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Musique Et Modernite en France
Musique Et Modernite en France
DOI : 10.4000/books.pum.10364
Éditeur : Presses de l’Université de Montréal
Année d'édition : 2006
Date de mise en ligne : 22 mars 2018
Collection : Paramètres
ISBN électronique : 9791036502385
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782760619890
Nombre de pages : 428
Référence électronique
CARON, Sylvain (dir.) ; MEDICIS, François de (dir.) ; et DUCHESNEAU, Michel (dir.). Musique et modernité
en France. Nouvelle édition [en ligne]. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2006 (généré le
26 mars 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pum/10364>. ISBN :
9791036502385. DOI : 10.4000/books.pum.10364.
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Dans la première moitié du XXe siècle, les milieux artistiques français foisonnent de réalisations,
les artistes se connaissent, se côtoient et mettent en commun une énergie créatrice
exceptionnelle. Il n'est donc pas étonnant de constater que les collaborations des musiciens
français à des projets collectifs ont rarement été aussi nombreuses et aussi étroites qu'à cette
époque. Dans une perspective multidisciplinaire, le présent ouvrage propose une série d'études
dans le but d'approfondir un certain nombre de questions entourant les formes et les genres qui
naissent à l'époque dans ce climat d'intense activité artistique.
Les études de ce livre témoignent des rapports nouveaux qu'établissent les artistes avec une
société en profonde mutation et qui entraînent une redéfinition de la pratique artistique, des
liens qu'entretiennent le public et les artistes à l'art, à sa contemplation et sa consommation.
Elles accordent une place centrale à la musique et aux liens que celle-ci entretient avec la
littérature, la danse, le cinéma et le théâtre. L'ensemble de ces relations et mutations constitue
les bases d'une modernité dont les prolongements n'ont de cesse tout au long du siècle et
viennent même secouer la postmodernité à l'orée du XXIe siècle.
SYLVAIN CARON
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
FRANÇOIS DE MEDICIS
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
MICHEL DUCHESNEAU
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
2
SOMMAIRE
Introduction
Sylvain Caron, François de Médicis et Michel Duchesneau
SITUATION
UNE QUESTION DE MODERNITÉ
DE NOUVELLES PERSPECTIVES
Partie I. Perspectives
Chapitre 2. Les années 1940-1945 : notes sur une périodisation usuelle de l’histoire de la
musique
Nicolas Donin
SINGULARITÉ DES ANNÉES 1940-1944
CONTINUITÉS ENTRE VICHY ET L’APRÈS-GUERRE
L’EXEMPLE DE MESSIAEN
ÉTAT D’EXCEPTION ET MATURATION ESTHÉTIQUE
L’ANNÉE 1945 COMME RUPTURE : UNE RECONDUCTION TACITE ?
CONCLUSION
Chapitre 10. Le dialogue entre le sonore, le visuel et le verbal dans les Sports et
Divertissements de Satie
Radosveta Bruzaud
CONCLUSION
Chapitre 12. Les Faux-Monnayeurs d’André Gide : les traces d’un discours sur la musique
Danick Trottier
LA MUSIQUE DANS LES FAUX-MONNAYEURS
GIDE ET LA MUSIQUE DE SON TEMPS
ENTRE CLASSICISME ET MODERNISME
LA MUSIQUE MODERNE COMME ENJEU
CONCLUSION
4
Chapitre 15. Des unanimistes à l’art sonore : quand la littérature, l’art et la musique recréent
la technologie
Marc Battier
1903
1906
1908
1911
1912
1913
1914
1918
Index
5
Introduction
Sylvain Caron, François de Médicis et Michel Duchesneau
1 Aborder la musique en France entre 1900 et 1945 sous un n’est une démarche angle
pluridisciplinaire pas tout à fait nouvelle. D’importants travaux s’attachant à des figures
de proue comme Fauré, Debussy, Ravel et Honegger, à des institutions comme les Ballets
russes, les sociétés de concert, ou à des courants esthétiques dont le symbolisme et le
néoclassicisme, posent des jalons pour l’étude de cette période1. Mais si l’étude
pluridisciplinaire du corpus musical visé compte déjà des classiques, comme les ouvrages
de Roger Shattuck, de James Harding ou d’Elaine Brody2, et que de nombreux ouvrages
récents témoignent d’un véritable engouement pour cette perspective3, on est encore loin
d’une vision globale et intégrée de l’évolution de la musique française dans ses
environnements social, culturel, technologique et idéologique. Le vaste parcours
historico-musical des recherches antérieures, tout en mettant en lumière l’importance
des relations interartistiques qui régissaient nombre d’œuvres nouvelles à l’époque, ne
permet pas d’identifier tous les enjeux esthétiques et les pratiques artistiques qui
émergeaient alors, constituant pourtant les assises fondamentales d’une modernité
musicale qui a perduré jusqu’à aujourd’hui.
2 La perspective multidisciplinaire est particulièrement indiquée pour l’étude de la
musique française de la première moitié du XXe siècle, notamment parce que les milieux
artistiques foisonnent de réalisations – les collaborations ont rarement été aussi
nombreuses et aussi étroites qu’à cette époque –, les artistes se connaissent, se côtoient et
mettent en commun une énergie créatrice exceptionnelle. Le présent ouvrage propose
donc une série d’études dans le but d’approfondir diverses questions entourant les formes
et les genres qui naissent à l’époque dans ce climat d’intense activité artistique, et ainsi
contribuer au nouveau regard que jette la musicologie sur la musique de cette époque.
SITUATION
3 Le milieu musical et artistique français de la première moitié du XXe siècle constitue un
objet d’étude fascinant. Certes, les changements qu’on observe dans les premières
décennies du siècle prennent leur origine dans l’évolution du langage et des formes
6
amorcée dès la fin du XIXe siècle, mais la période 1900-1945 voit s’épanouir une intense
activité artistique qui ne connaît pas d’équivalent au préalable et qui suscite une série de
bouleversements et de scandales retentissants (Le Sacre du Printemps, Parade, les Concerts
salade de Jean Wiéner, les Chansons madécasses de Ravel, etc.), de nombreuses ruptures et
prises de position avant-gardistes (la création de la Société Musicale Indépendante, la
parution du Coq et l’Arlequin de Cocteau), et l’entrelacement de multiples courants
esthétiques (tels que le symbolisme, le néoclassicisme, le dadaïsme et le futurisme). Le
dynamisme de la création musicale fait de ce premier XXe siècle une période
exceptionnelle quant à la rapidité de l’évolution du langage et des esthétiques qui
l’accompagnent, et des rapports entre l’art et les développements sociaux et
technologiques. Car d’un « courant » tonal relativement homogène depuis plus de deux
cents ans naît en l’espace de trois décennies un nombre sans cesse croissant de courants
musicaux. Modalité, polytonalité, polymodalité, atonalité, retour à la tonalité,
microtonalisme, dodécaphonisme et bien d’autres idiomes cohabiteront plus ou moins
harmonieusement jusqu’au milieu des années 1940. À ce moment, une nouvelle
génération de musiciens souhaitant enterrer « l’ancien monde » au profit d’un nouvel
univers musical au langage universel entreprendra une tabula rasa, et remettra en cause la
définition de la modernité. Mais une meilleure connaissance de la première moitié du XX e
siècle est aussi nécessaire pour comprendre la seconde, et malgré cette coupure
inévitable que va connaître le siècle musical, 1945 ne marque pas non plus une rupture
absolue. L’activité musicale, bien que très perturbée et ralentie pendant les années de
guerre, se poursuit, et les liens entre les années 1930 et la fin des années 1940 sont plus
nombreux que ce qu’on affirme habituellement (ce que s’emploient à corriger des livres
comme Musiciens français dans la Guerre froide de Michèle Alten ou l’ouvrage collectif La vie
musicale sous Vichy dirigé par Myriam Chimène4).
4 Au-delà des révolutions de langage, il faut aussi considérer l’évolution musicale au sein
d’un ensemble de paramètres socioculturels qui ont une importance singulière dans la
définition du corpus abordé dans ce livre. Les différents textes ici réunis témoignent des
relations nouvelles qui s’établissent entre les artistes entre eux, ainsi qu’entre les artistes
et une société en profonde mutation. Ces relations débouchent sur un nouveau rapport
avec la pratique artistique, tant en ce qui concerne le public que les artistes eux-mêmes.
Cette approche n’est pas neuve, mais il s’agit d’approfondir les problématiques, d’ajouter
des pièces au tableau général, en évitant de se limiter à l’anecdote ou au collage
d’informations, pour développer une intrigue historique satisfaisante répondant aux
exigences d’une explication logique quant au développement « évolutionniste » de la
musique au cours de ces quelques décennies. Mais l’étude plus spécifique des œuvres et la
réflexion plus approfondie des relations entre les musiciens, les autres artistes et la
société dévoilent les fondements d’une modernité qui dépasse de toute évidence
l’anecdotique ou le scandaleux. Ces relations ont des répercussions sur cette modernité,
répercussions qui se font davantage sentir aujourd’hui. Ces œuvres, ainsi que la pensée
tant musicale qu’esthétique qui les accompagnent, sont capitales pour comprendre
l’évolution subséquente de la musique savante occidentale au cours de la seconde moitié
du XXe siècle. Elles sont aussi importantes pour saisir les raisons d’un changement de cap
de la modernité qui semble marquer la musique depuis le début des années 1980 et qui
permet la création de nouveaux ponts à travers l’ensemble du XXe siècle. Si la syntaxe
musicale qui gouverne les œuvres de la plupart des musiciens français de la première
moitié du XXe siècle (tant sur le plan du matériau des hauteurs que de la forme) n’atteint
7
pas le même degré d’expérimentation que celle d’un Debussy, d’un Varèse ou d’un
Messiaen, il est cependant indéniable que le corpus qui nous occupe définit de nouveaux
rapports entre les disciplines artistiques, et entraîne du même coup un profond
renouvellement des formes et des genres.
5 Le mélange des styles et l’interpénétration des formes d’art ne cesseront de marquer la
production musicale tout au long de la première moitié du siècle. Il suffit de citer les
œuvres de collaboration entre musiciens, poètes, scénographes et peintres telles que Les
Mariés de la tour Eiffel, œuvre collective des Six ; Parade de Satie ; L’Homme et son désir de
Milhaud ; les oratorios « populaires » tels que Le Roi David ou Jeanne d’Arc au bûcher
d’Honegger ; les œuvres hybrides comme la cantate profane Le Bal masqué de Francis
Poulenc, ainsi que les œuvres nouvelles et les nombreuses expériences musicales qui font
intervenir la technologie (musique radiophonique, de cinéma, nouvelle lutherie).
6 On peut raisonnablement établir des filiations entre ce corpus et la situation
contemporaine de la musique de création tant en ce qui a trait aux recherches
syntaxiques qu’aux particularités de la diffusion de la musique ou encore de ses rapports
avec les nouvelles technologies et le mélange des genres. Cette exploration permet aussi
de redécouvrir bien des œuvres qui, à la lumière de cette filiation à travers le siècle,
acquièrent une valeur particulière au sein du patrimoine musical occidental.
DE NOUVELLES PERSPECTIVES
9 La majorité des textes qui composent le présent ouvrage ont été réunis à la suite du
colloque « Musique française 1900-1900-1945 : perspective multidisciplinaire sur la
modernité », de l’Observatoire international de la création musicale7. Ces différentes
études empruntent des méthodologies variées pour observer diverses interactions entre
les arts durant la période 1900-1945 en France sans prétendre au systématisme ou à
l’exhaustivité. Il s’agit plutôt d’une vision kaléidoscopique, une série d’aperçus sur la
musique française et son évolution au sein d’un milieu artistique profondément engagé
dans la multidisciplinarité.
10 Les textes suivants ont été répartis selon quatre grandes thématiques. Dans la section
intitulée Perspectives, les articles d’Annegret Fauser et de Nicolas Donin explorent les
enjeux épistémologiques qui sous-tendent notre objet d’étude. Fauser questionne la
notion prismatique de modernité à partir de notre point de vue « postmoderne ». Pour
Donin, il s’agit d’une réévaluation de la périodisation traditionnelle de l’histoire de la
musique qui sépare le siècle en 1945. Musique sur scène réunit des textes consacrés aux
relations de la musique avec la scène. Il apparaît aujourd’hui très clair que la venue des
Ballets russes à Paris en 1909 contribua considérablement à l’essor du genre mais, au-delà
des réalisations de cette compagnie, le premier XXe siècle a redéfini la place de la
musique sur scène et son rôle dramatique en dehors de l’opéra. Dans cette optique, les
textes réunis dans la seconde section traitent du prestige renouvelé du ballet avec la
naissance du ballet moderne libéré des conventions du XIXe siècle (Harbec et Lavoie) ; de
l’éclatement des musiques de scène, terrain fertile pour de nouvelles expériences
d’hybridation avec des genres aussi imprévus que le cabaret et le music-hall (Haine) ; du
phénomène mal connu de la musique de scène écrite par des compositeurs très en vue
pour le théâtre d’avant-garde (Steinegger) ; et des problèmes de glissement sémantique et
idéologique qui président à la traduction linguistique et à la transposition musicale d’un
classique du théâtre grec (Médicis).
11 Les textes de la partie Musique, langage et esthétique abordent de manière générale le
pouvoir poétique de la musique sur les plans de la temporalité (Bourion), du champ visuel
(Bruzaud et Jost), et de la sémantique linguistique (Caron, Trottier, et Bruzaud à
nouveau) ; et de manière plus spécifique, ils offrent divers aperçus touchant les relations
de la musique avec d’autres arts, qu’il s’agisse de dessin, de cinéma, de poésie ou de
roman. Quant à la dernière partie, Musique, société et technologie, il nous semblait
essentiel d’y réunir des textes qui, malgré leurs sujets de prime abord disparates,
abordent tous l’intégration de la musique au sein d’une société aux fondements sociaux,
économiques et technologiques en pleine (r)évolution (Battier, Duchesneau et Moore). Les
« modernités » sociale et technique de la vie contemporaine influencent non seulement
l’action créatrice, mais aussi sa réception et son devenir historique. Revendiquées par les
uns, rejetées par les autres, ces modernités influencent d’une façon ou d’une autre toute
9
œuvre d’art. Il s’agit donc de tenter de mieux comprendre la place qu’elles occupaient
dans l’esprit des créateurs et dans leur pratique artistique.
12 En terminant, il nous incombe l’agréable devoir d’exprimer notre profonde gratitude à
tous ceux et celles qui ont contribué à la réalisation de cet ouvrage. Tout d’abord, nous
tenons à remercier messieurs Benoît Melançon, directeur scientifique des Presses de
l’Université de Montréal (PUM), et Antoine Del Busso, directeur général des PUM, pour la
confiance qu’ils nous ont témoignée en nous permettant de créer une série d’ouvrages
consacrés aux travaux de l’Observatoire international de la création musicale (OICM).
Nous souhaitons aussi remercier chaleureusement pour leur précieuse collaboration la
secrétaire de rédaction, Audrée Descheneaux, ainsi que la coordonnatrice des activités de
l’OICM, Julie Lebel. Le texte d’Annegret Fauser a fait l’objet d’une traduction remarquable
d’Hélène Panneton, et de révisions par Jonathan Goldman, ce pour quoi nous leur sommes
reconnaissants. Enfin, nous exprimons notre gratitude au Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada, à la Faculté de musique et à l’Université de Montréal qui
ont prodigué un appui soutenu aux activités de l’OICM, sans lequel cet ouvrage n’aurait
probablement pas vu le jour.
NOTES
1. À titre indicatif, citons : Marcel Marnat, Maurice Ravel, Paris : Fayard, 1986 ; Robert Orledge,
Charles Kœchlin (1867-1950) His Life and Works, Chur (Suisse) : Harwood Academic Publishers, 1989 ;
Scott Messing, Neoclassicism in Music. From the Genesis of the Concept through the Schoenberg /
Stravinsky Polemic, Ann Arbor/Londres : UMI Research Press, 1988 ; Geoffrey K. Spratt, The Music of
Arthur Honegger, Dublin : Cork University Press, 1987 ; Jean-Michel Nectoux, Gabriel Fauré, les voix
du clair-obscur, Paris : Flammarion, 1990 ; François Lesure, Claude Debussy, Paris : Klincksieck,
1994 ; Michel Chion, La musique au cinéma, Paris : Fayard, 1995 ; Michel Duchesneau, L’avant-garde
musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Sprimont (Belgique) : Mardaga, 1997 ; Gilles Bourdinet,
Des arts et des idées au XXe siècle : musique, peinture, philosophie et sciences humaines : fragments croisés,
Paris : L’Harmattan, 1998 ; Jean-Yves Bosseur, Musique et arts plastiques : interactions au XX e siècle,
Paris : Minerve, 1998.
2. Roger Shattuck, The Banquet Years : The Origins of the Avant Garde in France, 1885 to World War I :
Alfred Jarty, Henri Rousseau, Erik Satie, Guillaume Apollinaire, New York : Vintage Books, 1968 (éd.
rév.) ; Elaine Brody, Paris : The Musical Kaleidoscope, 1870-1925, New York : G. Braziller, 1987 ; James
Harding, The Ox on the Roof. Scenes from Musical Life in Paris in the Twenties, New York : Da Capo
Press, 1986 (c. 1972).
3. Parmi les études multidisciplinaires les plus récentes, citons à titre d’exemples les ouvrages de
Glen Watkins, Pyramids at the Louvre, Cambridge : Belknap Press of Harvard University Press,
1994 ; de Catherine Miller, Cocteau, Apollinaire, Claudel et le Groupe des Six, Sprimont : Mardaga,
2003 ; de François Sabatier, La musique dans la prose française, Paris : Fayard, 2004 ; de Pascal
Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Sprimont : Mardaga, 2004. Il existe aussi des
ouvrages plus généraux qui néanmoins constituent des références en ce qui concerne les
relations interartistiques. Citons Miroirs de la musique de François Sabatier, Paris : Fayard, 1995.
