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Page titre

1
Ma haine
2
Je choisis plus
3
Ian
4
Expérimentons !
5
Divergence de point de vue
6
Ma décision
7
Entre amour et amitiés
8
2402KM
9
Le déni
10
La colère
11
Marchandage
12
La dépression
Laurène Bel

À cœur de mafia
L’indignée
Tome 2
DU MÊME AUTEUR

À cœur de mafia – L’héritière – Tome 1, coll. SomberLips, juin 2018

À cœur de mafia – L’indignée – Tome 2, coll. SomberLips, juillet 2018

À cœur de mafia – L’accomplie – Tome 3, coll. SomberLips, août 2018

Ces livres sont également disponibles


au format papier.

Retrouvez notre catalogue sur notre site


www.lipsandcoboutique.com
Ce livre est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des comportements de personnes ou
des lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux et événements sont issus
de l’imagination de l’auteur, et toute ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé serait
totalement fortuite.
Le Code français de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Tous droits réservés. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite sans
l’autorisation écrite de l’éditeur. Une copie ou une reproduction par quelque procédé que ce soit constitue
une contrefaçon passible des peines prévues par la loi sur la protection du droit d’auteur.
© 2018, Lips & Co. Éditions
Collection SomberLips
Première édition : juillet 2018

ISBN : 978-2-37764-277-9

Sous la direction de Shirley Veret


Correction et mise en page : Aurélia Brachet
Conception graphique de la couverture : Caroline Copy-Denhez
Illustration de couverture et intérieur :

© BEST BACKGROUND © Guy J. Sagi


© Nicolas Casciano

Née en Provence, Laurène Bel y vit toujours. Aujourd’hui, elle est en 4ème
année d’école de commerce.

Elle découvre la lecture avec Twilight, œuvre qu’elle connaît à la perfection.


Puis une amie l’initie à la fanfiction, et elle ne lira plus que ça par la suite.
Laurène se découvre une passion pour cet univers et les récits amateurs, aussi
décalés soient-ils du roman d’origine. Elle réalise ensuite que le thème importe
peu et lit d’autres livres : romance, thriller, essais...

Un été, « le pire de sa vie », elle travaille dans une usine de reconditionnement


de jouets. Dans la pénombre, seule, elle colle des étiquettes et emballe des
produits. Il lui faut tuer l’ennui. Elle invente donc des histoires pour se stimuler
intellectuellement. Plusieurs mois après, elle couche sur papier l’ébauche de
fanfiction qu’elle a commencé à dessiner dans sa tête.

Si, au début, les chapitres sont courts, Laurène est encouragée par les lecteurs
de fanfiction.net. La rencontre virtuelle avec sa bêta va ensuite booster son
écriture.

Fan de la culture américaine, de la langue anglaise et des États-Unis, Laurène


a profité d’un semestre d’études à New York pour y écrire À cœur de mafia.
Table des matières

18

2 21

3 38

4 65

5 81

6 103

7 123

8 142

9 178

10 200

11 224

12 238
À nos merveilleuses années,
au sommet du monde
1

Ma haine

Kate
Never say goodbye, because saying goodbye
means going away and going away means forgetting{1}.
J. M. Barrie

Ses mots résonnent en moi, le temps que je comprenne ce qui se passe.


L’instant d’après, je contourne la voiture pour aller me positionner derrière
Daniel. Par-dessus son épaule, je discerne avec peine l’homme qui se trouve à
quelques mètres de nous. Il est grand, les épaules carrées et dégage une aura de
pouvoir à vous en faire trembler d’effroi.

Le père de Daniel. George Barish. Oh bon sang ! C’est cet homme qui a
massacré mon frère, le meilleur ami de son propre fils. C’est lui qui a détruit
mon père, fait souffrir ma mère et a changé ma famille. C’est à cause de cette
pourriture que j’ai grandi enfermée et dans le secret depuis toujours. Il était
responsable de tout ça ! Sans lui, j’aurais eu une enfance normale, mon père et
moi aurions été proches. Jamais il ne se serait fait enlever. Il aurait su garder la
tête sur les épaules dans le cadre de son travail...

Ma haine est grande, très grande envers cet homme ! Je veux qu’il meure ! Je
veux qu’il paye pour tout ça, pour toutes les vies qu’il a prises. Pour Ian, pour
mon père, pour Daniel et surtout pour moi-même. Il mérite de payer, de
disparaître. La rage au ventre, je sens mes membres se contracter et ma mâchoire
se crisper. Il faut que ça sorte, il faut que ma colère s’exprime.

— La rumeur était donc fondée, tu fréquentes bel et bien une putain de


Maslow. Fils, je te croyais plus intelligent que ça, s’exaspère l’homme qui lui
sert de père.
« Une putain de Maslow. »

À ces mots, mon sang ne fait qu’un tour. Je dois agir, je dois exterminer cette
pourriture. D’un geste vif, je soulève la veste en cuir de mon patron, tire l’arme
qui dépasse de sa ceinture, et, sans réfléchir, je cours jusqu’à son père en laissant
échapper un cri de rage. Une fois à bout de bras, je tends le flingue pour le
pointer contre sa poitrine. Sans que je n’ai le temps de faire quoi que ce soit de
plus, il saisit mon poignet avec une vitesse hallucinante et le tord brusquement.
Il me fait si mal que je ne peux retenir le pistolet. L’arme s’écroule bruyamment
au sol et il me fait tourner sur moi-même, le bras tordu dans mon dos.

— Ahhh ! hurlé-je de douleur tandis qu’il saisit le deuxième et fait plier mes
genoux avec un violent coup de pied.

Une fois mes genoux au sol, il pousse le reste de mon buste par terre, toujours
en maintenant fermement mes bras dans mon dos, jusqu’à ce que mon buste à
son tour vienne s’écraser sur le gravier. Je n’ai pas le temps d’essayer de me
relever, il a déjà appuyé son pied sur ma nuque. Je gémis douloureusement en
tentant de me défaire de sa prise. En vain…

— Lâchez-moi, espèce d’enfoiré ! crié-je en mettant toute ma colère dans


chaque mot.

Il explose d’un rire à vous glacer le sang. Je me débats vainement, tandis que
Daniel semble se retenir d’intervenir physiquement.

— C’est un joli petit agneau que nous avons là. N’essaie pas de jouer les
tigres avec moi, je te prie.

Daniel semble ne plus tenir en place. La colère lui ravage le visage.

— Lâche-la ou…

— Ou quoi fils ? l’interrompt son père adoptif en relevant vivement la tête


vers lui, le défiant d’agir.

— Lâche-la immédiatement. Elle est avec moi, George ! réplique Daniel d’un
air sombre en avançant vers nous.

— Non ! C’est une Maslow, bordel ! Son père a buté ton oncle ! Ça devrait
quand même te faire quelque chose, non ?

— Oui, et toi, son frère ! Tu t’es vengé, les comptes ont été réglés !

— Peu importe, tu as déjà de la chance qu’elle n’ait pas une balle entre les
deux yeux à l’heure qu’il est. Même si les comptes ont été réglés, un Maslow
n’aura jamais sa place chez les Barish, tu entends ! Tu vas vite fait te débarrasser
de cette pute, ou je te jure que je le ferai, avertit George, toujours en colère et en
exerçant de plus en plus de pression sur ma nuque.

— Je n’en ai rien à foutre de ce que tu penses. Je n’ai aucun ordre à recevoir


de toi. Elle est avec moi et je décide quoi faire d’elle. Maintenant… dernière
fois, lâche-la ! s’exclame-t-il, furieux.

Ils parlent tous les deux de moi comme si je n’étais pas là. Pire encore, Daniel
parle de moi comme si j’étais sa chose, sa propriété, juste un agent dont il
détenait la vie. Elle est loin notre après-midi idyllique... Et notre petit conflit
dans Central Park me semble ridicule à côté de celui-ci. La partie rationnelle de
mon esprit tente de me convaincre qu’il s’exprime ainsi parce qu’aux yeux de
son père je ne dois guère être traitée différemment des autres. Il ne peut montrer
son affection ou ses faiblesses. Il doit prouver qu’il est le chef et qu’il nous
contrôle tous. Cependant, mon cœur ne peut s’empêcher de se sentir blessé, trahi
et humilié par ses mots excessifs.

On entend la porte d’entrée s’ouvrir brusquement et plusieurs bruits de pas


avancer autour de nous. De ma position, je ne peux voir le visage de ces
hommes, mais je reconnais la voix de Derek :

— Un problème patron ? demande-t-il, sous-entendu : « est-ce que vous


voulez qu’on intervienne ? ».

Tous ces hurlements ont dû réveiller les membres du clan et je les imagine
déjà, leur flingue à la main, attendant simplement la confirmation de leur chef
pour le pointer sur ce salaud.

Daniel fixe son père d’un air interdit. Son silence est parlant : « lâche-la sinon
oui, il y aura un problème ».

George semble prendre conscience que son fils est sérieux et qu’il ira jusqu’au
bout s’il y est forcé.
— Bien, lâche froidement George, comme tu veux, fiston.

Il relâche mes bras et retire son pied de ma nuque, me permettant de retrouver


une respiration normale. Soulagée, je tente de me redresser quand je sens
soudain un coup de pied d’une violence sans précédent heurter ma hanche. Je me
recroqueville de douleur. Puis un second, dans le ventre, si fort que je me sens
propulsée à plusieurs centimètres et atterris sur le dos en toussant et en
gémissant. La douleur des coups infligés par George m’étourdit. Ma vision
s’obscurcit.

— Après tout, c’est toi le chef, rajoute son père avant de faire demi-tour pour
retourner vers son véhicule.

Seulement en se retournant, il se retrouve confronté à un colosse dont l’arme


est braqué sur lui.

— Ne bougez surtout pas, prévient l’homme de Daniel.

De dos, George ne voit pas son fils se précipiter sur lui. De la même manière
qu’il l’a fait pour moi, il frappe l’arrière de ses genoux avec son pied pour le
faire s’agenouiller au sol.

Tout se passe très vite puisqu’une fois mon agresseur au sol, l’homme de main
de Daniel inflige quelques violents coups de crosse au visage de George.
J’entends mon bourreau s’écrouler au sol, pas très loin de moi. Daniel imite alors
les gestes de son paternel en lui infligeant des coups de pieds dans l’estomac.
Comme moi, je l’entends gémir et tousser jusqu’à en perdre haleine.

Enragé, Daniel ne se contente pas d’en infliger que deux, il frappe


continuellement tout en expliquant :

— On ne touche à aucun de mes hommes sans ma permission, si tu as des


choses à régler avec l’un d’eux, c’est par moi que tu dois passer. Je ne sais pas
quel genre d’autorité tu crois avoir sur nous, mais j’espère que ceci te rappellera
que tu n’en as aucune. Maintenant hors de ma vue, finit-il par ordonner d’une
voix sans émotion.

Soudain, Daniel s’éloigne sans un regard pour moi. Il s’arrête cependant sous
le porche, près de Peter, et me désigne d’un mouvement de tête.
— Occupe-toi d’elle. Ne la lâche pas tant qu’elle ne s’est pas endormie, lâche
froidement notre patron, comme s’il s’agissait d’une formalité.

— Je crois qu’elle préférerait que ce soit…

Peter interrompt sa phrase puisque Daniel ne lui fait pas la courtoisie de


l’écouter jusqu’au bout. Il est déjà parti…

Ça fait encore plus mal. La douleur physique n’est rien à côté de la souffrance
émotionnelle que ses actions me font ressentir. Soit il m’en veut, soit encore une
fois, il ne souhaite pas faire de différence devant ses hommes. Mais comment
peut-il être si sincère et si proche de moi un instant, puis si froid et distant
l’instant d’après ? M’apprécie-t-il autant qu’il l’a dit cette après-midi ? Comment
peut-il me laisser là ? Dans ce moment où, particulièrement, j’ai besoin de lui.

Je sens un torrent de larmes brûler mes joues tout en fixant le ciel, le regard
vide. Je sens à peine Peter me soulever avec sa tendresse habituelle et me porter
jusqu’à ma salle de bain où il me dépose gentiment sur le sol.

— Je vais appeler Carla pour qu’elle vienne t’aider à te déshabiller. Un bain te


soulagera, tu verras, murmure-t-il en replaçant une de mes mèches derrière mon
oreille.

Il va pour partir, mais j’agrippe son poignet :

— Non, s’il te plaît ! suppliai-je, prise de panique.

Je ne veux pas qu’il me quitte, j’ai besoin qu’il reste à mes côtés. Il est la
seule présence que je peux supporter dans de telles circonstances.

— D’accord, d’accord, m’apaise mon ami.

Il fait couler l’eau du bain et commence très prudemment à me retirer mon


gilet et ma robe, comme s’il avait peur de me brusquer. Peter ne me brusquerait
jamais, il est bien trop gentil pour ça. Il prend toujours son temps pour me laisser
la possibilité de refuser.

Une fois en sous-vêtements, il m’aide à me lever, à grimper dans la sublime


baignoire de marbre noire et s’assoit sur le rebord. L’eau chaude apaise la
douleur. Je souffle enfin.
— Est-ce que tu veux en parler ? demande-t-il.

Je relève la tête et fixe ses yeux. Il semble si vrai, si sincère et si inquiet. Je


n’ai pas vraiment envie de parler, mais je veux le rassurer et après tout, avec qui
pourrais-je parler si ce n’est mon coach et ami favori. Il saura trouver les mots,
comme toujours.

— Je suis tellement en colère, Peter, murmuré-je, la voix serrée par l’émotion.


Je veux vraiment le tuer. C’est à cause de lui, tu comprends ? C’est lui qui a tué
Ian, trahi mon père et changé ma vie ! m’agité-je, le ton de ma voix augmentant
progressivement.

— Chut, m’apaise Peter en prenant ma main. Je sais tout cela et je comprends.


C’est normal de ressentir ça, mais si tu veux l’attaquer, il faut que tu te prépares
à rentrer en opposition avec Daniel. Il ne porte pas particulièrement son père
dans son cœur, mais en aucun cas il ne t’autorisera à le tuer. Certes, il
comprendra tes raisons, il aurait sans doute fait la même chose dans ton cas,
mais il ne pourra rester là à te regarder faire.

Je lâche soudain sa main.

— Je me fous de ce que veut Daniel, Peter ! Tu entends ?! C’est de ma famille


qu’il s’agit et j’ai maintenant les moyens de le faire souffrir. J’ai une armée au
moins aussi puissante que la sienne ! m’écrié-je en voulant soudain me redresser,
mais en gémissant de douleur à cause des dégâts causés à mon estomac.

— Reste tranquille, Kate, me calme mon ami en appuyant doucement sur mes
épaules, ça risque d’être un peu douloureux pendant quelques jours. Dis-moi
plutôt comment s’est passé ton rendez-vous avec Daniel ?

— Tu es au courant ? demandé-je sans grand intérêt pour le tournant que


prend notre conversation.

— Bien sûr, ricane-t-il, je sais tout. D’ailleurs, tout le monde est au courant.
On vit tous dans la même maison, je te rappelle et les nouvelles vont vite. On la
joue discret parce que Daniel ne voudrait pas qu’on se mêle de sa vie privée. Il
croit qu’on ne voit pas la différence entre la manière dont il nous traite et la
manière dont il te traite, mais il se trompe. Heureusement, ça ne dérange
personne. La plupart sont contents de voir que notre patron montre un peu
d’affection envers une femme, ça n’est jamais arrivé.
Je suis soulagée qu’il ne soit pas en colère. Je note mentalement que si Daniel
n’a jamais eu d’attachement sérieux avec une femme, il est naturel qu’il ne sache
pas comment s’y prendre. Nous ne sommes pas si différents sur ce point-là.

— C’était... intéressant. Je crois que je l’apprécie vraiment. Il est différent,


avoué-je.

Je ne veux pas vraiment m’étendre sur le sujet, ce n’est pas réellement le


moment. J’essaie de changer de sujet en lui parlant de lui. Au moins, ça me
change les idées cinq minutes…

— Et toi ton rendez-vous avec Haley ? fais-je semblant de m’intéresser.

— Tu sais pour mon rendez-vous avec Haley ? s’étonne-t-il.

— Bien sûr. Je te rappelle qu’on vit tous dans la même maison et que les
rumeurs vont vite. Alors, raconte !

Il me sourit.

— C’était bien. Très bien même ! Elle est vraiment géniale comme fille :
gentille, pleine de vie, drôle et créative quand on apprend à la connaître... J’ai
très envie qu’on remette ça, sourit-il, rêveur.

Au moins une personne qui a passé une bonne soirée… Je ne pensais pas que
Haley réussirait à l’envoûter dès le premier rendez-vous. Mais après tout, elle a
réussi à gagner mon amitié dès notre première rencontre, alors ce n’est pas si
surprenant, finalement.

Après notre conversation, je me sens épuisée. Peter m’aide à enfiler mon


pyjama et à me coucher avant de me laisser de nouveau seule, affrontant
l’obscurité et les démons de la nuit.

**

Le lendemain, je n’ai toujours pas de nouvelles de Daniel. Cette fois c’est sûr,
il m’en veut. Tant mieux : moi aussi ! Il n’a pas été foutu de me défendre et
d’être là pour moi. La seule chose qui me remonte le moral est la présence de
mes amis dans la maison qui, les uns après les autres, sont venus me changer les
idées et prendre de mes nouvelles.
Ma mère a appelé également. Elle désire me voir. Après son enlèvement, elle
n’a pas eu de mes nouvelles. J’avais refusé, toujours fâchée contre elle. Je suis
néanmoins rassurée de l’avoir au téléphone et d’apprendre qu’elle n’a rien subi
de grave.

Dans l’après-midi, j’ai rendez-vous avec Adriel et Harry, les hommes de mon
père, dans une de leur maison dans le Queens afin de régler quelques détails
techniques et d’élaborer un plan pour sauver Andrei. Je souhaite aussi
secrètement leur parler de mon projet d’éliminer George Barish.

L’entretien se passe bien, mais ils refusent d’éliminer le père de Daniel. Du


moins, ils jugent qu’il n’est pas notre priorité pour le moment. Ils ont raison.
Nous devons nous concentrer sur mon père avant qu’il ne soit trop tard. Je dois
donc mettre ma rage de côté et attendre le moment venu avant de nous
débarrasser de George. Je n’ai pas vraiment le choix, seule, je ne peux rien
contre lui.

Le soir venu, je vais rejoindre Haley à la villa pour profiter d’elle. En effet,
elle passe sa dernière soirée avec nous, puisque dès demain elle décolle pour
Paris. Elle commence son rêve : travailler dans le monde de la mode. La styliste
Lou Venitie lui a offert un poste en France pour travailler à ses côtés. Elle le
mérite amplement et je suis ravie pour elle, bien qu’un peu triste de la voir partir.

En franchissant la porte de la villa, Haley vient à ma rencontre.

— Ah, Kate, te voilà enfin ! Je t’attendais ! Je voulais passer un moment seule


avec toi avant de rejoindre Carla, Jason et Peter pour fêter mon départ, dit-elle en
m’enlaçant, pleine de joie.

J’en profite pour la serrer dans mes bras et réalise à quel point je suis contente
de l’avoir connue et d’avoir pu l’aider. Elle est vraiment formidable, attachante
et d’une générosité sans faille. Avant que je ne puisse lui répondre, c’est avec
surprise que je vois George et Daniel arriver dans la pièce principale. Qu’est-ce
qu’il fait là ? Il n’a pas compris qu’il n’est plus le bienvenu ici ? Et surtout que
fait-il avec Daniel après ce qu’il s’est passé ? Même si sa présence ici me déplaît
au plus haut point, je ne peux m’empêcher de me sentir satisfaite en constatant
les dégâts occasionnés sur son visage. Ces hématomes sont bien la preuve que
Daniel sait frapper !

Étrangement, son attention à lui n’est pas tournée vers moi. George scrute
Haley, comme s’il essayait de mettre un nom sur un visage. Les sourcils froncés,
il la regarde avancer vers lui avec stupeur. C’est quand je vois le visage de mon
patron se décomposer que je comprends. Et avant même que l’un de nous ne
puisse réagir, George commet l’irréparable.

— Ah je vois que tu as enfin retrouvé ta sœur biologique ! Haley, c’est bien


ça ?

Oh. Mon. Dieu.

Haley n’est pas au courant de ses liens de sang avec Daniel. Elle qui a
toujours rêvé d’une famille, c’est de la pire des façons qu’elle apprend qui elle
est.

— Quoi ? demande-t-elle innocemment en regardant son patron.

— Haley, n’écoutez pas mon père, je vous prie, la dissuade Daniel.

— Je ne comprends pas ? dit cette dernière.

— Il confond avec quelqu’un d’autre, ne vous inquiétez pas. C’est


parfaitement ridicule, relativise-t-il.

Sans succès.

Il est hors de question qu’il lui mente à présent. Il ne peut pas le lui cacher
plus longtemps. Il ne le réalise peut-être pas, mais il vit dans le mensonge et il
l’impose à sa propre sœur. Elle ne devait pas l’apprendre de la sorte, mais je ne
le laisserai pas lui mentir plus longtemps. Haley vaut mieux que ça. De plus, elle
est désormais au courant de la véritable identité de son patron alors pourquoi le
lui cacher plus longtemps ? Par lâcheté, certainement. Je ne le tolère pas.

— Arrête de mentir, Daniel. Elle doit savoir la vérité, m’immiscé-je.

— Qu’est-ce que ça veut dire Kate ?! panique soudain mon amie en se


tournant vers moi.

Elle compte sur moi pour être honnête avec elle et je ne vais pas la décevoir.

— Katerina, ne t’en mêle pas ! souffle-t-il en se pinçant l’arête du nez.


Il ne s’en sortira pas aussi facilement cette fois.

— Tu laisses cette fille te parler ainsi, Daniel ?! gronde George en


m’entendant défier ouvertement son fils et en le tutoyant.

— Ne t’en mêle pas, toi non plus, tu en as bien assez fait. Je te demanderais de
nous laisser à présent, j’ai des problèmes internes à régler, dit-il d’un calme
austère, les dents serrées en me fixant d’une sévérité que je ne connais que trop
bien.

Il se retient d’exploser. George le comprend également et n’insiste pas. Il s’en


va sans demander son reste, nous laissant Daniel et moi nous affronter du regard.

— Les secrets nous détruisent, Daniel, je suis bien placée pour le savoir. Je ne
te laisserai pas infliger ça plus longtemps à ta sœur, expliqué-je pour briser le
silence.

— Kate, explique-moi ! gronde Haley, impatiente.

— Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis désolée de ne pas te l’avoir dit, mais
j’ai voulu respecter son secret. Désormais, tu connais sa véritable identité et que
tu le veuilles ou non, tu es impliquée dans cette mafia. Il n’y a donc plus aucune
raison que tu restes dans l’ignorance. Désolée Daniel... Je vais vous laisser entre
vous à présent.

Sans attendre leur réponse, je me dirige vers mon bureau. Daniel m’interpelle
en partant :

— Nous avons également des choses à régler tous les deux. Je n’oublierai pas
de passer te voir, ne t’inquiète pas.

Effectivement. Et j’attends ce moment avec impatience.


2

Je choisis plus

Kate
L’amour n’est ni raisonnable, ni raisonné.
C’est une évidence, une intuition.
Anne Bernard

Les heures passent. Il doit bien être 4 heures du matin et toujours impossible
de trouver le sommeil. Je m’inquiète profondément pour Haley. Comment a-t-
elle pris la nouvelle ? Est-ce qu’elle m’en veut de le lui avoir caché ? Compte-t-
elle toujours partir malgré cette révélation ? Comment Peter va-t-il réagir en
apprenant qu’elle est la sœur de son patron ? C’en est trop ! Je ne suis pas prête
de m’endormir, alors autant obtenir mes réponses immédiatement.

Discrètement, je me lève pour aller rejoindre la chambre de mon amie. Je vois


de la lumière sous sa porte. Ça m’encourage à toquer.

— Qui que ce soit, repassez plus tard, maugrée mon amie.

— C’est moi, Haley. Je peux rentrer, s’il te plaît ? plaidé-je doucement en


triturant le bas de mon haut de pyjama.

La porte s’ouvre et je vois apparaître dans mon champ de vision des pieds.

— Je suis vraiment désolée, tu sais… J’ai essayé de le convaincre de te le


dire, mais il refusait. Je sais que tout ça doit sûrement te faire un choc, mais tu as
le droit de savoir. Il est tellement secret et compliqué que je ne…

Je ne peux finir ma phrase qu’elle me coupe en me prenant dans ses bras.

— Chut, je ne t’en veux pas, me rassure-t-elle avant de regarder à droite et à


gauche du couloir. Viens, rentre. On pourrait nous entendre.

Elle me tire à l’intérieur et on s’assoit sur le canapé d’angle de sa chambre.


J’ose enfin la regarder. Elle a les yeux gonflés, rougis et les traits fatigués.

— Tu ne m’en veux pas alors ? demandé-je craintivement.

— Non, je comprends que tu ne pouvais rien dire. Et le pire c’est que je


comprends également pourquoi il me l’a caché. Il voulait me protéger, et faire de
moi son assistante était la seule façon d’être présent sans pour autant attirer
l’attention de ses ennemis sur moi.

Elle fait vraiment preuve de beaucoup de recul et d’une grande maturité face à
la situation.

— Mais je ne peux pas m’empêcher de me sentir horriblement triste. C’est


vrai quoi… J’ai vraiment une vie maudite…, reprend-elle.

— Comment ça ?

— Premièrement, mes parents meurent. Deuxièmement, mon frère se fait


adopter tandis que moi, j’enchaîne les foyers pour finalement être balancée dans
la rue. Puis troisièmement, mon frère me retrouve, me sort de la rue, mais il ne
peut m’avouer notre lien de sang, car il est le chef d’une mafia ! D’une MAFIA !
Et pour finir, le jour où je découvre toute la vérité est le moment où je vais enfin
prendre mon envol et réaliser mon rêve.

Haley n’a pas tort. Elle n’a pas eu la vie facile…

— Est-ce que tu comptes toujours partir... ?

— Oui, je crois… Mais je reviendrai vous voir.

— Est-ce que Daniel a accepté son rôle de frère ? Il compte garder contact
avec toi ou est-ce qu’il s’est plutôt fermé ?

— Il était très froid au début. Personne ne voulait parler. Il tournait en rond et


moi j’étais bien trop choquée pour le faire. Il a fini par se servir un verre de
whisky pour se donner du courage puis s’est assis devant la cheminée. Il évitait
de me regarder, comme s’il avait honte de lui. Et puis là, il m’a tout déballé. Il
m’a dit à quel point mon souvenir l’avait hanté pendant son enfance. Il a évoqué
tous les moyens qu’il avait mis en œuvre pour me retrouver et il m’a expliqué ce
qu’il avait ressenti quand il avait su que je vivais dans la rue. Monsieur Bari...
Daniel ne m’a rien caché. Après son discours, j’étais vraiment abasourdie. Je
n’arrivais pas à y croire. Ce n’est pas facile à accepter…, soupire-t-elle, le regard
dans le vide.

Je ne sais pas quoi lui dire. Je suis simplement contente qu’elle apprenne la
vérité même si cela la perturbe.

— Je me suis ensuite assise par terre, à ses côtés, poursuit-elle. Je ne me serais


jamais imaginé ça. C’est incroyable Kate, j’avais mon frère à côté de moi
pendant tout ce temps et je n’ai rien vu !

— Tu ne pouvais pas t’en douter…, affirmé-je.

— Il s’est ensuite excusé de ne m’avoir rien dit auparavant. Il sait que ça n’a
pas dû être facile pour moi.

Elle a un rire sans joie et tourne la tête vers moi.

— C’est fou quand on y pense. Depuis le début, tu trouves que Daniel est trop
gentil envers moi. Tu pensais même que nous avions une relation parce qu’il se
montrait moins froid et plus protecteur avec moi. Ça aurait dû me mettre la puce
à l’oreille... Comment en as-tu eu la confirmation ? demande mon amie.

— J’ai d’abord trouvé une photo dans le portefeuille de Daniel qui le montrait
lui à côté d’un bébé. J’ai ensuite eu des doutes te concernant en voyant son
attitude protectrice envers toi. Surtout lors de notre altercation avec Scott. Il a
rendu son arme pour te protéger, parce qu’il avait vraiment peur de te perdre, me
rappelé-je. Ce n’était pas normal pour un homme de sa trempe. À la suite de ça,
nous nous sommes affrontés au poker. Celui qui perdait devait répondre à la
question de l’autre.

— Et tu as gagné, devine Haley.

Je me contente de hocher la tête.

— Il m’a promis qu’il m’appellerait quand je serai à Paris. Il a aussi dit que
maintenant il ne pouvait plus faire comme si de rien n’était. Tu sais, je crois
vraiment qu’il n’arrive pas à exprimer ce qu’il ressent. C’est un homme plein de
contradiction. D’abord il ne veut pas m’avouer notre lien de parenté, puis
finalement il veut apprendre à me connaître en tant que sœur et garder contact
avec moi.

Moi aussi, je suis choquée ! Daniel lui a annoncé qu’il voulait construire une
vraie relation. Il tient vraiment plus à elle que je ne le pensais s’il a réussi à lui
ouvrir son cœur de la sorte.

— Comment est-ce que tu l’as pris ? l’interrogé-je.

— Bien, sourit doucement la brunette, c’est la seule famille qu’il me reste. Je


suis encore un peu bouleversée par la nouvelle. Je dois dire que je ne m’y
attendais pas et je vais certainement mettre quelque temps à m’y habituer. Mais
j’aurai tout le temps d’encaisser l’idée à Paris. Ça me permettra de réfléchir.

Encore une fois, sa force de caractère me laisse sans voix.

— Tu es tellement forte Haley, je ne sais pas comment tu fais…

— C’est juste que j’ai traversé pire. Dans le fond, il s’agit quand même là
d’une bonne nouvelle…

— Tu m’appelleras s’il y a un problème à Paris, d’accord ? questionné-je, un


peu inquiète de la voir partir seule à l’autre bout du monde.

— Tu seras la première informée ! Tu devrais aller dormir maintenant,


conseille-t-elle.

Elle me raccompagne jusqu’à la porte de sa chambre et on se prend dans les


bras l’une de l’autre une dernière fois.

— Merci, Kate, chuchote-t-elle à mon oreille, merci de m’avoir offert le


boulot de mes rêves et de m’avoir donné un frère en prime.

Émue par ses mots, je me contente d’embrasser sa joue.

— Prends soin de toi surtout, lui dis-je.

À presque 5 heures du matin, je rejoins mon lit, rassurée de voir que mon
amie tient le coup. Je dois avouer que je suis très surprise de la manière dont
Daniel s’est ouvert à sa sœur. C’est évident qu’il tient à elle même s’il ne sait pas
s’y prendre. Sinon pourquoi aurait-il continué de lui cacher qui il était même
après qu’elle ait découvert les activités illégales du groupe ?

C’est plus apaisée et sereine que je m’endors, bien que consciente que,
demain, Daniel m’attendra de pied ferme et se montrera beaucoup moins
accueillant avec moi.

Le lendemain, je me réveille aux alentours de 14 heures et traîne au lit sur


l’ordinateur jusqu’à 18 h 30. Carla et Peter sont passés pour me convaincre de
quitter ma chambre, mais j’ai prétexté vouloir me reposer suite aux lésions
infligées par George sur mes côtes. Bien entendu, Peter s’est inquiété et a
automatiquement pris un rendez-vous avec un médecin pour le jour suivant.

Habillée d’un survêtement et d’un débardeur, je décide de descendre dîner


pour rassurer tout le monde.

En direction de la cuisine, je traîne des pieds et me frotte les yeux pour


éliminer les traces de mon sommeil. Sur mon chemin, je passe devant la salle à
manger sans vraiment y prêter attention lorsqu’un bruit d’éclaircissement de
gorge me fait tourner la tête. En pivotant sur ma droite, je peux voir l’ensemble
des membres de la villa attablés en train de me fixer. Évidemment, en bout de
table et face à moi, le patron me juge du regard.

— On ne vous attendez plus, Katerina ! Déjà que vous êtes en retard, vous
auriez au moins pu faire l’effort de mettre des vêtements dignes de ce nom, me
provoque publiquement Daniel.

Oh merde ! Mais qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Pourquoi toute la


maison est là ? Je n’étais pourtant pas au courant de ce rassemblement. C’est
vrai qu’il nous arrive, de temps à autre, d’être conviés à partager un repas, mais
en général il y a toujours quelqu’un pour nous en avertir.

Bien évidemment, Daniel ne se prive pas de faire remarquer mon absence


devant tout le monde. Que le lynchage public commence alors ! Je vais en
prendre pour mon grade... Comment répliquer tout en restant crédible alors que
je porte un foutu pyjama !

Je mets quelques secondes à me remettre de ma surprise en voyant tous ces


yeux braqués sur moi, mais ma fierté se manifeste rapidement quand il poursuit :

— Même un chien est plus présentable. Vos parents ne vous ont-ils pas appris
à vous apprêter ?

Comment ose-t-il ?! Connard est le seul mot qui me vient à l’esprit. Comment
peut-il me rabaisser de la sorte et en plus de cela évoquer mes parents ? Ça ne va
pas se passer comme ça, je ne vais pas baisser les yeux et m’asseoir gentiment.
Je déglutis péniblement pour encaisser ses mots puis force un sourire sarcastique
sur mes lèvres.

— Pardon patron, ce n’est effectivement pas approprié. C’est sans doute


mieux comme ça…

Sans crier gare, je tire sur mon pantalon qui glisse jusqu’au sol. Je me retrouve
seulement couverte par une culotte devant au moins une quinzaine de personnes.

La première chose que je vois est l’incrédulité dans les yeux de Daniel. Il est
totalement choqué.

Tiens, prends ça !

Toi qui tiens tant au respect, là tu es servi. Jason et Peter bondissent de leur
chaise en grondant en chœur :

— Kate !

Mes deux amis arrivent vers moi et me tirent rapidement hors de la pièce. Ils
marchent d’une part et d’autre de moi tout en maintenant fermement chacun un
de mes bras.

— Eh, lâchez-moi, crié-je en gesticulant, je peux très bien marcher !

Ils m’accompagnent jusqu’à mon bureau et m’assoient sur le canapé avant de


se planter debout devant moi, les bras croisés.

— C’est quoi ton problème, Kate ? marmonne sourdement Peter.

— T’as perdu la tête enfin ! Qu’est-ce qu’il te prend de faire ça ? enchaîne


Jason.
— Tu crois vraiment que tu peux agir de la sorte sans en subir les
conséquences ? poursuit mon coach.

— Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Et te déshabiller devant


une table remplie d’hommes en chaleur, tu réalises ? rajoute Jason.

Ma tête ne cesse de basculer entre le blond et le brun qui continuent de me


sermonner sans me laisser en placer une. C’est un raclement de gorge familier
qui les interrompt et nous fait tous regarder en direction de la porte de mon
bureau.

— Sortez, messieurs, je vous prie, exige posément notre patron, les bras
croisés derrière le dos.

Jason et Peter me lancent un dernier regard interdit avant de prendre la porte


que Daniel leur tient ouverte pour les inciter à partir. Après leur départ, il
referme celle-ci tranquillement.

Ses gestes sont étrangement lents et ses pas vers moi particulièrement
menaçants. Tel un prédateur vers sa proie, sa démarche est féline et son regard
noir me fait immédiatement réaliser ce que je viens de faire. Une fois arrivé à ma
hauteur, il me balance mon bas de pantalon au visage, qu’il a vraisemblablement
récupéré dans la salle à manger. Je compte m’habiller, mais ma colère est
tellement forte que quand il me l’ordonne, je ne peux me résigner à lui faire ce
plaisir.

— Habille-toi. Tout de suite.

Je ne réagis pas et continue de le fixer, provocante, mon insolence à son


paroxysme.

— Katerina, obéis, où je te garantis que ça va très mal se passer, me presse


Daniel, en train de perdre patience.

— Et qu’est-ce que tu vas faire exactement ? demandé-je la mâchoire


contractée. Me fouetter avec ta ceinture, encore une fois ?

— Je pourrais faire bien pire, ne me tente pas, prévient-il tout aussi raide et
contracté que moi.
Ses mots me font trembler d’effroi. Je l’en crois parfaitement capable. Mais je
ne cède pas.

— Bien, alors fais-toi plaisir, défié-je en remettant finalement mon


survêtement.

Il agrippe soudain fermement mes bras et me force à me relever. Mes pieds


touchent à peine le sol et il me secoue avec force avant d’approcher son visage à
quelques centimètres du mien.

— Mais à quoi est-ce que tu joues putain, Kate ? rage-t-il, ses prunelles dans
les miennes.

— Alors c’est Kate maintenant ? ragé-je. Devant les autres c’est Katerina, et
en privé, c’est Kate ? Quoi que tu veuilles, il va falloir l’assumer, je ne compte
pas m’aplatir devant tes hommes pour qu’ils te respectent, c’est clair ? grondé-je
à mon tour.

— Je ne te demande pas ça, mais là tu vas beaucoup trop loin, tu dépasses les
bornes. D’abord hier avec mon père, ensuite avec Haley et maintenant devant
mes hommes !

Je le pousse d’un coup pour qu’il me lâche et l’écarte de moi.

— Avec ton père ?! C’est moi qui suis en tort avec ton père ? Bon sang,
Daniel, je me fais tabasser devant toi et tu t’en vas sans même t’assurer que je
vais bien. Et le lendemain je te vois sortir de ton bureau avec ce même homme.
C’est normal ça ? crié-je, verte de rage en me rappelant son comportement
lamentable.

— Si tu ne l’avais pas attaqué en premier, ça ne se serait jamais arrivé !


réplique-t-il tout aussi véhément.

— Il a tué mon frère ! Il est la cause de tous mes problèmes. Aurais-tu réagi
différemment si ça avait été ton cas, Daniel ? demandé-je en pointant un doigt
vers lui.

Il se tait un instant, ce qui confirme ce que je pense.

— C’est bien ce que je me disais, annoncé-je plus doucement avant de me


retourner vers un pan de mur, dos à lui.

— Ce n’est certainement pas une raison valable pour prendre mon arme sans
prévenir et t’en prendre à lui. Il aurait pu te tuer, tu t’en rends compte ?

— Ah oui, ricané-je sans le regarder, et tu t’en soucies parce que tu tiens


tellement à moi, c’est ça ? Quelle ironie après la manière dont tu t’es si bien
occupé de moi après ça.

— Ça suffit maintenant, Kate. S’il n’y avait que ça ! Il a fallu que tu répliques
avec Haley aussi. Tu ne pouvais pas attendre que mon père parte ou d’en
discuter avec moi. Et maintenant, tu me défies ouvertement devant mes
employés. Pour qui te prends-tu, bon sang ?! s’écrie-t-il cette fois-ci.

Je sens qu’il avance vers moi tout en parlant.

— Que tu le croies ou non, oui, je tiens à toi et je n’ai aucune envie de te


réprimander, mais là tu dépasses clairement les bornes ! S’ils pensent que ce que
tu as fait est sans conséquence, ils croiront qu’ils peuvent faire de même
impunément, poursuit-il jusqu’à arriver à mon niveau.

Sans que je ne le voie venir, il me pousse contre le mur et m’immobilise en


agrippant mes cheveux.

— Ah, grogné-je quand ma joue râpe contre le mur. Et tu voulais que je fasse
quoi ? Que j’accepte que tu continues à mentir à mon amie. Ok, c’est vrai,
j’aurais pu t’en parler…

— Bien, je vois qu’on est d’accord, me coupe-t-il.

— Je n’ai pas fini ! crié-je, à bout de nerfs, et en essayant de me défaire de


cette position inconfortable.

J’ai beau gesticuler, mais plus je bouge, plus il écrase son corps contre le
mien. Ça me pousse encore plus dans mes retranchements. Je ne veux pas qu’il
me touche.

— Pour ce qui est de tout à l’heure, tu m’as volontairement humilié et rabaissé


en me comparant à un chien et en plus de ça, tu as été assez vicieux pour utiliser
mes parents. Tu savais très bien que j’allais m’énerver, tu ne me pensais
simplement pas capable de te défier. Et je suis bien contente d’avoir réussi à te
prouver le contraire, expliqué-je déchaînée. Maintenant, lâche-moi !

Il me relâche et me permet de me retourner, mais ne recule pas. Sa proximité


me fait remarquer à quel point il est plus grand que moi. Je dois presque me
dévisser le cou pour le regarder. Nous sommes tous les deux à bout de souffle et
son odeur emplit mes sens. Éreinté, je remarque que son regard a perdu de sa
noirceur.

— Tu as raison, je n’aurais pas dû te parler comme ça en premier lieu…


reconnaît-il à son tour. J’étais juste énervé par la façon dont tu avais agi avec
Haley et avec mon père.

Il laisse s’installer le silence, seulement dérangé par nos respirations


haletantes. La nervosité et la colère retombent. Quelques minutes de calme
passent avant qu’il reprenne doucement :

— D’ailleurs, je suis désolé pour ce qu’il t’a fait, admet-il en baissant les yeux
et en posant délicatement sa main sur mon ventre comme s’il voulait effacer
l’hématome sous mon débardeur.

J’en frissonne.

— Tu dois faire un choix, Daniel. Soit je suis ton employée, soit je suis plus.
Si je suis simplement un agent pour toi, alors je me soumettrai, comme tout le
monde ici. Si je suis plus, alors j’agirai comme tel. Tu ne m’empêcheras pas
d’être qui je suis et de donner mon avis, décrété-je doucement, me décontractant
progressivement sous son toucher.

— Est-ce que ça veut dire que tu es prête à être plus ? m’interroge-t-il en


retour, se rapprochant un peu plus.

Son front est désormais presque collé au mien. Je hoche la tête en signe
d’assentiment, grisée par sa proximité.

— Tu as raison. Je dois faire un choix, chuchote-t-il en faisant glisser sa main


de mon ventre jusqu’à ma hanche.

— Que choisis-tu ? bredouillé-je d’une voix rauque.


— Plus, Kate. Je choisis plus, murmure Daniel avant de saisir mon cou avec
son autre main et de finalement franchir les quelques centimètres qui séparaient
ses lèvres des miennes.

Comme hypnotisée par ses mots et ses gestes, je l’observe incliner la tête et
effleurer délicatement mes lèvres. Je ne peux lui résister plus longtemps et fonds
comme neige au soleil dans ses bras. À l’instant où sa bouche se pose sur la
mienne, un feu brûlant saisit le creux de mon ventre et se propage dans toutes les
fibres de mon corps. Un désir ardent me consume. Je me laisse surprendre par la
douceur de ses lèvres qui, sensuellement, capturent les miennes.

Son odeur, sa tendresse, sa proximité me donnent le tournis et je me laisse


aller sciemment à ce baiser en passant mes bras autour de son cou. En retour, il
enlace mon dos et me serre contre lui avec ferveur. Mes paupières se ferment
face à tant d’émotions. Je sens sa langue se frayer un chemin jusqu’à la mienne
qu’elle caresse avec une certaine vénération. Un soupir tremblant s’échappe
alors de mes lèvres. Je ne veux plus bouger, je ne veux plus le lâcher. Je veux
que ce moment ne s’arrête jamais.

Malheureusement, j’y suis forcée, pour pouvoir respirer. D’une lenteur fébrile,
nous détachons nos lèvres l’un de l’autre et Daniel appuie son front contre le
mien tandis que nos paupières s’ouvrent et se rencontrent. Le vert de ses yeux
est encore plus captivant de près.

— Magnifique, souffle-t-il comme s’il le disait pour lui-même

Il me caresse la joue et me couve du regard.

— Daniel, murmuré-je encore chancelante, toute tension à présent évanouie.

C’est le seul mot que ma bouche semble être en mesure d’articuler.

Je le veux. Je ne peux plus le nier, je le veux tout entier. Je l’aime tellement


quand il est comme ça. C’est lui, le vrai Daniel, l’homme derrière le masque.
Sans ambiguïté ou prise de tête. C’est certainement le moment le plus
authentique que j’ai jamais vécu.

Soudain, il passe un bras derrière mes genoux, l’autre derrière mon dos et me
soulève contre lui. Il sort de mon bureau et prend l’escalier. Je pensais qu’il allait
me déposer dans ma chambre, mais au lieu de ça, il continue jusqu’au dernier
étage et ouvre la porte de la sienne. Il me pose ensuite au sol, face à sa baie
vitrée où l’on peut observer l’étendue de New York. Daniel enroule ses bras
autour de ma taille et niche sa tête dans le creux de mon cou qu’il parsème de
baisers avec une tendresse que je ne lui connaissais pas.

— Reste avec moi ce soir, s’il te plaît ? plaide-t-il.

Je me retourne vers lui et fixe ses yeux envoûtants. Il a l’air si serein pour une
fois, et parfaitement à l’aise. Rien à voir avec le Daniel Barish froid et placide
que tout le monde connaît.

— D’accord, accepté-je.

On profite encore quelques minutes de la vue avant d’aller nous emmitoufler


dans la chaleur des draps. Daniel n’hésite pas une seconde avant de m’attirer à
lui. Mon visage dans le creux de son cou, j’en profite pour y déposer quelques
baisers timides. Cela semble lui plaire parce que très vite, ses mains reprennent
leurs caresses sur mon dos et mes hanches.

Je remonte progressivement mes baisers le long de sa mâchoire avant de


rejoindre ses lèvres. Pour m’approcher davantage, il tire sur mes hanches et me
positionne sur lui. Je peux désormais enlacer son cou et lui, glisser ses mains
sous mon haut pour caresser ma peau. Son toucher embrase mes sens. Je
découvre une sensation nouvelle. Jamais je n’avais ressenti une telle passion, j’ai
envie de la laisser me consumer.

Moi aussi, je veux le toucher. Sans plus y réfléchir, je soulève son tee-shirt et
découvre son torse, ses épaules, son ventre ferme… Mais je suis gênée dans mes
mouvements, et lui aussi à l’évidence puisqu’il décide de me débarrasser de mon
haut et du sien. On se retrouve alors peau contre peau. Vraiment, cette fois.

