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Le dernier monte-plats

(pièce courte)

Clarisse Peabody Maîtresse de maison, naïve amatrice d'art moderne

Georges Peabody Son mari, infidèle, pragmatique

Katherine Peabody Leur fille aînée, épouse désabusée du défunt

Joanna Peabody Leur fille cadette, pragmatique, comme papa

Rachel Summerville Maîtresse de Georges, opportuniste

Alice (ou Alan) Doublecup Intendant(e), discrètement adroit(e)

Perceval de Oriega (nom d'emprunt) Ecrivain de second ordre, ivrogne de premier plan

Florence Westmore Amie détestée de la famille, à la vertu décourageante

Camilla Westmore Sa sœur, tout aussi acerbe et impénétrable

La cuisinière (même rôle que Rachel)

Voix off (Pour commentaires dans les pauses explicatives)

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Décor : Années cinquante. Grand salon avec plusieurs éclairages cosy et large baie vitrée au fond à
travers laquelle on voit les cimes enneigées et « enlunées » (probablement les Rocheuses). A côté, un
double vantail cache le monte-plats, qui ne se montrera qu'à la fin. Sur les côtés, des tableaux
abstraits sont appendus aux murs. Les invités et les membres de la famille Peabody, en tenue de
soirée, vont par grappes. De Oriega, l'écrivain enivré, écroulé sur un divan est encadré par Katherine
et Joanna Peabody (près du bord de la scène, cote jardin). La première semble avoir renoncé à toute
conversation avec lui ; la seconde s'accroche. Georges Peabody, en alerte, profite que sa femme
Clarisse soit occupée ailleurs pour aller sur la terrasse courtiser Rachel qui ne demande pas mieux.
Les sœurs Westmore, habillées un peu bizarrement, observent les toiles abstraites, dubitatives.
Florence Westmore arrive de l'escalier côté cour. La maitresse de maison, Clarisse Peabody, ne
remarquant rien du manège de son mari, rejoint les sœurs Westmore.

SCENE 1
Clarisse Peabody — Je me demande pourquoi Georges fait tant d'histoires à propos de la
L’art moderne et de sa supposée complexité. Pour moi, il n'y a aucune difficulté.
Florence Westmore — Vraiment ma chérie ? Vous comprenez ces… œuvres que Kreutzfeld
vous vend régulièrement ? (elle désigne les toiles empilées contre le mur)
Camilla Westmore — Cette croûte intitulée, on ne sait trop pourquoi, « étude du
mouvement 21 », vous comprenez ça ?
Clarisse — Bien sûr. En réalité, quand l'œil est affûté tout devient simple. Voyez-vous cette
tache orange dans l'angle gauche ? C'est un train, une machine à vapeur si vous voulez… Et
cette traînée (les sœurs tournent un œil méprisant sur Rachel qui se dirige au même
moment avec Georges vers la terrasse) c'est comme si quelqu'un avait traversé le tableau à
bicyclette avant que la peinture ne sèche… C'est exactement ça ! Ne cherchez pas plus
loin...
Camilla — Et cette trace verte se terminant par un gros pâté, là ?
Clarisse (un bref moment décontenancée puis sûre d'elle) — Un oiseau en plein vol !
Florence — Tiens donc ! Quelle sorte d'oiseau, ma chérie ?
Clarisse — Une mouette, je pense. (elle l'examine de plus près). Peut-être un goéland...

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La majordome, Alice Doublecup, fait son entrée et cherche Clarisse du regard, se dirige vers
elle.
Alice — Veuillez m'excuser, Madame, je dois vous avertir d'une certaine contrariété relative
au dîner de ce soir...
Clarisse — Oh, Alice ! Vous tombez bien ... Vous qui savez toujours tout, à votre avis, qu’est-
ce que c'est que cet oiseau ?
Alice — (sans regarder la toile) Un albatros, Madame. C'est certainement un albatros.
Clarisse — Evidemment ! Un albatros ! (elle l'examine encore). C'est amusant, je n'avais
encore jamais eu l'occasion d'observer un albatros de si près ...
(Pendant ce temps, Georges et Rachel batifolent sur la terrasse, on les devine par la fenêtre)
Alice — A propos du dîner, Madame… Je crains qu'il ne soit quelque peu retardé...
Clarisse — Retardé ? Oh ! nous qui avons tellement faim … (elle soupire) Ne me dites pas…
La cuisinière a encore bu ! (Alice attire discrètement sa maîtresse en avant-scène)
Alice —  Oui, Madame … Mais il n'y a pas que cela... M. Kreutzfeld est allongé sur la table de
la salle à manger, à l’étage inférieur…
Clarisse — Allongé sur la table ... ?
Alice — Oui, de la salle à manger ; et il a un couteau dans le dos.
Clarisse — Un couteau dans le dos ? .. (un temps) Mais, ce n'est pas du tout dans les façons
de faire de mon gendre. Est-ce une plaisanterie ?
Alice — Non, Madame. Il est mort.
Clarisse (effarée) — Mort ? ... (un temps) Sans même avoir dîné ?
Alice — Ni même s'être habillé pour la soirée. Pourriez-vous me donner vos instructions,
Madame ? (Clarisse réfléchit intensément, on doit croire que c'est motivé par l'annonce)
Clarisse — Voyons ... Voyons ... Est-ce que les plats peuvent être gardés au chaud encore
quelques minutes ?
Alice — Certainement, Madame. J'ai demandé à la cuisinière de le faire.
Clarisse — Alors, Alice , installez un buffet et servez-nous ici. (puis, à la cantonade : ) Les
amis, écoutez tous ! J'ai une idée charmante ! Au lieu d'un dîner cérémonieux, j'ai demandé
à Miss Doublecup de nous installer un buffet plus intime ici, à l'étage. Ne protestez pas, je
vous avais prévenus que ce petit week-end réserverait des surprises ... (les autres
s'esbaudissent)

