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LE VIVANT EN ACTIVITÉ

Besoin, problème et créativité chez H. Bergson

Julien Douçot

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2008/2 Tome 71 | pages 245 à 268


ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.712.0245
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2008-2-page-245.htm
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Le vivant en activité
Besoin, problème et créativité chez H. Bergson *
J U L I E N D O U Ç OT
Professeur de philosophie (Saint-Denis)

On sait que le thème de la vie traverse l’ensemble du bergsonisme, depuis


Matière et mémoire jusqu’aux Deux sources de la morale et de la religion.
Pourtant, cette identité apparente d’un même vocable masque les importan-
tes métamorphoses de la pensée bergsonienne et de sa conception de l’acti-
vité du vivant. Une discrète substitution de concepts s’opère après Matière
et mémoire, substitution par laquelle Bergson cesse de considérer la vie sous
l’aspect naturaliste du besoin, pour utiliser la catégorie plus compréhensive
et plus complexe de problème. En effet, à partir de L’évolution créatrice,
vivre ne consiste plus simplement à satisfaire un ensemble de besoins: la vie
dans son ensemble est problématisante, elle accomplit silencieusement un
singulier effort de position et de résolution de problèmes. Le changement de
perspective est imperceptible, car la littéralité des textes ne trace aucun lien
entre la soudaine disparition du besoin et l’usage nouveau de la notion de
problème qui apparaît dans L’évolution créatrice. Pourtant cette absence, ce
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non-rapport, signale un bouleversement profond dans la pensée de Bergson,
et plus précisément dans la façon dont il pose et résout la question des
valeurs du vivant et des finalités de son activité en général.
De la catégorie de besoin à celle de problème, nous n’assistons donc pas
seulement à une substitution de concept, mais au déplacement d’une ques-
tion. Lorsque la notion classique de besoin apparaît dans Matière et
mémoire, elle vise évidemment à expliquer le comportement de l’individu
vivant et l’orientation finalisée de ses actes. Elle est alors utilisée dans son
acception traditionnelle, pour désigner l’état de l’être vivant à l’égard des
moyens garantissant sa survie, et plus généralement la survie de son espèce:

* Nous citons les œuvres de Bergson d’après l’édition du centenaire, aux PUF, en indi-
quant ensuite la pagination de la collection Quadrige. Nous utiliserons les abréviations suivan-
tes : MM pour Matière et mémoire, EC pour L’évolution créatrice, PM pour La pensée et le
mouvant, Parall. pour « Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive » publié
dans le recueil des Mélanges (paru aux PUF).
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elle renvoie à l’ensemble de ses préférences vitales 1. Pourtant, en faisant


usage d’un terme aussi ancien et aussi sédimenté dans la langue philosophi-
que, Bergson en adopte implicitement (et peut-être malgré lui) tous les pré-
supposés. Aucun concept n’est innocent, dira plus tard Bergson : tout
concept s’inscrit dans un problème, bon ou mauvais, d’où il est né. Accepter
un concept signifie accepter le découpage qu’il opère, le problème et les pré-
supposés qu’il implique, au risque de passer à côté des articulations réelles
des choses 2. En l’occurrence, le concept de besoin répond à la question :
pourquoi l’individu vivant agit-il ? Il suppose d’emblée une certaine philo-
sophie des valeurs, d’après laquelle les désirs et les actes de l’être vivant sont
subordonnés à une finalité unique, essentielle : la conservation individuelle
et spécifique, comme valeur suprême de la vie. Or c’est précisément cette
philosophie des valeurs vitales qui se trouve mise à mal avec le concept de
problème. Si la vie dans son ensemble consiste en un mouvement créateur
et se dépassant lui-même, si les problèmes qu’elle pose et résout marquent
les étapes successives de l’inventivité biologique, se conserver cesse alors
d’être l’impératif souverain et la loi nécessaire de la vie. Impuissante à ren-
dre compte des finalités de l’évolution, la conservation demeure simplement
l’obsession de chaque espèce particulière 3. On dira certes que le point de
vue a changé, qu’il ne s’agit plus seulement de déterminer les valeurs de
l’être vivant dans son individualité, mais bien plutôt d’élargir le regard en
le portant sur la vie en général – et les commentateurs interprètent souvent
la transition entre Matière et mémoire et L’évolution créatrice comme ce
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simple agrandissement de focale : on passerait de la vie individuelle et psy-
chologique à la vie dans son ensemble. Mais on n’explique pas par là pour-
quoi la question elle-même a changé, et surtout pourquoi la catégorie de pro-
blème est venue précisément répondre à la question des valeurs du vivant.
Bien plus : ce qui reste à expliquer, c’est l’extension inédite que reçoit le
concept de problème à partir de L’évolution créatrice. Les deux premiers
ouvrages de Bergson présentaient la notion de problème sous un aspect sim-
plement épistémologique : les problèmes se posaient, ils pouvaient être bien
ou mal posés, mais dans tous les cas le domaine du problématique renvoyait
à l’exercice de la pensée et à lui seul. Or, par un curieux déplacement,

1. MM, p. 334/22 : « Le besoin de se nourrir n’est pas le seul. D’autres s’organisent autour
de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l’individu ou de l’espèce ».
2. Nous renvoyons aux pages célèbres de l’introduction de PM, où Bergson expose les cri-
tères d’un problème bien posé et opère une critique radicale des faux problèmes en philoso-
phie.
3. Cf. EC, chap. II, notamment p. 602/128.
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L’évolution créatrice nous fait assister à l’effort accompli par la vie elle-même
pour poser et résoudre des problèmes : le concept prend alors une dimen-
sion nouvelle, proprement ontologique et vitale. Jusqu’alors simple catégo-
rie de la pensée, le problématique devient aussi et surtout une catégorie de
l’être et de la vie, car il en définit la dynamique et les tendances fondamen-
tales 4. Ce bouleversement de la notion de problème ne va pas sans une réin-
scription nécessaire de la pensée dans le domaine de la vie, où le travail de
la pensée devient une continuation de l’élan vital: ainsi, par une sorte d’ef-
fet de miroir, la signification biologique que Bergson confère à l’opération
problématisante permet de réfléchir en retour, au sens presque optique du
mot, la spécificité et la singularité de la pensée philosophique.
Nous avons donc à expliquer un ensemble de transformations qui mar-
quent une étape importante de la pensée bergsonienne, à savoir le passage
de Matière et mémoire à L’évolution créatrice. Elles se caractérisent par
l’abandon du concept de besoin, l’extension corrélative du concept de pro-
blème, et les changements affectant la question des valeurs vitales qui sous-
tendent et rendent possible cette évolution. En nous attachant à cette série
de déplacements, nous espérons saisir la dynamique d’une pensée dans la
genèse des problèmes qu’elle pose, et tracer ainsi une histoire du problème
des valeurs du vivant chez Bergson en mettant l’accent sur les éléments géné-
tiques de sa constitution. Une telle démarche suppose de revenir à l’origine
de cette question, en portant au jour la thématique du besoin telle qu’elle
est exposée dans Matière et mémoire.
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Besoin et problème dans Matière et mémoire: la genèse de l’expérience

Parmi les multiples problèmes formant la trame complexe, la sinuosité


et la densité extrême du texte de Matière et mémoire, il en est un qui le tra-
verse dans son ensemble : celui de la genèse de l’expérience. Le champ de
l’expérience est en effet le lieu concret où se rencontrent les différents plans
explorés par Bergson – matière, perception, mémoire – au point que la thé-
matique de la genèse peut servir de clef pour appréhender l’œuvre dans sa

4. Ce point est souligné brièvement mais fermement par Deleuze: « Selon Bergson, la caté-
gorie de problème a une importance biologique beaucoup plus grande que celle, négative, de
besoin » (Le bergsonisme, PUF, 1966, p. 5, note). Comme nous le verrons, le propos de Deleuze
est en partie discutable, car le développement des thèses de Matière et mémoire nous semble
au contraire reposer essentiellement sur le concept de besoin. La question qui se pose alors est
plutôt celle de son abandon dans L’évolution créatrice.
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totalité. Il faut prendre ici le mot « expérience » dans toute l’étendue de ses
significations : le terme désigne certes l’épreuve immédiate d’un rapport à
l’extériorité, comme dans la perception, mais il renvoie aussi à l’acquisition
d’un ensemble de savoir-faire, d’habitudes, cristallisés dans la coordination
des perceptions et des mouvements. Or le concept de besoin trouve précisé-
ment son usage au sein de ce thème génétique, un usage inédit malgré le sens
philosophique traditionnel dont il est chargé. A cet égard, le texte essentiel
se trouve au quatrième chapitre de Matière et mémoire :