Son regard s’attarde sur mon corps, il descend de mes lèvres à ma gorge, puis
jusqu’à ma poitrine. Ses yeux se voilent d’une nuance plus sombre, plus
sauvage. Ses émotions semblent prendre le dessus et il me fait me mettre sur le
dos pour se retrouver au-dessus de moi.

— Tu ne sembles pas si dérangé de me voir dévêtue, ne puis-je m’empêcher


de relever taquine.

— Pas quand c’est moi qui le fais. Tu es trop belle pour que je laisse les autres
en profiter, ricane-t-il en embrassant ma gorge.

Et Dieu sait que j’ai envie qu’il continue à en profiter.

Ses lèvres atteignent le haut de ma poitrine et je frémis à la fois


d’appréhension et d’envie. Je regarde sa bouche me découvrir. Elle m’hypnotise.
C’est d’une sensualité…

Il s’interrompt un instant et me scrute, comme pour me demander la


permission. Comme je ne réagis pas, il demande :

— Tu ne m’arrêtes pas ?

— J’en ai pas envie…

Je laisse ma phrase en suspens, le temps de trouver les mots justes.

— Mais... ? insiste Daniel.

— Il va falloir être raisonnable.

Même si ma raison me crie d’arrêter, mon cœur meurt d’envie de continuer,


ai-je envie de lui avouer.

— On devrait prendre notre temps, confirme-t-il. Rien ne presse.

Il a raison, mais ces instants sont tellement rares. À chaque fois que je le sens
détendu et naturel avec moi, j’ai peur que ce soit la dernière fois.

Nous soupirons tous les deux pour reprendre le dessus sur nos émotions. Il
m’embrasse légèrement et appuie son front contre le mien histoire de prolonger
un peu plus ce moment.

Plus tard dans la soirée, on se met alors à parler de tout et de rien. De choses
stupides et banales. Il aborde vaguement le sujet de Haley et celui de son père. Il
me fait quelques blagues douteuses et, finalement, il se perd dans ses réflexions
avant de rejoindre les bras de Morphée. Moi ? Je reste là, à le fixer. Le sommeil
n’est pas près de m’emporter. Cela fait à peine quelques heures qu’il m’a quittée.
Je préfère le regarder de toute façon, croire que tant que je ne m’endors pas, ce
moment durera toujours.
Au bout d’une demi-heure à tourner en rond, je décide qu’essayer de dormir
est une perte de temps. Avec regret, je quitte les bras chauds de Daniel pour aller
travailler.

Arrivée à destination, je franchis la porte de mon bureau et allume la lumière


avant de me retourner.

Je sursaute et recule brusquement vers la porte pour m’enfuir quand je


constate qu’un homme inconnu y est assis.

— Attends, ne pars pas, me rassure l’homme aux cheveux et aux yeux


chocolat.

Il lève les mains en l’air pour me prouver sa bonne foi :

— Je ne te veux pas de mal.

Comme il ne bouge pas et ne semble pas armé, je décide de l’écouter en


restant quand même à proximité de la porte.

— Qui êtes-vous ? lancé-je sur le qui-vive.

— C’est moi, Kate, sourit-il comme s’il ne pouvait pas y croire.

— Dites-moi qui vous êtes ou je crie et je vous jure que vous ne ressortirez
pas d’ici vivant, menacé-je une main sur la porte en commençant à penser qu’il
était fou.

— Attends, s’il te plaît ! C’est juste que je suis content de te voir. Je ne


pensais plus que ce jour arriverait.

— Je vais le répéter encore une fois, articulé-je doucement pour qu’il


comprenne chaque mot. Qui. Êtes. Vous ?

— Je suis Ian… ton grand frère.


3

Ian
Toi le frère que je n’ai jamais eu,
Sais-tu si tu avais vécu
Ce que nous aurions fait ensemble.
Maxime Le Forestier

New York, 20 ans auparavant

Bip… Bip… Bip… Bip…

— Allô

— Allô ? Maria, c’est vous ?! panique la personne à l’autre bout du fil

— Oui, qui est-ce ? C’est vous, madame Barish ?

— Oh mon Dieu, il est arrivé quelque chose de terrible, chuchota Éléonore


Barish en réfrénant ses sanglots.

— Calmez-vous, madame Barish. Je vous écoute, que s’est-il passé ? apaise


son interlocutrice.

— C’est Ian, Maria ! Il va mourir. Mon mari a voulu le tuer. Il faut que vous
m’aidiez, débite-t-elle ahurie. George a ordonné à ses hommes de mutiler le
corps et de le déposer dans le coffre d’une voiture devant chez les Maslow. Je
l’ai entendu Maria, je vous en prie !

— Madre mia {2} ! Ian est mort, s’agita à son tour la gouvernante.

— Il a pris une balle dans la poitrine, mais je crois avoir senti son pouls, ce
n’est peut-être pas trop tard ! Aidez-moi, Ian va mourir si on ne fait rien !

— Ne bougez pas, j’appelle immédiatement monsieur Maslow, rassure Maria


qui commençait déjà à se diriger vers le bureau de son patron.

— Non ne faites pas ça, il nous tuera ! s’emporte Éléonore. Si Andrei


l’apprend, il nous tuera tous : Daniel, moi, tout le monde ! Il ne faut rien leur
dire !

— Alors qu’est-ce qu’on fait, madame ? Pourquoi n’amenez-vous pas le petit


à l’hôpital ?

— Si mon époux l’apprend, je suis une femme morte. Je ne peux agir à son
encontre, et puis ses hommes le préviendront immédiatement, crie presque
Éléonore.

— Dios mio{3} ! Il faut trouver un autre corps pour berner ses hommes alors !

**

Kate
Après son récit, le prétendu Ian s’avance vers moi qui me tiens toujours
debout près de la porte. Une fois devant moi, il reprend :

— Comme tu l’auras compris, c’est Éléonore Barish qui a trouvé mon corps
au bord de la mort.

— Comment madame Barish et Maria ont-elles fait ? questionné-je, un peu


sceptique.

— Maria avait un frère qui bossait pour George. En général, il se tapait le sale
travail : il nettoyait les traces et cachait les corps. Il lui a donc été facile de
remplacer le mien par un autre qui était tellement mutilé que personne n’aurait
pu reconnaître son identité. Les membres du clan Barish n’y virent que du feu
puisque c’était une mission qui avait été confiée au frère de Maria et que
personne d’autre n’avait eu l’occasion de voir. Pour le coup, nous avons eu
beaucoup de chance que ce dernier ait accepté de le faire. Seuls mes vêtements
et la couleur de mes cheveux pouvaient faire penser à moi. Éléonore et Maria se
sont empressées de me faire transférer dans un hôpital spécialisé pour me sauver.
J’y suis resté dix mois. Éléonore a payé pour tous mes frais médicaux, elle a pris
énormément de risques pour moi, soupire-t-il, reconnaissant.
— Ça ne peut être vrai…, murmuré-je, abasourdie, en réalisant que j’avais
peut-être mon grand frère sous les yeux.

C’était un peu gros, trop gros même. Comment mon frère mort peut-il être
comme par magie sous mes yeux aujourd’hui, bien vivant ?

Mais d’un autre côté, son histoire tient tellement la route. Il connaît beaucoup
de détails sur ma vie, de la relation entre les deux clans à l’existence de notre
gouvernante, Maria…

— Maria venait me rendre visite de temps en temps. Elle me parlait de toi, tu


sais ? Tu n’étais qu’un minuscule petit bébé dans le ventre de maman, mais
j’avais déjà hâte de te rencontrer, sourit-il, nostalgique et le regard lointain.

— Que s’est-il passé après ça ? demandé-je sans laisser transparaître mon


trouble.

— Je suis allé rejoindre la famille de Maria au Mexique. J’ai grandi au côté de


ses filles et ses frères.

Je rive mes yeux aux siens et le regarde, vraiment. Il est assez grand, une
carrure assez imposante. Des yeux et une chevelure marron foncé. Exactement
comme les miens. Sa peau est claire, laiteuse, un peu comme la mienne. Ce n’est
pas possible… Ce ne peut pas être lui. Et je crains pourtant de commencer à le
croire... Bouleversée par notre ressemblance et son histoire, mes yeux
s’accrochent aux siens, de manière tout aussi intense et fébrile que son regard.

Instinctivement je pose ma main sur sa joue sans le lâcher du regard.

— Mon frère ? murmuré-je, incertaine, comme si j’essayais de le reconnaître.

Un sourire étire ses lèvres et il s’empare de ma main.

— Je suis tellement heureux de te voir, Kate. Tu es encore plus jolie que sur
les photos que Maria m’envoyait avant de venir me rejoindre quelques années
plus tard. Elle n’avait jamais un mot méchant à ton encontre. Elle te décrivait
comme un ange.

Son visage prend soudain une mine plus triste


— Un ange qui en a bavé à cause des secrets de sa famille, un ange qui aurait
dû être protégé.

— Pourquoi es-tu là aujourd’hui ? demandé-je, la voix serrée par l’émotion.

— Pour te protéger justement. Je viens te sortir de ce foutoir dans lequel tu es.


Je viens t’offrir d’autres options si tu veux envisager ta vie différemment que ce
que tu as ici. Mais je suis surtout là pour remettre de l’ordre dans tout ça : je
veux t’aider à sauver notre père.

Ça fait beaucoup en une soirée. J’ai encore du mal à accepter que mon frère ne
soit pas mort et voilà qu’il m’annonce que nous allons sauver notre père.

— Mais pourquoi ne t’être jamais manifesté avant ?

— George croyait qu’il avait obtenu vengeance. S’il savait que j’étais en vie,
il s’en serait pris à la famille différemment : soit en te tuant ou en tuant maman.
Pour le bien de tous, il fallait que je reste mort, explique-t-il.

— Mais dans ce cas, pourquoi réapparaître maintenant, si George l’apprend, il


se vengera aussi aujourd’hui, demandé-je, dubitative.

— Oui, peut-être. Mais premièrement, tu as besoin de moi aujourd’hui, et


deuxièmement on a une arme puissante de notre côté désormais.

— Ah bon ? Et qu’est-ce que c’est ? m’étonné-je.

Je ne le suis plus. Il sourit.

— Où étais-tu cette nuit avant de rentrer dans ton bureau ? Je suis allée dans ta
chambre en croyant te trouver dans ton lit, mais tu n’y étais pas…

Je me mets à rougir sans savoir quoi répondre. Je ne peux pas lui avouer que
j’étais dans celui de Daniel. Où voulait-il en venir de toute façon ? Ce n’était pas
vraiment important. En constatant ma gêne, son sourire s’élargit.

— Daniel. La voilà notre arme. Je sais qu’il te protégera quoiqu’il en coûte.

— Mais comment sais-tu tout ça ? Tu viens juste de revenir et tu sais déjà que
Daniel serait soi-disant prêt à me protéger ?! douté-je.
Ainsi donc il sait pour Daniel et moi. Encore une fois, c’est trop gros. J’ai du
mal à croire tout ça sans remettre en question sa parole, bien que je dois avouer
que son histoire est bien ficelée. De plus, en le regardant de près, je peux voir
notre ressemblance. Et au fond de moi, je peux sentir qu’il ne ment pas. Il est
sincère.

Soudain des bruits de pas se font entendre et une voix s’élève avant que la
porte du bureau ne s’ouvre.

— Kate, tu es là ? Je te cherche partout, pourquoi n’es-tu pas restée couchée ?

Daniel rentre dans la pièce et se fige en apercevant Ian à quelques centimètres


de moi. En une fraction de seconde, il dégaine son arme et la braque sur
l’inconnu.

— Éloignez-vous d’elle immédiatement ! Qui êtes-vous ? s’exclame mon


patron en s’avançant doucement.

— Wow ! On se calme. Je ne lui veux aucun mal, rassure Ian en levant les
mains en l’air en signe de bonne foi, sans toutefois reculer.

— Je ne me répéterai pas : qui êtes-vous et que faites-vous chez moi en plein


milieu de la nuit ? s’agite mon patron, le corps raidi et le regard mauvais.

— Moi aussi, je suis ravi de te revoir Daniel, mais je m’attendais tout de


même à un accueil plus chaleureux, déclare gentiment et tout sourire mon
supposé frère, inébranlable.

— Lâche ton arme, Daniel. Je ne crois pas qu’il nous fera quoi que ce soit,
éclairé-je.

— Comment ça « de me revoir ». Quoi ? Mais qu’est-ce que tu me dis, il...


balbutie Daniel en me dévisageant, confus.

— Daniel, regarde-le ! le coupé-je brusquement en élevant la voix.

Mon patron souffle puis braque son attention sur l’inconnu pour le fixer avec
minutie. Au bout de quelques secondes, sa bouche s’ouvre légèrement et c’est
déstabilisé qu’il inspire de stupeur. Les muscles de son visage se relâchent alors,
avant qu’il n’abaisse doucement son arme.
— Ian ? lance-t-il, abasourdi.

— En chair et en os, sourit le nouveau venu en haussant les épaules.

— C’est impossible, rétorque Daniel en secouant la tête.

Cette fois, c’est officiel. Si Daniel le reconnaît, alors c’est bien mon frère.
Mon grand frère…

— Je crois bien que si, répondis-je, il m’a raconté son histoire.

C’est ainsi que nous nous retrouvons tous les trois sur les canapés de mon
bureau à écouter toute l’histoire de Ian, encore une fois.

— Tu n’as qu’à appeler ta mère si tu as encore des doutes, affirme Ian après
lui avoir conté son histoire.

— Je le ferai par mesure de précaution, garantit Daniel, quelque peu pensif.

Le pauvre est aussi choqué que moi.

— Maintenant, si tu nous disais comment tu es entré ici et comment tu savais


où me trouver ? l’interrogé-je.

Ian sort alors son téléphone, sélectionne un contact et met l’appareil à son
oreille. Au bout de quelques secondes, son interlocuteur répond et mon frère
lâche tout simplement :

— Tu peux venir maintenant.

Daniel et moi le fixons, interdits. Le silence est rapidement interrompu par


l’ouverture de la porte du bureau qui laisse entrapercevoir la jolie blonde de la
maison.

— Carla ? m’écrié-je, surprise.

— Désolée, je vous ai fait quelques petites cachotteries... Mais j’avais de


bonnes intentions, explique cette dernière en venant prendre place au côté de Ian
sur le canapé.

Daniel semble aussi abasourdi que moi. Carla le connaît, elle ne perd pas de
temps et s’explique :

— J’ai connu Ian quand je bossais chez les Russel. Il avait tenté de
m’approcher à de nombreuses reprises, mais je fuyais généralement les hommes
au risque que César me le fasse payer. Puis, un jour, après une énième dispute,
Ian m’a trouvé blessée et inconsciente. Il s’est occupé de moi jusqu’à mon réveil
et c’est là qu’il m’a tout raconté. Il savait que je ne dirais rien si ses actions
pouvaient mettre fin au cauchemar que je vivais. Il m’a donc aidée à m’enfuir,
pour que César et la mafia ne puissent plus me nuire. Je ne savais pas qu’il
s’agissait de ton frère à ce moment-là... Ce n’est qu’après que j’ai fait le lien,
quand Andrei l’a évoqué dans l’enregistrement qu’il m’a demandé de t’envoyer.
Suite à cette découverte, j’en ai discuté avec Ian et il m’a avoué son secret.
Depuis, nous n’avons cessé de nous contacter pour que je puisse l’informer de ce
qu’il se passait ici

— Attendez ! s’exclame Daniel. Qu’est-ce que Ian foutait chez les Russel ? Si
tu me dis que tu travailles pour eux, je jure que… s’emballe-t-il.

— Non, je ne travaille pas pour eux, l’interrompt mon frère. Enfin si,
seulement officiellement…

— Et officieusement, que fais-tu ? rétorque le chef des Barish, pressé de


connaître la réponse.

— Je suis flic, lâche Ian, inébranlable.

Mon patron se laisse tomber contre le dossier du canapé et se pince l’arête du


nez d’une main.

— C’est encore pire... Un flic infiltré, alors ? déduit ce dernier.

— Infiltré depuis maintenant quatre ans. Carla était une femme battue et elle
était la personne idéale pour m’aider à trouver une faille dans l’organisation et
mettre en lumière tous leurs crimes. Elle rêvait plus que tout de pouvoir la
détruire pour retrouver sa liberté. Démanteler les Russel. C’était mon premier
but. Jusqu’à ce que je croise un visage familier être traîné au cachot.

— Andrei ? devine Daniel.

Mon frère hoche la tête, le visage inquiet.


— Il est d’ailleurs dans un état lamentable…, soupire-t-il en me regardant.

Puis Ian rive ses yeux sur Daniel.

— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas là pour détruire ton clan. Tout cela est
devenu une affaire bien trop personnelle pour moi. Je veux juste mettre fin au
règne des Russel pour sauver mon père, mais je ne toucherai pas au tien. Je ne
m’en mêlerai pas. Tu as sauvé ma sœur et pour cela je t’en serai éternellement
reconnaissant. Même des années après, tu m’as été d’une certaine façon fidèle en
t’occupant d’elle, annonce-t-il en hochant légèrement la tête en guise de merci
solennel.

Je vois, du coin de mon œil, Daniel lui rendre son geste.

— Tu as vu Andrei ? bégayé-je. Comment va-t-il ? Que fait-il ?

— Je ne l’ai croisé que deux fois. Il est enfermé dans les sous-sols. Il se fait
tabasser et torturer régulièrement. Mais les Russel veulent mettre la main sur
l’héritière avant de l’achever pour exterminer le clan Maslow. C’est comme ça
que j’ai su où tu étais.

C’est trop pour moi. Je ne supporte pas d’entendre ça. Je déteste toutes ces
histoires de mafia, sans respect pour la vie et la dignité humaine. Comment
peuvent-ils agir de la sorte… ?

Je sens Daniel se rapprocher imperceptiblement de moi et glisser sa main sur


ma hanche pour me rapprocher un peu de lui, comme s’il voulait me protéger.

— Officieusement, je suis là pour vous aider à sauver Andrei et détruire les


Russel. Officiellement, Karl Russel m’a envoyé ici pour récupérer l’héritière.
Pour lui, je suis juste Ian Gomez, un homme de confiance sur qui il peut compter
pour affronter le clan Barish et revenir avec l’héritière.

— Alors, il faut y aller sans plus tarder. Comme ça, une fois là-bas, on libère
papa et on s’enfuit, les pressé-je.

— Non, objecte Daniel, toi, tu ne bouges pas.

— Comment ça, non ? On a une chance de le sauver et c’est peut-être la seule


que l’on aura, insisté-je, car cela me paraît évident.
— J’ai dit non, Kate. Arrête d’insister maintenant.

— Daniel, sifflé-je entre mes dents, ne me parle pas comme ça.

— Comme quoi ? demande-t-il en se tournant un peu plus vers moi.

— Comme si j’étais à tes ordres. Je prends mes propres décisions, lui rappelé-
je.

— Il est hors de question que tu partes là-bas sans plan. Crois-tu que vous
allez exterminer un siège de mafieux à deux ?

— C’est mon père. On n’a pas d’autre choix, je ne laisserai pas passer cette
chance !

— Arrête ces stupidités, Kate, rétorque-t-il, la voix lasse.

— Non, toi, arrête de me donner des ordres ! argumenté-je en sentant monter


ma colère.

— Katerina, ça suffit ! avertit le chef avec une fermeté qui ne laissait pas
place à la discussion.

— Oui ça suffit ! Si je veux partir, tu ne m’en empêcheras pas !

Nous nous fusillons du regard, prêts à sauter à la gorge l’un de l’autre.

— Hmm hmm…

Le raclement de gorge forcé de Ian nous oblige à tourner la tête vers lui et
Carla. Je m’empourpre un peu en me rappelant que nous avons des spectateurs.

— On n’est pas obligés de décider quoi que ce soit pour le moment. Il est tard.
On devrait plutôt aller dormir pour y réfléchir à tête reposée demain, propose
Ian. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que je n’enverrai pas ma petite sœur là-bas
sans plan, alors rassure-toi Daniel. Je vais à un hôtel pas loin d’ici, je reviendrai
demain.

Il se lève et avance vers nous pour tendre la main à Daniel qui la serre
doucement en opinant de la tête. Mon frère s’approche ensuite de moi et dépose
affectueusement un baiser sur mon front avant de me murmurer :

— À très vite, sœurette. Je suis content de t’avoir enfin retrouvée.

Je le salue dans le vague puis nous sortons tous de mon bureau. Carla
s’occupe de le raccompagner tandis que Daniel et moi grimpons les escaliers
pour rejoindre nos chambres, encore sous le choc de ces révélations. Je suis en
train de me diriger vers ma chambre quand il me rattrape par le bras et me tire
vers lui

— Tu viens avec moi, toi, révèle-t-il aimablement, plus calme à présent.

Je le suis jusqu’à sa chambre où nous nous réinstallons dans son lit. Il m’attire
à lui de sorte que ma tête vienne se poser sur son torse et qu’il puisse enlacer
mon dos de son bras.

— Sacrée soirée, marmonné-je à moi-même.

— Comment est-ce que tu vis tout ça ? s’enquiert-il prudemment. Tu es


contente ?

— Je crois, oui... J’ai du mal à réaliser. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir à


tout ça.

— Comment ça « tout ça » ?

— Eh bien, oui. Réfléchir au retour de mon frère, et à toi aussi…

— Quoi à propos de moi ? répond-il en se tournant sur le côté pour me faire


face, un sourire malicieux accroché aux lèvres cette fois.

— Eh bien, bredouillé-je, gênée, je n’ai pas eu le temps de m’interroger sur ce


qui s’est passé, tu sais…

Je me sens rougir, et, bien sûr, il l’a fait exprès. Il approche soudain son visage
du mien et dépose délicatement sa bouche sur la mienne pour un léger baiser
avant de souffler :

— C’est à propos de ça que tu dois réfléchir, ma belle ?


Je lève les yeux au ciel, embarrassée par ce geste si anodin. Il se croit malin
parce qu’il arrive à me gêner et à me prendre au dépourvu. Il réitère son baiser,
mais de façon plus langoureuse cette fois-ci. Après, il tire légèrement sur ma
lèvre inférieure avec ses dents puis m’embrasse de plus belle. Le baiser devient
ensuite plus profond. Je sens sa langue intrusive dans ma bouche qui vient
taquiner la mienne. Il me demande insidieusement la permission. Stupéfaite et
enivrée, je me laisse guider par mes hormones et je réponds à sa folle invitation.
Nous nous embrassons alors longuement jusqu’à en avoir le souffle coupé.

— Je ne veux pas prendre le risque que tu disparaisses, murmure-t-il en


collant son corps au mien et en caressant doucement ma nuque.

Je réalise alors qu’il fait référence à notre pseudo accrochage de tout à l’heure.
J’acquiesce simplement de la tête pour lui signifier ma compréhension, encore
secouée par cette douceur toujours surréaliste pour moi et l’étreinte passionnée
que nous venons de partager.

**

Le lendemain matin, une main vient caresser tendrement ma chevelure. Ce


doux contact me fait sortir peu à peu de mon sommeil. Je bats des paupières pour
m’accoutumer à la luminosité de la pièce puis j’aperçois un Daniel souriant, vêtu
de son costume et assis au bord du lit en train d’effleurer mes cheveux avec
affection.

— Bien dormi ?

— Hum, hum, acquiescé-je, encore dans les vapes.

— Il est presque 11 heures. Je suis désolé de te réveiller, mais Peter veut te


voir et je ne cesse de trouver des excuses pour l’empêcher de venir dans ta
chambre pour te réveiller.

— Je ne veux pas qu’il sache que j’ai dormi avec toi. Il pourrait croire que...
enfin même si ce ne sont pas ses affaires, il penserait tout de suite qu’on a…,
m’embrouillé-je en me redressant doucement contre la tête du lit en émergeant.

— Oui, oui, je sais, ricane-t-il, c’est pour ça que j’ai préféré le dissuader
subtilement de venir te réveiller, mais il est intenable…
— Est-ce qu’on doit se comporter comme un employeur et une employée
devant les autres ? questionné-je, incertaine.

— Je suppose que non. Tu peux toujours me tutoyer et me parler. En


revanche, je ne peux pas me permettre de te traiter comme...

Cette fois, c’est lui qui ne trouvait pas ses mots pour parler de notre relation.

— Comme une personne qui est plus qu’un simple membre du clan, l’aidé-je
en ironisant narquoisement à mon tour.

Il rit avec moi.

— On est ridicules, me moqué-je en secouant la tête.

— On a un sérieux problème pour reconnaître les choses et mettre des mots


dessus, plaisante-t-il en replaçant une mèche de mes cheveux derrière mon
oreille.

Il ne saura jamais à quel point ce simple geste me trouble... C’est spontané,


naturel. Nous constatons notre gêne mutuelle quand il s’agit de qualifier notre
relation et nous en rigolons. Les choses semblent faciles. Presque trop.

— En gros, tu ne peux pas me contredire ou faire valoir ton point de vue


comme tu as pris l’habitude de le faire dans l’intimité, devant tout le monde. Pas
sans en subir les conséquences en tout cas, reprend-il avec plus de sérieux. Tu
auras tout le loisir de m’en parler plus tard, en tête-à-tête.

— J’ai compris, pas de manque de respect. Est-ce que ça signifie qu’il y aura
d’autres tête-à-tête ? demandé-je en l’espérant sincèrement.

— J’espère en tout cas. Si tu le veux également ?

Je hoche la tête, enthousiaste. Je ne peux plus longtemps cacher mon envie


d’être près de lui. Ni à lui ni à moi-même.

— Plus, me murmure-t-il en se relevant du lit et me tendant la main pour que


j’en sorte aussi.

Je la saisis et il m’attire à lui avec une certaine ferveur.


— Plus, réponds-je à mon tour en le fixant.

Nous nous dévisageons à présent. Ces beaux yeux verts pétillent d’une lueur
intense troublante et les traits de son visage ne m’ont jamais paru aussi
séduisants qu’en cet instant. J’ai envie de… de l’embrasser follement. Le puis-
je ? Est-ce que ce n’est pas trop tôt pour recommencer ? Enfin bon ! Ce n’est pas
comme si j’avais dormi dans ses bras, dans son lit et qu’il avait dit « plus », et
que j’avais dit « plus » moi aussi, que…

— Je ne veux pas te brusquer, Kate, mais sache que là, je me retiens – il


marque une pause – tout de suite – puis une deuxième – de savourer tes lèvres de
nouveau…, me confie Daniel, me sortant de ma torpeur.

Son regard est désormais orienté sur ma bouche et ses yeux se sont assombris.
Ses paroles font accélérer ma respiration, devenue soudainement erratique.
Timidement et dans l’attente, j’approche alors mon visage du sien en enlaçant
son cou de mon bras pour le forcer à incliner son visage vers le mien. Quand ses
lèvres ne sont plus qu’à quelques centimètres des miennes, je ne peux
m’empêcher de lui susurrer :

— Je t’en prie, ne te retiens surtout pas.

Ces mots sont libérateurs. Au diable les « nous ne devrions pas si tôt », les
« c’est un mafieux », et tous mes autres questionnements internes. J’en ai envie.
Et pour une fois dans ma vie, je veux laisser mes envies dicter ma conduite sans
laisser mes craintes influencer mon comportement. C’est peut-être de la folie,
mais c’est sans doute la plus délicieuse qui soit.

Je réduis à néant la distance entre nos lèvres. Tout semble s’estomper autour
de nous, seul le plaisir d’avoir cédé à cette délicieuse tentation est présent. Il
enlace ma taille de ses grands bras, et progressivement, il approfondit le baiser.
Je me sens toute petite, là, comme ça, mais aussi protégée et à l’abri. Lorsque je
sens sa langue caresser la mienne, des papillons volent de partout à l’intérieur de
moi. Nous nous élançons dans un ballet des plus sensuels. Je ne peux
m’empêcher de passer ma main dans ses cheveux décoiffés pour maintenir sa
tête au plus près de la mienne, tandis qu’il commence à lentement faire glisser
ses mains sur mes hanches pour me rapprocher davantage et écraser nos corps
l’un contre l’autre.

Nos souffles se font courts et bientôt le baiser doit prendre fin, même si ni lui
ni moi ne semblons en avoir envie. De fait, il se jette de nouveau sur moi pour
recouvrir ma mâchoire de tendres et légers baisers passionnés avant d’entamer
une lente descente vers mon cou que je m’empresse de lui offrir. Je frissonne
face à l’ardeur de ses baisers et sens la frénésie s’emparer de nous.

Heureusement ou malheureusement, la passion du moment est rompue par la


sonnerie stridente de mon téléphone portable. Nous écartons alors lentement nos
visages tout en gardant nos fronts appuyés l’un contre l’autre, le temps de
reprendre notre respiration et nos esprits.

— Mon dieu…, ne puis-je m’empêcher de murmurer fébrile, les jambes


cotonneuses.

Il se contente de m’adresser un pauvre sourire.

— J’ai bien cru que je ne pourrais pas m’arrêter, rit-il.

**

Un peu plus tard en début d’après-midi, je me prélasse sur le canapé du salon


commun de la villa en compagnie de Derek devant une émission débile de télé-
réalité. Bien sûr, il ne peut s’empêcher de me taquiner sur la scène de la veille,
lorsque je me suis volontairement dévêtue devant toute la maison pour
provoquer Daniel.

— Pas de strip-tease aujourd’hui, la miss ?

— Non, désolée…

— J’aurais bien aimé assister à la suite, moi ! D’ailleurs je ne suis pas le seul,
ricane-t-il.

— Ça va, lâche-moi un peu, Derek. J’étais juste énervée et je voulais avoir le


dernier mot, expliqué-je.

— Ça veut dire que je n’aurais pas le droit de voir la suite ? insiste-t-il.

Je décolle mes yeux de l’écran pour le scruter. Je me saisis brusquement d’un


oreiller qui traîne là et l’envoie aussi fort que je le peux sur la tête de mon ami.
— T’es lourd, Derek ! m’exclamé-je, mi-amusée mi-irritée.

— D’accord, d’accord, j’arrête ! rit-il.

— Va te trouver quelqu’un d’autre pour le strip-tease !

— Mais j’ai déjà quelqu’un moi, m’apprend-il.

— Ah bon ? Qui ça ? On la connaît ? me renseigné-je, intriguée.

— Elle s’appelle Léna. On est ensemble depuis quatre ans, m’informe-t-il


avec un peu plus de sérieux.

— Waouh ! C’est du sérieux ! Elle sait ce que tu fais ? Où tu vis ?

— Bien sûr qu’elle sait, je ne peux rien lui cacher. De toute façon, je ne dors
ici que trois fois par semaine. Le reste du temps, je suis chez elle.

Il a l’air très amoureux. C’est pourtant rare qu’il parle avec autant de sérieux,
elle doit vraiment compter.

— Tu l’as connu comment ?

— Oh, une histoire banale. C’était ma dentiste !

— Ah ah ! Je me disais bien que ton sourire était trop beau pour être vrai !
Elle a dû pas mal l’arranger, me moqué-je.

Je suis, pour la seconde fois de la journée, interrompue par la sonnerie de mon


téléphone.

— Excuse-moi Derek, je vais prendre l’appel, le préviens-je avant de


décrocher et de m’éloigner en direction de la cuisine.

— Allô ?

— Salut, Kate !

— Haley ! Enfin ! Je me demandais quand tu allais appeler ! Raconte-moi


tout, je veux tout savoir ! m’empressé-je de demander.
— C’est un vrai bonheur ! Paris est une ville magnifique. Des tenues toutes
plus belles les unes que les autres, des gens intéressants, talentueux et
extrêmement gentils. La styliste, Lou, est vraiment géniale ! Je passe mon temps
à dessiner, coudre et créer. C’est fabuleux ! s’enthousiasme mon amie.

— Je suis tellement contente pour toi ! Tu n’as qu’à m’envoyer quelques


photos de ce que tu fais, je ne veux pas manquer ça.

Elle me raconte plus en détail son travail et les responsabilités qu’on lui a
confiées jusqu’à présent. Elle en a fait du chemin... Après les foyers, la rue, elle
est devenue assistante de direction, et maintenant la voilà qui réalise son rêve.

— Et toi, comment ça va ? Daniel n’a pas été trop dur avec toi après mon
départ ? s’enquiert mon amie.

— Ah ! Tu sais comment il est... Mais c’est arrangé maintenant. Est-ce que


vous avez reparlé tous les deux ?

— Il m’a appelée hier pour savoir comment s’étaient passés mes premiers
jours ici. C’était assez gênant, on ne savait pas trop quoi se dire, mais j’étais
contente qu’il le fasse et il m’a semblé que lui aussi.

— J’en suis ravie alors !

Daniel ne m’en a pas parlé, mais après tout c’est sa relation avec sa sœur et il
est grand temps qu’il s’y implique.

— Comment vont Carla et tout le monde et… hésite-t-elle.

— Et un certain beau blond ? proposé-je le sourire au coin des lèvres. Il va


bien. Je pense qu’il s’ennuie un peu de toi. Vous vous parlez ?

— On s’envoie des messages.

Je peux presque l’entendre sourire à travers le téléphone. Ils en sont donc à


l’étape des messages...

Je n’aborde pas le sujet de Daniel ou de mon frère. Je préfère me concentrer


sur elle et sur sa nouvelle vie, pour l’instant.
— On se rappelle vite, hein ? lui dis-je.

— Bien sûr ! Prends bien soin de toi et ne te laisse pas embêter par Daniel. Et
garde un œil sur Peter pour moi, s’il te plaît, conclut Haley.

— Tu n’as même pas besoin de demander, Haley ! Fais attention à toi !

Après notre conversation, je pars m’enfermer dans mon bureau pour travailler
un peu ? Au bout de quelques heures, Carla vient m’interrompre :

— Je peux faire quelque chose pour toi ? lui souris-je.

— Je voulais juste te donner le numéro de Ian. Il a appelé et t’invite à venir le


rejoindre au Blue Dinner ce soir à 19 heures pour dîner. Il a dit qu’il voulait
ensuite t’emmener au bar pour rattraper le temps perdu.

Elle me griffonne son numéro sur un bout de papier qui traîne là et je lui
envoie un message pour confirmer. Nous avons besoin de nous parler en privé et
je m’attends à ce genre de proposition.

Le soir venu, Peter accepte de m’accompagner jusqu’au restaurant. Dans la


voiture, je ne peux m’empêcher de lui relater les événements de la veille,
concernant mon frère

— Vous êtes sûr qu’il est bien celui qu’il prétend être, au moins ? lance-t-il,
préoccupé qu’il ait pu nous duper.

— Oui, Daniel l’a reconnu et il va valider son histoire auprès d’Éléonore.

— Eh bien, quelle histoire... Comment est-ce que tu vis tout ça ? demande


Peter en me jetant un coup d’œil soucieux.

— J’ai un peu de mal à réaliser, mais ça va. Je crois que je suis contente,
tenté-je de le convaincre.

Arrivant à un feu rouge, il pivote légèrement vers moi et, de sa main, tourne
mon visage vers le sien.

— Eh, écoute un peu. Je veux la vraie version. Pas celle que tu as dû sortir aux
autres. Ton frère que tu n’as jamais connu revient d’entre les morts pour te dire
qu’il est infiltré chez les Russel et va t’aider à sauver votre père, ça ne peut pas
seulement te rendre « contente ».

Je finis finalement par soupirer et hausser les épaules.

— C’est juste que je ne sais pas comment réagir. Je ne le connais pas. C’est un
parfait inconnu pour moi. Mais je peux voir qu’il me ressemble et qu’il est
honnête. Cependant, je ne veux pas me faire d’illusion... Je ne crois plus trop aux
liens familiaux. Lui aussi finira par m’abandonner ou me trahir.

— Tout le monde n’est pas comme ton père et ta mère Kate. Laisse-lui peut-
être l’occasion de te le prouver. Après tout, il met son job et sa vie en danger
pour t’aider... S’il te propose une porte de sortie, si vous pouvez sauver votre
père et s’il peut t’offrir une vie meilleure, ça sera certainement la meilleure
option pour toi, murmure-t-il en reprenant la route

Nous avons déjà eu cette conversation. Peter veut depuis un moment


m’éloigner de ce milieu. Il a raison, cet endroit n’est définitivement pas le lieu
dans lequel je veux vivre et évoluer, mais il ne comprend pas que ma vie est
parmi eux désormais. Tous les gens que j’aime s’y trouvent.

— Même si je décide de partir avec ma famille, si tant est qu’elle survive à


tout ça, je ne partirai jamais bien loin de vous tous. Tout cela fait déjà partie de
ma vie.

— En tout cas, je suis content que tu puisses compter sur lui. J’ai hâte que tu
me le présentes, sourit-il plus légèrement pour changer de sujet.

C’est plutôt risible quand on y pense. Peter se comporte actuellement plus


comme un grand frère que mon grand frère lui-même. C’est à lui que je dois
présenter mon frère pour savoir ce qu’il en pense, pour qu’il juge s’il est assez
bien pour moi ou non.

— Je ne pense pas que ça sera pour tout de suite, lui dis-je.

— Comment ça ? Bien sûr que si, regarde, on arrive.

Hein ? Peter se gare et il s’empresse de sortir du véhicule avant de venir


m’ouvrir la porte.
— Allez, tu viens ? lance-t-il, enjoué.

Ah, il est donc décidé à le rencontrer maintenant... Je tourne la tête vers le


restaurant et vois Ian négligemment appuyé contre sa voiture, juste devant
l’entrée. Je me dirige vers lui en compagnie de Peter.

— Salut, formulé-je timidement, je te présente Peter Lane, un ami. Il est


membre du clan Barish. Peter, l’interpellé-je en me tournant vers lui, voici Ian…
mon frère.

— Enchanté, dit lan en lui tendant la main, est-ce que tu restes avec nous ce
soir ?

— Non, rassure mon ami en lui serrant poliment la main, je voulais juste voir
qui tu étais et vérifier qu’elle resterait entre de bonnes mains.

— Peter ! grondé-je.

J’ai vraiment l’impression d’avoir 4 ans parfois avec lui. Il est surprotecteur !

— Non, ça va, assure mon frère, je comprends, c’est normal. Je préfère savoir
que tu as ce genre de personne autour de toi, de toute façon, affirme-t-il,
compréhensif.

— On peut y aller ? demandé-je, impatiente de quitter Peter pour qu’il arrête


de scanner Ian du regard.

— Bien sûr, affirme ce dernier.

— Je vous laisse alors, tu vas la ramener ? questionne alors Peter à l’attention


de Ian.

— Oui, on va sûrement rentrer tard.

— Tu as ton portable, Kate ? s’enquiert une nouvelle fois Peter.

Je me contente de lui lancer un regard meurtrier. C’est lourd là !

— Bon ok, ok ! soupire le blond, bonne soirée vous deux.

Quand Peter s’éloigne, Ian se met à rire.


— Une vraie mère poule, ton ami… se moque-t-il gentiment.

— Oui je sais, mais au moins je sais que je peux compter sur lui, ne puis-je
m’empêcher de le défendre.

— Oui, tu as raison, il a l’air de tenir beaucoup à toi.

Il me tend son bras.

— On y va ?

J’accroche mon bras au sien et nous pénétrons dans le restaurant. C’est un


endroit simple, mais élégant. Le bleu roi est mis à l’honneur. Il y en a partout :
de la couleur des murs à celle des lumières. On s’y sent bien, c’est plutôt
chaleureux. Un serveur nous installe et nous donne les cartes. Ian prend deux
minutes à choisir et pose la sienne. Quant à moi ? Eh bien, j’ai choisi également,
mais je n’arrive pas à reposer cette foutue carte. J’appréhende notre discussion.
De quoi allons-nous bien pouvoir parler ? Je préfère rester cachée derrière la
carte qui soudainement me paraît affreusement intéressante. Plusieurs minutes
s’écoulent et mon frère prend la parole.

— Tu vas finir par la connaître par cœur cette carte, ricane doucement ce
dernier, qui a compris mon manège

— Désolée, je ne sais pas quoi prendre, mens-je.

— Ce n’est pas grave si tu ne sais pas quoi dire, Kate. Je n’ai qu’à parler ou te
questionner, me réconforte-t-il.

Comme mon regard reste figé sur la carte, il approche son bras et se permit de
tirer doucement la carte de mes mains.

— Ça va aller, je te le promets.

Je le laisse doucement m’enlever la carte des mains. Mon regard est figé dans
le vide comme si la carte n’avait pas bougé et comme si mes mains la tenaient
toujours.

— Maria va bien, commence-t-il. Elle parle souvent de toi, tu sais. Même


aujourd’hui, alors qu’elle ne t’a pas vue depuis des années, tente-t-il pour attirer
mon attention.

Je ne dis rien.

— Elle sait qu’elle est partie du jour au lendemain en t’abandonnant, mais un


de ses frères est mort et elle a dû venir pour s’occuper de moi. Ses filles étaient
déjà grandes, mais j’avais besoin qu’on veille sur moi. C’est ce qu’elle me disait
en tout cas, sourit-il nostalgique. Elle disait également que toi aussi tu avais
besoin d’elle.

— Elle me manque, lui confié-je doucement, sortant peu à peu de mon état de
transe.

— Que faisais-tu dans la vie ? Avant d’entrer, dans le clan Barish, cela
s’entend ?

— J’ai été recrutée par le gouvernement, moi aussi, souris-je en pensant que
deux enfants d’une des plus grandes mafias des États-Unis travaillaient tous les
deux pour servir le pays et faire appliquer les lois. Quelle ironie ! Je travaillais
principalement pour garantir la sécurité informatique du pays, enfin, ça c’était
jusqu’à ce que je passe du mauvais côté de la barrière…

— Waouh ! C’est vraiment impressionnant. Je savais que c’était ce pour quoi


le clan Barish t’avait gardée, Carla me l’avait dit, mais j’ignorais pourquoi tu
étais si douée. C’est surprenant que les parents t’aient laissée faire ça.

— Je crois qu’ils préféraient me savoir dans le clan des « gentils » plutôt que
dans le leur. Quand tu es mort, ils ont décidé de m’élever dans le secret. Ils ne
voulaient pas me mêler à tout cela.

— Maria m’a dit que tu avais grandi dans l’ignorance, en effet. Mais comment
ont-ils pu te protéger sans te mettre au courant ? me questionne-t-il.

— Ça n’a pas été facile. Je ne pouvais pas sortir, ni aller à l’école, ni avoir
vraiment d’ami... Et je ne savais même pas pourquoi puisqu’ils refusaient de me
le dire. C’était sûrement ça le pire... Nous vivions dans le mensonge. Finalement,
ma vraie vie a seulement commencé il y a quelques mois quand j’ai fui la
maison, me rappelé-je, un peu triste.

— Je suis désolé que tu aies dû endurer tout ça, me dit-il avec compassion.
J’aurais voulu autre chose pour toi…

— Et toi, raconte-moi… C’était comment de grandir avec des inconnus, à


l’écart de tes parents ? osé-je, curieuse d’en savoir plus sur sa vie.

— Pas facile, plaisante-t-il, là je peux en rigoler, mais c’était sans doute les
pires années de ma vie. J’ai failli mourir et je suis resté des mois à l’hôpital avec
pour seule compagnie Maria et plus rarement Éléonore, alors que mes parents
me croyaient mort et qu’on m’interdisait de les contacter. Une fois guéri, j’ai dû
ensuite partir pour le Mexique. Ce n’était pas facile au début, mais la famille de
Maria est devenue la mienne. J’ai peut-être été arraché de mes repères, mais ma
vie est devenue... normale. Oui, c’est ça, normale, reconnaît Ian d’un air
convaincu. Plus de mafia, plus de garde du corps, plus de danger.

Je souris, contente que l’un de nous ait pu apprécier une enfance normale.

— Ça a dû être terrible de devoir te séparer de ta famille ? commenté-je.

— Tu n’as pas idée. Ça m’a littéralement arraché le cœur, me narre-t-il, le


regard lointain, perdu dans ses souvenirs. Je ne comprenais pas pourquoi cela
était nécessaire à l’époque.

— Et George ? Pourquoi ne pas t’être vengé ou pourquoi ne l’as-tu pas arrêté


puisque tu es flic ?

— Il m’aurait déjà fallu rassembler des preuves... Je ne veux pas le tuer pour
la simple et bonne raison qu’après une adolescence difficile, pleine de rage, de
violence et de rancœur, je ne veux pas être comme ça. Je ne voulais pas être un
meurtrier et un justicier. Je voulais simplement aider à mettre un terme à tout ça
et défendre les innocents des dangers de ce monde pour que personne ne puisse
subir ce que j’ai vécu. C’est pour ça que j’ai choisi ce métier.

Je suis émue suite à son discours. Je me plains, mais lui a vécu l’enfer en
comparaison... Et malgré tout, il semble être devenu quelqu’un de bien.
4

Expérimentons !

Kate
So what we go out ?
That’s how it’s supposed to be
Living young and wild and free{4}.
Wiz Khalifa & Snoop Dogg

Le dîner s’achève et Ian me propose d’aller dans le bar situé à l’étage du


restaurant. J’accepte avec plaisir. Les lumières y sont plus tamisées. Le sol est
recouvert d’un parquet foncé et un immense bar parcourt toute la largeur de la
pièce. Des tables entourent la piste de danse et nous choisissons de prendre place
au comptoir. Très vite, mon frère commande deux téquilas sunrise, un cocktail
composé de téquila, grenadine et jus d’orange, m’apprend-il.

— Tu vas voir, c’est très bon et on ne sent pas trop l’alcool.

Je goûte et grimace immédiatement.

— Ce n’est pas bon ? demande Ian étonné.

— Si, ça va, mais on sent bien l’alcool, expliqué-je en m’essuyant la bouche.


Je ne m’y attendais pas.

— C’est une boisson d’homme, laisse, lâche-t-il sérieusement en faisant mine


de me prendre le verre des mains.

