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TEXTE 1

JEAN GENET, Le balcon, septième Tableau (Fragment), p.p.100-103, 1956

DÉCOR
Le salon funéraire dont il est question dans l’énumération des salons par Mme Irma. Ce
salon est en ruine. Les étoffes –guipures noires et velours- pendent, déchirées. Les
couronnes de perles sont défaites. Impression de désolation. La robe d’Irma est en
lambeaux. Le costume du chef de la police aussi. Cadavre d’Arthur sur une sorte de faux
tombeau de faux marbre noir. Tout près, un nouveau personnage : l’Envoyé de la Cour.
Uniforme d’ambassadeur. Lui seul est en bonne condition. Carmen est vêtue comme au
début. Une formidable explosion tout tombe.

L’ENVOYÉ, désinvolte et grave à la fois : il y a je ne sais combien de siècles que les


siècles s’usent à ne raffiner… à me subtiliser… (Il sourit). A je ne sais quoi dans cette
explosion, à sa puissance où se mêle un cliquetis de bijoux et de miroir cassés, il me
semble qu’il s’agit du Palais Royal… (Tout le monde se regarde, atterré). N’en montrons
aucune émotion. Tant que nous ne serons pas comme ça… (Il indique le cadavre
d’Arthur.)

IRMA : Il ne croyait pas qu’il pourrait ce soir jouer si bien son rôle de cadavre.

L’ENVOYÉ, souriant : Notre cher Ministre de l’Intérieur eût été ravi, si lui-même sort.
C’est malheureusement moi qui dois le remplacer dans sa mission auprès de vous, et je
n’ai aucun goût pour ces sortes de volupté. (Il touche du pied le cadavre d’Arthur.) Oui,
ce corps l’eût fait se pâmer, notre cher Ministre.

IRMA : N’en croyez rien, monsieur l’Envoyé. Ce que veulent ces messieurs, c’est le
trompe-l’œil. Le Ministre désirait un faux cadavre. Et Arthur est un vrai mort. Regardez-
le : il est plus vrai que vivant. Tout en lui se dépêchait vers l’immobilité.

L’ENVOYÉ : Il était donc fait pour la grandeur.

LE CHEF DE POLICE : Lui plat et veule…

L’ENVOYÉ : Lui, comme nous, il était travaillé par une recherche de l’immobilité. Par
ce que nous nommons le hiérarchique. Et, en passant, laissez-moi saluer l’imagination
qui ordonna dans cette maison un salon funéraire.

IRMA, avec orgueil : Et vous n’en voyez qu’une partie !

L’ENVOYÉ : Qui en eut l’idée ?

IRMA : La sagesse des Nations, monsieur l’Envoyé.

L’ENVOYÉ : Elle fait bien les choses. Mais reparlons de la Reine que j’ai pour mission
de protéger.

LE CHEF DE POLICE, agacé : Vous le faites curieusement. Le Palais, d’après ce que


vous dites…
L’ENVOYÉ, souriant : Pour le moment Sa Majesté est en lieu sûr. Mais le temps presse.
Le prélat, dit-on, aurait été décapité. L’archevêché est saccagé. Le Palais de Justice,
l’Etat-Major sont en déroute…

LE CHEF DE POLICE : Mais la Reine ?

L’ENVOYÉ, sur un ton très léger : Elle brode. Un moment elle a eu l’idée de soigner les
blessés. Mais on lui représenté que le Trône étant menacé, elle devait porter à l’extrême
les prérogatives royales.

IRMA : Qui sont ?

L’ENVOYÉ : L’absence. Sa Majesté est retirée dans une chambre, solitaire. La


désobéissance de son peuple l’attriste. Elle brode un mouchoir. En voici le dessin : les
quatre coins seront ornés de têtes de pavots. Au centre du mouchoir, toujours brodé en
soie bleu pâle, il y aura un cygne, arrêté sur l’eau. C’est ici seulement que Sa Majesté
s’inquiète : sera-ce l’eau d’un lac, d’un étang, d’une mare ? Ou simplement d’un bac ou
d’une tasse ? C’est un grave problème. Nous l’avons choisi parce que qu’il est insoluble
et que la Reine peut s’abstraire dans une méditation infinie.

IRMA : La reine s’amuse ?

L’ENVOYÉ : Sa Majesté s’emploie à devenir tout entière ce qu’elle doit être : La Reine.
(Il regarde le cadavre.) Elle aussi, elle va vite vers l’immobilité.

IRMA : Et elle brode ?

L’ENVOYÉ : Non, madame. Je dis la Reine brode un mouchoir, car s’il est de mon devoir
de la décrire, il est encore de mon devoir de la dissimuler.

IRMA : Voulez-vous dire qu’elle ne brode pas ?

L’ENVOYÉ : Je veux dire que la Reine brode et qu’elle ne brode pas. Elle se cure les
trous de nez, examine la crotte extirpée, et se recouche. Ensuite, elle essuie la vaisselle.

IRNA : La Reine ?

L’ENVOYÉ : Elle ne soigne pas les blessés. Elle brode un invisible mouchoir…
TEXTE 2 :
Jean Genet, Le Balcon, Neuvième tableau (Fragment), p.144 à p.148, 1956.

CARMEN : […] (Voie jouée.) Ici vous êtes chez vous. (Montrant l’Esclave.) Faites-le
parler.

ROGER, à l’Esclave et jouant son rôle : Car tu sais parler ? Et faire quoi d’autre, encore
?

L’ESCLAVE, couché sur le ventre : D’abord me courber, puis me tasser un peu plus (Il
prend le pied de Roger et le pose sur son propre dos.) Comme ceci !... et même…

ROGER, impatient : Oui… et même ?

L’ESCLAVE : M’enliser, si c’est possible.

ROGER, tirant sur son cigare : T’enliser, vraiment ? Mais, il n’y a pas de boue ?

LA REINE, parlant à la cantonade : Il a raison. Nous aurions dû prévoir la boue. Dans


une maison bien tenue… Mais c’est le jour d’ouverture, et il étrenne le salon…

L’ESCLAVE, à Roger : Je la sens tout autour de mon corps, monsieur. J’en ai partout,
excepté dans la bouche, ouverte pour qu’en sortent vos louanges, et ces gémissements
qui me rendirent célèbre.

ROGER : Célèbre, tu es célèbre, toi ?

L’ESCLAVE : Célèbre par mes chants, monsieur, mais qui disent votre gloire.

ROGER : Ta gloire accompagne donc la mienne. (À Carmen.) Il veut dire que ma


réputation sera nécessairement portée par ses paroles ? Et… s’il se tait je n’existerai
plus ?...

CARMEN, sèche : Je voudrais bien vous satisfaire, mais vous posez des questions qui
ne sont pas prévues dans le scénario.

