Vous êtes sur la page 1sur 424

DE L’ESPACE AUX TERRITOIRES

la territorialité des processus sociaux


et culturels au Moyen Âge

csm_19.indd 1 21/05/10 08:56


Culture et société médiévales
Collection dirigée par Edina Bozoky

Membres du comité de lecture :

Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré,


Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini

19

csm_19.indd 2 21/05/10 08:56


De l’espace aux territoires
La territorialité des processus
sociaux et culturels au Moyen Âge

Actes de la table ronde


des 8-9 juin 2006,
cescm (Poitiers)

édités par
Stéphane BOISSELLIER

csm_19.indd 3 21/05/10 08:56


© 2010, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored


in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means,
electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise,
without the prior permission of the publisher.

D/2010/0095/61

ISBN 978-2-503-53450-3

Printed in the E.U. on acid-free paper

csm_19.indd 4 21/05/10 08:56


TABLE DES MATIÈRES

Présentation par Stéphane Boissellier 1

Stéphane Boissellier
Introduction à un programme de recherches
sur la territorialité : essai de réflexion globale et éléments d’analyse 5

I. Les dimensions symboliques et idéelles


de la territorialité 87

Nathalie Bouloux
Culture géographique et représentation
du territoire au Moyen Âge : quelques propositions 89
Thomas Deswarte
Géographie sacrée ou géographie du sacré ? Les mappemondes du
Commentaire de Béatus aux Xe et XIe siècles 113
Perspectives de recherches.
Considérations intempestives sur l’objet « espace médiéval »
et sur sa construction par Patrick Gautier Dalché 133
Éric Palazzo
Territoire, territorialité, espace, lieu : l’apport de la liturgie
à une définition de l’espace du rituel au Moyen Âge 145
John Tolan
L’espace du texte : circulation des manuscrits
et diffusion des idées au Moyen Âge 167
Perspectives de recherches.
Le territoire des corps par Jean-Claude Schmitt 179
Conclusions sur le thème I :
L’espace comme territoire de Dieu par Patrick Henriet 185

II. Les processus sociaux de territorialisation 201

Myriam Soria
Violences et appropriation de l’espace en Gascogne au XIe-XIIe siècle.
Le diocèse, un territoire conflictuel 203
Charles Garcia
Violences et appropriation de l’espace dans l’Occident péninsulaire
ibérique (XIe-XIIIe siècles) : le diocèse, un territoire conflictuel ? 237
Perspectives de recherches
Le diocèse : territoire et conflit aux XIe-XIIe siècles. Notes de lecture
par Florian Mazel 261

csm_19.indd 5 9/06/10 13:04


table des matières

Emmanuel Huertas
La territorialité des faits économiques : la marché des routes
foncières à Pistoia au XIIe siècle 277
Caroline Brousse
La frontière, le territoire et l’eau dans al-Andalus :
le cas de la région de Tortose 289
Conclusions sur le thème II :
La « fabrique » des territoires : quelques remarques conclusives
sur les processus sociaux de territorialisation par Denis Menjot 295

III. Analyses spatiales des territorialités


« subjectives », de l’approche matérielle au lexique 311

Stéphane Boissellier
La délimitation des territoires « subjectifs » locaux
dans le sud du Portugal, pendant et après la Reconquête 313
Luc Bourgeois
Le village introuvable : quelques réflexions sur les inventaires
et les politiques patrimoniales françaises face à l’analyse
de l’habitat médiéval 345
Yassir Benhima
Approches du territoire. Tendances et perspectives de la recherche sur
les territoires ruraux en Occident musulman médiéval 357
François Clément
Nommer le territoire : le cas des sources arabes (Maghreb et Andalus) 387
Conclusions sur le thème III
par Pierre Guichard 401

conclusion provisoire :
une perspective interdisciplinaire
Nacima Baron Yelles
Espaces, territoires et dynamiques des lieux :
mise en perspective des travaux du point de vue de la géographie 409

VI

csm_19.indd 6 9/06/10 13:04


PRÉSENTATION

La mode de l’étude de l’espace chez les médiévistes a produit d’ex-


cellents travaux mais souvent fort dispersés et ponctuels ; par ailleurs,
de nombreuses études produites dans ce domaine manquent de fon-
dements conceptuels, ce qui fait de ce champ de recherches une sorte
de fourre-tout ; en effet, l’espace est un concept à la fois trop vague
et trop complexe pour constituer un objet de recherches fructueux.
Nous proposons donc de réfléchir plus strictement – quoique cela
ouvre un champ immense – aux processus de territorialisation (et non
pas aux territoires, qui constituent un objet, simple substitut à l’espace,
certes plus satisfaisant pour l’esprit mais susceptible d’être tout aussi
fourre-tout que celui-ci). La table-ronde que nous organisons se nour-
rit des apports antérieurs mais tente de proposer une véritable orien-
tation de recherche globale, en déclinant cette problématique plus
précise à travers un certain nombre d’approches en rapport avec les
spécialités des différents intervenants.
En effet, comme le territoire est un « fait social total », un mode
d’organisation du monde matériel et immatériel, mettant en œuvre
l’environnement, des forces sociales et des représentations, nous n’ex-
cluons a priori aucune approche et nous essayons de penser les pro-
cessus de territorialisation dans leur globalité et dans leur complexité.
L’intérêt épistémologique résultant de cette démarche est double :
d’une part, adapter à notre étude les concepts sociologiques et anthro-
pologiques (chose usuelle désormais chez les historiens) mais aussi
géographiques (tradition qui s’est perdue1) et intégrer dans notre
réflexion les approches philologiques, d’autre part, amener à réflé-
chir ensemble, de façon cohérente sinon convergente, des courants
d’étude historique de la spatialité médiévale qui s’ignorent (études
des représentations spatiales et de l’espace comme catégorie intellec-
tuelle vs. études de la spatialité matérielle et sociale2).

1
  Je me permets de renvoyer à S. BOISSELLIER et N. BARON, « Sociétés médiévales et
approches géographique : un dialogue de sourds ? », Être historien du Moyen Âge au XXIe
siècle. XXXVIIIe congrès de la SHMESP (Cergy-Pontoise, Evry, Marne-la-Vallée, Saint-Quentin-en-
Yvelines, 31 mai-3 juin 2007), Paris, Publications de la Sorbonne, 2007 (Histoire ancienne et
médiévale, 98), p. 163-177.
2
  Ce dernier domaine est largement dominé par les études du peuplement, se fondant de
plus en plus sur les données matérielles élaborées par l’archéologie, et prenant pour objet
de référence les habitats.

csm_19.indd 1 21/05/10 08:56


présentation

Sur le plan méthodologique, cette « pluri-focalité » est indispensa-


ble, car l’analyse spatiale que nous empruntons à nos collègues géo-
graphes risque de rapprocher la science humaine qu’est l’histoire des
sciences dures, dans la mesure où elle réifie les faits sociaux, ce qui
donne toute sa valeur à une approche conjointe par les représenta-
tions et les usages symboliques des territoires3. Certes, dans la modé-
lisation finale des réflexions, les dimensions idéelles et matérielles de
l’espace peuvent être aisément distinguées, ne serait-ce que par leurs
effets sociaux ; mais, dans l’analyse des sources, elles sont indissocia-
bles. Nous revendiquons donc, banalement, une approche pluri-dis-
ciplinaire ; au-delà de ce lieu-commun méthodologique, qui est le plus
souvent une simple déclaration de principe destinée aux bailleurs de
fonds, nous essaierons même de tendre vers une inter-disciplinarité.

Cette table-ronde n’est pas conçue pour fournir des données éru-
dites précises (qui viendraient s’ajouter sans grande utilité à un océan
de travaux ponctuels) mais pour tracer des pistes de recherches,
comme son intitulé l’indique4 – même si quelques interventions de
doctorants ont un caractère plus ponctuel. À cet effet, ce programme
est conçu en rapport avec les activités de l’équipe de recherches
« Péninsule ibérique / Méditerranée : normativité et territorialité des
faits sociaux et culturels » (CESCM, dir. S. Boissellier), qui doit porter
ce programme, comme on peut le voir dans la liste des interventions ;
la majorité des participants appartient à cette équipe ou en est proche,
et, sans se consacrer exclusivement à notre thématique, accepte de
faire un gros travail de synthèse et de conceptualisation. Pour coor-
donner l’ensemble des réflexions, une grille d’analyse détaillée a été
fournie aux participants. Le résultat de ce travail a produit deux jour-
nées de réflexion, très informelles mais pas moins chargées.
Nous ne pouvions couvrir tous les aspects du problème : certaines
échelles manquent, comme les parcellaires ou l’analyse des tissus d’ha-
bitat, qui sont pourtant abordables aussi bien du point de vue des
structures matérielles que des représentations symboliques et de
l’idéologie ; le monde arabo-musulman n’est abordé que dans deux
interventions (et une des conclusions partielles), alors que la dimen-
sion comparative est indispensable  ; les réseaux et les territoires

3
  Approche que les géographes n’ignorent d’ailleurs pas, sous le nom d’ « espace vécu »
(avec une connotation plus sociale qu’idéologique, il est vrai).
4
  Le sous-titre donné à la manifestation était « Bilan, méthodes, objets et perspectives de
recherches ».

csm_19.indd 2 21/05/10 08:56


présentation

« objectifs » ont finalement été fort peu évoqués ; l’approche par les
données matérielles est loin d’être systématique ; plus encore, l’im-
mense champ des constructions « subjectives » des territoires n’est
que très ponctuellement labouré – mais il donnera lieu à de nom-
breux prolongements de notre programme de recherche5…
Cependant, pour pallier nos insuffisances personnelles et les lacu-
nes thématiques, des collègues extérieurs parmi les plus compétents
ont bien voulu animer les débats, puis transformer leur présidence
des sessions en conclusions partielles : celles-ci, ainsi que la conclusion
générale, sont essentielles, car elles permettent de tester la pertinence
de la démarche proposée (qui, au besoin, pourra être resserrée et
recentrée). En outre, il était prévu au départ d’associer à la plupart
des communications une « expertise » extérieure qui ajouterait des
compléments et des critiques après avoir pris connaissance préalable-
ment des textes écrits par chaque intervenant – l’ « expertise » n’étant
évidemment pas conçue comme une tutelle mais comme un débat – ;
pour des raisons d’organisation matérielle, cela n’a pas été possible,
mais des collègues ont bien voulu accepter de se livrer à cet exercice
difficile (d’autant plus difficile dans des contacts seulement indirects)
pour cette publication. Malgré le rôle joué au départ par une équipe,
qui explique le poids de la Péninsule ibérique dans les espaces abor-
dés ou de l’approche par les textes du point de vue méthodologique,
l’organisation de notre travail passé et futur n’a donc rien de sec-
taire.
Un programme de recherches sur un ensemble de processus aussi
complexe et global que la territorialité pourrait être aussi bien mené
sur le temps (ou plutôt sur les notions d’évolution et de rythme), et
probablement serait-il plus strictement « historien », puisque le temps
est la dimension par excellence de notre discipline. Mais cela nous
priverait précisément d’échanges avec les autres disciplines ; en outre,
il n’est pas sûr que l’évolution soit au temps ce que la territorialité est
à l’espace, car le temps est un objet encore plus insaisissable que l’es-
pace – comme on lit dans les livres de philosophie des classes termi-
nales « l’espace est la forme de ma puissance, le temps la dimension
de mon impuissance ».

5
  Un de ces prolongements consiste en un cycle de tables-rondes sur les processus de déli-
mitation ayant lieu en 2009-2010, dont les actes seront édités (Frontières et limites dans la
formation des territoires médiévaux, S. Boissellier et F. Sabaté dir., Lleida, Pagès, 2010, à
paraître).

csm_19.indd 3 21/05/10 08:56


présentation

Au terme de ces quelques propos préliminaires, il m’est agréable


de remercier les collègues qui ont bien voulu répondre positivement
à ma sollicitation et tenter ensemble cette première aventure, aussi
bien les participants de la table-ronde que ceux qui acceptent de la
prolonger et de l’amplifier dans cette publication.
Pierre Moukarzel, alors doctorant en histoire médiévale à l’Uni-
versité de Poitiers (maintenant assistant à l’Université de Beyrouth),
a assuré la mise aux normes du volume, avec dévouement et une infi-
nie gentillesse.
Le Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale (CESCM
– UMR 6223 du CNRS et de l’Université de Poitiers), en la personne
de son directeur Éric Palazzo, et l’Université de Poitiers nous ont
accordé les moyens financiers nécessaires ; et les éditions Brepols, en
la personne d’Edina Bozoky, nous accueillent dans leur collection
« CESCM – Culture et société médiévale » : qu’ils en soient vivement
remerciés, car la légitimité sociale de la recherche historique dépend
largement de son organisation matérielle et de sa diffusion.

Stéphane Boissellier

csm_19.indd 4 21/05/10 08:56


Introduction À un programme de
recherches sur la territorialitÉ :
essai de rÉflexion globale et
ÉlÉments d’analyse

Stéphane Boissellier

L’espace est à la mode chez les médiévistes1 ; c’est une excellente


chose, pour plusieurs raisons. D’abord, l’organisation dans l’espace
est une modalité fondamentale des sociétés humaines (et des com-
portements de certaines espèces animales) : une société, qu’est-ce
d’autre que le rapport, plus ou moins direct, entre un groupe humain
(un agrégat social) et un lieu spécifique (une unité spatiale) ? – même
si les théologiens médiévaux ont pensé l’univers en termes temporels
plutôt que spatiaux, le temps étant la dimension de l’être alors que
l’espace était conçu comme dimension de l’avoir2. Plus précisément,
toute activité humaine s’inscrit dans une certaine étendue d’espace
et la détermine autant qu’elle en est affectée3 ; l’espace est la modalité
physique (le lieu) de rencontre et de combinaison de toutes les struc-
tures matérielles et symboliques que les diverses sciences humaines

1
  C’est encore le thème retenu par l’association des médiévistes français (SHMESP) pour
son colloque annuel de 2006 à Mulhouse, ce qui constitue un indice très significatif
(Construction de l’espace au Moyen Âge. Pratiques et représentations, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2007) ; la liste des travaux cités dans les notes qui suivent montre que ces der-
nières années ont vu se multiplier les colloques sur ce sujet.
2
  L’interrogation actuelle des sociologues sur la disparition de la société (i.e. d’une orga-
nisation des hommes en corps, identifiés à l’État-nation) montre l’intégration encore faible
de la dimension spatiale dans leur réflexion ; d’abord, comme le territoire, la société est
un processus plus qu’une entité, et il faudrait parler de socialisation ou socialité (propen-
sion et capacité des hommes à établir et réguler des liens entre eux), qui ne peut évidem-
ment pas disparaître ; surtout, quels que soient le niveau et la forme de ces systèmes de
relations, il n’existe pas une « société humaine » mais des sociétés définies par leurs limites
respectives, donc des territoires (matériels ou symboliques).
3
  Le fondateur de la sociologie en France, E. Durkheim, définit largement la « morpholo-
gie sociale » comme les formes spatiales d’un substrat humain ; certes, cette définition très
géographique visait prosaïquement une alliance contre la toute-puissance académique de
l’histoire, mais l’influence du grand géographe allemand F. Ratzel sur Durkheim est par
ailleurs incontestable.

csm_19.indd 5 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

s’ingénient à isoler, il est l’ « ingrédient » par lequel s’opère la com-


plexité du réel4.

I. Les apories de la recherche médiévistique


sur l’espace

Du point de vue de la configuration globale des sciences humaines,


cette problématique doit nous rapprocher des approches géographi-
ques récentes5, sans passer forcément par l’intermédiation de l’an-
thropologie – qui est le mode d’approche le plus pertinent dans de
nombreux domaines, comme l’imaginaire ou les économies ancien-
nes, mais pas dans celui-ci6 –, puisque la géographie est tout de même
la science par excellence de l’espace social – ou au moins l’est-elle
devenue.
En effet, à une époque d’impérialisme de la géographie physique,
un usage servile de ses approches en histoire (les « conditions natu-
relles » de tel phénomène), conduisant à un déplorable déterminisme
et à une dichotomie entre espace et société, a détourné voire dégoûté

4
  « L’espace, source d’explication, met en cause à la fois toutes les réalités de l’histoire,
toutes les parties prenantes de l’étendue : les États, les sociétés, les cultures, les écono-
mies… » (F. BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle. Tome 3.
Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 12).
5
  Récentes ; en effet, le classique « Dictionnaire de la géographie » de P. George, publié en
1970, ne contient pas encore d’entrée « territoire ». Il n’est pas question de réaliser ici un
bilan des approches de la territorialité par les différentes sciences humaines ; ce serait un
travail très au-delà de mes compétences. La territorialité étant un objet d’étude commun à
plusieurs disciplines, il existe de commodes rencontres (dont sont absents les historiens !),
généralement fédérées par la sociologie et l’anthropologie, faisant le point sur ces différen-
tes approches. Ainsi, le n° spécial « Rileggere il territorio » de la revue italienne Meridiana.
Rivista di storia e scienze sociali, 49 (2004) et les actes des journées d’étude Y. JEAN et C.
CALENGE éd., Lire les territoires, Tours, Éd. MSH, 2002 (dont les communications, trop
nombreuses pour être énumérées, se partagent en 3 thèmes : « Production des territoires »
qui regroupe des études de cas d’aménagement territorial, « Identifier et représenter » qui
aborde surtout les processus de territorialisation et « Espace et territoire » où sont analysés
les concepts territoriaux des différentes disciplines – en particulier la géographie, avec les
réflexions de G. Di Meo) ; si on peut y trouver des approches utiles à l’historien, leur irré-
pressible attraction pour le temps présent, qui leur confère leur légitimité sociale, et leurs
sources et objets d’étude y diffèrent largement de nos préoccupations. On remarquera que
les méthodes de l’analyse spatiale des sociétés utilisées par les géographes sont très étroite-
ment liées aux concepts sociologiques ; en utilisant celles-là, les historiens adoptent du
même coup ceux-ci.
6
  On trouvera une historiographie de la notion d’espace social dans les différentes sciences
humaines (notamment son étonnante et durable ignorance par la sociologie et l’anthro-
pologie) dans G. DI MEO, Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan, 1998 (Fac. Série
géographie), p. 32-5, ouvrage qui sera notre principale référence conceptuelle.

csm_19.indd 6 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

les historiens de l’approche spatiale, les privant du même coup des


apports récents de la géographie sociale7. De plus, à partir des années
1970, l’effet de mode de l’anthropologie historique a entraîné de
nombreux chercheurs à aborder des domaines (la parenté, l’imagi-
naire, le corps, les rites, la monumentalité de l’écrit) dans lesquels la
dimension spatiale est souvent présente mais rarement en tant que
telle8 et traitée de toute façon fort abstraitement, catégorie analytique
plutôt que descripteur du réel9. En effet, utilisant abondamment des
sources « littéraires » (savantes ou savamment construites : contes,
sermons, traités) pour y traquer les mécanismes des représentations
(mythes, oralité, motifs folkloriques ou mémoire) en partant du prin-
cipe que toute structure linguistique n’est qu’une médiation (même
dans les documents les plus triviaux), les médiévistes anthropologues
– dont les apports sont par ailleurs indéniables et considérables dans

7
  Ce volume ne prétend pas avoir l’initiative d’une exploitation par les historiens des
apports de la réflexion géographique récente ; on peut en voir un bon exemple (dont sont
malheureusement exclus les historiens « des textes », peut-être à cause d’une orientation
fortement environnementaliste) dans Archaeomedes. Des oppida aux métropoles. Archéologues
et géographes en vallée du Rhône, Paris, Éd. Anthropos / Economica, 1998, en particulier dans
le chapitre V de cet ouvrage. Pour une réflexion épistémologique sur les rapports entre
histoire et géographie, voir le recueil d’essais de H. C. DARBY, The relations of history and
geography. Studies in England, France and the United States, Exeter, Exeter University Press, 2002
ou, plus synthétique, A. R. H. BAKER, Geography and history. Bridging the divide, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003 ; l’absence d’ouvrages récents en français sur ce thème
est significatif, si l’on excepte P. BOULANGER et J.-R. TROCHET dir., Où en est la géographie
historique ? Entre économie et culture, Paris, L’harmattan, 2005, qui est plus thématique qu’épis-
témologique et n’inclut que des géographes (!).
8
  En 1974, les 3 volumes qui constituent le « tournant critique » de la nouvelle histoire ne
considèrent l’analyse spatiale ni comme un nouveau problème, ni comme une nouvelle
approche, ni comme un nouvel objet, cf. Faire de l’histoire, I. Nouveaux problèmes II Nouvelles
approches III Nouveaux objets, J. LE GOFF, P. NORA dir., Paris, Gallimard, 1974 (Folio. His-
toire, 16-17-18) ; en 1978, La nouvelle histoire, J. LE GOFF dir., Éditions complexe, Bruxelles,
1978 (Historiques, 47), rééd. 1988 n’aborde pas le problème de l’espace. H.-J. SCHMIDT,
« Espace et conscience de l’espace dans l’historiographie médiévale allemande », dans Les
tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres
(1997) et Göttingen (1998) organisés par le CNRS et le Max-Planck-Institut für Geschichte, J.-C.
SCHMITT et O. G. OEXLE dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 (Histoire ancienne
et médiévale, 66), p. 514-515 fait la même constatation pour la recherche médiévale alle-
mande.
9
  Dans leur synthèse historiographique, J. BERLIOZ et J. LE GOFF, « Anthropologie et
histoire », L’histoire médiévale en France. Bilan et perspectives, M. BALARD dir., Paris, Seuil, 1991,
p. 269-303 abordent l’espace au Moyen Âge dans le paragraphe sur « les systèmes de repré-
sentation » (oppositions sauvage/domestiqué et monde réel/au-delà). J. LE GOFF et J.-C.
SCHMITT, « L’histoire médiévale », Cahiers de civilisation médiévale X-XIIe siècles (« La recher-
che sur le Moyen Âge à l’aube du vingt-et-unième siècle »), 39/153-154 (1996), p. 9-25
parlent d’une « spatialisation de la pensée » au Moyen Âge central, qui désigne probable-
ment une plus grande intégration de la dimension spatiale dans la réflexion intellectuelle
médiévale.

csm_19.indd 7 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

de nombreux domaines – ont parfois été conduits à adopter les


concepts trop spéculatifs des « littéraires »10 et des linguistes, impré-
gnés de structuralisme, voire des psychanalystes. Certes, comme le
note A. Guerreau, le lexique médiéval des positions et des mouve-
ments est d’une grande diversité et est omniprésent dans les textes,
mais sa polysémie est extrême11 ; étudier son emploi dans les textes
complexes, c’est éclairer des procédés rhétoriques et le fonctionne-
ment de l’imaginaire mais certainement pas l’espace concret, fût-ce
dans ses représentations les plus symboliques. Et la tendance structu-
raliste pousse à élaborer un système explicatif très global de « l’espace
au Moyen Âge » – sous prétexte que l’espace (sous sa forme mathé-
matique) est actuellement pour nous une catégorie universelle –, en
partant des notions exposées dans les textes les plus savants pour
éclairer (et mêler) des données aussi diverses que la métrologie, l’ar-
chitecture, la cosmographie, l’archéologie agraire, et sans introduire
une notion aussi fondamentale que l’échelle ; on finit ainsi par dénier
toute réalité à l’espace (celui des géographes) et considérer qu’il n’est
qu’un système de représentations12, ce qui n’est acceptable qu’en le
définissant a priori comme une « dimension » et non pas comme un
objet.
On observe donc actuellement une certaine imprécision dans
l’emploi des concepts spatiaux par les historiens ; outre les utilisations
impropres de la spatialité13, certains de ceux qui étudient les implica-
tions spatiales des phénomènes sociaux tendent à considérer, à l’instar
de certains géographes, que l’espace est une « chose-en-soi », en inter-
prétant dans un sens réaliste la conception kantienne de l’espace

10
  La grande histoire de le littérature médiévale qui est en cours en Italie s’intitule « Lo
spazio letterario ».
11
  A. GUERREAU, « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le haut
Moyen Âge occidental », Uomo e spazio nell’Alto Medioevo, Spoleto, Centro italiano di studi
sull’Alto Medioevo, 2003 (Settimane di studio del ‘Centro italiano di studi sull’alto
medioevo’, L), t. I, p. 93-95. Il faut regretter que cet excellent ouvrage se disperse dans des
directions parfois absconses comme les « lieux et espaces de l’émotion »… avec plusieurs
articles qui n’éclairent que l’intense usage métaphorique de l’espace dans la réflexion
intellectuelle médiévale, notamment le lexique de positionnement dans la théologie.
12
  Dans l’article précédemment cité, A. Guerreau souligne l’anachronisme de la notion
d’espace euclidien et l’absence d’une notion globale d’espace au Moyen Âge, mais il déve-
loppe lui aussi une analyse globale des représentations spatiales. Quand il affirme (p. 103)
que les reliques « constituaient l’opérateur fondamental d’organisation pratique de l’es-
pace », je préfère croire que c’est sur le plan symbolique, et j’ignore à quelle échelle il situe
cette action.
13
  Pour parler judicieusement d’espace, il ne suffit pas qu’un phénomène se déroule dans
l’espace (!) – ce qui transforme celui-ci en un simple « théâtre » – ni même qu’il y ait une
organisation en étendue, mais il faut que cette extension en soit un élément essentiel.

csm_19.indd 8 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

comme une « forme a priori de la sensibilité »14. L’erreur la plus fré-


quente est la confusion lexicale entre « l’espace » en général (et les
processus qui en découlent, sous le nom de spatialisation), notion on
ne peut plus floue, et « un » espace particulier, qui n’est autre qu’un
morceau d’espace, c’est-à-dire concrètement un territoire. L’espace en
général est celui des mathématiciens, c’est l’espace euclidien ; trans-
posé tel quel en sciences humaines, c’est un simple concept, à la limite
rhétorique, employé souvent par snobisme de l’abstraction et du
mathématisme cartésien ou par fascination envers les sciences dures ;
en revanche, les espaces, donc les territoires, sont un instrument pour
comprendre si ce n’est décrire le réel, fût-il le plus immatériel ; l’es-
pace n’est qu’une thématique de recherche, tandis que la territoria-
lisation en est un objet et une problématique15. Ainsi, la « spatialisation
du sacré », thème fort couru et qui s’est donc récemment démesuré-
ment élargi (englobant l’espace sacral et les objets liturgiques, le
réseau des sanctuaires, les pèlerinages et translations de reliques, la
géographie du Paradis…), ne doit pas être conçue en termes trop
idéels, sauf à dévoyer totalement des concepts élaborés pour tout
autre chose16. Toutefois, dans cette tendance à vouloir spatialiser les

14
  C’est la conception vidalienne d’une géographie « absolue », science des lieux et non
pas science des hommes, et l’on sait l’influence considérable qu’a eue Vidal de La Blache
sur les historiens.
15
  On est d’autant plus surpris de la durable ignorance des processus de territorialisation
que les recherches des éthologues sur les espèces animales territoriales auraient pu attirer
l’attention sur le rapport entre socialisation et territorialité.
16
  Il sera traité plus loin de cette thématique, beaucoup plus savamment que je ne saurais
faire et je me bornerai à un rapide excursus. Au départ, cette thématique s’est limitée à
étudier la manière dont l’Église a modelé l’espace en se transformant en institution très
temporelle ; elle a ensuite été rejointe par l’étude plus ancienne de la sacralisation de
l’espace (c’est-à-dire de lieux et d’étendues en quelque sorte préexistants à leur sacralisa-
tion, que celle-ci ne définit donc pas physiquement mais redéfinit fonctionnellement) dont
on peut trouver des exemples récents d’étude dans le volume Le sacré et son inscription dans
l’espace à Byzance et en Occident. Études comparées, M. KAPLAN dir., Paris, Publications de la
Sorbonne, 2001 ; la problématique la plus intéressante pour nous est d’examiner si la sacra-
lisation, par des moyens spirituels et/ou temporels, a généré des territoires inédits spécifique-
ment religieux (i.e. exclusivement ou prioritairement définis par leur caractère sacré), dans
des sociétés où le religieux se confond inextricablement avec d’autres facteurs socio-politi-
ques et culturels. C’est probablement du domaine le plus « spirituel » qui soit en même
temps fortement matérialisé, i.e. le culte des saints, que l’on peut attendre ceci ; dans cette
optique, je renverrai seulement au rapport de synthèse de A. M. ORSELLI, « Lo spazio dei
santi », dans Uomo e spazio…, p. 855-890 et à l’article historiographique de S. BOESCH
GAJANO, « Des Loca Sanctorum aux espaces de la sainteté. Étapes de l’historiographie hagio-
graphique », Revue d’histoire ecclésiastique, 95/3 (2000) (n° spécial « Deux mille ans d’histoire
de l’église. Bilan et perspectives historiographiques », J. PIROTTE et E. LOUCHEZ dir.),
p. 48-70 – je n’ai pas pu consulter La construction religieuse du territoire, J.-F. VINCENT e.a.
dir., Paris, 1995. La construction d’espaces par les reliques est parfois interprétée directe-

csm_19.indd 9 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

concepts des hommes du Moyen Âge, il faut mettre à part l’histoire


de la pensée géographique et de la cartographie médiévales, large-
ment renouvelée par A. Miquel pour le monde arabo-musulman et
par P. Gautier-Dalché pour le monde chrétien, où l’on peut utiliser à
bon droit des concepts spatiaux spéculatifs, car ils sont strictement
l’objet du discours étudié.
Ces dérives sont liées à un pragmatisme peut-être exagéré, dans
une communauté de médiévistes qui se conçoivent volontiers comme
des artisans dans leur atelier plutôt que comme des intellectuels17.
Même dans les domaines traditionnels de la réflexion sur la territo-
rialité, comme l’étude du peuplement, il faut bien avouer que les
médiévistes – les historiens des textes plus que les archéologues – ont
été réticents à la modélisation et à l’emploi de concepts géographi-
ques « durs », malgré la forte tradition d’emprunts aux géographes ;
c’est seulement en 1997 que la théorie de la centralité devient l’objet
même d’une recherche médiéviste (sur un réseau urbain)18, alors
qu’elle est un passage obligé de la réflexion géographique depuis des
décennies. Il est vrai que les méthodes de l’analyse spatiale suscitent

ment, sans l’intermédiaire du culte, comme une espèce de géographie spirituelle immaté-
rielle (voir l’approche très variable, réaliste ou littéraire, des différentes contributions
regroupées dans la partie « Reliques et territoires » du volume Reliques et sainteté dans l’espace
médiéval, J.-L. DEUFFIC éd., Pecia, 2005. Quant aux modes d’action plus temporels de
l’Église, il y sera fait référence plus loin dans cette présentation.
17
  On aura bien compris, après avoir lu les pages qui suivent, que notre revendication est
– sans aucune originalité – une histoire médiévale refusant le « sens commun » et dégagée
des belles-lettres (malgré la dimension incontestablement littéraire de ses sources) et ceci
par l’utilisation des concepts et, éventuellement, des méthodologies des autres sciences ; il
est invraisemblable que l’histoire de l’art, du droit, des sciences et de la musique constituent
des disciplines académiquement distinctes de l’histoire au nom de leur technicité, et que
l’historien des faits sociaux ou économiques ne se considère pas comme un praticien (si ce
n’est un théoricien) de la sociologie, de l’anthropologie et de l’économie, sans aucunement
perdre son identité.
18
  J.-L. FRAY, « Villa in media ». Réseau urbain et perception de l’espace. Essai d’application de la
théorie de la centralité au réseau urbain de la haute Lorraine médiévale (début XIe – début XIVe siècle),
Université Paris I, 1997 (mémoire d’habilitation, récemment édité sous le titre Villes et bourgs
de Lorraine. Réseau urbain et centralité au Moyen Âge, Clermont-Ferrand, Presses universitaires
Blaise Pascal, 2006 (collection Histoires croisées) ; on peut voir aussi le mémoire d’habili-
tation de M. BOCHACA, Villes et structuration de l’espace en Bordelais fin de l’Antiquité – milieu
du XVIe siècle, Université Lyon II, 2000. Plus récemment, j’ai tenté (dans S. BOISSELLIER,
Le peuplement médiéval dans le Sud du Portugal. Constitution et fonctionnement d’un réseau d’habi-
tats et de territoires XIIe – XVe siècles, Paris, Centro cultural Calouste Gulbenkian, 2003, ouvrage
qui est aussi un mémoire d’HDR) une application systématique de certains concepts spa-
tiaux (définis moins théoriquement – et donc moins rigoureusement – pour les adapter
plus facilement au contexte) aux principales formes d’organisation sociale des territoires
locaux (détroit juridictionnel, paroisse, terroir) et à la réticulation des lieux et territoires à
l’échelle supra-locale.

10

csm_19.indd 10 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

une méfiance dans les autres sciences humaines : sur le plan épisté-
mologique, elles ont tendance à réifier les faits sociaux, et, sur le plan
méthodologique, elles se fondent sur des sources statistiques, ce qui
empêche de les transposer facilement en histoire des temps anciens19.
En outre, pour le domaine spécifique du peuplement (qui est le pre-
mier à avoir tenté une modélisation), le primat des données matériel-
les et donc de la réflexion des archéologues dans tous les travaux
médiévistes socio-économiques (y compris ceux des historiens « des
textes »), a occulté le territoire comme objet de réflexion, en focali-
sant la systématisation et la théorisation sur les « systèmes de peuple-
ment » : avant les prospections à grande échelle et l’inclusion des
données environnementales, à partir des années 1980 mais surtout
1990, l’espace des fouilles du bâti n’est qu’une série de points et non
pas une étendue cohérente et organique (sauf, parfois, à l’échelle du
site), ce qui empêche l’émergence de la notion même de terri-
toire20.
Il y a toutefois une brillante exception : depuis plusieurs décennies,
les historiens de la morphologie urbaine ancienne n’hésitent pas à
transposer les concepts géométriques des urbanistes et architectes ;
travaillant sur des espaces restreints et denses, voire pleins donc iso-
tropes (en fait sur des « lieux »), où les structures sociales sont forte-
ment matérialisées par des constructions, il leur est plus facile de
concevoir l’espace comme une étendue physique continue, et il sem-
ble donc plus légitime d’y appliquer des règles telles que la polarité,
le plan directeur, l’autorégulation des formes (des parcelles ou des
ilôts)21… À l’échelle des territoires locaux, cette approche reste encore

19
  C’est en fait entre sociologie et géographie que les notions de position, appartenance et
distance peuvent être le plus facilement mises en commun.
20
  Voir, encore récemment, la place secondaire des processus de territorialisation dans
L’organització de l’espai i models de poblament. Actes II jornades d’historia i d’arqueologia medieval
del Maresme, del 20 d’octubre al 17 de novembre de 2001. Grup d’historia del casal. Mataró. 2003
(notamment l’introduction méthodologique de J. Bolòs i Masclans : « L’organització de
l’espai rural i diferents models de poblament a l’edat mijana »).
21
  Les villes italiennes, grâce à une documentation écrite exceptionnelle, fournissent les
plus beaux exemples de cette approche, avec, entre autres, É. CROUZET-PAVAN, « Sopra le
acque salse ». Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, Rome, EFR/Istituto storico
italiano per il Medio Evo, 1992 (Collection de l’EFR, 156 / Nuovi studi storici, 14) et, plus
encore, É. HUBERT, Espace urbain et habitat à Rome du Xe siècle à la fin du XIIIe siècle, Rome,
1990 (Collection de l’EFR, 135) ; sur des sources moins pléthoriques mais avec des appro-
ches pas moins rigoureuses, D. MENJOT, Murcie castillane. Une ville au temps de la frontière
(1243 – milieu du XVe s.), Madrid, Casa de Velázquez, 2002 résume toutes les recherches sur
les villes médiévales hispaniques. Dans ces ouvrages, d’amples références sont faites aux
grands classiques de la théorie urbanistique appliquée aux temps anciens, tels que Lewis
Mumford ou Pierre Lavedan ; on trouvera une bonne historiographie des approches du

11

csm_19.indd 11 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

peu suivie dans les autres secteurs de la recherche médiéviste. En


revanche, pour l’échelle supra-locale, la réflexion des historiens du
fait urbain a souvent proposé des modèles (pas forcément suivis) à tous
ceux qui s’interrogent sur la construction sociale et matérielle des
grands territoires, et c’est de ce mouvement que sort la généralisation,
d’ailleurs plus ou moins heureuse, de concepts tels que le rapport
centre-périphérie, les aires (d’influence), les réseaux22 ou l’emboîte-
ment ; cependant, il me semble que c’est encore à l’échelle locale,
mais cette fois « hors-les-murs », qu’ont été déployées par les médié-
vistes urbanistes les analyses spatiales complexes les plus rigoureuses,
à propos de la formation matérielle des espaces socialement et cultu-
rellement dominés par les villes23, qui pourraient renouveler la notion
de « région ».
Il est vrai que la modélisation, indispensable pour un objet aussi
complexe que le territoire, est délicate, comme pour tout sujet de
recherche neuf ; dans ses divers ouvrages, R. Fossier récuse fortement
toute tentation de recourir à des modèles – quoique, en tant qu’auteur
de vastes synthèses, il soit lui-même contraint au moins à la générali-
sation – en arguant du localisme médiéval, qui est incontestable. Mais
on peut dépasser cette aporie en distinguant modalités (partout dif-
férentes) et structures, et en soulignant que cette tendance médiévale
au localisme (sous forme de territorialité locale) est précisément uni-
verselle, et que ses ressorts peuvent donc faire l’objet de la meilleure
modélisation. Une autre difficulté réside en ce que, en dehors des
propositions contenues dans les synthèses d’histoire urbaine et cer-
tains travaux archéologiques, les modèles spatiaux doivent être pris
directement chez les géographes, dont les études ont généralement
une épaisseur chronologique faible, ce qui pose des problèmes de

fait urbain dans D. MENJOT e.a., « Livre 2. La ville médiévale », Histoire de l’Europe urbaine
I. De l’Antiquité au XVIIIe siècle. Genèse des villes européennes, J.-L. PINOL dir., Paris, Seuil, 2003
(L’univers historique), p. 285-592.
22
  Voir en particulier la systématisation, critiquée mais stimulante, proposée par le sociolo-
gue Y. BAREL, La ville médiévale. Système urbain, système social, Grenoble, Presses universitaires
de Grenoble, 1975.
23
  Les formes de cette emprise sont un des thèmes majeurs abordés par N. COULET, Aix-
en-Provence. Espace et relations d’une capitale (milieu XIVe-milieu XVe siècle), Aix, Publications de
l’Université de Provence, 1988 ; ses méthodes ont ensuite été appliquées et affinées, par
exemple dans divers travaux présentés dans une section ad hoc de La ville au Moyen Âge 1.
Ville et espace, N. COULET et O. GUYOTJEANNIN dir., Congrès national des sociétés histo-
riques et scientifiques, 120e, Aix-en-Provence, 23-29 octobre 1995 (Section d’histoire médié-
vale et de philologie), Paris, CTHS, 1998.

12

csm_19.indd 12 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

transposition24 – et les modèles sociologiques, indispensables pour


appliquer ceux des géographes à la réflexion historique, souffrent des
mêmes défauts.
Ainsi, le concept spatial le plus employé, dans les travaux histori-
ques sur les territoires supra-locaux, est le réseau25 – et on verra qu’il
est difficilement évitable pour aborder les territoires informels –, mais
il n’est pas sûr qu’il gagne à être généralisé. Dès lors que l’on parle
en termes de lieux, la réticularité doit être maniée avec une grande
précaution (ainsi les prétendus réseaux castraux, dans des régions
d’atomisation féodale sans pouvoir planificateur, associés à une
conception « stratégique » souvent anachronique) ; il s’agit en effet
d’un concept d’origine sociologique26 sans dimension spatiale mar-
quée (des échanges interpersonnels combinés entre eux, avec un
fonctionnement d’ensemble), qui s’applique au lien social et se trans-
pose assez mal aux structures matérielles27, et il ne peut y avoir réticu-

24
  Si les médiévistes sont peu tentés par la modélisation spatiale, même quand elle s’impose,
les géographes étudiant l’espace social font rarement œuvre de médiévistes (sauf rare excep-
tion comme R. Dion) et se contentent au mieux, méthodologiquement, de plaquer des
schémas sur une matière historique abordée de seconde main, tout en reconnaissant, épis-
témologiquement, que la répétition, donc l’épaisseur temporelle, est indispensable à la
construction symbolique des territoires. Dans un domaine qui m’est familier, je prendrai
l’exemple de l’œuvre de J. C. GARCIA, O espaço medieval da Reconquista no Sudoeste da Penín-
sula Ibérica. Lisboa, Centro de Estudos Geográficos, 1986, travail méritoire mais souffrant
du susdit défaut méthodologique (et des mêmes déficiences conceptuelles que l’ouvrage
de X. De Planhol, que nous évoquerons plus loin), regoupant une série de petites mono-
graphies historiques locales (urbaines) et supra-locales d’après le seul critère de la polari-
sation (théorie des lieux centraux), ce qui débouche sur une typologie régionale ignorant
largement la problématique territoriale. Pour les apports de la réflexion géographique à
l’histoire (du seul Portugal), le même auteur fournit une utile bibliographie dans Idem / P.
C. TELES, Os estudos geográficos na geografia histórica de Portugal. Notas bibliográficas (1918-
1985), Lisboa, Centro de estudos geográficos, 1986 (Linha de acção de geografia regional
e histórica, 7).
25
  L’emploi de « maillage », dans les études historiques, avec le sens d’un ensemble de
points (châteaux, églises, Universités…) – en fait un réseau – est aussi assez trompeur,
puisque les mailles sont, selon les géographes, les étendues polarisées à partir de ces
points.
26
  Concept élaboré dans les années 1930 par la psychologie sociale puis généralisé en socio-
logie et anthropologie dans les années 1960 par les écoles de Manchester et Harvard, avant
d’être introduit en géographie et enfin repris en histoire par les tenants de la micro-histoire
(notamment le moderniste G. Levi), afin de contourner les impasses de l’analyse structurale
par l’étude des relations. Voir par exemple A. DEGENNE, M. FORSE, Les réseaux sociaux,
Paris, Armand Colin, 1994.
27
  La représentation graphique des réseaux sociaux, comme d’ailleurs de toute autre posi-
tion et interaction sociale, est particulièrement trompeuse, car elle donne l’illusion d’une
spatialité (notamment par les maillages qu’elle crée), alors qu’elle représente des « posi-
tions » en fait immatérielles – et c’est le problème de la notion même d’ « espace social »
dans son emploi par certains sociologues  ; on peut voir toutes les ambiguïtés de cette

13

csm_19.indd 13 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

larité des lieux que dans la mesure où ces lieux sont organisés
fonctionnellement comme des relais, i.e. que les hommes y résidant
échangent des informations et circulent de l’un à l’autre28. Les réseaux
locaux médiévaux sont principalement les ports et marchés, les monas-
tères d’un même ordre et, à la limite, les paroisses29 : les premiers
constituent un réseau à cause de leur fonction de relais dans le com-
merce, qui est un système, et les autres à cause de leur intégration par
une institution englobante30. Pour pouvoir parler d’un réseau de
lieux, il faut en outre définir précisément la nature des liens et ne pas
se contenter de parler vaguement de relations ; or, ces liens sont plus
complexes que les chaînes d’interconnaissance fondatrices des
réseaux personnels : sujétion commune à une autorité – dans ce cas-
là, il y a une centralité –, complémentarité fonctionnelle, contiguïté
spatiale (impliquant les relations d’ « interface » des géographes) ou
contacts réels (une véritable inter-connexion avec circulation d’hom-
mes, comme dans le cas, évoqué infra, de l’envoi de podestats ou des
communautés juives).
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est dans le domaine plus
spéculatif de la « spatialisation » que la théorisation a été plus volon-
tiers employée ; ainsi, le schéma centre-périphérie, très employé en
histoire des représentations, qui est indispensable pour penser des
processus matériels et sociaux complexes à l’échelle régionale mais
qui devient purement rhétorique dans certains emplois totalement
abstraits – tels que la centralité hiérosolimitaine de l’Occident médié-
val, qui n’existe que dans la spéculation théologique (alors qu’elle a
des implications concrètes dans la polarisation des communautés jui-
ves d’Occident et d’Orient). Un bon exemple des impasses auxquelles

méthode dans M. GRIBAUDI, « Les discontinuités du social. Un modèle configurationnel »,


dans Les formes de l’expérience, B. LEPETIT dir., Paris, Albin Michel, 1997, p. 187-225.
28
  En histoire, ces liens interpersonnels ont été étudiés surtout du point de vue de l’admi-
nistration, des communautés religieuses, des familles et des milieux intellectuels, principa-
lement par la méthode prosopographique.
29
  Nous ne parlons pas ici des réseaux totalement matérialisés, qui existent soit à une échelle
infra-locale (les structures d’irrigation et les parcellaires bâtis et non bâtis) soit à une échelle
beaucoup plus vaste (les routes).
30
  Récemment, un article d’A. Saunier examine, à propos des hôpitaux en France, les
notions de réseau et de système hiérarchique (A. SAUNIER, « La trame hospitalière médié-
vale : hiérarchie ou réseau ? », Hôpitaux et maladreries au Moyen Âge : espace et environnement.
Actes du colloque international d’Amiens-Beauvais, 22-24 novembre 2002, P. MONTAUBIN dir.,
Amiens, Publications du CAHMER, 2004) ; la plupart des articles de ce colloque examinent
plutôt l’effet de centralité de ces institutions dans le tissu urbain, mais certains étudient les
relations spatiales entre ces lieux à l’échelle régionale, pour conclure négativement quant
à l’existence de réseaux (sauf évidemment dans le cadre d’un Ordre religieux, celui des
Antonins).

14

csm_19.indd 14 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

peuvent aboutir a/ une définition insuffisante de l’objet spatial, b/


des fondements trop psychologiques à l’étude spatiale et c/ une foca-
lisation sur l’imaginaire (aux dépens du social) est la synthèse de P.
Zumthor sur la représentation médiévale de l’espace31 – ouvrage par
ailleurs brillant, d’une immense érudition, rempli de formulations et
d’intuitions éclairantes. Étant la seule synthèse aussi globale sur le
sujet, il mérite une brève analyse. Les trois premiers chapitres posent
les bases de la réflexion en termes de lieux (géographiques et géomé-
triques) mais dans des approches fortement marquées par la psycha-
nalyse et la psycho-physiologie cognitique, dont on peut retirer
néanmoins d’utiles réflexions sur le vocabulaire de l’espace ; le livre,
notablement focalisé sur le voyage comme mode d’appropriation de
l’espace, est ensuite structuré en quatre parties assez conventionnel-
les : a/ les lieux matériels (terroir, édifices et ville), b/ les déplace-
ments, c/ la découverte intellectuelle (cosmographie) ou réelle
(explorations) du monde et la surnature, d/ les représentations (nar-
ratives et iconographiques) de l’espace et des voyages (y compris un
curieux « espace des textes », qui est une étude de mise en page). Les
objets concrets, qui ramènent à l’organisation sociale de l’espace, sont
traités assez banalement (sauf de pénétrants aperçus, là encore, sur
le lexique) et surtout en perdant de vue la problématique spatiale,
l’espace redevenant rapidement un cadre sinon un décor au lieu de
rester un objet ; si la multiplicité des objets est légitime – c’est le pro-
gramme que nous proposons –, l’indéfinition de la problématique
interdit de dégager des perspectives communes à partir de cette syn-
thèse32.

31
  P. ZUMTHOR, La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1993
(Poétique) ; la focalisation sur l’imaginaire s’explique par la spécialité de l’auteur, qui
étudie la littérature médiévale et privilégie donc ce matériau (qu’il maîtrise de première
main, avec une maestria exceptionnelle), ce qui tire son propos du côté des représenta-
tions.
32
  Les abus conceptuels ne sont pas propres à un type particulier d’études ; pour des raisons
diverses, l’espace est une des catégories essentielles de la conscience donc du langage, se
substituant souvent au temps, que le langage a plus de mal à conceptualiser. Les emplois
métaphoriques des vocables espace ou territoire sont donc légion : pour prendre un exem-
ple qui nous permet de rester entre nous, ne parle-t-on pas du « territoire de l’historien »
pour désigner un champ d’action et le sentiment d’appartenance à une corporation, qui
n’ont évidemment aucune réalité spatiale ? ; il n’est pas question de traquer ces facilités de
langage dans tous les travaux des historiens mais seulement dans ceux qui abordent expli-
citement l’espace comme un objet ou qui l’utilisent comme une approche.

15

csm_19.indd 15 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

II. Positionnement ÉpistÉmologique

Il faut donc dès à présent dire clairement «  d’où l’on parle  »,


comme on disait en mai 68. Ce n’est que depuis peu que l’astrophy-
sique, en révélant un univers infini et l’identité entre l’espace et le
temps, a popularisé la conception de l’espace comme une catégorie
purement physique, donc totalement abstraite, popularisant en cela
l’espace mathématique révélé depuis le XVIIe siècle. Au Moyen Âge,
l’emploi, d’ailleurs plutôt savant, de spatium ne désigne pas autre
chose qu’un morceau, un intervalle ; il est d’ailleurs peu employé dans
un sens géométrique et ne peut donc désigner un territoire, pour
lequel on parlera savamment de territorium33 et vulgairement de fines
ou, plus précisément, de regnum, terminum, terra, castrum, civitas, dioce-
sis, pagus, districtus… (ou, en arabe, de mamlaka, balad, hisn, madıˉna,
hawz, djuz’…), vocables dont la forme même connote des degrés dif-
férents de polarisation. Ils expriment la notion, « centrifuge » si j’ose
dire, d’étendue et s’opposent à la notion, « centripète », de locus (ou
plus concrètement villa, urbs, templum, domus…). Cela signifie que,
sauf dans les écrits des mathématiciens et philosophes – dont la pen-
sée peut n’être plus qu’une pure création et spéculation sans aucun
rapport direct avec le réel, ce qui les disqualifie de notre étude –,
l’espace médiéval est composé de territoires, toujours concrets, jus-
ques et y compris l’orbis terrarum ; parler d’ « espace discontinu »,
comme on lit parfois, pour les territoires médiévaux est donc une
abstraction anachronique (et il vaut mieux parler plus précisément
de territoires non homogènes)34. En fait, l’espace ne peut être dominé
et possédé, matériellement et symboliquement, qu’en l’occupant (en
des points suffisamment nombreux donc proches), en le divisant, en
le parcourant et en le représentant (picturalement, en réduction, ou

33
  P. ZUMTHOR, La mesure…, p. 80, donne un bref historique du mot, que l’on peut consi-
dérablement enrichir par le copieux recensement du Lexicon de NIERMEYER (s.v.) ; à
partir du latin classique, qui désigne le finage d’une cité (« universitas agrorum intra fines
cujusque civitatis » pour Pomponius Mela), son principal sens médiéval est, à partir des
royaumes barbares, celui d’un vaste espace public (juridiction d’une cité, diocèse, pagus,
circonscription judiciaire, châtellenie), avec un emploi secondaire, peut-être plus populaire,
comme ensemble de terres agricoles (quartier d’un terroir, domaine foncier, réserve doma-
niale, terres communautaires) mais rarement au sens romain classique de terroir tout
entier : c’est donc toujours une combinaison, un objet complexe issu d’une multiplicité de
droits et d’hommes.
34
  Cette idée d’espace discontinu, séduisante par sa formulation et en ce qu’elle suggère
un fort exotisme du Moyen Âge (auquel je souscris d’ailleurs totalement mais pas dans ce
domaine), a été généralisée dans plusieurs articles d’A. Guerreau ; la multipolarité qui
fonde ce raisonnement n’a pourtant rien de typiquement médiéval.

16

csm_19.indd 16 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

métaphoriquement) : la territorialisation, comme les écrits géogra-


phiques médiévaux qui l’évoquent, est un «  devisement du
monde ».
Nos objets d’étude étant très différents, en eux-mêmes et dans leur
inscription spatiale, le seul moyen pour parler le même langage est
l’emploi de véritables concepts spatiaux, suffisamment souples pour
s’adapter et assez rigoureux pour accroître l’intelligibilité des phéno-
mènes35. Si l’on prend strictement l’espace comme l’étendue des pra-
tiques sociales et culturelles, il s’y développe plusieurs processus
structurateurs globaux, qui sont liés : la localité, la territorialité, la
réticularité. En considérant que la polarisation est un des processus
territoriaux essentiels (et donc un médiateur entre différentes formes
de spatialité)36, on peut dire que la territorialité est une localité « éten-
due » (à partir d’un lieu) ; la réticularité est une territorialité diffuse,
de mise en relation pas forcément homogène entre des lieux. Parmi
les concepts qui peuvent fédérer nos réflexions, il y a donc la taille, la
densité, l’homogénéité, la continuité, la proximité, la hiérarchisation,
la polarité, la centralité, la co-spatialité et la mitoyenneté/contiguïté ;
quelques-uns seront utilisés dans les propos qui suivent. Ces concepts,
qui renvoient tous à une certaine matérialité des territoires, ne per-
mettent pas de décrire concrètement des phénomènes mais au moins
de rendre intelligibles des processus complexes sans trop se couper
de la réalité. Ne dissimulons pas que l’emploi de ces vocables, comme
de tout autre du même genre, n’est pas sans inconvénient ; ils rendent
la formulation abstraite, voire jargonnante ; plus grave est le danger
d’envisager l’espace comme une dimension physique ou même mathé-
matique (dans ce cas géométrique), traitée indépendamment des
hommes qui le construisent parce que trouvant ses principes d’orga-
nisation en elle-même, défaut que les géographes dénoncent sous le
nom de « spatialisme »37. Il ne s’agit pas, comme dans la pensée géo-

35
  On trouvera toutes les précisions conceptuelles nécessaires (largement suffisantes pour
des non-géographes) dans les copieux articles du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des
sociétés, J. LÉVY et M. LUSSAULT dir., Paris, Belin, 2003, dont le titre indique bien l’orien-
tation méthodologique, en particulier dans les articles : espace, territoire, aire, réseau,
maillage, centre/périphérie, emboîtement, cospatialité, centralité (et lieux centraux), pola-
risation, lois de l’espace, spatialisme, lieu, région.
36
  La polarisation, du point de vue social, est l’accumulation d’hommes et de moyens maté-
riels et intellectuels en un lieu restreint (dit « lieu central » dans la théorie de Von Thünen),
qui permet, plus que proportionnellement, d’exercer une action organisatrice plus loin et plus
fortement dans les alentours que si ces hommes et moyens étaient disséminés sur une vaste
étendue.
37
  On n’est pas très loin de ce défaut dans la définition que donne A. Guerreau des rapports
entre espace et société : « la structure même de la société comporte un ensemble d’éléments

17

csm_19.indd 17 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

graphique attirée par la modélisation mathématique, de trouver des


« lois » de configuration spatiale (les fameux chorèmes élaborés par
R. Brunet)38, quand bien même revêtues d’une sauce médiévale  ;
même si les formalisations territoriales durables finissent par informer
le lien social ou les échanges d’information, ce sont les structures
sociales et culturelles et leur évolution temporelle qui sont au cœur
de notre réflexion, et je ne crois pas que les régularités que l’on peut
y observer doivent être qualifiées de lois, au sens mécaniciste du
terme, même dans leurs effets spatiaux les plus matériels39.

III. Bilan historiographique

Il n’est pas facile de dresser un panorama des recherches médié-


vistiques prenant le territoire (même dans des acceptions imprécises)
comme objet de réflexion. Pour l’Occident chrétien, le bilan histo-
riographique de la SHMES et celui établi récemment en Espagne40,
par leur structure conventionnelle, peinent à mettre en valeur les
approches novatrices, se cantonnant plutôt à des « thématiques » (for-
cément académiques) ; un bilan plus récent, dans le souci pluridisci-
plinaire de faire leur place à des disciplines voisines, réduit la
recherche médiévistique sur textes écrits et données matérielles à un

essentiels proprement spatiaux… une société contient une série de relations intrinsèque-
ment spatiales » (A. GUERREAU, « Analyse spatiale de données historiques et cartes »,
Mémoire vive. Bulletin de l’Association française pour l’histoire et l’informatique, 15-16 (1996),
p. 3-12).
38
  C’est bien le terme de lois qui est employé par ce même auteur dans R. BRUNET, O.
DOLLFUS e.a. : Mondes nouveaux, vol. 1, Paris, Hachette/Reclus, 1990 (Géographie univer-
selle, 1) ; cet intégrisme spatialiste a été fondé auparavant, du point de vue épistémologique,
par W. Bunge.
39
  Si l’on veut à tout prix se rattacher à une ligne de pensée de science dure – tendance
dont on trouvera une vigoureuse critique épistémologique chez J. BOUVERESSSE, Prodiges
et vertiges de l’analogie, Paris, Seuil, 1999 – , il vaut mieux pour les sciences sociales évoquer
la « théorie du chaos », avec son imprévisibilité des systèmes complexes (à cause du nombre
d’agents plus que de la complexité des règles), son univocité de la flèche du temps (donc
irréversibilité des événements) et sa sensibilité aux conditions initiales (qui entraîne une
très large ouverture des évolutions possibles).
40
  Cf. les volumes L’histoire médiévale en France… – dont on peut voir une brève mise en
perspective dans J.-C. SCHMITT, D. IOGNA-PRAT, « Trente ans d’histoire médiévale en
France », dans Les tendances actuelles…, p. 399-424 – et La historia medieval en España. Un
balance historiográfico (1968-1998), XXV Semana de Estudios Medievales, Estella, 14 a 18 de
julio de 1998, Pamplona, 1999.

18

csm_19.indd 18 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

brillant mais rapide survol41 ; je partirai donc de l’état des lieux enfin
établi en 1997-8 par deux colloques franco-allemands, dans lequel on
trouve deux articles de synthèse historiographique, dans une rubrique
intitulée « l’espace », sous la plume de M. Bourin et H.-J. Schmidt42,
et plus encore des divers rapports contenus dans la 50e « semaine de
Spolète »43.
L’inclusion de l’Occident musulman dans notre programme est
une démarche inhabituelle mais qui me semble aller de soi : en dépit
d’une très nette séparation académique entre études du monde chré-
tien et du monde musulman, il serait absurde d’aborder le problème,
universel, de la territorialité en distinguant les rives nord et sud de
l’Occident méditerranéen ; en revanche, ce cadre géographique pose
d’autres difficultés, purement techniques, car l’insuffisance des
recherches menées sur la partie arabo-musulmane (sauf, comme on
le verra, sur al-Andalus) dans notre perspective provoque un très grave
déséquilibre44, reflété dans les bilans historiographiques45, qui nous
conduira à traiter beaucoup plus rapidement et parfois séparément
les études réalisées sur cette zone.
Sur cette base, on peut tout de même synthétiser l’évolution de la
réflexion sur ce que j’appellerai les territoires « subjectifs » (construits
par leurs usagers avec une claire conscience de leur action) – en revan-
che, les territoires « objectifs » (définis par l’observateur extérieur par

41
  Cf. J. LE GOFF et J.-C. SCHMITT, « L’histoire médiévale ».... Forcément aussi rapide est
la présentation générale de J-C. SCHMITT et D. IOGNA-PRAT, « Trente ans d’histoire
médiévale… ».
42
  M. BOURIN, « Analyses de l’espace » et H.-J. SCHMIDT, « Espace et conscience de l’es-
pace… », dans Les tendances actuelles…, p. 493-510 et 511-536. Il faut remonter au vieux bilan
« positiviste » du début des années 60 pour trouver l’essai, assez rarement évoqué par la
suite, de C. HIGOUNET, « La géohistoire », dans L’histoire et ses méthodes. Recherche, conserva-
tion et critique des témoignages, C. SAMARAN dir., Paris, Gallimard, 1961 (Encyclopédie de La
Pléiade, XI), p. 68-91, car, entre-temps, l’espace a perdu sa place dans les nouveaux cou-
rants.
43
  Uomo e spazio….
44
  Même la florissante histoire culturelle, dans la tradition « orientaliste » datant du colo-
nialisme européen, reste très philologique (y compris chez les médiévistes européens qui
travaillent sur cette zone), et l’étude de la construction politique et administrative de ter-
ritoires supra-locaux est entravée par l’orientation très juridico-institutionnelle et idéologi-
que de l’histoire politique (cf. F. MICHEAU e.a., « Le monde arabo-musulman au Moyen
Âge », L’histoire médiévale en France…, p. 363-379).
45
  Je me fonderai surtout sur F. MICHEAU e.a., « Le monde arabo-musulman… » et plus
encore sur J.-C. GARCIN e.a., États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval Xe-XVe siècle,
tome II : Sociétés et cultures et t. III : Problèmes et perspectives de recherches, Paris, PUF, 2000 (Nou-
velle Clio), qui offrent un panorama exhaustif des problèmes et des recherches.

19

csm_19.indd 19 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

la répétition de spécificités)46, que nous aborderons plus loin, ne


bénéficient d’aucune synthèse historiographique.
On peut d’abord noter que les synthèses existantes sur l’espace au
Moyen Âge s’attachent beaucoup plus aux « lieux » qu’aux étendues ;
en tant que singularité topographique, de taille restreinte, fortement
identifié par rapport à l’espace environnant, facilement et implicite-
ment délimitable, concentrant des capacités d’action, le lieu (monas-
tère ou palais, agglomération résidentielle, champ de bataille) est plus
aisément appréhensible que le territoire, ne serait-ce que sur le plan
strictement géométrique ; les identités sociales et culturelles y sem-
blent plus nettes, et la grande entreprise des « Lieux de mémoire »
(dir. P. Nora) – qui devrait s’intituler plus rigoureusement « objets de
mémoire », au risque de perdre la beauté de la métaphore – s’occupe
d’ailleurs plus des lieux que des territoires. Il est vrai que les sources
écrites médiévales, usant universellement de métonymie, désignent
implicitement les territoires par le (ou les) lieu(x) qui les polarise(nt)
et/ou par la communauté humaine qui les occupe, ce qui ne facilite
pas leur identification comme un tout, complexe mais cohérent. Pour
entrer dans le détail des problématiques territoriales médiévales, les
synthèses font donc défaut, même pour les territoires « subjectifs »,
au moins en langue française ; ce qui s’en approcherait le plus est,
logiquement, l’œuvre d’un géographe, mais elle ne concerne que le
monde arabo-musulman, elle consiste essentiellement en une étude
par régions et place la réflexion à une échelle macroscopique – ce qui
est logique pour un cadre aussi vaste –, et surtout elle use de concep-
tions géographiques et sociologiques pour le moins datées47.

46
  A. GUERREAU, « Analyse spatiale de données… », se fondant sur les réflexions métho-
dologiques fondamentales de C. Grasland, appelle à distinguer « les zones qui n’apparais-
sent comme telles qu’à l’observateur, du fait d’un simple lien de ressemblance et d’homo-
généité locale, et celles qui résultent d’un processus social entraînant une certaine forme
d’appartenance ou d’inclusion ».
47
  Il s’agit de X. DE PLANHOL, Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam, Paris,
Flammarion, 1968 (Nouvelle bibliothèque scientifique) (notamment aux p. 59-69, les « Prin-
cipes de l’organisation spatiale islamique ») ; héritier de la sociologie coloniale, l’ouvrage
se focalise sur les constructions politiques et leurs rapports avec l’agriculture, opposant les
effets néfastes de la bédouinisation (i.e. nomadisme tribal, suscité par la conquête arabe et
l’arabisation culturelle) aux effets économiques positifs de l’État sédentaire, qui serait fon-
damentalement urbain ; dans cette réflexion abusant du déterminisme des « conditions
naturelles », la seule analyse proprement spatiale est l’application du concept de polarisa-
tion (qui s’opèrerait à partir des villes et surtout dans le domaine politique).

20

csm_19.indd 20 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

III. 1.« L’occupation du sol »

Globalement, dans les derniers temps, ce sont surtout les historiens


étudiant l’organisation matérielle des hommes (à partir des textes et
plus encore du terrain) qui se sont intéressés, le plus souvent indirec-
tement, à la territorialisation des phénomènes sociaux, en passant
d’une étude des « lieux » ponctuels pour eux-mêmes à une observa-
tion des relations, surtout quand elles sont polarisées. Le récent impé-
rialisme de l’approche archéologique en la matière a conduit à
focaliser cette réflexion sur les territoires qui sont fortement matéria-
lisés (paroisses, seigneuries juridictionnelles, terroirs), c’est-à-dire
polarisés ou au moins ponctués par des bâtiments (notamment un
château) et/ou marqués par des limites affichées48 ; comme l’archéo-
logie, jusqu’aux années 1980, a privilégié le bâti (structure verticale)
et donc la fouille, aux dépens des structures horizontales et donc de
la prospection, l’approche était forcément ponctuelle, fondée sur le
« site », ce qui a conduit à valoriser le processus de polarisation et la
réticularité des lieux, et à concevoir l’espace comme « discontinu »49.
Quelles que soient les données utilisées, le « contenu » de ces terri-
toires est variable (pratiques agricoles, entité politique, juridiction et
vie religieuses), mais il est abordé globalement, et l’échelle est pres-
que toujours locale, dans des monographies fondées sur la notion de
communauté d’habitants50.

48
  La bibliographie (quelque 70 titres) appuyant la synthèse historiographique de M. BOU-
RIN, « Analyses de l’espace »…, ne comprend que 7 ou 8 titres consacrés à des approches
moins réalistes des territoires. Pour le Maghreb, la thèse de Y. Benhima, citée infra, suit
l’historiographie européenne et analyse spatialement les territoires marocains en fonction
de la polarité urbaine, castrale et « mesquitale », des réseaux routiers et des activités pro-
ductives (en incluant aussi la spécificité du nomadisme).
49
  Encore récemment, malgré son titre programmatique, le dépouillement de la revue
espagnole Arqueología y territorio medieval (Univ. de Jaén, depuis 1994) ne fournit qu’une
minorité d’études des espaces dans leur étendue, par exemple, dans le n° 8 (2001), M.
MIGUEZ MARIÑAS, « El territorio de Gauzón (Asturias) en el medievo. Aproximación a
su configuración », p. 161-173. Les mêmes remarques pourraient être faites (a fortiori, car
la revue est plus ancienne) sur une des principales publications italiennes pouvant nous
intéresser, dont nous avons dépouillé les derniers numéros, Archeologia medievale. Cultura
materiale – insediamenti – territorio (Gênes/Sienne, depuis 1974).
50
  Cette échelle, qui est la seule pertinente en référence à des groupes humains (domaine
socio-culturel), est à peu près l’équivalent en superficie du « géosystème » des géographes
(quelques centaines à quelques milliers d’ha) – mais il ne s’applique qu’aux paysages, étant
défini comme le cadre où se combinent les éléments du passé et les logiques d’auto-orga-
nisation de l’espace ; l’application de ce concept à une étude réellement géohistorique se
trouve dans V. CLÉMENT, De la Marche-frontière au pays des bois. Forêts, sociétés paysannes et
territoires en Vieille-Castille (XIe-XXe siècles), Madrid, Casa de Velázquez, 2002.

21

csm_19.indd 21 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

De fait, dans les mondes antérieurs à l’accélération des voyages et


des communications, le cadre local pèse d’un poids considérable, non
seulement parce qu’il est le tissu du quotidien et définit l’identité
sociale mais aussi parce qu’il est le seul dont tous les acteurs ont une
totale conscience ; c’est peut-être ce localisme qui caractérise le mieux
les sociétés médiévales, au moins à partir du XIe siècle51. La publica-
tion récente (vol. I en 2006), par l’Université d’Oviedo, de la revue
d’études médiévales Territorio, sociedad y poder, associant historiens des
textes et archéologues, montre l’ancrage désormais fort de l’approche
locale de la territorialité « féodale » parmi les médiévistes. Il s’agit
donc d’espaces vécus matériellement et construits intellectuellement
par leurs propres agents ; issus des diverses formes d’organisation
d’un groupe humain réduit, qui souvent se superposent, ils reçoivent
des limites linéaires et deviennent ipso facto des « contenants », des
cadres, donc des repères très forts de l’organisation endogène mais
aussi des systèmes englobants52. Ces territoires sont les plus « visibles »
en ce que, fortement antagonistes, ils impliquent des droits (au sens
juridictionnel) donnant lieu à affirmation et contestation légales sou-
vent mises par écrit53.
Avec ces recherches, nous sommes principalement dans le domaine
traditionnel de l’ « occupation du sol », au sens large ; défrichements,
formes du bâti et des terres, structure agricole des terroirs, hiérarchie
d’habitats y ont une dimension territoriale essentielle mais qui n’est
pas toujours clairement formulée (sauf dans les recherches récentes
sur les espaces hydrauliques arabo-musulmans)54 – mais la Siedlungs-

51
  « En exagérant, on pourrait avancer que toute division territoriale était, hier, une division
sociale, dans la mesure où s’y logeait une société aux dimensions variables, mais étroite, qui
y trouvait à la fois ses limites et sa raison d’être, vivant par priorité de ses propres liaisons
internes. Ces divisions du territoire, ce sont les villages, les bourgs, les villes, les provinces »
(F. BRAUDEL, L’identité de la France. [Tome I] Espace et histoire, Paris, Arthaud, 1986, p.
61-62).
52
  Sur ces processus de territorialité, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer, on
peut voir, pour le monde arabo-musulman, après les décevantes études (principalement
littéraires) sur les sources géographiques, le travail exemplaire de A. BAZZANA, P. CRES-
SIER, P. GUICHARD, Les châteaux ruraux d’al-Andalus. Histoire et archéologie des husˉun du
Sud-Est de l’Espagne, Madrid, Casa de Velázquez, 1988, particulièrement aux p. 129-39 et
259-92, étude qui adapte largement les principes posés par le schéma de l’incastellamento.
53
  Du point de vue documentaire, les conflits entre communautés, invoquant explicitement
de nombreux rapports à l’espace propre, sont légion dans nos sources – et, comme les
enjeux sont toujours collectifs, leur analyse doit être menée en termes anthropologiques
(« espace vital », défense du travail des prédécesseurs) plutôt qu’en termes sociologiques
(rapports de pouvoir, rivalités économiques) n’impliquant que les élites.
54
  Ainsi, sans remonter jusqu’au grand classique de G. DUBY, L’économie rurale et la vie des
campagnes dans l’Occident médiéval (France, Angleterre, Empire, IXe-XVe siècles). Essai de synthèse et

22

csm_19.indd 22 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

geschichte allemande possède déjà davantage cette conscience. Certes,


il ne viendrait plus à l’idée d’un médiéviste travaillant sur les structu-
res matérielles et socio-économiques d’ignorer leur configuration
spatiale, mais l’espace reste encore trop souvent une « dimension » ;
plus globalement, le raisonnement sociologique ou économique
qu’adopte volontiers le médiéviste travaillant sur les réalités locales
disqualifie implicitement l’analyse spatiale55. Cependant, de nouvelles
approches du terrain, principalement l’archéologie agraire et la
réflexion environnementale, inspirées de la conception anthropolo-
gique des territoires (association pour l’appropriation et l’exploita-
tion en commun) et utilisant de nouvelles sources (cadastres et
photographies aériennes), sont venues récemment appuyer la
réflexion sur la territorialité ; certes, depuis quelques décennies déjà
s’étaient développées des études sur des éléments essentiels des ter-
roirs, en particulier sur la morphogenèse parcellaire, mais la territo-
rialité des pratiques agricoles a été longuement estompée par
l’approche plus impressionniste organisée autour du concept de
« paysage »56, tandis que les nouvelles approches appréhendent l’en-

perspectives de recherches, Paris, Flammarion, 1977 (Champs, 26-27), dans l’ouvrage beaucoup
plus récent de G. SIVERY, Terroirs et communautés rurales dans l’Europe occidentale au Moyen
Âge, Lille, Presses univ. de Lille, 1990, le paragraphe tentant une systématisation spatiale
(« Les grands types de modelage de l’espace », p. 40-49) propose une typologie des terroirs
fondée sur la forme des champs et le degré d’ouverture des paysages, à la manière de M.
Bloch, négligeant des critères comme la forme globale, la superficie, la situation du village
par rapport aux limites, le degré d’intégration des terres dans le système productif (i.e. la
continuité spatiale), la correspondance géométrique et fonctionnelle avec la territorialité
politique… Cette historiographie est bien synthétisée dans J.-M. MARTIN, «  L’espace
cultivé », dans Uomo e spazio…, p. 239-97, qui souligne la durable discrétion de la dimension
proprement spatiale dans les recherches (mais dont l’analyse reste d’ailleurs très « agricole »
puisque concentrée sur la partie la plus active du finage, alors que c’est l’intégration de
l’incultum qui suscite les usages territorialisants, et c’est son articulation avec le cultum qui
suscite la territorialité économique).
55
  Dans la synthèse du maître de la sociologie rurale (H. MENDRAS, Sociétés paysannes.
Éléments pour une théorie de la paysannerie, Paris, Armand Colin, 1976 (Collection U. Sociolo-
gie), on cherche en vain toute allusion aux formalisations spatiales (à part, p. 75, une
allusion au rôle identitaire du territoire), dans l’ignorance, déjà signalée, du concept
d’« espace social ».
56
  Dans son Xe congrès annuel (1979), la SHMES a retenu le paysage comme thème (Le
paysage rural : réalités et représentations, Revue du Nord, LXII (244) (1980)) ; non seulement,
la notion de territoire n’y est jamais employée mais le paysage lui-même n’est étudié que
dans son contenu (le plus souvent tel ou tel élément spatial [un marais, le parcellaire, les
haies] ou un droit d’usage) ou comme un type culturel (les Terpen, les villages désertés) ou
un organe (abordé partiellement, par le prisme économique [les investissements urbains,
le profit agricole]) et non pas dans son étendue. On sent pourtant déjà le poids de la pers-
pective environnementale dans ces travaux ; celle-ci s’est confirmée depuis sous l’impulsion
de R. Delort (dont la « somme », R. DELORT, F. WALTER, Histoire de l’environnement européen,

23

csm_19.indd 23 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

vironnement non architectural (anthropisé ou non) des hommes


comme un tissu, homogène, continu et articulé57. Cette démarche,
dite génériquement « archéologie spatiale », a été mise au service de
deux approches « sociales », qui orientent plus nettement l’étude des
communautés locales dans un sens territorial en ce qu’elles intègrent
les divers aspects de leur formation dans un schéma global et pren-
nent en compte le processus de polarisation : il s’agit de l’incastella-
mento et de l’encellulement (qui est largement une paroissialisation)58,
dans la perspective desquels les archéologues et historiens des textes
étudient désormais les relations entre sites bâtis59 et entre tous les
éléments anthropiques occupant un périmètre donné.
Les territoires subjectifs locaux posent évidemment les mêmes pro-
blèmes d’analyse spatiale dans la partie arabo-musulmane de l’Occi-
dent méditerranéen, sauf dans les zones de nomadisme du Maghreb.
Cependant, les conceptions globales des historiens sur les sociétés
arabo-musulmanes leur ont assigné jusque récemment un rôle mineur
et un fonctionnement assez différent de ce que l’on observe dans la
zone chétienne : outre leur relative uniformité socio-culturelle (obs-

Paris, PUF, 2001 (Le nœud gordien), est assez rapide pour la période médiévale, aux chap.
I et VIII, et peut être avantageusement remplacée par ID., « Les facteurs éco-biologiques
de l’espace : permanences et mutations », Uomo e spazio…, p. 69-90) et de l’archéologie
agraire : cf. récemment, offrant des perspectives à la territorialité, R. DELORT, « Percevoir
la nature au Moyen Âge : quelques réflexions », dans Campagnes médiévales : l’homme et son
espace. Études offertes à Robert Fossier , É. MORNET éd., Paris, Publications de la Sorbonne,
1995, p. 31-41, les trois volumes de Les formes du paysage, G. CHOUQUER dir., Paris, Errance,
1996-1998, ou encore, malgré son titre, l’étude minutieuse de A. ANTOINE, Le paysage de
l’historien. Archéologie des bocages de l’Ouest de la France à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2002.
57
  Voir par exemple A. DURAND, Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècles), Tou-
louse, Presses universitaires du Mirail, 1998 (Tempus) ; les « paysages » y sont cette fois vus
précisément à travers la notion de remplissage des terroirs. Du point de vue de la territo-
rialité, on peut signaler l’étude du terroir de Charavines (lac de Paladru) comme un résul-
tat important de cette nouvelle démarche (M. COLARDELLE, É. VERDEL dir., Les habitats
du lac de Paladru (Isère) dans leur environnement. La formation d’un terroir au XIe siècle, Paris,
MSH, 1993 (Documents d’archéologie française, 40). Toutefois, une approche environne-
mentaliste trop proche des sciences dures finit par occulter la dimension locale et spatiale,
pour traiter utilement mais abstraitement de pédologie et de climatologie (à partir de
données textuelles et matérielles qui sont forcément locales mais qui ne définissent pas des
espaces d’action des phénomènes étudiés), cf. R. DELORT, «  Les facteurs éco-biologi-
ques… » .
58
  Exposés respectivement par P. TOUBERT, Les structures du Latium médiéval. Le Latium
méridional et la Sabine du IXe à la fin du XIIe siècle, Rome, EFR, 1973 (Bibliothèque des Écoles
françaises d’Athènes et de Rome, 221) et R. FOSSIER, Enfance de l’Europe Xe-XIIe siècles. Aspects
économiques et sociaux, Paris, PUF, 1982 (Nouvelle Clio, 17-17bis).
59
  Pour le domaine ibérique, cette approche a été introduite notamment par le colloque
Macroespacio. Época romana y medieval, F. BURILLO dir., Teruel, 1984.

24

csm_19.indd 24 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

tacle aux identités locales)60, ces sociétés seraient fondamentalement


«  étatiques  », et les communautés locales, seulement coutumières
parce que ne jouissant pas d’existence légale, seraient avant tout des
relais de l’administration centrale. Les seules formes d’organisation
non étatiques nettement identifiées (donc capables d’échapper à ce
système) seraient la tribu et le groupe confessionnel local ; en outre,
l’économie serait totalement polarisée par les centres urbains, et la
culture savante, faute d’institutions religieuses nettement identifiées,
serait spatialement et fonctionnellement focalisée (jusque dans son
contenu) par les centres urbains où résident les organes administratifs
princiers. Tout ceci se reflèterait dans l’incomplétude de la territoria-
lité de type « villageois ». À la suite des réflexions pionnières de C.
Cahen, ce schéma, dicté par la domination écrasante des sources lit-
téraires, n’est plus acceptable, et les recherches menées sur le Levante
andalou, combinant une approche extensive du terrain, une nouvelle
lecture des textes et la « découverte » de nouvelles sources écrites, ont
révélé le poids, surtout en milieu rural, de l’organisation communau-
taire locale, articulée avec un pouvoir central réellement fondamental
(notamment dans les représentations mentales) par l’intermédiaire
du lien « tributaire » et ont éclairé la manifestation spatiale de cette
organisation61. En revanche, les facteurs les plus concrets de la terri-
torialité locale au Maghreb, comme l’économie agro-pastorale et les
formes du peuplement, sont encore peu étudiés62, à la fois à cause des
traditions historiographiques (thématiques de recherches, absence
d’archéologie médiévale) et parce que les sources écrites sont consi-
dérées comme moins adéquates que les documents d’archives du
monde latin, mais cela ne remet pas en cause la forte réalité matérielle
(et, probablement, symbolique) des territoires locaux dans tout l’Oc-
cident musulman.

60
  T. BIANQUIS, « La gestion politique de l’espace et des hommes », J.-C. GARCIN e.a.,
États, sociétés et cultures…, t. III, p. 35-36 affirme encore l’unité paysagistique, linguistique,
religieuse et urbanistique du monde arabo-musulman (sans toutefois en inférer la faiblesse
des comunautés locales).
61
  Voir l’ouvrage pionnier de A. BAZZANA e.a., Les châteaux ruraux…, et les grandes syn-
thèses régionales (de P. Guichard et Ph. Sénac et les travaux suscités en Espagne par M.
Barceló) qui ont appliqué et affiné ce modèle. Les fondements de cette redéfinition se
trouvent dans C. CAHEN, « La communauté rurale dans le monde musulman médiéval »,
Les communautés rurales. Recueils de la Société Jean Bodin, XLII. 3e partie : Asie et Islam, Paris,
1982, p. 9-27.
62
  Mais on peut signaler l’heureuse et récente exception (en dehors de fouilles ponctuelles
menées par des archéologues occidentaux) de Y. BENHIMA, Safi et son territoire. Une ville
dans son espace au Maroc (11e-16e siècle), Paris, L’Harmattan, 2008 (Villes, histoire, culture,
société), surtout au chap. VI où sont abordés directement les territoires.

25

csm_19.indd 25 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

Après ce bref rappel historiographique, il n’est pas besoin de com-


menter en détail les apports de ces études, puisqu’ils ont été synthé-
tisés dans plusieurs bilans63. On notera qu’il s’en faut de beaucoup
que les questionnements mis en œuvre constituent une grille cohé-
rente pour notre problématique ; les approches proprement spatiales,
souvent très techniques (études morphologiques régressives, archéo-
métrie) et prenant des objets d’étude très précis, diluent quelque peu
la cohérence des territoires locaux subjectifs64 ; ceci s’explique évi-
demment par les difficultés heuristiques de la documentation maté-
rielle et textuelle et par la complexité des problèmes que pose la
territorialité65. Remarquons ensuite que les sources écrites les plus
importantes pour suivre minutieusement les processus de territoria-
lisation locale sont les documents administratifs en série, ce qui pousse
fatalement les études vers le Moyen Âge tardif (dans le meilleur cas
– italien – à partir du XIIIe siècle), c’est-à-dire quand les processus
territoriaux sont précisément en train de changer d’échelle et parfois
de nature, avec le développement de l’administration de type étatique
(justement à l’origine de ces nouvelles sources écrites) et l’émergence
du marché comme catalyseur des activités productives et des échan-
ges. Pour la phase de naissance et de maturité des territoires locaux,

63
  La série des colloques « Castrum » organisés à l’initiative de P. Toubert permet de suivre
en détail les évolutions historiographiques que l’on vient de résumer (et dont ils ont été
eux-mêmes un moteur), d’autant plus heureusement que ces rencontres concernent large-
ment l’aire méditerranéenne. Malgré des titres en apparence un peu limitatifs, on trouvera
d’excellents bilans, très récents, des approches sociales et matérielles de l’espace local dans
C. WICKHAM, « The development of villages in the West, 300-900 » et B. CURSENTE, « Les
villages dans l’Occident médiéval (IXe-XIVe siècle) », dans Les villages dans l’empire byzantin
(IVe-XVe siècle), J. LEFORT e.a. éd., Paris, Lethielleux, 2005 (Réalités byzantines, 11), p. 55-69
et 70-88.
64
  Ainsi, récemment, P. CRESSIER, « Le territoire villageois en al-Andalus : à la recherche
d’éléments structurants », dans Cinquante années d’études médiévales. À la confluence de nos
disciplines. Actes du colloque organisé à l’occasion du cinquantenaire du CESCM. Poitiers, 1er-4 sep-
tembre 2003, C. ARRIGNON e.a. éd., Turnhout, Brepols, 2005 (Culture et société médiéva-
les), p. 495-510 remarque que dans l’ouvrage, pourtant fondé sur de très larges perspectives,
d’A. BAZZANA e.a., Les châteaux ruraux…, le postulat de départ était de prendre le territoire
castral comme cellule « a-tomique » de l’espace rural andalou mais qu’il faut maintenant
se demander si les espaces associés aux micro-habitats (qarya/s) englobés dans le territoire
castral sont de simples subdivisions ou constituent de véritables territoires, polarisés notam-
ment par la présence d’une mosquée. C’est cette complexification que j’ai tenté de mettre
en œuvre dans S. BOISSELLIER, Le peuplement….
65
  Les érudits locaux ont abordé beaucoup plus frontalement des problèmes qui sont essen-
tiels dans l’étude de la territorialité locale : les variations de limites et les recompositions
territoriales (par colonisation, subdivision ou agrégation) de « leur » village ou ville ; mais
ils l’ont fait de manière très factuelle, et leur empirisme a jeté le discrédit sur l’histoire
locale, quoique certaines de leurs données pourraient souvent alimenter directement le
corpus utilisable.

26

csm_19.indd 26 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

le recours aux données matérielles dégagées par l’archéologie est


indispensable mais implique de fortes discordances avec les approches
antérieures, ce qui fait parfois conclure, injustement, à un divorce
entre les approches textuelles et matérielles. Enfin, on trouve dans
toutes ces études, fortement fondées sur des données matérielles,
l’idée selon laquelle les formalisations spatiales seraient la « matéria-
lisation » ou la « concrétisation », voire la « projection au sol », des
structures sociales et culturelles ; idée hautement critiquable car d’or-
dre purement philosophique : à ce titre, toute production matérielle
humaine, telle un château ou une charrue, pourrait être considérée
comme une concrétisation (en l’occurrence de la notion d’autorité
ou d’une capacité technique), alors qu’elle n’est que le produit d’un
processus, auquel elle s’intègre comme un facteur supplémentaire – et
c’est seulement dans les représentations qu’en ont les usagers qu’un
produit matériel résume et contient le processus qui l’a engendré66.
Les cellules locales sont fortement matérialisées parce qu’elles sont
de taille restreinte et parce que, ipso facto, les phénomènes qui les
déterminent (relations interpersonnelles, pratiques productives,
administration de l’autorité) « couvrent » l’espace par leur densité et
leur continuité spatio-temporelle, jusqu’à définir des limites presque
mécaniquement, et donnent lieu à des investissements symboliques
considérables (nomination et sacralisation67 du territoire) de la part
de leurs acteurs ; à cet égard, le « phénomène administratif », invoqué
surtout pour la territorialité supra-locale et étudié principalement
dans une optique institutionnelle, est fondamental pour développer,
formaliser, systématiser, réguler et pérenniser les liens qui créent la
territorialité locale, car il constitue un réseau d’obligations pratiques
qui enserre et anime l’ensemble du tissu social. Pour analyser les ter-
ritoires à l’échelle locale mais aussi les réseaux d’habitat (et donc
l’emboîtement des territoires locaux dans des structures engloban-
tes), notons qu’un apport important est venu du concept, élaboré en
Espagne par J. A. García de Cortázar, de « l’organisation sociale de

66
  Dans le cas du territoire, d’après M. Halbwachs (cité par G. DI MEO, Géographie sociale…,
p. 38), « tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre et devenir
consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes visibles de l’espace ».
67
  Si la territorialité locale antique du sacré est modifiée par la christianisme, comme on le
verra plus loin, on peut se demander si la sacralisation des territoires subjectifs locaux (à
cause du lien affectif entre communauté et territoire) ne subsiste pas de façon discrète dans
une culture chrétienne, cf. C. LECOUTEUX, Démons et génies du terroir au Moyen Âge, Paris,
Imago, 1995.

27

csm_19.indd 27 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

l’espace  », faisant du territoire un objet de réflexion en soi68  ; le


modèle proposé, conçu plutôt pour expliquer les formes du peuple-
ment dans le nord de l’Espagne (notamment le rapport entre la forte
parenté pyrénéenne et la communauté locale, rapport vu comme une
déparentalisation), s’est révélé assez souple pour décrire efficacement
la territorialité dans de nombreuses régions. Avec cette approche, on
se situe déjà à une échelle qui peut dépasser les territoires locaux.

III. 2. La géographie administrative

L’autre grand domaine d’étude bien établi, qui utilise plus les
« macro-sources » (listes d’hommes et de lieux, législation générale),
voire les méta-sources, que les données matérielles, est celui de l’his-
toire politique et institutionnelle, en particulier dans ses composantes
de géographie administrative, d’étude des frontières et de formation
de l’État-nation. Cette dernière composante est d’ailleurs celle qui
focalise, encore actuellement, la majorité des recherches médiévales
au Maghreb, dans une historiographie « dynastique » qui reste très
narrative ou sociologique (sans aborder les implications spatiales)69.
L’échelle est, cette fois, principalement supra-locale, depuis la sei-
gneurie féodale (qui est plus réticulaire que territoriale) ou la circons-
cription administrative dite « locale » (mais qui l’est en fait rarement)
jusqu’à la « principauté », notamment royale.
68
  Voir surtout, les plus utiles sur le plan méthodologique et conceptuel, J.Á. GARCÍA DE
CORTÁZAR, « Organización social del espacio : propuestas de reflexión y análisis histórico
de sus unidades en la España medieval », Studia historica. Historia medieval, VI (1988), p.
195-236, et, marquant les progrès des recherches et l’affinement de la réflexion, « La orga-
nización social del espacio en la Mancha medieval : propuesta metodológica y sugerencias
de aplicación », Espacios y fueros en Castilla – la Mancha (siglos XI-XV). Una perspectiva metodológ-
ica, J. A. PLANAS coord., Madrid, Ediciones Polifemo, 1995 (Biblioteca historico-jurídica,
2), p. 17-43. Une bonne mise au point des recherches espagnoles, avec leurs problématiques
spécificiques (reconquête et « repeuplement », omniprésence de la « frontière »), se trouve
dans M. ASENJO GONZÁLEZ, « La organización de los espacios, técnicas y cultura material
en la Castilla medieval. Un estado de la cuestión », En la España medieval, Madrid, 29 (2006),
pp 411-62.
69
  Cette focalisation sur l’histoire des grandes constructions politiques est d’autant plus
paradoxale que les agrégats médiévaux de territoires constitués par des pouvoirs centraux
sont constamment soumis à de fortes tendances de « décentralisation » en Occident musul-
man ; cela rend logique, il est vrai, de prêter moins d’attention à l’aspect strictement spatial
de ces constructions, et l’on a même pu avancer que ces États sont des réseaux plus que des
territoires politiques organiquement articulés. T. BIANQUIS, « La gestion politique de
l’espace… », p. 36 fait remarquer que l’unité socio-culturelle (fortement exagérée, il est
vrai) du monde arabo-musulman fragilise ce qu’il appelle les « circonscriptions intermé-
diaires », entre Daˉr al-Islaˉm et territoire local.

28

csm_19.indd 28 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

On ne peut évidemment esquisser un bilan critique70 de l’énorme


masse des travaux consacrés à la formation territoriale des États d’Oc-
cident (chrétien et musulman) ou au fonctionnement des circons-
criptions administratives, depuis le pagus antique à la sénéchaussée
tardo-médiévale (ou la merindad castillane et le terzo toscan), en pas-
sant par la vicaria carolingienne – sans parler des recherches sur la
paroisse, largement abordée comme une circonscription administra-
tive ; on peut seulement noter que, dans une tradition historiographi-
que fortement juridique et institutionnelle, une bonne partie de ces
travaux est dépourvue de toute perspective spatiale (et parfois sociale),
au profit d’un juridisme éthéré ou d’une focalisation sur le « senti-
ment national » (abordé du point de vue, très abstrait, des « mentali-
tés »)71. Même les auteurs étudiant les phénomènes sociaux lourds
ramènent fondamentalement la territorialisation à un processus
« politique », c’est-à-dire totalement volontariste parce que mû exclu-
sivement ou principalement par les détenteurs du pouvoir72 : c’est la
conception wébérienne du territoire (matérialisation spatiale du pou-
voir). En outre, pour ceux qui vont au-delà, tels les tenants de la
« géographie historique » à partir du début du XXe siècle, l’étude de
la construction proprement territoriale des États par les monarchies
médiévales est longtemps restée dépendante des schémas (souvent
déterministes) élaborés par les géographes dans leur réflexion sur la
« longue durée »73 ; ainsi, pour le monde arabo-musulman, reprend-
on encore la thèse géographique (cf. X. de Planhol) d’une humani-
sation « oasique », donc d’une discontinuité spatiale, pour en inférer
la difficulté à agréger les territoires locaux en États organiques74. Ces

70
  Pour une catégorie aussi bien balisée de la recherche historique, les bilans historiogra-
phiques et bibliographiques classiques évoqués ci-dessus fournissent d’excellentes mises au
point.
71
  Un bon exemple avec J. GUIRAUD, L’État pontifical après le Grand Schisme. Étude de géogra-
phie politique, Paris, Fontemoing, 1896. Il y a naturellement des renouvellements récents,
qui abordent de façon plus directe la matérialité territoriale des vastes constructions poli-
tiques, tels que la thèse de F. CARDOT, L’espace et le pouvoir. Étude sur l’Austrasie mérovingienne,
Paris, Publications de la Sorbonne, 1986 et surtout le premier vol. de la synthèse de F.
BRAUDEL, L’identité… .
72
  Ainsi, A. Debord, dans un article de synthèse sur les fortifications des Plantagenêts,
n’entend-il la territorialisation que comme l’établissement d’un pouvoir princier (donc
unique et uniforme) sur un ensemble de lieux.
73
  Le cas probablement le plus prononcé est celui du Portugal, où la réflexion historique
sur l’espace national reste inféodée aux idées avancées par le géographe O. Ribeiro (prin-
cipalement dans O. RIBEIRO, Portugal, o Mediterrâneo e o Atlântico. Esboço de relações geográfi-
cas, Lisboa, Sá da Costa, 5e éd. 1987, et « Formação de Portugal », dans Idem, A formação de
Portugal, Lisboa, ICALP, 1987 (Identidade. Série cultura portuguesa), p. 19-64).
74
  T. BIANQUIS, « La gestion politique de l’espace… », p 36.

29

csm_19.indd 29 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

défauts ont été mal compensés par la puissante recherche en histoire


socio-économique, qui, s’attachant actuellement aux communautés
et à la seigneurie locales (donc aux processus de territorialisation à
cette échelle), considère les constructions territoriales englobantes
comme une superstructure, au sens marxiste, relevant donc de l’his-
toire politique – et celle-ci, devenue histoire « du » politique depuis
les années 1980, a certes renouvelé les approches classiques du pou-
voir, mais en tirant la recherche du côté du lien social et des repré-
sentations, avec une moindre attention aux réalisations matérielles
du pouvoir étatique75. Néanmoins, un vieux cheval de bataille des
historiens du droit se situe, lui, au cœur de nos préoccupations, si
toutefois on renonce à l’envisager à travers des catégories juridiques,
qui sont censées révéler « une certaine inertie juridictionnelle de l’es-
pace »76 ; il s’agit du passage, durant le haut Moyen Âge, de la person-
nalité à la territorialité des lois – ce territoire étant identifié à l’État
monarchique.
Dans ce domaine, où l’étude historique est depuis toujours au
service du prince, les historiographies varient notablement en fonc-
tion de l’histoire récente des différents pays où se mène cette recher-
che77. Il est évident que l’attention portée à la territorialité « politique »

75
  Dans L’histoire médiévale en France..., le chapitre consacré à l’histoire politique s’intitule
« L’espace français » mais c’est surtout une formule de style, au vu de la bibliographie
contenue dans le volume parallèle d’inventaire. En Espagne, la territorialité politico-admi-
nistrative est un peu mieux mise en relief : dans La historia medieval en España…, le chapitre
consacré à l’histoire politique de Castille et León (par M. GONZÁLEZ JIMÉNEZ), tout en
déplorant l’absence d’une histoire globale des processus administratifs – qui oblige à recou-
rir aux vieilles histoires des institutions, équivalents du « Lot et Fawtier » français –, réserve
un paragraphe à l’administration territoriale (p. 189-191) ; le bilan identique consacré à
l’Aragon et la Navarre s’intitule « Espaces et structures politiques » ; et un chapitre spécial
est réservé à l’idéologie politique, ce qui permet de mieux consacrer l’étude des structures
de pouvoir à leurs réalisations matérielles.
76
  G. SERGI, « La territorialità e l’assetto giurisdizionale e amministrativo dello spazio »,
Uomo e spazio…, p. 479-501 (ici p 481). Une introduction récente mais purement « juridi-
ciste » à ce problème dans le chap. 8 (« De la personnalité des lois à la territorialité du
droit  ») de J.-M. CARBASSE, Manuel d’introduction historique au droit, Paris, PUF, 2003
(Manuels. Droit fondamental), p. 102-110.
77
  Une simple observation des grands programmes éditoriaux récents montre l’opposition
entre, d’une part, les pays de vieille centralisation politique (la France et l’Angleterre aux-
quels on peut joindre le Portugal et la Castille), d’autre part, les pays restés longtemps ou
redevenus « fédéraux » (l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne, avec une situation ambiguë pour
sa partie castillane) : ici, les « provinces » ont toutes leur histoire en plusieurs volumes
(rédigée dans le cadre de l’Université locale), alors que là, leur histoire est abandonnée
aux Sociétés savantes ou ne donne lieu qu’à de rapides survols. Face à la forte tradition
allemande de Landesgeschichte, en France, il faut généralement se contenter des chapitres
« médiévaux » des modestes volumes parus dans la collection « Univers de la France » chez
Privat ; le dynamisme des éditions Ouest-France a permis la brillante exception de l’Histoire

30

csm_19.indd 30 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

est fortement affectée par ces traditions historiographiques. L’apport


des études sur les cités-États italiennes (déjà même durant la longue
domination de la célèbre école économico-juridique italienne) est ici
fondamental, parce que l’unité du contado se fonde sur l’intégration
sociale et culturelle et non pas sur une continuité dynastique78, mais
on peut noter que, hormis l’impérialisme de quelques grandes villes
(qui ont focalisé les études), il s’agit de constructions territoriales qui
restent longtemps de taille modeste, pas plus vastes que de nombreux
grands concejos (municipes) ibériques, qui sont précisément considé-
rés comme des territoires locaux ; c’est donc à une échelle concrète
et en quelque sorte à taille humaine, comme les territoires villageois
évoqués précédemment, que la territorialité politique « complexe »
semble le mieux étudiable (parce que moins paralysée par
l’institutionnalisme)79. En fait, dans ce champ de recherches très vaste
et déjà ancien, l’attention portée à la territorialité à grande échelle
est venue principalement, récemment, du programme européen sur
les « origines médiévales de l’État moderne », dans lequel l’État se
définit à la fois par des mécanismes sociaux, tels que le monopole de
la violence et du droit ou le « phénomène administratif », et par sa
nature territoriale. D’ailleurs l’adoption servile et durable, par les
médiévistes, des approches institutionnalistes de certains juristes (ser-
vilité due au caractère la fois séduisant et effrayant de leur technicité)
ne doit pas occulter les perspectives ouvertes par l’anthropologie juri-
dique, plus attentive aux modalités sociétales des liens juridiques (y
compris leur territorialité) qu’à la concrétisation institutionnelle des
formulations légales savantes.
Du point de vue des relations de pouvoir, les territoires supra-
locaux apparaissent presque toujours comme des agrégats de territoi-
res locaux déjà formalisés (souvent polarisés chacun par un chef-lieu),
donc une association de communautés ayant déjà leur espace propre

de la Bretagne (pas moins de 3 vol. pour la seule période médiévale !), mais son homologue
provençale est en panne depuis 20 ans – il en irait tout autrement si l’on remontait au XIXe
siècle, dont un des fleurons historiographiques est la monumentale Histoire du Languedoc
de Dom Devic et Dom Vaissette. Bien sûr, cela ne doit pas occulter la brillante école française
de monographies régionales médiévales, mais celles-ci sont liées surtout à l’histoire écono-
mique et sociale et étudient beaucoup plus rarement la territorialité politique supra-
locale.
78
  Voir la synthèse de G. SERGI, « La territorialità… ».
79
  Voir le bilan de M. González Giménez dans La historia medieval en España…, p. 187. Pour
l’Italie, une commode synthèse de l’historiographie des cités-États dans le manuel de P.
BOUCHERON, Les villes d’Italie (vers 1150 – vers 1340). Historiographie. Bibliographie. Enjeux,
Paris, Belin, 2004 (Belin sup. Histoire).

31

csm_19.indd 31 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

et le conservant longuement par-delà leur intégration dans un système


englobant ; ce n’est qu’en vidant de leur contenu les cellules locales
que se formera un territoire supra-local « simple », c’est-à-dire formé
de communautés physiquement séparées mais partageant totalement
un espace commun unique – ainsi, quand les gouvernements « popu-
laires » des communes italiennes décident, à partir du milieu du XIIIe
siècle, que tous les citoyens du contado pourront faire des affaires sans
aucune restriction juridique en n’importe quel lieu du contado. Les
études mettent généralement bien en lumière, surtout pour le bas
Moyen Âge, le rapport chronologique entre division et agrégation.
Ainsi, jusqu’aux XII-XIIIe siècle, la paroisse est issue du découpage
de l’unité englobante qu’est le diocèse, parce qu’elle n’est que l’ins-
tance locale de délégation d’un pouvoir central et supérieur – autre-
ment dit, c’est la paroisse qui est un morceau du diocèse et non pas
le diocèse qui serait un agrégat de paroisses. En revanche, pour les
constructions politiques laïques, la vie s’est organisée localement, sous
forme de seigneurie aristocratique directe ou de communauté politi-
que, dans le cadre universel de l’encellulement féodal (ou probable-
ment avant), et même les pouvoirs s’appuyant sur les territoires
englobants les plus anciens et les plus légitimes (comme le comté
carolingien) ne peuvent qu’associer des cellules sans les fusionner ;
ce n’est qu’en inventant de nouvelles formes de juridiction qu’un
pouvoir « princier » supérieur et lointain peut mettre en place systé-
matiquement certaines circonscriptions dites « locales » mais dont la
raison d’être est l’intégration dans un « super-territoire », surtout au
bas Moyen Âge80 – mais les Carolingiens le font déjà avec les comtés
et les monarques normands et ibériques aussi, dans le cadre d’une
conquête militaire. Ainsi, dans le royaume de Naples, la commune
(dans sa forme de syndicat), vieille formule qui est généralement
tenue pour la perfection de la territorialité locale, est généralisée par
les Angevins pour réaliser l’intégration politique (donc spatiale) du
royaume, et l’objectif est le même dans la fondation de certains conce-
jos ibériques, au moins au XIIIe siècle.

80
  Une des plus belles études sur ce problème est O. REDON, L’espace d’une cité. Sienne et le
pays siennois (XIII-XIVe siècles), Rome, EFR, 1994 (Collection de l’EFR, 200) ; quoique la
perspective sociale y occulte un peu les formalisations spatiales, signalons l’admirable syn-
thèse (méconnue à cause de la langue), sans beaucoup d’équivalents dans l’historiographie
européenne, de J. MATTOSO, Identificação de um País. Ensaio sobre as origens de Portugal 1096-
1325 (vol. I : oposição et vol. II : composição), Lisboa, Editorial Estampa, 1988 (Imprensa
universitária, 46), montrant comment l’on passe d’une « opposition » (localisme politique
ou régionalité culturelle) à une « composition » (intégration dans un territoire national).

32

csm_19.indd 32 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

À la limite entre le local et le supra-local se situe l’étude des terri-


toires ecclésiastiques chrétiens (décimaires, paroisses, diocèses), parce
qu’ils combinent le mieux les deux échelles, étant donné que cette
territorialité administrative est issue à la fois des pratiques et d’une
conception d’ensemble par des autorités centralisatrices – tout au
moins à l’issue de la « révolution grégorienne », qui fait de la paroisse
un véritable territoire, et, surtout, choisit cette institution jusqu’alors
très disparate pour assurer et uniformiser son emprise sociale81 ; c’est
là que la hiérarchisation des pôles suscite le plus clairement un emboî-
tement territorial complet, à toutes les échelles, de l’universel au local
(Chrétienté => province => diocèse => archidiaconé/archiprêtré =>
paroisse => décimaire/chapelle). Dans les pays sans forte tradition
d’histoire provinciale, c’est d’ailleurs l’histoire des diocèses qui sou-
vent en tient lieu82. La « spatialisation du sacré » a récemment enrichi
et diversifié cette approche traditionnelle de la géographie ecclésias-
tique. D’ailleurs, l’intervention d’intellectuels dans cette construction
territoriale – pour la faire à l’image de la cité céleste, comme en témoi-
gne la pénétration du droit canon par la théologie – rapproche son
étude de l’analyse « idéelle » des territoires : pour prendre le cas-
limite, si la Chrétienté (ou le daˉr al-Islaˉm) dans son ensemble constitue
un territoire bien réel et délimité (d’ailleurs indirectement, par les
frontières des États, donc des provinces ecclésiastiques), défini par
l’altérité confessionnelle et le monopole juridictionnel romain, il est
évident qu’elle existe plus dans l’esprit des théologiens (probable-
ment beaucoup plus que dans l’esprit des fidèles) que comme cadre
spatial contraignant par lui-même. Notons que ce n’est que récem-
ment que l’historiographie proprement religieuse, longtemps auto-
nome dans son étude juridico-institutionnelle des cadres spatiaux, a
rejoint les préoccupations plus sociales et matérielles des autres
médiévistes.

81
  Cette perspective est totalement absente pour le monde musulman, puisque l’organisa-
tion religieuse ne se distingue pas clairement de l’organisation civile ; cependant, si les
mosquées jouent un rôle polarisateur de l’habitat et de l’identité locale (sujet encore peu
abordé), leur hiérarchie pourrait jouer un rôle dans l’emboîtement territorial.
82
  Incertaines de la définition de leurs « provinces », les éditions Privat ont prudemment
doublé leur collection d’histoire provinciale d’une collection d’histoire des diocèses, et il
en existe une autre chez Beauchesne. Au Portugal, où il n’existe aucune tradition d’histoire
provinciale, chaque diocèse a son histoire, plus ou moins monumentale et sérieuse.

33

csm_19.indd 33 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

III. 3. Autres approches

Dans cette double tradition de géographie historique (occupation


du sol et organisation « administrative »), un enrichissement est venu
de l’étude de la conscience de l’espace concret par ses usagers, qui
est largement – sous peine de retomber dans les imprécisions séman-
tiques de la spatialisation idéelle83 – une conscience des distances et
des frontières, à toutes les échelles84. Le champ ouvert est immense
et donc à peine exploré, même si d’autres historiographies (l’histo-
riographie allemande en particulier, comme en témoigne la synthèse
de H.-J. Schmidt) y sont déjà plus attentives que la médiévistique fran-
çaise85 : nous y reviendrons plus loin. En outre, l’histoire de la pensée
géographique et de la conscience des territoires par leurs usagers
pourraient se rejoindre86. À cet égard, les représentations picturales
de certains espaces restreints sont une source essentielle pour appro-
cher la conceptualisation savante ; mais leur intérêt va au-delà, car
l’iconographie, si elle est une construction intellectuelle au même
titre que les documents discursifs, est tout de même le mode d’exposé
le plus apte à représenter l’espace (en exprimant à la fois, en réduc-
tion, l’étendue, la continuité et la simultanéité) et donc à résoudre
certaines de nos difficultés à voir les choses « en étendue » ; malheu-
reusement, ce type de sources, que ce soient les plans-terriers ou quel-
ques cartes locales et régionales, ne s’offre que pour les basses époques
(principalement le XVe siècle)87.
83
  Il est difficile d’admettre, comme le fait P. ZUMTHOR, La mesure…, p. 15, à la suite des
psychologues, que l’homme a perdu le sens primitif qui lui faisait concevoir l’espace comme
une forme globale. ; A. GUERREAU, « Structure et évolution… », p. 97, considère que la
continuité de l’espace euclidien n’était pas pensable avant le XIVe siècle, ce qui est une
déclaration de principe et s’applique de toute façon aux « médiévaux », sans distinguer les
usagers de l’espace et ses analystes.
84
  Cf. A. ESCH, « Homo viator : l’esperienza di spazio e distanza », Uomo e spazio…, p. 745-
770.
85
  En France, un des travaux pionniers en la matière est l’article de O. REDON, « Sur la
perception des espaces politiques dans l’Italie du XIIIe siècle », rééd. dans Les villes d’Italie,
du milieu du XIIe au milieu du XIVe siècle : économies, sociétés, pouvoirs, cultures. Approches de la
question, I. HEULLANT-DONAT/C. PÉROL dir., Paris, Hachette, 2004 (Objectif concours
enseignement – Histoire médiévale, 10), p. 29-43 ; pour l’échelle locale, on peut voir une
intéressante reprise du problème des parcellaires dans la perspective des représentations
de leurs acteurs par M. BOURIN, « Délimitation des parcelles et perception de l’espace en
bas Languedoc aux Xe et XIe siècles » ,dans Campagnes médiévales…, p. 73-86.
86
  Comme c’est le cas dans les Mélanges en l’honneur de Ch. Deluz, parus en 1997.
87
  Voir la récente étude de J. DUMASY, Le feu et le lieu. La baronnie de Séverac-le-Château à la
fin du Moyen Âge, Univ. Paris I, 2008, qui exploite admirablement une de ces cartes. Nous
parlons évidemment des représentations « techniques », ayant un but pratique et ne recher-
chant pas la dimension esthétique ; les représentations de paysages locaux par les artistes,

34

csm_19.indd 34 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

Notons, pour finir, que, s’ils se superposent toujours, les deux types
de territoire, local (structuré par une seule communauté) et supra-
local (regroupant un ensemble de communautés spatialement sépa-
rées), sont par nature antagonistes et semblent se succéder
chronologiquement, si ce n’est pas toutefois un effet documentaire.
À un haut Moyen Âge, dans lequel les cadres d’organisation (royaume,
paroisse « primitive », grand domaine) seraient vastes – rendant les
cadres locaux (terroir, église et même pagus) flous – à cause d’un
peuplement dispersé et de dynamiques locales faibles88, succèderait
l’encellulement du Moyen Âge central, avec la prégnance et surtout
la superposition à un même endroit de la petite paroisse, de la com-
munauté d’habitants et du finage, convergeant vers un fort localisme,
tout ceci étant attesté indirectement par le vocabulaire89 ; le grand
succès de l’État pré-moderne du bas Moyen Âge serait l’harmonisation
des deux types de territoire90. Avec ce jeu d’échelles, je crois que nous
atteignons ce qu’il y a de typiquement médiéval dans la territorialité – et
il faut y insister car les concepts territoriaux que nous utilisons ont été
élaborés par les géographes, sociologues et anthropologues pour des
sociétés actuelles (et, méthodologiquement, sur la base d’observations
directes), et ils ne sont pleinement efficaces que pour des situations
fort éloignées des structures médiévales. C’est peut-être l’inéquation
fonctionnelle entre les deux échelles, que nous venons d’évoquer, qui
confère le plus clairement sa spécificité à notre époque d’étude, au
moins dans le domaine de la territorialité sociale et matérielle. Pour

comme la célébrissime fresque siennoise d’A. Lorenzetti posent de tels problèmes sémioti-
ques que leur interprétation comme représentations savantes des territoires requiert des
approches spécifiques, quoiqu’une étude de la délimitation des scènes et dans les scènes
que portent les miniatures serait probablement pleine d’enseignements sur le rapport entre
une chose et sa limite.
88
  Toutefois, en conclusion du volume novateur étudiant les rapports entre les élites
(réseaux inter-personnels) et leurs espaces d’action au haut Moyen Âge, cette idée est
quelque peu remise en cause, en avançant que la territorialisation de la domination politi-
que est inévitable, quels que soient les dominants, quoiqu’elle s’opère sous forme d’espaces
informels et (du point de vue matériel) non délimités (R. LE JAN, « Conclusions », dans
Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), P. DEPREUX
e.a. dir., Turnhout, Brepols, 2007, pp. 399-406) ; l’auteur pressent ce que nous proposons
d’appeler la territorialité « objective ». En sortant de cette approche trop strictement poli-
tique, on pourrait ajouter que, malgré la prégnance du grand domaine foncier, les phéno-
mènes économiques font eux aussi, inévitablement, l’objet d’une territorialité (locale,
celle-ci).
89
  J-M. MARTIN, « L’espace cultivé… », p. 253-255 fait remarquer que le lexique et les
méthodes de description des territoires locaux, jusqu’au Xe siècle, ne sont pas d’ordre
topographique mais offrent plutôt une taxinomie juridique.
90
  Naturellement, il doit être possible de traquer des articulations chronologiques plus
fines.

35

csm_19.indd 35 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

la façon dont les territoires sont pratiqués par leurs usagers, le trait
spécifiquement médiéval (en fait dans le « long Moyen Âge » proposé
par J. Le Goff, incluant l’Ancien Régime) semble au contraire être la
forte conscience des usagers, à l’échelle locale et immédiatement
supérieure, de la complexité et de la superposition (co-spatialité) des
territorialités : dans des sociétés où les décideurs sont multiples et le
lien social polymorphe, les forces qui déterminent les espaces d’action
sont plus nettement différenciées – et perçues comme telles – que
dans des sociétés où l’État et les rapports vénaux (économie) absor-
bent, monopolisent et fusionnent le jeu social. En revanche, la pro-
duction et la circulation des idées au sein des élites seraient plutôt
marquées par une mono-spatialité – ce qui n’exclut aucunement un
jeu d’échelles – à cause du poids de la structure ecclésiastique.
À l’issue de ce parcours entre deux approches territoriales nette-
ment différenciées (par l’action des communautés locales et par la
géographie administrative), il semble qu’une des tâches essentielles
dans l’étude de la territorialité subjective – mais qui soutiendra forte-
ment la réflexion sur la territorialité objective – est de rapprocher
l’analyse des territoires locaux et celle de leur regroupement dans des
entités englobantes. En effet, un des défauts de la conception locale
de la territorialité est d’envisager la construction des territoires comme
un phénomène endogène, alors que cette construction est évidem-
ment relative : à plus ou moins long terme, l’action d’une commu-
nauté ou d’un centre fonctionnel (une église, par exemple) vient
forcément « buter » contre l’action d’une autre. Or, c’est l’intégration
de ces cellules locales dans des agrégats de territoires qui nous intro-
duit le mieux à cette relativité. La principale difficulté à établir ce
rapport entre localité et « super-territoire » vient de la notion d’em-
boîtement. On a tendance à penser que, dans une organisation admi-
nistrative, chaque grande circonscription englobe exactement
plusieurs territoires locaux, « remplissant » exhaustivement l’espace,
selon le modèle fourni par les États modernes ; en fait, même un
gouvernement aussi centralisateur, rationnel et technicien que l’État
impérial romain ne semble pas avoir procédé ainsi. L’emboîtement
parfait n’est possible que quand les circonscriptions regroupent des
cellules déjà existantes ; mais le rapport chronologique est souvent
confus (emploi ou survivance de vieilles circonscriptions anachroni-
ques), et surtout les autorités centralisatrices et les forces locales
construisent des territoires qui n’ont pas les mêmes fonctions. Il existe
donc une co-spatialité, non seulement au sein des territoires locaux
pris isolément mais aussi entre les deux échelles, locale et supra-

36

csm_19.indd 36 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

locale : on aboutit ainsi, à la fin du Moyen Âge, à des circonscriptions


englobantes civiles (comme les mandements ou châtellenies) qui sont
des agrégations de territoires religieux, les paroisses91.

IV. Propositions de travail

À partir de ces recherches sur les territoires « subjectifs », nous


pouvons proposer quelques postulats simples.

IV. 1. Orientation générale

Du point de vue spatial, le territoire peut être défini comme une


étendue, définie à la fois et indissociablement par un centre, un
contenu complexe (de densité variable) et des limites ; sauf dans le
cas très particulier de vastes zones désertes et progressivement huma-
nisées à partir de pôles coloniaux, le territoire se définit relativement,
par ses semblables qui lui sont limitrophes, à toutes les échelles. Mais,
pour l’historien (et pour tout autre science sociale), il n’a pas d’exis-
tence « en soi », car il est le produit des mécanismes sociaux et cultu-
rels, voire naturels, et il est lui-même un facteur social – dans cette
dernière acception, on parlera plutôt de territorialité – en ce qu’il
médiatise et globalise les relations entre individus et entre commu-
nautés ; on peut définir sa spatialité sociale comme « l’espace déter-
miné par l’ensemble des systèmes de relations d’un groupe »92. Il est
donc particulièrement difficile de classer le territoire : il relève de la
culture matérielle (relation de l’homme aux objets) dans sa forme
spatiale – il est une « emprise au sol » avec son étendue, son contour,
ses constructions architecturales et végétales –, mais il est une struc-
ture immatérielle (relation de l’homme à l’homme) dans son fonc-
tionnement organique93 ; en outre, son évolution purement matérielle
(de superficie et/ou de tracé) est directement liée à l’action de forces
sociales presque totalement symboliques (légitimité du pouvoir,

91
  C’est le cas dans le sud de la France (comme on peut le voir dans les « estimes » du
Languedoc de 1464) mais aussi, dès le XIIIe siècle, au Portugal, où, d’après les enquêtes
royales de 1258, les julgados semblent formés de paroisses – où au moins sont-elles les unités
qui servent à décomposer la description des julgados.
92
  D’après l’anthropologue G. Condominas, cité par G. DI MEO, Géographie sociale…,
p. 274.
93
  Voir J.-M. PESEZ, « Histoire de la culture matérielle », La nouvelle histoire…, p. 191-227.

37

csm_19.indd 37 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

concurrence entre groupes, capacité d’action d’une institution…),


tandis que son fonctionnement social (par exemple le nombre d’ha-
bitants) est fortement affecté par sa forme matérielle.
Le point de vue fonctionnel est donc primordial. Si le territoire est
l’ « a-tome » spatial des structures sociales, il n’est pas, bien au contraire,
un « a-tome » socio-culturel ; comme toute structure, il est le produit
de la combinaison (en particulier de la hiérarchisation, absolument
essentielle) de facteurs multiples et variés : c’est ce qui fait l’intérêt
de son étude mais aussi la difficulté de sa définition – qu’il est priori-
taire de discuter94. Même son contenu matériel peut être différencié
en parties distinctes (comme les différentes zones agro-pastorales
composant un finage), et il supporte d’importantes différences de
densité (d’hommes et de flux, ce qui fonde la polarisation et le rap-
port centre-périphérie) et des discontinuités (mosaïques juridiction-
nelles féodales ou «  taifales  » et, plus encore, réseaux de lieux,
commerciaux et religieux). Dans son fonctionnement organique, le
territoire est polyvalent  ; sur le plan symbolique, il protège et il
enferme ; en renforçant le lien social et culturel en son sein, il l’affai-
blit par rapport au reste du monde ; en posant des limites matérielles
et mentales à l’action, il lui donne une cohérence et un sens mais
l’oblige à s’intégrer dans des systèmes englobants. Ainsi, en dépit d’un
fonctionnement forcément endogène (comme toute structure), ce
n’est pas une cellule hermétique ; comme dans les tissus vivants, les
relations avec le dehors sont essentielles. Enfin, si la volonté des amé-
nageurs (pour les territoires conçus comme tels) et des acteurs de
poids (pour les territoires informels) ne doit pas être sous-estimée, il

94
  C’est cette dynamique de construction collective et complexe qui nous interdit de définir
comme territoires des périmètres très restreints et donc totalement uniformes, quoique
fortement matérialisés (une église, une résidence, un champ, un cimetière), qui sont plutôt
des « lieux ». Le problème est plus complexe pour un grand domaine foncier et, plus
encore, la zone strictement résidentielle d’un village groupé ou d’une ville. Même une
exploitation agricole peut être considérée comme une zone socialement complexe, d’un
point de vue socio-culturel et spatial : la vie d’une famille, même la plus modeste, manifeste
une partie des forces sociales et culturelles en jeu dans son environnement et en est un
facteur, et, même sans cela, elle constitue en elle-même une combinaison complexe dans
le temps, à cause de la succession des générations ; par ailleurs, l’exploitation est une orga-
nisation spatiale, certes trop instable pour qu’on puisse la prendre en compte dans sa
totalité – les parcelles qui la composent s’échangent constamment – mais déjà fortement
combinatoire dans son élément durable (les bâtiments et un noyau de parcelles), comme
l’ont montré les fouilles d’espaces domestiques. Il est vrai que le processus identitaire qui
s’y concrétise – d’ailleurs sous-estimé, à la fois par rapport au passé (à cause de la disparition
des cultes domestiques antiques) et par rapport à l’identité locale des « maisons » aristocra-
tiques médiévales (parce qu’il n’en a pas la conséquence anthroponymique) – est d’autant
plus étroit qu’il est intense et ne relève pas de l’identité des agrégats sociaux et culturels.

38

csm_19.indd 38 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

semble qu’il existe dans la territorialité, à cause de la complexité socio-


culturelle susmentionnée, des forces d’auto-organisation, qui vien-
nent contrebalancer tout déterminisme politique et social95.
Enfin, symboliquement, le territoire est un élément classificatoire
de l’ordre du monde ; réduisant la complexité et le désordre apparent
des choses (notamment, du point de vue spatial, l’étendue et le nom-
bre et la simultanéité des phénomènes), il sert à les penser et à les
supporter ; il est le facteur du spécifique, puisqu’il en est le cadre.
Dans les représentations sociales, le territoire est avant tout un lieu
d’appropriation et d’appartenance/exclusion, donc d’identité collec-
tive, surtout à l’échelle locale mais également dans des cadres plus
larges96 ; les Anciens avaient même inventé le concept de genius loci
(le landvaettir scandinave), l’esprit propre à chaque lieu – pas forcé-
ment une entité distincte associée mais plutôt un esprit au sens ani-
miste –, le lieu étant donc conçu lui-même comme une entité (chose
pourvue de personnalité)97. En effet, la division de l’espace en mailles
n’a souvent aucune justification par les structures sociales ou cultu-
relles, surtout à l’échelle locale – à l’échelle des royaumes, on peut au
moins évoquer les différences de langue et d’obédience – : quand des
groupes de paysans de même statut, à l’économie identique et soumis
au même seigneur sont répartis en deux territoires locaux limitrophes
(paroisse, finage, communauté politique), c’est le seul lieu d’apparte-
nance qui sert de prétexte à la différenciation98. Notons que ce senti-
ment identitaire n’est pas l’objet principal de notre réflexion – quoiqu’il
constitue un révélateur d’utilité variable selon le degré de matérialité
des territoires – dans la mesure où il a été abordé par d’innombrables
travaux sur les représentations du lien socio-politique et culturel des
95
  Sans se référer forcément à aucun modèle de sciences dures, les spécialistes de l’étude
des organisations (en particulier le fonctionnement humain des entreprises) démontrent
que s’établissent, dans la combinaison de nombreuses situations sociales, des régularités
qui sont en-dehors de tout contrôle et de tout volontarisme conscient ; cet ordre est impré-
visible au départ, et son établissement relève de la statistique, même dans les sociétés ancien-
nes où l’on peut estimer que la gamme des comportements individuels est restreinte par la
force du groupe. Cette perspective est difficile à admettre pour les sciences humaines, qui
sont très « prométhéennes ».
96
  Parlant de la formation des peuples au haut Moyen Âge, J. Le Goff rappelle que « la
localisation est un processus d’identification » (J. LE GOFF, « Discorso di chiusura », Popoli e
paesi nella cultura altomedievale. Settimane di studio del Centro italiano di Studi sull’Alto Medioevo
XXIX, 23-29 aprile 1981, t. II, Spoleto, 1983, p. 805-838).
97
  C’est en fait, sacraliser et idéaliser l’appartenance, et les populations qui ont jugé bon
de nommer les lieux, à côté et à l’égal des personnes, tout au long de l’histoire n’ont rien
fait d’autre que conférer une identité propre aux espaces.
98
  Autrement dit, le sentiment d’appartenance est subjectif et partiellement arbitraire et
ne se fonde pas sur une accumulation de particularismes objectifs.

39

csm_19.indd 39 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

populations médiévales, études qui prennent d’ailleurs assez peu en


compte les dimensions matérielles de l’appartenance99 ; nous le consi-
dérerons comme acquis dans les situations de territorialité subjective
que nous observerons, et notre recherche portera plutôt sur la façon
dont s’articulent le sentiment d’appartenance et un espace plus ou
moins concret (et inversement).

IV. 2. L’étude des territoires « objectifs », une tâche impossible ?

Après l’acquis et les quelques pistes suggérées, essayons d’explorer


quelques voies moins bien balisées, sur les territoires que j’ai proposé
d’appeler « objectifs », qui pourront nous amener à reformuler cer-
tains des postulats qui précèdent. À côté des domaines de recherche
privilégiés que l’on vient d’évoquer, d’autres objets possibles de terri-
torialisation sont délaissés, en particulier de grandes pratiques socia-
les et économiques, l’action de l’environnement et les concepts
intellectuels, parce que leurs espaces d’action sont moins matérialisés
et « conscientisés ». Sans tomber dans un débat entre nominalisme et
réalisme, la conscience d’un phénomène par ses acteurs (dans ce cas
la territorialité) est importante mais n’est pas indispensable à son
existence sociale – quant à la matérialité dudit phénomène, elle n’est
absolument pas nécessaire. Pour ces territoires informels, résultant
de processus de répétition et/ou d’uniformisation, on peut se deman-
der si la territorialité est un concept pertinent : peut-on définir comme
« territoire » une zone plus ou moins homogène dans laquelle un type
d’idées ou de pratiques sociales prend des modalités spécifiques et
uniformes, sans que les acteurs y aient une claire conscience d’appar-
tenance et, surtout, sans que l’homogénéité spatiale des faits (densité
importante, contiguïté et, éventuellement, polarité des manifestations

99
  Depuis l’ « esprit de clocher » (qui concerne aussi bien les communautés populaires
locales qu’un monastère ou même, quoique moins nettement localisé, un métier) jusqu’au
sentiment d’appartenance à de vastes corps comme la chrétienté ou une « nation » (cf.,
pour les deux extrémités du Moyen Âge, S. TEILLET, Des Goths à la nation gothique. Les ori-
gines de l’idée de nation en Occident du Ve au VIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1984 et C.
BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985 (Bibliothèque des idées)) ; ce
que nous disons plus haut sur les différences d’échelle identitaire dans les divers pays d’Eu-
rope s’applique évidemment à l’historiographie du sentiment d’appartenance. Le localisme
populaire, qui est souvent une véritable mystique irrationnelle, puisque fondée sur le seul
lieu d’existence, est étudiable notamment dans les statuts locaux et les procès entre com-
munautés ; il nous semble que, en raison de la rusticité de ces sources, il a été moins abordé
que le « sentiment national », ennobli par ses chantres prestigieux tels que chroniqueurs
et moralistes.

40

csm_19.indd 40 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

du phénomène en commun) y provoque forcément l’intégra-


tion sociale100 ? La réponse devrait être négative puisqu’on a suggéré
précédemment, a contrario, que les territoires les mieux observables
(délimités et symbolisés) se forment par intégration d’éléments variés,
donc en dépit de discontinuités et d’hétérogénéités ; parallèlement,
cependant, il n’est pas sûr qu’une intégration « politique » (un pro-
cessus volontariste, désiré ou au moins accepté), soit absolument
indispensable à la formation d’un sentiment d’appartenance, comme
le prouve l’existence de vastes régions linguistiques qui transcendent
tout volontarisme. Quoi qu’il en soit, à évoquer ces territorialités
incertaines, on passe d’une organisation topographique à une orga-
nisation topologique, et c’est donc pour ces objets que l’analyse spa-
tiale peut le moins faire l’économie de concepts théoriques
rigoureux101 ; sur le plan méthodologique, la démarche est inverse de
l’étude des territoires subjectifs : ceux-ci s’imposent a priori à l’obser-
vateur, qui doit en reconstituer la production, tandis que les territoires
objectifs sont observables a posteriori.
Avant tout, cela vaut-il la peine, pour étudier le plus exhaustive-
ment possible la territorialité, d’appréhender les phénomènes spa-
tiaux « discrets » ? Si c’est pour le plaisir de voir surgir des formes sur
une carte, sans que l’on puisse déterminer si l’espace est un facteur
important des processus, non ; mais comme l’espace est une instance
de rencontre entre les structures, la démarche me semble légitime.
En fait, si l’on accepte les catégories assez universelles des anthropo-
logues et sociologues, les facteurs sociaux et culturels (tels que l’âge
au mariage, le degré d’ouverture des élites, le besoin de transcen-
dance, le conformisme…) et surtout les mécanismes par lesquels ils
se combinent en structures sont assez peu nombreux, mais le produit
de ce jeu, c’est-à-dire les faits (ou manifestations documentairement
observables), est d’une diversité infinie, et l’ensemble de ces faits ne
prend de morphologie différente que localement ; en effet, le terri-
toire subjectif, en tant que cadre, accueille, combine et régule ces faits,
les transformant en un système local apparent (un ensemble de faits qui
n’est pas une structure globale), mais il n’encadre pas les facteurs ni

100
  Pour le géographe C. Grasland, qui a le plus fortement posé les rapports entre analyse
spatiale et analyse sociologique, c’est là le nœud méthodologique qui rend équivalentes
l’intégration sociale et la cohésion spatiale.
101
  H.-J. SCHMIDT, « Espace et conscience de l’espace… », p 518, note dans sa synthèse
que les recherches considérables sur « la pénétration culturelle de l’espace ou sur les inter-
dépendances économiques » n’ont pas pu remettre en cause les insuffisances théoriques
des études sur les territoires réels.

41

csm_19.indd 41 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

les mécanismes eux-mêmes, dont l’ubiquité est considérable et trans-


cende tout cadre assigné102. La cohérence que recherchent désespéré-
ment tous les historiens dans leurs systèmes explicatifs n’est donc
observable qu’à l’échelle des territoires subjectifs, dans les ensembles
locaux de faits103 ; en effet, les mêmes facteurs engendrent des systè-
mes locaux (à toutes les échelles territoriales) qui sont variables, ne
serait-ce que dans leur répartition statistique, tandis que des combi-
naisons différentes de facteurs sociaux et culturels peuvent aboutir à
des morphologies localement identiques : il n’y a donc pas une logi-
que implacable dans les articulations de facteurs, il n’y a pas de conti-
nuité inévitable entre les différents ordres de phénomènes,
contrairement à ce qu’induisent les interprétations systémiques qui
nous tentent tous plus ou moins, et l’on peut donc légitimement
extraire un facteur pour en observer la répartition spatiale104. Obser-
ver l’homologie des ensembles locaux de faits n’a pas grand intérêt
(autre que la constatation du hasard statistique) pour la territoria-
lité105, qui implique au moins des liaisons, sauf si l’on peut prouver que
cette homologie est structurelle (combinaison identique de facteurs
identiques)106  ; en revanche, si l’on isole un seul facteur (obtenu
régressivement, par l’interprétation des faits manifestés localement),
ce qui évite les fausses homologies locales, on peut déduire de sa
répartition des règles de circulation et de communication, qui consti-

102
  En fait, facteurs et mécanismes de combinaisons sont des conventions efficaces mais
arbitraires inventées par l’analyste (que ce soit le chercheur actuel ou le théologien médié-
val), ce qui explique leur universalité ; ils engendrent une extrême diversité des faits parce
qu’ils ne sont pas alternatifs (présence/absence) mais quantitatifs – ils se manifestent par
un degré.
103
  C’est le défaut de la micro-storia, qui crée en quelque sorte des univers parfaits, donc
« parallèles », comme en science-fiction.
104
  Toutes les recherches récentes montrent, par exemple, que l’évolution des pouvoirs n’a
pas nécessairement d’effet sur l’organisation matérielle des communautés locales (le peu-
plement) : les facteurs de ces deux ordres de phénomènes n’ont donc pas de lien direct.
105
  On sait que la grande partition entre Europe septentrionale et méridionale, que les
médiévistes cherchent souvent à vérifier, traverse la France, ce qui en fait un objet d’étude
important de géographie régionale culturelle ; dans l’ouvrage classique de P. PINCHEMEL,
La France, t. I, Paris, Armand Colin, 1970, une carte représentant la bipartition nord-sud est
fondée sur le recoupement entre les frontières openfield/autres formes, parlers d’oil/d’oc,
droit coutumier/écrit, toits plats/autres formes, mais ces critères sont des manifestations
totalement disparates qui ne forment nullement un système.
106
  Ainsi, dans le débat qui a suivi la proposition d’une « mutation de l’an mille », P. Bon-
nassie (dans P. BONNASSIE, « Mâconnais, terre féconde », Médiévales, 21 (1991) (« L’an
mil : rythmes et acteurs d’une croissance »), p. 39-46) constate l’homologie de l’évolution
entre la vieille Catalogne et le Mâconnais (ce qui fonde en partie son adhésion à la thèse
de G. Bois), mais on est là au niveau des manifestations : l’est-on au niveau des structures ?
Et si oui, cela vient-il de facteurs en commun ?

42

csm_19.indd 42 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

tuent l’élément spatial fondateur d’une espèce de supra-territorialité


– laquelle fonde une histoire réellement comparative107.
En fait, ce problème est présent en puissance dans de nombreuses
études, mais il n’émerge pas toujours clairement ; on n’en finirait pas
d’énumérer les travaux qui, à la suite des ethnographes et des linguis-
tes108, tentent de cartographier ou recenser, pour les époques passées,
la répartition de telle manifestation (plus ou moins complexe) à des
échelles variables. Mais, moins encore que pour les territoires subjec-
tifs, il n’existe de synthèse problématique, même partielle, pouvant
nous servir de guide, dans ces domaines où la territorialité n’est même
pas un processus clairement repérable. Les historiens du droit, tentant
une géographie coutumière109 ou analysant la répartition d’une
« famille » de chartes ou même la diffusion des formules diplomati-
ques les plus humbles, sont ceux qui posent ce problème de la façon
la plus réaliste, parce que leur matériau privilégié est la norme formu-
lée, qui obéit à des régularités et surtout à des régulations par des
agents centralisateurs, en relation avec la notion spatiale, très politi-
que, de « détroit » juridique (districtus)110 ; mais ils observent plutôt
des homologies formelles – à cause de cette importance de la formu-

107
  Et peut-être le fait même d’avoir des facteurs (ou plutôt leur valeur) en commun prouve-
t-il une territorialité, au moins passée ? – c’est, par exemple, l’hypothèse d’un passé romain
commun, au nom de l’uniformité de l’Empire antique, qui vient étayer tant de raisonne-
ments sur des homologies médiévales. Cette démarche pose évidemment un problème
logistique fondamental ; les études de première main sur le jeu des facteurs sociaux ne
peuvent couvrir de très vastes étendues et sont donc effectuées, par monographies locales,
avec des méthodes et des grilles interprétatives variables : pour étudier la supra-territorialité,
il faut identifier exactement les mêmes facteurs et les mêmes combinaisons, donc travailler
avec des grilles communes. Cette cohésion de la démarche peut être obtenue plus facile-
ment dans les recherches sur la pensée savante, qui peuvent couvrir de plus vastes étendues ;
mais dès que l’on aborde les manifestations sociales des systèmes de valeurs symboliques, à
travers des documents à nouveau très ponctuels, comme les jugements, les fatwa/s, les actes
de synodes, les récits de voyages… on retrouve la précédente difficulté.
108
 Quoique la définition spatiale des aires y soit une préoccupation secondaire, la meilleure
application de la réflexion des linguistes à la structuration des sociétés médiévales reste P.
WOLFF, Les origines linguistiques de l’Europe occidentale, Paris, Hachette, 1970 (L’univers des
connaissances, 63) ; on ne dispose pas d’un ouvrage aussi synthétique pour introduire à la
territorialité des faits sociaux et des faits culturels autres que la langue.
109
  J. YVER, Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés. Essai de géographie coutumière, Paris,
1966.
110
  Ainsi, en France, les juristes et les administrateurs du bas Moyen Âge ont-ils inventé des
identités supra-locales en compilant, à partir du XIIIe siècle, des coutumiers «  provin-
ciaux ».

43

csm_19.indd 43 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

lation dans le droit – ou au contraire des homologies globales


(d’« esprit des lois ») à grande échelle111.
Les historiens de l’art et les archéologues, à la recherche de spéci-
ficités stylistiques ou techniques, pratiquent eux aussi depuis long-
temps une géographie culturelle – plus intéressante d’ailleurs pour
l’étude de la territorialité que dans le domaine proprement esthétique
et social – en fondant leur réflexion sur le principe de la diffusion des
pratiques et des goûts112. Mais, pour des pratiques sociales et culturel-
les plus « spontanées » – quoique la norme soit essentielle dans tout
processus collectif, à cause du conformisme – et surtout plus comple-
xes que la dotation des filles, l’abonnement de la taille ou l’emploi de
tel vernis en céramique (pratiques comme l’usage d’une langue, l’hé-
résie, l’antijudaïsme, la circulation monétaire ou la famille-souche),
les zones de relative homologie, en bloc (le « Languedoc » comme
cadre du catharisme par exemple) ou en réseau, constituent-elles une
manifestation de territorialité ? ou ces pratiques sont-elles trop ducti-
les, enchevêtrées et « encastrées », trop mal saisies par nos sources
également113, pour pouvoir être isolées (et localisées) nettement et
donc territorialisées ? Cela revient à poser la question du « contenu »

111
  Par exemple, P. OURLIAC, « Les communautés villageoises dans le Midi de la France
au Moyen Âge », dans Les communautés villageoises en Europe occidentale du Moyen Âge aux Temps
modernes. Quatrièmes jounées internationales d’histoire, 8-10 septembre 1982, Centre culturel de l’ab-
baye de Flaran, Auch, 1984, p. 13-27 observe que l’opposition entre individualisme (supposé
de tradition juridique romaine) provenço-languedocien et communautarisme (supposé
d’origine germanique) des autres régions méridionales se retrouve entre Normandie indi-
vidualiste et Picardie-Flandre communautaire  : il est peu probable que ces réseaux de
régions aient le même esprit juridique pour avoir été intégrés dans les mêmes évolutions
globales.
112
  Abordant exceptionnellement le sujet dans notre optique, voir B. PHALIP, « Étude
monmentale et limites culturelles. Les confins de la Haute et de la Basse Auvergne au XIIe
siècle », Siècles. Cahiers du C.H.E.C., 5 (1997) (« Frontières médiévales »), p. 29-58.
113
  Rappelons en passant que l’érosion des sources écrites médiévales n’est pas un phéno-
mène mécanique s’appliquant uniformément ; elle est différentielle, en fonction de toute
l’évolution postérieure à la rédaction, ce qui implique la disparition de pans entiers de
documentation éclairant tout un aspect de la vie médiévale (voir les réflexions fondamen-
tales de A. ESCH, « Chance et hasard de transmission. Le problème de la représentativité et
de la déformation de la transmission historique », dans Les tendances actuelles…, p. 15-29).
Surtout, les sources médiévales ne permettent d’estimer l’homogénéité des pratiques que
très grossièrement. Ainsi, dans la séduisante géographie coutumière des juristes médiévistes,
il y a un « effet documentaire » à ne pas sous-estimer : les textes normatifs, privilégiés par
les historiens du droit mais largement exploités aussi par les historiens des faits socio-éco-
nomiques, confèrent une généralité à des pratiques sociales et économiques (observables
plus finement mais avec un investissement beaucoup plus lourd pour le chercheur dans les
actes de la pratique) mais au prix d’une simplification, en donnant l’impression que le
« détroit » (districtus) juridique est une aire d’application homogène d’une norme ou d’un
ensemble de normes. On peut admettre cependant que l’éventuelle hétérogénéité cachée

44

csm_19.indd 44 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

des territoires (ou de leur nature), sous forme d’un problème double :
d’une part, le rapport entre homogénéité et territorialité dans une
catégorie donnée de phénomènes, d’autre part, la « superposition » de ter-
ritorialités issues des différentes catégories de phénomènes – s’il existe
des territorialités « spécialisées » !

IV. 3. Concepts et méthodes d’analyse spatiaux communs

Au-delà du « feuilletage » des espaces, qui est surtout dû au décou-


page par les analystes de la complexité du réel en « domaines » diffé-
renciés (politique, religieux…), le contenu des territoires doit être
abordé, « horizontalement » si l’on peut dire, en termes de densité,
homogénéité et contiguïté spatiales. Toutefois, il faut bien distinguer,
dans cette problématique de l’homogénéité, d’une part les construc-
tions intellectuelles et, éventuellement, les schémas mentaux plus ou
moins conscients des usagers, qui sont tranchés, simplificateurs et
fondés sur des oppositions, d’autre part les réalisations sociales maté-
rielles ; ainsi, la division qualitative universelle des espaces entre ville,
campagne et forêt114 n’est jamais prise en compte dans la conforma-
tion des territoires réels, même à l’échelle locale, car ce n’est pas un
facteur décisif d’hétérogénéité. De la même façon, la proximité et
l’inclusion dans le même territoire ne sont pas des facteurs absolus
d’identité, dans le domaine des représentations : au sein du territoire
local subjectif le plus cohérent et le plus restreint, on sait très bien
que l’identité des habitants du castrum chef-lieu se construit largement
par opposition avec les habitants de « leur » plat-pays, au moins autant
que contre les extra-territoriaux. Il est évident qu’une homogénéité
minimale des situations sociales et culturelles des acteurs (relative
identité des statuts sociaux, complémentarité économique, uniformité
des croyances, sociabilité, cohérence de l’habitat, organicité du
groupe) est nécessaire à la formation d’un ensemble délimité tel
qu’une communauté locale, une paroisse, un royaume ou même la
Chrétienté – et ceci est d’autant plus nécessaire que l’ensemble est
petit ; mais elle n’est jamais suffisante, et c’est le cadre d’apparte-
nance, une fois conscient puis délimité, qui suscite l’essentiel de l’in-
tégration, notamment à travers le volontarisme politique des décideurs

est marginale et ne remet pas en cause le fonctionnement spatial global d’une pratique
dominante.
114
  J. LE GOFF, « Discorso di chiusura »…, p. 808.

45

csm_19.indd 45 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

et la force psychologique du conformisme, moteur de toute formation


sociale : le principal objectif est donc de saisir dans le détail le rapport
chronologique de ce passage.
Toutefois, d’un point de vue purement spatial, le problème de
l’homogénéité est autre et il est double : il faut distinguer, d’une part
la différenciation matérielle de parties au sein d’un territoire continu
(les différentes parties d’un terroir ou les quartiers d’une ville à
l’échelle locale, les rapports entre circonscriptions au sein d’une struc-
ture administrative englobante supra-locale), qui est la manifestation
physique d’une complémentarité fonctionnelle, d’autre part la véri-
table discontinuité physique, qui est plus problématique. Celle-ci peut
se manifester dans un territoire local (unique), comme quand un
grand domaine introduit un hiatus dans un finage, mais elle pèse
beaucoup plus lourd, matériellement, à l’échelle supra-locale, dans
les agrégats de territoires (du type principautés féodales), parce que les
liens réels entretenus entre territoires au sein du complexe englobant
sont fortement entravés par l’ « effet de barrière », qui empêche l’uni-
formisation115. Or, la répartition des pratiques sociales et la circulation
des idées constituent presque toujours des réseaux d’aires locales
(dans lesquels, il est vrai, l’effet de frontière ne joue pas) : dans ce cas,
le territoire doit-il être défini comme l’aire homogène la plus vaste ou
comme l’ensemble des aires locales ? (et peut-on même parler de
discontinuité, quand il n’existe pas de limites spatiales à l’action d’un
facteur territorialisant ?)
Une approche possible, pour cerner des aires hétérogènes et dis-
continues, est d’utiliser le rapport « centre/périphérie » ; issu de la
théorie allemande de la centralité (celle de W. Christaller, après celle,
toute symbolique, de R. Llull !) et généralisé par F. Braudel dans sa
vaste synthèse sur l’économie mondiale, il trouve ici sa pleine appli-
cation. Cette problématique étant cruciale, il convient d’en dévelop-
per quelque peu les potentialités et les limites. Tout d’abord, son
emploi pose plusieurs problèmes. Il convient, en premier lieu, de ne
pas la définir, dans son acception matérielle, comme un couple d’op-
position (qui n’est qu’un simple instrument d’analyse arbitraire du

115
  La différenciation et la discontinuité peuvent être transposés, sur le plan sociologique,
dans le système de Durkheim : la complémentarité induite par la différenciation est une
« solidarité organique », alors que le maintien des particularismes locaux dans les fédéra-
tions territoriales ne peut être surmonté que par une « solidarité mécanique » (réduction
des différences par imposition autoritaire d’un modèle commun).

46

csm_19.indd 46 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

réel)116 mais comme un phénomène de polarisation graduelle, depuis


le centre vers la périphérie et inversement, impliquant des liens (cer-
tes dissymétriques) et une continuité entre les diverses parties117 ; on
en a une image très concrète, pour les territoires subjectifs, dans l’or-
ganisation concentrique des finages à partir d’un noyau résidentiel
aggloméré, avec une intensité de travail proportionnelle à la distance
par rapport à la résidence. En outre, appliqué aux grands espaces, ce
rapport intègre une multitude de territoires locaux subjectifs, et ce
n’est qu’au sein de ceux-ci, donc à l’échelle minimale, qu’il implique
les liens fonctionnels le plus nettement dissymétriques (avec un centre
qui est un « lieu » et non pas un territoire lui-même) – et encore ce
rapport n’est-il pas net durant le haut Moyen Âge118.
Comme on l’a signalé, les médiévistes étudiant le fait urbain sont
les premiers à s’être efforcés de cerner la nature des liens définissant
une hiérarchie de lieux (villes) à l’origine de territoires objectifs ;
au-delà de la définition de la hiérarchie par les autorités politiques
(qui engendre des espaces administratifs subjectifs), ils ont essayé de
dégager une hiérarchie concrète, au cœur de la masse des pratiques
sociales – et l’on peut penser que les décisions des chefs politiques
médiévaux, pas totalement arbitraires, appréciaient et prenaient en
compte des critères tels que le volume de population, la desserte rou-
tière, la masse fiscale, l’ancienneté… Il faut distinguer deux démar-
ches  : d’une part la reconstitution par l’analyste d’une hiérarchie
réelle, probablement jamais perçue par les usagers médiévaux, sur la
base de critères divers (dont le plus célèbre est la présence et le nom-

116
  L’article de J. LE GOFF, « Centre/périphérie », dans Dictionnaire raisonné…, p. 149-165,
qui tente de généraliser ce concept à toutes les échelles et pour analyser de nombreux
phénomènes, insiste plutôt sur l’antagonisme et la dissymétrie des deux éléments, dans un
rapport domination/soumission ou action/réception, voire supérieur/inférieur ; ce rapport
est réel en ce qui concerne les représentations de l’espace par les intellectuels (qui raisonnent
beaucoup par dualisme), domaine de prédilection de l’auteur, mais il faut lui préférer la
complémentarité en termes de fonctionnement spatial.
117
  La définition qu’en donne F. Braudel est descriptive, fondée sur des oppositions entre
niveaux d’efficacité économique à l’échelle mondiale : c’est une juxtaposition géométrique
de zones concentriques, que l’on pourrait observer à n’importe quelle échelle et qui n’a
rien de systémique.
118
  C. LA ROCCA, « La trasformazione del territorio in Occidente », Morfologie sociali e
culturali in Europa fra Tarda Antiquità e Alto Medioevo. Settimane di studio del Centro italiano
di studi sull’alto medioevo XLV, Spoleto, Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 1998,
p. 257-91, se fondant sur le lexique et les données matérielles, suggère que la distinction
entre centre et périphérie s’estompe dans les territoires locaux à partir du VIe siècle à cause
de la déconcentration fonctionnelle provoquée par le déclin de la civitas (et cette polarité
plus faible car partagée entre plus de lieux centraux serait plus économique que politi-
que).

