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Lycée : Saint Benoît Ville : Angers

Classe : 1re E et F

Professeur : Josselin Ménage

Année 2022-2023

Oral blanc de Français


Objet d’étude 1 : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle

Œuvre intégrale : Molière, Le Malade imaginaire

Textes ayant fait l’objet d’une étude détaillée :

1. Acte I, scène 5 « On dira ce qu’on voudra » jusqu’à « voilà pour me faire mourir »
2. Acte II, scène 5 « Allons, Thomas, avancez » jusqu’à « on apprend à dire de belles choses »
3. Acte III, scène 10 « Donnez-moi votre pouls » jusqu’à « Jusqu’au revoir »

Intitulé du parcours : Spectacle et comédie

Textes ayant fait l’objet d’une étude détaillée :

4. Alfred Jarry, Ubu roi


5. Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve

Lecture cursive : Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand


Objet d’étude 2 : La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Œuvre intégrale : Rabelais, Gargantua

Textes ayant fait l’objet d’une étude détaillée :

6. Prologue de l’auteur
7. Chapitre 14 : Comment Gargantua fut éduqué par son sophiste aux lettres latines
8. Chapitre 57 : Comment étaient réglés les thélémites dans leur manière de vivre

Intitulé du parcours : Rire et savoir

9. Voltaire, Micromégas,

10. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions

Lecture cursive : Micromégas de Voltaire


Objet d’étude : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Œuvre intégrale : Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Textes ayant fait l’objet d’une étude détaillée :

11 « Une Charogne » (strophes étudiées : 1, 2, 3, 4, et 10, 11, 12)


12 « À une passante »
13 « Le vin des chiffonniers »

Intitulé du parcours : L’alchimie poétique

14 « Ma bohème », Arthur Rimbaud

15 « Le Divin moment », Lydie Dattas

Œuvre(s) imposée(s) ou liste d’œuvres proposées aux élèves. L’élève coche celle(s) qu’il aura lue(s).

Le Livre des anges, Lydie Dattas


Objet d’étude : le roman et le récit du XVIIè au XXIe siècle

Œuvre intégrale : Colette, Sido et Les Vrilles de la vigne

Textes ayant fait l’objet d’une étude détaillée :

16 Sido, de « Étés réverbérés » jusqu’à « les autres enfants endormis »


17 Sido, in Le Capitaine, de « Oui, un petit garçon si inoffensif » jusqu’à « Je voulais les demander »

Intitulé du parcours : La Célébration du monde

Lecture cursive : Trois jours dans la vie de Paul Cézanne, de Mika Biermann

Texte 1 :
ARGAN.

On dira ce qu'on voudra, mais je vous dis que je veux qu'elle exécute la parole que j'ai donnée.

TOINETTE.

Non, je suis sûre qu'elle ne le fera pas.

ARGAN.

Je l'y forcerai bien.

TOINETTE.

Elle ne le fera pas, vous dis-je.

ARGAN.

Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent.

TOINETTE.

Vous ?

ARGAN.

Moi.

TOINETTE.

Bon.

ARGAN.

Comment, bon ?

TOINETTE.

Vous ne la mettrez point dans un couvent.


ARGAN.

Je ne la mettrai point dans un couvent ?

TOINETTE.

Non.

ARGAN.

Non.

TOINETTE.

Non.

ARGAN.

Ouais, voici qui est plaisant. Je ne mettrai pas ma fille dans un convent, si je veux ?

TOINETTE.

Non, vous dis-je.

ARGAN.

Qui m'en empêchera ?

TOINETTE.

Vous-même.

ARGAN.

Moi ?

TOINETTE.
Oui, vous n'aurez pas ce cœur-là.

ARGAN.

Je l'aurai.

TOINETTE.

Vous vous moquez.

ARGAN.

Je ne me moque point.

TOINETTE.

La tendresse paternelle vous prendra.

ARGAN.

Elle ne me prendra point.

TOINETTE.

Une petite larme, ou deux, des bras jetés au cou, un mon petit Papa mignon, prononcé tendrement,
sera assez pour vous toucher.

ARGAN.

Tout cela ne fera rien.

TOINETTE.

Oui, oui.

ARGAN.

Je vous dis que je n'en démordrai point.


TOINETTE.
Bagatelles.

ARGAN.

Il ne faut point dire bagatelles.

TOINETTE.

Mon Dieu ! Je vous connais, vous êtes bon naturellement.

