. Faible mortalité grâce à une aide alimentaire
distribuée à temps.
• 1999/2000 : L’une des pires crises de la sécurité alimentaire depuis
1985 selon Maxwell. Howe chiffre les pertes humaines à environ 10 000
morts, tandis qu’une équipe médicale qui opérait en Ogaden à ce
moment-là estimait que près de 20 000 personnes étaient mortes (surtout
des nomades Somalis) dans la seule zone de Gode. En dehors de l’Ogaden
et de la région Afar, les paysans du Wollo et du Nord Choa qui dépen-
daient des pluies belg furent sévèrement affectés par la famine. La guerre
avec l’Érythrée aggrava la crise.
Sources : Pour la période 1987/88 voir Dessalegn (1994). Le reste est basé sur
mes notes de terrain, sur Maxwell (2002) et Howe (2002) qui apparaissent tous
deux dans IDS Bulletin de 2002.
4. L’auteur fait allusion ici à un phénomène social particulier aux peuples de la Corne
de l’Afrique où beaucoup de métiers artisanaux sont pratiqués par des groupes castés
hétérogènes qui sont socialement marginaux. Voir sur ce sujet Alula Pankhurst et Diane
Freeman : Living on the edge, Addis-Abeba [note de Gérard Prunier].
300 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Glissement structurel
Conclusion
Annexe
Source : FAO 1985, 1986, 1995 pour les années 1971 à 1989/90 (par année de récolte).
* www.fao.org pour les années 1991 à 2000 (par année calendaire ).
304 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Source : CSA 1991 pour la population 1980-1989; CSA 1999 pour le population entre
1992 et 2001; DPPC 1999 pour la population vulnérable 1980-1999; DPPC 2000; DPPC
2001.
Note : Selon DPPC 1999, la population vulnérable en 1991 était estimée à 7,2 millions,
mais étant donné qu’il s’agissait d’une année de transition, j’ai préféré ne pas l’inclure.
306 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Bibliographie
BEZUNESH TAMRU
Abeba, avec ses 2 967 0192 habitants y tient déjà la place majeure sans
qu’existe la moindre métropole régionale d’équilibre (Diré-Dawa, la
seconde ville du pays compte seulement 234 634 habitants). La période
des militaires s’est aussi caractérisée par un déclin des taux de croissance
urbaine du pays suite aux différentes réformes agraires. Les années 1990
voient naître l’actuel état fédéral avec un important transfert de compé-
tences vers les régions autonomes. Cette décentralisation s’est accompa-
gnée d’un gain de croissance des villes secondaires devenues capitales
régionales. Il conviendrait donc de questionner le maintien de cette crois-
sance pour savoir si la politique de décentralisation fédérale a réussi à
diminuer la domination de la capitale.
Définir la ville éthiopienne peut être un exercice ardu. Dans beaucoup
d’autres pays, on s’accorde sur les critères de population, de continuité du
bâti et sur la part que représente l’activité non agricole. Pays majoritaire-
ment rural, l’Éthiopie se caractérise par des campagnes avec un habitat
dispersé, les échanges étant le fait de marchés hebdomadaires. A part
ceux proches ou traversés par les grandes voies de communications, peu
de ces marchés ont donné naissance à des petits bourgs ou villages
regroupant habitats et activités. Selon l’Ethiopian Central Statistical
Authority, une localité sera définie comme ville si elle correspond à une
population agglomérée de plus de 2000 habitants dont la majorité a une
profession principale non agricole. Dans les campagnes, les hameaux pré-
sentent un habitat essentiellement dispersé et composé de petits agrégats
familiaux. Toute population regroupée dépassant la taille de ces conces-
sions familiales correspondrait donc généralement à un petit bourg3 avec
des activités non agricoles. D’ailleurs la définition de la ville donnée par
la Central Statistical Authority abonde dans ce sens car elle englobe les
chefs-lieux administratifs quel que soit leur nombre d’habitants. Définir
le réseau urbain éthiopien revient donc à considérer un mode très particu-
lier d’urbanisation.
Les notions sur les réseaux urbains ont d’abord été conceptualisées à
partir de l’observation de cas propres au monde occidental et en particu-
par les occupants. Les nouveaux maîtres résidaient dans les garnisons,
leurs ketemas, ils y recevaient les tributs payés par les paysans locaux, ce
qui leur permettait une vie aisée mais aussi une nécessité de monétarisa-
tion. Cet afflux de biens ruraux vers la ketema avait favorisé le dévelop-
pement des marchés selon la taille de la localité; en effet c’était les pro-
priétaires terriens qui cherchaient avant tout à écouler leurs produits tout
en étant demandeurs de différents articles manufacturés ou de première
nécessité. En d’autres termes c’était le revenu des rentiers des ketemas
qui est en partie à la source du développement de leur rôle commercial en
captant et en pérennisant les petits marchés ruraux des environs.
La ketema typique devait répondre à trois fonctions principales : fonc-
tion politique ou de contrôle territorial, lieu d’échanges et de pratique reli-
gieuse. Les dignitaires avaient coutume de pérenniser symboliquement
leurs conquêtes en fondant une ou plusieurs églises dotées de biens fon-
ciers. La ketema où résidait le ras devenait le chef-lieu de sa province ou
son awraja guezat, les autres ketemas se hiérarchisant selon les nomina-
tions du roi ou du ras en autant d’entités administratives. Dans la plupart
des cas, ce réseau de garnisons ne s’est pas établi ex nihilo, mais a suivi
une organisation préexistante de marchés ou d’autres lieux relais ou de
centralité.
L’histoire des villes abyssines, à part les grands sites historiques et à
monument6, est assez complexe à saisir. Les périodes d’instabilité politique
comme celle du Zemene Mesafent7 rend leur lecture plus difficile dans le
sens où les pouvoirs faisaient preuve d’une très grande mobilité spatiale
pour leur sécurité. Connaître l’évolution du système urbain abyssin revient
à suivre une piste aussi brouillée que celle qui conduit au décryptage de ce
qui a précédé les ketemas de Ménélik II dans le sud du pays. Certains
auteurs s’accordent pour montrer que, dans le Tigray, le Gojjam, le Gonder,
le Choa et le Wollo, les résidences des rois et des ras correspondaient à des
villes importantes (Pankhurst, op. cit., Horvath, 1970). Les grands nœuds
commerciaux étaient aussi les témoins de la naissance de villes florissantes
comme Aleyou Amba dans le nord-est du Choa. Des études historiques
pourraient mieux aider à la connaissance du niveau intermédiaire et élé-
mentaire des anciennes villes éthiopiennes. Cette insuffisance historique
n’autorise pas à dégager aisément pour le nord du pays une hiérarchie telle
qu’on a pu l’observer pour les ketemas méridionales de Ménélik II. Dans
un processus somme toute assez semblable aux territoires que les Choans
6. Il existe une certaine historiographie qui consiste à reconnaître la nature urbaine d’un
site par les monuments ou leur ruines comme à Axum, Lalibela ou Gonder en Éthiopie. Ce
point de vue impliquerait que c’est la nature des matériaux des bâtis qui ferait la ville.
7. Période de troubles et de quasi-vacance du pouvoir central entre 1769 et 1853, voir
le chapitre de Shiferaw Bekele dans cet ouvrage.
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 315
Les limites des royaumes regroupés dans l’actuelle Éthiopie ne sont pas
vraiment connues et sont encore loin d’être cartographiées. La division du
pays en 34 awrajas ou provinces réalisée par Ménélik II est par contre
attestée (Ethiopian Mapping Autority, op. cit.). Les Italiens avaient organisé
leur colonie en cinq grandes subdivisions territoriales assez grossièrement
calquées sur les répartitions ethniques. A la libération et à la restauration du
régime de Haïlé Sélassié I, 12 awrajas furent établis. Le terme d’awraja fut
remplacé de 1946 à 1961 par celui de teqlay guezat ou gouvernorat général.
Les awrajas continuèrent à exister mais pour désigner un niveau territorial
intermédiaire entre la province (teqlay guezat) et le wereda qui devint le
niveau élémentaire. A partir de 1954, ces teqlay guezat atteignaient le
nombre de 14 avec l’intégration à l’empire de l’Érythrée, ex-colonie ita-
lienne. Sous le régime militaire du Derg le découpage en 14 Teqlay Guezat9
est maintenu sous la nomination de Kefle Hager (régions administratives).
10. Ceci n’avait d’ailleurs pas échappé aux concepteurs de l’avant-dernier schéma
directeur d’Addis-Abeba qui avaient attribué à ces deux provinces le rôle de région urbaine
autour de la capitale.
