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LA QUESTION CURRICULAIRE À LA LUMIÈRE DE LA TAD :

DÉFIGEMENT PRAXÉOLOGIQUE ET QUESTIONNEMENT DU MONDE

Yves Chevallard*

RESUME
Cet exposé repose en premier lieu sur la dialectique entre curriculums institutionnellement offerts (CIO) et curriculums
personnellement vécus (CPV). Alors que la notion de curriculum ordinairement employée renvoie presque toujours à la
notion de CIO, on insiste ici sur la notion clé de CPV, c’est-à-dire, grosso modo, sur la réalité vécue par l’utilisateur de
l’offre curriculaire – « l’étudiant ». Pour cela, deux aspects essentiels sont développés. D'une part, nous donnons une
formalisation soignée de la notion de curriculum utilisant notamment les notions de position institutionnelle, de fonction
productive et de fonction formative et de parcours positionnel et formatif. D’autre part, une place jusqu’ici inédite est donnée
à la description empirique de parcours positionnels et formatifs, qui ancre la dialectique précitée dans la réalité vécue. Tout
cela conduit à poser le problème du resserrement de la dialectique CIO/CPV, exprimé en termes de « défigement »
curriculaire et de changement de paradigme d’étude articulés aux besoins praxéologiques.
Mots clefs : Curriculum offert, curriculum vécu, défigement praxéologique, production et formation positionnelles,
questionnement du monde,

ABSTRACT
This presentation is primarily based on the dialectic between institutionally offered curriculums (IOC) and personally lived
curriculums (PLC). While the commonly used notion of curriculum almost always refers to the notion of IOC, here we insist
on the key notion of PLC, i.e., roughly speaking, on the reality experienced by the user of the curriculum offer — “the
student”. For this, two essential aspects are developed. On the one hand, we give a careful formalization of the concept of
curriculum using in particular the concepts of institutional position, productive function and formative function, and
positional and formative path. On the other hand, a hitherto unprecedented place is given to the empirical description of
positional and formative paths, which anchors the aforementioned dialectic in lived reality. All this raises the problem of the
tightening of the IOC/PLC dialectic, expressed in terms of curricular “uncongealment” and change of study paradigm in
agreement with praxeological needs.
Key words: Lived curriculum, offered curriculum, positional production and training, praxeological uncongealment,
questioning the world.

UN ÉCLAIRCISSEMENT PRÉALABLE
À l’instar des mathématiques, la TAD use de certains mots d’une manière qu’il faut se garder
de prendre au sens donné à ces mots en telle autre institution. Pour se prémunir de toute
méprise, on aura donc en tête le principe de Humpty Dumpty, emprunté à l’ouvrage Through
the Mirror, and what Alice found there (1871) de Lewis Carroll : « “When I use a word,”
Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, “it means just what I choose it to mean—
neither more nor less.” »

CURRICULUMS VÉCUS

1. « Curriculum vitae et studiorum »


Le français d’aujourd’hui a adopté deux syntagmes pris au latin : le mot curriculum (la
course, la carrière) et l’expression curriculum vitae (la carrière de la vie). Le mot curriculum,
que le français des pédagogues a emprunté à l’anglais à date récente, a, dans la noosphère
internationale, un sens quelque peu flottant, que suggère cet extrait de l’article « Curriculum »
de Wikipedia, dont le pendant en français est sobrement intitulé… « Programme
d’enseignement » :
In education, a curriculum (/kəˈrɪkjʊləm/; plural: curricula /kəˈrɪkjʊlə/ or curriculums) is

*
Université d’Aix-Marseille.

Editeurs titre année


2 YVES CHEVALLARD

broadly defined as the totality of student experiences that occur in the educational process. The
term often refers specifically to a planned sequence of instruction, or to a view of the student’s
experiences in terms of the educator’s or school’s instructional goals. In a 2003 study, Reys, Reys,
Lapan, Holliday, and Wasman refer to curriculum as a set of learning goals articulated across
grades that outline the intended mathematics content and process goals at particular points in time
throughout the K–12 school program. Curriculum may incorporate the planned interaction of
pupils with instructional content, materials, resources, and processes for evaluating the attainment
of educational objectives.
Cet extrait laisse voir en vérité une dualité de points de vue. Il y a d’abord ce qu’on appellera
ici les curriculums institutionnellement offerts (CIO), que nombre de noosphériens ont en tête
lorsque le mot est prononcé. Dans cette acception, comme le dit le texte examiné, le terme
curriculum « refers specifically to a planned sequence of instruction », soit, plus
complètement dit, « a set of learning goals articulated across grades that outline the intended
mathematics content and process goals at particular points in time. » Le mot peut être plus ou
moins inclusif, on l’a vu : « Curriculum may incorporate the planned interaction of pupils
with instructional content, materials, resources, and processes for evaluating the attainment of
educational objectives. » Il convient de souligner toutefois que la formulation précédente est
traversée par une ambiguïté qui tend à confondre curriculum existant et projet de curriculum.
Dans ce qui suit, on gardera en tête qu’un CIO est un curriculum qui existe réellement, et non
un « simple » projet, c’est-à-dire, en attendant mieux, une entité de papier.
L’autre pôle de la dualité annoncée semble proche de ce que le passage examiné ci-dessus
décrit comme étant « a view of the student’s experiences in terms of the educator’s or
school’s instructional goals. » En fait, ce pôle est celui de ce qu’on pourrait appeler un
curriculum vitae ou, pour être plus exact, un curriculum vitae et studiorum, que nous
appellerons ici un curriculum personnellement vécu (CPV). Cette dualité, nous le verrons sans
plus attendre, donne lieu à une tension dialectique – la dialectique des CIO et des CPV.

2. Curriculums personnellement vécus (CPV) : le cas Freud


Nombre de didacticiens, semble-t-il, s’intéressent spontanément et préférentiellement aux
curriculums institutionnellement offerts (CIO) – et même aux projets de CIO. Il faut donc
insister sur la notion de curriculum personnellement vécu (CPV), qui définit le point de vue
que les professeurs, les pédagogues, les designers de curriculum, les noosphériens en général
tendent à oublier.
Je commencerai par examiner rapidement un cas « prestigieux » : le parcours curriculaire
de Sigmund Freud (1856-1939). J’emprunte la description suivante à un livre récent intitulé
Freud étudiant (Houssier, 2019) :
Freud fait plusieurs rencontres décisives au long de ses études de médecine. En première année, en
1873, il suit le cours de Carl Claus sur la biologie générale et le darwinisme. Trois ans plus tard, il
entame sa carrière de chercheur à l’Institut d’anatomie comparée, dirigé par ce même Claus ; c’est
là qu’il se concentre sur l’anatomie des anguilles et qu’il obtient une bourse d’étude pour se
rendre, à deux reprises, au laboratoire expérimental de Trieste, ville alors autrichienne… En
octobre 1876, il entre comme étudiant-chercheur à l’Institut de physiologie du professeur Ernst
von Brücke tout en continuant à suivre des enseignements. Devenu médecin en mars 1881, il
commence à être indépendant financièrement, quoique soutenu par des collègues ou des amis
comme Josef Breuer.
Devant la ferme position de Brücke, qui lui indique qu’il n’y a pas d’avenir pour lui au sein de son
laboratoire, Freud quitte ses fonctions en juin 1882… Il décide alors de pratiquer la médecine et,
pour cela, de réaliser plusieurs stages cliniques dans divers domaines. Stagiaire en novembre 1883
dans le service de médecine interne du professeur Hermann Nothnagel, il y est nommé aspirant et
touche un maigre salaire. Quelques mois plus tôt, en mai, un stage de trois mois puis une
inscription comme chercheur dans la clinique psychiatrique du professeur Theodor Meynert ont
laissé des traces durables dans son parcours. Enfin, de décembre 1883 à l’été 1885, Freud travaille
dans un service médical consacré aux maladies nerveuses et du foie dirigé par le docteur Franz
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 3

Scholz, lequel s’intéresse à la neurologie alors que, dès 1883, Freud souhaite lui-même se
spécialiser en neuropathologie’. Nommé maître assistant (Privatdozent) en neuropathologie en
septembre 1885, il obtient une nouvelle bourse pour un séjour de six mois à l’étranger et part en
octobre à Paris pour un stage à l’hôpital de la Salpêtrière, dans le service du professeur Jean-Martin
Charcot. (pp. 93-94)
Tel est ce que l’auteur cité ci-dessus nomme le « parcours élaboratif » du jeune Freud1. Les
institutions visitées sont généralement résumées par un nom ou deux : Carl Claus (1835-1899)
et Trieste, Ernst von Brücke (1819-1892), Hermann Nothnagel (1841-1905), Theodor
Meynert (1833-1892), Franz Scholz (1819-1902), la Salpêtrière et Jean-Martin Charcot
(1825-1893). Ajoutons une autre position visitée par Freud après la Salpêtrière et Charcot : à
Nancy, auprès d’Hippolyte Bernheim (1840-1919). Comme presque toujours, le parcours
évoqué résulte de choix de la personne (ici, du jeune Sigmund Freud), des positions existantes
et des occasions qui s’offrent ou se refusent. Vu de l’extérieur, ce parcours apparaît souvent
désordonné et presque aléatoire. Le lecteur sera peut-être surpris de découvrir par exemple
que Freud, qui obtient « son diplôme de médecin le 31 mars 1881 après huit années d’études,
au lieu des cinq attendues », a durant ces huit années « effectué deux séjours en 1876 dans la
station de zoologie marine expérimentale de Trieste, sous la responsabilité de Carl Claus »,
séjours d’étude pour lesquels il bénéficie de « deux bourses d’un montant total de 180
Gulden », accordées par le Ministère de l’Éducation « pour lui permettre d’étudier les
anguilles mâles de rivière ». Les dissections qu’il effectue à Trieste « confirment l’existence
de testicules chez l’anguille mâle ». Ces résultats seront « publiés en 1877 devant l’Académie
des sciences de Vienne »2. (Je laisse au lecteur intéressé le soin d’enquêter sur l’intérêt aux
yeux de Freud et de ses contemporains d’étudier la sexualité des anguilles.)
Pour analyser correctement les enjeux des CIO, qui captent généralement l’attention
exclusive des chercheurs en didactique, nous devons ainsi nous placer d’abord du point de
vue des CPV. Ou plutôt nous devons mettre au cœur de notre problématique d’étude la dualité
CIO/CPV. En l’espèce, Freud trouve à Vienne une offre curriculaire sans égale, comme Peter
Gay, dans son livre Freud: A Life for Our Time (1998/2006), le souligne dans le passage
suivant, consacré à l’extraordinaire offre de formation « exploitée » par Freud :
During his time at the University of Vienna as student and researcher, the medical faculty was a
superb, highly select fraternity. Most of its members had been imported from Germany: Carl
Claus, who headed the Institute of Comparative Anatomy, had recently been acquired from
Göttingen; Ernst Brûcke, the famous physiologist, and Hermann Nothnagel, who headed the
Division of Internal Medicine, had both been born in Northern Germany and trained in Berlin;
Theodor Billroth, a celebrated surgeon, gifted amateur musician, and one of Brahms’s closest
friends, had been lured to Vienna after holding chairs in his native Germany and in Zurich. These
professors, luminaries in their fields, lent an air of intellectual distinction and cosmopolitan
breadth to parochial Vienna. It is no accident that during those years the medical school attracted
scores upon scores of students from abroad—from other parts of Europe and from the United
States. (p. 30)
Rétrospectivement, le parcours freudien peut ainsi apparaître comme ayant bénéficié de
conditions exceptionnelles. Encore fallait-il que le jeune Freud sache jouer de ces conditions
et contraintes (en acceptant par exemple de « perdre du temps » durant ses études de