ARGAN,

avec emportement.

Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.

TOINETTE.

Doucement, Monsieur : vous ne songez pas que vous êtes malade.

ARGAN.

Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.

TOINETTE.

Et moi, je lui défends absolument d'en faire rien.

ARGAN.

Où est-ce donc que nous sommes ? Et quelle audace est-ce là à une coquine de servante, de parler de
la sorte devant son maître ?

TOINETTE.

Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.

ARGAN,
court après Toinette.

Ah ! Insolente, il faut que je t'assomme.

TOINETTE,

se sauve de lui.

Il est de mon devoir de m'opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.

ARGAN,

en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main.

Viens, viens, que je t'apprenne à parler.

TOINETTE,

courant et se sauvant du côté de la chaise où n'est pas Argan.

Je m'intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.

ARGAN.

Chienne !

TOINETTE.

Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.

ARGAN.
Pendarde !

TOINETTE.

Je ne veux point qu'elle épouse votre Thomas Diafoirus.

ARGAN.

Carogne !
TOINETTE.

Et elle m'obéira plutôt qu'à vous.

ARGAN.

Angélique, tu ne veux pas m'arrêter cette coquine-là ?

ANGÉLIQUE.

Eh, mon père, ne vous faites point malade.

ARGAN.

Si tu ne me l'arrêtes, je te donnerai ma malédiction.

TOINETTE.

Et moi je la déshériterai, si elle vous obéit.

ARGAN,

se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle.

Ah ! Ah ! Je n'en puis plus. Voilà pour me faire mourir

Texte 2 :

MONSIEUR DIAFOIRUS.
Il se retourne vers son fils et lui dit.

Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.


THOMAS DIAFOIRUS

est un grand benêt, nouvellement sorti des Écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce, et à
contre-temps.

N'est-ce pas par le père qu'il convient commencer ?

MONSIEUR DIAFOIRUS.

Oui.

THOMAS DIAFOIRUS.

Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir, et révérer en vous un second père ; mais un second
père auquel j'ose dire que je me trouve plus redevable qu'au premier. Le premier m'a engendré ; mais
vous m'avez choisi. Il m'a reçu par nécessité ; mais vous m'avez accepté par grâce. Ce que je tiens de
lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et d'au-
tant plus que les facultés spirituelles, sont au-dessus des corporelles, d'autant plus je vous dois, et d'au-
tant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd'hui vous rendre par avance les
très humbles et très respectueux hommages.

TOINETTE.

Vivent les collèges, d'où l'on sort si habile homme !

THOMAS DIAFOIRUS.

Cela a-t-il bien été, mon père ?

MONSIEUR DIAFOIRUS.

Optime.

ARGAN,

à Angélique.

Allons, saluez Monsieur.

THOMAS DIAFOIRUS.
Baiserai-je ?

MONSIEUR DIAFOIRUS.

Oui, oui.

THOMAS DIAFOIRUS,

à Angélique.

Madame, c'est avec justice, que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on...

ARGAN.

Ce n'est pas ma femme, c'est ma fille à qui vous parlez.

THOMAS DIAFOIRUS.

Où donc est-elle ?

ARGAN.

Elle va venir.

THOMAS DIAFOIRUS.

Attendrai-je, mon père, qu'elle soit venue ?

MONSIEUR DIAFOIRUS.

Faites toujours le compliment de Mademoiselle.

THOMAS DIAFOIRUS.
Mademoiselle, ne plus, ne moins que la statue de Memnon rendait un son harmonieux, lorsqu'elle
venait à être éclairée des rayons du soleil : tout de même me sens-je animé d'un doux transport à l'ap -
parition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée hélio-
trope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours
vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc,
Mademoiselle, que j'appende aujourd'hui à l'autel de vos charmes l'offrande de ce cœur, qui ne respire
et n'ambitionne autre gloire, que d'être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et
très fidèle serviteur et mari.

TOINETTE,

en le raillant.

Voilà ce que c'est que d'étudier, on apprend à dire de belles choses.

Texte 3 :

TOINETTE.

Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller
comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l'impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas
encore. Qui est votre médecin ?
ARGAN.

Monsieur Purgon.

TOINETTE.

Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous
êtes malade ?

ARGAN.

Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.

TOINETTE.

Ce sont tous des ignorants : c'est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN.

Du poumon ?

TOINETTE.

Oui. Que sentez-vous ?

ARGAN.

Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE.

Justement, le poumon.