— Eh ! me plains-je en repoussant sa main.

Il se marre.
— Je savais que t’étais coriace. Allez, descends-nous ça, ricane-t-il.

J’éclate de rire.

— Alors, est-ce que tu as quelqu’un dans ta vie ? osé-je, curieuse, en sirotant


doucement mon verre.

— Non, sourit-il, j’aurais aimé, mais comme je suis en mission d’infiltration


chez les Russel, j’ai préféré éviter de m’attacher. Et toi ?

— Eh bien, pas vraiment non. Je n’en ai pas eu l’occasion avec la vie que j’ai
eue jusqu’à présent.

— Mais maintenant, tout a changé, n’est-ce pas ? me lance-t-il


malicieusement.

— Oui, en effet... réponds-je simplement en haussant les épaules.

— Et avec Daniel… ça se passe plutôt bien, non ? Vous vous appréciez ?

Je me concentre intensément sur mon verre pour ne pas rougir d’embarras et


tente d’être nonchalante.

— Oui, ça va. Mais ce n’est pas facile tous les jours. Il a un fort caractère. Il
est têtu et très autoritaire, mais plus j’apprends à le connaître, plus…, déclaré-je
avant de buter sur la fin.

Je ne sais pas comment l’expliquer.

— … Plus tu découvres l’homme derrière le mafieux, m’aide-t-il,


compréhensif.

J’acquiesce, reconnaissante.

— Comment était-il enfant ? ne puis-je m’empêcher de demander.

Je veux savoir qui il a vraiment été avant de devenir celui qu’il est
aujourd’hui. Ian explose soudain de rire et interpelle le serveur pour qu’il nous
serve la même chose. Il se concentre de nouveau sur moi, un sourire pendu aux
lèvres.
— Il était complètement fou ! Un vrai barge ! Il était toujours le premier à
faire des conneries. Et le pire c’est qu’il m’entraînait dedans avec lui, avoue-t-il,
le regard nostalgique. J’aurais aimé vivre mon adolescence à ses côtés, on aurait
bien déconné

— Qu’est-ce qu’il faisait, par exemple ?

Je souris également, m’imaginant un Daniel innocent, plus léger, moins


sérieux, malin et un peu déluré.

— Une fois, il avait décidé que nous devions écrire une lettre, « comme les
grands » dit-il. Moi je comptais aller prendre une feuille et un stylo et, je m’en
rappelle très bien, il a dit : « non, nous n’allons pas faire comme tout le monde,
nous allons faire les choses en grand ».

— Qu’avait-il en tête, m’enquiers-je, impatiente de savoir la suite.

Ian hausse les épaules.

— On a pris des marqueurs et écrit tout et n’importe quoi sur les murs du
couloir de tout l’étage de sa maison.

Nous éclatons de rire. Ce n’est tellement pas Daniel.

— Il disait qu’il ne fallait pas faire comme les autres. Il visait toujours plus
haut. Quand je pensais à lui en grandissant, je me disais toujours qu’il finirait par
changer le monde, c’était un révolutionnaire ! Il était né pour accomplir quelque
chose de grand

— Que faisait-il d’autre ?

— Une fois, il avait décidé qu’il voulait jouer au policier et au voleur. Il était
le flic, et moi le bandit. On rigolait bien, puis il a fini par m’attraper et le sale
gosse qu’il était avait volé des menottes dans les affaires de son père. Il avait
alors eu la bonne idée de m’attacher à un poteau dans le fond de son jardin. Sauf
que le petit con n’avait pas pensé aux clefs, et quand je lui ai demandé d’aller
prévenir sa mère, il a haussé les épaules et m’a calmement expliqué qu’après
tout, j’étais un voleur et que « les voleurs méritaient d’être punis », alors il m’a
laissé là « pour que je réfléchisse à ma faute ». Un vrai barge, je te dis, souffle-t-
il les larmes aux yeux. Il avait sûrement entendu cette réplique de la bouche de
son père, mais ce fou avait pris le jeu trop au sérieux. Il m’y a laissé deux heures.

— Il a quand même fini par appeler ses parents, c’est déjà ça, m’esclaffé-je.

— Tu rigoles ! C’est sa mère qui m’a trouvée. Il m’a dit plus tard, de la
manière la plus innocente qui soit : « Ah oui, c’est vrai, je t’avais complètement
oublié. ». Et je suis à peu près sûr que sa réplique suivante était : « Tu viens, on
va goûter ? J’ai faim ».

Le fou rire nous reprend.

C’est tout bonnement incroyable que Daniel puisse être ce petit garçon
spontané et enjoué.

— Je suppose qu’il a dû changer après ça…, badine mon frère

— Oui…, affirmé-je, c’est le moins qu’on puisse dire, mais j’aurais aimé
connaître ce Daniel-là, souris-je en regardant mon voisin.

— Je suis sûr qu’il t’aurait plu, admet-il tendrement.

Nos verres sont de nouveau vides et cette fois c’est moi qui passe commande.

— Deux Cosmo, s’il-vous plaît ! m’exclamé-je pour que le serveur


m’entende, avant de me retourner vers mon compagnon en riant. J’ai toujours
rêvé de dire ça !

Je crois que Ian va mourir de rire.

— T’as trop regardé de film ! parvient-il à me faire remarquer entre deux


hoquets.

— Je n’ai eu que ça à faire pendant longtemps, je te rappelle. Et peu


d’opportunités d’expérimenter, raillé-je doucement.

Je n’ai pas honte de l’avouer, grâce à l’alcool. L’homme brun reprend


doucement son sérieux et me prend la main :

— Tu as raison, je ne devrais pas me moquer. D’ailleurs, on va y remédier.


Dès ce soir.
— Comment ça ?

— Ce soir, tu vas expérimenter ! crie-t-il en se levant.

— Et comment tu comptes me faire « expérimenter » ? dis-je en le laisser me


redresser, un peu sceptique, mais ouverte à l’idée.

— Première étape, on descend ces Cosmo cul sec, braille-t-il excité.

— Quel genre de grand frère fait boire sa petite sœur ? me moqué-je, feignant
d’être offusquée.

— Le genre de frère qui veut que tu t’amuses ! Allez, à trois, on descend nos
verres !

— T’es complètement fou, gloussé-je, je vais être malade ! Je n’ai pas


l’habitude !

Il me prend soudain par les épaules et abaisse sa tête vers la mienne pour
encrer son regard dans le mien.

— Katerina Maslow, annonce-t-il très sérieusement.

— Quoi, Ian ? Lancé-je, amusée par son petit jeu.

— T’es un homme ou t’es pas un homme ?! me nargue-t-il en me secouant.

Je scrute un moment ses yeux quand je réalise qu’il a raison. Ce soir, on


expérimente. Je décide alors de jouer le jeu. Tant pis pour les conséquences ! Je
le regarde à mon tour très sérieusement et relève bien la tête, d’un air déterminé.

— Non, m’opposé-je fermement.

Il affiche soudain une expression déçue.

— Je ne suis pas un homme, Ian, énoncé-je d’un regard franc, je suis une
femme. Une vraie !

Et sur ces bonnes paroles, je prends mon verre. Je m’arme de courage et le


porte à mes lèvres pour le descendre d’une traite. Une fois cela fait, je réprime
une grimace et fais claquer mon verre sur le bar, satisfaite. Mon acolyte,
désormais réjoui, m’offre un regard fier avant de m’imiter

— Quel est la deuxième étape ? gloussé-je, tout excitée par le jeu qui nous
attend.

— On va aller danser.

— C’est facile ça, affirmé-je sûre de moi.

Mon frère ricane face à mon commentaire assuré.

— On ne va pas danser ensemble ! Tu vas choisir un gars et lui demander s’il


veut bien danser avec toi. Tu n’as qu’à préciser que c’est un défi. Tu l’avertiras
que s’il a un geste déplacé, ton frère le butera, m’expose-t-il, ravi par son idée.

C’est un défi de taille, mais après tout, il me faut juste vaincre ma timidité. Je
peux le faire !

— Ok, je vais le faire ! Mais tu fais pareil avec une femme !

— Entendu !

Je regarde vers le bar où nous sommes et aperçois trois hommes en train de


boire un verre et profiter de la musique. Je m’avance timidement vers eux. Allez,
Kate, me sermonné-je, un peu de courage !

— Excusez-moi, murmuré-je.

Personne ne me répond. La musique est bien plus forte que ma voix et je n’ose
pas m’approcher plus près. Je vais retenter ma chance quand une voix
m’interrompt :

— Il va falloir parler un peu plus fort si tu veux avoir une chance de te faire
entendre.

Je me retourne et constate la présence d’un jeune homme châtain clair aux


yeux verts, juste derrière moi. C’est ma chance !

— Oui, je sais… Mais, puisque vous, vous m’avez entendue, je voudrais


savoir si vous accepteriez de danser avec moi, tenté-je, déjà fière d’avoir osé
demander si spontanément.

Il hausse un sourcil, surpris.

— D’habitude, les filles ne sont pas aussi entreprenantes, non ? Ce n’est pas
que ça me dérange, mais…

— Oh, bien sûr que non ! C’est un défi, le coupé-je. D’ailleurs, mon frère a
précisé que si le gars tentait quoi que ce soit, il le démolirait.

Il sourit face à cette confession.

— Tu sais comment refroidir un homme, toi ! Mais bon, puisque que c’est un
défi, allons-y, et après tout, qui suis-je pour refuser une danse à une jolie fille,
blague-t-il.

Cet homme semble plutôt gentil. Je suis contente d’être tombée sur lui. Cela
me met un peu à l’aise. Juste à ce moment-là, la musique Hips don’t lie de
Shakira débute. Génial, une musique sexy et enivrante ! Je peux le faire, je peux
le faire, ne cessé-je de me répéter intérieurement.

Nous rejoignons la piste, et très vite nous nous laissons emporter par la
musique. Au fur et à mesure, sûrement grâce aux effets de l’alcool, je parviens à
me dérider et à lâcher prise. Mes mouvements sont de plus en plus amples, de
plus en plus sexy et ma timidité s’évapore. En le constatant, je me mets à écarter
les bras, lever la tête vers le plafond et tourner sur moi-même en riant aux éclats.
Je me sens libre, je me sens vivre.

L’inconnu doit certainement me prendre pour une folle, mais il se met aussi à
rire avec moi en me voyant faire. Expérimenter est définitivement ce qu’il me
fallait. La fin de la musique arrive trop tôt et l’inconnu saisit ma main avant d’y
déposer un baiser.

— C’était un plaisir ! J’ai rarement vu quelqu’un prendre autant de plaisir à


danser, certifie-t-il, gentleman.

— Plaisir partagé... ?

— Adam, m’apprend mon partenaire de danse, et toi tu es ?


— Kate.

— Où est ton grand frère ? Je voudrais t’accompagner jusqu’à lui, histoire de


lui prouver que le pari à bien était exécuté.

Je repère mon frère assis au bar qui nous guette de loin et quand nos yeux se
croisent, il m’applaudit en mimant une petite révérence. On s’approche et je fais
rapidement les présentations. Nous finissons par sympathiser tous les trois.

— Est-ce que ça vous direz de vous joindre à nous ? Je suis venu avec
quelques amis, propose Adam.

Et c’est comme ça que nous nous retrouvons à une table en compagnie


d’Adam, de trois autres filles et de trois autres garçons. J’avoue ne pas avoir
retenu leurs prénoms, mais nous parlons de tout et de rien. Et par-dessus tout,
nous rions beaucoup. Les shots s’enchaînent et même si je suis un peu réticente,
quand Ian me souffle à l’oreille : « étape trois, se soûler avec des inconnus », je
finis par capituler.

L’alcool coule à flots et nous monte au cerveau. La soirée se déroule à


merveille, remplie de rire et de bonne humeur.

Nous sommes en train de hurler à pleins poumons sur la piste de danse les
paroles de We are young de Fun. Je sens alors mon téléphone vibrer dans la
poche de mon jean. Je le sors et ma vision trouble m’oblige à fermer un œil pour
parvenir à lire ce qu’il y a sur l’écran. Trois appels manqués de Daniel et deux de
Peter. Oups ! Mais bon sang, il est déjà 1 heure du matin ! Soudain, mon
portable m’est arraché des mains par mon frère.

— Ah, c’est tes deux mamans qui t’embêtent ! remarque Ian, laisse-moi leur
répondre.

Il est à l’évidence éméché, mais moins que moi cela dit.

— Eh non, me plains-je, en tentant de reprendre mon portable, qu’est-ce que


tu vas leur dire ?!

— De venir nous rejoindre s’ils sont tellement inquiets. Au moins peut-être


que tu auras une vision d’un Daniel plus léger et moins sérieux comme ça !
Au stade où j’en suis, je le laisse faire et continue de danser avec Adam sans
me soucier de Peter ou de Daniel.

Une dizaine de minutes plus tard, Adam est en train de me faire tourner sur
moi-même quand je croise le regard de Daniel. Peut-être est-ce dû à la lumière,
mais son regard me semble s’être assombri. Il porte une chemise bleu clair qui
moule son torse à la perfection, ainsi qu’un jean bleu foncé. Un sourire en coin
orne son visage, et ça ne me dit rien qui vaille. Il s’avance vers moi tel un
prédateur, mais j’ai à peine le temps de le regarder qu’Adam m’a fait de nouveau
pivoter vers lui.

À ce moment-là, la musique se termine pour laisser place à Drunk in love de


Beyonce. Adam et moi continuons de bouger, plus doucement cette fois, quand
je sens enfin sa présence dans mon dos et son torse s’écraser contre moi.

— Tu permets que je te l’emprunte ? lance une voix grave et familière.

Adam hausse simplement les épaules en comprenant que nous nous


connaissons, et il sourit poliment avant de se détourner vers le reste de son
groupe sur la piste. Je me suis figée en sentant son corps contre le mien, et à
présent ses bras viennent enlacer ma taille tandis qu’il niche son visage dans mes
cheveux. Je le sens prendre une grande inspiration.

— Tu sens bon... Même quand ton odeur est mélangée à celle de l’alcool,
murmure-t-il à mon oreille.

Je sens alors son corps commencer à se mouvoir au rythme des paroles de


Beyonce. Lentement. Méthodiquement. Sensuellement. Il glisse ses mains sur
mes hanches tandis que j’ondule contre lui.

— Tu es magnifique quand tu danses... confie-t-il. Mais je préfère que tu le


fasses avec moi.

La musique, l’alcool, ses mains, son corps et ses mots m’enivrent. J’en
frissonne. Le sentir contre moi de cette manière est une des choses les plus
agréables que j’ai pu expérimenter de ma vie. Je sens tout son corps se presser et
gesticuler contre le mien, alors que j’accompagne ses mouvements, nos corps se
moulant l’un dans l’autre. Je prends finalement l’initiative de me tourner pour
pouvoir me perdre dans le vert émeraude de ses yeux.

— Tu as beaucoup bu ? me questionne-t-il tandis que j’enlace son cou de mes


bras.

— Assez pour faire ça, balbutié-je avant de déposer un léger et doux baiser
sur ses lèvres avant de me reculer.

Je vois l’ombre d’un sourire.

— Plus que beaucoup, alors.

Après une ou deux chansons de plus à danser l’un contre l’autre, nous
retournons voir mon frère et je constate que Daniel est venu accompagné de
Peter, mais aussi de Jason et de Carla.

— Ah, vous êtes là les amis ?! Super soirée, hein ? m’écrié-je, étourdie, un
sourire béat sur le visage.

Les trois me regardent avec de gros yeux et semblent se retenir de rire.

— Eh bien Kate ! T’es bien plus drôle bourrée que sobre. Je te préfère comme
ça, réalise Jason, amusé.

Et c’est comme ça que les quatre arrivants se joignent à notre soirée.

Je passe mon temps à rire et à exécuter des chorégraphies toutes plus ridicules
les unes que les autres sur la piste avec Carla. Peter et Jason me rattrapent
rapidement niveau taux d’alcoolémie tandis que Daniel passe son temps avec
mon frère. Vers 4 heures du matin, nous décidons qu’il est l’heure de rentrer.

En sortant du bar, nous chantons tous à tue-tête Not afraid de Eminem. Même
Daniel semble se laisser aller. C’est très revigorant de le voir ainsi.
Heureusement que seuls ses amis d’enfance Peter et Jason sont présents. Je suis
sûre qu’il n’aurait jamais agi de cette façon si d’autres membres de son clan
avaient été présents.

— Venez, on va faire un tour à Central Park ! sollicite Carla.

Comme nous sommes à deux pas, nous acceptons. Chacun rit et chahute en
entrant dans le parc. Jason ne cesse de déblatérer au sujet de l’affection nouvelle
de Peter pour la belle Haley. Il ne s’en offusque pas, mais Daniel n’apprécie
guère que l’on parle de sa sœur et de l’effet qu’elle produit sur un de ses
hommes.

En nous approchant de la fontaine, Daniel se tourne vers Jason.

— Y en a marre de tes réflexions, tu veux pas la fermer deux secondes pour


voir ? lui dit-il sur le ton de la plaisanterie dans l’espoir de le faire taire.

Nous le connaissons cependant assez pour savoir qu’il est sérieux.

Bien sûr, Jason, toujours fidèle à lui-même, a passé la soirée à nous taquiner,
mais il semblerait que l’alcool émiette encore plus que d’habitude la patience de
notre patron.

— Cool, patron ! Ce soir, tout est permis, non ? poursuit Jason.

— Tiens, va te baigner. Ça va te détendre, rétorque Daniel, qui sans plus


attendre le pousse dans la fontaine.

Tout le monde éclate de rire et il nous faut au moins cinq bonnes minutes pour
nous en remettre. Daniel se contente seulement de hausser les épaules et je crois
voir en lui, quelques secondes, l’ombre du petit garçon déjanté qu’il était
autrefois.

Jason et Carla rentrent après ça : ce dernier pour se sécher et Carla parce


qu’elle dit être fatiguée. Mensonge ! Elle voulait faire une balade dans le parc il
n’y a pas plus de vingt minutes. Si vous voulez mon avis, elle souhaite plutôt
accompagner Jason. Ils ont passé la soirée à se taquiner, à danser l’un avec
l’autre de manière un peu trop proche pour que cela soit anodin. Tant mieux pour
eux si Carla lui rend enfin l’intérêt qu’il lui porte. Je note mentalement qu’il faut
que je lui en touche un mot.

En reprenant notre promenade, tandis que les autres se racontent des


anecdotes, je me remémore soudain que c’est ici que tout a commencé. Ma
rencontre avec les Barish : Jason, ensuite Daniel et Peter… puis tous les autres :
Haley, Carla, Derek, et même mon frère. J’ai l’impression que ça fait déjà des
années que je n’ai plus couru dans Central Park pour essayer de trouver le
sommeil. Perdue dans mes pensées, les rires autour de moi s’évanouissent et,
sans plus réfléchir, je me mets à courir, à trottiner doucement, puis un peu plus
vite. C’est presque instinctif.

— Eh, mais qu’est-ce que tu fais ! me crie Ian en me voyant m’éloigner.

Je ne prends pas la peine de répondre. Je continue mes foulées en sentant le


vent fouetter mon visage, les cailloux heurter mes chaussures et le bruit des
feuillages remplir mes oreilles. Ça fait un bien fou. Je peux sentir mes poumons
se remplir d’air, mais pas seulement… Je me sens respirer la joie, les doutes, les
craintes, les rires, l’amour. Je me sens depuis mon dernier footing ici, tellement
plus vivante et épanouie.

Quelques minutes s’écoulent avant que Daniel ne me rattrape pour courir à


côté de moi.

— Tu cours dans Central Park parce que tu n’arrives pas à dormir, hein ? me
répondit ce dernier, devinant probablement pourquoi je me suis mise à courir

— Oui. Un jour, je me suis fait kidnapper par une mafia, lui rappelé-je en
souriant, l’air de rien.

— Une méchante, méchante mafia qui n’a fait que te causer des soucis,
ricane-t-il.

— Peut-être pas que des soucis, lâché-je avec un petit sourire tendre.

Nous continuons à courir dans le silence, juste en appréciant le calme et la


nuit, sans nous soucier de Peter et de Ian que nous avons largement distancés à
présent.

— As-tu passé une bonne soirée ? m’interroge-t-il pour aborder un sujet plus
léger.

— Bien sûr ! J’ai adoré. J’aime être dans cet état d’euphorie, d’allégresse, et
j’adore te voir comme ça également ! C’est vrai, quoi, on n’est pas obligés d’être
toujours aussi sérieux. On a tous les deux la vingtaine. On devrait faire plus de
choses de notre âge.

— C’est vrai, nous n’avons pas à être tout le temps la fille qui doit sauver son
père et le gars qui dirige une organisation criminelle, reconnaît Daniel
sérieusement.

Je hausse les épaules.

— Tu dis ça, mais tu sais très bien que demain matin nous redeviendrons ces
deux personnes…, avoué-je, sceptique.

Il s’arrête brusquement de courir, interpellé par mes mots.

— Stop ! crie-t-il.

Je m’arrête quelques mètres plus loin pour le regarder et il avance vers moi. Il
s’empare de mes deux mains et me scrute intensément.

— Je vais te faire une promesse, Kate. Et tu vas m’en faire une aussi, annonce
Daniel sérieusement.

— Je t’écoute, lui dis-je surprise.

Il cogite quelques instants avant de m’exposer son intention :

— Quand ton père sera sain et sauf, et si tu le souhaites, on va partir tous les
deux le temps qu’il faudra : une semaine, un mois, ou peut-être un an. Tu
arrêteras d’être la fille à la recherche d’elle-même, celle qui doit sauver son père.
Et moi, de mon côté, je cesserai d’être le chef du clan Barish. On vivra comme
deux personnes d’une vingtaine d’années sont supposées le faire, m’explique-t-il
tendrement en déposant finalement sa main sur ma joue, de manière insouciante.

— Pourquoi ? questionné-je à voix basse, posant ma main sur la sienne.

— Parce que tu as raison... On ne profite pas assez de la vie.

— Tu es sûr que c’est la raison ? Daniel… Toi, c’est ton choix d’être ce que tu
es. La mafia, c’est ta vie. Ta passion. Pourquoi serais-tu prêt à sacrifier ça pour
une semaine, un mois, ou même une année avec moi ?

Il ferme brièvement ses paupières puis les ouvre de nouveau avec une
farouche détermination dans le regard. Daniel se penche vers moi et appuie son
front contre le mien. Il prend mon visage en coupe et caresse mes joues de ses
pouces avec un léger tremblement.
— Parce qu’il se peut que j’aie finalement trouvé une nouvelle passion, Kate.
5

Divergence
de point de vue

Kate
J’ai reconnu le bonheur
au bruit qu’il a fait en partant.
Jacques Prévert

Après cette soirée, la vie reprend son cours : le travail, les missions et les
entraînements.

Néanmoins, j’ai la nette impression que les liens entre Carla, Peter, Jason,
Daniel, Ian et moi se sont resserrés depuis ce fameux jour. Je les trouve plus
souriants, plus souvent ensemble, même si d’un autre côté, j’ai été pas mal
absente, ces derniers temps.

En effet, je me suis concentrée sur mes entraînements avec Peter et sur les
nombreux rendez-vous avec le clan Maslow. Ils ont eu besoin de moi pour me
parler de plusieurs problèmes et ils souhaitent que je prenne des décisions
importantes pour eux. Je revois Harry et Adriel qui font le déplacement de
Seattle jusqu’à leur bureau de New York spécialement pour me voir.

J’ai horreur de faire ça : poursuivre une activité illégale. Je le fais seulement


parce que ces gens peuvent m’aider pour mon père.

À l’occasion, je leur ai présenté mon frère. J’ai longtemps hésité a leur avouer
qu’il n’était finalement pas mort, mais c’est le clan de mon père. Celui de ma
famille. Et par extension, celui de Ian. Il est un Maslow au même titre que moi,
et, de fait, je savais qu’ils l’intégreraient et le protégeraient. Même si au départ
ils ont eu du mal à nous croire, un test ADN a pu prouver ses dires. C’est donc
officiel !

Lors de nos rencontres, nous tentons tant bien que mal d’établir un plan de
sauvetage pour récupérer Andrei. Malheureusement, la seule solution
envisageable consiste à me faire entrer dans le quartier général des Russel avec
mon frère, en faisant croire qu’il m’a enlevée. Andrei va avoir besoin de
quelqu’un pour l’aider à sortir d’ici. Physiquement parlant, je veux dire. D’après
mon frère, il n’a pas la force de marcher tout seul, et je suis la seule à pouvoir
rester enfermée avec lui. L’idée est donc simple : Ian m’emmène chez les Russel,
de préférence de nuit. Ensuite, il m’enferme dans la même pièce que mon père,
située au sous-sol, en oubliant de m’attacher, et j’en profite pour défaire les liens
d’Andrei. Pendant ce temps, Ian fait intervenir ses collègues armés de la police.
D’après lui, il ont bien assez de preuve maintenant pour procéder aux
arrestations des plus grands membres du clan Russel. Pendant ce temps-là, mon
frère vient nous rejoindre pour nous faire sortir par un accès souterrain dont
l’entrée se trouve près de la cellule de mon père.

Le chemin creusé sur un kilomètre – au cas où les Russel auraient un jour


besoin de s’évader – mène apparemment jusqu’à la forêt, là où le clan Maslow
nous attendra pour nous ramener à la maison et prodiguer les soins nécessaires à
mon père. Le plan tient la route… Le seul souci est qu’il repose sur le fait que
les Russel dormiront, et donc que je serai saine et sauve avec mon père jusqu’à
ce que la police débarque. S’il s’avère que quelqu’un nous entend ou qu’un des
dirigeants du clan est réveillé... Nous sommes foutus ! Bien évidemment,
l’endroit est sécurisé, mais Ian connaît tous les codes secrets pour rentrer dans la
maison.

J’ai le sentiment que ce projet ne plaira pas particulièrement à Peter et à


Daniel, mais nous avons beau réfléchir à toutes les solutions probables, notre
stratégie semble la meilleure.

Bon… Je reconnais ne pas être très confiante non plus à l’idée de pénétrer le
QG des Russel sans arme ni protection, mais je me rassure en me disant que
Peter a intensifié mes entraînements et que je parviens de plus en plus à le
surprendre sur le ring. Ainsi, mon frère, notre « clan familial » et moi, nous nous
sommes mis d’accord. Il ne me reste plus qu’à en informer les Barish...

En dehors de ce souci, même si j’ai été occupée ces derniers jours, j’ai eu
quelques opportunités de sortie avec Daniel. Nous sommes allés au cinéma, nous
avons partagé le ring à de multiples reprises et, tous les matins, nous allons
courir ensemble dans Central Park. La séance de footing se termine
généralement par un caramel macchiato pris au Starbucks du coin que nous
sirotons en nous prélassant sur la pelouse du parc.

Plus on se voit, plus j’apprécie sa compagnie. Non, en fait, plus je le vois, plus
je développe une sorte d’addiction… On rigole beaucoup, on apprend à se
connaître davantage et on s’apprivoise l’un l’autre. Je découvre peu à peu
l’homme qu’il est. Daniel est plein de vie, intelligent, subtil, drôle, tendre, et
même un peu rêveur. Je comprends presque pourquoi mon frère l’a qualifié de
« révolutionnaire ». Daniel a une vision différente de la vie. Il refuse de travailler
pour gagner sa vie. Il veut vivre de ses passions, c’est pour cela qu’il s’est assuré
d’avoir les moyens de vivre aisément jusqu’à la fin de ses jours. Désormais, son
entreprise est gérée par ses employés, n’étant pour lui qu’une couverture, et la
mafia n’est pas un travail, c’est quelque chose qu’il aime faire, tout simplement.

Il m’a même confié que, s’il en venait à vouloir faire autre chose de sa vie, il
n’hésiterait pas à abandonner tout ce qu’il a construit. Bien entendu, ce n’est pas
d’actualité. Il expliquait simplement que même s’il est aujourd’hui passionné par
ce qu’il fait, il n’est pas impossible qu’avec les années et les événements, il
passe à autre chose... Soit parce qu’il a trouvé un autre projet plus stimulant, ou
tout simplement parce qu’il évolue.

— Tu abandonnerais l’œuvre de ta vie, et tous ces gens qui comptent sur toi ?
lui ai-je demandé, étonnée.

— Je désignerais un remplaçant. Mes hommes n’ont pas besoin de moi. Ils ont
simplement besoin d’un bon leader, ce que j’incarne pour eux. Mais, même si je
quitte tout, cela ne signifie pas nécessairement que je les laisse tomber. Certains
sont de très bons amis et ils pourront éternellement compter sur moi. Je me
porterai garant pour eux et je les défendrai de ma vie, a rétorqué Daniel.

Je repense à ce qu’il m’a dit dans Central Park après la fameuse soirée. Il m’a
promis qu’il pourrait tout quitter pour moi, pour que nous vivions normalement,
au moins un temps, en tout cas. Et pourquoi ? Parce qu’il s’est trouvé une autre
passion plus importante que celle qu’il a pour son métier : moi. C’est ce qu’il a
insinué en tout cas. Je ne sais pas comment l’interpréter et je m’interroge encore
sur le sujet…
Je commence à sérieusement saisir l’ampleur de son affection pour moi et je
peux déjà affirmer que je l’ai dans la peau… Alors, comment vais-je pouvoir lui
annoncer mon plan pour sauver Andrei ? Il va mal réagir, c’est couru d’avance.

Ce soir, il m’a donné rendez-vous dans un club privé. Il a réservé une salle
fermée où les serveurs viennent nous servir pendant que nous dînons en toute
intimité. Il y a à notre disposition un jacuzzi, un canapé d’angle, une table, un
billard et un vidéoprojecteur.

Je porte pour l’occasion une robe beige assez chic et professionnelle, à


bretelles, décolletée et maintenue à la taille par une fine ceinture noire scellée
par un motif en nœud papillon. J’ai laissé mes cheveux détachés, ils tombent
dans mon dos en larges boucles brunes et mon maquillage consiste seulement en
un peu de mascara et un trait d’eye-liner sur les paupières.

— Tu es sublime, complimente Daniel quand il me voit descendre du taxi qui


m’a amenée jusqu’à notre lieu de rendez-vous, tout en déposant un léger baiser
sur ma joue. Tu viens ? poursuit-il en me tendant galamment son bras. Tu as pris
un maillot pour le jacuzzi ?

— Oui, confirmé-je en m’accrochant à son bras, contente d’être à ses côtés ce


soir.

Il me guide jusqu’à la réception où on nous indique le numéro de notre box


privé pour la soirée. En arrivant dans la grande pièce, je remarque
immédiatement la grande baie vitrée qui s’étend face à nous avec une vue
sublime sur les buildings de la ville. C’est à couper le souffle ! Comme il est
19 heures, nous allons assister au coucher du soleil et voir le ciel se teinter d’une
nuance orangée.

Contre la baie vitrée, dans l’angle de la pièce, se trouve le fameux jacuzzi. Les
murs de la pièce sont en bois ancien, sauf le mur entourant la porte d’entrée en
briques rouge foncé. L’ensemble donne à l’endroit un caractère rustique et
chaleureux. Dans un coin, un canapé en toile beige est installé, ainsi qu’une table
déjà dressée. L’éclairage est tamisé et magnifié par des bougies qui embaument
la salle et rajoutent davantage de charme au lieu. Sans oublier le magnifique
billard au milieu de la salle qui me donne déjà envie de faire une partie.

En pénétrant les lieux, je ne peux m’empêcher de me tourner vers Daniel, un


sourire stupéfait accroché au visage.
— Ça te plaît, constate-t-il en me suivant du regard tandis que je déambule
dans la pièce

— C’est sublime…, murmuré-je, ébahie.

Nous nous installons à table et rapidement l’apéritif nous est servi. Quelques
minutes plus tard, nos commandes sont prises.

— À cette bonne soirée, lancé-je en levant mon verre.

— À cette soirée, approuve Daniel, souriant

— Comment était ta journée ? le questionné-je après avoir trinqué les yeux


dans les yeux.

— Pas des plus agréables. J’avais rendez-vous avec un client important qui
s’est montré difficile pendant la négociation…, avoue-t-il en soupirant.

— Tu as réussi à obtenir gain de cause ?

— Plus ou moins. Il s’est énervé quand il a vu que je ne pliais pas et il est


devenu irrespectueux… J’ai dû lui apprendre les bonnes manières. Enfin, bref !
Détourne-t-il. Et toi comment était ta journée ? Peter m’a dit que tu t’étais
grandement amélioré au combat.

— C’est vrai ?! Il te l’a dit ? poursuis-je, soudainement encore plus


enthousiaste.

Pour qu’il en parle à Daniel, il devait vraiment le penser. Cela va peut-être les
rassurer quand ils apprendront mon projet pour sauver Andrei. En y repensant, je
ressens une pointe de culpabilité. Il faut vraiment que je lui en parle, je ne peux
pas le lui cacher plus longtemps.

— Oui, tu as dû vraiment l’épater pour qu’il m’en parle.

— Tant mieux, j’en suis ravie. Il m’en fait voir de toutes les couleurs tous les
jours, ricané-je.

Les plats ne tardent pas arriver et la conversation se poursuit.


— T’as eu des nouvelles de Haley, lui demandé-je, curieuse.

— Je l’ai appelé ce matin, avoue-t-il, incertain, elle va bien. Elle m’a dit
qu’elle allait représenter la marque Venitie à un défilé ici même, dans dix jours.

— Mais c’est génial ! On pourra y aller, tu crois ?

— Elle prévoit de nous envoyer les places par mail, me rassure-t-il, souriant.

— Es-tu ravi de lui parler ou est-ce que la situation te semble gênante ? osé-je.

— Je suis content. Enfin… ça fait bizarre encore de pouvoir lui parler


normalement, sans lui mentir, je veux dire... Il y a encore des moments de blanc,
parfois, mais avec sa personnalité bavarde et enjouée, elle trouve toujours
quelque chose à dire. Elle m’a demandé de tes nouvelles également.

— Je suis heureuse pour vous alors, souris-je sincèrement.

Daniel se lève et me propose de mettre un peu de musique.

— Qu’est que tu nous mets ? m’enquiers-je.

Il réfléchit un moment avant de me dire :

— Broken strings.

— Nelly Furtado et James Morrison ? tenté-je.

Il approuve d’un signe de tête et comme nous avons terminé nos plats, il me
tend la main en chantonnant le début des paroles de la chanson.

— Regarde, dit-il en m’attirant vers la baie vitrée pour observer le déclin du


soleil.

C’est baigné dans la musique que nous admirons avec émotion ce spectacle
haut en couleur. Derrière moi, Daniel est collé à mon dos et m’enlace tendrement
la taille.

— Un billard, ça te dit ? propose-t-il au bout de plusieurs minutes en


m’emmenant jusqu’à la table.
— J’attendais le moment où tu allais me le proposer, ris-je.

— Tu sais jouer ? réplique Daniel d’un ton étonné.

— Ha ha ! Prépare-toi à prendre la pire déculottée de ta vie ! le nargué-je en


faisant mine de dépoussiérer mon épaule avec ma main.

— Ma belle, c’est pas une nana de ton gabarit qui va m’apprendre à me servir
d’une queue ! ricane-t-il à son tour le regard malicieux en se saisissant de ladite
queue.

Le sous-entendu me fait rougir, et, bien sûr, cela provoque son rire.

— Ta défaite au poker ne t’a pas suffi, mon beau, provoqué-je à mon tour en
reprenant son surnom et en me saisissant d’un instrument identique au sien.

J’essaie tant bien que mal de masquer ma gêne.

— Voyons, Kate, charrie-t-il en s’approchant vers moi avec toute l’arrogance


dont il sait faire preuve, je t’ai simplement laissée gagner pour ne pas t’humilier.
J’ai eu pitié, souffle-t-il, condescendant, en me regardant de toute sa hauteur une
fois devant moi.

Nous nous confrontons du regard, nos cannes en main, bien décidés à ne pas
céder tout en sachant que nous plaisantons. Il faut dire que son insolence titille
comme il faut ma fierté.

— C’est ce qu’on va voir ! Honneur au perdant du dernier jeu, alors, je te


laisse prendre un peu d’avance comme ça, renchéris-je, un sourire en coin
accroché au visage.

L’ombre d’un sourire le traverse également. Il aime jouer.

Il retire le triangle et commence par tirer dans les boules pour toutes les
répartir sur la table. Je prête soudain plus particulièrement attention à la manière
dont il est habillé. Il porte un jean noir très ajusté et un tee-shirt blanc à manche
longue qui moule ses muscles à la perfection, surtout quand il se penche sur la
table pour tirer une boule. Je peux voir ses biceps se contracter de la manière la
plus délicieuse qui soit. Je mordille ma lèvre inférieure pour masquer un soupir.
Daniel se positionne de nouveau et tire.
— En voilà une, annonce-t-il satisfait quand une première boule entre dans le
trou qu’il avait visé avec précision.

— Bien, prends encore un peu d’avance. Ça risque d’être trop facile, sinon.

Il lâche un rire rauque et se repositionne. Je peux déjà deviner qu’il réussira à


rentrer la boule qu’il vise. C’est facile ! Mais je dois avouer qu’il a l’air d’être un
bon joueur.

— Et de deux ! s’écrie-t-il.

— Elle était vraiment facile, celle-là. Si tu veux m’impressionner, tu n’as qu’à


tirer celle-ci, le défié-je. Si tu ne t’en sens pas capable, je te montrerai comment
on fait, ne t’inquiète pas.

Il relève la tête vers moi et son regard s’embrase. Toujours en me scrutant


avec ce feu dans les yeux, il s’abaisse d’une lenteur indécente sur la table. Il se
concentre sur la boule en question et la tire d’un coup sec, en vain.

J’affiche désormais un léger sourire en coin.

— Je vais te montrer, chéri, le taquiné-je en haussant les épaules et en


m’efforçant de ne pas trop laisser paraître ma satisfaction.

Il vient de rater son coup. Sa fierté va avoir du mal à s’en remettre. C’est à
mon tour de jouer. Je vais lentement rejoindre l’endroit où il se situait tandis que
lui s’avance pour rejoindre ma place, à l’opposé. Quand nous nous croisons, nos
corps se frôlent insidieusement. Nos regards s’accrochent un bref moment, rien
qu’un instant. Assez cependant pour y déceler la lueur de malice qui nous habite.

Ce petit jeu entre nous est loin de me faire rire. Au contraire, il fait naître des
fourmillements dans mon bas-ventre qui me rendent fiévreuse. J’ai envie de
toucher ses muscles, ceux que j’ai vus se contracter sur la canne. Mais je me fais
violence. Je ne veux pas céder, je dois d’abord gagner.

Une fois du bon côté de la table, je stabilise ma position. Un pied en avant,


l’autre derrière, légèrement incliné. Je fléchis les genoux pour me mettre à
hauteur du billard. De ma main gauche, je saisis l’avant de la queue, la
positionnant entre le pouce et l’index, tandis que mon autre main tient
habilement l’arrière de l’instrument pour la diriger. Sans plus attendre, je me
penche sur la table, minutieusement, pour pouvoir aligner mon regard sur la
boule et le trou dans lequel j’espère la faire rentrer. J’entends alors Daniel
inspirer brusquement et sens son regard brûler mon corps. Je déglutis
péniblement.

Concentre-toi !

Soudain, des pas résonnent et s’approchent de moi. J’essaie d’ignorer ses


mouvements, de ne pas y prêter attention pour me focaliser sur ma cible.
Néanmoins, sans m’y attendre, je le sens se positionner derrière moi sans me
toucher. Ma mâchoire se crispe. Je peux le faire ! Je vais y arriver. Je recule alors
mon bras qui dirige la canne pour lui donner un peu d’élan, me préparant à
frapper. Avant que la queue n’atteigne sa cible, je suis interrompue par les mains
de Daniel. Elles s’emparent fermement de mes hanches. Je hoquette de surprise
et tente de masquer mon émoi.

— Daniel, murmuré-je, troublée.

Je peux entendre sa respiration erratique, même sur la musique All I want de


Kodaline qui émane de la barre de son. Ses mains continuent de palper mes
hanches et commencent à glisser sur ma taille.

— Daniel, c’est bas. Tu me déconcentres, soufflé-je, en proie à une bouffée de


chaleur.

Ne sait-il pas l’effet qu’il me fait ?

Je vais pour me redresser afin de le sermonner quand sa main m’en empêche.


Elle m’appuie légèrement sur le bas du dos pour me garder courbée.

— Tut, tut, tut, tire cette boule Kate, chuchote-t-il alors qu’il me penche un
peu plus sur la table.

Je le sens s’écraser contre mon dos. De cette façon, je peux apprécier son
corps épouser les courbes du mien.

— Pourquoi ? réussis-je à demander, la gorge sèche.

Il se contente de dégager ma nuque en rassemblant tous mes cheveux sur la


même épaule. Impossible pour moi de bouger, je ne peux que rester sous son
emprise, immobile et impuissante. Il commence à déposer de légers baisers sur
ma nuque, enflammant ma peau au passage de ses lèvres. Il poursuit son chemin
jusqu’à mon cou avant d’arriver à mon oreille pour en mordiller doucement le
lobe. Un gémissement m’échappe quand il me répond :

— Tu t’es vantée de savoir manier une queue, je veux voir ça…

Ses gestes et ses mots déclenchent une avalanche de frissons dans mon corps
tout entier. Je le veux. Je veux me retourner, l’embrasser farouchement et le
toucher jusqu’à plus de raison. Là, maintenant. Au diable le jeu ! Je tente alors
de me défaire de son emprise, mais il me stoppe encore.

— Katerina, tire, gronde-t-il, presque sévère.

Je fais mon possible pour me concentrer sur la bouche… Euh, sur la boule !
Oui, je me concentre sur la boule et prends une inspiration tandis qu’il continue
à me prodiguer ses caresses et à me hanter avec ses baisers.

Bam !

Daniel émet un rire grave et lent au creux de mon oreille.

— Tu y étais presque, pourtant… Ce n’est pas grave, mon trésor.

— J’ai raté…, réponds-je, étourdie.

— Ce n’est pas grave, lâche-t-il en nous relevant brusquement, parce que j’ai
terriblement aimé te voir essayer.

Daniel me tourne vers lui et saisit brutalement mon cou pour plaquer ses
lèvres sur les miennes.

Sans plus de cérémonie, il m’embrasse sauvagement, avec une passion plus


incendiaire que d’ordinaire, si tant est que cela soit possible. Nos lèvres
s’accrochent et s’agressent. Nos langues se battent et s’apprivoisent. J’agrippe
son cou et lui ma taille. Ce n’est pas assez ! Il me soulève pour m’asseoir sur le
billard. Automatiquement, j’entoure son bassin de mes jambes pour le
rapprocher davantage de moi, même si cette position fait remonter ma robe. Il ne
s’en plaint pas. Notre fougue s’amplifie. Je crois devenir folle quand je le sens
me mordiller la lèvre inférieure tandis que l’une de ses mains ose se poser sur la
partie nue de ma cuisse dévoilée par ma robe.

— Daniel, murmuré-je, essoufflée.

Cet homme va me tuer, mais, mon dieu, qu’est-ce que je le veux ! Je le désire.
Alors que mon appétit sexuel s’accroît, une pointe de culpabilité vient
apparaître. Andrei. Le clan Russel. Je devais lui dire… Si je veux que tout cela
continue, je ne peux pas lui cacher plus longtemps mon plan. Je ne souhaite pas
bâtir quoi que ce soit ou aller plus loin tant qu’il restera des non-dits et des
cachotteries entre nous.

— Kate, tu me rends fou, révèle-t-il d’une voix sourde.

Je le serre davantage contre moi, aussi bien avec mes bras qu’avec mes
jambes. Immédiatement, Daniel réagit et me fait allonger entièrement sur la
table. Il y grimpe pour me surplomber sans cesser ses fougueux baisers. C’en est
trop. Je veux plus, il veut plus... Notre relation progresse et je ne peux pas lui
cacher plus longtemps mes intentions.

Un peu de courage !

— Daniel…, lancé-je timidement, espérant attirer son attention.

Sous l’emprise de la frénésie du moment, il ne réagit pas.

— Daniel, tenté-je, plus fort cette fois en plaquant mes deux mains sur ses
larges épaules afin de le freiner.

— Hey… Je vais trop loin ? Qu’est-ce ce qui se passe, Kate ? me questionne-


t-il, essoufflé et soudain alarmé.

— C’est délicat à dire…

Il hausse un sourcil interrogateur, ne comprenant pas pourquoi je l’ai


interrompu si brusquement.

— Il faut que je te dise quelque chose.

En apercevant ma mine coupable, Daniel se redresse et descend lentement de


la table avant de m’aider à en faire de même. Ses traits se font sérieux.
— Je t’écoute.

Et comme ça, en une seconde, l’atmosphère se glace. Ok, autant aller droit au
but…

— C’est à propos de mon père, lui avoué-je, les mains moites, en m’appuyant
sur la table de billard pour me stabiliser.

— Mais encore ?

— On a défini une stratégie pour le sortir de là. On en parle depuis quelques


jours avec Ian et le clan Maslow, et nous avons convenu que c’était sans doute
notre meilleure option…

— Abrège, Kate, me coupe-t-il en devinant là où je veux en venir.

— Attends, laisse-moi le temps !

— Je sais déjà que pour que tu pratiques une telle langue de bois et que tu
m’arrêtes de la sorte, c’est que ce que tu vas m’annoncer ne va pas me plaire,
raille-t-il d’un air agacé en levant les yeux au ciel.

— Eh bien justement, ce n’est pas facile, alors je m’attends à un peu plus de


compréhension de ta part.

— Bien, alors continue. Tu as pris une décision avec TON frère et TON clan
sans me demander mon avis. Quelle est-elle, dis-moi ?

— Oui, j’ai pris une décision avec MON frère et le clan de MON père sans te
concerter puisque de toute façon, tu n’aurais pas cherché à agir dans l’intérêt
d’Andrei, m’énervé-je.