47

csm_19.indd 47 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

bre de couvents Mendiants), d’autre part l’observation de rapports


sociaux documentairement explicites entre les habitants de divers
lieux – cette démarche-ci étant plus concrète et plus sociale que la
première, qui est plus « purement » spatiale ; ces deux approches se
complètent, comme quand on peut combiner la reconstitution d’un
réseau de foires avec l’étude de contrats commerciaux. À cet égard,
les rapports concrets entre usagers des lieux sont largement vus du
point de vue économique, surtout parce que leur étude se fonde pres-
que exclusivement sur les registres notariaux (qui incluent surtout des
actes à portée patrimoniale et économique) – ce qui tire d’ailleurs
l’étude vers le très bas Moyen Âge dans la plupart des régions médi-
terranéennes, à l’exception de l’Italie communale.
Le principal défaut de cette hiérarchisation urbaine, c’est qu’elle
exclut finalement le tissu rural, au moins en termes de polarisation
fonctionnelle. Ceci induit l’idée inadmissible d’une différence de
nature entre villes et « campagnes ». Plus encore, à partir des liens
entre centres plus ou moins polarisateurs, on infère des réseaux de
lieux maillant l’étendue sans la couvrir, justifiant une fois de plus
l’idée d’un espace discontinu (parce que polarisé) – et ce sont
d’ailleurs les notions de réseau et d’aire d’influence qui reviennent
le plus souvent sous la plume des médiévistes étudiant les systèmes de
relations entre lieux. Toutefois, à ces deux défauts échappent les étu-
des prenant précisément pour objet les relations entre les villes et leur
environnement proche, qui sont essentielles pour comprendre la for-
mation socio-économique des territoires119. Mais le principal risque
de cette approche (notamment parce qu’elle est toujours mise en
œuvre par des historiens des villes) est une application mécanique du
concept centre-périphérie, en vertu de quoi les territoires (notam-
ment en tant qu’espace d’un système économique) ne peuvent se
former que par l’action d’une agglomération, celle-ci étant totalement
centrale par rapport à un « plat-pays » agricole totalement périphéri-
que. D’ailleurs, curieusement, les médiévistes ruralistes ont mis long-
temps à s’approprier cette approche, précisément à cause de la
prétendue dichotomie entre urbain et rural, s’efforçant de parler de
« petites villes » pour des agglomérations qui exercent des fonctions

119
  Voir l’excellente mise au point de M. BOCHACA, « Les relations économiques entre
villes et campagnes dans la France méridionale (XIIIe-XVe siècle). Bilan et perspectives de
recherche », Bibliothèque de l’École des Chartes, 163 (2005), p. 353-384 ; on notera la réticence
de l’auteur envers la modélisation spatiale de ces relations.

48

csm_19.indd 48 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

centrales en étant totalement intégrées dans le monde rural120. Et


l’effort de théorisation d’une hiérarchie globale des pôles (aussi bien
ruraux qu’urbains), pour en dégager de véritables territoires objectifs,
est encore faible chez les ruralistes121.
Ce qui nous intéresse dans ce concept, du point de vue de la terri-
torialité objective, c’est que le système de centralité se fonde sur le
principe diffusionniste de l’ethnologie culturelle et se concrétise
ainsi : idées, normes, techniques et pratiques se diffuseraient à partir
de foyers (qui sont des lieux centraux en tant que sources d’autorité),
et les limites extrêmes de cette diffusion centrifuge, qui va en s’affai-
blissant, seraient les bornes d’un territoire implicite – qui ne respecte
d’ailleurs pas forcément les limites des territoires subjectifs les plus
extérieurs qui subissent cette diffusion. Cependant, il faut prendre en
compte que les phénomènes culturels (au sens le plus large) ne sont
pas nettement définis et qu’ils se superposent chronologiquement en
« strates » : sans parler des phénomènes de simple occultation et de
syncrétisme, la diffusion ne se fait pas en terre vierge et rencontre la
résistance de ce qu’on nomme un « substrat », ce qui fait que les
agrégats culturels ne se constituent pas par une pure polarisation
« horizontale » mais aussi par une superposition « verticale ».
Par ailleurs, le lexique médiéval des territoires, que nous évoque-
rons infra, nous suggère que la problématique « intérieur/extérieur »
ou « dedans/dehors » est peut-être la plus utile pour penser le terri-
toire (subjectif) en termes à la fois d’identification sociale et de posi-
tionnement spatial, puisque ces concepts font sens dans la
représentation de la réalité physique et en tirent une valeur métapho-
rique – et l’attention portée aux frontières ne peut que renforcer cette
approche. Cependant, cette conception, là encore, est alternative,
donc excessivement simplificatrice, et, comme tout dualisme, elle se
fonde sur l’antagonisme plus que sur la complémentarité. Dans le
domaine des représentations sociales (pour le sentiment identitaire
des territoires tel qu’il a pu être vécu par les usagers), on a tendance

120
  Ce retard est étonnant, car le pionnier de l’application de la théorie de la centralité aux
habitats médiévaux n’est autre que l’éminent ruraliste C. Higounet dans un célèbre article
de 1987 ; il est vrai qu’il y manifeste les ambiguïtés conceptuelles que nous signalons.
121
  On peut trouver cette théorisation en particulier chez M. MOUSNIER, « Bastides de
Gascogne toulousaine. Un échec ? », dans Villages et villageois au Moyen Âge, XXIe congrès
de la SHMESP, Caen, 1990, Paris, Publications de la Sorbonne, 1992 (Histoire ancienne et
médiévale, 26), p. 101-116 (qui pose les problèmes de concurrence entre habitats, des seuils
de distance pour leur équilibre, de hiérarchisation des centres) et Idem, La Gascogne tou-
lousaine aux XIIe-XIIIe siècles. Une dynamique sociale et spatiale, Toulouse, Presses Univ. du Mirail,
1997.

49

csm_19.indd 49 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

à penser le « nous et les autres » comme un « nous contre les autres »


et un « nous parce que les autres »122 ; or, même à l’échelle des territoi-
res locaux le plus fortement matérialisés et « ressentis », ce qu’il y a
de l’autre côté des limites n’est pas simple et uniforme, socialement :
le territoire n’est pas principalement une cellule protectrice par rap-
port à une communauté limitrophe avec laquelle on a un accord de
partage des usages, alors qu’il est un instrument d’exclusion par rap-
port à une communauté ennemie. Pour les vastes constructions terri-
toriales, le couple « intérieur/extérieur » est d’emploi encore plus
difficile ; la frontière elle-même y est un lieu spécifique, une zone en
profondeur, dans sa quasi-totalité, et elle crée donc un « effet de sas »
au lieu d’un « effet de barrière ». Mais c’est surtout le rassemblement
de territoires locaux en agrégats territoriaux qui remet en cause le
dualisme. En revanche, ce dualisme est incontestable dans le domaine
des représentations spatiales, car il oppose le territoire propre, qui est
fermé, au reste de l’espace, qui, depuis l’intérieur du territoire de
référence, apparaît comme global donc ouvert123 ; en outre, les limites
elles-mêmes constituent un seuil de façon identique sur toute la péri-
phérie, par-delà leur variabilité matérielle (ligne imaginaire entre
deux bornes artificielles, ligne naturelle comme fleuve ou route, zone
en profondeur organisée spécifiquement, par exemple avec une
humanisation plus dense).
Abordons à présent le second problème : le territoire peut-il être
un contenant défini par un facteur social ou culturel précis choisi
comme critère discriminant, ou est-il forcément, en tant qu’instance
combinatoire, un contenant généraliste, abritant une combinaison de
caractères (si ce n’est directement issu de cette combinaison) ? En
122
  On a un bon exemple de cet abus structuraliste dans une étude de l’espace sur la base
de sources littéraires comme R. BRUSEGAN, «  La représentation de l’espace dans les
fabliaux. Frontières, intérieurs, fenêtres », Reinardus. Yearbook of the International Reunard
Society / Annuaire de la Société Internationale Renardienne, 4 (1991), p. 51-70 ; fondé sur une
relation intérieur-extérieur à plusieurs degrés, impliquant nécessairement des frontières,
ce travail dégage un modèle « centripète » (de l’extérieur vers l’intérieur) de la culture
bourgeoise incarnée dans ces sources. Ce modèle est tiré directement des situations trivia-
les mises en scène (mouvements matériels dans l’espace) ou d’un classement parfaitement
arbitraire des valeurs morales dans l’une des deux catégories – chaleur, lumière, amour,
jeu, rêve seraient associés à l’intérieur, ce qui permet d’y inclure des scènes d’extérieur !
Dans la même veine, P. ZUMTHOR, La mesure…, p. 20, considérant que le corps humain
est la mesure de l’espace, propose une organisation spatiale structurée par quatre couples
antagonistes, dedans/dehors, plein/vide, ici/ailleurs et proche/lointain.
123
  Le géographe D. Retaillé (cité par G. DI MEO, Géographie sociale…, p. 38) suggère que
le contenu social du territoire (les solidarités) se transpose dans les représentations spatia-
les en « une forme spatiale de la société qui permet de réduire les distances à l’intérieur et
d’établir une distance infinie avec l’extérieur ».

50

csm_19.indd 50 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

d’autres termes, est-il déterminé plutôt par son caractère de conte-


nant ou de contenu, est-il un cadre ou une substance ? D’un point de
vue méthodologique général, parce que les sciences humaines recher-
chent toujours le simple derrière l’apparente (?) complexité, il est
tentant de vérifier si les grandes catégories traditionnelles des mani-
festations sociales et culturelles (économie, art, idéologie, liens socio-
politiques), en plus de nous simplifier la réflexion, ont des rapports
à l’espace variables et discriminables – ce qui vérifierait qu’elles ont
au moins une efficacité herméneutique. On pourra partir de l’idée
que le « produit fini », le territoire, est fatalement complexe, tandis
que la territorialité, en tant que processus, peut varier selon les ordres
de phénomènes.
Dans la littérature spécialisée, qui aborde principalement, comme
on l’a vu, des cellules clairement délimitées, le problème est rarement
posé directement : reprenant les vieilles catégories disciplinaires, on
parle de territoires politiques, administratifs, religieux, éventuelle-
ment économiques et culturels, comme si un mode d’organisation
des sociétés suffisait à lui seul à définir des espaces, en quelque sorte
spécialisés124, sous prétexte que ce mode est lié à des institutions spé-
cifiques (princes, Église, communautés locales, Universités, marchés
et réseaux commerçants), qui ont une sphère d’action vaste et des
moyens d’action puissants ; une lecture inattentive des développe-
ments précédents sur les territoires subjectifs pourrait d’ailleurs faire
croire à cette « spécialisation », puisque les agrégats de territoires sont
étudiés essentiellement à travers leur construction et polarisation gou-
vernementales (qui pourraient donc être considérés comme indépen-
dants des autres territorialités très englobantes, telles que le système
économique)125. En fait, du point de vue des usagers, c’est-à-dire de
ceux par et pour qui les territoires fonctionnent organiquement, ces

124
  La complexification et donc la spécialisation croissante des recherches historiques expli-
que évidemment cette « sectorisation » de l’unité sociale ; nul ne doute que la vie en société
est un continuum où chaque fait s’insère dans un réseau d’inter-relations avec d’autres, à
travers des structures en quelque sorte intermédiaires. Je plaide coupable car, en tentant
d’étudier la localité et la territorialité dans le plus grand nombre possible de leurs manifes-
tations, j’ai recouru à ce découpage quelque peu arbitraire – tout en essayant d’établir le
maximum d’inter-relations, cf. S. BOISSELLIER, Le peuplement….
125
  Alors que l’articulation entre les diverses échelles de territorialité joue évidemment dans
tous les domaines de la vie sociale et culturelle. À la limite, les territoires locaux sont consi-
dérés comme plutôt ruraux et les agrégats de territoires comme plutôt urbains (parce que
polarisés prioritairement par des villes) : significativement, le bilan des études médiévales
hispaniques regroupe dans un même chapitre les problèmes de peuplement et l’histoire
rurale (E. CABRERA, « Población y poblamiento, historia agraria, sociedad rural », La his-
toria medieval en España…, p. 659-745).

51

csm_19.indd 51 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

territorialités apparemment distinctes sont des «  couches  » qui se


superposent et s’emboîtent, parfois exactement (quand il s’agit de
territorialités définies et coordonnées par les puissances publiques)
mais souvent approximativement (surtout quand il s’agit de territoires
qui sont des zones d’intégration culturelle ou économique implici-
tes) : il existe une série d’intégrations plus ou moins fortes, et c’est
dans la zone où elles se superposent en plus grand nombre qu’il y a
véritablement un territoire subjectif126. C’est pour cela qu’il est indis-
pensable de prendre en compte les zones et les réseaux non
formalisé(e)s d’homologie d’un fait particulier, car tous concourent
à ce « feuilletage » (vertical) de l’espace que les géographes appellent
la co-spatialité.
Puisque, dans les aires de circulation d’idées ou d’application de
pratiques sociales, le cadre est incertain et jamais défini par les acteurs
mêmes, les notions d’appartenance et d’intégration constituent ici un
problème central, que l’on ne peut plus considérer comme un postu-
lat de départ : l’identification à un groupe est-elle un effort volontaire
(ou une contrainte acceptée) ou l’accumulation d’identités objectives
dans un espace plus ou moins restreint ? Le processus identitaire est
plus ou moins conscient, mais il aboutit toujours à une connivence, à
un « air de famille » : si des paysans pratiquant les mêmes cultures ou
affrontant le même seigneur ont une claire conscience de leur espace
d’action commun, deux évêques se rencontrant pour la première fois
dans un concile n’ont-ils pas le sentiment d’appartenance à une même
communauté, dans ce cas à cause de leur patrimoine intellectuel com-
mun et/ou de leur cheminement commun vers un même lieu cen-
tral ? Mais pour ces derniers, cette identité prend-elle aussi clairement
la forme d’un espace connu et défini ? En d’autres termes, l’homolo-
gie des systèmes de valeur et des grands types de pratiques sociales
chez des acteurs éloignés les uns des autres relève-t-elle du réseau ou
du territoire (notion d’aire culturelle, voire de civilisation) ? La défi-
nition des « nations » étudiantes dans les Universités médiévales serait
ici un bon cas d’étude. La problématique n’est pas nouvelle ; à la suite
des thèses diffusionnistes, la réticularité des échanges d’informations

126
  Dans une certaine mesure, on peut transposer ici sur le plan spatial l’analyse de « socio-
logie des formes » de G. Simmel, qui oppose les sociétés traditionnelles fondées sur des
cercles sociaux concentriques (avec une appartenance de moins en moins forte selon l’élar-
gissement) et les sociétés modernes fondées sur des cercles sociaux sécants (avec une appar-
tenance aussi forte à chaque cercle).

52

csm_19.indd 52 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

a été l’objet d’étude, par exemple, de toute une « semaine de Spo-


lète »127.
Aux échelles macroscopiques, qui sont presque toujours celles qui
s’imposent dans ces domaines (en-dehors des « isolats » culturels à
échelle locale), on peut donc tenter de se concentrer sur un particu-
larisme social ou culturel précis, même si nous savons tous que c’est
une convention appauvrissant la complexité et la continuité du réel128.
Dans cette approche, faute d’un sentiment d’appartenance et d’une
véritable communauté organique des usagers, c’est à l’analyste de
définir un territoire « objectif », fondé sur un ou quelques particula-
rismes répandus dans une aire donnée. Du point de vue purement
territorial, l’analyse du contenu et la délimitation approximative de
ces incertaines « cellules » culturelles (lato sensu) pourraient peut-être
passer, comme on l’a dit, par les notions de réseau et d’aire d’influence,
qui ont été utilisées dans beaucoup d’études, souvent implicitement
et pour éviter des concepts spatiaux plus précis et plus exigeants.
Directement utiles à la problématique de la territorialité non forma-
lisée, des réflexions concrètes ont été tentées sur la zone d’envoi de
podestats par les villes italiennes aux XIIe-XIIIe siècles129 ; en général,
d’ailleurs, la notion assez vague d’aire d’influence – c’est «  l’in-
fluence » qui est gênante – a été utilisée avec le plus de bonheur (en
se fondant sur le concept de centralité, en étudiant les modalités maté-
rielles et en réalisant une cartographie précise) en histoire urbaine,
pour étudier les diverses emprises qu’exercent les pôles urbains sur
leur environnement130 ; dans cette approche, les facteurs des territoi-
res objectifs n’ont pas à être choisis par l’analyste, car ils sont dictés

127
  Centri e vie irradiazione della civiltà nell’Alto Medioevo. 18-23 aprile 1963, Settimane di studio
del Centro italiano di Studi sull’Alto Medioevo 11, Spoleto, 1964.
128
  Ainsi, au niveau culturel le plus élémentaire, un ensemble dense de fouilles et de pros-
pections archéologiques permet de cartographier la répartition (et éventuellement la dif-
fusion) de telle technique architecturale artisanale ou artistique (décor des céramiques)
129
  Voir les conclusions de la grande enquête lancée par J.-C. Maire-Vigueur, qui n’est mal-
heureusement pas transposable à d’autres régions pour des raisons évidentes d’organisation
politique (polycentrisme politique italien et spécificité irréductible de l’institution podes-
tatale), dans I podestà dell’Italia comunale, Parte I. Reclutamento e circolazione degli ufficiali fores-
tieri (fine XII - metà XIV sec.), J.-C. MAIRE-VIGUEUR dir., Rome, EFR, 2000 (Collection de
l’EFR, 268), vol. II, p. 895-1099 ; ce problème a été abordé du point de vue de la territoria-
lité par P. JANSEN, « La territorialité des villes marchesanes à la fin du Moyen Âge », dans
Liber largitorius. Études d’histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses élèves, D. BARTHÉLÉMY
e.a. dir., Paris, Droz, 2003 (EPHE. Sciences historiques et philologiques. V Hautes études
médiévales et modernes, 84), p. 195-218.
130
  Outre la thèse de N. Coulet, déjà mentionnée, il faut signaler, hors du domaine médi-
terranéen, l’habilitation (encore inédite) de Pierre Monnet sur la construction d’espaces
de communication par les villes allemandes au bas Moyen Âge.

53

csm_19.indd 53 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

par la documentation. On voit alors se dégager des systèmes de rela-


tions multipolarisés et hiérarchisés ; mais les auteurs hésitent à « super-
poser » les cartes obtenues pour chaque critère – il est vrai qu’elles
sont assez concordantes, car cette cartographie n’est fiable qu’avec
des données nombreuses, que l’on ne possède que dans le domaine
économique ; en outre, on préfère représenter les liens sous forme
d’un réseau de flèches, et on répugne à tracer des limites aux aires
d’influence, donc à les considérer comme de véritables territoires131.
Ces réflexions nous ramènent en fait à la notion de centralité, qui
permet de polariser des territoires variables et emboîtés.
Le réseau est un concept largement employé pour l’étude des ter-
ritoires objectifs mais aussi pour analyser les agrégats de territoires
subjectifs132, en fait pour tous les phénomènes territoriaux complexes
dont les usagers n’ont pas une claire conscience. Il constitue un assez
bon substitut à celui de territoire si l’on étudie l’homologie de situa-
tions sociales ou culturelles à partir d’un critère précis  ; en effet,
contrairement aux relations interpersonnelles qui s’étendent de pro-
che en proche à l’infini sans limites claires133, un ensemble de ressem-
blances objectives entre lieux ou entre territoires peut être circonscrit,
surtout quand, là encore, il est nettement polarisé par diffusion à par-
tir d’un centre. En revanche, le territoire se caractérise par la corres-
pondance entre continuité spatiale et, dans une moindre mesure,
cohésion sociale et culturelle, alors que le réseau oppose une grande
homogénéité (et systémicité) des relations à une discontinuité spa-
tiale. À cet égard, l’histoire des Juifs en Occident, peuple sans Etat ni
territoire propre, constitue un bon objet pour penser l’opposition
entre territorialité et réticularité, opposant en outre unicité et multi-
plicité des critères d’analyse : du point de vue de la société englobante
(tout l’Occident), les communautés juives se réduisent partout à un
seul critère (infidélité religieuse, donc statut minoritaire) et consti-
tuent autant de discontinuités territoriales dans le tissu de la Chré-

131
  Voir les cartes des articles de F. Bréchon, F. Mouthon, C. Barnel et M. Bochaca dans La
ville au Moyen Âge 1. Ville et espace… On trouvera des réflexions importantes sur ce problème
méthodologique, à propos de la paroisse, dans F. HAUTEFEUILLE, « La cartographie de
la paroisse et ses difficultés de réalisation », Aux origines de la paroisse rurale en Gaule méridio-
nale IVe-IXe siècles. Actes du colloque international 21-23 mars 2003, salle Tolosa (Toulouse), C.
DELAPLACE éd., Paris, Errance, 2005, p. 24-32 ; plus largement, voir J. BOLOS, « Fer mapes
per coneixer la Història : aportacions de la cartografia a l’estudi de l’Alta Edat Mitjana »,
Acta historica et archaeologica medievalia, 26 (2005), p. 27-52.
132
  La notion de réseau (ou de maillage) administratif est une des plus courantes dans
l’étude de la formation des États au bas Moyen Âge.
133
  A. DEGENNE et M. FORSÉ, Les réseaux sociaux…, p. 30.

54

csm_19.indd 54 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

tienté134, tandis que les Juifs eux-mêmes se considèrent comme un seul


« peuple », conjonction complexe de faits culturels, qui fonctionne
en tant que tel comme un réseau. Mais, pour que l’on puisse traquer
une territorialisation derrière un réseau, il faut que chaque phéno-
mène social discriminant présente une certaine durée et une massi-
vité, au-delà de son homogénéité synchronique : l’emploi isolé de la
charrue dans une « région » d’usage de l’araire ne fait pas de celle-ci
un territoire de modernité technique.
Le choix du critère pour déterminer des territoires objectifs est
donc un enjeu méthodologique fondamental. D’abord, à quel niveau
faut-il choisir ce critère, celui des faits ou celui des facteurs ?135 Quoi
qu’il en soit, on peut admettre que le degré de territorialité varie en
fonction des phénomènes. Les croyances et les idéologies, au niveau
de leur diffusion dans la masse des populations, sont en prise directe
avec les identités, dont elles constituent l’armature symbolique et par-
fois même l’enjeu essentiel (encore que le localisme soit largement
irrationnel et ne se cristallise pas sur les grands courants culturels) ;
il est donc logique que la répartition « populaire » d’un motif précis
se coule largement dans les territoires subjectifs, quelles que soient
par ailleurs les modalités de sa circulation : la croyance en la capacité
des rois à guérir les écrouelles se répand naturellement dans le
royaume de France, qui est la zone d’action (en l’occurrence de pro-
pagande) de ces rois – encore qu’il serait souhaitable, sinon possible,
de faire une géographie de l’incrédulité en la matière, qui se confor-
merait probablement aux régions politiques136. De même, l’adoption
de tel ou tel saint comme patron de l’église locale, tout en se confor-
mant globalement aux grands courants de dévotion impulsés par le

134
  En revanche, à l’échelle du territoire local, ce n’est que progressivement que l’exclusion
sociale correspond à une véritable discontinuité territoriale (en fait, une espèce d’extrater-
ritorialité), avec le tardif et progressif passage à des quartiers réservés et clos.
135
  Les organisateurs des volumes Uomo e spazio… qui tentent clairement de couvrir le maxi-
mum de sujets, mélangent allègrement « l’espace des moines », « l’espace des saints »,
« l’espace funéraire », « l’espace des échanges économiques », « les distances dans les céré-
moniaux de cour », les voyages, les parcours de reliques, la métrologie…
136
  Il faut s’élever contre l’imprécision des cadres dans l’étude des phénomènes idéologi-
ques, sous prétexte que ceux-ci se diffusent du haut vers le bas et que les particularismes ne
seraient donc que des « nuances » dans une globalité, liées en quelque sorte à la dégradation
statistique d’une information originelle unique au cours de sa diffusion (sous forme de
diversification), équivalente à la « perte en ligne » des physiciens ; ainsi, les innombrables
colloques et études sur l’idéologie de Reconquête abordent-ils le plus souvent celle-ci
comme un ensemble monolithique concernant toute la Péninsule ibérique et évoluant
globalement, alors que même ses formulations les plus savantes sont variables au moins à
l’échelle des royaumes.

55

csm_19.indd 55 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

haut, s’explique largement par l’esprit de clocher137. La faiblesse


d’une territorialité spécifique des éléments symboliques de la culture
– en fait surtout de la culture savante, qui est la mieux repérable pour
les temps médiévaux – s’explique, non pas par un quelconque maté-
rialisme mais par le fait que les acteurs des territoires sont plutôt
récepteurs en la matière, alors que les foyers d’émission des motifs cultu-
rels sont beaucoup moins nombreux que les foyers de réception138.
En revanche, si on les prend isolément, les pratiques sociales et éco-
nomiques qui sont faiblement normatives (peu liées aux dirigeants,
en tant qu’organisateurs de territoires subjectifs) ont plus d’autono-
mie spatiale car : a/ elles impliquent un plus grand nombre d’acteurs
qui sont à la fois émetteurs et récepteurs, b/ leurs acteurs n’en font
pas un enjeu d’identité locale ; elles transcendent donc souvent toute
organisation territoriale subjective139. Il faudra naturellement affiner
considérablement cette réflexion sur les critères.
Ces quelques réflexions nous montrent que les cellules spatiales
ne doivent pas – comme nous y pousse l’étude des territoires subjectifs
– être définies de façon trop statique ; les territoires sont bien des
cellules, qui induisent continuité et homogénéité en leur sein et donc
discontinuité et hétérogénéité les unes par rapport aux autres, mais
la souplesse, l’intrication et l’ubiquité des facteurs sociaux et culturels
atténuent les manifestations spatiales de ces phénomènes (par exem-
ple l’effet de barrière), et la territorialité ne se résume finalement
peut-être pas aux seuls territoires subjectifs ; mais c’est aussi le choix
d’extraire un phénomène isolé de son contexte (en faisant abstraction
de ses plus fortes implications dans un système, donc forcément au
niveau local) qui permet d’envisager cette supra-territorialité. Le pro-
137
  Je me permets de renvoyer à S. BOISSELLIER, « Organisation sociale et altérité cultu-
relle dans l’hagionymie médiévale du Midi portugais », Lusitania sacra, 2e s., 17 (2005)
(« Clérigos e religiosos na sociedade medieval »), p. 255-298. T. BIANQUIS, « La gestion
politique de l’espace… » , p. 15 interprète la diffusion du soufisme, soit comme une résur-
rection d’identités locales, soit a contrario comme la constitution d’un réseau inter-régional
structurant l’espace à grand échelle.
138
  Ce serait peut-être un peu moins vrai pour le monde arabo-musulman, sauf si l’on envi-
sage la seule haute culture (aussi focalisée qu’en Occident).
139
  Ainsi, dans un des ouvrages que l’on considère encore comme fondateur des études
médiévales actuelles, M. Bloch tente un « Tour d’horizon européen » des institutions féodo-
vassaliques (M. BLOCH, La société féodale, Paris, Albin Michel, 1983 (L’évolution de l’huma-
nité, 8), p. 251-270) ; plus récemment R. FOSSIER, Enfance de l’Europe…, vol. 1, p. 453-489,
essaie de synthétiser géographiquement les spécificités révélées depuis M. BLOCH (« les
sept visages de la féodalité ») : même si les auteurs ont tendance à organiser leurs observa-
tions dans des cadres déjà existants, l’image obtenue est un réseau (discontinu) de zones,
et la discontinuité serait encore très supérieure si tout l’espace européen avait été couvert
par des études utilisant les mêmes critères.

56

csm_19.indd 56 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

blème est d’importance, car il met en cause le cadre de toutes les


études ancrées spatialement (autres que les monographies locales
dont l’objet même est un territoire subjectif bien avéré et matéria-
lisé).
Les grandes collections d’histoire de provinces définissent celles-ci
par une construction politique (qui date souvent de l’époque médié-
vale, mais que les éditeurs n’hésitent pas à projeter rétrospectivement
jusqu’à la Préhistoire de la zone, en recherchant parfois des antécé-
dents politiques bien douteux comme les provinces romaines !) ; les
chapitres, jugés indispensables, sur les structures sociales ou les formes
de la culture se contentent de reprendre le cadre déterminé par le
pouvoir et recherchent rarement, sauf dans le domaine des formes
esthétiques, l’identité sociale et culturelle régionale – si elle existe et
se distingue de l’action du pouvoir. Dans la tradition française de
monographies régionales, datant d’une époque de liens étroits avec
la géographie, la « région » retenue est considérée comme un terri-
toire (ou un ensemble théoriquement cohérent de « pays ») a priori,
défini par la réflexion des géographes (longtemps sur la base des
facteurs « naturels »), alors qu’une véritable réflexion historique sur
l’espace devrait plutôt déboucher sur la définition du cadre par les mul-
tiples processus sociaux et culturels à l’œuvre. C’est surtout dans le
domaine des structures politiques et du sentiment d’appartenance
qu’elles suscitent que se concentrent les réflexions sur la construction
de territoires supra-locaux qui ne constituent pas (ou brièvement) des
royaumes140. Il est vrai que les monographies régionales ont souvent
eu une ambition globalisante, et que les phénomènes sociaux et cultu-
rels sont trop nombreux et variés pour s’inscrire précisément toujours
dans les mêmes limites, autrement dit pour se superposer exactement,
ce qui oblige à multiplier les cadrages ; le principal apport de ces
travaux à la réflexion sur la territorialité est plutôt la définition de
« zones » divisant la région considérée, variablement selon les struc-
tures dégagées, dans un schéma de co-spatialité.

140
  Par exemple M. ROUCHE, L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes 418-781. Naissance d’une
région, Paris, EHESS/Touzot, 1979 ou M. RONZANI, « Local and regional identity in medie-
val Tuscia », Nations and nationalities in historical perspective, A. K. ISAACS éd., Pisa, Edizioni
Plus / Università di Pisa, 2001 (Clioh’s workshop, vol. III), p. 199-207.

57

csm_19.indd 57 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

IV. 4. L’historiographie médiévistique des territoires « objectifs » et


ses apories : un dépassement possible?

Pour finir, on peut prendre une méthode plus empirique et exa-


miner – comme on vient de le faire pour les « régions » – les agrégats
spatiaux objectifs qui ont été explicitement définis (plutôt adoptés a
priori et vérifiés a posteriori) ou au moins concrètement utilisés par les
recherches d’histoire culturelle et socio-économique ; ils sont assez
peu nombreux, même si la dispersion et le caractère implicite des
analyses à cet égard rendent difficiles le recensement, et ce sont le
plus souvent des complexes combinant plusieurs critères (comme les
territoires « subjectifs » évoqués supra) et non pas des territoires objec-
tifs « simples » (i.e. à un seul critère). Il convient de s’interroger sur
la pertinence de ces cadres et de l’échelle d’analyse – question qui ne
se pose pas pour les territoires subjectifs, même supra-locaux.
Pour tout le système de valeurs (croyances, normes) et de pratiques
issues de l’action des religieux, partagé par l’ensemble des popula-
tions occidentales, le premier cadre qui vient à l’esprit est celui, le
plus large, que constitue la Chrétienté occidentale, c’est-à-dire un sys-
tème de civilisation ; à cet égard, la dernière partie d’un grand livre
de R. Bartlett141 contient des réflexions éclairantes, intégrant notam-
ment la problématique spatiale des rapports entre centre et périphé-
rie. Mais il faut bien reconnaître que cette formation d’une koinè
culturelle n’est pas très originale par rapport à d’autres systèmes cultu-
rels comme l’Empire romain – si ce n’est que le système de valeurs y
est plus fortement religieux ; cependant, la série de phénomènes qui
affecte l’Occident chrétien à partir des Xe-XIe siècles (avancée fron-
talière systématique contre les territoires musulmans, inclusion de
nouveaux pays d’Occident scandinave et oriental dans la Chrétienté
par conversion, contacts directs avec l’Orient byzantin et arabo-musul-
man et/ou conquête de celui-ci) constitue une dilatatio, qui est un
concept éminemment territorial (augmentation marginale de super-
ficie d’un territoire donné dans plusieurs directions et sans disconti-
nuité spatiale, donc avec un effet de polarisation renforcé dans le
nouvel espace ainsi constitué).
Cependant, le fonctionnement de la pensée savante (surtout la
plus directement religieuse mais aussi la loi) au Moyen Âge fait en
sorte que sa diffusion, au moins dans les milieux intellectuels, ne peut

141
  R. BARTLETT, The making of Europe. Conquest, colonization and cultural change, Londres,
Penguin books, 1993.

58

csm_19.indd 58 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

se confondre avec les autres modes de territorialisation – et nous


touchons là une des (rares) spécificités médiévales de cette présenta-
tion. Banalement, la « polarité » d’un motif idéologique bien circons-
crit, tel que l’Immaculée Conception ou l’origine divine du pouvoir
monarchique/califal, n’est pas tellement spatiale (i.e. la centralité
fonctionnelle du lieu – cour, monastère ou école/Université – où il a
été élaboré), mais, au-delà de ses canaux concrets de diffusion, il
réside dans son pouvoir de séduction ; or, celui-ci se fonde sur la jus-
tesse de la formulation, dans des milieux lettrés forcément « littéra-
listes » puisque inspirés par des textes révélés, et/ou sur l’autorité de
leur auteur (la perfection de sa vie personnelle – et donc sa proximité
avec Dieu – et son ancienneté), les deux aspects se combinant dans la
vérité du propos : on a affaire à de « grandes affirmations religieuses
comme antérieures à l’exercice de la pensée… véritables principes à
partir desquels la raison s’exerce »142. Portant en elles leur propre
dynamisme, ces formulations « vraies » s’imposent, seraient-elles en
contradiction complète avec toutes les pratiques sociales et culturel-
les ; et elles s’imposent d’autant plus universellement que, concrète-
ment, c’est l’Église – qui fonctionne de plus en plus comme un réseau
total à partir de la révolution grégorienne – qui en est le principal
canal de diffusion, en plus d’en regrouper les principaux auteurs.
Elles ont donc une tendance à l’ubiquité et transcendent le système
centre-périphérie, avec son diffusionnisme qui va s’affaiblissant 143. En
outre, dans ce cas, les homologies que l’on observe sont, comme sou-
vent, purement formelles (textuelles), mais elles ne sont pas fortuites,
car elles sont réellement issues de relations et impliquent donc une
territorialité ou réticularité. Mais, au-delà des motifs que l’on isole
artificiellement, les schémas savants s’intègrent et circulent sous forme
de systèmes, complexes et donc mouvants (malgré l’universalité des lois
de la logique cléricale), et nous en avons évoqué plus haut les parti-
cularismes territoriaux.

142
  J. PAUL, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Paris, Armand Colin, rééd. 1998 (Col-
lection U), p. 11 ; il est regrettable que la pénétrante introduction de cet ouvrage (pp. 3-32)
n’aborde pas directement la diffusion de la culture.
143
  Dans les milieux non lettrés, outre la réception des motifs théologiques et politico-juri-
diques (qui est fortement modulée et particularisée localement), on peut observer la même
universalité de certains motifs littéraires, si ce n’est des œuvres complètes, issus de la matière
de Bretagne ou de la matière de France, par des canaux pourtant plus divers et diffus que
l’Église ; on peut même se demander si leur popularité générale est due à une diffusion
synchronique (système centre/périphérie) ou au fait qu’ils constituent une résurgence d’un
substrat culturel commun (interprétation folkloriste), comme évoqué précédemment.

59

csm_19.indd 59 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

Parallèlement, à l’échelle locale, on peut se demander si le chris-


tianisme n’a pas introduit une rupture radicale dans la territorialité
du sacré, au moins durant le haut Moyen Âge. D’abord, un Dieu uni-
que, succédant à un panthéon païen foisonnant, n’a pas vocation à
susciter des particularismes locaux – quoique le culte des saints ait eu
pour effet, si ce n’est pour objectif, de les reconstituer fortement,
surtout avec les saints locaux du haut Moyen Âge144. Mais surtout,
quoique Dieu soit partout, le christianisme sacralise l’espace huma-
nisé à partir de foyers ponctuels145 – qui, il est vrai, peuvent finir par
constituer un réseau, en particulier dans les périmètres urbains, où la
densité des lieux de culte est très tôt extrême146 –, constituant un
système de polarisation spatiale, alors que le paganisme, animiste, ter-
ritorialise le sacré : si l’on peut interpréter le fantastique des romans
arthuriens comme le reflet de pratiques et croyances pré-chrétiennes,
on y trouve des étendues tout entières pourvues de propriétés spéci-
fiques (forêts enchantées, telle Brocéliande, pays de cocagne, « terre
gaste » et contrées des morts, qui se distinguent d’ailleurs du dualisme
antique simpliste opposant lieux néfastes et propices). L’Église met
finalement des siècles à reconstituer une sacralité « en étendue », et
la lente territorialisation de la paroisse en est probablement un élé-
ment essentiel147 ; et encore, dans ce cas, l’institutionnalité et la forte
matérialité du culte chrétien, la longue fidélité aux cadres romains
également, font que la paroisse se coule dans des cadres préexistants,
rajoutant une « couche » de sacré à d’autres phénomènes déjà orga-
nisés en étendue, et ne crée pas des territoires inédits148. En revanche,
la forte hiérarchisation des foyers du sacré par le christianisme, depuis

144
  Au moins les évangélisateurs de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, en christia-
nisant des lieux de culte antérieurs, maintiennent-ils chez les fidèles la croyance en un
« esprit des lieux ».
145
  L’espace non humanisé, désert terrestre et océan, est la seule véritable étendue à être
globalement « sacralisée » par l’anthropologie chrétienne, mais c’est pour y loger (y rejeter)
les démons.
146
  Mais, dans ce cas, le sacré chrétien se surimpose à une territorialité antérieure et exté-
rieure, engendrée par l’agglomération résidentielle, et ne crée pas le territoire que constitue
le tissu bâti ; en revanche, il peut faire évoluer sa division interne en quartiers et, plus déci-
sivement, sa polarisation – il n’est pas besoin de rappeler le rôle des cathédrales paléochré-
tiennes (et des mosquées paléomusulmanes) par rapport au tissu antique ou celui des
couvents Mendiants dans la formation de faubourgs tardo-médiévaux.
147
  Ce processus, à l’échelle locale de la paroisse, vient d’être bien éclairé par une série de
recherches, dont les plus récentes et convaincantes sont Aux origines de la paroisse rurale…,
et le dossier « Le paroisse » rassemblé dans Médiévales, 49 (2005).
148
  En fait, c’est durant le haut Moyen Âge, où le peuplement reste fortement dispersé, que
la paroisse pourrait susciter un cadre territorial totalement nouveau ; mais il semble – sous
réserve de nouveaux développements de la recherche – que la paroisse constitue alors une

60

csm_19.indd 60 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

l’autel de l’église principale (accueillant le corps du Christ et les reli-


ques des saints) jusqu’aux simples croix aux confins, en passant par
les chapelles et l’iconographie mobilière, introduit une réticularité
fonctionnelle (intégrant les divers lieux sacrés au lieu de les opposer)
qui est très propice à la territorialité149.
Parmi les grands cadres culturels complexes, la bipartition entre
Europe du sud et du nord est un autre lieu-commun – ennobli par
l’autorité d’A. Meitzen (fondateur de la Siedlungsforschung) et M.
Bloch dans le domaine de la culture matérielle, mais largement ins-
piré d’une géographie déterministe – dont il conviendrait de tester la
validité dans de nombreux domaines, comme l’a tenté F. Braudel pour
la civilisation matérielle populaire (Europe du beurre vs Europe de
l’huile, Europe du vin vs Europe de la bière)150 ; à titre d’exemple, on
peut bien opposer sur un critère technique unique, à la fin du Moyen
Âge, une Europe de l’araire et une Europe de la charrue dominante,
mais, dès que l’on insère cette pratique dans le continuum socio-cultu-
rel, on ne peut plus opposer une Europe septentrionale agricole « effi-
cace  » (avec emploi de la charrue et assolement) à une Europe
méditerranéenne « archaïque » (avec usage de l’araire et individua-
lisme agraire), tout au moins si l’on entend ces entités comme des
ensembles structurellement cohérents (i.e. dans lesquels efficacité et
archaïsme seraient issus partout des mêmes combinaisons de fac-
teurs). Mais si l’on arrive à vérifier que cette opposition se produit
assez souvent, de part et d’autre d’une limite pas trop variable, on
pourra conclure qu’il existe bien deux systèmes de civilisation occi-
dentaux dans tel ou tel ordre de phénomènes (les structures familia-
les, la fréquence de la confession, le rôle du grand domaine
« classique »…) : à cette échelle très vaste (un système de civilisation
ou ses sous-parties), ce n’est donc pas pour un phénomène isolé que
l’on peut parler de territorialité des faits sociaux ou des idées ; la
territorialité n’existe au contraire que s’il y a accumulation (superpo-
sition) de co-incidences spatiales. Mais il faut bien reconnaître que
l’étendue même de ces grands agrégats empêche les mécanismes de
la territorialité subjective (contiguïté, cohérence et intégration des

nébuleuse pas encore territorialisante, parce que le lieu de culte n’est pas polarisateur (faute
d’avoir attiré le cimetière ?).
149
  Une intéressante synthèse sur les modalités de la territorialité culturelle (principalement
religieuse) dans le chap. I (« Les lieux ») de H. MARTIN, Mentalités médiévales II. Représen-
tations collectives du XIe au XVe siècle, Paris, PUF, 2001 (Nouvelle Clio).
150
  F. BRAUDEL, Civilisation matérielle…, t. I : Les structures du quotidien : le possible et l’impos-
sible, Paris, Armand Colin, 1979.

61

csm_19.indd 61 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

manifestations d’un phénomène) de jouer pleinement ; comme le


principal facteur d’unité spatiale y est la diffusion (donc une circula-
tion), les limites sont difficiles à poser : dans sa grande thèse sur la
Méditerranée, F. Braudel, étudiant un objet spatial d’une énorme
complexité socio-culturelle, n’a jamais circonscrit précisément sa
zone, la considérant au contraire comme un système d’ampleur mon-
diale.
Dans le domaine économique, la territorialité des phénomènes
pose des problèmes redoutables et rarement abordés de front151, dont
l’approfondissement nous permettra de concrétiser un peu, pour finir
ce chapitre, les réflexions qui précèdent. Que l’on choisisse une défi-
nition « économiciste » ou anthropologique des phénomènes écono-
miques, on tend à associer leurs manifestations observables dans les
documents (les actions productives et d’échange, la détermination
par les prix d’une valeur, les objets et les lieux de production) dans
des systèmes, ce qui pose le problème de leur territorialité (spatialité
combinatoire et structurante), d’autant plus que ces phénomènes
sont fortement en prise avec la civilisation matérielle, donc avec des
localisations concrètes. Un des rares problèmes économiques à être
évoqué (si ce n’est posé) en termes de territorialité est celui des
« zones monétaires », que l’on qualifie ainsi parce que la dissémina-
tion des trouvailles de monnaies provoque une «  couverture  » de
l’espace ; mais cette problématique spatiale se confond avec la terri-
torialité politique, à cause des liens évidents entre les aspects matériels
de la monnaie (frappe – qui est un monopole – et forme des pièces)
et l’exercice du pouvoir : une véritable problématique de spatialité

151
  D’autant plus que la réflexion des géographes sur les phénomènes économiques ne
s’occupe que des temps actuels et est donc totalement assujettie à l’économie politique et
à l’économétrie ; ainsi l’ouvrage souvent fondamental de G. DI MEO, Géographie sociale…,
n’offre rien à l’historien pour aborder les économies anciennes. On observe un silence
significatif à propos des espaces spécifiques à l’économie dans le bilan de J.-P. SOSSON,
« L’histoire économique et sociale du bas Moyen Âge : quelques réflexions à propos des
acquis et perspectives de recherches », Bilan et perspectives des études médiévales en Europe. Actes
du premier Congrès européen d’Études Médiévales (Spoleto, 27-29 mai 1993), J. HAMESSE éd.,
Louvain, FIDEM, 1995 (Textes et études du Moyen Âge, 3), p. 217-251, qui est pourtant
consacré à une période riche en documents aptes à éclairer cette problématique. On trou-
vera quelques réflexions éclairantes dans J.-P. DEVROEY, « L’espace des échanges écono-
miques. Commerce, marché, communications et logistique dans le monde franc au IX e
siècle », Uomo e spazio…, p. 347-392 (maxime 347-361) ; en revanche, malgré son titre pro-
metteur, le volume Gli spazi economici della chiesa nell’Occidente mediterraneo (secoli XII–metà
XIV). Sedicesimo convegno internazionale di studi, Pistoia, 16–19 maggio 1997, Pistoia, Centro
italiano di studi di storia e d’arte, 1999 emploie le vocable espace dans son sens métapho-
rique, celui d‘une sphère d‘activité, et n’introduit aucune analyse spatiale dans ses appro-
ches d‘économie politique très conventionnelles.

62

csm_19.indd 62 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

économique serait plutôt la définition de zones de monétarisation de


l’économie, prenant en compte principalement la documentation
écrite152.
D’abord, pour les systèmes productifs – en faisant pour l’instant
abstraction (fictivement) de leur implication dans les échanges –, il
faut déterminer quels sont les cadres a priori les plus pertinents153. La
production agro-pastorale et la prédation, qui occupent la quasi-tota-
lité des espaces humanisés médiévaux, ainsi que les échanges de terres
sont des activités particulièrement « encastrées » (selon le mot des
anthropologues) dans le fonctionnement global du lien social et du
système de valeurs morales154, et on les observera donc surtout en tant
que facteurs de territoires subjectifs locaux (terroirs), ceci jusqu’aux
XIIe-XIVe siècles (selon les régions)155. D’ailleurs, au-delà de ses impli-
cations matérielles dans les formes du peuplement (à travers la répar-
tition sociale des droits sur le sol, i.e. le grand domaine servant de
base aux villages neufs), la terre acquiert au Moyen Âge un prodigieux
pouvoir de territorialisation, en tant que médiateur des rapports
sociaux, en particulier parce qu’elle implique juridiction : la territo-
rialité de la terre est donc bien plus qu’économique. Mais la fonction
et la destination (subsistance, rente, profit commercial) de la produc-
tion des biens agro-pastoraux et de certains objets de grande consom-
mation dans la société locale ou globale, le marché (au sens large de

152
  Avec toutes ses difficultés, puisque les prix stipulés (qui constituent la mention la plus
courante et la seule quantifiable) sont un étalon et une échelle de la valeur, sans garantie
de circulation réelle des pièces.
153
  Un domaine agricole (i.e. une unité spatiale définie principalement par le droit de
propriété) constitue-t-il un territoire ? On sait bien le rôle que joue le grand domaine,
originel ou constitué exprès, dans l’émergence des communautés locales (rôle qui est
d’ailleurs assez peu lié à son contenu économique). Pour les exploitations à la mesure d’une
famille (dont on a évoqué plus haut la réelle capacité identitaire), on ne peut appliquer la
notion de territoire économique, sauf si l’autarcie est très forte, cas de figure dont les
recherches montrent le caractère irréaliste. En revanche, le finage, même s’il est inclus dans
une économie d’échanges qui le dépasse, constitue la cellule économique de base, l’a-tome
des activités de production, quelle que soit la répartition en son sein de la propriété des
terres et des moyens de production.
154
  C’est probablement plus vrai pour les échanges de terres que pour les échanges de
produits agricoles et pastoraux.
155
  La conception des finages méditerranéens comme des systèmes spécifiquement économiques
est largement sous-estimée par les médiévistes à cause de la faiblesse des pratiques agricoles
communautaires, ce qui est une absurdité, car le travail n’est qu’un facteur, et la systémicité
se fonde ici sur des régulations foncières (droit de préemption des « voisins » par rapport
aux forains, gestion publique de l’incult, liens familiaux donc patrimoniaux constituant un
réseau interpersonnel entre tous les exploitants) et sur des collaborations techniques (pas-
toralisme communautaire sous forme de dépaissance et de troupeau collectif, organisation
réticulaire de l’irrigation).

63

csm_19.indd 63 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

marchandisation des rapports sociaux, favorisée par l’instrument


monétaire) et plus encore l’appropriation de terres d’un finage par
des possesseurs « forains » (l’ouverture d’un marché « capitaliste » de
la terre), bref le dégagement de facteurs proprement économiques,
introduisent des perturbations : le finage en est peu affecté, dans son
organisation matérielle, en tant que cellule globale – sa superficie et
sa forme n’évoluent pas, son articulation interne pas fortement (sauf
dans des cas extrêmes comme la mezzadria toscane) –, mais il cesse
d’être une entité définie par son fonctionnement économique propre
(entre autres territorialités communautaires), pour n’être plus qu’une
cellule agricole, incorporée dans une territorialité englobante, celle
de la circulation des profits. Autrement dit, quand le fonctionnement
d’ensemble du finage n’est plus défini que par sa localité (i.e. des
limites physiques et le sentiment identitaire des acteurs), et n’est plus
une structure endogène, il cesse d’être un territoire subjectif pour
devenir, sur le plan économique, un « territoire » objectif – en fait une
composante spatiale156. La division du travail et l’accumulation du
capital sont des « déséquilibres positifs », qui fondent l’économie en
tant que système global, non seulement à travers les nécessaires échan-
ges d’un lieu à un autre – qui ont une dimension spatiale évidente, à
savoir la polarisation et la hiérarchisation (des lieux centraux)157 –
mais aussi par des ruptures (pénuries, concurrences, qui font dispa-
raître des acteurs) et par des associations.
Avec la production artisanale très spécialisée, impliquant la notion
d’économies d’échelle (peu pertinente pour la production agricole
médiévale), et surtout les activités exclusivement commerciales (inter-
médiation par des professionnels non producteurs, i.e. courtage), on
est dès les origines dans le domaine multi-scalaire et dans des espaces
objectifs, pour l’analyse desquels les médiévistes ont toujours privilé-

156
  Toutefois l’effet désagrégateur de la monnaie sur le localisme économique n’est pas
toujours avéré : J.-L. GAULIN et F. MENANT, « Crédit rural et endettement paysan dans
l’Italie communale », dans Endettement paysan et crédit rural dans l’Europe médiévale et moderne.
Actes des XVIIes journées internationales de l’abbaye de Flaran, septembre 1995, M. BER-
THE éd., Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, p. 35-67, citent l’exemple d’un
village montagnard, Castel Belvedere, dans le contado de Bologne, qui réussit à rester un
système économique local, en marge de l’intégration menée par la grande ville à travers les
flux monétaires, non pas en évitant la monnaie mais en la détournant de sa fonction inté-
gratrice, avec un endettement généralisé entre voisins, tout le monde étant à la fois prêteur
et emprunteur – système créateur de lien social, mais qui peut avoir aussi une fonction
proprement économique de palliatif des micro-fluctuations financières familiales.
157
  Les cartes économiques ne représentent guère que des transports de biens matériels,
faute d’information quantitative permettant de hiérarchiser les lieux centraux.

64

csm_19.indd 64 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

gié la notion de réseau158, en généralisant les observations faites sur


le commerce international (le mieux éclairé par les sources, il est
vrai), notamment le caractère nodal des agglomérations urbaines ; et,
de fait, à une très vaste échelle, c’est dans le domaine du commerce
que l’emboîtement des espaces économiques subjectifs, locaux et
supra-locaux, se combine le plus avec la réticularité, par l’intégration
ininterrompue que suscitent des chaînes de transactions et de circu-
lations. C’est seulement à l’échelle la plus vaste qu’un concept en
partie territorial a été élaboré, l’ « économie-monde » braudélienne159,
mais c’est une élégante façon de contourner le problème territorial
et de ne pas délimiter, puisque l’économie-monde n’existe qu’à tra-
vers l’intégration/polarisation (par les capitales économiques) de
certains échanges, les plus « nobles », dans des réseaux ; si l’on admet
ce concept, c’est au monde arabo-musulman des Xe-XIe siècles qu’il
s’applique le mieux, avec son étalon monétaire commun, sa langue
de communication unique, le poids économique de ses marchés
urbains et sa diaspora de négociants160. Pourtant, entre les finages et
les échanges internationaux, il existe les aires d’action économique
d’un « lieu central » (le plus souvent urbain), qui se distinguent géné-
ralement de sa juridiction territoriale par leur ampleur supérieure, et
que l’on peut assimiler à de véritables territoires, à la condition qu’ils
bénéficient d’une certaine stabilité ; en leur sein, les agents ont une
connaissance au moins intuitive des conditions et donc de la zone
d’action, en particulier les gros producteurs excédentaires et les cour-
tiers, et c’est à ce niveau (en particulier dans les villes marchés) que
s’articulent la territorialité des grosses productions et la réticularité
des circuits commerciaux.
Les précisions conceptuelles apportées par P. Chaunu à la problé-
matique de l’économie-monde sont plus utiles pour penser la territo-
rialisation de la circulation, et, de plus, elles s’appliquent assez bien
aux échanges non économiques, puisqu’elles intègrent le concept
spatial de polarisation, qui permet en outre au modèle d’être multi-

158
  Cf. les thématiques du recueil d’articles de M. LOMBARD, Espaces et réseaux du haut Moyen
Âge, Paris-La Haye, Mouton, 1972 (EPHE. Le savoir historique, 2).
159
  « Un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se
suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine
unité organique…une somme d’espaces individualisés, économiques et non économiques,
regroupés par elle » (F. BRAUDEL, Civilisation matérielle…, t. III, p. 14).
160
  P. GUICHARD, « Les rapports entre villes et campagnes », J-C. GARCIN e.a., États, socié-
tés et cultures…, t. III, p. 74.

65

csm_19.indd 65 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

scalaire ; il s’agit de la théorie « des cercles superposés »161 (qui dési-


gne, pour mieux le dire, un phénomène d’emboîtement, concept pas
toujours pertinent pour les territoires médiévaux mais bien adapté
aux échanges économiques). Le premier cercle, correspondant à un
territoire communautaire local (subjectif), retient plus de 90% de la
production, et il est d’autant plus restreint et polarisateur que la pro-
duction agricole est intensive et l’habitat sédentaire (solide et lourd)
– le territoire pastoral ou structuré par des pratiques agricoles itiné-
rantes est plus vaste mais moins peuplé, proportionnellement. Le
deuxième cercle, beaucoup plus vaste (couvrant un millier de km²),
est celui de l’économie d’échanges régionale, qui absorbe les 9/10 de
ce qui reste. Le troisième cercle, enfin, immense, est l’économie-
monde, qui fonctionne avec le dernier 1% (au XVIe siècle, donc
encore beaucoup moins avant) ; s’y ajoute au XVe siècle, avec le désen-
clavement planétaire, la circulation d’1/10000 soustrait des autres
cercles, constituant l’économie mondiale. Bien sûr, seul le « premier
cercle » est un véritable territoire continu ; au-delà, la spatialité des
systèmes est réticulaire.

V. Les processus de territorialisation

Après avoir essayé de définir le territoire, qui est en quelque sorte


le « produit fini » et nécessitait à ce titre un parcours dans des cas
concrets, il nous faut tenter de circonscrire finalement la territoria-
lité.
Nous posons comme postulat que ce n’est pas seulement une rela-
tion identitaire au territoire (et donc un phénomène de nature fata-
lement politique) mais un processus par lequel les manifestations des
structures sociales et culturelles tendent à se combiner au sein d’une
instance matérielle (l’espace), en occupant une étendue forcément
limitée ; cette combinaison spatiale, seulement partiellement volon-
taire (et donc plus ou moins contrôlée), confère au système ainsi
généré des modalités spécifiques (le particularisme, à la fois objectif
et subjectif), et sa cohérence se manifeste sous formes d’auto-régula-
tion, stabilité et perpétuité – ce en quoi elle est une forme d’institu-
tionnalité des faits sociaux et culturels, qui dépasse, là encore, le strict

161
  P. CHAUNU, « Introduction générale : du pluriel à un singulier », Histoire économique et
sociale du monde, t. I : L’ouverture du monde, XIV e – XVIe siècles, P. LÉON dir., Paris, Armand
Colin, 1977, p. 15-38 (ici p. 24-26).

66

csm_19.indd 66 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

volontarisme (la dimension « politique » que les sciences humaines


voient comme fondement de la territorialité)162. C’est un processus
de « con-fusion », de complexification sociale, mais en même temps
un phénomène ordonnateur ; dans ces deux modalités, l’espace est
le facteur organisateur. La territorialité est donc un « fait social total » ;
à partir d’un objet morphologiquement déterminé, sa compréhen-
sion mobilise la plupart des mécanismes qui meuvent les civilisations
médiévales.
L’organisation des phénomènes sociaux et culturels prend des for-
mes particulières selon les lieux : l’ambition de la sociologie de déga-
ger des lois générales de fonctionnement des sociétés humaines se
heurte précisément au localisme – localisme qui n’est pas autre chose
que la territorialité. Tout phénomène lié aux activités humaines (et
surtout toute combinaison de ces phénomènes) mérite donc d’être
analysé en termes de territorialité ; sur le plan méthodologique, ce
n’est pas une spéculation gratuite, car la combinaison spatiale des faits
sociaux et culturels permet d’éclairer leur jeu, quand les documents,
forcément limités, des âges anciens ne l’éclairent pas directement.
Cela vaut la peine de tester cette analyse dans des domaines très dif-
férents ; mais, si elle est partout présente, la territorialité est un sujet
d’étude dont l’intérêt est variable, du point de vue de l’observateur,
parce que, dans la réalité, l’espace n’interagit pas de la même façon
avec tous les phénomènes : on aura tendance à penser que la territo-
rialité pèse particulièrement lourd dans le lien socio-politique et dans
les manifestations de la vie sociale et culturelle qui ont une emprise
matérielle.
Abordons à présent les méthodes que nous pouvons employer
pour identifier les territoires médiévaux et pour comprendre leur
fonctionnement – le problème des « origines » sociales ou même de
la genèse spatiale des territoires subjectifs étant éludé car peu perti-
nent, comme pour toute structure très complexe. Deux types d’ap-
proches sont possibles, que l’on distinguera par pure commodité – car
ils sont complémentaires et souvent liés. Un premier groupe (A) est
constitué par l’observation des divers processus explicites, symboli-
ques et matériels, qui ont permis aux hommes du Moyen Âge de
penser l’étendue et de morceler l’espace (concernant donc presque
uniquement les territoires subjectifs). Le second groupe (B) est l’en-
semble des déductions que nous pouvons faire à partir d’indices indi-

162
  Voir G. MELVILLE, « L’institutionnalité médiévale dans sa pluridimensionnalité », Les
tendances actuelles,… p. 243-264.

67

csm_19.indd 67 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

rects (utiles à l’étude des deux types de territorialité, mais qui


constituent la seule méthode utilisable pour « inventer » des territoi-
res objectifs).

V. 1. L’approche documentaire des processus explicites

A/ La première méthode à suivre est évidemment lexicographique ;


de chaque phénomène, tout document écrit évoque plus ou moins
directement l’emprise spatiale. Qu’il s’agisse d’un substantif propre-
ment territorial, comme ceux que l’on a évoqués plus haut163, ou au
contraire de son absence, on peut se demander si c’est le type d’écrit
(donc les lois « littéraires » et diplomatiques du genre) ou la nature
du phénomène social mentionné qui détermine l’occurrence : l’usage
très fréquent de localiser un groupe humain et ses activités par un
toponyme seul (désignant en général un habitat groupé), sans aucun
vocable local ou territorial, ne signifie pas que les phénomènes qui
leur sont liés n’ont aucune territorialité, et, à l’inverse, l’abondance
d’un vocabulaire territorial peut être un tic de savant, de littérateur
ou d’administrateur et n’implique pas que la territorialisation soit
forte. Les études réalisées sur les textes médiévaux (principalement
littéraires) par les philologues et les historiens de la littérature – qu’il
ne faut pas sous-estimer, en dépit des quelques critiques que nous
avons dû formuler précédemment à leur encontre – peuvent se révé-
ler d’un précieux secours, au moins pour le recensement des occur-
rences et leur interprétation textuelle, si ce n’est pour leur
interprétation sociale164. On sait tout ce que la numérisation des textes
peut apporter dans le domaine lexicographique par rapport aux glos-
saires traditionnels, fussent-ils les plus monumentaux, ou aux travaux
isolés sur tel ou tel corpus – qui sont d’ailleurs beaucoup plus nom-

163
  On a déjà mentionné les intéressantes réflexions sur le lexique territorial de C. LA
ROCCA, « La trasformazione del territorio… », qui aborde plus les « lieux » que les espaces
qu’ils polarisent.
164
  À l’opposé des excès sémantiques de R. BRUSEGAN, « La représentation de l’espace
dans les fabliaux »… , on peut voir l’intéressant travail de M.-T. MEDEIROS, Hommes, terres
et histoire des confins : les marges méridionales et orientales de la Chrétienté dans les Chroniques de
Froissart, Paris, Champion, 2003. Relevons l’intérêt que présente l’étude du vocabulaire
territorial employé dans les chroniques et géographies arabo-musulmanes, aussi bien pour
connaître la pensée savante de l’espace que la territorialité sociale (car les ouvrages choro-
graphiques sont fortement liés à l’administration) ; dans l’historiographie en langue fran-
çaise, on peut signaler particulièrement les diverses études de terminologie de P. Guichard
(avec A. Bazzana et P. Cressier) puis C. Mazzoli-Guintard et E. Tixier-Caceres, dont l’effica-
cité est due à la mise en contexte (matériel et social) qui les accompagne.

68

csm_19.indd 68 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

breux sur les textes poétiques et romanesques que sur tout autre
genre165. Il faut néanmoins se méfier de toute analyse lexicale pure,
qui tourne vite à l’exercice linguistique, construisant un simple sys-
tème sémantique par la combinaison d’occurrences, alors que chaque
occurrence doit être remise dans son contexte social et culturel mal-
gré l’énormité du corpus.
Le vocabulaire proprement territorial, principalement à l’échelle
locale, se retrouve dans deux types principaux de sources : les chartes
et documents de gestion – où le souci de localiser les biens et les
contribuables est variable mais toujours présent – et les textes forte-
ment narratifs et démonstratifs (sermons, fabliaux, exempla, récits judi-
ciaires). Une simple occurrence ne nous mène généralement pas au
cœur des processus de territorialisation (si ce n’est dans le domaine
des représentations166), mais des formules nous révèlent au moins
l’existence et la conscience de réalités spatiales complexes comme
l’emboîtement (donc la concentricité) des territoires. Dans les char-
tes, le souci de validité juridique pousse les notaires du côté des déno-
minations légales (donc un emboîtement seulement administratif)167,
mais le simple sens de citation de la concentricité peut être révélateur
(du plus local au plus vaste ou inversement)168 ; et le croisement des

165
  Ainsi, un article qui développe les significations d’un vocable territorial universel et, à
l’inverse, un autre qui classe et systématise un vocabulaire très diversifié : P. GALLAIS, « La
terre chez quelques romanciers des XIIe et XIIIe siècles : étude statistique », PRIS-MA. Bulle-
tin de liaison de l’ERLIMA, II-1 et II-2 (1986), p. 17-26 et 73-88 et F. SUCARRAT BOUTET,
« Les allusions à la toponymie du terroir dans la poésie médiévale galicienne », dans Pro-
vinces, régions, terroirs au Moyen Âge : de la réalité à l’imaginaire. Actes du colloque international des
‘Rencontres européennes de Strasbourg’, Strasbourg, 19-21 septembre 1991, B. GUIDOT dir., Nancy,
Presses universitaires de Nancy, 1993, p. 125-141. L’étude de P. Gallais, qui est surtout sta-
tistique (et n’utilise jamais le concept de territoire, alors que c’est celui qui émerge massi-
vement de la sémantique), démontre sans surprise que les auteurs de fiction emploient
« terre » pour désigner surtout un territoire juridictionnel (royaume ou fief/domaine), à
35 %, et un territoire géographique (équivalent de contrée, pays), à 25 % (outre le sens
matériel de sol, à 25 %, et des occurrences mineures).
166
  P. ZUMTHOR, La mesure…, p. 151-152, note que les occurrences de « royaume » dans
les chansons de geste françaises sont connotées à l’exercice du pouvoir par le roi ; elles
s’appliquent en fait au « règne » et non pas à un territoire : l’action est ressentie avant
l’espace où elle s’exerce, donc.
167
  C’est le cas en particulier en Italie, par exemple l’emboîtement lieu-dit > casale > pieve >
contado révélé pour la région d’Arezzo par J.-P. DELUMEAU, Arezzo. Espace et sociétés, 715-
1230. Recherches sur Arezzo et son contado du VIIIe au début du XIIIe siècle, Rome, EFR, 1996
(Collection de l’EFR, 219), p. 115 ; pour le haut Moyen Âge, C. LA ROCCA, « La trasfor-
mazione del territorio… », p. 267-268 montre le brouillage du vocabulaire territorial après
que l’État cesse d’encadrer administrativement (fiscalement et fonctionnellement) le peu-
plement.
168
  Dans S. BOISSELLIER, Le peuplement… , j’ai constaté, pour le Portugal méridional, que
les notaires, à partir du XIIIe siècle, ont tendance à partir du plus grand (le concilium, qui

69

csm_19.indd 69 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

sources peut éclairer les conceptions des usagers – ainsi, en Dauphiné,


l’emboîtement complexe (combinant des territorialités non seule-
ment d’échelles mais aussi de natures différentes = co-spatialité)
hameau > vallée (dite terra ou patria) > principauté > aire des foires169.
Comme le suggère cet exemple, il est probable que c’est dans les zones
de peuplement dispersé (où la communauté « locale » englobe plu-
sieurs habitats séparés et différenciés) que le lexique territorial abrite
la plus forte conscience du territoire local, car celui-ci s’y forme de
façon plus volontariste – et c’est peut-être ici que la paroisse, à partir
du XIIe siècle, est véritablement créatrice de territoires. Il serait parti-
culièrement intéressant (et assez facilement réalisable) d’étudier la
manière dont se combinent les territoires administratifs avec les autres
types de territorialités.
Mais il est certain que, pour les territoires « implicites » ou pour
les réseaux très diffus d’occurrences de faits sociaux ou culturels, dont
personne n’a conscience, l’usage de ce lexique précis n’est pas opé-
ratoire, puisque ces espaces ne sont jamais nommés. Pour ces derniers
– mais en fait pour tous –, le lexique de positionnement dans l’espace,
notamment par rapport à des limites, doit être scruté, avec les précau-
tions qui s’imposent contre une analyse uniquement symbolique et
contre la pure virtuosité statistique ; sans se référer à un territoire qui
soit précisément qualifié et nommé (par un toponyme propre), des
adverbes tels que in, intus, inter, intra, ex, extra, foris(a), apud…, ont-ils
une acception territoriale ou abstraitement géométrique ?170 Plus fruc-
tueux mais plus rares (quoique moins que les vocables strictement
territoriaux) seront les emplois de incola, regnicola, civis, manens … ou,
plus largement, populus, populatio, gens et surtout les vocables expri-
mant également l’appartenance (vicinus, extraneus ou formes comple-
xes genre unus nostri). Dans les textes savants, à défaut de trouver
souvent extentus (plus que longe, qui est linéaire), on essaiera de retrou-
ver dans des périphrases le concept que ce vocable exprime. Dans
cette approche, qui est la recherche d’un « sens du territoire » dans
des discours à la limite construits pour tout autre chose, les écrits

est un ensemble de plusieurs villages et hameaux dominé par un chef-lieu) pour aller vers
le plus local (le lieu-dit, en passant par le village et parfois le « quartier » agraire).
169
  H. FALQUE-VERT, Les hommes et la montagne en Dauphiné au XIIIe siècle, Presses universi-
taires de Grenoble, 1997, p. 350-360.
170
  Cette recherche est déjà signalée dans J. LE GOFF, « Discorso di chiusura »… , p. 823-
824 ; parmi les données à traiter, les dichotomies droite/gauche et haut/bas, qu’il applique
aux territoires, me semblent relever plutôt d’une conception plus globale de l’espace, et
l’auteur met d’ailleurs l’accent sur les acceptions symboliques de ces dimensions.

70

csm_19.indd 70 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

historiques et fictionnels fournissent un abondant matériau (pour les


territoires à toutes les échelles), à utiliser toutefois avec précaution
quant à leur application à des espaces réels171 ; ce que l’on y percevra
ne sera donc pas l’étendue mais plutôt la conscience de l’apparte-
nance/exclusion et, plus concrètement, du dedans/dehors172. De
même, certaines nuances de vocabulaire territorial ont-elles un sens
culturel profond, comme le couple ecclesia / daˉr al-Islaˉm (le second
étant plus directement matériel et le premier plus social), ou « orien-
ter » / (port.) nortear ?
Les modes de domination (y compris de création) symbolique des
territoires sont une autre voie d’approche ; en effet, à côté de la maté-
rialisation par des limites – qui intervient aussi bien pour des espaces
dont le contenu est plutôt immatériel (les cellules juridictionnelles)
que pour des territoires définis par une emprise au sol (les finages,
les domaines fonciers) – , la conception « en étendue » du lien social
ou d’un système de valeurs par leurs propres acteurs contribue puis-
samment à la territorialité. Un des indices de cette conception est
l’usage de véritables mesures de superficie, qui ne soient pas seule-
ment des mesures linéaires de côté « au carré » ; ce sont le plus souvent
des mesures triviales et empiriques (et donc variables), liées aux tra-
vaux des champs et destinées à exprimer des superficies assez réduites
– cf. la disparition de la vaste centurie romaine – telles que l’arpent,
l’acre, le journal (en fait mesure de temps), la bovée, la séterée173. Un
autre indice est l’usage de repères spatiaux abstraits et universels tels
que les points cardinaux, qui induisent une territorialité « à 4 côtés » ;

171
  A. VARVARO, « L’Espagne et la géographie épique romane », Medioevo romanzo, XIV/1
(1989), p. 3-38 démontre, à travers un cas précis, que les auteurs de chansons de geste sont
capables d’une « mise en espace » parfaitement plausible et exacte du point de vue géomé-
trique, mais qui est une transposition totalement fictive et fantasmée quant à l’objet spatial
(ici l’Espagne) prétexte du discours.
172
  B. Guidot conclut, à partir d’un ensemble de recherches sur les territoires dans la litté-
rature médiévale, que le cadre spatial n’est jamais un objet à part entière et est souvent
traité de façon symbolique, en particulier à cause de la primauté du mouvement sur la
description ; cependant, ce cadre est plus ou moins explicitement l’instrument d’une affir-
mation identitaire, qui semble plus forte pour le terroir que pour la province – par exemple,
pour le « pays de Metz » dans la chronique de Philippe de Vigneulles (« Avant-propos »,
Provinces, régions, terroirs,…, p. 7-12).
173
  Dans un domaine qui m’est familier, je signalerai l’astil (déformé en estim) portugais,
dont l’étymologie (< lat. hasta = manche du javelot long) est suffisamment oubliée pour
qu’il exprime une superficie abstraite et arbitraire. Notons que ces mesures manifestent
une appréhension directe de l’étendue qui est plus intuitive donc plus puissante que celle
de nos mesures actuelles, qui ne sont pas autre chose que des multiples d’une petite unité
(le mètre, qui n’est pas fondé directement sur le corps humain mais qui est à sa taille,
comme l’étaient de nombreuses unités linéaires anciennes).

71

csm_19.indd 71 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

cet usage a été repéré depuis longtemps dans les études sur les par-
cellaires (au niveau infra-local donc), mais il faudrait l’étudier aux
échelles locales et supra-locales, dans des écrits autres que la littéra-
ture géographique savante – pour laquelle ce travail a été réalisé174.
Plus fructueuse sera l’étude de la nomination propre des lieux,
dont on sait qu’elle constitue une appropriation (et une classifica-
tion), donc un mode de domination symbolique essentiel. Pour tous
les territoires, le trésor des toponymes sera donc peut-être plus utile
que le lexique, notamment pour étudier, là encore, la conscience de
l’étendue ; en effet, il existe de nombreux noms qui ne désignent pas
un lieu ponctuel mais une vaste superficie, presque toujours à l’échelle
supra-locale175. Certains noms territoriaux ne font qu’exprimer un
phénomène de polarisation à partir d’un centre, éponyme dans ce
cas (le Vivarais est la région de Viviers), mais beaucoup d’autres expli-
citent une identité issue de la répétition d’un fait social à échelle
régionale (la Castille est la région des châteaux) ou d’un élément du
paysage suffisamment grand pour qualifier une vaste étendue (le
cours terminal du Duero, « extrema Durii » = Extremadura ou la « Tierra
de Campos »). Beaucoup de ces noms de pays ou de provinces sont
de simples survivances de l’Antiquité ou sont des noms de peuple
transposés à une zone – ce qui constitue une étape essentielle d’un
processus de territorialisation d’identités complexes176. Dans tous les
cas, il faut traquer leur origine (nom donné par les « aménageurs »

174
  Bonne synthèse, mais surtout érudite et consacrée au seul haut Moyen Âge, par B.
ANDREOLLI, « Misurare la terra : metrologie altomedievali », dans Uomo e spazio…, p. 151-
187.
175
  Il ne s’agit pas ici de livrer une méthode d’utilisation de la toponymie pour étudier la
territorialité, car elle reste à mettre au point ; malgré des résultats remarquables, toujours
empiriques et presque toujours à l’échelle locale, livrés par les monographies régionales
sur la base du dépouillement de chartes et/ou d’un usage régressif des recueils toponymi-
ques récents (cf. le magnifique travail de D. PICHOT, Le village éclaté. Habitat et société dans
les campagnes de l’Ouest au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002), il
n’est pas nécessaire de recenser les innombrables travaux proprement toponymiques, car
la plupart sont inutiles : outre le fait que c’est la nomination des lieux qui focalise les études,
les historiens utilisent les noms de lieux comme descripteurs de la réalité paysagère et
sociale – après les avoir pris comme marqueurs culturels du peuplement –, tandis que les
linguistes les considèrent comme un simple support de phonèmes (cf., encore récemment,
la focalisation sur ces méthodes dans le dernier chapitre de B. MERDRIGNAC/A. CHEDE-
VILLE, Les sciences annexes en histoire du Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
1998 (Didact histoire)).
176
  Le passage des Vascones à la Vasconia durant le haut Moyen Âge ou, beaucoup plus com-
plexe (car portant sur un territoire plus vaste et des populations moins homogènes socia-
lement et culturellement), le remplacement, sous Philippe Auguste, des Franci par la Fran-
cia dans la titulature royale.

72

csm_19.indd 72 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

ou par les usagers ou par les « étrangers »177 ?) et leur emploi (dans


les seuls documents administratifs ou littéraires/savants ou usage
populaire ?). On peut se demander si certains territoires « implici-
tes », inconnus des aménageurs et faiblement perçus par les usagers,
ne sont pas parfois exprimés seulement par des noms ; pour prendre
un exemple très connu, beaucoup d’encre a coulé sur la désignation
des Francs comme « Européens » dans le récit de la bataille de Poitiers
par l’  «  Anonyme de Cordoue  »  : application inconsciente d’un
concept spatial pour exprimer une différenciation culturelle extrême
(par rapport à l’ennemi), donc une identification communautaire
très englobante des acteurs ?178
Enfin, à côté d’une onomastique directement territoriale, on peut
se demander s’il n’existe pas, surtout à l’échelle locale, des ensembles
de noms, désignant des lieux ponctuels, qui constitueraient un système
onomastique structurant un territoire ; il manque manifestement dans
ce domaine un programme d’étude semblable à celui qui s’est déployé
dans le domaine voisin de l’anthroponymie, et qui est parvenu à en
dégager des structures179. Quand on possède un corpus toponymique
avec une densité suffisante, il doit être possible d’inférer quelques
régularités statistiques éclairant la territorialisation des activités d’un
groupe, surtout après que son territoire est devenu subjectif et maté-
rialisé. Cette démarche ne me semble pas avoir été fréquemment
­suivie par les historiens180, surtout si on l’étend aux territoires supra-

177
  Au Portugal, où l’identité provinciale médiévale est faible, certaines provinces portent
un nom de périphérie (« Trás-os-Montes » = derrière les montagnes, « Além Tejo » = au-delà
du Tage) qui ne peut leur avoir été donné que d’un point de vue « extérieur », probable-
ment à partir d’un « centre », qui n’est autre que l’espace le plus fortement contrôlé par la
monarchie, et qui se déplace d’ailleurs du nord vers le centre, depuis Guimarães vers Coim-
bra puis Lisbonne/Santarém. Ce serait le cas aussi de la Neustrie mérovingienne, nom
donné par les Burgondes pour désigner ce qui n’appartient ni à l’Austrasie (nom géogra-
phique) ni à la Burgondie (nom ethnique) (d’après K. F. Werner, cité par C. LA ROCCA,
« La trasformazione del territorio… », p. 273).
178
  En revanche, à l’échelle locale, la polarisation à partir d’habitats groupés pèse tellement
lourd que le territoire issu du regroupement de l’habitat ne porte pas de nom spécifique
et est désigné par son « chef-lieu » – et c’est seulement à l’échelle infra-locale que l’on
retrouve des toponymes spécifiques pour désigner tel ou tel élément (en étendue) du
territoire.
179
  Ce relatif désintérêt des historiens vient en partie du fait que la toponymie a été curieu-
sement mise en concurrence avec l’archéologie comme mode d’accès aux réalités matériel-
les et jugée de ce fait inefficace (attitude de R. Fossier, qui fait autorité, dans ses nombreu-
ses synthèses, et de nombreux archéologues).
180
  On peut voir toutefois une avancée méthodologique notable (mais peu utile pour nous
car éclairant surtout la division interne de territoires locaux en quelque sorte déjà définis)
dans A. NOËL, Les lieux-dits. Essai d’archéologie verbale. La forêt d’Othe à l’âge moderne, Paris,
Champion, 2002.

73

csm_19.indd 73 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

locaux ; à cette échelle, l’étude de stocks toponymiques complets,


forcément énormes, requiert des efforts considérables et risque de
n’aboutir qu’à la juxtaposition de systèmes onomastiques locaux, et il
vaut donc mieux privilégier l’étude évolutive d’un stock excluant la
masse gigantesque des microtoponymes, montrant comment s’insè-
rent dans l’onomastique ancienne les habitats (« villes neuves », bas-
tides, terre nuove) et lieux-dits nés durant la période (XIII-XVe siècles)
où les territoires locaux sont fédérés puis partiellement dissous dans
des agrégats territoriaux majeurs : on verra peut-être apparaître alors
cette nouvelle forme de territorialité à grande échelle.

La détermination des limites est essentielle, à la fois pour cerner la


conscience territoriale médiévale et pour révéler les processus spa-
tiaux implicites dont elle est l’aboutissement. Le sujet, actuellement
objet d’une activité historiographique débordante mais quelque peu
désordonnée181, sera abordé spécifiquement, mais on peut déjà rele-
ver quelques éléments utiles à un plan d’analyse global182. Alors que
les réflexions précédentes ont surtout été « territorio-centristes » (évo-
quant les mécanismes spatiaux endogènes), l’étude des frontières
nous fait tomber dans la relativité matérielle des cellules territoriales,
puisque la limite est toujours un trait en commun de deux cellules,
i.e. les processus de polarisation et de centralité doivent être replacés
dans un environnement très large, au-delà des limites où ils exercent
leurs effets. Par ailleurs, les limites spatiales constituent un des points
différenciant le plus nettement territoire et réseau ; alors qu’elles sont
formalisées dans la territorialité (à laquelle elles sont inhérentes),
elles n’ont aucune réalité matérielle dans la réticularité – l’apparte-
nance d’un lieu à un réseau ne dépend pas d’une position donc d’une
inclusion spatiale (notion d’éloignement, par exemple), comme en
témoignent les connexions commerciales et intellectuelles jusqu’en

181
  Voir les tendances de la recherche dans Frontiers in the Middle Ages. Proceedings of the Third
European Congress of Medieval Studies, Jyväskyla, 10-14 June 2003, O. MERISALO et P. PAHTA
éd., Louvain-la-Neuve, FIDEM, 2006 (Textes et études du Moyen Âge, 35), en particulier
l’article de synthèse de G. CONSTABLE, « Frontiers in the middle ages » et les grands
thèmes structurant l’ouvrage (Intellectual Frontiers, Representations of and Encounters
with Otherness, Concrete Frontiers, Manuscript and Archival Studies, Language Contacts,
Frontiers in Literature, Religious Frontiers).
182
  Renvoyons seulement aux réflexions décisives de P. TOUBERT, « Frontière et frontières :
un objet historique », Castrum 4, Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen-
Âge. Actes du colloque d’Erice-Trapani (Italie) tenu du 18 au 25 septembre 1988, Rome-Madrid,
ÉFR – Casa de Velazquez, 1992 (Collection de la Casa de Velázquez, 38 / Collection de
l’École Française de Rome, 105), p. 9-17.

74

csm_19.indd 74 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

Extrême-Orient, mais les « limites » posées à cette appartenance sont


exclusivement sociales et fonctionnelles.
Le mode de fixation et le tracé des frontières subjectives183 sont
plus aisément étudiables que leurs fonctions ; désireux de ne pas noir-
cir le passé, les historiens préfèrent actuellement insister sur le rôle
de sas (porosité matérielle et syncrétisme civilisationnel) des frontiè-
res anciennes plutôt que sur leur effet de barrière, en se fondant
notamment sur l’idée que, surtout au Moyen Âge, elles seraient des
zones de transition progressive (de superposition de diffusions à par-
tir de deux centres voisins) et non pas des lignes, mais on peut objec-
ter que ce n’est finalement qu’un moindre mal, et qu’il n’y aurait pas
besoin de cet effet « positif » si les frontières ne pullulaient pas durant
cette période de compartimentation. Il faut donc examiner sans idée
préconçue la discontinuité socio-culturelle – on paie des impôts dif-
férents sur des terres à quelques mètres de distance, et on ne croit pas
dans le même Dieu à cause du passage d’une frontière – et relation-
nelle – les flux sont plus ou moins entravés par « l’effet de barrière »
– qu’impliquent les limites subjectives ; en revanche, les limites objec-
tives, elles, n’ont jamais été sensibles et ne peuvent donc pas avoir ces
effets typiquement « politiques » (conscients et délibérés).
Enfin, si les processus subjectifs de territorialisation, en amont de
la volonté politique, ne sont pas toujours documentairement accessi-
bles dans le détail, il est au moins nécessaire et possible, même à tra-
vers des sources médiocres, de reconstituer la chronologie d’apparition,
donc la dynamique fonctionnelle, des territoires locaux, comme on
l’a signalé pour les paroisses : agrégation de lieux (eux-mêmes déjà
plus ou moins territorialisés) par volonté et/ou homologie ou démem-
brement de vastes cellules en unités inférieures nées de particularis-
mes (autarcie économique, volonté d’autonomie juridictionnelle par
rapport à un système plus vaste) ? Il est bien entendu que, dans la
complexité effective et la continuité des mécanismes sociaux et cultu-
rels, ces deux processus ne sont que les modalités d’un même phéno-
mène et ne se différencient que lorsqu’ils agissent à la même échelle.
Par ailleurs, dans les vastes zones encore faiblement peuplées au cœur

183
  Il est impossible de parler des frontières médiévales des territoires objectifs, tant est
grand le risque d’arbitraire dans la détermination de limites qui n’ont jamais été conçues
ni réalisées ; un exemple, les limites de densité démographiques : au-delà de l’opposition
gros noyaux / petits noyaux, qui est plutôt ponctuelle que territoriale, la distinction de
cellules dont la densité de peuplement est variable rique de n’être qu’un artefact visuel, si
ces cellules ne peuvent pas être mises en rapport avec une réalité sociale cohérente (richesse
agricole, structures familiales « natalistes »).

75

csm_19.indd 75 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

ou aux marges de l’Occident chrétien, la formation de nouveaux ter-


ritoires locaux, quasiment ex nihilo, ne relève ni du démembrement
ni de l’agrégation, à l’échelle locale. En revanche, du point de vue des
agrégats territoriaux préexistants à ces nouveaux territoires (comme
un diocèse), la nouvelle entité n’est qu’une subdivision identique aux
autres, ne changeant rien à l’organisation englobante ; ce n’est qu’à
partir d’une certaine densité de foyers d’activité que la constitution
d’une nouvelle cellule est clairement relative aux autres.

V. 2. D’autres lectures des sources

B/ Dans une appréhension de l’espace concret, la mesure des distances


doit être une préoccupation constante ; sans tomber dans un déter-
minisme ou un mathématisme déplacés, il y a un « effet d’éloigne-
ment » indéniable dans la constitution et l’évolution des territoires,
concrètement pour la transmission des idées et des objets dans un
fonctionnement global et organique. Notons, pour éviter le risque de
matérialisme, que la vitesse des déplacements n’est qu’un paramètre
secondaire, puisque la formation de vastes entités politiques ou de
zones culturelles encore plus vastes s’opère sans que ce paramètre
évolue notablement (jusqu’à la révolution des transports et des com-
munications, avec les moteurs thermiques et les signaux électriques) ;
c’est plutôt en termes d’organisation, permettant aux données socia-
les et culturelles de se répandre, qu’il faut concevoir le facteur dis-
tance (homogénéité du contenu du territoire, existence de relais,
nombre de foyers d’action, force du centre par rapport à la
périphérie)184. Comme toute quantification, l’expression chiffrée des
distances n’est pas un absolu mais c’est un moyen de rendre l’analyse
plus rigoureuse ; sur le plan méthodologique, c’est la seule forme de
quantification qui soit fiable, donc utile, sur la base des sources médié-
vales. Un ensemble de distances permet le calcul plus ou moins appro-
ché de la taille des territoires, qui constitue une variable sociale
importante (et souvent sous-estimée au profit de typologies territoria-
les fondées sur les densités du « contenu »185) : par exemple, une taille

184
  A. GUERREAU, « Structure et évolution… », p. 104, propose d’interpréter les distances
entre individus, dans les représentations médiévales, non pas comme un intervalle quanti-
fiable mais comme une mise en relation, toute relation s’exprimant en termes spatiaux au
Moyen Âge (selon lui).
185
  S. CAROCCI, M. VENDITTELLI, L’origine della Campagna Romana. Casali, castelli e villaggi
nel XII e XIII secolo, Roma, 2004 (Miscellanea della Società romana di storia patria, 47) font

76

csm_19.indd 76 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

réduite impose aux habitants des inter-actions nombreuses avec les


cellules limitrophes, ce qui limite l’auto-organisation du groupe – et
on saisit ici le passage (inverse) du réseau au territoire. En revanche,
le problème de la distance doit être posé très différemment (et sans
grand rapport avec les interrogations précédentes) en ce qui concerne
les représentations mentales ; si l’étendue est difficile à conceptualiser,
comme on va le voir tout de suite, c’est parce que sa composante
essentielle, la distance linéaire, l’est : l’éloignement est donc pensé
en termes (qualitatifs) d’extériorité et d’altérité plus qu’en termes
quantitatifs rationnels186.
Un autre élément essentiel de la matérialité territoriale est la
forme, au sens géométrique, c’est-à-dire la forme générale – et non
pas dans le détail – du périmètre. Elle a peu d’implications sur les
représentations mentales, car, même pour les territoires subjectifs les
plus restreints, il est probable que les usagers et les aménageurs médié-
vaux n’ont jamais pu en avoir d’image précise, faute de représentation
graphique : n’a-t-on pas dit que les rois de France n’ont aucune idée
de la forme de leur royaume jusqu’au bas Moyen Âge (et ne peuvent
donc s’extasier, comme les nationalistes des temps récents, sur la per-
fection géométrique – hexagonale – de leur pays) ? La forme globale
– on verra que le tracé précis, à l’échelle hectométrique, pose d’autres
problèmes – est spécialement importante comme indice de mise en
espace des processus sociaux. J’ai tenté ailleurs, en prenant en compte
le maximum de facteurs, quelques réflexions sur les modes « géomé-
triques » de la polarisation des territoires locaux subjectifs, en faisant
le rapport entre taille, localisation du centre et forme globale, rapport
dépendant de l’insertion de chaque centre dans un fonctionnement
relationnel (i.e. la relation entre la capacité d’action endogène, le
moment d’accession à certains seuils décisifs de tous les centres et la
nécessité physique de couverture exhaustive de l’espace)187. Mais c’est
probablement pour les territoires objectifs que cette approche est la
plus révélatrice. L’exemple le plus célèbre, issu de la théorie des lieux

remarquer que la typologie des seigneuries italiennes fondée sur le nombre de châteaux,
proposée par Paolo Cammarosanno, distinguant seigneuries puntuali, zonali et marchionali,
est finalement qualitative, puisqu’elle ne prend pas en compte la dimension du cadre
englobant.
186
  Nous sommes d’accord sur ce point précis avec l’idée plus générale d’A. Guerreau. P.
ZUMTHOR, La mesure…, p. 60, note que les langues européennes médiévales se sont dotées
de mots comme « contrée » pour désigner « ce qui n’est pas ici » sans être forcément
dehors ; du point de vue territorial, ces mots concilient éloignement et appartenance et
permettent de concevoir celle-ci sur une étendue et pas seulement en un lieu restreint.
187
  S. BOISSELLIER, Le peuplement… , chap. XI, XII et XIII.

77

csm_19.indd 77 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

centraux, est celui des hexagones de Christaller, qui correspondraient


au point d’équilibre (au sens spatial) de desserte économique d’une
population : peut-on trouver des équivalents pour les territoires supra-
locaux, concernant des phénomènes moins matériels que les aires de
chalandise ?
Le passage de l’expérience concrète du territoire par ses usagers
et aménageurs à sa représentation (en l’occurrence strictement car-
tographique) a déjà été signalé comme un thème de recherche essen-
tiel188 – il est vrai que l’approche structuraliste inverse la démarche et
propose de partir de l’expression documentaire (discursive) de l’es-
pace, intégrant forcément du symbolique, pour aller au plus concret
(ce qui me semble intéressant surtout du point de vue méthodologi-
que). C’est là que l’étude de la « perception » populaire de l’espace
– il vaudrait mieux parler de construction intellectuelle, si rudimen-
taire soit-elle – prend toute son importance. Selon les travaux des
cogniticiens, il semble impossible de concevoir directement des gran-
deurs importantes ; au-delà d’une certaine taille et d’une certaine
densité de phénomènes (qui sont à déterminer mais qui ne se limitent
probablement pas à la visio plani, i.e. à ce qu’un individu peut embras-
ser du regard), un territoire ne peut plus être conçu comme une
étendue continue – il s’étend « dans tous les sens » à la fois, et bien
au-delà du modeste angle de vision humain, ajoutant la complexité
(en fait simultanéité) à la grandeur –, et il doit être saisi métaphori-
quement ou « qualitativement », par un trait isolé saillant qui permet
d’imaginer sa taille et sa pluri-dimensionalité189. La tendance univer-
selle à une extrême personnalisation du pouvoir dans les vastes

188
  P. GAUTIER DALCHÉ, « Un problème d’histoire culturelle : perception et représenta-
tion de l’espace au Moyen Âge », Médiévales, 18 (1990) (« Espaces du Moyen Âge »), p. 5-15 ;
dans ce numéro presque exclusivement réservé à la cartographie, c’est seulement l’article
fort intéressant de M. ARNOUX, « Perception et exploitation d’un espace forestier : la forêt
de Breteuil (XIe-XVe siècles) », p. 17-32 qui aborde cette voie, en traitant d’ailleurs beaucoup
plus les usages sociaux de la forêt que sa dimension spatiale – en outre, on peut regretter
que le passage du témoignage au fait soit un peu rapide : c’est attendre trop des coutumiers
que de leur reprocher d’être un ensemble de droits et non pas « une image topographi-
quement cohérente » (critique débouchant sur la notion d’ « espace hétéroclite »), et c’est
une grande dépendance par rapport au corpus de sources que de voir « l’espace disséminé
des usagers » unifié au début du XVIe siècle par les inspections et les descriptions topogra-
phiques exhaustives des agents royaux !
189
  Faut-il opposer, comme on le lit parfois, la « vision » territoriale de l’usager, simple
particulier, qui serait fragmentaire et discontinue, à la connaissance exhaustive et globale
du territoire par le gestionnaire-administrateur ? C’est peut-être confondre la nature des
témoignages : dans les coutumiers et les enquêtes, les usagers ne sont sollicités que sur des
faits très ponctuels, et c’est le compilateur (ou l’utilisateur postérieur du document) qui
apparaît en position de synthétiser.

78

csm_19.indd 78 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

constructions politiques n’est-elle pas en rapport avec cette carence


de l’imagination humaine ? Une des métaphores les plus courantes
est la désignation du territoire par le nom personnel du groupe qui
y réside ou par le vocable « terre » ; dans le monde arabo-musulman,
la survie ou la revitalisation des structures tribales favorise l’identifi-
cation d’un groupe à son espace d’action, souvent sous forme d’un
simple toponyme qui est un anthropotoponyme, alors que dans le
monde occidental, les anthropotoponymes s’appliquent plutôt à un
lieu restreint ou à un « quartier » (partie de territoire) qu’à un terri-
toire tout entier190. C’est là qu’intervient également l’apport des car-
tographes médiévaux ; d’abord parce que le simple emploi de l’image
apporte la simultanéité qu’un texte discursif n’offre pas191 ; ensuite,
parce que l’on passe, entre XIIe et XVe siècle, d’une mappa mundi, qui
sert largement à penser le temps, à exprimer un système de valeurs
morales et à construire (et mémoriser) un discours, à une carte à
l’échelle locale ou régionale (ou marine), qui sert à penser seulement
l’étendue et à s’y déplacer efficacement.
En rapport étroit avec les distances, le déplacement de corps maté-
riels, soit pour eux-mêmes, soit comme supports d’informations, est
évidemment un élément essentiel de la territorialité 192. Ces flux,
échappant à toute volonté régulatrice et ne dépendant pas directe-
ment des réseaux de communication disponibles, permettent de
déterminer des territoires objectifs, même s’ils s’insèrent prioritaire-
ment dans les cadres subjectifs existants. C’est un ensemble de rela-

190
  Mais le mode occidental d’assimilation entre groupe humain et territoire n’est pas étran-
ger aux liens du sang, puisque le vocable générique adopté par toutes les langues romanes
pour désigner le groupe territorialisé est « gent(e) », dont l’étymologie latine classique
renvoie à un groupe biologique. X. DE PLANHOL, Les fondements…, p. 64, estime que la
rareté des noms de pays (qu’il considère comme obligatoirement liés au paysage) au profit
des anthropotoponymes dans le monde arabo-musulman, résultat des bédouinisations
médiévales, est l’indice de « la forme la plus lâche des liens entre l’homme et la nature »,
idée hautement critiquable et fondée sur une généralisation abusive.
191
  P. ZUMTHOR, La mesure…, p. 30 avance a contrario que « le seul discours efficace sur
l’espace est un récit », alors que ce dernier me semble plutôt une mise en ordre chronolo-
gique.
192
  Pour les physiciens, l’espace n’est une étendue que grâce au mouvement, c’est lui qui
crée l’espace et non pas l’espace qui abrite le mouvement ; par ailleurs, dans la vie sociale
matérielle, le déplacement est le lieu de rencontre le mieux perceptible entre l’espace et
le temps (plus exactement c’est leur principal lieu de rencontre réel, car, pour le reste, le
temps et l’espace sont liés dans les représentations). A cause de son interprétation des
distances (cf. note supra), A. GUERREAU, « Structure et évolution… », p. 108 voit les dépla-
cements comme « signifiants », donnant du sens aux structures sociales et culturelles et
assurant donc la stabilité, à l’opposé de l’image classique du voyage comme une déchirure
de l’ordre.

79

csm_19.indd 79 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

tions réelles particulièrement intenses entre divers foyers (d’habitat et/


ou d’activités) qui contribue à définir l’étendue d’un morceau spéci-
fique d’espace – et la présence d’un foyer plus gros tend à polariser
cet ensemble. Cependant, les voyages eux-mêmes ne créent pas direc-
tement la territorialité, sauf s’ils sont conçus explicitement pour cela
(circum-ambulation d’une procession par exemple, mais il s’agit dans
ce cas du renforcement d’un espace déjà limité, périmètre urbain ou
terroir) ; ils s’insèrent plutôt dans une logique de réseau193. On peut
noter toutefois que les « tournées » des administrateurs (enquêteurs,
collecteurs) et l’ordre d’énumération des lieux dans les documents
administratifs (censiers, pouillés) s’inscrivent dans un processus de
territorialisation194 : le réseau y devient tellement systématique qu’il
se transforme en espace homogène et défini, au moins à l’échelle
locale ; c’est ainsi, je pense, que se construit aussi l’ « État moderne »
dans sa dimension territoriale, par une circulation croissante d’agents
et d’informations sur un espace toujours plus étendu mais rendu de
plus en plus cohérent précisément par ces flux. L’immense majorité
des cheminements mis par écrit ont plutôt pour effet, du point de vue
des utilisateurs, de « rythmer » l’espace dans sa dimension idéelle,
pour reprendre une thématique actuellement travaillée par J.-C. Sch-
mitt ; on peut donc écarter d’une étude de la territorialité les repré-
sentations des voyages longs195 – en fait, c’est probablement à l’échelle
locale que le vécu des déplacements reflète le mieux la conscience
territoriale mais ces modestes déambulations ne laissent aucun témoi-

193
  Les historiens du politique, récupérant commodément les travaux des diplomatistes
(itinéraires royaux), insistent depuis longtemps sur le rôle de l’itinérance des chefs dans la
formation de cellules juridictionnelles ; d’abord appliquée au nomadisme des monarques
du haut Moyen Âge (E. Ewig), avec le préjugé d’une supériorité de la sédentarité sur l’iti-
nérance, puis, dans l’optique de la « spatialisation du sacré », aux voyages des papes grégo-
riens (D. Méhu), cette idée me semble peu pertinente à l’échelle de royaumes ou de la
Chrétienté : la territorialisation s’opère par des phénomènes « lourds » (permanents et
massifs), « couvrant » l’espace, tandis que des déplacements, même incessants, restent ponc-
tuels quand ils sont très longs, et les itinéraires locaux qui les composent sont fortement
contingents.
194
  Toute la dernière partie du rapport de J-P. DEVROEY, « L’espace des échanges… », est
consacrée à ce problème (en digression par rapport à son thème, d’ailleurs) et fournit
d’excellents éléments de réflexion.
195
  Cette exclusion ne concerne que le cheminement proprement dit, mais ne disqualifie
pas les récits de voyages comme sources de mentions de territoires « tout faits » (non créés
ni concrétisés par le voyage lui-même)  ; cette source, précocement abondante dans le
monde arabo-musulman, sous forme de « livre des routes et royaumes » (puis de rihla), est
loin de constituer un type clair et bien délimité en Occident latin (cf. J. RICHARD, Les récits
de voyages et de pèlerinages, Turnhout, Brepols, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge
occidental, 38)).

80

csm_19.indd 80 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

gnage direct, sauf peut-être dans les récits judiciaires, et leur princi-
pale trace réside dans le réseau viaire lui-même196.
Il faut bien distinguer l’ensemble des flux du réseau viaire matériel
qui en est le vecteur197. Aux échelles locale et immédiatement supé-
rieure, les routes contribuent à la territorialisation, en canalisant et
en développant les relations entre tous les lieux mais aussi et surtout
en hiérarchisant les flux polarisés par un centre – i.e. certaines voies
sont majeures (et ce peut être matérialisé dans leur architecture),
parce qu’elles portent les flux vers le centre polarisateur. Grâce à une
documentation écrite exceptionnellement précoce – et parce que leur
zone d’action, supra-locale mais de taille modérée, est la mieux adap-
tée aux techniques administratives et matérielles de la seconde moitié
du Moyen Âge –, les cités-États italiennes nous montrent, par leur
politique routière, que le réseau viaire est un facteur essentiel d’inté-
gration du contado, aussi bien dans son contenu que dans ses limites
(qui sont fixées là où le contrôle du chef-lieu ne peut plus s’exercer)198.
À l’échelle kilométrique et hectométrique, le « chevelu » des sentiers
et des routes – en excluant les simples servitudes de passage entre les
terres appropriées, qui ne sont pas forcément matérialisées – met en

196
  On a aussi de nombreux récits de déplacements locaux fondus dans les actes de délimi-
tation des territoires, mais il s’agit d’une circum-ambulation exceptionnelle et artificielle,
qui ne constitue pas un itinéraire « en profondeur », et qui est l’aboutissement et non le
facteur d’un processus de formation du territoire. Les représentations des déplacements
sont excellemment abordées par A. ESCH, « Homo viator… ».
197
  Les recherches sur le second sont proprement innombrables mais généralement englo-
bées dans une thématique plus large, le transport ; très techniques (étude d’un tronçon
particulier dans sa matérialité ou d’un type de route spécialisé dans un flux [militaire,
bétailler, saunier, pélerin], rôle des auberges et relais, vitesse des déplacements), elles man-
quent de problématique, puisque, réalisées pour des espaces restreints, elles intégrent peu
les notions de réseau (malgré l’emploi constant de ce vocable) et d’itinéraire et subordon-
nent l’habitat à la route, outre qu’elles font de la cartographie un but plus qu’un moyen.
Le poids des données matérielles dans les recherches récentes, logique dans une carence
de documents écrits, n’aide pas à corriger ces défauts. On peut trouver des approches plus
réfléchies dans une étude récente sur le réseau majeur du Vivarais, qui intègre malheureu-
sement trop peu la problématique purement territoriale (F. BRECHON, Réseau routier et
organisation de l’espace en Vivarais et sur ses marges au Moyen Âge, Université Lyon II, 2000 (4
vol.) [thèse dactylogr.]).
198
  Voir par exemple, pour les deux échelles, régionale et locale, T. SZABO, « Les routes
toscanes du XIe au XIVe siècle », dans L’homme et la route en Europe occidentale au Moyen Âge et
aux Temps modernes. Deuxièmes journées internationales d’histoire [Flaran], 20-22 septembre 1980,
Auch, 1982, p. 267-274 et « Castelli e viabilità nell’Italia del Medioevo », Castrum 5. Archéo-
logie des espaces agraires méditerranéens au Moyen Âge. Actes du colloque de Murcie (Espagne) tenu
du 8 au 12 mai 1992, A. BAZZANA éd., Madrid-Rome-Murcie, Casa de Velázquez / ÉFR /
Ayuntamiento de Murcia, 1999 (Collection de l’EFR, 105 / Collection de la Casa de Veláz-
quez, 55), p. 455-466.

81

csm_19.indd 81 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

relation de très nombreux points du territoire199. En revanche, aux


échelles supérieures, le réseau viaire majeur, celui qui relie entre eux
les centres locaux et supra-locaux, irrigue très modestement l’espace
en étendue ; même s’il a focalisé les études (avec l’obsession des voies
romaines, notamment), le connaître dans sa matérialité importe
moins dans une réflexion sur la territorialité : que le flux passe préci-
sément ici ou à quelques dizaines de km plus loin n’a d’incidences
fortes que dans les environs immédiats du flux. Ce qui importe est de
quantifier les flux et de déterminer leur sens (lieux de départ et d’ar-
rivée) et leur axe ; ainsi, l’aire d’application d’un complexe culturel
ou d’un ensemble de pratiques sociales est déterminée, dans sa repré-
sentation cartographique par un ensemble de flèches grossières. Dans
la détermination de ces territoires implicites, la connaissance des relais
(un lieu précis ou une région) est importante pour affiner l’ana-
lyse200.
Toutes ces remarques relatives à la morphologie territoriale sup-
posent au préalable une représentation cartographique qui donne
une signification spatiale aux données utilisées. N’étant pas spécialiste
de sémiotique graphique, je me bornerai à quelques réflexions géné-
rales. Dès les temps pionniers des Annales, la rubrique « La vie scien-
tifique » réservait une place à « l’interprétation cartographique des
faits humains », qui montre une fois de plus le rôle de l’analyse spa-
tiale dans la rénovation de la démarche historique des années 1930.
La complexité de la carte sera fonction du nombre de données à
représenter mais surtout de notre attitude ; on a ainsi signalé plus
haut l’opposition entre l’approche réticulaire (réseau de flèches) et
l’approche territoriale (des lignes délimitant des blocs d’espace). Mais
le plus piège le plus insidieux réside dans la façon dont il faut lire

199
  Au sein d’un territoire local, il n’y a pas forcément de volonté directrice, et c’est plutôt
par sa masse que le réseau viaire organise l’espace ; en revanche, dans les agrégats de ter-
ritoires réels, on a noté depuis longtemps que la polarité implique des systèmes viaires qui
sont hiérarchisés en étoile.
200
  Ainsi, on a pu établir que le Portugal (qui constitue un des « finisterres » les plus nets
d’Occident, pour des raisons physiques évidentes) a intégré l’idéologie des trois Ordres
dans son droit à travers l’usage qui en est fait en Castille (dans les Siete partidas d’Alfonso
X) – donc tardivement – et non pas directement depuis la France du nord. Notons que
certaines méthodes d’analyse des réseaux de personnes sont transposables aux lieux, par
exemple le calcul de la longueur des chaînes de transmission (= du nombre d’intermédiai-
res nécessaires) par lesquelles une pratique collective ou un complexe idéologique se trans-
met (cf. le chap. I de A. DEGENNE et M. FORSÉ, Les réseaux sociaux…, « De l’interconnais-
sance au réseau ») : ce chiffre donne le « diamètre » du territoire réalisé par cette diffusion.
Il faut pour cela connaître le centre et identifier les relais, ce qui est possible surtout pour
les manuscrits d’œuvres savantes.

82

csm_19.indd 82 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

graphiquement le continuum social et culturel, pour y trouver les fron-


tières et non pas les y inventer ; pour les cartes englobant de grandes
superficies, l’œil est particulièrement tenté de dégager des formes
« logiques » (limites rectilignes et géométriques) dans n’importe quel
fouillis : une série de points constitue toujours forcément une ligne !
Les espaces objectifs définis par le mécanisme de la centralité sont
particulièrement guettés par ce géométrisme, depuis Von Thünen. À
regarder un peu en détail la forme globale et les frontières d’un
royaume (sans parler d’une paroisse), on voit pourtant que les logi-
ques sociales se spatialisent de façon non linéaire, au terme de pro-
cessus lourds et imbriqués dans lesquels la décision politique introduit
certes un peu de globalité mais nettement moins au Moyen Âge que
dans le découpage du Wyoming.
Sur un autre plan méthodologique, plus spéculatif, certains faits
apparemment sans rapport avec l’organisation de l’espace peuvent
être interprétés, avec beaucoup de prudence, comme indices de pro-
cessus de territorialisation201, tout au moins à travers la notion d’iden-
tité collective – dont nous avons constamment rencontré
l’intermédiation. A titre d’exemple, le livre majeur de R. Moore sur
les « révolutions » du Moyen Âge central202 éclaire admirablement la
naissance d’une opinion publique, telle que cet auteur la voit dans les
récits hagiographiques ; ne peut-on pas interpréter cette nouvelle (?)
capacité à s’exprimer collectivement (sans médiatisation par des délé-
gués) comme le résultat de l’encellulement local, notamment à travers
l’intensification de la vie de relation ?203 Autre cas, si l’on admet l’hy-
pothèse que le territoire subjectif local ne fait que reproduire la struc-
ture protectrice et endogène de la maison204, peut-on opposer deux
organisations territoriales globales des sociétés entre monde arabo-
musulman et monde chrétien occidental, avec une maison urbaine
« orientale » fortement introvertie opposée à une maison urbaine
«  gothique  » plus ouverte (de même que s’opposent mosquée et
église), qui se reflèteraient dans une conception plus ou moins abso-

201
  À cet égard, la relecture avec un questionnement de territorialité des grandes synthèses
problématiques que nous utilisons tous est un prélable indispensable à toute réflexion un
tant soit peu globale.
202
  R. MOORE, La première révolution européeene Xe-XIIIe siècle, Paris, Seuil, 2001 (Faire l’Eu-
rope).
203
  On pourrait arguer que ce processus est plus lié à la localité (regroupement dans des
habitats massifs) qu’à la territorialité, mais le fait qu’il se produise aussi dans des régions
où le peuplement reste plus diffus montre que l’appartenance à un cadre commun (la
territorialité) est aussi importante que la vie coude à coude.
204
  C’est l’idée qui étaie toute la première partie du livre de P. ZUMTHOR, La mesure….

83

csm_19.indd 83 21/05/10 08:56


stéphane boissellier

lue ou relative des cellules divisant le corps social ?205 Plus largement,


on est tenté de mettre en relation une territorialité croissante – dans
ses deux modalités : tendance des hommes à s’intégrer toujours plus
fortement dans des groupes (donc de ceux-ci à se différencier) et
capacité de ces groupes à se matérialiser dans l’espace – avec la grande
croissance démographique et technique qui se produit entre les VIIIe
et XIIIe siècles : des hommes toujours plus nombreux donc en inter-
relation croissante (quel que soit le degré de regroupement de l’ha-
bitat), pourvus de moyens d’action matériels et intellectuels toujours
plus efficaces (quelle que soit leur répartition sociale), ne doivent-ils
pas nécessairement se répartir de façon toujours plus nette et organi-
ser ces inter-relations dans des réseaux de plus en plus restreints, en
dépit de toutes les identités englobantes ?206 Simples exemples des
innombrables questions d’histoire socio-politique et culturelle que
l’on peut poser en termes de territorialité…
Comme on vient de le voir, nous sommes tenus aussi, en tant
qu’historiens, de traquer les rythmes chronologiques et de déterminer
en particulier s’il y a synchronie des évolutions ; la constitution de
territoires locaux, petits et donc forts, à partir des IX-XIe siècles, s’ins-
crit-elle dans un mouvement global de territorialisation, donc de mise
en cohérence, d’uniformisation (à des échelles et avec un succès varia-
ble) ? L’incompatibilité entre territoires locaux et supra-locaux, que
l’on a évoquée, implique une synchronie (dans la divergence d’ailleurs,
mais cela importe peu) : cela se produit-il quand les territoires ont un
contenu totalement divergent ? Plus encore, la réflexion savante sur
les territoires est-elle en rapport avec la réalité territoriale ? En Occi-
dent, la mutation des conceptions géographiques signalée ci-dessus
est-elle en rapport synchronique avec la construction d’États territo-
riaux vastes – comme l’a été, semble-t-il, la naissance de la géographie
arabo-musulmane ?

Tirées d’une expérience documentaire personnelle, forcément


restreinte (thématiquement et géographiquement), et de parcours

205
  Pour éviter les pièges du comparatisme entre des univers documentaires très différents,
on pourrait tester cette hypothèse en premier lieu pour les régions où se sont superposées
les conceptions orientale et occidentale, Espagne reconquise et Terre Sainte franque.
206
  Affirmation des cadres à cause d’un « remplissage » croissant : si ce rapport très global
et forcément schématique est valable, la supposée différence d’évolution démographique
entre l’Occident chrétien et le monde arabo-musulman (réputé en déclin démographique
à partir des X-XIIe siècles, cf. J.-C. GARCIN, « Histoire, démographie, histoire comparée,
périodisation », J-C. GARCIN e.a., États, sociétés et cultures…, t. III, p. 37-55) ne devrait-elle
pas elle aussi impliquer une divergence des types de territorialité ?

84

csm_19.indd 84 21/05/10 08:56


essai de réflexion globale et éléments d’analyse

critiques dans une bibliographie océanique, ces quelques réflexions


et questions programmatiques, lacunaires et perfectibles, n’ont pas
d’autres buts que de signaler l’intérêt d’un champ d’étude, qui me
semble encore assez vierge, et de proposer quelques ouvertures pour
l’aborder – et un sujet aussi complexe mérite d’être pris « par le bon
bout », sous peine de rester tout bonnement ignoré. Tout le passage
de l’érudition documentaire à l’analyse n’apparaît évidemment pas
dans une chevauchée d’une telle ampleur : c’est à chacun des parti-
cipants de resserrer l’objectif et de proposer, non pas des études éru-
dites de première main – ce sera l’objet de futures rencontres, plus
vastes – mais des cadres de travail plus circonscrits et donc plus appro-
fondis, plus directifs également.
Je rappellerai, pour finir, que l’objectif de ce programme, en pre-
nant pour sujet la territorialité, est, sinon de repenser – ce serait
immodeste – au moins de rééxaminer l’ensemble des formes d’orga-
nisation des sociétés médiévales, et d’y trouver éventuellement une
cohérence (sans tomber dans le leurre d’une systémicité, inévitable
sur de telles bases, et qui confinerait à la jonglerie intellectuelle) ; en
d’autres termes, comme le disaient il y a quelques années déjà J. Le
Goff et J.-C. Schmitt, il est temps de passer « des objets aux structu-
res »207 (ou plutôt des thèmes aux systèmes).

207
  J. LE GOFF et J.-C. SCHMITT, « L’histoire médiévale »… , p. 12.

85

csm_19.indd 85 21/05/10 08:56


csm_19.indd 86 21/05/10 08:56
i.
les dimensions symboliques et
idéelles des territoires

csm_19.indd 87 21/05/10 08:56


csm_19.indd 88 21/05/10 08:56
Culture gÉographique et
reprÉsentation du territoire
au Moyen Âge : quelques propositions

Nathalie Bouloux

Quel éclairage l’histoire des représentations de l’espace peut-elle


apporter à la question du territoire, telle que Stéphane Boisselier l’a
présentée dans son rapport introductif ? L’histoire des représenta-
tions de l’espace s’occupe principalement de textes et de cartes, dont
on sait aujourd’hui qu’ils relèvent d’une histoire culturelle, dans un
double objectif : analyser, commenter et comprendre les documents,
mais aussi trouver et éditer textes et cartes, seule activité propre à
renouveler nos connaissances dans ce domaine. En quoi ces recher-
ches d’historiens de la culture, examinant des productions des savants
médiévaux (ou pour employer un terme éculé, des géographes de
cabinet), peuvent-elles intéresser des domaines relevant, pour dire
vite, de l’histoire rurale – même si l’étude des territoires n’est pas
seulement un objet d’histoire rurale ? Le travail et les sources des
ruralistes sont à l’évidence fondamentalement différents des ques-
tions liées à la tradition manuscrite d’un texte, à la diffusion de modè-
les cartographiques, aux descriptions de l’orbis terrarum. Poser la
question en ces termes revient certes à proposer l’étude des écrits
documentaires en tant que sources d’histoire culturelle, comme l’ont
fait brillamment des livres récents1, mais aussi à s’interroger sur la
présence du « territoire » dans des textes de géographie savante et sur
les cartes. Ce questionnement en amène un autre de nature diffé-
rente : les représentations savantes médiévales eurent-elles une quel-
conque influence dans le domaine des pratiques spatiales –ou
territoriales ?
Ces questions sont posées ici de manière volontairement très géné-
rale, et c’est plutôt un exposé liminaire à des recherches plus appro-
fondies que je propose ici. Je commencerai par des remarques d’ordre

1
  P. Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc
(XIe-XIIIe siècles), Paris, CTHS, 2001 ; M. Zimmmermann, Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIIe
siècle), Madrid, Casa de Velàzquez, 2003, 2 vol.

89

csm_19.indd 89 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

méthodologique, avant d’essayer de déterminer quelle est la place du


territoire dans les sources géographiques et cartographiques médié-
vales.

I. REMARQUES PRÉLIMINAIRES SUR LES REPRÉSENTATIONS


DE L’ESPACE AU MOYEN ÂGE ET LEURS RAPPORTS
AVEC LE « TERRITOIRE »

Au préalable, il n’est pas inutile de rappeler quelques principes


relatifs à la notion même de « géographie médiévale ». Celle-ci n’existe
pas en tant que telle, du moins, selon une acception contemporaine
du terme – on utilisera donc le terme avec prudence, par commodité.
Cela ne signifie pas pour autant que les lettrés médiévaux, à la suite
de leurs prédécesseurs antiques, n’avaient pas de représentations de
l’espace élaborées, au contraire, mais qu’il faut éviter de leur attribuer
des « catégories » modernes et d’analyser les productions textuelles
et cartographiques en fonction des modalités selon lesquelles nous
nous représentons l’espace. Les historiens, médiévistes ou non, ont
eu à cet égard plusieurs attitudes, depuis une vision dite « positiviste »
(comment s’est constituée la science géographique à travers les âges)
jusqu’à l’idée que l’ « homme médiéval » n’avait qu’une représenta-
tion symbolique du monde dans lequel il vivait. Des travaux récents,
en France principalement représentés par Patrick Gautier Dalché, ont
montré que cette vision des choses est à la fois fausse, réductrice et
impropre et qu’il importe de lire les textes qui décrivent l’espace et
les cartes pour ce qu’ils sont fondamentalement : des représentations
de l’espace, c’est-à-dire le résultat de processus intellectuels visant à
rendre compte et à comprendre le réel 2.
Un avatar récent de ces positions consiste à nier l’existence même
d’une cartographie et d’une représentation opératoire de l’espace au
Moyen Age, et à poser comme constitutive de la civilisation médiévale
une perception exclusivement discontinue de l’espace. Dans La mesure
du monde, Paul Zumthor pose les fondements socio-linguistiques de
cette approche, notamment dans son chapitre intitulé « Lieux et non-
lieux » qui s’ouvre ainsi : « Les langues médiévales ne possédaient pas
de mot permettant d’exprimer, fût-ce avec approximation, notre idée

2
  J’ai résumé en les simplifiant ces positions. On lira ou relira à ce propos la conclusion du
commentaire de P. Gautier Dalché à La « descriptio mappe mundi » de Hugues de Saint-
Victor. Texte inédit avec introduction et commentaire, Paris, 1988, p. 117-127.

90

csm_19.indd 90 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

d’espace (...). L’ « espace » médiéval est donc ce qui est entre deux :
on ne le fait exister qu’en le parsemant de sites. Le lieu est, lui, lourd
d’un sens positif, stable, riche ; discontinu, il fait événement dans
l’étendue »3. Il est devenu commun de penser que le terme latin spa-
tium désigne au Moyen Age uniquement un intervalle, et non pas aussi
une étendue. Les exemples contredisant cette assertion sont faciles à
trouver dans les textes médiévaux décrivant l’espace4, et à ce sujet, on
ne peut s’empêcher de remarquer que le mot « espace » en français
désigne aussi, certes pas exclusivement, un intervalle. Il reste que
d’autres procédés et d’autres vocabulaires rendent également fort
bien la notion d’étendue et d’épaisseur5.
C’est aussi devenu un lieu commun d’affirmer que les hommes du
Moyen Age ne pouvaient avoir de représentation de l’espace autre
que « discontinue » et « hétérogène », avec pour conséquence une
polarisation et une sacralisation de l’espace6. L’affirmation en elle-
même n’est pas fausse – on y reviendra –, mais sa généralisation,
consécutive d’une volonté de modélisation de la société féodale, l’est.

3
  P. Zumthor, La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, 1993, p.
51. L’intuition de Paul Zumthor sur l’importance du « lieu » dans la culture médiévale est
juste, mais sa mise en rapport avec la discontinuité de l’espace ne permet pas d’en tirer
toute la substance. Voici deux exemples de la richesse du lieu : dans les Otia imperalia de
Gervais de Tilbury, la localisation des merveilles en un lieu précis a pour fonction d’en
confirmer la véracité ; au XIVe siècle, dans la culture humaniste des Italiens, le lieu est perçu
et décrit par son épaisseur historique et mythologique.
4
  En voici quelques exemples, sans aucune recherche systématique : Hic est uniuersus ter-
minus Africae. Nunc insularum, quae in Nostro mari sunt, loca nomina et spatia dimetiar (Orose,
Histoire contre les Païens, livre I-III, édition et traduction Marie-Pierre Arnaud-Lindet, Paris,
1990, I, 2, 95, p. 37) ; sic terrae et loca dicuntur terrarum spatia, quorum partes sunt provinciae ;
sicut in Asia Phrygia, in Gallia Raetia, in Hispania Baetica. Nam Asia locus est, provincia Asiae
Phrygia, Troia regio Phrygiae, Ilium civitas Troiae (Isidore de Séville, Etym. éd. W. M. Lind-
say, XIV, v, 20-21) ; Per longissima enim terrarum spacia currere fluuius consuevit (Bartholo-
meus Anglicus, De proprietatibus rerum, Francfort, 1611, p. 557) ; Est autem illa pars mundi
quae Affrica dicitur, minor spacio quam Asia vel Europa, sed pro sua quantitate ditior est et mirabilior
in qualitate (ibid. p. 634) ; Est autem considerandum propensius ad quam breve terrarum spatium
Catholici sunt reducti (Marino Sanudo, Liber secretorum fidelium crucis, éd. J. Bongars,
dans Gesta dei per Francos, t. 2, Hanovre, 1611, I, V, chap. 1, p. 32) ; Is ubi per aliquantum
spatium Gangem praetermisit et ad exteriorem India peruenit (Pie II, Cosmographia, Opera quae
extant omnia, Bâle, 1561, p. 286).
5
  Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les textes décrivant l’orbis terrarum et relever
les termes signifiant l’étendue (usque...ad ; protendere ; porrigere ; iacere...)
6
  Ainsi A. Guerreau : « Dans l’Europe féodale, l’espace n’est pas conçu comme continu
et homogène, mais comme discontinu et hétérogène, en ce sens qu’il était à chaque endroit
polarisé (certains points étant valorisés, sacralisés par rapport à d’autres perçus – à partir
des premiers et en relation avec eux – comme négatifs. », dans « Quelques caractères spé-
cifiques de l’espace féodal européen », L’Etat ou le roi. Les fondations de la modernité monarchi-
que en France (XIVe-XVIIe siècles), N. Bulst, R. Descimon et A. Guerreau dir., Paris, MSH,
1996, p. 87-88.

91

csm_19.indd 91 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

Dans un article paru en 2003, Alain Guerreau oppose deux systèmes


de représentation de l’espace : le nôtre, fondé sur l’« existence de
coordonnées spatio-temporelles de caractère universel »7 et le médié-
val, dépourvu des propriétés qui caractérisent l’ « espace ordinaire »,
invention de la modernité qu’achèvent de constituer les savants du
XIXe siècle comme le mathématicien Henri Poincaré. Ainsi à une
société féodale où les rapports de domination se caractérisent par un
éclatement géographique des droits correspondrait une représenta-
tion de l’espace discontinue et non homogène, tandis que dans les
sociétés contemporaines, caractérisées par des structures sociales
ordonnées par l’Etat, la représentation commune de l’espace est
continue, infinie, à trois dimensions, homogène et isotrope, en un
mot géométrique. Pourtant, le texte de Henri Poincaré qui vient en
appui de cette affirmation, dit précisément et exactement le
contraire :

On dit souvent que les images des objets extérieurs sont localisées dans
l’espace, que même elles ne peuvent se former qu’à cette condition. On
dit aussi que cet espace, qui sert ainsi de cadre tout préparé à nos sensations
et à nos représentations, est identique à celui des géomètres dont il pos-
sède toutes les propriétés.
A tous les bons esprits qui pensent ainsi, la phrase précédente a dû paraî-
tre bien extraordinaire. Mais il convient de voir s’ils ne subissent pas quel-
que illusion qu’une analyse approfondie pourrait dissiper.
Quelles sont d’abord les propriétés de l’espace proprement dit ? je veux
dire de celui qui fait l’objet de la géométrie et que j’appellerai l’espace
géométrique. Voici quelques-unes des plus essentielles : 1-Il est continu ; 2- Il
est infini ; 3- Il a trois dimensions ; 4-Il est homogène, c’est-à-dire que tous
ses points sont identiques entre eux ; 5- Il est isotrope, c’est-à-dire que
toutes les droites qui passent par un même point sont identiques entre

7
  A. Guerreau, « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le Haut
Moyen Age occidental », dans Uomo e spazio nell’Alto Medioevo, Spoleto, Centro italiano di
studi sull’Alto Medioevo, 2003 (Settimana di studio del ‘Centro italiano di studi sull’alto
medioevo’, L), t. I, p. 90-114. Outre que le caractère universel des coordonnées spatio-tem-
porelles pourrait être sujet à discussion, on rappelera que le Moyen Age n’ignorait rien des
coordonnées géographiques liées au calcul de la latitude et de la longitude – et des diffi-
cultés techniques de les mesurer, spécialement la longitude, en l’absence d’un système
performant de mesure du temps, et que l’absence de leur utilisation dans le domaine car-
tographique tient plus à un phénomène culturel qu’à une méconnaissance de leur exis-
tence. Cf. J. K. Wright, « Notes on the knowledge of latitudes and longitudes in the
Middle Ages », Isis, 5 (1923), p. 75-98. et P. Gautier Dalché, « Connaissance et usages
géographique des coordonnées dans le Moyen Age latin (du vénérable Bède à Roger
Bacon) », Science antique, science médiévale, (Autour d’Avranches, 235), L. Callebat, O.
Desbordes éd., Hildesheim-Zurich-New York, Olms, 2000, p. 401-436.

92

csm_19.indd 92 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

elles. Comparons –le maintenant au cadre de nos représentations et de


nos sensations, que je pourrais appeler l’espace représentatif 8.

Et Henri Poincaré de démontrer que cet espace représentatif – qui


est assimilable à celui qu’Alain Guerreau appelle l’espace ordinaire –
est différent de l’espace géométrique. Pas plus que l’ « homme médié-
val », l’ « homme contemporain » n’a une représentation de l’espace
continue, homogène et isotrope –contrairement au géomètre, le
scientifique qui s’occupe de la géométrique, science de l’abstrait s’il
en est9. Il reste surtout qu’utiliser un texte d’un mathématicien du
début du XXe siècle pour l’opposer à une pseudo-perception de l’es-
pace médiéval est un procédé douteux, qui exprime l’antique dicho-
tomie eux/nous, telle que l’a analysée Jack Goody dans La raison
graphique, dont je rappelle ici une phrase de son chapitre conclusif :
« Il est insuffisant de croire qu’il y a deux modes de pensée différents
(deux sortes d’accès au savoir ou deux formes de science), alors qu’ils
se rencontrent non seulement dans une même société mais aussi dans
un même individu »10. De cette distinction, fondée sur le présupposé
d’une totale étrangeté du Moyen Age, découle la négation même de
l’existence d’une cartographie médiévale11, de représentations de
l’espace – au sens géographique, avec les nuances déjà apportées à
l’utilisation de ce terme – et finalement de la représentation du terri-
toire.
Est-ce à dire qu’il n’existe pas de perception « discontinue » de
l’espace au Moyen Age ? Certainement pas. De nombreux documents
attestent une perception polarisée par l’attention aux lieux de pou-
voirs, profanes comme sacrés, ou par les droits des différents usagers
et propriétaires. Dans le domaine de la géographie savante, des des-

8
  H. Poincarré, La science et l’hypothèse, Paris, 1992, « L’espace géométrique et l’espace
représentatif », p. 74.
9
  Etant bien entendu qu’entre l’espace vécu et appréhendé et l’espace représenté se
déploie un ensemble d’activités intellectuelles et cognitives qui permet de passer de l’ap-
préhension de l’espace à sa représentation.
10
  J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979, p. 248.
11
  « L’histoire des plans et de la cartographie (en France) a été copieusement et expressi-
vement illustrée par une belle exposition aux Archives Nationales en 1987, « Espace fran-
çais ». Il en ressort avec toute la netteté souhaitable que la cartographie n’existe, en fait,
qu’à partir du XVIIIe siècle. Les documents antérieurs, rares, sont en majorité des vues
perspectives plus ou moins maladroites, des croquis aux allures bizarres. » A. Guerreau,
« Les caractères spécifiques de l’espace féodal... », p. 86. Outre que ces « documents » sont
bien plus fréquents que ne le croit l’auteur, leur maladresse ou leur bizarrerie ne sont telles
que parce qu’elles nous apparaissent ainsi – c’est en cela que réside « l’étrangeté du Moyen
Âge ».

93

csm_19.indd 93 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

criptions géographiques se rapprochent d’une représentation d’un


espace que l’on pourrait appeler discontinu : les listes de noms géo-
graphiques sont une forme de discontinuité ; l’espace insulaire est par
essence discontinu et décrit comme tel ; les récits de pèlerinage, atten-
tifs à la succession des stations de pèlerinage, c’est-à-dire des lieux
même de l’histoire sacrée, ou encore les itinéraires sont des textes
polarisés ; au XIVe siècle la géographie des humanistes italiens, qui
use souvent de l’ordre alphabétique, déconstruit l’espace. Mais des
exemples tout aussi nombreux montrent d’autres représentations de
l’espace, continues, en particulier les textes qui décrivent l’ensemble
de l’orbis terrarum. Les cartes elles-mêmes ne donnent-elles pas une
image du monde habité parfaitement continue ? En réalité, les géné-
ralisations sur la perception continue ou discontinue de l’espace ne
sont que d’une faible utilité pour comprendre les modalités de sa
représentation  : les textes ont un sens et un objectif – il faudrait
d’ailleurs plutôt parler au pluriel – qui expliquent la forme adoptée
pour décrire l’espace. Ainsi, on sait que le système de la liste est le
résultat de processus cognitifs complexes. Plutôt qu’une unique repré-
sentation de l’espace conséquence d’une organisation sociale, il y a,
comme dans toutes sociétés, multiplicité de représentations, qui relè-
vent d’une histoire culturelle au sens large. L’idée de la constitution
d’une science géographique née dans la Grèce ancienne, disparais-
sant au Moyen Âge et renaissant au XVIe siècle pour fonder la science
géographique moderne, est à abandonner une fois pour toute, au
profit d’études centrées sur les textes et des cartes, considérés comme
des productions adaptées aux conditions sociales et culturelles de l’épo-
que qui les a vues naître, et aux usages pour lesquels elles ont été
conçues. Si on les étudie dans leur contexte d’élaboration et de dif-
fusion, il devient possible d’en comprendre le caractère opératoire.
Une fois définie cette position, il est loisible de s’interroger sur la
notion de territoire, du point de vue de la culture géographique
savante médiévale. Avec quelques réserves, cependant. Le territoire
qu’il convient de chercher ne doit pas l’être sous une définition d’his-
torien, de géographe ou de sociologue du XXIe siècle, qui ne peut
exister comme telle dans les sources. En d’autres termes, il n’est pas
question d’utiliser sans précaution des concepts et des outils contem-
porains pour penser la représentation culturelle du territoire au
Moyen Âge, ce qui reviendrait à adopter la démarche intellectuelle
dénoncée ci-dessus. Il conviendra au contraire de s’en tenir à une
définition simple : le territoire, en tant qu’espace politique ou espace
de souveraineté – ou de domination –, défini par ses limites – qu’elles

94

csm_19.indd 94 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

soient linéaires ou plus « épaisses » – et par son étendue. Il importe


également de souligner la question d’échelle, qui influe autant sur les
modalités d’élaboration que sur les usages : on s’intéressera aussi bien
aux territoires à petite échelle (par exemple le royaume de France),
à moyenne échelle (ainsi les cartes régionales produites en Italie) ou
à grande échelle. En tant que tel, le territoire est donc un « morceau
d’espace », une partie de l’orbis terrarum, lequel reste pourtant le sujet
principal des descriptions du monde. Le recours à cette notion de
« morceau d’espace » peut paraître simpliste. Il ne l’est qu’en appa-
rence, car pour l’historien habitué à la lecture des textes géographi-
ques, le territoire peut paraître au premier abord comme un objet
difficile à discerner.

II. OÙ CHERCHER LE « TERRITOIRE » 


DANS LES TEXTES DÉCRIVANT L’ORBIS TERRARUM ?

La géographie médiévale est surtout descriptive ; elle s’écrit sous


la forme d’une « compilation originale », au moins jusqu’au XIIIe
siècle12, et en partie encore dans les derniers siècles du Moyen Âge.
Elle obéit à deux procédés, pour l’essentiel constitués dans l’Antiquité
tardive : le système du découpage de l’orbis terrarum en régions, déter-
minées par leurs confronts, qui permettent de les localiser les unes
par rapport aux autres au sein des trois grandes divisions du monde,
l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Le but recherché est de donner à voir
l’ordonnance du monde dans sa réalité et dans sa permanence : nulle
frontière territoriale, nul intérêt pour l’organisation politique. Le
contenu de chacune des régions est dressé : fleuves, montagnes, villes,
îles etc. Les modèles principaux sont Orose, dans l’ouverture du livre
II des Histoires contre les païens, et Isidore de Séville dans les livres 13 et
14 des Etymologies, le contenu étant au moins jusqu’au début du XIIIe
siècle celui des textes antiques (principalement Solin et Pline). Un
deuxième procédé se dégage, celui de la liste, illustré par la Cosmogra-
phia du Pseudo-Aethicus (texte remanié de la Cosmographia de Julius
Honorus qui dresse la liste des objets cartographiques classés en fonc-
tion des quatre points cardinaux). D’une certaine manière Isidore de
Séville fait une synthèse d’Orose et du système de la liste, lorsqu’il
décrit les principales régions du monde – localisées par leurs confronts

12
  P. Gautier DalchÉ, « Principes et modes de la représentation de l’espace géogra-
phique durant le haut Moyen Age », dans Uomo e spazio…, p. 119-150.

95

csm_19.indd 95 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

–, et dresse des listes d’objets géographiques (régions, îles, monta-


gnes, peuples...). Mais il est sans doute illusoire d’opposer deux pro-
cédés plus probablement perçus par ceux qui les utilisent comme
complémentaires et également opératoires, l’un comme l’autre ren-
dant pensable et mémorisable l’organisation de l’espace du monde.
Je ne commenterai pas plus les caractères de ces modes de repré-
sentation des espaces ni me m’attarderai sur les raffinements d’un
système qui peut paraître grossier à premier vue, jugement qui ne
résiste pas à un examen attentif des sources qui seul permet l’analyse
des procédés descriptifs, des méthodes de localisation et des question-
nements géographiques. Dans le domaine des représentations de
l’espace, comme dans les autres secteurs du savoir, le travail des lettrés
va vers une adaptation des savoirs hérités aux motivations culturelles
du monde dans lequel ils vivent. Il n’est pas inutile de rappeler que
cette géographie descriptive, « de cabinet », la plus courante, n’épuise
pas d’autres approches de l’espace que des éditions récentes de textes
oubliés ont ramenées à la lumière, et qui associent savoirs techniques
venus du monde des marins et des marchands et culture livresque
géographique13.
Sans entrer dans des analyses de détails, il importe de saisir les
tendances générales des représentations de l’espace les plus banales
et les plus scolaires. Deux aspects sont remarquables. D’une part la
durée de ce mode de représentation : au début du XIVe siècle, le
notaire préhumaniste Riccobaldus de Ferrare, auteur du De locis orbis,
ne procède pas autrement, alors même que par certains aspects, il fait
une œuvre qui annonce la géographie des humanistes. C’est encore
le principe adopté par l’Imago mundi de Pierre d’Ailly, trop souvent
qualifié d’obsolète alors qu’il s’agit d’un traité qui vise à combiner
deux représentations du monde – celle issue des interrogations des
astronomes sur l’étendue de l’habitable, celle issue d’une description
ordonnée du monde. Ces deux œuvres sont tardives, ce qui m’amène
à une deuxième remarque : le nombre relativement faible des traités
autonomes consacrés à la description de l’orbis terrarum avant le XIVe
siècle – de ce point de vue le De locis de Riccobaldus fait figure d’œu-
vre novatrice. Ce fait s’explique en partie par la conscience de l’achè-
vement de la géographie antique : le monde connu a été entièrement
dominé et décrit dans sa totalité dans les traités géographiques des
Romains : au début du XIIIe siècle, Gervais de Tilbury explique que

  Voir notamment P. Gautier DalchÉ, Du Yorkshire à l’Inde. Une « géographie urbaine et


13

maritime de la fin du XIIe siècle (Roger de Howden ?), Genève, 2005.

96

csm_19.indd 96 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

« si l’empereur a décrit le monde tout entier, c’est qu’il a commandé


au monde tout entier »14. Il fallait en éprouver la nécessité pour entre-
prendre de décrire le monde. Ainsi l’auteur anonyme du De situ orbis
compose vers 860 un traité pour répondre aux interrogations de ses
élèves à propos de l’origine des Normands15. Une autre raison tenait
sans doute à l’absence de la géographie dans l’enseignement et dans
l’ordre des savoirs. De ce fait, la description de la terre prenait place
dans des œuvres variées et le plus souvent dans ces encyclopédies qui
à partir du XIIe siècle proposaient une somme des connaissances
parmi lesquelles les données géographiques n’étaient pas des moin-
dres, sans avoir acquis pour autant une autonomie épistémologique.
D’une manière générale, le monde habité est décrit pour en
connaître la disposition dans sa totalité. C’est là pour nous une don-
née essentielle : si le monde dans son entier est le sujet de la descrip-
tion, sans intérêt pour l’ordre politique moderne16, il n’y a pas de
descriptions de territoire, définis comme portion d’espace dans lequel
s’exprime une souveraineté, du moins dans le cadre épistémologique
que je viens de définir. S’il y a peu de traités géographiques autono-
mes, avant les derniers siècles du Moyen Âge, il y a encore moins de
traités autonomes décrivant des territoires.
Il faut néanmoins nuancer cette affirmation. Les traités géographi-
ques ne sont en effet pas les seuls textes traitant des savoirs géogra-
phiques. Toutes sortes de textes, historiques, littéraires, poétiques
contiennent des digressions ou des tableaux géographiques, souvent
sur des espaces plus restreints que ceux des traités. Il est ainsi de tra-
dition, pour les historiens anglais, dès les premiers siècles du Moyen
Âge, de donner une description de l’Angleterre17. Il s’agit cependant

14
  Gervais de Tilbury, Otia imperialia. Recreation for an Emperor, éd. et trad. S. E. Banks
et J. W. Binns, Oxford, 2002, I, 10. Cette phrase conclut un passage sur l’oeuvre militaire
d’Auguste dont le couronnement est le dénombrement du monde : Exiit edictum a Cesare
Augusto ut describeretur universus orbis (Luc, 2, 1).
15
  Anonymus Leidensis, De situ orbis libri duo, éd. R. Quadri, Padoue, 1974, Proem.,
1, p. 3.
16
  Je parle ici d’un point de vue global : l’étude fine des textes et des cartes montre souvent
un travail d’adaptation des données antiques aux réalités contemporaines, et dans certains
cas aux découpages politiques.
17
  Gildas, De excidio et conquestu Britanniae, éd. Th. Mommsen, MGH, AA, t. XIII, p. 28 ;
Bède, Bede’s Ecclesiastical History of the English People, éd. B. Colgrave et R. A. B. Minors,
Oxford, 1969, p. 14-20 ; Nennius, Historia Brittonum, éd. T. H. Mommsen, MGH, AA, t.
XIII, p. 147-148, Geoffroy de Monmouth, The Historia Regum Britaniae of Geoffrey of Mon-
mouth, éd. A. Griscon et R. E. Jones, Londres, 1929, I, 2, p. 221-222. Cf. N. Bouloux,
« Les usages de la géographie à la cour des Plantagenêts dans la seconde moitié du XIIe
siècle », Médiévales, 24 (1993), p. 131-148.

97

csm_19.indd 97 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

de courtes évocations, fondées sur des topoï récurrents, et qui répon-


dent à la fois aux exigences de la rhétorique antique –ménager des
moments de lecture agréable par l’usage de la digression – et à la
nécessité de décrire même rapidement une île dont la situation près
des limites de l’orbis terrarum garantissait l’intérêt. Dans la Vie de Char-
lemagne, Eginhard se livre à plusieurs descriptions géographiques.
L’une consacrée à l’extension de l’empire des Francs à la suite des
guerres de conquête manifeste une conscience territoriale, à l’échelle
de l’empire18. Cette géographie impériale repose sur la lecture et l’as-
similation des géographes antiques, notamment de Solin19. L’étude
des digressions géographiques dans des textes à caractère historique
apporterait sans doute des éclairages sur les modalités de représenta-
tion des territoires par les lettrés et leur utilisation des savoirs géogra-
phiques pour appréhender des réalités politiques. De ce point de vue,
il faut signaler tout l’intérêt qu’il y aurait à étudier la tradition et la
réception des textes constitués de listes de provinces italiennes ou
gauloises, issues de l’Antiquité tardive ou de l’époque carolingienne,
qui intéressent les lettrés médiévaux (surtout à partir de l’huma-
nisme), comme témoin des origines de découpages administratifs
romains servant de fondements à une réflexion sur les découpages
contemporains20. Dans le même ordre d’idée, les listes de provinces
ecclésiastiques témoignent des modalités de l’administration de
l’Eglise et de l’organisation des territoires ecclésiastiques.
Il reste enfin une catégorie de textes documentaires, considérés
désormais comme sources possibles d’une histoire intellectuelle,
qu’on ne peut négliger. Les inventaires de biens et de droits, les polyp-
tyques carolingiens, les censiers ou les terriers plus tardifs, les cartu-
laires, souvent réalisés par des lettrés formés à l’école, devraient être
soumis à une analyse spatiale. Les cartulaires ne sont jamais organisés

18
  Eginhard, Vie de Charlemagne, éd. et trad. L. Halphen, Paris, 1981 (5e éd.), 15,
p. 42-44.
19
  Ainsi deinde Italiam totam, quae ab Augusta Praetoria usque in Calabriam inferiorem, in qua
Graecorum ac Beneventanorum constat esse confinia, decies centum et eo amplius passuum milibus
longitudine porrigitur est en partie fondée sur Solin, Collectanea rerum memorabilium, éd. Th.
Mommsen, p. 37.
20
  De terminatione provinciarum Italiae (VIIe siècle), éd. Itineraria et alia geographica, Turnhout,
1965, p. 349 et ss ; Catalogus provinciarum Italiae (IXe ou Xe siècles), ibid., p. 367 ; Notitia
provinciarum et civitatum Galliae (VIe siècle ?), ibid., p. 385. L’Histoire naturelle de Pline fournit
une description de la géographie administrative de l’Italie romaine, souvent reprise et
adaptée au Moyen Âge. Sur l’usage des découpages antiques comme fondement et réflexion
sur les découpages administratifs contemporains, voir mon analyse du De locis orbis de Ric-
cobaldus de Ferrare (N. BoulouX, Culture et savoirs géographiques en Italie, Turnhout, 2002
(Terrarum orbis, 2), p. 118-125.

98

csm_19.indd 98 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

au hasard, mais selon un ordre souvent complexe, dans lequel la topo-


graphie joue un rôle important21. Ainsi le polyptyque de Bobbio (Xe
siècle) suit un ordre géographique tandis qu’au XIIe siècle l’inventaire
des biens de l’abbaye alsacienne de Marmoutier est accompagné d’un
croquis topographique de situation qui a aussi des aspects symboli-
ques22. L’analyse poussée de l’organisation des cartulaires permettrait
d’affiner l’interprétation du classement topographique. Le cartulaire
du chapitre d’Agde (XIIe siècle), analysé par Pierre Chastang, montre
ainsi que le classement topographique utilisé par les chanoines est
structuré par le territorium castri, résultat du processus d’incastellamento.
Ces territoria castrorum sont eux-mêmes présentés dans le cartulaire
dans un ordre strictement géographique23. Quelques décennies aupa-
ravant, le classement topographique du cartulaire de Gellone (fin XIe
siècle) était fondé sur les structures publiques carolingiennes, le
comté24. Dans les deux cas, c’est la représentation d’un espace géo-
graphique structuré par des réseaux de pouvoir qui préside à l’ordon-
nance des actes. La composition des cartulaires reflète les modifications
des structures de pouvoir et leurs expressions territoriales. D’autres
exemples pourraient apporter des éclairages différents. À Sienne,
dans un contexte social et politique différent, s’observe une autre
évolution du classement des actes. Le premier liber iurium siennois
(Caleffo vecchio, début XIIIe siècle) adopte un ordre chronologique.
Entre 1334-1336, le Caleffo dell’Assunta, reprend en les réorganisant
selon un ordre topographique les actes conservés dans le Caleffo vec-
chio. Cette nouvelle organisation indique l’intérêt pour « l’espace de
pouvoir de la ville », dont la rigoureuse administration ne cesse de
s’affirmer dans les premières décennies du XIVe siècle25. Dans tous les
cas de figure, les choix topographiques reposent sur une connaissance
approfondie de la géographie régionale –laquelle échappe parfois au
chercheur contemporain en raison des changements de noms, de

21
  D. Walker, « The organization of Material in Medieval Cartularies », dans The Study of
Medieval records. Essays in honour of Kathleen Major, éd. D. A. Bullough et R. L. Storey,
Oxford, 1971, p. 132-150, en particulier p. 134 où l’auteur établit un lien entre la volonté
de conserver les titres des terres, droits et revenus avec l’organisation d’un ordre topogra-
phique. Pour l’Italie, Paolo Cammarosano souligne l’importance de l’ordre topographique
dans le classement des cartulaires monastiques ou des libri iurium urbains (P. Cammaro-
sano, Italia medievale. Struttura e geografia delle fonti scritte, Rome, 2003 (8e éd.), p. 65 et
p. 149.
22
  Voir l’analyse de P. Gautier DalchÉ, « Principes et modes de la représentation de
l’espace... », p. 147.
23
  P. CHastang, Lire, écrire, transcrire…, p. 309, n. 1.
24
  Ibid., p. 138.
25
  O. Redon, L’espace d’une cité. Sienne et le pays siennois, Rome, 1994, p. 29-30.

