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FORMULES
20 - 2016

Ce que les formes veulent dire


What forms mean
Chris Andrews

Presses Universitaires du
Nouveau Monde
 

Formules. Revue des créations formelles est une revue publiée par les Presses Universitaires
du Nouveau Monde avec le soutien de la chaire Melodia E. Jones de la State University of
New York.
Formules est une revue traitant d’un domaine particulier, celui des créations formelles.
Chaque numéro annuel est consacré à un aspect spécifique lié à cet intérêt principal  ; on y
trouve également des rubriques régulières concernant des sujets proches ou des créations
plastiques qui correspondent aux préoccupations des rédacteurs et des lecteurs de la revue.
Les envois spontanés sont encouragés, pourvu qu’ils soient en rapport avec ce domaine ;
toutefois Formules ne maintiendra pas de correspondance avec les auteurs des textes refusés,
qui ne seront pas retournés. Les auteurs publiant dans Formules proposent librement une
spéculation critique ou une création qui n’engage pas la revue. Cependant, Formules se donne
pour règle de ne jamais publier de textes antidémocratiques ou contraires à la dignité de la
personne humaine. Les auteurs trouveront une feuille de style pour Formules à :
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Universidad de Vigo, Fac. de Filología y Traducción
Campus Lagoas Marcosende
36310 Vigo

© Revue Formules © Pour l’utilisation personnelle de leurs textes : les auteurs

Formules 20 ISBN : 978-1-937030-69-8


Formules ISSN : 1275-77-13
Dépôt légal en France : #

Cover image: Mark Rothko, No. 5 / No. 22, 1950© 1998 Kate Rothko Prizel &
Christopher Rothko. ARS, New York/Licensed by Viscopy, 2016
3  

Présentation

Chris Andrews

La notion de forme continue à susciter des débats théoriques dans


les études littéraires et dans l’esthétique. Qu’est-ce qu’une forme, au
juste ? Le consensus sur une définition n’est pas près de s’imposer,
d’autant plus que les théoriciens qui s’intéressent à cette notion ont des
formations disciplinaires diverses (en linguistique, lettres ou philosophie)
et peinent souvent à s’entendre. Comme l’a rappelé récemment Patrice
Maniglier dans une défense vigoureuse du formalisme russe (et de
Chklovski en particulier), la notion de forme se trouve prise dans des
dialectiques qui l’opposent, initialement au moins, à une série de termes
contraires : la signification, la matière, la fonction. Maniglier lui-même
prend une position anti-fonctionnaliste : « la forme est ce qui se produit
en se soustrayant à toute fonction ».1 Cependant, il paraît que la forme
produite concourt à ce qui était, pour Chklovski, la fonction suprême de
la littérature, celle de rendre étrange ce qui est devenu trop familier : « La
forme n’est pas la partie de l’œuvre soustraite à la signification, mais
celle qui arrête le processus de la reconnaissance, précisément parce
qu’elle a un caractère différentiel. »2 La fonctionnalité tend à rattraper ce
qui se produit en dehors d’une visée fonctionnelle.
De même pour la signification : des formes employées de manière
purement génératrices peuvent finir par revêtir des sens. Par ailleurs, le
choix d’une forme est souvent motivé par son potentiel signifiant, que
celui-ci soit en harmonie ou en dissonance avec les autres sens de
l’œuvre. Et les options formelles ont une fonction superficielle mais
socialement importante en ce qu’elles permettent à l’écrivain ou à
l’artiste d’« afficher ses couleurs », de signaler son appartenance à un
camp et, partant, de susciter des préjugés favorables et défavorables.3 Il
est rare que les formes, telles que nous les identifions dans la pratique, se
soustraient totalement aux effets de sens.
Invités à réfléchir au sémantisme de la forme, les contributeurs à ce
vingtième numéro de Formules sont partis à l’exploration de la diversité
et de la mutabilité de ce que les formes veulent dire. Le numéro s’ouvre
avec deux articles théoriques. À la suite de Monroe Beardsley, Antoine
Constantin Caille plaide pour une distinction à l’intérieur de la forme,
entre structure et texture. Mais à différence de Beardsley, il voit dans
cette distinction beaucoup plus qu’une affaire d’échelle. Pour lui, la
texture n’est pas une microstructure mais une infrastructure. Moins
4  

maîtrisable que la structure, plus soumise aux aléas et aux résistances des
matériaux, elle est aussi plus attentionnelle, et ne communique pas non
plus de la même manière. Sa communication consiste à modifier notre
perception ; elle procède d’un vouloir-faire-percevoir ou un vouloir-faire-
expérimenter plutôt que d’un vouloir-dire. Et ce que les formes texturales
veulent faire expérimenter est de l’ordre d’une force ou d’une émotion,
plutôt que de l’ordre d’un message.
Valeria de Luca et Antonino Bondì montrent pour leur part
comment des travaux récents en sciences du langage, et particulièrement
la théorie des formes sémantiques de Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti
(qui puisent dans la tradition phénoménologique et la Gestalttheorie),
peuvent renouveler notre compréhension de ce que c’est qu’une forme.
Ils nous invitent à repenser les formes non pas comme des entités
clairement isolables et indéfiniment stables mais comme des
stabilisations provisoires, prises dans une tension entre l’intentionnalité
du dire et les normes langagières. Dans cette perspective, la contrainte
littéraire – et la contrainte oulipienne en particulier, de par sa formulation
précise et explicite – serait une stabilisation efficace de la forme, qui ne
fige pas pour autant l’instabilité constitutive des expériences de sens.
Concevoir la forme comme activité dynamique peut nous aider à
éviter les généralisations abusives à partir des sens qu’on attribue à une
forme ici et maintenant. Comme les formes elles-mêmes, les sens formels
ont une histoire, et les formes peuvent subir des reconfigurations
sémantiques. C’est ce que montre, pour la forme très courte du fragment
moraliste, Ingrid Riocreux, et pour la forme très longue du roman-fleuve,
Augustin Voegele.
Les historiens de la littérature ont souvent caractérisé l’évolution
du fragment en disant que le genre est passé de l’universalisme au
subjectivisme ou de la clôture formelle à l’ouverture. En lisant de près les
fragments de La Rochefoucauld, Chamfort, Schlegel et Cioran, Ingrid
Riocreux pointe les insuffisances de ces oppositions schématiques et
propose de penser l’histoire du fragment en termes d’une négativité
formelle qui s’exerce à la fois dans les textes et au-delà, sur le plan
symbolique, en faisant signifier les blancs qui les séparent. Ingrid
Riocreux fait voir comment la négativité chez La Rochefoucauld se
rapproche de celle de la théologie apophatique – on ne peut dire que ce
que Dieu n’est pas – tandis que chez Chamfort elle ne renvoie pas à une
quelconque transcendance. De l’espace blanc comme lieu de l’indicible
on passe à l’espace blanc comme signe du vide.
Des reconfigurations sémantiques tout aussi profondes affectent le
roman-fleuve. Selon la lecture d’Augustin Voegele, la profusion
romanesque de L’Astrée (1607-1627) et L’Artamène (1649-1653) trahit
5  

une angoisse et un désarroi qui sont des traits de l’époque baroque. C’est
la forme comme symptôme. Quand le genre émerge de nouveau au dix-
neuvième siècle avec Victor Hugo, Dumas, Balzac et Zola, l’ambition de
maîtrise est assumée par des auteurs qui se démiurgisent en même temps
qu’ils font entrer le peuple dans leurs œuvres et commencent à s’adresser
à lui. La longueur a ici un sens mimétique : elle est proportionnelle à la
totalité vaste et complexe que les sommes et les cycles visent à capter.
Puis les enjeux formels du « roman interminable » se transforment de
nouveau au début du vingtième siècle : la forme devient plus auto-
réflexive et mime de manière plus variée des visions du monde
particulières (la métaphysique du temps chez Proust, ou les « ondes
historiques » de Romains).
Si les relations entre forme et sens se modifient au cours de
l’histoire, elles sont troublées aussi par des déplacements dans l’espace
culturel et tout particulièrement par la traduction. Véronique Duché suit
de près les fortunes et les avatars d’un corpus de poèmes courtois
espagnols du moyen âge tardif qui ont beaucoup perdu en franchissant les
Pyrénées, faute d’une forme adéquate dans la langue cible et du contexte
ludique ou les originaux servaient de devinettes en faisant jouer ensemble
texte et image. Finalement c’est l’inventivité même de la letra de
invención qui s’évanouit dans le transfert.
Mais de telles pertes ne sont ni universelles ni fatales. En analysant
la traduction d’un poème d’Oskar Pastior par Frédéric Forte et Bénédicte
Vilegrain, Alain Chevrier fournit un contre-exemple : même en traduisant
des textes à contraintes fortes, garder la forme n’interdit pas de s’attacher
au sens. Dans ce cas précis, même à l’intérieur du carcan
anagrammatique, une ingéniosité patiente a pu récupérer, par toutes sortes
de détours, une proportion étonnamment élevée des sèmes de l’original.
L’ingéniosité en question appartient aux traducteurs et à l’exégète
(comme il ressort de la correspondance entre Chevrier et Forte). Essayer
de l’attribuer plus précisément, en traçant des lignes de partage, serait
hasardeux et sans doute peu utile.
S’il y a un auteur qui a exercé l’ingéniosité exégétique, c’est bien
Stéphane Mallarmé. Joëlle Molina se livre ici à une cryptanalyse de trois
de ses poèmes, et avance l’hypothèse de la généralité d’un emboîtement
de deux formes : l’une « officielle » et patente, l’autre secrète, perceptible
au terme d’un travail « à la lettre près ». En ce qu’elle est tributaire des
accidents de la matière verbale (les lettres d’un nom propre, par
exemple), cette forme secrète se rapproche de la texture et de son mystère
tels qu’Antoine Caille les théorise dans le premier article.
Par des manipulations typographiques, Joëlle Molina rend visibles
des motifs qui, sans cela, opéreraient de manière subliminale lors d’une
6  

lecture. Elle « déballe » des formes cachées dont les effets ne peuvent se
produire qu’à retardement. C’est sur des formes conçues, au contraire,
pour frapper de prime abord que Lucie Lavergne se penche en regardant
et en lisant des calligrammes et des « tableaux de mots » composés entre
1910 et 1920 par des poètes des avant-gardes espagnoles. Ce que veulent
dire les formes de ces poèmes n’est pas limité par un paradigme
mimétique ; elles peuvent matérialiser des métaphores ou d’autres
figures, ou encore servir comme notation d’une nouvelle prosodie.
On associe la sémantisation de l’espace blanc surtout à la poésie –
du Coup de dés à la poésie blanche et au-delà – mais le roman peut aussi
le faire signifier. C’est ce dont fait la démonstration Michel Sirvent en
revisitant l’affaire de la page 88 de la première édition du Voyeur d’Alain
Robbe-Grillet. Armé des outils conceptuels de la textique et d’une
connaissance fine du texte et des avant-textes, il fait voir comment, dans
les bonnes conditions, le roman induit une formidable « effervescence
sémiotique » qui finit par charger irrésistiblement cette page blanche de
sens, en dépit des dénégations (perverses ou oublieuses ?) de l’auteur.
Retraçant le parcours théorique et critique de Bernard Magné,
Cécile de Bary y discerne une évolution qui l’a éloigné de la théorie
textualiste de Jean Ricardou en ce qui concerne le concept de biotexte.
Dans le cas de Georges Perec, privilégié par Magné, le refus de
l’expression ne semble pas avoir été ni total ni dogmatique, puisque
même si les éléments qui entrent dans ses écrits obéissent largement à
« certaines règles du texte en fabrique » (pour citer Ricardou), ces règles
mêmes s’ancrent parfois dans le vécu. Ce qui est ancré n’est pas pour
autant figé ni fixe : tout dépend de la longueur de la chaîne et de sa
résistance. Cécile de Bary met l’accent sur le e dans la ligature initiale
des æncrages (terme forgé par Magné pour rendre compte de l’intime
intrication de l’autobiographique et du formel chez Perec), non pas pour
les détacher de leur substrat vécu et revenir vers le textualisme, mais pour
multiplier leurs significations et les liens qu’ils tissent entre eux.
C’est à une métaphore quelque peu traîtresse que Dominique
Raymond s’attaque dans son article, où il est également question de
Perec : celle qui assimile texte littéraire et message codé. S’agissant de
littérature à contraintes, on peut être tenté de voir la contrainte elle-même,
aussi bien que le sens « profond », comme un élément du contenu
provisoirement caché. Mais ce serait supposer que la contrainte, une fois
déchiffrée, aurait dans tous les cas un sens clair et unique. Et même si
l’on modifiait la métaphore pour assimiler la contrainte aux règles de
codage, celles-ci opèrent forcément d’une manière bien plus rigide que
les contraintes littéraires. Pour illustrer son propos, Dominique Raymond
se tourne vers un texte de Perec dont l’aspect formel ne saute pas aux
7  

yeux – « Les lieux d’une fugue » – et y décèle, non pas pour décoder le
texte mais pour enrichir ses résonances, une contrainte de structuration
musicale dont l’origine se trouve peut-être dans un calembour sur « fugue
d’école ».
En se penchant sur Octogone de Jacques Roubaud, Thea Petrou
déplie les sens temporels des formes – anciennes et nouvelles – que le
poète y déploie. Le sonnet, « laboratoire central » du travail poétique de
Roubaud, lui sert à rendre hommage à des précurseurs et des disparus,
devenant ainsi palimpseste. Le « trident » et la « Joséphine », nouvelles
inventions, abandonnent la solidité cristalline ou même marmoréenne du
sonnet pour dire, dans leurs formes, le rétrécissement des capacités et la
disparition progressive. Ainsi concourent-ils à un émouvant adieu à la
poésie, sans précipitation et paradoxalement productif.
Le numéro 20 de Formules se clôt sur deux articles d’écrivains qui
sont des figures historiques de la revue : Didier Coste et Bernardo
Schiavetta. Dans les deux cas il s’agit de retracer un parcours formel et
vital, et de réfléchir sur ce que les formes ont voulu dire dans une vie
d’écrivain. Didier Coste interroge la présupposition courante d’une
harmonie entre forme et fond. Parfois les formes, comme les acteurs et
les actrices, donnent le meilleur d’elles-mêmes quand elles jouent à
contre-emploi, et les faire jouer ainsi permet de mettre en question le
statut « naturel » d’un emploi conventionnel. Saisi par la dynamique du
sonnet, Didier Coste ne s’est pas contenté, pas plus que le
« sonnetomane » Merrill Moore,4 de faire des variations sur des thèmes
patentés. À la suite de Rilke et ses Sonnets à Orphée, il a voulu
resémantiser la forme, en l’arrachant à la fonction élégiaque qu’il a si
souvent remplie depuis Pétrarque. Cependant, il ne s’agit pas simplement
pour lui d’établir de nouvelles correspondances entre formes et sens.
Dans des poèmes récents, écrits en anglais, il fait dialoguer un vouloir-
dire de convention et un contre-dire qui s’appuient sur des formes
renouvelées par une invention constante.
Comme le parcours de Didier Coste, celui de Bernardo Schiavetta
l’a mené vers l’altérité linguistique. C’est en traduisant en français
certains de ses poèmes écrits en espagnol sous des contraintes diverses
qu’il a vu se dégager les traits d’une altérité autre : celle de
l’hétéronymie. Ayant reconnu les étrangetés de ces poèmes, il leur a
inventé des auteurs et les a dotés de vies imaginaires dans lesquelles
lesdites étrangetés s’intègrent et s’expliquent tout naturellement. À
l’inverse de la biographie, pour laquelle les expériences vécues
déterminent en général la forme littéraire, dans ce cas insolite ce sont les
formes qui déterminent indirectement les expériences imaginées. Ainsi un
long détour par l’écriture sous contraintes, l’invention d’hétéronymes et
8  

l’élaboration fictionnelle de leurs vies aboutit à un ensemble de textes


moins personnels (au sens d’intimes) mais plus particuliers, plus
distinctifs, que les poèmes lyriques des débuts, écrits pour s’exprimer.
Ce que les formes ont fini par dire, c’est le sujet supposé les avoir
bâties. N’est-ce pas l’illustration d’un potentiel que les formes effectuent
souvent de manière moins radicale : au lieu de nous donner les moyens de
nous exprimer « tels que nous sommes », elles nous disent autrement. La
forme comme opérateur d’un écart, selon la vision chklovskienne,5
affecte aussi bien ceux qui s’en servent.
9  

NOTES
1
Maniglier, Patrice. « Du mode d’existence des objets littéraires : Enjeux
philosophiques du formalisme ». Les Temps modernes 676 (mai 2013) :
66.
2
Ibid., 65.
3
À ce sujet, voir les remarques de Simon Jarvis dans « Why Rhyme
Pleases ». Thinking Verse 1 (2011) : 19.
4
Voir la vie brève de Merrill Moore dans Jacques Roubaud,
L’Abominable Tisonnier de John McTaggart Ellis McTaggart. Paris :
Seuil, 1997. 296-308.
5
Voir Maniglier. Ibid., 58.
10  

Antoine Constantin Caille


Georgia Institute of Technology

Approche de la texture : D’un sens des formes


au niveau infrastructurel

Résumé

Cet article examine les conceptions de la texture proposées par plusieurs


théoriciens (Beardsley, Genette, Eco, Deleuze) et les questionne de près,
en les confrontant méditativement au travail d’artistes graphiques (en
particulier Kollwitz et Rothko). Beardsley conçoit la texture comme un
équivalent de la structure à l’échelle du détail de l’œuvre. Cela permet de
penser en termes formalistes quelque chose qui pouvait apparaître comme
un sensible ineffable (ou vaguement approché par un langage
métaphorique). Genette reprend la distinction entre structure et texture, et
marque que la seconde relève davantage de l’attention. L’appréhension
de la texture exige une attention au détail. Mais qu’est-ce que le détail ?
Le concept de texture étant transdisciplinaire, il faut se demander si le
détail a le même statut dans les différents arts. Nous interrogeons en
particulier le rapport entre signification et détail en littérature et en
peinture (ou dessin). Cela nous amène à considérer des « formes »
texturales asignifiantes et à préférer le terme infrastructurel à
microstructurel pour caractériser leur statut. L’infrastructurel dans son
rapport à l’asignifiant, c’est ce qu’Eco ne nous paraît pas avoir su déceler,
parce que son approche (la sémiologie structurale) ne le permet pas. La
conception deleuzo-guattarienne de l’asignifiance nous permet-elle en
revanche d’approcher convenablement la texture et son étrange
communication ?
11  

Abstract

This article examines the conceptions of texture proposed by several


theorists (Beardsley, Genette, Eco, Deleuze) and questions them closely,
confronting them with the work of graphic artists (in particular Kollwitz
and Rothko). Beardsley conceives of texture as equivalent to structure on
a smaller scale. It enables one to think in formalist terms about something
that could appear as an ineffable sense object. Genette builds on the
distinction between structure and texture, and shows that the second is
more a matter of attention. The apprehension of texture demands close
attention to detail. But what is detail ? The concept of texture being
transdisciplinary, it is necessary to ask whether detail has the same status
in different arts. I interrogate in particular the relationship between
signification and detail in literature and in painting (or drawing). This
brings me to consider asignifying textural « forms », and to prefer
infrastructural to microstructural as a term to characterize their status.
Because of his approach (structural semiology), Eco did not elaborate a
theory of infrastructural forms with asignifying qualities. In contrast, does
the concept of asignifying signs developed by Deleuze and Guattari allow
us to appropriately approach texture and its strange form of
communication ?

Mots-clés : Texture, formes, détail, infrastructurel, asignifiance, Antoine


Constantin Caille.

Y a-t-il encore des formes au niveau de la texture des œuvres ? Et


si tel est le cas, ces formes veulent-elles dire quelque chose ? Nous
aborderons ces questions sur la texture et les formes à partir d’œuvres
d’art, d’une part afin de circonscrire le champ de réflexion ; d’autre part
parce que le caractère artistique des objets étudiés n’est pas indifférent à
la manière dont le problème nécessite d’être posé. La question du
vouloir-dire des formes au niveau de la texture doit être située par rapport
à celle de l’intentionnalité artistique. Sont-ce les formes elles-mêmes qui
signifient ou est-ce l’artiste qui leur fait dire ce qu’il/elle veut dire ? Si le
problème nécessite d’être posé ainsi quand nous abordons le niveau
textural, c’est parce qu’à ce niveau la maîtrise de l’artiste sur son œuvre
12  

est moins assurée. A ce niveau l’aléa et la résistance des matériaux ont


leur mot à dire. Et ce mot-à-dire n’en est justement pas un.
L’attention à la texture nous permet de comprendre que des formes
peuvent ne pas assumer la fonction principielle du langage articulé, sa
fonction communicative,1 consistant à faire émerger une idée dans l’esprit
du récepteur. Contrairement à ce qu’affirmait Klee, qui optait pour une
vocation idéaliste de l’art, écrire et dessiner peuvent ne pas être
identiques en leur fond ;2 car même l’art du trait pose un problème
spécifique à la texture qui ne saurait concerner la pure écriture – si l’on
entend par là une écriture dont le tracé n’est pas pris en compte. On
s’accordera sur le fait que la texture peut signifier ; elle peut même
signifier de deux manières, par dénotation et par connotation.3 La
représentation d’un tissu (disons une dentelle) dénote la texture de ce
tissu par sa texture. Par ailleurs, une texture « pré-sèche » en peinture
peut signifier la spontanéité, le caractère « brut » d’une œuvre, comme il
est accepté d’en convenir concernant certaines toiles de
l’expressionnisme allemand.4 Mais ici la question du sens des formes au
niveau textural reste informulée. Il faut essayer d’abord de discerner et de
concevoir ces formes dans leur différence avec celles qui apparaissent au
niveau structurel.

1. Distinction entre structure et texture

A notre connaissance, le premier théoricien à l’avoir fait est


Monroe C. Beardsley dans son livre Aesthetics : Problems in the
Philosophy of Criticism, datant de 1958. Le chapitre qui y est consacré
s’intitule « Artistic Form », où il commence par déplorer un habituel
manque de précision quant à ce qu’on entend par « forme » lorsqu’on
traite d’objets esthétiques.

Parler de la forme d’un objet esthétique c’est pour le moins


impliquer une distinction entre sa forme et ses autres aspects.
Et c’est cette distinction qui fait émerger de déconcertants
problèmes pour l’esthétique. En émergent certaines des
questions les plus débattues. Est-ce que la forme peut être
séparée du contenu ? La forme d’un objet esthétique est-elle
13  

plus, ou moins, importante que son contenu, ou que sa


signification ?5

A cette première question Beardsley parvient rapidement à répondre en


faisant jouer une autre distinction : entre « distinguabilité » (précisément)
et séparabilité. Nous retrouverons celle-ci plus loin dans notre article.

Est-ce que forme et contenu sont connectés ? Certainement


ils sont connectés, puisque certaines des relations
qu’entretiennent deux notes, disons, dépendent de leur
qualité, et certaines qualités d’une aire colorée donnée dans
un motif donné dépendent de ses relations avec des aires
voisines. Forme et contenu sont-ils séparables ? Sûrement
pas, et c’est une sérieuse erreur que de confondre
distinguabilité et séparabilité. […] la qualité d’un complexe
est fonction des éléments et de leurs relations, ou, pourrait-
on dire, tout à la fois de sa forme et de son contenu, et si l’un
des deux est changé – si différentes notes ou couleurs sont
substituées, ou si la musique est accélérée ou certaines aires
de couleur sont réarrangées – cette qualité particulière
changera ou disparaîtra.6

On peut parler des formes de l’objet et l’on peut parler de ses qualités, par
conséquent forme et contenu peuvent être distingués. Mais ils ne peuvent
être séparés puisque c’est l’organisation formelle de l’objet qui fait sa
qualité. Il est notable que la formule utilisée pour évoquer le contenu –
« la qualité d’un complexe » – n’implique pas l’idée de signification, et
offre ainsi une voie théorique alternative par rapport à celle de la
sémiologie, une voie plus proprement esthétique – nous y reviendrons.
Ce qui compte pour Beardsley est qu’on lui accorde la définition
suivante : « la forme d’un objet esthétique est l’ensemble du réseau de
relation entre ses parties » (168). Une telle définition permet de donner à
la texture un statut théorique qui ne la relègue pas à de l’informe, et
même de concevoir entre texture et structure une continuité qui
n’enlèverait rien à leur différence. Structure et texture définissent toutes
deux la forme d’un objet esthétique, simplement à des niveaux de
perception différents. Beardsley propose les diagrammes suivants :
14  

[FIGURE 1]
Diagrammes structure/texture proposés par Beardsley.7

La structure désigne la forme générale de l’objet ; la texture la forme de


son détail. La structure d’une peinture peut être qualifiée de « triangulaire
ou pyramidale » quand une telle forme ressort des « relations à grande
échelle entre certaines de ses zones les plus remarquables » (170), comme
dans l’exemple auquel se réfère Beardsley – Foyer municipal de Käthe
Kollwitz.

[FIGURE 2]
Foyer municipal [Städtisches Obdach], 1926. Dessin lithographié, 43.8 x
54cm. © Artists Rights Society (ARS), 2015, New York. Tous droits
réservés.
15  

La structure d’une symphonie correspond aux rapports entre ses


mouvements ; sa texture aux rapports entre ses notes.
Le théoricien a pris soin de démarquer son concept de texture de ce
que les critiques d’arts entendent et laissent entendre souvent sous ce
terme.

Quand ils disent, par exemple, que la soie et la toile de jute,


ou le pin et l’érable, diffèrent en texture, ils veulent dire
parfois que ceux-là apparaissent tels qu’ils produiraient des
sensations différentes au toucher si vous frottiez contre eux
votre main : il y a une différence quant à leur qualité tactile.8

Beardsley n’argue pas qu’ils ont tort de penser la chose ainsi ; mais que si
la chose paraît telle, c’est en raison des relations entre les petites parties
qui la composent ; et par conséquent, c’est pour une raison formelle. Il
entend par là renforcer sa démonstration, valider sa conception de la
texture en termes formels.
Pour notre part, avant de tenir pour valide cette conception, nous
voudrions interroger l’une de ses implications : celle qui consiste à faire
de la texture quelque chose qui est identique à la structure à la différence
d’échelle près. Pour rappel : les deux sont conçues comme rapports entre
parties, la première au niveau macroscopique, la seconde au niveau
microscopique – à condition d’enlever à ce qualificatif l’idée qu’il s’agit
de perception qu’on ne peut avoir sans l’aide d’un appareil.

2. La texture comme phénomène attentionnel

Dans Fiction et diction (1991), Genette reprend l’opposition entre


structure et texture dans les termes de Beardsley pour théoriser le style,
notamment en littérature, et utilise à cet effet le terme microstructure.

le critère de manière me semble, en raison même de sa


relativité et de sa réversibilité, fort utile à la détermination du
style. Mais, de toute évidence, nous avons besoin, en
littérature comme ailleurs, à côté ou à l’intérieur de cette
définition large (« propriétés du discours ») d’une définition
16  

plus restreinte, qui distingue le stylistique du thématique, et


même de bien d’autres traits rhématiques – comme les
techniques narratives, les formes métriques ou la longueur
des chapitres. Je réserverai donc, en ce sens restreint d’un
concept à géométrie variable, le terme de style à des
propriétés formelles du discours qui se manifestent à
l’échelle des microstructures proprement linguistiques, c’est-
à-dire de la phrase et de ses éléments – ou, comme le
formule Monroe Beardsley dans une distinction applicable à
tous les arts, au niveau de la texture plutôt que de la
structure. Les formes plus vastes de la diction relèvent d’un
mode d’organisation plus stable et sans doute plus constitutif
et moins attentionnel.9

Il est question ici de l’usage de la langue, et nous savons que les


plus petites composantes de la langue participent déjà à la signification :
si les phonèmes (b/p) ne possèdent pas de signification, leur raison d’être
est néanmoins de distinguer les significations (bière/pierre).10 Cela
constitue une différence non négligeable par rapport à d’autres arts que la
littérature, tels que les arts plastiques et musicaux, où les plus petites
composantes – à supposer qu’on puisse les isoler – offrent seulement des
perceptions distinctes.
Cependant, si nous actualisons la proposition implicite de Genette
sur la diction en littérature, nous obtenons : Cette forme moins vaste de la
diction relève d’un mode d’organisation moins stable et sans doute moins
constitutif (du statut artistique de l’objet) et plus attentionnel. Pour
certains objets, dont le caractère artistique n’est pas assuré par une forme
structurelle aisément reconnaissable (un poème en prose par opposition à
un sonnet), ce caractère peut dépendre de l’attention esthétique que lui
porte son récepteur. Essayons d’aller plus loin dans cette appréciation du
rapport entre un relatif effacement des formes reconnaissables et un
accroissement de l’attention à la texture.
Leibniz mettait déjà en évidence le rôle de l’attention dans
l’aperception des petites perceptions.

Aussi avons-nous des petites perceptions nous-mêmes, dont


nous ne nous apercevons point dans notre présent état. Il est
17  

vrai que nous pourrions fort bien nous en apercevoir et y


faire réflexion, si nous n’étions détournés par la multitude,
qui partage notre esprit, ou si elles n’étaient effacées ou
plutôt obscurcies par de plus grandes.11

Il est remarquable que la distinction beardsleyienne entre texture et


structure ne recouvre pas vraiment la distinction leibnizienne entre petites
perceptions et plus grandes perceptions. Les plus grandes perceptions ne
sont pas nécessairement perceptions des caractères structurels de l’objet.
Si l’on prend un texte grammique (fait de signes alphabétiques, disons),
l’attention à la structure de celui-ci – s’agit-il d’un poème ? et si oui, d’un
sonnet ? – fait diminuer, tout au moins momentanément, notre attention
au détail du texte. Mais l’oblitération du détail peut également avoir lieu
au niveau « microstructurel ». Nous savons que la lecture d’un mot se
passe souvent de la perception distincte de chacune de ses lettres et que la
perception holistique du mot peut amener le lecteur à ne pas remarquer
certaines « petites » erreurs typographiques, telles que celle-ci : par ordre
alphapétique. A un plus petit niveau encore, à supposer qu’alphabétique
soit (correctement) orthographié, il se pourrait qu’une impureté se soit
collée à la boucle du b, mais ne perturbe guère l’identification de sa
forme : sa petite taille et l’absence d’intentionnalité qu’on suppose à cette
sorte de taches peuvent faire de cet élément perçu un phénomène
inaperçu – perception sans aperception. On comprend dès lors que ces
traits asignifiants ne constituent pas la texture pour les objets littéraires (à
l’exception des œuvres mixtes, mêlant le dessin à l’écriture).
Supposons maintenant que nous ne soyons plus en face d’un texte
grammique mais en face d’une peinture, une peinture de Rothko dans sa
maturité artistique, pour prendre un cas extrême où l’enjeu de cette
question sur la texture apparaît. Quelles sont ici les petites perceptions
que je peux tenir pour négligeables ? De quel ordre de petitesse sont-
elles ?
Certes je visualise des formes structurelles (un rectangle de telle
couleur surplombé par un autre plus allongé d’une autre couleur ou teinte,
apparaissant sur le fond (?) d’une troisième). Cependant le mystère quant
à la signification de ces formes structurelles m’empêche d’ignorer les
petites perceptions que mes yeux ont au sein d’elles. Je ne peux
m’appuyer sur les formes structurelles, ni même sur des formes
18  

microstucturelles distinctes pour estimer négligeables les plus petites


perceptions. Celles-ci ne sont que temporairement « effacées ou plutôt
obscurcies [dans la conscience que j’en ai] par de plus grandes ». Bientôt
la zone rose n’est plus seulement du rose mais un composite indéfiniment
compliqué de teintes, de nuances et de « formes » que ces nuances
prennent plus ou moins distinctement les unes par rapport aux autres. Ces
« formes », je ne saurais les identifier avec la même sûreté que les formes
structurelles.12 Je peux douter qu’il s’agit bien de formes. Encore moins
qu’aux formes structurelles (qu’il m’est au moins possible de nommer
rectangle ou bande) je ne sais leur trouver une signification. Pourtant je
ne peux non plus dire qu’elles sont insignifiantes à la manière de cette
trace sur la boucle du b, dont j’étais sûr qu’elle ne contribuait point à la
signification du texte grammique, ni même à sa diction.
J’ai de petites perceptions mais ne suis guère capable de discerner
des éléments. Contrairement aux schémas proposés par Beardsley, et à
une certaine conception du cubisme – telle que Klee la résumait –, ici la
texture n’offre pas à la contemplation « des formes projectives
primordiales, comme le triangle, le rectangle, et le cercle », parce que
cette texture n’est pas « le résultat logique d’une méditation sur la
forme ».13 Elle est la matière « vivante » d’un « drame » qui a cours entre
les formes à partir du moment où le peintre a lâché son emprise sur elles.

Je pense à mes peintures comme à des pièces (dramatiques) ;


les formes dans les peintures en sont les acteurs. Elles ont été
créées à partir du besoin d’un groupe d’acteurs qui sont
capables de se mouvoir dramatiquement sans embarras et
d’exécuter des gestes sans honte. Ni l’action ni les acteurs ne
peuvent être anticipés, ou décrits à l’avance. Ils commencent
une aventure inconnue dans un espace inconnu… Les idées et
les projets qui existent dans l’esprit au début étaient
simplement le corridor à travers lequel quelqu’un est sorti du
monde dans lequel elles arrivent. Les grandes peintures
cubistes transcendent et démentent ainsi les implications du
programme cubiste.14
 
Paradoxe que cette idée d’une liberté des formes et de leur spontanéité
d’action quand il s’agit d’œuvres dont la fixité semble bien établie. Quel
19  

est cet étrange cinéma dont les formes deviennent les actrices ? Comment
comprendre cette insolite revendication de la part d’un peintre qui n’a
pourtant produit ni bande dessinée ni dessin animé ? Que ces formes
soient mouvantes en dépit du fait qu’elles sont fixes serait en quoi
l’œuvre transcende cette fois le programme pictural en général. La texture
est ce qui permet aux formes structurelles d’acquérir une mobilité : si la
magie opère, alors les formes s’activent devant le spectateur dont le
regard scrute les « accidents » et les « impuretés » de la matière colorée,
qui prend vie.15  
Si les traces de peinture font apparaître des « formes » qui semblent
plus ou moins accidentelles au sein des formes structurelles, on ne saurait
leur assigner une signification énonçable. Les impuretés ne sont pas pour
autant destituées par un message (représentatif, narratif, ou symbolique)
de la composition d’ensemble, qui les réduirait à l’inimportance.16 La
simplicité des formes structurelles et l’absence de formes
microstructurelles signifiantes favorisent l’aperception des « formes »
texturales (asignifiantes), invite à en considérer l’hypothétique et
problématique sens – autrement dit, le mystère.

3. Une mystérieuse communication infrastructurelle

Concevoir la texture comme relevant de l’infrastructurel


permettrait de penser celle-ci à l’échelle microphysique (des petites
perceptions – non point, trop petites cependant pour être aperçues) sans
pour autant la penser dans les mêmes termes que la structure.
De façon similaire à l’expressionnisme abstrait (dont Rothko est un
« représentant » malgré lui, puisqu’il rejette le concept d’abstraction),
l’art dit « informel » nous met en présence d’une corporéité dont le
concept de texture proposé par Beardsley ne rend pas bien compte, alors
même que le terme de texture paraît s’appliquer à ces œuvres encore
mieux qu’aux diagrammes proposés par ce dernier.
Dans La structure absente (1972), Eco traite de l’art « informel »
d’une manière qui rappelle la logique de Beardsley. Mais ce ne sont pas
seulement des formes qu’il tente de repérer au niveau microphysique,
c’est aussi une « règle », un « système de références ». La formulation
reste remarquablement prudente (« il nous semble reconnaître ») ;
cependant preuve serait faite de la « présence d’une règle » parce qu’Eco
20  

affirme avoir trouvé « la clé » – terme qui implique l’existence d’une


énigme ou d’un mystère.

Toutefois, il nous semble reconnaître, dans les tableaux


informels (et le raisonnement vaut pour la musique atonale
et pour d’autres phénomènes artistiques) comme la présence
d’une règle, d’un système de références, si différent soit-il
de ceux auxquels nous sommes habitués. Et la clé nous est
donnée par les peintres eux-mêmes quand ils nous disent
qu’ils interrogent les nervures mêmes de la matière, les
textures du bois, de la toile à sac, ou du fer, pour y retrouver
des systèmes de relations, des formes, des idées quant à la
manière d’orienter leur travail.17

Le travail sur et dans les matériaux choisis permettrait de « déceler » leurs


textures propres et partant leur secret, à savoir : qu’ils ne sont pas une
simple matière informe, mais qu’ils ont chacun une structure
microphysique particulière. Même si l’expression « structure
microphysique » n’est pas employée, pour ce qu’elle pourrait avoir de
contradictoire dans les termes depuis la théorie de Beardsley, la texture
est bien présentée comme un équivalent de la structure à une autre échelle
puisqu’il s’agit d'« y retrouver des systèmes de relations, des formes ». Et
ces formes, prises dans des systèmes de relations, produisent des
« idées ». On est proche ici de l’antique théorie platonicienne en laquelle
il y avait une ambiguïté entre formes et idées, toutes deux évoquées par
un même vocable (εἶδος). Ce qu’Eco opèrerait de nouveau est un
renversement (nietzschéen ?) des niveaux.

Il arrive ainsi que, dans une œuvre informelle, nous devions


identifier, au-dessous du niveau physico-technique, du
niveau sémantique et du niveau des univers idéologiques
connotés, une sorte de niveau microphysique, dont l’artiste
décèle le code dans les structures de la matière sur laquelle
il travaille. Il ne s’agit pas de mettre en rapport des éléments
de substance de l’expression, mais d’explorer (comme au
microscope) ces éléments (le caillot de couleur, la
disposition des grains de sable, les effilochages de la toile de
21  

sac, les égratignures sur un mur de plâtre) et d’y déceler un


système de relations, une forme, un système. Ce système est
choisi comme le guide sur le modèle duquel seront structurés
les niveaux physico-techniques et sémantiques : non dans le
sens où l’œuvre propose des images, donc des signifiés, mais
dans le sens où elle représente en tout cas des formes (même
informes), reconnaissables (sinon nous ne distinguerions pas
une tache de Wols d’une surface de Fautrier, un
« macadam » de Dubuffet d’une trace gestuelle de Pollock).
Ces formes se constituent à un niveau signifiant, même si les
signes ne sont pas clairement codifiés et reconnaissables. En
tout cas, dans l’œuvre informelle, l’idiolecte qui lie tous les
niveaux existe, et c’est le code microphysique repéré dans
l’intimité de la matière, code qui préside aux représentations
plus macroscopiques, si bien que tous les niveaux possibles
(chez Dubuffet, il y a toujours des niveaux sémantiques où
apparaissent des signes faiblement iconiques) s’aplatissent
sur le niveau microphysique.18

Renversement, inversement de la hiérarchie entre les niveaux


« microphysique », « physico-technique » et « sémantique » au cours du
processus de création : la signification n’informe pas la matière, c’est au
contraire la matière qui fournit le « système » servant de « guide sur le
modèle duquel seront structurés les deux autres niveaux », celui du geste
technique et celui de la signification de l’œuvre. Cette conceptualisation
fait intervenir un grand nombre de termes entre la matière et la
signification : système de relations, formes, idées, code, structure, guide,
modèle. Et pour faire admettre tout cet apparat conceptuel, il faut
commencer par faire admettre la présence de quelque chose que semble
réfuter le concept même de cet art « informel » : les formes.19 Il faut que
nous convenions qu’il y a bien des formes à ce niveau microphysique. Et
cela semble tant aller de soi que nous sommes prêts à admettre que ces
formes puissent être informes. Ces formes informes seraient en effet bien
des formes parce qu’elles sont reconnaissables. Mais attention : elles ne
sont pas reconnaissables en tant que signes (on ne saurait dire qu’il s’agit
d’un poisson ou d’un carré). Elles sont reconnaissables en tant qu’on peut
y retrouver la main de l’artiste. Reconnaître des formes, ce n’est plus ici
22  

reconnaître la forme d’un poisson, d’une fleur, d’un visage humain, ou


simplement d’un rectangle, mais reconnaître en ces formes – aussi
innommables et informes soient-elles – le geste idiosyncrasique d’un
peintre, le style d’un auteur. Eco soutient à la fois que le style procède de
la structure de la matière (qui suppose des formes) et qu’il s’agit bien de
formes puisqu’on y reconnaît un style. Il nous importe moins de montrer
que ce raisonnement est tautologique (l’est-il parfaitement ?), que de
signaler un manque : plutôt que de proposer une approche de la texture
qui en respecte la spécificité, on oblitère son mystère en prétendant le
résoudre par une logique structurale.
Nous avons cependant avancé par rapport à l’analyse de
Beardsley : nous savons désormais que les « formes » perçues au niveau
microphysique n’ont pas à être semblables à celles repérées au niveau
structurel. Elles peuvent même être si différentes que la seule raison
qu’on ait encore de les appeler des formes tienne à la possibilité de les
reconnaître comme étant le produit de tel (le) ou tel (le) artiste. La seule
raison ? Une seconde raison, plus pragmatique, pourrait être qu’on n’ait
pas d’autres mots pour en parler ; et qu’on ait par conséquent recours à un
mot imbibé de philosophies peu soucieuses de texture. Cependant Eco
entrevoyait une tout autre perspective.

Cet aplatissement du sémantique, du syntactique, du


pragmatique, de l’idéologique sur le microphysique aboutit à
ce que certains puissent concevoir le message informel
comme non communicatif alors qu’il communique
simplement de manière différente. Et, au-delà de la
théorisation sémiotique, les messages informels ont sans
aucun doute, communiqué quelque chose s’ils ont modifié
notre façon de voir la matière, les accidents naturels, l’usure
des matériaux, et s’ils nous ont disposés différemment à leur
égard, nous aidant à mieux connaître ces événements que
nous attribuions au hasard et dans lesquels maintenant nous
allons, comme par instinct, chercher une intention artistique,
donc une structure communicative, un idiolecte, un code.20

Il y aurait non un mais deux types de communication « informelle » : le


premier résulterait d’une sémiose singularisée par l’invention d’un
23  

idiolecte ou code propre à l’œuvre ou à l’artiste ; le second résulterait


spécifiquement du travail sur la matérialité. L’emploi du terme
communication pour les deux opérations est à interroger. Dans le premier
cas, la communication suppose une signification, un vouloir-dire. Dans le
second, la communication est de l’ordre d’un enseignement pratique, elle
consiste en un vouloir-faire-percevoir. Il est à noter que sitôt qu’Eco fait
apparaître ce second type de communication, il le réinscrit à l’intérieur du
premier : modifier notre façon de voir la matière, les accidents naturels,
l’usure des matériaux, nous disposer différemment à leur égard, nous
aider à mieux connaître ces événements, tout cela serait réductible ou
extensible à la recherche d’une intention artistique, et partant à une
structure communicative, à un idiolecte, à un code. Mais l’intention
artistique, pour autant qu’on puisse l’identifier, ne pourrait-elle pas
précisément consister, ni plus ni moins, à modifier notre perception ?
Faut-il avoir recours aux notions de structure communicative, d’idiolecte
et de code pour comprendre ou expliquer ce second type de
communication ? Le concept d’idiolecte vient ici à la rescousse du
concept de code. Ce couple de concepts paraît pertinent pour analyser des
peintures abstraites telles que celles de Klee ou de Kandinsky, qui ont
développé de singulières symboliques. Mais le concept de code est
passible de la même critique que celle du concept de signe faite par
Derrida : ils impliquent tous deux l’idée qu’il y aurait un message
indépendant du matériau qui le communique.

on ne peut critiquer seulement l’usage "psychologiste" du


concept de signe ; le psychologisme n’est pas le mauvais
usage d’un bon concept, il est inscrit et prescrit dans le
concept de signe lui-même, de la manière équivoque dont je
parlais en commençant. Pesant sur le modèle du signe, cette
équivoque marque donc le projet "sémiologique" lui-même,
avec la totalité organique de tous ses concepts, en particulier
celui de communication, qui, en effet, implique la
transmission chargée de faire passer, d’un sujet à l’autre,
l’identité d’un objet signifié, d’un sens ou d’un concept en
droit séparables du processus de passage et de l’opération
signifiante. La communication présuppose des sujets (dont
l’identité et la présence soient constituées avant l’opération
24  

signifiante) et des objets (des concepts signifiés, un sens


pensé que le passage de la communication n’aura ni à
constituer ni, en droit, à transformer). A communique B à C.
Par le signe, l’émetteur, communique quelque chose à un
récepteur, etc.21

C’est tout le modèle de la communication qui devient suspect – suspect


pour le moins de ne pas être le plus pertinent pour décrire l’expérience
propre à l’art.
Mais Eco parviendrait-il à sauvegarder la pertinence des concepts
sémiologiques pour traiter des œuvres d’art en invoquant l’existence de
signes autoréflexifs ? Bien que le « problème des signes esthétiques » soit
présenté comme étant posé, le concept de « signe esthétique » n’est
jamais questionné.

Cette dernière distinction nous amène au problème des


signes esthétiques qui (selon la classification de
Jakobson…) sont autoréflexifs ; c’est-à-dire qu’ils signifient
surtout (ou aussi, ou par-dessus le marché) leur
organisation matérielle spécifique : si le tableau de Raphaël
[Le Mariage de la Vierge] n’est pas reproductible, c’est
parce qu’il ne signifie pas seulement « cérémonie nuptiale
hébraïque, se déroulant devant un temple, et au cours de
laquelle des prétendants déçus brisent des verges sur leurs
genoux, etc. », mais parce qu’il concentre l’attention du
spectateur sur le grain particulier de la peinture, sur les
nuances sui generis des couleurs (nuances maladroitement
copiées par les reproductions du commerce), sur la présence
de la toile, avec sa texture particulière, et ainsi de suite.
L’œuvre d’art est ainsi un signe qui communique également
la manière dont elle est constituée.22

Dire qu’une œuvre d’art communique « la manière dont elle est


constituée », est-ce la meilleure manière d’analyser les œuvres qui attirent
l’attention sur leur texture ? Nous ne le pensons pas, parce que cela tend à
assimiler les deux types de communication, à confondre le vouloir-faire-
percevoir (ou vouloir-faire-expérimenter) avec un vouloir-dire. Dans une
25  

œuvre d’art, les formes texturales qui ne valent pas comme imitation de la
texture d’objets extérieurs, ne veulent pas dire la manière dont elles sont
constituées ; elles sont telles qu’elles sont et cet être-tel offre l’expérience
de son être-tel. Cette double tautologie a peut-être au moins le mérite de
délester l’expérience esthétique d’un appareil conceptuel inutilement
lourd parce qu’inadéquat. Les formes texturales doivent en effet être
conçues comme le produit d’une intention qui vise à ce que le récepteur
leur porte attention ; et si on admet que l’intention esthétique de l’artiste
puisse avoir été dictée par la texture des matériaux qu’il/elle utilise, dans
un élan légèrement mystique on peut déclarer que les formes elles-mêmes
veulent dire : « prêtez-nous attention ». Mais réduire leur communication
à ce message, c’est risquer de réduire l’expérience perceptive à un
processus d’intellection (qui consisterait seulement à reconnaître cette
intention). Se contenter d’analyser l’œuvre d’art en termes sémiotiques
revient à manquer le potentiel émotionnel et spirituel de la texture. C’est
en ce sens que Rothko refusait la dénomination d’abstractionniste et
mettait en valeur l’importance des émotions. Lui-même, dans son
discours, ne parvient pas à sortir du modèle de la communication.
Cependant il parvient à atténuer ses défauts en expliquant que
l’« expérience religieuse » qu’il cherche à communiquer ne précède pas la
production de l’œuvre : elle est ressentie au cours de l’action de peindre.

Je ne suis pas un abstractionniste. […] Je ne suis pas


intéressé par les relations de couleurs ou de formes ou de
quoi que ce soit d’autre. […] Je m’intéresse seulement à
exprimer des émotions humaines de base – le tragique,
l’extase, la fatalité et ainsi de suite – et le fait que beaucoup
de gens craquent et se mettent à pleurer quand ils sont
confrontés à mes toiles montre que je communique ces
émotions humaines de base. […] Les gens qui pleurent
devant mes toiles ont les mêmes expériences religieuses que
j’ai eues quand je les peignais. Et si vous, comme vous
dites, êtes ému seulement par les relations de couleurs, alors
vous êtes passé à côté !23

La création de l’œuvre, l’œuvre, l’intention, le message et sa


communication sont certes distinguables terminologiquement ; mais leur
26  

distinction fait perdre de vue que ce qui est proprement artistique ne peut
être un message distinct de l’œuvre elle-même. Dire de l’œuvre qu’elle
est le message serait encore fallacieux. Si l’on veut conserver le terme de
communication, il faut alors concevoir une communication sans
message : une communication émotionnelle. Et la texture, au-delà de
l’intérêt qu’elle a dans l’optique de mieux connaître et apprécier les
rapports de formes et de couleurs, est ce qui permet de découvrir cette
communication perceptivo-émotionnelle. L’intelligence lectrice de
messages (représentatifs, symboliques, narratifs) est court-circuitée par
cet art du toucher, qui garde son mystère.

4. Texture et asignifiance

Dans Mille plateaux, ouvrage datant de 1980, Deleuze et Guattari


tentent de concevoir un régime de signes asignifiants, et formulent un
avertissement : « C’est seulement à travers le mur du signifiant qu’on fera
passer les lignes d’asignifiance qui annulent tout souvenir, tout renvoi,
toute signification possible et toute interprétation donnable. »24 Cet
avertissement apparaît dans un ouvrage où il est déjà question de texture :
le terme est utilisé cinq fois. Mais ce n’est que huit ans plus tard, dans un
texte du seul (et néanmoins multiple) Deleuze, Le Pli, Leibniz et le
Baroque, qu’une grande importance est donnée au concept de texture
(trente-sept mentions du terme). Or, étrangement, le thème de
l’asignifiance paraît avoir entièrement disparu (zéro mention). L’enjeu est
pourtant à nouveau de concevoir une « ligne de fuite » par rapport à la
structure : « Ce n’est plus un art des structures, mais des textures ».25 Les
termes signifier et vouloir dire sont au contraire maintes fois utilisés ;
cependant il nous semble qu’ils ne sont utilisés pour indiquer le rapport
d’un signifiant à un signifié qu’en une occasion, à propos d’une forme
structurelle : la pyramide. « La grande pyramide signifie deux choses, un
passage de la Nature ou un flux, qui perd et gagne des molécules à
chaque moment, mais aussi un objet éternel qui demeure le même à
travers les moments. »26 Autrement ces termes indiquent plutôt une
certaine organisation des rapports entre structure et texture.

La matière seconde est vêtue, mais « vêtu » veut dire deux


choses : que la matière est surface porteuse, structure revêtue
27  

d’un tissu organique, ou bien qu’elle est le tissu même ou le


revêtement, texture enveloppant la structure abstraite.27

Aussi pourrions-nous conclure sur deux points. D’une part que l’idée de
signes asignifiants continue à être opérante dans l’ouvrage de Deleuze sur
la texture, bien que le terme asignifiance n’y apparaisse pas. D’autre part
que ce sont bien les formes structurelles qui ont tendance à « vouloir
dire » quelque chose : dans l’exemple du dessin de Kollwitz, la forme
pyramidale appelle à être interprétée comme constitution d’un abri par les
corps-mêmes, et renforce ainsi le signifié connoté (la misère) ; en
revanche, les traits qui dessinent les formes des étoffes constituent des
traits de style asignifiants. Les formes texturales font percevoir des forces
– même quand les corps « molaires » sont au repos. Elles donnent à
expérimenter les forces moléculaires ; elles tracent des devenirs entre
l’artiste, le récepteur et le « sujet ». L’exemple de Kollwitz illustre bien
l’avertissement de Deleuze et Guattari. Mais nous avons essayé de
montrer à partir de l’exemple de Rothko que cet avertissement n’est pas
toujours valable, puisque celui-ci parvient à faire agir une texture
asignifiante en prenant soin de composer des formes structurelles elles-
mêmes asignifiantes. Ainsi le théâtre des « formes » communique de
pures émotions.
28  

NOTES

1
Mounin, Georges. Clefs pour la linguistique, Paris : Seghers, 1968. 79-
80.
2
Klee, Paul. Théorie de l’art moderne, Paris : Denoël, 1964. 58.
3
Voir Barthes, Roland. « La peinture est-elle un langage ? » La
Quinzaine littéraire (1-15 mars 1969) : 15-17.
4
En témoigne la présentation qu’en donne la conservatrice Anne Grace
pour une exposition au musée des beaux-arts à Montréal, que l’on peut
découvrir en suivant ce lien :
https://www.youtube.com/watch?v=5Rl5Hvspo88 Web. 14 décembre
2015.
5
Beardsley, Monroe C. Aesthetics : Problems in the Philosophy of
Criticism. Indianapolis/Cambridge : Hackett, 1981, (1958). 165. Nous
sommes responsables des traductions des citations en langue anglaise.
6
Ibid., 168.
7
Ibid., 171.
8
Ibid., 169.
9
Genette, Gérard. Fiction et diction, Paris : Seuil, 2004, (1991). 214.
10
Voir Barthes, Roland. « Eléments de sémiologie ». L’Aventure
sémiologique, Paris : Seuil, 1985. 66.
11
Leibniz, Gottfried Wilhelm. Nouveaux Essais sur l’entendement
humain, Paris : Flammarion, 1921. 91.
12
Dans son film Figures de l’invisible, Alain Jaubert fait des remarques à
propos de Jaune – Rouge – Bleu de Kandinsky qui rendent manifeste une
proximité avec le travail de Rothko : « De loin, ces figures paraissent
régulières. De près, on observe que le traitement est plutôt libre, que les
formes ne sont pas aussi strictement délimitées. » (3’’50-3’’58) ; «
Flottent des formes qui ne sont pas attribuables à des objets précis. »
(8’’28) ; il évoque aussi un « grouillement microscopique » (14’’).
13
« Si le tableau présente finalement l’aspect d’une configuration de
cristaux tranchants ou de pierres polies, ce n’est pas un jeu mais le
résultat logique d’une méditation sur la forme : la réflexion cubiste repose
essentiellement sur la réduction de toutes les proportions et aboutit à des
formes projectives primordiales, comme le triangle, le rectangle, et le
cercle. » (Klee, Théorie de l’art moderne, 12.)
29  

 
14
« I think of my pictures as dramas ; the shapes in the pictures are the
performers. They have been created from the need for a group of actors
who are able to move dramatically without embarrassment and execute
gestures without shame. Neither the action nor the actors can be
anticipated, or described in advance. They begin an unknown adventure
in an unknown space. […] Ideas and plans that existed in the mind at the
start were simply the doorway through which one left the world in which
they occur. The great cubist pictures thus transcend and belie the
implications of the cubist program. » (Clifford Ross, éd., Abstract
Expressionism, Creators and Critics, New York : Abrams, 1990. 167-
168.)
15
Dans une lettre à Clifford Still, Rothko écrit : « I will say without
reservations that from my point of view there can be no abstractions. Any
shape or area that has not the pulsating concreteness of real flesh and
bones, its vulnerability to pleasure or pain is nothing at all. Any picture
that does not provide the environment in which the breath of life can be
drawn does not interest me. » (Ibid., 170.) Et dans ses notes : « I use
colors that have already been experienced through the light of day and
through the state of mind of the total man. In other words, my colors are
not colors that are laboratory tools which are isolated from all accidentals
or impurities so that they have a specified identity or purity. » (Ibid.,
173.)
16
Nous empruntons le concept de destitution à la Textique, où l’on parle
d’un « effet destitutif » de la forme globale sur son détail.
17
Eco, Umberto. Tr. Uccio Esposito-Torrigiani. La Structure absente.
Introduction à la recherche sémiotique, Paris : Mercure de France, 1972.
231.
18
Ibid., 231-232.
19
On trouve une position théorique similaire chez Deleuze : « Le
Baroque est l’art informel par excellence : au sol, au ras du sol, sous la
main, il comprend les textures de la matière (les grands peintres baroques
modernes, de Paul Klee à Fautrier, Dubuffet, Bettencourt…). Mais
l’informel n’est pas négation de la forme : il pose la forme comme pliée,
et n’existant que comme « paysage du mental », dans l’âme ou dans la
tête, en hauteur ; il comprend donc aussi les plis immatériels. Les
matières, c’est le fond, mais les formes pliées sont des manières. On va
30  

des matières aux manières. » (Deleuze, Gilles. Le Pli, Leibniz et le


Baroque, Paris : Minuit, 1988. 49-50.)
20
Eco, La Structure absente, 232.
21
Derrida, Jacques. Positions, Paris : Minuit, 1972. 34.
22
Eco, Umberto. Tr. Jean-Marie Klinkenberg. Le Signe, Bruxelles :
Labor, 1988.
23
"I am not an abstractionist.… I am not interested in the relationships of
color or form or anything else.… I’m interested only in expressing basic
human emotions — tragedy, ecstasy, doom and so on — and the fact that
a lot of people break down and cry when confronted with my pictures
shows that I communicate those basic human emotions.… The people
who weep before my pictures are having the same religious experience I
had when I painted them. And if you, as you say, are moved only by their
color relationships, then you miss the point !"
24
Deleuze, Gilles, et Felix Guattari. Mille plateaux, Capitalisme et
schizophrénie 2, Paris : Minuit, 1980. 231-232.
25
Deleuze, Le pli, 165.
26
Ibid., 108.
27
Ibid., 155.
31  

Valeria De Luca
Université de Limoges

Antonino Bondì
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

Métamorphose des formes, figures de la culture

Résumé

Dans cet article nous visons à cartographier l’état actuel de certaines


propositions en sciences du langage autour de la notion de forme et à
ouvrir des pistes de réflexion sur les articulations entre trois pôles
profondément imbriqués : i) les différents degrés de formalité des objets
langagiers ; ii) la normativité et les ritualisations traversant toute prise de
parole ; iii) les modalités de constitution d’une conscience
sémiogénétique, à savoir les régimes d’appropriation énonciative et
d’inscription figurale/figurative des formes dans certains régimes de
transmission culturelle constituant l’horizon sociosémiotique de la valeur
des formes. En effet, on s’aperçoit d’une tension constitutive entre
l’intentionnalité propre du dire, étroitement liée aux formes de
l’expression ainsi qu’aux degrés de conscience des sujets parlants, et la
nature à la fois intersubjective, sociale, normée et instituée des formes
signifiantes.
En nous situant dans l’enceinte des recherches autour des notions
de formes sémantiques, perception sémiotique et figuralité, nous
aimerions tracer, dans le socle de la phénoménologie merleau-pontienne
et d’une sémiotique dynamiciste, une généalogie des horizons de la
forme, dans les modes de son émergence sémiotique et de ses
métamorphoses, ainsi que des passages/paysages figuratifs qui
s’incarnent, se stabilisent dans la vie culturelle et qui en emblématisent
l’activité.
32  

Abstract

In this paper we aim to discuss some proposals in language sciences


about the concept of form. Furthermore, we intend to introduce some new
ways of thinking about the interweaving between the following related
issues : i) the different degrees of formality of linguistic objects ; ii) the
normativity and the ritualisations running through all acts of speaking ;
iii) the ways in which a semio-genetic awareness is constituted – that is,
the systems of enunciative appropriation and the related figurative/figural
involvement of forms in dynamics of cultural transmission, which
constitute the socio-semiotic horizon of form’s value. Indeed, it is
possible to point out a fundamental tension between the very
intentionality of the act of speaking – which is bound to expression and to
different degrees of the awareness of speaking subjects – and the
intersubjective, social and normative nature of the semiotic forms.
Starting from the concepts of semantic forms, semiotic perception
and figural dimension, and following Merleau-Ponty’s phenomenology,
we would like to outline some aspects of form’s development, observing
this movement in its dynamics of semiotic emergence and
transformations, as well recognizing it in figurative landscapes and
patterns which exemplify the activity of forms in cultural practices.

Mots-clés : formes, figuralité, perception sémiotique, théorie des formes


sémantiques, sémiogenèse, Antonino Bondì, Valeria de Luca.

1. Préambule

Dans cet article nous visons à cartographier l’état actuel de


certaines propositions en sciences du langage autour de la notion de
forme et à ouvrir des pistes de réflexion sur les articulations entre trois
pôles profondément imbriqués : i) les différents degrés de formalité des
objets langagiers ; ii) la normativité et les ritualisations traversant toute
prise de parole ; iii) les modalités de constitution d’une conscience
sémiogénétique, à savoir les régimes d’appropriation énonciative et
d’inscription figurale/figurative des formes dans les paysages culturels,
ainsi que certains régimes de transmission culturelle constituant l’horizon
33  

sociosémiotique de la valeur des formes. En effet, dès lors que l’on


s’interroge sur ce que les formes veulent dire, on s’aperçoit d’une tension
constitutive entre l’intentionnalité propre du dire, étroitement liée aux
formes de l’expression ainsi qu’aux degrés de conscience des sujets
parlants, et la nature à la fois intersubjective, sociale, normée et instituée
des formes signifiantes. Dans les dernières années, maints travaux issus
des disciplines sémiolinguistiques et esthétiques, ont dégagé un champ
conceptuel fort chargé historiquement, comprenant d’autres notions
apparentées à celle de forme, telles la figure, le diagramme, le
schème/schéma, le motif, etc., qui promeuvent et soutiennent – quoique
selon des déclinaisons différentes – une activité sémiotique, un faire
sens, au cœur même de leur constitution théorique.1 En nous situant dans
l’enceinte des recherches autour des notions de formes sémantiques,2
perception sémiotique,3 et figuralité à l’œuvre dans les cultures,4 et en
nous inscrivant dans le socle de la phénoménologie merleau-pontienne et
d’une sémiotique dynamiciste, nous aimerions d’abord tracer une
généalogie des horizons de la forme, dans les modes de son émergence
sémiotique et de ses métamorphoses, ainsi que des passages/paysages
figuratifs qui s’incarnent, se stabilisent dans la vie culturelle et qui en
emblématisent l’activité.

2. Un imaginaire dynamique du concept de forme en sémio-


linguistique : la théorie des formes sémantiques

La notion de forme, son statut et sa définition ont constitué pour les


disciplines sémiolinguistiques un domaine d’étude et un champ
problématique privilégié et toujours ouvert. Pour n’en mentionner qu’un
exemple, la linguistique au XXe siècle s’est inlassablement interrogée sur
les processus de formation des unités sémiotiques et/ou linguistiques, en
construisant des méthodologies d’identification des formes, conçues
comme des unités segmentées (et fragmentables) essentiellement
compactes et, en dernière analyse, homogènes. Ainsi, dans l’histoire de
l’épistémologie structuraliste cette conception a conduit à l’élaboration de
représentations du sens comme discontinu, détaché de toute praxis
langagière expressive et sémiotiquement située. En fait, ce qui fait signe
et constitue le point de départ de toute sémiose, est une forme, à savoir
l’union de composantes sensibles et intelligibles dont l’empan et
34  

l’épaisseur sémiotique et normatif restent non captés par l’objectivation


de la théorie linguistique. Par conséquent, cette interprétation du concept
de signe linguistique en tant que forme, liée à un imaginaire
épistémologique algébriste, a pour ainsi dire écarté de sa propre réflexion
et de son horizon épistémologique et d’explication non seulement
l’univers référentiel face auquel le langage travaille et d’où il émerge,
mais aussi – et surtout – tous les opérateurs de l’intentionnalité langagière
(le corps, la gestualité, l’expressivité des formes)5 et même le principe
d’une dynamique de constitution qui s’internalise au signe, et partie
prenante de son individuation et de son identité. Toutefois, un premier
tournant décisif a été pris avec le développement d’une reconstruction
continuiste et dynamiciste des concepts fondamentaux de l’analyse
structurale. Dès lors, la question de la forme a été à nouveau
problématisée en linguistique, sous l’égide des enseignements de la
Gestalt, de la phénoménologie de Merleau-Ponty ou de la philosophie des
formes symboliques de Cassirer, ainsi que de la théorie des catastrophes
de René Thom, première inscription aboutie de la notion discontinue et
jusque-là statique de structure dans une problématique dynamiciste des
formes (morphogénèse). Ce tournant perceptiviste, dont
l’accomplissement théorique est représenté selon nous par la théorie des
formes sémantiques6 (dorénavant TFS) a pour horizon commun
l’élaboration d’une théorie impliquant une continuité de principe, en fait
une communauté de nature, entre les régimes d’élaboration
sémiolinguistique et les régimes perceptifs et praxéologiques généraux.

2.1. La perception sémiotique : le couplage forme-sens

La TFS s’intéresse aux différentes façons de faire intervenir


l’inspiration de la phénoménologie et des problématiques gestaltistes
dans le champ de la sémiolinguistique : reprise directe d’un modèle
d’intentionnalité centré sur une conception dynamique du champ
thématique, problématique de l’être au monde corporel et pratique, ou
bien chantier d’une nouvelle phénoménologie de la sémiose et/ou de
l’activité de langage. Dans cette direction, donner un fondement
phénoménologique à la théorie sémiolinguistique permet de penser
l’activité de langage comme une perception, c’est-à-dire comme une
activité générique de relation à, accès à (au monde), de déplacement
35  

constant du/des sujet/s, d’ajustement dialogique, pragmatique et narratif


sur un fond à la fois expressif et perceptif, normatif, social et institué.
Cela a deux conséquences immédiates. D’un côté la nécessité d’une
focalisation sur le primat de la perception7 et de la parole, accompagnée
par l’individuation des fonds (à la fois perceptifs, énonciatifs et
normatifs). De l’autre côté, il faut comprendre la signification comme une
sémio-genèse, à savoir une activité de construction et de constitution de
formes-sens et de valeurs concomitantes, se déployant à l’instar d’une
activité perceptive, praxéologique et expressive. De ce point de vue, la
signification se met en place comme un phénomène complexe,
manifestant à la fois la constitution, la réalisation, ainsi que la circulation
et les métamorphoses des formes.8 La sémio-genèse implique également
un exercice constant, ou une activité incessante de mise en place de
formes-valeurs soumises à des régimes hétérogènes de différenciation,
modulant les formes et leurs changements : régimes de reprise, de
répétition, d’innovation, de désir, de conflit, etc. Une telle approche
phénoménologique de la signification, que l’on qualifie d’approche
sémiogénétique, issue d’une lecture certes un peu hétérodoxe de Merleau-
Ponty,9 permet de centrer le périmètre de la réflexion encadrant les
rapports entre activité de langage et langue, en réadmettant le flot de la
parole comme « objet » d’une linguistique à la fois herméneutique et
textuelle. De surcroît, cette phénoménologie sémiotique permet
d’analyser la nature de la parole propre à la tradition saussurienne dans
les termes d’un dispositif événementiel affectant de sa propre émergence
certaines questions problématiques en sciences du langage : a) corps-
locuteur-identité de sujet parlant ; b) corps-expérience-énonciation-
reprise énonciative ; c) parole réelle/parole potentielle ; d) statut de
l’activité de langage au sens d’une energeia ; d) statut de l’acte pris au
sens d’un ergon toujours dynamique ; et e) statut de la norme comme
cadre plastique des usages d’une forme sémiolinguistique.10
Revenons sur la conception praxéologique du langage, telle qu’elle
a été développée par la TFS, et approfondissons un peu plus l’idée d’une
communauté d’organisation ou de continuité11 entre activité perceptive et
perception sémantique, ou mieux entre perception et construction des
formes sémantiques. La question de la continuité entre perception et
langage, ou perception et sémiose, si elle n’est pas nouvelle, a néanmoins
orienté la tradition occidentale en direction d’un paradoxe implicite, à
36  

savoir une assomption presque subreptice de leur différence (à la fois


morphologique, pragmatique, cognitive) au moment même où l’on
cherche à déterminer leur continuité. Il est donc possible de focaliser
l’attention sur la continuité entre l’expérience sensible et l’expérience
linguistique en regardant leurs relations : un enchevêtrement de
dynamiques et de modalités se déployant de façon commune dès le début
de leur manifestation sémiotique. Perception et langage donnent vie à des
Gestalten sémantiques qui ont pour fonction de stabiliser l’instabilité
constitutive de chaque expérience de sens ; c’est par le biais des tensions
entre instabilité et stabilisation précaire que l’on vise à une description en
style phénoménologique de la valeur linguistique au sens saussurien.12
Cette valeur est à saisir en continuité avec l’expérience sensible d’où elle
émerge : expérience expressive du monde que les corps et les sujets
parlants expérimentent sans arrêt. Comprendre la valeur sémiogénétique
d’une unité langagière ou d’une manifestation énonciative (la taille ne
devenant dans un premier temps rien d’autre qu’un problème secondaire
de délimitation épistémologique de l’objet) veut dire décrire les procès de
structuration de ces Gestalten sémantiques. En ayant recours
explicitement à la tradition phénoménologique, la TFS conçoit la langue
en termes d’une saisie du monde et en même temps d’une capture ou
saisie du discours d’autrui : une pratique d’expression ou mieux une
praxis expressive où la notion d’expérience acquiert un statut particulier,
à la fois venant du sens commun et inaugurant une physionomie
originelle.

