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Frédéric Tacer
L’image à l’ère
de la dématérialisation
musicale
1
2 Frédéric Tacer 3
—
Diplôme Supérieur des Arts Appliqués,
option créateur-concepteur,
spécialité communication visuelle.
Session 2008
INTRODUCTION
– 13 –
CHAPITRE 1
Une brève histoire de la musique enregistrée
– 15 –
CHAPITRE 2
Contexte actuel de l’industrie musicale
– 27 –
Un contexte de crise
La chute des ventes physiques
Le développement du numérique
Le marketing, une solution à la crise ?
– 29 –
CHAPITRE 3
La valeur socio-culturelle de la musique
– 65 –
4 L’expérience musicale 5
Qu’est ce que la musique ?
L’auditeur
La relation de l’auditeur à l’œuvre et à l’artiste
La relation de l’auditeur à l’objet et à l’image
– 67 –
CHAPITRE 5
LES SUPPORTS DE COMMUNICATION EXISTANTS
– 147 –
La pochette de disque
Le support graphique
L’aspect culte et sacré
L’incarnation de l’œuvre
L’objet collectionnable
– 149 –
L’affiche
Le support graphique
L’affiche psychédélique
Son statut aujourd’hui
– 161 –
Le clip
6 Le scopitone 7
MTV (Music Television)
Le caractère promotionnel du clip
Le clip en tant que support de création
Le VJ-ing
– 171 –
Un retour à la matérialité ?
Une revalorisation des supports physiques ?
Un retour de l’affiche ?
Une appropriation de la rue ?
Les nouveaux supports ?
– 209 –
8 9
CONCLUSION
– 227 –
BIBLIOGRAPHIE
– 231 –
REMERCIEMENTS
– 239 –
10 11
INTRODUCTION L'industrie musicale traverse actuellement une vérita-
ble crise. La révolution numérique qui l'a frappée depuis
quelques années a totalement bouleversé le marché
et ses principaux acteurs. En effet, la digitalisation
massive de la musique a induit de nouveaux modes de
consommation et d'écoute symbolisés par le format MP3
ou le baladeur numérique. Ces modifications radicales
de comportement ont fait entrer la musique dans une
toute nouvelle ère : celle de la dématérialisation.
UNE BRÈVE
HISTOIRE
DE LA
MUSIQUE
14 ENREGISTRÉE 15
DU GRAMOPHONE
16 À L'iPOD 17
L’industrie musicale vit une époque de transition, voire de
profonde mutation. Si, au vu de sa numérisation galopante,
cela semble une évidence, rappelons tout de même que ce
1877 Thomas Edison invente le gramophone, le
premier appareil à enregistrer le son.
Les combats menés par les labels, les éditeurs ou les syn-
1887 Le cylindre ayant ses limites, Emil Berliner
lance sur le marché le disque plat, fabriqué
d’abord en verre, plus tard en zinc et finalement en vulca-
dicats de musiciens contre – au choix –, le phonographe, la nite. Jusqu’en 1925, on grave les disques mécaniquement
radio (gratuite !) ou la copie privée sur cassette audio, rap- puis on parvient à le faire selon un processus électrique.
pellent les affrontements récents menés autour du partage,
du piratage et du téléchargement. L’émergence de supports
comme le 33 ou le 45 tours, le walkman ou même le juke-box,
l’invention de la stéréo, les développements des transistors
1930 Western Electric met au point le disque 78
tours. Malgré une première fabrication en
1930, ce ne fût qu’en 1936 qu'il remplacera définitivement le
permettant de réduire la taille des postes radio, magnéto- rouleau de cire. Une manipulation plus aisée, un prix moins
phones ou électrophones, la popularisation d’instruments élevé et enfin l’ouverture de la musique à la « masse popu-
comme le sampleur ou le synthétiseur, bref l’ensemble de laire » font de lui un support très apprécié.
ces innovations qui ont provoqué de nombreux débats, ont
considérablement influé sur la manière dont on consomme la
musique. Ces progrès techniques ont, par ailleurs, changé la
façon dont les artistes abordent, composent et diffusent leur
1934 AEG/Telefunken conçoit le système du ma-
gnétophone fonctionnant avec une bande
magnétique. Commercialisé en 1934, il est utilisé essen-
création, et plus encore donné une forme et une puissance tiellement par les professionnels : maisons de production,
esthétique à l’ensemble de la culture d’une époque. studios, stations de radio et télévisions. Le premier magné-
tophone grand public sort en 1950 au Japon.
La mutation que nous traversons aujourd’hui possède la
même, sinon une plus grande envergure. Son influence
touche à la fois les supports d’écoute et de communication,
l’organisation de l’industrie musicale et le cœur même de
1940 Alex Steinweiss dessine la première po-
chette de disque illustrée pour Columbia.
Les ventes augmentent de 800%, on engage des directeurs
la création artistique, chacun étant la proie d’une forme de artistiques dans toutes les maisons de disque.
dématérialisation.
CONTEXTE
ACTUEL
DE
L’INDUSTRIE
26 MUSICALE 27
28 UN CONTEXTE DE CRISE 29
Les journaux en font suffisamment état pour que cela soit Si l’industrie du disque, au début des années 1980, a
considéré comme une vérité d'ordre public : l'industrie du connu un âge d’or avec l’apparition du Compact Disc, elle
disque va mal. Les questions relatives à ce projet se révé- a vécu sur ses acquis sans nécessairement aller au devant
leront ainsi d'autant plus pertinentes qu'elles interviennent de la révolution numérique qu’a induit la démocratisation
dans un contexte de mutation où les repères vacillent, où d’Internet au cours des années 1990. Ainsi, depuis 2002,
les habitudes changent, où les acteurs s'avouent perturbés. l’industrie du disque traverse une crise profonde.
Dans ce contexte de crise se développe une nette opposition Les ventes de CDs ne cessent de chuter tandis que les
entre les domaines physiques et numériques que l'on semble revenus de la vente de musique en ligne ont connu une
à tout prix vouloir dissocier. incroyable croissance. Certes, il se vend toujours des CDs
(en France, les ventes d’albums ont rapporté 260 millions
L'industrie actuelle se caractérise également par une volonté d’euros au premier semestre de l’année 2007) mais la ten-
farouche de sortir de cette crise en mettant en place des dance est à la baisse (les revenus du single ont connu une
tentatives marketing plus ou moins efficaces, plus ou moins chute d’environ 38 millions d’euros entre 2004 et 2007) et les
risquées et plus ou moins adaptées aux réels désirs de cette pertes physiques n’ont pas été compensées par les revenus Ventes de musique par support
nouvelle génération d'auditeurs. L'ensemble de ces tentati- de la musique numérique (qui, bien qu'en constante crois- (en millions d'euros)
ves révélant l'indécision évidente de décideurs perdus dans sance, ne rapportent pas autant que le disque). Les mai-
un environnement qu'ils ont encore du mal à comprendre, à sons de disques, si elles ne perdent pas encore d’argent, Albums Téléchargements
maîtriser et à accepter. n’en gagnent plus autant qu’auparavant. Singles Téléphonie mobile
350 40
280
260 30
210
20
140
12,7
9,5
10
9,4
30 70 31
0 0
Il semble évident que les apparitions successives En 2007, le CD a fêté ses 25 ans. Pourtant responsable
• Les réseaux peer-to-peer (ou P2P) sont les réseaux d’Internet, du format MP3 et des réseaux peer-to-peer • de l’âge d’or de l’industrie musicale, les spécialistes lui
de partage sur lesquels les internautes s’échangent – bref, du phénomène de numérisation de la musique – prévoient un avenir moins glorieux• • • • • . La majorité des ••••• Selon une étude de Forrester Research menée
leurs fichiers numériques. ne sont pas étrangères à ces bouleversements. Ces nou- personnes estiment même, qu’à moyen terme, il pourrait en 2004, il deviendrait obsolète d’ici à 2010.
veaux moyens de consommer la musique ont provoqué une accéder au même statut que le vinyle, son grand frère, dont
véritable révolution culturelle pour l’ensemble des acteurs il avait alors pris la place de support par défaut. Un support
de ce système. L’échange gratuit de fichiers numériques ni mort, ni vivant qui ne parle malheureusement plus qu’à
a permis à tout un chacun de se procurer la musique qu’il un groupe restreint de passionnés. Ainsi, tel une légende
souhaitait sans contrainte d’aucun ordre ouvrant un cata- du Rock, le CD pourrait disparaître avant d’avoir soufflé ses
logue quasi illimité au monde connecté. 30 bougies.
Paradoxalement, malgré ce que peuvent laisser penser
les chiffres inquiétants du marché de la musique, le public
n’écoute pas moins de musique qu’auparavant. Bien au Le développement du numérique
contraire ; on n’a jamais autant écouté de musique – chez
soi, sur soi, dans l’espace public, etc. – qu’aujourd’hui. Nous Conscientes du potentiel d’Internet, de nombreuses
l’écoutons et la consommons juste différemment. plates-formes de vente de musique numérique se sont
rapidement mises en place afin de proposer une alternative
Pour la majorité des internautes (de plus en plus nom- légale aux internautes. À l’heure actuelle, il existe 498 servi-
breux), cette façon de consommer la musique est devenue ces de musique en ligne disponibles dans plus de 40 pays et
naturelle. Mais les maisons de disques ont eu vite fait d’y met- ces plates-formes ne cessent de se multiplier adoptant des
tre leur veto, conscientes du préjudice que cela leur portait. stratégies variées (relatives aux tarifs, à la relation avec
•• Le procès contre Napster (le premier du genre) Ont suivi une série d’attaques en justice visant tour-à-tour l’artiste, aux services ajoutés, etc.)
avait fait parler de lui en 2000 avec, entre autres, les logiciels• • et leurs utilisateurs qui n’ont cependant
l’intervention du groupe Metallica. Napster existe jamais empêché d’autres logiciels de naître et toujours plus Les courbes des ventes en ligne ont rapidement grimpé
32 toujours aujourd’hui sous une forme légale. d’utilisateurs de les utiliser• • • . Ce que les maisons de dis- (en 2005, le chiffre d’affaire mondial a connu une hausse de 33
••• On compte aujourd’hui une cinquantaine que ont eu du mal à concevoir et à accepter, est le fait que 330%). Mais, même si cette croissance a pu paraître excep-
de logiciels de partage et plus de 8 milliards le téléchargement gratuit est une inévitabilité technologi- tionnelle, il reste qu’en définitive, les revenus numériques
de fichiers échangés par an. À lui seul, le mar- que et qu’elle est là pour durer. Ainsi, occupées à attaquer représentent seulement 5% du chiffre d’affaires de la filière.
ché français représente 60 millions de titres té- ce système plutôt qu’à réfléchir à la façon dont il pouvait Et leur croissance ne compense pas la baisse continue des
léchargés par mois, soit trois par internautes. leur être bénéfique, les maisons de disques ont assisté au ventes globales. Le marché restant encore émergeant, il
•••• Les ventes ont chuté de 40% en quatre ans. déclin des ventes de disques• • • • . est encore difficile de dire si les ventes numériques seront
un jour en mesure de prendre le relais des ventes physi-
ques. Les analyses tendent cependant à montrer que, dans
sa forme actuelle centrée sur la vente de titres ou d’albums,
ce marché n’a qu’un potentiel limité. En revanche, de nom-
breuses innovations pourraient modifier la situation.
[…] Aujourd’hui, il est plus compliqué d’acheter Pour l’instant, malgré les efforts […] Il n’est pas possible d’être rebelle
un morceau que de la pirater. On essaie de fournis par les boutiques de vente à l’empire de l’échange puisque cette posture
convaincre les gens qu’il faut acheter de la musique, en ligne, la majorité des auditeurs est toujours déjà condamnée à sa source :
mais on leur met des bâtons dans les roues. […] préfèrent encore, à contenu équi- refuser d’entrer dans la logique de l’équivalence
Julien Ulrich, Directeur Général de VirginMega valent, la gratuité à la légalité. et de la circulation apparaît comme le refus
Et il apparaît qu’en mettant de impossible de la réalité même. […]
côté l’aspect légal du problème, il est nettement plus sim- Frédéric Laupies, Leçons philosophiques sur l’échange, 2002
ple, pratique et avantageux de télécharger la musique gra-
tuitement plutôt que de l’acheter sur une plate-forme légale.
En effet, un morceau légal, en plus d’être payant, peut Bien que l’industrie du disque aimerait – et fait tout
• Digital Right Management, système de gestion nu- contenir des DRM• . Ces systèmes de contrôle d’accès et pour – voir disparaître ce système d’échange illégal, il est
mérique des droits. Leur fonction est de vérifier si le d’usage de contenus, sont à la base de problèmes d’inte- évident que ce phénomène ne va pas se volatiliser du jour
consommateur a bien le droit d’écouter un morceau ropérabilité. C’est-à-dire que le fichier que vous achetez au lendemain. Il y a même fort à parier qu’à l’avenir, l’in-
acheté sur internet, de fixer le nombre de copies qu’il ne sera pas nécessairement lisible sur tous les supports. ternaute aura toujours le choix de télécharger sa musique
a le droit de faire et de surveiller les transferts vers Problème que ne posent évidemment pas les fichiers issus de façon légale ou non.
les différents appareils numériques. des réseaux peer-to-peer.