ARGAN.

Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.

TOINETTE.
Le poumon.

ARGAN.

J'ai quelquefois des maux de cœur.

TOINETTE.

Le poumon.

ARGAN.

Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE.

Le poumon.

ARGAN.

Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'était des coliques.

TOINETTE.

Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

ARGAN.

Oui, Monsieur.

TOINETTE.

Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

ARGAN.

Oui, Monsieur.
TOINETTE.

Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas et vous êtes bien aise de dormir ?

ARGAN.

Oui, Monsieur.

TOINETTE.

Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

ARGAN.

Il m'ordonne du potage.

TOINETTE.

Ignorant.

ARGAN.

De la volaille.

TOINETTE.

Ignorant.

ARGAN.

Du veau.

TOINETTE.

Ignorant.

ARGAN.

Des bouillons.
TOINETTE.

Ignorant.

ARGAN.

Des oeufs frais.

TOINETTE.

Ignorant.

ARGAN.

Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

TOINETTE.

Ignorant.

ARGAN.

Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE.
Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et pour épaissir votre sang qui est trop
subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du
riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous
en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette
ville.

ARGAN.

Vous m'obligez beaucoup.

TOINETTE.

Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

ARGAN.
Comment ?

TOINETTE.

Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.

ARGAN.

Et pourquoi ?

TOINETTE.

Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter ?

ARGAN.

Oui ; mais j'ai besoin de mon bras.

TOINETTE.

Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j'étais en votre place.

ARGAN.

Crever un œil ?

TOINETTE.

Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le
crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

ARGAN.

Cela n'est pas pressé.

TOINETTE.

Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt, mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui
se doit faire, pour un homme qui mourut hier.
ARGAN.

Pour un homme qui mourut hier ?

TOINETTE.

Oui, pour aviser, et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.

Texte 4 :

UBU ROI, D’ALFRED JARRY


(...)
PÈRE UBU. — Oh ! mais tout de même, arrive ici, charogne ! Mets-toi à genoux devant ton
maître (il l’empoigne et la jette à genoux), tu vas ſubir le dernier ſupplice.
MÈRE UBU. — Ho, ho, monſieur Ubu !
PÈRE UBU. — Oh ! oh ! oh ! après, as-tu fini ? Moi je commence : torſion du nez, arrachement des
cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons,
lacération du poſtérieur, suppreſſion partielle ou même totale de la moelle épinière (ſi au moins ça
pouvait lui ôter les épines du caractère), ſans oublier l’ouverture de la veſſie natatoire et finalement
la grande décollation renouvelée de ſaint Jean-Baptiſte, le tout tiré des très ſaintes Écritures, tant de
l’Ancien que du Nouveau Teſtament, mis en ordre, corrigé et perfectionné par l’ici préſent Maître
des Finances ! Ça te va-t-il, andouille ?
(Il la déchire.)
MÈRE UBU. — Grâce, monſieur Ubu !
(Grand bruit à l’entrée de la caverne.)

Scène II
LES MÊMES, BOUGRELAS ſe ruant dans la caverne avec ſes SOLDATS.
BOUGRELAS. — En avant, mes amis ! Vive la Pologne !
PÈRE UBU. — Oh ! oh ! attends un peu, monſieur le Polognard. Attends que j’en aie fini avec
madame ma moitié !
BOUGRELAS (le frappant). — Tiens, lâche, gueux, ſacripant, mécréant, muſulman !
PÈRE UBU (ripostant). — Tiens ! Polognard, ſoûlard, bâtard, huſſard, tartare, calard, cafard,
mouchard, ſavoyard, communard !
MÈRE UBU (le battant aussi). — Tiens, capon, cochon, félon, hiſtrion, fripon, ſouillon, polochon !
(Les Soldats se ruent sur les Ubs, qui se défendent de leur mieux.)
PÈRE UBU. — Dieux ! quels renfoncements !
MÈRE UBU. — On a des pieds, meſſieurs les Polonais.
PÈRE UBU. — De par ma chandelle verte, ça va-t-il finir, à la fin de la fin ? Encore un ! Ah ! ſi
j’avais ici mon cheval à phynances !
BOUGRELAS. — Tapez, tapez toujours.
VOIX AU DEHORS. — Vive le Père Ubé, notre grand financier !
PÈRE UBU. — Ah ! les voilà. Hurrah ! Voilà les Pères Ubus. En avant, arrivez, on a beſoin de vous,
meſſieurs des Finances !
(Entrent les Palotins, qui se jettent dans la mêlée.)
COTICE. — À la porte les Polonais !
PILE. — Hon ! nous nous revoyons, Monsieuye des Finances. En avant, pouſſez vigoureuſement,
gagnez la porte, une fois dehors il n’y aura plus qu’à ſe ſauver.
PÈRE UBU. — Oh ! ça, c’eſt mon plus fort. Ô comme il tape.
BOUGRELAS. — Dieu ! je ſuis bleſſé.
STANISLAS LECZINSKI. — Ce n’eſt rien, Sire.
BOUGRELAS. — Non, je ſuis ſeulement étourdi.
JEAN SOBIESKI. — Tapez, tapez toujours, ils gagnent la porte, les gueux.
COTICE. — On approche, ſuivez le monde. Par conséiquent de quoye, je vois le ciel.
PILE. — Courage, ſire Ubu.
PÈRE UBU. — Ah ! j’en fais dans ma culotte. En avant, cornegidouille ! Tudez, ſaignez, écorchez,
maſſacrez, corne d’Ubu ! Ah ! ça diminue !
COTICE. — Il n’y en a plus que deux à garder la porte.
PÈRE UBU (les assommant à coups d’ours). — Et d’un, et de deux ! Ouf ! me voilà dehors !
Sauvons-nous ! ſuivez, les autres, et vivement !