« Nos besoins sont autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité
des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satis-
faire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y
délimiter d’autres corps avec lesquels il entrera en relation comme avec des
personnes. Etablir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi
découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre » 5
(l’auteur souligne)

Un modèle optique dont nous avons à suivre le fil 6 permet ici de théma-
tiser la fonction du besoin dans son rapport à l’expérience (entendue à la fois
comme perception sensible et relation sensori-motrice avec l’extériorité), et
de saisir la spécificité de son usage dans la pensée bergsonienne. Que nous
apprend l’expression de « faisceau lumineux » ? Tout d’abord, que le besoin
s’avère rendre compte de la perception dans son apparition, et recevoir ainsi
un rôle génétique dans la constitution de l’expérience. En effet, il n’inter-
vient pas simplement comme le signe négatif d’un manque à combler, sus-
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ceptible d’expliquer le comportement du vivant dans son aspect finalisé et
intentionnel. Il se révèle agir au cœur même de l’expérience, puisqu’il la fait
naître pour se satisfaire : la visibilité des choses a pour origine l’écart qui se
creuse entre le besoin et sa satisfaction, écart mesuré et réfléchi positivement
dans la perception, en une sorte d’effet de miroir. Le mot « faisceau », pris
en un premier sens, signifie donc que la lumière émanant des choses trouve
sa source dans le hiatus, dans l’espace obscur ouvert par le manque consti-

5. MM, p. 334/222.
6. Il s’agit bien d’un modèle (et non d’une métaphore) qui renvoie sans doute aux « ima-
ges » du premier chapitre de MM, comme visibilités habitant les choses mêmes sans se dévoi-
ler nécessairement à une conscience. Si l’importance des modèles optiques chez Bergson ne
doit pas être sous-estimée, c’est parce qu’ils ont une portée proprement ontologique : la vision
est l’emblème de toute perception, la lumière est la substance immédiate de la matière. Il ne
s’agit pourtant pas d’une réduction de la perception au visible, car le propos de Bergson s’ap-
puie principalement sur l’unification de la théorie électromagnétique opérée par Maxwell à la
fin du XIXe siècle : le concept scientifique permettant de qualifier les images et la perception
est donc celui d’onde, même si la lumière fait souvent figure d’exemple privilégié.
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tutif du besoin. Celui-ci est l’élément actif mais inaperçu de la genèse de


l’expérience : en tant que tel, il provoque et rend possible toute perception,
toute visibilité.
Ainsi la perception ne précède pas le besoin, c’est au contraire le besoin
qui précède la perception et justifie son existence. De sorte que le modèle
optique fait apparaître en un deuxième temps le rôle essentiellement nor-
matif du besoin : les éléments de l’expérience qu’il met en lumière sont par
là même valorisés, affectés d’un potentiel positif ou négatif selon la satis-
faction ou le danger virtuels qu’ils expriment. Si vivre consiste à préférer et
exclure, à être soucieux ou indifférent, les préférences du vivant se reflètent
immédiatement dans le contenu de son expérience. L’être vivant n’agit pas
en fonction de valeurs qui seraient extérieures à sa perception et utiliseraient
celle-ci à titre de moyen: au contraire, toute perception est d’emblée un juge-
ment de valeur ou, pour le dire plus justement, l’expression d’une préfé-
rence vitale.
Davantage, on conçoit que le besoin puisse agir sur le contenu même
d’une expérience qu’il a fait apparaître, en déterminant les contours et les
articulations utiles des objets capables de le satisfaire. Valoriser une percep-
tion, c’est en même temps la distinguer, la faire saillir, la tailler à la mesure
de ce que l’on attend d’elle. La fonction normative du besoin a donc pour
corollaire immédiat une fonction structurante, par où l’expérience acquiert
sa forme et son dessin. L’étrange paradoxe soulevé par le texte de Bergson –
nous avons un corps parce que nous avons des besoins, et non l’inverse –
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s’éclaire alors : l’avoir équivaut ici à un percevoir. Le besoin rend conjointe-
ment visibles les contours du corps propre, les contours des objets exté-
rieurs, la distance qui les sépare, comme un ensemble de moyens en vue de
sa satisfaction. Le « faisceau lumineux » n’apporte pas seulement l’éclairage
direct, mais aussi la lumière oblique ou le clair-obscur qui permet aux cho-
ses de se distinguer réciproquement selon ce qu’elles valent, et de porter
ainsi leur aspect au regard du vivant.
Fonction génétique, normative et structurante : les trois dimensions du
concept de besoin sont donc inséparables. Elles en déterminent un usage
essentiel et singulier dans la thématique bergsonienne de la genèse de l’ex-
périence. Si bien que le modèle optique se double d’un modèle économique,
où l’être vivant devient une structure définie par un système de moyens au
service de la conservation comme fin ultime. Et pour cause : si l’existence
même du visible indique qu’il n’y a pas d’immédiateté entre le besoin et sa
satisfaction, les perceptions et les mouvements qui constituent le champ
250 Julien Douçot

empirique ont précisément pour fonction biologique de combler cette dis-


tance, de servir de médiation entre le manque et le contentement. La brèche
par où s’ouvre l’expérience corporelle est donc à la fois l’expression et l’ins-
trument du besoin. Dès lors, elle délimite rigoureusement les puissances que
le besoin se donne et les moyens qu’il se taille dans la masse du sensible pour
s’assouvir. Essentiellement économe, il sélectionne et exclut donc en fonc-
tion de ce qui l’intéresse, il agit comme un principe de rareté au sein de l’ex-
périence en écartant d’elle toute perception qui n’envelopperait pas une
satisfaction virtuelle 7. Se dessine alors une image de la vie qui a peu à voir
avec la « surabondance » que Bergson lui attribuera plus tard 8 : elle figure
plutôt la pauvreté, pauvreté d’une expérience vitale toute entière tournée
vers la conservation, pauvreté au regard de l’immensité des perceptions vir-
tuelles enveloppées dans le monde du visible.
Une question se pose néanmoins, car le problème de la genèse de l’expé-
rience n’est pas résolu ni épuisé par une référence au concept de besoin, si
important soit-il. Une fois dit que le besoin fait apparaître les choses, défi-
nit leur valeur et trace leurs articulations, il reste toujours à savoir comment
se constitue l’expérience dans ce qu’elle a d’essentiel : le rapport à l’extério-
rité, c’est à dire à la matière. Perceptions et mouvements supposent en effet
une ouverture du vivant au milieu externe, une inscription de l’extériorité
dans le tissu de son expérience dont ne peut rendre compte le principe de
conservation. Tout se passe donc comme si le besoin provoquait la nécessité
de l’expérience et définissait ses lignes de force, mais restait impuissant à en
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expliquer la nature – un peu comme ferait une boussole qui indiquerait au
promeneur la direction à suivre, sans toutefois lui permettre de marcher sur
le sentier. Le texte de Matière et mémoire témoigne bien de cette difficulté:
lorsque le besoin se « taille » un corps propre et « taille » les corps extérieurs,
il opère dans le milieu impersonnel du sensible, dont on ne sait comment il
devient un sensible pour le vivant. Le modèle du « faisceau lumineux »,
lorsqu’il détermine le manque comme unique source de visibilité, reste donc
insuffisant et doit être complété. C’est pourquoi une autre lignée de concepts
parcourt Matière et mémoire et vient doubler le besoin, introduisant une
thématique susceptible de remettre en question son privilège dans la ques-