Selon Borey Sok• • • , la particularité des produits déve- ••• Borey Sok est l’auteur de Musique 2.0 : Solutions
La question des DRM a longtemps été au cœur du débat loppés par ce secteur est que leur caractère culturel ne per- pratiques pour nouveaux usages marketing, Irma, 2007.
sur l’avenir commercial de la musique et plus largement, des met pas l’application de stratégies marketing classiques.
contenus numériques. Elle a été relancée début 2007, à la fois À l’évidence, l’industrie du disque est une industrie de pro-
par l’intervention du patron d’Apple, Steve Jobs, en faveur totypes, qui l’oblige à développer un marketing de l’offre.
•• Thoughts on Music, www.apple.com/hotnews/ d’une musique sans DRM•• , par plusieurs expérimentations Le caractère naturellement immatériel de la musique
thoughtsonmusic/ de vente de musique non protégée par des grands labels la place dans une situation encore plus complexe. Comme le
ou des distributeurs importants tels que la FNAC, puis par décrit Jacques Attali dans son ouvrage Bruits : « La musique
l’accord intervenu fin mars entre iTunes et EMI, au travers n’obéit pas aux lois de l’économie classique : on peut la donner
duquel le catalogue EMI est proposé sous deux formes : sans la perdre ; son usage ne la dégrade pas ; on ne perd rien à
un MP3 protégé à 0,99 € par titre, ou non protégé à 1,29 €. la partager ; personne n’a intérêt à être le seul à l’entendre ; sa
valeur ne dépend pas du temps passé à la produire, etc. »
Le passage au numérique a fait entrer la musique dans un
34 nouveau type de marché où se joue une nouvelle économie Nous nous trouvons ainsi dans un contexte de compré- 35
à laquelle l’industrie du disque a encore du mal à s’adapter. hension d’un marché qui a radicalement changé et où l’on
Dans ce nouveau marché, on vend et on achète des produits ne peut plus se contenter que d’un contenu. Pour sortir de
qui n’ont plus de forme tout en prenant en compte le fait cette crise, l’industrie musicale aura à prendre des risques,
que ces mêmes produits s’échangent gratuitement sur des à mettre en place une stratégie de service qui positionnera
réseaux de partage. son offre en amont de celle des réseaux peer-to-peer.
Le marketing, une solution à la crise ?
La crise que subit le marché de la musique nécessite D'autres tentatives de réponse à la crise du télécharge-
pour être résolue, une stratégie sur-mesure. Alors que les ment ont également été mises en œuvre au cours de ces
premières réactions au téléchargement illégal ont été de dernières années, allant des plus négligentes aux plus uto-
mettre en place des restrictions technologiques (les DRM), piques. L'une des grandes idées des maisons de disques a
d’autres stratégies se sont efforcées de présenter le mar- ainsi été de proposer des formes alternatives de consom-
keting comme la solution au problème. mation de la musique. Se sont par exemple mises à voir le
Il est évident que dans un futur proche, les maisons de jour des plateformes de location de musique ou des sites
disques devront trouver un moyen de rivaliser, d’attirer l’in- proposant de la musique financée par la publicité.
térêt du public et de lui offrir quelque chose qu’il aura envie Cette volonté de lutter contre la gratuité par la gratuité,
de payer. Et plutôt que de réfléchir à la manière de rendre si elle est louable, ne pourra que favoriser la forme de
leurs produits plus attractifs, les maisons de disques ont dévalorisation de la musique qui se développe aujourd'hui
préféré mettre en place des modèles économiques qui n'ont (et que j'évoquerai davantage un peu plus tard). Car, si le
participé qu'à dévaloriser encore davantage l'objet musical. marketing peut effectivement jouer un rôle important dans
la résolution de cette crise, ce n'est sans doute pas en
Ainsi, croyant surfer sur la vague digitale, Universal mettant les intérêts des maisons de disques avant ceux de
Music a, par exemple, cru bon de tenter de remplacer le CD leurs auditeurs. C'est en satisfaisant ces derniers qu'elles
agonisant par la pimpante clé USB. Étrangement, celle-ci trouveront un retour sur investisse-
est vendue plus cher qu'un disque classique et pour une ment. Il est cependant évident que […] Je suis persuadé que la première major
qualité de son bien moindre (mais le consommateur qui se cette stratégie requerra une prise qui comprendra l'impératif de travailler sur
met à acheter sa musique sur clé USB est-il vraiment regar- de risque conséquente qu'aucune les contenus plutôt que sur les contenants sera
dant ?). De toute évidence, l'album préchargé sert avant tout des majors n'a encore eu le cou- celle qui arrivera à tirer les marrons du feu. […]
de prétexte à vendre des clés plus chères que ce qu'elles rage de prendre. Un commentaire en réaction à l'annonce de la musique sur clé USB sur le site fluctuat.net
ne vaudraient vides. On sait que le marché de la musique
est dévasté, alors que celui des clés USB est florissant.
Universal a donc tout intérêt à s'accrocher à ce nouveau
marché. Est-ce cependant réellement dans son intérêt de
• Cette braderie est également appliquée par Uni- brader sa musique de la sorte• ? Il serait hypocrite de s'en
versal dans le but d'appâter les futurs clients de ses émouvoir quand tant de lecteurs MP3 sont remplis de musi-
abonnements téléphoniques. que piratée. Mais est-ce vraiment là l'avenir de la musique ?
Devenir un produit d'appel cheap ?
36 37
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LES NOUVEAUX
38 MODES DE CONSOMMATION 39
Pour comprendre le contexte actuel de l’industrie musicale, il Le marketing musical
importe de resituer un certain nombre d’évolutions importan-
tes dans les pratiques de consommation de la musique qui, Le marketing musical intégré et à grande échelle (depuis la
pour la plupart, étaient engagées avant l’émergence d’Internet. production de l’artiste dans des émissions de télé-réalité
jusqu’au lancement d’un album et aux produits dérivés)
En observant ce nouvel état bouillonnant de la culture, on s’est progressivement sophistiqué, faisant croître sans
comprend aisément pourquoi la question du numérique, dans cesse, depuis les années 1980, les budgets promotionnels.
le domaine de la musique ou des images, ne peut en aucun
cas se résumer au seul problème du piratage (qui semble re- L’apparition du clip a activement participé à la marketi-
présenter un symptôme des mutations en cours, plutôt qu’une sation de la musique notamment avec le développement de
fin en soi). Cette forme de panique sociale et économique, la chaîne musicale MTV dès 1981. Une véritable industrie
élude de fait de nombreuses questions relatives à l’émergen- du clip est née en même temps que la chaîne qui a pu être
ce de la culture numérique. Une nouvelle économie imma- liée directement au succès de certains artistes. Aujourd’hui
térielle affecte dans son ensemble notre quotidien culturel. encore, les chaînes musicales (tout comme la radio) sont des
médias stratégiques et essentiels
dans la promotion des artistes vers […] D’imposants budgets sont dépensés dans
le grand public. Ainsi, les maisons le clip vidéo et en conséquence, le budget destiné
de disque n’hésitent pas à miser au design de la pochette en pâtit. Ce qui est
gros sur ces supports mettant étrange parce qu’une pochette d’album peut
de côté d’autres attributs essen- avoir une durée de vie de vingt ans alors que
tiels à la renommée d’un disque les clips ont souvent une existence
tel que le design de sa pochette. de seulement quelques semaines. […] Vaughan Oliver
40 41
La forte croissance du spectacle Le CNV (Centre national de la chanson des variétés et
musical du Jazz), qui perçoit la taxe sur les spectacles de variété, a
publié des chiffres assez complets (hors musique classique
Il existe peu de données sur les revenus du spectacle cependant) portant sur l’année 2005. Les 31 825 représen-
vivant, mais tout indique que partout dans le monde, celui-ci tations• • couvertes cette année représentent un chiffre
croît fortement depuis la fin des années 1990. La croissance d’affaires de 372 millions d’euros, ce qui est significatif
a donc commencé avant le développement des échanges de mais, même en y ajoutant d’autres formes de spectacles,
musique en ligne. Et s’il y a de plus en plus de concerts, nettement inférieur au chiffre d’affaires du disque et du •• 29689 représentations à entrée payante et 2136
leurs tarifs d’entrée croient également. On peut peut-être y téléchargement musical (1,29 milliard d’euros). représentations à entrée gratuite.
voir le signe d’une attente du public, de recréer une relation Il existe donc une demande croissante pour les concerts,
plus forte avec les artistes qu’ils apprécient. qui précède à la fois la montée du P2P et la baisse des
ventes de disque. Les concerts jouent un rôle économique
Ainsi, la SACEM indique dans son rapport annuel que croissant pour un grand nombre d’artistes : pour certains,
• Contre 19,6% pour les droits phonographiques, le spectacle vivant représente 8% des droits qu’elle per- ils dopent leurs ventes de disques, pour d’autres, ils sont
vidéo et numériques et 4% pour la copie privée. çoit• , en croissance régulière. Les spectacles occasionnels pratiquement la seule source de revenus.
(associations, festivals, collectivités) connaissant une
forte croissance, alors que les tournées professionnelles Pour autant, il semble illusoire […] Le concert est devenu un média aussi
marquent le pas. de penser que les concerts sont important que la télévision ou la radio. Il y a eu
capables de sauver la filière musi- un retournement de situation par rapport à la
cale. Les revenus des concerts place qu’occupait le disque. Aujourd’hui,
demeurent limités, et tout aussi la scène a plus d’importance dans le déroulement
concentrés que ceux de la musi- d’une carrière et elle devient la principale
Montant des droits provenant des concerts (en millions d'euros) que enregistrée. Qui plus est, source de revenus des artistes. […]
plusieurs facteurs contribuent à Bernard Batzen, directeur artistique d'Azimuth (production de spectacles), 2007
Comme évoqué précédemment, l’une des principales Demain, chacun sera sans doute renvoyé à la solitude de
nouveautés de consommation (et l’une des plus récentes) son baladeur numérique et de son téléphone portable. Pour
est l’achat de musique en ligne. L’acquisition (légale ou communier, les plus fortunés iront au concert, dont le prix
non) de morceaux numériques a trouvé dans le Web un des places ne cesse de s’envoler. Il n’est pas sûr que cela
environnement idéal adapté à la nouvelle nature digitale de dessine un paysage très exaltant.
la musique. De plus en plus d’auditeurs utilisent aujourd’hui
cet intermédiaire pour se procurer leurs morceaux numéri- Le succès des boutiques en ligne atteste de la nature
ques directement compatibles avec les nouveaux supports spécifique de la musique numérisée. Ayant définitivement
d’écoute (l’ordinateur ou le baladeur). Le CD, s’il est lisible perdu toute matérialité, elle est considérée ici comme une
sur un ordinateur, nécessite une numérisation obligatoire donnée fluide et impalpable, émanant d’une source intaris-
pour pouvoir être transporté sur les baladeurs numériques. sable et destinée à alimenter de façon continue le quotidien
Ainsi, le public favorise logiquement une musique prédéma- de ses consommateurs.
térialisée qui n’a plus qu’à être stockée et transférée.
Mais au-delà de ces services et de ces boutiques, c’est
L’un des problèmes que pose ce nouveau mode de consom- véritablement le iTunes Music Store, lancé avec succès par
mation est la disparition graduelle des disquaires indépen- Apple, qui constitue le symbole définitif de cette économie.
dants. Ces derniers étaient 550 en 2004. Ils ne sont plus que Magasin de disques et de vidéos en ligne, fournisseur de
200 à peine aujourd’hui. Combien seront-ils demain ? contenu payant et gratuit, logiciel d’achat, de lecture et
Ainsi pour trouver un CD aujourd’hui (surtout quand il de classement, outil complémentaire et indispensable
ne s’agit pas d’un best-seller) mieux vaut habiter une grande au fameux iPod, il concentre dans ses lignes de code tout
agglomération ou vivre à proximité d’un centre commercial. ce qui fait l’essence actuelle de notre culture numérique.
Car les disquaires généralistes des villes moyennes ont Invention géniale, il permet à la fois le commerce, l’échange,
pratiquement disparu. Or, ces boutiques, où l’on peut pas- la diffusion et la maîtrise des flux. Et il y a fort à parier que
ser l’après-midi, sont plus que des lieux marchands. Elles ce modèle risque d’être l’avenir de la musique. Quelle place
participent de la vie d’un quartier. Elles sont aussi des lieux pourrait trouver la matérialité du disque là-dedans ?
de sociabilité et de convivialité où l’on demande conseil, on
dialogue, on échange des goûts, on découvre des artistes
grâce à des écoutes collectives. Combien de passions pour
un artiste sont-elles nées de ces hasards ?