Inutile de se voiler la face. Daniel est incapable de comprendre que ma


priorité est de sauver mon père, puisque la sienne est de me protéger, moi. Je le
sais, et lui aussi. Nous avons reporté le conflit plusieurs fois, mais à présent il est
inévitable.

— Excuse-moi de vouloir te protéger ! On protège son clan et, en ce qui me


concerne, tu fais partie du mien ! s’agite-t-il à son tour.
Son clan ?!

— Alors, tu veux me protéger comme tu le ferais avec tous les autres


membres de ton clan ? m’écrié-je, vexée.

Je n’aime pas du tout la tournure que prend la soirée.

— Exactement ! réplique Daniel furieux d’un geste ample de ses mains.

Outch ! Ça fait mal... Et pas qu’un peu. Quand je pense qu’il y a quelques
minutes, nous étions sur le point de…

Il voit ma mine déçue et soudain beaucoup plus triste qu’en colère. Mais je
m’empresse de chasser cette peine. Si c’est vraiment ce qu’il pense, alors soit. Je
ne peux pas me permettre de lui montrer mes failles si visiblement nous ne
ressentons pas la même chose l’un pour l’autre. Il faut croire que je me suis
trompée sur lui. J’ai peut-être trop pris mes désirs pour des réalités…

Tant pis. Je ne peux me permettre de me montrer faible, alors je vais lui


exposer mon plan et tacher de rester de marbre.

— Eh bien, ça ne se passera pas ainsi. Notre décision est prise et je vais aller
sauver mon père. Ian va me faire entrer chez les Russel en tant que prisonnière.
Il m’enfermera dans le sous-sol où est enfermé Andrei.

— Non, Kate ! explose-t-il en faisant un pas vers moi.

— Ne m’interrompt pas ! répliqué-je à mon tour, incendiaire. J’irai, que tu le


veuilles ou non ! Ensuite, il va procéder à une arrestation massive avec une
armée de policiers puisqu’il a désormais assez de preuves contre les Russel.
Pendant ce temps, il viendra nous rejoindre au sous-sol pour nous faire sortir par
un passage souterrain. Ainsi, les Russel seront entre les mains de la justice et
mon père et moi serons à l’abri de la police et de ce clan !

— J’ai dit non, Kate, tu entends, s’indigne Daniel en pointant son doigt vers
moi. Tu vas être mignonne et faire exactement ce que je te dis. Tu n’iras pas ! Tu
vas rester sagement à la maison et tu vas me laisser gérer cette situation ! Ian et
moi trouverons une autre solution.

— Mais tu ne comprends donc rien ! hurlé-je en écartement violemment son


doigt et en avançant vers lui pour le faire reculer. C’est toi qui m’a entraînée
dans ce monde. Oui, c’est toi ! Toi, qui m’a initiée à cette violence et à cette
sauvagerie. Et sous prétexte que tu veux me protéger, je devrais soudainement ne
plus m’en mêler ? Ne t’étonne pas si maintenant je veux m’investir. Je ne peux
plus reculer. Il est bien loin le Daniel qui voulait m’obliger à abattre un homme
de sang-froid !

Percuté de plein fouet par mes remarques, Daniel a reculé de quelques pas au
fur et à mesure de mon avancée vers lui. Je peux lire la rage et la désapprobation
sur son visage. D’ailleurs, il me le fait bien ressentir quand il vient agripper
subitement mes épaules pour me secouer. En furie, il s’explique :

— J’en ai rien à foutre Kate !

Et cette fois c’est lui qui avance en me maintenant fermement, jusqu’au


billard.

— Te rends-tu compte du danger que tu cours ? Qui te dit que les Russel ne
t’exploseront pas la tête à la minute où tu franchiras leur porte ? Ils pourraient
même être au courant pour Ian ! Ces hommes t’emmèneront peut-être dans leur
chambre pour t’infliger les pires sévices, avant de te laisser pour morte ! éclate-t-
il en se penchant vers moi, ce qui m’oblige à poser mon dos sur la table. Le
supporteras-tu, Katerina ?

Son visage est à quelques centimètres du mien et ses deux mains encadrent
mon visage.

— Le supporteras-tu, hein ? Parce que moi non, putain ! fulmine Daniel en


abattant violemment un de ses poings juste à côté de ma tête. Tu entends ? Moi
non !

Je tressaille sans que nos yeux ne se quittent.

Son cri laisse place au silence. Seul le bruit de nos respirations erratiques
résonne. En le scrutant, en constatant la fureur qui a teint ses yeux en noir, je ne
peux m’empêcher de le comprendre. Malgré ses dires, une partie de moi
continue de croire qu’il souhaite me protéger parce que je suis plus… Et non pas
parce qu’il me protège en tant que simple membre du clan Barish. Mais je suis
déterminée à le faire. Il doit se faire une raison, à présent.
D’une extrême tendresse, j’approche ma main de son visage pour lui effleurer
la joue.

— Je te comprends, Daniel. Mais c’est de mon père qu’il s’agit. Si tu es


honnête avec toi-même, tu sais très bien que tu aurais réagi pareil si c’était le
tien, expliqué-je aussi calmement que possible. C’est mon père, et, malgré tout,
je l’aime, alors je ferai tout pour le sauver. Je donnerais ma vie pour la sienne,
confié-je, émue en y pensant, la voix fébrile. Mon papa, Daniel. Tu saisis ? Mon
papa… Tu sais, cet homme qui te donne la vie, celui-là même qui te tient dans
ses bras, qui te lit des histoires et t’accompagnes à l’autel lors de ton mariage.

Je fais une pause pour lui laisser le temps d’assimiler tout ça. Un sanglot
m’échappe.

— Eh bien moi tu vois, je n’ai jamais eu tout ça. Mon père ne m’a jamais lu
d’histoires. Il ne me prenait jamais dans ses bras et il ne pansait pas mes
blessures.

Je prends un temps pour empêcher mes larmes de couler.

— Mais ce n’est peut-être pas trop tard. En tout cas, je veux y croire, lui
annoncé-je, plus assurée. Pouvoir le sauver et lui dire tout ce que je ressens… Je
veux lui expliquer pourquoi je lui en veux tant et pourquoi il n’a pas été un bon
père pour moi ! Et je veux aussi lui dire que son fils est en vie et qu’il a une
chance ! Une chance de pouvoir rattraper toutes ses erreurs et d’être enfin le père
que je mérite, que nous méritons. Alors, s’il te plaît, Daniel, je t’en supplie, ne
me prive pas de la seule occasion que j’ai de le faire. Tu sais très bien que c’est
la seule option que l’on a aujourd’hui. Si trouver une autre solution veut dire
perdre encore plus de temps, alors je refuse.

Je suis à bout de souffle, encore une fois. À bout de tout. C’est un trop-plein
d’émotion.

Le regard de Daniel finit par s’adoucir suite à mon récit et je peux voir toute la
sympathie qu’il y a dans ses yeux.

— Tu as raison. Je comprends parfaitement, Kate, lâche-t-il en se redressant,


mais je ne peux te permettre cette folie. Je comprends totalement ce que tu viens
de me dire. Il est normal que tu réagisses ainsi, et je le respecte, mais en aucun
cas je ne l’accepte. Je tiens trop à toi pour te laisser faire ça. Je suis désolé, mais
je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’en empêcher.

Qu’il en soit ainsi, alors... Nous nous comprenons, mais nous avons des
intérêts divergents et incompatibles dans cette histoire. Nous ne pouvons rien y
faire.

— Alors, je m’opposerai à toi, me résigné-je, la tête haute.

— Ne fais pas ça, Kate, souffle-t-il en se pinçant l’arête du nez.

— Tu ne me laisses pas le choix. Je m’en vais, Daniel. Je vais partir rejoindre


les Maslow dès ce soir. C’est mieux ainsi, décrété-je, sûre de mon choix.

Je me dirige vers mon sac afin de partir, mais Daniel est plus rapide et me
bloque désormais la sortie.

— Je ne peux pas te laisser faire ça.

— Que comptes-tu faire ? M’en empêcher physiquement ?

— Si c’est par là qu’il faut en passer alors je ne reculerai devant rien,


prévient-il, très sérieux.

Il n’osera pas, pensé-je en pinçant les lèvres.

Je me dirige vers lui puis tente de le contourner pour atteindre la poignée de la


porte, mais il est plus malin et m’arrête dans mon élan. Je me mets alors à le
pousser. Il me résiste et agrippe mes poignets en me repoussant jusqu’à me
plaquer contre la porte. Nos gestes se font de plus en plus déchaînés.

— Arrête Kate, tu ne feras pas le poids au corps à corps avec moi et tu le sais,
m’avertit Daniel.

Sa remarque a le don de particulièrement m’énerver et il ne m’en faut pas plus


pour lui asséner un coup de pied dans le genou qui le fait siffler.

— Ah, tu veux la jouer comme ça, alors ? s’agace-t-il

— Lâche-moi !

— Si je dois te ramener de force à la maison, je le ferai. Alors maintenant tu


vas te calmer et cesser de t’agiter comme tu le fais. Rien de positif n’en
ressortira.

— Je crois surtout que tu ne me feras pas le moindre mal, Daniel. C’est


d’ailleurs exactement ton but dans toute cette histoire : me protéger, ragé-je en
gesticulant pour me libérer. Ne me force pas à être plus violente, je ne voudrais
pas t’abîmer.

Il a un sourire narquois. Sauf que cette fois, nous ne jouons pas…

— Il y a bien des façons de faire du mal à une femme sans la blesser


gravement… Comme ça pourrait arriver si tu mets ton plan à exécution.

Connard est le seul mot qui me vient à l’esprit. Il me blesse en disant cela, et il
le sait… Mon seul moyen pour sortir de là est donc la ruse.

— Très bien, cédé-je calmement, je vois. Je n’ai pas le choix, alors ?

Il secoue la tête, satisfait de me voir me résigner.

— C’est comme tu veux, prétends-je avant de brutalement lui asséner un coup


de genou entre les jambes.

Il s’écroule immédiatement par terre en gémissant. Pour l’empêcher de


riposter, je ne m’arrête pas en si bon chemin. Je me saisis de son visage et le
gratifie d’un nouveau coup de genou avant d’ouvrir la porte et de m’enfuir à
toutes jambes.

Fébrilement, je rejoins la rue et je réussis à héler un taxi sur son passage avant
de m’y engouffrer.

— Où allons-nous, ma p’tite dame ?

— À l’hôtel le plus proche sur Lexington Avenue, Manhattan, s’il-vous-plaît,


ordonné-je.

C’en est fini. Moi, Katerina Maslow, quitte officiellement le clan Barish et
m’affirme comme leader de mon clan. Je vais récupérer la place qui me revient
de droit. Je vais accepter mon héritage en tant que chef du clan Maslow.
6

Ma décision

Daniel
La pire décision de toutes
est celle que l’on n’a pas prise.
Zig Ziglar

La garce ! pensé-je en abattant violemment mes deux poings contre la baie


vitrée de mon bureau.

Comment a-elle osé faire une chose pareille ? D’abord me cacher son plan et
ensuite me frapper pour fuir !

Mais pour qui se prend-elle, au juste ? Elle croit qu’elle peut juste me cogner
dessus et s’en tirer comme ça ? Elle veut aller sauver son père et se mettre en
danger ? Grand bien lui fasse ! J’en ai assez de la voir traîner dans mes pattes. Il
est temps qu’elle retrouve « son » clan, comme elle le clame si bien ! ragé-je en
cognant une nouvelle fois de mes poings la baie vitrée qui tremble.

Mon téléphone me sort de mes pensées et je décroche vivement, presque


agressif.

— Bonjour, monsieur Barish, je voulais savoir avec qui vous vous rendrez au
gala de charité du Metropolitan Museum of Art samedi ? J’ai besoin de vous
inscrire sur les listes, m’informe ma nouvelle assistante

Bordel de merde ! Ce n’est vraiment pas le moment. J’aurais dû y aller avec


Kate, mais il en est hors de question à présent. Je ne peux pas y échapper, il faut
régulièrement que j’apparaisse dans ce genre d’événements pour montrer patte
blanche et pour faire bonne figure. De plus, mes concurrents y seront : ceux de
mon entreprise et ceux de mon clan. D’ailleurs, en y pensant, Harry y sera
certainement pour représenter les Maslow. Il va falloir que je supporte sa
présence…

— Que faites-vous samedi soir ? lui demandé-je.

— Rien du tout monsieur Barish, se hâte de répondre la jeune femme.

— Alors vous n’avez qu’à donner votre nom, vous m’accompagnerez.

— Bien, monsieur.

— Je passerai vous prendre à 19 heures, Synthia, écourté-je avant de


raccrocher.

Je me retourne de nouveau vers ma baie vitrée, le regard perdu dans la skyline


de Manhattan à me demander où elle est, ce qu’elle fait et si elle va bien. Malgré
ma colère, je ne peux m’empêcher de souhaiter que, où qu’elle soit, elle demeure
saine et sauve… J’ai bien trop de fierté pour le lui avouer. Après tout, elle est
celle qui est partie, celle qui m’a blessée physiquement et celle qui refuse ma
protection.

**

Kate
Les jours passent et s’enchaînent. Je séjourne dans un joli hôtel assez simple
dans le sud de Brooklyn près de Coney Island. Je passe le plus clair de mon
temps dans les bureaux des Maslow. Leur QG est situé à Seattle, mais depuis que
le plan de sauvetage d’Andrei a été mis en place, beaucoup d’hommes haut
placés de l’organisation ont fait le déplacement pour l’organiser. Nous passons
donc nos journées à revoir en détail notre stratégie. En plus des membres
importants du clan Maslow, Ian est là, ainsi que Adriel et Harry, le bras droit de
mon père.

Je ne cesse de recevoir des appels de Peter, Jason, Carla et même Haley.


Chacun essaie de me faire revenir à la maison. Particulièrement Peter, qui est
même allé jusqu’à me menacer de me traîner par les cheveux jusqu’à la villa si
je ne me décidais pas à le faire de mon plein gré. Le seul dont je n’ai aucune
nouvelle est évidemment Daniel. Et je dois dire que ça m’angoisse terriblement.
Est-il fâché ? Vexé ? Ai-je blessé sa fierté de façon irréversible ? Moi qui pensais
qu’il allait venir me chercher pour m’empêcher de mettre mon plan à
exécution… Je me suis lourdement trompée.

Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il pense et cela m’embête. Je sens qu’il va


agir, qu’il ne va pas en rester là, mais je me trouve dans l’incapacité de prédire le
moindre de ses mouvements. J’ai déclenché la guerre, il va certainement y avoir
des conséquences et son silence n’est pas pour me rassurer. Le seul qui semble
soutenir ma décision semble être mon frère, bien sûr. Enfin, du coup, mes amis
essaient de me joindre. Je n’ai répondu à aucun de leurs appels, mais j’ai
cependant écouté leurs messages. Pour la rassurer, j’ai décidé de donner
quelques nouvelles à Haley.

— Mon dieu, Kate ! Enfin tu réponds ! Tu n’as pas idée d’à quel point j’étais
inquiète pour toi ! s’affole mon amie en hurlant presque dans le haut-parleur du
téléphone.

— Du calme, j’avais juste besoin de prendre un peu de recul… Je suppose que


tu es au courant de tout.

— Mais enfin, souffle-t-elle, tu sais bien que c’est de la folie.

— Je sais, affirmé-je, ne laissant place à aucune discussion.

Je ne compte pas céder et reste ferme.

— Kate, je m’inquiète énormément. Je ne veux pas qu’il t’arrive du mal. Et


Peter, Carla, Jason et Daniel non plus…

— Haley, si tu appelles pour me convaincre d’oublier mon plan, je préfère te


prévenir tout de suite, je raccrocherai le téléphone et commencerai à ignorer tes
appels comme je le fais pour les autres.

— Kate…

— C’est comme tu veux, Haley, expliqué-je en ne laissant place à aucune


discussion.

— Très bien… Si c’est ce que tu veux, dans ce cas…, souffle-t-elle vaincue.


Je peux te demander comment tu vas au moins ?
— Je vais bien, ne t’inquiète pas. Je loge à l’hôtel et je suis avec mon clan la
journée.

Elle reste muette.

— Haley ?

— Oui, je suis là, réplique la brune avant de marquer une nouvelle pause.
C’est juste que… « ton » clan ? Kate, je ne te reconnais pas là ?

— Oui, et bien ?

— Mais c’est quoi cette histoire… Je m’en vais quelque temps et je ne te


reconnais plus ! Où est passée la femme qui ne voulait pas avoir affaire à ces
clans ? Et puis ne crois-tu pas que si tu devais en choisir un, ce serait celui des
Barish ?

— Je n’aime toujours pas ce milieu, Haley. C’est juste que j’en ai besoin pour
sauver mon père, je n’ai pas le choix. Et j’appelle MON clan celui qui m’épaule,
m’encourage et me soutient dans mes décisions, ce que les Barish n’ont pas
réussi à faire jusqu’à présent.

— On réagit comme ça parce qu’on tient à toi, c’est tout. Et pour ton frère…
Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ? Qu’est-ce qu’il se passe dans ta tête, ma
belle ?

Elle semble complètement déboussolée, partagée entre l’envie de me dire mes


quatre vérités et celle de se taire pour ne pas me fâcher.

— Je ne pensais pas à mal. Je ne t’ai rien dit pour Ian parce que la dernière
fois que je t’ai eu au téléphone je voulais qu’on se concentre sur toi. Tu venais
d’arriver à Paris et je souhaitais savoir comment ça se passait pour toi sans
t’ennuyer avec mes problèmes.

— Tu ne m’embêtes pas avec tes problèmes Kate ! Sors-toi ça immédiatement


de la tête. Et pourquoi ne m’as-tu pas appelée après ta dispute avec Daniel, ou
pour me parler de ta décision.

Je ne sais quoi répondre. La vérité c’est que, malgré les apparences, je suis
complètement perdue et paniquée. J’ai peur. Oui, peur, parce je viens de lâcher
les seules personnes que j’aime pour sauver Andrei au péril de ma vie et parce
que je suis désormais entourée de parfaits inconnus. Le clan Maslow est
adorable avec moi. Je n’ai même pas besoin d’imposer mon autorité, on me
traite déjà presque comme une reine. Mais je ne connais pas ces gens. Ce n’est
pas ma famille même si j’en porte le nom. Ma famille depuis plusieurs mois
c’est celle des Barish. Mais comme je viens de le dire à Haley, j’ai besoin
d’exécuter mon plan, et les Maslow sont les seuls prêts à m’aider.

En constatant mon absence de réponse, mon amie poursuit plus doucement :

— Ou même me dire ce qu’il se passait entre Daniel et toi…

— C’est lui qui t’en a parlé ? m’empressé-je de demander en espérant avoir de


ses nouvelles.

— Non, c’est Peter. Il m’a dit que vous aviez passé une soirée tous ensemble
et qu’il t’avait vue danser avec Daniel.

— Je n’ai simplement pas eu le temps de te le dire... Je n’avais pas la tête à ça,


je suis désolée, Haley, m’excusé-je. Je me ferai pardonner.

— Tu as plutôt intérêt, et je sais déjà comment, dit-elle un peu plus


enthousiaste.

Je soupire, soulagée que la tournure de notre conversation devienne plus


légère.

— Je t’écoute ?

— Je viens quelques jours à New York pour présenter un défilé et je t’invite


officiellement à l’événement. Je suis déjà en train de t’envoyer une place par
mail.

En effet, je me souviens que Daniel avait évoqué ce défilé.

— Est-ce que les Barish y seront aussi ?

— Bien sûr qu’ils seront présents, et toi aussi, si tu tiens vraiment à te


rattraper, me menace-t-elle.
— Haley…, soufflé-je.

Je n’ai pas du tout envie de les revoir, mais elle me prend par les sentiments et
elle le sait.

— Ne discute pas ! Ils ne feront pas d’esclandre, je les préviendrai. Vous


n’aurez même pas à vous parler ! Je te promets, Kate, si…

— Bon ok, ok ! la coupé-je pour qu’elle arrête son monologue.

J’aurais forcément fini par céder de toute façon.

— Génial ! crie-t-elle me forçant presque à éloigner mon portable de mon


oreille.

Puis un blanc s’installe avant que je n’ose lui poser la question :

— Tu as eu des nouvelles de Daniel ?

— Il va… bien, se contente-t-elle de dire, hésitante.

— Comment ça, bien ? insisté-je perplexe, ne sachant comment interpréter ses


propos.

— Tu n’as qu’à aller lui poser la question si ça t’intéresse.

— Ça ne m’intéresse pas, répliqué-je de mauvaise foi.

Elle pouffe de rire.

— Je vais devoir te laisser Haley, j’ai du boulot, interromps-je. On se voit à


ton défilé.

— Bon très bien. J’ai hâte de te voir ! Tu me manques.

— Toi aussi. Je t’embrasse !

Je souffle en grand coup en raccrochant avant de croiser les bras, le regard


perdu à travers la fenêtre de ma chambre d’hôtel.

En scrutant les rues new-yorkaises bondées de monde et les piétons qui se


précipitent sur la route, leur café à la main, je ne parviens pas à résoudre la
question qui me hante : que se passe-t-il dans la tête de Daniel ?

Ce n’est d’ailleurs pas la seule interrogation qui m’obsède : que fait-il ? Qu’a-
t-il pensé de mon départ ? Du coup que je lui ai infligé ? M’en veut-il ? Me
cherche-t-il ? Est-ce que je lui manque ?

Je ne l’admettrai jamais à voix haute, mais lui me manque au point où ça me


déchire littéralement le cœur. J’ai tellement peur de le revoir au défilé et de
craquer…

Je ne me sens pas bien. Vraiment pas bien. J’ai mal au cœur, la tête qui tourne
et un sentiment étrange de manque qui m’enserre les entrailles.

J’ai la nausée. Est-ce le manque justement ou l’interminable discours d’Harry


dans cette salle de réunion sordide ? Les Maslow, Harry et moi-même sommes
en train de faire le point sur quelques dossiers en cours. Mais mon esprit est
ailleurs. Mais qu’est-ce que je fais ici, bon sang ?! Je regarde ces visages si peu
familiers autour de moi sans pouvoir m’empêcher de chercher le regard
réconfortant de Peter, les blagues douteuses de Jason et les clins d’œil taquins de
Derek. Daniel n’est pas le seul à me manquer.

— Kate… Kate ?

Une voix me tire de mes sombres pensées.

— Hein ? lancé-je quelque peu hagarde.

Harry me sourit patiemment.

— Je disais simplement que si tu n’avais pas d’autre point à aborder, nous en


avions fini pour aujourd’hui.

— Oui, oui, on en a fini, confirmé-je à la hâte, consciente que tous les regards
sont braqués sur moi.

Tous les hommes s’éclipsent en silence tandis que je reste assise sur ma
chaise, le regard absent.

— Qu’est-ce qui se passe Kate ? m’interpelle la voix de mon frère.


Je secoue la tête. Je peux sentir son regard inquiet sur moi et cela me
déstabilise. Je ne veux pas craquer, je ne veux pas pleurer et m’écrouler. Je n’ai
pas le droit. Je dois garder la tête froide. Je dois cesser d’être cette enfant
apeurée et prendre mes responsabilités. J’ai fait mon choix, il est grand temps de
l’assumer. Mais malheureusement pour moi, c’est plus facile à dire qu’à faire.

— Kate ? s’enquiert Ian en s’accroupissant près de ma chaise.

Je hausse les épaules.

— Ça va, Ian. Je suis juste préoccupée.

Il secoue la tête.

— Non je suis sérieux, dis-moi ce qui ne va pas. Tu es toute renfermée sur toi-
même depuis que tu es là. Tu ne parles à personne à part quand c’est pour le
travail. Et même là, tu n’es pas toute à fait présente. Tu sembles être ailleurs. Tu
peux me parler, tu le sais ça ? Si les Barish te manquent, si tu veux changer
d’avis, je peux l’entendre et le comprendre. Je n’aime pas te voir comme ça.

C’est touchant de voir que mon frère se soucie à ce point de mon bien-être,
mais je ne veux pas en discuter. Si je commençais à mettre des mots sur ce que je
ressentais, c’en serait fini. J’allais automatiquement m’effondrer. Or, je dois faire
abstraction de tout ça. Mon clan compte sur moi. Mon frère aussi… Et mon père
a plus que jamais besoin de mon sang-froid.

— Ce n’est pas facile pour moi, mais ne t’inquiète pas. On va aller jusqu’au
bout et dans quelque temps tout reviendra à la normale.

Je ne sais pas si mes mots sont censés convaincre mon frère ou moi-même.

— Tu n’as toujours pas répondu à leurs appels ?

— Seulement Haley.

Voyant que je demeure fermée au dialogue, Ian se relève avant de se pencher


doucement vers moi pour déposer un baiser sur mon front.

— Kate tu peux me parler si ça ne va pas. D’accord ?


J’acquiesce simplement tandis qu’il quitte la pièce, m’abandonnant à mes
songes et à ma solitude.

— On cogite ? constate la voix d’Adriel, appuyé sur le chambranle de la porte,


me sortant de ma rêverie.

Je hoche encore une fois la tête.

— Un peu.

— Je dois aller faire une course, ça te dit de venir avec moi ?

— Pourquoi est-ce que je viendrais ? demandé-je en haussant les épaules.

— Je n’en sais rien, mais je pensais que ça te ferait du bien de te changer un


peu les idées. À part travailler, tu ne fais pas grand-chose.

— Pourquoi pas.

C’est vrai, ça fait un moment que je ne suis pas sortie. Et puis Adriel a l’air
d’être quelqu’un de sympa. Je finis par accepter et c’est en silence que nous
rejoignons l’habitacle de sa voiture.

— Tu t’y connais en fleurs ?

— Pas vraiment, lui signifié-je sans grand intérêt.

— J’ai peut-être choisi la mauvaise personne alors, ricane-t-il.

— Mais je peux quand même reconnaître des belles fleurs quand j’en vois, lui
dis-je en tentant de montrer un peu d’engouement.

— Tant mieux puisque je t’emmène chez le fleuriste, sourit-il.

— C’est l’anniversaire de ta petite amie ? l’interrogé-je en faisant semblant de


m’intéresser à la conversation.

— Celui de ma mère, m’indique Adriel, tout sourire.

Nous arrivons rapidement à destination et nous nous accordons sur un joli


bouquet de roses blanches. Rien d’extravagant, mais ça fera sans doute son effet.
Ma mère les aurait aimées.

Nous reprenons la route en silence jusqu’à ce qu’il gare la voiture à l’entrée de


la plage de Coney Island. Il n’y a pas trop de monde à cause du froid, mais la
vue n’en reste pas moins sublime. La plage est située juste en face d’un parc
d’attractions déserté. Un délicieux contraste entre nature et civilisation.

— Viens, il faut que je te montre quelque chose, m’explique Adriel en sortant


de la voiture et en empruntant le ponton flottant qui s’aventure vers la mer.

Je le suis sans dire un mot, en appréciant le spectacle de la réverbération du


soleil sur les vagues et celui des mouettes qui s’envolent dans le ciel.

Arrivé au bout du ponton, Adriel s’arrête et je remarque qu’il tient dans sa


main le bouquet de roses. Il se saisit ensuite d’une fleur pour la jeter à la mer. Et
je comprends.

Les yeux perdus dans l’immensité que le paysage nous offre, il soupire :

— La mafia, c’est souvent une histoire de famille. On n’y entre pas par
hasard. Mes parents travaillaient pour ton père. Comme tu t’en doutes, ça a mal
tourné. Ma mère s’est fait enlever par une mafia russe. J’avais 20 ans. Mon père
et le clan Maslow préconisaient la patience. Selon eux, si on agissait trop vite,
nous y perdrions tous la vie et ma mère également.

Je fixe également l’horizon en buvant chacune de ses paroles tandis qu’il


continue à lancer les roses une à une.

— Comme tu t’en doutes, ce n’est pas une histoire qui finit bien puisqu’on est
ici aujourd’hui.

— Et toi qu’en pensais-tu ? Tu voulais attendre avant de la sauver ?

Il émet un rire sans joie

— Non. Je voulais agir immédiatement. Je voulais la sortir de là le plus vite


possible. C’était ma mère et j’étais prêt à mettre ma vie en danger pour sauver la
sienne. Opinion que tu partages, il me semble.

J’approuve d’un signe de tête.


— J’avais préparé un plan, mais il était un peu risqué. Mais j’ai cédé sous la
pression de mon clan, de ma famille et de mes amis. Je l’ai fait à leur façon, et
elle est morte ! s’exclame-t-il avec une pointe de colère.

Il ne lui reste qu’une seule rose dans les mains à présent.

— Est-ce que tu leur en veux ? murmuré-je.

Il secoue la tête.

— C’est à moi-même que j’en veux. Je ne dis pas que ma solution l’aurait
sauvée. Mais j’ai refusé de prendre le risque, pour mes proches. Parce que j’étais
trop faible pour m’opposer à eux, et j’avais peur de les perdre aussi. Je m’en
veux de ne pas avoir tout tenté pour ma mère. Peut-être que je ne l’aurais pas
sauvé, mais ça m’aurait évité de penser tous les jours en me réveillant : « Et si
mon plan l’avait sauvé ? »

Je réfléchis quelques minutes à son histoire. Adriel s’en veut parce qu’il a été
plus facile d’obéir à ses proches plutôt que de mettre son plan à exécution. Sa
situation ressemble tellement à la mienne, mais contrairement à lui, j’ai encore le
choix de suivre mon instinct.

— Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça, m’enquiers-je en me tournant vers


lui.

— Tu sais pourquoi, lâche-t-il en faisant de même, le regard compréhensif.

— Non, ce que je veux dire c’est que tu sais déjà que j’ai choisi de mettre mon
plan à exécution, même si ça m’a forcée à rentrer en opposition avec mes amis.

— Parce que je vois à quel point ta décision te rend malheureuse. Je vois aussi
à quel point tu doutes chaque jour. Je veux juste que tu saches que tu prends la
bonne décision. La bonne solution ne signifie pas que tu vas réussir à sauver
Andrei. La bonne solution c’est simplement celle qui sera la tienne. Pas celle de
tes proches. Si tu cèdes, Kate, toute ta vie tu te poseras cette fameuse question :
« Et si je l’avais fait ? ». Tes proches n’ont pas le même objectif que toi. Ils
veulent te protéger toi. Mais toi, Ian et moi, on sait ce que c’est que de perdre un
parent et on sait ce que c’est d’être prêt à tout pour le ramener.

Sans plus un mot il me tend la dernière fleur et se tourne de nouveau vers la


mer.

— Joyeux anniversaire maman, murmure Adriel avant de repartir vers la


voiture, me laissant là, à contempler la rose dans ma main.

Il a raison. Je dois choisir l’option qui m’aidera à mieux dormir la nuit au cas
où les choses tourneraient mal. Et si mes proches tiennent à moi, ils
comprendront… C’est dur de m’opposer à eux, mais je comprends désormais
que j’ai fait le bon choix.

— Ma décision, soufflé-je en jetant la rose à la mer.

Après notre escapade à la mer, Adriel nous conduit dans un bowling. Il dit que
ça nous fera du bien. Il n’a pas tort d’ailleurs. Nous prenons le temps
d’apprendre à nous connaître un peu mieux et nous rions beaucoup. Il gagne, et
ce haut la main, mais il a la courtoisie de ne pas s’en vanter. Je lui parle de ma
vie, de Peter, de Haley, de Carla et de tous les autres en prenant soin de ne pas
mentionner mon ancien patron. Il m’en raconte plus sur mon père, le clan
Maslow et sa famille.

— Merci pour aujourd’hui, je me suis bien amusée, confessé-je,


reconnaissante, sur le chemin du retour.

— Je t’en prie. On devrait remettre ça. Tiens, d’ailleurs, je vais devoir aller
représenter le clan à un gala de charité demain. Harry et moi avons pensé que ça
serait pas mal que tu m’accompagnes.

— C’est toi qui es en charge des sorties officielles ? Ça ne devrait pas être
Harry ?

— On a pensé que ça serait bien d’afficher un visage jeune et dynamique


pendant l’absence de ton père. C’est plus intelligent stratégiquement. Mais c’est
important de montrer qu’on a récupéré l’héritière et qu’un Maslow tient de
nouveau les rênes du clan.

J’hésite. Je me demande si Daniel sera présent...

— Je promets que je ferais en sorte que tu t’amuses au moins autant


qu’aujourd’hui, poursuit Adriel.
— Bon, d’accord, accepté-je finalement.

Après tout que Daniel soit là où pas, ma décision est prise et je ne céderai pas.

Le lendemain, je passe la journée à faire du shopping en essayant de trouver la


tenue idéale. Mon choix s’est porté sur une longue robe à col V et à manches
longues, brodée de motif en dentelle, très près du corps. Le haut du vêtement est
blanc, mais il se dégrade au niveau de la taille dans les tons de gris puis vers le
noir sur le bas. Je la trouve absolument renversante et en remarquant
l’expression médusée d’Adriel en allant le rejoindre pour la soirée, je sais que
j’ai fait le bon choix.

— Tu es magnifique patronne, sourit-il.

Je lève les yeux au ciel bien qu’un demi-sourire s’affiche sur mon visage à ce
compliment.

Nous prenons la direction du Metropolitan Museum, lieu où se déroule la


soirée.

— On va juste serrer quelques mains, faire un don, manger et je vais te


présenter quelques partenaires.

— Donc si j’ai bien compris je suis là en tant qu’héritière ? déduis-je.

— Tu es là en tant que chef du clan, Kate, précise mon partenaire en arrivant


devant la montée des marches du musée.

C’est au bras d’Adriel que je pénètre dans la pièce du célèbre musée.


Immédiatement, nous nous retrouvons à serrer des mains, faire des courbettes et
des sourires à des gens plus ennuyants et hypocrites les uns que les autres.

— Ah Adriel ! Comment allez-vous, mon ami ? s’écrie un quinquagénaire


bedonnant avec un accent d’Europe de l’Est très prononcé.

— Gojko ! Je me porte à merveille et vous ? répond l’homme à mon bras en


me conduisant jusqu’à lui pour lui serrer la main et baiser celle de sa compagne.

— Très bien mon ami ! J’espérais vraiment vous voir ce soir ! Oh, mais qui
est la délicieuse créature à votre bras ?
Il me tend la main en me dévorant du regard.

— Laissez-moi vous présenter Katerina Maslow, me présente Adriel.

— Maslow, vous dites ? relève notre interlocuteur.

— Katerina Maslow, fille de Andrei Maslow, monsieur, interviens-je en lui


tendant la main.

Sous le choc, son regard s’agrandit avant qu’il ne se reprenne.

— Enchanté mademoiselle. Je suis Gojko Jovanovic.

Il s’empare de ma main pour la baiser.

— Et voici mon épouse, Lenka. Nous vous pensions disparue…

Sans me dégonfler, je lui fais mon sourire le plus forcé.

— Certaines affaires nécessitaient mon attention alors je suis revenue. Par


conséquent, j’ai écourté mes vacances

— Des vacances que vous avez passées dans la maison de monsieur Barish si
je ne me trompe pas… Ou plutôt, devrais-je dire dans son lit, d’après les
rumeurs.

Mon sourire disparaît aussitôt. Qui est cet homme provocateur et indiscret qui
se permet presque de m’insulter ? Son regard se fait effronté et malicieux tandis
que les traits de mon visage se durcissent considérablement. S’il me cherche, il
va me trouver. Qu’insinue-t-il exactement ? Que j’ai couché avec Daniel ?
Décidément, bien des rumeurs ont fuité…

Je ne vais pas me laisser faire de la sorte.

— Savez-vous à qui vous vous adressez, monsieur ?

Il secoue négativement de la tête de façon nonchalante.

— Vous voyez l’ombre du bâtiment à travers cette fenêtre ? demandé-je en la


pointant du doigt. Eh bien, il y a un homme dans ce bâtiment et il regarde notre
altercation. Voyez-vous, cet homme est un tireur d’élite très qualifié et il me
suffit de claquer des doigts pour qu’il vous élimine, expliqué-je calmement, le
ton bas.

— Pourquoi est-ce que vous me dites ça ? dit-il en perdant un peu son sourire.

— Parce que si j’étais vous, je ne me frotterais pas à moi, vous ne voudriez


pas que votre charmante épouse devienne veuve.

Cette fois-ci, c’est son visage qui s’assombrit et qui se fait plus menaçant.

— Ne me prenez pas pour un imbécile, mademoiselle ! Il n’y a personne dans


l’immeuble d’à côté, et je vous trouve gonflée de proférer des menaces envers un
homme dont vous ignorez l’influence.

— Je n’ai que faire de qui vous êtes, monsieur. Je sais qui je suis et cela me
suffit amplement, rétorqué-je la tête haute.

— Et qui êtes-vous ?

Je lui souris encore une fois avant de m’approcher de lui jusqu’à lui chuchoter.

— La fille de Andrei Maslow et la pute de monsieur Barish. Ce qui fait que je


tiens dans ma main deux des plus gros clans de ce pays.

Satisfaite de l’avoir pris à son propre jeu, je me recule pour m’emparer du


bras d’Adriel.

— Oh, et au passage... Faites gaffe au point rouge sur votre chemise.

Instinctivement, il baisse la tête pour vérifier et je me détourne en riant aux


éclats, entraînant Adriel avec moi.

Bien sûr, cette histoire de tireur d’élite est complètement fausse, mais ça a au
moins eu le mérite de le faire douter.

— Désolé pour ça, j’ignorai qu’il réagirait de la sorte, s’excuse le brun à mes
côtés.

— Qui est-ce ? Quelles sont nos relations avec cet homme ?

— Nous entretenons des relations cordiales, sans être amicales. C’est notre
partenaire serbe. Depuis le départ de ton père, on se sait plus très bien qui sont
nos amis et nos ennemis.

— Vais-je devoir imposer mon autorité à chaque fois que tu me présentes un


partenaire ?

— En tant que Maslow, les gens s’attendent à ce que tu fasses tes preuves. Et
tu t’en sors plutôt pas mal, me complimente-t-il en m’entraînant vers le buffet.
Que lui as-tu dit ?

Je lui souris.

— Ce qu’il voulait entendre Adriel, rien d’autre.

Adriel me présente à beaucoup d’autres associés ou connaissances tout au


long de la soirée. Certains se montrent réservés, d’autres sceptiques face à ma
prise de pouvoir, mais aucun conflit n’a lieu depuis ma première présentation.

Nous faisons principalement la conversation et nous nous baladons à travers


quelques pièces du musée ouvertes pour l’occasion afin d’admirer différentes
œuvres d’art.

Je finis par laisser Adriel discuter avec une demoiselle pour aller observer un
merveilleux tableau. Mon moment de calme est interrompu par une voix
féminine derrière moi.

— C’est un de mes préférés. Un peintre trop souvent sous-estimé, si vous


voulez mon avis.

— Je ne suis pas une grande fan de peinture, mais je dois avouer que celle-ci a
quelque chose de spécial, réponds-je sans me retourner.

— L’auteur a dit de ses œuvres que seuls les gens spéciaux seraient les
apprécier.

— Nous devons avoir quelque chose de spécial, alors, souris-je en fixant


l’œuvre.

Je pense que l’individu va s’éloigner, mais aucun bruit de pas ne résonne alors
je me retourne.
— Excusez-moi, Katerina, je ne vous avais pas reconnue, mais c’est très clair
maintenant, lance-t-elle chaleureusement. Je suis plus que ravie d’enfin vous
rencontrer.

— Excusez-moi, mais vous êtes ?

— J’organise l’événement.

— Comment m’avez-vous reconnue ? rétorqué-je sur la défensive.

— Disons que j’ai bien connu votre famille... Et vous ressemblez à votre père.
7

Entre amour
et amitiés

Kate
Il n’y a pas d’amour ni d’amitié qui croisent le chemin
de notre destination sans laisser de marque pour toujours.
François Mocuriac

Elle semble innocente et gentille. Mais elle en sait plus que ce qu’elle en dit et
cela me pousse à la méfiance. La dame s’approche doucement de moi et pose sa
main sur mon épaule. Je sursaute, légèrement surprise.

— Ne vous inquiétez pas, je ne vous veux aucun mal, très chère.

Troublée par la tendresse de cette interaction, je recule doucement.

— Je dois y aller, je suis désolée.

Sans perdre plus de temps, je pars rejoindre Adriel aussi vite que possible sans
que cela ne paraisse suspect. La musique bat son plein dans la salle principale et
je repère facilement mon partenaire près du bar, seul.

— Eh, je t’attendais. Tu as vu des choses intéressantes alors ?

Je hoche la tête, encore remuée. Intéressant, c’est le mot.

— Tu m’accordes une danse ? me propose Adriel en me tendant son bras.

— Avec plaisir, ça fera passer le temps…

— Et ça va me permettre de rendre jaloux les hommes de cette soirée, déclare-


t-il d’un air charmeur.

Je ris.

— Quel séducteur !

— J’ai la plus belle créature de la soirée à mon bras, il faut bien que j’en
profite, ricane-t-il en nous positionnant sur la piste de danse pour commencer un
slow.

— Merci Adriel, remercié-je en étirant un sourire amusé. Tu exagères, il y a


des belles femmes ici.

— Ah oui ? Et qui ? m’interroge le brun en me faisant doucement tourner.

Je regarde autour de nous afin de lui trouver le parfait exemple.

Bon, il faut avouer que la plupart ne sont plus toutes jeunes, mais il doit bien y
avoir une jolie blonde peroxydée dans cette soirée. Il y en a toujours.

— Ah, tiens, en voilà une ! m’exclamé-je en la désignant d’un signe de tête.

Il s’agit effectivement d’une jeune et belle blonde, au corps sculpté, avec des
jambes à n’en plus finir et une poitrine aussi fausse que la longueur de ses
ongles. Elle porte une robe dorée sublime, très moulante, qui s’arrête au-dessus
de ses genoux. Elle marche seule autour du buffet, elle semble chercher
quelqu’un.

— Elle n’est pas mal, admet Adriel, mais pas assez naturelle et trop blonde
pour paraître intelligente, se moque mon ami.

Je lui frappe doucement l’épaule par principe, mais rigole avec lui.

— Sois gentil !

Je regarde la blonde déambuler jusqu’à ce que je la vois se rapprocher d’une


silhouette tout à fait familière. Mon visage se décompose littéralement.

La blonde s’accroche au bras de Daniel en lui adressant son plus beau sourire
digne d’une pub Colgate, avant qu’il ne la conduise sur la piste de danse.
— Kate ?

Hypnotisée, je vois Daniel enlacer sa taille d’un bras et saisir sa main


manucurée de l’autre.

— Kate ?!

Je reporte soudain mon attention sur Adriel qui a haussé le ton pour attirer
mon attention.

— Eh merde ! fait-il en suivant mon regard. J’espérais qu’il ne serait pas là.

J’étais préparée à ce qu’il soit là... Mais pas à le voir se pavaner avec une jolie
blonde à son bras. C’est qui celle-là ? Son ex, peut-être ? J’ai cru qu’il ne
m’avait pas contactée parce qu’il m’en voulait, mais peut-être qu’il est
simplement indifférent, finalement… Ou pire encore, peut-être est-il heureux de
mon départ puisqu’il peut passer du temps avec sa blonde, désormais…

— Eh ! Regarde-moi, s’exclame Adriel.

— Désolée, je suis un peu surprise, c’est tout.

Je tente en vain de rester concentrée sur notre danse, mais mon regard ne peut
s’empêcher de dévier vers le couple. Je suis blessée. J’avais initialement prévu
de me montrer forte si jamais je venais à le croiser parce que je suis fière de mes
choix et je les assume. Mais je n’avais pas envisagé ce scénario. Je dois le voir,
lui parler... J’ai besoin de savoir ce qu’il pense.

— Excuse-moi, Adriel, mais tu m’en voudrais si j’allais le voir un moment ?


Il faut vraiment que je lui parle.

— Tu en es sûre ?

Il hausse un sourcil.

— Tu vas aller interrompre leur danse ?

Je secoue affirmativement la tête.

En bon gentleman, mon ami embrasse ma main élégamment et quitte la piste


tandis que je me dirige, tétanisée et jalouse, vers Daniel.

J’ignore s’il m’a vue, mais une fois à proximité du couple, je demande :

— Puis-je vous emprunter votre partenaire le temps d’une danse,


mademoiselle ?

**

Daniel
C’était certainement la soirée la plus ennuyante au monde. Toujours les
mêmes personnes arrogantes, les mêmes sourires hypocrites... Synthia est une
assistante très compétente, mais dans la vie de tous les jours... Mon Dieu, cette
femme est un vrai moulin à paroles, que quelqu’un la fasse taire ! Surtout quand
on réalise toutes les bêtises qu’elle débite à la minute.

Au moins quand on danse, elle la boucle ! Dieu merci !

— Puis-je vous emprunter votre partenaire le temps d’une danse ?

Une voix douce et respectueuse attire mon attention. Une voix trop familière
pour moi…

Ma partenaire et moi nous tournons pour découvrir Kate. Je ne m’attendais


pas à ce qu’elle soit là. C’est habituellement Adriel ou Harry qui représente le
clan, mais il semblerait que la miss prenne cette fois très au sérieux son rôle
d’héritière.
Mais pour qui se prend-elle à venir m’interrompre après la manière dont elle
s’est comportée avec moi la dernière fois que l’on s’est vus ? Je tente de
reprendre contenance en masquant ma surprise tandis que Synthia me regarde
dans l’expectative.

Mince ! Il faut que je décide.

Honnêtement, je ne souhaite absolument pas avoir affaire à elle. Elle m’a


frappé. M’a fui. Abandonné. Que veut-elle à présent ? Je suis sur le point de
refuser sa proposition quand mes yeux croisent les siens.
— Rien qu’une danse, alors, m’entends-je prononcer.