1
Tous ces éléments biographiques sont bien connus. À titre complémentaire, voir par exemple la notice
consacrée à Freud par l’encyclopédie Wikipédia (Sigmund Freud, s.d.).
2
Ces éléments sont tirés de la notice déjà évoquée (Sigmund Freud, s.d.). Dans son ouvrage Freud: A Life for
Our Time (1998), Peter Gay écrit (pp. 31-32) : « He [Freud] went [to Trieste] with an assignment that reflected
Claus’s long-standing interest in hermaphroditism: to test the recent assertion of a Polish researcher, Simone de
Syrski [1824-1882], that he had observed gonads in eels. This was an astonishing discovery—if it could be
substantiated. For, as Freud laid out the issue in his report, “there had been innumerable efforts through the
centuries” to find the eel’s testes, and all had failed. If Syrski was right, the traditional view of the eel as
hermaphroditic would be shown to be baseless. »
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médecine). Pourtant, même dans un cadre plus ordinaire, le comportement heureusement


« opportuniste » qu’il manifeste n’est en rien singulier, comme nous le verrons.

3. Curriculums personnellement vécus (CPV) : étudiants d’aujourd’hui


J’emprunte à un article de presse récent (Stromboni, 2 octobre 2019) consacré au destin des
étudiants qui, dans le cadre du système « Parcoursup » d’entrée à l’université, ont obtenu un
« Oui si » – ils sont admis dans une formation qu’ils ont demandée à condition de suivre un
parcours « renforcé », c’est-à-dire un curriculum modifié (Parcoursup, s.d.). Voici donc un
premier cas :
Sur le papier, les premiers pas de Marion à l’université ont été un échec. La jeune femme, en dépit
du parcours renforcé qu’elle a suivi, n’a pas réussi à valider sa première année de licence de droit à
l’université Clermont Auvergne. Mais cette étudiante de 19 ans ne voit pas les choses ainsi : « Je
m’en serais toujours voulu de ne pas avoir essayé. Et ça m’a beaucoup servi. » Elle ne rêve plus
de devenir avocate et a décidé de changer de voie. En septembre, elle a fait sa rentrée en IUT
(institut universitaire de technologie).
Voici d’autres cas encore :
Pour Lucas, qui repique sa première année, le soutien supplémentaire n’a pas été suffisant. Le
problème était ailleurs, d’après le bachelier technologique. C’est le « travail personnel » qui lui a
manqué. Il dit avoir « appris de [ses] erreurs » et compte bien passer le cap. Pour Nour, diplômée
d’un bac scientifique obtenu ric-rac, les heures de soutien ont, à l’inverse, été « vraiment utiles »
dans la dernière ligne droite pour valider sa première année de licence de justesse, avec 10 sur 20.
Et en voici un autre :
Après avoir suivi le parcours renforcé en droit – comme 120 étudiants de sa promo –, Khadija a
obtenu un 13,7 sur 20. La jeune femme de trente ans, en reconversion professionnelle après dix
ans d’exercice comme aide-soignante, y a vu une vraie « béquille », pour « approfondir les cours »
ou « apprendre à structurer une copie » en petits groupes.
Et un autre encore :
Hugo le reconnaît, « intérieurement », il sentait bien que « ça n’allait pas le faire » en droit. Après
trois semaines à la fac, avant même que les ateliers du parcours « oui si » n’aient commencé, il a
plié bagage. Il faut dire qu’il n’était pas là par choix : « J’avais été refusé dans tous les BTS, mais
je ne me voyais pas faire des études longues à la fac », raconte le jeune homme de 21 ans, titulaire
d’un bac STMG. Après une année d’intérim et de petits jobs, il vient enfin de décrocher sa place
en BTS.
D’autres cas pourraient sembler plus « atypiques » encore :
C’est le cas de Julie, qui vient de faire sa rentrée en licence de psychologie. La bachelière
littéraire, orientée en parcours « oui si », compte bien suivre les cours en petits groupes, en
biologie et en mathématiques, mais pour… quitter la fac. Elle veut passer les concours d’auxiliaire
de puériculture.
On a ainsi un CIO – le « parcours adapté » offert, voire imposé, par l’institution d’accueil –
et puis des usages personnels, plus ou moins non standards, plus ou moins détournés, de ce
CIO, ce qui engendre autant de fragments de CPV. C’est là une miniature de ce qui semble
bien être la loi générale plutôt que l’exception : en classe, de même, un élève aura, vis-à-vis
du fragment de curriculum offert, un comportement opportuniste, déterminé en partie par ses
assujettissements allogènes, et qui déconcerte souvent l’enseignant. Mais il est temps
maintenant d’avancer vers la manière dont la TAD peut formaliser la notion de curriculum.

UNE THÉORISATION À PARTIR DE LA TAD

1. Notions de base : un rappel


Comment définir un curriculum, qu’il soit personnel ou institutionnel ? La notion clé est celle
de position institutionnelle p dans une institution I. Une personne x occupe toujours une
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pluralité de positions institutionnelles : x est l’enfant de ses parents, le père ou la mère de ses
enfants, x est amant ou amante, mari ou épouse, x est élève, étudiant, professeur, etc. Pour une
présentation plus synthétique des choses, on définit alors la notion d’instance : une instance î
est soit une personne x (on a alors î = x), soit une position institutionnelle (I, p).
Étant donné une instance î et un objet o (qui peut être n’importe quoi d’existant pour au
moins une personne ou une institution), on appelle rapport de î à o, et on note R(î, o),
l’ensemble des liens entre î et o (ce que î fait ou sait faire avec o, les idées ou les sentiments
qui lui viennent au sujet de o, etc.). Si, d’après une instance ŵ, on a R(î, o) = ∅, ce qu’on écrit
ŵ ⊦ R(î, o) = ∅, on dit que, selon ŵ, « l’instance î ne connaît pas l’objet o » et encore que
« l’objet o n’existe pas pour l’instance î »3. Lorsque, au contraire, on a ŵ ⊦ R(î, o) ≠ ∅, on dira
de même que, selon ŵ, « l’instance î connaît l’objet o » et encore que « l’objet o existe pour
l’instance î ».
Une personne x est, du point de vue de l’instance ŵ, un « bon sujet » de la position (I, p) au
temps ȶ en ce qui concerne l’objet o si son rapport personnel R(x, o) est jugé par ŵ conforme,
au temps ȶ, au rapport institutionnel R((I, p), o), rapport que l’on note aussi, plus
traditionnellement, RI(p, o) ; on écrit alors : ŵ ⊦ R(x, o) ≅ȶ RI(p, o). Dans le cas contraire, on
écrira : ŵ ⊦ R(x, o) ≇ȶ RI(p, o). Une instance ŵ pourra ainsi dire que « x est un bon père » ou
un « bon professeur », ou un « piètre amant », et cela à tel ou tel égard (à propos de tel objet
o), etc.
Lorsqu’une personne x occupe une position (I, p), on dit que x est assujettie à cette
position. Lorsque ce positionnement de x est pérenne, les rapports R(x, o) initiaux sont
modifiés de manière à devenir davantage conformes aux rapports RI(p, o) existants – à moins
que, en sens inverse, la pression exercée sur p par les sujets x de (I, p) ne conduisent à une
évolution de RI(p, o). Le rapport R(x, o) apparaît ainsi comme la « résultante » dynamique,
changeante, des assujettissements institutionnels passés et présents de x qui impliquent l’objet
o.
Soit πŵ(p) l’équipement praxéologique de la position (I, p) tel que le voit l’instance ŵ. Le
rapport RI(p, o) est alors, pour ŵ, la « résultante » de l’ensemble des praxéologies ∈ πŵ(p)
qui mettent en jeu l’objet o. Si, par exemple, x est un sujet de (I, p) qui ne connaît tel objet o
que par le truchement de la position (I, p), on peut s’attendre à ce que le rapport R(x, o)
ressemble fortement à RI(p, o), même s’il en est parfois une caricature (ce qui pourrait le
rendre non conforme à RI(p, o) du point de vue de telle ou telle instance ŵ′). En général,
pourtant, le rapport de x à un objet o découle de multiples assujettissements institutionnels,
simultanés ou étalés dans le temps, de la personne x. Notons que le problème de la conformité
de x à (I, p) ne se pose, du point de vue d’une instance ŵ, que si, selon ŵ, (I, p) connaît o, i.e.,
si ŵ ⊦ RI(p, o) ≠ ∅. Les choses seront autres du point de vue d’une instance ŵ′ telle que ŵ′ ⊦
RI(p, o) = ∅.
On peut poser plus généralement la question de l’effet formatif, du point de vue d’une
instance ŵ, d’une position (I, p) à propos d’un ensemble d’objets o et d’une « espèce » de
personnes x, soit de sa capacité à faire que les rapports R(x, o) deviennent davantage
conformes aux rapports RI(p, o), pour o ∈ et x ∈ . Je reviendrai sur ce point, essentiel dans
la suite de cette étude. En attendant, nous rappellerons quelques notions de base encore
utilisées en TAD.
On définit d’abord l’univers cognitif d’une instance î vu par l’instance ŵ par Ωŵ(î) ≝ {o | ŵ
⊦ R(î, o) ≠ ∅}, et son équipement cognitif vu par ŵ par Γŵ(î) ≝ {(o, R(î, o)) | ŵ ⊦ o ∈ Ω(î)}.
L’univers cognitif de î est constitué par définition de tous les objets o que, du point de vue ŵ,

