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LA LECI'URE MUSICO-LfITERAIRE : A L'ECOUTE DE PASSACAILLE DE

ROBERT PINGET ET DE FUGUE DE ROGER LAPORTE

Frédérique A. Y. Arroyas
Department of French

Submitted in partial fulfiiment


of the requirements for the degree of
Doctor o f Philosophy

Faculty of Graduate Studies


The University of Western Ontario
London, Ontario
Apnl 1997

8 Frédbrique A. Y. Arroyas 1997


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du Canada
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RESUME
La lecture "musico-litt6rairen est mile qui permet une interaction entre texte et
musique. Elle est amenée à considérer, faire résonner, dans le texte littéraire,
certaines composantes musicales jugées pertinentes pour l'interprétation du texte.
L'objectif de cette thèse est d'examiner les procès régissant la lecture d'oeuvres
littéraires en fonction d'une situation particuii&re- celle où il est question, pour un
lecteur donné, de fairejouer dans son acte d'interprétation des analogies entre l'objet
littéraire et des techniques et des formes musicales, ainsi que des effets provoqués par
l'écoute de la musique. Il s'agit de d6terminer comment l'émergence d'un contexte
musical vient configurer le texte lu. Cette étude se présente en deux parties. Dans la
premikre partie, qui se veut une rt5flexion thbrique sur les opérations nécessaires pour
assurer le transit interartistique, il est question de mettre en évidence le rôle du lecteur
dans l'interpr6tation d'une oeuvre musico-littéraire, d'évaluer les param5tres qui
entourent la fabrication d'analogies entre la musique et la ïittéranire et d e souligner
l'enjeu heuristique visant & considerer la musique comme forme symbolique. La
seconde partie poursuit l'étude des opérations analogiques mises en oeuvre pour rendre
compte d'une présence musicale dans une œuvre littéraire, mais en la situant dans un
cadre empirique. L'interaction de la musique et du texte dans l'acte de lecture est
illustrée par l'analyse de deux ouvrages appartenant au mouvement littéraire désigné
sous 1'appelation du Nouveau Roman : Passacaille de Robert Pinget, (Paris: Minuit,
1969) et Fume de Roger Laporte, (Paris: Seuil, 1970). Dans la mesure où ces
ouvrages favorisent I'inte~entiondu lecteur dans le processus d'interprétation et
proposent des formes musicales comme moyens d'ouverture et comme opérateurs de
lisibilité, ils facilitent d 'autant plus l'exposition d'une lecture musieu-littéraire.
[Keywords: analogie; contexte; lecture; metaphore; nouveau roman; symbolique.]
iii
REMERCIEMENTS

Le présent ouvrage voit le jour grâce à la g6nérosité d'un grand nombre de


personnes. Ii me semble bien peu mais en même temps beaucoup de les nommer ici
car cette mention est chargée de dire le rôle important qu'elles ont joué. A Marilyn
R a n d d et Daniel Vaillancourt qui m'ont non seulement encouragée tout au long de
la rédaction mais dont l'investissement intellectuel et la patience m'ont permis de
mener à bien le présent travail; à mes parents, Jean et Danielle Anoyas, qui m'ont
appuyée dans des conditions difficiles; mes enfants, Nandi et Sébastien, et à
Donald Dedrick pour leur enthousiasme et leur aide quotidienne, j 'exprime toute ma
reconnaissance. Je tiens à remercier également le département de français, son
directeur Dr. Ciive Thompson ainsi que la faculté des études supérieures pour I'aide
financi8re et leur appui.
Certifiate of examination
Résumé
Remerciements
Table des matières

Introduction

Chapitre 1 L'interprétation, l'interprete et le contexte de l'oeuvre


musicu-littéraire

1. L'interprète de I 'oeuvre littéraire : signification immanente versus


signification contextueile
2. L1interpr&tede l'oeuvre musicale: signification immanente versus
signification contextueiie
3. L1interpr&tede l'oeuvre musi~littéraire:ia musique comme
contexte de signification littkaire

Chapitre II L'interprétation des oeuvres musico-littéraires

1. Historique des ktudes musico-littéraires: l'esthétique comparée et


I'approche interartistique
2. Présences musicales dans la littérature: enides interartistiques
3. Les analyses de la musique comme modele formel dans les oeuvres
litthires

Chapitre III L'approche esthésique: l'analyse interartistique de la forme


musicale dans l'oeuvre littéraire

1. Le rôle du contexte
2. Métaphore et analogie
3. La mise en rapport des domaines artistiques
Chapitre N Seuils d 'ouverture B 1' interpr6tation de l'oeuvre
musico-littéraire

1. Fdérnents paratextuels de Fueue et de Passacaille


2. Le contexte de Fugue et de Passacaille

Chapitre Y Passacaille ou la quête obsessionelie de l'origine

1. Déstabilisation de la fiction
2. Nouvel ordre : LRS lectures de Passacaille
3. La quête obsessionelle et le rôle de la basse obstinée
4. Echos du baroque dans Passacaille

Chapitm VI Fume : L'&me1 procès de l'écriture

1. Constitution de l'interdiscours musical


2. Analyse textuelle et comparative
3. Eléments baroques de la fugue et de Fugue

Conclusion

Bibliographie

Vita
Introduction

MaliarmB avait voulu reprendre la musique ce qui était le "bien" de la


poésie. Pour notre part, nous proposons de revendiquer, pour l u lecteurs, le même
droit - celui de retrouver et d'engager, lors de la lecture de textes litt6raires, la
dynamique musicale du langage romanesque dans ses multiples composantes
formelles. Si, pour certains poètes, il est question de libkrer, de mettre en valeur les
ressources musicales du langage, c'est aux lecteurs que revient la tâche d'actualiser
ces ressources lors de leur acte de lecture. En effet, beaucoup plus que d'être un

simple décodage menant à la compréhension d'un texte, la lecture fait intervenir le


corps, l'imagination, la memoire des lecteurs. La "puret&' de l'enclos linguistique
qui est le texte est pour ainsi dire envahie par la subjectivité du lecteur ou pour dire
les choses de manière plus positive, c'est à la lecture que le texte devient un objet
dynamique, qu'il devient signifiant et que son potentiel est actualisé.
Ainsi en e s t 4 pour la lecture que nous nommons "musico-littéraire" - celle
qui permet une interaction entre texte et musique dans la mesure où elle est amenée à
considerer, à faire résonner, dans le texte littdraire, certaines composantes musicales
jugées pertinentes pour 11interpr6tationdu texte. La situation de lecture que nous
avons développée a 6té constituée partir d'exemples où, devant lt6vocation d'une
oeuvre musicale, de la description des réactions qu'elle provoque chez un
personnage, les lecteurs sont amenés rendre compte de l'importance, de la
signification, de cette présence musicale au sein de l'oeuvre litteraire. C'est ainsi
qu'à partir de telles occurrences textuelles, il est question pour le lecteur de faire
appel à ses connaissances et à sa sensibilite musicales pour reconstituer comment
cette référence A la musique s'avkre signifiante. Pour prendre un exemple du canon
littéraire, la description, dans La Nausée de Sartre, de l'écoute et de la réaction de
son protagoniste principal, Roquentin lorsqutii entend un air de jazz "Some of these
daysn, indique le pouvoir et le bonheur qu'elle detient puisqu'elle permet à
Roquentin d'oublier, pendant un instant, sa 'nausée". A partir de cette description,
le lecteur engage sa sensibilid musicale qui h i permet de comprendre pourquoi cette
audition peut provoquer une telle réaction'. Outre ce type d'intervention, il s'avére
que dans certains cas, les lecteurs discernent, dans les oeuvres littéraires, certains
dispositifs textuels qui les incitent à comparer les moyens d'expression de la musique
et d e la littérature. Lorsque, face 2 telle technique de répétition, de jeu phonique,
les lecteurs retrouvent un certain air de famiiie, certaines similarités avec des
techniques musicales, cela les a d n e n t à formuler des analogies entre l'oeuvre
litteraire et la musique.
Ce type de lecture comparative est assez souvent rencontré dans le cadre des
études musico-litt6raires. Néanmoins, son statut en tant que lecture critique est
fréquemment l'objet de méfiance et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord,
lorsqu'il est question, dans l'analyse, d'invoquer le champ musical, le critique
litthire encoure le risque d'entrer dans un domaine dans lequel il est non-spécialiste
et où se manifestent, dans les analyses, des comparaisons superficielles ou trop
g6ntkiles. Outre ces difficultés, inherentes A toute analyse interartistique, demeure
le fait que rendre compte de la "musicalit~"de l'oeuvre littéraire demande un grand

l Voir l'étude de Jean-Louis Pautrot, La Musiaue oubliée, (Genhve: Librairie


Droz, 1994) qui fait état de tout ce qu'implique 116vocationde cette chanson (cf.
"Premiike partie: Roquentin dans la musique", pp. 33-76).
3
investissement de la part du lecteur. De toute &idence, les opérations de lecture
devant être entreprises pour demontrer la pertinence d'une analogie avec la musique
nécessitent que soient relevées, dans l'objet littéraire, des traces discursives qui sont
perçues, mod6list?es, conceptuaiides comme des transpositions, des adaptations de
techniques musicales. Ainsi, pour établir une "présence musicale" de cette nature,
les lecteurs 6laborent des analogies, organisent des comparaisons qui permettent de
lier les pratiques musicales et littéraires. Pour ce faire, ils sont obligés de construire
un pont qui rend possible le transit entre deux modes d'expression hétérog8nes. Ce
pont est une manikre de régir les différences, l'écart, de construire une interface ou
une zone "franche" qui est ceiie de concepts, de figures de recoupement.
La régie de la diffkrence et de la ressemblance est une pratique exigeante et
demande bien entendu une maîtrise de deux objets provenant de domaines artistiques
distincts mais pas nhsairement disjoints. Néanmoins, peut-être emportée par un

trop grand enthousiasme que provoque la perception de similitudes ou de


correspondances, la critique musico-littéraire comparatiste court le risque de negliger
cet ecart et cerd différence pour ne présenter que les similitudes entrevues et par
cela faire croire A une correspondance "&idente" ou même "naturelle" qui irait de
soi. Ainsi, la critique musico-littéraire, teile que nous la concevons, ne peut se
confondre avec les entreprises de création artistique, celles d 'écrivains qui
s'adonnent à une pratique synesthésique de l'art ou à la conjugaison des arts dans le
"Gesarntkunstwerk". Plutôt, elle a la tâche de montrer les cirsconstances textuelles,
- la base desdonnées -, ainsi que les conditions ou les opérations qui permettent aux
lecteurs de franchir les frontieres qui &parent les catégories artistiques. Cette tâche
doit porter sur le texte, et surtout, sur la lecture de ce texte car une forme ou
technique musicale ne sera présente que si le lecteur est arnent Zi la faire exister, A la
faire résonner B travers le texte.
Depuis une vingtaine d'années, le rayonnement des recherches portant sur
l'acte de lecture a permis de rendre compte des différentes variables affectant la
lecture littéraire et du rôle dynamique du lecteur dans l'interpr&ation d'une oeuvre.
Des ttudes fondatrices telles que celies de H. R. Jauss, de Wolfgang Iser, ou
dlUmberto Eco par exemple ont sondé le terrain, proposant divers mod&lesqui
délimiteraient la fonction lectorale2. Par ailleurs, des aspects plus spécifiques de la
lecture ont tt6 développés parmi lesquels on retiendra: les différentes régies
(mandats) du lecteur, l'idéologie de la Lecture, l'effet d'une lecture sérielle où l'on
lit en fonction d'un réseau de textes, ou encore, l'établissement d'une iitterarité du
texte en fonction du contexte social dans lequel il est pla&. Malgré l'expansion et
l'ampleur dont jouit ce champ d'investigation, il s'av8re que, dans la tradition de la
critique musico-littkaire, le rôle du lecteur et les opérations de la lecture ont 6té
négligés. Taut en restant cependant implicites toute analyse, les processus et les
opérations qui font du discours une oeuvre musico-littéraire n'ont pas été constitués
wmme objet d'étude en soi. Or, c'est dans ce domaine, où il est justement
question de lectures qui oscillent entre le litthire et le musical, où la musique vient
en quelque sorte parasiter l'acte de lecture, qu'une telle approche nous paraît
nécessaire et primordiale. L'objectif de cette thèse est donc d'examiner les procès
régissant la lecture d'oeuvres littéraires en fonction d'une situation particulière --
celle où il est question, pour un lecteur donne, de faire jouer, dans son acte

Umberto Eco, Lector in Fabula. Le rôle du lecteur ou la coodration


intemrétative dans les textes narratifs, Paris: Grasset, 1985; Wolfgang Iser, L'acte
de lecture. Théorie de l'effet esthétique, Bruxelles: Pierre Mardaga, 1985; H. R.
Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris: Gallimard, 1978.

Voir la 'Bibliographie annotée sur la lecture" publiée par le GREL, Groupe


de recherche sur la lecture, (Universite du Quebec iiMontréal, cahiers "Recherches
et documentsw,No. 5, 1993) qui rassemble et rend compte de la varikté et des
differentes spécialisations des études portant sur les thhies de la lecture.
5
d'interprétation, des analogies entre l'objet litteraire et des techniques et des formes
musicales, ainsi que des effets provoqués par l'écoute de la musique. Il s'agit de
déterminer comment l'kmergence d'un contexte musical vient configurer le texte lu.

Notre &ude se présente en deux parties: la première est consacrée A des


questions d'ordre théorique, tandis que la deuxieme explore l'application de ces
questions & deux textes spécifiques: Passacaille et Fu&ue. Dans la première partie de
notre étude, qui se veut une réflexion théorique sur les opérations ndcessaires pour
assurer le transit interartistique, il sera question de mettre en &idence le rôle du
lecteur dans l'interprt5tation d'une oeuvre musico-littéraire, d'évaluer les paramkes
qui entourent la fabrication d'analogies entre la musique et la littérature et enfin de
souligner l'enjeu heuristique visant à considérer la musique comme forme
symbolique. Ainsi, au premier chapitre, nous mettons en évidence le fait que
11interpr6tationd'une oeuvre musico-littéraire se situe dans un cadre interactif où il y
a une réflexion sur la signification musicale et sur la signification litteraire. Si la
signification d'une oeuvre litt6raire n'est pas "encodée" dans le texte lui-même mais
depend d'une mise en contexte, il en est de même pour l'interpretation d'une oeuvre
musicale. L'interprétation des textes où la musique est 6voquée entraîAneà la fois la
prise en compte de contextes musicaux et littéraires et l'établissement d'une interface
entre deux disciplines artistiques. Le deuxième chapitre aborde la question des
diverses modalitds d'integration de la présence musicale dans le texte litthire. Un
survol historique montre que les études musico-litteraires ont évolué à partir de
l'esthétique comparée, discipline où il est question de retrouver des categones qui
constituent des points de convergences et de divergences entre les arts. Cependant, au
vingtikme siècle, le champ d 'investigation des études musico-littéraires s'est précise
avec des études empiriques qui ont permis de différencier entre les divers types
6
d'interaction entre la musique et la Littkrahire. En distinguant entre une présence
thematique de la musique dans un texte et une présence formelle, nous relevons ainsi
certaines des exigences inhérentes à la reconnaissance d'une présence musicale
formelle dans l'oeuvre Litteraire. En fonction de ces exigences, nous en venons à
l'intérêt d'une approche esthésique qui permet de tenir compte des opérations à
l'oeuvre lorqu'un lecteur est aux prises avec une présence musicale formelle,
notamment celles où il est question d'établir des analogies entre les modes
d'expression de la musique et ceux de la litt6rature. Au troisième chapitre, le dernier
de cette première partie, le problème du transfert entre deux domaines artistiques
héterogènes est mis en avant. Dans le cadre d'une réflexion esthésique, nous
considdrons le pr& d'interaction entre texte et musique en tant que relation
metaphorique et analogique. Le lecteur, en faisant intervenir dans sa lecture une
réflexion sur la musique, tient compte de l'écart entre deux syst8mes sémiotiques et
mobilise des strategis qui permettent leur interface. La reconnaissance d' une
"wmmunaiité" est rendue possible par la création d'un lieu intermédiaire, qui
regroupe des similitudes par le biais d'une forme symbolique.
La seconde partie de notre thèse poursuit l'étude des opérations analogiques
mises en oeuvre pour rendre compte d'une présence musicale dans une oeuvre
litt6raire, mais en la situant dans un cadre empirique. Nous avons choisi pour illustrer
l'interaction de la musique et du texte dans l'acte de lecture, deux ouvrages
appartenant au mouvement litteraire désigné sous l'appelation du Nouveau Roman :
Passacaille de Robert Pinget, publié aux Editions de Minuit en 1969 et Fume de
Roger Laporte, paru en 1970 aux Mitions du Seuil. Ces oeuvres, issues d'une
esthétique d'avant-garde, sont caract6risk par une dimension autoréfléxive qui rend
saillants les mécanismes de l'écriture et qui, par conséquent, incite les lecteurs à
prendre conscience de leur acte de lecture et de leur interpr6tation. Cela est pertinent
7
pour notre entreprise qui est de d6voiIer certaines opérations de la lecture musico-
littéraire. Dans la mesure où ces ouvrages favorisent l'intervention du lecteur dans le
processus d'interprétation et proposent des rnodUes extérieurs (en l'occurrence des
formes musicales) comme moyens d'ouverture et w m m e opérateurs de lisibilité, ils
nous permettent d'exposer d'autant plus facilement l'intervention du lecteur musico-
littéraire. L'analyse de ces romans passera par une mise en contexte (musid,
historique, esthktique) que nous abordons de façon gendrale, au chapitre 4. Nous
verrons que ces romans présentent d'emblée au lecteur des indices paratextuels qui
l'ambnent à prendre en considération une esthétique baroque dans laquelle s'inscrivent
les formes musicales 6voquées. Ensuite, une analyse plus précise portera sur les
dispositifs textuels qui deviennent les supports d'une r6lexion rnusico-littéraire. Pour
Passacaille, au chapitre 5, nous avons eu recours deux exemples de lectures critiques
qui relevaient les particularités du roman et les intégraient dans un cadre musical. A
celles-ci, nous avons joint notre propre interpretation du roman. Pour Fugue, au
sixième chapitre, il a eté question de mettre en scène notre propre lecture uniquement,
faute d'avoir à notre dispostion d'autres ttudes comparatives. A partir de ces
lectures, regroupant les traits formels des formes musicales, leur conception en tant
que formes symboliques, nous avons établi certains Lieux de convergences entre le
domaine musical et les romans. Tout au long de ces analyses, nous n'avons pas
oublié de tenir compte de l'écart qu'il y a ii franchir entre une forme musicale et une
oeuvre littéraire et ainsi de mettre en &idence le parcours qui a ment ii la mise en
rapport de domaines artistiques hétérogènes. Nous avons voulu montrer 6galement
comment la mise en rapport informe chaque objet de la comparaison, les éclairant
d'une façon particuli&re. Pour la lecture de ces romans, cela a permis de rendre
saillante, de faire ressortir leur dynamique muside.
Chapitre 1

L'interprétation, I1interpr&teet le contexte


de l'oeuvre musico-littéraire

L'étude de la musique dans la Littérature est à la croisée de deux disciplines;


l'une musicologique, l'autre littéraire. Son objet s'av&realors hybride. La r6fl6xion
sur la musique dans la iitt6rature demande aux lecteurs de franchir les frontibres qui
dCterminent chacune de ces disciplines et donne lieu à un questionnement portant sur
la spécificité du fait musical et son "importationwdans l'oeuvre litthire. Lors de la
lecture d 'oeuvres que nous nommerons rnusico-littéraires, les lecteurs sont donc
conviés à depasser les bornes du texte et à le placer dans un champ plus vaste
d'interrelations artistiques. La mise en &eau du musical et du littéraire incite, lors
de cet acte de lecture, une rdflexion sur deux systkmes symboliques h&t6rog&nes
et sur
leur interaction au sein de l'oeuvre litt6raire.
Avant d'entreprendre une description des opérations de lecture occasionnées par
la mise en relation d'un texte littéraire avec le champ musical, et parce qu'il faut
établir la specificité de ces opérations par rapport à la lecture du texte, nous mettrons
en &idence, dans une première section, le rôle du lecteur et la néassit6 de penser le
contexte dans ltinterpr6tationlittt5raire. Ltinterpr6tationde la musique, ensuite, fera

l'objet d'une réflexion plus approfondie que nous entreprenons surtout pour éclairer la
problématique de la signification musicale et pour insister sur le rôle de l'interprète et
son activation d'un cmtexte interpretatif donné. En dernier lieu, nous aborderons la
dynamique propre à L'interprétation d'une manifestation discursive de la musique dans
les textes littéraires, en interrogeant surtout le rôle du lecteur et les opérations qui lui
permettent d'dtablir, de mani&relkgitime, une interaction entre le champ musical et
l'oeuvre littéraire.
1) L'interprète de l'oeuvre littéraire: signification immanente veisus
signification contextuelle

L'acte de lecture a longtemps et6 considérd comme une activité passive qui
consistait en la réception d'un 'message' transmis par le texte ou par l'auteur. La
réévaluation de cette activit6, depuis l'avènement des recherches en pragmatique et en
théorie de la réception, a p u r objet de lui rendre sa complexité et de la considerer
comme une activité dynamique.
A partir du problème de la signification d'une oeuvre littéraire, la
méthodologie structuraliste a et6 de considkrer le texte comme le lieu des
significations, comme autant d'état de faits. En situant la signification au niveau
immanent de l'oeuvre, le résultat etait une anthropomorphisation du texte imprimé: le
texte parle, met en place certains dispositifs qui déterminent sa signification. II
slav&recependant, i la suite des travaux entrepris sur le langage ordinaire, tout
parfkuli&rementceux d'Austin et de Searle (où la communication a été considérée
comme un acte de discours), que la situation dans laquelle a lieu cet acte ne peut être
négligée. C'est ainsi que les Mments mettant en place un certain contexte, une
situation dans laquelle se produit le message et dans laquelle il est rqu, se sont avérés
essentiels à la compréhension du message. Dans le domaine des études littéraires, le
champ d'investigation s'est donc Bargi pour considerer les conditions contextuelles,
celles de la réception et de la production d'une oeuvre littéraire qui contribuent A son
interprétation.
Les premières recherches en théorie de la lecture et en pragmatique, basées sur
une théorie de la communication, ont donc reconnu l'importance du contexte pour
10
ltinterpr6tationdu texte1. Cependant, les recherches actuelles tiennent à souligner la
singularité de l'acte de lecture par rapport à l'acte de prole2. Gilies Thénen, dans
les modkles qu'il dkveloppe, reproche h certains théoriciens de la lecture, entre autres
Wolfgang iser, de ne pas reconnaître le fait que le texte Litttkaire a une spécificité qui
n'est pas celle sur laquelle s'est basée la Linguistique dans son élaboration de la théorie
des actes de parole. Dans la lecture d'un texte, la formule 'destinateur - message -
destinataire' ne peut s'appliquer car il n'y a pas d'interlocuteurs, ni la possibilité de
rectifier certaines erreurs de comprt5hension. Le contexte n'est pas une donnée mais
plutôt nécessite, de la part d'un lecteur, une recherche active? Un état de texte donne
est immuable dans sa materialité et par conséquent, il faut considérer l'ensemble des
actes de lecture comme des actes de décodage d'un objet unique. A partir de ces
consid&ations, la signification du texte ne peut plus être considérée comme

1
Voir par exemple, Wolfgang Iser: L'acte de lecture. théorie de l'effet
esthétiaue, Bruxelles, Mardaga, 1985, et Umberto Eco, Lector in Fabula, Grasset,
1979.
2'
Voir en particulier l'article de Gilles Thérien: "Pour une semiotique de la
lecture', Protée, Vol. 18, No. 2, printemps 1990, pp. 67-80, dans lequel celui-ci
dissocie l'acte de parole de l'acte de lecture.
3 Marilyn Randall dans son ouvrage Le Contexte litthire: lecture ~ra~matique
de Hubert Aauin et de Réjean Ducharme, (Montréai: les éditions du Préambule,
1990) souligne la distinction suivante entre les actes de parole et la lecture litteraire:
"Un principe fondateur du contexte pragmatique dans le cas de la communication
"ordinaire" sugghe que le fonctionnement de ce contexte est automatique et non
problématique. L'apport du contexte se révhle le plus souvent seulement dans les cas
de sa disfonction (fautes de compr6hension dans le discours oral amenant à des
stratégies de r6paration communicative par exemple) ou bien dans les cas d'une
transgression explicite d'un mode de fonctionnement attenduw(p. 27). Or, dans la
lecture littéraire, le recours au contexte est le plus souvent une pratique consciente
puisque le contexte de production n'est pas automatiquement celui dans lequel se
produit l'acte de lecture. Dans la lecture littéraire, beaucoup plus que dans les actes
de la communication ordinaire, l'actualisation d'un contexte pertinent est
conséquemment une entreprise active de recherche.
simplement un message encodt dans le texte ou tout simplement transmis et reçu: il
s'agit plutôt d'une relation réciproque entretenue entre le texte et le lecteur. Le texte
est désormais un objet autour duquel s'articule un ensemble de processus qui
aboutissent à des instances interprdtatives.
Considérer l'acte de lecture comme activité dynamique, productrice du sens,
permet également de nuancer les divers types de lectures qui s'effectuent. Un lecteur
peut choisir de parcourir le texte pour le comprendre de façon minimale ou encore en
faire une lecture 'en profondeur', lecture qui est entreprise le plus souvent dans le
cadre de l'analyse critique ou professionnelle4. La lecture lMraire, entreprise par des
spécialistes dans le domaine et définie comme une lecture en profondeur, depasse le
stade d'une lecture minimale où il s'agit principalement de comprendre les mots écrits
sur la page, de suivre la progression du texte. Une lecture 'en profondeur' cherche B
faire le plus d'inferences possibles en ce qui concerne la signification du texte. Le
lecteur fait intervenir son expérience personnelle, sa connaissance des contextes
historique et culturel dans lesquels l'oeuvre a été produite, il fait jouer les domaines
référentiel et intertextuel, ses savoirs, des figures. Bref, cette lecture en profondeur
se définit principalement par un recours à un ou à des wntexte(s), mis en place par le
lecteur; le texte est sondé et résonne travers un certain cadre argumentatif dans
lequel il est inseré. L'acte de lecture, tel qu'il est envisage ici, est donc, de toute
évidence, une expérience individuelle et variable, une activité d 'in tkgration d 'un
savoir qui d6passe les connaissances discursives nécessaires pour un décodage mini mal
des textes. Elle est individuelle dans la mesure où la signification du texte n'est pas
tout simplement encodée dans l'oeuvre mais plutôt d6pend d'un processus de

4 sur Les différents régimes de lecture voir M. Riffaterre, Skmiotiaue de la mie,


Paris: Seuil, 1983 et B. Gervais, A l'écoute de la lecture, Montréal: VLB Editeur,
1994.
décodage entrepris par le lecteur. Elle est variable au sens où une multiplicité de
lectures peut être envisagée, c'est-à-dire des lectures qui privilégient, mettent en
valeur, diffdrents aspects du t e x d .
Dans le cadre de notre &de où il s'agit de considerer la lecture d'oeuvres
musico-littéraires6, nous privilégions une lecture qui cherche à rendre compte du rôle
et de la signification de L'objet musical lorsque celui-ci est évoqué dans un texte
littkraire. Il est donc question d'une lecture 'en profondeur' dans la mesure où il
s'agit de faire le plus d'inférences possibles qui permettront de mettre en évidence
llint&êt de l'objet musical dans le cadre de l'oeuvre iittéraire et d 'avancer I 'interface
avec celle-ci. Ces infdrences relkvent souvent d'un savoir qui ne slav&repas essentiel
pour la comprdhension minimale du texte. Cette lecture est egalement spécialisée
puisqu'elle est axée sur un aspect particulier du texte, c'est-&-dire, en ce qui nous
concerne, qu'elle s'attache à l'exkgèse d'une oeuvre en privilégiant des phénomenes

5 Soulignons également que l'expérience individuelle est fortement codée par le


social collectif, c'est-à-dire que, dans le cadre des théories de la réception, on peut
démontrer que telle réqtion/interprktation d'une oeuvre a été influencée par des
facteurs se manifestant dans une aire culturelle ou dans un groupe (un courant
esthétique) particuliers. D 'autre part, lorsqu 'il argumente en faveur de 1' individualite,
Thérien écrit: "Interprkter, c'est rendre parlante la place qu'occupe l'objet dans la
symbolique du lecteur" ("Lire, comprendre, interpréter", Taneence, No. 36, mai
1992, pp. 96- 104, p. 103). De ce fait, Thérien r e c o ~ a i t dans
, l'acte de lecture, que
chaque individu lit A partir de ses propres expériences, que la lecture est influencée
par des facteurs qui s'appliquent à l'expérience spécifique du lecteur, ce qu'il appelle
la "symbolique du lecteur". Remarquons que nous reviendrons, par le biais de J.
Molino et de E. Cassirer, à des considérations sur cet aspect symbolique de l'acte de
lecture.

A partir de la, on peut dire que cette catégorie tient, en partie, ii des traces dans
le texte d'une p r k n c e musicale et en partie au lecteur qui actualise le contexte
musical qui prendra, comme on le verra dans nos analyses, de multiples formes.
13
musicaux7. Un lecteur qui tient compte d'une composante musicale dans un texte
Littéraire etablit un contexte extra-linguistique et extra-ütt6raire qu 'il peut choisir
d'actualiser comme stratégie interprdtative. Actualiser le contexte musical dans
l1interpr6tationdu texte littéraire demande, dans le cas d'une lecture 'en profondeur'
et 'spécialisée', que le lecteur fasse intervenir des connaissances musicales
hétérogènes au texte et adopte des strategies interprétatives qui permettent de rendre
compte de la signification de l'objet musical. Avant de considerer le cas particulier
de I'interpretation du musical dans un texte littéraire, nous abordons donc la question
gdnerale de L'interprétation de la musique, sa valeur sémantique etlou refkrentielle.
Nous commençons par questionner la signification musicale parce que ce probleme est
primordial quand il s'agit d'élucider son rôle en tant que mod8le, figure ou forme
symbolique, permettant l'interface entre une musique et un texte.

2) L'interprète de 1' oeuvre musicale: siguifikation immanente versus


signüïcation contextuelle

L'interpretation de la musique est particulii?re au sens où, contrairement au


langage verbal, la musique a un pouvoir de dénotation limité. Cet art, que
l'esthbticien Etienne Souriau a qualifié de "présentatif" par rapport aux arts
"représentatifsn tels que la littérature ou la peinture, offre une certaine résistance 2
7
Nous reprenons en partie la description de Gilles Therien des différentes
spécialisations du lecteur. Therien distingue parmi les lectures spécialisées: le lecteur
qui "se sent plus à l'aise, plus apte A lire tel genre de texte plutôt que tel autre" ; le
lecteur qui fait intervenir un discours hétérogène comme par exemple le discours
scientifique en regard du discours religieux; ou encore, la position de l'analyste qui
reporte le texte "dans un cadre plus vaste qui lui sert de principe d'analyse". Cette
spécialisation se caractérise par un double registre de la lecture. "Pour une
sémiologie de la lecturen, op. cit. , p. 72.
14
I'interpr6tation8. C'est justement le pouvoir dénotatif limité de la musique qui a fait
dire à certains théoriciens et musiciens que la musique ne signifie rien en dehors
d'elle-même. Or, cette position est problematique, surtout en ce qui concerne notre
objet d'étude puisque, dès lors, comment assurer l'interaction entre musique et
litterature si un des deux termes n'a pas de signification? La réflexion sur la musique
dans un texte littéraire implique donc une réflexion sur son rôle et sa signification au
sein de l'oeuvre. Attribuer un rôle, une signification B l'objet musical 6voqué dans le
cadre de l'oeuvre littéraire nécessite la plupart du temps de passer de l'objet discursif
2 un rkferent qui est d'ordre musical. Dans ces cas, les lecteurs doivent désormais
interroger les significations que pourrait avoir I'objet musical et questionner leur
pertinence dans le cadre de l'oeuvre Litteraire.

2.1 Signification immanente de la musique

La résistance à attribuer une signification 'extra-musicale' à la musique est


alimentée par un courant de pensée que Leonard Meyer a appel6 celui des
"absolutistes formalistesw9. Ceux-ci consid5rent la musique comme un système clos
sur lui-même, dont la signification ne peut être représentée en dehors de cette enceinte
sacrée. Dans cet ordre de pensée, aucune capacité refkrentieile externe ne serait
accordée à la musique sauf dans le cas de l'onomatopée musicale, c'est-à-dire

La Correspondance des arts: éIéments d 'esthétiaue, Paris: Flammarion, 1967.


Souriau distingue entre un art représentatif qui permet une certaine précision de son
contenu tandis qu'un art présentatif depend d'un jeu de formes, de structures qui
auraient un caractère plus abstrait et donc plus flou.
Emotion and Meaning in Music, The University of Chicago Press, 1956, pp.
1-6.
15
lorsqu'il s'agit d e l'imitation de sons qui peuvent être identifiés à ceux du monde
externe, par exemple le bruit du tonnerre, des vagues, les chants d'oiseaux. La
signification musicale naît donc, selon eux, d'un jeu purement 'formel' sans rkfkrence
au monde extérieur. Meyer indique que les partisans d'une signification imrnanenre
ou infra-musicalesouscrivent 2 l'idée que la musique doit être considMe dans sa
"pureté", une spécificité à laquelle ne participent pas les musiques impures, telles que
la musique à programme, la musique religieuse, l'opéra etc. Parmi les objections
exposées par cette doctrine quant à la capacité de la musique d'exprimer un contenu
sémantique, on retrouve celles qui prétendent que 1' appui d 'indications verbales (les
titres, les paroles d'un texte ou le programme accompagnant une composition) est
essentiel pour 6tabli.r une signification extra-musicale. La doctrine formaliste a Cté
soutenue par des représentants tels que Stravinski qui a prononcé ces paroles
demeurées célèbres: "J'estirne que la musique, par sa nature, est incapable d'exprimer
quoi que soit, sentiment, attitude, dtat psychologique, phenomène naturel, n'importe
quoi"10. Les ouvrages des théoriciens du dix-neuvième siècle, comme Vom
d' Eduard Hanslick ou celui, moins connu, d 'Edmund Gumey,
musikalisch-~ch6nen~~

*OCite par Walter Wiora, "Stravinski", Les Ouatre âges de la musiaue, Payot,
1963, p. 188.
11
The Beautifid in Music. Translated by Gustav Cohen. New York: Liblary of
Liberal Arts, 1957.
The Power of soundl*, sont encore des points de repère qui caracterisent la musique
comme étant privée de propriétés sémantiques, repr&ntatives13.
En contrepartie à cette position, les df6rentialistes, argumente Meyer,
reconnaissent qu 'une signification musicale depend justement d'une compréhension
du 'contenu r6f6rentie11de la musique ("an understanding of the referential content of
C'est ii partir d'une fonction référentielie que les qualités formelles de la

musique sont reconnues en tant que signes de concepts, d'actions ou d'états affectifs,
dont le sens est dtabli par des conventions cultureiles ou par l'imitation d'une
gestualité (au sens physiologique)l5. Il n'y aurait donc pas de 'musique pure' ou
' transcendentaie' mais plutôt, comme l'explique Meyer, l'etablissernent d'un contenu

12
London: Smith, Elder, 1880.
13
Ce débat est souvent repris par les philosophes et les esthéticiens. Peter Kivy,
par exemple, consacre un chapitre de son livre réfuter les objections posées par
l'esthéticien Roger Scruton dans son d c l e intituld "Representation in Music",
Philoso~hv,51, 1976. Voir dans Music and Semblance, Princeton University Press,
1984, le chapitre intitulé Music aî 'The BeaunfUI Play of Senrations",pp. 143-158.

l4 Meyer, op. cil. , p. 3.


lS En ce qui concerne la position absolutiste en musique, Meyer inclut la tradition
de l'absolutisme expressionniste qui considère que le sens de la musique se définit par
les émotions et les réactions qu'elle fait naître chez ses auditeurs. La musique accède
à la conscience, selon eux, d'une manière directe où il y aurait une sorte de réaction
empathique aux sons. Ainsi les expressionnistes privilkgient les effets de la musique
au détriment de ses propriétés formelles, négligeant de reconnaître le lien qui existe
entre ces effets et les propri6tés formelles qui leur donnent naissance. Les
expressionnistes prétendent que le sens de la musique est intrinsèquement subjectif,
que celui-ci serait dkterminé par les impressions et les sensations qu'elle suscite.
Dans ce cas, il s'agirait d'une caractérisation externe de la matérialité signifiante.
Bien que les expressionnistes admettent une signification extra-musicale, ils négligent
de reconnaître le lien qui existe entre une signification extra-musicale et les propriétés
formelles de la musique. Par contre, les r6f6rentialistes, pour simplifier quelque peu,
etablissent un lien entre les propriétés formelles et la signification subjective
provoquée par la musique.
17

référentiel où l'on recomaît que les propriétés formelles de la musique sont liées à des
reférents qui permettent d'établir une signification. Selon cette perspective donc, le
rkférentiel en musique ne se limite pas ii l'imitation des sons dans la nature, mais
provient également d'une codification de pratiques inscrites dans la tradition culturelle
ainsi que d'une gestualité kinésique.

2.2 Signification contextuelle: la dimension référentielle de la musique

La dimension reférentielle de la musique, aprh avoir été reléguée à un effet,


quoique bien réel, pourtant secondaire dans le domaine de la signification musicale,
est en voie de &habilitation. L'importance accordée à cette dimension évolue surtout
dans le cadre d'un questionnement sémiotique où prime une investigation des modes
de signification de la musique. La musique doit être considérée comme un "discours"
qui a ses propres modalités refi5rentielles. Reconnaître en la musique une dimension
rdférentielle permet de voir que la signification musicale est une construction
entreprise dans un certain contexte. L'art musical dépend, tout comme les autres
systkmes signifiants, des différentes articulations d'un materiau. En cela, l'oeuvre
musicale peut faire l'objet d'analyses de ses conditions de production, de sa
construction interne (niveau neutre ou immanent) et de ses conditions de réception.
Quel que soit le niveau pnviMgié, rappelons que chaque perspective est fondée sur
une valeur assignée par un interprhte au signe musical. C'est lui qui, selon le créneau
qu'il a choisi, doit interpreter la matière musicale comme un matériau sémiotique dans
lequel il doit identifier et sélectionner des traits afin de rendre son interprétation
légitime.
Cependant, en se fondant sur ce que nous venons d'affirmer, les analyses se
basant sur le niveau neutre ou immanent des oeuvres musicales ne peuvent prétendre A
l'objectivité. Dans ces systémes d'analyse, les interpr8tes effectuent un découpage et
une hiérarchisation du materiau musical qui privilegie une série de traits pour établir
un ordonnancement cohkrent . Par exemple, les analyses schenkeriennesl6
entreprennent de retrouver dans les compositions des unités mélodiques récursives, ou
encore, dans la veine d'un rapprochement avec la linguistique, tel qu'on l'a vu dans
les analyses d'un Nicolas Ruwet, la syntaxe musicale est organisée selon les lois de la
grammaire g6ndrative17. Comme le remarque J. Molino, dans un article portant sur
les méthodes de l'analyse musicale, bien que l'analyse formelie de la musique
pretende constituer le fait musical comme objet pur, "résultat d'un découpage
arbitraire au sein du fait social total"18, cette analyse ne peut être que relative par
rapport 2 d'autres découpages, à d'autres systèmes d'analyse.
Il est nécessaire de tenir compte, dans l'analyse musicale, d'une sémantique
musicale, qui attribue une signification à la musique. L'objet musical doit, dans
1'attribution d'une signification, être consid6r6 comme objet produit et objet perçu?
Il ne s'agit pas d'dliminer l'analyse d'un niveau neutre ou immanent de I'oeuvre

l6 H e i ~ c hSchenker, (1868- 1939, théoricien autrichien dont 1'oeuvre théorique a


et6 et demeure de grande influence, surtout en Amérique du Nord. Voir son ouvrage
Der fieie Satz (Vienne, 1935) qui rassemble l'ensemble de ses théories.

'7 Lan-e. musiaue. @ie, Paris, Seuil, 1972.


18
"Fait musical et sémiologie de la musique", Musique en jeu, No. 17, janvier
1975, pp. 37-62, p. 40
l9 En parlant de sémantique, nous ne voulons pas ici faire d'équivalence avec une
sémantique verbale. Il s'agirait tout simplement de reconnaître qu'il est possible de
décrire les domaines de reference de la musique sans leur assigner le même statut que
la référence verbale.
musicale mais plutôt de reconnaître qu'une analyse du niveau neutre est un découpage
et une classification qui se fait en fonction de critères établis dans un cadre
interprktatif particulier. Ii serait donc impossible de trouver des critères d'analyse
universaux. Molino, dans le même article, présente l'exemple des musiques
expérimentales et orales (étudiées par les ethnomusicologues) qui justement
demontrent les limites d'une analyse formelle ou immanente qui a et6 mise en place
pour rendre compte des param&tresprivil6giés par le syst5me tonal occidental.
Lorsque les musiques expérimentales cherchent 2 faire éclater la primauté du rythme
et de la hauteur des sons et à favoriser des paramètres tels que 1'intensitk et le timbre,
ou bien lorsque I'ethnomusiwlogue doit transcrire une musique orale étrangère, le
problème de la notation suppose déjà un problkme d'interprt5tation. Afin de faire le
point en ce qui concerne le probleme de l'interprétation, Moiino compare l'analyse
musicale aux analyses des luiguistes aux prises avec la notation d'un langage étranger:

[...] l'analyste, étranger au système qu'il veut décrire, se trouve devant


des problémes comparables à ceux du linguiste sur le terrain. Faut-il
faire une transcription large ou étroite, et d'abord comment être sûr que
l'on transcrit bien tout ce qui est important? La réponse pour le
linguiste, est qu'il faut transcrire, non toutes les nuances qu'une analyse
aobjectiva du matériau permet de percevoir - tâche infinie -,mais
seulement les classes d'éléments minimaux qui permettent de distinguer
les messages les uns des autres, c'est-à-dire les phonèmes20.

Sélectionner certaines données releve donc d'une activite interprétative, mais dans le
cadre d'une réflexion théorique sur 1'interprétation, il est nécessaire d'interroger les
critères de sélection sur lesquels elle repose. Il stav&reimportant, en reconnaissant
les limites d'une analyse purement formelle, détachée des réalités culturelles, de faire
appel à "d'autres mod&lesque les modèles combinatoires [qui] seraient [...] plus

Op. cit., p. 52.


adéquats pour décrire certaines propriétés des systèmes symboliques du langage et
peut-être de la musiqueW2l. Si l'on reconnait l'oeuvre musicale en tant que
production et réception d'un objet signifiant, quelies sont les conditions qui lui
permettent de signifier? Ne faut-il pas s'interroger sur les articulations qui la relient il
son époque, sur les relations qu'elle entretient avec un texte qui l'accompagne, ou
encore sur sa relation avec le corps ou l'affect de l'auditeur? On ne peut plus, dès
lors, isoler un niveau qui serait neutre puisqu'il est toujours le résultat d'un travail
d 'interprétation, c'est pourquoi la question du contexte et des opérations d'interface
devient aussi important.
Afin de donner un aperçu de la construction d'une interprétation musicale,
nous présenterons quelques exemples d'articulations que peuvent pnvilegier les
analyses? Ces exemples servent à montrer que la musique n'est pas un pur
'signifiant' mais qu'il y a bel et bien le recours A un contexte dans l'interprétation de
la musique et que ce contexte n'est pas mis en place selon des lois combinatoires
objectives, inscrites dans la partition, mais plutôt A partir de criteres externes, relevant
d'une activitd interprétative. A la différence de la démarche que nous privilégions

21
Molino, op. fit., p. 57. Stephen Davies fait la même sorte de remarque quand
il écrit: '[. ..] if music is organised sound, to hear music as music is to hear it as
displaying organization. To hear music as such is to hear it in terrns of the principles
of order that give it its identity as the music it is. It is to experience the music, in
hearing it, as sound organizBd in accordance with the conventions of style or category
applying to it. The relevant conventions differ (to some extent) from one type of
music to another and are established by, and within, the music-making practice of a
given culture or sub-culture." Musical Meaning and Expression, Corne11 University
Press, 1994, p. 325.

Ce regroupement est tiré de l'article de D. Lidov, "Music", dans Encyclopedic


Diction- of Semiotics, Thomas Sebeok (General Editor), Berlin, New York:
Mouton de Gmyter, 1986, tome 1, pp. 577-587. Lidov lui-même ne prktend pas
offrir des categories definitives et étanches, mais, comme nous, se propose de
focaliser sur certains elements representatifs de la fonction referentielle en musique.
21
pour l'analyse des oeuvres musico-littéraires, l'interrogation contextuelle dans les
exemples qui suivent se Limite, toutefois, à l'analyse musicale; ainsi, en ce qui
concerne l'interpr6tation d'une composante musicale dans un texte litthire, nous
entendons démontrer plus tard que le lecteur est lui aussi amen6 interroger le fait
musical, a entreprendre une analyse musicale et qu'il doit par conséquent effectuer un
type d'opération spécifique A l'interprétation de la musique.

2.2.1 La musique comme signe d'une expérience physiologique

11 est difficile de repartir quelle est, dans la signification musicale, la part


d'une détermination conventionnelle ou culturelle et la part d'une determination
ancrée dans le physiologique. Cependant, on ne peut nier le fait que la musique
exerce un pouvoir sur le corps, de par le rythme, le timbre, la hauteur, l'intensité et la
combinaison des sons. Le caractkre inné des réactions A la musique se remarque dans
la danse par la traduction gestuelle de son rythme, mais aussi dans les synesthesies
que certains chercheurs consid5rent comme un phknomkne

a Voir par exemple les &des de Lawrence Marks "Synesthesiaand the Arts",
Cognitive Processes in the Perception of Art, W. R. Crozier and A. I. Chapman
(editors), Elsevier Science Publishers, 1984, pp. 427-447; ou de Robert Haskell
"Analogical Transforms: A Cognitive Theory of the Origin and Developrnent of
Equivdence Transformations", Meta~horand Symbolic Activitv, 4(4), 1989, pp. 247-
277.
Le musicologue David Lidov, dans un article intitule "Mimesis in MUS~C"*~,
remarque qu'une des modalités dont depend la signification musicale est kinesthésique
dans la mesure où la musique provoque des effets somatiques chez l'auditeur: "Music
is an action of and on the body. Music marches, dances, trembles, lurches and
reposes. We direct it by waving Our bands"''. Sans pretendre que cette rnodalitb soit
la seule qui détermine le potentiel signifiant de la musique, Lidov expiique que
l'association de la musique avec une gestualité (dans le cadre de notre syst5me
physiologique) contribue à établir des effets dynamiques et affectifs qu'on attribue illa
musique. On peut donc dire que la musique acquiert cette signification dès le
moment qu'on lui attribue des qualités motrices ou affectives. Une série de notes
'ascendantes' peut donner l'impression d'un mouvement vers le haut; des notes
prolongées et un rythme lent, ressemblant à une réaction physiologique qui
accompagne ou est provoquée par la tristesse, peuvent être perçue comme une
reprkntation musicale de cette emotion26.

2.2.2 Les figures musicales comme lexèmes

Les figures musicales sont des unités musicales qui sont considérées comme les
signes d'un certain sentiment ou d'un concept. En ce sens, elles sont indexicales,
c'est-à-dire qu'elles prennent une signification trhs sptkifique dans le contexte d'une
24
Semiotics 1987, ed. John Deely and Jonathan Evans, Lanham, MD: University
Press of America, 1988, pp. 353-361.

25 Ibid., p. 354.

26 Nous voulons préciser que nous ne conf6rons pas à tel ou tel effet kinésique une
application universelle mais seulement que selon diverses cultures, certains de ces
effets sont sélectionnés et exploit& pour conferer à la musique des significations
particuli&res.
oeuvre ou d'un style. Le style baroque, par exemple, codifie l'expression des

sentiments et des idées par l'usage de figures musicales. Lidov donne l'exemple
suivant du "traditional 'sigh-motive', the slow, two note, stepwise descending figure
specified for grief by Baroque theorists of the musical expression of aff=tsn2'. De
même, 1' idée musicale (Einfil) romantique, en tant que noyau générateur du poème
symphonique, est développée par des moyens musicaux pour représenter un ttat
d'âme, une situation. Le développement musical du poème symphonique obtient sa
signification par référence à cette 'idBe' initiale. Le Leitmotiv qu'on associe aux
opéras de Wagner présente la même fonction indexicale. Une figure musicale en
vient à représenter un personnage, une situation, un lieu:

Always referential, it could address the audience across the heads of


characters [...]. It could replace words to reveal the woridngs of the
mind [...]. Conjunctions or combinations of motifs possibly aitered and
developed expressively could reflect events on the stage, contradict
them, or superimpose new shades of rneaning on them. In the handling
of this subtlety, kitmotiv takes on the condition of a new conceptuai
language28.

Bien que la figure musicale se prête facilement Zt la paraphrase, eile ne s'y


réduit pas. Elle introduit une dimension sonore à l'articulation d'un affect ou d'un
concept. Son efficacité réferentielle, il faut le dire, dépend d' une codification - par
exemple, les figures musicales baroques ne peuvent être interprétées sans une
connaissance du style baroque qui prescrit certains usages-, ou bien sans la présence
du texte ou des personnages sur scéne. Cependant, une fois que la signification de la
figure est établie, celle-ci peut agir indépendamment des conditions initiales (les

zI
Dictionary of Serniotics, op. cil., p. 580.
Lidov, Enc~clo~edic
28
Wamck, John, 1980: 645 (cité par Lidov, p. 580).
24

paroles, le personnage, etc.) par lesquelles elle a acquis sa signification. En ce sens,


comme on le verra lors de l'analyse du roman de Roger Laporte, Fugue, certains
théoriciens et historiens de la musique etablissent un parallele entre la rhktorique et la
description de la structure fugale. Bien qu'ils fassent des liens fondés sur le contexte
historique - omnipresence de l'art rhetorique au moment où la fugue apparaît -, les
figures qu'ils retrouvent dans la fugue ne sont pas réduites à des lexbmes mais bien à
des parties de discours. Toutefois leurs façons de fabriquer la signification d'un objet
musical fonctionnent de maniére identique, à savoir retrouver des figures dans la
structuration du matériau qui, dans une certaine mesure, "d6passentWla musique.
Cette démarche heuristique s'apparente ii notre propre entreprise.

2.2.3 La musique comme représentation d'un texte

Les textes accompagnant une oeuvre musicale lui insuffleront une signification
selon un processus reflexif d'implication mutuelle. Selon Lidov, la présence
simultanée d'un texte et de la musique établit une signification qui peut être trks
différente de d e qu'aurait chacun individuellement. De plus, une fois qu'un texte
est associé à une certaine musique, à une certaine oeuvre, la signification qui lui est
attribuée par l'intermédiaire du texte peut se maintenir même lorsque le texte n'est
plus présent. L'objet musical, alors, peut provoquer des associations qui semblent
provenir directement de la musique. L'influence des associations provoquées par un
contexte textuel peut passer inaperçue ou bien ces associations deviennent parfois plus
pressantes lorsqu 'il s'agit de rétablir la cohérence d 'une oeuvre musicale. Peter Kivy ,
25
dans son ouvrage Sound and ~emblancc?, offre l'exemple des preludes des chorals
de Bach. Ti n'y a aucun texte qui accompagne ces morceaux de musique
instrumentale. Seuls les titres, dans lesquels figure la premiére ligne du texte du
choral, renvoient au texte du choral. Kivy remarque que, dans de nombreux cas, le
matériau dans les sections contrastantes de ces pr6ludes n'a aucun lien avez la section
précedente, posant ainsi le problème d'une unité thematique. Cependant, dks que l'on
reprend en entier le texte du choral, il est possible de rétablir une cohérence & la
discontinuite thematique du prehde. Kivy foumit l'exemple d'un passage du prélude,
Jesur C~Z~~SCUS,
umer Heil~nd(BWV 665) où rien dans la musique qui le p r M e ne
peut expliquer sa présence. Pourtant, par l'intermédiaire du texte du choral, il
devient possible d'associer ce passage dans Lequel dominent des figures martellantes et
brusques & une représentation de la colère de Dieu, et ainsi d'expliquer la présence
d'un tel contraste. Bien entendu, Kivy remarque que la congregation luthérienne à
l'epoque de Bach, connaissant par coeur les textes des chorals, n'aurait eu aucune
difficulté à percevoir cette association. Elle aurait peut-être trouvé même que ce
passage représentait directement cette signification, tandis que pour des auditeurs tels
que nous-mêmes,le recours au texte demeure une entreprise nécessaire.

2.2.4 La musique comme signe de son contexte historique

Comme on vient de le laisser entendre dans le commentaire de Kivy sur Bach 2


propos de la congregation luthdrienne, la signification de la musique est partiellement
ddtenninée par son appartenance 2i un contexte social et historique particulier. Les

29 Peter Kivy, op. cit., pp. 148-149.


26
conditions historiques dans lesquelles une telle musique a 6volu6, ses diff6rents usages
sociaux, lui confèrent des traits extra-musicaux qui influencent son interpr6tation. Les
chorals s'associent à la religion, la musique de supermarché ('Musak') à la
manipulation commerciale, l'opéra, la musique folkionque et b jazz (A ses origines) à
certaines classes sociales. L'interprétation de ces musiques se trouve alors influencée
par des valeurs sociales et historiques, contextes auxquels s'associent certains genres
musicaux:

[...] music associated with a particular social or historical context tends


to embody the quaiities of that context as a seerningly intrinsic factor of
its sound. For example, the sound of ragtime does not merely rernind
people of their conceptions of social life in the early 1900s; it seems to
have a certain Zeifgeist as an imminent factor of its appearance30.

En ce qui concerne I'interprétation de la musique baroque, qui nous intéressera


plus particulièrement dans l'analyse des romans de notre corpus, un fond historique
vient deteindre sur cette musique, lui inculquer des traits qui pourraient sembler
inscrits en elie bien qu'ils ne peuvent être perçus qu'à partir d'une certaine
connaissance contextuelie. C'est cela qui transparaît justement dans l'article de
Raymond Court sur "La pertinence de la notion de style baroque pour l'analyse
musicaleN3'. Ce qu'il nomme sryle ("le style désigne un certain mode d'iteration ou
de dkveloppement opérant A partir d'un axiome de basem3*)lui fournit une base
d'interprétation (un axiome de base) qu'on ne pourrait developper 2 partir du niveau
immanent du matenau musical. Court en vient à retrouver dans le domaine musical

- -

30
Lidov, "Music", Encyclooedic Dictionay of Semiotics, op. cil., p. 582.
31
Analyse musicale, 4e trimestre, 1989, pp. 15-22.
32
Ibid. p. 15.
t'équivalence de certaines constantes stylistiques caractéristiques du baroque telles que
la complémentarité dynamique de la masse et du mouvement ou la volonté expressive
traduisant le creusement de la subjectivitt!. Il parvient à établir celles-ci en se fondant
justement sur la prémisse d'une dialectique entre la composition formelie du materiau
musical et son horizon historique.
Il s'avére ainsi, dans les exemples ci-dessus, que llinterpr&ationde la
musique dépend de l'attribution à l'objet musical d'une fonction réf6rentieW3.
L'attribution de référents à certains éléments musicaux, permet & 1'oeuvre musicale
d'acquérir une signification. Ce bref aperçu du vaste r h u dans lequel se meut
l'objet musical nous permet de voir que la signification de la musique n'est pas
inscrite au niveau immanent, dans la partition musicale, mais qu'elle doit être saisie
dans son rapport avec le vécu, qui est de l'ordre d'une relation qu'un individu
entretient avec une tradition culturelle, historique, avec des réactions somatiques,
physiologiques et qui, parfois, provient d'une relation dtroite avec les textes qui
l'accompagnent. L'interprétation de la musique s'appuie donc sur des données non
seulement formeIles, immanentes, mais sur tout un contexte actualisé par un sujet
interpretant, ce qui lui permet d'assigner certains réf6reni.s des Cléments musicaux et
ainsi d'btablir une signification musicale.
Qu'en est-il maintenant de I'interprétation de la musique lorsque celle-ci est
évoquée dans le cadre d'une oeuvre littkmire? S'agit-il, comme pour l'objet musical,

33 Qu'on doit entendre ici dans un sens plus large que dans le schtma de la
communication de Jakobson. Le réfkrent ne renvoie pas à la chose du monde mais
bien à une organisation du vécu, un savoir, une encyclopédie (Eco: 1985) d'un sujet
donné. 11 s'agit donc plus de la réferenciation, du renvoi, bref de toute cette activite
pragmatique du transport qu'un individu effectue pour comprendre une oeuvre, en la
faisant passer d'un texte à un autre, d'un texte à un souvenir et, pour ce qui est de
notre objet, d'un texte h une "présence" musicale.
28
de faire intervenir ou d'activer un contexte qui permet dl&ablir sa signification? Quel
est le statut de cet objet musical dans l'oeuvre littéraire?

3. L'interprète de l'oeuvre musico-littéraire: la musique comme contexte


de signif~cationüttéraire

Une fois que nous avons refléchi sur les particularités de la signification
musicale, nous pouvons maintenant nous intéresser & la dynamique interactive qui
anime le processus de lecture lors duquel un lecteur est amen6 à tenir compte d'une
composante musicale. Puisque ce type de lecture combine à la fois une réflexion sur
le texte et sur l'objet musical, il faut tenir compte du fait que l'interprétation de
l'oeuvre musico-litteraire est d'une nature spécifique et que la mise en rapport des
deux domaines artistiques hbtérog&nesengendre des opérations de lecture d'un ordre

particuiier.
La dynamique de l'interaction du musical et du Litthire se rattache
nécessairement il celle d'une théorie pragmatique de la signification dans la mesure où
la composante musicale d'un texte littéraire ne peut se situer entibrement au niveau de
la phrase. Un point de vue immanentiste qui exclue la référence ou la subordonne 2
une recherche dans les dictionnaires consisterait affirmer que la "présence musicale"
serait réductible et pourrait être appréhendée uniquement au niveau des mots qui
composent le texte. Ainsi, dans ce sens, la musique ne serait pas diffkrente des autres
termes du discours. Ii est vrai que toute lecture lors de laquelle il est question de
saisir la composante musicale d'un texte litteraire doit être ancrée sur des traces
concrètes, des &idences discursives. Cependant, le type d 'activitk engagé par la
rkférenciation à la musique fait intervenir un contexte inkvitablement externe, un
29
cadre d o ~ qu'un
é lecteur a la possibilité d'actualiser pour établir sa valeur et pour
organiser ses stratégies d'interprétation. Or, comme nous l'avons dit, une lecture en
profondeur cautionne, voire oblige en quelque sorte la prise en compte des éléments
formateurs de l'oeuvre. La considération de la prknce musicale vient enrichir son
interprétation. La réduire à une présence linguistique est, au fond, une façon de ne
pas lire le texte, de le couper d'un de ses cadres de référence et le priver d'un de ces
contextes. Quand un lecteur est confronté à une présence discursive de l'objet
musical dans un texte littéraire, cette représentation agit comme un point de départ qui
entraûe par la suite tout un contexte affectif, historique ou autre (relie il
l'interprétation musicale) et qui contribue pleinement à ktablir sa signification. Si la
réflexion sur la composante musicale d'un texte littéraire a comme but final
l'interpr6tation des 'traces' musicales dans le texte (sa présence discursive),
1'6vocation du musical doit être reconnue comme ayant une fonction réfkrentielle qui
fait entrer en jeu la spécificité du champ musical.
Mais cette sensibilite qu'on suppose au lecteur qui décide de faire intervenir la
présence musicale comme un champ de rkférence ne fait que mettre en évidence
certaines particularités qui sont propres ii un grand nombre d'actes de lecture qui ont
pour objet d'orienter l'acte de lecture vers des consid6rations qui, à prerni&revue,
semblent extérieures. Prenons un instant un autre type de texte, par exemple, la
lecture d'une recette de cuisine. Les ingrédients et leur composition dépassent la
simple opération de reconnaissance des signes linguistiques. En lisant la recette de
cuisine, on en arrive, par le biais de l'imagination et de la memoire, à se faire une
image mentale, une représentation du plat dans laquelle l'odeur, le goût et le visuel
ont leur part ii jouer. L'affect du lecteur est important alors pour le rhultat de la
lecture. On pourrait dire ainsi que la lecture travaille dans le virtuel. Médiatisé par
les réferents linguistiques, 1'appareil sensoriel et intellectuel entre en jeu pour s' offrir
30
s'offrir au bravail imaginaire et constructif du lecteur. Il est &ident que la recette de
cuisine qui est un discours non esth6tipue, orienté sur une pratique, ne peut se
comparer au sens strict à la complexité du texte littéraire mais les composantes qui
sont mobilisées, à savoir la mémoire, l'imagination, le savoir gastronomique, la
sensibilité qui pousent le lecteur à refdrencier le texte d'une manière particulikre
peuvent être encore plus motivées dans le cadre d'une lecture litthire qui est au fond
une lecture degustative. Lire un roman où la musique est évoquée fait en sorte que la
virtualité du champ musical devient disponible et peut être exploré par le lecteur.
En utilisant une analogie musicale cette fois-ci, on pourrait considérer une
"présence musicale" dans un texte littéraire de la même maniere qu'on aborde une
partition musicale. Le lecteur deviendrait une sorte d' interprète et d 'exécutant, sauf
que ce n'est pas seulement à partir de la forme narrative, la partition textuelle, qu'il
construit son interprétation, c'est plutôt dans le jeu, la mise en jeu d'associations
musicales. Il y aurait donc, de la part des lecteurs, une dflexion spéculative sur une
articulation discursive qui les incite ii interroger un contexte musical.
Ainsi, pour reprendre certaines des catégories qui ont été dnoncées dans la
description de la signification musicale, la lecture des oeuvres musico-litttkaires, dans
sa mise il jour contextuelle, fait aussi appel à des réactions physiologiques, des figures
musicales, et, A un contexte historique. On peut traduire cela par la présence du corps
du lecteur qui sera mobilisé, rythme en fonction de la présence musicale, la recherche
de formes et de figures, mod6lisées ou non, et enfin l'intervention d'un contexte
historique. Si la signification musicale s'apprkhende p h r de ces éléments, il est
plausible d'imaginer que les opérations qui permettent la conjonction de la musique et
de la littérature, ainsi que la constitution du contexte musical, soient de même nature.
On aura remarqué que tous ces éléments participent de la présence de l'interpr8te et
d'une considération où sa mémoire, son affecthite sont mises en jeu. Cela tient au fait
de la force ou de la puissance de la présence musicale qui peut, cependant, toujours être
diminuée, suspendue, écartée. Mais s'il choisit de faire intervenir ce contexte,
encourage par une présence discursive marquée d'une façon ou d'une autre, il doit alors
faire jouer, dans la mesure du possible, un type de refdrence, provenant d'un domaine
h6térogène qui parasite l'aspect "purementntextuel de sa lecture. Mais comment ferait-
on autrement? A quoi senrirait la lecture d'une recette de cuisine donnée plutôt qu'une
autre si le lecteur n'est pas en mesure de vimialiser son contenu?
L' interposition du contexte musical lors de 1' interpretation de l'oeuvre permet
ainsi une interaction entre le litt6raire et le musical: un dialogue qui fournit une
ouverture sur un domaine hétérog5ne et un dispositif qui permet l'exploration des
1

composantes musicales de l'oeuvre littéraire. Cette httérogénéité est un autre aspect


de la situation de lecture des oeuvres musico-littéraires. La contextualisation qui en
dkpend en est en quelque sorte issue. EUe passe nécessairement par la forme de
1' interaction entre du dit et du nondit, entre de l'interne et de l'externe, entre deux

supports qui, dans l'acte de lecture, doivent être harmonisés. Nous voulons dire par
là qu'on ne peut penser l'un par l'autre et qu'il est important de bien connaître les
deux termes de cette mise en rapport.
Nous allons explorer, de manikre ththéorique et pratique, cette interaction de deux
média et de deux contenus, outils et contextes, disponibles à llinterprt%ede l'oeuvre,
et qui peuvent agir ensemble à La fois comme contraintes et ouvertures pour
1'interprhtion de 1'oeuvre musico-littéraire. Dans le chapitre suivant, en relevant
divers types de 'présences musicales' dans les textes littéraires, nous explorerons le
rôle du lecteur et son recours à un contexte h&krog&ne. Les opérations qui permettent
de tenir compte de ces pr&nces seront examinées. A travers ces exemples, il sera
possible de mesurer le rôle que joue, dans 11interpr6tationd'une oeuvre musico-
littéraire, un contexte musical actualisé.
Chapitre II
L'interprétation des oeuvres musico-litt6raires

Avant d'aborder les conditions et les processus Zi l'oeuvre dans l'interprétation


des oeuvres musico-littéraires selon un point de vue qui privilégie le rBle de l'interprète,
nous passerons en survol la tradition critique qui s'est penchée sur le probDme. Nous
verrons premibrement que l'étude de la présence musicale dans la littérature relève du
domaine des 6tude.scomparatistes, et d'une demarche spécifique qui, au Lieu de comparer
deux objets distincts et h&érog&nes,étudie l'intégration d 'un système signifiant (la
musique, la peinture) dans un autre (le litteraire). Deuxii?mement, nous verrons que la
critique identifie deux types principaux de présence musicale, à savoir relevant de
découpages thématique et formel. C'est plutôt la présence de la musique comme modèle
formel, structurant, qui rend explicite une activité interprétative du lecteur d 'un autre
ordre et qui dépasse les stratégies référentielles d 'une lecture "purementn litthire.
L'analyse de la musique comme présence formelie se répartit en trois niveaux: poi&ique,
immanent et esthésique. L'examen des assises interpretatives de ces approches permet de
déterminer les opérations 2 l'oeuvre lors d'une mise en rapport d'une forme ou d'une
technique musicale et d'un texte litthire. Cet examen rdvkle kgaiement que
l'intervention du lecteur dans ce genre d'investigation ne peut être négligée puisqu' il
s'agit d'activer un contexte musical qui permet de reconnaître les proprietés d'une forme
musicale dans des représentations littéraires. A partir d'une étude portant sur la fugue
dans Les Faux-Mon nayeurs, les démarches d 'un critique littéraire particulier nous
fourniront une illustration des strategies d'analyses par lesquelles la forme musicale peut
être saisie dans le roman. Cet exemple servira d'introduction aux chapitres subséquents
qui examineront ces strategies, d'abord d'une optique théorique et générale (chapitre IIT),
et ensuite en fonction de notre corpus.
1. Historique des études rnusico-littémires: I'esth6tique comparée et
l'approche interartistique

Les travaux contemporains se chargeant d'etudier l u rapports entre le musical


et le littéraire peuvent être repartis en deux grandes orientations. D'une part,
l'approche de l'esthetique comparée, A la fois théorique et globaüsante, qui étudie la
façon dont chaque pratique artistique signifie et, en les comparant, qui Btablit des
convergences et des divergences dans leurs diverses modalités d'expression. D'autre
part, une réflexion interartistique qui porte sur les affinités entre les arts lorsqu'elles
sont concrétisées dans une oeuvre particuliere reléve plutôt de ce qui a été etabli
comme étant le propre de la littérature comparéeL. Ces travaux etudient les modalités
d'intégration d'un domaine artistique hétérogéne et la manifestation de son influence
et de son rôle dans l'oeuvre d'accueil.

I
Un bon nombre de chercheurs dans le domaine des Btudes musico-littéraires se
sont placés sous Mgide de la littkrature comparée. Nous renvoyons à la discussion
d'Isabelle Piette, "Les etudes musico-littéraires: une activite comparatiste" @p. 13-
19) dans son essai Littérature et musique. Contribution une orientation théorique:
1970-1985 (Presses universitaires de Namur, 1987). C . S. Brown propose, par
exemple, la définition suivante de la littérature comparée:
The study of the relationships between literature and the other arts has
b e n commonly accepted as comparative, 1 believe, because of the dimly
formulated fact that it is a study of literature involving two different
media of expression. Whether painting and music may legitimately be
called languages is an ancient and stili unsettled question. But it is clear
that, for Our purpose here, they are analogous to languages in that they
are media of expression used, as languages are in literature, for artistic
purposes. If we define comparative literature as any study of literature
involving at least two different media of expression, a good many
difficulties of classification will disappear.
"The Relationships between Music and Literature As a Field of Study", Comparative
Literature, Spnng 1970, 2, pp. 97-107, p. 102.
Etant donné que notre étude traite de 1'6vocation du musical dans l'oeuvre
littéraire, la deuxiiime approche nous concerne plus directement. Cependant, la prise
en compte du musical dans un texte implique une réflexion qui relhe aussi de
I'esthétique comparée car à l'intérieur de celle-ci il est question d16tablirla spécificitk
de la musique par rapport à la Littérature ainsi que des points de convergences dans
leurs moyens d'expression. Cela permet une réflexion spéculative sur I'interêt de
cette présence musicale pour l'oeuvre en question. Ces deux orientations

disciplinaires ont déjà leur histoire et leur tradition dans le cadre des 6tudes musico-
litteraires. Ce survol liminaire et nécessairement lacunaire offre quelques points de
repère historiques qui mènent a l'état présent de I'ktude de la musique dans la
littérature.
L'esthétique comparée, explorant les corrélations et les dissemblances entre
divers domaines artistiques, représente, pourrait-on dire, le fondement historique et
conceptuel des &ides musico-littéraires. Depuis ltAntiquid, des philosophes comme
Platon et Aristote ont médit6 sur la nature et les mkrites de chacun des arts pour
avancer une classification hiérarchisée selon un idéal esthktique et normatif. Cette
rkflexion comparative, polémique, et finalement axiologique plutôt qu'explorative,
s'est poursuivie au cours des siècles. C. S. Brown dans son article "The Relations
between Music and Literature As a Field of Study" propose que les arguments sur
lesquelles reposaient ces comparaisons consistaient à sélectionner des traits considér&
axiomatiques dans un domaine artistique pour ensuite les appliquer & un domaine
artistique diffkrent. Ainsi, comme le note Brown:

The essential point about this type of argument is that it reveals a basic
assumption, usually unstated and probably sometimes unconscious, that
there are some universal aesthetic pnnciples which must apply equally
to all the arts, no matter how different the individual media and
traditions may be. In short, it assumes that over and above the
individual arts there is a valid concept of art per se2.