10
4. Michèle Alten, Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956), Paris : L’Harmattan, 2000 ;
Myriam Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, Paris : Éditions complexes, 2001.
5. Par exemple, voir le chapitre 1 (et plus particulièrement les pages 8-9) de l’ouvrage de
Lawrence Kramer, Classical Music and Postmodern Knowledge, Berkeley/Los Angeles/Londres :
University of California Press, 1995.
6. Notons cependant que la domination de la dimension économique sur la vie de concert n’est
pas nouvelle à Paris : au XIXe siècle, voir la musique d’opéra et les concerts des virtuoses.
7. Ce colloque s’est tenu en mars 2004 à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
AUTEURS
SYLVAIN CARON
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
FRANÇOIS DE MÉDICIS
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
MICHEL DUCHESNEAU
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
11
Partie I. Perspectives
12
NOTE DE L'AUTEUR
Je suis reconnaissante à Mark Evan Bonds, à Tim Carter et à Keith Simmons de leurs
commentaires stimulants et fort utiles au sujet de mes premières versions du présent
texte.
« Après une période de purgatoire (pour une
grande part de la production musicale), liée aux
révolutions esthétiques suivant la Deuxième
Guerre mondiale, notre époque postmoderne nous
permet de porter un regard neuf sur la musique
française de l’époque1. »
« Purgatoire : cette purification finale des élus qui
est tout à fait distincte du châtiment des damnés2
.»
1 La musique moderne et les discours sur la modernité ont façonné la plupart des univers
musicaux du siècle dernier dans l’Occident, et l’ombre du modernisme s’allonge encore
sur nos têtes. La présente étude, qui consiste à réévaluer le modernisme dans la musique
française de la première partie du XXe siècle, après une période de « purification » qui
visait à nous élever vers un paradis postmoderne, exige donc d’aborder quelques
questions d’ordre épistémologique qui me semblent essentielles dans les champs
d’influence réciproque entre la musique et le discours à l’aube du modernisme en France.
En effet, je considère que si nous avons quitté le purgatoire auquel il est fait référence
dans l’introduction de cet exposé, ce n’est pas pour un ciel postmoderniste auquel nous
donnerait accès notre compréhension de chercheurs, mais plutôt pour avancer vers la
13
LE DÉFI DE L’HISTOIRE
4 Dans un article qui pousse à la réflexion et dont la publication remonte à environ quatre
ans, Jean-Jacques Nattiez posait la question : « Comment écrire l’histoire de la musique à
l’âge postmoderne ?6 ». Il critiquait divers auteurs – tant modernes que postmodernes –
avant d’opter pour une conception de l’histoire comme une intrigue cohérente constituée
14
qui montre simplement comment les choses se sont produites – intrinsèquement ou peut-
être virtuellement, authentiquement, réellement et en vérité. Ce n’est pas innocemment
que Ranke a choisi d’intituler son livre Geschichten der romanischen und germanischen Völker
(en anglais : Histories of Roman and German Peoples) – là encore, une traduction incorrecte
en anglais propose Histories of Latin and Germanic Nations – de manière à attirer l’attention
sur le fait qu’il n’était pas en train d’écrire l’Histoire13. C’étaient là les mots d’un « jeune
lion », âgé d’un peu moins de 30 ans, secouant l’historiographie idéaliste
postrévolutionnaire qui subsumait ses sujets d’étude sous le maître-récit du progrès
humain au profit de l’éducation nationale prussienne14.
8 Comme l’a fait remarquer Peter Burke, Ranke était un contre-révolutionnaire en réaction
contre les tendances passées de l’historiographie15. Par contre, je ne suis pas d’accord
avec l’affirmation de Burke selon laquelle la cible des attaques de Ranke était la
« nouvelle histoire » libérée du XVIIIe siècle en tant qu’école des « Annales » avant la lettre*
. Son objection concernait plutôt la forme abstraite que prenait l’Histoire chez Fichte et
Hegel, Histoire qui, selon les mots de Hegel, devait être « générale », « universelle » et
« abrégée » dans le but de montrer la vaste étendue de l’évolution de l’« histoire du
monde16 ». Inversement, la résistance à l’abstraction universaliste de Ranke a subi la
critique de Hegel qui, dans ses notes de cours, accusait Ranke de rassembler des détails
savoureux de tous ordres, que ce soit politique ou privé, comme le ferait un romancier tel
que Sir Walter Scott17.
9 Par conséquent, peut-on qualifier Ranke de postmoderniste avant la lettre * ? En 1824, du
moins, son approche correspondait certainement à la définition que donnait Lyotard du
postmodernisme en tant que mouvement d’« incrédulité à l’endroit des maîtres-récits »,
valorisant plutôt « les petites histoires†18 ». Parce que le terme « maître-récit » est devenu
tellement usé, nous oublions souvent que pour Lyotard, le grand « maître-récit * » désignait
le « grand récit marxiste* »19. Ainsi, la réaction de Lyotard au marxisme ressemble d’une
manière saisissante à la critique que formulait le jeune Ranke au sujet de l’approche
philosophique de Hegel : Ranke percevait cette dernière comme réduisant la réalité à un
système dans lequel les qualités uniques du monde historique étaient sacrifiées ; cette
objection, à son tour, conduisait Ranke à opter pour une manière d’écrire « les histoires »
(plurielles) telle qu’on la pratiquait avant le Siècle des lumières20.
10 Si j’ai passé tout ce temps à réinterpréter la réflexion de Ranke, ce n’est pas pour établir si
oui ou non il résistait à la prétention universaliste de l’histoire du monde hégélienne –
finalement, il n’y résistait pas – mais bien parce que cela m’amène à des questions
essentielles au sujet de notre projet, à titre d’historiens de la musique, de réévaluer la
musique, l’art et les mouvements intellectuels du modernisme français21. Pour proposer
une réévaluation du passé, il faut reconnaître son indépendance comme « Autre »
historique en quête d’une retraduction dans nos perspectives épistémologiques actuelles,
lesquelles ne peuvent plus s’accommoder des discours passés. Cette entreprise de
réévaluation pose donc l’« Autre » en sa qualité de réalité passée en mal de redécouverte,
ou elle sert à montrer, à travers notre lorgnette herméneutique – pour citer Ranke encore
une fois – comment les choses se sont produites « eigentlich ». Reinhart Koselleck a étudié
l’interrelation complexe des traces historiques et de leur interprétation dans son étude
Vergangene Zukunft, publiée en 1979, dans laquelle il a proposé une solution qui donne
matière à réflexion : les sources ne peuvent nous dicter ce qu’il faut dire puisque nous,
fervents adeptes de la méthode instituée par Collingwood, avons besoin de les faire parler
16
par la voix de notre travail interprétatif. Cependant, les sources ont droit de veto et elles
possèdent, par conséquent, un pouvoir d’agir dans le projet historique22.
11 L’éloge que fait Koselleck des sources historiques comme acteurs dans une démarche
interprétative n’est possible que grâce à ce que Leo Treitler a qualifié de « gains durement
réalisés du positivisme23 ». J’irais même plus loin : sans le travail historique positiviste,
l’interprétation postmoderne – au moins dans le contexte de la musique savante
occidentale – demeurera nécessairement limitée aux cultures dominantes déjà établies :
ceci ce voit clairement dans les écrits de Susan McClary, de Lawrence Kramer et d’Edward
Said. Peu importe ce qu’on dit du positivisme musicologique, une chose est certaine, c’est
que cette doctrine prend au sérieux l’altérité historique plus que toute autre approche
disciplinaire. En fait, la reconnaissance a priori d’un sujet historique est la raison d’être ‡ du
positivisme. Cependant, la structure épistémologique puissante du positivisme exige
qu’on la considère comme le présage d’une vérité historique, exigence impérieuse dont le
postmodernisme – ou plutôt la philosophie postnietzschéenne – a montré qu'elle était
une aporie. La relation entre le positivisme et les approches postmodernes est donc
paradoxale. Comme je l’ai écrit dans un autre article, le paradoxe herméneutique du
positivisme postmoderne présente une méthode interprétative acceptable pour
reconnaître les conceptions concurrentes à la fois de l’« Autre » historique, comme
détenteur de la vérité, et du discours historiographique, basé sur l’interprétation24. Cette
construction paradoxale gravite autour du concept de vérité : pour le positivisme, la
méthode – si on l’applique soigneusement – permettra la formulation d’affirmations
« vraies » au sujet de l’« Autre » passé ; pour le postmodernisme, la vérité est une valeur
relative d’interprétation adéquate qui absorbe le passé dans notre discours actuel.
L’interdépendance de ces concepts de vérité, se rattachant, d’une part, à un « Autre »
historique comme à un absolu et, d’autre part, à des interprétations présentes et
localisées d’un passé inatteignable, transforme la rivalité de ces quêtes épistémologiques
en une situation dynamique, quoique paradoxale : nous ne pouvons nous empêcher de
voir le passé comme un « Autre » et de chercher la « vérité », en dépit de la
reconnaissance simultanée des limites de notre propre situation épistémique et
interprétative à n’importe quel moment donné.
12 Cependant, les forces rivales du positivisme et du postmodernisme nous amènent à parler
non seulement de mon paradoxe d’ordre synchronique, mais elles nous conduisent aussi
sur une autre voie, celle de la diachronie, qui consiste en un déroulement dialectique du
travail historique dans le discours occidental. Voici ce que cette longue discussion sur les
théories de Ranke fait ressortir : je considère les 250 dernières années (ou à peu près) de
l’historiographie comme une constante remise en question du fondement
épistémologique tel que défini localement ou universellement, soit dans une adhésion à la
présence transcendante de la méthodologie scientifique, soit dans une tentative
infructueuse de la rejeter. Voilà qui est, selon la formulation de Michel Foucault, la crise
de l’Histoire. En ce sens, nous sommes encore en train, aujourd’hui, de nous adonner au
même jeu dialectique moderne-postmoderne que Hegel et Ranke dans les années 1820, et
que Foucault presque 150 ans plus tard, dans sa conclusion de L’archéologie du savoir 25.
Dans un autre contexte, Foucault prévient aussi que « juste au moment où vous pensez
avoir échappé à Hegel, vous tournez le coin de la rue et tout à coup, le voilà, s’employant
à illustrer à nouveau le prédicament de la culture comme “ruse” de l’histoire26 ».
13 Ma dialectique de l’enfer est conforme aux théories d’Adorno en ce que la négation
dialectique n’est pas perçue, à la manière positive traditionnelle, comme un progrès
17
l’ai dit plus tôt, le positivisme prend vraiment l’« Autre » très au sérieux. Cependant,
comme d’habitude, l’interprétation est intervenue sous la forme du « point de vue » du
chercheur, pour citer Ranke de nouveau. Je suis une féministe laïque, élevée dans un
contexte musical qui plaçait Pierre Boulez et György Ligeti au-dessus de compositeurs
comme Philip Glass. Mes sources semblaient étayer ma construction de Boulanger en tant
que compositrice moderniste – tous les éléments concordaient merveilleusement, surtout
quand il était question de ses œuvres profanes telles que Clairières dans le Ciel et l’opéra La
Princesse Maleine. En effet, mon article sur l’opéra de Lili Boulanger, publié en 1997, se
concluait de manière triomphante : ma réévaluation nous permettait de découvrir « une
solide jeune compositrice de l’avant-garde, auteure d’œuvres modernistes d’envergure32
». Aujourd’hui, ces propos conclusifs me plongent dans l’embarras, parce que je sais
parfaitement bien que je suis carrément tombée dans le piège de la rhétorique du progrès
musical et du concept de modernisme en tant que rupture. Ma compositrice, avais-je
insisté en portant un jugement de valeur, était l’égale de ses contemporains et confrères
plus jeunes, qu’il s’agisse d’Arthur Honegger, de Darius Milhaud, d’Igor Stravinsky ou
d’Olivier Messiaen. Cependant, deux choses se sont produites depuis : d’une part, mon
propre horizon de chercheur a changé dans le contexte des débats historiographiques des
dix dernières années où le « modernisme » en tant que concept redevenait problématique
et, d’autre part, les sources ont commencé à désavouer une partie de mon travail. Dans
mon zèle à vouloir libérer Lili Boulanger du carcan de l’oppression religieuse auquel la
condamnaient son environnement et l’historiographie, apanage traditionnel des hommes,
j’ai réduit ma compositrice à une moderniste laïcisée, alors que certaines sources
révélaient une personnalité beaucoup plus complexe, et je ne peux faire fi de ces sources
plus longtemps. Après tout, Lili Boulanger était catholique, et plus de la moitié de ses
œuvres est basée sur des textes religieux. En octobre dernier, à l’occasion d’une journée
d’étude consacrée aux sœurs Boulanger à Londres, j’ai décidé d’être attentive à mes
sources et de considérer l’œuvre de Lili Boulanger comme catholique, ce qui offrait des
perspectives fascinantes sur les interrelations complexes entre le modernisme, le
catholicisme et la musique en France dans les années 1910. Imaginez mon soulagement
quand les sources m’ont permis d’interpréter sa musique sacrée comme celle d’une
moderniste catholique plutôt que d’une pèlerine de Lourdes33 !
16 Ce qui rend le modernisme musical si attrayant quand il est recontextualisé dans notre
contexte postmoderne, ce n’est pas seulement le fait que son fondement référentiel soit
contesté par les tenants du formalisme d’après-guerre, mais c’est aussi le fait que notre
miroir épistémologique reflète quelque chose d’étrangement familier. Plusieurs des
thèmes qui alimentent nos débats culturels et politiques actuels se traduisent dans les
nouvelles questions que nous soulevons relativement au modernisme musical : la
technologie et la nature, le moi et l’autre, le nationalisme et la mondialisation, le
patrimoine, le progrès et l’identité, la nostalgie et le mysticisme, l’exploration et la guerre
et, par-dessus tout, la question du sens. En fait, le récit que nous faisons de l’histoire de la
musique moderne en France dépend de notre volonté de dévoiler le caractère
polyphonique des voix du passé et de défendre les notions de polyvalence et d’impureté,
plutôt que de rechercher à tout prix la clarté du discours linéaire et exclusif du progrès
musical. L’image que nous cherchons dans le miroir d’Hérodote est le purgatoire parisien
qui nous renverra l’image de notre propre « intention » comme historiens (Ranke de
nouveau)34.
19
Exemple 4 : Richard Wagner, Tristan et Isolde, (solo de cor anglais, second énoncé).
23 Cependant, la boucle des références ne se termine pas là. Une de mes collègues, Anne
MacNeil, chante cette merveilleuse plaisanterie de musicien qui rend parfaitement
l’ambiguïté sonore de l’ouverture de Stravinsky :
24 Comme me le signalait mon élève Kevin Bartig récemment, le cor anglais qui, dans la
France et l’Allemagne du XIXe siècle, est si étroitement associé à la construction
wagnérienne du monde comme désir dans Tristan, est porteur d’un sens différent dans la
musique russe du XIXe siècle où il est utilisé pour évoquer l’Orient lorsqu’il est combiné à
un contour mélodique sinueux, à la répétition de cellules mélodiques, à une
ornementation excessive et à des structures de phrases irrégulières37. Étant donné que la
construction mélodique de l’ouverture du Sacre de Stravinsky utilise les mêmes
marqueurs qu’on pourrait aussi trouver dans des mélodies telles que le thème oriental de
l’esquisse symphonique Dans les steppes de l’Asie centrale de Borodine, elle renvoie donc à
une manière différente – celle de l’orientalisme russe – de refléter la nature à travers des
signifiants musicaux. Et cela, en dépit du fait que Stravinsky ne fait pas appel au cor
anglais mais à un basson qui veut se faire passer pour un cor anglais, créant ainsi une
distance ironique dans la reconfiguration critique des marqueurs orientalistes. À la
manière de Borodine, une œuvre pour piano de Ravel datant de 1913 (l’année de la première
du Sacre du printemps 38), témoigne du fait que de tels clins d’œil aux initiés de la part de
musiciens russes n’ont pas échappé à l’auditoire parisien.
25 L’histoire du Sacre que j’ai racontée jusqu’ici en est une de tradition et d’intertexte,
centrée sur la continuité et la complexité des réseaux artistiques et intellectuels plutôt
que sur l’ancien concept d’intrigue basée sur la rupture en tant qu’élément distinctif de la
période russe de Stravinsky, cette hypothèse étant encore soutenue récemment dans une
étude sur la rupture et la tradition signée par Philippe Albèra dans sa nouvelle
Enciclopedia Einaudi39. Bien sûr, cela représente la lecture la plus habituelle, celle qui est
puissamment résumée dans ce qui est probablement le passage le plus célèbre du Sacre
(exemple 6).
22
26 Plus que tout autre instant de la musique de Stravinsky, cette section d’ostinato iconique
est devenue un marqueur sonore de « modernité » qu’on peut retrouver dans des œuvres
aussi variées que Le Mandarin merveilleux de Béla Bartok, El Retablo de mæse Pedro (Le
Retable de maître Pierre) de Manuel de Falla, la Sinfonia India de Carlos Chávez, Antinomies
et le Concerto pour piano de Henry Cowell, ou Rodeo d’Aaron Copland : ce ne sont là que
quelques exemples extraits d’un cours que je donnais récemment sur le modernisme
musical. En soi, la technique de l’ostinato, avec sa prédominance du rythme sur la
mélodie et l’harmonie, est pourtant fixée elle aussi dans le riche tissu des traditions russe
– comme l’a démontré Richard Taruskin – et européenne non seulement de la période
préclassique, comme on l’admet généralement, mais aussi du XIXe siècle, tel que le
démontre l’extrait des Troyens de Berlioz donné à l’exemple 7.
27 Surtout dans le contexte particulier du théâtre musical, de telles sonorités évoquaient un
univers « primitif », naturel, proche des racines. En tant que signifiant musical, elles sont
souvent associées – quoique non exclusivement – aux « Autres » exotiques. Le concept de
« rupture » considéré comme outil herméneutique devient alors problématique, même
dans un cas apparemment aussi clair que celui du scandaleux Sacre du printemps.