2.2. La forme comme activité : le sens entre thématisation et


physionomie

Toute activité sémiotique se résout ou peut être interprétée comme


une activité de constitution de formes réalisée par une perception conçue
dans les termes d’un accès thématique polymorphe à l’expérience. Dans
le sillage de Merleau-Ponty,13 la perception se présente comme une
structure interprétative dès le début expressive, praxéologique et
perceptive. Parler de perception sémiotique veut dire que toute forme est
perçue comme non seulement porteuse de sens mais comme une
stabilisation temporaire et précaire de valeurs relevant de différents
régimes de modalité de normativité, degrés d’engagement et de
37  

différenciation Si l’activité de langage est donc comprise comme une


construction/perception de formes, il n’en reste pas moins que le concept
de forme devrait être situé à nouveau. La forme-sémantique peut être
définie comme une unité organisée, contrainte par des propriétés
particulières : i) elle est organisée au sein d’un champ de thématisation ;
ii) l’extériorisation des formes dépend de degrés d’individuation et de
localisation variables ; iii) elle correspond aux modes d’unification
qualitatifs et praxéologiques d’organisation du champ ; iv) elle se
différencie selon une dynamique intentionnelle de constitution complexe
et stratifiée.
Qu’arrive-t-il, donc, dès que l’on perçoit un énoncé ? Quelles
strates de la mémoire figurale des parlants sont mobilisées ? Cadiot et
Visetti (2001) proposent de focaliser dans ce champ thématique global
trois phases de l’organisation du sens : i) les motifs, comprenant la
dimension aléatoire et coalescente des significations ; ii) les profils,
constituant la première modulation orientant le procès d’individuation et
singularisation d’une forme émergente ; c) les thèmes, c’est-à-dire le
complexe perceptif-praxéologique et singulier où les sujets parlants
focalisent leur accès immédiat à une expérience quelconque. Les motifs
et les profils peuvent être décrits dans les termes de composantes d’une
Gestalt fluctuante, à savoir une totalité organisée sur la base d’une
complexité praxéologique et expérientielle, où les éléments évaluatifs,
modaux et pratiques constituent des modes d’accès au monde. Pour cette
raison, la compréhension d’un énoncé se réalise comme une capture
physionomique du sens. Qu’est-ce que l’on entend donc par
physionomie ? En suivant les indications de la théorie de la Gestalt, et
notamment de Köhler et Werner,14 avec le concept de physionomie nous
visons la dimension proprement expressive des formes sémiotiques et
sémiolinguistiques. Percevoir un signifié équivaut à saisir l’animation
intérieure d’une forme perceptible et disponible dans l’espace extérieur
des échanges langagiers et pratiques. La dimension physionomique relève
de la perception de la globalité de la forme – sans pour autant être
restreinte à une pure configuration topologique et morphologique – et
prend en charge aussi l’intentionnalité que chaque élément textuel (ou
chaque texte à part entière) évoque. Du point de vue sémiotique,
percevoir des unités physionomiques impliquerait d’être en mesure de
comprendre l’intentionnalité propre de la parole, à savoir son
38  

expressivité et son intériorité animatrice, non plus en termes d’états


mentaux et d’intentions des sujets, mais au contraire comme un principe
de constitution des formes. La perception sémantique est alors une
perception physionomique puisqu’elle demande la coprésence d’un
champ et d’objets engendrant des modes d’individuation du sens qui ne
se détachent jamais des horizons d’action langagière et sémiotique. Dès
que nous percevons du feu, par exemple, nous ne nous limitons pas à voir
le phénomène thermique et lumineux de la combustion de certaines
substances (forces cinétiques et configurations morphologiques), mais
nous voyons de façon concomitante un flux de chaleur à la fois violent,
destructif, génératif, fascinant, dangereux etc.15 : nous percevons des
motifs instables et toujours en cours de stabilisation. Cet ensemble de
qualités actives ou de motifs constitue ce que nous appelons la
physionomie du feu, permettant une perception multimodale,
synesthésique, simultanée et instantanée dont l’enjeu constitutif est
l’anticipation de chacun des motifs sur l’autre lors du déploiement
perceptif /expressif. Chaque mise en forme anticipe des aspects latents de
l’objet, relevant toujours de sa physionomie. Il en va de même dans la
perception langagière où le sens ne réside pas dans une agglomération de
composantes plus ou moins bien agencées, mais ressemble plutôt à la
capture ou saisie d’une physionomie, et consiste dans le pouvoir expressif
qui se réalise lors de chaque prise de parole. En reprenant la généricité
constitutive du motif expressif de n’importe quel formant langagier, le
procès de thématisation singularise et stabilise des motifs qui se trouvent
à l’état d’instabilité et de chaoticité non pas pour les figer, mais pour les
faire participer, les animer et les lancer, compte tenu de leur capacité
d’être déplacés et repris dans d’autres situations discursives et
expérientielles.16 Les formes sémantiques, donc, constituent le lieu
privilégié du jeu d’anticipation et déplacement propre à l’activité de
langage et à la prise de parole.
Pourtant, une question se pose : comment ces physionomies vont-
elles devenir histoire ? Comment une ressource langagière peut-elle
devenir matériau pour d’autres reprises énonciatives ? Si on ne partage
pas une conception de l’intentionnalité liée à un imaginaire subjectiviste,
comment définir le pouvoir du langage qui permet cette dialectique de
stabilisation et de reprise ? La notion de physionomie peut-elle suffire ?
De notre point de vue, pour refonder une notion dynamique de forme
39  

sémantique de manière à capter cette dialectique expressive, il faut


revenir sur le concept de figure et de figuralité ou sur ce que Jean-
François Lyotard appelait le pouvoir figural du langage.17

3. Les figures, ou le devenir des formes

L’examen conjoint des notions de figure et de forme dans le cadre


d’une anthropologie sémiotique d’inspiration phénoménologique comme
celle qui est présentée ici permet tout d’abord de différencier cette
approche des phénomènes de sens – esthétiques mais également sociaux
et culturels – par-delà les déterminations propres à d’autres disciplines
(histoire de l’art, critique littéraire, etc.). En deuxième lieu, cette
investigation permet de relier de nombreuses réflexions autour de grands
thèmes tels que l’apparaître, la subjectivité, la poïésis et la praxis,
l’imaginaire, etc., sous l’égide précisément d’un processus générique
d’émergence et de constitution du sens – de formes signifiantes – à même
de traverser différents matériaux et matières sémiotiques.
En effet, tant la figure que la forme se placent à la croisée de
matières, d’instances et de pratiques sémiotiques multiples concernant à
la fois la substance linguistique et le visuel, des contraintes de production
textuelle ou visuelle et des processus de (ré) appropriation, des pratiques
publiques, normées, et de véritables formes de vie dans l’acception de
conduites identitaires diffuses et généralisées. Cela tient au caractère
mobile et mouvant de ce couple conceptuel, mobile par son
indétermination et sa transposabilité constitutives, mouvant en raison de
l’animation, à travers la figure, de dynamiques d’individuation subjective
et sociale ou, autrement dit, en raison de sa capacité de se modifier tout
en modifiant des éléments d’un milieu perceptif, affectif et social.
Bien qu’il soit impossible de retracer entièrement l’histoire lexicale
et des usages du mot figure, il est néanmoins nécessaire de rappeler le
champ sémantique du terme latin figura dégagé par Eric Auerbach dans
ses analyses de la rhétorique ancienne. On s’y aperçoit que la figure est
considérée comme un mode d’être et comme un outil de connaissance qui
se situe dès le départ dans un entre-deux, dans un espace liminaire entre
perception et représentation, entre visible et invisible, entre présence et
absence. Figura, du latin « fingere, figulus, fictor et effigies » signifie « à
l’origine ‘forme plastique’»18 et par là même on peut l’entendre en termes
de « configuration, chose façonnée, manière d’être ».19 Auerbach
40  

remarquait également que figura suggère l’idée de manifestation inédite


de mouvance, relevant d’une activité à la fois d’anticipation et de reprise
propre au devenir des formes qu’elle incarne : « la figura est l’événement
en corrélation avec l’accomplissement à venir qui s’y dissimule ».20
À partir de ce constat, le sémioticien Herman Parret, dans un
ouvrage consacré aux rapports entre discours, sensibilité et stratégies
esthétiques, affirme que :

la notion de figure réunit ainsi les caractères de plasticité, de


dynamisme et d’innovation propre à l’activité du discours.
C’est bien cette richesse du sémantisme de figure qui nous
permet de considérer ce concept comme approprié pour
nommer toute forme de représentation du sens élaborée par
et dans l’interprétation, quelle que soit sa configuration
sémiotique.21

On entrevoit que la figure constitue l’entrelacs du dicible et du


perceptible, de l’appréhension et de l’imagination, dans la mesure où elle
témoigne d’un mouvement continu entre l’apparition, l’incarnation – une
prise de forme – et la nécessité d’une lecture, d’une reconfiguration dans
un paysage de médiations autres – le regard, le repérage de motifs et de
thèmes que la figure propose, son inscription dans une mémoire
figurative transindividuelle – ou, autrement dit, une donation de forme.
En ce sens, comme plusieurs auteurs – de Deleuze à Didi-Huberman –
l’ont souligné, la figure dépasse à la fois le statut « formel » ou
« formaliste » qu’elle s’est vue attribuer à l’intérieur de certains courants
de la critique littéraire et celui, plus iconisant, de figure-coupe du monde
naturel issu de la tradition structuraliste. Ni totalement abstraite, ni
totalement objectivable en termes de chose représentée, la figure réalise
cette étrange rencontre de l’incorporation et d’un transcorporel à la
surface des images ainsi que dans les épaisseurs fragiles de la mémoire
corporelle.
En effet, toute activité de figuration ou de figurabilité –
Darstelbarkeit ou puissance de figure si l’on suit la terminologie
freudienne22 – nécessite d’un côté une incarnation, une incorporation dans
des unités ou des singularités constituées par les images ou par
l’exploitation dans le langage de sa propre puissance figurale23 à travers
un travail sur ses qualités tensives (rythmes, accents, tempo, etc.) ;
41  

néanmoins, d’un autre côté, cette activité de figuration, à l’instar de la


perception conçue en tant qu’activité sémiotique et sémiotisante, ne se
fige pas dans le corps éphémère de ses figures, mais relance cette
incarnation dans la métamorphose, dans la transfiguration des figures
mêmes. Une pareille conception de l’activité de figuration pourrait
paraître évasive ou, du moins, il semblerait qu’elle ne tienne pas
précisément compte de tous les phénomènes pouvant se rattacher à des
dynamiques de répétition, d’habitude, de routine, de programmation
pratique voire rituelle, de scénarisation sociale et instituée. On serait en
effet tenté de voir l’événement de la figure comme un éclat de présence
pure, comme un remplissage définitif, sans restes, des facettes du signe
(l’expression et le contenu). En dépit de cette dérive possible, il est
toutefois démontrable que c’est au contraire précisément parce que la
figure – l’activité de figuration – ne se stabilise que temporairement, et
parce que l’activité de figuration demeure toujours disponible à d’autres
formations, susceptible de mobiliser d’autres formes, qu’elle peut d’un
côté, esquisser des horizons de développement et d’institution des figures
mêmes et, d’un autre côté, animer la trace, faire survivre ou faire revenir
des figures virtuellement présentes mais appartenant à d’autres
temporalités que celle de la figure instituée.
La relative fragilité des figures témoigne en creux des doubles
mouvements de l’activité de figuration : i) rapprochement et distanciation
– en ceci que c’est par elle qu’un scénario (proto) actanciel peut émerger
dans un paysage, dans la reconnaissance et dans la prise de forme ; et ii)
débordement et différenciation – en ceci que c’est par l’impossibilité de
condenser, de confiner toutes les ressources sémiotiques et imageantes en
une seule figure et dans la totalité d’une figure que l’activité de figuration
peut (re) produire des significations, des ressemblances qui puisent dans
des ressources disponibles, tout en conférant un caractère événementiel à
cette même (re) production.
Or, ce va-et-vient entre des pôles que l’on pourrait nommer l’un
institué et l’autre créatif ou instituant,24 dévoile la nature exquisément
expressive de la figure. En effet, comme le montre, entre autres,
l’historien de l’art Bertrand Prévost :

si l’expression décrit bien un mouvement de sortie, celui-ci


n’a rien à voir avec le passage d’une intériorité à une
extériorité. C’est d’elle-même que sort l’image, et cela
42  

suppose toute une série de dynamismes du type :


détachement, arrachement, décollement, soit tous les
mouvements par lesquels une forme substantielle,
individuelle ou corporelle s’abstrait au sens très précis où
elle s’abstrait, se tire d’elle-même, perd son individualité, sa
corporéité. […] Il faut insister sur l’irréductibilité de
l’expressivité à toute partition entre intérieur et extérieur,
autant qu’à toute division entre un sujet et un objet. On l’a
dit, elle n’a rien à voir avec l’expression d’une intériorité.
Mais le détachement qui la caractérise ne peut par principe
lui donner la dureté ou la stabilité d’un objet extérieur. Un
trait expressif cesse de l’être dès qu’il est rattrapé par un
corps, par une qualité, par une individualité. L’expression,
elle, étant toujours ce qui passe entre les corps pour rester à
l’état subtil, presque éthéré.25

Par conséquent, c’est cette expressivité – par laquelle la figure peut être
interprétée sous le prisme d’une perception sémiotique dans une
continuité entre les faits linguistiques stricto sensu et des phénomènes de
sens constitués par des matières autres que la langue – qui permet,
comme dans le cas de la Ninfa warburgienne en tant que Pathosformel, de
formuler la répétition, la revenance, la survivance des images, en un seul
mot la reprise, en tant que retour non pas du même dans le sens d’une
« identité de l’être » mais dans celui d’un « semblable ».26 Didi-
Huberman, dans son analyse de la Nachleben – la vie posthume des
images dans le projet warburgien –, où l’on peut repérer à la fois une
dimension extensive de la figure et une dimension intensive de sa propre
force de figuration, cite à ce propos un passage de Giorgio Agamben
autour du Gleich (le même) nietzschéen. Le philosophe italien constate en
effet que Gleich

est formé du préfixe ge (qui indique un collectif, un


rassemblement) et du terme leich, qui remonte au moyen-
haut allemand lich, au gothique leik et enfin à la racine *lig
indiquant l’apparence, la figure, la ressemblance […] Gleich
signifie donc : qui a le même *lig, la même figure […] En ce
sens, l’éternel retour du gleich devrait être traduit à la lettre
comme éternel retour du *lig. Il y a donc dans l’éternel
43  

retour quelque chose comme une image, comme une


ressemblance.27

La différenciation du semblable ainsi que les processus conséquents


d’interprétation/appropriation des figures rendent compte d’une part, du
statut énigmatique de la figure et de l’activité figurale innervant
l’émergence et la (re) constitution de son sens et, d’autre part, de la
possibilité de sa singularisation stylistique, propre aux formes littéraires
et artistiques. Concernant le premier aspect, le critique littéraire Bertrand
Gervais établit une triangulation entre la figure, la perception et
l’imagination où cette dernière est conçue, en partant de la notion de
musement28 chez Peirce, comme une traversée des univers d’expérience,
un jeu de l’imagination et de la pensée s’interrogeant sur les mécanismes
mêmes de l’apparition des figures. Sous sa plume la figure

est un énigme ; elle engage en ce sens l’imagination du sujet


qui, dans un même mouvement, capte l’objet et le définit
tout entier, lui attribuant une signification […] voire un
destin. La figure, une fois saisie, est au cœur d’une
construction imaginaire. […] Il ne peut y avoir figure, en
effet, que si un sujet identifie dans le monde un objet qu’il
croit être chargé de signification. La figure ne se manifeste
que dans cette révélation d’un sens à venir. De la même
façon, elle ne se déploie que si le sujet dote ce signe […]
d’un récit auquel il peut s’identifier et qu’il peut lui-même
générer. La figure est le résultat d’une production
sémiotique, d’une production imaginaire. […] La figure
n’existe pas en soi, elle n’est jamais que le résultat d’un
travail, d’une relation […] C’est une forme dont on s’empare
et que l’on manipule.29

Quant au deuxième volet, le travail conjoint de la perception et de


l’imagination dans l’appropriation de la forme-figure permet de
comprendre le style ou l’activité de stylisation, en tant que pratique. Il
s’agit de la proposition du critique littéraire Laurent Jenny qui définit le
style

comme une pratique de ressaisissement de l’individualité.


Lorsque cette individualité porte sur un artefact, il y a
44  

stylisation esthétique, c’est-à-dire travail continu de


ressaisissement, d’élaboration et d’inflexion des différences
propres à l’objet. C’est supposer que le style d’un objet n’est
pas donné d’emblée […] mais qu’il est l’objet d’une activité
réflexive.30

Du moment où l’on définit le style comme pratique et qu’on le fait


dépendre d’une activité réflexive, on peut d’un côté conférer une
épaisseur historique aux figures et, plus généralement, aux stratégies
rhétoriques et, d’un autre côté, faire remarquer le lien étroit entre le
devenir langagier et celui des figures soumises à stylisation, en ceci que
ces deux faits sémiotiques partagent les mêmes « processus de
décatégorisation et de récatégorisation »,31 du moins du point de vue de
leur sémantisme et non pas de celui d’une grammaire à proprement
parler. Le problème consiste en effet – pour Jenny mais l’on pourrait dire
de même pour la singularisation de tout acte de parole – en la possibilité
de dégager des traits qui exemplifient le style d’un objet tout comme un
style de vie. En reprenant la notion d’exemplification issue des travaux de
Nelson Goodman, Jenny place au cœur même de toute pratique de
stylisation une activité de configuration d’un champ à partir duquel il est
possible de dégager des propriétés perceptibles – et non pas préexistantes
à l’objet – qui ne constitueront des exemplifications que dans l’après-
coup de la configuration. En effet, il affirme que

Le processus de l’exemplification ne se conçoit donc guère


hors d’un espace de configuration : c’est en effet
l’organisation globale de cet espace qui opère la conversion
des propriétés de l’objet en exemplifications, par une mise en
relief différenciée. […] Le style n’est pas simple perception
de propriétés, il est différenciation de propriétés perceptibles.
[…] L’exemplification stylistique est bien « valorisation »
puisqu’elle module différentiellement un ensemble de
propriétés. […] L’essentiel de cet intérêt tient à la dialectique
entre le donné ou le « trouvé » et le « ressaisi » dans l’objet.
La forme que nous « avançons » nous captive précisément en
ce qu’elle excède notre intentionnalité et nous renvoie sa
dynamique propre. Cette dialectique jouée dans l’objet […]
nous attire spéculairement parce qu’elle figure le processus
45  

de notre individualisation subjective, faite elle aussi de projet


et de découvertes, de « trouvailles » et de « ressaisisse-
ment ».32

Un espace de configuration conçu en termes de différenciation de


propriétés perceptibles dépasse les frontières textuelles ou visuelles d’un
objet – qui peut par conséquent être compris comme un « précipité » de
figuration – : il investit de la sorte un milieu perceptif-culturel-social plus
vaste où se négocient non pas les normes d’exemplification des œuvres,
mais plus globalement les normes régissant la possibilité même que les
formes et les figures adviennent à l’existence, soit à leur propre
perceptibilité et énonçabilité.
Cette formulation rejoint précisément les analogies ontologiques
que Patrice Maniglier établit entre la langue et les formes de la littérature
dans un texte consacré aux enjeux philosophiques des objets littéraires.
Le philosophe soutient explicitement que

la forme n’est pas la réalité objective pour ainsi dire morte


(ainsi la hache dans l’état où elle se trouve), elle est cette part
d’une réalité instrumentale qui n’est déterminée ni par sa
fonction, ni par sa matière, mais par le devenir de l’objet à
travers son usage – autrement dit par ce que Focillon appelait
la « vie des formes » […]. C’est d’ailleurs une expression
tout à fait similaire à celle de Focillon que Ferdinand de
Saussure utilisait lorsqu’il voulait attribuer aux langues une
certaine réalité, en définissant la sémiologie comme la
science de la « vie des signes ». L’idée n’est pas qu’il y a des
signes et que par ailleurs ces signes ont une vie propre,
autrement dit qu’ils changent en fonction de lois et de
contraintes qui échappent tout à fait au contrôle des sujets
parlants ; mais que ce qui est signe dans le langage est
précisément ce qui est doté d’une telle vie. Le « signe »
saussurien est le réel du langage tout à fait comme la
« forme » formaliste est le réel de la littérature. […] Les
formes sont les seuils d’objectivation de la littérature […].
La forme est cette part en excès qui fait dériver une
expérience malgré nous et qui existe dans cette dérive
même.33
46  

En guise de conclusion et de relance d’un projet fédérateur de


réarticulation du champ conceptuel installé par les notions de motif,
physionomie, forme et figure, l’on peut affirmer que le passage d’une
vision générative ou génératrice des formes à une conception
sémiogénétique permet de mettre au jour non seulement la richesse
théorique et opérationnelle de ces concepts, mais notamment de penser
autrement les processus d’institution de normes et contraintes. En effet,
dans cette perspective, de tels processus ne se bornent pas à des règles de
composition ou de genre propres à un domaine d’activité sémiotique
et/ou esthétique, mais ils embrassent le devenir identitaire des sujets et
des objets, c’est-à-dire l’économie même des valorisations à partir
desquelles des stratégies rhétoriques et esthétiques ainsi que des régimes
de conduite pratique peuvent se déployer dans un milieu.
47  

NOTES

1
Cadiot, Pierre et Yves-Marie Visetti. Pour une Théorie des formes
sémantiques. Motifs, profils, thèmes, Paris : PUF, 2001. Basso Fossali,
Pierluigi. La tenuta del senso. Per una semiotica della percezione,
Rome : Aracne, 2009. Didi-Huberman, Georges. L’Image survivante.
Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris :
Minuit, 2002. Gervais, Bertrand et Audrey Lemieux, éds. Perspectives
croisées sur la figure. À la rencontre du lisible et du visible, Québec :
Presses de l’Université du Québec, 2012. Batt, Noëlle. « L’expérience
diagrammatique : un nouveau régime de pensée », TLE (22 2005) : 5-28.
2
Visetti, Yves-Marie et Pierre Cadiot. Motifs et proverbes. Essai de
sémantique proverbiale, Paris : PUF, 2006.
3
Rosenthal, Victor et Yves-Marie Visetti. Köhler, Paris : Les Belles
Lettres, 2003. Bondì, Antonino. « Pour une anthropologie sémiotique et
phénoménologique. Le sujet de la parole entre cognition sociale et
valeurs sémiolinguistiques », Intellectica 63 (2015) : 125-148.
4
De Luca, Valeria. « Le figural entre imagination et perception »,
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy 3.1
(2015) : 199-220.
5
Fontanille, Jacques. Soma e Sema. Figures du corps, Louvain :
Maisonneuve et Larose, 2004.
6
Cadiot et Visetti, Pour une Théorie des formes sémantiques ; Visetti et
Cadiot, Motifs et proverbes. Le concept de forme sémantique apparaît
pour la première fois dans le contexte de la sémantique intérprétative de
Francois Rastier (Arts et sciences du texte, Paris : PUF, 2001), qui
l’utilise pour expliquer la tension essentielle entre fragments textuels qui
se stabilisent, formes de contextualisation et constitution de genres et
interprétations situées des locuteurs. La théorie des formes sémantiques
de Cadiot et Visetti, de son côté, vise à élargir la notion de forme
sémantique, conçue comme la clé de voûte d’une nouvelle théorie
linguistique à la fois perceptiviste, praxéologique et expressiviste. Dans
cette perspective, le concept de forme – au sens d’une forme dynamique
et microgénétique – devient central pour définir les phases de
stabilisation du sens, scandé selon ces phases d’organisation (motifs,
profils et thèmes) et se différenciant constamment par transposition des
formes mêmes.7 Le primat de la perception est une expression de
Merleau-Ponty (Le Primat de la perception et ses conséquences
48  

philosophiques, Lagrasse : Éditions Verdier, 1994), valorisant une


conception de la perception comme ouverture originaire et généralisée
du sujet à l’égard du monde. En linguistique et sémiotique, les travaux
ayant transposé le propos merleau-pontien sont ceux de la théorie des
formes sémantiques mise en place par Yves-Marie Visetti et Pierre
Cadiot. Cf. Cadiot et Visetti, Pour une Théorie des formes sémantiques ;
Visetti et Cadiot, Motifs et proverbes ; et Bondì, Antonino. « Le sujet
parlant comme être humain et social », Cahiers Ferdinand de Saussure
65 (2012) : 25-38.
8
Cadiot et Visetti, Pour une Théorie des formes sémantiques ; Bondì,
« Le sujet parlant comme être humain et social ».
9
Pour une discussion approfondie de Merleau-Ponty, voir Piotrowski,
David, et Yves-Marie Visetti. « Expression diacritique et sémiogénèse »,
Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy 3.1
(2015) : 63-112.
10
Bondì, Antonino, éd. Percezione, semiosi e socialité del senso,
Milano : Mimesis, 2012.
11
L’idée d’une continuité entre perception et langage n’est pas originale.
Les linguistiques cognitives, et, un peu différemment, les linguistiques
énonciatives, ont développé des modèles de la construction à l’intérieur
d’une intuition de ce genre. Néanmoins, Cadiot et Visetti ont souligné le
réductionnisme des approches cognitivistes en sémantique, contraintes
par des schématisations topologiques et/ou cinétiques, qui sont censées
constituer l’ancrage perceptif de chaque signification.
12
Visetti et Cadiot, Motifs et proverbes.
13
Rosenthal et Visetti, Köhler.
14
Ibid.
15
L’exemple est repris par Rosenthal et Visetti dans Köhler.
16
Visetti et Cadiot, Motifs et proverbes.
17
Lyotard, Jean-François. Discours, figure, Paris : Klincksieck, 1971 ;
Parret, Herman. Sutures sémiotiques, Limoges : Lambert-Lucas, 2006.
18
Auerbach, Eric. Figura, Paris : Belin, 1993 (1929). 9.
19
Parret, Sutures sémiotiques, 73.
20
Auerbach, Figura.
21
Parret, Sutures sémiotiques, 73-74.
22
Nous suivons ici la réflexion de Bertrand Prévost contenue dans le
texte « L’image et le problème de l’expression. Pour une cosmologie
esthétique » à paraître. Nous citons ici la version du texte par gentille
49  

autorisation de l’auteur.
23
On se réfère évidemment à l’ouvrage fondateur de Jean-François
Lyotard autour du figural : Discours, figure (1971). Pour un examen de la
figuralité dans les images, nous renvoyons à Acquarelli, Luca, éd. Au
prisme du figural. Le sens des images entre forme et force, Rennes :
Presses Universitaires de Rennes, 2015. Pour un examen sémiotique sur
la figure et le figural voir le déjà mentionné Parret, Sutures sémiotiques
(2006). Nous renvoyons aussi à De Luca, « Le figural entre imagination
et perception », Metodo. International Studies in Phenomenology and
Philosophy 3.1 (2015) : 199-220.
24
Cf. la notion d’imaginaire radical élaborée par Cornelius Castoriadis.
25
Prévost, Bertrand. « L’image et le problème de l’expression. Pour une
cosmologie esthétique », op. cit.
26
Didi-Huberman, Georges. L’Image survivante. Histoire de l’art et
temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris : Minuit, 2002. 172.
27
Agamben, Giorgio, cité dans Didi-Huberman, ibid., 172.
28
Pour une réflexion sur les relations entre musement et imaginaire nous
renvoyons à De Luca, Valeria. « Tra valore e immaginario : musement e
magma a confronto », RIFL 1 (2015) : 19-31.
29
Gervais, Bertrand. Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire – Tome
I, Montréal : Le Quartanier, 2007. 16-17, 19, 31.
30
Jenny, Laurent. « Du style comme pratique », Littérature 118 (2000) :
102. http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2000_num_118_2_1679.
31
Ibid.
32
Ibid. : 111-112, 117.
33
Maniglier, Patrice. « Du mode d’existence des objets littéraires : enjeux
philosophiques du formalisme », Les Temps modernes 676.5 (2013) : 56-
57.
50  

Ingrid Riocreux

Université Paris IV-Sorbonne

Le fragment moraliste : histoire d’un genre ou


reconfigurations sémiotico-sémantiques d’une forme ?

But not yet have we solved the incantation of this whiteness,


and learned why it appeals with such power to the soul ; and
more strange and far more portentous — why, as we have
seen, it is at once the most meaning symbol of spiritual
things, nay, the very veil of the Christian’s Deity ; and yet
should be as it is, the intensifying agent in things the most
appalling to mankind.

[Nous n’avons pas encore éclairé le mystère incantatoire de


cette blancheur, ni appris pour quelle raison elle frappe si
puissamment l’âme ; et ce qui est plus étrange et encore plus
rempli de présages, pourquoi elle est à la fois le symbole le
plus significatif des choses spirituelles, le vrai voile du Dieu
chrétien, et en même temps l’agent qui rend plus intense
l’horreur des choses qui épouvantent l’homme.]

Herman Melville, Moby Dick, 1851.

Résumé

L’histoire du fragment moraliste est autant celle d’un genre littéraire que
du renouvellement de la conception sémiotique et sémantique d’une
forme. La Rochefoucauld paraît concevoir l’espace blanc comme la
matérialisation du silence dans lequel s’exprime la Vérité indicible, que le
51  

contenu des fragments n’indique que par la négative. À l’inverse, chez


Chamfort, la négativité du fragment culmine dans le néant visuel des
blancs. Ceux-ci sont encore le lieu du dévoilement de la vérité mais cette
dernière relève du nihilisme. Chamfort marque le tournant du genre
moraliste. Après lui, les romantiques allemands théorisent l’esthétique et
la philosophie du Witz, qui font de la forme fragmentaire une norme
générique. Elle devient l’allégorie d’un jaillissement de la pensée
fulgurante, sans plus impliquer d’interaction entre négation et silence
symbolique. L’écriture de Cioran fait écho à l’approche chamfortienne du
fragment mais sur un mode désespéré : la forme fragmentaire se
transforme en métaphore de l’anéantissement, résultant de la
pulvérisation destructrice de toute pensée.

Abstract

The history of the moralist fragment is as much that of a literary genre as


that of the renewal of the semiotic and semantic understanding of a form.
La Rochefoucauld seems to conceive of the blank as being the
materialisation of the silence in which the unspeakable Truth is to be
expressed, while the fragments only point to it in a negative way. On the
contrary, in Chamfort’s work, the negativity of the fragment reaches its
climax in the visual vacuousness of blank spaces. Those still are the place
of the revelation of truth but that truth is a nihilistic one. Chamfort is at
the turning point of the moralist genre. In his wake, the German
romantics build up an aesthetic and philosophical theory of the Witz,
according to which the fragmentary form becomes the norm of a genre.
An allegory of the writer’s flashing thought constantly bursting out, their
idea of the fragment no longer implies any interaction between negation
and symbolic silence. Cioran’s writing echoes the chamfortian conception
of the fragment, be it in a despairing mode : the fragmentary form
becomes a metaphor of annihilation, resulting from the smashing of all
thoughts.

Mots-clés : moralistes, fragments, silence, blanc, négation, La


Rochefoucauld, Pascal, Chamfort, Schlegel, Cioran, Ingrid Riocreux.
52  

La forme fragmentaire du corpus moraliste a fait l’objet de


nombreuses études diachroniques, engageant des problématiques d’ordre
typologique ou fonctionnel. Dans le premier cas, il s’agit d’examiner la
pertinence des critères définitoires affectés aux sous-genres (aphorisme,
apophtegme, sentence, maxime, réflexion, pensée, etc.). Le second angle
d’approche interroge plutôt le protocole de lecture des fragments. Le
travail le plus marquant, dans ce domaine, est sans doute celui d’Arthur
Hermann Fink1 qui postule, en termes métaphoriques, le passage du
« fragment fermé », exemplifié par les Maximes de La Rochefoucauld, au
« fragment ouvert » dont le modèle serait les Fragmente de Schlegel.
Cette théorie bénéficie d’une fortune certaine puisqu’on la trouve, par
exemple, sous une forme radicalisée chez Heinz Krüger,2 et qu’elle
irrigue encore nettement le travail de Margot Kruse3 ou, plus récent
encore, celui de Françoise Susini-Anastopoulos.4 La terminologie varie
(ainsi Heinz Krüger préfère-t-il distinguer le fragment de l’aphorisme)
mais l’idée fondamentale demeure la suivante : après le fragment
classique dont le prototype matriciel serait la maxime (définie par sa
brièveté extrême, sa tournure formulaire ciselée, le ton péremptoire et
universalisant d’une voix « sans origine »)5 se développerait une nouvelle
tendance scripturaire, initiée par l’aphorisme romantique, celle des
fragments subjectifs. Aux maximes, conçues comme des énoncés aux
potentialités mnémoniques fortes qui leur confèrent le pouvoir d’une
leçon de morale assénée au lecteur, succèderaient les fragments à
proprement parler, éléments épars d’une pensée éclatée donnée à voir
dans son mouvement et qui implique fortement le lecteur dans son
processus d’élaboration. Cette vision ne laisse pas d’être quelque peu
problématique. Pour ne formuler que cette objection, bien des fragments
de Schlegel ont la rotondité, la perfection formelle et l’effet de clôture des
Maximes de La Rochefoucauld. En réalité, dans une certaine mesure, une
telle approche semble surimposer à l’histoire de l’écriture fragmentaire
une grille de lecture préconçue et un peu caricaturale, héritée de l’histoire
des idées (du classicisme doctrinaire à la libération de la pensée). Nous
voulons gager que le corpus de l’écriture moraliste fragmentaire,
inauguré par La Rochefoucauld, subit en réalité avec Chamfort sa
transformation la plus radicale, précisément dans la mesure où l’histoire
de ce genre se confond avec celle de l’évolution sémiotico-sémantique de
la forme brève. Chargée de sens par son concepteur, elle en est
53  

progressivement vidée pour devenir le signe de l’absence de sens.


Intégrée à une négativité psychagogique par les premiers moralistes, elle
devient, chez leurs successeurs, l’allégorie d’une négativité radicale. Le
fragment moraliste dénonçait l’hypocrisie au nom d’une morale ; il en
viendra à dénoncer toute morale comme une hypocrisie. Cette relation
entre le choix du bref et les antinomies de la Vérité et du faux, de la
transcendance et du néant existentiel, est au cœur de la transformation de
la forme-genre qu’est le fragment moraliste.
La Rochefoucauld n’a pas inventé l’écriture fragmentaire ; mais on
peut à bon droit considérer que, s’il lui a donné ses lettres de noblesse en
littérature, c’est parce qu’il a pourvu de sens la forme brève en procurant
une raison d’être au blanc typographique qui sépare les maximes sur la
page. Rappelons que la tradition de l’écriture morale sous forme de
recueils renvoie à toute la production, abondante, des arts de mémoire et
autres cahiers de lieux communs. Les énoncés répertoriés de la sorte sont
à l’origine extraits d’œuvres faisant autorité. Leur formulation initiale et
leur démarquage a posteriori, par extraction du cotexte, leur confèrent un
statut citationnel, censé contribuer à leur efficacité didactique. Il s’agit
d’une écriture par essence impersonnelle puisqu’elle repose sur le
principe de la collection d’excerpta, plus ou moins fidèlement attribués à
des auteurs antiques. La sentence « s’insère » donc, originairement,
« dans une situation et un contexte qui légitiment son emploi » ; la
maxime, en revanche, se situe « hors de tout contexte ».6 Mais il va de soi
qu’une sentence ne devient pas maxime du seul fait qu’elle serait
présentée hors contexte (on peut même se demander jusqu’à quel point,
en vertu d’une connivence culturelle entre l’auteur et le lecteur, ce mode
de présentation n’est pas une invitation à resituer la sentence dans son
contexte primitif). La maxime, elle, naît hors contexte, pour ainsi dire.
Elle semble jaillir entre deux espaces blancs. Mais son aspect clos et
insulaire ne doit pas faire illusion : son sens n’est pas donné. Jean Lafond
fait naître la moralistique classique,7 précisément, d’un rejet du « tout-
dire de la sentence ».8
Ce qui caractérise la maxime classique, signale Georges Molinié,
c’est le « manque informatif »,9 cause pour le lecteur d’un sentiment de
frustration, d’« insatisfaction ».10 Celle-ci résulte en grande partie de
l’usage pléthorique des négations, notamment dans des « énoncés
pseudo-définitionnels »11 dont l’épigraphe du recueil de La
54  

Rochefoucauld fournit le paradigme : « nos vertus ne sont le plus souvent


que des vices déguisés. »12 Le lecteur se trouve ici face à une aporie
logico-sémantique : si nos vertus sont en réalité des vices, alors la vertu
n’existe pas. Mais si c’est le cas, le vice non plus, qui ne se conçoit que
par rapport à la vertu. On comprend où se situe la source des thèses sur le
pessimisme radical de La Rochefoucauld,13 voire sur son supposé
nihilisme. Toutefois, comme j’ai pu le montrer,14 la négativité du texte
entre en résonance avec la réaffirmation discrète mais réelle de
l’existence du vrai Bien. Il n’en reste pas moins exact que les vraies
vertus ne sont définies que par la négative. La Rochefoucauld nous dit,
non point ce qu’elles sont, mais ce qu’elles ne sont pas. Cette
incomplétude du texte est comme visuellement manifestée par la forme
fragmentaire. De fait, le duc a théorisé la dynamique de l’insatisfaction
et, partant, de la lecture participative : « Il y a de l’habileté à n’épuiser
pas les sujets qu’on traite et à laisser toujours aux autres quelque chose à
penser et à dire. »15 Françoise Susini-Anastopoulos fait naître, non sans
raison, l’aphorisme moderne à la fin du XVIIIème ; ce qui le caractérise,
selon elle, c’est le Weiterdenken, en d’autres termes, la conception
participative de la lecture, laquelle « assume une fonction essentielle dans
un processus cognitif et interprétatif qui se veut en permanence
problématique et ouvert. »16 Mais on voit que La Rochefoucauld lui-
même ne concevait pas le texte comme un produit fini ; vouloir tout dire
est maladroit, c’est ne pas tenir compte de la nature même de l’acte de
lecture. C’est courir le risque de rebuter et donc, échec suprême, de n’être
pas lu.
Ainsi, une dialectique féconde s’établit entre négativité textuelle
(lexicale ou syntaxique) et négativité symbolique (le blanc
interfragmentaire). S’il traite avant tout des textes fictionnels, le travail de
Wolfgang Iser sur la phénoménologie de la lecture peut nous éclairer ici
par la place qu’il accorde à la structure fonctionnelle des blancs, aux
effets de la négativité, et surtout à la manière dont il unit les deux : « le
non-dit, écrit-il, est constitutif de ce que dit le texte. »17 Or, ce non-dit se
manifeste selon lui dans deux types de « blancs » ; d’abord, le blanc
typographique concret : « en tant que silences dans le texte, les blancs ne
sont rien. Mais de ce rien est issue une stimulation importante de
l’activité de constitution » ;18 ensuite, le blanc qui « résulte de la
négation » et qui « stimule de façon décisive l’activité de représentation
55  

du lecteur chargé d’en chercher les motivations. »19 De fait, dans cette
forme particulière – « insolite »20 – qu’est le fragment, la négation vient
faire système avec les espaces blancs qui manifestent les silences du
texte. C’est l’espace blanc qui rend problématique la négation des
énoncés moralistes en les isolant, au moins en apparence, de tout contexte
discursif, de sorte que le lecteur se retrouve comme seul face au rejet de
ses propres préjugés, dans un cadre qui dénonce l’insuffisance de son
intellect et semble donc lui interdire de penser, pour son propre bien. Il
devient le spectateur d’une entreprise systématisée de démolition de sa
manière d’être au monde, sans que lui soit proposé d’enseignement de
substitution, puisque sur le mode aléthique ou déontique, le moraliste se
refuse à adopter un discours explicitement didactique. Le lecteur est
renvoyé à lui-même et sommé de compléter les manques informatifs
résultant d’une démarche qui consiste moins à dire ce que les choses sont
que ce qu’elles ne sont pas. Il y a bien un phénomène pétrifiant dans cette
combinaison du dire que ne pas, matérialisé par la négation, et du ne pas
dire, manifesté par les blancs typographiques.
Alain Montandon a consacré un article aux « espaces blancs de
l’aphorisme ».21 Son point de départ est l’expérience empirique de la
lecture : il note que le fragment moraliste « se donne à lire dans une
discontinuité radicale, séparé, encadré par des espaces bancs. »22 Or,
« ces blancs provoquent une stupeur immédiate, comme un silence
diffus »23 qui n’est ni « inerte » ni « neutre ».24 Balayant un corpus
diachronique large et varié, Alain Montandon conclut ce qu’on pourrait
appeler son esthétique de la réception des textes fragmentaires en
proposant de considérer avant tout « l’espace entre le dire et le dire, ou le
vide de la discontinuité » comme un « appel à la liberté ».25 Des citations
célèbres de Stéphane Mallarmé, Maurice Blanchot, René Char et Paul
Valéry concernant l’esthétique du discontinu se côtoient dans cette mise
en perspective théorique très générale qui prend La Rochefoucauld pour
point de départ mais ne s’attache pas à la spécificité de l’écriture morale
et partant, n’établit pas de lien entre le sens de l’espace blanc et le sens du
texte, entendu très concrètement comme ce vers quoi il tend, sa visée.
En effet, La Rochefoucauld le dit dans une maxime présente dès la
première édition et maintenue telle quelle jusqu’à la dernière
(contrairement à bien d’autres) : « Le silence est le parti le plus sûr de
celui qui se défie de soi-même » (max. 79, p. 144). En nous montrant que
56  

nous nous trompons sur nous-mêmes, que nous sommes le jouet de


déterminismes implacables, au premier rang desquels notre amour-
propre, en nous faisant soupçonner jusque dans les actions les plus
apparemment vertueuses la présence cachée du vice, La Rochefoucauld
met tout en œuvre pour que nous en venions à nous défier de nous-
mêmes. Et par suite, à choisir le parti du silence. Mais il y a plus ; dans la
perspective chrétienne26 de La Rochefoucauld, le silence n’est pas le vide.
Définition par la négative et paradiastole27 (les procédés majeurs de
frustration du lecteur dans les maximes) sont les aiguillons d’une quête ne
pouvant aboutir que dans une révélation faite au cœur de celui qui
reconnaît ses hypocrisies et ses insuffisances et cherche, en tout humilité,
à connaître la vérité des vertus chrétiennes (voir max. 358, p. 178). La
maxime tend vers le blanc comme lieu d’avènement d’une vérité
indicible, conformément aux principes de ce qu’on appelle la théologie
apophatique qui, considérant que les choses de Dieu sont sans commune
mesure avec le langage humain, relègue celui-ci dans un registre négatif
(on peut seulement dire ce que les réalités transcendantes ne sont pas), lui
conférant donc un rôle propédeutique appuyé sur une négativité dont la
fonction est fondamentalement psychagogique. Très éclairant pour
comprendre le fonctionnement du texte des Maximes est le
rapprochement avec les Pensées de Pascal. La dimension moraliste de
son écriture accidentellement fragmentaire est incontestable (et Bérengère
Parmentier consacre un chapitre aux Pensées dans son livre sur les
moralistes du Grand Siècle);28 ainsi le problème de la définition de
l’homme entre-t-il pleinement dans le champ de ce que Dieu seul peut
exprimer, dans le silence de la raison, quand renonce le langage. Le
passage suivant est extrêmement clair sur ce point, qui convoque les
verbes se taire, entendre et écouter en liaison avec apprendre. La
connaissance délivrée est précisément celle de la nature humaine, que
l’homme ignore lui-même :

Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe


infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre
condition véritable que vous ignorez.
Écoutez Dieu. (frgt. 164, p. 117)29
57  

L’isolement concret de l’injonction à écouter Dieu traduit visuellement


l’avènement de la parole divine dans le silence du blanc typographique.
Ce dernier évoque irrésistiblement le « silence éternel de ces espaces
infinis » qui « effraie » l’interlocuteur de Pascal (frgt. 233, p. 172) ; mais
précisément, le rôle du moraliste-apologiste semble consister à rendre le
lecteur sensible à ce qui se dit dans ce silence infini. En effet,
contrairement à la théologie mystique traditionnelle, celle de Pascal
repose moins sur le silence en lui-même que sur une substitution de
parole : le Verbe se substitue au verbe humain, impuissant, de sorte que
dans le silence mystique, Quelqu’un parle. C’est dans ce vide ultime que
la voix de Dieu se fait entendre ; dans ce vide qu’advient la Vérité. « Ce
gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable,
c’est-à-dire par Dieu même » (frgt. 181, p. 134). Pascal qui la théorise et
La Rochefoucauld qui la pratique, inaugurent ainsi une moralistique
négative ou, si l’on veut, apophatique qui purifie le langage en rompant le
lien référentiel entre les noms vertueux et les comportements vicieux
qu’on leur fait communément désigner, afin d’inviter le sujet moral à une
remise en cause complète de lui-même. Le texte vise ainsi, à travers les
négations qui le minent, son propre effacement, dont le blanc
omniprésent est la prémisse. Il tend vers l’expérience du Vrai
(extratextuelle par définition et plus riche que n’importe quel texte).
Bien évidemment, ce rôle dévolu à l’interaction entre négativités
textuelle et paratextuelle, le sens de la forme fragmentaire donc, ne peut
être le même chez un auteur comme Chamfort, en dépit des apparences. Il
est incontestable que, pour ce qui est de la forme, la proximité avec
La Rochefoucauld est indéniable : on retrouve l’usage stylématique de la
négation uniceptive et du paradoxe comme procédés de purification du
langage, au sein d’une écriture de la brièveté. Chamfort est d’ailleurs plus
explicite encore lorsqu’il affirme:

Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots
dans la signification opposée à celle qu’on leur donne dans le
monde. Misanthrope, par exemple, cela veut dire
Philanthrope ; mauvais Français, cela veut dire bon citoyen,
qui indique certain abus monstrueux ; philosophe, homme
simple, qui sait que deux et deux font quatre, etc. (258, p.
105).
58  

Mais alors que les moralistes chrétiens soutenaient une position plus ou
moins explicitement essentialiste, on voit que Chamfort est un vrai
nominaliste. Et il l’est d’autant plus que, pour lui, les valeurs morales
sont des coquilles vides. On objectera qu’il faut peut-être, comme c’était
le cas chez La Rochefoucauld, distinguer entre le vrai et le réel, comme
le prouverait l’incidente dans la maxime suivante : « L’amour, tel qu’il
existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact
de deux épidermes. » [mes italiques] (359, p. 133).30 On pourrait déduire
de cette maxime qu’il existe un amour idéal, à titre de concept non-réalisé
ici-bas, ou même d’exception (historique et/ou géographique), hors de
l’état social. D’une manière ou d’une autre, il faudrait, pour que cette
maxime permette d’envisager l’existence d’un amour vrai, qu’il existât
un amour possible en dehors de la société. Or, ce n’est pas le cas.
Chamfort ne croit pas en Dieu. Et l’état de nature est chez lui, comme
chez Rousseau, une image idéale au rôle purement rhétorique, une
hypothèse méthodologique permettant de condamner une situation de fait,
bien réelle celle-là. L’amour n’existe donc que dans la société, où il ne
présente aucun point commun avec sa version idéalisée ; et il est
impossible de renouer avec l’amour naturel pur puisque « la société n’est
pas, comme on le croit d’ordinaire, le développement de la nature, mais
bien sa décomposition et sa refonte entière. C’est un second édifice, bâti
avec les décombres du premier. » (8, p. 53).
Les hommes sont condamnés à vivre en société, privés de toute
transcendance qui soutienne les valeurs morales. Dans ces conditions,
sans que cela doive nous surprendre, Chamfort aboutit à une éthique
minimaliste : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal à toi ni à personne,
voilà, je crois, toute la morale. » (319, p. 123). Dans un monde sans
repères, le plaisir et la douleur deviennent les seuls critères de
discrimination entre le bien et mal. Ne pouvant plus se référer ni à une
morale théologiquement fondée, ni à une morale naturelle (Chamfort
incarne bien la crise des Lumières), on parle et on juge au nom de soi-
même, en tâchant de ne pas oublier que les autres sont autant de moi
susceptibles d’éprouver, comme soi-même, plaisir et douleur. On aboutit
à une approche totalement égocentrée de la morale, que l’on pourrait
résumer par l’impératif, bien connu, de ne pas faire aux autres ce qu’on
n’aimerait point qu’on nous fît. Dans cette perspective, Chamfort
59  

réprouve évidemment tout corpus de normes morales et apparaît comme


un « auteur de maximes qui n’aime pas la maxime ».31 Dès lors, la
négation phrastique et lexicale ne peut plus tendre vers le silence comme
lieu d’avènement de la Vérité. Ou plutôt, cette vérité vers laquelle elle
tend est le vide. La négation mène au silence, au vrai silence, au silence
total et terrifiant du néant absolu. Le fragment moraliste était une forme-
sens qui conférait une forte valeur sémiotique à l’espace blanc, traduction
visuelle du silence dans lequel parle Dieu ; avec Chamfort, il devient une
forme du non-sens, qui fait signe vers le rien. Ainsi s’opère le passage de
l’espace blanc comme lieu de l’indicible à l’espace blanc comme horizon
de l’écriture réalisant — manifestant — l’absorption du sens dans la
vacuité de l’absurde. Nietzsche inscrira son esthétique autant que sa
philosophie dans la lignée de ce moraliste, qui apparaît vraiment comme
un nihiliste avant l’heure.
Toutefois, c’est aussi de Chamfort que se revendiquent les
fragmentistes du cercle d’Iéna, au premier rang desquels Friedrich
Schlegel, qui ne le voit pas comme le dernier moraliste classique mais
comme l’inventeur d’un genre d’écrire nouveau : « il est sans
comparaison le meilleur et le premier de son genre » (Lyceum, frgt. 111,
p. 121).32 Cependant, comme l’écrit Denis Thouard, « Schlegel
chamfortise, mais en schlégélisant Chamfort »,33 puisque avec la théorie
du Witz, « la saisie d’un monde qui se décompose fait place à
l’anticipation d’un monde à naître. »34 Ce terme de Witz, quasi
intraduisible, renvoie à « l’état d’épigramme » (Lyceum, frgt. 59,
p. 109)35 conçu comme l’attitude qui définit l’être au monde de
l’« honnête homme » (aussi appelé « l’être supérieur ») chez Chamfort.
On propose souvent comme équivalent de Witz la notion de saillie. Ce
qu’il faut souligner surtout, c’est que l’esprit witzig est celui de la
fulgurance. « Schlegel inverse les signes »,36 dit encore Denis Thouard.
De fait, il bouleverse la sémiotique du fragment. Jusqu’à Chamfort, le
texte fait exister le blanc (quel que soit le contenu virtuel de ce blanc :
trop plein de Vérité ou néant absolu). Avec Schlegel et la théorie du Witz,
le blanc fait exister le texte. Chez les premiers romantiques allemands, la
saillie ne mène pas vers le blanc, elle en jaillit. Le fragment schlegelien
n’est pas le dernier lambeau de parole avant le rien, c’est une parole qui
surgit. Corollairement, de manière tout à fait logique dans la suite de ce
que nous avons dit plus haut, la négation est bien moins présente dans
60  

cette nouvelle écriture du bref ; de sorte qu’on y relève nombre


d’assertions positives, comme assénées sans possibilité d’ouverture à la
parole d’après parce que, contrairement à la tradition initiée par La
Rochefoucauld, elle n’est pas un positionnement polémique par rapport à
une parole d’avant ; à cela s’ajoute l’effacement de la généralisation
(cf. les modalisations comme « souvent », « presque » ou « la plupart »,
omniprésentes dans la moralistique) au profit d’une universalisation plus
intransigeante : « Tous les genres poétiques classiques, dans leur pureté
rigoureuse, sont à présent ridicules » (Lyceum, frgt. 60, p. 109), « Celui-là
seul qui est uni avec le monde peut être uni avec lui-même » (Athenäum,
frgt. 130, p. 244). On ne saurait, dès lors, s’étonner que Schlegel affirme :
« la saillie est une fin en soi » (Lyceum, frgt. 59, p. 109). Ou bien encore :
« Un fragment, comme une petite œuvre d’art, doit être complètement
séparé du monde environnant et complet en soi, tel un hérisson »
(Athenäum, frgt. 206, p. 161). Ainsi observée, l’histoire du fragment
apparaît sous un angle nouveau. Les perspectives sont inversées : la
maxime de La Rochefoucauld devient le paradigme du fragment ouvert,
et l’évidement du blanc symbolique par Chamfort ouvre la voie à la
prévalence du fragment clos et, dans une certaine mesure, impénétrable et
résistant à la démarche herméneutique (ce que suggère la comparaison
avec le hérisson). Autrement dit, avec la naissance de l’aphorisme
moderne, le blanc typographique devient une « sur-contrainte
systématique »37 conçue comme une « loi du genre ».38 La maxime
classique, que ce soit chez La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues
(au nom d’une morale naturelle) ou même Chamfort (dont nous avons vu
l’orientation, en quelque sorte, prénietzschéenne), se dotait d’une
« fonction épistémologique ».39 Le fragment moderne devient donc, quant
à lui, le symptôme d’un état d’esprit.
Au terme de cette révolution de la littérature morale du bref se
pourrait situer l’œuvre de Cioran. On l’a compris, le fragment moderne se
signale, entre autres critères, par l’apparition d’un discours métalittéraire
qui prend le fragment pour objet et cherche à lui donner un sens en
concevant la forme brève sur le mode de l’analogie et de l’image (on se
souvient, dans le champ poétique, de la fameuse « parole en archipel »40
de René Char). Or, l’écriture de Cioran offre tout un appareil conceptuel
imagé pour rendre compte du sens de ses fragments en termes
mimétiques. Ils sont les « lambeaux » de l’âme que l’on « désarticule »
61  

avec « frénésie ».41 Ils sont la réalisation littéraire de ce souhait : « Avoir


fait naufrage quelque part entre l’épigramme et le soupir ! »42 Ils sont
enfin, « dans la passion du vide, […] le sourire gris du brouillard qui
anime encore la décomposition grandiose et funèbre de la pensée. »43
Alors que le fragment chamfortien invitait à contempler sans
crainte le néant, l’écriture de Cioran est minée par une douloureuse
nostalgie du sens. L’écriture de Schlegel anticipait, par son jaillissement
dynamique, un monde à naître ; celle de Cioran s’offre à la
compréhension comme les débris d’un monde en « décomposition ».44 Le
fragment devient, dans cette perspective, l’écriture tragique par
excellence, « apocalyptique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire
[…] violente révélation de notre condition » :45 une « forme de l’absence
de forme ».46 Outre l’angoisse existentielle qu’il manifeste par son
éclatement, il rend perceptible « le divorce avec la philosophie
systématique »,47 cette dernière s’exprimant à travers le traditionnel
sermo continuus, que l’absurdité du monde rend artificiel et révoltant. Le
fragment cioranien devient la contestation, le dynamitage, pour ainsi dire,
du texte continu aux articulations logiques marquées. Conçu comme un
sanglot ou, plus exactement, une « négation sanglotante — seule forme
tolérable de la négation »,48 il achève ou parachève un genre sujet depuis
toujours à une « allergie au concept positif », et qui a « puis[é] dans un
spectre sémantique et conceptuel résolument négatif »49 les ressources de
son évolution philosophique et esthétique.
Ainsi, l’histoire de ce genre littéraire révèle les métastases
successives d’une négativité affectant jusqu’à la légitimité de l’écriture et
de la vie. Ou comment une forme-sens négative tournée vers la positivité
d’une transcendance (ou d’une immanence chez Vauvenargues, par
exemple) en vient à signifier l’absence de sens ; quand l’espace blanc,
initialement lieu symbolique de l’indicible trop plein de sens, est
finalement chargé de dire l’absurde et le néant. Forme originellement
insérée dans une philosophie qui en constitue la clef de compréhension, le
fragment moraliste devient le signe d’un rejet de toute philosophie. La
Rochefoucauld, Chamfort, Schlegel et Cioran représentent les
orientations majeures du genre, toute écriture moraliste fragmentaire
présentant une parenté, plus ou moins marquée, avec l’un de ces quatre
positionnements théoriques et, partant, avec l’une de ces quatre
réalisations pratiques. Nous avons vu que la dialectique du clos et de
62  

l’ouvert n’était pas absolument pertinente. Elle nous maintient dans le


domaine des représentations (celles d’un classicisme et d’une modernité
en grande partie fantasmés). Penser le fragment en termes de négativité
formelle, c’est-à-dire tout à la fois textuelle (lexicale, syntaxique ou
connotative) et symbolique (le blanc typographique), et penser une
interaction dynamique, féconde en sens et en signes, entre ces deux types
de négativité permet d’envisager sous un angle nouveau l’histoire d’un
genre qui se confond, pour une grande part, avec celle des
reconfigurations sémiotico-sémantiques d’une forme.
63  

NOTES

1
Fink, Arthur-Hermann. Maxime und Fragment : Grenzmöglichkeiten
einer Kunstform. Zur Morphologie des Aphorismus, München : Max
Hüber Verlag, 1934.
2
Krüger, Heinz. Über den Aphorismus als philosophische Form,
München : Dialektische Studien, 1957.
3
Kruse, Margot. Die Maxime in der französischen Literatur. Studien zum
Werk La Rochefoucaulds und seiner Nachfolger, Hambourg : De Gruyter,
1960.
4
Susini-Anastopoulos, Françoise. L’Écriture fragmentaire. Définitions et
enjeux, Paris : Presses universitaires de France, 1997.
5
Doubrovsky, Serge. « Vingt propositions sur l’amour-propre : de Lacan
à La Rochefoucauld », Parcours critique, Paris : Éditions Galilée, 1980.
203-234. 203.
6
Larthomas, Pierre. Notions de stylistique générale, Paris : Presses
Universitaires de France, 1998. 225-226.
7
Jürgen von Stackelberg a imposé ce concept dans la critique allemande
(Französische Moralistik im europäischen Kontext, Darmstadt :
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982), et Louis van Delft en a
généralisé la forme francisée, qui figure même dans le titre d’un article
(« Moralistique et topographie : caractères et lieux dans l’anthropologie
classique », dans Nies, Fritz et Karlheinz Stierle, éds., Französische
Klassik. Theorie. Literatur. Malerei, München : Fink, 1985. 61-87).
8
Lafond, Jean. Moralistes du XVIIe siècle, Paris : Robert Laffont, 1992.
XIV.
9
Molinié, Georges. « Statut énonciatif et fonction littéraire du discours
bref à l’âge baroque : une figure de l’insatisfaction », dans Les Formes
brèves de la prose, Paris : Vrin, 1984. 89.
10
Ibid.
11
Schapira, Charlotte. La Maxime et le discours d’autorité, Paris :
SEDES, 1997. 93.
12
J’utilise pour édition de référence : La Rochefoucauld, François de.
Réflexions ou Sentences et maximes morales et Réflexions diverses,
Laurence Plazenet, éd., Paris : Champion, 2005. 135.
13
On pense à Paul Bénichou (L’Écrivain et ses travaux, Paris : Librairie
José Corti, 1967). Mais plus encore à Jean Starobinski (« Complexité de
64  

La Rochefoucauld », Preuves, 135 (mai 1962) : 33-40 ; « La


Rochefoucauld et les morales substitutives », NRF (juillet 1966) : 16-34 ;
« La Rochefoucauld on the nature of man », The American Society
Legion of Honor Magazine, 26.3 (automne 1955) : 217-227. Et, à coup
sûr, à Roland Barthes (« La Rochefoucauld : Réflexions ou sentences et
maximes », dans Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais
critiques, Paris : Seuil, 1972. 69-88).
14
Riocreux, Ingrid. « Négations, silences et espaces blancs : une
herméneutique du non-dit dans les Pensées de Pascal et les Maximes de
La Rochefoucauld » dans Ne pas dire. Pour une étude du non-dit dans la
littérature et la culture européennes, Peter Schnyder et Frédérique
Toudoire-Surlapierre, éds., Paris : Classiques Garnier, 2013. 149-162.
15
Réflexion IV, 255-256.
16
Susini-Anastopoulos, Françoise. L’Écriture fragmentaire. Définitions et
enjeux, Paris : Presses Universitaires de France, 1997. 159.
17
Iser, Wolfgang. L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique,
Bruxelles : Pierre Mardaga, 1976. 347.
18
Ibid., 338.
19
Ibid., 367.
20
Susini-Anastopoulos, Françoise, op. cit., 3.
21
Montandon, Alain. « Gli spazi bianchi dell’aforisma », dans La
Scrittura aforistica, a cura di Giulia Cantarutti, Bologna : Il Mulino,
2001. 47-76 (les traductions sont miennes).
22
Ibid., 47.
23
Ibid., 48.
24
Ibid., 53
25
Ibid., 75. Il cite Heyndels, Ralph. La pensée fragmentée, Bruxelles :
Mardaga, 1985. 52.
26
Je me place résolument dans la filiation des positions de Jean Lafond
sur l’augustinisme de La Rochefoucauld : La Rochefoucauld.
Augustinisme et littérature, Paris : Klincksieck, 1977. 24 ; La
Rochefoucauld. L’homme et son image, Paris : Champion, 1998. 131.
C’est aussi l’orientation retenue par Laurence Plazenet, qui a réalisé
l’édition des Maximes sur laquelle je m’appuie.
27
Riocreux, Ingrid. « Face aux « interprétations aberrantes » des
Maximes : la paradiastole comme indice d’hétérogénéité énonciative ? »,
Actes du colloque « Les illusions de l’autonymie : la parole rapportée de
65  

l’Autre dans la littérature », organisé par le Centre de Recherche en


Poétique, Histoire Littéraire et Linguistique (CRPHLL) et l’Université de
Pau et des Pays de l’Adour (UPPA), 2-3-4 décembre 2015, à paraître.
28
Parmentier, Bérengère. Le Siècle des moralistes, Paris : Seuil, 2000.
29
Les références des fragments sont données d’après l’édition suivante :
Pascal, Blaise. Pensées, Philippe Sellier, éd., Paris : Librairie Générale
Française, 2000.
30
Édition de référence : Chamfort, Sébastien-Roch Nicolas, dit. Maximes,
pensées, caractères, Jean Dagen, éd., Paris : Garnier-Flammarion, 1968.
31
Sozzi, Lionello. « Chamfort. Aspects de la maxime. La primauté du
non-dit », La Forme brève. Actes du colloque franco-polonais, Lyon, 19-
21 septembre 1994, Simone Messina, éd., Paris et Firenze : Honoré
Champion éditeur et Edizioni Cadmo, coll. « Centre d’études franco-
italiennes. Université de Turin et de Savoie. Textes et études. Domaine
français » 31 (1996) : 165-177. 165.
32
Édition de référence : Schlegel, Friedrich. Fragments, Charles Le
Blanc, éd., Paris : José Corti, 1996.
33
Thouard, Denis. « Qu’est-ce que les Lumières pour le premier
romantisme ? Chimie, Witz, maximes et fragments : Friedrich Schlegel et
Chamfort ».
http://www.revue-texto.net/Inedits/Thouard_Lumieres.html#3.
34
Ibid.
35
Il cite Chamfort, 339, p. 127
36
Thouard, Denis, art. cit.
37
Baetens, Jan et Schiavetta, Bernardo. « Définir la contrainte ? »
Formules 4 (2000) : 20-54.
http://www.formules.net/divers/definirlacontrainte.html.
38
Ibid.
39
Brody, Jules. « Les Maximes de La Rochefoucauld. Essai de lecture
rhétorique », Le langage littéraire au XVIIe. De la rhétorique à la
littérature, Chr. Wentzlaff-Eggebert, éd., Tübingen : Gunter Narr. 1991.
153-180. 177.
40
Char, René. La Parole en archipel, Paris : Gallimard, 1962.
41
Cioran, Emil Michel. Exercices négatifs, Ingrid Astier, éd., Paris :
Gallimard, 2005. 19.
42
Cioran, Emil Michel. De l’inconvénient d’être né, Paris : Gallimard,
1973. 203.
66  

 
43
Cioran, Emil Michel. Le Crépuscule des pensées, Paris : Éditions de
l’Herne, 1991. 138.
44
Cioran, Emil Michel. Précis de décomposition, Paris : Gallimard, 1977.
45
Porte, Yann. « Cioran, sceptique abîmé et cynique fragmenté »,
Alkemie 6 (décembre 2010) : 66-90. 88.
46
Ibid., 79.
47
Ibid., 68.
48
Cioran, Emil Michel. De l’inconvénient d’être né, Paris : Gallimard,
1973. 131.
49
Susini Anastopoulos, Françoise, op. cit. 3.
67  

Augustin Voegele
Université de Haute-Alsace

Désarroi, démocratie, destin : les significations mimétiques,


symptomatiques et conventionnelles du roman monumental en
France, de L’Astrée aux Hommes de bonne volonté

Résumé

Ce sont L’Astrée et Artamène qui ouvrent en France la tradition du roman


interminable. Ce qui fait alors sens dans le récit démesuré, c’est l’absence
de contours, qui est symptomatique d’une certaine angoisse typiquement
baroque. Le récit monumental refait surface au XIXème siècle, et même
il s’impose, avec les romans sans fin de Dumas, les synthèses colossales
de Victor Hugo, les cycles de Balzac et de Zola. Ici, ce sont deux faits
d’art et de société, apparemment antinomiques et pourtant historiquement
inséparables, qui se manifestent dans le succès d’une forme : l’émergence
du peuple dans la conscience artistique, et l’hybris romantique. La
troisième période du récit au long cours dure de 1904 – avec L’Aube du
Jean-Christophe de Romain Rolland – à 1946 – avec les derniers
volumes des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Chez Romain
Rolland, Proust et Jules Romains, la longueur est à l’évidence dotée d’un
pouvoir de signification mimétique. Mais il se développe aussi une sorte
de longueur au second degré : Roger Martin du Gard, Georges Duhamel
et Jules Romains sont parfaitement conscients des connotations éthiques
de la forme longue, qui signifie ainsi par tradition et par convention, et
non pas simplement de façon symptomatique ou mimétique.

Abstract

L’Astrée and Artamène inaugurated the French tradition of the huge


68  

novel. The length of the Baroque novels makes sense insofar as it is


symptomatic of Baroque anxiety. The monumental novel resurfaced in
the 19th century, with Alexandre Dumas’endless books, with Victor
Hugo’s colossal syntheses, with Balzac’s and Zola’s cycles. Two
apparently contradictory but historically inseparable artistic and social
phenomena crystallize : the emergence of the people in the arts and
Romantic hubris. Then, the interminable novel flourished for the third
time in the 20th century, from Romain Rolland’s Jean-Christophe (1904-
1912) to Jules Romains’Men of Good Will (1932-1946). In Romain
Rolland’s, Marcel Proust’s and Jules Romains’novels, the long form
obviously has a mimetic significance. But Roger Martin du Gard,
Georges Duhamel and Jules Romains are very aware of the long form’s
ethical connotations : literary forms not only have symptomatic and
mimetic meanings ; they also have traditional or conventional meanings.

Mots-clés : formes longues, roman baroque, cycle romanesque, roman-


fleuve, Augustin Voegele.

La littérature française aime la mesure, c’est entendu : « Qui ne sait


se borner ne sut jamais écrire. »1 Elle n’est pourtant pas aussi ennemie de
la profusion qu’on le pourrait croire : en témoignent (entre beaucoup
d’autres romans excessifs) L’Astrée, Artamène, Les Misérables, Le Comte
de Monte-Cristo, la trilogie Les Trois Mousquetaires – Vingt ans après –
Le Vicomte de Bragelonne (on pourrait rajouter Joseph Balsamo, Le
Collier de la Reine, Les Mohicans de Paris et tant d’autres productions de
Dumas et de ses associés), les Rougon-Macquart, La Comédie humaine,
Jean-Christophe, L’Âme enchantée, À la Recherche du temps perdu, La
Chronique des Pasquier, Les Thibault, Les Hommes de bonne volonté…
la liste est aussi longue que les récits qui la composent. Que nous dit cette
surabondance de l’esprit littéraire français ? Comment fait-elle sens, à
l’époque baroque d’abord, puis au temps des romans-feuilletons et des
romans-cycles, et enfin à l’ère du roman-fleuve ?