99

csm_19.indd 99 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

l’évolution de l’habitat et de l’absence des outils de géographie histo-


rique26.
Un parcours dans les écrits documentaires, dont beaucoup, répé-
tons-le, furent produits par des lettrés formés aux disciplines littérai-
res, montrerait une analogie entre la définition des territoires dans
les actes par leurs limites et les normes d’écriture d’un texte décrivant
l’orbis terrarum. Dans un acte daté de 804 du cartulaire de Gellone (fin
XIe siècle), les limites géographiques d’un fisc sont ainsi données :
« Habet vero has conlaterationes, et infrontationes ad horiente sicut currit
flumen Araur, a meridie sicut torrens Licatis demergit in ipso flumine, ab
occidente infrontat in ipso Aviso, qui discurrit per concava montium, in bodena
antiqua, que est in supercilio montis, ab aquilone usque in terminio monaste-
rii »27. A plus grande échelle, on retrouve des procédés similaires dans
la description des parcelles28. A ce propos, il importe également d’in-
sister sur notre méconnaissance du milieu des arpenteurs et de leurs
pratiques29. Sans eux, la planification agraire médiévale, dont l’exis-
tence n’est apparue que très récemment aux chercheurs, n’aurait pas
été possible30. La recherche en ce domaine se heurte à une apparente
contradiction : le savoir technique des arpenteurs paraît totalement
coupé de la culture savante. Réalité ou simple effet de notre mécon-
naissance des sources ? De ce point du vue, il ne serait sans doute pas
inutile de mener des études sur la transmission manuscrite et la récep-
tion des traités d’arpentage romains31.

26
  Voir par exemple les remarques de P. Chastang sur le travail de R. Foreville à propos du
cartulaire du chapitre d’Agde, « obscurci par quelques erreurs de localisation et surtout par
une absence de distinctions des phases chronologiques de rédaction du manuscrit », Lire,
écrire, transcrire…, p. 307, n. 1221.
27
  Cité par P. CHASTANG, ibid., p. 131.
28
  Voir par exemple M. Bourin, « Délimitation des parcelles et perception de l’espace
en Bas-Languedoc aux Xe et XIe siècles », dans Campagnes médiévales : l’homme et son espace.
Études offertes à R. Fossier, Paris, 1995, p. 73-85.
29
  Le seul traité d’arpentage connu à ce jour est celui de Bertrand Boysset, Bertrand Boysset,
La vie et les œuvres techniques d’un arpenteur médiéval (v. 1355-v. 1416), édition et commentaire du
texte provençal de « La siensa de destrar » et de « La siensa d’atermenar », éd. P. PORTET, Paris,
2004.
30
  Voir C. Lavigne, Essai sur la planification agraire au Moyen Age. Les paysages neufs de la
Gascogne médiévale (XIIIe-XV e siècles), Bordeaux, 2002, p. 40-46 ; A. de Smet, « De l’utilité de
recueillir les mentions d’arpenteurs cités dans les documents d’archives du Moyen Âge »,
Annales du Congrès archéologique et historique de Tournai, 3, 1949, p. 782-795.
31
  Voir L. ToneatTo, Codices artis mensoriae. I manoscritti degli antichi opuscoli latini d’agri-
mensura (V e-XIXe s), Spolète, 1994, 1995, 3 vol.

100

csm_19.indd 100 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

III. TERRITOIRE ET DÉVELOPPEMENT


D’UNE GÉOGRAPHIE RÉGIONALE

Si les textes qui décrivent l’ensemble de l’orbis terrarum sont de peu


d’utilité pour l’objet qui nous intéresse, l’émergence et le développe-
ment d’une géographie régionale dans les derniers siècles du Moyen
Âge devraient permettre de s’en rapprocher. Il convient tout d’abord
de rappeler quelques données relatives à l’évolution des modes de
descriptions de l’orbis terrarum. La prise en compte des évolutions poli-
tiques et de la dilatation du monde connu – conséquence des voyages
en Orient mais aussi de l’accroissement des sources d’information
livresques32 – entraînent une nouvelle lecture des contenus de la géo-
graphie traditionnelle confrontés aux réalités contemporaines. Dès
le XIIe siècle, les traités sur l’Irlande et le Pays de Galles de Giraud de
Bari, un clerc de l’entourage d’Henri II Plantagenêt, montrent un
intérêt pour des espaces régionaux, guidé par les conquêtes anglaises,
et un souci du détail concret propre à discuter les écrits des autorités33.
À la même époque, Wace évoque les mutations des noms géographi-
ques34. Les savoirs géographiques se transforment au point qu’à partir
du XIVe siècle, notamment dans la géographie des humanistes italiens,
les apories issues de la confrontation constante entre l’espace antique
décrit dans les textes qui fondent le savoir géographique et les réalités
contemporaines font éclater les cadres traditionnels de la pensée géo-
graphique. À la fin du XIVe siècle, Coluccio Salutati, dans un passage
de son De laboribus Herculis, tente de localiser le marais de Lerne, où

32
  De ce point de vue, il apparaît que l’epistémé de la « géographie médiévale » n’oppose
jamais connaissances livresques et expérience de terrain. Rappelons que les récits de voyage,
réputés être fondés sur la prise en compte d’une réalité expérimentale n’en sont pas moins
l’objet d’une élaboration littéraire et savante (voir par exemple M. Guerret-Laferté,
Sur les routes de l’empire mongol. Ordre et rhétorique des relations de voyage aux XIIIe et XIV e siècles,
Paris, 1994)  ; que le savoir livresque n’est nullement considéré comme détaché d’une
connaissance expérimentale du monde mais représente au contraire une des modalités de
l’expérience.
33
  Giraldus Cambrensis, Topographia Hibernica, éd. James F. Dimock, dans Giraldi Cam-
brensis opera, Londres, 1867, reprint 1964 (Rerum Britannicarum Medii aevi scriptores, V).
34
  Par lungs tens e par lungs eages
e par muement de languages
unt perdu lur premereins nuns
viles plusus e regiuns.
Engleterre Bretainne out nun
e primes out nun Albiun,
e Lundres out nun Trivonant
e Troie Nove out nun avant… Wace, Le roman de Rou, éd. A. J. Holden, Paris, 1970-1973,
t. 1, troisième partie, v. 11-18, p. 161

101

csm_19.indd 101 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

Hercule vainquit l’hydre et affronte une contradiction entre les géo-


graphes anciens qui situent Lerne en Arcadie ou en Argolide. Il
conclut sur les difficultés d’une division des provinces du Péloponnèse
en raison des changements de frontière (finium mutatio) qui pertur-
bent constamment l’ordre du monde (ut eadem res nunc unius, nunc
alterius finibus ascribitur)35. Pierre d’Ailly fait des remarques du même
ordre dans son Imago mundi36.
Dans cette image du monde désormais mouvante et incertaine,
l’intérêt pour des espaces régionaux se renforce. Il faut sans doute y
voir une conséquence naturelle du développement de la géographie
(en partie sous l’influence des humanistes italiens) et de l’effet des
grands voyages et de l’intense curiosité qu’ils ont suscités. A cet égard,
deux domaines paraissent décisifs : la confrontation entre Orient et
Occident ; une politisation de l’espace.
Si, durant le haut Moyen Âge, l’espace du monde connu était sur-
tout voué à l’évangélisation, à partir de l’époque des croisades, il
devient le lieu d’une confrontation entre Orient et Occident. Au
début du XIVe siècle, le Liber secretorum fidelium crucis de Marino
Sanudo, comme tout traité de reconquête, atteste une perception du
monde structurée par l’opposition entre terre d’islam et terre de la
chrétienté37. L’objet du livre comme la culture de son auteur expli-
quent le recours à une géographie commerciale destinée à appuyer
la stratégie de reconquête – surtout dans la première version – tandis
que dans les versions ultérieures est ajouté un chapitre de géographie
régionale décrivant les lieux de la croisade. Au XVe siècle, Cristoforo
Buondelmonti (vers 1385-ap. 1430) compose la Descriptio Insulae Cretae
(vers 1417-1422) et un Liber Insularum (1420-1430). Ces deux textes
décrivent l’espace insulaire de la mer Égée, à la fois un espace régio-
nal et le lieu de la confrontation militaire et commerciale entre l’Em-
pire byzantin agonisant, Venise et les Ottomans en passe d’éliminer
la puissance byzantine. Les îles de la mer Égée deviennent alors un
espace stratégique essentiel qu’il convenait de mieux connaître et

35
  Coluccio Salutati, De laboribus Herculis, éd. B. L. Ullman, Zurich, 1951, livre III,
chap. 9, 6-10, p. 193.
36
  Sciendum est quod Orosius Pannoniam cum Norico et Rethia post Dalmaciam describit. Ysidorus
etiam licet eam post Messiam locauerit, postea tamen Pannoniam et Hystriam describens eas post
Greciam et ante Ytaliam collocat. Nec istud obstat nam eadem regio vel prouincia potest ab actoribus
variis in locis collocari secundum varios respectus seu habitudines quos habere potest penes diuersas
eius partes ad diuersas regiones, Imago mundi, éd. E. Buron, I, Paris, 1930, p. 326.
37
  Cf. note ci-dessus.

102

csm_19.indd 102 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

pour lequel Cristoforo Buondelmonti inventa le genre de l’insulaire38.


Les inquiétudes liées à la puissance ottomane sont une des raisons qui
poussent Pie II à entreprendre sa description de l’Asie (sa Cosmogra-
phia est constituée par un De Asia, complétée dans un second temps
par une description de l’Europe jamais achevée). Les enjeux stratégi-
ques ont donc contribué à l’émergence de traités consacrés à une
région ou une partie du monde, qui s’accompagnent d’une percep-
tion géopolitique : les cartes marines dessinées par Petrus Vesconte
pour Marino Sanudo portent des drapeaux indiquant les souveraine-
tés.
Un autre phénomène contribue au renouvellement des percep-
tions de l’espace : là où la géographie cherchait davantage la perma-
nence dans l’ordre du monde, les mutations politiques entraînent une
politisation de ce même espace. Jean de Saint-Victor, au début du XIVe
siècle, ouvre son histoire universelle, le Memoriale historiarum, par une
longue description du monde dans laquelle l’Europe tient une place
de premier plan39. Ce traité géographique accompagne en ouverture
de l’œuvre historique un traité sur la division des royaumes, qui res-
titue l’histoire des différentes dominations sur le monde40.
Les royaumes, en tant que territoire, deviennent-ils pour autant un
objet de la géographie ? Le De ministerio armorum est l’œuvre d’un
héraut d’arme, commencée, selon les dires de l’auteur anonyme, lors
du concile de Constance. Il s’agit d’un traité d’héraldique suivi d’une
description de l’Europe occidentale (Allemagne, Italie, Espagne)41.
L’objet principal du texte est de dresser une géographie politique et
administrative, attentive aux frontières, et soucieuse d’identifier les
régions par leur singularité. L’auteur doit cependant innover pour
faire coïncider l’ordre géographique habituel et les constructions
politiques du début du XVe siècle. La péninsule Ibérique est à la fois
une province de l’Europe et le siège de la puissance souveraine de

38
  Voir F. Luzzati Laganà, « Sur les mers grecques : un voyageur florentin du XVe siècle,
Cristoforo Buondelmonti », Médiévales, 12 (1987), p. 72-75.
39
  I. Guyot-Bachy, Le Memoriale historiarum de Jean de Saint-Victor. Un historien et sa com-
munauté au début du XIVe siècle, Turnhout, 2002 (Bibliotheca Victorina, XII), p. 371-388.
40
  Jean de Saint-Victor, Traité de la division des royaumes. Introduction à une histoire uni-
verselle, introduction, édition critique et traduction par I. Guyot-Bachy et D. Poirel,
Turnhout, 2002.
41
  Livro de Arautos. De ministerio armorum, éd. A. A. Nascimento, Lisbonne, 1977. L’auteur
discute au début du traité des divisions de l’Europe et rejette la « Grecia » comme objet
d’étude : Plures gentes dicunt et tenent quod Grecia est maior pars ; et est uerum quod maior pars erat
olim antequam Greci perdidissent Asyam Minorem, que modo nuncupatur Turquia a Turcis qui
eamdem conquesti sunt, tamen uera Turquia non est de Europa, p. 165-167. Il manque dans le
manuscrit la description du royaume de France.

103

csm_19.indd 103 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

cinq rois42. L’auteur doit donc adapter son projet à ces contraintes,
décrire l’espace des dominations politiques insérées dans les régions
géographiques43 et parfois, faire fi des découpages régionaux habi-
tuels pour ne s’appuyer que sur les constructions politiques. Les domi-
nations politiques d’Alphonse d’Aragon sont donc successivement
dépeintes : le royaume d’Aragon, le royaume de Trinacrie – Sicile,
Sardaigne, Corse et toutes les îles moyennes et petites44 –, les Baléa-
res45. En revanche, le royaume de Portugal est constitué de régions
bien identifiées. Les territoires politiques ne sont donc jamais décrits
comme un tout mais par la succession des régions – parfois des diffé-
rents royaumes – qui les composent. En particulier, les frontières des
royaumes ne sont jamais détaillées en tant que telles  : ce sont les
régions et leurs limites, extérieures comme intérieures, qui fondent
la description, selon les procédés de la géographie savante46. Cette
focalisation sur des espaces régionaux, tendance qu’illustre le De
ministerio armorum, n’entraîne pas toujours une prise en compte des
territoires politiques dans les traités géographiques – pensons à l’Imago
mundi de Pierre d’Ailly. Le dessein de rendre perceptible les territoi-
res politiques par la description géographique relève probablement
du milieu de production et des lecteurs attendus  : le De ministerio

42
  L’Espagne est ainsi décrite : Hispania est terra undique mari uallata seclusa illa parte que ducit
uersus Galiam, que habet pro ingressu prope centum et quinquaginta miliaria et hoc in latitudine a
mari Terreno usque ad Occeanum quod vulgariter dicitur mare Ispanicum sic quod ista dicta porcio
est ad modum unius maxime caude inter duo maria sita (...). Et in dictis Hispaniis sunt quatuor reges
christiani et unus sarracenus ; christiani, videlicet rex Castelle, rex Aragonie, rex Portugalie et rex
Nauarre, et rex sarracenus est rex Granate, p. 193, 27a, l. 4-13.
43
  Pour le royaume de Castille et de Léon : Regna, terre, dominia nobilissime corone potentissimi
regis Castelle et Legionis sunt diuisa per multa nomina ; eciam diuisa in se licet unum corpus sint
quoad subiectionem, p. 193, 27b, l. 1-3.
44
  L’auteur a probablement utilisé un portulan ou un texte dérivé, et les îles citées ne sont
pas forcément dans la mouvance aragonaise (c’est en particulier le cas de la Corse rattachée
à Gênes) : un exemple supplémentaire des difficultés à faire coïncider les espaces politiques,
particulièrement mouvant dans ces régions insulaires, et les outils traditionnels de la des-
cription du monde.
45
  Regnum Maioricarum quod est sub dominio regis Aragonie est una insula in mari Medio Terraneo ;
et sunt in dicto regno tres insule una prope aliam, videlicet Maiorica, Minorica et de Iuisca, p. 245,
50 a, l.
46
  Ce qui évidement ne veut pas dire que la géographie médiévale ignore le concept de
frontière (l’auteur du De ministerio armorum emploie la notion pour le royaume du Portugal :
Regni Portugalie confines prouinciasque seu partes feracissimas atque earum cognitu digna, quam ut
breuiter sciri possint scriptori enodare cura fuit, Livro de Arautos, 249, 53 a, l. 3-4). Sur la percep-
tion et la représentation de la frontière dans la géographie médiévale, voir P. Gautier
DalchÉ, « Limite, frontière et organisation de l’espace dans la géographie et la cartogra-
phie de la fin du Moyen Âge », dans Frontières et conceptions de l’espace (11e-20e siècles), éd. G.
P. Marchal, Zürich, 1996, p. 93-122.

104

csm_19.indd 104 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

armorum rédigé par un héraut d’armes, connaisseur d’héraldique,


était sans doute destiné à des princes laïcs, qui devaient connaître le
monde pour le diriger.

IV. Cartes de territoire ?

C’est sans doute dans ce domaine que le territoire se laisse le mieux


apercevoir, comme espace de souveraineté et comme espace où s’ins-
crit l’action des hommes. L’étude est cependant limitée par l’absence
d’inventaires et la diversité des objets, cartes régionales, locales, dia-
grammes ou schémas topographiques, plans de ville47. La notion
d’échelle doit être à cet égard discriminante, de même que leur
contexte d’élaboration et de conservation (cartes conservées dans des
manuscrits ou sur feuille volante jointe à un dossier, exposition dans
un lieu de pouvoir etc). Il convient également de rappeler que,
contrairement à une idée reçue, cette cartographie, qui est moins rare
qu’on ne le croit communément, n’apparaît pas dans les deux der-
niers siècles du Moyen Âge pour prendre un essor véritable à partir
du XVIe siècle48.
Puisque nous sommes dans un domaine encore en grande partie
à défricher, je me contenterai d’indiquer ici quelques pistes de recher-
che. Je commencerai par proposer des critères d’analyse des produc-
tions cartographiques, en utilisant la notion d’échelle. Si toutes ces
cartes ont en commun de représenter une portion du monde connu,
elles se révèlent d’une grande diversité, tant dans la taille de l’espace
représenté, leurs tracés –certains exemplaires relèvent plus du croquis
topographique que de la carte proprement dite– que les fonctions qui
leur sont assignées.
Examinons en premier lieu des cartes à petite échelle. On conserve
en effet quelques cartes représentant l’Europe ou une région euro-
péenne. Ces cartes peuvent avoir une origine ancienne, comme la
carte de la Gaule, conservée dans un manuscrit italien du géographe

47
  Sur les cartes régionales, voir la synthèse de P. D. Harvey, « Local and Regional Carto-
graphy in Medieval Europe », dans The History of Cartography, vol. 1, éd. J. B. Harley et D.
Woodward, Chicago-Londres, 1987, p. 464-501 avec un inventaire par pays p. 498-501,
aujourd’hui incomplet.
48
  La première représentation cartographique d’une ville, celle de Vérone, date du Xe
siècle. Elle se trouve dans un manuscrit comprenant une description de Vérone (Versus de
Verona), et a pour fonction d’illustrer le caractère prestigieux de la cité (reproduction dans
Magistra barbaritas. I barbari in Italia, Milan, 1984, p. 428). On a déjà signalé le diagramme
topographique des possessions de l’abbaye de Marmoutier (XIIe siècle).

105

csm_19.indd 105 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

Solin réalisé au XIVe siècle, dont la toponymie atteste une origine


peut-être antique, en tout cas un remaniement à l’époque carolin-
gienne49. Dès le XIIe siècle, les cartes de l’Europe sont à signaler,
comme celle dessinée dans un manuscrit de Guido de Pise50, ou celle
réalisée dans l’entourage de Giraud de Barri vers 120051. La Terre
sainte et ses annexes sont également l’objet de nombreuses représen-
tations cartographiques, la plupart du temps en relation avec le péle-
rinage52. L’analyse de ces cartes dans leur contexte manuscrit montre
qu’elles sont des objets plus complexes qu’il n’y parait à première vue.
Ainsi la carte de l’Europe étudiée par Thomas O’Loughlin, conservée
dans un manuscrit des traités de Giraud de Barri sur l’Irlande, n’en-
tretient pas de rapport direct avec les textes mais résulte des intérêts
politiques de Giraud vers 1200, moment où il fait à trois reprises le
voyage à Rome dans l’espoir d’obtenir le siège épiscopal de Saint-
David. La carte montre principalement les relations spatiales entre la
Grande-Bretagne et Rome : l’espace représenté avec le plus de détail
concerne les îles Britanniques, la Francia, les Alpes et l’Italie, tandis
que l’intérêt du cartographe est moindre pour les autres régions euro-
péennes, dessinées pour donner un contexte géographique large. Les
lieux sont représentés dans un rapport topographique correct, de
sorte que la carte sert à localiser les principales étapes entre les îles
Britanniques et Rome, et éclaire la manière dont un clerc anglais de
la fin du XIIe siècle se représentait l’espace européen.
À partir du XIVe siècle, des cartes de la péninsule italique se diffu-
sent au point que l’Italie devient un des espaces les plus cartographiés
en Occident53. Ces cartographies régionales se propagent et se renou-

49
  Biblioteca Apostolica Vaticana, Ross. 228, f. 35v.
50
  Bruxelles, Bibl. Royale, 3897-3918, f. 2v, reproduite dans L. S. Chekin, Northern Eurasia
in Medieval Cartography. Inventory, text, translation and commentary, p. 136, n° X.6. Sur la com-
pilation historique et géographique de Guido de Pise, voir M. Campopiano, « Geografia
e storia a Pisa nel XII secolo. Il Liber Guidonis compositus de variis historiis : natura e tradi-
zione », Per Marco Tangheroni. Studi su Pisa e sul Mediterraneo medievale offerti dai suoi ultimi
allievi, C. Iannella éd., Pise, 2005, 10-37 (analyse de la carte p. 24-26).
51
  Th. O’Loughlin, « An early thirtheenth-century map in Dublin : a window into the
world of Giraldus Cambrensis », Imago mundi, 51 (1999), p. 24-39.
52
  Voir en dernier lieu : P. D. Harvey, « Matthew Paris’Maps of Palestine », Proceedings of
the Durham conference, 1999, M. Prestwich, R. Britnell, R. Frame éd., Woodbridge,
2001, p. 165-178 ; K. Breen, « Returning Home from Jerusalem : Matthew Paris’s First Map
of Britain in Its Manuscript Context », Representations, 89 (2005), p. 59-93 ; P. Gautier
Dalché, « Cartes de Terre sainte, cartes de pélerins », dans Fra Roma e Gerusalemme nel
Medio Evo. Paesaggi umani ed ambientali del pellegrinaggio meridionale, M. Oldoni éd., Salerne,
2005, t. II, p. 573-612.
53
  R. Almagía, Monumenta Italiae cartographica, Riproduzione di carte generali e regionali d’Ita-
lia dal secolo XIV al XVII, Florence, 1929 ; Imago mundi et Italiae. La versione del mondo e la

106

csm_19.indd 106 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

vellent sous l’effet de la lecture de la Géographie de Ptolémée. C’est un


ensemble qui reste, convenons-en, disparate et immense et pour
lequel la notion de territoire, défini comme espace de souveraineté,
n’est guère perceptible, sans doute parce que ces cartes régionales ne
sont pas fondamentalement différentes, dans leur projet et leur réa-
lisation, des grandes mappae mundi. Elles sont d’ailleurs souvent le
résultat d’un agrandissement d’une partie de mappemonde54.
On aura plus de chance dans la catégorie des cartes à moyenne
échelle. L’Italie du Nord est à cet égard particulièrement riche en
cartes de cette nature, la plupart produites au XVe siècle55. Bien que
fréquemment reproduites, ces cartes italiennes requièrent encore des
études approfondies, celles produites jusqu’ici se bornant le plus sou-
vent à louer la capacité du dessinateur à s’approcher au plus près de
la réalité géographique. La première –parmi celles actuellement
connues – remonte à 1291, lorsque la Commune d’Asti fit représenter
dans un liber iurium une carte topographique de son contado56. Certai-
nes de ces cartes italiennes représentent la ville et son territoire.
Dans leur diversité, elles ont tout de même des traits communs
qu’il convient de rappeler. La plupart représentent la ville au centre
de son territoire – fait banal en Italie du Nord, qui s’accorde avec la
longue tradition de prééminence urbaine dans cette région –, dans
une situation prédominante rendue par un effet d’échelle – la ville
est représentée à plus petite échelle que le territoire57. Cette centralité
urbaine est parfois renforcée par les itinéraires, quelquefois avec indi-
cations de distance, qui la relient aux habitats du contado. La carte
de la Lombardie conservée au département des cartes et plans à Paris58
n’est pas centrée sur une ville : on y observe pourtant le même pro-

scoperta dell’Italia nella cartografia antica (secoli X-XVI), L. Lago éd., Trieste, 1994, 2 vols. ; L.
Lago dir., Imago Italiae. The making of Italy in the history of cartography from the Middle Ages to
the modern era. Reality, image and imagination from the codices of Claudius Ptolomy to the Atlante of
Giovanni Antonio Magini, traduction de l’italien par Ch. Taylor-Ch. Garwood, Trieste,
2002.
54
  C’est le cas par exemple de la carte de l’Europe étudiée par Th. O’Loughlin (cité ci-des-
sus) ou des cartes de la région de Syrie-Palestine que l’on trouve dans les manuscrits de
Paulin de Venise et Marino Sanudo.
55
  On trouve facilement des reproductions dans les ouvrages cités précédemment, auxquels
il faut ajouter Imago et descriptio Tusciae. La Toscana nella cartografia dal XV al XIX secolo, éd.
L. Rombai, Venise, 1993.
56
  Voir N. Bouloux, « Cartes territoriales et cartes régionales en Italie au XIVe siècle »,
dans Aufsicht-Ansicht-Einsicht. Neue Perspektiven auf die Kartographie an der Schwelle zur Frühen
Neuzeit, éd. T. Michalsky, F. Schnieder, G. Engel, Berlin, 2009, p. 263-281.
57
  Cependant, la centralité de la ville ne signifie pas que celle-ci est toujours au centre de
la carte mais que son échelle de représentation attire toujours le regard.
58
  Paris, BnF, Cartes et plans, Ge 4990.

107

csm_19.indd 107 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

cédé, chaque ville étant reliée aux centres mineurs et aux autres gran-
des cités par un itinéraire avec distance. En général, le relief est
soigneusement représenté, en particulier les cours d’eau, qui consti-
tuent, plus que tout autre élément du relief, la structure du paysage.
Le réseau viaire, avec le signalement des ponts, est également des-
siné.
Ces cartes ont presque toujours aussi une fonction esthétique. L’art
de la représentation tant dans le dessin que dans les couleurs indique
que le réalisateur est un dessinateur ou un peintre professionnel –ce
qui est confirmé dans le cas où l’auteur de la carte est connu59. Cer-
taines sont le résultat d’une commande par les autorités urbaines60.
On a affaire à une cartographie de prestige, de même nature que les
cartes exposées dans les palais princiers ou dans les lieux de pouvoir.
Elles illustrent la dialectique entre savoir et pouvoir, qui n’est nulle-
ment une nouveauté au XVe siècle.
Un usage administratif n’est cependant pas à exclure. La carte du
territoire de Brescia, conservée à la bibliothèque Quiriniana, est reliée
à un manuscrit contenant les privilèges de la cité et des grandes
familles de Brescia. Au-dessus de certains habitats, on lit une lettre
capitale (M., G. ou Li). Il serait souhaitable d’en comprendre la signi-
fication, dont on peut faire l’hypothèse qu’elle n’est pas étrangère au
recueil de privilèges qu’accompagne la carte. Peut-on aller plus loin
dans l’idée d’un usage administratif de ces cartes territoriales ? Il sem-
ble qu’elles donnent surtout à voir les détails concrets du territoire,
les habitats, les itinéraires, les limites, en un mot les rapports entre la
ville et son contado. Sur certaines, les circonscriptions que sont les
pieve sont parfois indiquées (je pense ici à la carte du territoire de
Padoue par Annibal de Madijs). Enfin, un cas précoce oriente vers un
usage dans l’administration fiscale : il s’agit d’une carte du territoire
de Brescia, insérée dans l’estimo réalisé sous la seigneurie de Pandolfo
Malatesta, entre 1416 et 1420. Elle a probablement été réalisée en
relation avec la confection de l’estimo, ce qu’une enquête permettrait
peut-être de corroborer. Plus généralement, ces cartes, en offrant au
regard la topographie, la répartition des habitats et leurs relations
avec la cité dominante, fournissent un résumé visuel des territoires

59
  C’est le cas des cartes du Padouan réalisées par Annibal de Madijs (architecte de la loggia
del Consilio de Padoue) 1449 (Milan, Bibliothèque de l’Ambrosienne), et par le peintre
Francesco Squarcione, 1465 (Padoue, Museo civico) ou encore la carte de la Lombardie
par Giovanni Pisato, 1440 (Musée communal de Trévise, ms. 1497).
60
  Rappelons qu’en 1460 le conseil des Dix de Venise donne l’ordre de réaliser des cartes
de territoires de Terrre ferme. Voir P. Gautier DalchÉ, « Limite, frontière... », p. 114.

108

csm_19.indd 108 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

où s’engage l’action administrative, objectif même de la décision du


Conseil des Dix de Venise de faire réaliser des cartes de territoires de
Terre ferme en 1460. Elles suppléent à la connaissance directe.
Il reste à examiner les cartes à grande échelle61, croquis topogra-
phiques ou plans parcellaires conservés dans les archives, et dont de
nouveaux exemplaires sont régulièrement exhumés62. Il faut là encore
évacuer quelques idées reçues. Ces cartes, qui prennent souvent l’as-
pect de croquis ou de schéma cartographique, ne sont ni spécialement
naïves ni spécialement maladroites. Elles sont plus nombreuses que
les rares inventaires établis ne le laissent croire. On en trouve dans
presque tous les pays européens avec quelques régions mieux repré-
sentées – ou mieux connues –, l’Angleterre, les Flandres, le sud-est de
la France, la Toscane, l’Allemagne. Pour l’instant, seule la péninsule
Ibérique en semble dépourvue, sans qu’il soit possible d’expliquer ce
déficit par une absence réelle ou un simple manque d’intérêt des
historiens. Des cartes à grande échelle, bien que plus fréquentes au
XVe siècle, existent au moins dès le XIIe siècle. Il n’est pas non plus
prouvé qu’à partir de la seconde moitié du XVe siècle, les techniques
de représentation de la cartographie à grande échelle se renouvellent
sous l’effet de la diffusion de méthodes de repérage dans l’espace63.
Dès le XIVe siècle, il existe des représentations cartographiques pro-
ches de l’ « exactitude », comme le manifeste la carte de situation de
Milan dans un manuscrit des œuvres de l’historien milanais Galvano
Fiamma, ou le plan de Pavie dans les manuscrits d’Opicinus de Canes-
tris64 ou encore le plan de la ville portuaire de Talamon dessinée en

61
  Voir R. A. Skelton, P. D. Harvey, Local Maps and Plans from Medieval England, Oxford,
1986 ; voir la liste des cartes locales données par P. D. Harvey dans sa contribution à The
History of Cartography, D. Woodward et P. D. Harvey éd., vol. 1 Cartography in Prehistoric,
Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, p. 498-500 ; voir également l’ouvrage de
L. Rombai, Imago and descriptio Tuscia... ; et les cartes signalées par M. Azzari, « Il rinno-
vamento della cartografia a grande scala in Toscana tra Quattrocento e Cinquecento, Indi-
cazioni di ricerca e primi risultati », Rivista Geografica Italiana, 100 (1993), p. 271-290. Beau-
coup de cartes, schémas topographiques et plans sont signalés et étudiés dans divers articles,
sans qu’un travail d’inventaire ait encore été réalisé.
62
  Ainsi une carte du Sévèraguès en 1998 (J. Delmas, « Une carte figurée du Sévèraguès
au début du XVIe siècle », Vivre en Rouergue. Cahiers d’archéologie aveyronnaise, 13 (1999),
p. 143-163 ; Thomas Jarry, « Autour d’un plan médiéval normand. Le plan parcellaire
d’Allemagne (Fleury-sur-Orne) de 1477 », Histoire et sociétés rurales, 23 (2005), p. 169-204.
63
  C’est ainsi que procède la majorité des historiens qui ont travaillé sur les cartes régiona-
les ou locales. Voir par exemple l’article de M. Azzari, « Il rinnovamento della cartogra-
fia... ».
64
  P. Tozzi, « Il Mundus Papie in Opicino », Geographia Antiqua, I (1992), p. 167-174.

109

csm_19.indd 109 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

1306 dans un des libri iurium de Sienne65. Le plan du parcellaire du


village d’Allemagne en Normandie (1477), récemment étudié par
Thomas Jarry, ne paraît pas être lié à des opérations de planimétrie
menées par des mathématiciens ou des techniciens – on notera
d’ailleurs que son existence remet en cause l’idée de l’absence totale
de plans de parcellaire dans les terriers médiévaux. Enfin, est-il besoin
de rappeler, à la suite de Cédric Lavigne, qui observe en la Gascogne
médiévale des opérations de planification dès le XIIIe siècle, que cel-
les-ci ne peuvent être menées sans une conception de la planification,
politique et technique, laquelle repose sur un savoir géométrique et
métrologique66. Sans doute le lien entre un savoir géométrique et les
pratiques sur le terrain n’est-il pas démontré. Il n’en reste pas moins
que des techniques de découpage de l’espace existent avant la fin du
Moyen Age –certes le plus souvent sans représentation graphique–, et
qu’il est abusif d’attribuer aux seuls progrès de la perspective et des
savoirs géométriques la réalisation de cartes à grande ou à moyenne
échelle à partir de la seconde moitié du XVe siècle67.
Cette cartographie à grande échelle semble avoir eu surtout trois
raisons d’être, que je résume rapidement ici. Des schémas ou cartes
topographiques ont souvent été dressés pour résoudre des conflits de
confronts, souvent à l’occasion de procès, comme l’a montré le père
François de Dainville dans un article fondateur68. D’autres représen-
tent des possessions – la plupart du temps d’un établissement monas-
tique : ainsi le diagramme topographique des possessions de l’abbaye
de Marmoutier en Alsace dès le XIIe siècle ; ou la carte des possessions
du monastère de S. Michele di Leme en Istrie dressée par Fra Mauro
et conservée dans une copie du XVIIe siècle69. Enfin, certains schémas
65
  Sienne, Archivio di Stato, Capitoli 3, f. 25v-26, reproduction O. Redon, L’espace d’une
cité., fig. 11.
66
  C. Lavigne, Essai sur la planification agraire, p. 39-40, p. 166. L’auteur rappelle avec
raison que toute forme de planification repose entre autres sur l’ « existence d’un savoir
géométrique et métrologique permettant de concevoir la forme et d’en réaliser la projec-
tion ».
67
  Sur les techniques cadastrales, voir De l’estime au cadastre en Europe. Le Moyen Âge (Colloque
des 11, 12, et 13 juin 2003), A. RigaudiÈre éd., Paris, 2006.
68
  F. de Dainville, « Cartes et contestations au XVe siècle », Imago Mundi, 24 (1970),
p. 99-121 ; voir également Gray C. Boyce « The controversy over the Bondary between the
English and Picard Nations in the University of Paris (1356-1358) », dans Études d’histoire
dédiées à la mémoire de Henri Pirenne, Bruxelles, 1937, p. 55-66. La carte réalisée par le méde-
cin padouan Giovanni Dondi, célèbre auteur du planétarium qui porte son nom, a été
utilisée dans le cadre de négociation entre Venise et le seigneur de Carrare en 1372. Voir
V. Lazzarini, « Di una carta di Jacopo Dondi e di altre carte del Padovano nel Quattro-
cento » dans Scritti di paleografia e diplomatica, Padoue, 1969, p. 119.
69
  L. Lago, Imago mundi et Italiae..., p. 125-126 ; reproduction p. 126, fig. 24.

110

csm_19.indd 110 21/05/10 08:56


culture géographique et représentation du territoire

topographiques seraient plus directement liés à l’aménagement et à


l’exploitation des territoires. C’est le cas notamment pour les cartes
ou plans à grande échelle produits en Angleterre ou en Flandres,
souvent en relation avec la gestion et la maîtrise de l’eau70. Une carte
représentant le territoire de Volterra (vers 1470) localiserait les souf-
flards et les mines d’alun71. Ces dessins anciens, que notre œil moderne
a tendance à trouver naïfs et faux, ont été jugés suffisamment dignes
d’intérêt pour être l’objet de copie, notamment aux XVIe et XVIIe
siècles : des cartes des lacs de Sesto et de Bientina dans le territoire
lucquois réalisées vers 1450 ont été copiées et jointes à un projet
d’aménagement hydraulique mené par l’ingénieur Attilio Arnofini
(1733-1799)72.
Même si des pistes ont été ouvertes concernant les usages de cette
cartographie à grande échelle, il manque, outre des inventaires, des
études précises de ces cartes, plans et croquis, avec une transcription
des toponymes –souvent difficile en raison des difficultés de lectures
et du caractère local de l’onomastique –, si possible dans leur contexte
d’élaboration –ce qui n’est pas toujours réalisable puisque, souvent
dessinés sur parchemin ou papier disjoint du dossier qu’ils accompa-
gnaient. Une des questions qui se pose avec le plus d’acuité est préci-
sément de comprendre quand et pourquoi des hommes ont jugé
efficace la représentation graphique d’un territoire, quels liens celle-
ci entretient-elle avec des procédés plus concrets de perception et
d’utilisation de l’espace (bornes de délimitations, enquêtes sur le ter-
rain, recours à la mémoire des hommes) et avec les descriptions écri-
tes, terriers et censiers. En réalité, et bien que cela puisse paraître
étrange à nous modernes, le recours aux cartes topographiques n’est
nullement nécessaire à la bonne connaissance du terrain (un terrier
donne plus de renseignements utiles qu’un plan) ni aux règlements
de conflits de limite. Une carte à grande ou à moyenne échelle n’ap-
porte pas en soi un progrès de la connaissance, pas plus qu’elle n’est
le signe d’une meilleure emprise des hommes sur un territoire. Le
passage à la représentation graphique relève d’un procédé intellec-
tuel, mettant en jeu l’abstraction, et permettant une investigation de
l’espace local différente (ou complémentaire) d’une appréhension

70
  Voir A. SKELTON et P. D. HARVEY, Local Maps and Plans ..., 1986, p. 5.
71
  Archivio Comunale di Volterra (Atti del cancelliere D nera IV, 1), voir M. Azzari, « Il
rinnovamento della cartographia... », p. 281-282. Il manque cependant une transcription
des toponymes qui permettrait de confirmer ce point de vue.
72
  M. AZZARI, « Il rinnovamento della cartographia … », p. 282.

111

csm_19.indd 111 21/05/10 08:56


nathalie bouloux

quotidienne, concrète et pratique. Plus qu’une histoire des cartes,


c’est cette histoire là qui reste à écrire.

Les conceptions de l’espace et ses représentations sont donc infi-


niment plus complexes et subtiles qu’une lecture simple de quelques
textes et de quelques cartes ne le fait apparaître. La diversité des
modalités de représentation de l’espace rend difficile de les faire
entrer dans un système unifié qui caractériserait une civilisation
médiévale. Les travaux et découvertes récents sur ce sujet tendent à
rendre compte et à comprendre, par des méthodes fondées sur des
pratiques scientifiques éprouvées (codicologie, éditions critiques et
commentaires de textes, recherches et interprétations de nouvelles
données), des moyens par lesquels les hommes du Moyen Âge conce-
vaient et représentaient l’espace.
Dans le domaine des recherches d’histoire du territoire, l’étude
des représentations de l’espace est susceptible d’apporter des éclaira-
ges stimulants. Le territoire, tel que je l’ai défini, se découvre peu dans
les textes de géographie savante – dans la mesure où il n’en est pas
un sujet. À partir du XIVe siècle, l’attention portée aux espaces de
souveraineté et aux découpages administratifs par les auteurs de trai-
tés de géographie accompagne les mutations politiques et territoriales
qui affectent l’Occident. Il ne faudrait pas cependant exagérer la por-
tée de cette politisation de l’espace pour la question du territoire,
surtout si on le considère à plus grande échelle. D’autres textes
(savants comme les chroniques ou plus techniques comme les cartu-
laires) offrent un champs d’étude plus adapté. Le regard des histo-
riens sur ces écrits documentaires s’est profondément renouvelé ces
dernières années. Ils sont désormais aussi considérés comme des pro-
ductions culturelles liées à des pratiques d’écriture adaptées aux exi-
gences intellectuelles et idéologiques de la société qui les a vu naître.
Les lettrés qui les ont produits ont été formés à l’école, où ils ont acquis
une culture géographique courante dont on peut supposer qu’elle
influence leur manière de concevoir l’espace et de décrire les territoi-
res. Dans cette perspective d’histoire culturelle, l’étude de la concep-
tion du territoire peut s’appuyer sur les méthodes et les acquis des
historiens de la représentation de l’espace et tenter de résoudre la
question de l’influence de la culture savante dans le domaine de la
pratique. À cet égard, les cartes, à moyenne ou à petite échelle, tiennent
une place privilégiée, largement sous-exploitée et qu’il convient d’ex-
plorer : il faut dresser des inventaires, produire des monographies et
replacer ces artefacts dans leur contexte d’élaboration et d’utilisation.

112

csm_19.indd 112 21/05/10 08:56


GÉOGRAPHIE SACRÉE OU GÉOGRAPHIE
DU SACRÉ ? LES MAPPEMONDES
DU COMMENTAIRE DE BEATUS
AUX Xe ET XIe SIÈCLES

Thomas DESWARTE

Depuis les années 801, les travaux sur les rapports entre l’histoire,
ses phénomènes et l’espace se multiplient2. Cette nouvelle approche,
inspirée de la sociologie et des travaux de Maurice Halbwachs sur la
« mémoire collective »3, est appliquée d’une manière toute particu-
lière au domaine religieux, dans une perspective anthropologique4.
Dans un article fondateur, John Helgeland5 opposa ainsi à juste titre
le paganisme, religion de l’espace, au judaïsme et au christianisme
paléo-chrétien, « religion du Temps » : à ses débuts, la religion du
Christ se pensait d’abord dans le Temps – temps de la Révélation,
temps de la grâce, temps de l’eschatologie et temps de la mémoire
étudié par Otto Gerhard Oexle6.

1
  Je remercie vivement Patrick Gautier-Dalché pour sa relecture critique de cet article et
ses utiles conseils.
2
  M. BOURIN, E. ZADORA-RIO, « Analyses de l’espace », Les tendances actuelles de l’histoire
du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998)
organisés par le CNRS et le Max-Planck-Institut für Geschichte, J.-C. SCHMITT et O. G. OEXLE
dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 (Histoire ancienne et médiévale, 66), p. 493-
510 ; dans le même volume, voir aussi : H. J. SCHMIDT, « Espace et conscience de l’espace
dans l’historiographie médiévale allemande », p. 511-536.
3
  M. HALBWACHS, La mémoire collective, Paris, PUF, 1950.
4
  Belle présentation par P. HENRIET, « Les clercs, l’espace et la mémoire », À la recherche
de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (IXe-XIIe
siècle), P. HENRIET dir., Lyon, ENS-Casa de Velázquez, 2003 (Annexes des Cahiers de lin-
guistique et de civilisation hispaniques médiévales, 15), p. 11-25.
5
  J. HELGELAND, « Time and Space : Christian and Roman », Aufstieg und Niedergang der
römischen Welt, II : Principat, Bd 23-2 : Religion (Vorkonstantinisches Christentum : Verhältnis zu
römischem Staat und heidnischer Religion), W. HAASE éd., Berlin/New York, De Gruyter, 1980,
p. 1285-1305.
6
  O. G. OEXLE, « Memoria und Memorialüberlieferung im früheren Mittelalter », Früh-
mittelalterliche Studien, 10 (1976), p. 70-95.

113

csm_19.indd 113 21/05/10 08:56


thomas deswarte

Comme l’ont si bien montré Michel Lauwers et Dominique Iogna-


Prat7, la spatialisation du sacré et la sacralisation de l’espace se firent
progressivement par ‘irradiation‘ à partir de lieux saints8, lieux d’asile,
lieux de sépulture, lieux sacralisés par la présence de reliques, et lieux
consacrés. Ainsi, dans la Catalogne de l’an mil, les consécrations
d’églises paroissiales s’étendaient au territoire environnant compre-
nant le cimetière paroissial, et manifestaient la naissance d’une sacra-
ria et d’une nouvelle ecclesia au sein de l’Ecclesia9.
Simultanément, s’élabora progressivement à partir de l’époque
carolingienne une doctrine des lieux de culte  : avec Hincmar de
Reims et son traité sur les églises et les chapelles, puis surtout durant les
années 1020-1130, s’imposa une conception plus territoriale de
l’Église, pensée comme une structure spatiale hiérarchisée et où l’ec-
clesia renvoyait à l’Ecclesia ; l’église était d’autant plus pensée comme
un ‘lieu propre’, que triomphait la doctrine du réalisme eucharisti-
que, faisant de l’église la demeure propre de Dieu10.
Qu’en fut-il de cette inscription du sacré en Hispania  ? Selon
Patrick Henriet11, le sacré n’y fut pendant longtemps guère territoria-
lisé, notamment en raison de l’extrême rareté de la littérature hagio-
graphique altomédiévale  : la chrétienté hispanique, très
‘paléo-chrétienne’, se pensait d’abord en référence à son passé romain
et martyrial ; elle est celle des transferts sans translations, des reliques
sans élévations et des saints sans vitae. Prenons le célèbre exemple de
Compostelle. Malgré le rapide développement d’un pèlerinage ad
liminem apostoli attesté dès la fin du IXe siècle, aucune œuvre narrative
ne s’intéressa à la sacralité du lieu. Certes, le roi Alphonse II avait
concédé à l’église en 829/834 une immunité dans un rayon de trois
milles – distance ensuite doublée à deux reprises pour atteindre douze
milles en 924. Mais ce nouveau territoire administratif, délimité par

7
  M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval,
Paris, Aubier, 2005 (Collection historique) ; D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure. Cluny et la
société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998 (Col-
lection historique), p. 161-185.
8
  R. A. MARKUS, « How on Earth could Places become Holy ? Origins of the Christian Idea
of Holy Places », Journal of Early Christian Studies, 2 (1994), p. 257-271.
9
  M. ZIMMERMANN, « Les actes de consécration d’églises. Construction d’un espace et
d’un temps chrétiens dans la Catalogne médiévale (IXe-XIIe siècle) », À la recherche de légiti-
mités chrétiennes…, p. 29-52.
10
  D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure…, 1998, p. 161-185 ; A. GUERREAU, « Espace social,
espace symbolique : à Cluny au XIe siècle », L’ogre historien. Autour de Jacques Le Goff, J. REVEL,
J.-C. SCHMITT éd., Paris, Gallimard, 1998, p. 167-191.
11
  P. HENRIET, « L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs (IXe-XIIe
siècle) », À la recherche de légitimités chrétiennes…, p. 81-127, p. 119-122.

114

csm_19.indd 114 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

des bornes milliaires, les milliarios (pour la première fois mentionnées


en 93412), ne possédait apparemment aucune dimension religieuse.
Ce ne fut qu’à partir des années 1060 que, sous l’influence des
clercs d’outre-Pyrénées, se multiplièrent les translations de reliques
puis les rédactions de vitae, polarisant l’espace autour de quelques
lieux sacrés. Dans le cas de Compostelle, il fallut attendre le XIIe siècle
pour qu’apparût une littérature hagiographique autour de Santiago
et qu’une production narrative mît en valeur la sacralité du lieu, de
l’espace compostelan et du fameux camino (Historia Compostellana,
Liber Sancti Jacobi). Par ailleurs, l’un des premiers documents à men-
tionner l’existence près des bornes milliaires de petits lieux de prière,
les humiliatoria, date de 1095, quant le comte Raymond octroya un
privilège judiciaire aux habitants de Santiago, en fait à tous ceux qui
habitaient ab umiliatorio in miliartinum13 ; de même, quand l’évêque
Diego Gelmírez rentra à Santiago muni de la relique de la tête de saint
Jacques, il fut accueilli ad humiliatorium selon l’Historia Compostellana,
avant de processionner jusqu’à son église14. Dans cette mutation ecclé-
siologique, l’influence française semble déterminante ; rappelons que
l’évêque de Compostelle Dalmace était présent lors de la délimitation
par Urbain II en 1095 du ‘ban sacré’ de Cluny15.
Or, la cartographie peut à l’évidence nous être fort utile pour étu-
dier ce processus16. Mais l’analyse des cartes médiévales requiert cer-
taines précautions méthodologiques, notamment quant à leur relation
au monde environnant17. Certes, elles le prennent en compte, à des
12
  Confirmation par Ramire II des donations de ses prédécesseurs à l’évêché de Santiago,
et donation du comté de Postmarcos (a° 934), M. LUCAS ÁLVAREZ éd., La documentación
del Tumbo A de la catedral de Santiago de Compostela : estudio y edición, León, CEISI, 1997 (Fuen-
tes y Estudios de Historia Leonesa, 64), n° 40 : inter cetera reperimus testamentos anticos de
tempore domni Adefonsi catolici regis conscriptos, per quos concessit in omni gyro hominum ingenuorum
ejusdem sanctissimi loci milliarios adnotatos (…).
13
  Le comte Raymond donne aux marchands de Santiago habitant à l’intérieur de la limite
des milles, le privilège de commercer librement (a° 1095), ibid., n° 74 : decernimus et vere
statuimus hoc nostrum decretum cunctis temporibus observandum...ut nullus mercator vel hujus civi-
tatis habitator ab umiliatorio in miliartinum, in omni parte volens mercari in aliqua terra, non sit
pignoratus vel depredatus ab aliquo in quavis voce (…).
14
  Historia Compostellana, éd. E. FALQUE REY, Turnhout, Brepols, 1988 (Corpus Christia-
norum, continuatio medievalis, 70), § I, CXII, 1 : postquam episcopus venit ad Montem Gaudii,
scilicet ad humiliatorium, clerus et populus totius civitatis occurrunt ei obviam cum summa jocunditate
venerantes pretiosum thesaurum. (...) a promontorio Montis Gaudii usque in ecclesiam beati Jacobi
processio et procedit et sequitur.
15
  D. MÉHU, Paix et communauté autour de l’abbaye de Cluny (Xe-XVe siècle), Lyon, PUL, 2001
(Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 9), p. 151-165.
16
  P. HENRIET, « L’espace et le temps hispaniques… », p. 106-111.
17
  P. GAUTIER-DALCHÉ, « Un problème d’histoire culturelle : perception et représenta-
tion de l’espace au Moyen Âge », Médiévales (Espaces du Moyen Âge), 18 (1990), p. 5-15 ;

115

csm_19.indd 115 21/05/10 08:56


thomas deswarte

degrés divers, et puisent à l’occasion hors du stock toponymique anti-


que – même si la prise en compte du réel ne bénéficie guère de la
technique avant la fin du Moyen Âge. Cependant, leurs données
demeurent très largement tributaires des auteurs anciens, tout parti-
culièrement durant le haut Moyen Âge : l’appréhension du monde,
connu par la domination romaine et la prédication chrétienne, passe
par ce double filtre culturel et religieux.
En outre, ces cartes peuvent être qualifiées d’‘idéogrammes’18, car
elles représentent moins des réalités spatiales comme nous l’enten-
dons, que des concepts. Elles doivent donc d’abord être analysées
comme des objets culturels, à l’interface de la géographie et de l’his-
toire19, et dépourvus d’utilité au sens technique du terme ; ainsi, la
forme de la terre, circulaire ou carrée, ne préjuge en rien de la forme
réelle de l’objet représenté20. De ce fait, la mappemonde altomédié-
vale, reproduite sur des supports très variés, ne saurait être étudiée
hors de son contexte, tant elle obéit à des logiques étrangères à la
géographie21. Dans le monde carolingien où se multiplient les cartes
réalisées à partir des ouvrages romains – itinéraires, traités de géogra-
phie, encyclopédies et autres –, les trois cartes possédées par Charle-
magne et représentées sur trois tables d’argent, témoignent d’une
idéologie politique néo-impériale : d’après Eginhard, elle figurent
Rome, Constantinople et le monde. De même, les mappemondes
contenues dans plusieurs manuscrits du Commentaire de l’Apocalypse de
Beatus de Liebana, constituent des objets plus spécifiquement reli-
gieux.

id., « Principes et modes de la représentation de l’espace géographique durant le haut


Moyen Âge », dans Uomo e spazio nell’Alto Medioevo, Spoleto, Centro italiano di studi sull’Alto
Medioevo, 2003 (Settimane di studio del ‘Centro italiano di studi sull’alto medioevo’, L),
t. I, p. 117-150.
18
  P. ARNAUD, « Plurima orbis imago. Lectures conventionnelles des cartes au Moyen Âge »,
Médiévales (Espaces du Moyen Âge), 18 (1990), p. 33-51, p. 50-51. Plus récemment, un
article que je n’ai pu consulter : E. EDSON, « Mapping the Middle Ages : the Imaginary
and the Real Universe of the ‘Mappaemundi’ », Monsters, Marvels and Miracles : Imaginary
Journeys and Landscapes in the Middle Ages, Odense, University Press of Southern Denmark,
2005.
19
  D. WOODWARD, « Reality, symbolism, time and space in medieval world maps », Annals
of the Association of American Geographers, 75-4 (1985), p. 510-521.
20
  P. ARNAUD, « Plurima orbis imago… », p. 45-46.
21
  M. KUPFER, « Medieval world maps : embedded images, interpretative frames », World
and Image, 10 (1994), p. 262-288, p. 264-269.

116

csm_19.indd 116 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

I. LES CARTES DES MANUSCRITS DE BEATUS


(Xe ET XIe SIÈCLES)

Ces manuscrits nous transmettent en effet un substantiel corpus


de cartes, les plus belles, les plus grandes de tout le haut Moyen Âge22,
puisque reproduites sur deux folios. Sur les vingt-six copies des Xe-
XIIIe siècles, quinze contiennent une mappemonde ; sept d’entre
elles, ibériques et antérieures à 1100, forment un corpus cohérent,
antérieur au XIIe siècle et à ses grands changements stylistiques et
idéologiques : tandis que, à partir de la seconde moitié du XIe siècle,
l’Espagne adopte progressivement le style pictural d’outre-Pyrénées
et que les manuscrits du Commentaire sont reproduits outre-Pyrénées,
ces mappemondes intègrent en plus grand nombre au siècle suivant
des données contemporaines – ce qui n’était guère le cas auparavant
– ; elles dénotent même bien souvent un autre système de représen-
tation, qui valorise le savoir géographique et encyclopédique23.

22
  Si les mappemondes sont attestées durant l’Antiquité, les premières conservées ne datent
que du VIIIe siècle. Elles ont été partiellement inventoriées par P. GAUTIER-DALCHÉ,
« Mappae mundi antérieures au XIIIe siècle dans les manuscrits latins de la Bibliothèque
Nationale de France », Scriptorium, 52 (1998), p. 102-162. Malgré ses imperfections, l’on
peut aussi consulter : M. DESTOMBES, Mappemondes A.D. 1200-1500 : Catalogue préparé par
la Commission des Cartes Anciennes de l’Union Géographique Internationale, Amsterdam, N. Israel,
1964. Voir aussi : A.-D. VON DEN BRINCKEN, Kartographische Quellen. Welt-, See- und Regio-
nalkarten, Turnhout, Brepols, 1988 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 51).
Ces mappemondes sont réparties en diverses catégories, dont le nombre varie suivant le
système de classification retenu ; bonne présentation des différentes classifications par D.
WOODWARD, « Medieval mappaemundi », Cartography in Prehistoric, Ancient, and Medieval
Europe and the Mediterranean, J. B. HARLEY, D. WOODWARD éd., Chicago-Londres, Univer-
sity of Chicago Press, 1987 (The History of Cartography, 1), p. 286-370, p. 294-299, p. 343-
358. Une classification très détaillée est proposée par R. SIMEKES, « Mappae mundi »,
Archiv der Geschichte der Naturwissenschaften, 22-23-24 (1988), p. 1061-1091. L’on a proposé
une classification plus simple en deux catégories : l’une, schématique ou non, représentant
la terre habitée ; l’autre figurant l’ensemble du globe en plan, par la moitié habitée de
l’hémisphère septentrional et la moitié de l’austral (J.-G. ARENTZEN, Imago mundi carto-
graphica. Studien zur Bildlichkeit mittelalterlicher Welt- und Ökumenekarten unter besonderer Berück-
sichtigung des Zusammenwirkens von Text und Bild, Munich, 1984 (Münstersche Mittelalter-
Schriften, 53), p. 123-130 ; P. ARNAUD, « Plurima orbis imago… »).
23
  I. BAUMGÄRTNER, « Die Welt im kartographischen Blick : Zur Veränderbarkeit mittel-
alterlicher Weltkarten am Beispiel der Beatustradition vom 10. bis 13. Jahrhundert », Der
weite Blick des Historikers: Einsichten in Kultur-, Landes- und Stadtgeschichte. Peter Johanek zum 65.
Geburtstag, W. EHBRECHT e.a. éd., Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau Verlag, 2002, p. 527-
549.

117

csm_19.indd 117 21/05/10 08:56


thomas deswarte

I.1. Deux grandes familles de cartes

Posons tout d’abord un jalon méthodologique essentiel : aucune


des sept cartes du codex de Beatus n’est l’exacte copie d’une autre ;
cette liberté de composition est particulièrement nette au travers des
légendes24, et empêche, me semble-t-il, toute reconstitution d’un
stemma des cartes, contrairement à ce que fit naguère Gonzalo Mené-
ndez Pidal25. En revanche, ces mappemondes peuvent être réparties
en deux familles (Miller A et B)26, qui correspondent aux grandes
familles de manuscrits identifiées par Henry A. Sanders (à partir du
texte)27 – qui prouva en outre l’existence de quatre versions successi-
ves. En dépit d’approches parfois très différentes, Wilhelm Neuss28,
puis Peter Klein29 et John Williams30 confirmèrent et précisèrent à
partir du texte et des illustrations la classification de H. Sanders.
Ainsi la famille cartographique Miller A correspond-elle aux
manuscrits de la famille Neuss I=Sanders 2. Pour notre période, un
seul codex en fait partie : le Beatus de Burgo de Osma31, commencé
le 3 janvier ou le 3 juin 1086 par le scribe Petrus et le décorateur
Martinus très probablement à Sahagún32. Quant aux six cartes de
famille Miller B, elles figurent dans les manuscrits de la famille Neuss
II. Celle-ci est divisée en deux branches. La première, Neuss IIa=Sanders

24
  H. GARCÍA-ARÁEZ, « Los mapamundis de los Beatos (2a parte). Nomenclator y conclu-
siones », Miscelánea medieval murciana, 19-20 (1995-1996), p. 97-128, p. 124-126.
25
  G. MENÉNDEZ PIDAL, « Mozárabes y asturianos en la cultura de la Edad Media, en
relación con la historia de los conocimientos geográficos », Boletín de la Real Academia de la
Historia, 134 (1954), p. 137-291, notamment p. 262-269.
26
  K. MILLER, Mappaemundi. Die ältesten Weltkarten, t. I : Die Weltkarte des Beatus (776 n. Chr.),
Stuttgart, J. Roth, 1895.
27
  H. A. SANDERS, Beati in Apocalipsin Libri Duodecim, Rome, 1930 (Papers and Monographs
of the American Academy in Rome, 7).
28
  W. NEUSS, Die Apokalypse des hl. Johannes in der altspanischen und altchristlichen Bibel-Illu-
stration, Münster, 1931 (Spanische Forschungen der Görresgesellschaft, Reihe II, 2 und 3),
2 vol.
29
  P. KLEIN, Der ältere Beatus-Kodex Vitr. 14-2 der Biblioteca Nacional zu Madrid. Studien zur
Beatus-Illustration und der spanischen Buchmalerei des 10. Jahrhunderts, Hildesheim-New York,
1976 (Studien zur Kunstgeschichte, 8).
30
  J. W. WILLIAMS, The illustrated Beatus : a corpus of the illustrations of the Commentary on the
Apocalypse, London, Harvey Miller, t. I : Introduction. Ces manuscrits sont bien présentés dans
les volumes suivants, qui contiennent en outre des reproductions en noir et blanc des
illustrations : t. II, The Ninth and Tenth Centuries, 1994 ; t. III, The Tenth and Eleventh Centuries,
1998 ; et t. IV, The Eleventh and Twelfth Centuries, 2002.
31
  Burgo de Osma, Archivo de la Catedral, cod. 1, 166 fol. (360 x 225 mm.), fol. 34v-35r. Ce
manuscrit est moins fourni que ceux de la famille Neuss II, car il ignore le commentaire de
Daniel par Jérôme et ses onze illustrations.
32
  El Beato de Osma, t. I : Facsimile, t. II : Estudios, Valencia, Vicent García Editores, 1992.

118

csm_19.indd 118 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

3, comprend pour le haut Moyen Age cinq Beatus : celui de la Morgan


Library33, confectionné vers 940-945 pour San Miguel de Escalada et
illustré par Majus34; le Beatus de Valladolid35, réalisé par l’abbé Sem-
pronius et par le peintre Obeco entre le 8 juin et le 8 septembre 970
dans le royaume de León36; celui d’Urgell37, élaboré dans ce même
royaume durant le dernier quart du Xe siècle38; le Beatus de Facond39,
élaboré en 1047 par ce scribe, et peut-être décorateur, à San Juan
Bautista de León40; et le manuscrit de Silos41, rédigé dans ce monastère
par Munnio et Dominico le 18 avril 1091, puis illustré par Petrus le
1er juillet 1109. La famille Neuss IIb=Sanders 4 comprend le Beatus
de Gérone42, élaboré le 6 juillet 975 dans le royaume de León par le
scribe Senior ainsi que les miniaturistes Ende et Emeterius43.
Or, parmi les soixante-huit représentations du livre de l’Apocalypse
et les deux du commentaire proprement dit44, figure une mappe-
monde, qui illustre le prologue du livre II. Il vient après le premier
livre, qui commente le chapitre I de l’Apocalypse, accompagné de
trois illustrations représentant la Révélation à saint Jean (Ap I, 1-6),

33
  New York, Morgan Library, M 644, 300 fol. (387 x 285 mm.), fol. 33v-34r.
34
  J. WILLIAMS, B. SHAILOR, V. GARCÍA LOBO, El Beato de San Miguel de Escalada : manus-
crito 644 de la Pierpont Morgan Library de Nueva York, Madrid, Casariego, 1991 (trad. angl. A
Spanish Apocalypse : The Morgan Beatus Manuscript, New York, George Braziller, 1991).
35
  Valladolid, Biblioteca de la Universidad, ms. 433, 230 fol. (350 x 240 mm), fol. 36v-37r.
36
  M. N. ALONSO CORTEZ, Universidad de Valladolid. El “Beato” de su biblioteca, Valladolid,
1971 ; Beato de Valcavado, t. I : Facsimile, t. II : Estudios, Valladolid, 1993 ; J. A. FERNÁNDEZ
FLÓREZ, El Beato de la Universidad de Valladolid : Original conservado en la Biblioteca de Santa
Cruz de la Universidad de Valladolid, 2 vol., Madrid, Testimonio Compañia, 2002 (Scriptorium,
16).
37
  Seo de Urgell, Museu Diocesá, Num. Inv. 501, 232 fol. (402 x 265 mm.), fol. 6v-7r.
38
  A. CAGIGÓS SORO, El Beato de la seu d’Urgell y todas sus miniaturas. Un libro del primer
milenio con mensajes para hoy, La Seu d’Urgell, Museu Diocesà d’Urgell, 2001².
39
  Madrid, Biblioteca Nacional de España, Ms Vit. 14-2, 312 fol. (360 x 280 mm), fol. 63v-
64r.
40
  U. ECO, L. VAZQUEZ DE PARGA, Beatus de Liébana : miniatures du « Beatus » de Ferdinand
Ier et Sanche, Parme, F.M. Ricci, 1982 ; El Beato de Liébana. Códice de Fernando I y de doña Sancha,
t. I : Facsimile, t. II : Studies, Barcelona, 1994 ; J. GONZÁLEZ ECHEGARAY, M. C. VIVANCOS,
A. INIESTA, J. YARZA LUACES, Comentarios al Apocalipsis Beato de Liébana (Madrid, Bib. Nac.
Vit. 14-2), Barcelona, 1995.
41
  Londres, British Library, Add. Ms. 11695, 280 fol. (378 x 235 mm.), fol. 39v-40r.
42
  Gerona, Museu de la Catedral, Num. Inv. 7 (11), 284 fol. (400 x 260 mm), fol. 54v-55r.
43
  Comentario al Apocalipsis, t. I : Beati in apocalipsin libri duodecim, Codex Gerundensis, ed. facs.
del Códice de Gerona, t. II : Estudios en torno a la obra de Beato de Liébana y en especial del Códice
de Gerona, Madrid, Edilan, 1975.
44
  À la fin du manuscrit, fut ajouté plus tard, peut-être au IXe siècle, le commentaire par
Jérôme du livre de Daniel, ainsi que onze scènes l’illustrant. Contrairement à l’opinion de
W. Neuss, ces illustrations n’étaient donc pas originelles (avant d’être perdues dans la
branche I) : cf. J. WILLIAMS, The illustrated Beatus…, t. I : Introduction, p. 55-61.

119

csm_19.indd 119 21/05/10 08:56


thomas deswarte

le Christ dans les nuées (Ap I, 7-9) et son ordre d’écrire le livre (Ap
I, 10-20). En forme de prolégomènes à l’étude du chapitre II de l’Apo-
calypse, ce prologue présente l’Église et son contraire, la Synagogue45.
Cette carte illustre la première partie du prologue, consacrée à l’Église
en tant que rassemblement des chrétiens, depuis le Christ jusqu’au
simple fidèle ; elle figure en l’occurrence après le passage sur les apô-
tres. Etait-elle pour autant, comme on l’affirme habituellement, une
carte de la Dispersion apostolique ?

II. 2. Une carte de la dispersion apostolique ?

La plupart des historiens affirment que cette mappemonde était à


l’origine une carte de l’évangélisation du monde par les apôtres, telle
qu’elle apparaît dans le Beatus de Burgo de Osma ; cette dernière
serait alors la copie très fidèle de l’archétype perdu46. Si tel était le cas,
elle prouverait un investissement précoce de l’espace par le sacré, en
l’occurrence par les bustes des apôtres. Quant aux cartes de la famille
Miller B, elles ne seraient que le résultat d’un appauvrissement du
modèle initial…
En fait, il me semble impossible de prouver l’antériorité du modèle
de Burgo de Osma. Ni la forte imprégnation isidorienne des légendes,
tout à fait classique, ni l’ovalité de la carte ne prouvent son ancien-
neté, tant les diverses formes se rencontrent à toutes les époques : la
forme ronde, qui est celle des cartes en OT, fréquente durant tout le
haut Moyen Âge, fut aussi reprise pour une mappemonde contenue
dans un manuscrit daté des années 771/78647 et composé peut-être
en Provence48 ; la forme rectangulaire des cartes du type Miller B était
déjà celle d’une carte orientée et centrée sur la Méditerranée, dans
un manuscrit du VIIIe siècle des Histoires d’Orose49. L’on a aussi invo-

45
  Beatus de Liébana, In Apocalypsin B. Joannis apostoli commentaria, lib. II, Prol., dans Obras
completas de Beato de Liébana, éd. et trad. J. GONZÁLEZ ECHEGARAY, A. DEL CAMPO, L.
G. FREEMAN, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1995 (BAC Maior, 47), p. 33-663,
p. 122-180.
46
  K. MILLER, Mappaemundi…, t. I, p. 34-36 ; G. MENÉNDEZ PIDAL, « Mozárabes y astu-
rianos... », p. 224-269 ; H. GARCÍA-ARÁEZ, « Los mapamundis de los Beatos. Origen y
características principales », Miscelánea medieval murciana, 18 (1993), p. 49-76, p. 66-67.
47
  Vatican, Bibl. Apost., ms Vat. Lat. 6018, f. 63v-64.
48
  E. Edson, « The oldest world maps : classical sources of three eighth-century mappae-
mundi », Exploration and Colonization in the Ancient World, 24-2 (1993), p. 169-184, p. 177-
178.
49
  Bibliothèque d’Albi, ms. 12. Cité par H. GARCÍA-ARÁEZ, « Los mapamundis de los
Beatos. Origen y características principales »…, p. 55-57. L’archétype ne devait pas contenir

120

csm_19.indd 120 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

qué le nombre élevé de toponymes (119) dans la carte de Burgo de


Osma ; mais on ne voit pas pourquoi l’archétype serait plus riche en
légendes que ne le seraient les cartes postérieures...
Demeure un dernier argument : le thème même de la dispersion
apostolique, illustré par la carte de Burgo de Osma et qui serait celui
de l’archétype. Certes, Beatus nous assure du lien direct entre le texte
et son illustration : « La peinture de la petite figure ci-dessous montre
que ceux-ci (les apôtres) récoltent très facilement les graines de cette
semence dans le champ de ce monde, que les prophètes labourè-
rent »50. Cependant, le moine de Liébana annonçait son illustration
non pas après sa description de la Dispersion, mais au terme de diver-
ses considérations sur les apôtres, comparés aux « douze heures de la
journée  », aux «  douze trônes  » jugeant les tribus d’Israël, à une
semence disséminée à travers le monde entier. Le thème de la Disper-
sion n’était donc pas forcément originel. En outre, une telle hypo-
thèse repose toujours sur l’affirmation gratuite d’une dégradation du
modèle initial dans les cartes du type Miller B.
L’explication, peu étayée, me paraît décidément trop simple, tant
ces cartes s’éloignent profondément du modèle de Burgo de Osma :
elles ne comportent aucune représentation d’apôtres, contiennent
une figuration de la ville de Jérusalem et représentent le paradis ter-
restre avec Adam et Ève. Par ailleurs, les régions évangélisées par les
apôtres ne sont absolument pas mises en valeur, et quelques-unes en
sont même absentes : l’Égypte manque dans les codex de Valladolid,
Facond et Silos, la Judée dans ceux de la Morgan Library et de Facond.
Quant au Beatus de Gérone, qui comporte sur deux folios une belle
représentation des apôtres (fol. 52v-53), force est de constater que
cette miniature n’entretient aucun lien avec la mappemonde, pour-
tant dessinée sur les deux folios suivants (fol. 54v-55) : quatre régions
évangélisées manquent sur la carte – l’Achaïe, l’Inde, l’Espagne et
l’Égypte51. En fait, les cartes du type Miller B obéissent à une autre
logique religieuse que celle de la dispersion apostolique.

de cartes : peu de manuscrits d’Orose sont avec carte, surtout durant le haut Moyen Âge,
et aucun de ceux-ci n’est hispanique.
50
  Beatus de Liébana, In Apocalypsin B. Joannis apostoli commentaria, lib. II, Prol., c. 3, p. 136 :
Et quod facilius hanc seminis grana per agrum hujus mundi, quem profetae laboraberunt, et hii metent,
subjectae formulae pictura demonstrat.
51
  Plus généralement, toute reconstruction de l’archétype – à supposer qu’il ait disposé de
toutes les miniatures – ne peut être que conjoncturelle pour trois raisons : le décalage
chronologique entre la réalisation du commentaire (ca 786) et le premier manuscrit
conservé (ca 940-945) ; la rareté des miniatures antérieures à Beatus bien datées et localisées
(J. WILLIAMS, The illustrated Beatus…, t. I : Introduction, p. 31 sq ; id., « Isidore, Orosius and

121

csm_19.indd 121 21/05/10 08:56


thomas deswarte

II. THÉOLOGIE DE L’HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE SACRÉE


(MILLER B/NEUSS II)

Une analyse de la toponymie prouve le poids de l’héritage antique,


comme souvent dans les ouvrages géographiques du haut Moyen
Âge52. En effet, le stock toponymique des cinq cartes appartenant aux
manuscrits de la famille IIa provient exclusivement d’une Antiquité
prolongée jusqu’à Isidore53, tandis que la carte du Beatus de Gérone
(Neuss IIb) ne comprend au maximum que sept noms médiévaux :
Baggi (?), l’Epiram (Spire), la Francia, Rem (Reichenau), Salerna, Sancti
Jacobi apostoli et Spoleto.
Aussi, l’histoire ou l’actualité la plus brûlante, celle de la Recon-
quête, ne transparaît-elle pas au travers du choix des toponymes : la
Galice, aux mains des chrétiens, côtoie Tarragone et Lisbonne, tou-
jours sous domination musulmane aux Xe et XIe siècles. Certains de
ces noms, à l’instar de Troie ou Antioche, évoquent certes d’impor-
tants événements dans l’histoire de l’humanité ou dans celle du salut.
Pourtant, aucun d’entre eux ne bénéficie d’un traitement de faveur
visuel – à l’exception du paradis et de Jérusalem.
L’Histoire Sainte – que nous pourrions imaginer largement repré-
sentée – n’est pas non plus mise en valeur. En effet, si près d’un tiers
des toponymes apparaît dans la Bible, leur potentiel religieux n’est
exploité ni sur le plan iconographique, ni sur le plan textuel, puisqu’ils
ne constituent pas un tout signifiant : à côté de quelques Judée, Jour-
dain et Babylone, manquent le mont Ararat, la vallée de Josaphat,
Nazareth et Bethléem ; Rome est naturellement mentionnée dans
toutes les cartes, mais au même niveau que Troie, Constantinople, la

the Beatus Map », Imago mundi. The International Journal for the History of Cartography, 49
(1997), p. 7-32, p. 26-28) ; et le faible pourcentage de toponymes – 15,8 %, soit 43 noms –
communs à toutes les cartes (H. GARCÍA-ARÁEZ, « Los mapamundis de los Beatos (2a
parte). Nomenclator y conclusiones », p. 124-126). Peter Klein estimait même que l’élabo-
ration du manuscrit tel qu’il est connu, fut progressive : Der ältere Beatus-Kodex Vitr. 14-2…,
p. 176 sqq).
52
  N. LOZOVSKY, The Earth is Our Book : Geographical Knowledge in the Latin West ca. 400-1000,
Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000.
53
  Selon Hermenegildo García-Aráez (« Los mapamundis de los Beatos (2a parte). Nomen-
clator y conclusiones », p. 97-128), 46,9 % des 96 toponymes sont repris à Orose et à Isidore,
30,8 % à la Bible, et 5,5 % à d’autres auteurs de l’Antiquité. Le pourcentage des toponymes
médiévaux (10,6 %) est en fait nul, puisque seize noms ne figurent pas dans les cartes ici
étudiées (l’Anglia, l’Asia major, la Phrysia, la Balearicum mare et la mare Grecia, les villes de
Catania et d’Eddemon, le fleuve Garonna, Romania, l’église de Saint-Sever, la Saxconia, la
Septimania, Sevilla, Styria, Toletum/Tolède, Vienna), et les cinq autres sont attestés durant
l’Antiquité (Aquileia/Aquilée, Beneventum/Bénévent, Calcedonia/Chalcédoine, la Gallecia et
son faro, Tolosa/Toulouse). 6,2 % demeurent non identifiés.

122

csm_19.indd 122 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

Gaule ou la Germanie ; et combien d’Assyrie, Arabie, Inde et Crête,


dont le seul point commun est de tous appartenir à ce stock de mots
antiques, largement représenté chez Orose (Histoires contre les païens)
et Isidore (Étymologies, De natura rerum) ! Quel rôle peut alors jouer
une telle géographie, désacralisée et très largement déshistoricisée ?

II.1. Des cartes de la création

Ces cartes possèdent une forte autonomie par rapport au texte de


Beatus ; représentées sur deux folios, elles ne se contentent pas d’il-
lustrer le texte : elles constituent en soi un objet de contemplation,
dont la plupart des toponymes n’apparaissent pas dans l’œuvre du
moine de Liébana, alors même que Jean cite d’autres lieux – par
exemple les sept Eglises de l’Apocalypse – absents des mappemondes.
En outre, de courts textes sont intégrés dans ces cartes – en fait de
petites notices de nature géographique et sans rapport avec le com-
mentaire de Beatus.
Ainsi, dans les manuscrits de la famille IIa, une légende librement
inspirée des Étymologies54 nous apprend que l’Arabie s’appelle aussi
Saba, qui vient de myrrhe, et que l’on y trouve du cinnamome : Arabia
ipsa est Saba a mirra et cinnamum ibi est. La référence biblique est évi-
dente : la légende permet de localiser ce fameux royaume, dont la
reine rendit visite à Salomon et lui apporta quantité de parfums et de
pierres précieuses (III Rs 10, 1-13). Un long texte d’inspiration isido-
rienne55 décrit l’Éthiopie, Ezipia, où habitent des peuples monstrueux,
dotés d’une autre physionomie et d’aspect horrible, où se trouve une
multitude de bêtes sauvages et de serpents, mais aussi des pierres
précieuses, du cinnamome et du baume56. Au-delà d’une mer, plus au
sud, se trouve un quatrième continent, dont la description est encore

54
  Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 3, 15, éd. et trad. W.M. LINDSAY, J. OROZ RETA,
M.A. MARCOS CASQUERO, Etimologías, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1993
(BAC, 433-434)², t. II, p. 170 : Arabia appellata, id est sacra (…) In cujus saltibus et myrrha et
cinnamum provenit (…) Ipsa est et Saba, appellata a filio Chus, qui nuncupatus est Saba.
55
  Ibid., XIV, 5, 14-15, p. 188-190 : Aethiopia dicta a colore populorum (…) cujus situs ab occiduo
Athlantis montis ad orientem usque in Aegypti fines porrigitur, a meridie Oceano, a septentrione Nilo
flumine clauditur; plurimas habens gentes, diverso vultu et monstruosa specie horribiles. Ferarum
quoque et serpentium referta est multitudine. Illic quippe rhinoceros bestia et camelopardus, basiliscus,
dracones ingentes, ex quorum cerebro gemmae extrahuntur. Jacynthus quoque et chrysoprasus ibi repe-
riuntur ; cinnamomum ibi colligitur.
56
  Ezipia ubi sunt gentes diverso vultu hec monstruosas a specie orribilis. Pretensa est usque ad fines
Aegypti. Ferarum quoque et serpentium referta est multitudo ; ibi germine praetiose, cinnamum et
balsamum.

123

csm_19.indd 123 21/05/10 08:56


thomas deswarte

une fois librement inspirée d’Isidore57  : «  C’est une terre voisine,


déserte et inconnue de nous en raison de la chaleur du soleil », Deserta
terra vicina solida ardore incognita nobis (Beatus de Morgan), Deserta
terra vicina soli ab ardore incognita nobis est (Beatus d’Urgell, de Vallado-
lid, de Facond et de Silos).
Que retenir de tout cela ? Cet apparent intérêt pour les régions
exotiques et inconnues cache en fait une volonté de nommer ou, à
défaut, de décrire l’ensemble de la création. Le modèle adopté pour
représenter l’orbis terrarum est celui d’Ératosthène, repris et christia-
nisé par Cosmas Indicopleustès dans sa Topographie chrétienne vers 547 :
selon lui, la terre, rectangulaire, a la forme du tabernacle de Moïse,
et comporte le paradis terrestre, inaccessible, à l’est58. Le seul point
commun de ces cartes avec celles du type TO est la division en trois
continents (Asie, Europe et Afrique) selon deux axes représentés par
la Méditerranée et les fleuves Tanaïs (Don)-Nil – dont le cours oblique
néanmoins ici vers le sud-ouest.
Le Beatus de Gérone (famille Neuss IIb) confirme un tel constat,
puisqu’une de ses légendes, tirée d’Orose59, commente le tracé du Nil
à travers les déserts et l’Éthiopie : Flubius Nilus quem alli auctores ferun-
tur procul ubi tente montes abentes et continuo aureis arenis inmergi inde
inungusto inmergi brebi spatium vastissimo laco deserta et arenos et Eziopia.
En outre, selon une notice inspirée des Étymologies,60 « l’on raconte
que le peuple des Amazones habite dans cette région du champ désert
de Timiscificus », au sud-est de l’Asie. Enfin, une légende, directement
reprise à un passage déjà cité d’Isidore, évoque plus longuement cette
« quatrième partie de la terre », située par-delà un « océan intérieur »
et habitée par les « fabuleux Antipodes » : Extra tres autem partes orbis,
quarta pars trans Oceanum interior est, que solis ardore incognita nobis est.
Cujus finibus Antipodas fabulosas se inhabitare produntur. En clair, ce

57
  Isidore de Séville, Etymologies, XIV, 5, 17, t. II, p. 190 : Extra tres autem partes orbis, quarta
pars trans oceanum interior est, que solis ardore incognita nobis est. Cujus finibus antipodas fabulose
inhabitare produntur. Cette représentation apparaît pour la première fois dans la carte d’un
manuscrit provençal du VIIIe siècle, avec la légende : insola incognita [ard]ori solis iiii pars
mundi (J. WILLIAMS corrige à juste titre une autre lecture proposée, qui restituait abusive-
ment partes : « Isidore, Orosius and the Beatus Map », p. 17).
58
  P. ARNAUD, « Plurima orbis imago… », p. 42 ; H. GARCÍA-ARÁEZ, « Los mapamundis de
los Beatos. Origen y características principales », p. 54.
59
  Orose, I, c. 2, Histoires contre les païens, PL, t. XXXI, col. 680 : Hunc aliqui auctores ferunt,
haud procul ab Atlante habere fontem, et continuo arenis mergi : inde interjecto brevi spatio, vastissimo
lacu exundare, atque hinc Oceano tenus, orientem versus per Aethiopica deserta prolabi, rursusque
inflexum ad sinistram, ad Aegyptum descendere.
60
  Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 3, 37, p. 174 : ab aquilone mare mare Cimmericum et
Themiscyrios campos, quos habuere Amazones.

124

csm_19.indd 124 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

continent pourrait être humanisé – puisque, selon Augustin (La Cité


de Dieu, XVI, 8) et Isidore, ces Antipodes sont des monstres, apparte-
nant au genre humain61 et habitant en Lybie62. Ignorance du monde
environnant, refus d’une géographie ‘technique’, goût pour l’exo-
tisme culturel, étroite dépendance vis-à-vis des autorités  : voici les
caractéristiques d’une géographie dont l’objet est en fait fondamen-
talement religieux.

II. 2. La chute et Jérusalem

Ces cartes sont des «  supports pratiques de la contemplation


monastique »63, dans la perspective néo-platonicienne de la vision
cosmique : semblable à un saint illuminé par la lumière divine, celui
qui regarde cette carte, contemple comme Dieu l’immensité de la
création, une « image de l’Église éternelle » qui ramasse « toute l’his-
toire de l’humanité »64. La mappemonde est dominée par deux repré-
sentations. Le paradis terrestre, à l’est selon cette ancienne tradition
rapportée par Isidore65, est le cadre d’un événement historique : la
Chute, figurée par le serpent enroulé autour de l’arbre de vie et par
Adam et Ève cachant honteusement leurs parties génitales ; plus qu’un
lieu, c’est d’abord un fait historique qui est ici représenté66.
À côté, se trouve la ville de Jérusalem – curieusement absente de
Gérone, peut-être parce que la carte ne fut pas achevée, comme en
témoignent au sud-ouest les montes Atlani laissés sans couleurs. Ce
bâtiment, le seul de la carte, désignerait-il un lieu précis, la Jérusalem
historique ? La signification de cette image ne saurait se réduire à cela,
61
  Isidore de Séville, Étymologies, XI, 3, 12, t. II, p. 48 : Sicut autem in singulis gentibus quaedam
monstra sunt hominum, ita in universo genere humano quaedam monstra sunt gentium, ut Gigantes,
Cynocephali, Cyclopes et cetera. Il faut donc les différencier des transformati évoqués au chapitre
suivant – ces hommes métamorphosés en bêtes.
62
  Ibid., XI, 3, 24, t. II, p. 50.
63
  P. GAUTIER-DALCHÉ, « De la glose à la contemplation. Place et fonction de la carte
dans les manuscrits du haut Moyen Âge », dans Testo e immagine nell’alto medioevo, Spolète,
1994 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 41), t. II, p. 693-
771, p. 749-762 (repris dans Géographie et culture. La représentation de l’espace du VIe au XIIe
siècle, Ashgate, Variorum, 1997, n° VIII).
64
  Ibid., p. 752.
65
  Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 3, 2, t. II, p. 166 : Paradisus est locus in Orientis partibus
constitutus, cujus vocabulum ex Graeco in Latinum vertitur hortus; porro Hebraice Eden dicitur, quod
in nostra lingua deliciae interpretatur.
66
  Dans le Beatus de l’Escorial (Escorial, &-II-5, fol. 18), originaire du monastère de San
Millán de la Cogolla et daté des environs de l’an mil, la carte a été remplacée par une
représentation d’Adam et Ève au paradis, avec le serpent.

125

csm_19.indd 125 21/05/10 08:56


thomas deswarte

car elle est le pendant de l’image du paradis ; en outre, les autres lieux
saints de Palestine ne sont absolument pas mis en valeur. Serait-ce
alors la Jérusalem céleste, qui doit descendre du ciel après le Juge-
ment dernier, « la cité sainte, la nouvelle Jérusalem », le « tabernacle
de Dieu avec les hommes » (Ap 21) ? Encore une fois, stricto sensu non :
celle-ci est représentée à la fin des manuscrits, accompagnée de
l’agneau et dotée de douze portes ouvertes sur les « quatre parties du
monde ».
En fait, Jérusalem symbolise la Cité de Dieu, l’Église à la fois ter-
restre et céleste décrite par Beatus dans son prologue : cette Église
des saints en cours de constitution, « l’Église qui embrasse le Christ,
les anges, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les
clercs, les moines, les fidèles et les religieux ». Mais pourquoi cette
carte est-elle indiquée à la fin du paragraphe consacré aux apôtres, et
non pas à la fin de la première partie du prologue ? Vraisemblable-
ment parce que « l’Église commença depuis le lieu où vint l’Esprit
Saint, et il remplit ceux demeurant dans ce même lieu »67 ; de sorte
que les apôtres forment la « première église apostolique », « l’Église
étendue à travers toute la terre » : « C’est une semence sainte et élue,
un sacerdoce royal semé à travers tout le monde. Ils furent peu nom-
breux, mais choisis. Et de ces quelques graines se leva un grand
champ »68.
En somme, le paradis terrestre et Jérusalem représentent deux
temps : le temps du péché et celui de la grâce, le péché originel et
l’Église des saints ; car si la Cité de Dieu appartient à l’éternité, elle
se réalise dans le temps. Cette carte, qui ne montre pas le déroulement
événementiel de l’histoire, n’est pourtant pas a-temporelle : elle figure
une théologie de l’Histoire d’inspiration augustinienne, qui repose
sur une conception communautaire et eschatologique de l’Église et

67
  Beatus de Liébana, In Apocalypsin B. Joannis apostoli commentaria, lib. II, Prol., c. 1, p. 122 :
Inchoavit autem Ecclesia a loco ubi venit de caelo Spiritus Sanctus, et implevit uno loco sedentes. Pro
peregrinatione autem praesentis saeculi Ecclesia Sion dicitur, eo quod ab hujus peregrinationis longi-
tudine posita promissionem rerum caelestium speculetur : et idcirco Sion, id est, speculatio, nomen
accepit. Pro futura vero patriae pace Jerusalem vocatur. Nam Jerusalem pacis visio interpretatur. Ibi
enim absorta, id est, devorata omni adversitate, pacis, quae est Christus, praesentiae possidebit obtutum.
Continet autem Ecclesia hos : Christum, angelos, patriarchas, prophetas, apostolos, martyres, clericos,
monachos, fideles et religiosos.
68
  Ibid., c. 3, p. 136 : Hi sunt duodecim portae caelestis Jerusalem, per quas ad vitam beatam ingre-
dimur. Hi sunt prima apostolica Ecclesia, quam credimus firmissime supra Christum petram fundatam.
Hi sunt duodecim throni judicantes duodecim tribus Israel. Haec est Ecclesia per universum orbem
terrarum dilata. Hoc est semen sanctum et electum, regale sacerdotium per universum mundum semi-
natum. Rari fuerunt, sed electi. Et de his parvis granis multa seges surrexit.

126

csm_19.indd 126 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

qui est illustrée par une représentation métaphysique de cette der-


nière. Différente est l’ambition de la carte de Burgo de Osma.

III. LA CARTE DU BEATUS DE BURGO DE OSMA


(MILLER A/NEUSS I) : UNE GÉOGRAPHIE DU SACRÉ

Comme nous espérons l’avoir prouvé, cette carte doit être consi-
dérée pour ce qu’elle est : une mappemonde produite à Sahagún en
1086. Or, à la différence des cartes du type Miller B, cette mapa figure
le paradis terrestre par un rectangle comprenant les quatre fleuves
bibliques : ce n’est plus un événement qui est représenté, mais un
territoire, vide d’hommes. En outre, la ville fortifiée de Jérusalem a
disparu, remplacée par le buste de saint Jacques. Simultanément, à
cette dépersonnalisation et territorialisation du paradis correspond
un investissement de la création par les douze apôtres, représentés
sous forme de bustes-reliquaires à l’endroit de leurs lieux de sépul-
ture, dans leur région d’évangélisation : Thomas (Inde), Jean (Asie,
près du Tigre), Mathieu (Macédoine), Jacques le Majeur (Jérusalem),
Simon le Zélote (Égypte), Bartholomé (Licanie), Mathias (Palestine),
André (Achaïe), Philippe (Gaule), Pierre et Paul (Rome), et, naturel-
lement, le fameux Sanctus Jacobus apostolus (Galice). De la sorte, cette
carte montre la dispersion apostolique, une « géographie de l’évan-
gélisation » qui se double d’une « géographie des reliques » comme
l’a bien vu Serafín Moralejo69 : les têtes nimbées, avec parfois le début
des épaules, se trouvent sur des socles, des rectangles décorés rappe-
lant les reliquaires, qui christianisent l’espace à partir de « pôles de
référence »70.
Le quatrième continent lui-même se peuple de Sciapodes. Pour-
tant, le commentaire d’inspiration isidorienne71 qui l’accompagne
commence en précisant que «  cette région nous est inconnue et
demeure inhabitée en raison de l’ardeur du soleil » : Hec regio ab ardore
solis incognita nobis et inabitabilis manet. Puis, il décrit ces monstres dotés
d’une seule jambe, dont ils se servent admirablement puisqu’ils se
déplacent très vite et qu’en été, allongés par terre, ils se mettent à

69
  S. MORALEJO ÁLVAREZ, « El mundo y el tiempo en el mapa del Beato de Osma », El
Beato de Osma, t. II, p. 151-179, p. 159-160.
70
  P. HENRIET, « L’espace et le temps hispaniques… », p. 106-108.
71
  Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 5, 17, t. II, p. 190 : Extra tres autem partes orbis, quarta
pars trans oceanum interior est, que solis ardore incognita nobis est.

127

csm_19.indd 127 21/05/10 08:56


thomas deswarte

l’ombre de leur grand pied72 : Scopodum fertur habitare singulis cruribus


et celeritate mirabili. Quos inde Sciopodas Greci vocant, eo quod per estum in
terra resupini jacentes pedum suorum magnitudines adumbrentur. De fait,
la carte représente un Sciapode se protégeant du soleil (sol), dessiné
sous la forme d’un globe rouge à l’est du continent. Alors que, dans
les cartes du type Miller B, la figuration de ce continent obéissait à
une logique d’inclusion – représenter l’ensemble de l’humanité et de
la création –, la présence de ces Sciapodes, de ces monstres humains,
introduit une limite à l’évangélisation apostolique73.
La carte comporte aussi davantage de toponymes74, notamment
d’îles75. Surtout, elle représente sous forme de bâtiments des villes
(Troie, Antioche, Tyr, Constantinople et Tolède) et des monuments
profanes. Le phare d’Alexandrie76 permet alors de rattacher celui de
La Corogne à l’une des merveilles de l’Antiquité. La présence de Troie
et de Tolède s’explique par une logique civilisationnelle – deux gran-
des villes tragiquement ruinées. Quant à Antioche, Constantinople et
Tolède, ce sont trois sièges primatiaux – bien que de nature différente.
Le tableau est complété par les deux églises de Rome et de Santiago –
la seconde, plus grande, témoignant de son prestige et de son ambi-
tion primatiale77.
Cependant, la carte demeure encore très largement déshistorici-
sée. Contrairement à une opinion fort répandue, la représentation
de la ville de Tolède me semble complètement indépendante de sa
prise par les chrétiens en 1085 et de la nomination comme nouvel

72
  Ibid., XI, 3, 23, t. II, p. 50 : Sciopodum gens fertur in Aethiopia singulis cruribus et celeritate
mirabili. Quos inde σχιόποδαζ Graeci vocant, eo quod per aestum in terra resupini jacentes pedum
suorum magnitudine adumbrentur.
73
  S. MORALEJO ÁLVAREZ, « Las islas del sol : sobre el mapamundi del Beato del Burgo
de Osma (1086) », A imagem do mundo na Idade Média, Actas do Colóquio internacional, 1989,
H. GODINHO dir., Lisbonne, Ministério da Educação, 1992, p. 41-64, p. 46 ; id., « El mundo
y el tiempo... », p. 158.
74
  H. GARCÍA-ARÁEZ, « Los mapamundis de los Beatos (2a parte). Nomenclator y conclu-
siones », p. 124-126.
75
  Serafín Moralejo remarque que nombre d’îles ont un nom associé par Isidore au soleil,
tandis que leur nombre, vingt-quatre, évoquerait les heures de la journée, avant de les
associer aux apôtres. Mais, comme lui-même le reconnaît, ces associations demeurent impli-
cites et hypothétiques : « Las islas del sol… », p. 50-57.
76
  Sur le sujet, voir : A. BALIL, « El codice de Beato de Liébana en Burgo de Osma : notas
sobre su mapa y las representaciones de faros en el mismo », Celtiberia, 28 (1978), p. 7-12.
77
  Sur cette prétention, je me permets de renvoyer à mon article : « Saint Jacques refusé
en Catalogne : la lettre de l’abbé Césaire de Montserrat au pape Jean XIII ([970]) », dans
Guerre, pouvoirs et idéologies dans la Péninsule ibérique aux alentours de l’an mil. Colloque interna-
tional du CESCM, Poitiers-Angoulême, 2002, T. DESWARTE, Ph. SÉNAC dir., Turnhout, Bre-
pols, 2005 (Culture et société médiévales), p. 143-161.

128

csm_19.indd 128 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

archevêque de Bernard, ancien abbé de Sahagún78. En effet, Cartha-


gène, pourtant toujours aux mains des musulmans, apparaît aussi
pour la première fois sur une mappemonde de Beatus ; et – nous
l’avons vu – les autres villes dessinées sous forme de fortification n’ont
à l’époque connu aucun événement particulier…
En fait, si cette mappemonde continue de représenter une théo-
logie de l’histoire, ses figurations témoignent aussi d’une volonté
d’organiser l’espace en le polarisant autour de lieux saints, de grandes
villes et monuments de l’histoire de l’humanité. Cette mappemonde
dénote aussi un intérêt particulier pour la Péninsule, gratifiée de trois
bâtiments et distinguée du reste de l’Europe au moyen d’un trait
rouge – c’est à ma connaissance la première frontière cartographique
linéaire – ; la Gallecia y domine le territoire septentrional, tandis que
la Spania, écrite en petit et au sud de la Péninsule, désigne Al-Andalus,
selon une acception encore fréquente à l’époque79.
Cette délimitation et polarisation de l’espace résulte très certaine-
ment d’une influence d’outre-Pyrénées. N’oublions pas en effet que
l’abbaye royale de Sahagún était à cette époque très ouverte aux
influences ‘françaises’ : comprenant plusieurs moines clunisiens, elle
adopta les coutumes clunisiennes et la liturgie romaine – de manière
définitive après 1080, sous l’abbatiat de Bernard de Sédirac80. Or, mal-
gré le style iconographique encore très hispanique de ce Beatus, nous
retrouvons dans sa carte plusieurs caractéristiques de l’ecclésiologie
d’outre-Pyrénées, qui valorisent le culte des saints, les reliques et
l’église-bâtiment. De manière significative, le Beatus de Saint-Sever
(Neuss I=Sanders 1)81 – premier Beatus ultra-pyrénéen, réalisé durant
le troisième quart du XIe siècle à Saint-Sever-sur-Adour82 – possède
78
  Contra : I. BAUMGÄRTNER, « Die Welt im kartographischen Blick… », p. 543-544.
79
  S. MORALEJO, « Las islas del sol... », p. 48.
80
  Sur l’adoption du rit romain dans la Péninsule, l’on peut toujours consulter l’excellente
étude du chanoine P. DAVID, « Grégoire VII, Cluny et Alphonse VI », id., Études historiques
sur la Galice et le Portugal (VI-XIIè s.), Paris/Lisbonne, Livraria Portugalia/Les Belles Lettres,
1947, p. 341-439.
81
  Paris, Bibliothèque Nationale de France, Ms lat. 8878, 292 fol. (365 x 280 mm.), fol.
45bis v-45ter r.
82
  Beato de Liébana, Comentarios al Apocalipsis y al Libro de Daniel, Commentaires sur l’Apoca-
lypse et le Livre de Daniel, édition en fac-similé du manuscrit de l’abbaye de Saint-Sever,
conservé à la Bibliothèque nationale de Paris sous la cote Ms. lat. 8878, Madrid, Edilan,
1984. Wilhelm Neuss y voyait l’un des manuscrits les plus proches de l’archétype en raison
de la richesse de ses illustrations et de leur style tardo-antique (Die Apokalypse…, p. 62-65) ;
en outre, ces grandes mappemondes très détaillées dépendraient de textes très rares, à peu
près indisponibles durant le haut Moyen Âge (P. GAUTIER DALCHÉ, La « Descriptio mappe
mundi » de Hugues de Saint-Victor. Texte inédit avec introduction et commentaire, Paris, 1988,
p. 62-77). Pourtant, là encore, il faut d’abord considérer ce document comme une carte du

129

csm_19.indd 129 21/05/10 08:56


thomas deswarte

une carte où les églises de Saint-Sever et de Rome figurent dans un


monde polarisé autour de villes et de monuments.

CONCLUSION

Ces mappemondes illustrent une théologie de l’Histoire, c’est-à-


dire une Église des saints se construisant hic et nunc. Pour ce faire, elles
décrivent le monde de manière non pas a-temporelle mais déshisto-
ricisée, a-chronique, hors des événements et des vicissitudes de l’his-
toire. Elles sont bien éloignées des vingt-et-une cartes du XIIIe siècle
étudiées par Anna-Dorothee von den Brincken, qui, par leurs nom-
breux toponymes de lieux historiques ou contemporains, et leurs
notices historiques, sont des équivalents figurés des chroniques uni-
verselles83.
Les premières cartes représentent une vision métaphysique du
monde et de son histoire, où s’opposent le Mal et le Bien, le temps
du péché et celui de la grâce ; selon une conception communautaire
et spirituelle de l’Ecclesia, cette dernière est la nouvelle Jérusalem, Cité
de Dieu à l’interface du ciel et de la terre. En revanche, en 1086, la
mappemonde du Beatus de Burgo de Osma témoigne d’une mutation
fondamentale due à l’influence ‘française’ : l’espace y est polarisé,
puisque cette carte représente une ecclésiologie centrée sur des lieux
saints et valorisant le rôle des apôtres, toujours actifs. L’approche y
est plus ‘réaliste’ : l’espace n’est plus tant l’objet d’une lutte métaphy-
sique que d’un investissement du sacré à partir de lieux précis. Ce
n’est plus la Cité de Dieu opposée au Mal qui est ici figurée, mais
l’Église en pèlerinage sur terre, l’Église ‘militante’ ; une géographie
du sacré succède donc à une géographie sacrée.
Au siècle suivant, cette sacralisation de l’espace connaît une nou-
velle étape, avec la peinture durant le dernier tiers du XIIe siècle84
d’une carte circulaire, actuellement très abimée, à l’intérieur de San
Pedro de Rocas (diocèse d’Orense) – plus précisément dans la cha-

XIe siècle. En effet, parmi les 120 noms de lieux, de nombreux toponymes sont médiévaux :
cinquante lieux, dix rivières et six provinces concernent une vaste Gascogne, dominée par
le monastère de Saint-Sever. Quant au style iconographique, il rappelle celui de la table de
Peutinger, réalisée vers 1200.
83
  Voir en dernier lieu : A.-D.VON DEN BRINCKEN, « Weltbild der lateinischen Univer-
salhistoriker und Kartographen », Popoli e paesi nella cultura altomedievale, Settimane 29-1,
1981, Spolète, 1983, t. I, p. 377-408.
84
  J. M. GARCÍA IGLESIAS, « El mapa de los Beatos en la pintura mural románica de San
Pedro de Rocas (Orense) », Archivos Leoneses, 35 (1981), p. 73-87.

130

csm_19.indd 130 21/05/10 08:56


géographie sacrée ou géographie du sacré

pelle semi-circulaire située à droite de l’abside centrale85. Une telle


pratique était déjà ancienne dans le monde franc – par exemple dans
le scriptorium du monastère Saint-Riquier, où l’objectif était, d’après
les inscriptions du moine Micon au milieu du IXe siècle, de montrer
un monde tout à la fois périssable et racheté par le Christ86. Or, la
carte de cette petite église monastique galicienne mal connue87 appar-
tient à la même famille que celle de Burgo de Osma : l’on y distingue
des saints nimbés, notamment Jacques, ainsi que Pierre et Paul accom-
pagnés de l’inscription ROMA en lettres de gros module. Une telle
mappemonde offre une sorte de peregrinatio in stabilitate vers les lieux
saints88, tout en opérant un évident rapprochement entre le bâtiment
ecclésiastique et l’institution ecclésiale : l’église abrite en son sein
l’Église89.

85
  Voir en dernier lieu : S. MORALEJO ÁLVAREZ, « El mapa de la diáspora apostólica en
San Pedro de Rocas : notas para su interpretación y filiación en la tradición cartográfica de
los ‘Beatos’ », Compostellanum, 31 (1986), p. 315-340.
86
  M. KUPFER, « Medieval world maps… », p. 267-268.
87
  J. FREIRE CAMANIEL, El monacato gallego en la alta edad media, t. II, La Corogne, 1998,
p. 880-882.
88
  S. MORALEJO ÁLVAREZ, « El mapa de la diáspora apostólica... », p. 331-332.
89
  P. HENRIET, « L’espace et le temps hispaniques… », p. 107.

131

csm_19.indd 131 21/05/10 08:56


csm_19.indd 132 21/05/10 08:56
Perspectives de recherches

CONSIDÉRATIONS INTEMPESTIVES
SUR L’OBJET « ESPACE MEDIEVAL »
ET SUR SA CONSTRUCTIOn

Patrick Gautier DalchÉ

Mais si l’on voit partout des métaphores


que deviendront les faits ?

G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet

L’un des thèmes de cette table ronde est la question des rapports
entre les représentations géographiques et cartographiques et la
nature de l’espace construit et pratiqué. De judicieuses remarques de
Stéphane Boissellier signalent les apories des affirmations d’ordre
général récemment apparues dans la vulgate historiographique –
comme cela arrive à chaque fois que changent les paradigmes aux-
quels, de façon plus ou moins consciente, un groupe de savants obéit
dans sa pratique intellectuelle. L’intervention de Nathalie Bouloux,
quant à elle, expose de façon détaillée l’apport des textes de géogra-
phie descriptive et des représentations cartographiques. Mais les pro-
blèmes qui sont en jeu nécessiteraient un livre – d’ailleurs fort malaisé
à écrire, tant sont diverses les données à analyser, tant nombreuses les
idées générales à examiner et tant répandues les erreurs factuelles. Je
me bornerai ici à quelques réflexions sur les présupposés de la notion
d’« espace médiéval », qu’elle soit mise en rapport avec la perception
ou à la représentation.
Depuis qu’il y a des historiens et qui pensent, l’espace médiéval a
toujours été construit par opposition à l’espace contemporain. Cela
est vrai de l’idéologie progressiste des Lumières et du XIXe siècle, qui
a répandu et naturalisé pour longtemps l’idée du caractère rétrograde
des opinions médiévales, par comparaison avec les constructions
scientifiques de l’Antiquité ou de l’époque moderne marquées par la
rationalité, à quelque degré qu’elle s’y incarne. Un certain nombre

133

csm_19.indd 133 21/05/10 08:56


patrick gautier dalché

de fictions historiographiques furent forgées dans cet esprit, telle la


prétendue condamnation de la doctrine des antipodes (et de la sphé-
ricité de la terre) par le pape Zacharie vers la fin du VIIIe siècle ; ou
tel le conte, créé et popularisé par Washington Irving, de Colomb
défendant la sphéricité de la terre devant des hommes d’Église obs-
curantistes. La racine de ces fantaisies qui perdurent dans l’imaginaire
collectif – y compris chez nombre d’historiens – nous est aujourd’hui
évidente : par une transposition anachronique dans un Moyen Age
considéré comme le temps de l’absolue domination idéologique du
christianisme, il s’agissait de justifier l’anticléricalisme accompagnant
l’émancipation des sociétés civiles. A l’époque de la modernisation
du capitalisme français, à partir des années 60 du siècle passé, les
exigences de la rationalisation et la simplification opératoire des
modes de pensée fondées sur la valorisation idéologique de la tech-
nique produisirent deux systèmes opposés. L’influence du structura-
lisme aboutit à inventer des couples de catégories (haut/bas, dedans/
dehors, etc.) censés rendre compte de tous les aspects de la culture
médiévale relevant des représentations de l’espace1. Celles-ci étaient
aussi souvent vues comme renfermant avant tout des éléments « ima-
ginaires » : monstres, animaux fabuleux, objets et peuples exotiques.
Elles ne prenaient sens que dans des interprétations soulignant leur
caractère symbolique et exprimant leur nature idéologique. L’oppo-
sition implicite avec nos propres modes d’être dans l’espace, à partir
desquels s’exerçait l’interprétation de l’historien, supposait toujours
un développement de l’esprit vers une adéquation toujours plus forte
avec le « réel ». Le Moyen Âge était ainsi le pendant, dans le domaine
de l’histoire occidentale, du « primitivisme » des populations étudiées
par l’ethnologie : même étrangeté, même éloignement de la « réa-
lité » telle qu’elle est classifiée par la pensée savante – celle de l’her-
méneute, qui n’applique que rarement ce traitement aux catégories
sur lesquelles il fonde ses capacités d’interprétation. Une analogie de
même type, qui eut un certain succès en ces mêmes années, fut aussi
opérée entre l’« espace médiéval » et l’espace de l’enfant tel que le
voyait l’épistémologie génétique. Indépendamment du caractère bur-
lesque de cette idée, l’ennui est que le Moyen Âge ne bénéficia pas
d’un examen aussi bienveillant que celui dont la pensée sauvage avait
fait l’objet : ces généralités qui permettaient de regrouper, à un niveau

1
  Deux exemples : A. GOUREVITCH, Kategorii srednevekovoï kultyry, Moscou, 1972 (trad.
française Les catégories de la culture médiévale, Paris, 1983) ; et P. ZUMTHOR, La mesure du
monde, Paris, 1993.

134

csm_19.indd 134 21/05/10 08:56


considérations intempestives sur l’objet « espace medieval »

très superficiel, nombre de données documentaires, aboutirent à


l’édification d’un Moyen Âge considéré globalement comme étranger,
plus ou moins fascinant par son absence de raison et de représenta-
tions prenant en compte la réalité telle que nous pensons qu’il
convient de la percevoir pour agir sur elle2. Aujourd’hui, alors que la
circulation accrue du capital impose partout un remodelage frénéti-
que de l’espace de la vie quotidienne (je n’entends pas par là les
banalités sur l’uniformisation culturelle et le « village global »), tout
en visant à l’homogénéiser et, tendanciellement, à « anéantir l’espace
par le temps »3, celui-ci est considéré comme « socialement construit »
et devient curieusement un moment fondamental ou même unique
de l’analyse des sociétés – situation contradictoire : on attend avec un
intérêt impatient que les tenants de la « déconstruction » l’analysent
à leur façon.
C’est de nous-mêmes et de notre destin qu’il est question dans ces
constructions plus ou moins arbitraires : nous avons apparemment
toujours besoin de nous voir dans une continuité dont le passé ne
peut être considéré en soi, mais toujours par rapport à nous. D’ailleurs,
la grande vogue des animations touristiques ayant le Moyen Âge pour
thème illustre la séduction de cette étrangeté familière. La menue
monnaie de ces élaborations, où un progressisme non maîtrisé s’allie
souvent à des lieux communs sur l’« imaginaire » et le « symbolique »,
se retrouve aussi, aujourd’hui, en des milliers de pages, savantes ou non.
Voici un exemple, pris au hasard, où s’exprime avec candeur la croyance
quasi magique en une idéalité qui serait « la carte dite TO » ou « T dans
l’eau » (sic ; on soupçonne que l’essentiel provient de Wikipedia) :

Au Moyen Âge, la cartographie repose sur la carte dite « TO » ou « T dans
l’eau » qui insère le monde connu (3 continents) dans un océan circulaire.
Ce sont des cartes philosophiques et religieuses avec des éléments bibli-
ques : représentation du paradis terrestre avec la tentation d’Ève avec le
serpent en haut de la carte, le point central de la carte est Jérusalem. Pas

2
  On trouve un compendium enthousiaste de ces opinions dans A. W. CROSBY, The
measure of reality : quantification and western society, 1250-1600, Cambridge, 1997 ; trad. fran-
çaise La mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600), Paris, 2002.
Voir la critique définitive de J.-M. MANDOSIO, « La mesure de la réalité, ou la Grande
Transformation racontée aux golden boys », dans D’or et de sable. Interventions éparses sur la
critique sociale et l’interprétation de l’histoire, agrémentées d’observations sur l’art de lire et sur d’autres
matières, tant curieuses qu’utiles, Paris, 2008, p. 107-141.
3
  K. MARX, Grundrisse, V, 20 (trad. sous la direction de J.-P. Lefebvre, Karl Marx, Grun-
drisse. Deuxième partie, Paris, 1980, p. 15) ; voir D. HARVEY, Spaces of capital : towards a critical
geography, New York, 2001 (traduction française partielle : Géographie de la domination, Paris,
2008).

135

csm_19.indd 135 21/05/10 08:56


patrick gautier dalché

de volonté de précision géographique (aucun parallèle et méridien ou


points cardinaux) simplement une nomenclature, avec parfois des varia-
tions d’échelles dans la carte pour mettre en évidence telle ou telle région.
Ces cartes sont orientées Est Ouest4.

On s’étonne, au-delà des erreurs nullement exceptionnelles qui


émaillent ces quelques lignes5, qu’il n’y ait là pas le moindre début
d’interrogation sur l’historicité des notions de « réel », de « préci-
sion » (serait-elle exclusivement fondée sur l’usage des coordonnées ?)
et de « carte religieuse ». Est-il besoin d’ajouter que les « cartes » dites
« TO » – qui ne sont du reste pas des cartes mais des diagrammes – ne
comportent, en elles-mêmes, aucun élément de nature « religieuse »,
malgré la sotte fiction de leur conformité structurale avec la croix6 ?
Une récente synthèe reproduit les mêmes schémas généraux – je ne
la cite qu’à titre d’exemple d’une doxa répandue7. L’Orient médiéval
« demeure le domaine de l’imaginaire et du merveilleux » malgré les
récits des voyageurs « qui apportent de nouvelles informations sur un
monde dont ils soulignent l’ordre et la richesse » : ne faudrait-il pas
penser cette contradiction (s’il y a lieu), au lieu de la présenter comme
un donné ? « Les mappae mundi (représentations du monde plutôt que
cartes) ne pouvaient être qu’extrêmement schématiques et pour l’es-
sentiel fantastiques. Ainsi, la mappa mundi d’Ebstorf… reprend,
comme la plupart des représentations médiévales, le schéma « en T ».
Nombre de documents précis et circonstanciés montrent au contraire
l’usage effectif et rationnel des mappae mundi dans la réflexion sur
l’espace et dans la pratique. La carte d’Ebstorf, pour qui la regarde
sans préjugé, n’est évidemment pas « en T ». Au regard de qui « ne
peut-elle » qu’être schématique et fantastique ? Les deux idées de la
terre plate ou sphérique « ont coexisté au Moyen Age. Pour les par-
tisans de la terre plate, tel Cosmas Indicopleustes et Isidore de
Séville, l’océan marque la limite du disque terrestre, habité d’un seul
côté… La conception sphérique du monde est confortée par la redé-
4
  http://histoiregeographie.abordeaux.fr/agenda/manifestations/manif20012002/
stdie2001/innovetexplorations.html.
5
  « T dans l’eau » ; continent : le concept n’existe pas au Moyen Âge ; centralité de Jéru-
salem : elle est loin d’être la règle ; les points cardinaux sont un des éléments de base de
ces images.
6
  La tripartition de l’œcumène par un « T » propre à ces diagrammes n’est pas interprétée,
au Moyen Âge, comme étant symbole de la croix ; du moins, on attend encore la preuve du
contraire. C’est là un bel exemple de surinterprétation naïve a priori ; il est fort répandu
et n’a, jusqu’à présent, qu’assez peu suscité la critique des historiens pour qui il est vraisem-
blablement d’une grande commodité idéologique.
7
  J. BASCHET, La civilisation féodale, Paris, 2004, p. 347 et 350.

136

csm_19.indd 136 21/05/10 08:56


considérations intempestives sur l’objet « espace medieval »

couverte de Ptolémée… dont l’œuvre est traduite et mise en cartes à


Florence (1409) puis à Augsbourg (1482) »… Or Cosmas est grec et
son image de l’œcumène n’est pas circulaire ; Isidore de Séville ne
soutient pas plus la platitude de la Terre que qui que ce soit dans le
Moyen Âge latin ; et il n’existe pas d’édition d’Augsbourg de la Géo-
graphie de Ptolémée, qui n’a pas été mise en cartes en 1409, et qui n’a
pas eu besoin de conforter une sphéricité jamais mise en doute… Les
erreurs de fait n’auraient-elles pas pour fonction d’assurer la
croyance ?
Les tendances les plus récentes se sont efforcées, il est vrai, de
réagir contre ces insuffisances épistémologiques en posant que toute
réalité sociale est construite. En dehors des surinterprétations qui en
découlent nécessairement, l’application à l’espace médiéval n’a pas
donné jusqu’à présent d’autres résultats que la remise en circulation
des mêmes vieilles opinions sur son étrangeté selon nos critères de
perception et de représentation. Le propre de nombre de ces travaux
– et leur faiblesse – est de montrer à tous coups que la documentation,
de quelque nature qu’elle soit, vérifie des banalités, à savoir que, dans
une société religieuse, la construction de l’espace est nécessairement
influencée par les croyances ; que, dans un monde considéré comme
peu mobile, la connaissance de l’ailleurs et du lointain est nécessaire-
ment défaillante ; etc. Certes, tout réel est construit : ce n’est qu’un
ennuyeux lieu commun post-moderne. La tâche de l’historien est de
démonter les mécanismes de ces réalités construites du passé sans les
faire passer sous la toise de ses propres constructions et en se gardant
d’introduire dans ses descriptions des jugements de valeur déguisés,
déterminés par ses propres cadres de pensée et ses modes d’être au
monde.
La contribution de Nathalie Bouloux souligne, à partir de la
connaissance directe des textes et des images géographiques, le dan-
ger des simplifications et des généralisations, toujours contredites par
la documentation. Je me demanderai, quant à moi, s’il est possible de
définir un concept d’« espace médiéval » qui rende compte de toutes
les caractéristiques de celui-ci, y compris, par conséquent, de ses
représentations.
La façon la plus répandue de répondre à la question est toujours
de considérer que cet « espace médiéval » est essentiellement différent
de notre espace. L’espace de notre pensée et de notre expérience serait
infini, continu, homogène et isotrope, alors que le Moyen Âge aurait
disposé d’un espace aux propriétés opposées : fini, discontinu et pola-
risé. Séduisante conception, et spéculation qui a toutes les apparences

137

csm_19.indd 137 21/05/10 08:56


patrick gautier dalché

de la finesse. Mais à qui exactement s’appliquent, de nos jours, ces


caractères de l’espace « moderne », qui en a la pratique ? Comme l’ont
montré les historiens des sciences, continuité, homogénéité et isotro-
pie sont les produits d’une construction théorique dont les prodromes
apparaissent au XVIIe siècle. Qu’un espace de cette sorte, parallèle-
ment au mouvement de simplification et de technicisation de la pen-
sée auquel on assiste à l’époque du capitalisme tardif, empiète
aujourd’hui de plus en plus sur des modes antérieurs de perception
et de représentation, c’est un fait incontestable. Il n’en reste pas moins
que cet espace physico-mathématique n’a jamais eu une diffusion
empirique générale dans le passé, qu’il ne l’a pas encore, et que l’es-
pace de notre vie quotidienne n’est ni perçu ni représenté de cette
façon (comme l’ont montré, parmi bien autres, les travaux relatifs aux
« cartes mentales ») : il est toujours largement « aristotélicien » – donc
« médiéval ». Prendre l’espace hautement spéculatif de la physique
classique (on peut ajouter : poursuivie jusqu’à Einstein et achevée par
lui) comme critère permettant de distinguer deux régimes de spatia-
lité différent est une opération indue.
Il y a là, d’autre part, une simplification de l’évolution provenant
d’une transformation des objets de l’histoire en substances ayant une
existence propre. Une période longue, aux réalités complexes et
changeantes, devient ainsi une abstraction (bien loin d’un idéal-type)
présentant en tous ses éléments les mêmes traits fondamentaux. Ceci
a rapport avec les découpages chronologiques reçus. Mais qui étudie
les modes de représentations de l’espace entre le « Moyen Âge » et
l’ « époque moderne » se rend compte que de telles coupures ne
fonctionnent pas si aisément. Quelques exemples au hasard :
1)  La « spatialisation » médiévale serait en principe différente de
la nôtre, car le concept d’« espace » n’existerait pas dans le Moyen
Âge latin, spatium désignant non une étendue, mais un intervalle8.
Sans doute, en effet, y a-t-il des différences. Mais la problématique est
un peu brutale et l’argument n’est peut-être pas des plus efficaces, en
ce qu’il tient pour acquise une opinion a priori, alors que la situation
documentaire est variée et complexe. Outre les exemples contraires
dans les textes de géographie descriptive – qui sont opératoires, faut-

8
  P. ZUMTHOR, La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, 1993, p. 51 ;
et récemment J.-P. DEVROEY, M. LAUWERS, « L’« espace » des historiens médiévistes :
quelques remarques en guise de conclusion », Constructions de l’espace au Moyen Âge : pratiques
et représentations. XXXVIIe Congrès de la SHMES (Mulhouse, 2-4 juin 2006), Paris, 2007, p. 435,
n. 2 ; J.-C. SCHMITT, « ‘De l’espace aux lieux’ : les images médiévales », ibid., p. 317 et 320,
n. 7.

138

csm_19.indd 138 21/05/10 08:56


considérations intempestives sur l’objet « espace medieval »

il le rappeler ? – où spatium réfère à une étendue prise absolument, il


suffira de renvoyer, face à ce nominalisme un peu simplet qui rappelle
certaine affirmation aventurée d’Émile Benveniste9, à quelques remar-
ques tout à fait adaptées à l’argument, dans un admirable ouvrage
récent d’Alain Roger. Il y est question de bêtise ; mais de te fabula nar-
ratur : « Parler de bêtise à propos de la comédie antique paraît une
projection anachronique puisqu’on ne trouve, en grec ancien, aucun
vocable qui corresponde exactement à notre « bêtise ». C’est là un
problème général, qui va bien au-delà de ma préoccupation présente.
Pour ne donner qu’un exemple, faut-il dénier à la Grèce d’Homère,
d’Hérodote et de Théocrite toute sensibilité paysagère, au seul motif
que le mot « paysage » n’existe pas dans leur langage ? Topio est venu
s’ajouter tardivement à topos (lieu, pays, territoire), de même que
« paysage » n’a été forgé qu’à la fin du XVe siècle, par adjonction d’un
suffixe à « pays ». N’ayons ni suspicion ni superstition à l’égard de la
langue, mais quelque circonspection : au Grand Siècle, « bête » n’est
pas d’usage courant, à la différence de « sot » (chez La Bruyère par
exemple), et pourtant l’œuvre de Molière est bel et bien un théâtre
de la bêtise »10.
Il y a sans doute bien d’autres occasions où semblable circonspec-
tion est de mise. À partir des condamnations de 1277, les discussions
sur la conception aristotélicienne de l’espace ont nourri pendant près
de quatre siècles la théologie, la métaphysique et la physique. La
notion de spatium infinitum – espace vide infini en extension au-delà
des limites de l’univers et le contenant – fut discutée par tous les
grands scolastiques11. Sans même considérer la notion d’espace infini,
je prends au hasard, parmi d’autres, cet emploi de spatium par Roger
Bacon : et voco vacuum ut philosophi posuerunt, scilicet spatium dimensio-
natum non habens corpus locatum, possibile tamen recipere corpora locanda

9
  « Essaie-t-on d’atteindre les cadres propres de la pensée, on ne ressaisit que les catégories
de la langue » (Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, p. 73).
10
  A. ROGER, Bréviaire de la bêtise, Paris, 2008, p. 113-114.
11
  La littérature philosophique sur la notion d’espace au Moyen Âge est abondante. Pour
une présentation générale argumentée des théories du lieu et de l’espace au Moyen Âge,
voir E. S. CASEY, The fate of place. A philosophical history, Berkeley-Los-Angeles, 1997, notam-
ment le chapitre 5, p. 103-129, qui évoque « the increasing obsession with the infinite space
from the thirteenth century onward ». La complexité de ces questions ressort avec évidence
de la lecture des textes rassemblés et analysés par P. DUHEM, Le système du monde (notam-
ment les tomes VII et X) et, plus récemment, de l’ouvrage d’E. GRANT, Much ado about
nothing. Theories of space and vacuum from the Middle Ages to the scientific revolution, Cambridge,
1981.

139

csm_19.indd 139 21/05/10 08:56


patrick gautier dalché

secundum eos12. Cela suffit à reléguer l’argument linguistique au rang


des curiosités dues au fait que les historiens n’ont généralement pas
la tête philosophique.
Certes, c’est souvent secundum imaginationem que l’on disputait des
questions du vide et de l’espace, la physique aristotélicienne restant
considérée comme la plus apte à rendre compte des choses telles
qu’elles sont. Mais le célèbre corollaire formulé par Thomas Bradwar-
dine dans le De causa dei contra Pelagium, en revanche, impliquait que
dieu se trouve en effet dans un espace vide réel, rempli par lui13. Quoi
qu’il en soit, ces discussions habituèrent les esprits à penser en termes
d’espace infini, et les idées de Bradwardine eurent un écho non négli-
geable, jusqu’à Nicolas de Cuse, Bruno, Patrizi et Campanella14. Bien
plus : « au XVIIe siècle », malgré toutes les transformations intervenues
depuis le Moyen Age dans le monde de la vie et de la pensée, « en ce
qui concerne la théorie de l’espace, il n’est pas exagéré de dire que,
malgré des solutions radicalement différentes, Isaac Newton opérait
dans le même contexte intellectuel que Thomas Bradwardine au XIVe
siècle »15.
2)  La notion normative des coordonnées géographiques serait un
trait distinctif de l’ « espace moderne » ? Mais c’est depuis la fin du
XIe siècle que celles-ci sont connues et opératoires en vue d’apprécier
les effets terrestres des phénomènes célestes (il suffit de songer à
Roger Bacon). Cette pratique est le fait des astronomes/astrologues
et, par conséquent, elle touche un public plus large bénéficiant de la
vogue de l’astrologie. La traduction de la Géographie de Ptolémée, au
début du XVe siècle, est habituellement présentée, de ce point de vue,
comme une « révolution ». Rien de tel dans les documents : l’œuvre
de Ptolémée intéressa d’abord et avant tout soit comme stock de topo-
nymes (relevant de la géographie historique), soit comme support
technique de l’astrologie. Les modes de cartographie indépendants
de tout souci de précision mathématique dans la localisation et dénués
de projection rigoureuse perdurèrent longtemps dans la cartographie

12
  De multiplicatione specierum, IV, 2, éd. D. C. LINDBERG, Roger Bacon’s philosophy of nature,
Oxford, 1983, p. 218.
13
  A. KOYRÉ, « Le vide et l’espace infini au XIVe siècle », Archives d’histoire littéraire et doctrinale
du Moyen Age, 24 (1949), p. 82.
14
  « Même si les condamnations de 1277 ne représentent pas au sens propre la naissance
de la science moderne, elles préparèrent certainement la voie à une science s’occupant de
l’infinité réelle de l’espace physique, en promouvant de pures possibilités projetées par une
imagination théologique informée en matière cosmologique.  » (E. S. CASEY, op. cit.,
p. 111).
15
  E. GRANT, op. cit., p. xii.

140

csm_19.indd 140 21/05/10 08:56


considérations intempestives sur l’objet « espace medieval »

à grande échelle (celle-là même où la «  précision  » nous semble


requise). Jusqu’au XVIIIe siècle on trouve des plans locaux qui n’ont
rien à envier, par leur aspect « médiéval », à leurs ancêtres du XVe
siècle. L’image des territoires que donnent ces cartes ne correspond
pas à notre notion de la « précision » ; il pouvait pourtant arriver
qu’elles fussent assez précises et opératoires aux yeux de leurs com-
manditaires ; il est donc inutile de convoquer cette notion pour en
rendre compte. Inversement, la « précision » fait souvent défaut à des
cartes actuelles pourtant élaborées pour servir de support à des réali-
tés technologiques, telle cette carte des liaisons aériennes des Austrian
Airlines récemment publiée (mai-juin 2007) où les villes européennes
et asiatiques sont toutes situées en dehors de leurs positions réelles
(entendons : définies par les coordonnées géographiques)16.
3)  Parmi les fictions historiographiques qui ont donné lieu à d’as-
sez nombreux travaux, figure le prétendu rapport entre l’arrivée de
la Géographie à Florence et la découverte de la perspective picturale,
ces deux phénomènes étant ainsi liés dans la constitution d’un espace
abstrait, mathématiquement normé, ayant par là des capacités illu-
sionnistes. Un lien direct et immédiat entre ces deux phénomènes, à
la fois de nature théorique et démontrable historiquement, n’a jamais
été établi. Je renvoie à l’ouvrage exemplaire de D. Raynaud, qui fait
justice des opinions émises à partir d’une lecture maladroite ou biai-
sée des données documentaires17.
4)  L’espace médiéval ne serait pas l’espace de la physique moderne,
« euclidien », qui, comme chacun sait, est homogène et continu. N’y
aurait-il pas d’abord, en bonne méthode, à se poser la question, à ce
sujet, de la réception d’Euclide au Moyen Âge et de ses effets sur les
représentations savantes de l’espace ? Quid de l’immense influence
de l’optique d’Alhazen sur la réflexion de la perspectiva artificialis ? Il
faudrait évidemment – ce n’est qu’un exemple pris dans une abon-
dante littérature – verser au dossier les œuvres de Biagio Pelacani de
Parme qui, vers la fin du XIVe siècle, soutient l’existence du vide en

16
  Voir les commentaires Visions cartographiques (dans l’objet nommé « blog » en novlangue)
de Ph. Rekacewicz (http://blog.mondediplo.net).
17
  L’hypothèse d’Oxford : essai sur les origines de la perspective, Paris, 1998, contre notamment
S. Y. EDGERTON, The Renaissance discovery of linear perspective, New York, 1975 et The heritage
of Giotto’s geometry. Art and science on the eve of the scientific revolution, Ithaca-Londres, 1991. Il
n’est pas besoin de préciser que j’évoque ici les débuts de la perspective, non les réflexions
théoriques de la fin du Quattrocento et du Cinquecento.

141

csm_19.indd 141 21/05/10 08:56


patrick gautier dalché

contradiction avec Aristote et expose des expériences de pensée rela-


tives au mouvement des graves dans un espace non plein18.
5)  L’espace homogène et isotrope systématisé par Galilée n’est pas
une réalité perceptive commune et immédiate qui aurait succédé à
une réalité « médiévale » de nature différente. L’apport révolution-
naire de Galilée est plus complexe. L’équivalence des mouvements et
de leurs directions dans l’espace, qui constitue l’homogénéité et l’iso-
tropie, ne vaut en effet que dans des référentiels équivalents, c’est-à-
dire en translation uniforme les uns par rapport aux autres (ce que
l’on appelle les référentiels galiléens ou inertiels). Leur validité est
fort problématique dans l’espace de l’expérience quotidienne. Dans
un référentiel quelconque pris au hasard (c’est-à-dire relevant de la vie
quotidienne), l’espace n’est ni homogène ni isotrope ; il comporte
toujours des directions privilégiées, et les corps reçoivent leurs pro-
priétés de l’espace qui les contient19. Les caractères de l’espace
« moderne » sont des abstractions fondées sur le seul raisonnement.
Les expériences que décrit Galilée sont des expériences de pensée ;
et les observations postérieures qui ont confirmé ses théories n’ont
jamais relevé de l’expérience quotidienne.
6)  De Galilée à Newton, l’espace aristotélicien qualitatif fut rem-
placé par un espace neutre, détaché des corps qu’il contient. Ce mou-
vement ne fut ni linéaire ni simple20. Qu’il suffise de rappeler que,
dans la conception d’un espace réel existant per se, Newton fut forte-
ment influencé par Henry More qui identifiait Dieu et l’espace à par-
tir de ses lectures cabalistiques et néoplatoniciennes. L’espace absolu
des Principia est une réalité métaphysique ; les forces qui y agissent
sont, elles aussi, des réalités métaphysiques et, dans les dernières édi-
tions de son oeuvre, Newton établit un rapport explicite et immédiat
entre la théorie de l’espace absolu et la théologie, identifiant l’espace
(le « sensorium Dei ») et le temps à des attributs divins. N’est-ce pas
une attitude dont on trouverait d’exacts correspondants dans la
réflexion médiévale ? – Je n’avance évidemment cela que cum grano
salis, non pour tenter de découvrir des racines médiévales aux lois de
la mécanique.

18
  G. FEDERICI VESCOVINI, « La prospettiva del Brunelleschi, Alhazen e Biagio Pelacani
a Firenze », dans « Arti » e filosofia nel secolo XIV. Studi sulla tradizione aristotelica e i « moderni »,
Florence, 1983, p. 141-168.
19
  Voir F. BALIBAR, Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, 1984, p. 67.
20
  Voir l’excellente synthèse de M. JAMMER, Concepts of space. The history of theories of space
in physics, Cambridge (Mass.), 1954.

142

csm_19.indd 142 21/05/10 08:56


considérations intempestives sur l’objet « espace medieval »

Le danger de plaquer des catégories générales sur des réalités par-


ticulières est notamment sensible dans le domaine de la cartographie
médiévale. Les cartes parlant peu par elles-mêmes, la recherche a
d’abord tendance à privilégier celles qui apparaissaient comme les
plus riches en données susceptibles d’être interprétées. Cette sorte de
biais expérimental, si l’on peut dire, produit nombre de monogra-
phies qui, avec plus ou moins de finesse, introduisent des probléma-
tiques étrangères à l’objet. Toute carte organise à sa façon le territoire
qu’elle représente. Mais il est fort hasardeux, pour qui connaît les
modes de réalisation de ces artefacts, de spéculer sur la présence ou
le manque de telle région ou de tel toponyme et de postuler des évo-
lutions significatives, sans prendre en compte tous les arrières-plans
complexes (techniques, idéologiques, contingents) qui, à un moment
donné et dans un milieu donné, avec des acteurs donnés, constituent
leur cadre d’interprétation obligé. Autrement dit, les productions de
l’esprit doivent d’abord être décrites et interprétées selon les catégo-
ries mentales et la culture de ceux qui les ont élaborées ; secondaire-
ment, et sous contrôle rigoureux, selon nos catégories interprétatives
reconnues comme des artefacts.
Il convient, en rendant ses droits à l’histoire, de situer ces produc-
tions à la fois dans leurs milieux intellectuels et dans leurs contextes
d’interprétation propres. Si le besoin – à mes yeux inutile – de
constructions généralisantes se fait sentir, que ce soit pour l’ensemble
du Moyen Âge ou pour un objet donné, alors il ne paraît possible de
leur accorder de valeur heuristique qu’à condition d’accomplir ce que
je qualifierais, pour reprendre une formule connue de l’épistémolo-
gie des sciences, le « programme fort » de la spatialité médiévale. Dans
une telle perspective, tous les domaines intéressés par la question de
la « spatialité » doivent être convoqués et étudiés – de première main,
il va sans dire – dans leurs relations mutuelles : l’occupation du sol,
les points signifiants et les réseaux de toute nature, religieuse, sociale,
économique, les habitus, les pratiques d’interaction sociale…, mais
aussi, et de façon liée, tout ce qui relève de l’histoire des représentations
au sens le plus large  : les sciences, notamment l’astronomie et la
mathématique, la logique… Ceux qui s’efforcent de caractériser un
«  espace médiéval  » font souvent référence, par opposition, à un
« espace moderne » de la physique (et donc aussi nécessairement de
la métaphysique). Puisqu’ils utilisent ces notions actuelles – ou ce
qu’ils pensent être les notions actuelles –, ne devraient-ils pas aussi – et
même avant tout – se mettre au fait des conceptions de l’espace telles
que pensées et construites durant le Moyen Âge ? Outre les discussions

143

csm_19.indd 143 21/05/10 08:56


patrick gautier dalché

sur l’espace infini plus haut évoquées, il ne sauraient, en particulier,


se dispenser de l’examen des travaux des calculatores mertoniens et
des théories relatives à l’impetus, ni non plus des nombreux textes
consacrés à la latitudo formarum, les uns et les autres ayant un rapport
direct avec les conceptions de l’espace. Bien entendu, la géographie
et la cartographie devraient aussi faire partie de ce programme.
Cette entreprise a déjà été tentée, mais avec un succès inégal, tant
au niveau de la monographie qu’à celui de la synthèse21. Les docu-
ments résistent, il est vrai, à leur intégration dans des constructions
de grande ampleur, ce qui explique que, dans bien des monographies
ambitieuses, le recours à l’histoire intellectuelle se borne à des idées
issues de manuels qui, par leur niveau d’extrême généralité et donc
d’inconséquence, sont toujours vérifiées par les données documen-
taires, sans que soient problématisées des affirmations qui paraissent
aller de soi. Encore un effort, donc, pour véritablement penser
l’« espace médiéval » dans toutes ses composantes !
L’usage, en histoire, de notions hétérogènes n’est pas sans rappe-
ler ce qui s’est récemment produit en philosophie et qui a suscité la
critique radicale, entre autres, de Jacques Bouveresse22. Abandonner
ces usages rhétoriques, se priver des facilités de ce qui n’est, au fond,
qu’une psychologie sommaire : telles sont toujours les conditions sim-
ples de la validité des constructions historiographiques et de la vérité
de leurs conclusions.

21
  J’excepte, bien entendu, les prestiges et les amusants phébus d’A. DUPRONT, « Espace
et humanisme », Bibliothèque d’humanisme et de Renaissance, 8 (1946), p. 7-104, caractérisés
par une notable quantité d’importance nulle. La valeureuse monographie de D. Harrison
repose, pour ce qui est de la tentative de relier pratiques sociales locales de l’espace étudiées
dans le détail le plus ennuyeux et représentations géographiques considérées de manière
très générale et de seconde main, sur des présupposés épistémologiques datant des années
1960 (Medieval space. The extent of microspatial knowledge in western Europe during the Middle Ages,
Lund, 1996 ; compte rendu dans Cahiers de civilisation médiévale, 44 (2001), p. 384 sq.).
Synthèse subtile mais en survol, fondée sur le jeu des rapports évolutifs de trois catégories
d’espace (de la vie quotidienne  ; des communications régulières  ; du monde) par H.
KLEINSCHMIDT, « Beyond physics, philosophy, psychology and politics. The conceptual
history of space in medieval and early modern Europe », Orbis terrarum, 4 (1998), p. 159-183.
L’ouvrage de Franco Moretti, consacré à une époque et à un objet différents, est fort stimu-
lant pour le médiéviste (Atlas du roman européen, 1800-1900, Paris, 2000)
22
  Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, 1999.

144

csm_19.indd 144 21/05/10 08:56


TERRITOIRE, TERRITORIALITÉ, ESPACE, LIEU :
L’APPORT DE LA LITURGIE À UNE
DÉFINITION DE L’ESPACE DU RITUEL
AU MOYEN ÂGE

Éric PALAZZO

Depuis quelques années, les médiévistes portent plus encore que


par le passé leur attention sur les multiples notions relatives à la défi-
nition de l’espace au Moyen Âge, ou plutôt, devrait-on dire, « des
espaces » élaborés au sein des différentes sphères de la culture médié-
vale1. De nombreux auteurs ont dans ce cadre proposé une définition
de l’espace au Moyen Âge en se fondant généralement sur un domaine
de recherche bien précis ou forgée à partir d’un secteur des différents
champs de la civilisation médiévale. Il ne m’appartient pas de rappe-
ler les principaux apports de l’historiographie à notre connaissance
de « l’espace du Moyen Âge » et de ses multiples déclinaisons : terri-
toire, territorialité, lieu, voire « spatialisation » et « mise en espace ».
La remarquable contribution de Stéphane Boissellier destinée à pré-
parer cette rencontre offre non seulement tous les éléments nécessai-
res pour une bonne connaissance de l’historiographie du sujet mais
suggère aussi bon nombre de voies de recherche à explorer2. Il en est
de même je crois dans les publications récentes d’ouvrages collectifs
où la notion d’espace sacré apparaît au cœur du propos et faisant
largement place aux enquêtes historiques permettant des comparai-
sons fructueuses3.

1
  Voir par exemple, A. GUERREAU, « Structure et évolution des représentations de l’es-
pace dans le haut Moyen Âge occidental », Uomo e spazio nell’Alto Medioevo, Spoleto, Centro
italiano di studi sull’Alto Medioevo, 2003 (Settimane di studio del ‘Centro italiano di studi
sull’alto medioevo’, L), t. I, p. 91-115.
2
  S. BOISSELLIER, « Introduction à un programme de recherches : essai de réflexion glo-
bale et éléments d’analyse », dans ce volume…
3
  Voir par exemple, Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires. Approches terminologiques, méthodo-
logiques, historiques et monographiques, A. VAUCHEZ éd., Rome, École française de Rome,
2000 et Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident. Études comparées, M.
KAPLAN dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 2001 (Byzantina Sorbonensia 18).

145

csm_19.indd 145 21/05/10 08:56


éric palazzo

Les études d’histoire de la liturgie médiévale ont, dans l’ensemble,


très peu pris en compte la réflexion sur l’espace4, autrement – cela va
de soi – qu’à partir de l’histoire de l’architecture et de l’organisation
intérieure des édifices. De façon générale, les historiens de la liturgie
ne se sont pour ainsi dire pas intéressés à la définition des différents
concepts « d’espace » dans le cadre des pratiques rituelles de l’Église5.
De même, les spécialistes de la liturgie médiévale n’ont en aucune
manière intégré dans leur démarche visant à définir l’espace liturgi-
que les apports de l’anthropologie, de la sociologie concernant le
concept « d’espace », ni même, par exemple, les éléments de réflexion
de Paul Zumthor dans son beau livre « La mesure du monde », tou-
jours suggestif, même si aujourd’hui amplement dépassé6.
Je ne prétends pas ici combler cette lacune pour l’histoire de la
liturgie. Simplement, j’ai entrepris depuis quelques années la réalisa-
tion d’un ouvrage sur l’espace sacré dans la liturgie de l’Antiquité et
du Haut Moyen Âge en me basant principalement sur le très riche
dossier textuel, archéologique et iconographique des autels portatifs7.
Dans un certain nombre d’articles intermédiaires, j’avais publié une
première série d’analyses touchant à ces objets, ou, plus exactement,
à ce qu’ils nous apprennent sur la façon dont l’Église de l’Antiquité
et du haut Moyen Âge ont pensé l’espace sacré8. Ainsi, l’étude de

4
  Pour une approche sociologique de l’espace cf. E. HALL, La dimension cachée, Paris, 1971.
Pour une approche socio-poétique, je renvoie à l’ouvrage classique de G. BACHELARD, La
poétique de l’espace, Paris, 1957.
5
  Sur cette question, je me permets de renvoyer à ma synthèse dans Liturgie et société au
Moyen Âge, Paris, 2000, p. 124-149.
6
  P. ZUMTHOR, La mesure du monde, Paris, 1993.
7
  É. PALAZZO, L’espace rituel et le sacré dans le christianisme. La liturgie de l’autel portatif dans
l’Antiquité et au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2008 (Culture et société médiévales / CESCM,
15).
8
  É. PALAZZO, « Réforme liturgique, spatialisation du sacré et autels portatifs. Aux origi-
nes de la liturgie itinérante des ordres mendiants », Liturgiereformen. Historische Studien zu
einem bleibenden Grundzug des christlichen Gottesdienst, Bd. I, Münster, 2002 (Liturgiewissen-
schaftliche Quellen und Forschungen, 88), p. 363-377 ; « Les mots de l’autel portatif. Contri-
bution à la connaissance du latin liturgique au Moyen Âge », Les historiens et le latin médiéval,
Paris, 2001, p. 247-258 ; « L’histoire des autels portatifs de Jean-Baptiste Gattico (1704-
1754) », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 34 (2003), p. 141-146 ; « L’autel de Saint-Guil-
hem-le-Désert et l’iconographie des autels portatifs du haut Moyen Âge », Saint-Guilhem-le-
Désert. Le contexte de la fondation. L’autel médiéval de Saint-Guilhem, Aniane, 2004, p. 115-123 ;
« L’espace et le sacré dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge. Les autels portatifs », Cristianità
d’Occidente e cristianità d’Oriente (secoli VI-XI), LII settimana di studio del Centro italiano di studi
sull’alto medioevo (Spoleto 2003), Spoleto, 2004, p. 1117-1160 ; « Exégèse et liturgie dans le
haut Moyen Âge. L’exemple des autels portatifs », Actes du colloque de Wolfenbüttel, sous presse.
De façon plus traditionnnelle, voir l’approche proposée par T. GREGORY, « Lo spazio come
geografia del sacro nell’occidente altomedievale », Uomo e spazio… , p. 27-68.

146

csm_19.indd 146 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

nombreux textes liturgiques, théologiques, exégétiques, «  histori-


ques » ou bien encore issus du droit canon m’a permis de cerner
plusieurs aspects essentiels relatifs à la portée symbolique des autels
portatifs en relation avec la notion d’espace sacré. En guise d’intro-
duction à la présente contribution, je soulignerai simplement que les
autels portatifs constituent dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge le
support idéal pour permettre l’élaboration d’une réflexion sur l’es-
pace rituel et/ou l’espace sacré.
Aux yeux des théologiens, des liturgistes et des canonistes, l’autel
portatif soulève des questions fondamentales telles que celle touchant
à la relation entre la fixité et la mobilité du lieu de culte ou bien
encore concernant la conception de l’espace ecclésiologique compris
seulement entre les murs des églises ou étendu au-delà des limites
matérielles des bâtiments construits pour la célébration. Dans ce
contexte, je serai tenté d’opérer une distinction entre l’espace litur-
gique « concret », réel – celui du déroulement des rituels – et l’espace
liturgique « mental », « spirituel » développé notamment dans les trai-
tés exégétiques sur la liturgie. À l’intérieur de ces deux « espaces »
différents de la liturgie chrétienne du Moyen Âge, il est possible d’ap-
pliquer telle ou telle grille de lecture théorique développée pour com-
prendre les caractéristiques de l’espace en général ou bien de la
définition d’une « territorialité ». Par exemple, ces deux domaines de
« l’espace liturgique » permettent aisément de réfléchir à la relation
entre « centre et périphérie »9 ou bien encore à la notion de polari-
sation d’un certain nombre de pratiques rituelles sur un espace
« social » et liturgique à la fois. Les dossiers que je présenterai dans
cette contribution permettront de voir plus clairement certains aspects
relatifs à la relation entre « centre et périphérie » comme à la défini-
tion de la « polarisation » liturgique. Je souligne cependant que les
deux catégories « d’espaces liturgiques » – l’espace « réel » du dérou-
lement des rituels et l’espace « mental », théologique – se rejoignent
clairement dans la pensée des théologiens du Moyen Âge du fait
notamment de leur forte connotation symbolique, exégétique. L’es-
sentiel de mon propos portera sur les différents aspects de cette rela-
tion entre « espace réel » du rituel et « espace symbolique ».
J’ai conscience cependant de laisser de côté d’autres dimensions
majeures de la définition de l’espace liturgique comme par exemple
celle concernant la géographie des répertoires liturgiques et ses impli-

9
  Voir en dernier lieu, J. Le GOFF « Centre/périphérie », Dictionnaire raisonné de l’Occident
médiéval, Paris, 1999, p. 149-165.

147

csm_19.indd 147 21/05/10 08:56


éric palazzo

cations historiques et politiques10, ou bien encore celle touchant au


discours visuel et à la manière dont les « représentations » de la litur-
gie – en particulier celles apparaissant dans les manuscrits destinés à
la célébration de la liturgie – permettent de penser l’espace du culte11.
Parmi les secteurs laissés de côté, je mentionnerai encore celui de
l’étude du vocabulaire de l’espace liturgique et qui mériterait à lui
seul une étude approfondie spécifique. Dans ce domaine, j’ai pour
ma part exploré cet aspect de l’espace liturgique à partir des autels
portatifs et des mots employés pour les désigner dans l’Antiquité et le
haut Moyen Âge. A titre d’exemple, je soulignerai l’intérêt d’un arti-
cle peu connu mais fort utile de dom Anselme Dimier sur l’emploi
très polysémique du mot « locus » employé dans le sens de monas-
tère12.
Pour illustrer ce propos introductif et avant de passer à l’exposé
proprement dit de mon sujet, je voudrais simplement mentionner et
rapidement commenter un passage extrait d’une homélie sur la dédi-
cace de l’église composée par Raban Maur au IXe siècle :

Vous voici tous réunis, mes chers frères, afin que nous puissions consacrer
cette maison à Dieu (…). Mais nous ne pouvons le faire que si nous nous
appliquons à devenir nous-mêmes un temple de Dieu, et nous employons
à correspondre au rituel que nous cultivons en notre âme en sorte que, à
l’instar des murs décorés de cette église, des bougies allumées, des voix
qui s’élèvent dans la litanie et dans la prière, des lectures et des chants,
nous puissions mieux rendre grâce à Dieu : c’est pourquoi nous devrions
toujours décorer les recoins secrets de notre âme des ornements essentiels
des bonnes œuvres, toujours laisser croître côte à côte la flamme de la
charité divine et celle de la charité fraternelle, toujours laisser résonner à
l’intérieur de notre cœur et la douceur sainte des préceptes divins et la
gloire de l’Évangile. Ce sont là les fruits de l’arbre prospère, là le trésor
d’un cœur bon, là les fondations d’un sage architecte, que notre lecture
de l’Évangile sainte à recommandés à notre âme aujourd’hui13.

