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PROLOGUE Bonjour,

Ce PDF est proposé en libre téléchargement sur


le site de la revue Étapes: en parallèle de la parution
du numéro Spécial diplômes 2008.

Il consiste ainsi en une version digitale du mémoire


que j'ai rédigé dans le cadre du Diplôme Supérieur des
Arts Appliqués. Imprimé en mars 2008, cet ouvrage
a précédé la mise en œuvre de mon projet de fin d'études
et apparaît comme la concrétisation de l'ensemble
de mes réflexions préliminaires.

Rédigé en cinq mois et limité à quinze exemplaires,


il comporte sans doute encore quelques erreurs
et imperfections tant révélatrices du bouillonement
de ma réflexion d'alors que du manque d'expérience
de mon écriture.

La soutenance de ce diplôme s'est tenue à l'École


Nationale Supérieure des Arts Appliqués Olivier de
Serres le 17 juin 2008 devant un jury présidé par
Éric Tortochot, vice-présidé par Étienne Hervy et
composé de Sylvie Lagarde, Ursula Held, Vanina Pinter
et Christophe Dru.

Je vous invite à découvrir la finalité de ce projet sur mon


site internet à l'adresse suivante :
http://www.frederictacer.net

Merci et bonne lecture.

Frédéric Tacer
L’image à l’ère
de la dématérialisation
musicale

1
2 Frédéric Tacer 3

Diplôme Supérieur des Arts Appliqués,
option créateur-concepteur,
spécialité communication visuelle.
Session 2008
INTRODUCTION
– 13 –

CHAPITRE 1
Une brève histoire de la musique enregistrée
– 15 –

CHAPITRE 2
Contexte actuel de l’industrie musicale
– 27 –

Un contexte de crise
La chute des ventes physiques
Le développement du numérique
Le marketing, une solution à la crise ?
– 29 –

Nouveaux modes de consommation


Le marketing musical
La forte croissance du spectacle musical
Le téléchargement / l’achat en ligne
– 39 –

Nouveaux comportements d’écoute


Le baladeur — ou la musique omniprésente
La fonction shuffle et la playlist — ou la musique désacralisée
– 47 –

L’image dans ce contexte


Une disparition graduelle
Un manque ressenti
L’attachement à l’image
– 55 –

CHAPITRE 3
La valeur socio-culturelle de la musique
– 65 –

4 L’expérience musicale 5
Qu’est ce que la musique ?
L’auditeur
La relation de l’auditeur à l’œuvre et à l’artiste
La relation de l’auditeur à l’objet et à l’image
– 67 –

La musique et ses incidences sociales et culturelles


Dis-moi ce que tu écoutes, je te dirais qui tu es
Un catalyseur social et culturel
– 79 –
CHAPITRE 4
Musique & image
– 89 –

Le rôle de l’image dans le contexte musical


Matérialiser l’immatériel
La musique physique
– 91 –

Relations et recherches plastiques dans l’histoire de l’art


L’abstraction
Une approche scientifique
La pochette de disque et le clip comme supports artistiques
– 97 –

Les grands noms du graphisme musical


Alex Steinweiss, Jim Flora, Reid Miles, Victor Moscoso & Wes Wilson,
Hipgnosis, Jamie Reid, Barney Bubbles, Peter Saville et Vaughan Oliver
L’anti-design
L’évolution formelle
– 113 –

CHAPITRE 5
LES SUPPORTS DE COMMUNICATION EXISTANTS
– 147 –

La pochette de disque
Le support graphique
L’aspect culte et sacré
L’incarnation de l’œuvre
L’objet collectionnable
– 149 –

L’affiche
Le support graphique
L’affiche psychédélique
Son statut aujourd’hui
– 161 –

Le clip
6 Le scopitone 7
MTV (Music Television)
Le caractère promotionnel du clip
Le clip en tant que support de création
Le VJ-ing
– 171 –

Les autres supports


Le flyer
Le site internet
– 181 –
CHAPITRE 6
QUELLES HYPOTHÈSES POUR L’AVENIR ?
– 191 –

Le design, une valeur ajoutée


L’ajout de valeur comme solution à la crise
Créer de la valeur par l’innovation
Le rôle du design dans la promotion musicale
Le cas Factory
– 193 –

Une plongée dans l’immatériel ?


Un équivalent numérique à la pochette ?
Un clip interactif ?
Les notions de participation et d’appropriation
Une évolution du site internet ?
– 203 –

Un retour à la matérialité ?
Une revalorisation des supports physiques ?
Un retour de l’affiche ?
Une appropriation de la rue ?
Les nouveaux supports ?
– 209 –

Un questionnement sur l’interface des nouveaux usages ?


Une interface visuelle de gestion ?
Une représentation visuelle de la compilation ?
L’album-puzzle ?
– 215 –

Les possibles émetteurs d'un tel projet


Un label
Une plateforme de vente en ligne
Un constructeur de matériel
Une salle de concert
– 221 –

8 9

CONCLUSION
– 227 –

BIBLIOGRAPHIE
– 231 –

REMERCIEMENTS
– 239 –
10 11
INTRODUCTION L'industrie musicale traverse actuellement une vérita-
ble crise. La révolution numérique qui l'a frappée depuis
quelques années a totalement bouleversé le marché
et ses principaux acteurs. En effet, la digitalisation
massive de la musique a induit de nouveaux modes de
consommation et d'écoute symbolisés par le format MP3
ou le baladeur numérique. Ces modifications radicales
de comportement ont fait entrer la musique dans une
toute nouvelle ère : celle de la dématérialisation.

En tant que graphiste (ou même en tant que simple


amateur de musique) et faisant pourtant davantage
partie de la génération MP3 que de la génération vinyle,
la baisse vertigineuse des ventes de CDs au profit du
MP3 m’inquiète. Non tant d’un point de vue pratique ou
économique (bien que ces valeurs aient une importance
toute particulière dans la résolution du problème) mais
du fait de la perte graduelle de l'image qui en découle.
L'éventuelle (d'aucuns diraient inexorable) disparition
du CD sous-tend la disparition d'un véritable support de
communication qui n'a pas encore trouvé d'équivalent.

Or, le lien qui unit la musique au visuel possède une


histoire, certes courte, mais  passionnante, qui s'est
illustrée sur nombre de supports, et qui joue un rôle de
taille dans l'histoire du design graphique (voire dans
l'Histoire même, à en juger par le fort caractère socio-
culturel de la musique). L'image – et la valeur ajoutée
qu'elle implique – pourrait même participer à la résolu-
tion de la crise actuelle.

Étant à la fois passionné d'image et de musique, l'idée


de pouvoir associer ces deux formes d'expression dans
le cadre de mon projet de fin d'études m'est rapidement
apparue comme une évidence. Cette volonté s'est vue
justifiée par le constat préalable d'un contexte écono-
12 mique et culturel plus que favorable à la mise en œuvre 13
de telles questions. Les recherches dont ce mémoire fait
état m'aideront à questionner et à qualifier la véritable
nécessité d'un tel projet.
Chapitre 1

UNE BRÈVE
HISTOIRE
DE LA
MUSIQUE
14 ENREGISTRÉE 15
DU GRAMOPHONE
16 À L'iPOD 17
L’industrie musicale vit une époque de transition, voire de
profonde mutation. Si, au vu de sa numérisation galopante,
cela semble une évidence, rappelons tout de même que ce
1877 Thomas Edison invente le gramophone, le
premier appareil à enregistrer le son.

secteur culturel a vécu depuis près d’un siècle un nombre


important de transformations et de révolutions, en termes de
médias comme de supports, qui ont souvent occasionné des
1886 Le graphophone de Graham Bell est le pre-
mier support d’enregistrement et l’ancêtre
des disques. Fait d’un tube cylindrique recouvert de cire,
effets comparables, sur les artistes comme sur les auditeurs, il donne ses premières lettres de noblesse aux supports
que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Les débats sur musicaux. Ce système a permis aux plus riches de pouvoir
la mort de la musique, la disparition du musicien ou les mé- écouter de la musique en dehors des galas et concerts.
faits de la gratuité constituent même un motif récurrent du
caractère volontiers plaintif de l’industrie de la musique.

Les combats menés par les labels, les éditeurs ou les syn-
1887 Le cylindre ayant ses limites, Emil Berliner
lance sur le marché le disque plat, fabriqué
d’abord en verre, plus tard en zinc et finalement en vulca-
dicats de musiciens contre – au choix –, le phonographe, la nite. Jusqu’en 1925, on grave les disques mécaniquement
radio (gratuite !) ou la copie privée sur cassette audio, rap- puis on parvient à le faire selon un processus électrique.
pellent les affrontements récents menés autour du partage,
du piratage et du téléchargement. L’émergence de supports
comme le 33 ou le 45 tours, le walkman ou même le juke-box,
l’invention de la stéréo, les développements des transistors
1930 Western Electric met au point le disque 78
tours. Malgré une première fabrication en
1930, ce ne fût qu’en 1936 qu'il remplacera définitivement le
permettant de réduire la taille des postes radio, magnéto- rouleau de cire. Une manipulation plus aisée, un prix moins
phones ou électrophones, la popularisation d’instruments élevé et enfin l’ouverture de la musique à la « masse popu-
comme le sampleur ou le synthétiseur, bref l’ensemble de laire » font de lui un support très apprécié.
ces innovations qui ont provoqué de nombreux débats, ont
considérablement influé sur la manière dont on consomme la
musique. Ces progrès techniques ont, par ailleurs, changé la
façon dont les artistes abordent, composent et diffusent leur
1934 AEG/Telefunken conçoit le système du ma-
gnétophone fonctionnant avec une bande
magnétique. Commercialisé en 1934, il est utilisé essen-
création, et plus encore donné une forme et une puissance tiellement par les professionnels : maisons de production,
esthétique à l’ensemble de la culture d’une époque. studios, stations de radio et télévisions. Le premier magné-
tophone grand public sort en 1950 au Japon.
La mutation que nous traversons aujourd’hui possède la
même, sinon une plus grande envergure. Son influence
touche à la fois les supports d’écoute et de communication,
l’organisation de l’industrie musicale et le cœur même de
1940 Alex Steinweiss dessine la première po-
chette de disque illustrée pour Columbia.
Les ventes augmentent de 800%, on engage des directeurs
la création artistique, chacun étant la proie d’une forme de artistiques dans toutes les maisons de disque.
dématérialisation.

18 1948 Le premier disque microsillon 33 tours. Avec


5 titres par face, le 33 tours offre enfin une
couverture musicale assez longue. On passe désormais
19

à des périodes d’écoute de 40 à 60 minutes. Par contre,


avec ses dimensions généreuses (30 cm), il n’est pas des
plus simples à manipuler. Aujourd'hui collectionné par les
How to use a record player et How to load a CD player, extraits de How To de Jennifer passionnés ou utilisé par le DJs, il est souvent considéré The Edison Phonograph, Affiche, années 1920.
McKhnight-Trontz, Chronicle Books, 2004. comme LE support des mélomanes. Disques Odéon, Affiche de Paul Colin, 1934.
1949 Le vinyle 45 tours (17 cm) voit le jour. Il
connaîtra plusieurs versions, du 2 titres au
maxi 45 tours double face. Avec lui, naît la notion de single.

1958 La stéréophonie fait son apparition sur les


disques microsillon permettant une mise en
espace du son. Le principe ouvre de tout nouveaux champs
d'expérimentation sonore.

1960 Invention du scopitone, l’ancêtre du clip.


Cette sorte de jukebox visuel, accessible
dans les bars, diffusait des vidéos au choix.

1963 Philips sort la Compact Cassette. Elle


permettra une plus grande circulation de
la musique puisque beaucoup moins encombrante que le
vinyle. La cassette est surtout le premier support sur le-
quel la copie audio devint possible. Répondant à une forte
demande, la copie privée était née, l’auditeur pouvait enfin
s’approprier un support.

1979 Sortie du Walkman par Sony. Ce baladeur


cassette permet d’emporter et d’écouter sa
musique partout. Il trouvera un grand succés tout au long
des années 1980 et fait enfin sortir la musique des salons,
permettant au mélomane de devenir nomade. La même
année débutent les premiers enregistrements numériques
en studio.

1981 Création de MTV la première chaîne de


télévision spécialisée dans la diffusion de
vidéo-clips musicaux. MTV est à l’origine de l’industrie des
vidéo-clips et invente le concept de chaîne musicale. Elle
est devenue une réelle institution, tant par sa créativité que
son avant-gardisme. Son public reste jeune (moyenne d’âge
de 20 ans) et on parle même d’une génération MTV pour les
20 enfants ayant grandi dans les années 1980 aux États-Unis. Pathé, Affiche de A. M. Cassandre, 1932. 21
1982 Philips et Sony mettent au point le Compact
Audio Disc. Premier support numérique a
lecture optique laser, il révolutionne l’enregistrement so-
1999 Sony sort le SACD (Super Audio Compact
Disc) qui propose une qualité exception-
nelle de son mais demande un lecteur particulier que la
nore et est considéré comme l’une des inventions majeures majorité des personnes n’ont pas le courage d’acheter.
du XXe siècle. Il remplace alors le 33 tours avec une durée
quasi double qui permet d’avoir un album complet au format
numérique sur une seule face. Pratiquement indestructible,
l’écoute répétée du CD n’altère jamais la qualité d’inscrip-
2001 Apple sort l’iPod. C’est le baladeur numéri-
que le plus vendu au monde (environ 120 mil-
lions d’exemplaires depuis octobre 2001). Symbole de la gé-
[…] Le CD est-il meilleur en tion du disque (contrairement aux cassettes qui s’usaient). nération MP3, cet objet doit son succès à un design novateur
qualité qu’un bon vinyle ? Avec lui, on adapte les chaînes Hi-Fi à la nouvelle réalité : qui a su séduire le grand public et à sa facilité d’utilisation.
Non, mais on s’en fout. Tout elles seront plus petites, plus compactes mais aussi beau-
le monde l’achète ! […]
Guy Deluz, PDG d’EMI France, au Midem 1989
coup plus puissantes en termes de décibels et de qualité
de diffusion. 2003 Ouverture de l’iTunes Music Store. Il s’agit
du service de distribution de contenus
musicaux proposé par Apple. Le service aurait déjà vendu

1987 Sortie du Discman ou baladeur CD. Comme


pour le walkman, ce produit permet de sortir
le CD de la chaîne stéréo pour l’écouter partout. La même
1,5 milliard de titres représentant plus de 80% des ventes
mondiales de musique dématérialisée.

année, la DAT (Digital Audio Tape) de Sony voit le jour.


Hélas, si le support a fait le bonheur des studios d’enregis-
trements, quasiment personne ne l’a utilisé dans le grand
2006 Apple annonce l’intégration de Cover Flow
dans la version 7.0 d’iTunes le logiciel de ges-
tion musicale de la marque. Il s’agit d’une interface utilisa-
public. Elle reprenait les avantages du numérique mais sur teur tridimensionnelle servant à naviguer dans sa bibliothè-
une bande type K7 peu pratique à l’usage. que musicale via les pochettes d’albums. La même année,
Universal Music décide de sortir des albums sur Clé USB.

1992 Le MD (Mini Disc) de Sony est le support


moderne par excellence. Petit, protégé par
Le succès reste mitigé.

une enveloppe plastique, ré-enregistrable un million de fois,


avec la possibilité d’associer du texte aux données audio. Il
amène les avantages de la K7 (la copie) en version CD (nu-
2007 Sortie de l’iPhone et de l’iPod Touch qui
constituent une innovation technologique
par leur système de navigation tactile. Ils intègrent tous les
mérique et ré-inscriptible). Ce support, s’il a eu un instant deux la visualisation des pochettes via Cover Flow.
de gloire a très vite était dépassé par le succès du MP3.

1997 Popularisation du format MPEG-½ Audio


Layer 3 plus connu sous son abréviation de
MP3. C’est un algorithme de compression sonore capable
de réduire (environ 12 fois) la quantité de données néces-
saires pour restituer de l’audio avec une perte de qualité
22 sonore significative mais acceptable pour l’oreille humaine. 23
Son utilisation se démocratise dès la fin des années 1990.

1998 Le Rio 300 est le premier baladeur MP3 à


voir le jour. Il comporte alors seulement
32 Mo de mémoire. La même année, le DVD Audio apparaît
avec un succès modéré.
Si l'histoire de la musique enregistrée est déjà
vieille de plus d'un siècle, son évolution a été
particulièrement vive ces soixante dernières
années. Les apparitions successives du vinyle,
de la pochette illustrée, du walkman, du CD et,
plus récemment, du MP3 et de l'Internet ont
transformé dans son ensemble l'approche que
le public pouvait entretenir avec la musique.
Les bouleversements que nous connaissons
actuellement semblent ainsi n'être qu'une suite
logique de cette progression. Les mutations
qu'ont engendrées ces inventions – si elles
ont toujours été considérées comme néfastes
dans un premier temps – ont constamment
abouti à de réels bénéfices, tant du point de
vue de l'auditeur que de celui de l'artiste. Il n'y
a donc, a priori, aucune raison de penser que
la numérisation risque de tuer la musique. Au
contraire, nous n'avons jamais autant écouté
de musique qu'aujourd'hui. Reste que l'entrée
dans cette nouvelle ère (que l'industrie du
disque n'avait pas anticipée) a profondément
24 perturbé l'ancien monde. Ce chantier se révèle 25

alors favorable à l'abolition des dogmes établis


et à la proposition de nouveaux systèmes.
Chapitre 2

CONTEXTE
ACTUEL
DE
L’INDUSTRIE
26 MUSICALE 27
28 UN CONTEXTE DE CRISE 29
Les journaux en font suffisamment état pour que cela soit Si l’industrie du disque, au début des années 1980, a
considéré comme une vérité d'ordre public : l'industrie du connu un âge d’or avec l’apparition du Compact Disc, elle
disque va mal. Les questions relatives à ce projet se révé- a vécu sur ses acquis sans nécessairement aller au devant
leront ainsi d'autant plus pertinentes qu'elles interviennent de la révolution numérique qu’a induit la démocratisation
dans un contexte de mutation où les repères vacillent, où d’Internet au cours des années 1990. Ainsi, depuis 2002,
les habitudes changent, où les acteurs s'avouent perturbés. l’industrie du disque traverse une crise profonde.
Dans ce contexte de crise se développe une nette opposition Les ventes de CDs ne cessent de chuter tandis que les
entre les domaines physiques et numériques que l'on semble revenus de la vente de musique en ligne ont connu une
à tout prix vouloir dissocier. incroyable croissance. Certes, il se vend toujours des CDs
(en France, les ventes d’albums ont rapporté 260 millions
L'industrie actuelle se caractérise également par une volonté d’euros au premier semestre de l’année 2007) mais la ten-
farouche de sortir de cette crise en mettant en place des dance est à la baisse (les revenus du single ont connu une
tentatives marketing plus ou moins efficaces, plus ou moins chute d’environ 38 millions d’euros entre 2004 et 2007) et les
risquées et plus ou moins adaptées aux réels désirs de cette pertes physiques n’ont pas été compensées par les revenus Ventes de musique par support
nouvelle génération d'auditeurs. L'ensemble de ces tentati- de la musique numérique (qui, bien qu'en constante crois- (en millions d'euros)
ves révélant l'indécision évidente de décideurs perdus dans sance, ne rapportent pas autant que le disque). Les mai-
un environnement qu'ils ont encore du mal à comprendre, à sons de disques, si elles ne perdent pas encore d’argent, Albums Téléchargements
maîtriser et à accepter. n’en gagnent plus autant qu’auparavant. Singles Téléphonie mobile

350 40

280
260 30

210

20

140

12,7
9,5
10
9,4
30 70 31

0 0

1er sem. 1er sem. 1er sem. 1er sem.


All my friends are dead, Freddie Gage, Rainbow Records.
2004 2007 2004 2007
Il existe une dualité physique/numérique qui sem- Le marché du disque est dominé par quatre grandes fir-
ble résumer le contexte actuel de l’industrie musicale. mes : Universal Music (25,5% de part de marché en 2005),
On remarquera que toutes les études visant à résumer la Sony-BMG (21,5%), EMI (13,4%) et Warner Music (11,3%)
crise actuelle opposent ces deux valeurs comme pour par- que l’on appelle les majors compagnies. Les labels indépen-
ler de l’ancien et du nouveau monde. Car il est plus que cer- dants détiennent quant à eux 28,4% du marché. Donc, méca-
tain que l’avenir de la musique sera numérique et que cette niquement, la crise touche en majorité les grandes maisons
révolution technologique a fait entrer l’industrie musicale de disques mais elle affecte d’une manière plus importante
dans une toute nouvelle ère. encore les structures indépendantes, plus fragiles. Et le fait
que, depuis 2002 et d’années en années, le public favorise
le format numérique à l’objet physique a nécessairement un
La chute des ventes physiques impact sur l’ensemble de l’industrie.

Il semble évident que les apparitions successives En 2007, le CD a fêté ses 25 ans. Pourtant responsable
• Les réseaux peer-to-peer (ou P2P) sont les réseaux d’Internet, du format MP3 et des réseaux peer-to-peer • de l’âge d’or de l’industrie musicale, les spécialistes lui
de partage sur lesquels les internautes s’échangent –  bref, du phénomène de numérisation de la musique  – prévoient un avenir moins glorieux• • • • • . La majorité des ••••• Selon une étude de Forrester Research menée
leurs fichiers numériques. ne sont pas étrangères à ces bouleversements. Ces nou- personnes estiment même, qu’à moyen terme, il pourrait en 2004, il deviendrait obsolète d’ici à 2010.
veaux moyens de consommer la musique ont provoqué une accéder au même statut que le vinyle, son grand frère, dont
véritable révolution culturelle pour l’ensemble des acteurs il avait alors pris la place de support par défaut. Un support
de ce système. L’échange gratuit de fichiers numériques ni mort, ni vivant qui ne parle malheureusement plus qu’à
a permis à tout un chacun de se procurer la musique qu’il un groupe restreint de passionnés. Ainsi, tel une légende
souhaitait sans contrainte d’aucun ordre ouvrant un cata- du Rock, le CD pourrait disparaître avant d’avoir soufflé ses
logue quasi illimité au monde connecté. 30 bougies.
Paradoxalement, malgré ce que peuvent laisser penser
les chiffres inquiétants du marché de la musique, le public
n’écoute pas moins de musique qu’auparavant. Bien au Le développement du numérique
contraire ; on n’a jamais autant écouté de musique – chez
soi, sur soi, dans l’espace public, etc. – qu’aujourd’hui. Nous Conscientes du potentiel d’Internet, de nombreuses
l’écoutons et la consommons juste différemment. plates-formes de vente de musique numérique se sont
rapidement mises en place afin de proposer une alternative
Pour la majorité des internautes (de plus en plus nom- légale aux internautes. À l’heure actuelle, il existe 498 servi-
breux), cette façon de consommer la musique est devenue ces de musique en ligne disponibles dans plus de 40 pays et
naturelle. Mais les maisons de disques ont eu vite fait d’y met- ces plates-formes ne cessent de se multiplier adoptant des
tre leur veto, conscientes du préjudice que cela leur portait. stratégies variées (relatives aux tarifs, à la relation avec
•• Le procès contre Napster (le premier du genre) Ont suivi une série d’attaques en justice visant tour-à-tour l’artiste, aux services ajoutés, etc.)
avait fait parler de lui en 2000 avec, entre autres, les logiciels• • et leurs utilisateurs qui n’ont cependant
l’intervention du groupe Metallica. Napster existe jamais empêché d’autres logiciels de naître et toujours plus Les courbes des ventes en ligne ont rapidement grimpé
32 toujours aujourd’hui sous une forme légale. d’utilisateurs de les utiliser• • • . Ce que les maisons de dis- (en 2005, le chiffre d’affaire mondial a connu une hausse de 33
••• On compte aujourd’hui une cinquantaine que ont eu du mal à concevoir et à accepter, est le fait que 330%). Mais, même si cette croissance a pu paraître excep-
de logiciels de partage et plus de 8 milliards le téléchargement gratuit est une inévitabilité technologi- tionnelle, il reste qu’en définitive, les revenus numériques
de fichiers échangés par an. À lui seul, le mar- que et qu’elle est là pour durer. Ainsi, occupées à attaquer représentent seulement 5% du chiffre d’affaires de la filière.
ché français représente 60 millions de titres té- ce système plutôt qu’à réfléchir à la façon dont il pouvait Et leur croissance ne compense pas la baisse continue des
léchargés par mois, soit trois par internautes. leur être bénéfique, les maisons de disques ont assisté au ventes globales. Le marché restant encore émergeant, il
•••• Les ventes ont chuté de 40% en quatre ans. déclin des ventes de disques• • • • . est encore difficile de dire si les ventes numériques seront
un jour en mesure de prendre le relais des ventes physi-
ques. Les analyses tendent cependant à montrer que, dans
sa forme actuelle centrée sur la vente de titres ou d’albums,
ce marché n’a qu’un potentiel limité. En revanche, de nom-
breuses innovations pourraient modifier la situation.

[…] Aujourd’hui, il est plus compliqué d’acheter Pour l’instant, malgré les efforts […] Il n’est pas possible d’être rebelle
un morceau que de la pirater. On essaie de fournis par les boutiques de vente à l’empire de l’échange puisque cette posture
convaincre les gens qu’il faut acheter de la musique, en ligne, la majorité des auditeurs est toujours déjà condamnée à sa source :
mais on leur met des bâtons dans les roues. […] préfèrent encore, à contenu équi- refuser d’entrer dans la logique de l’équivalence
Julien Ulrich, Directeur Général de VirginMega valent, la gratuité à la légalité. et de la circulation apparaît comme le refus
Et il apparaît qu’en mettant de impossible de la réalité même. […]
côté l’aspect légal du problème, il est nettement plus sim- Frédéric Laupies, Leçons philosophiques sur l’échange, 2002
ple, pratique et avantageux de télécharger la musique gra-
tuitement plutôt que de l’acheter sur une plate-forme légale.

En effet, un morceau légal, en plus d’être payant, peut Bien que l’industrie du disque aimerait –  et fait tout
• Digital Right Management, système de gestion nu- contenir des DRM• . Ces systèmes de contrôle d’accès et pour – voir disparaître ce système d’échange illégal, il est
mérique des droits. Leur fonction est de vérifier si le d’usage de contenus, sont à la base de problèmes d’inte- évident que ce phénomène ne va pas se volatiliser du jour
consommateur a bien le droit d’écouter un morceau ropérabilité. C’est-à-dire que le fichier que vous achetez au lendemain. Il y a même fort à parier qu’à l’avenir, l’in-
acheté sur internet, de fixer le nombre de copies qu’il ne sera pas nécessairement lisible sur tous les supports. ternaute aura toujours le choix de télécharger sa musique
a le droit de faire et de surveiller les transferts vers Problème que ne posent évidemment pas les fichiers issus de façon légale ou non.
les différents appareils numériques. des réseaux peer-to-peer.
Selon Borey Sok• • • , la particularité des produits déve- ••• Borey Sok est l’auteur de Musique 2.0 : Solutions
La question des DRM a longtemps été au cœur du débat loppés par ce secteur est que leur caractère culturel ne per- pratiques pour nouveaux usages marketing, Irma, 2007.
sur l’avenir commercial de la musique et plus largement, des met pas l’application de stratégies marketing classiques.
contenus numériques. Elle a été relancée début 2007, à la fois À l’évidence, l’industrie du disque est une industrie de pro-
par l’intervention du patron d’Apple, Steve Jobs, en faveur totypes, qui l’oblige à développer un marketing de l’offre.
•• Thoughts on Music, www.apple.com/hotnews/ d’une musique sans DRM•• , par plusieurs expérimentations Le caractère naturellement immatériel de la musique
thoughtsonmusic/ de vente de musique non protégée par des grands labels la place dans une situation encore plus complexe. Comme le
ou des distributeurs importants tels que la FNAC, puis par décrit Jacques Attali dans son ouvrage Bruits : « La musique
l’accord intervenu fin mars entre iTunes et EMI, au travers n’obéit pas aux lois de l’économie classique : on peut la donner
duquel le catalogue EMI est proposé sous deux formes : sans la perdre ; son usage ne la dégrade pas ; on ne perd rien à
un MP3 protégé à 0,99 € par titre, ou non protégé à 1,29 €. la partager ; personne n’a intérêt à être le seul à l’entendre ; sa
valeur ne dépend pas du temps passé à la produire, etc. »
Le passage au numérique a fait entrer la musique dans un
34 nouveau type de marché où se joue une nouvelle économie Nous nous trouvons ainsi dans un contexte de compré- 35
à laquelle l’industrie du disque a encore du mal à s’adapter. hension d’un marché qui a radicalement changé et où l’on
Dans ce nouveau marché, on vend et on achète des produits ne peut plus se contenter que d’un contenu. Pour sortir de
qui n’ont plus de forme tout en prenant en compte le fait cette crise, l’industrie musicale aura à prendre des risques,
que ces mêmes produits s’échangent gratuitement sur des à mettre en place une stratégie de service qui positionnera
réseaux de partage. son offre en amont de celle des réseaux peer-to-peer.
Le marketing, une solution à la crise ?