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SCENE 2
Rachel — Vos cocktails, Misses Peabody, sont réputés pour leur côté imprévisible !
Camilla — Elle dit cocktails comme ça ... tout comme elle pourrait dire pince-fesses …
Katherine — ... ou sauteries. .. (Elles gloussent. Rachel qui a entendu, leur signifie son
mépris)
Clarisse — Alors, mes filles chéries, êtes-vous prêtes pour le dîner ? Katherine, votre
protégé se décidera-t-il à manger quelque chose de solide ce soir, ou persistera-t-il à vouloir
se noyer de l'intérieur ?
Katherine — J'ignore ses intentions, Mère. Je suis pour le moment dans l'impossibilité
d'établir le moindre contact intellectuel avec lui. Les seuls signes qui m'en parviennent sont
les gouttes de whisky dont il abreuve périodiquement mes avant-bras et mes jambes…
Clarisse — J'avoue quant à moi ne pas me souvenir de tout le week-end de la moindre
phrase intelligible de sa part ... C'est simple, je ne sais même pas son nom.
Joanna — Il s'appelle Perceval, Maman ... Perceval de Oriega (réactions des autres) Il écrit
des romans policiers. (réagissant aux moqueries camouflées) Ce ne sont pas des romans
policiers ordinaires... ils ont, voyez-vous, une portée disons… sociologique, presque ...
ornithologique... Perceval est à sa façon un génie.
Georges (revenu) — Attends, ornithologique … Tu veux sans doute dire ... ontologique ou
quelque chose du genre ?
Joanna — Non, non … ornithologique ; le mot est de lui.
Florence (regardant la toile, puis l'écrivain et s'adressant à Clarisse) — Mon œil a dû
s'affûter, j'arrive mieux à percevoir votre albatros à présent… Tout compte fait, je le
préférais en plein vol qu'affalé sur un canapé…
Rachel — Et puis Perceval, pour un albatros... faut avouer…
Clarisse — Bien. Tout cela est meeeerveilleux ! J'espère que notre génie va tout de même
s'interrompre de boire assez longtemps pour être en mesure, une fois dans le week-end,
d'admirer nos montagnes avec leur parure de neige et de glace...

SCENE 3
Katherine — A propos de glace, je me demande bien où peut bien être ce qui me tient lieu
de mari. Voilà un certain temps que je ne l'ai vu … (Clarisse, embarrassée, se tourne vers...)

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Alice (qui rangeait les verres) — M. Kreutzfeld ne dînera pas avec nous ce soir. Je crois qu'il
n'a pas faim.
Katherine — Jacob ? Ne pas avoir faim ? Pour cela il faudrait qu'il soit mort !
Alice — A la vérité…
Joanna — J'ai l'impression que Perceval s'éveille. Il a ouvert un œil.
Katherine — Ça peut signifier qu'il s'éveille, effectivement, ou qu'il a une attaque (elle lui
tire la paupière pour vérifier). Qu'il ouvre le second s'il veut, moi je m'en fous. C'est moi qui
l'ai amené, c'est vrai, mais j'en ai soupé. Tu peux tenter ta chance, ma cocotte...
Clarisse (entraînant sa fille aînée) — Ecoutez-moi, Katherine. J'aimerais de temps en temps
avoir un entretien sincère avec vous, comme une mère doit en avoir avec sa fille. De mon
temps, une jeune fille de bonne famille ne s'abaissait jamais à mêler ses amants aux
réceptions familiales ; encore moins en présence - même théorique - de son mari. Qui plus
est, je vous inviterais ma chérie à un peu plus de discernement dans le choix de vos "invités"
Katherine — Quand je l'ai rencontré, il était encore sobre. Et tout de même écrivain...
Clarisse — … de romans policiers … De mon temps, on ne s'abaissait jamais au-dessous d'un
romancier primé, d'un pianiste de concert ou… d'un poète de haut vol…
Katherine — Justement, ce sont ses longs bras d'oiseau triste qui m'ont séduite.
Clarisse — Ses longs bras d'oiseau ? Tsss…(vexée) Décidément, ma fille, je ne parviendrai
jamais à vous comprendre. (elle retourne vers sa toile)
Camilla — La psychologie, hélas, n'est pas une science aussi exacte que la peinture
abstraite.
Florence — Je dois dire à sa décharge que ses filles sont encore moins compréhensibles que
ses toiles.
1ère pause explicative
Perceval de Oriega et Joanna sont dans le canapé, Katherine va prendre une veste et est sur
le point de sortir, Clarisse, vexée de ce que lui a dit sa fille, s'est retournée pour contempler
sa toile (l'albatros). Camilla et Florence sont devant le public et Florence vient à peine de
finir sa phrase (...encore moins compréhensibles que ses toiles). Georges et Rachel sont
derrière la fenêtre, sur la terrasse, enlacés (en ombres chinoises?). Tous s'immobilisent à la
phrase de Florence ; la lumière change. Une poursuite focalise tour à tour l’éclairage sur
chacun des personnages en question.

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(Toutes les voix, off et des personnages concernés, sont enregistrées, comme si on
percevait leurs pensées intimes. Ils ne font qu'exprimer par le corps ce qu'on entend)

Voix off : « Avant toute chose, faisons plus ample connaissance avec les différents
personnages de ce cocktail donné par la famille Peabody, en pénétrant plus avant dans
leurs pensées profondes. D'abord, la maîtresse de maison : Clarisse Peabody. »

Clarisse (voix enregistrée, tournant sa tête vers le public): « J'vais finir par t'en allonger
un à travers la figure, moi, de long bras d'oiseau triste, si tu continues à me parler sur
ce ton et à ramener tes amants à la maison. (un temps) Je voulais te faire plaisir en
t'annonçant la mort de ton mari ; eh bien tant pis pour toi, ça attendra. (un temps)
Tout de même, ce cadavre... en pleine réception... c'est contrariant... »

Voix off : « Katherine Peabody, sa fille aînée, n'a pas l'humeur tellement
mieuveillante. »

Katherine : « Là, j'ai décroché le gros lot. Le mois dernier un communiste, puis
une homosexuelle... Cette fois un écrivain raté... Comment je te la provoque, la
famille ! Je pourrais difficilement faire mieux. ( ... ) C'est dommage que mon
crétin de mari ne soit pas là pour voir.