Ce n'est qu'aux environs du dix-huitieme siècle que l1esth6tiquese constitue


comme champ d'btude particulier au sein de la philosophie et que lthypoth5se latente
d'une correspondance entre les arts sur laquelie etaient b&s beaucoup des
spéculations prWentes devient un ventable champ autonome qui suscite des
interrogations mdthodologiques. Au d b u t de ce siècle, les affinités ou
correspondances entre les arts sont ktudiées dans des traités qui entreprennent de
ciasser les arts toujours selon le principe aristotélicien de la mimesis, où la poésie est
au premier rang, suivie de la peinture et enfm de la musique. LAS Reflexions critiques
sur la d i e et sur la peinture de 1'Abbt du Bos, p m e s à Paris en 1715, jouiront
d'une grande renommée critique et paraiabont en traduction en 1748 sous le titre
Critical Refiexions on Poetrv. Paintinp and Music. Charles Batteux publiera en 1747
Les Beaux Arts réduits il un même pnnci-m. A Londres, en 1734, Hildebrande Jacob
entreprend l'ktude de la musique et de la littérature en tant que domaines artistiques
distincts mais parallèles dans son ouvrage Of the Sister Arts.
Comme le remarque S. P. Scher, vers le milieu du dix-huiti5me siècle, sous
l'influence de la 'doctrine de l'affect' provenant de l'@que baroque (Affecfenlehre),
le principe de mimesis est supplanté par celui de l'expressivité et la musique incarne
alors, dans cet esprit, l'idéai esthétique. Il note l'importance d e l'ouvrage de Charles
Avison, An Es- on Musical Exoression (Londres, 1752), qui a et6 le premier à
défier la hiérarchie aristottlicienne et 2 insister sur les qualités expressives de la
musique. Le traité de Charles Avison inspirera par la suite les premiers ouvrages
comparatifs traitant des relations entre la musique et de la littkrature? Cette

3Scher note les travaux des coll&guesanglais de Avison: John Brown, Daniel
Webb, James Beattie, Thomas Twining; et par la suite ceux des esthCticiens
orientation rnenera quelques décennies plus tard l'esthétique romantique
d'orientation expressive qui rapproche la musique et la littérature et donne lieu au
foisonnement des "transpositions d 'art" :

Ever since 1800, Romantic aesthetics, openly advocating the


elimination of boundaries between literature and music in theory and
p t i c practice, has had a major impact on the development of the
interrelation. Musicalization of literature is a quintessential Romantic
notion, after all: it was fist attempted in earnest by Romantic authors
whose works inspired a l i later musico-literary experimenters, including
the French symbolists, Joyce, and Thomas Mann. Also part of the
Romantic legacy, throughout the nineteenth century and beyond, is the
radical impulse toward literalization of music in the form of program
music (Beethoven, Berlioz, Liszt), the Lied (Schubert, Schumann,
Johannes Brahms, and Hugo Wolf), and the literary opera (Wagner's
music drama~)~.

L'héritage de l'esth6tique romantique a contribué au développement de l'étude


musico-littémire au vingtiéme siècle. D'une part, llint&êt de la critique porte sur
116valuationthéorique des correspondances et des divergences entre deux domaines et,
d'autre part, sur 1'etude des cas d ' interaction et d'emprunts 'interartistiques' dans les

allemands: Johann Georg Sulzer, Johann Nikolaus Forkel, Johann Gottfried von
Herder. Steven Paul Scher, "Literature and Music", in Jean-Pieme Barricelli and
Joseph Gibaldi, eds., Interrelations of Literature, New York: The Modern Language
Association of America, 1982, pp. 225-250, p. 239.
4
Ibidem.
oeuvres mêmes. D'importants ouvrages théoriques ont marqué ses dt5bud. Panni
ceux-ci, on peut mentionner l'ouvrage de Jules Combarieu, Les Fbpwrts de la
musique et de la d i e . consid6rées au wint de vue de 1'exoression6 , considéré
comme étant le premier des traités d'esthdtique wmparée modernes7, et qui
entreprend d'analyser les rapports entre ces deux arts sur le plan de l'expression. Les
travaux d1Andri5Coeuroy, Musique et littkrature. Etudes de musiaue et litterature
cornpark8,suivi d 'A~pelsd'Orphée. Nouvelles &des de musiaue et de littkrature
comparéesgconsistent respectivement en une étude comparative philologique et
musicologique et en une 6tude appliquée portant sur l'attrait de la musique pour les
écrivains romantiques.
La réflexion sur les correspondances entre musique et littkrature continue et
prend de l'ampleur après la deuxième guerre mondiale avec la parution d'ouvrages
d'esthétique comparée tels que, en 1947, La Correspondance des arts: éICments

5
C'est à partir d'ouvrages de recensement de 1' historique des &des musico-
littéraires que nous fournissons ces quelques jalons. Ils ne forment pas le centre de
nos préoccupations mais sont des indications utiles pour marquer le développement
de ce champ d'btude. Pour plus de détails, on peut se rapporter à l'article dejà cité
de Steven Paul Scher, "Literature and Music", op. cil. ; de Calvin S. Brown, "The
Relationship between Music and Literature as a Field of Study", op. cit; à. l'ouvrage
d'Isabelle Piette, Littérature et musiaue. Contribution à une orientation théorique:
1970-1985, op. cit., ;et au chapitre "Le comparatisme Littéraire, branche de la
littérature comparative" dans Euterpe et Harpocrate ou le défi litthire de la
musiaue, (Bruxelles: Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1988), de
Jean-Louis Cupen.
6 Paris: Alcan, 1894.

7
Voir C. S. Brown, "The Relationship between Music and Literature as a Field
of Study", op. cit., p. 100.
8
Paris: Bloud et Gay, 1923.
9
Paris: La Nouvelle Revue Critique, 1928.
d'esthdtiaue compank d'Etieme our ri au'^, suivi deux ans plus tard de Les Arts et
leurs relations mutuelles de l'esthtticien am6ricain, Thomas ~unroe". Tandis que
l'ouvrage de Souriau tente de dégager certaines categories à partir desquelles on peut
comparer les arts, Munroe, quant à hi, fournit un large éventail d'investigations qui
soumettent la musique et la littérature 2 une comparaison précise et systématique. En
1948, C. S. Brown, pionnier de la recherche musico-litthire am6ricaine, publie
Music and Literature: A Cornparison of the ~ r h ' ' ,ouvrage qui suetablitcomme le
modèle des dtudes comparatistes, notamment pour la rigueur de ces analyses et la
perspective nettement empirique de l'btude de la musique dans l'oeuvre littkraire. En
1953, le même auteur publie Tones into Words. Musical Compositions as Subiects of
~oetry", ouvrage dans lequel Brown poursuit sa reflexion cette foisci sur les affin&
entre la musique et la poésie et l'intégration de la musique dans la poésie.
Enfin, de nos jours, les études musico-litt6raires abondent et sont un champ en
pleine expansion. Dejh, en 1970, C . S. Brown notait que la section aBib1iography on
the Relations of Literature and the Other Ar& de la bibliographie MLA recensait
chaque année à partir des dix-sept demihres années, environ une centaine d'articles
portant sur la musique et la littérature14. Une contribution importante se fait toujours

10
Paris: Flammarion, 1967, [1947l.
11
The Arts and their Interrelations, New York: The Liberal Arts Press, 1949.
Traduit de l'anglais par J. M. Dufrenne, Paris: Presses Universitaires de France,
1954.
12
Music and Literature: A Cornparison of the Arts, Athens: University of
Georgia Press, 1948.
13
Athens: The University of Georgia Press, 1953.
14
"The Relations between Music and Literature As a Field of Sîudyn, op. cil.,
p. 100.
39
dans les revues spécialisées sur les rapports interartistiques, les numeros spéciaux
consacrés à la musique dans la littérature ainsi que les colloques tenus sur le sujet15.
C'est justement l'intkrêt porté sur le sujet qui a donne lieu à des mises au point
d'ordre théorique et m&hodologique. Les spécialistes oeuvrant dans le domaine tels
que Brown, Scher, ou Cupers tkmoignent des difficultés que présente L'dtude
comparative et recommandent une extrême prudence lorsqu 'il s'agit de comparer les
deux arts. Par ailleurs, les Ctudes empiriques où il est question d'étudier le
phénomène musical en littérature ont élargi la réflexion à ses divers modes
d'intégration. En effet, comme nous d o n s le voir, l'&ude de la musique dans la
Littérature problématise non seulement l'intérêt que peut avoir la musique pour la
littérature, ce qui aboutit à une comparaison des deux domaines artistiques, mais
entreprend aussi d'elucider la rnaniike dont la littkrature peut faire usage de la
musique, inversant ainsi la relation entre les deux pratiques artistiques.

2. Présences musicales dans la Litt4rature: études interartistiques

Malgré la grande variété de rôles que tient la musique dans la littérature, il est
possible, dans un but heuristique, de proposer un classement par type d'integration du

15
Mentionnons parmi les plus notables: les numéros spéciaux : "Music and
Literature", Etudes littéraires, XV, 1982, 1; "The Languages of the Arts"
Comparative Criticism. IV. 1982; "Music and Literature" : Mosaic, XVIII, 1985,4;
"Littérature et Musique", Revue de littérature com~arée,1987, 3 (no. 243); "Les
écrivains et la musique, Les musiciens et la littérature" Revue des sciences
humaines, 1987, 1 (no. 205); et pour les colloques: "La littérature et les autres arts",
IXe Congrès de l'Association Internationale de Litterature comparée, Innsbruck,
1980; "Music and the Verbal Arts : Interactionsn, tenue à Dartmouth College en mai
1988.
phénoméne musical. Steven Paul Scher propose une taxinomie en trois grandes
catégories. Ii classe la présence musicale dans les textes selon qu'ils appartiennent à la
"word music", aux 'structures musicalesn et la "verbal music". Dans le premier cas
qu'on peut traduire par la musicalité du langage, ('word musicn), il y a imitation par
le langage des propri6tés acoustiques de la musique. Ensuite, la catégorie des
"structures musicales" désigne la musique comme 6tant la transposition d'un modèle,
soit l'adaptation litt6raire de techniques et de formes musicales; et enfin dans la
demibre catégorie, la "musique verbalen, ("verbal music"), il y aurait dans l'oeuvre
litteraire une thematique musicale, mise en place par des descriptions qui veulent
rendre compte du contenu intellectuel et Cmotionnel de la musiquet6.
Dans son ouvrage portant sur les relations de la musique et de la litt6rature
Contrepoints: Musique et ~ittérature'~,
Française Escal considere que la musique
fonctionne comme l'imaginaire de la litt6rature. EUe aussi etablit implicitement une
taxinomie en quatre cases: les sections "musique et fiction" et "musique et diction"
kvaluent respectivement les descriptions de la musique dans la littérature et dans les
écrits critiques sur la musique, tandis que les sections "musique du verben et "formes
musicales, formes litt6rairesmsont consacrées aux occurrences où la musique
inteMent dans la Littérature par le biais d'une influence formelle.
En utilisant un modkle sémiotique plus minimaliste, il nous semble
raisonnable de réduire ces classifications en une bipartition et de proposer que la
musique peut apparaître soit au niveau du contenu d'une oeuvre, par exemple lors de
descriptions d'oeuvres musicales, de l'effet provoqu6 par leur b u t e , lors de mises en
scène de musiciens, de compositeurs, ou de lieux de concerts; soit au niveau de sa
16
"Literature and Music", op. cil. Cette description se trouve aux pages 229 à
238.
17
Paris: Méridiens Klincksieck, 1990.
41

forme lorsqu'il est possible d'y retrouver l'influence ou l'emprunt des techniques et
des outils de l'art musical. Par contre, parmi la multitude des pratiques textuelles
dans lesquelles la musique est integrée, nous reconnaissons volontiers que cette
classification n'est pas exhaustive et qu'elle est minimaliste. De plus, ces catkgories
ne sont pas étanches dans la mesure oh une oeuvre peut, bien entendu, conjuguer une
présence musicale thtmatique et fonnelIe; cependant, cette classification en présence
formelle et présence thématique nous sera utile surtout pour faUe ressortir la
spécificité de la lecture d'une oeuvre littéraire lorsqu'il s'agit de ffaire intervenir la
musique comme modèle formel. Plutôt que de nous engager dans une taxinomie, à
trois ou quatre entrées, qui multiplie les problèmes, il nous apparaît plus fnictueux
de simplifier celle-ci h un modèle (formelcontenu) qui a fait ses preuves dans les
thbries du signe et qui permet de mieux degager, non pas comment les oeuvres
doivent être etiquetées, mais bien comment le lecteur active son interprétation. Il est
important, à ce point-ci de notre argumentation, de donner il lire des exemples précis
de ces deux types de présence musicale afin de faire ressortir les opérations de lecture
à l'oeuvre dans la lecture d'oeuvres musico-littéraires et d'éclaircir ainsi les enjeux de
notre thèse. Pour anticiper un peu sur nos analyses de Passacaille et de Fugue, on
dira qu'au fond, nous sommes plus sensibles à ce que Scher appelait la structure
musicale et à ce quiEscal traite dans l'interaction entre formes musicale et littéraire.
Mais, comme on le verra, ce qui rend possible cette attention du lecteur un niveau
formel n e peut être isolée par rapport au niveau thématique puisque nous ne situons
pas notre entreprise dans une demarche immanentiste. Ce qui rend possible nos gestes
de lecture tient à la reconnaissance d'indices paratexuels patents (les titres des Livres)
qui vient informer la construction de la cohérence du texte, l'attribution de son champ
référentiel, I'actualisation d'un contexte. D'un côté, nous traquons des analogies
entre des formes musicales données, la passacaille et la fugue, et nous rendons des
42
conditions de possibilité de cette analogie, mais de l'autre. nous interrogeons les
conséquences esth6tiques qui se retrouvent dans l'oeuvre et dans notre interprétation
en mettant à jour l'appartenance de ces formes ii une esthetique baroque. Nous avons
donc le souci de considdrer des traits pertinents et structuraux qui appartiennent aux
formes musicales qui font alors figures de procédé d'écriture mais aussi de décrire
comment cela vient fonder notre appréciation des oeuvres. Mais revenons à notre
historique afin de voir comment d'autres lecteurs ont approché les phenomènes de
transfert interartistique.

Thématisée. la musique se manifeste dans le texte par la description des


sensations, de la charge émotive qu'elle provoque, par une &cation de compositions
et de compositeurs (réels ou imaginaires), par le prononcement de jugemsnts et de
réactions portant sur la musique. Etudier le thème de la musique dans une oeuvre
consiste à relever les descriptions qui servent à la caractériser et,i'i partir de cette
caractérisation, il Ctablir son rôle dans l'oeuvre18. L'etude de la thtrnatique musicale a
donc comme but de rassembler les kléments du récit qui caract6risent l'objet musical
et de rendre apparente la signification de la thematique musicale dans l'oeuvre
littéraire. Ix thkme de la musique devient une structure d e contenu, non pas

l8 NOUS renvoyons aux travaux de Claude Bremond et en particulier à l'article


"Concept et thèmew (Poétique, No. 64, Novembre 1985, pp. 4 13-423). Bremond
choisit, afin de définir la notion protéiforme de rhème, de s'en remettre à
"l'opération intellectuelle d'extraction du thèmen(p. 4 16). Puisque le theme n'est
pas une "unité factuelle, objectivement présente dans le texte" (p. 421), il doit au
lecteur sa reconnaissance, voire sa constitution, en tant qu'unité de contenu.
seulement des occurrences, mais bien un lieu où le lecteur peut activer un contexte et
faire jouer ainsi le cadre de rkference musical. Ce n'est pas toujours ce qui arrive
puisque les critiques ne reconnaissent pas le travail du lecteur dans son appréciation du
contenu thematique.
Francoise Escal, dans la section "Musique et fiction" de l'ouvrage déjh cite,
6tudie la thématique musicale notamment chez Balzac et Sand. Selon eue,
l'enthousiasme de Balzac pour la cinquième symphonie de Beethoven et les passages
qui lui sont consacrés dans un roman comme César Biroteau sont revelateurs du rôle
important qu'elle joue dans cette oeuvre. Le thème triomphant de la h a l e de cette
symphonie est évoque et décrit à la fin de la première partie du roman où César atteint
l'apogée de sa popularité ainsi qu'à la fin du roman lorsque, après sa déchéance, il
retrouve son statut initial dans la société. A partir de cette présence discursive, de son
emplacement significatif dans le roman, Escal conclut que le thème de la symphonie
reflkte et renforce la thematique générale du roman, à savoir la lutte d'un individu
avec la societé et avec le destin19. Escal ttablit donc une interaction entre la présence
thematisée de la musique et la didg&sedu roman & partir d'une caractérisation
presentée dans les descriptions portant sur le theme de la symphonie. De plus, son
analyse se voit corroborée par une enquête historique qui montre en effet que le thème
de la symphonie tel que l'avait décrit Beethoven et tel qu'il a été compris par le public
parisien h l'époque contient l'idée de la lutte d'une volonté avec le Destin.
Consuelo de Georges Sand, qu 'Escal qualifie de "roman musical " , incorpore
une réflexion sur la musique dans un cadre fictionnel: la vie et les aventures de
--

19 Escal propose, de plus, que l'évocation récurrente du theme de la symphonie


présente une analogie formelle avec le fonctionnement d'un theme musical. Ce theme
joue un rôle unificateur au niveau de la diégèse: "parce qu'il est récurrent, répété à
distance, parce qu'il rythme le récit de Balzac, [il] opère alors 2 la façon d'un thème
musical, comme une unité formelle." op. cit., p. 75.
44

l'héroine (Consuelo) et le monde des musiciens au dix-huitieme siècle dans les trois
hauts lieux de la musique 2 cette époque, Venise, Vienne et Berlin. La cantatrice,
dont le nom, Consuelo, rappelle le cantique espagnol en l'honneur de Notre-Damede-
la-Consolation, remplit sa mission d'artiste qui, par la consolation mystique de la
musique, lui permet de devenir un "intermédiaire entre la Divinité et le peuple"*O. A
travers le récit, la musique est représentée comme un langage primitif, antérieur à tous
les autres langages et qui etablit une communication immédiate passant outre
l'articulation d'un langage verbal. Le comte Albert, l'un des nombreux personnages
séduits par le chant de Consuelo, décrit cette communication médiatisée par la
musique:

La musique dit tout ce que l'âme rêve et pressent de plus mystérieux et


de plus 6leve. C'est la manifestation d'un ordre d'idées et de
sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer.
C'est la r6velation de l'infini ; et, quand tu chantes, je n'appartiens plus
à l1humanit6que par ce que Ilhumanite a puisé dans le divin et d'éternel
dans le sein du cr&teur2l.

Les lecteurs de ce roman, où L'on parle de musique et où l'on fait 'parler' la


musique par 1'entremise de I' effet qu 'elle provoque chez les personnages, se trouvent
face à une caractérisation de la musique en tant qu'expression du sublime et du
mystique telle qu'elle I16veiUedans l'âme romantique.
Lorsque la musique dans un roman est une présence thématisée, cette
manifestation discursive devient la base sur laquelle les lecteurs peuvent asseoir leur
interprétation de la signification musicale. En rassemblant les caractéristiques qui ont

20 Escal, ibid. , p. 77.


21
Consuelo, Editions de l'Aurore, 1983, tome 1, p. 384. Cité par Escal, op.
cir., p. 77.
été présentées dans les descriptions de l'objet musical, par exemple, les descriptions
du thème final de la cinquième symphonie de Beethoven dans César Biroteau ou la
valeur spirituelle de la musique vocale dans Consuelo, les discours tenus par les
personnages ou par le narrateur et les descriptions de l'effet qu'elle provoque chez ces
auditeurs, une interprétation de la signification de cette présence musicale dans le
roman peut se constituer. A partir de ces caractéristiques relevées dans le texte, le
lecteur peut ensuite faire des inférences sur le rôle de la musique dans l'oeuvre
littéraire, soit sur sa capacité 2 enrichir le travail interprktatif du lecteur ou dans un
autre registre, l'art poétique d'un auteur.
Cependant, il n'est pas toujours possible d'établir la signification et le rôle de
la musique dans une oeuvre litthire uniquement à partir d'une présence musicale
thématide, c'est-à-dire A un niveau immanent du texte. Dans son Proust ~ u s i c i e n ~ ,
Jean-Jacques Nattiez, ktudiant de manikre détaillée les passages consacrés la Sonate
et au Septuor de Vinteuii dans A la recherche du temps mrdu, indique que les
refkrences à des compositeurs et & des musiques non fictives sont r6vélatrices des
positions esthetiques de Proust. Les passages consacrés ii la Sonate et au Septuor de
Vinteuil aident à préciser le cheminement "spirituel" du narrateur et sa réflexion sur
l'oeuvre d'art; les refdrences à Debussy, à Wagner, et à Beethoven arrivent î'i des
moments précis qui marquent l'évolution de la quête du narrateur pour :'oeuvre d'art
idéale. Ainsi, en raison de la présence des refbrences à des compositeurs et à des
oeuvres musicales non fictives, Nattiez explique qu'il est important de considérer quel
a 6té pour Proust l'intérêt de ces musiques et de comprendre, par le fait même, une
esthétique plus globale dans laquelle la musique, par rapport 2 l'écriture et à la
narration, sert de "bon exemple" pour exprimer un point de vue qui depasse les

22
Paris: Christian Bourgois Editeur, 1984.
limites du roman. Il faut ainsi prendre en consid&ation les sources de l'auteur afin de
mieux comprendre la signification de la musique dans son oeuvre. Nattiez écrit:

Proust ne s'ingenie-t-il pas 2 nous donner des clefs tout en marquant ses
sources? Pourquoi un long dbveloppement sur Wagner, une série
d'allusions transparentes A La Mer de Débussy, une mention explicite des
derniers quatuors de ~ e e t h o v e n ? ~

Ces sources, nommées, permettent au lecteur de réactiver une conscience historique et


de prendre en considération l'importance de ces compositeurs pour l'écrivain et son
@que. Nattiez, musicologue et auteur d'ouvrages théoriques portant sur la
sémiologie de la musique, retrouve chez Proust une acuité musicale qu'il aurait su
exploiter et intégrer à son oeuvre. Il essaie de reconstituer la position de Proust par
rapport à Debussy, Wagner, Beethoven, et Schopenhauer, par le moyen d'écrits, de
correspondance et de faits historiques qui se trouvent en dehors de l'oeuvre littéraire
proustienne, justement parce que:

La signification d'un texte n'est pas seulement celle qui est construite
par son lecteur, mais aussi celle que lui a apport6 son auteur, et si,
comme l'a bien montre le linguiste Georges Mounin [...] c'est la
situation d 'un mot, d'une phrase, qui lui d o ~ sa
e signification, alors la
recherche de sources et de contextes bibliographiques ou textuels peut
s'avérer décisive pour la compréhension d'une oeuvre24.

Nattiez reconstitue "l'espace piétique, c'est-Mire 1'horizon à partir duquel


l'artiste, l'écrivain ou le philosophe élaborent leur propre conception du monde, leurs
propres id&, leur propre style"". Les recherches piétiques "font apparaftre la toile

Ibid., p. 24.
24 Ibid., p. 21.

25 Ibid. , p. 23.
de fond intellectuelle partir de laquelle I'écrivain a dabore son oeuvre propre"26.
Dans son analyse, Nattiez place l'oeuvre littéraire de Proust dans un contexte
historique et biographique, ce qui lui permet de mieux situer la signification de la
musique dans cette oeuvre. Il montre ainsi que les renvois 2 des musiques non fictives
permettent d'établir les idées particulières de Proust sur la musique et comment ces
idées sont intégrées dans ses oeuvres. Selon Nattiez, Proust 6voque ces musiciens
spécifiquementparce qu'ils représentent des idées particuli&reset pertinentes à
Recherche.

[...] le Narrateur o#re un parcours qui, le menant de Debussy à


Beethoven, lui permet de trouver dans la musique l'incarnation de l'art
dont Schopenhauer disait qu'elle pouvait "arrêter la roue du temps" et,
par conséquent, le mener a la vocation littkraire et à "la vraie vien2'.

Les références ces noms de compositeurs et leur musique deviennent, pour


Nattiez, des opérateurs de lisibilite privil6giés qui sont partie intégrante de la logique
de l'oeuvre. Par exemple, Debussy, selon lui, s'associe 2 un moment où la perception
de l'oeuvre est encore informe, s'inspirant de 1'impressionisme musical, tandis que
Wagner est utilisé pour caractériser la perception musicale d'un personnage - Swann-,
une perception qui associe les musiques que celui-ci b u t e à des Mnements extra-
musicaux. C'est, par contre, les derniers quatuors de Beethoven qui servent de
modèles pour exemplifier l'oeuvre d'art idéale. Les descriptions des différentes
b u t e s , avec celle des quatuors de Beethoven (notamment le XVIe) servant à qualifier

la r6vvélation de l'essence qu'il faut chercher A atteindre, agissent comme des bornes
qui permettent de préciser les traits esthétiques sur lesquels repose une certaine vision
de I'oeuvre d'art, et A 'programmer" la sensibilite nécessaire pour comprendre ainsi le

26 Ibidem.

27 Ibid.,p. 28.
roman.
Nattiez montre donc que la thhatisation de la musique chez Proust sert A
renforcer et à illustrer la thématique d'une quête de l'oeuvre d'art idéaie. A partir des
passages consacrés à la musique et des moments de la narration où ils apparaissent,
mais aussi ik partir d'une recherche musicologique et biographique qui permet d'établir
plus précisément la pertinence des oeuvres de ces compositeurs pour l'oeuvre de
Proust, Nattiez est en mesure d'dtablir la signification d e cette présence musicale et
d'enrichir ainsi son interprktation du texte.
Dans son analyse d'A la recherche du temps perdu, Jean-Louis Pautrot, quant
à lui, va audela du rephge des sources de musique non fictives". Tout en
reconnaissant le fait que les oeuvres de Beethoven, de Debussy et de Wagner
permettent de marquer le cheminement esthétique du narrateur, il maintient que:

Les réferences à des musiques non fictives donnent à entendre, mais


jamais assez précisément. L'oeuvre de Vinteuil, soigneusement gardée
dans l'ouate des longues phrases descriptives, est reconnue par le
lecteur pour ce qu'elle n'est pas, mais dont elle s'approche: Debussy,
Beethoven, Wagner. EUe se dérobe sans cesse parce que, a jamais
inaudible, elle suggère un au-delà de la musique réelle, comme les
oeuvres de Bergotte et dlElstir sont proches et lointaines des courants
artistiques de l'époque, comme la vérité proustienne se situe au-dela de
i~objet*~.

Selon Pautrot, l'objet musical jouit donc, dans l'oeuvre de Proust, d'un statut
ambigu, cultive afin de pouvoir donner lieu à des associations affectives, à ce qu'on
pourrait nommer, A la suite de Wittgenstein, des "airs de famillet'. Tout comme le
phénomène de la mémoire involontaire que la dégustation d'une madeleine provoque,
l'inter& pour la musique se tiendrait surtout dans le fait qu'elle est considérée comme
28
Genkve: Librairie Droz, 1994

29 Zbid., p. 140.
49

une expérience non réductible, qu'elle représente l'indicible, l'ineff'able. Elie doit
être vue comme alterité, différence: "La littérature semble utiliser la musique à la fois
comme inconscient et comme un lieu C'est ainsi que, pour ce critique, il
est important de reconnaître le statut privilégié de la musique en tant qu'objet à part et
unique. Sa position d i B r e de celie de Nattiez au sens où premièrement, il intègre les
musiques fictives, voire il les valorise et deuxi&mement,il n'oriente pas une
interprétation en fonction d'un contexte musicologique et historique. Il se sert aussi
de la présence thématique de la musique mais pour mettre en scène son rôle sur le
plan d'une expérience, d'une sensibilité et d'un affect. C'est pour cela qu'il la situe
au niveau de l'ineffable.
Mais, ne se limitant pas au rôle de la musique chez Proust, Jean-Louis Pautrot,
dans La Musique oubliée, étudie la thématique musicale dans La Nausée de Jean-Paul
Sartre, L'Ecume des iours de Boris Vian et Moderato Cantabile de Marguerite Duras.
Ses analyses visent B montrer comment la thematique musicale dans ces oeuvres est
investie d'expériences et de réactions affectives engendrées par la musique. Pautrot
considere la présence musicale dans ces oeuvres comme mettant en jeu "le statut
ontologique de la musique pour chaque &rivain"''. Selon une perspective
psychanalytique, il démontre que les expériences de l'écrivain investissent la
représentation de l'objet musical dans l'oeuvre. En partant de l'idée que les
reférences à la musique dans ces oeuvres font preuve d'un apport de sens par le biais
des pratiques textuelles de la metaphore et de la m&onymie, il reconstitue la charge
symbolique de cette présence musicale dans l'univers de l'auteur et de son oeuvre.
Selon lui, la musique entraîne un flot de projections metaphoriques et metonymiques

30 lbid. , p. 33.

31 Ibid., p. 32.
qui contribuent à ëtablir sa signification. EUe est comme une sorte de "Son" signifiant
qui affecte, par sa seule mention, le lecteur et l'oblige d'une certaine façon A lire de
manière flottante.
Dans les oeuvres qu'il analyse, il s'agit d'une conception de la musique
investie de certaines qualités irréductibles mais que l'écrivain peut exploiter en
c o n f h t à la musique un rôle symbolique. Comme l'indique Pautrot, la musique
exerce une fascination sur les écrivains justement parce qu'elle est altérité et permet de
rendre compte de l'expérience de l'ineffable et de l'inconscient. Il écrit:

Cette étude porte sur une période de la production romanesque dont


le début marque, avec Proust, les difficultés de l'être aux prises avec
l'étrangeté du réel. A mesure que le réel devient plus problématique,
que le langage ne peut intégralement en rendre compte, le reconstruire,
que le discoun ne coïncide plus ni avec le vécu, ni à plus forte raison
avec le monde, il est logique que l'écrivain cherche à incorporer 2 sa
parole des éléments h6t6rogènes comme !a musique. Ceux-ci, tout en
accusant les impossibilités de l'écriture, permettent aussi, de leur côté,
d'approcher la complexité du réel avec des moyens diffërents, $tpartir
d'autres regions de l'amalgame, c'est-&direqu' ils empruntent au réel
commun entre auteur et lecteur des ëldments susceptibles d'6tirer les
limites de l'oeuvre. Ces romans interrogent avant tout le suje3*.

Interroger le sujet travers la prknce thematide de la musique dans ces cas ferait
appel à l'analyse d'une subjectivité, d'un monde possible que seule l'évocation de la
musique, ayant un pouvoir sur les affects, permet d'englober. C'est la partie qui
ouvre sur le tout.
Nous voyons donc que la caractérisation de la musique dans le cas d'une
présence musicale thdmatisée se fait à partir d'une analyse des passages portant sur la
musique mais aussi s'effectue à partir d'une analyse du contexte mis en oeuvre par
51
cette présence, 2 savoir, une enquête biographique et historique permettant d'éclairer

la perception de l'objet musical. Nous remarquons dgdement que, lorsque ces


critiques s'interrogent sur le rôle privilégid de la musique dans ces oeuvres littdraires,
il y a désormais un recours à l'esthétique comparée qui leur permet de démontrer la
spécificité de la musique et d'expliquer son attrait pour la littérature. Dans les
analyses que nous venons de deployer, la musique, en mison de sa valeur artistique et
aussi en raison de sa nature langagikre et les problkmes que cela pose, est un lieu
pnvilégi6 pour atteindre la dimension artistique et esthetique de l'oeuvre. C'est
comme si les problèmes évoqués par la signification musicale ttait une zone franche et
qui permet de poser le problème de la signification esthétique, recoupant mais aussi
débordant les bornes romanesques.

Si la thkmatisation de la musique permet de la caracttkiser comme réceptacle


de l'indicible, de l'instaurer comme symbole où s'investit un questionnement du sujet,
ou bien de la présenter comme illustration d'un jugement esthétique, reflet et
renforcement de la thématique géntrale de l'oeuvre, elle peut, en outre, être
représentée dans une oeuvre par l'imitation de ses moyens d'expression. A la
différence d'une présence thématique, la présence formelle présente un problème
d'identification car il s'agit surtout pour le lecteur d'être en mesure de reconnaître
dans l'oeuvre litthire des modalités d'expression musicale. L'ouverture du lecteur
sur les dispositifs musicaux du texte peut se faire désormais par la reconnaissance dans
l'oeuvre iittdraire du potentiel sonore et rythmique du langage qui reltwerait d e
qualités musicales ou encore d'une organisation du materiau littéraire qui
correspondrait des formes ou 2 des techniques musicales. Dkjà, i?iun premier
niveau, cela suppose de la part du lecteur un plus grand travail interprétatif, un savoir
technique aussi - serait4 minimai - de la musique. Ce travail est plus grand du
simple fait que les occurrences dans le texte, à la différence d'une présence
thematique, doivent pour être identifiées faire l'objet d'un processus analogiquS3.

2.2.1 La musicalité du langage

L'exploitation des propriétés acoustiques et rythmiques de la langue est souvent


comparée aux modalités expressives musicales lorsque les qualités sonores du langage
sont d6veloppées au point où elles suspendent la fonction référentielle des mots. La
r@étition, la versification, l'assonance et la dissonance de phonemes, l'onomatopée,
les refrains, les rythmes syllabiques ou syntaxiques foumissent une information
auditive, et, sur ce plan, les lecteurs les rapprochent des pratiques musicales. Dans sa
catégorie "la musique du verbe", Escal souligne justement que l'on parle de musicalité
du langage lorsque ce sont les qualités sonores de celui-ci qui sont mises en valeur:

En effet, si on laisse le plan du contenu et qu'on passe au plan de la


forme, on doit commencer par accorder à la langue (aux langues) des
pouvoirs musicaux intrinsèques qu'il s'agit pour les poètes d'exalter
notamment en lib6rant les mots de l'emprise du sens reçuj4.

Lorsque l'aspect du langage qui est privilkgié est celui qu'on peut obtenir par
l'exploitation d'une qualité sonore du langage, on peut dire que le langage rejoint la

33 C'est au chapitre 3 que nous abordons en detail les enjeux de l'analogie dans
11interpr6tationd'une oeuvre musico-littéraire.
34
Escal, op. cit., p. 8.
musique par le biais de ses moyens de signification. Cela se rapproche de ce que nous
traitions dans le premier chapitre, la musique &nt le signe d'une expérience
physiologique. C'est le cas, pourrait-on dire, des poètes symbolistes qui cultivent
l'hermdtisme du poème pour réveler le pouvoir expressif inherent il la matériaüté des
mots. Lorsque Maliann6 remarque A propos de l'adaptation musicale de son @me
"L'Après-midi d'un Faune" par Debussy qu'il croyait l'avoir dé& lui-même, mis en
musique3', il est apparent que le poète assigne à son poème une valeur musicale aussi
puissante que n'importe quelle adaptation musicale. En effet, comme l'a remarque
Julia Kristeva dans son &ude de Mallarme, les transgressions des conventions
poétiques chez ce poète s'inspirent du musical:

Division du sens, de la proposition, du mot; perte de leur identité au


profit d'un rythme, d'une musique, d'une mélodie - ainsi se degage
des écrits théoriques de Mallarmé, le principe conducteur de sa
pratique. Qu'un tel travail découvre les lois inhérentes au
fonctionnement de tout langage, Mailarmé le suppose et le souligne &
maintes reprises. Il insiste sur le fait que cette ascience des lois
linguistiques. est immanente au vers depuis toujours, mais qu'eue se
manifeste plus encore, après Hugo, à travers la erise de versm. Car en
fait, la crise dont il s'agit se résume en la suppression des conventions
metriques ou prosodiques, culturellement acceptées pour restructurer
dficiellemenb la pulvérisation de la signification, de la proposition,
du mot; de sorte que désormais, ce sont les particularités potentielles
immanentes à la langue et plus particulièrement au discours de chaque
sujet, qui fonctionnent, sans artifice, pour articuler un nouveau
dispositif signifiant cette dialectisation du thétique qui inaugure toute
pratique

L'exploitation des qualités matérielles du langage, comme l'indique Kristeva,


correspond, dans la pratique poétique de Mallarmé, à l'articulation d'un "nouveau

35
Escal, ibid., p. 112.
36 Révolution du langage poétique, Paris: Seuil, 1974, p. 212.
54
dispositif signifiant'. Bien que ceile-ci relhve des "lois inherentes au fonctionnement
de tout langagen,elie est accentub par "la pulv6risation de la signification, de la
proposition, du motn. Cette exploitation d'un dispositif signifiant formel invite une
comparaison avec la musique, car, en autant que la fonction principale du langage
serait propositionnelle, privilegier la composante sonore pour la rendre signifiante
correspond aux dispositifs signifiants formels de la musique. Vouloir établir une
présence musicale formelle dans le langage poétique requiert donc de comparer le
langage à la musique et d'établir, entre ces deux systèmes signifiants héterogènes, un
champ commun, 2 savoir celui des rythmes et des sonorités. Ainsi, l'activation du
contexte musical, dans la mesure où il y a réflexion sur les moyens d'expression de la
musique et comparaison avec ceux du langage poétique, permet dt6tablir une
"présence musicalen dans I'oeuvre poétique. C'est revenir 2 un niveau où la
musicdie est fondatrice de tout langage et il n'est d'ailleurs pas innocent que Kristeva
utilise la notion de "choran pour désigner ce stade ontologique du langage littéraire.

2.2.2 IRS formes musicales

Outre les qualités acoustiques et rythmiques qu'elles ont en commun, la


littérature et la musique sont des arts temporels et dynamiques qui permettent une
organisation compositionnelle. C'est alors que les formes et les techniques musicales
et littdraires peuvent être reconnues comme partageant certains traits formels. Dans
certaines oeuvres littéraires, le lecteur est convie a faire ce rapprochement par une
indication explicite (présente dans le titre par exempIe)3? Parmi les formes musicales

37 Il se peut toutefois que d'autres motivations existent: voir par exemple la


les plus souvent évoquées, on retrouve la forme thème et variations,par exemple,
dans The Rine and the Book de Robert Browning, Variationen auf eine hoderlinische
-
Ode de Josef Weinheber analysés tous deux par C. S. ~ r o w d *ou
; dans
Variations Goldberg de Nancy ust ton^'; lafirgue: dans Fume de Mort de Paul
Celan; "DreamFuguewla troisième partie de The Endish Mail Coach de Thomas de
Quincey; Point Counter Point d 'Aldous ~ u x l e Les
~ ~Faux-Monnaveur~
; d'Andr6
Gide; lafonne soriufe dans El Acoso (Chasse 2 l'homme) de Alejo ~ a r ~ e n t i e r ~ ' ;
Travers& du Pont des Arts de Claude ~ 0 Bien~entendu,
~ il~n'est pas
. surprenant
que les préoccupations d'ordre formel qui se manifestent dans le Nouveau Roman et
dans le Nouveau Nouveau Roman aboutissent & un intérêt pour la musique et, en
particulier, p o u les possibilités de signification que présentent les formes musicales.
Nous y reviendrons plus longuement au chapitre IV.
--- - -

discussion 2 la fin de ce chapitre et au début du chapitre III (3.1 la mise en place du


contexte).
38
'Theme and Variations as a Literary Form", Yearbook of Comparative and
General Literature, 27, 1978, pp. 35-43.
39
Seuil, 1981. Dédié & Roland Barthes aprks sa mort, le roman raconte, à
travers les pensées de trente invités lors d'une représentation des Va~aîions
Goldberg, l'histoire d'un intellectuel céEbre qui avait ces& d'écrire, qui avait
renoncé au jeu d e la célebrité.
10
Voir l'essai de l.-L. Cupers, Aldous Huxley et la musiaue: A la maniere de
Jean-Sebastien, Bruxelles: Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985.
41
Voir les propos de Carpentier recueillis dans "Confesiones sencillas de un
escritor barroco" (publiées à La Havane dans la revue mensuelle Cuba, avril 1964).
42
Dans son article "Le Temps d'une sonate. .La Traversée du Pont des Ar- de
Claude Roy" dans Les bttres romanes, université Catholique de Louvain, XL, No.
1, 1986, pp. 4660, P. Vandervelde a souligné les affinités entre le roman de
Claude Roy (Paris: Gallimard, 1979) et la Sonate pour piano opus 111 de
Beethoven.
56
Les lecteun conviés B identifier des formes ou des techniques musicales dans
des oeuvres littéraires s'engagent sur une voie particui2rement difficile. Si la
littkrature a les moyens de décrire la musique et de l'exploiter en l'instituant comme
thkmatique, si les qualités sonores et rythmiques du langage poétique s'identifient
facilement et ont des pouvoirs musicaux intrindques, 6tablir la présence de formes ou
de techniques musicales dans des oeuvres littéraires requiert un investissement tout
particulier de la part des lecteurs. L'art musical connaît et exploite des formes et des
techniques par lesquelles la musique fonde sa spécificite. Cette spécificitk des formes
et des techniques musicales, rencontrée dans le cadre du discours romanesque, fait en
sorte que les lecteurs entrent en plein dans le jeu de l'alterité, de lthkt6rogénéitédes
domaines artistiques. Comment les lecteun sont-ils capables de reconnaître dans une
oeuvre littéraire des éléments musicaux tout B fait inusités dans le domaine littéraire?
C'est justement les opérations des lecteurs qui parviennent à ktablir la présence d'une

forme ou d'une technique musicale dans une oeuvre Iitteraire que nous cherchons à.
délimiter. Cette 'présence musicale', précisons-le tout de suite, ne peut être etablie
que lors de la lecture, moment où le lecteur choisit d'actualiser un contexte musical et
de s'interroger sur les moyens d 'effectuer des rapprochements entre l'oeuvre et la
forme musicale, c'est-Mire quand il fait jouer tous les possibles interpretatifs offerts
par la contextualisation de la musique et le type de referenciation qu'elle met en jeu.
Dans la section suivante, donc, nous examinerons les diverses approches auxquelles
ont recours les lecteurs afin de retrouver des formes et des techniques musicales dans
des oeuvres Litt6raires.
3. Les analyses de la musique comme modèle formel dans les oeuvres
Iittéraires

Afin d'éclaircir notre demarche et de la situer par rapport à ce qui vient d'être
dit sur la conception thématique et formelle des oeuvres musico-Litt&aires, nous
reconsidérerons le statut de la présence musicale en fonction de la tripartition propos&
par Jean Molino, ii savoir les niveaux pietique, immanent et esthésique, de façon à
bien demontrer pourquoi, dans le troisikme chapitre; nous privil6gions celle-ci.
L'enjeu de cette section est donc de développer la présence musicale selon sa nature
de modele formel mais en tant que œlui-ci est organisé par un lecteur donné, en
fonction de l'usage d'un contexte qui vient former et informer sa lecture.

3.1 L'approche poïétique

Le niveau pietique suppose une approche du texte, mais aussi de l'élément


musical, qui privilegie le contexte de production de l'oeuvre au detriment de son
niveau immanent et de son niveau esthésique. L'approche poiétique est fondée sur le
postulat que les conditions de production de l'oeuvre permettent d'isoler les intentions
de l'auteur et que ces conditions permettent d'ttablir, entre le texte et les intentions
auctoriales, une assise interpr6tative. Dans le cadre du sujet qui nous préoccupe, cette
démarche s'est traditionnellement penchée sur les relations qu'un Bcrivain pouvait
entretenir avec la musique, à savoir ses goûts pour certaines musiques, les musiciens
qu'il avait côtoyds, sa bibliotheque musicale d'une certaine façon. L'établissement
d'une influence de la musique sur l'écrivain justifie, pour un lecteur qui s'engage sur
cette voie, une certaine correspondance entre le domaine musical et l'oeuvre littéraire.
Mais, comme le souligne J. Molino, "l'interprète serait alors réduit aux cheminements
incertains d'une empathie qui devrait lui assurer la coïncidence avec une autre
c~nscience"~~.
Si cette approche est maintenant désuète et remonte au
"psychologisme régnant A la fin du siècle dernierwu, elie pose un danger p d c u l i e r
pour l'analyse des oeuvres qui manifestement semblent promettre, par des allusions
textueiles ou des commentaires paratextuels de l'auteur, la présence d'une structure
musicale dans un texte. Ayant pris en considération de tels indices, les lecteurs
peuvent vite (trop vite) conclure à l'existence d'une correspondance avec une forme
musicale, comme s'il y avait une nécessaire homologie, une inévitable "sympathie".
Le risque de vouloir imposer ii l'oeuvre une présence musicale basée sur les intentions
et les savoirs de l'auteur sans pour autant se livrer A une vérification d'une telle
interprktation sur l'oeuvre en question ne peut, de façon legitime, justifier le recours à
un modèle musical pour l'analyse de l'oeuvre45.
Ii faut reconnaître toutefois qu'en ce qui concerne une lecture en profondeur,
les d o n n h biographiques, historiques et musiculogiques jouent un rôle important

43
"Interpréter", L'intemrétation des textes, Cl. Reichler Ed., Paris: Minuit,
1989, p. 24.
44
Ibidem.
45
Voir par exemple l'article de Elinor S. Miller "Critical Commentary II:
Butor's Quadrude Fond as Serial Music" dans Romance Notes, XXIV, 2, Winter
1983, pp. 196-204. A partir de vagues ailusions Cmises par Butor et de la mention
de compositeurs sériels dans le texte, Miller entreprend une division du texte en
douze parties qui correspondraient aux douze sons de la gamme chromatique. Il est
difficile de voir cependant comment cette division éclaire le sens de l'oeuvre et
Miller elle-même avoue que cette division "is clearly arbitrary and different readers
might distinguish these differently" (p. 204). Si la division est purement arbitraire,
comment alors convaincre les lecteurs qu'il s'agit bien d'une influence de la musique
sérielle et non pas d'un p r d é 2 attribuer de manière plus globale 2 la litterature
d'avant-garde?
59
dans l'activation d'un contexte musical". Néanmoins, l'approche poiétique restera
essentiellement extrinsèque à l'oeuvre à moins que ces données ne fassent l'objet
d'une vérification quant à leur pertinence pour l'oeuvre en question. Une certaine
méfiance doit par conséquent être pratiquée en ce qui concerne l'analyse des termes et
des allusions musicaux en littérature qui n'ont, très souvent, qu'une valeur
ornementale ou une vague ressemblance avec l'usage des mêmes termes en contexte
musical, même s'ils semblent indiquer au lecteur une intention auctoriale et une
pertinence musicaie. Pour en donner un exemple, le titre du poème Symphonie en
blanc majeur de Théophile Gautier peut bien suggkrer au lecteur que l'auteur avait
l'intention d'evoquer la symphonie, cependant lors d 'une analyse rigoureuse, le poème
supporte mal une comparaison avec ce qui est strictement une symphonie4'. Le
parcours du textuel au musical n'est en effet pas automatique. D'ailleurs, comme le
souligne F. Escal à propos des titres musicaux de romans:

Il faut se méfier de titres trop prometteurs, où la précision apparente du


terme employe peut faire illusion. Il convient pourtant de se demander,
textes l'appui, si la musique peut intervenu dans la iittkrature comme
formant, s c h h e c~rn~ositionnel~~.

Il demeure cependant que, dans le cadre étroit de l'approche pci&ique, au niveau


biographique ou histonographique, ce type d'approche peut être utile pour établir le
contexte d'une sensibilité qui est, elle-même, associée une mentalité collective, un
Zkirgeist. Mais pour des raisons &identes, nous négligeons l'approche poïktique et

Mais elle doit se faire en toute prudence et être l d * 1%où elle apparaît, soit
dans la mise en contexte qui fait partie des savoirs du lecteur. Comme on le verra,
nous faisons intervenir, pour Pinget, certaines de ses données sans nécessairement
subordonner et enfermer notre analyse au contexte de production.
47
Voir Brown, Music and Literature: A Cornparison of the Arts, op. cit. ,p. 163.
60
considkrons que les faiblesses d'un ouvrage mmme celui de Nattiez est de refermer
son analyse sur la personne de Proust, negligeant ainsi l'interface entre texte et

musique.

3.2 Ltapproche immanente

L'approche immanente, elie, privilegie l'analyse des configurations textueiles


de l'oeuvre et le repérage des traces matérielles d'une présence musicale dans celle-ci.
Il ne s'agit plus de prendre pour acquis qu'une étude des sources de l'auteur ou de sa
relation particuli8re avec la musique pourra désormais rendre compte du rapport d'une
oeuvre Littéraire avec une forme musicale. PlutBt, dans la perspective d'une
vérification empirique, il s'agit d'analyser la manifestation de ph&om&nesmusicaux
dans le texte. Les intentions de l'auteur, le contexte biographique ainsi que la
réception de l'oeuvre et le rôle du lecteur sont donc mis entre parenthèses afin
d'analyser des 'traces musicales' dans le texte. Dans cette confrontation du musical et
du texte littéraire, les critiques entreprennent I'anaiyse du matériau textuel qui se prête
a une interprhtion musicale. En prenant comme point de depart des oeuvres qui
sollicitent l'apport d'un domaine artistique extérieur et hét&ogène, les critiques
peuvent ainsi fonder leurs analyses de la musique dans l'oeuvre littéraire sur des
occurrences textuelles et étudier les phénom&nesd'in teraction par le biais de ces
oeuvres.
L'analyse immanente d'une oeuvre littéraire où il est question de reconnaitre
une forme ou une technique musicales a donne lieu d'importantes mises au point
m6thodologiques. Les chercheurs oeuvrant spécifiquement dans ce domaine
s 'insurgent contre Le dilettantisme dont fait souvent preuve l'&de des rapports
interartistiques et émettent de sévères mises en garde. Elles se résument de la façon
suivante. Si l'objet d' &ude est principalement le texte littéraire, les critiques,
lorsqutiI s'agit d'y incorporer une reflexion sur la musique, doivent respecter la
spécificité des definitions musicales. Déjà, lorsque C. S. Brown, en 1948, se penche
sur des termes tels que leitmotiv, harmonie ou contrepoint qui ont un usage courant en
littérature, il en remarque les emplois abusifs et insiste sur la rigueur et la
circonspection avec lesquelles il faut aborder le traitement de ces notions dans le
champ des études musico-littéraires:

There are certain words which must be carefuliy watched in any


discussion of this nature, and hannony is one of them. The word has a
long and honorable history as it is sometimes applied to poetry, and if
this sense be clearly understood there can be no h m in referring to the
'harmony' or 'harmonies'of a poet's versification. The great danger
Lies in the ease with which unconscious puns are made: if poems m be
said to have harmony and the same statement can be made about
musical compositions, there is more than a remote danger of
uncritically jumping to the conclusion that poetry and music have
harmony as one of their common attributes. The fact is that when we
speak of harmony in poetry we refer only to general pleasantness of
sound, whereas when we apply the tenn musically we refer to the pitch-
relationships of simultaneously produced t o n e ~ ~ ~ .

Par le truchement de termes trop généraux ou inexacts, la comparaison


malmenée rend nulle toute tentative où il est question d'assimiler la spécificitk du
domaine musical au domaine litteraire. Un préalable h toute étude musico-littéraire
est donc la rigueur et la compétence musicale du critique Litthire. Ces conditions et
précautions servent a faUe en sorte que la spécificité de chaque domaine soit
respectée.
Dans l'approche immanente, cependant, il reste le problème de la 'trace'
49
C. S. Brown, Music and Literature: A Comoarison of the Arts, op. cit.,
p. 39.
62
musicale dans le texte littéraire. Comment, en fait, reconnaître les 'traces' d'une
forme musicale dans une oeuvre littéraire? St. P. Scher souligne que les critiques
doivent se rappeler que les rapprochements entre musique et littérature ne peuvent se
faire que sur le plan de l'analogie et non pas de l'identiteSo. La cons6quence de la
remarque de Scher est qu'en énonçant des correspondances entre les deux pratiques,
les critiques ne doivent pas oublier la problématique inherente i la comparaison de
domaines artistiques hMrog&nes. En effet, dans la recherche de correspondances, la
spécificite de chaque domaine est souvent pas& sous silence. Cette démarche impute
des traits musicaux un texte sans rendre compte du fait que c'est en effet le lecteur
qui effectue les rapprochements, qui parvient ii reconnaître des traits musicaux dans le
matériau discursif. Or, tout l'intérêt d'une étude interartistique réside dans le jeu de
t de la différence, c'est-%diredans la reconnaissance d 'une similarité
la ressemblance g
malgr6 l'écart qu'il y a franchir entre des domaines artistiques h6térog5nes. Ne
présenter qu'un &té de la médaille (la ressemblance), c'est non seulement appauvrir
I'analyse, on peut aussi se demander si les critiques ne sont pas dupes d'un mythe de
l'identitk. La démarche analogique est souvent critiqub de cette façon. Par
exemple, J.-L. Pautrot écrit que:

En depit des denégations de Scher, on peut se demander si la démarche


analogique ne masque pas le mythe de I'identitk, de l'un voulant se faire le
même que l'autre, mythe tendanciel qui n'apparaît pas, même pour un
Mallarme, comme la seule dynamique miusidm de 1'&nture5'.

Il faut donc reconnaître que l'identification d'une forme ou d'une technique


-- - - - --- -

50
Scher, op. cil., "No matter how similar literature and music may appear on
occasion, they are only analogous, never identical" p. 226.
51
La Musiaue oubliée, op. cil., p. 15. Nous reviendrons plus tard sur les
présupposés qu 'implique la démarche analogique.
musicales dans une oeuvre Littéraire dépend d'un transfert mhphorique ou analogique
et que ce transfert est effectuk autant dans le jeu des différences que dans celui des
similarités. La trace musicale est donc toujours le lieu d'un tel travail, et jamais une
mention directe, posée en soi. J. -L. Cupers le souligne lorsqu'il défend l'entreprise
comparative de son analyse de l'oeuvre de Aldous Huxley contre le constat d'échec de
certains critiques en ce qui concerne son recours à la métaphore:

Dans l'entreprise musico-litt&aire huxleyenne, il ne s'agit en aucune façon


de faire entrer le texte dans des moules musicaux préexistants mais, tout
au contraire, d'elaborer par tous les moyens possibles, une structure
textuelle, telle qu'elle simule la forme musicale. Il va de soi que cette
simulation ne figurera jamais une sonate ou une fugue 2 proprement
parler, qui sont des formes musicales, non des formes littéraires. Il s'agit
donc non de loger, comme h l'avance, une structure dissemblable &
l'intérieur d'un rnod&lepréconçu, comme si cela allait de soi, mais au
contraire de créer de toutes p i W une analogie de comportement et de
fonctionnement. L'erreur commune consiste à ne pas voir que, même là
où un écrivain, consciemment ou inconsciemment, (re)constitue, 2
l'intérieur de son art propre, des modules formels plus ou moins
semblables à ceux de l'art h&reinspirateur, il y a métaphore. La fugue
&nt une fois pour toutes une forme musicale, non une forme litteraire, il
y a donc toujours, de toute évidence, mouvement metaphorique, même
dans la transposition authentique où les traces inspiratrices sont visibles52.

La plupart des spécialistes qui font autorité en la rnatikre s'accordent sur le fait
que, lorsqu'il est question de revendiquer la présence d'une forme ou d'une technique
musicales dans une oeuvre littéraire, il s'agit plutôt d'établir une analogie, de
reconnaître la transposition de traits musicaux par des moyens littéraires, plutôt que
voir dans l'oeuvre litteraire la prknce réelle d'une forme ou d'une technique
musicales. Il si avkre cependant que les stratégies interprétatives qui permettent la
reconnaissance de ces transpositions ont rarement été interrogées. Cela tient
.-

52
J.-L.Cupers, Euteme et Harpocrate ou le défi litteraire de la musique, op.
cil., pp. 77-78.
64
probablement au fait qu'un lecteur spécialiste ne veut pas reconnaître son acte de
lecture, etant plus intéressé il montrer l'evidence "objective" de la forme qu'il déploie.
Mais, lorsque les lecteurs sont conviés à cunsiderer la nature des formes et des
techniques musicales et de faire le rapprochement avec le texte qui en o f i e une
représentation, ils doivent effectivement s'interroger sur la possibilité d'une
transposition d'un domaine artistique un autre. Comment apprehender ces
techniques et ces structures lorsqu'elles sont intégrées dans le discours litthire? La
représentation d'une forme ou d'une technique musicales dans une oeuvre littkraire
demande, en effet, de la part des lecteurs et des critiques, des opérations de transfert
métaphoriques ou analogiques. Reconnaître une forme musicale dépend en premier
lieu d'une connaissance technique des propriétés musicales; ensuite le lecteur doit
entreprendre le transfert de ces proprié& dans le domaine Littéraire. L'dtablissement
d'une présence musicale est ainsi précaire cause du fait que les propriétés musicales
doivent être représentées par des moyens qui lui sont h6térog8nes et conséquemment
métaphoriques.

3.3 l'approche esthésique

Afin de questionner la représentation Littéraire de formes et de techniques


musicales, il faudrait, selon nous, déplacer les perspectives piétiques et immanentes
pour considerer le texte musico-littéraire non pas comme objet signifiant immanent,
ou fruit d'une conscience et d'une intention externe à l'oeuvre, mais plutôt, du fait
même que le musical se présente au lecteur de façon metaphorique, comme objet
construit par les lecteurs qui activent un contexte musical afin de reconnaître cette
adaptation. J.-L. Cupers a reconnu ceci lorsqu'il compare la lecture d'une oeuvre
musico-littéraire au récit policier:
L'oeuvre musicelittéraire, pour prendre le cas du seul récit, se
présente, somme toute, comme une oeuvre policibq c'est-Mire un
récit qui se déploie en filigrane d'une histoire absente, celle de la
sonate, celle de la fugue, celle du rondo qui ont fourni le mod8le. Le
charme particulier qui se dégage de teiles confrontations, toujours
ambigu dans la mesure où le lecteur doit pouvoir Bucider les traces
d'une double appartenance, sans que pour autant le récit caché - la
forme musicale - se fasse ou trop ésotérique ou trop obvie, est bien
celui d'une &angeprésenceabsence de 1'art fr&reS3.

Du fait que le texte en lui-même n'est pas une fugue, une sonate ou une autre
forme musicale, les conséquences pragmatiques de cet acte de lecture ou de ce geste
interpr6tatif sont que le lecteur ne peut reconnaître les traces d'une forme musicale
sans faire intervenir dans sa lecture un contexte musical polymorphe (par exemple les
traits particuliers de la fugue, de la sonate) qu'il interroge et des opérations de
transfert m6taphorique où les traits de la forme musicale sont assirnilb des éîtments
textuels. En effet, ce n'est qu'en évoquant ce contexte externe et hétéroghe au texte
qu 'un travail inférentiel peut mener A la reco~aissanced'éléments musicaux dans le
texte. Les lecteurs doivent donc établir une association entre les traits de l'objet
musical et le texte en construisant un lien de ressemblance entre une articulation

53
lbid., p. 62. Cupers indique que cette reflexion s'est élaborée à partir d'une
communication de Claudia Stanger, ~Literaryand Musical Stnicturaiism : An
Approach to Interdisciplinary Cnticismm livrée lors de la IXe rencontre de LWrature
comparée à Innsbruck et publiée dans les Actes du iXe Congrès de l'Association
Intemationale de Littdrahire Comnarée, Innsbnick, Verlag der Universitât, 1981,
S.P. Scher & U. Weisstein (M.), pp. 223-227. Stanger, en effet, aborde bri2vement
le rôle du lecteur lorsqu'eile affirme que les etudes musico-littéraires doivent
reconnaître l'importance du "signe interdisciplinaire" qui regroupe la musique et la
Littérature. EUe écrit: "Lurking behind the literary text that employs music is the
presence of a pennanently hidden code, of non-present soundw(p. 226) et elle
conclut que: "the reader can only re-write the text as it should have been according
to the musical model, and uncover possible interpretations by dixovering the gaps in
the presence/absence of music" @. 227).
discursive et des formes et des techniques musicales. LB remarques de J.-L. Cupers
font écho h ceci lorsqu' il écrit:

Il est certain que le texte, précisément en tant que texte musico-


littéraire, ne peut s'engendrer, dans l'imagination de son lecteur, que
via le recours au modèle musical inspirateur. Or il s'agit bien, comme
nous l'avons vu précedemment, à la fois de créer du nouveau et de
tabler sur du présupposé connu. Il faut tout illa fois construire une
association et miser sur elle. Des interpr6tations suscitées dès lors dans
l'art littéraire même par cette étrange présence-absence de l'art frère
s'ensuit, dans le chef du lecteur, une sorte de réinterprétation mentale
indispensable. En effet, dans la mesure justement où l'oeuvre musico-
littéraire s'efforce d'evoquer quelque chose qui ne peut pas se
manifester tout à fait, 1'interprktation de la nouvelle apparence sensible
ne peut intervenir que pour autant que le lecteur récrive, en quelque
sorte mentalement, ce qu'il lit en fonction du modèle absent. Ce dernier
n'est rendu présent que par le biais d'un ensemble d'analogies
provoquées par l'usage de stratagèmes et de structures plus ou moins
inusités dans l'art littéraire et qui ont précisément pour but de lancer un
pont métonymique entre les deux artss4.

En considérant donc les strategies interpretatives qui rel8vent d'un texte lu en


fonction d'un modèle musical, nous résumons les opérations de lecture de la façon
suivante. Le contexte musical est activé par le !ecteur et est interrogk, dirigeant ou
structurant I'interpretation du texte. Ce üavail rekve de l'analogie dans le sens où un
rapport de ressemblance est établi entre des éléments provenant de domaines
hétérog5nes. Lorsqu'il s'agit d' une analogie entre musique et littérature, la spécificité
des techniques et des foxmes musicales joue un rôle structurant car il s'agit dlCtablir
des équivalences entre deux syst6mes signifiants, ce qui augmente le degré de travail
et de complexité qui est demandé au lecteur.
L'approche esthésique n'a pas encore d'histoire au sein de la tradition des

54
J.-L.Cupers, Euterpe et Harpocrate ou le défi litteraire de la musique, op.
cit., p. 83.
67
études musico-littéraires. Pourtant, la perspective du lecteur est implicite dans toute
&ude qui cherche à rendre compte de la représentation de l'objet musical dans
l'oeuvre litté&% En effet, les h d e s critiques entreprenant de relever une forme
musicale dans une oeuvre litteraire sont elles-mêmes des exemples de lecture en quête
du modele musical kvoqué mais absent ou 'transposé'. Il devient donc incontournable
de fonder l'analyse des oeuvres musico-littéraires sur une approche esthésique. Afin
de montrer le bien-fondé de ce présupposé - toute analyse d'une oeuvre musico-
littéraire repose sur un acte de lecture56 et comporte des opérations de lecture de type
inférentiel et analogique, nous dons considerer maintenant le travail d'un critique qui
a pris la fugue wmme modèle formel, mais nous allons faire ressortir ce qui, dans sa
demarche, appartient au lecteur.

3.4 Une analyse formelle: la fugue et le roman

Ainsi, nous présentons ici l'analyse de Guy Michaud dans laquelle une forme
musicale, lafugue sert de modèle explicatif pour tenir compte d'un fonctionnement
thématique dans la structure romanesque. Si, dans la partie théorique de son ouvrage,
cet auteur utilise une analogie entre la fugue et I'organisation thematique du roman en
général, l'analogie est reprise dans la deuxième partie de son ouvrage dans le but
- .-
- -

ss Sauf la conférence de Claudia Stanger (op. cil.) et les remarques que nous citons
de Jean-Louis Cupers, aucune étude portant spécifiquement sur le rôle du lecteur dans
les études musico-litthires n'existe à notre co~a~ssance.

56 On doit dire ici que cela n'est pas, comme on l'a vu au depart, propre A I'analyse
des oeuvres musico-littéraires, bien que celles-ci fournissent certaines opérations et
stratégies particuli2res, puisque tout texte pour qu'il existe suppose un acte de parole
ou de lecture.
68
d'iilustrer comment l'intrication des thèmes dans Les Faux-Monnaveur~d'André Gide
est comparable h la structure de la fugue. Les stratégies interprhtives r e l e v h dans
les propositions théoriques de cet auteur ainsi que dans son analyse empirique nous
fourniront l'occasion de mettre en évidence certaines caractéristiques nécasaires à la
construction d'une analogie etablie entre une forme musicale et un texte Littéraire ainsi
que les écueils qui se trouvent sur le chemin du critique.

L'oeuvre et ses techniuuesS7de Guy Michaud est un ouvrage de m6thodologie


litteraire qui porte sur la poésie, le roman et le the$tre. Comme l'auteur l'indique
dans son avertissement, ce livre provient de la réédition et d'une refonte d'un premier
ouvrage publie sous le titre Introduction une Science de la Litterature qui, en 1950,
lui avait permis de fixer par écrit l'essentiel de son enseignement. Quoique cette
&ude s'etende sur l'ensemble des productions littéraires, ce sera surtout la deuxième
partie, "Techniques du romann et, en particulier, le deuxi2me chapitre "La
constxuction de l'oeuvre" qui nous intéresseront car Michaud y propose une méthode
d'analyse du roman en fonction de trois modèles qui supposent un domaine artistique
hétérogène, soit: la tapisserie, la fugue et le tableau.
L'emploi de modèles chez ce critique a une fonction heuristique du fait que sa
ddmonstration ne vise pas à rendre compte d'une forme musicale comme telle mais
bien à illustrer, de façon plus manifeste, le mode de fonctionnement de l'oeuvre. Par
exemple, la tapisserie permet d'illustrer l'aspect le plus manifeste d'une oeuvre
romanesque, & savoir son intrigue. Le terme 'intrigue' implique, dit-il, une
intrication:

[...] de N s qui se croisent, les uns constituant la chaîne des diverses


destinées individuelles, les autres la trame des événements et des

'' Paris: Librairie Nizet, 1957.


situations. L'histoire humaine est ainsi faite wmme une tapisserie, de
la juxtaposition d'une infinité de points représentant la situation de
chaque individu à chaque moment du temps. Et ce n'est que par un
effort d'abstraction et de synthèse que nous reconstituons la ligne
apparente d'une action, tout de même que notre oeil perçoit d'un seul
regard les lignes et les figures qui se degagent de la t a p i s ~ e 5 8 .

On voit que la forme artistique hétémg&neest subordonnée à la pratique


narrative. Si la tapisserie représente de façon figurative le tissage d'une intrigue
romanesque, elle ne peut rendre compte "des relations, des proportions, du rythme"
qui s'en dégagent. Afin de mettre en évidence cet aspect de l'oeuvre narrative,
Michaud se rapporte la musique, et plus particuli&ernent à la fugue. Déji, parce
que la musique se deroule dans le temps, elle offre, selon lui, "des analogies plus
profondes". Le modèle de la fugue permet ainsi d'expliquer une structure thematique
complexe où les thèmes s'insèrent dans une dynamique regie par des rapports de
forces qui sont complémentaires ou s'opposent. Michaud écrit:

La plupart des romans présentent cependant une structure thématique


plus complexe. Le plus souvent, ce sont deux ou plusieurs themes qui
se superposent : par exemple, dans le Rouee et le Noir, l'amour et
l'ambition. Si la plupart du temps ces thkmes s'accordent ou se
renforcent mutuellement, il peut arriver aussi qu'ils se combattent,
créant ainsi des conflits intérieurs et des dissonances, telles les diverses
parties d'un choeur: il y a alors contrepoid9.

La fugue s'avère être, selon Michaud, un modèle de choix pour mettre en


évidence la cornplexit6 du fonctionnement thématique dans un roman. La notion de
conirepoint, eue, permet d'exemplifier le rapport dynamique entre les divers themes

58
Ibid., p. 128. Incidemment, dans un des ouvrages étudiés, soit le roman de
Laporte, on retrouve, pour rendre compte de l'écriture, le modèle analogique du
tissage.
59 Ibid., p. 129.
romanesques:

Mais a-t-on songe A tirer de cette analogie une méthode d'analyse,


c'est-A-dire il distinguer dans un roman, les thèmes essentiels et à les
définir, étudier comment ils se rependent et se correspondent, selon
quelles proportions et quel rythme,bref à dessiner la struchîre musicale
profonde de l'oeuvre? Il semble pourtant que ce soit là le seul moyen
d'en saisir avec une certaine objectivité, non seulement la beauté
formelie, mais les intentions multiples et la richesse vivante?