10
  Cf. P.-M. GY, « La géographie des tropes dans la géographie liturgique du Moyen Âge
carolingien et postcarolingien », La tradizione dei tropi liturgici, Spoleto, 1990, p. 13-24 et,
dans le même volume, M. HUGLO, « Centres de composition des tropes et cercles de dif-
fusion », p. 139-144.
11
  J’ai abordé ces questions dans de nombreuses publications, dont L’évêque et son image.
L’illustration du pontifical au Moyen Âge, Turnhout, 1999.
12
  A. DIMIER, « Le mot locus employé dans le sens de monastère », Revue Mabillon, 58
(1972), p. 133-154.
13
  Traduction française extraite du livre M. CARRUTHERS, Machina memorialis. Méditation,
rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 342 (texte latin dans PL., 110,
col. 73-74).

148

csm_19.indd 148 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

À propos de ce passage, Mary Carruthers a développé l’idée selon


laquelle les images matérielles, « visuelles », reflèteraient les construc-
tions mentales de la pensée médiévale en se fondant surtout sur la
notion de mémoire. Ainsi, les images seraient amenées à « fonction-
ner » comme de véritables repères mnémotechniques participant à
l’expression d’une pensée. Cette idée, on le voit, écarte la lecture
strictement fonctionnaliste des images médiévales. À ces réflexions
de Mary Carruthers, j’ajouterai pour ma part que le passage de l’ho-
mélie composée par Raban Maur souligne je crois que les images sont
considérées comme des « lieux » du rituel dont elles constituent la
dimension visuelle14. En effet, plutôt que de restreindre les images
rituelles à des objets purement fonctionnels qui constitueraient la
« Bible des illettrés », selon la rhétorique fortement ambiguë de Gré-
goire le Grand dans sa lettre à Serennus de Marseille, il faudrait plutôt
les considérer comme les éléments constitutifs de la dimension visuelle
du rituel de l’Église, c’est-à-dire la liturgie. Dans ce cadre, les images
rituelles apparaissent, au même titre que les chants, que les lumières
des bougies, que les lectures bibliques (pour reprendre la description
de la « performance » liturgique faite par Raban Maur), comme des
« lieux » d’expression du sacré, comme des « lieux de communication
du sacré » destinées, in fine, à servir de modèle à l’homme qui parti-
cipe à la liturgie, de manière à l’inciter à être lui-même, une « image »
du temple de Dieu et à y cultiver les ornements de son cœur, reflétés
dans le rituel par tout ce qui le constitue et notamment les images.
Autrement dit, Raban Maur suggère d’une certaine manière que
l’homme est lui-même un espace rituel, au fond de lui, à l’intérieur
de son cœur et de son âme, car, en pratiquant la liturgie « réelle »,
« concrète » – c’est-à-dire le rituel dans toutes ses dimensions sensibles
– il est amené à devenir le temple de Dieu ou du moins, une image
du temple de Dieu. Comme on va le voir à propos de différents sujets,
la relation dialectique entre l’espace « réel » de la liturgie et celui de
nature plus symbolique de « l’espace intérieur », de l’espace symboli-
que est, me semble-t-il l’un des points essentiels de la définition de la
notion d’espace de la liturgie médiévale.

14
  Cf. É. PALAZZO, « Raban Maur et sa conception de la liturgie », Actes du colloque « Raban
Maur », Lille-Amiens, juillet 2006, à paraître.

149

csm_19.indd 149 21/05/10 08:56


éric palazzo

I.  L’espace liturgique « concret », « rÉel »

Dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, les rites chrétiens se dérou-


lent dans des lieux spécialement aménagés pour accueillir le dérou-
lement de la liturgie. D’emblée, je souhaite rectifier l’impression qui
se dégage majoritairement à la lecture de nombreux travaux consa-
crés à « l’espace liturgique » de l’Antiquité et du Moyen Âge. En effet,
le lieu de la liturgie n’est à ces époques pas exclusivement celui de
l’espace particulier de l’église, c’est-à-dire de l’édifice construit pour
permettre le déploiement de la liturgie. Certes, les théologiens et les
liturgistes de l’Antiquité et du Moyen Âge ont eu sans cesse à cœur de
rappeler que le lieu privilégié de la célébration liturgique, voire le seul
lieu véritablement autorisé pour sa tenue, était l’église-bâtiment. Der-
rière cette affirmation, il faut voir la volonté fortement présente chez
les théologiens et les liturgistes d’associer l’image de l’église-bâtiment
au puissant concept ecclésiologique de la construction de l’Ecclesia
faites à partir des fidèles qui constituent les pierres de l’édifice, c’est-
à-dire l’église. Ainsi, dans l’Antiquité et pendant une bonne partie du
Moyen Âge, domine très largement l’idée selon laquelle la célébration
des rites chrétiens doit se tenir dans l’église, là où sont installés les
autels fixes contenant les reliques des saints.
Malgré cela, il faut insister sur un fait important dans la définition
des lieux de la liturgie : depuis les origines du christianisme et tout
au long du Moyen Âge, la pratique liturgique a parfaitement connu
et intégré des célébrations se déroulant à l’extérieur de l’église et
parfois même en plein air. De très nombreuses circonstances particu-
lières qu’il est inutile de détailler ici ont conditionné le déroulement
de célébrations liturgiques de plein air notamment et nécessitant l’uti-
lisation d’autels portatifs, et, de temps à autre, d’aménagements litur-
giques spécifiques, telles que des tentes comme le montre un passage
extrait de l’un des capitulaires épiscopaux de Théodulf d’Orléans au
IXe siècle et que je citerai plus loin. À maintes reprises, les théologiens
et les liturgistes expliquent d’ailleurs que ces célébrations liturgiques
de plein air rendent vivante et perceptible l’idée selon laquelle l’Église
est présente partout dans le monde et qu’elle ne se limite pas à l’es-
pace du bâtiment-église. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, l’église-
bâtiment demeure donc le principal lieu du déroulement de la
liturgie. Tout au long des siècles, l’espace de l’église a connu de nom-
breuses évolutions qu’il serait fastidieux de décrire précisément ici.
Retenons simplement que ces évolutions ont sans cesse tendu à la
recherche de la meilleure adéquation entre le type de célébration

150

csm_19.indd 150 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

(monastique, presbytéral, papal…) et la forme architecturale. Autre-


ment dit, comme de nombreux auteurs l’ont montré, l’architecture
religieuse de l’Antiquité et du Moyen Âge tient le plus souvent compte
de la typologie des célébrations liturgiques et de leur évolution à tra-
vers les siècles ainsi que selon les régions de l’Occident médiéval. Un
autre point me paraît devoir être souligné en relation avec la défini-
tion du lieu liturgique que constitue l’espace de l’église.
Ce point concerne la spécialisation des espaces rituels à l’intérieur
de l’église même. En effet, l’Antiquité et le Moyen Âge ont connu des
déploiements liturgiques à l’intérieur des églises qui a rendu incon-
tournable l’émergence d’espaces liturgiques spécifiques : le lieu de la
consécration, le lieu de la parole, le lieu de la pénitence, le lieu du
baptême, par exemple, sans compter les parcours rituels à l’intérieur
de l’espace décrits et parles processions. Tout ceci nous amène à pos-
tuler que le déroulement des célébrations liturgiques à l’intérieur de
l’église détermine des zones rituelles spécifiques dont le « marquage »
visuel est considérablement amplifié par la présence du décor monu-
mental permanent ou temporaire dans l’église ou bien encore par les
inscriptions, comme c’est le cas par exemple pour les textes à vocation
mémoriale copiés dans les chœurs liturgiques15. Dans l’église, ces
zones liturgiques particulières sont véritablement marquées d’un
point de vue spatial par les aménagements liturgiques. À titre d’exem-
ple, citons ce passage extrait de la vie de saint Benoît d’Aniane com-
posée au IXe siècle par Ardon et dans laquelle il est amplement
question des aménagements liturgiques voulus par Benoît d’Aniane
pour la construction de l’église du monastère et fortement connotés
du point de vue symbolique : « Le Vénérable Père Benoît, poussé par
une pieuse considération, ne voulut pas prendre des saints pour titu-
laires, mais c’est en l’honneur de la divine Trinité…qu’il consacra
cette église. Pour que ce que je viens de dire soit plus clairement
reconnu, l’autel qui est comme le premier de tous les autres, il fit
placer trois autels, pour qu’ils paraissent figurer les personnes de la
Trinité ; et la disposition en est merveilleuse, montrant en trois autels

15
  C. TREFFORT, « Mémoires de chœurs. Monuments funéraires, inscriptions mémorielles
et cérémonies commémoratives à l’époque romane », Cinquante années d’études médiévales.
À la confluence de nos disciplines, Actes du colloque organisé à l’occasion du cinquantenaire du
CESCM (Poitiers, septembre 2003), Turnhout, 2005, p. 219-232 et « Inscrire son nom dans
l’espace liturgique à l’époque romane », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 34 (2003),
p. 147-160.

151

csm_19.indd 151 21/05/10 08:56


éric palazzo

la Trinité indivise et en un seul autel la divinité par essence ».16 S’en-


suit une longue et précise description des aménagements liturgiques
prévus par Benoît pour ces différents autels et la signification symbo-
lique qui s’y rattache.
À plusieurs égards, ces descriptions extraites d’un genre littéraire
non strictement liturgique, la littérature hagiographique, sont relati-
vement proches de celles faites par le moine Garsias dans la première
moitié du XIe siècle à propos des importants remaniements architec-
turaux de l’église de Saint-Michel de Cuxa et entrepris à l’initiative de
l’abbé du lieu, Oliba. Dans un poème faisant l’éloge de ce dernier,
Garsias décrit avec une relative précision les remaniements architec-
turaux, ainsi que leur symbolisme, et les aménagements liturgiques
prévus dans cette « nouvelle » église de Cuxa17. Comme à Aniane, une
grande part du symbolisme de l’église de Cuxa au milieu du XIe siècle
est fondé sur la « figure » de la Trinité. À côté de cela, le moine Garsias
ne manque cependant pas de rattacher la typologie architecturale du
nouvel édifice comme la plupart des aménagements liturgiques nou-
veaux, comme par exemple le baldaquin installé au-dessus de l’autel
majeur, au symbolisme de l’église interprétée comme une vision, voire
une représentation de la Jérusalem céleste et surtout du Temple de
Salomon.
La double vocation liturgique et symbolique de l’espace rituel dans
l’église rencontre une parfaite illustration à travers l’église de Cluny
II entreprise du temps de l’abbé Maïeul puis fortement rénovée sous
l’abbatiat d’Odilon au XIe siècle. Cet édifice a été construit sur la
première église de l’abbaye, celle que les archéologues appellent
Cluny A. L’originalité de Cluny II réside avant tout dans l’aménage-
ment de son chevet. Qu’elle ait ou non comporté des cryptes, cette
partie de l’église était très développée et comprenait plusieurs absides
échelonnées. Ces absides remplissaient de nombreuses fonctions litur-
giques mentionnées dans le Liber Tramitis, le coutumier de Cluny
rédigé vers 1035-1040 et décrivant les usages liturgiques et monasti-
ques de l’abbaye du temps d’Odilon. Plusieurs autels prenaient place
dans le chevet et permettaient aux moines-prêtres de célébrer des
messes votives. Le grand nombre de reliques répertoriées dans le cou-
tumier de Cluny suggère un nombre équivalent de petits reliquaires

16
  ARDON, Vie de Benoît d’Aniane, texte traduit par F. BAUMES, Abbaye de Bellefontaine,
2001, p. 70-71.
17
  M. DURLIAT « L’architecture du XIe siècle à Saint-Michel de Cuxa », Études d’art médié-
val offertes à Louis Grodecki, Paris, 1982, p. 49-62.

152

csm_19.indd 152 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

que l’on promenait dans l’église lors des principales fêtes de l’année
liturgique. Selon Alain Guerreau, cet ensemble impressionnant de
reliques constitue une sorte de géographie du sacré. En un seul
espace, l’église de Cluny, tous les hauts lieux de la chrétienté sont
représentés par l’intermédiaire des reliques  : la Palestine, Rome,
Saint-Jacques de Compostelle, les cités majeures de la Gaule. Dans ce
cas, selon la démonstration convaincante d’Alain Guerreau, l’espace
liturgique « concret », destiné à la célébration des différents rituels
de l’abbaye de Cluny, se double d’une dimension spatiale de nature
à la fois ecclésiologique et politique (ou symbolique)18.

II. La dialectique « intÉrieur-extÉrieur »


et l’espace liturgique de plein air

Parmi les nombreux rites unificateurs qui se mettent en place dans


l’Église au cours des premiers siècles pour structurer la communauté
ecclésiale de la ville, l’envoi du fermentum est l’un des plus significatif19.
Attesté dès la fin du IIe siècle, l’envoi dominical du fermentum, l’eucha-
ristie consacrée par le pape pour la communion des fidèles dans les
églises titulaires, exprime l’unité de l’Église locale urbaine. La visée
de ce rite porte sur l’union de l’Ecclesia avec le territoire, l’espace
concerné par le fermentum, afin de construire un véritable tissu litur-
gique urbain. Cette pratique apparaît comme une solution au pro-
blème par le morcellement de la cité, en l’occurrence Rome, en
plusieurs titres presbytéraux et par l’impossibilité de réunir l’ensem-
ble des fidèles de la même Église en un seul lieu pour y célébrer
l’eucharistie dominicale. Ainsi, chaque dimanche, à Rome dans l’An-
tiquité, ce rite d’union liturgique exprime le lien des prêtres titulaires
avec le pape, en même temps évêque local, et l’unité de l’Ecclesia
romaine. Dans la célèbre lettre-réponse adressée par le pape Innocent
Ier à l’évêque Décentius de Gubbio le 19 mars 416, le pontifie écrit à
propos du fermentum :

18
  A. GUERREAU, « Espace social, espace symbolique : à Cluny au XIe siècle », L’ogre histo-
rien. Autour de Jacques Le Goff, Paris, 1998, p. 171-177.
19
  P. NAUTIN, « Le rite du fermentum dans les église suburbaines de Rome », Ephemerides
Liturgicae, 96 (1986), p. 510-522 et V. SAXER, « L’utilisation par la liturgie de l’espace urbain
et suburbain : l’exemple de Rome dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge », Actes du XIe
congrès international d’archéologie chrétienne (Lyon-Vienne-Grenoble-Genève-Aoste, septembre 1986),
Rome, 1989 (Collection de l’École française de Rome, 123 – Studi di antichita cristiana,
41), p. 917-1031, sp. p. 924-930.

153

csm_19.indd 153 21/05/10 08:56


éric palazzo

Quant au fermentum que nous envoyons le dimanche dans les divers titres,
il est superflu pour toi de nous consulter à ce sujet ; chez nous, en effet,
les églises sont toutes établies à l’intérieur des murs de la cité. Leurs prê-
tres qui, ce jours-là, à cause du peuple qui leur est confié, ne peuvent pas
célébrer avec nous, reçoivent donc par les acolytes le fermentum confec-
tionné par nous, afin qu’ils ne se sentent pas, surtout ce jour-là, séparés
de notre communion. Mais cela, je ne pense pas qu’il faille le faire dans
les parties rurales des diocèses, parce que les sacrements ne doivent pas
être portés au loin. Nous-mêmes, nous ne les envoyons pas aux prêtres
établis dans les divers cimetières ; ces prêtres ont le droit et la permission
de les confectionner eux-mêmes20.

Ce texte offre tout d’abord une définition précise du fermentum en


insistant sur sa fonction unificatrice : l’unité du sacrement constitue
l’unité ecclésiologique. Ensuite, le pape indique l’inutilité de l’envoi
du fermentum dans les campagnes car, dit-il, les sacrements ne doivent
pas être portés au loin. Que faut-il comprendre dans cette affirma-
tion ? Dans cette mise en garde, Innocent Ier veut attirer l’attention
sur le risque de l’éclatement sacramentel. En effet, l’envoi du fermen-
tum dans les paroisses urbaines ne fait courir aucun risque au sacre-
ment  ; bien au contraire, ici, c’est précisément l’éclatement
sacramentel qui renforce l’unité ecclésiale de l’urbs. Mais, dans le cas
où l’on enverrait le sacrement en dehors, à l’extérieur, du territoire
homogène d’une église locale, sa valeur intrinsèque, sacramentelle,
serait gravement mise en danger. Autrement dit, l’éclatement sacra-
mentel dans l’espace, au sens ecclésiologique du terme, ne vaut que
si l’objectif est de renforcer l’homogénéité ecclésiale d’une église défi-
nie comme un territoire clos. À l’extérieur de ce territoire, la validité
du sacrement devient d’une grande fragilité.
Durant le Moyen Âge, d’autre solutions, parfois fortement conno-
tées sur le plan symbolique, sont apparues pour résoudre le problème
de l’adéquation entre l’éclatement sacramentel et la recherche de
l’unité ecclésiale d’une église locale. Vers 976, l’archevêque Adalbé-
ron entreprit des rénovations dans la cathédrale carolingienne de
Reims dont l’une des caractéristiques principales était le massif occi-
dental qui, à l’instar du westwerk de Saint-Riquier, constituait une
véritable antéglise avec sa liturgie propre. Selon le témoignage de
contemporains, les rénovations portèrent surtout sur l’antéglise et ont

20
  La lettre du pape Innocent Ier à Décentius de Gubbio (19 mars 416), texte critique, traduction
et commentaire par R. CABIÉ, Louvain, 1973 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclé-
siastique, 58), p. 27-29.

154

csm_19.indd 154 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

principalement consisté à supprimer ses étages de manière à obtenir


un espace « vide ». Les intentions de l’archevêque concernant ces
rénovations nous sont connues grâce au témoignage apporté par le
rédacteur de la chronique de Mouzon (vers 1033) qui peut être assi-
milée, selon Michel Bur, à des Gesta Adelberonis21. Les transformations
architecturales voulues par Adalbéron s’expliqueraient par le désir de
ce dernier de réinsérer dans l’espace ecclésial de la cité l’église Saint-
Denis, proche de la cathédrale et située dans son axe. Cette église
recevait la sépulture des chanoines et avait été détruite lors des inva-
sions normandes. Or, elle fut reconstruite hors les murs au début du
Xe siècle et placée dans l’axe de la cathédrale, l’église Saint-Denis
formait avec cette dernière un espace liturgique homogène ; voici ce
qu’en dit le chroniqueur du XIe siècle :

Que dire de l’église de Saint-Denis que cet éminent serviteur de Dieu


institua hors des murs de la ville devant les portes de la grande église
dédiée à sainte Marie mère de Dieu, afin que, l’entrée de l’une faisant face
à l’entrée de l’autre, le célébrant tourné vers l’orient eût toujours devant
les yeux au cours de la messe le prêtre officiant dans la cathédrale et que
les prières offertes en prémisses par le premier fussent confirmées par
l’offrande du second et aussi pour que le premier sentît croître sa dévotion
au spectacle qu’il avait sous les yeux tandis que le second, tendu vers
l’avant, pût procéder en toute quiétude au sacrifice, sachant qu’il avait
derrière lui un ange en armes tout prêt à le protéger ou encore que regar-
dant vers le couchant pour saluer le peuple et dire : le Seigneur soit avec
vous, le second, dans sa prière, en invoquant le nom divin, pût bénir le
premier avec toute l’assistance.

Aux yeux du liturgiste, la véracité de la description rituelle du


chroniqueur importe peu ; il en va de même du désir de savoir si
telles étaient bien les intentions recherchées par Adalbéron dans son
entreprise de rénovation architecturale. L’essentiel me semble être
ailleurs. En effet, le passage de la chronique de Mouzon exprime
symboliquement la conscience que les hommes du Moyen Âge avaient
de la nécessité de constituer un espace ecclésiologiquement homo-
gène, unifié par la pratique des sacrements, en l’occurrence l’eucha-
ristie. Voulant réintroduire dans l’espace ecclésial de la ville l’église
de Saint-Denis reconstruite hors les murs, Adalbéron imagina ce céré-
monial, probablement fictif. L’objectif étant alors de montrer sans

21
  M. BUR, « A propos de la chronique de Mouzon. Architecture et liturgie à Reims au
temps d’Adalbéron (vers 976) », Cahiers de civilisation médiévale, 27 (1984), p. 297-302.

155

csm_19.indd 155 21/05/10 08:56


éric palazzo

ambiguïté possible l’unité de l’Église de Reims, grâce à l’unité sacra-


mentelle, réalisée dans un espace ecclésial homogène et bien réel,
celui de la ville, et dans une église-bâtiment imaginaire, symbolique,
c’est-à-dire la cathédrale et l’oratoire Saint-Denis. Cet exemple illustre
l’intérêt majeur de la dialectique intérieur-extérieur dans la constitu-
tion d’un espace ecclésial, unifié par la pratique sacramentelle.
Le décor monumental permet de constater des relations étroites
et subtiles entre les images et leur iconographie et la façon de les
considérer comme des « lieux de communication du sacré » en rela-
tion avec les pratiques liturgiques. En relation avec les fonctions litur-
giques et la signification exégétique des cloîtres dans l’espace
monastique médiéval, j’ai récemment tenté d’expliquer le sens de
l’iconographie des peintures et des sculptures de la fenêtre nord
conservée dans l’ancien cloître de l’abbaye Saint-Aubin à Angers à
partir de sa triple signification exégétique, liturgique et politique22.
L’iconographie fort complexe développée sur cette fenêtre, où se
mêlent peinture et sculpture, met notamment l’accent sur le rappro-
chement visuel établi entre la figure mariale et l’architecture du tem-
ple d’Ezéchiel. Or, ce rapprochement repose essentiellement sur la
mise en image de l’exégèse sur le temple d’Ezéchiel et de sa porte
close assimilée dans la théologie à la figure de la Vierge. De plus, à
Saint-Aubin, cette exégèse a trouvé une forte traduction liturgique du
fait de l’usage de sermons d’Hildebert de Lavardin pour les grande
fêtes mariales et dont le thème central est celui de la Vierge-porte
close. Étant donné la valeur apotropaïque de la porte et de la fenêtre
au Moyen Âge, on ne peut s’empêcher de penser dans le cas de Saint-
Aubin d’Angers que les concepteurs de cette iconographie ont déli-
bérément décidé de placer cette image exégétique, localement
fortement connotée du point de vue liturgique, sur une fenêtre de la
salle capitulaire, lieu de passage, « lieu de communication du sacré »,
zone de transition, qui donne sur la galerie du cloître, associé à l’image
de la Jérusalem Céleste. À cela vient s’ajouter l’interprétation icono-
graphique que j’ai proposée des rois mages en relation avec l’histoire
du lieu et l’assimilation symbolique entre les rois mages et les sei-
gneurs de la région d’Angers venant, dans la salle capitulaire de l’ab-
baye Saint-Aubin, faire don de biens fonciers ou d’églises, par
l’intermédiaire d’une charte, lors d’un petit rituel décrit en tête des

22
  É. PALAZZO, « Exégèse, liturgie et politique dans l’iconographie du cloître de Saint-
Aubin d’Angers », dans Der mittelalterlichen Kreuzgant. Architektur, Funktion, Programm, Regens-
burg, 2004, p. 220-240.

156

csm_19.indd 156 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

chartes de l’abbaye. Autrement dit, l’iconographie de la fenêtre de la


salle capitulaire de Saint-Aubin combine harmonieusement le « lieu
de communication du sacré » en relation avec l’exégèse et la liturgie,
avec le « lieu de communication du politique », en relation cette fois
avec l’interprétation du rituel qui se déroulait dans la salle du chapi-
tre et rappelé visuellement par le geste de l’offrande faite par les rois
mages à la Vierge et au Christ.
L’espace du cloître, on vient de le voir, constitue un lieu privilégié
pour l’établissement de la relation entre espace « réel » de la liturgie
et espace « symbolique », mental, spirituel. Un document exception-
nel, datant probablement du XIe siècle, propose une sorte d’organi-
sation idéale de l’espace monastique, différente de celle attestée par
le plan carolingien de Saint-Gall et toujours axée autour de l’espace
du cloître. Il s’agit de la célèbre « Table des étoiles » ou « Horloge
stellaire » contenue dans un seul manuscrit vraisemblablement réalisé
dans un scriptorium de la vallée de la Loire23. Au sens strict, l’Horologium
stellare monasticum appartient à la documentation astronomique dont
on sait qu’elle était très prisée dans les monastères et qui avait place
dans l’enseignement scolaire des moines. Le texte concerne l’obser-
vation des constellations et leurs différentes positions dans le ciel,
variables selon les saisons. La double originalité du document réside
dans l’association des informations astronomiques, d’une part avec le
calendrier liturgique – ou, pour être plus précis, les principales fêtes
du cycle – , et, d’autre part, avec l’aménagement des bâtiments monas-
tiques. La connaissance par les moines du haut Moyen Âge de la posi-
tion des astres leur permettait notamment de déterminer l’heure des
offices nocturnes, variable selon les saisons. Poussant plus loin la com-
plexité, l’Horologium stellare monasticum indique la position des astres
à partir de points de vue fixes, c’est-à-dire les bâtiments monastiques.
De telle sorte que les informations d’ordre astronomique fournies par
le texte permettent de se représenter l’organisation spatiale d’un
monastère. Les principaux points d’observation sont le réfectoire,
situé au sud de l’espace rectangulaire formé par l’ensemble du monas-
tère, le dortoir à l’est et l’église localisée au nord. Mais le lieu privilé-
gié d’observation semble être une chapelle du monastère peut-être
consacrée à saint Aignan ou à tous les saints. Cette horloge stellaire
désigne-t-elle un monastère précis ? Plusieurs hypothèses ont été faites

23
  É. PALAZZO, « Le calendrier liturgique et l’espace monastique au Moyen Âge : l’Horo-
logium stellare monasticum (XIe siècle) », dans Les calendriers. Leurs enjeux dans l’espace et le temps,
Colloque de Cerisy, juillet 2000, Paris, 2002, p. 37-43.

157

csm_19.indd 157 21/05/10 08:56


éric palazzo

à ce sujet et, sans pouvoir trancher de façon certaine, on tient


aujourd’hui comme vraisemblable la localisation de ce texte à Fleury.
Si l’on a présent à l’esprit que l’observation des étoiles à différentes
dates du calendrier liturgique tout au long de l’année se fait à partir
de différents endroits du cloître et des bâtiments monastiques, il
paraît légitime de se demander si ces liens étroits entre les constella-
tions et l’espace du cloître ne cache pas une signification symbolique.
Sans pouvoir le prouver de façon absolue, j’en suis convaincu étant
donné que le Moyen Âge associe symboliquement l’espace du cloître
et l’image du paradis. L’espace idéal du cloître décrit dans l’Horolo-
gium stellare monasticum est déterminé par les constellations du cosmos
qui sont vues et interprétées dans une perspective chrétienne, comme
si le cosmos était lui-même le reflet de la cité céleste. Or, il est frappant
de constater le rôle central tenu par le calendrier dans l’établissement
de ce lien entre les étoiles et l’espace du cloître, image du paradis.
C’est, en effet, le déroulement du calendrier liturgique chrétien qui
permet la construction de l’Église au sens ecclésial, c’est-à-dire la Jéru-
salem Céleste. La rencontre du cosmos interstellaire et de l’image de
la Jérusalem céleste sur terre, le cloître, s’inscrit dans le temps litur-
gique. C’est en quelque sorte ce temps liturgique-là, celui du calen-
drier, qui édifie la Jérusalem céleste dans sa dimension cosmique et
terrestre, concrétisée dans l’Horologium stellare monasticum par la ren-
contre de l’observation astronomique et de la vision idéale de l’espace
du cloître monastique.

III. L’espace imaginaire et « rÉel »


des drames liturgiques

Dans un livre récent, Christoph Petersen traite de façon tout à fait


novatrice de la relation entre le rituel médiéval et le théâtre24. Dans
l’historiographie du sujet, on distingue deux principales catégories
de publications. Dans la première, on trouve des contributions savan-
tes sur l’histoire et l’étude des textes des principaux « drames liturgi-
ques  » médiévaux, notamment ceux qui ont vu le jour en milieu
monastique autour de l’an mil et dont le succès fut assuré au moins
pendant deux bons siècles. Dans la seconde catégorie de publications,
on a le plus souvent affaire à des interprétations historiques de ces

24
  C. PETERSEN, Ritual und Theater. Messalegorese, Osterfeier und Osterspiel im Mittelalter,
Tübingen, 2004.

158

csm_19.indd 158 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

« drames liturgiques ». Ces interprétations consistent très majoritai-


rement à démontrer l’origine du théâtre moderne dans ces « drames
liturgiques » du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central. La grande
originalité du livre de Petersen est de se démarquer de manière assez
radicale de ces deux tendances historiographiques. En effet, l’auteur
propose une approche problématique de la relation entre « rituel et
théâtre » en considérant en premier lieu les « drames liturgiques » et,
de façon plus générale la liturgie de l’Église dans son ensemble,
comme un rituel avec tout ce que cela implique du point de vue d’une
lecture anthropologique de ce mot. Ainsi, le premier chapitre du livre
pose très solidement les bases liturgiques et théologiques de la lecture
des rituels liturgiques médiévaux, condition indispensable je crois
pour proposer ensuite une lecture croisée des « drames liturgiques »
et des manifestations théâtrales. Donc, Petersen analyse de façon pré-
cise et avec beaucoup d’érudition la façon dont les théologiens du
haut Moyen Âge, en particulier les exégètes de la liturgie tel Amalaire
de Metz au IXe siècle, ont pensé les différentes formes de « représen-
tations » (on pourrait même dire de re-présentations) impliquées
dans les aspects constitutifs des rituels liturgiques. Pour cela, Petersen
accorde à juste titre de l’importance à la façon dont la liturgie intègre
la cohérence narrative des récits évangéliques ou bien encore la
manière dont elle procède à l’élaboration d’une mise en scène faite
de représentations symboliques dont la plupart sont à interpréter à
partir de l’allégorèse théologique créée pour ainsi dire par Amalaire
de Metz. En d’autres termes, dans ce remarquable premier chapitre,
Petersen démontre parfaitement l’existence d’un réel potentiel de
« mise en scène » et de « théâtralisation » des rituels liturgiques du
fait de leur forte double dimension narrative et symbolique. Les cha-
pitres II et III du livre mettent en quelque sorte à l’épreuve des faits
les fondements théoriques et méthodologiques développés dans le
premier chapitre. Au cœur de l’analyse de Petersen présentée dans
ces deux chapitres, se trouve une fois de plus le drame liturgique de
Pâques. Certes, Petersen aborde ce rituel festif sous un angle nouveau
tout en s’appuyant sur une historiographie complète. Certes, l’auteur
démontre très clairement l’existence dans les différentes traditions
de ce « drame liturgique » d’une cohérence scénique essentiellement
fondée sur la relation entre la « narrativité » et la « représentation »
symbolique de cette « narrativité » – tournant largement autour de la
« mise en scène » (Inszenierung ) de l’absence (le tombeau vide) et la
compensation de cette absence – et, à ce titre, la démonstration pra-
tique de Petersen est tout à fait convaincante ; je tiens à le souligner.

159

csm_19.indd 159 21/05/10 08:56


éric palazzo

IV. La paroisse et ses « espaces liturgiques »

Les historiens de la liturgie et les historiens se sont beaucoup pen-


chés ces derniers temps sur la liturgie des paroisses de l’époque caro-
lingienne ou du haut Moyen Âge en général par l’étude de rituels
précis. Depuis une vingtaine d’années, notre connaissance de la litur-
gie paroissiale de l’époque carolingienne a notamment bénéficié des
excellentes publications de Peter Brommer sur les capitulaires épis-
copaux25. À cette approche de la législation carolingienne proposée
par Brommer afin de cerner certains aspects de la liturgie paroissiale
carolingienne, sont venus s’ajouter des travaux portant sur la liturgie
des laïques ou d’autres consacrés à des espaces particuliers de la
paroisse, tel le cimetière. Dans un article paru en 1999, Donald Bul-
lough propose une vaste synthèse de nos connaissances sur la liturgie
des laïques dans les paroisses carolingiennes26. À juste titre, l’auteur
insiste sur l’importance du baptême d’une part et des rituels eucha-
ristiques d’autre part pour comprendre l’organisation de la liturgie
paroissiale de cette époque et préciser les contours de la part prise
par les laïques dans ces rituels. Prenant appui sur une vaste documen-
tation et une bibliographie imposante, Bullough relève à juste titre le
rôle déterminant des rituels de l’Initiation chrétienne, de la messe et
des funérailles dans la constitution d’une liturgie paroissiale à l’épo-
que carolingienne. À propos des rituels funéraires et de ce que nom-
bre d’historiens ont coutume d’appeler la «  christianisation de la
mort » dans le haut Moyen Âge, mentionnons les travaux novateurs à
plusieurs égards de Cécile Treffort27 et de Michel Lauwers28 sur la
naissance du cimetière chrétien. Dans ce processus de création d’un
nouvel espace sacré et consacré – le cimetière –, l’époque carolin-
gienne tient une place déterminante. C’est en effet au cours de cette
période que la sacralisation des lieux d’inhumations ou, de façon plus
large, des zones funéraires se développa en relation étroite avec l’édi-
fication du lieu de culte protégé et consacré, l’église. Ce processus de
sacralisation de l’espace funéraire dès le IXe siècle mais dont l’affir-

25
  Voir les volumes d’édition des Capitula episcoporum par P. BROMMER dans la série des
MGH.
26
  D. BULLOUGH, « The Carolingian Liturgical Experience », dans Continuity and Change
in Christian Worship, Woodbridge, Boydell Press, 1999 (Studies in Church History, 35),
p. 29-64.
27
  C.TREFFORT, L’Église carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques com-
mémoratives, Lyon, 1996.
28
  M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval,
Paris, 2005.

160

csm_19.indd 160 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

mation se fera au Xe siècle – processus parfaitement décrit par les


historiens et largement corroboré par les investigations archéologi-
ques – prit forme dans un contexte beaucoup plus vaste de réflexions
nouvelles sur l’enracinement du sacré dans l’espace et de ses implica-
tions sur la « spatialisation » de l’Ecclesia.
Dominique Iogna-Prat a montré quant à lui l’importance des trai-
tés liturgiques de l’époque carolingienne dans la construction de la
conception du lieu sacré29. L’auteur souligne à juste titre l’originalité
de la démarche de Walafrid Strabon, mais aussi celle de Raban Maur
dans son De institutione clericorum. Ces hautes figures de la théologie
du Moyen Âge, exégètes de la liturgie, incluent leur considération
respective sur le lieu de culte, sur l’espace sacré, dans une réflexion
globale sur l’institution ecclésiale. Ainsi donc, au-delà de l’étude du
vocabulaire du lieu de culte à laquelle il procède – tout en se situant
volontairement dans la lignée des textes scripturaires pour justifier la
continuité « historique » de la réflexion sur le lieu de culte au sein de
l’Église –, Walafrid Strabon contribue avec d’autres à la mise en place
du concept d’Église pris ici dans le sens de l’institution ecclésiale.
Certes dans ces textes carolingiens, nous ne sommes pas encore face
à une ecclésiologie aussi élaborée telle qu’elle le sera par la suite,
notamment à partir de la réforme grégorienne, mais on notera l’im-
portance de la réflexion sur le lieu de culte dans la tradition biblique
pour construire ce concept ecclésiologique d’institution ecclésiale.
Sur ce point précis, il me semble que Dominique Iogna-Prat a ten-
dance à majorer l’importance, à l’époque carolingienne, de l’élabo-
ration d’une ecclésiologie de la liturgie au cœur de laquelle se situerait
la définition du lieu sacré. Certes, toutes ces « choses », si j’ose dire,
se sont bel et bien mises en place à l’époque carolingienne, mais, pour
cette époque, il ne me semble pas qu’elles apparaissent encore comme
un objet aussi codifié et solidement constitué que semble le penser
Dominique Iogna-Prat. Pour cela, il faudra au moins attendre la
réforme grégorienne.
Dans son ouvrage mentionné précédemment sur la naissance du
cimetière chrétien, Michel Lauwers, emboîtant d’une certaine manière
le pas à Dominique Iogna-Prat, s’intéresse aussi à la construction de
la notion d’espace sacré à l’époque carolingienne notamment à partir
de l’histoire à la fois archéologique et liturgique du cimetière mais
aussi par un regard neuf porté sur l’un des textes majeurs de l’arche-

29
  D. IOGNA-PRAT, « Lieu de culte et exégèse liturgique à l’époque carolingienne », dans
The Study of the Bible in the Carolingian Era, Turnhout, 2003, p. 215-244.

161

csm_19.indd 161 21/05/10 08:56


éric palazzo

vêque de Reims dans la seconde moitié du IXe siècle, Hincmar, son


« traité sur les églises et les chapelles »30. Comme le rappelle et le
démontre à nouveaux frais Michel Lauwers, ce texte constitue non
seulement une véritable somme liturgico-canonique à propos de la
réflexion sur les lieux de culte mais il suggère également une relecture
de toute la tradition chrétienne relative au problème de l’enracine-
ment du sacré et son inscription dans l’espace. Les réflexions d’Hinc-
mar permettent en premier lieu de comprendre l’espace sacré comme
une structure spatiale hiérarchisée dont les pôles (les lieux consacrés
parmi lesquels le cimetière) s’articulaient entre eux. En second lieu,
ces réflexions de l’archevêque de Reims posent les véritables fonde-
ments théoriques d’une conception territoriale nouvelle de l’Ecclesia
dont la postérité sera considérable tout au long du Moyen Âge. Là
encore, et ce malgré le grand intérêt et la justesse des hypothèses de
Michel Lauwers, il me paraît néanmoins que l’auteur a tendance à
projeter ce que l’on sait de la polarisation de l’espace liturgique après
l’époque carolingienne (notamment au moment de la réforme gré-
gorienne) sur le haut Moyen Âge et le phénomène de « polarisation »
de la liturgie autour de l’espace consacré du cimetière. Par ailleurs,
Michel Lauwers ne semble comprendre l’espace liturgique de la
paroisse de l’époque carolingienne qu’à partir de l’espace du cime-
tière et de sa relation avec l’église consacrée. Or, me semble-t-il, l’es-
pace liturgique du haut Moyen Âge continue d’être pensé à partir de
la relation complémentaire entre la « polarisation » des espaces consa-
crés et l’ouverture vers un espace « infini », celui des pratiques litur-
giques itinérantes rendues possibles, pratiquement et
sacramentellement, par l’utilisation des autels portatifs. Dans plu-
sieurs de mes contributions consacrées aux autels portatifs, j’ai traité
de l’important dossier de l’autel fixe ou mobile dans la tradition bibli-
que et de sa signification du point de vue de la conception de l’espace
sacré chrétien dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge, en particulier à
l’époque carolingienne. Durant ces périodes, les réflexions théologi-
ques, liturgiques et canoniques sur l’autel portatif constituent une
parfaite illustration de l’élaboration de la notion d’espace sacré par
les théologiens et les ecclésiastiques, dont Hincmar. Le fondement de
l’association entre l’autel portatif et l’espace sacré a pour référence
le texte biblique relatant le songe de Jacob et l’erection d’une pierre
en stèle au chapitre XXVIII du livre de la Genèse (Gn XXVIII, 10-22).
Ce passage vétérotestamentaire, bien connu des spécialistes de la

30
  M. LAUWERS, Naissance du cimetière…, p. 32 et ss.

162

csm_19.indd 162 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

Bible et des médiévistes en général notamment à cause de la mention


de l’échelle céleste31, constitue vraisemblablement le « lieu » textuel
de la mise en place de la notion d’espace sacré déterminé par la
volonté divine et marquée, concrétisée matériellement par la stèle sur
laquelle Jacob procède à une libation dès son réveil de cette nuit un
peu particulière. Notons au passage que le lieu sacré en question est
situé en plein air, là où s’est manifestée la volonté divine. Dans ce
passage, le lieu sacré est clairement marqué par et, d’une certaine
manière associée à la stèle qui signifiera à partir de ce moment le lieu
divin32.
Dans la littérature exégétique du haut Moyen Âge comme dans les
textes liturgiques, l’association entre la stèle de Jacob et un autel défi-
nissant en quelque sorte le lieu sacré est largement exprimée. Dans
son Libellus de exordiis et incrementis quarundam in observationibus eccle-
siasticis rerum écrit au monastère de Reichenau vers 840-842, Walahfrid
Strabon mentionne la stèle de Jacob parmi les autels érigés par les
figures importantes de l’Ancient Testament au premier chapitre de
son traité liturgique : « Altaria quidem Noe, Abraam, Isaac et Iacob Domino,
ut legitur, exstruxerunt »33. Dans un article récent, Michel Lauwers a bien
montré que cet extrait du texte de Walafrid Strabon s’inscrivait plei-
nement dans le contexte particulier de l’exégèse biblique de la pre-
mière moitié du IXe siècle où l’accent est principalement porté sur la
sollicitation de l’autorité biblique dans le processus de construction
d’une ecclésiologie fondée sur la mise en valeur de la figure de l’Égli-
se.34 Autrement dit, l’évocation des autels érigés par Noé, Abraham,
Isaac et Jacob par Walafrid en tête de son traité vise essentiellement à
souligner l’existence, depuis les textes scripturaires, d’un culte rendu
à Dieu sur des autels destinés à marquer le lieu sacré et considérés à
ce titre comme des préfigurations de l’église-bâtiment et de l’Église,
mot pris cette fois dans son acception ecclésiologique. À propos de la
désignation du lieu de culte par le Seigneur lui-même, d’autres pas-
sages vétérotestamentaires que l’extrait du livre de la Genèse men-

31
  C. HECK, L’échelle céleste. Une histoire de la quête céleste, Paris, 1997.
32
  S. JAPHET, « Some Biblical Concepts of Sacred Space », dans Sacred Space. Shrine, City,
Land, Londres, 1998, p. 55-72, sp. p. 68-69.
33
  WALAFRID STRABON, Libellus de exordiis et incrementis quarundam in observationibus eccle-
siasticis rerum. A Translation and Liturgical Commentary by A. L. HARTING-CORREA,
Leiden-New York-Köln, 1996, p. 50-51.
34
  M. LAUWERS, « De l’Église primitive aux lieux de culte. Autorité, lectures et usages du
passé de l’Église dans l’Occident médiéval (IXe-XIIIe siècle) », dans L’autorité du passé dans
les sociétés médiévales, Bruxelles-Rome, 2004 (Collection de l’École Française de Rome, 333),
p. 297-323, sp. p. 305-306.

163

csm_19.indd 163 21/05/10 08:56


éric palazzo

tionné plus haut offrent une vision identique de la création de l’espace


sacré par Dieu. Par exemple, dans le Deutéronome, au moment où il
est question des lois créées par Dieu et que devront suivre les hommes,
il est dit : « Garde-toi bien d’offrir tes holocaustes dans n’importe
lequel des lieux que tu verras ; c’est seulement au lieu choisi par le
Seigneur chez l’une des tribus que tu offriras tes holocaustes; c’est là
que tu feras tout ce que je t’ordonne» (Dt XII, 13-14).
Dans un texte qui ne relève pas au sens strict de la littérature exé-
gétique ou liturgique mais que l’on peut inclure dans cette catégorie
de textes étant donné l’usage qui en est fait par son auteur, Théodulf,
l’évêque d’Orléans au début du IXe siècle, s’exprime de la manière
suivante à propos du lieu de la célébration de la messe et de l’usage
exceptionnel de l’autel portatif : Missarum sollemnia nequaquam alibi
nisi in ecclesia celebranda sunt, non in quibuslibet dominibus et in vilibus
locis, se in loco, quem elegerit dominus iuxta illud, qquod scriptum est : vide,
ne offeras holocausta tua in omni loco, quem videris, sed in loco quam elegerit
dominus, ut ponat nomen suum ibi ; excepta ratione eorum, qui in exercitu
pergentes ad hoc opus habent tentoria et altaria dedicata, in quibus missarum
sollemnia expleant35. Dans ce canon extrait de l’un de ses capitulaires
épiscopaux, Théodulf insiste sur l’obligation de ne célébrer l’eucha-
ristie qu’à l’intérieur d’un lieu consacré, l’église, et dans un endroit
choisi par Dieu, conformément à la prescription du passage vétéro-
testamentaire extrait du Deutéronome et qui fait l’objet d’une citation
précise dans le chapitre du capitulaire. Sans relever à proprement
parler de l’exégèse, Théodulf fait ici œuvre de commentateur liturgi-
que en se basant sur un important passage tiré de la Bible et dans le
but de définir précisément le lieu de culte, l’espace sacré désigné
directement par Dieu et non pas choisi par l’homme. A côté de cet
important aspect du canon du capitulaire de l’évêque d’Orléans,
notons la mention d’autels portatifs – bien que l’expression « altaria
dedicata » ne soit pas absolument explicite pour désigner ces objets
liturgiques – utilisés dans le cadre de la célébration de la messe en
temps de guerre, et qui, placés sous des tentes, créent le lieu de culte,
l’espace sacré considéré en dehors de l’espace du bâtiment église.
Ce rapide passage en revue montre clairement le moment clé que
constitue l’époque carolingienne dans la définition de l’espace sacré
et dans la définition de ses liens avec l’exégèse et la liturgie. Autre-
ment dit, l’ecclésiologie de la liturgie, qui connaît durant cette période
un véritable coup d’accélérateur du point de vue de son élaboration

35
  Capitula episcoporum, P. BROMMER hrsg. Bd I, Hannover, 1984, p. 110-111.

164

csm_19.indd 164 21/05/10 08:56


territoire, territorialité, espace, lieu

théorique, comprend à partir de cette époque une importante dimen-


sion spatiale qui n’est plus seulement liée, comme dans l’Antiquité, à
la mise en place et aux développements de l’architecture du lieu de
culte, mais se fonde aussi sur la notion d’espace sacré en dehors du
bâtiment-église. Dans ce processus, le dossier des autels portatifs ou
celui de l’histoire du cimetière occupe une place centrale.

Conclusion

Au terme de ces quelques pages, j’espère avoir donné un aperçu


de la richesse et de la complexité de la notion d’espace liturgique au
Moyen Âge où la combinaison est le plus souvent harmonieuse entre
espace « réel » du rituel et espace « mental », « spirituel », voire sym-
bolique de la liturgie. On a pu voir également la façon dont les diffé-
rents processus de « création » d’espace liturgique spécifique par les
pratiques rituelles (par exemple le cimetière et les pratiques qui s’y
rattachent) ne menaient nullement vers une sorte de « renferme-
ment » de l’espace liturgique sur lui-même. En d’autres termes, l’es-
pace liturgique chrétien du Moyen Âge gère parfaitement la relation
complexe entre les phénomènes de polarisation spatiale des pratiques
rituelles et leur symbolisme ecclésiologique dessinant un espace large
et vaste de la Chrétienté.
Dans d’autres secteurs que celui à proprement parler de la liturgie,
je rappellerai la façon dont la littérature médiévale – à l’instar de ce
que Paul Zumthor appelait l’espace du texte – constitue un « lieu »
idéal de rencontre entre la définition du lieu sacré à partir du rituel
et celle de « l’espace mythique » du récit36. Dans le même sens, je me
réfèrerai à la belle étude du Père Chenu portant sur la relation étroite
entre la civilisation urbaine et la théologie dans laquelle il montre à
merveille la connexion entre l’émergence au XIIe siècle de la « civili-
sation urbaine » et la pensée théologie des maîtres de l’École de Saint-
Victor à Paris37.

36
  Voir par exemple le bel article de L. SCUBLA, « Parcours fondateur et pèlerinage aux
sources. Note sur la construction mythico-rituelle de l’espace », Visio, 6 (2001), p. 11-24.
37
  M.-D. CHENU, « Civilisation urbaine et théologie. L’École de Saint-Victor au XIIe siè-
cle », Annales ESC, 1974, p. 1253-1263.

165

csm_19.indd 165 21/05/10 08:56


csm_19.indd 166 21/05/10 08:56
L’ESPACE DU TEXTE :
CIRCULATION DES MANUSCRITS
ET DIFFUSION DES IDÉES AU MOYEN ÂGE

John Tolan

Qu’est-ce que peuvent nous dire les manuscrits sur la circulation


voire la dissémination d’idées et de techniques au Moyen Âge? Cha-
que manuscrit a son histoire : il est copié par une ou plusieurs per-
sonnes à un endroit précis – voire dans une succession d’endroits. Il
voyage, passe entre les mains de divers propriétaires ; est lu, com-
menté, glosé, corrigé, recopié. Parfois, on vient de loin pour le voir
et pour le copier : tel monastère envoie un de ses moines en quête de
textes hagiographiques ou théologiques ; tel jeune homme à la recher-
che de textes astronomiques traverse mer et montagnes pour retrou-
ver un manuscrit – on peut citer parmi d’autres l’exemple de Gérard
de Crémone qui quitte l’Italie à la recherche de l’Almageste de Ptolé-
mée, la retrouve à Tolède, où il se met à apprendre l’arabe pour
pouvoir le lire.
Les manuscrits portent les traces de leurs histoires, de leurs par-
cours. Traces certes lacunaires : le colophon dans lequel le scribe
donne son nom puis dit où, quand et pour qui il a copié le manuscrit
est rarissime au haut Moyen Âge ; il devient relativement fréquent à
la fin du Moyen Âge mais n’est pas bien entendu pratiqué de manière
systématique. Un certain nombre de marques peuvent nous rensei-
gner sur sa provenance, voire sur sa pérégrination : ex libris des pro-
priétaires du manuscrit, cotes de bibliothèques monastiques,
annotations marginales des lecteurs, voire l’utilisation faite de ces
manuscrits témoignée dans d’autres manuscrits (notamment des
copies). Parfois le contenu d’un codex montre (ou suggère) son
appartenance à un monastère précis, voire au moins à une aire géo-
graphique ou un ordre monastique.
Réunies et ordonnées, ces informations peuvent nous livrer des
renseignements de fort intérêt sur, par exemple, l’aire de diffusion
d’un texte précis ou sur les sources éventuelles de telle ou telle idée
chez tel auteur. Il faut bien entendu manipuler ces informations avec

167

csm_19.indd 167 21/05/10 08:56


john tolan

précaution : d’abord parce que les manuscrits que nous possédons ne


sont qu’une petite partie des manuscrits qui existaient au Moyen Âge
; deuxièmement parce que les manuscrits que nous possédons sont
bien souvent avares en informations du genre. Dans certains cas, néan-
moins, la cartographie de la circulation des manuscrits ou de la dissé-
mination des textes nous offre des informations utiles pour tous ceux
qui s’intéressent à l’histoire culturelle ou intellectuelle, informations
que nous exploitons trop peu souvent.
Quelques travaux nous montrent les apports possibles de l’étude
de la circulation et la production des manuscrits. On peut citer un
article que publia M. C. Diaz y Diaz, intitulé «  La circulation des
manuscrits dans la Péninsule Ibérique du VIlIe au XIe siècle  »1. À
l’époque où il publia cet article, certains historiens imaginaient que
les communautés chrétiennes de l’Andalus étaient isolées de leurs
confrères au Nord de la Péninsule, qu’une espèce de « rideau de fer »
séparait les Espagnes chrétienne et musulmane. En retraçant la pro-
duction manuscrite des chrétiens mozarabes et la diffusion de leurs
textes à travers la péninsule, Diaz y Diaz a montré que des liens res-
taient fréquents pendant toute cette période entre chrétiens du Nord
et du Sud. Ces liens prenaient souvent la forme de voyages, dont les
mieux documentés sont ceux des hommes d’églises (moines, prêtres,
évêques). Lors de ces voyages, on note l’échange et la recherche de
deux denrées précieuses : les reliques et les textes. Dans les périodes
d’émigration de mozarabes vers le nord (vers les Asturies ou la Cata-
logne au IXe siècle ; vers Tolède au XIIe siècle, etc.), reliques et manus-
crits accompagnent souvent les émigrés.
Un autre exemple est fourni par le travail de K. Busby sur la pro-
duction et la circulation des manuscrits dans ce qu’il appelle « la fran-
cophonie médiévale »2. Au XIIe siècle, les régions qui produisent le
plus de textes et de manuscrits en français sont les terres anglo-nor-
mandes et angevines (ce qui a poussé certains, non sans exagérations,
à affirmer que la littérature française était à sa naissance en fait de la
littérature anglaise). C’est l’Anjou qui sert en quelque sorte de point
de contact entre ces terres et le nord et l’est (Champagne et Picardie),

1
  M. C. DIAZ Y DIAZ, « La circulation des manuscrits dans la Péninsule Ibérique du VIlIe
au XIe siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale, 12 (1969), p. 219-41 et 383-392, repris dans
M. C. DIAZ Y DIAZ, Vie chrétienne et culture dans l’Espagne du VIIe au Xe siècles, Aldershot,
1992.
2
  K. BUSBY, Codex and Context : Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam
et New York, Rodopi, 2002, surtout chapitre 6, « The Geography of the Codex », p. 485-
635.

168

csm_19.indd 168 21/05/10 08:56


l’espace du texte

l’autre région prolifique, qui au XIIIe siècle produit à peu près la


moitié des manuscrits que nous possédons en langue française. Pen-
dant ce temps, Paris et l’Ile de France restent à l’écart : l’université
naissante et la cour capétienne favorisent plutôt le latin. C’est à partir
du milieu du XIIIe siècle que Paris sera un lieu important de diffusion
de textes vernaculaires, à partir du moment où les Capétiens s’inté-
ressent d’avantage au vernaculaire et où les milieux universitaires et
mendiants commencent à produire des textes en français (les outils
de prédication, poésie de Rutebeuf). L’histoire de la production et
de la diffusion des manuscrits en langue française nous dit long sur
ces milieux culturels spécifiques et bien distincts.
Dans ma contribution au débat d’aujourd’hui, je me bornerai à
présenter quelques exemples tirés de l’histoire de la polémique reli-
gieuse en Europe, où on ne peut guère séparer l’histoire de la circu-
lation des idées avec celle de la circulation des manuscrits.

I. LA CIRCULATION DES MANUSCRITS D’HAGIOGRAPHIE


ET de polÉmique religieuse
dans l’Europe chrÉtienne avant le XIIe siÈcle

D’abord quelques exemples tirés de l’histoire de la polémique reli-


gieuse en Europe médiévale. N. Daniel, qui prend en compte un
grand nombre de textes polémiques dans son Islam et Occident, ne
s’intéresse guère à leurs traditions manuscrites, ni à leur diffusion à
travers l’Europe. Il n’est pas le seul, et ce manque d’attention à ces
questions a induit en erreur un certain nombre d’historiens sur des
points divers.
Regardons, par exemple, la place des fameux « Martyrs de Cor-
doue  » : entre 850 et 859, une cinquantaine de chrétiens qui ont
provoqué délibérément les autorités musulmanes de Cordoue pour
qu’on leur octroie la palme de martyre. On connaît leur histoire grâce
à leurs deux apologistes fervents, Euloge de Cordoue et Paul Alvare,
qui présentent Mahomet comme un hérésiarque néfaste et un pré-
curseur de l’Antéchrist. À en croire J. Flori, « ce bref et dramatique
épisode eut un profond retentissement dans l’Occident chrétien » ;
pour Janet Nelson, la diffusion de l’histoire des martyrs contribua à
l’établissement de préjugés durables et à l’extinction de la convivencia
en Espagne et instilla dans l’Occident un désir de vengeance san-

169

csm_19.indd 169 21/05/10 08:56


john tolan

glante3. Mais en fait, quand on regarde de près, on se rend compte


que l’histoire de ces martyrs n’a eu aucun « retentissement », qu’elle
n’a pas été connue. Deux manuscrits des œuvres de Paul Alvare sub-
sistent de nos jours ; l’unique codex qui a servi à l’édition de celle
d’Euloge au XVIe siècle est désormais perdu.
Certes, l’un des ouvrages d’Euloge connut un succès modeste au
Nord des Pyrénées : c’était sa Passion des saints martyrs Georges, Aurèle
et Nathalie. L’histoire de la genèse de ce texte est un exemple intéres-
sant de la circulation des textes hagiographiques qui accompagnent
souvent les reliques. P. Geary nous a appris l’importance du trafic des
reliques et nous a montré aussi que dès le concile d’Aix en 817, une
relique ne vaut pas grand chose si elle n’est pas authentifiée par des
textes dignes de foi. Ce qui mène à des inventiones de tout genre : des
reliques, bien entendu, mais aussi de textes hagiographiques « retrou-
vés » qui viennent consolider des traditions orales locales. Ainsi, à
partir du IXe siècle, les reliques voyagent souvent accompagnées de
textes, surtout quand il s’agit de saints non connus dans leurs milieux
d’adoption. Quand deux moines de Saint-Germain de Paris, Usuard
et Odilard, arrivent à Cordoue en quête de reliques, ils obtiennent
ceux de trois martyrs récents (Aurèle, Nathalie et Georges). Mais pas
question de partir avec uniquement les corps ; les moines demandent
à Euloge, grand apologiste des martyrs, d’écrire la passio des trois
saints. C’est munis de ce texte, aussi bien que des corps des trois mar-
tyrs, que les moines reprennent le chemin de Paris. Mais cette passio
ne souffle mot sur l’islam ; elle présente au contraire les bourreaux
des trois martyrs cordouans comme des païens, à l’image de persécu-
teurs romains d’autrefois. Rien dans l’hagiographie ou le culte de ces
trois saints, désormais installés à Saint-Germain, ne contient la moin-
dre information ou la moindre caricature de l’islam.
Si le voyages des deux moines parisiens ne fit rien pour répandre
la polémique anti-musulmane, deux voyages d’Euloge lui-même firent
d’avantage : un premier en Navarre en 850 et un deuxième voyage
post mortem, si j’ose le dire, en 883. Dans les deux cas, il s’agit de moi-
nes qui voyagent avec des reliques et des manuscrits. En 850 donc,
Euloge va à Pampelune, où il apporte les reliques d’Acisclus, martyr
du IIIe siècle ; il trouve dans les monastères navarrais de nombreux

3
  J. FLORI, La première croisade: l’Occident chrétien contre l’Islam, Bruxelles, 1992. J. NELSON,
« The Franks, the Martyrology of Usuard, and the Martyrs of Cordoba », Studies in Church
History, 30 (1990), p. 67-80 ; voir J.TOLAN, « Reliques et païens : la naturalisation des mar-
tyrs de Cordoue à St. Germain (IXe siècle) », Aquitaine-Espagne (VIIIe-XIIIe siècles), Ph . SÉNAC
éd., Poitiers, Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 2001, p. 39-55.

170

csm_19.indd 170 21/05/10 08:56


l’espace du texte

textes inconnus à Cordoue, qu’il rapporta par la suite (comme nous


le dit son hagiographe Paul Alvare)4. Parmi les textes qu’Euloge trouva
dans le monastère de Leyre (cette fois-ci, selon ses propres dires), il y
eut une brève vie polémique de Mahomet, texte qui avait sans doute
déjà voyagé, car il semble avoir été écrit à Tolède. Il la recopie et l’in-
clut dans son Liber apologeticus martyrum, où il sert à montrer que
Mahomet, loin d’être un prophète, était un précurseur de l’Anté-
christ5.
Mais ce texte n’a pas fini de voyager. Euloge devient finalement
martyr à son tour : avec Léocrice, musulmane apostate qui s’était réfu-
giée auprès de lui, il est exécuté le 11 mars 859. En septembre 883,
quand il eut besoin de négocier un traité de paix avec Mohammed
1er, le roi Alphonse III des Asturies envoya Dulcidius, prêtre mozarabe
de Tolède. Celui-ci ne revint pas les mains vides ; il arriva à Oviedo en
janvier 884, avec les corps d’Euloge et de Léocrice ainsi que des
manuscrits contenant, entre autres textes, les œuvres complètes
d’Euloge ; c’est du reste peut-être bien ce même manuscrit rapporté
de Cordoue, encore à Oviedo au XVIe siècle, qui servit de base pour
l’édition des œuvres d’Euloge6. Les reliques des deux martyrs sont
dûment installées dans la chapelle de Sainte Léocadie, mais le fait
qu’aucune copie manuscrite ne subsiste montre que le culte de ces

4
  P. ALVARUS, Vita Eulogi § 9, Corpus scriptorum muzarabicorum, éd. J. GIL, Madrid, Consejo
Superior de Investigaciones Científicas, 1973, p. 335-336. M. C. DIAZ Y DIAZ, « La circula-
tion des manuscrits... », p. 223.
5
  EULOGE, Liber apologeticus martyrum, § 14-15, Corpus scriptorum muzarabicorum…, p. 483 ;
la biographie se trouve dans le § 16, CSM p. 483-486. Pour une analyse et une traduction
française de ce texte, voir D. MILLET-GÉRARD, Chrétiens mozarabes et culture islamique dans
l’Espagne des VIIIe-IXe siècles, Paris, Études Augustiniennes, 1984, p.125-137 (traduction 126-
127). M. C. DIAZ Y DIAZ, « La circulation des manuscrits… », p. 229, observe qu’Euloge a
pu prétendre avoir trouvé le texte en Navarre afin d’éviter d’incriminer des chrétiens habi-
tant plus près. Il semble que l’auteur de la biographie ait d’abord vécu dans les environs de
Séville au VIIIe ou au début du IXe siècle. Voir J. TOLAN, Les Sarrasins. L’Islam dans l’imagi-
nation européenne au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003 (Collection historique), p.141-143.
6
  Voir Chroniques asturiennes (fin IXe siècle), éd. et trad. fr. Y. BONNAZ, Paris, CNRS, 1987,
p. LVI, 30-31, 106. M. C. DIAZ Y DIAZ, « La circulation des manuscrits… », p. 224. FLOREZ,
España sagrada, t. 10, p. 457, cite le passage suivant du Breviario antiguo d’Oviedo : Cum anno
Domini 883 vigesimum quartum post martyrium SS. Eulogii et Leocritiae, Magnis Adephonsus Oveti
Rex quemdam Presbyterum, Dulcidium nomine, Cordubam, ut coram Mahomat Cordubae Regem
nonnulla ad utriusque petinentia tractanda statum, dimitteret ; Presbyter Dulcidius cum esset in urbe,
quomodo ipsorum corpora Sanctorum Eulogii et Leocritiae Martyrum in suam pervenire potestatem
posset, curavit […] et dispositiis negotiis Dulcidius Adephonsum de sacris reliquiis certiorem fecit, qui
cum Hermengildo episcopo ovetensi, et clero, solemni processione ordinata, illis extra urbem Ovetum
obviam fuit. Quibus receptis, et in capsam cypressinam translatis, et in Capella S. Leocadiae sub arae
tabula conditis, Regis et Procerum devotio occupavit laetitiam. Quae translatio facta fuit die IX.
Januarii, quo sacra corpora pervenerunt Ovetum. 

171

csm_19.indd 171 21/05/10 08:56


john tolan

saints n’a pas joui d’un franc succès ; cette impression est confirmée
par la carence de dédicaces d’églises aux martyrs7.
Si le culte des martyrs de Cordoue ne prend pas en Espagne, qu’en
est-il de la polémique anti-musulmane d’Euloge et d’Alvare ? Dulci-
dius, qui avait apporté les textes d’Euloge (et peut-être bien ceux
d’Alvare aussi) à Oviedo joua, à côté d’autres ecclésiastiques mozara-
bes, un rôle crucial dans l’élaboration d’une nouvelle idéologie royale
pour les rois asturiens, consacrés successeurs des Goths et destinés à
chasser d’Espagne l’envahisseur sarrasin. Cette idéologie s’exprime
dans trois chroniques produites entre 883 et 890 : la Chronique prophé-
tique, la Chronique d’Albelda et la Chronique d’Alphonse III 8. La Chronique
prophétique reprend la petite Vie de Mahomet qu’Euloge avait mis dans
son Liber apologeticus martyrum ; dans ce nouveau contexte, le dénigre-
ment du prophète musulman sert à souligner le caractère illégitime
du pouvoir musulman de Cordoue face au roi asturien qui serait l’hé-
ritier des rois wisigoths d’autrefois. Par contre, ces chroniqueurs
mozarabes qui connaissaient sans aucun doute le mouvement des
martyrs de Cordoue n’en disent mot : les protagonistes de ce nouveau
drame sont les rois asturiens, et les martyrs ne sont apparemment
d’aucune utilité dans l’idéologie royale asturienne. Virtuellement, les
idéologues d’Oviedo auraient pu faire bon usage des martyrs (et des
écrits de leurs apologistes) afin de présenter les émirs cordouans en
persécuteurs des chrétiens ; mais au contraire, ils n’en soufflent mot 9.
Aucune chronique péninsulaire, à ma connaissance, ne mentionne
l’épisode des martyrs de Cordoue, épisode qui reste complètement
oublié jusqu’au XVIe siècle, tant dans la péninsule qu’au Nord des
Pyrénées (où je n’ai pas non plus trouvé la moindre mention de l’af-
faire). Jean Flori et Janet Nelson se sont complètement trompés donc
– et ils ne sont pas les seuls – en attribuant à l’histoire des martyrs de
Cordoue, et aux écrits d’Euloge et d’Alvare, une grande influence
dans le développement de la polémique antimusulmane en Europe,
comme nous le montre l’étude de la tradition manuscrite de leurs

7
  Th. DESWARTE, De la destruction à la restauration : L’idéologie du royaume d’Oviedo-Léon
(VIIIe-XIe siècles), Turnhout, Brepols, 2003, p. 145-147.
8
  Sur la composition et les dates de ces chroniques, voir l’introduction d’Y. Bonnaz aux
Chroniques asturiennes. K. B. WOLF, Conquerors and Chroniclers of early medieval Spain (Translated
texts of Historians), Liverpool, Liverpool University Press, 1999 (2e éd.), p. 46-60 ; P. LINE-
HAN, History and Historians of Medieval Spain, Oxford, Oxford University Press, 1993,
p. 95-127.
9
  Voir J. TOLAN, Les Sarrasins…, p. 149-152.

172

csm_19.indd 172 21/05/10 08:56


l’espace du texte

œuvres et la carence presque totale d’échos de ces textes dans les


écrits postérieurs, que ce soient chroniques ou textes polémiques.

II. La circulation des manuscrits : l’exemple des


Dialogi contra Iudeos de Pierre Alphonse

Les tracts d’Euloge et d’Alvare sont l’exemple de textes peu diffu-


sés qui ont un très faible retentissement. Regardons maintenant le cas
contraire, un texte polémique contre le judaïsme et l’islam qui connut
une large diffusion au Moyen Age : les Dialogi contra Iudaeos de Pierre
Alphonse, écrits en 1110, dont on a 79 manuscrits médiévaux10. De
surcroit, la diffusion des manuscrits de cet ouvrage nous éclaire, de
manière fort intéressante, sur sa réception. Ses 79 manuscrits font des
Dialogi le texte anti-juif médiéval le plus lu au Moyen Âge, avec 23 mss.
pour le seul XIIe siècle, ce qui montre que son succès est immédiat.
Comment ce texte s’est-il diffusé à travers l’Europe, du Portugal à la
Pologne ? Par quels moyens ? À travers quels réseaux ? Ce sont évi-
demment des choses difficiles à cerner, pour des textes médiévaux.
Certes, nombre de mss. comportent des indications de leurs origines :
qui les a copiés, à quelle date, dans quelle ville ou dans quel monas-
tère ; mais bien entendu, tous nos manuscrits ne nous livrent pas de
telles informations, loin s’en faut. Il y a aussi des marques d’apparte-
nance – on peut savoir que vers telle date, tel manuscrit était dans la
bibliothèque de tel monastère, ou qu’au contraire il appartenait à
telle personne. De telles informations sont toujours incomplètes et
lacunaires, et on ne saura faire une science de la géographie de la
tradition manuscrite. Néanmoins, dans le cas des Dialogi de Pierre
Alphonse, les informations sont assez nombreuses pour nous permet-
tre d’esquisser une carte partielle de sa diffusion.
Dès le premier quart du XIIe siècle, on trouve des manuscrits des
Dialogi dans des abbayes bénédictines du Nord de la France et au
couvent augustinien de St. Victor de Paris. On pourrait penser que ce
dernier couvent, centre intellectuel important, soit un point de diffu-
sion de tels textes – et c’est en effet le cas pour les Dialogi. Les Victorins
(on le sait depuis les travaux pionniers de Beryl Smalley) avaient un
intérêt tout particulier pour l’exégèse juive11. Il n’est donc pas surpre-

10
  Pour ce qui suit, je me base sur J. TOLAN, Petrus Alfonsi and his Medieval Readers, Gaines-
ville, University Press of Florida, 1993, chapitre 5.
11
  B. SMALLEY, The Study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, 1952.

173

csm_19.indd 173 21/05/10 08:56


john tolan

nant que dans le manuscrit victorin des Dialogi, on trouve des notes
marginales du XIIe siècle à propos du vocabulaire hébreu et des tra-
ditions exégétiques juives.
Plusieurs éléments nous permettent de voir l’importance de Saint-
Victor comme point de diffusion de ce texte. D’abord, certains des
commentaires marginaux des manuscrits victorins sont recopiés
ensuite dans des manuscrits qu’on retrouve en Angleterre ou à Saint-
Germain des Prés dès le XIIe siècle. Ensuite, nombre de manuscrits
du XIIe siècle, en Angleterre et en France, comportent à côté des
Dialogi des œuvres des Victorins (surtout d’Hugues de Saint-Victor).
On sait que ce dernier auteur avait un grand succès auprès des Cister-
ciens, et il n’est donc pas surprenant que les Dialogi y réussissent aussi
– et de manière très précoce. Un manuscrit porte un colophon qui
dit que le manuscrit a été copié à Cîteaux pendant l’abbatiat d’Étienne
de Harding (1108-1134). On trouve trois manuscrits cisterciens des
Dialogi au XIIe siècle puis sept au XIIIe siècle. On sait que Pierre était
en Angleterre et en France autour de l’année 1120, et sa présence
pourrait expliquer le fait que c’est du Nord de la France et de l’An-
gleterre que se diffusent ses textes ; le seul manuscrit ibérique du XIIe
siècle vient du monastère cistercien d’Alcobaça (Portugal), où il arrive
accompagné d’un texte anti-juif anglais de Gilbert Crispin, ce qui
montre qu’il est arrivé, peut-être par le biais de cisterciens anglais,
comme un import du Nord. C’est plus tard, au XIIIe et XIVe siècle,
que les Dialogi se répandent ailleurs en Europe, notamment en Europe
centrale et occidentale mais aussi à un moindre degré en Péninsule
ibérique.
Pour le XIIe siècle, en somme, nous pouvons nous faire une idée
assez précise de la diffusion de ce texte polémique. On le trouve
d’abord dans le Nord de la France, dans des monastères bénédictins
et aussi à Saint-Victor de Paris, où il est lu, copié et cité. De Saint-Vic-
tor, il passe la Manche pour se diffuser en Angleterre ; c’est aussi
vraisemblablement de Saint-Victor qu’il arrive également à Cîteaux,
où il sera de nouveau recopié, comme l’attestent les dix manuscrits
cisterciens des XIIe et XIIIe siècles. À partir du XIIIe siècle, le texte
continue à être recopié et à se diffuser. Vincent de Beauvais insère
une version abrégée des Dialogi dans son Speculum historiale (vers
1250) ; ce texte encyclopédique connaît un succès majeur – il en existe
plus que 200 manuscrits. On peut supposer qu’à partir de la deuxième
moitié du XIIIe siècle, bien plus de lecteurs connurent les Dialogi par
l’abrégé de Vincent de Beauvais que par les manuscrits propres du
texte.

174

csm_19.indd 174 21/05/10 08:56


l’espace du texte

Mais pour comprendre l’influence d’un texte, il faut essayer d’aller


plus loin que la simple cartographie de la diffusion des copies manus-
crites. Il faut voir aussi dans quels contextes le texte voyage : dans le
cas des Dialogi, on distingue des scribes et lecteurs avec des intérêts
variés – certains s’intéressent surtout à l’exégèse de l’ancien testament
(sujet largement abordé dans les Dialogi, comme dans maints textes
de polémique anti-juive), d’autres au Talmud, d’autres encore à l’is-
lam et aux croisades. Ces tendances sont confirmées par l’utilisation
faite des Dialogi par divers lecteurs, qui sont nombreux à incorporer
des arguments de Pierre Alphonse (souvent en le citant nommément)
dans leurs ouvrages de polémique anti-juifs, anti-musulmans, voire
anti-conversos. Ainsi, par exemple, Humbert de Romans, maître géné-
ral des Dominicains, conseille à ses frères qui veulent prêcher la croi-
sade de s’informer sur la religion musulmane en lisant deux textes :
la traduction du Coran et les Dialogues de Pierre Alphonse. Divers
auteurs réitèrent les arguments anti-islamiques de Pierre Alphonse ou
en reprennent des éléments (comme par exemple sa description des
origines du pèlerinage à la Mecque). D’autres s’intéressent plus à ses
arguments contre le judaïsme : que ce soit Pierre le Vénérable à Cluny
dans les années 1140, Alonso de Espina dans la Castille du milieu du
XVe siècle, Francisco Machado dans le Portugal du XVIe siècle, ou
même un missionnaire anonyme qui fait une adaptation allemande
du texte en 184712.
En somme, l’étude de l’histoire de ce texte polémique nous per-
met de saisir sa diffusion géographique et institutionnelle et aussi les
utilisations qu’en ont faites divers lecteurs de ce texte à travers les
siècles. L’histoire manuscrite nous permet d’établir non seulement
une cartographie de la diffusion d’un texte à travers un espace, et
éventuellement de suivre les réseaux de cette diffusion (monastères
cisterciens, frères prêcheurs, etc.), il nous permet aussi de compren-
dre comment des informations ou savoirs venus d’ailleurs peuvent
être compris et intégrés par un lecteur.
Si Pierre Alphonse faisait autorité au Moyen Âge, les érudits du
XXe siècle prêtaient plus d’attention à des ouvrages d’auteurs plus
connus, même si leurs textes étaient peu diffusés au Moyen Âge : les
Conférences de Pierre Abélard (dont nous ne possédons que trois

12
  Voir J. TOLAN, Petrus Alfonsi…, chapitre 5 ; pour la traduction allemande partielle, voir
P. ALFONSI, « Gespräch mit dem Juden Moses, Blätter für Israels Gegenwart und Zukunft »,
Monatsschrift für Besprechung religiöser und socialer Zustände der Juden, 3 (janvier 1847),
p. 33-61.

175

csm_19.indd 175 21/05/10 08:56


john tolan

manuscrits), ou les textes polémiques de Pierre le Vénérable de Cluny


(son Adversus Iudeorum inverteratam duritiem [quatre manuscrits], sa
Summa totius haeresis Saracenorum [une quinzaine de manuscrits], et
son Contra sectam siue haeresim Saracenorum [un seul manuscrit]). Ces
textes, bien étudiés par les spécialistes depuis une cinquantaine d’an-
nées, sont certes d’un grand intérêt et importance pour comprendre
la diffusion de l’information sur l’islam et de la polémique religieuse
en Europe. Mais quand on étudie la tradition manuscrite, on se rend
compte que la diffusion resta relativement modeste, qu’ils ont peu de
retentissement, contrairement aux textes de Pierre Alphonse ou de
Vincent de Beauvais.

On pourrait multiplier les exemples, dans le domaine de l’histoire


de la polémique religieuse, d’historiens qui surestiment l’influence
de tel ou tel texte à cause du fait que le texte ou son auteur est bien
connu des historiens modernes. Les œuvres anti-islamiques de Jean
Damascène, par exemple, ont été maintes fois traduites et commen-
tées – et avec raison, car elles nous montrent comment un des grands
théologiens de l’époque, qui avait été proche du pouvoir califal, pré-
sente l’islam comme une hérésie. Mais les quelques pages qu’il consa-
cra à l’ « hérésie des Agarènes » semblent être peu connues en Orient
et pas de tout en Occident, comme le montre là aussi l’étude de la
tradition manuscrite et le manque d’utilisations directes de ces textes
par les auteurs postérieurs13. Benjamin Kedar affirme qu’une « quan-
tité considérable d’informations à propos de l’islam arriva en Europe
entre le milieu du VIIe et le début du XIe siècle »14 : mais ce sont des
informations éparses, dispersées dans quelques textes en général peu
diffusés (un commentaire de l’évangile de Paschasius Radbertus du
IXe siècle, la traduction latine que fit Anastase le Bibliothécaire de la
Chronique de Théophane). Si on essaie de voir quels étaient les textes
à la disposition des moines, par exemple, dans les collections monas-
tiques, on se rend compte que l’information sur l’islam était quasi-
ment inexistante avant le XIIe siècle dans l’Europe au Nord des
Pyrénées.

Pour mieux comprendre les idées d’un auteur sur un sujet quel-
conque, que ce soit sur les Sarrasins, sur l’optique, ou sur le roi Arthur,

  J. TOLAN, Les Sarrasins..., 91-96.


13

  B. KEDAR, Crusade and Mission : European Approaches toward the Muslims, Princeton, Prin-
14

ceton University Press, 1984, p. 35.

176

csm_19.indd 176 21/05/10 08:56


l’espace du texte

il faut essayer de le situer le plus possible dans son contexte temporel


et géographique, de s’interroger sur les collections des bibliothèques
auxquelles il a eu accès, les milieux de production de textes, etc.
Quand on étudie l’histoire d’une idée ou une pratique, il faut aussi
voir comment elle est adaptée dans des cultures bien spécifiques.
L’histoire intellectuelle ne peut pas bouder la géographie.

177

csm_19.indd 177 21/05/10 08:56


csm_19.indd 178 21/05/10 08:56
Perspectives de recherches

Le territoire des corps

Jean-Claude Schmitt

Le rapprochement de la communication de John Tolan sur « L’es-


pace du texte : circulation des manuscrits et diffusion des idées au
Moyen Âge » des amples propositions faites par Stéphane Boissellier
dans son « Essai de réflexion globale » suggère tout de suite qu’il y a
au moins deux manières complémentaires d’aborder les questions de
la territorialité : l’une met l’accent sur l’intégration du territoire par
toute une panoplie de moyens matériels allant de l’exploitation des
ressources (le sol, l’eau, etc.) à l’encadrement « politique », fiscal,
idéologique des hommes dans le cadre de la seigneurie, de la paroisse,
de la ville ou du royaume : l’accent est mis dans ce cas sur les traits
qui soulignent l’homogénéité du territoire ou du moins l’unité struc-
turelle des parties complémentaires qui le constituent, ce qui permet
de poser la question des relations entre centre et périphérie, de cir-
conscrire l’ensemble singulier qui se laisse observer, de l’identifier
comme une entité géographique. L’autre démarche consiste à abor-
der le territoire par l’extérieur en mettant l’accent sur les relations
entre des territoires différents et sur le rôle joué par ces relations dans
la constitution de chacun d’eux. Il est moins question ici d’intégration
que de communication et cela n’est pas moins important. S. Boissellier
n’ignore pas cet aspect et J. Tolan lui consacre tout son article.
Si nous pouvons aujourd’hui penser pour notre monde un espace
global (ce qui n’exclut pas la permanence de territoires discrets), c’est
qu’une part écrasante des communications y sont devenues immaté-
rielles : bien plus que les moyens modernes de transport (l’automo-
bile, l’avion, qui ont accéléré les communications, mais supposent
encore un déplacement des hommes et de biens matériels, donc une
dépense de temps et une mesure de l’espace), le téléphone puis la
TSF ont ouvert une aire nouvelle à partir de la fin du XIXe siècle ; la
télévision a suivi, en en amplifiant les effets ; les communications élec-
troniques et tous les développements technologiques qu’on leur pré-

179

csm_19.indd 179 21/05/10 08:56


jean-claude schmitt

dit représentent aujourd’hui une formidable transformation du


monde en abolissant presque totalement les contraintes de temps et
d’espace qui ont toujours si lourdement pesé sur les communications
entre les hommes. La distance n’a plus aucune incidence sur le temps
nécessaire pour entrer en communication. Pourquoi ? Essentielle-
ment parce que les hommes n’ont plus à se déplacer ni même à subir
les délais d’un courrier pour communiquer. Jusqu’à tout récemment
(à peine plus d’un siècle), il en allait tout autrement quand en matière
de transport et donc aussi de communication, la machine à vapeur
n’avait pas encore changé grand-chose à la traction du cheval : elle
permettait simplement d’aller un peu plus vite. Pour la question de
la « territorialité », la différence est essentielle entre une histoire lon-
gue et même immémoriale où l’on a communiqué en se déplaçant,
et un temps présent, si court encore, où on peut désormais commu-
niquer immédiatement, sans déplacement physique ni matériel.
Dans cette histoire immense qui nous précède, isolons arbitraire-
ment ce qu’on appelle le Moyen Âge, où des hommes – les moines et
les clercs dont parle J. Tolan – communiquaient à leur manière : ils
transportaient avec eux des reliques et des écrits. Les nouvelles ont
toujours circulé avec les marchandises et au rythme des voyages, mais
ici il s’agit de biens particuliers, fortement valorisés, qui sont en eux-
mêmes et immédiatement porteurs d’informations : les reliques et les
manuscrits sont des « sémiophores », pour parler comme Krzysztof
Pomian1. Ils sont largement indissociables, quoique de façon asymé-
trique : s’il y a des textes, par exemple des traités polémiques anti-juifs,
qui n’ont que faire des reliques pour voyager, à l’inverse les reliques,
en fait de compagnons de voyage, ne peuvent se passer des textes qui
les identifient (les « authentiques ») ou qui, mieux encore, illustrent
la Vie et chantent la gloire des saints dont elles représentent les restes
corporels. Suivre les pérégrinations de ces textes et ces reliques est
essentiel, car elles informent sur les relations entre des territoires
distincts, qu’elles contribuent non seulement à rapprocher, mais à
définir idéologiquement et spatialement, en les incluant dans une
« koiné » plus vaste, celle des églises et des fidèles de tel saint ou des
partisans de nouvelles formes d’antijudaïsme chrétien. Il est donc
essentiel de glaner tous les renseignements disponibles sur leur cir-
culation : apprécier le nombre des manuscrits qui subsistent et en
déduire l’ampleur relative de la diffusion originelle, repérer grâce à

1
  K. POMIAN, Des saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago, XIIIe – XXe siècle, Paris, Gal-
limard, 2004.

180

csm_19.indd 180 21/05/10 08:56


le territoire des corps

un éventuel colophon la provenance d’une oeuvre, comparer minu-


tieusement les manuscrits pour noter les emprunts et les variantes afin
d’identifier les lignes de transmission entre tel manuscrit antérieur
(qui a pu disparaître entre temps) et tels manuscrits qui en dépen-
dent. Comme le remarque justement J. Tolan, un traité aujourd’hui
célébré comme une œuvre majeure par la tradition érudite n’a pas
forcément joui de la même réputation au cours du Moyen Âge.
Ainsi se dessine la géographie d’une diffusion, mais aussi son his-
toire, avec ses rythmes qui s’intensifient ou se ralentissent à certaines
époques, au gré de la présence ou non de nouveaux relais : le cas des
Dialogues contre les juifs de Pierre Alphonse est exemplaire, avec un
premier relais à Saint-Victor de Paris (qui assure un rebond en direc-
tion de l’Angleterre, où le traité du converti aragonais trouve une
nouvelle vigueur en rencontrant celui de Gilbert Crispin), puis au
XIIIe siècle un deuxième relais chez les dominicains, en la personne
de Vincent de Beauvais, qui l’inclut dans son le Speculum. Voilà pour
les œuvres latines, mais il faut tout autant penser à l’effet des traduc-
tions en langues vernaculaires, qui ont permis à certains œuvres essen-
tielles de la culture chrétienne (de la Cité de Dieu à la Légende dorée et
au Speculum de Vincent de Beauvais lui-même) de connaître de nou-
velles aires de diffusion et de nouveaux publics (ainsi en France au
milieu du XIVe siècle avec Jean de Vignay et au début du XVe siècle
avec le carme Jean Golein). En ce domaine, autant que les présences
avérées, les échecs, les retards ou les lacunes d’une diffusion sont
révélateurs de la formation d’une géographie culturelle qui met en
relation certains territoires tout en en laissant d’autres en marge des
axes de communication privilégiés. Notons aussi comment le temps
fait son œuvre, puisque les communications du Haut Moyen Âge et
jusqu’au XIe siècle suivent des chaînes fragiles de monastères affiliés
à la même fraternitas de prière et de memoria, depuis l’Italie jusqu’en
Angleterre, en passant par la Loire ou la Meuse2, tandis que les nou-
veaux foyers intellectuels des écoles urbaines et des universités sou-
tiennent à partir du XIIIe siècle des réseaux d’échanges plus denses,
plus réguliers et aux fonctions plus diversifiées, qui concernent non
seulement les reliques et les manuscrits, mais les étudiants, les maîtres,
des marchandises et de l’argent.
Mais revenons aux objets dont parle John Tolan : aux manuscrits
et aux reliques. Au-delà de l’asymétrie relevée par l’auteur et dont on

2
  J.-C. KAHN, Les moines messagers. La religion, le pouvoir et la science saisis par les rouleaux des
morts, XIe-XIIe siècles, Paris, J-C. Lattès, 1987.

181

csm_19.indd 181 21/05/10 08:56


jean-claude schmitt

vient de parler, il faut, du point du vue de la question du territoire qui


nous occupe, souligner une autre différence encore. Les textes, en
circulant, créent des liens, mais dans la chrétienté médiévale, ils ne
créent pas leur lieu. On peut faire une exception pour la liturgie,
puisqu’il il y a dans l’église un lieu spécifique pour les lectures (le
chancel, l’ambon) et mieux encore un lieu pour la lecture de l’évan-
gile (au Nord du chancel) et un lieu pour la lecture de l’épître (au
Sud). Mais quelle différence entre une église et une synagogue ! Celle-
ci est tout entière construite autour des Rouleaux de la Loi, celle-là
l’est autour du Corps du Christ. Dans les deux cas on parle de taber-
nacle, mais le contenu est différent : ici le Livre, là le Corps. Ce n’est
pas le livre, pas même la Bible, qui crée l’église, le couvent, l’école,
l’université et leurs « territoires » respectifs, dont ces édifices et ces
institutions sont le centre. Ce rôle revient plutôt à la présence physi-
que et à la parole des prédicateurs Mendiants, des dominicains ou des
franciscains qui au gré de leur concurrence s’entourent dans le plat
pays de « termes » de prédication bien circonscrits, et des maîtres
universitaires à succès qui fascinent et attirent à eux, où qu’ils se trou-
vent, les étudiants étrangers (pensons au nom emblématique d’Adam
du Petit-Pont). Les livres (la bible, le sacramentaire, le missel, le com-
mentaire exégétique, le recueil de sermon, le traité théologique, etc)
s’accumulent le cas échéant dans une bibliothèque, mais ils ne sont
pas principe de territorialisation.
Il en va tout autrement des reliques. On l’a redit à la suite de J.
Tolan, elles ne voyagent pas seules, mais avec des écrits qui les authen-
tifient et les glorifient. Cela dit, leur présence outrepasse largement
celle de l’écrit qui les accompagne : car elles sont un corps, une par-
celle de corps mort et pourtant actif, doué de virtus, exactement
comme le serait la présence vivante du saint qu’elles « re-présentent ».
Qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, le saint, à l’inverse du livre, crée
son lieu, est principe de territorialisation. Est-il vivant ? Voyez saint
Colomban, saint Benoît, saint Bruno, Robert d’Arbrissel, Norbert de
Xanten et tant d’autres fondateurs d’églises et d’ordres, y compris
saint François. Est-il mort ? La relique fonde l’autel, suscite la construc-
tion d’une Sainte-Chapelle (Paris, Vincennes, Riom, Karlstein, etc),
de même que le corps du saint fondateur fait surgir de terre l’église
et le monastère, structure leur zone d’influence locale et régionale,
permet que s’organise dans l’espace de la chrétienté l’ordre des moi-
nes noirs ou des moines blancs, draine les pèlerins qui affluent de
partout et dont les routes se rejoignent à son approche, comme dans
le cas exemplaire de Saint-Jacques de Compostelle. La tradition est

182

csm_19.indd 182 21/05/10 08:56


le territoire des corps

longue, consubstantielle à l’histoire de la chrétienté : faut-il rappeler


que dès les premiers siècles du christianisme, ce sont les nécropoles
– ces champs saturés de corps attendant la résurrection des morts –
qui fixent les basiliques et circonscrivent ainsi le territoire des cités
épiscopales (à Rome, à Ravenne, à Trèves et en tant d’autres lieux) ?
Et à l’heure de l’« encellulement », si l’on en croit Robert Fossier, les
morts, reclus dans le cimetière, n’auraient-ils pas fixé la demeure des
vivants, suscité au milieu d’eux l’édification de l’église, permis l’orga-
nisation de la paroisse et en certains lieux le regroupement du vil-
lage ?
Étrange affinité du corps et du lieu, qui oblige à penser en termes
dynamiques la notion de territoire : celui-ci n’est pas immuable, dès
lors qu’il dépend d’un corps doué de virtus et que les hommes peu-
vent manipuler. Qu’on déplace la relique, et c’est tout son lieu qui
suivra, tout son territoire qui devra se reconstituer ailleurs. Car non
seulement l’aura sacrée que la relique exerce se sera déplacée, mais
le groupe de ses desservants et l’essaim de ses fidèles devront égale-
ment la suivre. Le cas du vol des reliques de saint Nicolas et de leur
transport de Myre à Bari est bien connu3. Tel est le sens en effet du
vol ou de la translation des reliques, dont la fiction hagiographique
affirme qu’ils ne peuvent s’effectuer qu’avec le consentement exprès
du saint : il s’agit d’instituer autour de la relique un nouveau terri-
toire, de réunir grâce à elle et autour d’elle une nouvelle « commu-
nauté corporelle  »4 jugée plus digne de lui vouer un culte. Les
miniatures d’un célèbre manuscrit anglais du XIIIe siècle qui figurent
l’élévation et la translation des reliques de saint Edmund montrent
sous la forme d’un carré de couleur sombre le « lieu » sacré et imma-
tériel qui suit le corps du saint au gré de son élévation hors du tom-
beau et de sa translation tout au long de la route et même à travers
une rivière dont le pont est à moitié détruit5. Il n’en va pas autrement
pour les quêtes processionnelles destinées à permettre de reconstruire
une église détruite par l’incendie ou les envahisseurs vikings : partout
où passent la relique et son cortège, sa virtus s’exerce, les hommes se

3
  P. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1990.
4
  Je forge cette expression par analogie avec celle de « communauté textuelle » proposée
par B. STOCK, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the
Eleventh and Twelfth century, Princeton, Princeton University Press, 1983.
5
  New York, Pierpont Morgan Library, ms M 736, Miracula Sancti Edmundi (Angleterre,
Bury St. Edmund, vers 1130). Je me permets de renvoyer à mon article « ‘De l’espace aux
lieux’ : les images médiévales », Construction de l’espace au Moyen Âge. Pratiques et représentations,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

183

csm_19.indd 183 21/05/10 08:56


jean-claude schmitt

convertissent, les malades guérissent, l’argent afflue et se confirme


l’identité d’un nouveau territoire voué au saint6. Dans ce processus
spécifique de territorialisation, les reliques ne sont pas seules : tous
les objets qui ont partie liée avec la corporéité chrétienne produisent
de l’espace de manière analogue, qu’il s’agisse des images miraculeu-
ses (qui ne sont autres que des images–corps présentifiant le saint en
son effigie même7) ou du Corpus Christi porté en procession dans un
calice et de plus en plus visiblement dans une monstrance lors de la
Fête-Dieu.
Rappelons avec S. Boissellier que le mot latin loculus a pour racine
locus, le lieu. Cette proximité lexicographique n’est pas le fruit du
hasard, elle a des raisons anthropologiques : si le corps est le principe
organisateur du christianisme, idéologie de l’Incarnation, on ne sau-
rait s’étonner qu’il commande les processus de spatialisation qui en
découlent, à l’intérieur des édifices religieux – conçus comme la
« maison de Dieu »8 – et entre eux, ainsi qu’à l’articulation des terri-
toires que les hommes font communiquer en se déplaçant et en
emportant avec eux des écrits et des reliques.

6
  H. RÖCKELEIN, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunikation,
Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Stuttgart, Jan Thorbecke Verlag, 2002.
7
  J.-C. SCHMITT, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Galli-
mard, 2002.
8
  D. IOGNA-PRAT, La Maison Dieu.Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris,
Seuil, 2006.

184

csm_19.indd 184 21/05/10 08:56


Conclusions sur le thÈme I

L’espace comme territoire de Dieu

Patrick Henriet

Les usages médiévaux de l’espace ont fait l’objet de nombreuses


recherches depuis une quinzaine d’années. Plusieurs d’entre elles ont
posé le concept de spatialisation du christianisme, soit l’histoire du
processus au terme duquel une religion qui, originellement, n’accor-
dait qu’une imoportance toute relative aux lieux, églises comprises, en
est progressivement venue, à partir des temps carolingiens et plus
encore de l’époque dite féodale, à investir et à structurer l’espace à
partir de pôles privilégiés1. Ce processus, qui voit l’Ecclesia comme com-
munauté s’ancrer de plus en plus dans l’ecclesia comme bâtiment, entre-
tient des rapports avec la territorialisation des pouvoirs et de la vie
sociale selon des modalités qui ont été mises en valeur, pour la première
fois, par Robert Fossier lorsqu’il a proposé la notion d’encellulement2.

1
  Voir en particulier D. IOGNA-PRAT, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église
au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006, et déjà ID., Ordonner et exclure. Cluny et la société
chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, p. 161-185.
Présentation condensée des principales thèses de ce livre dans ID., « L’église, ‘maison de
consécration’ et bâtiment d’exception dans le paysage social », Mises en scène et mémoires de
la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, D. MÉHU dir., Turnhout, Brepols, 2007
(Collection d’études médiévales de Nice, 7), p. 347-363, en particulier p. 354-362 pour la
« spatialisation du sacré ». Plusieurs travaux d’A. Guerreau ont joué un rôle pionnier per-
mettant de penser le rapport entre lieux et espace dans le monde chrétien médiéval ainsi
que la notion de polarisation. Voir en particulier A. GUERREAU, « Quelques caractères
spécifiques de l’espace social européen », L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monar-
chique en France (XIV e-XVII e siècles), N. BULST, R. DESCIMON et A. GUERREAU éds., Paris,
1996, p. 85-101 ; « Espace social, espace symbolique à Cluny au XIe siècle », L’ogre historien.
Autour de Jacques Le Goff, J. REVEL et J.-C. SCHMITT éds., Paris, 1998, p. 167-191, et surtout
« Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di uno ‘spazio’
‘specifico’ », Arti e Storia nel Medioevo. I : Tempi, spazi, istituzioni, E. CASTELNUOVO et
E. SERGI éds., Turin, 2002, p. 201-239.
2
  R. FOSSIER, Enfance de l’Europe. Aspects économiques et sociaux. 1 . L’homme et son espace,
Paris, 1982, particulièrement p. 288-601.

185

csm_19.indd 185 21/05/10 08:56


patrick henriet

Les études ultérieures sur la naissance du village ou sur celle du cime-


tière ont mis à profit ce schéma3.
Parallèlement, l’étude des sociétés médiévales a de plus en plus été
présentée, tout particulièrement lorsqu’il s’agissait du haut Moyen
Âge, comme l’histoire de sociétés longtemps déterritorialisées, pour
le moins au regard du monde antique. Sociétés qui n’ignoraient cer-
tes pas totalement le territoire mais n’en faisaient plus, ou plus dans
la même mesure qu’autrefois, un élément structurant des relations
sociales4. Les liens personnels, les alliances entre groupes et les amitiés
entre parentèles, la constitution de réseaux, enfin, avaient pris le pas
sur le contrôle d’un « territoire » entendu comme un espace claire-
ment délimité par des bornes et contrôlé par un certain nombre de
moyens, incluant la coercition au nom d’une Loi émanant d’une auto-
rité reconnue5.
Ces recherches, qui ont été rapidement assimilées puisqu’elles ont
marqué de façon notable les denières questions d’Histoire du Moyen
Âge proposées au concours de l’enseignement public français, balaient
un spectre très ouvert qui est celui de l’histoire sociale dans une accep-
tion large6. Il est cependant d’autres approches possibles qui, tout en
s’appuyant sur celles-ci, permettent de les compléter, voire de les
nuancer. Au premier rang d’entre elles, celles qui relèvent des
constructions symboliques et idéelles de l’espace et du territoire. Ces
approches ne sont certes détachées ni de la « réalité » ni même des
pratiques sociales, elles ne sauraient être envisagées par principe
3
  Voir en particulier L’environnement des églises et la topographie religieuse des campagnes médié-
vales. Actes du III e Congrès International d’Archéologie médiévale, M. FIXOT et É. ZADORA RIO
éds., Paris, 1994 ; M. BOURIN et E. ZADORA-RIO, « Analyses de l’espace », Les tendances
actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et
Göttingen (1998) organisés par le CNRS et le Max-Planck-Institut für Geschichte, J.-C. SCHMITT
et O. G. OEXLE dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 (Histoire ancienne et médié-
vale, 66), p. 493-510 ; M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans
l’Occident médiéval, Paris, 2005.
4
  M. LAUWERS et L. RIPART, « Représentation et gestion de l’espace dans l’Occident
médiéval (Ve-XIIIe siècles », Rome et l’État moderne européen, J.-P. GENÊT éd., Rome, 2007
(Collection de l’École française de Rome, 377), p. 115-171, qui montre la territorialisation
du sacré aussi bien que du pouvoir à partir du XIIe siècle essentiellement. Pour le cas par-
ticulier du diocèse, M. Lauwers, « Territorium non facere diocesim… Conflits, limites et
représentation territoriale du diocèse (Ve-XIIIe siècle) », L’espace du diocèse. Genèse d’un terri-
toire dans l’Occident médiéval (V e-XIII e siècle), F. MAZEL dir., Rennes, 2008, p. 23-65.
5
  Beaucoup d’éléments bibliographiques dans les belles synythèses de R. LE JAN, La société
du haut Moyen Âge (VI e-IX e siècle), Paris, 2003 et de G. BÜHRER-THIERRY, Les sociétés en Europe.
Enjeux historiographiques, méthodologie, bibliographie commentée, Paris, 2002.
6
  Voir les deux questions sur « Les sociétés en Europe du VIe à la fin du IXe siècle » (2002-
2004) et «  Pouvoirs, Église et société de la fin du IXe au début du XIIe siècle  » (2008-
2010).

186

csm_19.indd 186 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

comme antérieures ou postérieures à celle-ci, mais elles se situent sur


un autre plan qui a sa logique et ses règles.
Pour savoir exactement de quoi l’on parle, il conviendrait sans
doute pour commencer de bien distinguer les concepts d’espace et
de territoire. Mais des définitions très précises sont-elles possibles,
particulièrement lorsqu’il est question comme ici de représentations ?
Peut-être pas, comme semble le montrer la perpétuelle oscillation
entre ces deux pôles dans les textes qui précèdent. L’espace englobe
normalement le territoire, il est façonné, polarisé, instrumentalisé par
l’homme, mais il est en dernier recours « naturel », en ce sens qu’il
est pensé comme ayant été créé par Dieu. Le territoire est de son côté,
le plus souvent, perçu comme une portion d’espace créée, en tout cas
investie, organisée, gérée par une autorité centrale. On est ici dans la
logique du Terreo (je terrifie, je règne par la contrainte) => territoire,
une étymologie attestée dans le monde romain7. Mais le territoire peut
aussi désigner, de façon sans doute plus lâche, un espace au moins
partiellement homogène attaché à une communauté humaine qui
l’occupe et le perçoit comme sien. Comme le rappelle ici même Sté-
phane Boissellier, le territoire n’est finalement rien d’autre qu’un
« morceau d’espace »8. Cependant les constructions symboliques, sans
être pour autant hors de la société, oublient, transcendent, contour-
nent ou négligent les contraintes imposées par la réalité politique,
sociale, institutionnelle, juridique etc. Du coup, les différences entre
espace et territoire, quel que soit le sens que l’on assigne à ces termes,
tendent à s’estomper. Sans doute cette tendance est-elle moins visible
lorsqu’il s’agit de légitimer directement, par le recours au symbolique
ou/et au narratif, un territoire, et derrière lui un pouvoir, mais on ne
trouvera guère ici d’études portant sur des dossiers de ce type. Par
conséquent, qu’il s’agisse de cartographie, de liturgie, de circulation
des textes9 ou de reliques, les représentations symboliques de l’espace
ne sont pas aisément dissociables de celles qui touchent au territoire.
Comment en irait-il autrement, d’ailleurs, lorsque le discours sur l’es-

7
  M. LAUWERS et L. RIPART, « Représentation et gestion de l’espace… », p. 116. Étymo-
logie très différente chez Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 5, 22, qui fait dériver territorium
de tauritorium, l’espace délimité par le sillon que trace la charrue tirée par des bœufs.
8
  S. BOISSELLIER, « De l’espace aux territoires », dans ce volume.
9
  Le texte de John Tolan publié dans cette section du volume montre comment la circu-
lation des manuscrits peut constituer une sorte de territoire informel et discontinu qui peut
réserver des surprises : ainsi la circulation des manuscrits des Dialogi contra iudeos de Pierre
Alphonse montre qu’au XIIe siècle, la Péninsule ibérique, qui a pourtant vu naître Pierre
et où il s’est formé, se trouve hors du territoire reconstitué par la circulation de son
oeuvre.

187

csm_19.indd 187 21/05/10 08:56


patrick henriet

pace est global  ? Ainsi que nous le suggèrerons pour terminer, le


monde et l’espace ne sont finalement rien d’autre, sur un mode para-
digmatique, que le territoire de Dieu. Cette conception a parfois été
développée par des clercs, mais elle a sans doute marqué plus ou
moins consciemment et plus ou moins directement l’ensemble des
discours médiévaux sur l’espace et le territoire, en même temps
qu’elle informait les pratiques sociales qui leur étaient liées.

L’investissement chrétien de l’espace est un processus intimement


lié à la valorisation de l’église comme bâtiment. Cependant, si ce
dernier est classiquement pensé comme une antichambre de la Jéru-
salem céleste, voire comme une reproduction symbolique de celle-ci,
il ne peut devenir structurant que parce qu’il joue le rôle de conte-
nant. L’église abrite en effet des corps saints et elle est le lieu où se
déroule la liturgie. Les autels attirent à eux, voire en eux, ces deux
éléments essentiels et premiers que sont les reliques et la parole
sacrée. C’est sur eux que le Verbe de Dieu est répété, morcelé, com-
menté, chanté, instrumentalisé. Et c’est à l’intérieur de leur structure
de pierre ou dans son immédiate proximité que l’on conserve les
corps saints. Deux textes permettent ici d’aborder ces questions. Celui
de Jean-Claude Schmitt rappelle que par le biais des reliques, c’est en
un sens le corps qui commande les processus de spatialisation et de
territorialisation chrétiennes. Éric Palazzo, de son côté, montre avec le
cas des autels portatifs la capacité du christianisme à construire des
espaces sacrés en tout lieu, même si c’est de façon temporaire. L’Église
n’est donc pas seulement monumentale, même si elle l’est majoritaire-
ment, car les autels et les reliques sont mobiles. Ainsi que le souligne
Jean-Claude Schmitt, il convient par conséquent de penser le territoire
en termes « dynamiques » : « qu’on déplace la relique, et c’est tout son
lieu qui suivra, tout son territoire qui devra se reconstituer ailleurs ». Il y
a là une tension permanente entre l’espace et le pôle, de même qu’en-
tre le pérenne, que représente l’église de pierre, et le provisoire, que
représente la relique voyageuse ou l’autel portatif. On pourra voir une
belle illustration de cette dualité toujours plus ou moins latente dans
la très belle carte du Beatus d’Osma (1086), étudiée ici par Thomas
Deswarte. Ainsi que l’avait très finement montré Serafín Moralejo, les
figures d’apôtres qui parsèment le monde ne sont pas situées sur le
lieu de leur mort mais sur celui de leur inhumation10. Les représen-

10
  S. MORALEJO ÁLVAREZ, « El mundo y el tiempo en el mapa del beato de Osma », El
Beato de Osma: estudios, Valence, 1992, p. 151-179, ici p. 159-160 (volume d’études accompa-

188

csm_19.indd 188 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

tations en buste rappellent des statues reliquaires, de telle sorte que


l’espace du monde est organisé par les corps saints11. Ceux de saint
Pierre et de saint Jacques sont situés dans des bâtiments ecclésiaux,
mais la raison d’être de la carte est d’illustrer la dispersion apostoli-
que, ce qui suggère que leur présence est inscrite dans le temps et
non dans l’éternité. Corps, liturgie, espace. La relation entre ces trois
termes semble consubstantielle au christianisme et à sa capacité à
polariser le monde des hommes. On s’en convaincra par l’examen
très rapide d’un autel portatif parmi les plus remarquables, preuve
s’il en faut que l’espace liturgique n’est pas « replié sur lui-même »,
comme l’écrit Éric Palazzo12. Cet autel est celui de Stavelot, réalisé vers
1150-116013. Son programme iconographique et ses inscriptions sont
riches mais n’ont pas à nous retenir ici. Attachons-nous, en revanche,
à ce qui constitue sans doute son originalité première : au centre la
tablette, une plaquette en cristal de roche laisse entrevoir un parche-
min portant les mots Sanctus, sanctus, sanctus. Soit la formule d’accla-
mation qui inaugure le canon de la messe et annonce déjà le moment
où l’ostie se transforme en vrai corps du Christ. Tous les éléments qui
nous occupent ici sont là : l’autel mobile créateur d’espace sacré, le
corps, qui est ici celui du Christ, et les mots efficaces de la liturgie.
Le cas des autels portatifs montre toute la complexité d’une spa-
tialisation du christianisme qui, si elle est progressivement devenue
un éléments très structurant des sociétés médiévales, n’en a pas moins
laissé subsister des discours et des pratiques relativisant l’importance
des « lieux propres ». Il y aurait de ce point de vue toute une histoire
à écrire, une histoire qui serait un peu celle d’une « déspatialisation »
partielle du sacré, ou si les termes utilisés paraissent excessifs, celle
d’une valorisation moindre, et même, dans certains cas, nulle, de tout
ce qui relève de l’enracinement de l’Église en des loci particuliers.
Cette histoire devrait prendre en compte des éléments aussi diffé-
rents, voire aussi contradictoires, que la lente affirmation d’une inté-
riorité trouvant son plein accomplissement dans la mystique et le

gnant le fac-similé).
11
  Outre l’article de S. MORALEJO cité à la note précédente, voir aussi C. CID, « Santiago
el Mayor en el texto y en las miniaturas », Compostellanum, X (1965), p. 587-638, ici p. 621.
12
  Dans le texte présent dans ce volume et plus encore dans É. PALAZZO, L’espace rituel et
le sacré dans le christianisme. La liturgie de l’autel portatif dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Turn-
hout, 2008 (Culture et société médiévales, 15).
13
  Présentation, reproductions et bibliographie dans La salle royale. Chefs-d’oeuvre de l’art
mosan, 1, Turnhout, Musées royaux d’Art et d’Histoire, 1999, p. 24-27. L’autel de Stavelot
se trouve à Bruxelles.

189

csm_19.indd 189 21/05/10 08:56


patrick henriet

développement de structures institutionnelles fermes, capables de


transcender les pôles.
Parallèlement à la construction du « blanc manteau d’églises »
dont parle Glaber, différents groupes hérétiques affirmaient à partir
de l’an mil que le lieu où l’on prie n’a guère d’importance : une façon
de dire que le contenu était plus important que le contenant. Les
hérésies des XIe et XIIe siècles peuvent de fait apparaître assez large-
ment comme une volonté de « respiritualiser » un christianisme trop
enraciné dans ses structures matérielles. On sait que parallèlement,
certaines expériences réformatrices de cette époque se situaient à la
lisière de l’orthodoxie et purent proner, avant d’intégrer pleinement
l’Église institutionnelle, une conception assez originale de l’espace
chrétien. Ainsi, à la fin du XIe siècle, le fondateur du monastère de
chanoines réguliers d’Hérival, en Lorraine, avait-il décidé de ne pas
construire d’église14. Si le développement du mysticisme à partir du
XIIe et plus encore du XIIIe siècle est un phénomène bien différent,
il a cependant en commun avec les mouvements hérétiques une ten-
dance plus ou moins développée à la relativisation de l’institutionnel,
du matériel et donc de l’espace sacré. Le croyant trouvera plus facile-
ment Dieu en lui-même que dans une coquille extérieure faite de
pierres15.
Dans certains cas, dès le XIIe siècle, la sainteté « contemporaine »
a également pris des voies très nouvelles qui pouvaient remettre en
cause la conception classique du corps saint, structurant un lieu qui
polarisait à son tour un espace. La Vita d’Alpaïs de Cudot, un texte
cistercien rapportant le parcours d’une visionnaire bourguignonne
ayant vécu à la fin du XIIe siècle, livre de ce point de vue un récit assez
étonnant. La jeune femme, qui vivait alitée, ne se déplaçait jamais. Un
jour, elle libéra miraculeusement une femme injustement incarcérée
pour les dettes de son mari. Celle-ci se présenta ensuite devant Alpaïs,

14
  Texte du prologue des Vetera Hyreevallis statuta, dans Sacrae antiquitatis monumenta historica,
dogmatica, diplomatica, éd. C. L. HUGO, Étival et Nancy, 1725, I, p. 135 ; J. CHOUX, Recher-
ches sur le diocèse de Toul au temps de la réforme grégorienne. L’épiscopat de Pibon (1069-1107),
Nancy, 1952, p. 152-156. U. BRUNN, Des contestataires aux « cathares ». Discours de réforme et
propagande antihérétique dans les pays du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition, Paris, 2006
(Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et temps modernes, 41), suggère
p. 54-55, qu’en Rhénanie, les premiers collèges de chanoines réformés ne souhaitaient pas
toujours se doter d’une église propre.
15
  Il va de soi que cette question n’est abordée ici que de façon très schématique et qu’elle
demanderait de tout autres développements. Le discours mystique n’est d’ailleurs pas
contradictoire avec le respect de l’institution et d’une Église sacramentelle, comme le mon-
tre entre autres le cas de Maître Eckhart.

190

csm_19.indd 190 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

et après l’avoir remerciée, elle suspendit ses fers au lit de la sainte,


dans un geste évidemment inspiré de celui des anciens prisonniers
offrant leurs chaînes en ex-voto. Cette pratique était alors commune,
à Sainte-Foy de Conques et aussi en bien d’autres sanctuaires16. Mais
ici, le corps vivant de la sainte prend la place de l’église comme pôle
de sacralité. Dans ce schéma, c’est le lit qui remplace les murs du
bâtiment. La déspatialisation du christianisme n’est certes pas totale,
loin s’en faut même, puisqu’une église desservie par des chanoine
réguliers veillait sur la sainte, mais le rapport entre les reliques, la
domus Dei et l’espace se trouve tout de même profondément trans-
formé.
La relativisation du schéma dominant, reliques/églises/espaces
sacrés, vint aussi d’évolutions liées à l’institution ecclésiale elle-même.
A cet égard, on ne saurait sous-estimer le développement des ordres
religieux dans la lignée des innovations cisterciennes. Dans un cadre
qui était clairement celui d’une Chrétienté universelle, les ordres
avaient leur histoire, leurs mythes fondateurs et leurs structures trans-
nationales17. Le fait qu’à partir du XIIIe siècle, les chapitres généraux
dominicain ou franciscain, instruments de cohésion essentiels, se réu-
nissaient chaque fois dans des villes différentes, accentua le caractère
multipolaire de ces institutions sans équivalent au cours du haut
Moyen Âge18. La littérature hagiographique « d’ordre » montre à la
même époque des évolutions parallèles. Alors qu’en milieu bénédictin
les Vitae et les recueils de miracles étaient au XIe et XIIe siècles l’un

16
  É. STEIN, Leben und Visionen der Alpais von Cudot (1150-1211). Neuedition des lateinischen
Textes mit begleitenden Untersuchungen zu Autor, Werk, Quellen und Nachwirkung, Tübingen, 1995
(ScriptOralia, 77), I, 12, p. 139-143. Sur ce texte et cet épisode, je me permets de renvoyer
aussi à P. HENRIET, « Le corps de la recluse et la « déspatialisation » du sacré. À propos
d’Alpaïs de Cudot († 1211) », dans Les paradoxes de la légitimation. Analyses historico-culturelles
du pouvoir au Moyen Âge, A. KEHNEL éd., à paraître dans Micrologus.
17
  Sur cette évolution, nombreuses pistes de réflexion et riche bibliographie dans C. CABY,
« De l’abbaye à l’ordre. Écriture des origines et institutionnalisation des expériences monas-
tiques, XIe-XIIe siècles », Mélanges de l’École Française de Rome, 115-1 (2003), p. 235-267.
18
  Sur le rôle du chapitre général dans le processus d’institutionnalisation, voir F. CYGLER,
Das Generalkapitel im hohen Mittelalter. Cisterzienser, Prämonstratenser, Kartäuser und Cluniazenser,
Münster, 2002 (Vita regularis, 12). La chronologie de l’apparition du chapitre général a été
remise en cause de façon peu convaincante par C. H. BERMAN, The Cistercian Evolution. The
Invention of a Religious Order in Twelfth-Century Europe, Philadelphie, 2000. Voir les mises au
point contondantes de C. WADDELL, « The Myth of Cistercian Origins: C. H. Berman and
the Manuscript Sources », Cîteaux. Commentarii Cistercienses, 51 (2000), p. 299-385 ; B.P.
McGUIRE, « Charity and Unanimity: The Invention of the Cistercian Order. A Review
Article », ibid., p. 285-297 ; F. CYGLER, « Un ordre cistercien au XIIe siècle ? Mythe histori-
que ou mystification historiographique ? À propos d’un livre récent », Revue Mabillon, n. s.
13 ( = t. 74) (2002), p. 307-328.

191

csm_19.indd 191 21/05/10 08:56


patrick henriet

des moyens privilégiés utilisés pour affirmer la sacralité d’un lieu pro-
pre, il en alla de moins en moins ainsi avec les cisterciens et plus
encore au XIIIe siècle. Le développement de récits exemplaires insis-
tant sur le rôle des sacrements et sur la nécessité d’accepter la média-
tion de l’institution ecclésiale, la constitution de collections de
miracles, telles que celles de Jean de Clairvaux, d’Herbert de Clair-
vaux, de Conrad d’Eberbach ou de Césaire d’Heisterbach, qui ne
relevaient pas de la propagande en faveur d’un lieu saint, l’exaltation,
enfin, de l’ordre plus que du monastère, contribuèrent à « délocali-
ser  » l’hagiographie19. À partir du XIIIe siècle essentiellement, les
mendiants produisirent aussi différents légendiers abrégés destinés à
faciliter la recherche d’exempla pour la prédication. Dans ce cadre, la
production hagiographique avait une visée pastorale largement déta-
chée de la propagande en faveur de tel ou tel pôle de sacralité supposé
supérieur aux autres20. Les modalités de la réécriture et de l’abrévia-
tion devraient être étudiées dans cette perspective, mais elles confir-
meraient sans doute ce qui apparaît déjà clairement lorsque, par
exemple, Jacques de Voragine réécrit pour la fête des morts un épi-
sode fameux tiré des textes hagiographiques clunisiens et choisit de
faire disparaître le nom même du monastère bourguignon21.
La dialectique permanente entre l’espace et le lieu se retrouve
dans la cartographie, à n’en pas douter l’un des points forts de cette
partie du volume. « Représentation de l’espace » s’il en est, la carto-
graphie se situe plus que tout autre mode d’expression entre symbo-
lisme et réalisme, si tant est que ces deux termes puissent être utilisés
ici sans précaution particulière, ce que nous ne croyons du reste pas.
Les textes de Nathalie Bouloux et de Patrick Gautier Dalché posent
une question essentielle, qui dépasse largement la question des per-

19
  Voir en particulier les travaux de B. P. McGUIRE, parmi lesquels « The Cistercians and
the Rise of the Exemplum in the Early Thirteenth Century France : a Reevaluation of Paris
BN Ms lat 15912 », Classica et Mediaevalia, 34 (1983), p. 211-267 ; ID., « A Lost Clairvaux
Exemplum Found : The Liber visionum et miraculorum Compiled under Prior John of Clair-
vaux (1171-1179), Analecta Cisterciensa, 39 (1983), p. 27-62. C. CABY, « De l’abbaye à l’or-
dre… », p. 250-251.
20
  La question de l’espace et des lieux a été étudiée pour le légendier de Bernard Gui par
A. DUBREIL-ARCIN dans une thèse soutenue à Toulouse en 2006 et intitulée Autour du
Speculum sanctorale de Bernard Gui, ou l’écriture hagiographique entre vues universelles, logiques
grégaires et destins de clocher (XIII e-milieu XIV e siècle). Une version condensée de ce travail est
sous presse pour la collection Hagiologia, Turnhout.
21
  P. HENRIET, « La mort comme révélateur idéologique. Le monde monastique (IXe-XIIIe
siècle) », dans Autour des morts. Mémoire et identité. Actes du V e colloque international sur la socia-
bilité, O. DUMOULIN et F. THÉLAMON dir., Rouen, 2001 (Publications de l’Université de
Rouen, 296), p. 59-75, ici p. 74.

192

csm_19.indd 192 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

ceptions de l’espace et du territoire : la conception qu’avaient de


ceux-ci les hommes du Moyen Âge est-elle radicalement, essentielle-
ment serait-on tenté de dire, différente de celle des modernes, ou bien
faut-il raisonner plutôt en termes de degrés ? Continuité, homogé-
néité et isotropie permettent-ils de définir à tout coup « notre » espace
et de l’opposer à celui des siècles pré-galiléens  ? Espace qualitatif
autrefois, contre espace neutre aujourd’hui ? Ne peut-on au contraire
penser, comme l’affirme ici Patrick Gautier Dalché, que l’espace vécu
des modernes reste largement « aristotélicien » et donc « médiéval »?
On sent bien ici l’existence de deux approches radicalement différen-
tes. Celle qui prévaut dans les textes précédant ces quelques remar-
ques est pragmatique et dans une très large mesure anti-structuraliste.
Elle s’oppose donc frontalement, parfois en le disant, parfois sur un
mode plus implicite, à certains travaux récents qui ont été cités au
début de cet article. On ne saurait sous-estimer les conséquences
d’une telle divergence, car en fin de compte, c’est la notion même de
modèle explicatif qui peut se trouver mise en cause, si, comme l’af-
firme en conclusion Patrick Gautier-Dalché, « les documents résistent
(…) à leur intégration dans des constructions de grande ampleur ».
On s’en doute, la question qui est ici soulevée dépasse largement celle
de l’espace. Mais celui-ci est un très bon observatoire, au même titre
que les conceptions et les pratiques relatives au temps, à la piété ou
au don, pour ne prendre que quelques thèmes forts. Cette opposition
frontale entre l’essentiellement différent et l’essentiellement sembla-
ble renvoie à un autre champ de recherche, celui de l’histoire des
religions et de l’anthropologie. On accepte ici plus facilement l’idée
d’une différence de nature entre les représentations des sociétés dites
« traditionnelles » et celles dans lesquelles se meut l’homme moderne.
Du point de vue de l’histoire des religions, un chercheur comme
Mircea Éliade a opposé un Homo religiosus, construit de pièces diverses
et bariolées, et donc largement soustrait aux contingences de l’His-
toire et du contexte, à un homme moderne sorti du sacré22. Or il est
frappant de constater que dans ses réflexions sur l’espace, Éliade pose
plusieurs principes qui, jusqu’à un certain point, rappellent étrange-
ment l’aproche « structuraliste » de certains médiévistes tels qu’Alain
Guerreau : ainsi l’espace sacré n’est pas homogène et il existe « des

22
  Voir en particulier M. ÉLIADE, Le sacré et le profane, Paris, 1965 (1ère éd. en allemand,
1957). Je ne m’occupe pas ici de l’arrière-plan idéologique souvent fort trouble de l’œuvre
d’Éliade : voir sur ce point D. DUBUISSON, Mythologies du XX e siècle : Dumézil, Lévi-Strauss,
Éliade, Lille, 20082.

193

csm_19.indd 193 21/05/10 08:56


patrick henriet

portions d’espaces qualitativement différentes des autres  ». Pour


l’« expérience profane », en revanche, l’espace est « homogène et
neutre »23. Guerreau ne fait pourtant pas du Éliade, car il n’évacue
jamais la dimension historique. Ce que ce rapprochement, qui pourra
certes surprendre, suggère, c’est tout simplement la permanence de
certains enjeux, et pour commencer de celui-ci, sur lequel les médié-
vistes oublient trop souvent de s’interroger mais qui apparaît pourtant
essentiel : les structures de pensée, les représentations, les idéologies
qui sous-tendent et justifient les pratiques sociales à l’œuvre dans les
sociétés médiévales, sont-elles essentiellement différentes des notres ?
Ou bien pour le dire autrement à partir d’un seul exemple, l’historien
du Moyen Âge est-il bien, comme le suggérait Bernard Guenée en
conclusion d’un ouvrage devenu classique, un « digne collègue » ? 24
Éliade n’historicisait pas, ce qui veut dire qu’il n’inscrivait guère
les structures qu’il dégageait dans des jeux de correspondances et
dans des combinaisons complexes repérables en une société donnée,
à un moment donné. Là est et là commence, tout le monde s’accor-
dera peut-être sur ce point, le travail de l’historien. Et c’est en l’ac-
complissant que celui-ci est fréquemment amené à étudier des
raisonnements, des pratiques ou des attitudes qui lui apparaissent
contradictoires, tirant tantôt du côté du semblable et d’une certaine
modernité, tantôt du côté de la différence et de l’altérité. Mais ces
concepts mêmes de modernité, d’altérité ou de différence sont relatifs
et n’ont de sens que dans une perspective plus ou moins téléologique.
En réalité, un « modèle » n’en exclut pas un autre et une conception
structurellement hétérogène de l’espace n’interdit pas nécessaire-
ment, tout spécialement sur un plan très pragmatique, des représen-
tations proches de celles que nous pourrions aujourd’hui formuler.
Celles-ci ne doivent certes pas être sous-estimées et il convient de leur
donner toute leur place. Mais elles ne doivent pas non plus constituer
un leurre : en effet, en dernier recours, l’approche pragmatique de
l’espace reste toujours subordonnée à une connaissance d’un autre
type, une connaissance supérieure. Pour reprendre une phrase sou-
vent citée d’Hugues de Saint-Victor, un auteur particulièrement inté-
ressé par les questions de cartographie, la Nature n’est rien d’autre

  Ces expressions figurent dans M. ÉLIADE, Le sacré et le profane, op. cit., p. 20-21.
23

  B. GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 367. Je ne
24

cache pas mon désaccord avec la phrase de conclusion de ce livre, admirable par ailleurs
(« Beaucoup d’autres ne furent rien de moins que nos lointains ‘camarades’, nos dignes
collègues, dont ce livre aurait voulu simplement marquer, avec toute la sympathie due à des
collègues disparus, surtout si lointains, les servitudes et les grandeurs »).

194

csm_19.indd 194 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

que « la voix de Dieu parlant aux hommes »25. « Cadre du spécifique »,


l’espace est un « élément classificatoire de l’ordre du monde »26. Sa
représentation plus ou moins réaliste n’est donc qu’une forme d’ex-
ploration du divin via la création. C’est peut-être, précisément, dans
ce feuilletage de discours et de pratiques en apparence contradictoi-
res que l’on peut le mieux saisir la conception, ou plutôt les concep-
tions médiévales de l’espace. Celles-ci, pour variées qu’elles soient,
auront toujours un dénominateur commun : de même que le temps,
l’espace est une création divine, et comme lui, il est amené à disparaî-
tre un jour.
Ce dernier point nous amène à souligner la difficulté d’une
réflexion sur l’espace qui ne prendrait pas aussi en compte la dimen-
sion temporelle. Les travaux récents ont parfois suggéré que les socié-
tés médiévales, à la différence des notres, étaient plus structurées par
l’espace que par le temps27. Les arguments ne manquent pas. Mais il
reste que ces deux coordonnées ne sont guère dissociables et peuvent
difficilement être étudiées séparément28. Que l’on s’occupe des actes
et des rituels de consécration d’église, des différents aspects du pro-
cessus de spatialisation ou de la territorialisation des structures ecclé-
siastiques et pastorales, pour ne citer que des domaines ayant fait
l’objet d’études récentes, les discours qui accompagnent les faits ren-
voient toujours à un passé mythique et souvent biblique, doté d’une
fonction légitimante29. Et ce n’est là qu’un aspect de ce qui apparaît

25
  Haec hominum vox est, illa vox Dei ad homines. Haec prolata perit, illa creata subsistit, Hugues
de Saint-Victor, Didascalicon, PL 176, col. 790 C.
26
  Je cite ici S. BOISSELLIER, « De l’espace au territoire », dans ce volume.
27
  Voir en particulier J. BASCHET, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amé-
rique, Paris, 2004 (« Si le féodalisme est caractérisé par une ‘dominante spatiale’, il n’en est
plus ainsi aujourd’hui », p. 352). On notera dans le même sens la présence d’un article
« Espace » et l’absence d’un article « Temps » dans le Dictionnaire raisonné de l’Occident
médiéval, J. LE GOFF et J.-C. SCHMITT dir., Paris, 1999. Mais voir désormais l’important
article programmatique de J.-C. SCHMITT, « Le Temps. ‘Impensé’ de l’histoire ou double
objet de l’historien ? », Cahiers de Civilisation Médiévale, 48 (2005), p. 31-52.
28
  Voir aussi les remarques de S. BOISSELLIER ici-même, qui suggère que « les théologiens
médiévaux ont pensé l’univers en termes temporels plutôt que spatiaux, le temps étant la
dimension de l’être alors que l’espace était conçu comme dimension de l’avoir ». Pour le
dire en des termes un peu différents, les questions liées à l’exercice du pouvoir font direc-
tement intervenir l’espace, alors que le temps sert à la légitimation et à la justification. Mais
il y aussi, bien entendu, un temps vécu : voir déjà, pour une première approche, H. MARTIN,
Mentalités médiévales. XI e-XV e siècles, Paris, 19982, p. 155-174, et les travaux en cours de J.-C.
SCHMITT sur le rythme et la rythmicité au Moyen Âge (livre à paraître).
29
  On pourrait évidemment multiplier les exemples. Je me contenterai de renvoyer pour
les consécrations d’églises à M. ZIMMERMANN, «  Les actes de consécration d’églises.
Construction d’un espace et d’un temps chrétiens dans la Catalogne médiévales (IXe-XIIe
siècles) », dans À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans

195

csm_19.indd 195 21/05/10 08:56


patrick henriet

bien comme une impossibilité à dissocier ces deux données fonda-


mentales de la vie sociale et de ses représentations. La cartographie
en fournit d’ailleurs un exemple privilégié. Le texte de Thomas
Deswarte nous rappelle que si l’on trouve dans une quinzaine de
manuscrits du Commentaire de l’Apocalypse de Beatus une carte du
monde, c’est pour illustrer un fait historique fondateur dans l’histoire
du christianisme, la dispersion apostolique. Ce corpus cartographi-
que, l’un des plus importants du haut Moyen Âge, tient donc simul-
tanément un discours sur l’espace et le temps30. Mais si les modalités
en sont originales, le principe ne l’est guère. On trouve aussi des
cartes et des diagrammes dans des manuscrits de comput, sans parler
des chroniques : dès le Ve siècle, Orose commençait les sept livres de
son Histoire contre les païens par une description du monde31. Par la
suite, on trouve aussi des cartes dans de nombreuses oeuvres traitant,
chacune à leur façon, du passé : ainsi le Liber Floridus de Lambert de
Saint-Omer (1112-1121), le Liber Historiarum de Guido de Pise (1119),
l’Imago mundi d’Honorius Augustodunensis († 1156), la Chronique
de Mathieu Paris (milieu XIIIe siècle) ou le Polychronicon de Ranulf
Higden († 1363). On trouve même des cartes du monde dans les
manuscrits d’une œuvre en langue vernaculaire telle que l’Alexan-
dreide de Gautier de Châtillon (entre 1178 et 1182)32. Arrêtons-nous
donc quelques instants, pour finir, sur un dossier aussi riche d’ensei-
gnements que bien étudié, celui d’Hugues de Saint-Victor.
Hugues a décrit deux cartes du monde que l’on doit aujourd’hui
imaginer ou reconstituer, puisqu’aucune des deux n’a été conservée

l’Espagne médiévale (IX e-XII e siècle), P. HENRIET dir., Lyon, ENS-Casa de Velázquez, 2003
(Annexes des Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales, 15), p. 29-52
(« Toute consécration récapitule et poursuit l’entreprise universelle de salut ; elle s’inscrit
dans le temps ; elle nourrit un temps chrétien. Temps chrétien inauguré par l’Incarnation
et balisé par le règne permanent du Christ, dont plusieurs actes rappellent la co-extensivité
à l’histoire de l’humanité (…). La consécration est à la fois un moment dans un temps
linéaire et un commencement, puisqu’elle équivaut à l’intégration d’un nouvel espace à ce
temps du salut », p. 43).
30
  Discours qui peut même investir les lieux, puisque, comme le rappelle ici Thomas
Deswarte, la carte illustrant tel ou tel manuscrit du commentaire de Beatus fut parfois
reportée sur les murs d’une église : voir sur ce point J. M. GARCÍA IGLESIAS, « El mapa
de los Beatos en la pintura mural románica de San Pedro de Rocas (Orense) », Archivos
Leoneses, 35 (1981), p. 73-87, et S. MORALEJO, « El mapa de la diáspora apostólica en San
Pedro de Rocas: notas para su interpretación y filiación en la tradición cartográfica de los
‘Beatos’ », Compostellanum, 31 (1986), p. 315-340.
31
  Y. JANVIER, La géographie d’Orose, Paris, 1982.
32
  Commode mise au point dans E. EDSON, Mapping Time and Space. How Medieval Mapmak-
ers Viewed their World, Londres, 1997, particulièrement p. 97-131 (« Maps in Medieval Histo-
ries »).

196

csm_19.indd 196 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

dans un seul manuscrit, si tant est qu’elles aient effectivement été


réalisées. La première, étudiée par Patrick Gautier Dalché, est péda-
gogique et vise à donner aux étudiants un certain nombre d’informa-
tions destinées à les aider dans leur approche des Écritures33. Dans le
traité où il décrit cette carte (Descriptio Mappae Mundi), Hugues cite
pays, montagnes et rivières et il les classe en catégories. La visée plutôt
«  réaliste  » est confirmée par l’absence du paradis terrestre. Mais
Hugues traite aussi la question de la représentation de l’espace dans
un traité beaucoup plus ecclésiologique, le Libellus de formatione arche
(entre 1126 et 1135)34. L’arche représente classiquement l’Église, qui
protège les croyants en vue du Jugement dernier, tout comme elle
avait elle-même protégé Noé et ses passagers des eaux du Déluge35. A
la fin de l’ouvrage, Hugues donne les consignes pour dessiner un
schéma représentant le cosmos. L’arche en occupe le centre. Elle est
placée dans une mappa mundi présentée comme remplie « de pays, de
rivières, de châteaux et de lieux fortifiés, avec l’Égypte au sud et Baby-
lone au nord ». Le paradis doit figurer au sommet du schéma, soit à
l’est, ce qui est normal. Le Jugement dernier se trouve à l’ouest, l’en-
fer, royaume du froid éternel, est au nord. Autour du monde terrestre
devait être représentée la sphère de l’air, avec une personnification
des quatre saisons et des douze vents. Une troisième sphère, divisée
en douze mois et portant les signes du zodiaque, signifiait les espaces
éthérés. Enfin, la totalité de ce schéma circulaire était tenue par le
Christ, qui l’enserrait de ses deux bras, lui-même étant flanqué de
deux séraphins. Neuf rangées d’anges se trouvaient au-dessous de la
composition. Par ailleurs, six médaillons illustrant les six jours de la
création se succédaient depuis le menton du Christ jusqu’au sommet
de la terre. Ils reliaient selon Hugues le moment de la création à la
fin des temps36. Ainsi, le spectateur pouvait « embrasser d’un seul
regard la totalité de l’univers dans l’étendue et la durée »37.

33
  P. GAUTIER DALCHÉ, La ‘Descriptio mappe mundi’ d’Hugues de Saint-Victor, Paris, 1988.
34
  Sur lequel on lira le livre fondamental de P. SICARD, Diagrammes médiévaux et exégèse
viusuelle : le Libellus de formatione arche de Hugues de Saint-Victor, Paris-Turnhout, 1993
(Bibliotheca Victorina, 4).
35
  L’examen de l’arche d’un point de vue littéral, allégorique et tropologique se trouve
dans un autre traité complémentaire de celui-ci, le De arca Noe. Les deux ont été édités par
le même P. SICART, Turnhout, 2001 (Corpus Christianorum Continuatio Medievalis,
176).
36
  Tentative de restitution du schéma dans D. LECOQ, « La ‘mappemonde’ du De arca Noe
mystica », dans Géographie du monde au Moyen Âge et à la Renaissance, M. PELLETIER dir., Paris,
1989, p. 9-32, ici p. 13-14.
37
  La citation est de J. WIRTH, L’image à l’époque romane, Paris, 1999, p. 390 (p. 382-394 pour
un commentaire du Libellus de formatione arche). Pour une mise en parallèle de la contem-

197

csm_19.indd 197 21/05/10 08:56


patrick henriet

Pour Hugues, ces deux représentations du monde étaient complé-


mentaires et non contradictoires. À la description plus ou moins prag-
matique de la Terre comme fait « naturel » répondait son inscription
dans une histoire cosmique du salut. La position du cosmos dans les
bras de Dieu, un thème iconographique repris par la suite dans plu-
sieurs mappemondes, marquait la possession du Seigneur sur sa créa-
tion, en même temps qu’elle signifiait son autorité38. Si Hugues
semble avoir été le premier à utiliser ce procédé dans le domaine de
la cartographie, on peut être tenté de le rapprocher d’une autre
représentation du cosmos, d’un genre bien différent. On sait en effet
que les empereurs germaniques de l’époque ottonienne possédaient
un manteau de couronnement représentant l’univers sous la forme
des cieux étoilés, parsemés des diverses constellations et de figures
chrétiennes telles que le Christ ou la Vierge. On conserve aujourd’hui
à Bamberg celui d’Henri II39. Ce manteau s’inspirait de la robe sacer-
dotale d’Aaron, décrite dans le Livre de la Sagesse (18, 24) : « car le
monde entier se trouvait représenté par la robe sacerdotale dont il
était revêtu ». En enfilant ce manteau par un trou prévu pour y passer
la tête, l’empereur se trouvait donc dans une position qui n’est pas
sans rappeler celle du Christ dans la description d’Hugues de Saint-
Victor : il pouvait tenir entre ses bras le cosmos, qui s’organisait autour
de son corps. Cette comparaison ne doit sans doute pas être poussée
trop loin tant les époques, la nature des sources et les contextes sont
différents. Mais elle nous rappelle pour terminer que les réprésenta-
tions de l’espace, ici avec l’empereur, là avec le Christ, prennent aussi

plation des « mappemondes » avec les visions de certains saints qui, comme Dieu, embras-
sent du regard, dans certaines visions, la totalité de l’univers, P. GAUTIER DALCHÉ, « De
la glose à la contemplation. Place et fonction de la carte dans les manuscrits du haut Moyen
Âge », Testo e immagine nell’alto medioevo, (Settimane di studio del Centro italiano di studi
sull’alto medioevo, 41), Spolète, 1994, vol. II, p. 693-764.
38
  On retrouve le Christ tenant le monde entre ses bras par exemple dans la fameuse
mappemonde d’Ebstorf, détruite lors des bombardements de 1943, ou dans un psautier
anglais ca 1265 : Ein Weltbild vor Columbus : die Ebstorfer Weltkarte, H. KUGLER et E. MICHAEL
dirs., Weinheim, 1991, et E. EDSON, Mapping Time and Space…, p. 135-138.
39
  Reproduction et commentaire dans J. KIRMEIER, B. SCHNEIDMÜLLER, S. WEINFUR-
TER et E. BROCKHOFF, Kaiser Heinrich II. 1002-1024, Stuttgart, 2002 (exposition Bamberg,
9 juillet-20 octobre 2002), p.  26-27 et cat. n° 203, p.  382-383 (par R.  BAUMGÄRTEL-
FLEISCHMANN) ; EAD., « Der Sternenmantel Kaiser Heinrichs II und seine Inschriften »,
dans Epigraphik 1988 : Fachtagung für mittelalterliche und neuzeitliche Epigraphik, W. KOCH éd.,
Vienne, 1990 (Veröffentlichungen der Kommission für die Herausgabe der Inschriften des
deutschen Mittelalters, 2), p. 105-125. Analyse pénétrante de J. PAUL, « Le manteau couvert
d’étoiles de l’empereur Henri II », Du monde et des hommes. Essais sur la perception médiévale,
Aix-en-Provence, 2003, p. 65-94 (version remaniée d’un texte initialement paru dans Cahiers
du CUERMA, 13 (1994)).

198

csm_19.indd 198 21/05/10 08:56


l’espace comme territoire de dieu

place dans une conception du pouvoir souverain. Pouvoir sur le temps


et pouvoir sur l’espace, celui-ci n’étant pas pensable, au-delà d’un
certain nombre d’usages pragmatiques parfois sous-estimés, hors d’un
discours sur celui qui l’avait créé. L’espace du monde n’était finale-
ment rien d’autre que le territoire de Dieu.

199

csm_19.indd 199 21/05/10 08:56


csm_19.indd 200 21/05/10 08:56
ii
les processus sociaux
de territorialisation

csm_19.indd 201 21/05/10 08:56


csm_19.indd 202 21/05/10 08:56
Violences et appropriation
de l’espace en Gascogne
au XIe-XIIe siÈcle. Le diocÈse,
un territoire conflictuel

Myriam SORIA

L’étude de la violence, forme de rapport social présent dans toute


société, offre de nombreuses clés utiles à la compréhension du carac-
tère territorial de divers faits sociaux. La chronologie et les mécanis-
mes des manifestations violentes dans un espace prédéfini sont
révélateurs des mutations qui s’opèrent en son sein. Tout épisode
violent, bouleversant une communauté ou modifiant les rapports
entre différents groupes humains peut être considéré comme l’indice
d’une crise ou d’une transformation qui affecte ces groupes. Les tra-
vaux menés par C. Gauvard, qui ont largement contribué à relativiser
l’imaginaire d’un Moyen Âge violent et désordonné, mettent en valeur
ce potentiel de lecture1. Codée, limitée, souvent ritualisée, la violence
participe à la structuration interne des sociétés : elle positionne les
groupes les uns par rapport aux autres, elle est à la base des hiérar-
chies de pouvoir et quelle que soit l’appartenance sociale elle est aussi
un moyen de manifester son identité2. Cette notion n’en est pas moins
abstraite et subjective. Légale ou illicite, réelle ou ressentie, physique
ou verbale, la violence s’exerce aussi bien contre les êtres que contre
les choses. Or, lorsqu’elle est dirigée contre des biens, elle peut expri-
mer un lien fort entre ceux-ci et les personnes qui les détiennent, une
sorte de personnification de ces biens3. Ce phénomène semble
d’autant plus valable lorsque la violence est dirigée contre un « terri-
toire » ou lorsqu’elle naît du désir de le contrôler. L’objet visé apparaît

1
  C. GAUVARD, « Violence », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, J. Le GOFF et J.-C.
SCHMITT dir., Paris, Fayard, 1999, p. 1201-1209.
2
  C’est là tout le pouvoir « intégrateur » de la violence mis en évidence par D. NIREN-
BERG, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, 2001, p. 5-19.
3
  J. MORSEL, « Violence », Dictionnaire du Moyen Âge, C. GAUVARD, A. DE LIBERA, M.
ZINK dir., Paris, 2004 (2e éd.), p. 1457-1459.

203

csm_19.indd 203 21/05/10 08:56


myriam soria

alors comme une partie de la personne dont il dépend, du groupe


qui l’occupe ou qui en jouit.
Les violences qui s’abattent sur les évêques, les biens et les terres
placés sous leur juridiction et les droits qui y sont rattachés s’inscrivent
bien dans cette grille de lecture. Les prélats gascons des XIe et XIIe
siècles, à l’image de l’ensemble de l’épiscopat du royaume de France
à la même période4, ne sont pas épargnés5. Cependant, les meurtre,
expulsions, emprisonnements et menaces dont ils sont victimes sem-
blent dépendre de ressorts relativement spécifiques à la province
d’Auch. Ici, les circonscriptions ecclésiastiques et leur définition sem-
blent focaliser toute l’attention et être à l’origine d’une série de
conflits violents débutés au milieu du XIe siècle et opposant les évê-
ques entre eux, mais pouvant aussi les confronter à différents sei-
gneurs laïcs, aux communautés monastiques et canoniales. Ces luttes
territoriales sont de deux sortes : il s’agit d’une part d’affrontements
entre deux groupes d’évêques au sujet des frontières communes de
leurs diocèses ; d’autre part, au sein des diocèses, de conflits liés à
l’effort de récupération et de contrôle des églises et des dîmes par les
évêques dont les droits sont régulièrement contestés, ou encore à la
création de nouvelles paroisses. Ces violences liées à la volonté de
détenir ou de modifier les circonscriptions ecclésiastiques ne se mani-
festent pas de la même façon dans l’ensemble de la Gascogne. Les
conflits du premier type n’apparaissent que dans la partie occidentale
de la province d’Auch où les évêques luttent pour repousser les limi-
tes des diocèses qui leur sont confiés ou, au contraire, pour les pré-
server.
Les cartulaires des communautés canoniales et monastiques,
lorsqu’ils sont parvenus jusqu’à nous, apparaissent comme des sources
précieuses pour étudier les violences qui émaillent cette territoriali-
sation des diocèses. Les cartulaires des cathédrales regroupent essen-
tiellement des documents « patrimoniaux » justifiant la possession de
biens et de droits inscrits à l’intérieur de diocèses particuliers, mais
aussi relatifs à leur construction et à la défense de leurs limites ou
encore des droits acquis contre des forces concurrentes – évêques

4
  M. SORIA AUDEBERT, La crosse brisée. Des évêques agressés dans une Église en conflits, (royaume
de France, fin X e – début XIII e siècle), Turnhout, 2005.
5
  Entre 1080 et 1198, sept évêques ont été directement victimes de violences dans la pro-
vince d’Auch parmi lesquels un a été assassiné, cinq ont été poussés sur le chemin de l’exil,
deux maintenus en captivité. M. SORIA AUDEBERT, La crosse brisée… , p. 17. Ce tableau ne
tient pas compte des attaques dirigées contre le temporel détenu par les évêques en ques-
tion.