Le MP3 permettant de stocker de grandes quantités Ces playlists ont également pris une grande importance
de titres, incite ses auditeurs à adopter un nouveau type dans les habitudes d’écoute du public. Descendante directe
d’écoute, à la fois plus fluide et morcelé. À force de télé- de la compilation sur cassette audio pour laquelle des mil-
chargement, on compile, on stocke et l’on rassemble une lions d’adolescents ont passé des après-midi pendus aux
vaste bibliothèque sur son disque dur. Peu à peu, l’ordina- haut-parleurs de leur radio, la playlist permet de compiler
teur remplace les antiques chaînes hi-fi, notamment chez facilement et rapidement un ensemble de titres par genre,
de nombreux amoureux de musique pour qui ce système artiste, date, thématique, selon l’humeur, l’événement ou
de classement et d’accès constitue une manière idéale, et tout autre paramètre.
surtout personnelle, de vivre sa collection. Cette approche de personnalisation de son écoute est
caractéristique de notre époque. L’usager ne veut plus seu-
Chaque œuvre s’intègre maintenant dans un flux continu lement se résoudre au rôle de simple spectateur, mais désire
de musique, précédée et suivie d’autres œuvres semblables prendre une part plus active à la culture qu’il consomme.
ou non, au gré de ses goûts, d’une programmation, voire Ainsi, il trouve à travers la pratique de la programmation
au fil d’un choix aléatoire confié à son baladeur ou a son et de la sélection une forme plus libre d’écoute, sans doute
logiciel de gestion musicale. mieux adaptée à son mode de vie.
50 • La fonction shuffle (ou random) que proposent Grâce à la fonction shuffle• , l’ordinateur (sous tension à 51
les baladeurs numériques et les logiciels de lecture toute heure de la journée) ou le baladeur numérique (dans Ces nouveaux usages ont à la fois leurs avantages et leurs
audio permet d’écouter ses morceaux selon un ordre la poche lorsque l’ordinateur n’est pas à disposition) déver- inconvénients. D’un côté, la musique colle sans doute mieux
aléatoire. L’iPod Shuffle d’Apple qui ne possède pas sent indéfiniment leurs gigaoctets de fichiers selon un ordre au désir de tous ceux qui, par le passé, ont souffert du diktat
d’écran exploite cette fonction pour diffuser la mu- sans cesse renouvelé qui n’est pas sans évoquer le modèle des médias, des modes ou même des artistes eux-mêmes.
sique qu’il contient dans un ordre toujours différent du programme radio. D’ailleurs, sous l’influence du numé- De l’autre, elle semble perdre une certaine valeur au profit
que l'auditeur ne peut pas contrôler. rique, le format lui-même de la radio a radicalement évolué. du service, de l’accessoire et d’un certain artifice social.
La notion d’album Le CD
L’album, ce format de l’œuvre musicale par excellence, L’objet musical, à force de mercantilisation et de mal-
cette référence pop et rock qui avait fini par s’imposer traitance de son usage numérique a, peu à peu, perdu de
naturellement au sein du marché sans que l’on ne le son caractère sacré. Le numérique a fait perdre une réelle
remette jamais véritablement en cause, perd désormais valeur – tant symbolique que monétaire – à la musique.
logiquement de l’influence. Quelques années auparavant, La majorité des auditeurs reconnaissent volontiers qu’ils
en 1982, l’arrivée du CD avec sa durée quasi double de celle entretiennent une relation beaucoup moins forte avec leurs
du vinyle LP avait déjà mis à mal son concept. Au 35 à 40 morceaux dématérialisés qu’avec leurs anciens supports
minutes de l’époque, dont la durée condensée reflétait à physiques.
merveille l’énergie, l’urgence et le caractère éphémère de
la pop, se substituait un format de 74 minutes, dans lequel En mai 2005, une étude pour le compte de la SACEM
il se révélait plus complexe de maintenir une même qualité révélait que la chaîne hi-fi restait le mode d'écoute favori
d’inspiration. de 66% des Français• , quand une autre étude (menée par • Avant la radio (61%), le concert (28%), la télévision
l’institut GFK en janvier 2007) nous apprenait que 81% d’en- (27%) ou même les supports nomades (8%).
Aujourd’hui, la généralisation du numérique met à mal tre eux valorisaient toujours la possession d’un CD.
toute une économie qui, depuis les années 1970, avait bâti
son succès sur le format quasi mythique de l’album. Ainsi, Il est évident qu’un fichier […] Quand j’analyse mes sentiments vis-à-vis
de plus en plus menacé non seulement par les pratiques numérique ne remplacera jamais des fichiers numériques qui se trouvent sur mon
• En France, 2% seulement des albums sont télé- d’internautes préférant consommer au morceau• mais aussi le plaisir de posséder, de toucher, ordinateur ou sur mon iPod, je me rends compte
chargés, contre 40% des singles. par ces nouvelles habitudes d’écoute, la notion d’album est de feuilleter, d’apprécier les sub- que je tiens beaucoup moins à eux que je ne tiens
éclatée en autant de titres distincts. tilités d’impression d’un beau à tous les CDs et vinyles que je possède. […]
Si le principe est concevable pour certains styles de packaging le temps d’une écoute. Adrian Shaughnessy
musique populaire, comment accepter qu’une œuvre Le CD (et ne parlons même pas
classique comportant plusieurs mouvements ou qu’un du vinyle), par l’investissement qu’il requiert – choisir son
concept-album comme A Love Supreme de John Coltrane ou album, ouvrir le boîtier, placer le disque dans le lecteur,
Wish You Were Here des Pink Floyd puisse être tranché, dis- etc. – incite davantage l’auditeur à passer du temps, à appré-
séqué, séparé de toute la logique et de la cohérence de son cier l’album dans son intégralité et à se mettre en condition
ensemble ? Personne n’oserait projeter une scène unique pour passer plusieurs minutes à déguster une œuvre.
d’un film dans une salle de cinéma, résumer un livre à l’un Le problème est que ce CD – aussi efficace fut-il – n’est
de ses chapitres ou encore apprécier la chaise de Joseph plus un support compatible avec l’avenir numérique de la
Kosuth séparément du reste de l’œuvre. musique qui est déjà notre quotidien. Il risque, à l’avenir, de
tenir tout au plus un rôle de support éphémère de stockage
Il est cependant évident que la notion d’album – voire ou de transport.
de single – tend à devenir obsolète. Sa nature dépend
directement des contraintes techniques des supports sur
52 lesquels la musique a été enregistrée. Le numérique retire 53
ces contraintes et la notion d’album s’en voit distordue.
Nous voilà revenus à la bonne vieille notion du morceau.
Le morceau d’une œuvre globale, celle de la vie de l’artiste.
L’IMAGE
54 DANS CE CONTEXTE 55
La musique a perdu de son sens, de sa densité, de sa raison. Une disparition graduelle
Ce sentiment qu’il n’est pas nécessaire de rémunérer les ar-
tistes (ou plutôt cette façon de ne même pas y penser) n’est Nous l’avons vu, la numérisation et les nouveaux com-
qu’une simple conséquence de cette lente mais néanmoins portements de consommations et d’écoute – pour la plupart
puissante perte de consistance. déjà mis en œuvre dès le début des années 1980 – ont forte-
La perte de valeur a certes connu une accélération avec l’ap- ment contribué à dévaloriser l’objet musical. Parallèlement
parition du P2P, mais le processus était d’ores et déjà engagé à cela, la dématérialisation de la musique a induit une
depuis longtemps par les maisons de disques elles-mêmes. inquiétante et graduelle disparition de l’image. Phénomène
Non par les labels à forte identité comme ECM, Harmonia qui semble à la fois être une cause et une conséquence de
Mundi, Warp ou encore NinjaTune, qui créent des repères, et la dévalorisation de l’œuvre musicale. Le passage au numé-
donc de la consistance, mais par la course au profit des majors. rique a, semble-t-il, coupé – en tout cas fortement diminué –
Le CD, déjà, s’est révélé un support bien moins durable qu’on le lien que pouvaient entretenir l’image et la musique.
ne le croyait, moins encore que le vinyle si facilement craquant.
L'image reste définitivement liée à tout cela. Visage de la En effet, à l’heure actuelle, à l’achat d’un morceau numé-
musique, la santé du visuel musical n'est que le reflet de la rique sur une boutique de vente en ligne, le seul lien visuel
crise que traverse l'industrie. que l’on retrouve est une image au format JPEG d’environ
200 pixels sur 200 censée remplacer la pochette du disque.
Si l’initiative est louable (tous les services ne prennent
même pas la peine de proposer cette image) elle paraît plus
qu’insuffisante à la mise en place d’un véritable rapport
sensible entre la musique et son visuel. Et tout le monde
s’accordera à dire que l’on n’entretient pas la même liaison
avec un bel objet imprimé qu’avec une image immatérielle
et multipliable à l’infini.
Cette image ne propose ni […] Un fichier audio associé à une image JPEG
la subtilité graphique (il arrive de la pochette d’album n’aura jamais la
qu’elle soit mal compressée résonance sensible – sans parler de la valeur
ou dimensionnée et notre belle commerciale – d’un beau packaging. […]
pochette finit par ne ressembler Adrian Shaughnessy
plus qu’à une indigeste bouillie de
pixels), ni le plaisir physique (touché d’un gaufrage, odeur
d’une encre, son d’un papier, etc.), ni la qualité informative
(paroles, crédits, etc.) d’une véritable pochette d’album. Et
pour ne rien arranger cette image, aussi peu efficace soit-
elle, ne dépasse en rien l’offre gratuite des réseaux P2P
56 puisqu’il suffit d’une simple recherche Google pour trouver 57
la pochette de n’importe quel album dans une aussi bonne
– voire bien meilleure – résolution.
60 61
Après avoir permis de mieux comprendre
la crise que traverse aujourd'hui l'industrie
musicale, puis de cerner un profil de l'audi-
teur actuel et de ses habitudes d'écoute, ce
chapitre a mis en évidence l'inquiétante déva-
lorisation de la musique, à la fois cause et
conséquence de la perte de l'image. La néces-
sité de rétablir le lien qu'entretiennent l'image
et la musique nous est également apparue
nécessaire à la possible revalorisation de
l'objet musical.
LA VALEUR
SOCIO-
CULTURELLE
DE LA
64 MUSIQUE 65
66 L'EXPÉRIENCE MUSICALE 67
• Directeur associé de Moderne Multimédias, con- Ariel Kyrou• nous rappelle que, dans un tel contexte, il est Qu’est ce que la musique ?
seiller rédaction de Chronic’art et auteur en 2007 de nécessaire de « ne pas oublier l’essentiel, à savoir la spécifi-
Paranofictions, Traité de savoir vivre pour une époque cité du fait musical, sans lequel il n’y a point de salut. Si l’on Si l’on s’en tenait à la définition du dictionnaire, nous
de science-fiction, Climats / Flammarion, 2007. parle économie sans parler culture, esthétique, social, etc., on répondrions que la musique est « l’Art de combiner les sons ».
se fait le complice de la tyrannie de l’économie perçue comme Certes. Mais la musique est beaucoup plus que cela ; car de
seule et unique valeur. » Dans une réflexion qui demeurait cette combinaison se dégage quelque chose de beaucoup
jusqu’ici avant tout économique, il est essentiel de conserver plus fort qu’un simple agencement de sons.
cet avertissement en tête et rappeler ce qu’est concrètement Le son est à la musique ce que la couleur est à la pein-
la musique avant d’être une industrie. ture : un moyen pour une fin. Ainsi, d’objet sonore, matériau
brut que le musicien doit travailler, ce matériau devient
objet musical ; la musique permet de passer à une dimen-
sion artistique qui métamorphose le donné à entendre. Le
silence n’est plus une absence de son mais participe active-
ment à la composition. Même le fameux 4’33’’ de John Cage
est un donné à entendre, comme les monochromes de Klein
ne représentent aucunement une uniformité univoque.
68 69
Il s’avère assez délicat de cerner le profil de l’auditeur en a à visiter une exposition ou à lire un bon livre. Il aime
car chaque personne a une approche totalement différente passer du temps chez le disquaire, duquel il repart souvent
de la musique. Cependant, il semble se dégager des traits avec quelques vinyles d’import sous le bras. Il apprécie le 33
communs qui pourraient permettre une tentative de clas- tours pour la qualité du son (raison pour laquelle il a du mal
sification – aussi caricaturale soit-elle – des auditeurs, à s’adapter au MP3 dont il dit « entendre la compression »)
relative à leur degré d’investissement respectif vis-à-vis de et a été l’un des premiers à investir dans une chaîne hi-fi
la musique qu’ils écoutent. compatible SACD• . S’il n’en fait pas nécessairement sa • Le Super Audio Compact Disc, qui propose une
profession, le mélomane pratique souvent un instrument qualité de son bien supérieur à un CD classique.