ROGER, à l’Esclave : Mais toi, qui te chante ?

L’ESCLAVE : Personne. Je meurs.

ROGER : Mais sans moi, sans ma sueur, sans mes larmes, ni mon sang, que serais-tu ?

L’ESCLAVE : Rien.

ROGER, à l’Esclave : Tu chantes ? Mais que fais-tu encore ?

L’ESCLAVE : Nous faisons tout notre possible pour être toujours plus indigne de vous.

ROGER : Quoi, par exemple ?


L’ESCLAVE : Nous nous efforçons de pourrir sur pied. Et ce n’est pas toujours facile,
croyez-moi. La vie voudrait être la plus forte… Mais nous tenons bon. Nous diminuons
un peu plus chaque…

ROGER : Jour ?

L’ESCLAVE : Semaine.

LE CHEF DE LA POLICE, à la cantonade : C’est peu. Avec un peu d’effort…

L’ENVOYÉ, au Chef de la Police : Silence. Laissez-les aller jusqu’au bout de leur


rôle…

ROGER : C’est peu. Avec un peu d’effort…

L’ESCLAVE, exalté : Avec joie, Excellence. Vous êtes si beau. Si beau que je me
demande si vous resplendissez ou si vous êtes toute l’ombre de toutes les nuits.

ROGER : Quelle importance, puisque je ne dois plus avoir de réalité que dans la réalité
de tes phrases.

L’ESCLAVE, se traînant en direction de l’escalier ascendant : Vous n’avez ni bouche,


ni yeux, ni oreilles, mais tout en vous n’est qu’une bouche qui tonne, en même temps
qu’un œil qui étonne et qui veille…

ROGER : Tu le vois toi, mais… les autres le savent-ils ? La nuit le sait-elle ? La mort ?
Les pierres ? Les pierres, que disent les pierres ?

L’ESCLAVE, se traînant toujours sur le ventre, et commençant à monter – en rampant


– l’escalier : Les pierres disent…

ROGER : Eh bien, j’écoute ?

L’ESCLAVE, s’arrêtant de ramper, tourné vers le public : Le ciment qui nous tient
attachées les unes aux autres pour former ton tombeau…

LE CHEF DE LA POLICE, tourné vers le public, et se frappant la poitrine, joyeux : Les


pierres me tutoient !

L’ESCLAVE, enchaînant : … Le ciment est pétri de larmes, de crachats et de sang.


Posés sur nous, les yeux et les mains des maçons nous ont collé le chagrin. Nous
sommes à toi, et rien qu’à toi.

L’Esclave reprend son ascension.

ROGER, s’exaltant de plus en plus : Tout parle de moi ! Tout respire et tout m’adore !
Mon histoire fut vécue afin qu’une page glorieuse soit écrite, puis lue. Ce qui compte,
c’est la lecture.
Soudain, s’apercevant que l’Esclave a disparu, à Carmen : Mais …où va-t-il ?... Où
est-il ?...

CARMEN : Chanter. Il remonte à l’air. Il dira… qu’il a porté vos pas… et que…

ROGER, inquiet : Oui, et que ?... Que dira-t-il d’autre ?

CARMEN : La vérité : que vous êtes mort, ou plutôt que nous n’arrêtez pas de mourir et
que votre image, comme votre nom, se répercute à l’infini.

ROGER : Il sait que mon image est partout ?

CARMEN : Inscrite, gravée, imposée par la peur, elle est partout.

ROGER : Dans la paume des dockers ? Dans les jeux des gamins ? Sur les dents des
soldats ? Dans la guerre ?

CARMEN : Partout.

LE CHEF DE LA POLICE, à la cantonade : J’ai donc gagné ?

LA REINE, attendrie : Tu es heureux ?

LE CHEF DE LA POLICE : Tu as bien travaillé. Ta maison est au point.

ROGER, à Carmen : Elle est dans les prisons ? Dans les rides des vieillards ?

CARMEN : Oui.

ROGER : Dans la courbe des chemins ?

CARMEN : Il ne faut pas demander l’impossible.


Même bruit que tout à l’heure : le coq et l’enclume.
Il est temps de partir, monsieur. La séance est finie. Pour sortir, vous prendrez à gauche.
Le couloir…
TEXTE 3
Bernard Marie Koltès, Roberto Zucco, p.p.9-13, 1990