Voix off : « Et pour cause ! Le mari de Katherine a eu un petit problème... Quant à


Joanna Peabody, sa cadette... »

Joanna : « Je sais pas ce qu'ils ont tous après lui, moi je le trouve pas mal, cet écrivain
raté. ( ... ) II a les genoux un peu moites et une haleine folklorique, c'est vrai, mais ses
yeux et son chapeau sont très jolis. ( ... ) J'me le ferais bien, après tout ( ... ) Ne serait-
ce que pour voir la tête de papa... »

Voix off : « Le papa, justement, où est donc passé Georges Peabody ?

(Les lumières baissent et la lampe du fond dénonce Georges et Rachel, en ombres


chinoises, en train de s'embrasser. On entend de petits soupirs retenus et des bruits de
sussions) Ah ! Le voilà ! Personne n'ignore sa relation avec Rachel, qu'il a introduite

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sous le toit familial et sous un prétexte qui ne leurre personne... Sauf peut-être
Clarisse, sa femme… »

(Fin de la 1ère pause explicative)

SCENE 4
Clarisse — Tiens, a propos de mari, où est passé Bouchon ?
(reprise de l'action, tous sortent sauf Joanna et Perceval)
De Oriega (resté seul sur le canapé avec Joanna) — Sont-ils tous envolés ? J'ai horreur d'être
examiné comme une espèce en voie de disparition.
Joanna (timidement) — Ils ont peut-être leurs raisons… Les invités que nous recevons
d'ordinaire n'ont pas pour habitude de demander du scotch au petit déjeuner.
De Oriega — Mon éducation a dû être ratée. Je ne bois jamais que de l'alcool quand je suis
à jeun.
Joanna — Et pour dîner, auriez-vous envie d'avaler quelque chose de plus consistant ?
De Oriega — Ma foi, il vous suffira de placer un rôti bien saignant devant moi pour vous en
assurer. (Il devient pâle, est pris de nausée) En attendant, auriez-vous la présence d'esprit
de m'indiquer la salle de bains ou les toilettes.
Joanna — La porte, là. Je vais vous aider. (Elle le tire par le bras, n'y parvient pas)
De Oriega — Mademoiselle, depuis des années j'ai l'habitude d'aller seul à la salle de bains,
je n'ai pas besoin de vous ! (il fait des mouvements de crawl pour s'extirper de son fauteuil,
y parvient mais trébuche au premier pas) Vous pouvez avancer à côté de moi, si ça vous fait
plaisir. Vous veillerez ainsi à ce que personne ne me marche sur les palmes... Sur les orteils,
je veux dire.
Joanna — Mais où allez-vous ? Ce n'est pas par-là la salle de bains !
De Oriega — Il me semble vous avoir déjà dit que j'ai passé la moitié de ma putain de vie à
aller vers des salles de bains et à en revenir ! Mon instinct à détecter les salles de bains est
infaillible ! Or là, mon flair me dit que derrière cette porte il y a une salle de bains !
Joanna — Mais non ! C'est l'escalier qui descend à la salle à manger et aux cuisines !
De Oriega — La salle de bains, je vous dis ! (bruit de chute dans l'escalier)

SCENE 5

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Rachel (rentrant par porte côté jardin) — Tu es fou ! Ta femme va finir par se douter de
quelque chose.
Georges — Mais non ! je te dis que Clarisse est persuadée que tu es la maîtresse de
Kreutzfeld.
Rachel — Au fait, ça fait un moment qu'on ne l'a pas vu celui-là.
Georges — Et quand Clarisse a une idée sur quelque chose ou quelqu'un, c'est
généralement une idée arrêtée.
Rachel — Tout de même ! M'embaucher comme jeune fille au pair… alors que vos filles ont
plus de vingt ans…
Georges — Détrompe-toi, l'idée lui a plu tout de suite : les sœurs Westmore n'ont pas de
jeune fille au pair !
Rachel — Evidemment, elles n'ont pas d'enfants.
Georges — N'empêche ! Tout ce qu'elle peut avoir que les sœurs Westmore n'ont pas, est
pour elle une priorité. Tu comprends, la richesse que les sœurs Westmore tirent de leur
maison de retraite lui file des boutons…de gros boutons de jalousie… (sortent côté jardin)

SCENE 6
Joanna (remontant l'escalier, décomposée) — Jésus lord ! Avons-nous bien vu la même
chose ?
De Oriega — J'avais parlé de rôti saignant... mais là !
Joanna (affolée mais discrète croise sa mère qui arrive d'ailleurs et l'entraîne à part) 
— Mère, il y a un cadavre sur la table de la salle à manger.
Clarisse — Oui, ma chérie, c'est Jacob Kreutzfeld, ton beau-frère.
Joanna — Ce n'est pas une raison … Même lui, on ne peut pas le laisser là, il faut faire
quelque chose. (Alice sert les assiettes)
Clarisse — Ma chérie, vous vous énervez … Il faut d'abord réfléchir. S'il est mort, nous n'y
pouvons plus rien, n'est-ce pas ? Il n'y a donc objectivement aucune raison de bouleverser
notre dîner pour un événement auquel nous ne pouvons rien. (un temps) Reposez-vous ici
un instant. Et mangez donc un peu de rôti froid, ça vous fera du bien.
De Oriega (venant de la vraie salle de bains où il s'est aspergé les cheveux) — Madame, je
suis navré d'avoir à vous annoncer quelque chose de déplaisant, mais il y a un cadavre sur la