7. « Il y a, dans cette pauvreté nécessaire de notre perception consciente, quelque chose de


positif et qui annonce déjà l’esprit: c’est, au sens étymologique du mot, le discernement. » (MM,
p.188/35 – nous soulignons).
8. Cf. l’hommage à William James dans PM: « Tandis que notre devise à nous est Juste ce
qu’il faut, celle de la nature est Plus qu’il ne faut – trop de ceci, trop de cela, trop de tout. »
(PM, p. 1441/240 – l’auteur souligne).
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tion de la genèse de l’expérience. Or il est remarquable que l’ensemble de


ces concepts s’articule autour d’une définition du vivant comme « centre
d’indétermination », et laisse justement apparaître pour la première fois dans
le bergsonisme un usage nouveau de la notion de problème, appelé à se déve-
lopper plus tard dans L’évolution créatrice.
Il ne nous appartient pas ici d’entrer dans le détail des thèses célèbres du
premier chapitre de Matière et mémoire. On sait que Bergson y pose et
résout le problème des rapports entre conscience et matérialité à partir d’un
concept aux résonances étranges, l’ « image », comme substance qualifiant
indissociablement le contenu de la conscience et l’être de la matière. Il faut
néanmoins en retenir l’essentiel pour la question qui nous occupe: il s’agit
bien là d’une genèse de l’expérience, dont le vecteur principal est une carac-
térisation de la vie comme indétermination. Bergson opère en effet un décou-
page original des faits et des concepts qui lui permet une position inédite du
problème. D’un côté, nous nous trouvons en présence d’individus vivants
disposant d’une part d’indétermination, c’est à dire de liberté ou de choix,
dans les rapports variés qu’ils entretiennent avec le milieu – l’indétermina-
tion étant proportionnée à la complexité du système nerveux et, par consé-
quent, à l’étendue de la perception 9. De l’autre apparaît une matière dont
l’être est d’emblée perception ou image, perception inaperçue et annulée car
elle se prolonge immédiatement en mouvement, en interaction universelle.
Or s’il y a pour le vivant une nécessité d’agir et de choisir, il faut bien que le
mouvement des images soit suspendu, interrompu, fournissant ainsi une
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prise pour l’action : la perception consciente n’est pas autre chose.
L’indétermination crée précisément ce mince interstice, ce temps de latence
entre l’action d’une image et sa réaction d’une autre image : elle ouvre ainsi
l’intervalle de durée au sein duquel se déploie la conscience et l’expérience
vitale 10.
C’est donc bien l’indétermination qui rend possible la constitution de la
perception consciente, et permet de tracer ce rapport entre conscience et
matière qui manquait à la thématique du besoin. Toutefois, la genèse de l’ex-
périence resterait vague si l’on s’en tenait à cette caractérisation négative, à
cet indéterminé, justement. Qu’est-ce qui surgit positivement dans la per-
ception ? Le besoin nous l’a déjà indiqué: les images perçues sont sélection-

9. « Le système nerveux est construit, d’un bout à l’autre de la série animale, en vue d’une
action de moins en moins nécessaire » (MM, p. 181/27).
10. « Partons de cette indétermination comme du principe véritable. Cherchons, une fois
cette indétermination posée, si l’on ne pourrait pas en déduire la possibilité et même la néces-
sité d’une perception consciente » (MM, p. 182/27).
252 Julien Douçot

nées pour leur utilité et, en tant que telles, forment un appel aux puissances
corporelles de l’individu 11. La perception rend visible un ensemble de mou-
vements virtuels, et rien d’autre. En elle se reflète la capacité d’agir et l’éten-
due du choix qui s’offre à l’être vivant, car le relief et la découpe des choses
sont autant d’actions virtuelles, autant de signes s’adressant à notre corps et
lui suggérant ses points d’ancrage dans la matière. Une des grandes origina-
lités de Bergson réside bien dans ce geste qui porte le mouvement dans la
perception, sous forme de virtuel, et permet d’établir l’immanence récipro-
que de la liberté, de la perception et du mouvement dans le tissu de l’expé-
rience 12. Mais plus encore, ce point est essentiel car il introduit un second
effet de miroir qui vient redoubler la réflexion du besoin dans l’expérience
vitale. Celle-ci ne renvoie pas seulement l’image d’un manque, elle reflète
virtuellement et positivement la puissance d’agir de l’individu et l’ensemble
de ses prises sur l’extériorité. C’est pourquoi Bergson peut affirmer que
toute perception est aussi une « question élémentaire » posée à l’activité
motrice 13. Le terme n’a rien d’anodin et l’on ne saurait lui accorder trop
d’importance : il définit précisément l’essence de l’expérience vitale comme
intrinsèquement questionnante ou problématisante.
La genèse de la perception marque ainsi l’instauration d’un champ pro-
blématique pour l’individu vivant. A ce stade de la pensée bergsonienne, la
notion de problème n’est pas entièrement déterminée. Elle ne le sera que
bien plus tard, lorsque Bergson tentera a posteriori de formuler les diffé-
rents plans de sa méthode 14. Et encore, il s’agira seulement de définir ce
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qu’est un problème pour la pensée: le problématique comme dimension de
la perception et de l’être ne sera jamais explicité et restera un concept pure-
ment opératoire. Il est pourtant lié à ce qui demeure historiquement comme
l’essentiel du bergsonisme, à savoir la thématique de la durée. En effet,

11. « La perception consciente n’atteint pas le tout de la matière, puisqu’elle consiste, en


tant que consciente, dans la séparation ou le « discernement » de ce qui, dans cette matière, inté-
resse nos divers besoins » (MM, p. 218/75)
12. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre Merleau-Ponty lorsque, dans une visée polémi-
que, il reproche implicitement à Bergson de n’avoir pu établir de lien intrinsèque entre percep-
tion et mouvement : « La philosophie ne dispose pas d’une idée de la conscience et d’une idée
de l’action qui rendrait possible entre elles une communication intérieure » (La structure du
comportement, PUF [Quadrige] p. 177).
13. Cf. Les passages de MM sur le système nerveux : « Autant il y a de fils allant de la péri-
phérie vers le centre, autant il y a de points de l’espace capables de solliciter ma volonté et de
poser, pour ainsi dire, une question élémentaire à mon activité motrice: chaque question posée
est justement ce que l’on appelle une perception » (MM, p. 194/43 – nous soulignons).
14. Sur ce point, les seuls textes dont nous disposons sont ceux de PM, Introduction,
Deuxième partie.
Le vivant en activité 253

Matière et mémoire nous révèle que la perception se situe précisément au


point de confrontation entre conscience et matière. La perception signale
ainsi l’intrusion de l’extériorité dans l’expérience vitale et fait naître corré-
lativement la temporalité subjective de la conscience. Le problématique
devient alors le caractère essentiel de la durée, en tant qu’elle rassemble en
elle toutes les dimensions immanentes à la perception: une mise en rapport
avec la matière, un ensemble de mouvements virtuels, une sollicitation au
choix et à la production de nouveauté. Prise en ce sens, la durée n’a donc rien
de cette mélodie subjective par laquelle, simples spectateurs, nous contem-
plerions la succession fugitive de nos impressions sensibles. Elle n’est pas
non plus ce milieu clos, ce moi refermé qui se développerait pour lui-même
sans aucun rapport à un dehors. Elle constitue plutôt ce qui pose problème
au vivant, ce par quoi le vivant pose lui-même le problème de sa relation au
milieu. Elle qualifie l’expérience vitale comme ensemble de questions,
comme tissu hétérogène dont les contenus témoignent immédiatement
d’une prise virtuelle sur l’extériorité et d’une indétermination du choix 15.

Le cercle du besoin et de l’indétermination

Ainsi se dessinent tous les éléments d’une genèse de l’expérience qui a


pour moteur le besoin, pour condition l’indétermination et pour contenu
positif le mouvement virtuel. Elle aboutit enfin à l’instauration d’un champ
problématique, constitutif de la durée, où se mirent les rapports variés entre
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l’être vivant et ce qui l’entoure. Mais une difficulté théorique, sous-jacente
à l’ensemble du procès, demeure néanmoins. Les deux lignes de concepts
qui rendent possible la genèse de l’expérience restent hétérogènes et parais-
sent dériver de sources différentes. D’un côté le besoin se présente comme
une catégorie biologique utilisée sans être questionnée – et nous avons déjà
souligné ses présupposés essentiels : une normativité obéissant à un prin-
cipe d’économie, une réduction des valeurs vitales à la conservation. De l’au-
tre apparaît l’indétermination comme concept proprement philosophique,
dérivé de l’expérience de la durée et de la liberté. Or entre ces deux concepts,
la relation n’est pas analytique mais synthétique : nulle part Bergson n’indi-