La crise que subit le marché de la musique nécessite D'autres tentatives de réponse à la crise du télécharge-
pour être résolue, une stratégie sur-mesure. Alors que les ment ont également été mises en œuvre au cours de ces
premières réactions au téléchargement illégal ont été de dernières années, allant des plus négligentes aux plus uto-
mettre en place des restrictions technologiques (les DRM), piques. L'une des grandes idées des maisons de disques a
d’autres stratégies se sont efforcées de présenter le mar- ainsi été de proposer des formes alternatives de consom-
keting comme la solution au problème. mation de la musique. Se sont par exemple mises à voir le
Il est évident que dans un futur proche, les maisons de jour des plateformes de location de musique ou des sites
disques devront trouver un moyen de rivaliser, d’attirer l’in- proposant de la musique financée par la publicité.
térêt du public et de lui offrir quelque chose qu’il aura envie Cette volonté de lutter contre la gratuité par la gratuité,
de payer. Et plutôt que de réfléchir à la manière de rendre si elle est louable, ne pourra que favoriser la forme de
leurs produits plus attractifs, les maisons de disques ont dévalorisation de la musique qui se développe aujourd'hui
préféré mettre en place des modèles économiques qui n'ont (et que j'évoquerai davantage un peu plus tard). Car, si le
participé qu'à dévaloriser encore davantage l'objet musical. marketing peut effectivement jouer un rôle important dans
la résolution de cette crise, ce n'est sans doute pas en
Ainsi, croyant surfer sur la vague digitale, Universal mettant les intérêts des maisons de disques avant ceux de
Music a, par exemple, cru bon de tenter de remplacer le CD leurs auditeurs. C'est en satisfaisant ces derniers qu'elles
agonisant par la pimpante clé USB. Étrangement, celle-ci trouveront un retour sur investisse-
est vendue plus cher qu'un disque classique et pour une ment. Il est cependant évident que […] Je suis persuadé que la première major
qualité de son bien moindre (mais le consommateur qui se cette stratégie requerra une prise qui comprendra l'impératif de travailler sur
met à acheter sa musique sur clé USB est-il vraiment regar- de risque conséquente qu'aucune les contenus plutôt que sur les contenants sera
dant ?). De toute évidence, l'album préchargé sert avant tout des majors n'a encore eu le cou- celle qui arrivera à tirer les marrons du feu. […]
de prétexte à vendre des clés plus chères que ce qu'elles rage de prendre. Un commentaire en réaction à l'annonce de la musique sur clé USB sur le site fluctuat.net
ne vaudraient vides. On sait que le marché de la musique
est dévasté, alors que celui des clés USB est florissant.
Universal a donc tout intérêt à s'accrocher à ce nouveau
marché. Est-ce cependant réellement dans son intérêt de
• Cette braderie est également appliquée par Uni- brader sa musique de la sorte•  ? Il serait hypocrite de s'en
versal dans le but d'appâter les futurs clients de ses émouvoir quand tant de lecteurs MP3 sont remplis de musi-
abonnements téléphoniques. que piratée. Mais est-ce vraiment là l'avenir de la musique ?
Devenir un produit d'appel cheap ?

36 37
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LES NOUVEAUX
38 MODES DE CONSOMMATION 39
Pour comprendre le contexte actuel de l’industrie musicale, il Le marketing musical
importe de resituer un certain nombre d’évolutions importan-
tes dans les pratiques de consommation de la musique qui, Le marketing musical intégré et à grande échelle (depuis la
pour la plupart, étaient engagées avant l’émergence d’Internet. production de l’artiste dans des émissions de télé-réalité
jusqu’au lancement d’un album et aux produits dérivés)
En observant ce nouvel état bouillonnant de la culture, on s’est progressivement sophistiqué, faisant croître sans
comprend aisément pourquoi la question du numérique, dans cesse, depuis les années 1980, les budgets promotionnels.
le domaine de la musique ou des images, ne peut en aucun
cas se résumer au seul problème du piratage (qui semble re- L’apparition du clip a activement participé à la marketi-
présenter un symptôme des mutations en cours, plutôt qu’une sation de la musique notamment avec le développement de
fin en soi). Cette forme de panique sociale et économique, la chaîne musicale MTV dès 1981. Une véritable industrie
élude de fait de nombreuses questions relatives à l’émergen- du clip est née en même temps que la chaîne qui a pu être
ce de la culture numérique. Une nouvelle économie imma- liée directement au succès de certains artistes. Aujourd’hui
térielle affecte dans son ensemble notre quotidien culturel. encore, les chaînes musicales (tout comme la radio) sont des
médias stratégiques et essentiels
dans la promotion des artistes vers […] D’imposants budgets sont dépensés dans
le grand public. Ainsi, les maisons le clip vidéo et en conséquence, le budget destiné
de disque n’hésitent pas à miser au design de la pochette en pâtit. Ce qui est
gros sur ces supports mettant étrange parce qu’une pochette d’album peut
de côté d’autres attributs essen- avoir une durée de vie de vingt ans alors que
tiels à la renommée d’un disque les clips ont souvent une existence
tel que le design de sa pochette. de seulement quelques semaines. […] Vaughan Oliver

La conception, la réalisation et la distribution d’un dis-


que demandent aujourd’hui de moins en moins d’investisse-
ment financier. Les maisons de disque préfèrent maintenant
favoriser les quantités de publicités, articles, interviews,
passages radio/TV relatifs à un album que sa qualité.
Ces pratiques (principalement mise en œuvre par les
majors) ont participé à transformer l’œuvre en produit et sont
souvent accusées d’avoir désenchanté le rapport du public
avec la musique, d’avoir contribué à réduire la diversité de
l’offre et d’avoir converti les mélomanes en consommateurs.

40 41
La forte croissance du spectacle Le CNV (Centre national de la chanson des variétés et
musical du Jazz), qui perçoit la taxe sur les spectacles de variété, a
publié des chiffres assez complets (hors musique classique
Il existe peu de données sur les revenus du spectacle cependant) portant sur l’année 2005. Les 31 825 représen-
vivant, mais tout indique que partout dans le monde, celui-ci tations• • couvertes cette année représentent un chiffre
croît fortement depuis la fin des années 1990. La croissance d’affaires de 372 millions d’euros, ce qui est significatif
a donc commencé avant le développement des échanges de mais, même en y ajoutant d’autres formes de spectacles,
musique en ligne. Et s’il y a de plus en plus de concerts, nettement inférieur au chiffre d’affaires du disque et du •• 29689 représentations à entrée payante et 2136
leurs tarifs d’entrée croient également. On peut peut-être y téléchargement musical (1,29 milliard d’euros). représentations à entrée gratuite.
voir le signe d’une attente du public, de recréer une relation Il existe donc une demande croissante pour les concerts,
plus forte avec les artistes qu’ils apprécient. qui précède à la fois la montée du P2P et la baisse des
ventes de disque. Les concerts jouent un rôle économique
Ainsi, la SACEM indique dans son rapport annuel que croissant pour un grand nombre d’artistes : pour certains,
• Contre 19,6% pour les droits phonographiques, le spectacle vivant représente 8% des droits qu’elle per- ils dopent leurs ventes de disques, pour d’autres, ils sont
vidéo et numériques et 4% pour la copie privée. çoit• , en croissance régulière. Les spectacles occasionnels pratiquement la seule source de revenus.
(associations, festivals, collectivités) connaissant une
forte croissance, alors que les tournées professionnelles Pour autant, il semble illusoire […] Le concert est devenu un média aussi
marquent le pas. de penser que les concerts sont important que la télévision ou la radio. Il y a eu
capables de sauver la filière musi- un retournement de situation par rapport à la
cale. Les revenus des concerts place qu’occupait le disque. Aujourd’hui,
demeurent limités, et tout aussi la scène a plus d’importance dans le déroulement
concentrés que ceux de la musi- d’une carrière et elle devient la principale
Montant des droits provenant des concerts (en millions d'euros) que enregistrée. Qui plus est, source de revenus des artistes. […]
plusieurs facteurs contribuent à Bernard Batzen, directeur artistique d'Azimuth (production de spectacles), 2007

50 compliquer la situation des petits


organisateurs de concerts, et des groupes qu’ils program-
ment. La baisse des revenus issus du disque, le nombre
40 croissant de concerts, enfin les modifications du régime
des intermittents du spectacle, ont pour conséquence une
30 hausse significative des cachets versés aux artistes. Pour
une bonne part (en termes de chiffre d’affaires, sinon de
nombre de concerts), l’économie du spectacle est, encore
20
aujourd’hui, étroitement liée à celle du disque et à l’expo-
sition médiatique des artistes : si une partie du dispositif
10 entre en crise, les autres parties en souffrent également.

42 La situation actuelle tend à élargir le fossé qui sépare, 43


0
2001 2002 2003 2004 2005 d’un côté les gros concerts et les stars qui bénéficient d’un
public important et peuvent augmenter le prix des places, et
Tournées professionnelles de l’autre, les plus petits lieux ainsi que les artistes en déve-
Spectacles organisés par des associations, festivals et collectivités loppement, pour lesquels la situation devient plus difficile.
Le téléchargement / l’achat en ligne

Comme évoqué précédemment, l’une des principales Demain, chacun sera sans doute renvoyé à la solitude de
nouveautés de consommation (et l’une des plus récentes) son baladeur numérique et de son téléphone portable. Pour
est l’achat de musique en ligne. L’acquisition (légale ou communier, les plus fortunés iront au concert, dont le prix
non) de morceaux numériques a trouvé dans le Web un des places ne cesse de s’envoler. Il n’est pas sûr que cela
environnement idéal adapté à la nouvelle nature digitale de dessine un paysage très exaltant.
la musique. De plus en plus d’auditeurs utilisent aujourd’hui
cet intermédiaire pour se procurer leurs morceaux numéri- Le succès des boutiques en ligne atteste de la nature
ques directement compatibles avec les nouveaux supports spécifique de la musique numérisée. Ayant définitivement
d’écoute (l’ordinateur ou le baladeur). Le CD, s’il est lisible perdu toute matérialité, elle est considérée ici comme une
sur un ordinateur, nécessite une numérisation obligatoire donnée fluide et impalpable, émanant d’une source intaris-
pour pouvoir être transporté sur les baladeurs numériques. sable et destinée à alimenter de façon continue le quotidien
Ainsi, le public favorise logiquement une musique prédéma- de ses consommateurs.
térialisée qui n’a plus qu’à être stockée et transférée.
Mais au-delà de ces services et de ces boutiques, c’est
L’un des problèmes que pose ce nouveau mode de consom- véritablement le iTunes Music Store, lancé avec succès par
mation est la disparition graduelle des disquaires indépen- Apple, qui constitue le symbole définitif de cette économie.
dants. Ces derniers étaient 550 en 2004. Ils ne sont plus que Magasin de disques et de vidéos en ligne, fournisseur de
200 à peine aujourd’hui. Combien seront-ils demain ? contenu payant et gratuit, logiciel d’achat, de lecture et
Ainsi pour trouver un CD aujourd’hui (surtout quand il de classement, outil complémentaire et indispensable
ne s’agit pas d’un best-seller) mieux vaut habiter une grande au fameux iPod, il concentre dans ses lignes de code tout
agglomération ou vivre à proximité d’un centre commercial. ce qui fait l’essence actuelle de notre culture numérique.
Car les disquaires généralistes des villes moyennes ont Invention géniale, il permet à la fois le commerce, l’échange,
pratiquement disparu. Or, ces boutiques, où l’on peut pas- la diffusion et la maîtrise des flux. Et il y a fort à parier que
ser l’après-midi, sont plus que des lieux marchands. Elles ce modèle risque d’être l’avenir de la musique. Quelle place
participent de la vie d’un quartier. Elles sont aussi des lieux pourrait trouver la matérialité du disque là-dedans ?
de sociabilité et de convivialité où l’on demande conseil, on
dialogue, on échange des goûts, on découvre des artistes
grâce à des écoutes collectives. Combien de passions pour
un artiste sont-elles nées de ces hasards ?

D’où une modification du comportement de l’acheteur


de CD. Hier, il pouvait demander une écoute personnalisée
et passer commande d’un disque rare, comme un import.
Aujourd’hui, un CD sur deux est vendu dans une grande
44 surface alimentaire. 45
Certes, Internet a pris le relais de la découverte grâce aux
blogs, forums et autres sites communautaires tels MySpace,
mais un échange de commentaires sur un forum ne rem-
place pas la convivialité, et ces blogs fonctionnent souvent
en vase clos, entre membres d’une même tribu musicale.
LES NOUVEAUX
46 COMPORTEMENTS D’ÉCOUTE 47
Dans ces mutations et ces nouveaux comportements – en- Le baladeur —
gendrés en partie par la technologie – se dessine un nouveau ou la musique omniprésente
profil type d’auditeur que l’on pourrait caractériser par deux
attitudes d’écoute représentatives d’une génération de mé- C’est sans aucun doute le Walkman qui est à l’origine
lomanes baignés dans cet environnement numérique. du caractère nomade qu’a acquis la musique au cours des
vingt dernières années. Ce baladeur-cassette apparut en
Si la numérisation de la musique est un phénomène encore 1979 a permis à la musique de sortir des salons et des salles
récent, on remarquera que ces comportements d’écoute se de concert. Aujourd’hui, s’il a évolué pour devenir un bala-
sont mis en place bien avant la démocratisation d’Internet deur numérique, le principe reste inchangé et la musique a
mais ont trouvé dans la dématérialisation un contexte idéal décidément envahi les rues.
d’expansion. Ainsi, que l’on parle de son caractère nomade L’iPod, le produit le plus iconique de cette révolution numé-
ou de sa désacralisation, la numérisation de la musique sem- rique a presque à lui seul transformé les habitudes d’écoute
ble être autant une conséquence qu’un accélérateur de ces de millions d’auditeurs• . Ce simple boîtier quasiment capa- • 120 millions de lecteurs musicaux nomades ont été
deux phénomènes. ble de contenir l’ensemble de sa bibliothèque musicale est vendus en 2006 et plus de 110 millions d’iPod ont été
devenu l’outil indispensable du mélomane de l’ère digitale. vendus depuis sa sortie en octobre 2001.

N’importe qui aujourd’hui peut prétendre au rôle de


disc-jockey•• le temps d’une soirée, installé derrière l’écran •• Il existe même des iPod Battles (phénomène né à
de son iPod, scratchant sur sa mollette circulaire et enchaî- Paris). Il s'agit de soirées durant lesquelles des équi-
nant des titres issus d’un catalogue mondial avec la facilité pes de deux participants s’affrontent sur une scène
d’une simple pression sur un bouton. Finies les quantités dans une surenchère de musique pour agiter la foule.
de disques à transporter, une simple prise jack suffit main- Les vainqueurs peuvent avoir l'éventuelle chance de
tenant à faire danser les foules. remporter… un iPod !

En synchronisant son baladeur avec son ordinateur,


l’auditeur est maintenant capable de poursuivre son écoute
en sortant de chez lui (il a même la possibilité – Ô luxe ! –
de visualiser une représentation de deux centimètres sur
deux de la pochette de son disque). Ainsi, il lui est mainte-
nant de plus en plus possible de vivre une existence entiè-
rement musicalisée.

Immatérielle par essence, la musique possède la capa-


cité d’épouser les lieux et d’habiter les formes. Technologie
et nouveaux usages sociaux aidant, elle se greffe désormais
sur la plupart des supports et des médias et finit par envahir
48 à la fois notre intimité et l’espace public. 49
Publicité, radio, télévision, Internet ; dans les transports
en communs, restaurants, bars, boutiques, supermarchés ;
sur son baladeur, son téléphone portable, son auto-radio, sa ••• Selon une étude TNS-Sofres, un français écou-
chaîne hi-fi ou son ordinateur ; il ne passe pas vingt-quatre te déjà – volontairement – 2 heures de musique par
heures sans être atteint volontairement ou non par une note jour en moyenne.
L'iPod Nano d'Apple, 2007 de musique• • • .
Si la radio avait déjà entamé ce passage à un système
de flux continu, la numérisation de la musique n’a fait que
parfaire son ubiquité. Mais cette omniprésence et cette
profusion participent à sa banalisation et à sa désacralisa-
tion. La musique devient sonnerie téléphonique, ambiance
dans un espace ou sur un site, signature de marque dans
une publicité, etc. Il est d’ailleurs amusant de remarquer
que l’ensemble de la gamme iPod a longtemps arboré une
couleur blanche et une surface polie semblant faire écho
à l’équipement électroménager dont nous disposons tous
– symbole de confort érigé par la publicité dans les années
1950 – et imposant cette idée de la musique comme un objet
quotidien qui tend à se fondre dans notre environnement.
S’ensuit une forme de perte de valeur qui participe à éloi-
gner l’aspect artistique de l’œuvre musicale au profit de sa
surdiffusion et de sa banalisation.
Le MP3 offre la possibilité à tous les auditeurs que nous
sommes de facilement prendre son quotidien musical en
La fonction shuffle et la playlist — main grâce à ses propres playlists• et de les emporter par- • Listes d'écoute
ou la musique désacralisée tout avec soi.

Le MP3 permettant de stocker de grandes quantités Ces playlists ont également pris une grande importance
de titres, incite ses auditeurs à adopter un nouveau type dans les habitudes d’écoute du public. Descendante directe
d’écoute, à la fois plus fluide et morcelé. À force de télé- de la compilation sur cassette audio pour laquelle des mil-
chargement, on compile, on stocke et l’on rassemble une lions d’adolescents ont passé des après-midi pendus aux
vaste bibliothèque sur son disque dur. Peu à peu, l’ordina- haut-parleurs de leur radio, la playlist permet de compiler
teur remplace les antiques chaînes hi-fi, notamment chez facilement et rapidement un ensemble de titres par genre,
de nombreux amoureux de musique pour qui ce système artiste, date, thématique, selon l’humeur, l’événement ou
de classement et d’accès constitue une manière idéale, et tout autre paramètre.
surtout personnelle, de vivre sa collection. Cette approche de personnalisation de son écoute est
caractéristique de notre époque. L’usager ne veut plus seu-
Chaque œuvre s’intègre maintenant dans un flux continu lement se résoudre au rôle de simple spectateur, mais désire
de musique, précédée et suivie d’autres œuvres semblables prendre une part plus active à la culture qu’il consomme.
ou non, au gré de ses goûts, d’une programmation, voire Ainsi, il trouve à travers la pratique de la programmation
au fil d’un choix aléatoire confié à son baladeur ou a son et de la sélection une forme plus libre d’écoute, sans doute
logiciel de gestion musicale. mieux adaptée à son mode de vie.
50 • La fonction shuffle (ou random) que proposent Grâce à la fonction shuffle• , l’ordinateur (sous tension à 51
les baladeurs numériques et les logiciels de lecture toute heure de la journée) ou le baladeur numérique (dans Ces nouveaux usages ont à la fois leurs avantages et leurs
audio permet d’écouter ses morceaux selon un ordre la poche lorsque l’ordinateur n’est pas à disposition) déver- inconvénients. D’un côté, la musique colle sans doute mieux
aléatoire. L’iPod Shuffle d’Apple qui ne possède pas sent indéfiniment leurs gigaoctets de fichiers selon un ordre au désir de tous ceux qui, par le passé, ont souffert du diktat
d’écran exploite cette fonction pour diffuser la mu- sans cesse renouvelé qui n’est pas sans évoquer le modèle des médias, des modes ou même des artistes eux-mêmes.
sique qu’il contient dans un ordre toujours différent du programme radio. D’ailleurs, sous l’influence du numé- De l’autre, elle semble perdre une certaine valeur au profit
que l'auditeur ne peut pas contrôler. rique, le format lui-même de la radio a radicalement évolué. du service, de l’accessoire et d’un certain artifice social.
La notion d’album Le CD

L’album, ce format de l’œuvre musicale par excellence, L’objet musical, à force de mercantilisation et de mal-
cette référence pop et rock qui avait fini par s’imposer traitance de son usage numérique a, peu à peu, perdu de
naturellement au sein du marché sans que l’on ne le son caractère sacré. Le numérique a fait perdre une réelle
remette jamais véritablement en cause, perd désormais valeur –  tant symbolique que monétaire  – à la musique.
logiquement de l’influence. Quelques années auparavant, La majorité des auditeurs reconnaissent volontiers qu’ils
en 1982, l’arrivée du CD avec sa durée quasi double de celle entretiennent une relation beaucoup moins forte avec leurs
du vinyle LP avait déjà mis à mal son concept. Au 35 à 40 morceaux dématérialisés qu’avec leurs anciens supports
minutes de l’époque, dont la durée condensée reflétait à physiques.
merveille l’énergie, l’urgence et le caractère éphémère de
la pop, se substituait un format de 74 minutes, dans lequel En mai 2005, une étude pour le compte de la SACEM
il se révélait plus complexe de maintenir une même qualité révélait que la chaîne hi-fi restait le mode d'écoute favori
d’inspiration. de 66% des Français• , quand une autre étude (menée par • Avant la radio (61%), le concert (28%), la télévision
l’institut GFK en janvier 2007) nous apprenait que 81% d’en- (27%) ou même les supports nomades (8%).
Aujourd’hui, la généralisation du numérique met à mal tre eux valorisaient toujours la possession d’un CD.
toute une économie qui, depuis les années 1970, avait bâti
son succès sur le format quasi mythique de l’album. Ainsi, Il est évident qu’un fichier […] Quand j’analyse mes sentiments vis-à-vis
de plus en plus menacé non seulement par les pratiques numérique ne remplacera jamais des fichiers numériques qui se trouvent sur mon
• En France, 2% seulement des albums sont télé- d’internautes préférant consommer au morceau• mais aussi le plaisir de posséder, de toucher, ordinateur ou sur mon iPod, je me rends compte
chargés, contre 40% des singles. par ces nouvelles habitudes d’écoute, la notion d’album est de feuilleter, d’apprécier les sub- que je tiens beaucoup moins à eux que je ne tiens
éclatée en autant de titres distincts. tilités d’impression d’un beau à tous les CDs et vinyles que je possède.  […]
Si le principe est concevable pour certains styles de packaging le temps d’une écoute. Adrian Shaughnessy
musique populaire, comment accepter qu’une œuvre Le CD (et ne parlons même pas
classique comportant plusieurs mouvements ou qu’un du vinyle), par l’investissement qu’il requiert – choisir son
concept-album comme A Love Supreme de John Coltrane ou album, ouvrir le boîtier, placer le disque dans le lecteur,
Wish You Were Here des Pink Floyd puisse être tranché, dis- etc. – incite davantage l’auditeur à passer du temps, à appré-
séqué, séparé de toute la logique et de la cohérence de son cier l’album dans son intégralité et à se mettre en condition
ensemble ? Personne n’oserait projeter une scène unique pour passer plusieurs minutes à déguster une œuvre.
d’un film dans une salle de cinéma, résumer un livre à l’un Le problème est que ce CD – aussi efficace fut-il – n’est
de ses chapitres ou encore apprécier la chaise de Joseph plus un support compatible avec l’avenir numérique de la
Kosuth séparément du reste de l’œuvre. musique qui est déjà notre quotidien. Il risque, à l’avenir, de
tenir tout au plus un rôle de support éphémère de stockage
Il est cependant évident que la notion d’album –  voire ou de transport.
de single  – tend à devenir obsolète. Sa nature dépend
directement des contraintes techniques des supports sur
52 lesquels la musique a été enregistrée. Le numérique retire 53
ces contraintes et la notion d’album s’en voit distordue.
Nous voilà revenus à la bonne vieille notion du morceau.
Le morceau d’une œuvre globale, celle de la vie de l’artiste.
L’IMAGE
54 DANS CE CONTEXTE 55
La musique a perdu de son sens, de sa densité, de sa raison. Une disparition graduelle
Ce sentiment qu’il n’est pas nécessaire de rémunérer les ar-
tistes (ou plutôt cette façon de ne même pas y penser) n’est Nous l’avons vu, la numérisation et les nouveaux com-
qu’une simple conséquence de cette lente mais néanmoins portements de consommations et d’écoute – pour la plupart
puissante perte de consistance. déjà mis en œuvre dès le début des années 1980 – ont forte-
La perte de valeur a certes connu une accélération avec l’ap- ment contribué à dévaloriser l’objet musical. Parallèlement
parition du P2P, mais le processus était d’ores et déjà engagé à cela, la dématérialisation de la musique a induit une
depuis longtemps par les maisons de disques elles-mêmes. inquiétante et graduelle disparition de l’image. Phénomène
Non par les labels à forte identité comme ECM, Harmonia qui semble à la fois être une cause et une conséquence de
Mundi, Warp ou encore NinjaTune, qui créent des repères, et la dévalorisation de l’œuvre musicale. Le passage au numé-
donc de la consistance, mais par la course au profit des majors. rique a, semble-t-il, coupé – en tout cas fortement diminué –
Le CD, déjà, s’est révélé un support bien moins durable qu’on le lien que pouvaient entretenir l’image et la musique.
ne le croyait, moins encore que le vinyle si facilement craquant.
L'image reste définitivement liée à tout cela. Visage de la En effet, à l’heure actuelle, à l’achat d’un morceau numé-
musique, la santé du visuel musical n'est que le reflet de la rique sur une boutique de vente en ligne, le seul lien visuel
crise que traverse l'industrie. que l’on retrouve est une image au format JPEG d’environ
200 pixels sur 200 censée remplacer la pochette du disque.
Si l’initiative est louable (tous les services ne prennent
même pas la peine de proposer cette image) elle paraît plus
qu’insuffisante à la mise en place d’un véritable rapport
sensible entre la musique et son visuel. Et tout le monde
s’accordera à dire que l’on n’entretient pas la même liaison
avec un bel objet imprimé qu’avec une image immatérielle
et multipliable à l’infini.

Cette image ne propose ni […] Un fichier audio associé à une image JPEG
la subtilité graphique (il arrive de la pochette d’album n’aura jamais la
qu’elle soit mal compressée résonance sensible – sans parler de la valeur
ou dimensionnée et notre belle commerciale – d’un beau packaging. […]
pochette finit par ne ressembler Adrian Shaughnessy
plus qu’à une indigeste bouillie de
pixels), ni le plaisir physique (touché d’un gaufrage, odeur
d’une encre, son d’un papier, etc.), ni la qualité informative
(paroles, crédits, etc.) d’une véritable pochette d’album. Et
pour ne rien arranger cette image, aussi peu efficace soit-
elle, ne dépasse en rien l’offre gratuite des réseaux P2P
56 puisqu’il suffit d’une simple recherche Google pour trouver 57
la pochette de n’importe quel album dans une aussi bonne
– voire bien meilleure – résolution.

Le système Cover Flow intégré dans l'iPhone d'Apple, 2007.


