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TRAN THI HAO

La jeune fille et la guerre

Roman

L'HARMA TTAN
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Illustration de couverture:
Jeunefemme de Hôi An en ao-baba blanc, Marcelino Truong,
gouache, 2002, colI. Particulière.

@ L'Harmattan, 2007
5..7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris

http://www.1ibrairieharmattan.com
diffusion.harmattan @wanadoo.fr
harmattanl @wanadoo.fr

ISBN: 978-2-296-03375-7
EAN : 9782296033757
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À la mémoire de mes parents


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REMERCIEMENTS

Qu'il me soit permis de remercier mes amis pour leur aide


et leurs suggestions précieuses dans la lecture de tout
ou d'une partie du roman:

Yveline FÉRA Y,
Marie-Madeleine BERTHELOT,
Henri COPIN,
Michel EGGER,
NGUYEN Dinh Thi,
NGUYEN Thien Dao.
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* * *

La guerre. . .
Cette nuit-là de profond sommeil, plongée dans un rêve, je
jouais à cache-cache au clair de lune avec mes amis dans la cour
de la coopérative agricole. Tantôt je me cachais derrière un
grand poteau de paille, tantôt je grimpais à l'arbre centenaire,
ravie de ne pas être découverte et riant à l'idée d'avoir gagné.
. .. Quand, tout à coup, l'alerte me réveilla. Un avion de
reconnaissance rôdait dans les parages, cherchant une proie. En
un clin d'œil, le ciel s'illumina d'un jour de fin du monde.
C'étaient les fusées éclairantes qui annonçaient un
bombardement prochain de la région tirée de la nuit. Ma mère
était en mission. Seule, je n'avais pas assez de temps pour courir
jusqu'à l'abri. Dès que j'entendis l'alerte, instinctivement, je
sautai dans le trou creusé entre notre chambre-chambre où nous
habitions, ma mère et moi, et celle de Mme Liem-patronne de
notre famille d'accueil. Mais je ne trouvai pas le couvercle
habituel. Ayant trop peur de ne pas être couverte, je courus
jusqu'au lit, pris la couverture ouatée et revins au trou
individuel.
Quelqu'un était déjà là. Qui était-ce donc? Je m'apprêtais à
courir vers l'abri quand une main me retint. Je tressaillis.
- Ha An, n'aie pas peur, c'est Lam, dit une voix.
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- Mais pourquoi n'es-tu pas avec ta grand-mère?


- Je sais que tu es seule aujourd'hui et je suis venu pour te
protéger, dit Lam.
Lam était le petit-fils de Mme Liem. Il habitait avec ses
parents dans la province de Thai Nguyen (au Nord-Vietnam) et
rendait visite à sa grand-mère pendant les vacances d'été.
Je me blottis dans un coin du trou. Mon dos était contre
celui de Lam. J'étais à l'âge où une jeune fille commence à se
sentir honteuse d'être tout à côté d'un garçon. Je ne disais rien
et ne bougeais pas. Alors, j'aperçus un grand crapaud au bord du
trou. Il ouvrit grand ses yeux pour me regarder. Je tremblais de
tout mon corps. Les bruits des avions à réaction, en général, me
faisaient peur. Mais le regard et les cris du crapaud étaient
encore plus terribles. Lorsqu'il sauta dans notre trou individuel,
ne pouvant plus me dominer, je voulus fuir.
- Ha An, reste là, c'est trop dangereux dehors! cria Lam.
Il prit tout de sui te le crapaud et le jeta loin, très loin. Je
fermai les yeux, hantée encore par la peau rugueuse et les yeux
de cet animal. Je considérais le geste de Lam comme celui d'un
héros. L'admiration et la peur étaient si grandes que j'oubliai la
honte. Je passai instinctivement mes bras autour de son cou
pour chercher le courage, la consolation et un appui. . .
La crainte des crapauds me poursuit encore jusqu'à
maintenant.
Lam m'enlaça. Ma poitrine touchait la sienne. Je tremblai
quelques instants puis me laissai faire. J'acceptai ses caresses
dans la peur des explosions des bombes mais aussi dans un
bonheur étrange. J'oubliais le crapaud, nous oubliions le
rugissement de l'avion au-dessus de nos têtes...
A peine avait-il posé un baiser sur mes lèvres qu'un morceau
de roquette fit une brèche dans le mur de notre chambre. Les
morceaux du mur tombaient à qui mieux-mieux. La poussière
étai t partout. . .

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Quand le bombardement cessa, Lam et moi sortîmes du trou.


La honte se lisait sur mon visage. Comment avais-je pu laisser
Lam m'embrasser et me serrer fort dans ses bras? A dix ans, je
jouais souvent avec les garçons et les filles mais j'avais déjà
honte quand mes amis voulaient m'accoupler à un garçon.
J'étais, comme les fillettes de cette époque, très réservée.
Plus tard, chaque fois que je vis un crapaud, je pensai à Lam,
aux sentiments qu'il m'avait fait éprouver mais je n'eus plus
d'occasion de le revoir. Je gardai de bons souvenirs de cet ami
d'enfance.
. .. A la sortie du trou individuel, j'eus le cœur serré en
voyant le spectacle de notre chambre. La table où travaillions ma
mère et moi était renversée. Les verres étaient tombés par terre,
cassés. Des livres, des cahiers, bien rangés sur l'étagère, étaient
éparpillés sur le plancher. Le lit était jonché de débris et de
paille, etc. . .
La guerre continua... Par hasard, sept ans après cette nuit
effrayante, je retrouvai Lam dans la même promotion à
l'Université de Hanoï. Nous nous sommes souvenus de la scène
où nous étions ensemble dans le trou individuel. Nous vécûmes
les beaux jours de la vie d'étudiant. C'étaient des années où nous
vivions dans la sincérité, la pureté et la naïveté. Lam se montrait
galant et parfois malin. . ..

*
* *

Trente ans à peu près ont passé. Lors de nos retrouvailles, je


revois mes anciens amis avec qui j'ai vécu et étudié pendant
quatre ans à l'université. En m'apercevant, Lam a couru vers
moi. Je suis heureuse de le retrouver bien qu'il soit devenu un
autre Lam. Il n'est plus mon cher Lam, mon ami d'enfance. Il
n'est plus mon ami de classe à l'université où nous avons partagé

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chaque joie, chaque tristesse. En dehors de son air ouvert et très


souriant comme avant, Lam est devenu maintenant ventru,
imposant, vieux par rapport à son âge et plus malin...
Maintenant, me trouvant devant la belle villa de Lam dont
les murs de la façade ont été recouverts de marbre, les pauvres
murs en torchis de ma chambre d'autrefois percés par les
roquettes américaines, me reviennent clairement en mémoire.
« Qu'a bien pu faire Lam pour devenir riche en si peu de
temps? ».
Depuis trente ans, je vis et travaille à Lam Dông, une des
nouvelles zones d'économie du pays créées après la guerre
américaine. J'enseigne le français dans le lycée Nguyen Viet
Xuan et mon mari les maths. Je n'ai plus envie de déménager en
ville où les difficultés sont moindres. Je pense que ma vie est là,
dans cette région montagneuse et ne veux plus me souvenir de
mon premier amour qui est mort. Je préfère enfouir cette
douleur pour ne pas souffrir davantage, pour ne pas attrister mes
proches. Je me demande à quoi bon raviver une souffrance, une
blessure qui ne demande qu'à s'apaiser, par le silence
précisément.
Pourtant, je regrette une époque, un moment où je n'ai pas
pu surmonter les obstacles. Je regrette de ne pas avoir été assez
courageuse, assez patiente pour convaincre ceux qui m'ont
empêchée de choisir mon chemin. Peut-être étais-je trop jeune à
cette époque, soumise comme une fille qui respectait les règles
du confucianisme. Suis-je maintenant heureuse? Je ne sais plus
si je vis dans un bonheur familial ou si je ne vis que pour
réaliser ma tâche de femme pour son mari et de mère pour ses
enfants, d'enseignante pour ses élèves. Parfois, je me dis: « Mon
mari est un homme sincère, honnête et gentil. Il m'aime beaucoup. Il veut
me rendre heureuse. Mais le bonheur, c'est quoi? A mon âge, je n'arrive
pas à le définir. Je le trouve très loin, un peu inaccessible. Avec mon
mari, nous vivons ensemble depuis une vingtaine d'années. Nos deux
enfants sont grands. L'aîné prépare son bac cette année et le deuxième est
en classe de cinquième. Ils ne posent pas de problème et travaillent bien à

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l'école. Je ne dois pas m'inquiéter pour eux. Pourtant, je me sens parfois


très solitaire. Plus je vis avec mon mari, plus je me pose des questions sur
la vie de couple. Ce n'est pas seulement la question de continuer à se
plaire physiquement mais tellement d'autres choses très délicates.
Quelque chose me manque... Il y a des fois où je me sens très seule même
au moment où je m'allonge à ses côtés, au moment où nous venons de faire
l'amour. Quelquefois, je me demande si une harmonie d'âme pourrait
rendre la vie du couple plus heureuse?
Quant à Lam, après ses études supérieures, il est devenu
professeur de français dans une école supérieure. Il a connu des
difficultés économiques comme la plupart des Vietnamiens à
cette époque - une époque où l'on utilisait des cartes de
rationnement. Marié, ayant deux enfants à charge, chaque jour,
en dehors des cours, il devait aider sa femme à transporter des
œufs de canards de son village natal à Hanoï pour améliorer un
peu leur quotidien. Sa femme, sortie de l'école supérieure
d'agronomie de Hanoï, connaissait la manière de couvrir les
œufs de canards... Il travaillait péniblement et sérieusement.
Après la politique du Renouveau du pays, Lam a été affecté
dans un ministère. Grâce à son dynamisme et à ses compétences,
il a été nommé directeur adjoint, puis directeur d'un
département. Quand son ministère a fondé quelques
compagnies pour répondre aux besoins du développement de la
société, il a été nommé PDG d'une importante compagnie. Avec
son nouveau pouvoir, son comportement a changé. Les projets
d'Etat dont le capital est monté à des milliards de dollars, ont
été distribués à des responsables qui pouvaient lui rapporter de
gros bénéfices. Avec cet argent qu'il ne gagnait pas à la sueur de
son front, mais grâce à son nouveau pouvoir, il offrait une partie
de ses gains à ses supérieurs et gardait le reste pour ses
distractions et ses jeux. Il a commencé à avoir des maîtresses qui
étaient en général des actrices, des mannequins, des miss... Il
leur offrait des terrains, des appartements. Il a décidé de ne plus
avoir de relations intimes avec sa femme qui avait partagé avec
lui les jours difficiles. Ce n'est pas tout. Il a participé aux paris

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du foot avec des milliers de dollars. Il est maintenant


propriétaire d'une villa à 12km du centre ville équipée d'une
piscine où nagent des jeunes filles, des mannequins, même la
nuit et d'une autre maison en ville - une maison à cinq étages
louée par un commerçant japonais. Il a aussi une ferme à la
campagne pour sa résidence secondaire et possède une Mercédès.
Sa ferme a une superficie d'un hectare. Elle n'est pas loin de la
route départementale. La pièce principale donne sur un lac de
lotus. L'architecture de la maison ressemble à celle des
« fonciers» à l'époque coloniale française. Autour de la maison,
des deux côtés des allées recouvertes de graviers, on voit des
statues bouddhistes, celles de femmes nues qui tantôt
apparaissent, tantôt sont cachées derrière les buissons. Une
balançoire est accrochée à deux grands arbres dans le jardin où se
trouvent une petite pelouse et plusieurs arbres fruitiers. Plus
loin, on voit beaucoup de variétés de légumes. Dans la cour
derrière la maison, il y a plusieurs bâtiments, des pièces basses
qui servent de hangar, de cuisine et de logement pour la famille
de son neveu qui s'occupe de la ferme.
Nos amis restent bouche bée en écoutant Lam. Celui-ci est
fier de l'admiration de ses amis. Il leur dit:
- La semaine dernière, avec Kien, nous sommes allés visiter
ma ferme à 60km de Hanoï.
- C'est vrai, affirme Kien, un de mes anciens amis. Quand
nous sommes descendus de la voiture, le neveu de Lam,
un homme maigre, a couru vers nous, ouvert les portes de
la voiture et nous a dit en croisant les bras: « Vous venez
de la ville. Bonjour, messieurs!» - Oui, dit Lam,
aujourd'hui, j'invite mon ami. Tu peux préparer de très
bons plats. - Et le vin? C'est du whisky comme
d'habitude? - Non, c'est de l'alcool. Tu peux descendre
dans la cave pour chercher du vin mélangé avec les plantes
de la médecine traditionnelle. - Oui, M.! répondit à haute
voix le neveu. Ensuite, Lam l'appela encore une fois et lui
dit à l'oreille mais assez haut pour que j'entende: - Après

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le repas, tu peux aller dans le village pour nous chercher


deux jeunes filles vierges! Alors, je demandai à Lam: -
Quel est ton complot? Il m'a répondu: - Tu n'as rien
compris; profitons de notre vie actuelle car nous avons
tous connu une époque de grandes difficultés quand nous
étions très jeunes.
Je rencontre aussi Nam qui travaille dans un ministère du
gouvernement. Nam avait été désigné comme chef de notre
classe. Son français était excellent pendant les années d'études et
il reste toujours bon. Nam a non seulement un bon niveau dans
les langues étrangères, il parle français et anglais, mais il est
aussi doué dans sa spécialité. Il a le sens de l'organisation. Son
travail est sérieux et le département qu'il dirige obtient de bons
résultats. Il est communiste depuis vingt-cinq ans et ne cesse
d'aider ses collègues dans cette idéologie. Pourtant, il a jusqu'à
maintenant un poste de directeur adjoint de son Département et
ne peut pas monter davantage dans la hiérarchie. Quand ses
amis lui demandent:
- Nam, avec tes compétences et ta position politique, ta
carrière va-t-elle encore progresser?
- Bien sûr, répond Nam.
- Mais pourquoi restes-tu autant d'années directeur adjoint
de ton Département?

Nam ne leur répond pas. Il rit: un sourire très doux mais je


vois bien derrière ce sourire une certaine amertume. Puis, il dit
doucement:
- Avoir un poste supérieur ou pas, ce n'est pas important.
Ce qui compte pour moi, c'est ma propre opinion dans le
travail. Ce que je ne peux pas accepter, c'est d'obtenir un
poste à n'importe quel prix.

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Nam nous dit que, dans sa vie, il essaie de réaliser ses projets
et de garder son opinion personnelle. Pourtant, il sait bien qu'en
réalité ce qu'il a dit à ses amis n'est pas facile à faire. Dans la
société vietnamienne actuelle, une société en plein
bouleversement, l'honnêteté n'est pas toujours et partout
justement appréciée. Parfois, il se sent un peu « déprimé ».
Il connaît les raisons pour lesquelles il ne peut obtenir le
poste de directeur du Département. Agir comme certaines
personnes moins compétentes et moins rigoureuses lui est
difficile.
En effet, il ne peut obtenir de promotion car il est en
désaccord avec son supérieur hiérarchique. Nam est un homme
droit et il ne peut se compromettre auprès de la femme de son
supérieur. Elle n'a aucune formation politique et intervient
malgré tout dans les décisions du Département et notamment
sur le déroulement de carrière des personnels.
Cette femme reçoit des «cadeaux» d'employés peu
scrupuleux qui souhaitent obtenir des promotions. Elle aperçoit
ces enveloppes financières même dans ses rêves.

*
* *

Tous mes anciens amis, ceux de ma promotion à l'université,


sont présents au trentième anniversaire de notre sortie de
l'Université. Chacun a sa situation professionnelle, personnelle
et familiale. Leur vie est bien différente à notre époque
d'économie de marché!
Parmi eux, excepté My Hanh qui est revenue des Etats-Unis
avec sa famille et Hai Yen qui a terminé ses études de doctorat
en France, je reviens de plus loin. En voyant mes amis, les
larmes coulent toutes seules sur mes deux joues. Je me
rappelle. . .

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« Tu ne peux pas épousercet homme-là! Le comprends-tu? » me


répétait mon père. «Ce n'est pas possible que tu continues ton
histoire.Arrêtelà ! Ha An » me disait ma tante.
J'entends de nouveau leurs paroles. Je n'arrive pas à
comprendre pourquoi, à cette époque là, j'étais si lâche.
J'abandonnais tout pour trouver un autre chemin. Ai-je eu
raison ou tort? Je ne le sais plus. . .
... A l'époque où j'arrivai à Lam Dong, dans une zone
économique nouvelle (ZEN), il pleuvait sans cesse.
Une brume d'été lourde, lentement remuée, flottait dans l'air
comme un nuage de poudre sur un champ de bataille. Pas une
feuille ne bougeait. Puis une pluie fine et fraîche tomba. Elle
tombait sans interruption presque toute la journée, perçait avec
peine un brouillard lourd et rasait la terre. Le vent soufflait. Le
bois de caféiers et de théiers était ténébreux. Les rizières étaient
vertes: elles s'étendaient au loin dans une zone vaste. Les
hirondelles qui sillonnaient le ciel avant la pluie se réfugiaient
alors au fond de la forêt. Couverte de cette vapeur épaisse que
perçaient les cimes des arbres, la région montagneuse
s'enfermait dans un silence étouffant. De longs chemins, plantés
de très beaux pins, très sombres, l'entouraient d'une ombre
triste.
Tout à coup, la pluie cessa. Quelques rayons de soleil
brillèrent légèrement. Le jour naissant s'annonça dans le ciel par
une lumière blafarde du côté de l'orient. Un monde infini
d'abeilles, de papillons, de libellules, d'oiseaux... s'agitait. Le
vol nonchalant des papillons les ramenait sur les mêmes fleurs,
ouvrant leurs ailes ouvertes avec un doux et voluptueux
mouvement d'éventail. Les oiseaux s'envolaient doucement...
Je marchai sous la pluie après être descendue du train. Je me
sentais un peu perdue. De la capitale du pays à cette région
lointaine, tout m'était étranger, tout changeait complètement.
Je cherchais le lycée Nguyen Viet Xuan où j'allais enseigner le
français. A un carrefour du village, au moment où j'hésitais, je

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tombai sur un paysan assez jeune. Il m'indiqua le chemin. Je


trouvai enfin le lycée.
Le voici devant moi. Toutes les salles de classe étaient des
paillotes, les pupitres et les tableaux vieux, très usés. Les élèves
étaient pauvres. La plupart allaient à l'école à pieds nus.
Les instituteurs ne paraissaient pas plus riches. L'internat
était aussi couvert de chaume. Mon logement avait six mètres
carrés. Il n'y avait rien à l'intérieur. La moiteur de l'air
régnait. . .
Nous vivions dans une extrême difficulté. Les deux
instituteurs partageaient le même vélo. Les deux institutrices
n'avaient qu'un pantalon en soie. Chacune d'elles le portait
quand elle avait cours...
Trente ans ont passé. Avec la politique du Renouveau, le
Vietnam change beaucoup. Son économie se développe. La vie
du peuple s'améliore nettement. Pourtant il existe une très nette
différence entre notre vie - la vie des intellectuels dans les ZEN
- et celle des intellectuels dans les grandes villes, entre la vie des
paysans et celle des citadins.
Les citadins, en général, ont refusé de se rendre dans les ZEN
considérées comme des régions très difficiles et très isolées, où
les sols sont pauvres, dégradés, stériles ou gorgés de sels, de
sulfate d'alumine, impropres à toute culture. Presque toutes les
ZEN se caractérisent par leur manque d'eau douce à la saison
sèche. Les récoltes sont soumises aux aléas climatiques et autres
facteurs. La misère a sévi dans les ZEN où les personnes âgées et
les enfants ont été les premières victimes de toutes sortes de
maladies comme la grippe, la bronchite, les diarrhées, la
dysenterie, le paludisme et d'autres maladies endémiques...
Ainsi, bon nombre de gens ont fui les ZEN pour revenir dans
les villes, vivant dans les marchés, sous les ponts, sur les
trottoirs. Malgré le chômage, les citadins se sont accrochés aux
villes et ont cherché à éviter à tout prix de se rendre dans les
ZEN.

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Grâce à la réalisation de la politique du Renouveau, le


Vietnam a connu beaucoup de grands succès, en particulier sur
le plan social. Personne ne doute de son processus de croissance
économique. Le domaine de l'exportation se développe de
manière prodigieuse. Mais clans ce contexte de développement
rapide, on voit apparaître aussi une certaine corruption.
Comme la plupart des Vietnamiens de son âge, mon père
s'était lancé avec optimisme dans les deux grandes guerres
contre le colonialisme et l'impérialisme pour que son pays soit
indépendant. Entre la vie et la mort, il ne calculait pas, il restait
désintéressé. Mais, après la victoire des Vietnamiens et
l'indépendance du pays, qu'en était-il de la vie quotidienne et
de la liberté de chacun? Au fil des années, mon père fit le
constat que la lutte entre la vie et la mort dans les combats
acharnés était plus facile que celle entre les différents points de
vue politiques. Certains Vietnamiens qui se sont sacrifiés sans
hésitation en temps de guerre sont incapables de refuser les
tentations matérielles en temps de paix.
Non seulement mon père était sérieux, strict dans son travail,
dans son comportement, mais aussi il était très sévère à mon
égard. Pour respecter la politique du pays des années 70, il
s'était opposé à mon amour - une idylle transparente et
innocente. Il voulait que je me conduise comme une fille
éduquée sous le régime socialiste. Il souhaitait que je respecte la
dictature prolétarienne qui, à une certaine époque, attirait les
jeunes et pour laquelle ceux-ci s'engageaient à donner leur vie
sans regret. Il menait lui-même une vie exemplaire, intègre,
désintéressée et austère.
Lors des retrouvailles avec mes amis, en constatant la
différence de leur situation, cle leur manière de progresser dans
la vie tant professionnelle qu'individuelle, je pense beaucoup à
mon père qui n'est plus. Colonel de l'Armée populaire du
Vietnam, vieux révolutionnaire communiste vietnamien, il était
non seulement l'un des plus anciens du Parti, mais aussi un
homme de terrain sur les différents fronts, occupant des diverses

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fonctions. Que pensait-il de son idéal communiste avant sa


mort?
Ayant revu mes anciens amis, je vais me recueillir une fois
sur la tombe de mon père. J'y allume des bâtons d'encens. En
pensant à lui, à sa mort, je me sens triste. Mes larmes coulent. Je
ne peux les retenir.
A l'extérieur du cimetière, les gens, les bus, les voitures à
côté des bicyclettes... circulent normalement. Les rayons du
soleil brillent sur les immeubles, les gratte-ciel récemment
construi ts.
Seule, je prononce à voix basse le nom de mon père, celui de
ma mère et celui de mon fiancé. Tout à coup, avec eux, comme
un seau jeté dans un puits, ce sont mon enfance, mon passé, ma
vie qui remontent de l'eau de ma mémoire...

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Je suis née dans une petite ville - la ville d'Ha Tinh - d'une
des provinces du Centre Vietnam. Cette province est baignée
par la mer d'un côté, et s'adosse de l'autre côté à la longue
cordillère du Truong Son. Peu favorisée par le climat, elle subit
régulièrement de violents typhons dévastateurs. Pauvre, assez
peuplée, c'est une des provinces les plus déshéritées du pays. Au
centre ville, se trouve le lycée Phan Dinh Phung, bien connu
dans tout le pays.
Située à environ dix kilomètres de la ville, Thien Cam est
une belle plage bordée de filaos avec des rochers au large. En
été, le ciel est clair. Le matin, l'eau semble bien calme. La mer
est alors transparente et peu profonde. Les visiteurs peuvent faire
des promenades dans les allées dont les deux côtés sont plantés
de filaos. Le ciel et la mer sont d'une beauté, d'une clarté, d'une
luminosité, d'une paix à couper le souffle. Le soir, l'eau est aussi
transparente. A l'horizon, on a l'impression que la mer et le ciel
ne font plus qu'un. J'espère que cette plage sera un jour connue
après avoir été aménagée. Elle attire l'attention des voyageurs
qui aiment trouver un coin tranquille, pittoresque et poétique.
La province d'Ha Tinh, pépinière de lettrés vers la fin du
19èmeet au début du 20èmesiècle,devait continuer la tradition des
lettrés-combattants. Contre le conquérant colonial et
l'administration mandarinale qui avait trahi l'intérêt national,
les lettrés d'Ha Tinh et ceux de Nghe An, dans le cadre d'un
vaste mouvement national, avaient levé l'étendard de la révolte
soulevant les paysans pour lutter pied à pied, avec des armes très
inégales, contre l'envahisseur pendant des dizaines d'années. La
légende des lettrés patriotes imprégnait l'ambiance dans
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laquelle vivaient les enfants de Nghe An et d'Ha Tinh au début


du 20èmesiècle. Les lettrés patriotes n'avaient certes pas vaincu
les Français, mais ils avaient sauvé l'honneur de leur confrérie
avant de quitter définitivement la scène historique. Ha Tinh,
terre dure à cultiver, marche frontière, avait toujours donné
naissance à des hommes durs au travail comme au combat,
consacrés aux études. Terre de rudes laboureurs économes, terre
de lettrés, elle avait fourni au mouvement national ses meilleurs
cadres et ses meilleurs soldats. C'était la terre natale non
seulement du poète Nguyen Du, auteur de L'histoire de Kieu,
mais encore d'autres poètes comme Nguyen Cong Tru, Cu Huy
Can, Xuan Dieu - le poète romantique très célèbre etc... des
patriotes Phan Dinh Phung et Phan Boi Chau, des lettrés
respectés dans la province comme dans tout le pays.
La limite sud de la province est marquée par une avancée
montagneuse dans la mer, dans la région du col transversal, où
l'on profite d'un beau paysage qui a inspiré nombre de poètes,
écrivains et musiciens vietnamiens. Cet endroit marqua jusqu'au
ème
Il siècle la frontière avec le Champa. Il représentait, à
l'époque française, la limite entre le Tonkin au nord et l'Annam
au sud. On peut encore voir la porte d'Annam depuis la route
nationale N°l. Sur la route, à la saison des pluies et lors des
grandes chaleurs, on peut voir d'étranges coccinelles beige
parsemer les champs: ce sont des paysans à leur travail. Le
manteau en palmes que les paysans portent leur donne l'aspect
d'une carapace d'insecte. En hiver, la mousson du nord-est vient
refroidir notablement l'atmosphère, tandis qu'en été souvent le
vent d'ouest, dit du Laos, un véritable foehn, apporte des masses
d'air brûlant. Ces terres sont également balayées par les typhons
venus du Pacifique et, inondées périodiquement par les crues
des rivières qui dévalent les pentes abruptes des montagnes de
l'Ouest.

C'est sur cette terre de lettrés que j'ai grandi: une enfance et
une adolescence baignant dans une ambiance tout imprégnée de

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cette culture traditionnelle façonnée depuis des siècles par ceux


qui ont été pour ainsi dire les dirigeants spirituels de la nation.
Mon enfance fut heureuse, choyée. Mon père était originaire
de la province Nghe An dans laquelle se trouve le village natal
de Ho Chi Minh, dont la maison au modeste toit de chaume,
entourée d'un jardin près d'un étang fleuri de lotus, a été
restaurée. Mais il se déplaçait souvent pour son travail et ses
activités. Il participa de bonne heure à la Révolution. Il s'y
distingua et acquit une grande considération. Non seulement, il
était né sur un terrain révolutionnaire, mais encore l'idée de
libérer son pays l'avait poussé à s'engager dans l'armée. Il me dit
une fois:
- Le colonialisme français s'efforçait de nier l'originalité et
la richesse de la culture vietnamienne parce qu'il voulait
chercher à faire disparaître le sentiment national
vietnamien.
Je compris que c'était le Vietnam, trempé dans les combats
et disposant d'une forte, riche et vieille civilisation, que la
France avait agressé sous le Second Empire.
En participant à la révolution, mon père s'instruisait sans
cesse. Quand il était petit, il suivit des études au collège français
jusqu'en troisième. Après la mort de mon grand-père, ma
grand-mère ne pouvant plus subvenir à ses besoins, il s'engagea
dans l'armée tout d'abord comme enfant de troupe. Il continua
ses activités révolutionnaires. Malheureusement, il fut arrêté et
jeté en prison où il passa plusieurs mois. C'était la prison de
Buon Ma Thuot qui se trouve à Dak Lak - une province
montagneuse du Sud-Ouest du Vietnam. Cette prison est
actuellement rénovée et conservée par les Responsables de la
province. Il y resta plusieurs années sans revoir sa famille. Il sut
résister comme ses camarades aux tortures les plus terribles. Il
avait une excellente mémoire et, en prison, lorsque l'un de ses
camarades avait besoin, pour rédiger un document, de citer un
passage des classiques marxistes, il allait trouver mon père.

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Quand la révolution d'Août 1945 éclata, mon père sortit de


prison, devint commandant de l'Armée populaire du Vietnam.
Mais il ne trouva pas le temps d'être tranquille. Le 23 novembre
1946, les Français bombardèrent Haï Phong. La guerre éclata
entre le Vietnam et la France. Avec tout le peuple vietnamien, il
s'engagea dans la résistance contre le colonialisme et combattit
neuf ans.
La vie était dure. Il vécut pendant des années dans les
montagnes. Ministères, services, facultés, usines d'armement, les
Vietnamiens avaient tout au plus des paillotes bien dissimulées
dans les forêts, des ateliers quelquefois cachés dans d'immenses
grottes. Les machines, ils les avaient emportées, pièce par pièce,
à dos d'homme, des villes occupées par les Français jusque dans
ces montagnes. Par des bombardements aériens, des pilonnages
d'artillerie, des commandos de parachutistes, les Français
cherchaient systématiquement à les détruire. A la moindre
alerte, les Vietnamiens démontaient les machines, les toitures,
les charpentes et, toutes ces charges sur leur dos, ils partaient
vers d'autres endroits plus sûrs.
La guerre s'éternisait. Le paludisme minait la santé des
résistants qui mangeaient plus souvent du manioc que du riz et
quelquefois sans sel. Quand les pluies de juillet-août tombaient,
les forêts dégoulinaient jour et nuit, et le moindre ruisseau
s'enflait, rendant toute circulation impossible.
Plus tard, une fois, me prenant sur ses genoux, mon père me
raconta qu'en tant que commandant il répétait souvent aux
soldats que la résistance était longue et ardue mais qu'elle serait
certainement victorieuse. Ardue, périlleuse, il avait accepté tout
cela, mais cette longue patience, cette attente d'une année à
l'autre était terrible. Il dit qu'il avait fini par surmonter l'ennui
qui les dévorait, mais certains de ses camarades désertèrent,
rejoignant Hanoï ou d'autres villes.
Les tubercules de manioc récoltés dans un coin de forêt,
avaient aidé les résistants à tenir, les avaient préparés pour les
batailles des années suivantes.

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Au cours de cette période, les forces populaires


vietnamiennes faisaient des progrès sensibles. De la simple
guérilla, l'Armée populaire passa peu à peu à une guerre de
mouvement. Elle menait ses opérations au niveau de régiments
et même de divisions.
Dès la fin de l'année 1953, s'annonça la période qui
marquerait la défaite des Français. Le 20 novembre 1953, le
commandement français décida de parachuter dans la cuvette de
Dien Bien Phu, située au nord-ouest du Vietnam, plusieurs
régiments de parachutistes pour tenir cette région. Le 7 mai
1954, la bataille se termina par la reddition totale des forces
françaises enfermées dans cette cuvette. La bataille de Dien Bien
Phu eut une importance considérable.