En comparant la structure d'un roman ik ceile d'une fugue, certains de ses


aspects tels que l'entrelacement des thémes, leur opposition et leur complémentarit6
sont ainsi apparentés à un contexte musical. Ce contexte permet au critique d'éclairer
le fonctionnement textuel à l'aide de phénomknes qui semblent plus évidents dans le
domaine musical que dans les phdnoménes discursifs. Par exemple, l'entrelacement
des thèmes, comparés au contrepoint musical, permet de degager le type d'interaction
qui peut exister entre les themes. Michaud effectue, en fait, une traduction du roman
en termes de fugue. il deiimite les thémes comme des lignes mélodiques, il les
superpose les uns aux autres et les distingue en termes d'opposition ou de

Enfin, le tableau, dans le systhme d'analyse klaboré par ce critique, sert à


illustrer le fait que l'oeuvre est éclnir4e par une certaine perspective. Et Michaud de
citer Gide: 'rolstoy, Martin du Gard] peignent des panoramas ; l'art est de faire un
tableau. Etudier d'abord le point d'où doit affluer la lumière ; toutes les ombres en
dépendent. Chaque figure repose et s'appuie sur son ombrew6'. Pour Michaud, le
tableau serait éclaire par un point lumineux, un principe implicite dans le projet de la
conception de l'oeuvre. En remontant en sens inverse la direction de l'éclairage p u

60
Ibid., p. 130.
61
Ibid., p. 132.
71
lequel l'oeuvre est présentée, il serait possible de dkterminer, selon lui, "le ou les
principes qui commandent toute 1'oeuvren62.
Il ne s'agit pas de juger ici du bien-fond6 des résultats auxquels aboutit ce
critique mais plutôt de s'intéresser à son emploi de l'analogie structurale, et plus
particuli&rementau modele de la fugue comme moyen de décrire certains éltrnents de
l'oeuvre romanesque. Pour cette raison, les objections qu'on pourrait faire l'kgard
des conclusions que Michaud se permet d'avancer ne feront l'objet d'aucune
intervention et nous nous concentrerons sur l'emploi du modèle comme moyen
d'analyse. Ce modèle, qui met en évidence une certaine organisation romanesque,
oMe donc, selon Michaud, l'avantage d'illustrer certains traits difficiIes ii
conceptualiser. Sans qu'il y ait nécessairement dans le texte litteraire une référence
qui oriente le critique vers l'utilisation d'un modèle, cette utilisation est simplement
justifiée par le fait que le modèle permet d'accéder à une meilleure compréhension du
fonctionnement textuel. On peut voir la la différence qui se met en place quand on
traite des oeuvres musiw-littéraires.
L'emploi de modèles comrne outil d'analyse est un procédt comparatif, mais
aussi analogique, par lequel modkle et oeuvre littemire sont confrontés. Pour que le
recours au modkle soit heuristique, il doit d'abord mettre en lumière certains traits de
l'oeuvre, mais ce recours au modèle demande à l'interprète une analyse des traits
particuliers du modkle et une sélection de traits communs ces deux entités. Le
mdble choisi et l'oeuvre littéraire sont donc mis en rapport par une activit6 critique
qui sélectionne certains traits comme étant analogues. Ii y a donc ce qu'on pourrait
désigner comme des opérations d'abstraction sur lesquelles nous reviendrons.
C'est le même ph6nomène qui a lieu lorsqu'est faite, dans une oeuvre

62 Ibid.,p. 133.
littCraire, une référence à une forme musicale. Cette référence incite le lecteur à
mettre en place un certain modhle (ia fugue par exemple) qu'il va mettre ii l'épreuve
dans sa lecture du roman. C'est en effet ce qui a lieu lorsque Michaud se livre 2
l'analyse des Faux-Monnaveurs. Son analyse des Faux-Monnayeurs ajoute cependant
une dimension supplémentaire à la simple interaction entre modele et texte, à savoir
celle d'une intentionalité auctoriale. Sans peut-être s'en rendre compte, ce critique
aborde la question du rôle de la reference musicale, en la renvoyant au problème de
l'intentionnalité auctoriale dans 1'&udedes rapports entre musique et litterature.
D'ailleurs, après avoir examine l'analyse que fait Michaud des Faux-Monnaveurs,
nous nous intéresserons plus en détail à. cette question: la question de l'intentionalité
doit être explorée pour etablir son rôle dans la reconnaissance d'une forme musicale63.
Mais, pou l'instant, nous allons retracer les Ctapes qui m&nentMichaud A ducider la
structure de la fugue dans le roman de Gide.

L'analyse des Faux-Monnaveurs commence par la présentation d'indices


textuels et paratextuels qui ont comme but de mettre en place ltint&êt de Gide pour la
musique et en particulier pour les fugues de Bach. C'est par le biais de ces indices
que Michaud introduit l'analogie musicale qu'il veut employer. Comme Nattiez pour

63 NOUSsoulignons que Française Escal entreprend elle aussi une analyse des Faux-
Monnaveurs qui repose 6gaiement sur un rapprochement par analogie avec la forme
fugue (Contrepoint: Musique et Iitthture, op. cit. , pp. 167-177). L'analyse dtEscal
diffère quelque peu de celle de Michaud et nous indiquerons ces différences en notes en
bas de page. Nous avons choisi cependant de présenter l'analyse de Michaud pour la
raison que celui-ci propose, d'une part, une analyse bas& sur une justification
heuristique et, d'autre part, sur la présence de réferences textuelles et paratextuelles.
Ces deux types de raisonnement ont l'utilité pour nous d'illustrer deux façons de mettre
en place l'analogie musicale.
Proust, Michaud choisit de légitimer le contexte musical en fonction de données
biographiques. Dans son analyse des Faux-Monnaveurs, l'auteur affirme que Gide,
dans son Journal des Faux-Monnaveurs, invite les lecteurs à voir, dans la structure de
son roman, les principes de la fugue. Prenant appui sur des extraits du Journal des

Faux-Monnayeurs qui vont dans ce sens, ainsi que sur le commentaire du personnage
central des Faux-Monnayeurs, Edouard, qui, dans cette perspective, devient une sorte
de porte-parole de l'auteur et qui fait allusion à L'Art de la fugue de Bach, Michaud
va ensuite montrer de quelle façon la structure des Faux-Monnaveurs suit celle de la
fugue.
Michaud souligne que, dès la première page du Journal des Faux-Monnayeurs,
en 1919, Gide écrivait : "Je suis comme un musicien qui cherche à juxtaposer et à
imbriquer, à la manière de César Franck, un motif d'andante et un motif d'allegro";
Ce "comme un musicien" de Gide est utilisé par Michaud comme une orientation, une
"instruction", qui justifie l'analogie que Michaud va mettre en place. Puis, dans une
des entrées du Journal de Gide, l'extrait suivant est repris:

Nombre d'idées sont abandonnées presque sitôt lancées, dont il me


semble que j 'aurais pu tirer meilleur parti. Ceiles principalement,
exprimées dans le Journal d%iouard; il serait bon de les faire
reparaître dans la seconde partie. Il serait dès lors d'autant plus
étonnant de les avoir perdues de vue, quelques temps - comme un
premier motif, dans certaines fugues de Bach?
A nouveau, on retrouve le comparatif "comme" dans "comme un premier
motif", qui suppose la ressemblance. Il ne s'agit pas d'identité mais bien d'analogie.
De plus, le commentaire d' Edouard dans le roman est une allusion directe qui incite le
lecteur il considérer le rôle de phénomènes musicaux dans le roman: "Cequeje

Journal des Faux-Monnayeurs, Paris: Gallimard, 1951, p. 790. Cité par


Michaud, p. 164.
voudrais faire, comprenez-moi, c'est quelque chose qui serait comme L ' A n de lu
figue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique serait impossible en
littérature"". Ainsi, selon Michaud:

L'idée de la fugue est donc pleinement consciente chez l'auteur des


Faux-Monnayeurs, et nous sommes non seulement autorisés, mais
expressément invités par lui à chercher comment et dans quelie mesure
il l'a mise en pratique66.

Puisque ces renvois à la musique et à L'An de lafigue ne précisent pas les


traits que partagent le roman et la fugue, il incombe à Michaud dfbtablirdes liens
entre les pistes mises en place par ces indices et l'organisation du roman. Michaud
etablit ce lien de la façon suivante. D'après lui, il y a de nombreux 'thèmes' ou
motifs présentés dans le roman: l'histoire de Bernard, sa Liaison avec Edouard, avec
Olivier, avec Laura dont il tombe amoureux; la bande d'enfants ddvoyés qu'on
suspecte de faussaires; le Comte de Passavant etc.. Ces nombreux 'fils' combinés par
Gide montrent dt5jja un mode d'exposition qui fait songer à "une savante composition
musicalen6'. C'est donc cette particulanté du roman que Michaud isole et qu'il
présente comme 'forme musicale' dans le texte. Michaud organise les nombreux
thèmes du roman selon une disposition fugale: sujet et contre-sujet, repense et contre-
réponse, afin de mettre en évidence les rapports qui existent entre eux, soit des
rapports antagonistes ou compl6mentaires.

65
Les Faux-Monnaveur~(1925), Paris: Gallimard, 1% 1, p. 243. Cité par
Michaud, ibid., p. 164.
66
Ibid., p. 164. Notons, dans cette assertion,que Michaud se sent presque
oblige de recourir A la "conscience" de Gide pour fonder son interpretation. Nous
renvoyons nos lecteurs à la critique de l'approche pietique et aux remarques de J.
Molino dans la section 3.1 de ce chapitre.
67
Ibid., p. 167.
Il identifie le sujet comme 6tant celui de la fausse-monnaie avec comme
contre-sujet Bernard et son dkpart de la maison familiale dans laquelle rkgne
l'hypocrisie. La 'r6pnse1 au sujet est le thème de la fausse-monnaie morale qui est
représentée par les personnages comme Vincent, Strouvilhou, Passavant. Dans une
fugue, la réponse suit le sujet et en est l'imitation sous une forme modifiée, - on
passe de la tonique à la dominante. La réponse du contre-sujet, ce sont les chercheurs
de la vraie monnaie au sens moral. Ainsi, tout au long du roman les themes des faux-
monnayeurs et des chercheurs d e vraie monnaie vont se derouler en contrepoinr.
Michaud commente:

On voit le principe d'unit6 adopté par Gide: il ne réside pas dans


l'intrigue, r6pétons-le, mais audela, dans la structure profonde de
l'oeuvre, dans l'idée à la fois tonique et dominante qui se répercute et
dont les échos se dpndent sur différents plans68.

On remarquera qu'il suppose "une structure profonde* musicale par rapport à la forme
romanesque, la musique contextudi& partir d'indices de nature auctonale,
devenant le fonds qui, selon Michaud, rend possible l'organisation romanesque.
Evidemment, pour lui, cette structure profonde est "objective" et n'est pas l'oeuvre de
sa lecture. Elle ne semble pas fonctionner comme l'ducidation d'une analogie, avec
ce que cela implique, qu'il aurait, en tant que lecteur, aménagée.
La reconnaissance d'une structure fbgale I'amkne aussi à dire que le thbme
central du roman est la problématique de l'art et de la réalité, qui se rattache aux
thèmes de la sincérit6 et du faudde la simulation en art. Cette idée s'exprime à
travers le journal d'Edouard qui, en r&iéchissant sur son propre roman qui doit
s'appeler Les Faux-Monnaveurs, prend le rôle, au moyen de la technique de la mise
en abyme, de prie-parole de Gide. Ainsi, Michaud voit, dans la déclaration suivante
d' Edouard, le sujet principal du roman:

J'invente un personnage de romancier, que je pose en figure


centrale; et le sujet du livre, si vous voulez, c'est précisément la lutte
entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire.
I*
-1
Je commence à entrevoir ce que j'appderais le asujet profond.
de mon livre. C'est sans doute ia rivalité du monde réel et de la
représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des
apparences s'impose à nous et dont tentons d'imposer au monde
extérieur notre interprétation particuli&re,fait le drame de notre vie
r 169

Michaud assigne à ce 'sujet profond' le rôle du thème central lorsque celui-ci


est joué dans le registre grave du pédalier de l'orgue et qui, selon lui, représente
l'essence des autres W m e s du roman. Le rapprochement du rôle du pédalier dans la
composition d'une fugue et du sujet profond tel qu'il est perçu dans le roman se fait
par des caractéristiques communes aux deux entités, à savoir que le sujet profond est
un thème qui:

.
[. .] s'harmonise donc successivement avec chacun des autres,
accompagne et souvent provoque la rentrée des divers motifs, et l'on
s'aperçoit vite qu'il est comme le support sur lequel est construite
1'oeuvre entikre70.
A travers le personnage d'Edouard et à travers les préoccupations esthdtiques que
celui-ci enregistre dans son journal, les différents N s de l'intrigue sont domines et
rassemblés. L'utilisation du clavier pédales dans une composition fugaie et le sujet

69 Les Faux-Monnaveurs, op. cil., p. 239 et p. 261. Cité par Michaud, pp. 165-
66. Il est interessant d e noter qu'on retrouve un même sujet central que dans le
roman de Laporte, & savoir des considérations, ici plus narratives, plus
traditionnelles, sur l'acte d'&rire. Comme si la stnicture fugale se manifestait dans
une thématique auto-referentielie.
70 Ibid., p. 170.
profond du roman sont donc liés par une fonction commune unificatrice7l.

Ce genre d'analyse un tant soit peu structuraliste, demontre les mêmes


faiblesses que l'on reproche ii un certain structuralisme soit, principalement, que le
mcxi&leutilisé dans l'analyse ne relève pas réellement d'une structure profonde de
l'oeuvre mais plutôt d'un moule imposé par le critique. Dans ce sens, l'analogie
musicale chez Michaud présente certaines embûches, à savoir que les mises en
parallèle sont effetuées de façon superficielle et font souvent preuve d'un manque de
rigueur en ce qui concerne les caractéristiques du domaine d'où l'on puise l'analogie.
Ainsi, par exemple, les caractéristiques de la fugue sur lesquelies l'analogie est basée
sont mentionnées de façon très sommaire, A savoir dans une note en bas de page72.
Bien que celle-ci mentionne les traits principaux de la fûgue, il semble tout fait
optimiste de penser qu'une simple note en bas de page puisse constituer une base
sérieuse sur laquelie fonder une telle analogie de structure, et ce, d'autant que la
disposition &gale est conçue comme une structure profonde, c'est-&-dire une structure
genérative plus génerale et plus universelle que les traits de surface. Selon nous, pour
qu'une analogie soit opératoire et convaincante, les klements qui constituent le
domaine de cornparaison doivent faire l'objet d'une explication rigoureuse et les
rapprochements doivent être rendus explicites en fonction justement de cette

71 L'analyse dlEscal etablit dans la partie médiane du roman de Gide, aux pages
235-246, une action suspendue, où s'élabore une discussion sur le roman dlEdouard:
"un moment de repos, propres aux confidences et à la réflexion, quelque chose
comme une grande pédale de dominante dans une fuguen (Contrewint: Musique et
littérature, op. cil., p. 174). Pour elle, cette partie fait office de "point d'orgue" et
va permettre ensuite B l'action de reprendre son élan et dans la partie finale du roman,
aux entrées des personnages de se resserrer ce qui évoque, pour elle, la strette d'une
fugue @. 176).
72
Voir dans l'ouvrage de Michaud, la note no. 1, page 30.
explication, de façon bien montrer les bases sur lesquelles se fonde l'analogie73.
De plus, l'analyse fait preuve d'un manque d'exactitude en ce qui concerne la
terminologie musicale. Par exemple, le terme leitmotiv est employé de façon très
vague pour montrer qu'un theme revient de façon insistantt?. Ce terme en musique a
cependant un sens précis et qui ne relève pas de la fugue mais plutôt d'un usage mis
en pratique par Wagner, à savoir, l'exploitation d'un motif attribué à un certain
personnage ou à une certaine idée dont la présence est soulignée par la musique. Dans
la construction interprktative de Michaud, ce terme est utilisé plutôt dans le sens
imprécis que lui a attribut la critique litteraire, et se trouve ainsi dilué par rapport à
son sens musical original. On retrouve ici une des faiblesses d6noncées par C. S.
Brown précédemment.
Par ailleurs, Michaud attribue parfois au même phénomène deux autres formes
musicales. Pour la combinaison des thémes, il va parler d'un rassemblement
wmparable A une symphonie7s. Ensuite, il évoquera "quelque chant gregorien tir6

Dans l'ensemble, l'analyse d'Escal a le mtnte de rendre explicites les traits


musicaux et Littéraires qu'elle met en rapport et de montrer les limites de ses
rapprochements.

74 Ibid., p. 171.
75
Michaud aurait ressenti le besoin de décrire la conclusion du roman non
seulement comme le point culminant d'une fugue, mais aussi comme le
rassemblement en force des instruments de l'orchestre symphonique. Il nous semble
qu'introduire ensemble la symphonie et la fugue pour décrire un même phénombne
n'ajoute rien à la clarté de l'explication de Michaud. On lit à la page 167:
On voit avec quel art Gide a combine et disposé sa tapisserie, esquissant
un dessin, puis un autre, les reliant successivement deux par deux, puis
enfin les rassemblant tous vers la fin de l'oeuvre, comme en une
symphonie.
En une symphonie, ou plutôt en un finale de fugue : en effet, par sa
disposition, ses alternances, son rythme, l'intrigue ne nous faitelle pas
déjà songer à une savante composition musicale?
d'un vieux Cet emploi flou de termes tirés du domaine musical, surtout
lorsque le critique a en vue de faire une analogie heuristique avec celui-ci ne peut que
remettre en question les compétences musicales du critique et rendre confuse la
pertinence de l'analogie.
Enfin, une dernière question s'impose. L'AH & lafugue est un ensemble
composé de fugues et de pr6ludes dans lequel Bach entreprenait d'exploiter de maniere
systématique les vingt tonalités devenues possibles sur le clavier par 1'6tablissement du
principe du tempérament égal. Il faudrait se demander si I'aüusion 2 L'An de la
fugue dans le discours dlEdouard ne porte pas sur l'oeuvre précise de Bach plutôt que
sur la structure singulike d'une fugue. Michaud ne r6fute pas cette possibilite qui,
pourtant, pour un lecteur attentif, pose un problème d' interprdtation et demande d'être
considérée sérieusement. En effet, il n'est pas impossible de concevoir Les Faux-
Monnayeurs comme une transposition de L'An de la Fugue dans laquelle la
multiplicite des themes et leur intrication seraient envisagées comme l'exploitation des
relations chromatiques et harmoniques de la gamme tonale. Si Gide propose à travers
son personnage, Edouard, que le .sujet profond. de son roman est en fait "la rivalité
du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons"", le roman ne
pourrait4 pas être, comme L'An de la Fugue, l'exploitation des ressources d'un

- --

A la page 172, il inverse la hiérachie des termes et écrit:


Alors la fugue reprend, allegro con MCO.Mais ici elle n'est plus
seulement harmonisée: elle est orchestrée, elle n'est plus qu'un support
pour le déchaînement des forces. [...] Dès lors, le mouvement
s ' a c d k e , chaque chapitre juxtapose plusieurs motifs, j usqu 'au banquet
des Argonautes, où l'on trouve le point culminant de la symphonie.
76
Ibid., p. 169.
Il
Les Faux-Monnayeurs, op. cil. , p. 261.
médium (ici le roman) pour explorer le potentiel de la réalité?78

Nous mettrons pourtant de côté les diffkents problbmes que nous venons de
soulever, pour nous intéresser plutôt Zi la démarche analytique de Michaud, h savoir
celle qui rend possible les pamU€ks entre des phénomenes musicaux et littéraires.
Lorsque Michaud emploie l'analogie de la fugue comme illustration générale du
fonctionnement thématique dans un roman (sans qu'il y ait de référence explicite à la
fugue), il justifie l'emploi d'un modkle par le fait que celui-ci permet d'expliquer et
d'illustrer ce fonctionnement de façon plus claire. L'analogie de la fugue dans ce cas
a pour Michaud une fonction purement heuristique: les caractéristiques d'intrication et
de rapport entre les thèmes permettant de mettre en évidence le fonctionnement
thematique d'un roman. Cela représente pour nous une démarche heureuse dont nous
prendrons en compte les implications théuriques quant à I'exploitation de notre
Corpus.
En ce qui concerne l'analyse des Faux-Monnaveurs, nous avons vu que
l'analogie musicale est premihrement justifiée par Michaud par un recours aux écrits
de l'auteur ainsi que par la référence à l'An de la Fugue de Bach qui est placée au
centre du roman. Nous venons de voir que, en ddpit des indices orientant une lecture
- - . - -- -

'8 Escal, quant à elle, ne met pas non plus en question le Lien entre L'Art de la
Fugue et le roman. Cependant, sans tomber dans l'embûche des g6nkralités et de
1'inexactitude des termes musicaux, 1'analyse d ' Escal délimite ce qui est proprement
le rôle des phénomhes musicaux et les limites d'une transposition dans le domaine
littéraire. Par exemple, elle souligne que la sirnulta.nt5it6 des voix dans le contrepoint
est représentée dans le roman de Gide par un effet d'alternance et de contraste entre
le thème de la réalité et celui de la fiction (ou de la sincérite et de la fausse-
monnaie); le caractére proprement vertical du contrepoint devant être sacrifié. De
plus, selon elle, la combinaison des intrigues se rapproche plutôt dufugato, "en ce
que ce dernier n'est pas astreint la construction rigoureuse de la fugue : le roman
d e Gide, pourrait-on dire, est en style fugut, ou encore traité de loin, dans le style
de la fugue" CContrepint: Musiaue et litterature, op. cit., p. 177).
81
sur l'An de lafugue comme telle, Michaud n'utilise pas celleci en soi pour organiser
un cadre de référence son interpretation. En outre, nous remarquons que malgré
l'assurance de ce critique que le modkle de la fugue soit apte à rendre compte des
d6veloppements thematiques complexes dans les romans, il légitime son interprétation
à partir de l'intentionnalite de l'auteur, soit simplement qu'une telle conception du
roman entre dans les projets de l'auteur: les indications de Gide lui foumissent un
fond qui oriente son illustration du roman en termes d'une fugue.
La question que nous nous posons est de savoir pourquoi Michaud a besoin de
rendre explicites les intentions de l'auteur, c'est-à-dire le fait que celui-ci ait vu dans
la structure de la fugue le moyen d'organiser son roman? Recourir aux intentions de
I'auteur servirait vraisemblablement à présenter un point de départ, une piste à partir
de laquelle il serait possible de suivre la vision de l'auteur et de mettre en évidence
son fondement dans la pratique textuelie. Il semblerait donc que les réfkrences au
domaine musical, qu'elles soient textuelles ou paratextuelles, jouent un rôle capital
dans la mise en place de I'analogie. Mais la justification ultime procède de l'analyse
textuelle et son intérêt tient du fait que l'analogie de la fugue est utile pour rendre
compte d'une structure romanesque complexe. Il ne faut pas oublier que, au delà de
l'exemple des Faux-Monnayeurs, Michaud veut demontrer la relation heuristique
entre deux pratiques artistiques hétérogènes, sauf qu'il subordonne 1' une par rapport à
l'autre. Si l'on fait intervenir le modtle de la fugue, "la structure interne du roman,
si complexe au premier abord, devient à l'analyse d'une lumineuse simplicit6" écrit
Mi~haud'~.Cette dkmarche nous ramème A la fonction heuristique de l'analogie qui
permet de mettre en evidence une structure textuelle .

79
Op. cil., p. 170.
82
L'&de de Michaud passée ici en revue illustre les rapports entre une oeuvre
romanesque et une forme musicale par le biais d'une analyse d'un contexte musiml
(celui de la fbgue) et par le biais de sa présence matérielle dans le texte, de ses 'traces
musicales'. Le contexte musical oriente l'interpr6tation de l'oeuvre du fait que la
lecture du texte est faite, pour reprendre les mots de J.-L. Cupers, en filigrane du
contexte musical et que certains éltments de chaque domaine sont séléctiomés afin de
pouvoir dtablir un rapport de ressemblance.
C'est la problématique de la reconnaissance d'une forme musicale dans un

objet littéraire qui a motive la présente dtude sur les operations qui ont lieu lorsque les
lecteurs sont confrontés 2i un renvoi au domaine musical. En examinant la position
des lecteurs, nous voulons éclaircir certains aspects de ces opérations et, de plus,
interroger une problématique inhérente au renvoi interartistique, celie des
'représentations' qui ont lieu entre domaines artistiques hétdrog&nes. Le chapitre
suivant porte sur les stratégies référentielles qui incitent les lecteurs à tenir compte du
contexte musical. Après avoir consider6 ce seuil qui constitue une ouverture sur le
domaine musical, il s'agira d'examiner le travail du lecteur qui s'intéresse 2 suivre la
piste d'une analogie musicale, la sélection de traits musicaux pertinents pour I'oeuvre
en question et la reconnaissance d'un lieu commun qui permet de lier la musique et la
littérature.
Chapitre IIX

L'approche esthésique: analyse interartistique de la forme


musicde cians 1' oeuvre litthire

A partir des strategies d'interprétation présentées dans l'analyse des Faux-


Monnayeurs de Guy Michaud, nous aimerions maintenant gén6raliser la mise en
rapport d'un texte littéraire avec le domaine musical et en venir à des considérations
conceptuelles sur les conditions de possibilité de notre acte de lecture. L'étude que
nous venons de présenter montre que la reconnaissance d'une forme musicale dans un
texte littéraire rel&veen fait d'une opération de lecture qui met en place un contexte
musical afin d'obtenir la cohdrence d'une pratique textuelle. Les opérations
effectuées lors de cette lecture peuvent être divisées en deux étapes successives. La
première peut être considérée comme une sortie du texte, moment où le lecteur tient
compte du contexte musical avec lequel il va mettre le texte en relation. Ce contexte
peut provenir de diverses sources - journal de l'auteur, mention dans l'oeuvre,
impression d e familiarit6 du lecteur. Nous consid6rons ce moment il la fois comme
ayant une fonction strategique qui oriente l'interprétation du texte, et comme mettant
en place une tension relevant du caractère rnetaphorique et interartisque du contexte
musical. La deuxieme étape est celle qui constitue la reconnaissance d'une forme
musicale dans l'oeuvre litthire. Ce stade4 comprend une mise en rapport de traits
relevant du domaine musical avec ceux du texte IiMraire.
Dans le cadre d'une réflexion eschdsique, nous considérons le procès
d 'interaction entre texte et musique en tant que relation métaphorique et analogique.
Notre premier intérêt à l'égard de la notion de métaphore est tout d'abord en tant que
phénoméne de transport (méta-phorein) où l'écart, l'altérité entre deux entités
84

hétérogènes, établit une tension qui demande une résolution. Ce travail en est un de
traduction, autre terme qui suppose le déplacement, ou de translation. Ensuite, nous
considérons le travail de la ressemblance dans la relation m&aphorique, travail qui
permet d'établir des similitudes entre deux domaines hétéroghes. L'analogie (a-
logos) permet la formation conceptuelle et cognitive chez le lecteur d'un objet concret
ou d'une chose mentale qui transcende, par la comparaison, les différents supports
sémiotiques et discursifs.
A partir de cette interrogation des opérations propres à la métaphore, une
question fondamentale devient apparente: comment en effet est4 possible de
comparer les divers supports sémiotiques et discursifs qui font la spécificité de chaque
modalité artistique? En fait, la question qui se pose est plus fondamentale et rejoint ce
que Scher a déjja mentionné au sujet de la distinction entre identité et correspondance.
Quand on observe les différentes démarches critiques que nous avons explicitées, on
s'aperçoit qu'il n'est pas fait mention du problème de fond auquel est confronté le
lecteur, à savoir que pour réduire l'écart entre les deux domaines h&érogknes, il doit
entreprendre un certain nombre de dbplacements, ce qui est pour nous l'essentiel de la
métaphorisation et de l'analogie wmme figure de pensée. Il doit aussi, à 1'aide de
toutes sortes d'indices, se doter d'un contexte qui permette de comparer des élements

provenant du cadre de rtiférence de l'oeuvre mais aussi du contenu et de la forme que


la "présence musicale" occasionne. Mais fondamentalement, il est aux prises avec les
opérations cognitives propre A la rnttaphore et l'analogie, opérations qui sont à la fois
simples et complexes. Simples dans leur mode de fonctionnement, complexes dans
leurs réalités concrètes. Ce sont ces opérations qui déplacent ce problème de
traduction vers une activitk de nature symbolique et fondent des processus abstraits.
Afin de faire ressortir cet aspect des conditions de possibilité de la lecture des oeuvres
musico-littéraires, nous nous sommes seMs du concept de forme symbolique, tel
85
qu'élaboré par Ernst Cassirer et repris par Jean Molino, qui permet de considérer les
diverses productions humaines en tant qu'activité symbolique. C'est justement sur les
bases d'une fonction symbolique, commune aux diverses manifestations artistiques,
que nous reprenons la discussion des opérations metaphoriques.

1 LR rôle du contexte

Avant de deployer ces opérations, il nous apparaît important de revenir sur le


contexte dans le cadre d'une approche esthésique. L'enjeu ici est de donner une
nouvelle version du contexte, fort de ce que nous avons vu dans le premier chapitre,
en ayant en memoire comment celui-ci intervient toujours dans 1' interpr6tation d'un
texte et d'une trace musicale.

1.1 La mise en place du contexte

Un lecteur qui tient compte des réferences à la musique peut orienter ce texte
vers un champ hetdrogkne. Il s'agit là d ' un mouvement de 1' intérieur (du texte) vers
l'extérieur (ie domaine de la musique). Le renvoi au domaine musical fonctionne
comme embrayeur qui amtne le lecteur à incorporer, dans sa lecture, de nouvelles
perspectives ou un nouveau savoir. La rdférence est une flèche qui pointe vers
l'ext&ieur, vers un nouveau réseau de significations1. Il s'agit dans ces w d'un

t Nous n'excluons pas la possibilitt qu'un rapport entre texte et forme


musicale soit dtabii autrement que par le biais d'une réference. Le recours au
contexte musical peut en effet avoir lieu parce que le lecteur retrouve, entre texte et
forme musicale, un quelconque air de famille. Le contexte musical peut encore être
activé lorsque, en présence d'un certain type d'innovation litteraire, le lecteur
cherche des modeles qui lui permettront d'expliquer le fonctionnement du texte.
C'est le cas notamment pour certaines lectures du roman de Robert Pinget dont nous
tenons compte au chapitre 5.
86
phhomène de transport ou de changement de domaine, c'est-à-dire que les élements
textuels sont maintenant mis en rapport avec des referents musicaux.
La prise en compte du domaine musical requiert donc l'intervention du lecteur
qui, s'il doit faire des inferences en ce qui concerne la présence de la musique dans le
texte, fera appel & ses connaissances musicales. Cette activité doit être reconnue

comme relevant d'une volonte du lecteur et peut être rangée dans le cadre de la
lecture en profondeur en autant qu'il y a recours 2 un savoir extérieur et spécialid.
En effet, I'actuaiisation de ce savoir et sa mise en rapport avec le texte dépend des
compétences du lecteur et de sa disposition à mettre en rapport la musique et la
littérature. Le lecteur peut abandonner l'enquête, trouvant que le domaine de la
musique et de la littérature ne peuvent être comparés ou encore, comme dans le cas
d'une lecture superficielle, peut ne pas suivre les pistes présentées par certains indices
textuels ou paratextuels.

1.2 Identification et interprétation

Le contexte aura une influence déterminante en ce qui concerne la lecture du


roman. L16l6mentcontextuel est toujours présent en tant que toile d'arrière-fond
contre laquelle est placé le texte. Il faut tenir compte d'un mouvement oscillatoire
entre celui-ci et le texte, un mouvement qui forcément influence I'identification et
l'interprktation des 616ments textuels. Le corps du roman, les mots et leur
disposition, leurs significations seront le lieu d'une recherche, d'une exploration de la
part du lecteur qui prend en compte nécessairement les contextes dans lesquels se situe
le texte. Une interaction a lieu entre ces contextes et les éléments textuels. Les
conditions de production, les réferences musicales ou les ressemblances (cet air de
famille) ddtectées par le lecteur mettent en place un contexte qui guidera
I'interprhtion du texte.
Afin d'illustrer comment l'interpr6tation d'une oeuvre depend de facteurs
contextuels, nous reprenons ici un exemple utilisé par le philosophe Arthur Danto qui
a beaucoup écrit, selon le point de vue de la philosophie analytique, sur les problèmes
du langage et de l'esthétique2. Ii présente le cas hypoth6tique de deux artistes à qui
l'on commande chacun une toile pour l'inauguration d'une bibliothèque des sciences.
On leur demande une oeuvre dans un style contemporain qui serait censée représenter
des lois célèbres dans l'histoire des sciences. Le directeur artistique du projet

demande l'artiste J d'illustrer la troisieme loi du mouvement des corps des Principia
de Newton et à l'artiste K d'illustrer la premikre loi du mouvement des corps.
Comme les deux artistes sont des concurrents de longue date, ils se défient l'un de
l'autre et chacun travaille dans le plus grand secret. Le jour du vernissage, les
tableaux sont dévoilés devant le public et tout le monde est étonné de voir que les
deux toiles sont identiques. Chacune est cornposée d'une toile blanche divisée par une

ligne horizontale :

figure 1
2
Cet exemple redessinb se trouve dans The Transfiguration of the Cornmonplace
;A Philoso~hvof Art, Cambridge, Massachusetts :Harvard University Press, 1981,
pp. 120-124.
88
L'exemple de Danto seri à montrer le fait que ces toiles d'apparence
indiscernables font l'objet d'interpretations tout à. fait distinctes. Dans la première,
illustrant la troisième loi de Newton qui dit que chaque action a une réaction égale et
opposée, l'artiste J explique que deux masses sont représentth où l'une pousse sur
l'autre avec une force proportionnelle et opposée. Par contre, la premikre loi de
Newton, passant maintenant illa toile de K, indique qu'un corps en repos restera en
repos puisqu'un corps en mouvement bougera en ligne droite il moins que des forces
viennent déranger son mouvement. L'artiste K explique que sur sa toile une ligne,
représentant le mouvement d'un objet, vient diviser I'espace montrant qu'en absence
de forces agissant sur l'objet, la ligne reste droite. S'il y avait eu des forces en jeu, la
ligne serait inclinée dans une direction ou une autre.
En ce qui concerne la toile de J, on a affaire à des masses, où la ligne
horizontale est une marque de jointure tandis que dans la toile de K, il n'y a pas de
masses mais un espace vide traversé par le mouvement d'un objet qui ne définit
aucune frontikre, aucune jointure dans l'espace. La première toile est statique et la
deuxième dynamique. Cet exemple rend évident le fait que, bien que les toiles sont
indiscernables visuellement, les éléments qui les constituent sont identifiés
différemment et des fonctions distinctes leur sont attribuées.
Mais, en outre, cela permet que l'oeuvre, en tant qu'objet immanent,
ne suffit pas pour mettre en place une interprétation. L1interpr6tationd'une oeuvre
est déterminée par une instance exterieure. Si les interprttations que suppose Danto
sont faites à partir d'un seuil poietique par rapport à la construction de l'objet
pictural, ce qui reprend en partie le travail de G. Michaud qui utilise le Journal de
Gide pour rendre compte de la structure de la fugue des Faux-Monnayeurs, son but
n'est pas d'insister sur le fait qu'il faut remonter à un seuil gknétique mais plutôt de
mettre en évidence cette instance extérieure qu'implique toute interprétation et qui
89
détermine la sélection, l'identification et les fonctions des éléments de l'oeuvre. Le
rôle dynamique de cette instance est ce que Danto appelle une transfigurorion, c'est-à-
dire le lieu d'une interpr&ation qui demande une identification des 616ments de
l'oeuvre, les faisant passer d'une simple reconnaissance visuelle (ce que serait une
description neutre de l'objet) à la logique d'une interprétation. Le déplacement, à
nouveau, est marqué par le préfixe 'trans' .

To see an artwork without our knowing it is an artwork is comparable


in a way to what one's experience of print is, before one leanis to r a d ;
and to see it as an artwork then is Like going fiom the realm of mere
things to a realm of meaning3.

Comme on le voit dans cet exemple, la mise en contexte fonctionne comme un


pont, pont qui peut élargir, guider et même derouter le sens de la lecture. La mise
en place du contexte a donc une fonction stratégique dans la mesure oii, comme nous
l'avons vu plus haut, elle oriente l'identification et l'interpr&ation des éIérnents de
l'oeuvre. Pour reprendre les mots de Julia Kristeva lorsqu'eile se penche sur la
question des refdrences et de l'intertextualité : "ddracinées de leurs contextes, ges
réf&rences] renvoient ii leur lieu non pas pour s'y identifier, mais pour l'indiquer et
l'ajouter à cette infinite travailleuse dont eues sont les scansionsn4. L'interprète
tient compte donc des 6lkments mis en place par le contexte 6voqut et la lecture du
texte est maintenant orientée stratégiquement par l'intermédiaire de ces é1Cments.

Danto, ibid.,p. 124.


4
J. Knsteva, Semeiotiki?. Recherches pour une sémanalvse, Seuil, 1969, p. 333.
1.3 Le rôle de la rnétaphorisation dans la mise en contexte

La nature du contexte est de faire prendre en compte un &ment extérieur et


hétérogène, un savoir qui vient entraver ou parasiter l'acte de lecture. Cet élement
extérieur qui est, dans le cas de certains contextes, métaphonque5, est de nature
tensio~elleétant donné L'espace différentiel franchir entre des domaines hét&og&nes.
Dans l'exemple de Danto, cet espace differentiel existe entre les principes newtoniens
et la disposition de bordures, d'espaces ou de lignes que présentent les tableaux.
Suivant l'analogie ouverte par Danto, nous poursuivons l'exemple de la peinture où les
titres d'oeuvres picturales posent ce type de problkme. En peinture, le titre de l'oeuvre
est de nature discursive et se distingue de la représentation visuelle de l'oeuvre
picturale. Dans une étude consacrée à la peinture, Margery B. Franklin écrit que les
titres d'oeuvres picturales sont souvent de caractère m6taphorique car ils tentent d e
représenter des éIéments de l'oeuvre qui ne sont pas présents litthiement. Un titre
metaphonque demande donc une traduction de par le fait qu'il y a transport d'un
domaine un atitre: "Metaphoric titles are a wmplex case, for there is tension within
the title itself and simultaneously, a tension behveen the title and the artworkn6-On
verra comment cela nous intéresse dans l'analyse du corpus.
Franklin propose que la relation entre le titre et l'oeuvre est semblable au
processus mCtaphorique car ce processus consiste en une interaction entre deux
tléments mis en rapport par la structure métaphorique. Ayant recours aux théories de

Il faut comprendre ici que la métaphore nous intéresse, non pour sa plasticité
rhktonque mais bien selon sa fonction de trope, de figure de pensée, soit en tant que
processus sémiotique et cognitif qui permet l'apparentement de deux entités.
6
"Museum of the Mind": An Inquiry Into the Titling of Artworks", Metaphor and
Svmbolic Activity, 3(3), 1988, p. 161.
la métaphore élaborées par le logicien Max Black, Franklin indique que: "The
metaphorid utterance works by 'projecting upon' the primrily subject a set of
'associateci implications', wmprised in the implicative cornplex, that are predictable
of the secondary subjectn7. Considérant des titres d'oeuvres d'art, elle remarque que
puisque le titre est de nature discursive, il ne peut y avoir de rapport direct entre le
support visuel et le titre car ils emploient des moyens de représentation différents:

In this sense, then, much titling is akin to metaphorizing: When the


meanings of language are brought to bear on a nonlinguistic aesthetic
object, some bridging of domains necessarily occurs. A ~ bridgine
Y of
disparate domains involves a certain tension and resolution. Where the
bridging is novel rather than conventional, tension is heightened and
resolution involves change (sometimes sufficiently radical to be terme.
"transformationn)8.

Selon Franklin, la nature métaphorique du titre fait l'objet d'une certaine tension; de
plus, la mise en rapport du visuel et du discursif demande un travail suppEmentaire
de transfert entre deux systèmes sémiotiques. Le discursif doit être traduit en fonction
du domaine visuel ce qui revient à effectuer une interprétation relevant d'un processus
métaphorique.
Dans une même optique, lorsque Française Escal examine le rôle des titres dans
les oeuvres musicales, elle souligne le fait qu'un titre faisant référence à une oeuvre
littéraire met en place un régime hetérogène au régime de signification de l'oeuvre
musicale. La nature discursive des titres sert à parer une lacune référentielle propre à
la musique. En ce qui concerne les titres d'ordre g6nérique (Fugue, Sonate,
Sarabande) fréquents A l'époque classique, le titre rend compte du fait que l'oeuvre

7
M. Black, "More about metaphor", Metaphor and thought, A. Ortony Editor, New
York: Cambridge University Press, 1979, p. 28 (cite par Franklin, op. cit., p. 169).
Franklin, op. cit. , pp. 169- 170. Nous soulignons.
92
appartient à une certaine catégorie gbnérique donnée. Dans ce cas, il s'agit d'une
fonction de simple classification imposée par la tradition musicale. Le titre désigne,
de façon minimale, l'appartenance de la pièce à une forme ou il un genre.
A l'époque romantique et pst-romantique, cependant, les titres témoignent
d'une tendance où l'oeuvre musicale s'émancipe de la tradition et du genre pour
décrire l'inspiration de son créateur. Selon Escal, les titres de ces oeuvres permettent
de rendre explicite le caract&reexpressif de l'oeuvre. On trouve par exemple chez
Ekethoven des symphonies sous-titrées "La Pastoralew,"L'Héroïque" oh le titre
permet A la musique de contrevenir ii un manque de réfkrentialité explicite en
l'empruntant au langage. Mais, il faut également accepter, comme semblaient le faire
les artistes de cette époque, que cette expressivité soit inhérente la musique tout
w m m e elle l'est au langage. Les époques romantique et pst-romantique auront misé
sur le pouvoir reférentiel et expressif de la musique. Ainsi, Escd raconte les
anecdotes où on aurait demande à Liszt à la Scala de Milan, lors d'une toum6e de
concerts, une improvisation sur le dôme de la vile ou de répondre au piano à la
question : 'doit-on se marier ou rester garçon?' en utilisant des moyens musicaux9. A
ce qu'on peut considbrer comme un ex& de ferveur en ce qui concerne le pouvoir
référentiel du langage musical, on a vu dans les années ultérieures la réaction ironique
d'un Satie lorsqu' il fait porter à ses oeuvres des titres burlesques wmme les Pièces
froides, Trois morceaux enf o m de poire, Préludes flasques et V'én'tables PrkZuàes
jlasques pour un chien, Descriptions a~umatiques,M r y o n s desséché^'^; ou encore,
le catégorisme avec lequel Eduard Hanslick rejette 1'expressionisme musical dans son
livre Vom Musikalisch-Schonen.

9
Escal, op. cit., p. 111-112.
10
Ibid., p. 112.
Quant aux compositions musicales du vingtième siècle qui s'inscrivent dans un
courant formaliste, il est question chez elles de repenser le langage musical pour
mettre en évidence le jeu signifiant de la forme. Comme l'écrit Escal:
"Aujourd'hui, en effet, les compositeurs n'empruntent pas le moule de leur oeuvre,
ils l'inventent, à chaque fois, nous donnent des Nivemiom : aventures et nouvelles
aventures de la forme"". L'abandon d'une langue commune, celle du système
tonal, et des formes génériques répertoriées, a pour conséquence l'emploi de titres
qui médiatisent le sens des expériences qui se font dans le domaine musical.

A partir du moment où l'oeuvre invente sa forme, le titre est trouvé


après, il vient à titre d'articulation, de concrdtion verbale, et ü présente
de l'oeuvre un équivalent symbolique. Il tente, par la metaphore, de
dire quelque chose de la forme ou de la facture de 1'0euvre'~.
Escal poursuit en illustrant son propos à l'aide de quelques exemples:

Avec Continua, Bruno Maderna annonce une oeuvre aux sons


extrêmement longs en déroulement continu. Pli selon pli, dit Boulez,
indique le sens, la direction de l'oeuvre ainsi nommée. Dans le poème
auquel Boulez emprunte ce titre, MalIarm6 décrit la manière dont le
brouillard, en se dissolvant, laisse progressivement apercevoir les pierres
de la cité de Bruges. Par une sorte de mise en abyme musicale, se
dessine, au fur et ilmesure que se ddroulent les cinq parties qui constituent
l'oeuvre, q l i selon pli,, un portrait de Mailarmk. Dans Figures. Doubles,
Prismes, 4oublesm fait dference au processus ancien de duplication de
certains déments, et q r i s m s , à celui de miroitement et de réflexion
d'une figure dans l'autre. Dans Rt!pons, le terme d p o n u , qui marque
l'inclination de l'auteur envers les procédés d'écriture lointainement
dérivés de la musique médiévale, signale le jeu antiphonique qui se
déroule entre l'ensemble instrumental et les solistes dont le son est
manipulé par l'électronique. La m6taphore dit cette aitemance du jeu
individuel et du jeu collectif sur quoi l'oeuvre se fonde13.

l1 Ibid., p. 113.
12 Ibid., p. 114.

13
Ibid.,pp. 114-115.
94
Encore une fois, il s'agit d'utiliser des titres métaphoriques, où il est question
d'exploiter les qualités r6férentieIles du langage ou de proposer des modkles
abstraits, pour faciliter le repérage d' une certaine facture de l'oeuvre. Cependant,
les commentaires de Frankün et d' Escal illustrent le fait que les titres mt5iaphoriques
d'oeuvres picturales ou musicales, en fournissant un supplément de sens puid dans
un domaine hetérogène, nécessitent des opérations qui relèvent d'un processus
rnetaphorique. Si ces titres ont une valeur heuristique, c'est que les spectateurs ou
auditeurs sont amenés à effectuer une recherche dans un domaine 'source' qui leur
permet d'identifier certains éléments de l'oeuvre. Ce supplkment de sens offert par
la mktaphore, parce qu'il est le propre d' un Lieu extérieur B l'oeuvre, demande alors
une traduction, ce que Franklùi a appelé un lieu de tension métaphorique.

2.1 La mhphore :hét6rogénéïte et interaction

La rkflexion sur les formes et techniques musicales dans les oeuvres littéraires,
en tant que pararnktre d'une lecture mettant en relation deux domaines hétérogénes,
entraîne des opérations de lechire que nous aimerions décrire maintenant en
considdrant plus précisément le rôle du processus métaphorique. Soulignons donc
qu'à la lumikre des etudes qui ont été faites dans les dernitxes décennies, la metaphore
a fait l'objet d'une reflexion philosophique qui en a degagé le caractère dynamique et
innovatif depassant ainsi la définition restreinte de la rhétorique classique qui se
bornait à définir et à classer les figures du langage. C'est justement le procès de la
production de sens qui nous intéresse dans l'étude de la metaphore et nous
rappellerons quelques notions essentielles mises en place par les theses portant sur le
fonctionnement de la metaphore.
95
Le philosophe Paul Ricoeur, dans son ouvrage La Métaphore vive1*, élaborant
sa position à partir des travaux précurseurs de 1. A. Richards (en philosophie de la
rhétorique), de Max Black (en grammaire logique), et de Monroe Beardsley (en
critique littéraire), wnsid5re la métaphore dans le cadre de ce qu'il appelle
1'innovation sémantique. A 1'opposition de la théorie de la rnktaphore-mot, c'est-h-
dire la figure de la métaphore teiie qu'elle a et6 décrite au dix-neuvi&ne siècle dans la
taxinomie des figures, se trouve la théorie de la métaphore-énoncé. La théorie de la
métaphore-mot est basée sur une théorie de la substitution où la signification figurée
d'un mot est substituée pour une signification litterale. Selon ICicoeur, cette theorie
"échoue rendre compte de la production même de la signification, dont l'écart au
niveau du mot est seulement l'effetn1S.
Les travaux de Black, de Beardsley et de Richards montrent justement que la
métaphore est un phénomkne de transport et que ce transport produit un écart, une
incompatibilité logique, productrice de tension. Dans la mbtaphore, la perception
d'une incompatibilité est essentielle et de la, on doit tirer toutes les conséquences de
l'écart mis en place par le transport m6taphonque. Dire que le sens figuré remplace
le sens litteral, c'est perdre tout l'effet de tension et d'incongruité qui font la force de
la métaphore. Plutôt, l'expression métaphorique vient projeter sur le sens littérai,
des traits h&&og8nes qui l'orientent de façon stratégique. L'exemple de "l'homme
est un loup" fourni par Black, où certaines caractéristiques du système lupin viennent
orienter le sens dans lequel on entend définir l'homme, illustre le fait qu'il s'agit
d'une interaction entre les traits associés à l'homme, et ceux qu'on associe au loup:
"La métaphore -loup- supprime certains détails, en accentue d'autres, bref organise

14
Paris: Seuil, 1975.

l5 Ibid., p. 8.
notre vision de l'homme"l6. Dans la formulation conceptuelle de la métaphore
comme énoncé, la présence simultanée du sens littéral et du sens figur6 au sein d'un
mot ou d'une expression produit une signification qui est le résultat de leur
interaction.
L'interêt de la métaphore naît donc d'un paradoxe: le lieu de la m&aphore,
explique Ricoeur, est la copule du verbe être, le "est" métaphorique signifie A la fois
"n'est pas" et "est comme"17. Ce paradoxe, cependant, est estompé dans les thbries
des précurseurs de Ricoeur qui, tout en relevant les phenorn&nesde tension et
d'interaction, negligent le fonctionnement de l'interaction. Ricoeur reprend, quant à
lui, la question laissée en suspens par ses précurseurs, à savoir, comment s'etablit
cette interaction. Ii s'agit d'un paradoxe résolu par le recours la notion d'innovation
sémantique et qui repose sur une théorie de la ressemblance.

2.2 L'analogie: le travaü de la ressemblance

Il est nécessaire de différencier, comme le fait Ricoeur, entre les degrés de


tension ou d'incongruité qui existent dans la relation métaphorique. Les mktaphores
qui sont entrées dans l'usage courant perdent l'effet d'incongruité, de non-
conventionalité par le fait que le sens métaphorique s'établit et se fige avec l'usage.
Pour les métaphores que Ricueur, dans son titre, nomme "vives" cependant, la
description metaphorique non conventionnelle provoque chez l'interprète une
rdflexion active sur l'interaction entre le sens mBtaphorique et le sens littdral.

l6 Max Black, Models and Metaphors, Ithaca: Corne11 University Press, 1962,
p. 109. (Cite par Ricoeur, op. cit. , p. 114.)
'7 La Métaphore vive, op. cit., p. 11. On a d6j&vu que les citations de Gide
choisies par Michaud comportaient toutes "être commew.
La métaphore doit être considMe comme predication plutôt que
nomi~lisation,pour utiliser les termes de Ricoeur, c'est-&-direcomme la création
d'un sens plutôt que comme la désignation d'une chose en termes d'une autre. De
ce fait, les deux eléments de la metaphore entrent en intemction et se rejoignent dans
la création d'un lieu qui rassemble des caractéristiques communes aux deux entités.
Ricoeur remarque que:

l'essentiel de l'attribution rnetaphorique consiste dans la construction du


réseau d'interaction qui fait de tel contexte un contexte actuel et unique.
La métaphore est alors un évenement sémantique qui se produit au point
d'intersection entre plusieurs champs sémantiques1s.

LR point d'intersection se constitue par lf&ablissementd'un rapport de


ressemblance. Afin d'etablir un rapport de ressemblance, le lecteur sélectionne certains
traits communs aux deux termes de la metaphore. Cet entrelacs est vu par Ricoeur
comme &.nt la construction d'une idne, d'un s c h h e ou d'une figure. Cette
construction est bel et bien ce qui nous intéresse parce qu'on peut considerer la
présence texueile d'une forme musicale c o m m une icône ou un schème ou une figure
qui est activée lorsque le lecteur actualise le contexte musical. Le rapprochement est
donc effectué par un processus mental, une construction qui requiert l'intervention de
l'interprhte, un processus créatif où l'on va puiser dans les champs sémantiques des
deux termes de la métaphore. C'est partir d'une figure, d'un sch8me ou d'une icône
que se forme la relation de ressemblance, que Ricoeur résume de la façon suivante:

C'est au travail de la ressemblance que doit, en effet, être rapportée


l'innovation sémantique par laquelle une *proxirni& inédite entre deux
idées est aperçue en dépit de leur distan- logique. [...] Ainsi la
ressemblance doit être elle-même comprise comme une tension entre
1'identité et la différence dans 1'opération prédicative mise en mouvement
18
Zbid., p. 127.
98
par l'innovation sémantique. Cette analyse du travail de la ressemblance
entraîne ii son tour la r6interprétation des notions d'imagination
productive et de .fonction iconique. Il faut en effet cesser de voir
l'image au sens quasi sensoriel du mot; elle consiste plut& ii woir
comme.. .*, pour reprendre une expression de Wittgenstein; et ce pouvoir
est un aspect de l'opération proprement sémantique qui consiste
apercevoir le semblable dans le di~semblable'~.

La notion d'innovation sémantique est importante pour notre propos au sens où


il s'agit de décrire le travail de lecteurs qui, en reconnaissant les traces de formes
musicales dans un texte litthire, trouvent un lieu commun entre deux formes
d'expression artistique. Dans l'interaction d'un contexte musical avec le texte
littéraire, l'interprète doit etablir une figure intermédiaire pour que puissent s'établir
un lien entre deux domaines hétérogènes. C'est en cela que cette théorie nous
intéresse parce quelle nous permet, autour de la notion d'interaction et d'innovation
sémantique, de considérer le produit d'une réflexion sur le contexte musical interroge
A travers une articulation discursive, contexte qui à la fois s'ajoute h la lecture
immanente du texte et l'oriente mais aussi qui, de par sa nature hétérogène, maintient
deux pensées de choses diffkrentes simultanément actives.

2.3 Le rôle structurant de l'analogie :cdation de similarités et iconicité

IL faudrait dégager maintenant ce qui est pour nous l'utilité de la notion


d'analogie partir des opérations métaphoriques décrites par Ricoeur. La metaphore
et l'analogie mettent en relation deux termes selon le mode de la comparaison. Selon
Ricoeur, la metaphore est un procéde par lequel on transporte la signification propre
d'un mot à un autre qui ne lui convient qu'en vertu d'une comparaison sous-entendue.
Si la mktaphore se présente comme comparaison condensée, eiliptique en éliminant le
terme de comparaison, "est commen,l'analogie cependant, présente la comparaison
de façon plus limpide. En prenant donc le terme "analogie" non dans son sens vague
mais plutôt dans le sens précis d'une analogie proportionnelle, qui se formule selon
l'équation suivante: "A est B B ce que C est à D", on peut dire que la mise en rapport
est plus explicite puisqu'eile contient les termes qui dirigent le sens de la mise en
rapport2O.
Le terme d'analogie correspond-il mieux il notre dbmarche que celui de la
rntbphore? L'analogie et la métaphore fonctionnent selon le même p r d é de
comparaison et de redescription d'un objet car, iichaque fois, il s'agit de décrire une
chose dans les termes d'une autre. Nous suivons Ricoeur cependant en désignant
l'analogie comme 6tant le moment où il y a innovation sémantique, moment
d'interaction entre deux élbments httkrog&nesplacés dans une relation m&aphorique.
L'analogie proportionnelle, la comparaison à quatre termes, a tout simplement
l'avantage de mettre en évidence les opérations qui relkvent du moment où la
similarité est etablie. En présentant la comparaison selon la mise en rapport de
l'analogie proportionnelle, nous pouvons mettre en lumii?re le pouvoir de
redescription et de schematisation qui a lieu dans une situation de transport
20
Nous devons & B. Indurkhya cet éclaircissement sur l'analogie proportionnelle
dans son livre Metaphor and Copnition. Dordrecht, Netherlands: Kluwer Academic
Pubiishers, 1992. B. Indurkhya, de plus, differencie entre l'analogie simple,
l'analogie proportionnelle et l'analogie prédictive. L'analogie simple est un cas où
une situation analogue est utilisée pour éclaircir une autre situation avec un exemple
plus facile à comprendre, par exemple, proposer à un étudiant de considérer l'atome
comme le systEme solaire en miniature. Bien que l'analogie simple opère elle aussi
selon un changement de domaine, elle ne met en place qu'une tension minimale.
L'analogie prédictive est une mkthode d'argumentation inférentielle dans laquelle, en
se basant sur des similantés etablies, on fait l'hypothèse que d'autres similarités
peuvent exister. Considerer l'utilisation de l'analogie comme methode d'induction
scientifique est bien entendu en dehors de notre propos.
métaphorique.
Il y a donc deux opérations l'oeuvre dans la formation du rapport de
ressemblance: la reconnaissance de la spécificité de chaque blément et l'influence de
chaque élément l'un sur l'autre, autrement dit, la mise en rapport des élements.
Ainsi, prenons l'exemple d'une analogie proportionnelle comme: "Le roi est à 1'6tat
ce que Dieu est au cosmos" où l'on compare le rapport entre le roi et 1'6tat au rapport
entre Dieu et le cosmos. L'analogie demande qu'on établisse des caractéristiques qui
seront partagées entre les rapports établis dans les deux propositions, à savoir la
suprématie, la toute-puissance, la représentation d'une multitude dans un être unique.
L'analogie nécessite alors l'analyse de deux propositions et leur mise en rapport crée
un troisibme lieu qui organise schématiquement le sens qu'on donne à chaque
proposition. Notons que l'opération de mise en rapport par l'entremise de l'analogie
n'est pas une simple substitution du sens de la deuxikme proposition pour celui de la
premi&remais comme on peut le voir dans cet exemple, c'est la mise en rapport qui
structure le sens des deux propositions.
Il faut insister de plus sur le fait que les mktaphores et les analogies non
conventionnelles impliquent non pas la reconnaissance de simiiarités qui existeraient
d6j2 entre deux objets mais la création, comme telie, de similarités. Cela implique
donc un travail de l'interprète qui, dans la mise en rapport de deux entités, construit le
rapport, le lieu intermédiaire. Ce lieu intermédiaire doit alors être considéré w m m e
innovation dmantique parce que, entre deux entités, il peut y avoir une possibilitk
infinie de rapports. Dire que ces rapports existent dejà dans la conscience de
I'interpr&teet que celui-ci ne fait que les reconnaître implique qu'il aura déjà tenu
compte de tous les traits particuliers à un objet. Confronté à une situation
m6taphorique ou analogique, l'interprète ne reconnaît pas tout simplement des traits
communs qu'il aurait préaiablement considérés. La mise en rapport d'éi6ments
101

hétérogbnes relève d'une activité de l'imagination, et aussi de la mdmoire d'un lecteur


donne, qui permet en effet de sonder diverses possibilités maintenant mises en jeu par
le rapprochement.
Nous prendrons comme deuxieme exemple, cette fois-ci, non pas des
propositions mais des figures géométriques. Le passage d'un exemple linguistique à
une illustration géométrique permettra de mieux visualiser le moment iconique de
l'analogie. Dans le cadre de cette expérience, il faut essayer de trouver toutes les
possibilités de ressemblance qui peuvent exister entre les figures (a) et (b) puis ensuite
les ressemblances qui peuvent exister entre les figures (a) et (c). Notons que les
figures dans ces paires s'organisent comme les deux éléments d'une métaphore où l'on
cherche à etablir un rapport de ressemblance entre deux &&nentshetérog&nes2'.

Maintenant, en plaçant une de ces paires, disons (a) et @), dans une
formulation telle qu'on la retrouve dans l'analogie proportionelle, soit A est ii B ce
que C est à D, la relation entre (a) et (b) est maintenant definie par L'intermédiaire
des deux figures géom&riques (B) et @). (Notez que (a) est représente par (A) et

@) par (C))-
*' Les figures dans cet exemple sont redessinées A partir de l'ouvrage d' Indurlqa,
i M . , pp. 51-52.
A B C D

figure 3

En comparant les similitudes perçues entre les figures (a) et (b) dans
I'iiiustration No. 2 avec les similitudes qui apparaissent après avoir consid6ré
l'illustration No. 3, on peut voir que la formulation analogique dirige L'établissement
des similarités et montre qu'en effet, si l'on admet que ce rappon n'avait pas et6
perçu auparavant, il y a création plutôt que reconnaissance de similarités. En effet,
les figures B et D aident à montrer que la similude entre (a) et (b) tient au fait qu'elles
sont chacune composées de quatre figures: (a) de quatre parallèlograrnes et (b) de
quatre carrés.
On peut répéter le même exercice avec l'illustration No. 4 dans laquelle les
figures (a) et (c) de l'illustration No. 2 sont p l a h dans une relation analogique où
les figures (B)et @) viennent orienter leur mise en rapport. (Notez nouveau que
(a) et (c) sont maintenant représentés par (A) et (C) respectivement).
figure 4

La relation analogique dans l'illustration No. 4 oriente la perception des


similarités entre les figures (a) et (c) comme étant celle de figures dont l'intersection
des axes est au centre. Les illustrations 3 et 4 fournissent un exemple de la force
créative de l'analogie, c'est-à-dire de la création d'une figure, d'un schkrne
structurant. Afin de comprendre la relation analogique dans chaque cas, la figure
gbmétrique (a) doit être perçue difféiemment. La relation analogique dans
!'iliustration No. 3 permet de la voir comme &nt cornpode de quatre
paraU&Iogrammestandis que, dans l'illustration No. 4, cette figure géom6trique doit
être perçue comme trois trapèzes dont les axes sont à 120 degrés.
L'opération analogique a par conséquent des implications cognitives
considérables. Elle permet la redescnption ou la reconfiguratiori d'un objet. En
admettant que les similarités sont perçues après et non pas avant l'acte de
comparaison, on peut dire que la comparaison (mise en place par une analogie ou une
metaphore) est un outil important de la dhuverte car elle permet d'effectuer des
redescriptions non conventionaiisées. C'est dans ce sens que les cognitivistes, les
psychologues et les philosophes ont reconnu le pouvoir heuristique et proprement
innovateur de l'analogie et de la metaphore. Ces redescriptions permettent 1' évolution
-
104

du savoir et l'adaptation ii de nouvelles situations en dtfiant les frontikres de savoirs


préétablis.
Dans le cadre plus restreint de notre étude, il ne s'agit pas, comme le fait
Ricoeur, de s'interroger sur le pouvoir de la fiction pour redécrire la réalité ni,
comme le fait Max Black dans 'Models and Metaphors", d'ttablir une parenté entre
le fonctionnement de la métaphore dans les arts et celui des modéles dans les
sciences mais, plutôt, de replacer l'utilisation de l'analogie effectuée à partir de
l'occurrence musicale dans le champ de la lecture littéraire. L'analogie musical$
se rattache une tentative d'ouverture, dans le sens où les oeuvres littéraires
établissent des liens avec des domaines hétérogènes et incitent les lecteurs A réfléchir
sur des structures ou des figures communes. En outre, la musique est utilisée dans
un but heuristique, pour mettre en évidence, découvrir ou exploiter des potentialités
qui seraient normalement sousexploitées en littérature et plus saillantes dans les
modalités d'expression musicale.

Nous retenons donc trois principes d'une thbrie de la m6taphore en tant


qu'innovation sémantique. Prernihrernent, selon l'aspect interactionniste de cette
théorie et tel que l'ont etabli les travaux de Black, de Richards ou de Beardsley, le
transport métaphorique ne consiste pas en la simple substitution du sens figure pour
le sens litteral, ce qui diminerait tout l'effet de tension, d'écart entre des domaines
hétérog5nes mais, plutôt, la mktaphore permet la perception simultanée des deux

* Nous la nommerons ainsi pour abreger une formulation qui serait trop
longue. Il s'agit d'une analogie qui est effectuée partir d'une présence musicale
dans l'oeuvre qui oblige le lecteur ii prendre en compte la rtfkrence propre au
domaine musical, en activant un contexte qui viendra modifier la comprehension du
texte litt6raire, déplaçant celui-ci, le transférant en quelque sorte dans une activité
symbolique plus complexe.
105
domaines et qui résulte en leur interaction. Deuxi&mernent,c'est sur le plan de la
ressemblance, a savoir l'occasion des procedés de sélection que constitue
l'établissement de l'analogie ou de la metaphore et où des traits communs aux deux
entittk h6térogènes sont établis, qu'il y a la création d'une figure intermédiaire et la
résolution de la tension mise en place par I1inwmpatibilit6logique. L'émergence du
sens métaphorique, comme 1' indique Ricoeür, provient d' une consideration de
l'aitérité des deux domaines (le 'est pas") et l'&ablissement d'une ressemblance (le

"est comme"). Troisièmement, ce moment dialectique où la ressemblance est


construite, il faut l'envisager comme etant l'oeuvre d'un interprkte, c'est-Mire qu 'il
y a manifestement une réflexion active effectuée par celui-ci et qui est ocoisionnée
par l'écart, la tension que provoque l1hét&og6n6itédes domaines.

3. La mise en rapport des domaines artistiques

Jusqu 'ici, la mise en rapport de deux entités hétérogihes selon le mode de


l'analogie s'effectue par la construction d'une figure qui permet d'établir le rapport
de ressemblance. Il nous reste 2 aborder le problkme d'une mise en rapport de deux
formes artistiques.
Dans un article intitulé "Fondement symbolique de l'expérience esthetique et
analyse comparée: musique, poésie, peinture"u, Jean Molino propose de considérer
un rapprochement des pratiques artistiques par le biais de la fonction symbolique.
On notera que, dans le reste de son oeuvre, Molino, en parlant de la fonction
symbolique, considère un grand nombre d'activités sémiotiques qui dépassent le

23
Analyse musicale, 4, juin 1986, pp. 11-18.
territoire artistique.
Pour lui comme pour beaucoup de sémioticiens, le signe est ce par quoi
I'humain apprehende le monde et le représente. Puisque toute activité cognitive
passe par le signe, "l'existence du signe correspond la présence chez l'homme
d'une fonction symbolique"24. Le langage, mais aussi l'écriture, la peinture, la
musique, la religion, sont des "conduites représentatives et appartiennent donc à une
même fonction de représenter par l'intermédiaire de signes ou d'imagesns. Ii écrit:

La fonction symbolique fonde la possibilité d'une science positive de la


culture, qui est alors vue comme une proprit36 anthropologique :
l'homme est, non un animal rationnel, mais un &mal symbolique (a
symbohg animais, selon L'anthopologue Leslie A. White) en même
temps qu'il est un animal créateur

Molino souligne que I'ttude de la fonction symbolique ne doit pas se limiter


uniquement au signe car il n'y a pas de signe isole et celui-ci est toujours incorporé à
des configurations ou & des schèmes symboliques dans lequel il apparaît - ce qu'on
pourrait traduire, dans les termes de cette thèse, par l'observation qu'il n'y a pas de
signe sans contexte et qu'il ne saurait y avoir de "trace musicale", prise comme une
forme symbolique, sans contextualisation. Les schemes et les signes existent au sein
de domaines symboliques. Molino distingue entre systemes et formes symboliques.
Les systèmes symboliques sont des systkmes formels ou des systemes de langue
hautement codifiés tels le morse ou le code de la route. Les unith et les regles qui
les regissent sont clairement dkfinis. Les formes symboliques cependant "constituent

24 I b i d . , ~ .I l .

25 Ibidem.

26 Ibidem.
le mode d'existence le plus maturel* du symbolique"27. Toute manifestation
artistique peut être considérée une forme symbolique puisqu'elle organise le monde,
1'articule selon ses modalités d 'expression.
La notion de forme symbolique reprise par Molino trouve son fondement dans
les &ri& philosophiques de Ernst Cassirer. C'est en 1923, dans sa Philosophie des
formes symboliaues, que Cassirer développe la notion de forme symbolique afin de
redefinir les concepts d'idéalisme et d'empirisme. Critiquant ces deux lignées
philosophiques, où chacune exclut l'autre, Cassirer propose que toute construction
d'un savoir comprend un va et vient entre le sensible (ia perception des phénomènes)
et l'esprit (la construction de concepts). Pour lui, les formes symboliques mettent en
oeuvre ces deux types d'opérations:

L'idée d'une telle grammaire implique un élargissement de la doctrine


historique et traditionnelle de ltidéaiisme. Cette doctrine a depuis
toujours cherché Zi opposer au m d z a sensioilis un autre cosmos, le
m d u s inçelligibilis, et 2 tracer avec précision les fionti8res entre ces
deux mondes. Mais, pour l'essentiel, la frontihre etait telle que le
monde de l'Intelligible était caractérisé par le moment de la pure action
et le monde du Sensible par celui de la passion. Là régnait la libre
spontanéité de l'être spirituel, ici la contrainte et la passivité du
sensible. Toutefois, cette caractéristique universella dont le problème
et la tâche viennent d'être définis dans leurs grands traits, cette
opposition n'est plus indépassable et exclusive. Car entre le sensible et
le spirituel se noue ici une nouvelle forme de relation réciproque et de
wrr6lation. 11 semble qu'un pont soit jeté sur le dualisme métaphysique
de ces deux sphères, dans la mesure où l'on peut montrer que la
fonction pure du spirituel lui-même doit chercher dans le sensible son
accomplissement concret, et qu'elle ne peut finalement le trouver qu'en

28
E. Cassirer, La Philosophie des formes s~mboliaues,Vol. 1, Paris: Editions
de Minuit, 1972, p. 28.
Cassirer voit dans le lien entre le sensible et l'esprit la possibilité de trouver
dans chaque type de mod&sation des opérations cognitives universelles. Selon
Cassirer, les forrnes symboliques ne sont pas de pures 'sensations' mais sont
organisées, articulées. Elles relèvent donc de l'esprit tout autant que des sens.

Toutes les grandes fonctions spirituelles partagent avec la connaissance


la propriété fondamentale d'être habitées par une force originaire
formatrice et non pas simplement reproductrice. Loin de se borner à
exprimer passivement la pure présence des phénom&nes,une telle
fonction lui confère, par la vertu autonome de l'energie spirituelle qui
se trouve en elle, une certaine .signification*, une valeur particuli6re
d'idéalite. Cela est aussi vrai de l'art que de la connaissance, de la
pensée mythique que de la religion: le monde d'images dans lequel vit
chacune de ces fonctions spirituelles n'est jamais le simple reflet d'un
donne empirique; ii est au contraire produit par la fonction
correspondante suivant un principe original?

Cassirer wnsidkre donc la religion, le langage, les mythes et les autres


productions humaines comme des formes symboliques qui permettent à 1'esprit
humain de se concrétiser et de se révéler A travers divers supports. Par conséquent, il
est possible de considérer les diverses productions culturelies en tant qu'activité
symbolique. Molino, qui reprend cette position en la considerant comme l'objet des
sciences humaines, met en &idence le fait que les formes symboliques peuvent être
envisagées non comme des catégories dtanches et dissociées mais plutôt comme des

qu'il ne faut pas considerer comme des objets matériels clairement


séparés, mais comme de grandes masses diversement hiérarchisées et
découpées selon les cultures et les groupes. Il n'y a donc pas un seul
niveau où s'organiseraient de façon stable et définitive les formes
symboliques mais des séries de sphères qui s'imbriquent et se
recoupent: ce qui est pour nous, musique ou sphbre particulière de la
musique sera, pour d'autres, un &ment constitutif de la religion3'.