Ainsi, peut-être qu’une des solutions à la crise que Un manque ressenti
traverse l’industrie du disque serait de remettre l’image
au sein du processus de création et de promotion. Cette En avril 2007, le site du Design Observer• publie un • www.designobserver.com
valeur ajoutée pourrait redonner de la valeur à l’objet musi- article d’Adrian Shaughnessy• • intitulé Are JPEGs the new • • Ex-co-fondateur et directeur artistique du studio
cal (bien que dématérialisé) et inciter le public à payer sa album covers ? dans lequel l’auteur se questionne sur l’ave- Intro et auteur de la série d'ouvrages Sampler réunis-
musique plutôt qu’à la télécharger gratuitement. Car le nir de l’image dans le contexte musical. S’il pense que la sant une sélection des plus remarquables pochettes
seul avantage que peut avoir le CD face au numérique (et pochette d’album en tant que telle sera très certainement de disques contemporaines.
la raison pour laquelle il s’en vend remplacée par un format numérique plus adéquat, il avoue
[…] La plupart des personnes achètent des encore), c’est bien cette valeur n’avoir encore rien trouvé qui puisse offrir une alternative
disques parce qu’elles sont émotionnellement ajoutée du design. On achète valable à un beau packaging de CD ou de vinyle. Au lien de
ou artistiquement touchées par eux et l’image l’objet en même temps que l’on cela, il a plutôt découvert un petit nombre de micro-labels
joue un rôle important dans la formulation de achète l’œuvre qu’il contient. farouchement déterminés à faire vivre le support physique
cette réponse. […] Adrian Shaughnessy et la pochette d’album quoi qu’il advienne. Mais ces labels
– forcément indépendants – décidés à lutter contre la perte
de l’image ne correspondent qu’à une infime partie du
marché du disque. Et selon l’auteur, il ne vaut même pas
la peine de se questionner sur ce que les majors comptent
faire à ce sujet car « elles n’en n'ont aucune idée. Elles se
contentent de faire ce qu’elles ont toujours fait : attendre que
quelqu’un d’autre leur montre le chemin à suivre. »

Adrian Shaughnessy n’est pas le seul à s’inquiéter


de la disparition de l’image. Ce problème concerne tous
les auditeurs que nous sommes. Les quelques personnes
que j’ai eu l’occasion d’interviewer pour la préparation de
ce mémoire (simples auditeurs, mélomanes passionnés,
musiciens ou professionnels de la musique) ce sont pres-
que toutes révélées inquiètes de la possible disparition
de la pochette de disque. L’une d’elles, à la question :
« L’éventuelle disparition de la pochette, du livret et de l’objet
CD vous préoccupe-t-elle ? » m’a répondu : « Évidemment ! Un
disque, c’est certes de la musique, mais c’est aussi un objet
à manipuler. De plus, la musique ne possède pas de forme
propre et prend un sens différent lorsqu’elle est associée à
un univers visuel original. Un film pourrait difficilement se
passer d’un accompagnement musical. La musique liée à de
58 iPod + iTunes, publicité pour Apple, 2006. l’image prend de la valeur. » 59
Dans tous les cas, tous attendent d’être surpris quant à
l’avenir de ce que pourrait être le rapport entre la musique
et l’image dans l’environnement numérique et reconnais-
sent ne pas être comblés à l’heure actuelle sur ce point.
L’attachement à l’image Le principe a sans doute atteint son apogée avec l’in-
tégration de Cover Flow sur l'iPhone et la dernière géné-
Si dans le contexte de cette numérisation globale de la ration d’iPod (iPod Touch) qui proposent un écran tactile
musique, l’image tend à disparaître, on trouve néanmoins permettant de faire défiler sa liste de pochette d’un simple
les preuves d’un certain attachement au lien musique/ mouvement du doigt. Si cela n’essaie pas de reproduire au
image. En 2006, par exemple, Jonathan del Strother, un mieux l’action que l’on a tous exécuté dans les bacs d’un
jeune développeur américain, imagine une interface gra- disquaire, quel en est le but ?
phique tridimensionnelle permettant de naviguer dans sa
bibliothèque musicale via ses pochettes d’albums. Ce petit Même si tout le monde ne prend pas la peine d’associer
programme gratuit, nommé Cover Flow, connaît un succès une image à ses albums numériques – comme la quasi-ma-
retentissant et est très vite racheté par Apple qui, conscient jorité des logiciels le propose maintenant – le fait qu’une
de son potentiel, l’intègre à son célèbre logiciel de gestion grande partie du public le fasse marque un certain atta-
musicale : iTunes. chement à l’image en général et à la pochette de disque en
particulier. La reconnaissance visuelle de la musique est un
Cover Flow a réussi à traduire sur un écran – et dans la élément irréfutable que nous avons tous déjà expérimenté.
mesure de ses capacités – le plaisir que l’on peut avoir à Qui n’a jamais eu envie d’écouter un disque plutôt qu’un
fouiller dans un bac à disques ou dans sa pile de CD, lais- autre en raison d’une pochette plus attractive ?
sant flirter son œil avec l’illustration de chaque pochette et
allant presque jusqu’à laisser ce même œil choisir le disque Aussi, l’image semble résister par la simple force de sa
que l’on s’apprête à acheter ou à écouter. nécessité à un système qui tente de l’évincer. Mais si ce lien
En cela, il reflète un véritable besoin. Et le fait qu’il ait n’est pas entièrement coupé, il est clair que l’image JPEG
été intégré au logiciel musical le plus utilisé n’est pas non dont nous parlons n’est pas une alternative suffisante.
plus un hasard; mais prouve bien que ce plaisir dont nous En tout cas pas en tant que telle.
parlons n’a pas disparu avec la dématérialisation. Que
cette relation entre l’image et la musique est véritablement
ancrée dans notre approche même de la musique.

60 61
Après avoir permis de mieux comprendre
la crise que traverse aujourd'hui l'industrie
musicale, puis de cerner un profil de l'audi-
teur actuel et de ses habitudes d'écoute, ce
chapitre a mis en évidence l'inquiétante déva-
lorisation de la musique, à la fois cause et
conséquence de la perte de l'image. La néces-
sité de rétablir le lien qu'entretiennent l'image
et la musique nous est également apparue
nécessaire à la possible revalorisation de
l'objet musical.

Cette compréhension du contexte s'avère


essentielle dans la mise en œuvre de mon projet
qui devra directement découler de ces constats
et s'en inspirer pour coller au mieux aux atten-
tes du public. Car ce qui fait la particularité
de cette crise économique et de cette révolu-
tion technologique, ce sont bien les nouveaux
62 usages qui sont faits de ce matériau culturel. 63
Chapitre 3

LA VALEUR
SOCIO-
CULTURELLE
DE LA
64 MUSIQUE 65
66 L'EXPÉRIENCE MUSICALE 67
• Directeur associé de Moderne Multimédias, con- Ariel Kyrou• nous rappelle que, dans un tel contexte, il est Qu’est ce que la musique ?
seiller rédaction de Chronic’art et auteur en 2007 de nécessaire de « ne pas oublier l’essentiel, à savoir la spécifi-
Paranofictions, Traité de savoir vivre pour une époque cité du fait musical, sans lequel il n’y a point de salut. Si l’on Si l’on s’en tenait à la définition du dictionnaire, nous
de science-fiction, Climats / Flammarion, 2007. parle économie sans parler culture, esthétique, social, etc., on répondrions que la musique est « l’Art de combiner les sons ».
se fait le complice de la tyrannie de l’économie perçue comme Certes. Mais la musique est beaucoup plus que cela ; car de
seule et unique valeur. » Dans une réflexion qui demeurait cette combinaison se dégage quelque chose de beaucoup
jusqu’ici avant tout économique, il est essentiel de conserver plus fort qu’un simple agencement de sons.
cet avertissement en tête et rappeler ce qu’est concrètement Le son est à la musique ce que la couleur est à la pein-
la musique avant d’être une industrie. ture : un moyen pour une fin. Ainsi, d’objet sonore, matériau
brut que le musicien doit travailler, ce matériau devient
objet musical ; la musique permet de passer à une dimen-
sion artistique qui métamorphose le donné à entendre. Le
silence n’est plus une absence de son mais participe active-
ment à la composition. Même le fameux 4’33’’ de John Cage
est un donné à entendre, comme les monochromes de Klein
ne représentent aucunement une uniformité univoque.

La musique est l’une des pratiques culturelles les plus


anciennes et semble avoir toujours existé au travers de
chants, de battements de mains, de choc de pierres ou de
morceaux de bois, etc. Il est ainsi très difficile de dater,
même approximativement, son origine. Cependant, la
musique a évolué, passant d’une pratique gratuite à un art,
jusqu’à devenir une véritable industrie (sans jamais perdre
les statuts qui précédent).

Mais derrière la neutralité de la définition du dictionnaire,


se trouve en fait un véritable fait de société qui met en jeu
des critères tant historiques que géographiques se retrou- • J'explorerai les ramifications de ce caractère
vant dans les différents types de musique existants• . social dans une prochaine partie.

68 69

The Clash au Rock Against Racism Carnival de 1978


L’auditeur

Il s’avère assez délicat de cerner le profil de l’auditeur en a à visiter une exposition ou à lire un bon livre. Il aime
car chaque personne a une approche totalement différente passer du temps chez le disquaire, duquel il repart souvent
de la musique. Cependant, il semble se dégager des traits avec quelques vinyles d’import sous le bras. Il apprécie le 33
communs qui pourraient permettre une tentative de clas- tours pour la qualité du son (raison pour laquelle il a du mal
sification –  aussi caricaturale soit-elle  – des auditeurs, à s’adapter au MP3 dont il dit « entendre la compression »)
relative à leur degré d’investissement respectif vis-à-vis de et a été l’un des premiers à investir dans une chaîne hi-fi
la musique qu’ils écoutent. compatible SACD• . S’il n’en fait pas nécessairement sa • Le Super Audio Compact Disc, qui propose une
profession, le mélomane pratique souvent un instrument qualité de son bien supérieur à un CD classique.
Le non-auditeur ne consomme et n’écoute pas de de musique (dont il a appris à jouer étant plus jeune).
musique. Il considère cet art (l’Art ?) sans intérêt et, s’il
peut arriver qu’il possède un ou deux disques chez lui Le passionné dédie sa vie à la musique. Du matin (où
(offerts par un ami soucieux ou une grand-mère en mal sa chaîne hi-fi le réveille avec l’album qu’il avait sélectionné
d’inspiration), ils se trouvent au fond d’un tiroir et n’auront la veille) au soir (où il [re]découvre l’album qu’il a acheté
la chance d’en sortir que si le noël prochain est organisé dans la journée confortablement installé dans son canapé),
chez lui (ce qui a peu de chance d’arriver). il ne passe pas quelques heures sans qu’il ressente le
besoin de faire fonctionner son baladeur. Il a été l’un des
L’auditeur lambda consomme sa musique comme premiers à échanger sa musique sur Internet car cela lui a
une boîte de petits pois. Il achète généralement les disques permis de rencontrer d’autres passionnés et de découvrir
en tête de gondole à l’hypermarché où il fait ses courses de nouveaux artistes. Et s’il a beaucoup téléchargé, il s’est
chaque semaine (parce qu’il se souvient avoir entendu toujours fixé un point d’honneur à acheter les albums qu’il
ce nom à la radio ou avoir vu son clip à la télévision). Il avait apprécié. D’une part parce qu’il considère que l’artiste
possède une petite pile de CDs chez lui qui va de la com- le mérite bien mais aussi parce qu’il aime posséder l’objet,
pilation Top de Hits 96 (« pour les soirées ») au dernier – et voir à quoi ressemble la pochette en vrai et que cela par-
le meilleur !  – album de Jenifer (« parce qu’elle a gagné la ticipe à faire enfler sa collection de disques (qui déborde
Star Academy »), en passant par un disque d’André Rieux déjà de ses multiples tours et étagères).
(« parce que la musique classique, c’est quand même quelque Il lui arrive de partager sa passion sur des forums en
chose ! »). Il apprécie la musique numérique car il n’est plus ligne ou de rédiger bénévolement des chroniques d’albums
obligé d’acheter un album entier pour écouter la chanson sur un site dédié (parce que les labels lui envoient des dis-
qui l’intéresse et parce qu’un MP3 ne prend pas de place ques gratuitement). Abonné aux Inrocks et à Trax, la page
sur l’étagère et n’attire pas la poussière. Une fois de temps d’accueil de son navigateur web est Pitchforkmedia.com• • •• Le magazine musical en ligne Pitchfork Media
en temps, il se rend au Zénith ou à l’Olympia pour s’éton- car il aime se tenir au courant de l’actualité des artistes et (www.pitchforkmedia.com) est reconnu comme une
ner devant la facilité qu’a Mylène Farmer à chanter sans des sorties d’albums (dont il achète les versions collectors des références de la critique de musique indépen-
essoufflements tout en exécutant ses chorégraphies. dès qu’il peut). dante. Visité par plus de 150 000 internautes chaque
jour, il a contribué au succès de groupes indépendants
70 Le mélomane aime la musique. Toutes les musiques. Le fanatique voue un véritable culte à un artiste en comme Clap Your Hands Say Yeah ! ou Arcade Fire.  71
Très ouvert, il prête la même oreille à l’écoute d’un John particulier (ou plus largement à un style musical spécifi-
Coltrane qu’à celle d’un Aphex Twin. Il apprécie particuliè- que). Qu’il soit fan de Johnny Halliday, de Radiohead ou des
rement la musique live et sort régulièrement pour aller voir Clash, il se sent obligé de posséder tout ce qui est, de près
ses artistes favoris en concert (à la fin duquel il achète les ou de loin, lié à cet artiste (albums, singles, remix, bootlegs,
disques qu’il n’a pas encore). Le mélomane prend le même DVDs, articles, photos, etc.), tapisse ses murs de posters à
plaisir à écouter un disque ou à assister à un concert qu’il son effigie et porte sesT-shirts (il en achète cinq par tournée)
pour que tout le monde soit bien conscient que c’est ce qu’il La relation de l’auditeur à l’œuvre et
écoute. Il peut expliquer la genèse de toutes les chansons à l’artiste
en détail et réciter leurs paroles à la demande et a capella. Il
est incapable de considérer la possibilité de ne pas assister Une fois de plus, cette relation dépend fortement du type
à un concert qui se jouerait dans un périmètre de plusieurs d’auditeur dont nous parlons. Si certaines personnes n’at-
centaines de kilomètres de l’endroit où il se trouve et consi- tachent aucune importance à l’auteur de la musique qu’elles
dère comme indescriptible l’état dans lequel il était lorsqu’il écoutent, une bonne partie des auditeurs entretient un
a vu pour la première fois son groupe sur scène. rapport de respect et d’admiration avec les musiciens.
Admiration qui peut même aller jusqu’à une certaine forme
S’il serait difficile de quantifier précisément ces diffé- d’idolâtrie – voire de fanatisme.
rents types d’auditeurs, une étude de la SACEM• explique
• Votre vie en musique, une enquête TNS-Sofres/SA- que la musique représente un élément très fort pour 25% Dans l’ensemble, l’auditeur ne se contente pas d’écouter
CEM sur le rapport des Français à la musique datée des Français : 16% déclarent que « c’est vital pour eux » et une musique, il sait qu’il est en train d’écouter une musique
de mai 2005. 9% que « c’est une véritable passion ». Pour 40%, la musique de… Contrairement à d’autres formes d’art, il est difficile
est « un plaisir », et pour un autre quart, c’est « une façon de en musique d’appréhender l’œuvre sans en connaître au
se détendre ». L’attachement à la musique est particulière- préalable son auteur. À l’écoute d’un titre inconnu, le pre-
ment fort chez les jeunes : 30% des plus jeunes (34% des mier réflexe n’est pas de demander « c’est quoi ? » mais bien
filles et 25% des garçons) déclarent que c’est vital pour « c’est qui ? ».
eux, alors que ce n’est le cas que de 7% des plus âgés. La volonté des grandes maisons de disques d’utiliser
quasi obligatoirement la photo de l’artiste sur la pochette
de leurs disques va dans le sens de cette personnification
de l’œuvre. Ces maisons de disques vendent la star avant
de vendre sa musique. Tout est fait pour donner un statut
Laquelle de ces phrases décrit le
d’idole à l’artiste. Car l’idole attire les foules, l’idole dure
mieux ce que vous ressentez vis-à-
dans le temps, l’idole fait vendre tout simplement. Il y aurait
vis de la musique ?
presque un parallèle à faire avec le comportement religieux.

C'est vital pour vous (16%)


Car, que l’on parle d'une personne en transe lors d'une
C'est une véritable passion (9%)
représentation en public, du fan qui voue un véritable
C'est un plaisir (40%)
culte à l’artiste ou de la préciosité toute particulière avec
C'est une façon de se détendre (25%)
laquelle certains auditeurs conservent ses productions
C'est un passe-temps (7%)
comme autant de reliques vénérées, le musicien possède
Vous n'aimez pas vraiment (3%)
une véritable aura et l’on prête à sa musique des qualités
hors-norme.
Ce sentiment qui donne l’impression que la musique est,
en quelque sorte, « une fenêtre sur un monde ésotérique qui
72 s’étend au-delà du monde ordinaire• •  » précède même l’ère •• Dixit Nicholas Cook dans son ouvrage Music : 73
chrétienne. Cinq siècles avant Jésus-Christ, le philosophe A very short introduction.
grec Pythagore découvrait la logique qui régit les notes de
la gamme musicale. Peut-être, spéculait-il, que l’univers
entier était bâti sur les mêmes principes mathématiques,
et la musique que nous entendons serait donc une « version
audible de l’harmonie qui relie la terre, le soleil et les étoiles ».
La relation de l’auditeur à l’objet et à
l’image

Le mélomane entretient avec le disque une relation par-


ticulière. Il a d’ailleurs parfois tendance, par matérialisme
ou par fétichisme, et quel que soit le contenu du morceau
enregistré, à s’attacher à l’objet qui n’en est pourtant que le
support. Certains auditeurs attribuent à leurs disques une
valeur hors du commun et énormément de collectionneurs
conservent leurs vinyles dans des pochettes plastiques
qu’ils n’osent ouvrir qu’en de rares occasions. L’écoute
devient événement ; le disque, chose précieuse.
Le visuel de la pochette est lui aussi apprécié, analysé,
décrypté par autant de fans qui considèrent cette image
donnée à voir comme sacrée puisque décidée par l’artiste.
Et le fait que cette image soit associée à un album que, de
toute évidence, ils apprécient ne fait qu’amplifier son attrait
et l’intérêt que l’on est en droit de lui porter. Pourquoi cette
image et pas une autre ?

Évidemment, l’opposé existe et tout le monde ne consi-


dère pas ce visuel fourni par l’artiste comme parole divine.
Certains auditeurs n’apportent même aucune attention à
la pochette du disque et la négligent, la rabaissant à son
statut premier de simple packaging censé protéger le CD
de la poussière.
Dans le cadre du questionnaire que j’ai diffusé préalable-
ment à l’écriture de ce mémoire, à la question « Pensez-vous
qu’un album soit dissociable de son univers visuel ? », Vincent
• Vincent Fertey est saxophoniste et journaliste pour Fertey• a répondu : « Oui, car, à mon avis, l’univers visuel com-
la revue JazzHot et le site MusiQualité.net porte une part de subjectivité qui ne correspond pas néces-
sairement à celle de l’auditeur. L’univers visuel d’un album
comporte un parti-pris imposé par l’artiste ou le graphiste. »

Mais qu’elle serait la légitimité de l’auditeur d’intervenir


sur cet univers visuel ? Une partie de la réponse est donnée
74 •• Discographisme re-créatif par Patrice Caillet aux dans l’amusant ouvrage Discographisme re-créatif • • qui ENRICO MACIAS IN-A-GADDA-DA-VIDA 75
Éditions Bricolage, 2004 regroupe une série de pochettes de 33 ou 45 tours retou- Pochette 45t refaite, feutre noir Pochette 45t refaite, gouache
chées, redessinées ou totalement réinventées. Dans tous Auteur : Jocelyne Legendre Auteur : Pascal Fick
les cas, l’auditeur a décidé de s’approprier le support, soit
parce que l’image existante ne lui convenait pas, soit parce MADNESS SARDOU MICHEL
que, ayant perdu ou détérioré la pochette originale, il a dû Pochette 45t modifiée, gouache Pochette 45t refaite, feutre
la remplacer. Auteur : Anonyme Auteur : Anonyme
À l’époque où le MP3 a commencé à se démocratiser, Plus récemment –  et de manière volontaire cette
les logiciels de retouche (Photoshop en tête) investissaient fois-ci – le studio anglais Big Active a conçu pour l’album
également les disques durs de nombreux quidams qui The Information de Beck une pochette vierge accompagnée
découvraient un outil aux possibilités apparemment illimi- de stickers (dessinés par divers graphistes/illustrateurs
tées. Beaucoup s’en sont servis pour composer – tant bien comme David Foldvari, Genevieve Gauckler, Kam Tang,
que mal – les pochettes de leurs albums gravés et de leurs Parra, Adam Tullie, etc.) que l’auditeur était libre d’utili-
compilations MP3. Aucun ouvrage ser pour composer sa propre pochette personnalisée – ou
[…] Le design musical n’est peut-être pas le ne fait encore état de ces produc- comment répondre au désir de l’auditeur de participer à la
domaine le plus lucratif du design, mais il tions, mais il y a fort à parier qu’el- culture qu’il consomme. Cette tentative cristallise assez
est sans aucun doute le plus passionné. Pour les ont pu inciter quelques jeunes efficacement le vent de personnification qui règne sur les
beaucoup, la pochette de disque est le premier de la génération MP3 à la vocation stratégies marketing actuelle. De la coque de portable
rapport au graphisme. […] John L. Walters, Eye Magazine no 63 de graphiste (moi le premier). interchangeable à la voiture proposée en une centaine de
Quoi qu’il en soit, ces pratiques tons différents, le consommateur désire aujourd’hui un
tendent à prouver le besoin qu’à l’auditeur d’illustrer son produit qui lui sera propre et qui ne sera jamais le même
disque par une image, qu’elle lui soit personnelle ou non. que son voisin.

Ici, l’auditeur participe directement à l’œuvre. Il cesse


d’être un simple spectateur passif pour devenir co-auteur.
De plus, la démarche participe à donner une valeur affective
encore plus forte à l’objet, puisqu’il est un peu ma création.
Si pour beaucoup de passionnés, la pratique exposée dans
l’ouvrage Discographisme re-créatif peut paraître impensa-
ble, dans le cas de Beck, la nature de l’appropriation est
toute différente. C’est ici l’artiste qui propose la démarche,
qui donne les clés, et prouve sa confiance en l’auditeur, cas-
sant le fossé qui peut exister entre le public et son idole.

À aucun moment un fan ne pourrait s’offusquer du


sacrilège que cela pourrait représenter, comme il pourrait le
faire pour des pochettes délibérément refaites ! En ce sens,
la proposition de Big Active se trouve être une alternative
idéale à ces deux considérations sur la valeur de l’objet et
l’avenir du visuel musical repose peut-être sur ce principe
de co-création.

76 THE INFORMATION (2006) 77


Artiste : Beck
Design : Big Active
Label : Interscope
LA MUSIQUE
ET SES INCIDENCES
78 SOCIALES ET CULTURELLES 79
La musique, c’est plus que du son. Beaucoup plus. C’est Dis-moi ce que tu écoutes, je te dirais
aussi et surtout des époques, des cultures, des personnes, qui tu es
des mouvements, des styles, des messages, des modes, etc.
L’Art en général possède cette capacité à refléter le contexte La musique et ses associations varient considérablement
social, politique et culturel dans lequel il évolue. La musique d’un endroit à l’autre (comme les vêtements autrefois, et la
est, en particulier, difficilement dissociable de ce contexte. nourriture aujourd’hui encore). Elle fonctionne aussi comme
Et certains styles, certains artistes, certaines œuvres peu- symbole d’une identité régionale ou nationale. Les commu-
vent même être considérés comme autant de bandes-son nautés émigrées sont parfois fermement attachées à leur
accompagnant l’émergence des mouvements culturels et musique traditionnelle pour conserver leur identité dans un
sociaux qui ont traversé les frontières dans la deuxième par- pays étranger. Mais l’identité à un pays n’est d’aucune façon
tie du XXe siècle ; participant activement à ce que chacune le seul type d’identité que la musique contribue à forger.
de ces époques a fourni de plus riche et de plus passionnant :
sa contre-culture. L’émergence de la consommation de masse, le déve-
loppement des contre-cultures et les mouvements pro-
testataires figurent les divers aspects de l’effervescence
[…] Le designer qui conçoit le packaging d'un sociale des années 1960. La musique, sous la forme du
album de musique ressent une plus grande rhythm’n’blues et du rock’n’roll, a joué un rôle central dans
responsabilité envers son contenu que celui la création d’une culture jeune quand, pour la première fois,
qui crée l'emballage d'une denrée comestible. les adolescents européens et américains commencèrent à
Car ce visuel sur lequel il travaille trouvera une adopter un style de vie et un système de valeurs complète-
finalité bien plus importante que son simple ment opposés à ceux de leurs parents. La musique servit de
statut de contenant. Il risque même de devenir lien de solidarité entre les membres de cette youth genera-
une véritable icône. […] John L. Walters dans Eye Magazine tion – comme ils se nommaient eux-mêmes – et excluait de
la même manière les générations plus âgées. Il ne s’agit
pas seulement d’un changement de génération, mais d’une
redéfinition de la modernité, dans laquelle la jeunesse
devient une valeur fondamentale, l’incarnation de la créati-
vité et du radicalisme, et où la musique se place au cœur de
l’expression individuelle.

Identiquement, le mode de vie utopique de la contre-


culture hippie eu un incommensurable effet sur le monde
occidental, forçant d’innombrables changements dans toute
une génération. Et une des principales répercutions de cela
fut la formation d’un nouveau langage visuel : typographie
illisible, messages cachés, couleurs fluo. Tous ces éléments
80 étaient combinés comme pour exercer un effet dissuasif sur 81
le monde sobre ; « si vous ne pouvez pas lire ceci, ce n’est pas
pour vous ».
Pochette de l'album Fresh Fruit for Rotting Vegetables (Cherry Red, 1980) des Dead
Kennedys représentant des voitures de police incendiées lors d'une émeute consécutive
au meurtre du politicien gay Harvey Milk (Conception graphique : Jello Biafra, Photo :
Jo Calson, reproduite avec l'autorisation du San Francisco Examiner).
L’art psychédélique était d’abord et surtout un code,
compréhensible uniquement par les initiés, et formant une
barrière culturelle pour les générations précédentes. C’est
un processus qui fut répété à travers la jeune culture encore
et encore pour les quarante années à venir. On peut le voir
sur les pochettes de disque et les poses stylisées du punk
(lui-même une réaction violente contre l’idéal hippie), de la
rave (ironiquement une réadoption de l’imagerie psychédé-
lique et de l’hédonisme hippie) et du hip-hop (la revendica-
tion de la culture noire).

Le même phénomène se produit de nos jours, mais à un


niveau plus subtil. Avec le renouvellement rapide des styles
de musique populaire, seuls ceux qui prennent la peine
d’écouter les stations de radio, de visionner les chaînes
musicales ou de lire les magazines spécialisés savent ce
qui est populaire et ce qui ne l’est pas ; ce qui a pour effet de
creuser le fossé entre les branchés et les autres.
Il ne s’agit plus aujourd’hui d’une simple question
de génération jeune contre le reste du monde ; la société
actuelle, urbaine, occidentale et occidentalisée, s’est frag-
mentée en une quantité de sous-cultures qui, même quand
elles se regroupent, sont distinctes et possèdent toutes une
identité musicale différente. Dans le monde aujourd’hui,
choisir un style de musique joue un rôle primordial dans le
fait de décider et d’annoncer aux autres qui l’on est.

Le collégien prend ainsi l’habitude d’immortaliser d’un


coup de marqueur indélébile le nom de ses artistes favoris
sur son sac-à-dos, tandis que le jeune étudiant affiche ses
goûts – et d’une certaine façon son identité – en portant
des tee-shirts qui arborent le logo d’un groupe ou d’un label
ou en mettant un point d’honneur à rédiger la playlist qui
ornera sa page MySpace.
Même quand cette volonté d’annoncer la tribu musicale
à laquelle on appartient n’est pas aussi directe, elle finit
82 Punk photographié par Janette Beckman lors de la souvent par transparaître dans le look de chaque auditeur. 83
marche mémoriale pour Sid Vicious en 1979. Aussi, un jean slim ou un baggy, une crête ou des drea-
dlocks, un piercing ou des baskets ne sont souvent pas
étrangers aux habitudes musicales de leur porteur.
Un catalyseur social et culturel Parmi les arts ci-dessous, quels sont ceux dont vous pour-
riez le moins vous passer ? (en %)
Qu’elle en soit à l’origine ou qu’elle en découle, la musi-
que semble agir comme un catalyseur des mouvements
culturels. Elle regroupe dans les compositions, les paroles La sculpture (4%)
et les pochettes de ses albums l’état d’esprit, la revendica-
tion et l’esthétique d’une génération. Puis elle se diffuse, Le théâtre (11%)
s’immisce dans l’espace public et privé par l’intermédiaire
du disque, de la radio, de la télévision et, aujourd’hui, d’in-
La danse (11%)
ternet, tel un manifeste aux multiples facettes, une propa-
gande orchestrée avec style.
La peinture (11%)
[…] De tous les arts, la musique est sans doute Ainsi, le mouvement punk,
celui qui est le plus imbriqué dans l’existence avant d’être une revendication Le cinéma (48%)
sociale. […] Bernard Sève dans Musique et société sociale et politique, est d’abord
associé dans l’esprit collectif à
La littérature (56%)
un style musical. De même pour le style de vie prôné par
la culture surf ; culture popularisée par les Beach Boys et
autres groupes de musique surf. Et qu’était Woodstock, La musique (74%)
sinon la célébration en musique de la culture hippie ?