204

csm_19.indd 204 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

voisins, monastères proches ou lointains, seigneurs laïcs. Les habitants


des diocèses dans leur ensemble – paysans, peuple des villes – y sont
également visibles : parfois victimes des conflits ou partie prenante,
les actes ne manquent pas de souligner leur attachement à l’évêque,
à leur seigneur, à leur église. Enfin, les cartulaires comportent égale-
ment un certain nombre de textes relatifs à l’administration des dio-
cèses dans lesquels ces populations réapparaissent à travers les
obligations qui leur sont faites et les résistances qu’elles manifestent
en retour ; ils montrent l’ampleur des difficultés vécues par l’épisco-
pat et les chanoines pour faire appliquer leurs droits, obtenir le ver-
sement de leurs revenus, mais aussi les efforts manifestés par ces
derniers pour rendre cette administration des diocèses plus ration-
nelle. Tous ne présentent malheureusement pas la même précision
et la documentation reste maigre pour l’étude de la Gascogne.
Lorsqu’ils sont utilisables pour l’historien, l’étude de ces cartulaires
comme mémoire des communautés canoniales permet aussi de les
aborder comme le reflet direct de la construction du territoire diocé-
sain. C’est leur composition qui devient alors intéressante puisque
certains présentent des traits communs. C’est par exemple le cas du
livre d’or de Bayonne et du livre rouge de Dax : ils débutent par des actes
considérés comme « fondateurs » composés ici dans la deuxième moi-
tié du XIe siècle et que leurs auteurs ou les compilateurs veulent faire
passer pour antérieurs  ; ils sont suivis par des actes de donation
octroyés par les princes laïcs locaux et parfois par des bulles pontifi-
cales, authentiques ou non, dont le but est de confirmer les bornes
des diocèses. Viennent ensuite des séries de donations de terres incul-
tes et de domaines, de part d’églises et de dîmes, mais aussi de droits,
puis les confirmations de ces donations après conflits. Enfin, les car-
tulaires présentent des documents ayant trait à l’organisation interne
des territoires ainsi définis dans la longue durée. Cette composition
reflète aussi une vision du diocèse construite par ceux qui l’adminis-
trent et le dirigent.
Ainsi, des controverses, bien lisibles dans les cartulaires des cathé-
drales concernées, éclatent entre les évêques de Dax et d’Oloron, de
Dax et de Bazas, de Bazas et d’Agen. Simultanées, elles débutent dans
la deuxième moitié du XIe siècle et se poursuivent jusque dans le
premier tiers du XIIe siècle ; elles portent sur un nombre variable de
« paroisses », « églises » et « pays » limitrophes, plus ou moins identi-
fiables, que les assaillants accusent leurs voisins d’avoir détournés à
leur profit alors qu’ils les disent dépendre de leur diocèse depuis
toujours. Les diocèses « orientaux » – Auch, Comminges, Couserans,

205

csm_19.indd 205 21/05/10 08:56


myriam soria

Lectoure, Lescar, Tarbes – sont étrangers à ce genre de querelles6. Les


violences contre les évêques existent, mais elles appartiennent exclu-
sivement au deuxième type précédemment défini. Ce caractère
conflictuel de la définition des territoires diocésains apparaît donc
comme un trait propre à la Gascogne occidentale des XIe et XIIe siè-
cles, alors que dans l’est de la province d’Auch les diocèses donnent
l’impression de posséder des assises plus stables empêchant toute
remise en cause de leur tracé.
Cette différence s’explique en partie par l’histoire de la construc-
tion des diocèses gascons, marquée par une très grande instabilité
depuis les premiers siècles du Moyen Âge. La géographie ecclésiasti-
que de la Gascogne a suscité bien des interrogations et des débats dont
certains ne sont toujours pas tranchés7. Les principaux portent sur
l’origine des diocèses qui composent aux XIe et XIIe siècles la province
placée sous la direction de l’archevêque d’Auch qui a remplacé au IXe
siècle le métropolitain d’Eauze, dont le siège est rattaché à celui
d’Auch depuis 879. En général, ces circonscriptions succèdent aux
anciennes cités mises en place dans l’Antiquité tardive, même si quel-
ques-unes sont encore créées ou restaurées entre le XIe et le XIVe
siècle, à l’initiative des papes alors seuls compétents pour en décider,
au gré de la croissance démographique et des volontés politiques8. Ce

6
  On y constate bien des luttes entre évêques voisins, mais elles semblent se limiter à des
transferts de juridiction portant sur des abbayes et apparus suite à des décisions prises par
des seigneurs laïcs, comme la querelle qui oppose les évêques de Tarbes et de Lescar au
sujet du monastère de Saint-Pé de Génerès.
7
  Le siège de Bayonne tel qu’il apparaît au début du XIe siècle et tel qu’il est défini dans la
charte dite d’Arsius – contenue dans le Liber aureus du chapitre cathédral de Bayonne –
a-t-il été créé à la fin du Xe siècle ou simplement restauré ? Les prélats qualifiés « d’évêque
de toute la Gascogne » de la fin du Xe au milieu du XIe siècle ont-ils bénéficié du cumul des
sièges épiscopaux préexistants ou de la création d’un grand évêché unique dont les limites
coïncidaient plus ou moins avec celles des anciens diocèses qu’il recouvrait ? J.-F. BLADÉ,
« Mémoire sur l’évêché de Bayonne », Études historiques et religieuses du diocèse de Bayonne,
1897 ; J. DE JAURGAIN, La Vasconie. Étude historique et critique sur les origines du royaume de
Navarre, du duché de Gascogne, des comtés de Comminges, d’Aragon, de Foix, de Bigorre, d’Alava et
de Biscaye, de la vicomté de Béarn et des grands fiefs du duché de Gascogne, Pau, 1898-1902, rééd.
Marseille, 1979 ; F. LOT, « L’évêché de Bayonne », Mélanges d’histoire du Moyen Âge dédiés à
la mémoire de Louis Halphen, Paris, 1951, p. 433-443 ; R.-A. SÉNAC, « Essai de géographie et
d’histoire de l’évêché de Gascogne (977-1059) », Bulletin philologique et historique, 1980,
p. 11-25.
8
  C’est par exemple le cas du diocèse d’Arras restauré en 1092-1093 dans la province
ecclésiastique de Reims sur la décision du pape Urbain II qui donne lieu à une série de
conflits avec l’évêque de Cambrai, ou encore de la création du siège de Noyon à partir de
celui de Tournai. Voir au sujet de ces deux diocèses : B. DELMAIRE, Le diocèse d’Arras de
1093 au milieu du XIV e siècle. Recherche sur la vie religieuse dans le nord de la France au Moyen Âge,
Arras, 1994 et O. GUYOTJEANNIN, Episcopatus et comes. Affirmation et déclin de la seigneurie

206

csm_19.indd 206 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

schéma est semble-t-il valable pour la Gascogne, même si les onze


sièges épiscopaux – Auch, Aire, Bayonne (Labourd), Bazas, Commin-
ges, Couserans, Dax, Lectoure, Lescar, Oloron et Tarbes – ne décou-
lent pas tous directement des cités de Novempopulanie9. Les diocèses
d’Auch, de Couserans, de Lectoure, de Comminges et de Tarbes en
sont peut-être les héritiers directs, mais cela ne semble pas être le cas
de ceux de l’ouest. En effet, même si l’existence d’évêchés anciens est
attestée par la présence de prélats entre le IVe et le IXe siècle, avec des
variations importantes d’un siège à l’autre et parfois de longues inter-
ruptions, à Lectoure, Bazas, Aire, Dax, Lescar et Oloron, les diocèses
occidentaux, tels qu’ils se présentent à partir du milieu du XIe siècle,
semblent s’être formés à la suite du démembrement progressif d’un
grand ensemble appelé « évêché de Gascogne » – episcopatus Vasconiae
– qui aurait existé entre 977 et 1059 si l’on se range derrière l’avis de
R.-A. Sénac10. Cet évêché aurait été détenu par quatre titulaires suc-
cessifs étroitement liés aux ducs de Gascogne de la fin du Xe siècle.
Ces derniers auraient mené une politique d’encadrement monastique
de leur principauté11, basée sur la restauration de monastères mis à
mal au cours du siècle précédent marqué par différentes vagues d’in-
vasion et par des guerres de succession, mais aussi sur la création
d’autres abbayes, tous ces établissements étant situés le long de la
Garonne et de l’Adour, dans un mouvement partant de l’océan pour
rejoindre l’intérieur des terres. Dans le même temps, le duc Guillaume-
Sanche aurait, dans le dernier quart du Xe siècle, rassemblé les évê-
chés occidentaux privés de titulaires et dont les cathédrales avaient

épiscopale au nord du royaume de France (Beauvais – Noyon, X e – début du XIII e siècle), Paris –
Genève, 1987.
9
  La « province des neuf peuples », provincia novem populi, regroupe et sépare, à partir du
IIIe siècle, les peuples établis au sud de la Garonne de leurs voisins installés au nord, c’est-
à-dire en Aquitaine, auparavant réunis dans une seule grande province au temps d’Auguste.
On connaît pour cette nouvelle province une liste de cités, établie au Ve siècle – la Notice des
provinces et cités des Gaules, Notitia Galliarum, éd. O. SEECK, Berlin, 1876, p. 271-272 – et qui
en compte douze : celle des Elusates, des Dacquois, des Lactorates, des Convènes, des
Consorrani, des Boïates, des Béarnais, des Asturenses, des Vazates, des Bigourdans, des
Oloronais et des Auscitains. Voir à ce sujet R. MUSSOT-GOULARD, Histoire de la Gascogne,
Paris, 1986, p. 18-28 et P. COURTEAULT, Histoire de la Gascogne et de Béarn, Paris, 1938.
10
  R.-A. SÉNAC, « Essai de géographie et d’histoire de l’évêché de Gascogne … ».
11
  Cette politique aurait été parachevée par Guillaume-Sanche (963-999) allié par son
mariage avec Urraca à la nouvelle dynastie régnant sur la Navarre. Voir R. MUSSOT-GOU-
LARD, Les princes de Gascogne (768-1070), Marsolan, 1982, p. 125-159 et également A. Corre,
« Pouvoir et église en Gascogne au Xe siècle », Foi chrétienne et églises dans la société politique
de l’Occident du Haut Moyen Âge (IV e-XII e siècle), textes réunis par J. Hoareau-Dodineau
et P. Texier, CIAJ n° 11, s. d., Limoges, p. 25-44.

207

csm_19.indd 207 21/05/10 08:56


myriam soria

parfois été détruites12, en une circonscription unique dont il aurait


confié la direction à son propre frère, Gombaud. Celui-ci, déjà en
place en 977, d’après une charte de La Réole13, aurait dirigé l’évêché
de Gascogne jusque vers 988. Si l’on en croit également l’Historia du
monastère de Condom, Gombaud, déjà étroitement associé à la direc-
tion du duché par son frère, aurait occupé à titre viager, les pouvoirs
de comte dans l’Agenais, le Bazadais et la Lomagne14. D’après R.-A.
Sénac, ce puissant évêque aurait restauré trois sièges épiscopaux en
démembrant son grand évêché avant 988 : celui d’Agen, de Lectoure
et de Bazas15. À cette date, l’évêché de Gascogne est détenu par Arsius,
alors que Gombaud ne conserve plus que celui d’Agen et ce jusqu’à
sa mort en 1003. Le siège d’Agen serait par la suite, entre 1012 et 1014,
revenu à Hugues, le fils que Gombaud avait eu avant de devenir évê-
que, selon la charte de restauration du monastère de Condom. Au
même moment, Hugues serait entré en concurrence avec Arsius pour
obtenir le siège de Bazas alors vacant et Arsius l’aurait emporté, mais
il serait également tombé dans un guet-apens organisé par son adver-
saire au cours duquel il aurait été aveuglé16. Cela n’empêche pas
Arsius d’avoir laissé le souvenir d’un prélat influent et exemplaire,
poussant les ducs à doter généreusement les monastères de Saint-
Sever, de Lescar et de Larreule. Enfin, le livre d’or – liber aureus – de
la cathédrale de Bayonne renferme aussi une charte dite « d’Arsius »,
selon laquelle celui-ci aurait créé un nouveau diocèse de Labourd,
vers 980-98317. Le problème, c’est que ce document est apparu comme

12
  C’est par exemple le cas pour celles de Dax et d’Aire installées en dehors des remparts
des deux cités.
13
  Il s’agit de la première mention de cet évêque, d’après cette charte qui retrace la res-
tauration de ce monastère et sa donation à l’abbaye de Fleury par le duc Guillaume-Sanche
et son frère, qualifié de duc lui aussi. Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, éd.
M. PROU et A. VIDIER, Paris – Orléans, t. I, 1900, p. 165-167.
14
  « Historia monasterii Condomiensis », éd. L. D’ACHERY, Spicilegium, Paris, 1677, p. 435-
436.
15
  Il se base pour cela sur la charte de fondation du monastère de Saint-Sever (septembre
988) où, à côté de l’évêque de Gascogne, apparaissent distinctement les titulaires de ces
trois sièges, sans qu’ils y soient pour autant nommés. Historiae monasterii Sancti Severii, éd.
P.-D. DUBUISSON, Aire, t. I, 1876, p. 151-159. Voir également C. HIGOUNET, J.-B. MAR-
QUETTE, « Les origines de l’abbaye de Saint-Sever. Révision critique », Colloque international
sur le millénaire de l’abbaye de Saint-Sever (25-27 mai 1985), Mont-de-Marsan, 1986, p. 27-37.
Une nouvelle édition des chartes de Saint-Sever est actuellement préparée par J. Cabanot
et G. Pon.
16
  « Historia monasterii Condomiensis …», p. 436-439.
17
  Le liber aureus du chapitre cathédral de Bayonne, éd. C. MORON, Paris, 2001, p. 63-65.

208

csm_19.indd 208 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

un faux conçu probablement dans la deuxième moitié du XIe siècle18.


En 1025, l’évêché de Gascogne aurait été détenu pour un temps très
court par un certain Sanche, avant d’être remis à un Raymond dit « le
Vieux  » occupant lui aussi le siège de Bazas. Plusieurs cartulaires
témoignent de l’ampleur de ses possessions et le présentent comme
un évêque « cumulard » : un acte du cartulaire de la cathédrale de
Dax dit qu’il a occupé presque tous les évêchés de Gascogne en plus
du siège de Bazas – Raimundus Vasatensis, cui fere omnes Gasconiae matris
ecclesiae, per potestatem episcopatus obediebant19 ; un autre tiré du cartu-
laire de Lescar prétend qu’il a détenu cinq sièges dans l’évêché de
Gascogne – Dax, Aire, Bayonne, Lescar et Oloron – plus celui de
Bazas20. C’est ce dernier évêque de Gascogne qui voit éclater définiti-
vement le grand évêché dont le démembrement a été en grande par-
tie l’œuvre du nouvel archevêque d’Auch, Austinde, un réformateur
bien décidé à imposer son autorité de métropolitain sur l’ensemble
de la Gascogne21. Pour cela, il lui faut arracher le choix des évêques
aux laïques et parvenir à les évincer du contrôle des abbayes qui
constituent un contre-pouvoir important ; l’action de l’archevêque
bénéficie de circonstances favorables puisque la direction de la Gas-
cogne échappe à la dynastie qui a donné naissance au grand évêché
pour échoir au duc d’Aquitaine et comte de Poitiers Gui-Geoffroy
parti, dès 1060, à la conquête des princes gascons pour rendre bien
réelle son autorité sur le terrain, c’est-à-dire sur le comté de Gascogne
qui est revenu, par voie de succession, au comte d’Armagnac, Bernard
Tumapaler22. Le duc d’Aquitaine trouve donc en Austinde un pré-
cieux auxiliaire. Le démantèlement définitif débute véritablement
après 1057 qui semble correspondre à la date de déposition de l’évê-
18
  J.-F. BLADÉ, «  Mémoire sur l’évêché de Bayonne…» et F. LOT,  «  L’évêché de
Bayonne…».
19
  Cartulaire de la cathédrale de Dax, Liber rubeus, (XI e-XII e siècle), édité, traduit et annoté par
G. PON et J. CABANOT, Dax, 2004, acte n° 1, p. 88-93 : il s’agit d’une notice relatant le
transfert de la cathédrale de Dax depuis le site initial, Saint-Vincent-de-Xaintes, à l’intérieur
des murs de la cité par cet évêque en collaboration avec le duc d’Aquitaine et des seigneurs
gascons.
20
  A. DEGERT, « Histoire des évêques de Dax », Bulletin de la société de Borda, 1900, 2e tri-
mestre, p. 13 ; A. Degert s’appuie sur la citation d’un acte de Lescar cité par P. DE MARCA,
Histoire de Béarn, Paris, 1640, réédition 1895, livre IV, ch. VIII, p. 379 : Raymundus Episcopus
more antecessorum suorum sex episcopatus tenuit, Vasatensem, Adurensem, Aquensem, Laburdensem,
Oloronensem, et Lascurrensem .
21
  A. BREUILS, Saint Austinde, archevêque d’Auch (1000-1068), ou la Gascogne au XI e siècle,
Auch, 1895.
22
  R. MUSSOT-GOULARD, Les princes de Gascogne…, p. 187-196 et J.-B. Marquette, « La
renaissance médiévale (milieu du Xe siècle – fin du XIIe siècle) », Landes et Chalosses, S.
Lerat dir., Pau, 1983, t. I, p. 155-160.

209

csm_19.indd 209 21/05/10 08:56


myriam soria

que Raymond « le Vieux » ; celui-ci n’est cependant pas strictement


écarté de l’épiscopat puisqu’il est transféré sur le siège restauré de
Lescar, avec la faculté de recevoir l’aide d’un évêque voisin de son
choix. Entre temps, son neveu, Raymond « le Jeune », qui lui a suc-
cédé à Bazas, est investi du diocèse de Dax et chargé de l’organisation
du diocèse de Bayonne. Ce cumul persiste semble-t-il jusqu’en 1059.
À partir de cette date, Austinde, qui a reçu le soutien du pape ­Nicolas II,
sans doute en marge du concile de Latran II, parvient à renouveler
les titulaires de l’ensemble des sièges sur lesquels se trouvent installés,
dans une proportion surprenante, des moines issus d’abbayes alliées
à l’archevêque ou qu’il souhaite se concilier.

En quelques années seulement, le XIe siècle voit donc la direction


politique de la Gascogne changer de mains, de nouvelles dynasties
restées dans l’ombre jusqu’à cette époque s’opposent aux nouveaux
ducs, alors que, dans le même temps, l’Église de la province d’Auch
connaît un grand mouvement de réforme. Une nouvelle carte des
diocèses se dessine, sans que l’on connaisse pour autant les bases sur
lesquelles reposent les limites des différentes circonscriptions. Le
choix de leur titulaire échappe peut-être en partie aux seigneurs laïcs.
L’autorité du métropolitain d’Auch s’affirme et, enfin, la restauration
des sièges épiscopaux crée au cœur des nouveaux diocèses une concur-
rence face aux abbayes qui attiraient jusque là toutes les faveurs et les
largesses des aristocrates qui pouvaient les utiliser comme bases arri-
ères. La conception de l’espace dominé est également affectée : au
contrôle monastique succède une approche définie par les chanoines
et les évêques aux yeux desquels tout bien possédé est considéré
comme une part de l’Église incarnée dans le territoire diocésain.

De tels bouleversements créent un climat propice au développe-
ment des violences recensées à partir du milieu du XIe siècle. La nou-
velle donne ne peut se faire sans entraîner des conflits de juridiction,
nombreux un peu partout dans le royaume à la même période, mais
auxquels l’histoire de la construction des diocèses donne un ton assez
unique que nous étudierons en nous interrogeant sur les contesta-
tions frontalières opposant les évêques voisins.

210

csm_19.indd 210 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

I. Un panorama des violences frontaliÈres

Un rapide panorama des trois principaux conflits qui opposent les


évêques titulaires des sièges occidentaux de la province d’Auch fait
apparaître un certain nombre de points communs parmi lesquels on
peut d’emblée souligner la concordance ou du moins la proximité
chronologique, l’investissement des lignages aristocratiques aux côtés
des prélats, le rôle joué dans la contestation par les chapitres cathé-
draux et les manifestations violentes qui en découlent malgré un trai-
tement inégal dans les sources.

I.1. Des sources très inégales

Le conflit le plus documenté est celui qui oppose les évêques de


Dax à ceux d’Oloron. Les évêques d’Oloron revendiquent tour à tour,
depuis les environs de 1060, jusque vers 1117, la possession de terri-
toires alors dépendants du diocèse de Dax23. Il s’agit tout d’abord de
la Soule, une province basque correspondant à une vicomté, réclamée
et obtenue par l’évêque d’Oloron, Étienne de Mauléon, grâce à la
collaboration de son parent, le vicomte de la Soule24, et d’un puissant
seigneur souletin, en échange d’avantages accordés à son fils, Héra-
clius, qui sera fait archidiacre de Soule et deviendra un sérieux adver-

23
  Au sujet de la structuration de ce diocèse aux XIe et XIIe siècles, voir J.-B. MARQUETTE,
« La géographie ecclésiastique du diocèse de Dax d’après le Livre rouge et son évolution du
XIIIe au XVIIIe siècle », Église et société dans le diocèse de Dax aux XI e et XII e siècles, Journée d’étu-
des sur le Livre rouge de la cathédrale de Dax (Dax - 1 er mai 2003), Dax, 2004, p. 89-154.
24
  L’acte n° 152 du Cartulaire de la cathédrale de Dax…, p. 322-351, retrace les principales
étapes de ce conflit entre les évêques de Dax et d’Oloron. Le vicomte dont il est ici question,
Salamace – surnom donné à Raimond Guilhem (1030-1085/6) – fuit la Soule car il est
accusé par les Béarnais d’avoir provoqué le meurtre du vicomte de Béarn, Centulle IV
(1022-1058), tué au cours d’une révolte des Souletins contre lui. Salamace qui veut rejoin-
dre des terres qu’il possède dans le Lavedan, au diocèse de Tarbes, doit traverser des terres
béarnaises : il demande donc à l’évêque d’Oloron, Étienne, de l’aider ; ce dernier lui pro-
met sa protection, mais en échange du transfert de la Soule du diocèse de Dax à celui
d’Oloron. Voir p. 324-327 : Seulenses adversus quendam vicecomitem Bearnensem nomine Centul-
lum Gastonem […] insurrexerunt, et eum occiderunt. Quo facto, Bearnenses hoc quidem Salamace
vicecomiti Seulensi imposuerunt. Qua de causa Salamace valde exterritus […] quia verisimile esse
videbatur, caepit perturbari […]. Erat enim ei, […] in Tarbensi episcopatu, maxima pars honoris,
videlicet in parte Levitanica. Ad quam cum Salamace propter infestissimos hostes interpositos nullo
modo transire valeret, ad episcopum Oloronensem Stephanum accessit […]. Videbatur enim Salamace
quod per Stephanum ad prenominatam terram transitum habere valeret. Is autem Stephanus, ut vidit
eum anxium […] incepit ei ostendere qualiter quod postulabat apud se impetraret. Si Seulenses, cum
sub dominio suo essent, ad hoc cogeret, ut ad ecclesiam suam quasi parrochiani venirent, quicquid ei
placeret, faceret.

211

csm_19.indd 211 21/05/10 08:56


myriam soria

saire des évêques de Dax25. Les revendications portent ensuite sur le


Garenx et le Reveset, situés dans la vicomté d’Oloron. Ces terres béar-
naises sont conquises par la force après 1068 – peut-être au prix de la
vie de clercs ayant tenté de s’y opposer – par Loup-Aner, un fils bâtard
du vicomte d’Oloron, allié à l’archidiacre Héraclius26. Puis l’évêque
Amat d’Oloron réclame à son tour neufs paroisses situées au sud du
Gave, toujours en territoire béarnais, entre Salies et Lahontan27. À ses
côtés, le vicomte de Béarn, également comte de Bigorre, Centulle V28,
qui œuvre alors pour étendre sa vicomté aux dépens de celle de Dax,
tente de s’emparer du pays de Mixe, mais en vain29. Cette dernière
revendication sera encore reprise par l’évêque d’Oloron Roger30. Face
à ces attaques, les évêques de Dax, Grégoire, Bernard de Mugron, puis
Raymond de Sentes, épaulés par les chanoines de la cathédrale, ten-
tent bien de défendre leur diocèse. Pour cela, ils déposent des plain-
tes successives devant l’archevêque d’Auch, les papes Grégoire VII,
Urbain II et Pascal II qui chargent leurs légats, sur place, de régler le
différend. Après plusieurs jugements successifs, contradictoires et par-
fois bafoués, le diocèse de Dax perd définitivement la Soule, les pays
de Garenx et de Reveset.

25
  Ce seigneur est appelé Bergoin-Loup de Janute dans l’acte ; Étienne, en plus de la pro-
tection accordée à Salamace, aurait promis à ce seigneur de faire de son fils, Heraclius,
l’archidiacre du territoire annexé ; l’acte qualifie Heraclius « d’archidiable » une fois le
forfait accompli. Voir p. 326-327 : Promisit enim Salamace amicitiam et fidelitatem, hospicium et
ducatum […]. Bergonio Lupo promisit quod filium suum, nomine Heraclium, totius illius terrae
archidiaconum faceret. Et ideo isti duo principes totam Seulam suppresserunt. […] Heraclius autem
in archidiaconum vel archidiabolum illius terrae devenit.
26
Hunc Lupum Anerium archidiaconem ille Heraclius adiit ; […] audacius eum invasit, dicens quod
si Agarencum et Resevellum partes Aquensis episcopatus, quae in potestate sua erant, ad hoc cogeret,
ut ad ecclesiam Oloronensem quasi parrochialiter venire compelleret, quodcumque postularet ad eo
munus ei tribueret. […] Ad Agarencum et Resevellum venit, clericos vi cepit, invitos et renitentes
suppressit, inquietare non cessavit, donec Aquaensi ecclesiae abstulit. His artibus Olorenses Agarencum
et Resevellum occupaverunt , Ibid., p. 328-329.
27
  Ibid., p. 333-335.
28
  Centulle V (1058-1090) est semble-t-il engagé dans un échange de bons procédés avec
Amat d’Oloron, puisque celui-ci lui a permis de se séparer de sa première épouse, Gisèle,
en 1079, au nom du caractère consanguin de cette union. La rupture de ce mariage permet
alors à Centulle d’obtenir la main de Béatrix, l’héritière du comté de Bigorre, alors qu’un
autre évêque, celui de Lescar, Bernard de Bas, avait plusieurs fois jeté en vain l’interdit sur
le vicomte. Voir P. DE MARCA, Histoire de Béarn…, livre IV, ch. IX, p. 378 et J.-J. MONLEZUN,
Histoire de la Gascogne depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, t. II, Auch, 1850, p. 61-65.
Cette querelle, en apparence basée sur un problème matrimonial, relève également d’une
concurrence territoriale entre les évêques de Tarbes et de Lescar, dans laquelle le vicomte
a joué un rôle majeur.
29
  Cartulaire de la cathédrale de Dax…, n° 152, p. 340-345.
30
De Mixa autem, de qua Rogerius Olorensis noviter veniens, novam querimoniam faciens, novus
voluit videri nescius preteritorum negociorum… , Ibid., p. 346-347.

212

csm_19.indd 212 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

Un deuxième conflit, moins bien connu, oppose les évêques de


Dax à ceux de Bazas. Les évêques de Bazas ont également tenté de
repousser les limites de leur diocèse en empiétant sur celui de Dax
qui se prolonge en direction du nord-est par une sorte d’enclave cor-
respondant aux cours d’eau de la Grande Leyre et de la Petite Leyre
encadrée au nord et au sud par les possessions bazadaises31. Les pré-
tentions de ces prélats sont cependant plus difficiles à saisir du fait du
caractère peu explicite des sources qui les mentionnent, à commencer
par le Livre rouge de la cathédrale de Dax. Celui-ci contient une copie
d’une lettre du pape Grégoire VII, que l’on peut situer en 1081 ou
1082, destinée à ses légats Hugues de Die et Richard de Saint-Victor
de Marseille qu’il charge de régler le conflit entre Dax et Oloron du
temps de l’évêque Amat, mais aussi une deuxième controverse appa-
rue avec l’évêque de Bazas. D’après la lettre, l’archidiacre de Dax,
Arnaud-Raimond, aurait déposé une plainte contre les attaques
orchestrées par ces deux évêques voisins : il les accuse d’avoir enlevé
des églises au diocèse de Dax et de les occuper de force, mais sans
préciser lesquelles32. Puis une plainte similaire apparaît ensuite dans
le même cartulaire vers 1100 : elle est déposée par l’évêque de Dax,
Raimond de Sentes, devant le pape Pascal II33. Ce dernier charge alors
l’archevêque d’Auch, Raimond de Pardiac (1096-1118), de régler
cette affaire, en même temps que les nouveaux rebondissements dans
le conflit Dax Oloron. Selon la lettre que Pascal II fait parvenir à l’ar-
chevêque, Raimond de Sentes aurait précisé au pape que la partie de
son diocèse, dont l’évêque de Bazas s’était emparé, avait précédem-
ment été rendue à l’évêque de Dax, Bernard de Mugron, avant d’être
de nouveau saisie de force34. Toujours d’après le cartulaire de Dax, le
règlement de cette querelle aurait occupé et épuisé l’évêque de Dax
pendant plus de sept ans, au point que l’auteur du récit de la querelle

31
  Voir la carte du diocèse et des églises qui le composent établie par J. Cabanot et J.-B.
Marquette présentée à la fin du Cartulaire de la cathédrale de Dax…
32
Aquensis archidiaconus Arnaldus queritur quod archiepiscopus Willelmus, et Amatus, legatus nos-
ter, necnon episcopus Vasatensis insurgunt adversus ecclesiam suam, et ecclesias quasdam ejusdem
episcopatus sui auferunt, et violenter invadunt ; Cartulaire de la cathédrale de Dax…, n° 152, p. 338-
340 : la copie de cette lettre que l’on trouve également dans The Epistolae vagantes of Gregory
VII, éd. et trad. angl. H. E. J. COWDREY, Oxford, 1972, n° 44, p. 106-108, est enchâssée dans
le récit de la longue notice relatant le conflit frontalier Dax Oloron.
33
  Ibid., p. 346-347.
34
  La copie de la lettre est également insérée dans le récit de la notice n° 152 : Vestrae eccle-
siae suffraganeus frater noster Auaensis episcopus, parrochiae suae partes a confratribus suis Vasatensi
et Olorensi episcopis per multa jam tempora conquaestus est detruncatas. Cujus nimirum parrochiae
partem quam Vasatensis videlicet episcopus abstulerat, predecessori quidem suo Bernardo restitutam,
sed iterum ei violenter ablatam asseruit, p. 348-349.

213

csm_19.indd 213 21/05/10 08:56


myriam soria

semble préférer ne pas s’attarder sur les détails. On ne sait donc pas
à quoi correspondaient exactement les revendications de l’évêque de
Bazas. La connaissance de ce conflit est complétée par les informa-
tions contenues dans la Chronique de Bazas qui n’est guère plus pré-
cise35  : elle rapporte qu’en 1111, au temps de l’évêque Bertrand,
Pascal II aurait attribué à l’évêque de Dax des paroisses – parrochiae
Ritarienses – ensuite restituées au diocèse de Bazas, même si le passage
n’est pas clair36. D’après J.-B. Marquette qui s’est intéressé à cette
controverse, les paroisses en question pourraient être celles de la
Petite Leyre, située à l’ouest de l’enclave mentionnée plus haut et
dont « l’annexion » aurait permis à l’évêque de Bazas d’absorber dans
son diocèse les paroisses de la Grande Leyre37. Cette affaire aurait,
toujours d’après cette chronique, connu un rebondissement au milieu
du XIIe siècle  : en 1144, l’évêque de Bazas Raimond aurait été
confronté à ses homologues d’Agen et de Dax accusés d’envahir son
diocèse ; Raimond se serait rendu à Rome et aurait obtenu du pape
Eugène III des lettres intimant à l’archevêque de Bordeaux, Geoffroy
du Loroux, de rétablir ses droits38. D’après J.-B. Marquette, deux
paroisses seulement de la petite Leyre seraient restées bazadaises,
Luxey et Callen, mais cette dernière serait par la suite revenue au

35
  La Chronique de Bazas – Chronicon Vasatense – est une compilation réalisée au début du
XVIIe siècle par un chanoine de Bazas appelé Dupuy et qui a dédié son travail à l’évêque
Arnaud de Pontac ; à partir de divers documents antérieurs, il raconte année après année
des épisodes marquants de l’histoire de Bazas des origines jusqu’au XVIIe siècle. Cette
chronique a ensuite été éditée par M. E. PIGANEAU, Archives historiques de la Gironde, t. XV
(1874) à partir d’une copie souvent défectueuse du texte initial réalisée au XVIIIe siècle,
l’original ayant été détruit. Ceci explique certainement les erreurs et le manque de clarté
de certains récits.
36
Bertrandus sacramento se astringit, tam se quam successores suos, ne quam unionem fieri patiantur,
nisi vocato Capitulo ; quod privilegium ait se dare jure hereditario in perpetuum, licet hoc jus canoni-
cum praescribat, hujus tempore cum Paschalis, summus pontifex, parrochias Ritarienses. Aquensi
adjudicasset, in cujus gratiam revocavit, Ibid., p. 25.
37
  Callen, Luxey, Sore, Argelouse et Biganon. Voir les articles de J.-B. MARQUETTE, « La
géographie ecclésiastique du diocèse de Dax… », p. 92-93 et « Note sur la lutte entre les
évêques d’Agen et de Bazas au XIIe siècle », Revue historique de Bordeaux, juillet – décembre
1962, p. 145-156 ; ainsi que J.-B. MARQUETTE, « La renaissance médiévale… », p. 176-177.
Une hypothèse du même genre a été formulée par A. Degert qui pense que ces paroisses
se situent entre la Petite et la Grande Leyre, « Histoire des évêques de Dax », Bulletin de la
société de Borda, 1900, 2e trimestre, p. 56-58.
38
An 1144 – Raymundus quartus. Hic egit apud Summum Pontificem Lucius secundum ut annuos
et possessiones episcopi Vasatensis confirmare velit ; quin cum nata esset contentio inter eum et Aquen-
sem et Aginnensem episcopos, fines suos invadentes, profectus est Romam, obtinuitque litteras ab
Eugenio tertio ad Guillelmum, archiepiscopum Burdigalensem, ut possessioni restitueretur, dies dicere-
tur Aginnensi episcopo, anno 1145, Chronique de Bazas,… p. 28. On voit que le chanoine Dupuy
ou le copiste se trompe au sujet de l’identité de l’archevêque de Bordeaux.

214

csm_19.indd 214 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

diocèse de Dax, puisque la liste des paroisses de ce diocèse à la fin du


XIIe siècle, contenue dans le livre rouge de Dax, la mentionne39.
Enfin, un troisième conflit éclate encore entre les évêques de Bazas
et d’Agen au sujet des frontières de leurs diocèses respectifs : il dure
une trentaine d’année, de 1111 à 1145 environ, et il semble porter
spécifiquement sur l’espace occupé par Casteljaloux, dans la vallée de
l’Avance, rivière qui fait pratiquement office de frontière naturelle
entre les deux circonscriptions. Comme la précédente, cette contro-
verse est peu documentée puisqu’on ne connaît que deux sources
bazadaises à son sujet. La première, le Baptista Salvatoris40, rédigée par
un chanoine, Garsias, de Bazas au XII e siècle, tient à la fois de la vita,
du récit de miracles et de la chronique41. La deuxième source n’est
autre que la Chronique de Bazas déjà évoquée. D’après cette chronique,
la querelle aurait débuté en 1111 au sujet de l’église de Casteljaloux ;
dans un premier temps, le légat Girard d’Angoulême aurait donné
gain de cause à l’évêque d’Agen, puis celui de Bazas, Bernard, aurait
fait appel de sa décision devant le pape Calixte II et Casteljaloux lui
aurait été restituée en 112142. Le conflit reprend ensuite en 1136
d’après le chanoine Garsias : l’évêque d’Agen, Raimond Bernard, atta-
que alors la ville de Bazas et y fait mettre le feu43. Ce qui intéresse le
plus cet auteur, c’est le miracle qui se serait produit à cette occasion :
les reliques d’un saint, Alain, conservées dans l’église Saint-Martin
seraient sorties intactes de l’incendie qui ravagea ce bâtiment et
détruisit le couvercle du sarcophage dans lequel le corps du saint était

39
  La liste des paroisses du diocèse de Dax pour la fin du XIIe siècle est donnée par l’acte
n° 174 du Cartulaire de la cathédrale de Dax,… p. 406-441 ; voir également J.-B. MARQUETTE,
« La géographie ecclésiastique du diocèse de Dax… », p. 92-93.
40
  Ce texte a été édité et traduit par Dom AURÉLIEN, O.S.B., La Gaule catacombaire. L’apô-
tre saint Martial et les fondateurs apostoliques des Églises des Gaules. Baptista Salvatoris ou le Sang
de saint Jean à Bazas peu d’années après l’ascension de Notre Seigneur Jésus-Christ, Toulouse – Paris,
1880.
41
  Au sujet de la composition du texte, voir J.-B. MARQUETTE , « Note sur la lutte entre
les évêques d’Agen et de Bazas au XIIe siècle… », p. 145-146.
42
  Rursus ad componendam contentionem inter Bertrandum, episcopum Vasatensem, et Aldebertum,
episcopum Agennensem, de finibus utriusqu episcopatus Agennensis et Vasatensis, Engolismensis epis-
copus, Sedis apostolicae legatus, vocatis vicinioribus proceribus : Stephano de Calvimonte et Raymundo
de Bouglon, designat limites in favorem episcopi Agennensis, sed, Bertrando ad Sedem apostolicam
appellanti, Calixtus II, papa, ecclesiam de Castro Gelosio, Agennensi adjudicatam ab episcopo Engo-
lismensi, restituit, anno 1121, Chronique de Bazas,… p. 25-26. Le passage est confus quant à
l’identité donnée par l’auteur aux évêques qui se font face ; nous avons corrigé en nous
basant sur la chronologie supposée de leurs épiscopats respectifs.
43
  Baptista Salvatoris…, p. 293-294.

215

csm_19.indd 215 21/05/10 08:56


myriam soria

contenu44. L’année 1136 est propice à l’attaque puisque, à cette date,


le siège de Bazas est vacant : le précédent évêque, Geoffroy, a en effet
été excommunié et déposé après avoir été jugé schismatique par le
pape Innocent II45. Or, le schisme qui a opposé Innocent II à Anaclet II
entre 1130 et 1138 et qui a fortement divisé l’Aquitaine où le légat
partisan d’Anaclet, Girard d’Angoulême, s’oppose violemment aux
évêques favorables à Innocent, a influencé le déroulement de ce
conflit. L’évêque d’Agen, sans doute partisan d’Innocent II, a certai-
nement tenté de profiter de la vacance du siège voisin pour attaquer.
L’incendie allumé semble avoir eu deux effets : il a fait des dégâts
importants dans la ville, mais il apparaît aussi comme une aubaine
pour le clergé de Bazas qui va alors utiliser le « miracle d’Alain »
comme un jugement de Dieu contre l’évêque d’Agen46. L’évêque de
Bazas élu en 1138, Fort Guérin, dénonce d’ailleurs l’agression à Inno-
cent II au cours d’un voyage à Rome en 114047. D’après Garsias qui
aurait suivi son évêque, il se plaint qu’une partie de son diocèse a été
subtilisée à cette occasion48. On peut supposer qu’il s’agit encore de
Casteljaloux. L’évêque de Bazas aurait alors obtenu gain de cause,
mais pour peu de temps. En 1142, l’évêque d’Agen et les siens se
seraient de nouveau emparé de ce lieu et auraient capturé les chanoi-
nes délégués sur place par l’évêque de Bazas49. Fort Guérin doit
encore recourir à Innocent II qui charge l’évêque de Chartres de l’af-
faire50. On ignore qui eut gain de cause. Quoiqu’il en soit en 1144, le
nouvel évêque de Bazas, Raimond, aurait fait à son tour appel au pape
Lucius II, puis obtenu, après un voyage à Rome, une lettre d’Eugène III
destinée à l’archevêque de Bordeaux pour rétablir le prélat dans ses
droits51. Il semble que Raimond de Bazas ait alors définitivement rem-
44
  D’après Garsias, les flammes n’entamèrent ni le corps du saint, ni les vêtements qu’il
portait ; il dit avoir été lui-même surpris de l’état du corps qui semblait endormi et qu’il a
pu voir. Le corps est donc transféré dans la cathédrale et le chanoine dresse alors une liste
de miracles de guérisons alors accomplis dans la cathédrale Jean-Baptiste. Ibid. ; l’épisode
de l’incendie de Bazas et du miracle se trouvent également dans la Chronique de Bazas…,
p. 26.
45
Gaufridus, Vasatensis episcopus, schismaticus irreprobabiliter anathematizatus est, Ibid., p. 26.
46
  J.-B. MARQUETTE, « Note sur la lutte entre les évêques d’Agen et de Bazas au XIIe
siècle… », p. 150-152.
47
  Chronique de Bazas…, p. 27.
48
  Baptista Salvatoris…, p. 296.
49
Sancinerius de Cavomonte et Bertrandus de Cantiran foventes partes Aginnensis episcopi ac armis
fines Aginnensis episcopatus in oppido de Castro Gelosio tuentur, canonicos Vasatenses captivos addu-
cunt ; rapinis, incendiis et homicidiis omnia vastant , Chronique de Bazas…, p. 27.
50
  Ibid., mais l’auteur se trompe encore de nom et appelle l’évêque de Chartres Guillaume,
alors qu’il s’agit de Geoffroy de Lèves.
51
  C’est la lettre déjà évoquée au sujet du précédent conflit entre Bazas et Dax.

216

csm_19.indd 216 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

porté le conflit ; on ne trouve plus aucune trace de cette contestation


après la mort de Raimond Bernard d’Agen en 1149.

La carte des diocèses, établie au milieu du XIe siècle, n’est donc ni


définitive, ni un gage de stabilité pour l’ouest de la Gascogne. Les
limites restaurées sont en effet immédiatement contestées par des
évêques qui se plaignent de l’établissement de frontières qui ne coïn-
cideraient plus avec l’assise initiale de leurs diocèses amputés, selon
eux, par l’ambition passée et contemporaine de leurs voisins. Les
conflits qui naissent alors donnent l’impression d’être le fait de la
sphère épiscopale uniquement, les prélats portant leurs revendica-
tions devant l’archevêque d’Auch, le pape et les conciles réunis en
Aquitaine puis en Gascogne par ses légats. De plus, l’enlisement sys-
tématique des controverses et l’absence de toute trace de pièces jus-
tificatives – en dehors de quelques faux – des cartulaires des
cathédrales qui offrent pourtant une place non négligeable à ces ques-
tions territoriales, laissent entendre que le droit et la défense haute-
ment morale de leurs églises, invoqués par les prélats investis dans ces
luttes, cachent d’autres motivations de leur part. Souvent, les plaintes
déposées auprès du métropolitain ou à Rome sont précédées ou
accompagnées d’une saisie brutale des terres revendiquées appuyée
par le bras séculier. Ce mode opératoire est plutôt révélateur d’une
course au pouvoir dont la violence est le moteur. Les liens entre les
acteurs ecclésiastiques et laïcs des conflits sont également étroits : ils
sont parfois du même sang, leurs intérêts se rejoignent et on peut se
demander si leur but n’est pas de recréer de grandes circonscriptions
faisant coïncider les limites des juridictions diocésaines et vicomtales.
Le diocèse ne semble donc pas être conçu ici comme un «  cadre
sacré » et inaltérable, mais bien plus comme un « territoire subjectif »
et plastique dont la définition doit obéir aux besoins de ses diri-
geants.

I.2. Une historiographie engagée

Parmi ces conflits qui opposent, dès le milieu du XIe siècle, les
évêques gascons au sujet des limites communes de leurs diocèses52,

52
  Le qualificatif gascon porte aussi bien sur les sièges épiscopaux occupés par les prélats
que sur leurs origines géographiques, familiales et sur leurs formations. B. GUILLEMAIN,
« Les moines sur les sièges épiscopaux du sud-ouest de la France aux XIe et XIIe siècles »,

217

csm_19.indd 217 21/05/10 08:56


myriam soria

celui qui dresse les évêques d’Oloron contre leurs voisins de Dax a le
plus retenu l’attention des historiens. Cette controverse est principa-
lement connue grâce au récit particulièrement détaillé de ses diffé-
rentes étapes qui se dégage de quatre chartes notices du cartulaire
– livre rouge – de la cathédrale de Dax, redécouvert puis édité et traduit
par G. Pon et J. Cabanot53. Ce conflit n’a pas été étudié pour lui-
même, malgré l’ampleur des dégâts collatéraux qu’il a entraînés :
invasions des paroisses limitrophes des deux diocèses54, batailles mor-
tifères55, assassinat d’un évêque d’Oloron56, condamnation à mort
d’un archidiacre de Dax57. Il n’en a pas moins largement attiré l’at-
tention des historiens de la Gascogne depuis le XVIIe siècle58. Cepen-
dant, l’intérêt porté à ce conflit territorial tient principalement à
l’identité d’un des protagonistes, Amat, évêque d’Oloron et légat du
pape Grégoire VII. L’action de ce prélat réformateur, qui a animé une
légation ayant débuté certainement dans les premiers mois de 1074
en Aquitaine59, avant de se poursuivre dans le Midi où Amat est chargé

Mélanges E.-R. Labande, Poitiers, 1974, p. 377-384, fait remarquer que pour les quarante-cinq
évêques dont on connaît au moins partiellement les antécédents, sur cent sept dans la
province d’Auch, tous sont issus de lignages locaux ou sont passés par des abbayes et des
chapitres proches et en étroite relation avec les sièges qui leur ont été confiés.
53
  Cartulaire de la cathédrale de Dax…, voir actes n° 143, p. 298-303 ; 144, p. 303-305 ; 145,
p. 305-307 ; 152, p. 322-351. Je tiens à remercier vivement G. Pon de m’avoir transmis ces
actes avant la parution même du cartulaire et pour son aide.
54
  Ibid., n° 152 ; sur toute la durée du conflit, pas moins de soixante-dix-huit « églises »
auraient été concernées.
55
  C’est le résultat de la révolte des Souletins dans laquelle le vicomte de Béarn Centulle IV
(1022-1058) trouve la mort, Ibid., p. 324-325. Voir aussi l’invasion du Pays de Mixe par
Centulle V (1058-1090) où le cousin du vicomte fut tué : … vicecomes Bearnensis Centullus, et
comes Begorrensis ipse, super Aquensem episcopatum videlicet super Mixam cum magno exercitu equi-
tavit, ubi a Mixensibus in eum insurgentibus victus et fugatus fuit. Arnaldus W(illelm)us, prenomine
Milanus, baro et consanguineus ipsius Centulli, ibi occisus fuit, Ibid., p. 340-341.
56
  Il s’agit de l’empoisonnement de l’évêque d’Oloron Roger Ier de Sentes (1102-1114)
mentionné dans l’acte n° 143 du cartulaire.
57
  Les archidiacres des deux diocèses se sont particulièrement investis dans ce conflit, à
l’image de Arnaud-Raymond, archidiacre de Dax, emprisonné par le vicomte de Dax,
Navarre, puis décapité après le meurtre de son bourreau. Cartulaire de la cathédrale de Dax…,
n° 152, p. 344-347.
58
  Cette controverse a été commentée par P. DE MARCA Histoire de Béarn, par A. DOMP-
NIER DE SAUVIAC, Chroniques de la cité et du diocèse de Dax, Dax, 1873, t. II, p. 120, 147-152,
par le chanoine A. DEGERT, Histoire des évêques de Dax, Dax, 1900, p. 70-86 et encore par
J.-B. MARQUETTE.
59
  D’après A. Degert, Amat aurait été investi du titre de légat d’Aquitaine sans doute vers
le mois d’avril 1074. À cette date, Amat est déjà évêque d’Oloron. Les traces laissées par son
action en tant que légat sont visibles dès le mois de septembre de cette même année, alors
qu’il est chargé de mettre au fin aux abus de l’évêque de Poitiers, Isembert II, dont se
plaignent les clercs de Saint-Hilaire, et que légat Gérard d’Ostie a déjà frappé d’interdit.
Amat réunit en 1075 un concile à Saint-Maixent afin de statuer sur le sort d’Isembert, mais

218

csm_19.indd 218 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

par le pape dès juin 1077 d’une mission de grande ampleur outre -
Pyrénées, en plus de la promotion de ses idées dans la province de
Narbonne et en Gascogne60, a contribué à faire de lui un prélat exem-
plaire. Les historiographes ne tarissent pas d’éloge à son égard, tous
louant sa détermination, son habileté, sa diplomatie. Or, les rédac-
teurs de la charte notice n°152 du cartulaire de Dax, composée sem-
ble-t-il dans la première moitié du XIIe siècle par des chanoines de
Dax, soucieux de transmettre avec précision la mémoire de leur com-
munauté canoniale, d’en protéger les droits ou, du moins, d’en prou-
ver toute la légitimité et peut-être de fournir à leurs successeurs des
informations nécessaires à leur propre défense, ternissent l’éclat de
la réputation du légat évêque.

Il faut bien reconnaître que les jugements portés par ces auteurs
sur leurs prédécesseurs laïcs et ecclésiastiques, Dacquois et Oloronais,
Basques et Béarnais confondus manquent de tendresse au point que
G. Pon les qualifie d’une « vivacité remarquable que l’on rencontre
rarement dans les documents officiels »61. Aux yeux des chanoines,
Amat est ainsi « un homme de très grande ruse et habileté », magne
astuciae et calliditatis, par opposition à l’évêque de Dax, Bernard de
Mugron, auquel il est confronté, qualifié d’homme bon et simple,
bonum et simplicem hominem, parfois naïf, alors que l’évêque d’Oloron
est capable de détourner à son profit les pouvoirs qui lui ont été délé-
gués par le pape, « parce qu’il était légat de toute la Gascogne et

aussi sur la validité du deuxième mariage contracté par le comte de Poitiers et duc d’Aqui-
taine, Guillaume VIII, considéré comme consanguin. Ce concile est marqué par une intru-
sion violente organisée par Isembert dont les hommes forcent l’entrée du monastère, mal-
mènent à force de coups et d’injures les membres de l’assemblée contraints de fuir, outra-
gent le légat et l’archevêque de Bordeaux qui lui est associé. Voir A. DEGERT, « Un ouvrier
de la réforme grégorienne : Amat d’Oloron », Revue des questions historiques, LXXXIV (1908),
p. 33-84, p. 39-44, et M. FAZY, « Notice sur Amat, évêque d’Oloron, archevêque de Bordeaux
et légat du Saint-Siège », Mélanges d’histoire du Moyen Âge, A. LUCHAIRE dir., Genève, 1975,
p. 77-140, p. 84-85. Voir également le chapitre consacré aux légats de Grégoire VII par Th.
Schieffer, Die päpstlichen Legaten in Frankreich vom Vertrage von Meersen (870) bis zum Schisma
von 1130, Berlin, 1935, p. 88-139 et p. 87-88 au sujet du synode de 1075.
60
  Dans une lettre du 28 juin 1077, Amat voit ses prérogatives augmentées par Grégoire VII
qui annonce sa venue à tous les archevêques, évêques, abbés, rois, princes et laïques des
provinces de la Gaule Narbonnaise, de la Gascogne et de l’Espagne et leur demande de lui
faire bon accueil, de le reconnaître comme le mandataire de l’autorité pontificale, d’écou-
ter ses paroles comme si elles sortaient de la bouche du pape lui-même. The Epistolae
vagantes of Gregory VII…, p. 56-59 et Das Register Gregors VII, éd. E. Caspar, t. I, Berlin, 1920,
IV, 28, p. 343-347.
61
  Dans Cartulaire de la cathédrale de Dax…, G. PON, «  Introduction  », p.  13-81, ici
p. 76-77.

219

csm_19.indd 219 21/05/10 08:56


myriam soria

d’autres provinces, il pouvait facilement dominer n’importe quel évê-


que de son ressort »62. Les mêmes chanoines le qualifient encore à
plusieurs reprises de menteur63 ; ils lui prêtent des comportements
comparables à ceux qu’il est amené à combattre chez d’autres évêques
en tant que légat : harcèlement de l’évêque de Dax, manipulation de
ses comprovinciaux64, recours aux armes et au bras séculier, intimida-
tion et refus de répondre aux accusations portées contre lui devant
un concile65.
Ces propos, parfois violents, ont été le plus souvent jugés sans fon-
dement véritable par les historiens qui acceptent mal le portrait bru-
tal d’Amat, en totale contradiction avec l’image qu’ils souhaitaient en
donner. P. de Marca donne l’impression de détourner l’esprit de la
charte qu’il cite par bribes et dont il tait certaines accusations. Il consi-
dère que la ruse et l’adresse d’Amat sont des qualités qui le distin-
guent de l’évêque de Dax « mou et craintif dans la poursuite de ses
intérêts » ; pour lui, la seule parole du légat et la confiance que semble
lui accorder Grégoire VII, en demandant sa comparution devant un
concile réuni par les légats Hugues de Die et Richard, abbé de Saint-
Victor de Marseille, suffisent à prouver que les paroisses revendiquées
par les évêques d’Oloron ont précédemment été usurpées par les
évêques de Dax. En les faisant saisir, Amat a donc agi dans son droit.

62
Tempore Bernardi prefuit Olorensi ecclesiae episcopus nomine Amatus, vir e contrario magne astu-
tiae et calliditatis, et totius Wasconiae legatus. Qui, quoniam totius Wasconiae et aliarum provincia-
rum legatus erat, facile quemlibet suae legationis episcopum supprimere ponerat, Ibid., n° 152,
p. 332.
63
  Amat est accusé de présenter à l’archevêque d’Auch de fausses revendications à la faveur
de son diocèse : ut veram querimoniam Bernardi devitaret, fictam et falsam opposuit, ibid., p. 332 ;
on retrouve des accusations de falsification de nouveau dans le même document, Ibid.,
p. 334 et 344.
64
Igitur pro potentia suae legationis et calliditatis suae artibus adeo Bernardum Aquaensem episcopum
vexavit, et eo Wilelmum Bernardum archiepiscopum […] juxta voluntatem suam applicuit […]. Voluit
igitur adeo fatigare Bernardum episcopum […]. Fatigavit itaque illum cum archiepiscopo suo longis
et multis vexationibus …, ibid., p. 334.
65
  Les représentants des deux parties adverses sont convoqués à Lescar, évêché situé dans
la vicomté de Béarn comme celui d’Oloron, dans un premier temps par le légat Richard
de Saint-Victor de Marseille chargé de les entendre par Grégoire VII en 1082 : le vicomte
Centulle aurait alors empêché l’archidiacre de Dax d’exprimer ses arguments, Ibid., p. 340-
343. Suite à cet échec, une deuxième rencontre est organisée par le même légat dans un
lieu plus sûr qui pourrait être le monastère Saint-Pierre de la Réole, situé dans le diocèse
de Bazas. Cette fois-ci, Amat, accompagné du vicomte Centulle, ne se présente pas : Conve-
nit quoque Amatus cum Centullo Begorrensi comite atque vicecomite Bearnensi in quoddam podium
juxta Regulam, cum comitatu suo, quasi ad Regulam ipsam venire dedignantes. Sed in rei veritate
Amatus videbat falsitatem quam pretularet ad hoc quod erat, scilicet ad nichilum redigi, et credebat
Bernardum Aquaensem episcopum, et ejus ecclesiam deinceps veritatem et justiciam suam persequi,
ibid., p. 344. Au sujet de l’identification du lieu du concile, Ibid., note 867, p. 342-343.

220

csm_19.indd 220 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

Au XVIIe siècle, Marca regrette même ouvertement de ne pas avoir la


possibilité de lire les documents sur lesquels l’évêque d’Oloron appuie
sa défense, tout persuadé qu’il est de la validité de ses revendications66.
L’historien des évêques de Dax, le chanoine A. Degert, qui reconnaît
l’intérêt de ce texte, en tire tout de même des conclusions favorables
à Amat : n’étant pas l’initiateur du conflit, il est de bonne foi ; de plus,
il considère que le ton critique employé par les rédacteurs de la charte
envers l’ensemble des évêques de Dax et d’Oloron n’est qu’une preuve
de leur amertume générale et de leur partialité. Pour lui, l’histoire
des évêchés de Gascogne, réunis entre les mains d’un seul titulaire
pendant plusieurs décennies, a conduit à la méconnaissance des fron-
tières diocésaines et a aussi donné lieu à une série d’usurpations dont
les évêques de Dax se sont certainement rendus coupables67. Enfin,
dans la longue réflexion qu’il consacre aux origines géographiques
de l’évêque d’Oloron, il défend l’hypothèse d’une origine locale en
s’appuyant, non sans humour, sur les traits de caractère que lui prê-
tent ses adversaires : « par son tempérament et son caractère, Amat
ne dément point son origine gasconne » écrit-il, ni « les qualités de sa
race » dont il présente aussi les défauts d’après ses détracteurs68 !
On ne peut douter de la partialité des rédacteurs de la série d’actes
qui retracent le conflit entre les évêques de Dax et d’Oloron. Les
incohérences chronologiques et les confusions ne manquent pas dans
leur récit. Cependant, les arguments avancés par l’historiographie
traditionnelle méritent également d’être nuancés.

La réunion entre les mains d’un seul évêque de l’ensemble des


anciens sièges épiscopaux situés dans la partie occidentale de l’an-
cienne Novempopulanie, au temps du grand évêché de Gascogne, a
sans aucun doute joué un rôle majeur dans la logique des contesta-
tions qui naissent au sujet des frontières des diocèses dès le milieu du
XIe siècle. Comme l’a supposé A. Degert, il se peut que la question
des limites respectives des diocèses ainsi regroupés sous l’autorité
d’un seul prélat et d’une seule autorité politique soit devenue secon-
daire, ce qui explique la difficulté des évêques mis en cause à justifier
de leurs droits sur les espaces qu’ils se disputent. De là à imaginer que
les évêques de Dax aient pu bénéficier de ce flottement pour redéfinir

66
  P. DE MARCA, Histoire de Béarn…, t. I, livre IV, ch. XVIII, p. 418-422 ; sur les débuts du
conflits voir ch. VIII et IX, p. 370-380.
67
  A. DEGERT, Histoire des évêques de Dax…, p. 73.
68
  A. DEGERT, « Un ouvrier de la réforme grégorienne… », p. 37-38.

221

csm_19.indd 221 21/05/10 08:56


myriam soria

les frontières de leur diocèse à leur avantage est contestable. Com-


ment expliquer alors l’absence de toute forme de conflit frontalier
entre les évêques de Bayonne et les titulaires du siège de Dax, sachant
que le siège de Labourd, tardivement restauré ou créé, résulte de
l’assemblage d’espaces ayant appartenu auparavant au diocèse de
Dax ? Or, les évêques et les chanoines de Bayonne, si l’on en croit la
composition du liber aureus de la cathédrale de Bayonne, se sont mon-
trés soucieux de faire respecter leurs droits et de protéger les limites
de leur diocèse, au même titre que leurs voisins69. Cette préoccupation
se manifeste de façon similaire dans la rédaction des cartulaires de
Dax et de Bayonne.

II. ProtÉger et construire le territoire diocÉsain

La volonté de protéger les frontières du territoire diocésain en


gestation au XIe et XIIe siècle a donné lieu, à Bayonne, à la rédaction
de trois actes, respectivement attribués à l’évêque de Gascogne Arsius,
au pape Pascal II, et à Célestin III70, qui ont eux aussi nourri l’histo-
riographie.

I.1. Faux et usages de faux

Deux de ces actes sont généralement jugés apocryphes. Il s’agit de


l’acte dit « d’Arsius », copie d’un pseudo-original rédigé au plus tard
dans la deuxième moitié du XIe siècle, alors que l’attribution à Arsius
voudrait le faire passer pour un document des années 980 (980-983)71.
Par ce texte, Arsius, évêque de Gascogne, qui se dit dans le texte évê-
que du Labourd – Ego Arsisus indignus et humilis Laburdensis episcopus –

69
  Le Livre d’or, réalisé certainement au milieu du XIVe siècle, regroupe des copies d’actes
se rapportant à l’histoire du diocèse et de la cathédrale de Bayonne entre 980 et 1366 ; il a
d’abord été édité par J. BIDACHE, Le livre d’or de Bayonne, Textes latins et gascons du X e au XIV e
siècle, Pau, 1906, puis de nouveau par C. MORON, Le liber aureus du chapitre cathédral de
Bayonne, Paris, 2001. C’est à cette deuxième édition que nous renvoyons.
70
  Le liber aureus…, n° 1, p. 63-65, n° 2, p. 65-68 et n° 94, p. 133-138.
71
  Premier acte apparaissant dans le cartulaire, il est aussi le seul à avoir été copié in extenso.
Le pseudo-original est conservé aux archives départementales des Pyrénées-Atlantiques
(G1) en plus de la copie du manuscrit. L’écriture de cet acte a été étudiée par V. Dubarat,
M. Prou et H. Omont dont les conclusions s’accordent pour la dater, au plus tard, du milieu
ou de la deuxième moitié du XIe siècle. Cet acte, jugé authentique par les auteurs du XVIIe
siècle, est regardé comme un faux depuis le XIXe siècle. Voir à ce sujet le bilan des différents
avis émis par F. LOT, « L’évêché de Bayonne… », p. 435.

222

csm_19.indd 222 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

précise les limites des propriétés du diocèse pour éviter à ses successeurs
d’être confrontés aux contestations de ceux qui voudraient s’appro-
prier les biens de cette église72. D’après ce document le diocèse de
Bayonne s’étend donc au milieu du XIe siècle, des rives de l’Adour au
Guipuzcoa ; il est bordé au sud par les diocèses de Pampelune et de
Calahorra, à l’ouest par l’océan, au nord par le diocèse de Dax, à l’est
par les diocèses de Dax et d’Oloron.
Même si le texte n’identifie pas les éventuels « prédateurs » du
diocèse, sa date approximative de rédaction, rapprochée des frontiè-
res décrites, n’est pas inintéressante. Le fait que cet acte soit faux lui
confère, pour le sujet qui nous intéresse, encore plus de valeur
puisqu’à la fin du XIe siècle le conflit opposant l’évêque de Dax à ceux
d’Oloron et de Bazas au sujet des limites communes de leurs diocèses
bat déjà son plein. Il se peut alors que les chanoines et l’évêque de
Bayonne aient craint une offensive en direction du Labourd et qu’ils
aient choisi de se protéger de toute réclamation par une forgerie.
Leurs inquiétudes ont même pu être renforcées par les projets de
conquête du pays de Mixe par le vicomte de Béarn et l’évêque d’Olo-
ron : la réussite de cette aventure aurait pu les encourager à pousser
leurs frontières à l’intérieur du diocèse de Bayonne. 
Le deuxième acte recopié dans le Liber aureus, attribué à Pascal II,
parfois regardé comme un faux, reflète la même préoccupation73.
Dans cette bulle, datée du 9 avril 1106, le pape confirme les limites

72
  L’évêché de Labourd s’étend alors sur la vallée de Cize jusqu’à la croix de Charles, la
vallée de Baïgorri, la vallée d’Arberoue, la vallée d’Orsais, la vallée de Bastan jusqu’au port
de Velate, la vallée de Lérin, la vallée d’Ernani et de Saint-Sébastien de Guipuscoa jusqu’à
Arost et Saint-Adrien : Omnis vallis que Cirsia dicitur usque Karoli crucem, vallis que dicitur Bigur,
vallis que Eberua dicitur, vallis que Ursaxia dicitur. Basten item vallis usque in medio portu Belat.
Vallis que dicitur Larin, terra que dicitur Ernania et Sanctum Sebastianum de Pusico usque ad sanc-
tam Mariam de Arosth et usque ad sanctam Trianam, Le Liber aureus…, n° 1, p. 64.
73
  Les doutes formulés par certains historiens viennent de deux raisons principales : d’une
part l’acte original ayant disparu, seule la copie tardive du livre d’or est conservée ; d’autre
part, une erreur s’est glissée dans la formule de datation de l’acte qui donne l’année
M°CC°VI° et non M°C°VI° pour le pontificat de Pascal II. Cette erreur peut être vue comme
une simple maladresse du copiste, mais ce n’est pas l’avis défendu au début du XXe siècle
par J. DE JAURGAIN, L’évêché de Bayonne et les légendes de saint Léon, Saint-Jean-de-Luz, 1917.
Pour lui, les deux premiers actes du cartulaire sont l’œuvre d’un même faussaire, Domini-
que du Mans évêque de 1279 à 1303 ; pour différentes raisons, ce prélat aurait forgé ces
faux pour revendiquer la propriété de l’archiprêtré de Guipuzcoa en faveur du Labourd.
Jaurgain s’appuie surtout sur le fait que la rédaction du cartulaire et l’épiscopat de Domi-
nique du Mans sont contemporains. J.-F. BLADÉ, Mémoire sur l’évêché de Bayonne, Pau, 1897,
p. 89 et F. Lot le considèrent comme authentique et justifient l’action de l’évêque par un
conflit qui l’aurait opposé à l’évêque de Pampelune, Pierre d’Andouque. Cependant, quel-
ques actes plus loin, on voit cet évêque reconnaître, la même année, la possession d’une
dîme à l’évêque de Labourd : Le Liber aureus…, n° 10, p. 73.

223

csm_19.indd 223 21/05/10 08:56


myriam soria

du diocèse confié à l’évêque Bernard d’Astarac (c. 1080 – c. 1118),


ainsi que la possession de l’église cathédrale Sainte-Marie. Pascal II a,
semble-t-il, écrit à la demande de l’évêque et il se serait inspiré de la
charte d’Arsius. Sa description de l’étendue du diocèse est en effet la
même74. Une fois encore le contenu du texte trouve une légitimité :
Bernard est le premier « véritable » évêque de Labourd, au sens où il
ne détient pas d’autre siège en même temps contrairement à ses pré-
décesseurs. Il succède même à Raymond « le Jeune » qui aurait été
installé ici pour organiser le diocèse afin de lui donner une existence
à part entière. Sa séparation du diocèse de Dax étant proche dans le
temps, on comprend facilement le souci du copiste ou de l’évêque
évoqué dans le texte. L’enchaînement entre ces deux premiers actes
confirme au moins l’existence antérieure de l’acte prêté à Arsius et
son utilité pour les évêques de la fin du XIe et du début du XIIe siècle,
période agitée par les mêmes querelles.
Quant à la bulle de Célestin III – 5 novembre 1194 – elle précise,
à la demande de l’évêque Bernard de Lacarre75, les limites du diocèse
et règle le partage des revenus de l’église de Bayonne entre l’évêque
et les chanoines, question qui a provoqué un conflit dans les années
précédentes76. Ce texte ne fait que confirmer la bulle de Pascal II77 :

74
  Le Liber aureus…, n° 2, p.65-68 : Qui nimirum sunt omnis vallis que Cirsia dicitur usque Karoli
crucem, vallis que dicitur Bigur, vallis que Arberua dicitur, vallis que Ursoxia dicitur ; Bastan item
vallis usque in medium portum Belath, vallis que dicitur Lerin, terra que dicitur Ernania et Sanctum
Sebastianum de Pusico usque ad sanctam Mariam de Arost et usque ad sanctam Trianam, p. 66.
75
  Bernard de Lacarre débute son épiscopat vers 1185-1186 et il se prolonge semble-t-il
après 1200.
76
  Ce conflit portait sur les nominations des desservants des églises qui dépendaient des
chanoines et de l’évêque. Voir les actes n° 75 et n° 76 du Liber aureus…, p. 113-115
77
  Les lieux décrits sont les mêmes, mais ils sont nommés d’une autre façon : « le lieu même
où est placée cette Église avec toutes ses possessions et dépendances ; l’église de Saint-Léon,
les églises de Biarritz, de Bassussarri, d’Arbonne, de Saint-Jean-de-Luz, de Mayer, de Saint-
Vincent d’Ustaritz, d’Orquuit (Urcuit), de Pagaru, d’Orsais, de Bonloc, l’hôpital et oratoire
qui se trouve hors les murs de la ville de Bayonne ; l’hôpital et oratoire d’Apat ; l’hôpital et
oratoire de Irizuri (Irissarry) avec toutes les possessions et dépendances des susdites églises
et oratoires, les vallées dites de Labourd, d’Arberoue, d’Orsais (Ossès), de Cize, de Baïgorry,
de Bastan, de Lerin, de Lessaca, d’Otarzu (vallée de Fontarabie) jusqu’à Saint-Sébas-
tien » ; locum ipsum in quo prefata ecclesia sita est cum omnibus tenimentis et pertinentiis suis,
ecclesiam Sancti Leonis, ecclesiam de Bearidz, ecclesiam de Majer, ecclesiam de Narbona, ecclesiam
Sancti Johannis de Luis, ecclesiam Sancti Vincentii de Ustaritz, ecclesiam de Orquuit, ecclesiam de
pagazu, ecclesiam de Orsais, ecclesiam de Bono Loco, hospitale et oratorium extra muros civitatis
Baione, hospitale et oratorium de Apate, hospitale et oratorium de Izuri, cum omnibus tenimentis et
pertinentiis tam ecclesiarum quam hospitalarium predictorum ; vallem que dicitur Laburdi, vallem
que dicitur Bastan, vallem que dicitur Lerin, vallem que dicitur Lesseca, vallem que dicitur Otarzu,
usque ad Sanctum Sebastianum, Ibid., n° 94, p. 134.

224

csm_19.indd 224 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

son principal objet reste de fixer le territoire du diocèse et d’en garan-


tir le caractère inviolable et inaliénable.

L’ensemble de ces textes témoigne de l’intérêt porté par les évê-


ques de Bayonne à la définition du diocèse, au même titre que les
querelles opposant les évêques au sujet des frontières témoignent de
la fragilité des limites et des territoires diocésains dans leur ensemble,
dans une Gascogne occidentale où les alliances entre les évêques et
les vicomtes peuvent affecter la géographie ecclésiastique, au point
de laisser penser que les diocèses apparaissent encore comme des
cadres malléables. Il est donc logique de voir les prélats se donner des
outils nécessaires à la défense de leurs droits, quitte à multiplier les
faux. Or ceux-ci ne manquent pas dans ces conflits frontaliers. Il suf-
fit de revenir au cartulaire de Dax pour s’en apercevoir.
L’évêque d’Oloron, Roger de Sentes, y est accusé d’en avoir fait
produire un pour justifier ses revendications sur le diocèse de Dax.
Cette accusation est portée dans deux actes. L’un est attribué à l’ar-
chevêque d’Auch, Guillaume Ier (1126-1142). Il s’agit d’une attesta-
tion dans laquelle celui-ci dit avoir appris, après avoir célébré les
obsèques de l’évêque d’Oloron, de la part des chanoines, que ce
Roger avait succombé à l’absorption d’un breuvage lors du concile
réuni par l’archevêque à Nogaro, après avoir fait fabriquer un faux
privilège en faveur de son église78. L’autre acte rapporte le témoignage
de l’évêque de Bayonne, Raymond, qui affirme avoir entendu, avec
l’évêque de Comminges et l’abbé de Simorre, la confession du clerc
ayant forgé le faux utilisé par Roger d’Oloron contre l’église de Dax79.
Le comble, c’est que le premier de ces actes dans lequel l’accusation
est portée et sans doute lui-même un faux80 !

78
L’archevêque dit avoir appris des chanoines que Roger avait fait fabriquer ce faux à
partir d’un privilège du monastère d’Alet où il s’était rendu : (…) ego Willelmus Auscitane
metropolis indignus, interfui exequiis Rodgerii (…) Olorensis episcopi. (…) Unde mihi de ejus esse
studiosius investiganti, responsum est a clericis quoniam inter caetera quae, si dici liceat, minus juste
gesserat, falsum confecerat privilegium hoc modo. Ad Electensem veniens ecclesiam, de privilegio monas-
terii illius adulterinum sibi fecerat transcribi privilegium, quibusdam mutatis, detractis et additis,
bullamque novam fabricari, qua privilegium bullatum erat ; Cartulaire de la cathédrale de Dax…, n°
143, p. 300-301.
79
  Ibid., n° 144, p. 302-305.
80
  L’attestation de Guillaume Ier présente de nombreuses incohérences chronologiques :
à la date de la mort de Roger, Guillaume n’est pas encore archevêque et le seul concile de
Nogaro qu’il a présidé s’est tenu en 1141. D’après les éditeurs du cartulaire, ces erreurs
peuvent résulter des confusions commises par le rédacteur de l’acte interprétant un témoi-
gnage postérieur de l’archevêque d’Auch, mais ils soulignent aussi que les raisons invoquées
à la fin du document pour justifier la destruction de ce faux que le métropolitain aurait fait

225

csm_19.indd 225 21/05/10 08:56


myriam soria

Si on réfléchit aux multiples rebondissements de ces différents


conflits territoriaux, ainsi qu’à leur étalement dans le temps, on
s’aperçoit que la principale cause en est peut-être l’incapacité des
évêques adversaires à présenter des preuves suffisantes pour défendre
leurs positions respectives, en dehors de leur propre parole ou de
celle de leurs alliés. Ce vide, qui les rend vulnérables et audacieux en
même temps, justifie en grande partie la production de ces faux, mais
aussi les accusations de faiblesse portées contre eux dans les
sources.

II.2. Un recentrage difficile : l’inertie des moines évêques

Les reproches les plus sévères sont adressés par les rédacteurs du
cartulaire de Dax à leurs évêques jugés mous et timorés dans la défense
de leurs droits et de ceux du chapitre. Ces qualificatifs peuvent tou-
jours passer pour de la frustration face aux défaites essuyées dans les
différents conflits frontaliers. Cependant, les chanoines de la cathé-
drale de Dax ne sont pas les seuls à porter ce regard sur les prélats et
la partialité des rédacteurs des cartulaires témoigne peut-être de leurs
rapports au territoire diocésain qu’ils ne partageaient pas avec les
évêques.

Tout d’abord, les propos critiques tenus sur les évêques ne sont pas
l’apanage des chanoines. La charte n° 38 du cartulaire de l’abbaye de
Saint-Jean-de-Sorde ne donne pas une image plus reluisante de l’évê-
que Grégoire de Montaner, également abbé de ce monastère81. Il est

brûler, peuvent faire douter de la véracité de ce témoignage, Ibid., p. 300. Néanmoins,


l’assassinat de l’évêque n’a lui rien de surprenant dans de telles circonstances : l’usage du
poison fait partie des armes à la fois discrètes et bien adaptées aux milieux canonial et
monastique bien représentés dans ce conflit ; il en est de même pour la production et
l’usage de faux qui semble évidente dans cette querelle.
81
  Grégoire est une des figures épiscopales et abbatiales les mieux connues pour la période
étudiée : par le cumul des responsabilités qui lui ont été confiées, il a laissé des traces nom-
breuses (mentions et actes) dans les cartulaires de la cathédrale de Dax, des monastères de
Saint-Sever (diocèse d’Aire), de Saint-Mont, de Saint-Jean-de-Sorde et de Lescar. Évêque de
Dax de 1063 à 1068, ce prélat, issu de la famille des vicomtes de Montaner d’après P. de
Marca, aurait d’abord été moine de Cluny ; puis, rappelé en Gascogne, il serait devenu abbé
de Saint-Sever, responsabilité qu’il conserve pendant toute sa vie, même après être devenu
évêque, jusqu’en 1072. Dans le même temps, il devient aussi abbé de Sorde et évêque de
Lescar, de 1059 à 1070 : il semble être d’abord le coadjuteur de l’évêque Raymond le Vieux,
avant de lui succéder. Voir les pages que lui consacre A. DEGERT, « Histoire des évêques
de Dax »…, p. 24-28.

226

csm_19.indd 226 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

accusé, dans ce document d’avoir fait perdre une terre à cette abbaye82.
Les propos tenus dans cet acte et dans le cartulaire de Dax se ressem-
blent : dans le Livre rouge le cumul des responsabilités de Grégoire est
dénoncé ainsi que la négligence de l’évêque qui en découle83. Or, c’est
sous son épiscopat que la Soule est soustraite au diocèse de Dax, soit
l’équivalent de soixante neuf paroisses84. Pourtant, Grégoire n’a pas
laissé un mauvais souvenir puisque malgré cet échec, les temporels
des différents sièges qu’il a occupés se sont considérablement enrichis
du fait des donations qui leur ont alors été faites par les aristocrates
locaux85. Les raisons qui peuvent justifier son attitude vis-à-vis des
empiètements de l’évêque d’Oloron ne manquent pas. Rien n’empê-
che d’imaginer qu’il a pu choisir d’abandonner la Soule à l’évêque
d’Oloron, ne pouvant prouver les droits de son évêché sur cet espace.
Son choix a également pu être motivé par des raisons de sécurité :
l’évêque d’Oloron, allié au vicomte de Béarn, ayant agi avec le
concours des seigneurs souletins, Grégoire n’a peut-être pas voulu
exposer les biens de ses monastères, ni le diocèse de Lescar à d’éven-
tuels raids vengeurs de leur part. Si on considère la chronologie,
même approximative, de l’acquisition de ses différentes responsabili-
tés, on s’aperçoit que le siège épiscopal de Dax, qu’il n’occupe que
peu de temps, a pu être une affectation provisoire, peut-être même
un complément de son activité à Lescar où il assiste Raymond le Vieux.
Enfin, malgré l’unique réserve à son égard dans le cartulaire de Sorde,
l’activité de Grégoire donne l’impression d’avoir été mieux adaptée
aux monastères. Il est le seul moine évêque de la période à avoir
cumulé abbatiats et épiscopats : on peut alors supposer que le déve-
loppement de la puissance épiscopale, comme la création de sièges
épiscopaux forts au centre des diocèses, a pu lui sembler dangereuse
ou du moins contraire aux intérêts des monastères qui avaient jusqu’ici
focalisé toutes les attentions et organisé la vie religieuse. Or, le projet
de l’archevêque d’Auch, Austinde, qui a contribué à rétablir les

82
  Cartulaire de l’abbaye Saint-Jean-de-Sorde, éd. P. RAYMOND, Paris – Pau, 1873, acte n° 38,
p. 28-29.
83
  Les auteurs de l’acte notice n° 152 insistent sur le fait que plus cet évêque avait d’hon-
neurs, moins il se consacrait à chacun : Occupabat autem Aquaensem episcopatum tunc abbas
Sancti Severi Wasconiae Gregorius qui erat episcopus Lascurrensis ; tenebat etiam multos alios honores.
Qui quanto ampliores tenebat honores, tanto minor erat ad singulos, Cartulaire de la cathédrale de
Dax…, p. 330-331.
84
  D’après l’estimation de V. DUBARAT, La Commanderie et l’hôpital d’Ordiarp, Pau, 1887,
p. 167.
85
  C’est par exemple le cas des monastères de Saint-Sever et de Sorde qui voient alors
affluer les donations de terres et d’églises en leur faveur.

227

csm_19.indd 227 21/05/10 08:56


myriam soria

anciens sièges épiscopaux était bien de créer un contrepoids face aux


monastères contrôlés de près par les princes laïcs.
Bernard de Mugron, le successeur de Grégoire à Dax, n’a pas
cumulé les honneurs, mais les deux prélats présentent néanmoins
quelques similitudes. Lui aussi est un moine évêque, puisqu’il est issu
du monastère de Saint-Sever auquel sa famille était très liée86 ; il est
également très critiqué dans le Livre rouge de Dax où il apparaît comme
un homme faible et timoré – vir mirae abstinentiae, sed mollis et timidus
in sui juris defensione87. Globalement, on le voit bien porter plainte
contre les assauts et les réclamations d’Amat d’Oloron, mais avec une
maladresse telle, qu’elle le conduit toujours à la défaite. Ces remar-
ques des auteurs du récit de la longue controverse Dax Oloron sont
peu crédibles : ce n’est qu’un artifice utilisé pour démontrer la puis-
sance d’Amat et son habileté. De plus, Bernard a été investi dans un
autre conflit territorial l’ayant opposé aux moines de La Réole au sujet
de la possession d’un prieuré et au cours duquel il n’a manqué ni de
ressources, ni d’audace88.
Le recrutement « monastique » des évêques de Dax, représentatif
des antécédents ecclésiastiques de l’épiscopat gascon des XI e et XII e
siècles, a sans aucun doute joué un rôle important dans le déroule-
ment de ces conflits territoriaux.

B. Guillemain, qui s’est penché sur la composition du corps épis-


copal dans le sud-ouest du royaume de France au cours de cette

86
  Il est issu d’une famille seigneuriale « de Mugron » ; son père, Raymond, a reçu de l’abbé
de Saint-Sever le territoire sur lequel son autre fils, Pierre, a construit le village auquel il a
donné son nom. Voir A. DEGERT, « Histoire des évêques de Dax… », p. 29-30.
87
  Cartulaire de la cathédrale de Dax…, p. 332.
88
  Pour décider du sort du Garenx et du Reveset, une assemblée de prélats convoquée par
le légat pontifical Richard de Saint-Victor de Marseille se tient, certainement en 1083 ou
1084, dans un monastère – Sanctus Petrus de Regula Barbapodium – que les historiens ont pris
l’habitude d’assimiler à Saint-Pierre de Larreule, une abbaye béarnaise, depuis les travaux
de P. de Marca. Les éditeurs du Cartulaire de la cathédrale de Dax remettent en cause cette
localisation pour des raisons toponymiques et géographiques, voir note 867, p. 342-343, et
F. Boutoulle propose une nouvelle identification, également problématique, du lieu avec
Saint-Pierre de La Réole (diocèse de Bazas, sur la rive droite de la Garonne). Or, l’assemblée
en question devait aussi statuer, d’après A. Degert, sur le conflit opposant Bernard de
Mugron aux moines de cette abbaye au sujet du prieuré de Saint-Caprais de Pontonx. Fondé
vers 960 par un vicomte de Tartas qui l’aurait donné au monastère de Fleury et de La Réole,
détruit puis reconstruit au début du XIe siècle, cet établissement serait tombé, au gré d’usur-
pations successives, aux mains de Bernard de Mugron. Les moines de La Réole le lui récla-
ment donc à plusieurs reprises à l’occasion de conciles : condamné à le leur rendre, Bernard
continue pourtant de le détenir semble-t-il jusqu’en 1093 au moins. Voir A. DEGERT, « His-
toire des évêques de Dax… », p. 33-35.

228

csm_19.indd 228 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

période, a montré que la proportion de « moines évêques » est parti-


culièrement élevée dans la province d’Auch, si on la compare à la
province de Bordeaux ou à d’autres provinces plus septentrionales89.
Ces évêques d’origine monastiques sont omniprésents du milieu du
XIe siècle jusque vers 1135, alors qu’ils étaient quasiment inexistants
avant 105090. Cette tendance s’estompe dès le deuxième tiers du XIIe
siècle. Cette réalité semble résulter du tour pris par la réforme grégo-
rienne en Gascogne et de la politique menée par un de ses principaux
promoteurs, l’archevêque Austinde, lui-même ancien abbé du monas-
tère de Saint-Orens d’Auch. Celui-ci s’est naturellement tourné vers
les monastères, dotés et protégés par les maîtres laïcs du sol, pour
réorganiser les sièges épiscopaux restaurés dans le courant du XIe
siècle. Cette orientation lui a aussi permis de ménager la susceptibilité
et les intérêts des familles seigneuriales dont la très grande majorité
des prélats est issue. L’Église gasconne réformée est donc, d’après
l’expression de B. Guillemain, une église «  autochtone, noble et
monastique »91, ce qui peut expliquer à la fois la générosité immédiate
manifestée par la noblesse locale envers les sièges épiscopaux et la
limitation du nombre de conflits au sein des diocèses, du moins de
leur gravité. Cependant, ce profil n’est pas non plus étranger à la
cohésion entre les autorités spirituelles et temporelles dans les luttes
étudiées, ni à une certaine réticence de la part des moines évêques à
se lancer à corps perdu dans la défense des frontières de leurs diocè-
ses. Enfin, l’ouverture du corps épiscopal, constatée dès la fin du XIe
siècle et au début du XIIe, n’est peut-être pas non plus sans lien avec
ces conflits : elle a pu provoquer une radicalisation des luttes.

II.3. Triomphe canonial et organisation diocésaine

Les chapitres cathédraux ont été restaurés ou créés tardivement


dans les diocèses de l’ouest gascon, généralement au moment de la
restauration des sièges et des églises cathédrales, comme ce fut le cas
à Dax, à Bayonne ou encore à Aire, autrement dit à partir de la
deuxième moitié du XIe siècle92. Ici les chapitres jouent malgré tout

89
  B. GUILLEMAIN, « Les moines sur les sièges épiscopaux du sud-ouest … ».
90
  Ce n’est pas la nature du recrutement qui surprend, mais bien la proportion et la chro-
nologie de ces choix.
91
  B. GUILLEMAIN, « Les moines sur les sièges épiscopaux du sud-ouest … », p. 381.
92
  Le premier acte du Livre rouge de Dax qui retrace, entre 1052 et 1057, le transfert du
siège de la cathédrale de Saint-Vincent de Xaintes à l’intérieur des murs de la cité, fait aussi

229

csm_19.indd 229 21/05/10 08:56


myriam soria

un rôle de plus en plus important aux côtés des évêques – ce mouve-


ment est plus précoce dans l’est de la province d’Auch93, où joue
certainement l’influence de Toulouse, après la régularisation du cha-
pitre de la cathédrale Saint-Étienne par Isarn, et par où plusieurs
prélats ont transité94 – dans l’administration des diocèses et ils sem-
blent exercer une forte attraction sur les laïques95. C’est en tout cas
ce que laissent entendre plusieurs actes de donation du cartulaire de
la cathédrale de Dax, au même titre que celui de la cathédrale de
Bayonne. À Dax, le chapitre bénéficie d’une attention à la fois parti-
culière et similaire à celle manifestée par les donateurs – membres de
la haute aristocratie, seigneurs des environs, évêques, simples bour-
geois – à l’égard des monastères. Cependant, il se dégage aussi de ces
actes une forte impression de proximité avec le monde des laïques
désireux de s’unir le plus possible à la familia canoniale96. Or, chez
les donateurs, le désir de « s’enchapitrer » est bien présent : il n’est
pas rare de voir des donateurs laïcs qui se font chanoines – les auteurs
des actes utilisent le verbe canonicare – la donation devenant, comme
dans les monastères et certains chapitres, c’est le cas à Agen, à Auch,
à Huesca en Espagne, la contre-partie de la réception du donateur ou
d’un des siens parmi les chanoines, l’association pouvant être simple-
ment spirituelle ou se limiter à l’obtention d’une sépulture dans ou
près du cloître. Enfin, cette nouvelle présence des chanoines auprès
des évêques s’accompagne d’une centralisation des diocèses qui a un
effet non négligeable sur les populations qui se manifeste à travers les
donations : le chapitre permet une identification au territoire, au
même titre que la cathédrale. D’autres mesures sont prises pour créer

office d’acte de fondation du chapitre, « une sainte communauté de clercs » dotée de biens
par l’évêque Raymond « le Vieux », le duc d’Aquitaine Gui-Geoffroy et d’autres seigneurs
gascons dont le vicomte de Dax. Voir Cartulaire de la cathédrale de Dax…, p. 92-95. à Aire le
phénomène est encore plus tardif puisqu’il n’est jamais fait mention de chanoine dans la
documentation avant 1135 d’après J.-B. Marquette.
93
  Les archidiacres de Lescar et de Tarbes deviennent, par exemple, évêques de ces deux
églises dès le dernier quart du XIe siècle.
94
  On peut retenir les cas de deux évêques de Lectoure, Raymond Ebbon et Guillaume
d’Andozille (1118-1126) qui sera ensuite archevêque d’Auch, de Bertrand évêque de Com-
minges (1083-1123), de l’archevêque d’Auch Gérard de La Barthe, tous passés par Toulouse
en tant que chanoines ou évêque.
95
  Voir à ce sujet les articles de F. RYCKEBUSCH, « Entre la règle et le siècle : les chanoines
de Dax dans le Liber rubeus », p. 17-45 et de B. CURSENTE, « Le cartulaire de Dax et la
société des laïcs », L’Église et la société dans le diocèse de Dax…
96
  S’il existe un petit noyau de chanoines clercs à Dax – qui n’excède guère une dizaine
de personnes d’après les calculs de F. Ryckebusch – il gravite autour d’eux un nombre
indéterminé d’hommes et de femmes au statut ambigu, des « individus amphibies » d’après
G. Pon, « qui passent facilement du monde des laïcs à celui des clercs ».

230

csm_19.indd 230 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

un lien réel entre les habitants du diocèse autour de la cathédrale : à


Dax, c’est l’instauration du « Santou », une redevance en nature que
tous les habitants du diocèse doivent porter, une fois par an, dans la
cathédrale, à l’occasion de leur venue à Dax pour prier.
Même s’ils accèdent donc un peu plus tard aux fonctions épisco-
pales, les chanoines, et plus particulièrement les archidiacres, n’en
constituent pas moins des auxiliaires précieux des prélats dans la ges-
tion des conflits frontaliers.
Dans la lutte entre Bazas et Agen, les chanoines assurent seuls la
défense de la ville et de la cathédrale pendant un temps ; on les voit
transformés en soldats suite aux assauts contre Casteljaloux. Dans la
controverse entre Dax et Oloron, ce sont les archidiacres qui sont aux
premières loges. D’après les auteurs du Livre rouge, l’évêque d’Oloron
récompense, après la conquête de la Soule, Bergoin-Loup, en faisant
de son fils, Héraclius, l’archidiacre du territoire obtenu97. C’est, par
la suite, le même archidiacre qui organise le stratagème permettant
à étienne de Mauléon de s’emparer du Garenx et du Reveset98. Or,
avant d’accepter le marché qui lui est proposé, le seigneur sollicité,
Loup-Aner, se rend auprès de l’archidiacre de Dax, Guillaume d’Or-
gon, alors abbé de Sorde, et non auprès de l’évêque de Dax, pour
tenter de lui vendre, en vain, sa fidélité99. Puis, alors que Bernard de
Mugron résiste difficilement aux assauts d’Amat d’Oloron, ce sont les
chanoines de Dax qui s’opposent le plus durablement à lui et sauvent
une partie des territoires revendiqués. Le cartulaire de Dax men-
tionne les actions de Bernard de Campgrand – un chanoine – qui
accompagne l’évêque à Saint-Sever et proteste « en son nom propre
et au nom de son église » contre les concessions abusives que l’arche-
vêque d’Auch parvient à arracher à Bernard de Mugron100. Les auteurs
du texte regrettent d’ailleurs « l’imprudence » de l’évêque de Dax de
s’être rendu à cette audience en compagnie d’un seul chanoine ! Le
chapitre semble servir de garde-fou à l’évêque. Enfin, si Bernard de
Mugron a échoué dans la défense de ses droits, les seules victoires
remportées pour l’église de Dax reviennent à l’archidiacre Arnaud-
Raymond, « abbé et père de toute l’église de Dax sous l’autorité de
son évêque  ». On le voit assister l’évêque de Dax dans toutes les
confrontations avec l’évêque d’Oloron, les légats et le métropolitain.

97
  Cartulaire de la cathédrale de Dax…, n° 152, p. 326-327.
98
  Ibid., p. 328-329.
99
  Ibid.
100
  Ibid., p. 334-335.

231

csm_19.indd 231 21/05/10 08:56


myriam soria

Au cours de ces rencontres, c’est lui qui s’exprime et non l’évêque101,


il y apparaît même seul à plusieurs reprises102. C’est encore lui qui se
rend à Rome pour plaider la cause dacquoise devant le pape – alors
que la délégation oloronaise est menée par l’archidiacre adverse,
Héraclius. Enfin, c’est à Arnaud-Raymond que s’en prennent les
concurrents de l’évêque et non à lui : c’est d’abord le cas du vicomte
de Dax, Navarre, qui le retient prisonnier et ne le libère que contre
une importante rançon. Après le meurtre de ce même vicomte, l’ar-
chidiacre est décapité.
Si les archidiacres de Dax et d’Oloron, et plus généralement les
chanoines, jouent un rôle majeur dans ces conflits, c’est sans doute
parce que la perte des terres contestées, des églises qui s’y trouvent,
parfois même des paroisses, influe directement sur les revenus des
chapitres cathédraux dont ils défendent avec hargne les intérêts, dans
une période où le contrôle des paroisses les oppose aussi directement
aux abbayes dont les évêques sont issus, ce qui pourrait justifier le fait
que ceux-ci se montrent moins ardents dans la défense des intérêts
des diocèses qui leur sont confiés. On pourrait presque dire que la
présente controverse est autant une lutte entre les archidiacres et les
chapitres qu’entre les évêques.

Ces luttes frontalières débouchent enfin sur une prise de conscience
de la nécessité de contrôler et d’être représenté dans tout l’espace
diocésain. à mesure que les conflits se déroulent dans le temps et que
la composition du corps électoral évolue, la représentation du terri-
toire diocésain change et il se structure de l’intérieur. La mise en
danger des frontières a favorisé son organisation. Les descriptions
successives des limites du diocèse de Bayonne dans la charte d’Arsius,
les lettres de Pascal II et de Célestin III montrent que la réalité diocé-
saine se transforme entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIIe siècle.
Les territoires décrits dans ces trois documents sont identiques, mais
ils ne sont plus désignés de la même façon. Dans les deux premiers
textes, il n’est question que de vallées et de pays délimités par des
rivières ou des repères topographiques servant de bornes au diocèse,
sans donner l’impression d’un emboîtement de circonscriptions

101
  C’est le cas à l’occasion d’un concile, non identifié, tenu à Poitiers, dans lequel l’archi-
diacre expose, en présence d’Amat d’Oloron, les abus de ce dernier à l’égard de l’évêque
de Dax. Ibid., p. 336-337.
102
  L’archidiacre se rend seul à Lescar après l’attaque lancée contre le pays de Mixe par le
vicomte de Béarn pour y rencontrer le légat pontifical ; il fait de même à l’assemblée fixée
à Larreule. Ibid., p. 342-345.

232

csm_19.indd 232 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

ecclésiastiques intermédiaires. Le territoire décrit dans la bulle de


Célestin III semble, au contraire, s’être structuré : on retrouve bien
les grandes vallées, mais également une liste d’églises avec leurs
dépendances, d’hôpitaux et d’oratoires, en partant de la cathédrale,
puis dans Bayonne, puis en dehors de la ville. Le diocèse de Bayonne,
qui apparaît au milieu du XIe siècle comme une étendue abstraite,
semble prendre sens lorsque les « églises », paroissiales ou non, pas-
sent sous le contrôle réel de l’évêque suite à des dons ou à des achats
de droits précédemment accaparés par les laïques : le diocèse devient
alors un espace juridictionnel polarisé de plus en plus identifié à l’évê-
que et au chapitre qui le dirigent. D’ailleurs la charte poursuit en
stipulant que plus personne ne pourra plus dès lors construire dans
le diocèse de Bayonne une église, ni un oratoire sans le consentement
de l’évêque ; que personne ne peut plus posséder, à titre héréditaire,
de cimetière, d’église, ni de bénéfice ecclésiastique. Ceux qui ose-
raient passer outre ces interdictions sont clairement menacés d’ex-
communication dans le texte 103. Une évolution similaire est
perceptible dans le diocèse de Dax.
Les auteurs des chartes notices qui retracent les contestations fron-
talières désignent les biens litigieux de différentes façons : les Oloro-
nais revendiquent successivement le détournement de fidèles, des
territoires qu’ils désignent par des noms de « pays » (Soule, Mixe,
Garenx, Reveset), des parties de diocèse comportant un nombre
d’église précis (les neuf églises revendiquées par Amat d’Oloron,
situées au sud des terres déjà obtenues104). Dans leur défense, les évê-
ques et l’archidiacre se plaignent au pape de la saisie « d’églises »
enlevées et occupées de force par leurs adversaires105 ou de « parties
du diocèse »106. Or, l’acte qui suit immédiatement la longue notice qui
retrace le conflit dans le cartulaire de Dax, dont la rédaction se situe
entre 1097 et 1117, présente le partage du diocèse de Dax par l’évêque
et le chapitre en quatre archidiaconés dont les limites et les revenus
sont fixés avec précision dans le même document. Ce souci d’organi-
sation peut être une réponse aux menaces de conquête par les évê-
ques voisins sur des espaces mal contrôlés, puisque dans le texte les

103
  Le Liber aureus…, n° 94, p. 134-135.
104
Amat [...] ut veram querimoniam Bernardi devitaret, fictam et falsam opposuit, scilicet de quadam
diocesi, que erat inferior supradictis superioribus versus Aquim civitatem, in qua novem tantum
continentur ecclesiae, Cartulaire de la cathédrale de Dax …, p. 332-334.
105
  Voir par exemple la lettre de Grégoire VII citée dans la charte notice n° 152, Ibid., p. 338-
341.
106
  Voir la lettre de Pascal II, Ibid., p. 348-349.

233

csm_19.indd 233 21/05/10 08:56


myriam soria

archidiacres sont présentés comme « les yeux et les administrateurs »


de leur église107. Or, la position de l’archidiacre et la définition de ses
pouvoirs pendant le conflit ne sont pas claires : il est apparemment
seul, mais on ne sait pas vraiment si un archidiaconé bien délimité lui
est confié, puisque d’après le Livre rouge de Dax, avant de conquérir
le Garenx et le Reveset, Loup-Aner rencontre l’archidiacre de Dax
Guillaume d’Orgon «  parce qu’il (les) avait dans son archidia-
coné »108.
Cette évolution du regard porté par les chanoines sur le diocèse
au cours des conflits montre que la réalité territoriale change au cours
des deux siècles étudiés : à mesure des donations – principalement
des parts de dîmes et d’églises ou de dîmes complètes – et des restitu-
tions qui sont faites, les chanoines, sous la direction ou avec le concours
des évêques, construisent l’espace diocésain qu’ils pensent en fonc-
tion du temporel qui leur est confié. Ainsi, chaque bien, chaque droit,
est considéré comme le fragment d’un tout à organiser pour mieux
le contrôler, l’Église diocésaine, incarnée dans le territoire diocésain
lui-même. Cette construction se reflète pour le diocèse de Dax aussi
bien dans le classement des actes composant cartulaire de la cathé-
drale, que dans l’acte, que l’on peut supposer dater de la fin du XIIe
siècle, qui liste les églises de l’évêché désignées par leur titre, par
archidiaconé et en suivant des itinéraires précis qui correspondraient,
d’après l’étude de J.-B. Marquette à une vingtaine de circuits suivis
par les enquêteurs chargés de faire ce relevé sur le terrain109.

L’ensemble de ces violences frontalières montre donc bien que


même au milieu du XIe siècle, le diocèse n’apparaît pas comme un
cadre fixé en Gascogne. Sa définition évolue avec le temps, il est sus-
ceptible de s’élargir ou de rétrécir au gré des ambitions des prélats et
de leur vigilance. Il est intéressant de constater que certains change-
ments de ce type ont eu lieu sans provoquer aucun débat : c’est sem-
ble-t-il le cas dans le diocèse d’Aire qui aurait perdu entre 1080 et 1159
les terres composant par la suite l’archiprêtré de Gabarret dans le
diocèse d’Auch110. Au gré de ces conflits, le diocèse apparaît cepen-

107
  Raimundus Aquensis episcopus, et ecclesia Sanctae Mariae Aquensis conventus, totum suum
episcopatum in quatuor partes diviserunt, quibus singulos archidiaconos prefecerunt, qui oculi et
dispositores ecclesiae predicte existerent..., ibid., n° 153, p. 352.
108
  Ibid., n° 152, p. 328-329.
109
  Ibid., n° 174, p. 406-441. Voir également J.-B. MARQUETTE, « La géographie ecclésias-
tique du diocèse de Dax… ».
110
  J.-B. MARQUETTE, « La renaissance médiévale… », p. 176.

234

csm_19.indd 234 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace en gascogne

dant comme un territoire de mieux en mieux structuré, centralisé


autour de l’évêque. La réforme ecclésiastique débutée au XIe siècle
participe de cette réorganisation interne, mais elle n’aboutit pas ici
aux mêmes résultats qu’ailleurs. Les autorités laïques n’en sont pas
écartées. Elles contribuent à rééquilibrer les pouvoirs, à passer d’un
espace dominé par un réseau de monastères alliés contrôlés par les
princes locaux à un emboîtement de territoires bien délimités et pola-
risés par des sièges épiscopaux forts résultant des luttes. La création
des archidiaconés témoigne du resserrement de l’encadrement ecclé-
siastique, paroissial des populations. Les seigneurs laïcs ont semble-
t-il bien senti cette évolution – qu’ils ont du mal à accepter dans un
premier temps – et contribuent par leurs dons et la restitution des
biens ecclésiastiques à ce recentrage. Interdiocésaines, les luttes ne
tardent d’ailleurs pas à devenir intra diocésaines, focalisées sur la récu-
pération de ces biens et droits dont la restitution s’avère souvent théo-
rique et instable. Dans le même temps, la Gascogne apparaît aussi
comme un espace de conquête : la croissance démographique et la
colonisation de lieux nouveaux accompagnées de la mise en place de
paroisses supplémentaires débouchent sur de nouvelles violences diri-
gées contre les évêques, mais provenant cette fois autant de leurs
concurrents monastiques, que de seigneurs laïcs désireux de partici-
per à leur nouvelle prospérité.

235

csm_19.indd 235 21/05/10 08:56


csm_19.indd 236 21/05/10 08:56
VIOLENCES ET APPROPRIATION DE
L’ESPACE DANS L’OCCIDENT PÉNINSULAIRE
(XIe - XIIIe siÈcles) : LE DIOCÈSE,
TERRITOIRE CONFLICTUEL?

Charles Garcia

La réflexion présentée en introduction de ce volume nous invite


à privilégier l’étude des processus de la territorialité en Méditerranée
occidentale médiévale à partir des documents de la pratique. Or, ces
traces, indéniablement pertinentes pour étudier les territoires à petite
et moyenne échelle, se révèlent trop partielles pour rendre compte
de la création et de l’organisation de l’espace ecclésiastique tant les
textes dits « littéraires » ont imprégné les représentations médiévales
sur les espaces englobants1, et sur les territoires ecclésiaux et monas-
tiques plus que tout autres2. C’est donc volontairement que nous
avons minoré l’apport des sources narratives. À l’inverse, l’absence
criante de l’archéologie de terrain dans le nord-ouest de l’Espagne,
en dehors des interventions d’urgence, constitue aujourd’hui un véri-
table handicap pour la médiévistique, tout comme celle de la carto-
graphie détaillée des districts ecclésiaux au Moyen Âge.

I. RESTAURER L’ORDRE ANCIEN

La chronique dite d’Alphonse III nous indique que Pélage, après


avoir mis les Chaldéens en déroute, peupla la « patrie » et « restaura »

1
  C’est la même idée que défendent aujourd’hui les géographes lorsqu’ils privilégient,
s’agissant de l’appropriation du territoire, les registres cognitifs ou symboliques sur les
moyens purement matériels, B. DEBARBIEUX, « Territoire », Dictionnaire de la géographie,
Paris, Belin, 2003, p. 910-912.
2
  Pour toutes ces questions, nous renvoyons à la lecture indispensable et stimulante d’un
ouvrage récent dirigé par P. Henriet À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de
l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (IX e-XIII e siècle), P. HENRIET dir., Lyon, ENS-Casa
de Velázquez, 2003 (Annexes des Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques
médiévales, 15).

237

csm_19.indd 237 21/05/10 08:56


charles garcia

l’Église3 ; l’appropriation de l’espace et sa transformation en territoire


– le royaume – ne pouvant bien entendu se faire sans le rétablissement
du temporel de l’Église. Dans la Péninsule, la matérialisation des évê-
chés s’opéra autant au moyen des limites physiques, souvent contes-
tées et de ce fait régulièrement réitérées au nom de l’autorité du
passé, que par le prélèvement des dîmes que les habitants avaient
l’obligation de verser4. Ce processus d’appropiation fut particulière-
ment long, il s’opéra en plusieurs étapes. L’étude de la territorialisation
des diocèses ou, pour le dire d’une autre façon, les formes prises par
l’organisation de la domination territoriale, passe(nt) de ce fait inva-
riablement par celle des limites et de l’organisation politique, juridi-
que et fiscale. Toutefois, au sud des Pyrénées, là où la déterritorialisation
du sacré fut particulièrement intense après le VIIIe siècle, et faute de
pouvoir compter sur une longue liste de « crosses brisées »5, l’accès
aux territoires6 par les poussées de violence nous est connu autour
des lignes et des bornes déplacées, ou encore par l’expression du refus
d’acquitter les taxes. Les documents de la pratique dont nous dispo-
sons sont ceux qu’employaient les élites comme moyens de contrôle :
des éléments juridiques et fiscaux, fors destinés à une communauté
locale, immunités et privilèges ecclésiastiques divers..., sans que nous
négligions pour autant certaines spécificités hispaniques, comme le
célèbre « vœu » de saint Jacques qui relève en réalité de ces deux
catégories7.

3
  Crónicas Asturianas. Crónica de Alfonso III (Rotense y ad Sebastianis). Crónica Albeldense ( y
Profética), éd. J. G. Fernández, J. L. Moreno et J. I. Ruiz de la Peña, Oviedo, 1985,
p. 130 : tunc populatur patria, restauratur ecclesia et omnes in commune gratias referunt Deo ; Chro-
niques asturiennes (fin IX e siècle), éd. Y. BONNAZ, Paris, CNRS, 1987, p. 44.
4
  Les diocèses, comme les royaumes ou les seigneuries, constituent, selon la définition de
José Ángel García de Cortázar, des « unités d’articulation sociale de l’espace », contraire-
ment aux « unités d’organisation sociale de l’espace » comme les vallées, les villages, les
villes, les alfoces…, qui se caractérisent par leur continuité physique, d’où leur dimension
sociale territorialisée et globalisante ; sachant que les premières unités incluent les secondes,
en les juxtaposant la plupart du temps, voir J. Á. García de Cortázar, « Sociedad y
organización social del espacio castellano en los siglos VII a XII. Una revisión historiográ-
fica », Romanización y Reconquista en la Península Ibérica : nuevas perspectivas, M. J. Hidalgo
et alii éd., Salamanque, 1998, p. 317-337, ici p. 324.
5
  M. SORIA-AUDEBERT, La crosse brisée. Des évêques agressés dans une Église en conflits (royaume
de France, fin X e - début XIII e siècle), Turnhout, Brepols, 2005 (Culture et société médiévales).
6
  Sur la difficulté d’appliquer la notion actuelle de « territoire » à l’époque médiévale, cf.
la récente synthèse d’A. MAILLOUX : « Le territoire dans les sources médiévales : percep-
tion, culture et expérience dans l’espace social. Essai de synthèse », dans Les Territoires du
médiéviste, B. Cursente et M. Mousnier dir., Rennes, PUR, 2005, p. 223-235.
7
  Ne serait-ce le thème de la violence qui nous occupe ici, on pourrait également retenir,
comme élément d’articulation entre le pouvoir social et l’espace, un autre registre, celui
du culturel, par exemple à travers les dévotions cultuelles et les invocations des bâtiments

238

csm_19.indd 238 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

Quant au thème de la violence, nous l’avons retenu pour tenter


de comprendre la territorialité des faits sociaux. Son application à
l’espace devrait nous permettre d’appréhender les articulations socia-
les à un moment précis. Peut-on relier les accès de violence au ren-
forcement du pouvoir de commandement des évêques? Quant à ce
renforcement, eut-il des effets sur l’encadrement plus serré des popu-
lations et, partant, sur un maillage territorial plus dense ? Voilà en
quelque sorte les principales variables de mesure qui vertèbrent cette
communication, et grâce auxquelles nous chercherons à suivre l’évo-
lution des structures sociales et leur projection territoriale dans l’Oc-
cident péninsulaire8. Signalons cependant, et même si c’est devenu
l’une des vulgates les plus convenues de l’historiographie, que la per-
ception de l’espace à cette époque n’était en rien la nôtre9. Dans notre
approche, la violence sera donc l’aspect le plus visible de la dialectique
du processus de territorialisation ; ou, pour reprendre les termes de
Guy Di Méo, la tension entre deux pôles, le premier étant objectif – en
cela qu’il associait le territoire à un pouvoir, en l’occurrence ecclésias-
tique, qui cherchait à le borner, à l’institutionnaliser – ; le second
étant celui de l’individu, de son vécu empirique de l’espace; le terri-
toire se modifiant au gré des évolutions générées par cette tension10.

Suivant la voie tracée par David Nirenberg pour la Péninsule ibé-


rique11, et plus précisément des formes de violence qu’il distingue
dans son ouvrage, nous entendons mettre en avant les manifestations
des colères les mieux à même de nous renseigner sur la constitution
des liens sociaux, ou au contraire sur la destruction de ces liens. Les
attaques des évêques contre les communautés rurales ou contre les
communautés monastiques font partie de ces catégories ; tout comme
les réactions populaires dirigées contre les prélats à cause des ponc-

religieux. D’autres intervenants ayant en charge la question précise de la sacralisation du


territoire, nous envisageons d’explorer plus tard cet aspect à partir de cas concrets.
8
  F. LÓPEZ ALSINA, «  El encuadramiento eclesiástico como espacio de poder  : de la
parroquia al obispado », dans Los espacios de poder en la España medieval. XII semana de estudios
medievales de Nájera 2001, J. I. de la Iglesia Duarte coord., Logroño, Instituto de Estudios
Riojanos, 2002, p. 425-457.
9
  A. GUERREAU, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans
L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIV e - XVII e siècles), N. Bulst
et R. Descimon éd., Paris, MSH, 1996, p. 85-101.
10
  G. DI MÉO, « Que voulons-nous dire quand nous parlons d’espace ? », dans Logiques de
l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, J. Lévy et M. Lussault dir., Paris, Belin, 2000,
p. 37-48, ici p. 46-47.
11
  D. NIRENBERG, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, PUF, 2001 (Le nœud gordien),
p. 5-19.

239

csm_19.indd 239 21/05/10 08:56


charles garcia

tions fiscales par trop excessives12. Quant aux querelles autour des
délimitations diocésaines, on peut considérer qu’elles faisaient partie
du jeu normal que se livraient les élites aristocratiques pour le pouvoir,
un élément qui explique qu’elles aient peu impliqué la masse de la
population, qui n’avait rien à gagner dans ces querelles. En effet, le
résultat des violences fut généralement contraire aux intérêts du plus
grand nombre, et au profit, bien entendu, des autorités épiscopales
qui surent utiliser les désordres à leur profit pour accroître leur
emprise sur les territoires qu’elles dirigeaient, ce qui constituait en
quelque sorte l’objectif recherché13.

L’étude des territoires de l’Église, diocèses et provinces, a été l’un


des thèmes les plus chers de l’historiographie médiévale hispanique14.
Dans ce domaine particulier, comme dans tant d’autres, l’invasion
musulmane de l’Hispania wisigothique a généralement été présentée
comme un point de rupture. Dès lors que la vieille structure de l’Église
s’était effondrée, il fallait tout reconstruire, quoiqu’officiellement à
l’identique15. C’est de la création de la carte diocésaine, ou plutôt de
sa refonte, que naquirent la plupart des conflits. Certes, la fondation
de nouveaux diocèses répondait à un impératif immédiat de domina-
tion territoriale qui avait peu de choses à voir avec la période wisigo-
thique, mais la force du passé était alors si prégnante16 que nul n’aurait

12
  Certains des mouvements de violence que nous suivrons ici ont été étudiés, sous l’angle
de l’anticléricalisme, par P. HENRIET, « In injuriam ordinis clericalis. Traces d’anticléricalisme
en Castille et León (XIIe-XIIIe s.) », dans L’anticléricalisme en France méridionale (milieu XII e -
début XIV e siècle), Cahiers de Fanjeaux, 38 (2003), p. 289-325.
13
  C. GAUVARD, Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005, p. 13 : « Le pouvoir,
parce qu’il se définit d’abord par l’acquisition de privilèges, s’arrache par l’exclusion des
adversaires, égaux ou subalternes. Il se justifie par la force qui le fonde et par la protection
qui en découle ».
14
  D. MANSILLA REOYO, « Panorama histórico-geográfico de la Iglesia española (siglos
VIII al XIV) », dans Historia de la Iglesia en España. II-2°. La Iglesia en la España de los siglos
VIII-XIV, R. García-Villoslada dir., Madrid, 1982 (Biblioteca de Autores Cristianos),
p. 609-683. J. SÁNCHEZ HERRERO, Las diócesis del reino de León. Siglos XIV y XV, León,
Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 1978.
15
  A. GUERREAU, « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dina-
mica di uno «spazio» specifico », dans Arti e storia nel Medioevo, t. 1, E. Castelnuovo et
G. Sergi éd., Turin, Einaudi, 2002, p. 201-239, ici p. 212 : « L’invariabilità dei confini delle
diocesi non fu inferiore all’immutabilità del principio. E già da tempo è stato notato il
numero assai ristretto di casi in cui dei «potere laici» ottennero la modifica di questi confini ;
ci furono delle fondazioni e qualche divisione, ma pressoché nessuna modifica del disegno
iniziale », l’Espagne étant, pour les raisons déjà invoquées, un cas à part par rapport au
modèle global dans l’Occident chrétien.
16
  R. LE JAN, « Introduction », dans L’Autorité du passé dans les sociétés médiévales, J.-M. Sans-
terre dir., Rome, École française de Rome, 2004, p. 1-7. 

240

csm_19.indd 240 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

osé s’élever contre la tradition patriarcale, d’où la multiplication des


contestations. Retrouver les origines et restaurer l’ordre ancien pour-
rait résumer le programme des rois d’Oviedo-León. Les monarques
asturiens, qui avaient cherché à s’inscrire dans la lignée des empe-
reurs romano-wisigothiques, fondèrent des villes et créérent des évê-
chés ; il s’agit là d’une particularité juridique qui territorialise le droit,
fût-il ecclésiastique, en cela qu’on ne concevait pas, d’abord à Oviedo,
puis à León, la formation de vastes circonscriptions d’encadrement
social de l’espace en dehors du pouvoir royal17. Désigner et localiser
étant, on le sait, deux façons de créer le territoire.

La restauration des anciens évêchés fut pour cette raison l’une des
priorités des monarques asturo-léonais18. Pourtant, au Xe siècle, la
plupart des sièges qui avaient été rétablis n’étaient pas encore terri-
torialisés. À Zamora, par exemple, l’autorité de l’évêque ne dépassait
pas les murailles de la ville et bien que beaucoup de documents aient
prétendu marquer des limites physiques très précises, nous savons
qu’il s’agit de falsifications datant pour la plupart du début du XIIe
siècle, le moment où l’Espagne changea d’écriture en remplaçant la
vieille méthode wisigothique par la nouvelle caroline. Mais peu
importe qu’il se soit agi de falsifications, dès lors que prime, selon
nous, la : « dimension structurante de l’acte écrit […] consécutif à
une procédure normalisée de fixation territoriale »19. Bien entendu,
au début du XIIe siècle ces diocèses étaient bien moins territorialisés
que ce qu’auraient souhaité les auteurs de forgeries, leur vision de
l’espace étant davantage une vision de l’esprit, une « sémantisation »
comme dirait García de Cortázar20, qu’une réalité. La démarcation

17
  C’était une pratique qui s’inscrivait dans la droite ligne de la tradition wisigothique dans
laquelle les évêques avaient agi comme de véritables administrateurs territoriaux, cf., C.
MARTIN, La géographie du pouvoir dans l’Espagne visigothique, Lille, Presses Universitaires du
Septentrion, 2003, p. 192-203. J. Á. GARCÍA de CORTÁZAR, « El reino de León en torno
al año mil. Relaciones de poder y organización del territorio », dans La Península ibérica en
torno al año 1000. VII Congreso de Historia Medieval, Ávila, Fundación Sánchez-Albornoz, 2001,
p. 255-281.
18
  C. SÁNCHEZ-ALBORNOZ, « El obispado de Simancas », dans Homenaje a Ramón Mené-
ndez-Pidal, Madrid, 1925, t. 3, p. 325-345. Pour des développements plus récents, cf. P. HEN-
RIET, « L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs (IXe - XIIIe siècle) »,
dans À la recherche de légitimités chrétiennes…, p. 81-127, ici p. 122-126.
19
  A. MAILLOUX : « Le territoire dans les sources médiévales… », p. 225.
20
  J. A. GARCÍA de CORTÁZAR, « Organización del espacio… », p. 154 : « En muchos de
esos textos se produjo lo que he llamado una semantización del espacio, esto es, la creación
de un mensaje ideológico por parte del redactor del texto, que, a estos efectos, subordina
los datos de la realidad a su concepción (o su deseo) de que el territorio está ordenado de

241

csm_19.indd 241 21/05/10 08:56


charles garcia

attribuée au roi wisigoth Wamba (672-680) est des plus éclairantes à


ce propos21. Tenue pour fausse, dès son élaboration à la fin du XIe
siècle, cette hitación – partition – acquit un caractère d’authenticité
consécutivement à l’habile patine que parvint à lui donner le célèbre
évêque, et faussaire, Pélage d’Oviedo22. Toutes les turpitudes ne sont
cependant pas à imputer à ce dernier. En 916, dans un geste de lar-
gesse, le roi Ordoño II avait concédé à l’évêque de León ses palais,
des églises et un vaste territoire qui franchissait le cours des rivières
Pisuerga et Carrión en direction de l’est23. Le 17 janvier 934, le roi
Ramire II, « cognomento Basilli » donna à l’église d’Astorga un terri-
toire qui s’étendait jusqu’au Duero, une circonscription qui fut confir-
mée dans des limites identiques le 17 janvier 974 par Ramire III24.
C’est donc dans ce contexte de restauration ou de création d’évêchés,
au mépris de l’ancienne législation canonique wisigothique, que s’ins-
crit l’inscription puis la suppression, au bout de quelques décennies
à peine, de l’emblématique diocèse de Simancas25. Et ce furent bien
ceux qui détenaient le pouvoir, les rois au cas particulier, qui imposè-
rent les frontières des territoires, des contours qui, en tant qu’expres-
sion spatiale, étaient indissociables de l’exercice de ce même
pouvoir.

Palencia fut restaurée en 1035. La ville fut fondée autour de la


cathédrale, comme le prouvent les expressions que l’on utilisa au XIe
siècle pour la désigner : « locum », « villa » ou encore : « cementerio
quod nuncupant Palentia »26. Quant à Zamora, elle fut fondée, ex nihilo,

acuerdo con unos principios homogéneos, incluido el de una territorialidad traducida en


verdaderas circunscripciones ».
21
  L. VÁZQUEZ de PARGA, La división de Wamba, contribución al estudio de la historia y geo-
grafía eclesiásticas de la Edad Media española, Madrid, CSIC, 1949.
22
  La bibliographie sur ce personnage est aujourd’hui très abondante. Sur l’invention, par
ses soins, du territoire d’Oviedo, cf., F. J. FERNÁNDEZ CONDE, « Espacio y tiempo en la
construcción ideológica de Pelayo de Oviedo », dans À la recherche de légitimités…, p. 129-
148.
23
  E. SÁEZ, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230). I (775-952), León,
Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 1987, doc. n° 39, p. 59-62.
24
  G. CAVERO DOMÍNGUEZ et E. MARTÍN LÓPEZ, Colección documental de la catedral de
Astorga. I (646-1126), León, Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 1999, doc.
n° 39, p. 89-91 et n° 128, p. 145-147.
25
  T. DESWARTE a effectué une récente mise au point sur cette question, « Restaurer les
évêchés et falsifier la documentation en Espagne. La suppression du diocèse de Simancas
(974) et l’église cathédrale d’Astorga », Revue Mabillon, n. s., 15 (t. 76) (2004), p. 81-106.
26
  A. REPRESA RODRÍGUEZ, « Palencia : breve análisis de su formación urbana durante
los siglos XI-XIII », En la España medieval, s. n. (1980), p. 385-397 ; G. MARTÍNEZ DÍEZ,

242

csm_19.indd 242 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

en 110727, raison pour laquelle ses promoteurs se sentirent obligés


d’invoquer une tradition héroïque pour la cité qui fut, après cette
date, identifiée à la glorieuse et vaillante Numance, la ville d’un pri-
mitif évêché qui n’avait pas été rétabli28. En réalité, et plus prosaïque-
ment, il s’agissait d’un rattachement canonique au siège de
Salamanque, qui venait d’être restauré, et qui bénéficiait de ce fait
d’une double titulature. Salamanque fut confié à l’évêque Jerôme, et
ce jusqu’au détachement définitif de Zamora qui eut lieu en 1120,
avec le début du mandat de Bernard de Périgord. Le rappel de ces
épisodes de restauration ou de création des diocèses nous a semblé
constituer un élément important en cela que ce processus fut porteur,
en germe, des violences qui éclatèrent autour de la question des limi-
tes territoriales. Ainsi, la suppression du siège de Simancas provoqua
des répercussions directes sur les diocèses qui lui avaient été limitro-
phes : León, Astorga, Salamanque, Zamora et Palencia.

II. VIOLENCES ET LIMITES TERRITORIALES

Les diocèses de l’ancien royaume de León apparaissent davantage


définis par leurs limites territoriales que par leur structure interne.
La prise de conscience d’un espace soumis à l’autorité de l’évêque
prenait tout particulièrement corps dans l’opposition que les prélats
affichaient vis-à-vis des autorités ecclésiastiques voisines, de fait per-
çues comme concurrentes. Pour les élites, la violence est un indice
révélateur du sentiment d’appartenance à un territoire y compris lors-
que elle était dirigée contre les biens auxquels les personnes qui les
détenaient étaient attachées : la « personnification et la réification des
biens »29 – ou, mieux encore, en défense de celui-ci. De fait la protec-
tion des frontières des évêchés fut l’affaire de la classe dominante,
dont, bien sûr, celle des hauts prélats. Dans ces querelles, l’interven-
tion des laïcs extérieurs aux hautes instances ne se produisit que lors-

« Restauración y límites de la diócesis de Palencia », Publicaciones de la institución Tello Téllez


de Meneses, 59 (1988), p. 354-365.
27
  J. SÁNCHEZ HERRERO, « Historia de la Iglesia de Zamora. Siglos V al XV », Historia de
Zamora, t. I : De los orígenes al final del medievo, Zamora, Diputación de Zamora, 1995, p. 687-
753, ici p. 698-705.
28
  A. GAMBRA, Alfonso VI. Cancillería, curia e imperio, t. 2. Colección diplomática, León, Centro
de estudios e investigación « San Isidoro », 1998, doc. n° 190, p. 486-488, p. 487 : « atque fla-
gitante cum ceteris pontificibus eundem regem urbem Zamoram, que antiquitus Numantia uocatur. »
29
  J. MORSEL, « Violence », Dictionnaire du Moyen Âge, C. Gauvard, A. de LIBERA et M.
ZINK dir., Paris, PUF, 2002, p. 1457-1459.

243

csm_19.indd 243 21/05/10 08:56


charles garcia

que les limites des juridictions coïncidèrent, un cas d’espèce il est vrai
peu fréquent. Pourtant, certains renversements d’alliances et autres
intérêts convergents amenèrent parfois les évêques à rejoindre les
oligarchies locales qui contrôlaient les concejos. Signalons enfin que le
patrimoine foncier des cathédrales, comme l’emprise des juridictions
ecclésiales, ignoraient les frontières « politiques » des royaumes, des
villes et des communautés rurales car l’Église était, comme on le sait
bien, placée au-dessus des contingences matérielles de l’espace. Ainsi,
l’enchevêtrement territorial des différents pouvoirs, loin de la desser-
vir, était au contraire l’une des clés de l’efficacité du système médiéval
de domination sociale30.

La réforme qualifiée après coup de grégorienne représente un


tournant dans la gestion de l’espace par les hiérarchies ecclésiales en
Péninsule ibérique. Dans la phase antérieure à la réforme, caractéri-
sée par l’absence d’un véritable maillage paroissial31 et, partant, de
religieux pour encadrer les fidèles à l’échelle locale, le territoire qui
dépendait des cathédrales était des plus réduits, raison pour laquelle
il y a comme une sorte de confusion entre l’espace d’action des évé-
chés et le patrimoine foncier des prélats que ceux-ci administraient
directement, au même titre que les seigneurs laïcs. Observons dans
cette première phase l’action et les moyens, relativement limités, de
l’évêque d’Astorga.

En 1046, les habitants du petit village de Matanza tuèrent un


dénommé Berinus32, sayón du roi Ferdinand Ier. L’officier royal s’était
déplacé jusqu’à cette bourgade pour rétablir le temporel que l’évêque
d’Astorga avait à cet endroit, des droits que le prélat avait perdus
quelque temps auparavant, malgré la faible distance existant entre le
hameau et la cité épiscopale33 – environ six kilomètres. Il faut dire que

30
  A. GUERREAU, « Quelques caractères… », p. 92-94.
31
  La paroisse, dans le sens d’une « assemblée des fidèles » qui se regroupait au sein d’un
temple, est un concept qui existait déjà au haut Moyen Âge, un concept étranger à la notion
d’intégration obligée dans un diocèse du fait de la prépondérance du phénomène dit des
« églises propres ». Ce n’est qu’après la réforme « grégorienne » que la paroisse fut perçue
comme une véritable unité d’imposition fiscalo-décimale, d’où la nécessité de lui attribuer
un cadre physique défini, sorte de territorialisation, auquel étaient indéfectiblement rattachés
ses habitants, cf. R. FOSSIER, La société médiévale, Paris, Armand Colin, 1991, p. 196-203.
32
  G. CAVERO DOMÍNGUEZ et E. MARTÍN LÓPEZ, Colección documental de la catedral de
Astorga. I (646-1126), doc. n° 306.
33
  J. J. LARREA, « Villa Matanza », dans Les sociétés méridionales à l’âge féodal (Espagne, Italie
et sud de la France X e - XIII e s.). Hommage à Pierre Bonassie, H. Débax dir., Toulouse, PUM,
1999, p. 223-228.

244

csm_19.indd 244 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

la récupération de ces droits après les razzias des troupes d’al-Mansuˉr


dans la région avait été difficile, et que l’un des titulaires du siège
cathédral, un dénommé Jimeno, avait sans doute été assassiné en
102834. Dans un souci de réhabilitation des apports historiographiques
de Claudio Sánchez-Albornoz, Juan José Larrea a expliqué le soulève-
ment de Matanza comme étant le reflet de la résistance que les petits
paysans avaient opposé à la perte de leurs libertés, dont celle d’aban-
donner la terre n’était pas la moindre. Ainsi, plutôt que de se cristal-
liser contre un improbable et flou concept de « féodalisation » de la
société35, la résistance et la violence des villageois auraient visé les
impôts auxquels ils étaient soumis et que les autorités cherchaient à
fixer. Le roi léonais, sous prétexte de restaurandum ecclesias et recrean-
dum fidei christianae, avait octroyé de vastes territoires à l’emprise fis-
cale de l’aristocratie ecclésiastique et, au cas particulier, à Pedro
Gundulfiz, l’évêque titulaire du siège d’Astorga au moment des faits.
Dans un premier temps, c’est donc par des droits fiscaux de plus en
plus lourds sur les hommes que les seigneurs-évêques avaient procédé
au contrôle du territoire, et c’est ce que Berinus était venu rappeler
à Matanza avant d’y trouver la mort. Le renforcement de l’assise des
pouvoirs « institutionnels », monarchie et Église, au cours des décen-
nies qui allaient suivre, n’allait pas être sans incidence sur l’emprise
territoriale.

Jusqu’à la fin du XIe siècle, les monarques léonais concédèrent à


l’Église de nombreuses démarcations territoriales sur lesquelles les
évêques détenaient, par délégation, les droits fiscaux et juridiction-
nels. Les clercs agissaient sur ces espaces comme des seigneurs ordi-
naires délégués, à l’image des prérogatives dont jouissaient les comtes,
et ce à une période où l’organisation des diocèses était encore balbu-

34
  A. QUINTANA PRIETO, Crisis de la Iglesia astorgana en el siglo XI, Astorga, 1970, p. 42-45 ;
et du même auteur, El obispado de Astorga en el siglo XI, Astorga, 1977, p. 34-35 ; sur le soulè-
vement, vid., p. 193-195. Notons que, toujours en 1046, les infanzones du Val de San Lorenzo
avaient, eux-aussi, tenté de se soustraire à l’autorité de l’évêque, G. CAVERO DOMÍNGUEZ
et E. MARTÍN LÓPEZ, Colección documental de la catedral de Astorga. I (646-1126), doc.
n° 304.
35
  M. C. CAVERO DOMÍNGUEZ, Astorga y su territorio en la Edad Media (s. IX-XIV) : evolución
demográfica, económica, social, político-adminsitrativa y cultural de la sociedad astorgana medieval,
León, Universidad de León, 1995, p. 244 : « Durante el s. XI se produce la consolidación
de la Iglesia de Astorga como gran propietario feudal, también con la ayuda del monarca,
como puede constatarse en los casos conflictivos, y como era frecuente en el proceso de
feudalización ».

245

csm_19.indd 245 21/05/10 08:56


charles garcia

tiante36. Par la suite, ces concessions finirent par être transformées en


immunités écclésiastiques et furent, de ce fait, rattachées aux territoi-
res sur lesquels elles s’appliquaient. À Reliegos, un dénommé Albino
Hánniz refusa de respecter ses obligations fiscales et se rebella contre
l’évêque de León, raison pour laquelle il fut jeté en prison37. Il est
curieux d’observer la façon dont les scribes de l’époque perçurent
cette relation. Ils jugèrent en effet utile de créer un néologisme pour
décrire, par amphibologie, une réalité qui n’allait pas forcément de
soi en qualifiant de episcopante les titulaires des sièges cathédraux, un
qualificatif caractéristique des documents léonais du XIe siècle.

Au début du XIIe siècle la carte des diocèses était pour ainsi dire
fixée. Pourtant, le mouvement connu sous le nom de seconde repobla-
ción, avec la conséquente création des villes royales et des nouveaux
alfoces, altéra quelque peu les différentes limites. Il provoqua la cou-
pure en deux de certains villages, certes en nombre très faible ; les
paroisses se répartissant dès lors de part et d’autre d’une ligne médiane
comme à Santibáñez de la Mota38, ou de manière plus entremêlée à
Tordehumos. La ville de Medina de Rioseco avait été en effet repeu-
plée vers 1120 à la frontière des diocèses de León et de Palencia. Cette
situation géographique singulière généra toute une série de conflits
entre les deux sièges, et ce jusqu’à la définitive attribution au profit
du second. Dans le même ordre d’idées, les querelles entre les évêchés
de Zamora et de Palencia furent tout aussi âpres, notamment dans la
basse vallée du Sequillo, en pleine Tierra de Campos. Urueña, dont
le rattachement ecclésiastique n’avait pas été clairement établi, fut au
bout du compte attribuée à Palencia, mais ce ne fut pas le cas de l’un
des villages de son alfoz, Villardefrades, qui dépendait de Zamora,
cathédrale à laquelle la bourgade finit par être rendue39. Ces exemples

36
  E. SÁEZ, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230). I (775-952), doc.
n° 257. Ordoño III, à propos de l’Église de Santa María de León (952) : Ordinamus atque
concedimus uobis, ad imperandum, comissum quod uocitant Ualle de Ratario cum omnis terminis
suis, ab integro, ut obtineatis eo de nostro concesso, sicut eum obtinuerunt antecessores uestri de dato
genitoris mei […] ipse populus, qui ibidem habitant uel ad habitandum uenerint, ad uestram concur-
rant hordinationem pro nostris utilitatibus peragendis.
37
  J. M. RUIZ ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230). IV
(1032-1109), León, Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 1990, doc. n° 899
(1032), p. 7-8.
38
  Archives de la Cathédrale de Zamora (=ACZ), 14-22, où il y avait des églises : « que perte-
nescen al obispado de Palencia e otras que pertenescen al obispado de Çamora e los feligreses de las
dichas iglesias se mudan de las unas a las otras e deuen dar los diesmos do douen ».
39
  J.-L. MARTÍN, Documentos del archivo catedralicio de Zamora. Primera parte (1128-1261),
Salamanque, 1982, doc. n° 155 (1255), p. 129 : « que sobre contienda que era entre la eglesia de

246

csm_19.indd 246 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

sont intéressants en cela qu’ils livrent à l’analyse des échantillons de


cospatialité, pour reprendre un terme propre à la géographie, qui
survécurent en León - Castille jusqu’à une date relativement avancée.
À cet égard, il est autorisé de considérer la première moitié du XIIe
siècle comme étant un moment d’inflexion en relation avec la « grande
rupture » que l’invasion musulmane de 711 avait introduite. C’est en
effet au siècle suivant qu’allait prendre corps un cadre territorial beau-
coup plus efficace, et mieux hiérarchisé40.

Territorialité et violence se rejoignent bien souvent sur la question


de l’imprécision des premiers contours des diocèses41, qui signale
autant de failles que d’aucuns surent mettre à leur profit. Ainsi,
Alphonse de Molina, le père de Marie, l’épouse de Sanche IV de Cas-
tille, s’empara par la force des dîmes de Villardefrades au milieu du
XIIIe siècle. Ses liens familiaux avec l’évêque de Palencia et ses réseaux
locaux étaient connus de tous42. C’est ce qui explique que don Suero,
l’évêque contemporain de Zamora, éprouvât de grandes difficultés
pour récupérer le ius episcopalis dans ce village, et cela en dépit des
sentences ecclésiastiques qui avaient toujours reconnu la légitimité de
ses droits sur le village frontalier. Profitons de l’évocation de la figure
de cet évêque pour rappeler sa tentative, peu banale, autour des fixa-
tions des diocèses – alors qu’elle est très fréquente dans les processus
de territorialisation monastiques –, de procéder à une projection
anthropique du territoire zamoran, une véritable sacralisation de l’es-
pace, ou du moins de son centre vers lequel tous les regards étaient
tournés. C’est en effet sous son mandat et à Zamora, ville du siège
épiscopal, que se produisit l’invention des reliques de saint Ildephonse,
le glorieux et prestigieux primat tolédan de l’Hispania wisigothique.
La confrontation avec l’évêché de Palencia par corps saints interposés
prit dès lors un relief particulier. L’instrumentalisation des reliques

Palencia e la eglesia de Çamora sobre las tercias que pertenescen al obispo en las eglesias de Villar de
Frades […] estos amigos avenidos mandaron que estas tercias fuessen de la eglesia de Çamora ». La
délimitation par bornage entre les deux diocèses n’était pas encore terminée en 1346 entre
Marzales et Villalar, cf., ACZ, 13-22b et 13-22c.
40
  J. Á. GARCÍA de CORTÁZAR, « Espacio, sociedad y organización medievales en nuestra
tradición historiográfica », dans J. Á. García de Cortázar et alii, Organización social del
espacio en la España medieval. La Corona de Castilla en los siglos VIII a XV, Barcelone, Ariel, 1985,
p. 11-42.
41
  Ángel VACA LORENZO, « El obispado de Palencia desde sus orígenes hasta su definitiva
restauración en el siglo XI », Hispania Sacra, 52 (2000), p. 21-70.
42
  P. LINEHAN et J.C. de LERA MAÍLLO, Las postrimerías de un obispo alfonsino. Don Suero
Pérez, el de Zamora, Zamora, Semuret, 2003, p. 46-47. Alfonso de Molina était le père de Juan
Alfonso qui fut évêque de Palencia de 1274 à 1293.

247

csm_19.indd 247 21/05/10 08:56


charles garcia

par un évêque s’explique ici par la volonté de briller face à ses concur-
rents et voisins, voire par le souhait de s’émanciper d’une tutelle
encombrante. Pélage d’Oviedo avait mis en scène les reliques de l’Arca
Santa pour obtenir l’exemption de son diocèse vis-à-vis des métropo-
litains de Tolède et de Braga43. L’utilisation des reliques comme argu-
ment de légitimité sur un espace, autrement dit la sacralisation de
celui-ci, nous permet d’établir une différence entre les monastères et
les cathédrales. Là où l’on peut parler pour les premiers de spatialité
autour des pôles sacralisés de moindre catégorie, non continus, qui
regardaient vers l’abbaye dotée des reliques les plus prestigieuses, il
nous semble qu’il faille parler de territorialité diocésaine à propos des
évêches, c’est-à-dire d’un espace homogène et continu pour nos yeux
contemporains.

La « Terre de saint Jacques » fut, selon l’expression de García de


Valdeavellano, le domaine immunitaire le plus puissant de l’imperium
léonais44. Lors de sa création, cette appellation fut réservée au domaine
compostellan stricto sensu. Elle désigna par la suite l’ensemble des
territoires qui furent soumis au seigneur-évêque, puis archevêque, de
Compostelle. Comme à Oviedo, c’est autour du tombeau de l’apôtre,
puis de la ville, et enfin de cette « terre » que l’on fonda l’évêché de
Saint-Jacques de Compostelle. Cependant, et faute de posséder une
antériorité historique directe, l’évêché de Compostelle naquit de la
traslatio sedis d’Iria Flavia ; la province métropolitaine étant ensuite
fondée, selon un processus identique au moyen du transfert du siège
« patriarcal » de Mérida. Bien que le thème de la spatialisation du sacré
ne soit pas au cœur de notre préoccupation, on ne saurait éluder le
poids de la dimension idéologique qui présida à la matérialisation de
ces territoires qui fonctionnaient selon une dynamique d’expansion
centrifuge45. Très vite, les ambitions des évêques compostellans dépas-

43
  F. J. FERNÁNDEZ CONDE, « Espacio y tiempo en la construcción ideológica de Pelayo
de Oviedo », À la recherche de légitimités chrétiennes…, p. 129-148.
44
  L. G. de VALDEAVELLANO, Historia de España antigua y medieval. 2. Del siglo X a las Navas
de Tolosa, Madrid, Alianza Editorial, 1980, p. 392.
45
  F. LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago de Compostela en la alta Edad Media, Saint-Jacques
de Compostelle, Centro de estudios jacobeos, 1988, p. 228 : « En Santiago radican la domus
Beati Jacobi y el palacio episcopal, titulares simbólico y real del señorío, lo que significa que
la Tierra de Santiago se dirige desde la ciudad y que los beneficios materiales del ejercicio
del poder señorial se concentran en ella », p. 242 : « La acumulación progresiva de funcio-
nes, ejercidas sobre espacios cada vez más amplios – capital señorial, sede episcopal, sede
apostólica, meta de peregrinación internacional –, provoca la transformación del pequeño
locus rural ».

248

csm_19.indd 248 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

sèrent le cadre étriqué du petit morceau de territoire du Finistère


galicien et ne se contentèrent pas du cautum de vingt-quatre milles
autour de la tombe sacrée que leur avait accordée la reine Urraque46.
C’est donc tout naturellement, au fur et à mesure de l’acquisition des
territoires limitrophes du cautum, puis de l’expansion de plus en plus
ample que l’on finit par désigner sous un même nom, certes ambigu :
« terre de saint Jacques », l’ensemble de l’évêché.

Les violences contre l’évêque Gelmírez au début du XIIe siècle sont


des événements aujourd’hui bien connus, bien que leur cadre terri-
torial ait été celui, fort restreint, de la ville de Compostelle. Le diocèse
de la cité apostolique connut des problèmes de délimitation sembla-
bles à ceux des autres sièges, dont ceux qui l’opposèrent à Mondoñedo
sont parmi les plus éloquents47. Toutefois, en dehors des traditionnels
conflits de pouvoir entre les élites pour la possession de terres et
autres bénéfices fiscaux, il n’y a pas de traces de violences susceptibles
de nous éclairer sur la perception et la définition des territoires dans
leur ensemble. Arias Muñiz, archidiacre de la cathédrale, fut par
exemple victime dans sa propre circonscription des exactions que
commirent à son encontre les paysans, qui pour la circonstance
s’étaient alliés aux nobles locaux48. Il s’agit certes d’une querelle
parmi tant d’autres pour accaparer des privilèges, et qui ce faisant, ne
nous permet pas de saisir la réalité physique des grands espaces.

L’épisode de la fondation de l’évêché de Ciudad Rodrigo est en


revanche beaucoup plus éclairant pour le propos qui nous intéresse.
Au milieu du XIIe siècle, le roi de León Ferdinand II prit la décision
de fonder le diocèse de Ciudad Rodrigo49, par amputation de celui
de Salamanque. Ce choix était justifié par la volonté de renforcer une
double frontière très fragilisée à l’endroit de la fondation : face aux
Portugais d’une part, et face aux Almohades de l’autre. Le monarque

46
I. RUIZ ALBI, La reina doña Urraca (1109-1126). Cancillería y colección diplomática, León,
Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 2003, doc. n° 113, p. 537-538.
47
  M. GONZÁLEZ VÁZQUEZ, El arzobispo de Santiago : una instancia de poder en la Edad Media
(1150-1400), La Corogne, Seminario de estudios gallegos, 1996, p. 104.
48
  Historia Compostellana, éd. E. Falque Rey, Turnhout, Brepols, 1988 (Corpus Christia-
norum Continuatio Medievalis, 70), III-XVI, p. 444 : multi ex illis terris tam milites quam rustici
diabolico instinctu stimulati in eum insurgentes captioni mancipauerunt, et eum deshonestantes et
uerberantes et a suis equitaturis et uestimentis cum suis sequacibus priuantes in carcerem immisericor-
diter retruserunt.
49
  Tumbo “A” de la catedral de Santiago, éd. M. L. Álvarez, Saint-Jacques de Compostelle,
Seminario de estudios gallegos, 1988, doc. n° 112, p. 234-236.

249

csm_19.indd 249 21/05/10 08:56


charles garcia

fit construire sur le nouvel emplacement une puissante forteresse50 ;


il y attira des colons et fonda un siège épiscopal51. Dans la logique de
légitimité par rapport aux temps anciens, le premier évêque de la cité
porta ostensiblement le titre de episcopo de Calibria, du nom d’un
ancienne cite épiscopale de la région qui datait de l’époque wisigo-
thique mais dont on avait perdu toute trace. Le rappel de la mémoire
historique avait pour but de ne pas froisser la population et le clergé
de Salamanque. Quels enseignements peut-on tirer de la perception
par le monarque d’une alliance considérée a priori comme étant
contre nature ? Rappelons un certain nombre d’éléments. Au sud du
Duero se nouait pour ainsi dire une correspondance générale entre
les communautés dites de villa y tierra et les évêchés. Au cas particulier,
il ne fait pas de doute que les intérêts des oligarchies municipales des
puissants concejos se confondaient avec ceux de la hiérarchie ecclésias-
tique, les uns comme les autres ne sachant tolérer la mutilation d’un
espace qu’ils considéraient comme leur territoire naturel d’expan-
sion, territoire et corps politique se confondant ici une nouvelle
fois.

Les craintes du roi étaient fondées car les habitants de Salamanque


ne tardèrent pas à se soulever contre lui52, reconnaissant en lui le
principal instigateur de l’amputation53. C’est donc contre sa personne
et les colons, et dans un deuxième temps contre le nouvel évêque, que
se cristallisa la violence. Le roi mit en déroute les rebelles à La Val-
muza en 1162, une victoire qui facilita l’acceptation de la nouvelle
fondation, qui fut garantie par l’archevêque de Compostelle, par le
Pape et par Ferdinand II. En 1174, le métropolitain galicien Pedro
confirma l’accord auquel les deux chapitres rivaux étaient parvenus
et aux termes duquel ils avaient délimité la frontière commune. Doré-
navant, les deux diocèses seraient séparés par les rivières Huebra et

50
  L. M. VILLAR GARCÍA, La Extremadura castellano-leonesa, guerreros, clérigos y campesinos
(711-1252), Valladolid, Junta de Castilla y León, 1986, p. 260-263.
51
  R. A. FLETCHER, The Episcopate in the Kingdom of León in the Twelfth Century, Oxford,
Oxford University Press, 1978, p. 35.
52
  LUCAS de TUY, Chronicon mundi, éd. E. Falque REY, Turnhout, Brepols, 2003 (Corpus
Christianorum Continuatio Medievalis, 74), p. 317 : Salamanticenses autem eo, quod rex Fer-
nandus in eorum termino Ciuitatem Roderici populauerat, ceperunt rebellare contra regem Fernandum.
Voir Primera crónica general de España, éd. R. Menéndez Pidal, Madrid, Gredos, 1977
(rééd.), p. 673 : los çipdadanos moradores della assonaronse por aquello que el rey don Fernando les
encortaua sos terminos et les poblaua .
53
  R. PASTOR, Resistencias y luchas campesinas en la época del crecimiento y consolidación de la
formación feudal. Castilla y León, siglos X - XIII, Madrid, Siglo Veintiuno, 1980, p. 144-145.

250

csm_19.indd 250 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

Yeltes. C’est bien dans le déchaînement de violence, et du conséquent


étouffement de la révolte, que le nouveau territoire diocésain de Ciu-
dad Rodrigo puisa ses origines54.

Des monastères aux sièges épiscopaux, le XIe et XIIe siècle furent


la période pendant laquelle les seconds s’affirmèrent comme de véri-
tables centres de pouvoir au détriment des premiers. Après cette date,
les cathédrales étaient devenues suffisamment fortes pour prétendre
à la domination d’un espace de mieux en mieux identifié et qu’elles
estimaient leur revenir de droit. Et puisqu’il s’agissait de délimiter un
territoire, quel meilleur moyen que d’attribuer des noms de saints aux
églises et autres toponymes de polarisation, en fait de procéder à un
véritable inecclesiamento55, surtout lorsque certains temples qui appar-
tenaient à des diocèses différents étaient parfois séparés par quelques
mètres à peine, comme on l’a vu à Tordehumos ou à Santibáñez.
Inversement, et concernant le cas des vœux de saint Jacques, le pro-
cessus d’identification fut mené à une tout autre échelle. Concrète-
ment, l’ordonnancement de l’espace devait s’étendre à l’ensemble de
la Péninsule sous domination chrétienne, c’est-à-dire à un territoire
qui était perçu comme un tout global et qui de surcroît faisait pleine-
ment partie de la Christianitas56.

III. DÎMES, TERRITOIRE ET VIOLENCES

La fin du XIe siècle marqua un tournant pour l’Église, et l’Espagne


n’échappa pas à cette transformation. Soustraire les églises et les évê-
chés à la domination des laïcs fut l’une des principales motivations de
la réforme grégorienne. L’unité de la chrétienté impliquant l’unifica-
tion de la liturgie, c’est à ce titre que les clunisiens passèrent en nom-
bre dans la Péninsule57. Les sièges épiscopaux mirent à profit les
mutations ecclésiastiques en cours pour fonder un premier maillage

54
  F. FITA, « El papa Alejandro III y la diócesis de Ciudad Rodrigo (años 1173-1175) »,
Boletín de la Real Academia de la Historia, 62 (1913), p. 154-157.
55
  M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval,
Paris, Aubier, 2005, p. 269-274.
56
  N. BEREND, « Défense de la Chrétienté et naissance d’une identité. Hongrie, Pologne
et péninsule ibérique au Moyen Âge », Annales HSS, 2003/5, p. 1009-1027.
57
  F. J. FERNÁNDEZ CONDE, La religiosidad medieval en España. Plena Edad Media (ss. XI-XII),
Gijón, Trea, 2005, p. 22 : « Desde el siglo XI, y con el apoyo de la corte de Pamplona, los
ejércitos de cluniacenses invaden la península, y de manera especial las regiones centro-
occidentales ».

251

csm_19.indd 251 21/05/10 08:56


charles garcia

paroissial, en même temps qu’ils s’érigeaient en administrateurs de


celui-ci. Dans l’Occident péninsulaire, comme dans le reste de l’Oc-
cident médiéval, cette démarche aboutit à la territorialisation du
cadre paroissial, lequel, prenant d’abord appui sur l’église comme
lieu de culte, constitua par la suite non seulement le pôle de référence
spirituel pour les fidèles, mais aussi un marqueur social et économi-
que. La paroisse devint au fil du temps la structure d’encadrement
des hommes et de perception des impôts ou, pour le dire autrement,
le territoire sur lequel s’appliquaient des temporalités particulières.
Dans ce contexte, la fixation de l’habitat autour de l’église paroissiale,
représente la meilleure expression de la territorialisation des domai-
nes des grands propriétaires, dont ceux de l’Église, en même temps
que celle de la fixation des exploitations paysannes58. Une fois l’habi-
tat fixé et le maillage paroissial placé sous le contrôle des cathédrales,
le diocèse pouvait déployer sa structure jusqu’aux limites avec ses
voisins.