3
Le symbole ⊦ peut être employé avec n’importe quel énoncé ϑ ; on écrira alors : ŵ ⊦ ϑ. En revanche, l’écriture ⊦
ϑ, interprêtée comme équivalente à l’écriture ẑ ⊦ ϑ où ẑ serait une instance privilégiée dont le point de vue
prévaudrait sur tout autre point de vue, est dénuée de sens, l’existence d’une telle instance « jupitérienne » ẑ étant
étrangère à la TAD.
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î connaît (au sens où î a, du point de vue de ŵ, un rapport non vide à o). Son équipement
cognitif précise, lui, la manière dont, du point de vue de ŵ, î les connaît. L’univers
praxéologique de î vu par ŵ, noté Ω✦ ✦
ŵ (î), est alors défini par Ωŵ (î) ≝ { | ŵ ⊦ praxéologie
∧ R(î, ) ≠ ∅}, et son équipement praxéologique, noté Γŵ (î), est défini par Γ✦

ŵ (î) ≝ {( , R(î,
)) | ŵ ⊦ ∈ ŵ (î)}, soit encore par Γŵ (î) = {( , R(î, )) | ŵ ⊦ praxéologie ∧ R(î, ) ≠ ∅}.
✦ ✦

On aura noté que Ω✦(î) ⊂ Ω(î) et Γ✦(î) ⊂ Γ(î).


On a donc : πŵ(p) = Γ✦ ŵ (î), où î = (I, p). L’effet formatif de l’assujettissement de x à p
pourra in fine se traduire par le fait que, pour ∈ Ω✦ŵ (î), ŵ ⊦ R(x, ) ≅ RI(p, ) et, plus
généralement que, pour tout o ∈ Ωŵ(î), ŵ ⊦ R(x, o) ≅ RI(p, o).

2. Associations positionnelles
Je présenterai en ce point un fragment d’une théorie des positions institutionnelles (I, p)
développée en TAD.
Un premier principe est qu’une position institutionnelle n’est jamais une entité isolée mais
fonctionne au sein d’associations de positions p plus ou moins larges. Le cas le plus fameux
est évidemment pour nous celui d’une classe, où position d’enseignant et position d’élève sont
plus ou moins étroitement associées. Mais cela est un principe universel : la position de mari
est associée à celle d’épouse et ces deux positions sont associées à la position d’enfant d’un
couple. La position de secrétaire dans une administration ne se dissocie guère de celle de son
« patron », etc.
La relation d’association (p, p′) se traduit par des conditions et contraintes qui
déterminent l’activité des sujets x et x′ de p et p′ respectivement. En particulier, étant donné
des tâches t du type T accomplies en position p, trois types d’associations peuvent être
observées : 1) t peut être accomplie par un sujet x de p seul : on parle alors de (type de) tâches
non coopératives ; 2) t peut être accomplie de façon coopérative par deux ou plusieurs sujets x
de p : on parle alors de (type de) tâches coopératives intrapositionnelles ; 3) t peut être
accomplie de façon coopérative par des sujets x de p en coopération avec des sujets de p′, p″,
… : on parle alors de (type de) tâches coopératives interpositionnelles.
Les remarques précédentes s’étendent au cas d’une association quelconque de positions
= {p, p′, p″, …}. En fait, étant donné deux positions p et p′, on considèrera aussi, en certains
cas, la position notée p ⋁ p′. Dans le cas où p est la position d’enseignant et p′ celle d’élève
dans une classe donnée, p″ = p ⋁ p′ est la position de « membre de la classe » (qu’occupent
tous ceux que l’on voit, traditionnellement, sur les « photos de classe »). Dans le cas où p est
la position de mère et p′ celle de père dans une famille donnée, p″ = p ⋁ p′ est la position de
parent dans ladite famille. Ces remarques se généralisent à une association finie de positions :
p = ∨ = ∨{p, p′, p″, …}.

3. La dimension productive de l’activité


En quels termes décrire l’activité qui se mène dans la position p ? Celle-ci consiste d’abord en
l’effectuation de tâches productives, coopératives ou non. Cette fonction de production peut
être regardée comme la fonction principale de p.
C’est cette fonction productive que nous identifions quand nous disons que le père (ou la
mère) de famille ou la secrétaire du directeur (ou de la directrice), ès qualités, « font des
choses » : le père (ou la mère) de famille produisent des repas, du linge propre, des sorties en
famille, etc. ; la secrétaire produit des courriers, des fiches, un agenda des rendez-vous de son
patron, etc. L’enseignant produit des cours, des devoirs, des notes, tandis que l’élève produit
des rédactions dans ses cahiers, rend des devoirs, enregistre des notes, les conteste, etc.
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 7

La fonction principale d’une position institutionnelle, c’est ainsi l’effectuation d’un certain
travail, dont les produits sont des composants praxéologiques pour l’activité d’autres
positions. C’est ainsi que le devoir rendu par l’élève suscitera une note de la part du
professeur et que cette note sera utilisée par l’instance compétente pour produire des
appréciations, des classements, des décisions diverses (de redoublement, d’exclusion, etc.).
En chaque position p, à chaque instant ȶ, il y a ainsi des types de productions (pour un
élève ou pour un professeur, la rédaction d’une solution de l’équation x2 – 4x + 2 = 0 est une
telle production par exemple) et des modes de production (dans l’exemple précédent il
s’agirait essentiellement d’une technique de résolution de l’équation). L’expression mode de
production désigne ici un type de techniques de production – type qu’il faut chaque fois
définir, en particulier concernant son infrastructure matérielle et immatérielle. (L’actuelle
informatisation des sociétés engendre ainsi de nouveaux modes de production en presque
toute position p.)

4. La dimension formative (et réformative) de l’activité


Toute position institutionnelle p assume une deuxième fonction, montée en épingle dans
certains cas que nous connaissons bien, mais aussi, par ailleurs, très souvent ignorée (il s’agit
dans les deux cas de faits de civilisation) : une fonction formative des personnes qui viennent
à occuper la position p. Ce fait général doit être expliqué.
La relation fondamentale en jeu est la relation d’antécédence Aŵ(p, p′) d’une position p par
rapport à une position p′, telle qu’elle est considérée par une instance ŵ, relation que l’on note
ainsi : ŵ ⊦ p ⇝ p′. On dit en ce cas que, selon ŵ, p précède p′. On parlera aussi bien, dans ce
cas, de relation de consécution Cŵ(p′, p) et on dira alors que, selon ŵ, p′ suit p. Ces relations
ont lieu si ŵ juge qu’une personne x qui a occupé la position p, et dont l’équipement
praxéologique a pu ainsi être jugé conforme à πŵ(p), sera autorisée, par une certaine instance
évaluatrice v, à venir occuper la position p′, parce que, après examen de son « dossier », v
jugera x capable de se conformer, par un travail formatif déterminé, à l’équipement
praxéologique πŵ(p′).
Ce qu’il faut souligner ici, c’est que le critère d’admissibilité de x en p′ a la forme d’un
pari : le pari que x sera capable d’apprendre pour se conformer à πŵ(p′), alors que v sait
seulement, ou croit savoir, que x a été capable d’apprendre pour se conformer à πŵ(p). Le
point de vue de v, et des instances au nom desquelles v opère, peut se condenser en une
formule logée indéfiniment au cœur du fonctionnement des sociétés humaines : « Ne me dis
pas ce que tu sais. Dis-moi ce que tu peux apprendre. » C’est en ce point que s’ouvre le
royaume infini du didactique et du didacticien.
Il résulte de tout cela que, lorsqu’une personne arrive dans une position p, tout un travail de
conformation praxéologique reste à accomplir : pour que x réalise les productions attendues
en p selon les modes de production prévus, x doit encore apprendre, ou parfois réapprendre
(en sur-apprenant ou en sous-apprenant selon le cas).
De la même façon que la fonction productive de p suppose généralement l’appel à des
positions associées p′, p″, p‴, etc., la fonction formative, qui est d’abord conformative, repose
souvent, quoique non toujours, sur des tâches coopératives, qu’elles soient intra- ou
interinstitutionnelles. On pensera ici, bien sûr, au cas de l’enseignement scolaire commun, où
la formation de l’élève x mobilise ordinairement au moins une personne y occupant la position
d’enseignant.
Derrière cet appel à des positions associées diverses se profile en vérité une troisième
fonction, qui est ordinairement prise en charge par ce qu’on peut appeler la noosphère de p
(ou de p) mais qui a évidemment des conséquences cruciales concernant les types de
productions et les modes de production : la fonction réformative, qui participe de la
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dynamique institutionnelle, et qui tend à modifier les positions p, p″, p‴, etc., ainsi donc que
les équipements praxéologiques πŵ(p), πŵ(p″), πŵ(p‴), etc. Je vais y revenir.