15. Ce thème d’une durée problématisante et constituée par ce qu’elle prélève à la matière
est exposé dans le IVe chapitre de MM, où Bergson développe l’idée d’une mémoire qui
« contracterait » selon son rythme les vibrations de la matière, produisant l’ « hétérogénéité »
des qualités sensibles et la possibilité du choix. La durée comme différence interne aurait ainsi
pour condition un rapport immédiat à l’extériorité.
254 Julien Douçot

que pourquoi l’individu vivant est à la fois un être de besoin et un être doué
de liberté. La complémentarité apparente du besoin et de l’indétermination
pose ainsi en creux la question insistante de leurs rapports et de leur dépen-
dance mutuelle.
A cet égard, les textes de Matière et mémoire restent ambigus. Parfois le
besoin précède l’indétermination à la fois chronologiquement et logique-
ment, comme l’illustrent les célèbres thèses de Bergson sur l’éducation des
sens 16. Celles-ci exposent le volet historique de la genèse de l’expérience et
confèrent au besoin un statut déterminant : en effet, le développement sen-
sori-moteur de l’enfant consiste à se dégager d’une perception obscure,
impersonnelle, plongée dans un brouillard d’images, en délimitant progres-
sivement les contours du corps propre et des corps extérieurs. La métamor-
phose de l’enfant est aussi une métamorphose de sa perception, un accrois-
sement de sa conscience et de sa puissance de choix : dans l’éducation des
sens se libère peu à peu l’indétermination de l’agir. Bergson souligne bien
que ce procès s’accomplit sous l’impulsion primitive et continuée du besoin
et n’obéit qu’à sa loi souveraine. Dans cette mesure, le développement sen-
sori-moteur de l’enfant n’a d’autre fin que la conservation ; l’indétermina-
tion figure simplement comme moyen nécessaire au service des fins prescri-
tes par le besoin. L’innéité du besoin, sa primauté dans l’ordre
ontogénétique, lui confère en même temps une antériorité logique : on agit
pour se conserver.
Et pourtant, cette hypothèse est contredite par d’autres textes de
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Matière et mémoire où l’indétermination paraît exister pour elle-même,
comme finalité ultime de la vie – notamment lorsque l’échelle des espèces
vivantes est invoquée par Bergson comme témoignage d’un progrès vers la
liberté 17. Le rapport de subordination s’inverse alors : on se conserve pour
agir. Dès lors, les rapports entre besoin et indétermination prennent la forme
d’un cercle où chacun des deux termes peut indifféremment rendre compte
de l’existence de l’autre. Pour le formuler autrement, tantôt la perception
(et l’indétermination qui lui est consubstantielle) apparaît comme instru-
ment et solution du problème posé par le besoin, tantôt ce champ probléma-

16. Les principaux textes de Bergson sur l’éducation des sens se trouvent dans MM, chap.
I, p. 195/45 à 199/50. Cf. aussi la conférence « Note sur les origines psychologiques de notre
croyance en l’idée de causalité », in Mélanges p. 419-428, où Bergson pose les bases inédites
d’une genèse corporelle des catégories de la pensée.
17. « Une latitude de plus en plus grande laissée au mouvement dans l’espace, voilà ce que
l’on voit » (MM, p. 377/280)
Le vivant en activité 255

tique indéterminé, ouvert par l’expérience vitale, semble avoir une existence
autonome et n’obéir à d’autre fin que lui-même.
Or c’est bien au cœur de cette tension, de cette circularité entre les deux
lignes de concepts qui traversent Matière et mémoire que se pose en creux
le problème essentiel des valeurs vitales, et de l’image de la vie qu’il s’agit
de dresser. En effet, la question de l’antériorité logique est aussi et surtout
une question de privilège axiologique, de souveraineté normative. L’ordre
de subordination qui s’instaure entre besoin et indétermination détermine
simultanément une hiérarchie des valeurs vitales. Ou bien la conservation
est le but ultime de la vie, et l’action lui sert d’instrument, ou bien l’indé-
termination passe au rang de valeur suprême, et la conservation devient alors
un impératif subordonné. Il est vrai que cette difficulté demeure sous-
jacente au texte. Elle n’en est pas moins présente et témoigne qu’à l’époque
de Matière et mémoire le concept de vie n’est pas entièrement déterminé
dans le bergsonisme. Certes, la vie est déjà différenciée comme secteur spé-
cifique du réel, dans son opposition à la matière brute. Cette distinction est
même, nous l’avons vu, à l’origine de la théorie de la perception et de la réso-
lution du problème du dualisme : sur ce point Bergson ne reviendra
jamais 18. En ce sens, une montée en généralité s’opère dès Matière et
mémoire, puisque Bergson y traite d’emblée de la vie en général, de ses pro-
priétés distinctives, et fait de la vie un concept de droit pour la philosophie,
une découpe de la réalité permettant de poser et de résoudre adéquatement
le problème de la genèse de la conscience 19. En revanche, le principe même
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de la différenciation n’est pas entièrement explicité : s’agit-il du besoin ou
de l’indétermination ? De ce point de vue, un pas décisif est franchi dans la
conférence de 1901 intitulée Le parallélisme psycho-physique et la méta-
physique positive. Une critique du principe de conservation nous fait alors
assister à une rupture du cercle en faveur de l’indétermination, et à une thé-
matisation plus précise du concept de vie dans son rapport à la matière. C’est
donc bien par l’intermédiaire d’un questionnement sur les valeurs vitales
que Bergson dégage la spécificité et la singularité de ce phénomène qu’est
la vie.

18. La distinction radicale de la vie et de la matière brute est l’un des points essentiels que
Bergson fait valoir contre le monisme matérialiste: « si nous considérons de ce biais la vie à son
entrée dans le monde, nous la voyons apporter avec elle quelque chose qui tranche sur la matière
brute » (« La conscience et la vie », in L’énergie spirituelle, p. 824/12)
19. On sait combien le thème d’une « découpe » et d’un « sectionnement » des concepts phi-
losophiques est important pour Bergson et féconde sa théorie des problèmes. Cf. PM p. 1292/51
à 1294/53 et aussi les passages sur le Phèdre de Platon et l’image du boucher qui découpe la
bête selon ses « articulation naturelles » : EC, p. 627/157 et MR p. 1064/109.
256 Julien Douçot

De l’expérience vitale à la signification de la vie

A certains égards, on peut considérer que L’évolution créatrice trouve son


origine dans une méditation sur le principe de conservation, comme l’atteste
dans cette œuvre l’abondance des textes relatifs à cette question. Il est clair
que Bergson n’accorde à ce principe aucune valeur biologique: il n’a qu’une
valeur locale et conventionnelle, limitée aux sciences de la matière brute.
Cette critique du volet physique du principe de conservation vise par exten-
sion son usage en biologie, et remet en question toute la thématique des
besoins 20. Reste à savoir en quoi besoin et conservation sont impuissants à
rendre compte de la vie dans son essence, et ne constituent pas des concepts
philosophiques valables dans cette perspective. On sait que Bergson n’est pas
le premier à entreprendre une telle critique: dans des styles tout différents,
celle-ci nourrit abondamment la philosophie du XIXe siècle et s’opère essen-
tiellement sur deux fronts, l’un historique et sociologique, l’autre vitaliste.
D’un côté, les marxistes dégagent une origine historique et culturelle des
besoins, qui tendent ainsi à perdre leur caractère naturel pour devenir le résul-
tat d’une production sociale 21. La praxis se substitue à la nature, la frontière
de l’inné et de l’acquis se dissout, et la spécificité du domaine délimité par le
concept de besoin se trouve par là même abolie. De l’autre, la critique nietz-
schéenne pointe les insuffisances intrinsèques du principe de conservation,
car il définit une fin purement négative – éviter la mort de l’individu et de
l’espèce – et présuppose la vie sans en expliquer l’existence ni le déploie-
ment positif 22. Quelles est alors la spécificité de la critique bergsonienne?
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On devine sans peine la proximité de Bergson et de Nietzsche. Tous deux
considèrent le principe de conservation comme insuffisant, tous deux ten-
tent de le dépasser et de sortir du darwinisme à partir d’une thématisation
de la vie comme mouvement d’expansion. L’originalité de Bergson réside
pourtant dans l’angle d’attaque tout particulier qu’il adopte. Il ne s’agit pas
pour lui de déterminer directement les insuffisances du concept de besoin,
mais de montrer que le principe de conservation est inapte à rendre compte
d’une expérience singulière: l’expérience proprement humaine.