Ii s'agit donc de reconnaître le fait que les productions humaines sont des
constructions qu'il faut considérer dans leur rapport à la culture. Le passage d'une
sphere à une autre, explique Molino, se fait par le biais de la pensée métaphorique
qui ut le ressort de l'application de sch&mesdans diverses formes symboliques. Si
les recherches sur la metaphore se limitent à l'etude de metaphores en tant que
figures isolées, Molino, quant à lui, considere la portée du processus métaphorique
dans le cadre élargi des formes symboliques. En ce sens, il rejoint nos
préoccupations sur le rôle cognitif de la metaphore et de l'analogie comme &nt ce
qui permet au lecteur de tracer un pont entre les domairies artistiques hetérog&nes.
Molino écrit:

Grâce à l'existence de ces diverses sph&res,séparées et liées par de


multiples relations, il peut y avoir perpétuellement passage d 'une sphkre
a une autre ou plutôt application d'une sphère à une autre : une &rie
symbolique comme l'organisation de la famille ou du corps peut servir,
transposée, à organiser le monde religieux ou politique. Le renvoi
symbolique fonctionne ainsi, non seulement d'un schème B l'autre, mais
aussi d'une sphére à une autre, permettant toutes les formes de la
pensée mdtaphorique où une rdgion de l'existant sert de rnod&lepour en
'
expliquer une autre3 .

ainsi que les configurations dans lesquelles les signes sont organisés
Il smav&re
relkvent de schkmes (une série symbolique comme l'organisation de la famille ou du
corps) transposables d'une forme symbolique à une autre. La pensée mt5taphorique
que nous poumons nommer analogique, dans la mesure où il y a établissement de

30
Molino, op. cil. , p. 14.

31 Ibid., p. 14.
110
similitudes, permettrait le passage d'une fome symbolique il une autre ii partir de
schkmes qu'on peut concevoir comme principe d'unité: 'Le schthatisme sert à
établir un pont entre l'intuition et le concept et constitue une fonction intermédiaire
entre la sensibilité et l'entendementn3* indique Molino en reprenant une conception
hdritée du schématisme kantien. Ce faisant, Molino introduit une distinction entre
trois termes,à savoir la sensibilité, le schème et l'entendement. Cette distinction a
eh5 iüustrée chez Kant par l'exemple du triangle. Lorsque nous disons que la somme
des trois angles d'un triangle est kgale à deux angles droits, nous nous rkf6rons au
concept du triangle, qui est sa dkfinition abstraite. Pourtant, le concept abstrait du
triangle ne peut être 'imaginé' ou visualisé, c'est-à-dire qu'il ne peut être appliqué
aux figures triangulaires que nous voyons. Le scheme du triangle, cependant, nous
permet de représenter ou d'imaginer les figures qui sont des triangles. Comme dans
l'exemple des figures géomttriques que nous avons présenté dans la section
précédente, il est important de reconnaître le recours à des schèmes structurants qui
permettent d'établir et de 'visualiser' un rapport entre l'entendement et le concret.
Le phhomène d'interaction interartistique où il s'agit d'établir une relation
entre deux domaines artistiques pose la probl6rnatique d'une correspondance entre les
arts. Cassirer considkre la question, mais en l'élargissant, par le biais de la fonction
symbolique dont rekvent toutes formes de productions humaines. Molino comprend
la fonction symbolique au sens où chaque culture détermine et configure ses
productions par le biais de schèmes symboliques. A partir des notions d'interaction et
d'innovation sémantique dans le cadre d'une réflexion sur la musique dans une oeuvre
littéraire, nous pouvons postuler les opérations qui permettent la mise en relation
d'une forme symbolique avec une autre. La "reconnaissance" de formes musicales
111
dans un texte iitt6raire demande la création chez les lecteurs de ce qu'on peut appeler
une idne, un schème, une figure, c'est-adire précisément la constitution d'une
instance intermédiaire qui permet le passage du littéraire au musical et vice-versa. Le
parcours qui s'effectue pour reconnaître la forme musicale dans le roman est de
l'ordre d'une innovation sémantique occasio~éepar un processus analogique lors
duquel est construit un schbme qui englobe ou recouvre la représentation musicale et
littéraire et ainsi permet de reconnaître des traits musicaux dans l'objet litthire.
R h ~ a n c e de
s l'objet music. dans l'oeuvre littéraire et résonnances de l'oeuvre
littéraire dans l'objet musical occasionneront, chez un lecteur, la construction d'une
image mentale, figure ou scheme, permettant d 'etablir l'analogie interartistique.
Ainsi, lorsque nous "visualisons" et donnons à voir la structure d'une passacaille ou
d'une fugue dans des oeuvres d'avant-garde, nous ne reco~aissonspas la structure de
la fugue ou de la passacaille en soi, celle-ci vient informer la lecture, ouvrir le texte

sur une autre sphhre. La forme musicale et le texte ne sont plus Ctanches, ils
appartiennent à un troisième terme - l'icône ou le sch&mestructurant de la forme
musicale qui recouvre et est débordb par le déchiffrement du texte. D'un autre côté,
la fugue, la passacaille et le texte, audela des similitudes et des écarts de leurs
analogies, appartiennent ensemble i une autre sphhre qui, eue, traverse les catégories
esthétiques, à savoir le baroque. Celui4 à cet égard, représente en soi un logos, une
sensibilité qui, par le biais de manifestations artistiques hétérogknes, tant au niveau
historique qu'au niveau de leur support, organise le monde. C'est dans les jeux de
I'ouverture, jeux qui sont déjjà marqués par les procédés variationnels des textes et des
formes musicales qu'on peut considkrer la valeur et la force d'une fome symbolique,
à la fois sa prkgnance et sa prhritt5, ses manifestations et son dynamisme.

Dans ce chapitre, nous avons isolé notre problt5matique principale qui est celle
112
de determiner les processus suivis par des lecteurs lorsqu'il s'agit de reconnaître la
représentation d'une forme musicale dans une oeuvre littéraire. Nous avons insisté
sur le rôle du lecteur dans son recours à une instance extérieure et sur l'interaction
qui a lieu entre l'oeuvre et la situation contextuelle dans laquelle elle est placée.
Lorsque les facteurs contextuels s'avkrent provenir du domaine de la musique, et
particuli&rementlorsqu 'il s 'agit d '6tabi.k un Lien de ressemblance entre des moyens
d'expression musicaux et les traits d'une oeuvre littéraire, la question implique, en
plus du travail implicite à toute o@ration analogique, une mise en rapport de
domaines artistiques hétkrogènes. Nous avons proposé que cette mise en rapport doit
se faire en considérant chaque production artistique comme forme symbolique. Pour
ce qui est d'une analogie entre forme musicale et oeuvre littéraire, l'interface est
ainsi assurée par une rbflexion portant sur les traits particuliers des deux entités sur
le plan concret, matenel, ainsi que sur le plan conceptuel, & savoir celui de leur
signification.
Chapitre IV

Seuils d'ouverture iî l'interprétation


de l'oeuvre musico-litthire

Il a été question, dans les trois chapitres précédents, de mettre en relief


certains aspects relatifs la lecture des oeuvres musico-littéraires, notamment celui du
rôle du lecteur dans l'actualisation d 'un contexte " musical" pertinent. L'actualisation
de ce contexte permet de prendre en considération la spécificité des bléments
musicaux évoqués et en fonction de leur intégration dans l'oeuvre littéraire, c'est-2-
dire de I'interaction de ces deux domaines artistique h&érogènes, de s'interroger sur
la signification de l161émentmusical dans l'oeuvre littéraire. En ce qui concerne la
lecture d'oeuvres musicu-litthires où un lecteur interroge la possibilité d'une
analogie entre texte et musique, le texte est lu en faisant intervenir certains traits
musicaux qui seront rapprochés des éléments textuels. Ainsi, une présence musicale
dans le texte litt6aire se voit construite par le biais d'un processus analogique. Nous
avons insisté sur la nécessité d'appréhender ce genre d'interprétation par le biais d'une
approche esthésique car ni le recours à une intentiondité auctoriale, ni les traits
immanents de l'oeuvre ne peuvent rendre compte d'une telle prkence musicale dans
le texte. Les opérations cognitives permettant le travail de l'interpréte se résument de
la façon suivante. Les lecteurs sont amenes, tout d'abord, à effectuer une sortie du
texte où ils interrogent des traits spécifiques au champ musical 6voqué. Ensuite, une
mise en rapport du texte et des éléments musicaux donne lieu 2 une interaction qui
oriente, dirige la sélection de traits pertinents aux deux entites. La sélection de traits
pertinents implique que le fait musical et l'objet littéraire soient considkrés comme
formes symboliques - les lecteurs les plaçant dans certains contextes qui les rendent
114

signifiants. C'est ainsi que l'écart mdtaphonque, qui ouvre le texte sur un champ
d'expression hétérogène et qui entraûie une reflexion sur la spécificité de ceux-ci,
permet également, par une mise en rapport, a 1' un d'éclairer l'autre et vice versa.
Ceci se fait par la constitution d'un lieu de ressemblance où les deux sphères se
recoupent, donnant lieu dans le cadre de la lecture du texte, à une présence musicale
construite, un icône, une figure.
Nous amorçons maintenant une ktude appliquée fondée sur ce que venons
d'avancer dans la première partie de cette thèse. Ii s'agira, dans le présent chapitre,
de reprendre l'étape prelirninaire où les lecteurs qui s'intéressent aux formes
musicales dans des oeuvres littéraires mettent en place un contexte musid qu'ils
interrogent afin de déterminer sa pertinence pour l'oeuvre en question. Pour dire les
choses de manière figurée, ils entourent 1'oeuvre, lui fournissent une autre "spheren,
la mise en contexte supposant ce mouvement. La première partie de ce chapitre
portera sur l'étude des indices qui incitent les lecteurs actualiser un tel contexte ion
de la lecture des romans de notre corpus, soit Passacaille (Ed.de Minuit, 1969) de
Robert Pinget et Fugue (Gallimard, 1970) de Roger Laporte. Dans ces romans, il
s' avkre que certains éIt5rnent.s paratex~Ls,notamment leur titre, constituent des pistes
qui fonctionnent comme embrayeurs à la mise en place d'une analogie entre le roman
et la forme musicale.
Ensuite, après avoir examine cette mise en situation fournie par les indices
paratextuels, la deuxibme partie de ce chapitre sera consacrée une présentation
géneraie de l'arrikre-fond, soit les contextes historique, culturel et esthetique auxquels
peuvent être reliés ces deux romans. Nous avons choisi de pnvilkgier les 616ments
contextuels entretenant quelque rapport avec la forme musicale 6voquée par les titres
de ces romans, à savoir les questions de 'l'écriture', de l'esthétique baroque et des
formes musicales baroques et leur pertinence par rapport aux écrivains de l'avant-
garde littéraire française des années 60-70.

1. Eléments paratextuels de &gg et de Psssacaille

1.1 Le paratexte comme seuil d'interprétation

Les renvois explicites au champ musical dans les romans et Passacaille


se trouvent principalement dans des &ments paratextuels, le titre, l'exergue dans le
cas de Fume, et, recueillies dans des entretiens, de brèves explications de la part des

auteurs. Il sera donc à propos de se pencher sur les caracttkistiques et les fonctions
du paratexte pour ensuite préciser quels sont, pour les lecteurs de Fume et de
Passacaille, les enjeux posés par les renvois musicaux paratexniels.
Le paratexte est composé de tout 616ment qui n'est pas inclus dans le corps du
livre, par exemple, couverture, pdface, postface, dédicace, épigraphe ou encore
épitexte ainsi que tout autre & n e n t qui aurait comme effet de prbnter un livre à de
futurs lecteurs, soit, les entretiens accord& par l'auteur, les comptes rendus, une
recommandation de bouche à oreille etc. Les indications paratextuelles ddtiement
une fonction préparatoire en ce qui concerne la lecture du roman qui va suivre.
G6md Genette les considère comme formant un seuil où une transaction s'effectue,
où des attentes sont mises en place. Selon Genette, le paratexte est "ce par quoi un
texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au

public"1. En tant que "premiike manifestation du livre qui soit offerte ii la perception
du lecteurn2,les élements qui présentent le livre ont des fonctions communicatives
1
G. Genette, Seuils, Paris: Seuil, 1987, p. 7. On remarquera, dans cette
formulation, la diffdrence de celle qui suit, une anthropomorphisation du texte.
2 Ibid., p. 30.
importantes quant à la réception et l'interprétation du texte.
C 'est que le paratexte a une valeur institutionnelle particulikre. Provenant
d'une instance détachée du corps du roman, il met en place des attentes qui peuvent
influer sur I'intzrprétation du roman. Ainsi, pour Genette, le paratexte est :

@]lus d'une limite ou d'une frontière &anche, il s'agit ici d'un seuil, ou
- mot de Borges propos d'une préface - d'un avestibula qui ofie ii
tout un chacun la possibilité d'entrer, ou de rebrousser chemin. Cette
frange, en effet, toujours porteuse d'un commentaire auctorial, plus ou
moins légitimt par l'auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une
zone, non seulement de transition mais de transaction : lieu privilégie
d'une pragmatique et d'une stratégie, d'une action sur le public au
seNice, bien ou mai compris et accompli, d'un meilleur accueil du
texte et d 'une lecture plus pertinente3.

Ce seuil dont parle Genette, cette zone de transaction, est une instance où
sont offerts au lecteur des indices qui, en autant qu'on les accepte comme permettant
une lecture plus pertinente, s'avereront mis en &idence par leur position
proéminente et leur nature englobante. Le paratexte, ainsi, peut se trouver
particulièrement "chargt". Il peut contenir une charge importante d'informations et
de plus être "charge" de faire passer un message, une piste de lecture ou comme le
dit Genette, d'assurer un meilleur accueil du texte.

1.2 Indices paratextuels de Fume :constitution du contexte musical

Les él6ments qui prWent la lecture du roman et qui constituent la


présentation au lecteur sont particulièrement importants dans le cas de Fugue. DejA,
117
les réfkrences explicites à la fugue n'apparaissent que dans le paratexte (soit dans le
titre et en exergue). Ii s'agit donc de mentions tnigmatiques puisqu'aucun 616rnent
textuel ne viendra expliciter le sens du titre pour le roman à la différence de titres
descriptifs comme, par exemple, Le Père Goriot. Nous dirions donc qu'il y a une
stratégie signifiante l'oeuvre dans le choix d'un titre et que le caractère elliptique de
ce titre relkve d'une pratique qui se range parmi les stratégies d'ouverture auxqueiles
les Nouveaux Romanciers avaient souvent recours, stratégies où il est question
d'impliquer le lecteur, de mettre en évidence son rôle dans la construction de la
signification.
En général, le titre d'un roman joue un rôle privilegié dans le rapport entre
texte et lecteur puisqu'il est censé résumer en quelque sorte la signification du roman

ou bien le représenter. En ce qui concerne le terme "fugue",on remarque qu'il a


deux acceptions: l'une strictement musicale, et l'autre plus genérale, du sens
ttymologique de 'fuite'. Il est possible de se demander, à prime abord, si le titre
renvoie à la forme musicale ou s'il faut l'entendre dans son sens plus général. D h le
moment qu'un lecteur choisit d'interroger le rapport fugue musicaldroman, le
rapprochement de deux domaines sémiotiques et sth6tiques h6t&og&nesdonnera lieu
la problématique d'interprétation que nous avons qualifiée d'interartistique. Elle
requiert, de la part du lecteur, une recherche dans le domaine musical et un travail de
mise en rapport de formes artistiques. D'autre part, les lecteurs peuvent tout
simplement choisir de ne pas explorer le rapport entre la fugue musicale et le roman et
miser sur le sens général du motfugue, en tant queficite. Ce serait, dans ce cas,
laisser en suspens la possibilit6 de découvrir un ou des versant(s) polysémique(s) du
texte.
Sur la couverture du livre apparaît également un sous-titre, "biographie". Ce
sous-titre est de l'ordre d'une indication génerique comme "roman", "récitn etc.
Comme l'indique Genette, le statut génerique de l'indication "biographie" sera reçue
"à tout le moins par le public le plus r6tif comme information sur une intention (je
consid8re cette oeuvre comme [une biographie]), ou sur une décision (je décide
d'imposer à cette oeuvre le statut de miographie (roman dans le texte de
en et te)].)4. Etant donné que le sous-titre est une indication genérique, un lecteur
pourrait vouloir l'intkgrer dans la logique conventionnelle de la biographie, it savoir
la présentation "objective" de la vie d'un individu. Dans ce cas, la précision du
sous-titre jouerait sur le fait que l'auteur a 1' intention de distinguer entre une volonté
de sincérité, voire d'une saisie de la réalité et le statut fictif du genre romanesque.
La "biographie" de cependant, ne désigne pas une biographie au sens
traditionnel, d'une part parce que l'ouvrage est narré la prernibe personne et,
d'autre part, parce qu'il est question d'un jeu de mot, bio-graphie, qui renvoie 2i une
certaine modalit6 d'écrire, de transcrire la vie du narrateur au moment où il se met 2t
écrire. Il s'agit donc de rendre compte de la 'vie" non d'un individu mais plutôt de
la vie de l'écriture et qui a comme conséquence l'effacement du narrateur dans sa
vie d'homme au profit de son activité d'écrivain. Ainsi, déjà, dans ce sous-titre en
trompe-l'oeil, d'une simplicité illusoire, apparaît une polysémie, un dédoublement
du sens par le jeu de mot.
D'autres indications telles que la date de publication, 1970, le nom de
l'auteur, Roger Laporte, permettent de situer le roman dans un temps et un lieu, de
l'inscrire dans un réseau d'oeuvres5 et d'auteurs avec lesquels il entretient quelque

* Nous soulignons que Fume est le premier des romans de Laporte qui porte un
titre musical. Par la suite, Roger Laporte publie des récits portant des titres musicaux
comme: Fueue Supplément (Gallimard, l973), Fueue 3 (Flammarion, 1975), Quinze
Variations sur un thbme biographiaue (Flammarion, W S ) , Suite (Hachette, W g ) ,
ouvrages suggestifs eux-aussi de rapprochements musico-littéraires possibles. De
surcroît, Laporte réalise une émission radiophonique intitulée "Mozart 1790"
rapport. Il peut ainsi être rattache, par un lecteur averti, à un certain courant
intellectuel et esthétique. C'est ce lecteur averti qui, en l'occurence, saura que
Roger Laporte, dans sa pratique de l'écriture, fait intervenir ses lectures, paraphrase
ou cite les auteurs qui l'ont particulièrement influencé dans sa carrikre d1écrivain6.
Le prière d'insérer qu'on retrouve sur le volet ou rabat de la couverture est
un bref rhum6 de l'ouvrage en question. Celui-ci précise que Roger Laporte
"reprend dans son quatrième livre sa recherche sur l'expérience de I'écriture". De
plus, on indique qu'il est impossible de résumer cet ouvrage dû 5 son cafat&re
mobile: "aucune comprehension ne sera capable d'interdire sa remise en jeu et par
conséquent en chantier". Finalement, on donne les indications suivantes sur
l'auteur: "Roger Laporte, né à Lyon en 1925, est professeur de philosophie. Il est
l'auteur de La Veille (1963).d'Une Voix de fin silence 1 en 1966 et II : Pourauoi?
(1967)". Les termes comme: recherche sur l'écriture, ouverture (manifestée par une
"remise en jeun perpétuelle), et même la profession de l'auteur ("professeur de
philosophie"), servent à mettre l'accent sur la problematique de l'écriture dans le
contexte de la philosophie du langage. Iis indiquent pour les lecteurs le caracthe

(diffusion sur France-Culture du 20 au 27 f%er 197'7)et lors de l'tmission


"Entretiens sur Roger Laporte", il choisit et fait entendre, en contrepoint aux diverses
interventions, une alection d'oeuvres musicales. ("Lesgrands entretiens de France-
Culture": diffusion du 26 au 30 mai 1975). On retrouvera les transcriptions de ces
missions dans Digraphe 18/19, 1979. Son intérêt pour la musique est donc manifeste
ii partir de ces références.

Il slav&reque l'écriture de Roger Laporte émerge 2 partir de sa lecture de


divers auteurs. L'inscription de ce dialogue sera d'autant plus facile repérer si un
lecteur informe a déjà pris connaissance de ces affînités dans ses textes critiques par
exemple. L'etude de divers auteurs, pour Laporte, n'est pas & proprement parler
une analyse mais plutôt le récit de l'expérience d'une lecture. Ce dialogue se
manifeste d'autant plus dans le numbro spécial de mraphe sur Laporte où des
auteurs comme J. Derrida, R. Barthes ou M. Blanchot intemiennent en une sorte
d'accompagnement & son oeuvre. (Voir Dieraohe No 18/19, avril 1979).
120
intellectuel et avant-gardiste de l'ouvrage et am&nentà reconsidkrer 11interpr6tation
du sous-titre.
La dédicace est un autre indice paratextuel qui peut s'avérer pertinent quant à
la construction des attentes du lecteur. EUe peut fonctionner comme simple marque
d'hommage, souvent personnelie et opaque pour le lecteur, ou bien être investie d'un
rapport significatif qui se projette sur le texte lire. Dans le cas de Fugue, dédié 2
Jacques et Marguerite Demda, le nom célèbre et public du philosophe, auteur de &
la erammatologie, L'écriture et la différence et La Voix et le hén no mène, parus en
1967, devient un Ument qui renvoie à un contexte culturel et intellectuel. Comme
l'indique Genette, la dédicace peut être la marque d'une Niation intellectuelle
revendiquée publiquement par l'auteur. Elle est "l'affiche (sincère ou non) d'une
relation (d'une sorte ou d'une autre) entre l'auteur et quelque personne, groupe ou
entit6". Lu comme l'indice d'une affinité intellectuelle, le nom de J. Demda,
suscite chez le lecteur des possibilités interprétatives intertextuelles basées sur les
travaux de Demda et particui2rement sur la question de l'écriture. Au cours de
l'analyse de Fugue, nous aurons d'ailleurs l'occasion d'explorer les liens entre la
conception de l'écriture élaborée par Demda et ceile de Laporte. Cependant, la
dédicace au couple, Jacques et Marguerite, évoque le temoignage d 'une amitié, celle-
ci en marge des relations publiques et qui demeure ainsi opaque au lecteur.
Fume présente, d'autre part, une citation en exergue qui est la ddfinition de
la fugue tirée du dictionnaire Robert. Cette définition comprend une citation reprise
à J. -J. Rousseau. Ainsi nous lisons:

La fugue est une composition musicale écrite dans le style du


contrepoint et dans laquelle un theme et ses imitations successives
forment plusieurs parties qui semblent .se hiir et se poursuivre l'une

7
Seuils, op. cit., p. 126.
121
l'autrm (Rousseau).

L'épigraphe, dans le cas de ce roman, précise le sens du titre qui était resté
ambigu et réduit les possibles du terme de fugue entre la forme musicale ou son sens
général de s'enfuir et faire une escapade. Cette information vient contaminer les
autres indices paratextuels, en redessinant le sens de "biographie", le cadre
philosophique et la question de l'écriture. En outre, elle met l'accent sur des traits
particuiiers 2 la composition d'une fugue, soit la technique du contrepoint et l'idée
que le t h h e et ses "imitations" ou variations se fuient et se poursuivent. De plus,
le nom de J.-J. Rousseau évoque à nouveau le personnage d'un philosophe, dont les
écrits ont porté à la fois sur la nature du langage et sur la musique8. En outre, le
philosophe Rousseau a écrit "Les Confessions", ouvrage autobiographique mais qui,
dans le contexte du paratexte, rappeliera le sous-titre génerique. On a un philosophe
comme l'auteur, qui, audelà de ses ouvrages "sérieuxwa narré sa vie. C'est comme
si la mention de Rousseau provoquait une sorte de double, qui lui-même se déûouble
par la mention de Demda qui a largement écrit sur la conception de la parole et de
l'écriture chez Rousseau dans De la ~ramrnatolo~ie.
Cette épigraphe renforce ainsi
le contexte philosophique (en ce qui concerne la nature de la musique et de
l'écriture) avec lequel le roman entre en dialogue. La mention de Rousseau
instaure, avant que le lecteur ne débute le texte, un réseau intertextuel cohérent où la
notice bibliographique, la dédicace et l'épigraphe tissent un lien entre l'art
romanesque et la philosophie, ainsi qu'une suite de doubles et de dédoublements qui
ont une résonnance baroque.
Le paratexte de Fugue met en place des indices de nature complexe. Ces

8
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l'auteur entre autres de: Dissertation
sur la musique moderne (1743); Traités de la musique (1781); Essai sur l'orieine des
laneues. où il est ~arléde la mélodie et de I'imitation musicale, (1782).
122
indices ne sont pas de l'ordre d'unesimple description du contenu du roman mais
red&ventplutôt d'une stratkgie pour orienter la lecture vers un contexte particulier. Le
paratexte, dans ce cas, s'ajoute 2 la fonction du commentaire mttatextuel et de la mise
en abîme dont la fonction est de fournir des pistes, des strattgies, voire même des
bouées de sauvetage devant l'apparente illisibilité d'un texte qui, dans ce casci, est
non narratif. Ces pistes permettent au lecteur de placer le roman dans un contexte
culturel où la philosophie de l'écriture et la musique prennent littéralement le devant -
- le bord - de l'oeuvre.
Nous proposons donc que, dans le cas de ce roman, un seuil d'interprétation
est déjà etabli de manikre patente dans le paratexte. En plus du titre, l'exergue donne
la définition gbnkrale de la fugue, la définition par un philosophe lui-même amateur
de musique. L'appartenance du roman au mouvement avant-gardiste précisé par le
nom de l'auteur, la date de publication, le prkre d'insérer et la dédicace permet, de
plus, de placer le roman dans un certain wntexte intellectuel et culturel auquel nous
reviendrons dans la deuxikme partie de ce chapitre.

1.3 Le titre de Passacaille :un exemple de tension entre renvoi


musical et texte littéraire

Comme pour Fugue, Passacaille présente, dans son titre, le même genre de
référence elliptique ii une forme musicale, sans qu'il y ait, par ailleurs, d'explication
rM1ant sa signification pour le roman? A la fonction pragmatique du titre en tant
--

Dans l'instance paratextuelle, iila difference de Fueue, aucune autre


mention de la passacaille, aucune définition, n'est présente pour appuyer cette
rt5f6rence musicale. Ii y a cependant dans le texte une brhe et unique reprise du
renvoi ii la passacaille mais qui maintient, désormais, le caractère énigmatique de
123
que seuil qui met en place certaines attentes ou anticipations, nous ajoutons que
l'évocation d'une forme musicale est elle aussi une désignation géndrique qui devient
elle-même stratégique dans la mesure où Le lecteur cherchera à retrouver les
param&tresqui définissent ce genre musical. On pourrait, en ce sens, considerer qu'il
y a une sorte de hierarchie dans la valeur des indices paratextuels - le titre occupant
un rôle plus performant que les autres élements et ce, pour la plus grande partie des
lecteurs.
Le sous-titre de Passacaille, "roman" , est la deuxième indication generique,
littéraire cette fois-ci et qui ne pose pas de probl&mes. Ces deux indications
gén6riques, celle du titre et du sous-titre, figurant l'une sous l'autre sur la couverture
du livre, manifestent déjà lt6taped'un dialogue et, comme nous I'avons souligné pour
m,foumissent aux lecteurs l'occasion d'amorcer l'idée que le roman pourrait
entretenir quelque rapport avec cette forme musicale.
Si dans certains cas, comme nous le soulignions au chapitre précedent avec
l'exemple d'A. Danto, le titre d'une oeuvre peut faciliter le repérage ou
l'identification de certains éléments de l'oeuvre, la mention elliptique de la
passacaille, ainsi que celle de la fugue pour le roman de Laporte, pose un problème
d'interprétation. Puisque le lecteur n'a pour ainsi due aucun 'mode d'emploi' qui lui
indiquera les caractéristiques de la passacaille qui sont pertinents pour le roman, il est
ainsi amené à tenter de faire le lien lui-même, tentative qui pourrait bien mener à
l'échec si le lecteur n'a ni la patience ni les compétences pour interpréter une forme
musicale. Le niveau i51ev6 de tension qui existe entre le titre et la composition du

cette 'piste' de lecture. A la page 36 du roman, il est écrit qu'un personnage, un


"il" non-identif%, malgr6 ses dtfaillances physiques et mentales "tel un musicien
de bazar, reconstituait une manière de passacaillew.
roman est évident loisqu'on cunsid5re que, parmi les adcles écrits sur Passamille, il
y a une grande varieté d'hypothèses sur la manikre de recomtituer la passacaille.
Mais, encore une fois, on peut interpréter cette plus grande polysémie comme faisant
partie du contexte culturel du Nouveau Roman.
Contrairement à la fortune critique de l'oeuvre de Laporte qui se maintient
dans des cercles plus restreints - principalement celui de la revue Digraphe -, les
oeuvres de Pinget ont connu une plus grande fortune critique. Comme on vient de le
dire, les aspects musicaux de Passacaille ont 6té soulevés par maints critiques et
plusieurs se sont livrés il des analyses comparatives d e Passacaille et de la passacaille.
Par conséquent, au lieu de souligner nous-même la polysémie et la tension inhérente
au titre de ce roman, nous avons choisi de montrer comment les diverses études
critiques passent le seuil du titre.
Par exemple, lorsque Femand Meyer propose que le sens du mot 'passacaille'
peut signifier un terme relatif au jeu de cartes, il choisit, dans la gamme des sens
possibles, une interprktation qui reflète, selon lui, certains des mécanismes du roman:

le mot "passacaillen n'est pas seulement un terme musical et chor&


graphique, mais aussi un t e e de jeu de cartes : faire la passacaille,
c'est couper avec une carte infbrieure, dans l'espoir que le joueur
suivant n'aura pas une carte plus forte. Passacaille peut s'assimiler h
une partie de jeu de cartes : en dlargissant cette metaphore ludique, il
apparaît que le livre de Pinget est un systeme complexe construit sur
une technique de jeu de cartes.
Le récit n'est pas simplement une intrigue qui se noue pour se
dénouer logiquement; il est au contraire fait d e différentes pistes fiction-
nelles représentant chacune une carte qu'on met dans le jeu, dans l'espoir
de faire progresser la fiction, mais qu'une carte aussitôt annule, gomme,
et ainsi de suite jusqu'à la dernière carte du jeu, jusqu'au point finallO.

10
"Robert Pinget: Le livre dissémine w m m e fiction, narration et objet" dans
Nouveau Roman: hier. auiourd'hui (2), Paris: U. G. E., 1972, pp. 299-310, p. 303.
125
D'autres critiques interpretent le sens du titre en sélectionant des éléments
particuliers au domaine musical. Peter Brmme, par exemple, indique que le mot
" 'passacaiUelreferred onginally to a dance in several temposn' l et de là le m6lange
temporel qui a lieu dans le roman rejoindrait la diversité des tempi de cette forme
musicale. D'autre part, on retrouve, dans une analyse de Jan Baetens, une posture
réactive et le rejet de l'importance accordée au mod&lemusical par les critiques. Pour
lui: "Le prestige du modèle musical dans la réflexion sur la littérature est tel qu'il
incline le lecteur 2 assimiler Passacaille à un texte de facture musicale. Or, la seule
présence du sous-titre ('roman") récuse le privil5ge accord6 A la musique"12. C'est
ainsi que Baetens écarte toute consid6ration du modèle musical en estimant qu'elle se
pose comme la "tentation d'une lecture surplombante"l3. Le "modéle musical" fera
ainsi chez lui l'objet d'explications lacunaires: d'une part, il indique que les
connotations intertextuelles du roman rejoindrait la passacaille car "l'on sait que la
passacaille s'insère toujours dans une asuite musicale" 14. D'autre part, il souligne
encore deux traits: "l'acception musicale assure le lien avec l'aspect sonore du livre-
objet, le fait que la passacaille était originairement une danse enrichit le mot d'un

Il
'A new mode of reading : Pinget' s "Passacaille"" , Nottingham French Studies,
12, 2, october 1973, pp. 86-99, p. 90.
l2
" uPassacaille*,ou la multiplication par &on, Littérature, mai 1982, pp.
93-104, p. 103. Cet argument est pour le moins surprenant comme si, à chaque
fois qu'il y a la mention de "roman", cela interdisait le lecteur de haiter de
l'interface musicale.

l3 Ibidem.

l4 Zbid., p. 103, (note#9).

l5 Zbid., p. 103.
Enfin, si la possibilité d'une analogie musicale provoque, chez ces lecteurs,
soit une réaction négative, soit des explications approximatives, d'autres comme
Eric Prieto ou Su Bauman entreprennent, dans leurs &des, une mise en rapport
des caractéristiques formelles de la passacaille et du roman16. ils perçoivent dans
le roman une forme à variation avec une basse obstinée et effectuent une véritable
recherche sur ce qui pourrait rapprocher le roman des traits formels de la
p a s s a d e . Leurs analyses smnt reprises de maniere dttaillée au chapitre suivant.
Le signifiant "parsacaille"occasionne donc, une multitude d 'interpretations.
Si les critiques évoquent l'aspect musical du roman, les traits qu'ils présentent sont
divers. Cette diversité illustre le fait que les lecteurs de Passacaille en cherchant
&Mir un rapport quelconque entre le titre et le roman, ont a faire des choix 0 2
passitcaiUe commejeu de carte ou comme forme musicale) et 2 partir de ces choix, ils
ont puiser dans une multitude de traits: la forme musicale de la passacaille est-eue
pertinente en fonction de ses traits choregraphiques, de sa structure en soi ou du fait
qu'eue est intégrée dans une suite, etc.? Les exemples que nous avons choisis de
présenter ici illustrent donc le fait que le titre du roman met en place un renvoi dont la
signification pour le roman demeure problkmatique. La signification de 'passade",
ou plutôt la multitude de significations, doit être établie par le lecteur et &nt donné le
degré de disparité (i'h&érogénéïté des domaines) ainsi que le manque d'explicitation
dans Ie roman sur le sens de ce renvoi, cette construction demande un effort
considérable. En effet, le rapport entre Passacaille et la forme musicale de la
pasacailZe ne peut être ktabli sans avoir recours à une recherche approfondie des

l6 Eric Prieto, "Recherches pour un roman musical: L'exemple de PassmaiZZe,


de Robert Pinget", Pdtiaue, 24, avril, 1993, pp. 153- 169; Su Bauman, "Passac~ille,
Passacaille? Etude sur un roman de Robert Pinget", Kentuckv Romance Ouarterlv,
22, 1, 1975, pp. 125-135.
127
pmsacaille ne peut être dtabli sans avoir recours il une recherche approfondie des
significations que peut avoir le mot 'passacaille' pour le roman.
Comme l'a montre Margery B. Franklin dans son Ctude des titres
m&aphoriques en peinture, il y a un degr6 éleve de tension entre deux entités brsque
leur rapport n' est pas explicite. De plus, dans le cas d'une oeuvre dont les stratégies
privilégient l'ouverture et l'investissement du lecteur, rendre trop explicite le sens
d'une piste d'exploration nuirait au processus de suggestion si important à l'esth6tique
d'une oeuvre "ouverte". Nous voyons, donc, par la diversité des interpr&ations en ce
qui concerne le sens du titre, que la tension entre le titre et l'oeuvre est grande. Cette
tension, nous le répétons, provient de la disparité des domaines auxquels
appartiennent respectivement le titre et l'oeuvre ainsi que du fait que le lien entre les
deux n'est pas explicité.
Pour que le lecteur puisse amiver à établir une interprétation du signifiant
passacaille, il faut que toute interprétation ou réfutation proposée, pour être
convaincante, fasse l'objet d'une explication rigoureuse qui tiendra compte de la
spécificité de la passacaille ainsi que la capacité de rendre cette spécificité cohbrente
en ce qui concerne le texte même du roman. Cette cohérence tient au lecteur et à la
dynamique qu'il choisit de mobiliser. Nous retrouvons ainsi le processus
interactionniste au cours duquel se fait la sélection d'elernents du champ contextuel
choisi et qui sont perçus comme étant pertinents par rapport aux Cléments textuels.
L'interprétation du titre se fera en relation avec les indices qui se trouvent
dans le corps du roman, qui confirmeront ou pas les hypothèses qui peuvent surgir
sur les sens possibles du titre. Le travail d'interprétation des lecteurs quant 2 la
signification de ce titre demande une démarche complexe et les explications
fournies dans les exemples précédents montrent non seulement quel point un texte
'ouvert' suscite une gamme variée d'interprétations mais, aussi, elles soulignent la
difficulté qu'ont les exégètes 2i fournir des explications convaincantes ou
cohérentes. Nous réservons la présentation des problkmes de wherence de ces
interprétations au chapitre qui portera. particulitzernent sur Passacaille.

1.4 Commentaires de Robert Pinget :réactions de la part des critiques

Le dernier type d'incursion paratextueiie que nous aborderons ici est celie
du commentaire auctoriai. Si nous 6voquons les commentaires de l'auteur en ce
qui concerne le rapport de ses textes avec le domaine musical, nous voulons le faire
uniquement pour apprécier la maniere dont ils sont repris, utilisés pour appuyer
telle ou teile lecture critique. Notre interet à l'égard de cette instance paratextueile
particulière porte sur le rôle voire même peut-être l'influence que peuvent avoir ces
commentaires lors d'une analyse. Ces commentaires vont, peuvent s'integrer la
reconstitution d'un contexte. On remarquera cependant qu'ils deviennent plus
importants quand on est aux prises avec un texte très polysémique.
Lorsque les lecteurs ont accès aux commentaires d'un auteur, il est "normal"
qu'ils tentent de les intégrer A la logique d'une interpretation. En ce qui concerne les
oeuvres des Nouveaux Romanciers, dû au fait qu'elles sont d'une part d'une
interprétation difficile et que d'autre part, le Nouveau Roman comme "laboratoire"
procedant d'une expérimentation formulée, préaiable, a une nature programmatique,
les lecteurs sont amenés questionner d'autant plus les intentions auctoriales. Par
ailleurs, le rapprochement d'un texte litteraire et d'une forme musicale implique,
comme nous l'avons signalé au chapitre précédent, la mise en rapport de domaines
artistiques hdtérogènes. Etant donné les exigences et les difficultés d'une telle
entreprise, notamment parce que le lecteur doit interroger une multitude d'déments et
129
surprenant que les commentaires de l'auteur, lorsqu'ils sont disponibles, soient
recherchés pour tenter ci' éclaircir ce rapport.
Nous avons choisi de privilegier, pour les fins de notre analyse, les entretiens
et les discours dans lesquels Robert Pinget s'est prononcé sur ce qu'il a voulu faire
dans ces romans, sur la manière dont il envisage la question de l'écriture et aussi,
celle de la musique. Ces commentaires ont été repris par la littérature critique et ont
contribue au processus d'interprétation de l'oeuvre? On retrouve, dans le cas de
Pinget, ses cornmentaires dans "Pseudo-principes d 'esthdtique" , "Comment
travaillent les écrivainswet son discours au colloque de New York, la critique les
utilisant pour appuyer le rapport qu'ils établissent entre le roman et la musique. De
ses commentaires ressortent deux éEments principaux: premi&rement,Pinget se dit,

en tant que Nouveau Romancier, partisan d'une "école de l'oreille" plutôt que d'une
"écule du regard": plus précisément, il est conscient d'être 2 la recherche d'un "ton"
lorsqu 'il &rit ses romans; deuxiemement, pour expliquer le titre Passacaille, il

17 Roger Laporte, quant a lui, fournit des explications beaucoup plus


lacunaires en ce qui concerne le rôle de la musique dans son oeuvre. Au murs d'un
entretien publie dans le numdro de Digraphe qui lui est consacre, Laporte, lorsque
questiomb sur les références musicales qui apparaissent dans ses romans, fournit les
commentaires suivants:
Ii y a bien toujours des avariationw en ce sens qu'il y a le probkme de
la répétition qui se pose, mais je n'ai pas envie de parler de tout ça.
C'est vraiment dit dans le texte, avec le problgme de l'écart, de la
diffkence.. . des variations dans lesquelles l'écart par rapport au thbme
initial, en admettant qu'il y en ait un, est quand même wnsid6rable (p.
148).

La bnkveté de ces repenses ainsi que le fait que les lectures critiques de Fugue ne
poursuivent pas de mani&resystématique la piste musicale ne nous permettent pas
d'evaluer, comme nous le faisons pour Passacaille. l'influence des commentaires de
l'auteur sur l'interprétation de son roman. De plus, le réseau pmtexuel, en raison de
la plus grande présence du champ musical, est déjA plus manifeste et conforte
d'emblée le lecteur, dans l'orientation qu'il a prise.
lorsqu 'il écrit ses romans; deux2mernent, pour expliquer le titre Passacaille, il
reconnait qu'en écrivant son roman, la grande p a s s a d e de Bach a joue un rôle de
' "toile de fondu.
Dans ses "Pseudo-principes d'esthétique", parus en preface au roman &
Libbra (1968) mais repris à plusieurs occasions, notamment au Centre culturel de
Censy-La-Salle en 1971la, Pinget fait état de ses préoccupations par rapport 2 ce
qu'il appelle le "ton": "Il me semble que l'intérêt de mon travail jusqu'aujourd'hui
a été la recherche d'un ton. C'est un problhme de forme et qui explique peut-être
mon appartenance à ce qu'on a appel6 le Nouveau Romanfflg . En effet, la
recherche d'un ton et le travail formel sont, pour lui, étroitement liés:

Tout ce qu'on peut dire ou signifierne m'intéresse pas mais la façon


de dire. Et cette façon, une fois choisie, c'est là une grande et
pénible partie du travail, donc, préaiable, eiie m'imposera et la
composition et la matière du discours. Cette matière encore une fois
me laisse indifferent. Tout le travail consiste à la mettre dans un
certain moule et I'expérience m'a prouve que c'est le moule qui h
chaque ligne fait le g & a P .

Cette référence au ton de la part de Pinget a dirige l'attention de ses lecteurs

sur la matériaiite des mots, en particulier leur son, leurs textures. Les ext5g5te.s de
Passacaille ont repris ces commentaires afin de remarquer que l'écrivain utilise un
matériau linguistique dans un sens formel. Ton et forme sont donc Li& par le
travail artisanal qui s'effectue h la surface des mots, et qui devient un ressort
formel de L'élaboration du récit pingetien.
Plusieurs critiques ont utilisé cette remarque sur le ton pour etablir le rapport
18
Publié dans Nouveau Roman: hier. auiourd'hui, 2, op. cit. , pp. 3 1 1-324.
I9 Zbid.,p.311.
20 Ibid. , pp. 311-3 12.
formel qui existe entre le roman et la musique2'. La revendication de Pinget met en
évidence, pour les lecteurs, qu'une telie recherche s'apparente à un travail de
signification formelle et rejoint par là le langage musical. Cette mise en relief de
l'aspect sonore des livres de Pinget confirme tout d'abord l'aspect poétique de
l'écriture pingetieme, mais, comme on le verra dans le chapitre portant sur
Passacaille, la direction proposée par Pinget devient, pour les lecteurs cherchant à
justifier la pertinence de la forme musicale dans le roman, une sorte de plate-forme
sur laquelle ils peuvent spéculer sur cette piste.
Le deuxième élkment qui ressort des commentaires de Pinget est sa relation à
la musique de Bach. Pinget indique, lors d'un entretien, que "ce qui m'avait aide 2
[sel mettre en situaticn, ç'avait &té la merveiileuse technique contrapunctique de la
grande Passacaille de J. S. I3achwu. C'est sous l'influence de l'écoute répétée de ce
morceau que le roman est nt5 et ce qui a décid6 Pinget à baptiser son roman de ce nom
evocateur. Pinget ne va pas plus loin dans l'explication des relations de son roman à
ce morceau de musique. Est-ce l'apparente banalité du rôle que joue la passacaiHe de
Bach, une simple "mise en situationwqui a détourné les critiques de tenir compte des
traits particuliers cette oeuvre lors de l'analyse du roman? Lorsqu'on retrouve une
mention de ce commentaire chez les critiques, par exemple chez Carabino ou chez
Prieto, ceux-ci le citent en note en bas de page sans lui conférer d'autre valeur que
celle d'une simple information quasi-anecdotique.
D'autre part, lorsque Mich&lePraeger interroge la façon dont travaille Pinget,

21
Victor Carabino, "Pinget's Passacaille: The Endless Sonata of the Dead",
Neo~hiloloeu~, Vol. 69, No. 1, January 1985, pp. 59-66, p. 60; Jan hetens, op.
cit., p. 93; Armand Guilrnette, "Le Mouvement hors du texte, hors des formes:
PussacaiIle et Un Tesmetu bizarre, Etudes littéraires, Vol. 19, No. 3, hiver 1986-
87, pp. 63-80, p. 65.
ZZ
J. L. de Rambures. Comment travaillent les écrivains, Flammarion, 1978, p. 132.
132
elle reprend le même commentaire en ce qui concerne l'écoute de la passacaille de
Bach en l'accompagnant du suivant: "Un roman, pour naître a besoin d'un excitant
formel^". Cependant, il s'agit pour eile de souligner les circonstances "curieuses",
"arbitrairesnet "ext6rieuresUqui entourent la naissance d'une oeuvre. Elle écrit
qu''Ti est curieux que Pinget, afin de profiter de la liberté de l'inconscient, se voit
obligé de faire appel "A des contraintes" qui paraissent parfois incroyablement
arbitraires et extérieures"24. Si Praeger remarque cette curieuse combinaison de
contraintes et du libre cours donne l'inconscient, elle ne questionne pas les liens qui
pourraient exister entre cette "contrainte" très précise et le roman.
Dans ce contexte, il apparaît plausible, cependant, de s'attarder longuement
sur la grade pmsacaille en ut mineur de Bach en tant qu' "excitant formeln et en
tant que mise en situation. Comme le dit ailleurs Pinget, en parlant de
l'inspiration, "ce n'est pas cette bonne femme qui vient nous chatouiller l'oreille
quand bon lui semble. C'est une disposition intkrieure qu'il s'agit de mettre en
Cette écoute aurait bien pu le mener à mettre cette inspiration en
rn~uvernent"~~.
"mouvement", c'est-à-dire à la transformer en matière litthire. Les commentaires
de Pinget, en ce qui concerne les "excitants formelsnde ces Livres, doivent être
considerés comme toute autre indication paratexueile, soit en tant que piste.
Cependant, la forme de la passacaille, et plus swifiquement la grande passacaille
de Bach, nous paraît mériter une plus grande consideration. C'est la raison pour

Déclaration dactylographiée de Robert Pinget au Colloque de New York


University, "A Retrospective Colloquiurn on the Nouveau Roman: 3 Decades of
the French New Novel," 30 septembre-;! octobre 1982. Citk par M. Praeger,
Romans de Robert Pinget, Lexington, Kentucky: French Forum Publishers, 1987,
p. 79.
24
Michèle Praeger, ibid. , p. 79.
" Comment travaillent les écrivains, op. cil., p. 133.
133
laquelle, lors de l'analyse du roman, nous avons entrepris quelques recherches sur
les traits particuliers de ce morceau de musique afin d'examiner les rapports qui
pourraient exister entre celui-ci et le roman de Pinget.

2. Le contexte historique et culturel de et de Passacaille

En fonction des éléments paratextuels relevés cidessus, nous nous


intéresserons maintenant au contexte culturel et historique de ces romans. de
Roger Laporte et Passacaille de Robert Pinget, parus à un an d'intervalle I'un de
l'autre, s'inscrivent tous deux dans le courant littéraire avant-gardiste des années 60 et
70. Les formes musicales qu'6voquent les titres de ces romans renvoient à la fois à
la musique, voire des formes musicales dont la structure est definie par des regles de
composition précises et à l'esthétique baroque du fait que c'est au cours du dix-
septième siècle que ces formes musicales ont eté développées. Toutefois, si les
renvois 2 la fugue et a la passacaille incorporent ces deux champs d'exploration, les
formes musicales ainsi que l 'esthetique baroque sont intimement liées à 1'esthetique de
la 'nouvelle écriture' des écrivains avant-gardistes des années 60-70. Il est donc
important de signaler ici que les renvois la musique que nous étudions rattachent ces
romans à des paradigmes opératoires à l'époque de leur production. Les analyses des
romans qui suivront présentent en fait notre lecture, en tant que lectrice critique
intéressée à mettre en &idence la pertinence des éldments musicaux dans ces romans.
Notre lecture rattache ces romans B un contexte historique et culturel où la question de
l'écriture, les capacités de l'expression musicale et certains traits de l'esthétique
baroque occupaient une place privilegiée.
2.1 Le Nouveau Roman et Ifécriture:crise de la représentation et
stratégies d'ouverture

A partir des années cinquante, on a vu apparaîAtreen France ce que Ricardou a


appel6 des "romans de laboratoire", ouvrages expérimentaux dans lesquels les enjeux
de l'écriture, les limites de la représentation faisaient l'objet d' une réflexion quasi
omniprésente, voire même obsessionnelle. Suite à ce qu'on peut appeler la premikre
vague du Nouveau Roman, "l ' h e du soupçon" (selon l'expression de Sarraute) s'est
radicalisée, s'est montrée plus poignante dans des oeuvres de plus en plus tournées sur
elles-mêmes, rdflexives, auto-referentielles et qui se chargent d'examiner ou plutôt
d'exhiber leurs processus de production26. Cette crise de la représentation se traduit
en un sens profond de remise en question du statut de l'écrivain et de sa capacité
d ' o f i r une vision objective et unifiée de la réalité. L'écriture, par conséquent,
réfléchit, problematise et prend conscience des déplacements, des écarts entre le
discours et la réalite, les discours et les formes qu'ils supportent et le champ
référentiel qu 'ils pointent.

26 Jean Ricardou dans "Aspects du roman antireprésentatif" précise que les


oeuvres qu'on peut rassembler sous l'appelation du Nouveau Roman, et qui
apparaissent à partir des a n n k cinquante en France, illustrent l'attitude d'une "mise
en cause du récitn tandis que, B partir des années soixante, le Roman Nouveau
accentue les difficultés de lecture en adoptant une stratégie de "mise en cause de la
représentation". Acte du IXe conerès de l'association internationale de litthture
comoarée, Innsbruck, 1979, Vol. 4, pp. 123-128, p. 123.
Nous reconnaissons avec Jean Ricardou que les enjeux de 1'6criture et de la
représentation s'accentuent à partir des années soixante. Pour les fins de nos
arguments cependant, nous utiliserons la denomination 'Nouveau Roman', en
entendant que les deux romans que nous étudions se situent dans la deuxiéme phase de
ce mouvement litt6raire.
Cette remise en question du pouvoir représentatif de I'oeuvre se traduit
également en une mobilisation de nouveiles techniques auxquelles les écrivains ont
recours pour offrir des mécanismes de représentation ayant, d'une part, les capacités
de reflkter la complexité d'une réalité qui n'est plus pensée wmme une et, d'autre
part, d'offru des perspectives relativistes, non hierarchisées. L'oeuvre ouverte de
Umberto Eco, dont le caractère didactique et positiviste en fait une sorte de manifeste
de cette 'nouvelle esthétique', explique qu'il est possible de rattacher les
préoccupations de l'esthétique contemporaine (celies qui correspondent à la parution
de cet ouvrage, soit 1962 pour l'édition italienne et 1965 pour sa publication en
France) certaines découvertes dans le monde scientifique, notamment la théorie de la
relativité d'Einstein. La pensée relativiste se refl&tedans les oeuvres d'arts qui font
valoir "l'infini variabilité de l'expérience, par l'infinité des mensurations et des
perspectives possibles"". Le projet des oeuvres d'art dites ouvertes, dont Eco se fait
le porte-parole et llinterpr&te,serait d'entraver les mecanismes qui permettent de
présenter une oeuvre comme un tout achevé et d'amener les lecteurs à s'engager dans
un dialogue avec l'oeuvre. Eco affirme que:

L'auteur offre une oeuvre a achever. Ii ignore de quelle maniere


précise elle se réalisera, mais il sait qu'elle restera son oeuvre; au terme
du dialogue interpretatif, se concrétisera une forme organisée par un
autre, mais une forme dont il reste l'auteur. Son rôle consiste à
proposer des possibilités déjh rationnelies, orientées et dotées de
certaines exigences organiques qui déterminent leur dkveloppernent28.

Les oeuvres dites 'ouvertes' présentent ainsi un caractere inachevé laissant au lecteur
la place de s'insérer dans l'oeuvre, d'effectuer sa propre recherche pour y inscrire son

27 L'oeuvre ouverte, Paris: Seuil, 1965, p. 33.

Ibid. , p. 34.
interprétation29. L'ouverture et le dynamisme de ces oeuvres, dit Eco, sont
caractérisés par leur aptitude à "s'intégrer des compl6rnents divers, en les faisant
entrer dans le jeu de sa vitalité organiqueW3?
L'organicité de l'oeuvre d'art et la promotion du materiau linguistique comme
élément de base, revêtent une importance particulière dans ce projet d'ouverture.
Cette 6poque d'innovation découvre et explore tout le potentiel du signe31. La lettre,

ainsi que la graphie, la ponctuation, l'espace de la page, dans le cadre de l'oeuvre


litthire font l'objet d'une recherche de leur potentiel signifiant. En tant qu'objets

29 A cet egard, on trouve chez Genette un commentaire qui fait part de la


r6ticence des lecteurs en ce qui concerne les expériences d'ouverture proposées par
les commentaires métatextuels des auteurs, notamment dans le "prière d'insérer":

L'âge d'or (ou de vermeil) du PI de couverture, ou comme on dit


parfois, du "rempli", a sans doute éié, en milieu avant-gardo-
intellectuel (autour du Nouveau Roman, de Tel Quel, de Change, de
Digraphe et autres paroisses parisiennes), les années soixante et
soixantedix. Les historiens B venir prendont bien du plaisir à doser,
dans ce précieux fatras, ce qui relevait de la profondeur, de la
simulation, de la mégalomanie, de la caricature volontaire ou
involontaire [...]. (Seuils, op. cit., p. 105).

Le scepticisme de Genette fait contraste avec l'esprit de bienveillance avec lequel


Eco a promu cette stratégie d'ouverture. Mais Eco maintient que ce qui est
int6ressant dans ce phhomène réside dans le fait que cette stratkgie amène le lecteur
à faire lui-même un bravail d'exploration. Il est vrai, admet-il, qu'un texte qui se
veut 2 peine suggestif court le risque d'échouer dans sa volonte de mettre en place
des interprétations possibles, mais pour lui, l'inter& de ces oeuvres se maintient dans
le travail d ' exploration, de mouvement et d'ouverture qu 'elles veulent inciter. Il est
vrai aussi qu'entre le moment où Eco écrit son ouvrage et la parution de Seuils, une
vingtaine d'am& a pu epuiser l'enthousiasme et l'optimisme de la critique.
30 L'Oeuvre ouverte, op. cil., p. 35.
31 C'est l'âge d'or du structumlisme, la lecture à grande diffusion de
Saussure, le primat de la linguistique wmme sciencepilote des sciences humaines,
l'bmergence de la sémiotique et l'usage 3 foison de 'structure'.
137
signifiants, ils deviennent des terrains de jeu où se multiplient les expérimentations.
D'autre part, l'analogie est valorisée dans la mesure où elle permet de multiplier les
perspectives, d'ouvrir les voies vers de nouveaux domaines de connaissance et vers de
nouvelles constellations. Le matériau littémire! est ainsi placé dans un champ de
relations qui lui permet de revêtir des significations nouvelles. C'est ainsi que
l'oeuvre contemporaine cultive des expériences cognitives qui troublent les
perceptions conventionnelles. La surcharge de données, les références intertextuelles
ou la suggestion de rapports analogiques ont l'effet de prêter à l'oeuvre une
plunvocité qui permet non pas de proposer une vision toute faite, figée, mais bien de
transmettre des possibilités, de la placer dans un cadre qui favorise la participation du
lecteur et une multitude d 'interpretations.

2.2 Le Nouveau Roman et la musique

Les aventureuses expérimentations que l'on trouve dans le Nouveau Roman


ne sont pas sans ignorer le potentiel signifiant de l'art musical. Michel Butor, un des
romanciers/thBoriciens qui a le plus réfléchi au sujet de la musique et de son intérêt
pour les romanciers, écrit dans un essai, "La musique, art réaliste1"*, qu'il faut
reconnaître les multiples moyens d'expression de la musique. Ainsi, nous lisons
dans son essai le commentaire suivant:

Si le roman est le laboratoire du récit, la musique n'est-elle pas I'antre


où peuvent se forger les armes et instruments d'une littérature nouvelle,

32
R6pertoire II, Paris: Ed. deMinuit, 1964, pp. 27-41.
138
le labourage du terrain sur lequel cette moisson pourra mûrir?33

En prenant la défense de l'expressivité musicale, il transmet son enthousiasme pour un


'langage' qui peut nous montrer, si nous savons le déchiffrer, "certaines structures
complexes" courantes en musique mais cachées ou inaperçues dans le langage articule.
C'est dans ce sens que les capacités d'expression de la musique feront, chez les
Nouveaux Romanciers, l'objet d 'une recherche esthétique et littéraire, voire, pour
certains dont Butor, l'enjeu d'un v6ritable programme d'écriture. Ainsi, certains de
ces écrivains, particulièrement réceptifs et attentifs la musique, ont pu se demander
ce que la musique pouvait leur apporter de neuf, ce qu'elle leur permettait de voir en
l'intégrant à Leurs créations littéraires. Incorporée dans l'oeuvre litteraire dans une
tentative d 'exploiter et d 'explorer son "langage" mais aussi d 'affranchir 1'écriture de
ses frontières mditiomelles en faisant appel 2 d'autres systkmes signifiants, la
musique s'offre comme modkle inspirateur pour l'esthétique de l'avant-garde? Du
fait que le signe musical est d'ordre matériel plutôt que référentiel et qu'il depend
beaucoup plus de l'auditeur pour 6tabli.r sa signification, sa valeur 'rkf&entiellet, l'art
musical s'inscrit dans le projet d'ouverture sur le signe que veulent favoriser les
oeuvres contemporaines. En musique, il faut parler d 'une jouissance sensible des
formes, des motifs, ce que la valorisation du retour au signe des Nouveaux
Romanciers ne manque pas de reconnaître et d'exploiter.
Par aiileurs, l'introduction de références musicales dans certaines oeuvres

33 Ibid., p. 35.
34 Dans le dossier réalisé par D. et J.-Y.Bosseur, "Michel Butor et la musiquen,
(Musiaue en Jeu, No. 4, 1971, pp. 63-72), Butor fait part de l'influence des formes
musicales sur quelques-unes de ces oeuvres. Cette influence se manifeste chez
d'autres Nouveaux Romanciers comme nous alions le voir dans les paragraphes qui
suivent.
139
littéraires témoigne d'une stratégie d'ouverture qui permet aux lecteurs d'entamer eux-
même une recherche et un dialogue avec ce domaine artistique. Description de San
Marco (Gallimard, 1963) de Michel Butor, porte une dédicace il Igor Stravinski.
Envisagée comme dispositif qui invite le lecteur il explorer le lien entre le roman et ce
que représente le nom du compositeur, cette dédicace pourra par exemple donner lieu
à un dialogue avec le Cann'cwn saenun ad honorem S a n d Marci Nominis du
compositeur russe qui élabore, comme le roman, une interprétation de la cathédrale
byzantine" .
Analogues (Seuil, 1964) de Jean-Pierre Faye est introduit par un "hors-
texte" dans lequel l'auteur met en relation les développements historiques du récit
avec ceux de la musique. Il y a, dans le roman, divers passages regroupés selon
les modi grégoriens, d'autres rassemblés selon une perspective tonale avec une
unité de ton, et finalement l'exploration des relations entre divers points de vue au
moment où le récit gravite vers la série dodbphonique.
Almaeestes (Seuil, 1964) d'Alain Badiou incorpore, dans un appendice
intitule "pistes", un commentaire mktatexuel qui explique au lecteur que le théme
de la Foi dans le Parsifal de Wagner sert de N conducteur pour le dernier chapitre
du roman. Les huit notes de ce théme (MI - LA - SOL - FA - MI - FA - SOL)
déterminent l'ordre d'intervention des discours de quatre personnages (à qui
correspondent les notes Mi, La, Sol et Fa). De plus, cet appendice indique que des
procédés dans le texte fixent les altérations et les durées du thème. A partir donc
de ces "instructions" minimales, les lecteurs sont invités à d h u v r i r comment le
t h h e musical de la foi et le mouvement g6néra.l du texte se rependent sur le plan

3 Vou par exemple l'article de J. Waelti-Walters, "The Architectural and


Musical Influences on the structure of Michel Butor's Description de San Marco",
Revue de littérature c o m ~ a é ejan.-mars
, 1979, pp. 65-75.
du contenu et de l'organisation formelle. Leur acte de lecture est en quelque sorte
"programmk" par ces instructions.
Les nombreuses oeuvres de fiction de Maurice Roche ainsi que la parution,
en 1960, d'un Livre sur Monteverdi mettent en &idence, chez cet écrivain, un
enthousiarne pour la musique. Ses romans, Com~act(Seuil, 1966), Circus (Seuil,
1972), Codex (Seuil, l974), ûpera Bouffe (Seuil, 1975) par exemple, dans la
multiplicité des modes d'être de l'écriture, se présentent comme des partitions qui
engagent les lecteurs à prendre le rôle d'exécutants, d'interprètes ou de comédiens
pour les mettre en scène. Tant les mots imprimés selon diverses typographies que
les blancs, les fragments de notation musicale, les formules mathématiques et
chimiques, engagent les lecteurs à considerer 1'écriture comme une in scription
matérielle et signifiante où l'enjeu esthktique est d'amener le lecteur à tisser des liens
entre le texte et le texte wnsidér6 comme une p a m t i ~ n ~ ~ .
Les romans Fugue de Roger Laporte et Passacaille de Robert Pinget se
présentent eux aussi comme des oeuvres projetant des liens avec le domaine musical.
Comme les autres romans qui s'incnvent dans ce courant avant-gardiste, il est
question d'une ouverture sur un champ hétérogéne favorisée par certains dispositifs
qui peuvent paraître pour les uns programmatiques, pour les autres. simplement
suggestifs, dependant en cela de l'attitude que llinterpr&teétablit par rapport aux
niveaux poidtiques et immanents. De plus, Fueue et Passacaille témoignent, à travers
la musique baroque, de la fascination qu'exerce une réévaluation et une
réappropriation du baroque à l'époque du Nouveau Roman. En raison de l'orientation
de notre lecture, et du fait que les romans de notre corpus travaillent des formes
musicales baroques, il devient nécessaire de refléchir maintenant sur cette

36 Cela nous ramène A certaines considérations mises de l'avant par G. Thérien


sur l'acte de lecture, lors du premier chapitre.
141

réappropriation spécifique dans le contexte plus g6neral du Nouveau Roman.

2.3 Le Nouveau Roman et I'esthetique baroque

Avant d'examiner les particularitt5s des formes musicales qui nous interessent,
soit la fugue et la passacaille, il est important de mettre en &idence leur nature
baroque et de situer celle-ci par rapport aux années soixante. C'est que le baroque
connaît, dans les sphkres culturelles modernistes, un renouveau d'intérêt, voire même
une véritable mode qui conduit à un engouement et qui en impr5gne l'imaginaire
culturel. Cela se manifeste de plusieurs façon mais avec une telle inflation qu'un
seialiste de 1'architecture baroque, Pierre Charpentrat, dénoncera "le mirage
baroqueN3?

En fait, cela commence au début du siècle et en Allemagne, en histoire de


l'art. C'est en 1933 que la traduction française des Principes fondamentaux de
l'Histoire de l'Art de Heinrich W61ffiin3s apporte à la culture franpise une
definition universelle et apologétique du baroque, dépassant les frontikres nationales
de l'Allemagne, pour l'inscrire dans une vision esthetique et atemporelle. Les
critères w6lffliniens reposent sur une opposition entre style dassiqum et style

Le Mirage baroque, Paris: Ed. de Minuit, 1967. P. Charpentrat trace le


37

parcours de la conquête pst-historique du baroque -- de la D h d e pour initiés en


193 1jusqu 'aux appropriations modernes qui se réclament de traits baroques.

Princim fondamentaux de l'Histoire de l'Art, traduit par Claire et Marcel


38

Reymond, Paris, Plon, S. d. (1952). Parus originalement en allemand sous le titre,


Kunsteeschichtliche Grundbeeriffe. Das Problem der Stil Entwicklunrr in der neueren
Kunst, Munich, 1915.
abaroqum, une perspective qui dkfinit le baroque comme une réaction à l'ordre, la
stabilité et à la symétrie. Parmi les nombreux ouvrages qui s'inspirent de cette
représentation esthetique du baroque, l'essai d 'Eugénio D 'ors, Du 13aroaudg,
connaîtra aussi une indeniable popularité. Pour lui, repoussant la pénodisation
historique, un baroque eternel, circulant travers les tiges et les continents,
réapparaît chaque fois que les conventions se figent. Le Baroque devient lfemb&me
de tout ce qui cherche 2 ébranler, à &mer, de tout ce qui semble insolite et qui
tend vers un perpétuel devenir. C'est dans le refus de respecter les disciplines
acadtbiques, de brouiller les pistes historiques que l'entreprise orsienne, d'une part,
exerce un ventable pouvoir sur la sensibilité du Wigti8me siècle et, d'autre part,
soukve de vives objections. Marc Fumaroli, par exemple, décrit, de la maniere
suivante, l'intervention du "virtuose espagnol" lors de la réunion de la Décade de
Pontigny en 1931:

Celuici, écartant d'un ample geste les critères un peu pédants de


Wt~lfKn,brossait une vaste fresque cosmique et transhistorique, où
l'&onBaroque, se jouant de l'ken Classique, devenait le pôle vainqueur
de l'etemel combat entre le Primitif et le Civilisé, le Romanesque et le
Ratio~el,le Panthéisme et le Dieu caché, le Pélagianisme et
I'Augustinisme, le Rural panique et 11Urbanit6,le Chaos et le cosmos.
Dans cet Autosacramental où s'entrechoquaient, comme dans k
Naissance de la tra~édie,les aWgories mdtaphysiques et esthétiques, le
pôle classique &ait, plus nettement encore que chez Wdfflin, rdduit au
rôle de faire-valoir, sinon de repoussoW.

En réaction à ce laxisme gén6ralid pour désigner le baroque, on trouve, dans


un ouvrage tel que le Barque et Classicisme4i de V.-L. Tapik, une présentation du
39 Paris: Gallimard, 1935, (réédition Gallimard, 1968).
40 "Préfacewau Barooue et Classicisme de V.-L. Tapi& Paris: Librairie
Gdn6rale Française, 1980, pp. 9-42, p. 19.

4 Paris: Librairie Plon, 1957.


baroque comme un phenomtne historique, replace dans une réalité sociale, politique,
géographique et religieuse. Si l'on rencontre, au milieu du vingtikrne siècle, deux
types de d6finitions du baroque, l'une qui le présente comme phhomene récursif et
réactif par rapport au classicisme et l'autre qui le restreint B un phenomkne
historique, situe dans des temps et des lieux précis, nous observons que le Nouveau
Roman se loge plutôt h l'enseigne de la premikre définition dans la mesure où il y a
identification de ses pratiques subversives avec celles du baroque par rapport au
conservatisme classique42. Le Nouveau Roman s'inscrit dans l'antith6tisme
classique/baroque par une remise en cause d'une vision unifiée, des perspectives
claires et stables, qui ont 6té les conquêtes du roman réaliste. Dans l'esthdtique
baroque, des notions relevées par les travaux tels que ceux de Wdfflin ou de d'Ors -
- l'ouverture, la remise en question de la notion de vérU avec la valorisation de
l'iuusion et du paraitre, 116vanescencedes formes, l'instabilité des équilibres et la
mktamorphose, l'usage à cet effet des matériaux - sont parmi ceiies jugées les plus
pertinentes pour 11esth6tiquemoderne". Une recrudescence d'images baroques est
égaiement repérable dans les oeuvres de cette époque, particuli&rementles
manifestations du dédoublement (où deux espaces imbriqués supposent deux angles
de vision): le miroir, le noeud, I'ellipse, l'anamorphose.
Umberto Eco, lui aussi, ne manque pas de souligner, dans L'Oeuvre

42 Voir par exemple l'article de Jeanyves Guerin, "Errances dans un archipel


introuvable: Notes sur les résurgences baroques au XXe sièclew,dans Fipures du
baroque, Paris: Presses universitaires de France, 1983, pp. 339-364 ou C. Buci-
Glucksman, La Raison baroque: de Baudelaire à Beniamin, Paris: Galilée, 1984.
43 Mentionnons encore d'autres ouvrages, parmi les plus cités, qui servent de
tremplin à cette réappropriation du baroque: Henri Focilion, La Vie de Formes (Paris:
E. Leroux, 1934); Jean Rousset, La Litterature d'ige baroque en France : Circé et le
Paon (Paris: Corti, 1953) et L1int&ieuret l'extérieur (Paris: Corti, 1968).
ouverte, certaines concordances entre le baroque et la modernité. L'antithétisme
classique/ baroque dans lequel il place la dialectique entre détermination et
ind6termination, entre fermeture et ouverture ou encore entre stabilité et
mouvement lui permet de circonscrire cette esthétique moderne:

L'art baroque est la negation même du ddfini, du statique, du sans &pi-


voque, qui caractérisait la forme classique de la Renaissance, avec son
espace déploye autour d'un axe central, d&imité par des lignes
symétriques et des angles fermés, renvoyant les uns aux autres au
centre, de façon 2 suggerer l'dternité essentielle plutôt que le
mouvement. La forme baroque, eue, est dynamique; elle tend vers une
indétermination de l'effet - par le jeu des pleins et des vides, de la
lumiere et de l'ombre, des courbes, des lignes brisées, -des angles aux
inclinations diverses - et suggère une progressive dilatation de
l'espace. L a recherche du mouvement et du trompe-l'oeil exclut la
vision privildgiée, univoque, frontale, et incite le spectateur à se
déplacer continuellement pour voir l'oeuvre sous des aspects toujours
nouveaux, comme un objet en perpétuelle transformation".

C'est cet univers déséquilibré, où le spectateur est invité lui-même à la mobilité, qui

fait l'intérêt des oeuvres qui recherchent l'ouverture et c'est en ce sens que
11esth6tiquebaroque répond au zeitgeist des années 60-70. Eco continue en
indiquant de plus que le baroque rejoint le projet moderne sur le plan de la
valorisation de l'imagination et de l'exploration des capacités de l'esprit humain4?

Si la spiritualité baroque apparaît comme la première manifestation


clairement exprimée de la culture et de la sensibilitk modernes,c'est
que pour la premi6re fois l'homme échappe à la norme, au canonique
(garanti par l'ordre cosmique et par la stabilite des essences) et se
trouve, dans un monde artistique aussi bien que scientifique, en face
d'un monde en mouvement, qui exige de lui une activité créatrice. Les

U. Eco, L'oeuvre ouverte, op. cil., p. 20.


45 On peut voir, vingt-cinq ans après, sa nouvelle résurgence mais cette fois-ci
liée A une esthétique post-moderne. Voir, par exemple, l'ouvrage de Guy Scarpetta,
L'imouretb, Paris: Grasset, 1985.
145
poétiques de la amaraviglia*, de l'esprit, du de l'ingeniwn, de la
metaphore, tendent, au del&de leun apparences byzantines, à mettre en
valeur cette nouvelle fonction inventive de 1'homme. L'oeuvre d 'art
n'est plus un objet dont on contemple la beauté bien fondée mais un
mystère à découvrir, un devoir Zt accomplir, un stimulant pour
l'imagination. Toutefois, ce sont là conclusions de la critique moderne,
et c'est seulement aujourd'hui que l'esthdtique peut les ériger en lois.
Il serait pax conséquent téméraire de voir dans la poétique baroque une
formulation consciente de l'oeuvre a ~ v e r t m ~ ~ .