326 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Conclusion
Derrière l’image, attestée par les chiffres, d’un pays avant tout rural, la
question urbaine est loin d’être anodine dans l’Éthiopie contemporaine.
La célérité de mise en œuvre des différentes réformes municipales, insuf-
flées par les agences d’aides internationales, témoigne d’un intérêt de
plus en plus accru pour la ville de la part des acteurs politiques. La volonté
de ces derniers est de doter le pays d’une capitale d’un niveau internatio-
nal au centre d’un réseau de villes secondaires capables d’entraîner leur
propre région. Cet idéal de la décentralisation en Éthiopie rejoint le même
type de discours, quasi incantatoire, si présent dans les sphères internatio-
nales. Cette approche typiquement discursive est actuellement à l’épreuve
d’une réalité territoriale qui semble s’orienter vers la tendance inverse
d’une domination pérenne de la capitale au détriment des villes secon-
LES VILLES DANS L’ESPACE ÉTHIOPIEN 327
Bibliographie
La question érythréenne
Gérard PRUNIER
43e degré de longitude est qui est réparti en trois grandes régions naturelles.
Le cœur du pays est le plateau central ou kebessa qui représente environ
45 % de la superficie totale. Situé entre 2 000 et 3 000 mètres d’altitude il
occupe les trois provinces centrales de l’Akele Guzzai, du Saray et du
Hamasien et s’étend au nord sur une partie des provinces du Senhit et du
Sahel qui sont particulièrement accidentées. La géographie et le climat sont
le pendant exact des régions de woyna dega et dega éthiopien. Les basses
terres chaudes de l’ouest descendent par degrés vers le Soudan auquel elles
ressemblent et forment un grand arc de cercle qui va du Sahel au nord
jusqu’aux vallées du Gash-Setit au sud. Finalement la province de Dankalie
qui représente environ 10 % du territoire s’étend comme un long doigt
mince le long des côtes de la Mer Rouge, jusqu’à la frontière djiboutienne.
Plate et aride, cette région est l’une des plus chaudes du monde.
La population d’environ trois millions d’habitants1 est répartie en neuf
groupes ethno-linguistiques distincts mais deux d’entre eux, les Tigréens
(50 %) et les Tigrés (30 %) représentent à eux seuls plus des trois quarts
du total. Religieusement la répartition est d’à peu près une moitié de chré-
tiens2 et une moitié de musulmans, les premiers vivant en grande majorité
sur le kebessa tandis que les autres occupent les basses terres. La premiè-
re question qui se pose à propos de l’indépendance érythréenne c’est de
savoir comment départager les deux thèses antagonistes qui s’affrontent à
son propos. L’Érythrée constitue-t-elle une entité profondément différente
de l’Éthiopie ayant finalement récupéré une indépendance inscrite dans
une longue histoire autonome (c’est la thèse des nationalistes érythréens)
ou bien avons-nous ici une province de tout temps éthiopienne arrachée à
la Mère Patrie par un mouvement sécessionniste illégitime (c’est la thèse
des nationalistes éthiopiens). En fait, au risque de déplaire aux deux par-
ties, force est de reconnaître que ces vues simplifiées sont toutes les deux
inexactes. Qu’on nous permette de citer ici une remarque de l’historien
américain Tom Killion dans l’introduction à son opus magnum sur l’Éry-
thrée3 :
4. Voir par exemple Nafi Kurdi : L’Érythrée, une identité retrouvée. Paris. Karthala.
1994, ouvrage écrit par un militant érythréen qui défend l’idée d’une histoire « érythréenne »
de longue durée et de la cohérence historique de l’ensemble territorial actuel.
5. Même si à certaines périodes de son histoire l’empire axoumite parvint à étendre
temporairement une sorte de protectorat sur les basses terres et à toucher les limites du
royaume de Méroë au Nord Soudan. Le bref raid de l’Empereur Axoumite Ezana qui
atteignit Meroë en 350 n’aboutit pas à une occupation durable du royaume nilotique.
Néanmoins, pour tout compliquer, de nombreuses sources anciennes se réfèrent à Meroë
comme « la ville des Éthiopiens », terme qu’il faut prendre dans le sens très vague et
général de « peuples du Nord-Est de l’Afrique », distincts des Égyptiens pharaoniques.
332 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
6. Et ceci bien que l’Empereur ait créé la fonction de « gouverneur du Ma’ikele Bahre »
(mot à mot « gouverneur d’entre les eaux », c’est-à-dire de la zone allant de la rivière
Mareb à la mer.
7. Cet état musulman pluriethnique s’étendait sur tout le nord-est du Soudan actuel.
Pour l’histoire des Funj voir O’Fahey, R.S. and Spaulding, J.S. : Kingdoms of the Sudan.
London. Methuen. 1974.
8. La Grande-Bretagne avait occupé l’Égypte en 1882 et s’était donc retrouvée bon
gré mal gré l’héritière de l’empire égyptien d’Afrique. Elle tenta maladroitement d’aider à
la répression du soulèvement mahdiste mais fut battue à la bataille de Shaykan et vit mou-
rir à Khartoum son envoyé spécial le Colonel Gordon.
9. Gordon fut tué à Khartoum en janvier 1885 c’est-à-dire au beau milieu de la
Conférence de Berlin. L’annonce de la chute de l’Empire turco-égyptien ouvrait une crise
inter-impérialiste qui allait lancer le fameux « scramble for Africa ».
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 333
10. Le négociant italien Giuseppe Sapeto avait acheté Assab à un sultan afar dès 1869.
Le port avait ensuite été cédé à l’Italie en 1882.
11. Pour le role des Anglais, voir Agatha Ramm : « Great Britain and the planting of
Italian power in the Red Sea (1868-1895) », English Historical Review. (1944) pp 211-236.
334 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
avait été rédigé selon deux versions distinctes, la version en italien don-
nant une interprétation différente de la version en amharique et plaçant
implicitement l’Éthiopie sous protectorat italien. Tant pour satisfaire les
demandes de leur mandant britannique que pour élargir les terres dispo-
nibles pour une éventuelle colonisation, les forces italiennes étendirent
rapidement le territoire de la colonie dans toutes les directions, vers le
sud-est jusqu’à ce qu’elles atteignent les limites de la colonie française
d’Obock, vers l’ouest jusqu’à ce que la résistance mahdiste bloque leur
expansion dans les basses terres soudanaises et vers le sud tant que les
défenses tigréennes ne furent pas appuyées par l’intervention du reste de
l’Abyssinie. La forme territoriale et les frontières de l’Érythrée actuelle
sont donc le produit direct non pas d’une évolution interne mais des avan-
cées militaires italiennes. Crispi envoya en Érythrée un proconsul civil,
Leopoldo Franchetti, qui était chargé « d’ouvrir » le pays à la colonisa-
tion de peuplement italienne. Sa politique maladroite et brutale d’expro-
priation de terres aboutit en 1894 au soulèvement de Bahta Hagos qui
tenta d’expulser les Italiens. La supériorité technique des troupes euro-
péennes joua à plein contre des insurgés mal armés et Bahta Hagos dut
s’enfuir au Tigray après l’échec du soulèvement. Cet épisode devait avoir
d’importantes conséquences. D’une part la facilité de la répression
conduisit les Italiens à sous-estimer les capacités militaires de leurs enne-
mis abyssins ; et d’autre part l’échec des accaparements de terres de
Franchetti conduisit Crispi à décider d’occuper toute l’Abyssinie afin
d’avoir de quoi installer ses colons. Il lança ses forces à la conquête de
l’Empire et fut défait à la bataille d’Adoua en mars 1896. L’événement
eut un énorme retentissement mondial car pour la première fois depuis les
débuts de l’aventure coloniale moderne une armée européenne était défaite
par une armée « indigène ». A court terme il fallut gérer la catastrophe et
le gouvernement italien envoya en Érythrée un gouverneur « moderne »,
Ferdinando Martini. Pendant les dix années de son mandat (1897-1907)
Martini devait transformer la colonie en se réconciliant avec Ménélik, en
abandonnant la politique d’expropriation des terres et en construisant
vigoureusement les bases d’une petite économie manufacturière moderne.
Ses successeurs continuèrent dans la direction qu’il avait montrée
jusqu’en 1932, date à laquelle Mussolini changea complètement la ges-
tion de l’Érythrée pour commencer à l’adapter à ses plans de conquête de
l’Éthiopie. Ces trente-cinq années furent dans une certaine mesure l’âge
d’or du colonialisme italien en Érythrée et contribuèrent puissamment à
jeter les bases d’une identité « érythréenne », distincte tant de l’Éthiopie
que du Soudan. Bien sûr le colonialisme italien, particulièrement après
l’avènement du fascisme en 1922, n’était évidemment pas bénin. Mais il
jouait objectivement et involontairement un rôle de transformation sociale
et économique qui n’avait pas, à la même époque, d’équivalent dans
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 335
12. L’Érythrée avait alors une population totale d’environ 600 000 habitants et une
population active masculine avoisinant 150 000 hommes.