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II

Après cette victoire, mon père revint. Devenu lieutenant-


colonel, il fut affecté à la quatrième Circonscription militaire,
sise à Vinh - Nghe An, son pays natal.
Une fois revenu, il alla à Ha Tinh où il avait campé un
certain temps pendant la guerre, et où il se maria déjà vieux à
une femme qu'il aimait depuis longtemps et qui l'attendait
toujours. Je fus leur enfant unique. Ha An est le prénom que
mes parents m'ont donné à ma naissance pour lier les noms de
leurs deux provinces natales: Nghe An et Ha Tinh. Ma mère
était institutrice dans un collège d'Ha Tinh. Elle n'avait qu'une
sœur qui était membre de l'Union des femmes de la ville,
mariée elle aussi et mère de deux garçons. L'aîné avait le même
âge que moi et le deuxième avait trois ans de moins. Sa famille
n'était pas loin de la nôtre. Comme ma tante avait des activités,
elle sortait presque tout le temps. Ses deux enfants étaient chez
une nourrice. Chaque matin, elle les y conduisait et allait les
chercher le soir. Son mari était gendarme; il travaillait à
cinquante kilomètres de la ville d'Ha Tinh. Il rentrait à la
maison seulement une fois par mois. C'est pour cela que je
voyais rarement ma tante et mon oncle. Le dimanche, quand ma
tante devait partir, mes deux cousins venaient chez moi, et nous
jouions ensemble.
Aux côtés de mes parents, j'ai passé des jours merveilleux.
C'était au début des années soixante. J'avais alors trois ans. Bien
que nous ayons combattu les Français, leur civilisation marqua
profondément l'évolution de notre société. C'est au contact de
l'art et de la littérature français que nous nous sommes formés.
La philosophie européenne nous servit de guide. Après la
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Première Guerre mondiale, les écrits de Ho Chi Minh


amenèrent les intellectuels vietnamiens à l'étude de Marx,
Engels et Lénine.
Plus tard, mon père me dit que, tout en approfondissant la
connaissance du matérialisme dialectique et en analysant en ce
sens la situation du Vietnam, ses camarades et lui se
préoccupaient en même temps du problème de l'efficacité de la
civilisation et de la littérature. La civilisation et la littérature
françaises, classiques ou modernes, ont exercé une grande
influence sur la pensée et la vie des Vietnamiens. On y puisait
une méthode d'analyse des conditions de vie de notre
population. On y trouvait aussi de hautes valeurs morales.
C'est à cette époque que mon père parfois me lisait des
poèmes composés par Ho Chi Minh pendant la résistance pour
me faire connaître la vie et les conditions des combattants
vietnamiens. Je les écoutais mais ne comprenais pas grand-
chose; cependant je les récitais avec joie.
Quant à ma mère, elle m'achetait des jouets qui me
ravissaient. Je me rappelle que, quand j'étais toute petite, elle
me berçait de chansons qui étaient si belles que je m'endormais
tout de suite. Ces chansons dont les paroles restent encore en
moi étaient de magnifiques berceuses. Peu à peu, j'ai appris par
cœur les vers de L'Histoire de Kieu qu'elle récitait en me berçant:
« Cent ans - En la durée d'une existence humaine
Le talent et le sort se prennent tant de haine!
Verdoient des mûriers là où roulait la mer.
Quelle douleur de voir un changement amer! »

L'Histoire de Kieu, un long poème de 3.254 vers, est le miroir


de l'âme du peuple vietnamien, le roman national du Vietnam,
composé par Nguyen Du (1765-1820). Cette œuvre raconte les
vicissitudes de la vie de Thuy Kieu, une belle jeune femme
talentueuse. Sa situation reflète celle de la femme en général
dans la société traditionnelle vietnamienne. Après quinze ans

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d'épreuves, Thuy Kieu retrouve son fiancé qu'elle aime toujours


mais dont elle ne s'estime plus digne...
Je me souviens toujours d'une chanson entendue un soir,
récitée par un aveugle ambulant, accompagné dans notre ville
par une vieille femme:
« Trouble ou limpide
L'étang familial, on y revient
Trouble ou limPide, qu'importe...»
Plus tard, je me demandai si tout ce que j'avais entendu dans
mon enfance avait un lien avec mon destin.
Le soir, elle me racontait des contes, des légendes. Je
commençais à connaître Blanche Neige et les sept nains, Cendrillon,
Thach Sanh et des contes de fée etc.. .Le mythe de Thanh Giong,
nommé également Giong le Saint, me ramenait à la période
tribale du vieux Vietnam, six siècles avant notre ère. La voix
douce de ma mère m'emmenait dans un monde imaginaire:
Dans un village isolé de Phu Dong, vivait une pauvre femme. Après
une nuit de temPête, en allant au champ, elle vit une gigantesque
empreinte de pied. Elle plaça son Pied dans l'empreinte et fut saisie
de terreur. Il s'avéra bientôt qu'elle était enceinte. Après douze mois,
elle accoucha d'un garçon sur un monticule de terre entouré d'eau de
tous côtés. Le ciel remplit ses seins d'un lait abondant et alimenta
l'eau qui l'entourait en poissons et en crabes. A trois ans, son fils
demeurait couché sur le dos et ne savait ni sourire ni parler.
Un jour, les messagers du roi vinrent au village afin de chercher le
plus doué d'entre les villageois, capable de prendre la tête des troupes
pour sauver le pays. Alors, l'enfant se dressa et dit à sa mère de faire
venir les messagers. I I leur déclara qu'il vaincrait les ennemis et il
réclama un cheval de fer, une verge de fer ainsi qu'un chapeau de fer.
Pendant ce temps-là, l'enfant dévora sept grandes assiettées de riz,
trois aubergines salées et devint un géant. Quand il eut les objets et
l'animal demandés, il frappa le cheval qui s'écroula. Il en réclama
un autre mais avec un cœur vivant. Lorsqu'il le monta, le cheval se
mit à hennir et se cabra. Crachant le feu, il s'en fut au galop. De sa

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verge, il abattit de nombreux ennemis et décaPita le cheval de leur


général, Avec l'aide des paysans, Giong arriva à vaincre les
ennemts,
Après la victoire, Giong mena son cheval à la montagne Vu Ninh,
Ensuite, il s'agenouilla sur les rives du fleuve et se lava, Le cheval
fit jaillir de l'écume qui se transforma en sable blanc, puis il
répandit du crottin qui devint minerai de fer,
Ce mythe est encore vivant aujourd'hui,
J'écoutais attentivement ma mère. Il me semblait que j'étais
perdue dans une bataille extatique.
Un jour, comme je ne comprenais pas quelle était l'origine
des Vietnamiens, je demandai à ma mère:
- Maman, mes amis me disent que nos ancêtres sont les
Chinois, est-ce vrai?
Elle m'attira vers elle, passa sa main chaude et douce dans
mes cheveux et dit:
- Non, ma chérie, on a tort de le dire. Nous sommes des
enfants et des petits-enfants de Lac Long Quan (le Dragon
seigneur des lacs) et d'Au Co. Cette légende raconte que
Au Co, la femme du Dragon pondit cent œufs. Il en jaillit
cent fils. Comme les deux époux ne pouvaient pas vivre
ensemble longtemps, cinquante fils suivirent leur père
dans les mers du Sud et cinquante fils s'installèrent avec
leur mère dans la région de Viet Tri, à Bach Hac. Ces
derniers élirent comme roi leur frère aîné Hung (roi
Valeureux). Ce fut la longue dynastie des rois Hung issus
de la plus puissante des tribus Lac Viet, celle des Van
Lang,
Ma mère me raconta avec passion cette légende que je ne
compris pas très bien à cette époque. Plus tard, pendant la
guerre américaine, une fois, j'entendis à la radio Ho Chi Minh
parler de ce que les Vietnamiens devaient faire:

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- Les rois Hung eurent le grand mérite de fonder le


Vietnam vous et moi, nous devrons le défendre.
Alors je compris mieux l'origine de nos ancêtres.
Une autre légende que j'aimais beaucoup, c'était celle de
Thach Sanh.
Orphelin, sans abri, ce jeune homme vivait au pied d'un arbre
centenaire et chassait. Un jour, il rencontra un autre jeune homme,
appelé Ly Thong, encoreplus pauvre que lui et il l'accueillit chez
lui. . .
Une fois, Thach Sanh entendit des appels au secours venant du ciel,
il regarda et vit un aigle qui tenait une jeune fille dans ses serres. Il
tira. L'aigle blessé, avant de mourir, eut le temps de mettre sa proie
en sécurité dans une grotte. Cette jeune fille était la princesse Quynh
Hoa. Traîtreusement, Ly Thong conseilla à Thach Sanh de s'enfuir
car l'aigle était soi-disant un précieux oiseau du Roi. Ensuite, il
coupa la tête de l'aigle, l'apporta au roi et lui dit que c'était lui qui
l'avait tué. Le roi le récompensa et déclara qu'il serait prince s'il
parvenait à ramener Quynh Hoa. Quant à Thach Sanh, il crut Ly
Thong et s'enfuit. Pour ramener la princesse, Ly Thong alla chercher
Thach Sanh, et lui demanda de l'aide. Thach Sanh l'emmena à la
grotte où était la princesse et descendit. Quand Quynh Hoa fut tirée
de la grotte, Ly Thong la boucha. Thach Sanh ne put plus monter.
Il continua sa marche et rencontra le prince du roi de l'Eau, retenu
aussi par l'aigle. Il le libéra. Le prince le remercia, lui offrit une
guitare et lui montra le chemin. Revenu auprès de son arbre, Thach
Sanh continuait de chasser et de jouer de la guitare. Le son de sa
guitare réussit à faire parler la princesse Quynh Hoa qui était
muette depuis sa sortie de la grotte. Le roi fit venir Thach Sanh
dans le palais. En le voyant, la princesse dit au roi que c'était lui
qui l'avait sauvée. Le roi lui donna la main de la princesse. Ayant
eu le droit de juger le traître Ly Thong, Thach Sanh lui pardonna.
Je me suis imprégnée des idées du Bien et du Mal à travers
ce que me racontait ma mère. Son âme douce, son cœur plein de
tendresse me couvraient de bonheur. C'est ainsi qu'elle m'a

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éduquée dans cette idée qu'« il faut aimer non seulement ceux
qui nous aiment mais encore ceux qui ne nous aiment pas et il
faut penser d'abord aux autres.» Elle m'emmenait dans les
musées et me faisait découvrir des tableaux, des peintures dont
je me souviens encore, même adulte. La simplicité, la pureté,
l'harmonie, la profondeur et la douceur les imprégnaient. Ces
qualités ouvrent le cœur, apaisent l'âme, purifient et illuminent
l'esprit. Dans ses bras, chaque nuit, je voulais lui crier:
- Maman, c'est toi qui m'as donné tant de tendresse depuis
tant d'années. Je le sais bien, quand je serai grande, je
penserai à toi. Je serai toujours là, à tous les instants pour
te protéger.
Elle m'apprit à rester indépendante. Quand elle allait au
travail, elle rangeait la maison et me laissait dans ma chambre
avec des jouets. Nous avions une belle maison dans la rue Phan
Dinh Phung laissée par mes grands-parents maternels et un
petit jardin caché non pas derrière des haies de bambou mais
d'une manière discrète derrière des haies bien taillées, avec un
bassin, au milieu duquel se dressaient de petits rochers simulant
des montagnes, des grottes, tout couverts de mousse verte, à
l'ombre d'arbres nains, pins, ficus, saules. Nous avions une
habitation modeste mais artistement décorée par ma mère. Je
me souviens des repas d'une grande simplicité que ma mère
préparait: un bouillon de légumes, un petit plat de viande ou
de poisson, quelques légumes marinés, mais préparés
délicatement, avec des ingrédients et des condiments, quelques
tranches de caramboles, de figues et de bananes vertes, un
assortiment de piment, de poivre, de gingembre, le tout avec
des couleurs variées, présenté avec goût sur des assiettes très
fines et un plateau de bois rare. Mon père ne rentrait que le
dimanche. Il aimait beaucoup les plats préparés par ma mère.
Quand j'eus cinq ans, le soir, ma mère m'apprit l'alphabet. Je
commençai à lire et à écrire. Mon père m'achetait de temps en
temps des histoires illustrées dont je regardais les images et
essayais d'épeler chaque mot. Avec l'aide de mes parents, je

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faisais beaucoup de progrès. A l'âge de six ans, je savais déjà lire


assez couramment des légendes et des contes courts. Je savais
compter de un à cent. Bien que j'aie six ans, le jour et la nuit,
ma mère veillait toujours sur ma vie. Quand j'étais malade, elle
ne me quittait pas; elle restait à mes côtés, me caressait en me
donnant tout son cœur.
Un jour, le conte intitulé Le gâteau de riz traditionnel m'a fait
pleurer.
Un enfant de six ans vivait seul avec sa mère. A la fête du Têt,
comme tous les enfants, il attendait ses nouveaux vêtements et les
gâteaux traditionnels qui sont faits, en général, avec du riz gluant,
de la viande de porc, des grains de haricots et des oignons. Sa mère
était si pauvre qu'elle ne pouvait ni acheter riz gluant et ni viande.
Le réveillon approchait. Le petit garçon attendait avec impatience les
cadeaux de sa mère. Elle préparait quelque chose dans la cuisine.
Comme il ne pouvait pas attendre l'heure du réveillon, il s'endormit
sur la natte. Le lendemain, de bonne heure, il se leva. C'était le
premier jour de l'An. Il fut heureux de voir sa mère avec un paquet à
la main. Elle le lui donna. Il l'ouvrit : c'étaient un pantalon et une
chemise qu'il avait déjà portés, qui avaient été déchirés et que la
mère avait soigneusement reprisés. Il y vit aussi un petit gâteau
traditionnel. Il était content. Il sauta de joie. Il changea de
vêtements et garda soigneusement le gâteau toute la journée. Le soir,
comme il brûlait d'envie d'en manger, il enleva les feuilles de
phrynium qui l'enveloppaient. Comme ce gâteau était fait avec du
riz au milieu duquel il n'y avait pas de viande, il n'était pas comme
les autres gâteaux traditionnels. Il en mangea avec aPPétit bien que
le riz ne fût pas gluant. Sa mère le regardait; les larmes coulaient
de ses yeux; elle l'embrassa longuement.

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III

Je commençai mon CEl à l'âge de sept ans car à cette époque


on faisait le CP à l'école maternelle.
Je me souviens jusqu'à maintenant du jour de la rentrée des
classes. Mes parents m'avaient envoyée dans une école
élémentaire, près de chez nous. Comme tous les enfants de cette
petite ville, j'avais suffisamment de fournitures scolaires à la
rentrée pour commencer ma première année à l'école. J'étais
vraiment heureuse de faire connaissance avec la maîtresse et les
amis. Dans ma classe, je reconnus quelques voisins ou voisines
avec qui j'avais joué. Ce jour-là, mes parents me conduisirent à
l'école; ils étaient heureux de me voir avec le cartable sur le dos.
Je marchais en sautillant comme un petit moineau, entre mes
parents. Quand j'entrai dans l'école, ils restèrent devant l'entrée,
attendant la sonnerie de l'école pour se retirer. Ce jour est gravé
dans ma mémoire comme un souvenir inoubliable.
C'était pour moi une époque pleine de joie car nous vivions
dans la paix. Les grandes difficultés du début de cette paix
étaient résolues pour l'essentiel; la principale de celles-ci
concernait la gestion: c'est-à-dire faire tenir la comptabilité
relativement compliquée d'une coopérative agricole, avec son
compte de points et de journées-travail, les ventes et achats de
produits, la répartition des bénéfices, etc... par des paysans qui,
quelques années plus tôt, étaient illettrés.
Ainsi, je vivais dans un grand bonheur. Je le buvais à longs
traits comme si je ne croyais pas qu'un jour brutalement il pût
cesser. A peine fini le premier semestre de mon CE l, la guerre
éclata. . .
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La vie de ma famille fut tout à coup bouleversée. Mon père


ne rentra plus toutes les semaines. Ma mère avait plus de
réunions. Chaque jour, je brûlais d'attendre son retour car j'avais
très peur d'être seule surtout à la tombée de la nuit. Je me tenais
devant la fenêtre, regardais les plantes d'agrément, les fleurs
dans la petite cour de notre maison, le pêcher dont la première
poussée des bourgeons s'embrumait d'un vert insaisissable.
Quand j'en avais assez d'admirer la nature que j'adorais, je
retournais dans le salon, jouais avec des jouets, des images et
puis un bouquet de chrysanthèmes jaunes du jardin, noué d'un
fil de coton rouge. Fatiguée, je m'allongeais sur le fauteuil et
finissais par m'endormir à jeun. . .
Une fois, depuis mon lit, j'entendis mon père dire à ma
mère:
- Les habitants de notre ville devront certainement se
réfugier à la campagne pour éviter les bombardements.
- Oui, j'en ai aussi entendu parler par le proviseur de mon
collège. Mais je ne comprends pas vraiment; quelle est
l'origine de cette guerre? demanda ma mère.
- Tu sais que les accords de Genève signés le 21 juillet
1954 entre la République française et la République
démocratique du Vietnam pour marquer la fin de la
guerre d'Indochine n'ont pas été respectés. C'est Ngo
Dinh Diem, mandarin catholique, violemment hostile à la
France, désigné par Bao Dai-le dernier roi du Vietnam-
comme Président du gouvernement du Sud-Vietnam, qui
a violé ces accords en s'appuyant sur les Américains. Ce
sont les raisons pour lesquelles le Vietnam est coupé en
deux. La ligne de démarcation du 17èmeparallèle n'est pas
considérée par la politique américaine comme une ligne
provisoire, mais bien comme une frontière définitive entre
les deux zones du pays: le Nord et le Sud. La guerre du
Vietnam, c'est Diem qui en a créé les conditions et c'est
lui qui l'a commencée. A ses côtés, les Etats-Unis ont mis

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un pied, une armée diémiste puissamment équipée et


financée. De 1961 à 1964, ils ont expérimenté au Sud-
Vietnam une «guerre spéciale» et c'est cette «guerre
spéciale» qu'ils ont perdue. Le 1er novembre 1963, la
chute de Diem a pu sembler affermir la position
américaine au Sud-Vietnam. Les Etats-Unis ont
intégralement rétabli leur aide militaire et continué le
combat contre le Nord-Vietnam. Ils ont choisi une autre
sorte de guerre en cherchant à y franchir une nouvelle
étape de leur escalade directe.
J'entendis soupirer ma mère:
- Chéri, je m'inquiète beaucoup de ton travail et de ta
santé. Tu n'es plus en forme comme les dernières années.
Nous venons de nous réunir à côté de notre adorable
fillette. Elle t'aime tellement qu'elle veut passer son
temps auprès de toi quand tu es là. Dans le cas où tu
devrais partir au front comme la dernière fois, elle
pleurera sans doute.
- Ne l'attriste pas, ma chérie! elle est encore petite. Il faut
lui expliquer que nous allons gagner cette guerre. Nous
n'avons pas le droit d'être lâches, de penser à nous-mêmes
quand la Patrie est en danger. Vân, écoute-moi! Il faut
que tu sois en forme et forte pour t'occuper de notre fille,
expliqua mon père.
Je ne comprenais pas bien ce qu'ils disaient. Seulement,
lorsque j'entendis ma mère parler du départ possible de mon
père, j'avais les yeux humides. Je ne pensais ni à Ngo Dinh
Diem, ni aux Américains, ni à la guerre, je me concentrais sur
l'idée de ne plus pouvoir être en ville avec mes parents. Je
m'étais habitué à quitter mon père pour la semaine mais à
l'avoir le week-end et ne supportais pas l'idée de me séparer
longtemps de lui.

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*
* *

Plus tard, devenue plus grande, je commençai à comprendre


que la situation devenait de plus en plus grave. L'escalade
connut une première pause de 35 jours à Noël 1965. Après, la
guerre continua. Les destructions visèrent d'abord les lignes de
communication puis atteignirent bientôt les centres industriels,
les chefs-lieux de provinces, les hôpitaux et les écoles. La
dispersion était la parade essentielle face à l'escalade: évacuation
des usines non touchées en province pour être reconverties en
ateliers; réorientation de la production en fonction de l'effort de
guerre; autonomie des provinces. La vie économique sembla
frappée par les bombardements notamment dans le domaine
industriel et dans l'infrastructure routière, mais stimulée par le
climat psychologique de patrie en danger, de défense de
l'indépendance nationale. Les communications détruites furent
rétablies et démultipliées, les ponts remplacés et doublés. La
production agricole put croître bien qu'une partie de la main-
d'œuvre rurale ait été mobilisée pour d'autres tâches. Grâce à la
dispersion et aux abris, le nombre de victimes semblait
relativement peu élevé. Des usines, des hôpitaux, des écoles, des
universités furent reconstruits dans la forêt, parfois souterrains.
Les usines continuèrent à tourner, les enfants et les adultes à
s'instruire. . .
Le Centre devint la région la plus bombardée car c'était le
pont qui liait le Nord au Sud. Ha Tinh qui se trouve dans la
Quatrième zone (c'est-à-dire les provinces au sud du delta du
Fleuve Rouge) a été bombardé sans interruption depuis le
commencement de l'escalade des Américains au Nord-Vietnam
car leur but était de couper la route de ravitaillement du
Vietnam du Nord. Ainsi, les routes menant vers le Laos furent
aussi systématiquement bombardées.

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Dans cette circonstance, comme tous les gens des villes, nous
avons dû nous réfugier à la campagne. Les nouveaux venus
étaient accueillis à bras ouverts et les paysans les aidaient à
s'installer. Souvent, les parents devaient rester en ville pour
travailler, et les enfants vivaient avec des familles d'accueil.
J'étais triste car je devais quitter tout ce qui m'était si cher, tout
ce qui était devant, derrière moi, autour de moi, ce qui était très
présent en moi, dans cette époque très heureuse de mon enfance.
Un jour, ma mère me réveilla tôt. Je savais déjà que nous
devrions quitter notre ville. Mais je refusais de préparer mes
affaires. Je croyais que la terre s'était écroulée autour de moi. Un
corbeau passa en criant dans le ciel gris. Sa voix semblait
m'annoncer les malheurs du monde... Je sortis tristement de ces
lieux et m'en éloignai à grands pas sans oser tourner la tête.
Qu'ils avaient été doux, mais qu'ils avaient été rapides, les
moments heureux que j'avais passés sous l'aile de mes parents.

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IV

Dès les premiers jours à la campagne à environ dix


kilomètres de ma ville, je m'ennuyai. Avant, j'avais l'électricité;
les maisons étaient côte à côte; quand je sortais, je voyais des
réverbères qui étaient de chaque côté de la rue. Lorsque j'arrivai
à la campagne, ce qui me frappa, en premier, c'étaient les
maisons éloignées l'une de l'autre, les bananiers aux larges
feuilles, les cocotiers penchés par le vent, qui formaient d'épais
rideaux autour du village où bruissaient toujours les bambous.
Et au-dessus encore, plus haut dans le ciel, les fûts minces et
droits des aréquiers surmontés d'une touffe (palmiers dont de
nombreuses parties sont utilisées et notamment le fruit ou la
noix d'arec). Les paillotes étaient toujours entourées d'un jardin
où poussaient toutes sortes d'arbres fruitiers, tandis que dans un
village voisin les maisons étaient très serrées, parfois
mitoyennes. Dans le village où je vivais, comme dans les autres
villages vietnamiens, le bambou est le végétal principal. On le
trouve en haies serrées autour des villages pour lesquels il
constitue une protection extrêmement efficace. On peut le voir
dans la forêt d'où il émerge. Il est partout et il est utilisé pour
de multiples usages. C'est le bambou qui permet de faire la
charpente de la maison, toute une partie des outils, et aussi des
armes, ainsi que de construire des abris. En jeune pousse, il
fournit un aliment apprécié. Au milieu du village, une grande
place offrait un sol balayé avec ses dalles de pierre propres. C'est
là que l'on battait le riz sur des planches obliques. Puis les tiges
étaient étalées sur le sol et le buffle les écrasait avec des rouleaux
de pierre pour en tirer les derniers grains.
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Nous étions logés chez une vieille dame qui était veuve et
avait un fils. Son mari était mort pendant la campagne de Dien
Bien Phu et son fils habitait loin car, après ses études
professionnelles, il était resté travailler à l'Usine sidérurgique de
Thai Nguyen, une province du Nord-Vietnam. Il s'y était marié
et avait trois enfants dont Lam était l'aîné. La vieille dame
s'appelait Liem ; elle nous avait accueillis gentiment. Sa petite
maison était construite en bois avec un toit en tuiles. La moitié
des maisons dans ce village était en pierre avec des toits de
tuiles, l'autre était en torchis avec un toit de chaume. Elles
étaient entourées de rigoles pour l'écoulement des eaux et de
haies de bambou. La maison de Mme Liem ne comportait que
trois pièces. Quelques cadres de lit en bois avec des nattes de
raphia, une commode, une table, quelques chaises. Au mur, des
gravures de couleur représentant des talismans, des scènes de
combat de la Résistance, un portrait du Président Ho Chi Minh,
une photo de son fils et de sa famille. Sur l'autel des ancêtres, on
voyait une grande photo de son mari en uniforme, en noir et
blanc. Pour entrer dans la maison, il fallait suivre un long
passage bordé d'un côté par un étang. Après ce passage, il y
avait une cour en briques carrées, où elle pouvait sécher le riz.
Les chambres et la cuisine étaient séparées. Pour entrer dans la
cuisine prendre quelque chose, je devais emprunter un autre
passage. Quand il faisait nuit noire, j'avais très peur à cause des
cris des crapauds et des grenouilles autour de l'étang ou au pied
des bambous.
Nous étions vraiment en pleine nature; la nuit, nous nous
endormions au chant des grillons; le matin, nous nous
réveillions au chant des coqs et aussi au tintamarre des oiseaux.
Le Centre est une région où la terre est moins fertile et le
climat plus dur; cette vision idyllique du village cache à peine
la dure réalité des calamités naturelles. Les pluies de mousson
font déborder les rivières, inondant, submergeant les cultures.
Des typhons qui s'y déchaînent, entre juin et octobre, avec une
rare violence peuvent ravager les rizières. Le froid peut geler les

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jeunes plants de riz dans les pépinières. L'écrasante chaleur des


mois d'été, leur humidité y rendent le climat épuisant.
Le soir, le village recouvrait sa tranquillité. Petit à petit, je
commençais à m'habituer à cette nouvelle ambiance. Chaque
matin, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, les coqs
rivalisaient d'efforts pour chanter ensemble. Leur chant
réveillait tous les gens du village même les enfants car ils
chantaient presque tous en même temps et chantaient fort
longtemps. Ma mère se réveillait, m'embrassait affectueusement
avant de se lever. Je la regardais allumer une lampe à pétrole,
puis je me rendormais. Elle faisait vite sa toilette et se mettait
devant la table pour travailler, lire ou écrire.
Mme Liem nous prêtait une pièce que nous décorâmes
ensemble. Nous y mîmes un grand lit et un petit lit. Dans un
coin, ma mère plaça une petite table pour travailler et me faire
étudier. Une étagère en bois avait été accrochée au mur pour
ranger nos livres, nos cahiers. Le soir, elle attendait que je fusse
endormie pour commencer à corriger les devoirs des élèves,
préparer les plans des leçons etc...Toutes nos activités se
passaient dans cette pièce sauf la cuisine. Nous préparions les
plats dans la même cuisine que Mme Liem. Si dans notre petite
ville j'avais une chambre à moi, ici nous avions une chambre
pour nous trois, mais mon père ne rentrait que chaque dimanche
comme avant; son retour fut moins régulier pendant la guerre. Il
y avait des époques où il ne rentrait qu'une fois par mois. Mais
j'étais, malgré les difficultés de la vie, très heureuse dans les bras
de ma mère. Le matin, je ne me levais qu'au moment où elle
m'appelait pour faire ma toilette, prendre mon petit déjeuner et
aller à l'école avec elle. Comme les exilés et les habitants du
village, au petit déjeuner, je mangeais quelques patates douces
bouillies.
Si en ville, à cette époque, nous faisions cuire le riz et les
aliments avec un fourneau à pétrole ou du bois, ici à la
campagne les paysans les faisaient cuire avec de la paille, des
feuilles séchées. La cuisinière était faite de trois briques. Quand

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nous faisions la cuisine, nous avions les larmes aux yeux car il y
avait beaucoup de fumée. Comme les autres enfants, chaque
après-midi, après avoir fait les exercices, étudié les leçons (nous
avions la classe seulement le matin), je balayais autour des
grands arbres, autour des cordons épais de bambous pour
ramasser des feuilles mortes, les mettre dans un grand panier et
les transporter à la maison. Là, je les séchais au soleil. Le jeudi et
le dimanche, avec les enfants du village, je demandais à ma
mère de me laisser aller dans la montagne pour couper de petites
branches d'arbres, les attacher en deux gerbes comme celles du
riz; je les transportais chez nous sur l'épaule avec une palanche; à
la maison, je les faisais sécher jusqu'au moment où je pouvais les
utiliser pour faire cuire les aliments.
En été, il faisait chaud, et je n'arrivais pas à dormir dans
notre lit car, pour éviter les moustiques, nous devions utiliser
des moustiquaires; en ville aussi mais, grâce au courant
électrique, nous avions des ventilateurs. Ici, nous n'en avions
pas. Je me rappelle que ma mère ne dormait pas; avec un
éventail en papier, elle m'envoyait un air frais qui m'endormait,
me donnait un bon sommeil, tandis qu'elle, elle restait éveillée
jusqu'au matin avec les étoiles dans le ciel. Adulte, chaque fois
que je pense à elle, je veux crier: « Ma chère maman, tu es pour
moi une brise agréable sur ma vie, une source de pureté, de
douceur, de profondeur et de tendresse.» Je l'adorais. J'étais à
ses côtés, sur ses talons car pour moi, là où était ma mère était le
bien-être. Ma seule consolation était qu'elle viendrait
m'embrasser quand je serais dans notre lit. Quelquefois, elle
participait à des réunions d'information pour les habitants du
village. Quand, après m'avoir embrassée, elle ouvrait la porte
pour partir avec Mme Liem, je voulais la rappeler, lui dire
« embrasse-moi une fois encore ». Après son départ, je revoyais
sa figure aimante. Ses tendres baisers me donnaient une
communion de paix où mes joues puiseraient sa présence réelle
et le pouvoir de m'endormir. A son côté, je vivais des jours
heureux. Je commençais à comprendre les difficultés, la pénurie

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d'une vie pendant la guerre. Ma mère essayait de m'apporter


tout ce qu'il me fallait au moment où tout lui manquait.

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v
Un samedi soir, alors que j'étais avec mes parents, une fille
d'une vingtaine d'années, au visage ovale, aux cheveux longs et
noirs entra chez nous. Elle était assez jolie. Grâce à ma mère, je
sus que c'était la fille de son amie d'enfance d'Ha Tinh. Sa
famille avait déménagé à Hanoï en 1960. Sa mère voulait que
nous déménagions avec eux, mais étant donné que mon père
était Responsable de la Quatrième Circonscription militaire,
mes parents préférèrent rester à Ha Tinh pour consacrer leurs
efforts aux deux provinces pauvres du Centre. Tam - le prénom
de cette jeune fille - nous dit qu'elle ferait ses études de français
à l'Université des langues étrangères de Hanoï , qu'elle
appartiendrait à la promotion 67 du Département de français,
qu'elle s'y inscrirait au mois de septembre 1967, juste l'année
où cette Université ouvrit la première promotion pour la
formation des interprètes et traducteurs de français. Vivant dans
la capitale, elle avait appris le français dès le lycée.
Pendant les vacances d'été, avant d'entrer à la Fac, elle avait
eu envie de retourner dans son pays natal, malgré la guerre. Sa
mère qui aimait la mienne, lui avait dit de venir nous voir. Tarn
me fit découvrir quantité de choses intéressantes. La France
lointaine dont la capitale Paris est une des plus belles villes du
monde, la ville lumière, m'était vraiment étrangère. A cause de
la guerre, nous, les enfants des provinces du Centre, nous ne
pouvions étudier aucune langue étrangère. Jusqu'au Bac, je
n'eus pas l'occasion d'en connaître aucune. Restée avec nous
jusqu'au lendemain, elle repartit à Hanoï. Elle me précisa que si
je voulais exercer son futur métier je devais très bien travailler
dès l'école primaire. Elle pourrait m'aider plus tard. Comme je
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ne savaIs pas grand-chose sur les langues étrangères, je ne


. . .
pouvaIS pas ImagIner. . .
Dimanche soir, après le départ de Tarn, et avant de regagner
son lieu de travail, mon père dit à ma mère:
- Je pense que notre fille a une belle âme; elle est sensible à
la beauté de la nature, de la littérature; elle adore la
lecture; la civilisation et la littérature françaises
pourraient lui apporter quelque chose de beau; peut-être
que Tarn a raison de dire que notre fille a des dons pour
l'apprentissage des langues étrangères.
Je vis ma mère s'opposer à ces desseins.
- Ne sortons point de notre domaine, dit-elle à mon père,
c'est vrai que Ha An aime la littérature; elle adore écrire;
elle pourrait devenir professeur de lettres. Pourquoi
l'orienter vers un domaine compliqué où elle rencontrerait
des étrangers. .. et qui pourrait l'éloigner de notre paisible
intérieur? Je préfère que Ha An reste avec nous et qu'elle
soit heureuse. . .
Le samedi soir suivant, je remarquai la pâleur du visage de
ma mère, plus marquée qu'avant, son silence profond ou ses
soupirs involontaires. J'aurais dû deviner quelque chose mais
comme j'étais encore petite je n'arrivai pas à savoir et à
comprendre ce que c'était. Puis, je l'oubliai. Lorsque mon père
rentra comme d'habitude, ma mère et moi nous criâmes de joie
et de bonheur. Ma mère prépara un dîner copieux (dans les
conditions où nous vivions, un repas copieux c'était pouvoir
manger du riz seul sans mélanger soit avec de la patate douce,
soit avec du maïs ou du manioc). Le soir, elle me laissa libre car
c'était samedi et mon père était là. Je jouai heureusement avec
mon père; j'étais sur ses épaules; il m'entourait de ses bras.
Pendant ce temps-là, ma mère rangeait la maison, la cuisine.
Mme Liem était très gentille et nous laissait librement
utiliser la cuisine. Elle m'aimait bien. Elle m'apprenait à
cuisiner, à arranger la maison quand ma mère n'était pas là.

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Avec les activités du Syndicat du collège, en dehors des cours,


ma mère s'absentait souvent, quelquefois même le soir. Grâce à
Mme Liem, je savais glaner quelques épis de riz, de maïs et des
patates douces. Chaque mois, nous qui n'étions pas agriculteurs,
avions une quantité fixe de riz et d'autres céréales destinées à le
compléter ou le remplacer. Mais cette quantité était
insuffisante. Naturellement, la pénurie touchait plusieurs
domaines. Pour l'alimentation, on manquait de lait et de
matières grasses. La ration de riz et d'autres céréales était de 14
kilos par mois pour la population en général, de 18 kilos pour
les ouvriers, de 21 kilos pour l'armée. Nous percevions 5 mètres
de tissu par an en ville, et 3 à la campagne.
Pour aider ma mère à subvenir à nos besoins jusqu'à la fin du
mois, parfois je descendais dans les rizières, cherchais des trous
où vivaient de petits crabes pour les attraper. Chaque fois que je
trouvais un trou, j'essayais d'y fourrer mes mains pour pouvoir
prendre des crabes. J'étais heureuse de pouvoir en prendre un.
Pourtant, j'avais très peur car, dans les trous, il y avait non
seulement des crabes mais aussi de petits serpents. Et surtout,
dans les rizières, il y avait des sangsues, de petites sangsues
presque invisibles. Lorsqu'on voyait le sang couler, on apercevait
une ou deux sangsues collées sur sa jambe, en train de sucer le
sang. J'en avais très peur mais les efforts dominaient tout.
Ma mère ne voulait pas me voir travailler beaucoup. Pour la
tranquilliser, j'essayais d'apprendre la leçon chaque jour au
retour à la maison, après le déjeuner. Puis, l'après-midi, j'allais
au champ. J'étais heureuse de voir les épis de riz et ceux d'autres
céréales, des paniers de crabes.. .J'imitais les paysans; je
détachais les grains d'un épi de riz en tirant et pressant la main
dessus. J'empruntais à Mme Liem un grand panier plat, j'y
étalais les grains de paddy et les faisais sécher au soleil. Ensuite,
elle m'apprit comment transformer ces grains de paddy en riz
blanc. Je devais utiliser le moulin et le mortier à piler le riz.
Mme Liem m'apprit à vanner. La joie se lisait sur nos visages
quand nous vîmes près d'un kilo de riz blanc - le premier

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résultat de tout ce que je pus faire, premIer résultat de mes


efforts.
Ma mère l'apprit lorsque je lui apportai ce kilo de riz. Elle
était aussi heureuse car elle pensait que j'aimais le travail et
pouvais faire quelque chose d'utile. Je vis les larmes couler
lentement sur ses deux joues. Elle me prit dans ses bras, me
couvrit de baisers, des baisers brûlants et heureux.
J'ignorais pourquoi ce jour-là le teint de ma mère était plus
pâle. Elle avait passé une nuit blanche. Je ne savais pas que cette
fois-là mon père était rentré, à la joie de toute la famille, pour
ensuite partir très loin. Après que j'eus joué avec mon père, ma
mère me dit d'aller me coucher. A regret, je respectai son ordre
et j'allai au lit. Mes parents ne voul uren t pas me laisser seule; ils
étaient devant notre bureau, avec la lumière d'une lampe à
pétrole comme d'habitude mais un peu baissée. Ils parlèrent
ensemble, longuement. Je les entendis quelques instants
chuchoter, et puis je m'endormis.
Lundi matin, alors que je dormais encore, mon père se leva,
et posa des baisers très doux, très affectueux sur mon front. Et
puis, il partit sans m'éveiller. Quand Mme Liem m'appela, je
me levai tout de suite. Je vis sur la table le petit déjeuner que
ma mère avait préparé avec quelques mots qu'elle m'avait écrits.
Elle me disait de prendre le petit déjeuner, d'aller à l'école seule
et de ne pas l'attendre le soir car elle rentrerait tard. Cette fois,
au petit déjeuner, outre les patates douces, il y avait aussi du riz
gluant. C'est un plat que j'aime beaucoup mais, depuis
l'évacuation, ma mère le préparait rarement.
Après la classe, je rentrai avec mes amis. Le soir, j'essayai de
ranger la maison, de faire la cuisine avec Mme Liem en
attendant ma mère. Je lui demandai pourquoi ma mère était
partie si tôt et devait rentrer si tard. Elle poussa des soupirs
mais ne me dit rien. Je ne compris alors ni ses soupirs ni son
silence. Ayant écouté ma mère raconter la vie de celle-ci et la
mort de son mari, je compris que son inquiétude au sujet du
départ de mon père était la même qu'elle avait éprouvée pour

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son mari qui participa courageusement à la campagne de Dien


Bien Phu et ne rentra plus. Mme Liem me dit de manger avec
elle et réserva une part des aliments pour ma mère. Après le
dîner, j'étudiai un peu. Mais je n'arrivais pas à me concentrer
sur mes études. J'attendais impatiemment le retour de ma mère.
Mme Liem était à mes côtés; elle me dit de me coucher, mais je
n'en avais pas envie. Chaque fois que le sommeil venait, je
mettais de l'eau froide sur mes yeux. Pourtant, je ne pus me
retenir longtemps et finis par m'endormir. Quand elle vit que je
dormais, elle se retira doucement.
Le lendemain matin, au réveil, je vis ma mère apporter le
petit déjeuner dans notre chambre. Folle de joie, je courus vers
elle. Son visage était empreint d'une tristesse infinie. Je n'osais
pas la questionner. Elle me regarda sans rien dire. Je l'embrassai
assez longuement et bien affectueusement comme si j'avais peur
qu'elle me quitte encore. Elle me prit dans ses bras un moment,
puis me dit:
- Il est temps d'aller à l'école, ma chérie. Moi aussi, en tant
qu'institutrice, il faut que je sois à l'heure pour ne pas
faire attendre les élèves. Je vais tout te raconter ce soir.
Mange vite et allons-y ensemble.
J'aimais ma mère et j'écoutais ses conseils. En classe, je
m'efforçais de bien travailler, de participer. Mais, ce jour-là, je
commis quelques erreurs en dictée et en maths. Après la classe,
je me précipitai pour rentrer; ma mère m'attendait devant
l'entrée de mon école. A la maison, elle me dit de préparer vite
le déjeuner car elle avait une réunion au collège l'après-midi.
Nous prîmes chacune une ration d'aliment sec en conserve
octroyée à mon père, parce qu'il travaillait dans l'armée. Quand
ma mère sortit, je restai. Je fis mes devoirs; je lis le conte Tam
Cam, pourtant il me semblait que les lettres sautaient devant
mes yeux. Lorsque ma mère rentra, elle vérifia si j'avais bien fait
les exercices. Elle n'en était pas satisfaite. Quand elle me
demanda si j'avais compris ce que j'avais lu, je ne pus lui
répondre. Elle devint triste mais elle ne me gronda pas: elle ne

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me grondait jamais. Elle m'attira vers elle, me serra contre son


cœur. Elle me dit doucement:
- Ma chérie, ton papa est parti pour le front; il va loin, très
loin et nous ne savons pas quand il reviendra. C'est une
chose normale pour n'importe qui quand notre Patrie est
en danger. Lieutenant-colonel, un des responsables de la
Quatrième Circonscription militaire, il pourrait rester sur
place pour diriger les activités de l'arrière, mais il ne veut
pas; il ne veut pas rester en voyant tout le pays ravagé par
les bombardements, les gens, jeunes et moins jeunes
s'engager dans l'armée. Ton papa a écrit une lettre pour
partir tout de suite au front, comme volontaire. Pour lui,
tout est simple. Il n'a qu'à nous dire au revoir avant son
départ. Mais comme tu es encore petite, il ne veut pas te
voir pleurer en apprenant qu'il partira très loin. Hier
matin, je suis allée prendre congé de lui dans un autre
district. Il m'a conduite en vélo et, le soir, je suis
retournée seule à bicyclette. L'endroit de rassemblement
des forces était loin, je ne suis rentrée que vers cinq heures
du matin. Tu dormais profondément. Ton papa m'a dit de
t'embrasser de sa part, très fort, très affectueusement.
Maintenant, il est loin de nous. Il part au front pour
l'indépendance du pays. Et nous, ceux qui restent en
arrière, essayons de mieux travailler pour faire plaisir à
ceux qui sont dans les combats acharnés.
J'écoutai attentivement ce que me disait ma mère en
pleurant, buvant chacun de ses mots. Je sentais quelque chose
de grave dans ses paroles. «La guerre devient de plus en plus
dure» me dis-je. Dans les bras de ma mère, mon cœur battait.
Je compris son regard. «Je ferai tout ce que je pourrai pour être
digne de vous» murmurai-je.
Ainsi, j'étais comme un jeune arbre qui, planté sur un terrain
fertile, prend soudain son essor; il pousse des branches
vigoureuses, et on s'étonne de la beauté de son feuillage; c'est
que sa racine a rencontré le filon de terre qui convient à sa

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substance; j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre et


que mes parents m'avaient réservé.