20. Sur ces deux points essentiels, cf. respectivement EC, III, p. 700/242 à 701/243 et EC,
I, p. 592/115 à 594/117. Ce dernier texte, célèbre, qui propose l’hypothèse d’une « accumula-
tion » d’énergie par le vivant en vue d’une « dépense brusque », montre comment la vie
contourne et utilise le principe de conservation de l’énergie à ses fins propres.
21. Cf. par exemple MARX, Introduction générale à la critique de l’économie politique,
Pléiade, p. 245 : « La production ne fournit pas seulement au besoin une matière, elle fournit
aussi à la matière un besoin ».
22. Cf. NIETZSCHE, Par delà Bien et Mal, 1e partie, § 13, Gallimard (Folio-essais), p. 32.
Le vivant en activité 257

Comment cette expérience est-elle thématisée dans le texte de 1901? A


certains égards, elle diffère peu de celle des autres êtres vivants, car il est
bien évident que s’adapter et survivre constituent les finalités de l’être
humain en tant que vivant. Pourtant, les moyens mêmes dont l’humanité
dispose pour son adaptation lui permettent de déborder de tous côtés l’im-
pératif d’économie dicté par le besoin et d’obéir à d’autres fins que celles
qu’il prescrit. En effet le besoin, chez l’homme, n’est jamais satisfait direc-
tement et immédiatement, mais toujours par la médiation du corps, des
habitudes multiples que l’individu a contractées et des souvenirs qu’il mobi-
lise face aux sollicitations d’une situation présente. Le cerveau humain per-
met la création d’un nombre indéfini d’habitudes et autorise une variation
illimitée des gestes et des mouvements 23. L’expérience humaine se caracté-
rise donc par la variabilité de ses prises sur l’extériorité et de ses réponses
aux exigences du milieu 24. Cette différence essentielle nous fait assister à
une libération de l’indétermination chez l’homme, une latitude infiniment
plus large laissée à son action. Un renversement s’opère alors : l’animal reste
prisonnier du cercle du besoin et de l’indétermination, car l’ensemble de ses
mouvements est subordonné à l’impératif premier de conservation. Chez
l’homme en revanche, le cercle se rompt : le mouvement corporel acquiert
son autonomie. Les finalités définies par le besoin s’effacent au profit d’une
finalité plus haute: la libération, l’expansion du mouvement et de l’indéter-
mination pour eux-mêmes. L’expérience humaine est donc singulière en ce
qu’elle fait apparaître l’indétermination comme fin en soi, exprimée dans
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la puissance créatrice du corps, dans la possibilité indéfinie de contracter de
nouvelles habitudes 25. Pour le dire autrement, l’homme libère le champ du
problématique et l’autorise à se développer pour lui-même, indépendam-
ment du principe de conservation. Toute nouvelle habitude pose et résout
un problème, avant de répondre à un besoin. Se conserver n’est pas le der-
nier mot de la vie dans l’espèce humaine, dont l’essence est alors de problé-

23. « La supériorité de notre cerveau réside dans la puissance de libération qu’il nous donne
vis-à-vis de l’automatisme corporel, en nous permettant de créer sans cesse de nouvelles habi-
tudes, qui absorberont les autres ou les tiendront en respect » (Parall., p. 487).
24. « La faculté que possède l’animal de contracter des habitudes motrices est limitée. Mais
le cerveau de l’homme lui confère le pouvoir d’apprendre un nombre indéfini de « sports ». C’est
avant tout un organe de sport, et, de ce point de vue, on pourrait définir l’homme « un animal
sportif » » (Parall., p. 486).
25. L’idée d’une indétermination créatrice et définie comme fin en soi trouve un écho chez
un bergsonien méconnu, Leroi-Gourhan, qui pense l’évolution des espèces en fonction d’une
libération progressive du mouvement trouvant son point d’achèvement chez l’homme. Cf. Le
geste et la parole, tome I, Albin Michel (Sciences d’aujourd’hui).
258 Julien Douçot

matiser son existence et de donner à cette opération indéfinie le statut de fin


en soi : tel est le sens, au premier abord chargé d’humour, de la définition
bergsonienne de l’homme comme « animal sportif ».
En quoi l’expérience humaine est-elle à même de modifier notre image
de la vie? Suivons, une fois encore, le fil des modèles optiques qu’affectionne
Bergson, car la libération de l’indétermination projette par réflexion une
lumière nouvelle sur la vie en général. Elle permet de porter un regard iné-
dit sur les résultats théoriques de Matière et mémoire, et plus particulière-
ment sur le champ problématique constitué par l’expérience perceptive.
Nous avons vu que la perception consciente est de part en part constituée
par un ensemble de mouvements virtuels, un ensemble de questions posées
à l’activité motrice de l’être vivant. Ainsi reflète-t-elle, à la façon d’un miroir,
le degré de choix ou d’indétermination conféré au vivant dans son rapport
à la matière. Elle détermine conjointement l’étendue et les limites de notre
puissance d’agir. Or c’est précisément ce caractère conflictuel de toute expé-
rience vitale que l’expérience humaine réfléchit et rend visible. L’autonomie
du mouvement, l’expansion du mouvement pour lui-même donnent à voir
la vie comme le lieu d’une confrontation plus générale entre indétermina-
tion et matière. La vie de chaque vivant devient le point nodal d’un affron-
tement entre une exigence d’action, portée par la conscience, et une matière
qui tout à la fois lui fournit ses prises et lui fait obstacle.
C’est dire combien tout individu vivant est la scène d’une rencontre entre
des dimensions qui le dépassent 26. Toute vie laisse entrevoir la dynamique
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d’une lutte plus large entre l’indétermination et ses limites matérielles. Si
bien que le geste par lequel Bergson détermine la vie en général comme
point nodal d’un conflit s’accompagne aussi d’une montée en généralité des
termes mêmes de la confrontation, et plus particulièrement de la conscience.
Celle-ci ne caractérise plus seulement la perception individuelle : elle dési-
gne aussi une puissance impersonnelle, un mouvement qui traverse les indi-
vidus et constitue le moteur de leur action. On comprend pourquoi Bergson
prend soin de distinguer deux acceptions du terme « vie » 27 : pris en un pre-
mier sens comme vie biologique, il renvoie à ce lieu problématique qui met
en rapport conscience et matière dans chaque individu vivant. Il subsume
alors l’ensemble des phénomènes vitaux observables. Mais, plus profondé-
ment, il qualifie aussi l’exigence de pensée et d’action en quoi la vie biologi-
que trouve son origine, ainsi que son achèvement dans l’espèce humaine.

26. « L’être vivant est surtout un lieu de passage » (EC, p. 604/129).


27. Parall, p. 493.
Le vivant en activité 259

« Vie » se rapporte à la fois au point d’insertion de la pensée dans la matière,


et à la pensée elle-même.
Ainsi – et comme nous l’annoncions plus haut –, le principe d’une dif-
férenciation complète entre vie et matière découle d’un questionnement sur
les valeurs vitales. Il était sans doute inévitable que les insuffisances de la
notion de besoin provoquent une réorganisation des concepts bergsoniens
et une détermination plus précise de ce que Bergson entend par « vie ». Si
vivre signifiait purement et simplement se conserver, on ne verrait plus très
bien par où passe la différence vitale : rien n’interdirait alors une nouvelle
réduction moniste de la vie à la matière, contraire à tous les résultats de
Matière et mémoire. Or l’approfondissement du concept de vie supposait
nécessairement de mettre en question les valeurs vitales, de les constituer
comme question. Le pas est franchi dans la conférence de 1901, où la mise
en lumière de l’indétermination comme fin en soi s’accompagne de l’élabo-
ration d’un nouveau problème, celui de la signification de la vie en géné-
ral 28. Par signification, Bergson entend l’élucidation d’un sens, d’une fina-
lité ou d’une tendance: l’objet indéterminé visé par la question n’est autre
que l’exigence que la vie cherche à satisfaire, autrement dit ses valeurs ou
ses préférences essentielles. Et conformément à la doctrine bergsonienne des
problèmes philosophiques, la réponse à la question est contemporaine de sa
position, car elle n’est que le développement des termes qu’elle implique 29
(elle recevra pourtant ses prolongements ultimes dans L’évolution créatrice):
si l’indétermination est fin en soi, et si la vie est le lieu d’un conflit entre
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conscience et matérialité, la vie en général et dans son évolution constitue
une tentative de la conscience, sans cesse réitérée, pour contredire le déter-
minisme de la matière et y introduire une part de liberté et de création 30.
La nouveauté du texte de 1901, son aspect véritablement créateur, réside
ainsi dans le nouveau découpage qu’il opère et dans le déplacement de ques-
tion qui en découle: le statut original conféré à l’indétermination nous fait
bel et bien passer de la genèse de l’expérience à la signification de la vie. Il
faut désormais explorer les conséquences de ces transformations pour la phi-
losophie bergsonienne des valeurs.