• Musique et société, ouvrage collectif, Cité de la L’ouvrage Musique et société• réunit une série de textes Car, si tout le monde a un rapport différent avec elle, il est
Musique, 2004 traitant des rapports que la musique peut entretenir avec clair qu’une majorité de personnes écoutent et apprécient
son environnement social. L’ensemble des auteurs y inter- la musique. Selon une étude de la SACEM, la musique est
venant (philosophes, musicologues, sociologues) s’accor- perçue comme indispensable par 74% des Français• . Et cela • Ce qui en fait l’art dont ils pourraient le moins se
dent à reconnaître l’importante place de la musique dans se confirme pour la quasi-totalité des catégories sociales passer, bien avant la littérature (56%) ou même le
cet environnement. Il apparaît que la musique est un véri- et à tous les âges de la vie. Par ailleurs, on constate que le cinéma (48%).
table reflet des sociétés dans lesquelles elle se développe, niveau d’attachement à la musique varie peu selon les caté-
et elle aurait même la capacité d’informer de la situation gories sociales ou les niveaux de diplôme, alors que c’est le
sociale d’un pays, d’un peuple, d’une époque. cas de la littérature, du cinéma et des autres arts testés.
Ce statut lui confère un rôle et une responsabilité parti-
Partant du même point de vue, sortait fin 2007 dans les culière ; puisque chacun a une oreille pendue à son écoute,
kiosques un nouveau magazine musical. VoxPop (c’est son la musique est potentiellement le meilleur moyen de faire
nom) a pour volonté – selon les dires de son rédacteur en passer un message. Et cela ne tombe pas dans l’oreille
•• Jean-Vic Chapus, également journaliste pour chef• •  – d’« aborder la musique sous un angle sociétal, [de] d’un sourd (c’est le cas de le dire), puisque les musiciens
Rock & Folk. comprendre ce qu’elle dit de notre époque », il entend proposer – depuis l’avènement du rock et avec le hip-hop pour apo-
84 « une lecture de la société à travers la musique, qui est partout gée – se serviront de leur art pour exprimer leur ressenti 85
présente ». La baseline qui apparaît sur sa couverture (Tout & vis-à-vis de la société qui les entoure. Aussi, tel un fossile
musique) semble souligner le postulat que tout est, de près des temps modernes, l’œuvre musicale pourrait en appren-
ou de loin, lié à l’art le plus populaire (et le plus consommé). dre beaucoup sur le XXe siècle aux générations futures.
La dimension sociale de la musique n'est pas
à prouver. Cette valeur semble même lui être
intrinsèque ; et chacun a déjà pu expérimen-
ter son impact dans sa vie quotidienne. Aussi,
la dématérialisation musicale, avant d'être
une révolution technologique ou économi-
que, est avant tout un changement d'ordre
social, culturel et – c'est ce qui nous intéresse
ici – esthétique.

Réinvestir une forme de travail graphique


dans le domaine musical (et ainsi favoriser
sa revalorisation) ne consiste pas qu'en un
besoin économique (redonner envie au public
de payer sa musique) mais quasiment en une
obligation culturelle. De quel droit peut-on
trancher le lien qui unit depuis plus d'un demi-
siècle l'image à la musique et qui a prouvé sa
86 nécessité ? 87
Chapitre 4

MUSIQUE
88 ET IMAGE 89
LE RÔLE
DE L'IMAGE
90 DANS LE CONTEXTE MUSICAL 91
Puisque l'ensemble de mon projet tourne autour de la volonté Matérialiser l’immatériel
de rétablir le lien entre l'image et le musique, il semble im-
portant de rappeler ce que l'image est capable d'apporter La musique avant tout – et toute définition doit repartir de
dans ce domaine, ce pour quoi elle est associée à la musique là – est un art (celui de la Muse dit-on). Elle est donc créa-
depuis le début du siècle et les raisons pour lesquelles il ap- tion, représentation, et, bien sûr, communication. Comme
paraît nécessaire d'entretenir cette relation. toute création, la musique crée l’inconnu avec le connu,
le futur avec le présent. Mais elle est surtout immatérielle
et évanescente par essence et n’existe que dans l’instant
[…] Le visuel joue un rôle de reconnaissance de sa perception. Elle a ainsi nécessairement besoin d’un
essentiel dans l'appréhension de la musique. intermédiaire pour exister en dehors de son écoute. L’image
Associer une image à cette substance a la capacité de donner un visage à la musique. Elle est
immatérielle participe à créer des l’intermédiaire qui lui permet d’exister, de communiquer
correspondances mentales qui déclencheront lorsqu’elle n’est pas.
automatiquement une forme de mémoire
auditive. […] Nicholas Cook, musicologue Certes, la partition joue également ce rôle, mais celle-ci
ne parle qu’au musicien. Si elle a le pouvoir de figer la musi-
que dans un but strictement utile, il s’agit d’un langage
auquel le simple auditeur• est étranger, qui ne le touche pas • 86% de la population française ne joue pas d'un
et qui, d’une certaine façon, ne le regarde pas. Ce qui fait instrument.
le plaisir d’un bon plat, c’est son goût ; peu importe l’ingré-
dient secret qu’a ajouté son auteur à la recette ou les doses
exactes qui la constituent. Lorsque la magie est révélée,
elle déçoit souvent.

Ferdinand de Saussure, père de la sémiologie, explique


que notre perception et notre compréhension de la réalité
sont construites par des mots et des signes. Nous som-
mes obligés de mettre un nom sur une chose pour pouvoir
la rendre réelle. Pour que la réalité soit comprise, toute
chose implique et nécessite une interaction de signes, qui
traduisent également les valeurs, les idéologies et autres
messages.
Jonathan Bignell, quant à lui, soutient que les signes
visuels, musicaux et textuels peuvent créer des liens émo-
tionnels. Ainsi, l’utilisation de signes va permettre à l’artiste
de manipuler la perception que le public peut avoir de son
92 identité. En d’autres termes, l’image lui permet de commu- 93
niquer. Et, comme me l’a confié dans le cadre d'un question-
naire Eric, leader du groupe La Blanche : « L’image est indis-
pensable. C’est le moyen pour l’artiste de faire passer autre
chose à l’auditeur. Ce serait dommage de se priver de cela. »

Le Village Music Store de John Goddard, Mill Valley, Californie, années 1950.
Le fait de matérialiser la musique, de lui donner une Mais la musique a-t-elle réellement besoin d’une cer-
forme, facilite le rapport que l’auditeur peut entretenir avec taine physicalité pour maintenir sa valeur intrinsèque ?
• Jean-Yves Leloup est l’auteur de Digital Magma: elle et participe à la rendre réelle. Jean-Yves Leloup• expli- Si notre musique préférée n’existait qu’à travers un code
De l’utopie des Rave Parties à la Génération iPod. que que « la musique, c’est quelque chose de l’ordre du par- invisible à l’intérieur d’un ordinateur, perdrions-nous réel-
fum, de la fumée. La qualité ‹ in-substancielle › de la musique lement quelque chose ? À l’heure actuelle, une majorité des
fait partie de son pouvoir de séduction et d’attirance, c’est une auditeurs n’écoutent leur musique plus que numériquement
substance irréelle dont on peut ressentir l’impact matériel. » et cela ne semble pas les déranger outre mesure.
Certains mélomanes vont même jusqu’à établir une analo- Rendons-nous bien compte que l’histoire de la musique
gie sexuelle en parlant du rapport qu’ils entretiennent avec associée à l’image est peu de chose comparée à l’histoire
leur musique. Quelques-uns avouent avoir déjà expérimenté de la musique enregistrée qui est elle-même infime vis-à-vis
de véritables orgasmes sonores, des moments d’échange si de l’histoire de la musique elle-même. Et l’absence d’image
forts qu’ils leur faisaient perdre tous leurs moyens. n’a probablement jamais empêché personne d’apprécier la
musique comme il se devait.
S’il est possible de capturer, par des moyens mécani-
ques, les vibrations de l’air que produit la musique, il est Dans le cadre de la révolution numérique des années
impossible de saisir cet impact matériel. Certes, chacun 2000, de nombreux objets culturels se sont vus question-
a déjà ressenti la puissance d’un son de basse dans son nés quant à leur avenir physique. Dans un récent article du
estomac ou sa poitrine, la clarté d’un son pénétrant nos Guardian titré It’s a steal, l’écrivain John Lanchester traitait
oreilles jusqu’à faire vibrer notre corps entier, mais ces de l’ambitieuse tentative de Google de numériser l’ensem-
ressentis sont éphémères et, si la musique est capable de ble des œuvres littéraires mondiales. Et à ceux qui ont pu
nous toucher, elle reste elle-même impalpable. entendre sonner dans cette annonce la fin du livre en tant
qu’objet, Lanchester répondit : « Personnellement, je pense
que le livre survivra, pour la simple et bonne raison que le livre
La musique physique n’est pas uniquement l’information qu’il contient. Un livre est
aussi un objet, et une véritable révolution technologique. À vrai
Ceci dit, avec l’apparition des techniques d’enregistre- dire, le livre est peut-être même l’une des technologies les plus
ment de la musique, nous avons eu le sentiment de pouvoir abouties : il est portable, durable, difficile à pirater mais simple
capturer cette fugacité. La musique était là, stockée dans ce à utiliser, non-soumis à l’éventualité d’un crash qui lui ferait
disque que l’on pouvait manipuler à loisir. Et des nombreu- perdre toutes ses données, et capable de prendre une variété
ses personnes se souviennent avoir entretenu des rapports incroyable de belles formes. »
d’ordre physique avec leur musique par l’intermédiaire de la
pochette de disque. Cette variété incroyable de belles formes s’applique aux
Adrian Shaughnessy, dans la préparation de ses ouvra- meilleures pochettes d’albums aussi bien qu’au livre. Il y a un
ges Sampler, a eu l’occasion d’interviewer de nombreux diri- sens indéniable d’aboutissement lorsque la musique arrive
geants de labels. Il explique que la majorité d’entre eux se avec un beau packaging et un contenu graphique attrayant.
remémorent souvent leur intérêt particulier pour le logo de Cela participe à donner de la valeur au contenu musical.
94 tel groupe, leur coup de foudre pour telles pochettes qu’ils Il sera toujours plus excitant d’écouter un album extrait 95
manipulaient pendant des heures et leur fixation sur l’odeur d’une belle pochette plutôt qu’un disque vierge de toute
de la pochette. Quelque chose de l’ordre du fétichisme se information évoquant l’ultime pauvreté du CD gravable.
joue presque ici. L’auditeur, frustré de son rapport à sens
unique avec la musique (elle lui parle, il l’écoute), cherche
les moyens de la toucher, de la sentir. La pochette, seule
existence matérielle de la musique, se trouve alors être le
seul intermédiaire utilisable à cette fin.
RELATIONS ET
RECHERCHES PLASTIQUES
96 DANS L'HISTOIRE DE L'ART 97
Les relations entre le son et les arts plastiques sont légion L’abstraction
depuis le XIXe siècle et même en deçà. Les penseurs de l’art
n’ont cessé de vouloir associer le visuel et le sonore persua- Ce qui a fasciné les peintres dans la musique, c’est avant
dés de pouvoir trouver le lien qui unit ces deux entités. tout son immatérialité, son indépendance souveraine à
Comme l’écrit Charles Baudelaire dans son poème l’égard du monde visible et des contraintes de reproduction
Correspondances : « les parfums, les couleurs et les sons se de ce dernier auxquelles les arts plastiques se sont sentis
répondent ». On parle ainsi d’harmonie des couleurs ; on évo- enchaînés pendant des siècles.
que les images que nous inspire telle musique ; et le rythme Wassily Kandinsky écrit• en 1911 : « Les musiciens ont • Dans une lettre adressée à Arnold Schöenberg et
s’exprime aussi bien visuellement que mélodiquement. Ces vraiment de la chance […] de pratiquer un art qui est parvenu datée du 9 avril 1911 publiée dans Arnold Schöen-
correspondances ont servi de base à nombre d’artistes dési- si loin. Un art qui peut déjà renoncer complètement à toute berg – Wassily Kandinsky, Correspondances, éditions
reux d’explorer les rapports qu’ont pu entretenir l’image et le fonction purement pratique. Combien de temps la peinture Contrechamps, 1995.
son. Et, à la question posée par l’esthétique romantique puis devra-t-elle encore attendre ce moment ? » La même année,
par la génération symboliste : « Peut-on traduire les images en conduit par ce modèle, Kandinsky se déterminera à franchir
son et réciproquement ? », l’art du XXe siècle offre des répon- le pas qui devait conduire la peinture à s’émanciper de sa
ses multiples et contrastées, suivant tantôt le fil de l’utopie, fonction mimétique.
tantôt celui d’une pure jouissance des sens.
Il est amusant de constater que, comme Kandinsky, cer-
tains artistes à l’origine ou issus des recherches de l’abs-
[…] Réduire les contradictions existant entre traction, reconnaissent avoir été inspirés par la musique.
la vue et le son, entre le monde que l’on voit et August Macke, qui n’abandonna jamais complètement la
celui que l’on entend ! Les ramener à l’unité, et figuration, cultivait une affinité particulière pour la musi-
à un rapport harmonieux ! Quel travail que et peignit en 1912 une œuvre tout à fait abstraite titrée
passionnant ! […] Sergueï Eisenstein, dans Le montage vertical Composition de couleurs I (Hommage à J. S. Bach). Celle-ci
repose sur un constat que le peintre avait exprimé quelques
années auparavant• •  : « Ce qui rend la musique si mystérieuse- •• Dans une lettre adressée à Elisabeth Macke
ment belle agit aussi de manière ensorcelante en peinture. Seule datée du 14 juillet 1907.
une force surhumaine pourrait permettre d’organiser les couleurs
en système, comme c’est le cas pour les notes de musique. »
Stuart Davis peignait en écoutant du jazz et a déclaré un
jour à un journaliste du magazine Esquire que son « objec-
tif était de réaliser des peintures que l’on puisse regarder en
écoutant un disque, sans qu’il y ait incongruité d’humeur ».
De même pour Jackson Pollock dont Lee Krasner déclara••• ••• Dans un entretien avec Francine du Plessix et
qu’« il prenait l’habitude d’écouter ses disques de jazz lorsqu’il Cleve Gray, Who was Jackson Pollock ?, Art in Ame-
peignait. Jour et nuit. Le Jazz ? Il pensait que c’était la seule rica n°3, mai-juin 1967.
autre chose vraiment créative qui se passait dans ce pays. Il
98 avait la passion de la musique. » 99

Partition originale de Cartridge Music (ou Duo pour cymbales et piano) de John Cage, 1960
Wassily Kandinsky, Composi-
tion VII, 1923. Huile sur toile.

MUSIC FOR PLEASURE (1977)


Artiste : The Damned
Design : Barney Bubbles
Illustration : Phil Smee
100 Label : Stiff 101

Stanton Macdonald-Wright,
Conception Synchromy, 1914.
Huile sur toile, 91,3 x 76,5 cm
Miroslav Ponc, Esquisse pour la musique d'un
film coloré (Dessin no 4), 1925.
Stylo, encre et aquarelle sur papier, 19,3 x 28 cm

Les recherches de l’abstrac- […] De même qu’il existe en musique une


tion aspireront à se rapprocher de théorie du contrepoint et de l’harmonie,
la forme musicale en développant je pense qu’on devrait également tendre,
un usage non figuratif du dessin. en peinture, vers une certaine théorie des
Ces travaux se basent sur l’har- contrastes artistiques et de leur équilibre
monisation de la forme propre- harmonique. […] Adolf Hölzel, dans Die Kunst für alle, 1904
ment dite, du rythme visuel de la
composition et de la couleur. Trois […] L’essence originale de la couleur est
éléments visibles naturellement une résonance du rêve, une lumière devenue
associables à une représentation musique. […] Johannes Itten
graphique de la musique. Ces
jeux de formes se rapprochent davantage d’une volonté
d’équivalence que de véritable transposition. Ces couleurs
évoquent souvent plus les sons qu’elles ne les traduisent.

Ainsi, on ne s’étonnera guère de constater que la plupart


des exemples illustrant notre propos aient été empruntés au
domaine de l’art abstrait, tant il est vrai que c’est précisément
cette dissolution du lien à un référent matériel qui consti-
tue le pouvoir de séduction fondamental de la musique• . • Le catalogue de l’exposition Aux origines de l’abs-
102 Boris Bilinsky, Symphonie Mais, explique Karin Von Maur dans son essai Bach et l’art traction (Réunion des musées nationaux, 2003) de 103
fantastique (d’après Berlioz) de la fugue, « il serait tout à fait erroné de vouloir limiter ce Pascal Rousseau balise avec une grande acuité les
« Musique en couleur », 1931. rôle de parrainage de la musique à la seule phase initiale de sources théoriques, scientifiques et littéraires de ces
Gouache et aquarelle sur l’abstraction ; au contraire, on peut en suivre la présence tuté- interférences entre musique et abstraction.
papier, 50 x 26,5 cm laire de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, comme un fil
rouge escortant les bouleversements capitaux de l’évolution
moderne de l’art. »
Les nouveaux médias Une approche scientifique

Tandis qu’avec l’essor de l’abstraction, autour de 1910, la L’imaginaire des plasticiens associé à une approche
peinture cherche une correspondance avec cet art abstrait scientifique de la question donnera lieu à des recherches et
par excellence qu’est la musique, les nouveaux médias, nés des aboutissements tout aussi passionnants. Par exemple,
du développement de l’électricité, prennent le relais de ce en 1922, dans un article intitulé Produktion. Reproduktion• ,
mythe ancestral. Les arts de la lumière, le cinéma et la vidéo László Moholy-Nagy propose que l’on étudie scientifique- • Paru dans le septième numéro de la revue De Stijl.
offrent tout au long du siècle un terrain d’investigation parti- ment les minuscules inscriptions qui figurent dans les sillons
culièrement fertile aux confrontations entre l’image et le son. des enregistrements phonographiques afin de savoir exac-
tement quelles formes graphiques correspondent à quels
Ainsi, au cours du XXe siècle, diverses générations d’ar- phénomènes acoustiques. Ainsi, suggère-t-il, pourrait-on
tistes se sont attelées, par le biais des moyens électriques, « mettre au jour la logique formelle qui régit la relation entre
à la mise en œuvre d’une musique pour les yeux accessible l’acoustique et la graphématique », la maîtriser, puis produire
au plus grand nombre. Des expériences techniques fécon- des marques qui, une fois réduites et inscrites sur la surface
des prolongent en effet cette utopie : les dispositifs hérités du disque, constitueraient littéralement une écriture acous-
des lanternes magiques, comme les boîtes lumineuses de tique capable de produire des sons inconnus jusqu’alors.
Morgan Russell et deThomas Wilfred ou les jeux de lumières Ses recherches seront rapidement freinées par des limita-
de Kurt Schwerdtfeger et Ludwig Hirschfeld-Mack ; l’éti- tions techniques. Cependant, dans un médium un peu dif-
rement de la peinture en rouleaux, comme chez Duncan férent, se développe à la fin des années 1920 une nouvelle
Grant, Viking Eggeling ou Hans Richter ; les claviers à technique qui se rapproche de l’éventualité envisagée par
lumières déclinés par Alexandre Scriabine, Vladimire Moholy-Nagy : le film sonore synchronisé.
Baranoff-Rossiné ou Alexander László ; l’Optophone et le
Spektrophone de Raoul Hausmann ; tant de principes réu- L’artiste expose cette découverte en 1932 dans une
nis à l’occasion de l’exposition Sons & Lumières du Centre conférence qu’il prononce dans plusieurs écoles alleman-
Pompidou en 2004 mais qu’il serait trop long de présenter des, annonçant avec une excitation manifeste que son
en détail ici. alphabet sonore était déjà une réalité grâce aux recherches
On remarquera cependant que ces dispositifs utilisent, simultanées de Rudolph Pfenninger et Oskar Fischinger.
pour la plupart, l’intermédiaire de la lumière pour arriver Leurs expériences portaient sur la musicalité de la forme
à leurs fins. Lumière qui, si elle est rendue visible par un graphique en mouvement dans la tradition de la synesthésie •• Inaugurée par les cinéastes Viking Eggeling,
rayon ou un reflet, reste finalement aussi évanescente et cinématographique animée• • . Hans Richter et Walter Ruttman.
impalpable que la musique elle-même.

104 Oskar Fischinger, Étude no 8, film cinématographi- 105


que 5', 35 mm, noir et blanc, sonore, 1931.
Selon la légende qui entoure l’origine de ce que
Pfenninger appelle l’écriture sonore, l’inventeur, qui souhai-
tait ajouter une bande-son aux animations expérimentales
qu’il réalisait en dehors de son travail, ne pouvait se payer
ni les musiciens, ni le studio d’enregistrement nécessaire.
Il se mit alors à étudier à l’aide d’un oscilloscope les formes
visuelles produites par différents sons. Après beaucoup de
recherches, il parvint enfin à isoler une marque graphique
unique correspondant à chaque note. Il dessina alors labo-
rieusement la courbe du son voulu sur une bande de papier
qu’il photographia ensuite pour l’intégrer à la bande-son
optique. Le son ainsi produit n’a donc jamais été enregistré ;
il est littéralement un son dessiné à la main.

Quoique fascinés par l’exploit technique et les perspec-


tives à venir qu’ils offrent, la plupart des critiques se mon-
treront perturbés, voire dérangés par ces nouveaux sons,
les qualifiant de « mécaniques, presque sans âme ». Et c’est
sans doute dans la personne du jeune écossais Norman
McLaren que l’on trouvera le défenseur le plus prolifique
et le plus célèbre du son synthétique. Celui-ci commence
ses premières expériences dans les années 1930, grattant
directement sur la bande-son d’une manière improvisée.
Parmi plus d’une vingtaine de films produits de 1937 à 1983,
dont Dots (1940), Neighbours (1952) ou Blinkity Blank (1955),
son chef-d'œuvre reste Synchromy (1971) qu’il réalise pour
l’Office National du film du Canada. D’une durée de sept
Rudolf Pfenninger dans Écriture sonore – minutes, cette animation engendre une série de motifs abs-
Le prodige du son dessiné, film cinématographique traits qui, à chaque instant, créent les sons que l’on entend. Norman McLaren, Synchromy, film cinémato-
documentaire 13', 35 mm, noir et blanc, sonore, 1931. Le sentiment d’entendre l’image et de voir le son y est total. graphique 7'27", 35 mm, couleur, sonore, 1971.

106 107
La pochette de disque et le clip
comme supports artistiques

Certains artistes n’hésiteront pas à s’approprier les sup-


ports – pourtant peu glorieux car inconsciemment liés à une
certaine forme de mercantilisme – de la pochette d’album
et du clip. L’un des premiers exemples de cette collabora-
tion de talents sera la pochette du Sergeant Pepper’s Lonely
Hearts Club Band des Beatles, sorti à l’apogée de leur car-
rière en 1967. Évidemment, de nombreuses pochettes de
disques tout aussi mémorables existaient avant la sortie de
ce chef-d’œuvre des Beatles, mais cet album a joué de leur
exceptionnelle popularité pour alerter le monde du poten-
tiel de cette nouvelle forme d’art.
Avant cela, la nomination du designer de la pochette
dépendait bien souvent du département publicité de la mai-
son de disque. L’originalité sur cet album est que le groupe
•• En la personne de Peter Blake, assisté de sa a décidé de choisir lui-même son designer• . Cela lança le
femme Jan Haworth. signal aux autres groupes des sixties – dont la plupart scru-
taient le moindre mouvement des Beatles – qu’assurer un
design de pochette réussi était aussi important que n’im-
porte quel autre aspect du processus d’un album, et que
son exécution ne devrait pas être laissée à une insoucieuse
maison de disque.

Pour beaucoup, la pochette de Sergeant Pepper a été


leur premier rapport à l’art contemporain. Mais Peter Blake
n’a évidemment pas été la première – ni l'unique – figure
importante des arts visuels à s’intéresser au design des
pochettes de disque. La relation symbiotique entre le son
et l’image a attiré des artistes dès le commencement de la
musique enregistrée.

Le photographe et plasticien allemand Josef Albers a


dessiné les pochettes de deux disques de percussion en
1959 et Wallace Berman concevait des pochettes de jazz dès
108 •• Ironiquement, Berman est peut-être davantage 1947•• . En Europe, Josef Beuys et Marcel Duchamp créèrent BEAT BOP (1982) 109
connu aujourd’hui pour être l’un des visages appa- des pochettes pour les enregistrements expérimentaux dont Recto et verso
raissant sur la pochette de Sergeant Pepper. ils étaient les auteurs ou auxquels ils participaient. Ces Artiste : Rammellzee vs. K-Rob
œuvres d’art limitées peuvent difficilement être qualifiées Design : Jean-Michel Basquiat
d’objets commerciaux, mais possèdent une étrange simila- Label : Tartown Records
rité avec quelques-unes des pochettes contemporaines les
plus expérimentales.
Fin 2007 enfin, l’exposition Playback au Musée d’Art
Moderne de la ville de Paris réunissait les travaux de plasti-
ciens ayant exploré le format du clip. Outil de promotion de
masse, pop et éphémère, le clip semble a priori antithétique
avec l’art qui tend vers la postérité. Les artistes s’y amusent
pourtant à le revisiter avec une liberté jubilatoire, jouant
des codes et des références de l’industrie musicale. Une
partie de l’exposition était également consacrée à de réel-
les commandes de labels ou de musiciens auprès d’artis-
tes. De Tony Oursler (Tunic [Song for Karen] de Sonic Youth,
1990) à Petra Mrzyk & Jean-François Moriceau (Excuse-moi
de Katerine, 2006), en passant par Damien Hirst (Country
House de Blur, 1995) ou Martin Parr (London des Pet Shop
Boys, 2002), ces vidéos, officielles puisque diffusées à la
télévision, prouvent que le clip peut être – en plus d’un outil
de promotion – un véritable support de création.

Toutes ces personnes réussiront à produire un travail


de qualité, expressif et visuellement sophistiqué au cœur
même de la culture commerciale, favorisant l’invasion dis-
crète d’un art réfléchi dans les rayons des supermarchés ou
les téléviseurs des foyers.
THE VELVET UNDERGROUND AND NICO (1977) On se souviendra aussi de la célèbre banane du Velvet
Artiste : The Velvet Underground Underground (The Velvet Underground and Nico, 1967) ou du
Design : Andy Warhol cadrage évocateur de la pochette de Sticky Fingers (1971) EXCUSE-MOI (2006)
Label : Verve des Rolling Stones, toute deux imaginées par Andy Warhol. Artiste : Katerine
Robert Rauschenberg (Speaking in Tongues des Talking Design : Petra Mrzyl & Jean-François Moriceau
Heads, 1983) et Basquiat (Rammellzee vs. K-Rob, Beat Bop, Label : Barclay
1982) restent également, parmi d’autres, les exemples célè-
bres de l’intervention de plasticiens sur ce support.

En 1968, pour leur nouvel album après le légendaire


Sergeant Pepper, les Beatles commissionnèrent Richard
Hamilton, chef de file du Pop Art britannique. Titré très sim-
plement The Beatles, la célèbre pochette blanche, avec son
mépris délibéré des conventions, établit Hamilton comme
110 une figure encore plus radicale que Blake, et participera 111
à mettre en place le schéma d’un graphisme au-delà des
considérations prosaïques de la nécessité commerciale.
L’approche austère d’Hamilton, trouvera de nombreux
échos dans les années 1980 lorsqu’une jeune génération de
designers de pochettes, guidée par Peter Saville et Mark
Farrow, embrassera le minimalisme.
LES GRANDS NOMS
112 DU GRAPHISME MUSICAL 113
L'objectif de cette partie n'est évidemment pas de faire le Alex Steinweiss ou la naissance de la
recensement des concepteurs de pochettes de l'histoire du pochette illustrée
graphisme, mais de présenter l'évolution du visuel musical
depuis sa création jusqu'à aujourd'hui, en se servant de ces En 1939, Alex Steinweiss est engagé comme directeur
grands noms comme prétextes et repères. artistique chez Columbia. Alors jeune designer sorti de la
Parsons Shool of Design de New York, il a l’intuition qu’un
Aussi passionnant que cela puisse être, je ne pourrais malheu- disque serait beaucoup plus attractif emballé dans une
reusement pas ici me permettre de répertorier l'ensemble des pochette illustrée que dans son conditionnement actuel, les
pochettes et affiches qui ont marqué cette histoire par leur dérisoires tombstones• . Ces enveloppes en papier épais, • Pierres tombales.
force, leur efficacité, leur originalité, leur perpétuelle volonté brun ou gris, trouées au centre pour laisser apparaître, sans
d'innovation ou leur insoumission aux diktats et aux modes. aucune conception typographique, le nom du musicien et
Ainsi, cette liste n'est certes pas exhaustive, mais elle a la de son œuvre, par leur banalité et leur uniformité n’enga-
volonté de présenter des personnalités qui, par leur fidélité geaient en rien l’auditeur à acheter de la bonne musique.
au domaine musical, ont su développer un travail qui a non Il réussit à convaincre Edward Wallerstein, directeur de
seulement aidé à formuler les bases d'un langage visuel Columbia, de produire quatre 78 tours des grands succès
propre à la musique, mais a aussi participé à déterminer un de Rodger and Hart. Le département marketing s’enthou-
vocabulaire graphique qui ne se limitait plus à la simple po- siasme pour l’idée et les disques sont pressés en 1940 et
chette de disque. conditionnés dans une pochette illustrée sur laquelle
Steinweiss met en page le titre, les noms des musiciens et
Véritables reflets d'une époque, les productions de ces desi- du label sous la forme de lettres lumineuses (comme sur le
gners ont réussi à cristalliser leur contexte de création avec fronton d’une salle de spectacle) le tout s’inscrivant sur les
une indicible force et une admirable efficacité. sillons rouges d’un disque.