I. L’ÉVASION.
Le chemin de ronde d’une prison, au ras des toits. Les toits de la prison, jusqu’à leur
sommet. À l’heure où les gardiens, à force de silence et fatigués de fixer l’obscurité, sont
parfois victimes d’hallucinations.
PREMIER GARDIEN. – Tu as entendu quelque chose ?
DEUXIÈME GARDIEN. – Non, rien du tout.
PREMIER GARDIEN. – Tu n’entends jamais rien.
DEUXIÈME GARDIEN. – Tu as entendu quelque chose, toi ?
PREMIER GARDIEN. – Non, mais j’ai l’impression d’entendre quelque chose.
DEUXIÈME GARDIEN. – Tu as entendu ou tu n’as pas entendu ?
PREMIER GARDIEN. – Je n’ai pas entendu par les oreilles, mais j’ai eu l’idée d’entendre
quelque chose.
DEUXIÈME GARDIEN. – L’idée ? Sans les oreilles ?
PREMIER GARDIEN. – Toi, tu n’as jamais d’idée, c’est pour cela que tu n’entends
jamais rien et que tu ne vois rien.
DEUXIÈME GARDIEN. – Je n’entends rien parce qu’il n’y a rien à entendre et je ne vois
rien parce qu’il n’y a rien à voir. Notre présence ici est inutile, c’est pour cela qu’on finit
toujours par s’engueuler. Inutile, complètement ; les fusils, les sirènes muettes, nos yeux
ouverts alors qu’à cette heure tout le monde a les yeux fermés. Je trouve inutile d’avoir
les yeux ouverts à ne fixer rien, et les oreilles tendues à ne guetter rien, alors qu’à cette
heure nos oreilles devraient écouter le bruit de notre univers intérieur et nos yeux
contempler nos paysages intérieurs. Est-ce que tu crois à l’univers intérieur ?
PREMIER GARDIEN. – Je crois qu’il n’est pas inutile qu’on soit là, pour empêcher les
évasions. DEUXIÈME GARDIEN. – Mais il n’y a pas d’évasion ici. C’est impossible.
La prison est trop moderne. Même un tout petit prisonnier ne pourrait pas s’évader. Même
un prisonnier petit comme un rat. S’il passait les grandes grilles, il y en a, après, de plus
fines, comme des passoires, et plus fines ensuite, comme un tamis. Il faudrait être liquide
pour pouvoir passer à travers. Et une main qui a poignardé, un bras qui a étranglé ne
peuvent pas être faits de liquide. Ils doivent au contraire devenir lourds et encombrants.
Comment crois-tu que quelqu’un peut avoir l’idée de poignarder ou d’étrangler, l’idée
d’abord, et passer à l’action ensuite ?
PREMIER GARDIEN. – Pur vice.
DEUXIÈME GARDIEN. – Moi qui suis gardien depuis six années, j’ai toujours regardé
les meurtriers en cherchant où pouvait se trouver ce qui les différenciait de moi, gardien
de prison, incapable de poignarder ni d’étrangler, incapable même d’en avoir l’idée. J’ai
réfléchi, j’ai cherché, je les ai même regardés sous la douche, parce qu’on m’a dit que
c’était dans le sexe que se logeait l’instinct meurtrier. J’en ai vu plus de six cents, eh bien,
aucun point commun entre eux ; il y en a des gros, il y en a des petits, il y en a des minces,
il y en a des tout petits, il y en a des ronds, il y en a des pointus, il y en a des énormes, il
n’y a rien à tirer de cela.
PREMIER GARDIEN. – Pur vice, je te dis. Tu ne vois pas quelque chose ?
Apparaît Zucco, marchant sur le faîte du toit.
DEUXIÈME GARDIEN. – Non, rien du tout. PREMIER GARDIEN. – Moi non plus,
mais j’ai l’idée de voir quelque chose.
DEUXIÈME GARDIEN. – Je vois un type marchant sur le toit. Ce doit être un effet de
notre manque de sommeil.
PREMIER GARDIEN. – Qu’est-ce qu’un type ferait sur le toit ? Tu as raison. On devrait
de temps en temps refermer les yeux sur notre univers intérieur.
DEUXIÈME GARDIEN. – Je dirais même qu’on dirait Roberto Zucco, celui qui a été
mis sous écrou cet après-midi pour le meurtre de son père. Une bête furieuse, une bête
sauvage.
PREMIER GARDIEN. – Roberto Zucco. Jamais entendu parler. DEUXIÈME
GARDIEN. – Mais tu vois quelque chose, là, ou je suis seul à voir ?
Zucco avance toujours, tranquillement, sur le toit.
PREMIER GARDIEN. – J’ai l’idée que je vois quelque chose. Mais qu’est-ce que c’est
?
Zucco commence à disparaître derrière une cheminée.
DEUXIÈME GARDIEN. – C’est un prisonnier qui s’évade.
Zucco a disparu.
PREMIER GARDIEN. – Putain, tu as raison : c’est une évasion.
Coups de feu, projecteurs, sirènes.

TEXTE 4
Bernard Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, (Début de la pièce)

Derrière les bougainvillées, au crépuscule.


HORN. – J’avais bien vu, de loin, quelqu’un, derrière l’arbre.
ALBOURY. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie
sur le chantier poser des branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et
sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas le
corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille
; c’est pour cela que je suis là.
HORN. – C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ?
ALBOURY. – Je suis Alboury, venu chercher le corps de mon frère, monsieur.
HORN. – Une terrible affaire, oui ; une malheureuse chute, un malheureux camion qui
roulait à toute allure ; le conducteur sera puni. Les ouvriers sont imprudents, malgré les
consignes strictes qui leur sont données. Demain, vous aurez le corps ; on a dû l’emmener
à l’infirmerie, l’arranger un peu, pour une présentation plus correcte à la famille. Faites
part de mon regret à la famille. Je vous fais part de mes regrets. Quelle malheureuse
histoire !
ALBOURY. – Malheureuse oui, malheureuse non. S’il n’avait pas été ouvrier, monsieur,
la famille aurait enterré la calebasse dans la terre et dit : une bouche de moins à nourrir.
C’est quand même une bouche de moins à nourrir, puisque le chantier va fermer et que,
dans peu de temps, il n’aurait plus été ouvrier, monsieur ; donc ç’aurait été bientôt une
bouche de plus à nourrir, donc c’est un malheur pour peu de temps, monsieur.
HORN. – Vous, je ne vous avais jamais vu par ici. Venez boire un whisky, ne restez pas
derrière cet arbre, je vous vois à peine. Venez-vous asseoir à la table, monsieur. Ici, au
chantier, nous entretenons d’excellents rapports avec la police et les autorités locales ; je
m’en félicite.
ALBOURY. – Depuis que le chantier a commencé, le village parle beaucoup de vous.
Alors j’ai dit : voilà l’occasion de voir le Blanc de près. J’ai encore, monsieur, beaucoup
de choses à apprendre et j’ai dit à mon âme : cours jusqu’à mes oreilles et écoute, cours
jusqu’à mes yeux et ne perds rien de ce que tu verras.
HORN. – En tous les cas, vous vous exprimez admirablement en français ; en plus de
l’anglais et d’autres langues, sans doute ; vous avez tous un don admirable pour les
langues, ici. Etes-vous fonctionnaire ? Vous avez la classe d’un fonctionnaire. Et puis,
vous savez plus de choses que vous ne le dites. Et puis à la fin, tout cela fait beaucoup de
compliments.
ALBOURY. – C’est une chose utile, au début.
HORN. – C’est étrange. D’habitude, le village nous envoie une délégation et les choses
s’arrangent vite. D’habitude, les choses se passent plus pompeusement mais rapidement
: huit ou dix personnes, huit ou dix frères du mort ; j’ai l’habitude des tractations rapides.
Triste histoire pour votre frère ; vous vous appelez tous « frère » ici. La famille veut un
dédommagement ; nous le donnerons, bien sûr, à qui de droit, s’ils n’exagèrent pas. Mais
vous, pourtant, je suis sûr de ne vous avoir encore jamais vu.
ALBOURY. – Moi, je suis seulement venu pour le corps, monsieur, et je repartirai dès
que je l’aurai.
HORN. – Le corps, oui oui oui ! Vous l’aurez demain. Excusez ma nervosité ; j’ai de
grands soucis. Ma femme vient d’arriver ; depuis des heures elle range ses paquets, je
n’arrive pas à savoir ses impressions. Une femme ici, c’est un grand bouleversement ; je
ne suis pas habitué.
ALBOURY. – C’est très bon, une femme, ici.
HORN. – Je me suis marié très récemment ; très très récemment ; enfin, je peux vous le
dire, ce n’est même pas tout à fait accompli, je veux dire les formalités. Mais c’est un
grand bouleversement quand même, monsieur, de se marier. Je n’ai pas du tout l’habitude
de ces choses-là ; cela me cause beaucoup de soucis, et de ne pas la voir sortir de sa
chambre me rend nerveux ; elle est là elle est là, et elle range depuis des heures. Buvons
un whisky en l’attendant, je vous la présenterai ; nous ferons une petite fête et puis, vous
pourrez rester. Mais venez donc à table ; il n’y a presque plus de lumière ici. Vous savez,
j’ai la vue un peu faible. Venez donc vous montrer.
ALBOURY. – Impossible, monsieur. Regardez les gardiens, regardez-les, là-haut. Ils
surveillent autant dans le camp que dehors, ils me regardent, monsieur. S’ils me voient
m’asseoir avec vous, ils se méfieront de moi ; ils disent qu’il faut se méfier d’une chèvre
vivante dans le repaire du lion. Ne vous fâchez pas de ce qu’ils disent. Être un lion est
nettement plus honorable qu’être une chèvre.
HORN. – Pourtant, ils vous ont laissé entrer. Il faut un laissez-passer, généralement, ou
être représentant d’une autorité ; ils savent bien cela.
ALBOURY. – Ils savent qu’on ne peut pas laisser la vieille crier toute la nuit et demain
encore ; qu’il faut la calmer ; qu’on ne peut pas laisser le village tenu en éveil, et qu’il
faut bien satisfaire la mère en lui redonnant le corps. Ils savent bien, eux, pourquoi je suis
venu.
HORN. – Demain, nous vous le ferons porter. En attendant, j’ai une tête prête à éclater,
il me faut un whisky. C’est une chose insensée pour un vieux comme moi d’avoir pris
une femme, n’est-ce pas, monsieur ?
ALBOURY. – Les femmes ne sont pas des choses insensées. Elles disent d’ailleurs que
c’est dans les vieilles marmites qu’on fait la meilleure soupe. Ne vous fâchez pas de ce
qu’elles disent. Elles ont leurs mots à elles, mais c’est très honorable pour vous.
HORN. – Même se marier ?
ALBOURY. – Surtout se marier. Il faut les payer leur prix, et bien les attacher ensuite.
HORN. – Comme vous êtes intelligent ! Je crois qu’elle va venir. Venez, venez, causons.
Les verres sont déjà là. On ne va pas rester derrière cet arbre, dans l’ombre. Allons,
accompagnez-moi.
ALBOURY. – Je ne peux pas, monsieur. Mes yeux ne supportent pas la trop grande
lumière ; ils clignotent et se brouillent ; ils manquent de l’habitude de ces lumières fortes
que vous mettez, le soir.
HORN. – Venez, venez, vous la verrez.
ALBOURY. – Je la verrai de loin.
HORN. – Ma tête éclate, monsieur. Qu’est-ce qu’on peut ranger pendant des heures ? Je
vais lui demander ses impressions. Savez-vous la surprise ? Que de soucis ! Je tire un feu
d’artifice, en fin de soirée ; restez ; c’est une folie qui m’a coûté une fortune. Et puis il
faut que nous parlions de cette affaire. Oui, les rapports ont toujours été excellents ; les
autorités, je les ai dans la poche. Quand je pense qu’elle est derrière cette porte, là-bas, et
que je ne connais pas encore ses impressions. Et si vous êtes un fonctionnaire de la police,
c’est encore mieux ; j’aime autant avoir à faire avec eux. L’Afrique doit faire un rude
effet à une femme qui n’a jamais quitté Paris. Quant à mon feu d’artifice, il vous coupera
le sifflet. Et je vais voir ce qu’on a fait de ce sacré cadavre.
(Il sort.)