5. Parcours positionnels et parcours formatifs


On dit que p est une position ŵ-antécédente de la position p′ si l’on a Aŵ(p, p′) ou Cŵ(p′, p).
Cette notion permet de définir la notion générique de parcours positionnel ṗ = (p0, p1, …, pn)
selon ŵ, ou ŵ-parcours positionnel, par : ŵ ⊦ ∀ i [1 ≤ i ≤ n ⇒ ∃ j (0 ≤ j ≤ i – 1 ∧ pj ⇝ pi)].
(Ici, pi est la position (Ii, pi), où Ii est l’institution dont la position pi est regardée par ŵ comme
étant l’une des positions du parcours ṗ considéré.)
Au ŵ-parcours positionnel ṗ correspond le ŵ-parcours formatif p = (πŵ(p0), πŵ(p1), ...,
πŵ(pn)). L’instance ŵ regarde ainsi les positions pi et leur équipement praxéologique πŵ(pi)
comme des facteurs de formation des sujets x ∈ de pi, c’est-à-dire des facteurs d’une
certaine modification de leur rapports R(x, o) en ce qui concerne les objets o connus de pi
selon ŵ, i.e., tels que ŵ ⊦ RI(pi, o) ≠ ∅.
Pour simplifier l’écriture, notons πŵ,i l’équipement praxéologique πŵ(pi), en sorte qu’on
aura : p = (πŵ,0, πŵ,1, ..., πŵ,n). Si une personne x suit le ŵ-parcours formatif p jusqu’à la
position pj (0 ≤ j ≤ n), elle acquiert selon ŵ un certain rapport aux complexes praxéologiques
πŵ,i et on a en particulier, pour i = 0, …, j, ŵ ⊦ R(x, πŵ,i) ≠ ∅. D’une manière générale, on dira
que pn–1 = (πŵ,0, πŵ,1, ..., πŵ,n–1) est, selon ŵ, préparatoire à pn et donc aussi que pj = (πŵ,0, πŵ,1,
..., πŵ,j–1) est, selon ŵ, préparatoire à pj.
Un grand nombre de questions devraient être examinées ici, ce que nous n’aurons pas le
loisir de faire. Quel est, selon ŵ, parmi les personnes ayant suivi le parcours pj = (πŵ,0, πŵ,1, ...,
πŵ,j–1), le pourcentage des personnes accédant à la position pj ? Quel est le pourcentage des
personnes accédant à la position pj qui ont suivi le parcours formatif pj = (πŵ,0, πŵ,1, ..., πŵ,j–1) ?
Parmi les personnes accédant à la position pj, quel est le pourcentage de celles ayant suivi tel
autre ŵ′-parcours formatif p′ = (π′ŵ′,0, π′ŵ′,1, ..., π′ŵ′,j–1) dans lequel il existe l (0 ≤ l ≤ m) tel que
p′l = pj ? Etc.
Dans ce qui suit, nous appellerons ŵ-curriculum un couple = (ṗ, p) où pr1( ) = ṗ = (p0,
p1, …, pn) est un ŵ-parcours positionnel et pr2( ) = p = (πŵ,0, πŵ,1, ..., πŵ,n) le ŵ-parcours
formatif correspondant. L’instance ŵ peut – en particulier si elle est un chercheur en
didactique ξ – regarder un parcours positionnel donné, ṗ = (p0, p1, …, pn), comme engendrant
un (ŵ-)curriculum = (ṗ, p), avec p = (πŵ,0, πŵ,1, ..., πŵ,n). Cela est vrai aussi pour toute
personne x, soit prospectivement – x veut parcourir tel curriculum supposé –, soit
rétrospectivement – x relit son parcours positionnel personnel comme parcours formatif. C’est
ce qu’illustrera la biographie curriculaire présentée ci-après, qui nous permettra de toucher du
doigt les trois dimensions de l’activité productive, de l’activité (con)formative et de l’activité
réformative.

PARCOURS POSITIONNELS ET FORMATIFS : UNE ÉTUDE DE CAS

1. Le cas Léo

Des débuts contingents


Né en 1950, professeur de mathématiques et formateur de professeurs aujourd’hui retraité,
Léo est, entre autres choses, devenu expert en matière d’informatique à usage scolaire et
universitaire, tant pour l’enseignement que pour la gestion. En 1975, il rate de peu
l’admissibilité au CAPES de mathématiques. Il effectue alors le service national (d’une durée
de 12 mois), durant lequel il est notamment le chauffeur de son commandant.
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 9

Il fait alors une demande, qui n’aura pas de suite dans l’instant, auprès du rectorat de
l’académie d’Aix-Marseille. Dans le même temps, après une candidature qui n’avait pas
abouti, l’enseignement diocésain le sollicite. Il commence ainsi à enseigner en 1976-1977 en
tant que maître auxiliaire de mathématiques dans un lycée technologique et professionnel,
établissement catholique privé sous contrat de la ville d’Arles, ville où, cependant, il ne réside
pas (il fait en train le voyage Marseille-Arles et retour cinq jours par semaine).
Il enseigne là les mathématiques dans une classe de seconde et dans une classe de première
G2. À côté de mathématiques « classiques », il doit enseigner des mathématiques financières,
domaine inconnu de lui jusque-là. (Il dit avoir ignoré jusqu’alors le lien entre emprunts,
intérêt, etc., et suites arithmétiques et géométriques.) Il doit alors étudier ce domaine de façon
vigoureuse, en autodidaxie, en s’aidant d’un fascicule sur le sujet, pour pouvoir préparer son
enseignement, qu’il assure pendant deux années scolaires.

Mathématiques financières et autres


Un couple d’amis, A. et C. L., va alors jouer un rôle décisif dans le parcours de Léo. A.
enseigne les sciences physiques au lycée technique Maximilien-de-Sully de Marseille ainsi
qu’au lycée privé de Tour Sainte à Marseille, qui relèvent tous deux de l’enseignement
diocésain. Alors qu’il s’apprête à quitter le lycée Sully, A. recommande Léo auprès de la
direction de cet établissement en vue d’occuper un demi-poste ou même les trois-quarts d’un
poste de mathématiques devenu vacant. À la rentrée 1978, sans avoir encore un service
complet, Léo va ainsi enseigner les mathématiques – dont des mathématiques financières –
dans des classes « technologiques » de seconde et première, en l’espèce G2 (comptabilité) et
G3 (commerce), ainsi que dans une classe de BTS de comptabilité.
La deuxième année, Léo ajoute à cela une classe de BEP. Dans ce dernier cadre, il doit
enseigner d’autres éléments alors nouveaux pour lui (suites proportionnelles, suites
inversement proportionnelles, etc.), en relation étroite avec les applications de ces notions.
L’année d’après, la troisième au lycée Sully, Léo enseigne un programme complet de
mathématiques financières en première et en deuxième années du BTS de comptabilité. Pour
la première fois, il rencontre pleinement les « infrastructures mathématiques » des
mathématiques financières. À cela s’ajoute un programme de statistique, domaine dont Léo
n’avait jusqu’alors qu’une vague teinture. Il doit ainsi travailler sur certaines notions
fondamentales de la théorie des probabilités, dont les lois de probabilité (lois normales, loi de
Poisson, etc.), et cela au service des mathématiques financières toujours, avec notamment
l’ajustement d’une série statistique par une loi, ce qui est pour lui tout nouveau.

L’enseignant apprenant
Léo accepte alors des enseignements dans le BTS « Action commerciale » où il doit se
confronter à des éléments de statistique encore plus spécifiques. Mais surtout, il s’y trouve ex
abrupto confronté à la théorie des graphes et à l’algorithme du simplexe, choses que, à
l’époque, autour de lui, personne ne connaît. Léo se rend donc dans une grande librairie
marseillaise pour acheter des ouvrages universitaires sur ces questions (les manuels de BTS
appropriés n’arriveront que plus tard).
Léo est ainsi, durant tout un temps, obligé de travailler seul. Quand il bute sur quelque
aspect « mathématique », il requiert l’aide d’un bon ami, agrégé de mathématiques, mais qui
n’a pas lui-même à enseigner ces questions. Ces aspects inchoatifs ne sont pas propres à Léo
en tant que nouveau venu dans ce monde institutionnel, mais bien à la position qu’il lui est
donné d’occuper. Un incident survenu dès sa première année au lycée Sully, en 1979, en
témoigne. Lors d’une épreuve du baccalauréat G2, il est question d’algèbre de Boole, notion
qui figure bien au programme et fait l’objet d’un traitement dans le manuel utilisé mais dont
10 YVES CHEVALLARD

Léo n’a soufflé mot aux élèves. Cela lui est alors reproché mezza voce par la famille d’un de
ses élèves, qui connaît sa propre famille. En fait, l’autre professeur concerné dans
l’établissement, bien plus ancien que Léo en la matière, n’avait pas non plus présenté cette
notion dans sa classe.
Cette déficience était en fait beaucoup plus générale : Léo se souvient aujourd’hui que la
même inattention tranquille à cet item du programme affectait déjà l’enseignement des
professeurs de l’établissement arlésien où il avait enseigné durant deux années. Tant et si bien
que, cette année-là, le jury d’examen ne tint pas compte de ladite question, se contentant
d’ajouter des points de bonification aux candidats l’ayant abordée.
Léo restera au lycée Sully jusqu’en 1988-1989 (il y aura donc passé onze années). En
1989, il est reçu au CAPES de mathématiques et entame donc son stage au CPR (Centre
pédagogique régional), institution qui cédera la place, à la rentrée 1991, à l’IUFM (Institut
universitaire de formation des maîtres).