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VI

De ce jour, je redoublai d'efforts dans mes études comme


dans les travaux domestiques. En dehors de mes études, je
continuai ce que j'aimais faire avant pour aider ma mère dans la
vie. Non seulement je capturais des crabes dans les trous des
rizières, mais je pêchais aussi au petit carrelet. Chaque fois que
je pouvais attraper un petit bol de petites crevettes ou de petits
poissons, j'en étais heureuse et, ainsi, nous avions un repas
. .
mains maigre.
Ce qui était très dur pour nous à cette époque, c'était la
question de l'eau. Mon père avait construit un réservoir en
briques et en ciment. Quand il pouvait rentrer tous les
dimanches ou tous les mois, c'était lui qui transportait l'eau
pour remplir le réservoir. Dans le village, il n'y avait que
quelques puits éloignés. Après le départ de mon père, ma mère
souhaita tout faire mais comme elle était affaiblie depuis ma
naissance, je voulus l'aider. J'empruntai à Mme Liem deux
petites barriques. Avec deux fils de fer et une palanche en bois,
je transportais de l'eau du puits jusqu'à notre citerne.
Je m'habituais peu à peu à la vie de la campagne. J'aimais
surtout la nature. Le soir, quand il faisait beau et qu'il n'y avait
pas de bombardements, quelques voisins venaient chez nous.
Mme Liem faisait chauffer une casserole d'eau avec les feuilles
fraîches de thé vert. Nous nous réunissions dans sa cour, sous la
lumière de la lune et des étoiles pour causer ensemble.
A l'école, j'aimais le vietnamien et la littérature. Les cours de
littérature étaient ceux que je préférais. Je travaillais bien dans
toutes les matières mais j'étais surtout forte en littérature. Ma
mère m'encourageait beaucoup. Avec son aide, je commençais à
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écrire de petits contes, en plus des devoirs, à raconter ce que


j'avais vu, ce dont j'étais témoin, à décrire tout ce qui était
autour de moi. Ma mère donnait des cours de littérature aux
collégiens. J'espérais un jour pouvoir faire mes études dans sa
classe. Les collégiens aimaient ses cours. Ils respectaient non
seulement ses connaissances profondes mais aussi sa manière
passionnante de travailler, sa douceur et sa voix agréable. J'ai
peut-être hérité d'elle la passion pour ce que je fais, pour la
lecture. Sa gentillesse, sa douceur, sa profondeur sont entrées
petit à petit en moi, spontanément, intuitivement. Mais je suis
aussi héritière de mon père. Mes amis disent qu'il y a des fois où
je me montre très douce mais des fois où je suis une fille de
caractère, courageuse, audacieuse...
Ainsi, gaie, romantique, presque jamais pessimiste mais peu
confiante, tout se mêlait dans mon esprit en produisant de
continuelles rêveries. J'aimais la solitude; j'aimais contempler
le soleil couchant; je serais restée des journées entières, assise au
bout du village, à regarder se lever et se coucher le soleil. Près
du village, il y avait une très belle rivière. Je fus tout de suite
charmée de façon indéfinissable par les eaux nonchalantes de
cette rivière qui se glissait paresseusement au milieu d'un cadre
de collines couvertes de filaos; j'imaginais que s'il n'y avait pas
eu de guerre, chaque soir, les gens, même les écoliers turbulents,
auraient pu être envoûtés par la beauté du soleil couchant qui
faisait rougeoyer les eaux de la rivière, alors que le soleil
disparaissait lentement derrière les pics montagneux qu'on
voyait se profiler au loin, à l'ouest du village. La rivière formait
une grande nappe d'eau plus tranquille. Je faisais des bateaux en
papier et l'après-midi, quand le soleil descendait les montagnes,
je les laissais flotter sur l'eau, comme si ma pensée et ma vie
étaient entraînées dans leur courant. On pouvait aussi se laisser
prendre au charme discret des petits jardins cachés derrière des
haies de bambous. Le cours d'eau émeraude de la rivière et
surtout le village aux toits de tuile bien gais, ou de chaume,
faisaient un spectacle bien différent de la ville. Tout ce paysage

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soulignait la beauté de mon village. J'y admirais ces grands


jardins avec les cultures vivrières.
Après ces promenades, je rentrais; je me mettais à l'étude
avec attention, comme une petite fille sage et studieuse.
J'aimais beaucoup les jours où j'allais avec les enfants du
village dans la rizière. Nous jouions ensemble. Nous attrapions
des papillons, des libellules. J'allais souvent chercher les
sauterelles et les grillons sur l'herbe des diguettes. Quelle
beauté, encore plus prenante que celle du soir, sur les plaines à
riz!
Parfois, j'aimais aller chez mon amie Minh, dans sa maison
petite mais très belle. Elle était environnée d'un grand jardin,
dessiné avec des planches de différentes sortes de légumes et
ornée de quelques fleurs. Chez elle, nous jouions à cache-cache.
Chaque matin, les paysans allaient au champ, suivant les
buffles et les bœufs, un fouet à la main. A l'aube, les rizières se
montraient dans toute leur beauté. Je ne me lassais pas de voir
les garçons ou les filles, perchés sur les buffles, lire ou jouer de la
flûte de roseau. Les buffles présentaient une face digne,
impassible, barbue.
Pas de prairies car tout était consacré au riz, aux plantes
utiles et l'herbe ne poussait que sur les diguettes qui séparaient
les rizières. C'est là que venaient paître les buffles qui sont de
lourds animaux de trait, qui permettent le labour. On les soigne
avec un grand souci de leur éviter la fatigue, car ce sont des
animaux précieux.
Les champs et les routes étaient peuplés de jeunes femmes,
de vieillards et d'enfants. Pantalons retroussés, les femmes
étaient dans l'eau jusqu'aux genoux, le chapeau de paille
conique protégeant leur visage du soleil. Elles coupaient le riz.
De leur pas élastique et rapide, les vieilles portaient à l'épaule,
sur des bâtons de bambou, les lourdes gerbes de riz. Les enfants
conduisaient les buffles; ils les lavaient ou bien encore étaient
couchés, accroupis ou assis sur leur large dos gris.

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Au bord des routes, le long de chaque chemin et de chaque


digue, des groupes de jeunes pionniers, des filles, la faucille à la
ceinture, les jambes nues, encroûtées de glaise, revenaient des
champs. D'autres faisaient fonctionner les différents systèmes de
pelles d'irrigation; elles faisaient basculer des seaux fixés au bout
d'un manche, d'une rigole à un écoulement plus élevé, ou bien
encore, d'un mouvement large et régulier, elles tiraient sur les
cordes auxquelles étaient fixés les seaux de paille tressée; ainsi
elles puisaient l'eau et la déversaient dans les rigoles. L'eau était
le problème majeur et à cause d'elle la moindre dénivellation de
terrain avait son importance. Il fallait la retenir dans les rizières
en saison sèche, mais il fallait les vider quand il pleuvait trop.
Chaque enfant vietnamien, dès le CE 1, connaît la légende
qui fait s'affronter le génie des Eaux et le génie des Montagnes
dans un combat farouche. Furieux contre le génie des
Montagnes qui a ravi la main de la belle princesse, fille du roi
Hung, chaque année, le génie des Eaux lance ses troupes à
l'assaut des hautes terres. Le génie des Montagnes doit repousser
ces assauts pour sauver la terre et les êtres qui y vivent.
Ainsi avait combattu le peuple vietnamien depuis des
millénaires.
Nous ne voyions que les vieilles femmes, les femmes et les
enfants travailler aux champs car c'était la guerre. Autrefois, les
hommes seuls labouraient. Mais depuis la guerre, les femmes les
remplaçaient souvent. C'était tout le cycle agricole qu'elles
effectuaient elles-mêmes, souvent dans des conditions terribles,
creusant des tranchées le long des diguettes pour s'y jeter à
l'approche des avions, vivant dans des souterrains et des tunnels
pour échapper aux bombardements.
Le travail de la rizière est long, pénible, incessant...
La nuit, je voyais clairement la lune car, là-bas, il n'y avait
pas d'électricité. La lumière des lampes à pétrole, la lune qui se
levait derrière les cordons serrés de bambous autour du village,
et qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce

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spectacle me ravissait. J'étais fascinée par ce paysage comme


sous l'effet d'un charme et, quand ma mère venait m'en tirer,
elle me réveillait d'un songe.
Cependant, je n'étais pas si étrangère aux jeux de l'enfance.
J'aimais beaucoup le colin-maillard, la marelle, le jeu de petites
baguettes avec un tout petit ballon en terre glaise comme le jeu
d'osselets français qui demande de l'habileté. Dynamique et très
vive, je gravissais les rochers les plus inaccessibles qui se
trouvaient dans la rivière; je grimpais sur les arbres les plus
élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but, mais je
me trouvais au-delà que ce qui m'était déjà connu; je m'associais
à d'autres enfants dans le village. Nous nous entendions bien et
j'en étais heureuse.

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VII

Bientôt, je commençai l'année de CM2. Je m'accoutumais


peu à peu à l'absence de mon père. Mais la tranquillité de la
campagne ne devait pas durer longtemps.
Les bombardements de chaque jour, de chaque nuit
coupaient tous nos rêves, tous nos jeux et même toutes nos
aspirations. Les objectifs des bombardements n'étaient plus les
villes. Les Américains visaient aussi les villages, les endroits où
il y avait un grand nombre d'habitants. Mon enfance continuait
d'être endeuillée par des spectacles affreux. Aucune nuit n'était
tranquille. Des sirènes retentissaient à plusieurs reprises et nous
réveillaient. Dès que nous entendions la sirène d'alarme, ma
mère m'appelait pour courir vers l'abri. Lorsque nous
n'entendions plus les avions, nous en sortions pour nous
rendormir. Il nous fallait nous lever au moins trois ou quatre
fois pendant la nuit, même plus. Ce qui me faisait peur,
c'étaient les fusées éclairantes. Dans l'obscurité, j'avais
l'impression que, grâce à elles, les Américains pouvaient nous
V01r.

Notre chambre à coucher avait été construite en sous-sol; le


plafond était en paille pour éviter les bombes à billes. Tout cela
ne nous protégeait pas suffisamment contre d'autres séries de
bombes comme les roquettes, les bombes au napalm, les bombes
incendiaires, les bombes à retardement ou les bombes
magnétiques. . .
Nous devions donc nous coucher dans des abris construits en
vieux bambous et en terre. A l'extérieur des abris, nous
plantions des herbes pour mieux nous camoufler. Nous avions
très peur chaque fois que nous devions y dormir car il y avait des
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crapauds, des grenouilles... Ils nous regardaient en coassant. Ils


nous faisaient peur mais le bruit des avions, les explosions des
bombes de loin ou de près, la lumière des fusées éclairantes nous
terrifiaient encore plus. Puis, la fatigue et le sommeil arrivaient
et nous terrassaient. Ma mère me serrait dans ses bras et me
racontait des contes dans le but de me faire oublier la peur. Je
m'habituais peu à peu à l'odeur de la terre mouillée, à même la
boue, étouffant tantôt dans une chaleur moite, tantôt dans un
froid humide, en proie aux attaques incessantes d'innombrables
moustiques et autres bestioles.
U ne nuit, alors que je dormais profondément, ma mère
m'appela et me demanda de courir vite vers l'abri. Je vis Mme
Liem s'y accroupir. Ensommeillée, devant l'abri tout noir,
entendant le cri des crapauds, des grenouilles, je refusai d'y
entrer. Ma mère n'était pas contente de moi, elle me dit:
- Vite, Ha An! Entres-y! Les avions vont larguer des
bombes!
- Les avions sont encore loin. Je ne veux pas y entrer. J'ai
trop peur de ces animaux.
- Ces animaux-là ne sont pas méchants! Cria ma mère.
- Mais non, maman, ils vont me faire mourir.
A cet instant, un avion sembla voler rapidement sur les
bambous tout près de nous; je m'élançai d'un bond dans l'abri
sans hésiter.
Pendant plus de deux ans à compter de notre « évacuation»
à la campagne, ma mère enseigna le jour, fit l'entraînement
militaire et le soir, à la lumière d'une lampe à pétrole, bien
camouflée pour ne pas attirer l'attention des avions américains,
elle préparait ses cours.
A côté de chez nous, vivait une jeune femme nommée Lan,
qui avait trois enfants plus jeunes que moi et dont le mari était
au front. Toutes les charges familiales lui incombaient donc:
repiquer, moissonner, élever un cochon en vue de subvenir aux

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besoins de la famille, éduquer les enfants, s'entraîner à tirer le


cas échéant sur les avions américains qui pourraient attaquer le
village, le soir parfaire son instruction afin de pouvoir assumer
les nouvelles responsabilités de chef de brigade de production,
depuis qu'elle avait été élue à cette fonction. Pendant que Mme
Lan travaillait au champ, ses enfants étaient avec nous. Parfois,
un enfant se mettait à pleurer pour une raison ou une autre;
alors ma mère abandonnait ses livres, le prenait sur ses genoux,
lui racontait une histoire et l'enfant finissait par s'endormir. Ma
mère se levait chaque matin de bonne heure, balayait la cour et
aidait Mme Liem à donner à manger à la volaille ou au porc.
Avec ses élèves, elle creusait des abris, allait chercher du riz, du
charbon pour leur cuisine, aidait le village à moissonner ou à
creuser des canaux, à renforcer une digue. Les classes
continuaient. Nous nous entraidions dans la vie quotidienne.
Malgré les bombardements, nous continuions à vivre notre
vie de tous les jours. Paysans et ouvriers prenaient l'habitude de
travailler avec le fusil à portée de la main. Toute la jeunesse
faisait des exercices d'entraînement militaire. Le ravitaillement
des postes de combat dans un village était assuré par les
villageois. Ce n'était pas un groupe anonyme de soldats qui
défendait le village mais toute la population y apportant toutes
ses ressources, son ingéniosité, sa passion. Ainsi se trouvaient
réglés d'eux-mêmes de nombreux problèmes: pas de difficultés
de ravitaillement, pas de transport de vivres, possibilités quasi
illimitées de main-d'œuvre. Cette guerre ne modifiait ni notre
confiance, ni le rythme de notre vie, ni la production. Pour ceux
qui restaient à l'arrière, Ho Chi Minh disait: « Une main sur la
charrue et l'autre sur le fusil ». Je me rappelle un mot d'ordre à
cette époque-là: «Mener activement la campagne pour la
démocratisation dans les rangs du peuple afin d'intensifier la
production et le combat. »

A l'école, des classes avaient été aussi construites en


souterrain, et les toits camouflés par les feuilles vertes. Le
plafond était construit de la même manière que celui de notre

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chambre à coucher. Autour des classes, nous creusions des


tranchées qui menaient aux abris anti-bombardements.
Chaque jour, nous allions à l'école. Sur l'itinéraire, il y avait
plusieurs tranchées. Quand nous entendions les sirènes, nous
nous y cachions jusqu'au moment où l'atmosphère redevenait
tranquille. Nous pouvions alors continuer notre route. Parfois,
nous étions les témoins dans ces abris de la mort ou des
blessures graves d'amis ou d'inconnus. Malgré la peur, nous
continuions à chanter ensemble en allant à l'école. Je me
souviens encore aujourd'hui d'un poème de Tran Dang Khoa,
composé quand il avait neuf ans. Il voulut l'adresser aux enfants
américains après avoir reçu leur courrier, dans lequel ils
exprimaient leur opposition à la guerre américaine. J'ai appris
par cœur ce poème et le lisais avec mes amis:
« Je ne vous vois jamais,
Mais j'ai lu votre lettre avec beaucoup d'émotion.
Les Américains sont venus dans mon pays.
Ils ont largué des bombes à bille,
Et interpellé des gens.
Ils ont fusillé les vieux aveugles,
Et brûlé les nouveau-nés. .. »

Dans l'esprit de chacun de nous, il y avait les destructions,


les nombreux morts, les blessés, les mutilés, la crainte
journalière de voir les Américains arriver de la mer. Chaque
habitant avait perdu l'un de ses proches. Les bombes
américaines détruisaient les rares objets que les habitants
possédaient encore, de simples outils de travail, un miroir, une
lampe à huile, une moustiquaire. Avec les mitrailleuses de bord,
les aviateurs abattaient les buffles. Les cochons et les volailles
périssaient dans les flammes.
Malgré les bombardements, on entendait dans les champs des
voix, des chansons. Des enfants lançaient des cerfs-volants
multicolores. Chaque commune avait son propre théâtre

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amateur. Pendant les attaques aériennes, les groupes jouaient


auprès des unités militaires en stationnement et dans les
infirmeries de campagne. Cette activité était considérée comme
partie intégrante des actions de combat. Les acteurs étaient
armés. Ils gagnaient le front par transport militaire.
Fréquemment, ils devaient interrompre les représentations afin
de prendre part à la défense contre les avions américains. Leur
travail avait pour but: Le chant couvrirait le bruit des bombes.
Dans la coopérative de confection Toan Thang, tout près de
chez nous, la plupart des maris des ouvrières étaient soldats ou
ouvriers. Elles travaillaient, s'occupaient de leurs enfants, de
leurs parents, de leurs beaux-parents et participaient activement
aux activités culturelles de la coopérative. Elles jouaient pour le
personnel sous un grand hangar, dans la cour. Elles récitaient
des poèmes, rune à la mémoire des soldats qui étaient tombés,
l'autre à la mémoire d'une héroïne. Elles exécutaient des danses
traditionnelles comme la danse des chapeaux coniques, la danse
des bambous etc. ..Elles chantaient en solo et en chœur le récit
du travail à la chaîne des vêtements sous le feu de l'ennemi. On
était ému en écoutant présenter la composition du groupe
d'artistes de la coopérative: « Nous sommes toutes des femmes,
des travailleuses qui ont au moins quatre enfants, dont la plus
jeune a quarante ans».
Pendant ce temps-là, les bombes ne cessaient de tomber...
Dans la province de Thai Nguyen où vivaient et travaillaient le
fils de Mme Liem et sa famille, la guerre n'était pas moins
acharnée. Une fois, son fils lui écrivit:
« Ma chère maman,
En écoutant la radio hier soir, je m'inquiétais beaucoup pour toi car
Ha Tinh est une des provinces les plus bombardées.

Le but des attaques américaines est d'anéantir les bases de la vie


sociale, économique et culturelle. La semaine dernière, les deux
provinces industrielles de Thai Nguyen et Viet Tri ont été attaquées
avec une exceptionnelle gravité, marquant une étape importante dans
l'escalade. A Thai Nguyen, ont été larguées de petites bombes de 250

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à 450 kilos employés depuis peu par les bombardiers américains.


Leur explosion ne creuse pas de profonds cratères mais provoque un
souffle d'une puissance telle que le périmètre affecté est littéralement
balayé, ce qui permet de penser que la deuxième vague, qui elle lâche
des bombes à billes, atteindra les civils qui n'auront plus d'abri. A
Viet Tri, de nouvelles bombes ont été lancées. . .
Il est vrai que la préparation et le déroulement des raids prouvent de
façon indiscutable que les pilotes doivent surtout attaquer la
population. Dans un premier temps, il s'agit de raser les maisons et
les abris au moyen de bombes explosives pour soumettre ensuite les
gens sans défense aux millions de projectiles des bombes à billes.
Enfin, les Pilotes américains s'attaquent systématiquement aux
hôPitaux pour empêcher que les soins soient donnés aux victimes des
raids.
En tout cas, ma chère maman, prends bien soin de toi!
Porte-toi bien!
Grosses bises.
Ton fils, A nh. »
Mme Liem soupira en nous faisant lire sa lettre. «Elle
s'inquiète au sujet de son fils et de sa famille », me dit ma mère
en voyant qu'il m'était difficile de comprendre tout ce qui y
étai t écrit.
Un soir, ma mère rentra plus tard; elle me dit que dans le
village où vivaient ma tante et sa famille de nombreuses bombes
avaient été larguées. Comme nous n'avions pas de téléphone à
cette époque, ni d'autres moyens de communication pour savoir
rapidement ce qui se passait chez ma tante, ma mère m'emmena
chez elle à bicyclette. C'était à une dizaine de kilomètres. Nous
dûmes rouler deux heures dans la nuit noire, le long des
chemins tortueux et étroits. Quand nous arrivâmes, ses deux
enfants et leur famille l'attendaient. Elle était en effet une des
responsables de l'Union des femmes de la ville et elle n'était pas
souvent chez elle. Et puis, quand il y avait des morts ou des

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blessés dans un bombardement que ce soit dans le village où elle


habitait ou dans d'autres villages, elle était présente.
A cette époque, non seulement des femmes comme ma tante
ou ma mère qui était à la fois institutrice et Présidente du
syndicat de son collège étaient actives, mais aussi d'autres
femmes qui n'assumaient aucune responsabilité. La solidarité
régnait d'un village ou d'une ville à l'autre. Une partie de la
main-d'œuvre masculine avait été mobilisée. Ce fait avait
accéléré la promotion des femmes. «Cent filles ne valent pas
même un testicule de garçon », dit un proverbe vietnamien. Le
nouveau régime a lutté contre les mariages forcés, la polygamie,
instruit les filles comme les garçons, mais les pressions de la
guerre ont peut être fait plus en faveur de la promotion des
femmes que les années de paix. Les femmes occupent une place
plus importante dans la production; les jeunes filles deviennent
des miliciennes sachant manier les armes. Les brigades qui
reconstruisent les routes sont largement composées de filles qui
quittent leurs parents plusieurs jours... Comme Mme Lan,
notre voisine, les paysannes sont considérées comme des femmes
polyvalentes. Elles produisent; elles s'occupent de leur maison;
elles deviennent techniciennes de l'agriculture et elles
combattent.
Ma tante revint à minuit. Elle était très pâle. En la voyant,
tout le monde poussa un cri:
- Ah, elle est là, enfin!
Ma tante dit en haletant:
- Je n'ai pas pu me retenir de pleurer en voyant les enfants
entièrement brûlés: un garçon de neuf ans, le corps entier
comme une plaie, avec un visage ressemblant à une tête
de lapin écorché, avec les mêmes gros yeux noirs, mais
vivants, pleins de terreur et d'angoisse, un autre de quatre
ou cinq ans, toute la poitrine brûlée jusqu'au menton
comme un immense bavoir sanglant, au visage pétrifié. . .

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Dans le village voisin de celui où habitait la famille de ma


tante, plus aucun toit de tuile, plus une chaumière debout. Aux
bombes explosives et roquettes avaient succédé les bombes au
phosphore et au napalm qui réduisaient tout en cendres et
infligeaient des brûlures atroces aux survivants.
Un jour, en allant à l'école avec quelques amies - ma mère
était partie plus tôt pour une réunion -, je fus témoin d'un
spectacle atroce, à jamais gravé dans ma mémoire. Du trou
individuel, je vis passer deux avions, l'un à plus basse altitude
que l'autre. L'avion d'en bas largua ses bombes le premier.
C'était après le petit déjeuner; des travailleurs étaient déjà aux
champs; d'autres se préparaient à partir. Les vieux et les petits
enfants étaient à la maison. Je pus compter seize bombes qui
éclatèrent en chapelet. De grandes flammes s'élevèrent
jusqu'aux cimes des arbres. Ayant bombardé, les avions
repartirent. Ça s'est passé très vite. Alors, les miliciens
arrivèrent tout de suite et la population accourut avec des seaux,
des cordes, des pelles. On essaya d'éteindre l'incendie; on puisa
de l'eau dans les étangs et on fit la chaîne. On se fraya un
chemin jusqu'aux tranchées au milieu du feu. Certains
creusèrent avec des pelles pour sortir les gens des tranchées
défoncées. Un coup de vent accéléra l'incendie. Des sauveteurs
périrent brûlés.
La famille d'un paysan nommé Thanh avait été
particulièrement frappée. Au moment du bombardement, il
était chez lui en train de fabriquer des éventails. Dans sa cuisine
en face, il y avait un mortier. A ce moment-là, ses deux filles
étaient en train de piler et leur petit frère était dans la même
pièce et s'amusait. Sa femme avait laissé son garçonnet de dix-
neuf mois endormi dans le hamac à la maison et elle était allée
donner à manger aux cochons dans leur jardin.
Quand sa femme vit venir les avions, elle courut vers la
maison, mais à mi-chemin elle fut renversée par le souffle d'une
bombe. Pendant ce temps-là, une autre bombe éclata dans la
cuisine où étaient les trois enfants. La maison s'effondra et prit

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feu. La toiture tomba sur Thanh, et le petit garçon qui se


trouvait dans le hamac se mit à pleurer. Il se releva pour aller le
prendre. Alors, il traversa le feu avec son fils. Dans la cour, il vit
sa femme étalée par terre, à demi enfouie sous les décombres du
mur. Il posa le petit dans le trou individuel pour la secourir.
Quand il s'approcha d'elle, elle avait les vêtements tout
déchirés, son visage saignait et elle ne respirait plus. Mais il
devait sauver ses enfants; nous confiant le petit dernier, il courut
pour essayer de les dégager.
Il fouilla dans les décombres et ne trouva que deux cadavres
dont il rassembla les morceaux et une jambe. Aucune trace de sa
grande fille. Deux jours après seulement, grâce à ceux qui
étaient venus dégager les décombres, il put trouver son corps
projeté à sept mètres de là, dans un jardin. Tout d'abord, on
pensa que c'était une autre, mais Thanh regarda attentivement
et constata que c'était bien son nez à elle: elle avait douze ans.
Quittant la famille de Thanh, je courus avec les trois autres
filles. J'avais quelques bandes de gaze dans mon sac et du coton
que j'ai passés à des camarades et, en chemin, nous avons vu un
corps enfoui sous un tas de paille. Nous avons couru pour le
tirer de là et on a constaté qu'il ne restait que les deux jambes.
La partie supérieure du corps avait été éparpillée ailleurs. Il y
avait beaucoup de flammes et une fumée très épaisse. Alors,
comme nous étions encore très jeunes, on ne nous permit pas de
rester là plus longtemps.
A côté de ces terribles spectacles, nous vivions dans une autre
inquiétude. Tous les habitants se tenaient prêts à se réfugier
dans la montagne car, selon le gouvernement du Vietnam du
Nord, les Américains pourraient débarquer n'importe quand
dans les provinces du Centre. Ainsi, chacun de nous fabriqua
une bourse-ceinture pour mettre du riz grillé, un petit ballot
avec quelques vêtements et les choses les plus nécessaires. Nous
nous disions que quand l'ordre serait donné par le
gouvernement, nous partirions tout de suite.

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C'est qu'en effet l'intensité de la défense rendait difficile un


bombardement efficace. Dans le district où nous vivions, les
milices de cinq villages participaient à l'action, disposant de
mitrailleuses et même de mitrailleuses lourdes, sans compter les
fusils-mitrailleurs et les mousquetons. De plus, des unités
d'artillerie mobile constituaient le gros de la défense. Les unités
régulières qui disposaient d'un uniforme, d'un armement
moderne, les unités régionales et les groupes de guérilleros,
soldats et soldates, sans uniforme, paysans continuant à
travailler leurs champs mais participant aux combats locaux,
constituaient les trois éléments de l'Armée populaire du
Vietnam.
Toute mon enfance se passa dans ces affreuses conditions.
Pourtant, je ne peux pas raconter tout ce que j'ai vu, tout ce
dont j'ai été témoin. Les bombardements, devenus quotidiens,
furent de plus en plus nombreux, de plus en plus atroces.
Les Services techniques américains avaient calculé qu'un
pilote malencontreusement abattu, qui se faisait parachuter sur
une plaine, avait 90% de chances de s'en sortir, car il lui
suffisait d'alerter les siens et aussitôt un hélicoptère de la
septième flotte partait le recueillir avant que les militaires
vietnamiens aient eu le temps de venir le chercher. Mais, dans la
plupart des cas, ce n'étaient pas des militaires, mais des paysans,
des paysannes armés de fourches, de fusils qui allaient au devant
des aviateurs descendus et les capturaient bien avant que les
hélicoptères américains n'arrivent. 90% des pilotes descendus
ainsi se faisaient capturer. C'était là un des aspects de notre
guerre du peuple, au cours de laquelle l'armée régulière, bien
entraînée, bien équipée n'était que la pointe avancée de tout un
peuple au combat.
Une photo qui a fait le tour du monde et a été affichée dans
plusieurs expositions, montre l'image de Mlle Lai et celle d'un
pilote américain capturé dans la forêt du district Huong Khe,
province de Ha Tinh. En bas de la photo, il est écrit:

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« La petite guérillero lève haut son fusil,


L'Américain grandiose baisse la tête.
Ainsi, le courage est plus grand que le gros ventre,

L'héroïsme ne dépend pas de la taille des gens. »

Les Américains se sont vengés en essayant de rendre la vie


impossible à tout un peuple. Ma mère nous raconta que dans
une réunion au collège ce matin-là, ils avaient appris que les
nuits d'été, quand le vent du Laos soufflait en rafales brûlantes
sur le Quang Binh - Vinh Linh (Province du Centre Vietnam),
des B57 larguaient sur les villages déjà endommagés par les
bombes explosives du napalm ou du phosphore et la nuit
s'illuminait d'incendies sans fin. Il ne restait ni une brique
intacte, ni un bout de bois, ni une seule touffe de bambou pour
rebâtir une simple case.
Au Sud-Vietnam, la guerre était encore plus redoutable.
Quand les Américains ne pouvaient plus contrôler une région, il
détruisaient toutes les cultures pour affamer la population et
l'amener à capituler.
Des régions entières, comme la province de Ben Tre, avaient
été « arrosées» de produits toxiques divers qui, non seulement
anéantissaient les cultures mais provoquaient chez les gens de
nombreuses intoxications.
Le napalm, qui est un produit chimique de dévastation
massive de la nature et des hommes, a fait des ravages. Ces
bombes furent surtout utilisées pour détruire les villages et les
hameaux car elles contenaient des produits explosifs qui
projetaient la gelée incendiaire dans toutes les directions, créant
un incendie que l'action de l'eau, au lieu d'éteindre, ne faisait
qu'étendre. Tout cela dans le but non seulement de couper la
principale source de ravitaillement de la population, mais encore
de détruire la vie, de semer des scènes de mort effroyables dans
l'espoir de forcer la population sud-vietnamienne à se soumettre.

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VIII

C'est dans ces conditions que j'ai grandi. Mais à côté de ma


mère, je me sentais tranquille. Elle me couvrait de tendresse.
Dans notre village se trouvait aussi une coopérative artisanale
qui produisait des nattes. L'essentiel du travail se faisait à la
main. Des abris avaient été creusés dans la cour; on
n'abandonnait l'atelier qu'en cas de danger proche, si bien que
malgré l'intensité des attaques américaines les temps de travail
n'étaient guère raccourcis; de plus, on ne risquait pas les pannes
d'électricité puisque tout était fait à la main et que les ouvriers
aussi devaient utiliser des lampes à pétrole portatives.
Les alertes imposaient un camouflage soigneux des lumières
si bien que, là où elle existait, l'électricité était partiellement
détrônée et de nouveau remplacée par la lampe à pétrole. Les
écoliers l'utilisaient pour aller en classe à quatre heures du
matin, afin de ne pas être rassemblés aux heures du principal
danger. C'était à la lueur de ces lumignons que se faisaient les
échanges sur les marchés qu'on tenait alors à la nuit. C'étaient
ces lampes qui éclairaient les salles de réunion, et bien souvent
la vie familiale. La généralisation de ces petites lampes était
caractéristique. La population s'adapta très rapidement aux
conditions de la guerre et s'organisa de telle sorte que les
bombardements ne pouvaient plus guère bouleverser ses
activités. Pourtant, ces lampes à pétroles devaient être couvertes
de manière à ne pas laisser voir de lumière à l'extérieur. Sinon,
les bombes des avions tombaient sur le lieu où il y avait cette
lumière. Les avions américains, même les avions supersoniques,
ne pouvaient rien voir sur une campagne où ne s'allumaient que
ces petites lumières qui leur étaient invisibles, mais qui
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permettaient de poursuivre toutes sortes d'activités.


Quelquefois, les avions de reconnaissances descendaient très bas,
même au sommet des bambous, nous en avions très peur. Le
bruit était tellement fort que nous avions l'impression qu'il
nous perçait le tympan.
C'était dans ces conditions que ma mère corrigeait les
devoirs, écrivait des comptes-rendus, préparait les plans des
leçons et que moi je faisais les exercices, lisais les contes, les
récits.. .Quelquefois, nous écrivions une lettre à mon père. Le
lendemain, ma mère la postait. Je ne savais pas si mon père la
recevait. Depuis son départ, nous n'avions aucune nouvelle. Ma
mère me consolait en disant qu'au front il était difficile
d'envoyer des lettres. Le front et l'arrière étaient séparés par le
17ème parallèle. Telle était la volonté des hommes qui
gouvernaient à Washington: le Vietnam devait rester
définitivement coupé en deux; le Sud devenait un pays
totalement différent du Nord. Le pont Hien Luong était bouclé.
C'était le même vent qui murmurait, les mêmes nuages, les
mêmes oiseaux qui passaient d'une rive à l'autre, mais les
hommes n'avaient pas le droit de passer. Les Etats-Unis faisaient
intervenir toute leur puissance militaire, économique, culturelle
pour façonner le Vietnam du Sud et faire de la rivière Ben Hai
une frontière bien plus étanche, bien plus infranchissable que
n'importe quelle chaîne de montagnes ou que n'importe quel
grand fleuve. Ceux qui gouvernaient au Sud ne laissaient même
pas passer une seule lettre. Pendant plusieurs années, les épouses
ne recevaient plus de nouvelles de leur mari, les mères de leurs
enfants; les amis ne pouvaient plus s'écrire. De Hanoï, une
lettre devait aller jusqu'à Paris pour pouvoir être transmise à
Saïgon et faisait le même trajet en sens inverse.
Des millions de morts et de blessés, des milliers de villes et
de villages détruits, des familles implacablement séparées,
c'était le prix payé par le peuple vietnamien.