TEXTE 5
Nathalie SARRAUTE, Pour un oui ou pour un nom,

H.1. Cette fois vraiment je crois qu’il vaut mieux que je parte…
Se dirige vers la porte. S’arrête devant la fenêtre. Regarde au-dehors.

H.2. (l’observe un instant. S’approche de lui, lui met la main sur l’épaule). Pardonne-
moi… Tu vois, j’avais raison : voilà ce que c’est que se lancer dans ces explications…
On parle à tort et à travers… On se met à dire plus qu’on ne pense… Mais je t’aime bien,
tu sais… je le sens très fort dans des moments comme ceux-là…

H.1. Comme ceux-là ?

H.2. Oui, comme maintenant, quand tu t’es arrêté là, devant la fenêtre… pour regarder…
avec ce regard que tu peux avoir… il y a chez toi, parfois, comme un abandon, on dirait
que tu te fonds avec ce que tu vois, que tu te perds dedans… rien que pour ça… oui, rien
que pour ça… tout à coup tu m’es proche…Tu comprends pourquoi je tiens tant à cet
endroit ? Il peut paraître un peu sordide… mais ce serait dur pour moi de changer… il y
a là… c’est difficile à dire… mais tu le sens, n’est-ce pas ? comme une force qui irradie
de là… de… de cette ruelle, de ce petit mur, là, sur la droite, de ce toit…quelque chose
de rassurant, de vivifiant…

H.1. Oui… je comprends…

H.2. Si je ne devais plus voir ça…ce serait comme si… je ne sais pas… Oui, pour moi,
tu vois… la vie est là…
Mais qu’est-ce que tu as ?

H.1. « La vie est là… simple et tranquille… » « La vie est là, simple et tranquille… »
C’est de Verlaine, n’est-ce pas ?

H.2. Oui, c’est de Verlaine… Mais pourquoi ?

H.1. De Verlaine. C’est ça.

H.2. Je n’ai pas pensé à Verlaine… J’ai seulement dit : La vie est là, c’est tout.

H.1. Mais la suite venait d’elle-même, il n’y avait qu’à continuer… Nous avons quand
même fait nos classes…

H.2. Mais je n’ai pas continué… Mais qu’est-ce que j’ai à me défendre comme ça ?
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui te prend tout à coup ?

H.1. Qu’est-ce qui me prend ? « Prend » est bien le mot. Oui qu’est-ce qui me prend ?
c’est que tout à l’heure, tu n’as pas parlé pour ne rien dire… tu m’as énormément appris,
figure-toi… Maintenant il y a des choses que même moi je suis capable de comprendre.
Cette fois-ci, celui qui a placé le petit bout de lard, c’est toi.

H.2. Quel bout de lard ?


H.1. C’est pourtant clair. Tout à l’heure, quand tu m’as vu devant la fenêtre… Quand tu
m’as dit : « Regarde, la vie est là… » La vie est là… rien que ça… la vie… quand tu as
senti que je me suis un instant tendu vers l’appât…

H.2. Tu es dingue.

H.1. Non. Pas plus dingue que toi, quand tu disais que je t’avais appâté avec les voyages
pour t’enfermer chez moi, dans ma cage… ça paraissait très fou, mais tu n’avais peut-être
pas si tort que ça… Mais cette fois, c’est toi qui m’as attiré…

H.2. Attiré où ? Où est-ce que j’ai cherché à t’attirer ?