Le non-auditeur ne consomme et n’écoute pas de de musique (dont il a appris à jouer étant plus jeune).
musique. Il considère cet art (l’Art ?) sans intérêt et, s’il
peut arriver qu’il possède un ou deux disques chez lui Le passionné dédie sa vie à la musique. Du matin (où
(offerts par un ami soucieux ou une grand-mère en mal sa chaîne hi-fi le réveille avec l’album qu’il avait sélectionné
d’inspiration), ils se trouvent au fond d’un tiroir et n’auront la veille) au soir (où il [re]découvre l’album qu’il a acheté
la chance d’en sortir que si le noël prochain est organisé dans la journée confortablement installé dans son canapé),
chez lui (ce qui a peu de chance d’arriver). il ne passe pas quelques heures sans qu’il ressente le
besoin de faire fonctionner son baladeur. Il a été l’un des
L’auditeur lambda consomme sa musique comme premiers à échanger sa musique sur Internet car cela lui a
une boîte de petits pois. Il achète généralement les disques permis de rencontrer d’autres passionnés et de découvrir
en tête de gondole à l’hypermarché où il fait ses courses de nouveaux artistes. Et s’il a beaucoup téléchargé, il s’est
chaque semaine (parce qu’il se souvient avoir entendu toujours fixé un point d’honneur à acheter les albums qu’il
ce nom à la radio ou avoir vu son clip à la télévision). Il avait apprécié. D’une part parce qu’il considère que l’artiste
possède une petite pile de CDs chez lui qui va de la com- le mérite bien mais aussi parce qu’il aime posséder l’objet,
pilation Top de Hits 96 (« pour les soirées ») au dernier – et voir à quoi ressemble la pochette en vrai et que cela par-
le meilleur ! – album de Jenifer (« parce qu’elle a gagné la ticipe à faire enfler sa collection de disques (qui déborde
Star Academy »), en passant par un disque d’André Rieux déjà de ses multiples tours et étagères).
(« parce que la musique classique, c’est quand même quelque Il lui arrive de partager sa passion sur des forums en
chose ! »). Il apprécie la musique numérique car il n’est plus ligne ou de rédiger bénévolement des chroniques d’albums
obligé d’acheter un album entier pour écouter la chanson sur un site dédié (parce que les labels lui envoient des dis-
qui l’intéresse et parce qu’un MP3 ne prend pas de place ques gratuitement). Abonné aux Inrocks et à Trax, la page
sur l’étagère et n’attire pas la poussière. Une fois de temps d’accueil de son navigateur web est Pitchforkmedia.com• • •• Le magazine musical en ligne Pitchfork Media
en temps, il se rend au Zénith ou à l’Olympia pour s’éton- car il aime se tenir au courant de l’actualité des artistes et (www.pitchforkmedia.com) est reconnu comme une
ner devant la facilité qu’a Mylène Farmer à chanter sans des sorties d’albums (dont il achète les versions collectors des références de la critique de musique indépen-
essoufflements tout en exécutant ses chorégraphies. dès qu’il peut). dante. Visité par plus de 150 000 internautes chaque
jour, il a contribué au succès de groupes indépendants
70 Le mélomane aime la musique. Toutes les musiques. Le fanatique voue un véritable culte à un artiste en comme Clap Your Hands Say Yeah ! ou Arcade Fire. 71
Très ouvert, il prête la même oreille à l’écoute d’un John particulier (ou plus largement à un style musical spécifi-
Coltrane qu’à celle d’un Aphex Twin. Il apprécie particuliè- que). Qu’il soit fan de Johnny Halliday, de Radiohead ou des
rement la musique live et sort régulièrement pour aller voir Clash, il se sent obligé de posséder tout ce qui est, de près
ses artistes favoris en concert (à la fin duquel il achète les ou de loin, lié à cet artiste (albums, singles, remix, bootlegs,
disques qu’il n’a pas encore). Le mélomane prend le même DVDs, articles, photos, etc.), tapisse ses murs de posters à
plaisir à écouter un disque ou à assister à un concert qu’il son effigie et porte sesT-shirts (il en achète cinq par tournée)
pour que tout le monde soit bien conscient que c’est ce qu’il La relation de l’auditeur à l’œuvre et
écoute. Il peut expliquer la genèse de toutes les chansons à l’artiste
en détail et réciter leurs paroles à la demande et a capella. Il
est incapable de considérer la possibilité de ne pas assister Une fois de plus, cette relation dépend fortement du type
à un concert qui se jouerait dans un périmètre de plusieurs d’auditeur dont nous parlons. Si certaines personnes n’at-
centaines de kilomètres de l’endroit où il se trouve et consi- tachent aucune importance à l’auteur de la musique qu’elles
dère comme indescriptible l’état dans lequel il était lorsqu’il écoutent, une bonne partie des auditeurs entretient un
a vu pour la première fois son groupe sur scène. rapport de respect et d’admiration avec les musiciens.
Admiration qui peut même aller jusqu’à une certaine forme
S’il serait difficile de quantifier précisément ces diffé- d’idolâtrie – voire de fanatisme.
rents types d’auditeurs, une étude de la SACEM• explique
• Votre vie en musique, une enquête TNS-Sofres/SA- que la musique représente un élément très fort pour 25% Dans l’ensemble, l’auditeur ne se contente pas d’écouter
CEM sur le rapport des Français à la musique datée des Français : 16% déclarent que « c’est vital pour eux » et une musique, il sait qu’il est en train d’écouter une musique
de mai 2005. 9% que « c’est une véritable passion ». Pour 40%, la musique de… Contrairement à d’autres formes d’art, il est difficile
est « un plaisir », et pour un autre quart, c’est « une façon de en musique d’appréhender l’œuvre sans en connaître au
se détendre ». L’attachement à la musique est particulière- préalable son auteur. À l’écoute d’un titre inconnu, le pre-
ment fort chez les jeunes : 30% des plus jeunes (34% des mier réflexe n’est pas de demander « c’est quoi ? » mais bien
filles et 25% des garçons) déclarent que c’est vital pour « c’est qui ? ».
eux, alors que ce n’est le cas que de 7% des plus âgés. La volonté des grandes maisons de disques d’utiliser
quasi obligatoirement la photo de l’artiste sur la pochette
de leurs disques va dans le sens de cette personnification
de l’œuvre. Ces maisons de disques vendent la star avant
de vendre sa musique. Tout est fait pour donner un statut
Laquelle de ces phrases décrit le
d’idole à l’artiste. Car l’idole attire les foules, l’idole dure
mieux ce que vous ressentez vis-à-
dans le temps, l’idole fait vendre tout simplement. Il y aurait
vis de la musique ?
presque un parallèle à faire avec le comportement religieux.
• Musique et société, ouvrage collectif, Cité de la L’ouvrage Musique et société• réunit une série de textes Car, si tout le monde a un rapport différent avec elle, il est
Musique, 2004 traitant des rapports que la musique peut entretenir avec clair qu’une majorité de personnes écoutent et apprécient
son environnement social. L’ensemble des auteurs y inter- la musique. Selon une étude de la SACEM, la musique est
venant (philosophes, musicologues, sociologues) s’accor- perçue comme indispensable par 74% des Français• . Et cela • Ce qui en fait l’art dont ils pourraient le moins se
dent à reconnaître l’importante place de la musique dans se confirme pour la quasi-totalité des catégories sociales passer, bien avant la littérature (56%) ou même le
cet environnement. Il apparaît que la musique est un véri- et à tous les âges de la vie. Par ailleurs, on constate que le cinéma (48%).
table reflet des sociétés dans lesquelles elle se développe, niveau d’attachement à la musique varie peu selon les caté-
et elle aurait même la capacité d’informer de la situation gories sociales ou les niveaux de diplôme, alors que c’est le
sociale d’un pays, d’un peuple, d’une époque. cas de la littérature, du cinéma et des autres arts testés.
Ce statut lui confère un rôle et une responsabilité parti-
Partant du même point de vue, sortait fin 2007 dans les culière ; puisque chacun a une oreille pendue à son écoute,
kiosques un nouveau magazine musical. VoxPop (c’est son la musique est potentiellement le meilleur moyen de faire
nom) a pour volonté – selon les dires de son rédacteur en passer un message. Et cela ne tombe pas dans l’oreille
•• Jean-Vic Chapus, également journaliste pour chef• • – d’« aborder la musique sous un angle sociétal, [de] d’un sourd (c’est le cas de le dire), puisque les musiciens
Rock & Folk. comprendre ce qu’elle dit de notre époque », il entend proposer – depuis l’avènement du rock et avec le hip-hop pour apo-
84 « une lecture de la société à travers la musique, qui est partout gée – se serviront de leur art pour exprimer leur ressenti 85
présente ». La baseline qui apparaît sur sa couverture (Tout & vis-à-vis de la société qui les entoure. Aussi, tel un fossile
musique) semble souligner le postulat que tout est, de près des temps modernes, l’œuvre musicale pourrait en appren-
ou de loin, lié à l’art le plus populaire (et le plus consommé). dre beaucoup sur le XXe siècle aux générations futures.
La dimension sociale de la musique n'est pas
à prouver. Cette valeur semble même lui être
intrinsèque ; et chacun a déjà pu expérimen-
ter son impact dans sa vie quotidienne. Aussi,
la dématérialisation musicale, avant d'être
une révolution technologique ou économi-
que, est avant tout un changement d'ordre
social, culturel et – c'est ce qui nous intéresse
ici – esthétique.
MUSIQUE
88 ET IMAGE 89
LE RÔLE
DE L'IMAGE
90 DANS LE CONTEXTE MUSICAL 91
Puisque l'ensemble de mon projet tourne autour de la volonté Matérialiser l’immatériel
de rétablir le lien entre l'image et le musique, il semble im-
portant de rappeler ce que l'image est capable d'apporter La musique avant tout – et toute définition doit repartir de
dans ce domaine, ce pour quoi elle est associée à la musique là – est un art (celui de la Muse dit-on). Elle est donc créa-
depuis le début du siècle et les raisons pour lesquelles il ap- tion, représentation, et, bien sûr, communication. Comme
paraît nécessaire d'entretenir cette relation. toute création, la musique crée l’inconnu avec le connu,
le futur avec le présent. Mais elle est surtout immatérielle
et évanescente par essence et n’existe que dans l’instant
[…] Le visuel joue un rôle de reconnaissance de sa perception. Elle a ainsi nécessairement besoin d’un
essentiel dans l'appréhension de la musique. intermédiaire pour exister en dehors de son écoute. L’image
Associer une image à cette substance a la capacité de donner un visage à la musique. Elle est
immatérielle participe à créer des l’intermédiaire qui lui permet d’exister, de communiquer
correspondances mentales qui déclencheront lorsqu’elle n’est pas.
automatiquement une forme de mémoire
auditive. […] Nicholas Cook, musicologue Certes, la partition joue également ce rôle, mais celle-ci
ne parle qu’au musicien. Si elle a le pouvoir de figer la musi-
que dans un but strictement utile, il s’agit d’un langage
auquel le simple auditeur• est étranger, qui ne le touche pas • 86% de la population française ne joue pas d'un
et qui, d’une certaine façon, ne le regarde pas. Ce qui fait instrument.
le plaisir d’un bon plat, c’est son goût ; peu importe l’ingré-
dient secret qu’a ajouté son auteur à la recette ou les doses
exactes qui la constituent. Lorsque la magie est révélée,
elle déçoit souvent.
Le Village Music Store de John Goddard, Mill Valley, Californie, années 1950.
Le fait de matérialiser la musique, de lui donner une Mais la musique a-t-elle réellement besoin d’une cer-
forme, facilite le rapport que l’auditeur peut entretenir avec taine physicalité pour maintenir sa valeur intrinsèque ?
• Jean-Yves Leloup est l’auteur de Digital Magma: elle et participe à la rendre réelle. Jean-Yves Leloup• expli- Si notre musique préférée n’existait qu’à travers un code
De l’utopie des Rave Parties à la Génération iPod. que que « la musique, c’est quelque chose de l’ordre du par- invisible à l’intérieur d’un ordinateur, perdrions-nous réel-
fum, de la fumée. La qualité ‹ in-substancielle › de la musique lement quelque chose ? À l’heure actuelle, une majorité des
fait partie de son pouvoir de séduction et d’attirance, c’est une auditeurs n’écoutent leur musique plus que numériquement
substance irréelle dont on peut ressentir l’impact matériel. » et cela ne semble pas les déranger outre mesure.
Certains mélomanes vont même jusqu’à établir une analo- Rendons-nous bien compte que l’histoire de la musique
gie sexuelle en parlant du rapport qu’ils entretiennent avec associée à l’image est peu de chose comparée à l’histoire
leur musique. Quelques-uns avouent avoir déjà expérimenté de la musique enregistrée qui est elle-même infime vis-à-vis
de véritables orgasmes sonores, des moments d’échange si de l’histoire de la musique elle-même. Et l’absence d’image
forts qu’ils leur faisaient perdre tous leurs moyens. n’a probablement jamais empêché personne d’apprécier la
musique comme il se devait.
