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Frédérique A. Y. Arroyas
Department of French
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Introduction
1. Le rôle du contexte
2. Métaphore et analogie
3. La mise en rapport des domaines artistiques
Chapitre N Seuils d 'ouverture B 1' interpr6tation de l'oeuvre
musico-littéraire
1. Déstabilisation de la fiction
2. Nouvel ordre : LRS lectures de Passacaille
3. La quête obsessionelle et le rôle de la basse obstinée
4. Echos du baroque dans Passacaille
Conclusion
Bibliographie
Vita
Introduction
l'objet d'une réflexion plus approfondie que nous entreprenons surtout pour éclairer la
problématique de la signification musicale et pour insister sur le rôle de l'interprète et
son activation d'un cmtexte interpretatif donné. En dernier lieu, nous aborderons la
dynamique propre à L'interprétation d'une manifestation discursive de la musique dans
les textes littéraires, en interrogeant surtout le rôle du lecteur et les opérations qui lui
permettent d'dtablir, de mani&relkgitime, une interaction entre le champ musical et
l'oeuvre littéraire.
1) L'interprète de l'oeuvre littéraire: signification immanente veisus
signification contextuelle
L'acte de lecture a longtemps et6 considérd comme une activité passive qui
consistait en la réception d'un 'message' transmis par le texte ou par l'auteur. La
réévaluation de cette activit6, depuis l'avènement des recherches en pragmatique et en
théorie de la réception, a p u r objet de lui rendre sa complexité et de la considerer
comme une activité dynamique.
A partir du problème de la signification d'une oeuvre littéraire, la
méthodologie structuraliste a et6 de considkrer le texte comme le lieu des
significations, comme autant d'état de faits. En situant la signification au niveau
immanent de l'oeuvre, le résultat etait une anthropomorphisation du texte imprimé: le
texte parle, met en place certains dispositifs qui déterminent sa signification. II
slav&recependant, i la suite des travaux entrepris sur le langage ordinaire, tout
parfkuli&rementceux d'Austin et de Searle (où la communication a été considérée
comme un acte de discours), que la situation dans laquelle a lieu cet acte ne peut être
négligée. C'est ainsi que les Mments mettant en place un certain contexte, une
situation dans laquelle se produit le message et dans laquelle il est rqu, se sont avérés
essentiels à la compréhension du message. Dans le domaine des études littéraires, le
champ d'investigation s'est donc Bargi pour considerer les conditions contextuelles,
celles de la réception et de la production d'une oeuvre littéraire qui contribuent A son
interprétation.
Les premières recherches en théorie de la lecture et en pragmatique, basées sur
une théorie de la communication, ont donc reconnu l'importance du contexte pour
10
ltinterpr6tationdu texte1. Cependant, les recherches actuelles tiennent à souligner la
singularité de l'acte de lecture par rapport à l'acte de prole2. Gilies Thénen, dans
les modkles qu'il dkveloppe, reproche h certains théoriciens de la lecture, entre autres
Wolfgang iser, de ne pas reconnaître le fait que le texte Litttkaire a une spécificité qui
n'est pas celle sur laquelle s'est basée la Linguistique dans son élaboration de la théorie
des actes de parole. Dans la lecture d'un texte, la formule 'destinateur - message -
destinataire' ne peut s'appliquer car il n'y a pas d'interlocuteurs, ni la possibilité de
rectifier certaines erreurs de comprt5hension. Le contexte n'est pas une donnée mais
plutôt nécessite, de la part d'un lecteur, une recherche active? Un état de texte donne
est immuable dans sa materialité et par conséquent, il faut considérer l'ensemble des
actes de lecture comme des actes de décodage d'un objet unique. A partir de ces
consid&ations, la signification du texte ne peut plus être considérée comme
1
Voir par exemple, Wolfgang Iser: L'acte de lecture. théorie de l'effet
esthétiaue, Bruxelles, Mardaga, 1985, et Umberto Eco, Lector in Fabula, Grasset,
1979.
2'
Voir en particulier l'article de Gilles Thérien: "Pour une semiotique de la
lecture', Protée, Vol. 18, No. 2, printemps 1990, pp. 67-80, dans lequel celui-ci
dissocie l'acte de parole de l'acte de lecture.
3 Marilyn Randall dans son ouvrage Le Contexte litthire: lecture ~ra~matique
de Hubert Aauin et de Réjean Ducharme, (Montréai: les éditions du Préambule,
1990) souligne la distinction suivante entre les actes de parole et la lecture litteraire:
"Un principe fondateur du contexte pragmatique dans le cas de la communication
"ordinaire" sugghe que le fonctionnement de ce contexte est automatique et non
problématique. L'apport du contexte se révhle le plus souvent seulement dans les cas
de sa disfonction (fautes de compr6hension dans le discours oral amenant à des
stratégies de r6paration communicative par exemple) ou bien dans les cas d'une
transgression explicite d'un mode de fonctionnement attenduw(p. 27). Or, dans la
lecture littéraire, le recours au contexte est le plus souvent une pratique consciente
puisque le contexte de production n'est pas automatiquement celui dans lequel se
produit l'acte de lecture. Dans la lecture littéraire, beaucoup plus que dans les actes
de la communication ordinaire, l'actualisation d'un contexte pertinent est
conséquemment une entreprise active de recherche.
simplement un message encodt dans le texte ou tout simplement transmis et reçu: il
s'agit plutôt d'une relation réciproque entretenue entre le texte et le lecteur. Le texte
est désormais un objet autour duquel s'articule un ensemble de processus qui
aboutissent à des instances interprdtatives.
Considérer l'acte de lecture comme activité dynamique, productrice du sens,
permet également de nuancer les divers types de lectures qui s'effectuent. Un lecteur
peut choisir de parcourir le texte pour le comprendre de façon minimale ou encore en
faire une lecture 'en profondeur', lecture qui est entreprise le plus souvent dans le
cadre de l'analyse critique ou professionnelle4. La lecture lMraire, entreprise par des
spécialistes dans le domaine et définie comme une lecture en profondeur, depasse le
stade d'une lecture minimale où il s'agit principalement de comprendre les mots écrits
sur la page, de suivre la progression du texte. Une lecture 'en profondeur' cherche B
faire le plus d'inferences possibles en ce qui concerne la signification du texte. Le
lecteur fait intervenir son expérience personnelle, sa connaissance des contextes
historique et culturel dans lesquels l'oeuvre a été produite, il fait jouer les domaines
référentiel et intertextuel, ses savoirs, des figures. Bref, cette lecture en profondeur
se définit principalement par un recours à un ou à des wntexte(s), mis en place par le
lecteur; le texte est sondé et résonne travers un certain cadre argumentatif dans
lequel il est inseré. L'acte de lecture, tel qu'il est envisage ici, est donc, de toute
évidence, une expérience individuelle et variable, une activité d 'in tkgration d 'un
savoir qui d6passe les connaissances discursives nécessaires pour un décodage mini mal
des textes. Elle est individuelle dans la mesure où la signification du texte n'est pas
tout simplement encodée dans l'oeuvre mais plutôt d6pend d'un processus de
A partir de la, on peut dire que cette catégorie tient, en partie, ii des traces dans
le texte d'une p r k n c e musicale et en partie au lecteur qui actualise le contexte
musical qui prendra, comme on le verra dans nos analyses, de multiples formes.
13
musicaux7. Un lecteur qui tient compte d'une composante musicale dans un texte
Littéraire etablit un contexte extra-linguistique et extra-ütt6raire qu 'il peut choisir
d'actualiser comme stratégie interprdtative. Actualiser le contexte musical dans
l1interpr6tationdu texte littéraire demande, dans le cas d'une lecture 'en profondeur'
et 'spécialisée', que le lecteur fasse intervenir des connaissances musicales
hétérogènes au texte et adopte des strategies interprétatives qui permettent de rendre
compte de la signification de l'objet musical. Avant de considerer le cas particulier
de I'interpretation du musical dans un texte littéraire, nous abordons donc la question
gdnerale de L'interprétation de la musique, sa valeur sémantique etlou refkrentielle.
Nous commençons par questionner la signification musicale parce que ce probleme est
primordial quand il s'agit d'élucider son rôle en tant que mod8le, figure ou forme
symbolique, permettant l'interface entre une musique et un texte.
*OCite par Walter Wiora, "Stravinski", Les Ouatre âges de la musiaue, Payot,
1963, p. 188.
11
The Beautifid in Music. Translated by Gustav Cohen. New York: Liblary of
Liberal Arts, 1957.
The Power of soundl*, sont encore des points de repère qui caracterisent la musique
comme étant privée de propriétés sémantiques, repr&ntatives13.
En contrepartie à cette position, les df6rentialistes, argumente Meyer,
reconnaissent qu 'une signification musicale depend justement d'une compréhension
du 'contenu r6f6rentie11de la musique ("an understanding of the referential content of
C'est ii partir d'une fonction référentielie que les qualités formelles de la
musique sont reconnues en tant que signes de concepts, d'actions ou d'états affectifs,
dont le sens est dtabli par des conventions cultureiles ou par l'imitation d'une
gestualité (au sens physiologique)l5. Il n'y aurait donc pas de 'musique pure' ou
' transcendentaie' mais plutôt, comme l'explique Meyer, l'etablissernent d'un contenu
12
London: Smith, Elder, 1880.
13
Ce débat est souvent repris par les philosophes et les esthéticiens. Peter Kivy,
par exemple, consacre un chapitre de son livre réfuter les objections posées par
l'esthéticien Roger Scruton dans son d c l e intituld "Representation in Music",
Philoso~hv,51, 1976. Voir dans Music and Semblance, Princeton University Press,
1984, le chapitre intitulé Music aî 'The BeaunfUI Play of Senrations",pp. 143-158.
référentiel où l'on recomaît que les propriétés formelles de la musique sont liées à des
reférents qui permettent d'établir une signification. Selon cette perspective donc, le
rkférentiel en musique ne se limite pas ii l'imitation des sons dans la nature, mais
provient également d'une codification de pratiques inscrites dans la tradition culturelle
ainsi que d'une gestualité kinésique.
Sélectionner certaines données releve donc d'une activite interprétative, mais dans le
cadre d'une réflexion théorique sur 1'interprétation, il est nécessaire d'interroger les
critères de sélection sur lesquels elle repose. Il stav&reimportant, en reconnaissant
les limites d'une analyse purement formelle, détachée des réalités culturelles, de faire
appel à "d'autres mod&lesque les modèles combinatoires [qui] seraient [...] plus
21
Molino, op. fit., p. 57. Stephen Davies fait la même sorte de remarque quand
il écrit: '[. ..] if music is organised sound, to hear music as music is to hear it as
displaying organization. To hear music as such is to hear it in terrns of the principles
of order that give it its identity as the music it is. It is to experience the music, in
hearing it, as sound organizBd in accordance with the conventions of style or category
applying to it. The relevant conventions differ (to some extent) from one type of
music to another and are established by, and within, the music-making practice of a
given culture or sub-culture." Musical Meaning and Expression, Corne11 University
Press, 1994, p. 325.
a Voir par exemple les &des de Lawrence Marks "Synesthesiaand the Arts",
Cognitive Processes in the Perception of Art, W. R. Crozier and A. I. Chapman
(editors), Elsevier Science Publishers, 1984, pp. 427-447; ou de Robert Haskell
"Analogical Transforms: A Cognitive Theory of the Origin and Developrnent of
Equivdence Transformations", Meta~horand Symbolic Activitv, 4(4), 1989, pp. 247-
277.
Le musicologue David Lidov, dans un article intitule "Mimesis in MUS~C"*~,
remarque qu'une des modalités dont depend la signification musicale est kinesthésique
dans la mesure où la musique provoque des effets somatiques chez l'auditeur: "Music
is an action of and on the body. Music marches, dances, trembles, lurches and
reposes. We direct it by waving Our bands"''. Sans pretendre que cette rnodalitb soit
la seule qui détermine le potentiel signifiant de la musique, Lidov expiique que
l'association de la musique avec une gestualité (dans le cadre de notre syst5me
physiologique) contribue à établir des effets dynamiques et affectifs qu'on attribue illa
musique. On peut donc dire que la musique acquiert cette signification dès le
moment qu'on lui attribue des qualités motrices ou affectives. Une série de notes
'ascendantes' peut donner l'impression d'un mouvement vers le haut; des notes
prolongées et un rythme lent, ressemblant à une réaction physiologique qui
accompagne ou est provoquée par la tristesse, peuvent être perçue comme une
reprkntation musicale de cette emotion26.
Les figures musicales sont des unités musicales qui sont considérées comme les
signes d'un certain sentiment ou d'un concept. En ce sens, elles sont indexicales,
c'est-à-dire qu'elles prennent une signification trhs sptkifique dans le contexte d'une
24
Semiotics 1987, ed. John Deely and Jonathan Evans, Lanham, MD: University
Press of America, 1988, pp. 353-361.
25 Ibid., p. 354.
26 Nous voulons préciser que nous ne conf6rons pas à tel ou tel effet kinésique une
application universelle mais seulement que selon diverses cultures, certains de ces
effets sont sélectionnés et exploit& pour conferer à la musique des significations
particuli&res.
oeuvre ou d'un style. Le style baroque, par exemple, codifie l'expression des
sentiments et des idées par l'usage de figures musicales. Lidov donne l'exemple
suivant du "traditional 'sigh-motive', the slow, two note, stepwise descending figure
specified for grief by Baroque theorists of the musical expression of aff=tsn2'. De
même, 1' idée musicale (Einfil) romantique, en tant que noyau générateur du poème
symphonique, est développée par des moyens musicaux pour représenter un ttat
d'âme, une situation. Le développement musical du poème symphonique obtient sa
signification par référence à cette 'idBe' initiale. Le Leitmotiv qu'on associe aux
opéras de Wagner présente la même fonction indexicale. Une figure musicale en
vient à représenter un personnage, une situation, un lieu:
zI
Dictionary of Serniotics, op. cil., p. 580.
Lidov, Enc~clo~edic
28
Wamck, John, 1980: 645 (cité par Lidov, p. 580).
24
Les textes accompagnant une oeuvre musicale lui insuffleront une signification
selon un processus reflexif d'implication mutuelle. Selon Lidov, la présence
simultanée d'un texte et de la musique établit une signification qui peut être trks
différente de d e qu'aurait chacun individuellement. De plus, une fois qu'un texte
est associé à une certaine musique, à une certaine oeuvre, la signification qui lui est
attribuée par l'intermédiaire du texte peut se maintenir même lorsque le texte n'est
plus présent. L'objet musical, alors, peut provoquer des associations qui semblent
provenir directement de la musique. L'influence des associations provoquées par un
contexte textuel peut passer inaperçue ou bien ces associations deviennent parfois plus
pressantes lorsqu 'il s'agit de rétablir la cohérence d 'une oeuvre musicale. Peter Kivy ,
25
dans son ouvrage Sound and ~emblancc?, offre l'exemple des preludes des chorals
de Bach. Ti n'y a aucun texte qui accompagne ces morceaux de musique
instrumentale. Seuls les titres, dans lesquels figure la premiére ligne du texte du
choral, renvoient au texte du choral. Kivy remarque que, dans de nombreux cas, le
matériau dans les sections contrastantes de ces pr6ludes n'a aucun lien avez la section
précedente, posant ainsi le problème d'une unité thematique. Cependant, dks que l'on
reprend en entier le texte du choral, il est possible de rétablir une cohérence & la
discontinuite thematique du prehde. Kivy foumit l'exemple d'un passage du prélude,
Jesur C~Z~~SCUS,
umer Heil~nd(BWV 665) où rien dans la musique qui le p r M e ne
peut expliquer sa présence. Pourtant, par l'intermédiaire du texte du choral, il
devient possible d'associer ce passage dans Lequel dominent des figures martellantes et
brusques & une représentation de la colère de Dieu, et ainsi d'expliquer la présence
d'un tel contraste. Bien entendu, Kivy remarque que la congregation luthérienne à
l'epoque de Bach, connaissant par coeur les textes des chorals, n'aurait eu aucune
difficulté à percevoir cette association. Elle aurait peut-être trouvé même que ce
passage représentait directement cette signification, tandis que pour des auditeurs tels
que nous-mêmes,le recours au texte demeure une entreprise nécessaire.
- -
30
Lidov, "Music", Encyclooedic Dictionay of Semiotics, op. cil., p. 582.
31
Analyse musicale, 4e trimestre, 1989, pp. 15-22.
32
Ibid. p. 15.
t'équivalence de certaines constantes stylistiques caractéristiques du baroque telles que
la complémentarité dynamique de la masse et du mouvement ou la volonté expressive
traduisant le creusement de la subjectivitt!. Il parvient à établir celles-ci en se fondant
justement sur la prémisse d'une dialectique entre la composition formelie du materiau
musical et son horizon historique.
Il s'avére ainsi, dans les exemples ci-dessus, que llinterpr&ationde la
musique dépend de l'attribution à l'objet musical d'une fonction réf6rentieW3.
L'attribution de référents à certains éléments musicaux, permet & 1'oeuvre musicale
d'acquérir une signification. Ce bref aperçu du vaste r h u dans lequel se meut
l'objet musical nous permet de voir que la signification de la musique n'est pas
inscrite au niveau immanent, dans la partition musicale, mais qu'elle doit être saisie
dans son rapport avec le vécu, qui est de l'ordre d'une relation qu'un individu
entretient avec une tradition culturelle, historique, avec des réactions somatiques,
physiologiques et qui, parfois, provient d'une relation dtroite avec les textes qui
l'accompagnent. L'interprétation de la musique s'appuie donc sur des données non
seulement formeIles, immanentes, mais sur tout un contexte actualisé par un sujet
interpretant, ce qui lui permet d'assigner certains réf6reni.s des Cléments musicaux et
ainsi d'btablir une signification musicale.
Qu'en est-il maintenant de I'interprétation de la musique lorsque celle-ci est
évoquée dans le cadre d'une oeuvre littkmire? S'agit-il, comme pour l'objet musical,
33 Qu'on doit entendre ici dans un sens plus large que dans le schtma de la
communication de Jakobson. Le réfkrent ne renvoie pas à la chose du monde mais
bien à une organisation du vécu, un savoir, une encyclopédie (Eco: 1985) d'un sujet
donné. 11 s'agit donc plus de la réferenciation, du renvoi, bref de toute cette activite
pragmatique du transport qu'un individu effectue pour comprendre une oeuvre, en la
faisant passer d'un texte à un autre, d'un texte à un souvenir et, pour ce qui est de
notre objet, d'un texte h une "présence" musicale.
28
de faire intervenir ou d'activer un contexte qui permet dl&ablir sa signification? Quel
est le statut de cet objet musical dans l'oeuvre littéraire?
Une fois que nous avons refléchi sur les particularités de la signification
musicale, nous pouvons maintenant nous intéresser & la dynamique interactive qui
anime le processus de lecture lors duquel un lecteur est amen6 à tenir compte d'une
composante musicale. Puisque ce type de lecture combine à la fois une réflexion sur
le texte et sur l'objet musical, il faut tenir compte du fait que l'interprétation de
l'oeuvre musico-litteraire est d'une nature spécifique et que la mise en rapport des
deux domaines artistiques hbtérog&nesengendre des opérations de lecture d'un ordre
particuiier.
La dynamique de l'interaction du musical et du Litthire se rattache
nécessairement il celle d'une théorie pragmatique de la signification dans la mesure où
la composante musicale d'un texte littéraire ne peut se situer entibrement au niveau de
la phrase. Un point de vue immanentiste qui exclue la référence ou la subordonne 2
une recherche dans les dictionnaires consisterait affirmer que la "présence musicale"
serait réductible et pourrait être appréhendée uniquement au niveau des mots qui
composent le texte. Ainsi, dans ce sens, la musique ne serait pas diffkrente des autres
termes du discours. Ii est vrai que toute lecture lors de laquelle il est question de
saisir la composante musicale d'un texte litteraire doit être ancrée sur des traces
concrètes, des &idences discursives. Cependant, le type d 'activitk engagé par la
rkférenciation à la musique fait intervenir un contexte inkvitablement externe, un
29
cadre d o ~ qu'un
é lecteur a la possibilité d'actualiser pour établir sa valeur et pour
organiser ses stratégies d'interprétation. Or, comme nous l'avons dit, une lecture en
profondeur cautionne, voire oblige en quelque sorte la prise en compte des éléments
formateurs de l'oeuvre. La considération de la prknce musicale vient enrichir son
interprétation. La réduire à une présence linguistique est, au fond, une façon de ne
pas lire le texte, de le couper d'un de ses cadres de référence et le priver d'un de ces
contextes. Quand un lecteur est confronté à une présence discursive de l'objet
musical dans un texte littéraire, cette représentation agit comme un point de départ qui
entraûe par la suite tout un contexte affectif, historique ou autre (relie il
l'interprétation musicale) et qui contribue pleinement à ktablir sa signification. Si la
réflexion sur la composante musicale d'un texte littéraire a comme but final
l'interpr6tation des 'traces' musicales dans le texte (sa présence discursive),
1'6vocation du musical doit être reconnue comme ayant une fonction réfkrentielle qui
fait entrer en jeu la spécificité du champ musical.
Mais cette sensibilite qu'on suppose au lecteur qui décide de faire intervenir la
présence musicale comme un champ de rkférence ne fait que mettre en évidence
certaines particularités qui sont propres ii un grand nombre d'actes de lecture qui ont
pour objet d'orienter l'acte de lecture vers des consid6rations qui, à prerni&revue,
semblent extérieures. Prenons un instant un autre type de texte, par exemple, la
lecture d'une recette de cuisine. Les ingrédients et leur composition dépassent la
simple opération de reconnaissance des signes linguistiques. En lisant la recette de
cuisine, on en arrive, par le biais de l'imagination et de la memoire, à se faire une
image mentale, une représentation du plat dans laquelle l'odeur, le goût et le visuel
ont leur part ii jouer. L'affect du lecteur est important alors pour le rhultat de la
lecture. On pourrait dire ainsi que la lecture travaille dans le virtuel. Médiatisé par
les réferents linguistiques, 1'appareil sensoriel et intellectuel entre en jeu pour s' offrir
30
s'offrir au bravail imaginaire et constructif du lecteur. Il est &ident que la recette de
cuisine qui est un discours non esth6tipue, orienté sur une pratique, ne peut se
comparer au sens strict à la complexité du texte littéraire mais les composantes qui
sont mobilisées, à savoir la mémoire, l'imagination, le savoir gastronomique, la
sensibilité qui pousent le lecteur à refdrencier le texte d'une manière particulikre
peuvent être encore plus motivées dans le cadre d'une lecture litthire qui est au fond
une lecture degustative. Lire un roman où la musique est évoquée fait en sorte que la
virtualité du champ musical devient disponible et peut être exploré par le lecteur.
En utilisant une analogie musicale cette fois-ci, on pourrait considérer une
"présence musicale" dans un texte littéraire de la même maniere qu'on aborde une
partition musicale. Le lecteur deviendrait une sorte d' interprète et d 'exécutant, sauf
que ce n'est pas seulement à partir de la forme narrative, la partition textuelle, qu'il
construit son interprétation, c'est plutôt dans le jeu, la mise en jeu d'associations
musicales. Il y aurait donc, de la part des lecteurs, une dflexion spéculative sur une
articulation discursive qui les incite ii interroger un contexte musical.
Ainsi, pour reprendre certaines des catégories qui ont été dnoncées dans la
description de la signification musicale, la lecture des oeuvres musico-litttkaires, dans
sa mise il jour contextuelle, fait aussi appel à des réactions physiologiques, des figures
musicales, et, A un contexte historique. On peut traduire cela par la présence du corps
du lecteur qui sera mobilisé, rythme en fonction de la présence musicale, la recherche
de formes et de figures, mod6lisées ou non, et enfin l'intervention d'un contexte
historique. Si la signification musicale s'apprkhende p h r de ces éléments, il est
plausible d'imaginer que les opérations qui permettent la conjonction de la musique et
de la littérature, ainsi que la constitution du contexte musical, soient de même nature.
On aura remarqué que tous ces éléments participent de la présence de l'interpr8te et
d'une considération où sa mémoire, son affecthite sont mises en jeu. Cela tient au fait
de la force ou de la puissance de la présence musicale qui peut, cependant, toujours être
diminuée, suspendue, écartée. Mais s'il choisit de faire intervenir ce contexte,
encourage par une présence discursive marquée d'une façon ou d'une autre, il doit alors
faire jouer, dans la mesure du possible, un type de refdrence, provenant d'un domaine
h6térogène qui parasite l'aspect "purementntextuel de sa lecture. Mais comment ferait-
on autrement? A quoi senrirait la lecture d'une recette de cuisine donnée plutôt qu'une
autre si le lecteur n'est pas en mesure de vimialiser son contenu?
L' interposition du contexte musical lors de 1' interpretation de l'oeuvre permet
ainsi une interaction entre le litt6raire et le musical: un dialogue qui fournit une
ouverture sur un domaine hétérog5ne et un dispositif qui permet l'exploration des
1
supports qui, dans l'acte de lecture, doivent être harmonisés. Nous voulons dire par
là qu'on ne peut penser l'un par l'autre et qu'il est important de bien connaître les
deux termes de cette mise en rapport.
Nous allons explorer, de manikre ththéorique et pratique, cette interaction de deux
média et de deux contenus, outils et contextes, disponibles à llinterprt%ede l'oeuvre,
et qui peuvent agir ensemble à La fois comme contraintes et ouvertures pour
1'interprhtion de 1'oeuvre musico-littéraire. Dans le chapitre suivant, en relevant
divers types de 'présences musicales' dans les textes littéraires, nous explorerons le
rôle du lecteur et son recours à un contexte h&krog&ne. Les opérations qui permettent
de tenir compte de ces pr&nces seront examinées. A travers ces exemples, il sera
possible de mesurer le rôle que joue, dans 11interpr6tationd'une oeuvre musico-
littéraire, un contexte musical actualisé.
Chapitre II
L'interprétation des oeuvres musico-litt6raires
I
Un bon nombre de chercheurs dans le domaine des Btudes musico-littéraires se
sont placés sous Mgide de la littkrature comparée. Nous renvoyons à la discussion
d'Isabelle Piette, "Les etudes musico-littéraires: une activite comparatiste" @p. 13-
19) dans son essai Littérature et musique. Contribution une orientation théorique:
1970-1985 (Presses universitaires de Namur, 1987). C . S. Brown propose, par
exemple, la définition suivante de la littérature comparée:
The study of the relationships between literature and the other arts has
b e n commonly accepted as comparative, 1 believe, because of the dimly
formulated fact that it is a study of literature involving two different
media of expression. Whether painting and music may legitimately be
called languages is an ancient and stili unsettled question. But it is clear
that, for Our purpose here, they are analogous to languages in that they
are media of expression used, as languages are in literature, for artistic
purposes. If we define comparative literature as any study of literature
involving at least two different media of expression, a good many
difficulties of classification will disappear.
"The Relationships between Music and Literature As a Field of Study", Comparative
Literature, Spnng 1970, 2, pp. 97-107, p. 102.
Etant donné que notre étude traite de 1'6vocation du musical dans l'oeuvre
littéraire, la deuxiiime approche nous concerne plus directement. Cependant, la prise
en compte du musical dans un texte implique une réflexion qui relhe aussi de
I'esthétique comparée car à l'intérieur de celle-ci il est question d16tablirla spécificitk
de la musique par rapport à la Littérature ainsi que des points de convergences dans
leurs moyens d'expression. Cela permet une réflexion spéculative sur I'interêt de
cette présence musicale pour l'oeuvre en question. Ces deux orientations
disciplinaires ont déjà leur histoire et leur tradition dans le cadre des 6tudes musico-
litteraires. Ce survol liminaire et nécessairement lacunaire offre quelques points de
repère historiques qui mènent a l'état présent de I'ktude de la musique dans la
littérature.
L'esthétique comparée, explorant les corrélations et les dissemblances entre
divers domaines artistiques, représente, pourrait-on dire, le fondement historique et
conceptuel des &ides musico-littéraires. Depuis ltAntiquid, des philosophes comme
Platon et Aristote ont médit6 sur la nature et les mkrites de chacun des arts pour
avancer une classification hiérarchisée selon un idéal esthktique et normatif. Cette
rkflexion comparative, polémique, et finalement axiologique plutôt qu'explorative,
s'est poursuivie au cours des siècles. C. S. Brown dans son article "The Relations
between Music and Literature As a Field of Study" propose que les arguments sur
lesquelles reposaient ces comparaisons consistaient à sélectionner des traits considér&
axiomatiques dans un domaine artistique pour ensuite les appliquer & un domaine
artistique diffkrent. Ainsi, comme le note Brown:
The essential point about this type of argument is that it reveals a basic
assumption, usually unstated and probably sometimes unconscious, that
there are some universal aesthetic pnnciples which must apply equally
to all the arts, no matter how different the individual media and
traditions may be. In short, it assumes that over and above the
individual arts there is a valid concept of art per se2.
3Scher note les travaux des coll&guesanglais de Avison: John Brown, Daniel
Webb, James Beattie, Thomas Twining; et par la suite ceux des esthCticiens
orientation rnenera quelques décennies plus tard l'esthétique romantique
d'orientation expressive qui rapproche la musique et la littérature et donne lieu au
foisonnement des "transpositions d 'art" :
allemands: Johann Georg Sulzer, Johann Nikolaus Forkel, Johann Gottfried von
Herder. Steven Paul Scher, "Literature and Music", in Jean-Pieme Barricelli and
Joseph Gibaldi, eds., Interrelations of Literature, New York: The Modern Language
Association of America, 1982, pp. 225-250, p. 239.
4
Ibidem.
oeuvres mêmes. D'importants ouvrages théoriques ont marqué ses dt5bud. Panni
ceux-ci, on peut mentionner l'ouvrage de Jules Combarieu, Les Fbpwrts de la
musique et de la d i e . consid6rées au wint de vue de 1'exoression6 , considéré
comme étant le premier des traités d'esthdtique wmparée modernes7, et qui
entreprend d'analyser les rapports entre ces deux arts sur le plan de l'expression. Les
travaux d1Andri5Coeuroy, Musique et littkrature. Etudes de musiaue et litterature
cornpark8,suivi d 'A~pelsd'Orphée. Nouvelles &des de musiaue et de littkrature
comparéesgconsistent respectivement en une étude comparative philologique et
musicologique et en une 6tude appliquée portant sur l'attrait de la musique pour les
écrivains romantiques.