Ubu Roi, Alfred Jarry, ACTE V SCÈNE 1 ET 2, 1896

Texte 5 :

La Cantatrice chauve, Eugène Ionesco


Mme SMITH
(…) La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre, au
dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n'ai pas apporté le vin à table afin de
ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre
et mesuré dans la vie.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH
Mrs Parker connaît un épicier roumain, nommé Popesco Rosen-feld, qui vient d'arriver de
Constantinople. C'est un grand spécia-liste en yaourt. Il est diplômé de l'école des fabricants de
yaourt d'Andrinople. J'irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique.
On n'a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH
Le yaourt est excellent pour l'estomac, les reins, l'appendicite et l'apothéose. C'est ce que m'a dit le
docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C'est un bon médecin. On
peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d'autres médicaments que ceux dont il a fait
l'expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c'est lui d'abord qui s'est fait opérer du foie,
sans être aucunement malade.

M. SMITH
Mais alors comment se fait-il que le docteur s'en soit tiré et que Parker en soit mort ?

Mme SMITH
Parce que l'opération a réussi chez le docteur et n'a pas réussi chez Parker.

M. SMITH
Alors Mackenzie n'est pas un bon docteur. L'opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors
tous les deux auraient dû succomber.

Mme SMITH
Pourquoi ?

M. SMITH
Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s'ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le
commandant d'un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas.

Mme SMITH
On ne peut comparer un malade à un bateau.

M. SMITH
Pourquoi pas ? Le bateau a aussi ses maladies ; d'ailleurs ton docteur est aussi sain qu'un vaisseau ;
voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade comme le docteur et son bateau.
Mme SMITH
Ah ! Je n'y avais pas pensé... C'est peut-être juste... et alors, quelle conclusion en tires-tu ?

M. SMITH
C'est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. Seule la marine est
honnête en Angleterre.
Mme SMITH
Mais pas les marins.

M. SMITH
Naturellement.
Pause.
M. SMITH, toujours avec son journal.
Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi à la rubrique de l'état civil, dans le journal,
donne-t-on toujours l'âge des personnes décédées et jamais celui des nouveau-nés ? C'est un non-
sens.
Mme SMITH
Je ne me le suis jamais demandé !

Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois.
Silence. La pendule ne sonne aucune fois.

La Cantatrice chauve, Eugène Ionesco, scène 1, 1950

Texte 6 :