D’ailleurs, comme on le sait, Richard Taruskin a dissocié Stravinsky des interprétations
modernistes puristes qu’en a faites Allen Forte, démontrant à l’évidence que même le
célèbre geste « primitiviste » des « Augures printaniers » relevait d’une formule propre à
la musique folklorique russe40. Il a donc rétabli Stravinsky dans la longue tradition du
folklore slave du XIXe siècle représentée par des œuvres telles que Ma Vlást (Ma Patrie) de
Smetana ou la Seconde Ouverture sur les thèmes de 3 chants populaires russes de Balakirev.
23
28 D’après Albèra, pour des compositeurs comme Debussy, Mahler et Ives, la rupture
moderniste d’avec la tradition ne signifie pas un rejet du passé comme un tout, mais une
amplification de son concept en l’élargissant synchroniquement pour y inclure la
musique folklorique et les marqueurs exotiques41. Cependant, dans le récit d’Albèra, le
Stravinsky de la période russe demeure un compositeur qui rejette complètement le passé
de la musique européenne du XIXe siècle à travers son réalignement sur les racines
populaires et primitivistes. Ma brève interprétation des deux passages a montré que
même une des œuvres apparemment les plus pertubantes dans le canon du modernisme a
de solides racines dans les traditions de la musique européenne du XIXe siècle et peut être
lue comme une réinterprétation et une réappropriation de ses procédés et de ses modèles
plutôt que comme leur rejet. Tandis que la réintégration par Taruskin de Stravinsky dans
la tradition du folklore russe semble guidée par la tentative de dissiper toute confusion
possible quant à ce que Stravinsky révèle de lui-même après la guerre, j’irais encore plus
loin en montrant que sa partition est tout à fait ancrée dans une histoire musicale du
tournant du siècle.
29 Les réceptions opposées faites au Sacre du printemps de Stravinsky constituent donc un
parfait exemple des exigences paradoxales de l’interprétation dans le contexte du
positivisme postmoderniste. Mes lectures du Sacre comme une œuvre qui s’inscrit à la fois
dans les traditions de la musique occidentale savante du XIXe siècle et les traditions
kouchkistes du folklore russe d’une part, et comme discours plus moderniste de rupture
d’autre part – canalisés par le compositeur lui-même – pourraient en fait être considérées
comme des interprétations valides et complémentaires des textes musicaux qui
dépendent du point de vue de l’interprète : la lecture que j’en fais comme interprète
recontextualise l’œuvre dans ces cadres musicaux spécifiques, alors qu’un interprète
différent pourrait légitimement s’attacher au passage vers le modernisme dans le langage
musical de Stravinsky, à son rapport avec sa Russie natale ou, comme Allen Forte,
analyser l’organisation des hauteurs dans l’œuvre42. Par contre, une approche positiviste
pourrait montrer que le modernisme n’est pas seulement une question de notes sur la
page et que, par conséquent, je n’ai pas traité honnêtement mes sources. En effet, celles-ci
24
BIBLIOGRAPHIE
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Von Ranke, Leopold, Geschichten der romanischen und germanischen Volker von 1494 bis 1515, 2 e
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NOTES
1. Texte d’introduction au colloque international Musique française 1900-1945 : perspectives
multidisciplinaires sur la modernité, <http://www.musique.umontreal.ca/medias/af_colloque.pdf>,
consulté le 19 février 2004.
2. Catéchisme, Art. 1030, <http://www.spiritualite-chretienne.com/ciel/purgatoire.html>,
consulté le 2 juin 2005.
3. « Purgatory », Catholic Encyclopedia <http://www.newadvent.org/cathen/12575a.htm>,
consulté le 19 février 2004.
4. Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris : Éditions du Seuil, 1996, p. 14-18.
5. Pour un excellent débat sur le rôle et la signification de l’histoire dans le structuralisme,
l’anthropologie et le postmodernisme, consulter Lee Kerwin Klein, « In Search of Narrative
Mastery : Postmodernism and the People without History », History and Theory, vol. 34,1995,
p. 275-298.
6. Jean-Jacques Nattiez, « Comment écrire l’histoire de la musique à l’âge postmoderne ? », Il
saggiatore musicale, vol. 8,2001, p. 73-87.
7. Nattiez, ibid., p. 81. Nattiez fait une référence plutôt ésotérique à l’épistémologie de l’histoire
élaborée par le pilote de formule 1 français Alain (plutôt qu’Antoine) Prost : certainement une
coquille !
8. Nattiez, ibid., p. 73.
9. Leopold von Ranke, Geschichten der romanischen und germanischen Volker von 1494 bis 1515, 2 e
édition, Leipzig : Verlag von Duncker und Humblot, 1874, p. vii : « Man hat der Historie das Amt
Vergangenheit zu richten, die Mitwelt zum Nutzen zukünftiger Jahre zu belehren, beigemessen : so hoher
Aemter unterwindet sich gegenwartiger Versuch nicht : er will blos zeigen, wie es eigentlich gewesen ».
27
10. Voir en particulier la collection d’essais Zeichen und Interpretation, éditée par Josef Simon,
Frankfurt/M. : Suhrkamp Verlag, 1994.
11. Theodor W. Adorno a utilisé les complexités et les connotations ontologiques des mots dans
sa critique de l’idéologie allemande Jargon der Eigentlichkeit, publiée dans le vol. 6 des Gesammelte
Schriften, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 413-526. Jargon der Eigentlichkeit
a été conçu originalement comme une partie de Negative Dialektik, p. 524.
12. Ranke, Geschichten der romanischen und germanischen Völker, p. v.
13. Ibid., p. vi.
14. Wolfgang J. Mommsen, « Einleitung », id. (ed.), Leopold von Ranke und die moderne
Geschichtswissenschaft, Stuttgart : Klett Cotta, 1988, p. 7-18, 8-9.
15. Peter Burke, « Ranke the Reactionary », Leopold von Ranke and the Shaping of the Historical
Discipline, Georg G. Iggers et James M. Powell éditeurs, Syracuse : Syracuse University Press, 1990,
p. 36-44.
16. Hegel propose des définitions de son « histoire du monde », à la fois dans l’introduction des
Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte et dans le manuscrit enrichi de passionnantes
annotations de la première introduction à ses cours, qui se rapportent précisément à Ranke.
Hegel, Georg Friedrich Wilhelm, « Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte », vol. 12 des
Werke in zwanzig Bänden, Eva Moldenhauer and Karl Markus Michel, Frankfurt/M. : Suhrkamp
Verlag, 1970, p. 11-28 et 543-56. Au sujet de Ranke et de Hegel, voir Werner Berthold « Die
Konzeption der Weltgeschichte bei Hegel und Ranke », Mommsen, Leopold von Ranke und die
moderne Geschichtswissenschaft, p. 72-90.
17. Hegel, ibid., p. 553: « [Sie] lesen diese allenthalben her zusammen (Ranke). Die bunte Menge von
Detail, kleinlichen Interessen, Handlungen der Soldaten, Privat-sachen, die auf die politischen Interessen
keinen Einfluß haben, – unfähig, ein Ganzes, einen allgemeinen Zweck [zu erkennen], [Eine] Reihe von
Zügen – wie in einem Walter Scott’schen Roman – überall her aufzulesen, fleißig und mühselig
zusammenzulesen, – dergleichen Züge kommen in den Geschichtsschreibern, Korrespondenzen und
Chronikenschreibern vor[.] » Même le successeur de Ranke, Johann Gustav Droysen, le premier
historien systématique allemand d’importance, utilisait la comparaison de l’historiographie de
Ranke avec les romans de Sir Walter Scott comme un trait négatif dans son « Grundriß der
Historik » de 1892. Voir Eberhart Lämmert « “Geschichte ist ein Entwurf” : Die neue
Glaubwürdigkeit des Erzählens in der Geschichtsschreibung und im Roman », The German
Quarterly, vol. 63, 1990, p. 5-18, 5. Des reproches semblables ont été adressés à l’historien français
Jules Michelet.
18. Ces deux citations de Lyotard dans Klein, op. cit, p. 280, 282. Voir aussi Jean-François Lyotard,
Instructions payënnes, Paris : Éditions Galilée, 1977, p. 35. D’après Frank R. Ankersmit, Ranke n’est
pas le seul historien du XIXe siècle à pouvoir être caractérisé de postmoderne avant la lettre : il lui
associe l’historien français Prosper de Barante (1782-1866) dans « Historismus, Postmoderne und
Historiograhie », Geschichtsdiskurs, 5 vol., vol. 1 : Grundlagen und Methoden der
Historiographiegeschichte, Frankfurt/M. : Fischer Taschenbuch Verlag, Wolfgang Küttler, Jörn
Rüsen et Ernst Schulin, 1993, p. 65-84, 77.
19. Klein, op. cit., p. 280-281. Lyotard, Instructions payënnes, p. 25,31.
20. Georg G. Iggers, « Historicism : The History and Meaning of the Term », Journal of the History of
Ideas, vol. 56, 1995, p. 129-152, 131. Le concept de l’Histoire propre au Siècle des lumières, tel
qu’opposé à la notion d’histoires antérieures aux Lumières, est examiné par Lionel Gossman, dans
« History as Decipherment : Romantic Historiography and the Discovery of the Other », New
Literary History, vol. 18, 1986, p. 23-57, 30-34.
21. Georg Iggers fait remarquer qu’en fait, Ranke ne contredisait pas Hegel relativement à un
ordre du monde chrétien téléologique, mais seulement que l’approche de Ranke révélait la
cohérence inhérente au monde phénoménal à travers une étude approfondie du détail. Voir
Iggers, op. cit., p. 131.
28
22. Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft : Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt/M. :
Suhrkamp Verlag, 1979, p. 206 : « Streng genommen kann uns eine Quelle nie sagen, was wir sagen
sollen. Wohl aber hindert sie uns, Aussagen zu machen, die wir nicht machen dtirfen. Die Quellen haben ein
Vetorecht. [...] Dos, was die Geschichte zur Geschichte macht, ist nie allein aus den Quellen abzulesen : es
bedarf einer Theorie möglicher Geschichten, um Quellen überhaupt erst zum Sprechen zu bringen. »
23. Dans son essai critique sur Contemplating Music de Joseph Kerman (1989), « The Power of
Positivist Thinking », Journal of the American Musicological Society, vol. 42, 1985, p. 399-402.
24. Annegret Fauser, « Alterity, Nation and Identity : Some Musicological Paradoxes », Context : A
Journal of Music Research, n o 21, printemps, 2001, p. 1-18. Jann Pasler se reporte à ma formulation
sans indiquer sa référence dans « Material Culture and Postmodern Positivism : “Popular” in
Late-Nineteenth-Century French Music », Historical Musicology : Sources, Methods, Interpretations,
édité par Stephen A. Crist et Roberta Montemorra Marvin, Eastman Studies of Music, Rochester,
University of Rochester Press, 2004, p. 356-387.
25. Foucault, Michel (1969), L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, p. 259-275. Dans une
collection d’articles publiés par Nathalie Frogneux et Françoise Mies, les auteurs montrent dans
quelle mesure l’opposition à Hegel est devenue un leitmotiv dans la philosophie de l’histoire du
XXe siècle : Emmanuel Lévinas et l’histoire : Actes du Colloque international des facultés universitaires
Notre-Dame de la Paix, Paris et Namur : les Éditions du Cerf et les Presses universitaires de Namur,
1998. Voir en particulier l’essai de Guy Petitdemange : « La notion paradoxale d’histoire »,
p. 17-44.
26. Les termes employés dans cette mise en garde de Foucault sont de Klein, op. cit., p. 294.
27. Francis Fukuyama renforce la normativité libéraliste de son approche universaliste de
l’histoire du monde dans « Reflections on the End of History, Five Years Later », History and
Theory, vol. 34, 1995, p. 27-43.
28. Mes remerciements à mon collègue de l’Institute of the Arts and Humanities de la University
of North Carolina, Keith Simmons, pour cette information.
29. Jann Pasler, « Postmodernism », dans Grave Music Online, édité par Laura Macy, consulté le 22
février 2004, <http://www.grovemusic.com.libproxy.lib.unc.edu>.
30. Jann Pasler, « Deconstructing d’Indy », communication donnée lors du colloque international
sur Vincent d’Indy et son temps, sept., 2002, p. 26-28.
31. Pour une tentative historiographique de déconstruction des tortues, voir Susan McClary,
Conventional Wisdom : The Content of Musical Form, Berkeley, Los Angeles and London : The
University of California Press, 2000.
32. Annegret Fauser, « Lili Boulanger’s La Princesse Maleine : A Composer and her Heroine as
Literary Icons », Journal of the Royal Musical Association, vol. 122, 1997, p. 68-108.
33. Annegret Fauser, « Composing as a Catholic : Rereading Lili Boulanger’s Vocal Music »,
communication sur Nadia et Lili Boulanger donnée à l’occasion d’une journée d’étude présentée
par la Royal Musical Association à la Royal Academy of Music le 19 oct. 2003.
34. Carl E. Schorske oppose Hérodote et Thucydide, et il dresse un portrait d’Hérodote comme
historien culturel dans : « History and the Study of Culture », New Literary History, vol. 21, 1990,
p. 407-420, spécialement p. 409-412. « Le miroir d’Hérodote » est une expression de François
Hartog que je m’approprie ici.
35. Peter Burkholder signale une seconde référence à Debussy dans Le Sacre du printemps : il s’agit
de l’évocation de Nuages au début de la 2 e partie du ballet de Stravinsky. Peter J. Burkholder,
« The Uses of Existing Music : Musical Borrowing as a Field », Notes, vol. 50, 1994, p. 851-870, 865.
36. Interview pour la Pall Mall Gazette, le 15 février 1913, reproduite dans Jann Pasler, « Musique
et Spectacle dans Petrouchka et Le Sacre du printemps », InHarmoniques, vol. 5 : « D’un art à l’autre :
les zones de défi », Paris : IRCAM, 1989, p. 42-63, 55.
37. Kevin Bartig a traité cette question dans une communication intitulée « A “Window on the
West ?” Rethinking Russian Orientalism » où il analyse V Sredney Azii (Dans les steppes de l’Asie
29
centrale) de Borodine. Au sujet du cor anglais comme signifiant de l’orientalisme, voir Richard
Taruskin : « “Entoiling the Falconet” : Russian Musical Orientalism in Context », Cambridge Opera
Journal, vol. 4, 1992, p. 253-280, 266-269. Voir aussi Dorothea Redepenning, Geschichte der
russischen und der sowjetischen Musik, Laaber : Laaber-Verlag, 1994, p. 294-302, pour une liste
d’œuvres russes empreintes d’orientalisme.
38. Taruskin, ibid., p. 268
39. Sur les questions de tradition et de rupture, voir aussi Philippe Albèra, « Tradizione e rottura
della tradizione », Enciclopedia della Musica, vol. 1 : Il Novecento, Turin : Giulio Einaudi editore, 2001,
p. 27-47, 27 : « D’altra parte Stravinskij, nelle opere del “periodo russo”, ruppo in modo radicale con
l’eredità romantica, scegliendo di appogiarsi sulle tradizioni popolari della musica slava [...] ».
40. Richard Taruskin, « Russian Folk Melodies in “The Rite of Spring” », Journal of the American
Musicological Society, vol. 33, 1980, p. 501-543.
41. Albèra, « Tradizione e rottura della tradizione », p. 44: « Pur sviluppando le scritture molto
diverse, Mahler, Ives e Debussy hanno data vita a una rotture con la tradizione che non mirava a rifiutare il
passato nel suo complesso ma ad ampliarne il concetto. »
42. Allen Forte, The Harmonic Organization of The Rite of Spring, New York et Londres: Yale
University Press, 1978. Allen Forte commence son Introduction avec l’affirmation sans équivoque
que le modernisme de Stravinsky se traduit par son développement harmonique : « Bien que le
ballet Augures printaniers de Stravinsky soit considéré universellement comme l’un des
monuments de la musique moderne, personne n’a encore fait l’effort de comprendre la façon
extraordinaire dont sont organisées les hauteurs dans cette œuvre musicale d’envergure. »
NOTES DE FIN
*. NDT : en français dans le texte.
†. NDT : en français dans le texte.
‡. NDT : en français dans le texte.
§. NDT : en français dans le texte.
**. NDT : en français dans le texte.
AUTEUR
ANNEGRET FAUSER
University of North Carolina, Chapel Hill
30
1 La plupart des histoires de la musique distinguent au XXe siècle des périodes telles que
« l’entre-deux-guerres » et « l’après-1945 », en particulier lorsqu’il s’agit de l’histoire des
avant-gardes. Nos bibliothèques regorgent d’ouvrages sur la musique depuis 19451, de
manuels bipartites sur le XXe siècle (« Jusqu’en 1945 »/« Après 1945 » 2) et d’introductions
aux musiciens de notre temps depuis 19453. Le présent article adopte lui aussi cet usage ;
que ce soit pour inciter les auteurs à la critique, pour leur éviter une contraignante
problématisation a priori, ou encore pour d’autres raisons à deviner, le titre de ce livre
pose en tout cas les intrigantes bornes chronologiques suivantes : 1900, ni pour Le Faune
ou Pelléas, mais plus sûrement pour le choix d’un chiffre rond, et 1945, sans doute à cause
de la fin officielle de la Seconde Guerre mondiale – date politique préférée à d’autres
possibles tout aussi politiques (Libération de Paris) ou bien classiquement musicales (le
premier concert de musique concrète en 1948), auxquelles on aurait pu tout aussi bien
s’attendre s’agissant de la modernité musicale en France.
2 La question implicitement posée à travers le relevé qui précède n’est pas tant celle de
savoir en quoi une date importante de l’histoire politique peut avoir valeur de charnière
dans l’histoire de la musique savante occidentale, qu’une question pratique : comment
écrire sur la musique française du XXe siècle sans minorer ni mal interpréter ce bloc de
cinq ans en plein milieu du siècle, dont on avait pris l’habitude – peu innocente – de se
passer ? Les remarques ponctuelles qui vont suivre, portant sur des problèmes concrets
de périodisation historique, cherchent à préciser cette idée. Elles ont surgi soit au cours
de recherches qui ne portaient pas spécifiquement sur la période de Vichy (mais plutôt
sur l’après-guerre et les années 1950), soit à la lecture de travaux sur la musique et les
arts sous Vichy, en particulier bien sûr ceux publiés dans le recueil La vie musicale sous
Vichy4.