13. 55 % de l’ensemble des entreprises industrielles italiennes de l’AOI étaient
implantées en Érythrée alors que celle-ci ne représentait qu’à peine 4 % de la surface totale
de l’Empire (Tekeste Negash : Italian Colonialism in Eritrea (1882-1941). Uppsala. 1987.
page 52).
14. Il n’y eut guère qu’en Algérie que le rapport démographique ait été aussi marqué
« d’européanisme ». Dans les autres colonies de peuplement blanches telles que les
Rhodésies, le Kenya ou l’Afrique du Sud la proportion des Européens demeura toujours
beaucoup plus faible.
336 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
15. Même si l’arabe n’était la langue maternelle que d’à peine 1% des Érythréens,
c’était la langue de culture de la moitié musulmane de la population.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 337
16. L’Independance Bloc fut créé en juin 1949 par la coalition de la Muslim League,
de deux petits partis pro-italiens, du Liberal Progressive Party et du Parti pour
l’Indépendance de l’Érythrée dirigé par Wolde Ab Wolde Mariam, le premier nationaliste
conséquent et futur « père de l’indépendance ». Le soutien avoué de Rome, qui voulait
faire échouer les ambitions du Parti Unioniste lié à l’Éthiopie, nuisit beaucoup à l’image
indépendantiste à ses débuts.
17. Wolde Ab Wolde Mariam survécut à neuf tentatives d’assassinat. Il finit par se
réfugier en Égypte en 1953 après la neuvième et dernière tentative contre sa vie qui lui
avait valu cinq mois d’hôpital.
338 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Abeba. Pourquoi donc une telle politique, souvent pratiquée plus par ins-
tinct qu’à la suite d’une véritable analyse ? Les raisons en étaient aussi
simples que tragiquement dangereuses. Depuis son rétablissement au
pouvoir par les Anglais en 1941, Haïlé Sélassié avait repris et accentué le
projet initié par Tewodros en 1855 et qui visait à concentrer entre les
mains de l’Empereur un contrôle étatique supra-féodal. Or il n’y était que
trop bien parvenu et toute sa conception du pouvoir se faisait en termes
de puissance étatique simple et non en termes d’efficacité structurelle.
Pour lui tout contre-pouvoir, même démocratique, était nuisible car étant
donnés son âge et son expérience, il ne pouvait que l’assimiler aux obs-
tructions féodales que le trône éthiopien s’efforçait de réduire depuis un
siècle. L’Érythrée en voie de démocratisation et de développement social
était pour lui une sorte de corps étranger qui devait être ramené à la
mesure commune du reste de l’Empire, Haïlé Sélassié ne pouvant com-
prendre et accepter le concept d’une légitimité démocratique en Érythrée
alors qu’il faisait tout pour le combattre en Éthiopie même23. Or tout
empêtrée qu’elle fût dans son propre traditionalisme ethnique et religieux,
l’Érythrée était, de par les soixante dernières années de son histoire, por-
teuse d’une modernité tendancielle irréductible au despotisme peu éclairé
de l’Empereur. Et c’est désormais dans l’organisation d’un mouvement
révolutionnaire et indépendantiste que cette modernité allait trouver à
s’exprimer.
24. L’ELM était quant à lui pluri-ethnique et plutôt marqué à gauche, son fondateur
Mahmoud Said Naoud étant membre du Parti Communiste Soudanais.
25. L’ELF unifié a disparu en septembre 1981; mais il a laissé jusqu’à aujourd’hui de
nombreux groupuscules survivants qui continuent à mener une lutte de harcèlement contre
l’actuel gouvernement érythréen issu quant à lui de l’Eritrean Popular Liberation Front
(EPLF) qui finit par gagner la guerre d’indépendance en mai 1991.
26. Hamid Idris Awate avait lui-même été un shifta après avoir abandonné l’Armée
italienne vaincue en 1941 jusqu’à ce qu’il se rende aux autorités britanniques en 1951.
27. Hamid Idris Awate était un Beni Amer et sa tribu fournit une importante propor-
tion des combattants rebelles.
28. A l’époque le leadership de l’ELF qui avait supplanté l’ELM présentait la lutte
érythréenne comme une « lutte du peuple arabe » ce qui lui permettait d’avoir le soutien
de certains pays arabes, notamment l’Égypte et le Soudan. Haïlé Sélassié ripostait en
aidant les rebelles chrétiens du Sud Soudan.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 341
29. Citons parmi les principaux Ramadan Mohamed Nour, Issayas Afeworki, Ali Said
Abdallah, Mesfin Hagos et Haile Wolde Tensay. Tous devaient par la suite quitter l’ELF
pour créer sa fraction ELF/PLF aboutissant à la création de l’EPLF, le mouvement qui
devait gagner la guerre.
30. La situation était d’autant plus compliquée qu’il y avait des chrétiens du côté de
l’ancienne direction et des musulmans du côté des réformateurs.
31. Tout employés à s’entretuer, les combattants érythréens avaient presque cessé
d’opérer contre les forces éthiopiennes. Ce n’est que parce que la révolution survint en
février 1974 à Addis-Abeba que le mouvement indépendantiste ne fut pas écrasé pendant
cette période.
32. Les débuts de la révolution avaient amené des massacres de civils, particulière-
ment dans les basses terres musulmanes, commis par une armée éthiopienne désorientée
dont le commandement vacillait.
342 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
l’EPLF lancèrent une série d’attaques des villes qui ne visaient à rien
moins qu’à éliminer les forces régulières du Derg de l’Érythrée. Dans
cette offensive générale l’EPLF remporta des succès beaucoup plus nets
ce qui lui amena un surcroît de recrues tant chrétiennes que musulmanes et
à la fin de 1977 le nouveau front avait largement surpassé son organisation
mère. Mais entre-temps la Somalie avait attaqué l’Éthiopie dans l’espoir
que ses forces armées aient été suffisamment désorganisées par la révolu-
tion et qu’elles s’effondrent face à une offensive éclair. Les débuts de
l’offensive semblèrent répondre aux espoirs de Mogadiscio et l’armée
somalienne parvint jusque devant Dire daoua. Le Colonel Menguistou,
chef de la junte militaire éthiopienne, se rendit alors à Moscou et deman-
da d’urgence l’aide de l’Union Soviétique. Or celle-ci avait depuis 1969
aidé massivement la Somalie en qui elle voyait justement un contrepoids
à l’Éthiopie pro-américaine d’Haïlé Sélassié. Pour Moscou cette guerre
entre son ancien et son nouveau protégé était malheureuse. Mais l’Éthio-
pie étant un atout géostratégique d’un beaucoup plus grand prix que la
Somalie dans la rivalité de la Guerre Froide, elle abandonna bientôt
Mogadiscio pour soutenir Addis-Abeba. Le résultat fut un afflux massif
de l’aide militaire russe en Éthiopie et, après la défaite de l’armée soma-
lienne, une vigoureuse contre-attaque sur le front érythréen. Entre juillet
et décembre 1978 le Derg lança une série d’offensives puissantes qui for-
cèrent les Fronts à la retraite33. Mais si le « repli stratégique » de l’EPLF
s’effectua en bon ordre en direction du Sahel, il n’en fut pas de même de
l’ELF qui était mal préparé à une telle manœuvre. Plus de 10 000 de ses
combattants s’enfuirent au Soudan et le Front cessa pratiquement d’exis-
ter militairement sur le terrain. Mais sa direction continuait à monopoliser
l’aide des pays arabes et à parler à l’étranger au nom de l’indépendantisme
érythréen. En août 1980, dans un effort désespéré pour survivre, Ahmed
Nasser, le Président de l’ELF, rencontra des représentants du Derg pour
une série de conversations parrainées par les Russes. La junte éthiopienne
offrit à l’ELF une paix séparée mais dans des termes qui s’apparentaient à
une reddition pure et simple et qui empêchèrent Ahmed Nasser de signer.
Les négociations furent rompues mais l’ELF était tellement diminuée
qu’elle ne pouvait plus accepter de laisser une partie de ses troupes aux
côtés de l’EPLF dans le Sahel34. Elle leur ordonna de se replier pour
rejoindre le gros du Front au Soudan et l’EPLF prit prétexte de cette
33. Dans la foulée de leurs victoires les forces du Derg se livrèrent à une répression
brutale contre les civils dans les zones tenues ou reconquises par l’armée régulière.