Le désarroi baroque, ou la démesure comme symptôme

Le roman démesuré naît en France à l’âge baroque : ce sont


L’Astrée et Artamène qui inaugurent cette tradition pléthorique. Il est bien
69  

difficile d’attribuer un sens à cette surabondance presque informe. Elle


est certes symptomatique de l’esprit de l’époque, mais si on peut
l’interpréter, ce n’est qu’en vertu d’une mimesis négative, et à la lumière
d’un texte bien plus tardif, et qui lui-même n’a rien d’excessif, si du
moins on ne considère que ses dimensions. C’est peut-être dans Jacques
le Fataliste qu’on trouve la clef de la profusion du récit baroque, qui
ressemble beaucoup à ce château qui annonce à celui qu’il accueille :
« Vous y étiez avant que d’y entrer, vous y serez encore quand vous en
sortirez ».2 Ce qui est signifiant, donc, c’est l’absence de forme, c’est
cette disparition de toute cloison intérieure comme de toute limite
extérieure, qui ne trahit pas tant une crise d’hybris qu’une certaine faillite
typiquement baroque : tout se meut et rien ne se fixe, l’excès tient lieu de
mesure. « La littérature de l’âge baroque est la traduction [d’un] désarroi
fondamental »,3 nous dit Jean-Pierre Chauveau. « La vie apparaît factice,
désordonnée, fragile, douloureuse »,4 rajoute Yves Stalloni. Ici, donc, la
forme fait sens, mais c’est malgré l’auteur : le roman sans limites n’est
qu’un des visages du « tournis baroque »,5 qu’une des formules des
« furieuses extrapolations de l’angoisse baroque ».6 Leur inscription
périlleuse entre « préciosité » et « burlesque » font de L’Astrée et
d’Artamène des romans « révélateurs » non seulement « de la
psychologie et de l’état d’esprit des lettrés du XVIIème siècle »,7 mais
aussi, mais surtout, « de la hantise de l’inconsistance du réel ou de sa
dérive ».8 Dès les premières pages d’Artamène, le monde apparaît illisible
et indomptable : alors qu’il se croit sur le point de délivrer Mandane,
Artamène découvre « l’embrazement de la Ville de Sinope »9 (mais n’est-
ce pas l’univers entier qui est en proie à l’incendie ?) Puis, à chaque fois
qu’il perd espoir, Artamène découvre une raison d’espérer ; et dès qu’il se
croit en droit d’espérer, l’objet de sa quête lui échappe. En chaque ami il
découvre un rival, en chaque ennemi il découvre un possible allié.
Et même le triomphe et le bonheur hyperboliques de Cyrus qui
couronnent le roman (Cyrus est « Maistre de tous les Thresors de David,
de Salomon, et de Cresus », il peut « estre proposé pour Modelle à tous
les Princes qui l’ont suivy », sa « félicité » n’est « plus troublée d’aucune
sorte de malheur », et il monte « sur un Thrône si eslevé, qu’il n’y en [a]
point d’autre en toute la Terre qui ne [soit] beaucoup au dessous »10)
forment une apothéose presque caricaturale et indéniablement
révélatrice : devant la débâcle d’un monde qu’on ne peut saisir ni
70  

maîtriser, la seule ressource est une compensation rhétorique que sa


démesure même rend dérisoire.
Quant aux mots qu’Honoré d’Urfé adresse, avant de commencer
son récit, « à la bergère Astrée »,11 ils en disent long sur l’imprécision de
la ligne de faille qui, à l’époque baroque, ne sépare qu’à grand-peine la
fiction de la réalité. Le seuil paratextuel, qui devrait donner forme et donc
sens à l’œuvre, ajoute ici à la porosité de la frontière ontologique entre
œuvre, personne et personnage, et le livre semble prêt à sortir de ses
gonds : « Il n’y a donc rien, ma Bergère, qui te puisse plus longuement
arrêter près de moi ? Il te fâche, dis-tu, de demeurer plus longtemps
prisonnière dans les recoins d’un solitaire cabinet, et de passer ainsi ton
âge inutilement. »12

Orgueil et démocratie : la longueur au XIXème siècle

Le récit colossal refait surface au XIXème siècle. Il a changé de


forme(s), et de sens aussi. L’auteur s’affirme, il affirme sa maîtrise d’un
univers qu’il prétend comprendre, et d’un monde qu’il prétend changer.
Avec les synthèses monumentales de Victor Hugo, les interminables
romans de Dumas, les cycles de Balzac et de Zola, le roman monumental
est roi (si l’on peut qualifier ainsi une forme littéraire hautement
démocratique), il domine les récits de l’époque de sa stature prodigieuse,
titanesque même (car Hugo et Dumas sont bien de ces géants qui
prétendent faire concurrence aux dieux.) Après la « démesure
baroque »,13 voici venu le temps de l’« hybris romantique ».14 Ce n’est
plus le livre, mais l’auteur qui sort de ses gonds. S’il fallait attribuer une
signification symptomatique unique aux formes longues du roman
romantique, ce serait celle-ci : l’auteur romantique est grisé par l’orgueil,
il croit s’égaler à Dieu.
Mais la mécanique de la signification des formes est en
l’occurrence plus complexe. Ici, ce sont deux faits de société,
contradictoires et pourtant historiquement indissociables, qui se
cristallisent dans le triomphe d’une forme : la démiurgisation du créateur
d’une part, la consécration du peuple d’autre part. Car c’est la multitude
qui est au cœur du roman, qu’elle en soit l’héroïne ou la destinatrice.
Les Misérables ne sont pas le roman d’un homme, mais bien de
« l’homme » tout entier, de l’homme hugolien capable d’une
71  

« communication réelle » avec tout ce que la « nature infinie » recèle


d’« occulte » :15 « Ce livre est un drame dont le premier personnage est
l’infini. L’homme est le second. »16 Il va de soi que le premier et le
second ne font qu’un : l’homme selon Hugo est infini, comme l’infini a
quelque chose d’humain (« Je crois […] à l’Infini ayant un Moi. L’Infini
sans Moi serait limité, quelque chose lui manquerait, il serait fini. Or, il
est l’Infini »).17 Notons d’ailleurs que ce personnage collectif tout-présent
fait signe vers les futurs « unanimes »18 de Jules Romains, eux aussi
plongés dans un « continu psychique »19 qui n’a d’autres limites que
celles de l’univers. Chez Hugo, comme plus tard chez Romains,
l’ubiquité des personnages impose qu’ils s’ébrouent dans un monde de
fiction élargi aux dimensions du cosmos : c’est là une signification
(mimétique, ou si l’on veut analogique) parmi d’autres du choix hugolien
de la forme longue. Hugo, donc, se rêve et se comporte en démiurge –
mais en démiurge révolutionnaire. Il se veut tout-puissant, mais c’est pour
renverser définitivement les rois : « avec Hugo, Paris cesse d’être le siège
de la cour pour devenir la cité d’un peuple »,20 note Aragon. Il en va du
livre comme de la ville, puisque Les Misérables ont pour monarque un
forçat. Si Hugo écrit beaucoup, c’est aussi parce qu’il veut faire de son
livre un instrument à la dimension de l’action qu’il projette, c’est parce
qu’il veut faire de son œuvre un levier assez puissant pour jeter à bas sans
possibilité de renaissance l’édifice de la monarchie. La forme, alors, fait
sens comme un outil, elle tire son sens de son efficacité. Si le « roman
d’Hugo » est si vaste, nous dit Claudel, c’est parce qu’il

reprend […] la tâche des drames et des poèmes, le


réquisitoire contre ce qui existe au nom de ce qui n’existe
pas, l’épreuve à laquelle les puissances formidables de
l’horizon se chargent de soumettre tout ce qui sur terre est
d’institution humaine.21

La longueur des romans de Dumas a d’autres raisons d’être. Elle est


démiurgique, certes (l’ambition de Dumas n’a rien à envier à celle de
Hugo), mais elle est aussi économique et démagogique. Dumas (avec le
concours de ses associés, au premier rang desquels Maquet) fait de la
ligne pour le feuilleton. Il écrit aussi beaucoup afin de ne manquer aucun
lecteur ; cette démagogie, d’ailleurs, est mi-calculée, mi-sincère. Certes,
72  

être lu de tous, c’est s’assurer la prospérité et la postérité, et l’on a


beaucoup reproché à l’œuvre de Dumas de se donner « le tort de se
soucier du lectorat ».22 Cela n’empêche pas qu’on peut compter Dumas
parmi les loyaux « serviteurs de la démocratie ».23 Hugo affirmait : « la
littérature du dix-neuvième siècle n’aura qu’un nom ; elle s’appellera la
littérature démocratique. »24 Dumas réalise à lui seul, ou presque, ce
programme, et s’en vante en ces termes faussement modestes :
« Lamartine est un rêveur ; Hugo est un penseur ; moi, je suis un
vulgarisateur. »25
Le naturalisme, de son côté, se verra reprocher (mais cette
accusation est-elle infamante ?) d’être précisément « l’expression de la
pire littérature démocratique ».26 De fait, il n’est pas nécessaire de
prouver que Zola s’est occupé des modestes plutôt que des grands. Ce
souci du socialement petit le conduit d’ailleurs à adopter une focalisation
rapetissante : Zola se caractérise par son « souci du détail », par son
« obsessionalité », ce qui débouche sur une sorte d’« infini de la
minutie ».27 Chez lui, la forme longue fait sens par sa contenance : son
cycle romanesque est de grandes dimensions car il y range beaucoup de
petites choses.
Quant au cycle balzacien, il est à la mesure et à l’image de l’objet
que le romancier prétend représenter. En effet, avec Balzac

apparaît cette idée que l’élan créateur d’un romancier doit


s’efforcer de coïncider non seulement avec celui d’un
individu, d’individus, mais avec celui d’un monde, d’une
totalité supérieure aux individus et qui se manifeste par eux,
par leurs affinités et leurs contradictions.28

C’est cette totalité subsumante (mais qui n’est connaissable que par
le biais des phénomènes subsumés) que rend visible, par un mécanisme
d’analogie, le cycle, cet ensemble à la fois vaste et complexe qui tire sa
cohérence non de sa linéarité, mais du jeu de rapports et de rappels qui
l’anime et le structure. Tout cycle, en effet, est aussi une collection, et
« fabrique du liant, invente des connexions inaperçues, réunit ce qui a été
séparé ».29
73  

Des livres du destin : les romans-fleuves du premier XXème siècle

Au XIXème siècle, donc, le romancier se découvre une ambition de


totalité. Il faut tout dire – que ce tout soit microcosmique, comme ces
univers-îlots qui occupent Balzac ou Zola (et qui occuperont plus tard
l’ironique Thomas Mann, dans les Buddenbrook en particulier) ou
macrocosmique, comme « l’infini » auquel Hugo n’hésite pas à se
confronter.
Cette ambition ne se perdra pas chez les auteurs de la troisième
période du roman interminable, qui court de 1904 – c’est L’Aube de Jean-
Christophe – à 1946, année où sont publiés les derniers volumes des
Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Cette fois, la forme est
franchement signifiante et clairement mimétique – sans préjudice d’une
certaine portée théorico-historique d’une part et symptomatique d’autre
part (car Rolland, Proust, Duhamel, Martin du Gard et Romains ont tous
eu leur part d’honneurs, du Goncourt au Nobel et de l’Académie à la
Présidence du PEN Club International, et les dimensions de leurs romans
sont ainsi à la mesure de leur ambition).
La dimension imitative des romans de Romain Rolland, de Proust
et de Jules Romains est incontestable. Jean-Christophe et L’Âme
enchantée sont peut-être les seuls romans-fleuves au sens strict du
terme :30 tous deux sont placés sous la tutelle de la métaphore fluviale
(Jean-Christophe naît tout à côté du Rhin, et le nom d’Annette Rivière
nous dispense de tout commentaire), et ils retracent l’un comme l’autre
un destin, c’est-à-dire un mouvement sans retour mais non sans méandres
qui mène à la mer finale (et c’est ainsi que Jean-Christophe mourant
entend les grondements conjugués du fleuve et de l’océan.)
Jean-Christophe est particulièrement intéressant car, dans la
mesure où il est le roman d’un individu qui naît sous le signe du Rhin et
qui s’ouvre peu à peu, jusqu’à l’osmose finale, au « sentiment
océanique »,31 il évolue, et de roman-fleuve devient récit-océan : il réalise
de la sorte la trajectoire idéale décrite, quelques décennies plus tard, par
Maurice Blanchot dans Le Livre à venir. Après les péripéties et les
anecdotes, voici venu le temps de la « rencontre » essentielle avec cet
« au-delà »32 où les contraires se rejoignent : « Harmonie, couple auguste
de l’amour et de la haine ! […] Hosanna à la vie ! Hosanna à la mort ! »33
Ce qui est étonnant, surtout, c’est que la structure de Jean-
74  

Christophe annonce à certains égards celle de À la Recherche du temps


perdu. De même que la Recherche (et cela vaut aussi, mutatis mutandis,
pour Jean Santeuil) est le vaste roman paradoxal des aventures et des
accidents qui amènent le narrateur jusqu’au point révélateur qui, a
posteriori, donne non seulement sens, mais aussi réalité à cette longue
série d’événements, qui pourtant ont dû advenir pour que ce point qui les
transfigure soit atteint ;34 de même, dans Jean-Christophe, l’apocalypse
océanique donne sens aux contingences fluviales qui pourtant l’amènent
et la préparent. La longueur, donc, dans Jean-Christophe et dans La
Recherche du temps perdu, fait sens doublement : le roman s’étire comme
la liste des péripéties préparatoires, en nombre théoriquement indéfini
sinon infini ; et il faut que les contingences se multiplient pour que leur
somme soit à la mesure de la révélation ultime.
Mais le cas de l’œuvre de Proust est plus complexe encore, car la
Recherche est hautement autoréflexive. Elle n’est que l’histoire d’une
vaste parenthèse, en principe infinie, et tout le texte n’est qu’une
digression qui mène d’un instant à lui-même, sublimé, et surtout du livre
à lui-même, transfiguré : « la parenthèse est par essence une figure
réflexive – là où le texte pense, là où il fait image de lui-même. »35 La
Recherche est mallarméenne autant que proustienne. Le monde et le livre
de Proust (mais n’est-ce pas tout un, malgré le « hiatus » entre « le poème
et l’homme » ?36) aboutissent à un livre. La structure circulaire construite
par Proust fait écrire à Jean Rousset que la « Recherche est de ces œuvres
dont on peut dire que leur contenu est dans leur forme ».37 Le livre du
monde (dans le sens aussi bien cosmique que mondain du mot) aboutit à
un livre du livre : l’œuvre de Proust illustre, de manière plus éclatante
encore que Jean-Christophe, la thèse de Maurice Blanchot, puisque le
roman, qui raconte des événements qui lui sont extérieurs (c’est ce que
fait À la Recherche du temps perdu jusqu’au Temps retrouvé), se
transforme en un récit qui, dans un geste à la fois poétique et métatextuel,
raconte la rencontre finale, qui se joue en lui, du livre avec lui-même. Ici,
donc, la forme longue signifie en ceci qu’elle permet de boucler la
boucle, de faire le tour du cercle vertueux qui permet au livre de
s’atteindre lui-même (sans compter qu’il y a aussi, plus simplement, une
coïncidence parfaite entre la forme et son sens : le temps perdu à
retrouver le temps disparu, c’est le temps perdu à écrire et à lire le livre).
Jules Romains, de son côté, prétend proposer un vaste roman
75  

simultanéiste : il s’agit de montrer comment Paris (comme plus largement


le monde, et encore plus largement l’univers) forme un seul corps, uni
organiquement et psychiquement. Dans l’idéal, Les Hommes de bonne
volonté seraient le tableau (et non le récit) d’un instant unique de la vie
unanime38 de l’univers. La forme du roman est mimétique, mais pas
directement : car nul récit ne sera jamais tabulaire, ni dans sa production,
ni dans sa réception. Il faut donc maîtriser l’art de la transcription, pour
puiser dans le lexique musical, ou si l’on préfère un terme du vocabulaire
littéraire, de l’adaptation. On a une certaine image du monde, qui est
fondamentalement anti-temporelle, mais on doit la rendre intelligible par
le biais d’un art soumis aux lois du temps. Ce n’est donc qu’au prix de
contorsions formelles (juxtapositions de scènes sans lien narratif entre
elles, mais répondant aux lois de la contiguïté spatiale et temporelle,
chapitres qui se succèdent en fonction d’affinités psychiques entre les
personnages présentés et non conformément au mouvement de l’action)
qu’un lien mimétique approximatif s’établit entre la conception
romainsienne de l’univers, fondée sur la notion de « continu psychique »,
et sa concrétisation romanesque.
Cela nous conduit à prendre conscience du fait qu’il convient de
tenir compte, à l’intérieur de la forme longue, des choix de structuration.
Aude Leblond, dans son essai sur L’Esthétique du roman-fleuve, décrit
certaines des formes-sens39 (montages, ellipses, fils rouges,
excroissances) qui structurent le roman-fleuve, et qui d’après elle
installent le lecteur dans un imaginaire de la précarité. À l’échelle de la
tomaison également, la structuration fait sens. Roger Martin du Gard, par
exemple, choisit de faire sortir son roman du chemin qu’il lui avait tracé,
et de raconter ce qu’il avait d’abord jugé irracontable : la Grande Guerre,
ou du moins ses premiers et ses derniers jours. Cela donnera L’Été
Quatorze d’abord, et l’Épilogue ensuite, qui couronnent de manière
quelque peu incongrue une œuvre qui ne les annonçait pas. Mais
précisément, cette sortie hors de la droite voie du projet initial ne fait-elle
pas sens, quand on songe au bouleversement que l’événement provoqua
dans toute construction qui comptait sur la durée ? Quant à Jules
Romains, son œuvre a pour clef de voûte et pour axe de symétrie le
diptyque formé par Prélude à Verdun et Verdun (les tomes XV et XVI des
Hommes de bonne volonté). Et justement, il a choisi cette structure pour
son roman afin de rendre formellement palpable sa vision de l’histoire
76  

comme suite d’« ondes d’historiques » : celle qu’il raconte dure vingt-
cinq ans, du 6 octobre 1908 au 7 octobre 1933, et elle a pour « crête »40 la
bataille de Verdun.
C’est donc une vision du monde (ou de l’univers) qui se traduit,
selon des modalités variables, par le choix de la forme longue. Faut-il
voir, dès lors, dans la longueur du roman-fleuve du premier XXème
siècle français, le signe d’une volonté de construire des mondes
fictionnels « habitables »,41 des univers romanesques hospitaliers, dans
lesquels on puisse, à volonté, s’installer, ou voyager ? Il va de soi que les
dimensions impressionnantes des Hommes de bonne volonté par exemple
ajoutent au réalisme, et donnent au lecteur le sentiment d’une liberté
réelle de mouvement au sein du roman, de telle sorte que la forme fait
sens en tant qu’elle participe de la stratégie mimétique globale du livre.
Toutefois, l’adjectif « habitable » ne s’applique pas qu’aux romans
longs : ainsi, si Mauriac l’appliquait à Proust et Balzac (dont il aimait les
œuvres dans la mesure où il pouvait y entrer et en sortir quand il
voulait),42 il l’appliquait aussi à ses propres romans. Plus récemment,
Bernard Vouilloux l’a utilisé pour qualifier les récits de Julien Gracq.43
Sont ainsi « habitables » aussi bien des œuvres interminables que des
récits brefs – sans compter que, pour Mauriac, l’archétype de l’œuvre
inhabitable, c’est Ulysse, donc une œuvre longue, très longue même.
Mais ce n’est peut-être pas les dimensions des romans-fleuves qui
en font des œuvres habitables. Certes, pour Tiphaine Samoyault,
l’aboutissement d’un projet littéraire aussi ambitieux qu’un roman-fleuve
est le signe d’une foi renouvelée dans la capacité du livre à rendre le
monde intelligible.44 Cependant, on peut aussi bien considérer (c’est
l’avis d’Aude Leblond) que le roman-fleuve, parce qu’il semble
impossible de le conclure, de le borner, de cerner ses contours, est à
l’image d’un univers déroutant et indéchiffrable. Jules Romains, Georges
Duhamel et Roger Martin du Gard seraient ainsi les héritiers lointains des
romanciers baroques. Il est en tout cas difficile de contester que le roman-
fleuve est un genre ouvert, qui se distingue par son « refus de
conclure »,45 et qui par là même est propre à raconter le destin
inélucidable d’une « époque disloquée ».46 Jules Romains ne le cache pas,
il a songé à poursuivre son roman, et à y intégrer le récit de la Seconde
Guerre mondiale. Il a d’ailleurs donné une « suite » (certes de faible
qualité littéraire, mais ce n’est pas là ce qui importe) aux Hommes de
77  

bonne volonté, en racontant, dans Le Fils de Jerphanion, la jeunesse


désorientée, pour ne pas dire délinquante, de l’enfant de l’un des
personnages principaux de son œuvre maîtresse. Quant à Roger Martin du
Gard, s’il n’a pas prolongé textuellement Les Thibault, il a choisi un
explicit qui fait signe vers un avenir fragile. Les Thibault se terminent sur
le nom de Jean-Paul : c’est le fils de Jacques, qui, héros pacifiste, est mort
en martyr et en vain, et le neveu d’Antoine, qui meurt d’avoir respiré de
l’ypérite. Or Jean-Paul (le roman ne le dit pas, mais le lecteur le sait, et
l’auteur a eu le temps de le savoir) aura vingt ans, ou un peu plus, en
1939…
Ainsi, si les romans-fleuves sont ouverts dans leur forme, c’est
qu’ils le sont aussi dans leur propos, c’est qu’ils peinent à prêter un sens
au monde dont ils rendent compte :

Jallez disait, à personne en particulier :


— Ce monde moderne serait tout de même quelque chose de
bien épatant, si…
Aucun des autres n’avait besoin qu’il expliquât le si. Aucun
non plus n’avait sous la main une réponse.47

C’est sur ces mots incertains que se clôt le roman de Romains.


Quant aux Pasquier, la béance qui leur tient lieu d’apothéose n’est guère
optimiste :

Rien n’est jamais fini dans notre monde misérable. Il n’y a


de repos, dit Goethe, que sur les cimes glacées. Hélas ! ce
n’est même pas vrai. Il n’y a de rémission que sur les
planètes mortes, quand toute vie est abolie depuis des
millions de siècles et que les souvenirs mêmes sont endormis
pour toujours.48

La longueur au second degré

Il importe par ailleurs de remarquer que la première moitié du


XXème siècle est une époque d’intense théorisation des formes longues,
et plus généralement de prise de conscience des significations qu’acquiert
la forme longue du fait de ses réalisations archétypiques et de ses
78  

métaphorisations critiques. Un Duhamel, par exemple, ou un Romains,


sait très bien dans quelle tradition architextuelle il s’inscrit. La Préface
aux Hommes de bonne volonté, que Romains rédige alors qu’il n’a encore
écrit que quatre des vingt-sept volumes de son œuvre, ressemble fort à un
cours d’histoire littéraire sur le roman « monstrueux ». Romains tient à se
distinguer successivement de Zola, de Balzac, de Victor Hugo, de
Romain Rolland, de Proust, et même de Galsworthy et de Thomas
Mann.49 Et si Duhamel se défend d’écrire un roman-fleuve (car il ne veut
pas imiter la coulée du cinéma ou de la radio, qui « ne se répètent pas »
mais « charrient un mélange détestable où l’on rencontre souvent le pire
et rarement le meilleur »),50 Roger Martin du Gard, lui, ne craint pas une
certaine fluidité, même désordonnée, de la création : « J’estime qu’à
trente ans, on peut très bien se permettre de lâcher la bonde,
généreusement, torrentueusement ; et je demande seulement qu’on puisse
trouver quelques paillettes dans ce flot boueux d’avalanche. »51 Tous
deux, donc, prennent position, non pas pour ou contre une forme, mais en
faveur ou en défaveur d’une certaine conception métaphorisante de cette
forme. Il appert d’ailleurs de l’essai d’Aude Leblond qu’il est fait de
l’image du fleuve un usage allégorique multiple : après Héraclite,
l’imaginaire fluvial du temps apparaît presque irrévocable ; mais le
fleuve, ce peut être aussi le destin (le Rhin de Jean-Christophe se jetant
dans l’océan final) ; ce peut être la narration, qui va sans cesse de
l’avant ; et la lecture elle-même, qui suit le roman au long cours, peut être
fluviale. Notons aussi, toujours avec Aude Leblond, le passage, dans
l’imaginaire critique, d’une idée fougueuse à une idée apaisée du fleuve.
Ainsi, André Thérive, dans un texte consacré aux Hommes de bonne
volonté, écrit qu’un

roman de ce type exceptionnel […] semble accompagner le


cours paisible d’un siècle, où il surviendra certes de brusques
catastrophes, mais où l’on rencontre, comme au long d’un
fleuve, plus de plaines que de défilés, des anses élargies où
l’eau stagne, des tourbillons presque immobiles.52

Cette évolution, on le voit, n’est pas sans rapport avec la


conception de l’histoire dont le fleuve romanesque se veut le signe
allégorisé.
79  

La forme fait ainsi sens par ses métaphorisations autoréflexives ou


critiques. À la Recherche du temps perdu est une œuvre cathédrale,53 nous
dit par exemple Luc Fraisse. Aude Leblond reprend cette image, mais en
infléchissant différemment la métaphore allégorisante. Si Les Hommes de
bonne volonté, La Chronique des Pasquier et Les Thibault peuvent à
certains égards être perçus comme des œuvres cathédrales, ce n’est pas
simplement parce qu’ils sont monumentaux, et fortement structurés ;
c’est aussi (surtout peut-être) en ceci qu’ils abritent les reliques d’un
passé sanctifié, et dont on voudrait qu’il soit capable, par un improbable
miracle, de modeler l’avenir à sa ressemblance. Mais il se trouve que ces
œuvres qui se souhaiteraient optimistes sont érigées sur un présent
instable et précaire, et qu’elles ressemblent à la cathédrale de Strasbourg,
qui repose sur un marécage – sur un marécage, qui plus est, que Romains,
Duhamel et Martin du Gard n’ont pu en aucune façon stabiliser. Le
roman-fleuve est donc à la fois une œuvre-monument et un « livre
tombeau ».54 Plus exactement, les romans-fleuves ressemblent au
cénotaphe surpeuplé de la Fête de la Victoire, dont Jules Romains,
dans Les Hommes de bonne volonté, évoque la vacuité écrasante.55
Comme le cénotaphe, ils sont habités profusément, et inoccupés
cependant (ils sont doublement vacants, même : ils ne sont que des
fictions où abondent les êtres chimériques ; de plus, ceux dont ils
célèbrent la bonne volonté sont des héros d’un autre temps).
Certaines de ces métaphorisations et de ces désignations génériques
ne viennent qu’a posteriori orienter les œuvres – c’est-à-dire leur donner
à la fois forme et sens. Mais d’autres précèdent la création, et y président
même. Des auteurs comme Duhamel, Martin du Gard ou Romains ont
une expérience suffisante de l’histoire littéraire pour connaître les vertus
de la forme longue. Car une forme signifie aussi par tradition, et non pas
simplement de façon mimétique. Il y a une signification des formes de
pure convention historique, et qui ne vaut que pour l’auteur et pour le
lecteur lettré. Il existe ainsi en Europe toute une tradition du roman
familial au long cours, qui culmine si l’on veut avec les deux volets
tolstoïens (le bonheur familial dans Guerre et Paix et l’effondrement
conjugal dans Anna Karénine), et qui se poursuit en Allemagne avec Les
Buddenbrook, et en France avec La Chronique des Pasquier (qui montre
comment les élites, en deux générations, sortent du peuple) et Les
Thibault (qui montrent, au contraire, comment quatre ans de guerre
80  

suffisent à détruire des élites longuement mûries).


Ce n’est donc pas simplement le sens de la forme longue qui
évolue, c’est son mode même de signification : à l’âge baroque, la
démesure est à la fois symptomatique et négativement mimétique ; au
XIXème siècle, l’immensité de la forme est une double-condensation
imitative, qui suggère à la fois l’ampleur de l’ambition auctoriale et
l’évolution démocratique de la littérature ; enfin, dans la première moitié
du XXème siècle, la forme acquiert un véritable pouvoir mimétique qui
répond à une volonté de l’auteur, en même temps que l’épaisseur
historique que lui confèrent les précédents baroques, romantiques et
réalistes/naturalistes donne à l’architexte monumental un pouvoir de
signification par héritage qui contribue à générer et à orienter les œuvres
nouvelles qui viennent s’inscrire dans cette tradition titanesque.
81  

NOTES
1
Boileau, Nicolas. L’Art poétique, Paris : De l’imprimerie d’Aug.
Delalain, 1815. 3.
2
Diderot, Denis. Jacques le Fataliste et son maître, Paris : Le Livre de
poche, 2000. 85.
3
Chauveau, Jean-Pierre. Lire le Baroque, Paris : Armand Colin, 2005.
27.
4
Stalloni, Yves. Écoles et courants littéraires, Paris : Armand Colin,
2015. 48.
5
Prigent, Christian. « Roue, roue voilée, roue en huit ». Figures du
Baroque, Jean-Marie Benoist, éd., Paris : Presses universitaires de
France, 1983. 169.
6
Bourg, Lionel. Matière du temps, Portiragnes : Cadex, 1996. 58.
7
Gheysens, Fabienne. Baroque, préciosité et burlesque : quand
l’instabilité s’empare des lettres françaises, Namur : 50 minutes, 2015.
13.
8
Delecroix, Vincent. Poussin. Une journée en Arcadie, Paris :
Flammarion, 2015. 220.
9
Scudéry, Madeleine de. Artamène ou le grand Cyrus, partie 1, livre 1,
Paris : Augustin Courbé, 1656. 5.
10
Scudéry, Madeleine de. Artamène ou le grand Cyrus, partie 10, livre 3,
Paris : Augustin Courbé, 1656. 850.
11
Urfé, Honoré d’. L’Astrée, première partie, Paris : Champion, 2011.
109.
12
Ibid.
13
Poletto, Christine. Arts et pouvoirs à l’Âge baroque : crise mystique et
crise esthétique aux XVIème et XVIIème siècles, Paris : L’Harmattan,
1990. 197.
14
Besançon, Alain. « The Roots of Modern Iconoclasm ». Jan Assmann,
Albert I. Baumgarten, éds., Representation in Religion : Studies in
Honour of Moshe Barash, Leyde : BRILL, 2001. 320.
15
Hugo, Victor. Les Travailleurs de la mer, Paris : Ollendorf, 1911. 80.
16
Hugo, Victor. Les Misérables, volume 2, Paris : Gallimard, 1973. 79.
17
Hugo, Victor. « Lettre au rédacteur en chef du Croisé ». Œuvres
complètes : Correspondance, tome III, Paris : Albin Michel, 1952. 64.
18
Voir Romains, Jules. « Petite Introduction à l’unanimisme ».
Problèmes d’aujourd’hui, Paris : Kra, 1931. 149-182.
19
Ibid., 164.
20
Aragon, Louis. Avez-vous lu Victor Hugo ? Paris : Pauvert, 1964. 22.
21
Claudel, Paul. « Sur Victor Hugo ». Œuvres en prose, Paris :
Gallimard, 1965. 80.
82  

 
22
Philippe Dufour. « Flaubert lecteur : une histoire des écritures ».
Flaubert : revue critique et génétique 2 (2009). Revues.org. 14 décembre
2015.
23
Voir La Forge, Anatole de. Les Serviteurs de la démocratie, Paris : G.
Maurice, 1886.
24
Hugo, Victor. « Lettre à Champfleury ». Œuvres complètes :
Correspondance, tome II, Paris : Albin Michel, 1950. 331.
25
Dumas, Alexandre. Causeries, volume I, Paris : Michel Lévy frères,
1860. 5.
26
Robert, Guy. « Zola et le classicisme ». Revue des sciences humaines
49-50 (1948) : 138. Voir aussi Borie, Jean. « Une littérature
démocratique ? La situation des écrivains naturalistes ». Qu’est-ce que la
culture française ? Jean-Paul Aron, éd., Paris : Denoël-Gonthier, 1975.
77-102.
27
Schalk, David. « Zola et l’histoire : l’historien Zola ». Les Cahiers
naturalistes 67 (1983) : 47-55. 48.
28
Thibaudet, Albert. Réflexions sur la littérature, Paris : Gallimard, 2007.
881.
29
Besson, Anne, Vincent Ferré et Christophe Pradeau. « Avant-propos ».
Anne Besson, Vincent Ferré et Christophe Pradeau, éds., Cycle et
collection, Paris : L’Harmattan, 2008. 7-14. 11. Sur le cycle romanesque,
on pourra consulter également : Pradeau, Christophe. L’Idée de cycle
romanesque. Thèse de Doctorat. Université de Saint-Denis, 2000 ;
Conrad, Thomas. Poétique des cycles romanesques, de Balzac à
Volodine. Thèse de Doctorat. Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 2011.
30
Au sujet de débats sur la délimitation du corpus des romans-fleuves,
voir Leblond, Aude. Sur un monde en ruine. Esthétique du roman-fleuve,
Paris : Champion, 2015. 12 : « [Pour certains, parmi lesquels Tiphaine
Samoyault], le terme de roman-fleuve [ne doit être retenu] que pour les
romans où la narration s’organise effectivement autour d’un fleuve, sous
forme matérielle ou allégorique ».
31
Rolland, Romain. « Lettre à Sigmund Freud ». Un beau visage à tous
sens. Choix de lettres de Romain Rolland, Paris : Albin Michel, 1967.
264-266.
32
Blanchot, Maurice. Le Livre à venir, Paris : Gallimard, 1959. 10 et 18.
33
Rolland, Romain. Jean-Christophe, Paris : Albin Michel, 2007. 1482.
34
Voir Blanchot, Maurice. Op. cit., 19-37.
35
Piat, Julien. « Proust par/entre parenthèse(s) ». Acta fabula 14.2
(février 2013). Web. 14 décembre 2015. Julien Piat propose une
recension de l’ouvrage d’Isabelle Serça, Les Coutures apparentes de la
Recherche. Proust et la ponctuation, Paris : Honoré Champion, 2010.
36
Rousset, Jean. Forme et signification, Paris : Corti, 1989. 135.
83  

 
37
Ibid., 138.
38
C’est le titre du recueil poétique majeur de Jules Romains, paru en
1908. Voir Romains, Jules. La Vie unanime, Paris : Gallimard, 1983.
39
Voir Leblond, Aude. Op. cit., 337-436.
40
Romains, Jules. Ai-je fait ce que j’ai voulu ? Paris : Wesmael-Charlier,
1964. 110.
41
Voir Leblond, Aude. Op. cit., 507.
42
Voir « François Mauriac à propos de Mémoires intérieurs ». INA. 1959.
Web. 14 décembre 2015.
43
Vouilloux, Bernard. Julien Gracq : la littérature habitable, Paris :
Hermann, 2007.
44
Voir Samoyault, Tiphaine. Excès du roman, Paris : Maurice Nadeau,
1999.
45
Voir Leblond, Aude. Op. cit., 447-457.
46
Romains, Jules. Le Fils de Jerphanion, Paris : Flammarion, 1956. 137.
47
Romains, Jules. Le 7 octobre (Les Hommes de bonne volonté, tome 27),
Paris : Flammarion, 1946. 324.
48
Duhamel, Georges. La Passion de Joseph Pasquier (La Chronique des
Pasquier, tome 10), Paris : Omnibus, 1999. 1343.
49
Romains, Jules. « Préface ». Le 6 octobre (Les Hommes de bonne
volonté, tome 1), Paris : Flammarion, 1932. VII-VIII.
50
Duhamel, Georges. Défense des lettres : biologie de mon métier, Paris :
Mercure de France, 1937. 33.
51
Martin du Gard, Roger. « Lettre à Jean Fernet ». Correspondance
générale, tome 1, Paris, Gallimard : 1980. 200.
52
Thérive, André. « Les Hommes de bonne volonté. VII. Recherche d’une
église. VIII. Province ». Bulletin des Amis de Jules Romains 10 (1977) :
39.
53
Voir Fraisse, Luc. L’Œuvre cathédrale : Proust et l’architecture
médiévale, Paris : Corti, 1990.
54
Voir Leblond, Aude. Op. cit., 23.
55
Voir Romains, Jules. Vorge contre Quinette (Les Hommes de bonne
volonté, tome 17), Paris : Flammarion, 1939. 237-243.
84  

Véronique Duché
The University of Melbourne

From Invención to Invention : the Loss of Meaning

Et je t’asseure à bon escient que bien traduire est chose mal aisée
Debat des deux gentizhommes Espagnolz, 1541, ã iii

Abstract

The letra de invención, a minor genre of Castilian poetry, was very


popular at the court of the Catholic Monarchs. This hybrid cultural form
combining text (letra) and image (divisa) appeared in festive occasions
and was associated with tournaments and jousts. Written on small boards
(rótulos) or embroidered on cloths (paramentos), this courtly lyric
offered a miniature art where play, and especially word-play, came to the
fore. The Cancionero General of Hernando del Castillo (1511) included
106 of them, but letras de invención were also inserted in sentimental
novels, such as Questión de amor (1513), the largest known collection. In
the Renaissance however the translation of these poetic forms into French
caused a problem, because the letra de invención seemed to have no
equivalent in French poetry. This study scrutinizes a corpus of letras de
invención included in two 16th century French translations and shows the
mechanisms of their loss of meaning.

Keywords : translation into French, poetry, letra de invención,


sentimental romance, Véronique Duché.

Résumé

La letra de invención ou “devise éphémère”, genre mineur de la poésie


cancioneril, était en vogue sous le règne des Rois catholiques. Combinant
85  

texte (letra) et image (divisa), ces courtes strophes étaient le plus souvent
arborées à l’occasion de fêtes de cour, notamment joutes et tournois
solennels. Inscrites sur des objets ou brodées sur des vêtements, elles
faisaient partie des jeux poétiques et des rituels de la cour. Le Cancionero
General de Hernando del Castillo (1511) comprend 106 letras de
invención, mais ces dernières pouvaient également figurer dans des
romans sentimentaux, comme la Questión de amor (1513), le plus
important gisement de devises à notre connaissance. Cependant la
traduction de ces formes poétiques n’était pas sans poser problème à la
Renaissance, la letra de invención ne semblant pas avoir d’équivalent en
poésie française. Cet article étudie un corpus de letras de invención issues
de deux traductions françaises du XVIe siècle et examine la déperdition
de leur sens.

Mots-clés: traduction en français, poésie, letra de invención, roman


sentimental, Véronique Duché.

The Renaissance period was marked by an increase in translation


activity, due to the invention of moveable type. Greek and Latin poets
were widely translated into French during the 16th century, as well as
Italian or neo-Latin poets.1 Spanish poetry however crossed the Pyrenees
only with great difficulty,2 and French readers had to wait until the last
decade of the century to read Spanish poetic works in translation.
Nevertheless a limited access to Spanish poetry had been provided earlier
on via the sentimental romance, a genre that was very popular in late
medieval Spain and often included poetic compositions. Questión de
amor was one of the most popular novelas sentimentales.3 First published
in Valence in 1513, this prosimetrum included a total of 150 poems,4
many of which had independent circulation in cancionero collections.
This anonymous fiction, which embraces many subgenres such as
casuistic debate or epistolary exchange, was translated into French in
1541 under the title Le debat des deux gentilzhommes Espagnolz, sur le
faict D'amour.5 This translation is partial, and many passages are missing,
especially the large poetic compositions. Yet some poems of the Questión
de amor had already been translated in 1537 and inserted in another
novela, La Penitence d’amour,6 the French version of Penitencia de
amor.7 Common to both texts are 22 letras de invención, which are
86  

enigmatic combinations of visual device and brief verse. This study will
scrutinize and compare the French versions of these Spanish poetic forms
and show the mechanisms of their transfer and translation.
The letra de invención, a minor genre of Castilian poetry, was very
popular at the court of the Catholic Monarchs.8 These occasional poems
added a visual element (divisa) to a short poem (letra) consisting of 2, 3
or 4 octosyllables following the conventions of cancioneril poetry.9
Exhibited as a crest on the knight's helmet (cimera), inscribed on small
wooden boards (rótulos) or embroidered on cloth draperies (paramentos),
this spectacular genre was composed primarily for festive occasions such
as tournaments and jousts. The Cancionero General compiled by
Hernando del Castillo included 106 of them,10 but letras de invención
were also inserted in novelas sentimentales, such as Diego de San Pedro’s
Tractado de amores de Arnalte y Lucenda (5 letras) or Nicolás Núñez’s
Continuación (21 letras), Questión de amor being the richest with its 128
letras. This courtly lyric offered a miniature art where play, and
especially word-play, came to the fore; furthermore the interrelationship
between divisa (image) and letra (text) was very close, and readers were
asked to exercise their imagination in order to decipher the hidden
meaning of this witty combination.
The anonymous author11 of Questión de amor exacerbated the
hermetic dimension of the letra de invención by offering a “roman à
clef.” As stated in the “Argumento y declaración de toda la obra,” he
conceals not only his own identity, but also that of his characters, giving
nonetheless clues about their real names:

El autor en la obra presente calla y encubre su nombre […].


También muda y finge todos los nombres de los cavalleros y
damas que ne la obra se introduzen, y los títulos y ciudades y
tierras, prelados y señores que en ella se nombran […]. Mas
para quien querrá ser curioso, y saber la verdad, las primeras
letras de los nombres fengidos son las primeras letras de los
verdaderos de todos aquellos cavalleros y damas que
representan, y por las colores de los atavíos que allí se
nombran, o por las primeras letras de las invenciones, se
puedo también conocer quién son los servidores y las damas
a quien sirven.12
87  

[In the present work the author remains silent and hides his
name [...]. He also silences and disguises all the names of the
gentlemen and ladies who enter into the work, and the titles
and cities and domains, prelates and lords named therein, but
for those who might be inclined to seek out and know the
truth, the first letters of the false names are the first letters of
the true names of all the gentlemen and ladies represented,
and by the colors of the attire named in the work or by the
first letters of the invenciones, one can also discover who the
servants are and who are the ladies they serve.]

René Bertault de la Grise13 was the first to translate a selection of


Questión de amor’s letras, using them in a long addition he wrote to the
Spanish text of Penitencia de amor:14 instead of condemning the lovers
Lancelot and Lucresse and keeping them in prison for the rest of their
lives, he chooses to release the couple and allows them to marry – many
festivities are organized for the wedding, including a tournament where
two opposite teams each of four members compete, and a masquerade
ball;15 after Lucresse’s death, Lancelot retires to a house whose decor
symbolizes his final penitence. Four years later the anonymous translator
of Questión de amor retains only 29 letras in his text – 16 of them are
sported by Flamyan and 7 courtiers at a tournament and later at a masked
ball, 13 are used for the description of Vasquiran’s house of mourning.
A corpus of 23 short poems (22 letras and one mote) taken from
Questión de amor is common to both La penitence d’amour and Le debat
des deux gentilzhommes – 13 are related to the jousts and the masks, 10 to
the funeral decor (see Table 1). According to Le Gentil, the letra de
invención does not have any equivalent in French poetry.16 The French
translators were therefore facing a double challenge: in addition to the
language itself – in the first half of the 16th century, Spanish was not as
widely known as Italian17 – the poetic form was an issue. Certainly
emblematic literature and the combination of picture and word were well
known in France since the Middle Ages, especially since the mid-
fourteenth century.18 Devices, accompanied by a short motto, colours
and/or a monogram, were common amongst royal and aristocratic
families. However there was no French poetic form corresponding to the
88  

letra de invención – although the first French version of Alciato’s


Emblematum liber (1531) by Jean Lefevre was published in 1536, it does
not appear that Bertaut was familiar with this new genre.
The terminology used by both translators in order to introduce the
letras lacks precision. While the Spanish text shows the expression
“con/y una letra que dezía/dize”, the French texts use “lettre” in the
singular (“disoit la lettre a lentour”) or in the plural (“avec lettres autour
qui disoient”). A difference is made between the letra and the mote: “Un
mote escrito de la mano de Vasquiran que dezía” is rendered with
“devise” in La Penitence: “estoit escript ceste devise”, but “mot” in Le
Debat: “ce mot par escript de la main de Vasquiran”. The word “devise”
is also used by Bertaut for his one-line translation of the inscription on
the sleeves: “con unos rótulos en la mangas yzquierdas que dezía[n]” is
rendered with “en la manche dextre portoient ceste devise” – the
anonymous translator uses the passive form “des roolles à la manche du
costé gauche ou estoit escript.” Only Bertaut tries to pair the Spanish
genre with a French one, the medieval devise.
However a close examination of both texts shows clearly a loss in
translation.19 If the mote “Sin ventura mi remedio” is transferred into a
quasi-equivalent form – “Sans bonne aventure mon remede” (La
Penitence) and “Sans remede ma fortune” (Le Debat), with respectively
nine and seven syllables –, as are the two two-line letras, translated into
two-line poems, the three-line letras are rendered with three-line poems
in 19 cases only. From quatrain to couplet or verse, 21 short poems
deform and distort the Spanish tercets. Moreover the typography and the
mise en page of the Penitence are sometimes tricky, as the versified parts
are not always highlighted.20 However the anonymous translator seems to
be more inclined to poetry than Bertaut. Apart from the initial quatrain in
octosyllables, a tercet in octosyllables, and a couplet in decasyllables, the
latter writes mostly heterometric stanzas. The former chooses in 14 cases
isometric stanzas, composed of heptasyllables. Bertaut experiments,
varying length and metrical structures, more interested in the meaning of
the letra than in its form.21 The patterns chosen for the Spanish rhymes
(abb or aa) also differ greatly. While Bertaut does not really care about
rhymes (10 poems are without rhyme), the anonymous translator
systematically provides his verses with rhymes.
89  

Furthermore the Spanish sound effects in the letras are reduced in


their French versions. The annominatio, the preferred figure of
cancioneril conceptism, is not always cultivated. The first letra in our
corpus offers a good example of this play on the acoustic:

Es imposible saltar Il est impossible Impossible m’est de


saillir saillir
de las brasas donde Des braises qui Du grand feu qui m’a
muero brusler ne cessent espris :
pues que m’abrasa ‘l Puis que ne peult le Car j’en suys tout
brasero. feu faillir entrepris,
(Questión de amor) Et n’ya moyens qui (Le Debat)
l’appaisent
(La Penitence)

The annominatio figure on brasas/abrasa/brasero (1) is muffled and


rendered with a double alliteration in La Penitence ([bR] and [f]), with a
rhyme only in Le Debat (espris/entrepris). The annominatio on puede/
pues/puede (4) is more easily translated in peut/puis/puys in La
Penitence. The anonymous translator seems very conscious of these
acoustic plays and cultivates the paranomasia in (16):

La vida desesperada, Travailler est le repos.


trabajosa, De la vie travaillée
con el trabajo reposa. En despoir desesperée

Some effects, such as the sound inversion in (19) mis enojos/en mis ojos,
present a difficult challenge for the translators – ignored by Bertaut, but
rendered with an assonance by his competitor: ennuis/diverty/conduictz.
The characteristic attribute of the letra is its rhetorical substrate.
Figures such as antithesis or parallelism are easily translated into French
– dentro y fuera (15): devant et derriere (La Penitence); par dedans et par
dehors (Le Debat); encubre/descubre (13): couvert, descouvert (La
Penitence and Le Debat); en el alma y en la vida (2): sur mon ame et sur
ma vie (Le Debat). The syntax of the Spanish original is generally
respected, especially by Bertaut who mostly sticks to it; but the
anonymous translator tries to add an element of surprise in his poems and
changes the syntax in order to grant special weight to the last line, as in
90  

the pointe of the traditional epigram. The second letra in our corpus
shows this trend very clearly:

Encontráronme ‘n los Les yeulx m’ont Sur mon ame & sur
ojos rencontré ma vie
y hizieron la herida Et ont faict la playe si A esté le coup
en el alma y en la vida. grande emprainct
Que je la sentz dehors & Bien qu’aux yeulx,
dedans. m’ayent atteint.
(La Penitence) (Le Debat)

In sum, the external shape of the letra (metrics, rhyme pattern) as well as
its construction material (rhetorical figures) are more or less transferred
into the French poems. However the most important feature of the letra
de invención, that is its invention, its wittiness, is very often overlooked:
the close link between the divisa and the letra, the image and the word, is
discounted (see Table 2).
This loss is mainly due to mistranslations. For example the
“villetas de oro de martillo” (2) still puzzle the scholars. A villeta is a
billet, an heraldic charge in the shape of a rectangle, but also a spearhead.
In the letra, the jouster/lover has been hurt in the eyes by the spearhead.
Both translators struggle with this unknown word: Bertaut ignores the
villetas and invents the image of buckles with a peak pointing downwards
(“petites boucles dor le hardillon contrebas”), while his colleague evokes
private items (“petites privetez d’or battu”). The Holy door (“puertas de
jubile cerradas”) is also an issue for Bertaut, who understands it as a
closed letter of indulgence (“unes bulles de pardons fermees & serrees”).
The sixth letra in our corpus has challenged both translators, who have
unfortunately missed the allegorical dimension of the text/image
combination.

Yo solté tras mi J’ay deslié mon esperance Plus tormenté


‘sperança mi placer, apres mon plaisir moins repenty
y jamás le vi bolver. Sans jamais y revenir. (Le Debat)
(La Penitence)

The golden leads (“laxas de oro”) are released by the lover who sends his
hunting dog Pleasure (“Plazer”) in pursuit of Hope (“Esperança”).
Bertaut’s almost literal translation misunderstands the text – he makes the
91  

“je” subject of “revenir”. And his colleague, obviously lost in translation,


chooses an enigmatic short sentence “Plus tormenté moins repenty,” the
repentance, or remorse, standing for “bolver” (“returning, going back”).
In addition, the castle of cards (7) (“castillos de cartas”), which
symbolizes fragile hope, has been mistranslated by Bertaut as a weather
vane (“girouelz”), which symbolizes inconstancy. Furthermore a pun
goes unnoticed in the French versions of (11): the Spanish word for
mallows attests to the wrong way taken by the lover (“malvas / mal vas”);
the mallow does not mean anything in the French language of flowers.
Incorrect translations, such as “right” instead of “left” (22), miss the
symbolic significance of the “sinister” side. “Gold” instead of “silver”
(10), and the incomplete devisa (“Unos mallos de plata […] y las palas”:
“marteaulx dor” / “mailletz d’argent”) miss the courtly image of the
croquet game.
Elsewhere the anonymous translator tries to adjust to his French
readership, according to the rules he set out in his preface.22 For instance,
as the symbolic values of the colours do not match,23 the servants who are
dressed in yellow (“vestidos de amarillo”), the Spanish colour of
mourning, are dressed in grey in Le Debat; Bertaut for his part translates
word for word (“jaune”) without taking the symbolic dimension into
account.
The most important flaw in the French versions however is the
total disregard of the onomastic encryption of the letra. As declared by
the anonymous author of Questión de amor, the initials in the letras point
to the name of the jouster's amiga. For example Flaminio, who loves
Belisena, chooses objects and words with B or V: “braseros”, “villetas”,
“brasas” etc.; the Prior of Albano, objects with L, initial of Laurencia de
Montal: “laurel,” “lanternas.” By ignoring this cryptic dimension, the
French translators miss the spice of the composition. The French readers
do not have any enigma to solve. They just have to admire the description
of the clothes and read the poems, not wondering about possible
connections with the characters within the fiction or with a hors texte.
The social and referential dimensions of the letra de invención have been
evacuated in favour of pedagogical and ornamental purposes.24 The
translated letra no longer functions as addressed poetry. The jubilation
and skill in handling the multiple values of words seem to have
92  

disappeared. The French translation, a picta poesis, is a purely literary


device, emphasizing the literary value of the text.
Associated with the development of chivalric culture in the Iberian
Peninsula during the late Middle Ages, the letra de invención flourished
in cancioneros and sentimental romances. The transfer of this poetic form
into French however raised many issues. Apart from lexical issues, due to
a poor command of the language, metrical and acoustical issues had to be
addressed. More importantly, the clues hidden in the text-image
combination had to be deciphered, unveiling the social dimension of this
poetic construction.
While the translator of Le Debat des deux gentilzhommes
Espagnolz did his best to maintain the integrity of the Spanish device,
Bertaut stuck mostly to the meaning only, losing verse-form, rhyme and
wittiness in the transfer, the result being a degré zero of the letra. The
translation of the letra de invención into French is not a translatio, but an
anamorphosis, a distorted projection. Not suited to a French audience, the
Spanish letra would give way to the emblem, a more learned and
humanist device.
93  

ANNEXES

Table 1
Corpus: letras de invención

Questión de amor (14-23) Penitence d’amour (m6-n6) Debat des deux gentilzhommes
(A4-B2)
1 Es imposible saltar Il est impossible saillir Impossible m’est de saillir
de las brasas donde muero Des braises qui brusler ne Du grand feu qui m’a espris :
pues que m’abrasa ‘l cessent Car j’en suys tout entrepris,
brasero. Puis que ne peult le feu faillir
Et n’ya moyens qui l’appaisent

2 Encontráronme ‘n los ojos Les yeulx m’ont rencontré Sur mon ame & sur ma vie
y hizieron la herida Et ont faict la playe si grande A esté le coup emprainct
en el alma y en la vida. Que je la sentz dehors & Bien qu’aux yeulx, m’ayent
dedans. atteint.

3 No pueden passer mis males Ne peuvent passer mes maulx Ne peuvent oultre passer
pues qu’en medio Puis que au millieu Mes maulx desquelz n’ay
les á faltado remedio. Le remedde ya failly. deffault
Car le remede leur fault.

4 No se puede mi passión Ne se peult ma passion escripre Comment se peult mon mal


escrevir Puis que ne la puys souffrir. escripre
pues no se puede sofrir. Si langue ne le peult dire ?

5 Aunque aya en todos los Encores qu’il y ayt en tous les Combien qu’en tous maulx y
males maulx redemption ait redemption
redempción, Nesespere en ma passion. N’en a en ma passion.
no s’espera en mi passion.

6 Yo solté tras mi ‘sperança J’ay deslié mon esperance apres Plus tormenté moins repenty
mi placer, mon plaisir
y jamås le vi bolver. Sans jamais y revenir.

7 Tiene puesta mi ‘sperança Mon esperance tient son Pourchasser mon esperance du
El pensamiento pensement, passement
Donde la derriba el viento. De la ou tire le vent Il n’y fault que ung peu de vent

8 La poca firmeza haze Le peu de fermeté donne tant de Mon foible pouvoir est cause
a mi cuidado soucy Que l’ennuy au cueur cloué
qu’esté ‘n ell alma clavado. A ce quest dedans mon cueur Ne peult estre descloué.
cloué.

9 Si un inconveniente quito Si je oste ung grief à mon Oste mon inconvenient de mon
A mi pesar, desplaisir ennuy,
Me nacen siete a la par. Il m’en naist sept à l’autre part. Sept en viennent pour celluy.
94  

10 Cuando más un Quant plus le pensement Quand ung pensement arrive


pensamiento S’approche à remedier ma Sur mon mal, & plus le
llega cerca de mi quexa, complaincte. somme,
Tanto otro más lo alexa. Tant plus uns aultres Tant plus ung aultre
l’eslongne.. l’assomme.
11   Si quies ver de tu porfiâ Si voulez veoir de ma poursuitte Le nom d’elles en brief
la esperança que ay en ella, Et l’esperance que ay en elle comprend.
mira ‘l mismo nombre della.   Regardez le mesme nom d’elle. Le chemin qu’amour
t’apprend.
 
12   Corónese mi desseo Soit couronne mon desir Soit mon desir couronné,
pues que á sabido emplearse Puis qu’il a bien sceu ordonner Qui la s’est sceu emploier,
do no sabe remediarse. Et en bon lieu s’employer. On ne peult remedier.
   
13   El fuego qu’ell alma abrasa, Le feu qu’est ambrasé dedans Bien que le feu de mon ame
aunque s’encubre, mon cueur soit couvert
con la pena se descubre. Encores qu’il soit bien couvert Par la peine est descouvert.
  Avecq travail est descouvert.  

14   Con mis tiros [he] apartado Avec mes traitz j’ay separé la J’ay les vies desparty
las vidas, por ser mortales, vie Des deux pour estre mortelles,
mas no dellas las señales.   De ceulx pour estre mortelles Mais non la memoire d’elles.
mais pas les armes d’icelle.  

15   La muerte dexó ‘l dolor La Mort a laissé la douleur Les douleurs que mort laissa.
y tristeza de manera & tristesse de maniere, Qu’elle Ont noircy mon triste corps
que se muestra dentro y se Par dedans & par dehors.
fuera. monstre devant & derriere.  
 
16   La vida desesperada, La vie desesperee travailleuse Travailler est le repos.
trabajosa, Avecques le travail repose. De la vie travaillée
con el trabajo reposa. En despoir desesperée
   
17   Todas van mis alegrías Toutes mes joyes s’en vont Tous mes desduictz, vont par
por el suelo, soubz les piedz, terre.
pues no ay en mi mal Puis que je ne puis trouver en Veu que pour ma passion
consuelo. mes douleurs consolation N’y a consolation
   
18   La puerta de mi ‘sperança La porte de mon esperance ne La porte de mon espoir,
no se puede más abrir se peut ouvrir jusques je tourne Jusques à tant ne s’ouvrera,
Hasta que torne ‘l morir. à mourir. Que la mort retournera.
   
19   Secáronla mis enojos Mes ennuiz l’ont seichee Pour la passer par mes yeulx,
Para pasalla en mis ojos. Pour la passer parmy mes yeux mes ennuis
  Ont diverty les conduictz.
 
20   Sin ventura mi remedio. Sans bonne aventure mon Sans remede ma fortune.
  remede  

21   Yo te miro por mirar Je te regarde si je verray Je te voys triste & marry,


si veré ‘n ti el bien que viste Le bien de ce monde que tu as Cuidant veoir en toy par foys
95  

y tú muéstrasteme triste. veu. Le bien que tu me montrois


   
22   Vistenos ell esperança Celluy n’attend aultre remede L’esperance nous a tourné
del qu’espera que de la mort. De celuy qui seulement
el remedio cuando muera.   Attend remede en mourant.  
23   Dentro en esta sepultura Dedans ceste sepulture Cy gist en ceste sepulture
está el bien de mi ventura   Est le bien de mon adventure. Le bien de mon adventure  

Table 2
Corpus: divisas

Questión de amor (14-23) Penitence d’amour (m6-n6) Debat des deux gentilzhommes
(A4-B2)
1 Unos braseros de plata ung brasiers d’argent reschaufoers d’argent pleins de
llenos de brasas braise vive
2 Unas villetas de oro de petites boucles dor le hardillon petites privetez d’or battu
martillo contrebas

3 Unas puentes de plata ponts dargent rompuz pontz rompus d’argent


rompidas
4 Unas plumas de escrevir plumes dor a escripre plumes d’or
de oro
5 Unas puertas de jubileo unes bulles de pardons fermees granz portes de jubile d’argent
cerradas […] hechas de & serrees en argent fermées
plata
6 Unas laxas de oro lassetz dor dyables d’or

7 Unos castillos de cartas girouelz dargent à petiz chasteaulx de cartes


[…] de plata ouvrées d’argent

8 Unos clavos de oro cloux dor cloux d’or

9 Unas serpientes llamadas ung serpent dargent a sept serpens d’argent que l’on appelle
idrias, de plata testes nomme hydra ydres à sept testes

10 Unos mallos de plata […] marteaulx dor mailletz d’argent


y las palas
11 Unos manojos de malvas boucquetz de maulves une herbe, qu’on dict maulves

12 Unos ramos de laurel, y rameaux de laurier & de ramysseaulx, & couronnes de


una corona de los mismo couronnes de laurier laurier

13 Unas lanternas de oro unes lanternes dor lanternes d’argent

14 Las armas de Vasquirán dars qu’il sembloit qu’eust tiré de fleches y avoit grand nombre
cuarteadas con las de la Mort de celle porte fichees parmy [les armes de
Violina, cona unas flechas Vasquiran et de Violine], que la
[…] que la muerte las mort de l’huis y avoit tirees, par
tirava de la puerta semblant
96  

15 Por todas las otras partes aultres parties de la Maison Tous les huys des chambres &
de la casa que todas las estoient tendues des salles estoient tainctz de noir
puertas estaban teñidas de de tous les deux costez
negro de dentro y de fuera
16 Una cama sin cortinaje ung lict en courtine ung lict dressé sans cortines ne
[…] con unas faxas rideaulx
amarillas en torno
17 Reposteros de grana tappix rouges Les beaulx tappis d’escarlatte

18   La principal puerta cerrada ung beau Jardin, la porte Ung beau jardin, duquel la
de cal i canto   duquel estoit fermee maistresse porte estoit semee à
  chault & sable  
19   Una muy rica fuente, la une fontaine fort riche de fin une fontaine de marbre taillée à
cual estaba seca que no Albastre bien doré qui ne demye bosse d’un ouvrage bien
corría   rendoit point d’eaue singulier, mais elle estoit tarie  
 
20   Todas la puertas estaban    
teñidas de negro de dentro
y de fuera  
21   Un rico espejo   myrouer ung riche mirouer  
 
22   los todos vestidos de tous vestuz de jaulne, & en la Accoustrez de gris ayans des
amarillo con unos rótulos manche dextre   rooles à la manche du costé
en la mangas yzquierdas   gauche  
23   La sepoltora de Violina la sepulture de Violine soubz   un grand tombeau d’Albastre  
con una tumba grande  
97  

NOTES

1
On the translation of poetry into French during the 16th century, see
Histoire des Traductions en Langue Française XVe et XVIe siècles (1470-
1610), ed. V. Duché, Paris: Verdier, 2015, Chap. 18. 996-1181.
2
“le vers espagnol franchit mal les Pyrénées au XVIe siècle” (R. Béhar,
Histoire des Traductions en Langue Française XVe et XVIe siècles, op. cit.,
1141).
3
Cüestión de amor de dos enamorados, Valence : Diego de Gumiel,
1513. The only intact copy surviving of the editio princeps is in the
British Library (C.57.g.14). 22 editions in Castilian were published
(1513-1604) in Spain, Italy, Portugal, the Netherlands and France. The
novel was sometimes added to Cárcel de amor by Diego de San Pedro, or
Filocolo by Boccaccio. It takes place at the court of the viceroy of Naples
in 1512; the two heroes debate who suffers more in love: Vasquirán,
whose beloved Violine has died, or Flaminio, who is rejected by the hard-
hearted Belisena. The title reads: “De dos amorados: al uno era muerta su
amiga: el otro sirve sin esperança de galardon. Disputan qual delos dos
sufre mayor pena.”
4
In her article, V. Blay Manzanera identifies 128 letras, one mote, two
coplas, seven villancicos, ten canciones, the Égloga de Torino, and the
Visión (V. Blay Manzanera. “Prosa y verso en la ficción sentimental del
siglo XVI: el caso de Questión de amor (Valencia, 1513)”, La corónica
29.1 (2000): 15-51.
5
Le debat des deux gentilzhommes Espagnolz, sur le faict D'amour :
l'ung nommé Vasquiran, regrette s'amye, que mort luy a tollue apres
l'avoir espousee : et l’autre nommé Flamyan vouldroit mourir pour la
sienne, à la charge d’en jouyr par espouse ou aultrement, Paris : Denis
Janot, 1541.
6
La penitence d’amour, [Lyon]: [Denis de Harsy], 1537. This translation
is a patchwork of imitation and adaptation – see V. Duché. Si du mont
Pyrenée / N’eussent passé le haut fais …. Les romans sentimentaux
traduits de l’espagnol en France au XVIe siècle, Paris: Champion, 2008,
especially 406-413.
7
Jiménez de Urrea, Pedro Manuel. Penitencia de amor, Burgos: Fadrique
Alemán de Basilea, 1514.
98  

 
8
According to the humanist Paolo Giovio, the trend for the impresa
(heraldic badge) comes from the French, and dates back especially to
when the French armies of Charles VIII and Louis XII entered Naples,
during the Wars of Italy: “Ma à questi nostri tempi doppò la venuta del
Re Carlo Ottavo, & di Lodovico XII. In Italia, ogniuno che seguitava la
militia, imitando I Capitani Francesi, cercò di adornarsi di belle, &
pompose imprese.” (P. Giovio. Dialogo delle imprese, Venice: G. Giolito
de Ferrari, 1556. 5).
9
According to Le Gentil, “Ce sont de courtes strophes de trois à cinq
vers, composées à l’occasion de tournois solennels.” (P. Le Gentil, La
poésie lyrique espagnole et portugaise à la fin du Moyen Age, Genève-
Paris: Slatkine, 1981 [Rennes, 1949-1953]. I, 216.)
10
De Castillo, H. Cancionero general de muchos y diversos autores,
Valence: Christoph Kaufman, 1511. A revised edition was published by
Jorge Costilla in 1514. The section devoted to “Invenciones y letras de
justadores” occupies the fol. 140r-143v.
11
Scholars do not agree about the identity of this anonymous author: for
Carla Perugini it is Juan Ram Escrivá de Romaní; for Benedetto Croce,
Vázquez de Ávila; for Gregory P. Andrachuk, the poet Alonso de
Cardona. (Andrachuk, Gregory P. ed. Questión De Amor. Bristol: Hiplam,
2006, xvii-xxxii. This edition will be used in this article.)
12
Questión de amor, op. cit., 2-3. Scholars have identified most of the
characters and places – for instance Belisena stands for Bona Sforza, and
Flaminio for Gerónimo de Fenollet. See for instance F. Vigier, Cuestión
de amor (Valence: Diego de Gumiel, 1513), Paris: Publications de la
Sorbonne, 2006. 431-446.
13
René Bertaut de la Grise, identified by the initials R.B. after the
subtitle, was the secretary of the cardinal Gabriel de Gramont, one of
Francis I’s most important diplomats. He also translated Guevara’s Libro
aúreo (Livre dore de Marc Aurele, Paris: G. Du Pré, 1531) and Relox de
príncipes (L’Horloge des princes, Paris: G. Du Pré, 1540).
14
Bertaut adds 26 mottos to the seven devices as symbolic gifts
exchanged between the lovers and translated from Penitencia de amor.
On the devices of La Penitence, see D. L. Drysdall, “An Early Use of
Devices : René Bertaut de la Grise, La Penitence Damour”, Renaissance
Quarterly 38.3 (1985): 473-487. However Drysdall did not identify
Questión de amor as the source of these 26 added by Bertaut.
99  

 
15
“pour solemniser davantaige la feste y furent faictes jouxtes tournoys,
masques dances & chantreries & aultres gentillesses portans chescun ses
devises, & couleurs au mieux que leur feut possible eulx vestir &
accoustrer” (m5 v°).
16
P. Le Gentil. La Poésie lyrique espagnole et portugaise à la fin du
moyen âge, op. cit., I, 218, n. 13.
17
For instance the translations into French of San Pedro’s Cárcel de amor
(1525) and Flores’s Grisel y Mirabella (1529) were done from Italian
versions of the text.
18
See L. Hablot, La devise, mise en signe du prince, mise en scène du
pouvoir: les devises et l'emblématique des princes en France et en
Europe à la fin du Moyen Age, PhD thesis, University of Poitiers, 2001.
19
For the 22 letras and the mote, we have in total 46 French
compositions. There are 20 three-line Spanish letras, among them 11
have a shorter second line (de pie quebrado); two letras have two lines
only, and the mote is on one line. In the French versions, we have a four-
line poem, 19 three-line poems, 22 two-line poems, and 4 poems on one
line only.
20
The typographer is not familiar with the poetic genre. For instance he
uses a very large font for some letras, disregarding the start of new lines,
or adding the following lines which do not belong to the poem.
21
It is sometimes very difficult to determine the length of the line,
because of the pronunciation of the silent e and of possible diaeresis (for
instance pas-sion versus pas-si-on).
22
“[je] n’ay voulu occuper toy ne moy aux choses qui ne sont à propos :
ma visée a esté de suyvre les parolles tant qu’elles n’estoient point
desvoyantes de l’usage Francoys” (Le Debat, a3v).
23
“le blason des couleurs est tout aultre” (Le Debat, 22v).
24
This was already the case with the French devise, as stated by
Pastoureau: “Agrafées aux ceintures, cousues sur les chapeaux, brodées
sur les gants et les chaussures, gravées sur les armes et les bijoux, les
devises sont partout, et certaines finissent par en perdre, au milieu du
XVe siècle, toute destination autre qu’ornementale” (M. Pastoureau,
“Arma senescunt, insignia florescunt. Note sur les origines de
l’emblème”, in Figures et couleurs. Étude sur la symbolique et la
sensibilité médiévales, París: Le Léopard d’Or, 1986. 130).
100  

Alain Chevrier
Chercheur indépendant

« Garder la forme » : sur la traduction des anagrammes


d’Oskar Pastior par Frédéric Forte

Résumé

L’auteur examine les diverses façons de traduire un texte à contrainte


littérale, le poème anagrammatique. Après les traductions
« sémantiques », une forme nouvelle est apparue : la « traduction
anagrammatique » de l’anagramme. L’autotraduction de Hans Bellmer
est rappelée. Les recréations en anglais de poèmes anagrammatiques de
Georges Perec par Ian Monk, et de Michelle Grangaud par Paul Lloyd et
Rosemary Lloyd, sont rapportées. Une étude des transpositions des
poèmes anagrammatiques d’Oskar Pastior par le poète oulipien Frédéric
Forte est présentée, avec une reconstitution de la démarche créative du
poète-traducteur.

Abstract

The author examines the various ways of translating a text with a literal
constraint: the anagrammatic poem. In the wake of “semantic”
translations, a new form has appeared: the "anagrammatic translation" of
the anagram. Hans Bellmer’s self-translation is recalled. Recreations in
English of anagrammatic poems by Georges Perec and Michelle
Grangaud, by Ian Monk and by Paul and Rosemary Lloyd respectively,
are discussed. The transposition of Oskar Pastior’s anagrammatic poems
by the Oulipian poet Frédédric Forte is presented with a reconstruction of
the various creative devices employed the translator-poet.

Mots-clés : traduction, poème, anagramme, contrainte, Oulipo, Alain


Chevrier

Il nous souvient d’avoir entendu Oskar Pastior, lors d’un colloque


sur Unica Zürn au Centre international de poésie de Marseille (1996),
101  

déclarer, à propos de ses propres poèmes anagrammatiques, qu’ils ne


pouvaient en aucun cas être traduits. Nous mettions alors cet interdit sur
le compte de son enfermement dans sa tour d’ivoire, figurée par les
nuages de fumée derrière lequel il se cachait, et par le caractère privé de
son langage poétique, un idiolecte dérivé de l’allemand et de diverses
langues romanes. Dans une correspondance publiée peu après, il a
cependant reconnu que son aporie, qu’il avait d’ailleurs généralisée
(« Traduire est un mot faux pour quelque chose qui n’existe pas »), pour
belle qu’elle soit, est absurde en regard de la pratique, et il a alors
présenté le problème théorique de la traduction du poème
anagrammatique sous la forme d’une antinomie :

Ou bien on fait du mot à mot, disions-nous – alors, ce n’est


plus une anagramme. Ou bien c’est purement anagram-
matique – alors, l’orientation du discours est entièrement
perdue.1

Depuis, quelques-uns de ses propres poèmes anagrammatiques ont


bénéficié d’une traduction originale par Frédéric Forte, qui montre
comment surmonter cette antinomie. Nous donnerons ici une présentation
de la méthode employée, et nous en analyserons les composantes et la
signification.

Antécédents : traduction formelle ou traduction littérale

L’histoire de la traduction des anagrammes est récente, puisqu’elle


date de la résurgence et du développement du poème anagrammatique au
milieu du XXe siècle, inaugurée par le poème anagrammatique séminal de
Nora Mitrani, Hans Bellmer et Joë Bousquet.2
Si cette forme fut découverte bien avant, – non pas par Raymond
Queneau, comme on le voit partout écrit – mais dès son apparition à la
Renaissance, chez Étienne Tabourot, elle ne se développa qu’après les
recueils de poèmes anagrammatiques d’Unica Zürn. Or celle-ci découvrit
l’activité anagrammatique en observant Bellmer en train de traduire le
poème anagrammatique qu’il avait composé dans un jeu collectif.
La traduction allemande par Bellmer nous semble même être la
première traduction anagrammatique d’une anagramme. C’est une quasi
autotraduction en l’occurrence, faite en 1954. Pour l’édition allemande de
son traité, il a donné lui-même une traduction littérale du titre en
allemand (Rose au cœur violet : Rosen mit violettem Herz), en un plus
grand nombre de lettres, et il a aligné en dessous la série des vers qu’il a
formés à partir de ces lettres. Il a disposé ce poème selon le modèle
102  

d’origine, en croix, en ne respectant pas tout à fait le nombre de vers


cependant.
Voici le début du poème français, suivi du début de la traduction
anagrammatique allemande par Bellmer, et de la traduction littérale de
cette dernière que nous avions donnée :

ROSE AU CŒUR VIOLET

Se vouer à toi ô cruel


À toi, couleuvre rose
O, vouloir être cause
Couvre-toi, la rue ose
Ouvre-toi, ô la sucrée

ROSEN MIT VIOLETTEM HERZ

Hortensie reitet zum Olm


Sie loht im Zorne, meutert
Hoer’ Untier, Mimose lenzt
Entroete sie im Holzturm
Lunte her, zittere im Moos
Turmotter, ziehe mein Los
Immer zeitlose Totenuhr

ROSE AU CŒUR VIOLET

L’hortensia chevauche vers Olm


Elle flamboie de colère, se rebiffe
Écoute monstre, mimosa renaît
Qu’elle s’apâlisse dans la tour de bois
La mèche là-bas, qu’elle tremble dans la mousse
Vipère de la tour, tire mon lot
Horloge des morts toujours hors du temps3

Avec la réécriture de Bellmer on se trouve en présence d’un


exemple de traduction formelle, ce que Frédéric Forte appelle une
« traduction anagrammatique » par opposition à ce qu’il appelle une
traduction sémantique (une traduction littérale, bien que le terme prête à
confusion dans ce cas de « poésie littérale », c’est-à-dire fondée sur les
lettres, qu’est l’anagramme). On perçoit que le traducteur a fait un effort
pour insérer de façon éparse un nom de fleur, d’animal, de sentiment,
mais sans reprendre le sens du mot présent dans l’original.
103  

La traduction sémantique est celle qui a été généralement


pratiquée. Ainsi, certains des poèmes d’Unica Zürn ont été traduits en
français de cette façon. Notamment ceux dont le titre est un énoncé en
français, ses « poèmes français », comme celui-ci, que nous avons choisi
parce qu’il est on ne peut plus court :

Sur les tapis des paumes et leur sourire

So ist alles : des Eises Purpur — euer Traum.

Voici trois traductions différentes de ce monostiche :

De tout ainsi : la pourpre de la glace — votre rêve.4


Tout est ainsi : pourpre de la glace — et votre rêve.5
Tout est là : la glace pourpre — votre rêve.6

En ce qui concerne la traduction anagrammatique, l’idée a dû venir


à d’autres anagrammatistes, tant l’écriture de ce type de texte ressemble à
une traduction. Ian Monk a transposé le titre du recueil d’anagrammes de
Georges Perec Ulcérations par Threnodials, et il a donné une douzaine de
poèmes anagrammatiques suivant la disposition avec un texte « carré » et
un texte « en clair ».7 Comme Perec avait composé son titre avec les
lettres les plus fréquentes de la langue française (dans l’ordre, et à
l’époque : ESARTILUNOC), Monk a utilisé les lettres les plus fréquentes
de la langue anglaise (ETAOINSHRDL).
Il existe une forme limite qu’on trouve dans une anthologie de la
poésie française à l’usage du public américain parue en 2004, The Yale
Anthology of Twentieth-Century French Poetry, dirigée par Mary Ann
Caws.8
Le poème choisi est une « sexanagrammatine »9 de Michelle
Grangaud. Honni soit qui mal y pense : il s’agit d’une forme qu’elle a
inventée, hybridant le poème anagrammatique, pour la genèse des vers à
partir du titre, et la sextine, pour le mode de déroulement des six mots-
rimes. Au sein du magma vers libriste qui l’entoure, cette forme
oulipienne typique tranche heureusement comme un cristal, par la netteté
de ses facettes et le jeu de ses reflets.
En voici le titre suivi de la première strophe:

Isidore Ducasse comte de Lautréamont

méduse l’auditoire mets sac à côté nord


et mise du crocodile dans ta mare ouest
104  

démode du croissant au court à demi est


toast à taire consomme le décideur sud
sors ta mince camelote du désert oui-da
monte maturité à la corde cuisse de dos

Et voici le titre et la première strophe de la traduction par Paul


Lloyd et Rosemary Lloyd :

Michelle Grangaud Creating Anagrams

clang lace rug anhingas dream ragtime


thundering mice-clan lams a garage rag
a gaggle man charms granite lunar dice
grail claim hung near grand acme stage
an angel must chair arming ragged lace
rage curls again changing metal dream

Une note des traducteurs précède ces deux textes, et, curieusement,
le texte anglais précède le texte français, alors qu’il le suit dans tous les
autres exemples : erreur de mise en page, ou traduction qui aurait pris le
pas sur le texte-source ? On pourrait croire que le texte anglais est suivi
de sa traduction en français.
Dans leur note, les traducteurs rappellent les particularités de cette
forme et expliquent les équivalences auxquelles ils ont eu recours.

Because each line is an anagram, translating word for word


would obviously have little sense. We therefore decided that
the only way to transfer Grangaud’s anagrammatical poems
into English would be to write a sestina in homage to her,
taking as our thirty-two-letter starting point one of her own
titles. In her poem, Grangaud was able to use as end words
the four cardinal points: English does not allow that, so we
have chosen instead the words inside, outside, and under,
plus three elements of the natural (and poetic) world as our
other end words: star, cloud, and moon. We have followed
her lead in removing all punctuation.

Il est sûr que le h de north et de south et le w de west ne


permettaient pas une reprise de ces mots en place des mots-rimes
obligatoires. Mais le remplacement partiel par des noms de météores au
sens antique nous paraît bien éloigné de l’original.
105  

Les auteurs ont repris la forme sextine (les mots-rime et leur ordre,
les 5 sixains 1/2), et la forme anagrammatique (les vers isolettriques de
32 lettres, et les arrangements différents des lettres à chaque vers).
Mais fallait-il anagrammatiser le titre ? Le nom pouvait être repris
tel quel (en enlevant l’accent sur le e)., Cette métatraduction est une
patatraduction, même si l’on comprend que les traducteurs ont voulu
rendre hommage à l’auteure contemporaine, à l’égard de laquelle ils ont
succombé à une identification mimétique. (La « fièvre des anagrammes »,
dont parlait Bellmer à propos de ses deux partenaires féminines, est en
effet très contagieuse).
On rapprochera du poème de Michelle Grangaud « Isidore
Ducasse, comte de Lautréamont » ce distique du même titre de Jacques
Perry-Salkow :

La mer, onde, écumait, sourdait des côtes ;


Et Maldoror, soudain, s’émut de sa cécité.10

Ce n’est pas une traduction en français du poème de Michelle


Grangaud : la rencontre est due au hasard, et à la célébrité d’Isidore
Ducasse. De même, notre poème anagrammatique en français
Lautréamont11 n’est pas une traduction du poème anagrammatique
allemand de Kurt Mautz Lautréamont. Nous l’avions découvert après
coup,12 et Astrid Poier-Bernhard en donnera une traduction littérale.13

Un nouveau type de traduction : traduction formelle et traduction


littérale

Les traductions de Frédéric Forte résultent d’un choix de 21


poèmes sur les 67 présents dans le recueil d’Oskar Pastior
Anagrammgedichte (1985).14 Nous ne jugerons pas du bien-fondé de
donner juste avant les anagrammes les textes de Hebel dont Pastior a pris
les titres, mais dont il avait gardé la lecture pour après la composition de
ses anagrammes. Nous nous en tiendrons à l’opération traduisante du
poète.
Frédéric Forte déclare qu’il ne connaît pas la langue allemande, et
qu’il prend appui sur un truchement : Bénédicte Vilgrain, qui donne une
traduction sémantique des anagrammes de Pastior, de ses textes
théoriques annexes, et des textes en prose de Hebel.
Sur la page paire est imprimé l’original allemand, avec en dessous
sa traduction anagrammatique, tandis sur la page controlatérale la
106  

traduction sémantique est donnée, suivie de notes explicatives de la


traductrice.
Pour l’exemple que nous avons choisi de commenter, nous avons
fait se succéder l’original, sa traduction formelle et à la fin la traduction
anagrammatique, ce qui respecte l’ordre de composition des traductions.
La note unique a été supprimée.

Merkwuerdiges Rechnungsexempel aus des regula societatis

Wer sich aus der Luxusmenge drueckt, ist Melos, ein Aerger, Page
des Eurosex, recte Supergleimargus, wilde Argumentschikane
des Gummis, genrelle Saeurewirkung, Rexscharte à la Oedipus etc.
Schwer spuert der Mexicaner Lunge dieses Urgesaug im Acetol.
Irre, was durch Action Usus : Segelmurgel, Sekadeeexperiment,
Erls Wuergeschreck, der lange Edenguss… Permutatio examinis :
Einwegstrudel, paradoxale Gruesse, ein Schimmer Muck-Gestreu
— und steckt in Mixschleuders Sparauge als wuermere Geo-Regie.
Darum erwaechst dieser Magie so luger-suplex eine Streckung.