La réflexion sur les correspondances entre musique et littkrature continue et
prend de l'ampleur après la deuxième guerre mondiale avec la parution d'ouvrages
d'esthétique comparée tels que, en 1947, La Correspondance des arts: éICments
5
C'est à partir d'ouvrages de recensement de 1' historique des &des musico-
littéraires que nous fournissons ces quelques jalons. Ils ne forment pas le centre de
nos préoccupations mais sont des indications utiles pour marquer le développement
de ce champ d'btude. Pour plus de détails, on peut se rapporter à l'article dejà cité
de Steven Paul Scher, "Literature and Music", op. cil. ; de Calvin S. Brown, "The
Relationship between Music and Literature as a Field of Study", op. cit; à. l'ouvrage
d'Isabelle Piette, Littérature et musiaue. Contribution à une orientation théorique:
1970-1985, op. cit., ;et au chapitre "Le comparatisme Littéraire, branche de la
littérature comparative" dans Euterpe et Harpocrate ou le défi litthire de la
musiaue, (Bruxelles: Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1988), de
Jean-Louis Cupen.
6 Paris: Alcan, 1894.
7
Voir C. S. Brown, "The Relationship between Music and Literature as a Field
of Study", op. cit., p. 100.
8
Paris: Bloud et Gay, 1923.
9
Paris: La Nouvelle Revue Critique, 1928.
d'esthdtiaue compank d'Etieme our ri au'^, suivi deux ans plus tard de Les Arts et
leurs relations mutuelles de l'esthtticien am6ricain, Thomas ~unroe". Tandis que
l'ouvrage de Souriau tente de dégager certaines categories à partir desquelles on peut
comparer les arts, Munroe, quant à hi, fournit un large éventail d'investigations qui
soumettent la musique et la littérature 2 une comparaison précise et systématique. En
1948, C. S. Brown, pionnier de la recherche musico-litthire am6ricaine, publie
Music and Literature: A Cornparison of the ~ r h ' ' ,ouvrage qui suetablitcomme le
modèle des dtudes comparatistes, notamment pour la rigueur de ces analyses et la
perspective nettement empirique de l'btude de la musique dans l'oeuvre littkraire. En
1953, le même auteur publie Tones into Words. Musical Compositions as Subiects of
~oetry", ouvrage dans lequel Brown poursuit sa reflexion cette foisci sur les affin&
entre la musique et la poésie et l'intégration de la musique dans la poésie.
Enfin, de nos jours, les études musico-litt6raires abondent et sont un champ en
pleine expansion. Dejh, en 1970, C . S. Brown notait que la section aBib1iography on
the Relations of Literature and the Other Ar& de la bibliographie MLA recensait
chaque année à partir des dix-sept demihres années, environ une centaine d'articles
portant sur la musique et la littérature14. Une contribution importante se fait toujours
10
Paris: Flammarion, 1967, [1947l.
11
The Arts and their Interrelations, New York: The Liberal Arts Press, 1949.
Traduit de l'anglais par J. M. Dufrenne, Paris: Presses Universitaires de France,
1954.
12
Music and Literature: A Cornparison of the Arts, Athens: University of
Georgia Press, 1948.
13
Athens: The University of Georgia Press, 1953.
14
"The Relations between Music and Literature As a Field of Sîudyn, op. cil.,
p. 100.
39
dans les revues spécialisées sur les rapports interartistiques, les numeros spéciaux
consacrés à la musique dans la littérature ainsi que les colloques tenus sur le sujet15.
C'est justement l'intkrêt porté sur le sujet qui a donne lieu à des mises au point
d'ordre théorique et m&hodologique. Les spécialistes oeuvrant dans le domaine tels
que Brown, Scher, ou Cupers tkmoignent des difficultés que présente L'dtude
comparative et recommandent une extrême prudence lorsqu 'il s'agit de comparer les
deux arts. Par ailleurs, les Ctudes empiriques où il est question d'étudier le
phénomène musical en littérature ont élargi la réflexion à ses divers modes
d'intégration. En effet, comme nous d o n s le voir, l'&ude de la musique dans la
Littérature problématise non seulement l'intérêt que peut avoir la musique pour la
littérature, ce qui aboutit à une comparaison des deux domaines artistiques, mais
entreprend aussi d'elucider la rnaniike dont la littkrature peut faire usage de la
musique, inversant ainsi la relation entre les deux pratiques artistiques.
Malgré la grande variété de rôles que tient la musique dans la littérature, il est
possible, dans un but heuristique, de proposer un classement par type d'integration du
15
Mentionnons parmi les plus notables: les numéros spéciaux : "Music and
Literature", Etudes littéraires, XV, 1982, 1; "The Languages of the Arts"
Comparative Criticism. IV. 1982; "Music and Literature" : Mosaic, XVIII, 1985,4;
"Littérature et Musique", Revue de littérature com~arée,1987, 3 (no. 243); "Les
écrivains et la musique, Les musiciens et la littérature" Revue des sciences
humaines, 1987, 1 (no. 205); et pour les colloques: "La littérature et les autres arts",
IXe Congrès de l'Association Internationale de Litterature comparée, Innsbruck,
1980; "Music and the Verbal Arts : Interactionsn, tenue à Dartmouth College en mai
1988.
phénoméne musical. Steven Paul Scher propose une taxinomie en trois grandes
catégories. Ii classe la présence musicale dans les textes selon qu'ils appartiennent à la
"word music", aux 'structures musicalesn et la "verbal music". Dans le premier cas
qu'on peut traduire par la musicalité du langage, ('word musicn), il y a imitation par
le langage des propri6tés acoustiques de la musique. Ensuite, la catégorie des
"structures musicales" désigne la musique comme 6tant la transposition d'un modèle,
soit l'adaptation litt6raire de techniques et de formes musicales; et enfin dans la
demibre catégorie, la "musique verbalen, ("verbal music"), il y aurait dans l'oeuvre
litteraire une thematique musicale, mise en place par des descriptions qui veulent
rendre compte du contenu intellectuel et Cmotionnel de la musiquet6.
Dans son ouvrage portant sur les relations de la musique et de la litt6rature
Contrepoints: Musique et ~ittérature'~,
Française Escal considere que la musique
fonctionne comme l'imaginaire de la litt6rature. EUe aussi etablit implicitement une
taxinomie en quatre cases: les sections "musique et fiction" et "musique et diction"
kvaluent respectivement les descriptions de la musique dans la littérature et dans les
écrits critiques sur la musique, tandis que les sections "musique du verben et "formes
musicales, formes litt6rairesmsont consacrées aux occurrences où la musique
inteMent dans la Littérature par le biais d'une influence formelle.
En utilisant un modkle sémiotique plus minimaliste, il nous semble
raisonnable de réduire ces classifications en une bipartition et de proposer que la
musique peut apparaître soit au niveau du contenu d'une oeuvre, par exemple lors de
descriptions d'oeuvres musicales, de l'effet provoqu6 par leur b u t e , lors de mises en
scène de musiciens, de compositeurs, ou de lieux de concerts; soit au niveau de sa
16
"Literature and Music", op. cil. Cette description se trouve aux pages 229 à
238.
17
Paris: Méridiens Klincksieck, 1990.
41
forme lorsqu'il est possible d'y retrouver l'influence ou l'emprunt des techniques et
des outils de l'art musical. Par contre, parmi la multitude des pratiques textuelles
dans lesquelles la musique est integrée, nous reconnaissons volontiers que cette
classification n'est pas exhaustive et qu'elle est minimaliste. De plus, ces catkgories
ne sont pas étanches dans la mesure oh une oeuvre peut, bien entendu, conjuguer une
présence musicale thtmatique et fonnelIe; cependant, cette classification en présence
formelle et présence thématique nous sera utile surtout pour faUe ressortir la
spécificité de la lecture d'une oeuvre littéraire lorsqu'il s'agit de ffaire intervenir la
musique comme modèle formel. Plutôt que de nous engager dans une taxinomie, à
trois ou quatre entrées, qui multiplie les problèmes, il nous apparaît plus fnictueux
de simplifier celle-ci h un modèle (formelcontenu) qui a fait ses preuves dans les
thbries du signe et qui permet de mieux degager, non pas comment les oeuvres
doivent être etiquetées, mais bien comment le lecteur active son interprétation. Il est
important, à ce point-ci de notre argumentation, de donner il lire des exemples précis
de ces deux types de présence musicale afin de faire ressortir les opérations de lecture
à l'oeuvre dans la lecture d'oeuvres musico-littéraires et d'éclaircir ainsi les enjeux de
notre thèse. Pour anticiper un peu sur nos analyses de Passacaille et de Fugue, on
dira qu'au fond, nous sommes plus sensibles à ce que Scher appelait la structure
musicale et à ce quiEscal traite dans l'interaction entre formes musicale et littéraire.
Mais, comme on le verra, ce qui rend possible cette attention du lecteur un niveau
formel n e peut être isolée par rapport au niveau thématique puisque nous ne situons
pas notre entreprise dans une demarche immanentiste. Ce qui rend possible nos gestes
de lecture tient à la reconnaissance d'indices paratexuels patents (les titres des Livres)
qui vient informer la construction de la cohérence du texte, l'attribution de son champ
référentiel, I'actualisation d'un contexte. D'un côté, nous traquons des analogies
entre des formes musicales données, la passacaille et la fugue, et nous rendons des
42
conditions de possibilité de cette analogie, mais de l'autre. nous interrogeons les
conséquences esth6tiques qui se retrouvent dans l'oeuvre et dans notre interprétation
en mettant à jour l'appartenance de ces formes ii une esthetique baroque. Nous avons
donc le souci de considdrer des traits pertinents et structuraux qui appartiennent aux
formes musicales qui font alors figures de procédé d'écriture mais aussi de décrire
comment cela vient fonder notre appréciation des oeuvres. Mais revenons à notre
historique afin de voir comment d'autres lecteurs ont approché les phenomènes de
transfert interartistique.
l'héroine (Consuelo) et le monde des musiciens au dix-huitieme siècle dans les trois
hauts lieux de la musique 2 cette époque, Venise, Vienne et Berlin. La cantatrice,
dont le nom, Consuelo, rappelle le cantique espagnol en l'honneur de Notre-Damede-
la-Consolation, remplit sa mission d'artiste qui, par la consolation mystique de la
musique, lui permet de devenir un "intermédiaire entre la Divinité et le peuple"*O. A
travers le récit, la musique est représentée comme un langage primitif, antérieur à tous
les autres langages et qui etablit une communication immédiate passant outre
l'articulation d'un langage verbal. Le comte Albert, l'un des nombreux personnages
séduits par le chant de Consuelo, décrit cette communication médiatisée par la
musique:
22
Paris: Christian Bourgois Editeur, 1984.
limites du roman. Il faut ainsi prendre en consid&ation les sources de l'auteur afin de
mieux comprendre la signification de la musique dans son oeuvre. Nattiez écrit:
Proust ne s'ingenie-t-il pas 2 nous donner des clefs tout en marquant ses
sources? Pourquoi un long dbveloppement sur Wagner, une série
d'allusions transparentes A La Mer de Débussy, une mention explicite des
derniers quatuors de ~ e e t h o v e n ? ~
La signification d'un texte n'est pas seulement celle qui est construite
par son lecteur, mais aussi celle que lui a apport6 son auteur, et si,
comme l'a bien montre le linguiste Georges Mounin [...] c'est la
situation d 'un mot, d'une phrase, qui lui d o ~ sa
e signification, alors la
recherche de sources et de contextes bibliographiques ou textuels peut
s'avérer décisive pour la compréhension d'une oeuvre24.
Ibid., p. 24.
24 Ibid., p. 21.
25 Ibid. , p. 23.
de fond intellectuelle partir de laquelle I'écrivain a dabore son oeuvre propre"26.
Dans son analyse, Nattiez place l'oeuvre littéraire de Proust dans un contexte
historique et biographique, ce qui lui permet de mieux situer la signification de la
musique dans cette oeuvre. Il montre ainsi que les renvois 2 des musiques non fictives
permettent d'établir les idées particulières de Proust sur la musique et comment ces
idées sont intégrées dans ses oeuvres. Selon Nattiez, Proust 6voque ces musiciens
spécifiquementparce qu'ils représentent des idées particuli&reset pertinentes à
Recherche.
la r6vvélation de l'essence qu'il faut chercher A atteindre, agissent comme des bornes
qui permettent de préciser les traits esthétiques sur lesquels repose une certaine vision
de I'oeuvre d'art, et A 'programmer" la sensibilite nécessaire pour comprendre ainsi le
26 Ibidem.
27 Ibid.,p. 28.
roman.
Nattiez montre donc que la thhatisation de la musique chez Proust sert A
renforcer et à illustrer la thématique d'une quête de l'oeuvre d'art idéaie. A partir des
passages consacrés à la musique et des moments de la narration où ils apparaissent,
mais aussi ik partir d'une recherche musicologique et biographique qui permet d'établir
plus précisément la pertinence des oeuvres de ces compositeurs pour l'oeuvre de
Proust, Nattiez est en mesure d'dtablir la signification d e cette présence musicale et
d'enrichir ainsi son interprktation du texte.
Dans son analyse d'A la recherche du temps perdu, Jean-Louis Pautrot, quant
à lui, va audela du rephge des sources de musique non fictives". Tout en
reconnaissant le fait que les oeuvres de Beethoven, de Debussy et de Wagner
permettent de marquer le cheminement esthétique du narrateur, il maintient que:
Selon Pautrot, l'objet musical jouit donc, dans l'oeuvre de Proust, d'un statut
ambigu, cultive afin de pouvoir donner lieu à des associations affectives, à ce qu'on
pourrait nommer, A la suite de Wittgenstein, des "airs de famillet'. Tout comme le
phénomène de la mémoire involontaire que la dégustation d'une madeleine provoque,
l'inter& pour la musique se tiendrait surtout dans le fait qu'elle est considérée comme
28
Genkve: Librairie Droz, 1994
29 Zbid., p. 140.
49
une expérience non réductible, qu'elle représente l'indicible, l'ineff'able. Elie doit
être vue comme alterité, différence: "La littérature semble utiliser la musique à la fois
comme inconscient et comme un lieu C'est ainsi que, pour ce critique, il
est important de reconnaître le statut privilégié de la musique en tant qu'objet à part et
unique. Sa position d i B r e de celie de Nattiez au sens où premièrement, il intègre les
musiques fictives, voire il les valorise et deuxi&mement,il n'oriente pas une
interprétation en fonction d'un contexte musicologique et historique. Il se sert aussi
de la présence thématique de la musique mais pour mettre en scène son rôle sur le
plan d'une expérience, d'une sensibilité et d'un affect. C'est pour cela qu'il la situe
au niveau de l'ineffable.
Mais, ne se limitant pas au rôle de la musique chez Proust, Jean-Louis Pautrot,
dans La Musique oubliée, étudie la thématique musicale dans La Nausée de Jean-Paul
Sartre, L'Ecume des iours de Boris Vian et Moderato Cantabile de Marguerite Duras.
Ses analyses visent B montrer comment la thematique musicale dans ces oeuvres est
investie d'expériences et de réactions affectives engendrées par la musique. Pautrot
considere la présence musicale dans ces oeuvres comme mettant en jeu "le statut
ontologique de la musique pour chaque &rivain"''. Selon une perspective
psychanalytique, il démontre que les expériences de l'écrivain investissent la
représentation de l'objet musical dans l'oeuvre. En partant de l'idée que les
reférences à la musique dans ces oeuvres font preuve d'un apport de sens par le biais
des pratiques textuelles de la metaphore et de la m&onymie, il reconstitue la charge
symbolique de cette présence musicale dans l'univers de l'auteur et de son oeuvre.
Selon lui, la musique entraîne un flot de projections metaphoriques et metonymiques
30 lbid. , p. 33.
31 Ibid., p. 32.
qui contribuent à ëtablir sa signification. EUe est comme une sorte de "Son" signifiant
qui affecte, par sa seule mention, le lecteur et l'oblige d'une certaine façon A lire de
manière flottante.
Dans les oeuvres qu'il analyse, il s'agit d'une conception de la musique
investie de certaines qualités irréductibles mais que l'écrivain peut exploiter en
c o n f h t à la musique un rôle symbolique. Comme l'indique Pautrot, la musique
exerce une fascination sur les écrivains justement parce qu'elle est altérité et permet de
rendre compte de l'expérience de l'ineffable et de l'inconscient. Il écrit:
Interroger le sujet travers la prknce thematide de la musique dans ces cas ferait
appel à l'analyse d'une subjectivité, d'un monde possible que seule l'évocation de la
musique, ayant un pouvoir sur les affects, permet d'englober. C'est la partie qui
ouvre sur le tout.
Nous voyons donc que la caractérisation de la musique dans le cas d'une
présence musicale thdmatisée se fait à partir d'une analyse des passages portant sur la
musique mais aussi s'effectue à partir d'une analyse du contexte mis en oeuvre par
51
cette présence, 2 savoir, une enquête biographique et historique permettant d'éclairer
Lorsque l'aspect du langage qui est privilkgié est celui qu'on peut obtenir par
l'exploitation d'une qualité sonore du langage, on peut dire que le langage rejoint la
33 C'est au chapitre 3 que nous abordons en detail les enjeux de l'analogie dans
11interpr6tationd'une oeuvre musico-littéraire.
34
Escal, op. cit., p. 8.
musique par le biais de ses moyens de signification. Cela se rapproche de ce que nous
traitions dans le premier chapitre, la musique &nt le signe d'une expérience
physiologique. C'est le cas, pourrait-on dire, des poètes symbolistes qui cultivent
l'hermdtisme du poème pour réveler le pouvoir expressif inherent il la matériaüté des
mots. Lorsque Maliann6 remarque A propos de l'adaptation musicale de son @me
"L'Après-midi d'un Faune" par Debussy qu'il croyait l'avoir dé& lui-même, mis en
musique3', il est apparent que le poète assigne à son poème une valeur musicale aussi
puissante que n'importe quelle adaptation musicale. En effet, comme l'a remarque
Julia Kristeva dans son &ude de Mallarme, les transgressions des conventions
poétiques chez ce poète s'inspirent du musical:
35
Escal, ibid., p. 112.
36 Révolution du langage poétique, Paris: Seuil, 1974, p. 212.
54
dispositif signifiant'. Bien que ceile-ci relhve des "lois inherentes au fonctionnement
de tout langagen,elie est accentub par "la pulv6risation de la signification, de la
proposition, du motn. Cette exploitation d'un dispositif signifiant formel invite une
comparaison avec la musique, car, en autant que la fonction principale du langage
serait propositionnelle, privilegier la composante sonore pour la rendre signifiante
correspond aux dispositifs signifiants formels de la musique. Vouloir établir une
présence musicale formelle dans le langage poétique requiert donc de comparer le
langage à la musique et d'établir, entre ces deux systèmes signifiants héterogènes, un
champ commun, 2 savoir celui des rythmes et des sonorités. Ainsi, l'activation du
contexte musical, dans la mesure où il y a réflexion sur les moyens d'expression de la
musique et comparaison avec ceux du langage poétique, permet dt6tablir une
"présence musicalen dans I'oeuvre poétique. C'est revenir 2 un niveau où la
musicdie est fondatrice de tout langage et il n'est d'ailleurs pas innocent que Kristeva
utilise la notion de "choran pour désigner ce stade ontologique du langage littéraire.
forme ou d'une technique musicale dans une oeuvre Iitteraire que nous cherchons à.
délimiter. Cette 'présence musicale', précisons-le tout de suite, ne peut être etablie
que lors de la lecture, moment où le lecteur choisit d'actualiser un contexte musical et
de s'interroger sur les moyens d 'effectuer des rapprochements entre l'oeuvre et la
forme musicale, c'est-Mire quand il fait jouer tous les possibles interpretatifs offerts
par la contextualisation de la musique et le type de referenciation qu'elle met en jeu.
Dans la section suivante, donc, nous examinerons les diverses approches auxquelles
ont recours les lecteurs afin de retrouver des formes et des techniques musicales dans
des oeuvres Litt6raires.
3. Les analyses de la musique comme modèle formel dans les oeuvres
Iittéraires
Afin d'éclaircir notre demarche et de la situer par rapport à ce qui vient d'être
dit sur la conception thématique et formelle des oeuvres musico-Litt&aires, nous
reconsidérerons le statut de la présence musicale en fonction de la tripartition propos&
par Jean Molino, ii savoir les niveaux pietique, immanent et esthésique, de façon à
bien demontrer pourquoi, dans le troisikme chapitre; nous privil6gions celle-ci.
L'enjeu de cette section est donc de développer la présence musicale selon sa nature
de modele formel mais en tant que œlui-ci est organisé par un lecteur donné, en
fonction de l'usage d'un contexte qui vient former et informer sa lecture.
43
"Interpréter", L'intemrétation des textes, Cl. Reichler Ed., Paris: Minuit,
1989, p. 24.
44
Ibidem.
45
Voir par exemple l'article de Elinor S. Miller "Critical Commentary II:
Butor's Quadrude Fond as Serial Music" dans Romance Notes, XXIV, 2, Winter
1983, pp. 196-204. A partir de vagues ailusions Cmises par Butor et de la mention
de compositeurs sériels dans le texte, Miller entreprend une division du texte en
douze parties qui correspondraient aux douze sons de la gamme chromatique. Il est
difficile de voir cependant comment cette division éclaire le sens de l'oeuvre et
Miller elle-même avoue que cette division "is clearly arbitrary and different readers
might distinguish these differently" (p. 204). Si la division est purement arbitraire,
comment alors convaincre les lecteurs qu'il s'agit bien d'une influence de la musique
sérielle et non pas d'un p r d é 2 attribuer de manière plus globale 2 la litterature
d'avant-garde?
59
dans l'activation d'un contexte musical". Néanmoins, l'approche poiétique restera
essentiellement extrinsèque à l'oeuvre à moins que ces données ne fassent l'objet
d'une vérification quant à leur pertinence pour l'oeuvre en question. Une certaine
méfiance doit par conséquent être pratiquée en ce qui concerne l'analyse des termes et
des allusions musicaux en littérature qui n'ont, très souvent, qu'une valeur
ornementale ou une vague ressemblance avec l'usage des mêmes termes en contexte
musical, même s'ils semblent indiquer au lecteur une intention auctoriale et une
pertinence musicaie. Pour en donner un exemple, le titre du poème Symphonie en
blanc majeur de Théophile Gautier peut bien suggkrer au lecteur que l'auteur avait
l'intention d'evoquer la symphonie, cependant lors d 'une analyse rigoureuse, le poème
supporte mal une comparaison avec ce qui est strictement une symphonie4'. Le
parcours du textuel au musical n'est en effet pas automatique. D'ailleurs, comme le
souligne F. Escal à propos des titres musicaux de romans:
Mais elle doit se faire en toute prudence et être l d * 1%où elle apparaît, soit
dans la mise en contexte qui fait partie des savoirs du lecteur. Comme on le verra,
nous faisons intervenir, pour Pinget, certaines de ses données sans nécessairement
subordonner et enfermer notre analyse au contexte de production.
47
Voir Brown, Music and Literature: A Cornparison of the Arts, op. cit. ,p. 163.
60
considkrons que les faiblesses d'un ouvrage mmme celui de Nattiez est de refermer
son analyse sur la personne de Proust, negligeant ainsi l'interface entre texte et
musique.
50
Scher, op. cil., "No matter how similar literature and music may appear on
occasion, they are only analogous, never identical" p. 226.
51
La Musiaue oubliée, op. cil., p. 15. Nous reviendrons plus tard sur les
présupposés qu 'implique la démarche analogique.
musicales dans une oeuvre Littéraire dépend d'un transfert mhphorique ou analogique
et que ce transfert est effectuk autant dans le jeu des différences que dans celui des
similarités. La trace musicale est donc toujours le lieu d'un tel travail, et jamais une
mention directe, posée en soi. J. -L. Cupers le souligne lorsqu'il défend l'entreprise
comparative de son analyse de l'oeuvre de Aldous Huxley contre le constat d'échec de
certains critiques en ce qui concerne son recours à la métaphore:
La plupart des spécialistes qui font autorité en la rnatikre s'accordent sur le fait
que, lorsqu'il est question de revendiquer la présence d'une forme ou d'une technique
musicales dans une oeuvre littéraire, il s'agit plutôt d'établir une analogie, de
reconnaître la transposition de traits musicaux par des moyens littéraires, plutôt que
voir dans l'oeuvre litteraire la prknce réelle d'une forme ou d'une technique
musicales. Il si avkre cependant que les stratégies interprétatives qui permettent la
reconnaissance de ces transpositions ont rarement été interrogées. Cela tient
.-
52
J.-L.Cupers, Euteme et Harpocrate ou le défi litteraire de la musique, op.
cil., pp. 77-78.
64
probablement au fait qu'un lecteur spécialiste ne veut pas reconnaître son acte de
lecture, etant plus intéressé il montrer l'evidence "objective" de la forme qu'il déploie.
Mais, lorsque les lecteurs sont conviés à cunsiderer la nature des formes et des
techniques musicales et de faire le rapprochement avec le texte qui en o f i e une
représentation, ils doivent effectivement s'interroger sur la possibilité d'une
transposition d'un domaine artistique un autre. Comment apprehender ces
techniques et ces structures lorsqu'elles sont intégrées dans le discours litthire? La
représentation d'une forme ou d'une technique musicales dans une oeuvre littkraire
demande, en effet, de la part des lecteurs et des critiques, des opérations de transfert
métaphoriques ou analogiques. Reconnaître une forme musicale dépend en premier
lieu d'une connaissance technique des propriétés musicales; ensuite le lecteur doit
entreprendre le transfert de ces proprié& dans le domaine Littéraire. L'dtablissement
d'une présence musicale est ainsi précaire cause du fait que les propriétés musicales
doivent être représentées par des moyens qui lui sont h6térog8nes et conséquemment
métaphoriques.
Du fait que le texte en lui-même n'est pas une fugue, une sonate ou une autre
forme musicale, les conséquences pragmatiques de cet acte de lecture ou de ce geste
interpr6tatif sont que le lecteur ne peut reconnaître les traces d'une forme musicale
sans faire intervenir dans sa lecture un contexte musical polymorphe (par exemple les
traits particuliers de la fugue, de la sonate) qu'il interroge et des opérations de
transfert m6taphorique où les traits de la forme musicale sont assirnilb des éîtments
textuels. En effet, ce n'est qu'en évoquant ce contexte externe et hétéroghe au texte
qu 'un travail inférentiel peut mener A la reco~aissanced'éléments musicaux dans le
texte. Les lecteurs doivent donc établir une association entre les traits de l'objet
musical et le texte en construisant un lien de ressemblance entre une articulation
53
lbid., p. 62. Cupers indique que cette reflexion s'est élaborée à partir d'une
communication de Claudia Stanger, ~Literaryand Musical Stnicturaiism : An
Approach to Interdisciplinary Cnticismm livrée lors de la IXe rencontre de LWrature
comparée à Innsbruck et publiée dans les Actes du iXe Congrès de l'Association
Intemationale de Littdrahire Comnarée, Innsbnick, Verlag der Universitât, 1981,
S.P. Scher & U. Weisstein (M.), pp. 223-227. Stanger, en effet, aborde bri2vement
le rôle du lecteur lorsqu'eile affirme que les etudes musico-littéraires doivent
reconnaître l'importance du "signe interdisciplinaire" qui regroupe la musique et la
Littérature. EUe écrit: "Lurking behind the literary text that employs music is the
presence of a pennanently hidden code, of non-present soundw(p. 226) et elle
conclut que: "the reader can only re-write the text as it should have been according
to the musical model, and uncover possible interpretations by dixovering the gaps in
the presence/absence of music" @. 227).
discursive et des formes et des techniques musicales. LB remarques de J.-L. Cupers
font écho h ceci lorsqu' il écrit:
54
J.-L.Cupers, Euterpe et Harpocrate ou le défi litteraire de la musique, op.
cit., p. 83.
67
études musico-littéraires. Pourtant, la perspective du lecteur est implicite dans toute
&ude qui cherche à rendre compte de la représentation de l'objet musical dans
l'oeuvre litté&% En effet, les h d e s critiques entreprenant de relever une forme
musicale dans une oeuvre litteraire sont elles-mêmes des exemples de lecture en quête
du modele musical kvoqué mais absent ou 'transposé'. Il devient donc incontournable
de fonder l'analyse des oeuvres musico-littéraires sur une approche esthésique. Afin
de montrer le bien-fondé de ce présupposé - toute analyse d'une oeuvre musico-
littéraire repose sur un acte de lecture56 et comporte des opérations de lecture de type
inférentiel et analogique, nous dons considerer maintenant le travail d'un critique qui
a pris la fugue wmme modèle formel, mais nous allons faire ressortir ce qui, dans sa
demarche, appartient au lecteur.
Ainsi, nous présentons ici l'analyse de Guy Michaud dans laquelle une forme
musicale, lafugue sert de modèle explicatif pour tenir compte d'un fonctionnement
thématique dans la structure romanesque. Si, dans la partie théorique de son ouvrage,
cet auteur utilise une analogie entre la fugue et I'organisation thematique du roman en
général, l'analogie est reprise dans la deuxième partie de son ouvrage dans le but
- .-
- -
ss Sauf la conférence de Claudia Stanger (op. cil.) et les remarques que nous citons
de Jean-Louis Cupers, aucune étude portant spécifiquement sur le rôle du lecteur dans
les études musico-litthires n'existe à notre co~a~ssance.
56 On doit dire ici que cela n'est pas, comme on l'a vu au depart, propre A I'analyse
des oeuvres musico-littéraires, bien que celles-ci fournissent certaines opérations et
stratégies particuli2res, puisque tout texte pour qu'il existe suppose un acte de parole
ou de lecture.
68
d'iilustrer comment l'intrication des thèmes dans Les Faux-Monnaveur~d'André Gide
est comparable h la structure de la fugue. Les stratégies interprhtives r e l e v h dans
les propositions théoriques de cet auteur ainsi que dans son analyse empirique nous
fourniront l'occasion de mettre en évidence certaines caractéristiques nécasaires à la
construction d'une analogie etablie entre une forme musicale et un texte Littéraire ainsi
que les écueils qui se trouvent sur le chemin du critique.
58
Ibid., p. 128. Incidemment, dans un des ouvrages étudiés, soit le roman de
Laporte, on retrouve, pour rendre compte de l'écriture, le modèle analogique du
tissage.
59 Ibid., p. 129.
romanesques:
60
Ibid., p. 130.
61
Ibid., p. 132.