34. Lors du « repli stratégique » de fin 1978 les forces de l’ELF qui se trouvaient aux
côtés de leurs camarades EPLF, notamment dans la province de Saray, s’étaient repliées
avec elles en direction du Sahel. Elles y étaient ensuite restées et la direction de l’ELF
craignait qu’elles ne finissent par être complètement absorbées.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 343
35. Le Front avait creusé des cliniques et des ateliers souterrains sur le modèle des
installations stratégiques du Viet Cong et parvint toujours à fonctionner efficacement
même sous les pires bombardements de l’aviation éthiopienne.
36. L’équipement militaire était russe et donc impossible à distinguer des armes prises
par le Front à l’armée éthiopienne. Les livraisons irakiennes transitaient par le Soudan.
344 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
39. Addis-Abeba voyait d’un mauvais œil les achats de café éthiopien en birrs par
l’Érythrée (les deux pays avaient conservé une monnaie commune) ensuite revendus à
l’étranger pour obtenir des devises fortes.
40. La presse est étroitement contrôlée, les journalistes indépendants ont été empri-
sonnés, les églises sont surveillées de près, leurs fidèles étant fréquemment arrêtés lors-
qu’ils divergent des positions officielles et aucune association indépendante de droits de
l’homme ne fonctionne dans le pays.
346 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
41. La dispute frontalière entre les deux pays n’a jamais été qu’un prétexte extrême-
ment mince pour régler d’autres comptes : les « territoires contestés » sont tout petits, ils
n’ont aucun intérêt économique ou stratégique et les populations des deux côtés de la
frontière sont strictement les mêmes.
LA QUESTION ÉRYTHRÉENNE 347
Splendeurs et misères
de la musique éthiopienne
(1955-2005)
Francis FALCETO
Depuis des siècles, l’Éthiopie brille par son peu de tangible réalité, en
tout cas aux yeux des étrangers qui se sont continuellement nourris de
clinquantes légendes (Salomon et la Reine de Saba, le Prêtre Jean, le Roi
des Rois Haïlé Sélassié et finalement les Rastas) ou, plus récemment, de
clichés misérabilistes à courte vue (désert, famine, etc). Les Éthiopiens
eux-mêmes sont friands de légendes, obnubilés par un éthiocentrisme qui,
aussi singulier et légitime soit-il, doit autant à la crédulité qu’au
chauvinisme. Leur quasi-indifférence au reste du monde les prive des joies
(et des peines) du comparatisme. L’historiographie éthiopienne a été forte-
ment teintée par des vulgates successives (celle de l’Église orthodoxe,
celle de la dynastie salomonique et plus récemment celle du Derg militaro-
stalinien) qui se sont aujourd’hui heureusement dévaluées. Mais très peu a
encore été produit par les chercheurs éthiopiens sur l’histoire et la sociologie
de leurs musiques. Plus encore que les musiques traditionnelles, la
musique urbaine, pourtant si proche de la réalité historique éthiopienne du
siècle passé, demeure le parent pauvre des études musicographiques.
Cela ne fait guère plus de vingt ans que les premiers échos de la
musique éthiopienne moderne sont parvenus aux oreilles occidentales1
Lentement se reconstitue le puzzle de son histoire et se laisse appréhender
sa place dans la société éthiopienne ou son rang dans le concert panafri-
cain. On peut même avancer que cette musique est aujourd’hui moins
1. Le premier disque fut celui de Mahmoud Ahmed Erè Mèla Mèla (Crammed Discs,
Bruxelles, 1986) remastérisé et augmenté dans Éthiopiques-7 (Buda Musique. Paris.
1999).
350 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Nil depuis que les premières
influences européennes ont présidé à la naissance d’une modernité musi-
cale en Éthiopie – ladite modernité étant, dans l’esprit des Éthiopiens
comme dans la réalité historique, directement associée à l’utilisation des
instruments importés d’Europe. Bien que déterminants, les quarante
cuivres à fanfare offerts à l’empereur Ménélik par le tsar Nicolas II en
1897 (après la fracassante victoire d’Adoua sur les Italiens le 1er mars
1896) ne sont guère plus qu’un lointain repère historique. Tout comme
l’improbable saga des quarante gamins arméniens (les Arba Lidjotch) qui,
à partir de 1924, enracinèrent en terre abyssine le goût de la musique
militaire à l’européenne puis les premières transpositions des mélodies
locales. De nombreux (et souvent savoureux) témoignages de voyageurs
ou d’Européens fixés en Éthiopie nous donnent une idée claire des pre-
miers balbutiements cuivrés de cette innovation venue d’ailleurs2. Rien en
tout cas qui ressemble aux développements passionnants et tumultueux
que connaîtra la musique éthiopienne après-guerre, jusqu’à la fin de
l’empire. Car ce n’est qu’après la deuxième guerre contre l’Italie (1935-
1941) que la musique éthiopienne moderne prendra son plein essor pour
atteindre progressivement et dès les années 1950 un niveau d’excellence
qui soutient la comparaison avec ce qui a pu se passer dans des pays
pionniers tels que le Ghana, le Nigeria ou l’Afrique du Sud.
2. Pour plus de détails sur l’émergence de la musique moderne en Éthiopie voir Francis
Falceto : « Un siècle de musique moderne en Éthiopie », Cahiers d’Études Africaines
n° 168 (2002) pp. 711-738 et Abyssinie Swing – Images de la musique éthiopienne moderne :
A Pictorial History of Modern Ethiopian Music, Shama Books, Addis-Abeba . 2001.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 351
L’après-guerre (1941-1955)
aujourd’hui encore, il n’est pas rare que la radio nationale diffuse des
vieux morceaux qui portent indubitablement son empreinte.
Ainsi, dès la fin des années 1950, le répertoire, en dépit des incursions
obligées dans la mode internationale, est résolument éthiopien, totalement
maîtrisé par les compositeurs et les arrangeurs du crû. La couleur sonore,
dominée par les arrangements de cuivres, est certes héritée des grands
orchestres américains, le format musical adopté est la chanson à l’occi-
dentale avec couplets et refrain, mais les lignes mélodiques sont profon-
dément éthiopiennes. Et dès le début des années 1960, le panthéon des
grands solistes est établi pour l’éternité à venir : Talahoun Gèssèssè,
Bezunèsh Bèqèlè, Mahmoud Ahmed, Alèmayèhu Eshèté, Hirout Bèqèlè,
358 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
10. Cf. Workaferahu Kebede, « Soul Music Invades Ethiopia », Addis Reporter,
Vol. II n° 4, mars 1970, p. 16-19.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 359
« I had a gut feeling that it was the thing to do. I took the risk. Philips
couldn’t have done what I did, because they were a big, official company,
and a foreign one at that. But I was a young, independent, unknown and
gutsy Ethiopian just starting out in the business. I could do things that
they would never dare. I thought « nobody’s going to kill me for this ». At
most I might land in jail for a while. I talked my plans over with lots of
people at the Haile Sellassie I Theatre and of course at Aguèr Feqer
Mahabèr. They all warned me that I was headed for serious trouble. There
has always been censorship in Ethiopia, even under the Emperor. To
publish a newspaper or a book (or a record), you needed a censorship visa
from the Ministry of Information. But as they had apparently forgotten all
about the Imperial decree [le décret du 30 Juillet 1948 qui attribuait le
monopole de l’importation et de la production des disques à l’Aguèr
Feqer Mahabèr], they had no problem with me issuing my records, just
like any book in Amharic or in English. In fact, I was already importing
foreign records. I had my first records (two 45s by Alèmayèhu Eshèté
stamped in India) – it was nearby, and cheap. When the records arrived,
Aguèr Feqer threatened me, brandishing the Emperor’s order, but without
much conviction. They knew that they had produced almost nothing in
the past years, and it all just died down. I didn’t even have to pay them
anything, as they had claimed I should11. »
12. Les catalogues Amha Records, Kaifa Records et Philips-Ethiopia constituent les
principales sources de la collection éthiopiques éditée chez Buda Musique depuis 1997.
Vingt et un CD sont déjà parus et une douzaine restent à paraître.