S’il est possible de capturer, par des moyens mécani-
ques, les vibrations de l’air que produit la musique, il est Dans le cadre de la révolution numérique des années
impossible de saisir cet impact matériel. Certes, chacun 2000, de nombreux objets culturels se sont vus question-
a déjà ressenti la puissance d’un son de basse dans son nés quant à leur avenir physique. Dans un récent article du
estomac ou sa poitrine, la clarté d’un son pénétrant nos Guardian titré It’s a steal, l’écrivain John Lanchester traitait
oreilles jusqu’à faire vibrer notre corps entier, mais ces de l’ambitieuse tentative de Google de numériser l’ensem-
ressentis sont éphémères et, si la musique est capable de ble des œuvres littéraires mondiales. Et à ceux qui ont pu
nous toucher, elle reste elle-même impalpable. entendre sonner dans cette annonce la fin du livre en tant
qu’objet, Lanchester répondit : « Personnellement, je pense
que le livre survivra, pour la simple et bonne raison que le livre
La musique physique n’est pas uniquement l’information qu’il contient. Un livre est
aussi un objet, et une véritable révolution technologique. À vrai
Ceci dit, avec l’apparition des techniques d’enregistre- dire, le livre est peut-être même l’une des technologies les plus
ment de la musique, nous avons eu le sentiment de pouvoir abouties : il est portable, durable, difficile à pirater mais simple
capturer cette fugacité. La musique était là, stockée dans ce à utiliser, non-soumis à l’éventualité d’un crash qui lui ferait
disque que l’on pouvait manipuler à loisir. Et des nombreu- perdre toutes ses données, et capable de prendre une variété
ses personnes se souviennent avoir entretenu des rapports incroyable de belles formes. »
d’ordre physique avec leur musique par l’intermédiaire de la
pochette de disque. Cette variété incroyable de belles formes s’applique aux
Adrian Shaughnessy, dans la préparation de ses ouvra- meilleures pochettes d’albums aussi bien qu’au livre. Il y a un
ges Sampler, a eu l’occasion d’interviewer de nombreux diri- sens indéniable d’aboutissement lorsque la musique arrive
geants de labels. Il explique que la majorité d’entre eux se avec un beau packaging et un contenu graphique attrayant.
remémorent souvent leur intérêt particulier pour le logo de Cela participe à donner de la valeur au contenu musical.
94 tel groupe, leur coup de foudre pour telles pochettes qu’ils Il sera toujours plus excitant d’écouter un album extrait 95
manipulaient pendant des heures et leur fixation sur l’odeur d’une belle pochette plutôt qu’un disque vierge de toute
de la pochette. Quelque chose de l’ordre du fétichisme se information évoquant l’ultime pauvreté du CD gravable.
joue presque ici. L’auditeur, frustré de son rapport à sens
unique avec la musique (elle lui parle, il l’écoute), cherche
les moyens de la toucher, de la sentir. La pochette, seule
existence matérielle de la musique, se trouve alors être le
seul intermédiaire utilisable à cette fin.
RELATIONS ET
RECHERCHES PLASTIQUES
96 DANS L'HISTOIRE DE L'ART 97
Les relations entre le son et les arts plastiques sont légion L’abstraction
depuis le XIXe siècle et même en deçà. Les penseurs de l’art
n’ont cessé de vouloir associer le visuel et le sonore persua- Ce qui a fasciné les peintres dans la musique, c’est avant
dés de pouvoir trouver le lien qui unit ces deux entités. tout son immatérialité, son indépendance souveraine à
Comme l’écrit Charles Baudelaire dans son poème l’égard du monde visible et des contraintes de reproduction
Correspondances : « les parfums, les couleurs et les sons se de ce dernier auxquelles les arts plastiques se sont sentis
répondent ». On parle ainsi d’harmonie des couleurs ; on évo- enchaînés pendant des siècles.
que les images que nous inspire telle musique ; et le rythme Wassily Kandinsky écrit• en 1911 : « Les musiciens ont • Dans une lettre adressée à Arnold Schöenberg et
s’exprime aussi bien visuellement que mélodiquement. Ces vraiment de la chance […] de pratiquer un art qui est parvenu datée du 9 avril 1911 publiée dans Arnold Schöen-
correspondances ont servi de base à nombre d’artistes dési- si loin. Un art qui peut déjà renoncer complètement à toute berg – Wassily Kandinsky, Correspondances, éditions
reux d’explorer les rapports qu’ont pu entretenir l’image et le fonction purement pratique. Combien de temps la peinture Contrechamps, 1995.
son. Et, à la question posée par l’esthétique romantique puis devra-t-elle encore attendre ce moment ? » La même année,
par la génération symboliste : « Peut-on traduire les images en conduit par ce modèle, Kandinsky se déterminera à franchir
son et réciproquement ? », l’art du XXe siècle offre des répon- le pas qui devait conduire la peinture à s’émanciper de sa
ses multiples et contrastées, suivant tantôt le fil de l’utopie, fonction mimétique.
tantôt celui d’une pure jouissance des sens.
Il est amusant de constater que, comme Kandinsky, cer-
tains artistes à l’origine ou issus des recherches de l’abs-
[…] Réduire les contradictions existant entre traction, reconnaissent avoir été inspirés par la musique.
la vue et le son, entre le monde que l’on voit et August Macke, qui n’abandonna jamais complètement la
celui que l’on entend ! Les ramener à l’unité, et figuration, cultivait une affinité particulière pour la musi-
à un rapport harmonieux ! Quel travail que et peignit en 1912 une œuvre tout à fait abstraite titrée
passionnant ! […] Sergueï Eisenstein, dans Le montage vertical Composition de couleurs I (Hommage à J. S. Bach). Celle-ci
repose sur un constat que le peintre avait exprimé quelques
années auparavant• • : « Ce qui rend la musique si mystérieuse- •• Dans une lettre adressée à Elisabeth Macke
ment belle agit aussi de manière ensorcelante en peinture. Seule datée du 14 juillet 1907.
une force surhumaine pourrait permettre d’organiser les couleurs
en système, comme c’est le cas pour les notes de musique. »
Stuart Davis peignait en écoutant du jazz et a déclaré un
jour à un journaliste du magazine Esquire que son « objec-
tif était de réaliser des peintures que l’on puisse regarder en
écoutant un disque, sans qu’il y ait incongruité d’humeur ».
De même pour Jackson Pollock dont Lee Krasner déclara••• ••• Dans un entretien avec Francine du Plessix et
qu’« il prenait l’habitude d’écouter ses disques de jazz lorsqu’il Cleve Gray, Who was Jackson Pollock ?, Art in Ame-
peignait. Jour et nuit. Le Jazz ? Il pensait que c’était la seule rica n°3, mai-juin 1967.
autre chose vraiment créative qui se passait dans ce pays. Il
98 avait la passion de la musique. » 99
Partition originale de Cartridge Music (ou Duo pour cymbales et piano) de John Cage, 1960
Wassily Kandinsky, Composi-
tion VII, 1923. Huile sur toile.
Stanton Macdonald-Wright,
Conception Synchromy, 1914.
Huile sur toile, 91,3 x 76,5 cm
Miroslav Ponc, Esquisse pour la musique d'un
film coloré (Dessin no 4), 1925.
Stylo, encre et aquarelle sur papier, 19,3 x 28 cm
Tandis qu’avec l’essor de l’abstraction, autour de 1910, la L’imaginaire des plasticiens associé à une approche
peinture cherche une correspondance avec cet art abstrait scientifique de la question donnera lieu à des recherches et
par excellence qu’est la musique, les nouveaux médias, nés des aboutissements tout aussi passionnants. Par exemple,
du développement de l’électricité, prennent le relais de ce en 1922, dans un article intitulé Produktion. Reproduktion• ,
mythe ancestral. Les arts de la lumière, le cinéma et la vidéo László Moholy-Nagy propose que l’on étudie scientifique- • Paru dans le septième numéro de la revue De Stijl.
offrent tout au long du siècle un terrain d’investigation parti- ment les minuscules inscriptions qui figurent dans les sillons
culièrement fertile aux confrontations entre l’image et le son. des enregistrements phonographiques afin de savoir exac-
tement quelles formes graphiques correspondent à quels
Ainsi, au cours du XXe siècle, diverses générations d’ar- phénomènes acoustiques. Ainsi, suggère-t-il, pourrait-on
tistes se sont attelées, par le biais des moyens électriques, « mettre au jour la logique formelle qui régit la relation entre
à la mise en œuvre d’une musique pour les yeux accessible l’acoustique et la graphématique », la maîtriser, puis produire
au plus grand nombre. Des expériences techniques fécon- des marques qui, une fois réduites et inscrites sur la surface
des prolongent en effet cette utopie : les dispositifs hérités du disque, constitueraient littéralement une écriture acous-
des lanternes magiques, comme les boîtes lumineuses de tique capable de produire des sons inconnus jusqu’alors.
Morgan Russell et deThomas Wilfred ou les jeux de lumières Ses recherches seront rapidement freinées par des limita-
de Kurt Schwerdtfeger et Ludwig Hirschfeld-Mack ; l’éti- tions techniques. Cependant, dans un médium un peu dif-
rement de la peinture en rouleaux, comme chez Duncan férent, se développe à la fin des années 1920 une nouvelle
Grant, Viking Eggeling ou Hans Richter ; les claviers à technique qui se rapproche de l’éventualité envisagée par
lumières déclinés par Alexandre Scriabine, Vladimire Moholy-Nagy : le film sonore synchronisé.
Baranoff-Rossiné ou Alexander László ; l’Optophone et le
Spektrophone de Raoul Hausmann ; tant de principes réu- L’artiste expose cette découverte en 1932 dans une
nis à l’occasion de l’exposition Sons & Lumières du Centre conférence qu’il prononce dans plusieurs écoles alleman-
Pompidou en 2004 mais qu’il serait trop long de présenter des, annonçant avec une excitation manifeste que son
en détail ici. alphabet sonore était déjà une réalité grâce aux recherches
On remarquera cependant que ces dispositifs utilisent, simultanées de Rudolph Pfenninger et Oskar Fischinger.
pour la plupart, l’intermédiaire de la lumière pour arriver Leurs expériences portaient sur la musicalité de la forme
à leurs fins. Lumière qui, si elle est rendue visible par un graphique en mouvement dans la tradition de la synesthésie •• Inaugurée par les cinéastes Viking Eggeling,
rayon ou un reflet, reste finalement aussi évanescente et cinématographique animée• • . Hans Richter et Walter Ruttman.
impalpable que la musique elle-même.
106 107
La pochette de disque et le clip
comme supports artistiques
Le succès commercial est immédiat• • . Les produits pré- •• Les ventes augmentent de 800% !
sentés sous cette forme dépassent de façon spectaculaire
ceux proposés sous pochette traditionnelle. La réussite
de Steinweiss est telle qu’au bout d’un an, Decca et RCA
(les deux autres importantes majors de l’époque pour qui il
finira par travailler également) doivent lui emboîter le pas,
ce qui participera à développer le graphisme musical.
Avec plus de deux mille cinq cents pochettes réalisées,
la production d’Alex Steinweiss est dévolue à une approche
visuelle de la musique plus qu’à sa seule promotion com-
merciale. Son style se caractérise par des formes audacieu-
ses et simples, et manifeste l’influence des avant-gardes
graphiques françaises et allemandes des années 1930.
114 115
En 1948 apparaît le 33 tours. Steinweiss, en quête d’une
présentation adaptée à ce nouveau format, imagine, après
de nombreuses expérimentations, la pochette en carton fin
doublée de papier imprimé qui deviendra le standard que
nous connaissons. Le 33 tours provoquera une incroyable
The Big 5 : Alton Kelley, Victor Moscoso, Rick Griffin, Wes Wilson et Stanley Mouse, 1967 expansion des ventes de la musique enregistrée.
Tout au long des années 1940-1950, plusieurs styles de gra-
phisme vont se développer symbolisant les différents genres
musicaux ou le simple regard des musiciens sur leur propre
création. Parmi cet ensemble, il est une musique qui se
détache : le jazz.
Musique populaire par essence, le jazz évolue vers une vision
plus politique du monde et un répertoire de formes proche
des travaux et recherches des courants artistiques contem-
porains. Son approche visuelle occasionne les recherches
les plus marquantes et les plus originales en matière de gra-
phisme de pochettes. L’écrivain écossais Alexander Trocchi
décrira en 1963 le jazz comme « la plus importante contribu-
tion américaine à la culture ». Les pochettes de disques de
jazz offraient l’intelligence, le style, un esprit visuel et un
incroyable reflet graphique de la musique.