31
(juillet 1940-août 1944). Pierre Laborie insiste dans l’avant-propos à son ouvrage sur
l’opinion publique pendant l’occupation :
[Il faut] faire éclater le corset rigide des années vichyssoises, [ne] pas se laisser
aveugler par la singularité de la période, aussi marquée, soulignée et justifiée soit-
elle. Toute l’histoire de la France de Vichy ne commence certainement pas en juin
1940 et, l’observation vaut dans les deux sens, tout ce qui lui appartient ne s’arrête
pas en août 1944. Simple hypothèse de travail au début, l’idée s’est progressivement
imposée que sortir de la chronologie cloisonnée de Vichy pouvait aider à
comprendre un peu mieux ce qui avait pu, dans les têtes, s’y passer 9.
artistique qui l’a sans cesse sollicité au long des années 1920-1930, et rédigeant, dans le
retirement, le grand œuvre théorique12 dont la parution marquera en 1947 l’émergence
d’un structuralisme musical ; systématisation pour Messiaen, sur qui nous nous
arrêterons un instant.
L’EXEMPLE DE MESSIAEN
12 Ni « résistant » ni « collaborateur », Messiaen se trouve dans une situation banale, en ce
que majoritaire, dans le Paris occupé. Sa situation individuelle (professeur au
Conservatoire) est stable une fois revenu du camp de prisonniers où il a passé les
premiers mois de la guerre. Sa notoriété, fondée notamment sur son exposition publique
au sein du Groupe Jeune France avant la guerre, reste limitée : il enseigne au
Conservatoire, mais y donne un cours de technique d’écriture académique ; il rencontre la
pianiste Yvonne Loriod pour qui il commence à composer, mais leur présence au concert
est réduite ; il fait certes partie des quarante compositeurs français contemporains
honorés entre l’automne 1942 et le printemps 1944 par l’édition d’un disque hors
commerce par le Secrétariat national des Beaux-arts et l’Association française d’action
artistique13, mais l’enregistrement – par l’Orchestre Pierné (ex-Colonne) sous la direction
de Roger Désormières – porte sur Les Offrandes oubliées, qui est une œuvre de jeunesse
(1930) – certes donnée au premier concert Jeune France en 1936, mais moins
représentative des œuvres récentes de Messiaen que ne l’étaient, pour d’autres
compositeurs, beaucoup d’œuvres enregistrées dans cette collection.
13 Cependant, André Hodeir décrira en 1961 les années de guerre comme celles de la « plus
grande fécondité pour Messiaen » :
Libéré en 1941, il est presque aussitôt nommé, sur le conseil de Marcel Dupré,
professeur d’harmonie au Conservatoire : le voici, dans la vieille maison, le plus
jeune professeur ; il va y introduire un enseignement quelque peu révolutionnaire.
Mais ces années de guerre sont aussi, pour lui, celles de la plus grande fécondité :
Les Visions de l’Amen, pour deux pianos, sont de 1943 ; Vingt regards sur l’Enfant Jésus,
son œuvre la plus longue (deux heures et demie), de 1944 ; Trois Petites Liturgies de la
présence divine, pour chœur, piano, ondes et orchestre, de 1944 également. Ces pages
sont, pour la plupart, dédiées à la jeune pianiste Yvonne Loriod, en qui Messiaen dit
avoir trouvé l’interprète d’élection. Leur succès est immédiat ; et, à trente-cinq ans
Messiaen, jusque-là peu connu, voit sa réputation s’accroître soudainement et
atteindre le plan international14.
14 Ce résumé biographique provient, certes, d’un ouvrage cherchant à démontrer que la
trajectoire esthétique de Messiaen mène à une impasse ; l’auteur doit donc placer
suffisamment loin dans le passé le moment d’« incontestabilité » de sa reconnaissance.
Mais ce faisant, il pointe bien la mise en place pendant la guerre d’un système efficace sur
lequel Messiaen s’appuiera en effet durablement par la suite : catégories
compositionnelles et exégétiques, pratique d’enseignement, fiabilité de l’« interprète
d’élection ».
15 Les catégories compositionnelles et exégétiques, thèmes aussi bien d’inspiration que de
technique musicale, sont déclinées dans chaque œuvre et au sein d’une notice explicative
détaillée. Beaucoup de ces thèmes pourraient être rattachés à des tendances musicales de
ses années de formation : les théories de la modalité (en particulier via l’enseignement
d’Emmanuel, mais aussi par leur présence dans l’encyclopédie de Lavignac), les pratiques
de la polymodalité (à la lecture et l’écoute de Tournemire), l’orientalisme, la
34
popularisation de la sémiologie musicale de Solesmes, etc. Mais le plus frappant est que
ces éléments puissent faire système dès Technique de mon langage musical, écrit en 1942,
dont les chapitres semblent parfois définir des domaines à explorer (la volonté de faire
système est notamment mise en avant dans le premier chapitre intitulé « Charme des
impossibilités et rapport des différentes matières ») ou des outils à utiliser à l’avenir,
plutôt que des règles communes à toutes les œuvres des années 1930. Même la
thématique ornithologique, qui caractérise surtout la production de Messiaen à partir des
années 1950, est déjà présente dans l’ouvrage publié en 1943 avec un chapitre sur le
« Chant des oiseaux ».
16 Technique... est donné en lecture-conférence fin 1943 auprès des fidèles étudiants
(Martinet, Nigg, Grimaud, Loriod, François Aubut) qui se réunissent en un séminaire privé
en dehors de la classe d’harmonie du Conservatoire15. Messiaen avait déjà enseigné avant
le Conservatoire, par exemple à la Schola Cantorum ; par ailleurs, il avait préparé sa
nomination au Conservatoire en écrivant et publiant en 1939 Vingt Leçons d’harmonie. Mais
c’est avec l’écriture de son traité et les relations de travail amicales avec le premier cercle
de fidèles que Messiaen institue un style pédagogique nouveau, articulé à la fois avec sa
pratique de composition, et les pratiques musicales de ses élèves (compositeurs ou
interprètes).
17 Parmi eux (dès 1941), Yvonne Loriod sera la mémoire parfaite qui assurera l’exécution
exacte, l’exégèse et la transmission des œuvres avec piano. Instrument de reproduction
absolument fiable, les mains de la muse de Messiaen seront l’un des éléments essentiels
du système de production et de diffusion de la pensée et de l’œuvre du compositeur.
Oubliées les théories esthétiques, les luttes de tendances. Semés les concurrents de
la course à l’inédit, au rare, au « moderne »17.
20 Par rapport à ce type de vision volontairement contrastive et, du coup, très proche de la
version moderniste des faits qui prévaudra a posteriori, le cas de Messiaen nous oblige à
opérer des nuances. Son public est restreint mais existe : il comprend ses auditeurs à la
Trinité, ses disciples au Conservatoire et chez Guy-Bernard Delapierre, puis en 1943 les
organisateurs des concerts de la Pléiade, dont l’adoubement marquera l’adoption de
Messiaen par l’élite musicale. C’est à la Trinité, que Denise Tual vient à sa rencontre ; elle
lui passe commande des Visions de l’Amen pour deux pianos (création privée par Messiaen
et Loriod, puis publique aux concerts de la Pléiade), puis des Trois Petites Liturgies de la
présence divine dont la création scandaleuse en avril 1945 contribue fortement à situer
Messiaen du côté de l’avant-garde. La description d’Henry Barraud, introspection d’un
compositeur sortant de son exil intérieur, laissait donc naturellement beaucoup
d’éléments de côté en simplifiant la notion de public et en accentuant le contraste entre
la richesse de la vie musicale d’avant-guerre et les pénuries de l’occupation. Comprendre
avec le recul une trajectoire individuelle de compositeur pendant la guerre supposerait
de définir avec précision, aussi localement que nécessaire, ce qu’on entend par
« commande », par « public », par « théorie esthétique ».
période de bilans et de synthèse pendant laquelle sont publiés Relevés d’apprenti (1966), le
Traité des objets musicaux (1966) ou encore un « Que sais-je ? » sur La musique concrète
(1967) rédigé par Pierre Schaeffer. Or ces rétrospections (explicites ou implicites) s’en
tiennent strictement à l’après-guerre. De même, l’ouvrage de Dibelius mesure le temps
écoulé depuis l’« année zéro » de l’Allemagne : la première section du premier chapitre
s’intitule « 1945 – das Jahr Null der modernen Musik »..., Darmstadt20 en constituant
autrement dit l’an 1.
CONCLUSION
24 Le temps a passé mais cette version des faits, très marquée par les bombardements et la
reconstruction, n’a, semble-t-il, pas perdu de sa force. Ainsi, les auteurs de l’un des
ouvrages que nous citions en introduction (Musiciens de notre temps depuis 1945), tout en se
défendant de donner une grille réflexive d’analyse de l’histoire récente de la musique
(« Ce livre est un livre d’écoute. Il ne réécrit pas l’histoire de la musique contemporaine, il
accumule une centaine de portraits, une somme de repères sonores »21), accumulent les
justifications du caractère inévitable de la référence à l’année 1945 dans leur titre :
Les découpages chronologiques comportent toujours une part d’arbitraire ; le point
de départ de ce livre – 1945 – n’échappe pas à la règle. Pourtant il est incontestable
qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale se dessine une rupture profonde du
langage musical, même si ce changement se manifeste avant 1945 et ne se
cristallise, définitivement, qu’à la fin des années cinquante [...].
La fin du conflit coïncide avec la disparition de deux compositeurs emblématiques
dont se réclamera la génération future : Béla Bartok, mort d’épuisement à New York
en avril 1945, et Anton Webern, qu’un GI abat par inadvertance en septembre 1945.
Immense symbole ? Le présent ouvrage aurait presque pu s’intituler, sans
présupposé esthétique de notre part, Musiciens de notre temps : depuis la mort de
Bartók et Webern22.
25 La « coïncide[nce] » évoquée ici – et souvent tacite ailleurs – ne doit pas masquer tout à la
fois l’appui pris sur les années de guerre et leur refoulement par les compositeurs
modernistes de l’après-guerre (en France comme en Allemagne et en Italie). À suivre
Helga de la Motte, on pourrait même faire de ce double mouvement l’un des principes du
dynamisme d’après-guerre23. Dans le meilleur des cas, une telle version des faits ne
consisterait pas simplement à pointer l’évidence d’une réaction artistique profonde et
radicale par rapport à des années de haine et de destruction, mais à réarticuler de façon
nouvelle – en relâchant notre fixation quelque peu fétichiste sur l’an 1945 – l’ère des
privations (qui fut aussi, pour beaucoup, celle de la maturation) avec celle du renouveau
esthétique (qui fut, en ce sens, celle des passages à l’acte).
BIBLIOGRAPHIE
37
BIBLIOGRAPHIE
Alten, Michèle. Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956). L’indépendance artistique face au
politique, Paris : L’Harmattan, 2000.
Chimènes, Myriam, dir. La vie musicale sous Vichy, Bruxelles : Complexe, 2001.
Dibelius, Ulrich, Moderne Musik I. 1945-1965 et Moderne Musik II. 1965-1985, Munich-Mayence : Piper-
Schott, 1988.
Donin, Nicolas. « Les cours d’été de Darmstadt, du mythe au chantier », Circuit. Musiques
contemporaines vol. 3, no 15 (2005), p. 5-17.
—, Compte rendu de Myriam Chimenes (s. la dir. de), La vie musicale sous Vichy, Bruxelles,
Complexe, 2001, Revue de musicologie (2003/2), p. 212-216.
Dufourt, Hugues et Joël-Marie Fauquet, dir. La musique depuis 1945. Matériau, esthétique et
perception, Sprimont : Mardaga, 1996.
Fousnaquer, Jacques-Emmanuel, Glayman, Claude et Christian Leblé, dir. Musiciens de notre temps
depuis 1945, Paris : Plume-SACEM, 1992.
Hodeir, André. La musique depuis Debussy, Paris : Presses Universitaires de France, 1961.
Schloezer, Boris de. Introduction à J.-S. Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris : Gallimard, 1957.
Weid, Jean-Noël Von der. La musique du XXe siècle, Paris : Hachette, 1992.
NOTES
1. Hugues Dufourt et Joël-Marie Fauquet (dir.), La musique depuis 1945. Matériau, esthétique et
perception, Sprimont : Mardaga, 1996.
2. C’est la structuration de Jean-Noël Von der Weid, La musique du XX e siècle, Paris : Hachette,
1992.
3. Jacques-Emmanuel Fousnaquer, Claude Glayman et Christian Leblé (dir.), Musiciens de notre
temps depuis 1945, Paris : Plume-SACEM, 1992.
4. Myriam, Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, Bruxelles : Complexe, 2001. Nous en avons
proposé un compte rendu dans la Revue de musicologie, 2003/2, p. 212-216.
5. Voir Leslie Sprout, « Les commandes de Vichy, aube d’une ère nouvelle », La vie musicale sous
Vichy, p. 157-181.
6. Voir Philippe Morin, « Une nouvelle politique discographique pour la France », La vie musicale
sous Vichy, p. 253-268. Sprout a précisé l’enjeu de l’enregistrement de Ginevra peu après celui de
Pelléas et avec les mêmes têtes d’affiche (Sprout, p. 171).
7. Voir Michèle Alten, Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956). L’indépendance artistique
face au politique, Paris : L’Harmattan, 2000.
8. Sprout, op. cit., p. 167.
38
9. Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris : Seuil, 1990, p. 20.
10. Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris : Seuil, 1952.
11. Paris, Studio de la R. T. F., 1955, dix disques hors commerce (rééd. commerciale en 1961).
12. Boris De Schloezer, Introduction à J.-S. Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris : Gallimard, 1957.
13. Voir Morin, op. cit., p. 261 et 265.
14. André Hodeir, La musique depuis Debussy, Paris : Presses Universitaires de France, 1961, p. 83.
15. Jean Boivin, La classe de Messiaen, Paris : Christian Bourgois, 1995.
16. Comme l’a relevé Jean Boivin (op. cit., p. 43), Messiaen lui-même a témoigné en ce sens de
l’effet de l’état d’exception, lors d’un entretien avec Nouritza Matossian : « Quand je suis revenu
de captivité, la situation en France était surtout assez dramatique matériellement parce qu’on
n’avait pas assez à manger, mais il y avait un grand renouveau, un renouveau spirituel et un
renouveau intellectuel. C’est d’ailleurs comme ça, je crois, dans tous les pays qui sont
malheureux : quand on est malheureux, on pense davatange, et les œuvres artistiques, musicales,
picturales ou littéraires s’en ressentent, et elles sont tout de suite à un niveau plus élevé. » -
Nouritza Matossian, Iannis Xenakis, Paris : Fayard-SACEM, 1981, p. 51.
17. Henry Barraud, « Musique et résistance », Contrepoints, n o 1 (janvier 1946), p. 7-8.
18. Cette remarque peut s’appliquer au collectif La vie musicale sous Vichy comme nous le
suggérions dans notre recension (Chimènes, p. 214).
19. Dibelius publie chez Piper en 1966 un ouvrage (intitulé Moderne Musik) portant sur la période
qui couvre, selon le sous-titre, les années 1945 à 1965. Cette périodisation sera tacitement
reconduite lorsqu’un deuxième volume s’y ajoutera, couvrant la période 1965-1985, en parallèle
d’une réédition revue du livre de 1966. - Ulrich Dibelius, Moderne Musik I. 1945-1965 et Moderne
Musik II. 1965-1985, Munich/Mayence : Piper/Schott, 1988.
20. Nous avons proposé ailleurs une analyse des Ferienkurse de Darmstadt appliquant certaines
des suggestions faites dans le présent texte. - Nicolas Donin, « Les cours d’été de Darmstadt, du
mythe au chantier », Circuit. Musiques contemporaines, vol. 3, n o 15 (2005), p. 5-17.
21. Fousnaquer, Glayman et Leblé, Musiciens de notre temps depuis 1945, p. 7.
22. Fousnaquer, ibid., p. 8-9.
23. « Indépendamment des nouvelles orientations stylistiques et techniques, tout montre que
pour l’Allemagne, 1945 ne fut pas une année zéro. Il s’agissait plutôt d’oublier les douze années
de régime national-socialiste. Sur le plan culturel, on assista au même phénomène de
refoulement que sur le plan politique. [...] Il est néanmoins remarquable qu’il se soit transmis à
une jeune génération qui ne se sentait coupable de rien. [...] Avec le recul du temps, on a
l’impression que l’activisme de l’époque avait comme fonction non seulement de faire oublier le
froid et la faim, mais aussi d’empêcher de réfléchir. Lorsque aujourd’hui on mentionne le fait
qu’Anton Webern, après l’Anschluss (et l’émigration de Schoenberg) et en tant que compositeur
allemand, alla émarger auprès des nationaux-socialistes, on provoque chez les compositeurs de la
deuxième génération, reprenant à leur compte le processus de refoulement dont il vient d’être
question, des accès de fureur émotionnelle donnant à penser qu’eux aussi ne sont pas exempts de
tout sentiment de culpabilité. Ces jeunes compositeurs étaient nés dans un monde de guerre et de
terreur que de toute évidence ils voulaient oublier » : Helga De La Motte, « La musique nouvelle
en Allemagne depuis 1945 », in Dufourt et Fauquet (dir.), op. cit., p. 106.
39
AUTEUR
NICOLAS DONIN
Ircam, France
40
1 Jean Cocteau est probablement l’un des rares artistes à s’être investi dans plusieurs
formes artistiques avec un succès quasi égal dans chacune d’elles. Aux alentours des
années 1920, il s’adonne à la poésie, écrit des romans, des pièces de théâtre, des
arguments de ballets, il élabore des chorégraphies et met au point des mises en scène, il
s’investit dans le journalisme culturel, il conçoit des masques et des costumes, il dessine
et peint des tableaux. Plus tard, il réalisera des films, touchera à la tapisserie, à la poterie,
aux bijoux, etc.