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table de votre salle de bains … de... enfin… à manger. Etes-vous au courant ?
Clarisse — Tiens, mais il parle celui-ci ! Et la première chose qu'il vous annonce c'est un
cadavre ; comme c'est charmant ! (changeant de ton) Evidemment que je suis au courant.
Comment une maîtresse de maison digne de ce nom pourrait-elle ignorer qu'elle a un
cadavre sur la table de sa salle à manger !
Katherine (discrètement)  — Mère, je me suis rendue dans la salle à manger pour y chercher
mon foulard. J'ai constaté que la nappe gouttait un peu.
Joanna (mimant sa mère) — Mais oui, ma chérie, c'est Jacob Kreutzfeeeeld !
Katherine — Bien entendu que j'ai reconnu Jacob Kreutzfeld, il était mon mari il y a deux
heures encore... Ce que je voudrais savoir c'est ce qu'on va faire de son cadavre.
Clarisse — Bonté divine ! Les jeunes de cette génération n'ont aucune conversation ! Quand
on avait votre âge, nous discutions littérature, philosophie, que sais-je encore…musique ...
sexualité, même. Ce soir on ne parle plus que de ce cadavre sur ma table de salle a manger !
(Georges revient de l'escalier avec Rachel, Florence et Camilla de la terrasse où on les a vues
à travers la fenêtre)

SCENE 7
Georges — Clarisse ! Qu’est-ce que cela signifie ! Comment se fait-il que Jacob Kreutzfeld
soit étendu sur notre table de salle à manger avec un couteau dans le dos ?
Clarisse — Oooh, cher ami ! Est-il donc impossible de garder un secret dans cette
maison ?
Camilla — Et pour quelle raison voudriez-vous tenir secret le meurtre de cet homme ?
Clarisse — Le meurtre ! Vous dites cela en des termes si désagréables, Camilla ! D'abord,
rien ne prouve qu'il s'agisse d'un meurtre. Il peut très bien s'agir d'un malencontreux
accident.
Camilla — ... Un accident ? avec un couteau dans le dos ?
Clarisse — La prudence nous oblige à ne négliger aucune hypothèse. Quant à vous
annoncer le... l'incident... J'ai simplement pensé qu'il survenait juste au moment du dîner et
qu'il risquait de couper l'appétit aux plus délicats d'entre nous s'il était divulgué, c'est tout !
Georges — Bien. Maintenant que nous avons presque fini de dîner, si toutefois vous n'avez
pas d'autre nouvelle sensationnelle à nous annoncer, telle que par exemple le nom du

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responsable de ce… de cet "incident", je serais assez d'avis d'appeler la police et de retirer
le cadavre.
Alice — Veuillez m'excuser, Monsieur… Je pense être la première à avoir découvert le… la
dépouille de M. Kreutzfeld. Apres avoir informé Madame de la situation, j'ai pris sur moi
d'avertir les autorités locales.
Georges — Et vous avez très bien fait, Alice. Je suis heureux de constater qu'il y a au moins
dans cette maison une personne de bon sens. Je pense que la police va arriver d'une minute
à l'autre.
Alice — Non, Monsieur, les policiers ne seront sans doute ici que demain matin.
Clarisse — Ah, Georges, vous voyez bien ! Non seulement la police nous laisse dîner
tranquilles, mais elle nous permet en plus de passer une bonne nuit.
Alice — Faites excuse, Madame, de la part de la police ce n'est pas pure courtoisie : une
avalanche a glissé jusqu'au pied de la montagne et la route est coupée.
Rachel (effrayée) — Cela signifie-t-il que nous serons obligés de passer la nuit dans une
maison où il y a un cadavre ? (un temps) Sans mentionner bien entendu la ou les personnes
qui se sont chargées de transformer Kreutzfeld en cadavre.
Florence — Vous devriez être ravie, vous qui aimez les soirées pleines d'imprévus !
Clarisse — Mon Dieu, je n'avais pas pensé à ça ! Pour ma part, je sais très bien que je n'ai
pas tué mon gendre, j'ai la conscience tranquille (regarde les autres) et je suis persuadée
que toutes les personnes ici présentes sont dans le même cas. Ce doit être un crime de
rôdeur...
Georges — Alice, la police vous a-t-elle dit ce que nous devions faire en attendant son
arrivée ?
Alice — Oui, Monsieur : ne pas toucher au corps. A la rigueur, le recouvrir d'une nappe. On
m'a personnellement chargée d'agir en lieu et place de la police jusqu'à son arrivée.
Florence — Eh bien, Miss Doublecup ! Vous voilà promue déléguée du sheriff, comme à la
télé !
Alice (modeste) — En quelque sorte, oui…
Rachel — Alors, c'est parfait ! Nous sommes certains que l'affaire est en de bonnes mains.
Nous n'avons plus de soucis à nous faire.

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2ème pause explicative
Tout le monde s'apprête à sortir. Ils s'immobilisent. Ceux qui sont censés « penser tout haut»
se retournent néanmoins pour montrer que ce sont eux qui « pensent »
Voix off : « Plus de souci à se faire... C'est peut-être aller vite en besogne. Rachel croit-elle
seulement ce qu'elle vient de dire ? »
Rachel : « Eh bien, on n'est pas sortis de l'auberge avec un commissaire comme ça ! Non
mais vise un peu la dégaine du sheriff !.. »
Voix off : « Et les sœurs Westmore, qu'en pensent-elles ? Riches à millions, les sœurs
Westmore attirent la jalousie de leurs pairs. Il se murmure ici ou là que l'origine de leur
fortune est plus que douteuse. Riches à millions et célibataires, leur fortune a toujours
attiré la convoitise de nombreux prétendants... qui se sont toujours cassé les dents. Les
sœurs Westmore n'exècrent rien plus que le mariage et ... tout ce qui touche aux rapports
intimes. »
Florence : « Ce cadavre... m'étonnerait pas que ce soit cette putasse de Rachel qui a voulu
régler son compte à Kreutzfeld... »
Voix off : « En ce qui concerne Alice Doublecup. Elle paraît décidée à prendre son nouveau
rôle très au sérieux. »
(Fin de la 2ème pause explicative)

SCENE 8
(Alice fait le tour pour empêcher tout le monde de sortir et achève sa réplique ; tout le
monde reprend le jeu)
Alice (un peu plus ferme) — Mon rôle se limite cependant à ce que personne ne quitte
cette maison avant l'arrivée des autorités.
De Oriega — Ce qui revient à dire que nous sommes tous considérés comme suspects.
J'ai décrit cent fois des situations comme celles-ci. J'adore !
Camilla — Et chaque fois, en effet, c'est l'un des occupants de la Maison qui est reconnu
coupable.
Georges — Ecoutez, nous n'allons pas commencer à nous accuser de meurtre les uns les
autres. La plupart d'entre nous sont à cent lieues de l'événement. Florence et Camilla,
par exemple, connaissaient à peine Kreutzfeld avant de venir ici.