La paroisse médiévale a été identifiée à ce que les géographes


appellent un « espace de vie », c’est-à-dire à un espace qui se confon-
dait avec les déplacements les plus fréquents des individus ; c’est en
parcourant le territoire paroissial que celui-ci devenait un « espace
vécu » ou représenté59. La polysémie des termes « paroisse » et « dio-
cèse », qui sont souvent interchangeables60, ne facilite pas l’appréhen-
sion de la réalité que ces mots recouvrent selon les périodes, comme
une étude récente l’a démontré61. En Castille-León, à la fin du XIIIe

58
  A. GUERREAU-JALABERT, « Les structures de parenté dans l’Europe médiévale », Anna-
les ESC, 36-6 (1981), p. 1028-1049.
59
  G. DI MÉO et Y. VEYRET, « Problématiques, enjeux théoriques et épistémologiques pour
la géographie », Limites et discontinuités géographiques, L. Carroué et alii, Paris, Sedes, 1996,
p. 5-26, ici p. 14.
60
  Dans la documentation de Sahagún, la première mention du mot parrochia date seule-
ment de l’année 1230, J. A. FERNÁNDEZ FLÓREZ, Colección diplomática del monasterio de
Sahagún (857-1300). IV (1110-1199), León, Centro de estudios e investigación « San Isi-
doro », 1991, doc. n° 1239, p. 124 ; quant à celle de diocesis, elle commence seulement à se
généraliser au début du XIIIe siècle, doc. n° 1620 (1219), p. 125-126. 
61
  Nous renvoyons à la récente monographie que la revue Médiévales vient de consacrer à
ce thème : « La paroisse. Genèse d’une forme territoriale » et, pour ce qui est des définitions
sémantiques, à l’article de M. LAUWERS, « Paroisse, paroissiens et territoire. Remarques
sur parochia dans les textes du Moyen Âge », Médiévales, 49 (2005), p. 11-32. En 1122, quel-
ques décennies à peine après la conquête de Tolède, le pape Calixte II confirma à Bernard
la primauté de l’Église tolédane sur toutes les autres de l’Espagne. C’est à ce titre que le
romain pontife rappella que toutes les églises de l’ancienne «paroisse» Complutense, en
réalité diocèse, dépendaient de Tolède, J. A. FERNÁNDEZ FLÓREZ, Colección diplomática
del monasterio de Sahagún (857-1300). IV (1110-1199)…, doc. n° 1208, p. 69-70 : Conplutensem

252

csm_19.indd 252 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

siècle, les paroisses faisaient partie d’un territoire plus vaste qui était
très rarement nommé en tant que tel. Certes, il y a quelques référen-
ces au diocèse, et plus rarement à l’évêché, les deux dénominations
renvoyant moins à un mode d’appropriation de l’espace par les habi-
tants qui l’occupaient qu’à une dimension politique : celle des dispu-
tes entre les puissants qui cherchaient à s’en emparer, ou à l’agrandir
et c’est là qu’entre en jeu la question des limites. Quant au paroxysme
de la violence atteint au XIIIe siècle autour des marges diocésaines, il
doit être interprété comme l’un des indices qui nous renseignent le
plus utilement sur la phase terminale de la territorialisation des dio-
cèses, alors en voie d’achèvement.

L’ébauche de la première organisation ecclésiastique explique que


beaucoup des chartes, en réalité des falsifications du début du XIIe
siècle, aient mis tant de soin à décrire les limites diocésaines, tant
l’enjeu pour le pouvoir était de taille. Alors que les documents de
l’époque précédente avaient surtout cherché à répertorier les églises
(locus) que les cathédrales possédaient en qualité de biens propres, il
n’en alla pas de même après la réforme grégorienne. Après cette date,
il devint urgent de recenser l’ensemble des églises qui se trouvaient à
l’intérieur du territoire diocésain et qui étaient soumises, de ce fait, à
la juridiction épiscopale. Il semblerait que la réforme grégorienne eût
modifié la vision que les évêques avaient de leur territoire, laquelle
serait passée d’une perception foncière, ou domaniale, à une nou-
velle, plus englobante et homogène d’un territoire clairement circons-
crit : celle du diocèse qui était placé sous leur autorité.

Les prélats mirent à profit leurs nouvelles prérogatives en confiant


la cura animarum aux prêtres sur lesquels ils avaient un droit de nomi-
nation, un droit qui pouvait parfois être partagé avec les propriétaires
des églises locales mais dont la désignation définitive en cas de diffé-
rend restait toujours l’apanage du pasteur de la cathédrale. C’est au
titre du ius episcopalis que le haut prélat était habilité à mener des
visites d’inspection dans sa circonscription, et à percevoir le yantar
afférent à ces déplacements. Les évêques castillans construisirent très
peu leur territoire en le parcourant, dans la mesure où il n’y eut pas

ei parroquiam cum terminis suis necnon et ecclesias omnes atque dioeceses, quas iure proprio antiquitus
posedisse cognoscitur .

253

csm_19.indd 253 21/05/10 08:56


charles garcia

de véritables circumambulations dans l’Occident péninsulaire62, tant


les prélats étaient attachés à suivre les monarques dans leurs constants
déplacements, car le plus important était de se trouver à proximité
du pouvoir royal, dans son intimité. La dîme ou, au cas particulier :
tercia episcopal ou pontifical, était la part des taxes qui revenait à la
cathédrale, évêque et chapitre réunis, en reconnaissance de la supé-
riorité du siège épiscopal sur un district donné. La perception de cette
rente est un indice supplémentaire qui nous renseigne sur l’avancée
de la construction territoriale des évêchés, une collecte qui commença
avec la réforme grégorienne et trouva sa plénitude au milieu du XIVe
siècle.

Il va sans dire que c’est la perception des dîmes qui engendra le


plus grand nombre de conflits, et autant de flambées de violence.
Cependant, sur le terrain, et dans le processus de règlement des
conflits, le résultat de ces confrontationes fut qu’elles aboutirent à des
délimitations de plus en plus précises. De nombreux propriétaires
d’églises, lesquelles étaient souvent des anciens monastères bénédic-
tins, contestèrent le droit que les évêques prétendaient avoir sur leurs
églises et sur leurs terres immunitaires63, et ce toujours au nom de la
tradition et des anciens privilèges qui témoignaient du bien fondé de
leur exonération fiscale. Les monastères acceptèrent très mal cette
évolution mais durent reconnaître, in fine, les prérogatives canoniques
que les évêques avaient à l’intérieur de leurs diocèses et ce jusqu’au
sein même des domaines monastiques64. En dehors des querelles
internes à un diocèse, la question des limites entre circonscriptions
ecclésiales ne cessa de se poser avec acuïté. Le pape Lucius III, au
moyen de litterae executoriae, émises en 1184, demanda à l’évêque de
Zamora et à son archidiacre de rendre à l’évêque d’Astorga les églises

62
  Sur l’obligation de l’évêque, certes quelque peu tardive dans la documentation (1411),
cf. A. GARCÍA y GARCÍA dir., Synodicon Hispanum. IV. Ciudad Rodrigo, Salamanca y Zamora,
Madrid, BAC, 1987, p. 298-299.
63
  J. M. FERNÁNDEZ CATÓN, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-
1230). V (1109-1187), León, Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 1990, doc.
n° 1663 (1186), p. 578-579.
64
  M. HERRERO de la FUENTE, Colección diplomática del monasterio de Sahagún (857-1230).
III (1073-1109), León, Centro de estudios e investigación « San Isidoro», 1988, doc. n° 885,
p. 198-200. L. FERNÁNDEZ MARTÍN, « Villafrades de Campos, señorío del abad de Saha-
gún », Archivos Leoneses, 54 (1973), p. 227-277.

254

csm_19.indd 254 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

de Saint-Pierre de Muélledes et de Villarrín, toutes deux situées dans


la contrée de la Lampreana, et dont ils s’étaient emparés65.

L’abondante documentation de la cathédrale de Zamora dans la


deuxième moitié du XIIIe siècle nous est particulièrement utile pour
suivre l’action de son virulent évêque, don Suero, tant pour le contrôle
territorial de son diocèse que pour la collecte en son sein des jura
episcopalia. En 1278, l’impétueux Suero Pérez ne tolérant plus la déso-
béissance des moines de Sahagún : « de forma que, saliendo tropel
de gente armada del obispado de Zamora […] entró violentamente
en la dicha villa de Belver, saqueó el monasterio, entró en las iglesias,
azotando y escarneciendo á los monjes que había en ellas »66. Il faut
dire qu’à cette époque les hauts prélats pouvaient compter sur l’appui
de la législation qui avait été élaborée par le IVe Concile de Latran,
une rédaction qui leur était devenue particulièrement favorable.

La liste des conflits que le pasteur zamoran soutint avec les concejos,
les ordres militaires ou les monastères est trop longue pour qu’on
puisse les énumérer67. Ouvrons cependant quelques dossiers, ceux où
la violence contre la potestas episcopalis se manifesta avec le plus de
force. À Fermoselle, les magistrats du concilium de Zamora poussèrent
les habitants à se soulever contre l’évêque, le seigneur des lieux68. Les
révoltés chassèrent les hommes que le prélat avait dans la ville, ils
détruisirent les récoltes, coupèrent les arbres et rasèrent les bâti-
ments69. À Bamba, les mutins tuèrent le « juge » que l’évêque avait
nommé dans le village pour veiller sur son patrimoine. Certes, ces
exactions ne concernaient que les biens-fonds propres du prélat, mais
cela n’empêcha pas les conflits de s’étendre à d’autres sphères. Le
refus de payer la dîme était une attitude particulièrement ancrée dans
les esprits de l’époque, à telle enseigne qu’Alphonse X dut intervenir

65
  G. CAVERO DOMÍNGUEZ et E. MARTÍN LÓPEZ, Colección documental de la catedral de
Astorga. II (1126-1299), León, Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 2000, doc.
n° 867, p. 195.
66
  C. FERNÁNDEZ DURO, Memorias históricas de la ciudad de Zamora, su provincia y obispado,
Madrid, 1882, t.1, p. 441.
67
  J.-L. MARTÍN, « Fuentes y estudios zamoranos », Primer congreso de Historia de Zamora, t.
3. Medieval y moderna, Zamora, Diputación de Zamora, 1991, p. 11-25.
68
  Ces épisodes ont été consignés par M. SÁNCHEZ RODRÍGUEZ, « La Diócesis de Zamora
en la segunda mitad del siglo XIII », Primer congreso de Historia de Zamora, t. 3, …, p. 147-171,
ici p. 158-161.
69
  J.-L. MARTÍN, Documentos del archivo catedralicio de Zamora …, doc.. n° 172, p. 142-143.

255

csm_19.indd 255 21/05/10 08:56


charles garcia

à de nombreuses reprises pour faire appliquer le droit, mais apparem-


ment sans résultat :

 Et porque el diezmo es debdo que devemos dar a nostro sennor, nin-
guno non se puede escusar de non lo dar ca si los moros et los judios et
los gentiles que son de otras leyes et que non an connoscencia de la ver-
dadera fe dan los diezmos derechamientre segunt los mandamientos de
su ley, mucho más lo devemos nos dar complidamientre et sin enganno
que somos fijos verdaderos de sancta eglesia […] que ninguno non sea
osado de coger nin de medir so monton de pan que toviere limpio en la
era si non desta guisa : que sea primeramientre tannida la campana tres
vezes a que vengan los terceros o aquellos que los deven recabdar… 70.

En 1302 la cathédrale de Zamora délimita les bornes sud-est du


diocèse avec les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Le marquage
du territoire avait été rendu nécessaire pour mettre un terme aux
conflits, parfois violents, que les deux parties avaient entretenus jus-
que-là. Dans la vallée de la Guareña, la perception des dîmes fut, une
nouvelle fois, à l’origine des disputes entre ces institutions. Il n’est
donc pas surprenant que l’on se soit servi de l’épineuse question de
leur prélèvement pour définir et appréhender physiquement le terri-
toire qui était soumis à l’autorité de l’évêque71. Et c’est pour des rai-
sons somme toute identiques que, en 1185, Vidal, l’évêque de
Salamanque, et Guillaume, l’évêque de Zamora, passèrent un accord
qui faisait état de l’attendu bornage, et même de l’échange d’un cer-
tain nombre d’églises frontalières. Tout autant qu’une question de
limites, il s’agissait de mettre un terme définitif aux disputes, toujours
susceptibles d’engendrer des violences :

Nos Vitalis, Dei gratia, ecclesie Salamantine, et Willelmus eadem Zemoren-


sis ecclesie episcopi, cum consensu totius capituli utriusque ecclesie, omnes
questiones a longis retro temporibus inter ipsas ecclesias agitatas, et non-
dum fine debito terminatas, pro bono pacis utriusque ecclesie… 72.

Jusqu’à présent, le thème de la violence autour des lignes extérieu-


res des diocèses est l’indice qui a retenu notre attention avant tout.

70
  Ibid., doc. n° 153 (1255), p. 126-128.
71
  ACZ, 36-9 : nos ambas partes porque entendemos que es bien […] ordenamos para siempre jamas
que en todos los lugares que sson de la Orde del Hospital en el obispado de Çamora ha el obispo o el
cabildo ha la tercia parte de los diesmos e los ffreyres de la dicha Orde ha las duas tercias… .
72
  J. L. MARTÍN MARTÍN et alii, Documentos de los archivos catedralicio y diocesano de Salamanca
(siglos XII-XIII), Salamanque, 1977, doc. n° 88, p. 176-177.

256

csm_19.indd 256 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

Mais revenons à la question de la vallée de la Guareña, cette enclave


qui était aux mains des Hospitaliers. Si l’on regarde une carte des
limites diocésaines au Moyen Âge, on s’aperçoit que le fief des moines
soldats était placé à la conjonction de trois évêchés : Zamora, Palencia
et Salamanque. Qui plus est, cette zone hautement conflictuelle
recouvrait, à grands traits, les frontières des puissants concejos des villes
de : Salamanque, Medina del Campo et Toro. La raison de la présence
de la puissante commanderie hospitalière à cet endroit s’explique
d’elle-même : elle avait été fondée sciemment pour apaiser les conflits
entre les pouvoirs de ces juridictions, dont ceux des diocèses, toujours
prêts à en découdre autour des limites territoriales. Rappelons que la
plupart de ces tensions masquaient des conflits entre les élites aristo-
cratiques73. Il s’agit d’une dialectique que l’on aurait pu étendre à
d’autres acteurs, cas des monastères, comme l’abondante documen-
tation sur ce sujet l’atteste. Toutefois, au-delà des violences qui s’exer-
çaient autour des territoires d’immunité, ce qu’il faut en réalité saisir
c’est la lutte pour le contrôle de l’espace74.

Le voto de Santiago est l’une des plus célèbres redevances que


l’Église hispanique perçut dans la Péninsule75. Les résistances provo-
quées par son prélèvement, parfois violentes, sont autant d’indices
susceptibles de nous renseigner sur la territorialité, non pas à l’échelle
d’un diocèse mais d’une province ecclésiastique : l’archidiocèse de
Saint-Jacques de Compostelle. Après des débats singulièrement tour-
mentés, les Cortès de Cadix abolirent officiellement ce vœu le 14
octobre 181276. Quels avaient été ses fondements doctrinaux au Moyen
Âge ? Cette taxe, qui apparaît pour la première fois dans un récit

73
  A. GUERREAU, « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le haut
Moyen Âge occidental », Uomo e spazio nell’Alto Medioevo, Spoleto, Centro italiano di studi
sull’Alto Medioevo, 2003 (Settimane di studio del ‘Centro italiano di studi sull’alto
medioevo’, L), t. I, p. 91-115, ici p. 111 : « Cette évolution montre bien que les principales
tensions sociales en Occident s’exprimaient dans le cadre des structures ecclésiastiques et
que ces tensions se traduisaient essentiellement autour d’enjeux spatiaux ».
74
  B. ROSENWEIN, Negociating Space. Power and Privileges of Immunity in Early Medieval Europe,
Londres, Ithaca, 1999.
75
  K. HERBERS, « Politik und Heiligenverehrung auf der Iberischen Halbinsel. Die Ent-
wicklung des «politischen Jakobus»  », Politik und Heiligenverehrung im Hochmittelalter, J.
Petersohn éd., Sigmaringen, Thorbecke, 1994 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 177-
275, ici p. 233-239 (avec bibliographie). Il existe une version espagnole de ce travail : Política
y veneración de santos en la península ibérica. Desarrollo del « Santiago político », Pontevedra,
Fundación cultural Rutas del Románico. 1999.
76
  O. REY CASTELAO, La historiografía del voto de Santiago. Recopilación crítica de una polémica
histórica, Saint-Jacques de Compostelle, Ediciones de la Universidad, 1985.

257

csm_19.indd 257 21/05/10 08:56


charles garcia

compostellan, le Cronicón Iriense, écrit vers 1090 puis retouché au


milieu du XIIe siècle par Pedro Marcio, un chanoine de Compostelle,
aurait été octroyée au profit de la cathédrale galicienne par le roi
Ramire Ier (842-850) en reconnaissance de l’aide que l’Apôtre lui avait
apportée dans la mythique bataille de Clavijo (834) contre les Sarra-
sins. Par la suite, l’intervention miraculeuse fut utilisée comme argu-
ment d’autorité pour légitimer la levée annuelle d’un tribut qui
s’élevait à une mesure de blé et à une autre de vin. La perception de
ce cens en nature, initialement appliquée aux territoires qui se trou-
vaient à l’ouest des frontières orientales du royaume de León, signa-
lées par la rivière Pisuerga, et de ce fait incluant le nord du Portugal,
fut ensuite étendue à l’ensemble des territoires qui étaient placés sous
l’autorité directe des rois de León-Castille. Au milieu du XIIe siècle,
ce vœu fut une arme idéologique que l’archevêque de Compostelle
sut judicieusement utiliser pour affirmer sa primauté face aux métro-
poles concurrentes : Braga et Tolède77. À vrai dire, obligation canoni-
que fut faite aux églises qui se trouvaient dans la juridiction des
provinces tolédane et bracarense, vassales de facto de Saint-Jacques sur
ce point précis, de verser la taxe du vœu en bonne et due forme et
c’est toute une géographie ecclésiastique péninsulaire que nous
voyons apparaître sous nos yeux à la lecture des résistances.

En 1305, quarante-sept paroisses du « doyenné » de Saint-Jacques


manifestèrent leur mécontentement auprès de Ferdinand IV de Cas-
tille. Elles refusèrent de verser cet impôt, au motif de son augmenta-
tion injustifiée, mais furent aussitôt désavouées par le roi. Quelques
années plus tard, Alphonse XI rappela l’obligation d’effectuer un
paiement régulier du vœu dans les villes et villages de son royaume
mais, en 1342, le « procureur » de la cathédrale, accompagné de Juan
Fernández de Villacuriel, l’arbalétrier du roi, dut arpenter personnel-
lement le territoire pour faire pression sur les récalcitrants et les for-
cer à s’acquitter de ce qu’ils devaient78.

*
*   *

77
  O. REY CASTELAO, « La renta del voto y las instituciones jacobeas », Compostellanum,
30 (1985), p. 233-368.
78
  M. GONZÁLEZ, El arzobispo de Santiago …, p. 251.

258

csm_19.indd 258 21/05/10 08:56


violences et appropriation de l’espace

Dans la Meseta septentrionale, une fois achevée la phase d’expan-


sion, territoriale et de colonisation, les autorités épiscopales mirent en
place une gestion très hiérarchisée de l’espace comme le montrent les
différentes unités d’encadrement, qui sont de véritables semis de lieux
de pouvoir ou points relais qui surgirent pendant cette période  :
paroisse, arciprestazgo, archidiaconé79. Ces structures n’étaient autre
chose que la base d’une articulation beaucoup plus complexe, dont le
but était de parvenir à la meilleure efficacité économique possible sans
laquelle les autres prétentions, politiques, pastorales…, auraient eu
une portée par trop limitée80. L’étude des distances de ces pôles par
rapport au siège épiscopal : centre/périphérie — une distance certes
géographique, mais aussi temporelle — , ainsi qu’une cartographie
détaillée, pourraient s’avérer fécondes pour mieux appréhender la
notion de territoire. La généralisation de la dîme à la fin du XIe siècle
fut le principal levier de ce processus de territorialisation, en ce sens
que beaucoup des districts qui furent créés pour la percevoir, archidia-
conés ou archiprêtrés, arciprestazgos, devinrent par la suite les instru-
ments de fixation des alfoces, de véritables démarcations ou territoires
« civils » comme on l’a vu dans le cas de Ciudad Rodrigo. La fonction
d’archidiacre, en tant qu’autorité hiérarchique, mais non pas appli-
quée à un territoire spécifique, apparaît à León vers la fin du XIe siè-
cle81. En ce qui concerne les archiprêtres, la première mention connue

79
  A. GARCÍA y GARCÍA, « Parroquia, arciprestazgo y arcedianato : origen y desarrollo »,
Parroquia y arciprestazgo en los archivos de la Iglesia (I). Santoral hispano-mozárabe en España.
(Actas de Xl congreso de la asociación. Salamanca, 12-15 de setiembre de 1994), Agustín Hevia
Ballina éd., Oviedo, Asociación de Archiveros de la Iglesia en España, 1996 (Memoria
Ecclesiae, 8), p. 19-40, ici p. 28 : « Por lo que se refiere al territorio, que recibe el nombre
de paroecia y a veces el de dioecesis. Estas denominaciones fueron ambiguas durante bastante
tiempo, ya que cada una de las dos designan unas veces lo que nosotros entendemos por
parroquia, mientras que otras se refieren a la realidad actual de la diócesis ».
80
  A. GUERREAU, « Quelques caractères… », p. 96 : « Il est décisif de saisir que la notion
de hiérarchie, fondamentalement ecclésiastique, mettait en jeu dans un même mouvement
une relation de «pouvoir» et une relation d’essence spatiale : preuve de plus de l’insépara-
bilité de l’aspect social et de l’aspect spatial des structures de base du système féodal euro-
péen ».
81
  M. HERRERO de LA FUENTE, Colección diplomática del monasterio de Sahagún (857-1230).
III (1073-1109, doc. n° 855 (1089), p. 1161-162, p. 161 : Archidiaconus domnus Bonellus conf.
Citi Quiramiz archidiaconus conf. Guttier archidiaconus conf. Baldouinus archidiaconus conf. ; J.
M. FERNÁNDEZ CATÓN, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230). V
(1109-1187), doc. n° 1351 (1116), p. 53-56 : omnia monasteria quecumque habentur in toto
archidiaconatu archidiaconi Petri Garsie, omnesque uillas sui archidiaconatus et ecclesias, quascum-
que ipse regit, uel regere debet, et quascumque antecessores eius rexerunt in eodem archidiaconatu, doc.
n° 1367 (1120), p. 86-90.

259

csm_19.indd 259 21/05/10 08:56


charles garcia

date de 112682, avant la généralisation de cette fonction à l’ensemble


du territoire83. On peut donc dire que, au milieu du XIIe siècle, la
territorialisation des arciprestazgos avait pour ainsi dire déjà commencé84.
En 1188, Clément III, désireux de régler un conflit de juridiction,
intervint dans les affaires de la bourgade d’Alba de Tormes, une cité
de la « frontière » où les clercs avaient été excommuniés par l’évêque
de Salamanque. Quel était le motif du différend dans cette dynamique
et ouverte terre d’extremadura ? S’appuyant sur la tradition, les clercs
d’Alba avaient élu eux-mêmes leur archiprêtre ; c’était un cas parmi
d’autres d’une volonté d’autonomie de la part des églises locales dans
un territoire où l’on était peu habitué aux contraintes, mais que
l’Église, ici représentée par le siège épiscopal, ne voyait pas d’un bon
œil, motif pour lequel l’évêque désigna son propre candidat. Pour
contrer le coup de force de l’évêque dans ce qu’ils considéraient
comme faisant partie de leur démarcation ecclésiastique, les clercs
d’Alba ameutèrent les habitants du village. La populace, en parfait
accord avec les clercs et vivant dans une société de relative liberté, rasa
plusieurs maisons et proféra des menaces contre l’intrus nommé par
le siège, d’où l’excommunication des révoltés85.

À travers ce dernier exemple on peut observer que l’imposition des


découpages ecclésiaux, c’est-à-dire la territorialisation, ne fut pas tou-
jours chose aisée, d’où la quête d’alliances, parfois surprenantes, pour
faire aboutir ce processus, mais aussi la multiplication des violences, des
plaintes et des sentences judiciaires de toute nature. Toujours est-il
qu’en León-Castille, à la fin du XIIIe siècle, la configuration des terri-
toires diocésains était parachevée et la plupart des conflits soldés. Cer-
tes la violence perdura, mais elle fut davantage le fait des malhechores
feudales que des paysans, toujours dans un contexte d’opposition entre
les élites dans lequel les évêques furent de plus en plus épargnés.

82
  J. A. FERNÁNDEZ FLÓREZ, Colección diplomática del monasterio de Sahagún (857-1300). IV
(1110-1199)…, doc. n° 1228 (1126), p. 108-109 : Honorius episcopus, servus servorum Dei,
dilectis filiis abbati et priori de Trianos et archipresbitero de Ceya, Legionensis dioecesis.
83
  T. BURÓN CASTRO, Colección documental del monasterio de Gradefes. I (1054-1299), León,
Centro de estudios e investigación « San Isidoro », 1998, doc. n° 163 (1182), p. 208 : Uicarios
in Cea Gonzaluus archipresbiter ts..
84
  J. SÁNCHEZ HERRERO et R. LÓPEZ BAHAMONDE, « La geografía eclesiástica en
León y Castilla. Siglos XIII al XVI », dans El pasado histórico de Castilla y León, t. 1 : Edad media,
I Congreso de Historia de Castilla y León, Burgos, Junta de Castilla y León, 1983, p. 295-313,
ici p. 300.
85
  J. L. MARTÍN MARTÍN et alii, Documentos de los archivos catedralicio y diocesano de Sala-
manca…

260

csm_19.indd 260 21/05/10 08:56


Perspectives de recherches

Le diocÈse : territoire et conflit aux


XIe-XIIe SIÈCLES. Notes de lecture1

Florian Mazel

L’adoption progressive de la cité comme cadre de l’exercice du


ministère épiscopal par les conciles des IVe-Ve siècles (Nicée, Sardique,
Laodicée, Constantinople, Chalcédoine), ainsi que la relative rareté
des sièges épiscopaux non hérités de l’Antiquité tardive ont nourri
dans la tradition historiographique une certaine illusion administra-
tive et territoriale au sujet du diocèse médiéval. À la différence de la
paroisse, reconnue comme une création institutionnelle et territoriale
des IXe-XIIIe siècles, le diocèse reste souvent considéré, par-delà les
vicissitudes politiques et sociales, comme un socle institutionnel stable
dont la nature territoriale et la configuration spatiale remonteraient
sans grande variation à l’Antiquité tardive. Cette conception a long-
temps imprégné la géographie historique, laquelle s’est par exemple
souvent appuyée sur la carte des diocèses des XIVe-XVIe siècles pour
reconstituer, par démarche régressive, la carte des civitates antiques2.
Dans ce cadre, le premier intérêt des exposés de Myriam Soria et
Charles Garcia est de montrer clairement, à la suite d’autres travaux

1
  Les remarques qui suivent ne constituent qu’un rapide survol de la question fondé sur
la lecture des contributions de Myriam Soria et Charles Garcia. Les notes ont été réduites
au minimum. Pour une approche plus argumentée, je me permets de renvoyer à l’ouvrage
suivant  : L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval (V  e-XIII e siècle),
F. MAZEL dir., Rennes, PUR, 2008, ainsi qu’à un mémoire d’habitation à diriger les recher-
ches : De la cité au diocèse. Eglise, pouvoir et territoire dans l’Occident médiéval (V e-XIII e siècle),
soutenu à l’université Rennes 2 le 21 novembre 2009.
2
  On peut citer le cas exemplaire de la Provence : voir A. REINAUD DE FONVERT, Carte
des circonscriptions diocésaines avant 1789 dans les anciennes provinces ecclésiastiques d’Aix, d’Arles
et d’Embrun pour servir à l’intelligence des divisions civiles et administratives de la province romaine
à la fin du IV e siècle après J.-C., Aix-en-Provence, 1862. Sur les excès d’une telle approche :
F. BERTONCELLO, Y. CODOU, « Variations sur un thème : le territoire de la cité antique
et du diocèse médiéval de Fréjus (Var) », dans Peuples et territoires en Gaule méditerranéenne,
Hommage à Guy Barruol (Revue Archéologique de Narbonnaise, Supplément 35), 2003, p. 167-
180. Chaque région française a nourri une historiographie abondant dans ce sens.

261

csm_19.indd 261 21/05/10 08:56


florian mazel

récents et en dépit des indéniables particularités de leur terrain d’ob-


servation gascon, asturo-léonais ou castillan, que même dans les pays
méditerranéens, les plus romanisés et les premiers christianisés, le
diocèse n’est pas un territoire hérité mais construit dans la longue
durée, dont le moment décisif de territorialisation, aux XIe-XIIe siè-
cles, se révèle bien plus tardif que ne le laisse présumer l’historiogra-
phie traditionnelle – si l’on veut bien entendre par territorialisation
non seulement l’affirmation d’une conception territoriale du diocèse,
mais aussi la mise en œuvre, par l’évêque et le chapitre, de pratiques
visant à s’assurer la maîtrise et l’organisation territoriales de cet
espace3.
Le deuxième intérêt des exposés de Myriam Soria et Charles Gar-
cia tient au rôle déterminant attribué dans ce processus aux conflits,
notamment ceux qui opposent des sièges voisins au sujet de leurs
limites et de leurs étendues respectives. Il faut d’emblée souligner que
d’autres types de conflits, ignorés ou seulement évoqués par les deux
auteurs, ont aussi œuvré à ce processus, tels les conflits suscités par
l’imbrication des pouvoirs ecclésiastiques et laïques ou ceux provo-
qués par les formes du contrôle territorial épiscopal et canonial, en
particulier l’appropriation des églises et de la fiscalité paroissiale.
Quoi qu’il en soit, la multiplication de tous ces conflits aux XIe-XIIe
siècles est trop remarquable pour relever de l’illusion documentaire :
non seulement elle reflète l’intérêt croissant porté aux enjeux terri-
toriaux par les agents sociaux (et les intellectuels, à commencer par
les juristes), mais elle participe à l’actualisation de la territorialisation
en suscitant la mise par écrit ou le marquage au sol d’une véritable
« géographie » du diocèse.
C’est autour de ces deux centres d’intérêt que s’organisent les
remarques qui suivent, en s’efforçant de souligner l’intérêt des pro-
blèmes soulevés par les deux exposés tout en les replaçant dans une
perspective chronologique et géographique élargie.

3
  Plutôt que les usages géographiques du terme territoire, variés, parfois flous ou discor-
dants (voir à ce sujet : F. RIPOLL et V. VESCHAMBRE, « Le territoire des géographes.
Quelques points de repère sur ses usages contemporains », dans Les territoires du médiéviste,
B. CURSENTE et M. MOUSNIER dir., Rennes, PUR, 2005, p. 275-292), on préfèrera ici la
définition wébérienne, certes plus étroite, qui en fait essentiellement l’espace de projection
d’un pouvoir institutionnel (M. WEBER, Économie et société, t. I, Les catégories de la sociologie,
Paris, 1995 [1ère éd. allemande 1922], p. 291).

262

csm_19.indd 262 21/05/10 08:56


le diocèse

I. Le diocÈse :
une construction territoriale tardive 

Deux remarques préalables s’imposent. En premier lieu, comme


y incitent les deux exposés, il est nécessaire de distinguer la question
des sièges de celle des territoires. L’ancienneté fréquente des sièges
relève de logiques multiples entremêlant préoccupations pastorales,
histoire urbaine et structures de gouvernement. L’association privilé-
giée de l’évêque et de la cité, qui se reflète jusque dans la titulature
épiscopale, est un phénomène bien connu. Elle se traduit, de manière
à la fois précoce et durable, par un surinvestissement matériel et idéel,
monumental et symbolique qui fait de la cité sainte un « lieu central »
polarisant les pratiques sociales et religieuses, voire les pratiques poli-
tiques de la société environnante. Pour autant, il ne faudrait pas
déduire hâtivement de cette polarisation précoce la formation paral-
lèle d’un territoire homogène qui lui serait associé et subordonné, ni
s’enfermer dans une approche spontanément et exclusivement terri-
toriale de la terminologie institutionnelle (civitas, pagus, comitatus,
episcopatus). Il convient en revanche de se poser la question de l’exis-
tence même d’une conception territoriale de la fonction épiscopale
et de son exercice, ou, pour être plus précis, de la perpétuation d’une
telle conception attestée dans l’Antiquité mais que de nombreuses
sources viennent démentir entre le Ve et le Xe siècle4.
En deuxième lieu, comme y invitent de nouveau les deux exposés,
il s’agit d’inscrire le processus de territorialisation du diocèse dans
une géographie globale et donc dans une chronologie différenciée.
Il y a, à l’échelle européenne, des configurations décalées du proces-
sus de territorialisation qui tiennent en particulier à la périodisation
et aux formes de l’inclusion des différentes régions d’Europe au sein
de la « chrétienté », même si une relative convergence peut être située
aux XIe-XIIe siècles. Les cas de la Gascogne et des royaumes nord
ibériques, pour être voisins, présentent ainsi un certain nombre de
caractères propres, parfois jusqu’en leur sein avec, par exemple, un
net décalage morphologique et chronologique entre une Gascogne
orientale tôt structurée autour d’anciens chefs-lieux de cités et de la
métropole d’Auch, promue à l’époque carolingienne, et une Gasco-
gne occidentale à l’histoire plus complexe, un temps unie autour d’un
grand évêché au profil imprécis (fin Xe - milieu XIe siècle), avant de
connaître un foisonnement de sièges et une certaine normalisation

  Voir à ce sujet la contribution de M. LAUWERS dans L’espace du diocèse…, p. 23-65.


4

263

csm_19.indd 263 21/05/10 08:56


florian mazel

territoriale à l’époque grégorienne. Ce genre de décalage se retrou-


verait en bien d’autres régions, entre deux Bretagne par exemple, ou
bien, à front renversé, entre deux Provence5.

I.1. La fixation des « lieux centraux » : la formation de la carte des


sièges

Si la plupart des sièges épiscopaux remontent aux chefs-lieux de


cités de la basse Antiquité, nombre de ceux-ci ne donnèrent pas nais-
sance à un siège et les transferts de sièges furent fréquents tout au
long du haut Moyen Âge6. En réalité, la genèse de la carte épiscopale
fut longue et complexe, y compris dans les régions méditerranéennes
implicitement considérées dans l’historiographie comme les plus
conservatrices. L’invasion musulmane de la péninsule ibérique ou de
la Sicile ont profondément déstructuré le tissu tardo-antique. La refor-
mation des sièges aux Xe-XIIe siècles, en dépit des constructions
mémorielles des clercs, traduit plus souvent de véritables créations,
ajustées aux réalités politiques et urbaines du temps, que des restau-
rations7. Sans être aussi remarquable, un tel hiatus entre monde anti-
que et XIe-XIIe siècles existe bien ailleurs. Plusieurs travaux ont
souligné le caractère très instable des sièges épiscopaux en Provence
orientale, en bas Languedoc ou en Italie centrale et méridionale aux
VIe-VIIe siècles : dans ces régions, il faut en fait attendre la période
carolingienne ou le XIe siècle, voire la période normande pour l’Italie
méridionale, pour que les cités épiscopales se fixent définitivement8.
On le sait, la formation de la carte épiscopale se prolonge aussi en
5
  La structuration diocésaine définitive de la haute Bretagne (Nantes, Rennes, Vannes)
est bien antérieure à celle de la basse Bretagne ; celle de la basse Provence occidentale bien
antérieure à celle de la Provence orientale.
6
  S. SCHOLZ, Transmigration und Translation. Studien zum Bistumswechsel der Bischöfe von der
Spätantike bis zum hohen Mittelalter, Cologne, 1992.
7
  Voir P. HENRIET, « L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs (IXe-
XIIIe siècle) », dans À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps
dans l’Espagne médiévale (IX e-XII e siècle), P. HENRIET dir., Lyon, ENS-Casa de Velázquez, 2003
(Annexes des Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales, 15),
p. 81-127. A. NEF, « Géographie religieuse et continuité temporelle dans la Sicile normande
(XIe-XIIe siècle) : le cas des évêchés », ibid., p. 177-196. Et la contribution de P. HENRIET
dans L’espace du diocèse…, p. 287-307 .
8
  Voir par exemple L. Schneider, « Cité, castrum et pays : espace et territoires en Gaule
méditerranéenne durant le haut Moyen Âge. L’exemple de la cité de Nîmes et du pagus de
Maguelonne (Ve-XIe s.) », dans El castillo y la ciudad. Espacios y redes (ss. VI-XIII), Actes du
colloque Castrum 8, Baeza, septembre 2002, P. CRESSIER éd., Madrid, 2008, p. 29-69 [je
remercie L. Schneider d’avoir mis son texte à ma disposition avant sa publication] et L.

264

csm_19.indd 264 21/05/10 08:56


le diocèse

Gaule du Nord ou en Bretagne jusqu’aux VIIe-XIe siècles, en Angle-


terre jusqu’aux XIe-XIIe siècles, pour en rester à des espaces autrefois
situés à l’intérieur du limes. À vrai dire, même si les facteurs d’évolu-
tion y furent différents, il n’est guère possible d’opposer monde médi-
terranéen et monde septentrional. Dans ces conditions, durant un
long haut Moyen Âge, l’enjeu principal ne fut pas tant la territoriali-
sation du diocèse que la fixation des sièges, leur avènement en tant
que pôles rayonnant sur l’espace et la société environnants, leur ins-
cription dans des histoires imaginées censées effacer le souvenir des
ruptures du passé (telle l’invasion musulmane de 711 pour la pénin-
sule ibérique).
Un autre aspect de la formation de la carte des sièges, subreptice-
ment évoqué par les deux exposés, mérite d’être relevé : celui de la
hiérarchisation des sièges qu’implique leur inclusion dans le cadre
des provinces, un phénomène qui renvoie non seulement à la construc-
tion spatiale de l’Ecclesia comme une hiérarchie de pôles puis de ter-
ritoires emboîtés, mais aussi aux rapports entre institution ecclésiale
et structure politique. On connaît le rôle joué par les souverains caro-
lingiens dans la reconstruction de la géographie provinciale tardo-
antique et la restauration de l’autorité des métropolitains. Même s’il
faut sans doute en atténuer le caractère autocratique et la portée
effective, au moins à court terme9, le principal réside, comme l’atteste
par exemple l’énumération par Charlemagne des quatorze provin-
ciaux de son Empire dans son « testament » de 814, dans la volonté
explicite, fondée sur le précédent de l’État romain chrétien, de faire
coïncider l’espace de l’Empire avec la somme des provinces, à un
moment où les souverains s’efforcent par ailleurs d’ajuster la réparti-
tion des charges comtales à la carte des chefs-lieux de cité et les éphé-
mères missatica – institués au centre du royaume franc seulement – à
la carte provinciale. Cette volonté de coïncidence politique et territo-
riale à l’échelle des provinces réapparaît ensuite régulièrement et
gouverne en partie la politique de fondation, de restauration ou de
promotion des sièges épiscopaux conduite par les rois et les princes
aux Xe-XIIe siècles. La péninsule ibérique en offre de multiples exem-

FELLER, « I limiti delle diocesi italiane nell’alto Medioevo », Limes. Rivista italiana di geopo-
litica, 2000/1, p. 177-191.
9
  S. PATZOLD, « Eine Hierarchie im Wandel : Die Ausbildung einer Metropolitanordnung
im Frankenreich des 8. und 9. Jahrhunderts », dans Hiérarchie et stratification sociale dans
l’Occident médiéval (400-1100), Actes du colloque d’Auxerre, septembre 2006, D. IOGNA-
PRAT et R. LE JAN dir., Turnhout, 2008, p. 117-136 [je remercie S. Patzold d’avoir mis son
texte à ma disposition avant sa publication].

265

csm_19.indd 265 21/05/10 08:56


florian mazel

ples, pour les royaumes léonais, castillan et portugais comme pour la


principauté catalane. La création du grand évêché de Gascogne à la
fin du Xe siècle à l’initiative de la dynastie ducale participe à l’évidence
d’une logique semblable, de même, un demi-siècle plus tard, que
l’action du duc d’Aquitaine en faveur de l’intégration véritable des
sièges de Gascogne occidentale dans la province d’Auch10. Mais l’on
pourrait citer de nombreux autres exemples comme l’attachement
des princes bretons à promouvoir le statut métropolitain de Dol aux
dépens de Tours au IXe siècle, l’action des rois puis des comtes de
Provence en faveur de la prééminence du siège d’Arles sur tous les
sièges provençaux y compris ceux, théoriquement métropolitains,
d’Aix-en-Provence et Embrun, aux Xe-XIe siècles, la politique des ducs
de Normandie visant à renforcer l’autorité du métropolitain de Rouen
sur l’ensemble des sièges de leur principauté11… Mais ce sont des
logiques politiques qui sont ici à l’œuvre. Si elles rejaillissent sur la
hiérarchisation des pôles ecclésiastiques, elles restent avant tout pré-
occupées par la fidélité des évêques.

I.2. Les premières projections territoriales épiscopales

Au haut Moyen Âge, les relations entre les évêques et leur diocèse
ne relèvent pas prioritairement de logiques territoriales. Comme le
proclament plusieurs canons conciliaires et quelques lettres pontifi-
cales, ou comme le révèle le célèbre conflit entre les évêques de
Sienne et d’Arezzo entre 650 et 71512, ce sont le lien personnel entre
l’évêque et les desservants des églises baptismales – notamment par
la distribution annuelle des huiles saintes – et le lien liturgique entre
l’évêque et les autels qu’il a consacrés, qui fondent l’attachement des

10
  On peut présumer que cette intégration permettait à la fois de déstructurer l’entité
ecclésiastique qui avait servi d’appui à la dynastie gasconne et de favoriser la coïncidence
du propre espace princier du duc d’Aquitaine avec les deux provinces ecclésiastiques de
Bordeaux et Auch.
11
  A. CHÉDEVILLE et H. GUILLOTEL, La Bretagne des saints et des rois, V e-X e siècle, Rennes,
1984, p. 266-273 et 304-313 ; F. MAZEL, « L’Église d’Arles d’Ithier (961-985) à Raimbaud
(1030-1069). Fondements et horizons d’une hégémonie archiépiscopale », dans L’organiz-
zazione ecclesiastica nel tempo di San Guido. Istituzioni e territorio nel secolo XI, Actes du colloque
d’Acqui Terme, septembre 2004, Acqui Terme, 2007, p. 105-138 ; D. BATES, Normandy before
1066, Londres, 1982.
12
  Voir le résumé qu’en propose L. FELLER, « I limiti… », n. 8. Les deux pièces sont éditées
dans Codice Diplomatico Longobardo, t. I, éd. L. SCHIAPARELLI, Rome, 1929, n° 4, p. 8-11 et
n° 17, p. 46-51 (disponibles en ligne à l’adresse : http://www.oeaw.ac.at/gema/lango_urk_
kopial.htm [19/01/2007]).

266

csm_19.indd 266 21/05/10 08:56


le diocèse

églises locales à un siège épiscopal. Dans ce cadre, peu importe l’ap-


partenance de l’église en question à l’antique cadre territorial de la
civitas ou du municipe. Le diocèse n’est pas, n’est plus un territoire,
mais une collection de liens personnels.
Dans le même temps, comme les exposés de Myriam Soria et Char-
les Garcia l’attestent, les évêques peuvent exercer un pouvoir territo-
rial, cependant celui-ci ne concerne pas l’espace diocésain en tant que
tel, mais des droits publics ou seigneuriaux relevant de la mense épis-
copale (l’episcopatus) ou du fisc royal. Les pouvoirs territorialisés
qu’exercent les évêques de Léon en 916 ou d’Astorga en 974 et 1028
relèvent ainsi de prérogatives fiscales concédées par les souverains et
ne coïncident pas avec le territoire de leurs diocèses respectifs tel
qu’on les connaît postérieurement. On retrouve une situation voisine
avec l’archevêque d’Arles, héritier, aux Xe et XIe siècles, de très anciens
domaines épiscopaux et de nombreuses concessions des souverains
carolingiens et bosonides : son emprise territoriale repose sur la pos-
session de puissantes abbatia, de droits fiscaux, d’églises et de domai-
nes ruraux répartis dans plusieurs pagi de la basse vallée du Rhône,
sans se limiter au territoire du diocèse d’Arles tel qu’il est connu aux
XIIe-XIIIe siècles13. Dans certains cas très particuliers, ce sont ces droits
publics ou cette seigneurie qui servent de matrice à la formation d’un
nouveau diocèse, conférant de facto à celui-ci une nature territoriale
manifeste. C’est le cas à Saint-Jacques de Compostelle où l’on pro-
cède, au début du XIIe siècle, à la transformation en diocèse du
domaine de la basilique de pèlerinage alors érigée en siège épiscopal,
un domaine par ailleurs fort original puisqu’il était continu et forte-
ment structuré en plusieurs cercles concentriques autour du sanc-
tuaire14. Une situation voisine se devine derrière la formation du
diocèse de Dol, dont la configuration territoriale renvoie vraisembla-
blement à un domaine monastique antérieur, en revanche ici très
éclaté15. Du fait de leur singulière morphogenèse, ces deux diocèses
décalqués de domaines seigneuriaux comptent probablement, en
dépit de leurs formes différentes, parmi les premiers cas de diocèses
médiévaux dotés d’une forte territorialité.

13
  F. MAZEL, « L’Église d’Arles… », n. 11.
14
  F. LOPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago de Compostela en la alta Edad Media (800-1150),
Santiago, 1988. 
15
  H. GUILLOTEL, « Les origines du ressort de l’évêché de Dol », Mémoires de la Société
d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 54 (1977), p. 31-68.

267

csm_19.indd 267 21/05/10 08:56


florian mazel

II. Aspects du processus de territorialisation


aux XIe-XIIe siÈcles

Comme il a déjà été dit, le phénomène de territorialisation du


diocèse revêt une double dimension puisqu’il s’agit d’une part de la
résurgence d’une conception territoriale, d’autre part de l’essor de
pratiques nouvelles d’appropriation, d’organisation et de gestion ter-
ritoriales du diocèse. La première dimension a fait l’objet de plusieurs
études et en particulier d’une récente synthèse de M. Lauwers : toutes
tendent à montrer l’affaiblissement, l’oubli voire l’ignorance de l’an-
tique définition territoriale du diocèse jusqu’au XIIe siècle16. Les deux
exposés présentés ici s’intéressent quant à eux à la seconde dimen-
sion, et plus particulièrement à l’un des facteurs de territorialisation
de l’espace diocésain aux XIe-XIIe siècles : les conflits entre sièges
épiscopaux voisins, que l’enjeu de ces conflits soit la précision de
limites linéaires ou l’attribution d’églises, c’est-à-dire de loci polarisant
une communauté paroissiale.

II.1. Le rôle des conflits

La multiplication des conflits territoriaux aux XIe-XIIe siècles tra-


duit indéniablement une conscience croissante des enjeux que repré-
sente l’emprise territoriale pour les élites ecclésiastiques aussi bien
que laïques dans une période de concurrence et de fragmentation
des pouvoirs, mais aussi de vive croissance démographique et écono-
mique. Ces conflits attirent d’autant plus l’attention qu’ils nous sont
connus à travers des récits souvent hauts en couleurs, ce que l’on peut
aisément reconnaître aux passionnants démêlés de l’évêque et du
chapitre de Dax avec leur rugueux voisin, l’évêque Amat d’Oloron
qui, pour leur malheur, était aussi le légat de papes grégoriens. 
Comme le montre en particulier l’étude de M. Soria, le conflit est
ce moment de cristallisation au cours duquel le processus de territo-
rialisation du diocèse, parfois déjà perceptible de manière évanes-
cente dans d’autres sources, fait l’objet d’une explicitation et d’une
formalisation, lors des plaids, sur le lieu du litige ou dans les registres

16
  Voir la contribution de M. LAUWERS dans L’espace du diocèse…, ainsi que H.-J. SCHMIDT,
« Grenzen in der mittelalterlichen Kirche. Ekklesiologische und juristische Konzepte »,
dans Grenzen und Raumvorstellungen (11.-20. Jh.). Frontières et conceptions de l’espace (11  e-20 e
siècles), G. P. Marchel éd., Zürich, 1996, p. 137-162.

268

csm_19.indd 268 21/05/10 08:56


le diocèse

des uns et des autres. Non seulement le conflit rend compte de l’enjeu
nouveau que revêt, aux yeux de l’évêque et du chapitre, la maîtrise
de ce qu’ils considèrent désormais comme le territoire diocésain, mais
surtout il met en œuvre les procédures matérielles (la visite, le bor-
nage…) et scripturaires (la rédaction d’un règlement, la confection
d’une liste ou d’un inventaire…) grâce auxquelles s’élaborent la défi-
nition concrète du territoire et sa fixation définitive ou voulue comme
telle.
Au-delà de l’analyse du processus conflictuel lui-même, de ses
modalités concrètes et de son aboutissement, deux données primor-
diales ressortent du cas gascon. La première tient à la répartition des
rôles : en effet, au premier rang des acteurs de ces conflits les plus
opiniâtres ne sont pas les évêques mais les chanoines, collectivement
ou par l’intermédiaire de certains d’entre eux, les archidiacres. La
seconde tient aux rapports étroits entre les conflits territoriaux et les
premières « mises en texte » des territoires diocésains, à l’image de ce
que l’historiographie a depuis longtemps relevé, avec une chronolo-
gie voisine, pour les paroisses. Il est en effet remarquable que les
protagonistes ne puissent jamais fournir de preuves écrites à leurs
prétentions et qu’ils soient souvent obligés d’en inventer en forgeant
toutes sortes de faux ou de solliciter la caution de l’autorité pontifi-
cale. Au final, ce sont bien les pièces du dossier du conflit qui compo-
sent le premier socle documentaire témoignant de la nature et de
l’assise territoriales du pouvoir épiscopal et canonial. Nous revien-
drons plus précisément sur ces deux données un peu plus loin.
Les deux exposés envisagent par ailleurs la question fondamentale
des causes de la multiplication de ces conflits aux XIe-XIIe siècles,
même s’ils le font de manière rapide et diffuse. La première cause
mise en relief renvoie à la construction de l’institution ecclésiale elle-
même, dans le contexte de reconstitution propre à l’Hispania de la
reconquista d’une part, dans celui de la réforme monastique et grégo-
rienne d’autre part. Il est par exemple remarquable de constater
qu’en Gascogne occidentale les plus actifs promoteurs d’une remise
en cause des anciens équilibres sont Austinde, archevêque d’Auch
(1042-1068) et légat pontifical, artisan de la restructuration de toute
la province et notamment de l’intégration des diocèses occidentaux,
et Amat, évêque d’Oloron (1078-1083), lui aussi légat, artisan de l’ex-
pansion et de la consolidation territoriales de son diocèse. On sait par
ailleurs qu’à partir de la deuxième moitié du XIe siècle, la papauté
revendique et exerce un droit de remodelage des circonscriptions
diocésaines. Elle le met par exemple en œuvre à Cambrai, au bénéfice

269

csm_19.indd 269 21/05/10 08:56


florian mazel

du nouveau siège d’Arras, ou à Saint-Paul-Trois-Châteaux, au bénéfice


de l’ancien siège d’Orange un temps disparu17. En Hispania, elle doit
cependant s’accommoder des prérogatives que prétendent exercer
les souverains en ce domaine, comme le montre le cas de la division
du diocèse de Salamanque au milieu du XIIe siècle évoqué par Char-
les Garcia.
Dans le même ordre d’idées, les deux exposés évoquent aussi la
subdivision progressive des diocèses en circonscriptions secondaires
(archidiaconés, doyennés), à l’initiative des évêques et des chapitres.
Il reste que la chronologie et la nature territoriale de ces circonscrip-
tions secondaires posent encore problème, l’historiographie ayant là
aussi souvent eu tendance à abuser de la méthode régressive. D’une
manière générale, le rôle de la construction de l’institution ecclésiale
dans l’essor des conflits territoriaux mériterait un traitement plus dia-
lectique, l’articulant d’une part avec les processus de « spatialisation
du sacré » et la genèse de la paroisse comme « forme territoriale »18,
d’autre part avec l’émergence des seigneuries territoriales monasti-
ques et châtelaines.
La deuxième cause, seulement évoquée, renvoie à la croissance
démographique et aux préoccupations d’ordre pastoral et surtout fiscal
qu’elles suscitent. Comme le montrent depuis longtemps les études sur
les conflits paroissiaux ou les conflits seigneuriaux, dans une société du
« monde plein », le développement de logiques spatiales d’interface
favorise l’essor de la conflictualité territoriale. Dans ce cadre, la pers-
pective de Charles Garcia me semble à corriger un peu : la deuxième
repoblación du royaume castillo-léonais ne saurait venir « perturber » le
processus de territorialisation des diocèses et des paroisses engagé pré-
cédemment, comme il le suggère. Elle le renforce au contraire à travers
de nouveaux conflits qui ne font qu’en modifier certains contours. Ce
n’est pas un hasard si les litiges entre les évêques de Palencia et de
Zamora, entre les évêques de Palencia et de Léon ou entre les évêques
de Zamora, Palencia et Zamora concernent les lieux les plus peuplés :
ce sont eux qui suscitent le plus d’enjeux, pastoraux certes, mais aussi
économiques, comme en témoignent la focalisation des conflits sur les

17
  L. KERY, Die Errichtung des Bistums Arras 1093/94, Sigmaringen, 1994 ; E. MALBOIS,
« Union et séparation des évêchés d’Orange et de Saint-Paul-Trois-Châteaux », Bulletin de
la Société départementale d’Archéologie et de Statistique de la Drôme, 2e sér., 8 (1925), p. 307-317.
18
  D. IOGNA- PRAT, M. LAUWERS et E. ZADORA RIO, « La spatialisation du sacré dans
l’Occident latin (IVe-XIIIe s.) », Centre d’études médiévales d’Auxerre. Études et travaux, 1998-
1999, p. 44-57 ; La paroisse. Genèse d’une forme territoriale, D. IOGNA-PRAT et E. ZADORA RIO
dir., Médiévales, 49 (2005).

270

csm_19.indd 270 21/05/10 08:56


le diocèse

églises et les dîmes, particulièrement nette dans les cas de Villardefrades


ou de la vallée de la Guareña.
La troisième cause envisagée, moindre cependant, tient à l’effet
d’entraînement que suscite toujours le démarrage d’un conflit terri-
torial. Comme le montre M. Soria, le développement des conflits
entre Dax et Oloron et entre Oloron et Bazas figure très certainement
à l’origine de l’engagement de l’évêque et du chapitre de Bayonne
dans la définition rigoureuse de l’étendue territoriale de leur diocèse,
d’abord par la confection, à la fin du XIe siècle, du faux diplôme
attribué à l’évêque Arsius (980/983), ensuite par le recours aux bulles
pontificales de Pascal II en 1106 (peut-être elle aussi forgée à partir
de l’acte précédent) et de Célestin IV en 1194. Ces effets d’entraîne-
ment doivent inciter la recherche à se pencher sur la dimension géo-
graphique du phénomène, seule susceptible d’en affiner la perception
chronologique : il y a des laboratoires de la territorialisation, comme
il y a des espaces conservatoires des conceptions et des pratiques anté-
rieures. Dans cette reconstitution, il faudrait se garder d’une appro-
che globalisante à l’échelle européenne, souvent porteuse de clichés,
tant peuvent être voisines des situations différentes.
À l’évidence, bien d’autres phénomènes devraient être évoqués
pour expliquer la multiplication des conflits territoriaux et leur rôle
dans le processus de territorialisation du diocèse. Je n’en signalerai
qu’un, fondamental pour la compréhension du conflit entre Dax et
Oloron et qui n’est pas explicité dans l’analyse de M. Soria. Ce conflit
montre en effet la perpétuation, au moins jusqu’à la fin du XIe siècle
et jusque dans les cercles grégoriens (ici chez Amat d’Oloron), de
l’idée d’une co-extension ou d’un recouvrement – on pourrait dire,
avec les géographes, d’une « cospatialité » – du territoire civil (en
l’occurrence la vicomté) et du territoire religieux (en l’occurrence
l’archidiaconé, subdivision du diocèse), la décision d’un vicomte pou-
vant entraîner le basculement de sa vicomté/vallée d’un diocèse à
l’autre. Une telle situation en apparence curieuse n’est pas propre à
la Gascogne occidentale. La généralisation de l’institution comtale à
l’époque carolingienne s’est très souvent appuyée, à l’initiative des
souverains francs, sur le cadre des chefs-lieux de cités déjà adopté par
les évêques. Jointe aux puissantes relations de parenté et/ou de fidé-
lité qui pouvaient unir, à l’époque postcarolingienne surtout, les
détenteurs du comté et de l’épiscopat, cette situation a favorisé l’im-
brication de l’episcopatus et du comitatus, y compris dans le domaine
de leur projection spatiale supposée. Cette imbrication n’est que pro-
gressivement remise en cause par la transformation de la nature du

271

csm_19.indd 271 21/05/10 08:56


florian mazel

pouvoir comtal et la dissociation des pouvoirs épiscopaux et comtaux


favorisée par la réforme grégorienne. Dans ce cadre, les conflits entre
évêques et comtes (ou entre évêques et vicomtes en l’absence de com-
tes) et l’élaboration par chacun de son territoire propre, se recouvrant
de moins en moins, dans les cités comme dans leurs pays, et plus
généralement la recomposition des rapports entre pouvoirs laïques
et institution ecclésiale, n’ont pu que jouer un rôle majeur dans le
processus de constitution du diocèse en territoire ecclésiastique.

II.2. Le rôle des chapitres

Comme cela a déjà été souligné, la question des agents de la terri-


torialisation apparaît fondamentale, en particulier en ce qu’elle per-
met de mieux comprendre la dimension chronologique du phénomène
et le caractère décisif du seuil du XIIe siècle. En effet, l’historiographie
met en relief l’action pionnière de certains souverains (les Ottoniens)
et de certains prélats, comme les nouvelles attributions que s’octroie
la papauté dans le contexte grégorien et théocratique. Mais ce qui
commence à ressortir des recherches récentes et qui se voit confirmé
ici, c’est le rôle décisif des chanoines et de certains dignitaires cano-
niaux, les archidiacres. Ils représentent les parties les plus actives dans
tous les conflits gascons de la fin du XIe siècle aux années 1120, comme
dans le conflit suscité par la création du siège de Ciudad Rodrigo aux
dépens de Salamanque entre le milieu du XIIe siècle et 1174.
Ce surinvestissement canonial s’explique avant tout par des préoc-
cupations d’ordre patrimonial, dont le processus de séparation des
menses épiscopale et canoniale forme la matrice. Ce dernier com-
mence parfois dès l’époque carolingienne, à l’incitation de la règle
d’Aix, mais il ne se généralise qu’aux XIe-XIIe siècles, au moment où
dans bien des diocèses se constituent véritablement les chapitres : c’est
le cas entre les années 1050 et les années 1130 en Gascogne occiden-
tale (il en va de même en Normandie par exemple)19. Alors que les
menses épiscopales conservent en général un profil fiscal et seigneu-
rial très prononcé (des droits dans la cité, d’anciens domaines patri-
moniaux et fiscaux, des monastères épiscopaux), les menses
canoniales sont pour l’essentiel constituées d’églises paroissiales du
diocèse et des droits qui en dépendent (cimetières et sepultura, dîmes,

19
  D. SPEAR, The personnal of the norman cathedrals during the ducal period, 911-1204, Londres,
2006.

272

csm_19.indd 272 21/05/10 08:56


le diocèse

oblations et prémices, synodes et visites)20. Cette tendance au recou-


vrement de l’espace seigneurial canonial et de l’espace diocésain
explique que les chanoines soient naturellement portés à s’investir
dans une maîtrise efficace et rigoureuse du territoire diocésain à tra-
vers, en particulier, le contrôle des églises paroissiales. Certes, les cha-
noines sont loin d’être les seuls maîtres des églises du diocèse et la
concurrence des moines est sévère. Mais au cours du XIIe siècle, leur
emprise progresse et s’immisce de plus en plus souvent au cœur des
domaines monastiques au moyen de taxes ecclésiales spécifiques ou
de l’encadrement des desservants. Cette tendance explique le rôle
privilégié des archidiacres, responsables au premier chef, par leur
office, du patrimoine cathédral.
Le rôle des chapitres est aussi illustré par la part qu’ils prennent
dans l’élaboration des nouvelles pratiques documentaires et juridi-
ques favorisant la territorialisation du diocèse. À Dax, ce sont eux qui
rédigent les notices rapportant le conflit avec le siège d’Oloron à la
fin du XIe siècle, l’acte stipulant le découpage du diocèse en quatre
circonscriptions archidiaconales vers 1097-1117 et la liste ordonnée
des églises du diocèse de la fin du XIIe siècle. Les chanoines sont aussi
les principaux rédacteurs des cartulaires cathédraux à partir du milieu
du XIIe siècle, en Gascogne comme en Languedoc, en Provence ou
dans le Maine21. Ce rôle est d’ailleurs à replacer dans le contexte plus
large de la dynamique culturelle qu’animent partout les chapitres tout
au long du XIIe siècle : on connaît leur rôle dans le renouveau des
études juridiques dans le Midi ou dans la renaissance scolaire, théo-
logique et philosophique, dans le nord.

II.3. Le rôle des pratiques de l’écrit

Les exposés de Myriam Soria et, dans une moindre mesure, de Char-
les Garcia, soulignent à quel point les conflits sont l’occasion de la
production d’écrits de toutes sortes qui non seulement rendent compte
des événements mais s’efforcent d’en modifier le cours. L’écrit est alors

20
  A. PÖSCHL, Bischofsgut und Mensa episcopalis. Ein Beitrag zur Geschichte der kirchlichen
Vermögensrechtes, Bonn, 1908-1909 ; E. LESNE, Histoire de la propriété ecclésiastique en France,
Paris, 1910-1943 (notamment le volume 1) ; E. U. CROSBY, Bishop and chapter in 12th Century
England. A study of the « mensa episcopalis », Cambridge, 1994.
21
  Voir P. CHASTANG, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en bas-Lan-
guedoc (XI e-XIII e siècles), Paris, 2001 ; ainsi que mon article « L’espace du diocèse dans les
cartulaires cathédraux (XIe-XIVe siècle) », L’espace du diocèse…, p. 367-400.

273

csm_19.indd 273 21/05/10 08:57


florian mazel

perçu essentiellement comme le révélateur des ambitions territoriales,


des manœuvres politiques et des rapports de force animant les diffé-
rents agents. Tout en conservant à l’évidence une certaine justesse, une
telle perspective n’en est pas moins réductrice. Comme le montrent la
recherche de privilèges pontificaux, la forgerie de diplômes épisco-
paux, la rédaction de notices descriptives, la composition de cartulaires
cathédraux ou l’établissement de listes d’églises à Dax, Bayonne et bien
ailleurs, l’essor de pratiques d’écriture nouvelles soutient la production
de nouvelles représentations territoriales du diocèse bien au-delà des
conflits qui peuvent les avoir fait émerger.
La première dimension de ces représentations est d’ordre mémo-
riel et participe de ce que l’on a désormais coutume d’appeler « l’in-
vention des traditions » : elle vise à appuyer l’ancienneté des sièges et
la territorialité de l’espace diocésain sur l’autorité d’un passé presti-
gieux. Dans ce cadre, à partir du milieu du XIe siècle, dans le contexte
de la réforme grégorienne, l’appui de l’autorité pontificale semble
particulièrement recherchée et l’exemple de Bayonne peut être rap-
proché de celui d’Orange et Saint-Paul-Trois-Châteaux, Vienne et
Grenoble, Chieti et bien d’autres22.
La deuxième dimension de ces représentations est d’ordre sei-
gneurial et fiscal : les cartulaires, pouillés et inventaires d’églises, ou
des documents plus rares comme le registre du « Santou » à Dax ou
ces « œuvres du pain » que l’on rencontre au Mans et à Laon23, ont
pour objet de recenser le patrimoine, de manière à en assurer la
conservation et la défense, mais aussi d’en faciliter la gestion, voire
même d’organiser un prélèvement. Dans ce cadre, le choix de l’unité
descriptive comme le mode de classement retenus doivent faire l’ob-
jet d’une attention toute spéciale, comme l’ont montré les études sur
les bulles de confirmation pontificales ou la confection des cartulai-
res24. Comme le suggèrent les cartulaires de Dax et Bayonne, les cha-
pitres envisagent d’abord leur diocèse comme une accumulation de
droits, voire une accumulation d’églises : la dimension spatiale repose

22
  Voir les études L. KERY, Die Errichtung… ; E. MALBOIS, « Union et séparation des évêchés
d’Orange… », p. 307-317 ; L. FELLER, « I limiti… », n. 8, et la contribution de L. RIPART,
« Du comitatus à l’episcopatus : le partage du pagus de Sermorens entre les diocèses de Vienne
et de Grenoble (1107) », dans L’espace du diocèse…, p. 253-286.
23
  H. MILLET, Les chanoines du chapitre cathédral de Laon, 1272-1412, Rome, 1982 ; et pour
Le Mans, mon article dans L’espace du diocèse….
24
  D. LOHRMANN, « Formen der Enumeratio bonorum in Bischofs-, Papst- und Herrscher-
urkunden (9.-12. Jahrhundert) », Archiv für Diplomatik, 26 (1980), p. 281-311 ; ID., Kirchengut
im nordlichen Frankreich. Besitz, Verfassung und Wirtschaft im Spiegel der Papstprivilegien des 11.-12
Jh., Bonn, 1983 ; P. CHASTANG, Lire, écrire, transcrire…, n. 21.

274

csm_19.indd 274 21/05/10 08:57


le diocèse

alors principalement sur le mode de classement de ces droits. Cepen-


dant, l’inclusion de documents clés, tel l’inventaire des églises de Dax,
peut révéler l’émergence d’autres logiques, plus territoriales, ren-
voyant aux circonscriptions intermédiaires (les archidiaconés) ou aux
itinéraires de visites.

En définitive, les exposés de M. Soria et C. Garcia posent la ques-


tion de la nature de la territorialité diocésaine qui s’élabore aux XIe-
XIIe siècles. S’agit-il d’une agrégation de lieux ou de pôles secondaires
attachés au siège par des liens de nature multiple comme peuvent le
suggérer le lexique de la filiation maternelle appliquée aux chaînes
d’églises, la logique des listes d’églises ou la composition de certains
cartulaires cathédraux  ? Ou bien, de manière qui paraît plus
« moderne », d’une étendue définie par ses limites, c’est-à-dire par
ses frontières avec les diocèses voisins, comme peut le laisser croire la
multiplication des conflits de limite ? Les transformations affectant la
logique descriptive du diocèse de Bayonne dans les documents pon-
tificaux (vraisemblablement élaborés sur présentation de documents
locaux parfois forgés de toutes pièces) pourraient laisser croire à une
véritable évolution. A contrario le conflit entre les diocèses de Salaman-
que et Zamora en 1185 ou l’évolution des revendications du siège
d’Oloron, qui portent d’abord sur des terrae et des pagi, puis sur des
églises ou des groupes d’églises, témoignent de la primauté de la
répartition des pôles ecclésiaux sur les pratiques de bornage linéaire
jusqu’à la fin du XIIe siècle au moins. Mais faut-il pour autant se limi-
ter à cette simple alternative et ces deux territorialités s’opposent-elles
vraiment ? Ne renvoient-elles pas plutôt à des buts et des usages diffé-
rents, tous prenant sens, in fine, au regard du processus général d’ins-
titutionnalisation et de matérialisation de l’Ecclesia à l’œuvre aux
XIe-XIIIe siècles ? Dans ce cadre, pour en mieux comprendre la fonc-
tionnalité, ne conviendrait-il pas de les rapprocher des territorialités
seigneuriale et princière, qui elles aussi combinent alors de plus en
plus souvent logiques de pôles (les châteaux et les fidélités qui en
dépendent) et logiques linéaires (la spatialisation du ban ou du man-
dement, les délimitations de defens, l’élaboration des frontières prin-
cières) ? À l’évidence, la territorialisation de l’espace diocésain ne
peut être isolée des autres processus de territorialisation des institu-
tions à l’œuvre aux XIe-XIIIe siècles.

275

csm_19.indd 275 21/05/10 08:57


csm_19.indd 276 21/05/10 08:57
la territorialité des faits
économiques : le marché des rentes
foncières à pisToia au xiie siècle∗

Emmanuel Huertas

Les phénomènes économiques s’inscrivent sans surprise dans un


cadre spatial. La localisation, la répartition et la diffusion des activités
économiques sont depuis longtemps étudiées par la géographie éco-
nomique. Par leurs modèles célèbres, von Thünen et Cristaller ont
théorisé les phénomènes de polarisation et de gravitation des faits
économiques. L’étude des marchés économiques permettait de défi-
nir des règles d’organisation spatiale. Or, un marché économique ne
saurait se comprendre sans une approche sociale, politique et juridi-
que. Les liens entre un marché économique et un territoire sont donc
multiples et le concept de territorialité introduit par les géographes
actuels pour définir « une relation individuelle et/ou collective au
territoire » (G. Di Meo) peut s’avérer fructueux1. De plus, l’utilisation
par les juristes du concept de territorialité (et son corollaire d’extra-
territorialité) comme qualité juridique due à un territoire donné,
ajoute une dimension juridique et judiciaire à notre approche terri-
toriale des faits économiques.
La Toscane à la fin du Moyen Âge est depuis longtemps un cas
d’école pour étudier la dialectique territoire économique/territoire

*
Je remercie N. Baron, S. Boissellier et D. Menjot pour leurs remarques et commentaires.
1
  Voir G. DI MÉO et P. BULÉON dir., L’espace social. Une lecture géographique des sociétés, Paris,
1995, p. 82-83. L’auteur insiste sur la triple épaisseur du concept qui comprend l’expérience
existentielle de chacun, l’organisation de l’espace géographique objectivé et les enjeux
sociaux. « Dès lors, la dimension économique des médiations territoriales joue un rôle
paradoxalement essentiel et effacé en matière de structuration des espaces sociaux. Essen-
tiel parce que les lois de l’économie, les contraintes matérielles qu’elles imposent tirent
souvent, « en dernière instance », les ficelles du territoire. Effacé parce que le pouvoir et
les idéologies tendent tout de même, constamment, à conquérir leur autonomie par rapport
à leurs bases (infrastructures) géographiques et économiques » (ibid. p. 91). Pour l’utilisa-
tion des concepts de territoire et de territorialité par les géographes, je renvoie à la contri-
bution de N. Baron dans ce volume.

277

csm_19.indd 277 21/05/10 08:57


emmanuel huertas

politique2. Quelles sont les interactions entre l’un et l’autre ? Quels


sont les liens entre la constitution d’un marché à l’échelle régionale
et le territoire politique sous domination florentine ? En étudiant la
région de Pistoia au XIIe siècle, je voudrais mettre l’accent sur la
genèse des interactions entre faits économiques et territoires poli-
tiques3. En effet, deux nouveaux phénomènes apparaissent à cette
époque : le premier district communal et le marché des rentes fon-
cières. Comment et pourquoi ce nouveau marché s’inscrit-il dans un
territoire donné ? Quelle est la territorialité de ce nouveau marché ?
Entre 1180 et 1220, le marché foncier se modifie profondément
et la gamme des transactions foncières jusque-là observées s’étoffe.
Non seulement la terre en tant que telle continue à faire l’objet d’un
commerce actif, mais les revenus tirés de celle-ci commencent à être
commercialisés4. La rente foncière, définie comme un revenu annuel
provenant d’un bien-fonds, sans être toujours explicite dans les sour-

2
  Voir les synthèses récentes de P. MALANIMA, « Teoria economica regionale e storia : il
caso della Toscana (XIII-XVI secolo) », dans Lo sviluppo economico regionale in prospettiva
storica. Atti dell’incontro interdisciplinare (Milano, 18-19 magg. 1995), Milan, 1996, p. 133-148,
de S. R. EPSTEIN, « Market structures », Florentine Tuscany : structures and practices of power,
W. J. CONNELL et A. ZORZI éd., Cambridge, 2000, p. 91-92 et de ID., Freedom and Growth.
The rise of states and markets in Europe, 1300-1750, Londres, 2000, p. 147-168 (en particulier
le chap 7. « Markets and states, c. 1300-1550 »). De méthodologie différente et portant sur
une période chronologiquement plus ancienne, voir le colloque important Gli spazi econo-
mici della chiesa nell’Occidente mediterraneo, secolo XII-metà XIV, Sedicesimo convegno internazionale
di studi (Pistoia, 16-19 maggio 1997), Pistoia, Centro italiano di studi di storia e d’arte, 1999.
Signalons enfin les travaux toscans de G. PINTO, Toscana medievale. Paesaggi e realtà sociali,
Florence, 1993 et ID., Città e spazi economici nell’Italia comunale, Bologne, 1996 qui possèdent
une forte dimension économique et territoriale.
3
  Sur Pistoia au Moyen Âge, voir l’étude classique de D. HERLIHY, Medieval and Renaissance
Pistoia : The Social History of an Italian Town, 1200-1430, New Haven, 1967. L’histoire collec-
tive, Storia di Pistoia, II, L’età del libero comune (dall’inizio del XII alla metà del XIV secolo), G.
CHERUBINI dir., Florence, 1998 renouvelle partiellement les études pionnières de L.
CHIAPPELLI, Studi storici Pistoiesi, vol. I (unique), Pistoia, 1919, art. de 1916, 1917, 1918.
Sur le territoire de Pistoia, voir N. RAUTY, Pistoia, città e territorio nel Medioevo, Pistoia, 2003
et Il territorio pistoiese dall’alto medioevo allo stato territoriale Fiorentino, Atti del convegno di Studi
(Pistoia, 11-12 maggio 2002), F. SALVESTRINI éd., Pistoia, 2004 et G. FRANCESCONI, Dis-
trictus civitatis Pistorií. Strutture e tranformazioni del potere in un contado toscano (secoli XI-XIV).
Pistoia, 2007.
4
  Sur le marché de la terre en Toscane voir les travaux pionniers d’E. CONTI, La formazione
della struttura agraria moderna nel contado Fiorentino, I, Le campagne nell’età precomunale, III,
parte 2a, Monografie e tavole statistiche (secoli XV-XIX), Rome, 1965. P. CAMMAROSANO, La
famiglia dei Berardenghi. Contributo alla storia della società senese nei secoli XI-XIII, Spolète, 1974
et C. WICKHAM, « Vendite di terre e mercato della terra in Toscana nel secolo XI », Qua-
derni Storici, 65 (1987), p. 355-378. Voir également Il mercato della terra. Secoli XIII-XVIII, XXXV
settimana di studi dell’Istituto internazionale di storia economica F. Datini (Prato 5-9 maggio 2003),
S. CAVACIOCCHI éd., Florence, 2004 et Le marché de la terre au Moyen Âge, L. FELLER,
C. WICKHAM éds., Rome, 2005.

278

csm_19.indd 278 21/05/10 08:57


la territorialité des faits économiques

ces a toujours existé dans l’économie agraire du Moyen Âge5. La nou-


veauté est que la rente foncière possède maintenant un prix reconnu
par un ensemble d’acteurs économiques et constitue à terme un véri-
table marché. La rente foncière est devenue un objet d’appropriation,
d’accumulation et enfin de transaction. Acheter ou vendre une rente
perpétuelle en grain semble aller de soi, mais c’est un marché com-
plexe qui s’appuie sur des fictions juridiques et politiques originales.
Les mécanismes de ce marché sont encore peu connus, mais son déve-
loppement est considérable à la fin du Moyen Âge et durant toute
l’époque moderne6.
Pour suivre la genèse de ce marché et étudier sa dimension terri-
toriale, j’insisterai sur trois moments clefs. Il est nécessaire de s’inter-
roger sur la clarification juridique de la notion de propriété. Travail
de juriste constamment relayé par nos notaires qui traduisent ces nou-
veautés dans les actes de la pratique7. L’objet « rente » étant indivi-
dualisé, conceptualisé, il sera alors possible de suivre le rôle des

5
  Pour une définition juridique et économique de la rente, voir la thèse fondamentale de
B. SCHNAPPER, Les rentes au XVI e siècle. Histoire d’un instrument de crédit, Paris, 1957, p. 41 :
« Les rentes, au sens large, sont le droit de percevoir tous les ans une redevance (…) ».
L’auteur préfère suivre le langage de ses sources et qualifier les rentes foncières de « rentes
de bail d’héritage » et les rentes constituées « rente à prix d’argent » (p. 42-43). En Toscane,
au XIIe siècle, la rente foncière la plus éclairée par la documentation est économiquement
un revenu fixe tiré de la terre, exprimé en nature ou en argent. Ce revenu est versé annuel-
lement au mois d’août (nature) ou en décembre (argent) et à perpétuité à des exploitants
indirects.
6
  Les études et les données quantitatives sur le sujet sont rares en Italie. La situation est
plutôt paradoxale pour une région justement précoce dans le commerce des rentes fonciè-
res et très active dans la finance internationale. Ce sont les historiens anglo-saxons et espa-
gnols de par leur historiographie qui ont posé les premiers jalons italiens. Pour une com-
paraison avec l’historiographie du marché de la terre voir F. MENANT, « Comment le
marché de la terre est devenu un thème de recherche pour les historiens du Moyen Âge »,
Le marché de la terre..., p. 195-216.
Dans son ouvrage sur l’économie et la démographie de Pistoia aux XIIIe-XVe siècles, D. HER-
LIHY, Medieval and Renaissance Pistoia, New Haven, 1967, avait utilisé de façon pionnière la
vente des rentes pour approcher les taux de rendement des investissements agricoles. Dès
1961-1962, en parcourant les documents du XIIIe siècle à Pistoia et à Florence, D. Herlihy
avait été surpris par cette transaction particulière qui consiste à vendre une rente foncière.
Son approche était d’inspiration malthusienne et consistait à mettre en relation la produc-
tion (rendement, quantité…), le marché (prix, offre et demande…) et l’évolution démo-
graphique de la ville et du contado de Pistoia. Sur le thème, voir également l’étude de
l’évêché de Lucques aux XIIIe-XVe siècles, de D. J. OSHEIM, An Italian Lordship. The bishopric
of Lucca in the Late Middle Ages, Los Angeles, 1977, qui propose également quelques séries
statistiques. Signalons enfin l’étude de la situation romaine à la fin du Moyen Âge par M.
VAQUERO PINEIRO, La renta y las casas : el patrimonio inmobiliario de Santiago de los españoles
de Roma entre los siglos XV y XVII, Rome, 1999.
7
  Voir les chartriers de Pistoia conservés dans le fonds Diplomatico de l’Archivio di Stato di
Pistoia (=ASP) et de l’Archivio di Stato di Firenze (=ASF).

279

csm_19.indd 279 21/05/10 08:57


emmanuel huertas

instances politiques dans l’émergence de ces nouvelles pratiques


d’échange. La dimension territoriale de ce marché apparaîtra alors,
mais il était utile d’en démêler auparavant les fondements juridiques
et politiques.

I. LA DIVISION JURIDIQUE DU DOMAINE


ET LA CIRCULATION DE LA RENTE FONCIÈRE

L’histoire de la propriété du XIIe au XVIIIe siècle est dominée par


l’invention médiévale de la division du domaine. Les médiévistes ne
sont pas très nombreux à s’intéresser à cette figure juridique, proba-
blement parce qu’ils ne s’accordent pas toujours sur la notion même
de propriété8. La superposition de droits sur une même terre est pro-
bablement une pratique ancienne, mais l’existence simultanée sur la
même terre de droits qu’il est possible d’aliéner librement ne remonte
qu’au XIIe siècle.
D’après l’historien du droit R. Feenstra, qui s’est penché sur l’ori-
gine de cette conception, la réflexion des juristes à partir du milieu
du XIIe siècle, a été stimulée par les problèmes conceptuels que posait
alors le fief9. Il s’agissait de définir juridiquement les droits de plus en
plus solides et permanents que le vassal possédait vis-à-vis de son sei-
gneur10. Probablement aiguillonnée par le problème plus noble du
fief, la réflexion des civilistes a accompagné la définition des droits

8
  « S’il est un terme maudit en histoire médiévale, c’est celui de propriété », P. BONNAS-
SIE, La Catalogne au tournant de l’an mil. Croissance et mutations d’une société, Paris, 1990, p. 97.
Sur les débats juridiques autour de l’investiture et la saisine à l’époque médiévale, voir les
synthèses parfois contradictoires de P. GROSSI, « La proprietà e le proprietà nell’officina
dello storico », La proprietà e le proprietà (Pontignano, 30 sett-3 oct. 1985), E. CORTESE dir.,
Milan, 1988, p. 205-272 et d’E. CORTESE, Il diritto nella storia medievale, I, Rome, 1995,
p. 330 sq.
9
  R. FEENSTRA, « Les origines du dominium utile chez les glossateurs (avec un appendice
concernant l’opinion des ultramontani) », dans ID., Fata iuris romani. Études d’histoire du
droit, Leyde, 1974, p. 215-259. Voir également ID., « Dominium utile est chimaera : nouvelles
réflexions sur le concept de propriété dans le droit savant (à propos d’un ouvrage récent) »,
Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 66 (1998), p. 381-397. Voir aussi l’étude pionnière d’E. MEY-
NIAL, « Notes sur la formation de la théorie du domaine divisé (domaine direct et domaine
utile) du XIIe au XIVe siècles dans les Romanistes. Étude de dogmatique juridique », dans
Mélanges Fitting, Montpellier, 1908, II, p. 409-461.
10
  P. BRANCOLI-BUSDRAGHI, La formazione storica del feudo lombardo come diritto reale, Spo-
lète, 2e éd., 1999 (1e éd. 1966), aboutira aux mêmes conclusions dans son étude sur le fief
en Italie du Nord. Voir également P. GROSSI, « La definizione obertiana di feudo nella
interpretazione del diritto comune », Società, istituzioni, spiritualità. Studi in onore di Cinzio
Violante, Spolète, 1994, I, p. 451-458.

280

csm_19.indd 280 21/05/10 08:57


la territorialité des faits économiques

du tenancier vis-à-vis du propriétaire. Les contrats se modifient subs-


tantiellement sous la double impulsion de la pratique et de la théorie.
Récemment, l’historien du droit F. Theisen a parfaitement montré
toute la richesse doctrinale du XIIe siècle en matière de contrat
agraire11. Néanmoins, la périodisation proposée par l’auteur pour les
actes de la pratique est trop nette, trop juridique.

L’étude des contrats et de leur formulaire, sur une période de deux


siècles à Pistoia, fait apparaître une évolution beaucoup plus gra-
duelle. C’est par paliers successifs tout au long du XIIe siècle que le
paiement par le concessionnaire d’une contre-valeur appelée servitium
devient véritablement le prix (pretium) des droits utiles. La somme est
récupérée par le concessionnaire en partant, ce qui prouve bien que
ce n’est pas un droit d’entrée renouvelable. Les actes de la pratique
adoptent finalement les expressions savantes de ius utile ou ius directum
dans les années 118012. Techniquement, la division du domaine n’est
conceptuellement achevée qu’au début du XIVe siècle13.
On assiste donc à un puissant travail de clarification des rapports
obligataires à partir du XIIe siècle. Juridiquement la frontière entre
droits personnels et droits réels est redéfinie. Economiquement, la
propriété directe (ou éminente) sur une terre est très proche de ce
que nous appelons une rente foncière14.

11
  F. THEISEN, Studien zur Emphyteuse in ausgewählten italienischen Regionen des 12. Jahrhun-
derts : Verrechtlichung des Alltags ?, Francfort, 2003 (Studien zur europäischen Rechtsge-
schichte, 162). Voir également l’article important de P. GROSSI, « Problematica strutturale
dei contratti agrari nella esperienza giuridica dell’alto medioevo italiano », dans Agricoltura
e mondo rurale in occidente nell’alto medioevo, XIII Sett. di studio del centro italiano di studi sull’alto
medioevo, Spolète, 1966, p. 487-529. Signalons l’article de synthèse de B. ANDREOLLI,
« ‘Situazioni proprietarie’, ‘situazioni possessorie’. Spunti per un dibattito europeo sulla
contrattualistica agraria altomedioevale », dans Per Vito Fumagali. Terra, uomini, istituzioni
medievali, M. MONTANARI et A. VASINA éds., Bologne, 2000, p. 539-558 et récemment les
pages importantes de G. RIPPE, Padoue et son contado (X e-XII e siècle), société et pouvoirs, Rome,
2003, p. 454-504. Pour un panorama général, voir le colloque Exploiter la Terre. Les contrats
agraires de l’Antiquité à nos jours, Actes du colloque de Caen (10-13 sept. 1997), G. BÉAUR,
M. ARNOUX et A. VARET-VITU éds., Rennes, 2003.
12
  À Bologne, foyer de cette réflexion, l’adaptation des notaires est encore plus précoce
d’après la récente étude de F. THEISEN, Studien zur Emphyteuse…, p. 204-220 (Bologne).
13
  En effet, Bartole est le premier à parler de plusieurs dominia (propriétés) et domini
(propriétaires) sur la même terre. Voir P. GROSSI, Le situazioni reali nell’esperienza giuridica
medievale, Padoue, 1968, p. 153-154. Au XIIIe siècle, les incertitudes semblent encore planer
sur le statut respectif des titulaires des droits réels. Les juristes de l’époque utilisent d’ailleurs
le terme de quasi-dominium (quasi-propriété).
14
  Hormis un droit de préemption et une réduction du prix des droits utiles s’ils sont
rachetés à l’exploitant.

281

csm_19.indd 281 21/05/10 08:57


emmanuel huertas

L’ « utiliste » possède les droits d’exploiter, de faire exploiter, de


jouir et d’aliéner (selon certaines conditions), tandis que le proprié-
taire (direct) a le droit de percevoir un revenu, une redevance
annuelle fixe et généralement à perpétuité (cas toscan). Ces droits
utiles et directs peuvent être donnés, vendus pour un certain prix ou
échangés en toute liberté. Il existe donc deux marchés de la terre :
celui des droits utiles et celui des droits directs. Un même acteur peut
parfaitement réunir les deux dans sa main. Nous sommes alors logi-
quement en présence de trois marchés distincts : des droits utiles, de
la rente et de la « terre ».

Les réflexions savantes des juristes de Bologne expliquent proba-


blement la précocité de ce marché par rapport au reste de l’Occident.
La qualité des outils notariés italiens lui donne également une grande
visibilité dans nos sources. Je voudrais maintenant aborder une autre
originalité italienne.

II. UNE NOUVELLE COMPÉTENCE COMMUNALE :


LA DÉFENSE ET LE CONTRÔLE DE LA RENTE

Les rapports entre les propriétaires fonciers et leurs exploitants


ont toujours eu une dimension publique. Le poids de la coutume
agraire par son caractère contraignant ou consensuel selon les cas, a
souvent été signalé dans les études sur les campagnes italiennes aux
XIe-XIIe siècles. On devine ici ou là des contrats oraux et des pratiques
agraires coutumières : quantité de semence, part du prélèvement, etc.
Mais le plus souvent l’historien manque de repères chronologiques
précis puisque la coutume agraire accède rarement à l’écrit. Or, dans
la deuxième moitié du XIIe siècle, l’épanouissement du phénomène
communal, la rédaction des statuts et le fonctionnement des tribu-
naux de la commune changent les perspectives. Les rapports de pro-
duction et l’économie agraire deviennent un sujet politique, un objet
de débat et de décision. Les statuts communaux, qui reflètent les
choix politiques, les influences extérieures mais également la cou-
tume locale, consacrent quelques rubriques aux rapports entre pro-
priétaires et exploitants à l’intérieur du district communal. L’accès
des propriétaires aux tribunaux civils ainsi que les grandes lignes des
procédures à suivre sont parfois détaillées.
La juridiction civile de la commune se met en place dans la
deuxième moitié du XIIe  siècle. Il sera alors possible d’observer

282

csm_19.indd 282 21/05/10 08:57


la territorialité des faits économiques

concrètement l’attitude des instances communales vis-à-vis des pro-


priétaires fonciers ou des exploitants et de mesurer la fréquence de
leur recours à ce tribunal. La protection et la garantie du paiement
de la rente foncière semblent être, d’après les sources conservées, une
des activités principales des tribunaux civils. Recevant ou achetant des
rentes, le propriétaire perd progressivement le rapport privilégié et
étroit qu’il pouvait avoir avec ses exploitants et ses locataires (système
de type seigneurial). La garantie et la force de coercition du système
sont assurées par les instances publiques et communes au bénéfice de
l’ensemble des propriétaires fonciers. La circulation des richesses
étant devenue fiduciaire, l’efficacité de ce système économique repose
en grande partie sur la force et l’efficacité des tribunaux locaux. Le
recours aux tribunaux civils en cas de non-paiement des loyers devient
le pivot théorique du système économique en vigueur. Moins connue
que la juridiction criminelle, qui bénéficie de sources plus abondantes
et d’études plus systématiques, la juridiction des tribunaux civils
mérite une étude approfondie15.
Le fait que les archives aient le plus souvent conservé les copies des
sentences finales de ces tribunaux engage à la plus grande prudence.
Quelle est la part de la documentation qui n’a pas été conservée ?
Comment estimer l’efficacité du système quand on ne connaît que les
procédures qui ont abouti favorablement et qui sont conservées prin-
cipalement par les institutions ecclésiastiques ? Seule une étude fine
de cette juridiction civile au XIIIe siècle permettra de mesurer concrè-
tement l’évolution et surtout l’efficacité des tribunaux civils16.

15
  Dans un contexte différent et résolument seigneurial, signalons J. DEMADE, « La fonc-
tion de l’endettement et de la justice dans le rapport seigneurial, ou la grâce comme
contrainte (Franconie, XVe siècle) », dans La dette et le juge. Juridiction gracieuse et juridiction
contentieuse du XIII e au XV e siècle (France, Italie, Espagne, Angleterre, Empire), J. CLAUSTRE dir.,
Paris, 2006, p. 69-119.
16
  Il est possible d’envisager une étude de la juridiction civile dans les deux communes
voisines de Pistoia et Lucques en croisant les informations recueillies dans les chartriers
privés des institutions ecclésiastiques qui nous donnent le point de vue du plaignant (sen-
tences, ensemble de la procédure à Lucques) avec les archives de l’institution judiciaire
elle-même (archives de la commune de Pistoia conservées Florence et à Pistoia). Je signale
quelques fonds d’archives susceptibles d’enrichir le corpus des seules sentences. À Lucques,
le riche fonds de l’Ospedale San Luca conserve des cahiers dans lesquels de nombreuses
procédures civiles complètes (de la plainte à la sentence) ont été recopiées au XIVe siècle :
voir Archivio di Stato di Lucca, Raccolte speciali, Spedale di S. Luca della Misericordia, 33, fol.
2-7 , fol. 10-15 , fol. 56-61 et 34, fol. 2-3 (le dépouillement de ces deux importants volumes
n’a pas été exhaustif). Ces longues et complexes procédures, qui datent en réalité du XIIIe
siècle, avaient été engagées pour le paiement de rentes foncières et pour définir le statut
de certaines terres appartenant à différents hôpitaux de la ville. À Pistoia, un dépouillement
des archives de la commune, m’a permis de retrouver quelques registres concernant des

283

csm_19.indd 283 21/05/10 08:57


emmanuel huertas

Il nous importe de remarquer que la circulation des rentes fonciè-


res acquiert dès le départ une dimension politique et territoriale très
marquée. Par l’abandon de la justice foncière et des mesures agraires
particulières, par la liberté du tenancier d’aliéner ses droits, le « sei-
gneur foncier » est ici peu présent17. C’est un système économique
qui tourne résolument le dos aux structures d’encadrement seigneu-
rial. Il est maintenant possible d’aborder le territoire de ce marché
économique.

III. LE TERRITOIRE ENTRE INTÉGRATION POLITIQUE


ET ÉCONOMIQUE

Dans un système où le tenancier paye ses redevances en nature en


les calculant à l’aide des mesures de capacité propres aux propriétai-
res, le marché de la rente foncière est des plus réduits. Son fonction-
nement est limité au sein d’une seule seigneurie : on observe alors un
marché des droits utiles entre tenanciers de la même seigneurie ou
bien la vente de rentes foncières entre co-seigneurs.
À partir du milieu du XIIe siècle, la rente foncière, qui est exprimée
en mines (omina, umina) du marché de Pistoia, bénéficie d’un étalon
de mesure communal18. Il est alors possible de définir un prix pour

causes civiles du XIIIe siècle. Ces documents ont été conservés parmi les nombreux frag-
ments de registres judiciaires des podestats et des capitaines du peuple reliés dans les
volumes du fonds de San Iacopo. Ces registres de causes civiles, plutôt rares, sont fragmen-
taires et documentent par exemple l’activité du tribunal du 21 juillet au 17 novembre 1263
(du temps du podestat Guillaume de Cornazano) ou bien de mai à septembre 1287 : Voir
respectivement ASP, Opera di S. Iacopo, 2, fol. 15-22 (1263) et fol. 1-8 (1263) et ensuite 1, fol.
107-112 (1287).
Un autre fonds d’archives de Pistoia (ASP, Atti civili) conserve quelques pièces du XIIIe
siècle et deviendra très important à partir du XIVe siècle: il s’agit surtout de dépositions de
témoins pour des causes civiles en 1284 et en 1292 mais le dépouillement n’est pas encore
exhaustif : ASP, Atti civili, 14 (1), fol. 13r et fol 10-21v. Signalons également dans ce volume
un procès civil de 1316 avec une consultation juridique inédite jusqu’à ce jour de Cino da
Pistoia. Sa présence à Pistoia et son engagement après le siège de Pistoia de 1307 sont
controversés et reposent uniquement sur une tradition locale d’époque moderne. Voir
L. CHIAPPELLI, Nuove ricerche su Cino da Pistoia con testi inediti, vol. I (unique), Pistoia, 1911,
p. 47-48 et p. 111 sq.
Signalons enfin les archives de la commune de Pistoia (ASF, Diplomatico, Pistoia, San Iacopo)
qui conservent des sentences concernant essentiellement des laïcs.
17
  D’ailleurs, il est révélateur que l’historiographie italienne n’ait jamais complètement
adopté la bipartition classique proposée par G. Duby, seigneurie banale / seigneurie fon-
cière.
18
  Voir, N. RAUTY, « Intervento del Comune nel controllo delle misure a Pistoia (secoli
XII-XV) », ID., Pistoia, città e territorio nel Medioevo, Pistoia, 2003, p. 227-246 (art. de 1977).

284

csm_19.indd 284 21/05/10 08:57


la territorialité des faits économiques

une rente foncière versée en ville, indépendamment du propriétaire


foncier ou de la localisation de la terre. Cette unification des mesures
agraires, fondamentale d’un point de vue économique, a certaine-
ment facilité le fonctionnement des tribunaux civils de la commune19.
L’utilisation des mesures de capacité en grain du marché de la com-
mune peut être interprétée comme un des signes les plus visibles de
l’intégration progressive des différentes seigneuries au sein d’un mar-
ché économique unifié.
La cartographie précise du territoire politique sous souveraineté
communale (districtus) permet de formuler quelques hypothèses.
Dans un premier temps, les mesures agraires communales qui appa-
raissent dans les contrats agraires, ne semblent concerner que les
terres situées à l’intérieur des limites du premier district (Voir carte).
L’adoption de ces mesures communales, observée dans la seconde
moitié du XIIe siècle, montre bien le double mouvement d’extension
de la domination politique de la commune de Pistoia d’une part et
d’intégration économique des campagnes d’autre part.
Par l’adoption des mesures de capacité en grain du marché de
Pistoia, l’ensemble des acteurs économiques du contado ont choisi
consciemment de faire partie de ce grand marché et de bénéficier des
possibilités offertes par celui-ci. Une étude fine de la chronologie et
de l’extension des mesures agraires communales dans le contado est à
envisager à Prato, Pistoia et Lucques. Une cartographie de ces trois
contadi permettra de distinguer les territoires les plus réceptifs aux
mesures de capacité de la commune et donc les plus intégrés écono-
miquement (et/ou politiquement ?). Il sera également possible de
délimiter des zones où les mesures agraires seigneuriales perdurent.
Il faudra alors expliquer ce décalage.
Par ailleurs, observe-t-on nécessairement une coïncidence entre
l’extension de la domination politique de la commune dans les cam-
pagnes et la diffusion des mesures de capacité communales ? Dans
l’ensemble, intégration politique et intégration économique vont de
pair mais quelques sondages révèlent certains décalages chronologi-
ques importants dont il convient de rechercher la cause. Il en va ainsi
des zones frontalières des districts politiques qui sont souvent dispu-
tées. Par exemple, les rentes foncières de la haute vallée de la Limen-

19
  Ainsi en cas de non-paiement d’une rente, les juges pouvaient facilement calculer le
préjudice subi. Un exemple parmi d’autres : le non-paiement de 4 mines de froment du
marché de Pistoia (plus un chapon) pendant quatre ans était estimé à 50 sous en 1206.
Nous en déduisons que la mine de froment avait été évaluée à environ 3 sous (voir ASF,
Dipl., Pistoia, Vescovado, 1206 mag. 5).

285

csm_19.indd 285 21/05/10 08:57


emmanuel huertas

tra, située dans le district de Pistoia depuis le début du XIIIe siècle


(Est de la carte), sont évaluées en mesures du marché de Prato. Le
fonctionnement du marché de la rente dans cette haute vallée pistoiese
est probablement garanti par les tribunaux civils de Prato et semble
contrôlé par les capitaux de Prato. Étendre la recherche aux différen-
tes zones frontalières devrait permettre de mieux connaître le contexte
économique sous-jacent à beaucoup de conflits politiques.

Je conclurai sur un « paradoxe territorial ». L’intégration politique


et l’intégration économique vont de pair dans l’Italie communale. Les
mesures annonaires des communes italiennes sont célèbres à cet
égard. Moins connu mais tout aussi central, le marché  des rentes
foncières possède en Italie, dès le départ, cette double dimension
économique et politique.
La diffusion des mesures agraires communales et l’utilisation des
tribunaux civils de la commune en cas de non-paiement des loyers
inscrivent désormais la gestion des patrimoines fonciers dans une réa-
lité politique et territoriale donnée. Le système de production qui se
met en place est largement dépendant des structures d’encadrement
public, du moins en théorie. Les formes de contrôle et les garanties
qui s’élaborent à partir de la fin du XIIe siècle, tendent à montrer que
la commune entend jouer un rôle central dans la circulation de la
rente foncière.
Ce rôle du politique dans le fonctionnement du système économi-
que semble s’accentuer encore vers la fin du XIIe siècle. La complexité
croissante des échanges qui mettent en jeu des richesses devenues
immatérielles (i.e. rente foncière), ne peut que reposer sur des garan-
ties stables et un système de contrôle public.
Situation en apparence paradoxale, puisqu’un marché de biens
immatériels (ici des revenus à perpétuité) ne peut exister sans un
solide ancrage territorial. Mais c’est probablement parce que les
échanges sont « dématérialisés » que le territoire est si nécessaire.

286

csm_19.indd 286 21/05/10 08:57


la territorialité des faits économiques

287

csm_19.indd 287 21/05/10 08:57


csm_19.indd 288 21/05/10 08:57
LA FRONTIÈRE, LE TERRITOIRE
ET L’EAU DANS AL-ANDALUS :
LE CAS de la rÉgion de Tortose

Caroline Brousse

La thèse que je mène, sous la direction de Stéphane Boissellier, sur


la région de Tortose, depuis sa conquête jusqu’à la prise de la ville par
al-Muqtadīr de Saragosse en 1062, s’inscrit directement dans le thème
de cette Table Ronde. En effet, un des premiers problèmes que j’ai
rencontré fut de définir les limites du territoire de Tortose, situé à
l’extrémité du dār al-Islām, compris entre les territoires de Valence,
de Saragosse et de Tarragone.
La question des territoires et de leurs limites est restée un peu dans
l’ombre puisque les limites intérieures sont moins précises en terre
d’Islam que dans l’Occident chrétien, où les documents relatifs aux
délimitations des terres et aux conflits de bornage sont particulière-
ment nombreux. En revanche, le thème de la frontière abordé par le
Castrum IV1 en 1992, par E. Manzano2 et par Ph. Sénac3, et le thème
de l’eau, mis en valeur entre autres par P. Cressier4, M. Barcelo5 et Th.
F. Glick6, ont fait l’objet de recherches plus approfondies.
Pour essayer de déterminer les limites de la région de Tortose,
plusieurs points peuvent être examinés : d’une part, le poids du milieu
géographique et naturel, puis les données des sources arabes et latines
et enfin l’importance de l’Ebre et de l’irrigation.

1
  Castrum IV. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Âge, Madrid-Rome,
1992.
2
  E. MANZANO MORENO, La frontera de al-Andalus en época de los omeyas, Madrid, 1991.
3
  Ph. SÉNAC, La frontière et les hommes (VIII e – XII e siècle). Le peuplement musulman au nord de
l’Èbre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, 2000.
4
  La maîtrise de l’eau en al-Andalus, P. CRESSIER éd., Madrid, Casa de Velázquez, 2006.
5
  M. BARCELÓ et H. KIRCHNER, « Husūn et établissements arabo-berbères de la frontière
supérieure (zone de l’actuelle catalogne) d’al-Andalus », Castrum IV…, p. 61-73 et M. BAR-
CELÓ, H. KIRCHNER , C. NAVARRO, El agua que no duerme. Fundamentos de la arqueologia
andalusi, Grenade, 1996.
6
  T. F. GLICK, Regadio y sociedad en la Valencia medieval, Valence, 1988.

289

csm_19.indd 289 21/05/10 08:57


caroline brousse

I. Les donnÉes d’ordre gÉographique

Du point de vue géographique, les limites du territoire sont for-


mées par trois éléments, la montagne, le bassin de l’Ebre et le rivage
méditerranéen.
Dans la région de Tortose se dessinent trois massifs dont le pre-
mier, culminant à 1442 m et s’étendant sur plus de 60 km, semble
avoir constitué une limite. Le second massif, moins homogène que le
précédent, atteint 942 m dans sa partie Nord. Malgré une altitude peu
élevée, ses dénivelés marqués lui confèrent un rôle de barrière natu-
relle. Le dernier massif, nommé Montsiá, ne constitue en aucun cas
une barrière puisqu’il n’atteint que 764 m.
Quoique limités, ces reliefs ont très tôt retenu l’attention des géo-
graphes arabes, comme al-Bakrī7 et al-Himyarī8. Ceux-ci mentionnent
la montagne dels Ports à proximité de Tortose, appelée al-Burtāt ou
Djabal al-Burt et considérée comme une ligne de démarcation entre
le pays de l’islam et la Gaule. La confusion des géographes entre la
montagne dels Ports et celle des Pyrénées montre que le relief domi-
nant Tortose marquait la limite avec la chrétienté comme l’a souligné
al-Mas‘ūdī : « De nos jours en 943, la marche frontière des musulmans,
à l’est de l’Espagne, passe à Tortose sur la côte de la Méditerra-
née »9.
Le deuxième élément dominant ce territoire est l’Èbre et ses
affluents. Il ne constitue pas une limite mais s’avère très important
dans ce secteur puisque c’est là que sont venues buter les offensives
de Louis d’Aquitaine entre 803 et 811. Du point de vue du peuple-
ment, il semble qu’il participa activement à la répartition des habitats
situés dans ses méandres.
Les données relatives à ce fleuve chez les géographes arabes sont
nombreuses. Ils évoquent sa fertilité10, sa longueur importante
puisqu’il faudrait, selon al-Zuhrī, quinze jours pour aller de sa source
située à Alfaro en Navarre à son embouchure11, son rôle attractif pour
les populations et sa fonction d’axe de communication. En effet, selon

7
  AL-BAKRĪ, Kitāb al-masālik wa al-mamālik, éd. Al-Hağğī, Beyrouth, 1968, p.85.
8
  AL-HIMYARĪ, Kitāb al-Rawd al-Mi‘tār, éd. E. LÉVI-PROVENÇAL, La péninsule ibérique au
Moyen Âge d’après le Kitāb ar-rawd al-Mi‘tār fī Habar al-Aktār d’ibn ‘Abd al-Mun’im al-Himyarī,
Leyde, 1938, p. 250.
9
  AL-MAS‘ŪDĪ, Murūğ al-dahab, Les prairies d’or, Traduit par C. A. C. BARBIER DE MEY-
NARD et A. PAVET DE COURTEILLE, Paris, Société Asiatique, 1962, p. 403.
10
  AL-BAKRĪ, Kitāb al-masālik …, p. 103-104.
11
  AL-ZUHRĪ, Kitāb al-Dja‘rāfiyya, éd. M. HADJ-SADOQ, « Kitāb al-Dja‘rāfiyya. Mappemonde
du caliphe al-Ma‘mūn reproduite par Fazārī (IIIe/IXe s.) rééditée et commentée par Zuhrī

290

csm_19.indd 290 21/05/10 08:57


la frontière, le territoire et l’eau dans al-andalus

al-Zuhrī et l’auteur anonyme du Dhikr Bilād al-Andalus12, l’Èbre serait


jalonné de tours et de forteresses permettant de communiquer par le
biais de signaux lumineux.
Le dernier élément de délimitation de l’espace est la Méditerra-
née. Celle-ci est toujours abordée de manière indirecte chez les géo-
graphes, toujours en liaison avec la ville de Tortose comme le prouve
cet extrait d’al-Istahrī : « Turtūša est la dernière ville d’al-Andalus, sur
les bords de la mer »13. En revanche, aucune donnée ne se rapporte
à l’alluvionnement qui caractérise depuis longtemps cette région, en
déplaçant le littoral. Tout au plus, les sources arabes signalent-elles le
ribāt de San Carles de la Rapita, type d’édifices souvent placés aux
confins de l’Islam et liés à la frontière, terrestre ou maritime.
En résumé, l’examen du milieu naturel révèle que la région de
Tortose constitue un territoire particulier, entre mer et montagnes,
parcouru par l’Èbre qui fait figure d’artère vertébrale dans une région
couvrant environ 47 500 km2.

II. Le tÉmoignage des sources arabes et latines

Une deuxième piste pouvant être examinée pour préciser les limi-
tes de ce territoire avant sa conquête par al-Muqtadīr de Saragosse,
en 1062, concerne les données des sources écrites arabes et latines.
D’après les documents latins de 1178 et de 122514, les anciennes
limites du diocèse de Tortose seraient les suivantes : Almenara, Nules,
Onda, Bounegre, Alcalaten, Monte Mollet, Culla, Ares, Morella, Riba
Roja, Flix, Garcia, Marça, Capçane, Tivissa et Pratdip. En revanche,
au XIIe siècle, les limites du territoire de Tortose, d’après le géographe
al-Idrīsī15, diffèrent de celles exposées dans les documents latins. Ce
territoire inclurait les husūn de Miravet, Tivissa, Šibart [Alcala de
Chivert], la Horta de San Joan, Morella, Mequinenza, Ulldecona,
Peñiscola, Adkūn [Fayón] et Flix. De plus, le géographe Ahmad al-Rāzī

(VIe/XIIe s.) », Bulletin d’Études Orientales, 21 (1968), p.3-312. D. BRAMON, De quam érem o
no musulmans, Barcelone, 2000, p. 82.
12
  Anonyme, Dikr bilād al-Andalus wa fadli-hā wa sifati-hā, éd. L. MOLINA, Una descripción
anónima de al-Andalus, Madrid, 1983, p. 64 a.
13
  AL-ISTAHRĪ, Kitāb al-masālik wa l-mamālik, éd. M.-J. DE GOEJE, Viae Regnorum descripcio-
nis Moslemicae, Leyde, 1967, p. 41-43.
14
  Documentos de Jaime I de Aragon, t.1, 1216-1236, éd. A. HUICI MIRANDA et M. D. Caba-
nes Pecourt, Valence, 1976 (Textos medievales, 49), p. 148-151.
15
  Al-Idrīsī, Los caminos de al-Andalus en el siglo XII, Madrid, 1989, p.142, 309, 314, 333,
477.

291

csm_19.indd 291 21/05/10 08:57


caroline brousse

dans sa description de l’Espagne signale que dans la province (kura)


de Valence se trouve le district de Burriana. Ainsi, il est probable que
la région de Tortose s’étendait jusqu’à Peñiscola ou Xivert puisque
au-delà se trouvaient les terres relevant de Valence étudiées par P.
Guichard. Par conséquent, il est difficile de considérer que les limites
du territoire de Tortose correspondaient à celles fixées par les docu-
ments de 1178 et de 1225. Tout au plus, peut-on observer que l’ancien
espace du district puis de la taifa de Tortose se dilata vers le Sud à
mesure que progressait la reconquête chrétienne.
La dernière piste pouvant être abordée pour tenter de définir l’es-
pace de ce district concerne l’importance de l’eau et les secteurs irri-
gués.

III. Un espace irriguÉ

À la suite des travaux de M. Barceló et d’Helena Kirchner16 sur le


sud de la Catalogne actuelle, les premières prospections réalisées
m’ont permis de constater l’originalité de cette région sous la forme
d’habitats liés à des tracés de norias et des canaux d’irrigation (qanat).
Sur la rive gauche se situent les villages de Pimpi, Bitem, Andusc à 5
km les uns des autres et de Tivenys à 3 km d’Andusc. Sur la rive droite,
face à la madina de Tortose, se trouvent Roquetes, Aldover et Xerta
séparés par une distance variant entre 4 et 5 km. Sur cette rive, deux
toponymes ont disparu à savoir Bercat que M. Barcelo situerait à
proximité de Roquetes et le lieu-dit Labar qui signifierait selon lui les
« puits », à 2,5 km au Nord de Roquetes.
Il s’agit donc pour les deux rives de lignes d’habitats d’époque
islamique séparés par des intervalles réguliers. Ces différents établis-
sements portent des noms qui renvoient au réseau hydrographique :
ainsi, selon M. Barceló, Xerta viendrait de Sharta, le méandre, Tivenys
pourrait avoir une relation avec tibbīn, le cône d’eau ou avec Tib, la
rivière ou le ruisseau qui correspondrait aujourd’hui au barranc de
Valljardina. Quelle que soit la validité de ces interprétations, l’ensem-
ble de ces habitats sont situés sur les bords de l’Ebre et ils ont tous un
rapport direct avec des systèmes d’irrigation. Très brièvement, sur la
rive droite du fleuve c’est le système des canaux qui semble avoir été
privilégié. L’eau est captée dans le massif du Bosc de l’Espina, un des

16
  M. BarcelÓ et H. Kirchner, « Husūn et établissements arabo-berbères … », p. 61-73.
M. BarcelÓ, H. Kirchner, C. Navarro, El agua que no duerme …

292

csm_19.indd 292 21/05/10 08:57


la frontière, le territoire et l’eau dans al-andalus

contreforts du massif dels Ports, dans un lieu appelé Alfara, c’est-à-dire


une longue conduction d’eau. Pour la rive gauche, le système employé
est celui des norias. Il s’agit d’une ligne continue qui borde le canal
de l’Esquerra de l’Ebre, de Pimpi au barrage du canal à environ 1 km
au Nord de Tivenys.
Ces canaux, tout comme le barrage et les norias, semblent avoir
participé à la création de délimitations d’aires d’influence dont cha-
cune d’elles semble correspondre à plusieurs habitats. Il existerait
ainsi un micro territoire entre Tortose et Tivenys et un autre entre
Roquetes et Xerta.

Cela étant, la maîtrise de l’eau permit-elle l’élaboration d’un ter-


ritoire agricole ?
En relisant attentivement les cartulaires comme celui du Llibre
Blanch ou le Diplomatari de la Cathédrale de Tortose, on peut voir la
présence, dans l’almunia de Xerta, d’individus semblant appartenir
au même lignage : Avinfaraio, Avinafar, Aviafar. Ce sont leurs parcelles
de terres qui sont données aux conquérants, ce qui signifie qu’ils en
étaient les propriétaires. Il en va de même pour la rive gauche, où les
documents latins laissent entrevoir des propriétaires libres qui culti-
vaient des parcelles de terres irriguées.
Ainsi, l’emplacement de ces habitats dans le district de Tortose
sous-entend un deuxième type d’occupation du sol, à savoir un peu-
plement intercalé entre les forteresses de l’Ebre et ses méandres où
les noms des qaryas ou des almunias sont le reflet de leur appartenance
à l’eau, aussi bien au fleuve, aux rivières ou aux différents types d’ir-
rigation. Par conséquent, il est permis de supposer que la maîtrise de
l’eau et des espaces irrigués ait été un des procédés qui participa à la
construction du territoire de la communauté rurale.

Conclusion

En guise de conclusion, l’étude de la région de Tortose sous la


domination islamique montre que les notions de territoire et de fron-
tière sont difficiles à appréhender à cette époque et il n’est même pas
sûr que celles-ci aient été aussi précises qu’on l’imagine. En reprenant
la géographie d’al-Rāzī, on pourrait presque dire que le territoire de
Tortose s’arrêtait là où débutait celui de ses voisins à savoir les districts
de Tarragone, de Saragosse et de Burriana au Sud. En fait, pour

293

csm_19.indd 293 21/05/10 08:57


caroline brousse

répondre à la question posée et dans l’état actuel de mes recherches,


il convient de parler de territoires au pluriel :
- Le territoire du pouvoir avec la madīna et les forteresses qui en
relèvent le long de l’Ebre.
- Le territoire des communautés rurales, à savoir que la délimita-
tion de l’espace est liée à la capacité des paysans à mettre en valeur
un territoire agricole grâce à l’irrigation.
- Enfin il s’agit d’un territoire en mouvement puisque ces limites
sont floues. Il évolua au fil des siècles, pris par la taifa de Saragosse en
1062 et peut-être bouleversé par la conquête almoravide comme l’a
montré A. Virgili dans sa thèse17.
En somme, à tous les niveaux, plus que la géographie, c’est l’acti-
vité humaine et le rapport à l’autre qui créent la frontière et le terri-
toire.

17
  A.Virgili, Ad detrimentum Yspanie. La conquesta de Turtūša i la formació de la societat feudal
(1148 – 1200), Valence, 2001.

294

csm_19.indd 294 9/06/10 13:05


Conclusions sur le thÈme II

La « fabrique » des territoires :


quelques remarques conclusives
sur les processus sociaux
de territorialisation

Denis Menjot

L’espace, aussi bien rural qu’urbain, n’a cessé d’intéresser les histo-
riens, en particulier médiévistes1. Ces derniers ont analysé la mise en
place des paysages et ses mutations endogènes et exogènes provoquées
par un faisceau de causes politiques autant que socio-économiques. Ils
ont abordé la terre, le sol et le peuplement avant de s’intéresser à la
construction des espaces comme des ensembles de relations2.
Le territoire a été longtemps victime du discrédit jeté sur l’histoire
politique traditionnelle après avoir beaucoup préoccupé les historiens
du XIXe et de la première moitié du XXe siècle pour lesquels il était
un objet d’étude essentiel dans le cadre de leurs recherches sur la
mise en place des États monarchiques et des États-nations. Ils étu-
diaient la constitution et l’organisation d’un espace dépendant d’un
empire, d’un royaume, d’une province ou d’une ville ; ils en détermi-
naient la forme, la superficie, les limites.
Le territoire et la territorialité sont redevenus des préoccupations
très actuelles, notamment parce que leurs études s’identifient de nou-

1
  Dernier exemple en date d’une imposante série de travaux, J. PETROWISTE, Naissance
et essor d’un espace d’échanges au Moyen Âge : le réseau des bourgs marchands du Midi toulousain
(XI e-milieu du XIV e siècle), thèse de doctorat d’histoire médiévale, soutenue à Toulouse, le 12
décembre 2007 ; cette thèse s’inscrit dans la longue tradition de l’école de géographie
historique de Charles Higounet, poursuivie et renouvelée, notamment par Mireille Mous-
nier et Benoît Cursente.
2
  Dans le cadre urbain, il faut citer la thèse d’É. CROUZET-PAVAN, ‘Sopre le acque salse’.
Espace, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, Rome, ÉFR, 1992. Pour cet auteur, « le
social dans toute l’ampleur de son champ, groupes et agents, norme comme marginalité,
construit un espace que l’on peut définir comme un ensemble de relations ».

295

csm_19.indd 295 21/05/10 08:57


denis menjot

veau à l’enracinement3. Les revendications identitaires de territoires


qualifiés d’historiques par de jeunes nations qui se créent et de peu-
ples comme les Kosovars, les Kurdes ou les Palestiniens sont généra-
trices de conflits dramatiques, y compris sur le sol de la vieille Europe,
alors que les frontières héritées de la colonisation ou de la domination
soviétique sont remises en cause dans certaines régions du monde. De
leur côté, les décideurs définissent des politiques d’aménagement du
territoire et les gouvernants se préoccupent de contrôler le territoire
national alors que les barrières douanières et les frontières disparais-
sent en Europe dans l’espace Schengen.
Dans le cadre d’une l’histoire du pouvoir profondément renouve-
lée4, les historiens médiévistes, qu’ils s’intéressent aux espaces ruraux
ou aux espaces urbains, fils de leur temps, se penchent à nouveau sur
le territoire, ou plutôt les territoires, pour mieux comprendre à tra-
vers leur morphogenèse, l’évolution des rapports entre les hommes
et leurs espaces dans une perspective dynamique5. Une des questions
fondamentales qui exige de nouvelles recherches et des réinterpréta-
tions porte sur les processus de constitution, – de « fabrication » – de
territoires par les occupants, comme Stéphane Boissellier l’a mis par-
faitement en évidence dans son introduction programmatique. Les
travaux récents, les quatre communications rassemblées dans ce
volume, qui sont à bien des égards pionnières, les débats fructueux
de cette rencontre me conduisent à énoncer quelques remarques
conclusives sur la définition de l’objet, les logiques de territorialisation
et la perception du phénomène. Je les accompagnerai en notes de
quelques références à des ouvrages qui me paraissent tout particuliè-
rement significatifs.

3
  Ils suscitent beaucoup d’études, voir en dernier lieu le n°25 de Rives nord-méditerranéenes,
intitulé La dynamique des territoires, un défi institutionnel, Aix, 2006-2007.
4
  Représentatif de ce renouvellement est l’ouvrage collectif dirigé par Ph. CONTAMINE,
Histoire de la France politique, t. I, Le Moyen Âge. Le roi, l’Église, les grands, le peuple, (481-1514),
Paris, Le Seuil, 2002.
5
  M. RONCAYOLO, La ville et ses territoires, Paris, Gallimard,1990, B. HANAWALT et M.
KOBIALKA, Medieval Practices of Space, Minneapolis, Université of Minnesota Press, 2000,
Habitats et Territoires du Sud, B. CURSENTE dir., Paris, CTHS, 2004, Les territoires du médiéviste,
B. Cursente et M. Mousnier dir., Rennes, PUR, 2005.

296

csm_19.indd 296 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

I. Le territoire, un espace socialement construit

Qu’entend-on par territoire  ? La définition précise de l’objet


d’étude – toujours nécessaire et malheureusement quelquefois négli-
gée – s’impose comme un préalable d’autant plus indispensable que
le concept est polysémique tout comme celui d’espace. « Est-on dans
le politique, le social, l’économico-social, l’imaginaire, le symboli-
que »6 se demandent B. Cursente et M. Mousnier. Je répondrai qu’on
est dans tous ces domaines à la fois.
Il n’est plus concevable de s’en tenir à la conception étroite de Max
Weber qui définissait le territoire essentiellement comme l’espace de
projection d’un pouvoir institutionnel, monarchique, urbain ou ecclé-
siastique7. Le territoire ne plus être seulement défini comme une
portion d’espace définie par les détenteurs du pouvoir. Il ne peut pas
l’être non plus par des caractéristiques géographiques. S’il y a des
terroirs, il n’y a pas de territoires aux frontières naturelles. A tous les
niveaux, plus que la géographie, c’est l’activité humaine, la société
qui crée le territoire et sa frontière.
J’adopterai volontiers la définition qui tend à être admise par les
géographes qui ont longtemps fait de ce concept des usages variés,
flous, voire discordants8. « Le territoire tient à la projection sur un
espace donné des structures spécifiques d’un groupe humain qui
incluent le mode de découpage et de gestion de cet espace. Il contri-
bue en retour à fonder cette spécificité, à conforter le sentiment d’ap-
partenance, il aide à la cristallisation des représentations collectives,
des symboles qui s’incarnent dans les hauts lieux »9. Le territoire n’est
pas seulement une portion d’espace administré, découpé en fonction
d’une domination politique et juridique, mais une forme d’organisa-
tion de l’espace façonnée par des pratiques sociales et créatrice
d’identité10. La territorialisation est donc non seulement l’affirmation
d’une conception territoriale, mais la façon dont les différents acteurs
sociaux mettent en œuvre des pratiques visant à s’assurer la maîtrise
et l’organisation de cet espace.

6
  Les territoires du médiéviste…, Introduction, p. 7
7
  M. Weber, Économie et société, t. I, Les catégories de la sociologie, Paris, 1995 [1ère éd. alle-
mande 1922], p. 291.
8
  F. Ripoll et V. Veschambre, « Le territoire des géographes. Quelques points de
repère sur ses usages contemporains », Les territoires du médiéviste…, p. 275-292.
9
  Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, R. BRUNET dir., Reclus, La Documentation
Française, Paris, 1992, p.436.
10
  M. LE BERRE, « Territoires », Encyclopédie de Géographie, A. Bailly, R. Ferras et D.
Pumain dir., Paris, Economica, 1995.

297

csm_19.indd 297 21/05/10 08:57


denis menjot

Ainsi entendu, la construction des territoires – mais aussi, dans


certains cas, leur déconstruction et leur reconstruction – et, en tout
cas, leur évolution, sont des processus complexes qui mettent en
œuvre l’environnement, les forces économiques, sociales et politiques
ainsi que les représentations. Les principes de son organisation, et de
sa désorganisation éventuelle, sont d’origine et de nature à la fois
économique, sociale, politique et culturelle. Ces facteurs de territo-
rialisation sont étroitement imbriqués et difficilement séparables et
les constructions mouvantes, instables, soumises aux aléas de la
conjoncture, au hasard des conflits et aux modifications des rapports
de force socio-politiques. « Le territoire est … construit par des pra-
tiques et des croyances qui sont de nature sociale »11.

II. Les logiques territoriales de


l’ « encellulement » et de l’ « encitadinement »

C’est entre le XIe et le XIIIe siècle, durant ces « siècles du grand


progrès » (G. Duby) qu’il faut situer en Europe occidentale, le grand
mouvement de territorialisation, c’est-à-dire de « fabrication » des
territoires dans des espaces de domination. Il est concomitant et
induit par l’essor démographique, la mise en place de la seigneurie,
la colonisation de vastes zones et l’urbanisation galopante. Les
acteurs sociaux sont donc multiples : communautés paysannes, cano-
niales ou monastiques, seigneurs laïques ou ecclésiastiques et élites
urbaines. L’intervention décalée ou concomitante de ces différents
agents de la territorialisation permet, en particulier de mieux com-
prendre la dimension chronologique du processus.
Les communications de Myriam Soria et Charles Garcia, comme
F. Mazel l’a déjà bien relevé, montrent que même dans les pays médi-
terranéens, les plus romanisés et les premiers christianisés, le diocèse
n’est pas un territoire hérité, mais construit dans la longue durée,
dont ce moment décisif. Au haut Moyen Âge, les relations entre les
évêques et leur diocèse ne relevaient pas prioritairement de logiques
territoriales. Le diocèse n’était pas, n’était plus, un territoire, mais
une collection de liens personnels. Le phénomène de territorialisa-
tion du diocèse revêt une double dimension puisqu’il s’agit, d’une
part, de la résurgence d’une conception territoriale, et, d’autre part,
de l’essor de pratiques nouvelles d’appropriation, d’organisation et

11
  M. RONCAYOLO, La ville et ses territoires…, p. 189.

298

csm_19.indd 298 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

de gestion de l’espace diocésain. Le rôle décisif revient aux chanoines


et à certains dignitaires canoniaux, les archidiacres, pour des raisons
avant tout d’ordre patrimonial, 
Pour mieux comprendre la logique et la fonctionnalité de la
construction diocésaine, il convient certainement, comme le suggère
F. Mazel, de la rapprocher des territorialités seigneuriale et princière,
mais j’ajouterais paysanne et urbaine qui, elles aussi, combinent alors
de plus en plus souvent logiques de pôles (les châteaux – dont le
maillage reste très inégal en Europe occidentale12 –, les villages et les
agglomérations) et logiques linéaires (la spatialisation du ban, l’éla-
boration des frontières). À l’évidence, les territorialisations de ces
différents espaces : diocésain, monastique, seigneurial, princier, villa-
geois et urbain ne se comprennent que dans leurs interconnexions et
leurs rivalités qui fixent leurs frontières..
L’appropriation de terres, fut-elle provisoire, provoque évidem-
ment des réactions de défense et une conflictivité car les différents
agents sociaux entrent en concurrence et sont dans une logique
d’élargissement de leurs territoires. Dans ce processus social de terri-
torialisation, un rôle déterminant doit être attribué aux conflits,
notamment ceux qui opposent seigneurs laiques et ecclésiastiques
entre eux, au sujet des limites et de l’étendue respective de leurs sei-
gneuries, mais aussi ceux suscités par l’imbrication des pouvoirs ecclé-
siastiques et laïques ou ceux provoqués par les formes du contrôle
territorial épiscopal et canonial, en particulier de l’appropriation des
églises et de la fiscalité paroissiale. La multiplication de tous ces
conflits aux XIe-XIIe siècles reflète l’intérêt croissant porté aux enjeux
territoriaux par les agents sociaux, mais elle participe à la territoriali-
sation par la fixation de bornes qui transforment l’espace en terri-
toire13. Les conflits sont aussi l’occasion de la production d’écrits qui
ont principalement pour objet de recenser le patrimoine, de manière
à en assurer la conservation et la défense, mais aussi d’en faciliter la
gestion, et d’organiser le prélèvement sur les habitants.
De leur côté, les communautés rurales construisent des territoires
délimités par la capacité des paysans à mettre en valeur un espace agri-
cole par des défrichements, des travaux de bonification, ou l’organisa-

12
  Pour la France, voir G. FOURNIER, Le château dans la France médiévale. Essai de sociologie
monumentale, Paris, Aubier-Montaigne, 1978.
13
  Ce phénomène n’a pas commencé au XVIe siècle comme le voudrait D. NORDMAN,
Frontières de France (XVI e-XIX e siècle). De l’espace au territoire, Paris, 1998.

299

csm_19.indd 299 21/05/10 08:57


denis menjot

tion de systèmes d’irrigation dans les régions méridionales14, comme


Caroline Brousse le met en évidence dans sa communication sur la
région de Tortosa. Dans ce cadre aussi, les conflits pour le bornage des
terres et la maîtrise de l’eau sont particulièrement nombreux et jouent
un rôle majeur dans le processus de territorialisation villageois15.
La grande croissance urbaine entraîne la structuration ou la redé-
finition des territoires de la ville (rapports cité/contado ou alfoz, espace
public/espace privé) dont le sol ne l’oublions pas, est soumis comme
les campagnes, au commandement seigneurial et est constitué d’un
enchevêtrement de juridictions seigneuriales qui suscite empiéte-
ments et conflits. Dans le cas des communes italiennes, le mieux docu-
menté, le plus précoce et le mieux étudié, les travaux ont montré que
les élites ont chacune leurs propres territorialités, dans la ville. La
dynamique d’ensemble est celle de l’inurbamento des élites rurales16,
puis de la montée en puissance d’une nouvelle élite de l’argent qui
pousse à disqualifier l’ancienne noblesse féodale et donc à l’exclure
des territoires de la ville et à la rejeter dans le contado, même s’il ne
faut pas simplifier en considérant que ce dernier est le territoire de
la noblesse féodale et la ville, celui de la bourgeoisie. Reste à préciser
la manière dont la croissance contribue à la stratification des élites et
à l’évolution de celles-ci dans les cités « italiennes » et ailleurs.
Le résultat de ce processus d’ « encellulement » et d’ « encitadine-
ment » est la création d’étendues continues, relativement homogènes,
bornées par des frontières, souvent mouvantes et instables, qui se
distinguent de l’espace « féodal », lequel se caractérise selon A. Guer-
reau par son caractère hétérogène et discontinu17. Mais, j’ajouterais,
qui s’en rapprochent par le fait qu’ils sont tous deux polarisés. Se pose
alors le problème de l’organisation des espaces autour du pôle. On
rejoint les études sur la centralité et les réseaux qui vient d’être renou-
velé tout récemment18.

14
  La maîtrise de l’eau en al-Andalus, P. CRESSIER éd., Madrid, Casa de Velázquez, 2006, T.
F. GLICK, Regadio y sociedad en la Valencia medieval, Valence, 1988.
15
  M. BOURIN-DERRUAU, Villages médiévaux en Bas-Languedoc  : genèse d’une sociabilité
(X e-XIV e siècle), Paris, L’Harmattan, 1987, 2 vols.
16
  Voir en français, les synthèses de P. BOUCHERON, Les villes d’Italie (vers 1150-vers 1340),
Paris, Belin, 2004, P. GILLI, Villes et sociétés urbaines en Italie milieu XII e-milieu XIV e siècle, Paris,
SEDES, 2005, F. MENANT, L’Italie des communes (1100-1350), Paris, Belin, 2005.
17
  A. GUERREAU, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans
L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIV e-XVII e siècles), N. BULST,
R. DESCIMON, A. GUERREAU éd., Paris, 1996, p. 85-101.
18
  Notamment par deux importants travaux, ceux de J.-L. FRAY, Villes et bourgs de Lorraine.
Réseaux urbains et centralité au Moyen Âge, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise

300

csm_19.indd 300 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

III. La territorialisation de l’espace urbain

La «  fabrique  » des territoires par les individus ou les groupes


sociaux est un processus continu et dynamique, tout particulièrement
dans les villes où les élites ne font pas que marquer de leur empreinte
l’espace urbain, mais le privatisent, l’ordonnent, l’organisent et le
territorialisent en une géographie mouvante19.
Les clercs ont été les premiers à façonner leur espace. Dès le très
haut Moyen Âge, l’évêque, qui prend le contrôle de la cité, organise
son territoire autour de la cathédrale et du palais épiscopal tandis que
des monastères s’implantent en plus ou moins grand nombre dans
l’espace péri-urbain. Avec la réforme grégorienne, qui instaure la
« ségrégation du religieux », le territoire des clercs constitue une ville
dans la ville, une enclave juridique. Certains éléments sont parfois
clos sur eux-mêmes, c’est le cas des enclos canoniaux dans des villes
du sud-est de la France, comme Lyon, Béziers ou Châlons20. Il convien-
drait d’estimer avec précision la portée sociale de cette séparation de
la cité religieuse qui s’estompe avec l’installation des religieux Men-
diants dans l’espace intra-muros.
Les groupes nobiliaires s’approprient également une partie du sol
urbain. Cette appropriation a fait l’objet d’études approfondies dans
la région d’Europe la plus fortement urbanisée, l’Italie du nord et du
centre, L’emprise de ces catégories se manifeste par la tour, point
d’appui de leur puissance sociale et de la maîtrise d’un espace terri-
torialisé centré sur elle21. Plusieurs lignages nobles, apparentés ou
non, élargies aux clients et amis, constituent une consorterie. L’idéal-
type, célébré par l’historiographie, en est l’albergo génois qui forme
une entité territoriale autonome et fermée sur elle-même dont l’es-
pace vécu est la curia, cour privée au cœur du complexe immobilier
de l’albergo. Gênes apparaît ainsi comme la juxtaposition de territoires
fortifiés dominés par un lignage, qui identifient une portion d’espace
à une famille noble22. Cet agencement urbanistique, baptisé « urba-

Pascal, 2006 et de L. BUCHHOLZER-REMY, Une ville en ses réseaux, Nuremberg à la fin du


Moyen âge, Paris, Belin, 2006.
19
  P. BOUCHERON, D. MENJOT, La ville médiévale, dans Histoire de l’Europe urbaine, J.-L.
PINOL dir., Paris, Le Seuil, 2003, particulièrement p. 472-486.
20
  Y. ESQUIEU, Autour de nos cathédrales. Quartiers canoniaux du sillon rhodanien et du littoral
méditerranéen, Paris, CNRS, 1992.
21
  J.-Cl. MAIRE-VIGUEUR, Cavaliers et citoyens. Guerre, conflits et société dans l’Italie communale,
XII e-XIII e siècles, Paris, 2003.
22
  L. GROSSI BIANCHI et E. POLEGGI, Una città portuale del Medioevo. Genova nei secoli
X-XVI, Gênes, 1980.

301

csm_19.indd 301 21/05/10 08:57


denis menjot

nisme du privé » par des historiens italiens, se retrouve dans bien des
villes d’Italie du centre et du nord, avec le système des contrada, dans
lequel une portion d’espace intra-muros est structurée par un lignage.
Si la consorterie semble une institution spécifiquement italienne, la
curia en tant que forme urbaine est beaucoup plus répandue, autant
que des sources chichement comptées permettent de le savoir ; elle
s’apparente au hof des villes germaniques et au corral des cités castilla-
nes. Elle manifeste le pouvoir des lignages sur une partie du territoire
urbain. Quant au popolo, s’il se structure habituellement sur des bases
militaires ou professionnelle (arti), dans certaines villes comme Asti,
il le fait sur une base territoriale ; à Pérouse il se présente d’abord
comme une fédération d’associations de voisinage23. Est-ce le cas dans
d’autres régions urbanisées comme la Flandre ou la péninsule Ibéri-
que ?
S’il faut attendre les dernières décennies du Moyen Âge pour dis-
tinguer une ségrégation sociale dans les villes, dans nombre d’entre
elles se développent bien plus tôt de nouvelles solidarités assises sur
des bases topographiques. Elles se traduisent par la structuration de
quartiers fermés sur eux-mêmes que l’on clôt parfois de chaînes la
nuit venue et qui s’agencent autour de quelques pôles de vie collec-
tive : l’église, la taverne, le puits. Sur ce modèle de quartier séparé,
s’organisent, volontairement ou non, légalement ou non, différentes
communautés confessionnelles ou étrangères. Le cas le plus connu
est évidemment celui de la ghettoisation, plus ou moins stricte, des
minorités juives. Si ces dernières prennent l’habitude de se regrouper,
par exemple, dans une rue, comme la call judaica qui se constitue à
Barcelone et Gérone dans les années 1170, c’est le concile de Latran
IV qui, en 1215, en posant le principe d’une ségrégation forcée, mar-
que le passage du quartier librement habité par les Juifs au ghetto –
même si le terme ghetto n’apparaît à Venise qu’en 1516 – dans lequel
ils sont contraints de résider. Bien d’autres groupes minoritaires, sans
parler des colonies marchandes, se regroupent en cellules plus ou
moins séparées, c’est le cas des Allemands dans les locatio des villes
slaves, des francos dans les bourgs du chemin de saint Jacques, ou des
immigrés albanais à Venise24. Quelle que soit la nature de la motiva-
tion ou de la contrainte, le point commun de ces concentrations,

23
  É. CROUZET-PAVAN, Enfers et paradis. L’Italie de Dante à Giotto, Paris, 2001.
24
  Les Etrangers dans la ville. Minorités et espace urbain du bas moyen Âge à l’époque moderne,
J. BOTTIN et D. CALABI éd., Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1999 ; A. DUCEL-
LIER, B. IMHAUS, B. DOUMERC, J. DE MICHELI, Les chemins de l’exil. Bouleversements de
l’Est européen et migrations vers l’Ouest à la fin du Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1992.

302

csm_19.indd 302 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

ethniques, sociales ou religieuses est une fragmentation de l’espace,


l’instauration de frontières matérielles et la création d’espaces iden-
titaires fermés dont beaucoup restent à identifier, mais sur lesquels
les sources manquent.
Le résultat de ce processus est l’agencement de l’espace urbain en
un ensemble de territoires emboîtés, de poupées russes, « à partir des
pratiques de l’espace mises en œuvre par les élites, dans la mesure où
elles solidifient la carte des puissances et des rayonnements »25. Autre-
ment dit, ces territoires ne sont pas que la matérialisation au sol de la
morphologie des groupes sociaux, mais ils façonnent en retour les
identités sociales et la forme de domination sociale. Au final, l’espace
urbain apparaît comme un combiné de circonscriptions territoriales
aux limites fluctuantes26.

IV. La territorialisation des espaces ruraux


de la ville

Les citadins, à commencer par les élites, en investissant une partie


de leurs bénéfices dans la terre, contribuent au contrôle du territoire
rural de la ville, contado, alfoz ou tierra et se taillent un territoire dans
celui-ci. Ils s’efforcent de l’élargir, de le transformer et de le contrôler
essentiellement par le biais des investissements fonciers et du
crédit27.
L’emprise foncière de la ville sur les campagnes environnantes est
un phénomène fondamental et relativement bien connu, mais dont
l’étude pourrait être reprise sous l’angle de la territorialisation. Elle
prend deux formes principales, d’une part, la continuité seigneuriale
(cas des domaines des chapitres, des monastères et des hôpitaux), et,
d’autre part, l’achat de propriétés par les citadins, principalement par
les élites. Elle ne cesse de progresser – selon des rythmes qu’il convien-

25
  É. CROUZET-PAVAN, « La ville et ses villes possibles : sur les expériences sociales et
symboliques du fait urbain », dans D’une ville à l’autre ; structures matérielles et organisation de
l’espace dans les villes européennes (XIII-XVI e siècle), J.-C. MAIRE-VIGUEUR dir., Rome, ÉFR,
1989, p. 658.
26
  Voir pour Bologne, l’étude modèle de A. I. PINI, « Le repartizioni territoriali di Bologna
medievale », Quaderni culturali bolognesi, 1-1 (1977), p. 5-50.
27
  Je me permets de renvoyer à l’état de la question que j’ai publié récemment D. MENJOT,
« La ville et ses territoires dans l’Occident médiéval : un système spatial. Etat de la question »,
dans La ciudad medieval y su influencia territorial, Encuentros Internacionales de Nájera, 2006,
B. ARIZAGA BOLUMBURU et J. SOLORZANO TELECHEA éds., Instituto de Estudios
Riojanos, 2007, p. 451-492.

303

csm_19.indd 303 21/05/10 08:57


denis menjot

drait de préciser – parce que l’acquisition de biens fonciers est la solu-


tion économiquement la plus rationnelle et la plus sûre, surtout en
période de difficultés comme au XIVe siècle, pour garantir une sécurité
alimentaire mais aussi pour asseoir et réaliser une fortune, et pour la
convertir en puissance sociale. Cette propriété foncière n’est pas l’apa-
nage des puissants, mais attire des couches de plus en plus larges de la
société. Ainsi, par exemple, le cadastre d’Arezzo de 1422 nous apprend
que 90% de la population urbaine imposée possède des biens dans le
contado28. Dans les villes d’Italie centro-septentrionale, depuis les mar-
chands internationaux comme les Bardi de Florence ou les grands
prêteurs d’Asti, jusqu’à un simple changeur comme Lippo di Fede del
Sega dont Charles de la Roncière a reconstitué la biographie, et
jusqu’aux artisans, bouchers et aubergistes identifiés par Pierre Racine
à Plaisance, toute une société se jette sur la terre.
Cette propriété touche en priorité les marges des villes, transfor-
mées en vignes ou en ceintures maraîchères à haut rendement, où
s’investissent massivement les capitaux urbains. comme dans les huer-
tas de Murcie et de Valence, les hortillonages d’Amiens ou les cascine
des faubourgs de Milan, dès le XIIe siècle29. Elle s’étend aussi bien
au-delà dans un espace qui correspond approximativement à l’aire
d’immigration et de pénétration du crédit et à la zone dans laquelle
s’approvisionne régulièrement la ville et se trouve la clientèle des
notaires et des marchands30, Dans cet espace – dont la superficie est
grossièrement proportionnelle à la taille de la ville – de riches citadins
se constituent de gros domaines qu’ils spécialisent souvent dans une
production, c’est le cas des « affars » céréaliers provençaux, des « mas »
arlésiens, des bastides aixoises, des fincas oléicoles sévillanes, des
« bourdieux » viticoles du Bordelais, des granges du Lyonnais, etc…
Les riches citadins acquièrent souvent des propriétés dans un espace
bien plus étendu. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, les
grandes familles de villes allemandes importantes comme Nuremberg,
Francfort, Cologne, Mayence investissent en biens immobiliers, achè-

28
  J.-P. DELUMEAU, Arezzo, espace et sociétés, 715-1230. Recherches sur Arezzo et son contado du
VIII e au début du XIIII e siècle, Rome, ÉFR, 1996.
29
  L. DE ANGELIS CAPPABIANCA, « Le «cassine» tra il XII e il XIV secolo : l’esempio di
Milano », dans Paesaggi urbani dell’Italia padana nel secoli VIII-XV, Bologne, 1988, p. 373-415.
30
  Par exemple, dans les villes du sud-est des Midlands de l’Angleterre, son rayon se situe
entre 10 à 20 kilomètres, C. DYER, « Market towns and the countryside in late medieval
England », Canadian Journal of History, 31 (1996), p. 2-20, J. MASSCHAELE, Peasants, mer-
chants and markets : inland trade in medieval England, 1150-1350, Londres, 1997. Pour les
grandes villes, comme Toulouse et Marseille, l’aire d’attraction pouvait atteindre une qua-
rantaine de kilomètres.

304

csm_19.indd 304 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

tent des bois et des prés et n’hésitent pas parfois à mettre en commun
leur argent pour acheter un village entier. À Lübeck, les grands bour-
geois ont acquis ensemble 34 villages des environs tandis que les
grands marchands d’Erfurt contrôlent jusqu’à une centaine de villa-
ges afin de mieux surveiller la culture du pastel, colorant recherché
par l’industrie drapière de la ville31. Les hommes de loi lyonnais s’im-
plantent dans la vallée de l’Azergue dans laquelle le nombre de pos-
sédants augmente très sensiblement au XVe siècle ainsi que l’importance
des patrimoines32. Dans les alfoces de certains villes castillanes, des
nobles urbains se constituent des seigneuries, c’est le cas, par exem-
ple, du docteur Cascales à Murcie. Quant aux élites marchandes génoi-
ses et vénitiennes principalement, elles se taillent aussi des territoires
outre-mer dans les comptoirs33.
Le crédit est une autre forme de domination économique des cita-
dins. En provoquant l’endettement des paysans, il transforme les petits
propriétaires en censitaires avec des contrats à plus ou moins court
terme et entraîne une recomposition de la propriété foncière car,
endettés, les paysans sont très vulnérables et c’est souvent à leurs
dépens que les bourgeois forment ou étendent leurs domaines. Le
rôle de l’endettement dans les rapports entre la ville et son territoire
a été profondément renouvelé par l’historiographie récente dans les
campagnes et dans les villes34. On retrouve, parmi les prêteurs, de
puissants personnages comme, par exemple, le banquier Romeo
Pepoli (1250-1322), que Dante présente comme l’homme le plus
riche d’Italie. Ses créances couvrent plusieurs villages de la plaine
bolognaise, formant l’assise d’une « crypto-seigneurie ». Il convien-
drait d’analyser la constitution de ce type de seigneurie que l’on ren-
contre dans les territoires des importants marchés de crédit que sont

31
  R. KIESSLING, Die Stadt und ihr Land. Umlandpolitik, Bürgerbesitz undwirtschaftsbezüge in
Ostschwaben vom 14. bis ins 16. Jahrrhundert, Cologne, Vienne, 1989. D’autres exemples ont
été bien étudiés en Péninsule ibérique, notamment par H. CASADO, Señores, mercaderes y
campesinos. La comarca de Burgos a fines de la Edad Media, Valladolid, Junta de Castilla y León,
1987, p. 464-467 et I. MONTES ROMERO-CAMACHO, Propiedad y explotación de la tierra en
la Sevilla de la baja Edad Media, Séville, 1988.
32
  R. FÉDOU, Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Âge. Étude sur les origines de la classe
de robe, Paris, 1964.
33
  F. THIRIET, La Romanie vénitienne au Moyen Âge. Le développement et l’exploitation du domaine
colonial vénitien (XII e - XV e siècles), Paris, De Boccard, 1975 ; M. BALARD, La Romanie génoise,
Rome, ÉFR, 1978.
34
  Parmi les derniers travaux en date, citons Endettement paysan et crédit rural dans l’Europe
médiévale et moderne, M. BERTHE éd., Toulouse, 1998 et J. V. GARCÍA MARSILLA, Vivir a
crédito en la Valencia medieval. De los orígenes del sistema censal al endeudamiento del municipio,
Université de Valence, 2002.

305

csm_19.indd 305 21/05/10 08:57


denis menjot

des villes comme Gênes, Florence, Barcelone, Valence, Gand, pour


ne citer que les principales.
Cette pénétration du capital urbain se traduit par des transforma-
tions des modes d’exploitation de la terre qui permettent de mesurer
l’emprise économique et sociale des citadins. Ainsi dans les campa-
gnes européennes se répandent, parfois de façon spectaculaire, dif-
férents types de contrats à parts de fruits  : complant, champart,
métayage, bail à cheptel, aparcería, mezzadria dont la diffusion et l’im-
pact économico-social restent encore à préciser35. Emmanuel Huertas,
à travers son analyse du cas de Pistoia au XIIIe siècle, a bien mis en
évidence que la circulation des rentes foncières acquiert dès le départ
une dimension politique et territoriale très marquée. Un marché de
biens immatériels ne peut donc exister sans un solide ancrage terri-
torial et que c’est probablement parce que les échanges sont « déma-
térialisés  » que le territoire est si nécessaire et que le marché des
rentes foncières s’inscrit dans un territoire donné.
Il conviendrait d’examiner avec précision les conséquences de la
territorialisation des espaces ruraux de la ville. Dans ce territoire
qu’elles contrôlent, les élites avec leurs capitaux font naître quelque-
fois une proto-industrie rurale qui traite les matières premières loca-
les : fer des vallées alpines et pyrénéennes, laine et cuirs des troupeaux
transhumants, lin et chanvre.. La mieux connue et étudiée, principa-
lement en Flandre et en Italie, est la production textile dans laquelle
le marchand-drapier confie aux paysannes de l’arrière-pays, le filage
de la laine dans le fameux verlagsystem. En Toscane et en Lombardie,
dans les Alpes mais aussi dans l’arrière-pays murcien se développe une
industrie minière et métallurgique36. Les villes portuaires de la côte
basque espagnole contrôlent la production et la commercialisation
du fer de la montagne cantabrique au moyen notamment de prêt aux
propriétaires des forges. Ainsi se constituent des économies régiona-
les dans lesquelles, sous l’effet du capital urbain, se recomposent les
relations entre citadins et paysans et se désagrègent l’organisation des
métiers37.