Tout en &nt donc conscient qu'il s'agisse ici d'une réappropriation du


baroque, Eco reconnaît que certaines préoccupations attribuées au baroque sont
reprises dans des oeuvres contemporaines parce que ces dernikres y voient une
concordance avec le statut de l'oeuvre d'art de leur époque. Rappelons également
d'autres ktudes de théoriciens qui font le même rapprochement. Gérard Genette
dans son article "Une poétique ~ s t n ~ c t u r a l e ?relgve
" ~ ~ 1' importance de certaines
figures rhetoriques dans la m i e baroque et fait le rapprochement de la rhktorique
et des aspects d'ordre structuraux tels qu'on les retrouve dans les oeuvres
contemporaines. Jacques Denida dans "Ellipseu" reprend cette figure provenant de
la revolution copernicienne pour l'intégrer à l'abîme de la représentation : le double
foyer de l'ellipse allant contre l'équilibre et la centdité du foyer unique du cercle,
minant une rationalite rassurante et une foi en l'origine.

46
L'oeuvre ouverte, op. cil. , pp. 20-2 1.
47
Tel Ouel, No 7, automne 1961, pp. 13-19.
48
L'écriture et la différence, Paris: Seuil, 1967, pp. 429-437.
2.4 Le baroque musical

La musique baroque est circonscrite approximativement entre la fm du


seizi&mesiècle et le milieu du dkhuiti&mesiècle, s'énonçant avec la personnalité de
Monteverdi figurant largement à ses origines et à son terme, celle de Mozart à la
veille du classicisme viennois. Si Eugenio d'Ors a voulu que toute musique soit
baroque parce qu'elle est l'art du mouvement par excellence49, certains historiens de
la musique ont tenté de retrouver les déments qui permettent de discerner dans les
musiques du XWi&meet du XVIIIi5rne siècles une inscription de traits
spécifiquement baroques. Des ouvrages tels que ceux de Suzanne Clercx ou de Rkmy
Stricker, tout en admettant des résemes ii l'égard des gh6ralités englobantes présentes
dans les entreprises orsiennes, analysent les traits de cette musique en fonction de
critères qu'ils jugent représentatifs du baroques0. Stricker écrit par exemple:

C'est donc ii un examen dialectique qu'il faut d'abord soumettre les


composantes du Baroque généralement reconnues, pour échapper à
l'impasse des concordances habitueiles et s'interroger sur la
signification d'un baroque de la musique".
Ces ouvrages nous importent dans la mesure où ils montrent que la
réappropriation a posteriori du baroque qui s'est faite à la suite des travaux de
Wô1Min s'&end jusqu'aux recherches musicales. Il est donc intéressant pour nous
de retrouver ce qui, ill'kpoque du Nouveau Roman, faisait l'intdrêt de la musique
baroque, voire l'objet de sa renaissance. D'autre part, ces 6tudes représentent une

49 Eugenio d'Ors, op. cil., p. 22.

Suzanne Clercx, Le barque et la musiaue, Bruxelles: Librairie


encyclopédique, 1948; Remy Stricker, Musique du barque, Paris: Gallimard, 1968.

Stricker, ibid., pp. 29-30.


interrogation de la musique en tant que forme symbolique. Dans la mesure où des
traits musicaux sont repris par ces auteurs et rattachés, en tant que signes du niveau

sensible, & un niveau conceptuel, il leur est possible d'illustrer une concordance
entre des phénomènes musicaux et ce qui avait été reconnu 2 l'époque comme étant
les traits d'une esthétique baroque.
Clercx, par exemple, souligne l'antithetisme classique/baroque lorsqu'elle
décrit la naissance de la musique baroque w m m e un mouvement temoignant d'une
volonté de dhmposer l'unité et ll&uilibre des oeuvres musicales de la
Renaissance. Le stile nuovo qui kmerge des formes de la Renaissance est défini
comme s'opposant à la clarté paisible du classicisme de la Renaissance. La refonte
du langage musical s'effectue sur des principes de contraste, d'antithèse, sur des
valeurs psychologiques et individuelles. Clercx souligne que ce nouveau style:

consiste en la déformation des formes créées à l'epoque prédiente et


en l'emploi de masses sonores qui s'opposent les unes aux autres.
Bref, il se manifeste, dans le domaine musical, une propension au
mouvement désordonné, une rupture avec les conventions antérieures,
reflet d'une tension d 'ordre psychologique qui accorde à cette musique
une prédominance du sentiment et de l'expression sur la forme. Les
"effetsn sont demesurement grossis jusqu 'à l'extravagant, au bizarre,
au capncieux52.

C'est ainsi qu'a commencé une rupture d'équilibre où "quelque chose a fait
irruption dans la forme, la gonfle d'intentions, la soul5ve et lui confère une
signification nouvelle : un esprit dhstateur, en réalite, qui la sape et la
désagrège"? Une réaction aux accords parfaits de la musique de la Renaissance
commence subrepticement avec des effets chromatiques, soit l'emploi d'un écart de

53 Clercx, op. cil., p. 92.


demi-ton qui a pour effet de d6ranger les attentes.

Une note que L'on attendait, dans un déroulement m&dique prevu, ne


se produit pas ; une harmonie dont la plénitude et la permanence
étaient annon&s par un système d'accords parfaits, se dissout en
rapports inconnus. Dans ce calme d6roulement homorythmique, une
voix, soudain, récite son chant, accentue des syllabes, attire
1'attention sur un tex@.

L'universalisme de la Renaissance va s'effacer devant ce que Clercx nomme


"l'irruption de la personnalité humaine" et la m6lodie va prendre les contours des
passions humainess5. Cette ligne melodique s'émancipe de l'unité apaisante du
choeur pour incarner les sentiments individuels, mimant le mouvement des passions
humaines en les traduisant en une agitation de courbes et de contre-courbes, de
chutes d'intervalles, de séquences modulantes.

La conquête de l'espace ne s'opère plus seulement par une courbe large,


une chute ou une ascension d'octave, mais par plongées et fusées
incessantes de ses accords brisés, par la mobilité extrême de ces motifs
qui passent d'une voix à l'autre et par conséquent d'un plan aigu à un
plan plus grav@.

Stricker, quant lui, met l'accent sur l'abondance et la nature de


l'ornementation et surtout, ce qui est particulier, selon lui, au Baroque musical, soit

54 Ibid. , p. 92.
55 Ii faut noter que c'est à la même époque que vont fleurir les traités des
passions, dont le plus dlèbre reste celui de Descartes. Ici, le terme "passionwne
renvoie pas & un ideal romantique mais à une pathologie des humeurs, alliant
médecine et philosophie et 6nonçant les premiers prolégom&nesd'une psychologie.
Ces traités répondent en partie à cette exacerbation du moi, inspirée par le logos
baroque. (Cf. Souiller, D., La littérature baroque en Europe, Presses universitaires
de France, 1988).
56 Clercx, op. cit., p. 118.
leurs "rapports dialectiques avec la formew57. Si les agrements musicaux enrichissent
la ligne mélodique et permettent de mieux traduire et de mieux reflkter, selon la
sensibilité de l1@oque, la gamme des sentiments et des passions, ils rMlent de
surcroît une propension pour le paraître, une dialectique de l'illusion et de la réalité.
Le faste de l'omement, la représentation en surface, offrent à l'auditeur l'illusion d'un
dkploiement mimétique. Le jeu de la réalité s'offre en "fasteswet en nsurfacesmpour
mieux tromper les sens, provoquer le doute et ainsi libkrer l'imagination. Par ailleurs
et à côté de l'ordre expressif de l'ornement, celui-ci aspire à une vie autonome, son
expansion allant jusqu'à masquer son fondement. Cette autonomie libère, en quelque
sorte, le matériau signifiant. Lorsque la virtuosité s'en accapare, dans un mouvement
emporté, il peut conduire au vertige.
La mouvance de la ligne méldique dans l'espace sonore va encore prendre de
l'élan avec les apports particuliers de la musique instrumentaie. Si la virtuosité est
limitée par les capacités de la voix humaine, elle sera menée d'autant plus loin par un
dkploiement échevelé dans des pièces d'orgue. Au dix-septikme siècle, la musique
instrumentale se d6veloppe et commence à prendre une place de plus en plus
importante. Les pièces à variation, en particulier, fournissent une plate-forme pour
l'épanchement de la virtuosité, le jeu mouvant des modulations et des écarts de notes.
L'ornementation a egalement, comme le souligne Stricker, sa part à jouer:

Loin d'accréditer la Mgende d'une .maladie des formes.,


l'omement peut aller jusqu'à susciter une forme. On a vu que
l'accident et son extension la virtuosité jouait un rôle de
d&eloppement, sensible, par exemple dans les parties 4mprovi&s~
des p i k a d'orgues de Buxtehude: ces grandes draperies de gammes,
ces cascades d'arpèges brisés. Mais si l'on &que la variation,
l'ornement devient vraiment le régent d'une formd8.

57 Stricker, op. cit., p. 39.

58 Stricker, ibid., p. 44.


150
L'ornement, ainsi, en autant qu'il joue un rôle de deploiement, grossissant,
enflant la ligne mélodique, rejoint la pratique variationnelle. La variation, dans la
mesure où elie fonctionne selon le principe de l'éternel retour par une reprise
incessante du thème sous diverses formes, donne l'impression d'un deroulement
sans fin, d'instabilité et de vertige dans la dissolution de l'unit& La variation,
écrit Clercx est "forme qui s'envole, elle s'affirme au contact des formes qui
pèsent et l'antithèse cr& par ces intentions contradictoires accuse davantage le
caractère instable et mouvant de son principe"s9.
La fugue et la passacaille, en tant que formes à variation, relkvent de cette
recherche de l'infini, du contraste antithétique entre formes qui pèsent et fonnes qui
s'envolent. Chacune ii sa manikre y apporte des mffinements et une spécificité.
Bien que nous reviendrons longuement sur ces deux formes dans l'analyse de nos
romans, nous en fournissons ici une brève description mettant en valeur leur
développement historique et quelques points de repères qui les relient aux critkres de
l'esthétique baroque.

2.4.1 La Passacaille

Le terme français "passacaille" est d'origine espagnol, provenant possiblement


dlAmCriquedu Sud. On attribue l'origine de la passacaille à la seconde moitié du
XVIe siècle, un air de marche instrumental ou chanté de quelques mesures,
accompagné du tambourin et du pito (flf tet). Le terme "passacaille" (passacu1Ze)
signifie "passe rue" et d'après les descriptions des fêtes religieuses espagnoles, la

59
Clercx, op. cit., p. 196.
passacaille aurait été jouée par une "troupe d'instrumentistes et de danseurs lors de la
fête du Corpus qui se rend aux logis de différerents conseillers municipaux de la cité
et passe d'une maison il l'autre au son des Passacaillesu*. A l'origine, la passacaille
désignait un type standard de ritournelle, un interlude instrumental entre les strophes
d'une chanson.
Au d&ut du M e siècle, la chaconne, la passacaille, la sarabande, la folia
auront franchi les fionti8res de L'Espagne pour s'implanter en France et en Italie.
On retrouve la passacaille tantôt décrite comme un prélude instrumental qui sert
d'introduction à des chansons, tantôt comme une véritable danse dans la musique
de bailet. Cependant, l'&olution de la passacaille et de la chaconne va les éloigner
du domaine chor6graphique et les associer plus particuli8rement à la musique de
clavier. Les variations et l'emploi de la basse obstinée se verront de plus en plus
prononcés au point où ces traits viendront à définir les formes que nous
connaissons aujourd'hui61. La G d e Chaconne de Haendel et la Passacaille en
ut mineur de Bach sont représentatives des formes dans lesquelles un motif de basse

A. Machabey , "Les origines de la chaconne et de la passacaillen, Revue de


Musicolo~ie,Tome 25, 1946, pp. 1-21, p. 10.
61 La Passacaille en si mineur de François Couperin, qui date de la même
époque que la Pc~ssacailleen ut mineur de Bach et de la Grande Chacone de
Haendel, diff2re consid6rablement de celles-ci. Chez Couperin, eiie est une forme
divisée en strophes et refrains et elle demeure encore proche de ses origines
choregraphiques (la passacaille-ritournelle) . Machabey indique que:
François Couperin, entièrement forme au XWe siècle, procède de ses
aînés et semble s'être inspiré directement de son oncle Louis, le plus
important des compositeurs de ce temps qui aient abordé la Chaconne et
la Passacaille. Ces deux musiciens les ont insérées dans leurs recueils à
côté de la Sarabande, de l'Allemande, de la Courante, etc., tandis que
Buxtehude, Pachelbel, puis Bach et Haendel les traitaient
indépendamment de leurs origines chor6graphiques. Ibid., p. 1.
obsti.de sert de support ii des variations62.
La passaaille, de ses origines jusqu'i la forme épurée qui s'est etablie au
dix-septi&mesiècle, a considerablement &olu6. D'origine modeste, populaire,
musique d'accompagnement à une procession, elle a 6té ddveloppée en une forme
savante, capable de seMr l'expression et la virtuosit6 des grands musiciens. Pour
des chercheurs comme Clercx ou Stricker, eile s'impose comme I'expression du
baroque par le contraste cultivé entre une basse obstinée et des variations dans les
voix supérieures. La lutte entre les 'formes qui pèsent' et les 'les formes qui
s'envolent' se manifeste dans l'effervescence des variations ornées des voix
supérieures tandis que la basse joue, ostillcuo, le theme initial, dont la simplicité est
garante de l'unité. Selon Stricker:

Le principe de l'ostiruuo (rkpétition du thème conjointement à


chacune des variations, et ce le plus souvent il la basse) appartient 2
l'essence du Baroque et marie l'unité 2 la diversité. C'est la remion
de la contrainte et du décoratif, l'un s'appuyant sur l'autre, faisant
ressortir mutuellement leurs qualités opposées63.

Le contraste entre contrainte et liberte occupe une place importante comme


attribut baroque. La contradiction interne traduit un malaise et une crise. Elle
assume, dans la conjugaison de points de vue opposés, une polyvalence et une
instabilité. Les effets de contraste sont cultivés lorsque les voix supérieures, dans
lesquelles se meuvent les variations, se dissocient pour ainsi dire de la voix

62 Bien que la passacaille et la chaconne sont souvent confondues, on


explique leur différence par le fait que la chaconne est en mode majeur et l'autre en
mode mineur, la première sur un rythme plus vif, en mètre 314, tandis que la
seconde portant l'indication ' lentement' est jou6 en mktre 312. ("Passacaglia", New
Grove Dictionarv of Music and Musicians, London: MacMillan, 1980, p. 46).
63 Stricker, op. cil., pp. 43-44.
inferieure. Ceile-ci devient un appareil de support stable tandis que les voix
mélodiques se meuvent dans la recherche de l'espace sonore. Il y a, dans cette
manifestation antithetique, dissociation d'une structure Linéaire et rupture d'unit&

La fusion de la contrainte et de la liberté est egaiement présente dans la forme


de la fugue. Son précurseur, le ricercor, qui empruntait un th&meinitial à des
chansons ou à des motets, entreprenait un développement, une recherche de ce thème,
en juxtaposant des petits fragments fugués sur la base du thkme choisi. Les traits de
la fùgue sont présents dans le ricercar qui se constitue déjà comme une série de
variations sur un thème unique. Cependant, la forme de la fugue va se préciser par
des developpernents plus etendus, des cadences moins fréquentes. Si, à l'origine, les
Mmes des ricercari &aient empruntés à des chansons et motets, le thbme de la fugue
est désormais sélectionné en vue du dkveloppement qu'il sera capable d'engendref14.
Clercx indique que la fugue s'incrit dans l1esth6tiquebaroque parce qu'elle
témoigne d'une recherche de 1' infini. D'une part, elie se meut selon le principe de
développement d'un thtme, d'un noyau qui se conçuit comme "un essor intérieur qui
l'entraîne il l'infini"65. D'autre part, l'incessante poursuite d'un même motif, men6
d'une voie h une autre, donne lieu à un mouvement incessant et exprime la
multipolarité des points de vue.
En plus du mouvement pe@tuel inhdrent à la forme à variation, Clercx

64 New Grove Diction- of Music and Musicians, op. cit. , "Fugue",p. 14.
65 Clercx, op. cit. , p. 224.
estime que la fugue est paradoxale parce qu'elle est A la fois libre et contrainte.
Cette forme savante, régie par les lois strictes de l'harmonie et du contrepoint et
dont les dbveloppements doivent découler de la fixite du thème, se déploie sur des
principes de rigueur et de liberté:

Encore ici, c'est le mouvement sans fin, l'invention sans cesse en


devenir, la poursuite éternelle, la "chasse" des sujets et des contre-sujets;
le point d'orgue semble venir de par la seule volonté de l'auteur ou par
miracle. La fugue, forme idéalement mouvante; forme qui fuse, aux
jeux incessants, d'autant plus libre qu'elle est contrainte, d'autant plus
leghe qu'elle s161ancedu tremplin d'une sévere polyphonie et d'une
fome accomplie, la fugue est paradoxale, et, par 12, idéalement

Pour Stricker, l'écriture fuguée trahit toujours l'bnergie des forces divergentes:
l'une qui aspire à l'unité et l'autre à l'écart, à la perpetuelle variabilité. C'est donc à
partir des notions de contraste, de contradiction, (l'être et le paraître, l'ordre et
11ind6termination,la contrainte et la liberté) que se rejoignent dans la forme i
variation, la passacaille et la fugue. Stricker, dans la citation suivante, résume ce
qu'il entend être le principe dem&rele monothematisme baroque duquel découle la
fugue et la passacaille (id est genhlement admis que le bi-thématisme est un usage
prevaient l'époque classique, dans le d6veloppement de la sonate par exemple):

Les formes unitaires du temps de la musique baroque - variation,


fugue ou mouvement de danse - ne sont pas voués à l'unité par une
nécessité impérative: elles cherchent t'unit& Le choix d'un thkme est
dé..&limite de l'unit& Qui dit choix sous-entend en effet multiplicitt5
résolue. Le monothématisrne baroque porte partout l'empreinte de ce
choix puisqu'aussi bien il affirme en même temps que sa décision
limitative, l'existence simultanée, voire conséquente, d'autres possibles.
C'est pourquoi la variation n'aura de cesse qu'elle n'ait épui& les
travestissements divers de cette unité qu'elle a choisie. La fonction
ornementale di& au monothdmatisme assure la dynamique dialectique

66 Ibid., p. 188.
155
de la forme unitaire, quand bien même une basse obligée - dans la
e la p a s s a d e - répète le paradoxe de huit mesures en huit
c h a c o ~ ou
mesures. C'est pourquoi la fugue s'articule dès l'exposition sur un
sujet et un contre-sujet, anticipant sur les métamorphoses de
l'augmentation, de la diminution, du renversement, pour ne rien dire
des deux motifs de la double fugue, tout de même plus
exceptio~eIle67.

La passacaille et la fugue présentent donc, chacune A sa mani&re,


l'exemplification des effets de contraste et de tendance vers l'absolu reconnus comme
des traits baroques. Dans la passacaille, cette exemplification se résume dans la
tension de deux forces antagonistes: une basse stable, régulière et des variations dans
les voix supérieures qui ne cessent de modifier ce thème,de le métamorphoser.
Quant à la fugue, l'incessante poursuite des voix traduit la qualité infinie de cette
poursuite ou de cette fuite. Son caractère antithétique se reconnaît dans la contrainte
d'un ddve1~ppementthematique qui découle des lois du contrepoint, de 1' harmonie,
contrastant avec la liberte qu'evoquent les permutations infini6 de ce théme.
Le baroque ressuscite, au milieu du vingtième siècle, est le tremplin d'un
questionnement moderne pour tout ce qui est de l'ordre de la représentation. Quant
la musique, ses capacités d'expression formelles, dans la mesure où elles fournissent
un champ d'exploration pour le langage, jouissent, pour certains, d'un attrait
incontestable. De surcroît, les formes de la musique baroque, et particulièrement la
fugue et la p a s s a d e , exhibent, par le biais du principe de la variation, des
techniques qui sont perçus comme traduisant des préoccupations baroques. En vertu
donc de l'intérêt porté & cés éléments à, l'époque de la production des romans de
Laporte et de Pinget, et parce que déjh leurs titres nous y invitaient, nous avons fourni
un am2re-fond historique et culturel, un espace de conjecture h partir duquel

67 Stricker, op. cit., p. 146.


1'interpr6tation de ces oeuvres peut s 'articuler.
Dans ce chapitre, il a kt6 question de mettre en évidence l'importance des
attentes créées dans le paratexte des romans Fugue et Passacaille. Ces attentes, mises
en place par des renvois au domaine musical, constituent un contexte qui fournit au
lecteur une plage d 'interprétation et qui dirigera 1' identification d 'éléments textuels.
Ce contexte est 6voquk en premier lieu par un simple Wment paratextuel, à savoir le
titre du roman. Le caract&reelliptique et héteroghe de ce titre fournit une piste
d'interpretation qui incite les lecteurs à une mise en rapport du texte avec les éléments
qui constituent le champ d'exploration inhérent au renvoi musical. Cette piste
d'interprktation incite les lecteurs à considerer la pertinence d'une forme musicale
dans un cadre littkraire. Elle relkve un certain degré de tension dans la mesure où il
s'agit pour les lecteurs d'établir un rapport entre la forme musicale et le roman. Ce
rapport, qui est d'ordre métaphorique et interartistique, demande une enquête de la
spécificité de la forme musicale et de la possibilité d'établir un lien entre forme
musicale et texte littéraire.
Nous avons identifié de plus, en fonction de 1'~vocationdes formes musicales
et d'une situation historique et culturelle, un contexte ayant trois aspects pertinents
pour ces romans: la notion avant-gardiste d'écriture, l'esthetique baroque et les traits
particuliers de la musique baroque tels qu'on les retrouve dans les formes de la fugue
et de la passacaille. L'identification de ce contexte a été justifiée de mani&resocio-
historique en montrant que ces notions faisaient partie des préoccupations du courant
esthétique et intellectuel des années 60-70. Il s'agissait donc de deployer un savoir
qui viendra informer l'acte de lecture et délimiter des paramètres pour l'activation du
contexte dans la reconnaissance d'une forme. Cela permet de poser des traits
pertinents et des points de jonction qui assurent un rôle pour le parcours du transit
interartistique. Passons maintenant à l'analyse textuelle des romans.
Chapitre V
Passacaille ou la quête obsessionnelle de l'origine

Au chapitre précedent, nous avons examine les seuils de la lecture de


Passacaille et ainsi mis en relief la fawn dont des dlkments paratextuels, en tant
qu'indices signifiants, avaient instaure dans les études critiques une recherche liant le
roman à certains contextes, dont entre autres, celui de la musique. Puisque, dans le
corps du roman, il n'est fou^ aucune directive précise qui permettrait d'ktablir un
lien entre le roman et la forme musicale de la passacaille, les critiques se voyaient
obligés de spéculer sur les traits qui, selon eux, s'avereraient pertinents pour
1'interpr6tation du roman. Nous venons cependant qu 'au-delà du seuil paratextuel,
le roman présente des éléments structuraux et thématiques particuliers qui viennent
appuyer la dimension musicale du roman et donc se présenter, pour des lecteurs
intéressés à retrouver la fome de la passacaille, comme les traces d'une présence
musicale.
En 1969, avec son dkikme roman, Robert Pinget accentue sa recherche dans
l'innommable, l'indescriptible et l'indéchiffrable. A prime abord, Passacaille
contient tous les cléments qui composent un univers romanesque traditionnel:
didgèse, personnages, d-r. Le roman, qui peut être lu comme un récit policier, a
comme fondement la quête des circonstances entourant la découverte d'un cadavre

gisant sur le fumier. Ce fondement est prdtexte, véritable pré-texte, et se développe,


comme nous d o n s le voir, en une quête g6néralisée. Dans l'univers que projette
Passacaille, les impondkrables se multiplient jusqu'à mettre en question la validité de
toute information qui rendrait possible la mise en place d'un cadre référentiel stable.
Que ce soit pour les personnages du roman, désorientés, ou pour ses lecteurs, une
incessante variation des données ne permettra ni de découvrir qui a commis le crime,
ni même de savoir de quel crime il s'agit. Raconter sans vendre la mèche,
repousser incessamment les rdponses, maintenir la tension, entretenir la fmstration
du lecteur tout en lui donnant mati5re de jouissance semblent être la visée d'un
programme narratif qui oscille entre donner et reprendre.
Passacaille incite ainsi entreprendre un type de lecture diffdrent et plus
ouvert car une activité textuelle de déstabilisation de la diégèse s'attaque 2 la
chronologie des évhements, ii la validite des événements eux-mêmes, ainsi qu'aux
notions de personnage et de narrateur. Nous nous proposons de regarder, dans un
premier temps, les dispositifs qui enrayent la structure traditionnelle du récit. Ces
techniques, en s'opposant aux normes romanesques tels que la continuité de la
diégèse, sa vraisemblance, le campement des personnages, placent le roman dans un
régime de différence et d'altérité par rapport au roman "classiquenl . Cette
opposition est importante dans la mesure où elle detniit certaines attentes du lecteur
et le force A wnsiderer une nouvelle esthttique qui valorise plutôt la discontinuite
ainsi que le jeu des formes et du langage. C'est en se fondant sur l'aspect innovatif
du roman qu'une lecture 'musico-litteraire' interroge la possibilité d'établir une
corrdation pertinente entre le roman et la forme musicale évoquée par le titre.
Notre analyse consistera donc mettre en évidence deux positionnements
esthétiques qui influencent l'interprétation du roman. Nous examinerons tout
d'abord, dans la premi5re section de ce chapitre, les techniques narratives qui vont 3

1 Nous parlons de régime d'altkrite au sens où l'utilise Dominique


Maingueneau dans Genèses du discours, Pierre Mardaga M., Bruxelles: 1984.
Selon Maingueneau, l'analyse du discours doit tenir compte des régimes d'altéritd et
d'identité par rapport auxquels se situe une oeuvre. Un texte se construit 2 partir de
notions qu'il rejette ou accepte. Outre les repkres marquant un positionnement
esthetique ou idéologique, le texte est aussi le pro& d'une transformation de ces
idées. Passacaille, dans sa manifeste contestation du genre, portent les marques de
son positionnement esthetique.
l'encontre des normes du récit classique, puis, après avoir présenté ces entorses
posées aux lecteurs, nous aborderons, dans la section suivante, la réaction des
critiques quant 2 l'effet provoqué par ce sabordage narratif afin de montrer comment
le recours à l'analogie musicale trouve sa place et permet de réguler une certaine
cohérence du récit. Les deux derniers volets de ce chapitre constituent notre propre
interprétation qui s'inscrit dans la foulée des lectures musiw-littéraires de Passacaille
et qui ont comme objectifs de fournir, premi&rernent,des précisions sur la pertinence
de la passacaille pour ce roman et, deuxièmement, de mettre en valeur certains traits
baroques que le roman exploite il travers la forme musicale. Ces deux aspects
reprennent ce que nous avons délimité au chapitre 4 et seront à nouveau repris dans
l'analyse du texte de Laporte.

Passacaille, présentant au depart les aspects d'un récit du genre policier, aurait
alors comme motivation de la diegèse, la résolution d'une knigme. L'omniprésence
d'éléments comme un cadavre, la mort ou la mutilation d'un personnage, une étrange
voiture favorise un type de lecture policière où les signes du texte deviennent des
indices qui servent à solutionner un crime, à résoudre un mystère? Le lecteur est à la
fois convie et piége dans ce dispositif, de la même façon qu'il est piégé dans la
reconstitution d'un cadre réfkrentiel stable, dans l'identification d'un noyau unique et
gknerateur, car l'instabilite et l'éclatement de la d i é g b ne permet pas de fixer le

2 Voir par exemple, au sujet de la lecture policibre, R. Saint-Gelais, "Lecture,


relecture et fausse premi8re lecture du roman policiern,Tangence, No. 36, 1992,
pp. 63-74.
crime autour duquel tourne l'enquête. Plus le récit avance, plus les pistes sont
brouillées. L'incoherence et la multitude des pistes portent atteinte à la stabilité du
récit de sorte qu'il ne restera, comme seul point stable, qu'un cadavre, mais encore
faudrait4 savoir lequel? On reconnaît ici un cadre fictionnel propre à 11esth6tiquedu
Nouveau Roman, le roman de Pinget dissimulant peutdtre plus tout &ment de
résolution diegetique.
Nous présentons donc, dans ce qui suit, les principales techniques de
sabordage d'un cadre rkferentiel stable auxqueîles est confionté le lecteur de ce
roman. Son acte de lecture, en autant qu'il aurait comme horizon d'attente la
résolution d'un certain mystère, cherchera 2 suivre l'enquête qui devrait mener A la
découverte des circonstances entourant le crime. La di@& éclatée de Passacaille,
cependant, a comme effet de briser les attentes qui accompagnent normalement la
lecture "d'un bon roman policier" et, de plus, celle-ci met en &idence, à un niveau
méta-diégetique, les strategies qui enrayent ces attentes.

1.1 L'énigme gédraiisée

Si, lors des premières pages de Passacaille, nous avons l'impression que le récit
va entreprendre I'élucidation des circonstances entourant la découverte du cadavre sur
le hmier, nous voyons appamître des informations contradictoires. On apprend
d'abord que c'&ait un enfant qui avait découvert le cadavre -- du maître, pensons-nous,
puisqu'il s'agissait de celui-ci quelques lignes auparavant3. Quelques pages plus loin,
le docteur et le maire retrouvent le maître affalé, déjà raide sur sa table (p. 15). Ti y a

3 Passacaille, Paris: Editions du Minuit, 1969, p. 10. Les renvois A Passacaille


seront désormais inclus dans Ze texte.
dgalement le facteur trouvé mort sur son fumier (p. 28), le facteur qui haletait sur le
fumier, souffrant d'une maladie héréditaire (p. 58) ou bien, l'épouvantail jeté sur le
fumier et confondu par l'enfant pour un cadavre (p. 33). Plus loin, le récit du maître
nous apprend que l'idiot, son protégé, avait disparu et avait été retrouvé mort sur le
fumier, le corps mutilé (p. 122). En plus d'une séne de cadavres, on relève égaiement
une série de dépouilles d'animaux: "sur le fumier la dépouille d'un animal pattes en
l'air, panse ouverte" (p. 35); les chèvres qui s'enlisent dans le marais (p. 38); la vache
sur le fumier, morte de froid, nulle trace de blessure (p. 39)4.
Avec ces appktions et ces disparitions mystérieuses, l'énigme vient
contaminer toutes les informations offertes par le récit et leur donne un éclairage
policier. Si la constante demeure un mystère à élucider, les variables, multiples, se
rangent en plusieurs catégories: le cadavre sur le fumier; le deplacement de
l'épouvantail de l'arbre où il Ctait accroche; une enveloppe ou un document derobés
d'un tiroir dans la cuisine de la bonne; la présence mystérieuse d'une voiture
"torpédo"; la disparition de l'idiot; la phrase murmurée que le maître tâche de saisir;
la panne du tracteur; la défaillance du maître, du facteur, du volailler; la mort d'une
vache, l'égorgement d'un canard, etc.

4 On donnera encore un exemple ici du jeu de permutations et de


"bifurcations" qui est instauré dans le texte: & la page 39, on mentionne "la vache
morte" qui "fait une tache claire" "devant le fumiern. Déjà la, celui qui l'aperçoit,
l'enfant, l'état de sa perception - une tache, et la localisation renvoient à la
première mention d'un cadavre sur le fumier (p. 10) mais il est ajouté des 6Iéments
qui reviendront plus loin. Puis, A la page 40, la vache morte est mutilée par un
voisin et devient "le cadavre mutiid, braguette ensanglantée" (p. 4O), renvoyant 2 la
tétine coupée. Ce motif du cadavre de la vache mutilée se modifiera dans le corps
d'un enfant, prot6g6 et "soigné" par le maître, un enfant idiot qu'on retrouve à la
page 122 comme le "cadavre braguette ensanglantW. Par après la description du
cadavre de l'enfant, son costume, un blue-jean, deviendra aussi celui de
l'épouvantail. Plus une information circule, plus elle change de statut référentiel et
le "crime"se modifie, change de perspective.
162
De la meme façon, la phrase "Que faire de ces bribes", le refralli obsessionnel
du maître, possède une valeur énigmatique et prend un ton mystérieux. Le lecteur,
page après page, est témoin d'un éclatement du récit. Si la variabilie des données
fictionnelies enraye la compréhension et la progression linéaire que suit normalement
la lecture, elle l'engage d'autre part dans un type de lecture reflexive où il interroge
i mettent en place ou qui les deivent, il
ses attentes ainsi que les mécanismes q ~ les
revient ainsi sur ce qui précède. Cette variabilité oblige le lecteur Zi faire travailler sa
memoire, à reconnaître, dans les fragments, une impression de familiarit& un peu
comme l'écoute d'une passacaille nécessite d'un auditeur qu'il reconnaisse le ou les
thèmes dans ses variations. C'est ainsi que l'écriture fragmentée de Passacaille. qui
maintient le mystère à un niveau diegétique, met égaiement en évidence ses
"défaillances" à un niveau mtta-dikgétique et ce niveau est nécessaire pour réguler la
cohkrence du récit. Ii y a donc là une lecture qui est constamment rétroactive,
constniite par des jeux de boucle qui, pourtant, ne permettent pas de boucler le récit,
dans sa matière, & sa clôture.

1.2 La précarite du personnage

Dans Passacaille, le dkveloppement de l'identité du personnage et de son


champ d'action, si important dans les récits classiques, est subverti. Les personnages
ne font l'objet que d'une description superficielie. Nous savons que le maître vit seul
dans sa maison, la bonne preparant les repas quoil partage parfois avec le seul ami qui
lui reste, le vieux docteur. Autour de ce cercle intime, d'autres personnages du
village apparaissent: le voisin, chargé de surveiller la maison du maître; sa femme,

gardienne de c h & met leur enfant; le volailier à qui la bonne aurait commandé un
canard; le paysan dont le tracteur est tombé en panne; l'apprenti; un touriste qu'on
aurait vu s'anêter en voiture 'torpédo"; et quelques autres. Les traits minimaux qui
fixent l'identité des personnages et la suppression de toute considération
psychologique rendent délicate la ddtennination de leur identité, voire de leur
existence. Comme l'affirme un critique:

Identity is proved to be an unworthy concept. Characters between whom


one cannot see the connexion loorn into focus and fade away, their role
strangely undennined. [...] The characters are, in fact, cunously
"verbal". It is as if the author has said: since these are "fictional"
characters, why devote oneself to the illusion that they are anything

Dans ce monde limite de la campagne, c'est comme si la mention minimale


des personnages, par exemple le voisin, &taitsupport6 par une déixis qui, si elie
fonctionne pour les agents qui l'utilisent (puisque la situation rend l'information
directement accessible) est tout B fait opaque pour le lecteur qui, pour confirmer leur
identité, n'a que des bribes éparses. De plus, les personnages de Passacaille ont une
fonctionnalité très limitée. Leur sphere d'action consiste à avoir cru voir ou
entendre des choses, et ainsi, dû 2 une incertitude persistante, manifestée dans la
modkiisation du "croire" et par I'utilisation du conditionnel, on ne peut authentifier
leur témoignage. Les personnages n'ont donc pas de rôle privilégié dans l'histoire.
Traités au même niveau que les autres Mments de la description, à savoir comme
des variables rattachées par la constante du mystère qui entoure le crime, ils sont tout
simplement impliquks dans une technique variationnelle. C'est ainsi que se perpétue
l'obscurit6 qui impregne le roman.
Outre le champ d'action limit6 et le manque de profondeur psychologique des
personnages, leur identité est aussi remise en question par divers procédés. Dans
certaines phrases, le sujet en est escamoté. Nous lisons par exemple: "Se serait assis
5 Peter Broome. "A New Mode of Reading Pinget's Passacaille." Nottingham
French Studies, 12(2) (october 1973), pp. 86-89, p. 88.
164
devant la table. Transi de froid, jusqu'a la tombée de la nuit" (p. 7), ou encore:
"Plongé dans son apocalypse à la petite semaine" (p. 93). L'ellipse du sujet de ces
phrases, qui serait implicitement "le maîtrewpuisqu' il est présent dans d'autres
phrases où ces fragments apparaissent, renforce la fragilité de la présence du
personnage ainsi que la tension et le désarroi du lecteur face à la syncope phrastique.
Parfois, l'identité du sujet absent est impossible 2 déterminer et cette
indétermination nourrira d'autant plus le mystère. Dans une phrase telle que: "Passé
inaperçu qui dans l'esprit de certains aurait joué son rôle et déclenche le mécanisme"
(p. 98), il est impossible de fixer le sujet de la phrase en interrogeant le contexte, ou
le co-texte, dans lequel elle apparaît. On ne peut déterminer, d'ailleurs, si l'agent de
l'acte qui aurait "déclenché le mécanisme" est un Mnement ou un personnage. Il est
difficile de savoir, de plus, s'il s'agit d'un commentaire meta-narratif ou une
interrogation dans le wrps de la narration. Parfois, cela peut renvoyer aux deux
situations. Par exemple, l'énoncé "travail de notation dans les margesn renvoie tant à
une action du maître qui est 6lucidée après la premi5re mention de l'énoncé à la page
19, qu'au travail du lecteur ou du narrateur. On remarque aussi I' emploi de pronoms
personnels où il n'y a pas d'indications coréférentieiles qui permettraient de leur
donner un référent: "Ddttiriorés par la moisissure & se -aient par masses ou se
hissaient sur les poutrelles ou plongeaient dans les caves par des trappesw@. 35);
"Puis dans le jardinet de banlieue qu'& avaient éluu@.35) (nous soulignons). Le
récit restera muet sur le sens 2 leur donner et ne fournira pas d'indices au lecteur pour
savoir à quoi renvoie ce "ils".
Il y a, de plus, le mystere entretenu par des désignations de sujets vagues
comme "quelqu'unn et "l'autre" : "l'autre est reparti et vers la fin de la journée
puelau'un l'aurait revu du côtk du maraisn (p. 30), "l'autre quittant la fente du volet
refaisait le tour du bois, il vit auelau'un courir en direction du maraisn@.39); (nous
soulignons). Dem&reces termes, le lecteur ne peut etablir l'identitd du sujet, se
trouvant confronté à une manoeuvre qui est l'opposé des descriptions définies et de
désignateurs qui parsèment le roman réaliste. Même quand il y a une référence
précise & des personnages identifiés par un article ddfini comme "Lêmkre dans le
wagon de l'exil. "(p. 35) ou "-homme profitait de l'absence de la vieiile pour se
glisser dans la cuisine [...lu (p. 126); (nous soulignons), l'absence de renvois
anaphoriques ou de contextuaiisation maintient ces articles dbfinis dans une
deictisation vide, sans autre cadre réferentiel que le contexte auquel le lecteur n'a pas
ac&, - "la rn&reUpouvant être identifiée qu'in situ. Ainsi, la précision deictique est
trompeuse et laisse dans 1'inconnu 1'identité de ces personnages.
Les personnages ont parfois une identité vacillante comme dans le cas de cet
enfant qui aurait trouv6 le cadavre. il est désignb comme &nt: '1.. .] peutêtre le
petit du gardien ou celui de la voisine revenant de l'écale voit sur le fumier qui
jouxte ie clos quelque chose comme un corps étendu" (p. 89). Ici, un personnage,
présenté par un 'peutêtre", se dédouble en deux possibilités, une hypothèse de la
part du narrateur qui ne précise que la stabilité de l'action "voir" et qui suppose une
"bifurcation" possible. Ou bien, lorsque le maître raconte au docteur l'histoire de
son adopte (p. 99-123), son associe, maintenant dMC, se nommera successivement
Alfred, Rodolphe, Edouard , Raymond, Edmond, Mornolphe. La désignation
d'abord stkurisante du nom propre finit par se dissoudre dans un jeu de
m~tamorphosespar Le biais de la multiplication des noms dont certains entretiennent
entre eux des relations au niveau signifiant?.

6 L'identité variable et vaciilante du personnage porte atteinte & la coherence et


la lisibilité du texte. On peut dire avec Philippe Hamon que:
La récurrence est, avec la stabilité du nom propre et de ses substituts
(Sorel ne peut de venir Rosel, ou Porel, 3 quelques lignes de
distance), un &ment essentiel de la coherence et de la lisibilité du
texte, assurant à la fois la permanence et la conservation de
1.3 Un narrateur indétermin6

L'inddtermination joue tout autant en ce qui concerne l'identification de la


voix narrative. Nous savons que le personnage principal, le rnaitre, est en train de
rédiger ses souvenirs, ou encore qu'il raconte au docteur l'histoire de sa mort qu'il
avait imaginée (p. 20, 76). On lit: "le rêve refondait tout - bouleversait l'ordren (p.
7 3 , ce qui expliquerait, par le biais de la conscience du mdtre, pourquoi sont
présentées tant de versions différentes des 6vénements. Un lecteur peut donc postuler
que le maître est le narrateur de ce récit et proposer, comme explication des
nombreuses redites et des contradictions, qu'il s' agisse-là d' une représentation de la
conscience du maître où i n t e ~ e ~ ele
n rêve,
t le fantasme et la memoire'. Cette
explication en tant que récupération de la cohérence du récit serait en effet plausible
mais toutefois tendancielle dans la mesure où le sujet de l'énonciation n'est jamais
confirm6 et doit rester au niveau de I'hypothW.
- - --- -- -

l'information tout au long de la diversité de la lecture ("Statut


skrniologique du personnage", Poétique du Récit, Seuil, 1977, pp.
115-188, p. 143).
7
On retrouve là une technique propre au récit beckettien - par
exemple -, où le narrateur ne possède pas de savoir ferme sur l'univers qui
l'entoure et fait proder le récit par une sene de mises en doute et de
contradictions.
8 Pinget lui-même observe que ce doute, cette ambiguite est certainement un
des effets de lecture auquel est soumis le lecteur:
Le lecteur inaverti peut fort bien s'imaginer à premikre lecture que je
rassemble des souvenirs, vrais ou faux, car tout concourt dans le récit à donner
cette impression. Ce procédé de ma part est volontaire, il tend à rassurer le
lecteur, à lui ménager un cadre familier en simulant une réaiité pour amver
aux fins que j'ai dites, donner accès sans le claironner, insensiblement, à ce
monde en gestation qui est le mien et qui rebuterait sans une affabulation
adéquate. ("Pseudo-principes d 'esthétique", Nouveau Roman : hier.
auiourd'hui, 2, op. cit., p. 319.)
167
Ayant comme support une histoire qui simule une réalité plausible, le roman
de Pinget entretient ainsi l'ambiguïté puisque l'activité d'écriture du maître ne
s'accapare jamais la narration de mani&redirecte. Ii y a donc un jeu sur les
apparences. Au niveau superficiel, lors d'une lecture quelque peu naïve ou pressée,
une récupération de la logique diégétique est possible si le désordre du récit est
expliqué par le fait que le maître est en proie & une defaillance mentale. Mais,
puisque le maître ne prend jamais directement la parole, le doute plane sur le sujet
de l'énonciation. L'impossibilité d'identifier le narrateur, ce centre absent, propulse
le lecteur dans une atmosphere mystérieuse. Puisque le lecteur est incapable
d'identifier la source des informations rapportées, informations qui sont, d'autant
plus, contradictoires, celui-ci ressent le malaise d'une absence de perspective et
participe tout autant que les personnages à la tentative soit d'établir une cohdrence
soit d'expliquer 1'incahérence du récit.
Ii n'y a qu'un moment, unique dans le texte, où le journal du maître nous est
livrt5 et où apparaît un mjenqui identifie le sujet de l'énonciation. Entre les pages 99
et 117, le maître raconte comment il a rqu la charge d'un enfant, un arrikré mental.
Ce bref interlude, où le maître décrit sa vie passée entre l'enfant et Rodolphe, son
associé, offre au lecteur un moment de repit où il est possible d'identifier la voix
narrative9. L' histoire reprend ensuite la présentation de nombreuses perspectives,
(parfois c'est le docteur qui parle, parfois un tiers non-identifie), ne permettant plus
de fixer l'identité du narrateur, dissolvant ainsi ce qui avait et6 la stabilisation.
C'est encore l'utilisation récurrente du pronom indefini "onn comme sujet qui
participe à l'indétermination de la source, de l'authenticitb et de la validité des faits:

9
Ce passage, important dans la mesure où il s'agit de l'unique occurrence où la
voix narrative se stabilise, fera l'objet, plus tard, d'une analyse plus détaillée.
168
.
"pn aurait donc vu [. .] au petit matin un cadavre sur le fumier [...]~n aurait pensé
qu'il s'agissait du maître [...]" (p. 86), "une plainte qua= percevait dans ses
moindres propos" (p. 98); (nous soulignons). Dans ces phrases, l'emploi du
conditionnel, en conjonction avec le pronom indkfini "on", contribue iî derouter
toute vraisemblance. Le conditionnel agit contre la prétention 'réaliste' de 1' indicatif
en instaurant le doute. Ce temps verbal est inquietant dans la mesure où la réalité lui
échappe et où les informations se situent uniquement dans le champ des possibles.
Nous lisons par exemple: 'Quelqu'un dans la pièce froide viendrait d'entrer [...] "
(p. 7) "L'homme [...] n'aurait pas kt6 seul" (p. 8). A un autre niveau, l'emploi du
conditionnel exacerbe l'aspect hypothktique des récits policiers, où la résolution de
l'enigme nécessite, de la part de l'enquêteur, des hypothèses qui peuvent, dans
certains romans de détection, être incluses ou tues, dans les romans plus

"empiriques" où c'est l'action qui fait progresser l'enquête.

1.4 Une chronologie detraquée

Si l'identité du narrateur reste indkterminée, le temps de l'énonciation l'est


aussi. Les temps verbaux dans l'incipit du roman sont d'emblée déconcertants:
"C'&ait l'hiver, le jardin mort, la cour herbue. Xl n'y aurait personne pendant des
mois, tout est en ordre" (p. 7). L'intégration de l'imparfait, du conditionnel et du
présent situe la narration dans trois temps. La description du lieu l'imparfait
"c'&ait l'hiver" situe l'histoire à cette 6poque et dans ce lieu, un jardin, une cour 2
l'arrière d'une maison donnée. Puis, le conditionnel "aurait" nous projette dans le
futur du passé, mais la phrase continue ensuite au présent. Le "tout est en ordre" est
déroutant par rapport aux deux premiers temps (l'imparfait et le conditionnel) qui
semblent amorcer un récit descriptif dans le passé. Cette dischronie empêche de
fixer un point dans l'axe temporelie du récit obligeant le lecteur construire comme
trois voix narratives: celle de la narration omnisciente qui relate l'6vénement au
passé, puis qui se modifie dans un non-temps narratif - le conditionnel, puis dans la
concomitance entre la description et celui qui écrit, manifest6 par le présent.
Le mélange temporel apparaît également lorsque des incidents disparates et
appartenant Zi des temps différents sont rassemblés il l'intérieur d 'une phrase, d'un
paragraphe ou dans une suite de paragraphes. L'exemple suivant est composé de
trois paragraphes, où le quotidien du maître à trois époques de l'année est décrit. Le
premier paragraphe situe le maître et le docteur l'dte, assis à la terrasse:

Alors n'en pouvant plus d'attendre ces deux ivrognes la servante


est venue sur la terrasse et elle a dit monsieur est servi, formule
désuette qui amusait le docteur, le canard sera brûlé, ce ne sera pas de
ma faute.
Dans la pièce glaciale feuilletait le livre, soir de décembre, la
pendule marquait l'heure de la bonne, la pluie martelait le pave de la
cour.
Une ondée d'avril, le jardin nettoyé, le projet de serre en
contrebas, un merle par deux notes ressuscitait l'enfance, tout allait
reprendre au printemps (p. 30).

Ces paragraphes sont exemplaires de la maniére dont sont présentés les divers
év6nements du récit. L'absence de transitions, qui permettraient de lier ces
évenements, rend impossible la reconstitution de la chronologie. Les précisions sur
la saison B laquelie ont lieu ces Wnements n'ont pas la fonction habituelle de situer
l'action dans une logique temporelle. Plutôt, eues sont indicatrices d'une
discontinuite temporelle et marquent des frontihres, des écarts qui maintiennent la
disparite des éléments et I'incohérence diégétique. Le lecteur doit alors remplir les
blancs de la narration, réordonnancer les kvenements en fonction des saisons, mais
ces "blancs", s'ils posent problhme au lecteur et exigent de lui une pleine
170
participation, demeurent parfois sans incidence sur la regulation de la cohérence. ils
deviennent des sortes de trous noirs qui fragilisent toute tentative de coherence.

1.5 Une syntaxe "flottantem

Jean Ricardou a nommé "flottants" des récits et narrateurs qui se démarquent


par leur instabilitélo. Reprenons le terme pour lietendre à l'érosion des principes qui
regissent normalement l'organisation de la phrase, sa syntaxe. S'exerçant sur la
structure des phrases, la ponctuation delimite et organise les unités de sens.
L'apparent arbitraire des marques de ponctuation dans Passacaille entretient
l'ambiguïté dans la mesure où le lecteur peut effectuer divers dhupages et
articulations des élements phrastiques. Par ailleurs, de br&vespropositions
indépendantes les unes des autres se succèdent, donnant l'impression d'un débit
incontrôlable. Comme l'indique J. Baetens: "A certains moments, le texte frôle la
limite du mot : il ne subsiste alors qu'une énumeration de termes, pure expansion
des signifiantsn l .
La suspension du sens va jusquf&une utilisation fréquente des points de
suspension, prOCéd6 radical qui instaure un espace vide et maintient le lecteur en
haleine. Les points de suspension noumssent le suspens et entretiennent
l'anticipation et la frustration des lecteurs:

[I'enfant] aurait alerté ses parents lesquels une fois sur les lieux... (p.
33).
- -- - - --

l0 Pour une théorie de Nouveau Roman, Paris: Seuil, 1971, p. 256.


l1 Baetens, op. cit., p. 97.
Peu à peu s'effaçaient dans la mémoire les traits d'autrefois, les noms, les
mots, comme si l'immense vague de l'exil.. . ou le fait que.. . (p. 39).

aucune explication possible sinon.. . (p. 42).

quand soudain.. . (p. 9 1).

le défunt avait passé sa vie à mettre au point un système


d'affirmations et de négations incontestablement logique, inattaquable,
pour kviter semble-M.. . (p. 65).

Cette maniere de couper court juste au moment où le lecteur attend des


explications, sert encore à le maintenir dans un 6tat d'attente fnistrh, attente qui
mime en la déformant, une convention du roman policier; le suspens pourtant chez
celui-ci dépend de la certitude, toujours diffkrtk, de la résolution. Cet ktat d'attente
frustrée implique aussi la construction d'un rythme narratif où la rupture, 1161ision,
l'ellipse travaillent de concert avec les autres sîrategies narratives pour "ambiguïser"
la matiere romanesque.

La thématique de la défaillance imbibe tout le récit. Eiie se rapporte à l'&t


de santé des personnages, aux sens: "on distinguait mal", "on entendait mal", il la
mémoire; à la confusion du maître: "que faire de ces bribes"; a la mécanique
(l'horloge détraquée, le tracteur et la camionnette du volailler en panne) et bien
entendu à la quête obsessionnelle mais futile du maître pour capter une "phrase qui
retienne tout ensemble". Pinget, traducteur de Beckett, a une connivence certaine
avec l'écrivain irlandais qui, lui aussi, fait de la defaillance, sociale et
physiologique, voire de la déchéance des personnages et des évenements, le theme
de ses romans.
La ddfaillance est présente non seulement au niveau diégétique mais aussi au
niveau m6tadi6getique. Elle représente une mise en abîme de la dislocation de ce
récit. Dans le passage suivant, le référent du mot "l'histoire" est ambigu dans la
mesure où on peut L'attribuer tant au récit du maitre qu'au roman que nous lisons.
Là encore, le pronom impersonnel 'on' et le conditionnel sont garants de l'ambiguït6
qui entoure le sujet de l'honciation et qui peut, bien entendu, s'appliquer la
posture du lecteur.

C'&ait bien avant ce temps qu'aurait commencé l'histoire mais que


de prudence, que d'attention, il ne s'en serait releve deux ou trois
épisodes qu'avec difficulté, la source d'information dkfaillante ii
chaque instant, ce murmure presque inaudible entrecoupé de
süences et de hoquets, de sorte qu'on aurait pu n'en pas tenir
compte et faire débuter à I'heure de la pendule d&raquée, quel
parti prendre (p. 8).

Ce temps, antérieur à l'histoire mais que le lecteur n'aurait pas compris, ce


murmure, cette pendule détraquée sont autant d'indices negatifs, niés par la fiction,
qui rendent complice le sujet de I'énonciation, son non-savoir, et le lecteur qui ne
peut y avoir accès. Ainsi, la thématique de la defaillance n'est plus simplement
manifestée dans les cadavres, les objets qui ne fonctionnent pas, l'organisation
"conditionnelleudu récit mais elle incorpore le lecteur, l'avale en quelque sorte et
lui impose aussi de se poser cette question sans point d'interrogation "quel parti
prendre", voire par quelle partie ouvrir le texte. Cependant, en parallèle 2 ce
versant negatif, s'élabore une recomposition 2î partir d'un autre ordre que nous
alions aborder maintenant.
Nouvel ordre :IRS lectures de Passacaille

Les procédés de désagrégation du récit provoquent pourtant chez les critiques


des interpretations semblables. Iis s'accordent pour dire que ces procédés permettent
de voir ce roman comme une contestation du récit "classique" et qu'il est nécessaire
d'y chercher un nouveau mode de représentation. Si la dissémination du sens enl8ve a
la lecture la possibilité de se perdre dans la fiction, elie la force cependant B passer à
un niveau m&a-di6g&ique, soit de considerer les informations narratives comme un
double-fond où le lecteur, en rdfléchissant sur la diegèse, se doit de réféchir en même
temps sur comment celle-ci est fabriquée. L'inconstance du récit a l'effet de mettre
en question, de manihre fondamentale, la fictionalité, l'impossibilité d'atteindre la
vkrité ou plutôt une version d6finitive de la réalité. Dans ce sens, le roman propose
un nouveau "réalisme", insistant sur le fait que l'esprit humain ne peut que construire
des versions de la réalité. La seule verite réside au niveau de l'expérience cognitive,
soit un retour au langage et à ses enjeux, aux formes narratives et à ce qui les met en
forme.
Conséquemment à cette nouvelle façon de représenter "la réalité", le roman
devient le lieu où I'inscription des mots est un terrain d'investigation sur I'esprit
humain et ses outils de représentation: le vocabulaire, la syntaxe, I'organisation
temporelle et spatiale. A mesure que le rkit avance, chaque contradiction, chaque
nouvelle variante éiiminent l'effet de réel créé par la précédente. La seule certitude
que le lecteur peut avoir se retrouve au niveau des mots inscrits sur la page. L e
déroulement de cette "histoire" travaille plutôt le signifiant que le signifie, un travail
de surface se concentrant sur la matérialité de l'écriture. En déconstruisant le récit
par les stratégies narratives que nous venons de mentionner bntwement, Pinget oblige
son lecteur à chercher ailleurs que dans l'histoire, dans sa signification et ses effets de
174

réel, le sens du roman. Il pousse ainsi le lecteur vers une logique du signifiant, vers
tout ce qui vient entourer la matérialité de l'écriture. Cette d6rnarche est &idemment
le propre de l'esthétique du Nouveau Roman. Par contre, eile est, dans Passacaille,
radicalisée, &nt très exigeante pour le lecteur qui veut faire sens.
Mais, comme le Nouveau Roman a déjh une "tradition" et possède, dans le
monde des dtudes universitaires, une réception critique bien dtayée, nous allons
maintenant considérer comment certains lecteurs ont entrepris de construire leur
interprktation. Nous distinguons celles qui lisent le roman en fonction du modèle
musical de celies qui ne le privilegient pas spkifiquement. Nous les nommons, pour
écourter les formules, lectures 'musicales' et lectures 'non musicales'. En comparant
ces deux types de lecture, il sera possible de dégager les assises interprétatives

nécessaires et d'identifier les opérations relatives h une lecture analogique et inter-


artistique qui entrent en jeu lorsqu'un lecteur lit une oeuvre littéraire en faisant
intervenir un modèle musical. Commençons par les lectures 'non musicales'
auxquelles nous pourrons confronter, par la suite, la spécificité des lectures
'musicales' .

2.1 Lectures 'non musicales'

En exploitant la constante de la structure du roman 2 quête et en multipliant


les variantes de l'histoire, la fiction, propre au Nouveau Roman, dévoile ses
mécanismes. Comme le remarquait Jean Ricardou, le Nouveau Roman met nu les
principes formels de la fiction qui sont censés rester imperceptibles et, pour
reprendre sa terminologie, le résultat est uneformalisation de la fiction. Il écrit:
"Nous appellerons formalisation cette tendance par laquelle, au lieu d'être
soigneusement dissimulée, l'activité des principes formels s'accroît et devient 1'objet
d'une indeniable ostentation"l2. L'effet d'une telle formalisation signale un scheme
matriciel car "sous la prohise diversité des variables se mettent en relief des
dispositifs plus gén6rauxN13. Au Lieu d'un récit qui dissimule les ficelies de son
organisation, le lecteur est confronté à des fictions qui mettent de l'avant leur mode
de fabrication afin de montrer le statut de la représentation narrative.
Dans Passacaille, on retrouve l'écho d'un travail de formalisation tel
qu'entrepris, par exemple, par V. Propp pour les contes russes. Les constantes qu'il
avait relevées ont seM à montrer que toute narration se fondait sur certains schemas,
w m m e par exemple celle de la quête d'un objet1*. Cette organisation de ce que
Propp nomme les fonctions d'un récit peut être repétée ad infinitum en changeant les
agents de l'action et les objets de leur quête. En ce qui concerne Passacaille, sa
composition variatiomelle exploite, il partir de la constante de l'énigme, une telle
matrice.
Les exkgetes de Passacaille, devant la déstabilisation de la diégèse provoqu&

4 Ricardou fournit comme exemple un rassemblement de d o n n h provenant du


travail de Propp:

1. Le roi envoie Ivan chercher la princesse. Ivan part.


2. Le roi envoie Ivan chercher un objet singulier. Ivan part.
3. La soeur envoie son frkre chercher un remède. Le frère part.
4. La belle-mère envoie sa belie fiüe chercher du feu. La belle fille part.
5. Le forgeron envoie l'apprenti chercher la vache. L'apprenti part.
Etc. L'envoi et le départ, liés A la quête, sont des constantes. Celui
qui envoie et celui qui part sont des variables. (V. Propp : "Les
transformations des contes fantastiques" in Théorie de la littérature.)

Cité par Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau Roman, op. cit., p. 25 1.
par les multiples variantes et omissions dtinfonnations, sont conduits identifier un
noyaulthtme 2 partir duquel le roman se dkveloppe. Dans les exemples reproduits
cidessous, on constate certains exemples d'interprétations qui vont fixer et identifier
ce noyadthème.

Selon Femand Meyer:

Schématiquement, le texte de Passacaille s'etoile : à partir d'une


image/dlun objet qui est un cadavre, ou à tout le moins une imagdun
objet cadavtkiques, se produit une constellation de sens15.

Armand Guilmette reprend ce même noyau/thème, écrivant:

[...] l'oeil fi6 sur un centre qui, en l'occurence, est un cadavre.


Tout prolifère autour de ce centre qui se développe en un mouvement
giratoireI6.

Ces deux interprétations font donc du cadavre la pierre angulaire du récit,


l'orientant ainsi du wté du roman policier. Jan Baetens, reprenant le motif du
cadavre, quant à h i , précise la nature du noyau:

D'emblée, la fiction propose les cellules qui se retrouveront,


transformées ou r6pé&, tout au long du texte, et que l'on peut
grouper autour d'un "homme retrouvt mort sur le fumier" @. 8). En
vertu de son obstination particulikre, ce syntagme bicéphale (homme
+
mort fumier) fera office de gen6rateur17.

l5 Femand Meyer. "Pinget, le livre disséminé comme fiction, narration et


objet. " Dans Nouveau Roman: hier. au-iourd'hui, Vol. II. Paris: Union Générale
dlEdition 10/18, 1972, pp. 229-310, p. 301.
16 Armand Guilmette. "Le mouvement du texte hors des formes: PassacailIe et
Un testament bizarre", Etudes littéraires, 19(3), (hiver 1986-87), pp. 63-80, p. 65.
17 Jan Baetens. "Passacaille, ou la multiplication par zérow,Littérature, No.
46, (Mai 1982), 93-104, p. 94.
On notera ainsi, chez ces trois critiques, que le corps mort est un motif qui
, "prolifère", et est un "gént5rateurw,c'est-&direqu'il est la base à partir de
"st&oiie"
laquelle il supporte la progression du récit. JeandPierre Vidal, modifie la nature du
"thème", en se basant sur les deux premiers fragments du texte. Ii propose un motif
moins diégétique, plus abtrait et plus proche de la matérialité de l'écriture. Ce
faisant, il utilise un terme musical, refrain, pour décrire son mode de deploiement:

[...] dix reprises, délimitant, on nous le concedera, autant de


séquences qui se ddveloppent à partir de ce theme ou refrain: "Le
calme. Le gris. "lS.

Pour ces critiques, ainsi, un Bernent du récit est identifik comme étant centrai
et générateur. Ce motif peut varier, comme on vient de le voir avec Vidal, mais il
partage la même fonction. Dans leurs analyses, comme nous allons le voir, il est un
point de réfkrence pour identifier les dispositifs qui permettent l'expansion du récit.
Femand Meyer, par exemple, décrit une expansion axée sur un
d6veloppement &mantique : "Les 393 paragraphes du livre sont alimentés par le
sème de la cassure que le cadavre a dispersé dans le texte dès son débutlgn. Les
cassures majeures sont identifiées comme étant celles de la mort, de la castration et
de l'aphasie et sont travesties par des images mineures telles l'horloge détraquée,
l'aiguille à tricoter perdue, le tricot démaill6 de la gardeuse de chevre, le tracteur
embourbé, la phrase creuse du narrateur.
La force motrice du roman, selon Guilmette, se trouve dans "le négatif d'une

l8 Jean-Pierre Vidal. "Passacaille: L'essaimage de la lettre envolée", Etudes


litt&aires, 19(3), (hiver 1986-87), pp. 99-1 18, p. 99.
'9 F. Meyer, op. cil., p. 304. On notera l'ambiguïté dans la formulation de la
phrase du critique, au sens où c'est 'le cadavre" qui "a dispersé" un sème.
rhetorique grisâtre. [...] on est toujours "de côtéM,1% où tout se tord, se brise, se
dt!possède, s'alikneZO". Que ce soit dans le contenu (les actes du quotidien, sans
6paisseur), ou dans la forme du roman (redites, segmentation, syntaxe bafouée), le
roman se meut dans le négatif de la forme et du contenu.
Baetens base son analyse sur l'interaction de deux forces antagonistes,
l'expansion et la condensation, à l'oeuvre dans le d6veloppement du Wme. Sur le
plan de l'expansion, il relkve des motifs g6nérés de façon phonétique et graphique:

C ' u t ainsi que les sèmes de la mort et de la putréfaction se répandent


a travers le texte, pour se combiner avec des motifs phonétiquement/
graphiquement Iiés au cadavre: !e vieillard cacochyme, le canard servi
à table, le calme de l'hiver, les carcasses du marais, les amitiés qui se
cassent, la pendule d6traquée, la pussacaille, etc. *l.

Sémantiquement, un réseau synonymique se met en place: "Le cadavre fait apparaître


un 'liseur accoude mort", un "maître mort", etc. Et pour etre plus subreptice, son
action n'est pas moins repérable dans la "vache morte", "l'épouvantail de paille", "la
voiture embourbée",etc. "22. Baetens situe le phénomène de la condensation surtout
au niveau de la syntaxe où le mélange de syntagmes et le manque de ponctuation
assure qu'un dispositif hi&archique est mis hors fonction. Le résultat est une
'déconstruction de la phrase traditionnelle en petits noyaux" dont la fonction
anarchique et libératrice assure une activitk lectorale combinatoire, permettant
d'établir des liens entre des &5ments di~parates2~.

2o A. Guilmette, op. cit., p. 66. Cette "rhétorique grisâtre" semble faire écho 2
l'analyse de Vidal.
21 J. Baetens, op. cil., p. 94.

22 Ibid. , p. 95.

Ibid., p. 97.
Dans "Passacaille : l'essaimage de la lettre envoléew,l'analyse de Jean-Pierre
Vidal, comme l'indique le titre de son article, porte sur une expansion regie par des
moyens paragrammatiques et graphiques du Wme. "Le calme. Le gris. " va
déclencher, comme il la nomme, une suite "infratextuelle". Il fournit quelques
exemples d'un pro&& qui fonctio~eraitde la même façon pour tout le texte:

Le "calmewd'abord qui se retranscrit paragrammatiquement dès le "de


remous aucun" puis donne "cassé dans la mécanique", "marquent
I'heure", "jusqu'h h tombé de la nuit" et produira à plus long terme
la suite paradigrnatique de l'objet mort : cadavre, carcasse, canard,
etc. Sans oublier, bien entendu, le "mai" dont se connotent partout
dans le texte l'ouïe et la vue : "on voit mal " (p. 7), "on entendait mal"
(p. 9 et p. 13, 19, 22, etc.), "on distinguait mal" (p. 24), etc.?

"Le gris", écrit-il, est le 'déclencheur visible d'une série d'opérations signifiantes".
L'une d'eues est ce que Vidal appeile "le gris métaphoriquenqu'il rekve dans les
exemples suivants:

[...] le deuxi8me sens de gris, surtout lorsque substantiv6, renvoie


exclusivement et fort localement au voisin fumeur de pipe, alors qu'un
autre sens, lit5 à la fonction adjectivale cette fois, produit un sème,
l'ivresse, dont seront tour tour porteurs, dispersés dans le texte, le
facteur (p. 28), le maître et le docteur ("ces deux ivrognesn,p. 3O), le
volailler @. 73), d'autres personnages encore, moins identifiable^^^.

"Le griswd'autre part se retrouve dans un "parcours paragrammatique" dans


le personnage de la "gardeuse de chkvres": "Le gris infratextuel se textualise
paragrammatiquement dans ce qui enonce, justement, les deux attributs majeurs de la
vieille: 'gardait les chkvres et tricotait' "z6. Si Baetens travaillaient le texte au niveau
24 J.-P.Vidal, op. cit., p. 101.
25 Ibid., p. 102.

Ibid., p. 103.
phon6tique. Vidal privilkgie la lettre.
D'après les descriptions de l'organisation de Passacaille fournies par ces
critiques, le roman, par son opacité. fait appel un type de lecture qui oriente ses
activités vers le repérage d'une progression fond& sur les qualités matérielles des
signifiants. On est loin de la lecture qui organise linéairement la mati8re narrative,
son signifié. Le récit est plutôt comme un mouvement en expansion, se d6veloppant
par d u variations et des r@titions de phrases au moyen d'enchaînements
phonétiques, synonymiques, paragrarnmatiques. Or, en reconnaissant le fait que le
récit "s'étoilew,se propage par une technique variatio~elle,ou bien par une
technique "infratextuelle" pour reprendre le concept de Vidal, la description de cette
progression pose au lecteur le probl8me de trouver le centre, la cellule g6nkratrice de
cette expansion. Que ce soit A partir de l'imagdobjet du cadavre, d'un double
syntagme "homme + fumier" ou du segment "Le calme. Le gris. " , la présence du
centre se fait sentir par les piktinements, les répétitions et les oscillations du récit, tout
ceci renforce, reflété par une thématique omniprésente de la quête.

Ainsi, en fonction de ce type de lecture qu'invitent les procédés utilisés par


Pinget, les critiques bvoquent des modes d'expression alternatifs dans lesquels se
range l'écriture pingétienne. On associe volontiers l'écrivain au poète-romancier qui
est capable de manipuler les mots dans leur forme et leur contenu2'. Ou bien, un
critique affirme que Pinget aurait écrit un "anti-romann qui aboutit, dans sa négation,

27
"Ailthe things which make a novel - a story, a character, a tirne-sequence,
and a wntrol over words and their progression - are missing from Passacaille, but
perhaps, in darnning itself as a novel and leaving another "cadavre" by the road
with so many others, it resurrects itself as a form of poetry." (Peter Broome, op.
cit., p. 98).
181
à la destruction du romana. Enfin, dans la perspective d'un audelà du roman, le
prolongement des mots l'infini qui carztctérise ce roman transgresse les fronti&resde
la littérature et rejoint, comme l'anticipe J. -P. Vidai à la fin de son analyse, le
domaine de la musique au sens où il pose, comme la matiere musicale, le probkme de
la signification, de la réfkrenciation et de la figurativitGg.

2.2 Lectures 'musicales' de Passacaille

La technique variationnelle et le type de signification qu'elle produit ont


amené certains critiques & rapprocher le roman et la forme musicale de la passacaille
et d'y retrouver un chevauchement avec les moyens de signification de la musique.
Nous retenons, parmi les &tudespassacagliennes, les deux articles qui s'appuient, de
manière systématique, sur une analogie avec la passacaille. Les articles de Su
Bauman "Passacaille, passacaille? Etude sur un roman de Robert Pingetw3o
et d'Eric
Prieto "Recherches pour un roman musical: l'exemple de Passacaille de Robert
Pingetn31proposent chacun un rapprochement du roman avec la forme musicale de la

28 "Passacaille, en effet, est un texte "aphasique" dont le systkrne est


constamment perturbe : les actions se d&eloppent, se chevauchent, s 'interpénètrent
sans rapport étroit entre eues; le texte entier est un enchaînement de rn6tonyrnies (la
mort englobe la vie, la castration, le sexe, la narration, la fiction, l'aphasie, la
parole) qui aboutissent Zi la mise en abyme textuelle, ii l'annulation de la fiction, Zi la
promotion de la narration, ii la contestation de 1'objet livre. " (Femand Meyer, op.
cil. , p. 309).
29 Voir notre discussion au chapitre 1 sur la signification musicale.
30 Kentuckv Romance Ouarterly, 22(1), 1975, pp. 125-35.