H.1. Mais voyons, ne joue pas l’innocent… « La vie est là, simple et tranquille… »

H.2. D’abord, je n’ai pas dit ça.

H.1. Si. Tu l’as dit. Implicitement. Et ce n’est pas la première fois. Et tu prétends que tu
es ailleurs… dehors… loin de nos catalogues… hors de nos cases… rien à voir avec les
mystiques, les saints…

H.2. C’est vrai.

H.1. Oui, c’est vrai, rien à voir avec ceux-là. Vous avez mieux… Quoi de plus apprécié
que ton domaine, où tu me faisais la grâce de me laisser entrer pour que je puisse, moi
aussi, me recueillir… « La vie est là, simple et tranquille… » C’est là que tu te tiens, à
l’abri de nos contacts salissants… sous la protection des plus grands… Verlaine…

H.2. Je te répète que je n’ai pas pensé à Verlaine.

H.1. Bon admettons, je veux bien. Tu n’y avais pas pensé, mais tu reconnaîtras qu’avec
le petit mur, le toit, le ciel par-dessus le toit… On y était en plein…

H.2. Où donc ?

H.1. Mais voyons, dans le « poétique », la « poésie ».

H.2. Mon Dieu ! comme d’un seul coup tout ressurgit… juste avec ça, ces guillemets…

H.1. Quels guillemets ?

H.2. Ceux que tu places toujours autour de ces mots, quand tu les prononces devant moi…
« Poésie ». « Poétique ». Cette distance, cette ironie… ce mépris…

H.1. Je me moque de la poésie ? Je parle avec mépris des poètes ?

H.2. Pas des « vrais » poètes, bien sûr. Pas de ceux que vous allez admirer les jours fériés
sur leurs socles, dans leurs niches… Les guillemets, ce n’est pas pour eux, jamais…

H.1. Mais c’est pour qui alors ?


H.2. C’est pour… c’est pour…

H.1. Allons, dis-le…

H.2. Non. Je ne veux pas. Ça nous entraînerait très loin…

H. 1. Eh bien, je vais le dire. C’est avec toi que je les place entre guillemets, ces mots…
oui, avec toi… dès que je sens ça en moi, impossible de me retenir, malgré moi les
guillemets arrivent.

H.2. Voilà. Je crois qu’on y est. Tu l’as touché. Voilà le point. C’est ici qu’est la source.
Les guillemets, c’est pour moi. Dès que je regarde par la fenêtre, dès que je me permets
de dire « la vie est là », me voilà aussitôt fermé à la section des « poètes »… de ceux
qu’on place entre guillemets… qu’on met aux enfers…

H.1. Oui, cette fois je ne sais pas si « on y est », mais je sens qu’on s’approche… Tiens,
moi aussi, puisque nous en sommes là, il y a des scènes dont je me souviens…il en a une
surtout… tu l’as peut-être oubliée… c’était du temps où nous faisions de l’alpinisme…
dans le Dauphiné… on avait escaladé la barre des Ecrins… tu te rappelles ?

H.2. Oui. Bien sûr.

TEXTE 6
Eugène IONESCO, Le Roi se meurt, 1962,
Tirade finale de la reine Marguerite et didascalies de clôture de la scène (« Folio », p.135-
137)
MARGUERITE
Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son
imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochromie. (Au
roi) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te
retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du
Roi) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le
Roi de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit.
Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de
trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. Avance, j'écarte les broussailles, attention,
ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite... Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains
pitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous frappe! (Au roi) Ne
tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle... ses
crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup) Loup, n'existe plus! (Au roi) Ne crains pas non
plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils! (Aux rats) Rats et vipères, n'existez plus!
(Au roi) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main... Attention à la vieille
femme qui vient vers toi... Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la
vieille femme imaginaire) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif.
N'encombrez pas son chemin. Évanouissez-vous. (Au roi) Escalade la barrière... Le gros
camion ne t'écrasera pas, c'est un mirage... Tu peux passer, passe... Mais non, les pâquerettes
ne chantent pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix; elles, je les efface !... Ne prête
pas l'oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux
ruisseau, c'est une fausse voix... Fausses voix, taisez-vous. (Au roi) Plus personne ne t'appelle.
Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui
pourrais-tu parler? Oui, c'est cela, lève le pas, l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le
vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône) Tiens-toi tout droit, tu n'as pas
besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte,
monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône) Plus haut, encore
plus haut. (Le Roi est tout près du trône) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers
moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit... Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche.
(À mesure qu'elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt,
donne-moi deux doigts... trois... quatre... cinq... les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit,
le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une
statue.) Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton cœur n'a plus besoin de battre, plus la peine
de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas? Tu peux prendre place.
Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite.
Le Roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant cette dernière scène, disparaître
progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très
important.
Maintenant, il n'y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise. Puis
le Roi et son trône disparaissent également.
Enfin, il n'y a plus que cette lumière grise.
La disparition des fenêtres, portes, murs, Roi et trône doit se faire lentement, progressivement,
très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans
une sorte de brume.
RIDEAU Paris, 15 octobre – 15 novembre 1962

TEXTE 7
Samuel Beckett, Fin de partie, p.p.11-19 (Fragment), 1957.
Intérieur sans meubles. Lumière grisâtre. Aux murs de droite et de gauche, vers le fond,
deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés. Porte à l’avant-scène à droite.
Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourné. À l’avant-scène à gauche,
recouvertes d’un vieux drap, deux poubelles l’une contre l’autre. Au centre, recouvert
d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm. Immobile à côté du fauteuil,
Clov le regarde. Teint très rouge. Il va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche
raide et vacillante. Il regarde la fenêtre à gauche la tête rejetée en arrière. Il tourne la
tête, regarde la fenêtre à droite. Il va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde la
fenêtre à droite, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête et regarde la fenêtre à gauche.
Il sort, revient aussitôt avec un escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte
dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait six pas vers la fenêtre à droite,
retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, tire le
rideau. Il descend de l’escabeau, fait trois pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre
l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire
bref. Il descend de l’escabeau, fait un pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre
l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire
bref. Il descend de l’escabeau, va vers les poubelles, retourne prendre l’escabeau, le
prend, se ravise, le lâche, va aux poubelles, enlève le drap qui les recouvre, le plie
soigneusement et le met sur le bras. Il soulève un couvercle, se penche et regarde dans la
poubelle. Rire bref. Il rabat le couvercle. Même jeu avec l’autre poubelle. Il va vers
Hamm, enlève le drap qui le recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras. En robe
de chambre, coiffé d’une calotte en feutre, un grand mouchoir taché de sang étalé sur le
visage, un sifflet pendu au cou, un plaid sur les genoux, d’épaisses chaussettes aux pieds,
Hamm semble dormir. Clov le regarde. Rire bref. Il va à la porte, s’arrête, se retourne,
contemple la scène, se tourne vers la salle.