74
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Un soir, je fus très touchée en écoutant la lettre que ma mère


écrivait à mon père:
« Mon chéri,
Les jours où nous sommes séparés sont les jours les plus longs mais
pleins d'amour et d'affection. Malgré la séparation, mon cœur plein
de tendresse est toujours auprès du tien. Je sais que tu es en pleine
campagne, à côté des canons, des mortiers, des fusils etc...J e sais
aussi que tu attends avec impatience une nouvelle opération. Je
regarde les étoiles dans le ciel et je me dis que, comme elles, tu ne dors
pas; tu es là pour rendre tranquille la vie des habitants. Ici, en
arrière, je prépare chaque nuit les plans des leçons pour mieux
travailler le lendemain en classe.
Malgré le temps et l'espace,je pense très fort à toi. Crois que le temps
de séparation semble éclaircir notre confiance, l'un dans l'autre. Au
front, tu combats l'ennemi et en arrière, sur l'estrade de la salle de
classe dans les souterrains, je suis également combattante. Dans cette
résistance, le jour et la nuit, nous ne cessonsde lutter contre l'ennemi.
Et dans cette lutte acharnée, nous sommes toujours proches l'un de
l'autre.
Sois tranquille! Porte-toi bien! Notre petite fille a grandi. Elle est
adorable et très sage. Elle lit beaucoup et travaille bien. Elle pense
aussi fort à toi. Aime-la passionnément commeje t'aime et commeje
l'aime.
Je te couvre de baisers brûlants. V ân. »

Les larmes plein les yeux, je pensais beaucoup à mon père. Je


ressentais le grand amour de ma mère pour lui. Plus je
grandissais, plus j'aimais ma mère. Elle avait beaucoup d'esprit,
de la douceur et une raison supérieure; elle aimait les idées
reçues, peut-être même les idées communes, mais elle les
défendait par des arguments nouveaux et convaincants. Mes
parents pensaient souvent les mêmes choses avec des arguments
différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et
animés.. .Je ne les vis jamais diverger que sur un seul point.
Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison. Dans

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l'intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j'étais


heureuse.
Je ne savais pas que c'était la dernière nuit que je passais avec
ma mère que j'adore et que j'aime de tout mon cœur.
Le lendemain matin, je fus réveillée par la main douce et
chaude de ma mère posée sur mon front. Nous prîmes ensemble
notre petit déjeuner. Ce jour-là, elle me prépara en plus des
patates douces une omelette. Je criai de joie car j'aimais ce plat.
Elle me dit que la poule qu'elle avait achetée commençait à
pondre. C'était son premier œuf.
Mme Liem nous avait laissé un petit terrain où nous
cultivions quelques légumes comme des choux-raves, des choux-
fleurs, du cresson, des liserons d'eau et où nous élevions
quelques volailles. Pour arroser les légumes, je pouvais
transporter de l'eau de l'étang qui se trouve à l'entrée de la
maison de Mme Liem. Tous les dimanches, avec ma mère, je
binais la terre autour des plantes; j'enlevais les parasites
agricoles; j'utilisais des cuvettes abîmées dans lesquelles je
mettais de la terre fertile pour pouvoir cultiver quelques plantes
d'agrément que je mettais devant la fenêtre de notre chambre.
Je fis la même chose pour décorer les fenêtres, la cour de la
maison. Mme Liem et ma mère étaient très contentes de mes
initiatives. Ma mère avait choisi un beau coin dans notre petit
jardin pour mettre le poulailler. Mon père n'étant pas à la
maison, elle avait demandé à son collègue, M. Ly, de nous aider
à fabriquer ce poulailler. Nous avions une poule et trois poulets.
J'aimais l'omelette mais je n'osais pas demander à ma mère
de m'en préparer une deuxième parce que nous voulions
conserver des œufs pour que la poule puisse les couver à la fin de
sa période de ponte. J'aimais les poussins, ma mère aussi. Je
pensais que nous pourrions les élever et que nous en aurions
beaucoup plus. En pleine campagne, chaque matin, la poule et
les poulets sortaient du poulailler et rentraient à la fin de
l'après-midi; je les appelais en jetant une poignée de paddy.
Afin de préparer une couvée pour la poule, il fallait du paddy. Je

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ne cessais d'aller dans les rizières pendant la mOisson pour


glaner des épis de riz.
Avec la politique économique lancée par le gouvernement,
nous avions, dans chaque famille, une cruche dans laquelle,
chaque fois que nous faisions la cuisine, je mettais une poignée
de riz que j'avais enlevée de la casserole où était versée la
quantité fixe. Et chacun de nous avait un cochon en terre glaise
où nous mettions nos économies de petites pièces de monnaies.
A la fin de chaque mois, nous versions ce que nous avions mis
de côté au Comité populaire de la Commune qui les
transmettait au front.
Après le petit déjeuner ce jour-là, ma mère et moi, nous
allâmes à l'école, moi, dans ma classe et elle, dans la sienne. Les
deux écoles étaient distantes d'à peu près un kilomètre. Elle
m'embrassa affectueusement en me quittant. Ce matin - là,
nous n'avons pas pu travailler car les avions à réaction étaient
nombreux et les moteurs rugissaient sans arrêt au-dessus de nos
têtes. Une demi-heure après, les bombes tombèrent. Avec la
maîtresse et les amis de classe, nous étions dans un grand abri
solide construit en ciment. Les grands bruits nous rendaient
sourds; les vibrations du sol et des abris semblaient nous
renverser. Nous étouffions. Un moment après, le souffle d'une
bombe nous renversa. Nous pleurions de peur. Seule la maîtresse
gardait son calme pour nous consoler. Quand les avions s'en
allèrent, nous sortîmes de notre abri. Je vis les autres maîtres,
maîtresses et les élèves des autres classes de mon école sortir de
leurs abris. Nous entendions de plus en plus nettement des
pleurs. La peur se lisait sur chaque visage. Tous étaient pâles et
désorientés. En général, nous avions l'habitude des
bombardements mais cette fois, c'était trop fort et trop près.
Ensuite, la maîtresse nous demanda de revenir en classe où
les livres, les cahiers, les « outils» scolaires étaient en désordre.
De la terre sèche des murs, de la paille du plafond, des feuilles
des arbres encombraient la classe. Tandis que nous rangions nos
affaires, notre maîtresse et ses collègues coururent vers le collège

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de ma mère d'où nous parvenaient des cris, des pleurs. J'étais sur
des charbons ardents mais je n'osais pas me déplacer car il me
fallai t respecter la discipline de la classe, de l'école.
U ne heure après, notre maîtresse revint. Comme les autres
classes, elle nous libéra mais nous demanda de faire très
attention au retour car les morceaux des bombes étaient
éparpillés partout. Des bambous et de grands arbres coupés
jonchaient le sol. Dans le village à côté où se trouvait le collège
de ma mère, le spectacle était catastrophique. Parmi plusieurs
maisons brûlées, le collège unique était totalement détruit. Les
larmes ruisselaient sur les deux joues de ma maîtresse qui
m'attira vers elle. Elle m'embrassa longuement comme si elle
voulait me transmettre son énergie et sa force. Elle me dit de
rentrer avec elle et de ne pas attendre ma mère comme
d'habitude. Je lui demandai pourquoi: elle ne dit rien; elle
pleurait. Je devinais que quelque chose de grave s'était passé,
mais je ne pensais pas à la mort. Je pleurais aussi. Des larmes,
abondantes, coulaient sans que je sache vraiment pourquoi.
Chez elle, elle me raconta tout. Je m'évanouis en l'écoutant et je
perdis la notion du temps. Quand je repris connaissance, je
compris que j'étais à l'infirmerie communale. Je demandai
qu'on me conduise auprès de ma mère: l'idée de ne plus pouvoir
la revoir m'était insupportable.
Je me souvenais d'une nuit récente où j'avais voulu dormir
dans ses bras et où elle m'avait dit doucement:
- Ha An, il faut que tu prennes l'habitude d'être seule car
en période de guerre, on ne sait jamais ce qui peut se
passer.
Je lui demandai ce qu'elle voulait dire. Elle continua:
- L'un de nous trois pourrait un jour ne pas revenir.
- Non, non, non, jamais maman, si tu ne reviens plus, je
partirai avec toi, criai-je.

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- Ne dis pas cela, ma chérie, aie du courage! Je suis avec


toi, je serai toujours avec toi.
Elle essaya de me rassurer en me serrant contre elle.
Alors, tous les détails de cette conversation me revenaient en
mémoire. Ma gorge devint toute sèche. Je ne pouvais plus
pleurer. Je voulais courir vers l'endroit où l'on avait déposé ma
mère. Je voulais aller me jeter sur son corps, mais M. Vinh,
l'infirmier, ne me le permit pas. Il dit que j'étais petite et que je
n'étais pas en bonne forme. Plus tard, je me dis qu'il avait eu
raison car, à dix ans, je pesais seulement vingt-deux kilos.
Pourtant, à ce moment-là, je brûlais de revoir ma mère et je ne
voulais pas l'écouter. Je criais mais je dus quand même respecter
les règles de l'infirmerie.
Il faisait nuit noire. Tout à coup, j'entendis résonner au loin
la voix du haut-parleur de la commune. La speakerine informa:
« Aujourd'hui, le 15 novembre 1967, au cours des bombardements
américains, les guérilleros, les milices populaires de nos cinq
communes ont abattu trois avions à réaction, capturé vivants deux
aviateurs ennemis. Pourtant, les habitants des communes sont
douloureux devant la grande perte de la commune Thach Tan,
commune voisine. Pendant ces bombardements, une centaine de
personnes ont été blessées ou tuées. La plupart sont des paysans qui
travaillaient aux champs; les enfants et les personnes âgées qui
étaient chez eux ne sont pas arrivés à courir vers les abris. Le collège
Nguyen Van Troi, splendide collège de cette commune, tout neuf, a
été dévasté par une dizaine de bombes. Un élève a été blessé et une
institutrice a été tuée. L'institutrice est morte héroïquement. Elle
était déjà dans l'abri avec ses collégiens. En comptant ses élèves, elle
s'aperçut que Quan, un collégien étourdi, n'était pas là. Elle pensa
qu'il était endormi dans la classe. RaPide comme un éclair, elle
sortit de l'abri, courut dans la tranchée qui menait jusqu'à la classe.
Quan, la tête sur son puPitre, dormait en effet. L'institutrice courut
vers lui, le réveilla et l'emmena vers l'abri. A peine étaient-ils
arrivés à l'entrée de l'abri qu'une bombe est tombée; l'institutrice,
avec tout son courage et sa gentillesse, préciPita Quan par terre et se

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jeta sur lui pour le couvrir. Les éclats de bombeslui ont ouvert la
tête.
Après les bombardements, nous avons découvert ce qui s" était passé.
Quan est blesséet l'institutrice est décédée.Elle s'appelle Van. Nous
nous inclinons devant son cercueilpour la remercieret pour lui dire
adieu. »
La voix de la speakerine était touchante.
Je criai fort: Maman! Maman! Et puis, encore une fois, je
tombai évanouie. M. Vinh et les autres infirmières firent tout
pour me faire sortir de mon évanouissement. Ils me soignèrent
consciencieusement. Je ne pouvais plus me lever. J'avais perdu à
la fois la connaissance et le sentiment de mon malheur. A dix
ans, j'attendais un grand bonheur, et les Américains m'ont
infligé la plus grande de toutes les souffrances: j'ai perdu ma
mère. Je comprends maintenant pourquoi ma maîtresse de classe
m'a emmenée pour me soustraire au spectacle trop douloureux
du cadavre de ma mère qu'on emportait. Elle mourut sans avoir
pu me voir et sans avoir pu me dire aucun mot.
Je souffris beaucoup de cette douloureuse séparation. Le
Bodhisattva, peut-être, eut pitié de nous; il lui épargna la
douleur de me voir malheureuse, et à moi celle de déchirer son
âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piège que sa raison avait
su prévoir et dont elle avait inutilement cherché à me garantir.
Hélas! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue?
Voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma
mère rêvait pour moi? Non, sans doute. Je ne puis plus être
heureuse; mais cette douleur, que je porte au fond de mon âme,
m'est plus chère que toutes les joies communes de ce monde.
Elle m'aidera encore à réussir pendant mes années à l'Université
de Hanoï. A vingt et un ans, les souvenirs sont tout ce qui me
reste; mais qu'importe? Ma vie est finie, et je ne demande plus
rien à l' avenir.
Dans le premier moment de ma douleur, je ne sus plus que
faire. J'étais entourée de ma tante, de mon oncle, de mes
cousins, de Mme Liem, de mes maîtresses, de mes amis et de

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tant d'autres.. .Ma tante voulut que j'aille vivre avec elle et sa
famille, malgré le souhait de Mme Liem de me garder. Mais
celle-ci dut accueillir une autre famille évacuée comme nous.
Il me fallut une fois encore tout quitter, quitter l'endroit où
ma mère faisait entrer en moi de bons sentiments, les premiers
pas de la vie d'un être, quitter l'endroit et l'ambiance qui
cultivaient dans mon âme l'amour de la nature, l'amour de mes
compatriotes. Je suis allée vivre chez ma tante. Là-bas, dans ce
nouveau village, je continuai mon année scolaire de CM2. Je
n'avais toujours pas de nouvelles de mon père. Je pensais
beaucoup à lui. Les larmes coulaient sur mes joues, sur mon
oreiller chaque nuit.

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IX

Depuis novembre 1967 , l'offensive hiver-printemps de


l'Armée populaire du Vietnam n'avait cessé de croître en
ampleur et en violence. Les troupes américaines et sud-
vietnamiennes étaient partout sur la défensive.
Le 31 janvier 1968 clôtura le dernier mois de l'année de la
Chèvre. Le 30 décembre de l'an lunaire, la grande fête du Têt
ouvrit la nouvelle année, celle du Singe, au moment où fut
transmis à Washington un rapport du général Westmoreland
qui demandait 206 000 hommes en renfort pour en finir. Le
déclenchement de l'offensive du Têt-le jour de l'An, la fête la
plus traditionnelle du Vietnam-fut pour nous une grande
victoire. . .
Un mois après cette offensive, une nuit, mon père revint.
Dans un paysage devenu méconnaissable, il chercha la maison
de Mme Liem. Celle-ci lui raconta tout. Il avait les entrailles
déchirées d'avoir perdu la femme qu'il aimait de tout son cœur,
de tout son être. En homme qui a encore une petite fille à
élever, il ravala ses larmes. Mme Liem demanda au fils de son
voisin de le guider vers le lieu où habitait la famille de ma
tante. Il faisait nuit noire. Quand il put trouver la famille
d'accueil de ma tante, nous étions déjà couchés. L'apparition
soudaine de mon père rendit ma tante heureuse. Elle me réveilla
pour que je puisse goûter ce rare moment de bonheur. En le
voyant, je pleurai. Et lui ne put se retenir et pleura aussi. Ma
tante nous laissa. Mon père veilla jusqu'au matin en me tenant
dans ses bras et en parlant avec ma mère. Pleine de joie et de
bonheur de nos retrouvailles, je passai, pour la première fois
depuis la perte de ma mère, une bonne nuit.
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Le lendemain, je le conduisis à la tombe de ma mère, portant


un bouquet de fleurs champêtres et quelques bâtonnets
d'encens. Nous étions submergés par la douleur. En voyant mes
yeux tout rouges, de petite fille qui allait entrer dans sa onzième
année, de santé fragile, avec une âme trop sensible, il n'eut pas
le cœur de me quitter. Il concentra toute son énergie pour
surmonter cette douleur sans borne. Je devins son bonheur
unique. Pendant les dix jours de ses congés, il m'aida à
reprendre goût à la vie, à retrouver peu à peu l'énergie
nécessaire. Il me couvrit de tous ses sentiments pour combler la
part maternelle qui me manquait tant. Il s'efforçait de pénétrer
dans mon âme par la tendresse; il voulait se consacrer tout
entier à mon éducation; mais il ne pouvait pas, il devait partir;
il était triste de me voir malheureuse; il me promenait dans les
allées du village; il me parlait, me racontait même des histoires
amusantes afin de me faire rire. Son amour pour moi était
immense. Je l'embrassais, mais je sentais même dans ces douces
caresses, dans ces gestes tendres, quelque chose d'incomplet au
fond de mon âme. . .
Les dix jours passèrent trop vite. Ce temps désiré s'écoulait
rapidement. Le dernier jour, avant de repartir, il resta
longtemps avec moi. Il me dit lentement et doucement:
- Ha An, en tant que Commandant en chef, je dois repartir
car après l'offensive générale avant le Têt, les soldats
m'attendent pour les autres offensives; je pars jusqu'au
jour de la libération totale de notre pays. Ta mère est
morte héroïquement pour sauver ses élèves. Nous devons
être dignes d'elle. Sois sage! Travaille bien! Ecoute bien
ta tante et ton oncle! Et moi, au front, je ferai tout pour
venger ta mère. Je ne reviendrai qu'après la victoire,
attends-moi! Dans cette résistance, nous gagnerons
certainement.
Le lendemain, une voiture (en réalité, un command car, une
sorte de voiture importée de l'Union des Républiques socialistes
soviétiques, très solide, la plus répandue à cette époque-là)

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s'arrêta devant chez ma tante pour emmener mon père du


Centre au Sud. Il nous dit au revoir! Il posa des baisers tendres
et affectueux sur mon front. Je dus me retenir pour ne pas
pleurer. J'essayais de me montrer courageuse. Je l'embrassai
longuement en lui disant de partir tranquille, que je suivrais ses
conseils.
Ce command car, camouflé de feuillages, empruntait la route.
Au bord des routes, le long des chemins et des digues, tous les
cinq mètres, il y avait des trous individuels, peu profonds à
cause des nappes d'eau, entourés d'un talus d'argile. Il devait
descendre pour traverser les rivières sur des bacs parce que les
ponts avaient, pour la plupart, été démolis par les Américains.
Quand le commandcar disparut derrière des rangées de bambous,
je pleurai abondamment. Ma tante et mes deux cousins me
laissèrent pleurer et puis me conduisirent dans la maison. Je
compris que le chemin qui conduisait mon père jusqu'au front
était très dangereux. Le chauffeur ne pouvait pas prendre la
route nationale. Il devait suivre le chemin de la chaîne
montagneuse qui soit traverse la montagne, soit circule autour
des montagnes. Le soir, il n'osait pas allumer les phares de la
voiture. Il fallait beaucoup de temps pour pouvoir aller jusqu'au
bout. Je pensais fort à lui. Je m'inquiétais de son sort.

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x
De ce jour, je franchis une nouvelle étape dans ma vie. Je
vivais désormais chez ma tante qui m'aimait bien. Elle voulut
m'apporter son amour pour apaiser la douleur sans borne dans
mon cœur. Je l'aimais plus encore depuis le décès de ma mère.
Elle m'était devenue plus proche, son mari et ses enfants
également. Mais son mari travaillait loin, et il partait souvent
en mission. Devenue une des responsables de l'Union des
femmes de la ville, elle avait de nouvelles responsabilités: des
rapports à écrire, des réunions, des conférences, des visites. . .Les
gens venaient chez elle pour lui demander des conseils. Elle leur
parlait gentiment et leur montrait ce qu'il leur fallait faire.
Malgré ses préoccupations, elle s'occupait bien de ses enfants et
de moi-même, de nos études et de ce dont nous avions besoin.
Mais de temps en temps, je pensais comme mes cousins
qu'elle était trop dure. Si ma mère était une femme
sentimentale, douce, souple, ma tante était à l'opposé de ce
caractère. Elle était trop sévère et intervenait dans toutes nos
affaires. Elle nous grondait quand nous faisions des bêtises.
Lorsqu'elle revenait du travail, elle ne nous laissait pas un
instant tranquilles. Elle n'avait pas confiance en nous, en ce que
nous faisions. Elle ne comprenait pas nos besoins, ne sentait pas
le fond de l'âme des enfants. Elle manquait de patience. Elle
nous considérait et nous traitait comme des adultes. J'avais
l'impression qu'elle aimait surtout son travail et le pouvoir.
Elle menait très bien sa mission mais je pensais qu'elle
compliquait la situation. Il y avait souvent des conflits pour peu
de choses. Elle me disait que la fille était souvent plus sage et
moins turbulente que les garçons. Je pensais que, peut-être, elle
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ne les comprenait pas bien car elle avait beaucoup de choses à


faire, elle n'avait pas de temps d'être auprès de ses enfants, de
jouer avec eux. Je les trouvais très actifs, très vifs mais bien
gentils. Ils jouaient ensemble car ils avaient trois ans de
différence. Il était normal qu'ils se disputent et se battent
parfois. Pourtant, ils travaillaient bien à l'école. Leur mère
n'était pas contente d'eux, leur père non plus; il était encore
plus dur qu'elle.
Si je trouvais l'ambiance tranquille dans ma famille, auprès
de mes parents, l'ambiance ici me rendait quelquefois nerveuse.
Dans cette famille, presque toutes les frivolités étaient
considérées comme des choses sérieuses.
Chaque fois que je me sentais triste, je pleurais mais n'osais
pas le montrer à ma tante ni à mon oncle. Quand j'avais quelque
chose à dire, je ne pouvais pas l'exprimer à ma tante parce
qu'entre nous il n'y avait pas de communion d'âme bien qu'elle
m'aimât beaucoup et qu'elle me considérât comme sa fille. Elle
essayait parfois de me faire parler, mais je lui répondais avec une
certaine indifférence.
Quoi qu'il en soit, je devais beaucoup à ma tante et à mon
oncle car mon enfance et mon adolescence se passaient à la
campagne, auprès d'eux. La guerre devint de plus en plus
acharnée, notre vie de plus en plus difficile. Afin d'aider ma
tante, je repris les activités que j'avais faites pour ma mère.
A mon arrivée chez ma tante, j'avais fait connaissance de sa
famille d'accueil composée de six personnes: le grand-père
paternel, un jeune couple et leurs trois enfants. Leur maison
avait quatre grandes pièces; les murs étaient en torchis et le toit
en chaume. Devant la maison, s'étendait un terrain considéré
comme une cour. Derrière elle, il y avait un grand jardin où l'on
voyait seulement les planches de patates douces et de haricots
verts. Ma tante n'avait pas le temps de faire du jardinage et mes
cousins ne voulaient pas en faire. Dès mon arrivée, je demandai
à cette famille de nous prêter un terrain que je piochai avec une
serfouette empruntée pour le transformer en planches, sur

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lesquelles je cultivai différentes sortes de légumes. Mes cousins


m'aidaient. Ainsi, nous travaillions en nous amusant
joyeusement. Pour fertiliser les plantations, je creusai un trou et
y plaçai des feuilles vertes. Quelque temps après, je mis cet
engrais autour des plantes. Je les arrosais chaque jour. Chaque
dimanche, je les soignais attentivement. Toutes ces activités
évoquaient en moi les souvenirs de ma mère. J'appris peu à peu
à ravaler mes larmes.
Je fis la sixième et la cinquième dans le collège de ce village.
Mon rêve de pouvoir suivre les cours dans la classe où ma mère
enseignait n'était plus réalisable. J'essayai alors de me
concentrer complètement sur mes études. A la maison, j'aidais
ma tante à faire tout ce que je pouvais. Le soir, à la lumière de la
lampe à pétrole, comme avant, je lisais. Je dévorais des livres,
des contes et des romans jusqu'à une heure du matin. Ma tante
se réveillait pendant la nuit, me disait de me coucher. Je lui
disais oui, mais après je me remettais à lire. Je me plongeais
avec passion dans les lectures qui m'avaient été recommandées,
des écrivains vietnamiens du 19èmeet du 20èmesiècle.
En 1968, après les échecs de l'offensive générale menée par le
peuple et l'Armée vietnamiens, les Américains intensifièrent
leurs frappes aériennes, leurs attaques. Ils bombardèrent
aveuglément partout au Nord comme au Centre. Là où ils
devinaient un objectif intéressant pour larguer leurs bombes, ils
n'hésitaient pas. Combien d'écoles et d'hôpitaux furent
complètement détruits! Combien de personnes innocentes
tuées!
Ma tante avait une petite radio que nous considérions comme
un précieux trésor. Grâce à elle, elle pouvait connaître les
actualités dans la journée. Un soir, nous entendîmes avec
stupéfaction les nouvelles des bombardements: A Dai Lai,
province de Thai Binh. Il n'y avait aucun objectif stratégique
d'aucune sorte autour du village de Dai Lai. Celui-ci se trouvait
au milieu de deux bras d'eau à un kilomètre environ de la route
provinciale, à plus de cinq kilomètres du pont le plus proche,

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dans un paysage plat de canaux, de rizières et d'étangs. Et


pourtant, deux avions américains y avaient largué des chapelets
de bombes incendiaires et des bombes explosives!
Après le bombardement, les doigts d'une seule main
suffisaient pour compter les maisons intactes. Les dégâts
matériels étaient énormes.
En même temps, au Sud, les Américains utilisaient des
produits chimiques à deux stades de gravité différente. Dans un
premier stade, c'étaient des produits chimiques « herbicides»
ou « défoliants» dirigés en principe contre les seuls végétaux.
Plus tard c'étaient les gaz. L'utilisation de gaz lacrymogènes
était spécialement appropriée lorsqu'il s'agissait de faire sortir
les soldats vietnamiens de leurs ouvrages souterrains.
Tout cela a, aujourd'hui encore, de graves conséquences. Des
milliers d'enfants, victimes de l'agent orange, sont handicapés.
Les liens se renforçaient entre les Vietnamiens. Ils
s'entraidaient comme jamais. Le mot d'ordre avait été lancé:
« Tous pour un, un pour tous. » Ils ne pensaient plus à eux. Ils
pensaient aux autres. Ils n'hésitaient pas à mourir pour sauver la
vie des autres. Des jeunes étaient prêts à partir pour le front. Les
parents encourageaient leurs enfants à s'engager dans l'armée.
Les forces de l'armée, de la guérilla abattirent un grand nombre
d'avions américains. Les victoires se succédèrent. Mais nos pertes
étaient innombrables. Dans de nombreuses familles, deux, trois
et même quatre enfants, partis servir la Patrie ne reviendraient
jamais plus. Pourtant, le peuple gardait confiance dans la
victoire du pays et dans l'armée.
A l'arrière, les Vietnamiens, des vieux aux jeunes enfants,
menaient à bien leur travail dans les usines, leurs études dans les
écoles, les universités. Les paysans produisaient en redoublant de
vigilance. Les intellectuels utilisaient leur plume pour
condamner cette guerre. Ainsi, ont vu le jour des contes, des
romans de nombreux écrivains du Sud au Nord.

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Dans cette ambiance enflammée de la résistance, le 3


septembre 1969, tout le pays resta silencieux, le cœur serré en
écoutant la speakerine annoncer la mort de Ho Chi Minh.
Personne ne pouvait retenir ses larmes. Beaucoup de gens
sanglotaient. L'émotion submergeait chacun d'entre nous tandis
que le Secrétaire général du Parti des Travailleurs du Vietnam
Le Duan lisait une oraison funèbre pour honorer le président
Ho.
er
Pendant quatre ans, du 5 août 1964 au 1 novembre 1968,
menant en même temps « la guerre spéciale», puis « la guerre
locale» au Sud et «la guerre destructive» au Nord, les
Américains menèrent une guerre qui se termina par une défaite
lamentable, ce qui les obligea à déclarer le cessez-le-feu au Nord
le 1er novembre 1968.
Comme ils ne respectaient pas le cessez-le-feu, au début de
1969, Nixon, nouveau président des Etats-Unis, proclama la
stratégie de « la guerre de vietnamisation ».
Les personnes âgées, les enfants ne regagnèrent la ville qu'au
début de 1970. De septembre 1969 à juin 1970, avec mes deux
cousins, nous vécûmes seuls avec la famille d'accueil car mon
oncle et ma tante comme tant d'autres fonctionnaires
retournèrent travailler en ville; ils étaient prêts à combattre si
c'était nécessaire. Je remplaçais ma tante pour m'occuper de la
famille.

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XI

En juin 1970, après plus de cinq ans d'exil, je pus revoir la


ville d'Ha Tinh. Ce fut un véritable choc. Rien ne subsistait de
mon enfance: les vieilles rues le long desquelles je me
promenais presque tous les soirs avec ma mère, l'hôpital, l'école
élémentaire, le marché, le collège où travaillait ma mère, rien,
plus rien ne ressemblait à ce que j'avais connu, même pas les
arbres; seuls quelques pans du portail de la pagode se dressaient
encore dans un décor de cauchemar.
Pourtant toute la ville était en train de renaître. Au milieu
de ces ruines, les habitants, rentrés de leurs villages,
reconstruisaient leurs habitations. Dans le jardin de notre
ancienne maison, il y avait une excavation produite par une
bombe: rien n'était resté. Je restai silencieuse des heures et des
heures devant ce spectacle. Des bombes, des roquettes, des obus
avaient détruit une grande partie de la ville. Je me demandais
comment nous ferions pour reconstruire cet ensemble
historique. Un souvenir d'enfance me revint en mémoire devant
mon école élémentaire: je revis mes parents venus m'attendre à
la sortie, le jour de la première rentrée de classe de ma vie.

Je continuai à vivre chez ma tante à Ha Tinh. J'étais en


quatrième (dernière année scolaire au collège): une année
scolaire en ville avec de nouveaux amis, des institutrices et
instituteurs nouveaux. La vie scolaire commençait seulement à
s'organiser. Nous faisions nos études dans des salles de classe
construites provisoirement avec des bambous. Le toit était en
chaume car la guerre n'était pas finie. Bien que les salles de
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classe ne fussent pas confortables, nous étions très heureux.


Nous pouvions étudier, jouer sans craindre d'être bombardés.
J'étais ravie de revoir Bich Lien et My Hanh que je
connaissais depuis le CE 1. Comme nous n'avions pas de piscines
à cette époque ou de rivières près de la maison comme à la
campagne, nous allions chaque jour nager dans les lacs. Nous
jouions à cache-cache. Nous continuions de jouer à colin-
maillard; Bich Lien était la plus grande, la plus forte; elle
gagnait toujours.
J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient bien avancées.
Je reçus la première lettre de mon père depuis notre séparation.
J'en étais très heureuse. J'embrassai longuement sa lettre comme
si je pouvais embrasser mon père. Et puis la deuxième, et la
troisième arrivèrent. Je criais de joie, de bonheur. Mon âme fut
ranimée par ce bonheur de pouvoir lire ses lettres. Ses lettres
étaient sa présence. Elles éveillaient en moi ce feu de l'âme sans
lequel tout ce que l'esprit peut acquérir n'est qu'une richesse
stérile; cette circonstance, légère en apparence, vint faire vibrer
cette corde cachée au fond de mon âme, et une nouvelle
existence commença pour moi. Grâce à lui, j'avais acquis la
faculté d'admirer; j'étais émue par ce qui était bien, enflammée
par ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme
si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était
déchiré dans les profondeurs de mon âme, après environ quatre
ans sans nouvelles de lui.
De ce moment, je sortis de l'enfance. A travers ses lettres,
mon père, encouragé par le succès, m'ouvrit les voies nouvelles
qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant
appliquer les sentiments aux faits, il forma à la fois mon coeur et
mon jugement. Savoir et sentir, écrivait-il, voilà toute
l'éducation.
Les lettres ne pouvant être postées, mon père demandait à ses
collègues qui rentraient au Nord de les apporter chez ma tante.
Ainsi, je ne les recevais plus régulièrement. A partir de février

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1972 jusqu'à la libération du pays, il devait garder totalement le


secret et ne pouvait plus m'écrire.
Dans le quartier où nous vivions, chaque dimanche matin, les
habitants se levaient de bonne heure pour balayer les rues. On
cherchai t à mettre sur pied les modalités appropriées afin de
créer cette vie de quartier qui complétait l'action des services
municipaux et de l'Etat.
Pendant ce temps-là, la guerre au Sud s'intensifiait. Le Nord
ne cessa de ravitailler le front en hommes et en matériel.
L'offensive de Pâques (avril-juillet 1972) fut déclenchée au cours
des négociations de Paris, dans le but de réduire à néant la
« vietnamisation » mise en place par Nixon. Elle avait d'autres
objectifs: émousser le fer de lance que constituaient les treize
divisions d'élite de l'armée de Thieu, Président de la république
du Sud-Vietnam, et ranimer la guérilla dans les régions
méridionales.
Le 30 mars 1972, l'Armée populaire du Vietnam commença
l'offensive à Quang Tri, puis à Hué, à Kontum et à An Loc.
C'était aussi un coup puissant frappant la guerre de
« vietnamisation ». Mon père était l'un des dirigeants de cette
offensive. Comme celle du Têt en 1968, l'offensive de Pâques
1972 ouvrit la voie à la négociation à Paris.
Pour exercer des représailles contre le Vietnam du Nord et
sauver le régime de Thieu, les Américains menèrent la deuxième
intervention aérienne et maritime au Nord à partir du 6 avril
1972. Au cours de l'été 1972 et jusqu'à la fin de l'année, les
B52 rasèrent littéralement le Nord-Vietnam et ne négligèrent
aucune cible: digues, ouvrages hydrauliques, industries,
villes... Non contents de bombarder le Nord, les Américains en
minèrent les abords, voulant bloquer complètement le port. Les
usines s'écroulaient, les ponts s'effondraient, les routes étaient
détruites, les écoles et les hôpitaux étaient réduits en cendres.
Encore une fois, les habitants des villes durent se réfugier à la
campagne.

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Pourtant, les jeunes et les gens qui travaillaient restèrent sur


place. Ne pouvant plus supporter de voir leur ville pilonnée à
longueur de journée, des jeunes filles de la ville d'Ha Tinh
avaient demandé aux autorités de leur attribuer une pièce
d'artillerie lourde. Elles avaient appris à manier l'engin, avaient
mis en fuite et incendié des avions américains. Les avions volant
à moyenne altitude étaient décimés par l'artillerie, tandis que
ceux qui s'aventuraient à piquer bas étaient attendus par des
rafales serrées de mitrailleuses ou d'armes d'infanterie maniées
par ces Jeunes.
Durant ces batailles, comme dans tout le pays, beaucoup de
jeunes d'Ha Tinh tombèrent. Je me rappelle à jamais l'image de
Mlle Hoa, notre voisine en ville. Elle avait trois ans de plus que
moi. En 1972, elle passa son Bac et travailla ensuite à l'usine de
confection de la ville. Une fois, les avions américains
bombardèrent son usine. Quand l'alerte sonna, elle ramassa son
fusil, son sac et partit. Une fois à son poste de combat, elle tira
sur les avions. Comme ses collègues, le coude sur le rebord d'une
tranchée, le fusil en joue, elle attendit l'ordre de tirer. Cette
fois-là, il y eut beaucoup d'avions qui larguèrent des bombes à
qui mieux mieux sur l'usine. Hoa et ses collègues combattirent
courageusement. Deux avions furent abattus. Mais parmi les
victimes on trouva Hoa coupée en trois par un éclat de bombe.
Du 18 au 30 décembre 1972, la plus terrible des vagues de
bombardements fut déclenchée: encore des milliers de morts à
Hanoï et à Haï Phong. Ces douze jours et ces douze nuits
devinrent un épisode terrifiant, gravé dans le cœur de chaque
Vietnamien.
Les bombardements se succédèrent sans interruption douze
jours et douze nuits.
Les B52 firent d'énormes ravages dans la banlieue populaire
et industrielle. L'hôpital Bach Mai - le plus grand hôpital de la
capitale et du pays, fut ravagé. De nombreux convalescents
furent tués ou blessés. La rue Kham Thien, une des vieilles rues
de Hanoï, et le pont Long Bien, particulièrement bombardés,

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furent gravement endommagés. De l'hôpital Bach Mai sur la


sortie sud jusqu'à Van Dien, sur sept kilomètres, rien ne restait.
Le 30 décembre 1972, le gouvernement américain proclama
l'arrêt de tous ces actes de destruction contre le Nord - à partir
du 20èmeparallèle. Le 15 janvier 1973, il les arrêta totalement.
Les accords de Paris furent signés le 27 janvier 1973. Ces
accords devaient œuvrer pour la réunification progressive et
pacifique de tout le pays.
Pendant la deuxième guerre de destruction au Nord-
Vietnam des Américains, le lycée Phan Dinh Phung, le grand
lycée d'Ha Tinh, fut évacué. Ainsi, mes deux années scolaires de
seconde et de première se passèrent encore une fois à la
campagne. My Hanh était toujours avec moi, dans la même
classe de seconde, dont la plupart étaient des garçons et des
filles de la ville. C'était une fille gentille, intelligente. Son père
était directeur adjoint du Service de la culture de la province et
sa mère travaillait à l'Union des femmes de la ville. Ses parents
me considéraient comme leur fille. Nous partagions nos joies et
nos tristesses.
Au début de 1973, je regagnai la ville. Malgré le cessez-Ie-
feu au Nord, dans la ville d'Ha Tinh comme dans tant d'autres
villes, les mesures de protection étaient visibles: partout furent
creusées des tranchées-abris, renforcées de briques, couvertes;
ces maisons basses étaient une protection efficace; les trottoirs,
les cours furent ainsi transformés. Toute l'agglomération prit
une allure de combattant sur le pied de guerre. Les hommes et
les femmes étaient très directement engagés dans la préparation
à la lutte. La population redoubla de vigilance.
Chaque jour, avec mes amis, j'allais à l'école à pied. Le lycée
se trouvait à sept kilomètres de chez moi. En cours de route,
nous chantions, jouions. Quand il pleuvait, les routes étaient
glissantes. Quand il y avait des inondations, c'était dangereux,
car nous devions traverser des ravines par un pont en bambou
sans rampe. Regardant l'eau couler rapidement, nous en avions
très peur. Mais nous n'avions pas le choix. Entre deux solutions:

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retourner et manquer la classe, ce que nous ne voulions pas, et


traverser la ravine et continuer la route, nous choisissions après
un moment d'hésitation, la deuxième. Je me dis qu'il est
aujourd'hui impossible d'imaginer, en temps de paix, comment
nous avons pu traverser de telles ravines, sans adultes, même au
moment où les inondations étaient les plus fortes: nous ne
voyions même pas le pont. Nous les traversions en cherchant le
pont à l'aveuglette. Peut-être le Bodhisattva nous regardait-il et
nous protégeait-il.
Notre classe de Seconde B, puis de Première B et de
Terminale B était une classe très active, avec les enfants très
turbulents de la ville. Ils étaient intelligents mais très bavards
en classe. Souvent, nos professeurs étaient mécontents. Nous,
nous plaisantions en disant: «Premièrement, les monstres;
deuxièmement, les fantômes; troisièmement, les élèves.»
Cette année scolaire-là, j'avais été sélectionnée pour le
concours provincial de littérature, ainsi que My Hanh. Je faisais
des efforts pour ce concours. Je me rappelle que le sujet donné
au concours de lettres organisé par tous les lycées de la province,
pour les meilleurs élèves de la classe de Première, était le
commentaire d'un poème du recueil de poèmes de Ho Chi
Minh, intitulé: Carnet deprison. Ce poème, Pas moyende dormir!,
nous parle de ses états d'âme. Il ne pouvait pas dormir en
pensant à son pays encore sous le joug de la domination
étrangère. Avec l'amour pour son pays et son peuple, avec son
vœu le plus cher de libérer un jour sa Patrie, d'acquérir
l'indépendance et la liberté pour le Vietnam, il fait sentir son
cœur et son âme à travers ces vers:
« Une veille. . .une veille. . .une troisième veille. . .,
P as moyen de dormir. . .J e me tourne, angoissé...
Quatrième, cinquième veille. . . est-ce rêve? est-ce veille?
Cinq branches d'une étoile enroulent mes pensées. »

L'image du drapeau rouge à étoiles d'or est celle du drapeau


vietnamien plus tard. Il pense à cette image, et il pense déjà à la

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libération du Vietnam. Cette question le tourmente si


longuement qu'il se retourne dans son lit sans pouvoir fermer les
yeux.
La compréhension profonde de ce poème et les connaissances
acquises à travers mes lectures de chaque jour me permirent
d'obtenir le premier prix du concours.
Je satisfaisais ma tante sur plusieurs points, mais l'inquiétais
sur d'autres, surtout à cause de ma santé car je restais maigre et
de mon caractère car j'étais une fille têtue. Malgré ma santé
fragile, je participais au travail manuel organisé par la classe et
le lycée toutes les semaines. Je me concentrais sur mes études.
Parfois, je recevais des lettres de camarades qui me déclaraient
leur amour, mais je n'y faisais pas attention. Je n'en avais pas
encore envie et je ne trouvais aucun copain avec qui j'aurais pu
partager des sentiments intimes.