35
  Les revenus de la terre : complant, champart, métayage en Europe occidentale (IX e-XVII e siècles),
Actes des VIIe Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, Auch, 1987. Voir
notamment dans ce volume l’article de G. PICCINI sur la mezzadria, p. 93-105 ; les premiers
contrats connus sont siennois, et datent de 1221.
36
  Ph. BRAUNSTEIN, Travail et entreprise au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck, 2003, chapitres
8 et 11.
37
  D. DEGRASSI, L’economia artigiana nell’Italia medievale, Rome, Nuova Italia Scientifica,
1996.

306

csm_19.indd 306 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

V. Construction et perception

Incontestablement, les communautés territoriales reconnues par


l’institution ou simplement dérivées de la pratique constituent une
référence pour l’individu. Dans les villes, les jeux civiques organisés
par la ville, comme le très célèbre Palio de Sienne, manifestent le
fractionnement des territoires urbains en compétition qui constituent
des « entités spatiales privées de structures officielles mais qualifiées
par la fréquentation, sanctionnées par un sentiment d’identité collec-
tive »38. Mais en même temps ces jeux comme les fêtes contribuent,
avec d’autres facteurs, à souder la communauté et à l’identifier à son
territoire qu’elle défend militairement.
Mais le territoire est-il une construction, avant d’être une percep-
tion ? ou sa perception est-elle concomitante ou postérieure ? Pour
M. Roncayolo, « plus que perçu, le territoire (urbain) est appris par
l’individu »39. Il a été parfois simplement vécu, mais aussi parfois décrit
et écrit en conscience par ceux qui l’ont vécu. Pour B. Debarbieux,
l’idée de territoire renvoie à l’appropriation d’un espace par des indi-
vidus ou des groupes sociaux qui s’effectue le plus souvent « dans des
registres essentiellement cognitifs ou symboliques plutôt que par des
moyens matériels de contrôle et d’usage exclusif40. La prise de
conscience par les élites urbaines de l’unité du territoire de la ville et
de son contado constitue l’un des thèmes privilégiés du renouvelle-
ment historiographique41. Mais il reste beaucoup à faire pour com-
prendre comment le territoire est perçu et comment les autorités
veulent le faire percevoir et s’efforcent de développer un sentiment
d’appartenance à un quartier, une ville ou un royaume.
Un bel exemple de fabrication mythique d’un territoire pour jus-
tifier des droits historiques et des entreprises militaires est celui d’His-
pania42. Il est développé par les auteurs médiévaux à commencer par
Isidore de Séville dans son Histoire des Goths des Suèves et des Vandales,
suivi par les chroniqueurs de la cour des rois d’Oviedo à la fin du IXe

38
  E. CROUZET-PAVAN, « La villes et ses possibles … », p. 645 ; A. PINI, « Le repartizioni
territoriali di Bologna medievale », Quaderni culturali bolognesi, 1-1 (1977), p. 5-50.
39
  M. RONCAYOLO, La ville et ses territoires…, p. 189.
40
  B. DEBARBIEUX, « Territoire », Dictionnaire de la géographie….
41
  O. REDON, « Sur la perception des espaces politiques dans l’Italie du XIIIe siècle », dans
Le Italie del tardo medioevo, S. GENSINI éd., San Miniato, 1990, p. 51-70.
42
  P. ATARD VICENTE, De Hispania a España : el nombre y el concepto à traves de los siglos,
Madrid, 2005.

307

csm_19.indd 307 21/05/10 08:57


denis menjot

siècle43, puis par les hagiographes et les historiens comme Lucas de


Tuy, Rodrigo Jiménez de Rada, Juan Gil de Zamora et les auteurs de
la Première Chronique Générale, écrite au milieu du XIIIe siècle à
l’initiative d’Alphonse X le Sage en langue vulgaire castillane44. Ces
textes présentent Hispania, qu’ils identifient avec la péninsule ibéri-
que, comme une entité supra-temporelle ayant existé telle quelle
depuis sa création par Dieu, une image du paradis qui existe en dehors
de toute intervention humaine, une terre que les Espagnols ne peu-
vent que « perdre » ou « restaurer ». Une Hispania dont Hercule, qui
serait mort avant la guerre de Troie, passe pour le fondateur et le
législateur, ce qui distingue Hispania de la France fondée par les
Troyens et prouve son antériorité. Elle a hispanisé les rois wisigoths45.
Détruite par les Arabes, elle doit être « récupérée », « reconquise »,
« repeuplée », « restaurée ». Dans cette perspective, la reconquête est
présentée comme un devoir sacré pour tout Espagnol et d’abord pour
les rois qui doivent rétablir leur pouvoir sur la terre que Dieu leur a
confiée. La guerre contre les musulmans, ainsi justifiée et légitimée,
est toujours présentée comme une mission divine. Ce mythe qui
conditionne fortement l’expansion chrétienne à laquelle il confère
ses caractères spécifiques, débouche au cours du XVe siècle sur une
attente millénariste, celle du jour où un roi rendrait à Hispania son
unité perdue : unité territoriale, unité de foi, unité politique. Les Rois
Catholiques la réalisent en 1492 avec la prise de Grenade qui met fin
à la reconquête sur le sol péninsulaire et avec l’expulsion des juifs et
Philippe II l’achève avec l’incorporation du Portugal à la couronne
d’Espagne en 1580. On comprend que le règne des Rois Catholiques,
« qui avaient fait l’unité de l’Espagne » comme le rappellent les fran-
quistes, ait été exalté pendant la dictature du général Franco et que
la propagande franquiste ait célébré dans le caudillo el reconquistador
dont la devise était : « une Espagne, une race, une religion »46.

43
  Les hagiographes du haut moyen Âge participent à la création de ce mythe, voir A.
GUIANCE, « Nacionalismos hagiográficos : la idea de España en la hagiografía altomedie-
val hispana », Temas medievales, 11 (2002-2003), p. 171-206.
44
  Sur ces chroniqueurs, voir surtout P. LINEHAN, History and the Historians in Medieval
Spain, Londres, 1991 ; C. ORCASTEGUI et E. SARASA, La Historia en la Edad Media, Madrid,
1991.
45
  Le choix des Wisigoths joue un rôle fondamental dans l’élaboration de mythes nationaux
en Castille comme l’a bien montré A. RUCQUOI, « Les Wisigoths, fondement de la ‘nation
Espagne’ », dans L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, Madrid, Casa de Velázquez, 1992,
p. 341-352.
46
  J. M. GARCÍA ESCUDERO, « El concepto castellano de la unidad de España (al margen
de la España del Cid) », Revista de Estudios Políticos, 13 (1944), p. 150-160.

308

csm_19.indd 308 21/05/10 08:57


la « fabrique » des territoires

Incontestablement, la territorialisation, entendue comme une


construction sociale, apparaît comme un outil conceptuel pour appré-
hender l’appropriation de l’espace. Il doit être utilisé dans une géo-
graphie globale et dans une chronologie différenciée. Apprendre à
lire les territoires ne devrait pas être seulement l’affaire des géogra-
phes, mais aussi des historiens médiévistes47.

47
  Lire les territoires, Y. JEAN et C. CALENGE dir., Tours, Université François Rabelais,
2002.

309

csm_19.indd 309 21/05/10 08:57


csm_19.indd 310 21/05/10 08:57


iii

analyses spatiales des


territorialités « subjectives »,
de l’approche matérielle
au lexique

csm_19.indd 311 21/05/10 08:57


csm_19.indd 312 21/05/10 08:57
La dÉlimitation des territoires
« subjectifs » locaux dans le sud
du Portugal, pendant et aprÈs
la ReconquÊte

Stéphane Boissellier

Pour des raisons documentaires, l’étude de la délimitation des


territoires locaux (les « micro-frontières », pour reprendre l’expres-
sion de P. Toubert) est plus facile à mener quand elle porte sur des
cellules, paroisses et « seigneuries » politiques, dans la formation des-
quelles interviennent fortement des « décideurs » sociaux, et qui sont
par ailleurs l’objet d’investissements symboliques très forts. Certes, ces
caractères sont encore plus marqués pour les limites de certains ter-
ritoires supra-locaux, diocèses et provinces ecclésiastiques, principau-
tés seigneuriales (y compris les royaumes) et leurs subdivisions
administratives, mais, comme on l’a suggéré dans notre texte de
cadrage, la territorialisation de ces grands territoires s’opère princi-
palement par agrégation de cellules locales pré-existantes (elles-
mêmes plus ou moins bien territorialisées) – précédant, dans les cas
extrêmes, une véritable dilution de ces cellules – ; de ce fait, les pro-
cessus de démarcation de ces grands agrégats sont moins directement
liés à la répartition spatiale des phénomènes sociaux (en-dehors de
phénomènes tels que la polarisation par des villes capitales ou la hié-
rarchisation fonctionnelle des habitats), et ils consistent surtout en
des arbitrages politico-juridiques (attribution à telle ou telle « pro-
vince » de territoires locaux déjà existants).
Je présenterai d’abord quelques postulats généraux, puis une
étude de première main sur un terrain bien délimité ; cette démarche,
qui engendre deux parties de longueur très inégale, est quelque peu
schizophrénique, car les observations « sur le terrain » m’amèneront
à introduire sur quelques points des exceptions aux règles postulées :
c’est que, en effet, mon étude porte sur un « front pionnier », dont
la territorialisation politique locale n’est pas représentative de la majo-
rité des processus de formation des circonscriptions communautaires
en Occident.

csm_19.indd 313 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

I. PROPOSITIONS DE CADRAGE :
« grandes frontiÈres » et limites locales

La réflexion sur les frontières est inhérente à l’étude des territoi-


res, puisqu’ils se définissent à la fois par leur contenu et leurs limites ;
curieusement, parce qu’elles prennent pour objet le territoire (un
produit fini) et non pas la territorialité (un système), beaucoup d’étu-
des sur les frontières abordent souvent ces dernières pour elles-mêmes
(et surtout dans un sens juridico-diplomatique et militaire) et non pas
comme résultat de phénomènes de territorialisation « lourds » – tels
que l’appropriation par des communautés politiques, l’équilibrage de
circonscriptions par un pouvoir englobant, les aires économiques, la
« spatialisation du sacré », et plus encore la concurrence entre toutes
les instances qui mettent en œuvre ces processus1. Pourtant, la défini-
tion des territoires par des limites est tellement liée à ces divers pro-
cessus spatiaux que je me demande si on peut l’étudier pour
elle-même ; s’il faut lui réserver des études spécifiques, c’est parce que
cette modalité de formation des territoires subjectifs est la plus expli-
cite (politico-juridique) ; autrement dit, je ne crois pas que la territo-
rialité « subjective » soit fondamentalement politique, comme on le lit
généralement (à la suite de certains géographes)2, mais la démarca-
tion qui renforce et cristallise les territoires, elle, l’est. Comme je l’ai
signalé dans l’introduction générale, l’intérêt de l’étude des processus
de délimitation est d’introduire la dimension relative des territoires
subjectifs : si les processus de « remplissage » des territoires sont « ter-
ritorio-centristes », l’existence de ces processus en différents endroits
implique de définir des limites, qui sont toujours communes à deux
entités.

1
  Ainsi, dans un colloque tel que Château et territoire. Limites et mouvances. 1èr e rencontre
internationale d’archéologie et d’histoire en Périgord. Périgueux, 23-24-25 septembre 1994 (Annales
littéraires de l’Université de Besançon, n° 595), Paris, Les Belles-Lettres, 1995, on ne voit
que les limites et non pas les étendues qu’elles enclosent ; plus grave est ce défaut dans un
volume qui manifeste plus d’ambitions conceptuelles comme Les territoires du médiéviste, B.
CURSENTE et M. MOUSNIER dir., Rennes, PUR, 2005 (en voir mon compte-rendu dans
Cahiers de civilisation médiévale, 50 (2007), p. 211-216). De ce point de vue, l’article « Fron-
tière » du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, J. LÉVY et M. LUSSAULT dir.,
Paris, Belin, 2003 est fort décevant et peu problématique, car il définit les frontières dans
leur sens étroitement national actuel, et les traite donc comme des objets (allant de soi),
sans signaler les processus de territorialisation qui les informent.
2
  Voir par exemple la définition très restrictive du territoire, reprise à J. Scheibling, de A.
MAILLOUX, « Le territoire dans les sources médiévales : perception, culture et expérience
de l’espace social. Essai de synthèse », dans Les territoires du médiéviste…, p. 223-235.

314

csm_19.indd 314 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

La démarche suivie est forcément régressive (non pas chronologi-


quement mais méthodologiquement). Il convient de partir du tracé
des limites dans le détail et sur le terrain, ainsi que des processus
administratifs et politiques explicites qui les mettent en œuvre (enquê-
tes, procès, décisions non contentieuses, énumérations incidentes),
afin d’en déduire les moteurs sociaux de la mise en forme des espaces,
qui, eux, ne sont jamais directement perceptibles. Bien sûr, ce sont
essentiellement des processus locaux qui nous apparaîtront, parce
que le passage des limites à tel endroit précisément n’implique pas
les mêmes intérêts que la conformation globale du territoire : le volon-
tarisme (c’est-à-dire l’action politique) y est beaucoup plus fort, mais
les enjeux sont « à la marge ». Ainsi, en dehors des rares cas où il y a
une négociation et une opération administrative pour des déplace-
ments très importants de frontière, de vastes espaces se jouent prin-
cipalement par l’apparition de nouveaux territoires (souvent à
l’interstice de plusieurs cellules, auxquelles la nouvelle entité prélève
à chacune un morceau). Pour dire les choses en termes sociaux, ce
sont les intérêts des populations périphériques qui apparaissent le
plus sur le terrain, tandis que les intérêts des populations des centres
fonctionnels mettent en œuvre les processus lourds qui se traduisent
dans la superficie et la forme globale des territoires.
Évidemment, la variation d’échelle est un critère fondamental, pas
tellement en tant que telle mais parce qu’elle implique la délimitation
d’objets de nature différente ; on sait d’ailleurs que l’iconographie
médiévale a représenté beaucoup plus tôt, sur des cartes géographi-
ques, les limites des grands territoires (royaumes) que celles des ter-
ritoires locaux – non pas par ignorance de ces dernières mais parce
que la carte semble avoir une ambition totalisatrice3. Ainsi, les fron-
tières politiques locales sont linéaires, mais on considère générale-
ment que les frontières supra-locales sont « molles » (en profondeur,
à cause d’une polarisation qui va s’affaiblissant mécaniquement du
centre vers la périphérie), alors que ces frontières « longues » ne sont
que la juxtaposition de limites locales ; en fait, dans ces deux cas, il
s’agit toujours d’objets juridictionnels, et l’échelle joue peu. En revan-
che, la délimitation – que je n’aborderai pas – des parcelles agricoles
et de toute unité définie par la propriété obéit à des ressorts très dif-

3
  Voir sur ce point P. GAUTIER DALCHÉ, « De la liste à la carte : limite et frontière dans
la géographie et la cartographie de l’Occident médiéval », dans Castrum 4. Frontière et peu-
plement dans le monde méditerranéen au Moyen-Âge. Actes du colloque d’Erice-Trapani (Italie) tenu
du 18 au 25 septembre 1988, Rome-Madrid, EFR – Casa de Velazquez, 1992, p. 19-29.

315

csm_19.indd 315 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

férents, même si sa mise en œuvre technique (arpentage, confronts)


n’est guère éloignée de la démarcation des grands espaces. La prin-
cipale différence entre les frontières politiques locales et supra-locales
est fonctionnelle : celles-ci ont une fonction sécuritaire propre, alors
que celles-là ne sont pas l’objet de conflits armés lourds – autrement
dit, la sécurité des communautés locales est assurée au centre, par un
castrum, plutôt qu’aux limites.
En tout cas, il ne faut pas accepter sans discussion la thèse de la
non-linéarité des frontières politiques anciennes4. Cette thèse, qui me
semble inspirée par le désir de valoriser le Moyen Âge par rapport à
des formes sociales plus récentes5, se fonde sur l’idée que la limite,
même déterminée linéairement (formée par des lignes imaginaires
reliant des repères matériels nommément identifiés), n’est presque
jamais matérialisée sur son tracé même. Elle se fonde également, et
encore plus, sur l’existence de fronts pionniers mouvants, qui sont
indéniablement « en profondeur » mais qui sont exceptionnels, et
dont on a généralisé le fonctionnement à toutes les « frontières d’em-
pires » ou de vastes territoires. Dans la Péninsule ibérique, la focalisa-
tion sur la « grande » frontière, celle entre al-Andalus et royaumes
chrétiens6, a contribué fortement à cette généralisation, d’autant plus
que cette frontière a été théorisée sur la base des travaux de F. Turner
et F. Ratzel ; l’autorité, au moins en France, des colloques « Castrum »
a permis à la systématisation proposée par P. Toubert en 1992 de
s’imposer largement pour penser toutes les frontières des agrégats
politiques majeurs (surtout celles de la Péninsule ibérique)7. Que des
régions entières constituent des zones de transition, c’est indéniable,
parce que ce sont des territoires « objectifs » définis par l’observateur

4
  Cf. H.-J. SCHMIDT, « Espace et conscience de l’espace dans l’historiographie médiévale
allemande », dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne.
Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998) organisés par le CNRS et le Max-Planck-
Institut für Geschichte, J.-C. SCHMITT et O. G. OEXLE dir., Paris, Publications de la Sor-
bonne, 2002 (Histoire ancienne et médiévale, 66), p. 511-536 (ici p. 522-523).
5
  Voir la grille de recherches développée précédemment.
6
  Une synthèse claire sur cette question se trouve dans A. BAZZANA, P. GUICHARD, P.
SÉNAC, « La frontière dans l’Espagne médiévale », dans Castrum 4. Frontière et peuplement
dans le monde méditerranéen…, p. 35-59.
7
  P. TOUBERT, « Frontière et frontières : un objet historique », dans Castrum 4. Frontière
et peuplement dans le monde méditerranéen..., p. 9-17 ; voir la systématisation de l’essai de P.
Toubert dans l’article de J. LE GOFF, « Centre/périphérie », Dictionnaire raisonné de l’Occident
médiéval, J. LE GOFF / J.-C. SCHMITT dir., Paris, Fayard, 1999, p. 155-156. On pourrait faire
remarquer que, par-delà des mécanismes sociaux et politiques communs, même « la » fron-
tière contre al-Andalus est diverse, fonctionnant très différemment en Aragon et en Asturies-
León, au moins dans son rapport centre-périphérie.

316

csm_19.indd 316 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

sur un grand nombre de critères, comme la langue et les particulari-


tés sociales (qui sont des pratiques trop plastiques pour être délimita-
bles), ou même la fidélité par rapport à des centres politiques majeurs
qui sont forcément lointains ; mais, du point de vue politico-adminis-
tratif, les frontières des grands espaces « subjectifs » sont rarement des
marches indéfinies vers l’extérieur, si ce n’est dans un contexte d’hu-
manisation massive, et donc assez brièvement. En revanche, il faut
retenir l’idée « toubertienne » que les frontières politiques, même
quand elles ne résultent pas d’un front pionnier, sont dynamiques ;
une fois définies, même linéairement, elles restent disputées,
quoiqu’elles ne se déplacent plus beaucoup.
Une autre équivoque consiste à penser que l’absence de délimita-
tion des zones juridictionnelles signifie forcément que la limite est en
profondeur ; c’est en fait un simple problème documentaire, et rien
n’autorise à supposer que l’inexistence d’un acte écrit équivaut à une
conception et encore moins à une pratique « non linéaire » de la
limite. Certes, au niveau des frontières entre communautés locales8,
dont je vais traiter, la « révolution féodale » a introduit une complexi-
fication des juridictions supérieure à la simplicité « étatique » de ma
zone d’étude ; mais le fait que les pouvoirs féodaux constituent des
nébuleuses ne signifie pas l’absence de limites réelles, donc linéaires,
sur le terrain : la non linéarité n’est vraie que du point de vue du
centre, à l’échelle globale de la seigneurie. Sur le plan conceptuel, la
fragmentation, la superposition et l’imbrication spatiales des droits
de contrainte sur une même population constituent un phénomène
de co-spatialité, mais elles n’impliquent pas l’absence de limites admi-
nistratives entre communautés (qui peuvent être définies par une
simple différenciation topographique entre habitats groupés et/ou
par des pratiques agricoles ou la fiscalité paroissiale ou le ressort cou-
tumier…)
D’ailleurs, si l’on examine les conséquences des frontières, qu’elles
soient linéaires ou en profondeur, sur l’organisation globale de l’es-
pace, on voit qu’elles introduisent (artificiellement, puisque les terri-
toires sont souvent arbitraires, socialement et culturellement) un
« effet de barrière », qui fait que les flux sont fortement scandés (si
ce n’est entravés) par le franchissement des « mailles » territoriales.

8
  Voir les éclairantes réflexions de C. Wickham à ce sujet, dans une des rares études
consacrées aux modes de délimitation des territoires locaux (C. WICKHAM, « Frontiere di
villaggio in Toscana nel XII secolo », dans Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde
méditerranéen..., p. 239-251).

317

csm_19.indd 317 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

Ce mécanisme permet d’opposer l’appartenance/exclusion (qui est


« qualitative », avec un effet de seuil alternatif) et l’éloignement (qui
est quantitatif, sans effet de seuil marqué)9 : dans ces conditions, une
limite ne peut être que linéaire – autrement dit, on ne peut être, d’un
point de vue spatial, à la fois dedans et dehors (contrairement à l’équi-
valent social de la territorialité, l’intégration, qui admet des situations
transitoires) –, même si le rapport centre-périphérie, qui est quanti-
tatif donc relatif, introduit des effets de transition de part et d’autre
des limites. A cause de cet effet de barrière, la frontière est un lieu de
concentration ; quand les frontières sont proches et nombreuses, dans
le cadre d’une forte fragmentation de l’espace, elles constituent donc
en quelque sorte un facteur supplémentaire d’organisation (de com-
plexité) à des flux, qui, autrement, seraient plus réguliers, et elles
apportent un phénomène complémentaire par rapport à la polarisa-
tion qu’implique l’agglomération des hommes et des activités.
La discontinuité socio-culturelle impliquée par les frontières sub-
jectives agit différemment depuis le centre vers la périphérie ; si les
coutumes et la culture peuvent varier à quelques mètres de distance
de part et d’autre de la frontière, c’est à cause de la frontière (et ce
n’est pas la frontière qui s’est fixée là parce qu’il y a des différences
« spontanées »), et la discontinuité est donc « volontariste » ; en revan-
che, vue depuis le centre, qui détermine les modes socio-culturels
dominants et y intègre sa périphérie, la frontière marque la limite
d’influence et constitue donc une limite « mécanique » (elle est fixée
« par là » pour des raisons impératives), et la discontinuité globale de
l’espace (au sein d’une vaste étendue comprenant de nombreux ter-
ritoires locaux) y est moins brutale, liée à l’éloignement des autres
centres plus qu’à la présence de la frontière – dedans/dehors est
remplacé par proche/lointain.
Un autre point à discuter est la « loi de persistance » des limites10 ;
certes, elle s’applique assez bien à l’échelle chronologique décennale,

9
  On n’est jamais près ou loin dans l’absolu mais « plus ou moins » près ou loin.
10
  A. BAZZANA, P. GUICHARD, Ph. SÉNAC, « La frontière dans l’Espagne médiévale »,…,
p. 44 proposent comme hypothèse de recherche : « Toute population est organisée dans
les limites d’un territoire. Ces limites… sont reconnaissables dans la réalité aujourd’hui
observable : elles ne sont pas indéfiniment extensibles mais sont conditionnées par l’im-
portance numérique de la population concernée, par les contraintes géographiques de
relief et par les distances que l’on est capable de maîtriser… : elles répondent à la « loi de
persistance des plans » et sont donc intangibles, sauf événement historique majeur ». Il
s’agit d’une généralisation abusive de la loi de persistance des plans, car les contraintes
matérielles ne s’appliquent qu’aux espaces « remplis » et non à l’espace agricole, beaucoup
plus diffus.

318

csm_19.indd 318 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

mais elle ne peut être adoptée sans précaution dans une chronologie
longue, à l’échelle pluri-séculaire, qui voit la population et le nombre
des lieux augmenter sensiblement : tout nouveau territoire n’est pas
issu de la subdivision (ou de l’agglutination) d’unités plus anciennes,
dont il respecterait exactement le tracé sur les limites extérieures.
Cette prétendue persistance se fonde sur le principe d’emboîtement,
qui nous semble évident, mais qui est loin de prévaloir toujours  ;
même pour des territoires comme les paroisses, gérés par une autorité
centrale (l’évêque) – dont l’ensemble est censé former une unité, le
diocèse –, les recherches récentes ont montré que les supposées
paroisses « primitives » très vastes, censées être la matrice des paroisses
féodales plus petites, n’étaient pas des territoires mais de simples
zones indéfinies polarisées par une église11.

II. L’EXEMPLE DES TERRITOIRES POLITIQUES


(MUNICIPAUX ET VILLAGEOIS) DANS LA
« COLONISATION INTÉRIEURE » DU SUD DU PORTUGAL12

Comme on l’a dit précédemment, dans la Péninsule, ce sont les


limites entre les grands espaces, notamment « la » frontière entre
royaumes chrétiens et andalous et, dans une moindre mesure, les
frontières entre États chrétiens13, qui ont focalisé les études aux

11
  Voir le n° spécial de la revue Médiévales, 49 (« La paroisse ») (2005) et Aux origines de la
paroisse rurale en Gaule méridionale IV e-IX e siècles. Actes du colloque international 21-23 mars
2003, salle Tolosa (Toulouse), C. DELAPLACE éd., Paris, Errance, 2005.
12
  Les développements qui suivent reprennent un chapitre inédit (chap. XVI) d’un
mémoire d’Habilitation à Diriger les Recherches (Une société et ses documents : idéologie, struc-
tures sociales et peuplement dans le Portugal de la Reconquête, Dossier d’habilitation à diriger les
recherches, Université Paris I-Sorbonne. 2002) ; pour de nombreux points nécessaires à la
compréhension de ce qui suit mais que nous ne pouvons développer, il est conseillé de se
reporter à la version éditée de ce mémoire (S. BOISSELLIER, Le peuplement médiéval dans le
Sud du Portugal. Constitution et fonctionnement d’un réseau d’habitats et de territoires XII e – XV e
siècles, Paris, Centro cultural Calouste Gulbenkian, 2003).
13
  Voir en dernier lieu les actes du colloque Identidad y representación de la frontera en la España
medieval (siglos XI-XIV), Seminario celebrado en la Casa de Velázquez y la Universidad Autónoma de
Madrid (14-15 de diciembre de 1998), C. de AYALA MARTÍNEZ, P. BURÉSI et P. JOSSERAND
éds., Madrid, Casa de Velázquez / Universidad Autónoma de Madrid, 2001. La frontière
entre le Portugal et la Castille, fixée à peu près définitivement en 1297, par le traité d’Alca-
ñices, a donné lieu à d’innombrables études ; voir une bonne mise au point par R. C.
GOMES, « A construção das fronteiras », dans A memória da nação, Colóquio do Gabinete de
Estudos de Simbologia realizado na Fundação Calouste Gulbenkian 7-9 outubro, 1987, F. BETHEN-
COURT, D. RAMADA CURTO org., Lisbonne, Sá da Costa, 1991, p. 357-382.

319

csm_19.indd 319 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

dépens des limites de territoires locaux14 ; dans ce domaine, ce sont


les recherches sur l’organisation castrale arabo-musulmane du Sharq
al-Andalus (région de Valence et Alpujarras) qui ont donné lieu aux
réflexions les plus intéressantes15.
L’organisation spatiale de notre région d’étude (le Portugal au sud
du Tage) est issue d’une conquête militaire aux dépens d’al-Andalus
almoravide puis almohade, dans les années 1140-1250, et d’une colo-
nisation (qui est à la fois une immigration et une réorganisation de la
population indigène). Le principe socio-politique dominant est que
les seigneurs légitimes – le roi en tout premier lieu, mais aussi des
institutions religieuses (évêques, Ordres militaires, monastères royaux)
et quelques nobles (ministres) à qui est délégué plus ou moins ficti-
vement le pouvoir royal – laissent les communautés locales, formées
en partie de chevaliers roturiers, s’organiser assez librement ; les grou-
pes occupant les principales places-fortes – qui sont souvent des villes
(Santarém, Évora, Elvas, Alcácer, Tavira…) – reçoivent assez rapide-
ment une organisation communale (concilium)16, et ces sites devien-
nent des chefs-lieux par rapport à des habitats environnants. L’unité
territoriale de base, dans le domaine politico-administratif, est donc
un ensemble supra-local, un réseau de sites qui n’est pas toujours
territorialisé dès le départ par des limites extérieures. On considère
que cet ensemble occupe un espace nommé en portugais termo (lat.
terminum, mais qui apparaît plus souvent au pluriel, termini), mais on
peut se demander si ce terme – qui assimile pourtant le plus claire-
ment la territorialité à des limites – ne désigne pas plus un réseau de
rapports entre habitats qu’un espace précis. Par ailleurs, au sein de
ce complexe, les plus importants des « villages » dépendants (aldeias,
là encore au sens administratif plus que morphologique) finissent par
obtenir eux aussi, parfois à l’occasion d’un changement de seigneur,

14
  Plus proche de notre problématique, voir quelques articles du n° spécial (« Fronteras y
límites interiores », I) de Studia historica. Historia medieval, 23 (2005), dont l’essentiel est néan-
moins consacré aux frontières « internationales » ; de même, une réflexion sur la formation
de la région d’Algarve in. M. F. BOTÃO, « A definição e a dinâmica dos limites no Algarve
medieval », Revista da Faculdade de Letras – História (2e série), Porto, 15 (1998), p. 743-751.
15
  L’érudition locale a apporté beaucoup de données mais sans guère de méthode.
16
  Toutefois, l’écart entre l’occupation par des colons et la prise en main par un seigneur,
longtemps négligé dans les études sur les institutions municipales, est assez variable et
constitue un indice de la territorialisation politique (cf. S. BOISSELLIER, « Population
musulmane, colonisation et encadrement municipal : une exploitation sociale de l’espace
dans le Midi portugais ? », dans L’espace rural au Moyen Âge. Portugal, Espagne, France (XII e-XIV e
siècle). Mélanges en l’honneur de Robert Durand, M. BOURIN et S. BOISSELLIER dir., Rennes,
PUR, 2002, p. 57-79).

320

csm_19.indd 320 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

le statut de concilium, dans le cadre d’une rivalité politique17, dont les


effets territoriaux sont trop facilement assimilés à une fragmentation.

II.1. Les mécanismes spatiaux primitifs  : des confins à la limite


linéaire

Quand les habitats auxquels sont dévolus des fonctions supra-loca-


les sont éloignés de plusieurs dizaines de km (dans les décennies qui
suivent le passage des armées, i.e. des années 1150-80 sur le Tage
jusqu’aux années 1240-70 sur le littoral d’Algarve), ils sont juxtaposés
et non pas articulés, organisant progressivement leur espace environ-
nant sans que les zones d’influence ne se rencontrent encore. Ainsi,
il arrive que des délimitations de termos municipaux, qui sont censées
créer une mitoyenneté avec un autre chef-lieu créent des limites
« dans l’absolu », sans mentionner que telle rivière ou telle borne
constitue une limite par rapport à un autre territoire (limitrophe) ;
lors de la définition nominale de termos municipaux, des limites for-
mées par le district d’un chef-lieu municipal voisin (mentions genre
« dividit cum… X » ou « dividit cum terminis de… X ») peuvent être
l’occasion pour rendre linéaire (et donc limitrophe) la limite des
deux zones d’influence municipales. Beaucoup de périmètres ont pu,
au moins sur certains tronçons, être définis « par défaut » (par la
définition de territoires voisins), faisant progresser la mitoyenneté,
comme cela semble être le cas d’Évora (voir carte)18. En effet, comme

17
  Sur ce problème, voir Idem, « Des franchises aux coutumes : la formation et l’évolution
du prélèvement seigneurial (l’exemple d’Évora 1165-1280) », dans Pour une anthropologie du
prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (XI e-XIV e siècles). Réalités et représentations
paysannes. Colloque tenu à Medina del Campo du 31 mai au 3 juin 2000, M. BOURIN et P.
MARTÍNEZ SOPENA éd., Paris, Presses de la Sorbonne, 2004 (Histoire ancienne et médié-
vale 68), p. 443-496.
18
  Instituto dos Arquivos Nacionais / Torre do Tombo [désormais abrégé IAN/TT], Chan-
celaria Afonso III [désormais abrégé CA III], livre 1, fol 23-23v. Il en va de même avec la
définition du territoire d’Arraiolos en 1217 ; ce caractère a déjà été noté, semble-t-il, par R.
P. AZEVEDO, « Período da formação territorial : expansão pela conquista e sua consolida-
ção pelo povoamento. As terras doadas. Agentes colonizadores », dans História da expansão
portuguesa no mundo, A. BAIÃO e.a. dir., Volume I, Lisbonne, Ática, 1937, p. 7-64, ici p 57.
M. Â. BEIRANTE, Évora na Idade Média, Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian / JNICT,
1995 (Textos universitários de ciências sociais e humanas), p. 31, propose cependant une
carte du territoire « primitif » d’Évora, qui risque de ne jamais avoir existé en tant que
tel, puisque la juridiction effectivement exercée par Évora sur les villages agglomérés à
l’entour n’était pas territorialisée assez nettement pour impliquer des limites ; plus vraisem-
blable est la reconstitution (carte p. 35) du territoire défini par les termos mitoyens et à peu
près achevé à la fin du XIIIe siècle.

321

csm_19.indd 321 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

base avancée isolée, éloignée de tout autre castrum important, Évora


a une aire d’influence potentielle gigantesque, qui n’a donc jamais
été délimitée linéairement en tant que telle – on n’en conserve pas
de définition d’ensemble avant le XVIe siècle – mais uniquement par
le démembrement de ses extrémités, donc par mitoyenneté (effective
ou imposée) avec des territoires réellement délimités, eux, parce que
plus réduits ; ainsi, la définition du territoire de Montemor, limitrophe
d’Évora, probablement en 1218 (lors de la confirmation du foral ou
au moins sous le règne d’Afonso II 1212-23), définit une frontière
linéaire précise sur tout son pourtour sans préciser la mitoyenneté
par rapport à Évora (dans la portion ad hoc), précisément parce que
le tracé alors fixé devient celui d’Évora. La délimitation, quand elle
n’est pas a priori, est progressive et dépend de la puissance des agglo-
mérations environnantes19.
Il est vrai que les documents ne forment pas des séries continues
et usent de formules d’interprétation difficile ; ainsi, quand les terri-
toires des castra de Mértola, Ayamonte et Alfajar de Pena apparaissent
démarqués dans une série de chartes (qui sont des actes de donation),
le premier est défini borne par borne, tandis que le second est défini
globalement par rapport au premier sur la limite qu’ils ont en com-
mun (termini predicti castelli junctent se cum terminis de Mertola) – mais
on peut attribuer cette omission aussi bien à une ellipse du rédacteur
qu’à une antériorité du premier terminum par rapport au second20. En

19
  En 1284, le roi Sancho IV de Castille confirme les limites attribuées en 1281 au territoire
de Serpa par son père Alfonso X ; ces limites, très partielles, ne concernent que le nord et
l’est : vers le nord, l’attribution n’est qu’une confirmation de la limite établie coutumière-
ment par Moura et Serpa depuis leur reconquête dans les années 1230, tandis que l’absence
d’agglomération importante vers l’est (jusqu’au lointain castrum d’Aroche) oblige le roi à
déterminer arbitrairement une frontière qui n’est pas encore fixée (éd. As gavetas da Torre
do Tombo, Lisboa, Centro de Estudos históricos ultramarinos, 1960-77 (12 vol.) [désormais
abrégé GTT], vol. 3, p. 731-732). On voit donc que la définition territoriale est progressive
et dépend de la nécessité qu’il y a à la réaliser : pas de centre important proche, maintien
de l’indéfinition.
20
  Éd. GTT, vol. 12, p 450. C’est aussi le cas de la définition linéaire des territoires d’Alcá-
cer avant 1235 et de Palmela (et Almada) en 1255 ; le premier semble utiliser une limite
linéaire préexistante par rapport à Coruche (ultra Caniam dividet cum Culuchi), mais il n’est
pas sûr que ce territoire de Coruche soit lui-même défini, car la limite de Palmela avec lui
a besoin d’être alors précisée (termini de Palmela dividant cum eam [villam] Culuchi per venam
de Caniam, éd. Documentos de D. Sancho I (1174-1211), Vol. I, R. AZEVEDO e.a, Universidade
de Coimbra, 1979 [désormais abrégé DS I], p. 24), et il s’agit d’ailleurs d’une ligne naturelle,
comme c’est souvent le cas quand il n’y a pas de polarisation allant jusqu’à la mitoyenneté.
Dans ce cas, on peut éliminer un problème chronologique, puisque, après la perte de tous
ces chefs-lieux entre les mains des Almohades en 1180-90, la reconstitution des territoires
de Coruche et Palmela est à peu près simultanée (Palmela étant réoccupé assez rapidement
après 1191 pour conserver sa première charte municipale de 1185).

322

csm_19.indd 322 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

tout cas, on peut véritablement parler, pour cette phase ancienne, de


juxtaposition, dans la mesure où la définition d’un territoire ne consti-
tue pas un démembrement par rapport à un hypothétique territoire
antérieur englobant – lequel n’est restitué par l’historien qu’en addi-
tionnant des districts postérieurs que l’on imagine avoir été « sous-
traits ». Pour les quelques territoires primitifs très vastes qui ont été
définis (par l’autorité royale) sur la totalité de leur périmètre dès leur
prise en main par des colons21, le périmètre limitatif est décrété « dans
l’absolu » et non par mitoyenneté (mitoyenneté de limites de territoi-
res déjà définis linéairement). Il ne faut pas, en effet, appliquer dans
les zones de front pionnier méridionales (en mouvement, avec un
espace qui « s’élargit » constamment) le processus septentrional de
fragmentation des civitates en terrae (entre le IXe et le XIIe siècle), car
ce dernier, opérant vraisemblablement un véritable emboîtement admi-
nistratif, agit dans un espace global stabilisé et dans le cadre d’une
évolution de la seigneurie locale22, ce qui n’est pas le cas de la plus
grande partie de notre zone. Au moins jusqu’aux années 1270, nos
territoires (municipaux) se constituent autant par multiplication des
centres polarisateurs que par fragmentation de véritables cellules ; les
deux processus ne sont pas incompatibles mais complémentaires du
point de vue du « nouveau » territoire.
Ce sont la densification du peuplement (le nombre de lieux habi-
tés) et sa polarisation politique (la hiérarchisation des habitats) qui
obligent à définir linéairement tous les territoires, évidemment les
uns par rapport aux autres. À partir du moment où des villages impor-
tants peuvent être disputés entre chefs-lieux voisins ou s’ériger eux-
mêmes en chefs-lieux, il devient nécessaire de définir des cadres
d’action : la délimitation linéaire est alors une tentative de cristalliser
une évolution. Pour les gouvernements municipaux et les seigneurs,
l’indéfinition antérieure apparaît rétrospectivement comme anor-
male ; en 1255, dans la copie de la confirmation originale (par le roi
Afonso III) d’une donation de castra de 1186, l’Ordre de Santiago fait

21
  Pour ce type particulier de territoires coloniaux, voir S. BOISSELLIER, Le peuplement…,
p. 302-307.
22
  Les civitates sont des territoires administratifs polarisés par un habitat fortifié mais englo-
bant de nombreux châteaux-forts (sans habitat associé immédiatement car dans un peuple-
ment très dispersé), tandis que les terrae sont des circonscriptions plus petites polarisées par
une seule fortification et constituées par la fragmentation des civitates ; ce processus est
associé à l’émergence d’une nouvelle noblesse de lignage aux dépens de l’ancienne noblesse
comtale et constitue donc un incastellamento de type féodal (quoique la fragmentation donc
la multiplication des unités d’encadrement des hommes mériterait d’être étudiée aussi dans
le contexte de la croissance démographique).

323

csm_19.indd 323 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

introduire la délimitation des territoires de ces châteaux dans le dis-


positif du texte primitif, comme si l’acte ancien avait plus de force en
incluant un territoire défini (à moins que ce ne soit la délimitation
qui renforce sa légitimité par l’ancienneté) : c’est donc la territorialité
qui fonde désormais l’autonomie politique23. Et la mention des limites
devient encore plus étroitement associée à l’acte qui fonde politique-
ment les chefs-lieux, c’est-à-dire le foral 24 (la charte de Marvão, en
1229, constituant le plus ancien cas méridional). L’idée de l’associa-
tion systématique et originelle d’un territoire défini à chaque chef-lieu
devient générale dans la première moitié du XIVe siècle et se projette
sur le passé le plus lointain, alors que la pratique est en fait plus
récente. Aux Cortes de 1331, le 16e article, déposé au nom du « peu-
ple » par les plus puissants gouvernements municipaux, présente les
termos comme un élément originel des constitutions fondatrices (les
forais) pour mieux dénoncer leur démembrement (lors des érections
en vilas de villages « inclus ») – ce qui montre une conscience du
blocage induit par la mitoyenneté des territoires – ; mais le roi Afonso
IV défend les démembrements comme instrument de « peuplement »
et les justifie par le fait que les zones démembrées sont peu humani-
sées (en incriminant le manque de dynamisme des chefs-lieux à les
peupler)25.
En fait, la délimitation de districts politiques englobant plusieurs
noyaux d’habitat est toujours trop précoce, puisqu’elle cristallise la
centralité d’un lieu par rapport aux autres (sous forme d’un « enfer-
mement » des villages dépendants dans un cadre polarisé par le chef-
lieu), alors que les rapports ne cessent jamais d’évoluer. On en a un
bon exemple, pour une époque où la densité des villages importants
est pourtant encore faible, avec la soustraction, en 1236, d’Arronches

23
  DS I, p. 22-24. Il s’agit des castra d’Almada, Palmela, Alcácer et Arruda ; cette charte de
1255 renferme la plus ancienne description des limites, mais cela ne signifie pas qu’elles
ont été définies à ce moment, au moins en ce qui concerne le territoire d’Alcácer : dès 1235,
la définition du territoire d’Aljustrel est faite dans sa partie nord par la mitoyenneté avec
le termo d’Alcácer (et termini predicti castelli de Aljustre junctent se de predicto monasterio de Udive-
las usque ad mare cum terminis de Alcazar, IAN/TT, Gaveta V, maço 1, doc. 17).
24
  En 1276, le roi octroie une nouvelle version (il fait rescribere) de sa charte municipale à
la communauté de Monsaraz – la première, actuellement disparue, date d’avant 1270 –
uniquement pour qu’y soit introduite la définition du territoire (IAN/TT, CA III, livre 1,
fol. 136v).
25
  Cada huma vila ouve seu termho asinaado que lhi foy dado en seu foro. E depoys a algumas vilas
foy filhado dos seus termhos contra voontade dos concelhos fazendo en alguuns loguares vilas das sas
aldeyas… A este artigoo diz El Rey que… fezerom esto en alguuns loguares pera se pobrar porem milhor
a terra e pera se arromper e aproveytar aquelo de que ante nom aviam prol, éd. Cortes Portuguesas.
Reinado de Afonso IV (1325-57), éd. A. H. O. MARQUES e.a., Lisbonne, INIC, 1982, p. 32.

324

csm_19.indd 324 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

du territoire de Marvão, délimité seulement 10 ans plus tôt ; de même,


en 1255, le roi Afonso III utilise toute la partie occidentale du terri-
toire municipal d’Aljustrel (délimité 20 ans plus tôt) pour constituer
le termo d’Odemira26. Ces deux cas, auxquels on pourrait ajouter beau-
coup d’autres (comme la polarisation du territoire d’Estremoz aux
dépens de celui d’Avis – puis de Borba et Évoramonte dans l’espace
d’Estremoz – et la soustraction d’Almodôvar du district de Marachi-
que), sont exemplaires, car les deux espaces primitifs sont des territoi-
res décrétés, dont la forme (pour Marvão) ou le décentrement (pour
Aljustrel) résultent plus d’une décision politique que d’une longue
polarisation, et on peut considérer les démembrements comme une
adaptation plutôt rationnelle par correction marginale (par soustrac-
tion d’une partie extérieure). Dans le premier cas, le souverain peut
facilement imposer un démembrement, puisqu’il est seigneur du
chef-lieu ; en revanche, dans le second cas, le roi se crée un municipe
aux dépens d’une zone sous la juridiction de l’Ordre de Santiago et
apparemment pour éviter un monopole total de l’Ordre sur le bas
Alentejo – comme ce sera également le cas avec l’érection en muni-
cipe de Marachique en 126027. Les rapports entre volontarisme poli-
tique et facteurs matériels de polarisation sont donc extrêmement
complexes et ouvrent des perspectives sur la force de l’autorité royale
par rapport aux autres seigneurs, au moins à partir du milieu du XIIIe
siècle, pouvant remettre en cause la totalité de l’organisation.
Une fois délimités, les territoires deviennent des cadres d’action
premiers, qui ne cesseront d’être redessinés, soit par de fortes ampu-
tations pour créer de nouvelles cellules, soit par des variations margi-
nales de limites issues de la concurrence entre territoires « définitifs » :
une fois que l’espace est rempli de territoires mitoyens, la multiplica-
tion des pôles politiques implique un démembrement. Ainsi, l’implan-
tation de hameaux (groupés) aux frontières peut être un moyen de
fixer et consolider les limites et de légitimer la juridiction ; on constate

26
  La représentation cartographique de R. P. AZEVEDO, « Período da formação territo-
rial… », est trompeuse, car le foral/démarcation d’Odemira délimite le territoire vers le
nord avec l’Ordre de Santiago « ex parte de Cazem », éd. Portugaliae Monumenta Historica. Leges
et consuetudines, I, éd. A. HERCULANO, Lisbonne, Academia Real das Sciências, 1856 (rééd.
Kraus Reprint, Nendeln, 1967) [désormais abrégé PMH Leges I], p. 664), et les délimitations
du recensement de 1532 montrent nettement que le territoire primitif d’Odemira confronte
directement avec celui de Santiago do Cacém avant la prise d’autonomie de Vila Nova de
Milfontes.
27
  Le roi Dinis reviendra d’ailleurs sur cette politique dans les années 1290 et préfèrera
récupérer les juridictions des Santiaguistes sur le Ribatejo en échange des juridictions roya-
les du bas Alentejo, leur laissant unifier cette région sous leur autorité.

325

csm_19.indd 325 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

également que, jusqu’à la latitude d’Évora, les concelhos vastes et tôt


définis sont généralement plus peuplés dans leur partie nord que vers
le sud, et ceci ne peut se comprendre que s’il y a une délimitation
préalable et une politique menée en fonction de la localisation du
chef-lieu (et probablement par celui-ci même). En effet, les territoires
deviennent un enjeu dès lors qu’ils sont délimités. Outre les litiges
entre juridictions limitrophes (qui portent sur des espaces assez fai-
bles), c’est dans les zones marginales, aux confins de plusieurs juri-
dictions, que se polarisent le plus facilement des espaces autonomes,
car c’est là que la capacité d’intégration territoriale des chefs-lieux
existants est la moins forte. A l’inverse, la force croissante qu’acquiert
la territorialité dans la définition statutaire des habitats rend de plus
en plus difficile pour les habitats « inclus » l’acquisition de cette ter-
ritorialité  ; bien sûr, dans le cadre d’un peuplement notablement
groupé, les rivalités entre communautés villageoises voisines jouent
pour obtenir la reconnaissance d’un espace propre, mais la capacité
à contrôler concrètement cet espace dépend avant tout de facteurs
matériels et sociaux (nombre d’habitants, éloignement des villages,
utilité sociale de la communauté à l’échelle de la seigneurie et du
royaume28). On assiste à la multiplication des habitats ayant acquis
une centralité, mais qui restent physiquement intégrés dans le district
d’un chef-lieu, car ils ne peuvent constituer le territoire propre indis-
pensable à leur autonomie à cause de leur arrivée trop tardive à matu-
rité : quand, au début du XIVe siècle, le roi et l’Ordre de l’Hôpital se
disputent la juridiction des villages de Mação et Amêndoa, l’argument
juridique majeur est l’appartenance des lieux aux territoires primitifs
d’Abrantes et Belver29.
Ainsi, des habitats peuvent se constituer – c’est particulièrement
le cas en période coloniale – « à cheval » sur des limites préalablement
fixées, ou tellement près de ces limites que les habitants pourront
profiter de leur localisation périphérique pour constituer leur propre
espace par rapport à tout autre territoire existant30 et pour en exploi-
ter les conséquences politiques, dans une première phase, notamment
en refusant le paiement de la dîme ; on en voit un reflet tardif – quand

28
  Cette utilité est longtemps militaire – et les communautés de la frontière castillane la
conservent toujours – puis s’oriente vers la production des richesses.
29
  « Provava pelas dictas enquirições que a dicta aldeya de Maçom jazia en termho d Avrantes »,
dans Chancelarias portuguesas. D. Afonso IV (1325-57), éd. A. H. O. MARQUES e.a., Lisbonne,
INIC, 1990-3, 3 vol., vol. II, p. 221.
30
  Par exemple, le cas du détachement du territoire de Torrão au sein de celui d’Alcácer,
en profitant de sa situation de base avancée contre le territoire de Beja.

326

csm_19.indd 326 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

les termos se sont nettement réduits en taille – dans l’affirmation par


les habitants des périphéries de leur non inclusion dans aucun terri-
toire paroissial existant, ce qui confirme que la délimitation d’un
espace constitue dans une première phase un encadrement juridique
des hommes mais non pas une contrainte matérielle. On atteint là un
point essentiel, qui explique de nombreuses contradictions apparen-
tes des textes, celui de l’emprise des délimitations sur l’espace maté-
riel  : quoiqu’elles soient linéaires, les frontières définissent une
appartenance (sociale), dans une logique de réseau, et non pas une
localisation matérielle. C’est progressivement que les biens matériels
suivent la personne (ou la communauté, en ce qui concerne les biens
collectifs) et finissent par territorialiser l’espace, par leur seule posi-
tion « géométrique »31. Cette relative immatérialité des découpages
facilite les polarisations périphériques. Selon qu’il y a ou non chan-
gement de seigneur lors de la constitution d’un nouveau territoire
aux dépens de plus anciens, le processus est légal (donc volontariste
et rapide) ou coutumier (donc plus lent) ; au milieu du XIIIe siècle,
lors de la constitution de nouveaux territoires par les fidèles du roi
Afonso III, pour y instaurer des communautés municipales (à Portel,
Viana, Alvito…), la marginalité se combine avec la force politique des
donataires pour définir très rapidement (et donc arbitrairement) des
limites linéaires avant même que les nouveaux chefs-lieux aient véri-
tablement organisé l’espace environnant.
L’exemple du territoire de Monsaraz, dont les limites sont assez
bien connues32, nous fournit un bon exemple des mécanismes de
délimitation : castrum formidablement perché, probablement occupé
dès les années 1230-40 mais pris en main politiquement (par la
monarchie) seulement dans les années 1250, il polarise son espace
environnant sans difficulté juridictionnelle, car cet espace est théori-

31
 Quand un lieu est peuplé et mis en culture, les hommes sont assez clairement inclus
dans un territoire politique préalable, surtout s’il est déjà défini (mais même en cas
contraire), tandis que leurs terres ont un statut plus confus ; c’est ce qui explique la diffé-
rence entre dîmes personnelles et réelles (prediales) et la difficulté pour les chefs-lieux de
paroisses à obtenir les dîmes « novales », qui sont évidemment réelles (cf. un exemple très
rare, dans une supplique, de l’emploi du vocable, pour un ermitage créé depuis seulement
3 ans, en plein désert, dans le territoire d’Avis, en 1425, éd. Monumenta Portugaliae Vaticana
IV. Súplicas do pontificado de Martinho V (anos 8 a 14). Documentos publicados com introdução e
notas, éd. A. D. S. COSTA, OFM, Braga-Porto, Editorial franciscana, 1970, p. 123, cette rareté
étant due au fait que la plupart des documents sur les dîmes portent sur des espaces occu-
pés depuis longtemps).
32
  Voir l’identification sur le terrain réalisée par J. P. GONÇALVES, « Monsaraz e seu termo
(ensaio monográfico) », Junta distrital de Évora. Boletim anual de cultura, 2 (1961), p. 3-158 et
3 (1962), p. 267-351, qui en fournit une carte, p. 300-301.

327

csm_19.indd 327 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

quement une partie de la zone d’influence d’Évora, chef-lieu très


éloigné et dont on a suggéré que son périmètre n’est pas défini.
­Toutefois, une particularité, le passage de la frontière luso-castillane
tout près de Monsaraz (« renforcée » à cet endroit par sa correspon-
dance avec une marque naturelle et surtout historique forte, le Gua-
diana), empêche le chef-lieu d’étendre son espace « en rond » ; de
plus, l’ancienneté de la polarisation (durant la Reconquête) fait de
cet espace un de ces « territoires de conquête » allongés vers le sud.
Cette formation territoriale, fatalement encore floue à ses marges au
bout d’une génération, est définie linéairement, en 1276, par un acte
légal33, qui en reconnaît probablement les principes, donc les grandes
lignes, puisqu’elle est très largement appuyée sur les rivières impor-
tantes – ce qui est typique des territoires polarisés encore « au large »,
sans grande concurrence d’autres chefs-lieux. Dans le détail, ses fron-
tières nord-est et sud-ouest et une petite partie de sa frontière orien-
tale sont déjà définies «  par défaut  » par l’action de chefs-lieux
(Terena, Portel et Montoito) dont les districts ont été démarqués plus
tôt – de façon d’ailleurs fortement volontariste, car il s’agit de marges
(des zones d’influence d’Évora et de Monsaraz même), encore faible-
ment organisées, et qui sont créées pour des seigneurs nobles fidèles
du roi – ; la légalisation des limites de Monsaraz prend donc sens
surtout par rapport à Évora et, curieusement, à Évoramonte, car la
configuration territoriale alors existante laisse à Monsaraz une sorte
d’appendice étroit s’étendant vers le nord. L’extrémité septentrionale
de cet appendice, de quelques dizaines de km², est d’ailleurs perdue
en 1280 au profit d’Évoramonte ; il s’agit d’une zone de bonnes terres
où se développe la viticulture, mais le principal intérêt (qui, d’ailleurs,
n’est peut-être pas celui d’Évoramonte même) en jeu dans cette ces-
sion est de doter le village en développement de Redondo – qui est
juste sur la limite de 1276 – d’un terroir plus cohérent, « en rond »
autour de lui. Bien plus tard, en 1362, tout le reste de l’appendice
s’émancipe partiellement de la juridiction de Monsaraz (mais sans
amputation physique34) par mise en défens au profit d’un noble ; cette
procédure, nouvelle, est facilitée par la marginalité et la faible mise
en valeur de cette zone (qui est un pacage anciennement communau-
taire).

33
  La territorialisation est assez importante dans ce cas pour que l’ancienne charte (perdue,
antérieure à 1270) de Monsaraz soit remplacée par une nouvelle contenant la définition
spatiale.
34
  Cf. la carte 25 dans S. BOISSELLIER, Le peuplement…

328

csm_19.indd 328 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

II. 2. Les enjeux des démarcations bilatérales : du territoire à la com-


munauté

Nous avons jusqu’à présent introduit assez peu de nuances en fonc-


tion du type de sources. Or, l’élaboration des textes est souvent révé-
latrice du processus de territorialisation35. Ainsi, on peut remarquer
que la différenciation juridictionnelle au sein d’un espace municipal
(i.e. la donation par le monarque à un autre seigneur) constitue la
principale occasion de mettre par écrit une délimitation (et peut-être
même de réaliser cette délimitation) ; de fait, la territorialisation même
d’une juridiction, au-delà de la définition d’une communauté de
sujets par une charte de franchises, ne constitue pas un type diploma-
tique propre, et c’est l’aliénation, reprenant le formulaire des droits
de propriété, qui fournit le cadre documentaire le plus pertinent. Les
écrits les plus explicites quant aux enjeux sont les actes contentieux
(arbitrages, sentences, procès-verbaux d’enquêtes, dépositions), c’est-
à-dire bilatéraux, même si le formalisme judiciaire y occulte souvent
les enjeux réels.
Dans les démarcations contentieuses, les enjeux sont souvent assez
ponctuels et symboliques ; étant donné que les territoires locaux et
municipaux viables sont, dans leur configuration physique, le fruit de
la vie communautaire et non pas d’une décision politique irréversible
(sauf quelques très vastes territoires décrétés couvrant potentielle-
ment une grande partie de la région, au tout début de la colonisa-
tion), ils sont solides, et il est donc rare qu’un conflit de mitoyenneté
mette en cause la survie même des communautés locales. Les enjeux
ne sont importants que du point de vue de l’analyste, dans la mesure
où ce sont eux qui déclenchent le processus nous fournissant un acte.
On remarquera que ces documents n’apparaissent pas avant le milieu
du XIIIe siècle et vont en se multipliant ; quoique la conflictualité soit
développée par le simple perfectionnement des instances judiciaires,
il est évident que la multiplication des définitions territoriales, donc
de territoires de plus en plus locaux, rend les limites de plus en plus
concrètes et sensibles. À côté des conflits territoriaux portant sur des
espaces non encore attribués (intersticiels), on a donc toujours plus

35
  De nombreux auteurs ont déjà fait remarquer que le risque de surinterprétation est
particulièrement grand dans l’analyse cartographique du passage des limites territoriales, qui
constitue la transformation d’un texte, pas forcément destiné à fixer une image mentale,
en représentation iconographique.

329

csm_19.indd 329 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

de chicanes sur la transgression et la valeur de limites déjà détermi-


nées.
Dans les décennies suivant la conquête d’une zone (1220 à 1270
selon l’endroit), la production agricole la plus valorisée (assurant la
survie) se concentre autour des chefs-lieux castraux coloniaux, qui
sont fort éloignés les uns des autres. Or, c’est à cette époque que les
(quelques) territoires politiques rapidement définis prennent pour
limites continues des emprises linéaires (grands itinéraires terrestres
et fleuves, voire crêtes de collines – qui portent elles-mêmes des rou-
tes) et plus encore des lignes conventionnelles reliant deux repères
topographiques ponctuels. Certes, la nature de ces limites s’explique
par la seule taille, considérable, des districts ainsi déterminés ; cepen-
dant, l’accès aux grandes voies de circulation, terrestres et fluviales,
peut aussi présenter un intérêt économique important. Quand deux
territoires limitrophes ont un seigneur différent, l’enjeu porte parti-
culièrement sur le contrôle des profits (péages) dégagés par les voies
de circulation. Dans le cas des rivières, il est difficile de savoir si c’est
la circulation ou la ressource hydraulique qui est recherchée en prio-
rité ; ainsi, quand le seigneur d’Alvito/Mujadarem obtient en 1257
un notable élargissement de sa seigneurie vers le nord et l’ouest, il
semble qu’il vise principalement l’accès à la rivière Xarrama, mais on
ne peut déterminer quel en est l’usage prioritaire36. Même si les com-
munautés préfèrent que les voies articulent leur espace (i.e. soient à
l’intérieur), cela n’enlève rien à la valeur d’un accès « par la marge »
à un itinéraire, car les deux sont complémentaires37 ; leur rôle de
limite permet un partage de leur usage entre deux communautés – et
c’est peut-être le motif fondamental de leur choix comme frontière
(notamment pour les rivières, à cause de leur potentiel hydraulique
et piscicole).
Plus tard, le principal enjeu semble être le contrôle de moyens de
production déjà mis en œuvre. Le moyen de production le plus
répandu est évidemment la terre agricole, qui est donc un enjeu de
faible valeur marchande, mais omniprésent car d’intérêt vital du point

36
  Le territoire a d’abord été « dessiné » en 1251, au moment de sa cession par le municipe
d’Évora (IAN/TT, Gaveta III, maço 1, doc. 16), puis il est renégocié en 1257 (IAN/TT, Gaveta
III, maço 7, doc. 15).
37
  Une étude très minutieuse, sur le terrain, des deux démarcations successives du territoire
de Portel permet à A. M. J. BRAVO, « As demarcações do termo de Portel de 1258 a 1265.
Notas e cartografia preliminares  », Assumar. Boletim municipal, 3 et 4 (2e série) (1996),
p. 19-24 et 7-13, ici p. 8 d’attribuer la renégociation d’une partie de la frontière avec Mon-
saraz, en 1265, au désir du seigneur de Portel d’accéder aux routes Évora-Moura et Mon-
saraz-Moura connectées sur le Guadiana.

330

csm_19.indd 330 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

de vue communautaire. Le plus ancien cas où l’on puisse assez bien


saisir un enjeu territorial non ponctuel est l’opération officielle d’élar-
gissement du termo de Portel en 1265 (complétée par une politique
d’acquisitions vénales dans les années suivantes) aux dépens des ter-
ritoires d’Évora et Monsaraz, qui vise manifestement à agréger des
terres céréalicoles déjà fortement colonisées – la zone acquise porte
le nom significatif de Monte de Trigo – à un territoire primitif de
collines, apte à l’oléiculture et à l’élevage ovin38. Mais il faut distinguer
les espaces déjà nettement appropriés par des particuliers (donc déli-
mités) et les espaces d’usage communautaire (dont l’appartenance
physique est définie seulement, dans le meilleur des cas, par la fron-
tière politique entre communautés) ; le principal problème est que
les actes les désignent uniformément sous le nom d’heredamenta ou
hereditates. Dans le premier cas sont les herdamentos particuliers achetés
par le seigneur de Portel, qui sont des espaces fortement territoriali-
sés, dont l’appartenance physique est alternative (inclusion ou exclu-
sion) – quoique l’on ne puisse toujours exclure que des frontières
politiques ignorent les limites de propriété et traversent des domaines
privés39. En revanche, l’opposition entre le seigneur de Juromenha
(l’Ordre d’Avis) et le gouvernement municipal d’Elvas, en 1268, sur
leur limite commune met en jeu la possession d’heredamenta qui sem-
blent être des biens communaux dont certains revenus vont à la
câmara d’Elvas40. 
Plus difficile est le problème des activités moins fortement maté-
rialisées (car fondées sur des droits plus immatériels que la propriété,
tels que les droits d’usage agraires) et portant sur de vastes superficies,
où le passage d’une limite n’a pas les mêmes implications que le droit
de propriété. Il s’agit de zones faiblement mises en valeur (par le

38
  Ibid., p. 9-10.
39
  En 1265, quelques mois après l’extension légale du territoire de Portel dans la zone
fortement colonisée (et en habitat dispersé) de Monte de Trigo, les propriétaires d’un
domaine qui semble étendu donnent au seigneur de Portel quantam hereditatem habebamus
in loco qui dicitur Pecenas ultra vestros marcos contra Portel, éd. O livro dos bens de D. João de Portel.
Cartulário do século XIII, éd. P. A. de AZEVEDO [réed. fac-simile], Lisbonne, Colibri / Câmara
municipal de Portel, 2003 [désormais abrégé LBJP], doc. 181).
40
In causa que erat… super terminis qui sunt inter Elvas et Jurumeniam, ego [rex] mandavi… quod
magister et conventus de Avis ducantur in possessionem illorum heredamentorum de quibus dicebant
se spoliatos… Et si concilium de Elvis tenet aliquid modo de fructibus illorum heredamentorum, debet
illud integrare magistro et conventui et de aliis fructibus qui sunt jam expensi (IAN/TT, CA III, livre
1, fol. 94) ; voir aussi des hereditates en litige entre Abrantes et Alter do Chão en 1251 (Ibid.,
livre 1, fol. 107-107v).

331

csm_19.indd 331 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

pacage, la chasse et le boisillage)41 mais essentielles d’un point de vue


communautaire, car elles fournissent la plus grande part du budget
communal, en donnant lieu au paiement d’un droit d’usage par les
étrangers, notamment pour leur bétail (le montaticum/montado)42 ; ces
zones sont source de conflits majeurs. Au Portugal comme partout
ailleurs, ce sont des bagarres entre bergers et bûcherons qui donnent
leur réalité aux frontières politiques locales préalablement détermi-
nées43. Il semble même que ce soient les terres non appropriées qui
vont faire apparaître une conception abstraite (géométrique) de la
territorialité, puisque sans rapport avec l’appartenance personnelle
des propriétaires à une communauté : en 1290, lors d’une délimita-
tion contentieuse entre Arronches et Badajoz, de nombreux témoi-
gnages relatifs à l’appropriation des terres par les voisins sont invoqués
en vain, et les délégués des deux chefs-lieux envisagent de départager
seulement aquelo que nom jazia lavrado44. Ce mouvement vers la maté-
rialité des territoires est capital. L’organisation aréolaire des finages
explique que ces zones soient les plus disputées, puisque ce sont les
plus marginales.
Mais d’autres éléments, portant des intérêts économiques plus
lourds, peuvent entrer en jeu, avec une force croissante à mesure que
les espaces s’humanisent. Dans une région marquée par l’irrégularité
des précipitations et la sécheresse estivale, l’accès à l’eau en saison
sèche (au moyen de sources pérennes abondantes ou d’aménage-

41
  Ainsi, la détermination des limites entre Elvas et Juromenha ne donne que des éléments
topographiques, ce qui est révélateur à cette échelle, induisant une faible humanisation – alors
que, dans les définitions de périmètres sur des dizaines de km, l’absence d’emprises humai-
nes ne signifie pas absence d’humanisation, contrairement à ce qu’affirme toute l’historio-
graphie récente de la Reconquête.
42
  Parmi les plus anciens règlements territoriaux contentieux, celui qui oppose les com-
munautés de l’Ordre de Santiago avec celle de Beja (de seigneurie royale) en 1255 met en
jeu le paiement des montaticum et terraticum relatifs à l’usage des espaces périphériques (éd.
História florestal, aquícola e cinegética. Colectanêa de documentos existentes no A.N.T.T. Chancelarias
reais, éd. C. M. B. NEVES e.a., Lisbonne, 1980-8 (5 vol.), vol. 1, p 25-26). Voir aussi, quoique
le dispositif soit moins explicite, le conflit entre Monforte et Vide Queimada en 1271 : vobis
alvazilibus et concilio de Monte Forti… non leixatis homines de Vide Queymada talhare madeyram in
vestro termino nec pascere ibi suos ganatos sicut ipsi dicunt quod leyxant vos in suo termino (IAN/
TT, CA III, livre 1, fol 111).
43
  La matérialisation des limites par des bornes advient souvent à la suite d’une plainte
contre les intrusions des hommes de la communauté voisine qui exercent des activités
nomades et extensives ; parmi de nombreux exemples, la démarcation (au moyen de 36
bornes) du territoire d’Alvito par rapport aux termos des villages santiaguistes, en 1260, pour
que os vossos gados e vossos homeens e os vossos colmeeiros e os vossos coelheiros e os vossos cazadores
nom lhe entrem nem lhe pascem seus termos, IAN/TT, SS Trindade de Santarém, maço 1 [D.P.], doc.
18.
44
  Ed. GTT, vol. 5, p. 562.

332

csm_19.indd 332 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

ments hydrauliques ayant le même effet) constitue un facteur de dyna-


misme essentiel pour les communautés, parce que l’irrigation confère
à des terres, même de médiocre qualité pédologique, une productivité
exceptionnelle, notamment par l’arboriculture et le maraichage ; le
primat que l’on attribue – à mon sens à tort, avant le milieu du XIV e
siècle – à la céréaliculture sèche en Alentejo occulte cette dimension
essentielle. Certaines terres de bord de fleuve, dites lezírias (< ar. al-
djazira), jouissant naturellement (i.e. avec moins d’investissements
qu’ailleurs) d’une irrigation, peuvent être incluses dans l’enjeu des
aménagements hydrauliques. Déterminer si les structures hydrauli-
ques sont un héritage matériel direct ou au moins une tradition cultu-
relle (technique) d’al-Andalus est un problème qui a déjà été abordé
et qui n’importe pas prioritairement ici ; au-delà de la maîtrise des
techniques, c’est l’organisation sociale qui permet à l’irrigation de
fonctionner efficacement. Ce qui importe aux élites des chefs-lieux,
c’est d’intégrer des moyens d’irrigation sous leur contrôle économi-
que ou au moins fiscal ; il convient donc que les zones irriguées ne
soient pas à une distance telle du chef-lieu que cela rende difficile leur
contrôle (notamment fiscal) ou même leur mise en œuvre : c’est donc
quand les chefs-lieux sont devenus nombreux et plus proches que les
zones potentiellement ou réellement irriguées en limite territoriale
deviennent un enjeu des démarcations45.
Dès 1267, la politique d’extension de son territoire par le seigneur
de Portel le pousse à acquérir un vaste domaine limitrophe de sa
seigneurie aux dépens du territoire municipal de Monsaraz (herda-
mento d’Esporão, qui va devenir une riche zone viticole) ; or, cette
extension, qui fait suite à un remaniement territorial, deux ans plus
tôt (ayant déjà pour but d’atteindre la rivière Degebe), permet d’at-
teindre le principal affluent de la rive gauche du Degebe et d’annexer
un barrage (« represa da argamassa ») sur cette même rive46. De même,
en 1434, un conflit entre les municipes de Muge et Santarém aboutit
à déplacer légèrement une limite fixée depuis longtemps sur la rivière
d’Agua de Regueifeira (actuelle rivière de Muge ?) vers la route qui

45
  Ainsi, cette lezíria d’Atalaia disputée au municipe de Lisbonne par celui de Santarém,
en 1251 (IAN/TT, Gaveta XV, maço 10, doc. 16) ; l’objet du litige est certes éloigné des deux
chefs-lieux, mais il s’agit de grandes villes, dont le territoire est colonisé depuis longtemps
et qui ont une très forte capacité d’intégration de leur périphérie : le contrôle d’une terre
irriguée constitue donc un véritable enjeu.
46
  LBJP, doc. 33. On remarquera que Portel ne se trouve qu’à 12 km de ce barrage alors
que le chef-lieu concurrent, Monsaraz, à 20 km, a moins de facilité à le contrôler ; on voit
à travers ce cas que la mesure des distances constitue une méthode utile.

333

csm_19.indd 333 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

en longe la rive sud jusqu’à la première confluence, ce qui permet


explicitement au municipe de Santarém d’intégrer dans son territoire
une série de moulins (qui sont eux aussi une source de revenus
publics, dans ce cas pour le seigneur)47.
Étant collectifs, ces enjeux sont rarement directement vénaux ; ils
passent par des figures juridiques, qui sont l’appartenance politique
et l’organisation du prélèvement fiscal, donc se ramènent à des
notions de « bien commun » : en effet, comme c’est l’individu qui
supporte les corvées publiques et de nombreux prélèvements, il est
essentiel que sa résidence (qui détermine son appartenance juridic-
tionnelle) soit incluse dans le territoire revendiqué. Le contrôle des
hommes et des revenus fiscaux issus des terres appropriées (en adé-
quation dans les zones d’exploitations dispersées) doit être le motif
fondamental de la fixation de l’endroit précis où doit passer la limite ;
une heureuse coïncidence documentaire nous fournit, tardivement,
des chiffres donnant une idée de l’enjeu démographique : à Alcaria
Ruiva, au début du XVIe siècle, le passage de la limite peut faire varier
la population (largement dispersée) de 70 à 98 foyers48, et les autres
témoignages induisent une variation d’1/5 à 1/349. En zone d’habitat
groupé, l’inclusion d’une agglomération avec son terroir implique de

47
Em tal guisa que os moynhos que se chamam da Rigueifeira fiquem em sua terra e seu termo, éd.
Chancelarias portuguesas. D. Duarte (1433-38), éd. J. J. A. DIAS, Lisbonne, Centro de estudos
históricos - Universidade Nova de Lisboa, 1998 (2 vol.) [désormais abrégé Chanc. Duarte],
vol. I-1, p. 328-329.
48
  Le premier chiffre est donné par la « visitation » de 1515, qui stipule que des habitants
sont disputés entre Alcaria Ruiva et Mértola (As comendas de Mértola e Alcaria Ruiva. As visi-
tações e tombos da Ordem de Santiago 1482-1607, éd. M. F. BARROS, J. F. BOIÇA, C. GABRIEL,
Mértola, Campo arqueológico de Mértola, 1996 (Estudos e fontes para a história local, 2),
p. 106), tandis que le second est fourni par le recensement de 1532 (« Povoação de Entre
Tejo e Guadiana no XVI século », éd. A. B. FREIRE, Arquivo histórico portuguez, IV (1906),
p. 93-105 et 330-363 [désormais cité Cens1532], p. 339) ; un écart lié au rythme biologique
est peu probable.
49
  Ecarts à Galveias (de 72 à 45), Oriola (de 61 à 48), Vila Boim (de 33 à 20) et Vila Viçosa
(de 1066 à 750) entre le chiffre du recensement de 1532 et celui de la tournée pastorale
de 1534 (cité par H. S. LOURO, Freguesias e capelas curadas da arquidiocese de Évora (séculos
XII a XX), Évora, 1974, p. 46, 59, 93 et 94). Mais dans ces cas, l’écart peut s’expliquer par
une différence entre le territoire civil et la paroisse ; c’est certain pour Oriola, qui est une
zone d’habitat complètement dispersé divisé en deux paroisses, S. Marie et la plus tardive
S. Barthélémy, dont l’église se situe sur le lieu dit Outeiro à 5 km de la précédente (cf.
Monumenta Portugaliae Vaticana II. Súplicas dos pontificados dos papas de Avinhão Clemente VII e
Bento XIII e do papa de Roma Bonifácio IX. Documentos publicados com introdução e notas, éd. A.
D. S. COSTA, OFM, Braga-Porto, Editorial franciscana, 1970, p. 218 et 286), et pour Vila
Viçosa, dont le termo est subdivisé par les paroisses urbaines et par celles de Terrugem, S.
Romão et peut-être déjà Bencatel.

334

csm_19.indd 334 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

vastes superficies donc des écarts importants du tracé, tandis que les
zones d’habitat dispersé se prêtent à des négociations sur quelques
hectares – et les limites sont ipso facto beaucoup plus arbitraires.
La conception économiciste, voire étroitement fiscaliste, de la
communauté, que l’on attribue souvent aux élites dirigeante locales
de « bonshommes », s’intègre dans une idéologie plus globale du bien
public local, valorisant le nombre des hommes et le volume des riches-
ses pour eux-mêmes. Il n’est pas sûr que la politique des Ordres mili-
taires, fondant des villages loin de leurs chefs-lieux pour étendre les
espaces qu’ils contrôlent, obéisse directement à la « loi » capitaliste
de maximisation des avantages ; l’expansionnisme territorial est un
phénomène politique trop généralisé sous tous les cieux pour que
l’on puisse l’enfermer dans les catégories de l’économie politique.
Ainsi, à côté des conflits opposant deux seigneuries municipales dif-
férentes ou deux chefs-lieux sans autre lien que la mitoyenneté, il
semble que l’aigreur soit particulièrement forte dans les démarcations
conflictuelles qui concernent deux communautés dont l’une s’est
émancipée de la tutelle de l’autre, cette dernière considérant toujours
le territoire du nouveau chef-lieu comme «  son  » territoire  ; sans
exclure les intérêts vénaux, il entre en jeu dans ce cas une relation de
dignité et de hiérarchie de type familial (entre communautés « mère »
et « fille »). À voir les voisins plaider durant des décennies pour des
espaces de faible taille et sans valeur économique affirmée50, on peut
penser que des considérations morales (une certaine idée du « bon
droit ») et, comme on l’a vu, une conception abstraite des territoires
orientent la conflictualité.
Si elles ne sont pas conçues directement pour cela, les démarca-
tions contentieuses sont en fait au service d’une régularisation maté-
rielle, d’une mise en adéquation des espaces et des droits (ou, plus
largement, des relations sociales) ; cette dimension est implicite, et
ses modalités nous échappent largement, mais il est probable que
s’établit un équilibre entre la force polarisatrice des centres et la dis-
tance des lieux qu’ils revendiquent. Dans les conflits, la capacité d’ac-
tion est avant tout une capacité de nuisance, non plus pour occuper
le terrain (peuplement) et intégrer des zones vides (parcours de bétail

50
  Alors que leur limite est fixée depuis avant 1257, Évora et Montemor-o-Novo s’affrontent
en 1436 pour un enjeu territorial dont la nature n’est pas précisée (éd. Chanc. Duarte, vol.
I-2, p. 406) ; mais, en 1535, cet enjeu s’est réduit (s’il n’était pas tel dès le départ) à 2 arados
de terre dans la zone de Benafile (J. FONSECA, Montemor-o-Novo no século XV, Montemor-o-
Novo, Câmara municipal, 1998, p. 5).

335

csm_19.indd 335 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

ou tronçons de rivières navigables) mais pour contrôler des espaces


déjà assignés et leurs richesses, par une politique de harcèlement des
agents administratifs et économiques.

II.3. Processus de démarcation et « choix » des limites : des frontières


naturelles ou « mécaniques » ?

Ce sont évidemment les actes de bornage (ou leurs enquêtes pré-


paratoires) qui nous fournissent le plus de données topographiques
locales ; l’ensemble de ces documents constitue une masse considé-
rable, surtout si l’on y inclut les nombreuses démarcations (répéti-
tives car contentieuses) entre la Castille et le Portugal, portant sur
une frontière «  nationale  » qui est en fait une juxtaposition de
démarcations locales. Ces textes sont d’une grande richesse topony-
mique mais d’usage malaisé, car même une parfaite connaissance
du terrain ne permet pas d’identifier les microtoponymes médié-
vaux à beaucoup plus de ±10-15% ; les enjeux locaux nous échap-
pent donc largement, surtout si l’on considère que la toponymie
locale (à l’échelle d’un terroir ou dans le cadre supra-local d’un
municipe) constitue un système, qui doit être abordé dans sa totalité
pour être révélateur. En outre, l’impression de précision, de linéa-
rité et de mitoyenneté qu’induisent ces actes doit être corrigée par
les mentions incidentes ou exprès de localisations dans des actes
divers ; ces confrontations faites, on aboutit souvent à des contradic-
tions, et, comme on l’a dit, on a l’impression que les limites linéaires
sont pendant longtemps exclusivement administratives (bornes à
l’exercice d’une juridiction, concrètement à l’intervention des
agents) et ne s’appliquent pas forcément à tous les aspects de l’or-
ganisation communautaire, en particulier au droit de propriété –
même si la réalité des limites va croissant. Les frontières
« extérieures » des municipes continuant à englober plusieurs habi-
tats distincts sont les plus problématiques à cet égard, car elles pro-
longent les pratiques de la Reconquête, notamment celle de fixer
(après une longue phase d’indéfinition) le périmètre du territoire
de façon négative, à l’endroit où la capacité d’action du chef-lieu ne
peut plus s’exercer (limite au-delà de laquelle commence une autre
zone d’influence). Or, cette pratique peut laisser des zones « inters-
ticielles » ; dans un des plus anciens forais (celui de Sintra en 1154),
le jugement des conflits « en marche » est localisé sur une limite
naturelle (définissant le territoire comme un ensemble de versants)

336

csm_19.indd 336 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

ou à l’équidistance des habitats et non pas sur une limite commune


à deux territoires mitoyens51.
Il faut distinguer, d’une part les délimitations d’un seul territoire
par l’autorité de tutelle (délimitations unilatérales) et d’autre part les
accords territoriaux (délimitations bilatérales), distinction qui recoupe
le passage de la juxtaposition à la mitoyenneté. Dans le premier cas,
les limites peuvent être les bornes de territoires déjà définis – auquel
cas, il y a réellement mitoyenneté –, mais ce n’est pas toujours le cas,
notamment pour les zones d’action des chefs-lieux de la frontière ;
ainsi, le territoire précisément assigné à Abrantes en 1173 semble
mitoyen – quoique pas toujours explicitement – avec d’autres territoi-
res castraux (Templiers) dans sa partie au nord du Tage mais non pas
avec un éventuel territoire d’Évora vers le sud52. Dans le second cas,
une seule limite est donnée pour deux territoires, et la contiguïté est
alors avérée ; moins arbitraires (car fondées sur l’acquis et non sur
des perspectives), ces délimitations marquent la fin du processus de
polarisation par le passage à la mitoyenneté. Mais une seule catégorie
de documents de délimitation bilatérale, les démarcations contentieu-
ses, nous fournit explicitement les raisons de la démarcation ; et même
dans ce cas, comme on l’a vu, il s’agit de causes jouant à la marge et
impliquant une limite linéaire et à peu près définitive, ne révélant pas
grand chose des mécanismes de constitution des territoires par pola-
risation.
La fausseté du concept de «  limites naturelles  » est dénoncée
depuis trop longtemps pour que l’on ait besoin d’y revenir. Le méca-
nisme de la polarisation à partir de centres est la négation des limites
naturelles. Quand deux zones de polarisation se rencontrent aux alen-
tours d’un élément physique linéaire, voie terrestre durable ou fleuve,
ou d’un repère topographique ponctuel (surtout des buttes [caput,
cimalia ou outeiro], dans une région au relief ouvert), ces éléments
peuvent être retenus pour marquer la limite, même au prix de quel-
ques ajustements, car ils sont commodes ; mais, à moins de considérer
que n’importe quel ruisseau, colline ou sentier constitue une frontière
« naturelle » (auquel cas on peut en effet en voir partout), combien

51
Cum homines de fora det directum juxta aquas currentes de suo castello, judices qui intencionem
judicaverint sedeant per medium, éd. PMH Leges I, p. 384.
52
  Ed. Documentos medievais portugueses. Documentos régios. Volume I Documentos dos condes
portugalenses e de D. Afonso Henriques A.D. 1095-1185, Tomo I, éd. R. P. AZEVEDO, Lisbonne,
Academia portuguesa de história, 1958 (Publicações comemorativas do duplo centenário
da fundação e da restauração de Portugal) [désormais abrégé DMP DR I], p. 417 (avec des
annotations diplomatiques p. 715-717).

337

csm_19.indd 337 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

sont plus fréquents les territoires s’étendant de part et d’autre d’un


cours d’eau important ou d’une route. Et encore faut-il être prudent
en assignant un rôle direct à ces éléments : étant donné que les habi-
tats principaux – c’est pour cela qu’ils deviennent principaux – recher-
chent la proximité avec un cours d’eau pérenne et attirent les grands
itinéraires terrestres, il est logique que rivière et route principales se
trouvent à peu près au centre des territoires. R. de Azevedo suppose
avec une grande vraisemblance que la limite nord du territoire d’Avis
(constitué en 1211) serait la route romaine Lisbonne-Mérida passant
par Abelterium (Alter do Chão)53 ; il peut s’agir dans ce cas d’un
véritable choix délibéré et non d’un ajustement, car ce territoire est
déterminé a priori (et taillé dans une région encore fort peu polarisée)
et n’est pas construit en fonction de la localisation du chef-lieu –
celui-ci étant, au contraire, en position centrale à cause du territoire.
Mais un examen rapide du tracé des grandes voies romaines connues
ne permet pas de généraliser un tel cas, sauf peut-être sur de très brefs
tronçons. C’est probablement pour les cellules politiques définies plus
tardivement – quand la polarisation à partir d’un habitat est de plus
en plus gênée par la proximité des autres habitats identiques – et
surtout pour les terroirs que l’on peut envisager une recherche systé-
matique de limites toutes faites (mais cette fois dans le détail géomé-
trique du tracé, à l’échelle kilométrique, sans que cela détermine la
forme globale du territoire).
Bien sûr, il existe des obstacles naturels difficilement franchissa-
bles, pour des raisons de bonne administration plus que par impossi-
bilité physique ; ainsi, si les districts de Santarém et Abrantes enjambent
allègrement le Tage54, l’estuaire de ce fleuve (véritable golfe marin)
constitue une limite que la puissante ville de Lisbonne n’a jamais
voulu ou pu franchir administrativement, en dépit de la véritable colo-
nisation foncière réalisée sur l’« outra banda » par les monastères puis
les nobles et élites roturières lisboètes. Le très vaste district primitif
de Lisbonne s’étend donc largement vers le nord et l’ouest, ce qui
provoque un décentrement extrême (et tout à fait exceptionnel) du
chef-lieu par rapport à son territoire. Et la limite posée par le Tage à
l’énorme capacité polarisatrice du « centre » implique le développe-

  R. P. AZEVEDO, « Período da formação territorial »…, p. 59.


53

  Mais l’ampleur de leur territoire au-delà du fleuve est due à la faible agglomération du
54

peuplement en Ribatejo, qui ne peut opposer à la domination des deux villes des habitats
groupés notables capables de s’ériger en chefs-lieux, au moins jusqu’à la seconde moitié
du XIVe siècle (avec la municipalisation de Ponte de Sor et Erra).

338

csm_19.indd 338 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

ment, sur l’autre rive, d’un municipe atypique, celui de Ribatejo, le


seul territoire vaste en peuplement diffus et même complètement
dispersé par endroits (peuplement que suscite précisément l’emprise
foncière de Lisbonne) qui soit pourvu d’une organisation municipale
sans centre dominant – véritable synoecisme.
Mais, en exceptant les territoires « décrétés » à conquérir (dont les
vastes frontières sont rectilignes et ignorent la topographie locale à
l’échelle kilométrique ou hectométrique), parler de « choix » pour
les limites vaut surtout pour les zones où la polarisation n’est pas suf-
fisante pour imposer les frontières. Les habitats dispersés de la région
entre Évora et Beja55, posent au plus au haut degré le problème du
découpage volontariste. Dans tous ces cas, la dispersion est attestée
(dans le censo de 1532) par l’inexistence d’une population « périphé-
rique » par rapport à l’habitat considéré56 ; la description des limites,
éloignées rarement de plus d’une demie-lieue du centre géométrique
du district, indique clairement que le territoire est presque complè-
tement rempli par des résidences. Cela confirme que l’identité même
d’une zone de résidences dispersées tient très largement à sa territo-
rialité. Dans certains des habitats de cette zone (de même que dans
la zone d’Azeitão et dans les habitats dispersés des alentours de Mér-
tola), la fixation des limites est assez simple à réaliser, en dépit de la
dispersion, car le peuplement est discontinu : si elles ne sont pas iso-
lées entre elles par de trop grandes distances, les exploitations consti-
tuent un groupe d’habitat(s) bien défini par rapport au vide qui les
entoure (espaces sans occupation permanente), et le territoire qu’el-
les occupent est délimité par les exploitations les plus périphériques,
avec peut-être en plus une ceinture d’espaces incultes collectifs com-
plètement vide.
Les zones de peuplement dispersé parvenant à la territorialité poli-
tique qui sont nées dans le cadre d’un domaine foncier trouvent, elles
aussi, facilement leurs limites, puisque ce sont celles fixées par le droit
de propriété ; toutefois, les habitats collectifs issus de ce processus
deviennent rarement des centres administratifs57. Les problèmes sont
plus délicats pour les plus nombreuses zones d’exploitations épar-
pillées qui sont nées dans le cadre d’une appropriation collective dif-

55
  Évoqués dans S. BOISSELLIER, Le peuplement…, particulièrement p. 290 sq.
56
  Cette population est toujours évoquée quand une unité administrative associe un village
groupé et un territoire peuplé de résidences dispersées.
57
  Voir S. BOISSELLIER, « Juridiction, possession et résidence dans la formation de com-
munautés locales (Portugal méridional, XIIIe siècle): le cas des reguengos », Media Aetas, 3 - IIe
série (2008-2009), p. 103-123.

339

csm_19.indd 339 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

férenciée  : a/ quand des exploitations occupent continûment et


régulièrement de vastes espaces, il faut faire passer des limites « au
milieu » d’elles, en se fondant sur des critères de polarisation ; b/
quand une zone d’habitat dispersé est trop proche d’un habitat
groupé, elle constitue alors une simple périphérie. Au nord d’Évora,
le caractère groupé des implantations coloniales antérieures à 1220
implique que la dispersion est en général postérieure à la formation
des habitats groupés, sous forme d’une dissémination des surplus
démographiques à partir du village et/ou d’une colonisation exté-
rieure tardive, et ce rapport chronologique favorise la fréquence du
cas b/. En revanche, pour les régions dont l’ensemble du peuplement
est plus tardif (i.e. nettement postérieur au passage des armées), la
dispersion est un mode d’occupation à part entière et le cas a/ y est
plus fréquent – sans être forcément dominant.
Le seul indice que l’on ait alors de la politique de définition des
territoires se trouve dans le censo de 1532, qui décrit certaines limites
comme déterminées par l’équidistance entre deux points précis (dont
la nature nous échappe) ; or, ce mode de détermination apparaît pres-
que toujours quand la limite passe au milieu de résidences dispersées
et dessine des territoires en quelque sorte arbitraires. C’est seulement
dans la région d’Alvito que l’on observe ce choix d’un critère géomé-
trique : pour les unités territoriales qui sont des zones d’exploitations
éparpillées, les confronts par rapport aux centres agglomérés sont
issus d’une polarisation à partir de ces centres, tandis que les confronts
entre zones dispersées elles-mêmes sont décrits par l’expression « par-
tem os termos por meyo » ; il s’agit probablement d’une règle générale,
mais l’organisation du document occulte les nombreuses cellules
déterminées (probablement tardivement, au cours du XIVe siècle)
au sein de la population dispersée du bas Alentejo, notamment
autour de Beja et Mértola – elles ne sont pas décrites, parce que leurs
habitats n’ont pas réussi à se dégager complètement de leur dépen-
dance par rapport à leur chef-lieu. Ainsi, à Marmelar, qui est une
autre « zone » de dispersion définie par ses limites et non par un
centre polarisateur, on trouve également une définition géométri-
que ; dans ce cas, elle n’est pas relative (équidistance) mais absolue
(une demie lieue de rayon à partir d’un élément central), car le lieu
est entouré de territoires qui sont polarisés, eux, par un habitat
groupé (Beja, Moura, Vidigueira). Mais cette notice éclaire le choix
de l’énigmatique « point » servant de référence, puisque ce rayon
d’une demie lieue est déterminé, à Marmelar, à partir de la maison-
tour aristocratique qui est (ou qui devient ipso facto) le centre de la

340

csm_19.indd 340 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

zone d’exploitations58. Étant donné que la présence d’une « tour »


est loin d’être systématique, ce doit être le seul bâtiment public,
l’église, qui sert le plus souvent de référence spatiale59, ce qui confère
au lieu de culte un rôle éminent dans la définition volontaire des
territoires (outre son rôle polarisateur local).
L’attribution volontariste de limites n’est pas réservée aux seules
zones d’habitat dispersé, même si la marge de manœuvre y est évidem-
ment la plus grande ; de fait, la polarisation imposée par les villages
groupés n’est pas telle qu’elle interdise tout arbitrage à la marge.
Comme le contrôle territorial va s’affaiblissant du centre vers la péri-
phérie, les limites passent fatalement par des zones faiblement peu-
plées, où l’usage détermine quelque peu arbitrairement le dedans et
le dehors. Les nombreux actes de bornage des territoires politiques
ne « créent » jamais des confronts ex nihilo – puisqu’ils recourent à
l’enquête auprès des habitants, qui signalent des limites formées cou-
tumièrement –, mais ils constituent un ajustement. On trouve même
des cas extrêmement curieux de villages, Arês et Alpalhão (et peut-
être Tolosa, tous trois en haut Alentejo), pourtant dans une région
d’habitats fortement agglomérés, dont le territoire semble avoir été
tracé au cordeau à partir de l’habitat, constituant une circonférence
presque parfaitement ronde d’1/2 lieue de rayon : territoires tracés
volontairement selon un modèle géométrique, comme le laisse enten-
dre la description60, ou cas de polarisations naturelles parfaites (car
sur un espace sans aucune résidence écartée) ensuite avalisées et cris-
58
  Après la description matérielle du lieu (des habitants « séparés les uns des autres dans
des exploitations de Dom Rodrigo Rolim, qui possède au milieu desdites exploitations une
tour avec quelques maisons autour et une église juste à côté, dans laquelle on dit la messe
chaque dimanche »), la notice donne les distances entre Marmelar et les chefs-lieux voisins,
mais, au lieu de localiser comme d’usage le passage de la limite sur chacune de ces lignes
imaginaires (avec la formule « da dicta villa à villa de X ha Y leguas e tem de termo Z leguas »),
elle décrit la limite comme une circonférence em todas estas herdades [separadas] sobre dictas
avera da dicta torre, pera contra ella estam, a partes meya legua e em partes mais e menos, éd.
Cens1532, p. 102.
59
  C’est le cas avéré pour le territoire de Margem et Longomel, dont le confront avec le
territoire mitoyen de Ponte de Sor est ainsi décrit : sam desta villa [Ponte de Sor] a igreja, cabeça
de Margem e Lagomel, duas legoas (Cens1532, p. 350) ; il n’est pas sûr que l’habitat soit com-
plètement dispersé dans ce termo, mais la bicéphalie implique qu’il est au moins éclaté en
deux parties, comme dans la jurisdição de Padrões en bas Alentejo. A Marmelar, on note
d’ailleurs que la « tour » servant de repère est juste à côté de l’église.
60
  Après une description classique situant à chaque occurrence la limite du territoire à une
demie lieue par rapport aux territoires environnants, les deux notices ajoutent e asy vay
partindo senpre em redomdo esta mea legua et e parte asy esta mea legoa sempre em redomdo (Cens1532,
p. 345 et 347) ; dans le second cas, la formule se justifie plus, car certains confronts ne sont
pas donnés (et les auteurs de la cartographie du recensement n’ont pas réussi à donner
une forme ronde au territoire).

341

csm_19.indd 341 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

tallisées par le découpage, comme l’induit la présence de rivières sur


le parcours ?61 On peut noter que ces trois territoires sont mitoyens
(mais avec des centres non équidistants) – ce qui rend impossible une
rotondité parfaite – et sont à la conjonction d’au moins deux vastes
territoires juridictionnels primitifs (peut-être trois, si l’on implique
Alter do Chão), chacun aux mains d’un seigneur différent (Nisa aux
Templiers, Crato/Belver aux Hospitaliers et Alter do Chão à l’évêque
d’Idanha puis au duc de Bragance) ; comme les territoires de nos trois
villages relèvent chacun d’une des juridictions templière et hospita-
lière (dont ils constituent une partie), leur forme géométrique résulte
probablement d’un accord politique entre seigneurs établissant auto-
ritairement un équilibre spatial entre leurs habitats périphériques
respectifs.

Conclusion

L’objectif de cette étude était de cerner la détermination de limites


comme aboutissement des processus de territorialisation politique  ;
mais un travail plus technique reste à faire dans la très riche documen-
tation que forment les actes de démarcation ou associés à cette pro-
cédure  : analyser le lexique des limites62, la nature matérielle des
bornes (dont il existe quelques exemplaires médiévaux conservés) et
des limites (conventionnelles ou réelles), le choix des experts et des
témoins, le cheminement sur le terrain…
Certains thèmes, que nous avons dû négliger, mériteraient d’être
intégrés dans toute étude sur les frontières, fussent-elles à partir des
seuls actes de la pratique ; je pense en particulier à la dimension sym-
bolique des limites, à mettre en rapport avec les rites de passage
(A. Van Gennep) : franchir un lieu symbolise le passage d’un état à

61
  Le cas de Tolosa est légèrement différent, car sans l’emploi d’une formule comme ci-
dessus et avec une irrégularité sur un côté ; mais la circonférence obéit au même rayon
d’1/2 lieue, et cette identité de taille ne peut être fortuite (Cens1532, p. 346) ; toutefois
l’ancienneté de la centralité administrative du lieu (qui a reçu une charte dès 1262 avant
de végéter) suppose un redécoupage tardif adaptant un ancien tracé à la polarisation effec-
tive du lieu et de ses voisins.
62
  Cela a été fait pour les frontières des grands agrégats tels que les royaumes (pour la
Péninsule ibérique, voir par ex. P. BURESI, « Nommer, penser les frontières en Espagne
aux XIe-XIIIe siècles », dans Identidad y representación de la frontera…, p. 51-74) ; pour les
territoires locaux, c’est le lexique des unités territoriales elles-mêmes et non pas celui de
leurs limites qui a été le plus examiné (ainsi toute la deuxième partie du volume, déjà cité,
Les territoires du médiéviste…, qui n’examine, curieusement, que « Le territoire décrit : lexi-
cographie du territoire »).

342

csm_19.indd 342 21/05/10 08:57


la délimitation des territoires « subjectifs »

un autre, et la trivialité (matérialité) du passage met d’autant plus en


valeur le principe supérieur de changement d’appartenance qui est
symbolisé. On connaît la symbolique de la porte, aussi bien dans les
représentations littéraires que dans la réalité matérielle des villes et
des maisons, mais le franchissement d’une ligne imaginaire n’est pas
moins symbolique, puisque les bornes qui la déterminent sont souvent
ornées de croix – outre la construction de chapelles aux frontières du
territoire communautaire.
Sur le plan méthodologique, il est essentiel d’observer systémati-
quement le rapport spatial (d’éloignement et de centralité géométri-
que) entre le chef-lieu d’un territoire et le périmètre de celui-ci, de
mesurer l’éloignement et la densité (nombre) des bornes ; sur ce
dernier point, une observation rapide, sans aucune quantification,
montre que la réduction en taille des territoires communautaires cor-
respond à une multiplication des bornes dans la description des limi-
tes – autrement dit, on ne se contente plus d’adopter la frontière du
voisin, mais on négocie chaque hectare. Ces méthodes, applicables à
toutes les échelles et dans tous les contextes socio-politiques, permet-
tent un véritable comparatisme entre les différentes régions que peu-
vent étudier les médiévistes.

343

csm_19.indd 343 21/05/10 08:57


stéphane boissellier

Carte: Territoires municipaux « primitifs »

344

csm_19.indd 344 21/05/10 08:57


LE VILLAGE INTROUVABLE :
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES
INVENTAIRES ET LES POLITIQUES
PATRIMONIALES FRANÇAISES FACE À
L’ANALYSE DE L’HABITAT MÉDIÉVAL

Luc BOURGEOIS

Les géographes ont qualifié de système spatial un ensemble de


fonctions étroitement liées : l’exploitation des ressources, l’habitat, la
circulation, le découpage du territoire pour sa gestion politique et
administrative1. Chacune de ces fonctions peut engendrer des trames
spatiales particulières. Parmi celles-ci, le système d’habitat est l’élé-
ment le plus facile à percevoir pour les périodes anciennes, parce que
c’est celui qui a laissé le plus de traces matérielles ou écrites. Son étude
dans la longue durée n’en demeure par moins excessivement com-
plexe, en tout cas si l’on veut dépasser le simple nuage de points. Il
faudrait en effet pouvoir qualifier précisément chaque implantation
humaine à tout moment de son existence selon trois points de vue : la
dynamique topographique (en termes de genèse, transformation,
atonie, déclassement, abandon, réutilisation), la situation dans les
maillages territoriaux (statut, position dans différentes hiérarchies)
et enfin une classification fonctionnelle2. D’autre part, le système
d’habitat est un système ouvert, c’est à dire qu’il est en constante
interaction avec son environnement. Certaines données de ce milieu
varient extrêmement lentement ; d’autres connaissent des rythmes et
des cycles parfois distincts de l’évolution du réseau d’habitat (l’his-
toire structurale de la démographie, du marché, des techniques, de
l’encadrement des hommes).

1
  P. et G. PINCHEMEL, La face de la terre, Paris, Armand-Colin, 1988 (Collection U) ; R.
BRUNET, « Le défrichement du monde », dans Mondes nouveaux, R. Brunet, O. Dollfus
dir., Paris, Hachette/Reclus, 1990, p. 9-271.
2
  Sur les différences entre continuité topographique, territoriale et fonctionnelle, voir
A. NISSEN-JAUBERT, « Habitats ruraux et communautés rurales », Ruralia II, Památky archeo-
logické, 11 (supplément) (1998), p. 215.

345

csm_19.indd 345 21/05/10 08:57


luc bourgeois

I. QUATRE ENTREPRISES INSTITUTIONNELLES


POUR UN SEUL OBJET

Tout classement de ce système d’une grande complexité est obli-


gatoirement réducteur et le développement récent des bases de don-
nées relationnelles puis des systèmes d’information géographiques
n’a rien changé à l’affaire : plus encore que les fichiers papier anté-
rieurs, ces outils « lissent » l’information en gommant les nuances et
les incertitudes. Ces difficultés n’ont pas empêché différentes insti-
tutions de lancer à partir du milieu du XIXe siècle des projets d’in-
ventaire des habitats anciens à l’échelle du territoire français. Je
citerai ici quatre de ces entreprises, dans l’ordre de leur entrée en
scène. Ces quelques notes n’ont pas l’ambition de brosser l’historio-
graphie de ce thème foisonnant mais d’illustrer comment des entre-
prises institutionnelles élaborées sur la base d’un état des
connaissances ont pu orienter durablement – voire pervertir – la
conduite de la recherche.

I.1. L’historien et les Dictionnaires topographiques de la France

En 1861, le Ministère de l’instruction publique initie la collection


des Dictionnaires topographiques de la France, souvent rédigés sous l’égide
des archivistes départementaux. Les 28 volumes parus, auxquels
s’ajoutent une vingtaine d’entreprises extérieures, constituent une
mine presque inépuisable de noms de lieux. Si cette collection reste
une bonne entrée en matière, l’historien du territoire est rapidement
frustré par des toponymes sortis de leur contexte, souvent signalés
sans souci du lexique utilisé pour dénommer les habitats. Il aura
d’autant plus de mal à revenir aux sources qu’elles sont souvent impré-
cisément citées ou avec des cotes d’archives aujourd’hui caduques.
Une recherche sur l’occupation du sol rend donc nécessaire un retour
systématique aux sources signalées.

I.2. L’ethnologue et l’Enquête d’architecture régionale

Le Département des arts et traditions populaires est une création


du Front populaire. Son enquête sur l’architecture rurale fut menée
entre 1942 et 1945 et les travaux de terrain relancés en 1969. La publi-
cation à partir de 1977 de la collection « l’Architecture rurale fran-

346

csm_19.indd 346 21/05/10 08:57


le village introuvable

çaise » permit de présenter quelques-unes des 1 600 remarquables


monographies réalisées dans ce cadre3. Le sous-titre de la série précise
bien le parti adopté : il s’agit d’un « corpus des genres, des types et
des variantes » et donc d’une collection de bâtiments ruraux considé-
rés comme représentatifs.

I.3. L’historien de l’art et l’Inventaire

Sous l’impulsion d’André Malraux, le tout jeune secrétariat d’état


aux Affaires culturelles lançait en 1964 un inventaire du patrimoine
monumental antérieur à 1940. Cette énorme entreprise a très vite
entraîné l’élaboration d’une méthodologie permettant d’homogénéi-
ser toute la chaîne d’inventaire, du repérage sur le terrain à la docu-
mentation publiée. Avec le temps, ce cadre strict a également quelque
peu pétrifié une pratique fondée sur des concepts issus de l’histoire
de l’art. Les choix de l’Inventaire sont en effet essentiellement basés
sur quatre critères :
- la valeur artistique du bâti,
- l’innovation stylistique ou architecturale,
- la notion de témoignage et de mémoire,
- la notion de patrimoine « représentatif ».
En suivant ces principes, l’Inventaire ne s’est pas attaché à l’étude
des systèmes d’habitat. Il procède d’une accumulation de monogra-
phies de bâtiments encore en élévation, échantillonnées sur la base
de critères qui ne doivent rien à l’historien ou au géographe. Il pro-
duit des données sérielles mais qui correspondent à des collections
d’objets patrimoniaux dispersés, bâtiments qui ont perdu à la fois
leurs liens avec la société et avec le territoire.

I.4. L’archéologue et la Carte archéologique de la France

Après de nombreuses expériences locales menées à partir du


Second Empire, la mise en place d’une carte archéologique nationale
fut réalisée à partir de 1976 dans le cadre des services centraux du

3
  J. CUISENIER, dir., L’architecture rurale française, Paris et Die, 21 vol., 1991-1994. Résumé
historique de cette entreprise : N. GORGUS, Le magicien des vitrines : le muséologue Georges-
Henri Rivière, Paris, 2003.

347

csm_19.indd 347 21/05/10 08:57


luc bourgeois

Ministère de la Culture puis déconcentrée à l’échelon des régions4.


Même si la base de données utilisée – aujourd’hui dénommée Patriar-
che – est la même dans toute la France, les enquêteurs affectés à
chaque région ont effectué des choix ou livré au hasard des nouvelles
découvertes les types de vestiges inventoriés dans cette base. Il est vrai
que l’élargissement continu du champ de l’archéologie (archéologie
des élévations, du paysage, paléo-environnement) a multiplié au fil
des temps les catégories de témoignages susceptibles d’être intégrées
à cet inventaire. Dans la plupart des régions françaises, la carte archéo-
logique a pourtant limité son champ d’action aux vestiges archéolo-
giques enfouis au sens strict, c’est à dire qu’elle a ignoré la plupart
des habitats groupés et dispersés actuels. Le résultat de cette orienta-
tion est clair : le potentiel archéologique présent dans l’emprise des
habitats actuels a dans la plupart des cas été ignoré. Le fragment de
carte de gestion  du patrimoine de la commune de Lure (Haute-
Saône) présenté ici illustre parfaitement ce parti (fig. 1) : le centre
ancien du village abrite plusieurs bâtiments protégés au titre des
monuments historiques. Les espaces présentant un potentiel archéo-
logique, découverts à l’occasion de prospections au sol et aériennes
ou de fouilles, correspondent tous à des terrains aujourd’hui non
bâtis, en marge de l’agglomération. Or, ce type de document constitue
l’un des moteurs de la protection du patrimoine et de la réalisation
de fouilles archéologiques préventives. Sur la base des informations
qu’il contient, l’archéologie des habitats médiévaux va donc très majo-
ritairement être pratiquée sur des sites précocement désertés. La mul-
tiplication des enquêtes sur l’archéologie des habitats médiévaux
menées dans l’emprise de tracés linéaires (déviations, autoroutes,
lignes TGV)5, qui évitent les agglomérations, et des prescriptions
administratives qui ne sélectionnent plus que les très grands projets
d’aménagement pour réaliser des diagnostics archéologiques renfor-
cent encore cette tendance6. En conséquence, l’ample corpus archéo-

4
  Sur les premiers pas de ce projet, voir S. LAUZANNE, « Inventaire ou carte archéologi-
que : morceaux choisis », Nouvelles de l’archéologie, 46 (1991), p. 15-17.
5
  En particulier Vivre à la campagne au Moyen Âge : l’habitat paysan en Bresse, Lyonnais, Dau-
phiné (V e-XII e siècles) : de l’archéologie préventive à la perspective historique, E. FAURE-BOUCHAR-
LAT, dir., Lyon, 2001 (Doc. archéol. Rhône-Alpes, 21) et Habitats, nécropoles et paysages dans
les moyenne et basse vallée du Rhône (VII e-XV e siècles). Contribution des travaux du TGV-Méditerran-
née à l’étude des sociétés rurales médiévales, O. MAUFRAS, dir., Paris, MSH, 2006 (Doc. archéol.
française, 98).
6
  À la date où nous écrivons, le seuil inférieur des prescriptions de sondages archéologi-
ques de reconnaissance est de 10 ha dans des régions comme la Haute-Normandie. Il est

348

csm_19.indd 348 21/05/10 08:57


le village introuvable

logique aujourd’hui disponible est surtout un catalogue des échecs.


Or, les échecs sont-ils vraiment représentatifs de l’ensemble du
maillage des habitats à chaque période ?

II. D’UN CORPUS LACUNAIRE À UNE RECHERCHE MAL


FONDÉE : QUELQUES ÉCHOS DU DÉBAT SUR LES ORIGINES
DU VILLAGE

On mesure les lacunes et les biais que présenterait aujourd’hui une


enquête sur les mutations de l’habitat rural uniquement basée sur les
données des inventaires institutionnels. Elle fournirait des listes de
noms, des catalogues de bâtiments choisis sur des critères patrimo-
niaux et un inventaire archéologique restituant surtout en creux l’oc-
cupation du sol. À notre connaissance, il n’existe actuellement en
France aucune base de données qui permettrait d’analyser l’habitat
dans la longue durée – les deux derniers millénaires par exemple – en
utilisant de manière systématique toutes les catégories de sources. Seul
le programme européen Archaeomedes, sur les bords de la Méditerra-
née, a ponctuellement répondu à ces critères7.
Nous avons déjà noté que l’habitat constituait un objet de la recher-
che complexe et mouvant ; ajoutons que les sources disponibles pour
l’approcher sont difficiles à traiter sur un même plan parce qu’elles
ne possèdent pas la même valeur informative et fonctionnent selon
des rythmes temporels distincts. Prenons l’exemple d’un chef-lieu
villageois théorique (mais crédible) du centre de la France, à travers
les plus anciennes données sur son existence fournies par différentes
catégories de sources.

évident que cette pratique exclut toutes les petites opérations immobilières au cœur du bâti
ancien.
7
  Archaeomedes, Des oppida aux métropoles. Archéologues et géographes en vallée du Rhône,
Paris, Anthropos, 1998 ; Archéologie et système socio-environnementaux : études multiscalaires sur
la vallée du Rhône dans le programme Archaeomedes, E. VAN DER LEEUW, F. FAVORY, J.-L.
FICHES, dir., Paris, CNRS, 2003 ; « La modélisation des réseaux d’habitat en archéologie :
trois expériences », L. NUNINGER, L. SANDERS, dir., Mappemonde, 83 (2006-3), 28 p., en
ligne à http://mappemonde.mgm.fr/num11/articles/art06302.html. Voir en complément
Collectif, « La modélisation des systèmes de peuplement : débat à propos d’un ouvrage
récent, des oppida aux métropoles », Les petits cahiers d’Anatole, 5 (30/06/2000), en ligne à
www.univ-tours.fr/lat/pdf/F2_5.pdf.

349

csm_19.indd 349 21/05/10 08:57


luc bourgeois

Archéologie du sol  Sources écrites et Histoire de


graphiques l’architecture
-- établissement gallo- -- Toponyme latino-germani- -- Premier état visi-
romain juxtaposé que (-ville) (les plus témé- ble de l’église :
au village médiéval raires en feront un XIIe s.
-- Traces d’occupa- argument chronologique) -- Deux maisons
tion du haut -- Première mention du présentant une
Moyen Âge (trois lieu : 929 (villa) (a alors modénature des
tessons et une plutôt le sens de territoire XVe-XVIe s. le
monnaie carolin- que de centre habité) long de la rue
gienne) hors -- ecclesia attestée en 1049 principale
contexte dans des (statut inconnu)
jardins
-- Chef-lieu de paroisse
-- Sarcophage (méro- (pouillé du XIIIe s.)
vingien ?) et coffres
funéraires (XIe-XIIe -- Plus ancien plan du vil-
s.) dans le drainage lage : 1827
extérieur de
l’église

Il paraît difficile de fournir un tableau clair des origines de cet


habitat à l’aide de telles bribes, alors même qu’il est impossible d’ap-
préhender pleinement la forme du village avant le plan cadastral du
XIXe siècle. Comment, par exemple, concilier honnêtement l’infor-
mation continue mais approximativement datée de l’archéologue
avec les éclairages ponctuels et postérieurs à la mise en place des
structures fournis par les sources historiques ? Comment utiliser à bon
escient les données historiques concernant le statut et les fonctions
de l’habitat au regard des données matérielles ? À défaut d’informa-
tions suffisantes sur l’état d’un habitat à chaque siècle ou demi-siècle,
pouvons-nous tenter de décrire ce village sans figer sa description en
ignorant les mutations qu’il a connues ?
À notre sens, cette difficulté à croiser les données est en grande
partie à l’origine du dialogue de sourds qui prévaut sur l’origine du
village depuis trois décennies. Dès la fin du XIXe siècle et à la suite
des travaux de Fustel de Coulanges et d’Arbois de Jubainville, la filia-
tion directe entre fundus antique et village médiéval a prévalu dans le
discours historique. Ce paradigme a volé en éclats avec le développe-
ment de l’archéologie médiévale, à partir des années 1960. L’intérêt
porté aux « villages désertés » et la mise en place de nouvelles grilles
d’interprétation (l’incastellamento de Pierre Toubert puis son cousin

350

csm_19.indd 350 21/05/10 08:57


le village introuvable

septentrional, l’encellulement de Robert Fossier) ont également


contribué à ce renouvellement des perspectives mais également à sté-
riliser quelque peut le débat8.
C’est également Robert Fossier qui, en 1980, va réfuter l’existence
du village avant l’an mil, non sur des données historiques mais sur des
arguments archéologiques : les rares fouilles qui ont été menées à
cette date sur le territoire français. L’habitat du haut Moyen Âge serait
pauvre et instable et il faudrait attendre le développement du cime-
tière paroissial pour qu’il se fixe et se regroupe9. Quelques années
plus tard, les archéologues découvrant un site comme Serris/les Ruel-
les (Seine-et-Marne) viennent quelque peu brouiller ce tableau : ils
révèlent un très grand habitat occupé du VIIe siècle au Xe siècle, com-
portant des implantations aristocratiques successives, une église, un
millier de tombes, plusieurs noyaux d’habitat10. Les chercheurs inven-
tent alors le concept sans doute inutile de proto-village ou proposent
– comme Adrian Verhulst – une « deuxième naissance du village » au
Xe siècle11, dont on ne saisit pas très bien le sens et qui montre une
difficulté à appréhender (ou à admettre ?) la réalité. Les décapages
sur de grandes surfaces menés depuis les années 1980 obligent pour-
tant à revoir l’hypothèse d’une instabilité chronique des implanta-

8
  Pour des bilans historiographiques, Cf. J.-M. PESEZ, «  The Emergence of Village in
France and in the West », Landscape History, 14 (1992), p. 31-35, E. ZADORA-RIO, « Le
village des historiens et le village des archéologues », dans Campagnes médiévales : l’homme et
son espace. Études offertes à Robert Fossier, É. Mornet dir., Paris, Publications de la Sorbonne,
1995, p. 145-153 et « L’archéologie de l’habitat rural et la pesanteur des paradigmes »,
Nouvelles de l’archéologie, 92 (2003), p. 6-9, B. CURSENTE, « Les villages et paysages du Midi
médiéval en recherche (1971-2001) », dans Habitats et territoires du Sud, B. Cursente dir.,
Paris, CTHS, 2004, p. 15-29 ; G. DEMIANS D’ARCHIMBAUD, « Le village médiéval : du
concept à l’historiographie. Quelques jalons », dans Cinquante années d’études médiévales : à
la confluence de nos disciplines, actes du colloque du cinquantenaire du CESCM, Turnhout, Brepols,
2005, p. 445-457 ; É. ZADORA-RIO, « Early medieval Villages and the estate Centres in
France (c. 300-1100) », dans The Archaeology of Early medieval Villages in Europe, J. A. Quiros
Castillo dir., Bilbao, 2009, p. 77-98.
9
  J. CHAPELOT , R. FOSSIER, Le village et la maison au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1980 ;
R. FOSSIER, « Naissance du village », dans La France de l’an Mil, R. Delort dir, Paris,
1990.
10
  B. FOUCRAY , F. GENTILI, « Le village du haut Moyen Âge de Serris (Seine-et-Marne),
lieu-dit ‘les Ruelles’ (VIIe-Xe siècles) », dans L’habitat rural du haut Moyen Âge (France, Pays-Bas,
Danemark et Grande-Bretagne), Cl. Lorren, P. Périn dir., Rouen, 1995 (Mémoires AFAM,
VI), p. 139-144. F. GENTILI, « L’organisation spatiale des habitats ruraux du haut Moyen
Âge : l’apport des grandes fouilles préventives. Deux exemples franciliens : Serris ‘les Ruel-
les’ (Seine-et-Marne) et Villiers-le-Sec (Val-d’Oise)  », Dossiers d’archéologie, 314 (2006),
p. 36-39.
11
  A. VERHULST, « Villages et villageois au Moyen Âge », Villages et villageois au Moyen Âge.
Actes du congrès de la SHMESP, Caen, 1990, Paris, Publications de la Sorbonne, 1992,
p. 9-13.

351

csm_19.indd 351 17/06/10 10:45


luc bourgeois

tions humaines du haut Moyen Âge  : le même habitat pouvait


connaître de très légers déplacements au cours des siècles. L’exemple
le plus célèbre de ces glissements limités dans l’espace est le site de
Vorbasse (Danemark), où huit habitats successifs échelonnés sur un
millénaire ont été mis au jour sur une surface de vingt-six hectares12.
On observe donc ici une mobilité réduite de l’habitat dans le cadre
d’une continuité territoriale et probablement fonctionnelle. Parallè-
lement, la chronologie de mise en place du réseau paroissial et des
cimetières associés comme l’impact réel de ces phénomènes sur le
regroupement des populations ont été fortement nuancés13.
La recherche archéologique a donc souvent quelque peine à illus-
trer les modèles produits par les historiens. Ce constat n’empêche pas
les archéologues de continuer à raisonner sur les fouilles de sites
désertés en les utilisant comme des bases de la réalité du haut Moyen
Âge et en leur opposant implicitement la référence du «  village
affirmé », qui viendrait les relayer, regroupé autour de son église et/
où de son château. Nous retrouvons ici le biais introduit par une
politique archéologique privilégiant les échecs de l’occupation du sol
et qui finit par faire oublier que l’habitat déserté n’est pas tout le
réseau d’habitat. Notre propos peu paraître outré mais une citation
tirée d’un article récent suffira à en démontrer la véracité : « l’aban-
don général de tous [c’est nous qui soulignons] les sites du haut Moyen
Âge à la fin du Xe siècle, constatée à grande échelle en Île-de-France,
pose un problème de fond important14.  » Détail assez révélateur,
lorsqu’un village encore vivant est juxtaposé à un habitat du haut
Moyen Âge qualifié de déserté, le cadrage des plans publiés est sou-
vent – consciemment ou inconsciemment – suffisamment serré pour
12
  S. HVASS, « Vorbasse. The development of a settlement through the first millenium A.
D. », Journal of Danish Archaeology, 2 (1983), p. 127-136.
13
  En particulier E. ZADORA-RIO, « The making of churchyards and parish territories in
the early medieval landscape (France and England, VII-XIIIth c.) : a reconsideration », Medi-
eval archaeology, 47 (2003), p. 1-20. Pour les groupes de tombes dispersés dans les habitats,
voir entre autres L. PECQUEUR, « Les sépultures dans les habitats du haut Moyen Âge en
France : état de la question », dans Cinquante années d’études médiévales…, p. 511-518 ; G. Ver-
brugghe, D. Carron, « Dizy (Marne, France), ‘Les Rechignons’. Un exemple champe-
nois de sépultures dispersées dans et aux abords d’un habitat du haut Moyen Âge », dans
Villes et campagnes en Neustrie : sociétés, économies, territoires, christianisation, L. Verslype dir.,
Montagnac, 2007, p. 167-174 ; F. Blaizot, « Ensembles funéraires isolés dans la moyenne
vallée du Rhône (VIIe-XVe siècle), dans Habitats, nécropoles et paysages dans la moyenne et la
basse vallée du Rhône (VI e-XV e siècle). Contribution des travaux du TGV-Méditerranée à l’étude des
sociétés rurales médiévales, O. Maufras dir., Paris, 2006, (Document d’Archéologie Française,
98), p. 281-362.
14
  T. BONIN, « L’habitat rural du haut Moyen Âge en Île-de-France : un état de la ques-
tion », Ruralia II…, p. 103.

352

csm_19.indd 352 21/05/10 08:57


le village introuvable

que le lecteur ignore que le village actuel n’est que le prolongement


des structures fouillées15.
En étudiant une micro-région richement documentée des confins
nord-ouest de l’Île-de-France, nous avions montré que l’image « en
creux » fournie par les prospections et fouilles archéologiques était
compensée par une lecture positive : le croisement des données his-
toriques et archéologiques prouvait en effet que tous les villages et les
principaux hameaux actuels occultaient des occupations mises en
place au plus tard au IXe siècle16. Une lecture identique est aujourd’hui
proposée pour la Haute-Normandie voisine17. Cette cristallisation pré-
coce et durable des habitats majeurs est également envisagée pour le
Sud-Ouest de la France, où une très dynamique activité archéologique
en milieu rural n’a pratiquement pas révélé d’habitats désertés du
haut Moyen Âge18. D’autre part, des réactions aux pratiques archéo-
logiques actuelles commencent à se multiplier dans diverses régions
françaises. Il peut s’agir par exemple d’assurer un suivi systématique
des opérations immobilières en milieu villageois19 ou d’élaborer en
marge de la carte archéologique nationale des inventaires du poten-
tiel archéologique et monumental des habitats groupés anciens20. Les
récentes journées d’études consacrées à l’archéologie dans les villages

15
  Le célèbre habitat de Villiers-le-Sec (Val-d’Oise) est un bon exemple de cette pratique :
aucun des plans publiés (Un village au temps de Charlemagne : moines et paysans de l’abbaye de
Saint-Denis du VII e siècle à l’an mil, Catalogue d’exposition, Paris, Musée des arts et traditions
populaires, 1988, F. GENTILI, « L’organisation spatiale des habitats ruraux », etc.) ne figure
le village actuel, pourtant distant de quelques dizaines de mètres seulement des limites de
la fouille.
16
  L. BOURGEOIS, « Genèse et morphologie du village dans l’Ouest parisien », dans Mor-
phogenèse du village médiéval, IX e-XII e siècles, Montpellier, 1996, p. 57-67 (Cahiers de l’Inven-
taire).
17
  Louviers (Eure) au haut Moyen Âge. Découvertes anciennes et fouilles récentes de la rue du Mûrier,
F. CARRÉ , F. JIMENEZ dir., Saint-Germain-en-Laye, 2008 (Mémoires de l’AFAM, XVIII),
chap. I.
18
  Intervention de F. Hautefeuille au colloque L’archéologie médiévale en France depuis trente
ans, Vincennes, juin 2006, sous presse.
19
  Voir par exemple C. HÉRON, « Un village de la plaine de France : Tremblay », dans
L’Île-de-France médiévale, I, M. Depraetère-Dargery dir., Paris, Somogy, 2000, p. 40-44 ;
E. COMPAGNON, E. LOUIS, J.-M. WILLOT, Au cœur des villages médiévaux dans le Nord de la
France. Les fouilles de Guesnain et Dechy (Nord), Douai, 2002 (Archaeologia Duacensis, 21) ;
J.-M. WILLOT, C. SÉVERIN, « L’origine des villages en Ostrevent : les exemples de Lauwin-
Planque, Dechy, Guesnain et Flers-en-Escrebrieux », Cahiers du GRAHMA, 1, 2007, p. 59-64,
en ligne à http://grahma.fr/cahiers.aspx.
20
  Projet actuellement élaboré par le Service régional de l’archéologie d’Aquitaine pour
les départements de Dordogne et des Landes.

353

csm_19.indd 353 21/05/10 08:57


luc bourgeois

septentrionaux illustrent également l’intérêt récent pour ce thème21.


Ces initiatives ne pourront que favoriser le débat entre historiens et
archéologues. Il ne faudrait pourtant pas, par un de ces retours de
balancier dont la recherche est coutumière, que le village actuel
devienne l’unique objet de toutes les attentions. La naissance du vil-
lage et du finage nous paraissent principalement constituer des pro-
blèmes de hiérarchie : elle procéderait du reclassement progressif
d’un semis très serré d’édifices religieux et de cimetières, de la pro-
motion de certains habitats en fonction de leur localisation privilégiée
parfois, mais surtout de la géographie des patrimoines et des pouvoirs
en présence. Si l’on veut comprendre cette hiérarchisation, il ne faut
pas seulement s’interroger sur le chef-lieu villageois mais sur l’ensem-
ble du réseau d’habitat. Considérons un instant le cas de Vendeuvre,
près de Poitiers (Vienne) (fig. 2) : près d’une dizaine de villae sont
attestés au Xe siècle dans les limites de la vaste commune actuelle,
dont au moins quatre disposent d’un cimetière et d’un édifice reli-
gieux. C’est la résidence de la principale puissance locale, l’évêque
de Poitiers, qui devient logiquement le centre de la paroisse, paroisse
qui ne semble d’ailleurs entretenir aucun rapport spatial ni avec le
maillage des villae, ni avec le grand domaine contrôlé par les évêques
carolingiens. Cette mutation aboutit donc à une promotion, plusieurs
stagnations ou déclassements, et quelques désertions totales. Elle sem-
ble également entraîner une totale refonte des cadres territoriaux22.
Si l’enquête avait uniquement porté sur les témoignages archéologi-
ques ou sur le village actuel, rien de tout cela n’aurait été perçu.
Le constat est simple et sans doute banal : si nous voulons que
l’analyse des systèmes d’habitat ne soit pas un concept creux, il faut
trouver le moyen de réfléchir sur des inventaires exhaustifs dans la
longue durée, de croiser nos sources plus systématiquement, en ana-
lysant mieux leurs limites respectives, et d’aller enfin voir sous les
villages ce qui s’y passe.

21
  Archéologie du village, archéologie dans le village (V e-XIII e siècle) dans le Nord de la France, Saint-
Germain-en-Laye, 22-24 novembre 2007.
22
  B. BOISSAVIT-CAMUS, L. BOURGEOIS, « Les premières paroisses du Centre-Ouest de
la France : études de cas et thèmes de recherche », dans Aux origines de la paroisse rurale en
Gaule méridionale (IV e-IX e siècles), Actes du colloque de Toulouse, 21-23 mars 2003, C. Dela-
place dir., Paris, Errance, 2005, p. 159-172.

354

csm_19.indd 354 21/05/10 08:57


le village introuvable

Fig. 1. Les zones de protection du patrimoine archéologique et bâti dans


l’emprise du bourg de Lure (Haute-Saône) et ses marges.

355

csm_19.indd 355 21/05/10 08:57


luc bourgeois

Fig. 2. Les habitats de l’actuelle commune de Vendeuvre (Vienne)


aux Xe-XIe siècles (cartographie L. Bourgeois).

356

csm_19.indd 356 21/05/10 08:57


APPROCHES DU TERRITOIRE. TENDANCES


ET PERSPECTIVES DE LA RECHERCHE SUR
LES TERRITOIRES RURAUX EN OCCIDENT
MUSULMAN MÉDIÉVAL

Yassir BENHIMA

Dans les trente dernières années, l’étude des territoires ruraux


s’est révélée parmi les sujets les plus féconds et les plus prometteurs
de la recherche historique sur l’Occident musulman médiéval. Pro-
gressivement, la lecture du territoire, développée par les avancées de
l’archéologie et par l’ouverture de l’histoire aux dimensions spatiales,
est devenue un moyen privilégié pour saisir les réalités sociales et leurs
évolutions historiques.
L’actuelle présentation, ne prétendant pas à l’exhaustivité d’un
bilan, se veut avant tout un questionnement de l’état de la recherche,
en interrogeant les paradigmes, les limites et les potentiels d’un nou-
vel objet de l’histoire de l’Occident musulman et des moyens de l’ap-
procher.

I. LIMINAIRES : QUELQUES PRÉCISIONS NOTIONNELLES

Le « territoire » est de la catégorie des notions polysémiques dont


l’utilisation relève souvent d’usages disciplinaires extrêmement variés,
donnant au même contenant un contenu d’une hétérogénéité décon-
certante. Historiens et archéologues, souvent peu enclins à s’embar-
rasser de développements théoriques, utilisent le terme sans définitions
préalables, laissant sans contours clairs une notion plutôt floue. S’ajou-
tent à cela nombre d’autres termes, organisation des espaces ou occu-
pation des sols par exemple, qu’on utilise dans les publications
scientifiques sans en préciser à chaque fois, le sens exact.
Une heureuse publication collective1, parue récemment, s’est atte-
lée justement à scruter les territoires du médiéviste, principalement

1
  Les Territoires du médiéviste, B. CURSENTE et M. MOUSNIER dir., Rennes, PUR, 2005.

357

csm_19.indd 357 21/05/10 08:57


yassir benhima

occidentalisant, et à comparer ses emplois de la notion à ceux d’autres


sciences sociales2. Parallèlement aux exemples qui ont nourri la
réflexion menée dans l’ouvrage, celui-ci offre un cadre notionnel adé-
quat de ce que peut être notre usage, comme historiens de l’Occident
musulman, du terme « territoire ». Ce dernier y est défini non pas
comme le domaine de l’exercice du pouvoir de l’État-nation, sens
dominant dans l’usage moderne du terme, mais comme un espace
« qui a été vécu » mais qui a aussi « été décrit et écrit en conscience
par ceux qui l’ont vécu »3. Par son aspect consensuel, cette acception
permet de couvrir et de recouper l’espace réel tel qu’il est vécu par
ses occupants, avec les catégories institutionnelles et juridiques pro-
duites par les pouvoirs politiques et religieux. Il est à la fois un espace
effectif, (objectif, pourrait-on dire), et un espace pensé, délimité et
identifié par ceux qui l’ont décrit (ou qui l’ont donné à voir). Il est
donc un objet fragmentaire (dont les traces effectives, matérielles,
écrites ou imagées sont par essence, incomplètes) ; il est aussi un sujet
réfléchi, distordu par le miroir de l’historiographie.
Concevoir un « territoire » pour l’historien des sociétés tradition-
nelles (y compris médiévales), ne peut se faire sans emprunter à l’an-
thropologie certains de ses usages dans la matière. Territoire induit
d’une manière ou d’une autre, l’idée d’une domination (ce qu’on
retrouve d’ailleurs dans un sens strictement institutionnel dans l’éty-
mologie du latin territorium)4. Cette domination est d’abord celle
d’un milieu naturel, dont les contraintes suscitent des mécanismes et
des pratiques sociales variés. Est territoire d’une société tout espace
sur lequel cette dernière agit pour assurer sa survie matérielle, et
qu’elle façonne en fonction de règles et d’évolutions spécifiques. Les
supports matériels de l’occupation de l’espace (donc de la construc-
tion ou de la production d’un territoire) ne suffisent pas pour le
définir, car la territorialisation de la culture est le reflet d’un système
de représentations permettant la reproduction du lien social et de
l’héritage matériel et spirituel qu’il transmet. Est territoire donc tout
espace approprié, (dans les sens matériel et spirituel du terme, mais

2
  Principalement la géographie et la sociologie, sans oublier d’autres disciplines « histo-
riques » : l’archéologie et l’archéologie des paysages.
3
  Introduction à l’ouvrage par les deux éditeurs, p. 11.
4
  Ibid., p. 9, et M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occi-
dent médiéval, Paris, 2005, p. 23.

358

csm_19.indd 358 21/05/10 08:57


approches du territoire

pas forcément juridique), suscitant chez le groupe occupant, une cer-


taine idée d’appartenance5.
De cette double définition du territoire, découle celle complémen-
taire de territorialité. Le géographe J. Bonnemaison la décrit comme
« la relation culturelle vécue entre un groupe humain et une trame
de lieux hiérarchisés et interdépendants, dont la figure au sol consti-
tue un système spatial, autrement dit un territoire »6. Différentes for-
mes de territorialité peuvent donc exister, ou parfois co-exister,
entraînant de la part des acteurs, le développement de stratégies ter-
ritoriales variables7.

II. LES TERRITOIRES D’AL-ANDALUS ET DU MAGHREB :


UNE HISTOIRE À DEUX VITESSES

Si l’on postule que l’unité historique, sociologique et souvent poli-


tique de l’Occident musulman autorise une approche globale des
territoires (approche qui n’empêche pas des éclairages sur des phé-
nomènes locaux différenciés), force est de constater, avec désenchan-
tement, le fossé qui sépare, dans notre connaissance du domaine,
al-Andalus du Maghreb. Nul besoin de s’étendre sur les raisons d’une
telle situation : d’un côté, un développement inégalé de la recherche
historique et archéologique sur al-Andalus (principalement en Espa-
gne, et dans une moindre mesure au Portugal) ; de l’autre, une évo-
lution beaucoup plus timide de l’histoire médiévale, avec une pratique
historienne généralement gangrenée par l’immobilisme, et une
archéologie quasi inexistante. Dans l’un et l’autre cas, des acquis sont
pourtant enregistrés, et la différence de taille dans les situations his-
toriographiques, aussi handicapante soit-elle, n’enlève rien de l’inté-
rêt des recherches sur le Maghreb.
Les études sur le territoire en al-Andalus se sont développées, à
partir des années 70, dans le sillage des travaux sur les établissements

5
  A. BOURGEOT, « Territoire », Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, P. BONTE
et M. IZARD, Paris, 2000, p. 704 -705.
6
  Définition citée par F. RIPOLL et V. VESCHAMBRE, « Le territoire des géographes.
Quelques points de repère sur ses usages contemporains », dans Les Territoires du médiéviste…,
p. 271-291 (p. 279).
7
  Bien évidemment, le mot stratégie est utilisé ici dans son acception anthropologique,
pour désigner l’ensemble des dispositifs matériels ou idéels mis en place par un groupe
pour garantir sa production économique et sa reproduction sociale.

359

csm_19.indd 359 21/05/10 08:57


yassir benhima

ruraux en Europe occidentale8. Centrées sur des sites d’habitat, à


l’instar des principales enquêtes contemporaines en France ou en
Italie (Rougiers ou Brucato pour citer les plus connues), les premières
recherches sur les campagnes étaient le fruit de la conjonction d’une
archéologie médiévale naissante et d’une histoire en plein renouvel-
lement, plutôt axée sur la définition des structures sociales et le rôle
des rapports de production dans la construction puis le déclin (et la
disparition) d’al-Andalus9. La spécificité de la construction de ce
savoir sur al-Andalus, inspiré par les évolutions de la recherche sur la
ruralité médiévale dans le contexte féodal, a sans doute infléchi les
études vers une lecture comparatiste (d’une manière implicite ou
explicite), fondée sur la nécessité de différencier les sociétés occiden-
tales des musulmanes (ou parfois de les opposer). La place capitale
que prit « le château » dans les premières enquêtes, en est le témoin
principal. Les approches se sont beaucoup diversifiées après, en pre-
nant en compte d’autres réalités spatiales intervenant dans la construc-
tion des territoires : les structures hydrauliques ont été ainsi souvent
mises en valeur dans les analyses historiques et dans les modèles théo-
riques qui en découlent. Ces deux points, qui focalisent les travaux
les plus intéressants, seront discutés plus loin.
Au Maghreb, il est extrêmement difficile de dégager, d’une manière
claire, un courant majeur des travaux sur les territoires ruraux. C’est
que la campagne, reléguée aux oubliettes de l’histoire, n’a pas encore
trouvé dans la tradition historienne maghrébine une place équiva-
lente de celle qu’occupent la ville ou les structures politiques et reli-
gieuses. Le constat est d’autant plus surprenant que la question
hilalienne- de loin celle qui a suscité le plus de remous historiogra-
phiques au lendemain des Indépendances- concerne plutôt la société
et les espaces ruraux. Des travaux plus ou moins ponctuels, entrepris
comme une extension de la « filière andalouse » vers le Maroc prin-

8
  Deux bilans, relevant à la fois les aspects factuels, méthodologiques et historiographiques
de ces recherches, ont été publiés dans les années 1990, par deux des acteurs principaux
de cette évolution : P. GUICHARD, « Depuis Valence et allant vers l’Ouest… Bilan et pro-
positions pour une équipe », dans Mélanges de la Casa de Velázquez (= MCV), 26 (1990),
p. 163-194 et A. BAZZANA et J.-M. POISSON, « L’habitat rural dans les pays de la Méditer-
ranée occidentale du Xe au XIIIe siècle. État de la question », Ruralia I, Prague, 1996, p. 176-
202.
9
  C’est le cas des travaux pionniers de P. Guichard, P. Chalmeta et M. Barceló dès le milieu
des années 70. Pour une vue d’ensemble de la recherche française et sa contribution à
l’historiographie d’al-Andalus, P. GUICHARD, « De l’Espagne musulmane à al-Andalus »,
dans La historiografía francesa del siglo XX y su acogida en España, B. PELLISTRANDI éd.,
Madrid, 2002, p. 191-215.

360

csm_19.indd 360 21/05/10 08:57


approches du territoire

cipalement, ou le fruit d’initiatives personnelles, ont pourtant vu le


jour. Les thématiques abordées sont très variées, reprenant les sujets
classiques sur les fortifications et l’hydraulique, traitant des espaces
« marginaux » (nomades, oasiens ou montagnards), ou inscrivant la
campagne dans les relations (supposées) de dépendance avec la ville.
Le bilan, maigre certes, est pourtant prometteur quant à la délimita-
tion de nouveaux territoires à l’historien et à l’archéologue10.

III. LE TERRITOIRE ÉRIGÉ EN MODÈLE

L’évolution de la connaissance historique moderne en général, est


une affaire de modèles, construits puis déconstruits au fur et à mesure
de l’intégration de nouveaux objets, de nouvelles méthodes, ou de
nouvelles lectures des réalités historiques. La recherche sur les terri-
toires de l’Occident musulman ne déroge pas à la règle : il a fallu, à
un moment du développement des enquêtes historiques et archéolo-
giques, opérer des constructions théoriques destinées, non pas à ser-
vir de cadre figé à la lecture des faits, mais d’assurer, grâce à leur forte
valeur heuristique, un schéma d’analyse plutôt expérimental.

III.1. Les fortifications rurales

Les fortifications rurales en al-Andalus, qui ont longtemps cristal-


lisé l’attention des historiens et archéologues, ont fait l’objet d’un
nombre très considérable de travaux. La région valencienne, et en
moindre mesure l’Andalousie, ont fourni la matière historique de
base qui a permis de rendre compte du rôle capital du hisn dans la
structuration des espaces ruraux. Dans les châteaux ruraux d’al-Anda-
lus11, le hisn est envisagé d’abord comme une expression de l’organi-
sation socio-politique caractéristique d’un Occident musulman
dominé par une structure sociale segmentaire. Derrière des vocables
divers et peu précis, dont le plus fréquemment utilisé – hisn – est sans
doute le plus polysémique, l’on a constaté une grande diversité mor-

10
  Plusieurs raisons objectives peuvent expliquer, partiellement, la rareté des travaux sur
les territoires ruraux au Maghreb : l’absence quasi-totale d’une archéologie d’urgence, les
difficultés de financement local de projets de recherche, ou encore, pour le cas de l’Algérie,
la dégradation de la situation sécuritaire depuis le début des années 1990.
11
  A. BAZZANA, P. CRESSIER et P. GUICHARD, Les châteaux ruraux d’al-Andalus. Histoire
et archéologie des husûn du sud-est de l’Espagne, Madrid, 1988.

361

csm_19.indd 361 21/05/10 08:57


yassir benhima

phologique. À côté de la citadelle urbaine et des fortifications des


zones frontalières, ce sont plutôt les husu
ˉ n ruraux, enceintes-refuges
isolées, fortifications directement associées à un habitat rural, ou tours
de villages, qui semblent les plus emblématiques d’un fonctionne-
ment radicalement différent de la présence imposante du château
féodal. Les groupes villageois dotés d’une grande autonomie à l’égard
du pouvoir central, sont le plus souvent à l’origine de ces fortifica-
tions, implantées sur des sites perchés bénéficiant d’une défense natu-
relle. Associées à un habitat généralement éclaté en plusieurs hameaux,
elles servent de refuge pour les hommes qui y disposent de réserves
alimentaires et de citernes susceptibles de leur assurer la survie. Ces
« châteaux » de peuplement, attestés sous différentes formes dans la
région de Valence et dans l’Alpujarra, peuvent revêtir aussi un rôle
militaire ou se retrouver au centre d’un découpage administratif, en
structurant également l’habitat rural.

Le schéma d’interprétation avancé par les auteurs des Châteaux


ruraux d’al-Andalus, a suscité depuis ses premières formulations, quel-
ques polémiques, notamment avec des arabisants espagnols. Sa puis-
sance heuristique, et surtout les éléments historiques et archéologiques
qui l’attestent, plaident incontestablement en sa faveur.
Ses auteurs, se défendent pourtant d’en faire un modèle applicable
à d’autres régions12. En effet, des travaux entrepris depuis dans
d’autres régions d’al-Andalus, apportent leurs nuances à ce schéma
et fournissent d’autres éléments d’analyse, permettant surtout d’ex-
pliquer la diversité des formes de genèse des réseaux de fortifications
rurales et surtout la variété des formes locales d’organisation sociale
qui les sous-tendent.
Les principales nuances concernent surtout le Haut Moyen Âge :
M. Acién, travaillant sur l’Andalousie durant la fitna de la fin du IXe-
début Xe siècle, a mis en évidence les conditions de l’apparition « d’un
pays de husu
ˉ n », dans une zone où s’est maintenue durant les deux
premiers siècles de présence musulmane, une forte population indi-
gène, conservant des structures de type « pré-féodal ». Un processus
d’encellulement, se développant vers la fin du IXe siècle, fut le résul-
tat de la conjonction du malaise de la paysannerie indigène soumise

12
  P. GUICHARD, « Conclusions », dans Castillos y territorio en al-Andalus, A. MALPICA éd.,
Grenade, 1998, p. 497-507 (p. 499) ; P. CRESSIER, « Remarques sur la fonction du château
islamique dans l’actuelle province d’Alméria, à partir des textes et de l’archéologie », dans
L’incastellamento, M. BARCELÓ et P. TOUBERT éds., Rome, 1998, p. 233-248 (p. 247).

362

csm_19.indd 362 21/05/10 08:57


approches du territoire

à une lourde fiscalité étatique, et des velléités politiques des « sei-


gneurs »(ashaˉb), souvent d’origine muwallad, se retranchant dans des
fortifications importantes (ummahaˉt al-husuˉ n)13.
Dans le Gharb al-Andalus, C. Picard distingue deux phases princi-
pales dans le processus de la mise en place des réseaux de fortifica-
tions au Haut Moyen âge : d’abord, une période où le pouvoir central,
sous al-Hakam I et ‘Abd al-Rahmân II, instaure son autorité sur ses
franges occidentales bénéficiant jusque-là d’une grande autonomie.
Cette prise en main, répond aussi à la nécessité de renforcer l’emprise
omeyyade sur les côtes, pour faire face aux attaques vikings. Un
deuxième moment marquera plus durablement l’organisation des
espaces, avec l’émergence, durant la fitna, de plusieurs familles arabes,
berbères ou muwallad-s, qui ont fondé ou investi les principales forti-
fications urbaines ou rurales. Plusieurs centres parmi ces derniers
seront plus tard choisis, sous le califat, pour devenir de nouvelles
capitales de districts, dans le cadre d’une réorganisation du peuple-
ment rural et une démilitarisation des grands groupes claniques14.
Dans la Marche supérieure, un constat similaire est formulé par
Ph. Sénac. Sans que le schéma suggéré pour le Sharq al-Andalus ne
soit remis en cause, des fortifications dues à des groupes tribaux ou
claniques autonomes étant bien attestées, la situation particulière de
cette zone frontalière justifie un surinvestissement du pouvoir central
dans la maîtrise et le contrôle des territoires castraux. Ainsi, des sites
datant probablement de l’époque émirale, sont réoccupés par les
autorités califales et servent comme cadre du peuplement rural. Fruit
d’une politique volontaire de structuration de l’espace, ce réseau for-
tifié est marqué également par sa relation avec le peuplement : ici,
point d’habitats ouverts éclatés autour du site castral à l’instar des
qarya-s du sud-est d’al-Andalus, mais des domaines privatifs, reflétant

13
  M. ACIEN, « Poblamiento y fortificación en el sur de al-Andalus. La formacion de un
país de husûn », dans III Congresso de Arqueología Medieval Española, Oviedo, 1989, p. 137-150
et « De nuevo sobre la fortificación del emirato », dans Mil anos de fortificações na Península
ibérica e no Magreb (500-1500), Lisbonne, Colibri, 2001, p. 59-75.
14
  C. PICARD « L’évolution du rôle et de la place des husûn dans le Gharb al-Andalus au
regard de l’histoire : quelques hypothèses », dans L’espace rural au Moyen Âge. Portugal, Espa-
gne, France (XII e – XIV e siècle), M. BOURIN et S. BOISSELLIER dir., Rennes, 2002, p. 31-40.
Sur la première période et les troubles dans le Gharb al-Andalus au IXe siècle, voir P. GUI-
CHARD et D. MISCHIN, « La société du Gharb al-Andalus et les premiers husûn », dans Mil
anos de fortificações…, p. 177-187.

363

csm_19.indd 363 21/05/10 08:57


yassir benhima

sans doute la prédominance dans ces terres septentrionales, de la


grande propriété15.
En dehors d’al-Andalus, nos connaissances sur les fortifications
rurales et leurs rôles dans la structuration du peuplement dans le reste
de l’Occident musulman demeurent embryonnaires. Dans le sillage
des travaux sur al-Andalus, l’on a considéré dans un premier temps
que l’habitat fortifié rural était quasi inexistant dans la partie centrale
du Maroc, située entre la côte méditerranéennes et les franges méri-
dionales où les paysages étaient dominées jusqu’à l’époque subac-
tuelle, par d’imposantes fortifications de terre ou de pierre16. Pourtant,
l’examen systématique des sources écrites, permet de nuancer forte-
ment ce constat  : dans plusieurs zones du Maroc, depuis le Rif
jusqu’aux zones présahariennes, des réseaux d’habitat fortifié, essen-
tiellement dus à des communautés rurales autonomes, ont bien
existé17. De rares enquêtes d’archéologie extensive de terrain (dans
le Sous-Tekna par exemple)18 ou des études historiques croisées avec
des explorations archéologiques ponctuelles (comme dans la région
de Safi)19 ont permis de mettre en évidence l’importance locale des
fortifications rurales dans la structuration des territoires, et leur
grande variété en lien avec la diversité des écosystèmes et des moyens
d’accès aux ressources naturelles.
Dans le Maghreb central, les fortifications ont peu fait l’objet d’étu-
des systématiques : la principale enquête réalisée jusqu’à maintenant
est celle de J.-C. Echallier, dont les résultats sont publiés au début des
années 7020. Portant sur le Touat-Gourara, région oasienne où s’était
développé, probablement depuis le Xe siècle, un réseau de villages et
de sites fortifiés, ce travail a permis de mettre en évidence la grande

15
  Ph. SÉNAC, La frontière et les hommes (VIII e–XII e siècle). Le peuplement musulman au nord de
l’Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, 2000, p. 222-232.
16
  P. GUICHARD, « Château tribal, château féodal : la Méditerranée occidentale entre
deux mondes », dans L’incastellamento…, Rome, 1998, p. 307-316.
17
  Voir à ce propos Y. BENHIMA, « L’habitat fortifié au Maroc médiéval : éléments d’un
bilan et perspectives de la recherche », Archéologie islamique, 10 (2000), p. 79-102 ; ID., « La
défense des communautés rurales au Maroc (XIII-XIVe siècles) : évolution du peuplement
et enjeux politiques », Al-Andalus-Magreb, 10 (2002-03), p. 25-40.
18
  Y. BOKBOT, P. CRESSIER, M.-C. DELAIGUE, R. IZQUIERDO BENITO, S. MABROUK
et J. ONRUBIA PINTADO, « Enceintes refuges, greniers fortifiés et qasaba-s : fonctions,
périodisation et interprétation de la fortification en milieu rural pré-saharien », dans Mil
anos de fortificações…, p. 213-227.
19
  Y. BENHIMA, Safi et son territoire. Une ville dans son espace au Maroc (11 e-16 e siècle), Paris,
L’Harmattan, 2008 (Villes, histoire, culture, société).
20
  J.-C. ECHALLIER, Villages désertés et structures agraires anciennes du Touat-Gourara (Sahara
algérien), Paris, 1972.