71
lequel l'oeuvre est présentée, il serait possible de dkterminer, selon lui, "le ou les
principes qui commandent toute 1'oeuvren62.
Il ne s'agit pas de juger ici du bien-fond6 des résultats auxquels aboutit ce
critique mais plutôt de s'intéresser à son emploi de l'analogie structurale, et plus
particuli&rementau modele de la fugue comme moyen de décrire certains éltrnents de
l'oeuvre romanesque. Pour cette raison, les objections qu'on pourrait faire l'kgard
des conclusions que Michaud se permet d'avancer ne feront l'objet d'aucune
intervention et nous nous concentrerons sur l'emploi du modèle comme moyen
d'analyse. Ce modèle, qui met en évidence une certaine organisation romanesque,
oMe donc, selon Michaud, l'avantage d'illustrer certains traits difficiIes ii
conceptualiser. Sans qu'il y ait nécessairement dans le texte litteraire une référence
qui oriente le critique vers l'utilisation d'un modèle, cette utilisation est simplement
justifiée par le fait que le modèle permet d'accéder à une meilleure compréhension du
fonctionnement textuel. On peut voir la la différence qui se met en place quand on
traite des oeuvres musiw-littéraires.
L'emploi de modèles comrne outil d'analyse est un procédt comparatif, mais
aussi analogique, par lequel modkle et oeuvre littemire sont confrontés. Pour que le
recours au modkle soit heuristique, il doit d'abord mettre en lumière certains traits de
l'oeuvre, mais ce recours au modèle demande à l'interprète une analyse des traits
particuliers du modkle et une sélection de traits communs ces deux entités. Le
mdble choisi et l'oeuvre littéraire sont donc mis en rapport par une activit6 critique
qui sélectionne certains traits comme étant analogues. Ii y a donc ce qu'on pourrait
désigner comme des opérations d'abstraction sur lesquelles nous reviendrons.
C'est le même ph6nomène qui a lieu lorsqu'est faite, dans une oeuvre
62 Ibid.,p. 133.
littCraire, une référence à une forme musicale. Cette référence incite le lecteur à
mettre en place un certain modhle (ia fugue par exemple) qu'il va mettre ii l'épreuve
dans sa lecture du roman. C'est en effet ce qui a lieu lorsque Michaud se livre 2
l'analyse des Faux-Monnaveurs. Son analyse des Faux-Monnayeurs ajoute cependant
une dimension supplémentaire à la simple interaction entre modele et texte, à savoir
celle d'une intentionalité auctoriale. Sans peut-être s'en rendre compte, ce critique
aborde la question du rôle de la reference musicale, en la renvoyant au problème de
l'intentionnalité auctoriale dans 1'&udedes rapports entre musique et litterature.
D'ailleurs, après avoir examine l'analyse que fait Michaud des Faux-Monnaveurs,
nous nous intéresserons plus en détail à. cette question: la question de l'intentionalité
doit être explorée pour etablir son rôle dans la reconnaissance d'une forme musicale63.
Mais, pou l'instant, nous allons retracer les Ctapes qui m&nentMichaud A ducider la
structure de la fugue dans le roman de Gide.
63 NOUSsoulignons que Française Escal entreprend elle aussi une analyse des Faux-
Monnaveurs qui repose 6gaiement sur un rapprochement par analogie avec la forme
fugue (Contrepoint: Musique et Iitthture, op. cit. , pp. 167-177). L'analyse dtEscal
diffère quelque peu de celle de Michaud et nous indiquerons ces différences en notes en
bas de page. Nous avons choisi cependant de présenter l'analyse de Michaud pour la
raison que celui-ci propose, d'une part, une analyse bas& sur une justification
heuristique et, d'autre part, sur la présence de réferences textuelles et paratextuelles.
Ces deux types de raisonnement ont l'utilité pour nous d'illustrer deux façons de mettre
en place l'analogie musicale.
Proust, Michaud choisit de légitimer le contexte musical en fonction de données
biographiques. Dans son analyse des Faux-Monnaveurs, l'auteur affirme que Gide,
dans son Journal des Faux-Monnaveurs, invite les lecteurs à voir, dans la structure de
son roman, les principes de la fugue. Prenant appui sur des extraits du Journal des
Faux-Monnayeurs qui vont dans ce sens, ainsi que sur le commentaire du personnage
central des Faux-Monnayeurs, Edouard, qui, dans cette perspective, devient une sorte
de porte-parole de l'auteur et qui fait allusion à L'Art de la fugue de Bach, Michaud
va ensuite montrer de quelle façon la structure des Faux-Monnaveurs suit celle de la
fugue.
Michaud souligne que, dès la première page du Journal des Faux-Monnayeurs,
en 1919, Gide écrivait : "Je suis comme un musicien qui cherche à juxtaposer et à
imbriquer, à la manière de César Franck, un motif d'andante et un motif d'allegro";
Ce "comme un musicien" de Gide est utilisé par Michaud comme une orientation, une
"instruction", qui justifie l'analogie que Michaud va mettre en place. Puis, dans une
des entrées du Journal de Gide, l'extrait suivant est repris:
65
Les Faux-Monnaveur~(1925), Paris: Gallimard, 1% 1, p. 243. Cité par
Michaud, ibid., p. 164.
66
Ibid., p. 164. Notons, dans cette assertion,que Michaud se sent presque
oblige de recourir A la "conscience" de Gide pour fonder son interpretation. Nous
renvoyons nos lecteurs à la critique de l'approche pietique et aux remarques de J.
Molino dans la section 3.1 de ce chapitre.
67
Ibid., p. 167.
Il identifie le sujet comme 6tant celui de la fausse-monnaie avec comme
contre-sujet Bernard et son dkpart de la maison familiale dans laquelle rkgne
l'hypocrisie. La 'r6pnse1 au sujet est le thème de la fausse-monnaie morale qui est
représentée par les personnages comme Vincent, Strouvilhou, Passavant. Dans une
fugue, la réponse suit le sujet et en est l'imitation sous une forme modifiée, - on
passe de la tonique à la dominante. La réponse du contre-sujet, ce sont les chercheurs
de la vraie monnaie au sens moral. Ainsi, tout au long du roman les themes des faux-
monnayeurs et des chercheurs d e vraie monnaie vont se derouler en contrepoinr.
Michaud commente:
On remarquera qu'il suppose "une structure profonde* musicale par rapport à la forme
romanesque, la musique contextudi& partir d'indices de nature auctonale,
devenant le fonds qui, selon Michaud, rend possible l'organisation romanesque.
Evidemment, pour lui, cette structure profonde est "objective" et n'est pas l'oeuvre de
sa lecture. Elle ne semble pas fonctionner comme l'ducidation d'une analogie, avec
ce que cela implique, qu'il aurait, en tant que lecteur, aménagée.
La reconnaissance d'une structure fbgale I'amkne aussi à dire que le thbme
central du roman est la problématique de l'art et de la réalité, qui se rattache aux
thèmes de la sincérit6 et du faudde la simulation en art. Cette idée s'exprime à
travers le journal d'Edouard qui, en r&iéchissant sur son propre roman qui doit
s'appeler Les Faux-Monnaveurs, prend le rôle, au moyen de la technique de la mise
en abyme, de prie-parole de Gide. Ainsi, Michaud voit, dans la déclaration suivante
d' Edouard, le sujet principal du roman:
.
[. .] s'harmonise donc successivement avec chacun des autres,
accompagne et souvent provoque la rentrée des divers motifs, et l'on
s'aperçoit vite qu'il est comme le support sur lequel est construite
1'oeuvre entikre70.
A travers le personnage d'Edouard et à travers les préoccupations esthdtiques que
celui-ci enregistre dans son journal, les différents N s de l'intrigue sont domines et
rassemblés. L'utilisation du clavier pédales dans une composition fugaie et le sujet
69 Les Faux-Monnaveurs, op. cil., p. 239 et p. 261. Cité par Michaud, pp. 165-
66. Il est interessant d e noter qu'on retrouve un même sujet central que dans le
roman de Laporte, & savoir des considérations, ici plus narratives, plus
traditionnelles, sur l'acte d'&rire. Comme si la stnicture fugale se manifestait dans
une thématique auto-referentielie.
70 Ibid., p. 170.
profond du roman sont donc liés par une fonction commune unificatrice7l.
71 L'analyse dlEscal etablit dans la partie médiane du roman de Gide, aux pages
235-246, une action suspendue, où s'élabore une discussion sur le roman dlEdouard:
"un moment de repos, propres aux confidences et à la réflexion, quelque chose
comme une grande pédale de dominante dans une fuguen (Contrewint: Musique et
littérature, op. cil., p. 174). Pour elle, cette partie fait office de "point d'orgue" et
va permettre ensuite B l'action de reprendre son élan et dans la partie finale du roman,
aux entrées des personnages de se resserrer ce qui évoque, pour elle, la strette d'une
fugue @. 176).
72
Voir dans l'ouvrage de Michaud, la note no. 1, page 30.
explication, de façon bien montrer les bases sur lesquelles se fonde l'analogie73.
De plus, l'analyse fait preuve d'un manque d'exactitude en ce qui concerne la
terminologie musicale. Par exemple, le terme leitmotiv est employé de façon très
vague pour montrer qu'un theme revient de façon insistantt?. Ce terme en musique a
cependant un sens précis et qui ne relève pas de la fugue mais plutôt d'un usage mis
en pratique par Wagner, à savoir, l'exploitation d'un motif attribué à un certain
personnage ou à une certaine idée dont la présence est soulignée par la musique. Dans
la construction interprktative de Michaud, ce terme est utilisé plutôt dans le sens
imprécis que lui a attribut la critique litteraire, et se trouve ainsi dilué par rapport à
son sens musical original. On retrouve ici une des faiblesses d6noncées par C. S.
Brown précédemment.
Par ailleurs, Michaud attribue parfois au même phénomène deux autres formes
musicales. Pour la combinaison des thémes, il va parler d'un rassemblement
wmparable A une symphonie7s. Ensuite, il évoquera "quelque chant gregorien tir6
74 Ibid., p. 171.
75
Michaud aurait ressenti le besoin de décrire la conclusion du roman non
seulement comme le point culminant d'une fugue, mais aussi comme le
rassemblement en force des instruments de l'orchestre symphonique. Il nous semble
qu'introduire ensemble la symphonie et la fugue pour décrire un même phénombne
n'ajoute rien à la clarté de l'explication de Michaud. On lit à la page 167:
On voit avec quel art Gide a combine et disposé sa tapisserie, esquissant
un dessin, puis un autre, les reliant successivement deux par deux, puis
enfin les rassemblant tous vers la fin de l'oeuvre, comme en une
symphonie.
En une symphonie, ou plutôt en un finale de fugue : en effet, par sa
disposition, ses alternances, son rythme, l'intrigue ne nous faitelle pas
déjà songer à une savante composition musicale?
d'un vieux Cet emploi flou de termes tirés du domaine musical, surtout
lorsque le critique a en vue de faire une analogie heuristique avec celui-ci ne peut que
remettre en question les compétences musicales du critique et rendre confuse la
pertinence de l'analogie.
Enfin, une dernière question s'impose. L'AH & lafugue est un ensemble
composé de fugues et de pr6ludes dans lequel Bach entreprenait d'exploiter de maniere
systématique les vingt tonalités devenues possibles sur le clavier par 1'6tablissement du
principe du tempérament égal. Il faudrait se demander si I'aüusion 2 L'An de la
fugue dans le discours dlEdouard ne porte pas sur l'oeuvre précise de Bach plutôt que
sur la structure singulike d'une fugue. Michaud ne r6fute pas cette possibilite qui,
pourtant, pour un lecteur attentif, pose un problème d' interprdtation et demande d'être
considérée sérieusement. En effet, il n'est pas impossible de concevoir Les Faux-
Monnayeurs comme une transposition de L'An de la Fugue dans laquelle la
multiplicite des themes et leur intrication seraient envisagées comme l'exploitation des
relations chromatiques et harmoniques de la gamme tonale. Si Gide propose à travers
son personnage, Edouard, que le .sujet profond. de son roman est en fait "la rivalité
du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons"", le roman ne
pourrait4 pas être, comme L'An de la Fugue, l'exploitation des ressources d'un
- --
Nous mettrons pourtant de côté les diffkents problbmes que nous venons de
soulever, pour nous intéresser plutôt Zi la démarche analytique de Michaud, h savoir
celle qui rend possible les pamU€ks entre des phénomenes musicaux et littéraires.
Lorsque Michaud emploie l'analogie de la fugue comme illustration générale du
fonctionnement thématique dans un roman (sans qu'il y ait de référence explicite à la
fugue), il justifie l'emploi d'un modkle par le fait que celui-ci permet d'expliquer et
d'illustrer ce fonctionnement de façon plus claire. L'analogie de la fugue dans ce cas
a pour Michaud une fonction purement heuristique: les caractéristiques d'intrication et
de rapport entre les thèmes permettant de mettre en évidence le fonctionnement
thematique d'un roman. Cela représente pour nous une démarche heureuse dont nous
prendrons en compte les implications théuriques quant à I'exploitation de notre
Corpus.
En ce qui concerne l'analyse des Faux-Monnaveurs, nous avons vu que
l'analogie musicale est premihrement justifiée par Michaud par un recours aux écrits
de l'auteur ainsi que par la référence à l'An de la Fugue de Bach qui est placée au
centre du roman. Nous venons de voir que, en ddpit des indices orientant une lecture
- - . - -- -
'8 Escal, quant à elle, ne met pas non plus en question le Lien entre L'Art de la
Fugue et le roman. Cependant, sans tomber dans l'embûche des g6nkralités et de
1'inexactitude des termes musicaux, 1'analyse d ' Escal délimite ce qui est proprement
le rôle des phénomhes musicaux et les limites d'une transposition dans le domaine
littéraire. Par exemple, elle souligne que la sirnulta.nt5it6 des voix dans le contrepoint
est représentée dans le roman de Gide par un effet d'alternance et de contraste entre
le thème de la réalité et celui de la fiction (ou de la sincérite et de la fausse-
monnaie); le caractére proprement vertical du contrepoint devant être sacrifié. De
plus, selon elle, la combinaison des intrigues se rapproche plutôt dufugato, "en ce
que ce dernier n'est pas astreint la construction rigoureuse de la fugue : le roman
d e Gide, pourrait-on dire, est en style fugut, ou encore traité de loin, dans le style
de la fugue" CContrepint: Musiaue et litterature, op. cit., p. 177).
81
sur l'An de lafugue comme telle, Michaud n'utilise pas celleci en soi pour organiser
un cadre de référence son interpretation. En outre, nous remarquons que malgré
l'assurance de ce critique que le modkle de la fugue soit apte à rendre compte des
d6veloppements thematiques complexes dans les romans, il légitime son interprétation
à partir de l'intentionnalite de l'auteur, soit simplement qu'une telle conception du
roman entre dans les projets de l'auteur: les indications de Gide lui foumissent un
fond qui oriente son illustration du roman en termes d'une fugue.
La question que nous nous posons est de savoir pourquoi Michaud a besoin de
rendre explicites les intentions de l'auteur, c'est-à-dire le fait que celui-ci ait vu dans
la structure de la fugue le moyen d'organiser son roman? Recourir aux intentions de
I'auteur servirait vraisemblablement à présenter un point de départ, une piste à partir
de laquelle il serait possible de suivre la vision de l'auteur et de mettre en évidence
son fondement dans la pratique textuelie. Il semblerait donc que les réfkrences au
domaine musical, qu'elles soient textuelles ou paratextuelles, jouent un rôle capital
dans la mise en place de I'analogie. Mais la justification ultime procède de l'analyse
textuelle et son intérêt tient du fait que l'analogie de la fugue est utile pour rendre
compte d'une structure romanesque complexe. Il ne faut pas oublier que, au delà de
l'exemple des Faux-Monnayeurs, Michaud veut demontrer la relation heuristique
entre deux pratiques artistiques hétérogènes, sauf qu'il subordonne 1' une par rapport à
l'autre. Si l'on fait intervenir le modtle de la fugue, "la structure interne du roman,
si complexe au premier abord, devient à l'analyse d'une lumineuse simplicit6" écrit
Mi~haud'~.Cette dkmarche nous ramème A la fonction heuristique de l'analogie qui
permet de mettre en evidence une structure textuelle .
79
Op. cil., p. 170.
82
L'&de de Michaud passée ici en revue illustre les rapports entre une oeuvre
romanesque et une forme musicale par le biais d'une analyse d'un contexte musiml
(celui de la fbgue) et par le biais de sa présence matérielle dans le texte, de ses 'traces
musicales'. Le contexte musical oriente l'interpr6tation de l'oeuvre du fait que la
lecture du texte est faite, pour reprendre les mots de J.-L. Cupers, en filigrane du
contexte musical et que certains éltments de chaque domaine sont séléctiomés afin de
pouvoir dtablir un rapport de ressemblance.
C'est la problématique de la reconnaissance d'une forme musicale dans un
objet littéraire qui a motive la présente dtude sur les operations qui ont lieu lorsque les
lecteurs sont confrontés 2i un renvoi au domaine musical. En examinant la position
des lecteurs, nous voulons éclaircir certains aspects de ces opérations et, de plus,
interroger une problématique inhérente au renvoi interartistique, celie des
'représentations' qui ont lieu entre domaines artistiques hétdrog&nes. Le chapitre
suivant porte sur les stratégies référentielles qui incitent les lecteurs à tenir compte du
contexte musical. Après avoir consider6 ce seuil qui constitue une ouverture sur le
domaine musical, il s'agira d'examiner le travail du lecteur qui s'intéresse 2 suivre la
piste d'une analogie musicale, la sélection de traits musicaux pertinents pour I'oeuvre
en question et la reconnaissance d'un lieu commun qui permet de lier la musique et la
littérature.
Chapitre IIX
hétérogènes, établit une tension qui demande une résolution. Ce travail en est un de
traduction, autre terme qui suppose le déplacement, ou de translation. Ensuite, nous
considérons le travail de la ressemblance dans la relation m&aphorique, travail qui
permet d'établir des similitudes entre deux domaines hétéroghes. L'analogie (a-
logos) permet la formation conceptuelle et cognitive chez le lecteur d'un objet concret
ou d'une chose mentale qui transcende, par la comparaison, les différents supports
sémiotiques et discursifs.
A partir de cette interrogation des opérations propres à la métaphore, une
question fondamentale devient apparente: comment en effet est4 possible de
comparer les divers supports sémiotiques et discursifs qui font la spécificité de chaque
modalité artistique? En fait, la question qui se pose est plus fondamentale et rejoint ce
que Scher a déjja mentionné au sujet de la distinction entre identité et correspondance.
Quand on observe les différentes démarches critiques que nous avons explicitées, on
s'aperçoit qu'il n'est pas fait mention du problème de fond auquel est confronté le
lecteur, à savoir que pour réduire l'écart entre les deux domaines h&érogknes, il doit
entreprendre un certain nombre de dbplacements, ce qui est pour nous l'essentiel de la
métaphorisation et de l'analogie wmme figure de pensée. Il doit aussi, à 1'aide de
toutes sortes d'indices, se doter d'un contexte qui permette de comparer des élements
1 LR rôle du contexte
Un lecteur qui tient compte des réferences à la musique peut orienter ce texte
vers un champ hetdrogkne. Il s'agit là d ' un mouvement de 1' intérieur (du texte) vers
l'extérieur (ie domaine de la musique). Le renvoi au domaine musical fonctionne
comme embrayeur qui amtne le lecteur à incorporer, dans sa lecture, de nouvelles
perspectives ou un nouveau savoir. La rdférence est une flèche qui pointe vers
l'ext&ieur, vers un nouveau réseau de significations1. Il s'agit dans ces w d'un
comme relevant d'une volonte du lecteur et peut être rangée dans le cadre de la
lecture en profondeur en autant qu'il y a recours 2 un savoir extérieur et spécialid.
En effet, I'actuaiisation de ce savoir et sa mise en rapport avec le texte dépend des
compétences du lecteur et de sa disposition à mettre en rapport la musique et la
littérature. Le lecteur peut abandonner l'enquête, trouvant que le domaine de la
musique et de la littérature ne peuvent être comparés ou encore, comme dans le cas
d'une lecture superficielle, peut ne pas suivre les pistes présentées par certains indices
textuels ou paratextuels.
demande l'artiste J d'illustrer la troisieme loi du mouvement des corps des Principia
de Newton et à l'artiste K d'illustrer la premikre loi du mouvement des corps.
Comme les deux artistes sont des concurrents de longue date, ils se défient l'un de
l'autre et chacun travaille dans le plus grand secret. Le jour du vernissage, les
tableaux sont dévoilés devant le public et tout le monde est étonné de voir que les
deux toiles sont identiques. Chacune est cornposée d'une toile blanche divisée par une
ligne horizontale :
figure 1
2
Cet exemple redessinb se trouve dans The Transfiguration of the Cornmonplace
;A Philoso~hvof Art, Cambridge, Massachusetts :Harvard University Press, 1981,
pp. 120-124.
88
L'exemple de Danto seri à montrer le fait que ces toiles d'apparence
indiscernables font l'objet d'interpretations tout à. fait distinctes. Dans la première,
illustrant la troisième loi de Newton qui dit que chaque action a une réaction égale et
opposée, l'artiste J explique que deux masses sont représentth où l'une pousse sur
l'autre avec une force proportionnelle et opposée. Par contre, la premikre loi de
Newton, passant maintenant illa toile de K, indique qu'un corps en repos restera en
repos puisqu'un corps en mouvement bougera en ligne droite il moins que des forces
viennent déranger son mouvement. L'artiste K explique que sur sa toile une ligne,
représentant le mouvement d'un objet, vient diviser I'espace montrant qu'en absence
de forces agissant sur l'objet, la ligne reste droite. S'il y avait eu des forces en jeu, la
ligne serait inclinée dans une direction ou une autre.
En ce qui concerne la toile de J, on a affaire à des masses, où la ligne
horizontale est une marque de jointure tandis que dans la toile de K, il n'y a pas de
masses mais un espace vide traversé par le mouvement d'un objet qui ne définit
aucune frontikre, aucune jointure dans l'espace. La première toile est statique et la
deuxième dynamique. Cet exemple rend évident le fait que, bien que les toiles sont
indiscernables visuellement, les éléments qui les constituent sont identifiés
différemment et des fonctions distinctes leur sont attribuées.
Mais, en outre, cela permet que l'oeuvre, en tant qu'objet immanent,
ne suffit pas pour mettre en place une interprétation. L1interpr6tationd'une oeuvre
est déterminée par une instance exterieure. Si les interprttations que suppose Danto
sont faites à partir d'un seuil poietique par rapport à la construction de l'objet
pictural, ce qui reprend en partie le travail de G. Michaud qui utilise le Journal de
Gide pour rendre compte de la structure de la fugue des Faux-Monnayeurs, son but
n'est pas d'insister sur le fait qu'il faut remonter à un seuil gknétique mais plutôt de
mettre en évidence cette instance extérieure qu'implique toute interprétation et qui
89
détermine la sélection, l'identification et les fonctions des éléments de l'oeuvre. Le
rôle dynamique de cette instance est ce que Danto appelle une transfigurorion, c'est-à-
dire le lieu d'une interpr&ation qui demande une identification des 616ments de
l'oeuvre, les faisant passer d'une simple reconnaissance visuelle (ce que serait une
description neutre de l'objet) à la logique d'une interprétation. Le déplacement, à
nouveau, est marqué par le préfixe 'trans' .
Il faut comprendre ici que la métaphore nous intéresse, non pour sa plasticité
rhktonque mais bien selon sa fonction de trope, de figure de pensée, soit en tant que
processus sémiotique et cognitif qui permet l'apparentement de deux entités.
6
"Museum of the Mind": An Inquiry Into the Titling of Artworks", Metaphor and
Svmbolic Activity, 3(3), 1988, p. 161.
la métaphore élaborées par le logicien Max Black, Franklin indique que: "The
metaphorid utterance works by 'projecting upon' the primrily subject a set of
'associateci implications', wmprised in the implicative cornplex, that are predictable
of the secondary subjectn7. Considérant des titres d'oeuvres d'art, elle remarque que
puisque le titre est de nature discursive, il ne peut y avoir de rapport direct entre le
support visuel et le titre car ils emploient des moyens de représentation différents:
Selon Franklin, la nature métaphorique du titre fait l'objet d'une certaine tension; de
plus, la mise en rapport du visuel et du discursif demande un travail suppEmentaire
de transfert entre deux systèmes sémiotiques. Le discursif doit être traduit en fonction
du domaine visuel ce qui revient à effectuer une interprétation relevant d'un processus
métaphorique.
Dans une même optique, lorsque Française Escal examine le rôle des titres dans
les oeuvres musicales, elle souligne le fait qu'un titre faisant référence à une oeuvre
littéraire met en place un régime hetérogène au régime de signification de l'oeuvre
musicale. La nature discursive des titres sert à parer une lacune référentielle propre à
la musique. En ce qui concerne les titres d'ordre g6nérique (Fugue, Sonate,
Sarabande) fréquents A l'époque classique, le titre rend compte du fait que l'oeuvre
7
M. Black, "More about metaphor", Metaphor and thought, A. Ortony Editor, New
York: Cambridge University Press, 1979, p. 28 (cite par Franklin, op. cit., p. 169).
Franklin, op. cit. , pp. 169- 170. Nous soulignons.
92
appartient à une certaine catégorie gbnérique donnée. Dans ce cas, il s'agit d'une
fonction de simple classification imposée par la tradition musicale. Le titre désigne,
de façon minimale, l'appartenance de la pièce à une forme ou il un genre.
A l'époque romantique et pst-romantique, cependant, les titres témoignent
d'une tendance où l'oeuvre musicale s'émancipe de la tradition et du genre pour
décrire l'inspiration de son créateur. Selon Escal, les titres de ces oeuvres permettent
de rendre explicite le caract&reexpressif de l'oeuvre. On trouve par exemple chez
Ekethoven des symphonies sous-titrées "La Pastoralew,"L'Héroïque" oh le titre
permet A la musique de contrevenir ii un manque de réfkrentialité explicite en
l'empruntant au langage. Mais, il faut également accepter, comme semblaient le faire
les artistes de cette époque, que cette expressivité soit inhérente la musique tout
w m m e elle l'est au langage. Les époques romantique et pst-romantique auront misé
sur le pouvoir reférentiel et expressif de la musique. Ainsi, Escd raconte les
anecdotes où on aurait demande à Liszt à la Scala de Milan, lors d'une toum6e de
concerts, une improvisation sur le dôme de la vile ou de répondre au piano à la
question : 'doit-on se marier ou rester garçon?' en utilisant des moyens musicaux9. A
ce qu'on peut considbrer comme un ex& de ferveur en ce qui concerne le pouvoir
référentiel du langage musical, on a vu dans les années ultérieures la réaction ironique
d'un Satie lorsqu' il fait porter à ses oeuvres des titres burlesques wmme les Pièces
froides, Trois morceaux enf o m de poire, Préludes flasques et V'én'tables PrkZuàes
jlasques pour un chien, Descriptions a~umatiques,M r y o n s desséché^'^; ou encore,
le catégorisme avec lequel Eduard Hanslick rejette 1'expressionisme musical dans son
livre Vom Musikalisch-Schonen.
9
Escal, op. cit., p. 111-112.
10
Ibid., p. 112.
Quant aux compositions musicales du vingtième siècle qui s'inscrivent dans un
courant formaliste, il est question chez elles de repenser le langage musical pour
mettre en évidence le jeu signifiant de la forme. Comme l'écrit Escal:
"Aujourd'hui, en effet, les compositeurs n'empruntent pas le moule de leur oeuvre,
ils l'inventent, à chaque fois, nous donnent des Nivemiom : aventures et nouvelles
aventures de la forme"". L'abandon d'une langue commune, celle du système
tonal, et des formes génériques répertoriées, a pour conséquence l'emploi de titres
qui médiatisent le sens des expériences qui se font dans le domaine musical.
l1 Ibid., p. 113.
12 Ibid., p. 114.
13
Ibid.,pp. 114-115.
94
Encore une fois, il s'agit d'utiliser des titres métaphoriques, où il est question
d'exploiter les qualités r6férentieIles du langage ou de proposer des modkles
abstraits, pour faciliter le repérage d' une certaine facture de l'oeuvre. Cependant,
les commentaires de Frankün et d' Escal illustrent le fait que les titres mt5iaphoriques
d'oeuvres picturales ou musicales, en fournissant un supplément de sens puid dans
un domaine hetérogène, nécessitent des opérations qui relèvent d'un processus
rnetaphorique. Si ces titres ont une valeur heuristique, c'est que les spectateurs ou
auditeurs sont amenés à effectuer une recherche dans un domaine 'source' qui leur
permet d'identifier certains éléments de l'oeuvre. Ce supplkment de sens offert par
la mktaphore, parce qu'il est le propre d' un Lieu extérieur B l'oeuvre, demande alors
une traduction, ce que Franklùi a appelé un lieu de tension métaphorique.
La rkflexion sur les formes et techniques musicales dans les oeuvres littéraires,
en tant que pararnktre d'une lecture mettant en relation deux domaines hétérogénes,
entraîne des opérations de lechire que nous aimerions décrire maintenant en
considdrant plus précisément le rôle du processus métaphorique. Soulignons donc
qu'à la lumikre des etudes qui ont été faites dans les dernitxes décennies, la metaphore
a fait l'objet d'une reflexion philosophique qui en a degagé le caractère dynamique et
innovatif depassant ainsi la définition restreinte de la rhétorique classique qui se
bornait à définir et à classer les figures du langage. C'est justement le procès de la
production de sens qui nous intéresse dans l'étude de la metaphore et nous
rappellerons quelques notions essentielles mises en place par les theses portant sur le
fonctionnement de la metaphore.
95
Le philosophe Paul Ricoeur, dans son ouvrage La Métaphore vive1*, élaborant
sa position à partir des travaux précurseurs de 1. A. Richards (en philosophie de la
rhétorique), de Max Black (en grammaire logique), et de Monroe Beardsley (en
critique littéraire), wnsid5re la métaphore dans le cadre de ce qu'il appelle
1'innovation sémantique. A 1'opposition de la théorie de la rnktaphore-mot, c'est-h-
dire la figure de la métaphore teiie qu'elle a et6 décrite au dix-neuvi&ne siècle dans la
taxinomie des figures, se trouve la théorie de la métaphore-énoncé. La théorie de la
métaphore-mot est basée sur une théorie de la substitution où la signification figurée
d'un mot est substituée pour une signification litterale. Selon ICicoeur, cette theorie
"échoue rendre compte de la production même de la signification, dont l'écart au
niveau du mot est seulement l'effetn1S.