28. « De là [les résultats de Matière et mémoire] se dégageait à mes yeux la possibilité de


déterminer empiriquement, progressivement, ce que j’ai appelé la « signification de la vie »,
c’est à dire le sens véritable de la distinction entre l’âme et le corps, ainsi que la raison pour
laquelle ils s’unissent ensemble et collaborent. Il me semblait aussi que nous pourrions com-
prendre de mieux en mieux, par là, le genre tout spécial de limitation que la vie apporte à notre
pensée. » (Parall., p. 478).
29. « Un problème spéculatif est résolu dès qu’il est bien posé. » (PM, p. 1293/51).
30. Parall., p. 485-486.
260 Julien Douçot

Indétermination et problème

La première réponse au problème de la signification de la vie ne consti-


tue qu’une esquisse 31. Il faut remarquer le caractère suspensif de la ques-
tion et les développements qu’elle appelle. En effet, la finalité poursuivie par
la vie est paradoxale : l’exigence vitale d’indétermination semble porter l’in-
déterminé et le flou dans la réponse elle-même. Le concept de besoin avait
l’avantage de s’inscrire dans le schéma classique de la finalité, définie à la
fois comme principe et terme chronologique d’un mouvement – à ceci près
qu’il ne renvoyait pas à une instance transcendante ou divine, mais se trou-
vait référé à la constitution propre de l’individu vivant. Rien de tel avec l’in-
détermination, car elle suscite la continuation indéfinie du mouvement au
lieu de lui imposer un terme. Le modèle classique de la finalité ne peut en
rendre compte. Comment penser une finalité qui n’ordonne aucune fin défi-
nitive, et ce sans tomber dans le vague, sans déroger à l’exigence bergso-
nienne de précision qui sous-tend l’ensemble de son travail philosophique 32 ?
On pressent que les déplacements opérés dans le texte de 1901 ne se
contentent pas de substituer une finalité (l’indétermination) à une autre (la
conservation) : plus profondément, ils en modifient le concept. La notion de
problème intervient justement pour résoudre le paradoxe d’une fin indéter-
minée en soi, et pourtant déterminée dans ses effets lorsqu’elle produit l’en-
semble des espèces vivantes. On n’a pas assez remarqué combien Bergson
renouvelle le transformisme en y introduisant les catégories de problème et
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de solution, combien chaque étape de l’évolution marque pour lui la posi-
tion et la résolution d’un problème. Mais comment comprendre cet usage
étrange qui confère au domaine du problématique une dimension inédite?
Il faut retracer brièvement les étapes d’une métamorphose qui s’opère pas
à pas depuis Matière et mémoire. L’expérience vitale s’y définit déjà comme
questionnante, ou problématisante, en tant qu’elle place l’individu vivant
dans un rapport variable à l’extériorité. La conférence de 1901 franchit un
nouveau seuil en montrant que la matière constitue indissociablement une
prise et un obstacle pour la conscience en général et son exigence d’indéter-
mination. Dès lors, l’extension de la conscience hors du domaine individuel
s’accompagne nécessairement d’une extension corrélative de la notion de

31. On ne peut suspecter Bergson de fausse modestie lorsqu’il déclare: « Tout ce que je peux
faire est de vous résumer en quelques mots les conclusions provisoires où mes recherches m’ont
conduit. Elles sont trop vagues pour vous apprendre rien de bien nouveau » (Parall., p. 485).
32. Rappelons la célèbre phrase inaugurale de PM, Introduction : « Ce qui a le plus man-
qué à la philosophie, c’est la précision » (PM, p. 1253/1).
Le vivant en activité 261

problème, appelée à qualifier l’opération même de la vie dans son évolution


et dans sa lutte contre la matérialité.
Le problématique définit donc le rapport d’une tendance à ce qui la
contrarie, à ce qui rend impossible son déploiement. Il est la figure de l’op-
position. Sans doute Bergson se fait-il ici l’héritier de deux traditions, l’une
biologique et l’autre sociologique, incarnées respectivement par Claude
Bernard et Gabriel Tarde : le premier lorsqu’il détermine la vie comme
conflit entre l’organisme et le milieu externe 33, le second lorsqu’il caracté-
rise l’invention humaine comme résolution d’un problème posé par une
opposition entre deux tendances sociales 34. Les analyses bergsoniennes
renouvellent et complètent néanmoins ces deux perspectives, car elles en
approfondissent les présupposés et permettent d’établir une distinction
essentielle entre problèmes géométriques et problèmes vitaux. Quel est le
principe de cette différenciation ? Les problèmes géométriques obéissent au
schéma classique de la finalité, car ils sont posés en fonction d’un résultat
déterminé d’avance qu’il s’agit de démontrer: résoudre un problème consiste
alors à trouver un ensemble de moyens permettant d’atteindre un terme visé.
En ce sens, tout problème géométrique s’apparente à une énigme 35 : étant
donnés un but connu et un ensemble de conditions, il ne reste plus qu’à les
relier par un chaînon manquant. D’où l’étrange impression que la solution
préexiste au problème, que le processus de la découverte est trouvaille plu-
tôt qu’invention, que l’énigme est seconde par rapport à la démonstration
complète qu’elle vise. Pour la même raison, la démonstration revêt alors un
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aspect nécessaire, intemporel et entièrement déterminé. Elle semble être
logiquement antérieure à l’énigme, dont l’indétermination marque seule-
ment le moment négatif d’une privation, la simple biffure d’un membre du
raisonnement 36.
On peut se demander si une telle conception des problèmes donne une
image juste de l’invention en mathématiques. Elle paraît plutôt supposer
tout problème déjà résolu avant même qu’il se pose, à l’instar d’une devi-
nette ou d’une question scolaire dont la solution se trouverait dans le manuel

33. Cf. Leçon sur les phénomènes communs aux animaux et aux végétaux, Vrin
(Bibliothèque de textes scientifiques), p. 343-352.
34. Cf. par exemple Les lois de l’imitation, Kimé, p. 48-49. La théorie tardienne des pro-
blèmes et des questions est beaucoup complexe que ne l’indique cette caractérisation sommaire.
35. Un contemporain de Bergson, Ernst Mach, donne une définition complète des problè-
mes géométriques dans La connaissance et l’erreur, trad. fr. M. Dufour, Flammarion, Paris,
1908, chap. III, p. 52-55. Nous y revenons dans la suite de notre étude.
36. Sur l’apparente intemporalité des problèmes géométrique, cf. EC, p. 500/7. Sur leur
liaison avec le finalisme classique, cf. EC, p. 544/58-59.
262 Julien Douçot

du professeur. Il en va tout autrement des problèmes vitaux, qui ne sont pas


construits selon des prémisses données d’avance, mais en fonction d’une ten-
dance indéterminée en soi et d’un obstacle qu’elle affronte. De sorte que
tout problème vital n’en repose jamais qu’un seul, véritable problème des
problèmes : comment maintenir le maximum d’indétermination ou de
contingence face à l’obstacle? La tendance suscitant le problème doit ainsi
se prolonger dans sa résolution. Or poser un problème consiste avant tout à
en déterminer les termes. A cet égard, la détermination d’une énigme res-
semble à une simple soustraction : elle s’opère à partir de la solution com-
plète, préexistant en droit et prise comme fin, mais privée de l’un de ses élé-
ments. Ce modèle est évidemment inopérant lorsqu’il s’agit de rendre
compte des problèmes vitaux, car leur solution doit comprendre la plus
grande dose possible d’indétermination et refléter la tendance initiale qui
leur a donné naissance. Le principe de leur détermination ne résulte donc
pas de la solution mais bien de l’obstacle avec lequel la tendance doit com-
poser. C’est la nature même de la matière qui définit les limites du mouve-
ment vital et les formes particulières qu’il revêt au cours de l’évolution. Ainsi
la catégorie de problème permet-elle de maintenir à la fois le caractère indé-
terminé de l’exigence vitale et la détermination des diverses formes de vie.
Tâchons maintenant de démêler brièvement l’écheveau de l’opération
problématisante à partir des exemples bergsoniens. Une tendance est déter-
minée comme problème lorsqu’elle entre en rapport avec la matière. Poser
et résoudre un problème vital consiste à définir et à soutirer ce qui, dans la
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matérialité, permet la continuation de l’exigence d’indétermination. Ce
moment paradoxal accomplit le geste proprement créateur de la vie, puis-
que la limite de la tendance y devient indissociablement l’instrument de sa
perpétuation : l’obstacle se transforme en moyen. Le deuxième chapitre de
L’évolution créatrice en fournit une illustration exemplaire lorsqu’il trace
une vaste histoire des problèmes vitaux: le conflit entre matière et conscience
peut d’abord être déterminé comme problème général du mouvement dans
l’espace. Ces termes en permettent une détermination et un développement
plus précis dans deux autres problèmes corrélatifs : problème de la capture
et de l’accumulation de l’énergie, dont les solutions divergentes donnent
naissance au végétal et à l’animal 37 ; problème de l’action sur la matière, qui