Qui s’exprime en la quantité-luxe est mélos, un a contrario, Page


de l’eurosexe, recte margin superglue, argument chicané sauvage
du caoutchouc, effet général d’acidité, charte Régis à la Œdipe etc.
Grave est le Mexicain flairant poumon cette ur-succion à l’acétol.
Fêlé, tout ce qu’usus action : murgellement des voiles, tentées les
Sécades,
frayeur qu’étrangle d’Auln-, la lente coulée d’Eden… Permutatio
examinis :
feuilleté opaque, salutations paradoxales, une lueur d’épandirent-
mouffft
— et planque en œil épargne ès-fronde mixe telle parasitée(s) Géo-
Régie.
C’est pourquoi de cette magie croît si luqueur-suplex un
allongement.

Curieux exemple de calcul en la regula societatis

X, celui-là criant à cuire luxe, est Melos déçu, le page


de l’eurosexe, calculus lié pile exact, argument CIA
à la gum, succès culinaire, texte-clé lu à l’Œdipe-Rex…
Ardu, le Mexicain Lulu ex-spectre glaire, suce acétol.
Grillé à l’usu actio : latex-cumul, expérience Sécade,
107  

Aule extranglé, ciclé au Lied… Percolamus executis :


Mini-giclée, saluts paradoxaux, lueur éclect… celée :
[x] — et musse Caixa l’écur-œil en place d’l’aculturégie.
Ce pour-ce magie exulte — tac !— si, l’air ludex, l’un escale15

Pour reconstituer la démarche du poète-traducteur, nous


reprendrons ligne à ligne, ou vers à vers, les identités et équivalences
entre ces trois textes, ou plus exactement entre les deux textes en français.
Les vers [(V.)] sont numérotés. Les mots en italique sont ceux de la
traduction sémantique, et les mots en romain sont ceux de la traduction
anagrammatique.
Le signe égal [=] désigne la similitude, le signe [≠] l’opposition, le
signe en forme de flèche [=>] désigne l’équivalence, le signe Ø
l’ensemble vide.
On peut ainsi apprécier la saturation de la traduction
anagrammatique en mots de la traduction sémantique, même si cette
reconstitution ne colle pas forcément à chaque fois avec les associations
que le traducteur avait à l’esprit.

V. 1 : - « Qui s’exprime » => « X, celui-là criant ».


- « luxe » = « luxe ».
- « est mélos » = « est Melos ». (Forte revient au nom « Melos » de
l’original).
- « un a contrario » => déçu.
- « Page » = « page ». (Le page est un valet, mais aussi le lit en
argot, voir ligne suivante).

V. 2 : - « de l’eurosexe » = « de l’eurosexe ». (Le néologisme


Eurosex était un hapax de Pastior, mais on trouve à l’heure qu’il est plus
d’un million de références de ce nom sur Google !)
- « recte margin » = « pile exact » (pseudo-latin pour correct,
recta). Marge rectale appelle le « calculus » (jeu avec rectal, calculus,
mais aussi érecte, et cul au sens de « sexe », et avec pile, l’opposé de
« face ») : calcul est dans le titre. Et dans l’original Supergleimargus est
du pseudo-latin.
- « superglue » => lié (collé : synonymie).
- « argument » = « argument ».
- « chicané » => « CIA ». (À cause des chicanes de la CIA ? ou
parce que CIA est une suite de lettres dans chicané ?)
- « sauvage » = 0. (Ce mot n’est pas repris).
108  

V. 3 : « du caoutchouc » => « à la gum » (pour à la gomme, gum


est un mot français que le traducteur extrait de chewing-gum).
- « effet général d’acidité » => « succès culinaire ». Un effet positif
est un succès, et l’acidité fait partie du goût, sans parler de
l’acidité gastrique.
- « charte » => « texte-clé » (synonymie).
- « Régis » = « Rex » (regis est le génitif de rex, roi).
- « à la Œdipe » => « à l’Œdipe ». (Et, induit par la « charte
Régis », soit la charte royale, il y a un rappel de l’Œdipus Rex, l’opéra-
oratorio de Stravinski et Cocteau).

V. 4 : « grave » => « ardu » (synonymie, surtout en argot).


- « Le Mexicain » = « Le Mexicain ».
- « flairant » => « ex-spectre » (en passant par in-specte : la vue au
lieu de l’odorat, puis ex-specte).
- Ø = « Lulu ». (Ce mot semble formé avec un reste des lettres, et
peut évoquer le Lulu, démon, du poème Dévotion de Rimbaud.)
- « poumon » => « glaire » (métonymie).
- « […]-succion » = « suce ».
- « acétol » = « acétol ».

V. 5 : - « fêlé » => « grillé » (au sens de fou, ou d’abîmé).


- « usus action » => « usu actio », formule mi-pseudo latine mi-
française, discrètement modifiée.
- « tentées » => « expérience ».
- « Sécades » = « Sécade ». ». F. F. reprend ou retrouve le «
Sekadeexperiment » du texte original.
- « murgellement des voiles » ≠ « latex-cumul ».

V. 6 – « Auln-» = « Aule » (le roi des Aulnes de la ballade de


Goethe, Erlkönig, coupé ici de la même façon que dans l’original Erls).
- « qu’étrangle » => « extranglé » (étranglé… à mort).
- Ø = « ciclé au lied » (recyclé au lied), mais c’est une allusion au
lied de Schubert sur Erlkönig.
- Permutatio examinis => percolamus executis. (Encore une
formule pseudo-latine légèrement modifiée.

V. 7 – « Feuilleté = Ø.
- « salutations paradoxales » => « saluts paradoxaux ».
- « lueur » = « lueur ».
- « opaque » => « celée » ?
- Ø = « éclect… », suggérant éclectique.
109  

- « lente coulée » du v. 6 => « mini-giclée » du v. 7 ? tandis que Ø


= « d’Eden » au même vers.

V. 8 - Ø = « [x] ». (Lettre restante probable). À noter aussi plus


loin les apocopes facilitatrices « d’l ».
- « planque » = « musse » (synonymie).
- « œil épargne » => « écur-œil ». (Mot-valise : l’écureuil est
animal emblématique de l’épargne et de la Caisse d’épargne, et
« Caixa », nom de banque, en est rapproché).
- « Géo-Régie » => « aculturorégie ». (Mot composé sur une même
base.)
- « telle parasitée » = Ø.

V. 9 – « C’est pourquoi » => « ce pour-ce » (archaïsme).


- « magie » = « magie ».
- « croît » => « exulte » (par le biais d’exalte ?).
- « si luqueur-suplex » => « si, l’air ludex » (l’air pour le liquide de
la liqueur, simplex, comme l’aqua, plus une allusion au ludus latin (qu’on
retrouve dans la Disparition de Perec).
- « allongement » => « escale ».
- Ø = « tac » (onomatopée formée avec les lettres restantes
probablement).

Autres types d’anagrammes et traductions correspondantes

Les auteurs ont choisi aussi des anagrammes en vers courts


d’Oskar Pastior. Mais là, iI n’y a pas place pour une interpolation de
mots : la traduction est une traduction anagrammatique pure, sans
recherche d’équivalences sémantiques de vers à vers.
Le titre de ces poèmes est traduit : List gegen List : Ruse contre
ruse, Gute geduld : Patience !, etc.
Une exception pour Seinesgleichen, dont le titre est anagrammatisé
en français : Seinesgleichen / Hé les gens ! (né ici). Les premiers vers
tentent des équivalents, mais tout se passe comme si le traducteur n’avait
pu poursuivre selon la même contrainte, dans un cadre aussi étroit :

Seinesgleichen Hé les gens ! (né ici) De son monde

Ich Selene Gneiss Sélène, c’hein ? IGS Moi, Sélène gneiss


sieche Gelsen in chie-le en gneiss. d’Étisie pour
eng leise Nische. Chiens en seigle, une niche anglaise
Schienengeleis signe Che sénile, Voie ferrée dans
110  

ins Scheiningelee. se niche ’’ingles’’ » e- la gelée artificielle.

Enfin, le poème le plus insolite du recueil a été retenu, dont chaque


vers est formé d’un néologisme obtenu par la permutation des lettres du
titre Kannitverstan (une compression de Kann nicht verstand) :

Kannitverstan Jeunecomprendpas

santavinktern japoncrumecrème
nervanstinkat sonpascrémenjupe
transnektivan sampurconnejeep
nitanervanst jemepacsunporn

Ce poème ne comporte pas de traduction sémantique, et la


traduction anagrammatique ne contient pas de mots interpolés. À l’instar
de la composition par agglutination des mots allemands, le poète français
donne des « motscollés », plus ou moins orthographiés. Le résultat est
non moins surprenant et drôle que dans la langue originale, comme un
poème de nonsense. Les allitérations qui donnent un aspect de
permutation et de ronde au poème sont moins perceptibles en français. La
disposition en quatrains est respectée.
L’expérience montre qu’au-delà d’un certain nombre de lettres
(surtout si celles-ci sont riches en voyelles variées, et en lettres de la série
la plus fréquente), on peut écrire à peu près n’importe quel énoncé. Or les
poèmes de Pastior ont des titres très longs. Il est donc possible de caser de
nombreux mots. Et lorsque ce n’est plus possible, des mots de sens
voisins.
Le recours par le traducteur à un générateur d’anagrammes, comme
on peut en trouver sur le net, n’a rien de déshonorant, même si l’auteur à
traduire faisait ses anagrammes « à la main », car c’est une aide à la
création. Les mots imposés, comme dans le « rallye », sont un point
d’appel, comme les mots qui surgissent « automatiquement » dans
l’activité de combinaison des lettres, et que l’on cherche à garder.
Cependant, cette injection de mots imposés n’est valable que si le
texte a des liens syntaxiques lâches et si l’unité de sens importe peu.
C’est encore le cas de la macédoine de Pastior. Le non-sens du texte cible
ne diffère guère du non-sens du texte source. Les mécanismes cognitifs
de lecture, dans les deux cas, visent à rétablir la syntaxe distordue, et à
jeter des ponts entre les mots pour obtenir des sens plausibles.
La traduction anagrammatique avec injection du plus grand nombre
possible d’éléments de la traduction sémantique, tendant vers la
saturation, n’est plus aussi facile, et se révèle même très vite infaisable,
111  

lorsqu’il s’agit de traduire des textes sémantiquement et syntaxiquement


cohérents (comme tendent à l’être, exemplairement, les auteurs classiques
de l’anagramme, comme Unica Zürn, Michelle Grangaud ou Élisabeth
Chamontin).
On doit reconnaître que dans le cas de la traduction des
anagrammes nonsensiques de Pastior, la méthode fortéenne (pour ne pas
faire de jeu de mots) s’est révélée particulièrement heureuse.

POST-SCRIPTUM

Depuis la rédaction de cet article destiné à l’origine à Formes


poétiques contemporaines (2008), nous avons pris connaissance de la
traduction de dix-sept poèmes anagrammatiques (hétérogrammatiques) de
Perec par Oskar Pastior dans La Cloture (sic) / Okular ist eng oder
Fortunas Kiel (1992),16 grâce à une étude à paraître de Mircea
Ardeleanu.17 Alors qu’Eugen Helmlé avait donné une traduction mot à
mot, « superficielle », de poèmes de Perec,18 Pastior a refait une matrice
carrée sur les mêmes lettres que ces poèmes, mais le texte en clair
présente des écarts de sens vertigineux par rapport à l’original, comme à
l’accoutumée chez cet auteur baroque.
Il convient enfin de signaler un autre type de traduction, qui
« garde la forme » d’une façon encore plus « superficielle ». Elle a été
employée par Alain Jadot pour l’unique et très bref poème
anagrammatique du poète autrichien Reinhard Priessnitz. Les sens du
texte originel et de la traduction finale n’ont plus aucun rapport, car ils
sont engendrés par la « traduction homographique » des signifiants, à la
manière d’Elena Addòmine.19 Leur rapprochement a un effet
humoristique :

mund d’un m

- lage? - l’âge ?
- nebel! - né bel !
- leben, - le ben
- egal! - égal !20
112  

ANNEXE

Frédéric Forte

Sur la fabrication des 21 poèmes-anagrammes

1) Réponse à une lettre du 9 / 12 / 2008

Cher Alain,

la lecture « pas à pas » que tu fais de Curieux exemple de calcul...


colle au plus près de mes cogitations au moment où j’ai dû le traduire. Ça
fait du bien de constater par écrit que cet effort n’a pas été totalement
vain !
J’ai quelques petites précisions à te donner sur le travail entrepris
avec Bénédicte Vilgrain.
Comme tu l’écris très justement au début de l’article, la langue de
Pastior est une sorte d’idiolecte dans lequel il mêle différentes formes
d’allemand (de différentes époques mais aussi de différentes régions) à
d’autres langues (latin, anglais, français, italien, roumain bien sûr, russe
aussi parfois...), néologismes, mots-valises, inconvenances
orthographiques, niveaux de langages extrêmement divers, etc.
Aussi le travail de Bénédicte a-t-il dû dépasser le simple effort de
traduction « littérale ». Elle a dans un premier temps véritablement
décortiqué les poèmes à l’aide de plusieurs dictionnaires plus ou moins
« pointus » pour établir à chaque fois une mise à plat des vers, une grille
lexicale tentant de cerner les jeux pastioriens (croire que tel mot est un
néologisme forgé de 2 mots avant de s’apercevoir qu’en fait il s’agit,
disons, d’un mot bavarois du XVIIIe s. : et bien sûr il est les deux à la
fois.)
La question n’est d’ailleurs pas de savoir si Pastior a, à chaque fois,
conscience de l’origine de tel ou tel terme mais de constater que son
écriture génère les conditions pour que ce genre de situations se produise,
et souvent.
Ce à partir de quoi j’ai établi ma propre traduction n’est donc pas la
« traduction sémantique » de Bénédicte mais sa « grille lexicale ».
Et elle-même part de cette grille pour écrire sa traduction, qui
repose sur un véritable choix poétique pour rendre cette langue unique
qu’est le Pastior.
C’est une nuance importante car elle explique parfois certaines
113  

différences notables dans les deux traductions (mais pas toujours bien sûr,
souvent ma contrainte anagrammatique m’empêche tout simplement,
comme tu l’as bien vu, de « tailler » un vers dans le sens de son modèle).
Au final, donc, les 2 traductions sont les résultats de cette analyse.
Il s’agit d’un circuit en « dérivation » (Pastior donne Vilgrain et
parallèlement Pastior donne Forte) plutôt qu’en « série » (P. donne V.
qui donne F.).
Quelquefois même, Bénédicte a orienté sa traduction en fonction
de la mienne, pour mieux souligner mon travail d’équivalence. Ou au
contraire, à d’autres moments, pour marquer le caractère polysémique
d’un mot, elle a choisi de l’exploiter dans un sens différent de ma
traduction.
C’est une nuance importante parce qu’elle est liée à ce que nous
avons voulu faire dans ce livre : une « lecture » des poèmes-anagrammes
pastioriens par des éclairages distincts. Il nous semblait, et à Oskar aussi
(une correspondance existe entre Bénédicte et lui), que cet
« appareillage » seul permettait de rendre son travail.
D’où la présence des contes de Hebel : même si, comme Pastior le
dit, il ne les avait pas lus avant (mais peut-on le croire ?), on peut
imaginer qu’il en connaissait, sinon la teneur exacte, du moins l’esprit.
Le parti pris de Bénédicte, nous imaginer après-coup assistant à la
lecture des textes d’Hebel par Pastior, est tout à fait pastiorien dans sa
manière de distordre la logique temporelle et renvoie aussi à un « livre de
lecture » – au sens scolaire – de Pastior dans lequel il revient sur ses
propres poèmes (Jalousien Gemacht).
Cela ne remet aucunement en question ta méthode d’analyse, que
je trouve justement excellente parce que c’est celle que devrait
idéalement avoir un lecteur attentif (archi-attentif, je le crains). Et ce
lecteur attentif ne dispose pas des éléments que je viens de donner.
Je suis complètement d’accord aussi avec ton idée qu’au-delà d’un
certain nombre de lettres, on peut parvenir à écrire presque n’importe
quel énoncé en anagramme. C’est ce qui rend possible en premier lieu la
tentative que j’ai faite.
Je ne suis par contre pas tout à fait d’accord, concernant Pastior,
avec ta remarque sur le générateur d’anagrammes. (À titre personnel, je
n’en utilise pas mais cela, je te l’avoue bien volontiers, a plus à voir avec
de la vanité et une vision sans doute un peu trop « romantique », et
honteuse pour l’oulipien que je suis, du Poëte inspiré… avec un plaisir de
« fabrication » aussi) Dans le cas de Pastior, sa propension à l’éclatement
de la langue est telle (je parle même de « langue hirsute ») que le
traducteur doit également essayer de « se perdre » dans une « forêt de
langues ». Ses repères anagrammatiques doivent être, à mon avis, internes
114  

(les différentes couches de langages dont il dispose, de l’érudite à


l’erronée) plutôt qu’externe (un générateur, jouant le rôle d’une boussole,
d’un indicateur de chemin de fer, risque de trop orienter la langue sur de
« bons » rails et le faire passer à côté d’un sentier hirsute pastiorien).
Ta proposition de « points d’appel » pour utiliser le générateur
dans la traduction anagrammatique me paraît tout de même intéressante.
Cependant, là je te rejoins à 100%, et c’est le deuxième élément qui
a permis ma tentative de traduction, seule une langue distordue à la
Pastior se prête vraiment à ce genre d’essai.
Ce qu’il y a eu pour moi de merveilleux dans ce travail de
traduction, et je m’arrêterai là, a été de constater que la contrainte de
« traduction anagrammatique » me permettait d’approcher une langue
pastiorienne que j’aurais été bien en mal de reproduire sinon dans un
exercice anagrammatique plus « classique ».

2) Extrait d’un message du 10 / 11/ 2015 :

… Et pour répondre à tes dernières questions, non, je n’avais pas lu


La Cloture pastiorienne… et n’en avais pas discuté avec lui (je n’ai
jamais été en contact direct avec lui malheureusement). Bénédicte lui
avait envoyé mes premières traductions et il avait validé l’idée du livre,
avec enthousiasme, d’après le courrier reçu par Bénédicte.

 
115  

NOTES
1
Pastior, Oskar. « Question / Réponse. » [à Jean-Jacques Viton], If 8
(1996) : 78.
2
Chevrier, Alain. « La genèse du poème anagrammatique chez Nora
Mitrani et Hans Bellmer (d’après des documents inédits). » La Fabrique
surréaliste, actes du séminaire du Centre de Recherches sur le
surréalisme dirigé par François Py, Maryse Vassevière. Études
rassemblées par Maryse Vassevière. Association pour l’étude du
surréalisme et les auteurs, collection « Les Pas perdus », 2009, 73-102.
[Édition numérique mise en ligne, consultée le 15.12.2015]. [Exposé fait
en 2007 au Centre Censier, Université Sorbonne nouvelle-Paris 3].
3
Bellmer, Hans, et Unica Zürn. Lettres au Docteur Ferdière. Présenté par
Alain Chevrier. Paris : Nouvelles Éditions Séguier, 1994, cf. la postface,
« Sur l'origine des anagrammes d'Unica Zürn », 131-132.
4
Zürn, Unica. Anagrammes, supplément à Transitions 11 et 12 (1983) :
37. [Trad. Françoise Buisson].
5
Zürn, Unica. « Anagrammes / Textes à sorcières. » Cahiers Jean-Marie
Le Sidaner 12-13, « Présages », La Différence (2001) : 170. [Trad. anon.]
6
Blancard, Marion et Marion Sanchez. « Traduction des anagrammes
d’Unica Zürn réalisées à partir d’un vers de Henri Michaux. » Formules
11 (2007) : 317.
7
Mathews, Harry, et Alastair Brotchie. Oulipo Compendium, Londres :
Atlas Press, 1998. 229 et 232-233.
8
Caws, Mary Ann. The Yale Anthology of Twentieth-Century French
Poetry, New Haven & London : Yale University Press, 2004. 479.
9
Grangaud, Michelle. Formes de l’anagramme, Paris : La Bibliothèque
oulipienne, n° 75, 1995. 14-15.
10
Perry-Salkow, Jacques. Le Pékinois. Petit dictionnaire
anagrammatique des célébrités. Paris : Seuil, 2007. 91.
11
Chevrier, Alain. « Un poème ducassien. » Cahiers Lautréamont, année
2005, Livraisons LXXIII à LXXXVI, s. p. (Reproduit dans Yves Lamy,
Les anagrammes littéraires, Paris : Belin, « Le français retrouvé », 2008.
146.)
12
Graeff, Max Christian (dir.). Die Welt hinter den Wörten / Lehrt nie.
Worte werden Tiden. [Le Monde derrière les mots / N’enseignez jamais.
Les Mots deviennent marées.] Anagramm-Anthologie. [Anthologie des
anagrammes]. Alpnach, Suisse : Verlag Martin Walliman, 2004. 122.
13
Poier-Bernhard, Astrid. « “Lautréamont” de Kurt Mauz. » Cahiers
Lautréamont, année 2006, Livraisons LXXXI à LXXXIV, 43-44.
14
Pastior, Oskar. Anagrammgedichte, Munich : Verlag Klaus G. Renner,
1985.
116  

 
15
Pastior, Oskar. 21 Poèmes-anagrammes d'après Hebel. Traduction et
notes de Bénédicte Vilgrain et Frédéric Forte. Courbevoie : Théâtre
Typographique, mars 2008. 58-59.
16
Perec, Georges et Oskar Pastior. La Cloture (sic) / Okular ist eng oder
Fortunas Kiel, Berlin : Plasma, 1992.
17
Mircea Ardeleanu. « La Clôture / Okular ist eng. La traduction “au
carré” », colloque Écriture formelle, contrainte, ludique : l’Oulipo et au-
delà, 29-31 octobre 2015, Université de Zadar, Croatie, à paraître.
18
Résonances. Französische Lyrik seit 1960. Übersetzungen von Eugen
Helmlé, Ludwig Harig, Felicitas Frischmuth, Hinrich Schmidt-Henkel
und Simon Werle, Munich : Kirschheim, 1969.
19
Elena Addòmine. « Forme for me, traduzioni omografiche » (1994),
dans Oplepo, La Biblioteca Oplepiana, Bologna : Zanichelli, 2005, 99-
112.
20
Reinhard Priessnitz. 44 poèmes. Poésie complète, traduction d’Alain
Jadot, Caen : Nous, « grmx », 2015. 144-145.
117  

Joëlle Molina
Psychiatre Psychanalyste Avignon

Formes emboîtées et « miroitement » du sens chez Mallarmé

L'air ou chant sous le texte, conduisant la divination d'ici là,


y applique son motif en fleuron et cul-de-lampe invisibles.
Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres ».

Résumé

Le « Sonnet en X » montre deux formes emboîtées : l’une officielle et


l’autre secrète. En arrière-plan de la forme fixe du sonnet, fonctionnent
deux contraintes majeures : l’anagramme consonantique et l’idée de
symétrie. La forme « officielle » du sonnet (ou forme fixe) est le
contenant d’autres formes « cachées » (ou contraintes) qui travaillent le
sonnet à la lettre près. Ces formes secrètes ou « contraintes cachées» sont
à la fois génératrices du poème et porteuses de sens. L’emboîtement des
deux formes semble la métaphore du Mystère nécessaire à la poésie selon
Mallarmé qui agirait, à l’insu du lecteur, pour créer des phénomènes
d’exégèse sans fin. Je formulerai l’hypothèse de la généralité du
phénomène de l’emboîtement des deux formes, et des effets de sens
induits à partir de deux poèmes gouvernés par la transposition d’un nom :
« Sainte » et le « Tombeau » de Verlaine. On verra comment les rêveries
cratyliennes de Mallarmé sur le nom sont transposées à un cratylisme du
vers, voire du poème entier. Dans le « Tombeau », le sens porté par la
contrainte cachée « miroite en dessous » et participe à rendre hommage
au poète célébré et aux caractéristiques de son œuvre. L’analyse des
poèmes à la lettre près permet de découvrir des contraintes nouvelles, une
manière particulière et innovante d’organiser leurs jeux réciproques et de
susciter ainsi Mystère et « miroitement du sens ». Mallarmé serait-il non
seulement un plagiaire mais un continuateur par anticipation de
l’OULIPO ?
118  

Abstract

The « Sonnet en X » displays two forms : an « official » and a secret


form, the second embedded within the first. Behind the fixed form of the
sonnet, two major constraints are at work : the consonantal anagram and
the idea of symmetry. The « official » (or fixed) form of the sonnet is the
container for other « hidden » (or constrained) forms, which work at the
level of the letter. These secret forms are at once generative of the poem
and conveyors of meaning. The embedding of two forms seems to
metaphorize the Mystery that is necessary for poetry according to
Mallarmé, and which produces the phenomenon of endless exegesis, even
as it remains hidden from the reader. I hypothesize that this formal
embedding is a general phenomenon, and go on to examine the meanings
generated by two poems that are governed by the transposition of
names – « Sainte » and the « Tombeau » for Verlaine – showing how
Mallarmé’s Cratylian reveries about names expand to the scale of the line
and even the poem as a whole. In the « Tombeau », the meaning
conveyed by the hidden constraint « shimmers underneath » and
participates in rendering homage both to the poet who is celebrated and to
the characteristics of his work. Analyzing the poems at the level of the
letter allows one to discover new constraints, and a particular and
innovative way of organizing their reciprocal interplay, thus giving rise to
Mystery and the « shimmering of sense ». Might Mallarmé be not only an
anticipatory plagiarist but also an anticipatory successor of the Oulipo ?

Mots-clés : « Sonnet en X », « Tombeau » de Verlaine, Cratylisme,


anagramme consonantique, formes emboîtées, Joëlle Molina.

Le « Sonnet en X » montre deux formes emboîtées : l’une officielle


et l’autre secrète. En arrière-plan de la forme fixe du sonnet, fonctionnent
deux contraintes majeures que sont : l’idée de reflets entre les mots, ce
que Mallarmé appelle « le mirage interne des mots mêmes »1 et
l’anagramme consonantique. Ainsi, la forme « officielle » du sonnet (ou
119  

forme fixe) est le contenant d’autres formes « cachées » (ou contraintes)


qui, elles, travaillent le sonnet à la lettre près. Ces formes secrètes ou
« contraintes cachées» sont à la fois génératrices du poème et
productrices de sens.
La première contrainte (celle du mirage interne des mots mêmes)
truffe littéralement le poème. Les reflets entre les mots sont obtenus par
différentes techniques : chiasmes, lettres en miroir, présence de mots dont
l’un renvoie à l’étymologie de l’autre, paronymes en échos, dispersion
autour d’axes ou de points de symétrie, etc.
La deuxième contrainte (celle de l’anagramme consonantique)
concerne d’abord la construction des rimes. L’anagramme consonantique
ensuite vient servir et s’entremêler à la contrainte énoncée précédemment
dite « contrainte du mirage interne des mots ».2 Pour faire une
anagramme consonantique, il faut extraire les consonnes d’un mot et les
combiner pour en faire la matrice des mots du poème. Ici, dans le Sonnet
en X, les consonnes du prénom du poète – STPHN – sont les génératrices
des mots à la rime.
Un jeu de redoublement entre sens de la forme du texte et sens du
texte en lui-même font le « Sonnet allégorique de lui-même ».3 Pour
donner l’essentiel d’une étude déjà parue, voici une mise en image du
fonctionnement de l’anagramme consonantique montrant ce que
Mallarmé écrit – dans une lettre à ses amis Cazalis et Lefébure4 –
lorsqu’il affirme créer le mot Ptyx par la « magie de la rime ». Mallarmé
sépare consonnes et voyelles de son prénom. Il traite ensuite les
consonnes de son prénom STPHN comme les cabalistes faisaient pour les
consonnes de la langue hébraïque, dans le Sefer Yeshira ou Livre de la
création5 : il y applique une combinatoire. Il suffit de regarder pour voir
les consonnes du prénom du poète STPHN composer quasiment toutes
les rimes du poème. Je ne donne ici que les rimes en X. Mais les rimes en
OR obéissent à une règle semblable.6
120  

[FIGURE 1]
Les rimes en X

De plus, et c’est ce qui va nous intéresser tout particulièrement ici,


Mallarmé tient toujours compte du fait que l’écrit est à la fois phénomène
visuel et sonore. Nous allons le voir à propos du X du « Sonnet en X »
que j’écrirai ainsi {X}, désignant de cette manière quelque chose qui
serait à la fois son (même silencieux) émis par le lecteur et image (même
fugitive ou subliminale) vue par le lecteur.
Au début du vers 8 « Avec ce » se lit « Avexe » ajoutant aux
six{X} mis à la rime un septième {X}. Il n’y a pas d’autre {X} dans le
poème. Cette disposition des {X} montrerait alors, sur la surface du
poème, le septuor dont il est question dans le corps du texte. Ainsi donc
et à condition d’entendre le son X répété sept fois dans le poème, la
structure visuelle en éventail ou demi-rosace du poème apparaît. La
forme sonore donne donc lieu à une forme visuelle secrète. Une sorte de
mise en abime opère un glissement du nom de la chose évoquée à sa
suggestion par l’image, faisant du poème lui-même le cadre du miroir de
la constellation à sept étoiles nommée dans le dernier tercet du poème.
Ainsi pourrait s’entendre l’affirmation de Mallarmé d’avoir écrit un
« poème allégorique de lui-même ».
121  

[FIGURE 2]
Les {X} dans le Sonnet en X

Chaque {X} représente – de manière finalement simple et naïve,


sur la surface de la page – une des étoiles de la constellation faisant du
poème le cadre dans lequel elle se reflète. Ce qui est une des manières
possibles de comprendre les deux derniers vers du sonnet, car la poésie de
Mallarmé joue sans cesse de polysémies appuyées – nous le voyons – sur
des polyphonies-polygraphies. Une sorte de mise en abime opère donc un
glissement du nom de la chose évoquée à sa suggestion par l’image. Ainsi
pourrait s’entendre l’affirmation de Mallarmé d’avoir écrit un « poème
allégorique de lui-même ».
Aussi l’emboîtement de deux formes, l’une officielle et l’autre
secrète, serait-elle la métaphore du Mystère nécessaire à la poésie selon
Mallarmé. Car c’est la structure en emboîtement des formes du poème
qui produit la manière dont le poème suscite du sens ou plutôt un sens-
sensation que Mallarmé espère provoquer chez son lecteur.
Tout cela Mallarmé l’écrit à son ami Henri Cazalis :
122  

J’extrais ce sonnet, auquel j’avais une fois songé cet été, d’une
étude projetée sur la Parole : il est inverse, je veux dire que le
sens, s’il en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la
dose de poésie qu’il renferme, ce me semble) est évoqué par un
mirage interne des mots mêmes. En se laissant aller à le
murmurer plusieurs fois, on éprouve une sensation assez
cabalistique.7

Mallarmé souhaite manifestement que le lecteur éprouve à la lecture du


poème une sensation cabalistique, et qu’il ressente, même s’il ne la
reconnaît pas comme telle, la construction cabalistique du poème qui en
fait la musicalité. La forme « en dessous » est confusément perceptible
même si la manière dont elle est générée reste invisible : la forme selon
Mallarmé se donne les moyens de l’invisibilité.
Ce jeu d’emboîtements des formes, d’une forme secrète coulée
dans la forme apparente, aurait-il pour dessein de produire alors ce
« miroitement » de sens « en dessous » ? Pour le « Sonnet en X », il est
évident qu’il conduit à des « dérapages surinterprétatifs ». Ce Mystère,
construit lettre à lettre et inhérent à l’emboîtement d’une forme secrète
dans la forme apparente (ou évidente, ou traditionnelle), agirait-il, à l’insu
du lecteur, pour créer les phénomènes d’exégèse sans fin, caractéristiques
de la poésie de Mallarmé ?
Outre le mystère du mot ptyx, cette possibilité d’une
surinterprétation serait incluse dans la forme même du Sonnet : les
contraintes sous la forme fixe sont structurées de manière à susciter, chez
le lecteur, des analogies sans fin créées par les échos des lettres entre
elles, des sons entre eux, véritables machineries à créer des échos de sens.
La structure secrète du poème guide l’oreille (et l’œil de la lecture
silencieuse) comme la construction guide l’œil à la surface du tableau.

Autres anagrammes ?

Une question peut ici se poser : Mallarmé utilise-t-il pour d’autres


poèmes cette technique des formes emboîtées ? Mallarmé utilise-t-il un
mot ou un nom générateur voire cette même contrainte de l’anagramme
consonantique pour mettre en forme ses poèmes ?
123  

Cette question, on le voit, n’est pas sans évoquer celle posée par
Saussure à propos de la poésie antique. Jean Starobinski nous a permis
dans son livre Les mots sous les mots un accès à cette recherche restée
inachevée. Saussure postule une construction phonique secrète des
poèmes antiques. Selon ses hypothèses, cette construction phonique
aurait obéi au principe selon lequel le nom d’un dieu présiderait au
rythme du poème, les lettres de ce nom répétées dans un ordre déterminé
tout au long du poème en constitueraient l’ossature. Ainsi, les poètes
grecs ou latins auraient composé leurs vers en partant d’un mot-thème,
dont les phonèmes devaient être utilisés conformément à certaines règles
que Saussure appela anagramme puis paragramme puis hypogramme.9
Saussure « ne pouvant en donner la preuve complète » n’a jamais
publié ces travaux, se désolant de ne trouver aucun texte théorique
émanant des auteurs ou de leurs contemporains qui corroborerait ses
intuitions. Il formulait plusieurs hypothèses pour expliquer ce manque : la
méthode était-elle si commune et si partagée qu’il n’était même pas
nécessaire d’en faire mention, était-elle une sorte de « coutume
poétique » ? Ou était-elle motivée par un rituel religieux lui aussi connu
de tous ?10 Voilà qui était indécidable.
La situation est ici cependant plus simple et le travail de Mallarmé
sur la langue du poème est largement explicité dans ses écrits théoriques
et dans sa correspondance. Il sera donc possible de mettre en parallèle les
hypothèses formelles et les écrits théoriques de Mallarmé. Nous assistons
pourtant à un paradoxe : alors que Mallarmé affirme à maintes reprises la
construction formelle rigoureuse de ses vers, son refus du hasard, le fait
qu’aucune des lettres du poème ne puisse être déplacée sans le modifier
grandement, cet aspect de son travail est relativement peu exploré, le lien
est rarement fait entre des techniques de construction de la poésie
mallarméenne et les textes théoriques de Mallarmé. C’est ce que fait
remarquer Thierry Roger dans son Archive du Coup de dés.11 Il affirme
qu’a existé longtemps un déni de la forme du poème et remarque que
c’est seulement à partir de 1980 que Mitsou Ronat et Tibor Papp, sous
l’impulsion de l’oulipien Jacques Roubaud,12 se préoccupent de la
métrique et de l’abandon du vers compté dans le Coup de dés.
124  

L’anagramme consonantique

On retrouve l’anagramme consonantique génératrice du poème et la


construction selon la mise en miroir des mots, de manière assez nette une
fois qu’on l’a vue, dans la genèse de la composition du poème « Sainte »,
dont le titre original était « Sainte Cécile jouant sur l’aile d’un chérubin ».
L’anagramme consonantique est composée à partir du nom
générateur Sainte Cécile, SNTCL, le prénom de Cécile ayant été effacé
de la deuxième version du poème titré « Sainte ». Pour Bertrand
Marchal,13

Constitué d’une seule phrase, ce poème repose sur un jeu de


symétrie : symétrie entre le premier et le deuxième quatrain,
symétrie mais décalée entre les huit premiers vers et les huit
derniers.14

Il est assez simple de voir que de nombreux mots du poème sont issus
d’une anagramme consonantique du nom générateur du poème : Sainte
Cécile. Voici la liste des mots composés selon ce principe :

SaNTaL
éTiNCeLaNT
SaiNTe
éTaLaNT
SiLeNCe
SeLoN
SaNTaL

D’autres s’y adjoignent une autre consonne :

reCeLaNT + R
ruiSSeLaNT + R
oSTeNSoir + R
déLiCaTe + D
baLaNCe + B
INSTrumeNTaL + M + R
125  

MuSiCieNNe + M

Voici en rouge, les mots du poème qui obéissent à cette règle :

À la fenêtre recelant 

Le santal vieux qui se dédore

De sa viole étincelant 

Jadis avec flûte ou mandore, 
 


Est la Sainte pâle, étalant



Le livre vieux qui se déplie 

Du Magnificat ruisselant 

Jadis selon vêpre et complie: 
 


À ce vitrage d'ostensoir 

Que frôle une harpe par l'Ange 

Formée avec son vol du soir 

Pour la délicate phalange 
 


Du doigt que, sans le vieux santal 



Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental, 

Musicienne du silence.

Bertrand Marchal lit dans ce poème la substitution d’une poétique


ancienne à une poétique nouvelle. Par ces phénomènes de réflexivité
chers à Mallarmé, elle est en train de naître sous la plume même du poète
et sous nos yeux. C’est une poétique qui se joue non sur un simple
instrument de musique issu de la tradition religieuse mais sur l’aile d’un
ange faite instrument.
Comme toujours chez Mallarmé, plusieurs lectures sont possibles.
On pourrait par exemple lire l’analogie entre la forme de la harpe et la
forme de l’aile, qui conduit à une analogie entre la plume de l’ange et la
plume du poète. On retrouverait ici les liens entre musique et poésie qui
sont de tradition, liens que le poète, ayant perdu la foi lors de la
« mémorable crise », doit maintenant maintenir, mais sans le missel ni
l’encens des églises.
126  

On peut aussi imaginer que les jeux de miroir entre la vitre de la


fenêtre et le vitrage d’ostensoir – entre le vitrail où est représentée la
Sainte et le verre circulaire de l’ostensoir – créent des reflets de l’image
de la sainte à l’instar des reflets que font dans le poème les mots entre
eux : livre vieux repris en vieux livre et santal vieux en vieux santal. On
retrouve alors la manière du « Sonnet en X » : en conséquence, la
matérialité des répétitions des mots et la construction symétrique du
poème viendraient redoubler son propos et le compléter.
Je voudrais ici formuler l’hypothèse de la généralité du phénomène
de l’emboîtement des deux formes, et des effets de sens induits par cette
stratégie d’écriture ; il faudrait alors démontrer que ce jeu des formes et
du sens serait une constante dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé.
C’est ainsi que j’ai tenté d’analyser à la lettre près d’autres poèmes
de l’œuvre : « L’Azur », « Le Cygne », les Tombeaux, « Au seul souci de
voyager », « Remémorations d’amis belges », « Salut » et le Coup de dés
… Je ne vais aborder qu’un seul des poèmes étudiés selon cette
hypothèse, réservant la monstration de ce qui se passe pour les autres
pour des temps ultérieurs.15
Le « Tombeau » de Verlaine m’a semblé plus que d’autres montrer
que l’hommage au poète inclut, à travers l’utilisation du nom de Verlaine
comme matrice, un hommage à sa poésie et à sa poétique. Et pour rester
dans l’optique qui nous occupe ici, je vais tenter de montrer, dans ce
« Tombeau », la concomitance d’une forme officielle et d’une forme
secrète, l’hommage à la poésie de Verlaine et à sa poétique étant portée
tant par le sens manifeste du poème que par les jeux de formes cachées
qu’il contient.

Le noir roc courroucé que la bise le roule


Ne s'arrêtera ni sous de pieuses mains
Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pour en bénir quelque funeste moule.

Ici presque toujours si le ramier roucoule


Cet immatériel deuil opprime de maints
Nubiles plis l'astre mûri des lendemains
Dont un scintillement argentera la foule.
127  

Qui cherche, parcourant le solitaire bond


Tantôt extérieur de notre vagabond –
Verlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine

A ne surprendre que naïvement d'accord


La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

On entend bien qu’il s’agit essentiellement non pas d’immobilité de la


mort mais bien de mouvement et de chant, du roc qui roule, du ruisseau
qui court, de respiration et de souffle. D’une sorte de jeu, peut-être jeu de
cache-cache entre les vivants et le mort. Et puis, de la postérité de
l’œuvre du poète, d’une manière de postérité qui lui est particulière et qui
semble bien ressembler à la façon dont il a vécu, une manière de postérité
bondissante et vagabonde.
Ici, pas trace d’anagramme consonantique. Les consonnes du nom
de Paul Verlaine qui seraient PLVRN ne participent pas des rimes, ni
d’une disposition particulière dans le corps du poème. Faudrait-il alors
admettre que Mallarmé invente et expérimente différents types de
contraintes pour la forme secrète de ses poèmes ?
Nous avons pour ce poème, un texte qui peut nous servir de guide,
c’est l’éloge funèbre que Mallarmé prononce le jour de l’enterrement de
Verlaine, repris dans « Quelques médaillons ou portraits en pied » et
inclus dans « Divagations ».

Apprenons, messieurs, [...] à quiconque [...] se trompa sur le


sens extérieur de notre ami, que cette tenue, au contraire, fut,
entre toutes, correcte. Oui, les Fêtes galantes, La Bonne
Chanson, Sagesse, Amour, Jadis et naguère, Parallèlement
ne verseraient-ils pas de génération en génération, quand
s'ouvrent, pour une heure, les juvéniles lèvres, un ruisseau
mélodieux qui les désaltèrera d'onde suave, éternelle et
française […]16

Les mots lèvres et ruisseau sont repris au dernier tercet du poème. Reste
la mélodie. Quelle mélodie ? Et comment sera-t-elle conçue et produite ?
128  

Le nom de Paul Verlaine

J’ai remarqué à l’analyse d’autres poèmes que l’un des vers du poème
donnait une sorte de clef de construction pour l’ensemble. La clef du
tombeau de Verlaine se trouverait au vers 11 : « Verlaine ? il est caché
parmi l’herbe,Verlaine ».
Le sens en est assez clair, me semble-t-il : loin de la solennité de la
pierre tombale, comme il a vécu, Verlaine (poète et ami) est là caché
simplement et nous reste proche, comme accessible encore lorsque nous
nous promenons dans la nature familière. Le vers évoque la dernière
strophe de « L’art poétique » de Verlaine.

Que ton vers soit la bonne aventure


Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

Voilà pour un des sens possibles, mais que nous dit la forme du vers ?
Remarquons d’abord que nommer Verlaine au vers 11 pourrait être
une allusion à la prédilection du poète pour les hendécasyllabes. La
particularité de ce vers est la répétition du nom du poète en début et en fin
de vers. Il est aussi facile de voir que les seules voyelles utilisées dans la
totalité du vers sont celles de Verlaine : A, E, I.
Nous constatons la répétition de ces voyelles, quatre fois, les deux
groupes centraux renfermant diverses combinaisons des mêmes voyelles.

Verlaine ? / il est caché / parmi l’herbe, / Verlaine


eaie / ieae / aiee / eaie

L’examen révèle également la symétrie suivante :

VerLaine ? / iL est caché / Parmi L’herbe, / VerLaine


L P L

Ce sont les consonnes du prénom de Verlaine, Paul, qui apparaissent,


l’une d’elle, le L, faisant écho à une des consonnes du nom du poète.
129  

Nous retrouverons le prénom Paul au dernier vers en cherchant les


symétries qui président à sa construction. Voici ce qu’on peut entendre et
voir :

Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

Le jeu entre audible et visible (vu plus haut dans la construction du


« Sonnet en X ») est encore là. On constate la répétition 4 fois des sons
voisins {O} que ceux-ci s’écrivent O ou EAU. Visuellement, la lettre O
est répétée 4 fois elle aussi.

Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

Magie

C’est dans l’article « Magie » inclus dans « Grands faits divers » que
Mallarmé livre une des clefs de sa méthode de composition.

Je dis qu’existe entre les vieux procédés et le sortilège, que


restera la poésie, une parité secrète ; je l’énonce ici et peut-
être personnellement me suis-je complu à le marquer, par des
essais, dans une mesure qui a outrepassé l’aptitude à en jouir
consenti par mes contemporains.17

Mallarmé le dit tout nettement, ses contemporains n’y voient et n’y


entendent rien. Souvent d’ailleurs, ils se moquent et raillent. Il a essayé, il
a, par des essais, tenté de démontrer ce lien entre poésie et vieux
sortilèges. Il s’est fait « enchanteur des lettres », pour seulement évoquer
« l’objet tu, par des mots allusifs » et il l’affirme, cela est analogue à
créer, mais créer une illusion.
L’expression « parmi l’herbe » apparaît plus loin à propos des jeux
avec la rime dans le même texte.

Le vers, trait incantatoire ! et, on ne déniera au cercle que


perpétuellement ferme, ouvre la rime, une similitude avec les
ronds, parmi l’herbe, de la fée et du magicien.18
130  

Avec le « parmi l’herbe » du « Tombeau », Mallarmé range Verlaine au


nombre des magiciens qui partagent une part de ses méthodes de
composition.

De la musique avant toute chose

De la musique avant toute chose,


Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Voici ce qu’écrit Verlaine dans son poème « Art poétique » paru en 1874.
Le poème est composé en vers de neuf syllabes sur neuf quatrains. Nous
allons voir comment Mallarmé transpose ces idées – celle de la musique
et celle de l’impair – au « Tombeau ».
Le digramme ER est lui répété trois fois, mettant en relation le mot
herbe et le nom de Verlaine.

Verlaine ? / il est caché / parmi l’herbe, / Verlaine


er er er

Les voyelles non utilisées dans ce vers sont O et U, voyelles qui


assemblées donnent matière à la répétition du OU. Cette répétition est
extrêmement apparente et audible dès le premier vers, elle attire
l’attention, ou la détourne, si on préfère. D’autant que le OU se trouve à
la rime, en alternance avec le AIN inclus lui dans le nom de Verlaine. Le
jeu est celui d’une présence-absence allégorisée par les jeux sur la
présence absence des voyelles du nom : A, E, I.
Le son ou (/u/) répété et associé au son r (/R/), roule d’un bout du
poème à l’autre, mais se raréfie au fur et à mesure de son avancée.

Le noir roc cOUrrOUcé que la bise le rOUle


Ne s'arrêtera ni sOUs de pieuses mains
Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pOUr en bénir quelque funeste mOUle.

Ici presque tOUjOUrs si le ramier rOUcOUle


131  

Cet immatériel deuil opprime de maints


Nubiles plis l'astre mûri des lendemains
Dont un scintillement argentera la fOUle.

Qui cherche, parcOUrant le solitaire bond


Tantôt extérieur de notre vagabond -
Verlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine

A ne surprendre que naïvement d'accord


La lèvre sans y boire OU tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

Il y a 13 sons ou et on note trois mots au son ou double : courroucé,


toujours et roucoule. Nous reprendrons ce point plus loin.

Le « Sonnet boiteux » de Verlaine

Nous allons tenter un rapprochement avec un sonnet de Verlaine


écrit en 1873 sous le titre « L’Hiver » et publié en 1881 dans le recueil
Jadis et naguère : le « Sonnet boiteux ». Les vers ont 13 pieds. Le poème
est écrit en jouant sur les lettres du nom de l’ami de Rimbaud, Ernest
Delahaye à qui il est dédié._

À Ernest DelAhAye

Ah ! vrAiment, c'est triste, Ah ! vrAiment çA finit trop mAl.


Il n'est pAs permis d'être À ce point infortuné.
Ah! vrAiment c'est trop lA mort du nAïf AnimAl
Qui voit tout son sAng couler sous son regArd fAné.

Londres fume et crie. Ô quelle ville de lA Bible !


Le gAz flAmbe et nAge et les enseignes sont vermeilles.
Et les mAisons dAns leur rAtAtinement terrible
EpouvAntent comme un sénAt de petites vieilles.

Tout l'Affreux pAssé sAute, piAule, miAule et glApit


DAns le brouillArd rose et jAune et sAle des Soho
Avec des indeeds et des All right et des hAôs.
132  

Non vrAiment c'est trop un mArtyre sAns espérAnce,


Non vrAiment celA finit trop mAl, vrAiment c'est triste :
Ô le feu du ciel sur cette ville de lA Bible !

On ne compte pas moins de 50 A dont 30 sons A (/a/) et 20 qui réalisent


d’autres sons. Manifestement ici, le son AYE (/ɛ/) du nom fait écho au
son EILLE (/ɛj/) mis à la rime. Le digramme AI est répété 7 fois, auquel
il faut adjoindre le digramme AÏ de naïf. Et surtout l’exclamation Ah ! est
extraite du nom de Delahaye et répétée au premier vers. Un peu plus
difficiles à entendre ou voir, les haôs avec les indeeds et les All right
évoquent à la fois l’ami Rimbaud et les sonorités du nom de Delahaye.
Chez Verlaine, c’est vraiment l’évidence, rien n’est masqué et le
jeu sur le nom est probable. Ce n’est pas le cas dans le « Tombeau » de
Verlaine écrit par Mallarmé où les allitérations et assonances sont
remplacées par d’autres jeux plus complexes qui servent justement à
masquer les contraintes.

Un système de comptage ?

Nous avons vu qu’il y avait 13 sons OU (/u/), dont trois mots


comportant deux sons OU. Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi une
contrainte sur les voyelles A et I dans la totalité du poème. Le digramme
AI est répété 7 fois auquel s’ajoute le aï de naïvement, introduisant un
doute entre nombre pair et nombre impair.19 Neuf mots ne contiennent
que des voyelles du nom de Verlaine, comme si la nécessité du retour de
ces voyelles dans le poème avait guidé leur choix : mains, ramier,
immatériel, maints, lendemains, parmi, naïvement, tarir, haleine. S’y
ajoute deux fois le nom de Verlaine. Les voyelles A et I – auxquelles est
adjointe pour 7 des mots la voyelle E – sont donc matrices de 11 mots.

Roulent le R avec le OU

Le R a aussi un statut spécial : on compte 44 R, ce R est nommé


dans le nom de Verlaine {ER} et la lettre est aussi évoquée par
l’h{ER}be.
133  

Le noiR Roc cOURROUcé que la bise le ROUle


Ne s'aRRêteRa ni sOUs de pieuses mains
Tâtant sa Ressemblance avec les maux humains
Comme pOUR en béniR quelque funeste mOUle.

Ici pResque tOUjOURs si le RamieR ROUcOUle


Cet immatéRiel deuil oppRime de maints
Nubiles plis l'astRe mûRi des lendemains
Dont un scintillement aRgenteRa la fOUle.

Qui cheRche, paRcOURant le solitaiRe bond


Tantôt extéRieuR de notRe vagabond -
VeRlaine ? Il est caché paRmi l'heRbe, VeRlaine

A ne suRpRendRe que naïvement d'accoRd


La lèvRe sans y boiRe OU taRiR son haleine
Un peu pRofond Ruisseau calomnié la moRt.

Courroucé et arrêtera ont un R redoublé, et on voit bien que les groupes


noir roc (v. 1) et ramier roucoule (v.5) redoublent le R quant à la sonorité
ou quant à l’image de la lettre, renforçant l’effet. S’arrêtera et
Surprendre comportent 3 R.
Le {R} est à la fois utilisé pour l’impression de roulement qui court
d’un bout à l’autre du poème et parce qu’il est une composante essentielle
du nom de Verlaine, créant ainsi l’idée que le nom lui-même engendre la
musique du poème. Nous n’avons bien sûr pas épuisé l’analyse formelle
du poème.

Quelles contraintes et quel rapport au sens ?

Céder l’initiative au mot

L’auteur d’un Beau Présent pour adresser un poème au destinataire qui le


porte « cède l’initiative au nom ».20 Le Beau présent utilise les seules
lettres du nom du destinataire du poème pour les combiner. L’écrit qui en
résulte peut être bâti sur deux formes emboîtées, par exemple un sonnet
134  

associé à la contrainte dite du Beau Présent. Mais la comparaison s’arrête


là car Mallarmé applique au nom un travail tout différent et bien plus
complexe.
Si l’on s’en tient au Tombeau de Verlaine, on a bien vu que
Mallarmé semble déconstruire le nom du poète pour en extraire des
caractéristiques. Des indices jalonnent le poème suffisamment pour
« mettre la puce à l’oreille » mais pas assez pour que la contrainte soit
visible d’emblée.21 Il ne s’agit cependant pas d’un saupoudrage intuitif
des éléments du nom dans le poème, mais d’une véritable structure qui
charpente le poème de manière plus ou moins visible ou audible pour le
lecteur.
Les caractéristiques du nom sont mises au service de ce qui définit
la poétique et la personnalité de Verlaine. Musicalité du vers, liberté du
poète, rapport aux flux de la nature (eau, air, roulis des pierres), amour de
l’impair. Si on voit très facilement que les mots lèvres et haleine
redonnent à eux deux le nom de Verlaine par assonances, paronomases
ou combinatoire des lettres, d’autres phénomènes tels que décrits plus
haut sont beaucoup plus discrets et cachés dans les plis du sens. Si on voit
que le R et le OU roulent d’un bout à l’autre du poème, on ne voit que
très difficilement que le vers 11 exclut totalement le digramme OU qui
fait chanter le ramier et rouler le roc dans le poème. Pourrait-on admettre
que Mallarmé ait pu compter ces éléments ?

Mimologisme et cratylisme selon Mallarmé

En 1976, Gérard Genette consacre un chapitre de Mimologiques aux Mots


Anglais et il a pour titre Au défaut des langues. Il y fait une analyse très
fine du cratylisme selon Mallarmé, mentionnant l’importance d’un
cratylisme du nom propre revendiqué à plusieurs reprises par Mallarmé,
et citant très longuement le célèbre passage de « Crise de vers », sur
l’imperfection des langues car « À côté d’ombre opaque, ténèbres se
fonce peu », ou le mot jour a un timbre obscur alors que le mot nuit
sonne clair. En conclusion de ce célèbre passage, Mallarmé affirme :
« Seulement, sachons, n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement
rémunère le défaut des langues, complément supérieur. »22
Gérard Genette décrit ce cratylisme selon Mallarmé, affirmant que
c’est un cratylisme du vers qui surmonte l’hermogénisme de la langue, et
135  

plus précisément des mots, lequel surmonte un semi-cratylisme des sons


élémentaires. Mais Genette s’arrête au seuil de cette analyse et
écrit finalement que « la poétique mallarméenne, c’est-à-dire l’effort au
style et au rythme qui fait sa poétique, échappe, fort heureusement (pour
nous) à notre enquête. » Genette ajoute justement que « la rêverie
mimologique ou cratylienne est au seuil de la vie poétique, mais qu’elle
ne la constitue pas. »23
Certes, le poète ne se résume pas à ses contraintes. Mais, nous
avons vu que le « Tombeau » de Verlaine obéit de manière étonnamment
fidèle à la description que Genette extrait de son analyse des Mots
Anglais. Le nom Paul Verlaine ne dirait rien ou peu du poète, si on ne
réduisait d’abord le nom à son système sonore ou visuel dont on
transposerait les éléments au « Tombeau » de manière à leur faire porter
quelque chose de l’hommage au disparu.
Il n’y a donc pas de cratylisme du nom, mais un travail sur les
caractéristiques phoniques et graphiques du nom en vue de transposer ses
éléments à une structure secrète venant doubler celle du sonnet dans le
but de faire mieux concorder ou correspondre dans le poème ce qu’il en
est du poète honoré et de son nom.
Quelques auteurs se sont cependant déjà risqués à ces analyses à
rebours, qui partent du texte et de sa structure phonique ou graphique et
ont confronté ensuite les résultats de ces recherches aux écrits théoriques
de Mallarmé. Ils ont tenté le « démontage impie » de poésies de
Mallarmé en partant de l’analyse phonique et graphique du texte, à la
manière de Saussure cherchant des anagrammes dans les poèmes
antiques. Bernardo Schiavetta a tenté une mise en évidence du mirage des
mots pour le Sonnet en X,24 Guy Lelong a démontré la réflexivité de « La
Prose pour Des Esseintes »,25 Pascal Durand a interrogé en sociologue les
poèmes-carte de visite et a envisagé le fait que « le nom des destinataires
de l’hommage était greffé sur l’organisme verbal du poème ».26
Finalement, chacun découvre ou suppose une sorte de construction
seconde qui vient doubler la forme apparente des poèmes de Mallarmé.

Inventer une forme

La question de l’invention formelle chez Mallarmé est le plus souvent


posée à propos du Coup de dés, or il est certain – toute la correspondance
136  

l’atteste – que l’invention formelle commence dès les premiers poèmes


de l’exil en Provence. Pour Mallarmé, le cratylisme des phonèmes ou des
lettres du nom, du mot ou de la phrase est un moyen d’atteindre au
cratylisme du poème.
Le raisonnement serait le suivant : il n’y a pas de cratylisme du
nom ni du mot, le poète doit par le poème le reconstruire. Il faudrait donc,
partir du nom (ou du mot), le déconstruire, en comprendre les arcanes, le
rythme, les particularités, les musicalités. Le situer dans le « spirituel
zodiaque » des lettres. En tirer ensuite des règles de composition et faire
plier la dimension discursive du poème à ces contraintes. Effectuer ainsi
une transposition de la structure du nom à la structure du poème. Les
formes secrètes du Sonnet en X, de « Sainte » et du « Tombeau » de
Verlaine semblent générées de cette manière.
L’analyse des poèmes à la lettre près permet donc de découvrir des
contraintes nouvelles, une manière particulière et innovante de les
agencer, d’organiser leurs jeux réciproques et de susciter ainsi Mystère et
« miroitement du sens ». Le poète cède l’initiative aux mots mais il tient
les rênes de la contrainte. Il la masque mais il la guide afin que le poème
en son entier devienne un « mot total » qui rémunère le « défaut des
langues ».
Mallarmé se livre de poème en poème à une expérimentation
secrète, expérimentation sur la langue qu’il partage avec ses
contemporains.27 On subodore l’extrême complexité de cette pensée de la
contrainte avant la lettre qui se nourrit à des sources diverses : manière
scientifique ou traditions antiques et religieuses, « musique au sens
grec » et non simple correspondance terme à terme d’une lettre et d’un
son ou d’un phonème avec la sonorité d’un instrument de musique,
comme le voulait Ghil dans son « instrumentation verbale ». Le travail
formel chez Mallarmé est indissolublement lié au sens. Il s’agit de
redoubler le sens du poème en le faisant porter d’abord par les phonèmes
et les lettres du mot ou du nom qui le génère. Bien des Oulipiens ont fait,
à ciel ouvert, quelque chose d’approchant. Cela autoriserait-il à faire de
Mallarmé non seulement un plagiaire par anticipation mais un
continuateur par anticipation de l’OULIPO ?
137  

NOTES

1
Lettre à Cazalis du 18 juillet 1868.
2
Staub, Hans. « Le mirage interne des mots. » Cahiers de l'Association
internationale des études françaises 27 (1975) : 275-288.
3
Molina, Joëlle. « Une lecture cabalistique du Sonnet en X. » Études
Stéphane Mallarmé 2 (2014) : 79-101.
4
Lettre à Lefébure du 3 mai 1868.
5
Sefer Yeshira ou Le Livre de la Création. Exposé de Cosmogonie
hébraïque ancienne, Paris : Payot, 2002.
6
Les rimes en or obéissent toutes à cette contrainte sauf deux : décor et
encore font écho à licorne dans le corps du poème.
7
Lettre à Cazalis du 18 juillet 1868.
8
Jean Starobinski. Les mots sous les mots. Les anagrammes de
Ferdinand de Saussure, Paris : Gallimard, 1971. 27-36 et 60.
9
Ibid., 125.
10
Thierry, Roger. Archive du Coup de dés, Paris : Classiques Garnier,
2010.
11
La tentative de Quentin Meillassoux se situe dans cette filiation (voir
Le Nombre et la sirène. Un déchiffrage du Coup de dés, Paris : Fayard,
2011.) Celle de Michel Murat situe l’aventure du Coup de dés dans la
perspective du vers libre et approche très finement les jeux de rythmes et
de lettres du poème (Le Coup de dés de Mallarmé, Paris : Belin, 2005.)
12
Pascal Durand donne le cercle des 28 noms du recueil posthume de
Poésies de 1899. Le nom de Cécile n’est pas cité du fait de son
escamotage lors du remaniement du poème parmi les noms qui courent
dans les Poésies de Mallarmé. « Formes et formalités : une poétique du
nom chez Mallarmé », Qu’est ce que les littératures à contraintes ?
Formules 4 (2000) : 230.
13
Marchal, Bertrand, ed. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris :
Bibliothèque de la Pléiade, 1998. Tome I, 1171-1172.
14
Les « transitions de gamme » du poème « L’Azur » ont fait l’objet
d’une exposition et d’un livre édité par l’association Sauvegarde du
Patrimoine du Lycée Gabriel Faure de Tournon pour le colloque
Mallarmé à Tournon et au-delà. Joëlle Molina, « L’Azur de Tournon »,
2015.
138  

 
15
Mallarmé, Stéphane. « Quelques médaillons et portraits en pied ».
Œuvres complètes, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 2003. Tome II,
119-120.
16
Mallarmé, Stéphane. « Magie ». Œuvres complètes. Tome II. 250-251.
17
Ibid.
18
Mallarmé modifie au vers 3 « Ne s’aplanira pas » en « ne s’apaisera
pas » puis en « Ne s’arrêtera ni » L’énigmatique ni du vers 3, qui reste là
en suspens sans son deuxième terme, remarquable trouvaille, pourrait
s’expliquer en partie par le respect de la séquence des voyelles de
Verlaine.
19
J’emprunte à Pascal Durand ce constat dans un article paru ici même au
numéro 4 de Formules en 2000, intitulé « Formes et formalités : une
poétique du nom chez Mallarmé » : « dans pareil cas, céder l’initiative
aux mots signifie céder l’initiative aux noms ». Article repris en partie
dans Mallarmé : Du sens des formes au sens des formalités, Paris : Seuil,
2008 (207-212), sous le titre « Le poème carte de visite », rapprochant
poèmes adressés et poèmes de circonstances.
20
Pascal Durand pose lui-même l’hypothèse en conclusion de l’article
cité : "D’où cette ultime hypothèse, en forme d’axiome, à mettre à
l'épreuve sur d’autres textes : mot ou nom, le vocable n’est poétique chez
Mallarmé qu’à contenir en lui toute la circularité du poème qui
l’encercle." Et de remarquer que les initiales de Baudelaire sont utilisées
pour la construction des rimes du Tombeau, comme les sonorités de
Vasco jalonnent l’hommage au navigateur. Ibid., 209.
21
Mallarmé, Stéphane. « Crise de vers ». Œuvres Complètes. Tome II,
204-213.
22
Genette, Gérard. Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris: Seuil, 1976.
316.
23
Schiavetta, Bernardo. « Mallarmé et sa méthode du mirage. » Mallarmé
et après. Fortune d’une œuvre, Daniel Bilous, ed., Paris : Noesis, 2006.
71-93.
24
Guy Lelong montre dans « La double entente mallarméenne » parue
dans Révolutions sonores : De Mallarmé à la musique spectrale que la
« Prose pour des Esseintes » est toute bâtie sur un travail sur les rimes
que vient redoubler un récit secret (second ou caché ou allégorique)
traitant justement de la question des rimes riches (longues, grandes,
139  

immenses...) assimilées aux tiges des fleurs dont traite le poème (Paris :
Editions MF, 2014).
25
Durand, Pascal. « Formes et formalités : une poétique du nom chez
Mallarmé », op. cit., 230.
26
Bertrand, Jean-Pierre. Inventer en Littérature, Paris : Seuil, 2015.
Paradoxalement, Jean-Pierre Bertrand dénie toute invention
« technicienne » à Mallarmé (244).
140  

Lucie Lavergne
Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

Figurations et spatialisations du sens, durant les avant-


gardes poétiques espagnoles (1910-1920)

Résumé

L’avant-garde poétique catalane, l’ultraïsme et le créationnisme


constituent trois courants presque contemporains de l’avant-garde
poétique espagnole (1910-1920). Leurs innovations formelles portent sur
les aspects visuels et spatiaux de l’écriture. Ainsi, le poème avant-
gardiste est-il toujours nécessairement vu avant d’être lu, ce qui suppose
une appréhension en deux temps. Entre les deux, existe un décalage :
c’est justement dans l’interstice de ces deux perceptions que le sens se
fait. Pour déterminer quelle imbrication ou quelle tension il y a entre
l’une et l’autre, nous observerons d’abord la forme du calligramme.
Travaillé spatialement, le poème pose la question de son espace en
interaction avec son « en-dehors », chez Huidobro. Images littéraires,
termes polysémiques et jeux de mots font continuellement résonner
perception visuelle du poème et déchiffrage, obligeant le lecteur à
toujours répéter l’une et l’autre. Il en va de même pour les calligrammes
ultraïstes (G. de Torre). Là, les métaphores, symboles et métonymies
constantes renversent et modifient le sens du poème à plusieurs reprises.
L’image globale (en éventail, en croix, en étoile) de plusieurs de ces
compositions reflète d’ailleurs ce sens kaléidoscopique. Le « tableau de
mots » (A. del Valle, Huidobro) qui regroupe sur la page plusieurs motifs
reconnaissables constitue une autre forme poétique visuelle. Loin de
renvoyer au référent du poème, ces motifs offrent une représentation
visuelle et en quelque sorte matérialisent des termes métaphoriques ou
figurés. Dans ceux de Huidobro l’écriture mime la démultiplication
cubiste des perspectives, renvoie au point de vue subjectif de l’artiste et
rend hommage à la capacité du langage à mettre en tension le réel du
monde et la vérité d’un sujet. Selon cette conception visuelle du poème,
enfin, la typographie joue un rôle certain. Elle fait parfois appel à la
culture du lecteur, fonctionnant comme un hypertexte qui guide
l’interprétation du poème. Parfois, les éléments typographiques, tels que
l’intervention du blanc de la page, semblent répondre à des règles, à
moins qu’ils renvoient au rythme de la parole poétique qui, désormais, ne
141  

se dit que spatialement. Alors le blanc est le cadre de répercussion du


souffle, la portée d’un point de vue et d’une parole, « incarnée » par le
noir de l’encre.

Abstract

The Catalan avant-garde, « ultraism » and « creationism » are three


different and almost contemporaneous currents of the Spanish poetic
avant-garde (1910-1920). Their formal innovations concern principally
the visual and spatial aspects of the poems. Indeed, the avant-garde poem
is always seen before being read, which implies an apprehension in two
steps. Between these steps, there is an interval in which meaning is
constructed. In order to determine what imbrication and what tension
exists between one and the other, we will observe first the form of the
calligramme. Spatially written, this kind of poem questions its own space
in interaction with the space “outside” it, in Huidobro’s compositions.
The images, polysemy and wordplay make the reader alternate between
visual perception of the poem and reading. The global appearance of
several poems (in the shapes of a fan, a cross or a star) reflects this
kaleidoscopic play of meaning. The “picture made of words” (A. del
Valle, Huidobro) is the second poetic form observed. It groups, on the
same page, various recognizable objects which are not referred to in the
poem: rather, they correspond to metaphoric and figurative significations,
materializing the imaginary of the speaker. In Huidobro’s poems, the
writing imitates the cubist multiplication of perspectives, refers to the
subjective viewpoint of the artist and pays tribute to the capacity of
language to establish a tension between the real world and the truth of a
subject. According to this visual conception of the poem, typography,
finally, plays an important role. It sometimes calls on the reader’s cultural
knowledge and functions as a hypertext which guides the interpretation of
the poem. In some cases, typographical elements, such as the use of the
white space of the page, appear to be governed by rules. In other cases,
the white space serves to mark the rhythm of poetic speech, which can
now only be indicated spatially. It is the frame in which poetic breath can
reverberate, the range of a viewpoint and a speaking voice, “incarnated”
by the black of the ink.

Mots-clés : avant-garde, poésie espagnole, image, calligramme,


typographie, métaphore, métonymie, Lucie Lavergne.

L’avant-garde poétique espagnole se développe entre le début des


années 19101 et la fin des années 1920,2 à travers plusieurs mouvements
142  

souvent perméables et presque contemporains. Trois visages s’en


dessinent (si l’on s’appuie sur le travail de Felipe Muriel Durán).3 Le
premier est catalan : Josep Maria Junoy fut l’initiateur en Espagne du
calligramme et du collage. La revue Troços dont il dirigea les trois
premiers numéros, de 1917, fut un point de rencontre du futurisme et du
cubisme. Il publia ensuite Poemes i Cal.ligrames en 1920. L’avant-garde
catalane qui bénéficia du soutien et de l’amitié d’Apollinaire et de Pierre
Albert-Birot,4 entre autres, mêla « le rejet du passé, les mots en liberté »
et « d’autres idées cubistes comme le calligramme, le poème-
conversation ».5 L’autre figure phare du mouvement fut Joan Salvat-
Papasseit. Vicençs Solé de Sojo et Joaquim Folguera s’inscrivirent dans
leur sillage.
Le deuxième visage de l’avant-garde espagnole, incarné par
Guillermo de Torre, est celui de l’Ultraïsme. Éclose au lendemain de la
Première Guerre mondiale, cette « rose polypétale » réunissait futurisme,
dadaïsme, cubisme et créationnisme :6 « Voici notre slogan, ULTRA où
se retrouveront toutes les tendances avancées, génériquement ultraïstes »,
affirmait G. de Torre en 1920 dans sa présentation du mouvement pour la
revue Cosmópolis.7 L’ultraïsme se caractérise par la réduction des
éléments verbaux (connecteurs logiques, qualificatifs) et la construction
typographique de la page, devenue image, tendant parfois vers le
calligramme. Plusieurs revues lui sont associées, telle Grecia (1918) dont
le rédacteur en chef est Adriano del Valle.8 Les livres caractéristiques du
mouvement sont Hélices (1923) de Guillermo de Torre9 et la première
partie, « Evasión », du recueil Imagen (1919-1921)10 de Gerardo Diego.
Les deux parties suivantes de ce recueil (dont la fameuse section
« Imagen múltiple ») s’inscrivent quant à elles11 dans la tendance
créationniste, troisième mouvement de l’avant-garde espagnole, porté par
Vicente Huidobro. Installé à Madrid en 1918, après un séjour à Paris, ce
poète chilien y publia quatre livres créationnistes : Ecuatorial, Poemas
Árticos (en espagnol), Tour Eiffel et Hallali (en français). Traduction
linguistique du cubisme, le créationnisme développa un traitement
iconique de la page (mise en scène des blancs, suppression de la
ponctuation), donnant parfois l’impression d’une juxtaposition d’images
déconnectées.
La résonance cubiste, l’influence futuriste et celle du mouvement
12
dada convergent, dans ces trois mouvements d’avant-garde pour une
143  

refonte du langage poétique qui passe clairement par le culte de l’image.


On en trouvera sans doute l’origine dans le terreau espagnol du
modernisme dès le XIXème siècle, notamment chez Rubén Darío,
« magno aeda » pour l’ultraïste G. de Torre.13 F. Muriel Durán repère
aussi chez quelques modernistes l’expérience de la couleur et, autour de
1905, des formes de calligrammes et de vers échelonnés.14 Du
modernisme, les mouvements avant-gardistes se libèrent au contraire par
une épuration du langage, dont on trouve déjà la trace dans la poésie de
Juan Ramón Jiménez,15 de même qu’un certain spatialisme (vers
échelonnés, importance du blanc). Quoi qu’il en soit, il est clair que le
nouveau langage poétique avant-gardiste accorde une prédominance aux
aspects les plus visuels et spatiaux de l’écriture. Le langage poétique se
renouvelle parce que, travaillé en deux dimensions, il s’approche de la
limite des arts de l’image. Aussi, cette révolution visuelle ne peut
qu’impacter la manière dont le sens est transmis, dont « les formes »,
ainsi que l’affirme l’intitulé de ce numéro, « veulent dire ».
La première question qui se pose n’est peut-être pas tant celle de ce
que les formes disent, que celle du comment. Différents procédés
innovateurs viennent à l’esprit, comme si l’approche d’un tel corpus
passait inévitablement par sa description : typographie et disposition du
texte, déconstruction de la linéarité, rôle significatif du blanc. La question
du comment se fond avec celle du qu’est-ce que : qu’est-ce qui, dans ces
formes, signifie ? Si les dispositifs visuels et spatiaux participent du sens,
qui se trouve désormais aussi dans la trace de l’encre, dans le blanc de la
page, dans leur interaction, alors c’est tout l’espace qui est significatif.
Aussi, ainsi que le dit Isabel Krzykowski, « de catégorie narrative et
éventuellement symbolique, l’espace va devenir une catégorie formelle,
aussi structurante que pouvait l’être le temps ».16 Ce nouveau travail de
l’espace implique une nouvelle appréhension du poème. Or, celle-ci fait
nécessairement l’expérience d’un décalage. Foucault écrit, en effet, au
sujet du calligramme :

Pour que le texte se dessine et que tous ses signes juxtaposés


forment une colombe, une fleur ou une averse, il faut que le
regard se tienne au-dessus de tout déchiffrement possible ; il
faut que les lettres restent des points, les phrases lignes, les
144  

paragraphes surfaces ou masses […] il faut que le texte ne


dise rien à ce sujet regardant qui est voyeur, non lecteur.17

Pour Foucault, lecture et visualisation ne peuvent être simultanées.