Les travaux de Black, de Beardsley et de Richards montrent justement que la
métaphore est un phénomkne de transport et que ce transport produit un écart, une
incompatibilité logique, productrice de tension. Dans la mbtaphore, la perception
d'une incompatibilité est essentielle et de la, on doit tirer toutes les conséquences de
l'écart mis en place par le transport m6taphonque. Dire que le sens figuré remplace
le sens litteral, c'est perdre tout l'effet de tension et d'incongruité qui font la force de
la métaphore. Plutôt, l'expression métaphorique vient projeter sur le sens littérai,
des traits h&&og8nes qui l'orientent de façon stratégique. L'exemple de "l'homme
est un loup" fourni par Black, où certaines caractéristiques du système lupin viennent
orienter le sens dans lequel on entend définir l'homme, illustre le fait qu'il s'agit
d'une interaction entre les traits associés à l'homme, et ceux qu'on associe au loup:
"La métaphore -loup- supprime certains détails, en accentue d'autres, bref organise
14
Paris: Seuil, 1975.
l5 Ibid., p. 8.
notre vision de l'homme"l6. Dans la formulation conceptuelle de la métaphore
comme énoncé, la présence simultanée du sens littéral et du sens figur6 au sein d'un
mot ou d'une expression produit une signification qui est le résultat de leur
interaction.
L'interêt de la métaphore naît donc d'un paradoxe: le lieu de la m&aphore,
explique Ricoeur, est la copule du verbe être, le "est" métaphorique signifie A la fois
"n'est pas" et "est comme"17. Ce paradoxe, cependant, est estompé dans les thbries
des précurseurs de Ricoeur qui, tout en relevant les phenorn&nesde tension et
d'interaction, negligent le fonctionnement de l'interaction. Ricoeur reprend, quant à
lui, la question laissée en suspens par ses précurseurs, à savoir, comment s'etablit
cette interaction. Ii s'agit d'un paradoxe résolu par le recours la notion d'innovation
sémantique et qui repose sur une théorie de la ressemblance.
l6 Max Black, Models and Metaphors, Ithaca: Corne11 University Press, 1962,
p. 109. (Cite par Ricoeur, op. cit. , p. 114.)
'7 La Métaphore vive, op. cit., p. 11. On a d6j&vu que les citations de Gide
choisies par Michaud comportaient toutes "être commew.
La métaphore doit être considMe comme predication plutôt que
nomi~lisation,pour utiliser les termes de Ricoeur, c'est-&-direcomme la création
d'un sens plutôt que comme la désignation d'une chose en termes d'une autre. De
ce fait, les deux eléments de la metaphore entrent en intemction et se rejoignent dans
la création d'un lieu qui rassemble des caractéristiques communes aux deux entités.
Ricoeur remarque que:
Maintenant, en plaçant une de ces paires, disons (a) et @), dans une
formulation telle qu'on la retrouve dans l'analogie proportionelle, soit A est ii B ce
que C est à D, la relation entre (a) et (b) est maintenant definie par L'intermédiaire
des deux figures géom&riques (B) et @). (Notez que (a) est représente par (A) et
@) par (C))-
*' Les figures dans cet exemple sont redessinées A partir de l'ouvrage d' Indurlqa,
i M . , pp. 51-52.
A B C D
figure 3
En comparant les similitudes perçues entre les figures (a) et (b) dans
I'iiiustration No. 2 avec les similitudes qui apparaissent après avoir consid6ré
l'illustration No. 3, on peut voir que la formulation analogique dirige L'établissement
des similarités et montre qu'en effet, si l'on admet que ce rappon n'avait pas et6
perçu auparavant, il y a création plutôt que reconnaissance de similarités. En effet,
les figures B et D aident à montrer que la similude entre (a) et (b) tient au fait qu'elles
sont chacune composées de quatre figures: (a) de quatre parallèlograrnes et (b) de
quatre carrés.
On peut répéter le même exercice avec l'illustration No. 4 dans laquelle les
figures (a) et (c) de l'illustration No. 2 sont p l a h dans une relation analogique où
les figures (B)et @) viennent orienter leur mise en rapport. (Notez nouveau que
(a) et (c) sont maintenant représentés par (A) et (C) respectivement).
figure 4
* Nous la nommerons ainsi pour abreger une formulation qui serait trop
longue. Il s'agit d'une analogie qui est effectuée partir d'une présence musicale
dans l'oeuvre qui oblige le lecteur ii prendre en compte la rtfkrence propre au
domaine musical, en activant un contexte qui viendra modifier la comprehension du
texte litt6raire, déplaçant celui-ci, le transférant en quelque sorte dans une activité
symbolique plus complexe.
105
domaines et qui résulte en leur interaction. Deuxi&mernent,c'est sur le plan de la
ressemblance, a savoir l'occasion des procedés de sélection que constitue
l'établissement de l'analogie ou de la metaphore et où des traits communs aux deux
entittk h6térogènes sont établis, qu'il y a la création d'une figure intermédiaire et la
résolution de la tension mise en place par I1inwmpatibilit6logique. L'émergence du
sens métaphorique, comme 1' indique Ricoeür, provient d' une consideration de
l'aitérité des deux domaines (le 'est pas") et l'&ablissement d'une ressemblance (le
23
Analyse musicale, 4, juin 1986, pp. 11-18.
territoire artistique.
Pour lui comme pour beaucoup de sémioticiens, le signe est ce par quoi
I'humain apprehende le monde et le représente. Puisque toute activité cognitive
passe par le signe, "l'existence du signe correspond la présence chez l'homme
d'une fonction symbolique"24. Le langage, mais aussi l'écriture, la peinture, la
musique, la religion, sont des "conduites représentatives et appartiennent donc à une
même fonction de représenter par l'intermédiaire de signes ou d'imagesns. Ii écrit:
24 I b i d . , ~ .I l .
25 Ibidem.
26 Ibidem.
le mode d'existence le plus maturel* du symbolique"27. Toute manifestation
artistique peut être considérée une forme symbolique puisqu'elle organise le monde,
1'articule selon ses modalités d 'expression.
La notion de forme symbolique reprise par Molino trouve son fondement dans
les &ri& philosophiques de Ernst Cassirer. C'est en 1923, dans sa Philosophie des
formes symboliaues, que Cassirer développe la notion de forme symbolique afin de
redefinir les concepts d'idéalisme et d'empirisme. Critiquant ces deux lignées
philosophiques, où chacune exclut l'autre, Cassirer propose que toute construction
d'un savoir comprend un va et vient entre le sensible (ia perception des phénomènes)
et l'esprit (la construction de concepts). Pour lui, les formes symboliques mettent en
oeuvre ces deux types d'opérations:
28
E. Cassirer, La Philosophie des formes s~mboliaues,Vol. 1, Paris: Editions
de Minuit, 1972, p. 28.
Cassirer voit dans le lien entre le sensible et l'esprit la possibilité de trouver
dans chaque type de mod&sation des opérations cognitives universelles. Selon
Cassirer, les forrnes symboliques ne sont pas de pures 'sensations' mais sont
organisées, articulées. Elles relèvent donc de l'esprit tout autant que des sens.
Ii s'agit donc de reconnaître le fait que les productions humaines sont des
constructions qu'il faut considérer dans leur rapport à la culture. Le passage d'une
sphere à une autre, explique Molino, se fait par le biais de la pensée métaphorique
qui ut le ressort de l'application de sch&mesdans diverses formes symboliques. Si
les recherches sur la metaphore se limitent à l'etude de metaphores en tant que
figures isolées, Molino, quant à lui, considere la portée du processus métaphorique
dans le cadre élargi des formes symboliques. En ce sens, il rejoint nos
préoccupations sur le rôle cognitif de la metaphore et de l'analogie comme &nt ce
qui permet au lecteur de tracer un pont entre les domairies artistiques hetérog&nes.
Molino écrit:
ainsi que les configurations dans lesquelles les signes sont organisés
Il smav&re
relkvent de schkmes (une série symbolique comme l'organisation de la famille ou du
corps) transposables d'une forme symbolique à une autre. La pensée mt5taphorique
que nous poumons nommer analogique, dans la mesure où il y a établissement de
30
Molino, op. cil. , p. 14.
31 Ibid., p. 14.
110
similitudes, permettrait le passage d'une fome symbolique il une autre ii partir de
schkmes qu'on peut concevoir comme principe d'unité: 'Le schthatisme sert à
établir un pont entre l'intuition et le concept et constitue une fonction intermédiaire
entre la sensibilité et l'entendementn3* indique Molino en reprenant une conception
hdritée du schématisme kantien. Ce faisant, Molino introduit une distinction entre
trois termes,à savoir la sensibilité, le schème et l'entendement. Cette distinction a
eh5 iüustrée chez Kant par l'exemple du triangle. Lorsque nous disons que la somme
des trois angles d'un triangle est kgale à deux angles droits, nous nous rkf6rons au
concept du triangle, qui est sa dkfinition abstraite. Pourtant, le concept abstrait du
triangle ne peut être 'imaginé' ou visualisé, c'est-à-dire qu'il ne peut être appliqué
aux figures triangulaires que nous voyons. Le scheme du triangle, cependant, nous
permet de représenter ou d'imaginer les figures qui sont des triangles. Comme dans
l'exemple des figures géomttriques que nous avons présenté dans la section
précédente, il est important de reconnaître le recours à des schèmes structurants qui
permettent d'établir et de 'visualiser' un rapport entre l'entendement et le concret.
Le phhomène d'interaction interartistique où il s'agit d'établir une relation
entre deux domaines artistiques pose la probl6rnatique d'une correspondance entre les
arts. Cassirer considkre la question, mais en l'élargissant, par le biais de la fonction
symbolique dont rekvent toutes formes de productions humaines. Molino comprend
la fonction symbolique au sens où chaque culture détermine et configure ses
productions par le biais de schèmes symboliques. A partir des notions d'interaction et
d'innovation sémantique dans le cadre d'une réflexion sur la musique dans une oeuvre
littéraire, nous pouvons postuler les opérations qui permettent la mise en relation
d'une forme symbolique avec une autre. La "reconnaissance" de formes musicales
111
dans un texte iitt6raire demande la création chez les lecteurs de ce qu'on peut appeler
une idne, un schème, une figure, c'est-adire précisément la constitution d'une
instance intermédiaire qui permet le passage du littéraire au musical et vice-versa. Le
parcours qui s'effectue pour reconnaître la forme musicale dans le roman est de
l'ordre d'une innovation sémantique occasio~éepar un processus analogique lors
duquel est construit un schbme qui englobe ou recouvre la représentation musicale et
littéraire et ainsi permet de reconnaître des traits musicaux dans l'objet litthire.
R h ~ a n c e de
s l'objet music. dans l'oeuvre littéraire et résonnances de l'oeuvre
littéraire dans l'objet musical occasionneront, chez un lecteur, la construction d'une
image mentale, figure ou scheme, permettant d 'etablir l'analogie interartistique.
Ainsi, lorsque nous "visualisons" et donnons à voir la structure d'une passacaille ou
d'une fugue dans des oeuvres d'avant-garde, nous ne reco~aissonspas la structure de
la fugue ou de la passacaille en soi, celle-ci vient informer la lecture, ouvrir le texte
sur une autre sphhre. La forme musicale et le texte ne sont plus Ctanches, ils
appartiennent à un troisième terme - l'icône ou le sch&mestructurant de la forme
musicale qui recouvre et est débordb par le déchiffrement du texte. D'un autre côté,
la fugue, la passacaille et le texte, audela des similitudes et des écarts de leurs
analogies, appartiennent ensemble i une autre sphhre qui, eue, traverse les catégories
esthétiques, à savoir le baroque. Celui4 à cet égard, représente en soi un logos, une
sensibilité qui, par le biais de manifestations artistiques hétérogknes, tant au niveau
historique qu'au niveau de leur support, organise le monde. C'est dans les jeux de
I'ouverture, jeux qui sont déjjà marqués par les procédés variationnels des textes et des
formes musicales qu'on peut considkrer la valeur et la force d'une fome symbolique,
à la fois sa prkgnance et sa prhritt5, ses manifestations et son dynamisme.
Dans ce chapitre, nous avons isolé notre problt5matique principale qui est celle
112
de determiner les processus suivis par des lecteurs lorsqu'il s'agit de reconnaître la
représentation d'une forme musicale dans une oeuvre littéraire. Nous avons insisté
sur le rôle du lecteur dans son recours à une instance extérieure et sur l'interaction
qui a lieu entre l'oeuvre et la situation contextuelle dans laquelle elle est placée.
Lorsque les facteurs contextuels s'avkrent provenir du domaine de la musique, et
particuli&rementlorsqu 'il s 'agit d '6tabi.k un Lien de ressemblance entre des moyens
d'expression musicaux et les traits d'une oeuvre littéraire, la question implique, en
plus du travail implicite à toute o@ration analogique, une mise en rapport de
domaines artistiques hétkrogènes. Nous avons proposé que cette mise en rapport doit
se faire en considérant chaque production artistique comme forme symbolique. Pour
ce qui est d'une analogie entre forme musicale et oeuvre littéraire, l'interface est
ainsi assurée par une rbflexion portant sur les traits particuliers des deux entités sur
le plan concret, matenel, ainsi que sur le plan conceptuel, & savoir celui de leur
signification.
Chapitre IV
signifiants. C'est ainsi que l'écart mdtaphonque, qui ouvre le texte sur un champ
d'expression hétérogène et qui entraûie une reflexion sur la spécificité de ceux-ci,
permet également, par une mise en rapport, a 1' un d'éclairer l'autre et vice versa.
Ceci se fait par la constitution d'un lieu de ressemblance où les deux sphères se
recoupent, donnant lieu dans le cadre de la lecture du texte, à une présence musicale
construite, un icône, une figure.
Nous amorçons maintenant une ktude appliquée fondée sur ce que venons
d'avancer dans la première partie de cette thèse. Ii s'agira, dans le présent chapitre,
de reprendre l'étape prelirninaire où les lecteurs qui s'intéressent aux formes
musicales dans des oeuvres littéraires mettent en place un contexte musid qu'ils
interrogent afin de déterminer sa pertinence pour l'oeuvre en question. Pour dire les
choses de manière figurée, ils entourent 1'oeuvre, lui fournissent une autre "spheren,
la mise en contexte supposant ce mouvement. La première partie de ce chapitre
portera sur l'étude des indices qui incitent les lecteurs actualiser un tel contexte ion
de la lecture des romans de notre corpus, soit Passacaille (Ed.de Minuit, 1969) de
Robert Pinget et Fugue (Gallimard, 1970) de Roger Laporte. Dans ces romans, il
s' avkre que certains éIt5rnent.s paratex~Ls,notamment leur titre, constituent des pistes
qui fonctionnent comme embrayeurs à la mise en place d'une analogie entre le roman
et la forme musicale.
Ensuite, après avoir examine cette mise en situation fournie par les indices
paratextuels, la deuxibme partie de ce chapitre sera consacrée une présentation
géneraie de l'arrikre-fond, soit les contextes historique, culturel et esthetique auxquels
peuvent être reliés ces deux romans. Nous avons choisi de pnvilkgier les 616ments
contextuels entretenant quelque rapport avec la forme musicale 6voquée par les titres
de ces romans, à savoir les questions de 'l'écriture', de l'esthétique baroque et des
formes musicales baroques et leur pertinence par rapport aux écrivains de l'avant-
garde littéraire française des années 60-70.
auteurs. Il sera donc à propos de se pencher sur les caracttkistiques et les fonctions
du paratexte pour ensuite préciser quels sont, pour les lecteurs de Fume et de
Passacaille, les enjeux posés par les renvois musicaux paratexniels.
Le paratexte est composé de tout 616ment qui n'est pas inclus dans le corps du
livre, par exemple, couverture, pdface, postface, dédicace, épigraphe ou encore
épitexte ainsi que tout autre & n e n t qui aurait comme effet de prbnter un livre à de
futurs lecteurs, soit, les entretiens accord& par l'auteur, les comptes rendus, une
recommandation de bouche à oreille etc. Les indications paratextuelles ddtiement
une fonction préparatoire en ce qui concerne la lecture du roman qui va suivre.
G6md Genette les considère comme formant un seuil où une transaction s'effectue,
où des attentes sont mises en place. Selon Genette, le paratexte est "ce par quoi un
texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au
public"1. En tant que "premiike manifestation du livre qui soit offerte ii la perception
du lecteurn2,les élements qui présentent le livre ont des fonctions communicatives
1
G. Genette, Seuils, Paris: Seuil, 1987, p. 7. On remarquera, dans cette
formulation, la diffdrence de celle qui suit, une anthropomorphisation du texte.
2 Ibid., p. 30.
importantes quant à la réception et l'interprétation du texte.
C 'est que le paratexte a une valeur institutionnelle particulikre. Provenant
d'une instance détachée du corps du roman, il met en place des attentes qui peuvent
influer sur I'intzrprétation du roman. Ainsi, pour Genette, le paratexte est :
@]lus d'une limite ou d'une frontière &anche, il s'agit ici d'un seuil, ou
- mot de Borges propos d'une préface - d'un avestibula qui ofie ii
tout un chacun la possibilité d'entrer, ou de rebrousser chemin. Cette
frange, en effet, toujours porteuse d'un commentaire auctorial, plus ou
moins légitimt par l'auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une
zone, non seulement de transition mais de transaction : lieu privilégie
d'une pragmatique et d'une stratégie, d'une action sur le public au
seNice, bien ou mai compris et accompli, d'un meilleur accueil du
texte et d 'une lecture plus pertinente3.
Ce seuil dont parle Genette, cette zone de transaction, est une instance où
sont offerts au lecteur des indices qui, en autant qu'on les accepte comme permettant
une lecture plus pertinente, s'avereront mis en &idence par leur position
proéminente et leur nature englobante. Le paratexte, ainsi, peut se trouver
particulièrement "chargt". Il peut contenir une charge importante d'informations et
de plus être "charge" de faire passer un message, une piste de lecture ou comme le
dit Genette, d'assurer un meilleur accueil du texte.
* Nous soulignons que Fume est le premier des romans de Laporte qui porte un
titre musical. Par la suite, Roger Laporte publie des récits portant des titres musicaux
comme: Fueue Supplément (Gallimard, l973), Fueue 3 (Flammarion, 1975), Quinze
Variations sur un thbme biographiaue (Flammarion, W S ) , Suite (Hachette, W g ) ,
ouvrages suggestifs eux-aussi de rapprochements musico-littéraires possibles. De
surcroît, Laporte réalise une émission radiophonique intitulée "Mozart 1790"
rapport. Il peut ainsi être rattache, par un lecteur averti, à un certain courant
intellectuel et esthétique. C'est ce lecteur averti qui, en l'occurence, saura que
Roger Laporte, dans sa pratique de l'écriture, fait intervenir ses lectures, paraphrase
ou cite les auteurs qui l'ont particulièrement influencé dans sa carrikre d1écrivain6.
Le prière d'insérer qu'on retrouve sur le volet ou rabat de la couverture est
un bref rhum6 de l'ouvrage en question. Celui-ci précise que Roger Laporte
"reprend dans son quatrième livre sa recherche sur l'expérience de I'écriture". De
plus, on indique qu'il est impossible de résumer cet ouvrage dû 5 son cafat&re
mobile: "aucune comprehension ne sera capable d'interdire sa remise en jeu et par
conséquent en chantier". Finalement, on donne les indications suivantes sur
l'auteur: "Roger Laporte, né à Lyon en 1925, est professeur de philosophie. Il est
l'auteur de La Veille (1963).d'Une Voix de fin silence 1 en 1966 et II : Pourauoi?
(1967)". Les termes comme: recherche sur l'écriture, ouverture (manifestée par une
"remise en jeun perpétuelle), et même la profession de l'auteur ("professeur de
philosophie"), servent à mettre l'accent sur la problematique de l'écriture dans le
contexte de la philosophie du langage. Iis indiquent pour les lecteurs le caracthe
7
Seuils, op. cit., p. 126.
121
l'autrm (Rousseau).
L'épigraphe, dans le cas de ce roman, précise le sens du titre qui était resté
ambigu et réduit les possibles du terme de fugue entre la forme musicale ou son sens
général de s'enfuir et faire une escapade. Cette information vient contaminer les
autres indices paratextuels, en redessinant le sens de "biographie", le cadre
philosophique et la question de l'écriture. En outre, elle met l'accent sur des traits
particuiiers 2 la composition d'une fugue, soit la technique du contrepoint et l'idée
que le t h h e et ses "imitations" ou variations se fuient et se poursuivent. De plus,
le nom de J.-J. Rousseau évoque à nouveau le personnage d'un philosophe, dont les
écrits ont porté à la fois sur la nature du langage et sur la musique8. En outre, le
philosophe Rousseau a écrit "Les Confessions", ouvrage autobiographique mais qui,
dans le contexte du paratexte, rappeliera le sous-titre génerique. On a un philosophe
comme l'auteur, qui, audelà de ses ouvrages "sérieuxwa narré sa vie. C'est comme
si la mention de Rousseau provoquait une sorte de double, qui lui-même se déûouble
par la mention de Demda qui a largement écrit sur la conception de la parole et de
l'écriture chez Rousseau dans De la ~ramrnatolo~ie.
Cette épigraphe renforce ainsi
le contexte philosophique (en ce qui concerne la nature de la musique et de
l'écriture) avec lequel le roman entre en dialogue. La mention de Rousseau
instaure, avant que le lecteur ne débute le texte, un réseau intertextuel cohérent où la
notice bibliographique, la dédicace et l'épigraphe tissent un lien entre l'art
romanesque et la philosophie, ainsi qu'une suite de doubles et de dédoublements qui
ont une résonnance baroque.
Le paratexte de Fugue met en place des indices de nature complexe. Ces
8
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l'auteur entre autres de: Dissertation
sur la musique moderne (1743); Traités de la musique (1781); Essai sur l'orieine des
laneues. où il est ~arléde la mélodie et de I'imitation musicale, (1782).
122
indices ne sont pas de l'ordre d'unesimple description du contenu du roman mais
red&ventplutôt d'une stratkgie pour orienter la lecture vers un contexte particulier. Le
paratexte, dans ce cas, s'ajoute 2 la fonction du commentaire mttatextuel et de la mise
en abîme dont la fonction est de fournir des pistes, des strattgies, voire même des
bouées de sauvetage devant l'apparente illisibilité d'un texte qui, dans ce casci, est
non narratif. Ces pistes permettent au lecteur de placer le roman dans un contexte
culturel où la philosophie de l'écriture et la musique prennent littéralement le devant -
- le bord - de l'oeuvre.
Nous proposons donc que, dans le cas de ce roman, un seuil d'interprétation
est déjà etabli de manikre patente dans le paratexte. En plus du titre, l'exergue donne
la définition gbnkrale de la fugue, la définition par un philosophe lui-même amateur
de musique. L'appartenance du roman au mouvement avant-gardiste précisé par le
nom de l'auteur, la date de publication, le prkre d'insérer et la dédicace permet, de
plus, de placer le roman dans un certain wntexte intellectuel et culturel auquel nous
reviendrons dans la deuxikme partie de ce chapitre.
Comme pour Fugue, Passacaille présente, dans son titre, le même genre de
référence elliptique ii une forme musicale, sans qu'il y ait, par ailleurs, d'explication
rM1ant sa signification pour le roman? A la fonction pragmatique du titre en tant
--
10
"Robert Pinget: Le livre dissémine w m m e fiction, narration et objet" dans
Nouveau Roman: hier. auiourd'hui (2), Paris: U. G. E., 1972, pp. 299-310, p. 303.
125
D'autres critiques interpretent le sens du titre en sélectionant des éléments
particuliers au domaine musical. Peter Brmme, par exemple, indique que le mot
" 'passacaiUelreferred onginally to a dance in several temposn' l et de là le m6lange
temporel qui a lieu dans le roman rejoindrait la diversité des tempi de cette forme
musicale. D'autre part, on retrouve, dans une analyse de Jan Baetens, une posture
réactive et le rejet de l'importance accordée au mod&lemusical par les critiques. Pour
lui: "Le prestige du modèle musical dans la réflexion sur la littérature est tel qu'il
incline le lecteur 2 assimiler Passacaille à un texte de facture musicale. Or, la seule
présence du sous-titre ('roman") récuse le privil5ge accord6 A la musique"12. C'est
ainsi que Baetens écarte toute consid6ration du modèle musical en estimant qu'elle se
pose comme la "tentation d'une lecture surplombante"l3. Le "modéle musical" fera
ainsi chez lui l'objet d'explications lacunaires: d'une part, il indique que les
connotations intertextuelles du roman rejoindrait la passacaille car "l'on sait que la
passacaille s'insère toujours dans une asuite musicale" 14. D'autre part, il souligne
encore deux traits: "l'acception musicale assure le lien avec l'aspect sonore du livre-
objet, le fait que la passacaille était originairement une danse enrichit le mot d'un
Il
'A new mode of reading : Pinget' s "Passacaille"" , Nottingham French Studies,
12, 2, october 1973, pp. 86-99, p. 90.
l2
" uPassacaille*,ou la multiplication par &on, Littérature, mai 1982, pp.
93-104, p. 103. Cet argument est pour le moins surprenant comme si, à chaque
fois qu'il y a la mention de "roman", cela interdisait le lecteur de haiter de
l'interface musicale.
l3 Ibidem.
l5 Zbid., p. 103.
Enfin, si la possibilité d'une analogie musicale provoque, chez ces lecteurs,
soit une réaction négative, soit des explications approximatives, d'autres comme
Eric Prieto ou Su Bauman entreprennent, dans leurs &des, une mise en rapport
des caractéristiques formelles de la passacaille et du roman16. ils perçoivent dans
le roman une forme à variation avec une basse obstinée et effectuent une véritable
recherche sur ce qui pourrait rapprocher le roman des traits formels de la
p a s s a d e . Leurs analyses smnt reprises de maniere dttaillée au chapitre suivant.
Le signifiant "parsacaille"occasionne donc, une multitude d 'interpretations.
Si les critiques évoquent l'aspect musical du roman, les traits qu'ils présentent sont
divers. Cette diversité illustre le fait que les lecteurs de Passacaille en cherchant
&Mir un rapport quelconque entre le titre et le roman, ont a faire des choix 0 2
passitcaiUe commejeu de carte ou comme forme musicale) et 2 partir de ces choix, ils
ont puiser dans une multitude de traits: la forme musicale de la passacaille est-eue
pertinente en fonction de ses traits choregraphiques, de sa structure en soi ou du fait
qu'eue est intégrée dans une suite, etc.? Les exemples que nous avons choisis de
présenter ici illustrent donc le fait que le titre du roman met en place un renvoi dont la
signification pour le roman demeure problkmatique. La signification de 'passade",
ou plutôt la multitude de significations, doit être établie par le lecteur et &nt donné le
degré de disparité (i'h&érogénéïté des domaines) ainsi que le manque d'explicitation
dans Ie roman sur le sens de ce renvoi, cette construction demande un effort
considérable. En effet, le rapport entre Passacaille et la forme musicale de la
pasacailZe ne peut être ktabli sans avoir recours à une recherche approfondie des
Le dernier type d'incursion paratextueiie que nous aborderons ici est celie
du commentaire auctoriai. Si nous 6voquons les commentaires de l'auteur en ce
qui concerne le rapport de ses textes avec le domaine musical, nous voulons le faire
uniquement pour apprécier la maniere dont ils sont repris, utilisés pour appuyer
telle ou teile lecture critique. Notre interet à l'égard de cette instance paratextueile
particulière porte sur le rôle voire même peut-être l'influence que peuvent avoir ces
commentaires lors d'une analyse. Ces commentaires vont, peuvent s'integrer la
reconstitution d'un contexte. On remarquera cependant qu'ils deviennent plus
importants quand on est aux prises avec un texte très polysémique.
Lorsque les lecteurs ont accès aux commentaires d'un auteur, il est "normal"
qu'ils tentent de les intégrer A la logique d'une interpretation. En ce qui concerne les
oeuvres des Nouveaux Romanciers, dû au fait qu'elles sont d'une part d'une
interprétation difficile et que d'autre part, le Nouveau Roman comme "laboratoire"
procedant d'une expérimentation formulée, préaiable, a une nature programmatique,
les lecteurs sont amenés questionner d'autant plus les intentions auctoriales. Par
ailleurs, le rapprochement d'un texte litteraire et d'une forme musicale implique,
comme nous l'avons signalé au chapitre précédent, la mise en rapport de domaines
artistiques hdtérogènes. Etant donné les exigences et les difficultés d'une telle
entreprise, notamment parce que le lecteur doit interroger une multitude d'déments et
129
surprenant que les commentaires de l'auteur, lorsqu'ils sont disponibles, soient
recherchés pour tenter ci' éclaircir ce rapport.
Nous avons choisi de privilegier, pour les fins de notre analyse, les entretiens
et les discours dans lesquels Robert Pinget s'est prononcé sur ce qu'il a voulu faire
dans ces romans, sur la manière dont il envisage la question de l'écriture et aussi,
celle de la musique. Ces commentaires ont été repris par la littérature critique et ont
contribue au processus d'interprétation de l'oeuvre? On retrouve, dans le cas de
Pinget, ses cornmentaires dans "Pseudo-principes d 'esthdtique" , "Comment
travaillent les écrivainswet son discours au colloque de New York, la critique les
utilisant pour appuyer le rapport qu'ils établissent entre le roman et la musique. De
ses commentaires ressortent deux éEments principaux: premi&rement,Pinget se dit,
en tant que Nouveau Romancier, partisan d'une "école de l'oreille" plutôt que d'une
"écule du regard": plus précisément, il est conscient d'être 2 la recherche d'un "ton"
lorsqu 'il &rit ses romans; deuxiemement, pour expliquer le titre Passacaille, il
La bnkveté de ces repenses ainsi que le fait que les lectures critiques de Fugue ne
poursuivent pas de mani&resystématique la piste musicale ne nous permettent pas
d'evaluer, comme nous le faisons pour Passacaille. l'influence des commentaires de
l'auteur sur l'interprétation de son roman. De plus, le réseau pmtexuel, en raison de
la plus grande présence du champ musical, est déjA plus manifeste et conforte
d'emblée le lecteur, dans l'orientation qu'il a prise.
lorsqu 'il écrit ses romans; deux2mernent, pour expliquer le titre Passacaille, il
reconnait qu'en écrivant son roman, la grande p a s s a d e de Bach a joue un rôle de
' "toile de fondu.