37. « Le problème était donc celui-ci: obtenir du soleil que ça et là, à la surface de la terre,
il suspendît partiellement et provisoirement sa dépense incessante d’énergie utilisable, qu’il en
emmagasina une certaine quantité, sous forme d’énergie non encore utilisée, dans des réser-
voirs appropriés d’où elle pourrait ensuite s’écouler au moment voulu, à l’endroit voulu, dans
la direction voulue » (EC, p. 593/116).
Le vivant en activité 263

fait apparaître l’instinct et l’intelligence 38. L’erreur de la conception géomé-


trique est d’ignorer l’étape inventive où la création des termes du problème
précède et rend possible sa résolution, où problème et solution surgissent
conjointement. Elle inverse l’ordre vital en supposant la solution donnée en
droit mais inconnue en fait, alors que l’acte créateur réside dans la position
même. Bref, elle donne une fausse image de l’opération problématisante en
assimilant le problème à une énigme et l’invention à une trouvaille.
On aurait tort de réduire le propos de Bergson – malgré ses propres
dires 39 et malgré toutes les apparences – à une psychologisation du mouve-
ment évolutif. Bien plutôt nous force-t-il à modifier et à renouveler notre
conception du psychologique et du vital. Tous deux sont le siège d’une acti-
vité problématisante qui n’est autre que le déploiement de la durée en tant
qu’elle met en rapport des dimensions hétérogènes – conscience et matière.
Un même champ problématique s’ouvre dans l’expérience vitale et dans le
mouvement général de la vie, le premier n’étant qu’un cas particulier du
second. Bien plus: dans les deux cas, les problèmes restent intrinsèquement
contingents puisqu’ils portent avec eux l’indétermination qui les suscite et
se prolonge dans leur solution. Il n’y a nulle nécessité dans le mouvement
évolutif en général et dans l’invention humaine en particulier, la nécessité
étant toujours imputée après-coup, une fois le problème résolu. Eternelle
illusion du finalisme que Bergson nommera plus tard « mouvement rétro-
grade du vrai », consistant à partir du résultat pour en faire le principe de la
genèse. Il est néanmoins vrai que l’un des avatars du finalisme en biologie,
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sous l’aspect du principe de conservation, semble se fonder sur un fait avéré:
la présence d’une économie vitale, d’un agencement impeccable des moyens
organiques en vue de la perpétuation de l’espèce. Pour lever définitivement
l’illusion, la catégorie de problème impose donc une ultime réinterprétation
critique des besoins et du principe de conservation.
Les notions de besoin, de conservation, d’économie ne sont pas à propre-
ment parler abandonnées dans L’évolution créatrice, elles subissent plutôt
un déplacement qui leur confère un sens définitif. Si Matière et mémoire
déterminait le besoin comme cause et fin du mouvement individuel, il n’est
plus désormais que l’effet ou le résidu de l’évolution. Même s’il est au prin-
cipe d’une genèse de l’expérience vitale, il demeure le résultat d’une autre
genèse dont le principe est la vie elle-même dans son aspect essentiellement

38. « Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élé-
gantes, d’un seul et même problème » (EC, p. 616/144).
39. Cf. par exemple, EC, p. 535/48 et 540/54.
264 Julien Douçot

problématisant. La montée en généralité opérée dans les textes de 1901 le


destitue de son antériorité et lui donne un statut second dans l’ordre de la
production des êtres. Pour le formuler en termes axiologiques, la souverai-
neté normative du besoin se brise avec l’expérience humaine: elle fait place
à une souveraineté de l’indétermination chez l’homme et pour la vie en géné-
ral. Mais comment expliquer le caractère économique de l’organisation ani-
male ? Comment comprendre que la conservation, seconde par rapport à la
vie, devienne finalité première dans l’individu au point de sous-tendre tout
son dispositif organique ? Cette difficulté est levée par un examen plus
approfondi des problèmes vitaux. A leur origine réside la tendance générale
à l’indétermination, dont la nature et la visée contredisent tout principe
d’économie. En ce sens, la vie comme vecteur génétique des problèmes n’est
pas économe – conformément à l’image que s’en fait William James. S’il y a
une économie naturelle, elle doit résulter du mouvement vital et non le déter-
miner. Elle doit être, à l’instar du besoin, un effet et non une cause de l’opé-
ration problématisante qui confronte la tendance à la matérialité. En effet,
le moment problématique qualifie ce geste par où l’obstacle matériel est levé
et devient moyen d’action. De sorte que tout problème vital est économique
dans sa résolution : en elle s’exprime le parti instrumental que la vie a tiré
d’une contrainte 40. La matérialité « force » la vie à se manifester sous l’as-
pect d’une organisation économique. C’est précisément ici que semble s’opé-
rer le renversement dans l’ordre des fins : les formes particulière que la vie
produit, et qui constituent autant de solutions aux problèmes vitaux, parais-
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sent soumettre l’indétermination qui leur a donné naissance à la conserva-
tion. Celle-ci devient fin ultime de la vie individuelle, autour de laquelle s’or-
ganise l’ensemble de l’économie vitale. L’inversion des finalités s’explique
alors aisément : l’indétermination est, en elle-même et comme moteur, invi-
sible. Elle est de l’ordre de la durée et non de l’espace 41. Elle détermine la
naissance des problèmes, se déploie sous forme de conscience et de mouve-
ments, mais reste dans son expression organique – le système nerveux – un
des éléments de la structure vivante subordonné à l’ensemble. Elle semble
s’effacer dans ce qu’elle a produit, bien qu’il ne s’agisse que d’une apparence.
Aussi faut-il à Bergson une enquête précise sur le développement du sys-

40. « On pourrait dire que la vie tend à agir le plus possible, mais que chaque espèce tend
à se donner la plus petite somme possible d’efforts (…) [la vie] se façonne elle-même en vue de
la plus facile exploitation de son entourage immédiat » (EC, p. 604/129-130).
41. C’est le propre de l’élan vital que de n’être déterminable que par ses effets. Cf. la célè-
bre comparaison de l’élan et de la main qui laisse son empreinte dans la limaille: « Maintenant,
supposons que la main et le bras soient invisibles » (EC, p. 575/95. Nous soulignons).
Le vivant en activité 265

tème nerveux pour montrer qu’il reflète la tendance générale de l’évolu-


tion 42. L’indétermination comme tendance n’apparaît qu’au travers de l’ex-
périence humaine et de l’examen comparé des espèces, et non dans une
espèce particulière.
Le caractère économique de l’organisme n’est donc jamais cause ou prin-
cipe déterminant, mais seulement effet. De ce point de vue, il est particuliè-
rement intéressant de comparer la théorie bergsonienne des problèmes à
celle de Mach, dont Bergson connaissait certainement l’œuvre 43. Mach n’in-
terroge certes la notion de problème que sous un angle strictement épisté-
mologique, en tant que les problèmes se donnent à la pensée. Néanmoins,
sa conception du problématique est suffisamment générale pour présenter
une image exactement inverse de celle de Bergson. Mach considère le travail
de toute pensée comme déterminé par un principe d’économie, ou de moin-
dre effort, qui l’oriente sans cesse vers l’explication la plus large en exten-
sion et la plus simple en compréhension. Cette « fonction d’économie » ne
se limite pas à l’investigation scientifique. Elle rend aussi bien compte des
perceptions et des habitudes quotidiennes, car celles-ci simplifient déjà l’ex-
périence sensible en nous permettant de réagir automatiquement à des sol-
licitations typiques. L’économie de pensée qui sous-tend la recherche du
savant prend donc racine dans une exigence pragmatique, voire biologique :
simplifier, économiser, c’est se donner le pouvoir d’agir, de s’adapter et de
survivre – et ce avant même de se décider à connaître. Une seule et même
exigence d’économie traverse toutes les dimensions de la pratique humaine
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et plus généralement de la vie 44. Mach dresse alors une conception du pro-
blématique qui découle directement de ses thèses : il y a problème
lorsqu’une habitude de pensée est contrariée par une expérience sensible qui
s’y oppose, lorsque la pensée se trouve face à un fait extérieur qu’elle ne peut