Poétiaue, 24 (avril),1993, pp. 153-169.


passacailie, ceci justifi6 par le fait que Passacaille effectue un sabotage du ddnotatif
qui s'apparente fortement au fait que le roman se présente sous forme de "variations
sur un th&meW.
Dans sa lecture 'musicale' de Passacaille, Su Bauman propose une application
littérale des principes qui reggissent la composition de la passacaille. Eiie en donne la
définition suivante: "une suite de variations de rythme lent à trois temps" et poursuit
en indiquant qu'il existe "une sorte de réciprocité entre le sujet (thème ou mélodie
qui sert de basse obstinée A la composition entiére) et des variationsw3*.Le sujet ou
theme du roman, d'après elle, ressemble ii celui de la passacaille par cette réciprocité
existant entre théme et variations romanesque. Eile le circonscrit de la maniere
suivante:

Le texte de Pinget offre au lecteur au moins deux tels "sujets". On


peut d'abord rester au niveau des signes en choisissant, par exemple,
"Le calme. Le gris." @p. 7, 10, 18, 22, 34, 36, 74, 87, 130), les
premiers quatre mots du texte, comme basse obstinée ou sujet.
L'autre possibilité consisterait ii établir surtextueliement la "phrase
murmurée" @p. 19,47, 74, 82, 122) ou "creuse" @p. 21, 35, 44,52,
96), cette irrédigeable phrasesymbole de 1'accord parfait33.

Notons, chez Bauman, la difficulté d'identifier un centre, c'est-à-dire un

33 Ibidem. Notons qu'en kvoquant cette 'phrase murmurée", E3auma.n rend


explicite la maniere dont le lecteur est projeté, tout autant que les personnages du
roman, dans une quête pour rétablir la cohérence du récit et atteindre la résolution de
I'enigme. Bauman écrit donc, en reprenant le conditionnel du récit, qui donne le ton
de cette impossible résolution :
Ayant établi cette phrase, on la surimposerait sur le texte écrit pour
degager avec sûreté le commencement et la fin de chaque variation. Si
intéressante que soit l'idée de poursuivre cette problematique de la phrase
totale, l'impossibilité de résoudre le problème, c'est-à-dire de trouver une
solution en forme de phrase, resterait pour le critique, comme pour le
narrateur, insurmontable. (p. 126)
dement genkrateur unique, puisquteIle indique au depart qutil pourrait y avoir dejà
au moins deux tels sujets. Pour remédier ii cette pluralité rebelle, elle propose de
r6unir les deux sujets qu'elle a sé1ectionnés. Elle écrit: "le calme s'identifierait au
niveau du signifie, à la recherche d'une "phrase qui retieme tout ensemble.. ." "Le
gris" et "la phrase pas encore trouvée" indiquent l'inquiétude de l'écrivain qui
comprend la futilie de quêter une phrase capable de résumer la ~ i e ".3 On
~ pourrait

ainsi comprendre, d'une autre façon, l'inversion du premier motif à la page 7,- "Le
calme. Le gris. " transpod A 'Le gris. Le calme. ",le récit devenant le lieu d'une
perte, ou de ce que nous avons indiqué comme la defaillance.
~ ~ r èl'identification
s' d'un génerateur, l'auteur poursuit en établissant des
corrélations entre les p r d d é s de variation musicale et ceux qui régissent l'expansion
du récit. En choisissant le syntagme "Le calme. Le gris." comme début d'une série
de variations, Bauman divise le roman en huit variations et indique qu'il est possible
de retrouver, dans ces segments, des techniques variationnelies propres à la musique.
EUe dénombre sept techniques qu'elle nomme de la maniere suivante:

1) la répétition exacte
2) l'imitation des motifs
3) la combinaison des motifs
4) la modification des motifs (inversion, diminution, augmentation)
5) la segmentation en fragments des themes ou des motifs
6) la retotalisation
7) la rdpétition un autre niveau harmoniquefs.

La répétition exacte joue un rôle particulier selon Bauman: "Sa présence


renforce plutôt l'unité originelle mettant ainsi en relief les modifications

34 Ibid., p. 127.
35 Ibidem.
184
subséquent&" . Plus loin dans l'article, Bauman assimile la repétition exacte au
"bourdonnement incessant de la basse 0bstinee1~".La répétition devient, pour
Bauman, la marque textuelle qui lui permet d'identifier le théme romanesque
comespondant au théme de la passaailie, la basse obstinée. Pour Bauman, ainsi, le
theme du roman doit jouer un rôle d'unificateur dont l'effet serait celui d'un
bourdonnement incessant. Cependant, dans le contexte du récit, il est difficile pour
Bauman de justifier le fragment "Lecalme. Le gris." en tant qu'unique occurrence
de la r6pétition exacte puisqu'un grand nombre d'enoncés sont repris mot à mot tout
au long du texte. De plus, il y a confusion de sa part sur la fonction de la basse
obstinée: la répétition exacte, indique-telle: "crée I'air d'un recommencement
continuel, le même effet donné par les variations de Pingetm38(Nous soulignons). Il
faut noter ici que si, au début de son analyse, Bauman avait reconnu la spécificité de
la basse obstinée en tant que noyau génhteur, eile met maintenant sur le même plan
l'effet d'une r6pétition exacte et l'effet de telle ou telle variation - confusion qui ne
manque pas de nuire à la delimitation de ce qui peut être, dans le roman, la fonction
d'une basse obstinée.
Après l'analyse des traits et fonctions de la répétition exacte, Bauman
poursuit son illustration des autres techniques de variation musicales manifestes dans
le d6veloppement textuel. Pour ce faire, elle choisit des syntagmes et relkve les
modifications qu'ils subissent au murs du roman. Malheureusement, toute la
spécificitk musicale des techniques variationnelles est passée sous silence et il revient
aux lecteurs de Bauman d'klaborer les Liens entre, par exemple, une technique

36 Ibid.,p.128.

37 Ibid., p. 133.

3a Ibidem.
185
musicale de "segmentation en fragments des thèmes et des motifs" avec ceile qui a
lieu dans le roman. Ce manque d'explicitation voile même certaines erreurs ou
d6formations. Par exemple, lorsque Bauman propose que les techniques musicales
d'augmentation ou de diminution se retrouvent dans le roman lorsqu'il y a un ajout
ou un retranchement de matériau textuel39,eile néglige de mentionner, ou bien
ignore le fait que l'augmentation musicale implique l'augmentation de la valeur des
notes et donc qu'il n'est pas question d'ajouter du matériau musical. S 'il est
question, dans la variation musicale par augmentation ou par diminution, d'un
changement de valeur temporelle, le rapprochement avec l'expansion ou la
condensation textuelle ne va pas de soi et exige, de la part du critique, une
justification de ses opérations de transfert. De même, en ce qui concerne la septième
technique qu'eue identifie, à savoir, la "répétition A un autre niveau harmonique",
Bauman explique que celle-ci apparaît dans le texte "par une sorte de modulation à
un autre niveau syntaxique'^. Ii s'agirait, selon eue, d'une équivalence entre ce qui
est, en musique, une "transposition harmonique" et une "transposition
grammaticale", le syntagme 'les corbeaux s'envolent", par exemple, passant d'une
forme verbale à une forme nominale "le vol des cortKauxW4l.
Iî nous est difficile de suivre Bauman dans son argumentation selon laquelle les
techniques variationneh du roman seraient fondées sur des techniques de la variation
musicale car d'une part, ses comparaisons sont ambiguës au sens où les données sur
lespuelles eue s'appuie sont minimales et, d'autre part, les techniques variationnelles

39 Baurnan illustre l'augmentation en comparant, par exemple, le fragment "Des


corbeaux s'envolent ou des pies" (p. 12) avec "Descorbeaux ou des pies s'envolent
du champ voisin et vont se percher sur un orme* @. 43). (Ibid., p. 130).
40 Ibidem.
mises en &idences par les lectures 'non musicales' reflètent beaucoup mieux la
dynamique du texte. L'analyse de Bauman souffre ainsi d'un manque de rigueur qui
afflige parfois les analyses musico-littéraires et que dénonçait C. S. Brown - celui
précisément d'imposer une similitude sans fondement suffisant, de forcer
I'interpr6tation et de subordonner le texte & une forme musicale dont les contenus sont
mal définis42.
Tout en soulignant la faiblesse d'un rapprochement trop hatif et superficiel,
nous retrouvons tout de même chez Bauman une réfiexion sur la signification
musicale qui lui permet de justifier la pertinence d'une analogie musicale. Selon
eue, la signification de la musique est fond& sur une signification nondenotative
puisque les variations qui ont Lieu dans le roman, comme les varïaticns musicaies,
travaillent au niveau des sensations plutôt qu 'au niveau d 'un d6veloppement narratif,
de la mise en place d'une 'histoire":

Car c'est justement dans la musique que "l'histoire", s'il y en a une,


"demeurera secrète, sans faille sur l'exterieur." Son langage ii elle
pourrait bien arranger les "bribes" dans un ordre "profondément
composé" mais où la 'source d'information" défaille totalement au
cours du procédé dtenmdationaccoustique, "ne laissant rien intact des
suggestions de la rn&noiremque des sensations vague.#?

Ainsi, Eauman, dans sa lecture, reconnaissant le fait que le récit refuse la


dénotation, fait intervenir l'analogie musicale pour organiser ce récit désarticulé.
Pour elle, les techniques de variation musicale, puisqu'eiles travaillent un matériau,
lui servent de guide pour établir les principes d'expansion du récit. Sa gdn6ralisation
en ce qui concerne l'incapacité de la musique de signifier quoi que ce soit il part des

42 Voir chapitre II, section 3.2.

Ibid. ,p. 128-9.


187
"sensations vagues" est cependant beaucoup trop réductrice. En effet, comme nous
le montrerons tout il l'heure, la passacaille construit des significations qui ddpassent
la simple progression des variations, où celles-ci "effacent" ce qui précède et
détruisent toute constniction du sens.

L'analyse de Prieto, contrairement il celle de Bauman, kvite les embûches


d'un rapprochement trop étroit. Tout d'abord, Prieto s'efforce d'expliciter
l'analogie avec la musique de façon rigoureuse. Ii s'appuie sur les notions
d'exempiification et d'expression proposées par Nelson Goodman dans son livre
Langua~esof AW. Dans le roman de Pinget, "la référence à la musique peut être
interpretée comme un symptôme de la réflexion sur le statut sémiotique de la
littérature, une revendication des capacités exemplificatrice et expressive de la
langue"45. L'exemplification et l'expression qui s'imposent, selon lui, wmme
moyens de signification, vont 2 l'encontre de la dénotation qui normalement est
opératoire dans la prose littéraire.
Après avoir souligné ces particularités de la signification musicale, Prieto
fournit une breve description de la passacaiiie: "un type de composition qui consiste
en un nombre indefini de variations libres développées audessus d'une progession
réitérée dans la basse (basso ostinato)"46. Il previent les critiques &entuelles

Indianapolis: Hackett, 1976. Pneto explique que l'exemplification tient


compte des 'caractéristiques formeiles ou décoratives d'une oeuvre (les qualités
concrètes des éléments qui constituent une oeuvre et les rapports entre ces elements),
c'est-&diredes classes auxquelles un symbole appartient littkralement. L'expression
fonctionne dans le même sens que 1'exemplification (c'est-&-direpar référence aux
classes d'objet auxquelles le symbole appartient), mais elie fonctionne par refdrence
métaphorique" (Prieto, op. cit., p. 156).

Ibidem.

Ibid., p. 157.
cependant en remarquant avec justesse que l'analogie qui va lui semir de "guide à
l'analyse" est fondée sur le 'principe du thème avec variations", un principe qui
"n'est pas spécifique il la musique, [et] est directement applicable au roman"47 mais
que, dans le cas de Passacaille, la forme thème/variations releve plutôt de la
spécificité du modèle musid8. Nous nous intéresserons donc à ce qui permet & ce
critique de rattacher, à des propriétés proprement musicales, la forme theme/variation
détectée dans le roman. Quels sont les elt5ments qui donnent une spécificité musicale
à la forme 2 variation utilisée dans ce roman et comment est-ce que, selon ce critique,
cette qnkificité musicale se manifeste dans le roman?

Comme dans le cas des autres articles que nous avons cités précédemment,
Prieto indique que "Passacaille est composé d'une série de variations de plus en plus
libres à partir d'une image unique'49. Introduite à la suite d'un passage liminaire,
cette image apparaît dans la phrase suivante:

L'homme assis & cette table quelques heures avant retrouvé mort sur le
fumier n 'aurait pas 6té seul, une sentinelle veillait, un paysan slir qui
n'avait aperçu que le défunt un jour gris, froid, se serait approcht de la
fente du volet et l'aurait vu distinctement détraquer la pendule puis rester
prostr6 sur sa chaise, les coudes sur la table, la tête dans les mains @. 8).

Quelles sont les qualités de la p W i m a g e identifiée par Pneto qui la


rapprochent d'un theme musical? Prieto explique que, d'une part, cette phrase se
compose de motifs qui réapparaissent sous diverses formes au cours du roman.
D'autre part, la phrasehoyau instaure, selon Prieto, une "polysémie suggestive" qui
- - -

47 Ibidem.

48 Ibid., p. 168, Note No. 12.

49 Ibid.,p.157.
permettra de "generer de nombreuses variationsW50.Il explique que:

C'est l'intervalle entre 1' "après' de cette phrase et 1' "avant" de la séquence
initiale qui engendre la fiction; le manque cd6 par l'absence d'informations
sur cet intervalle - "ces quelques heures', sert d'embrayeur au roman en
impliquant la présence d'un mystère à résoudre%

La fonction d'embrayeur que Prieto attribue il cette phmelimage lui sert de


base pour etablir une analogie avec un theme musical car, indique-t-il, le theme
musical "est une unité formelle, un groupement identifiable de symboles qui sert de
base illa wmposition"s2. Le rôle du thème est d'être un 616ment unificateur dans la
mesure où son matériau est identifiable et est reconnu à travers le roman. Prieto
etablit donc des similitudes avec le thgrne musical en s'appuyant sur le fait que ce
sont les qualités matérielles du thème qui sont exploitées et non des qualités
conceptuelies : "Le thème sera developpé non pas par un récit unique ou par une
réflexion wnceptuelle, mais par une série de variations de plus en plus libres"".
Prieto se penchera ensuite sur les variations produites 2 partir du thkme. Sa
dkfinition de la variation ne se veut pas, comme chez Bauman, une application
directe de la variation musicale. Il en extrait plutôt un principe: la variation,
comprise dans son sens général, fonctionne selon un principe d'identification au
thhme:

Il serait inutile (et absurde) d'essayer d'etablir des équivalences entre les
procédés d 'imitation/ transformation musicale (transposition, inversion,
augmentation, diminution, etc.) et romanesques (sémantiques,

O
' Ibid. p. 159

Ibid., p. 158.

j2 Ibid.,p.159.
53 Ibidem.
190
syntaxiques, etc.), car les moyens de la musique lui sont propres. Xl suffit,
pour garantir l'identité du principe qui relie ces deux techniques, de
constater que, comme dans la forme ii variations en musique, chaque
&ment composant du theme de Passacaille peut &tre varié selon un
nombre pratiquement illimité de procédés; 1'essentiel. c'est
variation ait au moins un élement distinctif en commun avec le thème,
gu'il soit mssible. au moins théoriauement. de ramener chaaue
dévelopuement du texte I 'imaee/phrase de d6oart mur repérer 1'élément
aui l'a eénérés4. (Nous soulignons)
Les techniques variationnelies repérées par Prieto suivent de près les p r d é s
qui avaient déjà et6 relevés dans les lectures 'non-musicales' décrites cidessus. Il
relève, par exemple, le rôle variable du personnage principal dans son rapport au
"cadavre sur le fumiern.

Dans chaque variation le maître est lié Zi ce a d a v r e sur le furnieh ,


mais ce lieu reste variable. Dans certaines variations, c'est le maître
lui-même qui est découvert mort sur le fumier, dans d'autres
variations c'est lui qui découvre le cadavre, et dans d'autres il raconte
la découverte du cadavre par quelqu'un d'autre ou, inversement ne
fait qu 'enrendre cette histoids.

Le motif du cadavre génère toute une série d'autres variables qui etendent le
mystère à la situation de lecture impliquant la résolution du crime. Dans ce cas, ce
n'est plus La fonction variable du personnage qui g6nère les variations. Il s'agit
plutôt d'une élaboration narrative par laquelle, divers évhements, ayant en commun
le même sème,sont juxtaposés les uns aux autres. Les variations identifiées par
Pneto ici sont des variations autour du sème "crime" qui est "fourni par le thème" et
dont il donne les exemples suivants:

l'empoisonnement d'une vache, le vol de quelques sous par un enfant,


le vol d'un document trouvé dans un tiroir, l'"égorgementn d'un

54 Ibid., p. 162.

55 Ibid.,p.160.
191
canard, une attaque du facteur par une bande de jeunes, des histoires
d'espionnage, de trafic, de sorcelierie, d 'amour homosexuel,
d'envofitement, etc. 5%

Par ailleurs, Prieto identifie, en reconnaissant des transformations opérant sur


des plans sémantiques, phon6tiques ou syntaxiques, d'autres motifs provenant de la

L e fragment "mort sur le fumier", par exemple, donne lieu à des


variations sémantiques qui modifient le motif en gardant le sème
"mort" (mon [sur le fumier]) et l'on a: le "cadavre d'un poulet", "un
tracteur embourb&', une "dépanneuse sanglante", des "carcassesnau
marais, ou, carrt5ment, une "hécatombe". En revanche, le même
fragment peut donner lieu des variations (métonymiques) qui gardent
le second syntagme aux depens du premier ("[mort] sur lefwnier"),
pour remplacer l'homme mort par d'autres corps, tant vivant. ("car
6tait-ce un cadavre?", p. 75) que morts: "la depouille d'un animal,
pattes en l'air, panse ouverte", le facteur (ivre mort), un idiot blessé à
la braguette ensanglantéen,le maître lui-même (tombe par suite d'une
"dkfaillance subite"), une vache morte à la t&he découpée, un
épouvantail "bras en croix", et d'autres "simulacres" - tous tombés
"sur le fumierNs?

A partir de ces nombreuses variations, Pneto remarque que certains


segments, provenant du passage qui précède l'introduction de la phrasdimage
generatrice, dont le plus important serait "le calme, le gris", mais aussi, la
mécanique cassée, la pendule, le jardin, apparaissent, toujours les mêmes, à travers
le texte. Cette repétition exacte qui serait, selon lui, la forme la moins libre de la
variation, doit être Liée à l'effet que produit une basse obstinée. Comme nous
L'avons relev6 chez Bauman, il y a ici confusion de la part de ce critique, puisqu' il
devient apparent que son identification de la ligne ostinato la distingue du theme tel

56 Ibid., p. 161.
57 Ibidem.
qu'ii l'avait fixe initialement. Par ailleurs, pour 6tablir cette scansion de motifs
récurrents caractéristiques d'une basse obstinée, Pneto est oblige d'identifier "u
grande auantité d'autres motifs qui apparaissent de façon passaggre ii l'intérieur de
telle variation ou série de variationsN5*(nous soulignons). Ainsi, les fonctions du
Wme sont divisées et attribuées à deux t5lément.s textuels. La "phrase/imagenaura
les fonctions génératrice et unificatrice du theme tandis que les " motifs [...]
disséminés à travers chaque variation dans un ordre r6gdierm(p. 162) scandent le
texte et marquent des points de repos et des cadences.
On remarque donc que Prieto ne se préoccupe pas de cette distinction qu'il
fait lui-même entre "thbme" et "basse obstinée". Il privildgie surtout le principe du
thème avec variations pour organiser l'identification d'un noyau central et de sa
diversification au cours du roman:

Comme dans la forme à variations en musique - où une grande partie


du plaisir de I ' h u t e provient de l'effort de repérage des 6Ements qui
relient telie variation au tMme - le jeu de Passacaille consiste 2
déceler les rapports entre theme et les nouvelles formes gen6rh par
le travail dlimitation/ttansformation~.

De la même façon dont il &ait le cas pour les lectures 'non musicales' que
nous avons présentées plus haut, 11interpr6tationde Prieto circonscrit la passacaille et
le roman de Pinget à la forme à variations, à l'identification d'un centre et de ses
transformations, tout en rajoutant à l'interprktation 'non musicale' une dimension qui
permet de renforcer et d'expliciter le mode de signification exploité dans le roman de
Pinget. Le recours ii la musique s'impose parce que l'écriture pingétie~e
fonctionne sur le même plan que l'expression musicale, ii savoir celui de

58 Zbid., p. 162.

59 Ibid. , p. 163.
1'exemplification:

Pinget écrit de façon A focaliser l'attention du lecteur sur la narration


elle-même : il essaie d'eremplifier le fonctionnement de la conscience.
Et c'est la ce qui explique l'utilité de la musique comme modkle60.

Ainsi, pour les analyses de Prieto et de Bauman, un rapprochement


analogique a motive 1'6tablissement de similitudes entre la structure de la forme
musicale de la passacaille et des éléments thématiques et formels du roman. A partir
de ces similitudes, ces lecteurs ont proposé, pour l'essentiel, de distinguer entre le
mode de signification des romans dits "classiques" et celui qui s'avkre opératoire
pour la lecture du roman de Pinget - un mode de signification hétérogène apparenté
à celui de la musique.
Résumons les opérations qui ont permis à ces deux lecteurs d'établir
l'analogie musico-littéraire. La correspondance s'est construite de la manikre
suivante: la p a s s a d e comme forme musicale se reconnaît à partu de certains
traits: un thème générateur de variations, gdnéraiement joué dans la basse et répété
tout au long du morceau. Pneto et Bauman s'appuient tous deux sur le fait qu'un
thkme musical et le thème de Passacaille sont des unités formeiles, c'est-à-dire qu'ils
sont repérables au niveau matériel de l'oeuvre. Ils sont donc amenés à retrouver un
centre non conceptuel mais tangible. Le rapprochement effectué entre le thème
d'une passacaille et le thème du récit est donc fond6 sur des qualités particuli&resà la
signification musicale. De plus, programmés par le titre du roman, ces critiques
expliquent la dynamique du récit en faisant intervenir la forme à variation avec basse
obstinée. Le recours 2 cette forme musicale leur fournit une structure précise qu'ils
font correspondre à la structure romanesque en relevant un thème développé par

Ibid., p. 167.
diverses techniques de variation. L'6tablissement des similitudes, dans ce cas,
requiert un processus de conceptuaüsation de la technique de la variation musicale.
C'est cette constmction de la structure theme - variations comme forme symbolique
(entravement d'une fonction dénotative de la langue et travail d'un matériau), qui
leur permet de relier la passacaille et le roman.
Le rapprochement musico-litt6raire qui a lieu dans ces deux analyses rejoint
notre description, au chapitre II, de l'analogie entre la musique et littérature fondée
sur la musicalité du langage. Pneto et Bauman ont tous deux identifié, dans le
roman, un travail sur le signifiant (l'exploitation des qualités sonores, graphiques) et
c'est sur ce plan que le roman exploite, selon eux, les moyens d'expression
particuliers à la musique. Cependant, outre cette caractérisation ghérale de la
musique (que nous pourrions - sans pour autant nuire aux analyses de Bauman et de
Prieto - attribuer à tout langage poétique) demeure la question d'une signification de
la passacaille elle-même. Nous avons vu que Prieto et Bauman exploitent peu, ou
mal, l'analogie de cette forme musicale à part entiére, negligeant la pertinence de la
basse obstinée. En effet, chez eux, la signification musicale est pertinente dans la
mesure où elle manifeste un manque par rapport aux capacités de référenciation,
notamment la fonction dhotative, du langage. N'oublions pas, pourtant, que la
musique, malgré ce manque, a ses propres moyens de signification. C'est donc vers
la passacaille, la spécificité de sa forme, que nous devons maintenant nous tourner.

3. La quête obsessiome~eet le rôle de la basse obstinée

Nous avons montre que les lectures 'musicales' et 'non musides' de


Passacaille se concentrent principalement sur les techniques variationnelles de
l'écriture et que toutes deux sont amenées identifier un centre à partir duquel le récit
s'étoile. Ii s'av5re cependant que, si ces lectures s'accordent sur la nécessité
d'identifier un &ment unificateur pour mettre en valeur sa fonction g6n&atrice,
l'identification d'un générateur unique demeure problématique, les critiques
proposant, à tour de rôle, un centre diff6rent61. A cause de ce désaccord quant à
l'identification de ce théme unique, nous proposons de revenir au modele de la
passacaille, à sa spécificité qui, d'une part, depasse les techniques variationnelles et
qui, d'autre part, pourra éclaircir la notion de génhteur si importante pour
llinterpr&ationdu roman.
Pour être fidMe à l'idée de la passacailie, il faut tenir compte des traits qui lui
sont particuliers et ne pas réduire sa structure à une simple forme à variations.
Reprenons donc la définition de la passacaille. C'est une composition en métrique
3/2 et en mode mineur dont le thème, qui se trouve dans la basse, est rkitér6 tout au
long du morceau, d'où le terme basso ostinato ou basse obstinée. Ce theme peut, de
temps à autre, être repris dans les voix supérieures, mais, principalement il sert de
fondation sur laquelle vont se greffer en contrepoint les variations. Le
dkveloppement se fait donc par variations sur le theme mais, et nous insistons 1A-
dessus, la passacaille se distingue des autres formes variations par le trait distinctif
d'un thème qui se maintient tout au long du morceau6*.
Nous examinerons donc séparément chacune des particularités du theme de la

En ce qui concerne les cas de Bauman et de Prieto, ils proposent des themes
différents selon qu'il veulent mettre en valeur une fonction g6nératrice ou un effet de
répétition exacte.

Nous renvoyons les lecteurs au chapitre IV qui fournit une description


détaillée de la passacaiile et qui la distingue des autres formes à variation.
196
passacaüle. Tout d'abord, celui-ci & n t une m6lodie lente, en mode mineur, il
consiste de notes en valeurs longues, peu nombreuses et jouées par les pédales de
1'0rgu4~. Si Passacaille, comme la p a s s a d e , a un thème central, il serait possible
de l'envisager ddjjà à partir de cette caractérisation initiale du thème passacaglien. Le
th&meromanesque et Le thème musical pourraient être rapprochés, par exemple, sur
un plan affectif, car Le mode mineur, la Lenteur et le registre de la basse évoquent
certaines Cmotions qui sont de l'ordre du sombre et du grave, soit des caractéristiques
qui ont une certaine prédominance au niveau du contenu thematique du texte et qui
ont 6té relevés par les lecteurs sans nécessairement &treassociées à la forme musicale.
Dé& 2i la différence d'une sarabande, d'une danse ou pavane, le choix d'intituler le
roman "Passacaille' connote une atmosph5re où le sombre et le grave sont au premier
plan. On peut toujours parler de "rhttorique grisâtren(cf. Guilmette), evoquer
l'aspect mystérieux et mortifire de la narration, manifeste par tout ce qui touche le
cadavre, les mutilations, le "dttraquage' et la "dtfaillance"mais cela est en quelque
sorte inscrit dans le titre et ce à quoi renvoie la forme musicale.
La deuxième caractéristique spécifique au thème de la passacailie est celle de
la répétition incessante, soutenue ou "obligée'. La r6pétition exacte a une
importance considérable pour les effets que produit ce genre de composition. Outre
le fait que la repétition d'une ligne ostinaro a comme première fonction de servir
d 'élément unificateur de l'oeuvre, (c'est-&direque I 'omniprésence de la basse
obstinée sert à identifier les variations au théme et A marquer le thème dans la
memoire de l'auditeur), sa r6pétition exacte produit un effet d'insistance ou, selon
nous, d'obstination. La basse obstinée, qu'en anglais on appelle "ground", est une
basse qui régit les voix supérieures. Le développement des variations
63 Voir, dans l'appendice A, les mesures 1 10 de la Pc~ssucailleen #
mineurde Bach où le théme est Cnoncé pour la première fois.
197
passacagliemes s'effectue dans un mouvement allant du bas vers le haut, c'est-&-dom
dont l'origine est la basse, les profondeurs. Sa structure est donc fortement marquée
par la basse, elle en est même dépendante au point où c'est la basse qui sert de point
de repère pour les variations dans les voix supérieures. De ces traits ressortent ainsi
deux qualités: "l'obstination" ou l'obsession et un iieu de provenance précis, celui
des "profondeurs". A la caractérisation sombre et grave du tMme romanesque, nous
pourrions donc rajouter ces traits particuliers d'une basse obstinée, & savoir
"obsession/obstination" et "profondeurs" .
Par ailleurs, la basse obstinée, par son immuabilité, par sa mdlodie simple et
lente, fait contraste avec la complexité et l'ornementation des variations dans les
voix supérieures. Comme le remarque Robert Dufourq à propos de la passacaille
de Bach, le thkme a une qualité impérieuse et sert de support ii un édifice
complexea. De 1%se créé une opposition entre th&meet variations, entre la
simplicité du thkme original et la complexité et 1'ornementation des variations, ou
encore entre les profondeurs et la surface. (Nous renvoyons les lecteurs la
passafaille de Bach, où le contraste entre la basse obstinée et les variations
commence avec la première série de variations: entre la fin de la neuvieme mesure et
la dix-septième; continue avec la deuxième série: mesures 17 & 25, etc. .)
Nous remarquons, dans le roman, que l'enqu&e provoquée par le crime, le
mystérieux ~ a d a et~ les
e phenornihm qui e m e h e n t de le résoudre produisent une
opposition telle qu'on la voit entre la basse obstinée et les variations, la profondeur
et la surface se manifestant dans la dialectique v6riWmensonges. Tout d'abord, au
niveau didgetique, on retrouve une quête obsessionnelle mais hitile, que celle-ci se
place au niveau de la volont6 des personnages de résoudre le mysthre entourant la

64 Jean-Sébastien Bach : Le maître de l'orme, Editions A. & J. Picard, Paris,


1973, p. 244.
présence de cadavres ou bien celui de la recherche de la "phrase apaisante" capable
de résumer le tout, une phrase qui serait un moyen de représentation idéale,
permettant d'accéder il la réalité. Au niveau m&adiégétique, egalement, les
lecteurs sont tout autant amen& dans le jeu de l'interrogatoire, cherchant le fil de
l'"histoire" ou bien les principes qui régissent son expansion. Ainsi, on n'a pas
manqué de remarquer que l'éclatement de la diégèse en de multiples variantes
provoque une tension autant pour les lecteurs que pour les personnages.
La problématique concernant l'identification d'une image, d'une phrase ou
d'un syntagme auquel on pourrait attribuer le rôle de thème générateur, est due
principalement la d6multiplication des elt5ments textuels qui entraîne la
déstabilisation à tous les niveaux. Ainsi, aucun &ment textuel ne peut être isolé
comme &nt un énoncé à partir duquel s'engendre les multiples variations.
Cependant, si l'on reconnaît que la thdmatique et l'organisation formelle du roman se
résument dans une problématisation de la notion de "centre", dans la mesure où il est
impossible d'atteindre la "vérité", le thème central et unique de Passacaille,
générateur de 1'instabilité,des variations, des interférences et de l' incohdrence est
justement un vide, un trou. Ainsi, la basse obstinée de Passacaille se manifesterait
par la présence d'une force nocive qui provoque les défaillances, les fantasmes. En
effet, l'obsession d 'un centre, d'une origine occupe une place importante dans
Passacaille, que ce soit au niveau de 1'6nigme dibgktique, ou au niveau méta-
diegétique -- l'instance lectorale, dans une position d 'instabilitk et d'inconnu,
cherchant à retrouver un ordre.
Ceci est confirmt5 d'autant plus si nous considérons précisément I'architecture
en iu mineur de Bach6'. Cette passacaille est compost% d e vingt
de la P~~i~sueaille

65 NOUSxappelons nos lecteurs que Pinget avait indiqué que ce morceau lui
avait servi de "mise en situationwet d ' "excitant formel " lors de 1'écriture de son
roman (voir chapitre 4, section 1.4). Cette information paratextuelle s'est constituée
199
variations. Dans les dix prernihs, le tMme est joué dans la basse mais de la
onzi&me& la quinzième, le théme monte dans l a voix supérieures, et le pédaiier
n'apparaît que de manière 6pisodique. Le th&meest ensuite repris dans la basse dans
les cinq dernières variations. L'architecture de cette passacaille est curieusement
similaue A la structure narrative du roman de Pinget dans la mesure où l'bmergence
du theme dans les voix supérieures aux trois-quarts de la passacaille correspond A
l"~mergencewd'une voix narrative stable entre les pages 99 et 112, soit aux trois-
quarts du roman. Ainsi, tout au long du roman il est impossible d'identifier le sujet
de I'bnonciation et ce n'est que dans une occurrence unique que l'identite du
narrateur se stabilise. On peut donc parler d'une surprenante "émergence"
lorsqu'une voix narrative précise, celle du maître, expose, au cours de cette
vingtaine de pages, un épisode de sa vie lors duquel il avait à sa charge un enfant
arriere.
L'épisode romanesque est déconcertant puisque l'on ne peut expliquer la
fonction de ce changement de focalisation au sein du rornarP. En tant qult?nigme,à
un niveau lectord, cet tipisode rend d'autant pius impérative la recherche d'une
isomorphie entre Passacaille et la Passucaille en ut mineur de Bach. En effet, la
mise en rapport des architectures de la passacaille de Bach et du roman de Pinget
permet de spéculer sur l'effet que provoque le thème musical monté dans les voix
supérieures et l'effet d' une voix narrative autrement instable mais circonscrite,
pendant une vingtaine de pages, à un personnage précis.
- - -- -- --

comme piste de lecture et pour cette raison, nous avons entrepris des recherches
pour determiner si ce morceau particulier entretenait une relation privilegiée avec le
roman.

A l'exception de l'analyse de J. Baetens, (op. cit., p. lO3), qui en propose


une explication psychanalytique, cette incise narrative, si elle a été remarquée par
certains critiques, n'a pas pour autant 6t.éproblématisée.
200
Dans sa description de la passacailie de Bach, Dufourq remarque que les
cinq variations dans lesquelles le théme est repris au sommet de la polyphonie
constitue "au m u r de l'oeuvre, un temps de pose" et indique que "celui-ci est
d'autant plus souhaitable que le dernier volet du prélude [il nomme ainsi la
passacaille] est chargé de musiqueW67.Il est vrai que, dans cette section, Le nombre
de voix est réduit et l'ornementation foisonnante des voix supérieures s'apaise. Les
voix servent de support au W m e plutôt que de contraster avec lui. (Voir les
mesures 89 129 de la passacaille où se produit la montée du thème dans les voix
supérieures.)
En associant un theme romanesque qui se trouverait dans les profondeurs il la
problematique de l'kriture, à la recherche de cette phrase murmurée et au mystère
qui imprkgne tout le récit, nous notons que lf6pisodedu récit à la premi8re personne
marque le deplacement d'une inquiétude qui passe d'un état obsessionnel, exacerbé
par des contradictions sans fin, à une epoque dans la vie du maître où l'obsession de
l'écriture n'est pas présente mais plutôt où les soucis de "père/tuteurNremplissent
son existence. C'est, comme le remarque J. Baetens, un passage où: ''au livre,
l'objet écrit, se substitue le fils, l'adopté, corollaire physique de I'écrit"68 .
Dans ce passage consacré au füs, la paternité, les tracas métaphysiques sont
maintenus A baie. L'episode est idyllique dans sa description des activités partagées
entre le tuteur et son protégé: observer les papillons, désherber le jardin, le bain
hebdomadaire qui permet au maître de savonner son adopté en le masturbant, les
visites qu'ils reçoivent. De plus, l'enfant représente, pour le maître, l'innocence et
un aperçu du "paradisn:

67 Dufourcq, op. cit., p. 244.


68 Baetens, op. cit., p. 103.
1. ..] il se levait le matin et trahassait dans la cour, ses cheveux dans
la figure, une certaine &égance, j'ai dans les yeux son émoi devant les
nuages, dans le nez son odeur d'étable, dans les oreilles ses accents
qui m'ont ouvert l'esprit sur l'empyrée des japonais et des cretins, la
tristesse des situations sans avenir (p. 116).

Au terme du passage, le spectre de la violence ressurgit dans ll~vocationde


l'épouvantail (le simulacre) et de l'enfant vu la demikre fois près du marais, son
cadavre retrouve la braguette ensanglantée qui reprend le "Z", dernière lettre de
l'alphabet mais aussi un lieu de jouissance pour le maître et l'adolescenP9. Le sujet
de 1'6nonciation redevient ind6termin6 et, de nouveau, la quête obsessionnelle de la
phrase murmurée reprend son cours.
Cette incise dans le roman suit le mouvement ascensionnel du thème dans la
passacaille de Bach - incise qui sera suivie ensuite par la reprise du theme dans les
pédales de l'orgue ou dans le roman par la reprise d'une quête obsessio~eiie.La
mise en rapport d'un changement de voix dans le morceau musical avec
l'imprécision puis la précision de la voix narrative dans le roman permet de spéculer
sur les similitudes entre l'incise musicale et l'incise romanesque. La similitude
structurale incite il rapprocher, d'une part, le thème passacaglien joué dans la basse
et l'instabilité de la voix narrative et, d'autre part, le theme joué dans les voix
supérieures avec la stabilisation de la voix narrative en une personne prkise. Elle
permet de mettre en relief la diffkrence lorsque le thème est interprété par la basse et
lorsqu'il apparaîfitdans les voix supérieures. Ainsi, dans le o d r e du roman, il y

69 Cette braguette ensanglantée, partie pour le tout, le cadavre, reprend un


certain nombre de motifs présents antérieurement, la tétine de la vache mutilée (p.
N),les moeurs douteuses du maître @p. 52-53, 79-80) et ce segment "Dans cette
maison froide hantée par des années d'insouciance, fantasmes de la nuit qui ne
laissent rien intact des suggestions de la memoire 1 Ce cadavre mutilé, braguette
ensanglantée" @. 69).
aurait une distinction 2 faire entre une narration instable - qui entreprend une quête
obsessionnelle de la vérité - avec la narration focalisée la premi&repersonne. Le
passage est, en effet, un temps de repos, wmme dans la passacaiUe de Bach. Un
temps où la voix venant des profondeurs se tait, laissant la place à l'iilusion d'un &at

idyllique, le souvenir idéalisé d'une @ q u e où le maître etait plus jeune, sa maison


animée par les visites et I'adolescent. C'est donc à 1'all&rcsse de cette époque et
dans la simplicité et la pureté de l'idiot, que la possibilité d'un calme, d'un
apaisement et d'une phrase qui résume le tout peut être envisagée:

Que nous n'ayons pas encore trouve une phrase, depuis le temps,
pour nous en passer de la nature, une phrase qui retienne tout
ensemble, on la dirait le math l'estomac plein jusqu'au soir où devant
le coucher du soleil on la redirait la bouche pâteuse, plus besoin de
sommeil ni de plaisir, phrase noumssante, apaisante, la panacée, en
déserbant le prd, en lavant le Z des autres, alimentaire, potable,
klairante, jusqu'au jour.. .
Et ce jour42 dans le paysage sans perspective apparaîAtraitl'idiot
en séraphin, ses yeux limpides enfin fixés sur le même objet, ses
cheveux gorninés, son blue-jean impeccable, 1161egancedu ciel, et il
nous répéterait la phrase qui soudain ouvrirait les portes d'autres
empyrées en enfilade, on passerait de l'un l'autre... @p. 117-118).

L'émergence du thème dans les voix supérieures peut donc être associée à
une époque idylique, le paradis aperçu avec la deformation que provoque la nostalgie
du passé. Ainsi, la dialectique entre l'être et le paraître, le contraste entre la basse
obstinée et les voix supérieures s'apaisent. L'incise musicale, avec son absence de
basse, de "profondeur", et l'épisode romanesque où les soucis, les obsessions et les
rabfichages sont écartés, donne libre cours aux voix supérieures, aux jeux de
"surfacewet à l'illusion. C'est ainsi que la phrase "noumssante", "apaisantenest
inaccessible mais peut être conçue soit dans un au-delà, passé le seuil de la vie, ou
dans l'illusion, dans l'innocence de l'idiot qui a peut-être a& à "l'empyrée des

crétins" comme le dit le maître A la page 116. Par ailleurs, cette phrase, pas encore
203
trouvée, mais souhaitée et appelée à travers le roman, retentit comme une sorte de
prikre et d'obsession puisqu'en elle réside l'espoir qu'elle ouvrira un jour les portes
du paradis.

Résumons donc notre parcours où nous avons, après avoir releve la


problématique qui entoure l'identification du theme gén6rateur de ce roman, mis
l'accent sur la spécificité de la forme musicale de la passacaille et sur sa pertinence
pour le roman. C'est en interrogeant la possibilité d'établir certains rapports entre le
texte littéraire et la composition musicale que la spkificite d'un thhme joué en basse
obstinée a dirigé notre interprétation sur ce que poutrait être le "thème" générateur
de ce roman. Pour nous, sa présence dans le texte ne pouvait pas être circonscrite à
une phrase ou & une image particulikres provenant du matériau linguistique du roman
puisqu'aucun de ces él6ments textuels n'avaient en soi de statut stable. Plutôt, nous
avons identifie ce theme, ce noyau générateur, comme étant un souci, une inquiétude
probKmatisant la notion d'origine, de venté et ouvrant le champ à la multiplication
des perspectives et, paradoxalement, la déstabilisation du centre. La passacailie,
ainsi, de par son contraste entre une basse obstinée, simple et grave, et les variations
chargées d'ornementation, a 6té rapprochée A la mise en scène formeile et thématique
d'un etat de crise tel que le roman de Pinget le présente. Regardons maintenant dans
queile mesure le roman et la passacaille rejoignent une sensibilité baroque.

4. Eehos du baroque dans Passacaille

L'évocation de la passacaiile dans le roman de Pinget contribue aussi A


souligner, pour ses lecteurs, une filiation entre les Nouveaux Romanciers et
204
l'esthétique baroque. Ii y a, dans Passacaille, des traits qui se retrouvent dans une
vision de l'esthétique baroque teile qu'elle avait été reconsidérée dans la demi-
décennie précedant la parution de e roman. Au quatrikme chapitre, nous avons
examin6 les grands traits de cette esthétique et avons mis en &idene la f w n dont
la passacaille se présentait, selon une certaine vision du vingtième siècle, comme
expression du baroque. En effet, il est possible, en évoquant la passacaille, de tenir
compte des traits musicaux qui la situent dans un contexte historique particulier, qui
la distinguent comme forme musicale baroque.
Activant ainsi un contexte historique particulier pour interpréter la passacaille
et le roman de Pinget, nous proposons, dans ce dernier volet, de mettre en évidence
quelques traits musicaux baroques qui ressortent de l'organisation et du matériau
romanesque. La technique expansionniste de la variation, le contraste cultivé entre
la basse obstinée et les voix supérieures et l'écoute polyphonique sont des
phhomènes musicaux qui organisent le matériau musical d'une certaine manière.
Leur 'symbolique" peut inclure des notions d'infini, de tension, et d'instabilité.
Ainsi, en interrogeant maintenant la présence du symbolique dans l'esthétique
baroque de la passacaille, nous allons examiner la thematique et l'organisation
formelle de Passacaille. On doit noter que le baroque, moderniste ou non, suppose à
la fois un jeu sur les formes et une attitude, un "logos" qui met en &idence, aux
seineme et dix-septikme siècks, une crise du symbolique, soit la perte de toutes
références stables par rapport au monde (découverte de l'Arn&ique, héliocentrisme
de Copernic), Zi Dieu (Réforme et Contre-Réforme), aux différents savoir (politique,
scientifique, philosophique)70. Cette perte des références provoque diverses attitudes
face Zi l'identité (exacerbation du sujet, du "moi", de l'autobiographique), aux signes

Voir à cet égard: C. Buci-Glucksmann, La Raison barmue, op. cit., et D. Souiller,


littérature banmue en Eurom, op. cir.
aux signes (analogie, symptôme, signe au sens strict), au statut du visible et du
lisible (logique du spectacle, doute sur l'etre, hypertrophie de l'apparence et de la
dissimulation, ornementation). On retrouve un climat qui, jusqu'à un certain point,
est aussi cehi de Passacaille.

4.1 Le jeu des contradictions :une dialectique dynamique

Les &ans de l'imagination minant les fondements du réel, les pratiques et


figures du dédoublement (tels la variations, l'ellipse, le miroir) traduisant
l'impossibilité de perspectives stables, du repos en un centre unique, cette
"dialectique dynamique" pour reprendre le mot de Stricker déstabilisent et appellent
la mobilité7'. A cette oscillation perpétuelie répondent le paradoxe de la variation, le
contraste entre profondeur et surface et les diverses figurations du dédoublement tels
qu'on les retrouve dans Passacaille et dans la passacaille.

4.1.1 Le paradoxe de la variation

La variation implique, comme l'écrivait Gilles Deleuze, ii la fois une


expansion et une contraction infinie, et, par extension, l'infiniment petit et
l'infiniment grand72. La variation menée iitout bout de champ s'&oigne du centre

Remy Stricker, op. cil., p. 146.

Sur le paradoxe de la variation chez Deleuze, voir: Différence et rkpétition,


Paris: Presses universitaires de France, 1968. Aussi, mais sous une forme
206
au point où on le perd de vue. Eïle tend donc vers l'expansion infinie. Mais, dans
la variation, on retrouve une dialectique difference-identité, car la variation se definit
par rapport à ce qui la p r W e et donc implique un point d'origine. A l'inverse de
cette expansion infinie, ainsi, penser la variation requiert de penser le centre. La

variation exige un positionnement, la reco~aissanced'une source 6pig6netique.


Cependant, le paradoxe de la variation est que la contraction tend egalement vers
l'infini, cette fois-ci vers l'infiniment petit.
La pratique de la variation en musique entretient elle aussi une tension et un
paradoxe puisqu'entre la contrainte d'un theme initial (génerateur) et la
démultiplication infinie que permet la variation se trouvent ii la fois un mouvement
centripète (une pratique de 1'identitaire par le recours à 1'identification d 'un centre)
et un mouvement centrifuge (une pratique differentielle qui se fait dans le jeu des
m6tamorphoses du theme). Dans le roman, une posture lectorale qui fait face A
l'éclatement du récit est en proie B ces mêmes forces centripète et centrifuge. Tout
d'abord, l'éclatement du récit met en &idence, par les multiples rn6tamorphoses
textuelles, la dispersion des informations. Le mouvement tend vers l'extérieur et
bien entendu vers l'infini, selon le principe de I'etemelle variation. Ensuite, cet
éclatement, qui est le résultat des techniques de déstabilisation que nous avons
décrites au debut de ce chapitre, dirige l'attention des lecteurs sur la gestion du
différentiel, en particulier sur la recherche d'un ordre: question structurale; de
genèse; d'une quête ontologique. Le mouvement centripète cependant, comme le
mouvement centrifuge, tend tout autant vers l'infini, car le centre, point de mire des
variations, demeure inaccessible.

beaucoup plus succincte, l'article de Gérard Genette, "L'autre du même", publiée


dans un numero spécial de Corps Ecrit (*R@étition et Variation", No. 15, 1985,
pp. 11-15).
4.1.2 Les simulacres: figures de l'être et du paraître

Le simulacre, on le sait, occupe dans l'esth6tique baroque, une place


pnvilkgiéen. Cette notion comprend la problématique de la représentation, voire de
ce qui, 2 la fois, est et n 'esr par. Elle regroupe ainsi un questionnement sur la
perception et 1'interprdtation . Remy Stricker retrouve dans l'esprit baroque des
prkcupations ontologiques qui traduisent le doute dans lequel on place le "savoir"
ainsi que la représentation de celui-ci, et qui misent plutôt sur une description des
facultés de perception de L'être humain. Il écrit que: "La représentation de la vie
intérieure trahit cette scission entre l'être et le paraître en même temps que ce qui les
Lie etroitement: l'homme séparé de Dieu et tendu dans sa rdunion avec Lui se
rkfléchit en ce théatre du Moi"74.
Une dialectique oppositionnelle mettant en valeur le paradoxe de la présence
et de l'absence est tout autant présente au niveau thdmatique du roman. Les images
inquiétantes abondent. Il suffit d'en mentionner quelques-unes: le cadavre dans ce
qui est la fois p r k n t et absent (ie corps vs. la vie)75; le fumier dans l'activité de

73 C. Dubois, Le baroque: profondeurs de l'apparence, Paris: Larousse, 1973.


74 Stricker, op. cit., p. 124.
75 Maurice Blanchot exprime de la façon suivante le paradoxe du cadavre:
"[...] quelque chose est là devant nous, qui n'est ni le vivant en personne, ni une
réalité quelconque, ni le même que celui qui etait en vie, ni un autre, ni autre chose.
[...] La présence cadavknque établit un rapport entre ici et nulie part. [...] Ici est le
cadavre, mais ici à son tour devient cadavre : "ici-bas" absolument parlant, sans
qu'aucun "là-haut" ne s'exalte encore. " M. Blanchot, L'Espace littéraire, Paris:
Gallimard, 1955, p. 348. Cité par J.-P.Vidal, op. cil., p. 108.
208
décomposition et de fertilisation qui s'y produit, manifestant la corruption de la
nature maintes fois thdmatisée dans les peintures baroques par les vanités, les fruits
qui pourrissent. La dualité du simulacre se retrouve egalement dans des énoncés
contradictoires tels que: "les bassins refl8tent des nuages qu'on ne reconnaît pas au
cielw(p. 44) ou bien "le ciel se couvrait de petits nuages qu'on ne reconnaissait pas
dans les bassins (p. 47). Le récit présente ainsi un vacillement continuel entre deux
pôles tensiomels, l'absence et la présence, le réel et les simulacres, la fiction et la
vérité. Dans cette dualité paradoxale, Passacaille accentue 1'impossibilité d 'atteindre
le définitif, le repos en un centre unique. Cela s'effectue, entre autres, par un jeu de
m6tarnorphoses où un objet narratif est constamment reddfi, permuté et d6placé,
devenant autre chose que lui-même, tout en se maintenant.

4.1.3 Basse obstinée et variations: contraste entre profondeur et surface

En revenant A la spécificité de la passacaiNe, sa basse obstinée, et au "th&men


de Passacaille, la dualité paradoxale se fait surtout ressentir dans une dichotomie
entre les murmures de la conscience et les activités du quotidien. Le roman met
ainsi en jeu la tension de deux phenoménes opposés: l'abîme et la surface. Dans le
roman, "cette plainte dans l'oreille profonde qui fait qu'on entend si mai les remous
de la surface" (p. 32) est 6voquée à plusieurs reprises et tout au long du roman a lieu
une bataille entre la tentative de "saisir ce murmuren @. 32) et les "bruits
parasitaires qui empêchent d'entendre" @. 37),voire de comprendre.
Nous avons deja souligné, dans la section prWente, le contraste qui existe
entre la basse obstinée et les variations jouées par les voix supérieures de la
passacaille; entre la simplicité et l'unit6 du thème et les foisonnements de
l'ornementation. Ainsi, nous revenons il la notion de dualité dynamique,
oppositionnelle et contradictoire. Pour les formes relevant du monothématisme
baroque, Sticker a indique qu'un jeu entre thème et variations laisse transparaître une
quête de l ' u W 6 . Celle-ci est rendue, par l'intermédiaire de la lecture du roman,
encore plus poignante. Faisant ressortir les qualités affwtives du sombre et du
lugubre, le theme musical venant des profondeurs est associ6, dans le roman, à
l'incertitude que provoque un centre absent; en même temps, la fonction génératrice
du th&meproduit, dans le roman, des variations qui sont des simulacres, bruits
parasitaires, et 'remous de la suface".

4.2 L'écoute polyphonique et la cornplexit6 de l'intervalle

Pour clore notre discussion des échos baroques de Passacaille et de la


passacaille, regardons maintenant une derniere notion - celle d'une représentation de
la complexité de la "réalité". La passacaille est une forme polyphonique dans
laquelle l ' b u t e est complexifiée par la superposition et la mise en rapport de voix
m6ldiques individuelles. Bien qu'un auditeur puisse essayer de reconstituer les voix
individuelles, voire la progression linéaire des lignes m6lodiques, la forme
polyphonique effectue une transgression de cette linéaritk par la superposition de ces
voix et en fait ressortir les rapports harmoniques. Il faudrait mentionner que, dans
le contexte baroque, l'effet polyphonique joue un rôle particulier dans la mesure où
il est assimilé il une b u t e complexe et non unitaire. Dans ce sens, associer le
contrepoint de la passacaille aux techniques romanesques, renforce la thematique
romanesque d'une impossible représentation des faits d'une histoire.
Est4 possible de comparer les effets auditifs produits par la superposition des
m6lodies à la façon dont sont présentées les variations dans le roman? Dans les
analyses qui portent sur Passacaille, la polyphonie du texte est souvent 6voquéen. Il
est question dans la lecture de ce roman,d'6tabli.r les "harmoniques" par divers
processus de groupement (d'ordre sémantique, phonetique, graphique, etc.). La
linéarité de la diegése est interrompue par l'ambiguïté de l'identité des personnages
ce qui fait que l'on ne peut jamais avoir la certitude qu'un personnage appartient à
un groupe thkmatique particulier. D 'autres ambiguïtés, entretenues par le

n Certains critiques associent 1'entremelement des voix narratives avec les


techniques du contrepoint. Pour Michelle Praeger, par exemple, le roman de Pinget
participe à l'activité de mettre en valeur le potentiel de la parole :

C'est l'une des grandes per& de la littérature moderne, celle de


Céline, de Queneau, de Pinget, que d'avoir exploité, au meilleur sens
du terme, les rapports extraordinairement complexes et ambivalents
que l'oeuvre d'art composée de mots entretient avec la "réalité" de la
langue parlée (Les Romans de Robert Pineet, op. cil., p. 59).

La parole s'associe dans l'oeuvre de Pinget avec œ qu'il y a de non-kt, avec


l'inscription du langage dans un contexte, sa capacité d'adaptation et de
correspondance avec un extérieur: "Les notes (horizontales) du contrepoint
correspondent A l'horizontalité de l'écriture, alon que "la parole" serait plutôt une
combinaison verticale, comme un accordw (Les Romans de Robert Pinget, op. cit.,
p. 73).

Victor Carrabino, quant 2 lui, note que:


The dislocation and variation occur solely by the powerful mastery of the
contrapuntal structure of the novel. Words, voices, and phrases reach
new polyphonie dimensions. They aquire new qualities and suggest
infinite possibilities of points of view of r d t y not lirnited to one or two
olympic points of view but to a myriad of them (op. cit., p. 61).

Jean-Pierre Vidal mentionne une "polyphonie de la lettre" dont les


"innombrables suites littérales [...] tissent les harmoniques du texte" (op. cit.,
p. 101).
detraquement de la chronologie, de la syntaxe, l'indétermination de la voix narrative
et de la ponctuation servent à 6tabli.rces "liaisons harmoniques", à produire des
résonances, des correspondances temporelies et, comme ii est écrit dans le texte:

les fantasmes d'hier sont à leur place, cette saison n'a pas suivi la
précédente mais se perpétue d'une cassure & l'autre, si bien qu'une
phrase murmurée jadis à l'époque des moissons vient d'être dite ce
soir ou qu'au printemps dernier teile question ne trouvera de réponse
qu'aux jacinthes prochaines, comment se ressaisir, qui vient de parler,
qui vient de se taire.... (p. 82)

Si nous regardons de près le passage suivant, on verra que par le truchement


d'elements textuels intercallés, s'installe une sorte de juxtaposition des 6vénements:

Puis le repas termin6 débarassait la table, envoyait au lit l'enfant et


le veillard, la nuit tombait, le vent avait cessé, sur l'orme immobile
cette forme blanche qu'on aurait prise de loin pour une carcasse,
ajourée et frêle, la vieille mettait il infuser dans un pot des tiges
fraîchement cueillies, la nuit tombait, sur l'orme immobile un corbeau
restait perche, puis débarassait la table et envoyait au lit l'enfant et le
vieillard, l'ouvrier arrivait chez le maître avec son fardeau, elle posait
sur sa fenêtre le récipient, cette forme blanche descendue du toit.. .
Posait I'infusion sur sa fenêtre, la nuit &ait venue, le maître
rêvassait devant les &odes quand soudain une forme blanche qu'on
aurait prise de loin pour une carcasse,ajourée et frêle, glissait du toit
voisin sur l'arbrisseau dépouiIl6 de son simulacre par un orage, la
torpédo au tournant de la route l'éclairait de ses phares, l'apprenti
sortait quand soudain.. .
Nuit profondément composée (p. 94).

Dans ce passage, le premier paragraphe a comme &ne principale une


description des activités domestiques de la vieille, du vieillard et de l'enfant. Cette
description est entrecoupée par des "interf&encesn, c'est-à-dire des descriptions qui
n'appartiennent pas à la scène familiale (la forme blanche, le corbeau perché sur
l'orme, l'ouvrier arrivant chez le maître). La proximit6 de ces bouts de phrase
hétérog&nesdonne lieu à une mise en relation de genre nharmonique". Nous
212
distinguons ici entre la relation linéaire des processus sémantiques, phonbtiques décrits
plus haut et l'effet de superposition que provoquent des descriptions dmantiquement
distinctes mais mises en relation par proximité physique dans le texte.
A la neuvieme ligne du passage, le segment, "l'ouvrier arrivait chez le maître

avec son fardeau", prepare un glissement narratif qui va mettre en &ne la maison
du maître. La phrase qui suit, "elle posait sur sa fenêtre le récipientw,appartient dès
lors à deux groupes sémantiques, la maison de la vieille et celle du maître, et il est
maintenant difficile d'attribuer le pronom "eile" seulement à la vieille, car le
glissement de Lieu incite le lecteur il attribuer le "ellew la bonne du maître qui senit
peut-être, à ce moment, en train de préparer une infusion.
La scène du maître et celle de la vieille sont encore mises en relation par le
segment de cette forme blanche qui apparaît dans les deux paragraphes,
premierement jouxtant la description de la vieille puis au deuxi5me paragraphe, la
forme blanche vue par le maître. Ces deux énoncés sont maintenant liés par un
troisiéme (la forme blanche) et ce procédé de mise en relation peut continuer en
ajoutant d'autres segments, les faisant disparaiAireet réapparaître à l'infini.
La narration "glisse" donc d'un groupe sémantique à un autre. Les liens qui
les unissent ne sont pas des liens de causalité, de vraisemblance, mais plutôt des liens
d'ordre formel comme la proximité des groupes sémantiques et l'instabilite
référentielle qui provient d'une ambiguitk des noms et des pronoms et qui permet
d'attribuer certains pronoms à deux groupes sémantiques ii la fois. Ce genre de mise
en relation, où il y a contagion ou wsuperposition"de groupes sémantiques, fait appel
à un entredeux, à une brkhe ouverte dans l'espace de l'intervalle.
La polyphonie, qui fait partie intégrale d' une passacaille est donc fortement
présente dans le roman du fait que celui-ci joue constamment 2î contrer la linéarité du
récit pour mettre en rapport des événements disparates. Le résultat en est une tension
213
qui naît de la juxtaposition des voix (m6lodiques ou narratives), et qui favorise la
difftrence plutôt que l'unité. Le polyphonique met en évidence le pluriel, les
connotations, le jeu d'une combinatoire d'e16ments disparates.
La pluralité qui joue sur l'impossibilité d'une résolution ou d'une continuite est
également présente dans une thkmatique de l'entre-deux, de l'intervalle. La
polyphonie, par le genre d ' b u t e qu'eue provoque, est ainsi très proche de la
représentation de la perception qui a lieu dans le roman. Nous la relevons dans des
fragments de phrases oh l'on perçoit des choses "entre" des cloisons : "l'autre quittant
la fente du volet" (p. 43), ou bien "des amours flottantes et blanchiitres par
l'entrebaiüernent de portes imaginaires" (p. 45). L' intervalie ainsi représente les
labeurs d'une quête, une tentative d'établir des rapports entre des ph6nomènes ne
présentant au préalable aucune cohtrence. Les sens sont toujours 'aux aguetsN
comme on le voit, par exemple, dans l'attitude du maître décrite ici: "A tâcher de
saisir ce murmure entre deux hoquets il s'&ait d'abord aiguisé l'ouïe' (p. 35). Et,
bien entendu, si les personnages errent dans 1'espace vide de 1'intervalle, les lecteurs
sont, eux aussi, aux prises avec ces "hoquets", ces diverses situations décrites et
juxtaposées sans fien évident. Dans ce cas, le lecteur n'est-il pas lui aussi mis dans
une situation qui le force à s'aiguiser l'ouîe, tâcher de reconstituer, "tel un musicien
de bazar, [...] une manitre de passacaille" (p. 36)?
Ainsi, en plus du paradoxe de la variation, du contraste entre une basse
obstinée et des voix su@neures, et de la cornplexit6 d'une écoute polyphonique tels
qu'on peut les reconnaître dans la passacaille et dans le roman de Pinget, on peut
egalernent retrouver certaines préoccupations d'une esthétique moderne et néo-
baroque. La lecture de Passacaille qui active comme contexte non seulement les traits
formels de la passacaille mais aussi un contexte historique - le baroque - fait ressortir
une certaine vision du monde où la forme musicale et le roman se rejoignent. Des
214
préoccupations connexes wmme celle de l'infini des variations incessantes qui font
tourner le texte autour d'un centre vide ou impossible & connaître, mettent l'accent sur
les formes discursives que prend la defaülance, defaillance de l'appareil narratif, du
sujet, de la mbmoire, puis celle, inévitable, du lecteur. Ce centre auquel on n'a pas
accès n'est que le report narratif d'une acuité baroque, pour laquelle il ne reste plus

que les traces d 'un incessant ostinato.


Dans ce chapitre, nous avons mis en kvidence, après les premiers indices qui
constituaient des pistes pour l'activation d'une analogie avec la forme musicale de la
passaaille (le titre et les commentaires de l'auteur wmme orientations
métatextuelles), la cohérence problématique d'un récit, la déstabilisation de sa
diégèse. Cette déstabilisation a été relevée comme une technique qui incitait les
lecteurs à rapprocher le mode de signification de ce roman avec des modalités
d'expression utilisées normalement dans le domaine de la poésie ou de la musique.
Après avoir fait valoir le fait que les lecteurs critiques de Passacaille, remarquant des
répétitions et des variations de fragments textuels, kvoquaient la forme "variations sur
un thème", nous avons ensuite fait remarquer que l'btablissement d'un clément
textuel, à la fois gbn6rateur des variations et dont la répétition serait garante de l'effet
d'une basse obstinée, devenait problCmatique du fait que nombreux motifs subissaient
le même sort. Nous avons proposé donc d'intdgrer aux analyses du roman une
recherche plus poussée sur les traits de la passacaille et de sa basse obstinée. Ce
processus analogique qui a intégré la spécificitb d'une basse obstinée a mis en
dvidence le fait que c'est le processus même de dissolution de l'unité qui remplit le
mieux le rôle de ?Mme génerateur". Ainsi, la notion paradoxale de gbnération d'un
texte a partir d'un "centre vide" s'est avérée tout A fait pertinente il la lecture du
roman. Elle nous a permis, par ailleurs, de tisser des liens avec le contexte baroque
dans la mesure où elle rejoint une crise du symbolique, de la représentation.
Chapitre VI

: L'éternel proces de l'écriture

L'oeuvre de Roger Laporte portent la marque ind6lébile d'un souci, voire


d'une obsession qui se traduit, entre autres, dans des entreprises romanesques où
l'expérience de l'écriture est représentée. Fume est le premier des romans de
Laporte qui a la particularité d'introduire dès son titre, mais aussi comme on l'a w
dans L'exergue, une reference à la fugue, référence qui constitue une piste pour
interroger le roman A travers les aspects particuliers de cette forme musicale1.
Le roman est un monologue dans lequel un narrateur se propose d'écrire un
roman qui exposerait son expérience de l'écriture telle qu'il la ressent au moment où
il pose sa main sur la page blanche. Le narrateur explique qu'il a comme projet
d'écrire 'un livre qui soit à lui-même son contenu, qui produise et inscrive sa propre
formation, projet dicté par le souci de mettre ii jour le fonctionnement réel de la
penséen*. Ce projet suppose en l'occurrence la constitution d'un genre nouveau :
composé à la fois d'une aventure de l'écriture et d'un commentaire metatextuel
décrivant les opérations qui permettent ce passage à l'écriture, ce genre comprendra
la fiction et le récit critique, ou bien 1'6criture et la lecture.
La question de l'écriture, qui sera maintenue à travers le roman, sert de thème
central. Puisque le projet du narrateur est d'écrire pour qu'en même temps l'écriture
fasse apparaître les lois qui la régissent, ce narrateur procède en proposant des

l Voir le chapitre IV, note 5, (p. 117) en ce qui concerne les oeuvres
ultérieures de Laporte qui portent des titres musicaux.
* m,Gallimard, 1970, p. 26. Toute reference h Fume dans ce chapitre
sera, par la suite, indiquée par un numéro de page entre parentkes.
216
modkles,des analogies structurantes, qui pourraient représenter son activité. Les
modèles sont proposés sous forme de questions - "Qu'en serait4 de ce livre s'il
s'agissait d'un Traité de physique?" @. 1 3 , 'Et si j '&ais explorateur?" (p. 131,
"Qu'est-ce que serait la chose à deviner s'il s'agissait d'une machine?" (p. 33),
"comment fonctionne la machine dite machine d'écriture? (p. 69) - suivis par des
réfléxions sur les similarités et les differences entre ces modèles et l'écriture. La
progression du roman se fait donc sous forme de questions et de r6ponses. Le
narrateur indique que: "Parchaque question-repense, je me fais une idée provisoire
de ce que pourrait être l'ouvrage à écriren@.34).
A mesure que le narrateur écrit, son texte lui offre une matitre qu'il se permet
d'interpréter. En tentant d'en degager les lois, ce narrateudscripteur se rend compte
que toute tentative de résumer son texte doit nécasairement échouer car toute
théorisation en tant que modèle n'est qu'une re-présentation, la formation d'un
nouveau texte. Fugue est donc un roman où l'on peut lire l'aventure d'une chasse
éperdue, d'une quête de ce noyau central qui serait la d~fuiitionde l'écriture. Dé&
un recours à 1'6tymologie latine du titre du roman, fuga (fuite), montre que son titre
est particuli&rement signifiant. Toutefois, certains lecteurs, d6jA sensibilisés par des
élkments paratextuels qui mettent en place une piste d'interprétation musicale, seront
interpelés par une terminologie rappelant des techniques de composition de la fugue.
Afin de pouvoir determiner la signification de ces rbférences dans le roman et de
réguler sa coherence, il leur faudra faire intervenir un savoir technique sur ce qu'est
une fugue. Notre objectif, au cours de ce chapitre, est donc de décrire les opérations
eff=:tuées dans I'acte d'interpr6tation lorsqu'il s'agit d'établir le sens des reférences à
cette forme musicale tout en décrivant ses traits pertinents tels qu'ils sont traduits et

"transportés"dans la fabrique de l'oeuvre.


1, Constitution de If interdiscours musical

Dans le chapitre XV, portant sur les seuils d'ouverture à llinterpr&ation


musico-littéraire, une analyse liminaire de F u ~ u esignalait les éléments paratextuels
qui incitaient les lecteurs à mettre en rapport le roman et la fugue musicale.
L'analyse du paratexte a permis de montrer qu'il y avait déjà, dans cette instance, des
indices motivant un rapprochement du roman avec un contexte musical: le titre
'fugue", principalement; mais aussi d'autres indications dont la citation en exergue.
Par ailleurs, la réflexion sur le contexte de production dans lequel se situe le roman a
permis de relever, dans le cadre plus général des Nouveaux Romanciers, un intérêt
pour le questionnement des procès de l'écriture, pour les modèles ou les analogies, et
qui s'apparentait egaiement à une recherche portant sur les moyens d'expression
musicaux, ainsi qu 'une affinité avez 11esth6tiquebaroque.
Si une des stratégies du paratexte est de créer un horizon d'attente où la
signification de la forme musicale évoquée dans le paratexte devra être déterminée par
le contenu du texte, il faudra s'attendre ce que la lecture du roman se fasse en vue
de cette attente. Suite à 1'étude des caractéristiques et des fonctions du paratexte de
au chapitre IV, nous passons à l'analyse des cléments textuels ayant quelque
rapport avec la forme de la fugue. L'analyse textuelle de Fugue aura donc pour but
de montrer comment des liens de ressemblance, un air de famille, peuvent être établis
pour suivre et explorer la piste ouverte par l'analogie musicale mise en place dans le
paratexte. Si une telie piste de lecture est relevée par un lecteur, il s'ensuit que celui-

ci tentera de rendre coh6rent le contenu du roman par rapport à cette piste. Etablir
une cohérence revient à réduire la tension provoquée par l1hét6rog6néitédu renvoi à
une forme musicale. La mise en rapport de la forme musicale et du roman entraîne le
lecteur à tenter d'établir une 'communali~"- des traits de ressemblance entre les
218
particularités de la fugue et celles du roman. Si nous reprenons les opérations suivies
dans I'dtablissement d'une andogie3, nous avons vu que la mise en rapport de deux
entités hktérogènes permet d'etablir, dans un lieu intermédiaire, idnique, des traits de
ressemblance. Pour obtenir cette cohérence, le lecteur est sensibilisé d'avance envers
tout élkment textuel pouvant soutenir cette interprétation. il est donc conduit par
l'attente cr& mais aussi "libre" d'imaginer des traits textuels qui peuvent rendre
possible et pertinente l'analogie entre deux pratiques artistiques.