La découverte du continent informatique


Au cours de la période 1976-1989, Léo étudie énergiquement les matières qu’il ne connaît pas
et qu’il est pourtant institutionnellement obligé d’enseigner dans le cadre d’un enseignement
qui devient rapidement pléthorique – quelque 30 heures par semaine compte tenu des heures
effectuées en BTS (où les heures d’horloge comptent une fois et demie). En outre, et peut-être
surtout, c’est dans cette période que Léo découvre l’informatique. En 1980-1981, il effectue à
l’IREM d’Aix-Marseille un stage conduisant à un certificat d’université, le CAMI (Certificat
« Approfondissement en Mathématiques et Informatique »). Il y découvre le BASIC4 sur des
micro-ordinateurs Sharp. Au lycée Sully, il existe alors trois mini-ordinateurs sous-utilisés :
sous clé, ils sont l’apanage du professeur d’informatique. En arguant qu’ils peuvent servir à la
gestion de l’établissement, à condition de disposer d’applications appropriées qu’il se propose
de créer, voilà Léo à même de disposer de moyens informatiques tant à l’IREM que dans son
propre établissement.
Son projet séduit le fils de la directrice de l’établissement, qui, lui, y enseigne le secrétariat
(domaine qui deviendra bientôt la « bureautique »). Les programmes scolaires de comptabilité
s’informatisent et Léo est la cheville ouvrière d’une transformation d’ampleur : aux trois
ordinateurs sous clé de 1978 auront succédé, à son départ, en 1989, 60 à 80 ordinateurs en
libre-service.
Léo devient ainsi le « Monsieur Informatique » du lycée. Alors qu’il ignorait tout de ce
domaine à son arrivée au lycée, il assure désormais la formation de ses collègues. Là encore,
comme en matière de mathématiques financières, il a étudié quasiment seul, en autodidacte,
un domaine qui lui était au départ entièrement étranger. Dans la diffusion des moyens
informatiques, il reçoit l’appui sans faille du professeur de secrétariat mais se heurte quelque
peu au professeur d’informatique – formé, lui, aux systèmes de gestion programmés en Cobol
et davantage installé dans ses propres habitudes.
Outre la création d’applications dédiées, Léo s’occupe des achats de matériels micro-
informatiques (dont des Amstrad CPC), dont la directrice du lycée réalise qu’ils permettent
des économies notables par rapport aux mini-ordinateurs utilisés jusqu’alors. Ses
enseignements et leur préparation (les programmes changent au fil du temps, et les
enseignements qui lui sont confiés eux-mêmes changent), les travaux informatiques qu’il
réalise seul, les travaux administratifs qu’il doit conséquemment assumer le conduisent à
travailler un nombre considérable d’heures par semaine, et cela souvent jusqu’à la fin du mois
de juillet. Là encore, il doit apprendre seul – par exemple le logiciel dBase. Il poursuivra dans

4
Cet acronyme signifie Beginner’s All-purpose Symbolic Instruction Code (BASIC, s.d.).
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 11

cette aventure même après avoir quitté l’établissement en 1989, s’occupant pendant encore
quelques années de la maintenance du système qu’il y avait mis en place.

Le CAPES de mathématiques et la fin d’une époque


Ce sont ses amis A. et C. L. qui vont pousser Léo à se présenter à nouveau au CAPES de
mathématiques. Il s’inscrit donc à ce concours mais, faute de temps, renonce à s’y préparer :
admissible, il échoue à l’oral. L’année suivante, il bénéficie d’un stage d’un mois, en
décembre, durant lequel il est remplacé, qui lui est offert par la direction de l’enseignement
diocésain pour se préparer au CAPES dans de meilleures conditions. Cette fois, il va réussir.
Par ailleurs, Léo pressent que, du fait d’une normalisation progressive, les enseignements
qu’il en était venu à assumer sont en train de se déplacer vers l’enseignement de la
comptabilité ou de l’action commerciale : ils devraient, disent les textes officiels de l’époque,
être assurés par un professeur d’économie et gestion. Le nombre des heures d’enseignement
qui lui sont alors confiées est ainsi promis à diminuer mécaniquement. Même s’il est très
intégré dans l’établissement, au point que certains de ses collègues voient même un temps en
lui le futur directeur, il est réticent à prolonger son engagement du fait notamment de ses
convictions, qui le portent vers l’enseignement public. Inscrit aux deux concours de
recrutement – public et privé –, il est admissibles aux deux mais, délibérément, il ne se
présente pas aux épreuves orales du CAFEP, ce qui lui vaudra… de n’être pas invité à
l’apéritif de fin d’année de l’établissement, même si d’aucuns, dont le fils de la directrice, qui
ont pu mesurer son investissement et la qualité de ses réalisations, lui conservent une
immense estime.

Le lycée, l’IREM, l’informatique


Après le stage au CPR (1989-1990), Léo, qui bénéficie de nombreux points d’ancienneté et
connaît une situation de vie familiale compliquée, est nommé à Martigues à la rentrée 1990,
où, en fait, il se partage pendant six mois entre le collège Gérard Philippe et le collège Les
Amandeirets de Châteauneuf les Martigues, en enseignant uniquement dans des classes de 6 e
et 5e. Par ailleurs, il obtient d’être libre le vendredi pour aller à l’IREM.
Un événement tragique (le suicide d’un professeur au lycée Paul Langevin de Martigues)
le conduit à se voir proposer de prendre en charge à la rentrée de janvier 1991 – après une
vacance de trois semaines, car le principal du collège Gérard Philippe refuse de le laisser
partir tant qu’un remplaçant n’est pas nommé –, le service de son défunt collègue, soit une
classe de terminale C et une classe de seconde. À nouveau, et bien que frais émoulu du
CAPES, Léo doit affronter, pour les enseigner, des thèmes qui, sans lui être étrangers, ne lui
sont pas familiers (par exemple les coniques définies par foyer et directrice), alors même qu’il
n’a pas relâché son investissement dans l’informatique. Mais la chance (et une certaine
gratitude de l’administration, à qui il a rendu de fiers services en acceptant au pied levé le
poste devenu tragiquement vacant au lycée Paul Langevin de Martigues) jouent en sa faveur :
à la rentrée 1991, il est en délégation rectorale au lycée Jules Michelet de Marseille, où il avait
effectué son stage de CAPES. Il a notamment une terminale D, classe qui vit alors ses
dernières années. Dans cet établissement, il rencontre des collègues dynamiques avec qui il
s’associe pour, notamment, une action-pilote concernant l’emploi de micro-ordinateurs
portables en classe de seconde. À la rentrée 1992, l’instigateur de cette opération ayant quitté
le lycée, Léo en prend la responsabilité.
Dans le même temps, le lycée fait l’objet d’une rénovation comportant la création d’une
salle dévolue à l’informatique. Là encore, Léo doit faire face à du nouveau – essentiellement,
le fait d’enseigner les mathématiques à des élèves disposant chacun d’un micro-ordinateur,
qu’il faut intégrer dans l’activité de la classe. En même temps, il assure l’option informatique
12 YVES CHEVALLARD

nouvellement créée en seconde (alors même qu’il n’a pas suivi le « stage lourd » préparatoire
qu’avaient suivi ses collègues) : parmi les nouveautés auxquelles il doit se former figure ainsi
en bonne place, en ce point, le langage de programmation Turbo Pascal. À nouveau, sa charge
de travail croît terriblement, au point que la proviseure du lycée doit intervenir auprès de
l’administration rectorale qui renâclait – au prétexte qu’elles auraient été en trop grand
nombre – à lui payer les heures supplémentaires qui lui étaient dues.

À l’IUFM
L’année d’après (1993-1994), les anciennes dénominations (C, D, E) ayant disparu, Léo a une
première et une terminale S. Le vendredi après-midi, il continue de travailler à l’IREM (où il
assume notamment des tâches de formation continue), ce qui suscite une certaine animosité de
la part de l’IPR qui l’avait soutenu jusque-là, au motif qu’il aurait à l’IREM, ainsi d’ailleurs
qu’à l’IUFM, de « mauvaises fréquentations ». Puis, sa délégation rectorale prenant fin, il
rejoint le poste qui lui a été attribué dans un collège marseillais, le collège des Caillols, où il
reste deux années (1998-1999 et 1999-2000) et enseigne dans des classes de 4e et 3e.
Par ailleurs, depuis 1995, en collaboration avec un collègue, B. E., Léo forme les élèves
mathématiciens de deuxième année de l’IUFM (PCL2) à l’usage des calculatrices dans
l’enseignement. Il deviendra ensuite formateur associé à l’IUFM, puis après avoir occupé
brièvement un service à mi-temps, il sera ensuite à temps complet (2000) avant d’obtenir un
poste de PRAG en 2002.
Dans son engagement à l’IUFM, Léo aura à nouveau un rôle d’homme-orchestre. Il
intervient dans la formation mathématique et didactique des élèves PE1 et PE2. Il prend sa
part, du moins au début, des visites en classe aux PCL2, qu’il forme par ailleurs à
l’informatique. Un peu plus tard, Léo assure avec une collègue, M. A., la formation aux
calculatrices des PCL1, en s’occupant également des élèves professeurs de mathématiques et
sciences physiques (PLP2), avec une autre collègue, G. C.. Il met en place le certificat
« Informatique et Internet niveau 2 – Enseignant » (C2i2e) créé en 2004, et assume des stages
de formation continue (avec notamment M. C.).
Tout au long de sa carrière, et jusqu’à la fin, afin d’être en phase avec les positions
toujours nouvelles qu’il n’a cessé d’être amené à occuper, Léo a dû apprendre et apprendre
encore – par exemple le langage Python pour l’enseigner à partir de 2011 dans le cadre de la
préparation au CAPES de mathématiques. Il prend sa retraite en 2013.