L’image globale, visuelle, apparaît d’abord, puis on se rapproche de la
page pour la lire. Enfin, l’on perçoit comment la vision d’ensemble et le
déchiffrage s’interpellent. Cette mise en regard implique un mouvement
d’avancée et de recul, de la perspective d’ensemble nécessaire au voyeur,
au point de vue rapproché du lecteur. C’est dans ce décalage, inévitable
pour les poèmes d’avant-garde,18 dans l’interstice de ces deux
perceptions, que le sens se « fait ». Quelle imbrication ou quelle tension,
suppose-t-il entre l’une et l’autre ? Foucault fait précisément allusion au
calligramme : nous en distinguerons deux types. Quel rapport y existe-t-il
entre la forme visuelle et le contenu des mots ? Nous nous interrogerons
ensuite sur le mimétisme de la forme dans le poème « tableau de mots »
et sur une éventuelle autonomie de la forme, un nouveau code visuel.

1. Deux figures du calligramme : figures spatiales et espace signifié

« Croisement de deux perceptions poétiques, l’une graphique et


spatiale, l’autre lectoriale et linéaire »,19 le calligramme « fait de beauté et
de lettres »20 est figuratif. Sa forme globale désigne son référent par la
spatialisation des mots. Or, cet espace, porteur de signification, fait aussi
souvent l’objet du discours.
Le lecteur nous pardonnera une petite incartade hors de l’Espagne :
initiateur du créationnisme en 1918, V. Huidobro compose dès 1913 des
« calligrammes pleins » ou technopaegnion,21 publiés dans le
recueil Canciones en la noche, au Chili. Ces compositions de vers
horizontaux posent la question de la spatialisation du texte, non
seulement en la montrant dans sa forme, mais en l’évoquant de manière
métaphorique. Dans le poème « Capilla aldeana » (Chapelle de village),
la taille et le centrage des vers sur la ligne suggèrent le dessin d’une
chapelle,22 ce qui renvoie à l’objet évoqué par le poème. Ensuite,
lorsqu’on décortique cette forme pour lire chacun des vers, le motif de la
chapelle s’impose comme cadre des différents autres objets ou actions
évoqués.
145  

Il est intéressant, et curieux, que l’objet du poème soit un lieu clos,


dédié au recueillement, car tout le texte est rythmé, ensuite, par
l’évocation de mouvements en dedans et en dehors des murs de la
chapelle. Or, cette percée de l’intérieur vers l’extérieur, évoquée
thématiquement, se double d’une interaction du visuel et du textuel. Les
marges blanches qui, sur la page, entourent le motif de la chapelle
demeurent extérieures au poème – le texte n’est jamais interrompu par le
blanc. Or, comme telle, cette zone blanche signifie justement l’au-dehors.
Elle figure le paysage dans lequel se trouve la chapelle : ainsi, au premier
vers, le terme « ave » désigne dans le même temps un Ave Maria et, en
espagnol, un oiseau, dont on perçoit le chant, ensuite, par l’écho répété de
la syllabe can (« canta », « canto », « encanta », « campo », v. 1-5). Le
premier résonne à l’intérieur des murs, le second, comme le suggère la
position du mot à la cime du poème, s’envole vers l’extérieur et sert de
point de contact, sur la page, entre le poème et ses marges.
Dans la première partie du poème, il n’est en effet question que de
motifs extérieurs : « el triunfo del sol » (v. 12), « el cielo » (v. 13), « el
suelo » (v. 14), « un amanecer » (v. 19), « la montaña » (v. 20), d’étendue
et d’ouverture dans l’espace : « se esparce en el paisaje » (v. 22). Tout est
ensuite justifié par une comparaison : « cual si el campo rezara » (comme
si la campagne priait, v. 25). Puis, les vers suivants évoquent des
convergences entre extérieur et intérieur, telle l’image de la « petite
vieille recroquevillée » (v. 27), dont on imagine le dos voûté, en écho à la
toiture arrondie de la chapelle. Elle est dedans, mais sa forme reflète le
dehors. Elle est évoquée par les mots mais renvoie à l’image sur la page.
Dehors et dedans se confondent grâce au lexique – dans l’expression
« bandada de mendigos », v. 29, le premier terme désigne une volée
d’oiseaux, le second des mendiants à l’entrée de la chapelle – et à la
syntaxe – les verbes de la phrase « se agrupan y se acercan » pourraient
renvoyer à ces mêmes mendiants, mais surgit soudain un sujet tout
différent : « unos cuantos castaños » (quelques châtaigniers). L’animation
de l’objet en principe immobile renforce l’emboîtement de l’extérieur et
de l’intérieur.
Non seulement la forme mime l’objet désigné par le contenu des
mots, mais le poème renvoie à son propre effort pour les contenir et à son
incapacité à le faire, d’où ces mouvements du dedans en dehors et vice-
versa, suggéré par des croisements de polysémies, des formes
146  

ambivalentes. En fait, c’est son étendue que le poème questionne


toujours. Ce que la forme dit, c’est que le texte s’ouvre, qu’il ne contient
plus le poème, dont tout l’enjeu se situe dans l’alternance de deux
perceptions : lecture linéaire et vision globale. Le texte invite à effectuer
plusieurs fois le passage de l’une à l’autre, à tantôt voir, tantôt lire.
Quelques années plus tard, en Espagne, les poèmes ultraïstes
semblent avoir intégré cette percée de l’image et cette extériorité des
mots qui désignent leur forme tout en la surpassant, par leur polysémie et
leurs résonances. Dans les calligrammes de Guillermo de Torre
« Cabellera » ou « Girándula » (1924), au contraire des premiers poèmes
de Huidobro, les vers se tendent à la verticale ou à l’oblique. Toutefois, la
linéarité est conservée : le blanc ne les interrompt pas, leur forme
continue et longiligne évoque un rayon, motif qui apparaît
métaphoriquement dans chacun de ces poèmes.
En effet, la forme visuelle globale du poème « Cabellera » évoque
une chevelure dont la reconnaissance ne va pas sans un certain humour :
les six vers, dont le commencement se fait en bas de page, rapprochés les
uns des autres, comme s’ils étaient plantés dans un crâne invisible, se
dressent presque verticalement (pour les vers centraux), de plus en plus à
l’oblique (près des bords de la feuille), comme une chevelure ébouriffée
sous le coup d’une décharge électrique – clin d’œil au futurisme ?23 Après
cette appréhension d’ensemble, on lira chaque vers, constitué d’une
phrase évoquant un motif (ou procès) unique, selon une structure en
apparence figée. Or, une multiplicité d’images y module constamment le
sens autour de l’isotopie des astres, renvoyant métaphoriquement au
second sens de « cabellera » : la queue de comète. Le mouvement de
rapprochement du lecteur, son passage de la visualisation au déchiffrage,
renverse le sens en substituant une acception de « cabellera » par une
autre.
D’abord, le premier vers sur la gauche : « Y la luna decapitada
solloza en todas las albas », suggère avec humour une tête, par l’image de
la décapitation qui personnifie l’astre. Il rappelle ainsi le motif de la
chevelure. Le même étirement, qui caractérise la longueur des cheveux et
la queue de comète, est également figuré par l’image des
larmes (« solloza », sanglote) qui renvoie à la diffusion des rais de
lumière lunaire dans le ciel matinal. Ces larmes qui coulent sont figurées
par la linéarité du vers sur la page. Que l’on retourne le livre, et les six
147  

vers qui s’écartent à l’oblique figurent à présent six larmes coulant d’un
œil invisible, dont la base des vers délimite la courbe inférieure. La non-
continuité du texte – puisque la police choisie est un script – figure le
goutte-à-goutte de ces larmes.
Cheveux, queue de comète, larmes et rayons sont les déclinaisons,
visuellement redondantes, d’un motif qui tient lieu de dénominateur
commun. Il est décliné encore par l’image des traînées des
fusées (« cohetes lascivos ») dans le second vers, où l’adjectif « lascif »
implique encore une personnification, l’expression réunissant à nouveau
les sens corporel et astral de « cabellera ». De même, dans les vers
suivants, les images du « ressort lumineux des astres » (v. 3), de la
« chevelure du Zodiaque » (v. 4), des « flèches dards projectiles » (v. 5)
et des « franges phosphorescentes » (v. 6) en constituent d’autres
variantes. Toutes sont semblables de par leur forme (longue, linéaire,
droite) mais renvoient à des domaines divers. En quelque sorte, comme
leur disposition typographique le suggère, elles sont proches d’une part et
se dispersent, de l’autre, dans l’infini de l’imaginaire – ou sur le blanc de
la page. Chaque vision est d’ailleurs évoquée par des verbes au présent de
l’indicatif (« solloza », « voltiguean », « agita »), c’est-à-dire qui
n’impliquent pas la finalité de l’action mais se perdent dans une
temporalité et dans un espace incertains. Les comparants des métaphores
convergent, non les comparés. Ce qui les réunit, tous, ce n’est pas la
réalité, mais l’imaginaire, dont l’éclatement fantaisiste apparaît, enfin,
dans la forme symbolique de l’éventail que l’on peut également voir sur
la page de ce poème « Cabellera ».
La construction du poème « Girándula », du même auteur,
s’apparente à celle de « Cabellera » sauf qu’au lieu de se joindre à leur
extrémité, quatre vers se croisent en leur milieu. On trouve une autre
forme ressemblante chez Josep Maria Junoy, dans le poème « Eufória »,24
où cinq vers dessinent une sorte d’étoile (aucun d’entre eux n’étant ni
parfaitement vertical ni parfaitement horizontal) et s’apparentent là
encore à des rayons tournant autour d’un centre. Le poème de Junoy
présente une particularité par rapport à ceux de G. de Torre : certains vers
sont à l’envers, obligeant le lecteur à tourner totalement le livre. Le
décalage (au moins temporel) entre vision et lecture n’en est que plus
important. De nouveau, la résonance entre les deux se fait, comme dans
« Cabellera », par le biais de métaphores : certains motifs font clairement
148  

écho à la forme visuelle, comme l’expression « al sol ». On retrouve


l’image du rayon et une représentation schématisée de l’astre. D’autres
motifs supposent un rapport analogique comme « una rosa » (les vers
sont au poème ce que les pétales sont à la fleur), métonymique comme
« espiral » (ce n’est pas tant le poème qui s’apparente à une spirale que le
mouvement du regard du lecteur qui passe d’un vers à l’autre), ou
métaphorique et métalangagier (« sinòptiques »). Le mimétisme cède le
pas à la logique kaléidoscopique de l’imaginaire. Image visuelle et
images littéraires s’interpellent, s’annoncent et s’énoncent. La forme
visuelle fait communiquer les différents motifs envisagés et suggère la
métaphore de leur assimilation.
Dans les poèmes de G. de Torre, comme dans celui de Junoy,
chaque vers a une valeur mimétique, et propose une interprétation
différente du calligramme. La métaphore semble la pièce maîtresse de
son écriture, reliant forme visuelle et contenu sémantique. Cela dit, c’est
la métonymie qui définit la forme globale. L’image visuelle est certes
toujours polysémique, une polysémie qui repose sur celle des mots :
aussi, le calligramme, tel que le pratique G. de Torre ou, ici, J. M. Junoy,
fait voir un motif unique, apparemment fixe, mais propose un miroir non
binaire mais bien kaléidoscopique du sens. Or, cette dimension visible et
réflexive constitue la clé de sa ou ses signification(s), et impose une mise
en rapport incessante entre le vers et le poème, la ligne et la surface. Chez
Junoy, la forme n’est perçue comme « une » que parce que les vers se
font écho les uns aux autres, mais elle ne « figure » pas le référent du
poème – qu’on serait d’ailleurs en mal de définir en un mot – ce qui la
distingue des calligrammes, au sens strict. On trouve également chez les
ultraïstes des poèmes qui ne sont pas des calligrammes mais présentent
une dimension figurative, fragmentée et spatialisée.

2. Les « tableaux de mots » : matérialisation de l’imaginaire et du


regard

Au contraire des calligrammes qui présentent un motif unique, le


« tableau de mots »25 regroupe plusieurs objets sur la page. Cependant, la
forme visuelle ne renvoie pas toujours au référent du poème mais à un
terme figuré, constituant une matérialisation de l’imaginaire. Dans le
poème « Signo celeste » d’Adriano del Valle,26 la page d’écriture
149  

spatialisée, partiellement horizontale, avec force vers échelonnés, alinéas,


blancs et, à une occurrence, un vers formant un cercle, est articulée en
trois zones, à première vue indépendantes, puisqu’elles figurent des
motifs sans grand rapport : un escalier, une hache et une roue. Ces trois
objets sont évoqués dans le texte par les termes « escalas » (échelle),
« hacha » (hache) et « rueca » (quenouille) qui occupent à chaque fois le
statut de comparants de métaphores. Il est en effet question des échelles
dorées que laissent les empreintes lumineuses des pieds rosés des étoiles
(« por las escalas áureas dejan huellas de luz los pies rosados / de las
estrellas »), de la hache de la Lune (« El hacha de la Luna »), de la
quenouille du Zodiaque (« devanan en la rueca del zodíaco ») si bien
qu’aucun d’entre eux ne renvoie à un objet réel. Est-ce l’indice d’une
autonomie de la forme par rapport au référent ? Cela n’est pas sans
rapport avec la dimension sacrée que lui reconnaît Roselyne de
Villeneuve : « La typographie monumentale permet alors de faire advenir
le sacré dans l’espace d’une page devenue stèle ou autel ».27 Les motifs
figurés sur la page possèdent une indiscutable valeur symbolique. La
quenouille évoque les trois Parques de la mythologique antique et le fil de
la vie. Sa valeur mortuaire fait d’ailleurs écho à la violence de la hache.
Cette thématique mortuaire dégagée par la disposition
typographique entretient un rapport indirect avec le contenu des mots où
il est question de la description d’un paysage maritime au soleil couchant.
Les motifs des « bateaux naufragés » mentionnés au détour d’une
description de la mer, et du « soleil décapité », renvoient à la valeur
funeste du paysage, mais sans en expliciter la signification symbolique.
La seconde image (« Sol decapitado que hundió su cabellera », soleil
décapité qui noya sa chevelure), situé vers le centre de la page, constitue
en quelque sorte le pont d’accès vers une autre interprétation visuelle du
« tableau de mots ». Au-delà des trois motifs distincts que nous
évoquions plus haut, la page donne aussi à voir l’image d’un soleil
couchant. Près de son bord supérieur, l’allusion aux étoiles délimite le
haut de la représentation iconique et indique le ciel. Juste en dessous, le
vers qui s’échelonne sur la page semble un reflet lumineux s’étirant dans
la brume, figurée, quant à elle, par les vers horizontaux – qui, selon une
première appréhension du poème, représentaient une hache. Plus bas
encore, l’arrondi – interprété d’abord comme une quenouille – mime le
soleil couchant. Puis, quelques vers horizontaux tiennent lieu d’horizon,
150  

de sol et de limite inférieure du cadre. La forme du poème décomposée


en une série de motifs renvoie, plus que jamais diffractée, à une forme
plurielle, à la lecture toujours changeante et recommencée selon la
perspective du lecteur, selon l’imbrication de la forme visuelle et du
contenu des mots. De la visualisation triple escalier-hache-quenouille à la
lecture-vision du soleil couchant, et jusqu’à l’ultime signification,
symbolique, qui rassemble les deux autres : celle de la mort et de la
finitude du jour et de la vie, visuel et textuel se tiennent tantôt en tension
(quel rapport entre la hache et le coucher du soleil ?) tantôt en fusion (les
« pieds rosés / des étoiles » expliquent l’escalier dessiné par leur reflet),
car la page « appartient à l’imaginaire », dit Anne-Marie Christin.28 Sa
polysémie reflète celle des métaphores et symboles. La lecture-
visualisation du poème suppose une perpétuelle réévaluation du sens.
Le poème « Paysage » de V. Huidobro,29 pourtant fort différent de
celui d’Adriano del Valle quant au rapport qu’il établit entre visuel et
sens est également un « tableau de mots ». La disposition de ceux-ci
mime les éléments d’un paysage : la « montagne » est suggérée par de
courts vers formant un triangle, un long vers échelonné figure le
« fleuve ». Il existe d’ailleurs de cette composition une version en
« poème peint », réalisée par Huidobro lui-même, où des dessins à la
gouache se superposent aux vers.30 Les deux codes sont vus et lus
presque simultanément. Contrairement aux poèmes des ultraïstes
Guillermo de Torre ou Adriano del Valle, la composition créationniste de
Huidobro ne semble pas si nettement métaphorique. Apparaît
premièrement la coïncidence entre l’objet désigné et le dessin des vers,
partant, celle de la page avec un paysage. Mais comme le suggère Rosa
Sarabia pour d’autres poèmes semblables de Huidobro, il s’agit peut-être
de « fausses tautologies visuelles » :31

Il existe une relation inversement proportionnelle entre la


distance de l’observateur et l’immédiateté de la vision, entre
l’espace et le temps dans le processus de perception et de
réception.

Le poème ne décrit en effet pas tant un paysage réel que les


multiples points de vue d’un sujet, comme dans un tableau cubiste. Pour
Huidobro :
151  

Pour le créationnisme, la vérité extérieure qui existe a priori


est méprisable au point de vue de l’art. Il cherche seulement
la vérité intérieure, celle à laquelle le créateur donne forme et
vie et qui n’existerait pas sans lui.32

Dans le poème « Paysage », c’est à cette perception interne que


renvoient les phrases évoquant des procès impossibles et/ou fictionnels :
« l’arbre était plus haut que la montagne », « mais la montagne dépassait
les bords de la terre ». Renversant la logique objective, le point de vue du
sujet réduit la réalité à une superposition de plans – « le fleuve qui coule
sur les poissons » – et de surfaces reflétant la « vérité intérieure » dont
parlait V. Huidobro : « la lune où tu te regardes ». Parce qu’elle décrit la
démultiplication cubiste des perspectives et leur travail en deux
dimensions, l’écriture se fait ekphrasis33 collée sous l’œuvre elle-même
dans le cas du poème peint. En découle ce double mouvement du
« monde objectif » au « monde subjectif », puis de « retour au monde
objectif sous forme de fait nouveau créé par l’artiste » expliqué par
Huidobro.34 Mais c’est aussi la preuve de la capacité du langage à faire
être ce qui n’est pas, à mettre en tension le réel du monde, extérieur, et la
vérité, intérieure, d’un sujet. Or, cette mise en tension ouvre la voie à une
autre lecture du poème.
Le texte, puisqu’il délaisse le réel, ramène le locuteur à sa propre
voix, ce que traduit le métalangage. La phrase en bas de la page : « une
chanson conduit les brebis vers l’étable » pourrait désigner le poème lui-
même. Elle résonne avec la phrase initiale : « le soir on se promènera sur
des routes parallèles », où le dernier adjectif évoque les sillons des vers
traditionnels. La linéarité du tracé de l’écriture mime la trace des pas des
promeneurs. Par ailleurs, l’effet-collage de la phrase en majuscules :
« ATTENTION À NE PAS MARCHER SUR L’HERBE
FRAÎCHEMENT PEINTE », révèle avec humour la tromperie de la
représentation qui renvoie moins au référent explicite, qu’à la figuration
elle-même. Le blanc de la page pourrait figurer cette « herbe » où ne pas
écrire, surface blanche mais « fraîchement peinte » car pleinement
intégrée à la composition. Le locuteur nous incite à « voir le blanc »,
visible seulement dans la mesure où l’écriture s’est faite image. Car,
rappelle Anne-Marie Christin, « voir le blanc, dans la civilisation de
152  

l’alphabet, ne pas l’identifier à une absence relève de la transgression ».35


Cette transgression ou ce glissement du texte à l’image révèle que la mise
en commun de deux codes confère une valeur sémantique – et non
strictement mimétique – à la typographie.

3. Sémiotique ou rythme de la mise en espace ?

L’effet-collage suppose une reconnaissance d’un objet, hors texte,


pour ses caractéristiques visuelles, d’où un rapport troublé entre l’œuvre
et son en-dehors, nouvelle porte de l’œuvre donnant sur l’extérieur. Dans
« Paysage » de Huidobro, on reconnaît la pancarte à ses majuscules. Si
elle est intéressante, c’est pour son caractère annonciateur et réflexif, la
capacité du texte à énoncer sa fusion à l’objet désigné. J’appelle
« sémiotique de la mise en espace » cette reconnaissance, codifiée par nos
habitudes linguistiques.
Dans le poème de Josep Maria Junoy « Oda a Guyenemer »,36 la
page est traversée par une courbe figurant la trajectoire d’un avion. La
voltige aérienne est reconnaissable, outre la forme de la ligne, grâce à la
typographie : la taille des lettres diminue au fil de la phrase, au point que
la seconde moitié (« … el lluent cor del motor mes l’ánima de pàlid
adolescent heroi vola ja vers les constelacions », « … le cœur brillant du
moteur, mais l’âme du pâle héros adolescent vole déjà vers les
constellations ») est à peine lisible. La difficulté à déchiffrer connote un
phénomène à la fois visuel (l’avion que l’on perd de vue), sonore
(l’évanouissement du bruit du moteur) et symbolique (la mort de
Guynemer dont l’âme quitte la terre). La figuration de l’éloignement est
donc codifiée par une analogie entre notre expérience de lecture – et sa
difficulté – et la disparition réelle de l’aviateur.
De part et d’autre de la ligne courbe, on lit les termes « CIEL / DE
FRANCE » dont les capitales en pointillé désignent l’objet par un rapport
symbolique et métonymique. Les points symbolisent les étoiles.
L’exercice de voltige ayant en principe lieu de jour, les étoiles n’ont
d’autre raison d’être que de suggérer par métonymie le ciel, c’est-à-dire
de faire participer le blanc de la page comme cadre d’un paysage, de
suggérer l’assimilation entre espace poématique et espace réel. Par
ailleurs, la typographie en pointillé rappelle celle des affiches de cabaret
qui figurent des ampoules électriques formant des lettres.37 Elles font
153  

donc clairement office d’annonce spectaculaire : « CIEL DE FRANCE »,


écrit en français, dans une police qui connote un spectacle typiquement
parisien, désigne par métonymie un lieu français. Un usage codé de la
typographie est donc mis au service du sémantisme et guide
l’appréhension du poème.
Est-ce la raison pour laquelle Charles Maurras qualifiait de « truc »
le poème de Junoy ? Toujours est-il que l’usage d’une typographie
« codée » et par là même sémantique est fréquent dans la poésie d’avant-
garde. Elle renvoie à un hypertexte diffus dans le poème « Azul » de
Pedro Raida38 où capitales et surlignages miment le langage technique
d’un manuel automobile, parodié par le poème : « UN AUTOMÓVIL
para broncíneo record etereal… » (UNE AUTOMOBILE pour record de
bronze étheréel… »). La reconnaissance renvoie toujours à l’expérience
du lecteur, dont dépend ce sémantisme formel. Ainsi, le poème « Art
poètica », de Josep Maria Junoy,39 exacerbe le fonctionnement arbitraire
et, partant, énigmatique des règles de ponctuation du langage ordinaire,
mais il en réutilise les codes : le Z majuscule, écrit en haut de la page,
représenterait l’artiste moderne, alors que l’A écrit tout en bas renverrait
à l’artiste conventionnel, selon l’interprétation de F. Muriel Durán.
Comme à l’ordinaire, si l’on peut dire, les majuscules suggèrent des
personnifications et les points verticaux qui réunissent les deux lettres
rappellent le « non-dit » des points de suspension et suggèrent un lien
entre les Z et A, car « l’artiste reste attaché aux formes conventionnelles,
académiques ».40 Une telle interprétation implique donc les usages
traditionnels de la ponctuation.
En l’absence de toute ponctuation, en revanche, dans le recueil
Imagen de Gerardo Diego, la place laissée au blanc répond à une
codification multiple. Il détient le triple rôle discursif, expressif et
interactif que Véronique Dalhet reconnaît à la ponctuation.41 Dans la
section « Zodiaco »,42 alinéas, marges, saut de lignes et échelonnements
des vers jouent plusieurs rôles que l’on peut répertorier : mise en valeur
rhétorique (soulignant parfois une rime interne),43 alternance des voix
dans le dialogue et modulation du discours. Dans le poème « Gesta »,44
on trouve occasionnellement un mimétisme formel, notamment lorsque
de larges espacements miment la tension des hamacs :
154  

De tienda a tienda
el oasis cuelga sus hamacas

Cela étant, le blanc a aussi une valeur performative, lorsque


plusieurs lignes sont laissées vierges sous l’expression « sin palabras »
(sans mots) et s’oppose à « el rumor » (le grondement, v. 8). En accord
avec le contenu sémantique des mots, le blanc n’est pas ici purement
mimétique. Son fonctionnement est là encore analogique : il fait
expérimenter au lecteur ce que les mots disent du réel. Le blanc acquiert
donc une valeur énonciative qui rythme la voix, le souffle du discours. Il
isole des motifs en marge de l’action principale : « La abuela junto al
tiempo / rezaba su rosario de nietos » (La grand-mère près du temps /
récitait son rosaire de petits enfants). Le blanc range et hiérarchise les
éléments du réel comme le fait un sujet dont l’attention passe d’une chose
à l’autre. Il distingue des discours de nature différente : à partir du vers
49, l’alignement des vers alternativement à gauche et à droite renvoie à
un discours tantôt personnel, à la première personne, tantôt descriptif.
Plus loin (vers 65 à 79), l’alternance des alignements sépare sur l’espace
de la page des temporalités (phrases au prétérit et phrases à l’imparfait).
Entre les vers 16 et 20, les échelonnements répétés qui, visuellement,
répartissent les fragments de vers à gauche ou à droite, illustrent le
rythme répété de la succession des souvenirs du locuteur.
La disposition du blanc reproduit sur la page le regard, la pensée
(souvenirs ou rêves) du locuteur. Elle rythme sa « geste » qu’évoque le
titre du poème, car si le blanc n’est plus, à partir de l’avant-garde,
réductible à une absence, il marque avant tout l’espace d’un corps. Il est
significatif non par mimétisme, mais parce que c’est désormais
spatialement que se dit la voix poétique. Alors le blanc est le cadre de
répercussion du souffle, la portée d’un point de vue et d’une parole,
« incarnée » par le noir de l’encre.
Nous avons observé ici différents sémantismes formels, depuis le
mimétisme calligrammatique jusqu’au rythme de la spatialisation du
blanc, ou bien, pourrait-on dire, depuis l’interaction entre deux systèmes
visuel et scriptural qui se répondent jusqu’à leur fusion totale et la
production d’un art mixte. Dans les avant-gardes espagnoles, rythme
poétique et rythme visuel construisent ensemble le sens, par leur
interaction, leur tension ou leur fusion.
155  

NOTES
1
1916 est la date de publication des premiers poèmes visuels donnée par
Muriel Durán Felipe. La Poesía visual en España, Séville : Almar, 2000.
75. Nous tiendrons aussi compte des poèmes de V. Huidobro de
Canciones de la noche de 1913 publiés au Chili.
2
1924 est l’année de la mort du poète Joan Salvat Papasseit et du déclin
des avant-gardes qui cèdent le pas au mouvement surréaliste (Muriel
Durán, Felipe, op. cit.).
3
Ibid., 75 et suivantes.
4
À ce sujet, voir Vallcorba, Jaume. « La Primera Vanguardia en
Cataluña », Ínsula 603 (2008) : 33.
5
Molas, Joaquim, cité par F. Muriel Durán, op. cit., 75.
6
Urrutia Gómez Jorge. « El Movimiento ultraísta » Treinta Años de
vanguardia española, Gabriele Morelli, ed., Séville : El carro de la nieve,
1991. 91.
7
« El movimiento ultraísta español », op. cit., 477. Ma traduction.
8
Notamment Los Quijotes, Cervantes, Ultra, Cosmópolis, España,
Tableros, Perseo, Reflector, Horizonte, Vértices, Tobogán, Algar, Ronsel
et Parábola. Díez de Revenga, Francisco Javier. Poesía española de
vanguardia (1918-1936), Madrid : Castalia, 1995. 19.
9
De Torre Guillermo. Hélices (1920-22), Madrid : Editorial Mundo
Latino, 1923.
10
Diego Gerardo. Imagen (1922), in Obras completas, Madrid :
Santillana, 2000.
11
Diez de Revenga, Francisco Javier, op. cit., 41.
12
Ibid., 16.
13
« El movimiento ultraísta español », Cosmópolis (1920) : 473.
14
Ibid., 77.
15
Videla, Gloria. El Ultraísmo, Madrid : Gredos, 1971, 25 : « podemos
considerar a Juan Ramón Jiménez como un precursor del ultraísmo en
tanto que hay en él una preocupación por renovar la poesía, por
desnudarla de elementos extra-poéticos, de los oropeles modernistas ».
16
Le Temps et l’espace sont morts hier, Paris : L’Improviste, 2006, 69.
17
Extrait de Ceci n’est pas une pipe, cité par Moll Maria, Les
Mouvements d’avant-garde dans la péninsule ibérique. Approches
traversières, Montserrat Prudon, ed., Paris: Université Paris 8-Vincennes-
Saint-Denis, 1999, 23.
18
Ils ne font jamais l’économie du texte écrit.
19
Dictionnaire des termes littéraires, Hendrik van Gorp et alii, Paris :
Champion, 2005. 80.
156  

 
20
Klauber, Véronique. Dictionnaire des genres et notions littéraires,
Paris : Encyclopaedia Universalis, 2001. 98.
21
Coron, Antoine. Avant Apollinaire, vingt siècles de poèmes figuratifs,
Marseille : Le mot et le reste, 2005, 9 : « du grec, “jeu d’art” qui désigne
aussi des solutions apportées à des contraintes métriques ».
22
Les premiers vers (v. 1-3 très courts, puis v. 4-5 plus longs, vers. 6-11
de nouveaux très courts) forment une croix. Ensuite, la taille progressive
des vers centrés dessine la toiture arrondie de la chapelle. Enfin, deux
décrochements, au vers 35 puis au vers 40, brusquement plus longs que
les précédents, figurent les marches pour accéder à la chapelle.
23
F. Muriel Durán parle d’une « exaltation futuriste du mouvement et de
l’énergie » dans ces poèmes (op. cit., 128).
24
Junoy, Josep Maria. Obra poética, Barcelone : Acantilado, 2010. 228.
Édition bilingue catalan-espagnol.
25
Felipe Muriel Durán parle de « cuadro de palabras » à propos du poème
« Paisaje plástique » de Guillermo de Torre (op. cit., 128).
26
Reproduit par Muriel Durán Felipe, op. cit., 117.
27
« Le cercle vicieux de la typographie et le lit de Procuste, ou la lettre et
l’espace de la page chez Nodier », Calligraphie / typographie, Jacques
Dürrenmatt, ed., Paris : L’Improviste, 2000. 67.
28
Christin, Anne-Marie. Poétique du blanc : vide et intervalle dans la
civilisation de l'alphabet, Paris : Vrin, 2009. 141.
29
Réalisé pour une exposition au Théâtre Édouard VII, en 1922.
Reproduit dans Salle XIV Vicente Huidobro y las artes plásticas, Madrid
: Museo Reina Sofia 2001. 18-19. Le poème est visualisable sur cette
page :
http://www.memoriachilena.cl/602/w3-article-100339.html
30
Ibid., 34. Le poème est visualisable sur cette page :
http://www.memoriachilena.cl/602/w3-article-100342.html
31
« Una aproximación a los poemas pintados como reflexión del signo
artístico », Salle XIV Vicente Huidobro y las artes plásticas, op. cit., 59.
32
« La littérature de la langue espagnol [sic] d’aujourd’hui », Altazor,
Bruxelles : Champ libre, 1976. 223.
33
Dictionnaire des termes littéraires, op. cit. 165 : « cas particulier de
description […] : celle d’un objet d’art ».
34
Huidobro, Vicente. « Création pure. Essai d’esthétique », Altazor,
Paris : La Cible, 1921.
35
Christin, Anne-Marie. Poétique du blanc, op. cit., 11.
36
Junoy, op. cit., 224.
37
Actuellement utilisée pour les affiches du Grand Palais, à Paris.
38
Cité par F. Muriel Durán, op. cit., 103.
39
Ibid., 80.
157  

 
40
Ibid., 79 et 81.
41
Dahlet, Véronique. Ponctuation et énonciation, Cahors : Ibis rouge,
2003. 25.
42
Diego, Gerardo. Obras completas, Madrid : Santillana, 2000. Tome 1,
74-85.
43
Cf. la rime « maligno » / « signo » au vers 8 du poème « Capricornio ».
44
Diego Gerardo, op. cit., 105-111.
158  

Michel Sirvent
University of North Texas

Le livre à l'œuvre :
effets de présentation typographiques dans Le Voyeur

Résumé

La fameuse page blanche 88 du Voyeur a fait couler beaucoup d'… encre.


Son auteur et divers exégètes n'y voient qu'un phénomène contingent.
Due au hasard de la mise en page, elle ne serait qu'un pur effet de «
paratexte ». Or, l'article y revient en détail, ce phénomène «
typographique » s'inscrit à maints égards dans l'économie générale du
roman. Plus largement, il permet de s'interroger sur les frontières censées
dissocier un « texte » de son « péritexte ». Minimiser son importance
reviendrait à s'aveugler sur ce qui lie une narration à son espace
d'inscription, un récit à sa condition d'écrit, dite ici scriptographique.
Davantage, deux nouveaux éléments s'ajoutent au volumineux
dossier. Ailleurs dans le roman, un formidable hapax typographique (que
nul, auteur ou spécialistes, ne semble avoir signalé) redonne tout son sens
à la fameuse page. Aussi, l'examen de l'avant-texte révèle une issue
inattendue qui renforce la pertinence de prendre en compte ce dont à
maintes reprises le scripteur stipule n'avoir aucunement tenu compte en
cours d'écriture. On peut alors s'interroger sur ce double geste
d'oblitération – d'effets de sens scriptographiques – que l'auteur des
Gommes réserve à ses lecteurs.

Abstract

The much-commented-on blank page 88 in Le Voyeur has spilled much


… ink. Its author, as well as various exegetes, consider it nothing more
than an incidental phenomenon. Due to chance in the editorial layout, it is
supposedly reducible to a simple "paratextual" effect. Yet, as this article
minutely recalls, the "typographical" phenomenon inscribes itself, in
many respects, within the overall economy of the novel. More broadly
speaking, it leads us to question the so-called borders which are supposed
159  

to separate a "text" from its "peritext." To underestimate its significance


would amount to blindly overlooking what binds a narration to its space
of inscription, a narrative to its scriptural condition—herein called
scriptographic.
Furthermore, two new items can be added to this voluminous
dossier. Elsewhere in the novel, a formidable typographical hapax (which
no-one, neither author nor specialists, seems to have pointed out) restores
its full meaning to the much-commented-on page. In addition, the
examination of the final draft reveals a somewhat unexpected outcome
that further demonstrates how relevant it proves to take into account
what, according to the writer's declarations, has not been part of the
writing process. This double obliteration prompts us to wonder why the
author of The Erasers sought to deprive his readers of the meaning of
these specific typographical devices in Le Voyeur.

Mots-clés : Robbe-Grillet, structure narrative, typographie, paratexte,


intention-nalité, Michel Sirvent.

Ce qu’un texte fait aux dépens de son scripteur,1 la fameuse page


88 du Voyeur2 pourrait en illustrer la fable.
Un précédent peut servir d'exergue à l'affaire : la police égyptienne
des Gommes3 qui reste désormais attachée à l'œuvre. Alors qu'elle n'est au
départ qu'une simple incidence typographique, elle n'en corrobore pas
moins certaines caractéristiques du récit liant un élément de la fiction
(l'énigme du Sphinx) à l'intertexte constitué par l'histoire d'Œdipe.4 Ce
qui donc a priori ne semblait relever que du péritexte s'intègre
parfaitement à la logique du texte.5

Nouveaux enjeux de l'affaire

Si cet exemple éclaire d'emblée l'enjeu, il serait plus juste d'avancer


que ce n'est point le texte seul, mais ce qu'accomplit celui-ci en relation
avec son péritexte qui peut outrepasser les desseins d'un scripteur. Ainsi,
la litigieuse page 88 ne résulterait au départ que d'un phénomène
contingent d'ordre bibliologique venu d'un simple hasard de mise en
page.
Cependant, hormis les usuelles controverses relatives aux «
intentions d'auteur », s'il y a intérêt à revenir sur cette affaire, c'est qu'elle
offre l'occasion de déplacer le problème : elle permet d'interroger les
frontières censées dissocier un « texte » de son « péritexte ».
160  

Outre ce point théorique, deux nouveaux articles s'ajouteront au


volumineux dossier. Le premier est d'ordre strictement intratextuel : un
passage du roman, qui ne semble avoir guère retenu l'attention des
spécialistes, fait clairement écho à la célébrissime page. Le second article
est d'ordre précisément paratextuel :6 un regard porté sur ladite page dans
l'avant-texte pourra relancer le débat sur la pertinence, ou pas, de prendre
en compte ce dont à maintes reprises l'auteur stipule n'avoir aucunement
tenu compte en cours d'écriture.

Retour sur la page blanche 88

On s'en souvient, la fiction gravite autour d’un crime sexuel


vraisemblablement perpétré par le focalisateur principal, Mathias, sur une
jeune fille dénommée tantôt Jacqueline tantôt Violette. Comme dans un
classique roman policier, la scène du crime supposé fait l’objet d’une
ellipse ou d'un évidement. Entre la première et la deuxième partie du
Voyeur, un « trou » se fait jour — vide diégétique que le récit va ensuite
tenter de combler. Or, à ce point précis, l'édition originale présente une
particularité d'ordre strictement bibliologique : une « page vide » qui,
comme le remarquait déjà Bruce Morrissette, « ne marque de blanc dans
le récit que par coïncidence : si la partie I avait été un peu plus longue,
une partie de cette page 88 aurait été imprimée. En tout cas, le 'hasard
objectif' fait que le format du livre correspond à la structure de
l'intrigue. »7
Poursuivant l'analyse, Jean Ricardou parle du « hiatus » que
constitue « le vide qui s'est creusé » dans une des trois journées dans l'île.
Il le rapproche de l'« évidement » produit dans le mot « voyageur » –
terme qu'emploie le récit pour désigner Mathias plutôt que celui de «
voyeur ».8 Ce que matérialiserait la page blanche, c’est ce double hiatus
– l'ellipse du crime, la soustraction hypogrammatique accomplie par le
titre. Ricardou conclut : « En ce volume, peut-on dire, le récit, refoulant
un segment de lui-même, essaie de se 'blanchir'. »9
Autrement dit, ce qui constitue une caractéristique d'ordre textuel
(un « trou organisateur »10) est censé avoir lieu à cette charnière du livre,
dans cet intervalle surnuméraire. Bref, non dit, le crime se trouve où le
récit se troue.
En trop, elle l'est en effet si l'on compare avec la disposition du
péritexte entre les fins de la première et de la deuxième partie. Une raison
d'ordre strictement éditoriale – celle de commencer chaque nouvelle
partie « en belle page » – entraîne de façon « mécanique » une disposition
différente en ces deux emplacements équivalents. En effet, pour la
première partie, le récit se termine en page impaire (87) tandis que, pour
161  

la deuxième, il s'interrompt en page paire (164). Du coup, pour la


première s'ajoute à son verso une page entièrement blanche (88) dont, en
quelque sorte, ne bénéficie aucunement le second passage charnière : le
récit s'y termine en fin de page et bout de ligne ; sans transition lui
succède la page affichant en chiffre romain le début de la troisième partie
(165). Par un hasard objectif, ce traitement inégal des deux zones
péritextuelles se fait donc à l'avantage de la première au détriment de la
seconde.11
Fût-elle entièrement « fortuite »,12 il appert une adéquation entre,
d'un côté, un fait central dans l'histoire d'ordre narratif — établissant en
l'occurrence une omission cardinale — et, d'un autre côté, une incidence
d'ordre hétéronomique, en la matière typographique et dispositive
donnant lieu, précisément à ce point de division du texte, à une sorte
d'équivalence figurée par cette page blanche : « comme si le noir sur
blanc avait été frappé, justement là, par une zone de censure, à la trahir
exactement. »13 Du coup, l'évidement diégétique bénéficie d'un
remarquable soulignement. Bref, par une heureuse coïncidence, un fait
d'ordre strictement « péritextuel » en vient à corroborer sur place un
élément « textuel » et non des moindres puisqu'il s'agit d'un événement
autour duquel gravite quasiment l'ensemble de la fiction subséquente.
Par l'insigne vertu de ce qui est nommé « concours de
circonstances », plus qu'une simple correspondance, ce qui se met ici en
place, c'est une notable concordance. Fondé sur une ressemblance ou une
analogie, cet accord, on le dira, typo-diégétique : il tend, on le constate,
au même effet et, dans une certaine mesure, la vierge page surnuméraire
illustre la singulière structure narrative. Doublant l'omission diégétique
d'un spécial appoint typographique, elle intervient comme « un facteur
'd'expressivité' ».14

La lecture du scripteur

De quelle façon le scripteur, autrement dit l'opérateur interne,


envisage-t-il cette concordance typo-diégétique ? Robbe-Grillet
commente ainsi l'ellipse narrative :

L'acte principal, le meurtre, est en creux dans le Voyeur.


Tout est raconté avant le trou, puis de nouveau après le trou,
et on essaie de rapprocher les deux bords pour faire
disparaître ce vide gênant. Mais [...] c'est le vide qui envahit,
qui remplit tout.15

Dans un entretien de 2001, le romancier minimise son importance :


162  

Dans le Voyeur, il y a une heure qui manque, environ. […] Il


y a un endroit où il y a une coupure, c'est probablement le
seul moment où se passe quelque chose de romanesque,
c'est-à-dire, un crime sexuel et il se trouve, par un hasard de
composition, que la première partie du livre se termine sur
une page impaire. Or vous savez qu'on ne peut pas
commencer un chapitre sur une page paire, c'est-à-dire, sur
un verso, il faut aller, ce qu'on appelle en belle page. Donc il
y a une page paire qui est blanche. Et, évidemment, c'est
justement entre le premier chapitre et le deuxième chapitre
qu'il y a un morceau de temps et un morceau d'espace qui
manquent. Et les gens astucieux disent, et bien voilà : « C'est
pour ça qu'il y a une page. » Comme si j'avais pu, moi,
calculer cette histoire de page impaire ou de page paire. En
réalité, il aurait suffi que la composition soit un tout petit peu
différente, une lettre de moins par ligne ou une ligne de
moins par page pour qu'en réalité, il n'y ait pas de page
blanche. Et, d'ailleurs, il n'y a pas de page blanche dans
l'édition de poche ou dans les éditions étrangères […].16

Nul doute que le surcroît d'expressivité n'advient que dans le seul


cadre de l'édition originale. Mais Robbe-Grillet, alors conseiller littéraire
aux Editions de Minuit, aurait pu être enclin à éliminer, s'il l'avait jugé
inopportun, cet accidentel effet de « paratexte », bref à derechef blanchir
l'affaire. Or, pendant près d’un demi-siècle, s'est conservée cette même
disposition, sauvegardant ainsi l'heureux effet de présentation ou « bon-
heur d'impression ». À l'inverse, dans les deux récentes rééditions, en
poche et dans la collection « blanche »,17 le texte a été recomposé de
façon à ce que disparaisse la page « coupable », se privant ainsi d'une
formidable aubaine et, surtout, évinçant du coup l’épineux problème de
l’éventuelle prise en compte du péritexte éditorial.

Double concordance

La page blanche originale visualisant le « signe matériel d'un


manque » est le site d’un second hasard bibliologique : son foliotage
correspondrait au numéro 88. Outre l’ellipse du crime dont elle redouble
l’effacement diégétique, elle est ainsi liée à une autre structure cardinale
du récit : « la figure du huit ». Celle-ci traverse le texte du Voyeur,18 ce
que rappelle Robbe-Grillet dans la suite de l’entretien avec Peeters :
163  

Or le huit a un tel rôle dans le roman comme forme et


visiblement, ouvertement, la forme 8 est citée à chaque
instant, que des gens appellent la forme de l'infini, moi je ne
suis pas sûr que ce soit tout à fait judicieux. Mais enfin, c'est
deux cercles accolés. Dans le roman, il y a la bicyclette, les
lunettes, cette forme se reproduit tout le temps. Évidemment
que la page 88, que le double 8 soient justement le manque
organisateur du texte, c'est très important.19

Ce 88 inopiné s’intègre parfaitement à la figure du 8 qui constitue


un élément fondamental du récit tant au plan de l'univers fictionnel que
de son organisation générale (« Mathias sur le double circuit »). Elle
correspond à une série formant paradigme qui ponctue de rimes
diégétiques le texte romanesque d'un bout à l'autre l'articulant, pour ainsi
dire, de façon infra-textuelle.20
Anodin en lui-même, ce nouvel événement matériologique est le
lieu, à cet endroit précis, d'une seconde coïncidence : la page 88 se trouve
au croisement de deux structures,21 selon une surdétermination qui y
inscrit – de façon virtuelle puisque le foliotage y est absent – le chiffre.
C'est ce double dispositif hasardeux que Robbe-Grillet qualifie d'une
formule synthétique comme « manque organisateur du texte ».
Hors écriture, à ce point de concordance entre l'œuvre et le livre,
se présente ainsi une sur-structure typo-diégétique doublement
remarquable. Dans « L'œuvre au blanc », Ricardou commente ce double
phénomène en ces termes :

Or, si l'on se souvient que la forme du chiffre huit, obsédante


[…], en le récit, comme l'incessant sournois retour d'une part
du non-dit, caractérise, entre autres, la ficelle qui semble
avoir tenu quelque rôle dans l'omise probable scène de viol
[…], il appert que ce à quoi telle spéciale page blanche
correspond, puisqu'elle est la 88, c'est, non seulement, par sa
blancheur générale, à un effacement de toute la scène
scabreuse, mais de plus, par sa blancheur numérale, et
redoublant ainsi, au sein de lui-même, l'effet d' 'expressivité'
précédent, au supplémentaire effacement d'une insistante
marque, le 8, liée à l'un des essentiels composants du méfait.

Toutefois, de cette conjonction, Robbe-Grillet en admet


l'importance et en récuse la pertinence : « Alors ça, c'est très amusant.
Evidemment, c'est pas pertinent. Les auteurs ne contrôlent pas ça. »22
Malgré sa résonance avec de nombreux éléments narratifs cardinaux, du
164  

point de vue du scripteur cet agencement doublement typo-diégétique ne


ressortit en tant que tel aucunement au « texte » proprement dit.
Ce diagnostic connaît pourtant un autre retournement. Si cette
corrélation du texte au péritexte n'est guère pertinente selon l’intentio
auctoris, la suite du dialogue entre Peeters et Robbe-Grillet abonde
néanmoins dans le sens d'une sur-interprétation du phénomène dit «
paratextuel »:

B.P. : En même temps, ça marche, c'est pas mal. On amplifie


cette logique […]. C'est tout à fait logique parce qu'il
manque le a et le g [VoyAGeur], première lettre et septième
lettre, donc il manque le 8. « Il a enlevé le a et le g, il a donc
recréé un manque, qui est le manque du 8. » Lisant un livre
ayant perçu sa clé, tout devenait…[inaudible]. Ce qui rend la
lecture du Voyeur particulièrement jubilatoire.
R-G. : On a dit aussi, « le voyeur, c'est le voyageur sans âge.
» Et, comme vous dites, il y a quelque chose de justifié […].
Il est normal que la série d'énigmes qui se succèdent dans le
livre en produise d'autres. Mais quand même ….le dispositif
qui entoure un texte.
[…] c'est pas justifié de faire comme si l'auteur en était
responsable. Il y a un paratexte, c'est vrai, il y est […]. Mais
étant donné que l'auteur n'est pas responsable, que ce n'est
pas sur son manuscrit, ça me semble difficile d'en tirer
vraiment des conclusions [nous soulignons].

Et si le dialogue revient à la case départ, l'échange n'en est pas


moins fort instructif.
D’un côté, la prise en compte du « paratexte » ne va pas sans
provoquer une certaine effervescence interprétative qui est qualifiée, par
le lecteur externe, de « jubilatoire ». Implicitement, on renoue avec la
position barthesienne du « plaisir du texte : » le « double huit » de la page
blanche est rapproché d'un autre élément péritextuel, le titre ;
l'hypogramme est investi d'une interprétation alphabetico-numérique ; le
hiatus grammatique renforce ainsi le croisement entre la structure du
manque et la figure du huit.
D'abord emporté par cette sémiotique exaltation, Robbe-Grillet,
loin de la contester, en constate non moins l'efficace puisqu'il admet : « Il
est normal que la série d'énigmes qui se succèdent dans le livre en
produise d'autres. » Bref, la double configuration narrative prédispose à
une telle lecture herméneutique. En ce point de convergence entre le livre
165  

et l'œuvre, se met en branle une sorte d'auto-production du sens en


quelque sorte inarrêtable.
Mais, d’un autre côté, une fois admise cette tendance à une sur-
lecture interprétative, l'auteur n'en rejette pas moins globalement cet
« effet de paratexte » dans la mesure où « l'auteur n'[en] est pas
responsable ».

L'indifférence graphique

Du point de vue du scripteur s'instruit une irréfragable leçon : fait


de livre n'appartient pas à l'œuvre. Par principe, tout élément inscrit dans
le péritexte éditorial qui ne ressortit pas à l'écriture n'aurait aucune
pertinence pour l'analyse.
Puisque chaque édition comporte son lot d'aléas typographiques
strictement tributaires de la mise en livre, les effets de péritexte ne
sauraient être pris en compte. Ainsi qu'en témoignent les récentes
rééditions, le récit fonctionne indépendamment du dispositif adventice de
la p. 88. Et puisque le dispositif bibliologique n'est pas constitutif de la
« textualité » du récit, il n'est pas itérable. Sa non-reprise en fournirait la
preuve : la non itérabilité — ou l'initérabilité — d'un tel phénomène
atteste son caractère contingent. Elle l'exclut des traits constitutifs
définissant l'identité spécifique du texte.23
Cela dit, sous prétexte qu'il ne s'agit que d'un effet connexe et
fortuit de présentation du texte, il paraît difficile de « passer par-dessus »
le phénomène manifeste de la double concordance typo-diégétique. Ce
serait en quelque sorte effacer ce qu'accomplit effectivement le péritexte
en conjonction avec le texte. En la demeure, une telle oblitération n'aurait
d'autre motif que le credo qui n'accorde crédit qu'aux fameuses « intent-
ions d'auteur ».24 Or réduire l'actif de la double concordance à néant,
passer outre ce précis rapport, ce serait gommer ce que de concert ils
accomplissent. Ce serait refuser de voir ce qui « noir sur blanc » se
présente : une nouvelle fois évider l'évident.
Si certains « blancs » — ou autres aspects graphiques — peuvent
apparaître ailleurs comme des éléments constitutifs d'une œuvre —
« essentiels » dans Un coup de dés ou Tristram Shandy —, c'est parce
que les scripteurs auraient intégré certains aspects du livre à l'œuvre : ils
ont travaillé « les paramètres du volume ».25 Mais quand bien même
certains manifestes éléments matériels tout à fait comparables jouent un
rôle éminemment effectif dans telle prime édition, ceux-ci n'en seraient
pas moins voués à s'évanouir. Ils seraient, d'un coup, mystérieusement
dépossédés de leur actuelle efficience dès lors qu'ils sont advenus pas
d'autres voies que celle de l'écriture.
166  

Or, statutairement considérés comme extrinsèques au « texte », de


deux choses l'une : ou bien leur indubitable présence se rendrait tout à
coup invisible ; ou bien, effectivement perçus, le lecteur ferait comme
s'ils n'y étaient pas. Ce qui reviendrait à une parfaite oblitération de ce qui
est.
En tout état de cause, ce gommage du rôle que peut jouer le
« péritexte » – soutiendrait-il d'effectives caractéristiques du « texte » –
trahit certaine flagrante indifférence quant à la façon dont un écrit se
présente. On appellera indifférence graphique la neutralisation de tout
effet scriptographique, quel soit-il : qu'il renforce ou contrecarre
l'efficience du texte ; qu'il résulte ou pas d'un travail accompli par
l'écriture.
Cet effet peut être concordant ou discordant vis-à-vis des structures
textuelles en place, soit qu'il les conforte, soit qu'il les contrarie. Ce
dernier cas s'illustre avec la nouvelle présentation du Voyeur en poche
chez le même éditeur : c'est le passage de transition entre les parties II et
III qui bénéficie d'une page surnuméraire au détriment de celui entre les
parties I et II. Cas inverse donc où l'inégalité scriptuelle ne semble
nullement correspondre à une configuration particulière du récit.

La dimension scriptographique

Cette indifférence touche des aspects que nous disons


scriptographiques :26 qu'ils soient d'ordre dispositionnel27 (concernant par
exemple la division chapitrale) ou strictement typographique. Elle
s'explique aisément : d'une part, ces aspects sont rarement pris en compte
dans la sphère narrative ; d'autre part, le scripteur en aurait-il un sensible
souci, il ne saurait in fine maîtriser l'ensemble des traits qui déterminent
l'apparence grapho-visuelle de l'œuvre qu'il compose.
C'est qu'en effet un « texte » ne se donne jamais seul. Quelle qu'en
soit l'allure – avantageuse ou pas –, il n'apparaît qu'à partir d'un mode de
manifestation scriptographique déterminé qui en conditionne
l'appréhension. Il dépend d'un mode de transmission, d'un support, d'une
certaine façon de l'inscrire et de le reproduire. Selon les âges, il peut
figurer sur un parchemin, une page imprimée, une page-écran ; sur une
« tablette » de cire ou bien d'ordinateur ; son mode d'inscription ou de
reproduction adopte une forme chirographique, dactylographique,
typographique ou numérique ;28 sous forme manuscrite, l'écriture peut
encore être cursive (« liée ») ou scripte (« détachée »). Autrement dit,
selon certaines conditions manuelles ou techniques, les façons dont un
« même » texte peut se présenter sont infiniment multiples et variées.
167  

Bref, dans la façon dont l'œuvre se livre au public, elle est sujette à une
variabilité scriptographique incontrôlable.
Ainsi, et pour se tenir ici au texte imprimé ou numérique, le
« texte » c'est, sur un versant, ce que manifeste sa matérialité signifiante :
les composantes verbales dépendantes d'une langue et, puisqu'il s'agit
d'écrit, de marques grammatiques liées à un système d'écriture,
éventuellement porteuses selon certaines conditions de réussite d'une
« leçon idéelle » d'ordre, disons, représentationnel.
En même temps, le « texte » c'est aussi, et sur un autre versant, ce
que manifeste sa matérialité scriptographique, en l'occurrence dans cette
modalité de réception, typographique. Les marques linguistiques
concrétisées « noir sur blanc » revêtent, outre leur matérialité signifiante,
certaines caractéristiques (police, corps, style, etc.) liées à un « code
typographique » qui leur sont attachées en fonction d'une édition ou
« mise en texte », éventuellement d'une « rhétorique visuelle » qui est
toujours particulière.29
Fussent-ils parfaitement contingents, ces aspects graphiques, quels
soient-ils, n'en caractérisent pas moins, de façon tout à fait actuelle, la
matérialité signifiante – soit les lettres, les mots, les phrases, les
paragraphes successifs édifiant l'énoncé – qui constitue, en principe,
l'objet primaire de la lecture. Autrement dit, en tout déchiffrement, « la
chaîne linguistique » ne peut être appréhendée en dehors des traits
typographiques dont telle édition l'a « habillée », cette vêture fût-elle
totalement de circonstance. Ils n’affectent sans doute que la surface du
texte : dans ce sens ils sont superficiels. Ils n'en donnent pas moins
« forme aux mots de la langue écrite ».30
Bref, quelle qu'en soit la raison, la pertinence ou l'instance – agent
(éditeur, graphiste, imprimeur, maquettiste, scripteur) –, et fût-ce une
circonstance accidentelle liée à la mise en livre, le mode de manifestation
scriptographique conditionne l'accès à la matérialité signifiante.
Autrement dit, l'apparence d'un texte excède toujours ses seules
déterminations linguistiques et scripturales.
Or lire un texte, a fortiori les pages d'un roman, ce ne se résume
guère en général à le contempler sous l'angle de sa facture grapho-
visuelle. Fortes du sens qu'elles procurent, on privilégie plutôt ses
composantes grammatiques – cette matérialité signifiante s'estomperait-
elle au bénéfice des divers effets de représentation qu'elle suscite.31
Toutefois, ce tour de passe-passe ne saurait avoir lieu sans procéder à un
second type d'oblitération. Car si la fin est de convertir les marques
linguistiques pour en tirer prioritairement quelque leçon de nature
« idéelle », dès lors, tout obnubilé par cette seule dimension signifiante
168  

qui en permet la venue, s'effacerait non moins l'autre versant de ce qui la


manifeste : sa dimension scriptographique.
Double effacement donc : puisque la priorité accordée à la
dimension signifiante suppose encore la traversée de ce qui la concrétise :
la strate graphique intermédiaire qui passe ainsi au second plan
attentionnel quand bien même c'est elle qui la rend pratiquement
accessible.

L'efficience graphique

Entre texte et péritexte, l'édition originale du Voyeur occasionne


une relation synergique. Ce relationnement enclenche une effervescence
sémiosique qui allie la logique de l'œuvre à la mécanique du livre.32
Procédant de la dimension signifiante, celle-là met en place certaines
effectives configurations (le manque, le double huit). Alors qu'intervenant
apparemment après coup, celle-ci procure certains précis effets de
présentation scriptographiques. Dans la mesure où ils s'avèrent
concordants, ils signent l'alliance de l'œuvre et du livre : ils décuplent
l'efficience du récit.
En témoigne, avant et après l'intervalle « inter-chapitral », en toute
proximité du double dispositif typo-diégétique, une double
autoreprésentation de ce qui constitue ce point charnière du livre et de
l'œuvre. D'abord, à la toute fin de la première partie : « C'est déjà le
tournant, et la borne blanche des deux kilomètres » (87). Ensuite, dès la
première phrase de la deuxième partie : « Un trait d'ombre, rectiligne,
large de moins d'un pied, barrait la poussière blanche de la route » (91,
nous soulignons).
Or s'impose un constat : depuis des lustres, en maints autres
volumes imprimés, les effets mécaniques causés par la pratique de la
« belle page » ont entrainé nombre d'inégalités scriptuelles sans susciter
une somme de commentaires comparable à celle dont Le Voyeur a fait
l'objet. C'est qu'en général cette inégalité de fait ne porte guère en elle-
même à conséquence.
Une telle attention portée à la page 88 s'explique dans la mesure où
elle sert de révélateur graphique à ce qui est déjà en place en la
dimension signifiante.
Est-ce à dire qu'en la circonstance la dimension scriptographique
lui est subordonnée ?
Oui, sans doute, puisque, advenant après coup, les effets
présentationnels n'entrent en ligne de compte qu'en fonction des
structures déjà accomplies et perceptibles dans la « chaîne linguistique »,
celles-ci s'avérant indépendantes de toute autre réalisation graphique.
169  

Est-ce à dire qu'en toute circonstance la dimension


scriptographique est subordonnée à la dimension signifiante ? Non :
chaque fois que l'espace, ou tout élément graphique, détermine quelque
aspect de la dimension signifiante avant coup. Ainsi que l'on peut le
subodorer avec des œuvres comme Un coup de dés, Compact et quelques
autres rares.
Dans Le Voyeur, les effets présentationnels concordants
n'adviennent qu'après coup ? Oui et non.
Oui puisque, s'agissant des effets de la « belle page » – alors qu'ils
ne portent en général guère à conséquence –, c'est la double structure
narrative qui en accroît la visibilité en lui procurant quelque pertinence
sémiosique.
Non puisque si, à prime estime, ce sont de cardinales
caractéristiques narratives qui confèrent quelque importance à la page
surnuméraire, celles-ci n'adviennent pas n'importe où dans le récit.
Le 8 étant double comme la concordance, il faut bien admettre que
tout cela ne serait point arrivé si la double conséquence matérielle et
mécanique – l'effet de la « belle page » – n'était pas aussi tributaire de ce
qui apparaît comme issu d'une précise détermination compositionnelle.
Certes la contrainte lipodiégétique – la non-représentation calculée
de la scène du crime à cet endroit – procure à la blanche page quelque
valeur significative. Mais cette ellipse dans l'histoire, qui accentue une
convention du récit policier, eût pu se situer en un endroit quelconque du
texte narratif.
Ce qui n'est point le cas : l'ellipse prend exactement place à un
endroit charnière : celui où s'opère une spéciale division du texte, entre
deux de ses parties principales. Dès lors, le fait que l'inénarrée scène du
crime paraisse ainsi avoir lieu à cet endroit précis n'est plus le fruit d'une
simple coïncidence éditoriale. Puisque l'ellipse aurait pu s'inscrire à un
endroit du récit autre que celui que dispose cet intervalle partitif.
La scène omise représentant par elle-même un élément cardinal du
récit, la division « interchapitrale » ne fait que redoubler le « vide central
de l’œuvre ».33 Elle figure en quelque sorte la « coupure diégétique » tout
en signalant l'absence de la scène du crime. Ce que ce « manque
structurel » accomplit, c'est l'éviction, Robbe-Grillet le souligne, du
« seul moment où se passe quelque chose de romanesque ». En d'autres
termes, cette césure d'ordre compositionnel est bien censée répercuter
par elle-même – et sans l'heureux appoint d'un supplément parergonal –
le blanc temporel qui grève, dans le parcours du voyageur filé pas à pas,
son minutieux emploi du temps.
Bref, c'est un aspect dispositionnel qui renforce l'élément
diégétique par un spécial soulignement spatial indépendamment de tout
170  

surcroît périgraphique advenu de façon mécanique. Du coup, la page


surnuméraire ne fait que se surajouter à un dispositif déjà en place
d'ordre scripto(lipo)diégétique. A cet endroit du récit, elle ne fait
qu'accentuer une coupure déjà établie par la disposition du texte (la
division partitive). Et celle-ci est un fait d'écriture : le « trou » diégétique
est conçu de manière à se trouver dans l'intervalle inter-chapitral.
Autrement dit, cet espace « péritextuel » fait déjà l'objet d'un
investissement « textuel ». Et l'ajout incident de la page 88 ne fait que
souligner le dispositif en place. A ce qui est déjà en place, la page 88 sert
en surcroît de surévélateur graphique.
Mais une rectification s'impose : ce qui est déjà en place ne relève
pas de la seule dimension signifiante (l'ellipse diégétique, le réseau du
double 8). Ce qui est déjà en place (la césure inter-chapitrale) procède en
prime lieu de sa dimension scriptographique.
Or si la coupure se situe visiblement dans une zone dite, d'après la
poétique, « péritextuelle », cette caractéristique typographique (le blanc
inter-chapitral) ne saurait être envisagée cette fois comme un trait
contingent. Ce que prouvent les successives éditions qui jusqu'à
récemment traitaient cet aspect dispositif comme un élément stable et
itérable.
Du coup, s'agissant du rapport qui peut s'instaurer entre un texte et
son péritexte, s'instruit une deuxième irréfutable leçon : de façon fixiste
on ne saurait assigner un statut inébranlable (de contingence ou de
constitution) à un aspect scriptographique pour la simple raison qu'il
serait situé dans l'espace péritextuel d'un ouvrage.
Autrement dit, ce que la fameuse affaire de la p. 88 contribuait à
masquer depuis maintes décennies, c'est qu'elle est en fait le site d'un
double blanc. Quoique tous deux sis en même lieu (la zone dite du
« péritexte éditorial »), deux sortes de blancs aux statuts fort distincts
se superposent.
L'éditorial blanc surnuméraire redouble le blanc inter-chapitral (le
hiatus « anti-romanesque ») produit par le texte. Il ne fait qu'en accentuer
l'efficace. Dit autrement, la disposition mécanique corrobore un aspect
dispositif qui relève de l'identité spécifique du texte. Ainsi la
représentation bénéficie d'un double appoint matériel.
Les effets représentationnels suscités par la narration se renforcent
d'un effet présentationnel mis en place par le dispositif partitif que
redouble l'effet présentationnel d'ordre bibliologique advenu de façon
mécanique. La double « blancheur » de la page agit comme un double
interprétant de la césure anti-romanesque.
171  

Blanc intra-paragraphique

Bien que cette page blanche ait déjà fait couler beaucoup d'encre,
l'intérêt de s'y appesantir est qu'elle fournit l'occasion d'ajouter deux
nouveaux éléments au dossier dont le premier est d'ordre strictement
intratextuel.
Tout à la fin du récit un paragraphe passé largement inaperçu –
puisque ni le scripteur ni les commentateurs ne semblent l'avoir relevé –
se distingue tout particulièrement. Mathias tente une dernière vente de
montre dans une maisonnette qui présente sur sa porte d'entrée une fois
de plus « deux nœuds arrondis, dessinés côte à côte, qui ressemblent à
une paire de lunettes » (251). La scène rend compte de tous les infimes
gestes mécaniques que le représentant de commerce enchaîne pour
exposer son article. Au moment exact où la montre se montre pourrait-on
dire, sa description est interrompue par ce qui constitue un formidable
hapax typographique :34

Le pouce et l'index se tendent en avant, serrés l'un contre


l'autre, tandis que les trois autres doigts se replient sur eux-
mêmes vers l'intérieur de la paume. L'extrémité de l'index
tendu s'approche du cercle formé par le cadran de la montre
fixée à ...

...cercle formé par le cadran de la montre fixée à son poignet,


et dit :
« Quatre heures un quart, exactement » (253).35

La disjonction opérée par ce blanc typographique équivaut en gros


à six interlignes à l'intérieur du paragraphe. Ce hiatus graphique a lieu
précisément à l'instant où l'on atteint le cadran de la montre. Le syntagme
répété « cercle formé par le cadran de la montre fixée à » se dispose de
part et d'autre du blanc intra-paragraphique manifestant ainsi dans l’écrit
l’inscription d’un vide entre deux cercles.
Cette formidable césure typographique correspond en outre à une
ellipse temporelle opérant une brusque accélération du récit. Alors qu'il
était en train de vendre sa marchandise, Mathias se retrouve soudain au
moment d'embarquer. L'indication horaire « Quatre heures un quart,
exactement » précise le moment de quitter l'île (« 'il est à l’heure,
172  

aujourd’hui', dit la femme », 253, nous soulignons). Le huit s'inscrit


numériquement une deuxième fois. La figure se présente ici sous une
forme modifiée – typographique et numérique – tout en retenant ce qui en
constitue, au-delà de ses métamorphoses, le « caractère constant » : deux
boucles ou deux cercles encadrant un vide central, soit un trou dans le
double circ-huit.
Page blanche, ellipses, points de suspension, blanc typographique,
toutes sortes de figuration du vide sont bien liées à la figure du huit. Au
début du roman, au centre des deux anneaux d'amarrage, il y avait un
« piton ». Ajoutons que cet extraordinaire trou dans le texte concrétise
deux épisodes situés juste avant cette ultime scène : l'un, celui des deux
trous de cigarettes dans la coupure de presse cernés d'un « cercle roux »
au centre desquels demeure un « mince isthme noirci » (236) ; l'autre, la
« lettre O de grande taille » sur le panneau-réclame du cinéma,
maintenant entièrement « blanc ».
Bref, fait d'écriture dont le scripteur omet de signaler cette ultime
spéciale figuration du vide, ce hiatus intra-paragraphique fait écho au non
moins concerté blanc interchapitral que redouble celui fortuit et
controversé de la p. 88 rappelant ainsi, au moment où se boucle
l'itinéraire, l'ellipse cardinale qui blanchit le récit de l'inénarrée « scène du
crime ».

Concordance paratextuelle

Davantage : l'affaire, déjà copieuse, s'enforcit d'un second article,


cette fois d'ordre strictement paratextuel – exactement avant-textuel. Un
examen des manuscrits et successives épreuves du roman y jette, semble-
t-il, un nouvel éclairage.
Dans le Dossier final du roman (no 7) intitulé « Épreuves corrigées,
deuxième état »,36 la première partie se termine à la page 86 (chiffre
imprimé) comportant les seules deux dernières phrases (« Au bout de
quelques centaines de mètres […] ») occupant 3 lignes en haut de page.
Or, y figure la correction manuscrite « 88 » suivie, entre parenthèses, de
l'indication « (Blanche) » soulignées d'un trait au crayon. L'ensemble de
cette ultime rectification se présentant donc ainsi : « 86/ 88 (Blanche) ».
Le début de la deuxième partie37 commence par le numéro de page
89 indiqué au crayon et comporte le chiffre romain « II » centré. La page
90 est indiquée au crayon avec la même indication que pour la p. 88
« Blanche » (non soulignée). En haut à droite de la même page figure
l'indication « 88 Blanche ». Le texte commence p. 91.
Bref, le dispositif est celui que l'on retrouve dans l'édition
originale.
173  

NOTES
1
Une première version de ce travail a fait l'objet d'une contribution au
XXVIè séminaire de textique (Cerisy-la-Salle, août 2014) animé par Jean
Ricardou.
2
Robbe-Grillet, Alain. Paris : Éditions de Minuit, 1955.
3
Robbe-Grillet, Alain. Paris : Éditions de Minuit, 1953.
4
Robbe-Grillet commente avec ironie cet effet de « paratexte » dans Les
Derniers jours de Corinthe. Paris : Éditions de Minuit, 1994. 69. Voir
notre article « Mallarmé scriptographe ou Le bonheur d'impression »,
Po&sie 120 (2007) : 363.
5
Sur le « péritexte éditorial », voir Genette, Gérard. Seuils, Paris :
Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1987. 20.
6
Plus exactement, cet autre pan du paratexte est dénommé « épitexte ».
Ibid., 10-11.
7
Les Romans de Robbe-Grillet. Paris : Éditions de Minuit, 1963. 90-1.
8
« Réalités variables, variantes réelles », Problèmes du Nouveau Roman,
Paris : Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1967. 40-1.
9
« L’histoire dans l’histoire », ibid., 182.
10
Voir l'intervention de l'auteur dans Robbe-Grillet : Analyse, théorie, t.
2, Paris : U.G.E, coll. « 10/18 », 1976. 194-5 ; ses commentaires dans
Alain Robbe-Grillet, Préface à une vie d'écrivain, Paris : France Culture /
Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2005. 56-7 ; Morrissette, « Robbe-Grillet
no1, 2... x », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, t. 2, Pratiques, Paris :
U.G.E, coll. « 10/18 », 1972. 125.
11
Nous suivons ici l'analyse de Ricardou dans « L'Œuvre au blanc »,
Amadis 3, Université de Bretagne Occidentale – Brest (1999) : 22, 24.
12
Ibid., : 26.
13
Ibid., : 25.
14
Ibid.
15
Cahiers du cinéma 123 (septembre 1961) : 18, cité par Morrissette. Les
Romans de Robbe-Grillet (op. cit.). 91.
16
« La page blanche du Voyeur. La forme du 8. La querelle du Voyeur »,
Alain Robbe-Grillet, Entretiens avec Benoît Peeters. Bruxelles : Les
Impressions nouvelles/Imec, 2001, DVD, séquence 16. Voir aussi Alain
Robbe-Grillet, Préface à une vie d'écrivain (op. cit.). 56-7. Et Le Miroir
qui revient, Paris : Éditions de Minuit, 1984. 216.
17
Paris : Éditions de Minuit, coll. « Mdouble », 2013. Pour la nouvelle
édition de mars 2012 dans la collection « blanche », le texte de la
première partie se termine en page paire (86) et le passage ne bénéficie
d'aucune particulière promotion péritextuelle.
174  

 
18
De Maurice Blanchot dans « La clarté romanesque », Le Livre à venir,
Paris, Gallimard, 1959. 195-201, jusqu'à Morrissette, Les Romans de
Robbe-Grillet (op. cit.). 96-7, et Ricardou, « L’histoire dans l’histoire »
(op. cit.). 185 et Le Nouveau Roman, Paris : Éditions du Seuil, coll.
« Point », 1990 (1973). 92, 100, la figure du 8 a fait l'objet de nombreux
commentaires.
19
Entretiens avec Benoît Peeters (op. cit.).
20
Voir notre analyse dans « Rimes et détection dans Le Voyeur », Alain
Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Roger-Michel Allemand et
Christian Milat, éds., Presses Sorbonne Nouvelle / Presses de l'Université
d'Ottawa, 2011. 146-56. À la façon de rimes romanesques, la série des 8
est corrélée à une co-structure jusqu'ici passée inaperçue dite des « rimes
en -ette ». 154-6.
21
Sur ce croisement, voir Allemand, Roger-Michel. Alain Robbe-Grillet,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Les contemporains », 1997. 64.
22
Entretiens avec Benoît Peeters (op. cit.).
23
Sur cette question, voir Genette, Gérard. L'Œuvre de l'art. Immanence
et transcendance, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1994.
24
Voir « L'œuvre au blanc » (op. cit.) : 27.
25
L'expression est de Ricardou. Ibid. : 26.
26
Pour une première approche de la dimension scriptographique voir,
notamment, notre Georges Perec ou le dialogue des genres,
Amsterdam/New York : Rodopi, 2007. 75-80, 189-91.
27
Sur ces aspects, voir Dionne, Ugo. La Voie aux chapitres. Poétique de
la disposition romanesque, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique »,
2008.
28
Il y a aussi le cas des textes mixtes comme les Calligrammes
d'Apollinaire ou Circus de Maurice Roche qui recourent aux deux modes
typographique et chirographique, d'où le terme plus générique de
scriptographique.
29
Voir notamment Baudin, Fernand. L'effet Gutenberg, Paris : Éditions
du cercle de la librairie, 1994. 27-8. De la conception même de L'effet
Gutenberg, dans l'avant-propos intitulé « L'édition visuelle de ce livre »,
l'auteur distingue encore celle-ci « de son édition grammaticale, de sa
mise en page ou de ce que les bibliographes appellent mise en texte. On
pourrait aussi bien parler de rhétorique visuelle sinon typographique ».
10.
30
Ibid., 28.
31
Rappelons qu'en textique – et pour prendre ici une formulation à la fois
ancienne et publiée –, l'effet de représentation s'avère « chaque fois que
les traces permettent qu'apparaisse à l'esprit du lecteur une autre idée que
175  

celle d'elles-mêmes ». Ricardou, Jean. « Belvédère », Quai Voltaire.