116 SMASH SONGS HITS (1940) NEW ORLEANS JAZZ (1947) 117
Artiste : Rodger & Hart Artiste : Kid Ory and his Creole Jazz Band
Design : Alex Steinweiss Design : Jim Flora
Label : Columbia Label : Columbia
132 133
Comme pour le psychédélisme une décennie plus tôt, le
design mainstream a flirté avec l’imagerie punk pendant un
court moment avant de battre en retraite pour retrouver le
langage post-constructiviste suisse, poli, pratique et uni-
versel. L’exubérance punk trouvera néanmoins une forme
de réincarnation dans le travail de Barney Bubbles, Neville
Brody, Peter Saville et Art Chantry.
Peter Saville et l’avènement Factory
140 141
Les évolutions formelles de la Des exemples typiques de sa vision inventive du pac-
pochette kaging sont la grille de trous transperçant l’intégralité de
l’album Fantastic Spikes through balloon (1997) de Skeleton
S’il est une caractéristique qui pourrait résumer les Key ou l’insertion d’une cigarette de la marque favorite de
créations graphiques des pochettes de ces dix dernières Jamie Block dans la tranche du boîtier des exemplaires
années, ce serait probablement les différentes recherches promotionnels de son Timing is Everything.
et innovations dans le strict cadre du packaging.
Pour exemple, le label britannique Mo’Wax, en plus de Heureusement, cette volonté de garder le design au
la qualité de ses signatures, a fait son succès grâce à un premier front restera partagée avec d’autres labels (ECM,
courageux refus d’utiliser l’omniprésent boîtier cristal. Warp, Touch, Mute, Lex, Thrill Jockey ou encore Nude) dont
Travaillant avec le designer Ben Drury, le label met en avant les catalogues cachent d’autres exemples tout aussi stimu-
des packagings alternatifs, de nouvelles manières de condi- lants de mises en forme originales. De l’album Ladies and
tionner le disque, et chaque nouvelle sortie est l’occasion de Gentlemen we are floating in space (1997) de Spiritualized
RED SNAPPER (2003) tenter quelque chose de nouveau. La recherche constante pour lequel Mark Farrow (ancien de Factory) produira le
Artiste : Red Snapper de nouvelles présentations et de matériaux inédits, les pastiche d’un emballage pharmaceutique (instructions de
Design : Non-Format impressions et les procédés de gaufrage révolutionnaires dosage et vignette comprise)• à la pochette cousue par le • Probablement la seule pochette de CD à avoir ja-
Label : Lo Recordings reflètent le souhait d’individualiser chaque sortie d’album. studio Non-Format de l’album éponyme de Red Snapper mais été assemblée par une société de conditionne-
(2003), le conditionnement des disques n’a cessé de se ment pharmaceutique.
LADIES AND GENTLEMEN WE ARE Dans le même esprit, Stefan Sagmeister exploite lui métamorphoser pour le plus grand plaisir des auditeurs.
FLOATING IN SPACE (1997) aussi les limites du conditionnement du CD. Si tout le
Artiste : Spiritualized monde a dans la tête ses créations pour Lou Reed ou les
Design : Mark Farrow Rolling Stones, ses travaux pour des clients moins connus
Label : Dedicated s’avèrent également brillants et extrêmement créatifs.
142 143
L'image et la musique entretiennent des rap-
ports de correspondance évidents et ce n'est
sans doute pas un hasard si on a très tôt
tenté de les associer (dans le cadre artisti-
que de recherches plastiques ou graphiques
de la pochette de disque). S'il est difficile de
qualifier cette relation, on sent qu'un dia-
logue est établi entre ces deux médiums,
que l'un enr ichi t l'aut re e t v ice-versa.
LES
SUPPORTS
DE COM-
MUNICATION
146 EXISTANTS 147
148 LA POCHETTE DE DISQUE 149
Longtemps les disques ont été enfermés dans des pochettes
cartonnées. Celles-ci étaient percées d’un trou suffisamment
grand pour permettre de lire l’étiquette du disque sans avoir
à le sortir. Cette étiquette portait le nom de l’artiste et le titre
de le chanson, mais était d’un design standard, dominé par le
logo de la compagnie et les informations concernant le fabri-
cant. Les pochettes suscitaient si peu d’intérêt que, parfois,
les revendeurs remplaçaient l’emballage d’origine par leur
propre présentation, vantant la boutique plutôt que l’éditeur.
150 151
Rosemary Clooney tenant son album favori de Billie Holiday au Commodore Music Shop Ashwell's, pochette cartonnée distribuée par
de New York, 1950. un magasin londonien, années 1930
Le support graphique à l’ère du numérique). Au caractère chaleureux du papier,
nous sommes passés à la froideur toute industrielle du
Si elle a beaucoup servi – et sert encore – à présenter plastique. À ce sujet, Frédéric Beigbeder écrit• : « Quand • Dans Windows on the World, Folio, 2003.
l’artiste de manière tout à fait formelle (portrait + nom) elle a remplacé les vinyles par les CDs, la musique est devenue
dans une volonté de promotion non dissimulée, la pochette ‹ l’industrie du disque ›. Elle a envoyé un message : la musique
de disque a très vite été investie par des graphistes qui ne sert plus à être contemplée mais à être consommée dans
se la sont appropriée jusqu’à lui donner les lettres de son emballage plastique. »
noblesse qu’elle a connue ces 40 dernières années. D’Alex Cependant, cet emballage de plastique saura évoluer
Steinweiss à Stefan Sagmeister, tous ont trouvé dans ce et d’autres formes de packagings – des plus simples aux
support un lieu d’expérimentation privilégié. plus extravagantes – verront le jour dans les bacs. Il est
cependant amusant de remarquer que le boîtier cristal sera
Depuis la moitié des années 1950, la pochette d’album davantage proscrit du catalogue indépendant (qui lui pré-
a fourni un exutoire unique à l’expression visuelle expéri- fère le digipack, plus économique et faisant réintervenir le
mentale, et les designers de pochettes ont joui d’une liberté carton) que des majors.
créative rarement atteinte par les designers et artistes
travaillant dans des domaines à l’importance commerciale Précédemment considérée comme une part essentielle
comparable à celle de l’industrie du disque. du succès d’un disque, il y a une tendance chez certaines
maisons de disque à traiter la pochette de disque comme
[…] La pochette de disque reste le seul support Au milieu des années 1980 n’importe quelle autre surface de marketing prête à être
dans ce tentaculaire système commercial où néanmoins, la pochette de disque recouverte par des stickers de promotions et par ce gra-
l’innovation visuelle et l’expérimentation ont s’est vue bouleversée par l’arrivée phisme buy-me-now propre au consumérisme moderne. La
encore lieu d’être. […] Adrian Shaughnessy du Compact Disc. Plus ou moins notion selon laquelle le design de la pochette pourrait agir
du jour au lendemain, le petit dis- comme un agréable accompagnement visuel au contenu
que d’argent a consigné le grand vinyle noir aux bacs des musical d’un disque – ce que le visionnaire designer de
magasins d’occasions. Et bien que la musique électronique pochettes Vaughan Oliver a défini comme « le reflet réussi
et le culte du DJ aient assuré sa survie, l’abandon du LP de la musique… créant une troisième entité qui est plus inté-
par les majors a forcé une génération de designers de ressante que ses parts distinctes » – est de plus en plus hors
pochettes à s’adapter aux nouvelles dimensions du CD. Là de propos pour la plupart des grandes maisons de disque.
où les proportions généreuses de la pochette du 33 tours
fournissaient un large espace d’expression, de subtilité et De nos jours, les titres d’albums sont préférés en haut
d’invention, le fragile livret coincé à l’intérieur du résistant des pochettes plutôt qu’en bas pour une visibilité plus
boîtier cristal encourage davantage un design utilitaire. effective dans les bacs. Pour être même certains de gagner
Évidemment, une fois de plus, les designers ont su tirer parti l’approbation du département marketing des maisons de
de ce format l’amenant là où le vinyle n’était encore jamais allé. disques, ces titres devraient être placés dans le coin supé-
rieur gauche de la pochette pour permettre aux revendeurs
Mine de rien, ce passage de la pochette cartonnée au de coller son prix dans le coin supérieur droit.
152 boîtier cristal a également changé le rapport physique 153
que l’on pouvait entretenir avec le disque. De la sensible Heureusement, tous les labels n’ont pas le même objec-
impression à même le carton, généreuse, palpable, voire tif que les majors et risquent des pochettes innovantes qui
odorante, nous nous sommes retrouvés avec cette barrière – si leur titre n’est pas nécessairement positionné sur la
de plastique qui a, semble-t-il, innocemment participé à une face de la pochette – ne manquent ni d’impact ni d’intérêt.
certaine forme de distanciation de l’auditeur vis-à-vis de De nombreux labels indépendants prônent un design origi-
l’image (qui, comme nous l’avons vu, a atteint son apogée nal qui participe souvent à l’identité même du label.
La pochette de disque reste peut-être le support graphi-
que le plus logiquement associable à la musique. Et ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si son format carré reste encore
une référence et persiste dans l’univers numérique. Le
public et les designers ont encore du mal à couper le lien
qui les unit à ce format mythique.
158 159
160 L’AFFICHE 161
Contrairement à la pochette d’album ou au clip, l’affiche Le support graphique
n’est pas un support spécifique à la musique mais elle est ce-
pendant le premier support à la communiquer. Par sa qualité Avant 1940 (et l’apparition de la pochette illustrée), les
publique et son rapport à la rue, l’affiche est davantage as- images sur lesquelles jouent les illustrateurs pour mettre la
sociée à la musique jouée (qu’elle annonce) qu’à la musique musique et l’identité de ses stars en avant sont limitées aux
enregistrée (qui jusqu’aux années 1980 reste confinée aux sa- affiches de spectacles. En France, dans les années 1920-
lons). Cependant, la relation qu’elle établit n’a rien à voir avec 1930, les revues de music-hall fleurissent. Pour la concep-
celle, plus étroite, qui lie la pochette d’album à son contenu. tion de leur affiche, on fait appel aux grands illustrateurs de
l’époque (Paul Colin, Zig Brunner, etc.) qui donnent forme
à des visuels découlant directement des recherches enta-
mées par les affichistes de l’avant-guerre. Ils tentent alors, MISTINGUETT (1931)
par leurs illustrations, de retranscrire l'éblouissement offert Affiche pour le Casino de Paris
par ces somptueux numéros musicaux. Design : Zig Brunner
Aux États-Unis, la production d'affiche est majoritaire-
ment liée aux nombreux films musicaux (généralement des GOLD DIGGERS OF 1933 (1933)
adaptations de spectacles de Broadway) qu'Hollywood pro- Affiche pour Warner Bros/Vitaphone
duit en masse. Les graphistes des maisons de production Design : Anonyme
(qui ne signent jamais leurs affiches) y mettent eux aussi
en œuvre un vocabulaire visuel directement inspiré de la
tradition européenne de l'époque.
162 163
174 175
Le caractère promotionnel du clip Le clip en tant que support de création
Plus qu’une simple radio visuelle, le clip est écartelé dans Heureusement, cette vérité n’est pas l’apanage de l’en-
une relation avec le cinéma et la publicité, oscillant entre semble de la production de ces vingt dernières années.
soumission et insolence, il serait trop long pour une publi- Et c’est sûrement le clip Thriller (1983) de Michael Jackson qui
cité, trop court pour un film, trop vendu pour l’art. Ainsi, à contribuera à faire émerger le genre en ne se limitant plus à
l’instar de la pochette de disque, le clip occupe « une zone la chanson filmée. D’un format inhabituel (14 minutes), cette
• Pour paraphraser Nicholas Cook, auteur de Analy- floue entre le marketing et l’expérience esthétique. »• vidéo – réalisée par John Landis – a réussi à prouver que le
sing Musical Multimedia. Il n’empêche que ce support est peut-être davantage dis- clip pouvait être davantage qu’un simple outil de promotion.