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XII

La signature des accords de Paris nous rendait heureux.


Malgré toutes les difficultés de la vie quotidienne, nous vivions
d'une façon insouciante. Comme avant, la littérature et la
philosophie m'intéressaient beaucoup. Quand j'avais un peu de
temps libre, je dévorais les œuvres des auteurs vietnamiens en
prose ou en poésie. Après la classe, j'aidais ma tante. Je
m'occupais de toute la famille car son mari travaillait toujours
loin; ses deux garçons rangeaient avec moi la maison mais je
fi'avais pas envie qu'ils fassent la cuisine.
Pour cuisiner, nous n'utilisions plus les feuilles séchées
comme avant à la campagne. Avant la guerre, nous pouvions
utiliser des réchauds à pétrole mais, maintenant, le pétrole
manquait. Tous les dimanches, nous allions acheter de la sciure
et du petit bois à la scierie pour cuire le riz et les plats.
Le temps passa. Alors que j'étais en terminale, le lycée Phan
Dinh Phung fut transféré en ville. Nous avions déjà des salles de
classe pour travailler mais la construction de l'école comme celle
de tant d'autres n'était pas complètement achevée. Nous avions
toutes les semaines une séance de travail manuel.
A la maison, j'aidais ma tante à coudre des vêtements pour
l'Usine de Confection, afin de gagner de l'argent. Comme ma
tante sortait presque tous les jours, elle n'avait pas le temps de
le faire. Mes deux cousins l'aidaient aussi mais ils étaient moins
habiles. Ces mois et ces années d'apprentissage de ce métier
m'ont été très utiles plus tard. Car pendant mes années d'études
universitaires, je faisais moi-même mes vêtements. A cette
époque, ma tante avait une vieille machine à coudre mécanique;
aussi, pour coudre une chemise ou un pantalon, je devais
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mobiliser presque tout mon corps: les deux pieds, les deux
mains, les yeux et toute ma force. Il fallait faire très attention
car si la couture n'était pas rectiligne, je devais recoudre.
Chaque fois que je pouvais achever une chemise ou un pantalon,
j'en étais heureuse. Je me souviens d'une fois où, pour me
récompenser, ma tante m'acheta une chemise blanche à fleurs
vertes que j'aimais beaucoup mais que je laissais toujours dans
l'armoire. Parfois, je la regardais. Ma tante me demanda
pourquoi je ne la portais pas; je lui dis que je la gardais pour
ma rentrée à l'Université. Elle m'aimait, son mari aussi, mais
l'ambiance de la famille ne changeait pas. Ils compliquaient
souvent les choses. Je restais presque tout le temps silencieuse.
J'allais à l'école le matin; l'après-midi, je rangeais la maison, et
puis je cousais. Le soir, j'étudiais mes leçons, et je lisais très
tard.
En terminale, encore une fois, j'obtins le premier prix du
concours de lettres. Ainsi, je pus me présenter au concours
national. Pourtant, en terminale, je devais passer mon bac. Et
puis, je n'avais toujours pas de nouvelles de mon père. Mon
cœur se serrait quand je pensais à lui.
La situation au Sud était en train de favoriser la révolution
vietnamienne surtout après les accords de Paris. Le retrait de
l'Armée américaine, celui de ses vassaux, bien que le nombre de
conseillers américains militaires - soi-disant civils - soit encore
important, la baisse des dollars dans les ravitaillements mirent
l'Armée de Thieu dans de nouvelles difficultés.
Malgré cela, la guerre était encore très tendue. Combien était
dangereuse la vie des combattants vietnamiens! Je m'inquiétais
beaucoup pour mon père. Dans cette situation, je me
concentrais sur mes études pour réussir mon bac et entrer dans
une université, ce qui pourrait faire plaisir à mon père dès son
retour. En plus, ma tante ne voulait pas que j'approfondisse le
domaine littéraire. Une fois, elle me dit: «Ha An, tu as une
âme très fragile. Je te trouve romantique, rêveuse. Si tu poursuis
la littérature, tu risqueras un jour de connaître le malheur. Il

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faut que tu passes ton bac, que tu t'inscrives à l'Ecole normale


supérieure ou à l'Ecole supérieure de la Culture pour devenir
plus tard, soit professeur, soit bibliothécaire. »

Ainsi, je refusai le concours national de lettres. Je continuai


donc mes études dans la classe Terminale B avec la plupart des
lycéens de la ville d'Ha Tinh.
La jeunesse oublie très vite ses soucis. Comme mes amis,
l'insouciance me gagnait. Pendant les récréations, en cours de
route, je plaisantais avec eux. Nous ne travaillions que le matin
à l'école. L'après-midi, après les travaux ménagers, My Hanh
venait chez moi pour réviser. Hung-Ie fils de ma tante-passa le
bac la même année que moi. Au mois de février, il nous fallut
remplir le dossier d'orientation universitaire. Chacun devait y
choisir deux universités. Hung choisit la faculté de médecine et
l'École supérieure d'Agronomie car il passerait le concours
d'entrée à l'université suivant les épreuves du Bac S. My Hanh
et moi, nous passions les épreuves du Bac L; aussi notre
première inscription fut-elle pour l'École supérieure de la
Culture. Notre deuxième souhait? La faculté de lettres de
l'Université de Hanoï ? Ma tante ne le voulait pas. L'École
normale supérieure, nous n'en avions pas envie. Alors? Je vis
sur la liste « Université des langues étrangères de Hanoï ». Je
me souvins de la visite de Tarn - fille de l'amie d'enfance de ma
mère - en juillet 1967, au moment où la guerre était
particulièrement violente. Elle nous avait dit, à mes parents et à
moi-même qu'elle avait fait ses études universitaires au
Département de français à l'Université de Langues étrangères.
Elle devait être dans la première promotion de ce département.
Elle m'avait raconté des choses intéressantes, ouvert des
horizons. Malgré la privation des livres et des documents
nécessaires aux études, ses amis et elle avaient pu découvrir un
nouveau pays, sa langue, sa civilisation et sa littérature.
A cause de la guerre, Tarn n'avait pu revenir dans son pays
natal. Et depuis cette première rencontre, je n'en avais eu
aucune nouvelle; je ne savais pas ce qu'elle était devenue.

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Pourtant cette rencontre touchante est gravée dans ma mémoire


et mon attrait pour cette université est certainement lié à mes
sentiments pour Tam. Je dis à My Hanh que nous aurions peut-
être pu nous y inscrire. Elle me répondit que ce serait très dur
pour nous car, pendant les dix années scolaires écoulées, nous
n'avions pas eu l'occasion de pratiquer les langues étrangères.
Notre enfance, notre adolescence et même le début de notre âge
adulte s'étaient déroulés en pleine guerre. Comment pouvions-
nous apprendre une langue étrangère? My Hanh était inquiète
et moi aussi. Mais enfin, j'arrivai à la convaincre et à convaincre
nos amis qui hésitaient encore. Je leur dis que l'aventure
pourrait nous apporter quelque chose de beau, d'intéressant et
de surprenant... My Hanh, la plupart des jeunes filles de ma
classe et moi-même, nous choisîmes donc cette université pour
notre deuxième souhait.
Plus tard, je me suis dit que peut-être ce jour de février 1974
scella ma destinée.
L'année de terminale se passa bien. Malgré les mouvements
de la société et les difficultés quotidiennes, nous savourions nos
dix-sept ans. La nuit, je travaillais très tard. Je profitais de la
faible lumière des réverbères le long du lac devant la maison de
ma tante pour étudier et réviser. Pourtant, nous n'avions pas
régulièrement le courant. Quand il n'yen avait pas, je devais
utiliser la lampe à pétrole. Comme je n'avais pas ma propre
chambre et qu'il faisait chaud dans la maison, je travaillais
dehors. J'achetai un verre de lampe pour éviter le vent, mis la
lampe au bord du lac et, ainsi, j'étudiais tard. Avec quelques
planches en guise de cloison, je m'étais aménagé un coin
personnel dans la cuisine de ma tante. J'y mis un petit lit, une
étagère au-dessus d'une petite table. Je décorai ma « chambre»
avec une vieille revue qui était très rare à cette époque. La nuit,
quand j'étudiais, un tas de moustiques volaient autour de moi.
Si je voulais les éviter, il me fallait utiliser une moustiquaire.
Dans ce cas-là, je travaillais en m'asseyant au bord du lit. Quand
je devais écrire, je m'y étendais de tout mon long. Sinon, le

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lendemain, j'avais les mains et les pieds couverts de piqûres de


moustiques.
Chaque soir, si j'avais du temps libre, je passais un moment à
contempler la beauté du lac avec ses saules pleureurs. En les
admirant, je me demandais pourquoi ces arbres si beaux, si
charmants, « lâchaient» tristement leurs branches souples aux
bords du lac. Était-ce là leur charme? De l'autre côté du lac, se
trouvait le théâtre de la ville où, pendant mon année de
terminale, je pus voir des pièces de théâtre, des films
vietnamiens, chinois et russes et ceux des pays du camp
socialiste. Ces films relataient la lutte héroïque du peuple
vietnamien, du peuple chinois contre les agresseurs étrangers,
celle de l'armée rouge russe contre le fascisme allemand. Sur
l'estrade de ce théâtre nous, lycéens du lycée Phan Dinh Phung,
présentions aussi parfois des numéros artistiques: des chants
folkloriques, des danses vietnamiennes, quelques pièces de
théâtre. Comme j'étais maigre, mes amis me choisissaient pour
les rôles de petite fille ou de petite sœur douce, aimable et
laborieuse. La première fois devant le public, j'eus très peur, je
tremblais un peu mais ensuite, je m'y habituai. J'aimais faire
des exercices de souplesse avec quelques amies de classe, et nous
les pratiquions bien.
Le concours d'entrée à l'université arriva enfin. A cette
époque, ce concours organisé par le ministère de l'Enseignement
supérieur et technique, rattaché plus tard au ministère de
l'Éducation pour devenir le ministère de l'Education et de la
Formation, avait lieu dans chaque province. Le Comité des
examens fut organisé par le Service de l'Education de la
Province et les examinateurs désignés parmi les professeurs
venus des universités et les professeurs des lycées. Les devoirs
étaient envoyés à Hanoï pour être corrigés.
Avant les vacances, malgré les révisions du bac et la
préparation au concours d'entrée à l'université, chacun de nous
eut un carnet de souvenirs où nos amis pouvaient écrire leurs
impressions, leurs sentiments envers nous. Je l'ai conservé

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jusqu'à ce jour. Parfois, je le relis afin de me souvenir de cette


étape de vie inoubliable. Il me suit partout avec les souvenirs de
mes parents. Tout cela me touche beaucoup.
Ne pouvant attendre les résultats du concours, mon cousin
Hung, comme la plupart des jeunes gens de la ville, s'était
engagé dans l'armée. Pendant les deux années 1973 et 1974 et
même les premiers mois de l'année 1975, pour réaliser son
devoir à l'arrière, le Nord fit entrer au front 200.000 soldats, des
milliers de jeunes volontaires et des ingénieurs. Ma tante
encouragea son fils à combattre avant de devenir étudiant.
J'avais aussi envie de m'entraîner dans l'armée comme mes amis,
comme Hung mais ma tante me dit d'attendre d'abord le retour
de mon père. De plus, le Comité populaire de la ville n'était pas
d'accord à cause de ma petite taille.
Je pleurai en prenant congé de Hung et de mes amis qui
partaient pour le front. Je me disais que si par hasard ils
rencontraient mon père, ils pourraient lui raconter ce que je
faisais, où j'en étais de mes études et mon père en serait content.
Deux mois après, je reçus la convocation de l'université. Mon
cœur palpitait de joie et je pensais que c'était l'Ecole supérieure
de la Culture. Mais non! Cette année-là, cette école ne procéda
pas à l'admission des élèves. On examina donc le deuxième
souhait et c'était l'Université de Langues étrangères de Hanoï
qui me convoquait car j'avais obtenu de bonnes notes au
concours. Une trentaine de lycéens de mon école avaient choisi
cette Université, mais seulement deux dossiers avaient été
retenus, le mien et celui de My Hanh.
Ma tante et mon oncle étaient très contents. Ma tante me
prépara une valise. Le jour de mon départ, comme elle était
prise par son travail, c'est la mère de My Hanh qui nous
accompagna jusqu'à Hanoï. Pour la première fois de ma vie, je
vivais seule. C'était au début du mois d'octobre 1974, j'avais
dix-sept ans. Mon cœur était rempli à la fois de joie et de
tristesse. J'étais joyeuse, car je devenais étudiante mais triste,
parce que je devais quitter mon cousin Dung, le petit frère de

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Hung, ma tante, mon oncle, mes amis, ma ville natale... Avant


mon départ, je rendis visite à Mme Liem qui fut heureuse de me
revoir. Je fis le tour de sa maison, de son jardin. Mon cœur
débordait de mille souvenirs... Puis j'allai chez la deuxième
famille d'accueil de ma tante où les retrouvailles furent aussi
très touchantes.

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XIII

Au petit matin, nous atteignîmes HanoÏ. L'aube était tiède.


Des bicyclettes avançaient, de front, sur des avenues bordées
d'arbres. C'était la première fois que je voyais HanoÏ ; je restai
silencieuse pendant longtemps devant sa beauté, son charme,
l'atmosphère très animée à la sortie de la gare de Hang Co
jusqu'au moment où My Hanh posa tendrement sa main sur
mes épaules: « Moi aussi, je suis charmée par les beaux paysages
de la capitale. Mais il faut que nous allions déposer nos affaires
chez mon oncle et préparions les papiers pour l'Université. »
J'acquiesçai en songeant que la rumeur de la capitale ne
ressemblait à rien d'autre: un lent glissement plutôt qu'un
vacarme, un murmure doux au lieu d'une pétarade.
Dans les années soixante-dix, HanoÏ venait de sortir de la
guerre. Il y avait des quartiers entiers, des bâtiments détruits
par les bombardements américains. Aux deux extrémités du
pont Long Bien - le pont Doumer-, le pont unique traversant le
fleuve Rouge, il y avait souvent des embouteillages.
Le vieux quartier avec trente-six anciennes rues attira mon
attention. Là, j'ai vu passer un tramway et de là rayonnent des
multitudes de petites rues à l'est jusqu'à la grande digue du
fleuve Rouge, à l'ouest jusqu'au quartier de l'ancienne citadelle.
Des usines de construction mécanique, de caoutchouc, de
piles, une savonnerie et une manufacture de tabac se trouvent
dans les districts de banlieue, où ont également été construites
plusieurs facultés et écoles. C'est dans cette direction que se
trouve l'Université de Langues étrangères de HanoÏ ...
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L'après-midi, My Hanh et moi, nous y allâmes remplir les


papiers nécessaires à notre inscription. My Hanh fut appelée au
département de russe et moi au Département de français. Notre
Université à cette époque se composait de six grands
Départements: le Département des langues de l'Europe
orientale comme l'allemand, le polonais, le bulgare, le tchèque,
le roumain, le hongrois etc... qui donnait des cours de langue
pendant une année scolaire aux étudiants qui partiraient faire
leurs études universitaires dans ces pays, le Département de
formation à temps partiel et quatre Départements pour la
formation des interprètes et traducteurs étaient ceux de français,
d'anglais, de russe et de chinois.
My Hanh et moi-même, nous n'avions aucune notion des
langues étrangères, aussi nous était-il égal d'être inscrites pour
l'anglais, le russe, le chinois ou le français.
Ces formalités réglées, nous fîmes le tour de l'Université qui
se composait de six bâtiments à cinq étages sans ascenseur. Au
milieu, il y avait un stade où les professeurs et les étudiants
pouvaient faire du sport. Notre Université se trouvait à dix
kilomètres du centre-ville, vers l'est de HanoÏ.
Nous étions pensionnaires. C'était une obligation à cette
époque, même si les étudiants venaient de HanoÏ. Notre
promotion comprenait trente étudiants répartis en deux classes.
Les filles occupaient les trois quarts de la classe. Les vingt-deux
jeunes filles des deux classes habitaient ensemble dans une
grande chambre. Nous avions des lits superposés. Nous
demandâmes aux garçons de la classe de percer quelques trous
dans le mur au bout de notre lit pour poser deux bâtons entre le
lit et le mur afin de mettre notre valise ou notre malle qui nous
serviraient de table de travail. Chacune prépara un morceau de
tissu pour faire un rideau couvrant le lit - le domaine de chaque
étudiante.
Je retrouvai Lam. Lui aussi avait passé le concours pour
entrer dans cette Université. Nous étions contents de nous
reVOlr.

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Quelques jours après mon arrivée à l'Université, je me


renseignai pour avoir des nouvelles de Tarn qui nous rendait
visite à Ha Tinh pendant la guerre. J'avais son adresse mais
était-elle encore exacte? Mme Lanh qui était son amie de classe,
actuellement professeur de français du Département de français,
me confirma que l'adresse était bonne. Ce que Mme Lanh me
raconta me déchira le cœur. Après son diplôme, Tarn avait
travaillé au Département de Presse, ministère des Affaires
étrangères. En 1972, lors des attaques aériennes de Dien Bien
Phu déclenchées par les Américains, ses parents et son petit frère
furent évacués. Elle resta pour participer à la défense de la
capitale. Elle fut renversée par l'effet de souffle d'une bombe de
B52. On la transporta à l'hôpital, mais c'était trop tard. Elle
rendit le dernier soupir devant ses amis et camarades.
Un jour, j'allai voir ses parents. Ils ne me reconnurent pas car
ils avaient quitté la ville d'Ha Tinh quand je n'avais que trois
ans. Je me présentai et ils me serrèrent chaleureusement dans
leurs bras. Ils étaient contents de me revoir. Ils savaient que ma
mère n'était plus. Ils me demandèrent des nouvelles de mon
père mais je ne pouvais rien leur dire. Je leur demandai de me
permettre d'allumer quelques bâtons d'encens sur l'autel de
Tarn. Devant moi, apparut sa photo; je lui murmurai que j'étais
désormais dans son ancienne Université. Elle me regardait
tendrement, affectueusement. Mes yeux étaient baignés de
larmes.
Je n'oublierai jamais sa dernière visite chez nous. Je me
demandais pourquoi des personnes si gentilles, si adorables
comme ma mère, Tarn, ma voisine Hoa etc.. .m'avaient quittée
si tôt. ..

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XIV

Nous commençâmes la première année scolaire à l'Université


par deux semaines d'entraînement militaire. Ce programme
était appliqué à toutes les écoles du Vietnam du Nord car le Sud
était en guerre et le Nord faisait tout pour l'aider, le ravitailler
en hommes et en matériels. A la fin de cet entraînement, il nous
fallait passer quelques épreuves: tirer à la cible, lancer des
grenades, faire mouvement etc. . .
Jeune, attentive, je me passionnai pour cet entraînement qui
me faisait peut-être penser à mon père au front. Je fus choisie
pour tirer à la cible et j'obtins de bons résultats.
Après ces deux semaines, nous commençâmes notre
apprentissage de la langue française. Les premiers jours, je
n'osais presque pas parler. J'étais timide par rapport aux
Hanoïens. D'une part, j'étais parmi les jeunes venus des
provinces qui n'avaient pu étudier aucune langue étrangère
avant d'entrer à l'université; d'autre part, j'étais complexée par
mon accent du Centre. Les étudiants de nos deux classes
venaient de tous les coins du pays.
Chaque jour, nous avions les cours de langue le matin.
L'après-midi, c'étaient des cours de vietnamien, de philosophie,
etc... A midi, nous mangions au réfectoire. Comme partout
dans le pays, comme dans toutes les universités au Nord, nos
repas étaient frugaux. Nous avions souvent faim. Le soir, le
réfectoire nous distribuait à chacun un demi-petit pain que nous
devions en principe conserver pour le petit déjeuner du
lendemain. Comme nous travaillions très tard le soir, l'odeur du
pain posé sur la valise ou la malle attisait notre appétit; nous le
mangions pendant la nuit et le lendemain matin nous allions en
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classe à jeun. Les après-midi où nous n'avions pas de cours et le


soir, nous faisions notre travail personnel.
Malgré mes efforts, je n'arrivais pas à bien prononcer les
voyelles et les consonnes françaises si différentes de celles de la
langue vietnamienne, par exemple les quatre voyelles nasales, les
demi-voyelles etc... bien que l'alphabet français ne soit pas très
différent du vietnamien. Le français est une langue
polysyllabique tandis que le vietnamien est une langue
monosyllabique. Aux heures de cours de phonétique, j'essayais
d'imiter mes professeurs et mes amis. Mais je trouvais que la
prononciation était très difficile, plus difficile que je ne croyais.
Après les cours, je pleurais en pensant à mes parents: « Peut-êtreJ
leur as-tu déplu. Jamais tu nJas été lâche commeça! Pourrais-tu
renoncer? » me disais-je.
Je cherchais toutes les méthodes possibles pour mieux y
arriver. A l'internat, avec mes amis, nous nous entraidions pour
prononcer les mots difficiles, les voyelles, les consonnes qui nous
étaient étrangères. Le soir, je préparais un verre d'eau, prenais
une gorgée, la laissais dans ma bouche et prononçais la consonne
"r" qui nécessitait d'utiliser le gosier.
Mes professeurs et mes amis des grandes villes qui avaient
appris le français ou une autre langue étrangère au lycée,
m'aidèrent beaucoup. Mme Lanh, le professeur responsable,
m'encourageait en me disant que j'étais intelligente, que je
pourrais rattraper mes amis après la période de phonétique, qu'il
ne fallait pas baisser les bras... Ses paroles sincères me donnaient
force, énergie et chaleur.
Je pris peu à peu confiance en moi. Mais chaque fois que
j'entendais mes amis de classe comme Lam, Loc, Hai Yen etc...
parler en français, faire des phrases complètes, j'étais un peu
découragée. Je me demandais si un jour je pourrais rattraper
mon retard, parler français comme eux, avoir des conversations
avec les professeurs. Dans la classe, les deux tiers des étudiants
étaient comme moi. Hai Yen -une Hanoïenne- devint mon amie
très chère. C'était une jeune fille dynamique, aimant la

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plaisanterie mais très aimable et gentille. Quelquefois, le


dimanche, elle m'invitait à rentrer chez ses parents. Son père
était ingénieur des ponts et chaussées. Sa mère était ouvrière à
l'usine mécanique Tran Hung Dao. Tous les deux étaient déjà à
la retraite. Hai Yen avait un grand frère qui faisait aussi ses
études de français au Département de Français de notre
Université. Il était en troisième année. A l'école, nous
travaillions ensemble. Au début, Hai Yen m'aidait beaucoup.
Le temps venait à mon aide. Au bout de quelques mois, avec
de gros efforts jour et nuit, de l'optimisme, et surtout grâce à
mes professeurs et mes amis, je fis des progrès non seulement au
cours de phonétique mais encore en grammaire. Il y a une
grande différence entre le français et le vietnamien en
grammaire, en conjugaison, en orthographe et en vocabulaire.
Peu à peu, les professeurs nous faisaient des dictées. A la fin du
premier semestre, je rattrapai mes camarades de classe, ce qui
m'encouragea beaucoup.
C'était une vie estudiantine, une vie collective que je
garderai en mémoire toute ma vie. Affrontant difficultés et
pénuries communes à tout le pays, personne ne se plaignait de
rien. La solidarité régnait d'une classe à l'autre, d'une école à
l'autre. A cette époque, la direction et les autorités ne faisaient
qu'un avec le peuple, unis moralement dans un but commun.
Nous vivions ainsi dans ces sentiments, sincères les uns envers
les autres. Nous nous aimions, nous nous entraidions avec un
grand désintéressement. Ce qu'on voyait couramment à cette
époque est devenu rare dans notre pays actuel en
développement. Les jeunes qui étaient purs, sincères sont plus
pragmatiques maintenant. Ils cherchent à gagner de l'argent par
n'importe quel moyen...
Je ne sais pas pourquoi je grandis autant durant ma vie de
pensionnaire. Petite fille maigre, pâle, les cheveux plutôt
châtains, je devins une jeune fille bien ronde avec un visage aux
traits réguliers, un corps bien proportionné, et des cheveux plus
n01rs.

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A la mi-février, après la fête du Têt traditionnel, nous


commençâmes le deuxième semestre. Dans tout le pays et
surtout au Sud, il y avait beaucoup de mouvements sociaux.
Dans le courant de 1974, le Congrès américain hésita à accorder
les aides demandées par Nixon puis par Ford pour soutenir les
gouvernements de Phnom Penh et de Saïgon. En janvier 1975,
les armées révolutionnaires s'emparaient de toute la province de
Phuoc Long et de son chef-lieu: Phuoc Binh. La Conférence du
Bureau politique, ouverte le 18 décembre 1974, close le 8
janvier 1975 à Hanoï , décida l'offensive générale. Cette
dernière se déroula pendant près de deux mois avec trois grandes
opérations: l'opération Tay Nguyen, l'opération Hue-DaNang
et l'opération Ho Chi Minh (Saïgon).
Tay Nguyen était un champ stratégique extrêmement
important. C'est pour cela que l'armée populaire du Vietnam
avait décidé de commencer l'offensive par l'opération Tay
Nguyen qui dura du 4 au 24 mars.
Du 25 mars au 29 mars, se déroula l'opération Hué-Da
Nang. Après plus de trois jours de combat, les villes du Sud
(Hué, Da Nang, Phan Rang) tombèrent l'une après l'autre. Da
Nang - deuxième grande ville du Sud -, la plus grande base
militaire des Américains et de l'armée du Sud-Vietnam, fut
isolé.
La campagne Ho Chi Minh avec pour objectif Saïgon fut
lancée le 26 avril. Depuis le 1eravril, au Nord comme au Sud, le
peuple vietnamien vivait des jours, des heures extrêmement
effervescents.
Le 18 avril, le président des Etats-Unis donna aux
Américains l'ordre de quitter Saïgon. Le 21 avril, le président
Thieu démissionna.
Le 26 avril, l'armée vietnamienne commença à attaquer
Saïgon. Le 30 avril, le président Duong Van Minh qui, la veille,
avait remplacé le président Tran Van Huong, qui avait succédé
au président Thieu, se rendit. A 11h30 le même jour, le drapeau

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rouge à étoiles d'or fut hissé au sommet du palais de


l'Indépendance, annonçant la victoire totale de la campagne Ho
Chi Minh.
Le 2 mai 1975, le Sud Vietnam était totalement libéré.
Tous les Vietnamiens, des personnes âgées aux plus jeunes
enfants, se réjouirent de cette victoire dont ils rêvaient depuis
longtemps. Pour moi comme pour ceux qui avaient des proches
au front, ce bonheur était assombri par le grand souci de ne pas
avoir eu de leurs nouvelles depuis longtemps. Je pensais
beaucoup à mon père bien-aimé et vénéré.

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xv
Au deuxième semestre, nous devions compléter le
programme par l'acquisition de sept compétences:
compréhension orale, compréhension écrite, expression orale,
expression écrite, vietnamien, civilisation vietnamienne et
philosophie du marxisme-léninisme. Je dépassai la période
difficile et grâce à mon amour du français, à mon application
dans les études, je fis d'énormes progrès et me classai parmi les
meilleurs de la classe.
A la fin du mois de mai 1975, nous commençâmes les
révisions pour l'examen de fin d'année scolaire prévu fin juin.
Un jour, aux heures de cours de philosophie, nous écoutions
le professeur, les deux classes de français de première année
regroupées. M. Ninh, professeur de philosophie, nous parlait de
la théorie du marxisme-léninisme. A cette époque, nous
l'écoutions attentivement et demandions, en levant la main, à
participer au débat. Malgré les bavardages, le professeur Ninh
aimait bien travailler avec notre classe car la plupart des
étudiants participaient activement aux cours. Il nous expliquait
des notions abstraites, difficiles à comprendre... Tout à coup, il
s'arrêta. Quelqu'un frappait. Il s'excusa et se dirigea vers la
porte. Hai Yen qui se trouvait derrière moi mit sa main sur mon
épaule si fort que je tressaillis et me dit: «Peut-être que M.
Karl Marx vient te chercher car tu es forte en cette matière. » Je
savais qu'elle plaisantait, mais je réagis quand même contre
elle: «Karl Marx est déjà de l'autre côté du monde; veux-tu
que j'y aille avec lui? Je vais te punir.» Elle me sourit
gentiment. Les autres en profitèrent pour rire aux éclats. M.
Ninh m'appela et me dit:
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- Ha An, le Doyen du Département de français t'appelle à


son bureau.
Mon coeur battait très fort. Un rire retentit derrière moi. Je
ne tournai pas la tête mais je sus que c'était celui de Hai Yen.
Après avoir demandé la permission du professeur, je fis un signe
de la main à mes amis. En sortant de la classe, je sentais mon
coeur palpiter et mille questions surgir. "Pourquoi le Doyen
m'appelle-t-il ?", "Ai-je fait quelque chose de mal?" ou "Le
devoir de grammaire que j'ai fait il y a deux jours avec lui n'est-
il pas bon ?". La porte du bureau de M. Kim, notre doyen, était
mi-close. J'entendis vaguement la voix des deux hommes, celle
de M. Kim et celle d'un autre homme mûr que je n'arrivais pas
à reconnaître. Peut-être que c'était cet homme qui voulait me
voir, me parler, mais qui était-ce? Et pour quoi faire? Pourquoi
lui fallait-il prendre contact avec moi devant le doyen, dans
notre Université? Qu'avais-je fait?
Je frappai à la porte. Après avoir entendu: "Entrez, s'il vous
plaît" de M. Kim, j'entrai, le cœur palpitant. En me voyant, M.
Kim me sourit et me dit affectueusement: "Ah, la voilà! Ha
An, peux-tu deviner qui est là ?" A ces mots, l'homme tourna
brusquement la tête vers la porte. Il ne pouvait probablement
plus attendre que je m'approche de lui. Je le vis. De mes propres
yeux, je vis mon père en chair et en os devant moi. Je me sentis
comme dans un rêve, un beau rêve. Je ne pus rien dire, mon
père non plus. Il me serra dans ses bras. Je l'embrassai en
disant: "Papa!". Mes larmes coulaient toutes seules, mais
c'étaient des larmes de bonheur. M. Kim comprit bien notre
situation et nous laissa. Il me proposa d'arrêter le cours de
philosophie pour partir avec mon père.
Ayant su, grâce à ma tante, que j'étais étudiante de français
dans cette université, mon père brûlait de me revoir avant de se
présenter à son supérieur pour définir son travail après la guerre.
Heureux de me voir grandie et d'entendre M. Kim parler de
mes résultats, de mon comportement, il voulait me laisser
continuer mon cours. Un moment après, il dit à M. Kim:

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- Merci bien Monsieur le Doyen, nous aurons encore le


temps d'être ensemble. J'aurai au moins quelques jours
avec ma fille. Ce soir, si vous permettez, je viendrai la
chercher.
- Le samedi soir et le dimanche, les étudiants sont libres,
mais le dimanche soir, il faut qu'ils soient à l'internat
avant dix-neuf heures, répondit M. Kim; dans la semaine,
ils sont obligés de rester à l'internat; pendant les années
d'études, ils doivent bien travailler et ne pas penser à
l'amour.
- Vous avez raison, dit mon père, car l'amour sensuel de la
jeunesse pourrait exercer une mauvaise influence sur les
études.
Je restai silencieuse en les écoutant. En prenant congé de
mon père, mon coeur débordait de joie. Il m'embrassa encore. Le
chauffeur l'attendait dans la cour de l'école, devant le
Département de français. Je suivis mon père des yeux jusqu'à ce
qu'il monte dans sa voiture. Ses cheveux étaient blancs.
J'aperçus sur ses épaules les épaulettes de colonel. La fierté
envahit mon âme.
Je revins au cours de philo. Mes amis me regardèrent comme
s'ils voulaient me demander des nouvelles mais je n'osai rien
dire et retournai à ma place. A partir de ce moment-là et jusqu'à
la fin du cours, j'écoutai le professeur mais je ne comprenais
rien. Je pensais au retour de mon père. Je rêvais...
La sonnerie me tira de mon rêve. J'entendis le professeur
nous dire au revoir. Encore une fois, je sursautai quand Hai Yen
me pinça.
- Avais-je raison ou non? T'as bien vu M. Karl Marx? me
demanda-t-elle.
Alors, mes amis m'entourèrent. Je leur racontai que mon
père était rentré du front, que je l'avais revu assez rapidement
mais avec un bonheur sans bornes et que nous allions nous

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retrouver le soir même. Mes amis en étaient tout heureux.


Certaines jeunes filles pleuraient de joie. Je regardai Hai Yen
qui avait elle aussi plein de larmes dans les yeux. «C'est une
fille active, vive mais très sentimentale; elle a la larme facile»,
me dis-je. Je l'aimais beaucoup, comme j'aimais tous les amis de
ma classe.
L'après-midi, nous avions deux heures de grammaire avec M.
Kim pour remplacer celles du lundi matin précédent où il
n'avait pas pu donner son cours à cause d'une réunion. Il réserva
une demi-heure pour parler à toute la classe de ce que mon père
et son armée avaient fait pendant la guerre. Mon père était
commandant en chef et avait participé à des offensives générales
en 1968, en 1972 et en 1975 à la campagne Ho Chi Minh. M.
Kim insista: « Pendant plusieurs années, pour garder le secret,
il n'a pas pu écrire à Ha An, sa fille unique. Il est actuellement
colonel de l'Armée populaire du Vietnam. »

J'avais hâte de revoir mon père et l'après-midi fut très long.


A l'heure du dîner, mes amis me demandèrent d'aller au
réfectoire comme d'habitude mais je ne le voulais pas. Je n'avais
pas faim. J'attendais mon père. Mes amis me laissèrent. Hai Yen
me sourit:
- Ha An n'a pas besoin de manger aujourd'hui; nous avons
la chance de manger sa part.
Tout le monde rit, partageant mon bonheur. Cependant,
après le repas, Hai Yen et les amis qui étaient habituellement à
la même table que moi m'apportèrent mon dîner dans une
gamelle. Ils me dirent d'en manger un peu pour pouvoir sortir
après avec mon père. Leur geste me toucha beaucoup.
Le soir, mon père vint avec son chauffeur. Il avait apporté un
grand sac de cadeaux pour mes camarades de classe; il leur
parlait joyeusement et n'oublia pas de les remercier de m'avoir
aidée pendant son absence. En les quittant, il leur dit de bien
travailler.