Je suis moi-même surpris de ma réponse. J’ai rencontré son regard chocolat et


voilà qu’elle m’a encore à sa botte. Que puis-je dire ? Elle est là, magnifique
comme toujours, dans sa longue robe, à me fixer, pleine d’espoir. Je ne peux pas
refuser. J’ai beaucoup trop envie de lui parler, de la tenir contre moi, de lui dire
qu’elle m’a manqué... Non ! Non ! Ne dis pas ça ! Elle t’a abandonné, tu te
souviens ?!

Peu importe, j’ai accepté et Synthia se recule déjà pour sortir de la piste de
danse alors que Kate me regarde et attend. Je lui tends la main, le visage dénué
d’émotion. Le sien tente de l’être également, mais j’y décèle de l’appréhension,
de la tension et une pointe de chagrin.

Néanmoins, elle finit par saisir ma main et poser la sienne sur mon épaule
tandis que la mienne vient se glisser dans le creux de sa hanche.

Nos regards s’évitent à présent méticuleusement. Nous restons concentrés sur


ce qui se passe derrière l’épaule de l’autre et le silence prend place, faisant
grimper l’électricité.

Sa douce odeur envahit mes sens. Elle m’empêche de réfléchir correctement.


J’ai envie de la serrer contre moi.

— Je ne voulais pas te frapper, soupire-t-elle sans toutefois croiser mon


regard.

Je ne répands pas. Il n’y a rien à dire.

— J’espère que je ne t’ai pas fait mal, poursuit-elle.

— Je m’en suis remis. Ma fierté, un peu moins, lâché-je sèchement.

— J’aurais aimé que tu respectes mon choix…

— On ne va pas revenir là-dessus, Katerina. Je refuse de m’impliquer dans


quoi que ce soit qui pourrait te blesser. Et si tu me disais pourquoi tu es encore
dans mes bras ce soir, après m’avoir rudement abandonné ?

— Je veux savoir ce qui se passera après ? Une fois que j’aurais sauvé mon
père…

— Si tu arrives à sauver ton père, la coupé-je vivement.

— Oui, eh bien, si j’arrive à sauver mon père, reprend-elle un poil agacé,


qu’est-ce qu’on fera ?

Je sens ses prunelles me fixer directement à présent, comme si l’intensité de


son regard brûlait ma peau.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle reste muette, cherchant ses mots.

— Voudras-tu me revoir ? murmure-t-elle timidement.

Ne pouvant me retenir davantage, je rive également mes prunelles aux


siennes.

Ce que j’y lis me bouleverse. La peur. Le désarroi. La détresse. Peut-être tient-


elle finalement autant à moi que moi à elle ?

**

Kate
J’ai lâché la question qui me terrorisait le plus. Va-t-il pouvoir me pardonner ?
Les choses pourront-elles un jour redevenir comme avant ? Vais-je pouvoir
retrouver l’homme qui compte tant pour moi ?

Les battements de mon cœur s’emballent, appréhendant sa réponse.

— Si tu refuses de changer d’avis, sûrement pas.

Je blêmis face à cette réplique. Il vient de réduire mes espoirs à néant. Je


retiens difficilement le sanglot qui menace d’échapper.

— Pou… Pourquoi ? bégayé-je.

Il hausse simplement les épaules, indifférent. Il ne peut pas tout ruiner comme
ça. On revient de si loin... Je ne vais pas le laisser tout détruire comme ça.

— Daniel, s’il te plaît…, murmuré-je, les larmes aux yeux, au bord de la


panique. Tu m’avais dit que tu voulais plus, qu’on partirait tous les deux, tu te
rappelles ?

Je lutte difficilement contre les larmes pour pouvoir me battre, pour le


raisonner.

— C’était avant que tu décides de te montrer déraisonnable. Tu ne peux pas


me frapper, m’abandonner, et ensuite, espérer que tout redevienne comme avant
en un claquement de doigts. Ça serait trop facile… Je refuse d’attendre de voir
« si tu arrives à sauver ton père » pour savoir où l’on va, toi et moi. Si tu n’y
arrives pas, quoi ? Et si tu meurs ? C’est toi qui mènes la danse et tu as le toupet
de me demander d’être là au cas où tu survis à tout ça. Je refuse d’attendre. Soit
tu prends le risque, soit tu ne le prends pas. Mais je refuse d’accepter que tu
fasses le mauvais choix. Je préfère dès aujourd’hui recommencer ma vie sans toi.

— Et la recommencer avec une blonde peroxydée ? ne puis-je m’empêcher de


rétorquer, sarcastique.

— Avec une personne qui fait tout pour rester en vie.

Il demeure d’une froideur sans égale. Il me déchire littéralement le cœur. Je


me détache immédiatement de lui avant qu’il ne le voie s’émietter.

— Lâche-moi ! m’exclamé-je en le repoussant et en tournant rapidement les


talons pour partir aussi loin que possible.

Il n’a pas le droit de me faire ça. Pas après toute l’importance et la confiance
que je lui ai accordées. J’ai fait l’erreur de lui donner une partie de mon cœur et
voilà qu’il le brise sans scrupule.

Je me précipite à l’extérieur du musée et je rejoins la rue pour me diriger vers


Central Park. Là, au moins, je peux être seule et à l’abri des regards. Perchée sur
mes hauts talons, je m’aventure dans ce parc qui semble me suivre dans toutes
les étapes de ma vie, peu importe où je vais. Je m’installe au bord du lac et, sans
pouvoir me retenir davantage, éclate en sanglots.

Je ne peux pas croire ce qu’il m’a dit. Comment a-t-il pu lâcher ces mots si
durs à mon égard tout en restant aussi sec et flegmatique alors que j’étais là,
presque à le supplier de me pardonner, d’accepter mes choix et de ne pas
m’abandonner.

Les larmes tracent de brûlants sillons sur mes joues, mes sanglots perturbent
le silence nocturne. Je sens la peine me déchirer l’estomac.

Quand mon corps ne peut plus produire de larmes, je me mets à respirer de


nouveau normalement et je repense soudain à cette jolie citation populaire qui dit
qu’il y a quelque chose de tellement romantique à propos de se faire briser le
cœur à New York. J’avais voulu jouer avec le feu, et je m’étais brûlée. J’avais
voulu prendre tous les risques pour avoir une vie digne de ce nom et ressentir
des émotions. J’avais ressenti les meilleures, mais sans me douter une seule
seconde que la pire allait bientôt me dévaster : l’amour.

Je me sens vidée et épuisée. Je veux juste rentrer à la maison. Mais quelle


maison au juste ? Où me sentirais-je chez moi ? Vers qui me tourner à présent ?
Mes seuls amis sont aussi les employés de Daniel ; quant à Adriel et mon frère,
ils sont certes adorables, mais je ne les connais pas assez pour ce genre de
choses.

Je tente de me redresser pour pouvoir rentrer à mon hôtel, mais impossible de


trouver la force. Je me laisse alors simplement retomber pour m’allonger
complètement sur la pelouse humide. Mon regard se perd dans les étoiles.

Pour la énième fois, mon téléphone se met à sonner et je finis finalement par
envoyer un message à Adriel pour le rassurer et le prévenir que j’ai déjà rejoint
l’hôtel après que mon entretien avec Daniel s’est mal passé. Je vais pour
remettre mon téléphone à sa place quand soudain un appel entrant s’affiche.
Peter. Lui aussi essaie de me joindre continuellement. Mais pourquoi
maintenant, à 1 heure du matin ?

Après l’avoir ignoré pendant des jours, j’en ai soudain plus la force. Peu
importe les réflexions qu’il fera, j’ai juste besoin d’entendre la voix familière de
mon ami.

— Peter, soupiré-je d’une petite voix en décrochant.

— Kate ?
Il semble ne pas y croire.

— Oui, c’est moi.

— Enfin tu décroches ! Tu ne sais pas à quel point j’étais inquiet pour toi ! Tu
vas bien ?

Pour toute réponse, je renifle.

— Kate, est-ce que ça va ? panique mon ami.

— Physiquement, je vais bien.

— Dis-moi où tu es, je viens immédiatement te chercher.

— Et pour m’emmener où, hein ? rétorqué-je en pleurant une nouvelle fois.

— Laisse-moi juste venir te voir, je t’en prie ! supplie-t-il, visiblement très


affecté par ma détresse.

— Non Peter, je ne veux pas que tu essaies de me convaincre de quoi que ce


soit, je ne veux pas que tu viennes si c’est pour me traîner juste qu’à la villa par
les cheveux, expliqué-je, répétant ce qu’il a menacé de me faire dans ses
messages vocaux.

— Kate, je te jure qu’à ce stade je veux juste te voir et m’assurer que tu vas
bien. J’étais en colère au début parce que je te trouvais inconsciente de prendre
tous ces risques. Et même si je n’aime pas ça, je peux te comprendre. Daniel est
peut-être trop têtu pour le voir, mais pas moi. Tu me manques, laisse-moi être là
pour toi.

Je continue de sangloter quelques secondes avant de trouver la force de lui


murmurer :

— Central Park, près de la 85th street Transverse, côté lac.

— J’arrive.

J’essaie de me calmer avant qu’il n’arrive, mais impossible.


Quelques minutes plus tard, Peter se montre enfin.

— Kate ! l’entends-je crier lorsqu’il arrive vers moi.

Je réussis à me redresser à me retourner vers lui.

— Peter, soufflé-je en tentant un sourire dans sa direction.

Quand il voit mon visage dévasté par les larmes et ma robe mouillée par
l’humidité de l’herbe, mon ami perd son sourire.

— Oh, ma belle, qu’est-ce qui se passe ?

Il m’enlace immédiatement dans ses bras forts. J’avais oublié à quel point
l’odeur de Peter était réconfortante.

— Je suis là, je suis là. Ne pleure plus, ça va aller, je te le promets.

Sans m’en rendre compte, les larmes ont recommencé à couler et je


m’accroche de toutes mes forces au cou de Peter.

— Peter… Rien ne va, pleuré-je, abattue.

— Je sais. Je suis là, calme-toi, je t’en prie.

Il me caresse gentiment le dos et me serre fort contre lui pour me laisser le


temps de me calmer.

— Tu aurais dû répondre avant. Je n’aime pas te savoir comme ça, Kate.


Pourquoi tu n’as pas appelé ? Tu sais que tu peux me faire confiance, me
chuchote-t-il à l’oreille avec tendresse.

— J’avais peur que tu me forces à venir, j’avais peur de t’entendre toi aussi
me sermonner et je ne voulais surtout pas voir que mon meilleur ami ne me
soutenait pas non plus dans mes décisions, réussis-je à marmonner entre mes
larmes.

— Je suis désolé si c’est l’impression que je t’ai donnée. C’est vrai qu’au
début j’avais du mal à comprendre parce que je tiens à toi et je ne veux pas qu’il
t’arrive malheur. Mais je te jure que si c’est vraiment ce que tu veux, je suis avec
toi. Je ne te forcerai à rien, mais laisse-moi être là pour toi.

Il m’écarte un peu de lui pour pouvoir me regarder dans les yeux.

— Je ne peux pas être l’ami qui te soutient dans tes décisions si tu ne m’en
laisses pas l’opportunité. Tu dois avoir foi en moi.

Je ne peux que hocher la tête en me calmant doucement.

— Tu m’as manqué, confessé-je quand ma respiration est revenue à la


normale.

Il m’adresse un sourire malicieux.

— Toi aussi !

Soudain, il enlève sa veste et la dépose affectueusement sur mes épaules.

— Tu dois être gelée ! Viens, je t’emmène boire un café.

Nous marchons rapidement jusqu’au Starbucks le plus proche, quasiment vide


à cette heure-ci.

— Qu’y a-t-il, Kate ? s’enquiert mon ami une fois assis, nos cafés brûlants
entre les mains.

Alors je lui raconte tout : ma version des faits de ma dispute avec Daniel, mon
plan pour sauver Andrei, mon intégration au clan Maslow, la soirée de ce soir et
ce que Daniel m’a dit.

Ça fait un bien fou de se confier. C’est libérateur. En y réfléchissant bien,


j’aurais dû savoir que Peter serait là pour moi. Il ne m’a jamais déçue et a
toujours fait ce que j’attendais de lui. Il a toujours été là pour moi et sait trouver
les mots. Il est réellement la plus belle personne que je connais. J’ai de la chance
de l’avoir et je m’en veux de l’oublier trop souvent... J’ai eu peur qu’il se range
du côté de Daniel par fidélité, parce qu’il est son patron et son ami. Mais j’ai eu
tort.

— Quel con ! marmonne Peter, en plissant le front. Je ne peux pas croire qu’il
réagit de la sorte.
— Comment ça ?

— Tu ne vois pas qu’il te fait du chantage ?! Il se rend bien compte de


l’influence qu’il a sur toi. Il sait que tu tiens à lui, ma belle. Tout le monde n’est
pas aussi innocent que toi… Et il en profite. Tu lui as demandé son pardon et il
t’a dit qu’il ne te le donnerait qu’à la condition où tu changerais ton plan
concernant ton père. Il ne pensait pas ce qu’il a dit. Il espérait juste te
convaincre.

— Comment tu peux en être sûr, demandé-je, perplexe.

— Parce qu’il tient autant à toi que toi à lui, ça crève les yeux. Crois-tu qu’il
ferait tous ces efforts pour que tu restes en vie et en sécurité, sinon ? Cette
situation a pris de telles proportions, c’est pas croyable…

Peter m’a donné matière à réfléchir. La peine est toujours présente, mais
l’espoir revient.

Vers 4 heures du matin, Peter me raccompagne en taxi jusqu’à mon hôtel et


me fait promettre de le revoir bientôt. C’est épuisée que je sombre dans les
limbes du sommeil.

Quelques jours plus tard, je me retrouve à passer de plus en plus de temps


avec Ian. Il s’assure toujours de me faire faire quelque chose de « normal », que
ce soit un bowling, un cinéma, une partie de tennis ou même un jeu vidéo. Il
arrive parfaitement à me changer les idées, car même s’il n’est pas au courant
des mots que j’ai échangés avec Daniel lors de la soirée, il a clairement vu que
quelque chose n’allait pas. Tiens, concernant Daniel, justement ! Ma peine s’est
peu à peu atténuée pour se transformer en colère. Colère que j’ai parfois du mal
à maîtriser. J’ai vraiment besoin de reprendre les entraînements, ça me
défoulerait ! En attendant, je déverse mon irritation sur les hommes de mon père.
Harry dit que je lui ressemble beaucoup. Lui aussi s’en prenait aux autres quand
il était énervé. Ian m’a confié que c’est ça qui l’avait détruit dans ce milieu. À la
fin, il n’était plus que fureur et amertume.

Ma colère vient du fait que j’ai réalisé l’odieux chantage que Daniel a tenté de
me faire. Il a profité de mon affection pour lui pour essayer de me convaincre de
changer d’avis. Alors, oui, peut-être ne me pardonnera-t-il pas après le sauvetage
d’Andrei, ou peut-être le fera-t-il. Mais ce qui est certain, à présent, c’est qu’il
n’a dit cela que pour m’influencer. Et je lui en veux une fois de plus de profiter
de ma naïveté. Peut-être s’agit-il d’une déformation professionnelle, mais Daniel
est un manipulateur né. Il arrive toujours à ses fins. Ce n’est pas pour rien qu’il
est le chef d’un des plus grands clans des États-Unis d’Amérique.

Concernant mon père, nous avons fixé la date de son sauvetage et cela aura
lieu dans quatre jours. Je suis partagée entre appréhension et impatience.

Aujourd’hui, c’est le grand jour pour Haley. Elle va représenter la marque


Venitie, ici, à New York. Et, bien sûr, tout le monde sera de la partie. Moi y
comprise… Je vais bien évidemment le revoir. Oui, le revoir. J’ai décidé
d’arrêter d’évoquer son prénom dans ma tête parce que cela m’enrageait. Je fais
craquer instantanément mon cou en y pensant pour évacuer la tension qui
commence d’ores et déjà à m’envahir.

Pour l’événement, j’ai choisi de porter une robe sobre, blanche à col rond qui
s’arrête juste au-dessus du genou. Je l’ai accessoirisée d’un blazer noir et d’une
paire d’escarpins de la même couleur. Peter m’a aimablement proposé de
m’accompagner. Haley nous a apparemment réservé deux places à l’écart de
celles du groupe. C’est donc un peu rassurée que je retrouve Peter dans mon taxi
en début d’après-midi.

— Ça change de la tenue de sport, fais-je remarquer. Quelle classe !

Il hausse un sourcil et ses lèvres dessinent un sourire en coin.

— Si je te fais de l’effet, t’as qu’à le dire, me taquine le blond avec un regard


charmeur.

— Oh non, beau blond ! Je ne voudrais pas m’attirer les foudres d’Haley !

Nous rions de bon cœur.

Il porte un jean noir, un polo blanc avec une veste de costume. Un look chic et
décontracté qui lui va à la perfection.

— T’es pas mal non plus, relève-t-il, mais si je te touche, ce n’est pas les
foudres que je risque, mais plutôt une balle dans la tête.
Je le regarde d’un air exaspéré.

— Désolé, se corrige mon ami.

On arrive rapidement et on rejoint nos sièges, au quatrième rang. J’ai déjà


aperçu Carla, Derek, Jason et Daniel. Leur groupe est installé à l’opposé de
nous, sur une autre rangée de la salle. Haley n’a pas menti.

Rapidement, la salle se remplit, les lumières s’assombrissent et le défilé


débute. La collection est simplement sublime. Je m’y connais vraiment peu en
mode, mais c’est tout de même impressionnant de voir d’aussi belles robes pour
la première fois. L’ambiance est particulière et j’imagine très bien Haley
s’épanouir dans ce genre d’environnement. À la fin, Peter et moi, ainsi que
l’ensemble du public, nous levons lorsque Haley fait son apparition sur la scène
avec les membres de son équipe. Nous sommes très fiers d’elle et le clamons
haut et fort. Je souris discrètement en constatant le regard brillant de Peter quand
Haley entre dans la pièce.

Une fois le défilé terminé, Peter s’excuse et me laisse quelques minutes, le


temps d’aller féliciter Haley dans les vestiaires. Je l’attends alors simplement en
restant sur mon siège. Je ne veux pas prendre le risque de croiser un des Barish,
mais bien sûr, c’est sans compter sur Carla, la plus téméraire d’entre eux.

— Alors, on fait la tête, Kate ? s’enquiert celle-ci en s’invitant à côté de moi


pendant que la salle se vide.

— Carla, la salué-je courtoisement, comment vas-tu ?

— Si ça t’intéresse, tu m’aurais appelée, non ? Ou tu aurais répondu à mes


coups de fil, tout simplement, attaque la blonde, cinglante.

— Oui, je sais, j’aurais dû. J’avais juste besoin de prendre du recul et il y a


certaines choses que je n’avais pas envie de vous entendre dire.

— Je pensais qu’on était amies, lâche-t-elle en secouant la tête, désappointée.

Je la regarde alors et constate par moi-même toute la déception qu’elle


éprouve. Je réalise que j’avais tout faux. J’ai égoïstement ignoré tout le monde.
Ils ne m’ont rien fait et je les ai jugés avant même de leur laisser une chance.
— Je suis désolée, confessé-je en baissant le regard. Je ne sais pas ce qui m’a
pris. Je crois que j’ai eu peur, tout simplement, et j’ai paniqué.

Elle hoche la tête.

— Kate ? m’interpelle-t-elle.

— Oui ?

— C’est la dernière fois, d’accord ? Je te pardonne une fois, pas deux. Je peux
comprendre que tu te sois égarée, mais ne refais pas la même erreur.

Je hoche la tête et Carla se détend.

— Voilà, c’est réglé. On va boire un verre ? Je t’invite.

Et voilà comment Carla a réglé le problème en deux minutes. Je l’informe


qu’il faut que je prévienne Peter et pars sans plus attendre en direction des
coulisses.

Je tape à la porte de la loge de Haley et entre sans attendre son autorisation,


mais je le regrette aussitôt.

— Oh désolé, je n’ai rien vu ! m’écrié-je en posant une main sur mes yeux.

J’ai entraperçu Peter allongé sur Haley sur le canapé en train de l’embrasser
de manière plutôt suggestive. Dieu merci, ils portaient encore tous leurs
vêtements.

Je vais pour repartir, mais m’interromps.

— Je voulais juste te prévenir de ne pas m’attendre. Carla m’emmène boire un


verre.

— D’accord, me répond Peter, un peu gêné. Tu n’as pas besoin de moi, tu es


sûre ?

— Non, non. Ah, et au fait, je suis contente pour vous deux.

Sur cette gênante, mais plaisante révélation, je pars rejoindre Carla.


Apparemment, ils ont dépassé la phase SMS depuis un moment, ou alors ils sont
tout simplement très contents de se revoir.

Carla et moi nous retrouvons dans un bar autour d’une bière. Je craignais que
l’ambiance soit tendue, mais elle semble m’avoir réellement pardonné et sait
détendre l’atmosphère.

— Bon alors comment ça se passe à la maison depuis mon départ, demandé-


je.

— La routine. Si ce n’est que monsieur Barish a été plus insupportable que


d’habitude. Il passe ses nerfs sur ses hommes. Le pauvre Jason en a pris pour son
grade. Tu le connais, il a un humour plutôt particulier, et dès qu’il ouvre la
bouche, le patron ne le supporte plus. Il est allé jusqu’à le menacer.

— Pauvre Jason... Comment va-t-il d’ailleurs ?

— Oh, il va bien, affirme Carla, rougissante.

— Je rêve ou tu rougis ? relevé-je, ébahie par son comportement.

On aurait dit une jeune adolescente. Étonnant pour une personne aussi
caractérielle qu’elle.

— Non, je ne rougis pas, nie-t-elle en couvrant ses joues de ses mains.

— Si, tu piques un fard !

— Non, c’est faux !

— Quelle mauvaise foi !

Nous nous esclaffons de bon cœur.

— Quelqu’un a finalement un faible pour Jason ?

— Bon, je reconnais qu’il ne me laisse pas indifférente. Je le trouvais lourd,


au début, mais il a su se montrer d’une telle gentillesse et il a été tellement
attentif avec moi…, explique Carla, des étoiles dans les yeux.

— Toi, tu lui as tapé dans l’œil dès qu’il t’a vue en tout cas. Est-ce qu’il s’est
passé quelque chose entre vous ?
— Nous sommes sortis tous les deux quelques fois et il m’a embrassée il y a
quelques jours…

— Je suis ravie pour vous ! m’enthousiasmé-je.

Sur ces mots, nous dégustons nos plats dans la bonne humeur et la joie de se
retrouver. À la fin du repas, je fais mes adieux à Carla en m’excusant encore une
fois pour mon comportement passé et lui promets de l’appeler régulièrement.
8

2402KM

Kate
La mort est paisible, simple.
C’est beaucoup plus difficile de vivre.
Stephenie Meyer

La tension monte d’un cran. Tous les Maslow ainsi réunis autour de la table en
salle de réunion semblent prendre conscience qu’il s’agit là de la plus importante
de leur mission. Ça passe ou ça casse. Ils ressentent sûrement tous une certaine
frustration de ne pas être directement au cœur de l’action. Seuls Ian et moi allons
pénétrer dans le domaine des Russel, les deux seuls héritiers du nom.

Nous peaufinons les derniers détails du plan. D’après Adriel, je devrai faire
semblant d’être évanouie et avoir les mains liées quand Ian me fera pénétrer
dans la maison. Ainsi, si quelqu’un nous surprend, ça n’aura l’air à leurs yeux
que d’un kidnapping. Les Russel seront heureux de constater que Ian est parvenu
à enlever l’héritière Maslow chez les Barish. Et, pour simuler cette scène, je ne
peux paraître consciente. Ils se doutent bien que je n’aurais jamais accepté de
suivre Ian de mon plein gré.

Une fois à l’intérieur, mon frère me portera jusqu’au sous-sol. Là où ils


gardent les prisonniers. Là où est mon père.

Papa… Je vais le revoir. Cette idée est devenue une vraie obsession. Je la
veux, ma deuxième chance. Viscéralement. Il représente la lumière au bout du
tunnel. Peut-être qu’après, tout rentrera dans l’ordre. J’aurai un semblant de
famille, un foyer. On repartira sur des bases de franchise et d’honnêteté. Il faut
que le plan fonctionne !

Une fois au sous-sol, Ian ouvrira la cellule d’Andrei et me laissera m’occuper


de lui tandis qu’il ira désactiver le système de sécurité et les caméras afin que la
police puisse rentrer pour procéder aux arrestations. Mon frère pourra alors
profiter de l’agitation pour nous rejoindre discrètement et nous ouvrir le passage
sous-terrain qui mène jusqu’à la forêt. C’est à ce moment-là que tout se jouera :
Andrei et Ian devront m’accompagner jusqu’au bout du tunnel pour rejoindre le
clan Maslow qui nous attendra à la sortie, directement au milieu de la forêt. Ils
auront, bien entendu, une camionnette tout équipée pour prendre directement en
charge Andrei que nous imaginons être en piteux état. En tout cas, il nous le faut
apte à se déplacer… Ensuite, nous devrons évacuer les lieux en vitesse avant que
la police n’intervienne. Mais Andrei sera sain et sauf. De plus, les médecins du
clan s’en occuperont bien. Voilà… Tout a été pensé.

Le silence qui règne dans la salle me donne des frissons. Je peux presque voir
les pires scénarios qu’imaginent les hommes autour de moi. Tout le monde
cogite dans son coin. Seulement quelques mots sont échangés de temps en
temps. Au bout d’un moment, j’en ai assez et j’estime que je dois m’exprimer. Je
me lève brusquement.

— Assez avec les détails ! On a déjà tout imaginé, tout prévu. Si tout le
monde s’en tient au plan, tout se passera bien. Maintenant, préparez-vous. On
prend l’avion pour Los Angeles ce soir, expliqué-je en m’adressant plus
précisément à ceux qui nous accompagnent.

Je ramasse mon portable sur la table et me dirige vers la porte. Je sors sans
plus de cérémonie en claquant la porte. Je ne supporte plus cette atmosphère. Ça
n’aide personne.

J’ai donné rendez-vous à mes amis dans Prospect Park pour un pique-nique
cette après-midi. Ça sera mon dernier moment avec eux avant mon départ et je
tiens à le rendre agréable. Bien sûr, Daniel ne sera pas de la partie, mais j’ai
désormais le soutien, ou du moins l’acceptation, de Carla, de Haley, de Peter et
de Jason.

Je me dis pour m’encourager que la prochaine fois que je les verrai je leur
présenterai mon père. L’homme qui m’a donné la vie, l’homme qui m’en a privé
et celui qui semble enclin à me la rendre. Approuverait-il ? Je doute qu’il soit
satisfait de savoir que mes amis font partie d’une mafia. Après tout, il a passé sa
vie à essayer de m’en éloigner. Mais je reste persuadée que lui plus qu’un autre
saura voir au-delà des apparences. Il fréquente ce milieu depuis assez longtemps
pour savoir que tous les gens mafieux ne sont pas forcément mauvais. J’ai
tellement envie de partager ça avec lui. Lui parler d’à quel point Adriel est
intelligent et de la loyauté dont Harry a fait preuve, ou même de l’accueil que
m’ont réservé ses hommes. Cela ne signifie pas que j’approuve ses activités,
seulement que j’ai été agréablement surprise de découvrir les valeurs d’une
mafia, autant avec les Barish qu’avec les Maslow. Ce sont bien plus que de
simples criminels.

Arrivée à Prospect Park, je retrouve mes amis installés sous l’ombre d’un
arbre. Haley est assise entre les jambes de Peter et Carla est tout près de Jason.
Leur visage n’exprime ni rancœur ni inquiétude, seulement un sourire
chaleureux et accueillant. C’est exactement ce qu’il me faut.

— Salut Kate ! me salue Haley.

— Salut tout le monde ! Je suis contente de vous voir, réponds-je,


enthousiaste.

Ils sont tous installés sur des couvertures et, comme eux, j’étale la mienne au
sol et pose ma glacière au centre.

— Je meurs de faim ! Allez, à table ! s’agite Jason en commençant à fouiller


dans les sacs.

— Je suis bien d’accord, le soutient Peter.

— On se calme, les hommes des cavernes, gronde Carla en tapant sur la main
de son voisin qui cherchait déjà un sandwich.

— J’ai pris de la bière, nous informe Haley, qui en veut ?

— Moi ! répondons-nous tous en même temps.

Ça déclenche l’hilarité générale.

— Quelle question, évidemment qu’on en veut tous, confirme Jason.

— Au fait, je n’ai pas eu le temps de te féliciter pour ton défilé. C’était


vraiment génial, dis-je à mon amie. Tu repars quand ?
— Demain…

Elle semble triste à cette idée. En même temps, elle est en train de démarrer
une relation avec Peter et la distance ainsi que le décalage horaire ne vont pas
aider.

— C’est seulement tes créations que l’on a vues ?

Je tente de changer de sujet pour la mettre plus à l’aise. Immédiatement, son


sourire réapparaît.

— Non, ce n’est pas que mon travail. Certaines sont celles que j’ai dessinées.
Deux d’entre elles étaient des créations que Lou Venitie avait repérées dans mon
carnet. Ce sont mes premières créations en tant que professionnelle et c’était
merveilleux de voir mes croquis prendre vie et obtenir l’appréciation de vrais
experts !

Quel bonheur de la voir si épanouie !

— Bien sûr, les gens avec qui je travaille y ont apporté leur savoir-faire et
leurs conseils. Quant aux autres modèles de cette collection, ils sont signés Lou
Venitie, mais j’ai travaillé sur tous sans exception : que ça soit sur des détails, la
matière choisie, les couleurs…

— Je dois dire que je suis un peu jalouse, ça doit être génial de travailler au
milieu de robes, de chaussures et de ne parler que de ça tous les jours, avoue
Carla.

— Oh que oui ! Surtout que tout le monde est passionné ! Bon, c’est comme
partout, il y a parfois des conflits, de la pression à gérer, un rythme à tenir. Mais
je n’ai pas à me plaindre. Toi aussi tu pourrais trouver un boulot là-dedans si ça
te plaît.

Elle hausse les épaules.

— La vie normale, ce n’est pas pour moi, admet-elle.

Son aveu m’interpelle et je tourne la tête vers elle avec un étonnement non
dissimulé.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Carla ?

Elle hausse encore une fois les épaules, comme si c’était un fait évident.

— J’ai passé trop de temps à vivre dans l’illégalité pour me contenter d’un job
pour monsieur et madame tout le monde.

— Il n’y a rien de mal à ça pourtant, relevé-je.

C’est un argument étrange, moi qui n’aspire justement qu’à une vie normale.

— Ce n’est pas pour tout le monde. Comme je n’ai connu que ça, je ne sais
pas vivre autrement.

C’est pour le moins surprenant. Carla a dû affronter ce qu’il y a de pire dans


ce monde. Elle a rencontré les côtés les plus sombres de l’humanité et pourtant
elle en redemande…

— Tu n’aspires pas à la sérénité ? osé-je.

Elle semble offusquée.

— Je suis choquée de constater que tu ne penses pas pouvoir la trouver parmi


nous. Elle existe dans ce monde-là aussi. Je pensais que tu l’avais déjà compris,
me dit-elle en m’inspectant du regard.

Cette révélation semble perturber Carla. Elle me sonde à présent du regard,


avec une certaine méfiance, je dois dire. Comme si elle venait tout juste de
réaliser que je ne me considérais pas comme une des leurs, du moins pas sur le
long terme. Cette réalité semble réellement la frapper de plein fouet.

Un froid s’installe avant que nous ne décidions de réellement entamer le


repas, ce qui ne manque pas de réjouir Jason.

La bonne humeur refait son apparition et les blagues vont bon train. Même
Carla a laissé ses mauvaises pensées de côté pour profiter du moment présent.

— Il est à quoi ton sandwich, Kate ? me demande Peter.

— Mozza, pesto et tomates, l’informé-je.


Son visage s’illumine alors qu’il se penche vers moi pour le regarder.

— Échange avec moi, s’il te plaît ?

— Qu’est-ce que tu proposes ? m’enquiers-je en le regardant malicieusement.

J’ai le pouvoir.

— J’ai un classique : jambon, beurre. Une tradition chez les Français !

Il est bon vendeur, mais je le vois venir de loin.

— Le mien est italien, et, si tu le veux, il va falloir que tu me proposes du haut


de gamme.

— Ok, j’ai apporté des fruits. Je t’épluche celui que tu veux, propose-t-il.

Il tend la main vers mon sandwich et m’offre son regard de chien battu.

— Tu me le couperas en petits morceaux aussi ? négocié-je toujours, feignant


d’hésiter.

Il soupire.

— Très bien !

— Vendu ! m’écrié-je en lui tendant mon repas.

J’ai gagné un dessert et je n’aurai même pas à me salir les mains.

Malheureusement pour moi, l’après-midi prend fin assez rapidement. Le


temps passe vite quand on est en bonne compagnie, surtout lorsqu’on a peur que
ce soit la dernière fois.

C’est à contrecœur que je fais mes au revoir à mes amis, en espérant que ça ne
soit pas des adieux.

— Bon, on va pas se la jouer mélodramatique, hein ? lance Jason, plein de


sarcasme, en me donnant un léger coup d’épaule.
Cela m’aide à garder la tête froide.

— Jason a raison, confirme Haley, je suis sûre que tu vas nous revenir en un
seul morceau, et avec ton père qui plus est.

— Merci, Haley.

Je lui suis reconnaissante pour ces paroles rassurantes. Elle est la première à
m’enlacer et à embrasser ma joue.

— Tu feras bien attention à toi, pas vrai ?

— Bien sûr !

Jason fait de même et Carla se contente de me fixer.

Je fuis son regard, intimidée par la froideur de la blonde.

Elle finit néanmoins par briser la glace.

— S’il t’arrive quelque chose, je jure que je te le ferai payer dans une autre
vie !

Sa réplique détend l’atmosphère et je soupire d’aise en m’avançant pour


l’étreindre sous les rires des autres.

C’est étrange cette relation qui s’est installée entre Carla et moi. Bien
différente de celle que j’entretiens avec Haley. Carla ne me laisse pas le droit à
l’erreur. Elle ne permet à personne de lui faire du mal ou de la décevoir. Je sais
que je ne dois pas me louper avec elle. Rien de surprenant quand on connaît son
histoire… Elle s’est laissée faire pendant des années et, désormais, elle a décidé
de laisser ce vieux travers de côté pour devenir plus forte, plus affirmée.

— Allez, viens, je te raccompagne pour trouver un taxi, annonce Peter en


posant une main dans le bas de mon dos afin de me guider vers la sortie du parc.

Je lui souris en acquiesçant.

Nous nous éloignons sous le regard attentif de nos amis alors que je me
retourne sur le chemin pour leur faire un signe de la main.
— Prête pour L. A. ? s’enquiert Peter, une fois seuls.

— Je ne suis pas sûre d’avoir le temps de visiter… Mais j’ai hâte d’y être et
d’en finir avec tout ça, oui.

— Tu angoisses ?

— Ça va, le rassuré-je alors que nous arrivons à l’extérieur du parc, près de la


route.

— Sois honnête, s’il te plaît.

Je mets quelques secondes avant de reconnaître :

— Je suis morte de peur.

— Ça va aller. N’oublie pas pourquoi tu fais ça et contente-toi de suivre le


plan avec prudence.

— Merci de ne pas essayer de me dissuader.

On s’arrête pour se faire face.

— Tu m’appelles dès que tu sors de là, d’accord ?

Je hoche la tête.

— Promets-le-moi ! insiste-t-il

— C’est promis.

— Viens par là, se calme-t-il en me serrant contre lui.

Je m’emmitoufle aussi fort que possible dans le creux de ses bras, profitant du
réconfort qu’il m’offre.

Le trajet jusqu’à L. A. se déroule sans encombre. Dans l’avion, chacun


demeure silencieux. On a tous besoin de ce moment pour recentrer nos pensées
et nous focaliser sur ce que nous avons à faire. Je suis assise côté hublot et mon
frère me surprend en étreignant ma main sur l’accoudoir alors que mon regard
contemple le ciel à l’extérieur. Je tourne alors la tête vers lui.

Il me sourit chaleureusement.

— Ça ira, petite sœur.

Je secoue la tête.

— J’ai peur de me faire de faux espoirs…, confié-je.

Je le vois déglutir, mal à l’aise.

— Tu angoisses ?

Il hoche la tête et tente de retirer sa main, mais je l’en empêche.

— Je peux compter sur toi, pas vrai ? Tu feras ce qu’il faut pour nous le
ramener ?

Je ne sais pas pourquoi j’ai posé cette question. J’ai juste besoin qu’il me
confirme sa détermination.

— Bien sûr, souffle-t-il, la voix rauque.

Je retiens un instant sa main et son regard pour tenter d’y lire ce que ses lèvres
refusent de me dire. Je ne parviens pas à mettre le doigt dessus.

Je le libère alors et scrute de nouveau les nuages.

**

Nous avons posé nos affaires dans un appartement loué pour l’occasion,
l’endroit idéal pour se rafraîchir et manger un peu avant la nuit. Nous avons
emmené dix hommes avec nous, et l’espace n’est pas assez grand pour nous
permettre de tous dormir ici, mais nous ne sommes pas là pour ça.

Vers 2 heures du matin, Ian et moi montons à bord d’une voiture de location,
lui au volant et moi à l’arrière, les poings liés par des menottes dont les clefs se
trouvent dans la poche de mon jean.
En arrivant près du quartier général des Russel, dans la banlieue de Los
Angeles, Ian m’informe qu’il est temps pour moi de m’allonger et de fermer les
yeux. Je m’exécute.
Privée d’un de mes sens, je comprends que l’heure est venue en sentant la
voiture s’immobiliser et le son du moteur cesser. Les battements de mon cœur
redoublent et l’adrénaline monte d’un cran.

Ian fait claquer sa portière avant d’ouvrir la mienne alors que je lutte contre
moi-même pour ne pas ouvrir les yeux. Je suis totalement à sa merci. Tout
repose sur mon frère, à présent. Il me fait glisser sur la banquette jusqu’à pouvoir
m’attraper et me balancer sur son épaule.

Il m’a informé que des caméras filmaient l’extérieur de la villa. De ce fait, il


faut que nous soyons crédibles, juste au cas où quelqu’un ne dormirait pas.

Il me porte jusqu’à l’entrée qu’il déverrouille par un code ; un clic m’indique


l’ouverture de celle-ci. C’est donc les paupières closes que je pénètre dans
l’antre des Russel, le clan qui torture et garde mon paternel captif depuis des
mois.

Comme je n’entends que les bruits de pas de Ian, je présume que personne
n’est là. Ouf !

Je l’entends marcher, puis déverrouiller une nouvelle porte et descendre des


escaliers, ce qui rend ma position encore plus inconfortable. Nous devons être en
train de descendre au sous-sol. Je vais bientôt pouvoir ouvrir les yeux et revoir
mon père !

Il fait ensuite quelques pas avant de se pencher vers l’avant, me faisant


comprendre qu’il souhaite me faire descendre. J’ouvre alors les yeux et scrute
avec attention mon environnement.

Nous semblons effectivement être dans un sous-sol. Nous nous trouvons dans
un grand couloir avec plusieurs portes, à droite comme à gauche, avec à une
extrémité l’escalier, et de l’autre une porte qui, selon les dires de mon frère, est
celle qui nous permettra de trouver la sortie.

Ian me fait signe de libérer mes poignets en silence tandis qu’il s’avance vers
l’une des portes pour en taper le code. 1804LS, ne puis-je m’empêcher de
retenir. On ne sait jamais…
Je m’affaire sur les menottes pendant que Ian entrouvre à peine la porte, pas
assez cependant pour me permettre de le voir.

— Je vais éteindre les caméras et le système de sécurité. Je suis là dans une


minute.

Il me laisse sans plus un mot.

J’avance prudemment ma main vers la poignée avant de réaliser à quel point


elle tremble. Je dois me reprendre et rester concentrée. Pas question que mes
émotions prennent le dessus. J’essuie sur mon jean ma main moite et déglutis.
En ouvrant la porte, je découvre le spectacle le plus affligeant de toute mon
existence. Je ne peux m’empêcher de porter ma main à ma bouche pour
m’empêcher de crier devant tant d’horreur. Alarmée, je me précipite vers le
corps inerte d’Andrei. Il est allongé en position fœtale au pied d’une chaise à
laquelle ses mains sont menottées. Je peine à distinguer sa peau de son sang. Il y
en a partout. J’ai envie de vomir.

Je m’agenouille à côté de lui.

— Papa, murmuré-je en lui bougeant légèrement l’épaule afin qu’il se tourne


vers moi.

Il ne lutte même pas et bascule sur le dos dans une quinte de toux.

— Oh mon dieu ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer.

Comment peut-on changer un homme à ce point ? J’ai du mal à reconnaître


mon propre père. Il semble au moins vieilli de vingt ans avec ses cheveux longs,
sa barbe grisonnante et ses cernes creusés. On dirait qu’il n’a pas dormi depuis
des mois.

J’encadre son visage de mes mains en constatant qu’il ne répond pas et que
ses yeux demeurent fermés.

— Papa, réveille-toi. Il faut partir !

Il tousse de nouveau et je fais un bref état des lieux de ses blessures en lui
enlevant ses menottes avec les clefs qui m’ont aidé à défaire les miennes. Celle
de son épaule est la plus grave. On dirait qu’une lame y a été enfoncée. Ça ne
saigne pas beaucoup, mais ça semble infecté. Il a aussi beaucoup d’hématomes,
de coupures au visage, et les lèvres fendues à force d’accumuler les coups.

Je le secoue un peu plus fort à présent, inquiète qu’il ne soit pas en état de
marcher. Ian ne va plus tarder à redescendre et il nous faudra faire vite. La police
va envahir les lieux et nous devons être partis avant leur descente au sous-sol.

Je le secoue plus fort encore.

— Andrei, réveille-toi. C’est moi. C’est Kate.

— Kate, l’entends-je souffler la gorge sèche avant qu’il ne commence à


cligner des paupières.

Ses prunelles rencontrent les miennes et je vois l’ombre d’un sourire


apparaître sur son visage tandis que le mien se fait rassurant.

— Oui, c’est moi ! Je vais te sortir de là. Il faut qu’on se dépêche !

— Kate, répète-t-il comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

Je repère alors dans le coin de la pièce un verre d’eau.

Je m’en saisis à toute vitesse avant de revenir vers lui et de lui soulever
doucement la tête pour qu’il se désaltère. Ça l’aidera à faire le trajet. Il se laisse
guider, semblant savourer ce moment.

Pendant qu’il reprend quelques forces, je lui détaille le plan.

— Papa, écoute-moi bien… Je vais avoir besoin que tu rassembles toutes tes
forces et que tu marches…

Je réalise que des larmes coulent de mes yeux en les voyant s’échouer sur le
buste de mon père. J’ai tellement peur qu’on échoue. Je sais au fond de moi que
Ian aurait déjà dû revenir et j’ignore volontairement le bruit que je commence à
entendre à l’étage. Il faut qu’on déguerpisse d’ici au plus vite. Sa vie en dépend.

— On aura qu’à marcher vite. Il y a un passage dans le sous-sol qui nous


emmènera à la forêt. Après cela, Harry et le clan Maslow seront là. Ils vont
s’occuper de toi. Tout ira bien, d’accord ?
Je repose le verre désormais vide. Il hoche péniblement la tête.

— Allez, je vais t’aider à te lever.

Sur ces paroles, je fais passer son bras par-dessus mes épaules. Je me redresse
doucement, entraînant son corps avec le mien.

J’espère vraiment que Ian ne tardera plus à arriver. Je ne suis vraiment pas
certaine de pouvoir tenir la cadence longtemps. Je remarque rapidement que la
cheville droite de Andrei est inutilisable et qu’il semble manquer quelques
orteils à ses pieds nus. Je retiens à peine un haut-le-cœur. J’ai envie de
m’effondrer tant cette vision me déchire. Je ne peux concevoir qu’on ait pu
autant blesser un homme, le charcuter comme s’il n’était rien d’autre qu’un
vulgaire bout de viande.

Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? Pourquoi ?

J’écarte rapidement ces pensées négatives et fais le vide dans mon cerveau.
Nous devons survivre. Je dois sauver mon père. Je serre la mâchoire et enlace
avec force sa taille pour l’aider à soutenir autant que possible son poids. Nous
nous dirigeons alors vers la porte qui donne sur le passage sous-terrain. Andrei
ne cesse de murmurer à mon oreille des propos incohérents. Il divague
complètement.

— Chut, garde tes forces. On y est, préviens-je en grimaçant légèrement sous


son poids.

Une fois face à la porte, je constate avec effroi que je ne peux absolument pas
l’ouvrir sans Ian. Il faut un code pour la déverrouiller et, malheureusement, ce
n’est pas le même que celui de la cellule d’Andrei.

— Merde, soufflé-je tandis que le raffut à l’étage devient de plus en plus


assourdissant et violent.

La police est déjà là, j’en suis sûre, mais Ian, lui, ne l’est toujours pas…

Je laisse mon père s’appuyer contre le mur pour qu’il puisse se reposer et que
je reprenne mon souffle.

Il me faut une solution. Je ne peux pas attendre Ian plus longtemps. Je crois
que j’ai compris avant même de franchir le seuil de cette maison qu’il ne
m’aiderait pas. Ça n’a jamais été son combat.

J’écarte également ces idées noires, elles ne m’aideront pas à avancer. Je me


creuse alors les méninges et commence même à asséner des grands coups
d’épaules dans la porte, espérant la voir céder. Sans succès. Je m’essouffle et la
porte ne bouge pas d’un pouce.

— Et deux… Kate, Kate, Kate…

— Papa, arrête de parler. Tu te fatigues pour rien, répété-je, lasse d’essayer de


trouver une solution.

Je suis en train de devenir folle, entre le bruit de bagarre à l’étage, ceux des
sirènes de police et les murmures incohérents d’Andrei. Je ne sais plus où donner
de la tête. Je ne peux pas penser clairement.

— Katerina, grogne mon père, interrompant mes rêveries.

C’est la première fois que j’entends aussi distinctement sa voix depuis que je
l’ai trouvé dans sa cellule. Cela attire mon attention.