2 La poésie constitue le fil rouge de ses activités et forme l’expression première de sa
sensibilité et de son esthétique. Elle se traduit non seulement dans des libellés littéraires,
mais aussi dans les supports artistiques les plus divers, à tel point qu’au début des années
1930, Cocteau les classera en diverses catégories : « poésie », « poésie de roman », « poésie
critique », « poésie de théâtre », « poésie graphique », « poésie cinématographique1 ».
3 La musique n’est guère absente de ses préoccupations. S’il n’agit pas comme compositeur,
Cocteau participe de manière active à préciser les fondements de la nouvelle musique
française, à promouvoir les musiciens du futur Groupe des Six et à élaborer des spectacles
avec eux. Ces manifestations avant-gardistes mêlent poésie, théâtre, musique, peinture,
chorégraphie dans une étroite osmose et font voler en éclats les genres consacrés. Nous
n’étudierons ici que les spectacles dans lesquels la musique est partie prenante et pour
lesquels Cocteau joue un rôle fédérateur. Les aspects novateurs de ses conceptions seront
particulièrement soulignés.
du music-hall et du cinéma muet. Le ballet classique en tant que genre s’en trouve
réformé, dans les deux sens du terme, à la fois « retiré du service » et « ramené à une
meilleure forme ». Examinons-en les composantes.
5 Le terme parade signifie entre autres « l’exhibition que font les bateleurs, avant la
représentation, pour attirer les spectateurs ». L’argument se limite précisément aux
boniments successifs de trois saltimbanques. Cocteau précise : « C’est l’histoire du public
qui n’entre pas voir le spectacle intérieur malgré la réclame et sans doute à cause de la
réclame qu’on organise à la porte2. » Il n’y a pas d’histoire linéaire, mais une succession
de scènes dont l’enchaînement pourrait être aléatoire. Le nota bene de l’argument publié
parodie non seulement les véritables parades de cirque mais donne une des clefs du
ballet : « La direction se réserve le droit d’intervertir l’ordre des numéros de la parade 3. »
Les personnages ne parlent pas. Le prestidigitateur chinois au costume jaune et rouge
s’inspire d’un numéro de music-hall de Chung Ling Soo (en réalité William Ellsworth
Robinson), connu pour ses tours de magie à l’Alhambra entre 1911 et 1914 dans un
costume quasi identique. La petite Américaine en jupe plissée et col marin, à l’énorme
nœud dans les cheveux, évoque non seulement Pearl White ou Mary Pickford, jeunes
héroïnes des films muets hollywoodiens, mais aussi Mistinguett chantant Je-e suis un’petite
amé-éricaine à l’Eldorado en 1903 4 ; elle personnifie peut-être aussi l’engouement de
l’époque pour les adolescentes, à l’image de la série des Claudine de Colette. Deux
acrobates en collants bleu et blanc rappellent le côté aérien du cirque. Le contraste entre
les couleurs froides et les couleurs chaudes représente deux univers différents : l’ancien
et le moderne.
6 À côté de ces « personnages réels comme des chromos collés sur une toile5 », évoluent des
êtres déshumanisés qui paradent, c’est-à-dire qui organisent la réclame afin de faire
valoir le spectacle à venir : deux managers, l’un français et l’autre américain, cachés sous
d’imposantes armatures de carton-pâte de trois mètres de haut rappellent les hommes-
sandwichs des foires et imitent les pratiques publicitaires américaines. Ces personnages
« inhumains, surhumains », souligne encore Cocteau, deviennent en somme « la fausse
réalité scénique, jusqu’à réduire les danseurs réels à des mesures de fantoches ». Les
personnages humains apparaissent comprimés et réduits par la disproportion des
managers, au même titre que dans la vie réelle, les hommes peuvent se sentir écrasés et
anéantis par la vie moderne. Les deux managers confrontent l’Europe avec l’Amérique par
les attributs qu’ils portent chacun : pipe, canne, journal, culotte et bas pour l’un,
mégaphone, chemise à carreaux, pantalons de cow-boy, buildings, pour l’autre. Enfin, le
cheval en tissu articulé par deux hommes cachés à l’intérieur sort tout droit des numéros
de cirque. Notons la signification en termes équestres de la parade, à savoir « l’arrêt d’un
cheval qu’on manie ». Notre cheval articulé est indubitablement sûr de lui à la parade. Les
attributs des managers se situent à la frontière des décors et des costumes : c’est là une
innovation considérable car ces décors outrepassent leur rôle traditionnel. Ils ne se
contentent plus d’être une toile de fond qui situe l’action, mais ils sont devenus de
véritables protagonistes de celle-ci.
7 Pablo Picasso signe là ses premiers décors et costumes de théâtre. Son rideau passéiste de
style figuratif, faussement naïf, se trouve en totale opposition avec ses décors et costumes
cubistes « qui témoignent du réalisme de son art6 ». Il illusionne le public par son image
de parade, par ses éléments purement ornementaux destinés à donner le change. Pierre
Caizergues précise même judicieusement que ces deux manières de peindre, la période
rose et la période cubiste, constituent « une façon de situer le ballet à la frontière de
43
l’ancien et du moderne pour inciter justement les spectateurs à passer d’un monde à
l’autre, fidèle en cela au propos fondateur de l’œuvre7 ».
8 Sur les directives de Cocteau, Léonide Massine met au point une chorégraphie très
séduisante qui s’apparente davantage au mime et à la pantomime, avec des gestes de la
vie réelle métamorphosés en danse tout en leur conservant leur force réaliste8. Les
mouvements s’articulent autour des déplacements alourdis des managers qui martèlent le
sol de leurs pieds, des gestes saccadés et brusques de la petite Américaine, des oscillations
mécaniques du Chinois et des parodies de pas de deux du couple d’acrobates. La
chorégraphie souligne donc, elle aussi, le style ancien et le moderne.
9 Satie livre là sa première œuvre orchestrale, une partition « sobre et nette » où, selon
Cocteau, le compositeur semble « avoir découvert une dimension inconnue grâce à
laquelle on écoute simultanément la parade et le spectacle intérieur9 ». La fanfare des
cuivres évite la parade militaire à laquelle on pourrait s’attendre devant une baraque
foraine. Elle s’ouvre au contraire sur un « Choral » traditionnel qui débouche sur des
rythmes inattendus de ragtime. Qui plus est, Cocteau a voulu y introduire de véritables
« trompe-l’oreille » : cliquetis de machines à écrire, vrombissements de dynamo, tic-tac
saccadés d’appareil morse, hurlements de sirènes de paquebot, pétarades de revolver,
crissements de train express. Ces bruits mécaniques apparaissent pour la première fois
sur un théâtre parisien, mais sont réduits à la seule machine à écrire lors de la création,
au grand dam du poète qui les juge indispensables pour mettre en relief l’atmosphère de
ses personnages. Cocteau affirme même que la musique de Satie sert de fond musical 10
aux bruits suggestifs de la vie et de la ville.
10 On sait qu’en préparant leur spectacle à Rome où ils ont rejoint Diaghilev, de la mi-février
au début d’avril 1917, Cocteau et Picasso entrent en contact avec le mouvement futuriste
italien de Filippo Tommaso Marinetti11. L’influence des orchestres de bruits imaginés dès
1913 par un des leurs, le compositeur Luigi Russolo, dans L’Arte dei rumori est ici
manifeste. Dans Les Mariés de la tour Eiffel, Cocteau s’inspirera de ses appareils de bruitage
destinés à mettre ses théories en pratique12. Les influences cubistes se retrouvent
également sur tous les plans du ballet, tant dans les éléments visuels (décors et costumes)
que dans la chorégraphie (collages de mouvements décomposés) et la musique
(introduction de sons concrets), ce qui entraîne Jacinthe Harbec à qualifier la partition de
« musique cubiste13 ».
11 Dans Parade, il s’agit de traduire la réalité, non pas de la représenter ou de l’imiter comme
telle, mais de la construire et de la suggérer par une série d’éléments visuels et auditifs,
créant « une fausse réalité scénique14 », ce que d’aucuns aujourd’hui qualifient de « réalité
cubiste15 ». Par son exploitation sur une scène théâtrale, le lieu commun perd de sa réalité
car, placé hors de son contexte, il acquiert une émotion esthétique nouvelle : les objets et
situations de la vie réelle ainsi reconstitués deviennent en quelque sorte des trompe-l’œil.
C’est la raison pour laquelle le poète qualifie Parade de « ballet réaliste », signifiant « plus
vrai que vrai »16.
12 Cocteau veille à la publicité de son spectacle et demande à Apollinaire d’écrire un papier
de présentation qui paraît d’abord dans le journal Excelsior 17 avant de figurer dans le
programme des Ballets russes. L’auteur d’Alcools loue les trouvailles modernistes de Satie,
de Picasso et de Massine, mais il ignore perfidement celles du poète (qu’il n’aime pas) et
réduit son rôle à la qualification donnée au ballet. Il parodie traîtreusement Cocteau en
parlant de « sur-réalisme » dans lequel il pressent « le point de départ d’une série de
manifestations » de l’Esprit nouveau. Soulignons que c’est ici la première apparition
44
publique du néologisme « sur» surréalisme » dans un sens tout différent de celui que lui
donnera André Breton en 1924. Comme l’a constaté Whiting18, Apollinaire avait discuté du
terme « surréaliste » avec Paul Dermée, directeur de Nord-Sud, trois mois auparavant, en
relation avec sa farce Les Mamelles de Tirésias qui recevra le sous-titre de Drame surréaliste.
Monté au Théâtre Maubel le 24 juin 1917, une semaine à peine après Parade, la pièce
d’Apollinaire s’inscrit parmi les spectacles modernes de l’après-guerre. À ce titre, l’emploi
du terme « sur-réalisme » dans le programme de Parade ressemble davantage, comme le
relève encore Whiting, à une propagande d’Apollinaire pour son propre spectacle et
surtout à une rivalité entre les deux poètes pour s’imposer comme chef de file du
mouvement avant-gardiste parisien.
13 Six jours plus tard, dans le même journal, Cocteau réagit à l’article d’Apollinaire en
précisant ses intentions, non perçues par celui-ci ou plus exactement passées
volontairement sous silence19 : « Nous souhaitons que le public considère Parade comme
une œuvre qui cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. » Lors de la reprise
du ballet, trois ans plus tard, le poète est encore plus explicite en s’exprimant par
antiphrases :
Ne cassez pas Parade pour voir ce qu’il y a dedans. Il n’y a rien. Parade ne cache rien.
Parade est une parade. Parade est sans symbole. Parade, un point c’est tout. Parade
n’est pas cubiste. Parade n’est pas futuriste. Parade n’est pas dadaïste. Parade n’est
pas « un curieux ballet ». Parade ne cligne pas de l’œil. Parade n’est pas malin. Parade
n’est pas sublime. Parade est simple comme bonjour20.
14 Par sa simplicité apparente, Parade déroute plus d’un spectateur. « Si j’avais su que c’était
si bête, dira l’un d’eux, j’aurais emmené les enfants21 ! » Le divertissement se révèle
toutefois plus profond qu’il ne paraît, d’où l’incompréhension qui s’installe entre Cocteau
et certains journalistes. Par le mélange des genres22, par la savante combinaison de
l’ancien et du moderne, par l’inattendu de l’argument, des décors, des costumes, de la
chorégraphie, de la musique, et surtout par leur savant agencement en une œuvre riche
de sous-entendus, Parade réussit à « étonner » Diaghilev et l’intelligentsia parisienne.
Cocteau a trouvé « la parade » non seulement vis-à-vis de ses détracteurs qui le croient
frivole et superficiel, mais également à l’encontre de ses propres collaborateurs qui lui
ont coupé la parole dans ce spectacle privé de texte (Cocteau avait imaginé des porte-voix
anonymes qui déclamaient un texte ou chantaient des phrases types, tandis que les
managers devaient crier à leur tour des slogans publicitaires). Soulignons l’essai pour le
moins original et incongru d’un poète-librettiste dont les personnages restent muets.
15 Dans Parade, le second degré est omniprésent dans tous les domaines : la musique, les
décors, la chorégraphie et même la poésie, réduite apparemment au seul titre de
l’ouvrage mais abondamment exploitée par les multiples allusions des autres arts en
présence. Les éléments trompeurs doivent permettre aux spectateurs éclairés
d’appréhender ce qui est dissimulé : le spectacle donné sur scène construit une véritable
parade qui occulte ce qui se passe au-delà de la scène, là où les bonimenteurs n’entrent
pas, là où le véritable spectacle devrait se dérouler, mais qui n’est pas offert aux yeux des
spectateurs de la salle23. Ce sont là des métaphores du non-dit, du non-vu, de tout ce qui
est imaginé ou rêvé, de tout ce qui est supposé, à commencer peut-être par le spectacle
intérieur de l’âme des personnages, dépourvus néanmoins de toute psychologie. Cocteau
lui-même nous informe en évoquant les notes laissées au compositeur pour préparer sa
partition : « Ces indications n’avaient rien d’humoristique. Elles insistaient au contraire
sur le côté occulte, sur le prolongement des personnages, sur le verso de notre baraque
foraine24. » William Emboden y voit la métaphore du processus créateur de l’artiste25.
45
16 Le poète a réussi à suggérer plusieurs formes de parades qui ne s’expriment pas dans des
formules littéraires. Ce goût prononcé pour les jeux de mots, ici dans leurs significations
multiples (ou, dans d’autres contextes, dans leurs variétés homographes, homophones ou
homonymes), sera toujours une technique abondamment utilisée par Cocteau dans ses
écrits. Ces jeux de mots ne sont jamais gratuits, car ils participent à la compréhension des
idées et concourent à traduire de manière figurée, tantôt le sens caché d’un texte, tantôt
les angoisses du poète26. L’ambiguïté du terme choisi est d’autant plus forte lorsque celui-
ci apparaît dans un titre d’œuvre isolé de tout contexte. Dans Parade, chacun des arts de la
scène contribue à sa manière, non seulement à illustrer une véritable parade foraine,
mais plus subtilement à donner la parade par ses propres moyens expressifs et à illustrer
l’une ou l’autre signification du terme. Leur représentation simultanée dégage une
richesse poétique totalement neuve pour l’époque et non perceptible par un public
ordinaire.
17 On ne s’étonnera donc pas que la représentation du ballet provoque un scandale égal à
celui du Sacre du Printemps quatre ans plus tôt, mais cette fois la musique n’est pas seule
en cause : « chaque art ruait dans les brancards27 », dira plus tard Poulenc. Comme tout
scandale, Parade trouve des défenseurs passionnés mais aussi des adversaires tenaces 28. Le
critique Jean Poueigh intente un procès au « bon maître » d’Arcueil qui n’avait pas
apprécié ses attaques et qui le lui fait comprendre de manière bien ordurière29. Cocteau
gifle même l’avocat de ce critique en plein Palais de Justice parisien. Les jeunes musiciens
qui gravitent autour de Satie se serrent les coudes et viennent le réconforter. N’ayons pas
peur des mots : ce procès s’identifie en quelque sorte à celui de la modernité, car Parade
cristallise les milieux d’avant-garde.
18 On aura compris que la participation de Cocteau à Parade dépasse largement celle de
l’argument et de la chorégraphie. Certes, il apparaît comme le directeur artistique, mais
la version définitive de la création lui a toutefois quelque peu échappé. Diaghilev n’a pas
voulu des bruits mécaniques sur scène ; il n’a pourtant pas exercé son rôle dictatorial
habituel sur la chorégraphie. Cocteau a choisi seul Satie et Picasso comme collaborateurs,
mais ceux-ci ne lui ont pas été dociles : Satie a totalement ignoré les textes à mettre en
musique ; Picasso a réussi à imposer ses propres idées concernant les managers 30. Seul
Massine l’a écouté et suivi fidèlement. Une citation d’André Gide dans son journal intime,
à la reprise de Parade en décembre 1920, illustre parfaitement la place irritante qu’entend
souvent occuper le poète : « Cocteau sait que les décors et les costumes sont de Picasso,
que la musique est de Satie, mais il doute si Picasso et Satie ne sont pas de lui 31. » Cette
remarque va dans le même sens que la caricature bien connue de Jean Oberlé qui illustre
« Cocteau présentant Satie au Groupe des Six32 », alors qu’il est bien connu que c’est
l’inverse qui s’est produit.
19 Dans les années qui suivent, Cocteau va tenter d’être le seul maître des spectacles qu’il
imagine. S’il n’est pas musicien au sens professionnel du terme, c’est un mélomane averti.
Il joue à l’oreille au piano et dispose du don extraordinaire de discourir sur la musique en
utilisant des termes poétiques totalement dépourvus du jargon technique33.
PREMIÈRE PARTIE
Chansonnette Poulenc
Entracte
Musique d’ameublement
SECONDE PARTIE
8. Virtuose
48
Satie
7. Chanteuse à voix Auric
Durey
27 Certaines composantes de ce spectacle sont connues grâce aux lettres des protagonistes.
Aucun décor n’est envisagé. Le spectacle doit se dérouler devant un grand rideau en
velours noir, à la lumière de deux projecteurs. De véritables acrobates, jongleurs, lutteurs
et boxeurs évolueront sur scène, accompagnés de musiques aux spécificités définies par
Cocteau47. L’entracte sera agrémenté de musiques d’ameublement. Dès le 15 octobre 1918,
le poète annonce que « la séance est décidée48 », sans en donner la date. Celle-ci devait
très probablement se situer vers la fin de l’année 1918 ou peu après. Le 5 novembre 1918,
Cocteau souhaite que toute l’équipe travaille aussi rapidement que Poulenc49, ce qui
prouve que le projet reste en cours d’élaboration50. Jusqu’à la mi-novembre, les lettres de
Cocteau, Poulenc et Auric discutent du contenu de cette séance de music-hall. Ensuite,
seul Poulenc parle des œuvres prévues pour ce spectacle dont il achève la composition,
mais sans plus mentionner la séance elle-même. Pour une raison non élucidée, sans doute
parce qu’il ne reçoit pas le soutien financier escompté auprès de la princesse de Polignac,
ce spectacle de music-hall n’aboutira pas, mais Cocteau réutilisera bientôt certains de ses
éléments.