•• Le terme anglais clip se traduit d’ailleurs grossiè- sociable de l’œuvre dont il n’est qu’un extrait•• . Ce pur outil Ce support audiovisuel (au sens où son et image ne
rement par extrait (to clip something off = couper) de promotion vise avant tout à allécher le spectateur. En font qu’un) permettra ainsi l’expression de toute une jeune
ce sens, il possède un caractère naturellement éphémère génération de réalisateurs qui ont montré qu’il pouvait être
qui ne se reflète pourtant jamais réellement dans les pro- un champ d’expérimentation visuelle aussi efficace que la
ductions auxquelles on apporte un soin tout particulier (et pochette de disque.
d’importants budgets). Michel Gondry, Chris Cunningham ou Spike Jonze• • • , ••• Dont les productions ont fait l’objet de DVDs,
les collectifs H5 ou Pleix, sont ainsi autant de visages d’une prouvant que le clip est capable de conjurer son sort
[…] Le clip est une forme télévisée qui De ce fait, l’apparition du clip pratique innovante du clip. Car, ce que propose ce format d’objet éphémère de promotion lorsqu’une véritable
positionne assidûment le spectateur comme mettra à mal les budgets alloués – et ce qui en fait la particularité –, c’est cette symbiose approche créative est mise en œuvre.
consommateur. […] Andrew Goodwin au design des pochettes, les directe du son avec l’image. Si la pochette permet de faire
maisons de disque préférant exister la musique en dehors de son écoute, le clip perd tout
favoriser ce nouveau mode de promotion dont ils avaient son intérêt s’il est coupé de sa bande sonore. Ainsi, il invite DEADWEIGHT (1997)
la certitude qu’il aurait un impact sur le public. Cette stra- a questionner les rapports d’équivalence de la musique et Artiste : Beck
tégie est aujourd’hui toujours mise en œuvre par les majors du visuel qui sont, nous l’avons vu, des préoccupations qui Réalisation : Michel Gondry
compagnies même si l’éventail de spectateurs des chaînes ont accompagné l’émergence de la pratique vidéaste. Label : Universal
musicales s’est nettement restreint. Ne diffusant pratique-
ment plus qu’une sélection réduite d’artistes et de styles
(de ce que beaucoup de personnes appellent la musique
commerciale, ce qui en dit long), les téléspectateurs de
MTV (aujourd’hui davantage les jeunes adolescents que
les jeunes adultes) ne la regardent plus pour découvrir de
nouveaux artistes mais pour se tenir au courant de ce qu’il
est nécessaire de connaître pour ne pas paraître ridicule
dans la cour de recréation.
Cette baisse flagrante d’intérêt du public se reflète
d’ailleurs dans la réalisation même des clips qui, pour la plu-
part, ont une approche peu créative et se rapprochent plus
176 de la pauvreté formelle d’un scopitone (l’artiste qui chante 177
et danse face à la caméra ; finalement ce que ce public a
envie de voir) que de véritables productions interrogeant les
possibilités créatives de la rencontre du son et de l’image.
Si le clip est, pour des raisons de budget, principalement Le VJ-ing
employé par les grosses maisons de disques, certains
labels indépendants y voient une autre manière d’exprimer Bien qu’elle ne soit pas directement liée au clip, la pra-
la cohérence artistique qui fait leur identité. L’exemple le tique du VJ-ing lui emprunte sa finalité : l’illustration syn-
plus représentatif de cela est sans doute le label Warp qui chronisée de la musique, l’enrichissement de l’écoute.
depuis 1990 fait appel aux réalisateurs les plus talentueux Apparue dans le courant des années 1990, cette nouvelle
pour produire des vidéos et animations des titres de leurs pratique de l’image se développe dans le milieu de la musi-
• Films que l’on peut retrouver dans le DVD Warp artistes-phares (Aphex Twin, Autechre, Squarepusher, que électronique. Le principe consiste à diffuser lors de
Vision : The Videos 1989-2004, Warp Records, 2004. Jamie Lidell, Plaid, etc.)• . concerts des images animées destinées à soutenir la per-
Ces clips n’ont, pour la plupart, jamais fait l’objet formance sonore ; voire à lui répondre. Le VJ• utilise ainsi • Visual Jockey, a opposé au Disc Jockey.
d’une diffusion télé et le public auquel ils s’adressent des logiciels pour produire et mixer en direct des vidéos
connaît déjà l’artiste et possède fort probablement déjà de la même manière que le fait le DJ avec ses disques. Le
son album. Leur qualité promotionnelle semble dès lors set devient une mise en relation du visuel et du sonore, une
quelque peu limitée. Mais la volonté de Warp n’est pas expérience qui gagne en valeur par son caractère unique et
réellement la promotion (même si ces vidéos, généra- éphémère.
lement diffusées sur internet, peuvent inviter, par leur L’image s’y envisage autrement que dans le cadre d’une
force et le côté énigmatique qui se dégage de leur aspect structure narrative classique. Vidéo et musique fusionnent
non-commercial, des personnes à s’intéresser au label). dans une œuvre audiovisuelle et prennent un nouveau sens
Le but est la création pure et simple. Profitant de leur dans une construction simultanée. Les codes du cinéma et
position de commanditaire éclairé, Rob Mitchell et Steve de la vidéo sont cassés et réinterprétés. Pas besoin de scé-
Beckett (les co-fondateur de Warp) investissent dans la nario, ce sont les sentiments et l’intuition qui priment. La
création d’un univers visuel foisonnant, cohérent et spé- fonction du montage est d’abord expressive et esthétique.
cifique à l’artiste, qui enrichit l’expérience de sa musique On cherche avant tout à produire une émotion.
et procure une véritable crédibilité artistique au label. Ce
comportement ramène finalement Warp à ce que doit être Si le VJ ne trouve pas encore sa place dans toutes les
un label avant tout : un mécène, une pépinière de talents salles, la vidéo, elle, participe de plus en plus aux concerts.
qui favorise l’intérêt de ses artistes avant le sien propre. De nombreux artistes de tous bords font aujourd’hui inter-
venir ce médium dans la mise en scène de leurs spectacles.
THE CITY (2004) Bien que ces vidéos soient, la majeure partie du temps, pré-
Artiste : Jamie Lidell enregistrées (et qu’on ne retrouve pas la spontanéité et la
Réalisation : Frederic D singularité du travail du VJ), on sent que cet attachement
Label : Warp au visuel est inhérent à la pratique même de la musique.
178 179
LES
AUTRES
180 SUPPORTS 181
D’autres supports, comme le flyer ou le site internet, animent Le flyer
également la communication musicale actuelle. Leur rôle est
cependant légèrement différent des supports précédemment Le flyer, le plus éphémère des supports éphémères,
évoqués, au sens où la valeur informative y est première. communique (comme l’affiche) davantage le concert que
Toutefois, cela n’empêche en rien une approche créative de la musique enregistrée. Distribué dans la rue (pas à tout
leur conception et, si quelques-uns de ces supports restent le monde !) ou mis à disposition dans des endroits direc-
d’une notable pauvreté, d’autres spécimens s’avèrent exem- tement fréquentés par le public qu’il vise (bars, salles de
plaires dans leur approche. concerts, disquaires, boutiques de vêtement, etc.), il est
inexorablement lié à la rue et ne peut hypothétiquement pas
La publicité, qu’elle prenne la forme d’affiches (dans les sortir du cercle qu’il participe à animer.
couloirs du métro ou les inserts), d’encarts presse (dans
les revues spécialisées), de spots télévisés (exclusivement Il se démocratise à la fin des années 1980 avec la culture
exploités par les majors) ou de bannières internet, communi- rave et une génération de personnes qui commencent à réa-
que également les sorties d’albums et les dates de concerts. liser qu’il est possible d’organiser des soirées en dehors
Néanmoins, ce médium constitue probablement la forme la des traditionnels clubs. Trouvez un espace abandonné,
moins créative de communication dans le domaine musical. apportez-y de la musique et du monde, le flyer jouera
Et l’on se trouve souvent plus proche de la vulgaire réclame ensuite le rôle d’informateur. Avec le développement de
que de la véritable publicité. ces free parties (qui trouvaient dans ce support l’avantage Reckless Records, anonyme, 1991
d’une circulation main-à-main, restreinte à un petit cercle
et partageaient son statut éphémère), puis avec les clubs
(qui voulaient retrouver la part du gâteau qu’on leur avait
retirée), la compétition était lancée : il fallait capturer l’ima-
gination du public et séduire son œil avant son oreille.
Au début, le flyer se caractérise par son aspect cheap.
Favorisant la quantité à la qualité (pour informer le maxi-
mum de monde) et le moindre coût (comme leur nom l’in-
dique, les free parties sont gratuites), les organisateurs
trouvent dans la photocopie le moyen de production idéal.
Si les premiers flyers sont majoritairement typographiques,
il n'en émane pas moins une certaine esthétique qui se for- • Et que Matteo Sola tente de capturer dans son
gera au fil des années• . ouvrage Proud 2BEA flyer, Happy Books, 2003
Inéluctablement, au début des années 2000, le site Ces dernières années, Internet a également vu fleurir
internet est devenu un passage obligé pour n’importe quel ce que la presse s’est mise à appeler les réseaux sociaux
artiste. Souvent construits autour des mêmes rubriques (dont le site MySpace• • est sans doute le plus repré- •• www.myspace.com, lancé en janvier 2004 et ra-
(actualité, biographie, discographie, dates des futurs sentatif). Originellement destiné à relier les personnes cheté en août 2005 pour 580 millions de dollars par
concerts, titres ou vidéos à télécharger), les sites de entre elles, certains groupes de musique ont eu la bonne Fox Interactive Media, il compte plus de 200 millions
groupes ont avant tout valeur d’information. En ce sens, idée d’investir ce réseau pour faire leur propre publicité. d’utilisateurs dans le monde.
peu s’avèrent véritablement créatifs ou ne questionnent le Le succès grandissant du site a même réussi à amener cer-
rapport que la musique entretient avec l’image (le support tains de ces groupes à la célébrité et le sticker Découvert
multimédia qu’il représente est pourtant un environnement par MySpace ! s’est, par exemple, vu placardé sur le premier
plus que favorable à de telles questions). L’internaute navi- album du groupe Artic Monkeys• • • comme un étrange gage ••• Le premier groupe proclamé made in Myspace
guant sur ces sites cherche généralement une information de qualité. qui a créé un buzz faramineux autour de lui par l'inter-
en particulier à propos d’un artiste qu’il connaît et qu’il Inspirés par cette fulgurante ascension et par le poten- médiaire du site avant d’être enfin signé par un label.
apprécie sans doute déjà. D’aucuns semblent donc penser tiel tremplin que pouvait représenter le site, la majorité des
qu’il n’est pas nécessaire de séduire cet internaute qui n’est petits groupes ont, eux aussi, décidé de tenter leur chance
plus une cible potentielle (avec tout ce que cela peut avoir sur le réseau. Même les artistes les plus reconnus ont cru
de péjoratif). Mais celui-ci apprécierait probablement que bon de suivre le mouvement, à tel point qu’une section spé-
l’univers visuel qui est mis en place sur la pochette de son ciale du site (MySpace music) a été créée pour différencier
disque ou sur les clips qu’il a visionnés, trouve une forme les groupes des autres individus (dont le nombre ne cessait,
de continuité dans cet environnement multimédia plus que lui non plus, de grimper).
propice à l’application d’une telle hypothèse. L’indispensable page MySpace s’est ainsi très vite mise
à remplacer le site internet, fournissant toutes les informa-
Certains artistes (qui restent cependant très minoritai- tions que l’on pouvait en attendre. Le problème est que ce
res) ont heureusement mis ce principe à l’œuvre, comme le phénomène a aussi engendré une forme de conformisme
groupe Radiohead qui, il y a quelques années, a transformé esthétique au sens où toutes ces pages présentent une
son site en une expérience multimédia, un labyrinthe de architecture absolument identique. Le principe de custo-
signes qui participe à l’insertion de l’internaute/auditeur misation proposé n’offrant en vérité que de trompeuses
dans l’univers de l'artiste. Évidemment, le groupe est et (très ?) limitées variations colorées et typographiques,
conscient qu’il peut se permettre une telle expérience en la pauvreté graphique imposée par MySpace réussit à
étant soutenu par la centaine de sites non-officiels de fans agresser les yeux de plus des 28,8 millions d’internautes
qui en assurent la part informative (peut-être même plus qui se partagent les 3,318 milliards de pages consultées
www.radiohead.com, captures des anciens sites. efficacement que ne le ferait le groupe lui-même). quotidiennement.
186 187
Les supports de communication musicale
se révèlent assez inégaux dans leur finalité,
naviguant entre information, promotion et pure
expérience visuelle. Il n'existe pas UN support
qui soit spécifique à UNE fin et cela laisse
donc le champ libre quant à l'éventuelle propo-
sition d'un nouveau support. Cette éventualité
se révélerait même particulièrement intéres-
sante au regard de la proche disparition du
CD et de sa pochette (support graphique
le plus iconique qui entretient la relation la
plus intime avec l'œuvre musicale). Peut-être
faudrait-il réfléchir à un remplaçant de la
pochette de disque, à un support alterna-
tif qui serait compatible avec le nouvel envi-
ronnement numérique. Quoi qu'il en soit, le
design aura à jouer un rôle de taille dans la
formulation de cette réponse, car c'est sa
188 valeur ajoutée qui pourrait modifier la donne. 189
Chapitre 6
QUELLES
HYPOTHÈSES
POUR
190 L'AVENIR ? 191
LE DESIGN,
192 UNE VALEUR AJOUTÉE 193
Dans notre société post-moderne se joue une économie où L’ajout de valeur comme solution
la capacité de différenciation est la clé d’un succès com- à la crise
mercial, où la valeur est augmentée par l’emploi de symbo-
les, de marques et du marketing. Ainsi, face à la crise que Depuis 2006, une série de débats ont été organisés par
subit l’industrie du disque à l’heure actuelle, de nombreux la FING• regroupant les principaux acteurs de la musique • Fondation Internet Nouvelle Génération,
spécialistes s’accordent à penser que le design – et la valeur (majors, indépendants, organisateurs de concerts, etc.) et www.fing.org
ajoutée qu’il induit – pourrait jouer un rôle plus qu’important de l’internet. Cette initiative a eu pour but d’explorer les
dans la résolution du problème. questions que l’industrie se pose à l’heure de son entrée
Ce design (entendez ici : travail sensible d’ordre graphique dans l’ère de la musique dématérialisée. En mars 2007,
destiné à embellir un contenu et à enrichir son expérience), l’ensemble de ces questions a abouti à un rapport intitulé
qu’il intervienne dans un contexte physique ou numérique, Musique & numérique : créer de la valeur par l’innovation.
permettrait de rétablir l’ajout de valeur que l’objet musical a Ce rapport, après avoir fait le constat de la crise que tra-
perdu dans son passage au numérique. verse aujourd’hui l’industrie de la musique, finit par imposer
l’évidence de la création de valeur comme seule possible
solution de s’en extraire.