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Katherine — A vrai dire, il n'est pas nécessaire de connaître mon mari depuis bien
longtemps pour le prendre en grippe. Si vous cherchez des raisons que j'aurais eu pour
ma part de l'assassiner, je peux vous en citer autant - ou presque - que de journées
passées en sa compagnie.
De Oriega — Vous pouvez par contre retirer mon épingle du jeu. J'ignorais jusqu'à
l'existence de Kreutzfeld avant de le voir déguisé en rôti tout a l'heure dans la salle à
manger.
Katherine — Retirer son épingle du jeu n'est pas tout à fait l'expression qui convient ici...
(elle mime le geste de retirer le couteau du dos de Kreutzfeld)
Georges (à de Oriega) — Faites excuse, vous l'avez rencontré avant cela, quand nous
vous avons accueilli lui et moi, à votre arrivée, vendredi soir. Détail que vous semblez
avoir oublié.
Rachel — Je peux témoigner, j'étais là aussi (regard gêné de Georges)
Katherine — Et moi aussi, bel oiseau, puisque je vous accompagnais.
Rachel — Mais le bel oiseau avait déjà un coup dans l'aile et ne se souvient plus...
Katherine — Jacob m'a d'abord dit quelque chose de désobligeant sur ma conduite.
Georges — En tant qu'époux, on peut le comprendre : amener une relation à la maison…
(regards assassins de tous vers Georges qui a gaffé)
Joanna — C’est tellement plus immoral de l’entretenir sur place !
Clarisse — Mais pourquoi tu dis ça toi ?
Georges — (changeant de conversation, à l'adresse de l'écrivain) Puis il vous a reconnu. Je
crois qu’un de vos romans vient d’être publié, n'est-ce pas ?
De Oriega — Oui, « Le Doux ptérodactyle adolescent ». C’est mon premier roman
sérieux après une longue série de policiers.
Joanna (conquise) — C'est autobiographique !
Georges — Quoi qu'il en soi, en plus de ses multiples activités, chacun sait que Kreutzfeld
était un critique littéraire redouté. Quand il vous a vu avec sa femme, il a tout de suite
déclaré être l'auteur d'une critique que le New York Times allait faire paraître la semaine
suivante…
Rachel — Il en a même fait un résumé pour ceux qui ne n'auraient pas eu la chance de la
lire (se remémore difficilement) : « L'histoire d'une adolescence qui n'aurait pas dû être

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vécue... et qui méritait en tout cas de ne pas être racontée. » (réactions variées des autres)
De Oriega — Je comprends maintenant pourquoi vous supposez que j'avais moi aussi des
raisons de l'assassiner. Je reconnais que s'il était encore en vie, je le ferais volontiers.
Malheureusement, je ne me rappelle pas l'avoir fait.
Camilla — La loi n'exige pas spécialement que vous vous souveniez d'un crime pour en être
reconnu coupable.
Alice (énigmatique) — Sans vouloir le défendre, la liste des gens ayant des raisons de tuer
M. Kreutzfeld ne s'arrête sans doute pas à ce Monsieur.
Joanna — Je suis d’ores et déjà en mesure de vous donner un nom...
Rachel — Le vôtre peut-être ?
Clarisse — C'est absurde. Joanna a haï Kreutzfeld depuis le jour où Katherine l'a introduit
dans cette maison. Elle n'aurait pas tué quelqu'un qu'elle détestait si ostensiblement. Sa
culpabilité serait trop manifeste.
De Oriega — D'ailleurs, il est impensable qu'une jeune fille aussi fragile ait pu tuer de cette
façon ; elle n'arrive déjà pas à m'extirper d'un canapé. Or, il faut une force considérable
pour enfoncer un couteau dans le dos d'un homme.
Florence — Mais ne l'empêchez pas de s'accuser du crime si elle en a envie. (un temps) Je
voudrais bien savoir, moi, ce que Kreutzfeld a bien pu faire - ou ne pas faire - à sa petite
belle-sœur pour qu'elle se mette en tête de le tuer...
Joanna — Il ne s'agit pas de quelque chose qu'il m'a faite à moi...
Rachel — M'étonne pas ! Kreutzfeld avait beau être pourri jusqu'a la moelle, il évitait tout
de même les cours de récréation...
Joanna — ...C'était pour ce qu'il a fait à Mère !
Clarisse — A moi ? Oh, ma chérie! (elle se trémousse de plaisir). Je ne me rappelle pas qu'il
m'ait jamais jeté un seul regard équivoque…
Joanna — Mère ! Il ne s'agit pas de cela ! Dites-leur, Alice. Vous, ils vous croiront peut-être.
Alice — Eh bien, disons que ma fonction me met parfois au carrefour de certaines
indiscrétions. Bien involontairement, je dois dire, et sans aucune répercussion de ma part.
J'ai appris la semaine dernière que Jacob Kreutzfeld escroquait Madame depuis des années.
Je m'en suis inquiétée auprès de Mademoiselle... (se tourne vers Joanna)
Joanna — Mère ne connaît absolument rien en matière d'art, mais elle apprécie la peinture

