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Jean Anouilh, Antigone comme cela que ç'a été distribué.

Qu'est-ce que tu veux que


Très tôt le matin, Antigone est surprise par sa nourrice hors de nous y fassions ?
son lit et revenant de l'extérieur. Désespérée, cette dernière l'accuse
d'avoir une aventure avec un voyou. Après s'être amusée à acquiescer, la ISMENE
jeune fille lui révèle qu'elle était bien sortie cette nuit-là mais qu'elle était
restée seule, que son honneur était sauf. Entre alors Ismène, la sœur aînée Je ne veux pas mourir.
d'Antigone. La nourrice les laisse discuter toutes les deux...
ANTIGONE, doucement.
ISMENE Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir.
Tu es malade ?
ISMENE
ANTIGONE Écoute, j'ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l'aînée.
Ce n'est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit.) C'est Je réfléchis plus que toi. Toi, c'est ce qui te passe par la tête
parce que je me suis levée tôt. tout de suite, et tant pis si c'est une bêtise. Moi, je suis plus
pondérée. Je réfléchis.
ISMENE
Moi non plus je n'ai pas dormi. ANTIGONE
Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
ANTIGONE, sourit encore
Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain. ISMENE
Si, Antigone. D'abord c'est horrible, bien sûr, et j'ai
ISMENE pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre
Ne te moque pas. oncle.

ANTIGONE ANTIGONE
Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que Moi je ne veux pas comprendre un peu.
tu sois belle. Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te
souviens ? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers ISMENE
dans le cou. Une fois je t'ai attachée à un arbre et je t'ai coupé Il est le roi, il faut qu'il donne l'exemple.
tes cheveux, tes beaux cheveux... (Elle caresse les cheveux
d'Ismène.) Comme cela doit être facile de ne pas penser de ANTIGONE
bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne
autour de la tête ! l'exemple, moi... Ce qui lui passe par la tête, la petite
Antigone, la sale bête, l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met
ISMENE, soudain dans un coin ou dans un trou. Et c'est bien fait pour elle. Elle
Pourquoi parles-tu d'autre chose ? n'avait qu'à pas désobéir !

ANTIGONE, doucement, sans cesser de lui caresser les ISMENE


cheveux. Allez ! Allez !... Tes sourcils joints, ton regard droit
Je ne parle pas d'autre chose... devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Écoute-
moi. J'ai raison plus souvent que toi.
ISMENE
Tu sais, j'ai bien pensé, Antigone. ANTIGONE
Je ne veux pas avoir raison.
ANTIGONE
Oui. ISMENE
Essaie de comprendre au moins !
ISMENE
J'ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle. ANTIGONE
Comprendre... Vous n'avez que ce mot-là dans la
ANTIGONE bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait
Oui. comprendre qu'on ne peut pas toucher à l'eau, à la belle eau
fuyante et froide parce que cela mouille les dalles, à la terre
ISMENE parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu'on ne
Nous ne pouvons pas. doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu'on a dans ses
poches au mendiant qu'on rencontre, courir, courir dans le
ANTIGONE, après un silence, de sa petite voix. vent jusqu'à ce qu'on tombe par terre et boire quand on a
Pourquoi ? chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas
juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours
ISMENE comprendre. Moi, je ne veux plus comprendre. Je
Il nous ferait mourir. comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.)
Si je deviens vieille. Pas maintenant.
ANTIGONE
Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire ISMENE
mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. Et ils
pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et ANTIGONE
des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Sers-toi de ces prétextes.
Thèbes.
ISMENE, se jette sur elle.
ANTIGONE Antigone ! Je t'en supplie : C'est bon pour les hommes
Je ne t'écoute pas. de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi tu es une fille.

ISMENE ANTIGONE, les dents serrées.


Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d'être une fille !
bras, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous
cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur ISMENE
la charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu'au supplice. Et Ton bonheur est là devant toi et tu n'as qu'à le prendre.
là il y aura les gardes avec leurs têtes d'imbéciles, Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle...
congestionnées sur leurs cols raides, leurs grosses mains
lavées, leur regard de bœuf—qu'on sent qu'on pourra toujours ANTIGONE, sourdement.
crier, essayer de leur faire comprendre, qu'ils vont comme Non, je ne suis pas belle.
des nègres et qu'ils feront tout ce qu'on leur dit
scrupuleusement, sans savoir si c'est bien ou mal... Et ISMENE
souffrir ? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien
qu'elle est arrivée au point où l'on ne peut plus la supporter ; que c'est sur toi que se retournent les petits voyous dans la
qu'il faudrait qu'elle s'arrête, mais qu'elle continue pourtant et rue ; que c'est toi que les petites filles regardent passer,
monte encore, comme une voix aiguë... Oh ! je ne peux pas, soudain muettes sans pouvoir te quitter des yeux jusqu'à ce
je ne peux pas... que tu aies tourné le coin.

ANTIGONE ANTIGONE, a un petit sourire imperceptible.


Comme tu as bien tout pensé ! Des voyous, des petites filles...

ISMENE ISMENE, après un temps.