-
1.1 Indices textueis un vocabulaire polysémique

Nous avons déjéjà indiqu6, dans la présentation initiale de ce roman, qu'il


n'existe aucune reférence directe A la fugue dans le corps du roman. On pourra
remarquer toutefois 1'utilisation d 'un vocabulaire qui se rapproche des 616ments et des
techniques dont est composée une fugue. Des termes tels que "sujetw,"thbmen,
"question/~nse","contre-écnture" , "rétrograde", "inversion" , "séquences" sont
soit identiques aux termes musicaux ddfinissant la fugue, soit très proches. Ces
termes, cependant, ne sont pas uniquement des termes musicaux et, en fonction de
leur signification d'ordre général, sont tout à fait integrés dans la thématique de
I'éaiture qui traverse le roman. Néanmoins, la présence de la référence à la fugue
dans le paratexte active la polysémie de ce vocabulaire. Cette polysémie devenue
apparente, le vocabulaire peut se rattacher il la fois à la thematique d e l'écriture aux
6léments qui constituent la composition d'une fugue. Ainsi, la polysémie du
vocabulaire va permettre au lecteur d'attribuer au texte un sens littéral et un sens
metaphonque4: un sens litteral où il s'agit de l'écriture et un sens mktaphonque qui

Voir chapitre III, section 2.

il faut se souvenir de notre discussion sur la metaphore et comprendre que,


219
renvoie 2 certaines particularités de la fugue.
Nous proposons donc que les termes mentionnés tels que: sujet, question/r@onse,
contre-écriture, apparaissant dans le corps du roman sont reconnus comme faisant partie
d'un champ sémantique musical par l'effet de surdétermination du paratexte et de
l'attente provoquk chez le lecteur. Il importe de remarquer que l'identification par les
lecteurs de ce champ sémantique a les conséquences suivantes: du fait qu'il renvoie à la
musique, il fait intervenir un système signifiant opératoire en musique qui exige, de la
part du lecteur, un certain savoir, une certaine compétence. La spécificité de ce domaine
est mise en question et problématisée afin d'evaluer son intérêt et sa pertinence pour
l'oeuvre littéraire. C'est donc cette interrogation qui permet au lecteur de considerer une
interaction entre le domaine musical et le domaine littéraire.

1.2 Eléments de la fugue sollicités par le vocabulaire polysémique

Dans les pages qui suivent, nous ferons ressortir les traits particuliers A la
composition de la fugue appelés par la prknce d'un vocabulaire reconnu comme se
rattachant aux caractéristiques de cette forme musicale. Plus loin, il s'agira de relever
comment ces traits musicaux sont intégrés dans le texte littéraire pour ensuite
comparer leur acception musicale et leur signification littéraire. ïi est nécessaire,
cependant, puisqu'il est question d'un vocabulaire technique ainsi que d'une forme
musicale ayant des rkgles de composition strictes, d'effectuer une description plus
technique de la fugue. Par ailleurs, une rdflexion, dans le roman de Laporte, sur les
procédés et techniques de l'écriture, engage le champ de la rhetorique, domaine avec
lequel la fugue a longtemps 6té associe. La reconnaissance de ce rapport historique

plus qu'un simple sens figure, il s'agit donc de processus cognitifs qui assurent des
deplacements, des écarts, un transport entre le "litteral" textuel et 1'analogie musicale.
220
entre la fugue et la rhktorique peut engager le lecteur à considérer leur intersection
possible dans le cadre du roman.
Puisque notre but est d'étudier les opérations qui permettent des lecteurs de
reconnaître une forme musicale dans un roman, il est nécessaire d'aborder la question
des compétences requises dans la lecture 'musicale' d'un texte littéraire. Le
vocabulaire, composé des divers termes appartenant 2 la composition d'une fugue et à
son mode de formation, fait appel une cornaissance musicale spécialisée. Afin de
pouvoir faire des inférences sur une analogie possible entre le texte littéraire et la
forme musicale, un lecteur doit avoir recours Zî un savoir particuiier, qui fait partie de
ce qu'on a appel6 un contexte musical, celui-ci mis en scène pour etablir des Liens
entre la musique et la litt6rature. La compétence musicale du lecteur - que celui-ci
ait déjà une telie compétence ou qu'il l'acquiert pour les fins de sa lecture - lui
permet de verifier a quel degrk, dans quelle direction, la piste de l'analogie musicale
s'acîualise dans le texte. Dans la prochaine section donc, nous présentons, en raison
d'une terminologie textuelle qui évoque certaines particularités de la fugue, une
description de la fugue d'ordre purement technique. Ensuite, il s'agira de souligner
certains aspects de la fugue en tant que structure rhétorique, pertinents pour le
déploiement de la forme musicale et la structuration du roman.

1.2.1 La fugue: description technique

Il existe pour la fugue, dont les regles de composition sont relativement strictes,
de nombreux traités bits pour enseigner ses techniques de composition ainsi que les
lois du contrepoint qu'exige une fugue composée dans le système tonal5. En effet, la
5
Certains thbriciens ont voulu restreindre l'étude de la fugue au systkme tonal.
Pourtant, au quinzième siècle, les fugues &aient basées sur le systhe modal et
partir du dix-neuvième siècle, on a écrit des fugues atonales. Ce n'est donc pas le
22 1
fugue, h son apogée, a 6té la forme par excellence pour illustrer les exigences et la
richesse des lois de ce systéme. On peut apprécier, dans la fugue, le tour de force qui
résulte de la combinaison d'une maîtrise technique (les lois du contrepoint) et d'une
sensibilité expressive (le choix de melodies et de rythmes). La fugue est donc une
forme (ou plutôt un processus) qui explore, à travers un tMme ou sujet donne, la
grammaire d'un langage musical6.
L'organisation formelle de la fugue procede de la façon suivante: l'exposition
contient le matériau à partir duquel elle sera developpée : le sujet et sa rdponse,
accompagnés du ou des contre-sujets, s'il y en a. L'exposition typique se constitue
d'une voix qui expose d'abord le sujet et une autre voix qui lui repond en imitant le
tMme mais dans une tonalil differente. Ces deux parties sont ainsi nommées sujet
(OU thème) et réponse; ou anciennement, par les noms latins dm et cornes; ou encore
en italien, a n M e n t ou guida et conséquent ou conzequem; ou encore proposta ou
sogetto7. Un contre-sujet apparaît après la premibre apparition du sujet,
normalement avec la repense. Le contre-sujet étant choisi en fonction des qualités du
th&me,son rôle est de fourni.un contraste à la mélodie et au rythme du sujet tout en

contenu qui définit la fugue mais plutôt le processus par lequel sont explorées les lois
du système, sa grammaire.
6
Escal écrit que : "Si la forme sonate s'est élaborée sur les bases du systhme tonal,
c'est à partir de concepts qui lui sont extérieurs. En cela, elle s'oppose à la fugue qui
avait domine comme forme musicale à l'époque prWente. Or l'écriture fuguée est
directement impliquée par la grammaire du système tonal: les séquences se succedent et
s'engendrent à partir de choix syntaxiques et le plan se determine de l'interieur du
système. D'oc le grand nombre ou la vanété des types de fugues, contrairement à la
sonate" (Esoaces sociaux. Espaces musicaux, Paris: Payot, 1979,p. 2 14).
7
François Joseph Fetis, Trait6 du contrepoint et de la fume, Osnabruck: O.
Zeiler, 1972, (réédition de l'original de 1846, Paris: E. Troupenas), Livre III, p. 55.
règles de l'harmonie prescrites par la tonalite du sujet et de la repenses.
L'exposition de la fugue No. 8 du Clavier bien ternp&k. II. de J. S. Bach
reproduite cidessous, comprend, entre les mesures 1& 8, le sujet suivi de la reprise,
celle-ci accompagnée du contre-sujet en contrepoint. Les mesures 9 2 10 fournissent un
bref moment de repos afin de préparer une nouvelle entrée du sujet (avec le contre-
sujet). Entre les mesures 11 à 20, il y a une répétition du schema original (sujet puis
reprise avec contre-sujet), répetition qui est courante dans les expositions de fugues
puisqu 'elle permet d'&ablir, par cette double audition, l'identité du materiau qui servira
de base aux developpements subséquentsg.
Andante maestoso

Coda iC ou de Ir Riponse

Une fugue peut contenir aucun contre-sujet (ce qu'on appelie une fugue simple)
ou bien plusieurs contre-sujets. Si la fugue comprend un contre-sujet, on l'appelle higue
à deux sujets ou fugue double, avec deux contre-sujets ce sera une fugue triple.

Cet exemple provient et est modifie du Livre d'Andr6 Gedalge, Treatise on the
m,University of Oklahoma Press, 1965, pp. 121-122, @ublication originale:
Traite de la Fu=, Paris: 1901, traduite et éditée par Ferdinand Davis).
figure 1

L'exposition de la fugue est suivie par ce qu'on appelle son developpement.


EUe progresse par imitations du matériau présenté dans l'exposition. Les imitations ou
épisodes sont composés de motifs ou fragments de ce matériau transposés dans diverses
tonalités mais aussi transformés selon des techniques strictes telles que l'invemion, le
rétrograde, l'inversion du rétrograde, l'augmentation et la diminution, ou encore
faisant l'objet d'imitations plus iibreslo. Ainsi, explique Fetis, "Le choix des tons dans
lesquels on reproduit les sujets, les réponses, et les moyens qu'on emploie pour y
passer s 'appellent d u l u f i o nde la Fugue, ou conduite de la Fugue" l.

lo Lors de l'analyse de roman, nous reviendrons sur certaines de ces techniques


d'imitation et en donnerons des descriptions plus dttaillées.
Il
F&s, ibid., Livre m,p. 55.
224
La strette (meno), dont le mot a son origine du participe passé du verbe italien
stringere (re~s&er)'~,est une technique qui consiste à faire une repense plus serrée,
c'est-&dire qui i n t e ~ e n avant
t la fin du sujet. Dans le développement de la fugue,
certains motifs peuvent faire l'objet d'un tel resserrement et dans sa conclusion, le
thkme initiai est souvent repris en strette pour conclure en une sorte de péroration. La
stretk a comme effet d'accélerer le rythme et de renforcer l'idée du thème puisque
celui-ciest joue ii des intervalles de temps plus courts.
L'exemple suivant illustre d'abord le sujet et la rdponse dans leur disposition
normale puis ensuite deux exemples de resserrementl3:

4 Riponse

figure 2

12
Gedalge, op. cit., p. 173.
Illustration modifiée du livre de A. Gedalge, ibid., p. 179-180.
L'utilisation du clavier & pédaie, dans les compositions pour orgue, arrive à un
moment de la fugue où une m ê m e note est soutenue dans une ou plusieurs voix pendant
un certain nombre de mesures. La pédale a un rôle harmonique: eue permet de
confirmer la tonalité principale pendant qu'une variétk de tonalités relatives sont jouées
dans les autres voix. Cette qualité permet d'utiliser la pédale pour pr6pa.rer l'entrée des
strettes (dans ce cas eiie est jouée sur la dominante ou plus rarement sur d'autres degrés
de la gamme). La pédale sur la tonique est r h r v é e pour la conclusion d e la fugue.
Gedaige fournit l'exemple de la conclusion de la Fugue en ut majeur de J. S.
Bach où la pédale sur la tonique sert de base à une double strette en mouvement direct
et contraire14.

l4 illustration modifiée du livre de A. Gedalge, ibid., p. 208-209.


figure 3

Outre cette organisation genérale, la fugue se construit en observant les regles du


contrepoint. Le contrepoint est une technique qui permet de jouer une mélodie corure
une autre, autrement dit, de jouer deux mklodies simultanément. La musique
homophonique demande qu'il y ait une ligne mdodique unique (disons celle du soprano)
et que les autres parties (celles des autres voix ou des autres instruments) lui servent de
support. Par contre, la musique polyphonique exige que chaque voix ait sa propre
mélodie, son propre contour, sans qu'une voix ne soit subordonnée 2 une autre. Le
227
contrepoint est un art de juxtaposition. où il s'agit de tirer le meilleur parti des rapports
que peuvent entretenir entre elles les différentes voix mélodiques.
La description de la composition d'une fugue que nous venons de donner est une
description purement technique. La fugue, cependant, n'est pas simplement une forme
vide de sens. Si les théoriciens modernes ne se penchent plus que sur les aspects
techniques de la musique, les musicologues, quant h eux, reconnaissent que l'analyse du
contexte historique d'une forme musicale permet de comprendre son évolution et la façon

dont elle s'inscrit dans les normes et les valeurs esthetiques de son dpoque. A ses
origines, la fugue etait considérée comme une forme musicale expressive, communiquant
2 la façon d'un discours. Des liens étroits ont 6t.é etablis entre ses composantes et les
normes prescrites par l'ancienne rhétorique. Cette conception discursive de la fugue
semblerait exploitée dans le récit du narrateur de Fume car son interrogation, portant sur
les tours et detours de sa pensée et de son kriture, s'apparente à une etude rhktorique du
discours. En raison de cette intemogation dans le roman et de l'existence d'une
conception historique de la fugue en tant que forme discursive, il devient intéressant pour
notre lecture d'explorer le lien entre la fugue et la rh6torique afin de faciliter les
mécanismes de transfert entre la forme musicale et le texte.

1.2.2 La fugue et la rhétorique

La fugue, replacée dans le contexte historique où elle a été développée, reflete les
préoccupations des musiciens et des théoriciens de lier la composition musicale avec les
formes discursives prescrites par l'ancienne rhetorique, une rhktorique argumentative qui
a eu dans les &des littéraires une moins grande postérité que la rhktorique des figures.
Bien que cette perception de la musique ne soit plus courante, la conception 'discursive'
de la musique est manifeste dans les écrits des théoriciens entre les quinzi8me et dix-
huitSrne siècles, et pour un auditeur attentif, la fugue n'a pas perdu ce caractère de
discours ou d'argumentation.
Afin de comprendre l'aspect discursif et pragmatique des élements composants

une fugue, nous avons eu recours A 1'6tude de Gregory ~utler",consacrée il la fugue et


aux figures de rhétorique avec lesquelles elle avait dté asassociée. Cet auteur présente, de
façon convaincante, la fugue comme forme symbolique, modèle ou exemplification du
discours rhktorique. Il nous rappelle que la forme-fugue s'est développée dans un
contexte où l'art de la rhdtorique, l'éloquence comme on disait a l'@que, définissait en
grande partie les théories esthétiquesl6.
Aux quinnkme et seuibme siècles, la rhétorique fait partie intégrale de la pensée
humaniste. Avec la libéralisation et 1'expansion humaniste du friviwn moyenAg eux
(dialectique, grammaire, rhbtorique), se développe une tendance marquée 2 concevoir la
musique comme forme expressive dont les stratégies de persuasion et d'artifice se
rapprochent de celies de la poésie. Butler décrit, avec une grande richesse d'exemples, la
conceptualisation de la fugue comme un discours qui suit ou bien interpréte, les
prescriptions de la rhktorique. Il souligne, tout d'abord, le fait que la terminologie
employée pour nommer les diverses parties de la fugue provient du champ de la
rhétorique: sujet, reprise, contre-sujet, exposition, dkveloppement, imitations. En
parcourant les écrits des théoriciens de la musique de la Renaissance et de I%rebaroque,
15
'Fugue and Rhetoric" , Journal of Music Theorv, Spring 1977, Vol. 2 1.1,
pp. 49-109.
l6 Bien que nous nous rkfbrons principalement à l'article de Butler qui a
l'avantage de se concentrer sur la fugue, d'autres ouvrages mettent en relief les
relations entre la rhdtorique et la musique baroque. Voir par exemple: Marc Evan
Bonds, Wordless Rhetonc: Musical Form and the Memhor of Oration, Harvard
University Press, Cambridge, Massachusetts, 1991; ou encore l'article de Bnan
Vickers "Figures of RhetoriclFigures of Music?" Rhetorica, 2, 1984, pp. 1-44.
229
Butler démontre que ceux4 wnsidedent la fugue comme une des structures discursives
les plus puissantes.
L'ancienne rhetorique est divisée en cinq catétories ou etapes à suivre pour
fabriquer un discours: l'invention, la disposition, l'élocution, la mémorisation et la
prononciation. De ces cinq catégories, l'élocution ou l'éloquence, l'embellissement ou
l'ornementation du discours par des figures etait une des considérations principales de la
rh6torique de la Renaissance et de la Contre-Réforme. La fugue, considerée comme
forme à la fois de grand artifice et jouissant d'une force expressive et affective, offrait au
compositeur l'occasion de mettre en évidence son génie technique et expressif et
d'exploiter le potentiel discursif de la musique. Butler rapporte que Gallus Dressler
(1533s.1585), le plus important des théoriciens de musica poerica avant Joachim
Burmeister, remarquait que: "in musicae poetica, nothing is more worthy for insertion
[in a composition] thanfugae. Indeed they embellish music and they result in music
constructed according to nature and artn".
Les figures auxquelles font allusion les théoriciens de cette @que sont, entre
autres: la mimesis (r6pétition), la collari (comparaison), la traductiu (modulation),
l'hypallage (inversion ou mouvement contraire), I'antithèse (contre-sujet), llantimétabole
(contrepoint double) etc. Bien que nous ne puissions reprendre la discussion de Butler en
entier, nous aurons I'occasion, lors de l'analyse de Fueue, de revenir sur certaines de ces
figures rhetoriques qui permettent d6jja dt6tablirdes Liens entre des techniques de
composition musicale et des modalités d'expression discursives.
Butler indique que l'intérêt pour la rhdtonque fut porté plus tard, aux dix-
septieme et dix-huitikme siècles, sur la disposition plutôt que sur 1'~locution.Il écrit :
"Rationalism, with its stress on logical coherent structure, was taking a strong hold in

17 Butler, ibid., p. 50.


aii areas of artistic endeavour, and music was no exceptionw18. Cette influence se
manifeste dans la mesure où il y a identification de la fugue avec un processus de
raisonnement par disposition logique. A cette époque, on met ainsi l'accent sur la
structure globale de la fugue comme forme d'argumentation fondée dans l'art
oratoire.
En 1627,Marin Mersenne dans son Traité de 1'Harmonie Universelle, considère
la dispositio comme & n t une condition esthetique des plus importantes. II écrit, en ce
qui concerne la musique:

La Rétonque enseigne comme il faut disposer le sujet p u r le mettre en


Musique & apprend au musicien comme il faut imiter les figures de
Retorique, en faisant divers passages, diminutions, fugues, conséquences,
&c.
Bien que l'auteur recommande ici d'imiter les figures de rhetonque en faisant des
fugues et des conséquences (canons rapprochés), Butler note que ce n'est qu'en termes
très vagues et que l'accent va être placé, à partir du dix-septième sihle, sur la
disposition ou l'organisation logique du sujet à l1intt5rieurde la structure musi~ale'~.
La fugue sera ainsi décrite comme suivant une disposition tripartite: la
proposition, le développement et la conclusion. Thomas Mace (c. 1613-1709) voit la
fugue comme une "extension", c'est-à-dire un discours oratoire amplifiant une
proposition ou un sujet particulier, traité en musique "as a Theam, or as a subject

18
Butler, ibid., p. 62. On notera que le déplacement de I1elocdo à la disposio
est révt9ateur du changement dans les mentalités qui passent de I'ornementation
baroque se manifestant par la proliferation des signes dans les formations discursives à
un ordonnancement "classique" qui rectifie et régente cette prolifdration. Ce qui est
vrai pour les domaines littéraire, pictural, politique et philosophique l'est moins pour le
champ musical qui verra son apogée "baroquew,justement à cause de cette dispositio.
Voir à ce sujet, Ph. Beaussant, Vous avez dit Baroque? Paris: Actes Sud, 1988.
19
Butler, op. cil., pp. 62-63.
matter in Oratory, on which the Orator intends to discourseuZo. Mignot La Voye
(fl. 1650) décrit la fugue comme: "that which is related in some way with a gathering
of people who, having debated one after the other about some proposed subject, aii
corne to the same ~ n c l u s i o n ~On
~ ~retrouve,
. dans cette citation, l'analogie qui sera
maintes fois reprise, c'est-à-dire celle de la fugue comme discours oratoire ayant une
organisation tripartite: proposition, développement, conclusion ainsi que sa
caractérisation dialogique.
Les théoriciens allemands à la fin du dix-septième et au début du dix-huitième
siècles appliquent ce schème de disposition de façon plus stricte. La disposition
"classiquew,hériti8re de Quintilien et de Cicéron, est constituée de sept divisions:

(refiuao)). peroratio (conclusio). Butler explique leur fonction:

The exordim is the beginning of the oration, which should prepare the
audience to listen with interest. The numario consists of the exposition of
pertinent topics, deeds, and events. It appears in square brackets here
because it is often considered optional. Its function is taken over to some
extent by the propositio, which involves a formal statement or enunciation
of the principal argument(s) at issue. in the divisio, the propositio is
broken d o m into the particulan relevant to a specific aspect of the
argument in order to better explain the exact nature of the matter. It too
appears in square brackets above because it is often considered more
properly to form an integral introductory element within the c o n i ~ o ,
where arguments are cited to support and strengthen the case. In the
con@mio, arguments brought against the case by the opposing party are
refuted and disrnissed. Finaily the peroratio should form a convincing,
artistic close to the oration, usually involving a forceful conclusive
statement of the argument?

20
Cité par Butler, ibid., p. 63.
21
Butler, ibid., p. 67.
* Butler, ibid., pp. 65-66.
232
En puisant donc dans les écrits de théoriciens comme Johann Mattheson (1681-
l764),Johann Christoph Schmidt (1664-l728), Johann Adolph Scheibe (1708-76) ainsi
que beaucoup d'autres, Butler demontre que la structure de la fugue avait 6té assimilée
aux r*gks de la disposiro.
Quelles sont, pour nous, les implications d'une telle interpr6iation de la fugue?
L'ktude de Butler, en replaçant la hgue dans son contexte historique, lui rend sa
vigueur et sa pertinence. En rappelant ses affinités avec le discours de l'orateur,
Butler met en évidence le fait qu'une forme musicale peut comporter une signification
'discursive' et comporter ainsi une fonction pragmatique. Il montre que les figures et
l'organisation proposées par la rhetorique pour embellir le discours et le rendre plus
persuasif ont influencé les techniques de composition musicale. Le travail de Butler
(ainsi que celui d'autres chercheurs s'intéressant penser la musique dans un contexte
autre que technique) est important dans la mesure où, surtout lorsqu'il s'agit des
thbries de la signification de la forme en musique, il permet d'etablir un lien entre la
pragmatique de la forme musicale et la pragmatique des formes du discours. Au
cours des pages qui suivent, nous pourrons voir que le lien fugue-rhetorique est mis A
contribution dans notre interpr6tation du roman de Roger Laporte. Dans ce roman,
les 616ments de la structure fugale, exploités dans le contexte d'une forme et d'une
création littéraires, convergent avec cette conception rhétorique de la fugue. Pour les
lecteurs qui cherchent établir un lien entre la forme musicale et le roman, l'accent
mis sur ce contexte musical historique facilite la reconnaissance de la fugue comme
forme discursive et l'établissement du lien entre la fugue et Fugue. Par ailleurs, iiun
autre niveau, cette prise en compte de l'aspect rhetorique de la composition d'une
fugue, recoupe un "logosnbaroque qui forme un deuxième plan dans l'analyse de
notre corpus.
2. Analyse textuelle et comparative

Puisque notre but est d'interroger les opdrations effectuées dans une lecture qui
cherche à suivre la piste d'une analogie musicale, nous devons, dans l'analyse du roman
qui va suivre, relever les indices qui peuvent être reconnus comme se rapportant à la
forme de la fugue et déterminer, d'une part, quelie est leur signification proprement
musicale et, d'autre part, quelle signification leur est attribuée dans le contexte du
roman. A partir de ces consid&ations, il sera possible, le cas échéant, d'etablir certains
traits qui relient la forme fugue à la structure et au contenu romanesques.

Le roman est divisé en neuf parties numerotées, que le narrateur désigne par le
terme séquence. Le choix de ce terme (remplaçant la désignation habituelle de
'chapitre') suggère que le roman est plus un processus qui se déroule dans le temps
qu'une organisation préalablement établie, charpentée selon un plan fixe. Les séquences
numérotées servent à marquer les temps d'arrêt où le narrateur interrompt provisoirement
l'activité d1&riture. La division en séquences est régie non pas par un changement de
temps ou d'espace tel que cela se pratique dans le roman traditionnel mais plutôt par un
épuisement provisoire du débit de l'élocution scripturale.
La division en séquences permet tgdement au lecteur de repérer une certaine
organisation qui pourrait avantageusement se comparer à l'organisation tripartite d'une
fugue, à savoir, l'exposition, le développement et la conclusion. A l'intérieur de cette
organisation, peuvent se distinguer des unités tels que le sujet, le contre-sujet, la réponse,
le4 divers moyens de développement de cette exposition, en l'occurrence les figures
d'inversion et de renversement et enfui, des modifications de tempo par la technique du
resserrement ou de la strette. La technique du contrepoint qui rtigit les rapports entre les
différentes voix de la fugue fera egalement l'objet d'une comparaison avec certaines
préoccupations théoriques projeth par le discours du narrateur.
2.1 L'exposition de F'ume

La structure des deux premieres séquences du roman nous intéresse parce qu'on y
retrouve une organisation qui semblerait suivre les regles qui constituent, dans la fugue,
l'exposition du sujet, de la réponse et du contre-sujet. Le sujet qui se résume dans la
question: "Qutestce qu'écrire?" et la réponse, "écrire m'est inconnu" paraissent deux
fois (au premier paragraphe et à la fin de la premiere séquence). Dans la premiere
séquence, on remarque dejjà une structure cyclique où, en premier lieu, le sujet et sa
réponse sont bnoncés, suivi d'une digression et, enfui, un retour au point de depart
lorsque le narrateur annonce nouveau: "- Ecrire m'est inconnu" (p. 15).
La deuxième séquence introduit ce que l'écrivain appelle la contreécriture.
Ce terme ne manque pas d16voquerle terme musical qui lui correspond,à savoir le
contre-sujet, et qui apparatt normalement en contrepoint à la repense. Faute d'un
contrepoint littéral (la réponse et la contre-écriture ne peuvent être présentées
sirnultanement), la deuxième séquence explore le rapport entre l'écriture et la contre-
écriture, ce qui représente pour nous un analogue du contrepointu.
D u fait que soient présents, dans les deux premieres séquences de Fugue, les
déments et l'organisation qui constituent I'exposition d' une fugue, il est possible
d 'dtablir l'équivalence romanesque d'une exposition fugale et de considerer ces deux
premi&resséquences comme relevant d'une même fonction, à savoir que c'est ii partir des
éléments présentés dans ces deux prernibes skquences que seront élabor&s les pages
ultérieures du roman. On peut voir ainsi que le recours A l'analogie de la fugue permet
de regrouper ces deux séquences en fonction du matériau (le sujet, la r6pnse et le
contre-sujet) qu'elles présentent, ainsi que par le biais d'une connaissance de

Le problkme que pose la simultan6ité du contrepoint est aborde en profondeur


dans la section 2.3.
235
l'organisation tripartite de la fugue.
Outre ce paraU8le strwtural, on peut également s'interroger sur les traits qu'ont
en commun le sujet, la réponse et le contre-sujet de la higue avec le sujet, la repense
et la contre-écriture évoqué par le narrateur du récit.

2.1.1 Le sujet

Ayant identifie le thème central du roman comme étant celui de l'écriture, le


rapprochement le plus manifeste avec la fugue serait que les deux sont chacun organisés
autour d'un theme unique. Dans le cadre du roman, l'unicite du thkme provient du fait
que l'expérience de l'écriture est le seul Mnement dans la vie du narrateur qui sera
exposé au lecteur. Dans la mesure où la production de ce livre consiste en l'aventure de
l'écriture telle que le narrateur en fait l'expérience, aucun kvénement extérieur B cette
activité n'entrera dans ce récit. Par conséquent, la vie du narrateur et la pratique 2
laquelle il se livre sont liées dans un noyau central et unique.
Ayant de cette façon mis 2t l'kart tout kvénement et réflexion &rangers à son
projet, le narrateur est Libre de se concentrer sur la question "qu'est-ce qu'écrire?".
Cette question entraîne une réflexion une pratique transcrites dans les pages du
livre. L'écriture devient A la fois outil (méûium) et objet de rmexion, et le rôle du
narrateur est ii la fois celui de scribe - celui qui transcrit les mouvements de la pensée
- et de penseur. La question "qu'est-ce qu'écrire?", qui est donc soulevée dès le
début de l'ouvrage, est à la fois unique et complexe et c'est autour de cette question
que prendra forme le discours du narrateur, produisant un récit abstrait où le lecteur
a, dans l'ensemble, peu de re~&res2~.
-

24 C'est parce que la lecture est déroutante, que le texte offre, il premikre vue,
dans l'ensemble, peu de rep&r#.
Si Fugue a comme particularit6 de pdsenter un thème unique, proposé dès le
début du livre et faisant l'objet d'une élaboration, rappelons que la fugue se construit,
elle aussi, à partir d'un sujet unique: "La fugue expose tout d'abord un sujet (theme),
qu'elle gardera tout au long de l'oeuvre. Theme principal, présent d'un bout à l'autre, le
sujet de la fugue revêt une importance primordiale pour le développement de l'oeuvren".
Nous rappelons égaiement que le sujet de la fugue est considdré comme propositio, ce
moment initiai du discours lors duquel on annonce le sujet du discours27.
Comme le sujet d'un discours, le thème de la fugue fournit la mati&repour
amorcer une exploration. Ce rôle primordial que joue le sujet de la fugue se définit par
ce qu'on appelle une recherche ou un d6veloppement du potentiel mélodique et
harmonique du sujet. Cette raison d'être du sujet fugal est d'autant plus ostensible
lorsqu'on rappelle que le ncercar, une forme ancienne de la fugue, signifie
"recherchew2'. En effet, les sujets de fugues, comme l'indiquent les manuels

C'est parce que la lecture est déroutante, que le texte offie, à première vue,
peu de repères que l'interface musicale s'avére nécessaire et heuristiquement
importante. D'une sorte de paysage "non-figuratif", le lecteur peut disposer des
opérateurs de lisibilité qui le mknent 2 organiser le roman en fonction d e la forme de
la hgue, donnant voir les écarts de la variation et respectant ainsi le "programme
narratif" établit par le paratexte, mais aussi cela nous permet de saisir une sensibilité
esth&ique, celle du "logos" baroque qui, tout en rejoignant le contexte de production,
fait évoluer l'interprdtation vers une autre sph&re,la forme symbolique assurant le
transit.
26
Bitsch, Marcel et Jean Bonfils. La Fugue, Paris: Presses universitaires de
France, 1981, p. 54.
27
Voir Butler, op. cil., p. 106.
28
Le ncercar est un nom donné A un type de fugue qui est de type plus
intellectuel ou academique. " 'Ricercare' means litterally means that the theme is
'searched out'" (NewGrove Dictionary of Music and Musicians, op. cit., "Fugue",
pp. 9-21, p. 14).
d'instruction sur la composition de la fugue, devaient être suffisament riches pour
permettre de telles recherches. Ils devaient consister de figures qui se prêteraient aux
techniques de variation et de contrepoint, facilement maniables pour être joués en
rétrograde, en inversion, etc. Dans le même ordre d'idée et par analogie avec le sujet
d'un discours, le théoricien Mattheson recommande de choisir un th*me composé de
figures qui puissent être manipulées de façon intéressante mais qui composent un tout:

As for the thema or principal statement, certain special formulae must be


kept in stock, which can be employed in general enunciations. That is to
say, the composer must, through experience and attentive listening to good
work, have chosen fkom here and there, modulations, small tums of phrase,
suitable examples, agreeable conjunct and disjunct passages, which, whether
it consists purely of particular things, nevertheless is capable of generating
something general and complete through suitable combination2'.

Nous avons déjà indique que le thème de l'écriture tel que le conçoit le narrateur
de Fume fait l'objet d'une recherche. La quête dans l'inconnu que présente l'acte
d'écrire est manifeste lorsque le narrateur écrit :

[...]je mets à. la question l'écrivain et son ouvrage afin de voir clair tout
prix, de dire ce qu'il en est, de m'approprier mon propre secret ou au
wnhaire de rendre patente l'absence de tout secret, peu m'importe,
pourvu que je sache la venté (p. 34).
Il est possible de reconnaître egalement la complexité inherente 2 la question
"qu'est-ce qu'écrire?" qui assimile le livre, la vie, et l'écriture ainsi que le narrateur, le
penseur et le scribe. C'est ainsi que le developpement du thème pourra rendre compte de
la richesse et de la complexité de la question initiale "qu'est-ce qu'écrire?" dans la
mesure où elle tient compte de ces 616rnent~~~.
- -

29
Cité par Butler, op. cit. , p. 73.
30
Ce projet n'est pas sans rappeler le débat ontologique auquel se livre Derrida :
"La vie elle-même est l'origine non représentable de la représentation." .La clôture de
la reprkntation., L'écriture et la différence, op. cir., p. 343.
Le theme du roman et le sujet de la fugue ont donc en commun le fait qu'ils sont
considerés comme le noyau de l'oeuvre. Annon& dès le début de l'oeuvre, on les
considère comme proposition ou sujet d'un discours. Ensuite, chacun joue un rôle
comparable dans la mesure où ils ont une fonction génératrice, fournissant un sujet h
expliciter. Il nous faut cependant aborder la question de la difierence qui existe entre
sujet musical et sujet romanesque, difference qui a ses fondements dans le fait qu'un
thkme romanesque est degagé à partir d'une signification sémantique de l'oeuvre, tandis
que le tMme musical est reconnu par des qualités matdrielles ou concrktes.
Dans son étude comparative du theme musical et du théme littéraire dont nous
avons précédemment traité, Française Escal indique qu'un theme littéraire et un thhme
musical diffèrent par le fait qu'en musique le thkme est un énoncé, particulier chaque
oeuvre, tandis qu'en littérature, il recouvre un concept généml comme l'amour, la mort,
etc. Elle écrit que:

1.. .] le thème en musique est une unité signifiante, et c'est pour cela qu'il
se repère, se laisse circonscrire, délimiter dans son être-&, 2 la surface de
l'dnoncé, alors que l e theme, dans une oeuvre litteraire, suppose un travail
d'explicitation de la part du lecteur, de l'analyste. C'est sa nature
formelle qui, en musique, facilite son repérage, alors qu'en littérature, il
est une wnsüuction conceptuelle et releve d 'un processus d ' integration3'.

Si la distinction entre thème musical et thème littéraire tient au fait, comme


l'indique Escal, que le premier est un énoncé (concret, materiel) tandis que second est
"une unit6 de sensu3', le thbme de L'écriture dans le roman Fume, en tant que générateur
d'un développement, esquive, en partie, la dkfinition du théme en termes de concept
abstrait en le complexifiant. En effet, il condense concrétude et abstraction, en déplaçant

31
Fmnpise Escal, Contrepoints: musiaue et litthtue, op. cit. , p. 17.
32 Escal, ibid., p. 16.
239
ce qui est posé - le thBme - vers ce qui le constitue wmme posé, soit la rnatériaüté de
l'écriture, telle que revendiquée par les écrivains de l'avant garde. Pour reprendre les
et une "construction conceptuelle".
termes d' Escal, il est ii fois un "être-&"
Le thème du roman (la question de l'écriture), contrairement au thkme ou sujet
fugal, ne contient pas littéralement un matériau a developper. La distinction faite par
Escal entre un tMme musical consid6ré w m m e ~1101u:ket le thème littéraire comme unit6
de sens s'applique dans la mesure où le theme du roman est un th&meconstruit de façon
"conceptuelle". Toutefois, la définition de l'kcrincre fournie par le narrateur nous
permet d'effectuer un rapprochement avec les qualités matérielles de ltt5nonc&musical.
D'après le narrateur, l'écriture est nécessairement une Iecture-Bcriture. Eiie se situe dans
un présent qui comprend le passé et le futur, c'est-Mire qu'écrire demande de travailler
un passé tout en ayant d6jk en tête un texte écrire. C'est la raison pour laquelle le
narrateur, qui se consid5re en tant qu 'archiviste-paltographe , indique que:

une séquence s'édifie en opérant un remaniement ou même un


bouleversement des couches sedimentaires dont l'iige et même le sens ne
sont jamais dkfinitifs : telle page, non seulement ancienne mais déplorable
et rejetée dans L'oubli, peut soudain retrouver une actualité dont seront
dépourvues des pages beaucoup plus récentes [...] (p. 83).

Cette thématisation de la mat6riaiité de l'écriture est renford par la pratique


scripturale du narrateur. Non seulement le texte progresse en remaniant les pages dé..&
écrites du roman mais la réflexion sur l'écriture donne lieu à un discours reprenant des
notions déjà élaborées dans d'autres textes. Par conséquent, la matérialitt de l'écriture,
teile qu'elle est présentée dans ce roman, s'inscrit dans un contexte historicid: l'écrivain
écrit en dialogue avec d'autres textes par rapport auxquels il se situe. L'écriture
constitue une entrée dans le monde et automatiquement l'écrivain se trouve aux prises
avec l'alteritd, c'est-à-dire avec la conception de t'écriture ktablie par d'aubes et par
rapport auxquels il situe sa propre conception de l'écriture. En voulant déterminer ce en
240
quoi consiste son écriture, il reprend des définitions, des idées, des mod&lesqu'auront
évoqués d'autres avant lui, en se rangeant pour ou contre eux. L'écriture qui s'élabore
dans ce roman se noumt d'un matériau historique ainsi que personnel, c'est-à-dire qu'il
y a, outre l'apport direct des pages dkjja écrites dans le roman, la matihre historique
puisée par l'écrivain et mise en dialogue par lui dans son texte:

.
[. .] car le passé sur lequel je ferai fond, loin d'être constitué par les lignes
que l'on a pu Lire jusqu'a maintenant, appartient plutôt à une histoire
differente, quoique liée à la premiére, histoire qui est en même temps
demere et devant moi (p. 26).

Un dernier rapprochement qui découle de la notion de la matérialite de l'écriture


est celle d'une thhatique de 1'autoréférence et de l'autoreprésentation. Cette pratique
scripturale vise écrire ce que le nanateur nomme "A titre provisoiren et pour sewk de
repère une "biographie" où le bio-graphique est lié A L'acte d'écrire ce qui adjoint au
thème bio-graphique central de manière complexe des processus d'autoréfërence et
d'autoreprésentation. Le roman produit ii la fois une histoire et son propre commentaire
sur cette histoire. Ce processus pourrait être représenté en forme de boucle oh la mati&re
se gknere automatiquement par le biais d'une variation perpétuelle. Ceci rejoint les
notions de dMoublement, de miroir et d'autoreférence sur lesquelies nous reviendrons à
la fin de ce chapitre.
Pour résumer, le theme de Fugue comporte les caractéristiques d'un sujet de
fugue par le fait que, premikrement, il constitue un noyau, une idée unique, qui sera
maintenue à travers le roman. Ensuite, il a une fonction gén&atrice puisque le thème
fournit un sujet (la cornplexit6 de la question de l'écriture) sur lequel s'élabore une
recherche, une recherche qui a comme but de rendre explicite la complexité et la richesse
du thème. Enfin,nous avons remarque que la conception de l'écriture implique que la
recherche s'élabore à partir de ce qu'on peut concevoir comme étant une materialité de
24 1
l'écriture, notion qui fait l'objet d'une analyse théorique de la part du narrateur mais
qu'il met egdement en pratique lorsque seront repris, au cours du roman, des discours
antérieurs (le sien et ceux de théoriciens de I'kriture). Par conséquent, le thème de
ne souscrit pas & la conception classique du theme romanesque comme 'unité de
sens' qu'on degage de l'oeuvre mais plutôt rejoint le thkme musical il travers le travail
qui se fait sur le matériau foumi par le thkme. Il n'est plus simplement ce sur quoi on
écrit puisqu'il est aussi ce qui fait écrire, ce qui fait varier, étant dès lors, dans le

paradoxe de l'auto-réference, le résultat et le processus, la progression de I'un ne


pouvant s'effectuer sans la reprise de 1'autre.

Nous avions remarque que, dès le début du roman, le narrateur suivait la même
disposition que celle de l'exposition d'une fugue, qui consiste normalement de deux
répétitions du sujet et de la réponse. Le sujet de la fugue, donc, une fois exposé, est
suivi d'une repense qui consiste à répéter le sujet dans une tonalité transposée. La
r6pnse est la prerniére "imitation" du sujet et eiie en est une imitation stricte
puisqu'elie le reproduit Littéralement. Dans le cadre du roman, la première enonciation
du sujet est suivie immédiatement d'une "réponse", voire: "Qu'est-ce qu'écrire? Je
retrouve la phrase écartée par laquelle j'aurais pu tout aussi bien commencer : écrire
m'est inconnu" @. 12). Si le roman traite de la question "qu'este qu'écrire?" la
repense "écrire m'est inconnu' en est une repétition dans la mesure où elle reprend
sémantiquement la quête inhkrente du projet annoncé par le narrateur et relance par
coneuent la même question.
La particularité de la repense d'un sujet de fugue est de suivre le sujet, - le plus
souvent la réponse commence une fois que le sujet se termine -, et d'être transposée
dans une voix différente. C'est le changement de voix effectue entre sujet et repense qui
donnent à la fugue le caractère de conversation ou de dispute. La transposition et
l'intervalle de temps qui séparent le sujet et la réponse annoncent dejà l'écart du sujet, de
l'unité. La réponse met en place un intervalle qui marque l'altérité, l'irréductibilité à
l'unité et qui donne A la fugue l'effet caractéristique de fuite, de non-résolution. Dans le
roman, la réponse "écrire m'est inconnu" se rattache à cette même logique. Ii n'y a pas
de résolution et la repnse consiste à redoubler, en la variant, la question. C'est aussi
l'enonciation, au moyen du soliloque, de deux voix qui proviennent du même
énonciateur, celuici occupant les deux postures du questionneur et du questionné.
L'effet de continuité, de non-résolution est d'autant plus apparent lorsque, dans la
deuxi8me énonciation du sujet et de la réponse @p. 12 à 15). le narrateur/scribe 6voque
le jeu du portrait chinois. Nous lisons: "J'aurais pu aborder cet ouvrage un peu
autrement, en prenant un biais auquel je dois ZL présent recourir, car, à defaut d'une
réponse directe à la question qu'est-ce qu'écrire?., il me faut prendre un détour, jouer A
ce que les enfants appellent ale portrait chinoiuU@.12). Le jeu du portrait chinois
annonce d6ja le parcours que devra suivre le narrateur pour mener sa recherche et, A ce
premier écart, l'on pourrait assimiler œ jeu la modulation souvent présente dans les
sujets de fugue, modulation qui permet de passer ii la réponse.
La modulation d'un sujet de fugue, explique Fttis, fonctionne de la manikre
suivante:

[...]la condition essentielle du sujet de la fugue moderne, c'est qu'il


module, c'est-à-dire, qu'il aiile d'un ton à un autre; pour que la
modulation soit r6guli8re, il faut que le passage se fasse entre deux tons
ayant un rapport immédiat, comme d'une tonique du ton de sa dominante.

Au moment oh la voix qui fait le sujet arrive à sa dominante, celle-ci se


243
change momentanément en tonique nouvelle: une autre voix commence
l'imitation dans ce ton nouveau, et module en retournant dans le ton
primitif. Cette imitation s'appelle ~ t f ~ o r n e ~ * .

A cette modulation du sujet fugal, il est possible d'assimiler 1'6vocation du


portrait chinois, jeu qui consiste essentieuement à donner la description d'un objet
uniquement par metaphores. La transposition du sujet par mdtaphore serait ainsi
comparable à la modulation musicale, celle-ci transposant d'une tonalité à une autre
tandis que, pour le jeu des métaphores, il y a transposition du sens d'un niveau iitt6ral Zt
un sens figuré.
Comme pour la hgue, où la répétition du sujet dans d'autres tonalités a
comme effet de permettre et de faciliter la reconnaissance du sujet par la m6moire de
l'auditeur, le recours à l'exemple du portrait chinois, dans cette première séquence,
est manifestement une tentative pour éclaircir le projet du narrateur. Il s'agit de
mettre l'accent sur le caractére autoréférentie1 du projet et ce, de plusieurs façons: par
le biais des réponses qui sont des nkgations et des m6taphores; par le biais du
"portrait"qui cadre avec la biographie ou l'autobiographie; et d'une maniere plus
profonde, ce jeu permet au narrateur de refléchir et de formuler les lois qui la
régissent. Le jeu du portrait chinois ouvre une série de questions qui reprennent
toutes le sujet central. Nous lisons par exemple: 'Qu'en serait4 de ce livre s'il
s'agissait d'un traité de physique?" (p. 12). La rdponse consiste en: "La formule de
Newton ne serait pas seulement une formule, mais elle-même, ou mieux encore, elle
seule serait pesante : la pesanteur s'exercerait dans la formule, par la formulation de
la loi, et nuile part aiileun" (p. 12-13)". Cela se poursuit par l'honcé d'une autre

32
Fetis, op. cil., Livre III, p. 45.
33 C'est, nouveau, la negation qui vient "répondre" à la question.
244
question: "Et si j 'étais explorateur?" (p. 13). Dans ce cas, "je ne pourrais découvrir
mon lieu qu'au moment où j'en ferais la cartographiew(p. 13). Et encore: "Si j '&ais
historien, je ne rapporterais pas un fait révolu, mais je deviendrais le contemporain
d'un évenement par lequel je serais intimement concerné: la narration l'aurait
provoqué à tel point que le livre serait le seul champ d'histoiren (p. 13). Cependant,
après 1'6vocation de ces diverses analogies ou exemples mktaphoriques, pensés sur le
mode du "comme si" de la fiction, le narrateur se rend compte que "la loi de Newton
n'est pas la pesanteur, la carte n'est pas le terrain qu'elle représente, le livre d 'histoire
n'est pas 1'histoiren (p. 14) et en ce qui concerne ces domaines, "un tel projet est
aberrant, mais je crois ou je parie qu'il est un domaine et un seul où ce projet est
réalisable : la littérature" (p. 15). Ainsi, nous voyons que c'est en comparant son
projet "bio-graphique", qu'on doit entendre par l'écriture de la vie de 1'6mture, aux
modbles du traité de physique, à la carte de l'explorateur et au iivre d'histoire que le
narrateur rend explicite l'idée d'un processus autort5férentiel qui devra lui permettre
de dhuvrir les lois de la mécanique de l'écriture. Si son texte doit être à la fois un
traité sur l'écriture et l'objet de ce traité, ce que le narrateur recherche est une unit6
entre les lois qui régissent l'écriture et ce qui va se produire lorsqu'il écrit. Il ne peut
alors que procéder par reprises du thème central et par variations (ou imitations). Le
défi du livre peut se résumer ainsi "la liaison du livre et de la vie sera telle qu'eue
transmutera le sens ordinairement attribue 2i ces deux mots [livre et vie] au point de
rendre leur dudit6 impossible" (p. 15). Tous ces petits modMes que sont le trait&,la
carte, le livre d'histoire sont des suites du jeu du portrait chinois mais sont aussi, en
même temps des réponses-variations au portrait comme tel et au thème central.
Il s'agit donc bien d'en venir à une definition de l'écriture par la production d'un
livre autoréf6rentieI. Désormais, la repense à la question "Qu'est-ce qu'écrire?" ne peut
que relancer la question dans une sorte d'infini. La première séquence du roman se
245
termine par une deuxième r6pétition de la réponse: 'Ecrire m'est inconnu, et ainsi la
réponse se borne 2 redoubler la question : ce serait seulement dans le livre que se
produirait, et, en partie, pourrait se lire l'aventure d'une écriture inconnue" (p. 15). La
relation entre la question et sa réponse n'est donc pas dans la résolution mais plutôt dans
l'effet de continuation produit par un retour au point de départ tel qu'on le voit lorsque,
dans la fugue, la réponse du sujet module nouveau pour, comme l'indiquait Fetis dans
la citation précédente, retourner dans le ton primitif.

2.1.3 La contre-écriture et le contre-sujet

A partir de la deuxième séquence du livre, le narrateur remarque que, lorsqu'il


écrit, il y a une force qui s'oppose à son progrés et qui produit dans son écriture des
arrêts, des détours, des hésitations. Dans l'acte d'écrire, il se heurte à la page blanche
et ressent une douleur qu'il nomme "contre-écriture" . La contre-écriture est
représentative de la tension qui retient la marche en avant de l'écriture. Ainsi, nous
lisons:

S 'opposant en effet ce que provisoirement, et faute de mieux, j'appellerai


mon écriture, puisque posée noir sur blanc par celui qui dit "jen, il y a en
effet je ne sais quelle blancheur ememie qui évide mon écriture, la disjoint
d'elle-même, un blanchiment qui efface par avance ce que j 'aurais pu
écrire, me déloge sans cesse de ce que je ne suis pas en droit d'appeler mon
écriture : cette rayure, cette éclaircie, ce sillon, je l'appellerai contre-
écriture [...] @. 18).

Il est impossible ici de ne pas rapprocher le terme 'contreécriture' avec le


'contre-sujet' qui accompagne souvent le sujet de la fugue et qui, ici, est validé du fait
que le sujet est l'écriture. Comparons donc les caractéristiques d'un contre-sujet et de
la contre-écriture. Dans la structure d'une fugue, le contre-sujet est un thbme
secondaire. Il a une m6lodie distincte qui reste cependant subordonnée au sujet
puisqu'il ne fait pas l'objet d'une exposition independante. Son rôle est donc de
fournir un contraste au thkme principal mais par ce contraste, cette opposition, il sert
à définir le sujet.
En tentant d'assigner des figures rh6toriques à la structure de la fugue, le
théoricien Johann Adolph Scheibe (1708-76) assimile l'antithèse au contre-sujet:

The 8th figure is opposition (anfithesis).When one places subjects


against one another in order to make the principal subject that much
clearer [sic]. This occurs especially in fugues, where one constantiy sets
the principal subject in opposition to still other subjects in order to better
clarify it and render it ail the more prominent. This figure, however, is
especially suitable when one invents completely foreign subjects which,
taken by themselves individuaily, seem to be not in the least related to the
principal subjectf5.

Scheibe note donc que l'antithèse et le contre-sujet ont le rôle similaire de dresser des
oppositions afin de mettre en relief un thkme ou sujet principal.
Bien qu'btant reliée à la thkmatique de l'kriture, la contre-écriture s'en
distingue par son rôle d'opposition à la progression de l'écriture. Douleur,
inquiétude, crainte du gouffre, du vide auquel le narrateur doit faire face lorsqu'il se
trouve devant la page blanche, la contre-écriture en tant que contre-sujet est un thème
distinct mais qui demeure subordonnt5 au t h h e principal. La contre-écnture et le
contre-sujet occupent chacun une fonction analogue, soit celle d'opposition au thème
au sens où celle-ci devient une force qui permet de mieux exposer le sujet. Selon le
narrateur: "de même qu'une roue ne peut tourner sans le vide du moyeu, de même il
me faut faire l'hypothèse que sans passage à vide l'esprit ne pourrait travailler ni le
texte se d6placerU(p. 100).

35
Butler, op. cil. , p. 89.
La contreécriture a donc, comme le contre-sujet, un double rôle dans le
roman. EUe est en premier lieu un 6lément qui s'oppose à l'écriture et qui fieine la
progression qui pourrait répondre 2 la question "qu'est-ce qu'écrire" mais,
paradoxalement, la tension qui en résulte pousse l'écriture 2 avancer:

Il est sans doute impensable, mais il n'est pas impossible que l'éclaircie:
l'ouverture sur le vide, ait en retour donne lieu il la fêt.G6;il est possible
que la contr&riture, menace dont on ne peut que se detourner, apporte
secrètement la vie à l'ouvrage @. 18).

L'ouverture sur le vide s'assimile A la liberté puisque c'est par elle que l'écriture
peut se défaire des attaches qui la relient à ce qui a dejja été écrit. Ainsi, l'éclaircie, la
page blanche, la page à écrire n'étant pas encore marquées par l'écart qui mine toute
tentative de représentation, donnent lieu une réjouissance innocente et optimiste
permettant au narrateur de continuer son projet. Le narrateur, en faisant le point, une

36 NOUSretrouvons dans De la gmmrnatoloeie de Derrida, l'analyse de la notion


de "fête" chez Rousseau. Il y a, de toute &idence, une reprise de cette notion
particuli5re par Laporte. Demda écrit:
C'est déjà la société, la passion, le langage, le temps mais ce n'est pas
encore l'asservissement, la préference, l'articulation, la mesure de
I'intendle. La fête selon Rousseau exclut le jeu. Le moment de la fête est
le moment de cette continuité pure, de l'in-différence entre le temps du
désir et le temps du plaisir. Avant la fête, il n'y a pas, dans l'etat de pure
nature, d'expdnence du continu; après la fête commence l'expérience du
disconrinu; la fête est le mod&lede l'expérience continue. Tout ce que nous
pouvons futer dans les oppositions de concepts, c'est donc la société formée
au lendemain de la fête. Et ces oppositions supposeront d'abord
l'opposition fondamentale du continu et du discontinu, de la fête originelle à
l'organisation de la soci6t6, de la danse à la loi.
Qu'est-ce qui suit cette fête? L' Age du suppl&ment,de l'articulation, des
signes, des représentants (De la grammatologie, op. cit., p. 372).

Cela illustre ce que nous disions précédemment sur les ramifications du texte de
Laporte et d'autres textes sur l'écriture, comme s'il puisait dans un fonds culturel et
philosophique, une Nive&.
sorte de "bilan' (p. lg), écrira plus loin:

Tout se passe comme si l'ouvrage était le lieu de l'affrontement entre un


dedans et un dehors, entre l'écriture et la contre-écriture, adversaire qu'il
serait pourtant injuste de considerer wmrne ennemi de l'ouvrage, puisque
sans eiie l'ouvrage se géometriserait, se crishiliserait en un Traité qui,
pour &treparfait, n'en signifierait pas moins, pour l'ouvrage, sublimd en
l'Oeuvre, une immobilie morteue. La contre-écriture, inséparable de la
douleur, est donc porteuse de vie :elle seule permet le renouvellement
qui, en dépit du temps qui passe et de la variété des evénements, maintient
la proposition : écrire m'est inconnu, et c'est pourquoi on peut bien dire
que le texte effectif est l'oeuvre conjointe de l'écriture et de la contre-
hi- @p. 38-39).

La contre-écriture met en endence l'écart qui existe entre le projet de rendre


patentes les opérations de 'l'esprit' (p. 100) et le médium chargé de représenter ces
opérations. Eile est le 'dehors' qui s'oppose & l'unité du 'dedans'. Ce dehors, qui
provoque une derive de l'biture, ut représentatif de ce qui empêche de saisir et de
capter la pensée. La contre-hihire "atteint le coeur de 1'6critureW
(p. 39) et force sur
elle des derives. Mais elle demontre, dans un même temps, le travail du sujet ou Mme
principal en le plaçant sur le bord, la frontikre entre le dedans et le dehors. Sans ce
bord, rien ne peut distinguer l'un de l'autre.
La mise en rapport de la 'contre-écriture" a du "contre-sujet" fugd nous a
permis de les rapprocher surtout sur un plan fonctionnel. D'une part, une entité,
contrastant avec le sujet, permet ainsi de le mettre en relief, et de par sa valeur
d'opposition, d'antithèse, contribue à sa clarification. D'autre part, cette entitk, en tant
que force opposante, tensionnelle, donne lieu à des dérives et entraîne un effet de
progression infiniS6.

36 Il faudrait souligner, egalement, que l'opposition et la tension entre le sujet et


le contre-sujet se font ressentir, dans une fugue, parce que ceuxci sont joués
simultan6ment, en contrepoint. Ce jeu contrapunctuel est abordé dans la section 2.3
de ce chapitre.
2.2 Développement de la fugue et progression de lîécriture

Si le projet du romancier est de mettre nu les opérations mentales par les


moyens qui lui sont offerts par l'écriture, Merente alors B ce projet, comme nous
l'avons vu, est la notion d'écart puisque l'écriture ne peut qu'offrir une représentation
qui est inevitablement differée de ce que sont ces opérations. En cela, les opérations
constitutives du processus scriptural que le narrateur s'acharne à retrouver dans les traces
memes de l'écriture demeurent une visée hors de sa portée. La pratique de l'écriture ne
peut que demontrer ce que Demda a nommé la dzr&rance , notion qui, selon le
philosophe de la déconstruction, est liée ii tout acte de représentation. En écho à cette
notion et au seuil impossible qu'il tente de franchir, le narrateur écrit:

Si je tente de definir l'inconnu, je retombe au niveau de la représentation,


ii jamais inadéquate, que je voudrais dépasser, et pourtant cette manoeuvre
est in6vitable dans la mesure où le mouvement, qui contrecarre mon
écriture, loin de pouvoir être saisi directement, ne laisse une marque qu'en
perturbant la représentation que l'on s'en fait [...] (p. 37).

L'imitation, qui est le prou%&utilisé pour d6velopper le sujet d'une fugue,


contient en elie les principes de la diffërane demdienne, soit ce qui instaure un écart
ontologique entre la v6rité et la représentation. Parce qu'eue est differée dans le temps -
eile suit le sujet - et transforme le sujet par le biais de diverses permutations, l'imitation
donne à la fugue son caractkre de fuite et de poursuite d'un theme ou d'un sujet central.
Cependant, l'imitation fugale, pratique donc variationnelle, demeure une
exploration du sujet central. Les multiples techniques d'imitation ont comme r61e de
developper le sujet en le transposant dans les diverses tonalités de la gamme diatonique
et, par le biais de diverses permutations, d'en exploiter le potentiel m6lodique et
harmonique. L'imitation travaille ainsi sur le même et l'autre, la difference et la
250
Le rôle des imitations dans la fugue a &té w m p d iice qu'est la mise B Mpreuve
du sujet dans l'ancienne Mtorique. Butler cite P ce propos Burmeister qui etablit entre
le sujet et ses imitations successives une relation fondée sur la mise en interrogation et
ll&aluation d'une proposition initiale: "one Ipmposirio, that is d a ] can be tested and
weighed carehlly ... through rnany [statements, Le., comes and subsequent entries] "37.
Le développement du sujet fugal est ainsi consideré comme un prOCéd6 qui permettra de
révkler le potentiel m6iodico-harmonique du sujet. Selon la citation de Burmeister, les
imitations du sujet servent & 'éprouverw ce potentiel que livre au compositeur le M m e ou
sujet musical choisi. Afin de poursuivre ce rble d'imitation comme mis A l'épreuve du
sujet, nous msidererons certains des mod&lesqui sont 6voqu6s par le narrateur pour
faire varier la proposition initiale du récit, il savoir 'qu'est-ce que I'écriture'.

L'analogie entre la fugue et le mode de fonctionnement du texte de Laporte


repose, ici, sur les modéles qui sont proposés pour rendre compte de l'écriture. Ce sont
eux qui forment des variations du sujet initial et qui se ddveloppent selon les procédés de

l'imitation, soit des propositions qui reprennent tout en contestant la proposition initiale,
qui 'imitent" celle-ci afin de faire progresser le récit. Les mod&les6voqués par le
narrateur m e n t en place des similarités et des différences, autant d'écarts avec le sujet
initial qui sont soumis la tension, 5 cette d~@iirancequi poussent l'ouvrage en avant3'.
- - -

'' Butler, ibid., p. 75.


38 On remarquera que, par rapport A la cuntre-écriture qui est un thème
secondaire dans sa fonction de contre-sujet, les modhles, même s'ils sont maintenus
dans I'hypothetique du conditionnel et r6futés dans la rdponse, offrent un aspect
"positif", thbmatid, ce qui montre bien leur statut d'imitation. La contreécriture,
C'est cette progression qui permet a l'écriture de 'laisser ses traces'. Dans la troisi5me
séquence, le narrateur de Fume s'en rend bien compte lorsquiil écrit: 'Par chaque
question-réponse, je me fais une idée provisoire de ce que pourrait être l'ouvrage à
ecrire' (p. 34).
Les modèles, en tant qu'épreuves du sujet, sont toujours changeants car le
narrateur est conscient qu'aucun d'entre eux ne sera capable de répondre entierement il sa
question initialem. Les repenses qui suivent les questions que se pose Le narrateur n'ont
pas comme résultat de lui offru des solutions définitives mais, plut&, de mettre l'accent
sur le fait que ce procédb l'aide & faire avancer son projet. En effet, il ne peut y avoir de
- -- - -- - -- -

'positif", thkrnatisé, ce qui montre bien leur statut d' imitation. La contre-écriture,
par rapport aux imitations est ainsi la 'force' qui deIogent, qui provoque l'écart et
l'imitation en tant que diff6rence.
40
Demda dans son article 'Force et signification" examine les pratiques
schématisantes du structuralisme qui réduisent le sens des oeuvres à leurs structures en
s'appuyant sur des modkles pour expliquer leur fonctionnement. Les mod&les ont un
double rôle: ils mettent l'oeuvre l'dpreuve, ce qui permet de mieux la comprendre
mais, de la meme façon, de la meriacer en ses fondements:

On perçoit la structure dans l'instance de la m e m e , au moment où


l'imminence du péril concentre nos regards sur la clef de voute d'une
institution, sur la pierre où se résument sa possibilite et sa fragiiité. On
peut alors menacer méthodiquement la structure pour mieux la percevoir,
non seulement en ses nervures mais en ce lieu secret où eue n'est ni erection
ni ruine mais labilité. Cette opération s'appelle (en latin) sorccier ou
solliciter. Autrement dit ébranler d'un ébranlement qui a rapport au tout
(de sollur, en latin archaïque : le tout, et de citare : pousser)."
La menace, en ce qui concerne le stnicturaüsme, se situe dans le fait que le vrai sens
de l'oeuvre ne peut être atteint. Derrida poursuit:

Le souci et la sollicitation structuralistes, quand ils deviennent


rn&hodiques, ne se donnent que l'illusion de la liberte technique. Ils
reproduisent en verité, dans le registre de la méthode, un souci et une
sollicitation de l'être, une menace historicu-metaphysique des fondements.
L'Ecriture et la diffkrance, op. cit., pp. 15-16.
réponse proprement dite, car c'est seulement en écrivant et à partir des traces de
l'écriture que pourra se 'lire' une véritable dponse A la question 'qu'est-ce qu'écrire?'.
Comme dans la fugue, ce n'est que par l'imitation, soit la variation et la modulation du
sujet initial, qu'est assure son d6veloppement.

Je ne puis appliquer les r&glesd'un traité qui n'existe pas encore! Une
solution est possible : que l'élaboration du traité fasse partie intégrante de
l'exécution. La partie n'a pas encore eu lieu, je n'aumi jamais le rble
tranquille de pur spectateur, et c'est pourquoi il faut, meme A tatons,
commencer par jouer, par provoquer et observer les mouvements, quitte,
plus tard, 2t reconstituer partir des traces d'autres mouvements d'abord
inaperçus @. 13-14).

Pour faUe avancer l'écriture tout en essayant de décrire son 'programme", le


narrateur entreprend de jouer au portrait chinois, jeu qu'il avait amor& dans la première
séquence, et que nous avions mis en parail&leavec la modulation du sujet. Cette
modulation initiale lui avait permis de représenter la condition liminaire de son projet,
celle de réunir l'acte d'écrire avec la reflexion sur l'écriture. Mais le jeu du portrait
chinois reviendra dans le texte, sera repris, marquera un repkre. En poursuivant ce jeu,
dans les séquences subséquentes, le narrateur remarque qu'il lui permet de fragmenter
son sujet, d'en explorer les dimensions, afin de mieux comprendre et cerner son
fonctionnement.

L'ouvrage à écrire, toujours mobile, d6joue toute tentative de definition,


mais par cette échappatoire il creuse l'espace, rend possible
l'interrogation, et c'est pourquoi de tous les jeux le plus juste est sans
doute celui du portrait chinois où l'on interroge sans qu'il y ait de
rdpnse, car la question, entretenant une relation de synecdoque avec
l'objet A deviner, est d6jà la partie et comme le tout d'une impossible
réponse ultime qui n'a aucune place dans un jeu sans commencement ni
fin (p. 37).

Comme on l'a vu précédemment, le jeu du portrait chinois auquel se livre le


narrateur lui permet d'avancer certaines questions h 116gardde son livre. Ces
questions forment en fait des modéles pour rendre compte du processus de l'écriture.
L'emploi des modèles effectue ainsi un dédoublement du sujet car le mod&le,
fonctionnant sur le mode du transport métaphorique ou analogique, nous le rappelons,
a la fonction de transposer le sujet pour mettre en &idence certaines de ces
particularités en exposant des similitudes et des differences. Comme avec la première
mutation effectuée dans l'exposition de la fugue, les imitations du sujet qui suivent
dans le développement de la fugue offrent la fois des points de similarités car elles
reprennent la m & d e du sujet et aussi, par le fait qu'eues sont hanspost5es des
tessitures diffkrentes (diff6rences spatiales) et qu'elles suivent le sujet (diffi5rences
temporelies), elles mettent en &idence le jeu meme des contrastes. Ainsi, comme les
diffknts mod5les offrant des points de comparaison avec la problématique de
l'écriture dont se préoccupe le narrateur du roman ~ u m e les
, voix qui exposent le
sujet et ses imitations dans la fugue usent d'une forme dialectique où les imitations du
sujet mettent en place un jeu de contrastes et de similarités entre eues et le sujet.
Ainsi, les théoriciens qui décrivent la structure d'une fugue reconnaissent, dans
l'imitation, tant ce qui est de l'ordre de la simiiitude que ce qui est de la difference.
Cela tient au principe même du d6veloppement qui doit reprendre et modifier, imiter et
transposer. Certains reconnaissent que cette transformation doit être l'oeuvre d 'une
similitude, d'une analogie, tandis que d'autres penchent plutôt vers la difference, le
déplacement. Ainsi, Fétis décrit l'imitation de la façon suivante:

La fugue n'étant que le d6veloppernent d'une seule pens6e, l'imitation y


est d'autant meilleure qu'elle participe davantage du style du sujet. Si
l'analogie entre le motif d'imitation et le sujet, ou le contre-sujet est trh
faible, ou s'il n'y en a point du tout, le morceau ne produira pas l'effet
que l'auteur s'en promet. L'oreille éprouvera même une sensation
désagréable, accoutumée qu'eue est déjà aux formes m&xiiques du sujet
et du contre-sujet, à passer tout à coup au rythme nouveau d 'une imitation
non

On remarquera dans cette citation le fait que trop d'écarts peuvent apparaître
desapréables & l'oreiiie. Etant d o ~ la6 nature moderniste du roman de Laporte, il est
possible d'imaginer que la structure fbgale qu'il propose, en raison de ces nombreux
déplacements, des ciifferences dans la reprise, pouxrait "sonner" désagréable. Par contre,
en suivant une autre fagon de décrire ou d'entendre la fugue, Mattheson, lui, validera ces
écarts en les organisant dans un jeu conversatiomel. il écrit:

[...] one voice, so to speak, converses with the other after the manner of a
conversation, throws out questions, gives answers, is of a different
opinion, secures approval, is in agreement, accepts opposition, etc.
For just as in the case of a conversation where simply yes or no is said of
ail propositions, where no investigation is undertaken, no proposition
brought forward, no opposing statement perceived, no minor fnendiy
dispute stirred up, in short, where no struggle whatsoever is undertaken in
deaihg with one another either before or after, one is soon made quite
sleepy,and little joy is aroused. In the sarne way, each hannony, even if
it mnsists oniy of two voices, aiso requires just such debate, objection,
qiralifTcation, diverting combat in sounds, which one can accomplish
through no better means than through so-called imitation, which is refend
to by its art words, Imitan'o, or better, Amulario v o c ~ m t ~ ~ .

Pour la fugue, les imitations du sujet ont donc un rôle de contraste avec le sujet.
Ce contraste est entrepris par un écart temporel et spatial. La forme-fugue a ce caract5re
particulier d'échange entre du voix indépendantes les unes des autres, provoquant,
comme l'écrit Mattheson, un effet d e débat ou de conversation. Ii va de soi que, pour un
&rit comme celui de Laporte, qui est le "d6veloppement d'une seule pensée", voir d'une
seule obsession, la forme du débat est pertinente au sens où le narrateur, dans ce long
soliIoque, entreprend de rdpondre, en la produisant, à ce qu'est l'écriture. Comme dans

4I
Wtis, op. cit., Livre IV, p. 46.
42
Butler, op. cit., pp. 64-65.
le jeu du portrait chinois, il occupe deux voix, les fait jouer, les M3.
Nous retenons
donc que, dans l'imitation musicale, l'effet de dhat se produit par la difference entre les
imitations et le sujet. Cette diffkence, tout en maintenant un lien essentiel avec le sujet
afin de maintenir une continuité, ajoute à l'intérêt du débat et lui permet d'avancer.
Ayant reconnu cet écart enm le projet de transcrire les mouvements de la pensée
et les forces qui entrainent l'écriture dans une derive, le narrateur évoquera d'autres
mod&lespour rendre compte du fonctionnement complexe de l'écriture. Dans la
premi8re séquence, les mod&Iescomme celui du traité de physique, de la cartographie,
du jeu d'&hm ou du livre d' histoire avaient s e à ~mettre en &idence hspect auto-
référentiel du projet du roman, tout en dédoublant le portrait chinois comme modèle
initial du Livre. Dans la troisieme séquence, le narrateur passe au modèle du mobile. Le
mobile sert à mettre en &idence le concept de la trace de l'knture. Si l'écriture &ait un
mobile, propose-t-il, il serait possible de suivre ses mouvements et les décrire.

Je désirais que l'esprit, se substituant au da,se montre lui-même,


manifeste sans voile son propre mouvement, parle directement sa propre
langue, mais l'esprit, mot dbtestable qu'il me faut remplacer au plus tôt,
ne se donnant dans aucune apprehension immédiate, ne parlant pas mais
écrivant, il est nécessaire de lui fournir la possibilité de laisser une trace:
la feuille blanche prête & devenir scriptogramme. La metaphore la plus
simple, à peine une metaphore, est donc celle d'un mobile ou d'une
machine, dotée d'une sorte de stylet sisrnographique, qui se ddplacerait
tout en marquant son mouvement, qui se décrirait par cette marche aussi
essentielle et caractéristique que celle d'une pièce du jeu d 'échecs @p.
26-27).

Le narrateur reconnaît, dans ce passage, que l'écriture n'est pas dgie uniquement
par son vouloir-dire (celui du scripteur) mais qu'elle est soumise à d'autres lois qui

43 Nous Lisons par exemple dans m: "Tmnsposonsce jeu à notre usage. Je


connais le nom : un livre, mais rien que le nom de la chose 2 deviner, et pourtant je
peux interrow et m&meréwndre & l'interrogation comme si je connaissais la réponse
ultime à la auestion po&' (p. 12). (Nous soulignons).
proviennent de sa matérialite. En 6voquant les motifs du mobile ou du scriptogramme,
le narrateur a pu mettre en &idence le déplacement de l'écriture ainsi que la présence de
*traceswqui signaleraient les opérations de I'écnture. Ii y a donc continuité entre la
graphie de la bio-graphie, le jeu des questions et des réponses du portrait chinois, le
traité, la carte et le Livre d'histoire et ce scriptogramme mais il y a aussi un thut, une

suite de déplacements qui reprend la question de l'écriture tout en la transformant. Sa


pratique et son analyse vont encore repérer d'autres "mouvements" qui régissent le
procès de l'écriture.