CLOV(regard fixe, voix blanche). — Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un
temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit
tas, l’impossible tas. (Un temps.) On ne peut plus me punir. (Un temps.) Je m’en vais dans
ma cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, attendre qu’il me siffle. (Un
temps.) Ce sont de jolies dimensions, je m’appuierai à la table, je regarderai le mur, en
attendant qu’il me siffle.

Il reste un moment immobile. Puis il sort. Il revient aussitôt, va prendre l’escabeau, sort
en emportant l’escabeau. Un temps. Hamm bouge. Il bâille sous le mouchoir. Il ôte le
mouchoir de son visage. Teint très rouge. Lunettes noires.

HAMM. — À — (bâillements) — à moi. (Un temps.) De jouer. (Il tient à bout de bras le
mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (Il ôte ses lunettes, s’essuie les yeux, le visage,
essuie les lunettes, les remet, plie soigneusement le mouchoir et le met délicatement dans
la poche du haut de sa robe de chambre. Il s’éclaircit la gorge, joint les bouts des doigts.)
Peut-il y a — (bâillements) — y avoir misère plus... plus haute que la mienne ? Sans
doute. Autrefois. Mais aujourd’hui ? (Un temps.) Mon père ? (Un temps.) Ma mère ? (Un
temps.) Mon... chien ? (Un temps.) Oh je veux bien qu’ils souffrent autant que de tels
êtres peuvent souffrir. Mais est-ce dire que nos souffrances se valent ? Sans doute. (Un
temps.) Non, tout est a — (bâillements) — bsolu, (fier) plus on est grand et plus on est
plein. (Un temps. Morne.) Et plus on est vide. (Il renifle.)Clov ! (Un temps.) Non, je suis
seul. (Un temps.) Quels rêves — avec un s ! Ces forêts ! (Un temps.) Assez, il est temps
que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j’hésite, j’hésite à... à finir.
Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à —
(bâillements) — à finir. (Bâillements.) Oh là là, qu’est-ce que je tiens, je ferais mieux
d’aller me coucher. (Il donne un coup de sifflet. Entre Clov aussitôt. Il s’arrête à côté du
fauteuil.)
Tu empestes l’air ! (Un temps.) Prépare-moi, je vais me coucher.
CLOV. — Je viens de te lever.
HAMM. — Et après ?
CLOV. — Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq minutes, j’ai à faire.
Un temps.
HAMM. — Tu n’as jamais vu mes yeux ?
CLOV. — Non.
HAMM. — Tu n’as jamais eu la curiosité, pendant que je dormais, d’enlever mes lunettes
et de regarder mes yeux ?
CLOV. — En soulevant les paupières ? (Un temps.) Non.
HAMM. — Un jour je te les montrerai. (Un temps.) Il paraît qu’ils sont tout blancs. (Un
temps.) Quelle heure est-il ?
CLOV. — La même que d’habitude.
HAMM. — Tu as regardé ?
CLOV. — Oui.
HAMM. — Et alors ?
CLOV. — Zéro.
HAMM. — Il faudrait qu’il pleuve.
CLOV. — Il ne pleuvra pas.
Un temps.
HAMM. — À part ça, ça va ?
CLOV. — Je ne me plains pas.
HAMM. — Tu te sens dans ton état normal ?
CLOV(agacé). — Je te dis que je ne me plains pas.
HAMM. — Moi je me sens un peu drôle. (Un temps.)Clov.
CLOV. — Oui.
HAMM. — Tu n’en as pas assez ?
CLOV. — Si ! (Un temps.) De quoi ?
HAMM. — De ce... de cette... chose.
CLOV. — Mais depuis toujours. (Un temps.) Toi non ?
HAMM(morne). — Alors il n’y a pas de raison pour que ça change.
CLOV. — Ça peut finir. (Un temps.) Toute la vie les mêmes questions, les mêmes
réponses.
HAMM. — Prépare-moi. (Clov ne bouge pas.) Va chercher le drap. (Clov ne bouge
pas.)Clov.
CLOV. — Oui
HAMM. — Je ne te donnerai plus rien à manger.
CLOV. — Alors nous mourrons.
HAMM. — Je te donnerai juste assez pour t’empêcher de mourir. Tu auras tout le temps
faim.
CLOV. — Alors nous ne mourrons pas. (Un temps.) Je vais chercher le drap.
Il va vers la porte.
HAMM. — Pas la peine. (Clov s’arrête.) Je te donnerai un biscuit par jour. (Un temps.)
Un biscuit et demi. (Un temps.) Pourquoi restes-tu avec moi ?
CLOV. — Pourquoi me gardes-tu ?
HAMM. — Il n’y a personne d’autre.
CLOV. — Il n’y a pas d’autre place.
Un temps.
HAMM. — Tu me quittes quand même.
CLOV. — J’essaie.
HAMM. — Tu ne m’aimes pas.
CLOV. — Non.
HAMM. — Autrefois tu m’aimais.
CLOV. — Autrefois !
HAMM. — Je t’ai trop fait souffrir. (Un temps.) N’est-ce pas ?
CLOV. — Ce n’est pas ça.
HAMM (Outré). — Je ne t’ai pas trop fait souffrir ?
CLOV. — Si.
HAMM. (Soulagé) — Ah ! Quand même ! (Un temps. Froidement.) Pardon. (Un temps.
Plus fort.) J’ai dit, Pardon.
CLOV. — Je t’entends. (Un temps.). Tu as saigné ?
HAMM. — Moins. (Un temps.) Ce n’est pas l’heure de mon calmant ?
CLOV. — Non.
Un temps.