13. Philips PH 221.
14. En fait jusqu’à la mi-1992, date à laquelle le régime actuel abolira définitivement
le couvre-feu.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 361
15. En 1985, une cassette « originale » valait 12 birr – prix unitaire resté pratiquement
inchangé ces vingt dernières années. Mais la parité birr / dollar était alors de deux birr
pour un dollar, et un dollar valait 10 francs français. Une cassette originale revenait donc
à 6 dollars ou 60 francs français de l’époque. Le calcul est simple. Il donne la mesure pré-
cise d’une industrie pour laquelle une bonne vente courante atteignait 30 à 40 000 exem-
plaires. C’est en 1985 précisément que quelques cassettes ont commencé d’atteindre le
vertigineux chiffre de 100 000 ventes et plus. L’un des principaux producteurs de
l’époque reconnaissait avoir payé 100 000 birr d’impôts en 1983-84 – 50 000 dollars
d’alors. Aujourd’hui, et après une dévaluation réussie au milieu des années 1990, un dol-
lar vaut 8,5 birr et un euro 11 birr. Depuis les premières mesures décisives prises en
2003-2004 à l’encontre du piratage et un lent début de copyright, le prix unitaire d’une
cassette est passé à 9 birr – mais les music shops désormais protégés s’y retrouvent large-
ment. Un CD original version éthiopienne vaut actuellement de 25 à 30 birr.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 363
16. Il faut signaler le phénomène Teddy Afro, le premier chanteur de reggae éthiopien
et certainement la vedette la plus populaire du moment à Addis-Abeba . Phénomène incon-
cevable il y a quelques années seulement, tant tout ce qui n’est pas éthiopien (comme le
reggae) ne pouvait trouver grâce aux yeux (et aux oreilles) des Éthiopiens, cette soudaine
adoption d’une culture musicale étrangère dénote une véritable révolution dans les compor-
tements de consommation musicale – et aussi une sorte de redéfinition du « politiquement
correct » en la matière. Il n’en reste pas moins que les pèlerins Rastas qui accourent du
monde entier sont toujours considérés comme de doux hurluberlus, eux dont le dieu vivant
est Haïlé Sélassié – alors que pour les Éthiopiens il n’est que leur dernier empereur, mort et
enterré, même s’il bénéficie toujours d’une remarquable aura personnelle.
364 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
17. Il faut introduire ici une petite note d’espoir : la situation économique des musi-
ciens est en train d’évoluer depuis l’introduction en 2004 d’une ébauche de protection des
droits de copyright musical.
SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA MUSIQUE ÉTHIOPIENNE 365
***
18. Invité en janvier 2001 à parler de la protection des droits en Europe devant un
aréopage de la Copyright Association, j’ai pu constater que sur 80 music shops membres
de cette organisation, trois seulement refusaient fermement tout piratage – les autres se
contentant de prendre date au sein de cette association en prévision d’une inévitable loi à
venir. En attendant, le business pouvait continuer. Autre symptôme éloquent de cette gan-
grène rampante et d’une attitude totalement inconséquente, il n’était alors pas rare de trou-
ver des CD pirates d’un artiste dans le music shop même dudit artiste. Mieux encore, il
était possible de trouver dans les nombreuses boutiques d’un gros bonnet de la piraterie
industrielle des cassettes originales (produites par lui) aussi bien que pirates, estampillées
sans vergogne des logos SACEM / SDRM / SACD – probablement copiés sur les cas-
settes régulières de la voisine Djibouti.
366 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
« traditionnels », les azmari – est toujours très active depuis sa reprise dès
après l’abolition du couvre-feu. Ce sont les azmari qui font aujourd’hui
que la vie nocturne d’Addis-Abeba ne démérite pas trop de son passé
noctambule. Certes, leur nombre a considérablement décru depuis la
guerre éthio-érythréenne car les nombreux hommes d’affaires érythréens
de la capitale, fêtards et flambeurs patentés, ont été expulsés d’Éthiopie
dès le début des hostilités. En outre le circuit azmaribét s’est lentement
« touristifié » durant ces quinze dernières années et a perdu de son authen-
ticité. Ce sont les innombrables hôtels construits depuis la chute du Derg qui
ont forgé le nouveau modèle en transposant l’« ambiance azmari » dans un
contexte chic et propret, comme lyophilisé. Tous ont désormais leurs spa-
cieux restaurants avec dîner-spectacle. Cela ressemble davantage à des
revues folkloriques aseptisées (avec numéros, saynètes et grand orchestre
traditionnel, le tout bien amplifié) qu’aux hardiesses improvisées des vrais
azmaribét, politiquement frondeurs et à l’acoustique minimaliste. Ces
déclinaisons commerciales des programmes du Théâtre National ou de
l’Aguèr Feqer plaisent aux Éthio-Américains en villégiature et aux
escouades de touristes organisés. Rien que de très normal si ce n’est qu’un
certain mimétisme s’est emparé de bon nombre d’estaminets, soucieux
d’attirer les devises fortes des Fèrendj. Ce phénomène est porteur de légi-
times et inquiétantes interrogations sur l’avenir de la culture azmari à Addis-
Abeba même. L’urbanisation et la confrontation à des publics de plus en
plus mélangés sinon cosmopolites infléchissent notablement le jeu tradition-
nel des azmari. Les villes sont comme des aimants pour les populations
rurales, azmari compris. Certes, si les concepts de tradition et d’authenticité
sont discutables, il n’en reste pas moins vrai que cette tradition de bardes
persifleurs (fronde, libertinage, entertainment et blues) est en plein affadisse-
ment. Combien de temps encore s’exercera-t-elle sur les marchés ou dans les
gargotes à hydromel du Wollo et de la région de Gondar ?
Mondialisation et vogue de la World Music aidant, les musiques
d’Éthiopie se frayent lentement un chemin au-delà des frontières du pays
– à la grande incrédulité des Éthiopiens en général et des musiciens en
particulier. Alors que, pour l’amateur éthiopien, il n’est de musique qu’à
travers la polyvalence des mots, par-delà toute virtuosité instrumentale
ou vocale, c’est naturellement tout le contraire (mélodies, son, gamme
et beat) qui attire le public étranger. De plus en plus d’artistes non
éthiopiens rendent hommage à ces musiques en reprenant ou en réarran-
geant des thèmes plus universels que ne le croient les Éthiopiens 19.
citer que les plus connus – ont tous rendu hommage, chacun à sa manière et dans son
registre propre, aux musiques d’Éthiopie dont ils reprennent ou développent des thèmes
originaux. De même le réalisateur américain Jim Jarmusch qui, pour son film Broken
Flowers (2005), a largement utilisé la musique de Mulatu Astatqé.
368 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
17
Le fédéralisme ethnique
et la démocratisation depuis 1991
Sarah VAUGHAN
ceux qui « partagent dans une large mesure une culture commune, ou des
coutumes similaires, une mutuelle compréhension de la langue, une
croyance en une identité commune ou apparentée et qui habitent un
même territoire continu » (art 39). Les neufs États (Tigray, Afar, Amhara,
Oromiya, Somali, Bani Shangul-Gumuz, Nations et Peuples du Sud
(NPS), Gambella et Harar) étaient très inégaux au niveau de tous les indi-
cateurs sociaux, avec de grandes différences dans la taille des popula-
tions, dans le profil et la distribution démographique, dans les indices de
développement et les ressources. Les Nations et Peuples du Sud consti-
tuaient une sorte de « fédération dans la fédération » car elle-même
constituée de vingt-et-une unités administratives ethniques reconnues
(13 zones et 8 « worédas spéciaux ») englobant 56 groupes ethniques
reconnus. Deux grandes municipalités (la capitale fédérale Addis-Abeba
et Diré-Dawa dans l’est éthiopien) étaient administrées séparément par le
gouvernement fédéral.
En conséquence de ces accords, tant la constitution que l’ordre légal,
administratif, politique et économique sont, dans l’Éthiopie contemporaine,
fondés sur l’ethnicité et les identités collectives. Ce système qui se réfère
à un fédéralisme ethnique est tout à fait inhabituel et il a fait l’objet
d’intenses controverses tant au niveau national qu’international. En 1991,
par exemple les réformes se démarquaient complètement des tendances
intégrationnistes des États en construction dans d’autres parties de
l’Afrique et tant en Érythrée qu’en Afrique du Sud, les gouvernements
exprimèrent publiquement leur inquiétude devant l’expérience éthiopienne.
Étant donné la désintégration de l’ancienne Yougoslavie, ainsi que
l’effondrement et la fragmentation de la Somalie voisine, beaucoup
considéraient qu’un processus basé sur l’ethnicité était inexplicable, irres-
ponsable et dangereux. Mais les nouveaux leaders éthiopiens ont justifié
leur initiative radicale comme étant une tentative pour résoudre des pro-
blèmes légués par le passé.