Le succès commercial est immédiat• • . Les produits pré- •• Les ventes augmentent de 800% !
sentés sous cette forme dépassent de façon spectaculaire
ceux proposés sous pochette traditionnelle. La réussite
de Steinweiss est telle qu’au bout d’un an, Decca et RCA
(les deux autres importantes majors de l’époque pour qui il
finira par travailler également) doivent lui emboîter le pas,
ce qui participera à développer le graphisme musical.
Avec plus de deux mille cinq cents pochettes réalisées,
la production d’Alex Steinweiss est dévolue à une approche
visuelle de la musique plus qu’à sa seule promotion com-
merciale. Son style se caractérise par des formes audacieu-
ses et simples, et manifeste l’influence des avant-gardes
graphiques françaises et allemandes des années 1930.
114 115
En 1948 apparaît le 33 tours. Steinweiss, en quête d’une
présentation adaptée à ce nouveau format, imagine, après
de nombreuses expérimentations, la pochette en carton fin
doublée de papier imprimé qui deviendra le standard que
nous connaissons. Le 33 tours provoquera une incroyable
The Big 5 : Alton Kelley, Victor Moscoso, Rick Griffin, Wes Wilson et Stanley Mouse, 1967 expansion des ventes de la musique enregistrée.
Tout au long des années 1940-1950, plusieurs styles de gra-
phisme vont se développer symbolisant les différents genres
musicaux ou le simple regard des musiciens sur leur propre
création. Parmi cet ensemble, il est une musique qui se
détache : le jazz.
Musique populaire par essence, le jazz évolue vers une vision
plus politique du monde et un répertoire de formes proche
des travaux et recherches des courants artistiques contem-
porains. Son approche visuelle occasionne les recherches
les plus marquantes et les plus originales en matière de gra-
phisme de pochettes. L’écrivain écossais Alexander Trocchi
décrira en 1963 le jazz comme « la plus importante contribu-
tion américaine à la culture ». Les pochettes de disques de
jazz offraient l’intelligence, le style, un esprit visuel et un
incroyable reflet graphique de la musique.

Jim Flora, le jazz dans toute sa


couleur

Recruté par Alex Steinweiss chez Columbia en 1942, Jim


Flora conçoit des pochettes aux tons vifs et au graphisme
caricatural, voire naïf. Son style puise dans le mouvement
Art déco et la peinture abstraite et offre une relecture
des peintres modernes, Klee, Kandinsky ou Miró, dans un
parti pris proche de la bande dessinée. Son graphisme est
également influencé par l’art précolombien et la tradition
muraliste mexicaine.
À l’opposé d’Alex Steinweiss, passionné de musique
classique, Jim Flora est un véritable amateur de jazz.
Passion qu’il tente de partager par un graphisme chaleu-
reux, coloré et dynamique, comme sa vision de la musique.

116 SMASH SONGS HITS (1940) NEW ORLEANS JAZZ (1947) 117
Artiste : Rodger & Hart Artiste : Kid Ory and his Creole Jazz Band
Design : Alex Steinweiss Design : Jim Flora
Label : Columbia Label : Columbia

MAMBO FOR CATS (1955)


Artiste : Artistes divers
Design : Jim Flora
Label : RCA Victor
À cette époque, l’illustration l’emporte souvent sur la pho-
tographie parce que, pour la plupart des formes musicales,
les clichés en noir et blanc sont considérés comme trop
austères, en tout cas utilisés tels quels. Progrès techniques
et changements des canons esthétiques exercent, au cours
des années 1950, un effet majeur sur la conception des po-
chettes. La préférence croissante pour la photographie dans
toutes les branches du graphisme reflète l’évolution de cette
dernière et de l’impression offset en couleurs, mais égale-
ment une appréciation grandissante de la capacité qu’a un
cliché de suggérer la personnalité de l’artiste.

Reid Miles, l’âme de Blue Note

En 1956, Reid Miles devint le designer maison du célèbre


label de Jazz new-yorkais, Blue Note. La collaboration entre
Blue Note et Miles dépassera de loin la simple relation
commanditaire/commandité.
Entre 1936 et 1967, Francis Wolff réalise une chronique
photographique de toutes les sessions enregistrées, saisis-
sant les artistes dans l’environnement du studio ou lors de
concerts. Avec un regard de documentariste humaniste, il
conçoit une banque d’images exceptionnelle sur le monde
du jazz. Ses photos serviront le travail de mise en pages de
Reid Miles. Ce dernier n’était pourtant pas un fan de jazz
et se basait sur une description verbale de la musique pour
seule inspiration.

Les pochettes de Blue Note sont devenues universelle-


ment reconnaissables. Comme beaucoup de ses contempo-
rains, Miles y délivre un point de vue sur la modernité. Il se
rapproche des recherches de l’abstraction concrète par des
jeux d’incrustations de formes et de photographies. Il y met
également en œuvre un traitement typographique rigoureux,
selon les principes du graphisme international énoncés par Pour des raisons de budget, une majorité de créations ont
118 ALONG CAME JOHN (19??) Josef Müller Brockmann. Photographies et typographies recours à la bichromie. Mais d’après lui : « Deux couleurs ne 119
Artiste : John Patton s’appuient l’une sur l’autre dans des compositions parfaite- posent pas de problème. Les quelques pochettes en quadri-
Design : Reid Miles ment équilibrées. Pour certaines séries, Miles utilise la typo chromie que j’ai réalisées n’étaient pas aussi fortes que celles
Photo : Francis Wolff comme une image – le plus souvent une linéale – et la traite en noir, blanc et rouge. »
Label : Blue Note de façon dynamique, comme pour restituer les rythmes syn- Au point d’intersection entre son et image, il y aura
copés de la musique ; les lettres s’éparpillent dans la com- désormais, dans l’histoire du jazz moderne, un avant et un
position et ondulent entre les autres éléments graphiques. après Blue Note.
IN 'N OUT (1964) HUB-TONES (19??)
Artiste : Joe Henderson Artiste : Freddie Hubbard
120 Design : Reid Miles Design : Reid Miles 121
Photo : Francis Wolff Photo : Francis Wolff
Label : Blue Note Label : Blue Note

MY POINT OF VIEW (19??) HUB CAP (19??)


Artiste : JHerbie Hancock Artiste : Freddie Hubbard
Design : Reid Miles Design : Reid Miles
Photo : Reid Miles Photo : Francis Wolff
Label : Blue Note Label : Blue Note
Reid Miles (pour Blue Note), William Claxton (pour Pacific
Jazz), David Stone Martin (pour Verve), Burt Goldblatt (pour
Bethlehem) et leurs semblables font des années 1950 un âge
d’or de la pochette de jazz. Néanmoins, il ne faut pas en
conclure que leur travail est caractéristique de la période.
Bien que la décennie ait connu une effervescence expé-
rimentale dans le graphisme des pochettes de 33 tours, la
plupart se résument à l’adaptation conservatrice de modèles
préétablis. Certes, formalisme raffiné et typographie inventi-
ve continuent d’apparaître sur les pochettes, mais ils s’appli-
quent principalement au classique et au jazz expérimental.

Erik Nitsche, un esprit suisse dans un


corps suisse

D’origine suisse, Erik Nitsche était proche de Paul Klee


(un ami de la famille qui l’incite à se lancer dans l’art) et du
peintre et typographe Maximilien Vox (qui le forme à Paris).
Arrivé aux États-Unis en 1934, son approche personnelle
du graphisme lui vaut une reconnaissance rapide. Parmi de
multiples commandes, il est engagé par Decca pour des-
siner l’image de la collection Masterworks. Le succès de
cette collaboration est telle que Nitsche reprend ensuite la
totalité du catalogue classique du label, produisant plus de
trois cents pochettes entre 1951 et 1954.
Les pochettes de Nitsche ne se contentent pas de diffé-
rencier le classique du reste des produits de la compagnie,
elles le distinguent aussi de ceux des concurrents. Le style
de Nitsche, mêlant formes abstraites et éléments typogra-
phiques, reflète l’influence de la ligne moderniste suisse. SONATA (1951)
Il maîtrise le lexique de la peinture abstraite européenne Artiste : Walter Piston & Nicholas Lopatnikoff
et partage les références de Jim Flora (Klee, Kandinsky, Design : Erik Nitsche
Miró, Mondrian). Son travail, élégant et inventif, donne à la Label : Decca
collection une unité visuelle remarquable.

122 EIN HELDENLEBEN (1952) 123


Artiste : Richard Strauss
Design : Erik Nitsche
Label : Decca
Le rock, qui se développe à la même période est très vite
récupéré par les grandes maisons de disques qui tentent de
maîtriser son côté rebelle et voyou. Le style documentaire,
brut, des premières pochettes d’Elvis Presley est très vite
remplacé par des images plus insipides, caractéristiques
des pochettes de rock des années 1950. En ce sens, aucun
créateur majeur ne se dégage d’un style musical récupéré
par le secteur marketing des majors.
Au milieu des années 1960, en revanche, le mouvement de la
contre-culture étant déjà bien établi, l’illustration commence
à réapparaître. Ce mode d’expression laisse une plus grande
liberté à l’imagination des créateurs, qui traduisent ainsi
les nuances de sens et les associations auxquelles aspire
une nouvelle génération de musiciens. Il permet, en outre,
de concrétiser les envolées de l’imagination et la complexe
iconographie psychédélique caractéristique de la période.

Victor Moscoso & Wes Wilson, les


affichistes psychédéliques

L’imagerie psychédélique cherchait, par le biais de l’ex-


citation optique, à stimuler la désorientation produite par
les hallucinogènes. Sa principale caractéristique est l’as-
sociation en un amalgame dense d’arabesques, de volutes
et de formes typographiques exagérées et biomorphiques.
L’ensemble est souvent rehaussé par des couleurs voyantes
et des encres modernes fluorescentes. Les sources d’inspi-
rations sont multiples : simplifications graphiques du Pop
art et excitation optique de l’Op art ; formes serpentines
de l’Art Nouveau ; œuvres d’artistes visionnaires comme
William Blake ; illustrations fantastiques d’Edmund DuLac
et d’Arthur Rackham ; motifs celtiques de Tolkien ; symbo-
listes de la fin du XIXe siècle tel Gustave Moreau, etc.

Victor Moscoso étudie au San Francisco Art Institute.


124 "NEON ROSE" POSTER SHOW (1967) Au milieu des années 1960, il se trouve au cœur de la mou- 125
Affiche pour le Neiman Marcus Exhibition Hall vance psychédélique et, en 1966, commence à réaliser des
Design : Victor Moscoso affiches pour les concerts de l’Avalon Ballroom.
S’il est l’auteur de quelques pochettes d’album, sa pro-
duction est davantage caractérisée par son travail d’affiche
dans lesquelles ses combinaisons de couleurs intenses et
HEADHUNTERS (1974)
Artiste : Herbie Hancock
Design : Victor Moscoso
Photo : Waldo Bascom
Label : Columbia

saturées, dans des tons très proches, provoquent une vibra-


tion visuelle qui rappelle les créations, alors à la mode, des
artistes de l’op art tels que Victor Vasarely et Bridget Riley.

Confrère de Victor Moscoso, Wes Wilson est l’auteur


d’une majorité des affiches du Fillmore Auditorium de la
période psychédélique. Il tire parti d’une compréhension
instinctive de l’effet produit par la superposition de dif-
férentes couleurs dans un dessin. Il a reconnu avoir été
inspiré non seulement par son expérience professionnelle
dans l’imprimerie, mais aussi par ses expériences visuelles
sous LSD.

En dehors de leur travail de couleur, chacun traite la typo-


graphie de façon décorative sans réellement se soucier de
126 sa potentielle lecture. Le texte principal, presque toujours OTIS RUSH & HIS CHICAGO BLUES BAND, 127
dessiné, n’est pas composé typographiquement, même s’il THE GRATEFUL DEAD, THE CANNED
peut s’inspirer de fontes existantes. L’information (pourtant HEAT BLUES BAND (1967)
sujet) passe généralement au second plan (sans être non Affiche pour le Fillmore Auditorium
plus négligée) et tout élément de l’affiche est prétexte à Design : Wes Wilson
manipulation, intégrant une composition globale, une unité
organique dans laquelle tout se lie.
Au début des années 1970, la pochette dépliante est deve-
nue le standard de l’industrie. Cela donne aux concepteurs
un espace encore plus vaste pour exprimer leur créativité.
Cette latitude a été considérée par certains commentateurs
comme marquant l’apogée du graphisme de pochettes. Ce
qui est indiscutable, c’est qu’un soin particulier et d’énormes
ressources financières sont alors généreusement accordés à
• Dans son ouvrage Classic Album Covers of the 70’s, ces travaux. Aubrey Powell dira de cette époque• que « c’était
Paper Tiger, 1994.  un temps glorieux pour l’indulgence : musicalement, créative-
ment et, bien sûr, financièrement ».
Le style psychédélique vite passé de mode, la photographie
cherche à reprendre progressivement sa place. Des concepts
élaborés de pochettes apparaissent, qui comportent des
prises de vue capturant des mises en scènes surréalistes.
Un courant dont le studio Hipgnosis se montrera être le plus
fervent acteur.

Hipgnosis, la sophistication photogra-


phique au service du rock progressif

En 1968, Storm Thorgerson et Aubrey Powell créent le


studio Hipgnosis basé à Londres. Celui-ci est on-ne-peut-
plus lié au développement de la scène du rock progressif
qui se développe au même moment en Angleterre. Dans
ce contexte, Pink Floyd devient rapidement l’un des grou-
DARK SIDE OF THE MOON (1973) pes les plus important du milieu underground. Sa longue
Artiste : Pink Floyd association avec Hipgnosis lui permettra de développer une
Design : Hipgnosis & George Hardie identité visuelle qui s’avère être le complément parfait de
Label : EMI sa musique.

Le style d’Hipgnosis constitue une sorte de refonte


moderniste du style illustratif fantastique des années 1960.
Mais l’imagerie qu’ils emploient appartient pour l’essentiel
à l’esprit post-hippie, toujours à l’honneur au début des
années 1970, soit un psychédélisme s’exprimant différem-
128 ment. Leurs visions hallucinées sont souvent d’inspiration (qui demeure l’un des disques les plus vendus de tous les ANIMALS (1977) 129
surréaliste, faisant écho aux travaux de Salvador Dalí ou de temps). Son célèbre prisme sera plus tard considéré par Artiste : Pink Floyd
René Magritte, mais l’usage de photographies détaillées et certains magazines comme l’une des pochettes de disque Design : Roger Waters & Hipgnosis
mises en scène d’une manière presque théâtrale donne à les plus influentes du XXe siècle. Après cela, le succès d’Hi- Photo : Hipgnosis
leurs images une présence unique. pgnosis l’amènera a concevoir de nombreuses pochettes Label : EMI
Leur production la plus célèbre reste sans doute le pour des groupes de renom tels que Led Zeppelin, Genesis,
visuel de l’album Dark Side of the Moon des Pink Floyd Peter Gabriel, UFO ou The Alan Parson’s Project.
Dans la deuxième partie des années 1970, les restrictions éco-
nomiques dues aux crises pétrolières donnent un coup d’arrêt
à l’extravagance formelle et aux budgets généreux dont avait
profité Hipgnosis. Plus importante est alors la révolte idéo-
logique et artistique contre le climat d’auto-glorification de
la scène du rock progressif brandie par le mouvement punk.
Par un étrange hasard, les Sex Pistols et leur manager
Malcolm McLaren s’installèrent dans les locaux voisins
du bureau d’Hipgnosis sur Denmark Street au centre de
Londres. Aubrey Powell détecta dès lors un vent de change-
ment: « La musique qui s’échappait de l’épaisse porte de leur
studio s’entrechoquait violemment avec les délicates harmo-
nies de Crosby, Still & Nash émanant du notre. Jours après
jours, je sentais une attitude malveillante dans la mission de
McLaren : we were out, they were in. He was right. »

Jamie Reid ou le père du graphisme


punk

L’éblouissant management des Sex Pistols par Malcolm


McLaren et leur succès grandissant formèrent la base de
la montée du punk. Jamie Reid, le designer des pochettes
d’album des Sex Pistols, donna au mouvement son style
graphique. Style qui devint aussi important que la musique
elle-même.
Avouant avoir été inspiré par le situationnisme et
les affiches des événements de mai 1968, Jamie Reid
met en place un langage qui explose la sophistica-
tion et le raffinement qu’Hipgnosis avait amené au
design de pochettes des années 1970 et les remplace
par une expression visuelle iconoclaste aussi radicale
et impénétrable pour les non-initiés que le furent les
affiches psychédéliques de la génération précédente.

Sont alors mises en œuvre des méthodes sophistiquées


130 GOD SAVE THE QUEEN (1977) pour créer des images violentes et politiquement choquan- 131
Artiste : The Sex Pistols tes en accord avec les convictions anti-establishment du
Design : Jamie Reid mouvement. Les techniques de photomontage évoquant les
Label : Virgin collages anti-nazis de John Heartfield sont adoptées pour
caractériser un aspect revendicatif et accusateur.
Le moyen de reproduction bon marché, accessible et ins-
tantané qu’est la photocopieuse devient un outil de création
Barney Bubbles et le post-punk

Parmi les labels les plus importants qui émergèrent de


cette ère punk, il y eut Stiff. Légèrement moins anarchique
que ses rivaux, Stiff entretenait un petit groupe d’artistes
capables de faire de la musique intelligente et d’occasion-
nels tubes. Il possédait également une attirante et irrévé-
rente approche anti-commerciale• , ce qui attira une nouvelle • Le terme Stiff désigne d'ailleurs un flop dans l'in-
génération d’acheteurs de disque. Et dans son graphiste, dustrie musicale américaine.
Barney Bubbles, il trouva l'un de ses meilleurs atouts.

D’abord lié à la mouvance hippie de la fin des années


1960, Barney Bubbles rejoint Stiff à sa création en 1976. Ses
productions pour le label sont un mélange de références
diverses allant de l’esthétique punk de Jamie Reid aux tra-
vaux des peintres abstraits du début du siècle en passant
par le constructivisme russe.
De la pochette dépliable d’Armed Forces (1979) ARMED FORCES (1979)
d’Elvis Costello and the Attractions à celle de l’album Artiste : Elvis Costello and the Attractions
NEVER MIND THE BOLLOCKS, à part entière. Les forts contrastes noir et blanc qu’elle pro- Do It Yourself (1979) de Ian Dury and the Blockheads Design : Barney Bubbles
HERE'S THE SEX PISTOLS (1977) duit – et que l’on trouve déjà dans tous les nombreux fanzi- (disponible en 12 versions différentes), Bubbles affir- Label : Stiff
Artiste : The Sex Pistols nes qui circulent dans des cercles très restreints – finissent mait, dès qu’il le pouvait, sa vision de la pochette de
Design : Jamie Reid par recouvrir l’ensemble des pochettes punk de l’époque. Le disque comme un support pour des essais visuels à
Label : Virgin lettrage, quant à lui, est généralement tracé à la main, des- images multiples, par opposition à la pratique de nom-
siné au pochoir, assemblé à partir de découpages ou tapé breux créateurs qui s’appuyaient sur une image unique.
sur une machine à écrire déglinguée dans une perpétuelle En cela, il est un pionnier, car cet impératif prendra de plus
volonté d’expression formelle. en plus d’importance lors du passage du vinyle au CD.
La pochette du second single des Sex Pistols (God Save
the Queen, 1977), conçue par Jamie Reid, reste probablement
l’image la plus caractéristique de cette effervescence punk
de la fin des années 1970 et est, à elle seule, une véritable
icône de l’époque et du style graphique. La sortie de l’album
coïncidait avec le jubilé des 25 ans du couronnement de la
reine Élisabeth II, et la pochette de Jamie Reid éternisera
finalement l’événement plus que les coupures de presse.

132 133
Comme pour le psychédélisme une décennie plus tôt, le
design mainstream a flirté avec l’imagerie punk pendant un
court moment avant de battre en retraite pour retrouver le
langage post-constructiviste suisse, poli, pratique et uni-
versel. L’exubérance punk trouvera néanmoins une forme
de réincarnation dans le travail de Barney Bubbles, Neville
Brody, Peter Saville et Art Chantry.
Peter Saville et l’avènement Factory

Après des études de graphisme à l’école polytechni-


que de Manchester, Peter Saville participe à la création
de Factory Records qui, très vite, est en voie de devenir le
label indépendant le plus prospère ayant jamais émergé de
Manchester. Ce phénomène Factory amènera Peter Saville
au rang de superstar du design de pochette (qui n’a pas
dans sa liste de pochettes favorites un album de Joy
Division ou de New Order ?)

Pour le premier visuel produit par le label (l’affiche de


la première soirée Factory en 1978), Saville combine la
typographie moderniste de Jan Tschichold à l’iconographie
industrielle (dont Manchester déborde) afin de créer ce qu’il
décrira comme un utilitarisme urbain. L’information mini-
male va très vite devenir le style graphique reconnaissable
du label. En effet, l’absence fréquente des données néces-
saires (nom de l’artiste et titre de l’album sur la pochette
par exemple) donnera à Factory une identité visuelle unique
qui le distinguera très vite des autres.
La contribution de Saville au graphisme pour la musi-
que tient à la combinaison d’une typographie novatrice
avec des éléments picturaux forts, qu’il recadre avec une
précision pleine d’élégance. L’exploit durable de son travail
pour Factory est d’avoir réussi à pousser une génération
entière à s’intéresser au design graphique, peut-être pour
la première fois, comme une activité ayant autant de valeur
et méritant le même respect que la musique. Le design gra-
phique cessa d’être un art invisible ; il devint tendance. La
typographie devint tendance ; les espaces blancs devinrent
tendance ; la sobriété picturale devint tendance. Et, ce n’est
sans doute pas exagérer que d'avancer que Saville a per-
suadé, presque à lui seul, toute une génération à intégrer
Le jeune Neville Brody travaillera aussi brièvement pour Stiff. les écoles d’art d’Angleterre.
Et, même s’il a assez vite abandonné l’univers du disque pour
134 UNKNOWN PLEASURES (1979) celui de l’édition, ses pochettes du début des années 1980 135
Artiste : Joy Division pour Cabaret Voltaire, 23 Skidoo ou le label Fetish Records
Design : Joy Division & Peter Saville aideront à définir le style graphique de l'époque presque
Label : Factory autant que son travail d’édition pour le magazine The Face.
Dans le même temps, un foyer novateur lié à la musique se dé-
veloppe dans le nord de l’Angleterre, avec pour épicentre la ville
de Manchester. C’est dans ce contexte que naît le label Factory.
136 POWER, CORRUPTION & LIES (1983) GIRLS DON'T COUNT (1980) 137
Pochette extérieure et intérieure Artiste : Section 25
Artiste : New Order Design : Peter Saville & Ben Kelly
Design : Peter Saville Label : Factory
Label : Factory
Au début des années 1980, le design de pochette doit affron- va dans ce sens. Il marie des caractères très différents
ter deux chocs majeurs. Le premier est la création de MTV et utilise fréquemment les états les plus marqués d’une
en 1981 (avec laquelle naît l’industrie du vidéoclip qui boule- fonte : italique, bold, etc. Dans le même temps, les noms
versera les habitudes de promotion des labels) et le second, de groupes et d’albums apparaissent comme de véritables
l’arrivée du CD en 1982 (qui propose un format réduit et l’ap- logotypes.
parition du célèbre boîtier cristal). De loin le designer le moins conventionnel des années
1980, Oliver s’est rarement éloigné du domaine du design de
pochettes pour lequel il travaille encore aujourd’hui.
Vaughan Oliver, un graphiste non-
conventionnel

Sortie de Newcastle Polytechnic, Vaughan Oliver cherche


d’abord à être illustrateur pour finalement trouver un travail
dans un studio de packaging. Sa trajectoire se lie finale-
ment à celle du label 4AD (fondé par Ivo Watts-Russel) en
1980, ce qui finira par donner lieu à l’une des relations com-
manditaire/designer les plus longues et des plus couron-
nées de succès de l’histoire du design graphique moderne.

DOOLITTLE (1989) Le travail de Vaughan Oliver est autant déterminé par sa


Artiste : Pixies position au sein du label que par le fonctionnement, musi-
Design : Vaughan Oliver cal et humain, du rock indépendant promu par la maison.
Label : 4AD Tandis que les musiciens y abordent la musique en termes
d’ambiances et d’arrangements plutôt que de constructions
mélodiques ou rythmiques, Vaughan Oliver agit de même
sur leur image : il travaille l’effet visuel, la matière, le grain
ou la déformation plutôt que la grille ou la composition.
• Nigel Grierson, qui assumera également la réalisa- Comme Reid Miles, il s’associe à un photographe• qui
tion de certains clips pour 4AD. se révèle être un allié capital. Le travail de Vaughan Oliver
se teinte dès lors d’une part de direction artistique. Alors
que l’arrivée de l’ordinateur a provoqué chez certains des
envies d’esthétique lisse et futuriste, Oliver maintient une
position davantage classique et renforce la consistance
• • L’invention du CD et de son boîtier cristal viendra de ses créations• • . Papiers cartonnés ou recyclés, encres
accentuer le phénomène. Chaque album bénéficie métalliques et calques, la matière est convoquée au sens
de plusieurs formats : normal, série limitée (avec propre en même temps que simulée par des effets de clair-
138 choix de papiers et de fabrication) et parfois vinyle. obscur, de déchirements et de superpositions. L’ensemble 139
Leur traitement graphique est parfois radicalement appuie l’intensité des photos en même temps qu’il renforce
différent.  la part sombre des univers assemblés. On est loin de la
sobriété chic d’un Saville ou du plastique punk d’un Brody.

Avec le virage des années 1990, l’heure est à la typo-image,


brouillée et agitée. L’usage de la lettre par Vaughan Oliver
À la fin des années 1980, le culte de la musique électronique L’anti-design
(techno, drum and bass, electronica, trip-hop et une douzaine
d’autres catégories) a eu un effet bénéfique sur le design des Les conséquences de cet éclectisme visuel font que les A.P.C. Tracks Vol. II (1996)
pochettes. La nature fondamentalement abstraite de cette pochettes des années 1990 sont définies par un nombre Design : Jean Touitou
musique sans voix et sans mots a stimulé des réponses in- croissant de modes et de nuances stylistiques. Peut-être la Label : APC
tuitives de la part des designers et a conduit à la formation tendance dominante (et sans doute la plus intéressante) a
d’un vaste sous-genre de pochettes abstraites employant été le comportement anti-design de plusieurs jeunes grou- TNT (1998)
une imagerie hybride. pes américains. Évitant énergiquement toutes conventions Artiste : Tortoise
En ce qui concerne les années 1990, elles sont, dans l’en- du graphisme, ils proposèrent des visuels (souvent conçus Design : Tortoise
semble, marquées par un incroyable éclectisme. Si certains par le groupe lui-même) qui renvoyaient directement à Label : Thrill Jockey
designers marqueront les esprits (Art Chantry pour la scène l’amateurisme proclamé du punk.
grunge ou The Designers Republic et leur collaboration avec Aucune pochette ne pourrait mieux définir ce courant
le label Warp), aucun style visuel ne domine réellement cette que celles des compilations A.P.C Tracks ou de l’album TNT
époque, tout comme il n’y a pas réellement eu de style mu- de Tortoise (1998) qui représentent des pochettes de CD
sical dominant. La drum and bass côtoie le lo-fi, le trip-hop gravables sur lesquels serait intervenu leur auteur. Ce sera
co-existe avec la noise japonaise, la dub communique avec le une incroyable vision du futur de la musique et de l’avène-
hardcore, etc. On assiste juste à un amalgame de références ment du piratage musical qui fera basculer l’industrie du
tant graphiques que musicales. disque quelques années plus tard.

140 141
Les évolutions formelles de la Des exemples typiques de sa vision inventive du pac-
pochette kaging sont la grille de trous transperçant l’intégralité de
l’album Fantastic Spikes through balloon (1997) de Skeleton
S’il est une caractéristique qui pourrait résumer les Key ou l’insertion d’une cigarette de la marque favorite de
créations graphiques des pochettes de ces dix dernières Jamie Block dans la tranche du boîtier des exemplaires
années, ce serait probablement les différentes recherches promotionnels de son Timing is Everything.
et innovations dans le strict cadre du packaging.
Pour exemple, le label britannique Mo’Wax, en plus de Heureusement, cette volonté de garder le design au
la qualité de ses signatures, a fait son succès grâce à un premier front restera partagée avec d’autres labels (ECM,
courageux refus d’utiliser l’omniprésent boîtier cristal. Warp, Touch, Mute, Lex, Thrill Jockey ou encore Nude) dont
Travaillant avec le designer Ben Drury, le label met en avant les catalogues cachent d’autres exemples tout aussi stimu-
des packagings alternatifs, de nouvelles manières de condi- lants de mises en forme originales. De l’album Ladies and
tionner le disque, et chaque nouvelle sortie est l’occasion de Gentlemen we are floating in space (1997) de Spiritualized
RED SNAPPER (2003) tenter quelque chose de nouveau. La recherche constante pour lequel Mark Farrow (ancien de Factory) produira le
Artiste : Red Snapper de nouvelles présentations et de matériaux inédits, les pastiche d’un emballage pharmaceutique (instructions de
Design : Non-Format impressions et les procédés de gaufrage révolutionnaires dosage et vignette comprise)• à la pochette cousue par le • Probablement la seule pochette de CD à avoir ja-
Label : Lo Recordings reflètent le souhait d’individualiser chaque sortie d’album. studio Non-Format de l’album éponyme de Red Snapper mais été assemblée par une société de conditionne-
(2003), le conditionnement des disques n’a cessé de se ment pharmaceutique.
LADIES AND GENTLEMEN WE ARE Dans le même esprit, Stefan Sagmeister exploite lui métamorphoser pour le plus grand plaisir des auditeurs.
FLOATING IN SPACE (1997) aussi les limites du conditionnement du CD. Si tout le
Artiste : Spiritualized monde a dans la tête ses créations pour Lou Reed ou les
Design : Mark Farrow Rolling Stones, ses travaux pour des clients moins connus
Label : Dedicated s’avèrent également brillants et extrêmement créatifs.