Dans ses "Pseudo-principes d'esthétique", parus en preface au roman &
Libbra (1968) mais repris à plusieurs occasions, notamment au Centre culturel de
Censy-La-Salle en 1971la, Pinget fait état de ses préoccupations par rapport 2 ce
qu'il appelle le "ton": "Il me semble que l'intérêt de mon travail jusqu'aujourd'hui
a été la recherche d'un ton. C'est un problhme de forme et qui explique peut-être
mon appartenance à ce qu'on a appel6 le Nouveau Romanfflg . En effet, la
recherche d'un ton et le travail formel sont, pour lui, étroitement liés:
sur la matériaiite des mots, en particulier leur son, leurs textures. Les ext5g5te.s de
Passacaille ont repris ces commentaires afin de remarquer que l'écrivain utilise un
matériau linguistique dans un sens formel. Ton et forme sont donc Li& par le
travail artisanal qui s'effectue h la surface des mots, et qui devient un ressort
formel de L'élaboration du récit pingetien.
Plusieurs critiques ont utilisé cette remarque sur le ton pour etablir le rapport
18
Publié dans Nouveau Roman: hier. auiourd'hui, 2, op. cit. , pp. 3 1 1-324.
I9 Zbid.,p.311.
20 Ibid. , pp. 311-3 12.
formel qui existe entre le roman et la musique2'. La revendication de Pinget met en
évidence, pour les lecteurs, qu'une telie recherche s'apparente à un travail de
signification formelle et rejoint par là le langage musical. Cette mise en relief de
l'aspect sonore des livres de Pinget confirme tout d'abord l'aspect poétique de
l'écriture pingetieme, mais, comme on le verra dans le chapitre portant sur
Passacaille, la direction proposée par Pinget devient, pour les lecteurs cherchant à
justifier la pertinence de la forme musicale dans le roman, une sorte de plate-forme
sur laquelle ils peuvent spéculer sur cette piste.
Le deuxième élkment qui ressort des commentaires de Pinget est sa relation à
la musique de Bach. Pinget indique, lors d'un entretien, que "ce qui m'avait aide 2
[sel mettre en situaticn, ç'avait &té la merveiileuse technique contrapunctique de la
grande Passacaille de J. S. I3achwu. C'est sous l'influence de l'écoute répétée de ce
morceau que le roman est nt5 et ce qui a décid6 Pinget à baptiser son roman de ce nom
evocateur. Pinget ne va pas plus loin dans l'explication des relations de son roman à
ce morceau de musique. Est-ce l'apparente banalité du rôle que joue la passacaiHe de
Bach, une simple "mise en situationwqui a détourné les critiques de tenir compte des
traits particuliers cette oeuvre lors de l'analyse du roman? Lorsqu'on retrouve une
mention de ce commentaire chez les critiques, par exemple chez Carabino ou chez
Prieto, ceux-ci le citent en note en bas de page sans lui conférer d'autre valeur que
celle d'une simple information quasi-anecdotique.
D'autre part, lorsque Mich&lePraeger interroge la façon dont travaille Pinget,
21
Victor Carabino, "Pinget's Passacaille: The Endless Sonata of the Dead",
Neo~hiloloeu~, Vol. 69, No. 1, January 1985, pp. 59-66, p. 60; Jan hetens, op.
cit., p. 93; Armand Guilrnette, "Le Mouvement hors du texte, hors des formes:
PussacaiIle et Un Tesmetu bizarre, Etudes littéraires, Vol. 19, No. 3, hiver 1986-
87, pp. 63-80, p. 65.
ZZ
J. L. de Rambures. Comment travaillent les écrivains, Flammarion, 1978, p. 132.
132
elle reprend le même commentaire en ce qui concerne l'écoute de la passacaille de
Bach en l'accompagnant du suivant: "Un roman, pour naître a besoin d'un excitant
formel^". Cependant, il s'agit pour eile de souligner les circonstances "curieuses",
"arbitrairesnet "ext6rieuresUqui entourent la naissance d'une oeuvre. Elle écrit
qu''Ti est curieux que Pinget, afin de profiter de la liberté de l'inconscient, se voit
obligé de faire appel "A des contraintes" qui paraissent parfois incroyablement
arbitraires et extérieures"24. Si Praeger remarque cette curieuse combinaison de
contraintes et du libre cours donne l'inconscient, elle ne questionne pas les liens qui
pourraient exister entre cette "contrainte" très précise et le roman.
Dans ce contexte, il apparaît plausible, cependant, de s'attarder longuement
sur la grade pmsacaille en ut mineur de Bach en tant qu' "excitant formeln et en
tant que mise en situation. Comme le dit ailleurs Pinget, en parlant de
l'inspiration, "ce n'est pas cette bonne femme qui vient nous chatouiller l'oreille
quand bon lui semble. C'est une disposition intkrieure qu'il s'agit de mettre en
Cette écoute aurait bien pu le mener à mettre cette inspiration en
rn~uvernent"~~.
"mouvement", c'est-à-dire à la transformer en matière litthire. Les commentaires
de Pinget, en ce qui concerne les "excitants formelsnde ces Livres, doivent être
considerés comme toute autre indication paratexueile, soit en tant que piste.
Cependant, la forme de la passacaille, et plus swifiquement la grande passacaille
de Bach, nous paraît mériter une plus grande consideration. C'est la raison pour
Les oeuvres dites 'ouvertes' présentent ainsi un caractere inachevé laissant au lecteur
la place de s'insérer dans l'oeuvre, d'effectuer sa propre recherche pour y inscrire son
Ibid. , p. 34.
interprétation29. L'ouverture et le dynamisme de ces oeuvres, dit Eco, sont
caractérisés par leur aptitude à "s'intégrer des compl6rnents divers, en les faisant
entrer dans le jeu de sa vitalité organiqueW3?
L'organicité de l'oeuvre d'art et la promotion du materiau linguistique comme
élément de base, revêtent une importance particulière dans ce projet d'ouverture.
Cette 6poque d'innovation découvre et explore tout le potentiel du signe31. La lettre,
32
R6pertoire II, Paris: Ed. deMinuit, 1964, pp. 27-41.
138
le labourage du terrain sur lequel cette moisson pourra mûrir?33
33 Ibid., p. 35.
34 Dans le dossier réalisé par D. et J.-Y.Bosseur, "Michel Butor et la musiquen,
(Musiaue en Jeu, No. 4, 1971, pp. 63-72), Butor fait part de l'influence des formes
musicales sur quelques-unes de ces oeuvres. Cette influence se manifeste chez
d'autres Nouveaux Romanciers comme nous alions le voir dans les paragraphes qui
suivent.
139
littéraires témoigne d'une stratégie d'ouverture qui permet aux lecteurs d'entamer eux-
même une recherche et un dialogue avec ce domaine artistique. Description de San
Marco (Gallimard, 1963) de Michel Butor, porte une dédicace il Igor Stravinski.
Envisagée comme dispositif qui invite le lecteur il explorer le lien entre le roman et ce
que représente le nom du compositeur, cette dédicace pourra par exemple donner lieu
à un dialogue avec le Cann'cwn saenun ad honorem S a n d Marci Nominis du
compositeur russe qui élabore, comme le roman, une interprétation de la cathédrale
byzantine" .
Analogues (Seuil, 1964) de Jean-Pierre Faye est introduit par un "hors-
texte" dans lequel l'auteur met en relation les développements historiques du récit
avec ceux de la musique. Il y a, dans le roman, divers passages regroupés selon
les modi grégoriens, d'autres rassemblés selon une perspective tonale avec une
unité de ton, et finalement l'exploration des relations entre divers points de vue au
moment où le récit gravite vers la série dodbphonique.
Almaeestes (Seuil, 1964) d'Alain Badiou incorpore, dans un appendice
intitule "pistes", un commentaire mktatexuel qui explique au lecteur que le théme
de la Foi dans le Parsifal de Wagner sert de N conducteur pour le dernier chapitre
du roman. Les huit notes de ce théme (MI - LA - SOL - FA - MI - FA - SOL)
déterminent l'ordre d'intervention des discours de quatre personnages (à qui
correspondent les notes Mi, La, Sol et Fa). De plus, cet appendice indique que des
procédés dans le texte fixent les altérations et les durées du thème. A partir donc
de ces "instructions" minimales, les lecteurs sont invités à d h u v r i r comment le
t h h e musical de la foi et le mouvement g6néra.l du texte se rependent sur le plan
Avant d'examiner les particularitt5s des formes musicales qui nous interessent,
soit la fugue et la passacaille, il est important de mettre en &idence leur nature
baroque et de situer celle-ci par rapport aux années soixante. C'est que le baroque
connaît, dans les sphkres culturelles modernistes, un renouveau d'intérêt, voire même
une véritable mode qui conduit à un engouement et qui en impr5gne l'imaginaire
culturel. Cela se manifeste de plusieurs façon mais avec une telle inflation qu'un
seialiste de 1'architecture baroque, Pierre Charpentrat, dénoncera "le mirage
baroqueN3?
C'est cet univers déséquilibré, où le spectateur est invité lui-même à la mobilité, qui
fait l'intérêt des oeuvres qui recherchent l'ouverture et c'est en ce sens que
11esth6tiquebaroque répond au zeitgeist des années 60-70. Eco continue en
indiquant de plus que le baroque rejoint le projet moderne sur le plan de la
valorisation de l'imagination et de l'exploration des capacités de l'esprit humain4?
46
L'oeuvre ouverte, op. cil. , pp. 20-2 1.
47
Tel Ouel, No 7, automne 1961, pp. 13-19.
48
L'écriture et la différence, Paris: Seuil, 1967, pp. 429-437.
2.4 Le baroque musical
sensible, & un niveau conceptuel, il leur est possible d'illustrer une concordance
entre des phénomènes musicaux et ce qui avait été reconnu 2 l'époque comme étant
les traits d'une esthétique baroque.
Clercx, par exemple, souligne l'antithetisme classique/baroque lorsqu'elle
décrit la naissance de la musique baroque w m m e un mouvement temoignant d'une
volonté de dhmposer l'unité et ll&uilibre des oeuvres musicales de la
Renaissance. Le stile nuovo qui kmerge des formes de la Renaissance est défini
comme s'opposant à la clarté paisible du classicisme de la Renaissance. La refonte
du langage musical s'effectue sur des principes de contraste, d'antithèse, sur des
valeurs psychologiques et individuelles. Clercx souligne que ce nouveau style:
C'est ainsi qu'a commencé une rupture d'équilibre où "quelque chose a fait
irruption dans la forme, la gonfle d'intentions, la soul5ve et lui confère une
signification nouvelle : un esprit dhstateur, en réalite, qui la sape et la
désagrège"? Une réaction aux accords parfaits de la musique de la Renaissance
commence subrepticement avec des effets chromatiques, soit l'emploi d'un écart de
54 Ibid. , p. 92.
55 Ii faut noter que c'est à la même époque que vont fleurir les traités des
passions, dont le plus dlèbre reste celui de Descartes. Ici, le terme "passionwne
renvoie pas & un ideal romantique mais à une pathologie des humeurs, alliant
médecine et philosophie et 6nonçant les premiers prolégom&nesd'une psychologie.
Ces traités répondent en partie à cette exacerbation du moi, inspirée par le logos
baroque. (Cf. Souiller, D., La littérature baroque en Europe, Presses universitaires
de France, 1988).
56 Clercx, op. cit., p. 118.
leurs "rapports dialectiques avec la formew57. Si les agrements musicaux enrichissent
la ligne mélodique et permettent de mieux traduire et de mieux reflkter, selon la
sensibilité de l1@oque, la gamme des sentiments et des passions, ils rMlent de
surcroît une propension pour le paraître, une dialectique de l'illusion et de la réalité.
Le faste de l'omement, la représentation en surface, offrent à l'auditeur l'illusion d'un
dkploiement mimétique. Le jeu de la réalité s'offre en "fasteswet en nsurfacesmpour
mieux tromper les sens, provoquer le doute et ainsi libkrer l'imagination. Par ailleurs
et à côté de l'ordre expressif de l'ornement, celui-ci aspire à une vie autonome, son
expansion allant jusqu'à masquer son fondement. Cette autonomie libère, en quelque
sorte, le matériau signifiant. Lorsque la virtuosité s'en accapare, dans un mouvement
emporté, il peut conduire au vertige.
La mouvance de la ligne méldique dans l'espace sonore va encore prendre de
l'élan avec les apports particuliers de la musique instrumentaie. Si la virtuosité est
limitée par les capacités de la voix humaine, elle sera menée d'autant plus loin par un
dkploiement échevelé dans des pièces d'orgue. Au dix-septikme siècle, la musique
instrumentale se d6veloppe et commence à prendre une place de plus en plus
importante. Les pièces à variation, en particulier, fournissent une plate-forme pour
l'épanchement de la virtuosité, le jeu mouvant des modulations et des écarts de notes.
L'ornementation a egalement, comme le souligne Stricker, sa part à jouer:
2.4.1 La Passacaille
59
Clercx, op. cit., p. 196.
passacaille aurait été jouée par une "troupe d'instrumentistes et de danseurs lors de la
fête du Corpus qui se rend aux logis de différerents conseillers municipaux de la cité
et passe d'une maison il l'autre au son des Passacaillesu*. A l'origine, la passacaille
désignait un type standard de ritournelle, un interlude instrumental entre les strophes
d'une chanson.
Au d&ut du M e siècle, la chaconne, la passacaille, la sarabande, la folia
auront franchi les fionti8res de L'Espagne pour s'implanter en France et en Italie.
On retrouve la passacaille tantôt décrite comme un prélude instrumental qui sert
d'introduction à des chansons, tantôt comme une véritable danse dans la musique
de bailet. Cependant, l'&olution de la passacaille et de la chaconne va les éloigner
du domaine chor6graphique et les associer plus particuli8rement à la musique de
clavier. Les variations et l'emploi de la basse obstinée se verront de plus en plus
prononcés au point où ces traits viendront à définir les formes que nous
connaissons aujourd'hui61. La G d e Chaconne de Haendel et la Passacaille en
ut mineur de Bach sont représentatives des formes dans lesquelles un motif de basse
64 New Grove Diction- of Music and Musicians, op. cit. , "Fugue",p. 14.
65 Clercx, op. cit. , p. 224.
estime que la fugue est paradoxale parce qu'elle est A la fois libre et contrainte.
Cette forme savante, régie par les lois strictes de l'harmonie et du contrepoint et
dont les dbveloppements doivent découler de la fixite du thème, se déploie sur des
principes de rigueur et de liberté:
Pour Stricker, l'écriture fuguée trahit toujours l'bnergie des forces divergentes:
l'une qui aspire à l'unité et l'autre à l'écart, à la perpetuelle variabilité. C'est donc à
partir des notions de contraste, de contradiction, (l'être et le paraître, l'ordre et
11ind6termination,la contrainte et la liberté) que se rejoignent dans la forme i
variation, la passacaille et la fugue. Stricker, dans la citation suivante, résume ce
qu'il entend être le principe dem&rele monothematisme baroque duquel découle la
fugue et la passacaille (id est genhlement admis que le bi-thématisme est un usage
prevaient l'époque classique, dans le d6veloppement de la sonate par exemple):
66 Ibid., p. 188.
155
de la forme unitaire, quand bien même une basse obligée - dans la
e la p a s s a d e - répète le paradoxe de huit mesures en huit
c h a c o ~ ou
mesures. C'est pourquoi la fugue s'articule dès l'exposition sur un
sujet et un contre-sujet, anticipant sur les métamorphoses de
l'augmentation, de la diminution, du renversement, pour ne rien dire
des deux motifs de la double fugue, tout de même plus
exceptio~eIle67.
Passacaille, présentant au depart les aspects d'un récit du genre policier, aurait
alors comme motivation de la diegèse, la résolution d'une knigme. L'omniprésence
d'éléments comme un cadavre, la mort ou la mutilation d'un personnage, une étrange
voiture favorise un type de lecture policière où les signes du texte deviennent des
indices qui servent à solutionner un crime, à résoudre un mystère? Le lecteur est à la
fois convie et piége dans ce dispositif, de la même façon qu'il est piégé dans la
reconstitution d'un cadre réfkrentiel stable, dans l'identification d'un noyau unique et
gknerateur, car l'instabilite et l'éclatement de la d i é g b ne permet pas de fixer le
Si, lors des premières pages de Passacaille, nous avons l'impression que le récit
va entreprendre I'élucidation des circonstances entourant la découverte du cadavre sur
le hmier, nous voyons appamître des informations contradictoires. On apprend
d'abord que c'&ait un enfant qui avait découvert le cadavre -- du maître, pensons-nous,
puisqu'il s'agissait de celui-ci quelques lignes auparavant3. Quelques pages plus loin,
le docteur et le maire retrouvent le maître affalé, déjà raide sur sa table (p. 15). Ti y a
gardienne de c h & met leur enfant; le volailier à qui la bonne aurait commandé un
canard; le paysan dont le tracteur est tombé en panne; l'apprenti; un touriste qu'on
aurait vu s'anêter en voiture 'torpédo"; et quelques autres. Les traits minimaux qui
fixent l'identité des personnages et la suppression de toute considération
psychologique rendent délicate la ddtennination de leur identité, voire de leur
existence. Comme l'affirme un critique:
9
Ce passage, important dans la mesure où il s'agit de l'unique occurrence où la
voix narrative se stabilise, fera l'objet, plus tard, d'une analyse plus détaillée.
168
.
"pn aurait donc vu [. .] au petit matin un cadavre sur le fumier [...]~n aurait pensé
qu'il s'agissait du maître [...]" (p. 86), "une plainte qua= percevait dans ses
moindres propos" (p. 98); (nous soulignons). Dans ces phrases, l'emploi du
conditionnel, en conjonction avec le pronom indkfini "on", contribue iî derouter
toute vraisemblance. Le conditionnel agit contre la prétention 'réaliste' de 1' indicatif
en instaurant le doute. Ce temps verbal est inquietant dans la mesure où la réalité lui
échappe et où les informations se situent uniquement dans le champ des possibles.
Nous lisons par exemple: 'Quelqu'un dans la pièce froide viendrait d'entrer [...] "
(p. 7) "L'homme [...] n'aurait pas kt6 seul" (p. 8). A un autre niveau, l'emploi du
conditionnel exacerbe l'aspect hypothktique des récits policiers, où la résolution de
l'enigme nécessite, de la part de l'enquêteur, des hypothèses qui peuvent, dans
certains romans de détection, être incluses ou tues, dans les romans plus
Ces paragraphes sont exemplaires de la maniére dont sont présentés les divers
év6nements du récit. L'absence de transitions, qui permettraient de lier ces
évenements, rend impossible la reconstitution de la chronologie. Les précisions sur
la saison B laquelie ont lieu ces Wnements n'ont pas la fonction habituelle de situer
l'action dans une logique temporelle. Plutôt, eues sont indicatrices d'une
discontinuite temporelle et marquent des frontihres, des écarts qui maintiennent la
disparite des éléments et I'incohérence diégétique. Le lecteur doit alors remplir les
blancs de la narration, réordonnancer les kvenements en fonction des saisons, mais
ces "blancs", s'ils posent problhme au lecteur et exigent de lui une pleine
170
participation, demeurent parfois sans incidence sur la regulation de la cohérence. ils
deviennent des sortes de trous noirs qui fragilisent toute tentative de coherence.
[I'enfant] aurait alerté ses parents lesquels une fois sur les lieux... (p.
33).
- -- - - --
réel, le sens du roman. Il pousse ainsi le lecteur vers une logique du signifiant, vers
tout ce qui vient entourer la matérialité de l'écriture. Cette d6rnarche est &idemment
le propre de l'esthétique du Nouveau Roman. Par contre, eile est, dans Passacaille,
radicalisée, &nt très exigeante pour le lecteur qui veut faire sens.
Mais, comme le Nouveau Roman a déjh une "tradition" et possède, dans le
monde des dtudes universitaires, une réception critique bien dtayée, nous allons
maintenant considérer comment certains lecteurs ont entrepris de construire leur
interprktation. Nous distinguons celles qui lisent le roman en fonction du modèle
musical de celies qui ne le privilegient pas spkifiquement. Nous les nommons, pour
écourter les formules, lectures 'musicales' et lectures 'non musicales'. En comparant
ces deux types de lecture, il sera possible de dégager les assises interprétatives
Cité par Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau Roman, op. cit., p. 25 1.
par les multiples variantes et omissions dtinfonnations, sont conduits identifier un
noyaulthtme 2 partir duquel le roman se dkveloppe. Dans les exemples reproduits
cidessous, on constate certains exemples d'interprétations qui vont fixer et identifier
ce noyadthème.
Pour ces critiques, ainsi, un Bernent du récit est identifik comme étant centrai
et générateur. Ce motif peut varier, comme on vient de le voir avec Vidal, mais il
partage la même fonction. Dans leurs analyses, comme nous allons le voir, il est un
point de réfkrence pour identifier les dispositifs qui permettent l'expansion du récit.
Femand Meyer, par exemple, décrit une expansion axée sur un
d6veloppement &mantique : "Les 393 paragraphes du livre sont alimentés par le
sème de la cassure que le cadavre a dispersé dans le texte dès son débutlgn. Les
cassures majeures sont identifiées comme étant celles de la mort, de la castration et
de l'aphasie et sont travesties par des images mineures telles l'horloge détraquée,
l'aiguille à tricoter perdue, le tricot démaill6 de la gardeuse de chevre, le tracteur
embourbé, la phrase creuse du narrateur.
La force motrice du roman, selon Guilmette, se trouve dans "le négatif d'une
2o A. Guilmette, op. cit., p. 66. Cette "rhétorique grisâtre" semble faire écho 2
l'analyse de Vidal.
21 J. Baetens, op. cil., p. 94.
22 Ibid. , p. 95.
Ibid., p. 97.
Dans "Passacaille : l'essaimage de la lettre envoléew,l'analyse de Jean-Pierre
Vidal, comme l'indique le titre de son article, porte sur une expansion regie par des
moyens paragrammatiques et graphiques du Wme. "Le calme. Le gris. " va
déclencher, comme il la nomme, une suite "infratextuelle". Il fournit quelques
exemples d'un pro&& qui fonctio~eraitde la même façon pour tout le texte:
"Le gris", écrit-il, est le 'déclencheur visible d'une série d'opérations signifiantes".
L'une d'eues est ce que Vidal appeile "le gris métaphoriquenqu'il rekve dans les
exemples suivants:
Ibid., p. 103.
phon6tique. Vidal privilkgie la lettre.
D'après les descriptions de l'organisation de Passacaille fournies par ces
critiques, le roman, par son opacité. fait appel un type de lecture qui oriente ses
activités vers le repérage d'une progression fond& sur les qualités matérielles des
signifiants. On est loin de la lecture qui organise linéairement la mati8re narrative,
son signifié. Le récit est plutôt comme un mouvement en expansion, se d6veloppant
par d u variations et des r@titions de phrases au moyen d'enchaînements
phonétiques, synonymiques, paragrarnmatiques. Or, en reconnaissant le fait que le
récit "s'étoilew,se propage par une technique variatio~elle,ou bien par une
technique "infratextuelle" pour reprendre le concept de Vidal, la description de cette
progression pose au lecteur le probl8me de trouver le centre, la cellule g6nkratrice de
cette expansion. Que ce soit A partir de l'imagdobjet du cadavre, d'un double
syntagme "homme + fumier" ou du segment "Le calme. Le gris. " , la présence du
centre se fait sentir par les piktinements, les répétitions et les oscillations du récit, tout
ceci renforce, reflété par une thématique omniprésente de la quête.
27
"Ailthe things which make a novel - a story, a character, a tirne-sequence,
and a wntrol over words and their progression - are missing from Passacaille, but
perhaps, in darnning itself as a novel and leaving another "cadavre" by the road
with so many others, it resurrects itself as a form of poetry." (Peter Broome, op.
cit., p. 98).
181
à la destruction du romana. Enfin, dans la perspective d'un audelà du roman, le
prolongement des mots l'infini qui carztctérise ce roman transgresse les fronti&resde
la littérature et rejoint, comme l'anticipe J. -P. Vidai à la fin de son analyse, le
domaine de la musique au sens où il pose, comme la matiere musicale, le probkme de
la signification, de la réfkrenciation et de la figurativitGg.
ainsi comprendre, d'une autre façon, l'inversion du premier motif à la page 7,- "Le
calme. Le gris. " transpod A 'Le gris. Le calme. ",le récit devenant le lieu d'une
perte, ou de ce que nous avons indiqué comme la defaillance.
~ ~ r èl'identification
s' d'un génerateur, l'auteur poursuit en établissant des
corrélations entre les p r d d é s de variation musicale et ceux qui régissent l'expansion
du récit. En choisissant le syntagme "Le calme. Le gris." comme début d'une série
de variations, Bauman divise le roman en huit variations et indique qu'il est possible
de retrouver, dans ces segments, des techniques variationnelies propres à la musique.
EUe dénombre sept techniques qu'elle nomme de la maniere suivante:
1) la répétition exacte
2) l'imitation des motifs
3) la combinaison des motifs
4) la modification des motifs (inversion, diminution, augmentation)
5) la segmentation en fragments des themes ou des motifs
6) la retotalisation
7) la rdpétition un autre niveau harmoniquefs.
34 Ibid., p. 127.
35 Ibidem.
184
subséquent&" . Plus loin dans l'article, Bauman assimile la repétition exacte au
"bourdonnement incessant de la basse 0bstinee1~".La répétition devient, pour
Bauman, la marque textuelle qui lui permet d'identifier le théme romanesque
comespondant au théme de la passaailie, la basse obstinée. Pour Bauman, ainsi, le
theme du roman doit jouer un rôle d'unificateur dont l'effet serait celui d'un
bourdonnement incessant. Cependant, dans le contexte du récit, il est difficile pour
Bauman de justifier le fragment "Lecalme. Le gris." en tant qu'unique occurrence
de la r6pétition exacte puisqu'un grand nombre d'enoncés sont repris mot à mot tout
au long du texte. De plus, il y a confusion de sa part sur la fonction de la basse
obstinée: la répétition exacte, indique-telle: "crée I'air d'un recommencement
continuel, le même effet donné par les variations de Pingetm38(Nous soulignons). Il
faut noter ici que si, au début de son analyse, Bauman avait reconnu la spécificité de
la basse obstinée en tant que noyau génhteur, eile met maintenant sur le même plan
l'effet d'une r6pétition exacte et l'effet de telle ou telle variation - confusion qui ne
manque pas de nuire à la delimitation de ce qui peut être, dans le roman, la fonction
d'une basse obstinée.
Après l'analyse des traits et fonctions de la répétition exacte, Bauman
poursuit son illustration des autres techniques de variation musicales manifestes dans
le d6veloppement textuel. Pour ce faire, elle choisit des syntagmes et relkve les
modifications qu'ils subissent au murs du roman. Malheureusement, toute la
spécificitk musicale des techniques variationnelles est passée sous silence et il revient
aux lecteurs de Bauman d'klaborer les Liens entre, par exemple, une technique
36 Ibid.,p.128.
37 Ibid., p. 133.
3a Ibidem.
185
musicale de "segmentation en fragments des thèmes et des motifs" avec ceile qui a
lieu dans le roman. Ce manque d'explicitation voile même certaines erreurs ou
d6formations. Par exemple, lorsque Bauman propose que les techniques musicales
d'augmentation ou de diminution se retrouvent dans le roman lorsqu'il y a un ajout
ou un retranchement de matériau textuel39,eile néglige de mentionner, ou bien
ignore le fait que l'augmentation musicale implique l'augmentation de la valeur des
notes et donc qu'il n'est pas question d'ajouter du matériau musical. S 'il est
question, dans la variation musicale par augmentation ou par diminution, d'un
changement de valeur temporelle, le rapprochement avec l'expansion ou la
condensation textuelle ne va pas de soi et exige, de la part du critique, une
justification de ses opérations de transfert. De même, en ce qui concerne la septième
technique qu'eue identifie, à savoir, la "répétition A un autre niveau harmonique",
Bauman explique que celle-ci apparaît dans le texte "par une sorte de modulation à
un autre niveau syntaxique'^. Ii s'agirait, selon eue, d'une équivalence entre ce qui
est, en musique, une "transposition harmonique" et une "transposition
grammaticale", le syntagme 'les corbeaux s'envolent", par exemple, passant d'une
forme verbale à une forme nominale "le vol des cortKauxW4l.
Iî nous est difficile de suivre Bauman dans son argumentation selon laquelle les
techniques variationneh du roman seraient fondées sur des techniques de la variation
musicale car d'une part, ses comparaisons sont ambiguës au sens où les données sur
lespuelles eue s'appuie sont minimales et, d'autre part, les techniques variationnelles
Ibidem.
Ibid., p. 157.
cependant en remarquant avec justesse que l'analogie qui va lui semir de "guide à
l'analyse" est fondée sur le 'principe du thème avec variations", un principe qui
"n'est pas spécifique il la musique, [et] est directement applicable au roman"47 mais
que, dans le cas de Passacaille, la forme thème/variations releve plutôt de la
spécificité du modèle musid8. Nous nous intéresserons donc à ce qui permet & ce
critique de rattacher, à des propriétés proprement musicales, la forme theme/variation
détectée dans le roman. Quels sont les elt5ments qui donnent une spécificité musicale
à la forme 2 variation utilisée dans ce roman et comment est-ce que, selon ce critique,
cette qnkificité musicale se manifeste dans le roman?
Comme dans le cas des autres articles que nous avons cités précédemment,
Prieto indique que "Passacaille est composé d'une série de variations de plus en plus
libres à partir d'une image unique'49. Introduite à la suite d'un passage liminaire,
cette image apparaît dans la phrase suivante:
L'homme assis & cette table quelques heures avant retrouvé mort sur le
fumier n 'aurait pas 6té seul, une sentinelle veillait, un paysan slir qui
n'avait aperçu que le défunt un jour gris, froid, se serait approcht de la
fente du volet et l'aurait vu distinctement détraquer la pendule puis rester
prostr6 sur sa chaise, les coudes sur la table, la tête dans les mains @. 8).