3. Pour une étude plus détaillée de cette situation voir J. Markakis : National and
Class Conflict in the Horn of Africa. Cambridge University Press, 1987 et Resource
Conflict in the Horn of Africa, Londres. Sage.1998.
4. J. Markakis : Ethiopia : Anatomy of a Traditional Polity, Oxford University Press, 1974.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 373
6. La langue oromo.
LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE ET LA DÉMOCRATISATION 381
durable tandis que l’économie était soutenue par la hausse des prix inter-
nationaux du café. Les gouvernements locaux et régionaux étaient main-
tenant relativement bien établis dans la plupart des régions et jouissaient,
au moins sur le papier, de pouvoirs étendus. Mais leur incapacité à réunir
des revenus fiscaux suffisants les rendait largement dépendants des sub-
ventions du centre. Un grand nombre d’emplois de la fonction publique
avaient été décentralisés ou nouvellement créés dans les régions, ce qui
enthousiasmait les jeunes travailleurs issus des groupes ethniques là où
les administrations locales avaient été créées. Beaucoup profitèrent de
l’expansion spectaculaire de l’emploi local et des opportunités scolaires
lorsque la structure fédérale fut bien établie. Pendant ce temps, la plupart
des fonctionnaires du gouvernement central étaient moins enthousiastes.
En effet, en plus de leurs engagements familiaux dans la capitale, ils
voyaient les opportunités du secteur public se contracter à Addis-Abeba
et beaucoup préférèrent se diriger vers le secteur privé, et les emplois
internationaux et de volontariat qui connaissaient une certaine expansion.
La fonction publique continua, surtout dans la capitale fédérale, à être
affectée par des pertes importantes de personnel qualifié, attiré par les
salaires plus attractifs disponibles dans le secteur privé.
Le nouveau gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux
étaient considérés avec amertume par l’opposition politique qui avait été
totalement manipulé durant la période de transition. Les cadres de nom-
breux partis étaient harcelés ou emprisonnés, ce fut notamment le cas
pour le Président de l’Organisation du Peuple Amhara, qui mourut à sa
libération après une très longue période de détention. Le FLO continua
une guérilla sporadique, revendiquant la responsabilité de plusieurs atten-
tats en 1996. Les efforts diplomatiques incessants pour réconcilier le FLO
et le FDRPE n’avançaient toujours pas lorsqu’une nouvelle génération de
chefs du FLO rejeta le fédéralisme au profit d’un combat pour un État
oromo indépendant. Pendant ce temps, les organisations de défense des
droits de l’homme protestaient contre le grand nombre d’opposants poli-
tique, en particulier oromos, qui se trouvaient en détention tant officielle
que non officielle.
L’opposition venait d’une série d’associations professionnelles
d’enseignants, des syndicats et des journalistes. L’Association
Enseignante Éthiopienne (AEE) s’opposa à la politique gouvernementale
d’encouragement de l’enseignement en langues locales. En réponse, le
gouvernement licencia et mis en détention les principaux membres de
l’AEE, dont son Président qui fut arrêté en 1996 et qui fut condamné à
une peine controversée de 15 ans de prison, réduite plus tard en appel
pour permettre sa libération en mai 2002. Un autre membre dirigeant de
l’AEE fut abattu par la police en mai 1997, provoquant un tollé de protes-
tations. La Conférence des Syndicats Éthiopiens (CSE) était soumise à la
386 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Les plus en colère étaient ceux qui, en ville, avaient perdu emplois, pro-
jets de construction et revenus au profit de leurs voisins et concurrents
ethniques. En outre, une série de revendications concernant la reconnais-
sance du statut indépendant des groupes et sous-groupes ethniques et lin-
guistiques fut également rejetée ou reportée dans les années 1990.
Deux campagnes en faveur de l’indépendance ethnique furent particu-
lièrement énergiques et bien organisées pendant cette période : celle des
Silté et celle du Wolayta. Le groupe Silté, à prédominance musulmane, fit
pression pour obtenir un statut indépendant de leurs voisins Gouragué
relativement plus riches. En dépit de différences linguistiques et reli-
gieuses, les Silté avaient été considérés comme faisant partie intégrante
de l’ethnie gouragué depuis l’époque impériale. La migration régulière et
saisonnière des Gouragué vers la ville alors récemment créée d’Addis-
Abeba commença leur essor commercial et la naissance de leurs réseaux
commerçants dans le pays. Pendant que les précédents régimes prêtaient
peu d’attention aux distinctions entre les groupes collectivement dénom-
més Gouragué, avec le régime fédéraliste les riches commerçants virent
rapidement l’intérêt qu’ils avaient à exagérer de minimes différences eth-
niques pour tenter d’obtenir un statut politico-administratif indépendant
avec les allocations budgétaires et tous les avantages afférents au fait de
posséder son propre sous-groupe. Une conférence de 1997 à Butajira,
durant laquelle le gouvernement chercha maladroitement à étouffer le
problème, échoua à régler la revendication silté. En conséquence, le res-
sentiment général s’intensifia.
Dans le second cas, le Wolayta, ancien royaume historiquement puis-
sant, fit campagne pour avoir son propre territoire indépendant des
groupes environnants (Gamo, Goffa, Daro, et d’autres) avec lesquels il se
trouvait administré depuis la restructuration effectuée par le Derg en
1987. Alors que la religion était au cœur du problème Silté-Gouragué, la
langue et l’histoire furent mises en avant pour le Wolayta, au point que la
différence entre le wolaytigna et les autres langues régionales devint
l’objet d’une violente controverse à la fin des années 1990. L’introduction
de manuels scolaires rédigés dans une sorte de mélange synthétique de
divers dialectes locaux entraîna des autodafés de livres et des manifesta-
tions violentes à Sodo, la capitale du Wolayta en 1998 et 1999. Une
opposition vigoureuse se répandit dans le réseau d’écoles primaires
rurales. Le relatif manque d’investissements, dans la ville de Sodo, surtout
en comparaison avec la capitale du Sidamo Awassa (désormais la capitale
en pleine expansion du NPS), fut une nouvelle source de griefs.
Beaucoup de nationalistes du Wolayta furent emprisonnés et les frustra-
tions grandirent.
Ceux qui craignaient toujours que le fédéralisme ethnique conduise
inévitablement à la balkanisation de l’Empire éthiopien eurent à l’époque
388 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Deux mois plus tard, la dispersion violente d’une manifestation contre les
changements de relations entre la capitale du Sud, Awassa, et la zone
Sidama environnante, entraîna également de nombreux morts.
Depuis 2002, une série de changements connexes fut effectuée dans la
structure gouvernementale des régions, apparemment pour diminuer le
lien entre le financement budgétaire et l’unité administrative définie sur
l’ethnie. Le plus important de ces changements fut une évolution vers un
système de blocs de concessions, selon lequel les budgets des affaires du
gouvernement seraient directement transférés aux worédas. La décentrali-
sation au bénéfice des worédas avait été un objectif clair du gouverne-
ment pendant la plus grande partie de la dernière décennie, mais elle ne
fut introduite de manière abrupte qu’en 2002. Rendre inutile l’implication
des zones ethniques dans la gestion des budgets des gouvernements
locaux peut avoir un impact dramatique. Certains spéculent que la dimi-
nution du rôle et des ressources des zones dans le NPS s’inscrit dans la
volonté d’enlever la carotte budgétaire qui incitait les membres scolarisés
de nombreux groupes ethniques et linguistiques à chercher, pour leur
propre compte, une zone ethnique bien fournie. La réduction du person-
nel qui s’ensuivit, même au niveau régional, a sans doute été interprétée
comme une tentative de réduire le pouvoir des gouvernements régionaux.
Alors que la structure de la fédération reste fondamentalement inchangée,
les accords actuels insistent sur les unités démographiques, plus que sur
celles qui sont définies ethniquement dans l’allocation et le déploiement
des ressources de l’État.
Il demeure dans tout cela un domaine de conflits particulièrement inso-
lubles, c’est le contrôle des territoires où les communautés sont mobiles.
Par conséquent les disputes linguistiques très anciennes entre les éleveurs
somali et afar à propos des droits de pâturage, d’utilisation de l’eau et de
contrôle du territoire sur lequel ils migrent avec leurs troupeaux, est à
l’origine de conflits frontaliers constants entre les deux administrations
régionales. Ce conflit a occasionnellement troublé le trafic menant au port
de Djibouti, attirant en conséquence la colère du gouvernement fédéral. Le
gouvernement fédéral a organisé un référendum en octobre 2004, afin de
résoudre des disputes similaires entre les communautés somalies et oromo
de l’est et leurs gouvernements régionaux respectifs.