[Précision : la version de Gargantua qui figure ici n’est pas scrupuleusement la même que celle du
livre avec laquelle les élèves ont travaillé, dans l’adaptation en français moderne de Marie-madeleine
Fragonard]
Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux (c'est à vous, à personne d'autre que sont
dédiés mes écrits), dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l'éloge de
son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclare, entre autres propos,
semblable aux Silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme on en voit à présent
dans les boutiques des apothicaires; au-dessus étaient peintes des figures amusantes et
frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs
attelés et autres semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées pour inciter les gens
à rire, à l'instar de Silène, maître du bon Bacchus. Mais à l'intérieur, on conservait les fines
drogues comme le baume, l'ambre gris, l'amome, le musc, la civette, les pierreries et autres
produits de grande valeur. Alcibiade disait que tel était Socrate, parce que, ne voyant que son
physique et le jugeant sur son aspect extérieur, vous n'en auriez pas donné une pelure
d'oignon tant il était laid de corps et ridicule en son maintien : le nez pointu, le regard d'un
taureau, le visage d'un fol, ingénu dans ses mœurs, rustique en son vêtement, infortuné au
regard de l'argent, malheureux en amour, inapte à tous les offices de la vie publique; toujours
riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son
divin savoir. Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et
inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu'humaine, une force d'âme prodigieuse, un
invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité, une parfaite fermeté,
un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains s'appliquent tant à veiller,
courir, travailler, naviguer et guerroyer.

À quoi veut aboutir, à votre avis, ce prélude, ce coup d'envoi ? C'est que vous, mes bons
disciples, et quelques autres fois en disponibilité, lorsque vous lisez les joyeux titres de certains
livres de notre invention comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des
Braguettes, Des Pois au lard assaisonnés d'un commentaire, etc., vous jugez trop facilement qu'il
n'y est question au-dedans que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries vu qu'à l'extérieur
l'écriteau (c'est-à-dire le titre) est habituellement compris, sans examen plus approfondi, dans le
sens de la dérision ou de la plaisanterie. Mais ce n'est pas avec une telle désinvolture qu'il convient
de juger les œuvres des humains. Car vous dites vous-mêmes que l'habit ne fait point le moine; et
tel a revêtu un habit monacal, qui n'est en dedans rien moins que moine, et tel a revêtu une cape
espagnole, qui, au fond du cœur, ne doit rien à l'Espagne. C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et
soigneusement peser ce qui y est exposé. C'est alors que vous vous rendrez compte que l'ingrédient
contenu dedans est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte; c'est-à-dire que les matières
traitées ici ne sont pas aussi frivoles que, au-dessus, le titre le laissait présumer.
Texte 7 :

[Précision : la version de Gargantua qui figure ici n’est pas scrupuleusement la même que celle du
livre avec laquelle les élèves ont travaillé, dans l’adaptation en français moderne de Marie-madeleine
Fragonard]
De fait, on lui recommanda un grand docteur sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne,
qui lui apprit si bien son abécédaire qu'il le récitait par cœur, à l'envers, ce qui lui prit cinq ans et
trois mois. Puis il lui lut la Grammaire de Donat, le Facet, le Théodolet et Alain dans ses
Paraboles, ce qui lui prit treize ans, six mois et deux semaines. Mais remarquez que dans le
même temps il lui apprenait à écrire en gothique, et il copiait tous ses livres, car l'art de
l'imprimerie n'était pas encore en usage.

Il portait habituellement une grosse écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, dont l'étui
était aussi grand et gros que les gros piliers de Saint-Martin d'Ainay; l'encrier, qui jaugeait un
tonneau du commerce, y était pendu par de grosses chaînes de fer.

Puis il lui lut les Modes de signifier, avec les commentaires de Heurtebise, de Faquin, de
Tropditeux, de Galehaut, de Jean le Veau, de Billon, de Brelinguand et d'un tas d'autres; il y passa
plus de dix-huit ans et onze mois. Il connaissait si bien l'ouvrage que, mis au pied du mur, il le
restituait par cœur, à l'envers, et pouvait sur le bout du doigt prouver à sa mère que « les modes de
signifier n'étaient pas matière de savoir ».

Puis il lui lut l'Almanach, sur lequel il demeura bien seize ans et deux mois; c'est alors que
mourut le précepteur en question (c'était en l'an mil quatre cent vingt), d'une vérole qu'il avait
contractée.

Après, il eut un autre vieux tousseux, nommé Maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, le Grécisme
d'Everard, le Doctrinal, les Parties, le Quid, le Supplément, Mannotret, Comment se tenir à table,
Les Quatre Vertus cardinales de Sénèque, Passaventus avec commentaire, le Dors en paix, pour les
fêtes et quelques autres de même farine. À la lecture des susdits ouvrages, il devint tellement sage
que jamais plus nous n'en avons enfourné de pareils.