47 Ibidem.
49 Ibid.,p.157.
permettra de "generer de nombreuses variationsW50.Il explique que:
C'est l'intervalle entre 1' "après' de cette phrase et 1' "avant" de la séquence
initiale qui engendre la fiction; le manque cd6 par l'absence d'informations
sur cet intervalle - "ces quelques heures', sert d'embrayeur au roman en
impliquant la présence d'un mystère à résoudre%
Il serait inutile (et absurde) d'essayer d'etablir des équivalences entre les
procédés d 'imitation/ transformation musicale (transposition, inversion,
augmentation, diminution, etc.) et romanesques (sémantiques,
O
' Ibid. p. 159
Ibid., p. 158.
j2 Ibid.,p.159.
53 Ibidem.
190
syntaxiques, etc.), car les moyens de la musique lui sont propres. Xl suffit,
pour garantir l'identité du principe qui relie ces deux techniques, de
constater que, comme dans la forme ii variations en musique, chaque
&ment composant du theme de Passacaille peut &tre varié selon un
nombre pratiquement illimité de procédés; 1'essentiel. c'est
variation ait au moins un élement distinctif en commun avec le thème,
gu'il soit mssible. au moins théoriauement. de ramener chaaue
dévelopuement du texte I 'imaee/phrase de d6oart mur repérer 1'élément
aui l'a eénérés4. (Nous soulignons)
Les techniques variationnelies repérées par Prieto suivent de près les p r d é s
qui avaient déjà et6 relevés dans les lectures 'non-musicales' décrites cidessus. Il
relève, par exemple, le rôle variable du personnage principal dans son rapport au
"cadavre sur le fumiern.
Le motif du cadavre génère toute une série d'autres variables qui etendent le
mystère à la situation de lecture impliquant la résolution du crime. Dans ce cas, ce
n'est plus La fonction variable du personnage qui g6nère les variations. Il s'agit
plutôt d'une élaboration narrative par laquelle, divers évhements, ayant en commun
le même sème,sont juxtaposés les uns aux autres. Les variations identifiées par
Pneto ici sont des variations autour du sème "crime" qui est "fourni par le thème" et
dont il donne les exemples suivants:
54 Ibid., p. 162.
55 Ibid.,p.160.
191
canard, une attaque du facteur par une bande de jeunes, des histoires
d'espionnage, de trafic, de sorcelierie, d 'amour homosexuel,
d'envofitement, etc. 5%
56 Ibid., p. 161.
57 Ibidem.
qu'ii l'avait fixe initialement. Par ailleurs, pour 6tablir cette scansion de motifs
récurrents caractéristiques d'une basse obstinée, Pneto est oblige d'identifier "u
grande auantité d'autres motifs qui apparaissent de façon passaggre ii l'intérieur de
telle variation ou série de variationsN5*(nous soulignons). Ainsi, les fonctions du
Wme sont divisées et attribuées à deux t5lément.s textuels. La "phrase/imagenaura
les fonctions génératrice et unificatrice du theme tandis que les " motifs [...]
disséminés à travers chaque variation dans un ordre r6gdierm(p. 162) scandent le
texte et marquent des points de repos et des cadences.
On remarque donc que Prieto ne se préoccupe pas de cette distinction qu'il
fait lui-même entre "thbme" et "basse obstinée". Il privildgie surtout le principe du
thème avec variations pour organiser l'identification d'un noyau central et de sa
diversification au cours du roman:
De la même façon dont il &ait le cas pour les lectures 'non musicales' que
nous avons présentées plus haut, 11interpr6tationde Prieto circonscrit la passacaille et
le roman de Pinget à la forme à variations, à l'identification d'un centre et de ses
transformations, tout en rajoutant à l'interprktation 'non musicale' une dimension qui
permet de renforcer et d'expliciter le mode de signification exploité dans le roman de
Pinget. Le recours ii la musique s'impose parce que l'écriture pingétie~e
fonctionne sur le même plan que l'expression musicale, ii savoir celui de
58 Zbid., p. 162.
59 Ibid. , p. 163.
1'exemplification:
Ibid., p. 167.
diverses techniques de variation. L'6tablissement des similitudes, dans ce cas,
requiert un processus de conceptuaüsation de la technique de la variation musicale.
C'est cette constmction de la structure theme - variations comme forme symbolique
(entravement d'une fonction dénotative de la langue et travail d'un matériau), qui
leur permet de relier la passacaille et le roman.
Le rapprochement musico-litt6raire qui a lieu dans ces deux analyses rejoint
notre description, au chapitre II, de l'analogie entre la musique et littérature fondée
sur la musicalité du langage. Pneto et Bauman ont tous deux identifié, dans le
roman, un travail sur le signifiant (l'exploitation des qualités sonores, graphiques) et
c'est sur ce plan que le roman exploite, selon eux, les moyens d'expression
particuliers à la musique. Cependant, outre cette caractérisation ghérale de la
musique (que nous pourrions - sans pour autant nuire aux analyses de Bauman et de
Prieto - attribuer à tout langage poétique) demeure la question d'une signification de
la passacaille elle-même. Nous avons vu que Prieto et Bauman exploitent peu, ou
mal, l'analogie de cette forme musicale à part entiére, negligeant la pertinence de la
basse obstinée. En effet, chez eux, la signification musicale est pertinente dans la
mesure où elle manifeste un manque par rapport aux capacités de référenciation,
notamment la fonction dhotative, du langage. N'oublions pas, pourtant, que la
musique, malgré ce manque, a ses propres moyens de signification. C'est donc vers
la passacaille, la spécificité de sa forme, que nous devons maintenant nous tourner.
En ce qui concerne les cas de Bauman et de Prieto, ils proposent des themes
différents selon qu'il veulent mettre en valeur une fonction g6nératrice ou un effet de
répétition exacte.
65 NOUSxappelons nos lecteurs que Pinget avait indiqué que ce morceau lui
avait servi de "mise en situationwet d ' "excitant formel " lors de 1'écriture de son
roman (voir chapitre 4, section 1.4). Cette information paratextuelle s'est constituée
199
variations. Dans les dix prernihs, le tMme est joué dans la basse mais de la
onzi&me& la quinzième, le théme monte dans l a voix supérieures, et le pédaiier
n'apparaît que de manière 6pisodique. Le th&meest ensuite repris dans la basse dans
les cinq dernières variations. L'architecture de cette passacaille est curieusement
similaue A la structure narrative du roman de Pinget dans la mesure où l'bmergence
du theme dans les voix supérieures aux trois-quarts de la passacaille correspond A
l"~mergencewd'une voix narrative stable entre les pages 99 et 112, soit aux trois-
quarts du roman. Ainsi, tout au long du roman il est impossible d'identifier le sujet
de I'bnonciation et ce n'est que dans une occurrence unique que l'identite du
narrateur se stabilise. On peut donc parler d'une surprenante "émergence"
lorsqu'une voix narrative précise, celle du maître, expose, au cours de cette
vingtaine de pages, un épisode de sa vie lors duquel il avait à sa charge un enfant
arriere.
L'épisode romanesque est déconcertant puisque l'on ne peut expliquer la
fonction de ce changement de focalisation au sein du rornarP. En tant qult?nigme,à
un niveau lectord, cet tipisode rend d'autant pius impérative la recherche d'une
isomorphie entre Passacaille et la Passucaille en ut mineur de Bach. En effet, la
mise en rapport des architectures de la passacaille de Bach et du roman de Pinget
permet de spéculer sur l'effet que provoque le thème musical monté dans les voix
supérieures et l'effet d' une voix narrative autrement instable mais circonscrite,
pendant une vingtaine de pages, à un personnage précis.
- - -- -- --
comme piste de lecture et pour cette raison, nous avons entrepris des recherches
pour determiner si ce morceau particulier entretenait une relation privilegiée avec le
roman.
Que nous n'ayons pas encore trouve une phrase, depuis le temps,
pour nous en passer de la nature, une phrase qui retienne tout
ensemble, on la dirait le math l'estomac plein jusqu'au soir où devant
le coucher du soleil on la redirait la bouche pâteuse, plus besoin de
sommeil ni de plaisir, phrase noumssante, apaisante, la panacée, en
déserbant le prd, en lavant le Z des autres, alimentaire, potable,
klairante, jusqu'au jour.. .
Et ce jour42 dans le paysage sans perspective apparaîAtraitl'idiot
en séraphin, ses yeux limpides enfin fixés sur le même objet, ses
cheveux gorninés, son blue-jean impeccable, 1161egancedu ciel, et il
nous répéterait la phrase qui soudain ouvrirait les portes d'autres
empyrées en enfilade, on passerait de l'un l'autre... @p. 117-118).
L'émergence du thème dans les voix supérieures peut donc être associée à
une époque idylique, le paradis aperçu avec la deformation que provoque la nostalgie
du passé. Ainsi, la dialectique entre l'être et le paraître, le contraste entre la basse
obstinée et les voix supérieures s'apaisent. L'incise musicale, avec son absence de
basse, de "profondeur", et l'épisode romanesque où les soucis, les obsessions et les
rabfichages sont écartés, donne libre cours aux voix supérieures, aux jeux de
"surfacewet à l'illusion. C'est ainsi que la phrase "noumssante", "apaisantenest
inaccessible mais peut être conçue soit dans un au-delà, passé le seuil de la vie, ou
dans l'illusion, dans l'innocence de l'idiot qui a peut-être a& à "l'empyrée des
crétins" comme le dit le maître A la page 116. Par ailleurs, cette phrase, pas encore
203
trouvée, mais souhaitée et appelée à travers le roman, retentit comme une sorte de
prikre et d'obsession puisqu'en elle réside l'espoir qu'elle ouvrira un jour les portes
du paradis.
les fantasmes d'hier sont à leur place, cette saison n'a pas suivi la
précédente mais se perpétue d'une cassure & l'autre, si bien qu'une
phrase murmurée jadis à l'époque des moissons vient d'être dite ce
soir ou qu'au printemps dernier teile question ne trouvera de réponse
qu'aux jacinthes prochaines, comment se ressaisir, qui vient de parler,
qui vient de se taire.... (p. 82)
avec son fardeau", prepare un glissement narratif qui va mettre en &ne la maison
du maître. La phrase qui suit, "elle posait sur sa fenêtre le récipientw,appartient dès
lors à deux groupes sémantiques, la maison de la vieille et celle du maître, et il est
maintenant difficile d'attribuer le pronom "eile" seulement à la vieille, car le
glissement de Lieu incite le lecteur il attribuer le "ellew la bonne du maître qui senit
peut-être, à ce moment, en train de préparer une infusion.
La scène du maître et celle de la vieille sont encore mises en relation par le
segment de cette forme blanche qui apparaît dans les deux paragraphes,
premierement jouxtant la description de la vieille puis au deuxi5me paragraphe, la
forme blanche vue par le maître. Ces deux énoncés sont maintenant liés par un
troisiéme (la forme blanche) et ce procédé de mise en relation peut continuer en
ajoutant d'autres segments, les faisant disparaiAireet réapparaître à l'infini.
La narration "glisse" donc d'un groupe sémantique à un autre. Les liens qui
les unissent ne sont pas des liens de causalité, de vraisemblance, mais plutôt des liens
d'ordre formel comme la proximité des groupes sémantiques et l'instabilite
référentielle qui provient d'une ambiguitk des noms et des pronoms et qui permet
d'attribuer certains pronoms à deux groupes sémantiques ii la fois. Ce genre de mise
en relation, où il y a contagion ou wsuperposition"de groupes sémantiques, fait appel
à un entredeux, à une brkhe ouverte dans l'espace de l'intervalle.
La polyphonie, qui fait partie intégrale d' une passacaille est donc fortement
présente dans le roman du fait que celui-ci joue constamment 2î contrer la linéarité du
récit pour mettre en rapport des événements disparates. Le résultat en est une tension
213
qui naît de la juxtaposition des voix (m6lodiques ou narratives), et qui favorise la
difftrence plutôt que l'unité. Le polyphonique met en évidence le pluriel, les
connotations, le jeu d'une combinatoire d'e16ments disparates.
La pluralité qui joue sur l'impossibilité d'une résolution ou d'une continuite est
également présente dans une thkmatique de l'entre-deux, de l'intervalle. La
polyphonie, par le genre d ' b u t e qu'eue provoque, est ainsi très proche de la
représentation de la perception qui a lieu dans le roman. Nous la relevons dans des
fragments de phrases oh l'on perçoit des choses "entre" des cloisons : "l'autre quittant
la fente du volet" (p. 43), ou bien "des amours flottantes et blanchiitres par
l'entrebaiüernent de portes imaginaires" (p. 45). L' intervalie ainsi représente les
labeurs d'une quête, une tentative d'établir des rapports entre des ph6nomènes ne
présentant au préalable aucune cohtrence. Les sens sont toujours 'aux aguetsN
comme on le voit, par exemple, dans l'attitude du maître décrite ici: "A tâcher de
saisir ce murmure entre deux hoquets il s'&ait d'abord aiguisé l'ouïe' (p. 35). Et,
bien entendu, si les personnages errent dans 1'espace vide de 1'intervalle, les lecteurs
sont, eux aussi, aux prises avec ces "hoquets", ces diverses situations décrites et
juxtaposées sans fien évident. Dans ce cas, le lecteur n'est-il pas lui aussi mis dans
une situation qui le force à s'aiguiser l'ouîe, tâcher de reconstituer, "tel un musicien
de bazar, [...] une manitre de passacaille" (p. 36)?
Ainsi, en plus du paradoxe de la variation, du contraste entre une basse
obstinée et des voix su@neures, et de la cornplexit6 d'une écoute polyphonique tels
qu'on peut les reconnaître dans la passacaille et dans le roman de Pinget, on peut
egalernent retrouver certaines préoccupations d'une esthétique moderne et néo-
baroque. La lecture de Passacaille qui active comme contexte non seulement les traits
formels de la passacaille mais aussi un contexte historique - le baroque - fait ressortir
une certaine vision du monde où la forme musicale et le roman se rejoignent. Des
214
préoccupations connexes wmme celle de l'infini des variations incessantes qui font
tourner le texte autour d'un centre vide ou impossible & connaître, mettent l'accent sur
les formes discursives que prend la defaülance, defaillance de l'appareil narratif, du
sujet, de la mbmoire, puis celle, inévitable, du lecteur. Ce centre auquel on n'a pas
accès n'est que le report narratif d'une acuité baroque, pour laquelle il ne reste plus
l Voir le chapitre IV, note 5, (p. 117) en ce qui concerne les oeuvres
ultérieures de Laporte qui portent des titres musicaux.
* m,Gallimard, 1970, p. 26. Toute reference h Fume dans ce chapitre
sera, par la suite, indiquée par un numéro de page entre parentkes.
216
modkles,des analogies structurantes, qui pourraient représenter son activité. Les
modèles sont proposés sous forme de questions - "Qu'en serait4 de ce livre s'il
s'agissait d'un Traité de physique?" @. 1 3 , 'Et si j '&ais explorateur?" (p. 131,
"Qu'est-ce que serait la chose à deviner s'il s'agissait d'une machine?" (p. 33),
"comment fonctionne la machine dite machine d'écriture? (p. 69) - suivis par des
réfléxions sur les similarités et les differences entre ces modèles et l'écriture. La
progression du roman se fait donc sous forme de questions et de r6ponses. Le
narrateur indique que: "Parchaque question-repense, je me fais une idée provisoire
de ce que pourrait être l'ouvrage à écriren@.34).
A mesure que le narrateur écrit, son texte lui offre une matitre qu'il se permet
d'interpréter. En tentant d'en degager les lois, ce narrateudscripteur se rend compte
que toute tentative de résumer son texte doit nécasairement échouer car toute
théorisation en tant que modèle n'est qu'une re-présentation, la formation d'un
nouveau texte. Fugue est donc un roman où l'on peut lire l'aventure d'une chasse
éperdue, d'une quête de ce noyau central qui serait la d~fuiitionde l'écriture. Dé&
un recours à 1'6tymologie latine du titre du roman, fuga (fuite), montre que son titre
est particuli&rement signifiant. Toutefois, certains lecteurs, d6jA sensibilisés par des
élkments paratextuels qui mettent en place une piste d'interprétation musicale, seront
interpelés par une terminologie rappelant des techniques de composition de la fugue.
Afin de pouvoir determiner la signification de ces rbférences dans le roman et de
réguler sa coherence, il leur faudra faire intervenir un savoir technique sur ce qu'est
une fugue. Notre objectif, au cours de ce chapitre, est donc de décrire les opérations
eff=:tuées dans I'acte d'interpr6tation lorsqu'il s'agit d'établir le sens des reférences à
cette forme musicale tout en décrivant ses traits pertinents tels qu'ils sont traduits et
ci tentera de rendre coh6rent le contenu du roman par rapport à cette piste. Etablir
une cohérence revient à réduire la tension provoquée par l1hét6rog6néitédu renvoi à
une forme musicale. La mise en rapport de la forme musicale et du roman entraîne le
lecteur à tenter d'établir une 'communali~"- des traits de ressemblance entre les
218
particularités de la fugue et celles du roman. Si nous reprenons les opérations suivies
dans I'dtablissement d'une andogie3, nous avons vu que la mise en rapport de deux
entités hktérogènes permet d'etablir, dans un lieu intermédiaire, idnique, des traits de
ressemblance. Pour obtenir cette cohérence, le lecteur est sensibilisé d'avance envers
tout élkment textuel pouvant soutenir cette interprétation. il est donc conduit par
l'attente cr& mais aussi "libre" d'imaginer des traits textuels qui peuvent rendre
possible et pertinente l'analogie entre deux pratiques artistiques.
-
1.1 Indices textueis un vocabulaire polysémique
Dans les pages qui suivent, nous ferons ressortir les traits particuliers A la
composition de la fugue appelés par la prknce d'un vocabulaire reconnu comme se
rattachant aux caractéristiques de cette forme musicale. Plus loin, il s'agira de relever
comment ces traits musicaux sont intégrés dans le texte littéraire pour ensuite
comparer leur acception musicale et leur signification littéraire. ïi est nécessaire,
cependant, puisqu'il est question d'un vocabulaire technique ainsi que d'une forme
musicale ayant des rkgles de composition strictes, d'effectuer une description plus
technique de la fugue. Par ailleurs, une rdflexion, dans le roman de Laporte, sur les
procédés et techniques de l'écriture, engage le champ de la rhetorique, domaine avec
lequel la fugue a longtemps 6té associe. La reconnaissance de ce rapport historique
plus qu'un simple sens figure, il s'agit donc de processus cognitifs qui assurent des
deplacements, des écarts, un transport entre le "litteral" textuel et 1'analogie musicale.
220
entre la fugue et la rhktorique peut engager le lecteur à considérer leur intersection
possible dans le cadre du roman.
Puisque notre but est d'étudier les opérations qui permettent des lecteurs de
reconnaître une forme musicale dans un roman, il est nécessaire d'aborder la question
des compétences requises dans la lecture 'musicale' d'un texte littéraire. Le
vocabulaire, composé des divers termes appartenant 2 la composition d'une fugue et à
son mode de formation, fait appel une cornaissance musicale spécialisée. Afin de
pouvoir faire des inférences sur une analogie possible entre le texte littéraire et la
forme musicale, un lecteur doit avoir recours Zî un savoir particuiier, qui fait partie de
ce qu'on a appel6 un contexte musical, celui-ci mis en scène pour etablir des Liens
entre la musique et la litt6rature. La compétence musicale du lecteur - que celui-ci
ait déjà une telie compétence ou qu'il l'acquiert pour les fins de sa lecture - lui
permet de verifier a quel degrk, dans quelle direction, la piste de l'analogie musicale
s'acîualise dans le texte. Dans la prochaine section donc, nous présentons, en raison
d'une terminologie textuelle qui évoque certaines particularités de la fugue, une
description de la fugue d'ordre purement technique. Ensuite, il s'agira de souligner
certains aspects de la fugue en tant que structure rhétorique, pertinents pour le
déploiement de la forme musicale et la structuration du roman.
Il existe pour la fugue, dont les regles de composition sont relativement strictes,
de nombreux traités bits pour enseigner ses techniques de composition ainsi que les
lois du contrepoint qu'exige une fugue composée dans le système tonal5. En effet, la
5
Certains thbriciens ont voulu restreindre l'étude de la fugue au systkme tonal.
Pourtant, au quinzième siècle, les fugues &aient basées sur le systhe modal et
partir du dix-neuvième siècle, on a écrit des fugues atonales. Ce n'est donc pas le
22 1
fugue, h son apogée, a 6té la forme par excellence pour illustrer les exigences et la
richesse des lois de ce systéme. On peut apprécier, dans la fugue, le tour de force qui
résulte de la combinaison d'une maîtrise technique (les lois du contrepoint) et d'une
sensibilité expressive (le choix de melodies et de rythmes). La fugue est donc une
forme (ou plutôt un processus) qui explore, à travers un tMme ou sujet donne, la
grammaire d'un langage musical6.
L'organisation formelle de la fugue procede de la façon suivante: l'exposition
contient le matériau à partir duquel elle sera developpée : le sujet et sa rdponse,
accompagnés du ou des contre-sujets, s'il y en a. L'exposition typique se constitue
d'une voix qui expose d'abord le sujet et une autre voix qui lui repond en imitant le
tMme mais dans une tonalil differente. Ces deux parties sont ainsi nommées sujet
(OU thème) et réponse; ou anciennement, par les noms latins dm et cornes; ou encore
en italien, a n M e n t ou guida et conséquent ou conzequem; ou encore proposta ou
sogetto7. Un contre-sujet apparaît après la premibre apparition du sujet,
normalement avec la repense. Le contre-sujet étant choisi en fonction des qualités du
th&me,son rôle est de fourni.un contraste à la mélodie et au rythme du sujet tout en
contenu qui définit la fugue mais plutôt le processus par lequel sont explorées les lois
du système, sa grammaire.
6
Escal écrit que : "Si la forme sonate s'est élaborée sur les bases du systhme tonal,
c'est à partir de concepts qui lui sont extérieurs. En cela, elle s'oppose à la fugue qui
avait domine comme forme musicale à l'époque prWente. Or l'écriture fuguée est
directement impliquée par la grammaire du système tonal: les séquences se succedent et
s'engendrent à partir de choix syntaxiques et le plan se determine de l'interieur du
système. D'oc le grand nombre ou la vanété des types de fugues, contrairement à la
sonate" (Esoaces sociaux. Espaces musicaux, Paris: Payot, 1979,p. 2 14).
7
François Joseph Fetis, Trait6 du contrepoint et de la fume, Osnabruck: O.
Zeiler, 1972, (réédition de l'original de 1846, Paris: E. Troupenas), Livre III, p. 55.
règles de l'harmonie prescrites par la tonalite du sujet et de la repenses.
L'exposition de la fugue No. 8 du Clavier bien ternp&k. II. de J. S. Bach
reproduite cidessous, comprend, entre les mesures 1& 8, le sujet suivi de la reprise,
celle-ci accompagnée du contre-sujet en contrepoint. Les mesures 9 2 10 fournissent un
bref moment de repos afin de préparer une nouvelle entrée du sujet (avec le contre-
sujet). Entre les mesures 11 à 20, il y a une répétition du schema original (sujet puis
reprise avec contre-sujet), répetition qui est courante dans les expositions de fugues
puisqu 'elle permet d'&ablir, par cette double audition, l'identité du materiau qui servira
de base aux developpements subséquentsg.
Andante maestoso
Coda iC ou de Ir Riponse
Une fugue peut contenir aucun contre-sujet (ce qu'on appelie une fugue simple)
ou bien plusieurs contre-sujets. Si la fugue comprend un contre-sujet, on l'appelle higue
à deux sujets ou fugue double, avec deux contre-sujets ce sera une fugue triple.
Cet exemple provient et est modifie du Livre d'Andr6 Gedalge, Treatise on the
m,University of Oklahoma Press, 1965, pp. 121-122, @ublication originale:
Traite de la Fu=, Paris: 1901, traduite et éditée par Ferdinand Davis).
figure 1
4 Riponse
figure 2
12
Gedalge, op. cit., p. 173.
Illustration modifiée du livre de A. Gedalge, ibid., p. 179-180.
L'utilisation du clavier & pédaie, dans les compositions pour orgue, arrive à un
moment de la fugue où une m ê m e note est soutenue dans une ou plusieurs voix pendant
un certain nombre de mesures. La pédale a un rôle harmonique: eue permet de
confirmer la tonalité principale pendant qu'une variétk de tonalités relatives sont jouées
dans les autres voix. Cette qualité permet d'utiliser la pédale pour pr6pa.rer l'entrée des
strettes (dans ce cas eiie est jouée sur la dominante ou plus rarement sur d'autres degrés
de la gamme). La pédale sur la tonique est r h r v é e pour la conclusion d e la fugue.
Gedaige fournit l'exemple de la conclusion de la Fugue en ut majeur de J. S.
Bach où la pédale sur la tonique sert de base à une double strette en mouvement direct
et contraire14.
dont elle s'inscrit dans les normes et les valeurs esthetiques de son dpoque. A ses
origines, la fugue etait considérée comme une forme musicale expressive, communiquant
2 la façon d'un discours. Des liens étroits ont 6t.é etablis entre ses composantes et les
normes prescrites par l'ancienne rhétorique. Cette conception discursive de la fugue
semblerait exploitée dans le récit du narrateur de Fume car son interrogation, portant sur
les tours et detours de sa pensée et de son kriture, s'apparente à une etude rhktorique du
discours. En raison de cette intemogation dans le roman et de l'existence d'une
conception historique de la fugue en tant que forme discursive, il devient intéressant pour
notre lecture d'explorer le lien entre la fugue et la rh6torique afin de faciliter les
mécanismes de transfert entre la forme musicale et le texte.
La fugue, replacée dans le contexte historique où elle a été développée, reflete les
préoccupations des musiciens et des théoriciens de lier la composition musicale avec les
formes discursives prescrites par l'ancienne rhetorique, une rhktorique argumentative qui
a eu dans les &des littéraires une moins grande postérité que la rhktorique des figures.
Bien que cette perception de la musique ne soit plus courante, la conception 'discursive'
de la musique est manifeste dans les écrits des théoriciens entre les quinzi8me et dix-
huitSrne siècles, et pour un auditeur attentif, la fugue n'a pas perdu ce caractère de
discours ou d'argumentation.
Afin de comprendre l'aspect discursif et pragmatique des élements composants
18
Butler, ibid., p. 62. On notera que le déplacement de I1elocdo à la disposio
est révt9ateur du changement dans les mentalités qui passent de I'ornementation
baroque se manifestant par la proliferation des signes dans les formations discursives à
un ordonnancement "classique" qui rectifie et régente cette prolifdration. Ce qui est
vrai pour les domaines littéraire, pictural, politique et philosophique l'est moins pour le
champ musical qui verra son apogée "baroquew,justement à cause de cette dispositio.
Voir à ce sujet, Ph. Beaussant, Vous avez dit Baroque? Paris: Actes Sud, 1988.
19
Butler, op. cil., pp. 62-63.
matter in Oratory, on which the Orator intends to discourseuZo. Mignot La Voye
(fl. 1650) décrit la fugue comme: "that which is related in some way with a gathering
of people who, having debated one after the other about some proposed subject, aii
corne to the same ~ n c l u s i o n ~On
~ ~retrouve,
. dans cette citation, l'analogie qui sera
maintes fois reprise, c'est-à-dire celle de la fugue comme discours oratoire ayant une
organisation tripartite: proposition, développement, conclusion ainsi que sa
caractérisation dialogique.
Les théoriciens allemands à la fin du dix-septième et au début du dix-huitième
siècles appliquent ce schème de disposition de façon plus stricte. La disposition
"classiquew,hériti8re de Quintilien et de Cicéron, est constituée de sept divisions:
The exordim is the beginning of the oration, which should prepare the
audience to listen with interest. The numario consists of the exposition of
pertinent topics, deeds, and events. It appears in square brackets here
because it is often considered optional. Its function is taken over to some
extent by the propositio, which involves a formal statement or enunciation
of the principal argument(s) at issue. in the divisio, the propositio is
broken d o m into the particulan relevant to a specific aspect of the
argument in order to better explain the exact nature of the matter. It too
appears in square brackets above because it is often considered more
properly to form an integral introductory element within the c o n i ~ o ,
where arguments are cited to support and strengthen the case. In the
con@mio, arguments brought against the case by the opposing party are
refuted and disrnissed. Finaily the peroratio should form a convincing,
artistic close to the oration, usually involving a forceful conclusive
statement of the argument?
20
Cité par Butler, ibid., p. 63.
21
Butler, ibid., p. 67.
* Butler, ibid., pp. 65-66.
232
En puisant donc dans les écrits de théoriciens comme Johann Mattheson (1681-
l764),Johann Christoph Schmidt (1664-l728), Johann Adolph Scheibe (1708-76) ainsi
que beaucoup d'autres, Butler demontre que la structure de la fugue avait 6té assimilée
aux r*gks de la disposiro.
Quelles sont, pour nous, les implications d'une telle interpr6iation de la fugue?
L'ktude de Butler, en replaçant la hgue dans son contexte historique, lui rend sa
vigueur et sa pertinence. En rappelant ses affinités avec le discours de l'orateur,
Butler met en évidence le fait qu'une forme musicale peut comporter une signification
'discursive' et comporter ainsi une fonction pragmatique. Il montre que les figures et
l'organisation proposées par la rhetorique pour embellir le discours et le rendre plus
persuasif ont influencé les techniques de composition musicale. Le travail de Butler
(ainsi que celui d'autres chercheurs s'intéressant penser la musique dans un contexte
autre que technique) est important dans la mesure où, surtout lorsqu'il s'agit des
thbries de la signification de la forme en musique, il permet d'etablir un lien entre la
pragmatique de la forme musicale et la pragmatique des formes du discours. Au
cours des pages qui suivent, nous pourrons voir que le lien fugue-rhetorique est mis A
contribution dans notre interpr6tation du roman de Roger Laporte. Dans ce roman,
les 616ments de la structure fugale, exploités dans le contexte d'une forme et d'une
création littéraires, convergent avec cette conception rhétorique de la fugue. Pour les
lecteurs qui cherchent établir un lien entre la forme musicale et le roman, l'accent
mis sur ce contexte musical historique facilite la reconnaissance de la fugue comme
forme discursive et l'établissement du lien entre la fugue et Fugue. Par ailleurs, iiun
autre niveau, cette prise en compte de l'aspect rhetorique de la composition d'une
fugue, recoupe un "logosnbaroque qui forme un deuxième plan dans l'analyse de
notre corpus.