— Quoi ? lui rétorqué-je sur le même ton.

— Le code, souffle-t-il à voix basse.

Je soupire un bon coup et prends le temps de l’écouter.

— 2402KM

— Hein ?

— Le code, explique-t-il, les yeux mi-clos.

Mon père connaît le code d’accès ! Réalisé-je. Et il essaie de me le


communiquer depuis plusieurs minutes.

Au moment où je le saisis, je comprends que c’est ma date de naissance et


mes initiales. Étrange… Qu’est-ce que cela signifie ? Et comment Andrei
connaît-il le code ?
Sans perdre une seconde, je fais passer les deux bras de mon père autour de
mon cou et me penche en avant afin qu’il puisse accrocher ses jambes autour de
ma taille.

— Monte sur mon dos, lui indiqué-je.

Il s’exécute et, même si son poids me fait mal, c’est la manière la plus rapide
pour se déplacer. Plus qu’un kilomètre à faire et nous serons sortis d’affaire pour
de bon. Je tente de trottiner, mais, quelques mètres plus tard, je suis forcée de
m’interrompre. C’est bien trop difficile de supporter son poids à ce rythme.
Ainsi, je me contente d’une marche rapide en respirant doucement par à-coups
pour reprendre mon souffle. Cette déambulation me semble interminable.

— Kate, tu as eu mon message ? chuchote mon père à mon oreille.

— Oui, soufflé-je d’une voix qui paraît à présent autant fatiguée que la sienne.

— Je ne voulais pas que tu viennes…

— Je ne pouvais pas te laisser mourir.

— Je ne voulais pas que tu te mettes en danger…

Je ne tiens plus. Je dois me résigner et poser Andrei. Ça doit faire au moins


cinq cents mètres que nous marchons et je ne suis pas capable d’en faire
davantage avec lui sur mon dos.

— Tu vas devoir marcher, papa, tu peux le faire, l’encouragé-je.

Il acquiesce et, comme au début, j’enroule son bras autour de mes épaules
pour le soulager un peu et j’entoure le mien autour de sa taille.

— On va devoir accélérer, avertis-je alors qu’au loin j’entends des coups de


feu et le bruit d’un claquement de porte qui me fait froid dans le dos.

Je prie pour que ça soit Ian qui vient d’emprunter la porte du souterrain pour
nous rejoindre.

— Papa, je t’en prie. Plus vite ! le supplié-je alors que la terreur me gagne.
Je ravale mes larmes en entendant des bruits de pas de course se rapprocher
rapidement de nous. J’essaie d’augmenter notre allure. J’entends Andrei grincer
des dents.

— Kate, je n’en peux plus…

— Non, papa. Avance. Allez, on survit, tu entends ! Je ne vais pas te perdre de


nouveau.

— Kate…, susurre-t-il à nouveau alors que sa tête tombe, de plus en plus


lourde, sur mon épaule.

— Allez, papa, tu continues ! Je refuse d’abandonner, tu entends…

Je ne peux retenir mes sanglots. Les larmes brouillent ma vision.

— Je ne veux pas te perdre, hurlé-je d’un air déterminé, tu entends. J’ai besoin
de toi !

L’ironie de la situation ne m’échappe pas. Je suis celle qui soutient


physiquement mon père en ce moment, mais émotionnellement, c’est moi qui ai
besoin de lui.

— Chérie… Je n’y arriverai pas. Tu dois courir seule maintenant, me chuchote


mon père avec une tendresse que je ne lui connaissais pas.

Je n’ai pas le temps de répondre puisqu’un cri puissant et empreint de colère


résonne dans le long couloir.

— Maslow !

Cette voix m’est inconnue, mais je comprends qu’il s’agit d’un Russel… La
luminosité est faible et nous ne voyons quasiment rien, alors impossible de dire
si le Russel se trouve à portée de vue ou non. Comme je viens d’entendre la
porte du passage claquer un peu plus tôt, je suppose qu’il vient simplement d’y
entrer, mais comme le moindre bruit résonne, on pourrait croire qu’il est tout
près.

Les larmes me brouillent la vue et je désespère à l’idée de ne pas encore


apercevoir la sortie du passage.
Soudain, un éclairage apparaît brusquement et je n’ai qu’une fraction de
seconde avant de comprendre qu’il provient d’une lampe torche derrière nous.

Il est là. Il nous voit.

— Papa, cours ! m’écrié-je à pleins poumons.

Nous n’avons pas le temps de faire un pas de plus quand la détonation d’un
revolver nous assourdit les oreilles. Le corps d’Andrei est projeté à l’avant. Un
frisson d’effroi me parcourt l’échine en le voyant s’écrouler au sol.

— NON !

Un cri d’épouvante me glace le sang. Le mien.

Incapable de faire preuve de rationalité, je tombe à genoux et le secoue avec


difficulté.

— Papa !

Il ouvre doucement les yeux, mais ne bouge pas.

— Papa ! hurlé-je en le remuant frénétiquement, affolée

— Allez relève-toi, je t’en prie ! S’il te plaît ! Papa !

Ma voix se brise en sanglots déchirants, ainsi que mon cœur et mes espoirs.

— Papa, souffle-t-il à son tour, j’aime que tu m’appelles comme ça, ma


chérie…

Il prend ma main dans la sienne. Je la serre fort, consciente que les pas de
l’assaillant de mon père ne sont plus qu’à quelques mètres.

Les Russel ont voulu me capturer pour que mon père me voie souffrir, et c’est
ce qui se passe. Ils ne me tueront pas avant le dernier souffle d’Andrei, mais,
après, mon heure viendra…

— Je t’aime, papa, murmuré-je, en larmes, refusant de dire au revoir. J’ai


besoin de toi, je t’en prie…
Mais trop rapidement, ses prunelles si similaires aux miennes se ferment pour
la dernière fois, et mon sang se fige.

— Oh, non ! gémis-je en étreignant désespérément son corps. Papa, ne me


laisse pas !.

Les bruits de pas cessent brusquement. Brièvement, je relève la tête et


constate qu’un canon est pointé sur le sommet de ma tête.

Un brun me regarde de haut. Je lis le mépris sur son visage. Pourtant, je ne le


connais pas. Et il va me tuer. Il va mettre fin à cette douleur.

Toujours à genoux, je me redresse, la tête droite.

— C’est ton tour, salope ! s’exclame-t-il.

C’est le diable incarné. Si on m’avait demandé de l’imaginer, j’aurais vu son


visage.

Je vis à présent mes dernières secondes. Je ferme les yeux pour me préparer à
rejoindre mon père, où qu’il soit.

Le bruit de la détonation résonne si fort... J’ai l’impression que ça va me tuer


avant la balle.

Mais la balle ne me heurte jamais.

Quand je réalise que la détonation vient de derrière moi, j’ouvre les paupières.
J’ai à peine le temps de voir mon adversaire s’écrouler à terre, je me sens être
saisie vigoureusement à la taille par deux bras forts. Mon dos entre en collision
avec un torse qui dans son élan me projette en avant avant de me rattraper pour
m’empêcher de chuter.

— Ne reste pas là, il faut partir !

— Hein ? murmuré-je, confuse.

Le Russel qui s’apprêtait à me tuer est mort ?

— Dépêche-toi, ma puce !
Je me retourne pour découvrir Daniel, essoufflé et pressé. Je comprends qu’il
m’a sauvé la vie en arrivant par la sortie du tunnel et en prenant mon ennemi par
surprise.

Que fait-il ici ?

Avant même que je ne puisse réagir, Daniel me tire le bras pour m’entraîner
vers la sortie.

Je me dégage instinctivement de sa prise.

— Non, mon père ! m’exclamé-je.

Je ne peux partir sans lui, il est peut-être encore vivant.

Je me précipite de nouveau vers son corps et encadre son visage de mes mains
afin d’admirer ses traits si familiers, si abîmés. J’ai devant moi un homme que je
n’ai jamais vraiment connu et on vient de me priver de la seule occasion que
j’avais de le connaître un jour.

Je m’écroule une fois de plus sur sa poitrine, en sanglots. Je ne peux pas


renoncer…

— Kate, m’interpelle la voix grave de Daniel avec urgence.

Je ne réagis pas.

Il est désormais derrière moi. Il enlace ma taille et enfouit son visage dans
mon cou.

— C’est fini, il faut partir maintenant. On ne peut pas perdre plus de temps.
Des bruits de pas se rapprochent.

— Daniel, sangloté-je, je ne peux pas le laisser là. On ne sait jamais si…

— Il n’est plus là, Kate…, me coupe-t-il. Laisse-moi te mettre à l’abri, me


supplie-t-il, la bouche contre mon cou.

Je le sens lutter contre lui-même pour ne pas me mettre sur son dos et sortir à
toute allure d’ici.
Il ne me laisse pas l’occasion de répliquer quand les bruits de pas se font plus
vigoureux et il me force à me remettre debout. Il prend ma main et m’entraîne en
courant loin de mon père.

— Papa ! gémis-je de douleur alors que je vois son corps s’éloigner de mon
champ de vision.

Je réussis finalement à me laisser guider par Daniel, totalement amorphe.

Nous courons aussi vite que possible, sa main tirant la mienne.

En l’observant, je m’interroge brièvement sur les raisons de sa présence. Je


n’ai pas eu de nouvelles depuis le bal, et il m’a clairement fait comprendre que si
je m’entêtais à vouloir exécuter mon plan, plus jamais il ne m’adresserait la
parole

Mais il est venu… Il est venu me sauver… Pourquoi ce revirement ?

La lumière du tunnel se fait plus nette et, au plafond, se trouve une trappe
ouverte. Daniel me soulève et, lorsque je tends les bras, ils sont immédiatement
saisis par ceux des membres du clan Barish. Je ne comprends pas. Où sont les
Maslow ? Une fois debout, Derek attrape mon bras et me guide jusqu’à une
voiture.

— Nous devons partir au plus vite, me presse-t-il sans ménagement.

Une fois dans la voiture, je vois Daniel émerger de la trappe alors que Derek
retourne vers lui. Il l’interroge du regard et Daniel secoue la tête, reconnaissant
silencieusement le décès d’Andrei et l’absence de mon frère. Tous les hommes
se précipitent ensuite dans les voitures. Derek au volant de celle dans laquelle je
me trouve et Daniel sur la banquette arrière à mes côtés.

Le véhicule démarre en trombe.

Que se passe-t-il ?

— Tu es venu, annoncé-je tout bas sans le regarder.

— Oui, se contente-t-il de dire.


Je trouve alors la force d’affronter son regard.

— Quand nous sommes arrivés, le clan Maslow était en train de se faire


arrêter. On a attendu que la police les emmène et on a pris leur place. Je crois
que Ian avait prévu dès le départ de tous vous arrêter, Kate, m’informe-t-il.

Bon sang... Non seulement le plan a échoué, mais en plus de ça le clan de mon
père a plongé… Je réalise que le plan de Ian n’a jamais été de sauver Andrei. Il
voulait simplement se venger, faire son boulot de flic et arrêter tout le monde…
Après tout, la mafia en général a ruiné sa vie. Comment ai-je pu être aussi
naïve ? Ça me saute aux yeux à présent.

— Je le savais, inconsciemment... Il n’a pas respecté le plan qu’on s’était


fixé…, avoué-je.

— C’est-à-dire ?

— Il devait venir déverrouiller la porte du passage sous-terrain pour nous


permettre de sortir, mais il n’est jamais venu. Nous avons dû improviser.

— Je vais le…

— C’est bon, Daniel, le coupé-je, te fatigue pas. Réponds à ma question, s’il


te plaît. Pourquoi tu es venu ?

Il soupire.

— Parce que je ne supportais pas l’idée que tu te mettes en danger. Je devais


m’assurer que tout allait bien pour toi.

J’émis un rire sans joie avant de regarder à nouveau la vitre.

— Rien ne s’est pas passé comme prévu, Daniel.

— Mais tu es vivante, rétorque-t-il dans un tendre sourire en me prenant la


main.

C’est ainsi que je le sens. Comme une gifle en pleine figure. Je sens son
amour. Je le sens si fort, si puissant, si réconfortant. Sauf que je ne l’accepterai
pas. Je dois quitter ce monde, et le plus vite possible. La vie de mafieux vient de
tuer mon père, je refuse de me laisser aimer, ou pire, d’aimer un homme qui
choisit cette vie de son plein gré. Cela finira par le tuer également. Et si je ne le
fuis pas au plus vite, elle me tuera aussi.

Encore une fois, je ne peux résister à l’idée de plonger mes prunelles dans les
siennes, attristée par ce constat : Daniel et moi sommes incompatibles.

— Mais je suis morte à l’intérieure, confié-je en retirant ma main.

Son sourire s’efface, mais à ce moment précis cela ne m’importe que trop
peu…

**

Daniel
Plus tôt dans la journée

Je tourne en rond comme un lion en cage. Je suis partagé entre un sentiment


de frustration intense et l’inquiétude qui me ronge. J’ai tout fait pour la dissuader
d’exécuter son plan. Tout. On en est même venus aux mains et je l’ai menacée de
ne plus jamais la revoir. Mais rien à faire. Têtue comme elle est, elle n’a pas
cédé.

Peter m’a dit qu’il sortait pique-niquer avec Jason, Carla et ma sœur. Je ne
suis pas dupe, j’ai bien conscience qu’ils vont rejoindre Kate. Ce sera
certainement le dernier moment qu’ils partageront avant son départ pour Los
Angeles.

Ma colère contre elle due à sa décision ne s’est pas apaisée. Mais plus le
temps passe, plus elle est remplacée par de l’appréhension. Mon estomac se noue
à l’idée que ce soir elle se jette dans la gueule du loup...

Kate, Kate, Kate, pourquoi n’es-tu pas capable de m’écouter ? Et pourquoi ne


suis-je pas capable de penser à autre chose qu’à tes grands yeux chocolat ? Et à
la manière dont ils m’ont regardé le soir du bal… Je n’ai jamais vu une si grande
tristesse dans un regard auparavant. Et je n’espère jamais réitérer l’expérience.

L’après-midi est longue… J’ai dû regarder au moins cent fois ma montre en


pensant à elle et ma tension augmente en flèche. Ce n’est pas normal. Quelque
chose ne tourne pas rond, j’ai comme un mauvais pressentiment. Quelque chose
va tourner au drame et Kate en paiera les pots cassés...

Il faut que je trouve Peter. Peut-être pourra-t-il encore la raisonner. Je lui


envoie un message pour lui demander de passer à mon bureau dès que possible.
Il ne se fait heureusement pas attendre et débarque quelques minutes plus tard.

— Un problème ? s’enquiert-il en entrant.

— Comment était ce pique-nique ? questionné-je.

Il m’offre un sourire maladroit. Il a la décence d’être gêné.

— Agréable.

— Comment va-t-elle ? lancé-je finalement, ne souhaitant plus tourner autour


du pot.

Je sais qu’il l’a vue, et il sait que je sais. Inutile de faire semblant plus
longtemps.

— Elle a peur, mais elle garde les idées claires, dit-il honnêtement.

— Qu’en penses-tu ?

Difficile pour moi de le reconnaître, mais j’ai besoin de conseils, pas de mon
maître d’armes, mais d’un ami.

— Je crois qu’il faut respecter ses choix et la soutenir autant que possible.

Je soupire en me levant, exaspéré. Je savais qu’il répondrait quelque chose


comme ça. C’est tout lui. Toujours juste et altruiste. L’homme parfait pour Kate.
C’est quelqu’un comme ça qu’il lui faudrait. C’est cela qu’elle attendait de moi :
du soutien. Malheureusement pour elle, je ne suis pas aussi noble et bien trop
égoïste pour la laisser se mettre en danger.

Je me retrouve encore à faire les cent pas dans mon bureau en passant
nerveusement ma main dans mes cheveux.
Il ne relève pas et m’observe, le buste guindé et les mains derrière le dos tel
un vrai soldat.

— Toi aussi, tu angoisses.

Ce n’est pas une question.

— Non, rétorqué-je, vindicatif, en me retournant vers lui.

Il hausse les sourcils, étonné. Ma réaction vient de lui prouver le contraire.

Je soupire en me pinçant l’arête du nez avant d’admettre défaitiste :

— J’ai un mauvais pressentiment, c’est tout.

Il hoche simplement la tête, conscient que mon instinct me trompe rarement.

— Kate est une Barish. Même si elle est l’héritière des Maslow, elle est
devenue une Barish le jour où tu as décidé de la faire entrer dans cette maison.
Notre place est à ses côtés, conclut-il, ses yeux droits dans les miens. Ses
combats sont les nôtres.

Je le fixe en méditant sur ce qu’il vient d’annoncer et finis par acquiescer. Il a


raison, nous n’avons plus de temps à perdre.

— Prends huit hommes avec nous. On s’en va dans l’heure.

Notre place est à ses côtés. Ma place est à ses côtés. Je ne peux pas rester
derrière et la laisser courir les risques, seule. Il faut que je couvre ses arrières. Je
n’ai de toute façon plus la force de rester à l’écart...

Peter nous a briefés sur les détails du plan, notamment les horaires. Nous
avions décidé d’aller attendre Kate à la sortie du sous-terrain, là où elle doit
rejoindre les Maslow. Nous pourrons ainsi intervenir en cas de problème. C’est
la meilleure manière de rentrer dans la maison discrètement.

La porte d’entrée est inenvisageable puisque la police interviendra peu de


temps après l’arrivée de Ian et Kate.

À l’aube, nous arrivons près de la forêt de San Gabriel Timberland Reserve,


au nord de Los Angeles, et je fais signe à Derek de ralentir la voiture. Il y a des
véhicules de police partout et les sirènes, bien que silencieuses, sont allumées.

— Continue de rouler, ne t’arrête pas.

Peter, assis à ses côtés, se retourne vers moi et fronce les sourcils. Lui non
plus ne comprend pas.

— Ce n’est pas chez les Russel que la police devait intervenir ? m’enquiers-je,
incertain.

Je suis confus... Qu’est-ce que les flics font là ? J’ai peut-être mal compris…
Le plan était pourtant clair. Kate et son frère devaient être en train de rentrer
dans la villa et la police, pas loin derrière eux, prête à intervenir une fois que Ian
aurait désactivé l’alarme.

— Si, normalement, confirme-t-il, soucieux.

Derek avance davantage avant de garer la voiture un peu plus loin, entre les
arbres.

— On va rester cachés là tant que la police ne part pas.

Nous ne sommes pas très loin, juste assez pour ne pas se faire repérer.

Nous sommes suivis par une autre voiture, un mini van où se trouvent cinq
hommes prêts à intervenir en cas de besoin. Je leur signifie qu’ils doivent rester
garés là jusqu’à nouvel ordre.

Discrètement, nous quittons la voiture pour nous rapprocher de là où doit se


trouver le clan Maslow. Tapis dans la pénombre des bois, nous nous avançons à
pas de mouches jusqu’à pouvoir observer la police procéder à l’arrestation des
hommes du clan.

— Bordel ! Vous croyez que c’est une coïncidence ? chuchote Derek.

— C’est Ian qui a fait le coup ! accuse Peter.

Impossible !
Pourquoi ne l’ai-je pas vu avant ! J’étais tellement ravi qu’il revienne dans ma
vie et celle de sa sœur, de savoir qu’il n’était pas mort… que je me suis laissé
berner. Quel abruti !

— Il a voulu profiter de l’occasion pour faire tomber deux clans plutôt qu’un,
on dirait. Et grâce à Kate, il a pu infiltrer les Maslow pour récolter les preuves
nécessaires pour les faire inculper…

Je ne peux en être sûr, mais c’est la seule hypothèse qui me paraît cohérente.

— Peut-être va-t-il faire de même avec le nôtre. Il nous a côtoyés d’assez près
pour trouver des preuves. Il est venu à la villa et il est ami avec Carla depuis
longtemps… Peut-être l’a-t-il fait parler ? s’inquiète à juste titre Derek.

— Tu as raison ! Derek, retourne à la voiture et téléphone à la villa pour voir


si tout va bien. Explique-leur la situation. Il faut qu’on prenne nos précautions.
Dis-leur de voir avec Carla si elle sait quelque chose.

S’il a vendu les Russel et son propre clan, il n’y a aucune raison qu’il nous
préserve.

Derek part, nous laissant Peter et moi impuissants face à la scène qui se
déroule sous nos yeux.

Ce ne sont pas nos amis, loin de là, même. Le clan Maslow est très mal dirigé
depuis quelques années et beaucoup de monde souhaite les voir périr. Moi y
compris. Enfin ça, c’était jusqu’à Kate. C’est son héritage et, d’une certaine
manière, sa seule famille et je sais qu’elle aurait voulu que j’intervienne. Mais
nous ne sommes pas capables de nous mesurer à la police, pas lorsqu’on est
seulement dix et pas sans un plan solide.

Alors nous regardons, partagés entre culpabilité et impuissance, face au


démantèlement d’une des plus puissantes organisations de ce pays. Certes, tous
les membres ne sont pas présents, mais les dirigeants sont là et je me doute que
Ian a dû aussi envoyer une brigade à leur QG de Seattle. Il est infiniment plus
facile de faire tomber un clan quand celui-ci est privé de sa hiérarchie.

Les pauvres sont si surpris qu’ils ne luttent même pas. Je vois Harry se faire
embarquer et Adriel tenter de prendre la fuite, avant de se faire rattraper par
d’autres agents. Ils sont cernés. Ils ne verront jamais Kate et son père s’en sortir.
S’ils s’en sortent, cela va sans dire…

— On attend qu’elle dégage et on prend leur place. Ian n’a pas dû non plus
vraiment prévoir de faire sortir Kate et Andrei de là. Il va s’en doute falloir aller
les chercher, expliqué-je en tentant de garder mon sang-froid tandis que la peur
gagne du terrain.

**

Comme je l’avais prévu, il a fallu que j’aille les chercher. Enfin… la


chercher… Elle est la seule à être ressortie de là et j’ai cru pendant une seconde
l’avoir perdue pour toujours. Une seconde de trop et il aurait tiré avant moi.
Enfoiré de Russel ! Un minable de moins sur la terre ! Karl était le pire du clan
et il ne manquera à personne.

— Tu es venu, annonce-t-elle tout bas, sans me regarder.

— Oui, affirmé-je presque… intimidé.

Elle n’est pas elle-même. Je la regarde, mais ne la vois pas.

Enfin, elle affronte mon regard.

— Quand nous sommes arrivés, le clan Maslow était en train de se faire


arrêter…

Je lui explique tout ce que je sais.

Elle semble perdue, mais elle parle rationnellement. Presque comme un robot.
C’est déjà bien, compte tenu de ce qu’elle vient de vivre. Je ne l’ai jamais vue
aussi désemparée, aussi fragile. C’est en la voyant s’accrocher au cadavre de son
père que j’ai compris pourquoi elle s’était entêtée à poursuivre ce stupide plan.
Elle n’a tout simplement pas pu s’en empêcher. C’était son cœur qui parlait et il
était désespéré.

— Je le savais inconsciemment... Il n’a pas respecté le plan qu’on s’était


fixé…, avoue-t-elle.

— C’est-à-dire ?
— Il devait venir déverrouiller la porte du passage sous-terrain pour nous
permettre de sortir, mais il n’est jamais venu. Nous avons dû improviser.

Je le savais ! Je savais qu’il n’avait pas prévu de les faire sortir. J’aurais dû
aller les chercher plus tôt !

— Je vais le…

— C’est bon Daniel, me coupe-t-elle, te fatigue pas.

Elle semble lasse. Elle a déjà accepté les faits.

— Réponds à ma question, s’il te plaît. Pourquoi tu es venu ?

Je soupire. C’était évident qu’elle poserait la question. Mais montrer mon


affection et mon inquiétude n’a jamais été quelque chose de naturel chez moi.
Cela me donne toujours l’impression d’être trop vulnérable.

— Parce que je ne supportais pas l’idée que tu te mettes en danger. Je devais


m’assurer que tout allait bien pour toi, expliqué-je avec autant de sincérité que
possible.

Je ne m’attendais pas à ça, mais elle émet un rire sans joie avant de regarder à
nouveau la vitre.

— Rien ne s’est passé comme prévu, Daniel.

— Mais tu es vivante, rétorqué-je dans un sourire sans pouvoir m’empêcher


de lui prendre la main.

C’est si bon de la toucher, de savoir qu’elle est là et qu’elle va bien.

Elle finit par se pencher légèrement vers moi et me fait enfin l’honneur de
plonger ses prunelles dans les miennes. Bien que déterminées, je remarque
instantanément qu’elles ont perdu de leur éclat.

— Mais je suis morte à l’intérieure, me murmure-t-elle comme un secret en


retirant sa main.

La douleur lisible sur son visage se reflète alors sur le mien. Je n’aurais jamais
cru pouvoir être brisé par quelques petits mots.

Après cela, je n’ai plus osé poser mes mains sur elle. J’en crevais d’envie,
mais elle semblait si absente, enfermée dans sa bulle. Elle ne semblait pas triste,
juste ailleurs, imperméable au monde, à moi et même à Peter.

Elle s’est reconnectée momentanément le lendemain quand les journaux nous


ont appris la chute de l’organisation criminelle qui portait son nom. Elle a
compris alors que Ian avait, comme je l’avais présumé, fait arrêter l’autre partie
du clan directement à Seattle. Elle ne disait rien, elle s’en doutait également,
mais cela n’arrangea pas la situation. J’imaginais à peine sa culpabilité... Le clan
de son père finirait derrière les barreaux parce qu’elle a commis une erreur de
jugement en y faisant rentrer Ian.

Elle nous a très vite annoncé son départ pour Seattle au QG des Maslow pour
récupérer les données informatiques, cacher les preuves et récupérer ce qu’il y
avait dans le coffre secret.

J’ai voulu l’accompagner, mais elle m’a formellement fait comprendre que je
n’étais pas le bienvenue. Ni Haley ni Peter d’ailleurs.

À son retour, elle nous a seulement précisés s’être faite interrogée par la police
sur place. Selon ses dires, ils ne la soupçonnaient pas.

On a essayé de lui parler, mais elle demeurait évasive, voire froide. J’étais
complètement pris au dépourvu et je ne savais comment gérer cette Kate-là. Si
elle était triste j’aurais au moins pu tenter de la consoler, mais elle se contentait
de se renfermer sur elle-même. Je ne savais pas ce dont elle avait besoin, mais en
cet instant, ce n’était clairement pas de nous.

Elle est rapidement revenue à la maison, ce qui m’a rassuré. J’ai eu peur
qu’elle décide de rester à Seattle ; après tout, c’est de là qu’elle venait.

À peine rentrée, elle s’est enfermée dans sa chambre sans adresser la parole à
quiconque. Je suis décidé à la confronter, à la faire sortir de ses gonds, pour au
moins obtenir une réaction, un signe de vie...

Le lendemain, je vais vers 11 heures du matin toquer à la porte de sa chambre


pour commencer à mettre mon plan à exécution. Comme je m’y attendais, elle
ne répond pas.
— Je vais entrer, Kate, annoncé-je avant d’enfoncer la porte.

À ma grande surprise, le lit est fait.

— Kate ?

Je me rends dans la salle de bain adjacente pour voir si elle s’y trouve.
Personne…

Peut-être est-elle en bas ? Cela m’étonnerait, mais, après tout, peut-être


qu’elle commence à sortir de sa léthargie.

Je suis sur le point de sortir de la pièce, mais mon attention est attirée par un
morceau de papier posé sur le lit.
Je m’approche doucement, les battements de mon cœur accélèrent à chacun de
mes pas. Il n’annoncera rien de bon, je le sais d’avance.

Je me saisis prudemment du bout de feuille et découvre les mots suivants :

Ne me cherchez pas, ne me suivez pas, ne me contactez pas. Je n’en veux à


aucun de vous, mais je vous quitte pour un temps, peut-être pour toujours.

J’ai besoin d’air, besoin d’oublier, besoin de tout changer… Ne m’en voulez
pas. Merci pour tout.

Kate

Bordel de merde !

Où est-elle partie ?!

Je ne perds pas une seconde et sors précipitamment de la pièce pour dévaler


les escaliers à toute allure.

— Derek ! Peter ! Caleb ! aboyé-je, furibond. Vous avez vu Kate ? Où est


Kate ?

La maisonnée commence à se précipiter autour de moi, paniquée.

— Quoi ? s’enquiert Caleb, affolé.


— Où est Kate ?! hurlé-je de nouveau en désignant son mot qui se trouve dans
ma main.

Je reprends mon souffle avant de poursuivre :

— Regardez les caméras de sécurité, enchaîné-je, je veux savoir quand est-ce


qu’elle est partie. Elle n’est peut-être pas bien loin.

— Est-ce que quelqu’un l’a vue partir ? renchérit Peter en s’adressant à notre
assemblée.

Ils secouent tous la tête.

— Carla, trace sa carte de crédit et son téléphone, braillé-je. Je vous veux tous
à sa recherche. Elle peut être partout. Dans son ancienne maison à Seattle, au
QG des Maslow, dans son ancien appartement ici, à New York, peut-être même
dans Central Park ou encore à Los Angeles !

J’ai confiance en Carla. Je sais qu’elle tient à Kate et fera tout pour la
retrouver. D’après ses dires et nos recherches, elle ignorait tout des motivations
cachées de Ian. Cela ne voulait pas dire qu’elle était innocente, mais jusqu’à
présent, rien ne nous avait permis d’affirmer le contraire.

Tous s’agitent dans tous les sens alors que je saisis mon portable pour essayer
de la joindre. Pas de réponse, évidemment. Merde ! Je serre mon téléphone si
fort que j’entends le plastique craquer.

Encore une fois, j’ai un mauvais pressentiment ; elle ne reviendra pas. Jamais.
Si je ne lui mets pas la main dessus au plus vite, jamais plus je ne la reverrai.

Je ne sais pas ce dont elle a besoin, mais le message est clair, elle ne le trouve
plus parmi nous…
9

Le déni

Kate
L’esprit oublie toutes les souffrances
quand le chagrin a des compagnons
et que l’amitié le console.
William Shakespeare

3 février 2017, Las Vegas, USA

Le déni : mécanisme de défense consistant en un refus par le sujet de


reconnaître la réalité d’un événement traumatique.

On dit que le premier réflexe face à une situation compliquée est la fuite. Je ne
peux que confirmer cette théorie. Ne pouvant affronter ce qui s’était déroulé sous
mes yeux quelques jours auparavant, j’optais, moi aussi, pour cette solution.

Chaque visage, chaque geste, chaque parole me rappelaient cet événement


tragique auquel je ne voulais pas repenser. Tant que j’en avais encore la force, je
devais partir et vivre. Oui, c’est ça, vivre ma vie. Je devais changer de vie.
Oublier que mon père était un mafieux, oublier que Daniel était un mafieux, que
mon meilleur ami était un mafieux, que ma meilleure amie était la sœur d’un
mafieux… La liste était sans fin. J’avais besoin de me vider la tête de tous ces
crimes, de me laver les mains de tout ce sang et surtout de prendre un nouveau
départ. Cette vie n’était pas pour moi. Elle ne l’avait jamais été.

Après quelques semaines à sillonner les routes de Californie sur le dos de ma


Ducati, j’ai posé mes bagages à Vegas. Cliché, je sais, mais je désirais justement
goûter et réaliser chacun de ces clichés. Me voilà seule contre le monde, et je
compte bien en profiter. Il est temps que je commence à vivre pour moi. Je dois
absolument m’éloigner de la vie qui a été la mienne ces derniers mois et
apprendre à me connaître, loin des contraintes que m’a imposées ma famille et
loin de la mafia.

Parallèlement, je souhaite plus que tout désactiver mon cerveau, mettre en


veilleuse mes pensées pour éviter de sombrer. Et pour cela quoi de mieux que
Vegas, la ville des illusions, des strass et des paillettes… L’endroit est parfait
pour se noyer dans l’oubli.

Je me trouve rapidement un job de serveuse dans le casino d’un grand hôtel.


Même si je n’ai pas forcément besoin de travailler, ça me distrait suffisamment
pour m’empêcher de trop réfléchir ou de m’ennuyer. J’ai mes journées pour moi
et mes soirées au casino. Après mon service, je flâne entre les machines à sous et
m’essaye à l’art de la roulette, du blackjack, du poker… Je finis généralement au
bras d’un client. Ils me draguent, que ce soit avec leur portefeuille ou leurs
flatteries, mais l’intérêt que je leur porte n’a rien de romantique. Bien souvent,
ce genre de clients pleins aux as sont des habitués des casinos, des experts
même. Et à leur côté, j’apprends tout : règles, techniques, stratégies, bluff,
probabilités et statistiques. Je me suis prise de passion pour les jeux. C’est si
distrayant… Si stratégique et tellement rationnel. Tout s’explique, tout se
justifie, la victoire comme la défaite. Pas comme dans la vie… D’une certaine
façon, ça me permet de donner du sens aux choses.

C’est rafraîchissant de pouvoir apprendre quelque chose de nouveau alors je


me suis mis en tête de devenir une experte dans le domaine et passe le plus clair
de mon temps à me renseigner sur les codes et les pratiques de cet univers.

Il y en a un pour lequel je me suis particulièrement pris d’affection. Ryan,


43 ans, célibataire sans enfant. C’est un homme d’affaires brillant qui a fait
fortune ici. Il est là au moins un soir sur deux. Comme il connaît bien mon
patron, il lui a demandé de me faire terminer mon service à 23 heures quand il
est là pour que je puisse passer le reste de la soirée à ses côtés. Le chef est
gagnant puisque c’est exclusivement dans son casino que Ryan dépense sa
fortune et qu’il emmène ses prestigieux clients.

À la fin de mon service, je troque mon dos nu noir à paillettes et mon short de
la même couleur pour une tenue plus conventionnelle. Je sais que je lui plais,
mais je lui ai clairement signifié dès le début qu’il n’obtiendrait rien de plus que
mon amitié. Il m’a répondu qu’il voulait relever le défi et qu’il était convaincu
qu’il finirait par m’avoir. Et s’il échouait, il aurait quand même passé du bon
temps à essayer. Ce sont ses mots, pas les miens ! Je me remémore encore notre
première rencontre, il y a de cela déjà trois semaines.

Je suis en train de travailler dans mon uniforme trop brillant et très ajusté
selon mes goûts quand il m’aborde pour la première fois. Je l’ai déjà vu souvent
ici, assez pour savoir que c’est un très bon joueur. Il gagne presque toujours et je
sais qu’il a beaucoup de choses à m’apprendre.

Après mon service, j’ai pris l’habitude de jouer aux côtés de certains clients
avec lesquels j’ai sympathisé pendant mes heures de travail. Tout en espérant
obtenir mes faveurs, et avec le champagne qui coule à flots, ils me révèlent
certaines de leurs astuces de jeu autour des tables de blackjack.

Celui-là ne me semble pas différent au premier abord.

— Vous êtes beaucoup trop mignonne pour servir des cocktails,


mademoiselle. C’est à vous qu’on devrait les servir, me lance-t-il alors que je
suis dans le salon VIP en train de lui servir sa boisson.

— Merci monsieur, réponds-je simplement.

— Permettez-moi de vous offrir un verre après votre service, ici ou ailleurs,


me propose Ryan.

Je lui souris.

— Je croyais que vous étiez là pour jouer ?

— J’aurais d’autres occasions, explique-t-il en me déshabillant du regard.

Je ricane.

— Ce n’est pas pour vous vexer, mais vous devez avoir deux fois mon âge.

Cette fois, c’est lui qui se marre.

— C’est juste, mais vous ne m’avez pas l’air du genre à vous laisser
impressionner par un homme mûr. Qui plus est, les hommes plus âgés ont
toujours quelques petites choses à nous apprendre.
Il hausse les sourcils de manière suggestive.

— Je ne serais pas contre deux ou trois conseils, avoué-je malicieusement.

Mes propos sont volontairement ambigus. Le pauvre homme ignore que seule
son expertise en matière de jeux m’intéresse.

— Alors, c’est oui pour ce verre ? s’enthousiasme-t-il.

— En fait, c’est dans un autre domaine que j’ai besoin de votre savoir. Et si on
faisait un poker à la place ? proposé-je, prête à lui révéler mes intentions.

Et c’est ainsi que notre amitié débute.

Je découvre en lui un homme plus qu’étonnant. Avec moi, il se comporte


comme s’il avait mon âge, sans responsabilité ni maturité aucunes. Nous passons
nos soirées à jouer, à boire, à fumer et à danser jusqu’à l’épuisement. Il me
confie un soir qu’avec moi il vit un peu les expériences de jeunesse qu’il n’a pas
pu vivre à l’époque. Il vient d’une famille d’immigrés du Kazakhstan, débarquée
quand il avait 5 ans à peine. Il a vite dû se confronter à la dure réalité de la vie.
En plus du choc des cultures, il a très vite dû apprendre une nouvelle langue,
faire face au racisme des puristes et travailler pour subvenir aux besoins de sa
famille. Comme il le dit si bien, cette période de sa vie l’a à la fois détruit et
forgé. Détruite, car elle a brisé son enfance, son innocence très tôt, trop, sans
doute… Et forgé, car elle lui a appris les vraies valeurs de la vie et donné une
motivation inébranlable pour faire fortune. Ce n’était pas une fin en soi, mais
plus jeune il s’était fait la promesse de ne jamais plus souffrir du froid ou de la
faim. C’est selon lui grâce à ce vécu qu’il a réussi sa vie. Et aujourd’hui, il
souhaite rattraper le temps perdu et vivre ses années d’insouciance. Il est lui
aussi là pour ça. Alors, nous profitons. Nous oublions.

**

Daniel
Trois semaines. Trois putains de semaines.

Nous avons été partout. Nous avons fouillé chaque lieu, chaque parc, chaque
foutu quartier qu’elle aimait fréquenter. Rien !
Les derniers résultats de Carla ont montré qu’elle s’était débarrassée de son
téléphone à l’aéroport. Et sa carte bleue n’a pas été utilisée une seule fois. J’ai
activé tout mon réseau sur l’ensemble du territoire américain et même sur une
partie du Canada. Elle n’est nulle part.

Ma colère ne s’atténue pas, elle s’intensifie. Je passe mon temps à aboyer des
ordres à droite et à gauche, à refuser d’accorder le moindre jour de repos, à
prendre des mauvaises décisions. Les tensions augmentent au sein du clan. Les
bagarres deviennent fréquentes et je sens que mes décisions sont discutées.
Personne n’ose le faire de manière directe, mais j’entends les bruits de couloir et
je vois les regards méfiants de mes hommes les plus proches.

— Chef, on fait quoi pour le petit dealer de Brighton Beach ? m’interroge


John dans la salle de réunion.

— Vous l’éliminez, annoncé-je, distant, alors que je gribouille de petites


arabesques sur la feuille de papier posée devant moi.

Un silence s’installe. Je redresse la tête.

— Un problème, peut-être ? m’enquiers-je, surpris.

Jason s’éclaircit la gorge avant de prendre la parole.

— Eh bien, hésite-t-il, c’est quand même le territoire des Russes…

— Et alors ? le coupé-je.

— Ils sont nombreux et on a… comme cet accord tacite entre nous qui
consiste à ne pas se mêler des affaires de chacun.

— Je le sais très bien, me contenté-je de dire.

Rien d’officiel, mais nous savons tout comme les Russes qu’un conflit entre
nous occasionnerait de nombreuses pertes de deux côtés.

— Loin de moi l’idée de vous contredire, poursuit John, mais si on veut éviter
la guerre, il vaut peut-être mieux lui donner un avertissement avant d’employer
des mesures trop radicales, non ?
— Tout le monde est d’accord avec ça ? demandé-je en regardant les hommes
attablés autour de moi de part et d’autre de la table.

Personne ne bronche tandis que je les scrute froidement, les défiant de me


contredire.

— Daniel, ce que John veut dire…, commence Peter.

— Monsieur Barish, le reprends-je agressivement.

Choqué, il a un mouvement de recul. Il sait pourtant qu’il n’a pas à s’adresser


à moi de cette manière en public.

— C’est la dernière fois que je te reprends, le préviens-je avec sévérité.

Sa mâchoire se serre imperceptiblement. Il se retient, c’est évident. Il sait qu’il


vaut mieux pour lui qu’il se la ferme. Bon choix !

Les autres restent bouche bée. Jamais je ne l’ai rabaissé de la sorte devant
tous. Mais il a clairement dépassé les limites.

— Je le veux hors circuit avant demain, lancé-je d’un ton sans appel.

**

Kate
Ce soir n’est pas différent des autres, je finis mon service et vais rejoindre
Ryan à l’entrée du casino pour fumer une cigarette avant d’entamer notre soirée.
Quand il me voit arriver, ses lèvres s’étirent en un sourire radieux.

— Voilà la plus belle de toutes ! s’exclame-t-il en attirant ma taille vers lui


pour m’embrasser la joue.

— Charmeur ! l’accusé-je gentiment.

— Je dirais plutôt charmé, rétorque-t-il avec un clin d’œil avant de m’offrir


une cigarette.

Je ne suis pas une fumeuse, mais, avec lui, je fume. Je n’ai aucune raison de le
faire, ni aucun manque à combler en le faisant, mais j’en ai envie, alors je le fais.
C’est aussi simple que ça.

Il me raconte tranquillement ses deux dernières journées chargées entre


rendez-vous d’affaires et réunions avec ses collaborateurs. Je l’écoute, fascinée,
en tirant sur la tige à cancer.

— Bon, j’arrête de t’ennuyer avec mon travail. On est là pour s’amuser.

— Tu ne m’ennuies pas, le corrigé-je, j’adore quand tu me parles de ton job.


C’est intéressant.

— Je ne comprends pas cette fascination que tu as pour mes journées au


bureau.

Je hausse les épaules, ne sachant quoi répondre. Comment lui expliquer que
c’est tellement agréable pour moi de savoir que certaines personnes ont des
journées normales, remplies de réunions, clients, paperasses, chiffre d’affaires…
On m’avait habituée au sang, aux complots et aux armes. J’ai fini par croire que
c’était normal. Que c’était banal. C’est tellement bon d’entendre le récit d’une
journée réalisée légalement, qui ne heurte pas mes principes et mon éthique.
Alors, oui, je suis fascinée par le quotidien barbant et normal de Ryan. J’aspire à
créer un semblant de normalité dans la mienne, en suivant son modèle.

Nous écrasons nos cigarettes avant de nous aventurer dans ce labyrinthe de


machines à sous et de tables particulièrement luxueux. Je raconte à Ryan ce que
j’ai appris aujourd’hui tandis que nous nous approchons d’une table de poker. En
plus de m’entraîner tous les soirs, je découvre et prends des notes sur la théorie
chez moi. J’alterne entre visites de la région et moments de procrastination
devant mon ordinateur pour en apprendre plus sur le sujet.

Ryan me laisse m’installer à table et reste debout à mes côtés. Il ne dit rien, il
observe comme souvent. Il me fait part de ses commentaires plus tard, en privé.
Nous ne jouons jamais ensemble. Il dit qu’il ne faut pas mêler argent et amitié.
Ça n’a pas vraiment de sens pour moi, mais tous les grands joueurs sont un peu
superstitieux dans le milieu.

Pour rentrer sur une table ici, et à cette heure tardive, il faut au moins
commencer avec 7 000 dollars. Ça n’a semblé être un problème pour personne.
Je repars deux heures plus tard avec 12 000 dollars. Pas mal. Ryan a l’air
satisfait, même si je l’ai vu être sceptique à certains moments. Je m’arrête là
pour ce soir, car je sens les effets de l’alcool prendre doucement le dessus sur
mon corps. Ryan refuse de jouer, il fait quelques parties de roulette électronique
avant de me conduire dans le salon privé du casino, pour entamer le verre
suivant. Ce soir, c’est champagne.

— Vas-tu enfin me dire d’où tu sors tout cet argent ? Et pourquoi donc as-tu
besoin de travailler si tu en as autant ? s’acharne-t-il à me demander pour la
énième fois pendant que nous nous relaxons dans les fauteuils du salon.

C’est ça le problème avec Ryan. On s’amuse bien, il est un peu dingue et il


m’accepte telle que je suis, mais il pose trop de questions.

L’argent que je joue n’est pas le mien. C’est celui du clan Maslow, celui que
j’ai trouvé dans le coffre-fort de mon ancienne maison. J’ai effacé tous les
dossiers informatiques de manière définitive et désormais je blanchis l’argent. Je
ne peux pas simplement encaisser l’argent sur mon compte, mais, en les jouant
au casino, je ne laisse aucune trace.

— Tu connais les règles, Ryan, lui remémoré-je, pas de question.

— Oui, oui, je sais, excuse-moi... Pas de question et « seulement de la


frivolité », me cite-t-il exaspéré.

C’est effectivement les conditions que j’ai posées en acceptant de continuer à


le voir.

— De la frivolité, des distractions et pas de question, réitéré-je pour la énième


fois.

Il me tend gracieusement une coupe de champagne avant d’avancer son verre


légèrement vers le mien.

— Alors, à nos distractions de ce soir ? propose-t-il.

Nous trinquons.

— Qu’as-tu en tête ? demandé-je, curieuse.

Il hésite puis secoue la tête avec un sourire.


— J’ai peur que tu ne sois pas capable de me suivre sur ce terrain-là, ma
petite.

Cela attire mon attention. Que va-t-il bien pouvoir me proposer ? Une lueur de
défi traverse son regard. Il me teste. Je me redresse et le regarde avec un poil
d’arrogance.

— Dis toujours.

J’aperçois un sourire en coin se dessiner sur ses traits. Il est satisfait d’avoir
réussi à me provoquer. Sans un mot, il sort un petit pochon transparent de sa
poche avant de me l’envoyer. Je remarque immédiatement la couleur et l’odeur
du cannabis avant de rattraper le pochon au vol et de l’examiner avec minutie.

— En es-tu capable, petite Kate ? chantonne-t-il, les yeux braqués sur moi.