Revue littéraire 9 (1993) : 87.
32
Effervescence « sémiosique » qui illustre parfaitement le conflit entre
l'intentio auctoris et l'intentio operis, voir Umberto Eco. Les Limites de
l'interprétation, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Livre de poche, coll.
« biblio essais », 1992 (1990). 14 et, notamment, la section III.1.3. 133-7.
33
Robbe-Grillet, colloque de Cerisy, t. 2 (op. cit.). 194.
34
Cet hapax est déjà signalé dans « Rimes et détection dans Le Voyeur »
(op. cit.). 152. Toutefois, très inopportunément, des considérations
éditoriales, visant sans doute à « gagner de la place », ont éliminé le blanc
intra-paragraphique dans la citation du passage.
35
La nouvelle édition de poche (2013) reprend cette disposition
paragraphique. 292.
36
Archives Robbe-Grillet, cote ARG 5.9, Institut Mémoires de l'édition
contemporaine (IMEC), L'abbaye d'Ardenne.
37
Cote ARG 5.10.
176  

Cécile De Bary
Cerilac, Université Paris Diderot

Des autobiographèmes aux æncrages


Significations formelles et biographiques

Résumé

La théorie des autobiographèmes s’appuie sur une lecture en réseau


cohérente avec la revendication perecquienne d’ouverture de l’œuvre.
Cette idée d’ouverture était peu compatible avec la théorie textualiste de
Jean Ricardou, sur laquelle Bernard Magné s’est d’abord appuyé. Le
changement qui en a résulté ne doit pas conduire à voir dans les æncrages
de pures formes expressives. Si Perec n’a pas cherché à maîtriser
entièrement les réseaux signifiants de son œuvre, il a également cherché à
susciter la relance de la lecture, en présentant un ensemble plurivoque.
Dès lors, les autobiographèmes doivent être réinterprétés, pour prendre en
compte leurs signifiances multiples. L’article propose finalement
d’analyser les æncrages à la manière de lettres : des formes sans
signification propre, entrant dans des réseaux signifiants. Cette analyse
permet de mieux comprendre la portée du travail contraint perecquien,
portant préférentiellement sur des lettres. La lettre « figure » du destin et
de ses variations est le moyen de retrouver l’écho des « préoccupations
vertigineuses » des Cabbalistes.

Abstract

The theory of autobiographemes is based on a networked reading which


is coherent with Perec’s insistence on opening up the literary work. This
idea of openness was largely incompatible with Jean Ricardou’s textualist
theory, on which Bernard Magné initially relied. Magné’s subsequent
shift should not lead us to see æncrages as purely expressive forms. Perec
177  

did not attempt fully to master the signifying networks in his writing ;
rather he attempted to provoke a relaunching of the reading process by
presenting a plurivocal ensemble. Consequently, the autobiographemes
should be reinterpreted, in order to take into account their mutliple
meanings. Finally, the article proposes an analysis of æncrages as
analogous to letters : forms without inherent meaning, but which enter
into signifying networks. This analysis helps us better to understand the
range of Perec’s constrained writing, in which letters are the privileged
units. The letter as « figure » of destiny and its variations is the means of
rediscovering the « vertiginous preoccupations » of the Kabbalists.

Mots-clés : autobiographèmes, æncrages, biotexte, lettres, contraintes,


Cécile de Bary.

Pour interroger la signification des formes, surtout littéraires,


Georges Perec semble un exemple particulièrement pertinent, puisqu’à
partir de son œuvre, Bernard Magné a construit la théorie des
autobiographèmes : par la mise au jour d’un réseau signifiant, il a montré
comment l’élaboration formelle et contrainte y trouve des prolongements
dans les textes autobiographiques, essentiellement W ou le Souvenir
d’enfance (1975).
Bernard Magné est l’un des spécialistes majeurs de Perec, ayant
largement contribué à fonder le discours critique à son propos. Dès le
début des années 1980, il publie des articles sur cet auteur, se distinguant
par une approche formaliste, reconstituant par exemple les contraintes à
l’œuvre dans La Vie mode d’emploi lors du colloque de Cerisy, en 1984.
Influencé par Ricardou, il s’attache donc particulièrement aux contraintes
et aux clinamens, mais aussi au métatextuel1, aux trompe-l’œil fictionnels
(qu’il aborde sous l’angle de la dénonciation de l’illusion référentielle), à
l’intertexte (par exemple Roussel, Queneau, Butor…).
Dès avant la mort de Georges Perec, il remarque une concordance
entre le plan en coupe de l’immeuble de La Vie mode d’emploi et la lettre
qu’aurait déchiffrée Perec dans un souvenir raconté dans W ou le
Souvenir d’enfance : ce sont deux carrés ouverts à leur angle inférieur
gauche (une des caves de l’immeuble, celle de cet angle, n’étant pas
envisagée par la diégèse du « romans », au contraire de toutes les autres
pièces). C’est à partir de là qu’il élabore la notion d’autobiographèmes, y
178  

ajoutant rapidement ce qu’il a observé des « symétries bilatérales », puis


de la récurrence thématique et formelle du 11. Peu à peu, il établit une
liste de formes récurrentes, auxquels correspondent différentes « sources
biographiques », qu’il rappelle ainsi dans l’un de ses articles :

la cassure (« je ne sais où se sont brisés les fils qui me


rattachent à mon enfance »), le manque, essentiellement lié à
la disparition des parents (« j’ai perdu mon père à quatre ans,
ma mère à six »), le 11 et le 43 (« ma mère n’a pas de tombe.
[…] un décret la déclara officiellement décédée le 11 février
1943 »), le 37 et le 73 (« je suis né le 7 mars 1936 »),
l’inversion bilatérale (avec l’allusion au double déchiffrage
des journaux yiddish et français et la confusion entre la
droite et la gauche), le carré […], le bilinguisme […] et
l’instabilité onomastique (avec les variations sur
Peretz/Perec).2

Le texte autobiographique de W ou le Souvenir d’enfance est ici la


« source » unique des autobiographèmes, même si dans des articles
ultérieurs, Magné rattachera le bilinguisme à un énoncé également
autobiographique du commentaire des Récits d’Ellis Island (1979) : « je
ne parle pas la langue que mes parents parlèrent ».
Bernard Magné appellera plus tard ces fonctionnements des
æncrages. On peut y voir le signe d’une évolution. C’est à cette évolution
que cet article va s’attacher.

Lecture « réticulée »

Le premier article de Bernard Magné qui effectue ce type d’analyse


date de 1982. À propos du carré ouvert, il évoque la cave absente du
soixante-sixième chapitre de La Vie mode d’emploi, rapproche ce manque
du souvenir de la lettre hébraïque, et étoffe ce rapprochement par
plusieurs autres (une carte de France, au bord inférieur gauche « plutôt
rongé » dans le même roman, le court texte « Still life, style leaf » ou un
poème d’Alphabets). Il note qu’en cette « structure fondamentale […] se
tissent, inextricablement, dans un souvenir reconstruit, les trois motifs de
la famille, de la judéité et de l’écriture qui travaillent toute l’œuvre de
179  

Perec. »3 Cette notion de motifs montre bien que l’interprétation de


Bernard Magné fait le lien entre une lecture thématique et le repérage
d’une forme récurrente, à des titres divers. En d’autres termes, cette
interprétation construit un réseau, ce que revendique le titre d’un article
postérieur : « Pour une lecture réticulée ». Il y prône une lecture :

non plus en profondeur mais en surface qui essaierait de


trouver ses repères dans l’ensemble des discours
perecquiens, d’établir des relations, de pointer des échos, des
ressemblances, des répétitions, des continuités, bref de
considérer le texte non comme un lieu où s’entassent des
niveaux mais comme espace où se tissent des réseaux.4

Il rejoint ainsi l’attachement de Perec lui-même à une ouverture de


l’œuvre, citant plusieurs entretiens de ce dernier.
C’est donc bien une lecture en réseau qui fonde la théorie des
autobiographèmes. Elle la prolonge vers les formes – comme elle peut
être prolongée via l’intertexte, ce que d’autres articles de Magné ont
montré. Il note ainsi que la citation peut être « un fil conducteur dans un
dispositif réticulé ».5 Il n’est donc pas étonnant que le chercheur qui s’est
le plus attaché à une telle lecture de l’intertexte, Dominique Bertelli,
chercheur qu’on peut considérer comme un disciple de Magné, se soit
également attaché à mettre au jour des « motifs » comme l’étoile ou la
tombe.6
Ce réseau est évidemment construit par l’œuvre, ce que Bernard
Magné a observé : il considère « à la fois le réseau comme mode
privilégié de lecture et W comme le principal lieu d’ancrage d’une lecture
réticulée. »7 Dans le chapitre II de W ou le Souvenir d’enfance, Perec
évoque d’ailleurs le « réseau » que « tissent » W et son « fantasme
olympique », ainsi que la « lecture » qu’il en fait, en un passage qui peut
être compris comme une clé interprétative pour un livre éclaté, qui
rassemble deux séries textuelles alternées, avec par surcroît une
séparation en deux parties.8 Bernard Magné a repéré des « sutures »,
répétitions lexicales effectuées d’un chapitre à l’autre.9 Ces échos sont
plus massifs encore, suscitant la relance de la lecture, jusqu’aux autres
livres. De fait, au sein de l’œuvre-puzzle, les livres effectuent des
reprises, ou font au moins des allusions aux œuvres antérieures.10 Or la
180  

dédicace de W ou le Souvenir d’enfance – « pour E » – rattache cet


ouvrage, par-delà d’autres significations privées (E abrégeant Ela ou
Esther), ou connotatives (la marque du féminin, « eux »), à La
Disparition, et donc à l’écriture contrainte.

Des formes expressives ?

Bernard Magné a modifié l’interprétation de ces corrélations


auxquelles il a donné le nom d’autobiographèmes, en fonction de ses
conceptions du texte. Il a dans un premier temps repris la dichotomie
établie par Jean Ricardou entre écrit et texte, ce dernier terme étant
réservé à « tout écrit comportant des relations excédant le seul système de
la langue. »11 Ricardou, textualiste, refuse le « dogme de l’Expression et
de la Représentation », qui rapporterait le sens du texte aux « aspects du
Moi » ou du Monde.12 Refuser le dogme de l’Expression, c’est donc
refuser que les choix formels récurrents repérés par Bernard Magné chez
Perec soient une manière de souligner ou de prolonger un contenu que le
texte autobiographique transmettrait.
C’est dans cette logique que Magné s’intéresse à la « textualisation
du biographique », dans un article de 1989. Signe d’un refus de
l’Expression, il indique qu’il ne s’y attache qu’au biographique, et non au
vécu – cette distinction étant délicate à maintenir, puisque le
biographique est « le vécu rapporté par un texte autobiographique ». De
plus, il considère que les concordances qu’il peut établir, par exemple,
entre le nombre de chapitres du livre et certaines dates textualisent ces
dernières parce qu’elles deviennent des clés de lecture pour ces choix
formels. Le raisonnement devient alors curieusement circulaire :

Grâce aux relations de similitudes qu’elles entretiennent avec


le nombre et la répartition des chapitres, telles dates
biographiques permettent à la fois de réduire l’arbitraire de la
structure et de signaler au lecteur une construction spécifique
qui, sans cela, aurait eu toutes les chances de passer
inaperçue.13

En admettant que ce soit le choix du nombre et de la disposition


des chapitres que vise la lecture, et non une Expression, les données
181  

extra-textuelles – et même plus généralement le référent – ne doivent-


elles pas être considérées comme secondaires ? Dès lors, pourquoi les
élever au rang de clés de lecture ? Si le nombre et la répartition des
chapitres ne sont plus arbitraires, n’est-ce pas du fait de l’expression d’un
vécu, ou du moins parce que nombre et répartition soulignent ce que
désigne le texte biographique ? C’est ce dernier parti que prendra ensuite
Bernard Magné, comme il l’explicite dans un article de 1999, intitulé
« Georges Perec oulibiographe » : « dans l’écriture perecquienne, les
règles du texte sont motivées par leur rapport à la biographie ».14
Le seul choix de la « source biographique » du 11 montre la prise
en considération du vécu, au-delà du simple ancrage textuel. Pourquoi ne
pas rapprocher aussi le 11 de « l’époque de W, entre, disons, ma onzième
et ma quinzième année » ?15 ou de la visite sur la tombe du père, le
premier jour du onzième mois de l’année ? Ou, comme Bernard-Olivier
Lancelot, quand il a repéré le réseau en 11, de la nouvelle
autobiographique Les Lieux d’une fugue, puisque cette dernière comporte
l’énoncé suivant : « C’était le onze mai mil neuf cent quarante-sept. Il
avait onze ans et deux mois » ?16

Autobiotexte et biotexte

Magné oppose dès lors l’autobiotexte perecquien au biotexte de


Jean Ricardou, puisque ce dernier concept est ainsi défini :

Avec la biographie, il s’agit de fournir, au cours de tel écrit,


les notables événements qui marquent le fil d’une existence.
Avec le biotexte, il s’agit de choisir, au cours de telle vie, les
précis éléments qui obéissent à certaines règles du texte en
fabrique. […] Avec la biographie, du moins en apparence,
les événements s’imposent censément au geste qui s’inscrit.
Ou, si l’on préfère, le fonctionnement est de l’ordre de
l’expression ou de la représentation. Avec le biotexte, les
éléments sont requis par l’acte d’écriture. Ou, si l’on aime
mieux, le mécanisme est du registre de la textualisation.17

On voit que le biotexte implique une hypothèse concernant la


genèse du texte, dont Ricardou peut témoigner pour lui-même. Pour
182  

Perec, les traces dont on dispose ne fournissent pas de telles certitudes.


Bernard Magné, évoquant auprès de Perec ce qu’il avait observé du carré
ouvert, a eu la surprise de constater que l’auteur n’en était pas lui-même
conscient. Dans un entretien, ce dernier parle de ces recherches dont il
dit : « Effectivement, tout le temps, il y a ce type de figures qui revient
mais ça, c’est une chose qui se trouve dans le livre mais… je ne sais pas
comment dire… c’est pour ça que j’écris. »18 L’auteur ne cherche donc
pas à maîtriser des effets de sens, mais plutôt à ouvrir son œuvre vers un
immaîtrisé.
Les æncrages perecquiens n’apparaissent pas seulement à
l’occasion de textes. Ils peuvent foisonner dans les avant-textes.19 On en
observe dans des productions perecquiennes ne relevant pas de la
littérature. Dans les lettres à Jacques Lederer, Bernard Magné note la
présence d’ « une assez jolie collection » de métathèses.20 La lettre 86,
plus spécifiquement, cumule et articule manque, bilinguisme, 11, 43 et
symétries bilatérales.
Perec y répond avec une certaine brusquerie, non exempte de
mauvais goût, à Jacques Lederer, qui lui a annoncé sa rencontre avec
Emeline « enquêtrice à l'IRES, trente ans, divorcée. Deux ans à
Auschwitz. »21 Dès le début de cette réponse, on reconnaît l’æncrage du
bilinguisme, avec l’emploi de mots anglais, dans des phrases elliptiques,
la deuxième s’achevant avec un mot tronqué : perm. La construction de la
troisième phrase (ou quatrième ? la ponctuation ne permet pas de le
savoir) est frappante : également interrompue par un etc. – et donc
représentative de l’æncrage de la cassure –, elle fait se succéder quatre
verbes, le quatrième – évanouir – étant le seul verbe faisant l’objet d’une
construction incorrecte, alors qu’il signifie notamment « disparaître sans
laisser de traces ». On a ainsi quatre verbes construits intransitivement et
trois verbes vraiment intransitifs : on retrouve le 43.
Suivent neuf paragraphes numérotés, qui concernent plus ou moins
directement la nouvelle relation de Jacques Lederer. Dans le dernier
paragraphe, conclusif et donc non numéroté, Perec ajoute deux conseils,
numérotés quant à eux : « 1) gaffe au mélo, 2) bien le bonjour à Jurdieu »
(nom de la psychanalyste de Lederer). Suit une troisième remarque, qui
ne concerne plus Emeline. Celle-ci a exactement fait l’objet de 9 + 2
remarques, soit 11 : un nouvel æncrage. Pour finir, je citerai les
paragraphes 7 et 8. On y remarque, dans le paragraphe 8, une aposiopèse,
183  

caractéristique de l’æncrage de la cassure ; et dans le paragraphe


précédent, une métathèse (Beaumone de Sivoir), avec un jeu quenellien
sur la graphie d’horreur – représentatif de l’æncrage symétrique de la
cassure, celui de la suture. La dernière phrase de ce paragraphe fait suivre
quatre syllabes à « J’oubliai », avec une répétition à trois reprises de la
syllabe « zon » : autant dire que le 43 est présent.

7) Diable - La fille d’un ex-communiste roumain dont


le mari choisit la liberté, une intellectuelle sortie d’un roman
de Sartre (de Beaumone de Sivoir, plutôt, je pense aux
Mandarins) qui a connu les zorreurs de la guerre, tu as pour
tes relations des sacrées références – J’oubliai Suzon zon
zon.
8) Évidemment, on ne gouverne pas ses sentiments,
mais enfin y a peut-être des relations moins… heu… ou
plus… comment dire ? enfin bref, que celle qui se noue à
l’heure actuelle.

Voici, dans un autre ordre d’idées, un extrait d’entretien : « Il y a


un vrai plaisir à compter. Voyez les enfants, lorsqu’ils commencent : “1,
2, 3…, 11…” ».22 Le discours, rapporté suppose-t-on fidèlement, se
suspend, et reprend pour s’achever, comme au hasard, avec le nombre
onze. Georges Perec, dans son quotidien, émaillait semble-t-il ses
discours de structurations de même type que les æncrages.
Dans son enfance, de même, certaines de ces structurations
devaient opérer, si l’on en croit W ou le Souvenir d’enfance. Ainsi, rien
ne « rassemble » ses souvenirs, au début du chapitre XIII. La cassure
intervient également dans leur contenu, antérieurement semble-t-il à leur
écriture, par le biais notamment de métaphores :

je vois bien ce que pouvaient remplacer ces fractures


éminemment repérables qu’une immobilisation temporaire
suffisait à réduire, même si la métaphore, aujourd’hui, me
semble inopérante pour décrire ce qui précisément avait été
cassé et qu’il était sans doute vain d’espérer enfermer dans le
simulacre d’un membre fantôme. (Chapitre XV.)
184  

Pour revenir au chapitre XIII, dès l’enfance, l’écriture aurait été


« non liée, faite de lettres isolées ». La structure de la cassure est déjà
présente.
Si l’on en croit le texte autobiographique de W ou le Souvenir
d’enfance, l’enfant Perec était fasciné par les formes, élaborant à partir
d’elles des réseaux sémiotiques, fascination qu’il a ensuite, via l’Oulipo,
réinvestie dans l’écriture. Il évoque ainsi le souvenir d’un homme sciant
son bois sur un X, souvenir d’un mot et d’une « lettre devenue mot »,
« point de départ d’une géométrie fantasmatique dont le V dédoublé
constitue la figure de base et dont les enchevêtrements multiples tracent
les symboles majeurs de [son] enfance. »23 Par des accolements, des
prolongements, des rotations, des superpositions, cette géométrie articule
le V, le X, la croix gammée, le sigle SS, l’étoile… L’œuvre porte la trace
de tels réseaux (avec le W, l’étoile, le X et ses deux diagonales), mais
aussi d’autres données de sa « géométrie fantasmatique ». Dès lors, c’est
la manière dont le travail oulipien a prolongé et ouvert au lecteur ces
réseaux signifiants qui apparaît comme remarquable.
Pour autant, certains réseaux textuels ne peuvent être rapprochés du
texte autobiographique de W ou le Souvenir d’enfance, au contraire du
11, par exemple. Ainsi du 17, qu’évoque Bernard Magné lui-même dans
son ouvrage Georges Perec (1999), réseau qui renvoie à un ancrage
privé, la date d’arrestation de la mère. Un autre réseau, sans doute moins
représenté, s’articule autour du 53, sans avoir de relation évidente avec
des données biographiques, qu’elles soient explicitées ou non par
l’œuvre, sauf très indirectement, ou via la gématrie.24 La signification des
réseaux n’est pas entièrement ouverte aux lecteurs.
Dans son repérage de réseaux ancrés autobiographiquement,
Bernard Magné ne prétend donc pas reconstituer un projet signifiant, ce
qui entre en cohérence avec sa revendication d’une ouverture de l’œuvre,
que nous avons déjà évoquée. Pour illustrer cette ouverture, je me suis
ainsi intéressée aux symétries bilatérales, pour montrer combien leurs
significations sont multiples. Le palindrome, le chiasme, ne renvoient pas
seulement au double sens de lecture des langues hébraïque et française,
mais aussi à l’image, en particulier photographique, et donc à l’identité,
ainsi qu’à la « gaucherie contrariée », qu’il s’agisse de latéralité ou de
maladresse :
185  

tout un réseau significatif peut se construire autour de la


latéralité et de son inversion : spectacle de la souffrance et
traces photographiques, inversion de l’image et double sens
des traces écrites, gaucherie et [refus du] droit, douloureux
désir d’inverser le cours des choses… Mais les formes en
miroir et l’image renvoient aussi à l’idée de double et de
redoublement, aux deux Gaspard Winckler, au double V, et à
la structure d’un livre dont le titre, l’épigraphe, la
typographie sont dédoublés, inscrivant deux séries – avec
deux incipits –, séries elles-mêmes partagées en deux par le
signe « (…) ». […] Le sujet ne peut se faire l’objet d’une
narration qu’au travers de la fiction, mais c’est parler d’un
double.25

Bernard Magné, s’il a insisté sur l’ouverture de l’œuvre, n’a guère


exploité la pluralité d’interprétations des æncrages, autorisée par le
réseau. Il a surtout revendiqué une signification autobiotextuelle,
connotative : « l’æncrage est un signe dont le signifié de connotation (ou
au moins un de ces signifiés) a une valeur autobiographique ».26 Cette
signification mérite d’être interrogée.

Formes et significations

Le réseau autorise Magné à interpréter certains æncrages comme


des icônes (les symétries bilatérales images d’un double sens de lecture)
ou des indices (pour le 11 ou le 43). Connotées par collocations, leurs
significations sont des :

valeurs suggérées plutôt qu’assertées, latentes et non


patentes, supportées par des indices plutôt que par de
véritables signes, et qui sont en général (sauf dans le cas de
la métaphore filée) noyées dans le discours continu de la
dénotation, et disséminées plus ou moins anarchiquement à
travers la trame textuelle.27

Comme le dit encore Catherine Kerbrat-Orecchioni, il s’agit de


faits « en général trop timides pour se manifester isolément : ils ont donc
186  

tendance à s’organiser en réseaux, à constituer des isotopies, et c’est à la


faveur de cette convergence d’unités connotativement homogènes que
naît l’effet de sens. »28 Bernard Magné a indiqué que chaque
autobiographème constituait une isotopie,29 et c’est toute la valeur de son
extraordinaire lecture d’avoir exhumé l’ensemble de ces isotopies. Pour
autant, dans ses analyses de détail, il semble parfois céder à la
« signifiose ». Une apparition de 11 mots rassemblant 43 lettres, suffit-
elle pour affirmer que tel passage d’un texte, même s’il répond à la
contrainte dite de la « belle absente », signifie la disparition de la mère ?
Tout onzième élément d’une liste a-t-il une importance particulière, par
exemple dans la liste des choses trouvées dans les escaliers de La Vie
mode d’emploi ? Rien de très notable autobiographiquement dans cet
item : « une carte d’abonnement hebdomadaire valable sur la ligne “petite
ceinture” (PC) » (même si Perec commence par P et finit par C)…30 Les
analyses les plus convaincantes démontrent la convergence d’effets de
sens associés à des récurrences formelles.
Pour interroger cette convergence, il convient d’interroger encore
la notion de forme. Qu’est-ce qu’une forme ? Ce terme ambigu peut
renvoyer autant aux formes fixes qu’aux structures. Dès lors, le
palindrome doit-il être considéré comme une forme davantage que les
« symétries bilatérales » ? La contrainte doit-elle toujours être considérée
comme une forme ou comme ce qui permet d’élaborer des formes, ou
plus encore de rendre plus difficile l’application de normes structurantes
qui existent indépendamment d’elles ?31
Le bilinguisme n’est pas une forme et ce qui relève de
l’ « instabilité onomastique » n’est pas tout à fait du même ordre que les
autres réglages repérés par Magné : ces phénomènes relèvent, comme il
l’a remarqué lui-même, de la langue.32 Le 11 n’est pas à proprement
parler une forme, les réglages en 11 peuvent l’être. Dès lors, pourquoi ne
pas considérer la lettre E comme un autobiographème, au même titre que
le 11 ? Objet de la dédicace de W ou le Souvenir d’enfance, le E n’est-il
pas « la lettre qui fait défaut à l’ultime vers du Compendium »33 de La
Vie mode d’emploi, la voyelle absente de La Disparition et la seule
voyelle des Revenentes ?
Voici qui illustre une incertitude, tout comme les hésitations de
Magné lui-même quand il souhaitait dénombrer les autobiographèmes : il
hésitait par exemple à qualifier le carré en soi d’æncrage et le rattachait
187  

parfois à une structure plus globale, celle des « symétries bilatérales ».34
Le simple fait de nommer un æncrage arrête ce défilé du signifiant qui
fascinait l’enfant Perec, avec une part d’arbitraire que Bernard Magné n’a
pas explicitée.
Dans un de ses articles, Bernard Magné évoque d’ailleurs un
« autobiographème du biais », qu’il rapproche de la diagonale, et qu’il
rattache au « regard de biais » de l’enfant, ainsi qu’à cette cicatrice qui a
retenu Jean Duvignaud dans son livre de témoignage.35 Perec a
mentionné dans W ou le Souvenir d’enfance son attachement à cette
« marque personnelle », ce « signe distinctif », ainsi que certaines
résonances de cet attachement dans son œuvre. Dès lors, le goût de Perec
pour les diagonales ne renvoie pas qu’au sens (schématisé) de l’écriture et
de la lecture, judaïque ou occidentale selon qu’elle est sénestro-
descendante ou en direction opposée, via, notamment, la ligne d’écriture
diagonale dite « à peu près horizontale » d’Espèces d’espaces. Elle
correspond encore au symbole de la barre oblique, qui fait l’objet d’un
long passage de W ou le Souvenir d’enfance, barre oblique dont Perec fait
le signe de la dichotomie comme de la latéralité. Plus encore, l’accent
aigu, est un signe diagonal et il a pour Perec une signification essentielle,
explicitée également par le texte de souvenirs : l’absence de ce signe
entraîne une « minuscule différence existant entre l’orthographe du nom
et sa prononciation », qui repère « toute l’élaboration fantasmatique, liée
à la dissimulation patronymique de [son] origine juive », faite autour de
ce nom.
Le réseau, multipolaire, est aussi plurivoque, d’autant que chaque
mise en relation peut être envisagée dans deux directions. Ainsi, on peut
penser que le X fascine Perec parce qu’il est constitué de deux
diagonales. À l’inverse, on peut tout autant penser que les diagonales
fascinent Perec parce que, croisées, elles forment un X.
Alors que le fonctionnement en réseau implique une ambiguïté
constitutive, les formulations de Bernard Magné tendent à figer le sens.
Paradoxalement, alors qu’il considère les æncrages comme un moyen
d’expression indirecte de l’indicible, il les réfère à des passages de W ou
le Souvenir d’enfance particulièrement clairs et explicites.36 Ne peut-on
regretter, dès lors, que les analyses de Bernard Magné semblent réduire la
richesse signifiante, si ce n’est de l’œuvre de Perec, du moins de
188  

quelques-uns de ses réseaux majeurs, à quelques énoncés plats, pauvres


en eux-mêmes ?
La spécificité du livre W ou le Souvenir d’enfance est précisément
que chacun des énoncés autobiographiques est lu au miroir des énoncés
fictionnels. Ainsi des assertions apparemment neutres prennent-elles de
nouvelles colorations par leur rapprochement avec, en particulier, la
description d’un univers de plus en plus proche du système
concentrationnaire. Pour prendre un seul exemple, les changements de
nom de Perec et ses ancêtres correspondent à l’imposition des noms dans
l’île W, symbole de la dépersonnalisation des sportifs, aux prises avec
une institution totale. La souffrance de l’enfant, en particulier, est
essentiellement suggérée, ainsi qu’une ambivalence trop souvent oubliée.
Ainsi la « géométrie fantasmatique » du X doit-elle prendre en compte un
souvenir de lecture mentionné au chapitre XXXI, celui d’un athlète, qui
sourit sous la torture prétendue d’un écartèlement mimé : « en fait, ce
n’est pas sur ses membres que les chevaux tirent, mais sur quatre câbles
d’acier disposés en x qui sont dissimulés sous les vêtements de l’athlète »
Dans une « boule de neige » d’ordre 11, commentée par Bernard Magné,
on retrouve la scie X, et cet écartèlement :

J
AI
CRU
VOIR
PARMI
TOUTES
BEAUTÉS
INSIGNES
ROSEMONDE
RESPLENDIR
FLAMBOYANTE
PANTELANTE
ÉCARTELÉE
ÉVOQUANT
QUELQUE
CHARME
TORDU
SCIÉ
SUR
UN
X
189  

Le signe ne prend pas seulement en charge un destin malheureux, il


prend en écharpe une fantasmatique, qui trouve une autre actualisation
dans le « démon de la forme » de la littérature contrainte (pour reprendre
l’expression de Jacques Roubaud) : si l’écriture est un jeu, si le jeu
olympique renvoie à l’expérience concentrationnaire, à quelle « joie par
le labeur » renvoie l’écriture ?37
Les significations de W ou le Souvenir d’enfance se démultiplient,
d’un texte à l’autre, d’une reprise à l’autre, tout en affirmant une part
d’informulé, que pourraient symboliser les points de suspension qui
figurent en son centre, et qu’on retrouve au milieu du grand palindrome.
La quatrième de couverture attire l’attention sur ce signe typographique
de la « rupture », de la « cassure » : « ces points de suspension auxquels
se sont accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de l’écriture. »
Au sein du livre, le passage qui évoque les souvenirs de
« fractures » les interprète comme des « thérapeutiques imaginaires » et
les nomme, en italiques « points de suspension ». Cette dynamique
textuelle, qui s’appuie sur des mots, et qui conduit le lecteur à interroger
la forme du livre, comme les formes en son sein, ne relève pas
simplement de l’expression d’un passé, même douloureux. En même
temps, ce signe de ponctuation reste ambigu : il cache sans formuler ce
qu’il cache. X, de même, est dit signe « contradictoire » : « signe
contradictoire de l’ablation […] et de la multiplication, de la mise en
ordre (axe des X) et de l’inconnu mathématique ».
C’est pour rester cohérente avec l’idée d’ouverture de l’œuvre que
j’ai proposé d’analyser les formes récurrentes perecquiennes à la manière
de lettres, en relation avec l’importance de la lettre dans les contraintes
choisies préférentiellement par Georges Perec.38 Les lettres n’ont pas de
dénotation propre mais entrent dans un système signifiant. Elles peuvent
prendre des significations, mais seulement connotatives, déduites
secondairement du réseau de l’œuvre. Ce réseau articule autrement les
formes proposées par Bernard Magné. En son centre figurent, à côté de
quelques chiffres : le E, la lettre hébraïque, les points de suspension et, au
centre le X, qui reste un symbole énigmatique, parce que symbole de
l’énigme.
190  

Conclusion

La découverte par Bernard Magné du réseau des autobiographèmes


marque une étape majeure pour la recherche perecquienne. À partir de
cette découverte, il a cherché à l’interpréter, en affirmant toujours plus
l’ouverture de l’œuvre. Ce faisant, il s’est éloigné de la pensée de Jean
Ricardou. Pour respecter davantage cette idée d’ouverture, j’ai proposé
d’analyser les formes qu’il a nommées æncrages comme des lettres. Cela
ne remet globalement pas en question ses interprétations.
Ainsi, dans son article « L’autobiotexte perecquien » Bernard
Magné rattache l’ensemble des autobiographèmes à « l’archi-
autobiographème » de la judéité. Cette thématique est bien sûr centrale et
anime profondément le travail des formes. Je souhaiterais seulement
rappeler que le réseau autobiotextuel fait de ce signifiant comme des
autres un point de départ. Il s’enrichit par exemple de toutes les
significations de la diagonale, nullement incompatibles, mais
additionnelles, en un défilé sémiotique fascinant. L’écriture est « souvenir
de leur mort et affirmation de ma vie. »
Il est donc indiscutable que l’œuvre perecquienne renvoie à un
destin, puisque Perec lui-même a pu constater que, parfois, le destin a « la
figure d’un alphabet ». Cette proposition s’applique aux migrants d’Ellis
Island, sur les vêtements desquels on apposait des initiales abrégeant les
maladies qui pouvaient les empêcher d’entrer aux États-Unis.
Parallèlement, dans l’histoire familiale et personnelle de Perec, les
changements de pays ont suscité une légère instabilité onomastique, reflet
des aléas historiques : Peretz ou Perec, Pérec, Perrec ou Peurec. Le destin
s’accroche à quelques lettres, au gré de leur prononciation changeante.
Le jeu des lettres rattache Perec à la judéité par un autre biais,
comme le remarque Claude Burgelin : « paradoxe des transmissions
inconscientes, il renoue par là avec quelque chose de l’univers de la
Kabbale ou du talmudisme judaïque. »39
Selon Perec lui-même, dans le lipogramme résonne encore
l’ « écho considérablement affaibli » des « préoccupations vertigineuses »
des Cabbalistes. Ce qu’il écrit de ces dernières pourrait s’appliquer à son
œuvre, si l’on se souvient que les énigmes n’y ont pas de solution : « le
Livre est un réseau infini à tout instant parcouru par le Sens ; l’Esprit se
confond avec la Lettre ; le Secret (le Savoir, la Sagesse) est une lettre
191  

cachée, un mot tu : le Livre est un cryptogramme dont l’Alphabet est le


chiffre. »40
192  

NOTES

1
Bernard Magné définit le métatextuel « comme l’ensemble des
dispositifs par lesquels un texte désigne, soit par dénotation, soit par
connotation, les mécanismes qui le produisent ». (« Le puzzle mode
d’emploi : petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie
mode d’emploi de Georges Perec. » 1982. Perecollages, 1981-1988,
Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 1989. 33.)
2
Magné, Bernard. « Georges Perec oulibiographe. » Oulipo, poétiques,
Peter Kuon, Monika Neuhofer et Christian Ollivier, dir., Tübingen :
Gunter Narr Verlag, 1999. 49.
3
Magné, Bernard. « Le puzzle mode d’emploi. » Op. cit., 49.
4
Magné, Bernard. « Pour une lecture réticulée. » Cahiers Georges Perec
(4, 1990) : 152.
5
Magné, Bernard. Perecollages. Op. cit., 143.
6
Voir Bertelli, Dominique. « Les tombeaux de Cyrla. » Le Vif du sujet,
Texte lecture interprétation, Besançon : Presses universitaires de
Franche-Comté, 2004. 195-210.
7
« Pour une lecture réticulée. » Op. cit., 155.
8
Sur cette lecture, voir Rabaté, Dominique. « L’entre-deux : fictions du
sujet, fonctions du récit (Perec, Pingaud, Puech). » Le Chaudron fêlé,
Paris : Corti, 2006.
9
Magné, Bernard. « Les sutures dans W ou le Souvenir d’enfance. »
Cahiers Georges Perec 2 (1988) : 27-44.
10
Sur cette intertextualité restreinte, voir par exemple Magné, Bernard.
« Le puzzle du nom. » 1984. Perecollages, op. cit. 169.
11
Je cite l’une des « définitions » donnée par Bernard Magné en
préambule de « La textualisation du biographique dans W ou le Souvenir
d’enfance de Georges Perec. » Biographie et Autobiographie, Mireille
Calle-Gruber et Arnold Rothe, dir., Paris : Nizet, 1989. 163.
12
Ricardou, Jean. Le Théâtre des métamorphoses, Seuil, 1982. Cité par
Magné, Bernard. « Georges Perec oulibiographe. » Op. cit., 42.
13
« La textualisation du biographique. » Op. cit., 168.
14
« Georges Perec oulibiographe. » Op. cit., 45. Voir aussi 42-43.
15
Perec, Georges. W ou le Souvenir d’enfance, Paris : Gallimard, 2002.
Chap. XIII, 97.
193  

 
16
Perec, Georges. « Les Lieux d’une fugue. » Texte daté de mai 1965
édité en 1975. Rééd. Je suis né, Paris : Seuil, 1990. 23. Paulette Perec a
fait observer que cette date ne concorde pas avec le calendrier. Portrait(s)
de Georges Perec, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2001. 30.
17
Ricardou, Jean. Le Théâtre des métamorphoses. Op. cit., 188.
18
« Entretien Georges Perec/Bernard Pous. » 1981. Rééd. Perec, Georges.
Entretiens et Conférences, [Nantes] : Joseph K, 2003. T. II, 193.
19
Voir un exemple tiré du « Cahier des charges » de La Vie mode
d’emploi (1978), dans Magné, Bernard. Georges Perec, Paris : Nathan,
1999. 112-113.
20
Ibid., 89-90.
21
Lederer, Jacques et Perec Georges. « Cher, très cher, admirable et
charmant ami », Paris : Flammarion, 1997. 240. Il s’agit d’un extrait de la
lettre 83. La lettre 86, réponse de Perec, est située aux pages 247-248.
22
Entretien avec Pierre Lartigue, « Je ne veux pas en finir avec la
littérature. » 1978. Entretiens et Conférences. Op. cit., t. I, 222.
23
W ou le Souvenir d’enfance. Op. cit., 110.
24
Voir Bertelli, Dominique. « L’invention du cinquante-trois. » Le
Cabinet d’amateur 1 (1993) : 57-68.
25
De Bary, Cécile. « L’arbitraire de la contrainte, du sens chez Perec. »
Le Goût de la forme en littérature, Paris : Noésis, 2004. 148.
26
Magné, Bernard. Georges Perec. Op. cit., 30. Bernard Magné indique
assez systématiquement que l’æncrage est un signifié de connotation.
27
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. La Connotation. Lyon : Presses
universitaires de Lyon, 1977. Rééd. 1984. 186.
28
Ibid., 185.
29
Magné, Bernard. « L’autobiotexte perecquien. » Le Cabinet d’amateur
5 (1997) : 11 : « je serais enclin à considérer l’autobiographème comme
un cas particulier d’isotopie au sens désormais admis que l’on donne
aujourd’hui à ce terme en sémiotique textuelle. » Bernard Magné a
exprimé cette idée à plusieurs reprises.
30
Voir Magné, Bernard. Georges Perec. Op. cit., 112.
31
C’est la définition de la contrainte que je propose dans mon ouvrage.
Une nouvelle pratique littéraire en France, le groupe Oulipo de 1960 à
nos jours, Lewiston (NY, USA) : Mellen, 2014. 61-70.
32
J’ai proposé de voir dans le bilinguisme l’un des aspects (majeurs) d’un
fonctionnement stylistique plus large, caractéristique de Perec, qu’on peut
194  

nommer « mise en écart ». Voir ma communication lors du colloque de


Cerisy Georges Perec, nouvelles approches, dirigé par Dominique
Moncond’huy, Christelle Reggiani et Alain Schaffner : « Un “style
complètement plat” ». À paraître.
33
« Pour une lecture réticulée. » Op. cit., 169.
34
« L’autobiotexte perecquien », op. cit., propose de distinguer le carré :
sans individualiser la diagonale (11). Dans « Pour une lecture réticulée »,
op. cit., la diagonale n’est pas traitée avec les « symétries bilatérales »,
mais à part.
35
Magné, Bernard. « Le biais. » Le Cabinet d’amateur 2 (1993) : 43. Voir
Jean Duvignaud, Perec ou la Cicatrice, Arles : Actes Sud, 1993.
36
Voir « Georges Perec oulibiographe. » Op. cit., 57 : « la contrainte
devient moyen de laisser des traces de l’indicible par la seule voie
possible : celle de l’implicite, de l’écriture non seulement contrainte, mais
oblique et retenue. »
37
Voir Roubaud, Jacques. « Le démon de la forme. » Magazine littéraire
316 (décembre 1993) : 65-67.
38
De Bary, Cécile. « Les lettres de Perec. » Le Pied de la lettre, créativité
et littérature potentielle, Hermes Salceda et Jean-Jacques Thomas, dir.,
New Orleans (USA) : Presses universitaires du Nouveau Monde, 2010.
55-63.
39
Burgelin, Claude. « Comment la littérature réinvente la mémoire. » La
Recherche 344 (juillet 2001) : 78.
40
Perec, Georges. « Histoire du lipogramme. » La Littérature potentielle,
Paris : 1973. 74-75.
195  

Dominique Raymond
Université du Québec à Trois-Rivières

Les lieux d'une fugue1 d'école. Réflexion autour d'un avatar


du modèle de la communication

Then I realized he wasn't reading.


He was trying to work out the code.
David Auburn, Proof

Résumé

Cet article remet en question la pertinence du modèle cryptographique,


avatar du modèle de la communication, pour l'analyse du texte à
contrainte et de sa lecture. Afin de montrer en quoi l'analogie
code/contrainte peut mener à des confusions, je propose une lecture
inédite des Lieux d'une fugue de Georges Perec : ce texte se lit comme
une fugue d'école, car sa structure suit celle de la forme musicale.

Abstract

This article questions the relevance of the cryptographic model, a variant


of the model of communication, in the analysis of constrained texts and
their interpretation. To examine how the code/constraint analogy can
cause confusion, I suggest a new interpretation of Georges Perec's Les
Lieux d'une fugue: this text reads like a school fugue, as its structure
mimics the musical form.

Mots-clés : code, contrainte, modèle de la communication, cryptographie,


fugue d'école, Perec, Dominique Raymond.

Plus d’un demi-siècle nous sépare de la publication française des


Essais de linguistique générale2 et le schéma de la communication qui y
est élaboré par Roman Jakobson reste toujours populaire pour illustrer les
relations entre certaines composantes de la littérature. Selon ce modèle, le
destinateur produit un message, lequel est lu ou entendu par le
destinataire qui le recouvre pour en faire ressortir le sens. Le schéma de
la communication s'appliquerait assez bien à la littérature à contrainte,
196  

puisqu'on dissocie généralement la règle du reste du texte3 : l’œuvre


apparaît comme un message bicéphale, véhicule d’un sens et d’une
contrainte. Évidemment, en tant que règle abstraite d’écriture, la
contrainte n’a pas de sens en soi : l’algorithme de Mathews ne veut rien
dire. Lorsqu’elle est actualisée, la contrainte ne constitue pas non plus le
sens de l’œuvre. Le sens de Cigarettes n’est pas l’algorithme de
Mathews; celui de La Vie mode d’emploi n’est pas la polygraphie du
cavalier. Une chose est sûre, toute contrainte acquiert une signification
par l'entremise de la lecture. Or, à en croire une partie du discours
critique, la règle serait véhiculée au même titre que le sens dans le
modèle de Jakobson mais en parallèle, et se « retrouverait » dans le texte,
plus ou moins facilement : tout dépend de l'encodage. La critique paraît
ainsi détachée d’une conception dominante de la lecture – puisqu’elle met
en valeur le dispositif et sa découverte au détriment du sens – alors
qu’elle demeure dans les ornières d’une lecture à recouvrement.
Les théoriciens de l’information Shannon et Weaver,4 qui se sont
attardés à l’analyse du message dans des situations de communication,
ont montré que la clarté du message favorise sa bonne réception.
Lorsqu’une information est essentielle, elle est transmise le plus
directement possible, sans fioritures, afin que celui qui la reçoive n’ait
pas à travailler pour la comprendre. « [É]viter au maximum tout “bruit”
qui viendrait perturber la communication de cette information et la
transitivité du message. »5 Une transitivité moins directe ne nous éloigne
donc pas du modèle de la communication; au contraire, le brouillage
présuppose justement un message que l’auteur, par toutes sortes de
moyens, rendrait plus difficile à saisir. Ainsi, de manière plus subtile et
certainement plus insidieuse, tout ce qui tourne autour du secret et de la
cryptographie constitue un avatar du modèle de la communication. Or,
pour bien des membres de l'Oulipo et pour une bonne partie de la critique
oulipienne, le secret est une figure importante de la littérature à
contrainte, comme en témoigne le vocabulaire utilisé : le discours
auctorial est une « révélation », la contrainte est un « code » ou une
« clé », les textes sont ou devraient être « énigmatiques », l’auteur
« crypte », le lecteur « décrypte », etc.6 En somme, la perspective que l'on
adopte généralement pour parler de l’acte de lecture du texte à contrainte
est fondée sur une théorie de la communication brouillée : l’auteur
encoderait un message selon un code secret, de manière énigmatique. Il
s’agirait alors pour le lecteur de décoder ce message chiffré au moyen de
divers outils interprétatifs, tels la métatextualité ou les déclarations
péritextuelles, dans le but de retrouver la contrainte. La contrainte est
donc envisagée comme une solution inscrite dans le texte, en latence,
attendant d’être découverte.
197  

L'objectif de cet article sera de saisir en quoi le modèle


cryptographique ne représente que très imparfaitement la pratique
scripturale et le fonctionnement du texte à contrainte. Surtout, nous
tenterons de faire ressortir les motifs qui conduisent à douter de son
efficacité lorsqu’il s’agit de décrire l’acte de lecture, en prenant comme
appui un texte de Georges Perec, Les lieux d'une fugue.
Abordons dans un premier temps les motivations des cryptographes
et la fonction du cryptage. Cette technique est employée pour éviter que
des tiers puissent prendre connaissance du contenu des messages qu’ils
auraient interceptés. Nous pouvons douter que ce soit à cette fin que les
auteurs produisent des textes à contrainte. Pour Frank Wagner,7 les textes
à contraintes résultent d’un travail qui relève de la cryptographie. Selon
lui, les rapports possibles entre cryptographie et cryptanalyse se
manifestent selon trois modes : la concurrence (accès contrecarré par le
cryptographe, lequel « jouit » de l’incapacité de la contrepartie lectorale);
l’indifférence (auteur peu soucieux de ce qu'il advient du côté du lecteur);
la collaboration (usage par l’auteur d’indices pour favoriser la découverte
par les lecteurs). Ainsi, seul le mode de la concurrence présuppose des
intentions auctoriales qui se rapprochent un tant soit peu de celles des
cryptographes. Dans ce cas, il faudrait considérer que toute manœuvre
scripturale et textuelle (type de contrainte, traces laissées par celle-ci,
narration…) est employée pour que le lecteur puisse supposer la présence
d'une contrainte sans être en mesure d’aboutir à son identification.
Par ailleurs, nous pouvons nous demander si la contrainte est
assimilable à un code. Partons de la définition proposée par Umberto Eco
dans Sémiotique et philosophie du langage :

En cryptographie, un code est un système de règles qui


permettent de transcrire un message donné […] au moyen
d’une série de substitutions telles qu’à travers elles un
destinataire connaissant la règle de substitution soit en
mesure d’obtenir à nouveau le message original. Le message
original est dit le « clair », sa transposition est dite le
« chiffre » […] Le chiffre ne remplace pas des expressions
par des contenus mais des unités expressives d’un système
donné par des unités expressives d’un autre système […]8

Un des problèmes concernant l’analogie code/contrainte consiste à


identifier la substitution qui serait effectuée. Soit par exemple le roman
d'Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, que l'on considèrera
comme le chiffre. La contrainte (le code) est de l'ordre de la combinatoire
: chaque chapitre a été construit à partir d'un certain nombre de relations
198  

entre quatre termes, ce qui donne une représentation formalisée, à l'image


des carrés sémiotiques de Greimas, des divers éléments appelés à
intervenir dans le roman. Quel pourrait, dans ce cas, être le clair ? De la
même manière, si le code des Portrait-robots9 de Michèle Métail se
résume au fait qu'un lien sémantique et métonymique unit tous les vers du
poème à leur intitulé, quel est le clair ?

Portrait-robot no 3 : Le Bijoutier
corps de collier
taille d’un diamant
dent d’une broche
barbe d’une pièce de métal
bassin de cuivre
coffre-fort
talon de collier

En somme, il n’existe pas d’unités expressives que la contrainte


remplacerait par des unités expressives d’un autre système. Pour le dire
autrement, le texte à contrainte n’opère pas de la même manière qu’une
fiction à clé, où un personnage fictif se substitue au référent réel.
Les textes qui retravaillent un matériau préexistant pourraient ici
faire figure d’exception. Observons par exemple « Vocalisations »10 de
Georges Perec :

A noir, (Un blanc), I roux, U safran, O azur :


Nous saurons au jour dit ta vocalisation :
A, noir carcan poilu d'un scintillant morpion
Qui bombinait autour d'un nidoral impur,

Caps obscurs; qui, cristal du brouillard ou du Khan,


Harpons du fjord hautain, Rois Blancs, frissons d'anis?
I, carmins, sang vomi, riant ainsi qu'un lis
Dans un courroux ou dans un alcool mortifiant;

U, scintillations, ronds divins du flot marin,


Paix du pâtis tissu d'animaux, paix du fin
Sillon qu'un fol savoir aux grands fronts imprima;

O, finitif clairon aux accords d'aiguisoir,


Soupirs ahurissant Nadir ou Nirvâna :
O l'omicron, rayon violin dans son Voir!
199  

Ce poème est une transcription lipogrammatique de « Voyelles » de


Rimbaud; pour utiliser les termes d'Eco, un système d'unités expressives
se substitue à un autre par l'entremise de la règle. Toutefois, même dans
cette situation la notion de code s'applique imparfaitement à la contrainte,
car l'écriture comporte assurément une part d'invention; elle ne suit
jamais un cours aussi rigide qu'un système axiomatique. Tentons
l'expérience : transcrivons « Voyelles » sous la contrainte du lipogramme
et, sans doute, nous n’obtiendrons pas « Vocalisations ».
Un autre aspect nous incite à douter que ceux qui emploient le
modèle de la cryptographie souscrivent réellement à l’ensemble de ses
implications. Dans un système de décodage, le chiffre ne veut rien dire,
seul le clair signifie. Le modèle de la cryptographie appliqué aux textes à
contrainte sous-entend donc que ces œuvres n’ont aucune signification.
De plus, le code est le seul moyen de déchiffrer le texte. |…| est
indéchiffrable – inintelligible – si l'on ignore que trois points qui se
succèdent signifient S, et seulement S, en alphabet morse. Aucun texte à
contrainte, si difficile soit-il, n’est illisible, et ce, même si le lecteur ne
dispose pas de la règle. C’est pourtant une idée répandue, comme si la
règle était un nouvel alphabet obscur pour le lecteur non initié à cet
univers langagier parallèle. Suivant cet argument nous devrions pouvoir
alléguer que les difficultés de lecture que posent les textes à contrainte
s’estompent une fois que le code est connu. Or, La Disparition de Perec,
par exemple, demeure un texte difficile, même si nous savons que le
lipogramme a présidé à son écriture.
Il existe aussi des techniques cryptographiques dont l’objectif
consiste à produire des messages apparemment anodins, dont le lecteur
non prévenu ne soupçonnera pas qu’ils dissimulent quelque chose. Ce cas
de figure pourrait s'apparenter aux textes qui ne laissent pas transparaître
leur caractère contraint. Encore une fois, la contrainte apparaîtrait comme
une clé permettant à celui qui la possède de traduire le chiffre et, ce
faisant, de découvrir le « message caché ». Il faudrait alors supposer que
l'auteur restreint intentionnellement le champ de ses récepteurs et
circonscrit deux avenues de lecture étanches : l'une qui sait qu'il existe un
« message caché » et qui s'occupe de le recouvrer, l'autre qui l'ignore.
Que fait alors ce lecteur ? Comment le modèle de la cryptographie
pourrait-il nous servir à décrire l'activité du lecteur qui n'endosse pas une
posture de décrypteur ? Si les lectures biographiques ou sociologiques de
certaines œuvres à contrainte montrent qu'elles offrent des dimensions
qui dépassent la seule actualisation du procédé d'écriture, elles prouvent
aussi que le lecteur qui connaît la contrainte ou suppose son instanciation
n'est pas forcément impliqué dans une logique de décryptage. Précisons.
De telles lectures n'invalident pas l'idée que le message soit chiffré, mais
200  

si nous posons a priori l'idée du cryptage, nous aboutirons simplement au


constat que certains lecteurs décryptent, d'autres, ne décryptent pas.
Voilà donc une importante lacune du modèle de la cryptographie,
qui repose sur une manière de traduction : son inaptitude à décrire le
processus qui mène au résultat. La lecture est une activité interprétative
qui se distingue, entre autres par sa complexité, de la résolution d’un
problème; le lecteur n’est pas devant une équation mathématique. Le
modèle de la communication et tous ses avatars ne retracent pas les
opérations de lecture qui mènent à reconnaître « Voyelles » à partir de
« Vocalisations » ou celles par lesquelles un cryptanalyste parviendrait à
« percer » un chiffre dont il ne connaît pas le code. Lisant le poème de
Perec nous sommes censés arriver à celui de Rimbaud, mais à la
différence de ce qui se produit lors d’un décryptage, le processus
interprétatif n’est pas occulté par le résultat. Nous comprenons alors
pourquoi le discours critique se limite, plus souvent qu’autrement, à des
suppositions par rapport à l'encodage, dont l'efficacité, qui se mesure
essentiellement par la nature autobiographique des éléments inscrits,
déterminerait la possibilité qu'un lecteur identifie ces éléments.
Le modèle cryptographique est donc bancal et inefficace, surtout
pour parler de la lecture. Le lecteur est-il en mesure de décrypter ce que
l'auteur a caché ? Telle serait la question. Elle renvoie précisément à l'un
des problèmes majeurs du modèle de la communication en ce qui a trait à
la lecture : il oblitère toute autonomie du lecteur. Ce dernier demeure à la
solde du destinateur, véritable point de départ par lequel l’acte de lecture
est étudié. Le simple récepteur souffre d’inertie, subit les stratégies
rhétoriques mises en place par l’auteur. Ce constat n’est pas nouveau; les
théories qui ont fait du lecteur un récepteur, même déguisé, comme c'est
le cas chez Iser ou Eco,11 ont été démontées12 justement parce qu’elles
soutiennent implicitement cette thèse. En somme, le modèle de la
communication escamote littéralement le rapport entre le lecteur et le
texte, qui ne saurait se réduire à la seule restitution du message transmis
par l’auteur.
Pour illustrer les limites du modèle de la communication et de son
avatar, la cryptographie, il paraît opportun de rendre compte d'une lecture
qui s'attache à remonter les fils d'une contrainte. J'ai choisi un texte de
Georges Perec, Les lieux d'une fugue, écrit en 1965, mais publié de
manière posthume en 1990 dans le recueil Je suis né. On y raconte que le
11 mai 1947, un jeune écolier de 11 ans décide de s'enfuir de chez lui. Le
lecteur assiste à cette escapade qui dure une journée : ses promenades,
son repos, sa prise en charge par la police. On comprend que le mot
« fugue » de l'intitulé renvoie à la fuite de l'écolier, qui s'échappe
momentanément de son domicile. Or, la fugue est aussi une forme
201  

musicale qu'affectionnait particulièrement Jean-Sébastien Bach, à la


structure très stricte, d'où son surnom de fugue d'école. Écrite dans le
style du contrepoint, elle se caractérise par une entrée successive des
voix, un thème répété ou suivi de ses imitations qui forment plusieurs
parties. Le mouvement s'ouvre par l'exposition, où le sujet et la réponse
se succèdent. Suit, parfois, la contre-exposition, qui est facultative, puis la
période des divertissements, alors que la strette vient clôturer le morceau.
Si l'on suit l'ordre du texte de Perec et non l'ordre chronologique des
événements racontés, le récit serait structuré selon cette forme musicale :
chaque partie de la fugue a son correspondant textuel.
L'exposition demeure la partie la plus considérable, puisque c'est à
l'intérieur de celle-ci que le sujet, ou thème constant, et la réponse sont
développés. Textuellement, on pourrait considérer que les idées et les
actions principales devraient être présentées dans l'exposition. En ce qui
concerne Les lieux d'une fugue, l'exposition se termine après que le
narrateur a dépeint la tenue de l'écolier. Pendant les huit premières pages,
le personnage est bien campé : son sexe, son âge ainsi que sa personnalité
sont définis, et l'action principale, sa fugue, est indiquée. Dans
l'exposition, le sujet et la réponse se succèdent alternativement. Le sujet
commence, la réponse suit, le sujet revient et la réponse met un terme à
cette partie. « Un sujet de fugue doit être court afin qu'il puisse être
facilement compris, d'abord, puis reconnu chaque fois qu'il reparaît. »13
Cette partie prend fin dans Les Lieux d'une fugue lorsque le garçon
s'éloigne du taillis. Les trois pages qui précèdent décrivent la fuite, le
personnage principal, ainsi que les circonstances qui l'ont préparé à
s'enfuir. Le sujet nous renseigne aussi sur les fréquents retards du jeune
homme, sur le moment de la semaine où se déroule l'action et sur sa
famille. Comme dans la fugue musicale, le sujet apparaît ici comme
l'élément principal du morceau, sa substance. Quant à la réponse, qui
advient aussitôt que le sujet se termine, elle « doit faire corps avec le
sujet, le continuer, mais ne doit pas lui emprunter ses formules. »14 Dans
le texte de Perec, la première entrée de la réponse présente le jeune héros
aux Champs-Élysées, assis puis couché sur un banc public. Un homme
l'interroge et le mène à la police. On peut alors supposer que la fugue
dure une journée et se terminera au commissariat.
La deuxième entrée du sujet reprend en partie ou en totalité le sujet
exposé au début du morceau. On sait que l'écolier a déposé son cartable et
a décidé de ne plus retourner à ses cours. Le narrateur expose le montant
d'argent dont dispose le protagoniste et la manière dont il le dépensera
durant son escapade. Le retour au récit de la fuite, l'action principale,
incite à considérer cette partie comme la reprise du sujet. La rétrospective
qui suit constitue la seconde entrée de la réponse et conclut l'exposition.
202  

Un retour en arrière explique les actions d’automate du héros, avant qu'il


se retrouve aux Champs-Élysées. Et c'est à l'intérieur de cette partie que
le narrateur affirme, textuellement, qu'il a fugué. De plus, le style de ce
dernier paragraphe diffère des autres; il ressemble à un avis de
recherche : « Il avait onze ans et deux mois. Il venait de s'enfuir de chez
lui, dix-huit Rue de l'Assomption, seizième arrondissement; il portait une
veste de drap grise à trois boutons, une paire de culottes courtes bleu
marine [...] », p. 23, ce qui semble faire écho au nouvel élément de la
première entrée de la réponse, la prise en charge de l'écolier par la police.
Ensuite viennent les divertissements, construits avec des fragments
de thèmes empruntés. Dans la fugue d'école, ils sont habituellement au
nombre de trois. Comme des lois de tonalité régissent les divisions
musicales, il demeure difficile de séparer nettement ces divertissements
sur le plan textuel. Toutefois, sur le plan sémantique, on constate que
l'écolier se divertit de trois façons pendant sa fugue : il flâne au théâtre de
marionnettes, il va et vient dans le métro, il se balade aux Champs-
Élysées. De plus, en musique, le troisième divertissement se termine
parfois sur une pédale de dominante, ce qui a pour effet de ramener le ton
du mouvement à un niveau plus accentué pour faire entrer la strette. Dans
le texte, la fin du dernier divertissement sert de pédale de dominante,
alors que l'oncle de l'enfant le ramène chez lui. Le ton est différent des
épisodes précédents : la description des actions du personnage durant la
fugue est suspendue pour faire place à la suite de la prise en charge par la
police que la première entrée de la réponse avait esquissée. Ainsi, le texte
devient plus dramatique et prépare la troisième et dernière partie de la
fugue, la strette.
La strette se caractérise par une entrée successive et très
rapprochée des voix du sujet et de la réponse. Après sa prise en charge,
l'écolier retourne chez lui. La fiction est alors interrompue et le temps de
la narration laisse place au temps de l'énonciation. Les éléments du sujet
et de la réponse sont repris, à cette différence près que le narrateur
s'implique : il devient je, soulignant ainsi la tendance autobiographique
du récit. « Lorsque vingt ans plus tard il entreprit de se souvenir (Lorsque
vingt ans plus tard j'entrepris de me souvenir) », p. 30. La répétition des
phrases entre parenthèses donne au lecteur l'impression de se retrouver
devant un canon, ce qui est un trait distinctif de la strette, qui conclut la
fugue d'école.
Analysons maintenant cette lecture du texte de Perec. Dans une
logique cryptographique, il faudrait nous demander si nous avons percé le
chiffre ou, en d'autres termes, identifié la bonne contrainte, celle utilisée
par l'auteur. Si de nombreux indices nous permettent de supposer que le
texte actualise une règle d'écriture qui suit la structure de la fugue d'école,
203  

il demeure impossible de savoir si Perec a bel et bien suivi cette


contrainte. Sauf erreur, l'auteur n'a jamais parlé des contraintes qui ont
présidé à l'élaboration des Lieux d'une fugue. On constate ainsi une autre
grande faiblesse du modèle : les actions de l'auteur et du lecteur reposent
essentiellement sur des intentions. On ne peut pas savoir si l'auteur a
crypté son texte; on ne peut pas savoir si le lecteur a abordé le texte dans
l'intention de le décrypter, et ce, même s'il a risqué une hypothèse sur un
réglage du texte. L'identification d'une contrainte ne présuppose pas un
décryptage.
De plus, le modèle cryptographique ne fournit aucun outil pour
analyser ce qui nous a permis de supposer que le texte de Perec est aussi
le lieu d'une fugue d'école. Tout lecteur s’interroge, crée des liens, émet
de multiples inférences selon ce que le texte lui fournit et selon ses
propres connaissances. Dans ce cas-ci, la polysémie des mots « fugue »,
« écolier » et « divertissement », ainsi que des éléments provenant du
style, de la narration et des péripéties ont servi d'indices textuels. Pour
parvenir à émettre une hypothèse concernant un possible réglage sur le
plan de la structure et pour considérer cette hypothèse valable, il aura
fallu combiner les indices textuels à un savoir sur la fugue d'école, sur
Georges Perec et sur le principe de la contrainte. Tout ceci ne rend
compte que d'une infime partie du processus, que le modèle
cryptographique est inapte à décrire; pour être plus juste, il faudrait aussi
aborder la (non-)linéarité du parcours du texte, l'accumulation des
informations et des inférences, les rectifications qui ont lieu en cours de
route, etc.
Faisons le point. Les conceptions sous-jacentes aux propositions
sur la lecture des textes à contrainte adhèrent, pour la plupart, au modèle
de la communication : ce qui se donne à lire répondrait aux intentions
d’un auteur responsable du texte et destinateur du sens. La contrainte
n’est pas un sens mais un réglage; elle est pourtant perçue comme étant
véhiculée par le texte au même titre que le sens dans le modèle de
Jakobson. Parce que la contrainte est dite transmise d’une manière
secrète, elle exigerait un décryptage. Loin d’être mis de côté, le modèle
de la communication est tout simplement travesti. Nous avons ensuite
montré que la pratique scripturale, la contrainte et le texte s’arriment
imparfaitement au modèle du décryptage. Quant à l’acte de lecture, dans
une perspective qui fait du texte un problème et de la contrainte une
solution, il ne sera jamais adéquatement décrit, puisque seul le résultat est
considéré comme digne d’intérêt. Toute lecture est un ensemble
d'opérations, un processus complexe qui aboutit à des résultats variés,
même celle qui se borne à identifier la contrainte d'un texte donné. Et ce
n'est qu'en abordant la lecture de front, plutôt que de biais par l'entremise
204  

de l'auteur, que nous pourrons dire comment, et sur quels plans, le lecteur
de textes à contrainte s'émancipe des réglages dominants.
205  

NOTES
1
Perec, Georges. Les lieux d'une fugue, dans Je suis né, Paris: Seuil,
1990. 15-31.
2
Jakobson, Roman. Essais de linguistique générale, Paris: Éditions de
Minuit, 1963 (Tome 1), 1973 (Tome 2).
3
Charles Grivel donne plusieurs exemples de dissociation dans « Le
Fantasme oulipien », Oulipo poétiques, Peter Kuon, éd., Tübingen:
Gunter Narr Verlag, 1999. 193-198.
4
Shannon, C. E. et W. Weaver. The Mathematical Theory of
Communication, Urbana-Champaign: University of Illinois, 1949.
5
Hamon, Philippe. « Un discours contraint », Poétique 16 (1973): 423.
6
Voir par exemple Wagner, Frank. « Visibilité problématique de la
contrainte », Poétique 125 (2001): 3-15; Moncond'huy, Dominique.
« L'Ou-lipo, entre plaisir immédiat et illisibilité : qu'est-ce qu'un lecteur
oulipien ? », Formules 16 (2012): 207-214; Oulipo. La littérature
potentielle, section « Clés », Paris: Gallimard, 1988.
7
Wagner, Frank. « Visibilité problématique de la contrainte », Ibid.
8
Eco, Umberto. Sémiotique et philosophie du langage, 1988, Paris:
Quadrige/PUF, 2006. 249-250.
9
Métail, Michèle. « Portraits-robots », Bibliothèque oulipienne, 21.2,
Paris: Ramsay, 1987. 45-71.
10
Perec, Georges. La Disparition, 1969, Paris : Gallimard, 1999. 125
(feuillet non paginé).
11
Iser, Wolfgang. L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad.
Evelyne Sznycer, Liège/Bruxelles: Pierre Mardaga éditeur, 1976; Eco,
Umberto. Lector in fabula, Le rôle du lecteur ou la coopération
interprétative dans les textes narratifs, trad. Myriem Bouzaher, 1979,
Paris: Grasset, coll. « Le livre de poche/Biblio essais », 1995.
12
Voir Thérien, Gilles. « Pour une sémiotique de la lecture », Protée 18.2
(1990): 67-80; Gervais, Bertrand. À l’écoute de la lecture, 1993, Québec:
Nota Bene, 2006; Saint-Gelais, Richard. Châteaux de pages. La fiction au
risque de sa lecture, LaSalle: Hurtubise HMH, 1994.
13
Richter, Ernst Friedrich. Traité de fugue : précédé de l'étude des
imitations et du canon, trad. Gustave Sandré, Leipzig: Breitkopf &
Härtel, 1924. 50.
14
Ibid., 49.
206  

Thea Petrou
University College London

Octogone: Forms of Farewell

Résumé

Octogone est le dernier ouvrage que Jacques Roubaud publiera chez


Gallimard, dans sa collection Blanche. Dans cet article, j'examinerai les
formes d'Octogone que l'on a déjà vues dans les autres livres de poésie de
Roubaud, en particulier le sonnet. Ensuite, j'étudierai les formes qui
figurent pour la première fois dans son œuvre: la Joséphine et le trident.
Pour conclure, je considérerai la façon dont ces formes, familières et
nouvelles, sont aussi une sorte d'adieu à la poésie.

Abstract

Jacques Roubaud's most recent poetry volume, Octogone (2014), is the


last in a series spanning his lifetime as a poet. In this article, I consider
those forms in Octogone which have already been encountered in his
work, particularly the sonnet. I then explore the newly invented forms in
the collection: the Joséphine and the trident. To conclude, I consider how
these forms, old and new, are also a farewell to poetry.

Keywords: reading, writing, sonnet, memory, space, Joséphine, trident,


forgetting, Thea Petrou.

There are whispers that Jacques Roubaud's most recent poetry


collection is to be his last. In the flurry of media interviews that
surrounded the release of Octogone early in 2014, Roubaud revealed that
this would be the final addition to his series of poetry volumes published
207  

with Gallimard. Despite his suggestion that he might continue to write


outside of this series, with Octogone comes the sense of an ending.1
Roubaud's reader will have come across a variety of geometric
shapes and poetic forms in his writing before now. First to be published,
Signe d'appartenance (1967) comprises prose sonnets, long and short
sonnets and even sonnets of sonnets, organised on one level by the shape
of a go game board. Since then, Roubaud's writing has been shaped by
cubes, loops, spheres, squares, winding routes through city streets and
arrows, to name but a few. What is his reader to make of the octagon?
Octogone is divided into sixteen sections of poems: eight by two.
However, this title, more than any other conceived by the poet, points
beyond itself and the collection it designates. Roubaud has described the
book as the final element of what he imagines to be an octagonal
structure of poetry volumes surrounding his first book, Signe
d'appartenance, at its centre. The final point in this eight-pronged
structure, Octogone, is therefore to be understood as the missing piece of
the puzzle, the element that completes the poet's life's work. There is the
sense then that it necessarily adds something new to his œuvre, already
rich in innovative forms, but simultaneously that it reflects on what has
come before. Moreover, the title reflects that the poet is now an
octogenarian; its poetry might be expected to touch on preoccupations
with old age, even death.