2. Analyse textuelle et comparative
Puisque notre but est d'interroger les opdrations effectuées dans une lecture qui
cherche à suivre la piste d'une analogie musicale, nous devons, dans l'analyse du roman
qui va suivre, relever les indices qui peuvent être reconnus comme se rapportant à la
forme de la fugue et déterminer, d'une part, quelie est leur signification proprement
musicale et, d'autre part, quelle signification leur est attribuée dans le contexte du
roman. A partir de ces consid&ations, il sera possible, le cas échéant, d'etablir certains
traits qui relient la forme fugue à la structure et au contenu romanesques.
Le roman est divisé en neuf parties numerotées, que le narrateur désigne par le
terme séquence. Le choix de ce terme (remplaçant la désignation habituelle de
'chapitre') suggère que le roman est plus un processus qui se déroule dans le temps
qu'une organisation préalablement établie, charpentée selon un plan fixe. Les séquences
numérotées servent à marquer les temps d'arrêt où le narrateur interrompt provisoirement
l'activité d1&riture. La division en séquences est régie non pas par un changement de
temps ou d'espace tel que cela se pratique dans le roman traditionnel mais plutôt par un
épuisement provisoire du débit de l'élocution scripturale.
La division en séquences permet tgdement au lecteur de repérer une certaine
organisation qui pourrait avantageusement se comparer à l'organisation tripartite d'une
fugue, à savoir, l'exposition, le développement et la conclusion. A l'intérieur de cette
organisation, peuvent se distinguer des unités tels que le sujet, le contre-sujet, la réponse,
le4 divers moyens de développement de cette exposition, en l'occurrence les figures
d'inversion et de renversement et enfui, des modifications de tempo par la technique du
resserrement ou de la strette. La technique du contrepoint qui rtigit les rapports entre les
différentes voix de la fugue fera egalement l'objet d'une comparaison avec certaines
préoccupations théoriques projeth par le discours du narrateur.
2.1 L'exposition de F'ume
La structure des deux premieres séquences du roman nous intéresse parce qu'on y
retrouve une organisation qui semblerait suivre les regles qui constituent, dans la fugue,
l'exposition du sujet, de la réponse et du contre-sujet. Le sujet qui se résume dans la
question: "Qutestce qu'écrire?" et la réponse, "écrire m'est inconnu" paraissent deux
fois (au premier paragraphe et à la fin de la premiere séquence). Dans la premiere
séquence, on remarque dejjà une structure cyclique où, en premier lieu, le sujet et sa
réponse sont bnoncés, suivi d'une digression et, enfui, un retour au point de depart
lorsque le narrateur annonce nouveau: "- Ecrire m'est inconnu" (p. 15).
La deuxième séquence introduit ce que l'écrivain appelle la contreécriture.
Ce terme ne manque pas d16voquerle terme musical qui lui correspond,à savoir le
contre-sujet, et qui apparatt normalement en contrepoint à la repense. Faute d'un
contrepoint littéral (la réponse et la contre-écriture ne peuvent être présentées
sirnultanement), la deuxième séquence explore le rapport entre l'écriture et la contre-
écriture, ce qui représente pour nous un analogue du contrepointu.
D u fait que soient présents, dans les deux premieres séquences de Fugue, les
déments et l'organisation qui constituent I'exposition d' une fugue, il est possible
d 'dtablir l'équivalence romanesque d'une exposition fugale et de considerer ces deux
premi&resséquences comme relevant d'une même fonction, à savoir que c'est ii partir des
éléments présentés dans ces deux prernibes skquences que seront élabor&s les pages
ultérieures du roman. On peut voir ainsi que le recours A l'analogie de la fugue permet
de regrouper ces deux séquences en fonction du matériau (le sujet, la r6pnse et le
contre-sujet) qu'elles présentent, ainsi que par le biais d'une connaissance de
2.1.1 Le sujet
24 C'est parce que la lecture est déroutante, que le texte offre, il premikre vue,
dans l'ensemble, peu de rep&r#.
Si Fugue a comme particularit6 de pdsenter un thème unique, proposé dès le
début du livre et faisant l'objet d'une élaboration, rappelons que la fugue se construit,
elle aussi, à partir d'un sujet unique: "La fugue expose tout d'abord un sujet (theme),
qu'elle gardera tout au long de l'oeuvre. Theme principal, présent d'un bout à l'autre, le
sujet de la fugue revêt une importance primordiale pour le développement de l'oeuvren".
Nous rappelons égaiement que le sujet de la fugue est considdré comme propositio, ce
moment initiai du discours lors duquel on annonce le sujet du discours27.
Comme le sujet d'un discours, le thème de la fugue fournit la mati&repour
amorcer une exploration. Ce rôle primordial que joue le sujet de la fugue se définit par
ce qu'on appelle une recherche ou un d6veloppement du potentiel mélodique et
harmonique du sujet. Cette raison d'être du sujet fugal est d'autant plus ostensible
lorsqu'on rappelle que le ncercar, une forme ancienne de la fugue, signifie
"recherchew2'. En effet, les sujets de fugues, comme l'indiquent les manuels
C'est parce que la lecture est déroutante, que le texte offie, à première vue,
peu de repères que l'interface musicale s'avére nécessaire et heuristiquement
importante. D'une sorte de paysage "non-figuratif", le lecteur peut disposer des
opérateurs de lisibilité qui le mknent 2 organiser le roman en fonction d e la forme de
la hgue, donnant voir les écarts de la variation et respectant ainsi le "programme
narratif" établit par le paratexte, mais aussi cela nous permet de saisir une sensibilité
esth&ique, celle du "logos" baroque qui, tout en rejoignant le contexte de production,
fait évoluer l'interprdtation vers une autre sph&re,la forme symbolique assurant le
transit.
26
Bitsch, Marcel et Jean Bonfils. La Fugue, Paris: Presses universitaires de
France, 1981, p. 54.
27
Voir Butler, op. cil., p. 106.
28
Le ncercar est un nom donné A un type de fugue qui est de type plus
intellectuel ou academique. " 'Ricercare' means litterally means that the theme is
'searched out'" (NewGrove Dictionary of Music and Musicians, op. cit., "Fugue",
pp. 9-21, p. 14).
d'instruction sur la composition de la fugue, devaient être suffisament riches pour
permettre de telles recherches. Ils devaient consister de figures qui se prêteraient aux
techniques de variation et de contrepoint, facilement maniables pour être joués en
rétrograde, en inversion, etc. Dans le même ordre d'idée et par analogie avec le sujet
d'un discours, le théoricien Mattheson recommande de choisir un th*me composé de
figures qui puissent être manipulées de façon intéressante mais qui composent un tout:
Nous avons déjà indique que le thème de l'écriture tel que le conçoit le narrateur
de Fume fait l'objet d'une recherche. La quête dans l'inconnu que présente l'acte
d'écrire est manifeste lorsque le narrateur écrit :
[...]je mets à. la question l'écrivain et son ouvrage afin de voir clair tout
prix, de dire ce qu'il en est, de m'approprier mon propre secret ou au
wnhaire de rendre patente l'absence de tout secret, peu m'importe,
pourvu que je sache la venté (p. 34).
Il est possible de reconnaître egalement la complexité inherente 2 la question
"qu'est-ce qu'écrire?" qui assimile le livre, la vie, et l'écriture ainsi que le narrateur, le
penseur et le scribe. C'est ainsi que le developpement du thème pourra rendre compte de
la richesse et de la complexité de la question initiale "qu'est-ce qu'écrire?" dans la
mesure où elle tient compte de ces 616rnent~~~.
- -
29
Cité par Butler, op. cit. , p. 73.
30
Ce projet n'est pas sans rappeler le débat ontologique auquel se livre Derrida :
"La vie elle-même est l'origine non représentable de la représentation." .La clôture de
la reprkntation., L'écriture et la différence, op. cir., p. 343.
Le theme du roman et le sujet de la fugue ont donc en commun le fait qu'ils sont
considerés comme le noyau de l'oeuvre. Annon& dès le début de l'oeuvre, on les
considère comme proposition ou sujet d'un discours. Ensuite, chacun joue un rôle
comparable dans la mesure où ils ont une fonction génératrice, fournissant un sujet h
expliciter. Il nous faut cependant aborder la question de la difierence qui existe entre
sujet musical et sujet romanesque, difference qui a ses fondements dans le fait qu'un
thkme romanesque est degagé à partir d'une signification sémantique de l'oeuvre, tandis
que le tMme musical est reconnu par des qualités matdrielles ou concrktes.
Dans son étude comparative du theme musical et du théme littéraire dont nous
avons précédemment traité, Française Escal indique qu'un theme littéraire et un thhme
musical diffèrent par le fait qu'en musique le thkme est un énoncé, particulier chaque
oeuvre, tandis qu'en littérature, il recouvre un concept généml comme l'amour, la mort,
etc. Elle écrit que:
1.. .] le thème en musique est une unité signifiante, et c'est pour cela qu'il
se repère, se laisse circonscrire, délimiter dans son être-&, 2 la surface de
l'dnoncé, alors que l e theme, dans une oeuvre litteraire, suppose un travail
d'explicitation de la part du lecteur, de l'analyste. C'est sa nature
formelle qui, en musique, facilite son repérage, alors qu'en littérature, il
est une wnsüuction conceptuelle et releve d 'un processus d ' integration3'.
31
Fmnpise Escal, Contrepoints: musiaue et litthtue, op. cit. , p. 17.
32 Escal, ibid., p. 16.
239
ce qui est posé - le thBme - vers ce qui le constitue wmme posé, soit la rnatériaüté de
l'écriture, telle que revendiquée par les écrivains de l'avant garde. Pour reprendre les
et une "construction conceptuelle".
termes d' Escal, il est ii fois un "être-&"
Le thème du roman (la question de l'écriture), contrairement au thkme ou sujet
fugal, ne contient pas littéralement un matériau a developper. La distinction faite par
Escal entre un tMme musical consid6ré w m m e ~1101u:ket le thème littéraire comme unit6
de sens s'applique dans la mesure où le theme du roman est un th&meconstruit de façon
"conceptuelle". Toutefois, la définition de l'kcrincre fournie par le narrateur nous
permet d'effectuer un rapprochement avec les qualités matérielles de ltt5nonc&musical.
D'après le narrateur, l'écriture est nécessairement une Iecture-Bcriture. Eiie se situe dans
un présent qui comprend le passé et le futur, c'est-Mire qu'écrire demande de travailler
un passé tout en ayant d6jk en tête un texte écrire. C'est la raison pour laquelle le
narrateur, qui se consid5re en tant qu 'archiviste-paltographe , indique que:
.
[. .] car le passé sur lequel je ferai fond, loin d'être constitué par les lignes
que l'on a pu Lire jusqu'a maintenant, appartient plutôt à une histoire
differente, quoique liée à la premiére, histoire qui est en même temps
demere et devant moi (p. 26).
Nous avions remarque que, dès le début du roman, le narrateur suivait la même
disposition que celle de l'exposition d'une fugue, qui consiste normalement de deux
répétitions du sujet et de la réponse. Le sujet de la fugue, donc, une fois exposé, est
suivi d'une repense qui consiste à répéter le sujet dans une tonalité transposée. La
r6pnse est la prerniére "imitation" du sujet et eiie en est une imitation stricte
puisqu'elie le reproduit Littéralement. Dans le cadre du roman, la première enonciation
du sujet est suivie immédiatement d'une "réponse", voire: "Qu'est-ce qu'écrire? Je
retrouve la phrase écartée par laquelle j'aurais pu tout aussi bien commencer : écrire
m'est inconnu" @. 12). Si le roman traite de la question "qu'este qu'écrire?" la
repense "écrire m'est inconnu' en est une repétition dans la mesure où elle reprend
sémantiquement la quête inhkrente du projet annoncé par le narrateur et relance par
coneuent la même question.
La particularité de la repense d'un sujet de fugue est de suivre le sujet, - le plus
souvent la réponse commence une fois que le sujet se termine -, et d'être transposée
dans une voix différente. C'est le changement de voix effectue entre sujet et repense qui
donnent à la fugue le caractère de conversation ou de dispute. La transposition et
l'intervalle de temps qui séparent le sujet et la réponse annoncent dejà l'écart du sujet, de
l'unité. La réponse met en place un intervalle qui marque l'altérité, l'irréductibilité à
l'unité et qui donne A la fugue l'effet caractéristique de fuite, de non-résolution. Dans le
roman, la réponse "écrire m'est inconnu" se rattache à cette même logique. Ii n'y a pas
de résolution et la repnse consiste à redoubler, en la variant, la question. C'est aussi
l'enonciation, au moyen du soliloque, de deux voix qui proviennent du même
énonciateur, celuici occupant les deux postures du questionneur et du questionné.
L'effet de continuité, de non-résolution est d'autant plus apparent lorsque, dans la
deuxi8me énonciation du sujet et de la réponse @p. 12 à 15). le narrateur/scribe 6voque
le jeu du portrait chinois. Nous lisons: "J'aurais pu aborder cet ouvrage un peu
autrement, en prenant un biais auquel je dois ZL présent recourir, car, à defaut d'une
réponse directe à la question qu'est-ce qu'écrire?., il me faut prendre un détour, jouer A
ce que les enfants appellent ale portrait chinoiuU@.12). Le jeu du portrait chinois
annonce d6ja le parcours que devra suivre le narrateur pour mener sa recherche et, A ce
premier écart, l'on pourrait assimiler œ jeu la modulation souvent présente dans les
sujets de fugue, modulation qui permet de passer ii la réponse.
La modulation d'un sujet de fugue, explique Fttis, fonctionne de la manikre
suivante:
32
Fetis, op. cil., Livre III, p. 45.
33 C'est, nouveau, la negation qui vient "répondre" à la question.
244
question: "Et si j 'étais explorateur?" (p. 13). Dans ce cas, "je ne pourrais découvrir
mon lieu qu'au moment où j'en ferais la cartographiew(p. 13). Et encore: "Si j '&ais
historien, je ne rapporterais pas un fait révolu, mais je deviendrais le contemporain
d'un évenement par lequel je serais intimement concerné: la narration l'aurait
provoqué à tel point que le livre serait le seul champ d'histoiren (p. 13). Cependant,
après 1'6vocation de ces diverses analogies ou exemples mktaphoriques, pensés sur le
mode du "comme si" de la fiction, le narrateur se rend compte que "la loi de Newton
n'est pas la pesanteur, la carte n'est pas le terrain qu'elle représente, le livre d 'histoire
n'est pas 1'histoiren (p. 14) et en ce qui concerne ces domaines, "un tel projet est
aberrant, mais je crois ou je parie qu'il est un domaine et un seul où ce projet est
réalisable : la littérature" (p. 15). Ainsi, nous voyons que c'est en comparant son
projet "bio-graphique", qu'on doit entendre par l'écriture de la vie de 1'6mture, aux
modbles du traité de physique, à la carte de l'explorateur et au iivre d'histoire que le
narrateur rend explicite l'idée d'un processus autort5férentiel qui devra lui permettre
de dhuvrir les lois de la mécanique de l'écriture. Si son texte doit être à la fois un
traité sur l'écriture et l'objet de ce traité, ce que le narrateur recherche est une unit6
entre les lois qui régissent l'écriture et ce qui va se produire lorsqu'il écrit. Il ne peut
alors que procéder par reprises du thème central et par variations (ou imitations). Le
défi du livre peut se résumer ainsi "la liaison du livre et de la vie sera telle qu'eue
transmutera le sens ordinairement attribue 2i ces deux mots [livre et vie] au point de
rendre leur dudit6 impossible" (p. 15). Tous ces petits modMes que sont le trait&,la
carte, le livre d'histoire sont des suites du jeu du portrait chinois mais sont aussi, en
même temps des réponses-variations au portrait comme tel et au thème central.
Il s'agit donc bien d'en venir à une definition de l'écriture par la production d'un
livre autoréf6rentieI. Désormais, la repense à la question "Qu'est-ce qu'écrire?" ne peut
que relancer la question dans une sorte d'infini. La première séquence du roman se
245
termine par une deuxième r6pétition de la réponse: 'Ecrire m'est inconnu, et ainsi la
réponse se borne 2 redoubler la question : ce serait seulement dans le livre que se
produirait, et, en partie, pourrait se lire l'aventure d'une écriture inconnue" (p. 15). La
relation entre la question et sa réponse n'est donc pas dans la résolution mais plutôt dans
l'effet de continuation produit par un retour au point de départ tel qu'on le voit lorsque,
dans la fugue, la réponse du sujet module nouveau pour, comme l'indiquait Fetis dans
la citation précédente, retourner dans le ton primitif.
Scheibe note donc que l'antithèse et le contre-sujet ont le rôle similaire de dresser des
oppositions afin de mettre en relief un thkme ou sujet principal.
Bien qu'btant reliée à la thkmatique de l'kriture, la contre-écriture s'en
distingue par son rôle d'opposition à la progression de l'écriture. Douleur,
inquiétude, crainte du gouffre, du vide auquel le narrateur doit faire face lorsqu'il se
trouve devant la page blanche, la contre-écriture en tant que contre-sujet est un thème
distinct mais qui demeure subordonnt5 au t h h e principal. La contre-écnture et le
contre-sujet occupent chacun une fonction analogue, soit celle d'opposition au thème
au sens où celle-ci devient une force qui permet de mieux exposer le sujet. Selon le
narrateur: "de même qu'une roue ne peut tourner sans le vide du moyeu, de même il
me faut faire l'hypothèse que sans passage à vide l'esprit ne pourrait travailler ni le
texte se d6placerU(p. 100).
35
Butler, op. cil. , p. 89.
La contreécriture a donc, comme le contre-sujet, un double rôle dans le
roman. EUe est en premier lieu un 6lément qui s'oppose à l'écriture et qui fieine la
progression qui pourrait répondre 2 la question "qu'est-ce qu'écrire" mais,
paradoxalement, la tension qui en résulte pousse l'écriture 2 avancer:
Il est sans doute impensable, mais il n'est pas impossible que l'éclaircie:
l'ouverture sur le vide, ait en retour donne lieu il la fêt.G6;il est possible
que la contr&riture, menace dont on ne peut que se detourner, apporte
secrètement la vie à l'ouvrage @. 18).
L'ouverture sur le vide s'assimile A la liberté puisque c'est par elle que l'écriture
peut se défaire des attaches qui la relient à ce qui a dejja été écrit. Ainsi, l'éclaircie, la
page blanche, la page à écrire n'étant pas encore marquées par l'écart qui mine toute
tentative de représentation, donnent lieu une réjouissance innocente et optimiste
permettant au narrateur de continuer son projet. Le narrateur, en faisant le point, une
Cela illustre ce que nous disions précédemment sur les ramifications du texte de
Laporte et d'autres textes sur l'écriture, comme s'il puisait dans un fonds culturel et
philosophique, une Nive&.
sorte de "bilan' (p. lg), écrira plus loin:
l'imitation, soit des propositions qui reprennent tout en contestant la proposition initiale,
qui 'imitent" celle-ci afin de faire progresser le récit. Les mod&les6voqués par le
narrateur m e n t en place des similarités et des différences, autant d'écarts avec le sujet
initial qui sont soumis la tension, 5 cette d~@iirancequi poussent l'ouvrage en avant3'.
- - -
'positif", thkrnatisé, ce qui montre bien leur statut d' imitation. La contre-écriture,
par rapport aux imitations est ainsi la 'force' qui deIogent, qui provoque l'écart et
l'imitation en tant que diff6rence.
40
Demda dans son article 'Force et signification" examine les pratiques
schématisantes du structuralisme qui réduisent le sens des oeuvres à leurs structures en
s'appuyant sur des modkles pour expliquer leur fonctionnement. Les mod&les ont un
double rôle: ils mettent l'oeuvre l'dpreuve, ce qui permet de mieux la comprendre
mais, de la meme façon, de la meriacer en ses fondements:
Je ne puis appliquer les r&glesd'un traité qui n'existe pas encore! Une
solution est possible : que l'élaboration du traité fasse partie intégrante de
l'exécution. La partie n'a pas encore eu lieu, je n'aumi jamais le rble
tranquille de pur spectateur, et c'est pourquoi il faut, meme A tatons,
commencer par jouer, par provoquer et observer les mouvements, quitte,
plus tard, 2t reconstituer partir des traces d'autres mouvements d'abord
inaperçus @. 13-14).
On remarquera dans cette citation le fait que trop d'écarts peuvent apparaître
desapréables & l'oreiiie. Etant d o ~ la6 nature moderniste du roman de Laporte, il est
possible d'imaginer que la structure fbgale qu'il propose, en raison de ces nombreux
déplacements, des ciifferences dans la reprise, pouxrait "sonner" désagréable. Par contre,
en suivant une autre fagon de décrire ou d'entendre la fugue, Mattheson, lui, validera ces
écarts en les organisant dans un jeu conversatiomel. il écrit:
[...] one voice, so to speak, converses with the other after the manner of a
conversation, throws out questions, gives answers, is of a different
opinion, secures approval, is in agreement, accepts opposition, etc.
For just as in the case of a conversation where simply yes or no is said of
ail propositions, where no investigation is undertaken, no proposition
brought forward, no opposing statement perceived, no minor fnendiy
dispute stirred up, in short, where no struggle whatsoever is undertaken in
deaihg with one another either before or after, one is soon made quite
sleepy,and little joy is aroused. In the sarne way, each hannony, even if
it mnsists oniy of two voices, aiso requires just such debate, objection,
qiralifTcation, diverting combat in sounds, which one can accomplish
through no better means than through so-called imitation, which is refend
to by its art words, Imitan'o, or better, Amulario v o c ~ m t ~ ~ .
Pour la fugue, les imitations du sujet ont donc un rôle de contraste avec le sujet.
Ce contraste est entrepris par un écart temporel et spatial. La forme-fugue a ce caract5re
particulier d'échange entre du voix indépendantes les unes des autres, provoquant,
comme l'écrit Mattheson, un effet d e débat ou de conversation. Ii va de soi que, pour un
&rit comme celui de Laporte, qui est le "d6veloppement d'une seule pensée", voir d'une
seule obsession, la forme du débat est pertinente au sens où le narrateur, dans ce long
soliIoque, entreprend de rdpondre, en la produisant, à ce qu'est l'écriture. Comme dans
4I
Wtis, op. cit., Livre IV, p. 46.
42
Butler, op. cit., pp. 64-65.
le jeu du portrait chinois, il occupe deux voix, les fait jouer, les M3.
Nous retenons
donc que, dans l'imitation musicale, l'effet de dhat se produit par la difference entre les
imitations et le sujet. Cette diffkence, tout en maintenant un lien essentiel avec le sujet
afin de maintenir une continuité, ajoute à l'intérêt du débat et lui permet d'avancer.
Ayant reconnu cet écart enm le projet de transcrire les mouvements de la pensée
et les forces qui entrainent l'écriture dans une derive, le narrateur évoquera d'autres
mod&lespour rendre compte du fonctionnement complexe de l'écriture. Dans la
premi8re séquence, les mod&Iescomme celui du traité de physique, de la cartographie,
du jeu d'&hm ou du livre d' histoire avaient s e à ~mettre en &idence hspect auto-
référentiel du projet du roman, tout en dédoublant le portrait chinois comme modèle
initial du Livre. Dans la troisieme séquence, le narrateur passe au modèle du mobile. Le
mobile sert à mettre en &idence le concept de la trace de l'knture. Si l'écriture &ait un
mobile, propose-t-il, il serait possible de suivre ses mouvements et les décrire.
Le narrateur reconnaît, dans ce passage, que l'écriture n'est pas dgie uniquement
par son vouloir-dire (celui du scripteur) mais qu'elle est soumise à d'autres lois qui
Découvrir les lois d'une pensée sauvage revient donc à décrire les
mouvements qui régissent un mobile ou plutôt rappeler que ses
déplacements sont effectués en fonction de considerations stratégiques très
difficiles à déchiffier, mais qui nous apprennent du moins que l'esprit est
vivant, voire matériel, et n e doit donc pas être cornpar6 à une machine,
mais plutôt à quelque protozoaire sublimé, et c'est pourquoi, si
extravagante que soit cette image, j 'oserai dire qu'un certain acte d'écrire
est comparable à un mouvement amiboide, est ce pseudopode par lequel le
mobile vivant s'aventure vers l'inconnu. Ma retenue devant la page
blanche, ce mouvement qui me porte 2i differer le commencement, h
m'brter de la douleur n'est peut-être que la transposition du geste
immémorial par lequel un vivant se protège du dehors qui l'attire et en
même temps le menace @. 28).
résultat tixe etait le scriptogramrne, sillon& par le mobile (le stylet sismographique)
redevient une page blanche, un espace polymorphe où le mobile redevient mobile, au
sens de l'adjectif. Reprise du mot et modulation du sens permettront la progression qui
le m b e au protozoaire. Ces deux mod&les,celui du mobile et du protozoaire fournissent
au narrateur l'occasion de préciser que le mouvement de l'écriture ne suit pas un cours
linéaire mais plutôt effectue des retours en arri&re,des reprises, dont il faut 6galement
tenir compte. Ainsi, l'attrait de l'inconnu provoque un mouvement allant vers l'avant
tandis que la crainte de l'inconnu motive un mouvement rétrograde. Il écrit :
[...] je ne suis pas près de pouvoir décrire ses diffhntes formes, car eues
sont toujours momentanées et modifiables, et pourtant, en prenant ce mot
dans son sens le plus ancien, ce rythme correspond sans doute à des
modifications spatio-temporelles qui doivent permettre de comprendre la
douleur, le danger, mais aussi l'attrait pour une sécuritb dont pourtant on
ne saurait se satisfaire. Ecrire, ou du moins écrire selon une modalité qui
reste & d6finir, tourne le mobile vers le dehors sauvage, mais cette
exposition, surtout si elle dure, fait courir au mobile un danger tel
qu'invinciblement il retrograde ou du moins se rdtracte, se replie sur lui-
même, tente de se recueillir en une sphkre bien close @p. 29-30).
figure 4
43
Fétis,op. cit. ,Livre iI, p. 19.
illustration rnodifide ? i du livre de Fétis, Livre II, ibidem.
partir
Le mouvement rétrograde, tel qu'il est représenté dans le roman, s'oppose lui-
aussi à la dissonance car il apparaît dans le roman sous la forme d'une op&ation que le
narrateur effectue lorsqu'il se trouve en train de relire et de commenter les pages qu'il a
écrites. A travers le roman, donc, de nombreux passages narrés au passé, feront office
de cette 6tape de relecture, etape qui, selon le narrateur, s'avère nécessaire pour rt5tabl.k
la continuité d'une écriture devenue trop éparpillée. Le narrateur témoigne de cela en
écrivant que:
45
En ce qui concerne l'acte d'écrire, Derrida l'assimile à une "perte du propre,
de la proxirnit6 absolue, de la présence soin (De la erammatologie, op. cil., p. 164).
260
sujet fiigal, cette "sensation désagréable" mentionnée par F6tis. Si les modulations
permettent d'explorer le sujet dans les diverses tonalités de la gamme diatonique, elles
peuvent être consid6rées, également, comme des menaces l'unité du sujet. Dans ses
observations portant sur la pratique de la modulation, Fetis explique que:
"Quelquefois les compositeurs inexpérimentés effrayés de lt61oignement du ton
principal oh les entraîne une progression modulante, tentent de s'arrêter en la
convertissant en une sorte de progression r&rogrodantew'. L'exemple qu'ii en offie
illustre une premibre imitation qui module d'un ton un autre tandis que la deuxième
imitation n'est qu'une progression ~nitonique~~:
figure 5
L'inversion du thème dans la fugue est une autre forme d'imitation fùgale. Dans
ce cas, il s'agit de jouer le th&meen inversant les intervalles de façon verticale. L'effet
visuel est celui d'un mouvement vertical contraire comme on le voit dans l'exemple
suivant48 :
théme:
figure 6
En effet, les modkles 6voqués seront toujours sujets à la contestation, qui les
mine et les transforme. Le livre, parce qu'il est établi par l'écriture qui est elle-même
représentation, est voue ne jamais se clore en une représentation définitive de
L'écrit est travaillé par l'écriture qui de la sorte façonne un nouveau texte
destiné lui-même être à son tour travai.116, et ainsi indefiniment : il n'y a
donc pas h6térogén&é entre la rnatikre travaiUée et l'outil ou plutôt
l'opération qui la travaille, mais, par incapacité, je dois renvoyer à une
page ultérieure le soin d'élucider la manière dont 1'6criture transforme
l'écrit, le mode selon lequel l'esprit travaille et se travaille, projet auquel
je suis si attache qu'il commande actuellement le champ de l'écriture, mais
dont je crains qu'il ne contrecarre un autre projet qui me tient tant A coeur
que de nouveau j'y souscris pleinement : .promouvoir un ouvrage où un
texte serait oeuvrd par l'ouvrier en langage de telle façon que le travail
transformateur porte d'abord sur le mode de production responsable du
texta. Ces deux projets contraires peuvent-ils être combinés? Je le crois.
La contestation est en effet l'une des mani&res.mais non la seule. dont
l'es~rittravaille ou ~lutbt.au moment voulu. elle a sa olace parmi les
nombreuses opérations toutes nécessaires la constitution de ce champ
textuel qui obtiendra son contour propre seulement si je pawiens A rompre
les Liens aussi contestables que tenaces qui le retiennent à l'ouvrage déja
écrit @p. 88-89). [Nous soulignons].
Pour reprendre ce qui avait été dit sur le contrepoint dans les chapitres
prMents, le contrepoint est l'art de la superposition des voix mélodiques.
Contrairement la musique homophonique dais laquelle l'harmonie est subordonnée il la
mélodie, la musique polyphonique h laquelle appartient la fugue emploie la technique du
contrepoint, superposant les lignes mé1odiques les unes aux autres, sans pour autant
donner plus d'importance l'une d'entre elles. La non-hihrchisation des Lignes
mélodiques permet de voir ces lignes comme dtant indépendantes les unes des autres,
donnant ainsi lieu une &te complexes0. Cette écoute "horizontale" çonsiste 2 suivre
plusieurs lignes m&diques, leur déroulement dans le temps, et permet de les diffbrencier
des lignes qui les ont précédées.