28 Pour cette séance, Cocteau rédige des poèmes que Poulenc, Durey et Auric devront mettre
en musique. Il les décrit à sa mère comme de « très belles chansons sentimentales 51 ». Seul
le Toréador de Poulenc est connu (mentionné sous le titre de « Chansonnette » sur le
programme ci-dessus) : la partition paraîtra tardivement en 1933 chez l’éditeur R. Deiss,
illustrée d’une couverture humoristique dessinée par Cocteau52. Envoyé à Poulenc le 13
septembre 1918, le texte de la chanson espagnole Toréador doit recevoir une musique
« sans le moindre humour avec la tradition espagnole de Bobino – des “Carmen-cita a a”,
“Toréado o or”, etc. et vitesse cassée au bout de chaque vers pour les strophes en “e”. Il
faut que ni le poète ni le musicien ne se soient aperçus de la méprise. Ne mélangez pas
d’italien, le musicien n’a vu que du feu. Il faut qu’on puisse chanter la chanson
sérieusement à Bobino par exemple53. » Cocteau sait donc parfaitement ce qu’il veut et
spécifie encore un mois plus tard : « La mélodie ne doit pas être aussi bien que du
Chabrier – il faut la faire bien mais moche – avec des croches rapides à la fin : Veni ze mirado
or, etc.54. » L’aspect subversif sera très réussi dans l’alliance du poème et de la musique.
Donnons-en un seul exemple. Caricature de la chanson de music-hall et du Carmen de
Bizet, cette « plaisanterie musicale55 » se situe à Venise où le toréador meurt sur la Place
Saint-Marc, transpercé des cornes du taureau et des cornes de l’adultère perpétré par
Pépita, la belle Carmencita espagnole. Pour une analyse musicale détaillée, nous
renvoyons au travail exemplaire de Daniel Swift qui souligne la nature complexe de cette
49
chanson, à la fois populaire et très raffinée, correspondant aux idées exprimées dans Le
Coq et l’Arlequin56.
29 Le poème qu’écrit Cocteau pour Durey s’élabore en « une grande valse sentimentale très
drôle57 » destinée « à une chanteuse à voix (Bathori)58 », mais son titre n’est pas
mentionné. Quant à Auric, il reçoit la romance Les Hirondelles qu’il trouve « très
racinienne59 ». On n’en saura pas davantage sur ces poèmes et mélodies, si ce n’est
qu’elles sont écrites pour un orchestre dont Walther Straram devait assurer la direction.
Outre des mélodies, Cocteau demande encore à Durey d’écrire une musique de siffleur et
d’y ajouter un prélude. Dans sa lettre du 3 novembre 1918, Cocteau prie Auric de « faire la
chanson et les 2 danses modernes60 ». Germaine Tailleferre est censée écrire Virtuose pour
piano et violon puisque le nom des artistes est mentionné sous ce morceau. À bientôt-
Retraite de Satie devait souligner « un numéro d’excentrique61 ».
30 De tous les compositeurs sollicités, seul Poulenc mène à bien une partie de sa tâche, avec
deux numéros achevés, Toréador qui vient être évoqué, ainsi que Jongleurs avec Prélude. De
ce dernier, il ne subsiste ni manuscrit ni partition, mais de nombreux détails sont connus
grâce aux lettres envoyées par le compositeur à son ami organiste Édouard Souberbielle
ou à la peintre Valentine Gross, future épouse de Jean Hugo. Le jeune Poulenc semble
s’être immédiatement enthousiasmé pour le projet. Le Prélude est écrit pour instruments
à percussion et fanfare : deux trompettes chinoises à son unique dénommées Yan, qu’un
ami de Poulenc a volées dans un temple en Chine, des timbales en sol, ré # , fa, des
castagnettes, un tam-tam, un tambour de basque, une grosse caisse munie de cymbales,
des cymbales, un triangle, un glockenspiel et un xylophone. « La tonalité du morceau est
aussi douce et triste que le prélude était ruisselant et frénétique », écrit Poulenc. Pour les
Jongleurs, le compositeur décrit une musique simple, noble et majestueuse, « une sorte de
fond uniforme aux mouvements des acteurs » ; c’est « une chose d’une mélancolie folle et
d’une sensibilité inconnue chez moi jusqu’à ce jour62 ». Le petit orchestre comprend un
double quatuor à cordes, une contrebasse, une grande et une petite flûte, deux
clarinettes, un cornet à piston, un trombone ténor, un basson, un piano, un xylophone, un
hautbois, et enfin les timbres, en tout une vingtaine de musiciens.
31 Honegger est sollicité pour un morceau intitulé Trois Couleurs qu’Ornella Volta 63 identifie
aux Musiques (pièces) d’ameublement comprenant Entrée, Nocturne et Berceuse. Nous
n’adhérons pas à l’identification de ces pièces avec celles prévues par Cocteau, même si
elles sont conformes à l’esthétique de l’époque. Pour sa démonstration, Volta se base sur
le compte rendu du concert du 5 avril 1919 à la salle Huyghens où sont créées ces œuvres.
Dans la chronique de « Carte blanche » pour Paris-Midi du 14 avril 1919, Cocteau précise
que « les petites pièces de Honegger furent écrites pour la musique d’ameublement,
inventée par Satie, et sur laquelle il voulait qu’on causât et se promenât ». C’est
précisément ce compte rendu qui, pour notre part, nous fait douter, car connaissant la
propension de Cocteau à souligner le rôle qu’il joue dans l’organisation de spectacles ou
d’événements divers, nous nous étonnons qu’il n’ait pas profité de cet article pour
préciser que ces pièces avaient été envisagées pour « sa » séance de music-hall quelques
mois auparavant. De plus, ces pièces portent la date d’achèvement de mars 1919, époque
où la séance de music-hall était depuis longtemps abandonnée. Les trois Musiques (pièces)
d’ameublement d’Honegger, restées inédites, sont écrites pour flûte, clarinette, trompette,
quatuor à cordes et piano64. Destinées à être répétées indéfiniment durant l’entracte, elles
sont de construction extrêmement brève, comprenant respectivement six, quatre et neuf
mesures ; leur durée est donc aléatoire. Dans le catalogue de l’œuvre du compositeur 65,
50
Harry Halbreich souligne le caractère narquois de la trompette dans Entrée (vif), tandis
que Nocturne (lent) « se pimente de quelques dissonances bitonales ». La Berceuse finale
(modéré) comprend des collages de diverses berceuses : Fais dodo, Colas mon p’tit frère joué
à la flûte, la Berceuse de Benjamin Godard évoquée à la trompette avec sourdine, deux
thèmes de Fauré repris au violon et au violoncelle, et du Chopin au piano.
32 Quant aux autres poésies susceptibles de se transformer en mélodies ou en chansons,
aucun des titres du programme manuscrit ne figure dans les Œuvres poétiques complètes de
Cocteau66. De même, aucun d’entre eux, à l’exception de Jongleurs, de Toréador (Poulenc) et
de Musiques (pièces) d’ameublement (Honegger), ne figure dans les catalogues des œuvres
des compositeurs sollicités. Soit que ces compositeurs n’avaient pas encore commencé
leur tâche lorsqu’il fut décidé d’abandonner le projet, soit que leurs esquisses se sont
perdues ou ont été détruites.
33 Si bien des inconnues persistent sur ce spectacle de music-hall avorté, on constate
cependant le rôle prépondérant joué par Cocteau dans son élaboration : il monte le
programme, écrit les poèmes à mettre en musique et donne des consignes aux uns et aux
autres quant au style souhaité. Il faut souligner le mélange des genres qui associe music-
hall, cirque, chansons, mélodies et musique d’ameublement, ce qui constitue – aux yeux
de Cocteau et des jeunes musiciens – un moyen pour la musique française de s’affranchir
de l’impressionnisme en s’inspirant de traditions populaires nationales.
PREMIÈRE PARTIE
Francis
1. Ouverture
Poulenc
41 Ce spectacle a lieu moins d’un mois après la publication des deux articles de Henri Collet
qui baptise le Groupe des Six. Celui-ci va trouver ici une audience nettement plus élargie,
même si la moitié du groupe seulement y est représentée. Milhaud participe pour la
première fois à une aventure théâtrale avec Cocteau, mais il a déjà composé des mélodies
au départ de ses poésies. Le spectacle se déroule dans des décors, costumes et masques
53
préparés par Guy-Pierre Fauconnet selon les directives précisées par Cocteau. Ce peintre
meurt inopinément de froid le 4 janvier 1920 (Milhaud écrira le Catalogue de fleurs à sa
mémoire) ; son ouvrage est alors poursuivi dans le même esprit par Raoul Dufy qui
travaille pour la première fois pour le théâtre.
42 Le mélange des genres constitue l’axe central de ce spectacle : le cirque, le music-hall et
les rythmes sud-américains entrent en force sur une scène. Par son évocation prégnante,
le cinéma muet y est aussi représenté. Enfant, Cocteau s’était émerveillé aux spectacles
des clowns Foottit et Chocolat au Nouveau-Cirque du Faubourg Saint-Honoré77. Le clown
anglais George Foottit s’est recyclé comme barman dans un bistrot situé en face de la
Comédie des Champs-Élysées. Ce sont précisément son fils et son gendre, Tommy Foottit
et Jackly, que Cocteau engage pour les danses d’acrobates du fox-trot Adieu New York de
Georges Auric. Nous avons déjà évoqué la signification du titre. La musique comprend
plusieurs rythmes syncopés de danses américaines, tels le fox-trot ou le ragtime. Si la
presse de l’époque nous renseigne peu sur ce morceau, Ornella Volta reproduit en
facsimilé les esquisses imaginées par Cocteau pour la Danse des acrobates 78. Les dessins
aériens aux lignes simples, figurant la position des corps humains stylisés, nous touchent
par la poésie que dégagent ces traits dépouillés. Ils montrent ce que le chorégraphe
attend des deux acrobates (et non des danseurs) qui accomplissent leurs figures de
manière symétrique : sauts périlleux en arrière et en avant, marches sur les mains,
déplacements en papillons, marches en vis-à-vis, gestuelles des jambes avec tête au sol,
déplacements rampants, etc.
43 Dans la revue anglaise The Chesterian où elle signe sous son nom de jeune fille, M.
Godebska79, Misia Sert souligne la rupture entre les gestes ralentis des acrobates et la
musique entraînante, provoquant un effet d’autant plus étonnant qu’il est intentionnel.
Cette lenteur des mouvements, imitant les effets d’un film au ralenti, engendre un
nouveau type de spectacle jamais vu auparavant, chargé d’émotion mélancolique, telle
qu’on la soupçonne derrière les masques rieurs des clowns. Cette évanescence des
mouvements décomposés transporte le spectateur dans une sorte de rêverie dont il ne
sort qu’aux derniers accords de la musique. Les figures calmes et mesurées de ces
personnages de cirque, vêtus de maillots noirs, ne sont pas simplement transposées sur la
vénérable scène du théâtre, mais elles établissent aussi des relations particulières entre
musique et gestuelle.
44 Le spectacle avait commencé par une Ouverture de Poulenc qui n’est autre que le finale de
la Sonate à quatre mains orchestrée par Milhaud, « de forme sagement classique, couronnée
d’un adroit développement en imitation à la quinte80 ». Liane de Pougy rapporte dans son
journal : « On s’attendait à une excentricité, ce fut charmant, élégant, d’envolée81. »
45 La première partie du spectacle s’achève avec le « tour de chant Koubitzky ». Annoncé
comme tel, on ne peut ignorer la référence au music-hall et au cabaret où se tiennent
régulièrement les tours de chant des artistes de variétés. Le ténor Alexandre Koubitzky
interprète les Cocardes, « trois chansons populaires » de Poulenc sur des poèmes de
Cocteau, avec son merveilleux accent russe. Sous ce titre volontairement cocardier, le
texte des poésies est basé sur le procédé du « finir les mots », très à la mode lors des
réunions des samedistes, que fréquente justement le ténor, selon lequel chaque vers doit
reprendre les dernières syllabes du vers précédent : ainsi, les titres des trois poèmes
procèdent-ils de même : Miel de Narbonne, Bonne d’enfant, Enfant de troupe. Cocteau
introduit ces mélodies par une brève allocution82 dans laquelle il précise que ces Cocardes
sont de fausses chansons populaires, tout comme le cirque est un faux cirque et le théâtre
54
toit d’être monté au Coliseum de Londres le 12 juillet 1920, cette fois sur une véritable
scène de music-hall. Son succès incitera le journaliste anglais Rollo Myers, déjà présent à
la première parisienne comme correspondant musical du Times, à traduire Le Coq et
l’Arlequin qui paraîtra l’année suivante98.
54 Par cette séance de deux heures si originale, Cocteau s’impose comme un ingénieux
metteur en scène : il fait tomber les barrières entre les genres stéréotypés et crée un
spectacle d’un type nouveau qui ne s’apparente à aucun autre et dont le genre n’a jamais
reçu de qualificatif approprié. Si le label « spectacle-concert » figure sur l’affiche
d’annonce, il semble bien insuffisant pour qualifier la nature même de ce nouveau genre.
Cocteau ne l’utilise d’ailleurs pas par la suite. Parmi les critiques de l’époque, Misia
semble celle qui a le mieux compris les valeurs nouvelles apportées par Cocteau, mais elle
joue souvent un double jeu envers le poète. Si son compte rendu est élogieux, elle ne peut
s’empêcher de le terminer par une critique défavorable. Ces jeunes musiciens chapeautés
par Cocteau affichent beaucoup trop qu’ils « sont arrivés », écrit-elle. Ils veulent à tout
prix rayer la musique du passé au lieu de se contenter plus humblement d’y ajouter leur
originalité. Cette attitude irritante entre toutes focalise bien des mécontentements.
55 L’affiche du programme annonce, comme prochain spectacle, un Festival Erik Satie99.
Celui-ci a lieu salle Érard, le 7 juin 1920, également sous l’enseigne de l’Association
franco-américaine du comte de Beaumont. Le rôle de Cocteau se limite toutefois à donner
une conférence introductive à l’audition orchestrale publique de Socrate 100, sous la
direction de Félix Delgrange, tout comme il en avait fait la présentation lors de la
première privée à la librairie d’Adrienne Monnier, le 21 mars 1919, où l’interprétation
était assurée par la cantatrice Suzanne Balguerie avec Satie au piano.
56 Le succès éclatant du Bœuf sur le toit incitera Louis Moyses à lui emprunter son nom en
janvier 1922 pour rebaptiser le bar qu’il dirige, nous l’avons déjà évoqué, et qui deviendra
le lieu de rendez-vous à la mode du Tout-Paris artistique, littéraire et mondain des années
1920. Cocteau en fera son quartier général qu’il animera parfois en jouant lui-même de la
batterie, aux côtés des musiciens attitrés, le pianiste Jean Wiéner et le saxophoniste noir
Vance Lowry (qui joue aussi du banjo). Le trio formé de Cocteau à la batterie, Auric au
piano et Milhaud au violon, a animé plus d’une soirée de jazz-band français inspiré du
véritable jazz américain découvert au Casino de Paris à la fin de Tannée 1917. On a
souvent répété à tort que le batteur Louis Mitchell et son orchestre des Jazz Kings
échauffaient ces revues aux rythmes exubérants et syncopés, très neufs pour l’époque. Or
Robert Pernet101 a magistralement démontré qu’à l’époque, ce ne pouvait être que
l’American Sherbo Band dirigé par le batteur Murray Pilcer (frère de Harry).
programme103.
1. La Femme fatale, œuvre lyrique en un acte de Max Jacob
57
2. Le Piège de Méduse, comédie lyrique en un acte d’Erik Satie avec musique de danse du même
Monsieur
3. Caramel mou, shimmy pour jazz-band de Darius Milhaud Dansé par Johnnie Grattoy [sic]
4. Les Pélican [sic] pièce en 2 actes de Raymond Radiguet musique de Georges Auric
5. Le Gendarme incompris, critique bouffe en un acte de Jean Cocteau et Raymond Radiguet, avec
musique de Francis Poulenc
Ces pièces seront jouées par MM. Pierre Bertin, Asselin, André Berley, Kerly, Blancard,
Perdoux, Vincke, Mmes Malber, Devillers, Martal.
Mise en scène de Pierre Bertin.
Orchestre dirigé par W. Golschmann.
58 Le clou de la matinée est Le Piège de Méduse de Satie, « fantaisie débridée » qui, selon
Milhaud, confine à l’absurde104. Dans le rôle du baron Méduse, Bertin imite à merveille
Satie dont il a revêtu les traits grâce à un maquillage approprié. Un singe empaillé
entrecoupe l’action par ses sauts chorégraphiques. Milhaud assure la direction des airs de
danse très brefs, car Satie s’est brouillé avec Golschmann. Nous ne nous attarderons pas
sur ce premier morceau ni sur Les Pélican [sic105], pièce basée sur des quiproquos et des
« dialogues sourds », selon l’expression de Jean Hugo, c’est-à-dire des réponses vides aux
questions banales de la plupart des conversations de la vie de tous les jours. Un billard
énorme dessiné par Hugo occupe le fond de la scène.
59 Selon la formule à présent bien rôdée, l’entracte est « meublé ». Alors que les spectacles
de l’époque proposent des caramels mous entre les deux parties de la soirée, Cocteau et
Milhaud présentent un vrai faux Caramel mou sous forme de « shimmy pour jazz-band ».