Texte 8 :

[Précision : la version de Gargantua qui figure ici n’est pas scrupuleusement la même que celle du
livre avec laquelle les élèves ont travaillé, dans l’adaptation en français moderne de Marie-madeleine
Fragonard]
Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur
volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient,
travaillaient, donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à
boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle
tenait en cette clause FAIS CE QUE VOUDRAS.
Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un
instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les
éloigne du vice. Quand une vile et contraignante sujétion les abaisse et les asservit, pour déposer et
briser le joug de servitude ils détournent ce noble sentiment qui les inclinait librement vers la vertu,
car c'est toujours ce qui est défendu que nous entreprenons, et c'est ce qu'on nous refuse que nous
convoitons.
Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d'efforts pour faire, tous, ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si
l'un ou l'une d'entre eux disait :
« buvons », tous buvaient; si on disait :
« jouons », tous jouaient; si on disait :
« allons nous ébattre aux champs », tous y allaient.
Si c'était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées, avec leur fier
palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon; les
hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ou aucune d'entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter,
jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et s'en servir pour composer en vers aussi
bien qu'en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à
cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais
on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de leurs doigts à
tirer l'aiguille et à s'adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui
étaient là.

Texte 9 :
Chapitre sixième
Ce qui leur arriva avec des hommes
(...) « Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naître dans l'abîme de l'infiniment
petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient impénétrables. Peut-être
ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour; mais je ne méprise personne, et je vous offre ma
protection.»
Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvaient
deviner d'où elles partaient. L'aumônier du vaisseau récita les prières des exorcismes , les matelots
jurèrent, et les philosophes du vaisseau firent un système ; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne
purent jamais deviner qui leur parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce que Micromégas,
leur apprit alors en peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire. Il leur conta le voyage de Saturne,
les mit au fait de ce qu'était monsieur Micromégas; et, après les avoir plaints d'être si petits, il leur
demanda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils faisaient
dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux, s'ils multipliaient, s'ils
avaient une âme, et cent autres questions de cette nature.
Un raisonneur de la troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son âme, observa
l'interlocuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations , et à la troisième il
parla ainsi: « Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises depuis la tête jusqu'aux
pieds, que vous êtes un... — Mille toises! s'écria le nain; juste Ciel! d'où peut-il savoir ma hauteur? mille
toises! Il ne se trompe pas d'un pouce . Quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il connaît ma
grandeur; et moi, qui ne le vois qu'à travers un microscope, je ne connais pas encore la sienne! — Oui,
je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien encore votre grand compagnon. » La proposition
fut acceptée; Son Excellence se coucha de son long: car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-
dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift
nommerait, mais que je me garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les
dames. Puis, par une suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet
un jeune homme de cent vingt mille pieds de roi.

Voltaire, Micromégas, 1752

Texte 10 :
J’avais à peu près les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j’en croyais avoir le
talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j’eus le temps de me désabuser. La
douceur de mon naturel m’eût rendu très-propre à ce métier, si l’emportement n’y eût mêlé
ses orages. Tant que tout allait bien et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu’alors
je n’épargnais point, j’étais un ange ; j’étais un diable quand les choses allaient de travers.
Quand mes élèves ne m’entendaient pas, j’extravaguais ; et quand ils marquaient de la
méchanceté, je les aurais tués : ce n’était pas le moyen de les rendre savants et sages. J’en
avais deux ; ils étaient d’humeurs très-différentes. L’un de huit à neuf ans, appelé Sainte-
Marie, était d’une jolie figure, l’esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais
d’une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu
comme une mule, et ne pouvait rien apprendre. On peut juger qu’entre ces deux sujets je
n’avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être aurais-je pu réussir ;
mais faute de l’une et de l’autre je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très-mal. Je
ne manquais pas d’assiduité, mais je manquais d’égalité, surtout de prudence. Je ne savais
employer auprès d’eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès
des enfants : le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je m’attendrissais avec Sainte-
Marie jusqu’à pleurer ; je voulais l’attendrir lui-même, comme si l’enfant était susceptible
d’une véritable émotion de cœur : tantôt je m’épuisais à lui parler raison, comme s’il avait pu
m’entendre ; et comme il me faisait quelquefois des arguments très-subtils, je le prenais tout
de bon pour raisonnable, parce qu’il était raisonneur. Le petit Condillac était encore plus
embarrassant, parce que n’entendant rien, ne répondant rien, ne s’émouvant de rien, et d’une
opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m’avait mis en
fureur ; alors c’était lui qui était le sage, et c’était moi qui était l’enfant. Je voyais toutes
mes fautes, je les sentais ; j’étudiais l’esprit de mes élèves, je les pénétrais très-bien, et je ne
crois pas que jamais une seule fois j’aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de
voir le mal sans savoir appliquer le remède ? En pénétrant tout je n’empêchais rien, je ne
réussissais à rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu’il ne fallait pas faire.