142 143
L'image et la musique entretiennent des rap-
ports de correspondance évidents et ce n'est
sans doute pas un hasard si on a très tôt
tenté de les associer (dans le cadre artisti-
que de recherches plastiques ou graphiques
de la pochette de disque). S'il est difficile de
qualifier cette relation, on sent qu'un dia-
logue est établi entre ces deux médiums,
que l'un enr ichi t l'aut re e t v ice-versa.

En outre, l'image est nécessaire à la commu-


nication de la musique. Elle crée des repères
visuels essentiels à l'existence de l'œuvre
musicale en dehors de son écoute et permet
la singularisation de celle-ci. Singularité que
de nombreux designers ont mis en œuvre
avec talent sous diverses formes et sup-
ports. Ces supports, de la pochette d'album
au clip, sont autant de champs d'expérimen-
tation qui peuvent apparaître comme les
144 reflets de l'évolution de la pratique graphique. 145
Chapitre 5

LES
SUPPORTS
DE COM-
MUNICATION
146 EXISTANTS 147
148 LA POCHETTE DE DISQUE 149
Longtemps les disques ont été enfermés dans des pochettes
cartonnées. Celles-ci étaient percées d’un trou suffisamment
grand pour permettre de lire l’étiquette du disque sans avoir
à le sortir. Cette étiquette portait le nom de l’artiste et le titre
de le chanson, mais était d’un design standard, dominé par le
logo de la compagnie et les informations concernant le fabri-
cant. Les pochettes suscitaient si peu d’intérêt que, parfois,
les revendeurs remplaçaient l’emballage d’origine par leur
propre présentation, vantant la boutique plutôt que l’éditeur.

Les enregistrements plus longs – généralement classiques –


et, plus tard, des collections de morceaux courts étaient ven-
dus sous forme d’albums comprenant plusieurs disques en
pochettes individuelles de carton, reliées les unes aux autres
par le dos. La couverture est généralement grise ou brune,
parfois garnie de similicuir tel un livre ancien et sa personna-
lisation se limite à l’inscription du nom de l’artiste et du titre
imprimés en lettres dorées sur la tranche et, à l’occasion, à
une étiquette collée sur le dessus.

Il faudra attendre quelques soixante ans après l’apparition du


phonographe d’Edison pour que les producteurs comprennent
que la présentation permet de souligner les traits distinctifs
des albums et de les rendre plus attractifs dans les points de
vente. C’est ainsi avec le 33 tours que la pochette devient un
réel support graphique mettant de côté ses qualités protec-
trices pour lui trouver une seconde utilité : la communication.

150 151

Rosemary Clooney tenant son album favori de Billie Holiday au Commodore Music Shop Ashwell's, pochette cartonnée distribuée par
de New York, 1950. un magasin londonien, années 1930
Le support graphique à l’ère du numérique). Au caractère chaleureux du papier,
nous sommes passés à la froideur toute industrielle du
Si elle a beaucoup servi – et sert encore – à présenter plastique. À ce sujet, Frédéric Beigbeder écrit•  : « Quand • Dans Windows on the World, Folio, 2003.
l’artiste de manière tout à fait formelle (portrait + nom) elle a remplacé les vinyles par les CDs, la musique est devenue
dans une volonté de promotion non dissimulée, la pochette ‹ l’industrie du disque ›. Elle a envoyé un message : la musique
de disque a très vite été investie par des graphistes qui ne sert plus à être contemplée mais à être consommée dans
se la sont appropriée jusqu’à lui donner les lettres de son emballage plastique. »
noblesse qu’elle a connue ces 40 dernières années. D’Alex Cependant, cet emballage de plastique saura évoluer
Steinweiss à Stefan Sagmeister, tous ont trouvé dans ce et d’autres formes de packagings – des plus simples aux
support un lieu d’expérimentation privilégié. plus extravagantes  – verront le jour dans les bacs. Il est
cependant amusant de remarquer que le boîtier cristal sera
Depuis la moitié des années 1950, la pochette d’album davantage proscrit du catalogue indépendant (qui lui pré-
a fourni un exutoire unique à l’expression visuelle expéri- fère le digipack, plus économique et faisant réintervenir le
mentale, et les designers de pochettes ont joui d’une liberté carton) que des majors.
créative rarement atteinte par les designers et artistes
travaillant dans des domaines à l’importance commerciale Précédemment considérée comme une part essentielle
comparable à celle de l’industrie du disque. du succès d’un disque, il y a une tendance chez certaines
maisons de disque à traiter la pochette de disque comme
[…] La pochette de disque reste le seul support Au milieu des années 1980 n’importe quelle autre surface de marketing prête à être
dans ce tentaculaire système commercial où néanmoins, la pochette de disque recouverte par des stickers de promotions et par ce gra-
l’innovation visuelle et l’expérimentation ont s’est vue bouleversée par l’arrivée phisme buy-me-now propre au consumérisme moderne. La
encore lieu d’être. […] Adrian Shaughnessy du Compact Disc. Plus ou moins notion selon laquelle le design de la pochette pourrait agir
du jour au lendemain, le petit dis- comme un agréable accompagnement visuel au contenu
que d’argent a consigné le grand vinyle noir aux bacs des musical d’un disque –  ce que le visionnaire designer de
magasins d’occasions. Et bien que la musique électronique pochettes Vaughan Oliver a défini comme « le reflet réussi
et le culte du DJ aient assuré sa survie, l’abandon du LP de la musique… créant une troisième entité qui est plus inté-
par les majors a forcé une génération de designers de ressante que ses parts distinctes » – est de plus en plus hors
pochettes à s’adapter aux nouvelles dimensions du CD. Là de propos pour la plupart des grandes maisons de disque.
où les proportions généreuses de la pochette du 33 tours
fournissaient un large espace d’expression, de subtilité et De nos jours, les titres d’albums sont préférés en haut
d’invention, le fragile livret coincé à l’intérieur du résistant des pochettes plutôt qu’en bas pour une visibilité plus
boîtier cristal encourage davantage un design utilitaire. effective dans les bacs. Pour être même certains de gagner
Évidemment, une fois de plus, les designers ont su tirer parti l’approbation du département marketing des maisons de
de ce format l’amenant là où le vinyle n’était encore jamais allé. disques, ces titres devraient être placés dans le coin supé-
rieur gauche de la pochette pour permettre aux revendeurs
Mine de rien, ce passage de la pochette cartonnée au de coller son prix dans le coin supérieur droit.
152 boîtier cristal a également changé le rapport physique 153
que l’on pouvait entretenir avec le disque. De la sensible Heureusement, tous les labels n’ont pas le même objec-
impression à même le carton, généreuse, palpable, voire tif que les majors et risquent des pochettes innovantes qui
odorante, nous nous sommes retrouvés avec cette barrière – si leur titre n’est pas nécessairement positionné sur la
de plastique qui a, semble-t-il, innocemment participé à une face de la pochette – ne manquent ni d’impact ni d’intérêt.
certaine forme de distanciation de l’auditeur vis-à-vis de De nombreux labels indépendants prônent un design origi-
l’image (qui, comme nous l’avons vu, a atteint son apogée nal qui participe souvent à l’identité même du label.
La pochette de disque reste peut-être le support graphi-
que le plus logiquement associable à la musique. Et ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si son format carré reste encore
une référence et persiste dans l’univers numérique. Le
public et les designers ont encore du mal à couper le lien
qui les unit à ce format mythique.

L’aspect culte et sacré

Certaines pochettes, par l’efficacité de leur design et/ou


par le succès de l’album qu’elles illustrent, possèdent un
statut réellement culte. Quelques-unes de ces images sont
littéralement ancrées dans l’esprit collectif (voir à ce pro-
pos l'amusante vidéo Battle of the Album Covers conçue par
Ugly Pictures : http://www.uglypictures.us) et une majorité
de personnes connaît par exemple – et ce sans avoir néces-
sairement écouté leur musique – la pochette d’Abbey Road
des Beatles. Celle-ci a été maintes fois citée, parodiée
comme une référence partagée par tous.

La pochette de disque possède également un aspect


sacré qui lui est tout particulier. Si l’on décide de comparer
cette mise en image de la musique au principe équivalent
de la couverture du livre ou de l’affiche de cinéma (qui
ont toutes pour rôle de figer et de présenter leur contenu),
cela nous donne une idée du respect que l’on accorde à la
pochette de disque en particulier.

Contrairement au livre et à l’affiche de film (qui chan-


gent en fonction du pays, de l’éditeur, des rééditions, etc.),
jamais personne n'oserait remplacer une pochette de
disque originale par une autre. Comment par exemple ima-
Mc LEMORE AVENUE giner une réédition de l’album Unknown Pleasures de Joy
Artiste : Booker T. & The MG’s Division avec une pochette différente de celle dessinée par
Label : Stax Peter Saville ? Cela apparaîtrait comme un véritable non-
154 sens et annulerait la capacité qu’a la pochette a catalyser ABBEY ROAD (1969) 155
THE ABBEY ROAD EP (1988) l’état d’esprit ainsi que l’époque de sa création pour nous Artiste : The Beatles
Artiste : The Red Hot Chili Peppers les restituer. En effet, la pochette semble réellement faire Design : Ian MacMillan
Label : EMI partie intégrante de l’œuvre. L’image et son contenu peu- Label : Apple
vent paraître indissociables car ce visuel, en tant que reflet,
The Simpsons, illustration de Matt Groening incarne ce que l’œuvre musicale est et ce qu’elle désire
pour la promotion de sa série animée. transmettre.
l’intermédiaire de son stylo et de son feutre – l’exécration
toute particulière qu’il entretenait pour cette chanteuse. En
s’attaquant à son image, il s’attaquait à la personne.

Dans le même esprit, de nombreux artistes s’autorisent


la citation (comme nous venons de le voir avec le Abbey Road
EP des Red Hot Chili Peppers). Les pochettes de disque
les plus remarquables servent souvent de point de départ à
toute une esthétique de la référence, du décalage ou du clin
d’œil à laquelle les fans sont d’autant plus sensibles qu’elle
introduit une forte connivence avec le public tout en réaffir-
mant la dimension proprement mythique du visuel originel.

La volonté de cette démarche peut être : l’hommage (la


citation à Sonny Rollins par Joe Jackson), la parodie (la
réinterpretation de la pochette de Sergeant Pepper par les
Mothers of Invention ou celle, ci-contre, de Herb Alpert
par Pat Cooper) ou bien l’appropriation pure et simple de
l’icône comme pour le London Calling des Clash qui cite
directement la pochette du premier album d’Elvis Presley
sorti en 1956.

Par l’intermédiaire de cette citation graphique, les Clash


tentent de s’approprier le mythe Presley. La sortie de cet
album correspond à la période où le groupe commençait à
faire parler de lui aux États-Unis ; et il n’est pas impossi-
ble de supposer que cette appropriation avait pour but de
capter l’aura de l’icône américaine par excellence afin de
L’incarnation de l’œuvre mettre toutes les chances de réussite de leur côté pour
réussir outre-atlantique. Si cette pochette avait réussi au
156 SYLVIE VATAN La pochette peut donc être vue comme le corps de King, pourquoi pas aux Clash ? WHIPPED CREAM & OTHER DELIGHTS 157
Pochette 45t modifiée, stylo bille et feutre l’œuvre qu’elle contient, son incarnation physique. Ainsi, Ainsi, tout en noyant le nihilisme punk dans l’héritage du Artiste : Herb Alpert
Auteur : Anonyme comme le principe de la poupée vaudou, toute action portée Rock’n’Roll classique, le groupe s’accapare l’essence même Label : A&M Records
à cette image est, d’une certaine façon, portée à l’œuvre de l’artiste et de son œuvre qui émanent de cette photogra-
et à la personne qui est à son origine. C’est en tout cas le phie noir et blanc et de ce lettrage rose et vert découpé à la SPAGHETTI SAUCE & OTHER DELIGHTS
sentiment qu’a dû avoir le possesseur de cette pochette de main comme si cette image était un peu d’Elvis lui-même, Artiste : Pat Cooper
Sylvie Vartan qui a su exprimer toute en subtilité – et par telle une relique d’ordre graphique. Label : United Artists
L’objet collectionnable

Conséquence de tout ce que nous venons de voir, la SONNY ROLLINS


pochette de disque est également sujette à collection. Artiste : Sonny Rollins
Pourtant simple packaging à l’origine (entendez : objet Design : Reid Miles
purement fonctionnel destiné à être jeté après avoir assumé Label : Blue Note
ses fonctions d’emballage), il acquiert un caractère et une
valeur différente associés au contenu qu’il protège et qu’il BODY AND SOUL
expose à la fois. Artiste : Joe Jackson
Mais que collectionne-t-on exactement ? L’objet graphi-
que qu’est la pochette ou l’enregistrement qu’elle contient SERGEANT PEPPER’S LONELY HEARTS
(l’album en tant qu’œuvre musicale) ? Si la pochette joue un CLUB BAND (1967)
important rôle de reconnaissance, il semble tout de même Artiste : The Beatles
que l’achat soit généralement fait par rapport à l’œuvre et à Design : Peter Blake & Jan Haworth
l’artiste, car – même si cela arrive avec quelques graphistes Label : Parlophone
fétichistes dont je fais partie – peu de personnes achètent
un album uniquement pour sa pochette. Cependant, les col- WE’RE ONLY IN IT FOR THE MONEY (1968)
lectionneurs les plus méticuleux prennent soin de protéger Artiste : The Mothers of Invention
leurs pochettes les plus précieuses en les enfermant dans Design : Cal Schenkel
une enveloppe de plastique. Cette démarche d’emballer Label : Warner Bros
l’emballage tendrait à prouver l’intérêt particulier qu’ils
portent à la pochette en tant qu’objet de valeur et non plus ELVIS PRESLEY (1956)
simple packaging strictement fonctionnel. Artiste : Elvis Presley
Design : Tom Parker
C'est en constatant ces comportements que l'on en vient Label : RCA Victor
à se questionner sur les changements radicaux qu'a impli-
qué le passage au MP3. Si la pochette possède ce carac- LONDON CALLING (1979)
tère sacré et ce statut d'objet collectionnable, qu'en est-il Artiste : The Clash
du fichier numérique ? Comment pourrions-nous entretenir Design : Ray Lowry
une relation sensible avec une ligne de code ? Une image Photo : Pennie Smith
JPEG peut-elle être sacrée ? Label : CBS

158 159
160 L’AFFICHE 161
Contrairement à la pochette d’album ou au clip, l’affiche Le support graphique
n’est pas un support spécifique à la musique mais elle est ce-
pendant le premier support à la communiquer. Par sa qualité Avant 1940 (et l’apparition de la pochette illustrée), les
publique et son rapport à la rue, l’affiche est davantage as- images sur lesquelles jouent les illustrateurs pour mettre la
sociée à la musique jouée (qu’elle annonce) qu’à la musique musique et l’identité de ses stars en avant sont limitées aux
enregistrée (qui jusqu’aux années 1980 reste confinée aux sa- affiches de spectacles. En France, dans les années 1920-
lons). Cependant, la relation qu’elle établit n’a rien à voir avec 1930, les revues de music-hall fleurissent. Pour la concep-
celle, plus étroite, qui lie la pochette d’album à son contenu. tion de leur affiche, on fait appel aux grands illustrateurs de
l’époque (Paul Colin, Zig Brunner, etc.) qui donnent forme
à des visuels découlant directement des recherches enta-
mées par les affichistes de l’avant-guerre. Ils tentent alors, MISTINGUETT (1931)
par leurs illustrations, de retranscrire l'éblouissement offert Affiche pour le Casino de Paris
par ces somptueux numéros musicaux. Design : Zig Brunner
Aux États-Unis, la production d'affiche est majoritaire-
ment liée aux nombreux films musicaux (généralement des GOLD DIGGERS OF 1933 (1933)
adaptations de spectacles de Broadway) qu'Hollywood pro- Affiche pour Warner Bros/Vitaphone
duit en masse. Les graphistes des maisons de production Design : Anonyme
(qui ne signent jamais leurs affiches) y mettent eux aussi
en œuvre un vocabulaire visuel directement inspiré de la
tradition européenne de l'époque.

162 163

Bill Graham dans son bureau du Fillmore Auditorium, 1966.


L’affiche psychédélique

S’il est une période où l’affiche a approché au plus près


le rôle de la pochette d’album dans sa volonté de symboli-
ser la musique, c’est sans aucun doute à la fin des années
1960 avec l’apparition du mouvement psychédélique.
Les graphistes qui conçoivent des affiches pour le
Fillmore Auditorium et l’Avalon Ballroom de San Francisco• • La légende baptisera ces affichistes de la scène de
ou l’UFO de Londres s’approprient ce support en mettant San Francisco les Big 5 (Wes Wilson, Victor Moscoso,
en œuvre un style issu de multiples références. Le visuel y Rick Griffin, Stanley Mouse et Alton Kelley).
prend le pas sur l’information, dont la mise en forme s’har-
monise à l’image et équilibre la composition. La typographie THE DOORS, MILLER BLUES BAND, HAJI
s’agite, les couleurs éclatent et la ligne serpentine propre à BABA (1967)
l’Art Nouveau envahit les yeux des milliers d’auditeurs. Affiche pour l'Avalon Ballroom
Si ces parti pris graphiques accompagnent l’expérience Design : Victor Moscoso
visuelle qu’induit la prise de LSD, certains y voient égale-
ment une expression visant à traduire l’état d’esprit dans QUICKSILVER MESSENGER SERVICE, FINAL
lequel nous plonge la musique ; voire même une traduction SOLUTION (1966)
visuelle de la musique elle-même : mouvante, colorée, dyna- Affiche pour le Fillmore Auditorium
mique, hypnotique. Design : Wes Wilson
ELVIS PRESLEY (1956) Dans les années 1950, le rock, le blues et le jazz ont de
Affiche pour le Florida Theater, Jacksonville plus en plus de succès aux États-Unis. Les tournées se
Design : Hatch Show Print multiplient et les concerts emplissent les salles de toute
l’Amérique. Afin d’annoncer ces événements, des affiches
THE BIGGEST SHOW OF STARS FOR 57' (1957) sont placardées dans les rues. Loin de posséder la tradition
Affiche pour le Forum de Wichita de l’affiche dont pouvait se vanter l’Europe (et plus particu-
Design : Tilghman Press lièrement la France) à cette époque, l’Amérique ne contient
pas vraiment d’affichistes de renom. Ainsi, ces affiches
de concerts sont conçues directement par les mêmes
personnes chargées de leur impression. Ces imprimeurs,
généralement peu soucieux de l’originalité de leur pro-
duction, mettent en avant un graphisme passe-partout qui
convient autant à une affiche annonçant un match de boxe
que la venue d’un cirque ou qu’une promotion à l’épicerie
du coin. Ils y recyclent leurs caractères en bois (souvent
des linéales ou des mécanes) ainsi que les ornements
164 classiques de l’imprimerie (filets, étoiles) et surchargent 165
leurs compositions d’informations et de photos des artistes
(fragmentant parfois l’affiche par de multiples encadrés)
dans un traitement aussi neutre que possible. Ici, aucune
volonté de traduire la musique, de caractériser un style, de
transmettre un état d’esprit ; ces affiches ont, avant toute
chose, valeur d’information et de promotion.
Ainsi, les milliers d’affiches intensivement produites
pendant cette période deviennent vite indispensables.
Elles sont rapidement recherchées, et certains exemplaires
rares comptent aujourd’hui parmi les plus précieux sou-
venirs de l’époque. Pour l’anecdote, un colleur racontera
qu’alors qu’il placardait les affiches annonçant un concert
au Fillmore le week-end suivant, il s’aperçut qu’il était suivi
par une personne qui décollait les affiches juste derrière
lui pour les emporter. Le promoteur de la salle, Bill Graham,
se résoudra alors à les distribuer gratuitement lors des
concerts, précisant même sur certaines : « Cette affiche est
gratuite pour tous les spectateurs ». Ces affiches, victimes de
leur succès, y perdront presque leur statut éphémère d’in-
formateur pour devenir des objets aussi précieux qu’ont pu
l’être les pochettes de disques.

Quoique généralement de petites dimensions (rarement


plus d’une cinquantaine de centimètres pour le grand côté),
l’affiche psychédélique se distingue de l’impératif de choc
si essentiel aux vastes billboards de la publicité dominante.
Une fois passé l’appel de ses couleurs saturées, elle
impose en un second temps un ralentissement de la lecture
166 THE BYRDS, WINTERLAND (1967) qui sollicite de son spectateur une sorte d’empathie, un 167
Affiche pour le Fillmore Auditorium goût pour l’exploration détaillée de la surface, en opposi-
Design : Wes Wilson tion manifeste aux stratégies ordinaires de la réclame. Ce
paradoxe d’une affiche lente, dont le message implique une
CAPTAIN BEEFHEART (1966) durée inhabituelle de la perception, la rapproche de l’expé-
Affiche pour le Fillmore Auditorium rience musicale qui nécessite une certaine forme de mise
Design : Wes Wilson en condition pour être véritablement appréciée.
Son statut aujourd’hui

Aujourd’hui, l’affiche de concert n’existe plus réellement


en France. Certes, les affiches annonçant la sortie d’un
album ou tel concert continuent d’être placardées dans les
rues, mais leur valeur (davantage publicitaire que réelle-
ment créative) n’est plus la même. Ces affiches se conten-
tent souvent d’agencer dans leur format une photographie
de l’artiste ou une illustration (généralement le visuel issu
de la pochette de l’album), les informations nécessaires (le
plus gros possible) et un packshot de l’album en question.
Ces tentatives sont souvent une volonté, non plus des sal-
les, mais des maisons de disques qui voient l’affiche comme
un support de promotion supplémentaire et non plus comme
un espace de création à part entière. Les salles ne commu-
niquent plus à l’aide de l’affiche mais par l’intermédiaire
– plus économique – du flyer ou du leaflet (qui, s’il lui arrive
de se déplier au format affiche, est – au mieux – davantage
destiné à recouvrir la tapisserie que la brique).

Aux États-Unis, cependant, l’affiche de concert tente de


survivre grâce au soutien de quelques salles/commanditai-
res qui entretiennent la relation à l’affiche entamée dans
les années 1960. Cette culture de l’affiche est fortement liée
à la scène rock qui reste très active dans le domaine. De par
la taille du pays, les tournées américaines sont souvent très
longues car des nombreuses villes/étapes sont réparties sur
l’ensemble du territoire. Fréquemment, les groupes et les
salles recourent à une affiche par date conçue par les gra-
phistes locaux. Il s’agit, la plupart du temps, de sérigraphies
produites en petites quantités (de 100 à 300 exemplaires).
Jeff Kleinsmith, Aesthetic Apparatus, Heads of State,
Jason Munn ou Jay Vollmar sont quelques-uns des graphis-
tes contemporains les plus attachés à cette pratique qu’ex-
pose, aussi exhaustivement qu’il lui est possible, l’ouvrage
Art of Modern Rock : The Poster Explosion• . • Art of Modern Rock : the Poster Explosion,
168 Affiches, Jason Munn/Small Stakes, 2002/2003 Paul Grushkin & Dennis King, Chronicle Books, 2004 169
170 LE CLIP 171
Depuis ses débuts en 1895, le cinéma a toujours été accom- Le scopitone
• Ou plus précisément du film The Jazz Singer de pagné de musique (qui, avant l’apparition du cinéma parlant•
1927, premier film muet avec des séquences chan- était jouée en direct de la projection des bobines). La musique Frère du juke-box et père du clip, le scopitone• est un • Du grec scopein (regarder) et tonos (tonalité), le
tées préenregistrées. a ainsi toujours servi à illustrer des images. Pour la première juke-box associant l’image au son. Accessible dans les mot scopitone s’applique aussi bien à la machine
fois, avec le clip, les choses se sont inversées, et l’image s’est bars, il diffusait une trentaine de vidéos des artistes yé-yé qu’aux films quelle diffuse.
retrouvée au service de la musique. de l’époque dans un format que l’on peut considérer comme
S’il est souvent dit que le premier clip vidéo est né en 1975 l’ancêtre des clips.
avec Bohemian Rhapsody de Queen, il s’agit d’une erreur. Conçue à base de pièces de surplus d’avions de la
Certes, Bohemian Rhapsody est bel et bien la première vidéo seconde guerre mondiale, l’imposante machine fut créée en
au sens où c’est le premier clip tourné au format vidéo, mais France par la société Cameca et présentée pour la première
ce ne fut ni le premier clip, ni ce qui a précipité l’arrivée de fois le 24 avril 1960 au salon de Paris. Cette invention, qui
MTV. Certains historiens (comme Pete Fraser), au risque de projetait des films – en couleur !• •  – sur un verre dépoli, eu •• La télévision couleur n’existait pas à l’époque et
contrarier certains préjugés, font remonter ces origines aux un succès immédiat. une version américaine du scopitone (les Soundies)
expériences d’Oskar Fischinger dès les années 1920 ou aux Cependant, les films en question étaient souvent réali- existait déjà depuis 1940, mais uniquement en noir et
travaux de Walt Disney (Fantasia, 1939, et Silly Symphonies). sés en quelques heures avec des budgets ridicules. Aussi, blanc et sans choix du morceau.
peu de scopitones s’avèrent réellement créatifs, se conten-
tant souvent de présenter les musiciens en train de jouer ou
de danser. L’un des principaux réalisateurs de scopitones
est Claude Lelouch (que l’on crédite de plus de 80 vidéos),
mais d’autres metteurs en scène ont également été par-
ticulièrement actifs sur ce support (Andrée Davis-Boyer,
Pierre Cardinal, Jean-Christophe Averty, Alain Brunet,
François Reichenbach, etc.). Considérés comme des sous-
produits du cinéma, les scopitones ont même fait le sujet
d’un article de la revue Les Cahiers du cinéma qui consacra
plusieurs pages de son édition de février 1963 au soutien de
cette production.

Malgré cela, il tombera assez rapidement en désuétude,


probablement du fait du développement de rendez-vous
musicaux réguliers à la télévision (Top of the Pops, Ed
Sullivan Show, Hullabaloo, etc.) qui permettent à tous les
auditeurs qui ne peuvent pas nécessairement assister à
leurs concerts de voir jouer les groupes.
Les maisons de disques se rendent vite compte que ces
émissions sont une grande opportunité pour la promotion de
172 leurs artistes. Elles se concentrent alors, à la fin des années 173
1960, sur la réalisation de courts films promotionnels qui
commencent à remplacer les performances télévisées ;
le clip naît. Reckless Records, anonyme, 1991

Extraits du clip Windowlicker (Warp,1999) de Chris Cunningham pour Aphex Twin.


En parallèle, fatigués de leurs multiples tournées inter- MTV (Music Television)
nationales, les Beatles décident de produire en 1968 un film
musical qui servira d’excuse à leur absence sur scène cette Si le clip commence à fleurir dans les années 1970 (The
année-là. Imaginé par les Beatles eux-mêmes, le très psy- day my baby gave me a surprise de Devo en 1979 ou Ashes
chédélique Yellow Submarine utilise la durée et la structure to ashes de David Bowie en 1980), son avènement mythi-
narrative du film pour inviter le spectateur à pénétrer dans que sera l’année 1981, date à laquelle MTV inaugure son
l’univers du groupe. Les chansons (exclusivement compo- antenne avec le classique et symbolique Video Killed the
sées pour l’occasion et qui feront également l’objet d’un Radio Star des Buggles. Très vite, la chaîne devient une
album) rythment ainsi la mise en scène de ce film animé qui véritable icône culturelle pour toute la jeunesse des années
oscille entre la comédie musicale et la collection de clips. 1980. Avec elle naît le format standardisé, court et attrac-
Mélangeant habilement l’expression visuelle et musique, tif qui fera son succès. MTV n’a pas été l’unique chaîne à
le film aura un succès retentissant et inspirera plus tard diffuser des clips, mais elle a en revanche sensiblement
le groupe Pink Floyd à réitérer le même type d’expérience imprégné le système. « Ce qui est vraiment important au
• Réalisé par Alan Parker en 1982. avec le film/album The Wall • qui donnera également lieu sujet du clip, écrit Andrew Goodwin•• , est l’émergence d’une •• Dans son essai MTV Meets Postmodern Theory
à une tournée spectaculaire ancrant définitivement une méthode routinière pour promouvoir des singles. » extrait de Sound and Vision : Music Video Reader,
The Beatles Yellow Submarine, Affiche, 1968 esthétique et un univers propre au groupe. Après son rachat par Viacom en 1985, la chaîne se diver- ouvrage collectif, Taylor & Francis Books, 1993.
sifiera, tant sur le plan des styles, avec la création de chaî-
nes spécialisées (MTV2, MTV Base, etc.), que sur le plan
géographique, s’installant un peu partout dans le monde••• . ••• Reçue dans 171 pays à l’heure actuelle, elle
Aujourd’hui, avec une industrie musicale extrêmement s’est attaquée à l’Europe dès 1987.
concentrée à l’échelle mondiale, MTV détermine le marché
télévisé du clip.