2. Léo : bilan et esquisse de modélisation


Cette brève biographie montre typiquement un parcours positionnel et formatif – un
curriculum personnel vécu. Certains aspects de ce parcours curriculaire sont classiques : sa
position d’ex-étudiant de mathématiques quasi-admissible au CAPES (p) qualifie Léo, aux
yeux de l’enseignement diocésain (ŵ), pour venir occuper un poste de maître-auxiliaire de
mathématiques dans un établissement catholique privé sous contrat (p′). On a donc : ŵ ⊦ p ⇝
p′. En même temps, pour occuper valablement la position p′, Léo doit modifier
« vigoureusement » son équipement praxéologique pour y intégrer des éléments qui en étaient
jusque-là résolument absents – en l’espèce, surtout, des éléments de mathématiques
financières.
Une nouvelle position, p″, en apparence très semblable à p′, s’offre ensuite à Léo, qui le
rapproche de son domicile marseillais. À nouveau, Léo doit conformer son équipement
praxéologique à celui de p″, en y intégrant des éléments de théorie des probabilités et de
statistique. La fonction productive de p″, comme celle de p′, consiste pour l’essentiel à
délivrer des enseignements de mathématiques adéquats au programme des classes
considérées.
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 13

Deux phénomènes méritent d’être notés. Tout d’abord, l’équipement praxéologique de p″


(et de p′) ne permet pas toujours de produire des enseignements adéquats à ce qui est attendu
par les familles (sinon par les jurys d’examen) : l’épisode de l’algèbre de Boole le rappelle.
Notons d’abord que ce n’est pas les sujets de p″ – les professeurs impliqués – dont
l’équipement praxéologique se révèle inadéquat mais bien celui de la position qu’ils occupent,
telle qu’elle s’est construite dans les deux établissements considérés ci-dessus. Ensuite, la
position p″ est elle-même en cours d’évolution lorsque Léo est amené à l’occuper, puisque les
éléments de la théorie des graphes et l’algorithme du simplexe, désormais requis par le
programme, tardent à s’intégrer à π(p″), du moins à π(p″) tel que le voit Léo.
Deux faits encore méritent d’être soulignés quant à la fonction formative des positions p′ et
p″. Un fait est générique s’agissant du mécanisme formatif de la position d’enseignant sur
ceux qui l’occupent. On peut la résumer (en latin) par l’expression Semper docens semper
discens, « toujours enseignant, toujours apprenant » : l’exigence d’enseigner engendre
l’obligation d’apprendre. (Cette formulation pourrait être généralisée à toute production
possible par l’expression Semper crescens semper discens « toujours croissant, toujours
apprenant ».)
Un autre fait est sans doute très présent aussi, quoique non « universel » : Léo doit étudier
et apprendre seul, en ne comptant guère que sur lui-même, allant, ainsi qu’on l’a vu, jusqu’à
se procurer motu proprio les ouvrages indispensables, qu’il paie de ses propres deniers. Cela
correspond, peut-on penser, à un certain individualisme du métier d’enseignant, lui-même lié
au retard historique de développement professionnel de ce métier.
L’examen de la biographie curriculaire de Léo conduit à compléter encore la théorie des
positions évoquée jusqu’ici. On l’a dit, étant donné une position (I, p), deux aspects associés
doivent être pris en compte : la nature de ses productions, d’une part, la nature de ses modes
de production d’autre part. Dans le cas des positions notées p′ et p″ ci-dessus, on a vu que le
premier aspect – les productions – évolue dans la période où Léo occupe ces positions, avec,
par exemple, la production d’enseignements incluant des éléments de la théorie des graphes.
Bien entendu, cela influe sur le mode de production puisque Léo doit, pour assurer une telle
production, enrichir son équipement praxéologique dans le domaine (mathématique)
considéré.
Mais le grand changement qui s’amorce à la fin des années 1970, c’est l’intégration encore
hésitante et inégale d’entités « informatiques » tant dans les productions que dans les modes
de production des positions scolaires, et en particulier de la position d’enseignant. Il s’agit
moins alors de modifier une position « donnée » – par exemple, pour Léo, la position p″ – que
de créer à partir de l’existant une nouvelle position p‴ qui finira par se substituer à p″. Ce
qu’on peut appeler globalement « l’informatisation de l’école », officiellement marquée par le
« Plan Informatique pour Tous » (IPT) présenté à la presse le vendredi 25 janvier 1985 par le
premier ministre d’alors, Laurent Fabius, en témoignera tout particulièrement.
C’est dans ces circonstances que Léo entame, en matière d’informatique, un curriculum
personnel où se succèdent et se côtoient d’abord deux positions nouvelles : tout d’abord, en
1980-1981, la position p de stagiaire-étudiant du certificat (CAMI) créé par l’IREM d’Aix-
Marseille ; puis, progressivement, et jusqu’à son départ du lycée Sully, à la rentrée 1989, une
position p de « Monsieur Informatique » dans l’établissement qui l’emploie. Dans un premier
temps, son activité vise à « informatiser » les modes de production, ce qui implique la
formation à « l’informatique » de professeurs du lycée où il officie ou d’élèves professeurs de
l’IUFM ou de l’ESPE, mission qui occupera Léo jusqu’à sa retraite. Dans un second temps,
qui commence véritablement avec l’action-pilote menée au lycée Jules-Michelet à partir de la
rentrée 1991, Léo va se préoccuper d’informatiser – si l’on peut s’exprimer ainsi – les
enseignements produits eux-mêmes (et non plus seulement leur mode de production). Bien
14 YVES CHEVALLARD

entendu, le CPV de Léo est plus complexe encore que le résumé que nous en avons donné le
montre. Et on peut gager qu’il en est généralement ainsi de tout CPV.
Considérons plus généralement une position institutionnelle quelconque (I, p) et une
personne x venant occuper la position p, c’est-à-dire venant s’assujettir à p. De façon
générique, il y a ce que les sujets de p font (et pensent à propos de ce qu’ils font) et ce qu’ils
apprennent (du point de vue d’une instance ŵ). Le premier aspect de l’activité des sujets de p
correspond à l’activité productive dont p est le siège. Cette activité de production aboutit à des
« produits » qui participent du monde des praxéologies (à titre de composants et d’ingrédients
de diverses natures). On l’a dit, dans une classe, si p est la position de professeur, la
production réalisée en p sera faite d’enseignements, de leçons, de corrections, de notes, etc. Si
p est la position d’élève, ses produits seront des devoirs écrits, des exposés, des débats, des
travaux d’examen, etc.
Le second aspect est l’activité formative et réformative, qui d’abord rend les sujets de p
conformes à p (en termes cognitifs et praxéologiques), c’est-à-dire capables de prendre part
adéquatement à la production dont p est le lieu, selon les modes de production qui y sont en
vigueur. C’est là ordinairement un processus continu, non réduit à un temps limité, en sorte
qu’il convient de regarder un sujet de p comme étant indéfiniment en apprentissage – à le
regarder donc comme un éternel apprenti.
L’activité réformative découle du fait que, notamment, l’équipement cognitif et
praxéologique de p est amené à changer lorsque changent les exigences concernant les
productions et les modes de production de p, parce que les conditions sous lesquelles existe
p changent elles-mêmes. Ces conditions peuvent être notamment celles créées par le
changement affectant d’autres positions p′, 1) avec lesquelles les sujets de p sont amenés à
s’engager en synchronie dans des tâches coopératives intra- ou interpositionnelle (ce dont un
exemple central est celui des positions d’enseignant et d’élève au sein d’une même classe) ; et
2) avec lesquelles p entretient en diachronie une relation d’antécédence ou de consécution
curriculaire, c’est-à-dire telles que l’on ait, pour une instance ŵ, ŵ ⊦ p ⇝ … ⇝ p′ ou ŵ ⊦ p′
⇝ … ⇝ p. Si l’on a ŵ ⊦ p ⇝ … ⇝ p′, le fait que x, sujet de p, soit jugé capable de venir
occuper la position p′ est fondé sur ce que x fait (et donc est censé apprendre) en p.
Rappelons une fois encore que le jugement en question ne porte pas sur la capacité de x à
maîtriser à l’avance ce qu’il aurait à faire en p′, mais bien sur la capacité estimée à apprendre
ce qu’il aura à y faire, c’est-à-dire sur sa capacité à devenir conforme aux exigences
cognitives et praxéologiques imposées par la position p′. Ce jugement porte donc, non sur ce
que x sait et sait faire, mais sur ce qu’il serait capable d’apprendre – qui, bien sûr, sera en
partie lié, positivement ou négativement, à l’équipement praxéologique personnel qui se sera
constitué antérieurement du fait de son assujettissement à p.

UNE BIFURCATION PARADIGMATIQUE

1. Le problème curriculaire
Une question cruciale, implicitement présente dans ce qui précède, et à partir de laquelle nous
pouvons nous orienter, est la suivante : comment les types et modes de production sont-ils
déterminés et comment changent-ils quand les conditions prévalentes changent ? C’est en
réponse à cette question que va s’introduire ici la notion de paradigme d’étude.
Étant donné une position (I, p), on suppose qu’une instance ŵ au moins regarde p comme
antécédente d’une position p′ (≠ p), c’est-à-dire que l’on a ŵ ⊦ p ⇝ … ⇝ p′, soit Aŵ(p, p′) ou
Cŵ(p′, p). Bien entendu, il existe en général plusieurs positions p = p′, p″, p‴, etc., telles que
l’on ait ŵ ⊦ p ⇝ … ⇝ p. Le « travail curriculaire » (qui affecte la nature des productions et
des modes de production) effectué sur la position p peut ainsi ne pas être spontanément
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 15

pertinent par rapport à toutes les positions potentielles d’accueil des ex-sujets de p. Le
problème doit donc être regardé comme un problème d’optimisation sous les contraintes
imposées par les positions p envisagées par ŵ.
Dans ce qui suit, on simplifiera ce problème en ne considérant qu’une position p telle que
ŵ ⊦ p ⇝ … ⇝ p. La grande question qui se pose alors est celle des savoir-faire et des savoirs,
c’est-à-dire des praxéologies, dont la rencontre par le sujet x de p donnera à la noosphère de p
et en particulier à v l’assurance que x pourra venir valablement occuper la position p.