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre VI, 1765

Texte 11 :
Une charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe


Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

(Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,


D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.)

(Tout cela descendait, montait comme une vague,


Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.)

(Et ce monde rendait une étrange musique,


Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.)

(Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,


Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.)

(Derrière les rochers une chienne inquiète


Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.)

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire, Poème 27, 1857

Texte 12 :
A une passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté


Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !


Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire, Poème 93, 1857

Texte 13 :
Le vin des chiffonniers
Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête


Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets.

Il prête des serments, dicte des lois sublimes,


Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,


Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l'énorme Paris,

Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,


Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

Se dressent devant eux, solennelle magie !


Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !

C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole


Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ;
Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence


De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire, Poème 105, 1857


Texte 14 :

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;


Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai (1870)

Texte 15 :

« Le Divin moment »
J’ai passé ma jeunesse à chercher la beauté,
j’ai trouvé la beauté en perdant ma jeunesse.
Que serait la beauté sans la beauté des anges ?
La beauté m’a choisie pour être aimée des anges.
Mais le divin moment où la beauté nous quitte :
ma beauté pâlissait sous le regard des anges,
leur regard traversait ma beauté sans la voir.
Ce malheur me sauvait quand je croyais mourir
le malheur n’est jamais le malheur que l’on croit.
Le malheur m’a laissée si merveilleusement seule :
je ne suis jamais seule puisque m’aiment les anges,
mon malheur est si doux qu’il surpasse l’amour,
le malheur m’aime tant qu’il m’aimera toujours.
Les anges ont mis la main à ce malheur si doux.
Le malheur m’a haussée au sommet de l’azur,
j’ai aimé le malheur comme un bonheur plus pur.

Lydie Dattas, Le Livre des anges, 2023

Texte 16 :
Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands
chapeaux, étés presque sans nuits… Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accor -
dait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un
panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la
rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.

À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je
descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes
jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus
sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dan -
gers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état
de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le
soleil encore ovale, déformé par son éclosion…

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regar-
dait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais peut-être
jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais, à
cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des
cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée
sur les autres enfants endormis.

Sido, Colette, 1929

Texte 17 :
Oui, un petit garçon si inoffensif, qui n’exigeait rien, sauf un soir…

– Je voudrais deux sous de pruneaux et deux sous de noisettes, dit-il.

– Les épiceries sont fermées, répondit ma mère. Dors, tu en auras demain.

– Je voudrais deux sous de pruneaux et deux sous de noisettes, redemanda, le lendemain


soir, le doux petit garçon.

– Et pourquoi ne les as-tu pas achetés dans la journée ? se récria ma mère impatientée. Va te
coucher !

Cinq soirs, dix soirs ramenèrent la même taquinerie, et ma mère montra bien qu’elle était
une mère singulière. Car elle ne fessa pas l’obstiné, qui espérait peut-être qu’on le fesserait,
ou qui escomptait seulement une explosion maternelle, les cris des nerfs à bout, les
malédictions, un nocturne tumulte qui retarderait le coucher…

Un soir après d’autres soirs, il prépara sa figure quotidienne d’enfant buté, le son modéré de
sa voix :

– Maman ?…

– Oui, dit maman.

– Maman, je voudrais…

– Les voici, dit-elle.

Elle se leva, aveignit dans l’insondable placard, près de la cheminée, deux sacs grands
comme des nouveau-nés, les posa à terre de chaque côté de son petit garçon, et ajouta :

– Quand il n’y en aura plus, tu en achèteras d’autres.

Il la regardait d’en bas, offensé et pâle sous ses cheveux noirs.

– C’est pour toi, prends, insista ma mère. Il perdit le premier son sang-froid et éclata en
larmes. – Mais… mais… je ne les aime pas ! Sanglotait-il.

« Sido » se pencha, aussi attentive qu’au-dessus d’un œuf fêlé par l’éclosion imminente, au-
dessus d’une rose inconnue, d’un messager de l’autre hémisphère :

– Tu ne les aimes pas ? Qu’est-ce que tu voulais donc ?

Il fut imprudent, et avoua :

– Je voulais les demander. Sido, Colette, 1929

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