Danse caractérisée par des frétillements rapides du torse et des épaules, le shimmy trouve
son origine dans les boîtes de nuit de Noirs à Chicago. Elle devient très en vogue non
seulement en Amérique mais déferle également sur Paris au début des années 1920 106. La
fascination de Cocteau pour l’Amérique est ici de nouveau bien présente. Le jazz, réservé
jusque-là aux spectacles de variétés, est porté sur une scène de théâtre. Le mélange des
genres s’est une fois de plus affirmé.
60 Angoissé comme toujours d’être mal compris ou soucieux de s’imposer comme « le chef
d’orchestre », le poète ressent le besoin de lire une présentation introductive107 au
morceau joué par un petit orchestre de jazz. Ce dernier est composé d’une clarinette en si
bémol, une trompette en ut, un trombone, une batterie, un saxophone en si bémol et un
piano (tenu par le compositeur). Cocteau explique que Milhaud a réalisé un portrait de
shimmy, et non un vrai shimmy, tout comme Chopin a fait le portrait des danses de son
époque, Stravinsky le portrait d’un ragtime ou Auric celui d’un foxtrot, car les vrais
shimmys s’entendent dans les dancings. « Ces portraits de danses à la mode leur
ressemblent dans la mesure où par exemple une pomme peinte ressemble à une pomme
qui se mange108 », dit-il. On croit entendre Magritte avec son fameux « Ceci n’est pas une
pipe ». La relation de Cocteau avec les mouvements dadaïstes mériterait d’être étudiée
tant sont nombreuses les corrélations, pour ne citer que cette préoccupation constante à
l’époque de reproduire des lieux communs. Ce spectacle-ci n’échappe pas à la règle. De
plus, il n’y a « rien d’improvisé, d’accidentel, de trop momentané dans le shimmy de
Milhaud », précise le poète qui termine sa présentation en criant dans un porte-voix, au-
dessus de la musique du compositeur, un de ses poèmes. Ce dernier prendra place dans
une autre version musicale du shimmy, celle où la partie de saxophone en si bémol (violon
ou violoncelle) est remplacée par le chant109. Le poème comprend un refrain insolite :
58
jugement esthétique, mais c’est également en évaluer sa valeur par une opinion morale.
Si l’on s’en moque, c’est émettre un jugement défavorable, mais comme l’intention des
auteurs est cachée, il vaut mieux qualifier la pièce de « critique bouffe ». Le choc de ces
antonymes révèle une fois de plus l’interprétation plurielle d’un même mot : une critique
se cache dans la critique, une raillerie est masquée dans l’évaluation littéraire. Dès lors
n’est-ce pas aussi se moquer des critiques éventuelles de journalistes incapables de
reconnaître le texte de Mallarmé incorporé à la pièce ?
67 Au premier degré, les mots « gendarme » et « incompris » se présentent eux aussi comme
des termes antonymes puisqu’un gendarme, par essence, doit être obéi même s’il n’est
pas compris. Au second degré, le gendarme du titre ne serait-il pas une métaphore pour le
critique-journaliste, celui qui se gendarme contre les spectacles incompris, ces
représentations tantôt mal comprises, tantôt non appréciées à leur juste valeur ? Par
hypallage, l’incompris, c’est le poète.
comprenais pas tout de suite ce qu’il exigeait de mon interprétation. “Va au jardin des
Plantes voir danser la demoiselle de Numidie, prends son aisance à s’ébrouer 128 !” Satie
appréciait moins l’intrusion du poète dans ce domaine. La presse souligne la suite de
poses et d’attitudes clownesques composées de cassures anguleuses de gestes dans cette
pantomime léthargique. Le masque de Cocteau dégage un « esthétisme mystico-
voluptueux » qui, accompagné d’un « maniérisme des attitudes », parodie les spectacles
de divertissement des stations balnéaires129. Cocteau a aussi tenté de rédiger le texte du
programme130, mais aucun exemplaire ne semble avoir été conservé. À ce jour, aucun
texte du poète à ce propos n’a été répertorié.
71 La musique des Jongleurs de Poulenc était prévue pour le spectacle avorté de music-hall en
1918, nous en avons parlé. Le compositeur a tenté alors sans succès de la caser en
s’adressant à Misia131, puis en essayant de la mettre au programme de la salle Gaveau du
15 juin 1919, lors de la création des Choéphores de Milhaud. C’est finalement la danseuse
Caryathis qui en effectue la création, mais dans ses souvenirs, elle en donne deux lieux et
deux dates différentes132. Le premier, à la Galerie Barbazanges, le 24 juin 1919, durant la
seconde partie d’un spectacle où Max Jacob jouait lui-même une de ses pièces à un seul
personnage. Vêtue d’un pyjama d’intérieur en satin blanc et fort collant, imaginé par
Nathalia Gontcharova, la danseuse est accompagnée de la pianiste Marcelle Meyer dont le
« jeu magnifiait la musique ». Elle obtint six rappels et Gide vint la saluer, « resserrant
[sa] sympathie à son égard133 ».
72 Le second récit de la danseuse situe la création des Jongleurs durant cette séance au
Théâtre du Colisée. Les historiens ont tour à tour repris l’une ou l’autre date, donnant
toutefois la préférence à la seconde, sans doute parce qu’il s’agit d’une présentation
devant un plus large public que celle de la Galerie considérée comme une création semi-
privée. Quoi qu’il en soit, la future épouse de Marcel Jouhandeau se souvient que lors de
ses répétitions, Cocteau venait lui rendre visite en coup de vent et que ses conseils
modifiaient parfois ses perspectives. Sa danse devait faire « la synthèse des mouvements
du cirque ». « Ne fais pas un bouffon du Jongleur ! disait le poète. Sois impérieuse,
bondissante, désarticule-toi ! Oui ! Oui ! Follement astucieuse ! » Caryathis se laisse
imprégner de la musique pour retrouver « l’atmosphère vibrante du cirque » et imaginer
des figures acrobatiques :
D’un bond, je me décidai à soumettre mon corps aux mouvements tournoyants du
Jongleur ; je lançais avec adresse les balles et les rattrapais en voltige avec
dextérité, puis terminais par un furieux saut en l’air, avant de culbuter pour
retomber figée comme une statue sur une jambe, l’autre horizontale, le pied dans la
main. J’avais vaincu la peur de me désarticuler et obtenu de mon corps qu’il se
soumît à la difficulté134.
74 Durant la préparation de l’œuvre, le spectacle s’est tour à tour intitulé La Noce, puis La
Noce massacrée avant de recevoir son titre définitif peu avant la première, à la suite de
l’intervention de Stravinsky qui souhaitait éviter toute confusion avec Les Noces qu’il
venait d’achever. Un manuscrit récemment découvert par nos soins dans une collection
privée belge prouve que Cocteau, Radiguet et Auric étaient, à l’origine, les trois seuls
auteurs impliqués136.
75 L’argument et sa mise en scène ne manquent pas d’originalité. Deux immenses pavillons
de phonographes, sous lesquels sont assis les acteurs Pierre Bertin et Marcel Herrand,
agissent comme le compère et la commère de revue. Non seulement ils déclament les
répliques des dialogues, se substituant ainsi aux personnages de la pièce, mais ils
commentent également le spectacle par des propos qui décrivent les déplacements sur
scène de ces personnages. Bertin et Herrand parlent dans des haut-parleurs de carton
placés de chaque côté de la scène (élément repris du ballet avorté USAnge de New York). Les
acteurs s’effacent ainsi devant le texte du poète : ils « cherchent à servir le texte au lieu
de se servir de lui. Encore une nouveauté lyrique dont la salle n’a pas l’habitude137 »,
précise Cocteau.
76 Une noce se tient au premier étage de la tour Eiffel un 14 juillet. Afin de souligner les
stéréotypes qu’ils représentent, les personnages sont dépourvus de nom (à l’exception de
l’enfant, le petit Justin) et sont désignés par leur rôle : le chasseur, le photographe, la
mariée, le directeur de la tour Eiffel, l’enfant, etc. Toutes sortes d’objets et de
personnages sortent de l’appareil détraqué du photographe, au sens propre de la fameuse
expression « un petit oiseau va sortir » dont le quiproquo sous-tend l’argument. Le
photographe ne peut plus maîtriser les images qui se déversent de sa boîte de prises de
vue. En grandeur nature apparaissent une autruche, une baigneuse pour carte postale, le
futur enfant des mariés, un lion qui dévore le général, etc. La noce se termine par un jeu
de massacre, mais chacun des personnages rentre dans la boîte du photographe et
retrouve la place qu’il n’aurait jamais dû quitter. La morale bourgeoise est sauve puisque
tous les personnages semblent rentrer dans l’ordre, mais on peut imaginer que ce n’est
qu’une apparence, car à l’instar des spectateurs, ils ne pourront rester indifférents à ce
qu’ils ont vécu. Les véritables photographies n’ont-elles pas ce même pouvoir magique de
momifier les vivants en les couchant dans un album et ainsi gommer leurs frasques
éventuelles ?
77 À aucun moment les personnages ne parlent ; ils se déplacent, dansent et miment l’action
selon une chorégraphie mise au point par Cocteau. Jean Hugo l'a confirmé à Aschengreen,
auteur d’un excellent livre sur Cocteau et la danse :
C’est Cocteau qui a tout fait. Toutes les attitudes des personnages ont été dictées
par lui. Chacun devrait avoir sa manière de marcher particulière. Le chasseur, le
directeur, l’autruche, le collectionneur. Cocteau mimait cela lui-même devant les
danseurs. Il n’y avait que deux numéros de danse proprement dite, le reste étant
une pantomime : le ballet, les dépêchées et la baigneuse de Trouville. Le ballet était
une caricature de la danse classique, probablement réglée par Börlin. Il se terminait
par un groupe immobile, en partie sur les pointes, où les danseuses devaient osciller
comme si elles perdaient l’équilibre. La baigneuse était une sorte de solo de
bacchante avec des gambades ridicules. Börlin, sous l’incognito du masque, Ta
dansé plusieurs fois lui-même138.
78 En Jean Börlin, le danseur étoile des Ballets suédois, Cocteau a trouvé un chorégraphe qui
applique ses directives sans tergiverser.
62
musique. Ses amis musiciens du Groupe des Six sont appelés à la rescousse. Les différends
finissent par s’apaiser, car Cocteau confie le décor à la peintre. Celle-ci confectionne le
pied de la tour Eiffel muni de son premier étage, un Paris vu du ciel avec ses maisons
rangées dans une perspective inhabituelle. La tour Eiffel d’Irène Lagut « évoque les
myosotis, les papiers guipure des cartes postales parisiennes147 », souligne Cocteau.
83 La musique intervient à dix endroits qui ponctuent les silences des phonographes.
Cocteau précise les titres et l’ordre des morceaux de musique dans le programme des
Ballets suédois reproduit dans la revue La Danse de juin 1921148.
9. Quadrille Tailleferre
84 Dans Les Œuvres libres de mars 1923, les titres et ordre des morceaux subissent toutefois de
légères modifications149 : Le Baigneur de Trouville devient La Baigneuse de Trouville, La Danse
des dépêches se transforme en Valse des dépêches et la Chanson idiote de Poulenc disparaît.
Notons que cette Chanson idiote ne figure pas au catalogue des œuvres de Poulenc et que le
compositeur n’en parle pas dans sa correspondance.
85 Dans la musique, il « se crée de toutes pièces, selon Cocteau, une clarté, une franchise,
une bonne humeur nouvelles'150 ». La musique n’illustre pas les caractères des
personnages dans leur sens premier ; elle n’agit pas en redondance, mais s’exprime à
contre-courant, en véritable porte-à-faux et provoque ainsi l’effet souhaité, le
déséquilibre entre l’attendu et le réel. Jacinthe Harbec a procédé à une analyse très fine
des différents morceaux de musique que nous nous contenterons de résumer151. La
fanfare du Quatorze Juillet d’Auric s’apparente davantage à « un rassemblement militaire »
dont « les distorsions harmoniques laissent entrevoir un mauvais présage », traduisant
ainsi « à merveille le paradoxe du faux et du vrai dans la pièce152 ». Avec le solo d’un
fruste tuba dialoguant avec les grêles violons, Milhaud a insufflé dans sa Marche nuptiale le
grotesque des personnages. Poulenc illustre le Discours du Général par une polka moqueuse
où les cornets ironiques dialoguent avec les glissandi des trombones, soulignant
64
ici l’influence de Satie qui, dans Sports et Divertissements, se prête aussi à une douce
critique de la société par l’intitulé des morceaux et l’utilisation de lieux communs.
89 Les Mariés de la tour Eiffel constituent l’apogée et l’épilogue de spectacles se trouvant à la
fois à la croisée des arts et des genres dans lesquels le poète-imprésario implique
collectivement plusieurs musiciens du Groupe des Six. Cocteau participera encore à cette
époque à d’autres projets multidisciplinaires, mais, d’une part, il n’en est plus le maître
d’œuvre et, d’autre part, ces spectacles ne présentent plus cette double caractéristique
pour chacun des arts de participer sur un pied d’égalité, dans chacune de leurs
composantes, à la fois au développement du propos et à sa compréhension selon plusieurs
niveaux de lecture. Or c’est précisément ce qui constitue à nos yeux l’un des apports
essentiels du poète.
90 C’est la mort de Radiguet en décembre 1923 qui met fin à de nouveaux projets collectifs
avec les amis musiciens. Cocteau est bouleversé et déstabilisé par la disparition de son
jeune ami ; il s’adonnera à l’opium avant de se tourner momentanément vers la religion
catholique. S’il achève les projets entamés avant cette mort brutale, il n’en suscitera plus
d’autres. L’année 1921 peut donc être considérée comme celle qui clôt la période de ces
spectacles hybrides auxquels sont associés plusieurs musiciens et où l’interdisciplinarité
est prégnante. Pour Jean Hugo163, l’année 1922 consacre la fin du Groupe des Six. Peu
avant s’est également disloquée la bande des samedistes, non pas à la suite de disputes
internes, mais tout simplement parce que chacun s’installe dans la vie avec des
préoccupations spécifiques. Certes, Cocteau travaillera encore assez souvent avec l’un ou
l’autre des Six ou avec d’autres musiciens164, tantôt à un ballet, tantôt à un opéra ou
encore à une grande œuvre lyrique, mais jamais plus ils ne seront tous ensemble
rassemblés dans cette même euphorie créatrice à la recherche de nouveauté et de
modernité.
CONCLUSION
91 Durant les années 1916-1921, Cocteau n’a de cesse de lancer des projets, non seulement
pour étonner Diaghilev, mais pour s’imposer à la tête d’un des mouvements avant-
gardistes parisiens165. Il y réussit avec succès : chacune de ses créations est « attendue
avec une grande curiosité166 ». La multiplicité de ses dons impressionne : il s’impose
comme librettiste, dramaturge, romancier, impresario, journaliste, metteur en scène,
directeur ou conseiller artistique, scénographe, caricaturiste, dessinateur (de costumes,
masques et partitions), peintre, chorégraphe, et par-dessus tout poète.
92 Cocteau mérite bien la qualification de « manager de génie » que lui donne Francis
Poulenc167. Nous avons vu qu’avec une vision globale fabuleusement aiguisée, il se montre
particulièrement soucieux de maîtriser la préparation de ses spectacles168 dans chacune
de ses composantes et d’en suivre l’élaboration. Son rôle dépasse bien souvent celui de
simple auteur d’un texte ou d’un argument : il donne des directives très précises à chacun
des intervenants, qu’ils soient musiciens, peintres, chorégraphes, couturiers, acteurs,
danseurs, clowns ou acrobates, même s’il n’a parfois que très peu de connaissances
techniques dans leurs disciplines. Dans certains cas, il assume lui-même plusieurs de ces
fonctions, et s’il le pouvait, il ferait tout lui-même. Il le concède d’ailleurs sans ambages :
« Une œuvre de théâtre devrait être écrite, décorée, costumée, accompagnée de musique,
jouée, dansée, par un seul homme. Cet homme orchestre169 n’existe pas, il importe de
remplacer l’individu par ce qui ressemble le plus à un individu, c’est-à-dire par un groupe
66
d’ailleurs : chansons populaires, fanfares des jours de fête, rythmes sud-américains, fox-
trot, ragtime, shimmy et jazz se côtoient sans barrières. Sollicités pour dessiner des
décors, des costumes, des masques et des rideaux de scène, les peintres ne sont pas en
manque d’innovations. Tantôt leurs personnages cubistes sont habillés de telle manière
que leurs carcasses se confondent avec le décor, tantôt ils sont à ce point stéréotypés
qu’ils en sortent statufiés. La notion même de décors et de costumes s’en trouve
révolutionnée, à la fois mise en émoi et radicalement transformée.
97 L’Amérique n’est jamais très loin, et les sentiments du poète à son égard se traduisent par
des tendances contradictoires d’attraction et de répulsion. Précisons que le Paris d’après-
guerre est fasciné par la culture populaire américaine174. Inversement, la capitale
française attire un très grand nombre d’artistes américains.