En même temps, le contrepoint demande une écoute verticale dans laquelle
l'auditeur entend la relation harmonique des notes superposées les unes aux autres:
"Le contrepoint [...] n'exclut pas l'harmonie, art des accords et de leun
enchaînements. En fait, il s'agit le plus souvent de deux aspects compldmentaires
this word has no significance here - but, more precisely "polymelodic," since the art
of counterpoint consists primarily in using simultaneously, not several isolated sounds
(this is the role of harmony) but several melodic parts of similar or different natures
and rhythms" ureatise on Fueue: op. cit., p. 3).
d'une réalité sonore unique, ou encore de deux écoutes diff6rentesnS0.C'est la
différentiation entre les lignes melodiques qui permet de rendre compte d'un
mouvement en avant tandis que I'activite combinatoire de l ' b u t e verticale rauit
deux notes ou plus 2 un moment unique qui est celui de l'intervalle. Nous poumons
dire alors que l ' b u t e horizontale travaille sur le mode de la difference, instituant une
temporalité, et I ' h u t e verticale sur le mode de l'unité, par un acte combinatoire et
juxtapositionnel.
Les imitations du sujet dans la fugue, qui constituent les differentes lignes
m&diques, ont comme contreparties dans le roman les différents modèles comme
celui du traité de physique, de la cartographie, du scriptogramme, du jeu d'échecs, du
mobile, du tissage, de la contreécriture etc. Nous avons pu voir que ces différents
mo&les, en tant qu'analogues de l'acte d'écrire, permettent de faire avancer
I'exploration du sujet. Les analogies font progresser le d6veloppement du sujet par le
dehors, par l'imagination, puisqu'il s'agit d'ailer puiser ii 11ext6rieurdu sujet des
exemples qui pourraient l'illustrer. Les imitations travailleraient donc sur le mode de
la ciifference. Cependant, les mod8les kvoqués, dans le sens qu'il permettent de
definir le sujet, c'est-&-direde représenter l'écriture, se confondent aussi avec elie.
hiisqu'ils établissent des noeuds, des points de jonction, ils impliquent une activité
combinatoire.
Si nous parlons d'une activite combinatoire propre au contrepoint, il n'est pas
question d'entendre ici une simultanéité temporelle proprement dite mais d'une
simultan6ité transposée sur l'axe paradigmatique de la substitution sémantique% Le
-
51
Le lecteur trouvera ici un écho à l'essai de Guy Michaud, L'oeuvre et ses
techni~ue', (op. cit.) dans lequel l'auteur compare l'intrigue du roman à un tissu: "Le
roman, lui aussi, nous montre le dessin apparent d'une intrigue, c'est-à-dire d'une ou
plusieurs actions humaines. Mais pour voir avec quel art il est fait, il nous faut
etudier comment il est tisse?, il faut en saisir la chaîne et la trame" (p. 128) (en
italiques dans le texte). Si Michaud trouve qu'il est possible de saisir la manière dont
les évenements sont tissés dans un texte, Laporte, pour sa part, prend ses distances
avec cette vision quelque peu rMuctrice et utopique.
fl Voir R. Jakobson, Essais de linguistique structurale, Paris: Seuil, 1963.
processus analogique comprend une opération verticale, ou une superposition d'un
terme sur un autre, car chacun des termes est "entendu" mais a s s i d é dans un rapport
unique. De meme, entre deux notes superposées, les deux notes sont distinctes mais
leur rapport qui s'établit l'oreille forment un moment unique, l'accord ou
1'intervalle.
La progression par substitution d'un modèle à un autre est une stratégie pour
eriger en équivalence l'acte d'écrire et les divers modkles proposés. La superposition
est un mouvement vertical qui permet d'assimiler deux él&nents distincts, donnant
ainsi lieu I'unicit6 où il n'y a plus d'écart entre le modèle et ce qu'il représente. Le
mdUe est programme, c'est-à-dire une tentative de definir de maniere totalisante le
fonctionnement de l'écriture. Le dit détermine le nondit, 1' "esprit" dktermine les
mod&lesqui ordonnent le texte en une structure qui, il cet egard, tend vers
lthomog6néTté. C'est comme s'il n'y avait pas d'écart entre la pensée et I'écriture,
entre le programme et le texte écrit. L'écoute harmonique du contrepoint est donc
assimilée dans le roman ce rêve de l'accord parfait entre ce que le narrateur nomme
'l'espritn et l'écriture. Mais la fugue, qui est l'art du mouvement, ne peut se
r b u d r e en une h u t e verticale. La définition de l'écriture tient compte, comme
pour la fugue, de l'écoute horizontale, celle des differentes lignes mélodiques, qui ne
peuvent se résumer en une Ligne unique.
de niveau, c'est-&dire qu'elles peuvent être jouées parfois dans la basse, puis par le
soprano, puis par le tenor etc. Un changement de niveau s'appelle techniquement un
renversement parce que le changement de position renverse les intervalles qui existaient
entre les lignes mélodiques.
Dans le contrepoint simple, le compositeur compose des lignes m6lodiques pour
les superposer les unes aux autres. Il ne fait que s'occuper de l'harmonie qu'il écrit,
cependant, comme l'écrit F6tis, d'autres intervalles, d'autres rapports peuvent naître dès
que les voix mClodiques sont renversées:
.
[. .] si nous supposons qu'au lieu de se borner à cette spéculation, il
dispose l'harmonie de telle sorte que l'ordre des parties puisse être
renversé, c'est-Mire, que ce qu'il donne aux voix aigües puisse être
transportées aux graves, et réciproquement, sans blesser l'oreille: outre le
270
rapport direct des sons, il devra considérer encore celui qui naîtra de
l'ordre intemerti; dès lors son opération sera complexe: il fera ce qu'on
appelle un Contrepoint &&les4. (en italique dans le texte)
Nous notons donc que le contrepoint simple est une opération qui dépend
directement du compositeur puisque c'est lui qui choisit les rapports qui auront Lieu entre
les notes. Dans le contrepoint double, l'ordre vertical des voix étant inver*, il y aura
des rapports qui naissent que par la seule inversion du niveau des voix. Fétis explique
que:
deux notes étant données, elles forment des intervalles différents selon que
leur position respective est ou supérieure ou inférieure. Ut et Mi, par
exemple, forme une tierce si Mi est dans une position supéneure il Ut; si
c'est le contraire, il en résultera un intervalle de sixte. C'est cette faculté
de changement de position respective des notes qu'on appelle
renversemed5.
Ce mouvement d'inversion verticale des lignes mélodiques est traduit dans le texte
par l'écriture conçue comme le renversement de deux opérations, le programme
théorique et la pratique, le processus thhrique et le résultat, qui, selon ce qu'en saisit le
narrateur, entretiennent un rapport d'opposition causale. Le narrateur, ayant exposé un
programme théorique dans une séquence dont la pratique est encore muette, remarque
qu'on ne peut pas simplement considerer la formation du texte comme étant la
transcription de sa pensée et que la pratique vient remplacer le programme qu'il s'était
fixe. De cette façon, une inversion des couches s'effectue où la pratique de l'écriture
vient supplanter le programme théoriques6. Dans la huitikrne s&pence, le narrateur
énonce cela de la façon suivante:
56
Cette opération d'inversion rappelle l'analyse de Demda dans De la
prammatolo~ieoù il est question du rapport entre la parole 'vive' et l'écriture. "Ce
lien naturel du signifié (concept ou sens) au signifiant phonique conditionnerait le
rapport naturel subordonnant l'écriture (image visible, dit-on) à la parole. C'est ce
rapport naturel qui aurait tté invers6 par le péchk originel de l'écriture" (op. cit., p.
53).
272
Lorsqu'une séquence parvient à énoncer son programme effectif, elle est
dédoublée au premier sens du terme, mais en m&metemps elle est divisée:
la théorie redouble certes la pratique, mais, si elle ne sten séparait, elle ne
pourrait s'énoncer comme teiie. A la trajectoire théorique est donc
substituée la connaissance du processus effectif, longtemps muet, sous-
écrit, qui s'est institué en transgressant furtivement le programme censé
gouverner la séquence, cette sorte de palimpseste inversé jusqu'au moment
où la couche inférieure : la plus récente, prend la place de la couche
superficielle devenue vetuste (p. 1%).
2-4-1 Strettes
de l'écriture.
S'il y a resserrement du filet de ll&riture qui s'incarne dans l'iliusion d'avoir trouve la
représentation idéale, cette analogie provoque inévitablement une brisure qui relance le
procès diffkrentiel. Il y a donc, dans l'kvocation d'une unité sur le point d'être
retrouvée une sorte de point culminant, temps de suspense, au sens dramatique et
temporel.
2.4.2 Retour IL la tonique
Ecrire est une entreprise sans fin, mais cet ouvrage ne trouvera-t-il pas sa
Limite et par conséquent son contour propre, seulement le jour où il aura
rompu avec tous les projets primitifs responsables de sa naissance? Ne
pourrais-je parvenir ii faire sauter toutes les jointures, à provoquer une
cassure enfin irdversible, entre ce que j 'écriraiet ce que j 'ai dt5ja écrit?
Ne devrais-je pas m'attaquer ii ma langue maternelie et d'abord & mon
propre style? Le coq-à-l'âne, en tant qu'il désignerait la coupure non
localisable, ne pourrait4 être &evé & la dignité d'une nouvelle figure
rhétorique? (p. 155).
[...] il en est ainsi chaque fois que l'horloge avance au point de laisser en
arrikre celui qui disait je: le temps intermédiaire a &é sauté, le texte effacé
avant d'avoir 6té écrit, mais cette omission du sujet, cette ellipse de
l'histoire, ce hi n'as pas encore commencé d'écrire, ce rien, loin de
provoquer une fnistration, donne bientôt un bonheur ignoré : par la faveur
d'un temps prophétique qui à rebours annonce le futur antérieur, la main,
si jeune qu'elle n'a jamais tenu un style, est sur le point d'être touchée par
la première lueur du soleil levant (p. 170).
disparates de son texte comme des couches superposées et dont les divers niveaux
pouvaient être apprehendés par un acte combinatoire.
Enfin,en considérant la fugue comme forme baroque et à partir des notions
baroques "inventéesn dans la prernihe moiti6 du vingti&mesiècle, il est possible de
retrouver certains traits que partagent la forme musicale et le roman. Tous deux sont
construits sur des notions propres & un logos baroque que nous limiterons à ceux qui sont
les plus performants pour la lecture du roman: l'ouverture sur l'infini, les notions de
paradoxe, d 'illusion et, enfin, la sensation de vertige devant le vide.
Lorsque les historiens du Baroque, tels que W6lfflin ou d'Ors, avaient caractérisé
les œuvres baroques par leur forme ouverte, il s'agissait d'une ouverture sur l'infini,
d'un renouvellement perpétuel, d'un effet de non-clôture. Les jeux du miroir,du
dédoublement et, avec ceux-ci, celui de la variation musicale ont souvent dté tevoqués.
Dans cette conception de l'esthétique baroque, ces jeux traduisent l'instabilité de la
perspective et de la non-résolution dans un centre unique ou unifie.
L'ouverhxe sur l'infini est caractéristique de la fugue, car, &nt un processus
plutôt qu'une forme, la fugue met l'accent sur l'ouverture, sur la possibilitk d'un
développement infini d'un sujet:
C'est que la forme elle-même est des plus libres, contrairement l'opinion
reçue. Si libre qu'on hésite même à parler d'une forme-fugue (au sens où
l'on entend par exemple, la forme-sonate). La fugue n'est en fait qu'un
procédé de dkveloppement contrapuntique basé sur l'emploi gbnéralisé de
l'imitation à partir d'un theme principal ou sujetws8.
Par ailleurs, nous avions d6jà relevd le fait que la division du texte en
sé-quences n'impliquait pas un plan pretabli, une forme choisie d'avance, mais plutôt
un temps d'arrêt où des opérations ou techniques de remaniement permettaient de
faire avancer le texte. Les neuf séquences de Fueue ne se différencient pas en termes
de contenu car le narrateur ne fait que "repérer les textes épars" partir desquels il
pourra écrire. Les séquences du roman sont ainsi formées comme le sont les épisodes
de la fugue, c'est-à-dire en reprenant des fragments d'une exposition initiale. Il y a
donc continuitk puisque le même matériau est repris, mais variété puisqu'il est
retravaill6 lors de la rectification d'analyses ou lors de l'ajout de nouvelles
perspectives. Autant pour la fugue que pour le roman, ces divisions n'impliquent pas
un arrêt dans le dkveloppement du sujet. Contrairement A d'autres formes musicales
et romanesques, comme les trois mouvements de la sonate où chaque mouvement se
definit par un nouveau théme ou bien comme la division en chapitre des romans
traditionnels qui indique, le plus souvent, un changement spatio-temporel,
La question de l'interprétation, mise en aMnt dans cette thèse, s'est voulue une
exploration de la situation dynamique dans laquelle les lecteurs placent l'objet
littéraire. Cet objet devient, dans la lecture litt&aire, le lieu Zi partir duquel
s18aborentl u interprétations. Cependant, tout en reconnaissant qu'il y a, dans cet
objet, des traits immanents qui constituent sa spécificité et qui ne cautionnent pas
n'importe quelle interprétation, l'approche esthésique restitue la dynamique et la
diversité des modalités de la lecture et de l'interpr6tation de l'objet littéraire. Cette
approche fait ainsi preuve de souplesse dans la mesure où elle reconnaît que la lecture
est l'oeuvre d'un sujet pourvu d'une certaine sensibilité, d'un ensemble de savoirs
culturels, et qui lit, comprend et interprète selon les modalités qu'il choisit de
privilégier, selon les contextes dans lesquels il situe cet objet. Par ailleurs, avec la
reconnaissance que c'est bien le lecteur et non pas le texte qui institue une
signification, interroger l'oeuvre littéraire par le biais de l'approche esthésique permet
de mettre en évidence les o@ations de lecture qui mènent aux diverses perceptions et
interpr6ations de cet objet.
Il est ainsi nécessaire, pour les oeuvres littéraires dotées de musicalité, c'est-à-
dire d'une présence musicale marquée d'une façon ou d'une autre, que soit reconnu
l'investissement du lecteur dans la constitution d 'une présence musicale signifiante.
Le plus souvent, l'intégration d'une réflexion sur le rôle de la musique, dans
Ifinterpdtation de l'oeuvre litteraire, demande que le lecteur emploie des rnodalitds
d'analyse musicale pour interprdter le fait musical et l'intégrer dans sa lecture de
1'oeuvre littéraire. Ainsi, les lecteurs se voient aux prises avec l'interprétation de la
musique - ils doivent pour ainsi dire se daoubler, devenir auditeurs, théoriciens et
286
critiques de la musique. On doit ajouter encore à cette double compétence du lecteur,
le travail de mise en rapport inhérent à l'entreprise comparative. Ce travail engage le
lecteur oeuvrer dans un champ symbolique où les objets musicaux et littéraires qu'il
interroge sont interprkt6s par le biais de contextes culturels, historiques, affectifs et en
fonction desquels ils deviennent signifiants. C'est ainsi que l'objet musical et l'objet
littéraire peuvent, tout en appartenant des catégories artistiques distinctes, être
regroupés par ce que nous avons appel6 avec J. Molino des 'sch6mes symboliquesw.
Il s'agit la, nous le rappelons, d'une construction de la part du lecteur, d'une
innovation sémantique comme nous avons pu la "visualiser" lorsque nous avons
présenter des figures gé.om&iques dans le cadre d'une relation analogique et de
l'analyse des opérations propres à la mdtaphore. La mise en rapport d'une forme
musicale et d'un récit entraine effectivement une interaction entre deux domaines
heterogknes nécessitant le transit par 118ucidationd'une forme symbolique.
L'interface est organisée dans l'acte de comparaison de ces deux objets, par une
structuration où sont perçues, dans la spécificité respective de deux objets, des
similitudes qui proviennent d'avoir considéré ces objets comme formes symboliques,
c'est-à-dire de les avoir interpretés iitravers des contextes jugés pertinents et qui ont
permis de les rendre signifiants. Les deux formes, musicale et textuelle, se voient
int&h à une même sphère, une sorte de seuil d'abstraction qui reconnaît leurs
similitudes et leurs différences et permet d e les organiser en fonction d'un opérateur
de lisibilité qui, dans notre cas, orientera le lecteur tant vers un travail d'identification
formelle où la fugue et la passacaille permettent de rendre saillants certains modes de
structuration textuelle que vers une sensibilité, une attitude esthetique que nous
désignerons maintenant, au terme de l'analyse comme proto-baroque, soit une façon
de manipuler esthktiquement les signes selon certaines procédures qui se retrouvent
dans les formes musicales du seizième et du dix-septikme siècles.
287
Nos lectures de et de Passacaille se sont déployées dans un tel espace
interstitiel. Les formes musicales sont définies par des règles de composition
précises; elies peuvent être rattachées un certain contexte historique; et eues peuvent
&tre interprétées en privilégiant encore d 'autres modalités d 'expression musicale,
comme par exemple l'affect. De cette façon, eues se constituent comme un champ
d'exploration autonome, mais qui est ensuite interrogd en fonction de l'organisation
formelle et thématique du roman. Il slagit.ainsid'établir un rapport entre des
6Iéments sé1ectio~ésde la forme musicale et des dispositifs textuels du roman, de
retrouver entre les deux une "communalil" symbolique. Cette communalit6, sans
escamoter les spécificités respectives de chaque objet, constitue un troisikme lieu où
une signification autre surgit des traits communs aux deux entités.
Certes, pour Fugue et pour Passacaille, romans avant-gardistes où il est question
de mettre en valeur le &té formel du roman plutôt que son contenu et d'exhiber les
mecanismes de l'écriture ainsi que les effets de la représentation, la présence musicale
n'est pas manifeste dans une thematique romanesque. Plutôt, eile est suggérée par
I'hcation d'une forme génerique musicale dans leur titre et elle est apparue rentable
heuristiquement en tant qu'instance interpr6tative. Elle a 6t.é"construite" par un
processus analogique &ablissant des similitudes entre deux formes artistiques
hétérogknes, elle s'est instituée, au cours de la lecture, en une présence musicale
absente, nondite, mais identifiée lorsque des dispositifs textuels ont eté rattachés h
des traits spécifiquement musicaux. Cette présence musicale s'est ainsi constituée
comme opérateur de Lisibilité ou de scheme structurant, permettant d'établir un
rapport interartistique entre le roman et la forme musicale. Notre lecture s'est ainsi
placée dans une zone "libre", un entre-deux flottant qui a permis d'explorer deux
rives et de formuler des rapports, concepts, idées et figures, autrement dit des ponts
pour transiter de l'une l'autre. Ce transit, celui qu'ont suivinos lectures "musico-
littéraires" de Passacaille et de m,a ainsi traversé plusieurs lieux, zones
d'affranchissement qui ont permis de transgresser les fronti8res entre les catégories
artistiques. La spécificité de chaque roman exige que ce passage s'effectue de façon
diffkente. Il est donc à propos, dans notre &apeanalytique hale, d'en faire un bilan
comparatif.
Dans un premier temps, le titre de chacun de ces romans, comme nous l'avons
vu, est devenu, de toute thidence, l'indice le plus &ident et le plus performant pour
placer l'oeuvre dans un contexte interartistique et ainsi pour mettre en marche, dans
l'acte de lecture, l'interaction musico-littéraire. Le titre, cependant, n'ayant qu' une
valeur referentielie qui ne justifie en aucun cas un a priori de similitude, fonctionne
comme un seuil qui incite l'exploration d'un &entuel rapport entre la forme musicale
et le roman. C'est ainsi qu'au-delà de ce seuil, véritable horizon ouvert par le titre, la
musique, ou plus spécifiquement la p a s s a d e ou la fugue, a pu se constituer en un
champ d'exploration, un modkle éventuel qui, en tant qu'analogie structurante, a
dirigé l'interprétation d'un roman.
Suite à cette bvocation initiale d'une forme musicale, certains dispositifs textuels
de Fugue et de Passacaille se sont rév6lés comme des traces possibles d'une présence
musicale. Pour Passacaille, qui p r k n t e une diégèse instable et qui exploite les
qualités matérieiles du langie, les traces musicales ont été reconnues, d'après la
réception critique exposée dans notre analyse, dans une certaine musicalite du langage
où une pratique poétique privilégie les sonorités, les rythmes plutôt que son aspect
dénotatif. Par contre, dans m,
une terminologie évoquant les techniques de
composition de la fugue s'est averée opératoire dans le rapprochement de la forme
musicale avec les voies empruntées par le narrateur pour explorer la question de
l'écriture. Ces dispositifs textuels, perçus comme les traces d'une présence musicale,
ont permis de tisser, dans un espace métaphorique et combinatoire, un rapport entre la
forme musicale et le roman.
A partir donc d'un marquage textuel où pouvait s'amorcer la comparaison, une
"communalité" musico-littéraire est entrée en jeu. Après nos analyses de Fume et de
Passafaille, il est possible de regrouper certaines de ces similarités autour de plusieurs
notions: la présence d'un thème central ayant la fonction à la fois de generer et
d'unifier un matériau; le &ploiement d'un développement fondé sur la technique de la
variation, et l'équivalence d 'une " b u t e polyphonique". Ces recoupements ont
trouve, également, une pertinence dans un cadre historique et esthétique baroque telle
que sa résurgence au milieu de vhgtihme siècle a pu le mettre en scène.
La notion de theme ou de noyau centrai ayant des fonctions gdnhtive et
unificatrice se retrouve dans les deux romans. La comparaison de Passacaille et de sa
forme musicale correspondante a fait ressortir le fait que les deux partagent un W m e
centrai. Dans la passacaille, il y a répétition exacte de ce thème tout au long du
morceau, repétition qui est mise en valeur dans le roman au niveau formel de
l'écriture, par une variation incessante de données qui incite les lecteurs rechercher
un point d'origine partir duquel pourraient s'organiser les multiples permutations de
la diégèse. Cependant, comme nous l'avons vu, cet éclatement general problématise
la notion d'origine, de centre, en le rendant inaccessible et innommable. L'obsession
du centre et sa captation impossible se voient renforcées au niveau thkmatique du
roman. 1l y a une inquiktude qui impr&gnel'attitude des personnages - la quête pour
résoudre un crime se meut dans l'incertitude et la hantise des fantasmes, empêchant
ainsi d'acceder une résolution. C'est ainsi que la mise en rapport de Passacaille et
de la passacaille permet de mettre en valeur la qualité inquidtante et obsédante d'un
th&rnejoué en basse obstinée - les profondeurs de la basse et sa répétition incessante
&tantprésents dans le roman sous forme d'une question métaphysique, renvoyant à
l'équivalence d'une crise ontologique. Plad dans le cadre d'un contexte baroque, le
290
roman suggère une tension dialectique entre les profondeurs et la surface, entre l'être
et le paraiatm. Le symptôme de la dispersion baroque se manifeste dans une logique
du spectacle, une valorisation du trompe-l'oeil, qui dédouble la réalité et instaure le
doute, constnhnt un espace où le centre est mobile, où le point d'appui est &
géométrie variable.
Par contre, l'identification du tMme dans le roman de Laporte n'est pas
prob16matique. La question "qu'est-ce qu'écrire?" est bien identifiée par le narrateur
comme & n t ce qui motive sa quête et qui propulse ses mouvements. Cependant,
l'unité que présume ce monothématisme fugal ne peut être atteinte. Si le sapement de
l'unité passacaglienne s'est présenté par un jeu d'interférences entre les profondeurs et
la surface, entre une veriîé et les bruits qui la masquent, l'impossibilité d'accéder à la
vérité et A l'unité provient, dans Fume, du projet paradoxal inMent a la question de
l'écriture. La thdmatisation de la notion d'écart, relkve l'impossibilité de faire
coïncider la théorisation et la pratique de l'kriture ainsi que l'impossibilité d ' a c d e r
a la nréalité"par la représentation. C u apories se manifestent dans un échange de
questions et de réponses qui rappelle l'écart temporel entre l'énonciation du sujet de la
fugw et l'entrée de la repense, la poursuite ou chasse menée entre les différentes voix
de la fugue.
La technique de la variation qui gouverne, dans la passacaille et dans la fugue,
le ddveloppement d'un matériau musical puisé d'un theme unique a 6té apparentée aux
moyens de développement que l'on retrouve dans chacun des romans. Au niveau
formel, on retrouve des textes dans lesquels s'exécutent des reprises et des
permutations d'un matériau préaiable. Dans le texte de Pinget, il y a un travail
artisanal opérant sur la texture des mots - graphies et sonorités propulsent le texte,
des réseaux synonymiques, m&aphoriques, metonymiques le sillonnent et le dilatent.
Pour m,le développement variationne1 a 6té reconnu dans l'équivalent littéraire
de la modulation, en considhnt les mod6les proposés par le narrateur comme
transposant la question de l'écriture sur divers registres. De plus. le déroulement de
l'écriture, dans les pages du roman, a révélé des techniques d'ordre rhétoriques telles
l'opposition et la rétrogradation qui se rapprochent des diverses techniques
variatio~eiksemployées dans la fugue. Les transformations de ce matériau, dans
F u ~ u e se
, font au niveau de la pensée ou du concept puisque c'est la voix du
narrateur, une p r h n c e aux prises avec une question et qui r6fléchit, qui se montre
dans toute sa fragilité et à travers ses manoeuvres. Or, dans Passacaille, l'inquidtude
qui se manifeste dans un théme innommable est la source d'un éclatement du récit.
Les m&amorphûses s'effectuent ind6pendamment d'une volonté, d ' une présence
narrative stable. manque de perspective et l'instabilité de la voix narrative
renforcent le doute quant à la provenance de ces transformations, suggdrant la
présence d'une force nocive qui ébranle, d'autant plus inquietante qu'eue est
omniprésente et ne peut être maîtrisée. Ainsi, au lieu qu'il y ait, comme dans m,
une conscience qui se rende compte de l'impossibilité de capter la M t é , qui raisonne
et qui nomme les modalités de l'écart, même qui fasse part de la jouissance que
provoque 1' écart puisqu 'il permet au livre d'exister, Passacaille se maintient dans les
zones grises, dans le calme imperturbable d'un monde sans réponse, sans
raisonnement possible et qui se résout, en rejoignant l'oeuvre de Beckett, dans le
pessimisme et le désespoir.
A un niveau conceptuel, la variation renvoie à des notions d'autoreference,
d'autogen6ration et d 'in fmi. L'autoréfl6xivite de la pratique variationnelle, qu'elle
soit fondée sur une tnigrne existentielle, sur le paradoxe de la bio-graphie, ou bien,
dans le cadre de la variation musicale, sur un jeu infini de permutations (modulations,
renversements, fragmentations etc.), fait entrevoir 1'exaltation mais aussi le vertige de
l'infini. Le jeu du dedoublement appelle un mouvement perpétuel, centrifuge et
centripkte, une dualité et une opposition, une msion entre forces antagonistes.
Enfin, la complexité de l ' b u t e que demande la technique de composition
contrapuntique s'est aussi rdv61ée présente dans les romans. La superposition des voix
mklodiques se retrouve dans Fume dans une présentation de l'écriture en tant que
superposition de couches successives - le dénivellement de la linéarité du récit
6voquant la multiplication des rapports qu'elles présentent. C'est ici donc que les
modèles 6voqués, comparés la question de l'écriture, ont permis au narrateur de
tisser entre eux des liens, des analogies qui se laissaient nouer mais aussi qui devaient
aussi se dénouer, mettant en évidence le travail de la mémoire du narrateur mais aussi
du lecteur qui tient, consciemment ou inconsciemment, les fils. Ainsi en e s t 4 de
l'écoute d'une musique contrapuntique qui institue des accords par la superposition
des vou mais que le mouvement individuel, indbpendant, de chaque ligne mklodique
deplace continuellement. La polyphonie de Passacaille s'enregistre, elle, dans cette
dialectique de la profondeur et de la surface qui correspond ii la voix inférieure du
thème et aux voix supérieures des variations. Ce sont les personnages qui s'aguisent
l'ouïe, qui tentent d e saisir des rapports entre des cloisons, des frontihes, entre des
contradictions et des incohérences - la dt5faillance de la mernoire et des sens forçant
les personnages 2 demeurer sur le qui-vive. Quant aux lecteurs, une défaillance
gknemle de la cohkrence diegétique les amène 2 un même 6tat d'dveil. La encore, le
jeu d'une h u t e horizontale et verticale que présente l'écriture "contrapuntique"-
renforce la complexité de la saisie de la cohérence et met en &idence une impossible
r h l ution.
L'ouverture sur la musique qui a 6té mise en jeu dans la lecture des romans de
Pinget et de Laporte nous a ainsi amenée il interroger les particularités d'une forme
musicale et, en &ablissant des lieux de ressemblance, de faire ressortir, de rendre plus
saiiiants certains traits du roman tels que les notions d'infini, de non-résolution, de jeu
293
de contrastes et de dialectique oppositionnelle. La forme musicale, saisie à travers le
roman, a eu comme effet d'en organiser la composition: se présente comme
un ensemble de couches qui s'entrecroisent et comme un &hangelun &art de
voixlvoies; tandis que Passacaille est stmcturé selon le dualisme irréconciliable d'un
riiveau supérieur et inférieur, dans la déstabilisation d'un centre effectue par les
interf6rences des fantasmes. Par ailleurs, de la même façon que pour les Nouveaux
Romanciers qui se proposaient d'exposer les rouages du mdtier et les échafaudages sur
lesquels sont b$tis leurs romans, notre acte de lecture a voulu aussi s'exposer,
s'expliciter. Notre parcours, une lecture en profondeur, sp6cialisée, axée sur le
domaine musical, a cherche maximiser le potentiel musical de chacun de ces
romans. En laissant la fugue résonner dans le roman, et le roman résonner dans la
fugue, tout un monde s'est ouvert - different de ce que pouvait être celui où évoluent
la fugue et Fugue séparemment - c'est un monde surgi de leur échange réciproque.
Cet échange bien entendu a dû se faire en actualisant des contextes, en considérant ces
deux objets esthetiques au moyen de la reco~aissanced ' une forme symbolique, en
bravaillant entre les bases d'un matériau sensible, B la fois musical et littéraire et à
partir de formulations conceptuelles. Nous devons dire donc que la conjugaison des
arts et les correspondances qui en résultent ne peuvent être que des données virtuelles.
Elles ont lieu au niveau esthésique, c'est-&diredans le potentiel qu'un sujet qui, en
faisant intervenu ses facultés sensibles et intellectuelles, est capable d'imaginer, de
visualiser, de composer. C'est ainsi que les mod6lisations de chaque domaine
artistique offrent leurs spécificités, exploitent le matériau qu'il leur est disponible et
montrent leurs richesses. Mais, en même temps, il n'est pas interdit, à partir de
I ' h u t e d'une forme musicale dans le contexte d'une lecture litthire, que le lecteur
découvre une vimiali~musicale qui informe son parcours interprktatif et enrichisse la
signification de l'oeuvre.
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