Soulignons également que, outre son aspect commercial,


et dans la nécessité d’être perçue comme étant toujours
à jour, MTV s’est régulièrement montré à la pointe de l’art
télévisuel en favorisant le motion design et l’animation à
travers un habillage de chaîne créatif et avant-gardiste.
Ce n’est cependant qu’en 1992 qu’elle commencera enfin à
créditer les réalisateurs de clips.

174 175
Le caractère promotionnel du clip Le clip en tant que support de création

Plus qu’une simple radio visuelle, le clip est écartelé dans Heureusement, cette vérité n’est pas l’apanage de l’en-
une relation avec le cinéma et la publicité, oscillant entre semble de la production de ces vingt dernières années.
soumission et insolence, il serait trop long pour une publi- Et c’est sûrement le clip Thriller (1983) de Michael Jackson qui
cité, trop court pour un film, trop vendu pour l’art. Ainsi, à contribuera à faire émerger le genre en ne se limitant plus à
l’instar de la pochette de disque, le clip occupe « une zone la chanson filmée. D’un format inhabituel (14 minutes), cette
• Pour paraphraser Nicholas Cook, auteur de Analy- floue entre le marketing et l’expérience esthétique. »• vidéo – réalisée par John Landis – a réussi à prouver que le
sing Musical Multimedia.  Il n’empêche que ce support est peut-être davantage dis- clip pouvait être davantage qu’un simple outil de promotion.
•• Le terme anglais clip se traduit d’ailleurs grossiè- sociable de l’œuvre dont il n’est qu’un extrait•• . Ce pur outil Ce support audiovisuel (au sens où son et image ne
rement par extrait (to clip something off = couper) de promotion vise avant tout à allécher le spectateur. En font qu’un) permettra ainsi l’expression de toute une jeune
ce sens, il possède un caractère naturellement éphémère génération de réalisateurs qui ont montré qu’il pouvait être
qui ne se reflète pourtant jamais réellement dans les pro- un champ d’expérimentation visuelle aussi efficace que la
ductions auxquelles on apporte un soin tout particulier (et pochette de disque.
d’importants budgets). Michel Gondry, Chris Cunningham ou Spike Jonze• • • , ••• Dont les productions ont fait l’objet de DVDs,
les collectifs H5 ou Pleix, sont ainsi autant de visages d’une prouvant que le clip est capable de conjurer son sort
[…] Le clip est une forme télévisée qui De ce fait, l’apparition du clip pratique innovante du clip. Car, ce que propose ce format d’objet éphémère de promotion lorsqu’une véritable
positionne assidûment le spectateur comme mettra à mal les budgets alloués – et ce qui en fait la particularité –, c’est cette symbiose approche créative est mise en œuvre.
consommateur. […] Andrew Goodwin au design des pochettes, les directe du son avec l’image. Si la pochette permet de faire
maisons de disque préférant exister la musique en dehors de son écoute, le clip perd tout
favoriser ce nouveau mode de promotion dont ils avaient son intérêt s’il est coupé de sa bande sonore. Ainsi, il invite DEADWEIGHT (1997)
la certitude qu’il aurait un impact sur le public. Cette stra- a questionner les rapports d’équivalence de la musique et Artiste : Beck
tégie est aujourd’hui toujours mise en œuvre par les majors du visuel qui sont, nous l’avons vu, des préoccupations qui Réalisation : Michel Gondry
compagnies même si l’éventail de spectateurs des chaînes ont accompagné l’émergence de la pratique vidéaste. Label : Universal
musicales s’est nettement restreint. Ne diffusant pratique-
ment plus qu’une sélection réduite d’artistes et de styles
(de ce que beaucoup de personnes appellent la musique
commerciale, ce qui en dit long), les téléspectateurs de
MTV (aujourd’hui davantage les jeunes adolescents que
les jeunes adultes) ne la regardent plus pour découvrir de
nouveaux artistes mais pour se tenir au courant de ce qu’il
est nécessaire de connaître pour ne pas paraître ridicule
dans la cour de recréation.
Cette baisse flagrante d’intérêt du public se reflète
d’ailleurs dans la réalisation même des clips qui, pour la plu-
part, ont une approche peu créative et se rapprochent plus
176 de la pauvreté formelle d’un scopitone (l’artiste qui chante 177
et danse face à la caméra ; finalement ce que ce public a
envie de voir) que de véritables productions interrogeant les
possibilités créatives de la rencontre du son et de l’image.
Si le clip est, pour des raisons de budget, principalement Le VJ-ing
employé par les grosses maisons de disques, certains
labels indépendants y voient une autre manière d’exprimer Bien qu’elle ne soit pas directement liée au clip, la pra-
la cohérence artistique qui fait leur identité. L’exemple le tique du VJ-ing lui emprunte sa finalité : l’illustration syn-
plus représentatif de cela est sans doute le label Warp qui chronisée de la musique, l’enrichissement de l’écoute.
depuis 1990 fait appel aux réalisateurs les plus talentueux Apparue dans le courant des années 1990, cette nouvelle
pour produire des vidéos et animations des titres de leurs pratique de l’image se développe dans le milieu de la musi-
• Films que l’on peut retrouver dans le DVD Warp artistes-phares (Aphex Twin, Autechre, Squarepusher, que électronique. Le principe consiste à diffuser lors de
Vision : The Videos 1989-2004, Warp Records, 2004. Jamie Lidell, Plaid, etc.)• . concerts des images animées destinées à soutenir la per-
Ces clips n’ont, pour la plupart, jamais fait l’objet formance sonore ; voire à lui répondre. Le VJ• utilise ainsi • Visual Jockey, a opposé au Disc Jockey. 
d’une diffusion télé et le public auquel ils s’adressent des logiciels pour produire et mixer en direct des vidéos
connaît déjà l’artiste et possède fort probablement déjà de la même manière que le fait le DJ avec ses disques. Le
son album. Leur qualité promotionnelle semble dès lors set devient une mise en relation du visuel et du sonore, une
quelque peu limitée. Mais la volonté de Warp n’est pas expérience qui gagne en valeur par son caractère unique et
réellement la promotion (même si ces vidéos, généra- éphémère.
lement diffusées sur internet, peuvent inviter, par leur L’image s’y envisage autrement que dans le cadre d’une
force et le côté énigmatique qui se dégage de leur aspect structure narrative classique. Vidéo et musique fusionnent
non-commercial, des personnes à s’intéresser au label). dans une œuvre audiovisuelle et prennent un nouveau sens
Le but est la création pure et simple. Profitant de leur dans une construction simultanée. Les codes du cinéma et
position de commanditaire éclairé, Rob Mitchell et Steve de la vidéo sont cassés et réinterprétés. Pas besoin de scé-
Beckett (les co-fondateur de Warp) investissent dans la nario, ce sont les sentiments et l’intuition qui priment. La
création d’un univers visuel foisonnant, cohérent et spé- fonction du montage est d’abord expressive et esthétique.
cifique à l’artiste, qui enrichit l’expérience de sa musique On cherche avant tout à produire une émotion.
et procure une véritable crédibilité artistique au label. Ce
comportement ramène finalement Warp à ce que doit être Si le VJ ne trouve pas encore sa place dans toutes les
un label avant tout : un mécène, une pépinière de talents salles, la vidéo, elle, participe de plus en plus aux concerts.
qui favorise l’intérêt de ses artistes avant le sien propre. De nombreux artistes de tous bords font aujourd’hui inter-
venir ce médium dans la mise en scène de leurs spectacles.
THE CITY (2004) Bien que ces vidéos soient, la majeure partie du temps, pré-
Artiste : Jamie Lidell enregistrées (et qu’on ne retrouve pas la spontanéité et la
Réalisation : Frederic D singularité du travail du VJ), on sent que cet attachement
Label : Warp au visuel est inhérent à la pratique même de la musique.

178 179
LES
AUTRES
180 SUPPORTS 181
D’autres supports, comme le flyer ou le site internet, animent Le flyer
également la communication musicale actuelle. Leur rôle est
cependant légèrement différent des supports précédemment Le flyer, le plus éphémère des supports éphémères,
évoqués, au sens où la valeur informative y est première. communique (comme l’affiche) davantage le concert que
Toutefois, cela n’empêche en rien une approche créative de la musique enregistrée. Distribué dans la rue (pas à tout
leur conception et, si quelques-uns de ces supports restent le monde !) ou mis à disposition dans des endroits direc-
d’une notable pauvreté, d’autres spécimens s’avèrent exem- tement fréquentés par le public qu’il vise (bars, salles de
plaires dans leur approche. concerts, disquaires, boutiques de vêtement, etc.), il est
inexorablement lié à la rue et ne peut hypothétiquement pas
La publicité, qu’elle prenne la forme d’affiches (dans les sortir du cercle qu’il participe à animer.
couloirs du métro ou les inserts), d’encarts presse (dans
les revues spécialisées), de spots télévisés (exclusivement Il se démocratise à la fin des années 1980 avec la culture
exploités par les majors) ou de bannières internet, communi- rave et une génération de personnes qui commencent à réa-
que également les sorties d’albums et les dates de concerts. liser qu’il est possible d’organiser des soirées en dehors
Néanmoins, ce médium constitue probablement la forme la des traditionnels clubs. Trouvez un espace abandonné,
moins créative de communication dans le domaine musical. apportez-y de la musique et du monde, le flyer jouera
Et l’on se trouve souvent plus proche de la vulgaire réclame ensuite le rôle d’informateur. Avec le développement de
que de la véritable publicité. ces free parties (qui trouvaient dans ce support l’avantage Reckless Records, anonyme, 1991
d’une circulation main-à-main, restreinte à un petit cercle
et partageaient son statut éphémère), puis avec les clubs
(qui voulaient retrouver la part du gâteau qu’on leur avait
retirée), la compétition était lancée : il fallait capturer l’ima-
gination du public et séduire son œil avant son oreille.
Au début, le flyer se caractérise par son aspect cheap.
Favorisant la quantité à la qualité (pour informer le maxi-
mum de monde) et le moindre coût (comme leur nom l’in-
dique, les free parties sont gratuites), les organisateurs
trouvent dans la photocopie le moyen de production idéal.
Si les premiers flyers sont majoritairement typographiques,
il n'en émane pas moins une certaine esthétique qui se for- • Et que  Matteo Sola tente de capturer dans son
gera au fil des années• . ouvrage Proud 2BEA flyer, Happy Books, 2003

Les salles de concerts se réapproprient très vite le flyer


(au grand dam de l’affiche) qui a l’énorme avantage d’être
peu cher à fabriquer et de cibler son public par son mode
de diffusion. S’il n’a rien perdu de son caractère éphémère,
182 il est aujourd’hui davantage travaillé et s’ennoblit quelque 183
fois de papiers de meilleure qualité ou de subtilités d’im-
pression que ne seraient pas sans jalouser certains sup-
ports plus pérennes. Contemporainement considéré comme
une sorte d’affiche de poche, le flyer a néanmoins beaucoup
plus de mal à trouver l’impact visuel qui a fait le succès de
Flyer/programme du club londonien Fabric conçu par Love, 2006 sa grande sœur.
184 185

Transfusion, Leo Elstob, 2002 Beheizten Club, Raffinerie.ch, 2001


Le site internet

Inéluctablement, au début des années 2000, le site Ces dernières années, Internet a également vu fleurir
internet est devenu un passage obligé pour n’importe quel ce que la presse s’est mise à appeler les réseaux sociaux
artiste. Souvent construits autour des mêmes rubriques (dont le site MySpace• • est sans doute le plus repré- •• www.myspace.com, lancé en janvier 2004 et ra-
(actualité, biographie, discographie, dates des futurs sentatif). Originellement destiné à relier les personnes cheté en août 2005 pour 580 millions de dollars par
concerts, titres ou vidéos à télécharger), les sites de entre elles, certains groupes de musique ont eu la bonne Fox Interactive Media, il compte plus de 200 millions
groupes ont avant tout valeur d’information. En ce sens, idée d’investir ce réseau pour faire leur propre publicité. d’utilisateurs dans le monde.
peu s’avèrent véritablement créatifs ou ne questionnent le Le succès grandissant du site a même réussi à amener cer-
rapport que la musique entretient avec l’image (le support tains de ces groupes à la célébrité et le sticker Découvert
multimédia qu’il représente est pourtant un environnement par MySpace ! s’est, par exemple, vu placardé sur le premier
plus que favorable à de telles questions). L’internaute navi- album du groupe Artic Monkeys• • • comme un étrange gage ••• Le premier groupe proclamé made in Myspace
guant sur ces sites cherche généralement une information de qualité. qui a créé un buzz faramineux autour de lui par l'inter-
en particulier à propos d’un artiste qu’il connaît et qu’il Inspirés par cette fulgurante ascension et par le poten- médiaire du site avant d’être enfin signé par un label.
apprécie sans doute déjà. D’aucuns semblent donc penser tiel tremplin que pouvait représenter le site, la majorité des
qu’il n’est pas nécessaire de séduire cet internaute qui n’est petits groupes ont, eux aussi, décidé de tenter leur chance
plus une cible potentielle (avec tout ce que cela peut avoir sur le réseau. Même les artistes les plus reconnus ont cru
de péjoratif). Mais celui-ci apprécierait probablement que bon de suivre le mouvement, à tel point qu’une section spé-
l’univers visuel qui est mis en place sur la pochette de son ciale du site (MySpace music) a été créée pour différencier
disque ou sur les clips qu’il a visionnés, trouve une forme les groupes des autres individus (dont le nombre ne cessait,
de continuité dans cet environnement multimédia plus que lui non plus, de grimper).
propice à l’application d’une telle hypothèse. L’indispensable page MySpace s’est ainsi très vite mise
à remplacer le site internet, fournissant toutes les informa-
Certains artistes (qui restent cependant très minoritai- tions que l’on pouvait en attendre. Le problème est que ce
res) ont heureusement mis ce principe à l’œuvre, comme le phénomène a aussi engendré une forme de conformisme
groupe Radiohead qui, il y a quelques années, a transformé esthétique au sens où toutes ces pages présentent une
son site en une expérience multimédia, un labyrinthe de architecture absolument identique. Le principe de custo-
signes qui participe à l’insertion de l’internaute/auditeur misation proposé n’offrant en vérité que de trompeuses
dans l’univers de l'artiste. Évidemment, le groupe est et (très ?) limitées variations colorées et typographiques,
conscient qu’il peut se permettre une telle expérience en la pauvreté graphique imposée par MySpace réussit à
étant soutenu par la centaine de sites non-officiels de fans agresser les yeux de plus des 28,8 millions d’internautes
qui en assurent la part informative (peut-être même plus qui se partagent les 3,318 milliards de pages consultées
www.radiohead.com, captures des anciens sites. efficacement que ne le ferait le groupe lui-même). quotidiennement.

186 187
Les supports de communication musicale
se révèlent assez inégaux dans leur finalité,
naviguant entre information, promotion et pure
expérience visuelle. Il n'existe pas UN support
qui soit spécifique à UNE fin et cela laisse
donc le champ libre quant à l'éventuelle propo-
sition d'un nouveau support. Cette éventualité
se révélerait même particulièrement intéres-
sante au regard de la proche disparition du
CD et de sa pochette (support graphique
le plus iconique qui entretient la relation la
plus intime avec l'œuvre musicale). Peut-être
faudrait-il réfléchir à un remplaçant de la
pochette de disque, à un support alterna-
tif qui serait compatible avec le nouvel envi-
ronnement numérique. Quoi qu'il en soit, le
design aura à jouer un rôle de taille dans la
formulation de cette réponse, car c'est sa
188 valeur ajoutée qui pourrait modifier la donne. 189
Chapitre 6

QUELLES
HYPOTHÈSES
POUR
190 L'AVENIR ? 191
LE DESIGN,
192 UNE VALEUR AJOUTÉE 193
Dans notre société post-moderne se joue une économie où L’ajout de valeur comme solution
la capacité de différenciation est la clé d’un succès com- à la crise
mercial, où la valeur est augmentée par l’emploi de symbo-
les, de marques et du marketing. Ainsi, face à la crise que Depuis 2006, une série de débats ont été organisés par
subit l’industrie du disque à l’heure actuelle, de nombreux la FING• regroupant les principaux acteurs de la musique • Fondation Internet Nouvelle Génération,
spécialistes s’accordent à penser que le design – et la valeur (majors, indépendants, organisateurs de concerts, etc.) et www.fing.org
ajoutée qu’il induit – pourrait jouer un rôle plus qu’important de l’internet. Cette initiative a eu pour but d’explorer les
dans la résolution du problème. questions que l’industrie se pose à l’heure de son entrée
Ce design (entendez ici : travail sensible d’ordre graphique dans l’ère de la musique dématérialisée. En mars 2007,
destiné à embellir un contenu et à enrichir son expérience), l’ensemble de ces questions a abouti à un rapport intitulé
qu’il intervienne dans un contexte physique ou numérique, Musique & numérique : créer de la valeur par l’innovation.
permettrait de rétablir l’ajout de valeur que l’objet musical a Ce rapport, après avoir fait le constat de la crise que tra-
perdu dans son passage au numérique. verse aujourd’hui l’industrie de la musique, finit par imposer
l’évidence de la création de valeur comme seule possible
solution de s’en extraire.
Comme nous l’avons vu, la musique, à force de mercan-
tilisation et de sur-diffusion, s’est vue dévalorisée. Devenu
non rival (le donner ne signifie pas s’en priver) et non exclua-
ble (il est difficile d’en priver autrui, par exemple s’il ne paie
pas), l’enregistrement musical diffusé sur internet voit tout
naturellement son prix tendre vers zéro. La valeur supplé-
mentaire qu’offrait l’objet disque, son packaging et son
travail graphique n’existent plus dans le contexte numéri-
que ; et il semblerait que cette valeur soit la clé du boule-
versement qu’a subi l’industrie avec l’apparition du MP3.

Ainsi, toujours selon les conclusions du rapport, la


nécessité d’innover semble évidente pour revaloriser l’ob-
jet musical. Le CD tend à disparaître, nous nous trouvons
dans un contexte numérique qui est un environnement éco-
nomique – malgré tout – nouveau et encore instable, aussi
semble-t-il indispensable de jouer la carte de l’innovation
afin de recréer cette valeur.

194 195

Pochette de l'album Go 2 (Virgin, 1978) du groupe XTC par le studio Hipgnosis


Créer de la valeur par l’innovation Le rôle du design dans la promotion
musicale
Selon les auteurs du rapport : « Le numérique et l’internet
peuvent former la base d’innovations fécondes, productrices Comme nous l’avons déjà vu, le design (et l’image par
à la fois de revenus économiques, de mutations dans l’éco- extension) a pour but de matérialiser la musique en dehors
système des acteurs et de formes renouvelées de création et de son écoute. Il permet également d’enrichir l’expérience
d’écoute. » Et, parmi les six sources innovantes de création musicale par un jeu de correspondance entre le travail
de valeur économique dressées par le rapport, apparaissent graphique et la musique qu’il communique. Mais l’un de
les points suivants : ses rôles les plus importants reste la singularisation de
• Accroître la valeur économique d’une œuvre enregistrée l’œuvre.
en l’enrichissant et la transformant en une expérience per- En effet, l’omniprésence de la musique multiplie ses
sonnelle dense. occurrences. L’auditeur est noyé dans un océan de réfé-
• Développer la valeur économique des concerts par la com- rences qui émanent tour-à-tour des bacs de disquaires,
plémentarité avec le disque. des murs des villes, des magazines, d’internet, etc.
• Valoriser la construction et l’enrichissement de son Pour s’y retrouver, il a besoin de
univers musical personnel : vivre sa musique où l’on veut, repères visuels. Repères que le […] Contre l’échange de fichiers, l’une des
quand on veut et comme on veut. Mais aussi partager ou graphiste est là pour fournir. Par armes les plus efficaces que possèdent
étendre son univers musical. son travail, celui-ci donne un les maisons de disques réside dans la
visage, une identité que l’audi- présentation de leurs disques. […]
Si ces trois points restent volontairement très larges teur associe à la musique et à Nick de Ville dans Albums : Création graphique et musique
(et donc un peu vagues), ils se révèlent tout de même être laquelle il se lie. La présence
autant de champs dans lesquels la communication aurait de cette image dans un bac ou sur un mur lui évoquera
un rôle important à jouer et pourraient d’ores-et-déjà pré- directement tout ce qui s’y associe (nom du groupe,
supposer certaines hypothèses de travail relatives à mon album, genre musical, période, etc.). Et plus l’image en
projet. question sera originale, plus cette évocation sera forte.

Pour résumer son propos, le rapport finit par expliquer Conscients de cette qualité, plusieurs labels et artistes
que la solution serait de : « mettre en place une économie ont, depuis l’apparition de la pochette de disque, mis le
de services qui retrouve le chemin de la rareté et de l’unicité design au centre même du processus créatif. Ces tentatives
dans l’expérience musicale, qui organise et valorise des for- – souvent couronnées de succès – prouvent la possibilité et
mes et des moments au travers desquelles la relation avec le bénéfice d’un travail graphique de qualité.
une œuvre ou avec des artistes apparaît singulière, exclusive,
non reproductible. » Ce que décrit cette phrase, ce n’est ni
plus ni moins ce que proposait jadis la pochette de disque, Le cas Factory
mais surtout ce à quoi le design est totalement à même de
répondre d’un point de vue général. Entre 1978 et 1992, Factory Records fut un des labels de
196 musique les plus importants d’Angleterre. Après la vague 197
punk des années 1970, il introduisit le son et le style inno-
vant de l’ère post-punk et new wave. Le label lança les car-
rières de groupes tels que Joy Division, New Order ou les
Happy Mondays, il ouvrit le légendaire club Haçienda et le
bar Dry à Manchester, mais il marquera surtout les esprits
pour avoir présenté un design percutant et de grande qua-
lité au monde de la musique. Travaillant main dans la main Pour la plupart des labels de l’époque, le design signi-
avec les musiciens, des graphistes tels que Peter Saville, fiait juste un peu plus que le packaging obligatoire : un
Central Station Design, 8vo et Mark Farrow développèrent moyen pour une fin. Bien qu’ils investissaient du temps et
un tout nouveau vocabulaire visuel dont le style est toujours de l’argent dans la production d’une image séduisante, le
largement reconnu et imité aujourd’hui. résultat était souvent peu surprenant. Rarement ressen-
tait-on la volonté de pousser les choses plus loin. Factory,
[…] Jamais auparavant et depuis un label n’a Factory était beaucoup plus cependant, pensait que ses produits avaient une réelle por-
combiné avec tant de réussite le génie musical qu’un label, c’était une véritable tée et qu’il y avait une relation critique entre le fabricant et
et graphique. […] Matthew Robertson institution culturelle. En plus le consommateur. Bien que le terme factory portait en lui
de produire quelques-uns des des connotations en rapport à la production de masse, leur
disques les plus acclamés de l’époque, il a aussi et sur- volonté était de créer une forme de communication entre
tout donné lieu à des visuels et pochettes d’album parmi le label, le créateur de l’objet, et la personne qui achète
les plus stimulants de la fin du XXe siècle. Et, si le label a cet objet. Les fondateurs du label ont toujours dit que la
• Deux films lui ont récemment été consacrés : 24 aujourd’hui cessé d’exister en tant qu’entité commerciale, relation entre Factory et son public était basée sur un res-
Hour Party People de Michael Winterbottom (2002) et son esprit et son influence s’étendent dans la mythologie pect mutuel et un désir de produire les plus beaux objets
Shadowplayers de James Nice (2006). culturelle populaire• . imaginables. Cette approche reconnaît que l’auditeur est
visuellement réceptif, favorise une loyauté qui ne s’appuie
• • Auteur de Factory Records, The Complete Graphic D’après Matthew Robertson• • , le facteur de cette lon- pas sur les manipulations marketing habituelles, et célèbre
Album (Chronicle Books) gévité a sans aucun doute été la mise en avant de l’image la pochette comme un espace de communication légitime
par le label. Sur une période de plus de 14 ans, Factory et privilégié.
mis en place un profil visuel mondialement admiré qui le
plaça auprès des labels Blue Note, ECM ou 4AD comme un Inspirés par son succès, de nombreux labels actuels Factory, Peter Saville, Tony Wilson et Alan Erasmus, 1979
modèle du mariage réussi entre la musique et l’image. Bien calquent leur fonctionnement sur celui de Factory. Morr
qu’une majorité de labels questionnaient déjà l’importance Music, Thrill Jockey, Lex, Mute, Warp, ECM ; tous partagent
du visuel, seul Factory possédait une stratégie qui mettait cette passion du bel objet et de la cohérence artistique, et
le design au cœur du processus. De ce fait, il serait juste de mettent un point d’honneur à produire un design réfléchi
dire que Factory poussa le design plus loin que n’importe et sensible qui sera partagé par leurs auditeurs. Mais, si
quel autre label de l’époque. Sa vision non-conformiste ces tentatives sont aujourd’hui tout aussi couronnées de
donna vie à des pochettes de disque particulièrement inno- succès, le design proposé –  aussi efficace soit-il  – reste
vantes et dirigea le label vers une recherche perpétuelle qui souvent uniquement appliqué au support physique qu’est le
l'amènera beaucoup plus loin que n’importe lequel de ses disque. Nous avons cependant vu que l’avenir de ce sup-
contemporains. port est plus qu’incertain. Et s’il est possible qu’il continue
a être produit pour un public de passionnés dans un marché
Dès ses débuts, le label montrera un véritable enga- de niche (comme le vinyle), il y a peu de chances pour que
gement envers le design graphique. Non seulement il la majorité des auditeurs futurs continuent à consommer
embauchera un jeune designer – Peter Saville –, mais il en leur musique sous cette forme. Il s’avère donc nécessaire
198 fera surtout un véritable partenaire de Tony Wilson et Alan de réfléchir à une application de cette valeur ajoutée qui 199
Erasmus (co-fondateurs du label). Dès lors, Peter Saville serait compatible avec les nouveaux modes d’écoute et de
allait définir l’identité visuelle du label tout en impliquant consommation qui caractérisent notre époque.
activement ses associés dans le processus créatif. Tony
Wilson avoua que Factory n’aurait jamais rencontré un tel
succès sans la présence de Saville.
Se pose alors la question de savoir comment
un projet de communication pourrait contri-
buer à résoudre le problème.
Dès lors, plusieurs hypothèses s'avèrent
envisageables et s’ar t iculent autour de
la dualit é physique/numérique qui sem-
ble rythmer le contexte actuel de l’indus-
trie. Par t ant du const at de l’éventuelle
disparition du CD, les réflexions se tour-
nent assez logiquement, dans un premier
temps, vers des questions relatives aux sup-
ports, dont les possibles hypothèses d’émet-
teur ou de cible ne pourront que découler.
Un questionnement en rapport aux interfaces
qui régissent nos bibliothèques musicales (et
qui prennent toujours plus d’importance avec
les quantités grandissantes de fichiers à gérer)
se révélerait également pertinent à la vue des
nouveaux modes de consommation et d'écoute
200 dont nous avons précédemment fait état. 201
UNE PLONGÉE
202 DANS L'IMMATÉRIEL ? 203
Après avoir fait le constat d’un nouvel environnement entiè- Un équivalent numérique à la
rement numérique, il paraîtrait logique que la réponse puisse pochette ?
être, elle aussi, d’ordre digital. De plus en plus, la musique
risque de perdre son caractère matériel, passant d’un sup- Certes, cet équivalent existe déjà sous la forme du
port numérique (généralement l’ordinateur) à l’autre (le fichier JPEG dont nous parlions plus tôt. Mais, comme nous
baladeur MP3). Il semblerait important de faire en sorte que l’avons vu, cette image n’apporte ni la qualité graphique de
l’image – on entendra ici le mot image dans le plus large sens la pochette imprimée ni les qualités numériques que l’on
du terme – qui lui est associée puisse l’accompagner dans serait en droit d’attendre d’elle. Elle ne se résume finalement
ces transferts et sur ces différents supports. La question qu’en une transcription digitale – de mauvaise qualité qui
reste alors de savoir quelle forme cette nouvelle image pour- plus est – de la pochette originale, comme le souvenir d’un
rait prendre et comment elle pourrait intégrer les habitudes passé pratiquement révolu (en tout cas, mis à mal). Mais,
d’écoute de l’auditeur. peut-être ce passage à l’ère du numérique serait l’occasion
Quelles que soient les hypothèses retenues, si celles-ci de briser les codes qui collent au visuel musical depuis l’ap-
doivent être d’ordre numérique, il faudra nécessairement parition de la pochette illustrée. Peut-être serait-il temps
qu’elles jouent la carte du multimédia, de l’interactivité et d’abolir ce mythique format carré et cette image unique,
de toute autre forme de qualité qui ferait la valeur ajoutée de figée. Peut-être que l’environnement multimédia qui s’offre
l’objet digital et qui ne se positionnerait pas comme une sim- à nous serait l’occasion de mettre en œuvre une image d’un
ple transposition de ce qu’a pu être la pochette de disque. genre nouveau. Animée ? Interactive ? Voire directement liée
à la musique elle-même et réactive au son ? Les possibilités
s’avèrent potentiellement illimitées. Et s’il peut sembler
difficile de concevoir la remise à zéro de tous les codes qui
ont fait l’histoire de l’image associée à la musique, cet envi-
ronnement numérique nouveau serait le terreau idéal aux
possibilités d’innovations que requiert un tel projet.