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Ensuite, il voulut me faire faire un tour de la ville d'Hanoï


en bavardant avec moi. J'en avais envie, mais je n'avais pas
l'habitude de rouler en voiture et je la supportais mal. Nous
abandonnâmes ce projet. Le chauffeur nous conduisit à
l'appartement que le ministère de la Défense avait fourni à mon
père, rue Ly Nam De. Il avait refusé une belle maison sous le
prétexte qu'il vivait seul. Je l'aidai un peu à ranger
l'appartement où il y avait seulement une armoire, une table,
quatre chaises, un bureau, un lit et un ballot que mon père avait
ramené du front avec lui. Dans la cuisine, on trouvait un
fourneau à pétrole, quelques casseroles et une dizaine de grands
et de petits bols, trois assiettes et des cuillères, des baguettes,
une louche. Assis à côté de moi, il me parla, me questionna sur
tout ce qui s'était passé depuis notre séparation. Mon cœur
remplissait de joie car il y avait environ huit ans que je ne l'avais
pas vu; l'affection, la tendresse de mes parents m'avaient
énormément manqué. Nous avons ainsi passé une nuit blanche.
Je continuai ma vie à la pension. Je ne rentrais chez mon père
que le samedi soir pour retourner à l'école le dimanche soir
quand il ne partait pas en mission. J'avais l'impression que mon
père voulait me combler. Il me donnait tout ce que l'Armée lui
distribuait chaque mois: des morceaux de tissu, du sucre, du
lait en conserve, etc...
Je m'étais habituée à vivre sans être gâtée. Le retour de mon
père était pour moi non seulement le bonheur, la joie mais
encore l'espérance. Pouvez-vous croire que j'étais comme un
poisson vivant dans une petite flaque d'eau qui trouve un jour la
mer? Je n'étais plus une enfant, mais j'avais encore besoin de
l'affection parentale. En dehors de ses sentiments, mon père
incarnait pour moi l'honneur et la fierté. C'était un homme
honnête, bon, désintéressé et intègre. Quand il revint du front,
il n'avait que quelques maigres bagages. Heureusement, il était
en bonne santé. Presque toute sa vie avait été consacrée aux
armes et à la guerre. Il voulait tout me donner. Je lui devais
énormément et souhaitais réchauffer son coeur par l'affection

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filiale et le dévouement d'une fille qui aime et respecte son père.


Il s'intéressait à moi, à ma vie et à mes études; il m'encourageait
dans mes activités extrascolaires.
En général, j'étais très bien avec lui, mais plus je grandissais,
plus je le trouvais dur:
- Ha An, me dit-il un jour, une jeune fille éduquée dans la
société socialiste, pendant les années à l'université, comme
l'a dit ton doyen du Département de français, doit penser
d'abord à ses études, à s'instruire pour devenir une bonne
citoyenne, une femme nouvelle, et surtout ne pas se
précipiter dans une relation sentimentale.
Je le compris et je lui obéis, en me consacrant à mes études,
aux activités organisées par la classe, le département de français
et l'école supérieure.
Mon père m'apprit à trouver ridicule ce qui manquait de
vérité. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer ce
qui est bien.
Je ne doutais pas de son esprit et de ses sentiments mais je
sentais dans chaque parole qu'il m'adressait une autorité, la
marque d'un caractère outrancier. Peut-être le front, pendant ces
longues années pénibles, l'avait-il transformé en un tel homme
dur, conservateur.
Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa
célébrité comme commandant en chef à une profonde
connaissance du cœur humain. Cette sagacité, ce courage, cette
finesse de jugement, étaient les qualités que mon père aurait
voulu me transmettre.
Il ne voulait me montrer le monde que lorsqu'il se serait
assuré que le goût du bien, la solidarité des principes et la
faculté de l'observation, seraient assez mûrs en moi. Il me lisait
des maximes de Ho Chi Minh.
Il me parla de la « morale confucéenne » qui faisait l'objet
d'un enseignement dans toutes les écoles avant la Révolution de

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1945. On apprenait aux garçons les «quatre vertus» : piété


filiale, amour fraternel, fidélité et confiance. Quant aux filles, on
leur demandait de montrer leurs qualités dans les travaux
ménagers, dans leur maintien, leur parler et leur conduite. Elles
devaient également respecter la règle des « trois obédiences» : à
son père avant son mariage, puis à son mari et, veuve, à son fils.
En l'écoutant, je pensais que mon père avait raison de vouloir
que sa fille garde les traditions vietnamiennes. Mais je n'arrivais
pas à bien distinguer les belles des mauvaises traditions et
n'osais pas, alors, l'exprimer devant mon père. Maintenant,
chaque fois que j'y pense, je n'hésite pas à me demander
pourquoi une fille bien élevée n'aurait pas pu ajouter aux belles
traditions de son pays celles d'autres cultures... Mon père, qui
avait été élevé et éduqué dans une famille traditionnelle,
voulait-il encore que je devienne une fille, puis une femme
devant subir l'influence de la doctrine confucéenne ? Ne savait-
il pas que notre génération avait le droit de bénéficier de choses
que la sienne ignorait?
Comment pourrais-je aujourd'hui accepter toutes ses
conceptions de la vie? Que voulait mon père né au début du
siècle pour sa fille de quarante-cinq ans sa cadette? Souhaitait-il
mon bonheur ou m'enfermer dans ses idées surannées?
*
* *

Bientôt, l'année scolaire finit. Pendant les vacances d'été,


mon père m'emmena à Ha Tinh en voiture. Devant la tombe de
ma mère, nous restâmes longtemps silencieux. J'avais allumé
des bâtons d'encens à côté d'un très beau bouquet de lys blancs,
ces fleurs que l'on met, en général, sur les tombes. Je pleurais.
Une partie de mon âme était partie avec ma mère. C'est elle qui
avait cultivé en moi tant de bonnes et douces choses. Elle et
moi, nous vivions en bonne entente... Je vis mon père verser des

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larmes, lui qui fort caractère ne pleurait presque jamais. C'était


la deuxième fois que je le voyais pleurer. Il murmura:
- Vân, je t'aime. Tu sais...je t'aime. Le pays est totalement
réunifié; ton souhait est réalisé; je suis rentré; je
m'occupe de notre fille; elle a bien grandi; elle est sage et
j'espère qu'elle m'écoute.
En l'entendant chuchoter, je sanglotais.
Depuis ce jour-là, je vis mon père mener une vie exemplaire.
Dans les grandes difficultés du pays, après trente ans de guerre,
il ne demanda rien; il n'utilisait que sa carte de rationnement; il
menait une vie austère.
Après, nous traversâmes les rizières. La vue du village qui
fuyait devant moi ressuscitait tout mon passé d'enfant... Cette
simplicité, ce silence me rappelaient la campagne où je buvais la
liberté et le vent, étant tout petite.
Dans les femmes courbées pour sarcler les rizières, je croyais
reconnaître Mme Liem. Je me levais quand j'apercevais le miroir
d'un étang ou d'un lac. Je regardais courir l'eau des ruisseaux et
je suivais le vol noir des corbeaux dans le bleu du ciel. Tout
parlait à ma mémoire. . ..
Ensuite, nous rendîmes visite à Mme Liem. Elle avait vieilli
et fut très heureuse de nous revoir. En me voyant, elle rit,
laissant voir sa bouche très édentée. Elle était contente
d'apprendre que Lam et moi, nous étions dans la même classe de
français. . .
Pendant que mon père parlait avec elle, je fis le tour de la
maison. Je revis le jardin que nous avions cultivé avec ma mère
et Mme Liem, où nous avions des planches de légumes, des
carrés de choux. Il était un peu délaissé. La famille de son fils
vivait toujours très loin et ne rentrait que tous les deux ou trois
ans. Mme Liem vivait seule. Je l'aimais beaucoup. Mon âme
débordait de nostalgie... J'entrai dans la maison: les choses
étaient toujours pareilles. Le moulin et le mortier à piler étaient

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là, dans une pièce à côté de la cuisine. Derrière la maison, il y


avait toujours les deux longaniers dont les branches se
balançaient légèrement au vent comme pour me saluer. Avant,
je grimpais sur ces arbres pour cueillir leurs fruits savoureux.
Autour du jardin, les rangées de bambou restaient les mêmes
mais pleines de feuilles mortes. Avant, je les ramassais et les
faisais sécher pour faire cuire le riz.
Je me souvenais des jours où, mes amis et moi, nous jouions
à cache-cache dans le jardin, derrière les bananiers. Je n'ai jamais
oublié ce jour où Minh, une petite fille audacieuse chez qui nous
aimions aller, me demanda si je voulais me faire percer les
oreilles comme elle. Je n'osais pas. Ensuite, elle le demanda à
Hoai, une exilée comme moi. En voyant un trou dans chacune
des oreilles de Minh, Hoai voulut en faire autant. Minh coupa
une épine de citronnier. Avec du coton blanc pour essuyer le
sang, elle saisit chaque oreille et la perça. Hoai eut très mal,
mais essaya de tout supporter car c'était elle qui l'avait voulu.
J'étais à côté d'elles pour les aider mais j'avais tellement peur
que je n'osais pas regarder Minh opérer. Heureusement, elle
réussit à le faire et c'est ainsi que Hoai a maintenant les oreilles
percées.
Chaque fois que j'y pense, je ne peux m'empêcher de
trembler de peur. Comment Hoai avait-elle pu la laisser le
faire? Elle aurait pu mourir d'une infection. Peut-être, encore
une fois, le Bodhisattva l'avait-il protégé. Peut-être que "les
sourds ne craignent pas les fusils", comme le dit un proverbe
vietnamien, à propos des « téméraires".
Devant moi, une multitude de souvenirs d'enfance
surgissaient. En regardant l'étang à droite de l'entrée de la
maison, je me souvins des fois où je rentrais seule dans la nuit
noire. A cette époque, en dehors des études, nous participions
aux activités des jeunes pionniers organisées par l'Union de la
jeunesse: chants, danses, gymnastique - des chants contre les
bruits des bombes. Après la soirée, il faisait nuit noire lorsque
nous rentrions à la maison. Mes amis me quittaient devant

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l'entrée. Je passais à côté de l'étang, écoutant chanter les


crapauds, les grenouilles, et fermant les poings pour dominer
ma peur. L'obscurité m'effrayait. J'avais peur du noir, de la
profondeur de la nuit, de l'inconnu qui se réfugiait dans les
ténèbres.
Avant de quitter Mme Liem, mon père alluma les trois
bâtonnets d'encens sur l'autel des ancêtres. Nous la quittâmes
encore une fois avec une grande émotion.
Ensuite, nous allâmes chez ma tante et chez ceux qui nous
étaient chers. Hung, son premier fils, était toujours dans
l'armée, à la frontière du sud-ouest; l'autre, Dung, venait de
finir sa classe de seconde. Ma tante travaillait toujours bien,
mais se montrait dure et conservatrice. Chaque fois qu'elle
donnait son point de vue, elle voulait être approuvée, suivie.
Elle appliquait exactement ce que disaient ses supérieurs dans
son travail et dans sa vie quotidienne. Elle me disait souvent
que pour progresser, il n'y avait pas d'autre voie que la voie
tracée par le parti communiste.
Puis-je penser aujourd'hui que seul le socialisme pourrait
nous apporter une bonne nourriture, de bons vêtements, une vie
heureuse? L'humanité pourrait-elle progresser sans la
combinaison de toutes les pensées, de toutes les philosophies de
divers pays du monde: socialistes ou capitalistes, pauvres ou
riches. ..? L'évolution d'un pays pourrait-elle se faire sans
concurrence entre les différents systèmes économiques? La vie
culturelle et la civilisation d'un pays s'enrichiraient-elles si
celui-ci n'entretenait de relations qu'avec les pays du camp
socialiste? Pourrais-je me demander maintenant si de telles
idées allaient rendre notre pays plus retardataire que ce qu'il lui
faudrait? . . .
En me revoyant, Dung fut très content et moi aussi.
- Ha An, me chuchota-t-il, maman est toujours bonne,
gentille mais elle n'est point psychologue; elle me
considère comme un adulte; pourtant, quand je donne

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mon point de vue, elle me prend pour un enfant... ; je


n'arrive pas à comprendre ce qu'elle pense de moi; papa
me traite de la même façon.
Après l'avoir écouté, je l'encourageai. Je lui dis d'attendre
quelque temps car la paix pourrait changer les gens.
Quelque temps après, en raison de son action politique
pendant les années très dures de la guerre à Ha Tinh, ma tante
fut affectée à Hanoï.

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XVI

Après les vacances d'été, j'entrai en deuxième année. Une des


meilleures de la classe, je fus élue secrétaire adjointe de la cellule
de l 'U nion de la jeunesse communiste Ho Chi Minh, sous-chef
de la classe qui regroupait les étudiants des deux classes de
première année. Grâce à mon travail, j'obtins de très bons
résul tats à la fin de l'année scolaire.
Cette année-là, une Française, Mme Anne-Marie Le Tallec,
désignée par l'ambassade de France à Hanoï , nous donna une
heure de cours de phonétique par semaine. Nous étions très
heureux de faire sa connaissance. Elle était aimable; elle
corrigeait nos fautes de prononciation. A cette époque, les outils
nécessaires à nos études, les documents authentiques et même
les dictionnaires manquaient. Nous ne pouvions connaître la
France et les Français qu'à travers les leçons données par des
professeurs qui n'étaient jamais allés en France. Mme Le Tallec
nous apporta un souffle nouveau.
Nous ne savions que travailler. Les difficultés de notre
université n'étaient pas un cas particulier. On ne peut pas avoir
tout de suite ce dont on a besoin après tant d'années de guerre.
Or, au Vietnam, le modèle d'économie planifiée avait été mis en
place au Nord après la révolution et la défaite française de Dien
Bien Phu, en 1954. Le secteur d'Etat et le secteur collectif
consti tuaien t les deux secteurs princi paux de l'économie
nationale.
Après les grandes victoires de 1975, les dirigeants
vietnamiens essayèrent de développer le secteur économique, en
édifiant rapidement une économie étatique centralement gérée.
Le Vietnam s'engagea dans la voie de la "transition vers le
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socialisme", tracée par le Parti communiste vietnamien lors de


son quatrième Congrès, en décembre 1976. Cette période de
transition s'assignait deux objectifs fondamentaux: la
transformation socialiste et l'édification de la base technico-
matérielle du socialisme.
Affectée à l'Union des femmes d'un district de Hanoï , ma
tante, dans son travail, continuait à appliquer strictement les
directives de ses supérieurs. Spécialiste des problèmes des
femmes et gardienne de leurs droits, elle était là pour les
éduquer et les informer, pour proclamer au monde leurs mérites
et leurs exploits.
A ses yeux, une femme adultère, une femme divorcée étaient
condamnables. De telles femmes n'auraient pas pu être
communistes. Elles étaient critiquées si elles se querellaient avec
leurs beaux-parents, si elles étaient découvertes courant deux
lièvres à la fois dans leur amour ou si, dans les réunions, elles
s'asseyaient en croisant les jambes etc. . .
. .. Le pays, après guerre, connaissait de grandes difficultés.
Durant ces années, nous utilisions des cartes de rationnement
pour les achats de la vie quotidienne. Malgré la pénurie, nous
travaillions beaucoup. Les professeurs et les étudiants
organisaient des activités variées. A chaque occasion par
exemple le 20 novembre - fête des enseignants vietnamiens, le 2
septembre - fête nationale -, le 30 avril - fête de la libération du
Sud-Vietnam -, nous organisions une soirée artistique où nous
chantions des chansons folkloriques et dansions des danses
vietnamiennes traditionnelles. Les professeurs du Département
organisaient des concours de "bien parler français", de "bien
traduire" où les meilleurs des différentes classes se présentaient.
Le concours de "bien parler français" était ouvert aux étudiants
de la première et de la deuxième année; ces derniers tiraient au
sort un sujet; ils le préparaient pendant une dizaine de minutes,
puis parlaient devant les membres du jury et le public.
Dans toutes les universités de la capitale, l'Union de la
Jeunesse organisa des mouvements comme celui des

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«collectivités d'étudiants socialistes» - chaque classe était


considérée comme une collectivité. Nous y participâmes
activement.
Chaque année scolaire, nous avions deux semaines
d'entraînement militaire et deux semaines de travail manuel
comme remblayer une route, construire des digues, creuser les
canaux, les fleuves etc. . .
Pour les travaux manuels, en première et en deuxième année,
nous avons dû surélever la digue qui sépare le fleuve Day des
villages de la province Hoa Binh, à l'ouest de Hanoï. C'est une
belle région dont la ville principale se situe au centre du pays
des Muong, branche archaïque, non sinisée des Kinh et des
Thaï. A cette époque, la centrale électrique était en cours de
construction. Pendant ces deux semaines, les professeurs et les
étudiants logeaient chez les habitants. Après le travail, nous
mangions ensemble de maigres repas préparés par les cuisiniers
de notre école. Nous avions du riz mélangé avec du manioc ou
du maïs, du potage où il y avait plus de bouillon que de
légumes, avec quelques morceaux de poulet ou de porc. Parfois,
on nous servait du fromage de soja et des betteraves à la place de
la viande. Malgré la fatigue et la pénurie, nous vivions dans la
joie des sentiments de nos professeurs et de nos amis. Nos
professeurs étaient sévères pendant les heures de cours mais très
gentils, bien à l'aise dans la vie quotidienne. Ils nous racontaient
des anecdotes, des histoires amusantes pendant la recréation. Ils
plaisantaient avec nous en ajoutant quelques «pelletées» de
terre dans nos paniers de temps en temps.
Parmi nos professeurs, seul M. Duy avait vécu plusieurs
années en France. Comme de nombreux Vietnamiens résidant à
l'étranger, il eut envie de retourner dans son pays natal et
d'apporter sa participation à la construction de celui-ci. Il
parlait très bien le français et nous faisait aimer la France à
travers ses leçons. Il nous donna des cours de traduction en
troisième et en quatrième année. Il nous demandait de travailler
sérieusement, de bien préparer la leçon avant d'aller en classe.

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Pour traduire une phrase ou un paragraphe, il laissait chacun


donner sa solution, avant de retenir la meilleure. Quand nous
fîmes des progrès dans la traduction, je pensai qu'une grande
part de nos succès lui revenait.
Après le travail, nous nous promenions au bord du fleuve en
admirant le paysage. Au loin, on voyait des maisons sur pilotis.
Les barques de pêche des habitants du village allaient et
venaient sur le fleuve. Le soir, nous nous réunissions, professeurs
et étudiants, dans la cour de la coopérative agricole pour jouer
aux cartes et chanter...
En troisième et en quatrième année scolaire, ils nous fallut,
avec les étudiants des autres universités et la population de la
capitale, creuser le fleuve To Lich qui traverse la ville pour la
rendre plus belle, plus propre.

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XVII

En travaillant avec Mme Le Tallec, nous apprenions


beaucoup sur la France et les Français. Je regrettais de ne pas
avoir pu acquérir tout ce qu'elle voulait nous transmettre car
nous venions de finir la première année d'apprentissage du
français. Nous faisions des progrès énormes en phonétique, ce
qui nous stimula dans l'étude d'autres matières. Cependant, elle
partit au bout d'une année scolaire.
L'année scolaire suivante, nous eûmes un nouveau professeur
russe - Mme Léna Svetlana. Elle était gentille, très dévouée,
mais sa prononciation n'était pas la même. Chaque fois qu'elle
parlait français, au lieu de prononcer la consonne "t" comme "s"
ou "t" selon les cas, elle disait "tr". Quand cela se produisait, Hai
Yen, toujours derrière moi, me pinçait l'épaule; je comprenais
ce qu'elle voulait dire. «Ce n'est pas grave» lui disais-je.
L'important, c'était que Mme Svetlana ait un très bon niveau en
français. Elle expliquait très bien la leçon; c'étaient des cours de
compréhension orale.
Cette année-là, mes amis m'avaient élue Secrétaire de la
Cellule de la Jeunesse Ho Chi Minh. Avec eux, j'essayais de
participer activement aux activités scolaires et extrascolaires. A
la fin de la troisième année, notre classe reçut le titre de
"collectivité d'étudiants socialiste" de la capitale d'Hanoï. J'eus
le droit de participer à la conférence des meilleures collectivités
socialistes organisée par l'Union de la Jeunesse Ho Chi Minh
d'Hanoï et d'y présenter le rapport des activités de notre classe.
Je devais participer non seulement aux activités de la classe mais
encore à celles du Département car j'avais été aussi élue membre
de l'Union de la Jeunesse Ho Chi Minh de notre Département
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de français. Dans les études, nous continuions à avoir des cours


de traduction avec le professeur Duy.
Comme les thèmes de ces cours reposaient sur la situation du
Vietnam à cette époque, nous parlions beaucoup de la guerre
américaine, de la victoire du peuple vietnamien lors de la
campagne de 1975, de l'édification du socialisme, de l'homme
nouveau.. .
J'adorais étudier les textes français, les extraits tirés des
romans des écrivains français, les poèmes complets ou les vers
des poètes français présentés par nos professeurs. En dehors des
cours, j'allais à la bibliothèque de l'école pour lire ou emprunter
les livres d'Anatole France, d'Alphonse Daudet, de
Chateaubriand ou de Victor Hugo, les recueils de poèmes de
Charles Baudelaire, de Paul Eluard, de Paul Verlaine... Pendant
les loisirs, je lisais avec passion les chefs-d'oeuvre des écrivains
que M. Lan, le professeur de littérature française, nous avait
présentés. Même en troisième année, j'avais du mal à tout
comprendre. Il me fallait un dictionnaire. Mais à cette époque,
ce n'était pas facile. En première année, j'avais voulu recopier un
petit dictionnaire, mais je n'avais pas pu finir. Heureusement,
l'année suivante, un ami de mon père venant du Sud m'offrit un
ancien dictionnaire français-vietnamien que je possède toujours
et qui est pour moi très précieux.
Les méthodes d'enseignement étaient encore simplistes et
anciennes. Le système d'enseignement supérieur et technique
était encore faible: la préparation des cadres n'était pas
adéquate; on n'accordait pas encore suffisamment d'attention à
la formation des ouvriers spécialisés et qualifiés; ni à la
préparation des cadres de gestion, des ingénieurs et techniciens
ayant de bonnes capacités pratiques. La formation des cadres
post-universitaires était encore de petite envergure. Plusieurs
établissements d'enseignement supérieur et technique n'étaient
pas liés étroitement avec les centres de production et les centres
de recherche scientifique et technique.

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Dans les universités comme ailleurs, les débats


philosophiques autour de l'homme nouveau s'inscrivaient, eux,
dans les perspectives nouvelles ouvertes par l'après-guerre en vue
de liquider définitivement les séquelles idéologiques et
culturelles rétrogrades et réactionnaires laissées par l'ancienne
société.
Trois mois après la libération du Sud-Vietnam, une
campagne d'élimination de la culture qui rend esclave, de la
culture décadente, dépravée qui anéantit les belles et vieilles
traditions du peuple vietnamien a été lancée. Jeunes et étudiants
descendaient dans les rues, allaient dans les écoles, dans les
quartiers de la ville et invitaient la population à s'unir à cette
campagne. Ils devaient s'imprégner de la ligne politique du
Parti. Des livres imprimés et publiés à l'époque du régime de
Nguyen Van Thieu furent éliminés. Leur combat était contre la
production des maisons d'édition qui avaient mis en circulation
des millions de livres réactionnaires, contre les livres qui
exaltaient la force brutale, la lutte comme le kung-fu, contre les
romans qui avaient pour protagonistes des héros imaginaires,
des personnages qui intoxiquaient. C'était contre des livres
comme Love Story et toutes ses imitations vietnamiennes que
nous devions lutter, contre les romans qui racontaient par
exemple les amours entre un jeune étudiant et la femme qu'il
avait comme professeur. Ces trucs pleurnichards qui n'avaient
aucun lien avec la vie réelle, ce n'était pas important et ce n'était
pas ça qui pouvait faire de nous de bons citoyens et des
patriotes.
Au Nord, c'était moins compliqué mais les étudiants avaient
aussi des règles à appliquer. Les jeunes et les étudiants devaient
être correctement vêtus: des chemises et des chemisiers ayant
un col qui couvre bien le cou, des manches longues ou courtes,
mais ni des pull-avers qui laissaient voir le haut de leur poitrine
ou leurs aisselles, ni des pantalons à pattes d'éléphants. Dans les
rues se circulaient des membres du Service d'ordre de la ville. Ils

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n'hésitaient pas à couper les vêtements «incorrects» ou les


cheveux trop longs des garçons ou des jeunes hommes.
Les études d'une étudiante d'anglais de notre université
furent suspendues car elle osait pratiquer des danses
occidentales. . .
Nous, les étudiants de français, à partir de la deuxième
année, nous devions apprendre une deuxième langue étrangère
mais c'était celle d'un pays socialiste, les étudiants d'anglais
aussi, tandis que les étudiants de russe et de chinois pouvaient
choisir le français ou l'anglais. Pour ces raisons, les étudiants de
notre classe apprenaient le russe comme deuxième langue
étrangère. Quand nous fîmes connaissance avec Mme Duong,
notre professeur de russe, nous trouvâmes cette langue encore
plus difficile que le français concernant la grammaire mais
c'était aussi une langue intéressante. Si les devoirs de français
étaient notés sur dix, ceux de russe l'étaient sur cinq.
La vie à l'internat était très animée. Nous aimions chanter
mais nous devions éviter les chansons à la musique efféminée.
U ne fois, je m'en souviens, nous étions en train de chanter la
chanson intitulée Au large, lorsque notre doyen apparut et nous
interrompit:
- Arrêtez, c'est une chanson triste, molle!
Nous nous tûmes tout de suite. Puis, je m'approchai de lui
et dis:
- M. le Doyen, c'est une chanson populaire, qui ne chante
que la beauté de notre pays.
... En nous quittant, l'air mécontent, il reprit:
- Il faut vous concentrer sur vos études, bien travailler à
domicile et éviter tout ce qui exerce une mauvaIse
influence sur vos études et sur votre vie saine.
Nous lui répondîmes:
- Oui, M. le Doyen!

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Il partit. Quelques jeunes filles commencèrent à rire. En


réalité, M. Kim était un homme très gentil dans la vie, très
compétent dans le travail, dans l'enseignement; nous aimions
ses cours de grammaire et de pratique de la langue française; il
avait le sens de l'organisation, du commandement. Pourtant, il
appliquait les règlements trop strictement. Non seulement il
nous demandait de suivre ces règlements, mais aussi de
surveiller les études ainsi que la vie individuelle de nos
camarades de classe. Il en arriva à infliger une sanction
disciplinaire à l'un de nos professeurs de français et à une
étudiante de notre département. Ces deux personnes s'aimaient
secrètement jusqu'au jour où ce jeune professeur découvrit que
sa fiancée ne lui était pas fidèle. Incapable de garder plus
longtemps son secret, il s'en ouvrit à ses étudiants. Il fut
sanctionné pour avoir aimé une jeune fille qui était son
étudiante, et elle pour avoir aimé en même temps deux
hommes. Elle n'eut pas le droit de passer l'examen de fin
d'études universitaires cette année-là.
D'après lui, les étudiants devaient tous se concentrer sur leurs
études et leurs activités qui visaient à édifier le socialisme dans
le pays. Ni amour, ni chansons tristes, ni danses occidentales ne
devaient les intéresser. . .
Pourtant, nous n'étions pas un cas particulier. Dans d'autres
universités, la situation était la même. Mon cousin Dung se
plaignait en disant que son père était bolchevique, c'est-à-dire
doctrinaire, sectaire, rigoriste et défendait son ami encore plus
bolchevique que lui.
- Pendant la visite de l'ami de mon père, me dit Dung, il
nous met en garde contre la « musique jaune» qui nous
arrive de Saïgon, « les chansons du théâtre rénové, les airs
alanguis qui nous détournent de nos devoirs
révolutionnaires ». Quand je demande à mon père
pourquoi nous n'avons droit ni à la musique ni aux
chansons, sais-tu ce qu'il répond? Que nous avons nos
beaux chants révolutionnaires qui ont contribué

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récemment à la libération de la Patrie et qui aident


aujourd'hui à l'accroissement de la production comme la
chanson Cinq tonnesde paddy à l'hectare, qui glorifie notre
effort rizicole!

*
* *

Maintenant, je pense que c'était une époque d'infantilisme.


C'était une époque où le socialisme se présentait comme la seule
solution à toutes les questions brûlantes qui se posaient à tous
les pays dans leur marche en avant: l'indépendance nationale et
le socialisme ne pouvaient être dissociés, mais au contraire
devaient être étroitement liés. C'était une époque où le
socialisme était considéré comme la seule voie capable
d'apporter au peuple travailleur son droit de maître véritable du
pays. Seul le socialisme pouvait réaliser le rêve millénaire du
peuple travailleur, à savoir: se libérer à jamais de l'oppression et
de l'exploitation, de la faim, du froid et de la misère pour
connaître le bien-être, une vie civilisée et heureuse avec un
avenir assuré. Seul le socialisme pouvait donner à notre Patrie
une économie moderne, une culture et une science avancées, une
défense nationale puissante afin d'être à jamais indépendante et
prospère. . .
Ainsi, nous, étudiants, nous faisions des efforts pour nous
lancer dans le mouvement de construction des «collectivités
d'étudiants socialistes. » Nous étions très jeunes, très purs et
très naïfs à cette époque.

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XVIII

Le temps passa. Nous étions alors en quatrième et dernière


année à l'université. A la rentrée des classes, le doyen nous dit:
- Cette année, vous avez un expert français c'est un attaché
culturel de l'ambassade de France à Hanoï ; il a une très
bonne expérience de l'enseignement; il va travailler
surtout avec les professeurs mais il a une heure de cours
d'expression orale avec les étudiants de quatrième année.
Travaillez bien! Profitez de sa présence pour parler
français! Car vous serez bientôt interprètes et
trad ucteurs !
Notre classe conserva le même nombre d'étudiants, deux
étudiants de notre promotion ayant redoublé et deux autres
ayant échoué en fin de quatrième année.
Grâce aux résultats que j'avais obtenus et à ce que je faisais
pour la classe et le Département de français, je fus réélue
Secrétaire de la cellule de la jeunesse Ho Chi Minh, membre de
l'Union de la jeunesse du Département et sous-chef de classe.
Jusqu'alors, je ne pensais qu'à travailler et refusais toutes les
déclarations d'amour de mes anciens amis de lycée ou des
étudiants de notre Université comme de ceux d'autres
universités. Une fois, Lam voulut me déclarer son amour. Avant
qu'il commence à parler, je l'arrêtai. Mais pourquoi ne pas avoir
accepté ces sentiments sincères? D'une part, mon cœur n'avait
pas encore battu pour quelqu'un, malgré la sensibilité de mon
âme, d'autre part, j'adorais le français et je me passionnais pour
sa culture, sa civilisation, sa littérature. Je ne pensais pas encore
à l'amour.
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Notre année scolaire commença dans la joie mais nous


n'étions pas tout à fait tranquilles car à la frontière du Sud-
Ouest, il y avait des conflits avec le Cambodge de Pol Pot. Mon
père partait souvent en mission. Avant chaque départ, il me
disait de m'investir non seulement sur le plan professionnel
mais encore sur le plan politique. Je compris ce que voulait me
dire mon père. Devenir communiste à cette époque constituait
pour la plupart des jeunes un but, une gloire. Ils ne pensaient
guère à leurs intérêts. A la sortie de l'université, ils étaient
presque prêts à partir n'importe où même dans les régions
lointaines selon la répartition du Service du Personnel de
1'U ni versi té.
Malgré la préparation de l'examen de sortie de l'école, nous
continuions à jouer, toutes les fins d'après-midi, au valley-baIl,
au tennis de table. Au milieu de l'école, il y avait un assez grand
stade où les garçons jouaient au football.
Quelquefois, notre école organisait des matches de football
ou de volley-ball entre les différents départements. C'était
intéressant. Les étudiants de notre Département jouaient bien,
mais la plupart des footballeurs de l'équipe étaient des étudiants
de deuxième et de troisième année. Notre classe ne put en
fournir que trois.
Quelques semaines après notre rentrée, un mercredi matin, à
l'heure du cours d'expression orale, M. Kim vint dans notre
classe, accompagné d'un étranger. C'était un homme encore très
jeune et beau. Nous avons deviné aussitôt que c'était l'expert
français. Après la présentation, M. Kim partit en laissant M.
Xavier Emeraud avec nous.
Pour la première séance, il se présenta et nous demanda de
nous présenter. Il nous dit qu'il venait d'arriver au Vietnam
dans le cadre de la coopération entre les deux gouvernements,
qu'il était de Bretagne, qu'il était célibataire et qu'il aimait
beaucoup le Vietnam; quand il était étudiant en Sciences
politiques à Paris, il avait participé aux manifestations pour
soutenir le Vietnam, s'opposer à la guerre américaine; il avait

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été content que les accords de Paris soient signés en 1973 ; après
ses études, il avait travaillé au ministère français des Affaires
étrangères à Paris; pendant deux ans il avait été attaché culturel
au Maroc où il avait également donné des cours d'expression
orale aux étudiants; il était très content de venir pour la
première fois au Vietnam.
Ensuite, vint notre tour. Personne n'avait envie de se
présenter le premier. Tout le monde me désigna: je n'avais
aucune raison de refuser. Xavier me sourit. Comme son sourire
était doux! Il portait un collier de barbe. Tout son visage était
celui d'un homme calme, posé, confiant et gentil. Sa voix était
très attirante et douce. Il me regardait tandis que je parlais, et
m'écouta attentivement. J'ai l'habitude de regarder dans les
yeux la personne à qui je parle. Mais lorsque je vis qu'il me
regardait comme s'il voulait me « manger », mon visage rougit
de honte. Quand les autres parlèrent, il les écouta mais ses yeux
ne me quittèrent pas. Je n'osais pas le regarder. Un moment
après, quand le tour de Hai Yen arriva, je la regardai, puis je
regardai notre professeur. Tout à coup, nos regards se
croisèrent.. .Je me souviens jusqu'au moindre détail de cette
première rencontre; plus tard, tout s'est confondu dans un seul
souvenir; mais alors j'observais avec une attention particulière
sa conversation avec mes camarades de classe. Lorsque le dernier
étudiant de la classe se fut présenté, Xavier nous parla de ce que
nous allions faire durant l'année scolaire.
Le temps passa très vite! Après le cours, il partit en nous
disant: à très bientôt.
Pendant la recréation, comme d'habitude, nous riions et
parlions à haute voix. Les jeunes filles commencèrent à parler du
jeune professeur étranger. Nombreuses, elles représentaient les
trois quarts de la classe. Elles étaient turbulentes mais actives, et
notre classe se rangeait parmi les meilleures de l'Université. En
parlant avec Nam, le chef de classe, j'entendis derrière moi des
chuchotements, puis des rires. Hai Yen et Nga plaisantaient et
disaient:

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- J'ai vu que le professeur regardait sans arrêt Ha An ; il est


tombé amoureux d'elle!
Je les entendis mais fis semblant de ne rien comprendre.
Les semaines passaient. Les étudiants de notre classe, surtout
les jeunes filles, participaient bien à l'ensemble des cours.
Xavier était très content de nous. Il nous racontait beaucoup de
choses sur la France et les Français, leur culture et leur
civilisation. Il utilisait souvent des tableaux, des schémas, des
documents authentiques, des images qui retenaient notre
attention. Grâce à sa pédagogie, nous faisions connaissance avec
les différentes régions de la France. Il nous faisait sentir la
beauté de l'architecture de la vieille capitale, Paris, avec ses
monuments historiques; il nous emmenait peu à peu dans le
charme de Notre-Dame avec le roman célèbre de Victor Hugo.
Avec cette cathédrale, il nous faisait voir l'île de la Ci té où elle
se trouve, au milieu de la Seine; du haut de la Tour Eiffel, on
peut voir toute la capitale. Avec la grande photo qu'il nous
montra, il parla de Paris avant et après la Révolution, de ses
divers quartiers où, à côté des quartiers riches, existaient des
quartiers pauvres, du Quartier latin - le quartier des étudiants -
avec la vieille et bien connue Université de la Sorbonne... Ses
connaissances étaient variées. A travers ses cours, nous étions
non seulement dans un bain linguistique mais encore dans un
bain de la civilisation. Avant de conclure chaque cours, il lançait
un débat et nous discutions. Pour chaque sujet, il nous
demandait de faire la comparaison avec le Vietnam. Vraiment,
avec lui, nous faisions des progrès en français en général et en
expression orale en particulier.
Plus tard, quand nous avons pu nous rencontrer seuls, il me
dit qu'il ne savait comment décrire ce qui l'avait séduit en me
voyant pour la première fois. Il se sentait troublé et il sentit à
cet instant que, peut-être, il m'aimerait. Il se posait des
questions, car j'avais envahi son âme de toutes parts, mais il
n'était pas étonné par ce que je lui faisais éprouver. Un bonheur
inexprimable s'était emparé de lui; il sentait s'évanouir l'ennui,

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le vide, l'inquiétude qui dévoraient son cœur depuis si


longtemps. Il m'avoua qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait et
qu'il était heureux, car ce n'était ni folie ni imprudence, mais
un amour grand, pur, sincère et profond.
Nous avons fini ainsi le premier semestre. Nous avions deux
semaines de vacances de Têt traditionnel. C'était le premier Têt,
depuis la perte de ma mère, que je pouvais fêter avec mon père.
Il était revenu du front au milieu de 1975, mais les deux
derniers Têt successifs, il était parti pour le front du Sud-Ouest.
Au début des vacances, je retournai chez mon père; je faisais
la queue pour les vivres, le pétrole et tout ce qu'autorisait la
carte de rationnement. Je perdis des journées entières, car il y
avait beaucoup de monde.
Comme tous les Vietnamiens à cette époque, malgré le
temps perdu, j'ai essayé d'acheter toutes nos rations bien que
mon père et moi nous n'en ayons pas eu besoin. C'était une
époque où les gens stockaient des marchandises, spéculaient sur
des objets nécessaires à la vie quotidienne, tandis que sur le
marché il manquait beaucoup de choses.
A notre université, un professeur de français m'a raconté que,
quand son tour était arrivé, il avait acheté un pneu. Il en avait
trois qu'il avait mis en réserve sur l'étagère de sa maison
jusqu'au moment où le Vietnam était entré dans l'économie du
marché, car il en avait seulement utilisé un...
Pour les plats du Têt, comme presque tous les Vietnamiens
je préparai des gâteaux traditionnels, ce qui est indispensable
pour chaque famille vietnamienne, et plusieurs sortes de
confitures sèches comme celle de coco, de gingembre, de carotte
et de kumquat... Nous pouvions en acheter au marché mais
c'était trop cher par rapport à notre salaire. J'étais heureuse
d'être avec mon père mais, cette fois, j'éprouvais un sentiment
étrange: une mélancolie s'était emparée de mon âme.
Xavier avait dissimulé ses sentiments pendant le premier
semestre; c'était dur, me dit-il plus tard. Cependant, nous

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avions bien compris nos coeurs grâce au langage de nos yeux qui
se rencontraient sans cesse. C'était la première fois de ma vie
que des sentiments intimes m'absorbaient avec l'image de
Xavier. Je me sentais à la fois heureuse et malheureuse, heureuse
des battements de mon cœur quand Xavier m'avoua ses
sentiments, juste avant le Têt (j'avais l'impression que c'était
l'homme de ma vie. Pourtant, je ne lui ai rien dit), malheureuse
parce que j'étais encore étudiante. «Dans quelques mois, je serai
diplômée, me dis-je, donc, cette idée n'est plus importante », mais ce
n'était pas facile d'aimer un étranger à cette époque, et de
l'épouser. Ainsi, je n'osai rien dire à personne, ni à mon père, ni
à ma tante, ni à mes amis.
Pendant ses cours, je participais activement pour chasser les
soupçons de mes camarades de classe. Xavier me regardait
quand je parlais, et souriait. Il souriait aussi aux autres; il était
gentil et dévoué avec tous les étudiants. Il cherchait à tout
expliquer clairement. Comme cela se passait naturellement, il
gagnait leur sympathie. J'en étais heureuse.