Comme nous l’avons vu, la musique, à force de mercan-
tilisation et de sur-diffusion, s’est vue dévalorisée. Devenu
non rival (le donner ne signifie pas s’en priver) et non exclua-
ble (il est difficile d’en priver autrui, par exemple s’il ne paie
pas), l’enregistrement musical diffusé sur internet voit tout
naturellement son prix tendre vers zéro. La valeur supplé-
mentaire qu’offrait l’objet disque, son packaging et son
travail graphique n’existent plus dans le contexte numéri-
que ; et il semblerait que cette valeur soit la clé du boule-
versement qu’a subi l’industrie avec l’apparition du MP3.
194 195
Pour résumer son propos, le rapport finit par expliquer Conscients de cette qualité, plusieurs labels et artistes
que la solution serait de : « mettre en place une économie ont, depuis l’apparition de la pochette de disque, mis le
de services qui retrouve le chemin de la rareté et de l’unicité design au centre même du processus créatif. Ces tentatives
dans l’expérience musicale, qui organise et valorise des for- – souvent couronnées de succès – prouvent la possibilité et
mes et des moments au travers desquelles la relation avec le bénéfice d’un travail graphique de qualité.
une œuvre ou avec des artistes apparaît singulière, exclusive,
non reproductible. » Ce que décrit cette phrase, ce n’est ni
plus ni moins ce que proposait jadis la pochette de disque, Le cas Factory
mais surtout ce à quoi le design est totalement à même de
répondre d’un point de vue général. Entre 1978 et 1992, Factory Records fut un des labels de
196 musique les plus importants d’Angleterre. Après la vague 197
punk des années 1970, il introduisit le son et le style inno-
vant de l’ère post-punk et new wave. Le label lança les car-
rières de groupes tels que Joy Division, New Order ou les
Happy Mondays, il ouvrit le légendaire club Haçienda et le
bar Dry à Manchester, mais il marquera surtout les esprits
pour avoir présenté un design percutant et de grande qua-
lité au monde de la musique. Travaillant main dans la main Pour la plupart des labels de l’époque, le design signi-
avec les musiciens, des graphistes tels que Peter Saville, fiait juste un peu plus que le packaging obligatoire : un
Central Station Design, 8vo et Mark Farrow développèrent moyen pour une fin. Bien qu’ils investissaient du temps et
un tout nouveau vocabulaire visuel dont le style est toujours de l’argent dans la production d’une image séduisante, le
largement reconnu et imité aujourd’hui. résultat était souvent peu surprenant. Rarement ressen-
tait-on la volonté de pousser les choses plus loin. Factory,
[…] Jamais auparavant et depuis un label n’a Factory était beaucoup plus cependant, pensait que ses produits avaient une réelle por-
combiné avec tant de réussite le génie musical qu’un label, c’était une véritable tée et qu’il y avait une relation critique entre le fabricant et
et graphique. […] Matthew Robertson institution culturelle. En plus le consommateur. Bien que le terme factory portait en lui
de produire quelques-uns des des connotations en rapport à la production de masse, leur
disques les plus acclamés de l’époque, il a aussi et sur- volonté était de créer une forme de communication entre
tout donné lieu à des visuels et pochettes d’album parmi le label, le créateur de l’objet, et la personne qui achète
les plus stimulants de la fin du XXe siècle. Et, si le label a cet objet. Les fondateurs du label ont toujours dit que la
• Deux films lui ont récemment été consacrés : 24 aujourd’hui cessé d’exister en tant qu’entité commerciale, relation entre Factory et son public était basée sur un res-
Hour Party People de Michael Winterbottom (2002) et son esprit et son influence s’étendent dans la mythologie pect mutuel et un désir de produire les plus beaux objets
Shadowplayers de James Nice (2006). culturelle populaire• . imaginables. Cette approche reconnaît que l’auditeur est
visuellement réceptif, favorise une loyauté qui ne s’appuie
• • Auteur de Factory Records, The Complete Graphic D’après Matthew Robertson• • , le facteur de cette lon- pas sur les manipulations marketing habituelles, et célèbre
Album (Chronicle Books) gévité a sans aucun doute été la mise en avant de l’image la pochette comme un espace de communication légitime
par le label. Sur une période de plus de 14 ans, Factory et privilégié.
mis en place un profil visuel mondialement admiré qui le
plaça auprès des labels Blue Note, ECM ou 4AD comme un Inspirés par son succès, de nombreux labels actuels Factory, Peter Saville, Tony Wilson et Alan Erasmus, 1979
modèle du mariage réussi entre la musique et l’image. Bien calquent leur fonctionnement sur celui de Factory. Morr
qu’une majorité de labels questionnaient déjà l’importance Music, Thrill Jockey, Lex, Mute, Warp, ECM ; tous partagent
du visuel, seul Factory possédait une stratégie qui mettait cette passion du bel objet et de la cohérence artistique, et
le design au cœur du processus. De ce fait, il serait juste de mettent un point d’honneur à produire un design réfléchi
dire que Factory poussa le design plus loin que n’importe et sensible qui sera partagé par leurs auditeurs. Mais, si
quel autre label de l’époque. Sa vision non-conformiste ces tentatives sont aujourd’hui tout aussi couronnées de
donna vie à des pochettes de disque particulièrement inno- succès, le design proposé – aussi efficace soit-il – reste
vantes et dirigea le label vers une recherche perpétuelle qui souvent uniquement appliqué au support physique qu’est le
l'amènera beaucoup plus loin que n’importe lequel de ses disque. Nous avons cependant vu que l’avenir de ce sup-
contemporains. port est plus qu’incertain. Et s’il est possible qu’il continue
a être produit pour un public de passionnés dans un marché
Dès ses débuts, le label montrera un véritable enga- de niche (comme le vinyle), il y a peu de chances pour que
gement envers le design graphique. Non seulement il la majorité des auditeurs futurs continuent à consommer
embauchera un jeune designer – Peter Saville –, mais il en leur musique sous cette forme. Il s’avère donc nécessaire
198 fera surtout un véritable partenaire de Tony Wilson et Alan de réfléchir à une application de cette valeur ajoutée qui 199
Erasmus (co-fondateurs du label). Dès lors, Peter Saville serait compatible avec les nouveaux modes d’écoute et de
allait définir l’identité visuelle du label tout en impliquant consommation qui caractérisent notre époque.
activement ses associés dans le processus créatif. Tony
Wilson avoua que Factory n’aurait jamais rencontré un tel
succès sans la présence de Saville.
Se pose alors la question de savoir comment
un projet de communication pourrait contri-
buer à résoudre le problème.
Dès lors, plusieurs hypothèses s'avèrent
envisageables et s’ar t iculent autour de
la dualit é physique/numérique qui sem-
ble rythmer le contexte actuel de l’indus-
trie. Par t ant du const at de l’éventuelle
disparition du CD, les réflexions se tour-
nent assez logiquement, dans un premier
temps, vers des questions relatives aux sup-
ports, dont les possibles hypothèses d’émet-
teur ou de cible ne pourront que découler.
Un questionnement en rapport aux interfaces
qui régissent nos bibliothèques musicales (et
qui prennent toujours plus d’importance avec
les quantités grandissantes de fichiers à gérer)
se révélerait également pertinent à la vue des
nouveaux modes de consommation et d'écoute
200 dont nous avons précédemment fait état. 201
UNE PLONGÉE
202 DANS L'IMMATÉRIEL ? 203
Après avoir fait le constat d’un nouvel environnement entiè- Un équivalent numérique à la
rement numérique, il paraîtrait logique que la réponse puisse pochette ?
être, elle aussi, d’ordre digital. De plus en plus, la musique
risque de perdre son caractère matériel, passant d’un sup- Certes, cet équivalent existe déjà sous la forme du
port numérique (généralement l’ordinateur) à l’autre (le fichier JPEG dont nous parlions plus tôt. Mais, comme nous
baladeur MP3). Il semblerait important de faire en sorte que l’avons vu, cette image n’apporte ni la qualité graphique de
l’image – on entendra ici le mot image dans le plus large sens la pochette imprimée ni les qualités numériques que l’on
du terme – qui lui est associée puisse l’accompagner dans serait en droit d’attendre d’elle. Elle ne se résume finalement
ces transferts et sur ces différents supports. La question qu’en une transcription digitale – de mauvaise qualité qui
reste alors de savoir quelle forme cette nouvelle image pour- plus est – de la pochette originale, comme le souvenir d’un
rait prendre et comment elle pourrait intégrer les habitudes passé pratiquement révolu (en tout cas, mis à mal). Mais,
d’écoute de l’auditeur. peut-être ce passage à l’ère du numérique serait l’occasion
Quelles que soient les hypothèses retenues, si celles-ci de briser les codes qui collent au visuel musical depuis l’ap-
doivent être d’ordre numérique, il faudra nécessairement parition de la pochette illustrée. Peut-être serait-il temps
qu’elles jouent la carte du multimédia, de l’interactivité et d’abolir ce mythique format carré et cette image unique,
de toute autre forme de qualité qui ferait la valeur ajoutée de figée. Peut-être que l’environnement multimédia qui s’offre
l’objet digital et qui ne se positionnerait pas comme une sim- à nous serait l’occasion de mettre en œuvre une image d’un
ple transposition de ce qu’a pu être la pochette de disque. genre nouveau. Animée ? Interactive ? Voire directement liée
à la musique elle-même et réactive au son ? Les possibilités
s’avèrent potentiellement illimitées. Et s’il peut sembler
difficile de concevoir la remise à zéro de tous les codes qui
ont fait l’histoire de l’image associée à la musique, cet envi-
ronnement numérique nouveau serait le terreau idéal aux
possibilités d’innovations que requiert un tel projet.
Un clip interactif ?
Un retour de l’affiche ?
218 219
LES POSSIBLES
ÉMETTEURS
220 D'UN TEL PROJET 221
Ce projet a beau tenir de la prospective, il ne s'ancre pas Un label
moins dans la réalité du marché actuel de la musique. Et,
bien qu'il ne dépendra sans doute pas de son potentiel com- Le label semblerait très logiquement être le commandi-
manditaire (l'objectif est avant tout de mener une réflexion taire le plus évident pour la mise en œuvre d'une alternative
relative aux supports et de mettre en place un système), nous à la pochette de disque. Aujourd'hui déjà, ce sont eux qui
pouvons déjà supposer d'imaginables partenariats quant à la produisent les pochettes et clips, qui osent prendre des
concrétisation de ce projet. risques (notamment les labels indépendants). Certains de
ces labels (Mo'Wax, Warp, Morr Music, Lex, pour ne pas les
Ceux-ci réunissent très simplement les principaux acteurs répéter) restent les garants d'un design de qualité dans le
de l'industrie musicale (artistes/labels, plateformes de vente domaine musical, osent lutter pour la survie du bel objet et
de musique en ligne, acteurs technologiques ou salles de font activement participer le designer dans le processus de
concert) qui ont les moyens de tenter des choses et pour qui création et de promotion. Nous pourrions imaginer qu'un de
ce type de risque pourrait s'avérer plus que bénéfique. ces labels décide, pour la sortie d'un album en particulier,
de marquer les esprits en exploitant un nouveau mode de
communication et de diffusion. L'heure est à l'innovation et
à la prise de risque. Ce label aurait tout à gagner en surpre-
nant ses auditeurs et pourrait servir d'exemple à l'applica-
tion de ce système à d'autres artistes et labels.
224 225
CONCLUSION Certes, l'industrie de la musique a connu des jours
meilleurs, le disque tire peu à peu sa révérence et l'image
semble disparaître avec lui. Mais nous ne pouvons nous
résoudre à y voir une fatalité. Certains ont osé carac-
tériser ces changements comme la mort prématurée de
la musique. Or celle-ci n'a jamais été en aussi bonne
santé ; nous n'avons jamais autant écouté, joué, produit
et parlé de musique qu'aujourd'hui.
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Frédéric Tacer
—
4, avenue Victor Hugo
92170 VANVES
—
06.24.47.30.65
frederic.tacer@gmail.com
—
240 http://www.frederictacer.net