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abstraite, ou croit l'apprécier. Kreutzfeld lui refourguait tout ce qu'il pouvait. Pour lui cette
peinture c'était du pipi de chat. Ce qui l'intéressait c'était la commission qu'il encaissait au
passage…
Alice — Par la plus grande des invraisemblances, le genre de toiles que Madame appréciait
devint un jour à la mode. Leur valeur s'en éleva considérablement. Alors M. Kreutzfeld
racheta une broutille ses toiles à Madame pour les revendre à des prix exorbitants.
Joanna — Il a ainsi arnaqué Mère de plusieurs dizaines de milliers de dollars ! (Clarisse est
abasourdie, puis effondrée)
De Oriega — Si elle était au courant, c'est un motif tout à fait suffisant pour tuer.
Florence — Sans vouloir être désagréable avec nos hôtes, c'est un motif suffisant pour tous
les membres de la famille… (toute la famille désignée se trouve groupée)
Camilla — Sans compter pour le chef de famille d'autres motifs d'inquiétude.
Clarisse — Que voulez-vous dire ?
Florence — Elle veut sans doute dire qu'avant d'avoir le dos perforé, Kreutzfeld avait la
langue bien pendue et la vilaine manie de monnayer chèrement ses silences…
Camilla — Même à propos des secrets les plus éventés ... (ils regardent tous Georges et
Rachel)
Clarisse — Décidément, je ne comprends rien à rien. Tu avais un problème d'argent avec
lui, Georges ? (elle voit tous les yeux rivés sur Rachel) Ou Rachel avec lui ?
Florence — Non, Rachel n'a plus aucun problème d'argent depuis qu'elle est entrée dans
cette maison. Ne cherchez pas dans toute la ville de jeune fille au pair plus inutile ni mieux
payée.
Camilla — D'autant qu'elle semble avoir multiplié les sources de financement depuis peu...
Katherine — C'est peut-être la diversification de ses appétits qui l'a opposée à Kreutzfeld !
Rachel — Tandis qu'avec vos dégaines vous, vous pouvez être tranquilles : les investisseurs
ne risquent pas de se bousculer !
Florence — Deux rapaces ne peuvent cohabiter trop longtemps sur la même branche…
Clarisse (sincère) — Je ne saisis absolument pas de quoi il est question. Et toi, Georges ?
Georges — Tu sais, l’ornithologie c'est un peu comme l’art abstrait… C'est très imagé.
Florence (mimant un aveu difficile) — Pour que la vérité n'ait pas à se plaindre, je dois…
Camilla — Non, Flo, ne dis rien !

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Florence — Et pourquoi pas ? Ce soir, tout le monde est aux aveux. Et puis, je ne voudrais
pas passer pour quelqu'un qui aurait hésité une seule seconde à tuer Jacob Kreutzfeld !
Camilla — Tais-toi ! Mais tais-toi !
Florence — Voilà. Profitant de sa force, Kreutzfeld a attenté à ma vertu samedi soir,
(Camilla semble tomber des nues, elle s'attendait visiblement à une autre révélation) ici
même… sur la desserte à fromages ! (Florence mime l'effondrement. Un temps)… Je ne dois
mon salut qu'aux roulettes…
Katherine — Comment ça, aux roulettes… ?
Georges — Ben tiens ! Essayez de faire la chose sur une desserte à roulettes, vous verrez si
c'est facile… (Rachel hoche la tête, puis tous deux se rendent compte de la gaffe)
Clarisse — C'est drôle, Georges, je me souviens du placard à balais, du monte-plats, du
panier du chien… mais pas de la desserte à fromages. Ça devait être à nos tout débuts.
Florence — Bref, sa tentative a échoué dans l’escalier. J'en ai encore des bleus partout ! Et
lui aussi probablement.
Katherine — Chacun sait ici que de tous leurs trésors, la vertu est pour les sœurs Westmore
le plus grand. Un trésor pour lequel elles n'auraient pas hésité à lui arracher le foie.
De Oriega — Eh bien, nous avons fait le tour. Au départ, personne n'avait la moindre
raison de tuer Kreutzfeld. Maintenant, chacun en a au moins une.

3eme pause explicative

Voix off : « Eh oui, désormais ils ont chacun leur petite raison d'avoir tué Jacob Kreutzfeld.
(Chaque fois que quelqu'un est désigné par la voix off, il bouge mais sur place, se retourne
ou se gratte la tête, montre un signe d'éventuelle culpabilité) Katherine, sa femme, est peut-
être la coupable idéale… Avoir vécu tous les jours auprès d'un être aussi détestable que
Kreutzfeld lui donnerait d'ailleurs de nombreuses circonstances atténuantes. Joanna, sa
sœur, peut être coupable en raison de ce que son beau-frère lui a fait ... ou pas. Nous avons
vu que Joanna avait une prédilection particulière pour les amants ou les maris de sa sœur...
Clarisse, leur mère, pourrait être également coupable. Avoir découvert que Kreutzfeld
l’avait arnaquée à ce point sur ses tableaux était un motif largement suffisant...
Georges, le père, tout autant ... et pour les mêmes raisons. Apres tout, c’était son argent.
De plus Kreutzfeld le menaçait peut-être de révéler à sa femme la liaison qu'il entretient

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avec Rachel. De Oriega, ivre ou non, ferait lui aussi un coupable tout à fait acceptable  : la
critique assassine de son dernier roman par Kreutzfeld pouvait lui donner à lui aussi
quelques acrimonies... Pareil pour Florence et Camilla Westmore, l'une pour avoir failli être
violée sur la desserte à fromages, l'autre pour avoir vengé sa sœur et le petit patrimoine
vertueux de la famille... Quant à Alice Doublecup... »

(Fin de la 3eme pause explicative)

SCENE 9
Alice — Puis-je me permettre une suggestion, Monsieur ?
Georges — Je vous en prie, Alice.
Alice — Je crois, Monsieur, que c'est dans les habitudes de la police, en de telles
circonstances, de poser d'innombrables questions aux suspects. Peut-être chacun
s'éviterait-il des désagréments en préparant dès à présent ses réponses. Je pense que cela
s'appelle établir un alibi. (Tous se réjouissent comme des gamins)
Georges — Excellente idée ! Si nous pouvions établir par exemple à quelle heure ce salaud
est mort, certains d'entre nous pourraient déjà être disculpés.
Alice — En dehors de l'assassin, je pense être la première à avoir découvert le corps. Il était
huit heures pile ; à ce moment-là, le corps était encore tiède.
De Oriega — Ah ! voilà que vous commencez à parler mon langage ! Les criminologues
savent qu'un cadavre se refroidit entre vingt et trente minutes après la mort. Si Miss
Doublecup dit qu'il était encore tiède à huit heures, le meurtre ne remonte pas au-delà de
sept heures trente…
Alice — Vous êtes tous montés vers sept heures vous habiller en vue du dîner. J'étais
présente dans ce salon même à préparer les cocktails et je peux affirmer vous avoir tous vus
descendre en tenue de soirée, les uns après les autres, par cet escalier-ci (côté jardin), qui
n'offre aucune issue vers la salle du crime. A sept heures trente, vous étiez tous là.
Clarisse — Dieu soit loué ! Tout est terminé ! Nous allons pouvoir passer au café.
Rachel — Pourquoi Dieu soit loue, tout est terminé ?
Clarisse — Nous étions tons réunis dans cette pièce à l'heure du crime. Il s'agit donc d'un
crime de rôdeur !
Alice  — Sauf votre respect, Madame, il n'est pas évident que la police se satisfasse de cette