*
* *

Après les vacances du Têt, en mars 1978, notre classe


organisa une visite de la forêt de Cuc Phuong, à 140 kilomètres
au sud de HanoÏ. C'est une forêt tropicale qui s'étend sur
25 000 hectares, près de Ninh Binh où le site de Hoa Lu, bien
connu, avec ses belles grottes, est appelé «la baie d'Halong
terrestre ». La forêt de Cuc Phuong est une des plus grandes
réserves forestières nationales, et l'on y rencontre des arbres
millénaires, ainsi qu'une faune et une flore très riches, différents
types de fleurs, d'insectes, d'oiseaux, de reptiles, des singes, des
écureuils et des lézards volants. Nos professeurs nous
accompagnèrent. Xavier était heureux d'arriver parmi les
premiers, avec un sac à dos, son short blanc, un tee-shirt bleu

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marin et des sandales. Son visage exprima une grande joie en me


voyant. Il me fit signe des yeux mais continua à parler avec les
autres. Mon âme débordait de sympathie pour sa délicatesse.
Un autocar nous transporta jusqu'à la forêt. Il nous fallut
quatre heures pour y arriver, car la route était très mauvaise. Les
excavations produites par des bombes avaient été bouchées mais
les routes n'étaient pas complètement reconstruites. En cours de
route, nous parlâmes, nous chantâmes. Parfois, Hai Yen tournait
la tête pour se moquer des professeurs et aussi de Xavier qui ne
se laissait pas faire. La mère de Hai Yen avait préparé un sac de
maïs grillé qu'elle nous distribua. Ce fut l'occasion pour nous de
taquiner le professeur Lan, le professeur de littérature française,
et Xavier; l'un était vieux et l'autre jeune mais il n'avait pas
l'habitude du maïs grillé, qui, de plus, était très dur. En le
voyant croquer les grains avec difficulté, j'avais en même temps
pitié et envie de rire. Ainsi, nous nous amusâmes beaucoup en
cours de route.
En arrivant dans la forêt, notre classe se divisa en trois
groupes. Je ne sais si ce fut l'intention et la gentillesse de Nam
- chef de classe - mais Xavier fut désigné pour mon groupe.
Enivrés par l'air salubre et l'atmosphère paisible, nous profitions
pleinement de la nature. J'étais charmée par le chant des
oiseaux, les couleurs variées des fleurs, des feuilles. Je restai un
moment sans bouger devant cette beauté si différente de celle de
la ville; tout à coup, je levai les yeux: ils croisèrent ceux de
Xavier. Il ne dit rien. Les autres camarades de notre groupe
s'éloignaient déjà. Peut-être créèrent-ils volontairement cette
bonne occasion, me dis-je...
- Ha An ! appela-Xavier, doucement, en m'attirant dans ses
bras.
Un baiser rapide, mais brûlant et passionné. Le premier
baiser de ma vie! Tout mon corps trembla, quand nos bouches
s'unirent, et que nos corps se touchèrent. Malgré mon désir, je
n'osai pas y répondre; je repoussai doucement Xavier et courus
vite rejoindre mes camarades car j'étais chef du groupe. Xavier

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me suivit consciencieusement. Heureusement, nous avons pu les


rattraper.
Nous pénétrâmes dans la forêt. Devant nous, se trouvait le
Cho Chi, un arbre peut-être unique au monde, de trois mètres
de diamètre et soixante-dix mètres de haut.
- Jamais de ma vie je n'ai vu un arbre si grand, si haut,
nous dit Xavier.
Nous avions l'impression que ses branches s'élançaient à
l'infini. Un peu plus loin, un ruisseau dont l'eau était d'une
transparence cristalline coulait en murmurant. Nous voyions
clairement le gravier sous le courant. Xavier en ramassa un peu.
Ensuite, nous longeâmes le bord du ruisseau; c'était glissant;
nous devions nous retenir à des branches. Je vis que Xavier ne
me quittait pas des yeux mais il n'osait pas rester trop près
de moi. Tout à coup, en voyant des sangsues sur mes jambes,
j'eus très peur. Hai Yen et moi, nous criions très fort. Je me
rappelais les sangsues dans les rizières, lorsque j'allais chercher
des crabes. Les garçons nous aidèrent à les enlever. Au début, je
remarquai la crainte sur le visage de Xavier, mais au bout d'un
moment, il se montra courageux et essaya de nous aider.
Ensuite, nous avons quitté ce coin de forêt pour une autre partie
mOIns sauvage.
A midi, nous avons déjeuné ensemble et partagé le riz en
boule que nous avions tassé la veille, avec du sésame et du sel.
Xavier en mangea avec nous sans faire de manières. Plus je le
voyais en manger avec appétit, plus j'avais de sympathie pour
lui.
Quittant la forêt Cuc Phuong avec regret, nous rentrâmes à
l'internat vers neuf heures du soir. Ce fut une visite inoubliable.
La simplicité, la modestie, la profondeur, les manières attentives
de Xavier m'avaient frappée.

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XIX

Notre doyen était un homme responsable mais très sévère. Il


visitait souvent l'internat pour savoir comment nous vivions, et
travaillions. Le Directeur adjoint de l'université qui était
responsable de la vie des étudiants le fréquentait aussi afin de
savoir s'il nous manquait quelque chose et si nous appliquions
bien le règlement de l'école.
Un après-midi, notre chambre était plongée dans un silence
absolu car tout le monde faisait la sieste. (Dans la mesure du
possible, s'ils ont le temps vers midi, les Vietnamiens aiment
faire la sieste car, à partir du mois avril, il fait déjà très chaud).
Tout à coup, on entendit frapper à la porte; Phuong Mai qui
était près de celle-ci, se leva et l'ouvrit. A peine avait-elle fini de
dire: «Bonjour, M. le Professeur! », que M. Kim, très
mécontent, nous dit:
- Levez-vous! Il est temps de travailler! Attention ! Vous
êtes étudiants en quatrième année, l'examen de fin
d'études universitaires approche! Vous serez diplômés en
langue française. Travaillez davantage! Ne vous hâtez pas
d'être amoureuses!
Nous lui répondîmes :
- Oui, M. le Doyen!
Nous lui avons dit «oui» mais en réalité, à la fin de la
quatrième année, presque toutes les jeunes filles de ma classe
avaient un fiancé. Le fiancé de Duyen - la plus âgée, originaire
de Sapa, province de Lao Cai - était soldat; il était rentré du
front et continuait ses études à l'Ecole Normale supérieure.
Duyen nous avait raconté que Sapa était une très belle ville dans
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la montagne. C'était une station climatique où se tenait un


marché très fréquenté par les minorités ethniques de la région,
notamment les Hmong Noirs et les Dao, en costumes
traditionnels. La ville de Sapa, située à 1650 mètres d'altitude et
à une quarantaine de kilomètres de Lao Cai et de la frontière
chinoise, était à l'époque française une station climatique très
prisée. Il y faisait frais l'été, et froid l'hiver. L'ami de Hoa -
nous l'appelions petite Hoa - était étudiant de droit en
quatrième année à l'Université de Hanoï. Le fiancé de Mai
travaillait à la Confédération du Syndicat vietnamien etc... La
plupart d'entre elles savaient trouver le bon équilibre entre
l'amour et le travail, entre les joies et les tristesses pour se
concentrer au mieux sur leurs études. Untel amour en général
est une belle idylle, un amour pur, naïf et transparent et non pas
charnel.
Moi, je ne pouvais pas non plus échapper au développement
naturel des sentiments. Plusieurs fois depuis la première année
j'avais repoussé des déclarations d'amour. Je pensais en effet que
l'on peut refuser l'amour quand on n'a pas encore trouvé
l'homme (ou la femme) de son cœur, de sa vie. Comment fuir
les sentiments d'un homme (ou d'une femme) qu'on aime de
tout son cœur et de tout son être? Comment ne pas accepter
l'autre moitié de son cœur et de son âme quand on le sent si
bien? L'amour dont on parle souvent, tout le temps, est chose
difficile à dire, à expliquer. Dans la langue vietnamienne, entre
les jeunes, nous nous amusions en cherchant une explication
convenable.
- Qui peut définir le mot « amour»? demanda un jour l'un
d'entre nous.

- Ce n'est pas difficile, un soir, au crépuscule, tu retrouves


la jeune fille que tu connais depuis longtemps; tu sens
qu'elle est proche de toi et que tu ne peux plus la quitter:
c'est l'amour, répondit un autre.

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Peut-être l'échange du premier regard entre le jeune homme


et la jeune fille annonce déjà leur amour comme dans l'idylle de
Marius et de Cosette, dans Les Misérablesde Victor Hugo.
Dans notre cas, c'était presque la même chose. Depuis que le
premier regard de Xavier et le mien s'étaient croisés, nous ne
pouvions plus nous quitter en pensée. Je dis « en pensée» car, à
cette époque, ce n'était pas facile pour nous d'être seuls. A
l'école, ce n'était pas possible, sauf pendant la récréation après
son cours. Mais c'était compliqué car tout de suite les autres
nous rejoignaient et je ne savais pas ce qui pourrait nous arriver.
A l'extérieur de l'école, c'était impossible. Les policiers nous
suivaient. En y pensant, une espèce de souffrance sans nom
s'emparait de moi, dès que je me sentais observée. J'aurais voulu
qu'on me laissât seule, dans mon silence, parler avec Xavier et
l'écouter.

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xx
Au mois d'avril, il ne faisait plus froid à Hanoi". Il y faisait
beau. Un dimanche matin, My Hanh, mon amie d'enfance,
étudiante de russe, me proposa une promenade aux environs de
la ville. Je fus d'accord car il y avait longtemps que je n'avais
pas fait une telle promenade.
Nous prîmes le tramway jusqu'au centre-ville. En regardant
autour de moi, je voyais que trente années de guerre n'avaient
pas permis à Hanoi" de se bâtir une infrastructure matérielle et
technique moderne: des tramways datant de 1900 surchargés,
bringuebalants se traînaient le long des vieilles rues; la nuit les
rues étaient à peine éclairées par des lampes électriques pâlottes.
Dans les années soixante-dix, en dehors de la ville
proprement dite, Hanoi" englobait quatre districts suburbains
essentiellement agricoles, qui fournissaient le centre en vivres,
légumes, viande et volaille. Des secteurs industriels
commençaient à émerger : Van Dien, Yen Vien, Dong Anh, Gia
Lam, secteurs violemment attaqués par les bombardiers
américains et qui avaient déjà presque totalement rebâti leurs
entreprises. Le centre urbain lui-même s'agrandissait surtout du
côté du lac de l'Ouest. Ce lac, qui couvre près de 500 hectares,
est un vestige d'un ancien cours du fleuve Rouge, entouré par
des villages réputés les uns pour la culture des fleurs, les autres
pour leurs papeteries ou leurs tissages artisanaux. Il était prévu
que, prochainement, de grands édifices culturels et
administratifs s'élèveraient autour d'une large avenue. Déjà, les
visiteurs étrangers pouvaient, de leurs chambres de l'hôtel
Victoria, achevé en 1975, contempler le soleil couchant
rougeoyant de tous ses feux sur le lac tranquille. De la place Ba
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Dinh, où s'élève le mausolée de Ho Chi Minh, une large avenue


conduit vers le temple antique Tran Vu, au bord du lac. Les
promeneurs pourraient ici méditer sur le passé, quand les
jonques des anciens rois voguaient sur les eaux du lac, et rêver
aux constructions qui orneraient un jour la capitale.
Depuis longtemps, My Hanh et moi, nous n'y étions pas
allées. Appuyée sur un arbre planté à l'entrée du temple Tran
Vu, je regardais la surface de l'eau, bien calme. Au loin, les
jeunes sur les pédalos s'amusaient joyeusement. Les méditations
de cette promenade me tourmentèrent. Comment et quand
pourrais-je un jour me promener avec Xavier, librement?

Ensuite, My Hanh me proposa d'aller à pied jusqu'au pont


Long Bien (pont Doumer). C'était le seul pont qui enjambait le
fleuve Rouge et il avait 1800 mètres de long. Ses arches avaient
été déchiquetées par les bombes américaines, et rafistolées à
plusieurs reprises et en maints endroits. Sur ce pont passait une
file ininterrompue de camions, de vélos et de piétons. Sur la voie
centrale, des locomotives haletantes traînaient d'interminables
trains de marchandises et de voyageurs, sans aller plus vite que
les piétons. Pendant la guerre, les pilotes américains en avaient
fait une de leurs cibles préférées. Chaque Hanoïen se souvient
du temps où il devait traverser le pont, au rythme lent des
charrettes qui l'encombraient, alors que les chasseurs-
bombardiers américains tournoyaient dans le ciel. Des tireurs
juchés sur les charpentes cherchaient à atteindre de plein fouet
les avions qui s'aventuraient à piquer sur le pont. Aucun de nous
ne peut oublier ces moments qui font partie de notre histoire.
Maintenant, l'eau continue à couler tranquillement sous le pont.
Les barques, les jonques vont et viennent. Encore une fois, en les
regardant, je méditais... jusqu'au moment où My Hanh posa
légèrement sa main sur mon épaule en me disant de rentrer à
l'école: il était déjà tard.
Alors, nous prîmes le tramway jusqu'au lac de l'Epée
restituée (Ho Hoan Kiem). Avant de rentrer, nous fîmes le tour
de ce petit lac qui se trouve en face de la poste et de l'hôtel de

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ville. Le lieu est magnifique, plein de charme; c'est un très joli


lac bordé d'arbres centenaires, des saules pleureurs et des
flamboyants. A son extrémité nord se trouve, sur un îlot
accessible par un pont courbe en bois, le petit temple de Ngoc
Son, du 19èmesiècle. Il est dédié au général Tran Hung Dao. Le
petit pont, peint en rouge, porte le nom de The Huc (<< pont où
repose le soleil levant »). Je me rappelle qu'une fois, pendant les
heures de cours d'expression orale, en parlant de ce lac, au
milieu duquel se trouve la tour de la Tortue, je racontai à Xavier
la légende du roi Le Loi. Il me dit qu'il trouvait que c'était
intéressant car chaque monument historique du Vietnam en
général et de Hanoï en particulier est lié à une légende.

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XXI

Au début de notre relation, j'essayai de résister


inconsciemment. La «raison de ne pas me précipiter dans
l'amour» n'y pouvait rien. Plus tard, je fus consciente de ma
responsabilité car je savais qu'aimer un étranger, l'épouser dans
la situation où j'étais, me causerait beaucoup de difficultés.
J'essayai de l'oublier. Mais j'en étais incapable. Vraiment, j'étais
impuissante contre ce flux d'amour qui m'envahissait et me
submergeait. Tous les principes que je m'imposais ne résolurent
rien. Comme il était impossible de nous voir hors de son cours,
nous commençâmes à nous écrire.
«Ecrivons-nous, me dit Xavier dans une lettre, parlons-nous,
apprenons encore à mieux nous connaître. Je veux te parler de moi et
que toi, tu me parles de toi. Tu m'as dit de t'oublier mais je ne veux
pas. Je ne peux pas t'oublier. Ecris-moi. J'ai besoin de tes mots, de tes
tendres mots, de tes lignes belles et aimantes, de tes larmes, les larmes
de ton amour, de notre amour. Je suis avec toi. Je serai toujours avec
toi. Je te sens avec moi, partout où je vais. Là où j'irai, tu seras là,
tout entière. Ce n'est pas un rêve. C'est une merveillettse histoire qui
a commencé il y a quelques mois, dans cette Université de langues
étrangères. .. »

« Ha An, pourquoi ne m'as-tu pas écrit? Je suis impatient de te


lire. Tes mots sont ta présence, comme de l'air vivifiant qui rentre
dans mon corps, me redonne souffle, comme du sang qui me Pénètre,
coule dans mes veines, une bouffée d'amour, de vie. Je les attends, les
désire, comme je t'attends, toi, et te désire. .. »
« Je suis très heureux de recevoir ta lettre. Mais j'ai ressenti une
grande souffrance dans tes mots. J'ai envie de partager, tant que je le
peux, tes peines. Parle-moi aussi de toutes ces difficultés qui
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t' accablent. je t'écris pour te dire, te redire que je t'aime, que tu me


manques, que tout me manque de toi, ton regard, ton visage, ton
sourire, tes yeux... Tout cela me manque durement, mais cette
souffrance, en même temps, est le signe, la manifestation que tu n'es
pas un rêve ou un fantasme, que tu existes, que tu es bien vivante.
Mon seul rêve, c'est de t'aimer, d'être aimé de toi et d'être avec
toi... »

Quant à moi, je l'aimais aussi fort, mais je n'osais pas le lui


exprimer. Je lui dis que je l'aimais, mais qu'il lui fallait
m'oublier, sans lui donner aucune explication.
Alors, continua-t-il à m'écrire: «Malgré tout, Ha An, j'ai
envie de recevoir cet amour, de m'y abandonner. j'ai envie de garder,
cultiver ce lien avec toi. j'ai envie de tout partager avec toi: le
plaisir comme la douleur. Car avec toi tout est de l'amour. Ecris-
moi! Encore et encore. .. »

«je souhaite te revoir mais tu ne peux pas. Alors, écris-moi commeje


t'écris. .. S'écrire pour l' heure, c'est le moyen de ne pas se sentir (trop)
séparés l'un de l'autre, de rester unis l'un à l'autre, d'apprendre à
mieux nous connaître, d'être ensemble malgré les difficultés. Quand
nous pourrons nous revoir, nous devrions être encoreplus proches l'un
de l'autre. .. »
Moi non plus, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à lui.
Je voyais des couples se promener dans le parc de la
Réunification quand je le traversais. A la fin du printemps,
l'atmosphère y était magnifique. Les bourgeons des arbres
poussaient. Les feuilles vertes frissonnaient dans le vent. Les
fleurs multicolores s'épanouissaient. On y voyait un
éblouissement de verdure, un ondoiement miraculeux d'arbres
et de massifs de rosiers, de pelouses drues. La merveilleuse allée
des tilleuls... Alors, un désir surgissait dans mon cœur. Je me
sentais mal, un mal indescriptible! Je me disais que peut-être il
n'y avait que les gens qui s'aimaient pour avoir ces impressions.
Je me demandais alors où était Xavier, ce qu'il faisait.
Je pensais à lui. Je trouvais chez lui non seulement la
gentillesse, la pureté du cœur, l'intelligence, mais encore une

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communion entre nous, une communion d'âme et d'esprit.


Impuissante à lutter contre tout ce qui venait du fond de mon
cœur, je continuai à lui écrire une deuxième lettre, puis une
troisième. Une chose paradoxale se produisit dans mon cœur: si
je ne recevais pas sa lettre, je me tordais de douleur; s'il
m'écrivait, je pleurais et lui aussi. « Ce soir, m'écrivit-il, dans la
nuit profonde, je te lis et je dois me retenir pour ne pas pleurer. Merci de
tant de douceur et de compréhension. Cette communion et cette confiance
entre nous, qui rendent encore plus terrible le déchirement, sont une
source de réconfort, de joie, de paix. Comme ta présence, à travers tes
mots, me fait du bien. j'en ai besoin. Ces sentiments et émotions sont
souvent trop forts, dans notre cœur, laissons-les descendre au plus
profond de nous. .. »

Je faisais le silence en moi en lisant sa lettre. Pendant les


heures de cours d'expression orale où il ne pouvait pas venir à
cause de sa mission, j'étais triste. Mes amis le devinaient mais ils
ne savaient pas que notre sentiment était déjà intime et que
notre amour devenait profond.

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XXII

L'examen de fin d'année approchait. Nous avions beaucoup


de leçons à apprendre, à réviser. Le dernier cours de Xavier
arrivait. C'était très émouvant. Avec sa voix reconnaissable, il
dit qu'il avait été très content d~etravailler avec nous, que c'était
une classe dynamique, animée, qu'il espérait que nous serions de
bons interprètes et de bons traducteurs. Il nous écrivit son
adresse en France et nous dit qu'il souhaitait un jour nous y
retrouver. A travers sa présentation, nous imaginions que la
Bretagne était une très belle région. Dans un seul pays, c'est-à-
dire, dans l'ensemble de la Bretagne, se trouvait une dualité:
pays de la mer et pays des bois. Partagée au fil de l'histoire entre
terre et mer, villes et campagnes, et culturellement entre gallos
et bretonnants, la région constitue une terre de rencontres et
d'équilibre.
Ensuite, Nam prit la parole au nom de toute la classe pour
lui dire nos bonnes impressions sur ses cours, nos remerciements
et le souhait de chacun de le revoir. Puis, Xavier voulut
entendre une des jeunes filles de la classe. Comme au début de
l'année scolaire, tout le monde me désigna en chœur. Il y avait
plusieurs raisons pour qu'ils me désignent. Personne ne le dit
mais j'eus l'impression qu'ils ressentaient notre relation intime.
Et de plus, je faisais partie des meilleurs de la classe. Mais cette
fois, l'émotion était si forte que je ne pus rien dire; je regardai
Hai Yen pour lui demander de l'aide. Les autres fois, peut-être,
elle m'avait taquinée. Mais ce jour-là, comprenant secrètement
mon état d'âme, elle se leva pour exprimer à Xavier les
remerciements et la reconnaissance de toutes les jeunes filles en
lui disant que, grâce à lui, nous avions fait beaucoup de progrès
en français non seulement en expression orale mais encore en
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expression écrite, et que nous l'aimions beaucoup et le


respections.
Encore une fois, nos yeux se croisèrent. D'un seul regard,
nous nous comprenions. C'était la première fois que j'étais
amoureuse. Quant à Xavier, il m'avait raconté qu'il avait connu
et aimé une jeune fille française de son Université. Mais au bout
d'une année, ils s'étaient quittés car elle ne trouvait pas en lui
une grande personnalité. Que notre amour était pur, chaste et
innocent! La cloche de l'école avait sonné depuis longtemps,
mais il ne voulait pas nous quitter. Que veut-il faire encore? me
demandai-je en fixant les yeux sur mon cahier dans lequel j'avais
pris des notes sur son cours et préparé des exposés. Les étudiants
quittèrent un à un la classe. Je restai à ma place, la tête baissée,
sans bouger. Personne ne m'appela, Hai Yen non plus. Lorsque
je pensai à réunir mes affaires pour retourner à l'internat, je
regardai autour de moi. Il n'y avait plus personne, sauf Xavier.
Je pensais que mes amis étaient très gentils et très polis. Je ne
savais comment leur dire mais du fond de mon cœur je les
remerciais beaucoup de leur compréhension.
Je restai ainsi presque en tête à tête avec celui qui m'était
déjà si cher. J'aurais dû être heureuse, et cependant un embarras
indéfinissable me saisit, quand je me vis ainsi seule avec lui. Je
baissai les yeux et restai silencieuse. Ce fut lui qui rompit le
silence:
- Que feras-tu après les examens de sortie de l'Université?
Et je lui répondis:
- Je ne sais pas encore.
- Est-ce que nous pourrions nous revoir après?
- C'est difficile, répondis-je.
- Pourquoi? me demanda -t- il.
- Excuse-moi, je ne peux pas te le dire maintenant, lui dis-
Je.

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- Pendant les vacances d'été, je retournerai dans mon pays;


je pense beaucoup à toi; je ne peux pas t'oublier, me dit-
il. Ne veux-tu pas me raconter l'histoire de ton enfance et
de ton adolescence? J'ai envie de tout connaître pour que
nous soyons plus proches.
J'ai tout oublié, lui dis-je; il me semble que je n'ai
commencé à vivre que depuis quelques mois.
Il resta silencieux un instant; puis il me demanda si le
monde avait si vite effacé le passé de ma mémoire, alors que lui
il se rappelait tout ce qui s'était passé dans sa vie, depuis son
enfance. Il continua:
- Je suis le fils unique de mes parents qui travaillaient dans
le commerce; mon père était comptable et ma mère
restait à la maison à cause de sa santé; mon père est
maintenant à la retraite; ils vivent en Bretagne, dans une
maison pas loin de la mer; nous avons un jardin avec des
arbres fruitiers mais mon père cultive aussi des plantes
potagères; à un kilomètre de chez nous, nous voyons déjà
la plage; quand j'étais enfant, mon père m'emmenait sur
son vélo quand il se déplaçait pour son travail; j'aimais
aussi participer aux jeux des enfants du village; je trouve
qu'on aime les lieux comme des amis, et que leur souvenir
se rattache à toutes les impressions qu'on a reçues; ma
mère était souvent malade; mon père travaillait
beaucoup; à l'école, je travaillais très bien; à la maison, je
lisais beaucoup comme maintenant, d'ailleurs; j'ai chez
moi une vraie bibliothèque; ma passion, c'est la lecture et
c'est aussi la découverte de l'Orient; à l'âge de douze ans,
au collège, je demandai à travailler en dehors des cours
pour gagner de l'argent; on me confia des tâches
ménagères à l'école (entretien des vitres, des portes, des
escaliers) etc.. .Je le faisais avec plaisir; avec l'argent que
je gagnais, je faisais des voyages, tout d'abord, dans les
pays de l'Europe, puis en Asie; je suis allé en Inde, et en
Malaisie; et toi? Essaie de chercher dans ta mémoire;

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peut-être que tu vas trouver les faits, si tu as oublié les


sentiments qui existaient dans ton âme; imagine que je
pense beaucoup à toi quand tu seras diplômée et que tu
partiras travailler ailleurs; alors, il faut bien que je sache
où te rechercher et que je n'ignore pas tout le passé de ta
Vie.
J'essayai de lui raconter mon enfance, mon adolescence,et le
résumé de tout ce que contient le début de ce récit; il m'écouta
avec attention; et je vis une larme dans ses yeux, quand je lui
racontai la mort courageuse de ma mère. Je m'aperçus que mes
souvenirs ne s'étaient pas effacés comme je le croyais et que, près
de lui, je trouvais mille impressions nouvelles. Les rêveries de
ma jeunesse étaient comme expliquées par le sentiment nouveau
que j'éprouvais.
La sonnerie retentit pour annoncer la fin des cours du matin
comme je finissais le récit des premiers jours de ma vie. Nous
devions nous quitter.

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XXIII

Enfin, nous passâmes la dernière épreuve de l'examen. Le


lendemain, nous organisâmes une fête avant de nous séparer.
Nous invitâmes tous les professeurs du Département y compris
Xavier.
Depuis le matin, les garçons décoraient la salle de classe; les
filles se partageaient les tâches: un groupe alla au marché pour
acheter des fruits, des boissons et des bonbons; un autre groupe
alla emprunter des assiettes, des tasses à thé, des verres au
réfectoire de l'école. A 14 heures, les invités arrivèrent. Nous
étions déjà tous là. Les professeurs du département exprimèrent
une grande joie en nous voyant car ils disaient souvent que les
étudiants de notre classe travaillaient très bien, le doyen aussi.
Mais cette fois, j'avais le sentiment qu'il me regardait
autrement. A la place de la tendresse, de la gentillesse et de la
fierté qu'il exprimait souvent pour moi, je vis du
mécontentement. Je commençais à m'inquiéter.
Après le doyen, arriva Xavier. Il portait un costume gris avec
une cravate à carreaux rouges et blancs. Il était très élégant. Il
causait joyeusement en ne me quittant pas des yeux. Je ne sais
pas pourquoi ce jour-là, M. Kim fit un très long discours sur
notre avenir et sur la morale des jeunes. Les étudiants se
regardaient puis ils me regardaient. Les professeurs se parlaient.
Je compris le message.
La fête se passa dans une atmosphère un peu lourde. Pour
rendre l'ambiance plus agréable et rompre le silence, Nga, Van,
Lam et Hai Yen chantèrent, les autres dirent des poèmes.
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A la fin de la fête, l'atmosphère devint plus émouvante


quand M. Duy, professeur responsable, prit la parole et que
Xavier dit quelques mots d'au revoir. A seize heures, les
professeurs nous quittèrent car ils avaient une réunion après.
Xavier mit un papier dans ma main. Puis il partit. Je me
dirigeai vers un coin de la salle. J'ouvris le papier: Rendez-vous
à 18 heures à l'entrée de l'Université. Comment? Un rendez-vous
avec Xavier? A l'extérieur de l'école, ce n'est pas possible; à l'entrée de
l'école, tout le monde nous regarde et que se passerait-il après? Xavier,
excuse-moi, je ne peux pas, je ne peux pas, murmurai-je.

Je décidai de ne pas aller au rendez-vous. Pourtant, quelques


minutes après, je fus consciente que nous n'aurions plus
d'occasion de nous revoir. C'était le dernier jour de Xavier à
l'école avant les vacances d'été. J'avais aussi envie de le voir.
Puis, je me dis que si notre amour était découvert, que dirait
mon père? Que dirait ma tante? Qu'en penserait M. Kim? En
y réfléchissant, je m'inquiétais. Je ne savais plus où j'en étais. Je
montai dans la chambre de My Hanh pour trouver quelque
consolation. Heureusement, elle était là. Je lui racontai tout.
Elle me dit de faire très attention car ce n'était pas facile pour
nous de rencontrer des étrangers hors de l'école, même si c'était
notre professeur. Je rentrai dans ma chambre et pleurai. Mes
amies devinèrent tout de suite de quoi il s'agissait. Je me confiai
à elles toutes. Elles m'aimaient bien. Chacune avait son idée. La
plupart d'entre elles avaient peur. Puis, Hai Yen et Nga
m'encouragèrent à y aller:
- Vas-y, Ha An ; ne trompe pas ton cœur! Si M. Kim nous
demande où tu es, nous lui dirons que nous ne le savons
pas.
Je sortis de la chambre. Je marchai sans réfléchir jusqu'au
moment où j'arrivai devant l'entrée de l'école. Xavier était là. Il
me sourit. Mais moi, j'étais triste. Je souffrais. Nous ne
pouvions rester devant l'entrée de l'école, car beaucoup de gens
passaient; nous ne pouvions non plus monter dans notre classe:
après les cours, toutes les salles étaient fermées à clé. Comment

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faire? Xavier me proposa de faire un tour en ville. Je voulais


bien; après m'être promenée avec My Hanh, je souhaitais
pouvoir faire une telle promenade avec Xavier, au moins une
fois. Cependant, l'occasion venue, je n'osais pas. Il me proposa
donc une promenade dans l'allée derrière notre école; elle
menait aux immenses et belles rizières. Je lui dis « OUI» avec
toute mon audace sans pouvoir faire le choix.
Au crépuscule, le ciel était beau. L'horizon était rouge,
flamboyant: une explosion de lumière, à l'image de notre
amour.
Mon cœur battait de joie en me trouvant seule avec celui que
j'aimais. Quelle beauté, la banlieue de Hanoï au début de l'été!
A l'heure du crépuscule, les derniers rayons du soleil couchant
brillaient comme de l'or sur les rizières; l'air était rempli de ces
petites particules brillantes qui flottent dans l'atmosphère à la
fin d'une chaude journée d'été; les champs de maïs à côté des
rizières, les petites maisons au loin étaient enveloppés d'une
vapeur violette qui n'était plus le jour et qui n'était pas encore
l'obscurité. Une vive émotion s'empara de mon cœur. De temps
en temps, un souffle d'air m'arrivait; il m'apportait le parfum
des fleurs champêtres. Je le respirais. La paix de la banlieue,
l'heure, le silence, l'expression du visage de Xavier avec son
sourire très doux, si fort en harmonie avec ce qui l'entourait,
tout m'enivrait d'amour. Mais bientôt mille réflexions
douloureuses se présentèrent à moi. Je l'adore, pensai-je, et je vais
être pour toujours séparéede lui! il est là,. il lit dans mon cœur,. il
devine mes sentiments.. .Bientôt, une autre idée me vint. Une peur
tout à coup frappa mon âme; je pensai à mon père que j'aimais
et respectais; mais la vieillesse et la jeunesse manquaient peut-
être de pénétration, de communion. Jamais, jamais, me dis-je,
nous ne serons l'un à l'autre! La barrière qui nous sépare est
insurmontable, je ne puis que l'adorer... Ainsi se succédaient mes
pensées.