Toute la nuit. Pas toi ? Et Hémon, Antigone ?

ANTIGONE ANTIGONE, fermée.


Si, bien sûr. Je parlerai tout à l'heure à Hémon : Hémon sera tout à
l'heure une affaire réglée.
ISMENE
Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse. ISMENE
Tu es folle.
ANTIGONE, doucement.
Moi non plus. Mais qu'est-ce que cela fait ? ANTIGONE, sourit.
Tu m'as toujours dit que j'étais folle, pour tout, depuis
Il y a un silence, Ismène demande soudain : toujours. Va te recoucher, Ismène... Il fait jour maintenant, tu
ISMENE vois, et, de toute façon, je ne pourrais rien faire. Mon frère
Tu n'as donc pas envie de vivre, toi ? mort est maintenant entouré d'une garde exactement comme
s'il avait réussi à se faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle
ANTIGONE, murmure. de fatigue.
Pas envie de vivre... (Et plus doucement encore si
c'est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que ISMENE
pour sentir l'air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la Et toi ?
dernière seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue,
pour vivre encore un peu de la nuit ? Qui pleurait déjà toute ANTIGONE
petite, en pensant qu'il y avait tant de petites bêtes, tant de Je n'ai pas envie de dormir... Mais je te promets que je
brins d'herbe dans le pré et qu'on ne pouvait pas tous les ne bougerai pas d'ici avant ton réveil. Nourrice va m'apporter
prendre ? à manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement. Tu as
les yeux tout petits de sommeil. Va...
ISMENE, a un élan soudain vers elle.
Ma petite sœur... ISMENE
Je te convaincrai, n'est-ce pas ? Je te convaincrai ? Tu
ANTIGONE, se redresse et crie. me laisseras te parler encore ?
Ah, non ! Laisse-moi ! Ne me caresse pas ! Ne nous
mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien ANTIGONE, un peu lasse.
réfléchi, tu dis ? Tu penses que toute la ville hurlante contre Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me
toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c'est assez ? parler. Va dormir maintenant, je t'en prie. Tu serais moins
belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire
ISMENE, baisse la tête. triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre
Oui. Ismène !...
b) Quels arguments [= raisons] Ismène
QUESTIONNAIRE : utilise-t-elle pour convaincre Antigone de
renoncer à son projet ? Justifie tes réponses.

1) Quelles sont les trois marques qui


montrent que ce texte appartient au
théâtre ? Donne un exemple de chacune
d'elles.

2) a) Que souhaite faire Antigone dans ce


texte ?

c) Antigone est-elle convaincue par les


nombreux arguments de sa sœur ? Justifie ta
réponse.

b) Que signifie « C'est comme cela que


ç'a été distribué » ?

4) Selon toi, qui d'Antigone ou d'Ismène a


raison ? Justifie ta réponse par au moins
deux arguments différents.

3) a) Ismène et Antigone ont-elle le même


avis sur l'action à mener ?
5) a) Quelles figures de styles sont utilisées 7) En t'aidant du paratexte [texte en italique
dans cette phrase d'Ismène : « Ils nous créé pour expliquer ce qui se passe avant
prendront avec leurs mille bras, leurs le passage à étudier], de la nostalgie
milles visages et leur unique regard. » ? d'Antigone et de ta connaissance de
l’œuvre, explique pourquoi la phrase
d'Antigone « je te promets que je ne
bougerai pas d'ici avant ton réveil »
n'aurait pas dû rassurer Ismène.

b) Explique l'utilisation de ces figures de


style et le sens de cette phrase.

6) Comment la nostalgie/tristesse
d'Antigone est-elle mise en valeur dans le
passage suivant ?
« Pas envie de vivre... (Et plus doucement encore
si c'est possible.) Qui se levait la première, le
matin, rien que pour sentir l'air froid sur sa
peau nue ? Qui se couchait la dernière
seulement quand elle n'en pouvait plus de
fatigue, pour vivre encore un peu de la nuit ? Qui
pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y
avait tant de petites bêtes, tant de brins
d'herbe dans le pré et qu'on ne pouvait pas tous
les prendre ? »
CORRECTION : – de sa peur de mourir : « Il nous ferait
mourir. »
1) Les marques du théâtre sont les noms des – Ces arguments ne fonctionnant pas,
personnages avant qu'ils parlent Ismène dit à Antigone que seuls les
(« ISMENE », « ANTIGONE »), leurs hommes doivent s'occuper des affaires de
répliques (« Oui. ») et les didascalies l’État, que ça ne les regarde pas : « C'est
(indications scéniques en italiques : « (Elle bon pour les hommes de croire aux idées
sourit.) », « soudain », « (Elle caresse les et de mourir pour elles. Toi tu es une
chevaux d'Ismène.) ». fille. »
– Enfin, Ismène essaie de la ramener vers la
vie, vers Hémon son fiancé, (et non vers la
2) a) Antigone souhaite enterrer son frère mort : Polynice) : « Ton bonheur est là
Polynice : « Nous devons enterrer notre devant toi ».
frère. »