Un clip interactif ?

Si la pochette risque de disparaître avec le CD, le clip,


lui, semble encore avoir de beaux jours devant lui (il a même
retrouvé une certaine vivacité et un regain d’intérêt avec
le succès des sites tels que YouTube ou Dailymotion• qui, • www.youtube.com et www.dailymotion.com
en plus de diffuser les clips officiels, invitent les utilisa-
teurs à partager leurs propres créations). Mais, dans notre
volonté de recréer de la valeur en proposant un contenu
original, nous pourrions imaginer une forme de clip, non
204 plus comme un outil de promotion mettant en avant un 205
titre, mais comme une expérience interactive propre à tout
un album. Se détachant de sa forme vidéo passive pour un
environnement multimédia où l’auditeur deviendrait actif,
ce clip pourrait valoriser l’expérience musicale d’un album
en faisant participer directement son public, surfant à la
fois sur cette vague de customisation et de participation
particulièrement chère à notre époque.
Les notions de participation et
d’appropriation

Déjà mises en œuvre par Big Active (pour Beck) et


Stanley Donwood (pour Radiohead), respectivement en
2006 et 2007, les notions de participation et d’appropria-
tion du visuel pourraient être la clé du retour de l’image
dans la communication musicale.
[…] Les internautes sont prêts à acheter en Liées à la volonté du public de
ligne si on leur propose des services (comme la posséder un objet qui lui soit Une évolution du site internet ?
personnalisation) plutôt qu'un produit (comme propre, ces tentatives d’appro-
les fichiers musicaux). […] Borey Sok, Musique 2.0, Irma, 2007 priation, par la personnification Nous l’avons vu, les artistes et maisons de disque n’ont
ou la co-création, permettent de que trop sous-estimé le caractère créatif du site internet
trouver un équilibre entre cette envie du public et l’expres- en prétextant la nécessité première d’information du sup-
sion visuelle de l’univers de l’artiste. Aussi, pourrait-on port. Or, la page MySpace, dont nous avons également
imaginer une transposition numérique de ces notions. parlé, s’est accaparée cet aspect informatif et libère ainsi
le site de cette obligation. Suivant l’exemple de Radiohead,
Par exemple, proche de ce que propose actuel- nous pourrions imaginer une nouvelle génération de sites
lement le netlabel • thinner.cc, il serait possi- internet uniquement réservés à l’enrichissement de l’expé-
ble de concevoir des sortes de pochettes animées rience de l’auditeur, comme une adresse protocolaire qui
qui évolueraient dans le temps et qui, à l’instant t nous déposerait directement aux portes de l’univers de
de l’achat de l’album, seraient fixées et envoyées avec les l’artiste. L’objectif serait de proposer à ces auditeurs un
• Un netlabel est un label ne produisant exclusi- fichiers numériques. Si toutes les pochettes naissent de la usage proprement instinctif et non linéaire, dont la mise en
vement que des fichiers numériques et basant son même animation, chaque composition se révèle unique et forme serait destinée à toucher directement leur sens afin
économie sur la distribution via internet. propre à son auditeur. d’amplifier leur écoute (simultanée) de la musique.

[…] Les capacités analytiques des machines


numériques renouvellent une fois encore les
langages et les pratiques musicales, tout en
permettant d’imaginer le passage de l’âge
du consommateur à l’âge de l’amateur, qui
aime parce que, par ses pratiques qui ne se
réduisent pas à ses usages, il est ouvert : ses
yeux, ses oreilles, ses sens sont grands ouverts
au sens. S’il ne s’agit pas ici de spéculer sur
206 les pratiques peer-to-peer qui fleurissent 207
en ce moment, nous reconnaissons dans ce
type d’échanges musicaux l’un des éléments
marquants qui préfigurent l’avenir d’un
domaine artistique beaucoup plus vaste. […]
Bernard Stiegler, De la misère symbolique, La catastrophe du sensible, Galilée, 2005
UN RETOUR
208 À LA MATÉRIALITÉ ? 209
D’un autre côté, l’étude de la pochette de disque nous a révé- Une revalorisation des supports
lé que l’aspect physique, matériel de l’objet était pour beau- physiques ?
coup dans le rapport que l’on pouvait entretenir avec elle, et
que ce caractère sensible était ce qui faisait la force même Lors d’un débat organisé par la F.I.N.G en 2006, Ariel
de l’objet. Peut-être l’auditeur a-t-il besoin d’une certaine Kyrou expliquait que : « se satisfaire du rival et du non rival,
forme d’existence matérielle pour apprécier cette image. c’est tuer l’âme de l’art musical. Il faut bien au contraire
En outre, ce qui fait l’efficacité de l’offre physique dans ce valoriser, signifier toute la singularité des produits singuliers,
contexte économique en crise, c’est son statut non-pirata- avec des plus comme le retour du bel objet. Soit un retour à la
ble. Par définition, tout ce qui est numérique est multiplia- valorisation de la qualité qui est contraire à toute l’évolution
ble, tandis que, s’il est possible de scanner la pochette d’un récente de l’industrie du disque, mais aussi aux chantres de
disque, jamais on ne pourra s’échanger sur les réseaux P2P la gratuité totale et partageable de ces biens non rivaux que
tel pliage, telle qualité de papier, telle sensation de gaufrage, seraient les fichiers de musique numérique. L’enjeu n’est pas
telle odeur d’encre, etc. de dire : ‹ les fichiers de musique ne valent rien ›, mais : ‹ ils ont
une autre valeur ›, a posteriori, qui dépend de la force, de l’ori-
ginalité et de l’efficacité de ce qu’on lui associe. »
[…] Est-ce réellement une nécessité pour la En effet, la revalorisation de l’objet disque pourrait être
musique de trouver un modèle économique une solution à la revalorisation de la musique elle-même,
sur l’internet uniquement, je ne le pense pas bien que celle-ci ne pourrait proprement s’opérer que dans
un seul instant. le cadre des groupes d’auditeurs les plus passionnés, in
C’est aux acteurs culturels et de l’industrie de fine les plus attachés à l’objet. Pourquoi même n’envisa-
la musique de maîtriser leur économie et non gerions-nous pas de produire des beaux disques comme il
aux fournisseurs d’accès internet et autres existe déjà des beaux livres ? Des objets de qualité, parti-
intermédiaires de le faire. Une coopérative culièrement travaillés, qui retrouveraient « le chemin de la
de niches, avec l’internet comme support de rareté et de l’unicité ». Éventuellement produits en éditions
communication et un département VPC est une limitées pour amplifier leur singularité, l’objectif serait à
évidence économique, mais relègue au second la fois d’enrichir l’expérience musicale de l’auditeur par
rang le rôle des plateformes numériques. […] un – voire des – objet(s) graphique(s) (pochette de disque,
Alexandre Grauer, Qwartz des musiques nouvelles livre, posters, stickers, etc.) et de lui redonner l’envie de
payer sa musique.

Un retour de l’affiche ?

La forte croissance des concerts que nous avons évo-


quée peut s’avérer être le signe d’un changement de com-
portement encore plus profond. Aussi défaitiste puisse être
210 cette hypothèse, peut-être l’image sera-t-elle, à l’avenir, 211
définitivement privée de son rapport avec la musique enre-
gistrée (qui continuera à la fois de se télécharger gratuite-
ment et de s’acheter sur les plateformes de vente en ligne).
Le concert apparaîtrait, dès lors, comme le dernier espoir
capable de sauver l’industrie musicale. Aussi, importe-
rait-il d’attirer le public en mettant, par exemple, davantage
en avant l’univers visuel de l’artiste. Cette démarche serait intéressant dans ce conflit physique/numérique où chacun
l’occasion de redonner à l’affiche de concert le statut qu’elle dévoile ses limites. En se basant sur les récentes recher-
a pu avoir à la fin des années 1960 avec la mouvance psy- ches menées sur ce support (qui laissent à penser que D.A.N.C.E (2007)
chédélique et qu’elle n’a jamais réellement retrouvé depuis. ses mises en application sont beaucoup plus proches que Artiste : Justice
Soit en s’associant avec une salle en particulier (la volonté ce que l’on pourrait croire), nous pourrions imaginer des Réalisation : Jonas & François (75 prod)
serait alors de créer une identité visuelle forte associée à pochettes ou affiches animées (voire sonores) qui réinter- Design : So-me
une stratégie de communication basée sur l’affiche comme rogeraient l’ensemble des rapports que l’on est habitué à Label : Ed Banger
support premier), soit en s’associant à un artiste ou un label entretenir avec l’image.
afin de développer un univers visuel cohérent et pérenne
qui s’exprimerait principalement sur les murs. D’autre part, nous avons vu que le vêtement jouait éga-
lement un rôle dans une certaine forme de reconnaissance
sociale et musicale. Le tee-shirt fini, lui aussi par être un
Une appropriation de la rue ? espace d’expression et un support de création. Le clip
D.A.N.C.E du groupe Justice a récemment fait parler de lui
En se basant sur l’étude sociale que nous avons fait de la par l’extrapolation qu’il fait de ce constat. Cette vidéo cadre
musique et des nouveaux comportements d’écoute (notam- sur toute sa durée le torse de deux personnes dont les tee-
ment le caractère nomade de l’auditeur contemporain), la shirts (et plus précisément les motifs qui les recouvrent) se
rue se révèle être un espace de communication légitime qui, mettent à s’animer. Et si le tee-shirt devenait le support de
bien que déjà exploité par l’affiche, pourrait être employé communication musicale de demain ? Avec le récent déve-
d’avantage dans une relation directe et singulière avec loppement des textiles dits intelligents (ou e-wear) cette
l’auditeur. Puisque la musique peut aujourd’hui s’écouter éventualité ne tient même plus de la science-fiction.
partout, pourquoi ne pas imaginer des interventions gra- Johan Redström• • explique que « le design, dès le départ, •• Responsable du projet IT+Textiles pour le
phiques à même la rue destinées à enrichir l’expérience a été très largement impulsé par l’arrivée de nouveaux maté- RE:FORM Studio de l’Institut interactif de Göteborg
musicale de l’auditeur nomade ? Quelle que soit la forme riaux qui ouvrent la voie à des innovations. » À son avis, la ren- en Suède.
que cela puisse prendre (parcours, espace dédié, disper- contre des technologies de l’information et du textile offre
sion d’indices, etc.), cette forme d’écoute se transformerait des perspectives quasi illimitées qui seraient l’occasion de
en un véritable événement, une expérience physique et voir apparaître « de nouveaux types d’objets et une nouvelle
auditive faisant se répondre, musique, image et espace et esthétique. » Ainsi, il existe déjà des polymères capables
mettant en avant la singularité de l’écoute et du rapport de de changer localement de couleur en fonction d’un certain
l’auditeur à l’œuvre. nombre de paramètres physiques, tels que le passage d’un
faible courant électrique, une augmentation de température
ou des contraintes mécaniques. La coloration du tissu ou
Un nouveau support ? les inscriptions qu’il porte ne sont pas imprimées avec des
encres spéciales mais produites par des fibres de polymères
Si la révolution qui bouleverse l’industrie est d’ores capables de créer des images sur le corps ou en différents
et déjà bien engagée, ses effets vont se préciser avec le endroits spécifiques, comme s’il s’agissait d’un écran à cris-
212 temps. Le projet qui est mené ici se révèle somme toute de taux liquides d’ordinateur porté sur le dos ou sur la poitrine. 213
l’ordre de la prospective, ce qui induit une réflexion sur le Imaginez maintenant que l’écoute de votre musique (par
moyen – voire long – terme et une prise en compte des évo- l’intermédiaire de votre baladeur numérique) puisse influer sur
lutions technologiques récentes et à venir. la couleur ou le motif de votre tee-shirt, ou encore que celui-ci
Aussi, une technologie comme l’encre électronique (qui réagisse à une musique jouée lors d’un concert. Comment
promet des écrans souples, légers et autonomes, bref un papier imaginer un meilleur accessoire pour l’auditeur nomade ?
numérique) n’est pas à exclure des hypothèses de supports.
Elle s’avérerait même être un compromis particulièrement
UN QUESTIONNEMENT
SUR L'INTERFACE
214 DES NOUVEAUX USAGES ? 215
Enfin, un entretien avec le designer interactif Antoine Une interface visuelle de gestion ?
• Créateur multimédia et musicien, Antoine Denize Denize• , m’a ouvert de nouvelles perspectives quant à d’hy-
est l’auteur de nombreuses réalisations interactives pothétiques réponses à ce projet. Si j’avais, dans un premier Comme nous l’avons vu, le logiciel iTunes, avec son
comme les installations Ecoutez voir et Système temps, limité mes questionnements à la recherche d’un célèbre Cover Flow a réintégré sous une certaine forme,
Mode d’Emploi pour les expositions Écoute et Roland potentiel remplaçant à la pochette de disque qui serait com- l’identification visuelle que nous avons tous été habitués à
Barthes du Centre Pompidou en 2004 et 2002. patible avec la nouvelle génération d’auditeurs issue du phé- pratiquer dans la réalité. S’inspirant du bac à disques, il en
nomène de dématérialisation, lui m’a évoqué la possibilité de reproduit l’action en virtualisant sa fonction. Or, les choses
travailler sur les interfaces qui régissent nos bibliothèques ont changé depuis le temps (pas si lointain cependant) où
musicales. l’on trouvait perpétuellement des visages penchés sur les
Ainsi, se basant sur le constat qui a été fait des nouveaux bacs des disquaires. La musique ne se consomme et ne
modes d’écoute et de consommation (l’achat au titre, le s’écoute plus de la même manière. Aussi, ce modèle du
phénomène de la playlist, le développement des logiciels de bac à disque n’est que la rémanence d’un passé qui tend
gestion musicale, etc.), se dévoilent certaines hypothèses malheureusement à disparaître. Et, au lieu de nous attacher
d’amélioration des modes de gestion des bibliothèques mu- à ce passé, nous devrions profiter de ce contexte nouveau
sicales qui ne cessent de s’étendre sur les ordinateurs des pour trouver des modes de représentation plus adaptés à la
auditeurs modernes. réalité de l’écoute musicale d’aujourd’hui.

Ce qui caractérise cette réalité, c’est la bibliothèque de


musique numérique qui gère une masse de fichiers poten-
tiellement illimitée. Et en dehors de la navigation par la clas-
sique représentation de la liste (qui est en revanche, elle,
limitée), il n’existe pas réellement de moyen spécialement
étudié pour gérer cette imposante quantité de musique.
Ainsi, peut-être pourrait-on concevoir un nouveau principe
d’interface basé sur le signe (et non plus nécessairement
cette image JPEG se faisant faussement passer pour une
véritable pochette) qui mettrait en œuvre une typologie per-
sonnalisée, propre à l’utilisateur.
Imaginons par exemple que l’utilisateur soit capable
d’associer une image, une couleur ou tout autre signe à un
morceau, puis à un album. Il pourrait alors naviguer dans
l’ensemble de sa bibliothèque en se laissant guider par
son œil, aidé par des repères visuels qu’il aurait lui-même
établi. Cette navigation instinctive ferait appel à la logique
de son utilisateur et varierait d’un auditeur à l’autre. Elle
permettrait cependant de leur faire exprimer leur vision (au
216 sens purement visuel du terme) de la musique. 217
Une représentation visuelle de la L’album-puzzle ?
compilation ?
Dans les deux systèmes précédents, l’utilisateur/
La playlist fait également de plus en plus partie des auditeur serait aux commandes de la mise en image de sa
habitudes d’écoute de l’auditeur actuel. Celui-ci consomme musique et non plus soumis au visuel imposé de l’artiste (le
d’avantage la musique sous forme de morceaux qu’il com- terme imposé reste toutefois ici un peu fort pour signifier
pile ensuite selon des paramètres qui lui sont tout à fait le désir honorable de l’artiste de transmettre son univers).
propres. Ces playlists font éclater la notion d’album pour Aussi pourrait-on trouver un moyen de donner aux artistes
construire un ensemble qui n’est, non plus celui désiré par la possibilité de s’exprimer dans le cadre d’un tel système.
l’artiste, mais celui que désire l’auditeur (qui reste finale- Suivant le principe évoqué pour la représentation de la
ment aux commandes de sa propre écoute). playlist, l’album (qui n’est, comme elle, concrètement rien
Nous pourrions nous baser sur cet usage qui est fait de de plus qu’un regroupement de morceaux) pourrait égale-
la musique pour imaginer un système intégré au logiciel ment prendre la symbolique forme d’un tout, à la différence
de gestion qui permettrait une visualisation concrète de que celui-ci serait composé d’autant d’unités (les titres de
ce qu’est la playlist. Éventuellement compatible avec le l’album) destinées à fonctionner ensemble.
principe évoqué précédemment, cette représentation gra- Pour imager ce propos très abstrait, imaginons que l’ar-
phique jouerait à la fois sur le plan de l’unité du morceau et tiste diffuse les pièces d’un puzzle ou d’un jeu de construc-
de l’ensemble que crée la compilation. Pour illustrer gros- tion (les morceaux numériques sur la plate-forme de télé-
sièrement ce propos, supposons que l’auditeur décide d’as- chargement) qui, une fois regroupées dans ce système,
socier une couleur (relative à l’effet que produit la musique dévoileraient un tout (l’album). Séparément, chaque module
sur lui) à chacun de ses morceaux. La réunion de toutes ces aurait un sens, mais combinés, ils formeraient l’accès à la
couleurs créerait un patchwork qui symboliserait la teneur véritable intention de l’artiste. L’auditeur serait ainsi invité
de cet ensemble composé par autant d’unités. à collectionner l’ensemble des titres afin de profiter pleine-
ment de l’œuvre. En même temps qu’il l’inciterait à acheter
l’ensemble de l’album, ce principe permettrait de réaffirmer
la notion même d’album qui tend à s’effacer au profit du
morceau. Tout l’enjeu restant ici de concevoir un système
suffisamment ouvert pour laisser libre cours à la créativité
et à la pleine expression de l’artiste.

218 219
LES POSSIBLES
ÉMETTEURS
220 D'UN TEL PROJET 221
Ce projet a beau tenir de la prospective, il ne s'ancre pas Un label
moins dans la réalité du marché actuel de la musique. Et,
bien qu'il ne dépendra sans doute pas de son potentiel com- Le label semblerait très logiquement être le commandi-
manditaire (l'objectif est avant tout de mener une réflexion taire le plus évident pour la mise en œuvre d'une alternative
relative aux supports et de mettre en place un système), nous à la pochette de disque. Aujourd'hui déjà, ce sont eux qui
pouvons déjà supposer d'imaginables partenariats quant à la produisent les pochettes et clips, qui osent prendre des
concrétisation de ce projet. risques (notamment les labels indépendants). Certains de
ces labels (Mo'Wax, Warp, Morr Music, Lex, pour ne pas les
Ceux-ci réunissent très simplement les principaux acteurs répéter) restent les garants d'un design de qualité dans le
de l'industrie musicale (artistes/labels, plateformes de vente domaine musical, osent lutter pour la survie du bel objet et
de musique en ligne, acteurs technologiques ou salles de font activement participer le designer dans le processus de
concert) qui ont les moyens de tenter des choses et pour qui création et de promotion. Nous pourrions imaginer qu'un de
ce type de risque pourrait s'avérer plus que bénéfique. ces labels décide, pour la sortie d'un album en particulier,
de marquer les esprits en exploitant un nouveau mode de
communication et de diffusion. L'heure est à l'innovation et
à la prise de risque. Ce label aurait tout à gagner en surpre-
nant ses auditeurs et pourrait servir d'exemple à l'applica-
tion de ce système à d'autres artistes et labels.

Une plateforme de vente en ligne

Une autre solution serait de faire participer une boutique


de téléchargement en ligne (peut-être même en association
avec un label). En proposant une offre particulière (l'envoi
d'un pack visuel relatif à l'album acheté simultanément à
son téléchargement par exemple) réservée uniquement aux
clients de cette boutique, la démarche inciterait les auditeurs
à acheter le produit comme une forme d'édition limitée de
l'album qui ne serait disponible que sur cette plateforme.
Le service eMusic se révélerait être l'émetteur idéal
d'une telle démarche. Numéro deux du marché américain
de la musique en ligne (derrière iTunes), son succès se jus-
tifie très simplement : une offre très bon marché qui donne
accès à un catalogue 100% indépendant ce qui lui confère le
luxe (contrairement à la majorité des autres boutiques) de
222 proposer des fichiers exempts de DRM. 223
eMusic s’est lancé fin 2006 sur le marché européen. Si on
ne parle pas encore beaucoup de lui en France, on lui pro-
met un certain avenir. Ce nouveau territoire à conquérir, son
succès lui permettant certaines prises de risques, sa clien- • Le public du secteur indépendant s'avère particu-
tèle (de par son offre orientée vers les indépendants• ), font lièrement ouvert et intéressé par l'aspect visuel de
de lui un commanditaire probable à la mise en œuvre d’une la musique qu'il écoute. Il constitue ainsi une cible
stratégie marketing novatrice adaptée au nouveau marché. privilégiée dans le cadre de ce projet
Un constructeur de matériel

Des constructeurs comme Apple ou Microsoft peuvent


également constituer les émetteurs de réflexions relatives
aux interfaces de gestion musicale ou même des baladeurs
numériques. Apple s'est par exemple montré particulière-
ment impliqué et innovant dans le domaine de la musique
avec leur iPod et tout ce qui en découle (comme le logiciel
iTunes). Avec sa récupération du logiciel Cover Flow, le
• Cover Flow, même s'il est perfectible, reste, à l'heure constructeur a prouvé son intérêt pour l'image• et sa volonté
actuelle, une des (trop) rares preuves concrètes de d'entretenir son rapport avec la musique. Il pourrait ainsi
la nécessité de l'association de l'image à la musique. apparaître comme un commanditaire éventuel de plus.

Une salle de concert

Enfin, comme nous l'avons vu, l'hypothèse de travailler


d'avantage sur le concert que sur la musique enregistrée
dévoile la possibilité de partenariat avec une salle de
concert. Commanditaire éclairé s'il en est, la relation qui
s'est établie à la fin des années 1960 entre les affichistes
psychédéliques et les salles de San Francisco pourrait
servir de modèle à la mise en œuvre d'une communication
basée sur l'affiche (voire toute autre forme d'intervention
urbaine) et qui tenterait d'aller plus loin que le simple rôle
d'annonciateur de dates. Hélas, force est de constater que
ce type de salle, fondé sur l'activisme et l'engagement d'un
homme ou d'une équipe, tend à se raréfier.

Évidemment, toutes ces hypothèses restent encore ouver-


tes à l'état actuel et il est difficile de les concevoir dans
leur globalité. Ce n'est qu'à l'entame du projet et lors des
premières prises de décisions qu'elles ne pourront s'éclair-
cir et se préciser.

224 225
CONCLUSION Certes, l'industrie de la musique a connu des jours
meilleurs, le disque tire peu à peu sa révérence et l'image
semble disparaître avec lui. Mais nous ne pouvons nous
résoudre à y voir une fatalité. Certains ont osé carac-
tériser ces changements comme la mort prématurée de
la musique. Or celle-ci n'a jamais été en aussi bonne
santé ; nous n'avons jamais autant écouté, joué, produit
et parlé de musique qu'aujourd'hui.

La musique n'est pas un art immuable ; et l'impression


actuelle de déstabilisation qui se dégage de son
industrie n'est finalement imputable qu'à sa volonté
d'adaptation à un nouvel environnement. Des innova-
tions technologiques qui ont – comme toujours – induit
des modifications comportementales. Il faut se rendre
à l'évidence : le mélomane d'aujourd'hui n'est plus celui
d'hier. Aussi, la mise en place de nouveaux repères va
s'avérer nécessaire à l'harmonisation de tout ce beau
petit monde (artistes, maisons de disques, distributeurs,
technologies et, enfin, auditeurs), le tout soutenu par un
contexte de perturbations qui se révèle particulièrement
favorable à une abolition des freins à l'évolution.

Au cours de cette étude, l'utilité économique et la


nécessité culturelle d'une remise en valeur du design
dans le cadre musical nous sont apparues essentielles.
Et si quelques hypothèses de mise en application ont
déjà été proposées, il n'est pas impossible que celles-ci
évoluent encore en se confrontant à la réalité pratique de
ce contexte. Il apparaît évident que ce projet tient d'avan-
tage de la prospective que de la certitude et qu'il devra
faire appel à des solutions qui se distingueront par leur
caractère novateur.

Plus qu'une simple réflexion sur les supports, la volonté


de ce projet sera avant tout de poursuivre le question-
226 nement entamé par ce mémoire sur le rôle et la place du 227
visuel à l'ère de la dématérialisation musicale.
228 229
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Vaughan Oliver, Étienne Hervy, Étapes: no 117, Février 2005 Pompidou, 2004

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Jam Secession, Adrian Shaughnessy & Eike König, Étapes: Aux origines de l’abstraction, Pascal Rousseau, Réunion des
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Tout sur la musique, Vanina Pinter, Étapes: no 116, Janvier 2005

VJ-ing, concert visuel, Sophie Rocherieux, Étapes: no 109, Juin 2004


REMERCIEMENTS Merci à Jean-Christophe Chauzy pour ses conseils, son
expérience de fan, sa bibliothèque et ses contacts,
À David Poullard pour son barbecue
Et à Cyril Nicolas, Anne Barrois, Étienne Minet et Paul Benoît
pour leur aide respective.

Merci infiniment à mes parents à qui je dois tout.

Merci à Delphine pour son soutien de tout ordre,


À Matthieu pour son bon esprit et les parties de Jokari,
À Pierre pour ses appels quotidiens (« Ça va ? Tu fais quoi ? »),
À Yorel pour sa passion partagée de la typographie et de la
reliure (« Ça défooooonnnce !!! »)
Et à Glutamate™ pour rien.

Merci à Julien et au label La Manufacture du Disque pour me


laisser m’exprimer sur les pochettes de leurs albums.

Merci à Emmanuel Plane, Borey Sok et à Fatima Bahloul du


A4 Paper Shop pour leur temps et leur gentillesse.

Non merci à Free qui m’a privé de connexion internet et de


téléphone pendant ces 5 mois de recherches (vils coquins).

Merci à Louis de Funès dont la filmographie a constitué une


grande majorité de mes pauses, ainsi qu’aux jeux Tetris,
Pacman, Chopper et Tron.

Merci aux photocopieurs et imprimantes de l'E.N.S.A.A.M.A


ainsi qu'à l'atelier de sérigraphie de l'E.N.S.A.D.

Merci enfin à Animal Collective, Art Blakey, Arvo Pärt, The


Bad  Plus, The  Beatles, Beethoven, Brad  Mehldau, Can,
The Clash, cLOUDDEAD, DJ Shadow, Esbjörn Svensson,
Four  Tet, Godspeed  You !  Black  Emperor, Iron  Butterfly,
Jaga Jazzist, John Coltrane, John Zorn, Joy Division, Julien
238 Loureau, Kammerflimmer  Kollektief, Liars, Mr.  Bungle, 239
Neu!, of Montreal, Pink Floyd, Rachel’s, Radiohead, Rien,
Sage Francis, Soil & Pimp Sessions, Subtle et Tortoise qui
ont majoritairement rythmé la rédaction et la conception
de ce mémoire.
Cet ouvrage a été composé en Monotype Grotesque Light et
Regular (dessiné par Frank Hinman Pierpont en 1926) et en
ITC Cheltenham Bold et Ultra (dessiné par Tony Stan en 1975)
sur les papiers Curious Skin Noir 135g, Pop'set Jonquille 120g
et Navigator Universal 80g.

Achevé d'imprimer à Paris en mars 2007.

Frédéric Tacer

4, avenue Victor Hugo
92170 VANVES

06.24.47.30.65
frederic.tacer@gmail.com

240 http://www.frederictacer.net

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