Il sait que j’expérimente avec lui. Je lui ai confié que je n’avais jamais vécu
ma jeunesse non plus, et que je compte bien me rattraper maintenant. C’est pour
cela qu’il m’appelle souvent « petite Kate ». Il m’a néanmoins fait la promesse
de m’aider à atteindre cet objectif. Nous venons à présent d’arriver à une
nouvelle étape.

Une heure plus tard, nous sommes en train de danser dans l’une des boîtes de
nuit les plus populaires du coin, complètement sous l’effet des drogues. C’est
assez différent de l’alcool, mais la sensation n’en est pas pour autant déplaisante.
Bien au contraire. Je me sens tellement légère, comme si rien n’avait
d’importance. Tout devient grisant et joyeux. Je suis excitée à l’idée de voir du
monde, de boire un verre, en entendant une musique… Un rien me rend
heureuse.

C’était comme ça chaque soir, nous repoussions les limites un peu plus loin à
chaque fois. Le rythme alcool, drogue et jeux devenait un rituel. J’ai conscience
qu’il s’agit là de paradis artificiels, mais j’ai besoin de ces artifices pour le
moment. Ils m’aident à dormir la nuit.

Les jours passent et se déroulent de la même manière. Chaque soir apporte son
lot de nouveautés. Nous allons toujours plus loin. Nous nous lançons des défis.
Au début, je dois trouver quelqu’un et l’embrasser. Cela est une vraie étape. Je
n’ai jamais considéré le contact physique comme anodin et cela m’a été
inconfortable de transformer un baiser en un jeu. Mes seules expériences sur le
sujet ont été des expériences uniques et merveilleuses.

Mais voilà, à force de toujours pousser le bouchon un peu plus loin chaque
soir, nous nous retrouvons à carrément parier sur le nombre de personnes que
nous pouvons séduire avant de les laisser tomber. Bien sûr, je n’aurais jamais
imaginé être capable de faire une telle chose il y a quelques mois, mais c’est le
genre de folie qui me permet de déconnecter de la réalité, de la fuir... J’ai
conscience que c’est idiot, mais d’une certaine manière, ça me fait du bien.

Il gagne toujours à ce jeu-là. Malgré son âge, il a beaucoup de charme, des


cheveux ébène, des yeux bleus à tomber par terre, un corps ferme et dynamique.
Il sait séduire et n’a pas peur d’utiliser ses atouts. D’après lui, je suis la seule qui
lui résiste.

Ce n’est pas le seul domaine dans lequel nous avons franchi la limite
moralement acceptable. Nous avons également commencé à tricher au jeu. Je lui
ai fait comprendre que je ne voulais plus recommencer. Certes, j’ai trouvé
l’expérience stimulante, mais il est hors de question que je fasse de nouveau
quelque chose d’illégal. Heureusement, il n’a pas insisté. Concernant la
marijuana, c’est la même chose. Je ne souhaite pas recommencer.

Nous sommes actuellement en pleine partie de blackjack et les choses


commencent à se corser. Les verres s’enchaînent, entre champagne, grand cru,
whisky et cognac. Rapidement, nous commençons à nous faire remarquer autour
de la table. Nous avons rompu ce soir sa règle d’or : jouer ensemble. Trop soûls
pour contrôler quoi que ce soit, nous n’y avons même pas prêté attention.

Nous rions trop fort. Il fait des blagues de mauvais goût et je critique
ouvertement les stratégies de mes adversaires, ce qui souvent provoque leur
défaite. Ça fait marrer Ryan. Mon attitude et celle de mon voisin semblent irriter
le croupier et nos adversaires.

— Monsieur, mademoiselle, je vous prie de vous calmer, s’il vous plaît, nous
demande le croupier.

— C’est madame, pas mademoiselle. C’est sexiste de dire ça, vous ne le


saviez pas ? Vous n’avez jamais remarqué qu’il n’y a pas d’équivalent
masculin ? rétorqué-je, ne sachant tenir ma langue ce soir.

Je ne sais pas ce qui se passe, nous qui d’ordinaire gardons si bien le


contrôle... Je suppose que c’est ce qui arrive quand on joue avec le feu, non ? Ce
soir est définitivement différent. Je le sens…

— Excusez-moi, madame. Je n’avais pas vu d’alliance à votre doigt.

— Abruti…, entends-je Ryan murmurer dans sa barbe.

Malheureusement, le croupier a dû l’entendre aussi puisqu’il nous demande


immédiatement de quitter la table.

Ryan tourne alors son regard vers moi, tout sourire, me demandant
silencieusement ce que je désire faire. Je réponds d’un large sourire et croise les
bras, manifestant ma volonté de ne pas bouger malgré la demande du croupier. Il
recule légèrement sa chaise et fait de même, les bras derrière sa tête.
Appartement, lui aussi s’amuse ici.

— Monsieur le croupier, êtes-vous idiot ? Vous n’avez pas d’alliance non plus,
pourtant je vous appelle « monsieur le croupier », alors faites-moi le plaisir de
faire de même ! baragouiné-je, incohérente.

Je sais très bien au fond de moi que ce comportement n’est pas rationnel ni
convenable. Je travaille tout de même ici et risque de perdre mon poste, mais il y
a en moi comme une flamme qui brûle, m’incendie des pieds à la tête, cette
même flamme qui brille dans le regard de mon partenaire. Celle de l’excitation.
Ces situations nous stimulent au plus haut point. On se sent vivants. On a
l’impression d’être au sommet !

— Madame, s’il vous plaît, nous sommes là pour jouer. Vous et votre ami ne
semblez pas en état de…

— Vous n’êtes qu’un macho retardé, doublé d’un goujat ! Vous croyez que je
ne vous ai pas vu mater mon décolleté ?

— Quoi ?! Il a maté ton décolleté ! s’agite Ryan, toute trace de bonne humeur
ayant déserté son visage.

Nous y voilà, c’est un de nos jeux préférés. Nous simulons des scènes. Parfois
dans la rue, dans les supermarchés ou encore au restaurant. Nous simulons un
conflit entre un homme et sa femme, une conversation entre un receleur et une
prostituée… On aime juste se faire remarquer, et l’alcool aide à me dérider. Il
vient à l’instant de rentrer dans la peau du petit ami jaloux. Nous allons rire ! Et
je dois dire que c’est un acteur très convaincant.

— Quoi ? Non ! s’exclame le croupier en lançant des regards paniqués autour


de lui, espérant probablement croiser celui d’un collègue.

— Bien sûr que si, vous l’avez fait ! affirmé-je, vindicative.

Ryan, toujours dans son rôle, se lève pour s’approcher du croupier et lui
demander, la mâchoire serrée :

— Elle te plaît ma femme ? Il est joli son décolleté, hein ? Ah si tu savais... Et


encore tu n’as rien vu... Tu veux peut-être toucher, mon ami ? questionne Ryan
d’un ton menaçant.

Le croupier secoue la tête en essayant de garder son calme. Tout le monde est
mal à l’aise.

— Non, monsieur.

À cet instant, la sécurité arrive. Quatre grands hommes en costume nous


interpellent et proposent de nous raccompagner vers la sortie. Nous ne sommes
pas fous – bourrés, mais pas fous — alors nous acceptons sans faire d’histoire,
mais en nous retenant difficilement de rire.

— Tu as vu sa tête, m’esclaffé-je une fois à l’extérieur.

Nous rions de bon cœur.

— Pauvre garçon ! se moque-t-il. Il avait l’air tellement mal à l’aise…

Une fois nos rires apaisés, il me propose de prendre la route pour aller dans un
autre casino.

L’alcool a tendance à me rendre un peu excentrique, voire versatile. Une


seconde, je veux aller jouer dans le casino voisin, la suivante, je souhaite
continuer à rouler.

— Ne t’arrête pas, prends la nationale, réclamé-je en augmentant le volume de


la radio qui diffuse I will survive de Gloria Gaynor.
— Où est-ce que tu veux aller ? s’enquiert-il tout en s’exécutant.

— Je ne sais pas, j’aime trop cette musique. Je n’ai pas envie de m’arrêter !
Continuons à rouler.

Je me mets à chanter à tue-tête tout en me dandinant. Ryan est hilare en me


voyant.

At first I was afraid, I was petrified

(Au début j’avais peur, j’étais pétrifiée)

Kept thinkin’ I could never live without you by my side

(En pensant sans arrêt que je ne pourrais jamais vivre sans toi près de moi)

But then I spent so many nights thinkin’ how you did me wrong

(Mais depuis j’ai passé tant de nuits à penser à comment tu m’avais fait du
mal)

And I grew strong and I learned how to get along

(Et je me suis endurcie, et j’ai appris à me débrouiller)

Je lui lance un regard espiègle et lui fais un signe de tête l’incitant à


m’accompagner, le sourire aux lèvres. Incapable de résister, il se joint à moi de
bon cœur.

And so you’re back from outer space

(Et alors, tu reviens de nulle part)

I just walked in to find you here with that sad look upon your face

(Je suis simplement rentrée et t’ai trouvé là avec cet air triste sur ton visage)

I should have changed that stupid lock, I should have made you leave your key

(J’aurais dû changer cette serrure débile, j’aurais dû te faire rendre ta clé)


If I’d have known for just one second you’d back to bother me

(Si j’avais su une seule seconde que tu reviendrais pour m’ennuyer)

Il met le clignotant et tourne sur la droite. Quelques minutes après, il s’arrête


sur le bas-côté d’un cimetière.

— Qu’est-ce que tu fais ? demandé-je, prête à entamer le refrain.

— J’ai trop bu ! J’ai besoin d’aller aux toilettes, souffle-t-il d’un air
conspirateur.

— Laisse le contact, je veux continuer à écouter la musique, réponds-je.

Il opine de la tête et arrête le moteur. Ryan descend et s’éloigne pour faire son
affaire. Au moment où je commence à avoir chaud à force de danser avec autant
de vigueur, je prends la décision de sortir de la voiture. Je vois alors mon acolyte
revenir vers moi.

— Rentre dans la voiture. Cet endroit fait flipper, avertit-il.

Un sourire narquois apparaît sur mes lèvres.

— Alors le coriace businessman que tu es a peur d’un petit cimetière ?


taquiné-je.

— Petit ? Il y a des tombes sur plusieurs hectares, Kate. Allez, viens.

Il m’ouvre la portière, mais j’ai toujours chaud et j’ai envie de lui foutre un
peu la frousse. Il n’y a qu’une personne soûle pour penser que courir dans un
cimetière peut être drôle !

— Non ! Si tu veux que je vienne, va falloir m’attraper, raillé-je avant de


prendre mes jambes à mon cou et de détaler vers l’intérieur du cimetière

— Eh ! s’écrie-t-il en s’élançant à ma poursuite. Reviens ici !

— Non !

Je m’éloigne davantage.
Quelques lampadaires illuminent l’endroit, mais on peine à voir le sol. C’est
un miracle que je n’aie pas encore chuté. Plus on s’enfonce, moins on y voit.

— Allez, sois sérieuse, rit-il, se laissant prendre au jeu

— T’es trop vieux pour courir, c’est ça ? me moqué-je.

C’est libérateur d’être aussi insouciant, léger... Je peux entendre au loin la


belle voix de Gloria Gaynor alors que je zigzague entre les tombes à une vitesse
qui, dans mon état d’ivresse, me semble impressionnante.

Go on now, go walk out the door

(Allez vas-y, passe la porte)

Just turn around now ’cause you’re not welcome anymore

(Fais demi-tour car tu n’es plus le bienvenu)

Weren’t you the one how tried to hurt me with goodbye

(N’es-tu pas celui qui a essayé de me faire du mal avec un adieu)

Did you think I’d crumble, did you think I’d lay down and die

(Pensais-tu que je m’effondrerais, que je m’allongerais par terre et que je


mourrais)

— Tu vas voir toi si je suis trop vieux ! T’as intérêt à courir plus vite que ça si
tu ne veux pas que je t’attrape, rétorque mon ami, me faisant redoubler d’effort.

Oh, no, not I

(Oh, non, pas moi)

Alors qu’il continue à me provoquer et à me courser, mon regard s’accroche à


l’une des pierres tombales au bout de l’allée en face de moi. Mes sourcils se
froncent d’eux-mêmes.

J’aperçois entre les rayons lumineux une petite photo en noir et blanc et
j’accélère pour mieux voir. Je me sens intriguée.
Plus mes foulées me rapprochent de la tombe, plus le son de la mélodie et la
voix de Ryan s’éloignent pour laisser place au bruit assourdissant des battements
de mon cœur.

Qui est-ce ? me demandé-je, certaine de reconnaître ces traits familiers.

I will survive

(Je vais survivre)

Oh, as long as I know how to love I know I’ll stay alive

(Oh, tant que je sais aimer, je sais que je resterai en vie)

I’ve got all my life to live

(J’ai toute ma vie à vivre)

I’ve got all my love to give

(J’ai tout mon amour à donner)

J’étais soudain assez proche pour en discerner distinctement les traits. Puis un
nom… « Andrei Maslow »

And I’ll survive

(Et je vais survivre)

Déconcertée, j’en perds l’équilibre et trébuche jusqu’à la tombe avant


d’atterrir à genoux. Je redresse la tête avec vivacité, à bout de souffle, pour
regarder encore une fois ce nom. Il me faut quelques fois cligner des yeux avant
de pouvoir identifier le visage de l’homme. Un homme blond aux yeux clairs. La
date de naissance indique qu’il est à peine plus vieux que moi.

I will survive

(Je vais survivre)

Je n’entends soudain plus la voix de Gloria, ni celle de Ryan. Et là, comme ça,
l’adrénaline quitte mon corps. Les souvenirs de ces derniers mois écoulés
affluent sans que je ne puisse rien faire pour les en empêcher. Andrei Maslow...
Cet homme n’est pas mon père, mais la simple vue de son nom me rappelle que
j’ai perdu le mien. Je reste figée.

Mon père, mon papa...

C’est comme si j’avais été dans une bulle, oubliant tout et tout le monde. Mon
père y compris. Mais la vie vient de me rattraper. Il est parti, il est mort dans mes
bras. À ces pensées, une tristesse déchirante me noue l’estomac.

— Kate ? m’interroge Ryan, stoppant ses enjambées derrière moi.

Je ne suis pas là pour faire du tourisme, ni même pour profiter de la vie. Je


suis là parce qu’il m’a été plus simple de me concentrer sur des frivolités que
d’affronter cette réalité épouvantable. Mais je ne peux plus continuer à me
cacher la vérité et me complaire dans l’illusion. Je ne peux plus fuir.

Je ravale mes sanglots avec difficulté pour me tourner vers mon ami. Il
remarque immédiatement les sillons de larmes qui creusent mes joues et mon
regard empli de douleur. Son visage se décompose à son tour et j’y vois le miroir
du mien.

Je n’ai besoin d’aucun mot. En une seconde, il comprend ce que je n’oserai


jamais dire tout haut.

— Tu t’en vas ? demande-t-il tristement.

Je hoche simplement la tête. Où ? Je ne sais pas, mais je ne peux plus rester là.
Il accuse le coup puis acquiesce silencieusement à son tour, compréhensif.

— Je vais te ramener.

Encore une fois, je lui adresse un signe de tête.

Il ignore tout de ma vie, mais il doit se douter que mon comportement n’est ni
habituel ni normal et que je suis là, comme la plupart des gens ici, pour fuir mes
problèmes.

— Merci, Ryan, dis-je, sincèrement, une fois arrivée devant mon logement. À
un de ces jours.

— Peu importe ce que tu cherches, appelle-moi quand tu l’as trouvé. Ok ?

Il est parti, et moi aussi. J’ai quitté mes amis et je n’ai plus de famille puisque
ma mère et mon frère m’ont trahie. Et mon père… est… mort.

Il ne peut pas ! Il ne peut pas m’abandonner ! Pas après tous ces efforts, pas
après avoir réalisé ses torts et voulu se racheter. Pourquoi n’a-t-il pas eu de
deuxième chance ? Je m’en veux tellement d’avoir laissé Ian intervenir. Il m’a
TRAHIE. Je n’aurais jamais dû lui faire confiance. Si j’avais écouté Daniel et
appliqué un autre plan, peut-être qu’Andrei serait toujours en vie...

Une fois le choc passé, je me mets à le maudire de m’avoir abandonnée. Après


tout ce que j’ai traversé pour le sauver et reprendre ma vie avec un semblant de
normalité, Andrei m’a laissé tomber. J’en veux aussi à Ian pour ce poignard qu’il
a planté dans mon dos, et à moi-même, pour avoir fait confiance à un parfait
inconnu. Comment ai-je pu être aussi stupide ?

Un sac sur les épaules, je rejoins ma Ducati à grands pas avant de la


chevaucher et d’allumer le moteur pour m’enfuir entre les paysages désertiques
de l’état du Nevada. Je roule jusqu’à ce que la peine se transforme en colère. Et
cette dernière en rage. Jusqu’à ce que je disparaisse, jusqu’à ce que je sache
comment survivre.
10

La colère

Kate
Ce qui compte,
ce n’est pas la force des coups que tu donnes,
c’est le nombre de coups que tu encaisses
tout en continuant d’avancer.
Ce que t’arrives à endurer tout en marchant la tête haute.
Rocky Balboa

12 avril 2017, Vancouver, Canada

La colère : phase caractérisée par un sentiment de colère face à la perte,


quelques fois couplé d’un sentiment de culpabilité.

La prochaine étape de mon périple se trouve être Vancouver. J’ai un faible


pour les grandes villes ; ce n’est pas étonnant, après avoir passé pratiquement un
an à New York. Ça change de Vegas. Les températures sont froides,
contrairement au tempérament de ses habitants. Je ne sais pas encore pourquoi je
suis ici, rien de particulier n’a retenu mon attention. J’ai simplement décidé de
m’arrêter à cause de la fatigue. J’ai passé ces derniers jours à sillonner les États-
Unis sur une moto et j’ai fini par la revendre à un garage du Colorado contre une
berline noire.

Une fois la frontière canadienne passée, j’ai posé mes valises dans la première
grande ville. Enfin, « valises » au sens figuré, puisque je voyage avec seulement
un sac à dos. Je ne souhaite pas m’encombrer. Je sais que, où que j’aille, je serai
seulement de passage.

La colère m’a consumée sur la route. Je me sens prête à exploser d’un


moment à l’autre. Il a suffi qu’un abruti d’automobiliste fasse une erreur pour
que je le klaxonne, allant même jusqu’à sortir du véhicule au feu rouge suivant
pour aller l’incendier. C’en a été de même à la réception de l’hôtel où je
séjourne. J’ai demandé un responsable afin de faire renvoyer la pauvre
réceptionniste qui a eu le malheur de me dire que j’allais devoir changer de
chambre à cause d’un problème d’électricité.

Une fois l’énervement passé, j’ai souhaité aller la voir pour me confondre en
excuses, mais ma fierté m’en a empêché.

Comme je ne savais pas quoi faire, j’ai décidé de chercher un petit boulot pour
m’occuper et éviter de trop cogiter. Il ne faut pas que je reste sans rien faire ou je
vais littéralement mourir à petit feu. Je déteste mon père pour avoir été ce qu’il a
été, pour ne pas avoir réussi à vivre et à se battre suffisamment. Je lui en veux
pour ses mensonges et je me haïs pour l’avoir pardonné, et pour ne pas avoir pu
le sauver. Puis, plus que tout, je blâme mon frère pour sa trahison et je me
lamente d’avoir été assez stupide pour le croire.

Le lendemain de mon arrivée, je fais, le pas pressé, la tournée des restaurants,


des bars, des clubs et des casinos. Je pourrais très bien me trouver n’importe quel
poste dans l’informatique, mais je ne compte pas m’établir. Seulement quelques
semaines, quelques mois tout au plus.

Il semblerait qu’ici la conjoncture soit plus compliquée, car impossible de


mettre le doigt sur une piste de boulot intéressant. Aucun poste n’est à pourvoir.
Je continue à éplucher les petites annonces et à chercher une location. Après
quelques jours, je trouve finalement un petit studio où m’installer.

J’essaie toujours de trouver une solution pour me détendre et je me souviens


alors que la course et le combat m’ont toujours permis d’évacuer les émotions
trop fortes. C’est comme ça que, rapidement, j’enfile un short et des gants pour
aller boxer sur le ring du Strong & proud, une salle de combat en centre-ville.

— Oh, une brebis égarée, t’as dû te tromper d’endroit, m’aborde quelqu’un


aussitôt que je mets un pied dans le complexe.

C’est une jeune femme à la chevelure blonde sublime, au corps sculpté si


subtilement que même très musclée elle reste féminine. Ses yeux bleus
malicieux suintent l’assurance et semblent me défier de rétorquer.

— C’est une salle de sport de combat, pas un bergerie ici, poursuit-elle,


toujours dans la provocation.

Sans lâcher son regard, je retire ma veste en jean et la jette sur la machine de
musculation la plus proche, me laissant en débardeur et en legging.

— Je ne me suis pas trompée d’endroit, rétorqué-je, sûre de moi, et vexée


qu’elle me sous-estime autant.

Je n’ai peut-être pas le look d’une boxeuse, mais j’ai été formée par les
meilleurs. Je sais de quoi je parle. La demoiselle ne sait absolument pas à qui
elle s’adresse. Et au vu de mon état émotionnel, il vaut mieux pour elle qu’elle
ne me cherche pas trop.

— C’est une salle de champions ici, m’explique-t-elle, me rabaissant à


nouveau.

Je l’admets, je ne me suis pas vraiment renseignée sur cet endroit et j’ignore


s’il s’agit d’une salle prestigieuse. Mais tout de même… Qui est-elle pour me
juger au premier regard ?

— Alors je suis parfaitement à ma place ici, réponds-je avec autant


d’arrogance.

Elle émet un rire moqueur, pas impressionnée par mon culot. Elle me lance
alors une paire de gants avant de monter sur le ring.

Il ne m’en faut pas plus pour la rejoindre et enfiler les gants. Nous nous
mettons en position en commençant à sautiller légèrement. Je vais lui montrer
qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Qui croit-elle être au juste ?

— Si tu gagnes, tu as ta place ici. Si tu perds, tu dégages. C’est compris ?

Je hoche simplement la tête, le regard fermement ancré dans le sien.

Avide de violence, je lance les premiers coups. J’ai faim de blessures. Je veux
faire mal et je sens à peine la puissance de ses coups tant ma haine est grande.
Ça fait un bien fou de se défouler, de relâcher toute cette pression.

Le truc c’est que... je suis mauvaise. Très mauvaise. Peter aurait eu honte. Je
ne fais preuve d’aucune stratégie ; elle aurait pu être un foutu punching-ball que
ça aurait été pareil.

Plus nous avançons dans le combat, plus je la sens prendre le dessus. Je ne


cherche même pas à esquiver ses coups et je commence, malgré ma capacité à
encaisser, à les sentir. Mais peu m’importe la douleur, elle demeure moins forte
que celle qui ravage mon cœur.

— Si tu ne te mets pas à réfléchir, tu vas perdre, me dit-elle entre deux


crochets du droit.

Je me rends bien compte qu’en conservant cette attitude, je vais droit à


l’échec, alors je me mets finalement à réfléchir stratégiquement avant de frapper.
Je commence par esquiver. Cela me donne assez de répit pour stabiliser ma
respiration erratique. Je peux alors prendre quelques grandes inspirations et me
remettre en position, la pointe des pieds bien ancrée dans le sol. Ainsi, j’utilise
toute la force de mon corps pour infliger mes prochains coups.

— Là, tu deviens intéressante ! s’exclame-t-elle.

Le combat se poursuit un moment. Ni elle ni moi ne prenons réellement le


dessus. Mais je dois avouer que mon état s’est amélioré. Une fois la haine
évacuée et les premières traces de fatigue apparues, je me suis calmée et
parviens enfin à penser rationnellement.

C’est ce qu’il me faut : évacuer. Et me vider l’esprit par un moyen plus sain
que l’alcool, la fête et les casinos.

— Bon, c’est pas mal. Je vais te montrer ce que je vaux maintenant, explique
la jeune femme.

Je ne la vois pas venir. Je pensais affronter mon égale, mais ce début de


combat n’était pour elle qu’un préambule, un échauffement. Elle redouble
d’efforts et si j’ai cru souffrir de la puissance de ses coups au début, ce n’est rien
comparé à ce que je ressens maintenant.

— Première règle, ma mignonne, énonce-t-elle la tête haute, pas d’arrogance


sur un ring.

Elle est rapide. Forte. Après quelques coups, je ne suis plus du tout en mesure
de l’esquiver et ma tête me tourne. C’est moi qu’elle traite d’arrogante ?
— Règle numéro deux, ne laisse pas ta colère prendre le contrôle.

Mes pupilles se dilatent et ma colère se multiplie face aux piques qu’elle me


lance. Elle me rabaisse ouvertement et j’ai horreur de voir qu’elle est en train de
maîtriser la situation et de m’humilier. Je redouble alors d’efforts pour
l’atteindre, malgré mes difficultés à respirer et à tenir debout.

— Règle numéro trois : ni la provocation, scande-t-elle.

Ses mots font jaillir de ma gorge un grognement de rage avant qu’un dernier
coup de poing au visage ne me fasse perdre l’équilibre. Mes jambes me lâchent.
Je m’écroule bruyamment au sol, incapable de bouger.

Il me faut quelques secondes avant de voir de nouveau clair et de réaliser ma


défaite. Elle m’a foutu une vraie raclée comme rarement j’en ai reçu. Certes, cela
fait longtemps que je ne me suis pas entraînée, mais tout de même... Pour ma
défense, je dois reconnaître que mon rythme de vie n’a pas été très sain
dernièrement. Mes petites expériences avec le tabac, l’alcool et la drogue ne
m’ont pas rendu service pour conserver ma forme physique.

Sans rouvrir les paupières, toujours étendue au sol, je mets les mains sur mon
front pour tenter d’arrêter ma migraine. J’ai échoué. Je ne vais pas pouvoir entrer
dans ce club. Déçue et ma fierté blessée, j’ouvre finalement les yeux pour voir
mon adversaire debout au-dessus de moi, me fixant curieusement.

Elle me tend alors sa main pour me relever. Je m’empresse de la saisir.

— Comment t’appelles-tu ? demande-t-elle.

— Kate.

Elle se retourne, commence à s’éloigner et je commence à rassembler mes


affaires pour en faire de même. Elle me fait cesser tout mouvement quand
j’entends sa voix s’élever :

— Entraînement demain à 17 heures. Pour les formalités d’inscription, il y a


des formulaires près de l’entrée.

Interloquée, je mets quelques secondes à comprendre le sens de ses paroles.


Un mince sourire étire mes lèvres alors que je remets ma veste et m’apprête à
franchir les portes de la salle.

Je ne sais pas ce qu’elle a vu en moi, mais en tout cas, ça lui a plu.

Les jours s’enchaînent et petit à petit le quotidien s’installe. J’ai finalement


trouvé un job dans une bibliothèque et je dois dire que j’en suis plutôt heureuse.
Je sais conseiller en matière de livre même si je me refuse à en lire ne serait-ce
qu’un un seul. C’est trop difficile. La littérature a tendance à me rendre
hypersensible et je ne suis pas prête à me laisser aller à… ressentir. La seule
émotion que je laisse m’animer est désormais ma colère, tout simplement parce
qu’elle est si grande que je ne peux la maîtriser. Mon unique libération devient le
ring. J’y vais tous les soirs, de 19 heures à 21 heures. C’est Jane qui m’entraîne –
celle qui m’a battu le premier jour – soit en groupe soit individuellement. Cette
jeune femme de 30 ans est la fille du patron des lieux. Celui-ci s’occupe des
hommes et elle s’occupe des femmes. Elle est ferme, intraitable et ne laisse place
à aucune négociation, mais j’apprends beaucoup à ses côtés. Elle prétend
pourtant que non. Selon elle, je suis trop habitée par ma colère pour pouvoir
apprendre quoi que ce soit, mais ça ne l’empêche pas d’essayer de m’enseigner.

J’ai la sensation d’aller mieux. Je me défoule et je gagne souvent. Pas avec


elle, mais avec les autres. Rapidement, je me mets à faire de la compétition le
week-end. Et là encore, j’excelle. Tout le monde me complimente sur ma
rapidité et ma capacité à assimiler sans broncher. Jane dit que je ne sens pas la
douleur et elle a raison. Ces coups ne font que m’enrager davantage et me font
redoubler d’efforts. Ce sont les coups de mes adversaires qui me procurent
l’énergie nécessaire pour les mettre KO. Je rentre dans une espèce de transe et
vois rouge alors que j’abats sans répit mes poings sur mon opposante.

Mon seul défaut reste ma technique, selon Jane. La seule appréciation que je
souhaite obtenir est la sienne, mais je ne l’ai jamais. Elle ne me félicite jamais.
Ma coach trouve mon comportement dangereux. Je ne sais pas si c’est lié à ma
formation ou à mon état émotionnel. Effectivement, Peter et Daniel m’ont appris
à ne jamais abandonner un combat. C’était se battre ou mourir. Sauf que sur un
ring, ça ne se passe pas comme ça. Il y a des règles, comme aime me le rappeler
Jane. Personne ne meurt sur un ring. On ressort seulement blessé, et quand on a
tout donné, on abandonne la partie. Dans la mafia, le match ne s’arrête pas
quand on abandonne, il cesse seulement quand un des participants ne respire
plus.
— Kate, ce n’est pas un foutu punching-ball ! Frappe moins fort et plus
intelligemment ! Tu t’épuises pour rien là ! crie Jane pendant que je me bats avec
Clara, une autre fille du club. Et toi, Clara, ta seule option pour le moment c’est
d’esquiver et d’essayer de la bloquer.

Clara tente d’appliquer ses consignes, mais je réussis à l’attirer dans un des
quatre coins du ring et elle ne peut plus échapper à mes poings. Je ne me retiens
pas et frappe aussi vite que possible, espérant la faire s’écrouler.

— Stop, stop, stop ! Lâche-la, Kate ! hurle la coach en voyant la rafale de


coups que j’abats sur la pauvre Clara, tombée à genoux.

Je vois rouge et perds une fois de plus le contrôle. Je ne vois plus la réalité qui
m’entoure, mais me laisse happer par ces horribles images qui tournent en
boucle dans ma tête. Au début, c’est seulement le décès de mon père, puis au fil
des semaines, des images des bons moments que j’ai partagés avec ma mère, Ian,
Peter, Haley et même Daniel. Comme si j’avais besoin de tout ça, comme si
j’avais besoin de me souvenir de tout ce que j’ai laissé derrière, de ce que j’ai
perdu. Cela ne fait qu’attiser ma haine, évidemment. Je tente par tous les moyens
de chasser ces souvenirs.

La colère n’est finalement qu’un moyen d’expression comme les autres qui
me permet d’évacuer un sentiment que j’ai appris à bien connaître désormais : la
culpabilité.

Coupable de ne pas avoir rassuré Peter alors que je sais à quel point il
s’inquiète pour moi, coupable d’avoir fui Daniel alors qu’il m’a sauvé la vie,
coupable d’avoir abandonné Carla, Haley, Jason et tous les autres. Coupable de
ne pas avoir sauvé Andrei, d’avoir cru en Ian…

Jane doit physiquement s’interposer pour que je sorte finalement de ma transe.


Elle me pousse violemment, loin de mon adversaire, pour s’occuper de ses
blessures tandis qu’assise par terre, je remonte mes genoux contre ma poitrine et
prends ma tête entre mes mains. Je réalise qu’encore une fois, j’ai laissé la colère
prendre le dessus. J’échoue de nouveau, décevant un peu plus ma coach.

— Encore une séance comme celle-ci, Maslow, et t’iras te battre ailleurs,


retentit la voix de Connor, le père de Jane, qui a apparemment assisté à la scène.

Malgré les apparences, Jane s’est prise d’une certaine affection pour moi. Peu
importe ce que je fais ou dis, elle accepte toujours de m’entraîner. Je suis la seule
à pouvoir m’entraîner tous les soirs avec elle. J’ignore d’ailleurs pourquoi. Elle
n’est pas moins dure avec moi qu’avec les autres, au contraire. Mais d’après les
boxeurs du club, c’est justement ce qui leur fait dire que je suis sa préférée. Elle
passe donc ses soirées à m’entraîner et à me recadrer sans jamais féliciter mes
efforts et je passe le plus clair du mien à essayer de la satisfaire. Et bientôt la
volonté de me défouler devient la volonté de la de la rendre fière. Je ne sais pas
trop pourquoi, mais je la vois comme un modèle. Elle est bien dans ses baskets,
sûre d’elle et forte. Je veux être comme ça moi aussi.

Elle m’apprécie assez pour continuer à m’entraîner. Malheureusement pour


moi, ce n’est pas le cas de son père. Lui me déteste, et ça depuis le premier jour.
Et je ne sais pas vraiment pourquoi. Il dit que je n’ai pas l’état d’esprit d’un
boxeur. Que je me bats comme on le ferait pour survivre. Pour ma défense, c’est
ce que l’on m’a enseigné chez les Barish.

Essoufflée, je rejoins les vestiaires en laissant Clara aux bons soins de Jane.
Une fois lavée et habillée, je me prépare à sortir du vestiaire quand cette dernière
fait irruption dans la pièce.

— Tu ne peux plus continuer ainsi, Kate, m’interpelle-t-elle.

— Je sais, je suis désolée, reconnais-je, je ne le fais vraiment pas exprès.

Je suis affligée d’avoir encore une fois déçu ma coach.

— Je sais, mais tu ne peux pas continuer à blesser les autres membres du club.
Clara va avoir besoin de sutures. Les pompiers sont venus la chercher.

— Quoi ?! m’estomaqué-je. Je ne voulais pas la blesser.

Merde ! Je m’énerve contre moi-même, cognant au passage le mur le plus


proche.

— Mais merde Kate, qu’est-ce qu’il faut faire pour te sortir de cette colère !
s’écrie-t-elle, à bout de nerfs de me voir m’enfoncer dans ma fureur. J’ai tout
essayé avec toi, mais rien à faire. Tu ne t’arrêtes jamais. Tu vas finir par tuer
quelqu’un. Tes adversaires sont là pour se faire plaisir et progresser, pas pour
finir leur soirée à l’hôpital !
De nouveau, je ressens cette culpabilité. J’ai blessé quelqu’un simplement à
cause d’un excès de colère. Je peux entendre la déception et l’exaspération dans
chacune des paroles des Jane et je me sens impuissante. Je n’arrive pas à me
canaliser et à vrai dire, je fais déjà mon possible pour temporiser cette fureur.

— Tu as entendu ce qu’a dit mon père ?

Je hoche la tête, tristement.

— Eh bien, sache que j’approuve ses paroles, lance-t-elle avant de rejoindre la


sortie.

— Attends, Jane, la rattrapé-je en lui bloquant le passage.

— Quoi encore ? demande-t-elle, d’un ton las.

— Tu ne vas pas me lâcher, hein ? questionné-je avec un farouche besoin


d’être rassurée. J’ai fait tellement de progrès... S’il te plaît, Jane, dis quelque
chose, insisté-je face à son silence.

— Rentre chez toi, Kate…, souffle-t-elle, éreintée.

Sans un mot, je la laisse accéder à la poignée de la porte avant d’entendre


celle-ci claquer et les bruits de ses pas s’éloigner.

Je laisse alors mon corps s’écrouler lentement contre la porte avant de relever
mes genoux et d’enfouir ma tête au creux de mes bras.

Comment vais-je réussir à être normale de nouveau ?


Je ne peux pas quitter cette salle, ce rythme de vie. Il m’aide à garder la tête hors
de l’eau, à supporter la culpabilité et à me donner un semblant de normalité.

**

Daniel
Trois mois. Trois putains de mois qu’elle est partie.

Je n’ai jamais cru que le manque puisse rendre fou. Mais c’est pourtant ce qui
est en train de m’arriver. Je deviens littéralement fou. Une seconde, je
m’imagine l’étrangler, la suivante, je l’embrasse. Kate va finir me tuer. Son
absence va me tuer à petit feu.

Je n’ai pas cessé mes recherches. Je ne dors plus et n’autorise qu’un minimum
de repos à mes hommes. Tant qu’elle ne se sera pas parmi nous, personne ne
fermera l’œil. Je suis des plus déterminés, comme enragé. J’ai mis presque tout
notre business sur pause pour consacrer tout mon personnel à sa recherche. Elle
est mon unique priorité.

Tout le monde est épuisé et les conflits s’accumulent. Derek vient de refaire le
portrait de Caleb, juste parce qu’il a fini sa confiture, et nous venons de démarrer
un conflit important avec le clan des Russes. Nous avons tué un de leurs dealers,
apparemment ils n’ont pas apprécié. Cela ne fait qu’augmenter les tensions et
j’ai dû m’occuper de régler le compte de certains membres du clan qui
s’amusent à contredire mes décisions. L’un d’eux a même suggéré l’idée de
démissionner pour rejoindre un autre clan. Après avoir eu une « discussion »
plutôt musclée avec lui, je peux affirmer que désormais l’idée ne lui traversera
plus jamais l’esprit.

Je traverse la salle de sport pour y faire un peu de musculation quand je suis


interloqué par le piètre niveau de notre nouvelle recrue, Evan Wood. Cela fait un
mois qu’il est là et il ne parvient même pas à bloquer les coups ? Mais pourquoi
l’a-t-on recruté celui-là au juste ?! Il se bat contre John et à part lui servir de
punching-ball, il ne sert pas grand-chose. J’observe un moment leur combat et
constate qu’il est tout simplement minable. Il n’essaie même pas ! Hors de
question que je verse un salaire à ce moins que rien. Je vais lui donner une bonne
raison de mériter son fric.

Je m’avance vers le ring et demande :

— Pourquoi ce n’est pas Peter qui l’entraîne ?

Je le paie pour ça, non ?

John interrompt ses coups pour me répondre :

— Il devait prendre un coup de fil important. Il m’a demandé de le remplacer,


il ne devrait pas tarder.
— Bien. Laisse-nous, s’il te plaît, je vais prendre le relais.

Sans demander son reste, il quitte la pièce alors que je prends sa place après
avoir enfilé les gants qu’il vient de retirer.

Je vois Evan changer de couleur, mais il garde le silence.

— Tu ne sais pas te battre, lui dis-je avec froideur.

— Si, répond-il avec peu de conviction.

— C’était pas une question.

Il déglutit et je lui lance un sourire narquois.

— Ce n’est pas grave, je vais t’apprendre.

J’ai à peine le temps de finir ma phrase que j’abats aussi fort que possible mes
poings sur le visage angélique du petit nouveau.

Il tente tant bien que mal de me bloquer, mais je ne lui laisse aucun répit et
accélère tout en augmentant l’intensité de mes coups.

Il crie quand le sang commence à jaillir de sa pommette gauche. Je le fais


reculer jusqu’à un des angles du ring. Il est tout à moi et c’est avec un plaisir non
dissimulé que je défoule mes nerfs sur lui. Autant le mettre dans le bain dès le
début.

— Et si on dynamisait tout ça, hein ? suggéré-je avant d’envoyer mon genou


dans son ventre.

Il se plie en deux sous la violence de mon geste. J’en profite pour saisir sa tête
entre mes bras et la serrer contre ma poitrine. De cette manière, je peux atteindre
son ventre plus facilement avec mes jambes.

Je frappe si fort dans son estomac qu’il se met à tousser et n’a plus la force de
me repousser. C’est inutile d’essayer, je ne lui laisse aucune chance d’y arriver
de toute façon.
Je ne vois pas sa bouche, mais je sens l’odeur du sang qu’il crache sur mon tee-
shirt. Il ne va pas tarder à sombrer.
Je finis par saisir de nouveau sa tête pour le redresser et lui envoyer un coup
de tête qui, je l’espère, l’assommera. Je suis déchaîné.

— Daniel, stop ! crois-je entendre au loin.

Je n’y fais guère attention et me remets à enchaîner les uppercuts sur le visage
de mon opposant.

— Arrête ça, tu vas le tuer ! hurle Peter qui, sans que je ne m’en aperçoive,
nous a rejoints sur le ring.

Il se précipite et tente de me détacher d’Evan.

Pris dans mon excès de violence, je me retourne pour lui asséner une belle
droite.

— Bordel, mais c’est quoi ton problème ?! grogne-t-il en tenant sa mâchoire.

Il sait qu’il vaut mieux pour lui qu’il ne rende pas les coups.

— Tu sais très bien que tu n’as pas à t’interposer quand je corrige quelqu’un
ici ! lui répliqué-je sur le même ton.

— Je ne le fais pas parce que tu es toujours juste dans tes actions. Là, c’est
juste gratuit. Gratuit et cruel, rugit mon ami alors que nous nous rapprochons de
plus en plus, prêts à en découdre. Je ne sais pas ce qu’il t’arrive, mais en tant
qu’ami laisse-moi te dire que tu vas trop loin. Tout le monde le pense ici, mais
personne n’ose t’en parler. Tu nous parles comme à des moins que rien. Tu
passes ton temps à nous faire des reproches pour des fautes qui sont les tiennes.

— Ferme-la ! Tu n’as pas à me parler comme ça, Peter, n’oublie pas qui je
suis ! m’exclamé-je avec un ton menaçant.

Quel culot ! Pour qui se prend-il à parler pour les autres ? Et j’assume toujours
mes erreurs, il ne sait plus quoi inventer, le pauvre ! C’est lui qui divague
complètement !

— Justement, je n’oublie pas, me coupe-t-il, véhément. C’est toi qui as


oublié ! Tu as oublié que j’étais ton ami et que tes employés étaient ta putain de
famille !
— Qu’est-ce que tu racontes ?

Depuis le départ de Kate, il fait chier son monde. Moi y compris. Il faut que
ça cesse. Je n’ai pas que lui à gérer, surtout en ce moment…

— Tu ne vois rien d’autre que ton propre malheur ! Quel égoïste tu es ! rage-t-
il, alors que son visage est empreint de dédain. Ta famille ne va pas bien. On
s’inquiète tous pour toi ! On subit ton courroux et tes humeurs tous les jours. Tu
n’es pas le seul à qui elle manque !

Il me pousse soudain avec force jusqu’à m’envoyer contre les cordes du mur.
Trop choqué pour réagir, je ne fais rien et l’écoute poursuivre.

— Moi non plus je ne vais pas bien, patron, rugit-il en accentuant


sarcastiquement le dernier mot. Et ça, tu devrais le voir. Pas parce que tu es le
chef, mais parce qu’on a grandi ensemble, bordel !

Nous nous fixons simplement, après cette révélation, tous deux essoufflés par
nos cris. Je n’ai jamais vu Peter dans une telle rage. Il est toujours mesuré et
méticuleux. Je dois dire que ça m’interpelle.

— Maintenant, tu vas fermer ta grande gueule arrogante et tu vas m’écouter,


reprend-il plus calmement alors que nous reprenons notre souffle.

Je ne réagis pas.

— Kate est partie faire son deuil loin de nous, parce tu n’as pas su être là pour
elle. Tu n’as pas su prendre soin d’elle. Tu lui as fait croire que si elle exécutait
ce stupide plan, jamais elle ne te reverrait. Et tu lui as menti. Toi et moi on sait
que, quoi qu’elle fasse, tu lui pardonneras toujours. Mais tu as osé la briser en lui
faisant croire le contraire. Tu l’as prise par les sentiments pour la manipuler à tes
fins. Comme tu le fais toujours…, soupire-t-il plus doucement.

— Qu’est-ce que tu racontes, j’ai quand même fini par la rejoindre dans son
plan ! rétorqué-je, de mauvaise foi.

— Ne m’interrompt pas, Daniel ! s’exclame-t-il. Oui, tu as fini par aller la


sauver parce que tu tiens à elle. Mais après ça, elle n’avait plus assez confiance
en toi pour rester. C’est à cause de toi qu’elle est partie. Toi seul !
Ça fait tellement mal d’entendre ça… Ses mots me percutent de plein fouet,
j’ai l’impression de prendre une gifle monumentale. Et cette expression de
dégoût qu’il arbore... Plus jamais je ne souhaite la revoir.

— C’est à cause de toi qu’on est privés d’elle, nous aussi. Alors, maintenant
tu vas te reprendre. Tu vas arrêter de la pourchasser. Où qu’elle soit, elle ne veut
pas de toi pour l’instant, crache-t-il. Et je ne te laisserai pas t’immiscer contre sa
volonté. Elle mérite mieux que ça, mieux que toi ! Alors, tu te débrouilles
comme tu veux, mais quand elle rentrera, elle a intérêt à avoir en face d’elle un
homme à la hauteur de l’estime qu’elle te porte. Cesse de la décevoir ! Et cesse
de nous décevoir tous, si tu ne veux pas nous perdre non plus !

Il passe une main nerveuse dans ses cheveux blonds épars.

— Tu crois qu’elle va rentrer…, osé-je finalement demander, le regard vide en


ignorant volontairement ses accusations

— Elle rentrera, affirme-t-il, convaincu.

En entendant ses mots, j’ai comme un déclic. Peter a raison. Je suis en train de
faire n’importe quoi là. Et il dit également vrai pour Kate... Je ne la mérite pas.
J’ai été un con avec elle. Et je suis actuellement en train de me transformer en
tout ce que je ne souhaite pas être : mon père.

Il faut que je me reprenne. S’il y a ne serait-ce qu’un infime espoir qu’elle


rentre un jour, je dois devenir l’homme qu’elle mérite. Il est en revanche
absolument hors de question que j’arrête de la chercher. J’ai au moins besoin de
savoir qu’elle est en sécurité et qu’elle va bien. Il faut aussi que je remette ce
clan sur le droit chemin et que je pense un peu à mes hommes, à ma famille. Il y
a longtemps que je ne me suis plus comporté avec eux comme il se doit. Je me
rappelle à peine ma dernière conversation avec l’un d’eux qui ne concerne pas le
boulot.