À partir de décembre 2003, le gouvernement fédéral a également tour-
né son attention sur le conflit entre les Anuaks, les Nuer et les originaires
du haut plateau vivant sur la frontière ouest dans la région de Gambella.
En 1991, l’association étroite entre les éleveurs nuers et le Front de
Libération du Peuple Soudanais, qui avait été soutenu par le Derg, amena
les Anuaks à bénéficier du changement de gouvernement et à gagner le
contrôle politique de l’État régional, dans lequel ils se proclamaient le
plus grand groupe ethnique. Le recensement de 1994 démontra que les
394 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
Conclusion
Jacques MERCIER
Le Prêtre-Jean
2. Du Bourguet 1969.
3. Les Latins perdirent le contact avec les Byzantins mieux informés sur l’Éthiopie, ne
serait-ce que par les anciens auteurs en langue grecque.
L’ÉTHIOPIE EN TANT QUE MYTHE 401
De l’éthiopianisme au rastafarisme
qui avaient créé la civilisation ; les Blancs n’avaient fait que la recevoir et
s’étaient surtout employés à convaincre le monde de leur propre supério-
rité. Ce nouveau Moïse n’était pas un nostalgique mais un lutteur. Selon
lui la rédemption passait par la réussite matérielle associée au nationalisme
noir par-delà les frontières du moment. L’Universal Negro Improvement
Association qu’il dirigeait compta jusqu’à plusieurs millions de membres
aux États-Unis et dans le monde. Garvey aimait comparer la diffusion de
sa pensée à celle du christianisme dans la Rome impériale.
La « Renaissance de Harlem » fut un événement si important qu’elle
fit oublier son placenta éthiopianiste.
À la fin de sa vie Garvey enseigna qu’Adam et Ève étaient noirs et
que les Blancs étaient des Noirs frappés de la malédiction de la lèpre
blanche, le premier Blanc étant Caïn, l’assassin de son frère... Sur ce
point il s’accordait avec un mouvement récemment fondé et dont il avait
rejeté les excès : le rastafarisme.
La victoire des troupes éthiopiennes sur les Italiens à Adoua en 1896
avait été aussitôt tenue pour bénéfique par les Noirs américains. Des réfé-
rences éthiopiennes avaient commencé à consteller le théâtre, la littérature,
les sermons, les rituels communautaires. Le royaume de Ménélik était
apparu à certains comme l’instrument choisi par Dieu pour opérer la
rédemption des Noirs. C’est dans cette veine que se situe l’identification
de l’empereur Haïlé Sélassié au Messie noir par un groupe de Jamaïcains
peu après son couronnement. Pour les rastafariens tous les titres de Haïlé
Sélassié sont vrais : il est vraiment le Lion vainqueur de la tribu de Juda,
l’Élu de Dieu venu sauver son peuple. Au regard de la misère et de
l’oppression subies par les rastafariens à la Jamaïque, cet espoir de salut
prit la figure concrète d’un désir de rapatriement rapide en Éthiopie.
L’appellation « rastafarien » fait référence, selon les rastafariens, au
nom personnel de Haïlé Sélassié. Mais comme juste avant de devenir
« roi des rois », Tafari avait été « roi » (negus) et non pas ras, il faut
peut-être voir dans l’appellation du mouvement un écho de la tournée
européenne en 1924 d’un ras Tafari qui savait si bien convaincre la presse
de son progressisme.
Durant une trentaine d’années le mouvement rastafarien resta confiné
aux classes les plus pauvres de la Jamaïque, mais depuis lors il a débordé
vers les classes moyennes et a essaimé dans le monde entier.
À partir de 1961 des rastafariens eurent la possibilité de venir s’établir
à Shashamané sur une terre donnée par l’empereur HaÏlé-Sélassié à la
communauté noire en remerciement pour l’aide qu’elle lui avait apportée
lors de l’agression italienne. Passé l’enthousiasme initial, les rastafariens
« rapatriés » se trouvèrent confrontés à l’hostilité d’une population oromo
qui se sentait spoliée tout à la fois par eux et par l’empereur, et qui, de
surcroît se montrait parfois raciste à leur égard. C’est au prix de bien des
L’ÉTHIOPIE EN TANT QUE MYTHE 405
souffrances que les plus tenaces persévérèrent à pratiquer leur religion sur
« leur » terre. L’Église orthodoxe, en Éthiopie ou en Jamaïque, exigea de
ces catéchumènes très particuliers l’abandon de leurs rituels et de leur
croyance en la divinité de Haïlé Sélassié.
Le refus manifesté par la plupart des rastafariens d’abandonner leur
foi pour se fondre dans l’identité orthodoxe éthiopienne fait apparaître le
mouvement rastafarien comme une entreprise de construction d’une nou-
velle identité éthiopienne. Essentiellement religieuse, celle-ci est aussi
empreinte de la mentalité marronne : soif indomptable de liberté, vie dans
les friches de la société, communauté instable et vulnérable. En cela elle a
un fort pouvoir d’attraction sur les révoltés du monde.
L’éthiopianisme a porté les Noirs américains depuis leur apprentissage
de référents culturels imposés jusqu’à la prise en charge de leur destin. Il
a été parfois perçu comme un échec dans la mesure où, à la différence du
sionisme, il n’a pas réussi à donner une terre au « peuple noir ». Mais
cette évaluation peut paraître erronée dans la mesure où il a plutôt fait
office de première peau, façonnée dans la langue anglaise et la religion
chrétienne, qui a permis à la peau profonde de mûrir. Ce statut transitoire
de l’éthiopianisme est bien perceptible si l’on a égard aux mouvements
qui en ont pris le relais, qu’il s’agisse de l’émancipation des Africains-
Américains, de l’anticolonialisme ou de la reconnaissance des civilisa-
tions africaines et en particulier de l’africanité de l’Égypte.
En résumé, le merveilleux de l’Éthiopie des Grecs est, pour une large
part, le fruit d’une pensée de la nature, curieuse du mouvement des astres,
de la forme du monde et de la génération des êtres. L’Éthiopie chrétienne
est le produit d’une doctrine eschatologique recourant à l’herméneutique.
L’Éthiopie, non contente d’être du petit nombre de pays dont le nom
est chargé de mythes, se révèle de surcroît exceptionnelle par l’amplitude
des variations de cette charge mythique : du plus haut au plus bas, du plus
bas au plus haut, et parfois même les deux positions simultanément.
Un trait commun paraît émerger des figures positives de l’Éthiopie, la
piété. Est-ce parce que l’Éthiopie est un mythe de la piété que tant de
gens ont tenté de l’incarner ?
Bibliographie
Patrick GILKES
porta également des succès substantiels dans les États régionaux les plus
importants en enlevant 106 sièges (36 %) dans la région Amhara, alors
que l’opposition dans son ensemble prenait globalement 150 sièges (27 %)
dans l’Oromiya et 77 (22 %) dans la Région du Sud.
Le déroulement des élections offrit à l’opposition et à la société civile
un espace politique considérable, malgré un certain nombre de doutes
clairement exprimés au regard de l’impartialité des procédures, notam-
ment en ce qui concerne la constitution de la Commission électorale elle-
même. Le gouvernement prit l’initiative de négocier avec l’opposition et
donna son accord à un certain nombre de réformes électorales tendant à
créer des conditions de procédures plus acceptables. Celles-ci compren-
nent des modifications de la loi électorale visant à améliorer la procédure
des inscriptions, la création par la Commission électorale d’un forum
conjoint pour résoudre les problèmes, la création d’un site Web de la
commission , la garantie d’accès aux médias contrôlés par l’État ainsi que
la création d’un programme d’éducation civique par les organisations de
la société civile et d’un code de conduite détaillé pour le FDRPE.
La campagne électorale fut caractérisée par un niveau de liberté de
débats sans précédent. Des heures de débats diffusés en direct tant à la
télévision qu’à la radio permirent à une vaste audience d’acquérir de
larges idées sur la politique des partis. Les débats, parfois agressifs,
étaient avidement écoutés et jouèrent un rôle majeur en donnant aux élec-
teurs, particulièrement dans les zones rurales, une idée des alternatives en
présence et en encourageant ceux-ci à la participation. La formule selon
laquelle les porte-parole du FDRPE exposèrent leur politique, offrant
ainsi la liberté aux dirigeants des partis d’opposition d’y opposer libre-
ment leurs critiques plutôt que d’être contraints de définir leur propre pro-
gramme, favorisa l’opposition.