Entrecimamen

“Entrecimamen” serves as an introductory piece to Octogone. The


term entrecimamen recalls the troubadour tradition of intricately
interwoven rhyme patterns, the crafting of words into rhythm, which
makes of the poet an artisan, and reveals poetry to be inseparable from a
love of language and the language of love.2
In Octogone, this interlacing rhythm is carried on a wind that
sweeps through the heights and depths of southern French terrain:

Dans les branches les plus hautes de grands arbres, des pins,
des sapins, cèdres, mélèzes, sous le vent fort mais régulier,
qui n'est pas le vent de tempête qui choque, entrechoque,
embarrasse, punit, arrache, déracine, mais le beau grand vent
208  

constant, pressant, pressé des provinces méditerranéennes, le


“cers” du Minervois, des Corbières.3

The text's rhythm is conjured up in layers of assonance and


alliterative repetitions: pins is repeated in sapins, which is itself tied to
cèdres through alliteration. It is not the beating wind that flows through
choque into entrechoque, where assonance runs ahead into embarrasse,
and the repeated r sound connects through to arrache and déracine. This
wind is urged forward in the phonic repetition of “pressant, pressé des
provinces méditerranéennes.” The setting of the poem is both the land of
Roubaud's childhood and the place where the troubadour art of poetry
began. Roubaud inscribes himself within the troubadour tradition, making
the poetry of his predecessors his own source of innovation and
creativity.4 Perhaps this is why the wind blows at first without him,
forging ahead through the trees and the clouds, down across the waves
and the sand of the shoreline, and back up through the branches, before it
reaches the poet at the halfway point of the piece:

dispersant reflets, flèches lumineuses, étincelles, dans les très


hautes branches de tels arbres, à ma vue, des années, toujours
du même point, sur les oreillers à la tête du lit de cuivre à la
Tuilerie, dans les carreaux de la fenêtre grattée en même
temps par le grenadier qui s'interposait par intermittance, j'ai
regardé, j'ai absorbé de contemplations nombreuses,
concentrées ou rêveuses.5

Hints of past memories are stirred up by the wind; the young poet's
first room of his own, defined by this very bed: “la ‘chambre au lit de
cuivre’, qui est la mienne.”6 Through it all, the poet appears as observer,
watching the wind sweep through the forest. It is a motif that is repeated
throughout the poem, “du même endroit voyant et revoyant” and later,
“moi en fascination regardant depuis le lit de cuivre à travers les
carreaux.”7 In La Boucle, a book bursting with autobiographical
reminiscences from the author's childhood, Roubaud comments on the
way in which he introduces descriptions of memories into the text with
the words “je vois,”8 much as he does here in “Entrecimamen.” He goes
on to describe these introductory words as:
209  

mots qui, selon l'interprétation que j'adopte de cette idée de


l'image, peuvent être considérés se substituant à un
impossible “je me vois” (je suis donc toujours "présent" dans
ces fragments attribués au passé).9

For Roubaud, seeing is equated with the notion of presence to a


memory. Perhaps the repeated references to seeing and re-seeing in
“Entrecimamen” then evoke layers of remembering from this childhood
place which Roubaud has revisited over the years, both in poetry and the
autobiographical accounts within his prose cycle: the layers of memory in
“Entrecimamen” are both literary and personal.
There is a certain constancy in the image, a stillness amidst the
wind that creates endless movement beyond his window. In Espèces
d'espaces, Perec writes that he travels the world for adventure through the
books he reads while lying in bed. In a sense, the bed becomes a fictional
“island” in the chaos, a precarious haven: “cabane de trappeurs, ou canot
de sauvetage sur l'Océan en furie, ou baobab menacé par l'incendie, tente
dressée dans le désert.”10 For Perec, the bed is used in the same way a
blank page might be by a writer; the 'island' is compared to the
composition of a written text across a page: “J'écris: j'habite ma feuille de
papier, je l'investis, je la parcours.”11 The boundaries between reading
and writing are blurred, each likened to the comfort and belonging of
one's own bed. It is, after all, the one place that is truly possessed by, or
inhabited by a person: “Le lit est [...] l'espace individuel par excellence,
l'espace élémentaire du corps (le lit-monade) [...] nous n'avons qu'un lit,
qui est notre lit.”12
This series of descriptions might be compared to Michel de
Certeau's account of the way in which a reader inhabits the text before his
eyes:

l'activité liseuse présente [...] tous les traits d'une production


silencieuse: dérive à travers la page, métamorphose du texte
par l'œil voyageur, [...] enjambements d'espaces écrits, danse
éphémère. [...] Il insinue les ruses du plaisir et d'une
réappropriation dans le texte de l'autre: il y braconne, il y est
transporté, il s'y fait pluriel [...]. Ruse, métaphore
210  

combinatoire, cette production est aussi une “invention” de


mémoire. [...] La mince pellicule de l'écrit devient un
remuement de strates, un jeu d'espaces. Un monde différent
(celui du lecteur) s'introduit dans la place de l'auteur.13

Reading takes on the physicality of a dance, the engagement of the


body in leaps across the written page, and the reader participates in the
text by bringing to it his own life experiences. Memory creates pockets of
recognition and understanding: spaces to be activated by the formation of
connections, associations and recollections. Reading is as much an
appropriation of space as writing; the pen's ink flows across the page
leaving only its very margins blank, just as the body finds comfort within
the edges of its bed. Roubaud's seeing in “Entrecimamen” is
simultaneously the presence of his body, layers of remembering, and also
the common space of reading and writing.
The layers of wind verge on conflict and anarchy: “leurs
assemblages au début désordonnés, leurs luttes, leurs tournois [...] leurs
heurts d'abord excessifs, outre mesure secoués, ‘oltra misura’
combattant.”14 Readers of Roubaud will be familiar with his adoption of
the troubadour notion of mezura: if poetry is an expression of love, love
for the other and a love of language, it requires the tempering of rhythm
and metrical frame to avoid tipping over into a chaotic excess of passion,
jealousy and melancholy.15 In this opening onto Octogone, the threat to
poetic form is no longer an overflow of passion:

sur la colline, [...] le visage heurté, giflé de draps d'air, la


bouche emplie d'un bâillon d'air froissé, presque m'étouffant,
m'asphyxiant, presque étranglé, garrotté, suffocant,
l'oscillation de flamme de bougie des cyprès aux plumeaux
vert-noir, [...] jusqu'à ce qu'enfin, et toujours, en chacun des
lieux envahis par le vent en vienne à s'établir, s'imposer,
créant comme une oasis de tranquillité au cœur d'un
tourbillon, un “entrecimamen.”16

He is muted by the wind; palpably slapped by “draps d'air,” choked


by the crumpled fabric of “un bâillon d'air froissé.” The winds stifle the
poet's voice and suppress his breathing; the poet's existence hangs in the
211  

balance. A sense of poignancy follows the clashes and collisions of


consonants that overpower the poet's expression when the wind becomes
a flickering candle flame of green-black cypress treetops. The image has
its roots in a photograph taken by the late Alix Cléo: Quinze minutes la
nuit au rythme de la respiration. The photo is a memory of the moment it
was taken: Alix Cléo lies naked on the ground before a row of cypress
trees in Roubaud's childhood home of Saint-Félix. With the camera
resting on her chest, the long exposure of the photo over fifteen minutes
produces an image marked by Alix's jagged breathing.17 As Roubaud
contemplates the photo after the death of Alix, the cypress trees appear to
him as black flickering candle flames, bending under the weight of her
respiration.18
The poet's loss of breath in “Entrecimamen” coincides with the
respiratory difficulties of his wife, who suffered greatly with asthma all
her life. The form of the piece itself contributes to the sense of
breathlessness: it is composed entirely of one sentence, driven on by
commas, phonic and lexical repetitions that constantly evolve through
slight variations, rushing the reader ahead, leaving them spent by the
close of the poem. The entrecimamen is a final oasis at the heart of the
storm; reading and writing poetry in the safe haven of a childhood
bedroom. Yet the feeling of unravelling remains, as the “tourbillon”
continues in the background.
In this final work by the poet, the threat of formlessness seems no
longer to be a concern with the excesses of passion, as in some of his
previous writings. Instead, it concerns the spaces of memory. What
happens when memory refuses to be reined in by the mezura of verse,
when it unravels beyond the poet's will?

Homage to the Sonnet

There are many elements in Octogone that will be recognisable,


even reassuring to Roubaud's readers. In the composition of his first
book, Signe d'appartenance, the poet's search for the “strict formal
prescriptions” of the sonnet form was an anchor in a time when he was
foundering following the recent suicide of his younger brother.19 Though
his conceptions of the fixity of the form have changed over a number of
212  

years spent exploring its limits and flexibility, the sonnet in Octogone
remains a familiar space of shelter in the storm.
Aptly placed in the very centre of the book's first “Homages”
section are two tributes to number. There is a sense of order which was
lacking in “Entrecimamen”: both sonnets follow the same typographical
layout on the page and the two are also made up of hendecasyllabic lines.
They are visual and metrical copies of one another. In both poems,
number is placed at the centre of poetry and life. Much like the sonnet,
numbers have been a security for Roubaud. He turned to mathematics
optimistically in search of a more logical perspective on the world;20
number also rescued his poetic process from a “manque total de rigueur”
when he was still struggling under the free-verse influence of the
Surrealists in his youth.21 The first of the poems, “Laboratoire central,”
begins with a tribute to the role of number in the sonnet form:

Toutes contraintes, toutes formes nées d'elles


Et trempées au feu de forge où travailla
Arnaut Daniel, miglior fabbro, Petrarca,
Cavalcanti, Hopkins, ou Mallarmé, celles
Disant Amour, Rien, Vie, Mort, Étoile, telles
Ne seraient sans les Nombres.22

Number here is the basis of every constraint and every form which
generates poetry. It also appears in the form of counting; Roubaud lists
poets associated with the sonnet form, from its origins in the Provençal
canso, which Arnaut Daniel developed into the sestina, through to more
recent writers to experiment with the form, such as Hopkins and
Mallarmé. Roubaud goes on to list subject matters treated by the form,
ranging from love to death, all capitalised in an assertion of universal
relevance. The sense of enumeration is compounded by the overflowing
of the lines in enjambment and the phonic repetition in elles, celles and
telles, which points to an abundance of sonnets. The poem echoes a
passage in Roubaud's Description du projet, where he compares the
sonnet to a crystal, not only due to its longevity, the gradual
sedimentation of its composite qualities over hundreds of years, but also
because of the form's “capacité de multiplication effervescente.”23 These
notions of proliferation and longevity resonate through the formal
213  

construction of “Laboratoire central”; the sonnet self-reflexively points to


itself as an object that has passed through many hands.
The second numerical tribute is to artist Roman Opalka, known for
his work painting numbers. Beginning in the top left corner of a canvas
and ending at the bottom right-hand corner, he would gradually fill it with
white numbers painted consecutively. Opalka changed the grey
background colour of each new canvas by making it 1% lighter,
eventually leading him to paint white on white.24 Roubaud evokes this
process in his “Hommage à Roman Opalka”:

Si de l'atome et germe de l'unité


Impartible, chaque nombre reçoit d'être
Successivement successeur succédé,
Dans leur avance dite, stricte, la perte
De substance est évidente et l'ombre inerte
De l'indistinction trouble.25

The poet traces the count of numbers until they grow less distinct
against the fading grey background. The form of the sentence flowing
over the first stanza and a half of the poem parallels that of “Laboratoire
central,” with both ending at a full stop in exactly the same position of the
sixth line. The syllabic count of both sentences is exactly 67: the year in
which book of sonnets, Signe d'appartenance, was published, the same
year hailed as marking Roubaud's birth as a poet.26 If numbers are at the
centre of Roubaud's “Hommages,” it is to pay tribute to their role in his
poetry, to celebrate the place of the sonnet in the history of poetry, and to
commemorate his own beginning as a poet.
Just as Opalka's painted numbers mark the passing of time and the
fading of life, so too Roubaud's use of enjambment echoes the flowing
count of numbers; the words “Successivement successeur succédé” enact
the endless enumeration of counting to infinity, while noun phrases split
over line-endings, (“la perte / De substance” and “l'ombre inerte / De
l'indistinction”) link the ephemerality of time with loss, perte, and
lifelessness, inerte. Numbers generate form in Roubaud's poetry, but
these odes to number show that the forms themselves signify in turn.
Elsewhere in “Hommages I,” Roubaud combines his celebration of
the sonnet form with a tribute to late friend and poet Edoardo Sanguineti.
214  

“In memoriam Edoardo Sanguineti” begins at the end, evoking the death
of Sanguineti within the first line:

Quelques jours avant la mort nous évoquions


Par lettre écrite, à l'ancienne, ces moments
Antiques (quarante ans!) dans la fosse aux lions

De l'Hôtel Saint-Simon, quadri-dialoguant-


Sourds, ce renga occidental: lui, moi, pions
Agités plus qu'erratiques insolents

Dans le jeu par Octavio conçu: sonetto,


Sonnet, la chose italienne où Shakespeare
A passé; Góngora, Marino, les pires
Poètes, et meilleurs; Mallarmé, Giacomo

« Caro padre » notre. peu profond ruisseau


Calomnié la mort'. La forme où l'écrire
Fut notre lien en toutes ces années. Dire
Cela soit ma poussière sur ce tombeau.27

The sonnet is also “upside down” in form, with the usual position
of the quatrains and tercets reversed. The hint is in the epigraph: “sopra il
secondo verso di un sonetto rovesciato.” These words are taken from one
of Sanguineti's contributions to Renga: a chain poem composed in four
languages by Roubaud, Sanguineti, Octavio Paz and Charles
Tomlinson.28 Tomlinson's English translation of Sanguineti's piece reads
“I stretch myself out over your body, like these words / along the second
line of a mirror sonnet.”29 The words self-reflexively signal their own
place in the sonnet, just as the poet signals his entering its space with his
body. The “sonnetto rovesciato,” which can be translated as “upside
down sonnet,” becomes in Tomlinson's rendering a “mirror sonnet,”
reflecting not just the vertical reversal of the form, but also the parallel
translation of the poem into English on the facing page. The self-
referentiality makes of the sonnet form the subject of the poem.
Roubaud reflects on his memory of “ces moments / Antiques,”
naming the place that was to be the poets' workshop over their week of
215  

collaboration “la fosse aux lions.” The lions' den was an underground
room in a Parisian hotel, so named because of the intensity of the
experience there. Claude Roy's introduction to Renga evokes the myth of
Persephone to convey the wonder of rebirth that came of this
underground collaboration:

Dans les mythes, les retraites souterraines augurent toujours


de l'éclosion d'une moisson: [...] la moisson de sagesse que
tous les héros des initiations vont mûrir et cueillir dans la
ténèbre du dessus.30

Though Roy jokes that any underground rumblings were usually


from passing métro trains rather than the waters of the river of Memory,
the notion of rebirth is frequently referred to in discussions on Renga. Of
translation, for example, Paz explains: “in translating, we change what we
translate and above all that we change ourselves.”31 As each of the four
writers contributed to the composition of each sonnet in the chain, the
writing depended heavily on reading and translating the sections that had
come before. Translation meant losing oneself, in a sense: “to contribute
to the elaboration of a text the aim of which is to represent neither me nor
the others.”32 It is a return to de Certeau's reader, “[qui] se déterritorialise,
oscillant dans un non-lieu entre ce qu'il invente et ce qui l'altère.”33
Paz describes the tumult of emotions that accompanied his
experience of collaborating on Renga. For example, the “shame” of
writing in front of the other poets, a feeling of exposure as intense as
“undressing in a cafe.”34 However, there was also friendship. Roy writes
of a “commun dénominateur,”35 which Tomlinson aptly translates as
“discovering places in common where we did not walk alone.”36 For the
sonnets, like the underground den in which they were conceived, are
precisely “places in common.” Roubaud tells his reader in “In memoriam
Edoardo Sanguineti” that the sonnets these poets shared, “La forme où
l'écrire / Fut notre lien,” have indeed been spaces many others have
passed through: from Shakespeare to Mallarmé, from Góngora to Marino.
Just as Roubaud's poem begins with the ending of death, so its
close enacts the poet's scattering of dust on the grave of his friend and
fellow poet: “Dire / Cela soit ma poussière sur ce tombeau.” The sonnet
form becomes a tomb for Sanguineti, a memorial of the moments they
216  

shared. This “sonetto rovesciato” is at once a mirror sonnet reflecting a


network of translations, an underground space from which poetry and the
poet emerge changed, a place where encounters take place in poetry, and
a commemoration of a friendship.
In Roubaud's return to the sonnet form, there is familiarity,
definition of form, as well as allusions to longevity and proliferation. The
sonnet is not only a sturdy structure, but also a space for encounters,
resonating with echoes of past friendships and poets. Many of those
echoes in Octogone are, perhaps unsurprisingly – for this is in the nature
of homage – imbued with loss and death: the loss of a friend, the
commemoration of a poet from centuries past. There are also the changes
of a city that mark the passing years of the poet who observes them:

Je concède un regard à l'Hôtel Atlantide (disparu)


[...]
Lux Pressing, Pamela Parfums sont absents, ma route croise
L'avenue Parmentier, puis le Bar, perdu, du Tonnerre.37

The poet underlines the places that have now largely disappeared
from the streets of Paris, as if to assert their presence within his memory,
while updating the reader on the changes that have taken place in a series
of whispered asides. This resonates with de Certeau's description of the
city as a palimpsest, full of the presences of various absences:

Ce qui se montre désigne ce qui n'est plus: “vous voyez, ici il


y avait...”, mais cela ne se voit plus. [...] c'est la définition
même du lieu, en effet, que d'être ces séries de déplacements
et d'effets entre les strates morcelées qui le composent et de
jouer sur ces mouvantes épaisseurs.38

The same is true of the sonnet in Octogone. The palimpsest-like


form retraces the steps of the poet since his first poetry publication in
1967, revealing layers of associations and intertexual connections that
have become sedimented within its shifting dimensions over a number of
years. Like Roubaud, de Certeau links an impossible seeing with
remembering, the two evolving once again into written space.
217  

Inventing Form

The Joséphine is a notable addition to Roubaud's repertoire of


formal poetic innovations; a chapter in Octogone is dedicated to carefully
explaining the workings of its form for the reader. Though Roubaud
frequently elaborates on the details of his poetic process in his
autobiographical prose writing, his poetry volumes have rarely offered
explanatory sections such as this. Why might Roubaud wish his reader to
understand the technical workings of the Joséphine in Octogone?
“Tempête sur la Bibliothèque de France” stages the extinction of
birds from the garden area of the Bibliothèque nationale de France:39

Il y avait mille chanteurs oiseaux


à gazouiller dans les arbres
sous le haut-de-jardin, face au rez-de-jardin
entre les quatre tours
Tour des Temps, Tour des Lois, Tour des Lettres, Tour des
Nombres

Dans le jardin de la bibliothèque en grand nombre


chantaient les chanteurs oiseaux
sous la sauvegarde des tours
sous la protection des arbres
Ÿ

Ÿ
Ÿ
La tempête est venue couchant les arbres
où s'étaient réfugiés les oiseaux
la tempête enroulée autour des tours

Maelström entre les tours


Ÿ
dans le jardin massacrant les oiseaux
Ÿ
Ÿ

Ÿ
218  

et ne laissant que du silence entre les tours


Ÿ
Ÿ
Ÿ

It is at once visually obvious that the poem's form enacts the


gradual disappearance of the birds from the library gardens. However, a
study of Roubaud's lesson on the Joséphine informs the reader that this is
an ordered disappearance. “Tempête sur la Bibliothèque de France” is a
Joséphine “sur la base quinine,” or more precisely a “J(5,2)”: its lines
disappear according to the permutation of a quinine (a sequence derived
from the rhyme patterns of the sestina adapted to a stanza of five lines)
with an interval of two.40 Imagined as a circular dance of five – 1
(oiseaux) 2 (arbres) 3 (jardin) 4 (tours) 5 (nombre(s)) – counting two
places from the first position, the line ending in jardin is the first to leave
the poem, then a further two jumps means nombre exits the circle next.
Two places on, the word arbres is then cut, until tours is the final line-
end left standing. The patterns of disappearing lines according to end-
words may be represented visually thus:

1 2 3 4 5
5 1 4 2 3
3 5 2 1 4
4 3 1 5 2
2 4 5 3 1

Working through the patterns of both the quinine and the interval
of two has the curious effect of establishing presence within absence: the
reader is given the formula to determine exactly which lines are missing
from the spaces that remain. The bullet points marking the blank lines
add to this spectral presence, reminding the reader of what could have
been there.
The form least familiar to Roubaud's reader will probably be that
of “Exact.” The poem spans over 40 pages and is composed of tiny pieces
that Roubaud calls tridents. They have the visual appearance of tridents
in that they are three-pronged verses (where each prong is a line), held
together by a pivot: a tiny circle with a cross inside it, much like the head
219  

of a screw: U. The numbered verses are “pinned” to the pages according
to three formations. Running in threads starting from 1, 101, and 201, the
lowest set is aligned to the left of the page, those numbered between 101
and 200 are aligned to the right-hand side and the numbers in the highest
range appear within the central area of the page. The three threads
become increasingly interwoven as the poem progresses; the overall
effect is that the tridents appear to be floating in space, pinned to the page
only by their pivot.
The three threads group together common themes. The first set
collects memories from the poet's childhood and early adulthood, largely
in chronological order. These snatches of memories are often obscure, but
intriguing for the reader. A number of them can be unfolded into more
detailed anecdotes using Roubaud's prose volumes. The following
example is from “Exact”:

43 l'assiette, 1943, Corbières

la nappe de miel
U transparent
et quelques cerneaux.41

In La Boucle, Roubaud remembers the same moment:

Nous sommes entrés. Sur une table de bois, on m'a servi du


miel dans une assiette, du miel comme je n'en avais jamais
vu, [...] liquide et transparent, intensément savoureux,
glissant sur le disque de l'assiette inclinée sans se plisser,
sans se presser.42

The full memory-image is particularly sensual; the intensity of the


honey's taste growing through the slow unfolding of the moment in time,
characteristics which are not present in the snapshot contained within the
trident. In the poet's words, the voluptuous descriptions of his memories
are now nothing more than “des tas de moments” in Octogone.43 The
reduction of a number of such evocative images to the limited notes of
the trident is explained in the next thread of poems, from 101 onwards.
This second series opens onto the poet's present:
220  

101 démémoire

je t'ai en horreur
U démémoire
qui recroqueville.44

The verse is anchored within the undoing of memory; the notion of


shrivelling conveys the decreasing capacity of his memory. Years before,
in Poésie:, Roubaud details how the play of black lines composing a
sonnet positioned on a white page were easily transposed onto “une page
mentale” through the familiarity of the poem's shape.45 In “Exact,” the
shape of the poem is curtailed to fit the poet's withering memory.
The gradual forgetting of poetry is frequently referred to in spatial
terms. Just as Roubaud once memorised sections of poems using their
visual arrangement on the page as a memory aid, so now lines of verse
desert him “par grands pans.”46 Even when the frame of a poem remains
intact in his mind, he is frustrated by the holes formed by words he
cannot remember:

149 mémoire

un vers perd un mot


U dont la place
demeure, criarde.47

The blank space that was once constitutive of a poem's rhythm and
overall shape is now a shrill reminder of the words that are missing from
it. In another stanza, words have a life of their own, challenging their
arrangement in the poet's vision with their own squinting in the night:

120 mots

dans ma nuit ils louchent


U se quinconcent
se désassocient.48
221  

They leave their rows, unravelling in the darkness of the poet's


fading memory. The poet is no longer the artisan who intricately crafts
the rhythms of a poem. Language resists manipulation into poetic form,
escaping through his fingers like a rush of icy hailstones:

145 pas de poème

la grêle de mots
U qui m'éveille
fuit d'entre mes doigts.49

Perhaps the reader even sees in this poetic form the fragmentation
of language experienced by the poet. The result for the poet is
disorientation:

114 place vide

très peu rassuré


U je me tourne
vers ma place vide.50

Now it is not just the shape of poetry that collapses in on itself, but
the poet himself who loses his place, which is echoed in the shift of the
final line that breaks the trident formation.
At certain moments, the tone changes in the final thread of tridents.
Numbered from 201, their content is self-reflexively focused on the
trident form. Roubaud optimistically expounds the features of the form.
He presents the number of syllables it holds in a variety of typographical
formats, for example: “vers un: cinq syllabes,”51 “vers 2, trois,”52 “(vers
trois): 2-1-2.”53 He turns the structure inside out,54 lengthens it by two
lines,55 and shortens it to just three syllables.56 It would seem that there
are no limits to what the trident can do. The pivot is likened to a spring
mechanism, “sur lequel bondira le trident.”57 Yet as “Exact” progresses,
there is the sense that these efforts to show the multiple possibilities of
the trident rather exhaust its potential. Roubaud's exploration of the
structure becomes repetitive, which highlights the limits of the form
rather than its flexibility. If the pivot is a spring mechanism, an impulse
222  

launching the tiny form into existence, it is also the nail that struggles to
hold the fragments of language together:

233 trident

l'équilibre de
U neuf mots à
tenir, comme, ensemble.58

The nine words that are the subject of the trident are precariously
held together, only the instability of “comme” completing their syllable
count and confirming the structure. Form becomes content, not only in
the obvious instances of self-referentiality, where the poet discusses his
new invention within its structure, but also in the sense that its brief lines
teeter perpetually on the edge of oblivion.
Roubaud is the pioneer of the trident, but each time he refers to it
as his invention, there is ambiguity. Rather than stating, he questions:
“avancer / sans prédécesseurs?”,59 which casts a shadow of doubt on the
form. Perhaps the poet is uncertain about leaving behind his allegiance to
tradition, or perhaps the question betrays his fear of what seems to be a
solitary future.60 The loneliness of memory loss is clear when the poet
poignantly states: “1 à 1 les vers / me désertent.”61 Poetry leaves him
behind like so many lost friends and the trident form is characterised by a
tension existing somewhere between creation and gradual deterioration of
memory. Can the poet ever really be “maître” of a form that both arises
out of and signifies loss?62
Roubaud closes “Exact” with a series of tridents reflecting on the
suicide of his brother, Jean-René Roubaud:

87 in memoriam JRR

de terre atterré
U la terreur
à tort déterrée.63

This small collection of thirteen syllables speaks idiomatic


volumes. Written in memory of his brother, the recollection this trident
223  

encapsulates is rooted in the pivotal word: “terreur.” This is not the


commemoration of a life, as in memoriam usually suggests, but the horror
of an agonising memory resurging, “à tort déterrée,” from the pit of one's
stomach: the memory of his brother's death. Roubaud writes of “les cent /
ruses de l'oubli” not only because memory hides from us those things –
moments, scraps of poetry – we wish to hold onto, but also because it
digs up the thoughts we would rather stayed buried.64
In an effort to regain mastery of his elusive memory, Roubaud can
only calculate his losses:

158 souvenirs

jour sur jour je fais


U le calcul
des effacements.65

Perhaps this reaction to the tricks memory plays is at the root of the
Joséphine, whose patterns of absent lines remain ghostly presences in the
evaporating form. Are the disappearing birds in “Tempête sur la
Bibliothèque de France” the lines of poetry vanishing from the poet's
mind?66 Like the wind that mutes the poet in “Entrecimamen,” the gale in
the Joséphine ends the birdsong, “ne laissant que du silence entre les
tours.”67 Perhaps the reader is to be reassured by the towers of books that
rise through the silence. They stand for the spaces of reading: the sonnets
that will continue to hold their form for centuries to come; the magical
haven of a childhood bed; “[un] lieu emprunté, un moment, par un
passant.”68
The forms invented for Octogone – the Joséphine and the trident –
are necessarily personal to the poet who writes this last volume. They
signify as elements of a book that completes the architecture of a life's
work, resonating with the age of the poet and the memory struggle that
has come with being an octogenarian. Like the title at the centre of the
octagonal structure, Signe d'appartenance, the forms that constitute
Octogone all belong to the poet for a time, even if he is only passing
through them. In turn, the library towers become the structure of books
left behind when the poet is gone: spaces for his reader to borrow.
224  

NOTES

1
See Roubaud's radio interview “Page 124 - Oubli.” Le Carnet d'or.
France Culture. 19 Apr. 2014. Further references to Roubaud's discussion
and elaboration on Octogone will be taken from this radio interview.
2
Roubaud, Jacques. Les Troubadours, Paris: Seghers, 1971. 38-42.
3
Roubaud, Jacques. Octogone, Paris: Gallimard, 2014. 9.
4
Roubaud, Jacques. La Fleur inverse, Paris: Éditions Ramsay, 1986. 7-
17.
5
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 10.
6
Roubaud, Jacques. La Boucle, Paris: Seuil, 1993. 547.
7
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 10.
8
Roubaud, Jacques. La Boucle, op. cit., 248. Emphasis in the original.
9
Ibid., 248-249.
10
Perec, Georges. Espèces d'espaces, Paris: Éditions Galilée, 1974. 34.
11
Ibid., 23.
12
Ibid., 33-34.
13
De Certeau, Michel. L'Invention du quotidien: arts de faire, Paris:
Gallimard, 1990. XLIX.
14
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 10.
15
Roubaud, Jacques. La Fleur inverse, op. cit., 278-281.
16
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 10-11.
17
Giannecchini, Hélène. Une image peut-être vraie, Paris: Seuil, 2014.
119.
18
Roubaud, Jacques. Le Grand Incendie de Londres, Paris: Seuil, 1989.
393.
19
Smock, Ann. “Jacques Roubaud's ‘Sonnetomania.’” Literary
Imagination 12.3 (2010): 345.
20
Roubaud, Jacques. Mathématique, Paris: Seuil, 1997. 54-57.
21
Roubaud, Jacques. Poésie:, Paris: Seuil, 2000. 104.
22
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 56.
23
Roubaud, Jacques. Description du projet, Caen: Nous, 2014. 31.
24
See Opalka's official website at:
http://www.opalka1965.com/fr/statement.php?lang=fr
25
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 57.
26
Roy, Claude. La Conversation des poètes, Paris: Gallimard, 1993. 284.
27
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 55.
225  

 
28
Renga was composed in French (Jacques Roubaud), Spanish (Octavio
Paz), English (Charles Tomlinson) and Italian (Sanguineti). The entire
poem was subsequently translated into French, Spanish and English by
Roubaud, Paz and Tomlinson respectively.
29
Paz, Octavio, Jacques Roubaud, Edoardo Sanguineti and Charles
Tomlinson. Renga. Trans. Charles Tomlinson. New York: Braziller,
1971. 63.
30
Roy, Claude. “Avant-propos.” Renga. By Octavio Paz, Jacques
Roubaud, Edoardo Sanguineti and Charles Tomlinson. Paris: Gallimard,
1971. 9.
31
Paz, Octavio. “Introduction.” Renga, op. cit., 18.
32
Ibid., 22.
33
De Certeau, Michel. L'Invention du quotidien: arts de faire, op. cit.,
250.
34
Paz, Octavio. “Introduction.” Renga, op. cit., 22.
35
Roy, Claude. “Avant-propos.” Renga, op. cit., 12.
36
Roy, Claude. “Foreword.” Renga, op. cit., 10. Emphasis in the original.
37
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 29. Emphasis and font changes
in the original.
38
De Certeau, Michel. L'Invention du quotidien: arts de faire, op. cit.,
162.
39
Roubaud, Jacques. Octogone, Paris: Gallimard, 2014. 169-170.
40
See Octogone 267 for the quinine permutation. See also Octogone 261
for an explanation of the way in which elements of the poem are
eliminated according to the interval.
41
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 87.
42
Roubaud, Jacques. La Boucle, op. cit., 148.
43
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 83.
44
Ibid., 67.
45
Roubaud, Jacques. Poésie:, op. cit., 42.
46
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 78.
47
Ibid., 98.
48
Ibid., 79.
49
Ibid., 95.
50
Ibid., 75.
51
Ibid., 67.
52
Ibid., 69.
226  

 
53
Ibid., 71.
54
Ibid., 70.
55
Ibid., 74.
56
Ibid., 73.
57
Ibid., 69.
58
Ibid., 90.
59
Ibid., 101.
60
Perhaps the doubt concerns the form’s newness, as it seems to be a
reduction of and variant on the haiku. Roubaud speaks of the wordiness
of the haiku in relation to his trident in his radio interview "Page 124 -
Oubli" (see note 1).
61
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 78.
62
Ibid., 104.
63
Ibid., 87.
64
Ibid., 68.
65
Ibid., 104.
66
Roubaud has commented on the alignment of birdsong with poetry in
the troubadour tradition. See, for example, Les Troubadours, Paris:
Seghers, 1971. 5.
67
Roubaud, Jacques. Octogone, op. cit., 170.
68
De Certeau, Michel. L'Invention du quotidien: arts de faire, op. cit.,
XLIX.
227  

Didier Coste
Université Bordeaux-Montaigne

Propos sur le contre-dire des formes poétiques

Résumé

La plupart des lecteurs et des producteurs de poésie (souvent les mêmes)


tiennent encore pour acquis qu’un poème réussi est celui qui non
seulement exhibe une certaine cohérence textuelle mais dont les traits
formels s’harmonisent avec les contenus sémantiques, voire les
redoublent. Or l’histoire de la poésie, celle du sonnet en particulier, le
plus souvent en régime élégiaque, montre la fréquence du contre-emploi
des formes poétiques, soit que leur effet esthétique, émotionnel contre-
dise la thématique et les valeurs déclarées du poème, soit que ces formes
soient parodiquement tournées contre elles-mêmes. L’auteur retrace
ensuite comment une tension progressive entre vouloir-dire et contre-dire
des formes l’a mené à l’expérience de contraintes de plus en plus
exigeantes, dont celle du livre, d’abord en tentant inlassablement de
ramener le sonnet du royaume des morts à la lumière d’un chant matinal,
puis en se consacrant pleinement à l’exploration de contraintes formelles
rares adossées à une poétique anglaise spécifique, localisée et défiant
toute traduction dans son principe. L’aboutissement consisterait en une
égalité et un dialogue apaisé (hors de silence gêné) du vouloir-dire du
sujet lyrique et du contre-dire de son écoute.

Abstract

Most poetry readers and writers (often the same) still believe that a well-
wrought poem is one that displays textual coherence and whose formal
features fit its semantic contents or even duplicate them. But any history
of poetry will show that poetic forms have also been used
228  

“inappropriately,” against their vocation and intrinsic significance.


Sometimes their æsthetic and emotional effects run counter to the explicit
topic and values of the poem; at other times, they are parodically self-
critical. The sonnet was thus employed more often than not in an elegiac
mood. The author subsequently retraces how an increasing tension
between the will-to-say and its casting against type led him to experiment
with more and more demanding constraints, including a holistic vision of
the book. After tirelessly attempting to bring back the sonnet from Hades
to the full light of dawn, he devoted all his effort to exploring rare formal
constraints relevant to a specifically English poetics situated in a unique
topography, challenging the possibility of translation in its very principle.
The goal remains one of parity, in an appeased dialogue (protected from
embarrassed silence) of the will-to-say of the poetic subject and the
counter-saying of its listening to another.

Mots-clés: poétique formelle, sonnet, discordance, voix, altérité, Didier


Coste.

0. Préambule théorique et historique

0.1. J’assistais hier, avec un colonel ingénieur bengali à la retraite,


mais poète baudelairien anglophone en activité, à l’ouverture du Festival
de Poésie de Delhi. Aux discours plutôt attendus, non moins que leurs
lectures, de quelques académiciens âgés et de plusieurs professeurs
universitaires de Lettres, poètes tout autant, disait-on, répondirent depuis
la salle encore clairsemée des questions désarmantes et fondamentales de
quelques jeunes étudiants, vrais ou faux naïfs : « Que nous conseillez-
vous pour écrire de la bonne poésie ? » ou bien « Quelle différence y a-t-
il entre poésie et prose ? » Nous avons donc appris qu’il fallait lire
beaucoup, tenter de maîtriser des techniques, les ressources de la langue
choisie, et encore que la prose se contentait d’enregistrer le monde tandis
que la poésie lui donnait du relief, ou se mettait à son compte pour être
récitée, gravée dans la mémoire aurale. Comme partout ou presque et
dans les traités savants et les théories des poètes eux-mêmes, fut
présupposé l’idéal, y compris dans l’excès, d’une adéquation entre la
matière signifiante ou sensoriellement effective, d’une part, et la
thématique ou le train de pensée (à la fois intentionnés, du côté de la
229  

production du texte et adoptés/adaptés du côté de sa réception), d’autre


part.1 Il était flagrant que l’harmonie entre ces deux plans, sur la base
d’une homologie, d’une équivalence ou d’une correspondance, n’était
jamais vraiment remise en question et demeurait l’horizon de la relation
poématique en dépit de toutes les ruptures accomplies et consommées
(selon la doxa) par modernités et avant-gardes.
Il y a quelques années, dans un autre pays, j’avais commencé à
diriger une thèse de littérature française sur la « discordance poétique »,
avec un corpus français allant des romantiques dits frénétiques au début
du XXe siècle, en passant, bien évidemment, par Corbière et Cros. Il
s’agissait là de repérer à travers des caractéristiques textuelles stylistiques
et rhétoriques telles que des ruptures rythmiques, des cacophonies, des
ironies diverses, un certain grincement expressivement dysphorique
trahissant soit un sentiment d’échec personnel et sa construction comme
thème permettant de contourner l’appel du silence, soit une insatisfaction
générique tenant au statut déjà menacé du discours poétique dans la
communication sociale et dans la hiérarchie des genres.
Le phénomène qui m’intéressera ici a certes à voir avec une
discordance, mais d’un autre ordre et à une autre échelle. Sa visibilité est
moindre et son extension beaucoup plus vaste. En outre, là où la
discordance stylistique des Amours jaunes (les vers hachés de tirets, par
exemple) opérait comme un symptôme, la somatisation textuelle d’un
malaise idéologique et esthétique (morbidesse, perversion ou
transgression mal assumée) en accord fréquent avec la thématisation –
une discordance que le lecteur ou l’auditeur n’auraient aucun mal à
identifier comme l’attitude intentionnelle du texte poétique –, ce que je
vise maintenant, ce qui me séduit et m’inquiète à la fois, c’est plutôt le
contre-emploi des formes poétiques, qu’il s’agisse de formes
traditionnelles, dites « fixes » et abondamment pratiquées, de variations
faibles (variantes) ou lourdes et brutales (mutantes) sur ces mêmes
formes, de formes contraintes rares, voire hapaxiques, ou encore
d’informalités telles qu’elles ne soient pas opposables à des formes
(structures et régularités) définies, comme l’alexandrin ou le décasyllabe
classiques sont opposables à la prose des faits divers.
Pour clarifier, j’avancerai d’abord des hypothèses d’école à titre
d’exemples : ainsi de sonnets pétrarquisants thématisant un désordre
maximal – anarchie, anomie, entropie, guerre civile, non-sens – ou de
230  

quelques mots tronqués ou déformés arbitrairement jetés sur la page


blanche mais dont la valeur sémantique individuelle renvoie
unanimement à un ordre supérieur ou à une mécanique matérialiste bien
huilée.
En outre, un tel contre-dire ne se limite pas à confronter la
signifiance et les affects déduits de et induits par des dispositifs formels à
la concrétisation sémantique des énoncés du poème, considérés dans leur
addition et/ou de façon holistique, il peut revêtir une dimension intra- ou
inter-formelle historiquement intertextualisée ou contextualisée : un
poème se désignant comme sonnet mais inversant l’ordre des tercets et
des quatrains, s’il s’agit de poésie française, espagnole ou italienne, ou
commençant par un distique autonome, s’il s’agit de poésie de langue
anglaise, ou encore un sonnet dont les rimes seraient initiales ou à
l’hémistiche, et non finales, peut être considéré comme une simple
mutante ou variante de la forme traditionnelle, mais on peut aussi y voir
une satire par la forme dissidente de ce qu’implique esthétiquement et
idéologiquement la forme traditionnelle.
Enfin, puisqu’il serait oiseux de reposer une fois de plus ici les
questions de définition de la poésie ou du lyrique par rapport à la prose
ou à l’épique, je situerai seulement mon étude dans un cadre où ces
termes, non équivoques et décidément restreints à des catégories
déterminées d’interaction entre termes de la communication littéraire,
n’interfèrent pas avec mon propos. Les formes poétiques, pour les
besoins de la présente étude, seront celles qui intègrent la composition de
textes écrits ou oraux, mais toujours oralisables cumulant les trois
dimensions de la voix en tant que musique, de l’image en tant que
spatialité et du sens verbal, qu’il soit abstrait, auto-référentiel ou
mimétique. Peu importe que de tels textes soient, sur le plan des genres
du discours, à dominante lyrique, descriptive, narrative, argumentative ou
injonctive. Le facteur mélopoétique étant cependant considéré comme
discriminant vis-à-vis de la prose, les récurrences constituantes du rythme
et de la mélodie ou du mode que facilitent vers et reprises sonores (rimes,
allitérations, assonances, homosyllabisme, etc.) seront privilégiées.

0.2. En dehors même des textes graphiquement figuratifs ou des


élaborations virtuoses de la « poésie visuelle », on s'est intéressé depuis
fort longtemps, sinon toujours, et jusqu’à maintenant à la sémantisation
231  

que l'on pouvait prêter à des dispositifs poétiques formels (relevant de la


matérialité du signifiant) de nature diverse, sonores ou visuels, statiques
ou dynamiques et rythmiques, soit idiosyncrasiques, « originaux », soit
consacrés génériquement par une tradition établie (« formes fixes »), soit
encore collectivement transgressifs.2 Ces phénomènes iconiques peuvent
être plus ou moins codifiés et plus ou moins expérimentalement
identifiables aux plans cognitif et émotionnel, ou bien ils peuvent être
circonstanciels, impermanents, fantaisistes et dépendre d'un environne-
ment culturel et linguistique circonscrit. D'une façon générale, il est co-
essentiel aux usages poétiques et surtout poématiques du langage de re- et
de surmotiver à la fois la relation signique et la relation d'objet du signe,
en opposition ou en contradiction avec l'arbitraire de celui-ci, au sens
saussurien. La poésie ne témoigne pas forcément d’un cratylisme
euphorique ou nostalgique, de la jouissance d’un bien-nommer divin
révélé à l’homme qui s’est fait verbe, voire préexistant à l’usage du
langage, ou de la perte de cette jouissance et d’une telle confiance, mais
elle invente ou édicte toujours des pertinences additionnelles à celles des
usages purement informatifs du langage (pointer les choses par leur nom)
ou des pertinences alternatives.
Une fois ces banalités répertoriées et réaffirmées, il reste que 1) la
dichotomie forme-contenu (ou « fond »), un temps scolairement imposée,
n'a jamais fait l'unanimité et que la tension entre éthique du signifiant et
aléthique de la référence est partagée par de nombreuses poétiques
historiques; 2) la sémantisation de la forme a été surtout considérée
classiquement, du moins en Occident, comme un supplément ou un
adjuvant ornemental, non comme le noyau de la production poématique
du sens; 3) c'est l'homologie entre la valeur (le sens supposé) des formes
et les contenus thématisés qui est le plus souvent recherchée, comme dans
les prétendues analyses « stylistiques » ou « rhétoriques » produites par
des élèves et des étudiants peu critiques: selon cette iconicité littéraliste
(bien qu'en fait symbolique), un poème typographiquement carré serait
ainsi indicateur d'une vision cosmique stable ou se conformerait à cette
vision, tandis que des allitérations sibilantes se verront attribuer un
sémantisme de souffle ou de malédiction, etc. ; 4) c’est le propre de la
lecture « poétique » d’un texte de rechercher des affects identiques ou
différents produits tant par les signifiants et leur disposition que par les
signifiés et leur arrangement.
232  

Nous tiendrons compte de tous ces facteurs pour détecter et


mesurer le contre-dire des formes poétiques et tenter de déterminer ce
qu’elles peuvent contredire, à quelles fins, dans quelles circonstances et
sous quelles impulsions auctoriales, lectorales et sociales.
D’une part, la saisie, la compréhension, et l'appréciation de ces
phénomènes changeront profondément selon qu'on adopte une
perspective génétique et auctoriale (celles du « vouloir-dire » de la langue
ou du producteur textuel) ou bien une perspective lectorale (celle, par
exemple, dite postmoderne – mais qui n'a nullement besoin de cette
étiquette – du libre usage du scriptible, de la polysémie débridée, de la
sémiose infinie, de l'interprétation inachevable). D’autre part, une
opposition entre valeur (pathique ou logique) prêtée aux formes et aux
contenus sémantiques indépendants de ces formes, ou entre la dynamique
d’une forme et celles d’autres formes sur lesquelles elle s’appuie, peut
avoir des fonctions elles-mêmes opposées, parfois simultanées,
concurrentes et donc ambiguës.

1. Quelques contre-dires du sonnet

Je commencerai, sur le mode du questionnement, par quelques


exemples intrigants de contre-dire formel autour du genre formulaire
qu’est le sonnet. Le sonnet ayant occupé une place nodale dans les
pratiques poétiques occidentales depuis Pétrarque – et sa pratique étant
devenue mondiale (comme celle du roman) au XXe siècle, y compris
dans des langues comme le chinois dont les structures graphiques et
sonores et les traditions poétiques ne s’y prêtaient pourtant pas à première
vue –, son étude sous l’angle du contre-dire, dont je ne puis offrir qu’une
ébauche, pourrait revêtir un caractère exemplaire et mener assez loin sur
la voie d’un approfondissement de la tension poétique entre harmonie et
disharmonie.

1.1. La forme-sonnet et son régime élégiaque

Contrairement à l’élégie antique, le sonnet ne se caractérise pas


dans son principe par la métrique ou la rythmique de ses vers ; si
l’alexandrin, classique ou assoupli, a été sans doute dominant en français,
rien n’interdit d’écrire des sonnets en décasyllabes, en octosyllabes ou
233  

toute autre métrique. C’est à une autre échelle et sur d’autres critères,
numériques et géométriques, qu’il est auditivement et visuellement
reconnaissable : le nombre de vers, quatorze ; le groupement de ces vers
en strophes, séparées ou non par des blancs interlinéaires, et la
détermination des unités strophiques par des schémas rimiques tels que
l’ABBA des quatrains, lesquels en outre, lorsqu’ils sont répétés,
accouplent formellement les strophes par paires. Le sonnet est donc
affaire de brièveté, de « redoutables symétries » et de dialogue ou
dialectique entre pair et impair. Rien ne le voue a priori à l’adresse
amoureuse ni à la plainte, au regret, à une méditation sur la perte.
Or, toute la vogue du sonnet étant véritablement liée au succès de
ceux de Pétrarque, que l’on tendrait à qualifier de « post-courtois » pour
ceux écrits du vivant de Laure et d’élégiaques pour ceux écrits après la
mort de celle-ci, mais pas seulement, cette forme est rapidement et de
plus en plus devenue un véhicule privilégié quoique non exclusif de
l’expression du sentiment amoureux sous toutes ses formes (des plus
éthérées au désir le plus cru ou le plus coquin) ainsi que de la peine
résultant de toute perte, réelle, prévue ou imaginaire. Ainsi, si Lamartine,
dans « Le lac » ou « L’isolement » (« Un seul être vous manque et tout
est dépeuplé ») préfère l’amplitude de quatrains nombreux, le fameux
sonnet d’Arvers, qui se dit « imité de l’italien » constitue-t-il, plutôt que
la manifestation d’une « sensibilité nouvelle », comme il est convenu de
le dire, la cristallisation d’une affectation de la forme-sonnet à l’élégie
amoureuse, affectation qui n’a d’autre justification que l’ancienneté du
détournement historique, un droit coutumier. S’il y a eu sans doute
« sensibilité nouvelle » dans la poésie française, avec la substitution
insuffisante de la nature à la miséricorde divine et l’individualisation
croissante du sujet poétique face au monde, elle remonte assurément aux
élégiaques du XVIIIe siècle et bien plus loin encore ; en 1833 elle est loin
d’être nouvelle, comme en témoigne Millevoye parmi tant d’autres. En
fait, chez Pétrarque comme chez Shakespeare ou, bien plus tard encore
avec les Sonnets portugais d’Elizabeth Barrett Browning, louange du
monde et de l’objet amoureux et/ou action de grâce sont des objectifs du
sonnet qui rivalisent à armes égales avec le dire, voire la fabrication
neurasthénique de la perte. Chez Arvers, au contraire, la forme-sonnet, en
se fixant sur le thème de la passante (indifférente), manifeste par le
contraste entre la simple perfection formelle et l’incompréhension de la
234  

destinataire quelque chose qui est curieusement de l’ordre de la


désaffection du public pour le bel ouvrage des formes fixes, la
méconnaissance de l’investissement du scripteur dans le métier sur lequel
il a mis son ouvrage :

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,


Elle ira son chemin, distraite, sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.

À l’austère devoir pieusement fidèle,


Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

L’opposition entre l’harmonieuse audibilité du texte, qui ne se


limite pas aux coupes et aux rythmes de l’alexandrin, mais s’étend à une
rime interne et à des allitérations iconiques, et le désenchantement de la
méconnaissance associée à la lecture, déjà silencieuse —on devrait même
dire sourde— marque un tournant décisif : celui d’une poésie qui ne
s’entend plus, dont le Desdichado de Nerval et le dédicateur des Sonnets
à Orphée ne pourront manquer de prendre acte, chacun à sa façon. Le
locuteur nervalien, après avoir constaté le noircissement de son luth,
revendique en ancien combattant une double victoire passée sur la mort
(ou le silence) du poème (« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
/ Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée / Les soupirs de la Sainte et
les cris de la Fée »). Le locuteur rilkien, lui, ne cessera de s’interroger à la
fois sur l’audibilité du sonnet (« O hoher Baum im Ohr ! », « und machte
sich ein Bett in meinem Ohr » : « elle se fait un lit dans mon oreille ») que
sur les voies de passage entre plainte et glorification, dans les deux sens.
L’auto-suffisance de la scène sonnettiste de la poésie est à la fois
réaffirmée par l’indissociable trinité hoher–Ohr–Or-pheus (« ists
Orpheus, wenn es singt » : « c’est Orphée quand cela chante ») où le
bilingue n’a pas pu ne pas placer aussi de l’or dans la hauteur de l’écoute
orphique, et dénoncée, car « Orphée est déjà là-bas où vous ne
l’accompagnez point », inaccessible au lecteur comme l’était la passante
d’Arvers. Si « l’éloge seul offre un espace où puisse entrer la plainte »,
n’est-ce pas, hélas, que tout éloge lui garde la porte grande ouverte ?
Les petites dégradations que Rilke fait subir au sonnet, avec les
235  

mètres étrécis et irréguliers des sonnets 9 et 17 de la première série, par


exemple, ne font que confirmer iconiquement par la résistance des traits
structuraux essentiels (quatorze vers, deux quatrains et deux tercets,
schéma de rimes à peine altéré) la naturalité construite du sonnet
élégiaque, une naturalité construite par la répétition et la sédimentation,
au long de l’histoire de la forme, d’un contre-dire supposé initial. C’est
surtout le face-à-face avec les modernistes et imagistes Élégies de Duino
qui, en déplaçant le genre élégiaque sur une forme irrégulière et
hasardeuse, donne à penser que le cycle de sonnets pourrait opérer dans le
sens d’une restauration de l’ordre sentimental et restituer au sonnet une
homogénéité entre ses régularités et son humeur (mood et mode) ainsi
que l’exercice des dispositions à la narration ou à l’argumentation qui
sont structuralement les siennes d’entrée de jeu.
Rares sont les poètes qui, comme José Maria de Heredia, celui des
Trophées, ont au XIXe ou au XXe siècle, l’aujourd’hui peu visible
audace de s’engager résolument dans cette voie sans toucher à la forme-
sonnet. La conscience ou la sub-conscience d’une telle démarche
« décalée » se trahit dans le sonnet initial du recueil : choisir « L’oubli »
pour incipit ne peut être innocent, comme le souligne d’ailleurs la
métaphore métonymique de « l’herbe solitaire » :

Le temple est en ruine au haut du promontoire.


Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d'airain
Dont l'herbe solitaire ensevelit la gloire.

Le sonnet, encore élégiaque, exhume cependant ce qu’il présente


enfoui et abandonné, prétend défaire l’oubli qu’il désigne.

1.2. Combats douteux

Chez bien d’autres on a affaire au contraire à deux pratiques de


l’ironie, séparément ou ensemble : la « bassesse », la vulgarité ou la
platitude des contenus sémantiques opère en opposition à un sonnet
formellement intact ou peu modifié (ce sera encore le cas de Jacques
Réda), ou bien la forme-sonnet est malmenée, parfois monstrueusement,
manifestant une référence à ses quantités et structures classiques, et y
236  

opposant en même temps une action iconoclaste pour se garder de rendre


hommage aux premières dont les conventions maintenues sont réputées
l’avoir été au prix d’une servilité à des idéologies périmées, à la face
stérile et figée de la vision de monde pétrarquiste. Ce serait contre les
limitations non pas peut-être de ce que les formes ont voulu dire, mais de
ce qu’on les a employées à dire ou de ce qu’on leur a fait dire, que se
dressent, à partir d’idéologies radicalement différentes le pornographe
Haraucourt, le chrétien mystique Hopkins, ou encore Rémy de Gourmont,
parmi d’autres.
Le premier, dans son « sonnet pointu », un triangle tourné vers le
bas, icône d’une féminine toison pubienne, écrit donc en vers d’un mètre
décroissant, de l’alexandrin au monosyllabe « Ha ! » —équivalent
onomatopéique du « yes » final de Molly Bloom—, fait parler une
locutrice en tant que sexe (selon une tradition libertine déjà souvent
exploitée, par Diderot notamment) et mêle à la provocation obscène
inscrite dans l’histoire littéraire un curieux artifice, une ficelle
typographique, qui lui permet d’inscrire la provocation formelle dans le
respect même d’une règle qu’il s’est donnée. Un sonnet se composant de
quatorze vers, il aurait fallu commencer par un vers de quatorze syllabes
pour terminer la série décroissante d’une unité par vers sur un
monosyllabe. En attaquant sur un alexandrin, il est obligé au contraire de
redoubler deux mètres plus courts pour obtenir visuellement le triangle
souhaité, ce qui entraîne des ajustements et même des acrobaties
supplémentaires en jouant davantage sur les espacements entre les mots,
et même sur le corps des caractères d’un vers, dans l’édition utilisée.
Nous avons affaire à deux sortes de contraintes formelles qui entrent en
collision : celles du sonnet et du vers français traditionnels, qui n’est pas
censé dépasser douze syllabes pour rester respirable, et celles de
l’iconicité visuelle, à référence obscène. Le contre-dire des formes
apparaît dès lors comme visant une aporie plus générale, celle de fonder
une subversion dans le respect d’une continuité. Le « je fonds » pré-
orgasmique du sexe locuteur en devient profondément ambigu, et l’on se
demandera si l’iconicité visuelle de tels calligrammes modernistes (chez
Apollinaire ou Huidobro un peu plus tard aussi) n’aboutit pas à
désémantiser en partie le texte linguistique dont elle est pourtant censée
redoubler la référence ou l'allégorèse. La forme visuelle tend aussi à
fonctionner symboliquement (abstraitement et conceptuellement),
237  

indépendamment de la relation d’objet iconique.


Les poèmes élargis de Hopkins, dont le rythme non métrique a été
étudié notamment par Jonathan Culler,3 s’ils aspirent à une dissolution
dans une force (« God ») trop grande pour l’intérioriser et, comme le dit
Culler, dépersonnalisent la voix en accordant la prééminence au son – on
pourrait aussi dire qu’ils étrangéisent le discours poétique à lui-même – ,
révèlent mieux encore un combat des formes quand il s’agit d’un sonnet
(poème rimé de quatorze vers). Dans celui dont l’incipit « Not, I’ll not,
carrion comfort, Despair, not feast on thee »4 compte sept accents pour
treize syllabes, l’étirement du vers en versets dans le goût des Cinq
grandes odes claudéliennes est d’autant plus saillant visuellement qu’il
est contrecarré auditivement par le haché martelé d’une accentuation
forcenée. C’est en fait sous un tel poids d’écroulement de montagne ou de
déferlement de violence sauvage que succombent dans le combat avec
« my God » le sujet poétique (« I wretch lay wrestling with (my God !)
my God. ») et la forme sonnet elle-même. La pose formaliste du sonnet
n’est plus évoquée que pour montrer sa fragilité face à l’enthousiasme
dévotionnel.
Est-ce la forme sous-jacente qui continue d'être un opérateur ou un
analogon sémantique principal, ou bien au contraire, les transgressions
formelles, dans leur système ou dans leurs occurrences singulières
prennent-elles la relève de la règle ? Il existe évidemment d’autres
moyens d’affronter de telles interrogations, dans une ère poétique du
soupçon bien antérieure à celle qui affectera la fiction des années
cinquante et qui se prolonge durablement après celle-ci. Je ne reviendrai
pas une fois de plus ici sur Mallarmé ni sur les solutions variées que
Valéry, Brennan, Rilke, Wallace Stevens, Ángel Crespo, par exemple, ont
tenté d’apporter au différend reconnu par Mallarmé dans sa « Crise de
vers » et à d’autres moments clés de sa pensée et de sa pratique du
poème, dont la spatialisation à la fois sonore et visuelle du Coup de dés
constitue à la fois l’émergence et l’apex. Il suffira de se souvenir que,
même chez les mallarméens apparemment les plus sages, à ce qui était
encore chez Baudelaire recherche d’un accord entre le vouloir-dire des
formes poétiques et les visées sémantiques et affectives des énoncés du
poème, succède le principe d’une tension irrésolue (aussi bien entre
formes traditionnelles et formes ou in-formes novatrices et/ou
déconstructives) qui devient le seul moteur d’un discours décidément
238  

entravé.
C’est encore ce que pourrait indiquer ma propre pratique du sonnet
français et de formes analogues de 1989 à 2012, ainsi que celle de
contraintes formelles majoritairement d’une autre nature dans mes
poèmes de langue anglaise depuis la fin de l’année 2008 et les problèmes
traductologiques soulevés par le transfert des poètes que je traduis et celui
de ma propre poésie par autrui dans des langues étrangères. Croyant que
la théorisation de la poétique du poème a tout à gagner d’une pratique
critique de l’écriture poétique, je terminerai par là.

2. Vouloir-dire et contre-dire des formes en action

2.1. De l’informe aux élégies et au cycle de sonnets, du sonnet de


célébration au sonnet élégiaque et retour
Loin d’abord de tout milieu littéraire, riche, dans mon enfance
isolée, d’une bibliothèque municipale stockant sans discrimination Delly
et Diderot, Verne et Voltaire, de deux misérables librairies où les tranches
colorées des premiers Livres de Poche invitaient à l’infinie diversité dans
un format unique, de deux voyages à l’étranger dont Everyman’s Library
et Penguin, Austral et Losada avaient constitué le butin, et doté d’une
formation scolaire qui, en 1960, ne parvenait pas jusqu’à Rimbaud mais
ne comportait plus la moindre rhétorique ni poétique, c’est soit par
ignorance, soit par paresse esthétique et sentimentale que j’écrivis en vers
libres mes premiers poèmes, impressionnistes, désireux, par avance
nostalgiques. Leur publication avec un premier non-roman me conduisit à
Paris où, à part Jean Ristat, je ne connus que des romanciers, la plupart
Nouveaux, un peu plus tard Aragon, dont l’inégalée maîtrise du vers
décourageait toute imitation, et Jacques Réda à ses débuts, qui était alors
élégiaque mais non sonnettiste. Je suivis donc pendant quinze ans le
chemin de la facilité qui conduisait droit à l’épuisement, faute de
consentir à la surenchère d’un « lyrisme » personnel, amoureux ou
engagé. C’est d’impulsions extérieures, mimétiques et expressives, voire
non littéraires, semblait-il, que se déclarèrent progressivement la
possibilité, puis la nécessité et enfin l’urgence du recours à des
contraintes formelles rigoureusement tenues, puis à des formes fixes,
enfin à leur combinaison avec d’autres contraintes, engendrant variantes
et mutantes, un langage à travers lequel, faute de me reconnaître moi-
239  

même, ce qui peu me chaut, quelque autre pourrait deviner sa présence en


moi, voire même loger sa voix, proche et distincte, dans l’habitacle de
mon poème modelé à sa forme. Jusqu’à 1988 environ, si j’avais bien
laissé derrière moi tout informe qui ne fût formalisé, j’en étais resté, pour
l’essentiel, à la lâcheté de poèmes séparés, circonstanciels, au principe du
recueil, dont la disposition se bricole a posteriori. Le livre n’était même
pas à venir.
Mais il vint. En divers échafaudages. Sous les principes du cycle,
de la suite et du paysage. Si Michel Deguy, comme on peut le lire dans
son pamphlet Le Comité, avait, malgré une belle défense, échoué à « faire
passer » chez Gallimard mon dernier recueil, qui s’avéra ultime,
confrontant des poèmes —dont la plupart avaient été imprimés dans des
périodiques—, à leur prosification, j’aurais trouvé aux tergiversations,
puis au refus final du Comité de meilleures raisons que les siennes jamais
énoncées, et toute contraires, si elles l’avaient été. J’entrepris alors, sur le
principe de multiples combinatoires strophiques et rimiques, le cycle de
poèmes de 48 vers chacun intitulé XII Élégies. Il m’importait de donner
un devenir verbal à l’absence d’une personne, peintre et musicienne, dont
les talents correspondaient à mes propres déficiences : mon abandon
précoce du dessin, ma totale incapacité instrumentale et vocale. Les
peintres coloristes abstraits que je fréquentais, les poèmes symphoniques
Lark Ascending de Vaughan Williams et Verklärte Nacht de Schönberg,
qui me hantaient, portèrent cette entreprise jusqu’à son terme et au-delà,
grâce à la magnifique traduction espagnole d’Ángel Crespo. La forme
poétique, dans sa variation dynamique, dans ses avancées, du vers blanc à
la terza rima, par exemple, et dans ses rechutes incidentes, relevait,
comme il est logique dans l’élégie, dans le travail du deuil, d’un principe
de restauration. Une restauration évidemment toujours partielle,
inachevable, à reprendre, à poursuivre, à tenter à nouveau. L’horizon de
l’harmonie homologique entre forme, sémantique et æsthesis, en arrière
comme en avant du poème, celui d’une pleine adéquation entre moyens
formels et accomplissement sublime de la présence de l’objet du désir,
demeurait à sa place, presque aussi lointain, à peine rapproché. Il
s’ensuivit, pour alternative, Hier est bien commencé, une construction
pyramidale de quarante-cinq poèmes en versets blancs, puis, en écho
tardif, Le Monde extérieur, un autre cycle de soixante-douze textes,
souvent hyperréalistes, en un excessif mètre de quinze syllabes,
240  

soigneusement séquencés. Je m’en suis expliqué en préambule d’extraits


publiés en août 2015 dans la revue canadienne Les Écrits. La diffusion
sonore, parfois magmatique, que haïssait Claude-Michel Cluny, servait de
fond à des éclaircies rythmiques et mélodiques. Le désordre, le
brouillage, la confusion, manifestées quasi mécaniquement par un tel
procédé, s’exposaient en tension difficilement soutenable, non pas entre
le vouloir-dire de la forme et celui du lexique ou des énoncés, mais entre
le contre-dire de la sémantisation formelle et de sa dé-nonciation par les
régularités architectoniques.
Mais, en réponse à une voix encore sans visage et sans corps, à un
pas comptant sans le savoir les marches d’un escalier de maçonnerie, le
sonnet fit irruption. La forme-sonnet, inaugurée dans la sidération (« O
hoher Baum im Ohr ! ») me requit presque exclusivement, en français,
pendant vingt ans, du premier livre de soixante sonnets, Puellae laus
atque lucis, de ce qui devint La Leçon d’Otilia,5 au dernier ouvrage de
soixante sonnets, Composition sans titre, écrit en quarante jours de l’été
2012. Je dis « la forme-sonnet » et non un quelconque sonnet dans son
unité individuelle. La brièveté du sonnet et sa réduction strophique (des
quatrains aux tercets) dans sa version pétrarquiste, ou, plus brutalement,
de trois quatrains à un distique, dans sa version anglaise classique, ne
parviennent jamais à être entièrement compensées, rédimées, guéries par
le dispositif dialectique, le regroupement rimique des tercets en un sizain,
ou encore par une clôture morale et épigrammatique. En dépit du succès
retentissant de certains sonnets isolés comme celui d’Arvers évoqué plus
haut, sans doute pour des raisons d’économie mémorielle du même ordre
que celle des proverbes ou des limericks, chaque sonnet nous laisse sur
notre faim, fait sonner un appel à d’autres sonnets, car c’était trop vite.
Voici donc une forme qui ouvre à la fois la gloire et la terreur d’un espace
infini dans son principe et non-clos, inachevé, inoccupable dans son
expérience vécue, corporelle. Ce que proclamait le premier tercet du
premier sonnet de La Leçon (« Dans cet espace la totalité des chants / est
contenue, tels à l’oreille d’une conque / le respir de la mer et la joie des
marchands. ») n’aurait été qu’un vœu pieux ou un vain défi s’il s’était agi
pour ce sonnet de se mirer et de s’admirer. Cette louange inaugurale
adressée à la fois à la forme enfin venue comme inédite et revenue de
temps immémorials et à l’être apparu à la seule oreille dans la certitude
de sa beauté et de sa vérité, était donc inévitablement sujette à être
241  

tronquée, trop vite renversée et reversée au crédit de la plainte qui s’est


historiquement emparée de la forme-sonnet, comme on l’a vu. Le
deuxième tercet du second sonnet et le premier quatrain du troisième,
enchaînant, prennent acte non sans effroi, de la menace qui plane sur la
parole de louange contre-disant l’occupation traditionnelle de la forme-
sonnet par la souffrance et la dépossession, et sur l’objet auquel cette
parole s’identifie :

L’été venu, l’on ouvre la maison des champs


et l’on dénoue les nattes, chaînon à chaînon,
pour adoucir la détresse de notre chant.

Ton image est ton être, à cela je connais
que tout chant est futile, au secret condamné
de la voix qui, l’ouvrant à ses ardeurs, l’encombre
et porte à la lumière la lourdeur de l’ombre.

Il a donc fallu un parcours grandement prolongé, souvent épuisant,


pour revenir avec quelque sécurité de la place résonnante des plaintes du
deuil à celle dansante des jours de fête, il a fallu aussi de nombreuses
tentatives de remettre la forme-sonnet sur de plus droits chemins que
celui de son détournement élégiaque, en lui faisant structurer et cadrer
des paysages ou condenser critiquement des récits, avant de pouvoir,
bridant la contradiction, imputer à la bonne forme (une forme bonne en
soi) le retour de Gradiva et, simultanément, imputer au retour, pour
fugitif qu’il soit, de Gradiva, son géométrique assainissement. Sans
doute, si l’écart du contre-dire des formes ne peut jamais être annulé,
faut-il de cet écart même faire l’axe et le double foyer du discours
poétique : « Ellipse, s'écrie-t-il, j'ai percé ton secret, / Car tu me
ressembles, comme moi écartée / Entre toi-même et toi, je vois ton œil
nacré. »6

2.2. Isolettrisme, anagrammatisme, voix du nombre et voix de l’autre

Contrairement à ce que pourraient soupçonner certains lecteurs, je


ne vois donc aucune malédiction dans le contre-dire des formes codifiées
ou autrement contraintes qui n’a cessé de redynamiser leur perpétuation,
242  

celle du discours poétique lui-même, comme le montrent plusieurs


excellentes études réunies par le CRLMC de Clermont-Ferrand.7 Je ne
réduis pas non plus le discours lyrique ni à fortiori le discours poétique en
général à une transgression ou à un « écart par rapport à la structure du
discours », comme le signale Antonio Rodriguez8 chez Jakobson, K.
Stierle ou Jean Cohen, selon des modalités différentes. Il n’y a pas qu’une
seule structure du discours, et les formes poétiques sont souvent en fait
les seules à préserver des traits du discours oral et mimétique qui en
viennent à être occultées à certains moments par la mutation des usages
sociaux de la parole et/ou par des révolutions technologiques.
Le contre-dire des formes poétiques auquel on a eu affaire pendant
trop longtemps peut cependant nous obliger, soit collectivement, soit
individuellement, à nous retirer de l’arène où il nous a déchirés, pour
« aller voir ailleurs » et nous protéger de son agression répétée par une
fuite ou une migration judicieuse et salutaire. C’est alors que se
produisent non seulement des sorties de traditions mais des sorties de
langue ou même de médium. Pour ma part, après de maladroites
tentatives en espagnol vers 1970 et d’autres en anglais, par
l’autotraduction, puis par l’écriture autonome entre 1975 et 1981, c’est
sous la double impulsion d’une lassitude des possibles présentés par le
français et de la superposition de paysages physiques et culturels perçue
entre l’Australie et les Dardanelles, et entre la Grèce antique, la Turquie
moderne et la jungle suburbaine de Sydney, que j’ai franchi le pas de
composer un premier livre-poème en anglais, puis un second et un
troisième cycle de poèmes dans cette langue, en y recherchant
précisément les moyens de contraintes génératrices spécifiques, difficiles
ou impossibles à transposer dans d’autres langues disposant d’un
matériau sonore et lexical et de systèmes rythmiques radicalement
différents.
Dans un premier temps, avec un tel désir et sous pareille pression,
l’urgence était d’essayer une forme qui romprait aussi nettement que
possible avec les automatismes et la machine à sublimer que le sonnet en
alexandrins, stricts ou assouplis (césure flottante, enjambements) m’avait
procurés pendant plus de quinze ans, au fil d’un grand nombre
d’exercices. Je voulais, comme on dit, retrouver le chant et, avec lui, une
corporéité que des régularités établies avaient menacé de réifier,
d’évaporer ou de monumentaliser, dans tous les cas, de rendre inerte. Il
243  

fallait pour cela plus qu’un changement de langue. Le pentamètre


iambique, des rimes ou des assonances finales m’auraient aussitôt fait
retomber, craignais-je, dans la même ornière. C’est ainsi que je conçus
tout d’abord la réunion de deux contraintes formelles : des vers
isolettriques, dans une assez étroite fourchette, et, pour assurer un autre
type de cohérence, rythmique et mélodique, des rimes internes, des
paronomases, des dérivations para-anagrammatiques :

Still dancing, dancing still, unending


List of songs, unsung but their lance
Tilted to the heart, ever the very same,
Its mace tearing at me, revered, both
Sobbing and diverse, diving in lace,
Tamely untimely, standing on the tar.9

Prenant le contrepied d’une autre langue et de formes classiques


dans la langue d’écriture, ce modèle, s’il demeurait seul et sans
concurrence au long du livre, n’en risquait pas moins de verser dans la
monotonie et de rappeler avec trop d’insistance le rythme quadri-
accentuel de ballades et d’autres genres populaires anglais. Il fallait donc
alterner ces poèmes de dix-huit vers (en trois sizains) encore proches, de
plus, du sonnet par leur volume textuel, avec des poèmes bien plus longs,
aux vers plus amples et mêlant le lyrique au descriptif, au narratif, à
l’argumentatif. De telle sorte que le paysage formel et les paysages
référentiels superposés ont développé dans la traversée du livre un récit,
un drame et un argument sous-jacents, jusqu’aux quatre idylles,
volontaristes, fragiles et ambiguës données en épilogue : « this is what
makes it easy to live broadly / in a lost garden, culling plums and quinces
/wild as they will issue from the tree of the present. »10 Les calembours
en filigrane, comme « live broadly » / [live on Broadway], car « dans un
jardin perdu », sont enrôlés du même coup au service d’une histoire dont
la narrativité contredit l’anti-mimétisme et l’auto-référentialité supposée
du discours lyrique.
Des trois ouvrages suivants, entre 2012 et 2015, le premier, Indian
Poems of the Carnal Edge11 réunit quatorze scènes mentales à partir
d’autant de scènes empiriques composées à la manière de juxtapositions
oniriques. Les contraintes de base de ces longs poèmes restent semblables
244  

à celles d’Anonymous of Troy, mais les phénomènes de miroitement et de


superposabilité imparfaite sont soulignés, complexifiés et mis à l’épreuve
par l’incitation à une diction et à un accent indiens (« Rocks were rolled
to fill the rough dry ravines, / and a festoon of rotting rubbish along the
road ») et par l’insertion systématique de mots et de noms propres hindis :

At the panchayat they say some creased bills


will never suffice to give a name to your sons:
not even Lakshmi will turn these tusks into gold
or hold plain dusk from effacing the postcard.

Pareille mixité linguistique sera tenue soit pour réaliste,


reconnaissable, « typique », soit pour auto-exotiste, si elle est indienne,
mais elle serait exotiste et pittoresque, orientaliste au sens d’Edward Said,
du point de vue offert par un communautarisme anglo-saxon. Et, si l’on
se rend compte à quel point elle rend asymétrique et utopique toute
traduction dans une langue néo-sanskrite de l’Inde du Nord, alors même
que la plénitude des effets du poème indo-anglian ne peut être espérée
que d’une édition trilingue (anglais plus hindi et bengali, par exemple),
on mesurera combien des formes poétiques liées à un milieu culturel
donné, comme le sont certaines maladies opportunistes à un patrimoine
génétique ou à une déficience immunitaire particulière, contredisent a
priori, en tant qu’intraduisibles, l’universalité du poétique qu’elles
illustrent néanmoins dans ce contexte précis.
Je passerai sans presque m’arrêter sur Opus 15, cycle de 54
poèmes nord-américains (six séquences de huit poèmes de quatre
quatrains chacun, plus un prologue et cinq poèmes intercalaires) composé
de février à mars 2015, car sa démarche est annoncée en clair dans le
prologue :

someone dreams of winning a five days


seven nights tour of towers and rubble
and trains to become the parish singer,
and no flower will stand for a language,

nothing will grow or wither, or depart


or stumble unless your voice is released
245  

from the tether of prose and shamelessly


shows a soft sun in the shadows shining.