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explication.
Camilla — Alors autant tirer le coupable à la courte paille… (ils rient)
Clarisse — Mais ce n'est pas une si mauvaise idée ! Cette façon de faire éviterait - enfin, à la
plupart d'entre nous - de gâcher la fin du week-end.
Joanna — Mère ! Proposer d'accuser un innocent pour ne pas perturber votre week-end !
Clarisse — Cette façon que vous avez, ma fille, de caricaturer mes idées ! C'est juste pour
polariser les enquêteurs sur une piste déterminée afin d'éviter des tracas aux autres. Il ne
s'agira pour la personne désignée que d'une épreuve de quelques heures ; le temps de
mettre la main sur le véritable… sur le vagabond qui...
Florence — C'est absolument immoral ! (un temps) Mais ce serait amusant…
Clarisse — En outre, ça permettrait de libérer la table pour le petit déjeuner, demain matin.
Georges — Je dois admettre que je ne sais plus à quel saint me vouer. Qu'en pensez-vous
Alice ? Apres tout, c'est vous l'adjoint du sheriff.
Alice — J'avoue que la proposition de Madame offre beaucoup d'avantages.
Clarisse — Oh, je suis heureuse que vous soyez d'accord ! Voyons, où en sommes-nous ?
Comment inventer une histoire ? Cherchons d'abord celui que nous pouvons sacrifier sans
qu'il en coûte beaucoup. (Tous les regards se tournent vers l'écrivain)
De Oriega — Eh, attendez...
Rachel — Je suis d'accord pour qu'il soit choisi. Il n'a pas dit un mot jusqu'au meurtre !
Florence — Nous l'aurions sans doute trouvé moins imbuvable s'il n'avait pas tant bu...
Camilla — ...S'il avait été plus aimable.
Katherine — C'est moi qui l’ai amené, j'en suis responsable en quelque sorte. Or, je dois
dire qu'il n'a pas tenu toutes ses promesses… (elle pointe le doigt vers le bas)
Joanna — Parce que tu n'as pas su y faire. Moi je n'ai pas encore tenté ma chance...
Alice — Mesdemoiselles, je vous en prie ! Si vous me permettez, M. de Oriega représente le
mauvais choix. Jamais la police ne voudra croire qu'il a tué M. Kreutzfeld.
Georges — Et pourquoi cela ?
Alice — Parce que ce genre de meurtre exige audace, décision et discernement, toutes
qualités qui font défaut à Monsieur.
De Oriega — Ah, vraiment ! Comment osez-vous ? Vous, une… gouvernante ! Je peux vous
prouver que je peux trucider une demi-douzaine de Kreutzfeld quand je veux et une

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vingtaine de Miss Doublecup en prime si le cœur m’en dit !
Georges — Silence ! C'est Miss Doublecup qui commande ici ce soir !
Katherine — Alors, quel suspect pouvons-nous offrir aux policiers ?

(Petite respiration musicale. On voit chacun réfléchir, se tourner vers l'un ou l'autre)

Alice — Je vais vous soumettre un petit scénario auquel la police peut prêter foi et qui
repose sur deux faits : le premier, que M. Jacob Kreutzfeld était encore revêtu de son
complet ordinaire. Le second, que Melle Westmore est passée un court instant dans
l'escalier menant à la salle à manger, avant ma découverte du corps, disons vers 19 h 15.
Camilla — Vous faites erreur, personne n'a quitté ce salon entre 19 et 20 h, si ce n'est pour
aller sur la terrasse qui ne mène nulle part !
Rachel — C'est à dire… peut-être ne devrais-je pas le dire… Je crois me souvenir en effet
que Mademoiselle Florence... Enfin, je ne voudrais pas...
Florence — Mais, je vous en prie, ma chère ! Je n'ai rien à cacher... J'avais laissé mon rouge
à lèvres dans la poche de mon manteau, sur le dossier d'une chaise. Comme je ne trouvais
pas l'interrupteur et qu'il faisait noir dans la salle, je n'ai pas pu voir le corps de Kreutzfeld
sur la table… De toute façon, je suis passée en coup de vent, je n'aurais matériellement
jamais eu le temps...
Camilla — Cependant, ce qui est valable pour Miss Joanna l'est encore plus pour une petite
personne comme ma sœur : elle n'aurait pas eu la force d'enfoncer un couteau dans un dos
d'homme.
Alice — Certainement, Mademoiselle, je ne me permettrais pas d'affirmer quoi que ce soit.
Je vous rappelle que tout cela est pur échafaudage de ma part ! C'est juste histoire
d'imaginer un scénario crédible pour la police.
Rachel — Alors, il faudra réviser le mobile, parce qu'entre nous, une tentative de viol non
aboutie sur une desserte à fromages…