TEXTE 8
LES BONNES (extrait ) Jean GENET 1968
Claire, Solange
La chambre de Madame. Meubles Louis XV. Au fond, une fenêtre ouverte sur la façade
de l'immeuble en face. A droite, le lit. A gauche, une porte et une commode. Des fleurs à
profusion. C'est le soir. L'actrice qui joue Solange est vêtue d'une petite robe noire de
domestique. Sur une chaise, une autre petite robe noire, des bas de fil noirs, une paire
de souliers noirs à talons plats.
CLAIRE, debout, en combinaison, tournant le dos à la coiffeuse.—Son geste — le bras
tendu et le ton seront d'un tragique exaspéré.
Et ces gants! Ces éternels gants! Je t'ai dit souvent de les laisser à la cuisine. C'est avec
ça, sans doute, que tu espères séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c'est inutile. Pends-
les au-dessus de l'évier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être
souillée? Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes
crachats! Mais cesse!
Pendant cette tirade, Solange jouait avec une paire de gants de caoutchouc, observant
ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail.
Ne te gêne pas, fais ta biche. Et surtout ne te presse pas, nous avons le temps. Sors
Solange change soudain d'attitude et sort humblement, tenant du bout des doigts les gants
de caoutchouc. Claire s'assied à la coiffeuse. Elle respire les fleurs, caresse les objets de
toilette, brosse ses cheveux, arrange son visage.
Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n’êtes pas là? (Elle se retourne.)
Claire !Claire!
Entre Solange.
SOLANGE : Que Madame m'excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol.) de
Madame.
CLAIRE : Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L'éventail, les émeraudes.
SOLANGE : Tous les bijoux de Madame?
CLAIRE : Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d'hypocrisie.) Et naturellement les
souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années.
Solange prend dans l'armoire quelques écrins qu'elle ouvre et dispose sur le lit.
Pour votre noce sans doute. Avouez qu'il vous a séduite ! Que vous êtes grosse ! Avouez-
le!
Solange s'accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis.
Je vous ai dit, Claire, d'éviter les crachats. Qu'ils dorment en vous, ma fille, qu'ils y
croupissent. Ah! ah! vous êtes hideuse, ma belle. Penchez-vous davantage et vous
regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous qu'il
me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive? Par la
brume de vos marécages?
SOLANGE, à genoux et très humble. Je désire que Madame soit belle.
CLAIRE, elle s’arrange dans la glace.
Vous me détestez, n'est-ce pas ? Vous m'écrasez sous vos prévenances, sous votre
humilité, sous les glaïeuls et le réséda. (Elle se lève et d'un ton plus bas.) On s'encombre
inutilement. Il y a trop de fleurs. C'est mortel. (Elle se mire encore.) Je serai belle. Plus
que vous ne le serez jamais. Car ce n'est pas avec ce corps et cette face que vous séduirez
Mario. Ce jeune laitier ridicule vous méprise, et s’il vous a fait un gosse...
SOLANGE : Oh! mais, jamais je n'ai...
CLAIRE : Taisez-vous, idiote! Ma robe!
SOLANGE, elle cherche dans l'armoire, écartant quelques robes. La robe rouge.
Madame mettra la robe rouge
CLAIRE : J'ai dit la blanche, à paillettes.
SOLANGE, dure ! Madame portera ce soir la robe de velours écarlate.
CLAIRE, naïvement. Ah? Pourquoi?
SOLANGE, froidement. Il m'est impossible d'oublier la poitrine de Madame sous le
drapé de velours. Quand Madame soupire et parle à Monsieur de mon dévouement! Une
toilette noire servirait mieux votre veuvage.
CLAIRE : Comment?
SOLANGE : Dois-je préciser?
CLAIRE : Ah! tu veux parler... Parfait. Menace-moi. Insulte ta maîtresse. Solange, tu
veux parler, n'est-ce pas, des malheurs de Monsieur . Sotte. Ce n'est pas l'instant de le
rappeler, mais de cette indication je vais tirer un parti magnifique. Tu souris? Tu en
doutes?
(Le dire ainsi: Tu souris = tu en doutes.)
SOLANGE : Ce n'est pas le moment d'exhumer...
CLAIRE : Mon infamie? Mon infamie! D'exhumer! Quel mot!
SOLANGE : Madame!
CLAIRE : Je vois où tu veux en venir. J'écoute bourdonner déjà tes accusations, depuis
le début tu m’injuries, tu cherches l’instant de me cracher à la face.
SOLANGE, pitoyable. Madame, Madame, nous n'en sommes pas encore là. Si
Monsieur...
CLAIRE : Si Monsieur est en prison, c'est grâce à moi, ose le dire ! Ose ! Tu as ton franc-
parler, parle. J'agis en dessous, camouflée par mes fleurs, mais tu ne peux rien contre moi.
SOLANGE : Le moindre mot vous paraît une menace. Que Madame se souvienne que je
suis la bonne.
CLAIRE : Pour avoir dénoncé Monsieur à la police, avoir accepté de le vendre, je vais
être à ta merci ? Et pourtant j'aurais fait pire. Mieux. Crois-tu que je n'aie pas souffert?
Claire, j'ai forcé ma main, tu entends, je l’ai forcée, lentement, fermement, sans erreur,
sans ratures, à tracer cette lettre qui devait envoyer mon amant au bagne. Et toi, plutôt
que me soutenir, tu me nargues? Tu parles de veuvage! Monsieur n'est pas mort, Claire.
Monsieur, de bagne en bagne, sera conduit jusqu'à la Guyane peut-être, et moi, sa
maîtresse, folle de douleur, je l’accompagnerai. Je serai du convoi. Je partagerai sa gloire.
Tu parles de veuvage. La robe blanche est le deuil des reines, Claire, tu l’ignores. Tu me
refuses la robe blanche
SOLANGE, froidement. Madame portera la robe rouge.
CLAIRE, simplement. Bien. (Sévère.) Passez-moi la robe. Oh! je suis bien seule et sans
amitié. Je vois dans ton œil que tu me hais.
SOLANGE : Je vous aime.
CLAIRE : Comme on aime sa maîtresse, sans doute. Tu m'aimes et me respectes. Et tu
attends ma donation, le codicille en ta faveur...
SOLANGE : Je ferais l’impossible...
CLAIRE, ironique. Je sais. Tu me jetterais au feu. (Solange aide Claire à mettre la robe.)
de Claire et arrange les plis de la robe.) Évitez de me frôler. Reculez-vous. Vous sentez
le fauve. De quelle infecte soupente où la nuit les valets vous visitent rapportez-vous ces
odeurs? La soupente! La chambre des bonnes! La mansarde! (Avec grâce.) C'est pour
mémoire que je parle de l'odeur des mansardes, Claire. Là... (Elle désigne un point de la
chambre.) Là, les deux lits de fer séparés par la table de nuit. Là, la commode en pitchpin
avec le petit autel à la Sainte Vierge. C'est exact, n'est-ce pas?

SOLANGE : Nous sommes malheureuses. J'en pleurerais.