b) « C'est comme cela que ç'a été c) Malgré leur pertinence, Antigone n'est
distribué » signifie que les rôles sont déjà pas convaincue par les nombreux arguments de sa
« distribués », que tout est déjà joué sœur. Aux questions « Je te convaincrai, n'est-
d'avance, que son destin, la fatalité est en ce pas ? Je te convaincrai ? Tu me laisseras te
marche. parler encore ? » Antigone ne répond qu'à la
dernière : « Je te laisserai me parler, oui. »
Ismène n'a donc pas réussi à la convaincre. La
3) a) Ismène et Antigone n'ont pas le même suite de la réponse d'Antigone, « Je vous
avis sur l'action à mener (enterrer laisserai tous me parler », montre d'ailleurs que
Polynice). « tous » essaieront de la convaincre, en vain (=
sans réussir).
b) Ismène utilise de nombreux arguments
pour convaincre sa sœur de renoncer à
son projet : 4) Réponse personnelle, propositions
– Elle joue sur leur âge pour qu'Antigone d'arguments :
l'écoute : « Je suis l'aînée. Je réfléchis – Pour Antigone : 1) La loi de Créon est
plus que toi. », « J'ai raison plus souvent indigne, on ne peut pas décemment laisser
que toi. » pourrir un cadavre sans l'enterrer,
– Elle comprend le rôle que doit jouer Créon d'autant plus lorsqu'il s'agit de son frère.
dans la société : « Je comprends un peu 2) Elle a déjà enterré son frère : la
notre oncle. » « Il est le roi, il faut qu'il discussion est donc inutile.
donne l'exemple. » – Pour Ismène : 1) Créon est le roi : il faut
– Elle montre leur impuissance face au respecter sa décision. 2) Même si on est
pouvoir royal : « Il est plus fort que nous. contre l'idée de laisser le cadavre sans
Il est le roi. Et ils pensent tous comme lui sépulture, elles sont seules contre tous :
dans la ville. » elles se feraient prendre, le projet serait
– Elle lui présente l'humiliation qu'on leur donc de la folie et causerait leur perte.
fera subir si elles sont prises : « Ils nous 3) Polynice est mort, rien ne le fera
cracheront à la figure. » revenir : il faut qu'Antigone pense à son
– Elle lui parle également de la douleur qu'il avenir, à son mariage avec Hémon.
leur faudra ressentir : « Il faudra
souffrir [...] »
5) « Ils nous prendront avec leurs mille bras, 7) Le paratexte indique que Antigone est
leurs mille visages et leur unique regard. » sortie la nuit lorsque les gardes ne
surveillaient pas correctement le corps de
a) Les figures de style sont l'hyperbole Polynice : « la jeune fille révèle qu'elle
(elle répète en l'exagérant le nombre était bien sortie cette nuit-là ». La
d'habitants de Thèbes) et l'antithèse (en nostalgie d'Antigone lui fait dire « Si je
créant une opposition entre la foule et le regard deviens vieille », ce qui montre qu'elle en
unique du dirigeant, Créon. doute réellement. Enfin, comme nous avons
déjà lu/visionné la pièce de théâtre, nous
b) L'hyperbole crée un contraste savons qu'Antigone a déjà mis son projet à
important (« mille »/ »unique ») pour marquer exécution, qu'elle a déjà enterré son
l'antithèse. Cette phrase signifie que, même si frère, et que c'est pour cela qu'elle peut
le peuple est très nombreux, il respecte la loi assurer à Ismène qu'elle ne sortira pas
d'un seul homme, Créon, et réaliseront les avant son réveil.
ordres de ce dernier sans réfléchir.

C'est ce qu'on appelle de l'Ironie


6) « Pas envie de vivre... (Et plus doucement Tragique : le spectateur dispose
encore si c'est possible.) Qui se levait la d'informations essentielles aux personnages
première, le matin, rien que pour sentir mais que ces derniers ignorent ou interprètent
l'air froid sur sa peau nue ? Qui se mal. Cela prête à sourire (ironie) malgré
couchait la dernière seulement quand elle l'annonce de la mort prochaine (tragique).
n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre
encore un peu de la nuit ? Qui pleurait
déjà toute petite, en pensant qu'il y avait
tant de petites bêtes, tant de brins
d'herbe dans le pré et qu'on ne pouvait
pas tous les prendre ? »

La nostalgie/tristesse d'Antigone se voit


d'abord par la première phrase (« Pas envie de
vivre... ») qui est nominale et qui se termine par
des points de suspension : Antigone cherche à
aller vite (elle ne met pas de verbe) et ne
termine même pas sa phrase, la laissant en
suspens.
Sa nostalgie se voit ensuite dans
l'anaphore de « Qui » : cette répétition martèle
en effet que c'est elle qui adorait la vie.
Enfin, elle se voit dans les phrases
interrogatives, qui sont ici des questions
rhétoriques, c'est-à-dire que l'on n'attend pas
de réponse car tout le monde la connaît déjà :
« Qui ? » désigne Antigone. C'est Antigone qui
adorait vivre et qui doit mourir pour ses idées :
enterrer son frère malgré l'interdiction de
Créon.

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