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SCENE 10
Alice — Bon, admettons alors que… je ne sais pas, moi... que la police ait ses propres
informations sur les sœurs Westmore, qu'elle ait par exemple des soupçons sur leur
enrichissement soudain depuis qu'elles ont pris possession de la maison de retraite…
Clarisse (faussement naïve) — Comment cela, où vous voulez en venir ?
Alice — Je ne veux en venir nulle part, Madame, je suppose simplement que la police peut
aller chez le notaire et établir des relations entre certains testaments de pensionnaires et la
bonne volonté qu'ils montrent à décéder dans les semaines qui suivent…
Rachel — Ça, ce serait un vrai mobile !
Alice — Bien entendu, juste le temps pour la police de vérifier que ces informations ne sont
que fausses rumeurs...
De Oriega — Ok mais... Florence Westmore aurait-elle eu le temps d'agir ? Nous avons
estimé que Kreutzfeld ne peut pas avoir été tué avant sept heures trente…
Alice — C'est vous qui l'avez estimé. Et c'est probablement faux puisqu'il n'avait pas eu le
temps de s'habiller pour le dîner. En fait, selon moi, sa mort remonterait à six heures
trente/sept heures plutôt qu'a sept heures trente/huit heures.
Georges — Mais, vous avez insisté vous-même sur le fait que son corps était encore tiède à
huit !
Alice — Cette tiédeur était telle, à dire vrai, qu'elle m'a paru suspecte. Or, vous savez
comme moi que cette maison comporte un monte-plats, chauffé électriquement pour
maintenir les assiettes à température, qui va de la cuisine aux chambres à coucher - celle de
Kreutzfeld précisément -, en passant par la salle à manger et ce salon (réactions variées de
tous) Si quelqu'un de plus fort, de plus grand que Florence Westmore - et pour les besoins
de l'histoire, nous supposerons qu'il s'agit de sa sœur Camilla - (réactions des autres) a
poignardé Kreutzfeld dans sa chambre vers sept heures, elle a très bien pu déposer le
cadavre sur le monte-plats pour en conserver la tiédeur. Un complice - Florence Westmore,
supposons -, une demi-heure ou une heure plus tard aura descendu le tout à la salle à
manger puis placé le corps sur la table.
Georges — L'alibi de Camilla était tout trouvé : elle se trouvait dans le salon au moment
apparent du crime. Mais il reste une question : il y a au moins quatre mètres du monte-plats

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à la table ; comment Florence aurait-elle pu porter un gabarit comme Kreutzfeld sur une
telle distance ?
Alice — Eh bien, voyez-vous, ce sont ses propres transports sur les dessertes à fromages qui
m'ont mis la puce à l'oreille. Démonstration ! (elle débarrasse la desserte à apéritifs, appuie
sur la commande du monte-plats, entrouvre les vantaux pour laisser entrevoir le monte-
plats arriver à niveau, un corps étendu dessus avec un couteau dans le dos : Kreutzfeld. Elle
place la desserte à côté) Vous le constatez comme moi : la force d'une fillette suffirait. (elle
fait glisser le corps sur la table du salon)
(Les sœurs Westmore sont abattues.)
De Oriega — Je dois reconnaître que c'est assez bien vu… pour une majordome.
Alice — Bien entendu, tout cela n'est que suppositions de ma part, suffisamment
cohérentes je l'espère pour tenir quelques jours la police en haleine.
(Devant la clairvoyance d’Alice, les autres sont presque pris de pitié pour les victimes)
Clarisse — Oui, c'est juste pour occuper la police jusqu'à l'arrestation de… du vagabond…
Katherine — J'aperçois une bouteille de gin qui me paraît admirablement pleine… Vous
m'accompagnez Camilla ?
Rachel — Venez avec moi Florence, j'en vois une de whisky qui a l'air de s’ennuyer.
Joanna (voulant poser son verre et le heurtant au cadavre) — Ah !... avec toutes ces tables
encombrées, on ne sait jamais où se poser, dans cette maison.
Clarisse — Allons en bas, mes amis, nous serons plus tranquilles pour finir le week-end.
(Alice reste seule à ranger, de Oriega la regarde)
De Oriega — Savez-vous, Miss Doublecup, si mon dernier roman est aussi mauvais qu’on le
dit, je devrais peut-être renoncer à la grande littérature pour revenir au policier. Avec votre
imagination, votre sens de la déduction… (un temps) Ne pourrions-nous pas nous associer
pour deux ou trois livres ?
Alice — Merci beaucoup pour cette proposition qui me flatte, mais je crains que nos
positions sociales ne soient trop éloignées... (un temps) J'ai passé vingt ans de ma vie à
étudier et travailler pour devenir majordome de standing. Y renoncer maintenant et
redescendre l'échelle sociale pour n'être plus qu'une gratte-papier… briserait le cœur de ma
pauvre maman. Veuillez m'excuser, Monsieur, mais l'incident de ce soir m'a mise très en
retard… (De Oriega, aigri, sort. Alice reste seule.)

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SCENE 11
(La cuisinière entre, paniquée et se cachant des oreilles indiscrètes)
Cuisinière — Ils sont partis ? Oh, la la ! Quelle histoire ! (elle prend sa tête entre ses mains)
Alice (perdant enfin sa componction) — Alors, toi, ma cocotte, tu vas t'expliquer !
Cuisinière — Je sais pas ce qui m'a pris... j'avais un peu bu aussi...
Alice — Une fois de plus ! Mais c'est la dernière, tu m'entends ? La dernière fois que j'te
couvre. J'ai été obligée d'inventer toute une histoire invraisemblable… qu'ils ont crue
heureusement, mais c'était limite ! (un temps, plus calme) Qu'est-ce qu'il avait encore fait
celui-là ?
Cuisinière — Ben… j'étais en train de faire la sauce pour le rôti, quand soudain, il s'est
approché par derrière...
Alice — Il t'a saisie par les reins, le salaud !
Cuisinière — Pas du tout. Il a pris un quignon de pain et il l'a trempé dans le jus, comme
ça… Il en a fait une mouillette qu’il a suçotée comme un porc sous mes yeux… Y’en avait
partout sur son menton ; c'était horrible, ça dégoulinait partout ! Moi, c’est simple, ça m'a
rendue dingue. Déjà que j'étais un peu... énervée – je supporte pas qu'on fasse des
mouillettes dans la sauce du rôti, à même le plat ! Alors j'ai pris le couteau à viande et…
shlak! Shlak ! shlak ! dans le dos (elle mime en s’acharnant sur le cadavre puis tombe en
pleurs)
Alice — Calme toi, calme toi… Je te comprends, remarque, moi non plus je supporte pas les
mouillettes dans la sauce du rôti à même le plat. Fais quand même attention la prochaine
fois. Contrôle-toi. Je serai pas toujours là.

Fin

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