2. Curriculums de la visite des œuvres : un exemple


En ce point intervient une bifurcation décisive. Le langage classique utilisé pour décrire un
curriculum (réalisé ou projeté), ou du moins pour formuler des exigences curriculaires
(adressées depuis p à p), est celui de la visite des œuvres. Ainsi exprimera-t-on les contenus
praxéologiques productifs de p en termes de champs et de sous-champs de connaissance, tels
qu’ils sont institutionnalisés en telle ou telle institution (qui, au demeurant, reste souvent
imprécise).
À un premier niveau de description, on ne prend guère en compte que de grandes unités
praxéologiques, ce qui favorise les formulations en termes de champs et sous-champs. Voici
de cela un exemple emprunté à l’actualité, s’agissant des études médicales. Le cursus de
formation existant ces dernières années en France doit être remplacé, à partir de la rentrée
2020, par une organisation curriculaire présentée comme plus diversifiée. Pour penser cette
organisation, on ne dresse pas un répertoire de questions auxquelles un futur médecin devrait
pouvoir apprendre à répondre (ce qui dirait – à travers une description des « productions »
envisagées – la réalité de la formation envisagée). On se réfère plus ou moins vaguement à
des « matières », comme le montre – pour un public de non-spécialistes, certes – un article
paru dans le quotidien Le Monde, où on lit d’abord ceci :
Par quoi [la future ex-première année, la PACES (« Première Année Commune aux Études de
Santé »)] sera-t-elle remplacée ? Une diversité de parcours doit lui succéder, comme le détaille un
projet de décret en cours d’examen au conseil d’État, et un arrêté à paraître dans les jours qui
viennent… Au moins deux grandes voies seront ouvertes aux bacheliers. Une première année en
santé, que les doyens surnomment « portail santé », comprendra des matières proches de celles de
la Paces d’aujourd’hui mais aussi une « mineure » dans une autre discipline. Ce qui permettra, en
cas d’échec aux épreuves sélectives pour entrer en médecine, de poursuivre dans la licence de cette
autre matière.
Le réseau formatif envisagé ne se limite pas à cela ; la description se poursuit ainsi :
Deuxième option pour les bacheliers : entrer dans une année de licence universitaire classique (en
droit, en biologie, en économie…), avec une petite part d’enseignement en santé (une
« mineure »), qui leur permettra aussi de prétendre aux épreuves pour rejoindre le cursus de
médecine. Dernière possibilité : les candidats pourront passer par une formation de trois ans
menant au diplôme d’auxiliaire médical, avant de tenter leur chance.
Ce que l’on voudrait éviter surtout – il semble que ce soit là la « grande idée » du
remodelage curriculaire proposé –, est énoncé sans ambages : c’est « empêcher la
reconstitution d’une voie royale unique : ainsi, un parcours de formation ne pourra pas offrir
plus de 50 % des places en médecine ». Un dernier point : comment passer d’une position p à
la position p′ ? Voici :
La sélection, sujet crucial pour les milliers d’aspirants aux études de santé, aura désormais lieu en
deux temps. Les notes obtenues par l’étudiant durant l’année de « portail santé » ou de licence
classique permettront à certains d’être directement admis – 50 % au maximum. Interviendront
ensuite des épreuves – dont au moins un oral – pour choisir le reste des heureux élus. Tous auront
au moins deux chances de présenter leur candidature, car cette sélection pourra intervenir
également à l’issue d’une deuxième ou d’une troisième année d’études. « AU MOINS 30 % DES
PLACES » sont réservées à des étudiants ayant validé au moins deux années d’études (« 120
CRÉDITS ECTS », en jargon universitaire), prévoit l’arrêté.
16 YVES CHEVALLARD

Voilà comment peut se décrire, aujourd’hui encore, un cursus de formation. Résumons.


D’une manière générale, alors qu’une position p a des besoins praxéologiques qui s’expriment
normalement en termes de questions Q auxquelles il convient d’apporter réponse –
« Comment accomplir des tâches du type T ? » (praxis), « Pourquoi le faire ainsi ? » (logos) –
, ces questions Q disparaissent ou plutôt s’implicitent dans le « récit » (story) vaguement
praxéologique qui leur fait écho. Ne subsistent plus, dans la narration faite, que les « œuvres »
à l’aide desquelles il devrait être possible de leur apporter réponse.

3. Le mécanisme du figement praxéologique : une illustration


Pour illustrer le phénomène plus finement, je me référerai maintenant à un texte, rendu public
le 21 octobre 2016, intitulé « Propositions pour le futur programme de mathématiques du
lycée », issu des travaux du Groupe de travail des sociétés savantes de mathématiques et
d’informatique (SFdS, SIF, SMAI, SMF). Ce texte était précédé d’un texte non publié (je
remercie le collègue qui me l’a communiqué), daté du 17 octobre 2016, où apparaissent
notamment des commentaires de l’un des participants au groupe de travail, lui-même membre
de la SMAI. Voici deux de ses commentaires :
– Dans la réunion, on avait mentionné des questions de topologie, comme la distance de
Hamming, ainsi que la notion de partition, principalement pour le codage canal. On ne les met
pas ?
– Idem pour les fonctions booléennes, qui sont utilisées si j’ai bien compris pour faire du hashage
ou du codage (fonction de diffusion et de confusion ?).
On voit là un phénomène typique : la question, évoquée de façon quelque peu floue (elle
concernerait le « codage canal » dans un cas, le « hashage » [sic] et le « codage » dans
l’autre), laisse la place à des œuvres supposées mises en textes, prêtes à être ainsi
« racontées » (« distance de Hamming », « fonctions booléennes », etc.). Il y a là le début
d’un processus qui conduira à la monumentalisation du complexe praxéologique dont certains
éléments, au départ, devaient seulement participer à la fabrication des réponses R aux
questions Q mais qui, désormais, tendent à éclipser ces questions.
L’étude de questions Q suggérées par p fait ainsi place à l’étude d’œuvres O transposées en
p, hors du contexte de leur mise en jeu originelle. L’enquête sur des questions laisse place à
ce que je désignerai ici par le mot anglais de storytelling, représenté par exemple par « le
cours du prof » sur l’œuvre considérée (qu’il s’agisse de la distance de Hamming ou de la
fonction exponentielle par exemple), sans qu’on sache pourquoi cette œuvre O devrait
intéresser les sujets de p en tant que tels.
La mise en discours et, en règle générale, la mise en texte des praxéologies, avec éclipse
des questions originellement génératrices, produit un figement praxéologique en même temps
qu’elle fait de p un média qui communique sur son équipement praxéologique, en sorte
d’ailleurs que cet équipement s’accroît des praxéologies de communication usitées en cette
occasion. La position p se fait ainsi « storyteller » de soi : elle se raconte à travers des
discours et des textes, des exposés relatifs à son équipement praxéologique. On a là un fait
fondamental : la mise en textes (ou, plus généralement, en discours) des praxéologies
constitue un facteur de préservation et de pérennisation, par routinisation, de l’équipement
praxéologique d’une position institutionnelle.

4. Storytelling ou questionnement du monde ?


Une remarque en passant sur le mot anglais associé de storyteller a sa place ici. Ce mot, nous
disent les dictionnaires, n’est pas très ancien : sa première apparition repérée serait de 1709.
Le sens du mot présente trois variantes, dans un ordre qui n’est pas quelconque. Tout d’abord,
un storyteller, c’est somebody who creates stories, soit un écrivain ou une écrivaine ; ensuite,
c’est somebody who narrates stories, soit un conteur ou une conteuse ; enfin, c’est somebody
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 17

who tells lies, c’est-à-dire un menteur ou une menteuse. Il ne semble pas absurde de
démarquer ces distinctions dans la situation qui nous occupe. Il y a d’abord le créateur du
récit, généralement un « savant » ; puis il y a les copistes, qui reprennent le récit initial dans
une forme qu’ils jugent adaptée à p ; enfin, il y a les copieurs, qui fournissent trop hâtivement
des versions plus ou moins dégradées, voire erronées, du récit d’origine.
Le storytelling des œuvres, que la tradition scolaire situe quasi exclusivement dans le topos
du professeur, est une composante essentielle de la visite des œuvres. Mais le paradigme de la
visite des œuvres est aujourd’hui partout en crise : il devient de plus en plus écologiquement
improbable, quelle que soit la position p. En sens inverse, le paradigme du questionnement du
monde n’a cessé de monter en puissance, de manière certes anarchique, et dans des formes
ambiguës (l’ambiguïté se trouvant par exemple déjà dans le qualificatif « inquiry-based »
souvent usité dans l’anglais noosphérien international), à travers lesquelles le vieux monde
fait de la résistance sous les oripeaux trompeurs du questionnement du monde.
Questionner un complexe praxéologique que le passage du temps institutionnel a surchargé
d’approfondissements et de commentaires – qu’ils se veuillent épistémologiquement savants
ou didactiquement bienveillants, ou les deux – est la voie la plus directe pour combattre le
figement curriculaire, pour défiger ce que l’arrêt du questionnement (et déjà l’oubli des
questions initialement génératrices ou, plus tard, régénératrices) a coagulé, pour trier à
nouveaux frais le pertinent de l’anciennement pertinent, que l’on conserve souvent parce
qu’on le croit supérieurement « formateur » – comme il en va aujourd’hui (exemple entre cent
autres possibles) de l’algorithme graphico-numérique traditionnel, si scolairement résilient, de
la division des nombres entiers ou décimaux.