On constatera qu’avec un rôle plus discret de la génération


anagrammatique et avec un isolettrisme plus strict réapparaissent,
quoique transposées sur d’autres plans que ceux du mètre et de la rime
finale, des contraintes classiques et codifiées ailleurs, assez simplement
recodées ici, de telle façon qu’elles sont destinées à jurer avec ce que
désigne la sémantique du texte. Distance prise par rapport aux « poèmes »
de Carver. Ce premier contre-dire débouche sur un second, avec l’autre
voix appelée et in fine imitée, celle qui fait glisser exquisément les
chuintantes et sibilantes d’un sonnet de Feng Zhi.
Ce prologue, écrit après coup, annonçait le travail effectué dans le
cycle suivant, de trente-six poèmes, The Reading Pavilion,12 composé de
juillet à septembre 2015. Chacune des six séquences (sans prologue ni
épilogue) comprend six poèmes de trois quatrains de vers isolettriques
plus longs que précédemment et permettant souvent six accents par vers.
Avec deux vers de moins qu’un sonnet, nous avons tout de même un
volume de texte et une durée vocale similaires : tout se passe, par rapport
au sonnet anglais, comme si le distique final avait été réinjecté dans les
trois quatrains. En outre, la rime en fin de vers réapparaît, suivant un
schéma cohésif et miroitant : ABAB BCBC DBDB, il n’y a qu’une
simple variante d’ordre dans un poème par séquence, la rime cohésive
n’est abandonnée qu’à la toute fin du livre. Le rôle de l’aléatoire
anagrammatique est ainsi réduit. Mais le contre-dire de la forme poétique
se retrouve, pour être tendanciellement résolu à un autre niveau de
signifiance, dans l’usage uniforme qu’en font les deux voix, masculine et
anglo-américaine, et féminine et sino-américaine, qui se répondent dans
chaque paire de poèmes (voix 1 puis voix 2) ; tous les poèmes étant
accouplés de la sorte, l’unité de compte devient le deux. La seconde voix,
qui parle d’abord d’elle-même à la troisième personne, accepte
progressivement son rôle moteur dans la construction du deux en
adoptant une énonciation à la première personne. La première voix
adopte le plus souvent un ton soit élégiaque, soit encomiastique, comme
le fait d’habitude celle du sonnet ; la seconde propose, avec une grande
force de conviction, critiques et alternatives à cet usage (ou à cet abus).
La dialectique de principe proposée par la structure du sonnet, qui ne lui
246  

permet pas d’aboutir, du fait de son peu d’étendue, s’étale sur chaque
couple de sonnets, chaque triade de couples, et sur les six triades. Ce qui
doit permettre à la seconde voix de réaliser dans le « pavillon de lecture »
(qui réunit le pavillon de l’oreille et l’orifice de la bouche, qui est donc à
la fois corps et habitacle dans le jardin de la langue) la tempérance du
deux, nombre d’union et non de division ou de répétition, et enfin
d’annoncer le repos du septième jour, un silence rumoreux :

We repaired the roof, the sprinkler, the alarm system,


we paired word to word and we grafted sound to sense,
we cleaned, we plucked the peony bloom from its stem,
we drafted afternoon rules, we burnt sticks of incense.

Our wishes appear in print after their fire is spent


but, by our voices together revived, they hold in store
the incessant call on which the home gardener is bent,
not to show it to the crowd, not to bring it to the fore.

Only yesterday, we learnt that grandeur is trivial,


let us close the pavilion for the night, brew some tea,
listen to the range of light sifting through the vial
as if a new lehru cello was falling asleep in the sea.

On notera que la proclamation d’une conciliation chorale à travers


la forme-sens, dont les rituels sont désormais accordés à une visée
partagée, autorise la disparition de la rime cohésive, un relâchement de la
reprise sonore, y compris même une rime sémantiquement contrastive
(trivial-vial) qui n’est guère que pour l’œil. Comme les deux voix
peuvent désormais s’échanger en partageant une même forme pour une
commune téléologie, le mélopoétique et le phanopoétique, le visuel et le
sonore du poème s’annoncent interchangeables au niveau du signifiant
comme à celui du signifié.

***

Par-delà la facilitation de la production du texte et le


contournement de la métrique ou de la rhytmique classiques, ces
247  

techniques formelles ont deux conséquences majeures dans une


perspective lectorale délibérément prise en compte : se donner à
connaître, d’une part, comme intraduisibles, comme des objets sans
équivalents interlinguistiques, pour la bonne raison qu’ils sont
constamment engagés dans un processus plurilingue d’auto-
translecture ;13 et, d’autre part, susciter la production mentale
d'alternatives formelles qui feraient dire « autre chose », quelque autre
chose posée en tiers comparant des dualités poétiques elles-mêmes : la
polysémie remonterait en quelque sorte (ou bien redescendrait, si la
langue est le ça du poème) du signifié au signifiant, et la forme poétique
induirait dès lors l'universelle singularité du moment textuel par les choix
éthiques dont « il faut bien » qu'elle résulte.
Le contre-dire de la forme se retournerait une fois de plus en un effet
de vouloir-dire, qui n'est pourtant sans doute que le fait de l'arbitraire de
la ou des langues et de coups de dés qui ne pouvaient pas ne pas être tirés.
248  

NOTES

1
Comme l’impliquent par exemple les ouvrages de Culler, cité plus bas,
et de Gustavo Guerrero, Poétique et poésie lyrique. Paris: Le Seuil, Coll.
« Poétique », 2000. Si Le Tasse assigne au lyrique le concept pour objet,
ce ne peut être que parce que la fable ne correspond pas à la forme du
discours lyrique, et il va même jusqu’à affirmer l’identité du concept et
de la forme lyrique : « nous dirons que les concepts sont la forme dans
ces lyriques », cité par Guerrero, p. 177.
2
Voir par exemple Le Souci des apparences ; neuf études de poétique et
de métrique rassemblées par Marc Dominicy. Bruxelles : Éditions de
l’Université de Bruxelles, 1989.
3
Jonathan Culler, Theory of the Lyric. Cambridge, Mass. & Londres :
Harvard University Press, 2015. 176-180.
4
Texte et traduction française dans l’anthologie Le Sonnet réalisée par
Dominique Moncond’huy. Paris: Gallimard, coll. « Folioplus,
Classiques », 2005. 112-113.
5
Alexis Saint-Amand [pseudonyme], La Leçon d’Otilia ; sonnets
complets 1992-1994. Paris : La Différence, 1995.
6
« Eukléidès IV », poème extrait de Didier Coste, Composition sans titre,
à paraître au sein d’une sélection du volume dans un prochain numéro de
Po&sie.
7
Laurent Cassagnau et Jacques Lajarrige, dir., Pérennité des formes
poétiques codifiées. Clermont-Ferrand: Presses de l’UBP, 2000. Voir en
particulier les chapitres consacrés par Claude Le Bigot à « La lyre
d’Orphée : Remarques sur l’usage des formes régulières dans la poésie
espagnole actuelle », 67-79, et par Roger Gayraud à « Iliazd et le
sonnet », 81-92.
8
Antonio Rodriguez, Le Pacte lyrique. Sprimont (Belgique) : Mardaga,
2003. 43-48.
9
Didier Coste, Anonymous of Troy. Sydney: Puncher & Wattmann, 2015,
p. 13.
10
Ibid., 68.
11
Didier Coste, Indian Poems of the Carnal Edge (2012-2014), extraits
parus dans Muse India, 2014:
http://www.museindia.com/regularcontent.asp?issid=57&id=5178.
Édition imprimée trilingue en préparation.
249  

 
12
Didier Coste, The Reading Pavilion, un extrait est à paraître début
2016 dans un numéro de la revue new-yorkaise Cardinal Points dirigé
par Alexandra Berlina. Le même extrait, intitulé « A Pair of Broken
Arrows » a fait en octobre 2015 l’objet d’une lecture enregistrée lors d’un
entretien avec H.G. Ruprecht pour le programme littéraire de la radio
CKCU FM d’Ottawa.
13
J’emprunte, en le traduisant, le terme de “transreading” à l’emploi
heuristique qu’en fait Huiwen Helen Zhang dans plusieurs articles et
communications particulièrement éclairants et innovants. Voir
notamment « “Translated, it is …” — An Ethics of Transreading »,
Educational Theory, 64.5 (2014) : 479-495, et ma recension à la fin de
l’essai critique « Si la traduction m’était contée (parcours accidenté) »,
Acta Fabula, 16.3 (avril 2015) :
http://www.fabula.org/acta/document9237.php (dernière consultation le
26.12.2015).
250  

Bernardo Schiavetta
écrivain

Comment j’ai trouvé les auteurs de mes textes

Chez moi, l’imagination est tout


Raymond Roussel

Résumé

Depuis plus de trois décennies, l’œuvre littéraire en espagnol de Bernardo


Schiavetta a toujours été guidée par ce que certaines formes de
composition lui ont « dit ». Conçues comme des diagrammes, elles ont
été les matrices thématiques de ses poèmes (composition en cercle =>
cycles ; composition en chiasme => reflets ; collage multilingue =>
Babel). Racontées par lui-même, les phases qui jalonnent l’histoire de ses
productions poétiques et narratives montrent comment la logique interne,
autotélique, de ce type d’écriture, lorsqu’elle est poussée à l’extrême, finit
par inverser, autant que possible, la séquence rhétorico-génétique propre
aux écritures d’expression personnelle. Dans ces dernières le scripteur-
auteur et son vouloir dire (le sens) sont au début du processus ; après,
l’inventio de contenus conditionne la dispositio du texte, tandis que
l’elocutio comporte assez de marques personnelles de son scripteur pour
que le style soit, habituellement, l’homme même. En revanche, dans le cas
des livres de Schiavetta, la dissociation entre scripteur et auteur est des
plus tranchées. La séquence rhétorique de leur production a commencé
par un vouloir faire, par l’inventio non pas d’un sens, mais d’une
composition globale (d’une dispositio). Ensuite, ces formes ont
fonctionné comme des matrices iconiques de sens, conditionnant en plus
l’elocutio. Ensuite encore, le style et les contenus des poèmes résultants,
et particulièrement de leurs recréations (autotraductions) en français, se
sont avérés si lointains du scripteur, qu’il a décidé de les attribuer
fictivement à un personnage-auteur. Cet hétéronyme est désormais
pourvu d’un riche profil biographique développé dans un essai-fiction et
un roman, deux travaux en cours dont des fragments ont été publiés en
revues. Dans ce type d’écriture donc, l’auteur n’apparaît pas au début,
251  

mais à la fin du processus d’écriture, et l’on peut dire que la forme est le
personnage même.

Abstract

For more than three decades, Bernardo Schiavetta’s literary work in


Spanish has been guided consistently by what certain compositional
forms have « said » to him. Conceived as diagrams, they have served as
the thematic matrices for his poems (circular composition => cycles ;
chiastic composition => reflections ; multilingual collage => Babel). The
various phases in the history of his poetic and narrative production show
how the internal, autotelic logic of this kind of writing, when pushed to
the limit, ends up inverting, in so far as possible, the rhetorico-genetic
sequence that is characteristic of writing as personal expression. In such
writing, the scriptor-author and his or her expressive intention (the
meaning) are present at the beginning of the process ; later, the inventio
of content conditions the dispositio of the text, while the elocutio bears
sufficient traces of the scriptor’s personality to be perceived as « the man
himself », in Buffon’s words. By contrast, in the case of Schiavetta’s
books, the dissociation between scriptor and author is particularly
marked. The rhetorical sequence of their production began with a
constructive intention, with the inventio not of a meaning but of an
overall composition (dispositio). These forms then served as iconic
matrices of meaning, also conditioning the elocutio. And then, the style
and the content of the resulting poems, and particularly their recreations
(self-translations) into French, turned out to be so foreign to the scriptor
that he decided to attribute them to a fictional author-character. This
heteronym has now been supplied with a rich biographical profile,
developed in a ficto-critical essay and a novel, works in progress of
which fragments have appeared in journals. In this kind of writing, then,
the author does not appear at the beginning but at the end of the process,
and one can say that form is the character itself.

Mots-clés : autotélisme, autotraduction, centon, contrainte, contrainte


sémantisée, hétéronyme, imagination, métatextualité, multilinguisme,
Bernardo Schiavetta.

Depuis plus de trente ans, par une attitude volontairement


impersonnelle et formaliste à l’égard de l’écriture, je mets en œuvre ce
qu’un critique malveillant a désigné comme une « poésie de
laboratoire ».1 Soit, mais cette poésie, issue non pas d’un calcul froid
252  

mais de la réflexion imaginative, m’a permis de donner du sens à des


formes abstraites et de trouver ensuite, dans des textes ainsi composés,
les traces d’autres personnalités que la mienne : les auteurs véritables
(quoique imaginaires) de certains mes poèmes.

Les formes comme matrices de sens

La première fois que j’ai pris conscience de la « présence » pleine


d’un hétéronyme, ce fut par un écart de genre : la voix d’une femme est
apparue, et il était évident que ce moi lyrique ne pouvait pas être le mien.
Je travaillais alors sur diverses variations de l’ancien procédé poétique de
la glose,2 en composant des poèmes dont le premier et le dernier vers
étaient empruntés à un autre poète. Dans ce cas précis, il s’agissait de
citations du Cantique Spirituel de Saint Jean de la Croix, où l’âme parle
au féminin. Je me suis souvenu alors des Heroïdes d’Ovide et des Lettres
portugaises de Guilleragues et j’ai commencé ainsi à construire le
personnage d’une nonne (sous forme de nouvelle incluant certains de ses
poèmes). Depuis lors, d’autres écarts de voix m’ont permis de percevoir
le surgissement imprévu de plusieurs hétéronymes. Ici, je ne parlerai que
de celui que j’ai choisi de développer le plus en détail et profondeur,
Bruno Gonzalvi, un poète qui traverse le XXe siècle. La longue gestation
de sa personnalité est surtout liée à trois matrices de sens : la glose, les
diagrammes métriques et le centon ou collage.
Il convient, pour des raisons de clarté, que j’explique le
fonctionnement des diagrammes métriques, un type particulier de
strophes qui m’ont permis de composer, entre 1983 et 1989, la majeure
partie de Fórmulas para Cratilo [formules pour Cratyle],3 le plus connu
de mes livres.
À cette époque, chaque poème débutait silencieusement, sans
paroles, dans l’étrange usine de mon imagination (pour le dire comme
Roussel). Les yeux fermés, je visualisais de manière dynamique, dans le
temps et dans l’espace, telle ou telle forme prosodique, mais sans y
inclure des contenus préalables. En travaillant de la sorte, j’agissais
comme le parolier qui doit inventer un texte pour une musique déjà
existante, sauf que, dans mon cas particulier, j’explorais plutôt la valeur
figurative et la potentialité associative de quelques formes géométriques
très simples, inspirées directement des calligrammes métriques
hellénistiques, les technopaegnia.4 Je ne prétends donc à aucune
originalité, et je n’ignorais pas, d’ailleurs, que Valéry avait révélé
comment son Cimetière marin fut d’abord, dans sa tête, une simple
strophe vide : six vers décasyllabes.5 Bref, mon imagination donnait une
signification analogique, iconique, à des schémas rythmiques abstraits,
253  

les transformant en diagrammes (au sens de Peirce). Chaque diagramme


métrique,6 à son tour, parfois immédiatement, parfois de manière tardive,
finissait par évoquer des objets concrets. La formulation verbale des
poèmes apparaissait en fin du processus, et se prolongeait par de
multiples réécritures, qui ajoutaient souvent de nouvelles associations de
sens.
Ainsi, l’idée de strophes bouclées sur elles-mêmes faisait surgir
dans mon esprit l’image d’un cercle ou d’une spirale, puis celle, disons,
des engrenages d’un mécanisme d’horlogerie, puis celle d’une danseuse
automate, et ensuite des vers à son sujet. C’est le cas de ce distique
circulaire, une auto-traduction de l’espagnol, choisi en raison de sa
brièveté (car d’autres compositions, comme par exemple des sextines
bouclées, prendraient trop de place) :

…musique de boîte à…

sur la pointe du pied la ballerine


son tour commence où son tour se termine
sur la pointe du pied la ballerine

FIGURE 1
… musique de boîte à… © Bernardo Schiavetta
254  

Certes, les lecteurs de Formules sont en terrain connu : ils


reconnaîtront dans cette manière d’écrire, au choix, la mise en abyme de
Gide, l’autoreprésentation textuelle de Ricardou, la métatextualité de
Magné ou le deuxième principe de Roubaud : un texte écrit suivant une
contrainte parle de cette contrainte.7 En ce qui concerne mes propres
procédés génétiques, ces formulations théoriques doivent être nuancées.
Comparons-les d’abord avec les procédés rousséliens. Ceux-ci
s’appuient sur des associations lointaines qui exploitent la nature
arbitraire, conventionnelle, non motivée du langage.8 Autrement dit, chez
Roussel, les contenus (et leurs référents), sont mis en relation les uns avec
les autres au moyen de ressemblances phonétiques fortuites, non
motivées, c’est-à-dire par des associations en général non cohérentes. Il
en résulte des textes frappés d’une plus ou moins grande incongruité, si
appréciée des surréalistes. En revanche, la méthode que je viens de
résumer s’appuie sur la motivation mimétique,9 non pas du langage
proprement dit, mais de figures résultant d’un autre système, la métrique.
Cette méthode produit donc in fine des textes ayant une forte congruence
analogique et logique, pouvant en outre s’enrichir indéfiniment par des
associations cohérentes. Cela a contribué, sans doute, par le
développement d’une logique interne, à la naissance de l’auteur
hétéronyme et de sa biographie fictive.
Les poèmes de Fórmulas para Cratilo ont pourtant une
caractéristique majeure en commun avec les textes rousséliens. Dans les
deux cas, contrairement à la rhétorique propre à l’expression personnelle,
l’inventio de contenus est secondaire, et c’est la dispositio qui est
première. Et puisque leur thème est déduit de leurs formes, on ne peut pas
parler de contrainte (au sens étymologique) : pas de lit de Procuste pour
l’expression d’un sens qui germe dans une matrice.
Le moi lyrique de mes poèmes, lorsqu’il existe, est une persona.
Cette position a été encouragée par la lecture, très précoce, d’ouvrages
qui se trouvaient dans la bibliothèque de mon père : le Paradoxe sur le
comédien de Diderot, La Décadence du mensonge de Wilde et surtout
divers essais de Paul Valéry et la Philosophie de la composition de Poe,
qui m’ont marqué pour toujours. Certains ont soutenu qu’aucun véritable
poète ne saurait écrire selon la méthode de Poe. Bien faussement en
vérité, car Mallarmé, maître à son tour de Valéry, déclare l’avoir utilisée
pour composer L'Azur, et son témoignage est irrécusable : « Toutefois,
plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m'a léguées mon
grand maître Edgar Poë ».10 En fait, les œuvres de Mallarmé et de Valéry
seront guidées par la « disparition élocutoire du poète »,11 selon un
dictum qui reformule heureusement l’impersonnalité d’une poétique
dramaturgique.12 Comme le comédien de Diderot face à son public, le
255  

créateur postulé par Poe ne communique pas une émotion qu’il éprouve
de manière intime ; non, avec son art, il cherche à la provoquer chez son
lecteur. Bien comprise, l’Épître aux Pisons dit la même chose : Horace
n’encourage pas les poètes à épancher leur subjectivité, mais à trouver
une thématique efficace.
L’ascèse de l’expression qui a ainsi guidé mon travail poétique ne
favorise pas, a priori, le narcissisme autobiographique ni le « vouloir-
dire » personnel. Celui-ci, bien sûr, aurait pu y être introduit a posteriori,
mais il n’en a pas été ainsi pendant la période de composition de
Fórmulas para Cratilo. Plutôt que l’inclusion de souvenirs personnels
(conscients), j’ai privilégié les associations culturelles, encyclopédiques,
mythiques et légendaires.
Et pourtant… une crise personnelle m’a poussé sur ce chemin. Elle
eut lieu pendant la première étape de mon travail poétique, celle qui
correspond à la gestation de Diálogo (1983),13 une étape dont je parlerai
maintenant.

Première étape, du Tratado inédit à Diálogo

Vers la fin des années soixante, j’avais longuement composé un


recueil intitulé Tratado sobre los números uno y dos [traité sur les
nombres un et deux]. J’écrivais alors de la poésie comme beaucoup le
font, avec une conception naïve, expressive, à la fois instrumentale et
ornementale du langage. Ce Tratado (resté inédit) formait un ensemble
de poèmes lyriques. Après avoir beaucoup modifié et corrigé chacun de
ces textes pour exprimer mon vouloir-dire, il m’a semblé que le recueil
était prêt pour la publication.
Mais en relisant le manuscrit une fois de plus, et de trop, il s’est
comme décomposé devant mes yeux : mes poèmes m’apparaissaient à la
fois bien écrits, clairs, achevés… et parfaitement quelconques. Devant
cette catastrophe, au lieu de tout détruire, j’ai essayé de comprendre ce
qui s’était passé.
Cette crise, résolue sous l’influence des auteurs que j’ai nommés
plus haut, a été fondatrice d’une écriture poétique non personnelle et d’un
usage non instrumental du langage.
J’ai senti que le moi qui s’y exprimait, le mien, était quelconque,
sans intérêt particulier. Toutefois, par bonheur, certains vers, plutôt bien
tournés, gardaient une certaine aura. Sortis de leur contexte,
curieusement, je ne les comprenais plus très bien.
À partir de ce moment, je suis devenu un lecteur de ces fragments
épars et ambigus. Pour accentuer cette sorte de dialogue qui était en train
d’apparaître, j’ai mis des « tu » à la place des « je ». J’aurais pu les
256  

remplacer (en ajoutant davantage de distance) par « il » ou « elle », mais


cela n’a pas été le cas. Les fragments ainsi transformés m’interpellaient
désormais en tant qu’autre, qu’interprète. Ils ont été les éléments
déclencheurs de nouveaux poèmes. J’ai ainsi redécouvert, naïvement, le
principe même de la glose : écrire un poème dont le générateur est un
vers d’autrui. Diálogo, mon premier livre publié, fut appelé ainsi à cause
du va-et-vient qui s’était instauré entre lectures et réécritures : un creative
reading.
Deux textes de ce recueil portaient en germe l’essentiel de mon
travail postérieur sur Bruno Gonzalvi. Il s’agit de « Prosopopeïa » (dont
je m’occuperai en son temps) et de « El eco » [l’écho], dont je parlerai
maintenant.

Deuxième étape, Fórmulas para Cratilo

« El eco », lui, dans sa version finale, a été le premier poème issu


de réflexions imaginatives sur une matrice géométrique. Il fut le point de
départ de Fórmulas para Cratilo, livre presque entièrement composé
selon cette méthode. Un jour, soudain, en relisant l’ancienne version de
« El eco », celle qui faisait partie du Traité inédit, je me suis souvenu de
l’antique épitaphe de Midas, récitée par Socrate dans le Phèdre de Platon
(264d). C’est un quatrain dont les vers peuvent être lus dans n’importe
quel ordre, sans que le sens du texte change. Je me suis alors rendu
compte que « El eco », pouvait se lire de haut en bas mais aussi de bas en
haut. J’ai noté concrètement cette double lecture, en transformant « El
eco » en chiasme ou palindrome de vers (non reproduit ici ; je donnerai
plus bas un exemple plus intéressant). Toutefois, les lignes répétées à
l’identique dans la deuxième moitié du poème, par la simple inversion de
leurs séquences syntaxiques, suscitaient un surplus de sens. Fait plus
fondamental encore, dans la disposition symétrique inverse (a b c d e d c
b a) du texte ainsi modifié, je pouvais percevoir une sorte de métaphore
matérielle, l’évocation d’un reflet, ce phénomène semblable aux échos.
J’ai compris que la structure métrique, perçue désormais comme un signe
iconique à la fois rythmique et typographique, commençait à fonctionner
dans mon imagination comme un véritable diagramme (au sens de
Peirce).14 Cela m’a ouvert une nouvelle voie : j’ai commencé à concevoir
des poèmes sur les miroirs dont la structure était « en miroir ». Le
« Miroir pour Pirandello » (fig. 2) peut servir d’exemple.
257  

[FIGURE 2]
Miroir pour Pirandello © Bernardo Schiavetta

J’ai ainsi composé toute une série d’autres poèmes à propos de


mirages, reflets, Narcisse, etc. Ils ont été construits, bien sûr, selon le
schéma chiasmatique de base, mais celui-ci a été soumis à diverses
variations et parfois couplé à des formes secondaires plus complexes
(traditionnelles ou non : sextine, strophes carrées pour renforcer la
symétrie, etc.) Des poèmes ainsi composés ont paru dans Espejos
[miroirs], la première des trois parties de Fórmulas para Cratilo. De la
deuxième partie, Círculos [cercles], je n’ai cité que l’auto-traduction de
« …música de caja de… ». La troisième partie, Otras fórmulas [autres
formules] réunissait des poèmes variés, plus anciens, comme la glose de
Saint Jean de la Croix dont j’ai parlé plus haut. Le titre du livre rend
explicite la nature cratylienne des poèmes qui le composent : leur
matérialité prend la forme de diagrammes, de signes mimétiques qui
établissent un rapport objectif et concret de similitude avec les référents
de leurs thèmes.

Troisième étape, les versions françaises

Il se trouve que, depuis 1991 et jusqu’à présent, j’ai écrit aussi des
poèmes dans des langues autres que l’espagnol, pour de multiples raisons
techniques. Certains des Miroirs de Bruno Gonzalvi, par exemple,
exploitent un effet d’anamorphose propre à la symétrie axiale des lettres
majuscules AHIMOTUVWXY. Ces dernières ne changent pas
258  

lorsqu’elles sont reflétées par un miroir. Cela permet, par exemple, que la
phrase incompréhensible XIOV AT ATIMI XIOV AM devienne MA
VOIX IMITA TA VOIX dans son reflet. Étant donné que chaque langue
possède un vocabulaire à la fois très restreint et très spécifique de
vocables composés par la combinaison de ces lettres-là, l’exploitation de
tel ou tel thème, impossible en telle langue, peut devenir possible dans
une autre. Par exemple, en italien, la ligne énigmatique : OTITUMMA
AMOTUA OTAMA IMATIMI se transforme en : IMITAMI AMATO
AUTOMA AMMUTITO (imite-moi, cher automate muet). Un autre
exemple d’anamorphose est le Miroir français intitulé « TAT » (sic, en
majuscules, voir fig. 3) dont les vers verticaux, reflétés dans une glace,
restent toujours lisibles.
M’adressant à un public majoritairement francophone, je ne
m’occuperai ici que des versions françaises de quelques Miroirs attribués
a posteriori à Bruno Gonzalvi. Le fait de m’auto-traduire ou, plus
exactement, de refaire de fond en comble mes anciens textes en d’autres
langues que ma langue maternelle, constitue la troisième étape de
gestation de l’auteur hétéronyme, et sans doute la plus fructueuse, celle
où j’ai pris pleine conscience de son existence.
Comme le firent Marinetti, Tzara ou bien Huidobro, Bruno
Gonzalvi (qu’il ne faut pas confondre avec moi), a écrit une bonne partie
de sa première production en français.
Il faut que je souligne que, par une volte-face inhérente à la fiction
hétéronymique, les recréations (en français) de mes poèmes originaux (en
espagnol) sont devenues les « originaux » des Miroirs et des Cercles de
Gonzalvi. Dans sa biographie imaginaire mes propres originaux
deviennent à leur tour les « recréations » que Bruno produit pour ses
lecteurs de langue espagnole.
Une caractéristique majeure de la poésie d’expression personnelle
se trouve justement dans l’utilisation viscérale de la langue maternelle.
Écrire dans une langue étrangère permet au poète de s’éloigner un peu
plus de sa subjectivité.15
259  

[FIGURE 3]
TAT © Bernardo Schiavetta

J’ai commencé à m’auto-traduire à Paris, l’année qui a suivi la


publication de Fórmulas para Cratilo, parce que je voulais apporter
quelques équivalents français de mon travail lorsque j’ai eu la chance
d’être l’un des invités d’honneur de l’Oulipo. Ensuite, en 1996, mon ami
Didier Coste a voulu traduire un choix de mes poèmes, mais nous avons
convenu qu’ils étaient intraduisibles et que je devais les récréer moi-
même en français. Le résultat de nos échanges a été un livre d’entretiens
en français, Texte de Pénélope, lequel a finalement été publié, en
espagnol, par Juan Carlos Maldonado, mon éditeur argentin (Texto de
Penélope, Córdoba Arg., Alción, 1999).
Des Miroirs recréés en français, je ne retiendrai pour l’instant (en
plus de « Miroir de Pirandello » et de « TAT » cités plus haut) que trois
autres exemples : « mon nom » (sic, en minuscules, voir fig. 4), « face-à-
face » (sic, en minuscules, voir fig. 5) et le sonnet « Reflet du reflet ».
260  

[FIGURE 4]
mon nom © Bernardo Schiavetta
261  

[FIGURE 5]
face-à-face © Bernardo Schiavetta
262  

Reflet du reflet

Son regard revenant du tréfonds du miroir


dans son propre regard se reflète et se mire,
dans son propre regard se reflète et se mire
son regard revenant du tréfonds du miroir.

Se voyant se mirer sans jamais s'émouvoir


l’autre qui se regarde en se scrutant s'admire,
l’autre qui se regarde en se scrutant s'admire
se voyant se mirer sans jamais s'émouvoir.

Et ce geste perplexe un doute lui inspire :


Des deux, lequel dans l'un son autre sait-il voir ?
Et ce geste perplexe un doute lui inspire

sur celui qui se voit se mirer au miroir :


Est-ce l'autre ou bien lui qui médite d'écrire
sur celui qui se voit se mirer au miroir ?

Dans ce sonnet le diagramme chiasmatique est interne à chaque


quatrain et à chaque tercet. En revanche, dans les deux autres poèmes
(pour simplifier la lecture, je ferai ici abstraction de leur montage
typographique complexe) le diagramme ordonne la séquence de tous les
mots de l’un et de toutes les lettres de l’autre :

face-à-face

images des reflets aux infinis mirages


mirages infinis aux reflets des images

mon nom

Élevé, révélé,
su, ce Revers rêva
l’ivresse de gagner
mon nom élu : Reflet.

Tel – férule – mon nom


rengagé, desservi,
263  

l’Avers, rêve reçu,


se lève, révélé.

En relisant ces quatre Miroirs en français, et en les lisant comme je


lis désormais tout ce que j'écris, comme si c’était le texte d’un tiers, j’ai
eu une nouvelle surprise. J’ai réalisé que les styles des uns et des autres
étaient assez hétérogènes. Il y avait même, parfois, une dissonance
marquée entre la date réelle de composition et la « date » apparente de tel
ou tel texte. Sans constituer des pastiches d’auteurs particuliers, une
partie des poèmes manifestaient des parentés de surface avec l’esthétique
de telle ou telle école du passé récent. Étant le résultat de programmes
formels dissemblables, les poèmes avaient développé une diversité de
traits de style.
Par exemple, « Reflet du reflet », du fait de sa prosodie post-
verlainienne, pourrait très bien être un sonnet symboliste un peu tardif.
Attribué à Bruno Gonzalvi, il devient un de ses poèmes de jeunesse,
d’avant le futurisme. Plus complexe est l’histoire que j’ai peu à peu
inventée à propos des poèmes « mon nom » et de « face-à-face »,
lorsqu’ils ont été signés par Gonzalvi. Techniquement parlant, leur
typographie s’inspire à la fois des inscriptions archaïques grecques en
boustrophédon et de certains poèmes carrés avec palindromes de Raban
Maur datant du début du IXe siècle (Liber de laudis sanctae Crucis).
Nonobstant, de manière superficielle, ils ressemblent à s’y méprendre à
des poèmes concrets en vers libres des années 1950… du moins pour un
lecteur pressé, celui qui s’arrêtera à l’image globale sans regarder de près
le texte (ou qui le lira sans pouvoir y reconnaître un boustrophédon en
tête-bêche ni les règles des carmina quadrata). Attribués à Gonzalvi, et
en supposant qu’ils ont été écrits dans les années 1950, les deux poèmes
se chargent d’ironie, d’une critique narquoise à la mode du temps. Hélas,
« mon nom » et « face-à-face » ajoutent des nuances à la fois pédantes,
réactionnaires et pince-sans-rire à son personnage, manifestement
dédaigneux du commun des mortels. Pas très sympathique, en somme.
Bien entendu, seul un petit nombre de mes anciens poèmes
comportaient des écarts de style de ce type, mais leur existence a été
précieuse pour fixer des jalons dans la ligne biographique de
l’hétéronyme. Cela m’a également ouvert la possibilité (très piquante)
d’assigner, si nécessaire, des dates fictives à presque n’importe quel
poème de ma production orthonyme. Ces transferts de paternité me sont
très utiles maintenant, dans la quatrième étape de mon travail, qui
consiste à écrire l’histoire de Gonzalvi sous forme d’essai-fiction (ainsi
que, plus tard, comme un roman). Par exemple, même s’il est naturel de
lire « Miroir de Pirandello » comme un poème contemporain, il me
264  

semble préférable de le dater de 1939, époque où Bruno fréquentait


Pirandello.
Cette manière encore plus distanciée de lire mes poèmes
orthonymes, et de les considérer comme source d’indices biographiques
d’un auteur imaginaire, m’a permis de donner un nouveau tour d’écrou
interprétatif, non plus à propos de leurs styles d’époque, mais de leurs
contenus.
Le Miroir « mon nom » est particulièrement surprenant sur ce plan.
D’après l’équation de base : palindromes => reflets, il fallait
forcément que « mon nom » contienne des vocables ayant une relation
claire avec « miroir ». Mais la thématique plus fine a été laissée ouverte,
à cause de l’extrême limitation des phrases palindromes viables en
français. D’abord, il a été facile d’incorporer le mot reflet et son
inversion : tel fer. En revanche, après beaucoup de travail, les uniques
mots congruents avec miroir que j’ai réussi à combiner dans des
hexasyllabes intéressants, ont été rêve, rêva et le couple avers / revers.
Le sens obtenu dans la version finale, c’est-à-dire le message livré
par son auteur implicite, par Bruno Gonzalvi donc, fut un paradoxe
totalement inattendu : l’Avers n’est qu’un rêve produit et révélé par le
Revers.
Ce type d’illogisme, fréquent dans les propos des mystiques, était
prédéterminé non par mon vouloir-dire, mais par la combinatoire de
l’orthographe française. Je l’ai gardé, bien sûr, car il s’intégrait dans un
système cohérent, celui de la poésie métaphysique pratiquée par Gonzalvi
avant, pendant et après son intégration au cercle para-surréaliste des
« Amis du Grand Jeu »16 formé autour de la revue de même nom. Il s’agit
d’un système non pas cherché, mais trouvé et retrouvé, plus d’une fois,
par mes réflexions imaginatives sur les formes régulières.
Ainsi, dans « Miroir pour Pirandello », Titania, le personnage du
Songe d’une nuit d’été, comprend soudain que ce qu’elle voyait
auparavant n’était pas la réalité, mais une illusion magique ; Sigismond,
personnage de La Vie est un songe, se réveille et croit rêver encore. Et
surtout Mercure et Sosie, le dieu et l’esclave de l’Amphitryon de Plaute,
peuvent s’échanger comme la copie et l’original dans « Reflet du reflet »
ou comme les deux glaces qui se renvoient des mirages à l’infini dans
« face-à-face », ou bien encore comme « TAT » assimile, selon une
allégorie tirée du Corpus Hermeticum, la lecture de Tat à l’écriture de
Thoth, l’homme Tat à son père Thoth-Hermès, le dieu des hiéroglyphes et
de la sagesse magique. Dans d’autres poèmes, non cités ici, les
thématiques spéculaires tournent autour des fables de Narcisse et Écho,
de Méduse et Persée, du miroir magique de la marâtre de Blanche Neige,
de l’impossible reflet des vampires, etc. etc.
265  

Il fallait donc que je me rende à l’évidence : contrairement à moi-


même, le scripteur, honnête homme rationaliste, friand de fantastique
mais matérialiste et agnostique, mon hétéronyme croyait à l’irrationnel,
au merveilleux et à l’occulte. Bruno Gonzalvi privilégiait les reflets et les
masques plutôt que l’individu et le visage réels, les rêves plutôt que l’état
de veille, etc. De surcroît, cédant à un penchant très répandu dans toute
l’ancienne histoire de la poésie d’orient et d’occident, mais désormais
honni de certains déconstructeurs, l’auteur implicite de mes textes se
vautrait avec délice dans les mythes, les légendes et les contes de fée.
Curieusement, les premières fois, en écrivant mes livres, je n’avais
pas vraiment perçu tous les écarts de contenu et de style que je retrouve
maintenant dans quelques textes orthonymes de Diálogo et de Fórmulas
para Cratilo, et que j’attribue, bien entendu, à Bruno Gonzalvi. En tout
cas, je ne les avais certainement pas perçus de manière aussi aigüe que
dans leurs recréations en français.
En fait, en espagnol, je suivais mon imagination, et je croyais me
conformer au genre de la poetry of thought, en suivant une veine
précieuse et borgésienne assez sage, c’est-à-dire dépourvue des tics
stylistiques de Góngora et de Borges. Je pensais également qu’il était
évident, pour un lecteur avisé, que je fabriquais, sans trop de concurrents
parmi mes contemporains, une poésie-fiction, peu attentive aux modes du
jour, traversée d’allusions aux grands poètes anciens. Mais pour parfaire
vraiment la naissance de Gonzalvi, il fallait que je puisse me situer face à
ce groupe de poèmes dans la position d’un lecteur naïf et passionné, celle
d’un Alonso Quijano ou d’une Emma Bovary. Ce faisant, j’ai commencé
à percevoir (enfin !) comme une réalité vivante celui qui serait mon
hétéronyme le plus intéressant : Bruno Gonzalvi, un poète métaphysique
du XXe siècle, dans la lignée d’Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Fernando
Pessoa, néopaïens et ésotéristes, d’Aleister Crowley et William Butler
Yeats, mages de la Golden Dawn, d’André Breton et René Daumal,
surréalistes fascinés par l’occulte… Poètes avec lesquels mon auteur
imaginaire serait, bien entendu, en relation personnelle, ou du moins
épistolaire.
À ce moment charnière, en 2008, j’ai publié un bref extrait de sa
longue et savoureuse correspondance avec Edmond Teste (envoyée aux
bons soins de Monsieur Paul Valéry).17 J’avais déjà commencé à
construire la biographie imaginaire de Bruno Gonzalvi en 2002. Sa
première apparition, sous le nom d’Elvio Zagghi (devenu ensuite l’un de
ses pseudonymes), figure dans le dossier « Autres hétéronymes », publié
la même année dans une revue parisienne.18
266  

Quatrième étape, l’essai-fiction Almiraphèl

Je suis actuellement en train d’écrire (en deux versions, espagnole


et française) un premier ouvrage entièrement consacré à la vie et l’œuvre
de mon hétéronyme, un essai-fiction intitulé provisoirement Almiraphèl,
généalogie d’une œuvre babélienne.
Depuis 2002, le nom et la description de celui qui s’appelle
maintenant Bruno Gonzalvi ont subi de nombreux changements. J’ai
publié (toujours en revues) une dizaine de nouvelles ou d’essais-fiction
sur ses poèmes, ses autres écrits, sa famille suisse, les Gonzalvi,
propriétaire du consortium international Wunderkammer, sa naissance en
Argentine (où son père dirigeait la maison Wunderkammer de Buenos
Aires), etc.19
Dans la fiction, Bruno utilise comme moi la réflexion méditative
sur des diagrammes métriques, mais il appelle cela une « méditation
orphique », et la méthode fait partie de sa poétique de l’imagination
visionnaire, inspirée de celle de Giordano Bruno. Par manque de place, je
ne peux que faire allusion à ses doctrines philosophiques.
Malheureusement, pour la même raison, je ne peux expliquer qu’un
nombre restreint de détails (jamais totalement arbitraires) de sa
biographie romanesque.
Almiraphèl, généalogie d’une œuvre babélienne commence par une
introduction sur Bruno Gonzalvi (1896-1996), consacrée aux grandes
lignes de sa biographie, à sa métaphysique, à son Art de la mémoire, à sa
poétique. Cette partie générale est suivie d’une série de chapitres
ordonnés chronologiquement. Ils présentent et commentent son opus
magnum multilingue sur Babel, l’Almiraphèl, dont les trois principales
versions sont intercalées parmi un petit choix anthologique d’autres
poèmes : collages, Miroirs et Cercles (en plusieurs langues). La
disposition chronologique permet de raconter en parallèle, dans leur
contexte historique, quelques moments de la vie de Bruno, comme sa
participation aux sommeils magnétiques des surréalistes et d’autres
anecdotes à propos de ses rapports avec les nombreux avant-gardistes du
XXe siècle qui explorèrent divers territoires métaphysiques allant de
l’occultisme et du spiritisme vulgaires jusqu’à l’ésotérisme le plus savant.
Les enseignements théosophiques de Madame Blavatsky et de certains de
ses disciples plus ou moins directs, comme Mead, Ouspensky, Crowley
ou Rudolf Steiner, ont inspiré les créations de Pessoa, Yeats et Pound,
ainsi que celles des peintres cubistes comme Gleize ou abstraits comme
Kandinsky, Malevitch, Mondrian ou Kupka (qui était médium). Bien
d’autres, un peu moins connus, comme le dadaïste italien Julius Evola ou
comme Johannes Itten, professeur au Bauhaus, ont été toute leur vie des
267  

adeptes convaincus et zélés de diverses philosophies ésotériques. Il en va


de même chez la plupart des auteurs et des peintres surréalistes,
passionnément épris de sciences occultes.20
Comme je l’ai mentionné plus haut, deux poèmes de Diálogo
portaient en germe l’essentiel de cet essai-fiction. Il est temps maintenant
de parler de « Prosopopeïa », qui est une glose de Dante. Voici d’abord
un bref extrait :

PROSOPOPEÏA
(Inferno, XXXI, 67)

RAPHÈL MAŸ AMÈCH ZABÌ ALMÌ

ainsi cria la bouche de Nemrod,


le constructeur de la Tour de Babel,
celui qui gît en Enfer, condamné
à ne jamais comprendre aucune langue,
à ne jamais être compris d’autrui :

RAPHÈL MAŸ AMÈCH ZABÌ ALMÌ

tels sont les bruits de son babil grinçant


se prononçant et s'écoutant tout seul,
ainsi qu'en nous depuis toujours les mots
dressent leurs Tours qui se défont soudain
dans ce refrain secret et solitaire :

RAPHÈL MAŸ AMÈCH ZABÌ ALMÌ (…)

À l’origine de « Prosopopeïa », il n’y a pas eu, comme dans les


poèmes diagrammatiques, une matrice métrique vide, mais des mots
vides de sens, les voces Nemrod (Nemrod est invariable en latin) : raphèl
maÿ amèch zabì almì. C’est un vers de la Divine Comédie (Enfer, XXXI,
67), et c’est surtout la phrase le plus insensée jamais fixée par l’écriture,
du moins si l’on prête foi à son auteur. En effet, l’Alighieri met ces cinq
pseudo-mots dans la bouche d’un damné, le géant Nemrod. Celui-ci,
arrière-petit-fils de Noé, fut le premier roi au monde, le roi de Babel et le
constructeur de la Tour, celui dont l’hubris entraîna la perte du parfait
langage adamique et la confusion des langues. Et son tourment éternel est
linguistique : personne ne pourra jamais comprendre son langage, ni lui
celui des autres.
268  

Incompréhensible dans l’absolu, par un décret divin, la pseudo-


langue imaginée par Dante devrait susciter l’arrêt de toute interprétation.
Et c’est pour cela même que cet énigmatique vers de l’Enfer n’a pas cessé
de m’obséder pendant plus de quarante années, résonnant comme un
mantra dans mon esprit. Je me demande, d’ailleurs, si la véritable origine
de mon autre fascination, palindromes et miroirs, ne se trouvait pas déjà
dans ce MAYAM présent parmi les voces Nemrod :

RAPHELMAYAMECHZABIALMI

Plusieurs poèmes autour du thème de Babel sont nés de cette


obsession. En réalité, ils sont tous des variations de « Prosopopeïa », mais
ce titre n’a pas été conservé dans les réécritures. Celles-ci ont toutes été
renommées « Almiraphèl » dans l’essai-fiction, et chacune porte une date
correspondant à sa composition au cours de la vie de Gonzalvi
(Almiraphèl 1917, 1978, 1987). L’ultime version, constituée de citations
en langues diverses, offre au lecteur un texte cohérent (lorsqu’il est
traduit). Il s’est peu à peu ordonné dans mon esprit, comme l’image d’un
puzzle, depuis le début des années 1990.

Un peu de fiction

L’été 1916, en pleine Première Guerre mondiale, Bruno, âgé de 20


ans, se trouve chez ses oncles Gonzalvi, à Zurich, préparant sa thèse de
paléographie sur un codex de papyrus magiques gréco-égyptiens du fonds
Wunderkammer. Il suit également une psychanalyse avec Carl Gustav
Jung et fait la bringue avec son cousin du même âge, Gianfausto
Gonzalvi. Celui-ci est récemment arrivé de Saint-Pétersbourg, où la
succursale de Wunderkammer vient d’être fermée à cause de la situation
plus qu’incertaine de l’Empire des tsars.
Bruno et Gianfausto fréquentent alors Hugo Ball, qui vient
d’ouvrir le Cabaret Voltaire. Ils parlent tous les trois, avec admiration,
des parole in libertà de Marinetti et de ses concurrents russes, divisés en
trois groupes futuristes rivaux. Le cousin Gianfausto parle aussi de
l’invention de son ami pétersbourgeois Khlebnikov, la zaoum, un langage
« transmental » de proférations élémentaires. Hugo, en apprenant le sujet
de la thèse de Bruno, comprend avec joie qu’ils partagent la même
fascination pour les voces magicæ, ces anciens exemples de paroles
mystiques dépourvues de sens. Hugo Ball avait étudié en Allemagne
l’histoire des premières hérésies chrétiennes ; il connaissait en détail la
somme de Wolfgang Schultz, Dokumente der Gnosis (1910).21 Ces
abracadabras, que les gnostiques partageaient avec la magie gréco-
269  

égyptienne, furent l’une des sources principales de O Gadji beri bimba et


Elefantenkarawane, les célèbres poèmes dadaïstes asémantiques de Ball.
Il allait bientôt les déclamer au Cabaret Voltaire, costumé en évêque
gnostique, avec mitre et cape cubistes. Un jour, en entendant Ball leur lire
des ébauches de ces poèmes, Bruno récita impromptu les voces Nemrod
dantesques, ainsi qu’une kyrielle d’exemples antiques de phrases sans
sens. Cela allait devenir la matière d’une paire de collages dadaïstes de
Gonzalvi : Ablana†analba, composé de découpages symétriques
d’anciens mots magiques palindromes, son premier « miroir », et surtout
le tout premier Almiraphèl. Ces deux poèmes furent publiés dans un
recueil anthologique de poèmes asémantiques futuristes et dadaïstes que
Ball et Gonzalvi signèrent ensemble, l’introuvable Blabla Dada (Zürich,
1917) :

Almiraphel [1917]

Raphel may amech zabi almi


Ka haresa pusarem kakaremet
Tsaw latsaw qaw laqaw zir sham
Lix tetrax damnameneus aision
Jarbhari turphari ablanathanalba
I artaman exarxan apiaonai
Ythemaneth ihychir saelichot
Oscorbidulchos volivorco
Cabricias arci thuram catalamus
Raphel may amech zabi almi

Notons, en passant, que cette version initiale du poème babélien ne


comporte aucun accent ni autre signe diacritique. Contrairement au
sarcasme caché de ses futurs poèmes visuels des années cinquante (dans
lesquels Bruno, comme je l’ai déjà montré, prend de haut les jeunes
poètes concrets de l’époque), dans son Almiraphel de 1917, je perçois
beaucoup de complicité « entre initiés » avec Hugo Ball. En revanche,
l’année de la mort de ce dernier, Gonzalvi allait se moquer cruellement de
Rudolf Brümner et de son Ango laïna, « le poème absolu » die absolute
Dichtung, paru dans le numéro de juillet 1922 de la revue Der Sturm.
Bruno publia une deuxième édition de Blabla Dada (Berlin, 1923). Dans
la postface inédite, il revendique, pour lui-même, et surtout pour Ball et
Khlebnikov la priorité des poèmes asémantiques modernes. Mais il y
rappelle aussi (avec l’érudition plutôt agaçante qui est l’un de ses traits
les plus caractéristiques) les inventions de leurs précurseurs d’autrefois,
270  

c’est-à-dire les véritables auteurs de chaque vers de son premier


Almiraphel :

On y trouve, dans l’ordre, d’abord les voces Nemrod de la


Divine Comédie (Inferno, XXXI, 67) ; ensuite des nomina
arcana provenant du Livre des Morts égyptien (chapitre
CLXIV de la version thébaine) ; un babil puéril ou nonsense
rhyme biblique (Isaïe, 28, 10 et 28, 13) ; un fragment des
Ephesia grammata, c’est-à-dire des inscriptions mystérieuses
autrefois tracées sur le socle de la statue de l’Artémis
d’Éphèse et conservées par divers auteurs (dont Clément
d’Alexandrie, Stromata I, 15, 7 ou Hésychius, Lexicon,
s.v.) ; deux mots védiques incompréhensibles, jarbhari
turpharitu (RV, X, 106, 6), suivis d’ablanathanalba, une vox
mystica palindrome très fréquente dans les gemmes
magiques (cf. Furtwängler, Adolf, Die antiken Gemmen,
1900, passim) ensuite encore, deux vers en fausses langues
étrangères, l’un en pseudo-perse (Aristophane, Acharniens,
100) et l’autre en pseudo-phénicien (Plaute, Pœnulus, V,
937) ; un fragment de « Chough’s language », c’est-à-dire
une imitation comique et sans sens de la lingua franca des
ports de la Méditerranée (William Shakespeare, All’s Well
That Ends Well, IV, i, 79) ; et, pour finir, une phrase en faux
latin (Molière, Le Médecin malgré lui, II, iv), puis, à
nouveau, les asemata onomata de Dante Alighieri [ma
traduction de l’allemand].

Certes, l’authenticité du Blabla Dada de 1917 est unanimement


contestée par les spécialistes, mais personne ne met en doute celle du
Blabla Dada de 1923. Dans cette élégante édition berlinoise, les grandes
lignes de la production postérieure de Gonzalvi sont déjà tracées. Nous y
trouvons les modèles des Miroirs et du poème babélien.
Ablana†analba et Almiraphèl (1917) sont également des exemples
de sa maîtrise de la technique du collage, qui lui assura l’admiration des
surréalistes. Bruno était capable de composer, d’un seul trait, des poèmes
faits de citations tirées de n’importe quel journal ou revue qu’on lui avait
donné à feuilleter pendant quelques minutes. Il disait pratiquer un Art de
la mémoire magique, appris dans les grimoires mnémotechniques de
Giordano Bruno. Il affirma avoir composé grâce à cet Art, pendant une
méditation orphique, dans un éclair d’inspiration, l’ultime version de son
poème babélien, dont voici un extrait (en italien, nahuatl, catalan,
271  

gaélique, roumain, hébreu, wolof, français, et inuit) suivi de sa


traduction :

Almiraphel [1987]

Raphèl maÿ amèch zabì almì


Cominciò a gridar la fiera bocca
Yn ayectli quihtohuaya Nemrod
Interrogant ánimes infernades
I dteanga nár airíos-sa
Din care nimeni nimic nu întelege
Hou echel lyiyot guibor ba aretz
Mu ngay waxtu
Nous ne pouvons pas être comme lui
Nunàvut kémé nunànratòk

« Raphèl maÿ amèch zabì almì »


ainsi cria l’épouvantable bouche
de ce damné que l’on nomme Nemrod.
En questionnant les âmes de l’Enfer
dans une langue jamais entendue
qui reste indéchiffrable pour quiconque,
lui, le titan, le premier Roi du Monde,
est en train de parler seul.
Nous ne pouvons pas être comme lui
car le nôtre n’est pas un monde solitaire.

Tout ce long poème babélien sur Babel aurait donc été composé
par Gonzalvi de manière automatique, ce qui n’est nullement prouvé,
bien sûr. À l’en croire, sa mnémotechnie magique lui aurait permis de
trouver, cachée dans tous les livres du monde, une œuvre inspirée, déjà
existante, et ainsi révélée. On peut rester sceptique sur ce point (c’est
mon cas), mais il est certain qu’il a transcrit directement chaque ligne
dans une langue différente, et cela à partir de sources qui ont été
soigneusement vérifiées.22 En effet, tout le poème, dans cette dernière
mouture, est un collage d’une centaine de citations extraites de textes
anciens et modernes, rédigés en diverses langues naturelles et artificielles,
hybrides, forgées, et comportant en plus quelques onomatopées,
phonétismes, polyglossies, glossolalies, voces magicae, etc.
Étant donné qu’il fut un grand polyglotte, Bruno Gonzalvi aurait pu
composer son grand poème multilingue sans passer par des citations.
D’ailleurs, ce fut le cas de l’Almiraphèl 1978, resté inachevé ; il
272  

comportait des strophes en langues différentes. Mais à plus d’un demi-


siècle de distance, l’ultime Almiraphèl (1987) reprend le même procédé
qui façonna la version primitive : un rigoureux centon.
Bruno Gonzalvi est plus grand que nature, d’abord parce qu’il est
un personnage romanesque, mais aussi en raison des caractéristiques
objectivement extraordinaires de certains de ses écrits (ils correspondent
en fait à la partie la plus « expérimentale » de ma propre production). Le
dandysme intellectuel, l’érudition extravagante, la mémoire eidétique de
Bruno… et surtout son polyglottisme, dépassent de très loin mes
capacités, mais ses étranges textes (et mes commentaires fort
documentés) peuvent faire illusion pour des lecteurs complices.
Lorsqu’un décorateur d’opéra fait monter par son équipe la façade en
toiles peintes d’un palais, il n’a pas besoin d’être architecte, ingénieur,
sculpteur, tapissier et maçon. Le décor est là pour que le spectateur
imagine la splendeur et la complexité de l’édifice, lequel n’existe que
dans l’« outremonde » de la fiction, qui ne relève ni de la vérité ni du
mensonge.

Le style est le personnage même

L’attribution d’œuvres à des hétéronymes est devenue de plus en


plus courante dans la poésie contemporaine et je suppose que certains de
ces poèmes sont le résultat de procédés de création formelle. Mais je ne
connais vraiment que ma propre pratique, assez complexe, comme on l’a
vu, et qu’il est temps de résumer.
Il y a eu, d’abord, la volonté d’une mise à l’écart de l’expression
personnelle, qui n’a pas été trop rare chez les gens de ma génération. Elle
a été efficace jusqu’à un certain point, dans le cas de l’hétéronyme le plus
développé, ayant permis qu´une langue étrangère se substitue à une
langue maternelle, mais la métamorphose n’est pas allée jusqu’au
changement de sexe. Des biais personnels ont sans doute persisté… ou se
sont plutôt déchaînés : mes goûts littéraires et érudits pour le fantastique
et le bizarre sont passés au premier plan. Cela correspond à la
sémantisation analogique des procédés formels choisis, à la genèse
imaginative de thèmes poétiques et leur effectuation textuelle. Les
procédés les plus contraignants, le palindrome de lettres et surtout le
centon, ont peut-être facilité que le silence du moi devienne l’écoute d’un
moi plus profond ; c’est pour cette raison que le Dr. Jung intervient dans
la biographie de Bruno Gonzalvi. Ces fioritures sont des élaborations
appartenant à l’étape finale, celle d’une fictionnalisation des divers traits
de style et de contenu trouvés par une lecture distanciée des textes
273  

produits précédemment. La somme de tous ces traits finit par dessiner le


portrait-robot de l’auteur imaginaire.
C’est à ce moment-là que le scripteur, en développant des
associations cohérentes, devenu à la fois herméneute, romancier et
histrion improvisateur, peut parfaire son hétéronyme. Dans les textes nés
d’une expression personnelle, l’Auteur est au début, et (comme disait
Buffon) le style est l’homme même. Ici, en revanche, le style est le
personnage même et l’Auteur apparaît à la fin du processus d’écriture.
Cela ressemble beaucoup au travail de ceux qui au Moyen Âge, parfois
sans disposer d’autres données que deux ou trois chansons et le vague
nom de leur auteur supposé, ont écrit les vidas de troubadours à la fois
célèbres et inconnus.
274  

NOTES
1
« Bernardo Schiavetta fait de la poésie un objet de laboratoire où
l’étalage formel étouffe tout effet poétique ». Suñén, J. C. « Fórmulas
para Cratilo » (note de lecture), El País, le 17 mars 1990. Ce jugement
fait partie de la polémique suscitée en Espagne par l’octroi du prix Loewe
à ce livre, cf. Coste, Didier et B. Schiavetta, Texto de Penélope, Córdoba
(Arg.) : Alción, 1999. 93-95.
2
Banville, Théodore de. Petit Traité de Poésie française, Paris :
Fasquelle, 1922. 240-243.
3
Schiavetta, Bernardo. Fórmulas para Cratilo, Madrid, Visor, 1990.
4
Cf. Kwapisz, Jan. The Greek Figure Poems. Leuven : Peeters, 2013.
5
Valéry, Paul. Variété III, Paris : Gallimard, Folio, 2002. 63-64.
6. Cf. Schiavetta, Bernardo. « Holotextualité, Signes holotextuels et
icônes métriques », OP. CIT. Revue de littératures française et comparée
(Pau) 10 (printemps 1998) : 193-204.
7
Pour ces termes et auteurs cf. Dällenbach, Lucien. Le Récit spéculaire
(Essai sur la mise en abyme), Paris : Seuil, 1977 ; cf. aussi Magné,
Bernard. « Métatextuel et lisibilité » Protée (Chicoutimi) 14.1-2 (1986):
77-88 ; deuxième principe de Roubaud, cf. OuLiPo, Atlas de littérature
potentielle, Paris : Gallimard, Idées, 1981. 90.
8
Roussel, Raymond. Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris :
Jean-Jacques Pauvert, 1963, passim. Il s’agit, dans le premier procédé,
d’équivoques et de paronomases ; dans le procédé évolué, de calembours.
9
Cf. Schiavetta, Bernardo. « Motivation de la Métrique et
diagrammatismes », Cahiers de Poésie Comparée 20, Paris : INALCO,
1992. 95-117.
10
Mallarmé, Stéphane. Lettre à Cazalis, Avignon, samedi 18 juillet 1868.
Correspondance, Lettres sur la poésie, éd. B. Marchal, Paris : Gallimard,
1995. 145.
11
Mallarmé, Stéphane. « Crise de vers », Divagations, Œuvres
complètes, éd. B. Marchal, Paris : Gallimard, Pléiade, 2003. Tome II,
210.
12
Mallarmé entend la méthode de Poe comme ce qu’elle est, un lyrique
dramaturgique : « L’art subtil de structure ici révélé s’employa de tout
temps à la disposition des parties, dans celles d’entre les formes littéraires
qui ne mettent pas la beauté de la parole au premier plan, le théâtre
notamment. Ses facultés d’architecte et de musicien, les mêmes en
l’homme de génie, Poe, dans un pays qui n’avait pas proprement de
scène, les rabattit, si je puis parler ainsi, sur la poésie lyrique ». « Scolies
à Les Poëmes d’Edgar Poe », Œuvres complètes, Paris : Gallimard,
275  

Pléiade, 1945. 230. Mallarmé, pour cette raison, adopte une forme
explicitement théâtrale dans Hérodiade et dans le Faune.
13
Schiavetta, Bernardo. Diálogo, Valencia : Prometeo,1983.
14
Les structures métriques (à symétrie inversée, circulaires, etc.), au
départ, ne sont pas des signes, mais des simples schémas (ni sémantisés
ni motivés), ensuite, par une décision du scripteur, elles deviennent des
diagrammes : c’est-à-dire qu’elles sont sémantisées par motivation
iconique.
15
Schiavetta, Bernardo. « La Langue comme choix esthétique », Pays de
la langue, pays de la poésie, actes, Université de Pau et des Pays de
l'Adour : LRLLR / Covedi, 1998. 55-60.
16
Il s’agit du groupe de collaborateurs de la revue Le Grand Jeu, cf.
Krémer, Patrick, « Grand Jeu, Le », Encyclopædia Universalis [en ligne],
consulté le 1 janvier 2016. http://www.universalis.fr/encyclopedie/le-
grand-jeu/.
17
Schiavetta, Bernardo. « Les Sonnets écartés du ‘Miroir du Miroir’
(1937) de Selvio Zagghi », Formules 12 (2008) : 329-336.
18
Schiavetta, Bernardo. « Autres Hétéronymes », dossier, Poésie 91
(février 2002) : 40-60 ; repris dans Schiavetta, Bernardo. « Les
‘Métamorphoses’ de Zagghi », Formules 7 (2003): 181-187.
19
Cf. entre autres, Schiavetta, Bernardo. « Fragmentos de un poema
babélico », Hablar de Poesía (Buenos Aires) 14 (2005) : 40-50 ; et
surtout Schiavetta, Bernardo. Un échantillon de Wunderkammer,
plaquette, 140 p. Supplément hors commerce à Formules 14 (2010).
http://www.formules.net/revue/Daddy_Dada/index.html.
20
Cf. entre autres, pour les poètes : Tryphonopoulos, Demetres. The
Celestial Tradition, Ontario: Wilfrid Laurier University Press, 1992 ;
Wilson, Leigh. Modernism and Magic: Experiments with Spiritualism,
Theosophy and the Occult, Edinburgh : Edinburgh University Press,
2012. Cf. entre autres, pour les artistes : Tuchman, Maurice et Judi
Freeman, éds. The Spiritual in Art: Abstract Painting, 1890-1985, Los
Angeles / New York : Abbeville Press, 1986 ; Loers, Veit, éd.
Okkultismus und Avantgarde, Frankfort : Tertium, 1995 ; Ackermann,
Ute. Das Bauhaus und die Esoterik,Würzburg, Bern : Katalog Hamm,
2005-2006 ; Alizart, Mark, éd. Traces du sacré, Paris : Centre Pompidou,
2008 ; Hollein, Max. Künstler und Propheten. Eine geheime Geschichte
der Moderne 1872-1972, Frankfurt : Taschenbuch, 2015.
21
Cf. Rasula, Jed et Steve McCaffery. Imagining Language, London :
MIT Press, 1997. 10.
22
Pour la mise à jour des sources du centon, consulter les sites :
276  

http ://www.bernardo.schiavetta.com, http://www.raphel.net. Pour des


versions imprimées de l’Almiraphèl, voir Schiavetta, Bernardo.
Almiraphèl remake, Formules 10 (2006) : 237-260.
277  

LES AUTEURS

Antonino BONDÌ est chercheur associé de l’Institut Marcel Mauss


(EHESS). Ses intérêts portent sur les théories morpho-dynamiques en
sémiotique et sur les relations entre phénoménologie et sémiotique, sur
lesquels il a publié plusieurs ouvrages et articles.
https://ehess.academia.edu/AntoninoBond%C3%AC
antoninobondi80@gmail.com

Antoine Constantin CAILLE est Visiting Assistant Professor à Georgia


Tech. Il a obtenu un doctorat en études francophones à l’Université de
Louisiane (Lafayette), une maîtrise en philosophie et une maîtrise en
anglais à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Sa thèse porte sur le
concept de textualité. Quelques-uns de ses articles sont parus dans des
revues scientifiques, notamment dans Etudes Francophones (27),
TRANS- (18), Alkemie (14), Plasticité (1).
https://gatech.academia.edu/AntoineConstantinCaille
antoineconstantincaille@gmail.com

Alain CHEVRIER est chercheur indépendant. Il a publié des travaux sur


l’histoire des formes poétiques et sur le surréalisme. Derniers livres
parus: Le décasyllabe à césure médiane (2011), Couacs (2014), Couacs 2
(2015).
alain-chevrier@wanadoo.fr

Écrivain franco-australien, auteur de nombreux livres en français et en


anglais, contributeur fréquent à la revue Po&sie, Didier COSTE est aussi
traducteur de l’espagnol, de l’anglais et du catalan en français (Grand
Prix Halperine Kaminsky 1977) et spécialiste de l’Inde moderne et
contemporaine. Il a créé et dirigé la fondation culturelle internationale
Noésis (1983-1997). Professeur de Littérature Comparée, il a publié des
ouvrages de théorie littéraire et culturelle et plus de cent cinquante
articles de recherche. Son dernier cycle poétique en librairie est
Anonymous of Troy (Sydney, 2015), ses dernières traductions celles de
deux poètes argentins contemporains, Susana Romano Sued et Oscar
Steimberg (Reflet de Lettres, Paris, 2015).
didier.coste@gmail.com

Cécile DE BARY, maîtresse de conférences à l’université Paris-Diderot a


consacré sa thèse à l’image, l’imagination, et l’imaginaire dans l’œuvre
de Georges Perec. Elle a publié un ouvrage intitulé Une nouvelle pratique
278  

littéraire en France, le groupe Oulipo de 1960 à nos jours. Elle a dirigé


un numéro des Cahiers Georges Perec, intitulé Le Cinématographe. Elle
est membre du comité de direction des Cahiers Georges Perec et dirige le
séminaire « Approches de l’Oulipo ». Elle s’intéresse au roman
contemporain, a dirigé un dossier sur Jean-Patrick Manchette (Temps
noir, no 11) et, en 2013, un numéro d’Itinéraires consacré à « La fiction
aujourd’hui ».
cecile.debary@univ-paris-diderot.fr

Valeria DE LUCA finit sa thèse au CeReS (Centre de Recherches


Sémiotiques) de l’Université de Limoges. Ses travaux portent sur la danse
ainsi que sur les relations entre corps, pratique et imaginaire à partir
d’une perspective sémiotique. Elle est secrétaire de l’AJCS (Association
des Jeunes Chercheurs en Sémiotique).
https://unilim.academia.edu/ValeriaDeLuca
v.deluca.83@gmail.com

Véronique DUCHÉ-GAVET est A. R. Chisholm Professor of French à


l’Université de Melbourne. Elle s’intéresse principalement à la fiction
narrative à la Renaissance et au Moyen Âge. Ses recherches s’orientent
d’une part vers une réflexion sur les formes romanesques, d’autre part
vers les apports de la traduction dans le domaine de la langue et de
l’invention.
veronique.duche@unimelb.edu.au

Lucie LAVERGNE (1983) est agrégée d’espagnol et Maître-de-conférences


à l’Université de Clermont-Ferrand. Elle est spécialisée en poésie
espagnole contemporaine et a consacré sa thèse au rythme et à l’espace
de l’écriture, dans six recueils poétiques du XXe siècle de Rubén Darío,
Juan Ramón Jiménez, Rafael Alberti, Vicente Aleixandre, Pere
Gimferrer, et Leopoldo María Panero. Ses articles traitent de la visualité
du texte et du lien texte-image, notamment dans la poésie expérimentale
et visuelle, des années 1960 à aujourd’hui. Elle s’intéresse également à la
poésie érotique, à la poésie des femmes et à la thématique du corps.
lucie_lavergne@hotmail.com

Psychiatre, psychanalyste, plasticienne, Joëlle MOLINA réalise


l’installation « Les Mystères d’Igitur » à la Chartreuse de Villeneuve-lès-
Avignon en 2009 avec les Hivernales de la Danse, un spectacle-
conférence « Le cas Mallarmé ou la folie utile » au Musée Fujak à
Avignon en 2010 et des vidéos-lecture d’Igitur et du Coup de dés.
279  

Depuis, elle travaille sur la forme des poèmes de Mallarmé afin d’en
rendre visibles les contraintes secrètes dans des livres d’artiste,
installations, images, expos de poche ou supports numériques. Elle
présente au colloque Mallarmé herméneute en 2014, à l’université de
Rouen, son travail sur le Sonnet en X : Mallarmé passeur secret
d’herméneutique ancienne. La preuve par X.
joellemolina@me.com

Thea PETROU is a third-year PhD candidate at University College


London, looking at selected texts by Jacques Roubaud. Her work focuses
on the way in which the poet portrays the female in his poetry, and also
how female figures are used in turn to comment on the purpose and
process of his poetic creations.
theano.petrou.11@ucl.ac.uk

Dominique RAYMOND est chargée de cours à l'Université du Québec à


Trois-Rivières. Elle est l'auteure d'une thèse de doctorat intitulée La
Lecture des textes à contrainte. Elle s'intéresse à la sémiotique, à la
lecture, à l'intertextualité, au personnage, à la littérature contemporaine, à
l'Oulipo.
dominiqueraymond479@hotmail.com

Agrégée de lettres modernes et Docteur de l’Université Paris-Sorbonne,


Ingrid RIOCREUX a consacré sa thèse à la négation dans l’écriture
moraliste fragmentaire, sous la direction du Professeur Delphine Denis.
Qualifiée aux fonctions de Maître de Conférences dans les sections 7 et 9,
elle est actuellement membre de l’équipe « Sens, Texte, Informatique,
Histoire » de Paris-Sorbonne au titre de Chercheur Associé. Elle poursuit
ses travaux sur la négation (plus spécifiquement en français classique et
postclassique) ainsi que sur l’esthétique fragmentaire et la littérature
moraliste. Le champ disciplinaire de ses publications s’étend également
aux domaines suivants : poétique de l’élégie latine, histoire des textes,
didactique des lettres et rhétorique des médias.
ingrid.molard@orange.fr

Bernardo SCHIAVETTA (Argentine, 1948) a publié en espagnol surtout de


la poésie, dont Fórmulas para Cratilo (Madrid, Visor, 1990) qui a reçu le
prix Loewe des mains d’Octavio Paz. Il a publié aussi des fictions dont la
nouvelle « Gregorio Ruedas », incluse dans l’Antología de la Literatura
fantástica argentina (Alberto Manguel, Buenos Aires, Kapeluz,
1973 /1980). Il figure également dans l’anthologie du Bicentenaire de la
République d’Argentine, 200 años de poesía argentina (Jorge
280  

Monteleone, Buenos Aires, Alfaguara, 2010). Il a été cofondateur des


revues Formules et FPC Formes poétiques contemporaines dont il a été
codirecteur jusqu’en 2010.
refletdelettres@orange.fr

Michel SIRVENT est professeur à l'université du Nord Texas. Il a fait


paraître deux études critiques: Jean Ricardou, de Tel Quel au Nouveau
Roman textuel (Rodopi, 2001) et Georges Perec ou Le dialogue des
genres (Rodopi, 2007). Il a co-signé la traduction de deux recueils de
poésie italienne contemporaine : Patmos de Rodolfo Di Biasio et
Bambina Mattina de Domenico Adriano (Ghenomena Edizioni, 2013). Il
s'intéresse aussi au roman policier. Il a collaboré notamment à l'ouvrage
collectif Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story from Poe to
Postmodernism (University of Pennsylvania Press, 1999). Auteur de
nombreux articles (sur Poe, Flaubert, Mallarmé, Nabokov, Robbe-Grillet,
Butor, M. Roche, Lahougue), il vient de publier une étude sur Un roi sans
divertissement : « Un récit à narrateur déficient » (Poétique, 2015).
Michel.Sirvent@unt.edu

Augustin VOEGELE est doctorant en littérature française à l'Université de


Haute-Alsace. Il rédige sa thèse, intitulée « Fantastique et scandale chez
Jules Romains : un art de l'inconfort », sous la direction de Madame le
Professeur Frédérique Toudoire-Surlapierre. Il est l'auteur d'un essai
(Morales de la fiction, éditions Orizons, sous presse) et d'une dizaine
d'articles, parus ou à paraître, en revue (Carnets, Plasticités, À l'épreuve,
Fabula-Lht) ou en volume (aux éditions Classiques Garnier notamment).
Ses thèmes et ses domaines de recherche sont les suivants : Jules
Romains et l'unanimisme ; le fantastique ; le scandale dans les arts ; les
formes longues du récit ; la morale en littérature ; la littérature helvétique
de langue française.
augustinvoegele@yahoo.fr
281  

Table des matières

Présentation............................................................................................ 3
Chris ANDREWS

« Approche de la texture : D’un sens des formes


au niveau infrastructurel ».................................................................... 10
Antoine Constantin CAILLE

« Métamorphose des formes, figures de la culture »............................ 31


Valeria DE LUCA et Antonino BONDÌ

« Le fragment moraliste : histoire d’un genre ou reconfigurations


sémiotico-sémantiques d’une forme? »................................................ 50
Ingrid RIOCREUX

« Désarroi, démocratie, destin : les significations mimétiques, sympto-


matiques et conventionnelles du roman monumental en France, de
L’Astrée aux Hommes de bonne volonté »........................................... 67
Augustin VOEGELE

« From Invención to Invention: The Loss of Meaning »....................... 84


Véronique DUCHÉ

« Garder la forme : sur la traduction des anagrammes d’Oskar Pastior par


Frédéric Forte ».................................................................................... 100
Alain CHEVRIER

« Formes emboîtées et «miroitement» du sens chez Mallarmé »......... 117


Joëlle MOLINA

« Figurations et spatialisations du sens durant les avant-gardes poétiques


espagnoles (1910-1920) »..................................................................... 140
Lucie LAVERGNE

« Le livre à l'œuvre : effets de présentation typographiques dans


Le Voyeur »........................................................................................... 158
Michel SIRVENT
 
« Des autobiographèmes aux æncrages : un parcours théorique »........ 176
Cécile DE BARY
282  

« Les lieux d’une fugue d’école. Réflexion autour d'un avatar du modèle
de la communication »........................................................................... 195
Dominique RAYMOND
 
« Octogone: Forms of Farewell ».......................................................... 206
Thea PETROU

« Sur le contre-dire des formes poétiques ».......................................... 227


Didier COSTE

« Comment j’ai trouvé les auteurs de mes textes »............................... 250


Bernardo SCHIAVETTA

Les auteurs........................................................................................... 277

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