364

csm_19.indd 364 21/05/10 08:57


approches du territoire

diversité morphologique des établissements, reflétant un peuplement


très hétérogène. Si les conclusions, et notamment les datations rela-
tives fondées sur les techniques de construction ou sur l’implantation
topographique des sites21, méritent d’être rediscutées à la lumière des
acquis de la recherche des trois dernières décennies, l’échantillon
étudié (plus de 300 sites) offre une matière première précieuse22.
En dépit de son intérêt, cette étude reste isolée et les fortifications
rurales du Maghreb central n’ont pas encore suscité un intérêt dans
le cadre d’une lecture prenant en compte les développements récents
de nos connaissances sur le sujet23. Pour l’Ifrîqiya, cette absence d’étu-
des sur les fortifications rurales est encore plus perceptible24.

III. 2. Le système hydraulique

Parallèlement aux travaux sur les fortifications rurales, les systèmes


hydrauliques ont particulièrement attiré l’attention des historiens et
des archéologues du monde rural de l’Occident musulman médiéval.
Si des travaux anciens, dus surtout à des géographes ou des ethnolo-
gues, ont insisté sur les aspects techniques et ont conclu hâtivement
à l’origine exclusivement romaine des réseaux hydrauliques de la
péninsule ibérique, il a fallu attendre les années 70 pour voir émerger
des travaux d’historiens et d’archéologues médiévistes. Th. Glick, fut
ainsi parmi les premiers à insister sur les liens entre les réseaux d’ir-
rigation d’al-Andalus et la nature des formations socio-politiques. En
rejetant les présupposés de la thèse de Wittfogel sur le despotisme
oriental, il insiste sur le lien entre le système hydraulique et les struc-
tures sociales, en remettant en cause le rôle supposé prédominant de

21
  Notamment le fait de considérer que la construction en terre n’est apparue dans la
région qu’à partir du XVe siècle, suite à des influences venues du Maroc (p. 59) ou d’avan-
cer que le perchement de l’habitat est uniquement justifié par l’introduction des armes à
feu, probablement au XVIe siècle (p. 58).
22
  Matière qui a inspiré une nouvelle enquête menée par M. BARRUCAND, « Prospection
dans le Gourara-Touat. Rapport préliminaire », dans Colloque international d’archéologie isla-
mique, R.-P. GAYRAUD éd., Le Caire, 1998, p. 183-216.
23
  À l’exception du récent article de M. MÉOUAK, « Fortifications, habitats et peuplement
entre Bougie et la Qal‘a des Banû Hammâd. Les données du géographe al-Idrîsî (c. 493/1100-
c. 560/1165) », MCV, nouvelle série, 36/1 (2006) pp. 173-193.
24
  On peut s’étonner de l’absence de travaux sur le phénomène de l’habitat fortifié à
l’époque islamique, dans une optique inspirée par les études sur al-Andalus et dépassant la
seule recherche des aspects monumentaux. Sur l’antiquité des habitats fortifiés dans ce qui
deviendra l’Ifrîqiya après la conquête arabe, voir N. FERCHIOU, « Habitats fortifiés pré-
impériaux en Tunisie antique », Antiquités africaines, 26 (1990), p. 43-86.

365

csm_19.indd 365 21/05/10 08:57


yassir benhima

l’État dans l’aménagement des structures d’irrigation. En comparant


les réseaux de la région valenciennes à ceux traditionnels utilisés dans
plusieurs zones du monde musulman, il conclut à l’origine musul-
mane des premiers25. La parution durant la même période de travaux
mettant en relief l’importance de la révolution agricole intervenue
durant la première période islamique, a contribué à confirmer ce
constat26. Les travaux des archéologues médiévistes se sont nourris
également des recherches sur les techniques traditionnelles d’irriga-
tion au Maroc : le terme même de « petite hydraulique », qui a été
judicieusement utilisé pour désigner les installations d’époque musul-
mane, émane du travail d’une équipe de sociologues et géographes
travaillant autour de Paul Pascon27.
De ce contexte est née « l’archéologie hydraulique » : le terme est
employé par l’équipe de M. Barceló, qui fut sans doute la plus proli-
fique en études sur l’hydraulique d’époque islamique en al-Andalus.
Elle ne désigne pas une méthode ou un ensemble spécifique de tech-
niques archéologiques, car elle utilise les mêmes procédés de l’archéo-
logie extensive, avec une combinaison systématique entre la
reconnaissance du terrain, le ramassage du matériel de surface, l’ex-
ploitation des photographies aériennes, de la documentation écrite
ou encore de la toponymie. C’est plutôt par ses objectifs qu’elle se
distingue : reconstituer le plan original du système hydraulique et
identifier les changements, les modifications et les évolutions qu’il a
subits plus tard. Cette reconstitution, selon les auteurs, doit s’inscrire
dans l’étude de tout un processus impliquant les critères de sélection
des sites, les conditions topographiques et hydrographiques, la plani-
fication et l’organisation des systèmes d’adduction et de distribution
de l’eau et des différentes installations hydrauliques, ainsi que la
forme et l’organisation du système parcellaire28. Les données techni-
ques sont également analysées en lien avec les spécificités de l’orga-

25
  T. GLICK, Irrigation and society in medieval Valencia, Cambridge, 1970.
26
  Notamment les travaux de L. Bolens, cités plus bas, ou d’A. M. Watson, qui donneront
lieu à sa publication principale sur le sujet : Innovaciones en la agricultura en los primeros tiem-
pos de mundo islámico, Grenade, 1998 (1ère éd. en anglais 1982).
27
  N. BOUDERBALA, J. CHICHE, A. HERZENNI et P. PASCON, La question hydraulique, t.
I : Petite et moyenne hydraulique au Maroc, Rabat, 1984.
28
  H. KIRCHNER et C. NAVARRO, «  Objetivos, métodos y práctica de la arqueologia
hidráulica », Arqueología y territorio medieval, 1 (1994) p. 159-182 et T. GLICK et H. KIRCH-
NER, « Hydraulic systems and technologies of islamic Spain : history and archaeology »,
dans Working with water in medieval Europe. Technology and resource-use, P. SQUATRITI éd.,
Leyde, Brill, 2000, p. 267-329.

366

csm_19.indd 366 21/05/10 08:57


approches du territoire

nisation sociale et politique, qui déterminent le rapport des paysans


aux moyens de production et les formes d’accès et de maîtrise de la
terre et des ressources hydrauliques29.

L’empreinte des systèmes d’approvisionnements en eau et d’irri-


gation sur les territoires de l’Occident musulman a été appréhendée
selon différents angles d’approches. D’abord, l’étude des techniques
a permis de montrer la diversité et l’ingéniosité des solutions adoptées
par les paysans de l’Occident musulman. Les savoir-faire développés
au fil des générations, reprennent les connaissances antiques et les
réadaptent aux exigences d’une culture irriguée et intensive prati-
quée par des paysans libres, exploitant généralement de modestes
propriétés. C’est une hydraulique traditionnelle «  sans hydrauli-
ciens  »30, fonctionnelle, faisant appel à un arsenal technologique
limité mais rationnel, adapté à son milieu écologique et requérant un
investissement humain permanent pour la mise en place et l’entretien
des structures31. Les différentes techniques ont fait l’objet de nom-
breuses études dans les contextes andalou et maghrébin : l’appropria-
tion de l’eau, qui pouvait faire appel à des bassins32, des galeries

29
  Pour une vision générale des idées et concepts développés par M. Barceló et son équipe,
voir notamment M. BARCELÓ, H. KIRCHNER et C. NAVARRO, El agua que no duerme.
Fundamentos dela arqueología hidráulica andalusí, Grenade, 1996.
30
  Selon les termes d’A. BAZZANA, « Approvisionnements hydriques et maîtrise de l’eau
e e
dans al-Andalus du X au XV siècle », dans Technology, ideology, water : from Frontinus to the
renaissance and beyond, C. BRUNN et A. SAASTAMOINEN éds., Rome, 2003, p. 143-169 (p.
148). L’idée de l’existence d’une école d’hydrauliciens arabo-musulmans est amplement
étudiée par M. EL FAÏZ, Les Maîtres de l’eau. Histoire de l’hydraulique arabe, Paris, 2005. L’auteur
offre un panorama des savoirs scientifiques, théoriques ou expérimentaux, des hydrauli-
ciens arabo-musulmans, et remarque, pour l’Occident musulman, la rareté des écrits et la
tendance vers un empirisme dont témoigne le grand développement de l’hydraulique pay-
sanne. Voir en particulier le chapitre III, p. 209-245.
31
  A. BAZZANA, « Les irrigations médiévales dans al-Andalus : caractères et originalités »,
dans Agriculture méditerranéenne. Variété des techniques anciennes, M.-C. AMOURETTI et G.
COMET éds., Aix-en-Provence, 2002, p. 17-40.
32
  Sous cette catégorie on peut regrouper des techniques variées, comme les bassins isolés
construits pour l’alimentation en eau de villes et villages de l’Ifrîqiya depuis l’époque aghla-
bide, ou des systèmes complexes reliant des terrasses à des bassins de rétention permettant
une distribution de l’eau, utilisés notamment dans les îles Baléares. Pour le premier cas, le
travail pionnier de M. SOLIGNAC, « Recherches sur les installations hydrauliques de Kai-
e e
rouan et des steppes tunisiennes du VII au XI siècle », Annales de l’institut des études orien-
tales, Alger, 1952-53, demeure une référence principale, malgré les apports de recherches
récentes. Voir par exemple la synthèse de F. MAHFOUDH, Architecture et urbanisme en Ifriqiya
médiévale (proposition pour une nouvelle approche), Tunis, 2003.

367

csm_19.indd 367 21/05/10 08:57


yassir benhima

drainantes33, des barrages34 ou à des roues élévatrices35 ; l’adduction


et la distribution, sans oublier les équipements bénéficiant de la force
motrice de l’eau36.
L’impact de ces techniques diverses sur le paysage agricole et le
rôle des réseaux d’irrigation dans la construction des territoires d’al-
Andalus, et plus accessoirement du Maghreb, a beaucoup intéressé
les chercheurs. Plusieurs auteurs font le constat d’un système carac-
térisé par la juxtaposition de zones irriguées par un réseau de canaux
qui se ramifient à partir d’une prise d’eau initiale. La distribution de
l’eau est régulée par un ensemble de dispositifs gérés par les commu-
nautés rurales elles-mêmes, selon des normes coutumières assurant
l’équité du partage. Derrière ce principe d’apparence simple, la réa-
lité archéologique a révélé l’existence d’un nombre de variations mor-
phologiques imposées par les contraintes orographiques des zones

33
  Ce terme englobe deux techniques principales : des galeries à faible pente aménagées
pour récupérer les eaux des nappes phréatiques (cimbra en espagnol) et des qanât-s (khattâra
ou foggâra dans les parlers maghrébins), qui consistent en des galeries souterraines jalon-
nées par des puits verticaux équidistants. Sur le premier type, voir principalement M. BAR-
CELÓ, M. A. CARBONERO, R. MARTÍ et G. ROSSELLÓ-BORDOY, Les aigües cercades (Els
qanât(s) de l’illa de Mallorca), Palma de Mallorca, 1986. Les travaux historiques et archéolo-
giques sur les khettâra-s manquent cruellement, et on doit la connaissance de ces techniques
surtout à des géographes ou ethnologues ; voir par exemple J. AGUADÉ, M. ELYAACOUBI,
F. RODRÍGUEZ MAÑAS, « Recherches sur une khettâra dans la palmeraie de Skûra. Contri-
bution à l’étude des techniques traditionnelles d’irrigation au Maroc », Die Welt des Orients,
27 (1996), p. 87-103.
34
  Notamment l’article de P. CRESSIER, « A propos des apports orientaux dans l’hydrau-
lique agraire d’al-Andalus : observations sur le barrage », dans Spanien und der Orient im
frühen und Hohen Mittelalter, Mayence, 1996 (Madrider Beiträge, 24), p. 142-156.
35
  On distingue généralement deux types de roues élévatrices, les norias mues par la force
du courant et les sâniya-s, ou noria du sang selon la terminologie espagnole, actionnée par
un animal. Sur ces techniques, voir notamment : A. BAZZANA et Y. MONTMESSIN, « Les
norias fluviales de Fès », dans Du Nord au Sud du Sahara : 50 ans d’archéologie française en
Afrique, Paris, 2004, p. 331-347 ; ID., « Nâ‘ûra et sâniya dans l’hydraulique agricole d’al-
Andalus à la lumière des fouilles de ‘Les Jovades’ (Oliva, Valence) », dans La maîtrise de l’eau
en al-Andalus. Paysages, pratiques et techniques, P. CRESSIER éd., Madrid, 2006, p. 209-287 et
Á. POVEDA SÁNCHEZ, « Un estudio sobre las norias de sangre de origen andalusí : el caso
de la alquería de Benassal (Castellón) », Historia agraria, 32 (2004), p. 35-56.
36
  Il s’agit principalement des moulins ; voir P. CRESSIER, « El resbalón de shîtân. Obser-
vaciones sobre el molino hidráulico en al-Andalus y Marruecos », dans Tomas Quesada Que-
sada. Homenaje, Grenade, 1998, p. 152-171 ; sur les moulins de l’Occident musulman d’après
les données des sources jurisprudentielles, cf. V. LAGARDÈRE, « Moulins d’Occident musul-
e e
man au Moyen âge (IX au XV siècles) : al-Andalus », Al-Qantara, XII/1(1991), p. 59-118.
Le thème du moulin hydraulique dans l’histoire des techniques agricoles médiévales, et
son évolution comparée dans les mondes chrétiens et musulmans, a suscité également
l’intérêt des chercheurs. Cf. la récente synthèse de M. BARCELÓ, « The missing water-mill :
a question of technological diffusion in the high Middle ages », dans The making of feudal
agricultures ?, M. BARCELÓ et F. SIGAUT éds., Leyde, Brill, 2004, (The Transformation of
Roman World, 14), p. 255-314.

368

csm_19.indd 368 21/05/10 08:57


approches du territoire

irrigues, par le débit des sources de captation, sans oublier les facteurs
sociaux et historiques. L’équipe de chercheurs travaillant à Barcelone
autour de M. Barceló, a identifié ainsi plusieurs types de systèmes,
classés selon leurs caractères morphologiques37 :
- les systèmes de fond de vallée, où l’espace irrigué est aménagé
aux bords immédiats du cours d’eau ou dans ses méandres ;
- les systèmes installés sur les pentes des collines peuvent revêtir
plusieurs formes. Dans un premier cas, la source d’eau est située au
fond de la vallée ; un canal dérive l’eau de l’amont vers les parcelles
irriguées situées plus en aval. Dans une autre variété, le point de cap-
tation d’eau est situé au même endroit que la zone irriguée ; en fonc-
tion du débit, l’on aménage un ou deux canaux en deux directions
opposées, et avec une longueur qui varie en fonction du débit. De ces
principaux canaux, des rigoles peuvent se ramifier pour faciliter
l’écoulement de l’eau vers les différentes parcelles. Ce dispositif peut
être répété à plusieurs endroits du terroir, avec à chaque fois une
source d’eau irriguant un ensemble de parcelles qui lui sont attenan-
tes.
Ces différents systèmes, offrant à chaque fois à une solution diffé-
rente au même problème, peuvent être juxtaposés ou combinés pour
l’irrigation d’un terroir donné.

Au-delà de la morphologie propre aux réseaux d’irrigation, quel-


ques études se sont intéressé aux paysages agraires construits autour
d’eux, et aux caractéristiques des systèmes du parcellaire. Parmi les
recherches marquantes à ce propos en al-Andalus, on peut citer une
étude sur la construction de l’espace agraire du Hawz de Yâbisa
(Ibiza). L’assainissement de ce terrain initialement marécageux a
nécessité l’aménagement d’un réseau de fossés liés à des drains ; ces
éléments ont joué le rôle de morphogènes dans la construction de
l’espace agraire, intervenue probablement aux Xe et XIe siècles38.
L’étude comparée des parcellaires d’époque islamique et de ceux
tracés après la conquête chrétienne du Val de Pego, dans l’actuelle
province d’Alicante, a permis à J. Torró de mettre en relief les liens
entre les caractéristiques morphologiques des parcelles et le système

37
  T. GLICK et H. KIRCHNER, « Hydraulic systems and technologies…», p. 279-292.
38
  M. BARCELÓ, R. GONZÁLEZ VILLAESCUSA, H. KIRCHNER, « La construction d’un
espace agraire drainé au hawz de la Madîna de Yâbisa (Ibiza, Baléares) », dans La dynamique

des paysages protohistoriques, antiques, médiévaux et modernes. XVIIe rencontres internationales d’ar-
chéologie et d’histoire d’Antibes, Sophia Antipolis, 1997, p. 113-125.

369

csm_19.indd 369 21/05/10 08:57


yassir benhima

socio-économique responsable de leur production39. Pour le Maghreb,


les travaux initiés par P. Cressier sur plusieurs régions marocaines sont
indubitablement les plus représentatifs de cette approche40.
Enfin, il convient d’attirer l’attention sur l’importance d’un autre
type d’enquête, valorisant essentiellement l’apport des sources tex-
tuelles, en les comparant, occasionnellement, aux données du terrain.
Les sources jurisprudentielles, dont le potentiel pour la recherche
historique en Occident musulman s’est révélé d’une manière incon-
testable ces dernières années, en sont les plus représentatives. Un
texte compilé dans le recueil d’al-Wansharîsî, a particulièrement ins-
piré les chercheurs41. Regroupant plusieurs fatwâ-s et reproduisant des
actes notariés, ce texte retrace l’histoire d’un conflit autour de l’eau,
entre les habitants des localités de Mazdgha et d’Azgân, de la région
de Fès, durant plusieurs générations42.

IV. LE MODÈLE ÉCLATÉ ?


DE NOUVEAUX TERRITOIRES POUR L’HISTORIEN

Longtemps articulée autour du hisn et des réseaux irrigués, l’ap-


proche des territoires de l’Occident musulman semble pouvoir se
renouveler avec l’étude de nouvelles thématiques et l’exploration de
nouveaux espaces. Sans n’aucunement mettre en cause la valeur heu-
ristique des modèles fondateurs, il s’agit surtout d’en relativiser la
validité, et de garder à l’esprit la nécessité de continuer l’expérimen-

39
  J. TORRÓ, « La colonización del valle de Pego (c. 1280-1300). Prospección y estudio
morfológico : primeros resultados », Arqueología espacial, 19-20 (1998), p. 443-461.
40
  M. A. CARBONERO GAMUNDI, P. CRESSIER et L. ERBATI, « Un ejemplo de transfor-
mación radical y planificado del paisaje agrario en la edad media : Tagsa (provincia de
Chefchauen, Marruecos) », dans Transformaciones agrarias en Andalucía oriental y norte de
Marruecos, Grenade, 1997, p. 63-105 et P. CRESSIER, « Géométrie des réseaux et marqueurs
des territoires. L’image du partage de l’eau dans le paysage médiéval (Espagne et Maroc) »,
MCV, nouvelle série, 36-2 (2006), p. 39-59.
41
  AL-WANSHARĪSĪ, Al-Mi‘yaˉr al-mu‘rib, Rabat, 1981, t. 8, p. 5-20. Analyse dans V. LAGAR-
DÈRE, Histoire et société en Occident musulman au Moyen Âge. Analyse du Mi‘yâr d’al-Wansharîsî,
Madrid, 1995, p. 334-335.
42
  Révélé d’abord par le regretté O. BENMIRA, « Qadaˉyaˉ al-miyaˉh bi-l-maghrib al-wasˉıt min
khilaˉl adab al-nawaˉzil  », Al-taˉrıˉkh wa adab al-nawaˉzil. Diraˉsaˉt taˉrıˉkhiyya muhdaˉt lil-faqıˉd
Muhammad Znıˉbar, Rabat, 1995, p. 77-85, ce cas a fait l’objet de deux études substantielles :
D. S. POWERS, Law, society and culture in the Maghrib, 1300-1500, Cambridge, 2002, en par-
ticulier le chapitre 3 : « A riparian dispute in the Middle Atlas mountains, ca 683-824/1285-
1421 », p. 95-140 ; T. MADANI, « Le conflit à l’époque médiévale : entre l’amont et l’aval,
à propos d’un litige autour de l’eau dans les campagnes de Fès », dans Asentamientos rurales
y territorio en el Mediterraneo medieval, C. TRILLO éd., Grenade, 2002, p. 262-336.

370

csm_19.indd 370 21/05/10 08:57


approches du territoire

tation historique qu’ils ont inspirée. Dans cette optique, le travail des
historiens et des archéologues sur les villages et les grands domaines,
sur les structures économiques du territoire ou sur sa construction
religieuse, pourrait s’avérer prometteur. Les formes marginales de
territorialité, n’étant pas généralement au centre de l’intérêt des sour-
ces médiévales, restent très mal connues.

IV.1. Villages et grands domaines

Ce sont sans doute les parents pauvres des recherches sur les espa-
ces ruraux dans l’Occident musulman, tant ils ont été délaissés en
faveur des fortifications et des réseaux hydrauliques, qui ont long-
temps focalisé l’intérêt des chercheurs. Les travaux récents tendent,
encore timidement, d’inverser la vapeur et de leur accorder l’atten-
tion qu’ils méritent.
Il faut sans doute rappeler qu’avant de se concentrer sur les forti-
fications, les pionniers de la connaissance historique et archéologique
sur le monde rural andalou sont issus d’une tradition académique
occidentale qui s’est intéressée d’abord aux problèmes de la désertion
du village, avant de plancher sur la morphogenèse et l’évolution de
celui-ci, en lien avec les mutations de la société féodale et des proces-
sus d’encellulement (pour ne pas parler exclusivement
d’incastellamento)43.
Cette parenté intellectuelle n’a pas toutefois permis un grand déve-
loppement de l’archéologie du village ; en effet, l’impérialisme de la
castellologie, et dans une faible mesure, des études sur l’hydraulique,
et l’éclosion de l’archéologie extensive plus adaptée à l’étude, à une
petite échelle, des espaces ruraux, expliquent ce retard. L’archéologie
du village demande incontestablement plus d’investissement en temps
et en moyens et ne peut faire fi, pour obtenir une connaissance fine
des habitats et de leur culture matérielle, de longues entreprises de

43
 Quoique les thèses classiques sur la naissance du village en Occident soient aujourd’hui
sujettes à des critiques et des remises en question, notamment à propos du rôle des évolu-
tions du Haut Moyen Âge dans la genèse et la configuration du village du Moyen Âge
central. Voir par exemple les contributions de C. WICKHAM, « The development of villages
in the West, 300-900 » (p. 55-69), et de B. CURSENTE, « Les villages dans l’Occident médié-
e e
val (IX –XIV siècle) », (p. 71-88), dans un récent ouvrage sur les villages byzantins : Les
villages dans l’Empire byzantin, J. LEFORT, C. MORRISSON et J.-P. SODINI éds., Paris, 2005.
Voir aussi M. WATTEAUX, « À propos de la ‘naissance du village au Moyen Âge’ : la fin
d’un paradigme ? », Études rurales, 167-168 (2003), p. 307-318. Sur les premiers travaux
archéologiques réalisés sur les villages d’al-Andalus, voir A. BAZZANA et J.-M. POISSON,
« L’habitat rural dans les pays de la Méditerranée occidentale… », p. 178.

371

csm_19.indd 371 21/05/10 08:57


yassir benhima

terrain. L’apport des textes dans ce domaine, reste quant à lui, poten-
tiellement limité, même si les historiens, parfois frileux à aborder
l’histoire de la campagne comme au Maghreb, ou peu sensibles à
repérer et analyser les aspects matériels, ont loin d’avoir épuisé la
documentation sur le sujet. De cette situation, et pour ces raisons, le
constat est bien mitigé.
C’est forcément en al-Andalus qu’on retrouve les seuls villages
fouillés dans l’islam occidental44. Trois cas illustrent, à titre d’exem-
ples, ces entreprises systématiques, qui ont touché heureusement,
trois zones différentes de la Péninsule ibérique : le site de Peñaflor,
dans la région de Jaen ; Alcaria Longa, dans l’Algarve, et Las Sillas
Marcén, dans la Marche supérieure.
À Peñaflor, les fouilles archéologiques du site musulman établi sur
le sommet et les flancs supérieurs d’un éperon, ont révélé deux
ensembles séparés. D’un côté, une citerne à laquelle sont adossés
d’autres bâtiments (probablement des réserves alimentaires), et d’un
autre côté, une zone d’habitat occupée par 20 à 30 maisons. Avec une
élévation en terre, ces maisons monocellulaires de grandes dimen-
sions, sont regroupées autour d’un espace libre (patio). Chaque
ensemble de maisons, clos par une petite enceinte ou délimité par les
murs porteurs, dessine un îlot. Cette disposition architecturale pour-
rait laisser penser à une vocation principalement pastorale de cet
établissement rural daté du IXe – premier quart du Xe siècle, mais
l’analyse de la faune, rendue difficile par les mauvaises conditions de
conservation, n’a pas révélé une grande quantité d’ossements45. À
Alcaria Longa, les fouilles américaines ont porté sur la période du
X-XIe siècle, avec pour objectif clair : l’étude et l’identification de
traces matérielles de l’islamisation des campagnes de la région de
Mértola. Les maisons mises au jour étaient organisées à l’intérieur
d’un enclos, enfermant à chaque fois, une unité pluricellulaire et une
autre monocellulaire qui lui est perpendiculaire, disposition non sans

44
  À l’exception, peut-être, des villages libyens du Fezzân, étudiés dans une perspective
transpériodique, axée toutefois principalement sur la période antique. Voir par exemple
Farming in the desert : the UNESCO Libyan valleys archaeological survey, D. MATTINGLY éd.,
1996.
45
  V. SALVATIERRA CUENCA et J. C. ARMENTEROS, « Peñaflor, un établissement rural
d’époque émirale dans la Campiña de Jaén », Archéologie islamique, 5 (1995), p. 11-24 et Los
asentamientos emirales de Peñaflor y Miguelico (Jaén). Proyecto : el poblamiento hispano-musulmán
de Andalucía oriental. La Campiña de Jaén (1987-1992), V. SALVATIERRA CUENCA, J. C.
ARMENTEROS et J. AGUIRRE SÁDABA dir., Jaén, 2000.

372

csm_19.indd 372 21/05/10 08:57


approches du territoire

rappeler, les plans des maisons berbères du nord du Maroc46. Mais


l’analyse du matériel archéologique pousse à nuancer ces résultats, et
relance la question d’un éventuel apport de populations berbères
dans la région de Mértola. S. Macias dans une thèse plus récente, a
d’ailleurs souligné l’absence dans la zone de nombreux traits carac-
téristiques de l’islamisation des campagnes d’autres régions d’al-Anda-
lus, notamment dans le Sharq47.
La fouille du site de Las Sillas, à Marcén dans la province de
Huesca, a mis au jour un établissement rural du X-XIe siècle. Le site
est composé de deux parties distinctes, séparées par un long mur
barrant du nord au sud la table rocheuse sur laquelle il fut construit.
Dans le secteur oriental, existait une moquée de deux nefs, délimitée
par un mur en pisée. Plusieurs éléments architectoniques, ainsi que
des fragments de décors sculptés, attestent le soin apporté à sa
construction. Le deuxième secteur, à vocation clairement résiden-
tielle, est constitué d’une série d’habitations organisées en îlots sépa-
rés par des espaces de circulation. Quelques aménagements internes
aux maisons (silos) ou qui leur sont adjacents (pressoir) ont été éga-
lement découverts. Les conditions de l’apparition du site ainsi que les
spécificités du système de peuplement dont il relevait, font penser à
un établissement fondé à l’époque califale dans le sillage des efforts
du pouvoir cordouan pour rasseoir son autorité sur les zones fronta-
lières de la vallée de l’Èbre. Ce village, occupé par une communauté
paysanne, est situé au milieu d’un territoire castral où existaient de
nombreux domaines privés, qualifiés par les documents chrétiens
consécutifs à la conquête aragonaise, de munya. Cela permet quelques
interrogations sur l’évolution de l’habitat rural dans la zone, et surtout
sur la nature des structures foncières dominantes48.

46
  J. L. BOONE, « The first two seasons of excavations at Alcaria Longa : a caliphal-taifal
period rural settlement in the lower Alentejo Portugal », Arqueologia Medieval, 1 (1992),
p. 51-64 et ID., « Rural settlement and islamization in the lower Alentejo of Portugal » , dans
Arqueologia en el entorno del Bajo Guadiana, Huelva, 1994, p. 527-544.
47
  S. MACÍAS, Mértola. Le dernier port de la Méditerranée, Mértola, 2006, t. I, notamment
p. 297-299.
48
  Les résultats des fouilles de Marcén et les problématiques qu’elles suscitent apparaissent
dans plusieurs travaux de Ph. Sénac. Pour une vision globale du peuplement musulman de
la Marche Supérieure, P. SÉNAC, La frontière et les homme…, ainsi que sa plus récente syn-
thèse, « Stratigraphie du peuplement musulman au nord de l’Èbre (VIII-XIe siècles) », dans
Villa 1. De la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’al-Andalus (IV-XI e siècle), P. SÉNAC éd.,
Toulouse, 2006, p. 61-73. Cf. également ID., « Un village de la Marche supérieure d’al-
Andalus au tournant de l’an mil : Las Sillas (Marcén) », dans Cinquante années d’études
médiévales : à la confluence de nos disciplines, Turnhout, Brepols, 2005, p. 521-536.

373

csm_19.indd 373 21/05/10 08:57


yassir benhima

Au Maghreb, on ne recense pour l’instant aucune fouille systéma-


tique de village. Les rares travaux entrepris sur le thème se limitent à
l’exploitation de la maigre documentation écrite, souvent dans le
cadre d’une approche des relations entre villes et campagnes49.

La rareté des fouilles systématiques de villages, s’ajoutant aux


carences de la documentation écrite très peu tournée vers le monde
des campagnes, explique donc notre faible connaissance générale de
l’organisation interne des villages. Les approches synthétiques de
questions relatives à l’articulation des espaces résidentielles et des
espaces de production, des équipements collectifs, ou encore de l’or-
ganisation interne des communautés villageoises, demeurent rares50.
Parmi les espaces collectifs déterminants dans la vie sociale de la com-
munauté rurale, la mosquée mérite sans doute un intérêt particulier.
L’on est frappé toutefois, par la rareté des études sur le sujet, aussi
bien sur les aspects morphologiques du lieu de culte que sur son rôle
comme élément structurant de l’espace villageois51.

Si le village, comme espace d’habitat lié à des exploitations agrico-


les appartenant à des communautés de paysans libres, semble la forme
dominante de l’habitat rural sédentaire en Occident musulman, le
rôle et la place du grand domaine a été un peu sous-évaluée52. Le
regain d’intérêt pour le Haut Moyen Âge, et pour la période de tran-

49
  C’est le cas de l’ouvrage, par ailleurs intéressant, de M. HASSAN, Al-madıˉna wa al-baˉdiya
bi-Ifrıˉqiya fî al-‘ahd al-hafsˉı , Tunis, 1999. Pour le Maghreb central, voir le travail de M.
MÉOUAK, « Peuplement, territoire et agriculture dans l’Algérie médiévale : l’exemple de
la palmeraie de Tolga (Biskra) », Orientalia suecana, L (2001), p. 67-74.
50
  Les travaux de P. Guichard sur le Sharq al-Andalus restent parmi les plus aboutis dans
ce domaine, notamment pour l’organisation interne des communautés villageoises. P. GUI-
CHARD, Les musulmans de Valence et la Reconquête (XII e-XIII e siècles), Damas, 1991-92, surtout
t. I. Voir également pour al-Andalus, la tentative intéressante de C. TRILLO SAN JOSÉ, « ¿
Podemos saber cómo funcionaban las alquerías ‘por dentro’ ? Un planteamiento sobre la
organización económica y social en el ámbito rural de al-Andalus  », Revista d’Historia
Medieval, 12 (2001-02), p. 279-297. Sur le Maroc, voir Y. BENHIMA, Espace et société rurale
au Maroc médiéval. Stratégies territoriales et structures de l’habitat : l’exemple de la région de Safi,
thèse de doctorat sous la direction d’A. Bazzana, Lyon 2, 2003, en particulier la première
partie.
51
  Pour al-Andalus, voir S. ANGELÉ et P. CRESSIER, « Velefique (Alméria) : un exemple
de mosquée rurale en al-Andalus », MCV, XXVI (1990), p. 113-130 et R. SOTO I COMPANY,
« Mesquites urbanes i mesquites rurals a Mayûrqa (Estudi documental i problemes d’inter-
pretació) », Bulletí de la societat arqueológica Lul.liana, XXXVI (1978), p. 113-135.
52
  L’on notera néanmoins les articles de C. PICARD, « Quelques remarques sur la propriété
du sol dans le Gharb al-Andalus pendant la période musulmane », Revue des études islamiques,
LX (1992), p. 471-519 et de P. GUICHARD, « À propos des rahals de l’Espagne orientale »,
Miscelánea medieval murciana, vol. XV (1989), p. 11-24, qui ont souligné à des degrés divers,

374

csm_19.indd 374 21/05/10 08:57


approches du territoire

sition entre les structures du monde romain et les périodes byzantine


(et wisigothe pour al-Andalus) et islamique, tend à modifier notre
appréciation du phénomène.
Sur une échelle plus globale, le monde musulman a hérité de l’An-
tiquité tardive ses grands domaines avec des fermiers à bail. Le déve-
loppement de ce type de propriétés semble se confirmer au
Proche-Orient byzantin entre le IVe et le VIe siècles, alors que l’écono-
mie rurale de l’Irak sassanide était également basée sur une produc-
tion diversifiée au sein de grands domaines. En Égypte, le grand
domaine (oikos), émergeait comme une institution dominant l’exploi-
tation agricole dans les campagnes53.
Pour l’Occident musulman, c’est plutôt en Ifrîqiya que ce phéno-
mène a été le mieux étudié. Dans un travail très suggestif, A. al-Bâhî
évoque la survivance après la conquête arabe, du Sâhil, de grandes
propriétés domaniales héritées des villae de l’époque byzantine. Il
s’agit du manzil, espace de production agropastorale (principalement
de céréaliculture et d’oléiculture) et d’habitat, où résidaient le pro-
priétaire et les paysans, libres ou esclaves. Profitant essentiellement
aux membres de l’aristocratie arabe, ce type de grande propriété
connut un déclin incontestable à partir de l’époque fatimide, suite au
renforcement de la pression fiscale contre les anciennes élites de
l’époque aghlabide54. Pour al-Andalus, dans son récent ouvrage, E.
Manzano affirme aussi que les premières élites musulmanes avaient
tendance à réoccuper les anciennes villae tardo-antiques. Les grands
propriétés (diyâ‘) de l’époque omeyyade sont ainsi décrites comme
une structure de peuplement et de production agropastorale, exploi-
tée par des esclaves ou des métayers libres55.

IV. 2. Milieu naturel et exploitation des ressources

Les tentatives de restitution historique et archéologique des pay-


sages et du paléoenvironnement en Occident musulman demeurent

l’existence et l’importance des grands domaines dans la région de Séville pour le premier
et dans celles de Murcie et de Majorque pour le second.
53
  M. MORONY, « Economic Boundaries ? Late Antiquity and Early Islam », JESHO, 47/2,
p. 166-194, (p. 168-170).
54
  A. AL-BĀHĪ, Suˉsa wa al-Saˉhil fıˉ al-‘ahd al-wasıˉt : muhaˉwala fî al-jughraˉfiya al-taˉrıˉkhiyya, Tunis,
2004, en particulier la deuxième partie, p. 317-571.
55
  E. MANZANO MORENO, Conquistadores, emires y califas. Los Omeyas y la formación de al-
Andalus, Barcelone, 2006, p. 276-282.

375

csm_19.indd 375 21/05/10 08:57


yassir benhima

très rares. Pourtant, les exemples d’autres aires géographiques ne


manquent pas pour montrer qu’il s’agit d’une clef pour la compré-
hension de l’évolution des territoires médiévaux et tout particulière-
ment, pour déterminer l’impact de l’action anthropique sur le milieu
naturel. Si l’on excepte les travaux sur les paysages hydrauliques et les
systèmes parcellaires qui leur sont associés, le bilan est maigre. L’es-
sentiel de notre récolte documentaire provient d’al-Andalus : en effet,
durant plusieurs fouilles systématiques réalisées ces deux dernières
décennies, des études paléobotaniques et anthracologiques ont été
réalisées. Leurs résultats permettent de restituer certains aspects de
l’environnement immédiat des sites à travers l’identification du type
de couvert végétal de la région, et de déceler ainsi quelques éléments
de l’activité humaine56.
Les sources textuelles ont été également exploitées pour des étu-
des suggestives sur les paysages naturels ou anthropiques et l’environ-
nement des campagnes d’al-Andalus. On notera avec beaucoup
d’intérêt les travaux consacrés à la flore (qu’il s’agisse d’espèces sau-
vages ou cultivées), basés principalement sur les recueils de botanique
ou d’agronomie57. Mais il ne semble pas que beaucoup de synthèses
historiques bien circonstanciées, aient été réalisées en confrontant
systématiquement ces deux types de données.
Le constat est peut-être plus décevant pour les recherches géo-
archéologiques : les interprétations des historiens et archéologues
sont généralement dépourvues de données précises et fiables sur les
transformations géomorphologiques qui ont pu toucher sur la longue
période médiévale, les territoires étudiés. La question des change-

56
  On peut citer à titre d’exemple les études anthracologiques accompagnant les fouilles
du Castillo del Río et de la Râbita de Guadarmar, dans la province d’Alicante. Voir E. GRAU
et D. SIMEON, « VIII Antracología », dans El Castillo del Río (Aspe, Alicante). Arqueología de
un asentamiento andalusí y la transición al feudalismo (siglos XII-XIII), R. AZUAR RUIZ dir.,
Alicante, 1994, p. 197-202 ; E. GRAU et S. DE HARO, « El paisaje vegetal de la Rábita de
Guardamar en el siglo X », dans El ribât califal. Excavaciones e investigaciones (1984-1992), R.
AZUAR RUIZ coord., Madrid, 2004, p. 153-158 et dans le même volume, R. AZUAR RUIZ,
« El paleoambiente del ribât y el territorio », p. 159-171.
57
  À titre d’exemple, plusieurs travaux d’E. GARCÍA SÁNCHEZ, notamment « La flora de
Sierra Nevada a través de los autores árabes », dans Ciencias de la naturaleza en al-Andalus,
textos y estudios IV, C. ÁLVAREZ DE MORALES éd., Grenade, 1996, p. 115-145. Notons
également de nombreuses contributions dans l’ouvrage coordonné par F. ROLDÁN CAS-
TRO, Paisaje y naturaleza en al-Andalus, Grenade, 2004, en particulier, A. M. CABO GON-
ZÁLEZ, « Plantas silvestres y plantas cultivadas : una aproximación geográfica en el cua-
drante suroccidental de al-Andalus », p. 159-180 et J. M. CARABAZA BRAVO, « Especies
arbóreas », p. 181-198. Enfin, il convient de rappeler l’importance de l’entreprise collective
de J. M. CARABAZA BRAVO, E. GARCÍA SÁNCHEZ, J. ESTEBAN, HERNÁNDEZ BER-
MEJO, A. JIMÉNEZ RAMÍREZ, Árboles y arbustos de al-Andalus, Madrid, 2004.

376

csm_19.indd 376 21/05/10 08:57


approches du territoire

ments du relief côtier et l’évolution des rivages, ainsi que les déplace-
ments des lits des cours d’eau et de leur navigabilité en dépit des
problèmes d’ensablement, sont parmi les interrogations les plus cou-
rantes à propos des territoires littoraux58. En l’attente de travaux sys-
tématiques de terrain dépassant les généralités suggérées par les
sources textuelles, les antiquisants montrent bien l’exemple à suivre.
Dans une étude récente, un double programme de prospections
archéologique et géomorphologique a eu pour objectif, conjointe-
ment, de mettre en évidence les transformations de l’environnement
littoral, et d’identifier les vestiges antiques liés à l’exploitation des
littoraux, en premier les ressources halieutiques. Cette approche dou-
ble, permet à l’archéologue de prendre en considération la compo-
sante géographique dans l’explication des phénomènes observés59.
La perception de l’évolution de l’environnement est tributaire
aussi d’une meilleure connaissance des interventions de l’homme et
de ses formes de mise en valeur, d’exploitation voire de surexploita-
tion des ressources naturelles, ainsi que de leur rôle dans la construc-
tion des territoires. En effet, l’appropriation par un groupe social de
son territoire se manifeste notamment par sa mise en valeur comme
espace nourricier, fournissant aux habitants les moyens de leur sub-
sistance et les conditions matérielles de leur reproduction sociale. Le
rôle économique du territoire dans l’Occident musulman a été sur-
tout étudié pour ses aspects hydrauliques, déjà exposés. D’autres
aspects de la production agricole, techniques culturales et organisa-
tion des cultures notamment, ont été certainement moins étudiés : la
prééminence des traités d’agronomie comme source principale de
leur connaissance accentue le caractère général des données et limite
le potentiel d’approches locales ou régionales60. Parallèlement, les
études macro-économiques, par ailleurs peu nombreuses, participent
de cette tendance vers la généralisation, et ne contribuent pas à la
connaissance à l’échelle de territoires relativement restreints, des
conditions de la production économique61. Le cas le plus emblémati-

58
  C. PICARD, en particulier L’océan atlantique musulman, de la conquête arabe à l’époque
almohade. Navigation et mise en valeur des côtes d’al-Andalus et du Maghreb occidental (Portugal-
Espagne-Maroc), Paris, 1997, p. 49-61.
59
  H. SLIM, P. TROUSSET, R. PASKOFF et A. OUESLATI, Le littoral de la Tunisie. Étude
géo-archéologique et historique, Paris, 2004.
60
  Comme exemples de travaux sur les techniques de la production agricole en al-Andalus,
voir L. BOLENS, Agronomes andalous du Moyen Âge, Genève-Paris, 1981 et V. LAGARDÈRE,
Campagnes et paysans d’al-Andalus, Paris, 1993
61
  Ce constat peut être exprimé à l’égard de l’étude de ‘I. ‘U. MŪSĀ, Al-nashaˉt al-iqtisaˉdıˉ fî
al-maghrib al-islaˉmıˉ khilaˉl al-qarn al-saˉdis al-hijrıˉ, Beyrouth, 2003 (1ère éd. 1983), probablement

377

csm_19.indd 377 21/05/10 08:57


yassir benhima

que de cette situation est celui de l’économie rurale de l’Ifrîqiya et de


son évolution avant et après les migrations hilaliennes du XIe siècle62,
qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’élevage, ou des formes de leur
association. Le même constat vaut d’ailleurs pour le reste du Maghreb.
La pratique de l’élevage, aussi bien dans ses aspects zootechniques,
sociaux ou dans son impact sur l’organisation des territoires, n’a cer-
tainement pas été suffisamment étudiée. Ceci est d’autant plus sur-
prenant que les régions concernées, Afrique du Nord d’un côté et la
péninsule ibérique de l’autre, sont historiquement des terres d’éle-
vage. L’on pourrait bien évidemment, mettre cette absence sur le
compte d’une documentation défaillante ou de traces archéologiques
fugaces et difficilement interprétables, mais même ces éléments ténus
semblent pour l’instant, largement sous-exploités. Pour le cas de l’Es-
pagne par exemple, et au moment où l’étude de la transhumance à
la fin du Moyen Âge, notamment le système de la Mesta63, est un
thème majeur de la recherche sur l’histoire rurale, nos connaissances
sont extrêmement réduites sur la période islamique64. Parmi les rares
études archéologiques sur le sujet, il convient de citer les travaux de
L. Cara sur les traces matérielles de l’activité pastorale, notamment
les nombreux abreuvoirs et citernes établis au long des parcours de
transhumance dans le sud-est de la Péninsule65.

L’étude des réserves alimentaires et de leur rôle dans les stratégies


résidentielles et dans les équilibres économiques des populations rura-
les est sans doute un thème très prometteur. La variété des solutions
sociales (réserves collectives ou individuelles) et techniques (réserves
construites, creusées ou transportables) adoptées, témoigne d’un rap-
port différent de la communauté rurale à son territoire nourricier.

la seule synthèse sur l’histoire économique de l’Occident musulman au XIIe siècle.


62
  Sur le déclin économique de l’Ifrîqiya préalablement à l’arrivée des Hilaliens, voir par
exemple l’étude classique de J. PONCET, « Le mythe de la ‘catastrophe hilalienne’ », Anna-
les ESC, 5 (1967), p. 1099-1120. Sur la période post-hilalienne, notons les informations
intéressantes sur la situation à l’époque hafside, rapportées par M. HASAN, Al-madıˉna wa
al-baˉdiya…, t. I, en particulier sur Kairouan et sa région.
63
  Voir à titre d’exemple, M.-Cl. GERBET, L’élevage dans le royaume de Castille sous les Rois
Catholiques (1454-1516), Madrid, 1999, ainsi que de nombreuses contributions aux 26e jour-
nées de Flaran, Transhumance et estivage en Occident, des origines aux enjeux actuels, actes des 26 e
journées d’Histoire de Flaran, P.-Y. LAFFONT éd., Toulouse, 2006.
64
  Pour une vision générale, on peut consulter avec intérêt les pages consacrées à l’élevage
dans l’ouvrage de V. LAGARDÈRE, Campagnes et paysans d’Al-Andalus…, p. 441-479.
65
  L. CARA BARRIONUEVO et J. M. RODRIGUEZ LÓPEZ, « Espacios ganaderos y trans-
humancia andalusí », IV congresso de arquelogia medieval española, Alicante, t. III (1993), p. 595-
604.

378

csm_19.indd 378 21/05/10 08:57


approches du territoire

Mais malgré cette richesse incontestable, l’on ne peut que regretter


l’absence, pour l’ensemble du Maghreb, de travaux historiques et
archéologiques sur le sujet, notamment sur les greniers fortifiés des
zones berbères qui en constituent la meilleure manifestation. Les étu-
des pionnières d’ethnologues ou d’historiens de l’art66, ou tout récem-
ment de géographes ou d’architectes67, malgré leur apport précieux
pour la connaissance des aspects morphologiques, architecturaux ou
des modes de gestion, ne s’inscrivent pas dans la durée et ne permet-
tent pas de rendre compte du passé médiéval de ce type d’établisse-
ments. Paradoxalement, c’est en Espagne qu’on possède les
témoignages archéologiques médiévaux sur les igudâr (pluriel d’aga-
dir), solution sociale et technique « importée » dans la Péninsule ibé-
rique par les groupes berbères migrants68.

La production minière a elle aussi attiré l’attention d’historiens et


d’archéologues de l’Occident musulman. Dès le début des années 60,
et bien avant l’émergence du thème de la fortification comme élé-
ment structurant du peuplement rural, B. Rosenberger avait mis en
évidence entre habitat, peuplement et activité minière à propos de
Jbal ‘Awwâm dans le Moyen Atlas69.
Loin d’être systématique, l’association de la fortification rurale et
des mines relève de réalités très diverses. P. Cressier, à propos de la
région d’Alméria, remarque que le hisn peut avoir un rôle secondaire
dans un territoire basé sur l’activité minière, notamment parce que
la fortification s’avère le plus souvent une émanation des sociétés
rurales elles-mêmes et non pas une forme de contrôle des moyens de
production. Quand l’association est avérée, la relation topographique
de la fortification et de l’activité minière (nature des travaux miniers

66
  En particulier R. MONTAGNE, « Un magasin collectif de l’Anti-Atlas : l’agadir des Ikou-
nka  », Hespéris, IX (1929), et D. JACQUES-MEUNIÉ, Greniers-citadelles du Maroc, Paris,
1951.
67
  A. HUMBERT et M. FIKRI, « Les greniers collectifs fortifiés de l’Anti-Atlas occidental et
central. Études de cas », dans Castrum 5. Archéologie des espaces agraires méditerranéens au Moyen
Âge, Rome-Madrid, 1999, p. 361-370 et S. NAJI, Greniers collectifs de l’Atlas, Aix-en-Provence,
2007.
68
  Voir par exemple deux établissements du Sharq al-Andalus : sur le Cabezo de la Cober-
tera, F. AMIGUES, J. DE MEULEMEESTER et A. MATTHYS, « Archéologie d’un grenier
collectif fortifié hispano-musulman : le Cabezo de la Cobertera (Vallée du Río Segura/
Murcie) », dans Castrum 5…, p. 347-359 ; sur le Castell d’Almizra : J. TORRÓ et J. Ma.
SEGURA, « El Castell d’Almizra y la cuestión de los graneros fortificados », Recerques del
Museu d’Alcoi, 9 (2000), p. 145-164.
69
  B. ROSENBERGER, « Autour d’une grande mine d’argent du Moyen Âge marocain : le
Jebel Aouam », Hespéris-Tamuda, V (1964), p. 15-78.

379

csm_19.indd 379 21/05/10 08:57


yassir benhima

exercés dans les espaces intra ou extra muros) peut aussi être porteuse
de sens et témoigner du type de contrôle exercée sur l’activité minière
(par le pouvoir politique notamment)70.
D’autres travaux, concernant principalement le sud de la pénin-
sule ibérique, ont eu des apports conséquents à la connaissance des
activités minières médiévales. À Saltès, l’analyse du matériel archéo-
logique (principalement des scories) et les prospections menées dans
les environs de la ville a montré d’abord que l’approvisionnement des
métallurgistes ne reposait pas forcément sur de véritables mines creu-
sées et aménagées, mais pouvait s’accommoder de l’exploitation d’af-
fleurements rocheux fortement minéralisés. Le matériel extrait sur
ces gisements polymétalliques était ensuite transformé sur place avant
d’être affiné ou façonné dans les ateliers saltésiens71. Dans l’ancienne
kûra d’Ilbîra (provinces de Grenade et d’Alméria), une recherche
récente a attesté la continuité de l’exploitation minière depuis l’An-
tiquité, mais avec des apports nouveaux, qui se manifestent notam-
ment dans l’exploitation de mines de zinc, inconnue par ailleurs dans
l’Occident chrétien avant le XVIIIe siècle. L’exploitation de plusieurs
de ces sites miniers de hauteur, qui furent abandonnés progressive-
ment après la fin de l’insurrection d’Ibn Hafsûn, était probablement
liée à la présence de population indigène72.

IV. 3. Territorialités non-sédentaires

Parler des territorialités non-sédentaires nécessite tout d’abord


une précision terminologique. Cette dénomination générique englobe
de nombreuses pratiques économiques et spatiales relevant d’écosys-
tèmes très divers. La littérature historique, peu portée sur le sujet,
utilise sans distinction claire, les mots nomadisme, semi-nomadisme

70
  P. CRESSIER, « Observaciones sobre fortificación y minería en la Almería islámica », dans
Castillos y territorio en al-Andalus, A. MALPICA éd., Grenade, 1998, p. 470-496. Sur une région
voisine, voir le récent travail de J.-M. MARTÍN CIVANTOS, «  Alquife, un castillo con
vocacíon minera en el Zenete (Granada) », Arqueología y territorio medieval, 8 (2001), p. 325-
345.
71
  A. BAZZANA, « Marais et montagnes océanes : les bases économiques de la ville islami-
que de Saltès », dans Castrum 7. Zones côtières littorales dans le monde méditerranéen au Moyen
Âge : défense, peuplement, mise en valeur, Rome-Madrid, 2001, p. 209-228, (p. 221-227). Sur la
même région de Huelva, cf. également J. A. PÉREZ MACÍAS, « La explotación metalúrgica.
La cerca alta (el Cerro de Andévalo) », dans El territorio medieval. II jornadas de cultura islámica,
Huelva, 2002, p. 9-26.
72
  J.-M. MARTÍN CIVANTOS, « La minería altomedieval en la kûra de Ilbîra (provincias
de Granada y Almería, España) », Archeologia medievale, XXXII (2005), p. 35-49.

380

csm_19.indd 380 21/05/10 08:57


approches du territoire

et transhumance. Géographes et ethnographes, plus enclins à l’étude


des réalités matérielles, se sont penchés sur la question, en attestant
toutefois la difficulté de trouver une nomenclature adéquate pour
désigner des faciès extrêmement divers. Il convient de parler ainsi de
nomadismes (au pluriel), qui ont pour seul point commun la pratique
de l’élevage d’herbivores dans une zone aride ou semi-aride, et de se
déplacer à la recherche de l’eau et des pâturages. En revanche, les
modes de l’occupation de l’espace, l’organisation, l’étendue et la
périodicité des déplacements, varient énormément en fonction des
caractéristiques propres aux différents écosystèmes, mais aussi en rai-
son des propriétés zoologiques du bétail, sans oublier l’impact incon-
testable des contraintes socio-politiques et démographiques. Les
modes de vie non-sédentaires s’enrichissent également de la large
palette des formes intermédiaires entre le véritable nomadisme et la
sédentarité villageoise. L’association entre l’élevage et une pratique
plus ou moins importante de l’agriculture, qui définit le semi-noma-
disme, peut prendre elle aussi de nombreuses formes, selon le terri-
toire (les réalités spatiales et naturelles diffèrent forcément entre une
plaine céréalière bien arrosée et des zones oasiennes soumis aux capri-
ces de la semi-aridité)73. Quant à la transhumance, notion elle aussi
problématique, elle est communément utilisée par les géographes et
les ethnologues travaillant sur le Maroc, pour désigner les déplace-
ments des populations (et des troupeaux) dans les différents étages
bio-climatiques des zones de montagne ou des plateaux adjacents74.
La difficulté de saisir historiquement ces réalités complexes, et sur
lesquels, de surcroît, l’on est très peu documenté, est sans doute der-
rière le manque de recherches sur le sujet. Les traces fugaces des
populations nomades, ne semblent pas avoir fait l’objet pour l’instant
d’enquêtes archéologiques au Maghreb, alors que leurs vestiges mil-
lénaires sont depuis des décennies, largement étudiés dans des contex-

73
 Quelques travaux de J.-P. DIGARD soulèvent avec justesse la question de la nomenclature
des différents nomadismes, en particulier « À propos des aspects économiques de la sym-
biose nomades-sédentaires dans la Mésopotamie ancienne », dans Nomads and sedentary
peoples. 30th international congress of human sciences in Asia and North Africa, J. SILVA CAS-
TILLO éd., Mexico, 1981, p. 13-23 et « Problèmes de terminologie et de typologie des
déplacements de nomades », dans Séminaire sur les structures d’habitat : circulation et échanges.
Le déplacement et le séjour, Paris, 1983, p. 187-197.
74
  Pour une approche historique de la transhumance au Maroc, Y. BENHIMA, « La trans-
humance au Maroc médiéval : peuplement et habitat », dans Transhumance et estivage en
Occident …, p. 183-198.

381

csm_19.indd 381 21/05/10 08:57


yassir benhima

tes comparables, au Proche-Orient notamment75. En attendant, rares


sont les travaux historiques sur les formes de territorialités non-séden-
taires au Maghreb médiéval76.

IV. 4. Le ribât et la construction religieuse du territoire

Parmi les institutions religieuses présentes dans les zones rurales


de l’Occident musulman, les investigations sur les ribât-s sont de loin
celles qui focalisent l’attention des chercheurs. Il faut avouer que
l’essentiel des études s’attachent à l’identification des caractéristiques
morphologiques et des spécificités architecturales des établissements :
c’est que le ribât, était perçu, depuis les études classiques entreprises
sur l’Ifrîqiya par les pionniers de l’histoire de l’art islamique en Occi-
dent, principalement comme un bâtiment à vocation religieuse et
militaire.
Les avancées des recherches récentes ont permis de mettre en
évidence la variété morphologique et fonctionnelle du ribât et de pro-
mouvoir sa dimension institutionnelle77. Le cas le plus caractéristique
de cette évolution est sans doute celui de la rábita de Guardamar, sur
la côte alicantine, et qui a fait l’objet d’une fouille systématique, dont
les résultats ont fait l’objet d’une publication bien documentée78. Il
s’agit d’un établissement d’époque califale, constitué de plus d’une
vingtaine d’oratoires progressivement établis autour d’une mosquée ;
son plan et son organisation ne révèlent pas de fonction militaire et
attestent plutôt sa vocation religieuse, liée à une pratique de retraite

75
  Pour une vision générale de l’approche archéologique de la vie nomade, voir R. CRIBB,
Nomads in archaeology, Cambridge, 1991.
76
  Sans que la question de la territorialité nomade et semi-nomade ne soit abordée d’une
manière directe et systématique, on peut trouver quelques informations éparses chez M.
HASAN, Al-madıˉna wa al-baˉdiya…, déjà cité. Pour le Maroc, je me permets de renvoyer à
mes propres travaux sur la région de Safi, où une riche documentation portugaise du début
du XVIe siècle offre un éclairage particulier sur les mouvements des tribus arabes semi-
nomades, impliquées dans un long processus de sédentarisation. La cohabitation de popu-
lations semi-nomades et sédentaires dans la région a eu pour conséquence le développe-
ment d’un mouvement de groupement de l’habitat autour des points fortifiés, qui ont servi
de zones de fixation pour les tribus en voie de sédentarisation. Pour plus de détails, voir Y.
BENHIMA, Safi et son territoire…
77
  Voir l’étude de C. PICARD et A. BORRUT, « Râbata, Ribât, Râbita : une institution à
reconsidérer », dans Chrétiens et musulmans en Méditerranée médiévale (VIII e –XIII e siècle). Échan-
ges et contacts, N. PROUTEAU et Ph. SÉNAC éds., Poitiers, 2003, p. 33-65.
78
  El ribât califal…

382

csm_19.indd 382 21/05/10 08:57


approches du territoire

mystique. Ce cas est comparable au ribât d’Arrifana (Al-Rîhâna), situé


sur la côte atlantique de l’Algarve, et datant du XIIe siècle79.
Les questions de la dimension territoriale du ribât et de son rôle
comme élément du peuplement ont été également soulevées. À pro-
pos des ribât-s marocains, P. Cressier remarque les liens étroits entre
l’établissement des premiers ribât-s et la mise en place des réseaux
commerciaux, particulièrement animés par des marins andalous80.
Dans une approche différente, A. al-Bâhî, dans son travail déjà cité
sur le Sâhil, a attiré l’attention sur le rôle des ribât-s dans le mise en
valeur des zones environnantes, notamment dans le cadre du himâ,
statut juridique réservant aux seuls occupants, l’exploitation des terres
et des côtes situées dans la proximité immédiate de l’établisse-
ment81.
En dehors du cas, somme toute assez spécifique du ribât, l’inscrip-
tion du sacré dans les territoires de l’Occident musulman reste un
sujet très peu développé. En effet, au-delà des manifestations de l’is-
lam orthodoxe et dogmatique, un sacré diffus aux formes diverses
polarisait l’activité spirituelle et rituelle des fidèles. Le culte des saints,
les rites survivant d’un animisme séculaire, célébrés autour d’éléments
naturels, ou encore les pratiques ésotériques et mystiques véhiculées
par le soufisme, sont autant de niveaux du sacré qui se trouvent pro-
fondément ancrés dans le rapport de la société à son espace.
Les exemples les plus originaux pour l’instant proviennent d’un
espace qui constitue (et on l’oublie souvent), à la limite méridionale
du Maghreb, la continuité historique, géographique et démographi-
que de l’Occident musulman. Dans l’Afrique subsaharienne, pays où,
à l’instar du monde berbère, l’islam orthodoxe s’est greffé à un agré-
gat de croyances ancestrales, et où le confrérisme s’est profondément
enraciné, l’archéologie s’est attelée à l’analyse des traces ténues de la
dévotion soufie. Dans plusieurs sites de l’Aïr et de l’Adrâr des Ifoghas
(Niger et Mali), P. Cressier a relevé la multiplicité des zones de prière,
collectives ou individuelles, couvertes ou non. Aux formes variables,
il s’agit essentiellement de structures sommaires matérialisant une

79
  R. VARELA GOMES et M. VARELA GOMES, « O ribat da Arrifana (Aljezur, Algarve).
Resultados da campanha de escavações arqueológicas de 2002 », Revista portuguesa de arqueo-
logia, vol. 7/1 (2004), 483-573.
80
  P. CRESSIER, « De un ribât a otro. Una hipótesis sobre los ribât-s des Magrib al-Aqsà
(siglo IX- inicios del siglo XI) », El ribât califal…, p. 203-221. Voir également sur ce thème
les travaux de C. Picard, en particulier L’océan atlantique musulman, de la conquête arabe à
l’époque almohade...
81
  A. AL-BĀHĪ, Suˉsa wa al-Saˉhil…, p. 641-658.

383

csm_19.indd 383 21/05/10 08:57


yassir benhima

hiérarchie de l’espace et définissant son aspect sacré. En témoigne en


particulier, les enceintes sacrées de l’Aïr, délimitées par des brancha-
ges ou des murets en terre, et englobant mosquées, espaces de prière
et d’enseignement ; le périmètre du haram ainsi défini, sert de noyau
structurant autour duquel s’établissent les zones résidentielles (avec
les habitations et les greniers)82. Notons également, quoique moins
originale, l’étude de quelques vestiges d’établissements soufis dans la
région d’Alméria83. Enfin, le cas de la minorité mozarabe, et de « la
mémoire religieuse des lieux  » en particulier, a été étudié par C.
Picard, qui s’est intéressé aux formes de récupération et de réinves-
tissement par les musulmans des lieux de culte et de pèlerinage chré-
tiens84.

EN GUISE DE CONCLUSIONS…

En survolant rapidement les riches thèmes abordés par la recher-


che historique et archéologique sur le territoire en Occident musul-
man médiéval, on mesure rapidement l’ampleur du travail accompli
mais aussi l’immensité de notre méconnaissance de larges zones de
l’espace couvert par cette présentation. Le Maghreb, pour des raisons
déjà évoquées, reste peu concerné par l’évolution de la recherche, et
cette situation devient alarmante à bien des égards, car les territoires
ruraux qui nous intéressent sont en proie à des transformations par-
fois radicales. Des pans entiers de l’histoire rurale du Maghreb, ins-
crite dans les paysages ou enfouies sous le sol, sont menacés par
l’érosion irréversible des structures traditionnelles. Au-delà de l’aspi-
ration légitime au développement économique, la course effrénée
imposée par une modernisation hâtive et mal régulée des infrastruc-

82
  P. CRESSIER, « Archéologie de la dévotion soufi », Journal des africanistes, 62/2 (1992),
p. 69-90. Pour plus de détails sur l’exemple d’In Teduq dans la vallée de l’Azawagh au Niger,
voir E. BERNUS, P. CRESSIER, e.a., Vallée de l’Azawagh, Paris, 1999 (Études nigériennes, 57),
en particulier, p. 277-381. Sur l’archéologie des établissements d’époque islamique dans le
Sahel, on peut consulter la synthèse utile de Th. INSOLL, The archaeology of islam in sub-
saharan Africa, Cambridge, 2003, en particulier le chapitre 5.
83
  J. M. RODRIGUEZ LÓPEZ et L. CARA BARRIONUEVO, « El fenómeno mistico-reli-
gioso rural en los últimos siglos del islam andalusí : introducción al estudio arqueologico
de las rabitas alpujarreñas », dans Almería entre culturas. Siglos XIII al XVI, Almeria, 1990,
p. 227-254.
84
  C. PICARD, « La mémoire religieuse des lieux : des cultes chrétiens aux cultes musul-
mans sur les rivages d’al-Andalus », dans Faire mémoire. Souvenir et commémoration au Moyen
Âge, Aix-en-Provence, 1999, p. 259-275.

384

csm_19.indd 384 21/05/10 08:57


approches du territoire

tures (routières et agricoles notamment) menace de faire disparaître


à jamais des témoignages irremplaçables.
Toutefois, quelques tendances nouvelles se profilent et explorent
des aspects encore méconnus de notre sujet. Les processus d’accultu-
ration, les temps de transition, les formes de continuité et de rupture,
focalisent l’attention des chercheurs85. L’intérêt suscité par des terri-
toires jusque-là considérés comme périphériques86, renforce cette
volonté de dépassement des réalités pré-établies et ouvre des perspec-
tives de renouvellement des problématiques du peuplement et de la
construction des territoires.
Si l’archéologie s’impose comme l’approche naturelle et efficace
pour aborder les réalités spatiales, sa pratique se doit d’être accompa-
gnée par la nécessité de dépasser les limites de l’archéographie et
d’inscrire le travail de terrain dans le temps des problématiques his-
toriques. Ainsi, et encore plus que le croisement occasionnel des don-
nées textuelles et matérielles, ou pire encore leur juxtaposition
« rituelle » dans un dialogue de sourds, la recherche sur les territoires
de l’Occident musulman ne peut faire l’économie d’un retour per-
manent aux sources dans leur diversité et hétérogénéité. L’étude de
territoires à travers l’optique monolithique d’un seul genre (histori-
que ou d’une seule réalité spatiale), option par ailleurs encouragée
par la tendance vers l’hyperspécialisation, présente elle aussi les dan-
gers de fragmenter et d’émietter une réalité complexe. Ces travers de
la recherche récente sont d’autant plus accentués par la contingence
des champs disciplinaires (histoire, archéologie, anthropologie) en
vigueur aussi bien dans les milieux académiques maghrébins qu’euro-
péens.

85
  On peut citer par exemple l’intérêt croissant pour les questions d’islamisation et d’ara-
bisation de l’Occident musulman, objets de nombreux travaux en cours.
86
  Pour le Maghreb, par exemple, les zones de montagne (le Sous notamment, objet d’un
projet en cours mené par J.-P. Van Staëvel et A. Fili) ou les territoires pré-sahariens, sans
oublier les plaines atlantiques du Maroc, centrales géographiquement, mais périphériques
historiquement par rapport aux grandes métropoles qu’étaient Fès et Marrakech.

385

csm_19.indd 385 21/05/10 08:57


csm_19.indd 386 21/05/10 08:57

NOMMER LE TERRITOIRE :
LE CAS DES SOURCES ARABES
(MAGHREB ET ANDALUS)

François CLÉMENT

Les remarques qui vont suivre, d’ordre surtout méthodologique,


ont été inspirées par la réflexion très programmatique, et donc très
stimulante, de Stéphane Boissellier. Il m’a semblé, en effet, que la
dimension littéraire de notre discipline avait été un peu trop rapide-
ment évacuée dans le souci, certes louable, d’abandonner le pragma-
tisme artisanal pour une conception plus intellectuelle et
« scientifique » du métier. Les « belles-lettres » étant visées, ce sont
elles dont je voudrais prendre la défense, car il serait de maigre béné-
fice que, pour corriger un excès, nous tombions dans un autre.
Il faut dire que l’historien des sociétés arabes et musulmanes du
Moyen Âge ne dispose d’aucune source d’archives ou presque et de
données archéologiques encore trop limitées en nombre (et surtout
très inégalement réparties dans l’espace et le temps), de sorte que le
texte (la narration) demeure souvent le seul matériau disponible. Or,
on s’est contenté, en général, d’y prélever de l’information factuelle,
sans prêter grande attention au texte lui-même. La prise en compte
de celui-ci dans son fonctionnement, la prise en compte de sa langue,
de son style, de son projet littéraire, bref la nécessité de le considérer
aussi comme un récit, au même titre qu’une œuvre de fiction, impose
de recourir aux outils des « belles lettres » dont il faudrait, pourtant,
que nous nous dégagions1.
Il me semble nécessaire, en effet, de revenir davantage au texte,
dans une approche plus humblement philologique, et en avançant
avec une extrême prudence, surtout lorsqu’on est tenté de transfor-
mer un mot en concept (villa, castrum, hisn, etc.). Non que les concepts
ne soient pas utiles, voire nécessaires, mais parce qu’il y a danger, en

1
  Sur ces questions, voir Écrire l’histoire de son temps (Europe et monde arabe). L’Écriture de l’His-
toire, I, R. Jacquemond dir., Paris, L’Harmattan, 2005, notamment (à titre d’exemple)
ma contribution, « Shâriqât al-zafar, les ‘soleils du triomphe’. Le récit de la bataille de Cara-
cuel (12 avril 1173) », p. 73-82.

387

csm_19.indd 387 21/05/10 08:57


françois clément

glissant du mot au concept, de transformer toutes les occurrences du


mot en occurrence du concept. Le biais méthodologique s’avère
d’autant plus insidieux qu’on finit rapidement par oublier les critères
qui ont permis d’élire un mot pour éponyme d’un concept : ce sont,
dorénavant, les critères du concept qui vont s’attacher automatique-
ment à chaque occurrence du mot, transformant celui-ci en une sorte
de bouton d’appel, ou de lien, vers un métatexte qui n’a plus toujours
grand rapport avec lui.
Il ne faut pas sous-estimer, non plus, les glissements de sens induits
par la traduction, dans la mesure où celle-ci est à la fois univoque (en
opérant un choix entre les différents sens de l’énoncé de départ, qui
sont distincts mais jamais dissociés) et plurivoque ou équivoque (grâce
aux différents sens contenus dans l’énoncé d’arrivée). Ce passage
d’un terme à l’autre, qui se double d’un changement d’environne-
ment linguistique, entraîne des perturbations sémantiques plus ou
moins importantes. Le danger de contresens s’aggrave lorsqu’on finit
par raisonner sur la traduction du mot (même si celui-ci demeure,
formellement, dans sa langue d’origine) et non sur le terme original
dans sa langue (c’est-à-dire dans son contexte d’énonciation).
Ajoutons (mais c’est le rappel d’une évidence) que les concepts se
pensent et s’élaborent dans la langue de l’observateur. Ils ne sont
donc pas l’émanation de l’objet observé, que l’observation rendrait
intelligible, mais une projection mentale de l’observateur sur l’objet
observé. Il est prudent de garder à l’esprit le sens de ce trajet, sans
l’inverser, sous peine, une nouvelle fois, de se retrouver à contre-
sens.
Dernier danger, corollaire du précédent : un concept n’est qu’un
outil d’intelligibilité  ; il ne saurait devenir la “réalité” de l’objet
observé. Là aussi, les erreurs de sens sont fréquentes.

Deux affirmations de Stéphane Boissellier m’ont arrêté. Concer-


nant toutes les deux l’analyse littéraire (ou linguistique) et, par voie
de conséquence, les services que celle-ci peut rendre à l’historien,
elles découlent d’un postulat, non clairement exprimé mais bien repé-
rable, selon lequel « la réalité » (matérielle) et « les représentations »
(immatérielles) constitueraient des catégories nettement opposables
dont l’une (les représentations) serait en fin de compte le voile de
l’autre (la réalité).
Une telle façon d’aborder la question, certes complexe, des rela-
tions entre la « réalité » et l’image de la réalité fait l’impasse, me sem-
ble-t-il, non pas tant sur la réalité de l’image, dont s’occupe l’histoire

388

csm_19.indd 388 21/05/10 08:57


nommer le territoire

des représentations (ou des mentalités), mais sur sa réalité d’objet


historique à part entière, c’est-à-dire d’élément constitutif (et non seu-
lement médiateur) du « noyau dur » de la réalité (je ne sais pas si la
métaphore est correcte — mais retenons l’idée d’un centre et d’une
périphérie de la réalité historique).

Première affirmation : les œuvres de l’esprit (S. Boissellier vise les


« écrits des mathématiciens et philosophes ») seraient « une pure
création sans rapport direct avec le réel ». Outre qu’il faudrait s’en-
tendre sur ce qu’est le « réel » – vaste programme –, ceci pose dou-
blement problème.
D’abord, est-il correct de soutenir que les œuvres de l’esprit sont
coupées du réel ? Elles prétendent à le dire (réel mathématique, réel
philosophique, réel poétique, etc., …réel historiographique). Ne serait-ce
que pour cette seule raison, nous devons leur en donner acte. Ensuite,
elles passent par le langage et se manifestent dans une langue, y com-
pris les mathématiques. Or, à nouveau, il est difficile d’admettre que
le langage et la langue ne font pas partie du réel.
Si l’on accepte la possibilité d’une histoire non pas des faits de
langue (c’est un autre domaine), mais par les faits de langue, on doit
se montrer attentif à ce qu’on pourrait appeler la « problématique du
feuilletage » : je veux parler de la superposition des mues par lesquel-
les un événement se métamorphose en fait historiographique puis en
fait historique, chaque stade (ou strate) ayant sa propre charge de
réalité. Or, à partir du moment où l’événement est dit, il entre dans
le langage. Ou, plus exactement, le langage et la langue entrent en
lui, le font advenir d’une virtualité improbable, parce que nous n’en
sommes pas les témoins, à une réalité langagière qui est, pour nous,
le seul témoin de sa réalité. Une réalité en abîme symétrique, chaque
strate recevant l’empreinte de la figure sous-jacente et imprimant sur
elle sa propre figure... Je l’accorde, c’en est presque décourageant.

Stéphane Boissellier nous invite également, deuxième affirmation,


à nous « méfier de toute analyse lexicale pure, qui tourne vite à l’exer-
cice linguistique », sans doute parce que celui-ci nous mène moins
« au cœur du processus de territorialisation » qu’à celui des « repré-
sentations ».
Certes, confronter le lexique au contexte matériel et social de l’ob-
jet étudié s’avère indispensable à un moment ou un autre de l’en-
quête. Mais faire l’impasse de l’analyse philologique risque de conduire
l’historien, paradoxalement, à une sur-représentation de la réalité

389

csm_19.indd 389 21/05/10 08:57


françois clément

« subjective ». En effet, une démarche qui négligerait l’analyse lexicale


« pure », c’est-à-dire linguistique, éluderait une donnée de la question,
qui est que toute énonciation, qu’elle soit triviale ou recherchée,
généraliste ou spécialisée, mécanique ou intentionnelle, est aussi une
représentation. Si l’on ne se dote pas des moyens d’y voir un peu plus
clair, on avalise, avec l’énoncé, l’image de l’énoncé, et on aboutit donc
au résultat inverse de ce qui était attendu.
Par ailleurs, si l’analyse du contexte d’énonciation permet de véri-
fier ou de nuancer la signification de l’énoncé dans chaque situation
d’utilisation, c’est-à-dire de comprendre la façon dont il fonctionne,
elle fournit peu d’indications sur ses aptitudes sémantiques. Or, cel-
les-ci conditionnent la façon dont il s’insère dans l’énonciation : on
comprend, là encore, que l’enquête lexicale ne peut se dispenser de
son versant linguistique. Sinon, cela reviendrait à considérer que la
langue n’est qu’un instrument servile et dénué d’incidence sur le
locuteur, sur son discours et sur sa pensée. On peut difficilement le
soutenir aujourd’hui.
Bref, la question est autant de savoir ce qui est parlé dans le mot
que ce qui est parlé par le mot — travail de linguiste, mais aussi d’his-
torien, dès l’instant où celui-ci, utilisant des sources écrites (surtout
lorsqu’elles se présentent dans un idiome autre que le sien), devient
ipso facto linguiste (ou le devrait, c’est-à-dire devrait en avoir pleine-
ment conscience). Les énoncés, nous venons de le voir, ne se rédui-
sent pas à des masses inertes qu’il suffit de manipuler. On risque, en
modelant sans précaution leur plasticité, de leur faire tout simplement
dire ce que nous cherchons à entendre.
Prenons-le autrement. Lorsqu’un toponyme arabe est qualifié de
madına («  ville  ») et que des éléments de nature non linguistique
montrent que le lieu en question ne saurait mériter un tel qualificatif
par son manque (apparent) de caractéristiques urbaines, faut-il en
conclure que le mot madına n’est pas suffisamment discriminant,
qu’on ne saurait donc se fier à lui ? Ou, plutôt, se poser la question
de savoir pourquoi il est appliqué à ce qui, au regard de notre modèle,
n’est pas une ville ? L’interrogation permettrait, sans doute, de rela-
tiviser certains des marqueurs de citadinité tels que nous les avons établis
(présence de telle ou telle structure matérielle) tout en en créant de
nouveaux : par exemple, l’intégration dans un réseau de lieux isomor-
phes selon des critères liés à la reproduction des élites sociales, à la
culture savante, au rayonnement littéraire, etc.

390

csm_19.indd 390 21/05/10 08:57


nommer le territoire

Je vais tenter, à présent, d’illustrer mon propos à l’aide de quelques


exemples. Je le ferai à partir du vocabulaire utilisé pour nommer le
territoire dans les sources arabes de l’Occident musulman médiéval.
Ainsi aurai-je répondu, je l’espère, à la partie du cahier des charges
sur l’enquête lexicale. J’irai un peu plus loin que la simple collecte
terminologique en m’intéressant à l’analyse des champs sémantiques
et aux procédés rhétoriques.

Un rappel, d’abord. Si la langue arabe n’utilise pas de protocole


particulier et constant pour nommer le territoire, elle dispose, en
revanche, de ce que les grammairiens appellent le ism makn, ou
« nom de lieu », qui est un dérivé verbal exprimant l’endroit où une
action a lieu. Le mot mamlaka, par exemple, que l’on traduit par
« royaume », signifie étymologiquement « le lieu du milk » (ou du
mulk), c’est‑à-dire le lieu de la propriété, de ce que l’on possède en
propre, donc du pouvoir, de l’autorité et, finalement, de la dignité
royale. Ainsi désigne-t-il l’espace géographique constituant l’avoir du
souverain, celui sur lequel s’exerce son autorité, le royaume (en tant
que territoire). Or, le schème du ism makn est aussi celui du ism
zamn, ou « nom de temps »2. Il est identique, également, au masdar
mımı, le nom verbal en m, qui exprime l’idée verbale (un peu comme
l’infinitif en français). Mamlaka est donc tout à la fois le « lieu de la
possession », le « temps de la possession » et la « possession » elle-
même, royaume, règne et royauté étant ainsi confondus dans une
équivalente potentialité.3

Maintenant, l’étymologie n’explique pas tout. Avec le temps et la


consolidation des particularismes locaux, l’usage à la fois standardise
le lexique (küra, iqlım, nhiya, ‘amal, ±a∞r sont utilisés de façon cou-
rante en Orient comme en Occident) et différencie les acceptions
d’un même terme qui en vient à signifier des choses différentes ici et
là.
Ce phénomène a été relevé par André Miquel à propos du lexique
du géographe oriental al-Maqdisı ou al-Muqaddası (mort vers 990).
Attentif à un classement des données qui rende compte du réel,
comme l’annonce le titre programme de son ouvrage (Ahsan al‑taqsım

2
  Les deux constituent les asm’ al‑÷arf, ou « noms du vase », entendons ceux qui, tels un
vase, enferment l’action (autrement dit, les dérivés verbaux circonstanciels).
3
  Toutefois, rares sont les mots formés sur le schème du nom de lieu qui possèdent, comme
mamlaka, cette triple potentialité : la très grande majorité ne désignent que des lieux. Cela
simplifie les choses.

391

csm_19.indd 391 21/05/10 08:57


françois clément

fı ma‘rifat al-aqlım, « La meilleure répartition pour la connaissance


des provinces »), al-Maqdisı élabore un système de classement des
territoires dans lequel la mamlaka se compose d’iqlım qui se compo-
sent eux-mêmes de küra.4 Et comme cette conception « atomiste »,
pour reprendre le mot de Miquel, ne colle pas exactement avec la
réalité observable5, des territoires particuliers sont identifiés et nom-
més : la n˛iya, trop spécifique pour constituer une küra et trop petite
pour être assimilée à un iqlım ; le rustq (que les Andalous confondent
avec l’iqlım, précise-t-il), trop exigu pour devenir une kūra. Ce que
Miquel, avec une belle intuition, compare « un peu à nos vieux “pays”,
isolés par leur cadre naturel et leurs traditions, reliés et en même
temps un peu réfractaires aux provinces qui les englobent ».6
Pour ne l’avoir pas deviné, le très jacobin Lévi-Provençal en est
réduit à déplorer que « la documentation offerte par les géographes
arabes pour l’organisation provinciale de la Péninsule [ibérique]
demeure […] à peu près inexistante » et à opposer les iqlım d’al-Idrısı
aux küra des autres géographes au motif qu’il s’agit d’une « division
qui est géographique, et non politique ou administrative ».7 Ce n’est
que tardivement qu’il finit par reconnaître que l’iqlım appartient
effectivement à la nomenclature administrative andalouse.8
Ceci ne règle pas la question, mais une piste est ouverte. En laissant
de côté la question de la nature administrative de ces entités pour ne
retenir que leur réalité territoriale, la matière disponible est exploi-
table. Il faut y intégrer la liste des küra fournie au XIIIe siècle par Ibn
Sa‘ıd dans son Mu∞rib, mais écartée par Lévi-Provençal au motif qu’el-
les « ne correspondent à aucune réalité administrative, ni au Xe siècle,
ni plus tard » (affirmation, au demeurant, qui reste à démontrer)9. Il
serait donc nécessaire de comparer entre elles les listes de küra et
d’iqlım, voire de hudüd (limites) ou aπz’ (parties) et de mad’in
(cités), pour reprendre la nomenclature utilisée par al-Bakrı (XIe siè-

4
  À noter que l’auteur puise sa terminologie dans le lexique de la cartographie (∑urat
al-ard), de la géographie administrative et de l’adab.
5
  Al‑Maqdisˉı a passé vingt ans de sa vie à parcourir le monde.
6
  Voir A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11 e siècle,
I, Géographie et géographie humaine dans la littérature arabe des origines à 1050, Paris-La Haye,
Mouton, 2e éd., 1973, p. 324-325 (p. 324 pour la citation).
7
  É. LÉvi-Provençal, L’Espagne musulmane au X e siècle. Institutions et vie sociale, nouv. éd.,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2002 (1e éd. : 1932), pp. 117-118 ; voir également id., Histoire
de l’Espagne musulmane, III, Le siècle du califat de Cordoue, Paris, Maisonneuve et Larose, 1967,
p. 49.
8
  É. LÉvi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane…, p. 48.
9
  Ibid., p. 49, n. 3.

392

csm_19.indd 392 21/05/10 08:57


nommer le territoire

cle) à propos du « partage de Constantin » (qui correspond, en fait à


l’ancien découpage ecclésiastique de l’Espagne).10

Arrêtons-nous un instant sur les küra d’Ibn Sa‘ıd, ou plutôt sur la


façon dont l’auteur les articule dans un système en abîme rappelant
le procédé qu’affectionnent les conteurs (on pense au tuilage des
fables de Kalila et Dimna ou à l’enchâssement des contes des Mille et
Une Nuits), mais qui correspond, peut-être, à une certaine réalité ter-
ritoriale (et non pas strictement administrative) d’al-Andalus.
On remarque, en effet, que l’auteur classe ses morceaux choisis
(car le Mu∞rib est une anthologie poétique) en livres autonomes, sub-
divisés eux-mêmes en autant de livres que nécessaire, eux aussi auto-
nomes, lesquels se subdivisent à leur tour jusqu’au niveau des chapitres
de base, chacun de ces ouvrages, à la fois englobant et englobé, por-
tant le nom et le qualificatif d’une entité territoriale. Le résultat de
cette contrainte oulipienne avant l’heure me semble d’un grand inté-
rêt, puisqu’il permet, en raison du caractère systématique du procédé,
de mettre en évidence les articulations entre les territoires, révélant
ainsi une sorte de paysage fractal, c’est-à-dire ayant moins à voir avec
une problématique du type centre-périphérie (toujours le jacobi-
nisme  !) qu’avec l’atomisme déjà repéré par André Miquel chez
al-Maqdisı. C’est ce que j’avais d’ailleurs suggéré, pour la période des
taifas, à travers l’image du miroir brisé.11
Voici un échantillon de l’atomisme saïdien :

L’Extraordinaire sur les ornements du Maghreb

titre général de l’ouvrage, lequel comprend

Le livre du palimpseste enluminé 12 sur les ornements de la péninsule andalouse

10
  Notons que le terme d’iqlˉım, dont la réalité administrative prête à discussion pour ce qui
est d’al-Andalus, a persisté dans la terminologie administrative du Maroc actuel avec le sens
de région économique (iqlˉım iqtis dˉı ), mais que küra a depuis longtemps disparu du
Maghreb au profit de wilya (« gouvernorat »).
11
  Voir F. ClÉment, Pouvoir et légitimité en Espagne musulmane à l’époque des taifas (V e/XI e
siècle). L’imam fictif, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 274.
12
  C’est ainsi que je comprends l’expression wašy al-†urus (sic), †irs (pl. †urus) désignant un
feuillet ou une tablette, et plus spécialement un feuillet de parchemin ou une tablette en
bois sur lesquels on écrit après avoir effacé l’écriture ancienne (le verbe †arasa signifie
« effacer en frottant »). Quant au pluriel †urus, non attesté à ma connaissance, il répond au
besoin de la rime avec al-Andalus.

393

csm_19.indd 393 21/05/10 08:57


françois clément

titre que justifie sa composition à six mains, la dernière étant celle


d’Ibn Sa‘ıd13. Cette partie qui traite du « sultanat d’al-Andalus » se
divise en trois livres :

Le Livre des fiancés sur les ornements de l’Andalus occidentale (‰arb


al‑Andalus)
Le Livre des lèvres garance sur les ornements de l’Andalus centrale (Mawsa†at
al-Andalus)
Le Livre de l’intimité sur les ornements de l’Andalus orientale (Šarq al‑Andalus)

Le livre II (Andalus centrale) se divise en quatre livres :

Le Livre du mouchoir odorant sur les ornements de la mamlaka de Tolède


Le Livre du jardin odorant sur les ornements de la mamlaka de Jaén
Le Livre des astres lumineux sur les ornements de la mamlaka d’Elvira
Le Livre du vin enivrant sur les ornements de la mamlaka d’Almería

Lequel livre IV (Almería) se divise en sept livres :

Le livre du badinage sur les ornements de la madına de Pechina


Le Livre de l’haleine parfumé sur les ornements de la ˛∂ira d’Almería
Le Livre de la perle sur les ornements du ˛ißn de Marchena14
Le Livre de la couleuvre ciselée sur les ornements du ˛ißn de Senés15
Le Livre de l’œillade du taurillon sur les ornements du ˛ißn de Mondújar16
Le Livre des délices sur les ornements de la madına de Berja
Le Livre du petit matin sur les ornements de la madına d’Andarax17

On constate, par exemple, que la madına de Berja est incluse dans


la mamlaka d’Almería, elle-même incluse dans l’Andalus centrale. Bien
sûr, on peut s’interroger sur la nature de cette articulation : corres-
pond-elle à la réalité ou s’agit-il d’une vue de l’esprit ?
On aura relevé, également, que les subdivisions de chaque livre
sont en cohérence métaphorique : le livre sur l’Andalus centrale énu-
mère les ingrédients du majlis al-uns, ce salon de sociabilité qui réunit
le soir, dans un jardin, les gens d’esprit (et parfumés) autour d’une

13
  Le Mu∞rib est une entreprise familiale, démarrée vers le milieu du XIIe siècle et pour-
suivie sur quatre générations.
14
  Sa Cruz de Marchena.
15
  Dans la sierra de los Filabres.
16
  Sa Fé de Mondújar.
17
  Laujar de Andarax, dans les Alpujarras. Sur tout ceci, voir IBN SA‘ˆD, al‑Mu∞rib fı hul
al-Ma∞rib, éd. annotée par ∫. AL-MAN∑ÜR, Beyrouth, Dr al‑kutub al-‘ilmiyya, 1417/1997,
I, p. 7 ; II, p. 5, 157.

394

csm_19.indd 394 9/06/10 13:03


nommer le territoire

coupe de vin ; celui sur la mamlaka d’Almería retrace les étapes du


protocole amoureux. Ainsi, le subterfuge littéraire, et lui seul, nous
renseigne sur le degré d’intégration des territoires entre eux : une
dynamique apparaît là où un examen superficiel (limité au « concret »,
˛ißn, madına, toponymes) ne verrait qu’une simple liste de localités.
Alors, réalité ou vue de l’esprit ? Laissons provisoirement de côté
la question de la temporalité dans une œuvre comme le Mu∞rib, c’est-
à-dire achevée à une époque où la majeure partie d’al-Andalus est
passée aux mains des chrétiens. Si l’on se focalise sur son anachro-
nisme, en voulant à tout prix assigner à une temporalité ce qui n’a
pas pour objet de dire le temps (Ibn Sa‘ıd n’est pas un historien), on
est obligé de classer le dossier sous la rubrique « Aucune réalité »,
comme l’ont fait la plupart des historiens à la suite de Lévi-Provençal.
Mais à nouveau, cela consiste à partir chasser le lièvre avec une canne
à pêche. Pas étonnant qu’on rentre bredouille.
En revanche, lorsqu’on se munit des outils de l’analyse littéraire,
le résultat n’est plus le même. Ici, il s’agit ne pas perdre de vue le
projet d’écriture d’Ibn Sa‘ıd : pourquoi, puisqu’il se montre capable
d’obéir aux règles rigoureuses qu’il s’est fixées, que ce soit dans la
structure générale du Mu∞rib, dans celle des livres-chapitres ou dans
l’usage de la métaphore, s’affranchirait-il de la contrainte du réel, lui
qui écrit à une époque — et c’est maintenant, et maintenant seule-
ment qu’il faut revenir vers une temporalité — où l’Andalus vient de
rétrécir comme peau de chagrin ?
On peut alors poser comme hypothèse l’exactitude de l’organi-
gramme territorial du Mu∞rib – territorial, j’insiste, en faisant abstrac-
tion des dimensions politiques ou administratives d’espaces
géographiques de toute façon bouleversés par la Reconquista. Et parler
de rémanence, celle de ces « vieux pays » dont parle André Miquel,
qu’Ibn Sa‘īd enregistre avant qu’il ne soit trop tard.
J’ajoute que l’auteur du Mu∞rib n’omet pas de clore la partie anda-
louse de son œuvre par un ultime livre consacré à l’Espagne chré-
tienne :

Le Livre du regard soupçonneux sur le reste d’al-Andalus appartenant aux adora-


teurs de la Croix18

Ce « reste d’al-Andalus » est, bien évidemment, celui d’avant la


Reconquista (toujours la rémanence). Il est rangé dans une sorte d’épi-

18
  IBN SA‘ˆD, al‑Mu∞rib fı hul al-Ma∞rib… , II, p. 387.

395

csm_19.indd 395 21/05/10 08:57


françois clément

logue, très bref (une demi page) et vide de tout contenu car, est-il
expliqué, « il n’y a pas matière, dans l’ensemble de ces régions, à
notice d’actualité, pour la raison qu’elles se trouvent aux mains des
chrétiens ».19
Ainsi, Ibn Sa‘ıd va jusqu’au bout de son projet, quitte à admettre
qu’il n’a rien à dire – l’aveu renforce sa crédibilité.

Ainsi, un texte qui n’a aucune prétention historiographique, qui


est une anthologie poétique (un ouvrage de « belles-lettres », par
conséquent), est exploitable par l’historien. Inutile d’y rechercher des
renseignements de nature historiographique noyés dans un propos
qui ne l’est pas, on ne les trouvera pas, ou alors ils sont d’une grande
banalité : ceci explique que le Mu∞rib a été relégué en marge du cor-
pus des sources utilisées par l’historien médiéviste. En revanche, le
projet rhétorique de l’auteur est d’un grand intérêt. Ici, les outils des
belles-lettres, notamment l’analyse stylistique, permettent de dégager
des informations qui intéresseront davantage l’historien que le litté-
raire.
En d’autres termes, ce n’est pas en entrant dans ce texte en histo-
rien, mais en littéraire, que l’historien y trouvera matière utile. Le
paradoxe n’est qu’apparent.

Toujours à propos de ces questions de rhétorique et de catégories


articulées par le discours, je voudrais indiquer, pour finir, quelques
faits de langue qui mériteraient une étude systématique. Je pense,
notamment, aux binômes induits par la cadence du beau style avec
ses clausules symétriques (ceci et cela, ceci ou cela, ceci ceci, ceci cela,
etc.). Ils forment des sortes de segments préexistant à l’expression
particulière, qui s’y coule, mais contrainte — d’où l’importance de ce
qu’on y met. Importance esthétique, avec un résultat souvent futile,
quand il s’agit de pure rhétorique, c’est-à-dire d’un exercice de voltige
formelle (avec sa part d’esbroufe). Mais importance autrement signi-
fiante quand il s’agit du génie de la langue elle-même.
Je m’explique. Il se met en place dans le discours, de façon obscure
au départ, des binômes catégorisants tels que zda wa-qalla (plus ou
moins), al‑ßi∞r wa-l-kibr (les jeunes et les vieux), al-mafirüf wa-l-
munkar (le convenable et le répréhensible), al-‘Arab wa-l-‘Aπam (les
Arabes et les “Barbares”), al-khßßa wa-l-‘mma (l’élite et le peuple),
etc., qui finissent par devenir aussi structurants que les bipartitions

19
  Ibid.

396

csm_19.indd 396 21/05/10 08:57


nommer le territoire

dont ils rendent compte. Ainsi, dans le lexique du territoire, existe-


t-il des couples de mots quasi incontournables. Couples antinomiques
et alternatifs, comme d�r al-isl�m (territoire de l’islam) et dr al-˛arb
(territoire de la guerre) ; couples hiérarchiques, comme al-madına
wa‑a‘mlu-h (la cité et ses districts) ; couples génétiques, comme umm
et bant (“mère-tropole”, si l’on me permet le jeu de mots, et villes
filiales) ; couples symétriques, comme mudun wa-˛ußün, ˛ußün wa-qil‘
(en traduisant à la va-vite : cités et châteaux, châteaux et forteresses)20.
On pourrait identifier d’autres couples et dresser, à, partir d’eux, une
cartographie dynamique qui serait sans doute plus éclairante que les
collections de points étiquetés sur un fond de carte dont on se satisfait
d’ordinaire.
Autre domaine à explorer, celui des métaphores. La terminologie
arabe est souvent imagée et le lexique du territoire n’y échappe pas.
Une q‘ida (chef-lieu) est une ville « assise », une base (ça, on le com-
prend mieux depuis un certain 11 septembre). Une ˛∂ira (capitale)
est un lieu de « présence »21. Le tha∞r, province militaire située aux
confins du dr al-islm, que l’on traduit souvent par « marche », est
en réalité une « brèche ».
Le lexicographe Ibn Man÷ür (1232-1311), citant al‑Azharı (895-980),
fournit l’explication d’une telle image :

« On dit d’un lieu dans une montagne ou dans un ˛ißn par lequel on craint
que l’ennemi n’arrive : ±a∞r, en raison du fait qu’il est ébréché et qu’il
permet à l’ennemi de pénétrer. »22

De la même façon, on peut relever que les termes utilisés dans la


typologie administrative et/ou géographique des territoires locaux
sont chargés, eux aussi, d’une connotation implicite qui peut nous
éclairer. Ainsi, la n˛iya est-elle un territoire « à côté » ; la πiha com-
porte un peu le même sens, mais avec une nuance de côté « faisant
face », et donc de « direction ». Quant au fiamal, dont la qualité fiscale
20
  Il faudrait en effet nuancer : le ˛ißn est un lieu de sûreté, de taille variable, alors que la
qal‘a est un lieu qui se détache dans l’environnement. Sur ces questions, voir mon article
« La terminologie castrale dans les sources arabes du Moyen-Âge : l’approche philolo-
gique », dans Le Maghreb, al-Andalus et la Méditerranée occidentale (VIII e-XIII e siècle), P. SÉNAC
éd., Toulouse, CNRS-UTM, Coll. Méridiennes, 2007, p. 237-251.
21
  Je renvoie à l’opposition classique depuis Ibn Khaldün – mais il n’a pas inventé le binôme
– entre ahl al-˛a∂ar, les sédentaires, et ahl al‑badw, les gens de la bdiya, ou steppe déserti-
que (en fait, dans l’Espagne arabophone, où il n’existe presque pas de tels paysages,
al-bdiya désigne la campagne, de sorte que le binôme oppose plutôt urbains et ruraux).
22
  IBN MAN⁄ÜR, Lisn al-‘Arab, nouvelle éd., texte établi par ‘A.‘A. Al-KABˆR, M.A. ˘ASB
ALL◊H et H.M. AL-Š◊≥ILˆ, Dr al‑Ma‘rif éd., Le Caire, 1401/1981, I, p. 486, col. d.

397

csm_19.indd 397 21/05/10 08:57


françois clément

est, par ailleurs, bien connue, c’est un « agir », une « action », un


« travail » (le mot désigne, chez les grammairiens, le « régime » qu’un
mot exerce sur un autre). On obtient donc, par l’enquête linguistique,
des précisions sur la nature différente de ces trois entités territoriales :
‘amal apparaît bien comme le résultat d’une volonté politique ou
administrative, comme une création du pouvoir, alors que n˛iya et
πiha seraient plutôt l’expression de territoires si ce n’est naturels, du
moins auto-constitués. Dans les trois cas, l’articulation avec un autre
espace est indiquée dans le nom-type lui-même.

Certes, l’étymologie ne saurait tout résoudre et peut conduire à


divaguer. Iqlım a été emprunté au grec (c’est un « climat »), de même,
vraisemblablement, que küra (khôra) : à quoi bon ouvrir le diction-
naire ? Il ne s’agit pas de mots arabes, ils ne résonnent pas dans la
langue, ou alors, s’ils le font, c’est à la manière des néologismes d’em-
prunt (un sens technique, au départ, et peut-être quelques significa-
tions métaphoriques). En touts cas, on ne voit pas comment ils
auraient pu tisser des liens avec le reste du lexique.
Eh bien, l’acceptation du terme étranger dans la langue aboutit
souvent au même résultat que celle du client (πr) dans la tribu : avec
le temps, le groupe le considère comme un véritable parent. Prenons
le mot küra et ouvrons le Lis�n : il figure à la place où l’on attendrait
qu’il soit s’il était d’origine arabe, c’est-à-dire sous la racine kwr, qui
traduit l’idée de « fagotage » et d’« enroulement » (en particulier du
turban). La même racine a produit, par exemple, le mot kür (« ruche »
en terre crue).23
Peu importe, en fin de compte, que l’étymologie soit fantaisiste :
le mot s’est intégré dans la langue et participe du complexe sémanti-
que d’une racine qui l’enrichit d’un certain nombre de sens qu’il
n’avait pas à l’origine (s’agissant d’un emprunt à une langue étran-
gère, il n’en avait d’ailleurs aucun). Par conséquent, la küra ne doit-
elle pas être entendue comme un territoire qui lie et englobe, voire,
telle la ruche, comme le territoire de complétude d’une commu-
nauté ? Si tel est le cas, il ne faut plus la considérer comme une sub-
division de la mamlaka (vision jacobine), mais comme l’unité
territoriale de base des sociétés d’al‑Andalus. On peut alors compren-
dre sa remarquable persistance au cours des siècles, puisqu’elle a
résisté aux tentatives de centralisation du pouvoir califal et à l’épar-

23
  Voir IBN MAN⁄ÜR , Lisn al-‘Arab…, V, p. 3954.

398

csm_19.indd 398 21/05/10 08:57


nommer le territoire

pillement des taifas et des dissidences (qui sont presque toujours “pro-
vinciales”, soulignons-le).

Je terminerai en signalant un autre domaine où le travail sur les


textes pourrait donner des résultats intéressants. Il s’agit de la percep-
tion du positionnement dans l’espace des entités territoriales. En voici
deux illustrations.
La première est tirée d’al-Bakrı, qui reprend, en le précisant, un
passage d’A˛mad al-Rzı (Xe siècle)24 :

« Le pays d’al-Andalus a la forme d’un triangle. Le premier angle [se situe]
entre l’occident et le sud […] De là, il s’avance vers la mer Méditerranée
[…] qui débute au sud d’al-Andalus. Le deuxième angle se situe à l’est
d’al‑Andalus. […] Le troisième angle se situe là où la mer s’incurve du
nord à l’ouest [etc.] »25

La seconde provient directement d’Ahmad al-Rzı (cité par


al‑Maqqarı) :

Al-Andalus consiste en deux Andalus quant au régime des vents et des


pluies et au cours des fleuves : une Andalus occidentale et une Andalus
orientale. L’Occidentale est celle dont les cours d’eau coulent vers l’Océan
occidental et dont les pluies sont apportées par les vents d’ouest. Ce ter-
ritoire (˛awz) commence du côté de l’orient avec la région (mafāza) qui
s’avance depuis le nord vers Santa Maria […] et s’infléchit vers l’ouest
[…] Le territoire oriental, connu sous le nom d’al-Andalus al-aqs (l’An-
dalus extrême), a des fleuves coulant vers l’est et des pluies apportés par
les vents d’est. […] Au nord [de ce pays] et à l’ouest il y a l’Océan, au sud
il y a la mer Occidentale (autre leçon : la mer Arabe) d’où coule la mer
Méditerranée [etc.] 26

Cette volonté de projeter les territoires dans l’espace et de les


situer non seulement les uns par rapport aux autres, mais par rapport

24
  Voir le passage correspondant d’al-Rzı dans AL-MAQQARˆ, Naf˛ al-†īb min ∞ußn al-Anda‑
lus al‑ra†īb, éd. I.‘ABB◊S, Beyrouth, Dr ∑dir, 1388/1968, I, p. 130 ; trad. dans É. LÉvi-
Provençal, « La “Description de l’Espagne” d’A˛mad al‑ Rzı. Essai de reconstitution de
l’original arabe et traduction française », Al-Andalus, Madrid-Grenade, 18 (1953), p. 60.
25
  AL-BAKRˆ, Kitāb al-masālik wa-l-mamālik, éd. partielle par ‘A.‘A AL-HA∏∏ˆ, ∏u∞rāfiyat
al-Andalus wa-Ūrūbbā, Beyrouth, Dr al-iršd, 1387/1968, pp. 65-67.
26
  AL-MAQQARˆ, Naf˛ al-†īb… , I, p. 131 ; voir une autre trad. dans É. LÉvi-Provençal,
« La “Description de l’Espagne” d’A˛mad al‑Rzı… », pp. 60-61.

399

csm_19.indd 399 21/05/10 08:57


françois clément

à des repères universels (en l’occurrence, les points cardinaux)27,


répond, me semble-t-il, au même désir de mise en perspective que
celui que j’ai essayé de dégager à propos des entités territoriales. À
nouveau, une cartographie dynamique est envisageable, en exploitant
au mieux les marqueurs spatiaux contenus dans la toponymie: ‰arb
al-Andalus et S¯ arq al-Andalus (qui ont subsisté dans Algarve et Levante,
bon indice de pertinence) ; Santa Maria de l’Est et Santa Maria de
l’Ouest ; al‑€a∞r al‑a‘l, al-€a∞r al‑awsa† et al-€a∞r al-adn (les Marches
« supérieure », « moyenne » et « proche » : c’est ce a‘l « supérieure »
à la place d’aqß « extrême » qu’il faudrait analyser) ; etc.
En combinant ces données à celles des descriptions d’itinéraires,
il y a là un second chantier qui attend d’être ouvert.

27
  Sans doute sous l’influence de la pratique religieuse qui commande que le croyant soit
en mesure de déterminer en tout lieu la qibla, la direction de la prière.

400

csm_19.indd 400 21/05/10 08:57


Conclusions sur le thÈme III

Pierre Guichard

Stéphane Boissellier me crédite certainement d’une maîtrise des


problèmes touchant au territoire bien supérieure à celle qui est la
mienne. L’abondance des références qu’il fournit dans l’introduction
particulièrement dense et nourrie qu’il a donnée à cet ensemble de
contributions me fait toucher du doigt à quel point le thème est com-
plexe, a pu être abordé selon de multiples perspectives, et a donné
lieu à une littérature abondante. Heureusement, si je puis dire, c’est
sous son acception la plus traditionnelle qu’il me faut ici entendre le
mot « territoire ». Il a convenu en effet de désigner sous l’appellation
de « territoires subjectifs », non pas les territorialités non perçues par
les acteurs mais seulement reconstituables par l’analyse historique (ou
territoires objectifs : une zone de diffusion de céramiques ou de mon-
naies, un espace dialectal...), mais les territoires (ou les processus de
territorialisation) ressentis (ou construits) consciemment par eux. Un
tel territoire n’existe pas « par lui-même ». Il est occupé par un groupe
humain doté d’une identité propre, délimité spatialement et appro-
prié d’une façon ou d’une autre, ou défini juridiquement.
Quatre contributions ont été regroupées dans ce chapitre. Assez
logiquement s’agissant du territoire envisagé non pas seulement mais
aussi comme une réalité « physique », deux d’entre elles, celles de Luc
Bourgeois et de Yassir Benhima, partent d’une approche impliquant
des données de terrain ou proprement archéologiques, la première
dans l’espace français, la seconde en al-Andalus et au Maghreb ; celle
de Stéphane Boissellier s’occupe de la façon dont ont été déterminés
les territoires des communautés portugaises nées de l’entreprise de
reconquête ; François Clément propose enfin une réflexion sur la
façon dont le territoire est « nommé » dans les sources arabes relatives
à l’Andalus. Géographiquement, on est donc invité à parcourir de très
vastes espaces européens « latins », « andalousiens » (le terme est com-
mode même si l’on ne s’y est guère habitué en France), et proprement
maghrébins (dans la signification « large » que l’on peut donner au
terme « Maghreb »). Chronologiquement, on est aussi incité à « navi-
guer » à travers les siècles, entre le « village introuvable » des temps

401

csm_19.indd 401 21/05/10 08:57


pierre guichard

mérovingiens ou même gallo-romains, et la variété des « territorialités


nomades et semi-nomades » – subactuelles en ce sens que c’est surtout
l’anthropologie des groupes contemporains qui nous aide à en com-
prendre le fonctionnement – des zones arides et semi-arides du Maroc
ou d’Ifrîqiya, en passant par le sud du Portugal, où se recoupent, sur
leurs limites, les deux mondes très différents et très éloignés auxquels
renvoient les réalités précédentes.

L’exposé de Luc Bourgeois fait comprendre de façon très perti-


nente à quel point les enquêtes topographiques et archéologiques
menées depuis le XIXe siècle ont pu, jusqu’à un certain point, fausser
les réalités du passé, ce qui peut apparaître paradoxal pour une
archéologie censée apporter des données « objectives ». Les habitats
anciens révélés par ces enquêtes ne fournissent qu’une image extrê-
mement lacunaire des réseaux de peuplement, et cela presque par
définition : on n’a pas assez pris garde au fait que les « villages déser-
tés » ne représentent pas toute la constellation des habitats. En se
polarisant sur « les échecs de l’occupation du sol », on a oublié qu’en
faisaient partie de multiples localités encore existantes. « La carte
archéologique, écrit-il, a [en général] limité son champ d’action aux
vestiges archéologiques enfouis au sens strict, c’est-à-dire qu’elle a
ignoré la plupart des habitats groupés et dispersés actuels ». À partir
de cette constatation, Luc Bourgeois relativise l’idée d’une émergence
tardive du village. Robert Fossier, pour nier l’existence de celui-ci
avant l’an mil, s’est appuyé essentiellement sur des arguments archéo-
logiques : les sites désertés étant seuls pris en compte, on conclut trop
vite à une instabilité fondamentale des habitats, alors que, si l’on se
penche avec attention sur une région comme le nord-ouest de l’Ile
de France, « le croisement des données historique et archéologiques
(prouve) que tous les villages et les principaux hameaux actuels occul-
taient des occupations mises en place au plus tard au IXe siècle ».
Avant de conclure trop hâtivement à partir des seuls vestiges archéo-
logiques, il conviendrait au moins « d’aller voir sous les villages ce qui
s’y passe ».
La perspective de François Clément est, si l’on peut dire, à la fois
inverse, puisque c’est des seuls textes qu’elle part, et en un sens
convergente, puisqu’elle invite aussi à ne pas les oublier dans la prise
en considération des « réalités territoriales » andalousiennes, ou plus
largement maghrébines. Il s’inscrit en faux contre l’affirmation, expli-
cite ou implicite, d’une dichotomie entre la « réalité » et l’image qu’en
donne la langue : il revendique pour la façon dont les choses sont

402

csm_19.indd 402 21/05/10 08:57


conclusions sur le thème iii

nommées le caractère d’ élément constitutif du « noyau dur » de cette


réalité : « à partir du moment où l’événement est dit,… le langage et
la langue entrent en lui … et le font advenir à une réalité langagière
qui est, pour nous, le seul témoin de sa réalité », toute énonciation
étant par ailleurs une représentation. Cela implique la nécessité d’être
particulièrement attentif à ce « réel historiographique », indissociable
du réel de l’histoire. Du point de vue du « territoire », que veut dire
un auteur arabe lorsqu’il énonce les mots de madîna, de hisn, de
‘amal ? Il illustre ces considérations générales par une analyse du « dis-
cours » que tient l’Andalou du XIIIe siècle Ibn Sa‘îd, dans son Mughrib,
qui est une anthologie littéraire – poétique – encadrée dans une vision
« géographique » de l’Andalus, et montre que l’exploitation d’un tel
texte par l’historien ne peut se faire sans la prise en compte du projet
rhétorique entretenu par l’auteur arabe.
L’idée de « territorialisation » est au cœur de la contribution de
Stéphane Boissellier. Il l’assimile à la constitution des limites et des
frontières, qu’il s’agisse de « grands territoires » (États, principautés,
évêchés…), ou de zones plus limitées (seigneuries, communes, parois-
ses…), ces cellules locales étant susceptibles de s’agréger pour former
les ensembles plus vastes précités. L’établissement de la frontière, la
délimitation, qui sépare et relie à la fois deux de ces unités, est tou-
jours au cœur de ces processus, qui sont en général d’ordre politico-
administratif. Ces derniers tendent à constituer des frontières linéaires
bien plutôt que des zones de « marches » plus ou moins indécises
quant à leur extension spatiale, marches qui en fait ont surtout existé
sur les « fronts » séparant des mondes hétérogènes, comme l’avancée
reconquérante des royaumes espagnols, ou la frontière américaine,
qui a peut-être trop servi de base à la réflexion sur le terme lui-
même.
De là l’intérêt d’une étude précise de ces processus de délimitation
des territoires locaux. L’exemple portugais est instructif du fait des
nombreuses chartes qui scandent la mise en place des territoires sei-
gneuriaux et municipaux, éventuellement délimités «  borne par
borne ». L’indéfinition des limites qui peut résulter du sous-peuple-
ment, ou d’un retard dans sa formalisation, est considérée en quelque
sorte comme une anomalie, et corrigée dès que possible par une déci-
sion d’ordre politico-administratif. Le rôle structurant de ces « micro-
frontières  » est indéniable  : «  quoiqu’elles soient linéaires, les
frontières définissent une appartenance sociale dans une logique de
réseeau », et l’on voit le processus de territorialisation s’intensifier au
cours du temps. « La réduction en taille des territoires communautai-

403

csm_19.indd 403 21/05/10 08:57


pierre guichard

res correspond à une multiplication des bornes dans la description


des limites ». Les conflits de mitoyenneté, qui « n’apparaissent pas
avant le milieu du XIIIe siècle… vont [dès lors] se multipliant », ce
qui « rend les limites de plus en plus concrètes et sensibles ». C’est à
partir des centres (localités) que se font les délimitations, et ce méca-
nisme de polarisation invalide l’idée de « limites naturelles », forte-
ment relativisée dans l’exposé. De tout cela, on peut certainement
conclure au caractère primordial de ce processus de mise en place
des « micro-frontières » dans cette extension de l’espace occidental
qu’est le Portugal méridional.
Yassir Benhima envisage pour sa part l’ensemble des territoires,
andalousiens et maghrébins, rattachés à l’Islam temporairement
jusqu’aux XIIIe-XVe siècle, ou durablement jusqu’à nos jours, pour se
demander comment le territoire a, au Moyen Age et dans cet espace,
été vécu, mais aussi décrit et écrit par ceux qui l’ont vécu. « Terri-
toire » implique l’idée d’une domination humaine, d’abord « sur un
milieu naturel dont les contraintes suscitent des mécanismes et des
pratiques sociales variés. Est territoire d’une société tout espace sur
lequel cette dernière agit pour assurer sa survie matérielle, et qu’elle
façonne en fonction de règles et d’évolutions spécifiques ». Les faits
culturels sont indissociablement partie prenante de cette définition
du territoire : « La ‘territorialité’ [est, pour J. Bonnemaison] la rela-
tion culturelle vécue entre un groupe humain et une trame de lieux
hiérarchisés et interdépendants ».
Yassir Benhima constate aussi que la connaissance que nous avons
des territoires et des territorialités dans l’Occident musulman est mar-
quée par une forte inégalité entre l’Andalus, où d’assez abondantes
recherches ont été menées depuis les années 1970, et un bien moin-
dre développement du côté maghrébin. Il rappelle le caractère fruc-
tueux du «  modèle territorial  » proposé, pour l’Est et le Sud de
l’Espagne, modèle élaboré à partir des études menées sur les husûn
ou si l’on veut les « châteaux », essentiellement ruraux, d’époque
musulmane du Sharq al-Andalus ou région valencienne. Sans préten-
dre aucunement que ce modèle puisse tel quel être transposé au
Maghreb, il relativise l’idée d’un Maghreb dépourvu de fortifications
rurales. Il plaide d’autre part pour une prise en compte plus attentive,
dans l’étude des territoires et des processus de territorialisation dans
l’Islam occidental, non seulement des systèmes hydrauliques, fonda-
mentaux dans des régions relativement pauvres en eau, et auxquels
on a prêté déjà une certaine attention, mais aussi des réalités encore
très mal connues que sont le « village » et le « grand domaine » dont

404

csm_19.indd 404 21/05/10 08:57


conclusions sur le thème iii

de récentes études montrent l’importance en Ifrîqiya jusqu’au Xe siè-


cle. Dans le « dialogue » qui s’établit entre le territoire et le groupe
humain qui le contrôle, il ne faudrait pas se contenter de généralisa-
tions, comme celles qui avaient trop présidé à l’étude, maintenant un
peu laissée de côté, de l’intervention des Hilaliens au Maghreb, mais
s’attacher là aussi à l’étude de micro-territoires. Il attire enfin l’atten-
tion, toujours pour le Maghreb, sur l’importance précisément des
« territorialités non-sédentaires », mais aussi des faits qui président à
la « construction religieuse du territoire ».

Sur l’ « objectivité » des données tant « matérielles » que « littérai-


res », il y aurait certainement beaucoup à dire. L’avertissement de Luc
Bourgeois mérite la plus grande attention. S’il a raison, c’est tout un
pan de la recherche médiéviste qui vacille de façon inquiétante, avec
le questionnement sur la chronologie de l’émergence du village au
sens occidental du terme. Je n’ai évidemment pas les moyens ni les
compétences d’entrer plus avant dans son questionnement. Il a, dans
l’immédiat, et dans le cadre de cette conclusion, l’intérêt de faire
ressortir que l’ « objectivité » dont on serait tenté de créditer a priori
les données archéologiques peut être mise en question, tout autant
que celle des textes, dans la mesure où ces données sont le résultat
non seulement du hasard des trouvailles, mais aussi d’une inévitable
sélection à laquelle se livrent, consciemment ou inconsciemment, les
auteurs des prospections et des fouilles.
La méfiance symétrique de François Clément à l’égard d’une dis-
tinction trop tranchée entre la « réalité » et ce que nous en retrans-
mettent les textes me paraît pour sa part justifiée. Il argumente de
façon convaincante sur le fait que le texte aussi est non seulement un
« filtre », qui est le seul moyen pour nous d’accéder à cette réalité, mais
qu’il faut aussi entrer dans le projet « rhétorique » de son auteur pour
vraiment tirer parti des données qu’il apporte, du point de vue même
de l’historien. On peut souscrire à tout cela, à condition, me semble-
t-il, de ne pas tomber dans une tendance « postmoderne » niant la
possibilité, au delà du texte, d’atteindre une « réalité historique ».
L’exemple d’Ibn Sa‘id, auquel il se réfère, est effectivement éclai-
rant, avec peut-être tout de même cette réserve qu’il ne s’agit pas
d’une « chronique » ou d’un texte proprement historiographique, ou
du moins que son historiographie n’est pas celle à laquelle est habitué
l’historien « positiviste », s’il en existe encore, des réalités occidenta-
les. Il ne prétend pas nous fournir, comme le font Razî ou les géogra-
phes qui nous ont donné de copieuses descriptions, encore plus du

405

csm_19.indd 405 21/05/10 08:57


pierre guichard

Maghreb que d’al-Andalus, une description « neutre » du territoire


andalousien dans ses réalités humaines, économiques, ou dans les
particularités étonnantes ou les « merveilles » (les ‘ajâ’ib) que notent
d’autres auteurs. Il n’accorde fondamentalement d’intérêt qu’aux
localités d’où sont sortis les lettrés qui lui paraissent mériter de figurer
dans son anthologie. Il est particulièrement intéressant de noter que
dans cette perspective, comme le signale François Clément, il exclut
totalement du champ géographique digne de retenir son attention
les territoires conquis par les chrétiens, car on n’y produit plus d’œu-
vres littéraires.
Il faudrait cependant indiquer qu’il lui arrive de donner des pré-
cisions qui dépassent le niveau rhétorique ainsi mis en évidence : ainsi,
dans la notice qu’il consacre à Vélez Málaga, dit-il qu’il a visité cette
localité avec son père, et que, en dépit de sa richesse agricole, que
reflétaient la densité des fermes alentour aussi bien que l’opulence
des souks, « l’urbanité » (al-hadâra) y avait prévalu sur la « ruralité »
(al-bâdiya). Il y avait posé sur place des questions sur les poètes qui en
étaient originaires, et n’avait trouvé personne s’intéressant à la poésie.
Un des lettrés (udabâ’) de la localité lui avait cependant indiqué les
noms de deux poètes d’une époque plus ancienne auxquels il consa-
cre les deux brèves notices qui suivent. On voit bien l’intérêt d’un tel
texte, assez démonstratif de la conception de la ville chez Ibn Sa‘id,
qui laisse tout de même entrevoir quelque chose d’un paysage urbain,
bien réel, qu’il a eu l’occasion d’observer, même s’il est bien trop
vaguement et conventionnellement décrit à notre goût. On ne peut
oublier que, derrière le projet rhétorique, il y a bien une « réalité
historique », qu’il est du « devoir » de l’historien de tenter de saisir,
sauf, me semble-t-il, à renoncer à ce qui reste tout de même le fonde-
ment même de la science historique.
À la limite des réalités « matérielles » et « idéelles », il faut certai-
nement placer la frontière sur laquelle Stéphane Boissellier attire
opportunément l’attention. Le thème est d’autant plus intéressant
qu’il est, me semble-t-il, assez discriminant des conceptions respectives
des aires arabo-islamique et latine. À ma connaissance, la notion
même de frontière, au sens où elle commence à se constituer dans
l’Occident latin, et semble-t-il précisément à partir des royaumes chré-
tiens du nord de l’Espagne engagés dans le long processus de « Recon-
quête » (ou, si l’on préfère, d’expansion aux dépens de l’Andalus
islamique), c’est-à-dire comme un « front », évoluant vers une fron-
tière linéaire au sens moderne du terme, n’émerge pas de la même
manière dans l’aire arabo-islamique, qu’elle soit andalousienne ou

406

csm_19.indd 406 21/05/10 08:57


conclusions sur le thème iii

maghrébine. Les Etats résultent généralement de l’emprise qu’exerce,


dans une aire déterminée du Dâr al-Islâm, un pouvoir particulier. Ils
contrôlent une fraction d’un « appareil de l’Islam » très homogène
d’une région à l’autre, alors que les Etats chrétiens naissants tendent
à se doter d’institutions particulières. Ils ont sans doute des limites
territoriales et se situent géographiquement les uns par rapport aux
autres, mais je ne crois pas que ces séparations de fait, sur le terrain,
aient jamais débouché sur une conception de la frontière telle qu’on
la voit se dégager progressivement dans l’Occident chrétien. De telles
frontières pouvaient difficilement acquérir une légitimité dans une
civilisation qui restait dominée par un idéal politico-religieux unitaire.
Mais peut-être jugera-t-on les assertions qui précèdent excessivement
« différentialistes »
La réflexion sur les micro-frontières à l’intérieur des ensembles
politiques plus vastes, tel que l’espace portugais pris en compte dans
la contribution de Stéphane Boissellier, me paraît éclairante sur le
processus de « territorialisation » généralisé dans lequel est engagé
l’Occident latin, et qui est, je crois, constitutif de sa structuration. Il
est évident que du côté arabo-musulman, il serait bien difficile de
mener une étude du même type faute d’archives. Celles des États
ibériques en formation sont cependant intéressantes dans la mesure
où elles évoquent parfois, dans la région valencienne, d’« antiques
limites » qui réfèrent au contexte musulman antérieur. Les recherches
sur les territoires castraux que nous avons menées il y a maintenant
pas mal d’années, et qu’évoque Yassir Benhima, nous ont souvent
conduits à rencontrer cette question des limites de ces territoires, qui
semblent bien avoir des « frontières » précisément déterminées avant
même la conquête chrétienne, puisqu’ils sont habituellement donnés
par le roi cum introitibus, exitibus, terminis tempore sarracenorum predicto
castro pertinentibus. Il est vrai qu’ils correspondent fréquemment à des
territoires topographiquement bien délimités. Il arrive cependant que
des doutes surgissent au sujet des limites exactes de tel ou tel, et des
délimitations plus précises sont parfois nécessaires, mais elles sem-
blent, à première vue, dans ce monde déjà « plein » à l’arrivée des
chrétiens, bien moins fréquentes que dans les régions portugaises
étudiées par Stéphane Boissellier, où existaient de vastes territoires
relativement vides, et où c’est, semble-t-il, la densification humaine
qui contraint à donner des limites linéaires aux micro-frontières. Cette
question des formes de la « territorialisation » de part et d’autre de la
grande «  frontière  » qui sépare les États chrétiens des territoires
musulmans mériterait certainement d’être poussée plus loin.

407

csm_19.indd 407 21/05/10 08:57


pierre guichard

Dans une telle perspective, il faudrait aussi se tourner vers le


Maghreb, que Yassir Benhima inclut utilement dans la réflexion. On
souscrira sans difficulté à sa proposition de nuancer, à son sujet, sans
oublier ce que peut avoir de positif la recherche de réalités mal
connues comme les qilâ‘ ou « forteresses » rurales, les « modèles »
établis pour l’Andalus, et eux-mêmes d’ailleurs déjà relativisés pour
les territoires andalousiens, et de les compléter par l’étude d’autres
réalités. Brèves mais particulièrement porteuses de recherches utiles
me paraissent les suggestions relatives aux rapports entre les groupes
non sédentaires, organisés préférentiellement sur une base « tribale »
(qui n’ont d’ailleurs pas été totalement absents de l’histoire andalou-
sienne) et les territoires qu’ils occupent ou contrôlent. Il me semble
que l’on pourrait utilement étendre dans cette direction le volet qu’il
consacre à la « construction religieuse du territoire ». Il y évoque les
études déjà consacrées aux ribât/s, éléments incontestables de la stuc-
turation de certains territoires, mais il ne faut certainement pas
oublier, pour les derniers siècles du Moyen Âge surtout, l’importance
des transformations provoquées, non plus dans les zones sahéliennes
mais dans l’intérieur du « Maghreb », bien oublié par la recherche
historique depuis l’extinction de la « controverse hilalienne », par le
développement des courants « maraboutiques », et de l’action des
saints personnages autour desquels se produisent des réaménage-
ments des réalités tribales.

On ne pouvait faire mieux, dans cette brève conclusion, que sur-


voler les quatre contributions consacrées à la « territorialité objec-
tive  », en s’appuyant sur quelques unes des suggestions de leurs
auteurs, mais sans prétendre aucunement en épuiser la diversité et la
richesse. On ne peut que souhaiter que d’autres rencontres viennent
reprendre certains des problèmes évoqués, sur un thème encore lar-
gement ouvert.

408

csm_19.indd 408 21/05/10 08:57


En guise de conclusion,
une perspective interdisciplinaire

Espaces, territoires et dynamiques


des lieux : mise en perspective
des travaux du point de vue
de la gÉographie

Nacima BARON

Le croisement des regards et des méthodes disciplinaires, mis à


l’ordre du jour lors de la rénovation des sciences humaines en France
dans les années 1960 et 70, a considérablement renouvelé et dynamisé
de nombreuses disciplines, notamment l’histoire, la sociologie, la géo-
graphie, ou encore l’anthropologie et l’ethnologie. Le dialogue et la
confrontation de travaux de chercheurs a pu faire découvrir de nou-
veaux objets, voire de nouveaux champs (sociohistoire, géohis-
toire, …) et a permis de construire ou de remanier certains concepts.
Mais ce mouvement de décloisonnement peut aussi ne révéler que
des banalités quand il est mené de manière aveugle et partisane (l’in-
tégrisme interdisciplinaire), et quand il décentre et dénature les
démarches des chercheurs.
C’est la raison pour laquelle nous ne sous-estimons pas les difficul-
tés de l’exercice auquel nous nous prêtons. Nous devons accorder un
grand soin à l’explicitation des raisons et des moyens avec lesquels
nous entreprenons ce travail d’écoute, de lecture, de participation à
un effort collectif de réflexion mené par des Historiens médiévis-
tes1.

1
  La rencontre avec les historiens de l’équipe s’est effectuée par le hasard d’une proximité
géographique des terrains de recherche (la péninsule ibérique) et par l’intérêt que nous
avons toujours porté pour les travaux historiques, indispensables pour comprendre (et si
possible modéliser) sur le temps long les rapports Homme-Milieu dans cette région du
monde. La lecture d’articles, d’ouvrages comme la Thèse puis l’Habilitation de Stéphane
Boissellier a conduit à une demande de rencontre, à des échanges de bibliographies, à des
questions croisées, puis à une invitation à nous intégrer comme chercheur associé à l’équipe
organisatrice de ce séminaire.

409

csm_19.indd 409 21/05/10 08:57


nacima baron

Le choix de la territorialité comme fil directeur de ce séminaire


constitue bien sûr le deuxième élément d’explication à la participa-
tion d’une géographe au travail d’historiens. Une constatation fait
consensus entre nous : tout comme le temps n’est pas la propriété des
historiens, l’espace ne peut servir de pré carré aux géographes. Ces
deux dimensions interviennent forcément dans toute analyse des faits
sociaux. Le territoire, en tant que résultante physique et symbolique
de l’inscription de groupes sociaux dans un espace-temps singulier ;
et la territorialité, qui est en quelque sorte l’expression culturelle de
ce lien, font sens dans les deux disciplines. Les attentes des partici-
pants à ce séminaire n’ont pas été déçues : les communications, mais
aussi les questions aux auteurs, puis les synthèses successives de ces
journées ont mis en évidence le caractère passionnant des travaux qui
abordent la territorialité des sociétés médiévales d’Al-Andalus et
d’autres régions méditerranéennes (latines).
L’exercice mené dans les pages suivantes reprend la communica-
tion effectuée en fin des journées, après avoir entendu toutes les com-
munications. Le message lancé par la géographe qui a accompagné
ce séminaire tient en quelques points simples. D’abord, une tentative
d’explicitation des trois termes-clés qui ont rendu possible ce sémi-
naire (à savoir la spatialité, la territorialité et la mobilité). Et deux
messages envoyés à la communauté médiéviste : que celle-ci poursuive
ses recherches sans scrupules, et sans inhibitions : « L’espace est un
doute  », disait Georges Pérec, mais le doute n’empêche pas (au
contraire) la recherche. Le deuxième message invite à poursuivre le
dialogue interdisciplinaire, selon des voies qui seront proposées en
fin de l’article.

I. Sens et usage de quelques notions spatiales,


de la gÉographie À l’histoire mÉdiÉvale

Les notions et les concepts d’espace, de spatialité et de spatialisa-


tion des phénomènes sociaux ne sont pas stables dans l’histoire des
disciplines. Un rapide bilan de l’évolution de ces notions dans l’his-
toire de la science géographique montre un enrichissement constant
des notions. C’est donc à notre sens en puisant dans les traditions
disciplinaires de la géographie, mais en s’ouvrant aussi aux acceptions
plus récentes, que les Historiens pourraient trouver de quoi nourrir
leurs travaux.

410

csm_19.indd 410 21/05/10 08:57


espaces, territoires et dynamiques des lieux

I.1. Le concept d’espace dans l’histoire de la géographie

Souvent marqués par l’enseignement (quelque peu rébarbatif) de


la géographie de tradition vidalienne pendant leurs années de lycée
et d’Université, les historiens sont parfois peu enthousiastes quand il
s’agit d’employer des concepts spatiaux dans leurs travaux. Ils crai-
gnent toute accusation de déterminisme et déplorent le caractère très
descriptif de cette géographie académique qui semble renvoyer l’es-
pace à une sorte de décor théâtral devant lequel les événements his-
toriques se déroulent.
La réalité est un peu plus complexe : l’approche de l’espace par
Vidal de la Blache, par exemple dans son « Tableau de la géographie
de la France » de 19022, est celle d’une discipline d’abord scolaire,
instituée dans le cadre de la IIIe République, en lien fort avec la struc-
turation de l’Etat Nation et la vision de « régions » naturelles et humai-
nes. Cet ouvrage s’appuie sur une méticuleuse analyse du milieu, de
la géomorphologie et de l’hydrologie, et il construit véritablement la
discipline. Selon Vidal, les caractéristiques de l’espace en Bourgogne,
en Bretagne ou en Provence définissent pour chacune de ces régions
une personnalité et une individualité. Cette approche française, bien
distincte de l’école allemande ou anglo-saxonne, conduit à la réalisa-
tion de grandes thèses de géographie régionale des années 1920 aux
années 1950 : ces thèses « fondatrices » sont des outils non négligea-
bles pour les historiens, et elles incorporent bien souvent des appro-
ches sur l’histoire longue.
La manière dont les géographes appréhendent l’espace dans les
années 1960 contraste radicalement avec le legs vidalien. Une « Nou-
velle Géographie » s’épanouit, en contestant la suprématie de la géo-
graphie physique (et des éléments géomorphologiques notamment),
en découvrant le fonctionnement des entités urbaines et métropoli-
taines et leur rôle structurant dans le développement de nouvelles
régions. Ces travaux des années 1960 réexaminent les liens entre
espace et économie (avec une analyse des effets spatiaux du dévelop-
pement par pôles, auréoles), entre espace et sociologie, entre espace
et environnement (développement de l’écologie), et entre espace et
peuplement urbain. Les apports de Christaller et de Von Thünen
relatifs aux lieux centraux, aux relations centre-périphérie et aux

2
  P. VIDAL DE LA BLACHE, Tableau de la géographie de la France, Paris, La table ronde, 1994
(rééd. de l’ouvrage de 1902).

411

csm_19.indd 411 21/05/10 08:57


nacima baron

réseaux urbains dynamisent les recherches en géographie, à la suite


de l’impulsion donnée entre autre par Paul Claval3.
L’espace n’apparaît plus comme un concept suffisamment clair
et suffisamment solide pour couvrir le champ de la géographie fran-
çaise dans les années 1980/1990. C’est en effet à cette période que
la notion de territoire supplante celle d’espace, non sans ambiguïtés.
En effet, le territoire apparaît dans la science géographique au
moment où, juridiquement, se met en place la décentralisation (lois
de Gaston Defferre de 1982-83). Les géographes se rapprochent
alors des acteurs publics et privés de l’aménagement régional, et ils
observent des projets, des stratégies, des programmes de construc-
tion urbaine et de développement industriel. Ils perçoivent immé-
diatement le territoire comme enjeu de conflits, tandis que l’espace
garde une acception « neutre », et est renvoyé à sa définition géo-
métrique d’espace à deux dimensions (quand il est projeté sur la
carte) ou trois dimensions.
Il faut donc attendre la dernière décennie pour voir les concepts
d’espace et de spatialité, de territoire et de territorialité, réinterrogés
de manière plus profonde et plus polysémique. C’est en partie grâce
au développement de relations plus étroites entre géographes, socio-
logues et historiens que ce renouvellement est possible. Un champ en
plein développement, celui de la géographie culturelle, accueille les
questionnements sur la fabrique des lieux, sur les représentations de
l’espace (vu, vécu, imaginé, produit)4. Au même moment, chacun
assiste à la montée en puissance de deux thématiques sœurs, celles de
la durabilité et celle de la mondialisation, qui bousculent les échelles
de temps et d’espaces, et les couples classiques de catégories figées
(ville versus campagne, local versus global, centre versus périphérie,
sédentarité versus mobilité, etc). Aussi, dans les dictionnaires de plus
en plus nombreux, qui semblent courir après des notions en perpé-
tuelle reformulation, il y a une explosion conceptuelle des approches
spatiales et des concepts : territoire, lieu et milieu, site et spatialité,
territorialité et région, zone et zonage, étendue, distance, aire…5 L’es-
pace redevient une interrogation majeure, mais en tant qu’hybride

3
  P. CLAVAL, La géographie du XX e siècle, Paris, L’Harmattan, 2003.
4
  P. VANCI, Atlas et les territoires du regard. La géographie de l’histoire de l’art (XIX e et XX e siècles),
Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
5
  J. LEVY, M. LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin,
2003.

412

csm_19.indd 412 21/05/10 08:57


espaces, territoires et dynamiques des lieux

de matérialités, d’immatérialités et d’idéalités : une définition qui n’a


pas peur de s’affirmer comme philosophique6.

1.2. L’espace, un concept intégrateur pour les sciences historiques

Si on reprend ces quatre moments et ces quatre acceptions de


l’espace dans l’histoire de la géographie, c’est pour montrer que les
difficultés épistémologiques à l’égard de la connaissance de l’espace
sont au fond les mêmes pour les géographes et pour les historiens.
Avec la vision positiviste de l’espace de Vidal de la Blache, historiens
et géographes sont rapidement gênés pour exprimer la richesse et la
profondeur des liens entre les communautés humaines et leur terri-
toire. D’un autre côté, avec les travaux les plus récents, ils peuvent
être désorientés par la pluralité et la polysémie des notions.
On retrouve dans les communications et les débats de la journée
un certain nombre de ces tensions et interrogations. Ainsi, par exem-
ple, la présentation relative aux mappemondes des Beati illustre bien
la question de l’échelle d’analyse et de rapport entre l’espace réel ou
concret, l’espace imaginé et l’espace dessiné. L’auteur montre com-
ment les artistes réutilisent la géographie de l’orbis terrarum d’Orose
et d’Isidore de Séville avec les trois grandes parties du monde. Leurs
réalisations donnent à voir l’ordonnancement des terres, les fleuves,
montagnes, villes, îles, peuples,…. Le savoir spatial de l’époque permet
de se situer, mais aussi de penser l’homme dans une cosmologie.
Dans une autre communication qui présente les inventaires caro-
lingiens et les censiers tardifs, on peut trouver une autre utilisation
du concept d’espace. À partir de l’énumération de propriétés et de la
liste des biens d’une abbaye (accompagnée de croquis de situation),
on perçoit comment l’homme médiéval organise sa vision à l’échelle
de la localité. L’inventaire et le plan permettent de lutter contre le
désordre, mais aussi contre l’oubli. Face à la prise de conscience de
la mouvance des relations des hommes aux lieux (héritages, modifi-
cations de paysages, de frontières, ...), l’inventaire cherche l’exhaus-
tivité, la précision, la permanence et trouve tout cela dans
l’objectivation spatiale. Ainsi les cartes et les plans, les atlas et mappe-
mondes, les listes et les inventaires médiévaux qui compilent des noms
de lieux, des noms de villes,de régions, de contrées, et qui représen-

6
  J. BENOIST, F. MERLINI, Historicité et spatialité – le problème de l’espace dans la pensée contem-
poraine, Paris, Vrin, 2002.

413

csm_19.indd 413 21/05/10 08:57


nacima baron

tent des objets (montagne, fleuves, mers, …) sont autant de moyens


à partir desquels ces sociétés reconfigurent symboliquement leur rap-
port au temps et à l’espace. Il est essentiel de prêter attention à ces
reconfigurations, qui sont autant de réponses que les hommes de
l’époque apportent à une crise des représentations. Les communica-
tions montrent qu’en la matière ils réutilisent et retraduisent le legs
antique, sous l’effet d’un élargissement de la pensée et de l’espace.

II. De l’espace au territoire et À la territorialitÉ

Une fois encore, il n’est ici question que de dessiner un panorama


de l’utilisation du vocabulaire de la territorialité en géographie, ceci
afin de dessiner un cadre d’ensemble et d’éviter les contre sens, sans
juger ni critiquer les emprunts et les transpositions d’une discipline
à l’autre.

II.1. Le territoire, ou comment les hommes habitent l’espace

En utilisant le vocable territoire, tout auteur s’extrait d’une appro-


che strictement géométrique de l’espace et pénètre dans la complexité
des interactions entre la société et son milieu. Il embrasse alors mou-
vements et sédentarités, pratiques et représentations, limites, conflits
et frontières. Dans le temps, les territoires se font, se défont et se
refont. Le territoire est quelquefois invisible, et ses expressions peu-
vent être modestes. Ainsi les bornes milliaires qui tracent le chemin
de Saint-Jacques de Compostelle, les humiliatoria qui invitent à l’orai-
son ne sont quelques pierres entassées au bord d’un chemin … Mais
le territoire, c’est déjà presque la guerre. Guy di Méo7 écrit à juste titre
que la violence est l’aspect le plus immédiat de la territorialisation, et
Myriam Soria explique très bien en quoi le diocèse est un territoire
conflictuel. En effet le pouvoir épiscopal, celui-là pas moins qu’un
autre, se structure et se renforce par des poussées de violence.
Il ne faut pas faire l’erreur de croire que le territoire constitue un
référent collectif et l’espace un référent individuel. L’homme (et donc
l’homme du Moyen Âge) est un être spatial, mais il possède des capa-
cités territoriales à titre individuel aussi bien que collectif. L’homme
médiéval se repère dans son lieu de vie et dans ses trajectoires, il par-

  G. DI MEO, L’espace social – lecture géographique des sociétés, Paris, Armand Colin, 2005.
7

414

csm_19.indd 414 21/05/10 08:57


espaces, territoires et dynamiques des lieux

court des distances immenses. Avant que d’être ordonnancé par une
superstructure politique ou juridique, son rapport à l’étendue s’ap-
puie sur des capacités innées, et sur une expérience. L’espace est outil
d’intelligence et d’appréhension du monde, et le territoire est par-
tout : dans son rapport au corps, dans la construction de la chaumière
et du jardin, dans les pratiques productives, religieuses, ou de loisir.
En s’intéressant aux pratiques liturgiques et à l’espace sacré dans
et hors de l’Église, Éric Palazzo montre cette complexité de la territo-
rialité religieuse au Moyen Âge. Il distingue à juste titre l’espace litur-
gique concret du déroulement des rituels et l’espace subjectif,
beaucoup plus large, dans lequel s’exprime et se vit le rapport à la
transcendance. Cet auteur montre qu’il y a une multiplicité d’espaces
à l’intérieur de l’Église, que ces espaces sont dévolus à des rites spé-
cialisés : lieux de parole, de pénitence, de baptême, lieux de la consé-
cration… Les lieux sacrés constituent un territoire très complexe qui
requiert des compétences que l’homme médiéval intègre et reconnaît
parfaitement. L’intérieur et l’extérieur d’une église font l’objet d’une
véritable mise en scène, avec des parcours qui renvoient à un système
de sens : autant dire un territoire, à la fois symbolique et réel, qui sort
de l’oubli.
On passe à un autre niveau de complexité quand on emboîte ces
différents territoires les uns dans les autres, et qu’on tente de com-
prendre les logiques d’intégration (ou d’exclusion) qui s’opèrent
dans les sociétés médiévales. Mais le Moyen Âge est peut-être par
excellence l’âge des intégrations en cellules territoriales, du village à
la paroisse, de la paroisse au domaine féodal, de celui-ci aux ensem-
bles politiques nationaux en cours de constitution. L’incastellamento
correspond à la mise en place de cellules de vie et va beaucoup plus
loin qu’un compartimentage spatial des lieux. Il renvoie à la profon-
deur religieuse, politique, économique de ces sociétés et donc à leur
territorialité.
On a de ce mouvement deux illustrations montrant bien les logi-
ques plurielles de production des territoires ruraux ou urbains. D’un
côté, dans le nord de l’Italie au XIVe siècle, le pouvoir communal
s’impose sur une aire plus large, du fait de l’appropriation foncière
des édiles à des distances de plus en plus lointaines. Le pouvoir urbain
s’établit sur des comtés, des petites régions, il s’objective par l’utilisa-
tion des poids et mesures spécifiques à la ville centre. Ainsi Nathalie
Bouloux décrit les cartes d’Asti en montrant l’ampleur des possessions
communales sur le contado. Ailleurs, à Ferrare, un notaire décrit minu-
tieusement les possessions de la ville tout au long du cours du Pô.

415

csm_19.indd 415 21/05/10 08:57


nacima baron

D’autres textes montrent aussi la construction territoriale autour de


Vérone dès le Xe siècle, et Emmanuel Huertas, à propos de Pistoia, en
découvre les soubassements économiques et fonciers. Même s’il
devient urbain, le pouvoir se construit par superposition de droits de
propriété et de contrats d’usage liés à la terre.
D’autres textes soulignent combien la relation de production ter-
ritoriale entre région et ville est réversible. Dans certains cas, c’est la
région dans son étendue qui produit les lieux de centralité et de pou-
voir. En effet, quand un grand évêché fonde ex nihilo de lieux de culte
ou les consacre, il offre la première matrice, la matrice ecclésiale, à
laquelle le réseau urbain doit en quelque sorte s’adapter pour se déve-
lopper à son tour. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas de
territoire sans acteurs et sans stratégies. La complexité des réseaux
territoriaux du Moyen-Age n’est pas moindre que la nôtre : complexité
du territoire religieux, politique ou urbain, complexité des processus
de territorialisation, et processus forcément dynamiques.

II. 2. Mouvements, mobilités, réseaux et dynamiques de lieux

L’étude des circulations humaines conduit à l’approche des mobi-


lités8. Le territoire de l’homme médiéval fonctionne par le mouve-
ment, par les circulations, par les échanges9. Ainsi, un auteur nous
explique comment on envoie les hosties consacrées dans les égli-
ses presbytérales (c’est le fermentum) et un autre nous dit que ce sont
les représentations de l’espace qui bougent peut-être le plus ! Ainsi
les rares cartes de l’époque carolingienne sont copiées et recopiées
d’Angleterre en Flandre, d’Italie en Catalogne. Ce n’est pas parce que
l’information est rare (à la différence d’aujourd’hui) qu’elle est fixe
ou figée. L’information surmonte toutes les frontières, et l’époque est
riche de nouvelles limites.
Ce serait une erreur de considérer que le Moyen Âge ne connaît
que des limites floues, et une territorialité approximative, du fait de
l’absence de techniques de représentation cartographique. Il existe
au contraire plusieurs types de limites, épaisses ou fines, élastiques ou
rigides, des frontières qui sont des liens, des frontières qui fonction-

8
  M. HIRSCHHORN, J.-M. BERTHELOT, Mobilités et ancrages – vers un nouveau mode de
spatialisation ?, Paris, L’harmattan, 2000.
9
  La mobilité des personnes en Méditerrannée de l’Antiquité à l’époque moderne, C. MOATTI dir.,
Rome, EFR, 2004.

416

csm_19.indd 416 21/05/10 08:57


espaces, territoires et dynamiques des lieux

nent comme des sutures, des fronts articulés et des cassures. Stéphane
Boissellier explique comment les frontières séparent et rassemblent
à la fois, comment le territoire se construit à partir de ses limites. Ainsi,
dans l’Alentejo (Portugal méridional), le peuplement s’effectue selon
une logique de remplissage qui obéit à une dimension mémorielle
(au nom d’une organisation antéislamique). Il en résulte un système
d’emboîtement et d’enchâssement des espaces résidentiels.

Conclusion

Ce tour d’horizon souhaite prouver que les historiens médiévistes


ne sous-estiment pas le rôle et l’importance de l’espace, de la spatialité
et de la territorialité. Ces questions ont toute leur place dans l’énon-
ciation des problématiques, dans l’édification des théories, dans la
construction des concepts.
Cet exercice est pourtant moins facile qu’il y a dix ou vingt ans.
L’espace n’est pas du tout un produit épistémologiquement stabilisé.
Auparavant, il avait une définition précise mais étroite, et depuis, il
renvoie à un ensemble de notions pré- ou para- conceptuelles (espace,
spatialité et spatialisation, territoire, territorialité et territorialisation)
qui en fait un bagage sémantique flottant, indécis mais pourtant indis-
pensable.
D’où l’intérêt de cette entreprise prudente de décloisonnement
des approches qui est en cours pour situer l’espace et le territoire au
sein de la connaissance sur les sociétés, et pour nouer de nouvelles
relations entre les démarches géographiques, historiques et autres. Si,
après avoir pensé sur l’espace (et surtout sur les cartes), nous parve-
nions à penser les faits sociaux avec l’espace, nous aurions un peu
avancé …

417

csm_19.indd 417 21/05/10 08:57




csm_19.indd 418 21/05/10 08:57

Vous aimerez peut-être aussi