Je respire un grand coup pour lutter contre la sensation désagréable dans ma


poitrine. Le manque… Kate me manque tellement. C’est clair à présent. Elle est
tout pour moi. J’en suis tombé amoureux. Ça a été dur pour moi d’être avec elle.
Un vrai défi ! Je suis le patron d’une mafia et je n’ai jamais appris à m’ouvrir ni
à aimer. C’était mieux comme ça dans ce métier. Mais elle a su faire tomber
toutes mes barrières et, pour la première fois, avec elle, j’ai été moi-même. Juste
Daniel. Et c’est cette personne-là que je dois tâcher d’être à nouveau. Même si,
cette fois, elle ne sera pas là pour m’y aider.

**

Kate
Les jours passent, les semaines s’écoulent et je dois dire que je fais de réels
progrès. Pas au niveau du sport en lui-même, mais je tâche de garder ma colère
sous contrôle. Même Jane le dit. Je me suis inscrite à des cours de sophrologie et
j’ai appris à relâcher mes nerfs d’une manière plus pacifique : la respiration et la
communication. J’ai beaucoup de mal avec la dernière méthode, mais je dois
avouer que la respiration aide. Je me sens bien dans ce club, j’ai rencontré
quelques personnes sympas et, aux côtés de ma coach, j’ai l’impression d’avoir
un guide. Je ne veux pas perdre ça, alors j’ai dû prendre des mesures pour gérer
mes émotions. Et jusque-là, ça fonctionne plutôt bien. Je me bats de mieux en
mieux et, depuis Clara, je n’ai plus envoyé personne à l’hôpital. Même Connor
ne me fait plus aucune réflexion. Je fais mon petit bout de chemin tranquillement
grâce aux conseils bienveillants de Jane.

Ce soir est un grand soir. C’est la finale. Si je gagne ce match, nous aurons
accès au championnat national. Inutile de préciser que tout le monde est sur les
nerfs au club. Moi la première. L’enjeu est important pour les mois à venir. Et
plus que tout, je veux faire en sorte que Jane soit fière d’avoir fait de moi son
poulain.

L’arbitre présente mon adversaire puis moi. Et le match débute. Mon


adversaire fait preuve d’une extrême arrogance et ne cesse de m’envoyer des
réflexions pour me déstabiliser. C’est agaçant, mais j’en ai vu d’autres. Je peux
encaisser. Je sais me canaliser. Je tâche alors de rester concentrée et m’applique
à être la plus précise possible.

Au bout de quelques minutes, je reconnais qu’elle est forte. J’ai du mal à


prendre le dessus sans nécessairement lui laisser l’occasion de le faire non plus.
Notre niveau me semble équivalent. Elle n’arrive pas à trouver de faille chez moi
ni moi chez elle. Elle essaie donc de faire pencher la balance en sa faveur de la
manière la moins fair-play qui soit.

— C’est tout ce que t’as, gamine ? me nargue-t-elle.


J’ai un sourire narquois. Elle ne va pas m’avoir comme ça.

— Tu ne crois pas qu’on va laisser une Américaine accéder aux nationales


canadiennes quand même.

C’est un grand sujet de débat dans le milieu de la boxe. Certains pensent que
les Américains n’ont pas leur place ici. Elle en fait apparemment partie.
Personnellement, je ne me sens pas vraiment touchée par le sujet. La compétition
est importante pour le club, pas pour moi.

— D’ailleurs, que fais-tu loin de chez toi ? demande-t-elle en m’envoyant


contre la corde du ring. On dit que tu es là depuis seulement quelques mois.
Petite fille sans attache, sans racine... J’ai fait mes petites recherches sur toi, tu
sais.

Je ne peux qu’être interloquée par ses mots et la pousse violemment à mon


tour.

— La ferme ! coupé-je en lui infligeant le coup le plus cinglant qui ait été
distribué depuis le début de ce combat.

Elle ricane et l’arbitre siffle la fin de ce round. J’entends vaguement ma coach


me prodiguer ses conseils et ses soins. Mon esprit est ailleurs. Que sait-elle sur
moi ?

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Hein ? réponds-je en comprenant que Jane vient de me poser une question.

Elle saisit mon visage transpirant entre ses mains pour accrocher mon regard.

— Je sais qu’elle te parle. Ne te laisse pas déstabiliser.

Je hoche la tête, hermétique à ce qu’elle me dit. Je tâche juste de me


concentrer sur ma respiration. Il faut que je reste calme, concentrée et que je
frappe assez fort pour que l’autre la boucle.

Je fais craquer mon cou, le combat reprend et les coups s’enchaînent.

— J’ai vu juste, n’est-ce pas ? T’es toute seule ici. Seule au monde, reprend-
elle de plus belle. On parle de ta famille dans les journaux, t’es au courant ?

— Je te conseille sérieusement de la fermer, si tu ne veux pas trop me


contrarier, la menacé-je. Bats-toi plutôt, on n’est pas là pour discuter.

Je me fous de cette fille. j’ai juste peur que mes nerfs prennent le dessus. Et
pour éviter ça, il faut qu’elle la boucle, et tout de suite !

— Je n’ai pas peur d’une petite Américaine. Ta place n’est pas ici, retourne
chez ton père ! crache mon adversaire, pleine de haine. Ah non, excuse-moi !
J’avais oublié, lance-t-elle en feignant le regret.

Je sens le monde autour de moi disparaître.

— Il est mort !

Cette fois, je ne rétorque pas, mais je peux sentir mes pupilles s’agrandir et se
focaliser sur elle. Elle vient, sans le savoir, de réveiller un volcan d’émotions
chez moi. Je vais la détruire. Je sais d’avance que c’est moi qui vais perdre ce
soir. Pas le combat, non, je vais gagner ce match. Mais je m’apprête à perdre
quelque chose de bien plus cher à mon cœur.

Quant à cette fille, elle l’ignore encore, mais elle s’apprête à manger le sol.
Une fois à terre, je la frapperai si fort que sa propre mère n’arrivera pas à la
reconnaître.
Et en effet, après ça, elle n’est plus en mesure de dire un mot de plus. Je ne lui
laisse désormais aucun répit. J’enchaîne les coups : uppercuts, crochets, coups
directs, circulaires… Toute trace d’autodiscipline disparue, je déchaîne toute ma
colère, comme un ouragan, et j’emploie toute mon énergie à détruire, à mettre en
miettes, à exterminer la vermine raciste que j’ai devant moi. Je me rends à peine
compte que mon adversaire chute et que l’arbitre compte. Rapidement, il siffle la
fin du match. Je me retrouve de nouveau dans une espèce de transe, ne voyant et
n’entendant rien, si ce n’est les provocations de la femme sous mon corps. Je
fixe simplement ses yeux terrorisés quand elle lit dans le mien que je ne
m’arrêterai pas. Je me nourris de sa peur. Son visage s’efface peu à peu et
comme à chaque fois que je suis dans cet état-là, c’est celui du cadavre de mon
père que je vois. Je sens son sang et m’imagine tenter de compresser ses
blessures. À chaque fois, j’échoue, et ma colère redouble.

Je reviens à la réalité lorsque je sens des mains écarter mon corps de celui de
ma victime.

— Kate, stop, tu vas la tuer ! entends-je au même moment.

Une phrase que, déjà, j’ai l’impression d’avoir entendue trop souvent.

Lorsque je me reconnecte avec la réalité, je suis dans le vestiaire. Seule.

Où est Jane ? Comment ai-je pu aller aussi loin ? Devant autant de personnes,
en plus... J’avais fait du si bon travail jusque-là. Là, c’est sûr, je vais être
disqualifiée. Adieu les nationales, et la réputation du club va en prendre un coup.

C’est le cœur lourd, et éreintée, que je me change. Une fois prête à partir, je
me dirige vers la porte, mais elle ne m’attend pas pour s’ouvrir. Connor fait son
apparition dans la pièce, le visage fermé, et comme à son habitude, les yeux
remplis de reproches. Une fois face à moi, il me scrute un moment alors que ma
respiration devient erratique. Je sais ce qu’il m’attend.

— Je t’avais prévenu, Maslow.

Ne sachant quoi répondre, je me contente de baisser les yeux honteusement.

Il a raison, j’ai fauté. Mais je ne veux pas partir.

— Ne me faites pas ça, je vous en prie. J’ai besoin d’être ici. Ne faites pas ça
à Jane, vous savez qu’elle aime m’entraîner, tenté-je lamentablement.

— Justement, c’est pour elle que je fais ça. Pourquoi crois-tu que tu es encore
là ? Ça aurait été n’importe qui d’autre avec ton comportement, il ne serait pas
resté plus d’une semaine. Jane a un faible pour toi parce qu’elle te comprend.

— Quoi ? soufflé-je confuse.

— Elle était comme toi avant. C’était une mauvaise boxeuse parce qu’elle ne
se battait pas pour les bonnes raisons. Un bon boxeur ne se bat pas pour faire
mal. Moi et Jane n’avons cessé de te le répéter. Elle a fini par le comprendre et
elle voulait t’aider à le réaliser aussi. Mais comme tu ne veux rien entendre,
maintenant tu vas reprendre ta vie et tu vas la laisser reprendre la sienne. Je ne te
laisserai pas plus longtemps ruiner la réputation de mon club et celle de ma fille.
Tu n’as rien d’autre à apprendre ici de toute façon. Tes réponses sont ailleurs,
petite.

Dans ma détresse, je ne peux m’empêcher de relever à quel point il est un bon


père, défendant les intérêts de sa fille, à souhaiter ce qu’il y a de mieux pour elle.
Je me demande vaguement si, à sa place, le mien aurait réagi de la même
manière. Je suppose que je ne le saurai jamais...

Il a raison. Je ne peux pas continuer à faire ça à Jane. J’ai tout essayé pour me
calmer. Il me faut me rendre à l’évidence. J’ai besoin d’autre chose. Je suis
arrivée au bout de mon périple canadien.

Vaincue et désappointée, j’acquiesce lentement de la tête.

— Inutile de lui dire au revoir. Elle essaierait de te dissuader de partir, même


si c’est la meilleure solution... pour toutes les deux, ajoute-t-il.

Sans un regard, il se retourne et repart en claquant la porte derrière lui. Pour la


première fois depuis ce qui me semble être une éternité, je sens la colère déserter
mon corps et une goutte d’eau salée couler sur ma joue. Je suis à bout. À bout de
souffle. À bout de tout.

Jane va me manquer. La boxe également. Mais en regardant les murs de la


salle alors que je m’apprête à la quitter, je ne m’y sens plus bien. Peut-être parce
que je ne me sens plus en colère ? À l’évidence, ma place n’est plus ici, pas plus
qu’elle ne l’a été à Vegas. Mais où est-elle alors ?

Il ne me faut que quelques heures pour rassembler mes affaires, quitter mon
logement et me remettre en route. En route pour je ne sais où...
11

Marchandage

Daniel
Mais, en fait,
personne d’autre que toi ne peut te sauver.
Te sauver de toi-même.
Love letters to the dead

Juste Daniel. C’est dur d’être juste Daniel sans Kate. Elle a été mon ancre.
Mais en son absence, je redeviens l’homme autoritaire et froid que tous semblent
détester.

Je dois lutter pour ne pas succomber à ma colère et, pour cela, j’ai décidé de
prendre un peu de recul par rapport au travail.

Ma mère a été très étonnée hier lorsque j’ai accepté son invitation à déjeuner.
Elle est en ville pendant une semaine pour organiser un énième gala de charité.
C’est drôle de constater à quel point ma mère essaie de faire le bien autour
d’elle, alors que son mari et son fils ont épousé la criminalité depuis leur plus
jeune âge. C’est comme si elle voulait faire amende honorable pour nos péchés.

Comme elle vit à Chicago avec mon père, je ne la vois pas souvent, mais elle
se déplace beaucoup grâce à son implication dans de nombreuses associations,
notamment sur New York. À chaque fois qu’elle est en ville, je trouve une
excuse pour ne pas la rencontrer. J’en ai envie, mais le boulot me retient
constamment et je suppose qu’elle a arrêté d’essayer de me convaincre depuis un
moment.

Seulement hier, j’ai accepté, à sa plus grande surprise. Ce n’est pas une
mauvaise idée de me rapprocher d’une personne extérieure au clan. Je pourrais
lui parler d’autre chose que du travail et me vider un peu l’esprit.
Je vais la rejoindre chez Per se, un des meilleurs restaurants de la ville, qui
propose une cuisine française et américaine avec une vue imprenable sur Central
Park. J’emmène souvent mes clients étrangers dîner ici, que ce soit des
partenaires légaux ou illégaux. Je souhaite pouvoir me consacrer pleinement aux
activités du clan Barish, mais malheureusement, ma couverture demeure capitale
et elle me permet de gagner beaucoup d’argent. Je veille donc à m’y investir un
maximum pour faire en sorte que les affaires restent florissantes de ce côté-là
également. Je ne me plains pas, le secteur du transport maritime se porte bien, je
peux donc déléguer un maximum. Mais quand il s’agit de conclure des contrats
importants ou de recevoir des partenaires étrangers, je me charge des
négociations et les reçois toujours avec le plus grand soin. Ils en ressortent
toujours impressionnés.

Quand je me présente à l’accueil, l’hôtesse me reconnaît et me conduit


immédiatement à la table que j’ai réservée, où ma mère m’attend déjà.

Elle se lève en me voyant l’approcher, un sourire chaleureux illuminant tout


son visage et les bras légèrement ouverts, prêts à m’étreindre.

— Daniel, mon chéri ! s’exclame-t-elle en me serrant doucement, ça fait trop


longtemps qu’on ne s’est pas vus.

Et effectivement, je ne peux même pas me rappeler de la dernière fois que je


l’ai vue.

— Bonjour maman, la salué-je en lui rendant son étreinte. Je suis content de te


voir.

Et c’est sincère. Éléonore est la personne la plus aimante que je connaisse.


Elle est beaucoup trop douce pour vivre avec un homme comme mon père, je me
demande toujours ce qu’elle fait encore avec lui.

On s’assoit alors qu’un serveur arrive déjà pour nous donner les cartes. On
commande nos boissons et ma mère me fixe toujours avec son tendre sourire.

— Quoi ? l’interrogé-je un peu brusque, légèrement mal à l’aise

— Une mère n’a-t-elle pas le droit de se réjouir de voir son garçon après six
mois ?
Six mois ? Ça faisait tant que ça ?

— Je n’avais pas réalisé que ça faisait si longtemps… Le temps passe vite et


je travaille beaucoup, répété-je comme je le lui dis régulièrement

— Je sais. Je suis d’ailleurs surprise que tu aies accepté de me rencontrer


aujourd’hui. Ça va le travail ? s’inquiète-t-elle.

Suis-je à ce point prévisible ?

— Ça va, lui réponds-je par automatisme.

Son regard se fait plus insistant, comme si elle me déchiffrait. Je finis par
soupirer et secouer la tête.

— C’est compliqué en ce moment, avoué-je en saisissant la carte pour plonger


mon nez dedans.

Je ne tiens pas particulièrement à en parler.

— Tu as des problèmes, soupçonne-t-elle après quelques secondes de silence.


Tu n’es pas en danger au moins, Daniel ?

— Non, non, m’empressé-je de la rassurer avant qu’elle ne se fasse un sang


d’encre.

Le silence s’installe. Je ne sais pas comment lui expliquer ma situation. Je ne


sais pas faire ça : me « confier ». Je suis indépendant et fort. Je n’ai pas besoin
des autres habituellement, mais aujourd’hui me voilà perdu. Pour la première
fois, j’ai cette envie de parler, de dire ce que je ressens et de recevoir quelques
conseils avisés.

Le serveur dépose nos cocktails, prend nos commandes et je me décide enfin à


lui expliquer, après m’être éclairci la gorge :

— Alors, voilà… j’ai rencontré quelqu’un.

Je me retrouve à frotter un peu mes mains moites sur mon pantalon. Cette
conversation me rend nerveux.
— C’était génial. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme elle avant, ne
puis-je m’empêcher de reconnaître, un léger sourire au coin des lèvres.

— Mon garçon a enfin trouvé quelqu’un. Je suis si heureuse pour toi...


Attends... « Était », que veux-tu dire ?

— J’ai tout foutu en l’air et elle est partie du jour au lendemain. Et depuis, je
ne peux penser à rien d’autre. J’essaie de la retrouver. En vain. Je suis tellement
obnubilé par elle, et inquiet, que ma mauvaise humeur se répercute sur mon
travail.

Je la vois hocher doucement la tête, compréhensive, m’invitant à poursuivre.

— Je suis devenu irascible, froid, impatient, sombre et même violent. J’étais


déjà tout ça avant, mais c’est pire maintenant. On dirait…

— Ton père, me coupe-t-elle.

J’acquiesce. C’est exactement ça. Je deviens ce que j’ai passé ma vie à fuir.

— Tu n’es pas comme lui. Vous avez le même tempérament, certes, mais tu
t’es toujours tenu à respecter un code de conduite. Tu as une certaine éthique.
C’est ce qui fait de toi un homme bien, m’assure ma mère en attrapant ma main
sur la table.

— Tu te rappelles quand je t’ai appelée pour te parler de Katerina Maslow ?


Quand je t’ai demandé de confirmer les propos de Ian ?

Lorsque Ian a pointé le bout de son nez dans nos vies, j’ai fait confirmer sa
version des faits par Éléonore. Elle a effectivement reconnu lui avoir sauvé la vie
avec l’aide de l’ancienne nourrice des Maslow. J’ai évidemment omis de lui
parler de la relation particulière que j’entretiens avec Kate.

— Bien sûr.

— Eh bien, c’est elle… la fille en question.

Un mince sourire fait son apparition et le serveur vient nous servir nos plats à
ce moment-là, interrompant la conversation.
— Oh, Daniel, la fille d’Andrei Maslow…, soupire ma mère, désolée. Ton
père m’avait dit qu’elle était chez toi et que vous aviez l’air proches, mais
j’ignorais que c’était sérieux. Tu n’as jamais été du genre à te poser.

Je ne tombe pas amoureux. Jamais. Et la seule fois où ça m’arrive, il faut que


ce soit avec la fille du pire ennemi de ma famille. Notre histoire pourrait faire
rougir Roméo et Juliette.

Je passe le reste du repas à lui raconter toutes les mésaventures de ma


rencontre avec Kate, jusqu’aux événements qui l’ont éloignée de moi.

C’est étrange de se livrer. Nouveau même. Mais pas désagréable. Éléonore ne


me juge pas. Elle écoute et se montre compatissante.

— Je ne sais pas comment elle s’y est prise, mais elle m’a changé. Elle m’a
ouvert les yeux en me montrant qu’il y avait mieux dans la vie que le travail. J’ai
appris à mieux connaître mes hommes, à les apprécier et à m’amuser. Je me suis
rendu compte que je m’étais enfermé dans les affaires et que j’avais
complètement oublié de vivre.

Je soupire, de nouveau en proie à cette douleur dans ma poitrine. Elle me


manque tellement. Ça me fait autant de mal que de bien de parler d’elle. Je frotte
doucement ma poitrine en espérant bêtement que la douleur passera en massant
un peu.

Les yeux de ma mère se font attendrissants.

— Et maintenant, elle est partie et je ne peux pas supporter l’idée de la perdre.


Pas après avoir réalisé tout ça à ses côtés. En son absence, je redeviens l’homme
que j’étais avant qu’elle arrive. Un putain de…

— Ne jure pas, Daniel ! me coupe Éléonore en me jetant un regard noir.

Il y a quelque temps, j’aurais bien ri si on m’avait dit qu’une femme me


rendrait aussi minable et misérable. Je suis tout simplement en train de
reconnaître à voix haute que je suis un minable sans Kate et qu’elle est ma
lumière dans cette vie de merde. Ça m’énerve de devoir l’avouer parce que j’ai
l’impression de passer pour un faible, et jamais je n’aurais pu avouer cela à
quelqu’un d’autre qu’à ma mère. Je n’ai même pas été capable de l’avouer à
Kate elle-même.
— Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour voir mon garçon amoureux,
me sort Éléonore de mes pensées alors que nous finissons notre repas.

— Maman, grogné-je.

Ma fierté n’est pas encore prête à supporter d’entendre ceci aussi


spontanément. Elle fronce les sourcils, peu satisfaite de ma réaction.

— Oh, arrête ça, veux-tu ! Toi et ton père pensez toujours que votre sensibilité
et vos sentiments vont faire de vous des hommes faibles. C’est ridicule,
s’exclame-t-elle en levant les yeux au ciel. Aimer fait simplement de toi un
homme, Daniel.

Je reste estomaqué alors qu’elle souffle avant de reprendre :

— Pas un surhomme, certes, mais un homme. Un vrai ! Et crois-moi, trésor, il


en faut une sacrée paire pour pouvoir le reconnaître et avoir ces sentiments !

Nous nous scrutons solennellement pendant plusieurs secondes. Elle tente de


se calmer et moi, je médite sur ses paroles.

Je finis par briser la glace.

— Tu as presque juré, maman, la taquiné-je légèrement.

— Si tu le dis à quelqu’un, je te tuerai ! s’exclame-t-elle, espiègle.

**

Kate
20 juin 2017, Alaska, USA

Le marchandage : on tente de négocier, de trouver une solution pour faire


revenir la personne disparue. C’est seulement quand on l’a accepté qu’on peut
passer à l’étape d’après.

Je rends les clefs de mon logement en payant par avance deux mois de préavis
que j’aurais dû respecter. Je repars précipitamment sur les routes du nord,
direction l’Alaska. J’ai besoin de calme et de tranquillité pour réfléchir. Quoi de
mieux que cet État ?

J’ai fait du chemin depuis mon départ de New York. Tout d’abord, j’ai
expérimenté les plus grandes folies de ce monde à Vegas, puis je suis parvenue à
retrouver un brin de normalité à Vancouver en reprenant une bonne hygiène de
vie et de meilleures habitudes. Ma colère s’est finalement dissipée après mon
entretien avec Connor. J’ai compris que ce sentiment d’injustice m’empêchait
d’avancer et qu’il venait de me coûter ma nouvelle vie.

Maintenant, j’ai besoin de me recentrer sur moi et de confronter mes vrais


problèmes. Je pars seule et me fais la promesse de le rester. Les gens et les
activités me distraient et m’empêchent d’affronter mes problèmes.

Je prends une location saisonnière pour trois semaines seulement. C’est un


petit chalet meublé au bord d’un lac dans la péninsule de Kenai.
L’environnement enneigé et les horizons blancs à perte de vue me feront du bien.
L’infinité, la pureté... Tout est propice à la méditation, à la paix.

Ma petite routine s’installe rapidement. Je fais la grasse matinée le matin et


visite les alentours l’après-midi. Il n’y a pas grand-chose à voir à part des
paysages, mais comme j’aime la randonnée, cela me suffit. Je regarde la télé,
pêche au bord du lac et me blottis au coin du feu le soir. Bien que ce séjour soit
reposant, je commence à faire du sur place et à m’ennuyer au bout d’une
semaine à peine.

Blottie sur mon canapé, emmitouflée dans une couette bien chaude, je prends
mon courage à deux mains et vais récupérer un livre dans la bibliothèque. Un
geste si anodin pour certains, mais tellement difficile pour moi qui n’en ai plus
ouvert un depuis longtemps maintenant. La lecture a toujours été le moyen pour
moi d’ouvrir mon cœur et mon esprit. C’était la seule manière pour moi de
ressentir des émotions autrefois, mais ayant passé ces derniers mois à tenter de
les limiter, j’ai dû mettre un terme à cette activité.

C’est avec hésitation que je me mets à caresser les couvertures des livres
rangés sur l’étagère de la bibliothèque du salon. Mon regard s’arrête sur un
classique de William Golding, Sa Majesté des mouches. Je m’en empare avant
de me repositionner au coin du feu. Doucement, je me replonge dans ce bouquin
que j’ai lu il y a bien longtemps et c’est naturellement que je laisse l’histoire
m’emporter de nouveau.

J’émerge de ma lecture toute chamboulée par la cruauté et l’injustice


qu’évoque ce livre. L’homme est-il fondamentalement mauvais, se détruirait-il
loin du monde et des institutions qui permettent de le maîtriser ? L’homme vit-il
pour nuire ? Pour le pouvoir ? Toute mon expérience aujourd’hui me prouve que
oui. Mais d’un autre côté, je ne peux m’y résigner. Si l’homme est mauvais,
pourquoi le clan Barish m’a-t-il pris sous son aile sans rien attendre en retour ?
Pourquoi ont-ils tous été de si bons amis quand rien ne les y avait obligés ?
Pourquoi ont-ils tant tenu à me protéger ? Ils ont été profondément bons avec
moi en fait..

Je finis par en conclure qu’il y a des hommes bons et des mauvais. Il y a aussi
des gens qui sont devenus bons, d’autres qui sont devenus mauvais. Des gens qui
croient être bons, mais qui font de mauvaises choses, d’autres qui croient être
mauvais, mais qui font de bonnes choses. Mon père était de ceux qui étaient
bons, mais faisaient de mauvaises choses. Il a voulu changer la donne. Ce
dernier a souhaité avoir une deuxième chance, mais des hommes mauvais l’en
ont empêché. C’est tellement injuste… Je n’ai pas mérité une telle perte.

Je referme le livre et concentre mon regard sur la chorégraphie enflammée à


laquelle s’adonne le bûcher de la cheminée.

Si seulement je nous avais libérés plus tôt. Si seulement je n’avais pas cru en
Ian. Si j’avais fait confiance à Daniel. Si…

Avec des « si » on referait le monde, malheureusement il faudra bien plus que


des « si » pour refaire le mien.

C’est trop tard, il ne reviendra pas. Je n’aurai jamais de deuxième chance.


Mon père ne me conduira jamais à l’autel. Je ne fêterai plus jamais Noël avec
lui. Celui-ci ne rencontrera jamais le vrai Daniel ou Peter, ou Haley, ni même ses
petits-enfants, si tant est qu’il y en ait un jour... Cette réalisation me frappe aussi
fort qu’un uppercut de Jane en plein visage. La douleur de cette révélation fait
monter les larmes et, bientôt, elles inondent mon visage pour ne plus s’arrêter.
Ça fait si mal, c’est insupportable... Jamais je ne pourrai vivre avec ça. Jamais !
Ça me tuera…

Je regarde autour de moi et fronce les sourcils, me demandant ce que je fais là,
seule, au milieu de nulle part. J’ai des amis qui m’attendent, qui s’inquiètent
pour moi et qui m’aiment. J’ai coupé les ponts du jour au lendemain, et
pourquoi ? Je ne sais même plus... Que doivent-ils penser ? Ils me haïssent
sûrement, se sentent trahis… Et Daniel ?! Oh, mon dieu ! Daniel a dû devenir
fou.

Les larmes toujours abondantes sur mes joues me font suffoquer au fur et à
mesure que je me remémore leurs visages et les moments que nous avons
partagés ensemble. Je me vois rire sur le divan et lancer un coussin au visage de
Derek alors qu’il me taquine. Je revois mes premiers entraînements avec Peter, la
manière dont ce lien si fort s’est tissé entre nous. Le jour où j’ai tiré sur Scott
pour sauver Haley. Le jour où Carla m’a contactée quand elle était encore chez
les Russel et les blagues de Jason qui parvenait toujours à me faire rougir de
honte... Carla, Jason, Peter, Derek, Haley, Daniel... Toutes ces personnes dont
j’ai besoin…

Un souvenir particulièrement difficile me fait gémir de douleur. Un parmi tant


d’autres que je me suis efforcée de repousser au plus profond de mon esprit.

Daniel et moi nous baladions sur la plage lors de notre tout premier rendez-
vous… Alors que j’étais allongée sur lui sur le sable, c’était la première fois que
nous nous laissions aller à notre affection réciproque.

Il me contemplait avec une intensité que je ne saurais décrire, dans le silence


le plus parfait, bercé par le ronronnement des vagues.

— Quoi ? répondis-je en arquant un sourcil.

— Rien, dit-il, replaçant une de mes mèches derrière mon oreille avec
tendresse. C’est juste que tu es magnifique.

Il eut un sourire en coin.

— Je voulais juste apprécier un peu plus longtemps. C’est important


d’apprécier, Kate. Quand on fait un métier comme le nôtre, il faut être conscient
que c’est peut-être la dernière fois.

Il concentra son regard sur mon visage.

— Là, maintenant, c’est peut-être la dernière fois que je vois une chose aussi
belle.
Il secoua légèrement la tête, le regard empli d’une tristesse que je ne lui
connaissais pas.

— Le pire dans tout ça, c’est que je crois que c’est la toute première fois que
je vois une telle beauté, confessa-t-il.

À cet instant, mon cœur s’emballa, et les pensées que j’avais eu la toute
première fois que je l’avais vu me revinrent en mémoire.

Ses cheveux décoiffés lui donnaient un air sauvage, ravageur, et ses yeux verts
semblaient transpercer mon âme. Ce n’était pas un vert banal, ou même un joli
vert. Non, c’était le genre de vert émeraude, un vert profond, plein de secret et
d’élégance, le genre de vert hypnotisant, le genre de vert que vous pourriez
admirer toute la sainte journée.

Ses iris me perçaient à jour comme s’il lisait en moi à livre ouvert, comme si
j’étais transparente. J’avais aussi l’étrange sensation que nous nous connaissions
finalement mieux que personne, que nous étions amenés depuis tout ce temps à
nous rencontrer. Si ce n’était pas déjà le cas, dans une autre vie…

Mes émotions me submergent alors totalement et je ne peux réfréner les


larmes qui envahissent mes yeux, ni le nœud qui se forme dans ma gorge. Je n’ai
jamais ressenti ça auparavant et c’est étonnamment grisant.

À cet instant-là, je sais. Je comprends que jamais je ne voudrais être ailleurs.


Que peu importe mon futur, Daniel en fera partie.

En revoyant ce moment, je veux m’arracher le cœur de la poitrine. Je ne


supporte pas de revoir ces images, car je sais que je me suis trompée. Daniel ne
fera pas partie de mon futur même si c’est mon vœu le plus cher... Nous sommes
incompatibles. Il ne quittera jamais cette vie et je me suis juré de ne jamais plus
en faire partie. Cette réalité m’est impossible à supporter… parce qu’il est
évident que je l’aime.

À ce moment-là, je donnerais tout pour ressentir de nouveau la colère qui


m’habitait il y a une semaine à peine, parce que les émotions qui me traversent à
l’heure actuelle sont tout bonnement ingérables. On dirait que mon cœur est
littéralement en train de se briser. Je m’effondre malgré moi pour me
recroqueviller en position fœtale. La peine va m’asphyxier, m’ensevelir et me
tuer…

La main tremblante, je me penche vers la table basse pour atteindre mon


téléphone portable avant de chercher dans mon répertoire le numéro de mon
destinataire. Évidemment, je me suis débarrassée de l’ancien, histoire que
personne ne puisse le tracer, mais j’avais pris soin de conserver ma carte
mémoire pour ne pas perdre mes contacts. Sans réfléchir, je l’appelle. À ce stade,
je ne suis plus assez forte pour gérer la situation seule. Elle me dépasse
totalement. J’ai désespérément besoin de me reposer sur quelqu’un, ou je vais
sombrer…

Il ne lui faut qu’une sonnerie pour décrocher.

— Allô ? dit-il très sobrement.

Ça fait tellement de bien d’entendre sa voix. Et si mal à la fois. Je ne dis rien


et me contente de respirer bruyamment afin de rester calme. Malgré mes efforts,
la douleur redouble et finit par me submerger à nouveau.

— Kate ? souffle-t-il, incertain.

Je déglutis péniblement sans parvenir à émettre le moindre son.

— Kate, c’est toi ? Est-ce que ça va ?! me presse-t-il, probablement inquiet.

— Non, finis-je par répondre en déglutissant.

Non, Peter, rien ne va.


12

La dépression

Daniel
I’m not giving up. I’m letting go{5}…
Auteur inconnu

J’ai décidé de me rapprocher des personnes les plus « humaines » de mon


entourage : ma mère et ma sœur. Ce n’est pas franchement évident puisque
Éléonore vit à Chicago et Haley en Europe. Heureusement, Skype nous permet
de garder le contact. Cela fait quelques jours que je l’appelle régulièrement et je
ne sais pas si ça m’aide, mais c’est en tout cas un plaisir de me rapprocher d’elle.
Je n’avais pas réalisé à quel point elle me manquait. Nous n’avons eu que peu de
temps pour nous apprivoiser en tant que frère et sœur avant son départ et j’essaie
de changer ça. De plus, c’est une vraie bavarde et elle parvient presque toujours
à me distraire de mes sombres pensées.

— Cette Victoria est une vraie pipelette ! Elle colporte des ragots sur tout le
monde, mais heureusement Lou est une patronne exceptionnelle et elle arrive à
la remettre en place avec quelques sous-entendus bien placés !

Je sors de mes songes en même temps que Haley finit son histoire à travers
mon écran d’ordinateur. Elle adore parler de son travail. C’est sa passion et,
même si parfois ça m’ennuie, j’aime la voir si enjouée.

— Et toi, Daniel ? Le travail, ça va ?

Elle joue les innocentes, mais je sais que Peter lui raconte tout. Elle sait les
tensions qu’il y a entre lui et moi ainsi qu’au sein du groupe. Malgré la distance,
ils ont réussi à se rapprocher. Il va la voir aussi souvent que possible et je l’y
autorise à chaque fois. Après tout, il sort avec ma sœur et ça la rend heureuse de
le voir… Alors, si je peux leur faciliter un peu la tâche…
Haley vient dès qu’elle le peut également, même si elle ne peut pas se
déplacer autant qu’elle le veut à cause de son travail.

— Peter t’a raconté ?

Je lui pose la question par formalité.

— Il a dit que vous vous étiez disputés parce que tu étais insupportable depuis
le départ de Kate. Et je le crois, puisque la dernière fois que je suis venue, les
tensions étaient déjà palpables. Selon lui, ça a empiré.

— Je sais, Haley. Je fais comme je peux, mais c’est…

— C’est dur, m’aide-t-elle en voyant que je peine à m’exprimer.

Je n’ai pas l’habitude de parler de mes sentiments de la sorte, mais il semble


que c’est la seule chose que je suis capable de faire ces temps-ci.

— Elle reviendra, ne t’en fais pas. J’en suis sûre, Daniel.

— J’espère. Je n’arrive pas à rien depuis son départ, et je suis en train de tout
foirer…, lui confessé-je. Moi qui étais si fier d’avoir bâti plus une famille qu’un
clan, je perds tout aujourd’hui : l’estime de mes hommes, leur confiance... tout.

Je suis devenu une vraie lopette à me confier à ma petite sœur et à ma mère à


chaque fois que j’en ai l’occasion, mais je n’ai plus la force de lutter.

— Je crois que tu devrais faire une pause, prendre des vacances, suggère-t-
elle.

— Des vacances, répété-je, comme si le mot m’était étranger, je n’ai jamais


pris de vacances.

— Il faut parfois apprendre à lâcher prise, se recentrer sur soi, pour que tout le
reste s’arrange. Je vais pouvoir venir d’ici dix jours. J’ai quelques rendez-vous
d’affaires lundi et mardi prochain sur New York. Ensuite, je pourrai prendre
quelques jours de repos jusqu’au week-end, propose ma sœur.

Ce n’est pas une si mauvaise idée de m’écarter un peu des affaires quelque
temps. Bien sûr, il faudra que je m’organise et que je délègue davantage, mais
c’est possible. Je ne me sens plus apprécié ni respecté et je ne suis plus aussi
efficace dans mon travail. Je crée plus de problèmes que je n’en résous. Ainsi,
c’est pour toutes ces raisons que je finis par accepter la proposition de ma sœur,
qui semble heureuse de pouvoir passer du temps avec moi.

Les jours suivants, je les passe à organiser mes vacances. J’ai convoqué Peter,
Caleb, Jason et Derek et j’ai divisé les dossiers entre eux. Ils géreront le clan
pendant mon absence. Ils ont semblé surpris et inquiets quand je leur ai annoncé
ces « vacances ». Je les ai choisis, eux, car ils ont toute ma confiance et ce sont
mes hommes les plus proches. Ils sont tous devenus des amis avant le départ de
Kate. Elle nous a rapprochés, mais son départ a tout effacé en un claquement de
doigts.

Je continue toujours de discuter avec ma sœur et ma mère. J’ai notamment


parlé à Haley de ma relation avec Peter quand nous étions enfants. J’ai réalisé
que j’avais abandonné un ami. Avec les années, le travail m’a endurci, changé, et
j’ai fini par le traiter comme un employé alors que nous étions autrefois très
proches. Je me suis d’ailleurs promis d’aller lui présenter mes excuses pour mon
comportement et de tout faire pour recréer un semblant de lien entre lui et moi.
C’est drôle quand on y pense… Il a été mon ami le plus proche pendant toute
mon adolescence, avant que le temps nous change. Et puis, à l’arrivée de Kate,
tous les deux se sont rapidement rapprochés jusqu’à devenir inséparables. Nous
avons tous deux vu en elle une personne exceptionnelle. Et Kate et moi avons
reconnu en Peter un homme de qualité, sur qui on pouvait se reposer.

**

Kate
Vendredi 30 juin 2017, Texas, USA

La dépression : phase plus ou moins longue, caractérisée par une grande


tristesse ou de la détresse.

Je n’ai même pas la force de conduire pour rejoindre les États-Unis, j’ai
préféré prendre l’avion. À peine sortie de l’appareil et même s’il n’est que
10 heures du matin, je sens déjà la chaleur texane faire rougir mes joues. Il ne
me faut que quelques secondes pour le repérer dans la foule à notre arrivée. Il
n’a pas changé. Ça me rassure.

Je marche jusqu’à lui, le pas lent, alors que nos regards ne se lâchent pas. J’y
lis un certain soulagement. Une fois face à face, j’examine chacun de ses traits
rassurants. Le revoir, c’est comme rentrer un peu à la maison. Je sais que rien ne
peut m’arriver à ses côtés. Il m’aidera à aller mieux.

— Kate, souffle-t-il, ému.

Il ne m’en faut pas plus pour qu’un sanglot me fasse tressaillir et pour que
mes yeux se remplissent de larmes.

— Oh, Kate, murmure-t-il avant de m’étreindre.

— Peter, sangloté-je dans ses bras, le serrant aussi fort que possible

— Chut, ça va aller. Je suis là. Je vais bien m’occuper de toi, me console mon
ami en me caressant le dos. Allons-nous-en d’ici.

Sans poser davantage de questions, je laisse Peter me conduire jusqu’à son


véhicule, vers un lieu encore inconnu.

— Il faut que tu manges un peu, répète Peter, las d’attendre que je touche à
mon assiette.

— Je n’ai vraiment pas faim, Peter.

Nous venons d’arriver dans un Ranch en plein milieu des Terres du Texas.
C’est là où Peter passait ses vacances quand il était jeune. Le domaine appartient
à sa famille depuis plusieurs générations. Jason et lui en avaient hérité au décès
de leur parent. Nous venons de finir notre déjeuner – enfin seulement le sien – et
je viens de lui raconter tout mon périple dans les grandes lignes.

— Je n’ai pas faim. Laisse-moi avec ça, s’il te plaît, me plains-je.

Ce n’est quand même pas la fin du monde si je saute un repas.

— Tu as l’air d’avoir perdu beaucoup de poids… Je m’inquiète, Kate. Je


serais plus rassuré si je voyais que tu mangeais un peu.

Comprenant qu’il ne veut que mon bien, j’essaie de me forcer à engloutir


quelques bouchées pour lui faire plaisir, mais impossible. Je n’arrive pas à faire
descendre dans mon estomac la moindre nourriture depuis quelques jours. J’ai
complètement perdu l’appétit.

— Et si je te montrais les chevaux ? me propose finalement mon ami après


avoir constaté qu’il n’arriverait à rien.

Je suis exténuée, exténuée de pleurer, mais, pour lui, je force un sourire sur
mes lèvres et accepte en simulant l’enthousiasme.

On rejoint alors les écuries tandis que mon guide continue à me questionner
sur mon absence.

— Pourquoi ne lui donnes-tu aucune nouvelle ?

— Je ne veux pas en parler, Peter, le coupé-je.

— Tu sais qu’il te cherche partout, il est fou d’inquiétude. Il est imbuvable


avec tout le monde.

— Je suis partie parce que j’avais besoin de me retrouver seule. Je n’aurais


pas supporté d’entendre vos paroles réconfortantes, de voir vos regards soucieux.
Je n’étais pas prête à accepter ce qu’il s’était passé. Je voulais juste oublier, ne
pas y penser, expliqué-je, la voix morne. Combien de temps vas-tu rester là ?
éludé-je.

— Je ne vais pas pouvoir rester là très longtemps. Daniel va finir par se poser
des questions. Il ne mettra pas longtemps à comprendre. J’ai pris ma journée
aujourd’hui en prétextant vouloir prendre un long week-end de repos. Mais je
dois repartir dimanche soir pour ne pas éveiller ses soupçons.

— J’en suis consciente. Ça nous laisse trois jours, c’est déjà bien !

— Bien sûr ! Tu pourras rester ici le temps qu’il te faudra. Profite du soleil et
de la nature. Ça te fera du bien.

— Merci, c’est gentil, tenté-je de sourire. Haley et toi, tout va bien ?


demandé-je pour aborder un sujet plus léger tout en caressant la crinière du bel
étalon qu’il vient de me présenter.

— Mieux que jamais. On est amoureux.

Je m’interromps et me tourne vers lui, interloquée.

— J’ai loupé tant de choses que ça ?

— Tu es partie plus de cinq mois, Kate. On ne t’a pas attendu pour vivre,
explique-t-il un peu sèchement.

Je recule un peu, surprise et blessée par le venin qui transpire de ses mots. Je
vois sur son visage qu’il regrette déjà ses paroles. Je les mérite pourtant.

— Excuse-moi, se reprend-il immédiatement en secouant la tête

— Non, le stoppé-je d’une main en avant. Non, c’est normal.

Ça fait mal de l’entendre, mais, en partant, je les ai abandonnés.

— Tu as toutes les raisons du monde de m’en vouloir. Je suis partie sans me


retourner pendant que vous vous inquiétiez, et, aujourd’hui, je reviens comme
une fleur et m’attends à ce que tu sois là pour moi.

Je comprends parfaitement, c’est logique.

— Je serai toujours là pour toi, corrige-t-il. Mais, oui, je t’en veux... un peu.
On a vécu l’enfer. Tout le monde est soucieux. Daniel n’est plus le même. Haley
ne parle que de toi et Carla veut te faire la peau.

— Je n’avais pas la tête à ça quand je suis partie, m’excusé-je. Et je ne l’ai


toujours pas.

Leur bien-être m’a à peine traversé l’esprit pendant tout mon périple. J’ai été
égoïste, mais je n’ai pas eu la force de faire les choses autrement.

— Je sais, souffle-t-il, compréhensif.

Il me propose ensuite de partir faire une balade à cheval, histoire de nous


changer les idées et de prendre un peu l’air.
— Ce bel étalon noir c’est Mercure, c’est mon cheval. Je vais le préparer
pendant que toi, tu vas t’occuper d’Alaska, m’annonce-t-il alors qu’il me tire
vers le box d’à côté.

Pendant notre balade, nous parlons de tout et de rien… Des personnes qui
entretiennent le ranch pendant son absence, des races et des prénoms des
chevaux. Il voit bien que je ne suis pas en état d’aborder des sujets plus sérieux.

C’est rafraîchissant de passer ce week-end au côté de Peter, de le retrouver.


Mais sa présence ne suffit pas à dissiper la douleur. Je tente d’être souriante,
agréable et joviale, mais plus les heures passent, plus cet effort me semble
insurmontable. Il est loin d’être dupe, mais il ne relève pas. J’essaie tout de
même de profiter, mais le cœur n’y est pas. Je suis là physiquement, mais mon
esprit est ailleurs. Nos moments passés ensemble me paraissent flous… J’ai dû
mal à m’en souvenir. j’ai l’impression qu’il n’est pas vraiment là.

Malheureusement, c’est pire une fois qu’il part. N’ayant plus personne pour
me distraire, je m’enfonce progressivement dans le chagrin. Je lutte contre mon
esprit pour qu’il me laisse dormir chaque soir et contre mon organisme pour
qu’il cesse de rejeter la moindre nourriture que j’ingurgite. Au fil des jours, je
vois bientôt mes joues se creuser et mes yeux se cerner. Je ne suis plus que
l’ombre de moi-même. Seule au monde, triste et sans réelle perspective.

C’est le coup de fil de Peter qui me remet en route, une semaine après son
départ.

— Allô, décroché-je, la voix morne.

— Il arrive, Kate. Il sait où tu es, se contente-t-il de dire.

— Comment ? demandé-je, à bout de forces.

Je n’ai même plus l’énergie pour ressentir quoi que ce soit. Je sais juste qu’il
faut que je m’en aille.

— Il a appris ma petite excursion au Texas… Et comme d’habitude je n’y vais


qu’avec Jason pour les vacances… Il en a seulement tiré les conclusions qui
s’imposaient.
Je soupire. Que vais-je faire maintenant ? Où vais-je aller ? J’ai adoré
traverser les États-Unis, le Canada et l’Alaska, mais maintenant je n’ai plus la
force d’explorer le continent. Ça m’a donné une sensation de liberté totale et
pour la première fois dans ma vie, j’ai eu l’impression de vivre pleinement. J’ai
eu besoin de ça, mais désormais, tout ce que je souhaite c’est rentrer à la maison.
Mais quelle maison au juste ?

J’y réfléchis plusieurs secondes. En fait, il y a bien un endroit où j’ai peut-être


encore un foyer.

Et maintenant, il est temps d’obtenir des réponses à toutes mes questions.

À suivre…
{1}
« Ne dis jamais au revoir, car dire au revoir signifie s’en aller et s’en aller signifie oublier. »

{2}
« Mon dieu », en espagnol dans le texte.

{3}
« Mon dieu », en espagnol dans le texte.

{4}
« Alors quoi, on sort ? C’est comme ça que ça doit se passer. Vivre jeune, sauvage et libre »

{5}
« Je n’abandonne pas, je laisse tomber. »

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