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La beauté

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,


Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;


J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,


Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;

Car j’ai pour fasciner ces dociles amants,


De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal


Ornières

À droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de
ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre
violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries.
En effet : des chars chargés d’animaux de bois doré, de mâts et de
toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et
les enfants, et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; — vingt
véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des Carrosses anciens ou
de Contes, pleins d’enfants attifés pour une pastorale suburbaine ; —
Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches
d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.

Arthur Rimbaud, Les Illuminations


J’entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis en effet quelque chose
d’assez touchant. Parmi les douze filles, qui étaient enchaînées six à
six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure
étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse
prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de
son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira
du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant
que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux
des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel,
qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.
Comme les six gardes qui accompagnaient cette
malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en
particulier, et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette
belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales. « Nous l’avons
tirée de l’hôpital, me dit-il, par ordre de M. le lieutenant général de
police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses
bonnes actions. Je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle
s’obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre
de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques
égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que
ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait
vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce. Il l’a suivie
depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce
soit son frère ou son amant. » Je me tournai vers le coin de la
chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une
rêverie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il
était mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’œil
un homme qui a de la naissance et de l’éducation. Je m’approchai de
lui. Il se leva, et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous
ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis porté
naturellement à lui vouloir du bien.

Abbé Prévost, Manon Lescaut


J’allais faire cette démarche décisive quand, à l’instant même, arriva
vers nous au pas de gymnastique, fourbu, dégingandé, un cavalier à
pied (comme on disait alors) avec son casque renversé à la main,
comme Bélisaire, et puis tremblant et bien souillé de boue, le visage
plus verdâtre encore que celui de l’autre agent de liaison. Il
bredouillait et semblait éprouver comme un mal inouï, ce cavalier, à
sortir d’un tombeau et qu’il en avait tout mal au cœur. Il n’aimait donc
pas les balles ce fantôme lui non plus ? Les prévoyait-il comme moi ?
« Qu’est-ce que c’est ? » l’arrêta net le colonel, brutal,
dérangé, en jetant dessus ce revenant une espèce de regard en acier.
De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans
une tenue aussi peu réglementaire, et tout foirant d’émotion, ça le
courrouçait fort notre colonel. Il n’aimait pas cela du tout la peur.
C’était évident. Et puis ce casque à la main surtout, comme un
chapeau melon, achevait de faire joliment mal dans notre régiment
d’attaque, un régiment qui s’élançait dans la guerre. Il avait l’air de la
saluer lui, ce cavalier à pied, la guerre, en entrant.
Sous ce regard d’opprobre, le
messager vacillant se remit au « garde-à-vous », les petits doigts sur la
couture du pantalon, comme il se doit dans ces cas-là. Il oscillait ainsi,
raidi, sur le talus, la transpiration lui coulant le long de la jugulaire, et
ses mâchoires tremblaient si fort qu’il en poussait des petits cris
avortés, tel un petit chien qui rêve. On ne pouvait démêler s’il voulait
nous parler ou bien s’il pleurait. Nos Allemands accroupis au
fin bout de la route venaient justement de changer d’instrument. C’est
à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à présent leurs sottises ; ils en
craquaient comme de gros paquets d’allumettes et tout autour de nous
venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme
des guêpes. L’homme arriva tout de même à
sortir de sa bouche quelque chose d’articulé.
« Le maréchal des logis
Barousse vient d’être tué, mon colonel, qu’il dit tout d’un trait.
— Et alors ?
— Il a été tué en allant
chercher le fourgon à pain sur la route des Étrapes, mon colonel !
— Et alors ?
— Il a été éclaté par un obus
! — Et alors, nom de Dieu !
— Et voilà ! Mon
colonel... — C’est tout ?
— Oui, c’est
tout, mon colonel. — Et le
pain ? » demanda le colonel. Ce fut
la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps
de dire tout juste : « Et le pain ? » Et puis ce fut tout. Après ça, rien
que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on
ne croirait jamais qu’il en existe. On en a eu tellement plein les yeux,
les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais
bien que c’était fini, que j’étais devenu du feu et du bruit moi-même.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête,
et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu’un vous
les secouait de par-derrière. Ils avaient l’air de me quitter et puis ils
me sont restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua
les yeux encore pendant longtemps, l’odeur pointue de la poudre et du
soufre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la
terre entière. Tout de suite après ça, j’ai pensé au maréchal des logis
Barousse qui venait d’éclater comme l’autre nous l’avait appris.
C’était une bonne nouvelle. Tant mieux ! que je pensais tout de suite
ainsi : « C’est une bien grande charogne en moins dans le régiment ! »
Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une boîte de conserve. «
Chacun sa guerre ! » que je me dis.
De ce côté-là, faut en convenir, de
temps en temps, elle avait l’air de servir à quelque chose la guerre !
J’en connais- sais bien encore trois ou quatre dans le régiment, de
sacrées ordures que j’aurais aidées bien volontiers à trouver un obus
comme Barousse. Quant au colonel, lui, je ne lui
voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus,
tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, à pied, le
messager, fini lui aussi. Ils s’embrassaient tous les deux pour le
moment et pour toujours mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien
qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait
en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait
son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire
du mal ce coup-là au moment où c’était arrivé. Tant pis pour lui ! S’il
était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé. Toutes
ces viandes saignaient énormément ensemble.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Le mort joyeux

Dans une terre graisse et pleine d’escargots


Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.

Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;


Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,


Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,

À travers ma ruine allez donc sans remords,


Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal


À celle qui est trop gaie

Ta tête, ton geste, ton air


Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles


Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs Dont


tu parsèmes tes toilettes Jettent
dans l’esprit des poètes L’image
d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème


De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !

Quelquefois dans un beau jardin,


Où je traînais mon atonie,
J’ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein ;

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la nature.

Ainsi, je voudrais, une nuit,


Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne
Comme un lâche ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !


À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

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