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Pour rompre le silence, Xavier me dit:


- Je sais que tu as des difficultés, moi aussi, mais si nous
nous aimons, nous allons les surmonter ensemble. Ne sais-
tu pas que je t'aime? Nos deux cœurs se sont donnés l'un
à l'autre en même temps; je ne me suis fait aucune
illusion sur la folie de cet attachement. Mais comment
fuir sa destinée? Ha An, m'aimes-tu?
- Xavier, lui répondis-je, j'allais t'écrire; il vaut mieux que
je te parle, et peut-être que j'aurais dû te parler plus tôt.
Xavier, n'as-tu jamais senti que mon âme errait autour de
toi, que la meilleure moitié de moi-même restait près de
toi, qu'elle ne pouvait pas te quitter? Pourtant, dans les
conditions actuelles de notre pays, ce n'est pas facile pour
moi d'entrer en contact avec un étranger, de l'épouser. Je
suis allée auprès de mon amie My Hanh chercher de
l'appui contre cette passion, cette passion qui fera, Xavier,
notre malheur à tous deux.
Alors, Xavier passa ses bras autour de moi; je ne m'y opposai
point; je ne voulus pas m'y opposer; je penchai ma tête sur son
épaule. Il ne s'arrêta pas là. Il prit mon visage dans ses mains. Sa
bouche chercha la mienne. Je lâchai prise. Et quand nos bouches
se touchèrent, nous tremblions au seuil de l'intimité. Nous nous
embrassâmes dans une soif insatiable... C'étaient les premiers
baisers de ma vie, des baisers inoubliables! Je ne pensais pas,
alors, que c'étaient aussi nos derniers baisers.
Je lui dis que j'étais heureuse, que j'essayerais de défier tous
les malheurs pouvant nous atteindre, que ma vie se passerait
près de lui à l'aimer. En effet, mes chagrins, mon futur travail,
la position de mon père, tout avait disparu; il me semblait que
je pouvais tout supporter, tout braver.
- Je ne t'impose qu'une loi, lui dis-je, c'est la prudence;
que mon père ne puisse jamais soupçonner nos sentiments
car il est colonel; il pourra encore monter; j'ai peur de
détruire son bonheur, son repos, la paix de notre intérieur;

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Xavier, je t'ai dit tout ce que je n'ai pas envie de te dire;


hélas! Nous ne savons que trop bien à présent ce qui est
au fond de nos cœurs! Ne nous voyons plus seuls; je vais
te quitter; il fait déjà nuit noire.
A peine avais-je quitté Xavier qu'un policier vint me
demander mes papiers. Je lui dis que j'étais étudiante de
français à l'Université de langues étrangères de Hanoï. Il me
demanda avec qui j'étais; je lui répondis que c'était un expert
français qui travaillait à mon école.
Tout mon corps tremblait de peur; il me semblait que
j'avais de la fièvre. Rentrée à l'internat, mes amies
m'entourèrent. Gentiment, elles m'apportèrent le repas. Je les
aime beaucoup! Combien j'aime notre chambre et notre internat. Nous y
avons vécu ensemble pendant quatre ans dans les difficultés matérielles
mais aussi dans un bonheur et une joie sans borne;j'emporterai avec moi
les souvenirs de cette vie estudiantine, me dis-je. J'étais à l'unisson
avec le poète vietnamien Che Lan Vien qui a écrit: « Quand on
habite, le terrain où l'on vit n'est qu'un endroit d'habitation.
Quand on le quitte, le terrain devient l'âme. »

L'image du policier emplissait mes pensées. Qu'allais-je


devenir? Une multitude de questions me tourmentaient.
Bientôt, je pensai à Xavier. Chacune de ses paroles était gravée
dans ma mémoire et y remplaçait mes propres pensées; je me les
répétais sans cesse, et le même sentiment de bonheur les
accompagnait toujours. J'oubliai tout: tout se perdait dans cette
idée merveilleuse que nous nous étions aimés, que nos deux
cœurs s'étaient donnés l'un à l'autre en même temps que ma vie
s'écoulerait près de lui. Mais en même temps, je sentais que je
lui avais peut-être dit ce qu'il ne fallait pas lui dire; et la
crainte de lui déplaire régnait dans mon âme autant que mon
amour et que ma douleur.
Les jours suivants, j'allai souvent dans la campagne qui se
trouvait derrière mon école; je marchais des heures entières,
dans l'espoir de fuir deux pensées déchirantes qui m'obsédaient
tour à tour: l'une, que je ne posséderais jamais celui que

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j'aimais, l'autre, que je désobéissais à mon père et au doyen de


mon Département.
Puis, la douce image de Xavier m'envahissait, ranimait pour
un moment ma triste vie. Je fermais les yeux; je le voyais; il me
souriait, me consolait, calmait mes douleurs.
C'était comme une lumière; je tombais dans une lumière qui
à la fois inonde l'âme de bonheur et la brûle de douleur.

170
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XXIV

Je n'eus pas longtemps à attendre. Au début de la semaine


suivante, M. Kim m'appela à son bureau. En voyant sa froideur,
je pensai à quelque chose de grave. Son attitude annonçait
quelque histoire scandaleuse. Il me dit qu'il était au courant de
mon histoire depuis quelque temps, mais comme j'étais la
meilleure étudiante, une bonne secrétaire de la jeunesse, il me
laissai t réfléchir d'abord.
- Ce matin, me dit-il, un policier du village Phung Khoang
- district Tu Liem, Hanoï - est venu m'informer que
vendredi soir dernier, une étudiante du département de
français se promenait avec un Français. Est-ce que c'est
toi?
- Oui, Monsieur le Doyen, lui répondis-je.
Sans attendre mon explication, il continua son discours:
- Ha An, il faut que tu comprennes ce que je vais te dire; tu
as un avenir radieux devant toi; tu as obtenu de bons
résultats à l'examen de sortie; le Département de français
et l'Université de Langues étrangères de Hanoï
souhaiteraient te retenir à l'école pour le poste
d'enseignement; tous les professeurs et moi, nous pensons
que tu es digne de ce poste; qu'en penses-tu? J'espère que
tu honoreras ton père et ta famille en laissant tomber cette
situation compliquée. . .
- Oui, Monsieur le Doyen, lui dis-je.
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Bien sûr, c'était difficile de réagir à cette époque. Pour les


étudiants, les professeurs étaient des idoles. Ils n'osaient ni dire
des choses contre eux, ni choisir les cours qu'ils préféraient.
Aujourd'hui, je pense avoir épuisé en ce temps-là ma part de
lâcheté.
Après l'avoir quitté, je ne rentrai pas à l'internat. J'errai à
l'entrée de l'école sans pouvoir réfléchir. J'allai sur le chemin où
Xavier et moi avions marché ensemble la veille sans savoir où
j'étais. Quand je levai les yeux, je me trouvais déjà devant les
immenses rizières du village Phung Khoang. Tout ce qui s'était
passé quelques jours plus tôt entre nous s'empara de mon âme.
Quel souvenir! et quel désir! Je pensai fort à Xavier en
sanglotant. Je sentais que tout était fini pour moi dans la vie:
avenir, repos, vertu même, tout me devenait indifférent. La
mort seule alors serait ma consolation et mon but. Je restai
longtemps abîmée dans ces pénibles réflexions; et quand la nuit
commença à tomber, je retournai à l'internat.
Mes amis voulaient me consoler mais j'avais envie d'être
seule. Je montai jusqu'au lit, tirai le rideau pour que personne
ne me vît pleurer. Je me rappelai alors ce que m'avait dit le
doyen. Ah ! Si j'avais eu une « belle carrière», qu'est-ceque j'aurais
fait avec? J'aurais tout vaincu;j'aurais l'honneur, la position mais le
bonheur? Cette dernière pensée venait anéantir mes rêves;
j'entendais une voix terrible qui criait au fond de mon cœur:
«Jamais, jamais tu n'épouseras cet homme que tu aimes! » La mort
alors m'eût semblé douce en comparaison des tourments qui me
déchiraient. Je voyais sans cesse Xavier qui cherchait à adoucir
mes peines sans pouvoir y parvenir. Ma nuit entière se passa
dans une affreuse agitation; mon âme était entièrement
bouleversée; j'avais perdu jusqu'à cette vue distincte de mon
devoir qui m'avait guidée jusqu'alors.

Quelques jours après, Hai Yen me remit une lettre. Je


reconnus l'écriture de Xavier. Je me demandai comment sa

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lettre avait pu me parvenir. Plus tard Hai Yen m'expliqua que


c'était grâce à son frère qui travaillait à l'ambassade de France à
Hanoi" comme interprète. Voici ce qu'il m'écrivait:
« Si tu savais commeje pense à toi, au point que la seule pensée de
toi crée comme un vertige, me coupe le souffle, me donne envie de
pleurer. J'ai beaucoup pensé à notre dernière conversation. Je revois
chaque instant. Tes parole~ m'ont habité tout le temps depuis notre
séparation. Je sens tes lèvres et ta langue si douces et si brûlantes.
Merci Ha An d'être venue, malgré tout. Merci pour ce moment de
grâce, de partage, de communion. Merci pour toi, pour ce que tu es.
N'as-tu pas senti quelque chose d'extrêmement fort et profond qui
nous lie l'un à l'autre pour l'éternité, qui nous rend indispensables
l'un à l'autre, sPirituellement, psychiquement, physiquement? Ne
sens-tu pas, toi aussi, la profondeur et la beauté de ce qui, au-delà
de toutes les difficultés, obstacles et souffrances, nous attire l'un vers
l'autre, nous lie l'un à l'autre? N'es-tu pas étonnée, bouleversée par
cette communion quasi immédiate d'âme, d'esprit entre nous, et qui
d'ailleurs ne cesse de croître? Ne sens-tu pas ce souffle de vie, de vie
parce que d'amour, qui passe avec toujours plus de force quand nos
yeux se touchent, quand nos bouches s'unissent, ou est-ce moi qui
fantasme, qui suis dans l'illusion? Si c'est le cas, dis-le-moi! Mais
si c'est bien réel, comment renoncer à quelque chose d'aussi essentiel,
d'aussi unique, qui n'arrive peut-être qu'une fois dans une vie?
Nous avons commencé à apprendre à nous parler et à nous écouter en
vérité, dans une transparence grandissante. Plus tu parles, plus j'ai
envie de t'écouter. Plus tu te dévoiles, plus j'ai envie de te connaître:
encore et encore, pour entrer davantage dans ce bonheur, ce bien-être
qui m'envahit lorsque nous sommes ensemble, simplement. Or, il y a
dans le mystère de notre rencontre, dans la profondeur de ce qui nous
lie, dans la pureté, la chasteté de notre amour et le Jeu du désir qui
nous pousse l'un vers l'autre, quelque chose de grand. Notre histoire
n'est pas une simple aventure, une escapade pour le plaisir. Je ne t'ai
pas désirée ou séduite par simple vanité ou orgueil. Notre rencontre
est venue d'ailleurs, comme un magnifique cadeau. Plus j'y pense,
plus je me dis que nous nous sommes rencontrés comme des êtres

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toujours promis l'un à l'autre sans le savoir et qui ont fini par se
trouver.
Peut-être suis-je complètement dans l'erreur et l'illusion (je te laisse
juger) mais voilà ce que je voulais te dire, dans cette vérité et
franchise qui croît entre nous et qui magnifie notre amour.
Je te comprends; je comprends tes difficultés. Dans tous les cas, sois
libre! Je t'aime trop et te respecte trop pour t'imposer quoi que ce soit
ou te contraindre. D'ailleurs, cela ne serait pas juste. Car il n'y a
d'amour vrai que là où il y a liberté. Je ne veux pas ton malheur,
mais ton bonheur. Surtout, je ne veux pas que tu te sacrifies. Là, je
veux que tu penses d'abord à toi, puis à ton père, avant de penser à
moi. Nous ne pourrons continuer à avancer ensemble sur le chemin de
notre amour et de notre relation que dans un désir profond de chacun
et partagé, non dans le sacrifice de l'un au désir de l'autre.
P our l' heure, cependant, pour un instant, l'instant de ces dernières
lignes, je veux juste te dire que je t'aime comme jamais, que tu me
manques comme jamais, que je te donne mon cœur, que je t'embrasse
si fort. Je brûle de désir de te revoir. »

En achevant la lecture de cette lettre, je fis le serment de


consacrer ma vie à celui qui l'avait écrite, de l'aimer, de l'adorer,
de le rendre heureux. J'étais plongée dans l'ivresse. Tous mes
tourments avaient disparu, et la fidélité du ciel régnait seule
dans mon cœur. Je me dis que je voulais passer ma vie entière
près de lui, unie à lui. Mes larmes seules pouvaient alléger cette
joie trop forte pour mon cœur, cette joie qui succédait à des
émotions si amères, si profondes, et souvent si douloureuses. Je
pensais que je le dirais à mon père et que peut-être il me
soutiendrai t . . .
Les quelques jours qui suivirent cette décision furent remplis
de la félicité la plus pure. Je pensais que Xavier en serait très
heureux. Le dimanche, je rentrai chez mon père qui était occupé
toute la journée pour une réunion très importante concernant les
conflits aux frontières du Nord avec les Chinois.
J'allai chez ma tante. Elle était là, en train d'écrire quelque
chose, peut-être un rapport. Mon oncle et mon cousin Dung

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n'étaient pas à la maison. Ma tante me dit que son mari faisait la


queue pour acheter du pétrole et Dung pour le riz. Je pensai que
c'était une bonne occasion pour moi de lui raconter mon histoire
et de lui demander ses conseils. Sans attendre que je finisse de
parler, elle m'interrompit:
- Eh bien, Ha An, tu débutes bien dans tes études et dans
tes activités extrascolaires même dans les activités de
l'Union de la Jeunesse de ton Département et de ton
Université; vraiment, je te fais mon compliment. Ma foi,
nous t'admirons, et tes professeurs, le Doyen du
département disent que tu iras loin. Merci de te confier à
moi. Mais il faut que je te dise la vérité. Notre pays qui
vient de sortir de deux grandes guerres connaît encore
beaucoup de difficultés dans l'édification du socialisme.
Notre peuple vit encore dans la pauvreté. Aux frontières
du Sud-Ouest, des conflits avec le Cambodge de Pol Pot,
au Nord avec la Chine. Ton père qui consacre toute sa vie
à la Patrie et à toi - sa fille unique, ne peut avoir aucun
moment libre car notre pays a été réunifié mais pas
complètement tranquille. Il est colonel. Que pense-t-on
de lui s'il a un gendre d'origine d'un pays capitaliste?
Penses-tu qu'on pourrait le laisser tranquille après ton
mariage? Que deviendrait-il? Tout Hanoï va en parler.
Et toi, tu es belle, intelligente et dynamique, tu pourras
très bien travailler, devenir professeur de français dans ton
Université de Langues étrangères. Ce n'est pas possible
que tu continues ton histoire. Arrête là ! Ha An.
Après, elle me parla longuement de la situation actuelle du
Vietnam, le Vietnam des années soixante-dix.
Elle me dit que les Vietnamiens vivaient encore dans les
difficultés, que leur niveau de vie était encore bas, que des
centres urbains devaient transférer vers les zones d'économie
nouvelle, que j'étais encore jeune, que je devais penser aux
intérêts du pays avant de penser aux miens, qu'il me serait plus
intéressant d'être communiste, de me lancer dans l'édification

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du socialisme pour me progresser que d'aimer un étranger. Elle


insista que dans la situation où j'étais, aimer un Français était
inacceptable, l'épouser était impossible. . .
Elle en parla d'un seul coup. Je n'osai pas réagir. Elle était
trop dure et trop conservatrice. Elle voulait que nous, les jeunes,
nous continuions de vivre comme elle-même vivait pendant la
guerre.
Après l'avoir écoutée, après avoir réfléchi sur la réalité du
pays, je ne voulais plus m'exprimer. Que pourrais-je lui dire
encore? J'aurais peut-être pensé lui dire et lui expliquer que
j'étais consciente de toute la situation du pays, et que ce n'était
pas seulement les Vietnamiens restant dans leur pays, qui
aiment leur Patrie. Mais, j'avais l'impression qu'avec ses pensées
indéracinables, mes paroles étaient inutiles. Elle continua de
parler jusqu'au retour de mon oncle. Ils me dirent de rester
déjeuner avec eux mais je refusai; j'avais très mal à la tête. . .
J'avoue qu'il me manqua alors la volonté et l'énergie
nécessaires... Un de mes points faibles, c'était de ne pas oser
dire mon point de vue, d'avoir peur d'être critiquée... Je n'osais
pas agir contre le Doyen de notre département, ni contre ma
tante. Quelle faiblesse! Ce n'était pas seulement la peur de
blesser les autres, mais aussi celle de violer les résolutions du
Parti, du gouvernement, celle de ne pas bien appliquer les
règlements de l'université, du département et aussi celle de
mener ainsi une vie « mal saine».
Pourrais-je dire maintenant que je vis heureusement dans
cette zone d'économie nouvelle? Voudrais-je aujourd'hui
écouter ma tante, suivre ses conseils pour me séparer à jamais de
celui que j'aimais de tout mon cœur, de tout mon être?

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xxv
Après cette rencontre, je tombai malade. Durant une
semaine, je fus clouée au lit, avec une forte fièvre et des maux de
tête. Je ne pus pas assister à la fête de fin d'études organisée par
l'Université. Mes amis de classe me rapportèrent que j'avais été
déclarée la meilleure de ma Promotion mais que le Directeur de
l'Université ne m'avait pas décerné de diplôme, ni de
récompense car j'avais un problème, malgré mes succès dans les
études et dans les activités de l'Union de la jeunesse.
Le doyen confia à Nam -le chef de classe - la tâche d'en
parler à mon père. Le dimanche suivant, mon père vint me
chercher. J'allais mieux. Il m'emmena chez lui. En face de lui, je
pensais pouvoir lui dire beaucoup de choses mais tout à coup,
après avoir dit « Papa », je n'en trouvai plus la force. Mes yeux
étaient pleins de larmes. Il caressa mes cheveux en me disant
tristement:
- Ha An, les explications sont inutiles, Nam m'a tout dit.
Je suis complètement bouleversé. Pourquoi ne m'as-tu pas
parlé plus tôt? Penses-tu encore à ta mère qui de l'autre
côté du monde souhaite aussi ton bonheur? Je n'ai que
toi; je veux que tu sois heureuse! Pourras-tu être
heureuse à côté d'un homme qui a une culture et une
civilisation différentes des nôtres?
Mais, Papa, lui dis-je, il m'aime fort et moi aussi; je
pense que je serai heureuse avec lui car nous sommes en
communion d'âme et d'esprit.
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Je ne savais que lui dire tout cela à ce moment-là et n'en


étais pas vraiment consciente. Maintenant, je trouve que cette
communion est importante dans la vie de couple.
- Tu es encore jeune, continua-t-il ; peut-être qu'entre vous,
c'est un amour sensible; c'est la première fois que tu
acceptes l'amour d'un homme et que tu donnes ton
amour; crois-tu que c'est un véritable amour? J'en
doute; ton âme est très romantique et trop fragile, je le
sais; ne crois pas, Ha An, que l'amour soit toute la vie; ce
n'est pas trop tard; le Directeur de l'Université et le
Doyen du Département de français pensent encore à te
proposer une place intéressante si tu réfléchis
sérieusement; ne gâche pas ton avenir avec un poste
d'enseignement honorable!
- Je n'y pense pas trop, Papa, car pour une fille, y a-t-il une
autre gloire que d'être aimée, un autre titre que d'être
aimée? lui répondis-je; si je me marie avec Xavier,
j'aimerai toujours le Vietnam et les Vietnamiens; mais ce
qui me tourmente, c'est que je risquerai de te faire du tort
en l'épousant.
- Cela, c'est sûr, me dit-il; c'est très difficile de l'expliquer
dans cette situation actuelle, surtout, il est d'un pays
capitaliste... Que devrais-je te dire? Tu ne peux pas
l'épouser! Le comprends-tu? Si tu ne veux pas être
professeur, j'obtiendrai pour toi un poste de traductrice au
ministère de la Défense et le fils de mon ami Luc que tu
connais aussi, actuellement lieutenant du
Commandement de l'Air, après être diplômé de l'Ecole
supérieure militaire, t'aime aussi; il attend ta sortie de
l'Université pour te déclarer son amour.
Je n'en veux pas, Papa; je ne peux pas vIvre avec un
homme que je n'aime pas, criai-je.
- Réfléchis bien! Oublie maintenant ta mélancolie! Tu as
la chance de grandir dans une circonstance sociale où il y a

178
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beaucoup de changements; combien de gens sont morts


pour que les jeunes comme toi puissent vivre dans la paix,
continuer leurs études à l'Université! Ha An, à travers
tout ce que je viens de te dire, j'espère que tu le
comprendras. Ne pense pas que tu n'as qu'un amour! Tu
ne peux pas agir sans réfléchir. . .
Mon dernier espoir s'en alla. J'eus l'impression que devant
moi le soir était tombé, de lourds nuages gris barraient
l'horizon, tout était de plomb. J'étais complètement perdue. Je
ne savais plus que faire. Tout me semblait flou, confus,
compliqué. Tout ce que mon père m'avait dit m'avait ébranlée
plus que je ne pensais. Il m'avait comme coupé les ailes.
Obéir à son père constituait l'une des trois obédiences d'une
fille selon la morale confucéenne. A cette époque, le Vietnam
était dans l'immédiat après-guerre sous la pression de mon père,
de ma tante, de notre doyen, de mon entourage, j'étais
convaincue que là était mon devoir. . .
En y pensant, mon cœur saignait...
Je restai chez mon père jusqu'au lendemain. J'allai au
marché; je préparai les repas comme d'habitude.
Le lendemain après-midi, je retournai à l'école. Avant d'aller
à l'internat, j'allai visiter la salle de classe où nous avions
travaillé ensemble toute l'année scolaire, cette salle que j'allais
abandonner pour toujours, cette salle où j'avais tant pensé à lui,
où nous avions échangé notre premier regard. Tous mes
souvenirs, tout le passé, toutes mes espérances, tout semblait
réuni là ; et je ne sentais pas en moi-même la faculté de briser le
lien qui m'attachait à cette image chérie: je m'arrachais à ma
propre vie en déchirant ce qui nous unissait. Tout à coup, j'eus
la pensée de mettre un terme à ma vie et à mes tourments. Mais
en pensant à ma mère et à Xavier, à la vie dure de mon père, je
n'eus pas le courage de le faire. De plus, j'avais conscience de la
douleur que je leur causerais.

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Je recommençai à pleurer: je repassais les souvenirs de mon


enfance; je pleurai de nouveau ma mère, car toutes les douleurs
se tiennent, et la dernière réveille tous les autres! Plongée dans
mes tristes pensées, je restai longtemps immobile et, dans
l'espèce d'abattement qui suit les grandes douleurs, il me
semblait que j'avais perdu la capacité de penser et de sentir;
tout à coup, mon sac tomba et tout ce qui était dedans fut
renversé; je vis la photo que Xavier m'avait offerte à notre
dernière rencontre. En la contemplant, je perdis un instant le
souvenir de mes proches. Son seul souvenir suspendait dans mon
cœur la plus amère de toutes les peines! Non, je ne sentais plus
la douleur qui avait suivi les paroles de mon père; je mesurais
toute l'étendue de la perte que j'avais faite; son souvenir
déchirai t mon cœur.
Livrée à ces pensées douloureuses, je me rappelais les rêveries
de mon adolescence, de ma jeunesse, entourées de mes amis.
Baignée dans ces rêveries, je me livrais à de folles illusions
d'amour, qui consolaient ma douleur. Je me sentais dépérir et
mourir; d'affreuses palpitations me faisaient croire par moments
que je touchais à la fin de ma vie.
Je revins dans ma chambre à l'internat. Mes amis
m'attendaient. Tous les étudiants de ma classe voulaient rester
jusqu'à la fin de la semaine - la dernière semaine de notre vie
« estudiantine ». Les jeunes filles m'entourèrent
chaleureusement en me voyant. Ma souffrance, mon cas de
conscience étaient tellement profonds que je n'avais pas envie
d'en parler. Je les fis descendre au plus profond de moi. Après
leur avoir dit quelques mots, je montai sur mon lit. Je
commençai à écrire à Xavier après un moment de réflexion. Je
voulais lui écrire, lui expliquer, en le quittant pour toujours, les
motifs de ma conduite, de ma décision de partir très loin, dans
une zone d'économie nouvelle du pays, surtout lui peindre les
sentiments qui déchiraient mon cœur. J'espérais pouvoir lui dire
que je l'aimerais tous les jours de ma vie. Peut-être qu'il le
voulait, qu'il croyait que c'était possible! Je lui écrivis de ne

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plus me chercher, de m'oublier pour pouvoir trouver le bonheur


ailleurs. Je lui annonçai que je ne resterais pas à l'Université,
que je partirais pour tout oublier, en le remerciant pour tout ce
qu'il m'avait donné, pour ses meilleures pensées qu'il m'avait
réservées.
Je donnai ma lettre à Hai Yen qui m'aida à la transmettre à
Xavier par l'intermédiaire de son frère.
Ensuite, je préparai ma valise et tout ce qui était nécessaire.
Le lendemain, j'allai au Service du Personnel de l'école, je
demandai la liste des organismes, des établissements qui avaient
besoin d'interprètes, de traducteurs ou de professeur de français.
Je vis que le lycée Nguyen Viet Xuan, qui se trouvait dans la
zone d'économie nouvelle de la Province Lam Dong, avait
besoin d'un professeur de français. Je dis à M. Thanh, chef du
Service, que j'avais décidé de prendre ce poste. Il me regarda
avec étonnement en me demandant si j'avais bien réfléchi car il
me connaissait bien. Il croyait qu'avec la mention de ma
Licence, je pourrais rester à l'Université pour devenir professeur
de français si je pouvais résoudre mon problème.
Pendant que je discutais avec M. Thanh, Hai Yen vint me
chercher, courut vers moi, me dit de sortir avec elle. Quand
nous fûmes sorties du Service du Personnel, elle me montra une
lettre de Xavier et me laissa en me disant d'être courageuse dans
tous les cas. Je cherchai un coin tranquille et commençai à lire:
«j'ai beaucoup pensé à ta dernière lettre, que j'ai lue et relue. J'ai
fait silence en moi. J'ai accueilli tes mots; je les ai faits descendre au
plus profond de moi.
Tout ce que tu écris me bouleverse, me confirme ce que j'ai toujours
senti et pressenti (ta grandeur d'âme exceptionnelle, ta beauté
intérieure, la pureté de ton cœur), accroît encore mon amour pour toi
et te rend plus proche de moi. En ce sens, comment pourrais-je accepter
cet « adieu» que tu cries à la fin ? Y crois-tu toi-même vraiment?
Je pense beaucoup, beaucoup à toi. Il y a trop de vérité, de pureté et de
respect dans notre amour. Je sens et comprends ta douleur. Je partage

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ton déchirement. Surtout ne pense pas que je te reproche quoi que ce


soit. le te comprends à travers ta lettre. Ce qui est clair, et c'est juste,
c'est qu'il ne faut rien faire qui augmente la souffrance.
Si, comme tu le laisses entendre dans ta lettre, si donc tu préfères ne
pas me voir, si c'est ton choix, ton désir profond que nous ne nous
voyions plus, si ton adieu est véridique, alors je ne peux bien sûr que
l'accepter, même si c'est une véritable mort pour moi. Ha An, ne
prends pas une décision qui ne va pas! Le Doyen du Département a
raison de dire que tu as un avenir radieux devant toi. Ne pars pas à
Lam Dong! Reste! T a famille a besoin de toi, les futurs étudiants
ont besoin de toi. Situ veux ne pas revoir l'endroit où s'est déroulé
notre amour, c'est à moi de partir. le le décide. Je décide de partir
pour Singapour après les vacances d'été. L'ambassadeur de France à
Hanoï est d'accord.
Merci, Ha An, merci pour toi, pour ce que tu es. Prends bien soin de
toi, Ha An : tant de gens ont besoin de toi.
le pleure et je sais que tu pleures aussi maintenant. Je bois tes
larmes, je les sèche de mes baisers brûlants et insatiables.
Xavier. »
Sa lettre était baignée de mes larmes. Le désespoir
surmontait tout; j'étais comme noyée, abîmée, dans une mer de
pensées accablées; je ne pouvais même pas me dire que le
sacrifice que je ferais en partant serait utile. La douleur et le
désespoir s'étaient emparés de moi. J'appelai si bas son nom que
seul mon cœur entendit. En fait, Xavier est pur et irréprochable,
me dis-je; pourtant, il décidede partir loin de moi, de mon pays; il
s'enfuit. Plus tard, plusieurs fois, je me suis demandé si c'était sa
part de lâcheté. Il n'a pas pu dépasser son amour propre et sa
patience ne suffisait pas à me convaincre. Peut-être n'attendais-
je pas une telle lettre, une telle attitude.
La lettre de Xavier fut comme la goutte d'eau qui fait
déborder le vase et me poussa à décider de mon avenir plus
rapidement.

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Tout était fini pour moi. J'errai autour du stade de l'école.


J'entendais les cigales! A Hanoï, c'est ainsi que l'été revient
tous les ans: les frondaisons des flamboyants commencent à
parsemer la ville de taches vermeilles, sur les trottoirs des
avenues, les pancoviers sèment leurs boutons pareils à des petits
pois odorants, et un beau jour, à une minute bien précise,
comme sur l'injonction d'un chef d'orchestre, des milliers de
cigales se mettent soudain à lancer leur chant, annonçant le
retour de l'été.
Ces grosses taches rouges dans la verdure de la ville, cette
senteur des boutons de pancoviers sur les avenues, ce chant des
cigales qui éclate comme une jubilation se répète depuis des
dizaines et des dizaines d'années.
Je regardais encore une fois ce stade où nous avions beaucoup
joué, participé aux heures d'entraînement militaire, aux heures
d'éducation physique et sportive, les immeubles où nous avions
habité pendant quatre ans. Tout m'était cher mais je devrais
tout quitter. «Je quitterai la capitale sans regret », pensai-je.
L'école restait assez déserte car la plupart des étudiants étaient
rentrés chez eux et avaient retrouvé leur famille en attendant un
poste proposé par l'Université.

Je revins au Service du Personnel. Je dis au Chef du Service


que j'avais bien réfléchi et que j'avais décidé de partir pour Lam
Dong, une nouvelle zone économique, dans une province du
Sud-Ouest du Vietnam.

*
* *

Alors, je n'imaginais pas encore l'endroit où je vivrais et


travaillerais. Comme j'avais décidé de partir, je partis.

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Peut-être que la vie en me privant de ma mère, en me


séparant de mon père, m'avait préparée à une sorte de
renoncement au bonheur.
Pendant plusieurs années à Lam Dong, avec mes collègues et
mes élèves, nous avons connu les grandes difficultés de l'après-
guerre.
Pourtant, comme la plupart des Vietnamiens, nous pouvions
supporter une vie misérable mais pas de voir régner l'inégalité,
l' irresponsabili té et la corruption etc.
La vie à l'époque du Renouveau est plus dynamique, plus
active, plus aisée. En ville, les habitants pensent plus à la qualité
qu'à la quantité de nourriture et de vêtements. Ils peuvent
maintenant passer des vacances en famille à la campagne ou à la
mer. Mais apparaissent de plus en plus la corruption, la
contrebande, les fraudes même les fraudes dans le système
éducatif.
Quittant mes anciens amis pour gagner Lam Dong, je ne
cesse de penser à eux. La vie de Lam et sa manière de gagner de
l'argent m'ont complètement bouleversée. C'est un des cas
survenus dans notre société plus développée, plus moderne.
Tant de pensées m'assaillent en même temps au moment où
je me trouve devant la tombe de mon père. . .

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*
* *

... Tout à coup, j'entends une voix douce et triste:


- Ha An, ne pleure plus, ma chérie! As-tu encore des
reproches à me faire? J'ai passé plusieurs nuits blanches,
mon cœur était tourmenté en pensant à toi. Je connais ton
énergie. Excuse-moi de t'avoir rendue triste. Je dois te
quitter, ainsi que ta famille et nos proches, je ne regrette
rien. Je n'ai qu'un souhait, c'est qu'il faut continuer la
lutte pour maintenir la démocratie et le bonheur du
peuple. Sois forte! Porte-toi bien! Je t'aime pour
toujours.
Je vois mon père s'approcher de moi. Je cours vers lui. Je
l'embrasse très fort en lui disant:
- Papa, je te comprends mieux maintenant et je t'aime plus
que jamais. Ne t'inquiète pas de moi. Je sais que tu as
essayé, de ton vivant, de vivre et de travailler pour une
société meilleure. Je vais continuer ta lutte. Papa, je
t'aime! Papa!
J'appelle mon père encore, encore et je l'embrasse.
J'ouvre les yeux. Personne... Je suis seule au cœur de
l'immense cimetière. Il fait nuit noire. ..Autour de moi, des
tombes immobiles. Je vais et viens en réfléchissant beaucoup.
Mon père a sacrifié sa jeunesse, sa vie à l'indépendance de son
pays. Après la guerre, il a continué à sacrifier l'amour de sa fille
unique pour la « pureté» du Parti. Il n'a pas cessé de lutter en
temps de paix contre la bureaucratie, les fléaux de la société
pour la démocratie, le bonheur du peuple...
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Les jeunes de ma génération ayant grandi pendant la guerre


américaine étaient prêts à partir pour le front. La confiance se
lisait dans leurs yeux. Ils pensaient que s'ils n'avaient pas pu
s'engager dans l'Armée, ils auraient raté l'occasion de se
sacrifier, d'être présents pour la victoire. Être soldat pour eux à
cette époque était non seulement un devoir mais aussi un espoir,
une gloire. En dehors de la confiance dans la victoire finale,
l'esprit de lutte imprégné du romantisme de Pavel Korsaghin
dans le roman intitulé Tel que le fer était trempé!, de Léon
Tolstoï, de l'idylle entre Marius et Cosette dans Les Misérables de
Victor Hugo, baignait la jeunesse.
Nous, les jeunes qui restions en arrière, avons tout fait pour
obtenir de bons résultats dans nos études. Nous nous sommes
lancés dans les différentes activités sociales avec
désintéressement. L'économie planifiée à cette époque avec les
cartes de rationnement ne nous gênait pas trop. Après les études
universitaires, la plupart des étudiants acceptaient la répartition
du Service du personnel de leur établissement. Le mot d'ordre
« Les jeunes partent à l'endroit où l'on a besoin d'eux et où il y a
des difficultés », n'était discuté par personne. Ils acceptaient de
tout supporter, de tout sacrifier. Ils étaient très jeunes, très purs
et très sincères.
En y pensant, je me rappelle ce que mon père me disait:
La vie en temps de paix est beaucoupplus complexe que celle en temps
de guerre. La guerre est atroce, mais simple. Pendant la guerre,
toutes les relations sociales et humaines se réduisent à une seule
relation entre la vie et la mort. Une fois que la question de vie et de
mort a été bien définie, on peut vivre sereinement. Alors la vie et la
guerre brûlent toutes les mesquineries compliquées de la vie
quotidienne... Et ce n'est pas du tout le cas de la vie en temps de
paix. En revenant en temps de paix, on doit faire face au quotidien.
Toutes les complexités de la vie, dissimulées en temps de guerre, se
réveillent et révèlent les hommes tels qu'ils sont. S'il y a une seule
question pendant la guerre: vivre ou mourir, il y a aujourd'hui une
multitude de questions diverses, surgies des couchesprofondes de la

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société. Ces questions ont été discrètement accumulées dans les longs
cours complexes de IJhistoire; elles sJexposent à présent au grand
Jour. . ..
Mon père avait raison. L'indépendance du pays fut acquise
avec le sang des millions de personnes qui sont tombées au
front, avec ceux qui sont invalides de guerre, avec la sueur, les
sacrifices et la force des millions de femmes restées à l'arrière. Ils
ne pensaient pas un jour être récompensés. Mais une chose est
certaine: ils espéraient tous, après la réunification du pays, une
vie heureuse et prospère pour le peuple, le maintien de la
démocratie dans tout le pays et l'égalité des chances entre les
différentes couches sociales.
Le cimetière tombe dans un silence presque absolu, un
cimetière attristé, resté au fond de la ville. Une entrée plantée
d'arbres très beaux, très sombres lui prodigue une ombre sévère.
Au contraire du tumulte des rues, ici c'est l'apaisement absolu
du soir. Je n'entends plus rien que le frémissement des feuillages
et l'appel éperdu de la nuit...
Je sors du cimetière.
Je retournerai bientôt à Lam Dong. Je continuerai à y
travailler avec mes élèves et à élever mes enfants. J'essaierai de
les aider à s'orienter vers ce qui est meilleur, mais pas de les
obliger à me suivre strictement, à vivre comme moi-même je
vivais, pas de les empêcher de progresser dans la modernité. Je
leur dirai que la vie est à eux, qu'ils devront en être responsables
et qu'ils ne devront pas hésiter à agir pour vivre heureusement,
sereinement, correctement.
En agissant librement, ils pourraient mieux évoluer,
s'intégrer dans le monde en gardant leur identité nationale. Ils
pourront comprendre que, dans notre société actuelle, il existe
encore beaucoup de gens compétents, honnêtes et courageux
comme Nam.

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Table

I... ... ... 21


II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

III 35
IV 41
V 47
VI 55
VII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

VIII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 73

IX 83
X 87
XI 93
XI l . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 0 1

XI l l . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 0 9

XIV. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Il 3

XV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Il 9

XVI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 3 1

XVII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 13 5

XVIII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 141

XIX. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 149

XX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 5 3

XXI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 5 7

XXII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 161

XXIII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 165

XXIV. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 7 1

XXV. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 77
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