CLAIRE : C'est exact. Passons sur nos dévotions à la Sainte Vierge en plâtre, sur nos
agenouillements. Nous ne parlerons même pas des fleurs en papier... (Elle rit.) En papier!
Et la branche de buis bénit! (Elle montre les fleurs de la chambre.) Regarde ces corolles
ouvertes en mon honneur! Je suis une Vierge plus belle, Claire.
SOLANGE : Taisez-vous...
CLAIRE : Et là, la fameuse lucarne, par où le laitier demi-nu saute jusqu’à votre lit!
SOLANGE : Madame s'égare, Madame...
CLAIRE : Vos mains! N'égarez pas vos mains. Vous l’ai-je assez murmuré ! elles
empestent l'évier.
SOLANGE : La chute!
CLAIRE : Hein?
SOLANGE, arrangeant la robe. La chute. J'arrange votre chute d'amour.
CLAIRE : Écartez-vous, frôleuse!
Elle donne à Solange sur la tempe un coup de talon Louis XV. Solange accroupie vacille
et recule.
SOLANGE : Voleuse, moi?
CLAIRE : Je dis frôleuse. Si vous tenez à pleurnicher, que ce soit dans votre mansarde.
jour, en sera constellé, mais de larmes précieuses. Disposez la traîne, traînée !

SOLANGE : Madame s'emporte!


CLAIRE : Dans ses bras parfumés, le diable m'emporte. Il me soulève, je décolle, je
pars... (Elle frappe le sol du talon.).., et je reste. Le collier? Mais dépêche-toi, nous
n'aurons pas le temps. Si la robe est trop longue, fais un ourlet avec des épingles de
nourrice.
(Solange se relève et va pour prendre le collier dans un écrin, mais Claire la devance et
s'empare du bijou. Ses doigts ayant frôlé ceux de Solange, horrifiée, Claire recule).
Tenez vos mains loin des miennes, votre contact est immonde. Dépêchez-vous.
SOLANGE : Il ne faut pas exagérer. Vos yeux s'allument. Vous atteignez la rive.
CLAIRE : Vous dites?
SOLANGE : Les limites. Les bornes. Madame. Il faut garder vos distances.
CLAIRE : Quel langage, ma fille. Claire? tu te venges, n'est-ce pas ? Tu sens approcher
l’instant où tu quittes ton rôle...
SOLANGE : Madame me comprend à merveille. Madame me devine.
CLAIRE : Tu sens approcher l'instant où tu ne seras plus la bonne. Tu vas te venger. Tu
t'apprêtes? Tu aiguises tes ongles? La haine te réveille? Claire n'oublie pas. Claire, tu
m'écoutes ? Mais Claire, tu ne m'écoutes pas?
SOLANGE, distraite. Je vous écoute.
CLAIRE : Par moi, par moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes gestes.
SOLANGE : Je vous écoute.
CLAIRE, elle hurle. C'est grâce à moi que tu es, et tu me nargues! Tu ne peux savoir
comme il est pénible d'être Madame, Claire, d'être le prétexte à vos simagrées ! Il me
suffirait de si peu et tu n'existerais plus. Mais je suis bonne, mais je suis belle et je te
défie. Mon désespoir d'amante m'embellit encore
SOLANGE, méprisante. Votre amant
CLAIRE : Mon malheureux amant sert encore ma noblesse, ma fille. Je grandis davantage
pour te réduire et t'exalter. Fais appel à toutes tes ruses. Il est temps !
SOLANGE, froidement. Assez ! Dépêchez-vous. Vous êtes prête ?
CLAIRE : Et toi?
SOLANGE, doucement d'abord. Je suis prête, j'en ai assez d'être un objet de dégoût. Moi
aussi, je vous hais...
CLAIRE : Doucement, mon petit, doucement...
Elle tape doucement l'épaule de Solange pour l'inciter au calme.
SOLANGE : Je vous hais! Je vous méprise. Vous ne m'intimidez plus. Réveillez le
souvenir de votre amant, qu’il vous protège. Je vous hais ! Je hais votre poitrine pleine de
souffles embaumés. Votre poitrine…d'ivoire ! Vos cuisses... d'or ! Vos pieds... d'ambre!
(Elle crache sur la robe rouge.) Je vous hais!
CLAIRE, suffoquée.Oh! oh! mais...
SOLANGE, marchant sur elle. Oui Madame, ma belle Madame. Vous croyez que tout
vous sera permis jusqu'au bout? Vous croyez pouvoir dérober la beauté du ciel et m'en
priver? Choisir vos parfums, vos poudres, vos rouges à ongles, la soie, le velours, la
dentelle et m'en priver? Et me prendre le laitier? Avouez ! Avouez le laitier! Sa jeunesse,
sa fraîcheur vous troublent, n'est-ce pas? Avouez le laitier. Car Solange vous emmerde !
CLAIRE, affolée. : Claire! Claire !
SOLANGE : Hein?
CLAIRE, dans un murmure. Claire, Solange, Claire.
SOLANGE : Ah! oui, Claire. Claire vous emmerde !Claire est là, plus claire que jamais.

Elle gifle Claire.


CLAIRE : Oh! oh! Claire... vous.., oh!
SOLANGE : Madame se croyait protégée par ses barricades de fleurs, sauvée par un
exceptionnel destin, par le sacrifice. C'était compter sans la révolte des bonnes. La voici
qui monte, Madame. Elle va crever et dégonfler votre aventure. Ce monsieur n'était qu'un
triste voleur et vous une...
CLAIRE : Je t'interdis
SOLANGE : M’interdire ! Plaisanterie ! Madame est interdite. Son visage se décompose.

Elle tend à Claire un miroir à main.


CLAIRE, se mirant avec complaisance. J'y suis plus belle! Le danger m'auréole, Claire,

SOLANGE : …infernales ! Je sais. Je connais la tirade . Je lis sur votre visage ce qu’il
faut vous répondre et j'irai jusqu'au bout. Les deux bonnes sont là— les dévouées
servantes ! Devenez plus belle pour les mépriser. Nous ne vous craignons plus. Nous
sommes enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine
pour vous. Nous prenons forme, Madame. Ne riez pas. Ah! surtout ne riez pas de ma
grandiloquence...
CLAIRE : Allez-vous-en.
SOLANGE : Pour vous servir, encore, Madame! Je retourne à ma cuisine. J'y retrouve
mes gants et l'odeur de mes dents. Le rot silencieux de l'évier. Vous avez vos fleurs, j’ai
mon évier. Je suis la bonne. Vous au moins vous ne pouvez pas me souiller. Mais vous
ne l'emporterez pas en paradis. J'aimerais mieux vous y suivre que de lâcher ma haine à
la porte. Riez un peu, riez et priez vite, très vite ! Vous êtes au bout du rouleau ma chère
! (Elle tape sur les mains de Claire qui protège sa gorge.) Bas les pattes et découvrez ce
cou fragile. Allez, ne tremblez pas, ne frissonnez pas, j'opère vite et en silence. Oui, je
vais retourner à ma cuisine, mais avant je termine ma besogne.
Elle semble sur le point d'étrangler Claire. Soudain un réveille-matin sonne. Solange
s'arrête. Les deux actrices se rapprochent, émues, et écoutent, pressées l’une contre
l’autre.
Déjà?

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