42. EC, p. 597/121 à 602/127. « L’étude de ces organismes nous fait tourner dans un cer-
cle, comme si tout y servait de moyen à tout. Ce cercle n’en a pas moins un centre, qui est le
système d’éléments nerveux tendu entre les organes sensoriels et l’appareil de locomotion »
(EC, p. 601/126).
43. Die Mechanik in ihrer Entwickelung (La mécanique. Exposé historique et critique de
son développement, trad. fr. Emile Bertrand, Paris, 1925) est cité dans Durée et simultanéité,
p. 42, PUF. On peut aussi raisonnablement supposer que Bergson avait connaissance, au
moment où il rédigeait L’évolution créatrice, de la première édition de l’Analyse der
Empfindungen (L’analyse des sensations, trad. fr. F. Eggers et J-M Monnoyer, Jacqueline
Chambon, Nîmes, 1996), publiée en 1886, et de Erkenntnis und Irrtum (La connaissance et
l’erreur, op. cit.), publié en 1905.
44. La prudence de Mach l’incite néanmoins à n’accorder à la fonction d’économie qu’un
statut heuristique. Il lui donne pourtant une extension universelle. Cf. L’analyse des sensa-
tions, op. cit., chap. IV, § 9 & 10.
266 Julien Douçot

encore subsumer et qui l’inquiète, car il introduit en elle la rupture d’une


situation d’équilibre et de repos. Résoudre un problème revient à découvrir
l’explication du fait et à supprimer ainsi le trouble. On mesure combien le
propos de Mach s’oppose point par point à celui de Bergson, même s’ils ont
pour trait commun de définir la notion de problème en terme de conflit. La
différence essentielle se cristallise autour du statut accordé à la « fonction
économique » : simple effet pour Bergson, elle demeure chez Mach principe
et fin de toute activité psychique et biologique. Dès lors, pour Mach, le
moment problématique ne résulte pas d’une tendance interne à la vie mais
toujours du dehors, d’une rencontre contingente. La vie n’est pas probléma-
tique par nature mais par accident – et en cela Mach reste darwinien,
puisqu’il fait du hasard un moteur de l’évolution et de la pensée. Quoi
d’étonnant alors s’il tend à confondre problème et énigme ? Le primat qu’il
accorde à la conservation détermine chez lui une conception géométrique
des problèmes, dans la mesure où le concept de problématique qualifie le
moment transitoire et inquiétant d’une perturbation, destiné à s’évanouir
avec la solution. Chez Bergson au contraire, le privilège de la conservation
disparaît au profit d’une exigence d’indétermination qui suscite la naissance
des problèmes vitaux et ne cesse jamais avec leur résolution, car il est de l’es-
sence même du mouvement vital d’être problématique, d’être sans cesse en
déséquilibre 45.

Conclusion
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L’opposition entre une conception géométrique et une conception vitale
des problèmes renvoie donc plus profondément à la question initiale des
valeurs biologiques. La première implique l’état de repos comme terme per-
pétuel de la vie et de la pensée 46. Nous avons vu que la seconde fait de l’in-
détermination une fin en soi : elle ne réfère plus la finalité biologique à un
terme supposé du mouvement vital, mais bien au mouvement lui-même. Ce

45. Bergson s’avère donc assez éloigné de Mach, et beaucoup plus proche de Tarde lorsque
ce dernier affirme : « Ne semble-t-il pas plus plausible d’admettre que le problème posé à cha-
que instant par la vie était indéterminé en soi, susceptible de multiples solutions? » (Les lois
de l’imitation, op. cit., p. 56)
46. On sait par ailleurs que Freud a pu s’inspirer de Mach dans sa thématisation de la libido,
comme excitation tendant à se supprimer en vue du repos. Néanmoins Freud, dans un geste à
bien des égards comparable à celui de Bergson, tente dans Au-delà du principe de plaisir de
dépasser le principe conservation – qui suppose plus profondément l’instinct de mort – par l’in-
troduction des pulsions de vie.
Le vivant en activité 267

faisant, Bergson renouvelle une conception spinoziste des valeurs, où la pra-


tique humaine n’obéit pas à des fins qui lui seraient extérieures et la trans-
cenderaient. De même que Spinoza renverse l’ordre des finalités en affir-
mant l’antériorité du désir sur son objet et son but 47, de même Bergson
donne à l’activité valeur en elle-même, dans son propre accomplissement.
En témoignent notamment les textes célèbres sur la « joie de créer » qui
concluent la conférence sur « La conscience et la vie » et distinguent radica-
lement la joie du plaisir. Alors que le plaisir, comme instrument de conser-
vation, indique simplement l’annulation d’un manque et la satisfaction d’un
besoin, la joie marque au contraire une victoire de la vie, une levée d’obsta-
cle. Bref, une résolution de problème 48.
Tout converge ainsi vers une identification du travail de la vie et du tra-
vail de la pensée. Jusqu’à présent, nous avons utilisé le mot « problème » en
deux sens, tantôt pour définir un concept utilisé par Bergson et dont il fal-
lait déterminer les transformations, tantôt pour désigner les questions suc-
cessives posées par Bergson lui-même le long des métamorphoses de sa phi-
losophie biologique. Mais, en réalité, ces deux sens n’en font qu’un : le
devenir d’une pensée est aussi un devenir de la vie dans son opération pro-
blématisante. L’ultime signification accordée au concept de problème per-
met de jeter un regard rétrospectif sur l’évolution de la question des valeurs
vitales dans le bergsonisme, et de l’interpréter comme suppression d’un obs-
tacle conceptuel : précisément, celui incarné par les notions de besoin et de
conservation. A l’instar de la vie, la pensée se confronte ainsi à la matéria-
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lité des significations communes déposées dans le langage. Elle doit fournir
un effort singulier pour se donner les instruments nouveaux, les découpa-
ges conceptuels inédits qui rendent possible son travail problématisant et
inventif. Activité humaine, activité de pensée et devenir de la vie finissent
par se confondre dans l’immanence d’une seule et même exigence d’indé-
termination ou de création 49.

47. Cf. Ethique, III, 10, scolie.


48. Cf. L’énergie spirituelle, p. 832/23: « Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est
qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il
n’indique pas la direction où la vie est lancée ». D’autre part, Bergson souligne sa proximité
spirituelle avec Spinoza dans une lettre fameuse à Jankélévitch et reproduite dans son ouvrage
Henri Bergson, PUF (Quadrige), p. 253.
49. Pour un approfondissement de la question du rapport entre pensée, corps et création
dans une perspective sociologique, cf. A. BIDET, « Le corps, le rythme et l’esthétique sociale
chez André Leroi-Gourhan », Techniques et culture, n°46-47, 2007.
268 Julien Douçot

Résumé : Le concept de vie subit dans le bergsonisme une série de transformations qui corres-
pondent au développement d'un problème: celui des valeurs vitales. De Matière et mémoire
à L’évolution créatrice, la notion classique de besoin – insuffisante pour caractériser le
mouvement évolutif – est remplacée par le concept spécifiquement bergsonien d’indéter-
mination. La catégorie de problématique permet alors de définir l’activité vitale et sa fina-
lité paradoxale. Poser et résoudre des problèmes devient l’opération fondamentale de la
vie et de la pensée qui l’investit.
Mots-clés : Bergson. Vie. Besoin. Activité. Problème. Indétermination. Création.

Abstract : From Matter and memory to Creative evolution, Bergson’s concept of life undergoes
series of changes following the development of a question : what are the main vital
values ? What is life aiming at ? The classical notion of need – that fails to give an accu-
rate account of the evolution process – is replaced by the specifically bergsonian concept
of indetermination. Thus, the vital activity and its paradoxical end is to be defined by
the category of problematic. To raise and to solve problems becomes life and thought’s
main operation.
Key words : Bergson. Life. Need. Activity. Problem. Indetermination. Creation.
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