Malgré la franchise de ces débats favorablement accueillie entre autres
par l’Union Européenne (UE) qui les décrivit comme mettant en œuvre
un «profond changement» dans le processus démocratique de l’Éthiopie,
les partis de l’opposition accusèrent le gouvernement d’intimidations sub-
stantielles pendant la campagne, notamment d’arrestations et même
d’assassinats. Un rapport de Human Right Watch relatif à la région oromo
allègue que l’étendue des répressions fut telle que les élections en sont
devenues une «opération creuse». Le gouvernement répondit que ces
accusations étaient dénuées de tout fondement, mais le Premier ministre
Meles Zenawi annonça cependant en janvier 2006 qu’une enquête serait
faite sur les allégations de violations de droits de l’homme en région
oromo.
Un facteur important d’encouragement à des élections plus ouvertes
fut le niveau financier sensiblement plus important mis à la disposition de
l’opposition. Par l’entremise des Services Internationaux de Réforme
LES ÉLECTIONS DE 2005 409
d’expulsion juste avant les élections faute d’avoir été régulièrement ins-
crites bien que les organisations ainsi mises en cause aient justifié de leur
participation à un certain nombre d’élections controversées notamment au
Kirghizstan, en Géorgie et en Ukraine. Le nombre des observateurs
locaux fut moins important que prévu car il était effectivement limité par
un décret du NEBE daté d’avril bien que ce décret ait été annulé par le
juge au début du mois de mai, trop tard cependant pour que beaucoup des
observateurs locaux puissent prendre part au processus électoral.
L’allocation officielle dans les médias de l’État de 54 % du temps de
parole au profit des groupes d’opposition avec 46 % pour le FDRPE per-
mit une campagne plus ouverte. La couverture de l’opposition en termes
d’espace dépassa cependant ce taux car l’UEDF obtint 26 % de la couver-
ture TV, la CUD 23 % et les autres 10 %, alors que l’FDRPE se réservait
41 %. Les diffusions en langue oromo et en amharique étaient plus équili-
brées que celles en tigrigna. Les médias audiovisuels gouvernementaux
présentaient le FDRPE sous un jour largement favorable et les reportages
sur l’opposition tendaient à être négatifs et soulignaient les réclamations
relatives au processus électoral3. En revanche, la presse amharique privée
soutenait largement l’opposition en alléguant des événements, souvent
inventés, pour discréditer le FDRPE. Trois ou quatre journaux y compris
Le Capital, Fortune et Reporter, journaux privés en langue anglaise,
bénéficièrent d’un lectorat accru.
La campagne était vigoureuse et ne mâchait pas ses mots. Les obser-
vateurs critiquèrent aussi bien le FDRPE que l’opposition pour leurs
excès de langage. Le FDRPE prétendait que la CUD essayait de répandre
la violence ethnique et d’organiser une révolution à la manière de
l’Ukraine, de la Géorgie ou du Kirghizstan. La CUD alléguait que le gou-
vernement avait l’intention de provoquer la violence afin de freiner une
victoire de l’opposition.
Les défilés massifs à la Place Meskal à Addis-Abeba les 7 et 8 mai4,
une semaine avant les élections, constituèrent un facteur déterminant de la
campagne. La première manifestation fut organisée par le FDRPE. On
estime qu’il y eut entre 350 et 750 000 personnes pour y prendre part. Le
jour suivant, les partis d’opposition réussirent à porter sur la place un
nombre de manifestants sensiblement plus important et l’autorité du gou-
vernement FDRPE fut sévèrement entamée. Pour la première fois on com-
mença à croire que l’opposition pourrait avoir un impact réel et qu’elle
pourrait s’assurer le contrôle d’Addis-Abeba et même l’emporter ailleurs.
3. Monitoring the Media Coverage of the 2005 Parliamentary and Regional Council
Elections in Ethiopia, Graduate School of Journalism and Communications, Addis Ababa
University, Addis Ababa, May 2005.
4. C’est la plus grande place de la capitale, située en plein centre ville.
LES ÉLECTIONS DE 2005 411
Gérard PRUNIER
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tale existant actuellement sur l’Empereur Tewodros II].
TRIULZI A., 1981, Salt, Gold and Legitimacy: Prelude to the History of a
No-man’s Land: Bela Shangul, Wallaga, Ethiopia (ca. 1800-1898),
Istituto Universitario Orientale, Naples, [Une étude historique sur le
XIX e siècle dans l’une des périphéries éthiopiennes les plus mal
connues].
ZEWDE GEBRE SELLASSIE, 1975, Yohannes IV of Ethiopia. A Political
Biography, Clarendon Press, Oxford, [La biographie standard de
l’Empereur Yohannes IV].
AFRICA WATCH, 1991, Evil Days : Thirty Years of War and Famine in
Ethiopia, Africa Watch, Londres, [Une histoire « objective » de la révo-
lution, factuellement complète mais un peu loin du vécu éthiopien].
ANDARGACHEW TIRUNEH, 1993, The Ethiopian Revolution, 1974-1987;
from an aristocratic to a totalitarian autocracy, Cambridge University
Press, Cambridge, [Une présentation objective de la révolution que la
date de sa publication ne permet pas de couvrir complètement].
BALSVIK Randi R., 1985, Haile Selassie’s Students: The Intellectual and Social
Background to Revolution, 1952-1977, East Lansing: African Studies cen-
ter, Michigan State University, [Le seul ouvrage systématique sur la géné-
ration des étudiants révolutionnaires par un professeur scandinave qui
enseignait à l’Université d’Addis-Abeba à la veille de la révolution].
BUREAU Jacques, 1987, Éthiopie, un drame impérial et rouge, Ramsay.
Paris, [Une réflexion très personnelle sur le phénomène de la révolu-
tion éthiopienne].
CLAPHAM Ch., 1988, Transformation and Continuity in Revolutionary
Ethiopia, Cambridge University Press, [La meilleure étude du phéno-
BIBLIOGRAPHIE RAISONNÉE 427
Les ouvrages cités par Francis FALCETO sont les seuls existant.
HOLCOMB B. et SISSAY IBSA, 1990, The invention of Ethiopia, Red Sea Press,
Lawrenceville, [Livre assez délirant écrit pour expliquer que l’Éthiopie
n’existait que par les manipulations impérialistes européennes du XIXe
siècle mais qui doit son intérêt à la popularité qu’il suscita lors de la
chute du communisme en Éthiopie. Peu fiable historiquement il se pré-
sentait comme une antidote à la vision centraliste et téléologique de «
l’histoire amhara » et des « trois mille ans de royauté solomonienne »].
SORENSON John, 1993, Imagining Ethiopia: Struggles for History and
Identity in the Horn of Africa, New Brunswick, NJ.: Rutgers
University Press, 1993. [Moins « populaire » que le livre de Sisay Ibsa
et Bonnie Holcomb, un ouvrage qui prétend « déconstruire » l’histoire
éthiopienne et mettre en doute la réalité de l’existence du pays].
Introduction ........................................................................................ 5
1. L’espace géograhique éthiopien, un moule de fortes
densités rurales .............................................................................. 9
Une nature essentiellement montagnarde : atout ou faiblesse ? ..... 10
Un peuplement principalement montagnard .................................. 16
Évolution du foncier rural et vulnérabilités des campagnes
éthiopiennes .................................................................................... 22
Des campagnes surpeuplées et un déficit urbain ............................ 27
Conclusion ...................................................................................... 32
Bezunesh Tamru et Jean-Pierre Raison
2. Les peuples d’Éthiopie ................................................................ 37
Représentations et classifications de la diversité ethnique en Éthiopie . 37
Principaux éléments de description ................................................ 42
Tableau succinct des ensembles ethniques éthiopiens ................... 49
Éloi Ficquet, Arnaud Kruczynski, François Piguet et Hugo Ferran
3. La restauration de l’État éthiopien dans la seconde
moitié du XIXe siècle ................................................................... 89
L’ascension de Tewodros II et la restauration de la monarchie
(1855-1868) .................................................................................... 92
L’Éthiopie divisée : une décennie de compétition en vue
du lit royal (1868-1878) ................................................................. 97
Les agressions étrangères et l’expansion nationale (1878-1896) .... 100
Des dernières années de l’époque de Ménélik jusqu’en 1916 ..... 106
Shiferaw Bekele
4. Haïlé Sélassié et son temps ......................................................... 109
Les origines du futur empereur et son chemin vers le trône ........ 109
Les débuts du règne de Haïlé Sélassié : invasion, exil
et restauration (1930-1941) .......................................................... 113
Conclusion .................................................................................... 130
Christopher Clapham
438 L’ÉTHIOPIE CONTEMPORAINE
L’Éthiopie contemporaine
hommes et sociétés