2.2.2 Le mouvement dtrograde et le repliement de l'écriture

Le mouvement du mobile a permis au narrateur de formuler l'idée que le mobile


"ne peut se déplacer qu'en se frayant un cheminn (p. 27), impliquant une résistance au
mouvement dont il faut te^ compte. La résistance à laquelle se heurte l'knture
entraîne une autre metaphore, ceiie du protozoaire:

Découvrir les lois d'une pensée sauvage revient donc à décrire les
mouvements qui régissent un mobile ou plutôt rappeler que ses
déplacements sont effectués en fonction de considerations stratégiques très
difficiles à déchiffier, mais qui nous apprennent du moins que l'esprit est
vivant, voire matériel, et n e doit donc pas être cornpar6 à une machine,
mais plutôt à quelque protozoaire sublimé, et c'est pourquoi, si
extravagante que soit cette image, j 'oserai dire qu'un certain acte d'écrire
est comparable à un mouvement amiboide, est ce pseudopode par lequel le
mobile vivant s'aventure vers l'inconnu. Ma retenue devant la page
blanche, ce mouvement qui me porte 2i differer le commencement, h
m'brter de la douleur n'est peut-être que la transposition du geste
immémorial par lequel un vivant se protège du dehors qui l'attire et en
même temps le menace @. 28).

Dans l'analogie du protozoaire, la question du dedans et du dehors revient pour


montrer que l'acte d'écrire ne peut se résoudre à suivre tout simplement un mouvement
en avant mais qu'il est sujet il des résistances qui altèrent le cours de l'écriture. Le
narrateur modifie ainsi sa description du mobile pour indiquer qu'il s'agit d'un "espace
qui ne reléve pas d'une géometrie plane" (p. 28) et que plutôt "le mobile, parce que
vivant, loin de présenter des contours fixes, est d'une configuration toujours changeante"
(p. 29). A nouveau, il joue sur la polysémie des termes: la feuiile blanche dont le

résultat tixe etait le scriptogramrne, sillon& par le mobile (le stylet sismographique)
redevient une page blanche, un espace polymorphe où le mobile redevient mobile, au
sens de l'adjectif. Reprise du mot et modulation du sens permettront la progression qui
le m b e au protozoaire. Ces deux mod&les,celui du mobile et du protozoaire fournissent
au narrateur l'occasion de préciser que le mouvement de l'écriture ne suit pas un cours
linéaire mais plutôt effectue des retours en arri&re,des reprises, dont il faut 6galement
tenir compte. Ainsi, l'attrait de l'inconnu provoque un mouvement allant vers l'avant
tandis que la crainte de l'inconnu motive un mouvement rétrograde. Il écrit :

[...] je ne suis pas près de pouvoir décrire ses diffhntes formes, car eues
sont toujours momentanées et modifiables, et pourtant, en prenant ce mot
dans son sens le plus ancien, ce rythme correspond sans doute à des
modifications spatio-temporelles qui doivent permettre de comprendre la
douleur, le danger, mais aussi l'attrait pour une sécuritb dont pourtant on
ne saurait se satisfaire. Ecrire, ou du moins écrire selon une modalité qui
reste & d6finir, tourne le mobile vers le dehors sauvage, mais cette
exposition, surtout si elle dure, fait courir au mobile un danger tel
qu'invinciblement il retrograde ou du moins se rdtracte, se replie sur lui-
même, tente de se recueillir en une sphkre bien close @p. 29-30).

La résistance il la progression en avant de l'écriture provoque un repliement sur


ce qui a déjà kté écrit. Le terme musical r&mgmde, qui est un type d'imitation utilisé
dans la fugue, peut marquer pour le lecteur une liaison entre ce qui est, dans la
progression de 1'écriture, un mouvement de repliement avec le type d 'imitation musicale
qui consiste il jouer le theme de droite à gauche, de la fin jusqu'au d&ut, ou pour
l'exprimer autrement, s'il s'agissait d'un theme composé des lettres abcde, son
258
rétrograde serait edcba. D'ailleurs ce paraU&iisrnese manifeste 8 nouveau dans le roman
lorsque le narrateur fera la description d'une écriture pratiquant "une marche de
l'écrevissen@. 152) qui a sa contrepartie dans un autre terme musical pour le
mouvement retrograde, le contrepoint en écrevisse.
La particularité du mouvement retrograde dans la fugue est, w m m e le remarque
Fktis, qu'il "n'admet aucune dissonance, soit comme retard de consonnace, soit même
w m m e note de passage; car ces notes appartie~entaux temps forts dans le mouvement
&0@eed3. il en donne l'exemple suivanr":

figure 4

43
Fétis,op. cit. ,Livre iI, p. 19.
illustration rnodifide ? i du livre de Fétis, Livre II, ibidem.
partir
Le mouvement rétrograde, tel qu'il est représenté dans le roman, s'oppose lui-
aussi à la dissonance car il apparaît dans le roman sous la forme d'une op&ation que le
narrateur effectue lorsqu'il se trouve en train de relire et de commenter les pages qu'il a
écrites. A travers le roman, donc, de nombreux passages narrés au passé, feront office

de cette 6tape de relecture, etape qui, selon le narrateur, s'avère nécessaire pour rt5tabl.k
la continuité d'une écriture devenue trop éparpillée. Le narrateur témoigne de cela en
écrivant que:

[...] tout au long d'une séquence, ou du moins en plusieurs points


privildgi& de son parcours, de nombreuses coupures mineures pulv6risent
sournoisement son tracé, altération ou déviation aussitôt effacée, car eue
provoque une opération de rattrapage : L'écriture rétrograde, se récupère
eile-même, rétablit la continuité [...] (p. 98).
L'écriture rétrograde consiste alon en un mouvement en arrike qui a pour
effet d'altérer le cours du texte et de le protéger du 'dehors': lieu qui, selon Derrida
menace l'identité du sujet? En continuant la citation pr-ente, nous pouvons voir
que l'opération de retour en arrikre a comme résultat d'éliminer l'altérite, l'écart qui
ferait perdre de vue l'identité de l'écriture:

1...] l'écriture rdtmgrade, se récupère eile-même, rétablit la continuité,


assure sa progression en reprenant avec quelques retouches son programme
primitif [...] il anive parfois que la cohérence soit 2i nouveau effîitée,
degradation Zi laquelie l'écriture pare en s'efforçant d'intkgrer à son image,
comme un trait particulikrement pertinent, ce qui est pourtant venu
menacer son identitk (p. 98).

L'idée d'une menace venant de l'extérieur est comparable h l'effet de


dispersion que peuvent provoquer les modulations présentes dans les imitations du

45
En ce qui concerne l'acte d'écrire, Derrida l'assimile à une "perte du propre,
de la proxirnit6 absolue, de la présence soin (De la erammatologie, op. cil., p. 164).
260
sujet fiigal, cette "sensation désagréable" mentionnée par F6tis. Si les modulations

permettent d'explorer le sujet dans les diverses tonalités de la gamme diatonique, elles
peuvent être consid6rées, également, comme des menaces l'unité du sujet. Dans ses
observations portant sur la pratique de la modulation, Fetis explique que:
"Quelquefois les compositeurs inexpérimentés effrayés de lt61oignement du ton
principal oh les entraîne une progression modulante, tentent de s'arrêter en la
convertissant en une sorte de progression r&rogrodantew'. L'exemple qu'ii en offie
illustre une premibre imitation qui module d'un ton un autre tandis que la deuxième
imitation n'est qu'une progression ~nitonique~~:

figure 5

Les paraU&lesentre la r6trogradation comme imitation musicale et comme acte


scriptural s16tablissentdonc tout d'abord par h présence, dans le texte, d'une
terminologie musicale ce qui permet ensuite de sonder les possibilités d'un
rapprochement entre l'emploi romanesque de ce terme et sa spécificitk musicale. Si le
mouvement retrograde wmme technique d'imitation musicale implique une inversion
latérale concr&tedes notes du sujet, dans le cadre du roman, ce mouvement est
transposé à un niveau métaphorique, caracttkid par un repliement de la pensée du
46
Fétis, op. cit., Livre III, p. 45.
47 Illustration modifiée du livre de Fetis, Livre III, ibidem.
26 1
narrateur, lorsque celui-ci effectue une relecture des pages d6jja écrites - ce qui se
r6tractait dans l'analogie du mobile devenu protozoaire. Du point de vue de leur
fonction cependant, dans la fugue comme dans le roman, le mouvement r6trograde a
la tâche de rétablir la continuité, voire l'unité, du fait que, sur le plan musical, le
mouvement rétrograde n'admet aucune dissonance ou encore que, en réaction des
modulations qui menacent l'unité, une moduldon r&trogra&uzfe(conçue comme un
recueillement, une retenue de la marche en avant) permet de retabiir la tonalité
initiale.

2.2.3 Le mouvement contraire et la contestation

L'inversion du thème dans la fugue est une autre forme d'imitation fùgale. Dans
ce cas, il s'agit de jouer le th&meen inversant les intervalles de façon verticale. L'effet
visuel est celui d'un mouvement vertical contraire comme on le voit dans l'exemple
suivant48 :
théme:

imitation en mouvement contraire:

figure 6

Illustration modifik partir du livre de Gedalge, op. cit., p. 160.


Comme le souligne Butler, l'imitation en. mouvement contraire peut être
rapprochée de la dialectique constituée par des oppositions, par des éléments non-
similaires afin de faire ressortir la proposition que constitue le sujet de la fugue:

The process of inversion resulting in contraries is vitally important in the


larger rhetorical scheme. [...] m s ] rhetorical procedure is the arrival at
a full cornparison by the juxtaposition and examination of contraries
through the property of dissimüitude. This aspect of juxtaposition of
contraries also gives rise to opposition, one of the most vital aspects of
rhetoric, particuiarly its dialectical ide^^.

Si nous avons déj&évoque la contestation et l'opposition comme force et comme écart


qui motivent le déplacement de l'écriture, il faut comprendre l'effet de la contestation
ici au niveau du rnockle individuel - un acte de comparaison qui est décrit comme un
changement de direction, dans le dénivellement du texte.

Le projet de dévoiler les opérations de l'esprit teiles qu'elles peuvent être


traduites par l'écriture comprend deux notions que le narrateur rMle comme étant
opposées et même peut-être contradictoires.
Il est en effet très loin d'être sfir que tout ce qui est en jeu dans l'ouvrage
parvieme, en se réfléchissant dans la page-miroir, au repos de la visibilité,
car, en opposition à cette fonction représentative qui fait écrire le mobile
uniquement pour Lire ses déplacements, pour les formaliser en un Traité, il
y aurait je ne sais quel illisible et peut-être incessant glissement de tenain
qui mine toute représentation (p. 34).

En effet, les modkles 6voqués seront toujours sujets à la contestation, qui les
mine et les transforme. Le livre, parce qu'il est établi par l'écriture qui est elle-même
représentation, est voue ne jamais se clore en une représentation définitive de

Butler, op. cit., p. 58.


l'écriture. Cette non-clôture qui provoque l'illisibilité est un champ qui s'ouvre, un
"glissement de terrain". Cette secousse sismique de l'écriture, dans son résultat (le
tracé du mobile, les formalisations du traité) et dans son processus (le glissement de
terrain sur la feuille) reprend néanmoins les modkles auparavant mentionnés mais les
condense dans leur mouvement contraire, soit ici la perte de la lisibilité occasionnée par
le glissement de tenain lui-même motif mis en place par "lestylet sismographique" et
description d'une ouverture sur l'indéfini. Ainsi, ailleurs le narrateur écrit que:
"L'écrit est travaille par l'écriture qui de la sorte façonne un nouveau texte destiné lui-
même à être à son tour travaillt, et ainsi ind6finimentu @. 88). Si la contestation
enraye l'espoir de parvenir 2 une représentation definitive de l'écriture, elle doit être
intégrée dans la definition de l'écriture. Dans ce cas, l'écriture serait définie comme un
processus infinidans lequel la contestation a son rBle à jouer. Reprenons en entier le
passage qui commence avec la phrase citée cidessus.

L'écrit est travaillé par l'écriture qui de la sorte façonne un nouveau texte
destiné lui-même être à son tour travai.116, et ainsi indefiniment : il n'y a
donc pas h6térogén&é entre la rnatikre travaiUée et l'outil ou plutôt
l'opération qui la travaille, mais, par incapacité, je dois renvoyer à une
page ultérieure le soin d'élucider la manière dont 1'6criture transforme
l'écrit, le mode selon lequel l'esprit travaille et se travaille, projet auquel
je suis si attache qu'il commande actuellement le champ de l'écriture, mais
dont je crains qu'il ne contrecarre un autre projet qui me tient tant A coeur
que de nouveau j'y souscris pleinement : .promouvoir un ouvrage où un
texte serait oeuvrd par l'ouvrier en langage de telle façon que le travail
transformateur porte d'abord sur le mode de production responsable du
texta. Ces deux projets contraires peuvent-ils être combinés? Je le crois.
La contestation est en effet l'une des mani&res.mais non la seule. dont
l'es~rittravaille ou ~lutbt.au moment voulu. elle a sa olace parmi les
nombreuses opérations toutes nécessaires la constitution de ce champ
textuel qui obtiendra son contour propre seulement si je pawiens A rompre
les Liens aussi contestables que tenaces qui le retiennent à l'ouvrage déja
écrit @p. 88-89). [Nous soulignons].

Comparons maintenant le rôle du mouvement contraire dans la fugue au rôle


de la contestation dans le roman. Lorsqu'une ligne mélodique est sujette il l'inversion
de ses intervalles, au iieu d'avoir un mouvement ascendant, elle aura un mouvement
descendant et vice-versa. Cette permutation s'oppose à la direction originale de la
ligne mklodique. Dans le cas des mod&Iesproposés par le narrateur wmme
représentation de l'écriture, la contestation effectue un dénivellement du texte par un
changement de direction qui, pour ainsi dire, suit une direction contraire à celie qui a
eté utilisée pour construire le modéle.

Dans le cas oh l'esprit, fonctionnant comme une machine, aurait


ind6finiment exécuté un programme immuable, j 'aurais eu, non point la
certitude, mais du moins l'espoir, de parvenir, de rectification en
rectification, A construire une machine théorique homoth6tique de la
pratique de l'écriture, mais toute pratique, en particulier une fois que l'on
est enfin parvenu à en faire la théorie, est tôt ou tard contredite, du moins
partiellement par une autre pratique, et ainsi indkfiniment, çontradiction
dont il faut apprendre à se réjouir puisqu'elle provoque cette brusque
dénivellation du texte sans laquelle l'écriture qui aime 3 remembrer le
volume epars, serait condamnée & une oisiveté mortelle (p. 118). [Nous
soulignons]

Etablir une correspondance entre l'imitation en mouvement conhaire et le


mouvement contraire de l'écriture se fait à nouveau, dans un premier temps, par le biais
d'une terminologie semblable à la terminologie musicale. Le terme mouvement
contraire s'apparente Itutilisation dans le texte des termes contradiction,
contradictoire. Cette piste teminologique permet d'interroger ensuite les traits
particuliers ce genre d'imitation musicale et de les comparer aux traits de la
contradiction telie que la caractérise le narrateur de Fugue. Si, à un niveau strictement
littéral, il faut remarquer que l'imitation en mouvement contraire est effectuée par une
inversion d'intervalles et qu'il est impossible de reproduire ce procBdé vertical dans la
prose littéraire, on peut, à un niveau conceptuel, les rassembler effectivement par le biais
d'un fonctionnement commun: la mise en valeur par le biais d'une construction
265
oppositionnelle. D 'ailieun il est possible, dans ce type d '&ri ts, d'effectuer des lectures
transversales (dans la quête par exemple des mod&les),ce qui est une façon de structurer
spatialement un travail sur la multilinéaritk des motifs, modulés, repris, variés, qui sont
disséminés dans le texte.

2.3 Exploration d'un lieu relationnel: contrepoint simple et double

Pour reprendre ce qui avait été dit sur le contrepoint dans les chapitres
prMents, le contrepoint est l'art de la superposition des voix mélodiques.
Contrairement la musique homophonique dais laquelle l'harmonie est subordonnée il la
mélodie, la musique polyphonique h laquelle appartient la fugue emploie la technique du
contrepoint, superposant les lignes mé1odiques les unes aux autres, sans pour autant
donner plus d'importance l'une d'entre elles. La non-hihrchisation des Lignes
mélodiques permet de voir ces lignes comme dtant indépendantes les unes des autres,
donnant ainsi lieu une &te complexes0. Cette écoute "horizontale" çonsiste 2 suivre
plusieurs lignes m&diques, leur déroulement dans le temps, et permet de les diffbrencier
des lignes qui les ont précédées.
En même temps, le contrepoint demande une écoute verticale dans laquelle
l'auditeur entend la relation harmonique des notes superposées les unes aux autres:
"Le contrepoint [...] n'exclut pas l'harmonie, art des accords et de leun
enchaînements. En fait, il s'agit le plus souvent de deux aspects compldmentaires

André Gedalge précise que : "Fugal composition is not merely poZyphonic -


50

this word has no significance here - but, more precisely "polymelodic," since the art
of counterpoint consists primarily in using simultaneously, not several isolated sounds
(this is the role of harmony) but several melodic parts of similar or different natures
and rhythms" ureatise on Fueue: op. cit., p. 3).
d'une réalité sonore unique, ou encore de deux écoutes diff6rentesnS0.C'est la
différentiation entre les lignes melodiques qui permet de rendre compte d'un
mouvement en avant tandis que I'activite combinatoire de l ' b u t e verticale rauit
deux notes ou plus 2 un moment unique qui est celui de l'intervalle. Nous poumons
dire alors que l ' b u t e horizontale travaille sur le mode de la difference, instituant une
temporalité, et I ' h u t e verticale sur le mode de l'unité, par un acte combinatoire et
juxtapositionnel.

2.3.1 Le contrepoint simple et la mise en relation des mod&Ies

Pour rendre compte du contrepoint et de son adaptation, nous allons utiliser


une deuxième suite de modèles d'écriture dont nous n'avons pas jusqu'ici rendu
compte. Elle relance la lecture vers d'autres traces, vers d'autres lignes mais elle
demeure reliée au sujet central, développant dans l'architecture du texte, une saisie
d'ordre combinatoire. Le modèle du tissu employé dans le texte met en évidence le
fait que le texte est compost5 de parties héterogènes qui cependant communiquent et
qui sont nouées les unes aux autres: "Si l'ouvrage & écrire était un tissu, il serait enté
d'ajours, et il se peut en effet que l'ensemble des parties strictement tissées et des
trou&, voir des déchirures, forme le texte lui-même" (p. 24). L'utilité du modhle du
tissage est donc de mettre en &idence que l'écriture n'est pas une opération
strictement linéaire, où chaque &ment du texte se suivrait dans une progression de
causalité logique. Plutôt, le tissage permet d'entrevoir une interaction, par le biais de
la superposition, entre les différents 'fils' du texte. Le narrateur écrit:

La Fume, op. cil., p. 7


267
[...] je n 'ai rien trouve dans ce texte qui puisse correspondre aux fils de
chaîne et à ceux de trame, mais en revanche un certain type de Liaison a pu
sf6tablirentre le passé et le présent, Liaison qui fait communiquer les
616ments de même niveau, les circonscrit par une même ligne même s'ils
appartiennent à differents moments de l'ouvrage. Mon texte actuel se
constitue en rassemblant, en reprenant son profit tout ce qui est
susceptible de se laisser nouer (p. 47f1.

Les imitations du sujet dans la fugue, qui constituent les differentes lignes
m&diques, ont comme contreparties dans le roman les différents modèles comme
celui du traité de physique, de la cartographie, du scriptogramme, du jeu d'échecs, du
mobile, du tissage, de la contreécriture etc. Nous avons pu voir que ces différents
mo&les, en tant qu'analogues de l'acte d'écrire, permettent de faire avancer
I'exploration du sujet. Les analogies font progresser le d6veloppement du sujet par le
dehors, par l'imagination, puisqu'il s'agit d'ailer puiser ii 11ext6rieurdu sujet des
exemples qui pourraient l'illustrer. Les imitations travailleraient donc sur le mode de
la ciifference. Cependant, les mod8les kvoqués, dans le sens qu'il permettent de
definir le sujet, c'est-&-direde représenter l'écriture, se confondent aussi avec elie.
hiisqu'ils établissent des noeuds, des points de jonction, ils impliquent une activité
combinatoire.
Si nous parlons d'une activite combinatoire propre au contrepoint, il n'est pas
question d'entendre ici une simultanéité temporelle proprement dite mais d'une
simultan6ité transposée sur l'axe paradigmatique de la substitution sémantique% Le
-

51
Le lecteur trouvera ici un écho à l'essai de Guy Michaud, L'oeuvre et ses
techni~ue', (op. cit.) dans lequel l'auteur compare l'intrigue du roman à un tissu: "Le
roman, lui aussi, nous montre le dessin apparent d'une intrigue, c'est-à-dire d'une ou
plusieurs actions humaines. Mais pour voir avec quel art il est fait, il nous faut
etudier comment il est tisse?, il faut en saisir la chaîne et la trame" (p. 128) (en
italiques dans le texte). Si Michaud trouve qu'il est possible de saisir la manière dont
les évenements sont tissés dans un texte, Laporte, pour sa part, prend ses distances
avec cette vision quelque peu rMuctrice et utopique.
fl Voir R. Jakobson, Essais de linguistique structurale, Paris: Seuil, 1963.
processus analogique comprend une opération verticale, ou une superposition d'un
terme sur un autre, car chacun des termes est "entendu" mais a s s i d é dans un rapport
unique. De meme, entre deux notes superposées, les deux notes sont distinctes mais
leur rapport qui s'établit l'oreille forment un moment unique, l'accord ou
1'intervalle.
La progression par substitution d'un modèle à un autre est une stratégie pour
eriger en équivalence l'acte d'écrire et les divers modkles proposés. La superposition
est un mouvement vertical qui permet d'assimiler deux él&nents distincts, donnant
ainsi lieu I'unicit6 où il n'y a plus d'écart entre le modèle et ce qu'il représente. Le
mdUe est programme, c'est-à-dire une tentative de definir de maniere totalisante le
fonctionnement de l'écriture. Le dit détermine le nondit, 1' "esprit" dktermine les
mod&lesqui ordonnent le texte en une structure qui, il cet egard, tend vers
lthomog6néTté. C'est comme s'il n'y avait pas d'écart entre la pensée et I'écriture,
entre le programme et le texte écrit. L'écoute harmonique du contrepoint est donc
assimilée dans le roman ce rêve de l'accord parfait entre ce que le narrateur nomme
'l'espritn et l'écriture. Mais la fugue, qui est l'art du mouvement, ne peut se
r b u d r e en une h u t e verticale. La définition de l'écriture tient compte, comme
pour la fugue, de l'écoute horizontale, celle des differentes lignes mélodiques, qui ne
peuvent se résumer en une Ligne unique.

~Ecrireun livre qui s'accomplirait en même temps qu'il se formulerait, qui


se produirait dans la mesure où je 1'6noncemis~:en interprktant ainsi mon
projet primitif, je rêvais de toute puissance, je rêvais d'être Dieu, mais
entre le dire et le faire il n'y a jamais la plénitude d'un accord parfait : une
page n'est jamais dite, ni faite une fois pour toutes, car loin de coïncider
avec elle-même, elle est toujours dédoublée au moment où elle est écrite
@p. 57-58).
269
Ce passage illustre la double écoute que demande le contrepoint. L ' b u t e
verticale lie les elkrnents divers de l'ouvrage, tient compte de leur interaction et en même
temps, l'écoute horizontale permet de reconnaître la divergence, de différencier entre les
'fils' du texte et donc de constituer un mouvement linéaire qui permet au texte d'avancer.

2.3.2 Contrepoint double :un renversement de rapports

Dans l'activité combinatoire effechiée par le narrateur, celui-ci présente une


théorie qui noue les élbments 6pars du texte pour établir l'unit6 entre la théorie et la
pratique de l'écriture. En écrivant la thbrie, il produit un nouveau texte qui devient
pratique et qui donnera lieu il une autre thbrie et ainsi de suite. Dans ce sens, le texte se
présente comme étant composé de couches, des couches supérieures et inférieures, dites
et non-dites, entendues et sous-entendues.
Ces couches, comme les differentes voix dont est composée une fugue, changent

de niveau, c'est-&dire qu'elles peuvent être jouées parfois dans la basse, puis par le
soprano, puis par le tenor etc. Un changement de niveau s'appelle techniquement un
renversement parce que le changement de position renverse les intervalles qui existaient
entre les lignes mélodiques.
Dans le contrepoint simple, le compositeur compose des lignes m6lodiques pour
les superposer les unes aux autres. Il ne fait que s'occuper de l'harmonie qu'il écrit,
cependant, comme l'écrit F6tis, d'autres intervalles, d'autres rapports peuvent naître dès
que les voix mClodiques sont renversées:

.
[. .] si nous supposons qu'au lieu de se borner à cette spéculation, il
dispose l'harmonie de telle sorte que l'ordre des parties puisse être
renversé, c'est-Mire, que ce qu'il donne aux voix aigües puisse être
transportées aux graves, et réciproquement, sans blesser l'oreille: outre le
270
rapport direct des sons, il devra considérer encore celui qui naîtra de
l'ordre intemerti; dès lors son opération sera complexe: il fera ce qu'on
appelle un Contrepoint &&les4. (en italique dans le texte)

Nous notons donc que le contrepoint simple est une opération qui dépend
directement du compositeur puisque c'est lui qui choisit les rapports qui auront Lieu entre
les notes. Dans le contrepoint double, l'ordre vertical des voix étant inver*, il y aura
des rapports qui naissent que par la seule inversion du niveau des voix. Fétis explique
que:

deux notes étant données, elles forment des intervalles différents selon que
leur position respective est ou supérieure ou inférieure. Ut et Mi, par
exemple, forme une tierce si Mi est dans une position supéneure il Ut; si
c'est le contraire, il en résultera un intervalle de sixte. C'est cette faculté
de changement de position respective des notes qu'on appelle
renversemed5.

L'exemple cidessous présente, dans les huit premikres mesures, le sujet et le


contre-sujet joués dans la voix supérieure avec la réponse dans la voix inférieure, puis
dans les mesures 9 ii 15, un renversement a lieu où le sujet et le contre-sujet apparaissent
dans la voix inferieure et la réponse dans la vciix supérieure. Une b u t e verticale,
harmonique etablit, dans les huit prernihres mesures, certains accords entre les notes qui
sont jouées simultanément. Avec le renversement qui a lieu dans les mesures 9 à 15,

l'écoute harmonique permet d'identifier des accords diff&entss6.

Fétis, op. cit., Livre III, p. 2.

Fétis, ibid., Livre III, p. 2.


Cet exemple est modifie ilpartir de l'ouvrage de Féds, ibid. , Livre IV, p. 40.
Nous nous sommes permis de corriger l'erreur apparente qui identifie le renversement
du contre-sujet par "renversement du contrepoint".
figure 7

Ce mouvement d'inversion verticale des lignes mélodiques est traduit dans le texte
par l'écriture conçue comme le renversement de deux opérations, le programme
théorique et la pratique, le processus thhrique et le résultat, qui, selon ce qu'en saisit le
narrateur, entretiennent un rapport d'opposition causale. Le narrateur, ayant exposé un
programme théorique dans une séquence dont la pratique est encore muette, remarque
qu'on ne peut pas simplement considerer la formation du texte comme étant la
transcription de sa pensée et que la pratique vient remplacer le programme qu'il s'était
fixe. De cette façon, une inversion des couches s'effectue où la pratique de l'écriture
vient supplanter le programme théoriques6. Dans la huitikrne s&pence, le narrateur
énonce cela de la façon suivante:

56
Cette opération d'inversion rappelle l'analyse de Demda dans De la
prammatolo~ieoù il est question du rapport entre la parole 'vive' et l'écriture. "Ce
lien naturel du signifié (concept ou sens) au signifiant phonique conditionnerait le
rapport naturel subordonnant l'écriture (image visible, dit-on) à la parole. C'est ce
rapport naturel qui aurait tté invers6 par le péchk originel de l'écriture" (op. cit., p.
53).
272
Lorsqu'une séquence parvient à énoncer son programme effectif, elle est
dédoublée au premier sens du terme, mais en m&metemps elle est divisée:
la théorie redouble certes la pratique, mais, si elle ne sten séparait, elle ne
pourrait s'énoncer comme teiie. A la trajectoire théorique est donc
substituée la connaissance du processus effectif, longtemps muet, sous-
écrit, qui s'est institué en transgressant furtivement le programme censé
gouverner la séquence, cette sorte de palimpseste inversé jusqu'au moment
où la couche inférieure : la plus récente, prend la place de la couche
superficielle devenue vetuste (p. 1%).

Il faut donc remarquer que les opérations inhérentes à l'écriture ne peuvent se


passer du programme théorique formulé par l'esprit mais, en outre, la pratique de
l'écriture depend tout autant d'une force indépendante. Ainsi, le programme théorique et
la pratique scripturale sont divergentes et l'inversion verticale apparaît dès le moment où
la pratique vient informer la théorie.
Dans le modèle du texte comme tissu, ce renversement est décrit de la façon
suivante:

Mon texte actuel se constitue en rassemblant, en reprenant h son profit tout


ce qui est susceptible de se laisser nouer : supposons donc qu'en cet instant
certaines parties du tissu deja fait se relient à la navette par autant de fils
qui, entrelacés, produisent le tissu qui se fait - Cette image ne devrait-eile
pas plutôt être présentée à rebours? Que le travail intellectuel soit une
activité combinatoire n'est pas contestable, mais l'esprit, loin d'opérer A sa
guise, de dominer souverainement des agencements dont lui-même ne
ferait pas partie, me semble tout au contraire lié, voire défini, comme par
autant de liens par ces déments qu'il entend combiner. Les mouvements
de la navette, ou plutôt de je ne sais quel crochet double, ne sont point
commandés par un tisserand qui accomplirait sa fonction de liseur en se
tenant en toute tranquilitd à l'extérieur du metier tisser, mais ce crochet
est bien plutôt manoeuvré par les fils issus des diffdrentes zones
d'adhérence de l'écrivain à son texte. Faut-il donc due que l'acte d'écrire
est analogue B un tissage où non seulement on ne saurait distinguer le
tisserand de la navette, mais où celle-ci serait circonscrite, animée, voire
tis* par les 616ment.sactifs du tissu, véritables maitres du jeu? Je le crois.
En d6pit de mon incrédulite grandissante, le texte s'est écrit en
prenant comme armure la fiction du tissage, mais en renversant ma lecture
de ce mod&le@p. 47-48).
L'argumentation qui est posée au début d e ce passage est la représentation d'une
logique causale où llécrivain/tisserandest celui qui manipule les fils du texte, noue ou Lie
les éldments h6térog&nes. L'activité du tissage, où le tisserand manipulerait les fils qui
crééraient le tissu, est renversée et il considere un mouvement inverse, le tissu est
constitue de fils qui manipulent le tisserand.
Ce renversement de logique peut être 6tabli comme une contrepartie littéraire au
renversement vertical d u voix tel qu'il a lieu dans le contrepoint double. Le lien se fait
entre un déplacement physique (sonore) des lignes mélodiques et un renversement de
logique causale qui implique une interaction renversée entre la thbrie et la pratique de
1'écriture. Le romancier/tisserand fait les liendnoeuds qui vont lui permettre d 'ktablir la
direction de l'écritureftissu. Le renversement de cette logique fait que les lienslnoeuds
sont des agents qui influencent le romancier/tisserand dans la production de
llécriture/tissu.
Ayant assimilé un renversement de logique causale et une technique de

renversement vertical des voix mélodiques, il est possible également de considérer


chacune de ces entit6s respectives comme ayant des rôles comparables. Le renversement
de logique causale a la fonction de mettre en &idence un rapport entre les lignes ou
couches qui n'aurait pas et6 'entendu' si les lignes n'avaient pas Cté renversées. Comme
dans le renversement des voix melodiques (le contrepoint double) les intervalles ne sont
pas fixés par le compositeur mais naissent du renversement des lignes?
57 La même sorte d'interaction "verticale" et "inverséewest 4voquée & travers
le roman en ce qui concerne les rapports entre l'écriture et la contre-écriture. La
relation de l'écriture et de la contre-écriture a été premikrement établie comme une
relation antagoniste dans la mesure où la contre-écriture est une force qui mine
l'activité de l'écrivain. Cette relation se présente en un niveau supérieur (le sujet de
l'écriture) et un niveau inferieur (la contre-écriture comme sujet secondaire,
dépendant du sujet). Cependant, une inversion verticale a lieu lorsque le narrateur
s'aperçoit que la contre-écriture est devenue sujet part entière et méne la progression
2.4 Conclusion de la fugue

2-4-1 Strettes

La strette, comme nous l'avions indiqué au début de ce chapitre, est un


resserrement de 1'intervalle temporel entre les lignes m6lodiques. L' accélération du
rythme d'échange des Lignes m6lodiques provoque un resserrement de l'écart, de la
continuité. Puisque la strette implique une superposition des lignes, cette technique
ne peut trouver de représentation littérale dans le texte. Nous trouvons, cependant,
une description de ll&riture en tant que Net dont les mailles peuvent être soit
resserrées soit relichées. Ce resserrement des mailles du filet semblerait constituer un
analogue au resserrement des lignes mt!lodiques caractéristique d'une strette. Dans le
roman, les deux occurences où se manifeste un resserrement des mailles du Net se
situent lors de la septième séquence et lors de la neuvieme. Structuralement, cela
correspond au milieu et à la fin du livre, Lieux qui correspondent Zi l'emplacement
typique des strettes de la fugue.
Si nous examinons la fonction d'une strette, nous savons que le resserrement des
lignes mélodiques a deux effets principaux. Premikrement, la strette, en adlérant le
rythme d'échange des voix, établit un point culminant et deuxièmement, elle
augmente la tension qui demande un dénouement, une résolution.
- - -

de l'écriture.

[...] il se peut aussi ou ainsi qu'un renversement se soit opér6 partir du


moment où la douleur de ne pas écrire, douleur qui ne laissait aucune
trace, du moins sur le papier, est devenue le sujet de l'écriture. N'en suis-
je pas venu à la fête que pour avoir un instant suturé par un nom une
douleur indicible? Dois-je penser au contraire que la contreécriture m'a
écarté d'un seul mouvement et de l'écriture entamée en son vif et de la
douleur qui lui est liée?" @p. 18-19) [nous soulignons].
Lors du premier exemple de resserrement, dans la septi&meséquence, la réflexion
du narrateur porte sur le fait que le procès de l'écriture ne dépend pas uniquement du
delacement provoque par la contre-écriture mais que ce pro& depend tout autant d'une
volonté de trouver le langage le plus juste. S'il parvenait à trouver le langage le plus
juste, l'écart entre réalité et la représentation serait réduit. Cette opération est incarnée
dans le 'resserrement des mailles d'un flet' . La 'brisure', autre terme pour l'écart,
conséquence du déplacement, du désordre provoque par la wntre-écriture, "est retardée
aussi longtemps que les mailles du Net, constitué par l'écriture, sont trop laches pour se
heurter au couperet de la contre-écriture" (p. 89). Dès le moment où le narrateur a
l'impression d'avoir trouve le langage le plus juste, ce 'resserrement' provoque la
réalisation de I ' é m t , de l'iilusion d'avoir trouve une représentation idéale.
Vers la fin du livre, la notion de resserrement est ik nouveau kvoquée:
Jouant A un Muivoque q u i perd gagne, me faut-il, par défi, *fabriquer
une fois encore un filet aux mailles de plus en lus fines et s e r r h afin de
provoquer l'effraction dont je ne suis point le maître? Assignant au
langage le plus juste un rôle seulement sacrificiel, puisqu' il constituerait la
résistance sans laquelle le couperet ne pourrait prouver son tranchant,
dois-je r6inscrire ce que j'écrivais dès la deuxi&meséquence : .Former des
pensées, les maintenir jusqutau moment où elles seront défaites : ce jeu
cruel n'est-il pas le seul qui, de rupture en rupture, permette que se creuse
le lit, non certes d'un chemin, mais de ravinements multiples?. (p. 144).
wous soulignons]

S'il y a resserrement du filet de ll&riture qui s'incarne dans l'iliusion d'avoir trouve la
représentation idéale, cette analogie provoque inévitablement une brisure qui relance le
procès diffkrentiel. Il y a donc, dans l'kvocation d'une unité sur le point d'être
retrouvée une sorte de point culminant, temps de suspense, au sens dramatique et
temporel.
2.4.2 Retour IL la tonique

Si la notion d'écart indomptable noumt le relancement perp6tuel de l'écriture,


son 6tetemel procès, le narrateur de Fume, sachant qu'une rkponse définitive a la question
"qu'est-ce qu'écrire?" ne pourra être atteinte, se demande, dans la neuvième et ultime
séquence, comment il pourrait mettre fin & l'ouvrage:

Ecrire est une entreprise sans fin, mais cet ouvrage ne trouvera-t-il pas sa
Limite et par conséquent son contour propre, seulement le jour où il aura
rompu avec tous les projets primitifs responsables de sa naissance? Ne
pourrais-je parvenir ii faire sauter toutes les jointures, à provoquer une
cassure enfin irdversible, entre ce que j 'écriraiet ce que j 'ai dt5ja écrit?
Ne devrais-je pas m'attaquer ii ma langue maternelie et d'abord & mon
propre style? Le coq-à-l'âne, en tant qu'il désignerait la coupure non
localisable, ne pourrait4 être &evé & la dignité d'une nouvelle figure
rhétorique? (p. 155).

Récusant la possibilité de rompre "toutes les jointuresn et de "provoquer une


cassure enfin irr6versiblen,le narrateur/scribe adopte, la toute fin de son ouvrage, la
seule solution de clôture possible pour une entreprise qui est vouée à un ravaudage
interminable, soit, la répétition du thème initial, celui de l'écriture et de la vie, du projet
biographique qu'il s'&ait proposé depuis le début. Le roman se termine par un retour au
degré zéro (la tonique) de l'écriture, le rapport vie-graphie, qui n'est pas sans évoquer le
rappel de la tondit6 initiale que souligne l'utilisation de la pédale lors de la conclusion
d'une fugue.
Ce retour au point de dkpart, ainsi, s'accorde avec la notion d'infini propre à
la fois au procès de variation perpétueile qu'impliquent les imitations d'un sujet de
fugue et celle de la production du texte. De surcroît, le temps de l'écriture, qui est
toujours le présent d'un hrivain, implique l'idée que cette instance serait un noyau
genérateur qui se nourrit d'un passé pour établir un avenir. L'instant présent, degré
zéro, est pregnance de l'acquis de l'écrivain (ce qui le rattache à un passé) et d'un
devenir virtuel (les élCments latents de son écriture). La demihre phrase du roman
transmet, dans une envol& lyrique, la promesse d'être comblé par une activité qui se
renouvellera toujours.

[...] il en est ainsi chaque fois que l'horloge avance au point de laisser en
arrikre celui qui disait je: le temps intermédiaire a &é sauté, le texte effacé
avant d'avoir 6té écrit, mais cette omission du sujet, cette ellipse de
l'histoire, ce hi n'as pas encore commencé d'écrire, ce rien, loin de
provoquer une fnistration, donne bientôt un bonheur ignoré : par la faveur
d'un temps prophétique qui à rebours annonce le futur antérieur, la main,
si jeune qu'elle n'a jamais tenu un style, est sur le point d'être touchée par
la première lueur du soleil levant (p. 170).

Nous retrouvons donc la notion de 'devenir', de la virtualité de l'écriture à


travers la technique de variation appliquée dans ce roman. Cette dernière phrase
insiste sur l'idée que l'écriture ne peut se passer de la lecture et de la proviennent des
interprétations toujours nouvelles. Ce qui permet à "une pièce d'archive délabrée" de
donner lieu "par la faveur d'un temps prophktique qui rebours annonce le futur
antérieurn aux multiples variations partir d'un point initial, la pregnance de l'instant.

3. Eléments baroques de la fugue et de F'ume

Il a été question, dans ce chapitre, de lire Fugue en fonction des indices


renvoyant au domaine musical. Relevés tout d'abord dans une instance paratextuelle,
ces indices faisaient ailusion 2 la forme musicale de la fugue de façon floue,
tendancielle, ayant comme simple fonction l'indication d'une piste à explorer.
L'évocation de la fugue, comme seuil à la lecture du roman, a cependant eu comme
effet de mettre en relief la polysémie d'un vocabulaire et, par la reconnaissance de cette
278
"communalité" des termes, d'inciter déployer les liens entre des élkments textuels et
des traits particuliers à la fugue ceux-ci devenant des opérateurs de lisibilité et des
agents pour réguler la wherence du texte. Par le biais d'une terminologie pouvant être
attribuée aux composantes d'une fugue, par conséquent, notre lecture a puid dans une
analyse formelle et historique de la fugue, où la composition musicale a 6té examinée
Uid6pendamment de sa mise en contexte romanesque. Ensuite, l'etude du texte nous a
permis de relever, en fonction des traits et fonctions attribués par le narrateur aux
mouvements de l'écriture, des Liens avec diverses composantes de ia fugue. En gros,
ce lien s'est 6tabli en wnsiddrant la fugue et le roman comme modélisations de la
notion d'écart et de variation. Dans la fugue, cette notion s'est r6v61ée comme écart
temporel entre le sujet et la r6ponse, donnant un effet de poursuite, et, un écart d'ordre
spatial, se manifestant dans les transpositions et transformations des imitations du sujet.
La fugue laportienne, quant à elle, par l'intermédiaire d'un sujet désigne par la question
"Qu'est-ce qu'&rire?" a thématisé et mis en pratique la notion d'écart - écart entre le
processus et son résultat, entre l'écriture et la lecture qui r6-écrit. La représentation
(par l'écriture) se vouant à une poursuite de la réalité d'un phemomhe (quête des lois
qui rkgissent I'écriture), l'écart s'est r6v616 dans le fait que la repense ne pouvait que
repéter la question, entraînant I'écriture dans une poursuite éternelle d'elle-même. La
considération de divers rnod&les,de la part du narrateur, pour représenter l'acte
scriptural s'inscrivait également dans un mouvement differentiel, provoquant la marche
ou la progression de l'écriture par le biais de l'évolution, de la reprise et de la
contestation de ces modkles.
Outre la notion d'écart, Ie rapprochement de la fugue et du roman a mis en valeur
une activité combinatoire qui a lieu dans la fugue lors d'une écoute harmonique et qui se
manifeste, dans le roman, au niveau de la pensée. Si I'écoute harmonique permet de
suspendre le temps pour isoler l'accord entre deux notes superposées, le narrateur, quant
à lui, scrutait les pages d6jh écrites et interrogeait les rapports entre les déments

disparates de son texte comme des couches superposées et dont les divers niveaux
pouvaient être apprehendés par un acte combinatoire.
Enfin,en considérant la fugue comme forme baroque et à partir des notions
baroques "inventéesn dans la prernihe moiti6 du vingti&mesiècle, il est possible de
retrouver certains traits que partagent la forme musicale et le roman. Tous deux sont
construits sur des notions propres & un logos baroque que nous limiterons à ceux qui sont
les plus performants pour la lecture du roman: l'ouverture sur l'infini, les notions de
paradoxe, d 'illusion et, enfin, la sensation de vertige devant le vide.

3.1 Lfouverture sur l'infini

Lorsque les historiens du Baroque, tels que W6lfflin ou d'Ors, avaient caractérisé
les œuvres baroques par leur forme ouverte, il s'agissait d'une ouverture sur l'infini,
d'un renouvellement perpétuel, d'un effet de non-clôture. Les jeux du miroir,du
dédoublement et, avec ceux-ci, celui de la variation musicale ont souvent dté tevoqués.
Dans cette conception de l'esthétique baroque, ces jeux traduisent l'instabilité de la
perspective et de la non-résolution dans un centre unique ou unifie.
L'ouverhxe sur l'infini est caractéristique de la fugue, car, &nt un processus
plutôt qu'une forme, la fugue met l'accent sur l'ouverture, sur la possibilitk d'un
développement infini d'un sujet:

C'est que la forme elle-même est des plus libres, contrairement l'opinion
reçue. Si libre qu'on hésite même à parler d'une forme-fugue (au sens où
l'on entend par exemple, la forme-sonate). La fugue n'est en fait qu'un
procédé de dkveloppement contrapuntique basé sur l'emploi gbnéralisé de
l'imitation à partir d'un theme principal ou sujetws8.

De même, comme il l'est devenu apparent en ce qui concerne les opérations de


l'écriture, le fait qu'une page, une fois écrite, devient le matériau qui donnera lieu la
lecture et par conséquent à l'interpr&ation, ce processus peut être repété indéfiniment:

[...] ce texte se constitue en transformant les textes dejà écrits, de même


il se& éventuellement de matière première, toujours déjà ouvrée, ii un
travail ultérieur qui pourra être effectué par celui qui dit "je", mais tout
aussi bien par le lecteur, abandonnant, continuant l'ouvrage 2 sa
manikre. L'écrit est trava.Uk par l'écriture qui de la sorte façonne un
nouveau texte destiné lui-même à être à son tour travaillé et ainsi
indtfinirnent @p. 87-88).

Par ailleurs, nous avions d6jà relevd le fait que la division du texte en
sé-quences n'impliquait pas un plan pretabli, une forme choisie d'avance, mais plutôt
un temps d'arrêt où des opérations ou techniques de remaniement permettaient de
faire avancer le texte. Les neuf séquences de Fueue ne se différencient pas en termes
de contenu car le narrateur ne fait que "repérer les textes épars" partir desquels il
pourra écrire. Les séquences du roman sont ainsi formées comme le sont les épisodes
de la fugue, c'est-à-dire en reprenant des fragments d'une exposition initiale. Il y a
donc continuitk puisque le même matériau est repris, mais variété puisqu'il est
retravaill6 lors de la rectification d'analyses ou lors de l'ajout de nouvelles
perspectives. Autant pour la fugue que pour le roman, ces divisions n'impliquent pas
un arrêt dans le dkveloppement du sujet. Contrairement A d'autres formes musicales
et romanesques, comme les trois mouvements de la sonate où chaque mouvement se
definit par un nouveau théme ou bien comme la division en chapitre des romans
traditionnels qui indique, le plus souvent, un changement spatio-temporel,

La Fueue, op. cit., p. 45.


28 1
l'organisation séquentielle ne souligne aucun temps d'arrêt mais plutôt une pause
momentanée avant la reprise du theme et de ses variations.

3.2 La nature paradoxale de la fugue et de l'écriture

La notion d'ouverture sur l'infini repose sur un paradoxe au sens où il y a une


force concentrique à l'oeuvre dans le projet de développement d'un sujet unique et, en
même temps, par le pr& de variation éternelle, un mouvement excentrique.
Suzanne Clercx avait remarqué la nature paradoxale de la fugue dans sa forme à la
fois mouvante et contrainte: "La fugw, forme idealement mouvante, forme qui fuse,
aux jeux incessants, d'autant plus libre qu'eue est contrainte, d'autant plus légère
qu'elle s'élance du tremplin d'une sévere polyphonie et d'une forme accomplie, la
fugue est paradoxale, et, par 8 , idealement baroque.s9" Pour l'écriture qui s'etablit
dans le roman,une même tension a lieu lorsque l'écriture lutte contre l'immobilite,
contre les ancrages tout en courant le danger de se perdre dans une dérive qui
aboutirait un décrochage complet. La contrainte et la liberté du mouvement
constituent le paradoxe que traduit la fugue dans ses lois de composition strictes et la
variété infinie qu'offrent les variations du thhme. Le roman, quant à lui, est une mise
en scène d'un projet paradoxal où il s'agit à la fois de faire apparaître les lois qui
régissent l'écriture et de les dktruire par la mobilité impliquée par l'acte scriptural.
L'esprit depend "des nombreuses attaches qui, comme une armure, le gouvernent dans
son acte" (p. 49) cependant, au risque de demeurer statique, il cherche le mouvement,

le "mobilejoue sur ses chaînesn (p. 49).

59 Clercx, op. cit., p. 188.


3.3 L'illusion

La thématisation de l'illusion et du faux, dans le roman, se rattache encore il


l'une des composantes reconnues du Baroque. Avec la 'fête' qui représente le
spectacle, lieu où doit être suspendu le réel, les tentatives du narrateur d'etablir une
whkrence dans son texte lui donnent l'illusion d'être parvenu A trouver le mot juste,
d'avoir pu dejouer l'écart entre langage et réalite:

[...]plus encore qu'à un enlacement, le travail d'écriture fait penser à un


travail de torsion, 2i la condition d'entendre ce terme simultanément en
plusieurs sens differents, et d'abord au sens technologique puisque, pratiquant
une sorte de mouiinage, j'enroule plusieurs fragments les uns autour des
autres pour faire un seul fil d'écriture s'entrecroisant lui-même pour former
un seul texte, mais pour obtenir cette coh&ence, je dois parfois retoucher
mes citations, les gauchir, forcer leur sens : bref, je pourrais, non point
toujours mais quelquefois, être accusé de faux et usage de faux en kriture (p.
156).

La fugue, de même, en jouant sur la dualité d'une b u t e mélodique et


harmonique, sur la tension entre le statique et le mobile, fournit toujours cet espoir de
résolution hannonique, espoir qui ne peut être rMisé sauf peut-être dans le leurre du
resserrement des strettes.

3.4 La sensation de vertige devant le vide

Finalement, à partir d'une ouverture sur l'infini, de la contradiction d'un jeu


paradoxal et du leurre de l'illusion provient une sensation de vertige. Comme en
témoigne le narrateur de Fugue: "On éprouve une sorte de vertige lorsque après avoir
283
cru soudain toucher le centre de la cible, on passe juste à &té, légère erreur qui
entraîne bientôt très à l'extérieur ..." (p. 36). L'autooornrnentaire, I'autoréfléxivité
inhérente au projet de œ roman font de lui une machine a récursion qui rappelle
l'image dans le miroir, à jamais dif%rée, répétée.

1.. .] la dérive du mobile, les vertigineuses sautes de l'arabesque, en


donnant du jeu, jeu parfois fou, 2 toutes les pièces de l'immense machine
textuelle qui pourtant non seulement n'a point cassé, mais qui, sans ce jeu,
aurait perdu son mouvement, son imprévu, sa iibertk et donc aurait cessé
de fonctionner (p. 159).

La progression du texte, dans la mesure où celle-ci s'effectue par des représentations


ou modèles marquant l'écart entre le projet d'une pratique de l'écriture et d'une
description de son fonctionnement, est ressentie par le narrateur comme une dérive
qui l'eloigne de son obsessive passion d'unité.

On a vu qu'historiquement, tant dans les années soixante qu'au moment où la


fugue est apparue au quinzi6me siècle, le Baroque joue un rôle considérable qui se
rattache à une "esthésie" face au monde. En fait, il s'agit d'une "activitk symbolique"
au sens tel que Molino l'entendait dans le chapitre 'e, c'est-&dire une façon
d'organiser les signes pour dtablir un rapport au monde. Le décryptage de cette
sensibilité, provient du parcours que nous avons suivi et se nourrit d'une
interprétation qui, au depart, ne voulait que joindre, comparer deux pratiques
artistiques hétérogknes appartenant à deux catégories disjointes. Mais cette
"communalité" de nature contextuelle et formelle nous a mené ailleurs, ii savoir de
supposer que ces deux phhomènes artistiques participent à une même sphére, celle
qui est constituée par l'interface entre la forme fugale et le texte littéraire et qui
procèdent d'un même fonctionnement esthétique. Le baroque devient ainsi une façon
de penser le monde, la culture qui transgresse les périodes, les catégories
284
disciplinaires et aboutit, par le jeu de l'analogie et de la différence, A produire des
objets qui sont comparables en ce qu'ils partagent certains traits. Cela est possible
qu'en autant qu'on accepte de transiter, d e se transposer (cf. chapitre 31, soit de se
situer dans cette zone d e l'entredeux où une oeuvre n'est plus seulement un texte ou
un morceau de musique mais demeure ouverte sur des formes que le lecteur reconnaît,
actualise. Ii décloisonne le tissu, denoue les N s afin de faire communiquer entre eues
differentes formes esthétiques.
Conclusion

La question de l'interprétation, mise en aMnt dans cette thèse, s'est voulue une
exploration de la situation dynamique dans laquelle les lecteurs placent l'objet
littéraire. Cet objet devient, dans la lecture litt&aire, le lieu Zi partir duquel
s18aborentl u interprétations. Cependant, tout en reconnaissant qu'il y a, dans cet
objet, des traits immanents qui constituent sa spécificité et qui ne cautionnent pas
n'importe quelle interprétation, l'approche esthésique restitue la dynamique et la
diversité des modalités de la lecture et de l'interpr6tation de l'objet littéraire. Cette
approche fait ainsi preuve de souplesse dans la mesure où elle reconnaît que la lecture
est l'oeuvre d'un sujet pourvu d'une certaine sensibilité, d'un ensemble de savoirs
culturels, et qui lit, comprend et interprète selon les modalités qu'il choisit de
privilégier, selon les contextes dans lesquels il situe cet objet. Par ailleurs, avec la
reconnaissance que c'est bien le lecteur et non pas le texte qui institue une
signification, interroger l'oeuvre littéraire par le biais de l'approche esthésique permet
de mettre en évidence les o@ations de lecture qui mènent aux diverses perceptions et
interpr6ations de cet objet.
Il est ainsi nécessaire, pour les oeuvres littéraires dotées de musicalité, c'est-à-
dire d'une présence musicale marquée d'une façon ou d'une autre, que soit reconnu
l'investissement du lecteur dans la constitution d 'une présence musicale signifiante.
Le plus souvent, l'intégration d'une réflexion sur le rôle de la musique, dans
Ifinterpdtation de l'oeuvre litteraire, demande que le lecteur emploie des rnodalitds
d'analyse musicale pour interprdter le fait musical et l'intégrer dans sa lecture de
1'oeuvre littéraire. Ainsi, les lecteurs se voient aux prises avec l'interprétation de la
musique - ils doivent pour ainsi dire se daoubler, devenir auditeurs, théoriciens et
286
critiques de la musique. On doit ajouter encore à cette double compétence du lecteur,
le travail de mise en rapport inhérent à l'entreprise comparative. Ce travail engage le
lecteur oeuvrer dans un champ symbolique où les objets musicaux et littéraires qu'il
interroge sont interprkt6s par le biais de contextes culturels, historiques, affectifs et en
fonction desquels ils deviennent signifiants. C'est ainsi que l'objet musical et l'objet
littéraire peuvent, tout en appartenant des catégories artistiques distinctes, être
regroupés par ce que nous avons appel6 avec J. Molino des 'sch6mes symboliquesw.
Il s'agit la, nous le rappelons, d'une construction de la part du lecteur, d'une
innovation sémantique comme nous avons pu la "visualiser" lorsque nous avons
présenter des figures gé.om&iques dans le cadre d'une relation analogique et de
l'analyse des opérations propres à la mdtaphore. La mise en rapport d'une forme
musicale et d'un récit entraine effectivement une interaction entre deux domaines
heterogknes nécessitant le transit par 118ucidationd'une forme symbolique.
L'interface est organisée dans l'acte de comparaison de ces deux objets, par une
structuration où sont perçues, dans la spécificité respective de deux objets, des
similitudes qui proviennent d'avoir considéré ces objets comme formes symboliques,
c'est-à-dire de les avoir interpretés iitravers des contextes jugés pertinents et qui ont
permis de les rendre signifiants. Les deux formes, musicale et textuelle, se voient
int&h à une même sphère, une sorte de seuil d'abstraction qui reconnaît leurs
similitudes et leurs différences et permet d e les organiser en fonction d'un opérateur
de lisibilité qui, dans notre cas, orientera le lecteur tant vers un travail d'identification
formelle où la fugue et la passacaille permettent de rendre saillants certains modes de
structuration textuelle que vers une sensibilité, une attitude esthetique que nous
désignerons maintenant, au terme de l'analyse comme proto-baroque, soit une façon
de manipuler esthktiquement les signes selon certaines procédures qui se retrouvent
dans les formes musicales du seizième et du dix-septikme siècles.
287
Nos lectures de et de Passacaille se sont déployées dans un tel espace
interstitiel. Les formes musicales sont définies par des règles de composition
précises; elies peuvent être rattachées un certain contexte historique; et eues peuvent
&tre interprétées en privilégiant encore d 'autres modalités d 'expression musicale,
comme par exemple l'affect. De cette façon, eues se constituent comme un champ
d'exploration autonome, mais qui est ensuite interrogd en fonction de l'organisation
formelle et thématique du roman. Il slagit.ainsid'établir un rapport entre des
6Iéments sé1ectio~ésde la forme musicale et des dispositifs textuels du roman, de
retrouver entre les deux une "communalil" symbolique. Cette communalit6, sans
escamoter les spécificités respectives de chaque objet, constitue un troisikme lieu où
une signification autre surgit des traits communs aux deux entités.
Certes, pour Fugue et pour Passacaille, romans avant-gardistes où il est question
de mettre en valeur le &té formel du roman plutôt que son contenu et d'exhiber les
mecanismes de l'écriture ainsi que les effets de la représentation, la présence musicale
n'est pas manifeste dans une thematique romanesque. Plutôt, eile est suggérée par
I'hcation d'une forme génerique musicale dans leur titre et elle est apparue rentable
heuristiquement en tant qu'instance interpr6tative. Elle a 6t.é"construite" par un
processus analogique &ablissant des similitudes entre deux formes artistiques
hétérogknes, elle s'est instituée, au cours de la lecture, en une présence musicale
absente, nondite, mais identifiée lorsque des dispositifs textuels ont eté rattachés h

des traits spécifiquement musicaux. Cette présence musicale s'est ainsi constituée
comme opérateur de Lisibilité ou de scheme structurant, permettant d'établir un
rapport interartistique entre le roman et la forme musicale. Notre lecture s'est ainsi
placée dans une zone "libre", un entre-deux flottant qui a permis d'explorer deux
rives et de formuler des rapports, concepts, idées et figures, autrement dit des ponts
pour transiter de l'une l'autre. Ce transit, celui qu'ont suivinos lectures "musico-
littéraires" de Passacaille et de m,a ainsi traversé plusieurs lieux, zones
d'affranchissement qui ont permis de transgresser les fronti8res entre les catégories
artistiques. La spécificité de chaque roman exige que ce passage s'effectue de façon
diffkente. Il est donc à propos, dans notre &apeanalytique hale, d'en faire un bilan
comparatif.
Dans un premier temps, le titre de chacun de ces romans, comme nous l'avons
vu, est devenu, de toute thidence, l'indice le plus &ident et le plus performant pour
placer l'oeuvre dans un contexte interartistique et ainsi pour mettre en marche, dans
l'acte de lecture, l'interaction musico-littéraire. Le titre, cependant, n'ayant qu' une
valeur referentielie qui ne justifie en aucun cas un a priori de similitude, fonctionne
comme un seuil qui incite l'exploration d'un &entuel rapport entre la forme musicale
et le roman. C'est ainsi qu'au-delà de ce seuil, véritable horizon ouvert par le titre, la
musique, ou plus spécifiquement la p a s s a d e ou la fugue, a pu se constituer en un
champ d'exploration, un modkle éventuel qui, en tant qu'analogie structurante, a
dirigé l'interprétation d'un roman.

Suite à cette bvocation initiale d'une forme musicale, certains dispositifs textuels
de Fugue et de Passacaille se sont rév6lés comme des traces possibles d'une présence
musicale. Pour Passacaille, qui p r k n t e une diégèse instable et qui exploite les
qualités matérieiles du langie, les traces musicales ont été reconnues, d'après la
réception critique exposée dans notre analyse, dans une certaine musicalite du langage
où une pratique poétique privilégie les sonorités, les rythmes plutôt que son aspect
dénotatif. Par contre, dans m,
une terminologie évoquant les techniques de
composition de la fugue s'est averée opératoire dans le rapprochement de la forme
musicale avec les voies empruntées par le narrateur pour explorer la question de
l'écriture. Ces dispositifs textuels, perçus comme les traces d'une présence musicale,
ont permis de tisser, dans un espace métaphorique et combinatoire, un rapport entre la
forme musicale et le roman.
A partir donc d'un marquage textuel où pouvait s'amorcer la comparaison, une
"communalité" musico-littéraire est entrée en jeu. Après nos analyses de Fume et de
Passafaille, il est possible de regrouper certaines de ces similarités autour de plusieurs
notions: la présence d'un thème central ayant la fonction à la fois de generer et
d'unifier un matériau; le &ploiement d'un développement fondé sur la technique de la
variation, et l'équivalence d 'une " b u t e polyphonique". Ces recoupements ont
trouve, également, une pertinence dans un cadre historique et esthétique baroque telle
que sa résurgence au milieu de vhgtihme siècle a pu le mettre en scène.
La notion de theme ou de noyau centrai ayant des fonctions gdnhtive et
unificatrice se retrouve dans les deux romans. La comparaison de Passacaille et de sa
forme musicale correspondante a fait ressortir le fait que les deux partagent un W m e
centrai. Dans la passacaille, il y a répétition exacte de ce thème tout au long du
morceau, repétition qui est mise en valeur dans le roman au niveau formel de
l'écriture, par une variation incessante de données qui incite les lecteurs rechercher
un point d'origine partir duquel pourraient s'organiser les multiples permutations de
la diégèse. Cependant, comme nous l'avons vu, cet éclatement general problématise
la notion d'origine, de centre, en le rendant inaccessible et innommable. L'obsession
du centre et sa captation impossible se voient renforcées au niveau thkmatique du
roman. 1l y a une inquiktude qui impr&gnel'attitude des personnages - la quête pour
résoudre un crime se meut dans l'incertitude et la hantise des fantasmes, empêchant
ainsi d'acceder une résolution. C'est ainsi que la mise en rapport de Passacaille et
de la passacaille permet de mettre en valeur la qualité inquidtante et obsédante d'un
th&rnejoué en basse obstinée - les profondeurs de la basse et sa répétition incessante
&tantprésents dans le roman sous forme d'une question métaphysique, renvoyant à
l'équivalence d'une crise ontologique. Plad dans le cadre d'un contexte baroque, le
290
roman suggère une tension dialectique entre les profondeurs et la surface, entre l'être
et le paraiatm. Le symptôme de la dispersion baroque se manifeste dans une logique
du spectacle, une valorisation du trompe-l'oeil, qui dédouble la réalité et instaure le
doute, constnhnt un espace où le centre est mobile, où le point d'appui est &
géométrie variable.
Par contre, l'identification du tMme dans le roman de Laporte n'est pas
prob16matique. La question "qu'est-ce qu'écrire?" est bien identifiée par le narrateur
comme & n t ce qui motive sa quête et qui propulse ses mouvements. Cependant,
l'unité que présume ce monothématisme fugal ne peut être atteinte. Si le sapement de
l'unité passacaglienne s'est présenté par un jeu d'interférences entre les profondeurs et
la surface, entre une veriîé et les bruits qui la masquent, l'impossibilité d'accéder à la
vérité et A l'unité provient, dans Fume, du projet paradoxal inMent a la question de
l'écriture. La thdmatisation de la notion d'écart, relkve l'impossibilité de faire
coïncider la théorisation et la pratique de l'kriture ainsi que l'impossibilité d ' a c d e r
a la nréalité"par la représentation. C u apories se manifestent dans un échange de
questions et de réponses qui rappelle l'écart temporel entre l'énonciation du sujet de la
fugw et l'entrée de la repense, la poursuite ou chasse menée entre les différentes voix
de la fugue.
La technique de la variation qui gouverne, dans la passacaille et dans la fugue,
le ddveloppement d'un matériau musical puisé d'un theme unique a 6té apparentée aux
moyens de développement que l'on retrouve dans chacun des romans. Au niveau
formel, on retrouve des textes dans lesquels s'exécutent des reprises et des
permutations d'un matériau préaiable. Dans le texte de Pinget, il y a un travail
artisanal opérant sur la texture des mots - graphies et sonorités propulsent le texte,
des réseaux synonymiques, m&aphoriques, metonymiques le sillonnent et le dilatent.
Pour m,le développement variationne1 a 6té reconnu dans l'équivalent littéraire
de la modulation, en considhnt les mod6les proposés par le narrateur comme
transposant la question de l'écriture sur divers registres. De plus. le déroulement de
l'écriture, dans les pages du roman, a révélé des techniques d'ordre rhétoriques telles
l'opposition et la rétrogradation qui se rapprochent des diverses techniques
variatio~eiksemployées dans la fugue. Les transformations de ce matériau, dans
F u ~ u e se
, font au niveau de la pensée ou du concept puisque c'est la voix du
narrateur, une p r h n c e aux prises avec une question et qui r6fléchit, qui se montre
dans toute sa fragilité et à travers ses manoeuvres. Or, dans Passacaille, l'inquidtude
qui se manifeste dans un théme innommable est la source d'un éclatement du récit.
Les m&amorphûses s'effectuent ind6pendamment d'une volonté, d ' une présence
narrative stable. manque de perspective et l'instabilité de la voix narrative
renforcent le doute quant à la provenance de ces transformations, suggdrant la
présence d'une force nocive qui ébranle, d'autant plus inquietante qu'eue est
omniprésente et ne peut être maîtrisée. Ainsi, au lieu qu'il y ait, comme dans m,
une conscience qui se rende compte de l'impossibilité de capter la M t é , qui raisonne
et qui nomme les modalités de l'écart, même qui fasse part de la jouissance que
provoque 1' écart puisqu 'il permet au livre d'exister, Passacaille se maintient dans les
zones grises, dans le calme imperturbable d'un monde sans réponse, sans
raisonnement possible et qui se résout, en rejoignant l'oeuvre de Beckett, dans le
pessimisme et le désespoir.
A un niveau conceptuel, la variation renvoie à des notions d'autoreference,
d'autogen6ration et d 'in fmi. L'autoréfl6xivite de la pratique variationnelle, qu'elle
soit fondée sur une tnigrne existentielle, sur le paradoxe de la bio-graphie, ou bien,
dans le cadre de la variation musicale, sur un jeu infini de permutations (modulations,
renversements, fragmentations etc.), fait entrevoir 1'exaltation mais aussi le vertige de
l'infini. Le jeu du dedoublement appelle un mouvement perpétuel, centrifuge et
centripkte, une dualité et une opposition, une msion entre forces antagonistes.
Enfin, la complexité de l ' b u t e que demande la technique de composition
contrapuntique s'est aussi rdv61ée présente dans les romans. La superposition des voix
mklodiques se retrouve dans Fume dans une présentation de l'écriture en tant que
superposition de couches successives - le dénivellement de la linéarité du récit
6voquant la multiplication des rapports qu'elles présentent. C'est ici donc que les
modèles 6voqués, comparés la question de l'écriture, ont permis au narrateur de
tisser entre eux des liens, des analogies qui se laissaient nouer mais aussi qui devaient
aussi se dénouer, mettant en évidence le travail de la mémoire du narrateur mais aussi
du lecteur qui tient, consciemment ou inconsciemment, les fils. Ainsi en e s t 4 de
l'écoute d'une musique contrapuntique qui institue des accords par la superposition
des vou mais que le mouvement individuel, indbpendant, de chaque ligne mklodique
deplace continuellement. La polyphonie de Passacaille s'enregistre, elle, dans cette
dialectique de la profondeur et de la surface qui correspond ii la voix inférieure du
thème et aux voix supérieures des variations. Ce sont les personnages qui s'aguisent
l'ouïe, qui tentent d e saisir des rapports entre des cloisons, des frontihes, entre des
contradictions et des incohérences - la dt5faillance de la mernoire et des sens forçant
les personnages 2 demeurer sur le qui-vive. Quant aux lecteurs, une défaillance
gknemle de la cohkrence diegétique les amène 2 un même 6tat d'dveil. La encore, le
jeu d'une h u t e horizontale et verticale que présente l'écriture "contrapuntique"-
renforce la complexité de la saisie de la cohérence et met en &idence une impossible
r h l ution.
L'ouverture sur la musique qui a 6té mise en jeu dans la lecture des romans de
Pinget et de Laporte nous a ainsi amenée il interroger les particularités d'une forme
musicale et, en &ablissant des lieux de ressemblance, de faire ressortir, de rendre plus
saiiiants certains traits du roman tels que les notions d'infini, de non-résolution, de jeu
293
de contrastes et de dialectique oppositionnelle. La forme musicale, saisie à travers le
roman, a eu comme effet d'en organiser la composition: se présente comme
un ensemble de couches qui s'entrecroisent et comme un &hangelun &art de
voixlvoies; tandis que Passacaille est stmcturé selon le dualisme irréconciliable d'un
riiveau supérieur et inférieur, dans la déstabilisation d'un centre effectue par les
interf6rences des fantasmes. Par ailleurs, de la même façon que pour les Nouveaux
Romanciers qui se proposaient d'exposer les rouages du mdtier et les échafaudages sur
lesquels sont b$tis leurs romans, notre acte de lecture a voulu aussi s'exposer,
s'expliciter. Notre parcours, une lecture en profondeur, sp6cialisée, axée sur le
domaine musical, a cherche maximiser le potentiel musical de chacun de ces
romans. En laissant la fugue résonner dans le roman, et le roman résonner dans la
fugue, tout un monde s'est ouvert - different de ce que pouvait être celui où évoluent
la fugue et Fugue séparemment - c'est un monde surgi de leur échange réciproque.
Cet échange bien entendu a dû se faire en actualisant des contextes, en considérant ces
deux objets esthetiques au moyen de la reco~aissanced ' une forme symbolique, en
bravaillant entre les bases d'un matériau sensible, B la fois musical et littéraire et à
partir de formulations conceptuelles. Nous devons dire donc que la conjugaison des
arts et les correspondances qui en résultent ne peuvent être que des données virtuelles.
Elles ont lieu au niveau esthésique, c'est-&diredans le potentiel qu'un sujet qui, en
faisant intervenu ses facultés sensibles et intellectuelles, est capable d'imaginer, de
visualiser, de composer. C'est ainsi que les mod6lisations de chaque domaine
artistique offrent leurs spécificités, exploitent le matériau qu'il leur est disponible et
montrent leurs richesses. Mais, en même temps, il n'est pas interdit, à partir de
I ' h u t e d'une forme musicale dans le contexte d'une lecture litthire, que le lecteur
découvre une vimiali~musicale qui informe son parcours interprktatif et enrichisse la
signification de l'oeuvre.
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