5. Défiger les curriculums pour répondre aux besoins praxéologiques


Je me bornerai ici à souligner le geste inaugural d’une déconstruction curriculaire à effet de
défigement. Devant toute œuvre O que l’on souhaite voir connue des sujets d’une position p,
il est une question à poser, une question délurée, presque canaille : « Pourquoi O ? Qu’avez-
vous à en faire au juste » – étant bien entendu qu’un usage déterminé de quelque œuvre que
ce soit est curriculairement légitime dès lors que ce recours est praxéologiquement justifié.
Pourquoi, donc, la fonction exponentielle ? Pourquoi, exactement, la distance de Hamming ?
Pour un utilisateur opportuniste, une œuvre O donnée est en règle générale légitimement
ouverte à des usages jusque-là non suspectés : d’où l’importance de considérer ces questions.
Avant de conclure tout à fait, je voudrais donner un exemple possible, sinon réel, d’amorce
de défigement curriculaire. Imaginons une position p dont les sujets potentiels doivent être
jugés capables des « performances » praxéologiques décrites ci-après :
– Soit une liste numérotée de 1 à 1000 (par exemple). Il s’agit de déterminer le nombre de rangs de
la liste qui sont compris entre, disons, le rang 37 inclus et le rang 312 inclus. Quel parcours
curriculaire aboutissant à p (ou passant par p) serait de nature à faire qu’une personne x l’ayant
valablement suivi apprenne rapidement, une fois en position p, que la réponse est donnée par la
différence 312 – 36 ?
– Soit une soustraction de deux entiers inférieurs à 1000, tels 36 et 312. Quel parcours curriculaire
aboutissant à p (ou passant par p) serait de nature à faire qu’une personne x l’ayant valablement
suivi apprenne rapidement, une fois en position p, que le résultat peut être obtenu, de façon fiable
et rapide, ainsi : 312 – 36 = 316 – 40 = 376 – 100 = 276 ?
– Soit à calculer le prix de 128 exemplaires d’un article dont 7 exemplaires coûtent 85,75 €. Quel
parcours curriculaire aboutissant à p (ou passant par p) serait de nature à faire qu’une personne x
l’ayant valablement suivi apprenne rapidement, une fois en position p, que le résultat peut être
128 128
obtenu, de façon fiable et rapide, ainsi : 128 étant égal à fois 7, le prix est égal à fois
7 7
128
85,75 €, soit × 85,75 € = 1568 €.
7
18 YVES CHEVALLARD

Il semble que notre enseignement scolaire ne réponde pas aux exigences curriculaires
précédentes – que l’on peut, bien entendu, discuter.
Mais je voudrais ajouter à cela un cas qui montre combien l’enjeu curriculaire doit être pris
au sérieux, déjà, pour cette position p qu’est la position de citoyen. Je voudrais, en vérité,
donner un exemple de ce qu’il faut regarder comme une insuffisance (parmi d’autres) de notre
éducation mathématique. Selon l’hebdomadaire L’Obs du 14 février 2018, une militante
féministe aurait déclaré à un journaliste de ce magazine (c’est moi qui souligne) :
« Aujourd’hui, il est admis qu’une femme sur deux a été victime de viol, d’agression ou de
harcèlement. En revanche, ce qui n’imprime pas, c’est la conclusion qu’il faut en tirer. À
savoir qu’un homme sur deux ou sur trois est un agresseur. » (Il faut entendre par là : un
agresseur sexuel de femmes.) Le journaliste la relance : « C’est aussi mathématique que
cela ? » L’interviewée aurait répondu : « Nous n’avons pas affaire à un petit groupe de
criminels qui se cache dans un coin et qui viole toutes les femmes de France ! Si les victimes
sont dans votre famille, dans votre entreprise, dans les partis politiques ou au gouvernement,
eh bien, les agresseurs sont exactement aux mêmes endroits. Logique infaillible. »
Je laisserai de côté la conclusion de l’interviewée (« un homme sur deux ou sur trois est un
agresseur ») et n’examinerai ci-après que le raisonnement implicite (présenté tacitement
comme participant d’une « logique infaillible ») par lequel celle-ci dit passer de la prémisse
qu’elle invoque (« une femme sur deux a été victime de viol, d’agression ou de
harcèlement ») à sa conclusion5. La petite étude mathématique ci-après – où, faute de
précisions numériques dans l’interview cité, les valeurs des paramètres ont été fixées d’une
manière qui nous a paru non déraisonnable – suggère que le « raisonnement » évoqué
mériterait d’être explicité et solidement argumenté6 :
Soit p la proportion d’agresseurs sexuels potentiels de femmes dans la population masculine de
France. On souhaite déterminer quelles valeurs de p font que la probabilité qu’une femme donnée
croise un homme agresseur sexuel potentiel de femmes (dans sa vie familiale, professionnelle, de
loisir, etc.) au cours d’une certaine période de temps soit supérieure ou égale à un nombre a
compris entre 0 et 1 exclus. Soit n le nombre d’hommes croisés au cours de la période considérée.
La probabilité qu’aucun de ces hommes ne soit un agresseur sexuel potentiel de femmes est égale
à (1 – p)n. La probabilité que cette femme croise au moins un tel homme est donc égale à 1 – (1 –
p)n. On cherche pour quelles valeurs de p on aura la minoration 1 – (1 – p)n ≥ a, soit encore (1 –
p)n ≤ 1 – a. L’étude de cette inéquation conduit à conclure que l’inégalité (1 – p)n ≤ 1 – a est
ln(1 – a)
réalisée si et seulement si on a p ≥ 1 – exp
 n . Prenons n = 1000. Pour qu’on ait a = 50 %
= 0,5 (une femme a une probabilité d’au moins 50 % de croiser un agresseur sexuel potentiel de
femmes), il suffit d’avoir p ≥ 1 – exp
ln(0,5) ln(0,5)
 1000 . On a : 1 – exp 1000  = 0,0006929… < 0,0007 =
7
. Il suffit donc que 7 hommes sur 10 000 soient des agresseurs sexuels potentiels de femmes
10 000
pour qu’une femme ait une probabilité de 50 % au moins de croiser un tel agresseur. Pour que l’on
ait a = 99 % = 0,99 (une femme a une probabilité supérieure ou égale à 99 % de croiser un tel
agresseur), il suffit d’avoir p ≥ 1 – exp
ln(0,01) ln(0,01)
 1000 . On a : 1 – exp 1000  = 0,004594… < 0,005
5
= . Il suffit donc que 5 hommes sur 1000 soient des agresseurs sexuels potentiels de femmes
1000
pour qu’une femme ait une probabilité de 99 % au moins de croiser un agresseur sexuel potentiel
de femmes.

5
Notons que cette prémisse mériterait à elle seule une étude serrée à partir des nombreuses données d’enquête
aujourd’hui disponibles. Hypothétiquement, à l’instar de l’interviewée, nous la tiendrons ci-après pour avérée.
6
Dans ce qui suit, nous ne précisons pas davantage que ne le fait l’interviewée elle-même la notion d’agression
sexuelle – notion que, par ailleurs, dans son registre propre, le Code pénal s’efforce de clarifier (par exemple
dans son article 222-22 : « Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence,
contrainte, menace ou surprise »).
LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 19

Ce modèle ne concerne que la rencontre – dans une situation sociale quelconque – d’une
femme avec un agresseur sexuel potentiel de femmes. Pour se rapprocher de ce qui semble
être l’hypothèse de l’interviewée, on peut introduire la probabilité P(h) qu’une femme soit
aggressée sexuellement lorsqu’elle croise un agresseur potentiel. Si on désigne par g
l’événement « l’homme croisé est un agresseur sexuel potentiel de femmes », on a : P(h) =
P(h | g)P(g). Posons P(g) = p et = P(h | g). La probabilité qu’aucun des hommes croisés
n’agresse cette femme est égale à (1 – p)n. La probabilité que la femme croisée soit
effectivement agressée par au moins un des hommes croisés est donc égale à 1 – (1 – p)n.
Comme dans le développement mathématique ci-dessus, on cherche pour quelles valeurs de p
on aura la minoration 1 – (1 – p)n ≥ a, soit encore (1 – p)n ≤ 1 – a. Comme précédemment,
l’étude de cette inéquation conduit à conclure que la condition (1 – p)n ≤ 1 – a est réalisée si
ln(1 – a)
et seulement si on a p ≥ 1 – exp n . Prenons n = 1000. Pour que l’on ait a = 50 % =
 
0,5 (une femme a une probabilité d’au moins 50 % de croiser un agresseur sexuel potentiel de
femmes qui l’agresse effectivement), il suffit d’avoir p ≥ 1 – exp 1000  = 0,0006929… Ce
ln(0,5)
 
modèle s’identifie au précédent si = 1. Supposons – ce qui est sans doute une hypothèse
1 6,929…
basse – que = 10 = 0,1 ; il vient : p ≥ 0,006929… = 1000 . Il suffit en ce cas qu’on ait p =
7
1000 et donc que 7 hommes sur 1000 soient des agresseurs sexuels potentiels de femmes pour
que toute femme ait une probabilité d’au moins 50 % d’être agressée au cours de 1000
contacts sociaux avec des hommes. On est fort loin des proportions évoquées dans l’entretien
rapporté par L’Obs (« un homme sur deux ou sur trois est un agresseur »), ce qui fait souhaiter
une version à la fois explicite et bien justifiée du lien prétendu entre prémisse et conclusion.
Ici, en l’espèce, les mathématiques sont clairement un moyen d’interroger la validité d’un
raisonnement qui semble fragile. Pour cela, on peut vouloir que les outils mathématiques que
nous avons employés figurent parmi ceux mis à la portée de tout·e citoyen·ne, et non pas
seulement des « spécialistes ». C’est là, bien sûr, un immense chantier.

RÉFÉRENCES

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