98 Cocteau procède à un cocktail audacieux des genres et des disciplines. Par l’étroite
imbrication des domaines artistiques dont l’expression raffinée joue sur plusieurs
tableaux, mais surtout par l’introduction d’éléments venus de spectacles populaires ou de
variétés, Cocteau fait voler en éclats les genres dramatiques et lyriques traditionnels dont
les conventions sont soudainement dérangées et brouillées. De nouvelles passerelles
s’établissent entre ces genres dont les frontières disparaissent. Les spectateurs en sont
déconcertés, amusés et émus tout à la fois, mais certains s’en trouvent déstabilisés, irrités
et révoltés. Pourtant, remarque Cocteau, ces spectacles « n’exercent aucune concurrence
[...] Ils n’empiètent pas sur le marché. [...] Ils évoluent en dehors de la production
contemporaine175. »
99 Le poète semble néanmoins bien désorienté pour désigner ces spectacles hybrides, nous
l’avons souligné. La séance de music-hall comprend des chansons, chansonnettes et
romances, mais son titre générique est insuffisant pour laisser entrevoir la présence
d’une chorégraphie qui fait évoluer acrobates, jongleurs, boxeurs et lutteurs. On peut
appliquer à tous les spectacles étudiés ci-dessus l’impossibilité de qualifier ce genre
nouveau par un terme consacré. À chaque fois, Cocteau hésite puis s’attache à expliciter
le terme choisi : « poème gesticulé176 » puis « ballet réaliste » pour Parade, « farce » pour
Le Bœuf sur le toit, « critique bouffe » ou « mélocritique » pour Le Gendarme incompris,
« poésie en un acte », « tragi-comédie musicale », « comédie-ballet » puis « ballet
satirique » pour Les Mariés de la tour Eiffel. Malgré ses commentaires et ses efforts répétés,
aucune des dénominations n’est satisfaisante car ni le mélange des genres ni
l’interdisciplinarité ne sont perceptibles par ces appellations. Si Wagner n’avait pas utilisé
le terme de « spectacle total » (Gesamtwerk177), sans doute Cocteau aurait-il apprécié de se
l’approprier. Comme le poète le concède lui-même en parlant des Mariés, un tel spectacle
est, au sens propre, « innommable comme ne manqueront pas de le trouver les amateurs
de poésie nébuleuse. La poésie est plus vraie que le vrai178. »
100 Cette modernité dans l’interdisciplinarité, la dramaturgie, les textes, la chorégraphie, les
décors et la musique débouche, selon nous, sur une « poésie de spectacle », terme que
Cocteau n’utilise pas pour différencier ses différentes productions, mais qu’il aurait
certainement apprécié. Si nous n’avions peur d’un malentendu, nous aimerions
également proposer la notion de « poésie spectaculaire ». Si l’adjectif
« cinématographique » dérive, avec la même signification première, du nom commun
« cinématographe », il n’existe pas d’adjectif engendré par le terme « spectacle », si ce
n’est « spectaculaire », mais dans un sens nettement différent. Selon le Petit Robert,
« spectaculaire » signifie « qui parle aux yeux et en impose à l’imagination ». Nous avons
68
constaté que les spectacles de Cocteau en appellent non seulement à nos yeux, mais aussi
à nos oreilles et à notre intelligence ; ils interpellent en tout cas notre imaginaire.
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NOTES
1. Jean Cocteau, Morceaux choisis. Poèmes, Paris : Gallimard, 1932, page vis-à-vis de la page de titre :
« Ouvrages du même auteur ». À ces six rubriques, Cocteau ajoute encore « Livres illustrés par
l’auteur » et « Avec les musiciens ».
2. Jean Cocteau, « Avant Parade », Excelsior (18 mai 1917), p. 5.
3. « Parade », in Michel Décaudin (dir.), Jean Cocteau : Théâtre complet, Paris : Gallimard, 2003, p. 11.
Ci-après mentionné LPTC.
4. Steven Moore Whiting, Satie The Bohemian: From Cabaret to Concert Hall, Oxford: Oxford
University Press, 1999, p. 471.
5. Jean Cocteau, « La collaboration de Parade », Nord-Sud, n o 4-5 (juin-juillet 1917), p. 29-31.
6. Guillaume Apollinaire, « Parade et l’Esprit nouveau », Programme des Ballets russes (18 mai 1917).
Publié en avant-première dans Excelsior, 11 mai 1917. Reproduit en fac-similé dans Annie Guédras
(dir.J, Jean Cocteau à Montparnasse : ailleurs et après, Paris : Éditions des Cendres/Musée de
Montparnasse, 2001, p. 66-67.
7. Pierre Caizergues, « Notice [à Parade] » dans LPTC, p. 1569-1577.
8. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31. Voir aussi Jean Cocteau, « Parade : Ballet
Réaliste in Which Four Modernist Artists Had a Hand », Vanity Fair (septembre 1917), p. 37 et 106.
9. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31. Voir également une lettre (non datée) de
Cocteau à Misia, reproduite dans Misia Sert, Misia, Paris : Gallimard, 1952, p. 205-206.
10. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31. Certains de ces bruits ne seront pas écartés
lors de la reprise du ballet en 1920.
11. Vincent Lajoinie, Erik Satie, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1958, p. 313. Voir surtout Suzanne
Winter, « La Parade de Cocteau ou l’imaginaire théâtral futuriste mis en pièces », dans Pierre
Caizergues (dir.), Jean Cocteau et le théâtre, Montpellier : Centre d’Étude du XX e siècle – Université
Paul-Valéry, 2000, p. 177-199.
12. Un « concert bruitiste » de Russolo assez chahuté par les dadaïstes sera présenté à Paris le 17
juin 1921, précisément la veille des Mariés de la tour Eiffel. Vingt-sept « bruiteurs » incorporés dans
un grand orchestre impressionnent Milhaud, Honegger, Ravel et Stravinsky, présents dans la
salle.
13. Jacinthe Harbec, « Parade : les influences cubistes sur la composition musicale d’Erik Satie ».
Thèse de doctorat, Université McGill, 1987.
14. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31.
73
15. Daniel Albright, « Postmodern Interpretations of Satie’s Parade », Canadian University Music
Review/Revue de musique des universités canadiennes, vol. 22, n o 1 (2001), numéro spécial Jean
Cocteau : Evangelist of the Avant-Garde/Jean Cocteau : évangéliste de l’avant-garde, Tom Gordon (dir.),
p. 22-39. Voir également David Bancroft, « A Critical Re-Assessment of Cocteau’s Parade »,
AUMLA/Journal of the Australasian Universities Language and Literature Association, vol. 25 (mai 1966),
p. 83-92.
16. Jean Cocteau, Le rappel à l’ordre, Paris : Librairie Stock, 1926, p. 170.
17. Apollinaire, op. cit.
18. Lettre d’Apollinaire à Paul Dermée, 15 mars 1917. Citée dans Steven Moore Whiting, Satie The
Bohemian : From Cabaret to Concert Hall, p. 483-484.
19. Cocteau, « Avant Parade », Excelsior, p. 5.
20. Jean Cocteau, « La reprise de Parade », Paris-Midi (21 décembre 1920), p. 2. Reproduit dans
Cahiers Jean Cocteau, no 7, Paris : Gallimard, 1987, p. 137-139.
21. Jean Cocteau, Poésie critique, vol. II. Monologues, Paris : Gallimard, 1960, p. 26.
22. Avant Parade, Cocteau avait déjà imaginé de se servir d’éléments de cirque et de foire dans
deux spectacles non aboutis : l’adaptation française du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare en
1913-1915 et le ballet David envisagé avec Stravinsky en 1914.
23. Pierre Brunei, « Jean Cocteau et Parade » in Volker Kapp et Suzanne Winter (dir.), Jean Cocteau
et les arts, numéro spécial des Œuvres critiques, Revue internationale d’étude de la réception critique des
œuvres littéraires de langue française, vol. XXII, no 1 (1997), p. 142-151.
24. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31.
25. William Emboden, « Les mécanismes de Jean Cocteau » in Pierre Caizergues et Pierre-Marie
Héron (dir.), Le siècle de Cocteau, Montpellier : Centre d’Étude du XX e siècle – Université de
Toronto, 2000, p. 25-34.
26. David Gullentops, « Jean Cocteau et le lecteur impliqué », in Caizergues et Héron (dir.), Le
siècle de Cocteau, p. 96-110 ; Gullentops, « Jean Cocteau, poète », Europe. Revue littéraire et mensuelle,
no 894 (octobre 2003), p. 30-45.
27. Stéphane Audel (dir.), Francis Poulenc : Moi et mes amis, Paris-Genève : La Palatine, 1963, p. 88.
28. Selon Pierre Bertin – Le théâtre et/est ma vie, Evian : Le Bélier, 1969, p. 77 –, Debussy, présent
dans la salle, « n’était pas content et criait aux personnages cubistes de Picasso : « Allez-vous-en,
vous êtes trop laids ! » [...] Une femme du monde, furieuse de ce spectacle, disait, le chignon en
bataille : « C’est la première fois qu’on ose se moquer de moi dans un théâtre ! » Elle prenait à son
compte personnel ces entorses à l’esthétique traditionaliste !
29. Dans Le Carnet de la semaine, Jean Poueigh s’exprime méchamment : « Satie manque de tout,
d’invention, d’esprit, de métier. » Satie lui envoie une carte postale tout aussi agressive :
« Monsieur et cher ami, vous n’êtes qu’un cul, mais un cul sans musique », faisant allusion aux
pétomanes de l’époque.
30. Les textes de Cocteau et les ébauches diverses de Picasso sont reproduits en fac-similé dans
l’ouvrage très documenté de Deborah Menaker Rothschild, Picasso’s Parade. From Street to Stage
Londres : Sothesby’s Publications, 1991.
31. André Gide, Journal, Paris : Gallimard, 1951, lettre du 1 er janvier 1921.
32. Cette caricature est reproduite dans Ornella Volta, Satie/Cocteau : les malentendus d’une entente,
Paris : Le Castor Astral, 1993, p. 44. De plus, le Groupe des Six n’est représenté que par trois
musiciens, Auric, Milhaud et Poulenc, les plus proches de l’esprit de leur maître.
33. Malou Haine, « Jean Cocteau et sa connaissance de la musique », Europe. Revue littéraire
mensuelle, no 894 (octobre 2003), p. 248-282.
34. Catherine Miller, Cocteau, Apollinaire, Claudel et le Groupe des Six. Rencontres poético-musicales
autour des mélodies et des chansons, Sprimont : Mardaga, 2003.
35. Pierre Caizergues et Pierre Chanel (dir.), Jean Cocteau : lettres à sa mère, vol. I : 1898-1918, Paris :
Gallimard, 1989, p. 419, lettre du 31 août 1918.
74
86. Milorad [Léon Dile], « Avec les musiciens », Cahiers Jean Cocteau, n o 7 (1978), p. 13-55.
87. De Pougy, op. cit., p. 102.
88. Jean Bernier, « Le Bœuf sur le toit », Comœdia illustré, n o 5 (15 mars 1920), p. 220-222.
89. Maurice Boissard [Paul Léautaud], « Comédie des Champs-Élysées : Premier spectacle-concert.
Le Bœuf sur le toit », Mercure de France, tome CXXXIX, no 523 (1er avril 1920), p. 175-180.
90. Milhaud, Notes sans musique, p. 107.
91. Henri Mancardi, « Lettres. Réflexions sur Jean Cocteau », L’esprit nouveau, vol. XII, n o 13 (1921),
p. 1467-1475.
92. Jean Cocteau, « Un spectacle d’avant-garde – Avant Le Bœuf sur le toit », Comœdia illustré (21
février 1920), p. 1 et 29.
93. Erik Aschengreen, Jean Cocteau and the Dance, Copenhague : Gyldendal, 1986, p. 91.
94. Darius Milhaud, Le Bœuf sur le toit, Paris : Éditions de La Sirène, ©1920. Cotage : E.D.24.L.S. Voir
le préambule à la partition, 3 pages non numérotées. L’illustration de Dufy en noir et blanc est
reproduite dans Haine et Fontainas, op. cit., p. 90. Ce dessin de Dufy présente des similitudes avec
celui en couleur publié dans La Vogue musicale du 27 mars 1920. Voir reproduction en couleur in
Volta, Album des 6 – Catalogue d’exposition Le Groupe des Six et ses amis, p. 13. Alors que les deux
travestis sont placés devant les joueurs de dés dans la partition, ils figurent à côté d’eux dans
l’article de presse. Le géant n’est que suggéré dans la partition, mais est dessiné en pied dans
l’article de presse. Dans ce dernier, les nombreuses bouteilles du bar sont présentes alors que
seules quelques-unes d’entre elles apparaissent dans l’illustration de la partition.
95. Jean Cocteau, « Un spectacle d’avant-garde – Avant Le Bœuf sur le toit », Comœdia illustré (21
février 1920), p. 1 et 29. Allocution également reproduite dans Boissard, « Comédie des Champs-
Élysées : Premier spectacle-concert. Le Bœuf sur le toit », Mercure de France, tome CXXXIX, n o 523.
96. Cocteau, ibid., p. 1 et 29.
97. Jean Marnold, op. cit., no 523 (15 avril 1920), p. 495-502 ; Marnold, « M. Cocteau et la musique –
Socrate de M. Erich [sic] Satie », suite 1(1er mai 1920), p. 782-791.
98. Rollo Myers, « Memories of Le Bœuf sur le toit and Other Animais », The Listener, Tome LXXXV,
no 2187 (25 février 1971), p. 242-245. Meyers est le traducteur anglais de Jean Cocteau, Cock &
Harlequin, Londres : The Egoist Press, 1921. Il écrira plusieurs ouvrages en anglais sur la musique
française de la première moitié du XXe siècle et traduira encore Jean Cocteau, A Call to Order, New
York : Henry Holt & Cie, 1927. Myers s’est également essayé à écrire une mélodie sur un poème de
Cocteau.
99. Une affiche du programme conçue par Pablo Picasso pour ce festival Satie du lundi 7 juin 1920
a été mise en vente le 31 octobre 2003 à l’Hôtel Drouot à Paris. Le n o 41 du catalogue de vente.
Artus Enchères décrit celle-ci : « Affiche conçue par Pablo Picasso, en fac-similé de son écriture :
une page in-folio (50 x 53 cm) avec encart reproduisant le portrait de Satie et Picasso. »
100. Jean Cocteau, « Fragments d’une conférence sur Erik Satie (1920) », La Revue musicale, vol. 1-2
(mars 1924), p. 217-223.
101. Robert Pernet, « Quiproquo – Louis Mitchell ou Murray Pilcer ? Robert Goffin vs. Jean
Cocteau », Record Memory Club Magazine, no 50 (mars 2000), 11 p. (n.p.).
102. Hugo, op. cit., p. 192-194.
103. Fac-similé de l’affiche dans Pierre Chanel, Album Cocteau, s.l. : Henri Veyrier-Tchou, 1975,
p. 47.
104. Milhaud, Ma vie heureuse, p. 101.
105. Patronyme d’une famille mise en scène.
106. L’une des premières références apparaît dans la chanson Shim-Me-Sha-Wabble de Spencer
William, publiée à Chicago en 1916. May West se fait une renommée en diffusant cette danse
contestée par les conservateurs troublés par ses allusions caractéristiques trop sexuelles.
107. Texte reproduit dans Pierre Caizergues et Josiane Mas (dir.), Correspondance Jean Cocteau-
Darius Milhaud, Valence : Novetlé-Massalia, 1999, p. 100-101.
77
108. Ibid.
109. Darius Milhaud, Caramel Mou, shimmy pour jazz-band, Paris : Les Éditions de la Sirène,
©1921. Cotage : E.D.75.L.S. Parties séparées de clarinette, trompette, trombone, batterie, piano,
chant (ad lib.). Cette partie pour chant peut être remplacée par le saxophone en si b, le violon ou
le violoncelle.
110. Volta, Album des 6 – Catalogue d’exposition Le Groupe des Six et ses amis, p. 15.
111. Auric, Quand j’étais là, p. 177.
112. La seule heureuse image dont Auric se souvient est celle d’un billard dessiné par Jean Hugo.
Et d’ajouter : « Une maquette de billard, pourtant, ne sauvait pas une pièce... »
113. Hugo, op. cit., p. 194.
114. Pierre Caizergues, « Notice [au Gendarme incompris] », LPTC, p. 1627-1628.
115. Milhaud, Ma vie heureuse, p. 101-102.
116. Dessins représentant le Gendarme Médor, la Marquise de Montonson et le Commissaire.
117. Le manuscrit du texte a été proposé à la vente pour 5985 € par Chapitre.com sur Internet
(consultation du 27 septembre 2002).
118. Milhaud, Ma vie heureuse, p. 101-102.
119. Antoine Banès, « Premières : Théâtre Michel », Le Figaro (27 mai 1921), p. 4. Cité par Borsaro,
Jean Cocteau : le cirque, p. 47.
120. LPTC, p. 165.
121. Voir la reproduction dans Volta, Satie et la danse, Paris : Édition Plume, 1992, p. 44.
122. Élise Jouhandeau, Le spleen empanaché, vol. III : Joies et douleurs d’une belle excentrique, Paris :
Flammarion, 1960, p. 149-150.
123. Cette œuvre ne figure pas au catalogue des œuvres d’Auric établi par Josiane Mas.
124. Pour cette danse réglée par Staats, Caryathis arbore un « somptueux costume » dessiné par
Nathalia Gontcharova.
125. Jouhandeau, op. cit., p. 141-142.
126. Ibid.
127. Ibid.
128. Ibid.
129. Cité dans Volta, Satie et la danse, p. 50.
130. Satie, Correspondance, p. 446, lettre à Caryathis du 12 mai 1921.
131. Misia, née Godebska, fille du sculpteur polonais Cyprien Godebski et petite-fille du
violoncelliste belge Adrien-François Servais. Mariée en avril 1893 avec le directeur de La Revue
blanche, Thadée Nathanson, dont elle divorce en février 1904. Elle se remarie avec le financier
Alfred Edwards en février 1905, pour divorcer une nouvelle fois en février 1909. Un troisième
mariage avec le peintre catalan José-Maria Sert en août 1920 ne sera pas plus heureux puisqu’elle
en divorcera en décembre 1927. Égérie de plusieurs peintres impressionnistes, Misia sera la
conseillère de Serge de Diaghilev et mécène de ses ballets. Son influence non négligeable dans les
milieux mondains et avant-gardistes parisiens en fait une personnalité à la fois recherchée et
redoutée.
132. Jouhandeau, op. cit., p. 93-150, passim.
133. Ibid.
134. Ibid.
135. La partition ne sera publiée qu’en 1965 par les éditions Salabert.
136. Malou Haine et David Gullentops, « Un manuscrit retrouvé de Jean Cocteau : Le Mirliton
d’Irène, Cheveux d’ange et Les Mariés de la tour Eiffel », Annales d’histoire de l’art et d’archéologie (U.L.B.),
vol. XXV (2004), p. 83-107.
137. Cocteau, « Préface de 1922 [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 37.
138. Lettre du 16 novembre 1977. Citée dans Aschengreen, Jean Cocteau and the Dance, translated
by Patricia Mc Andrew and Per Avsum, p. 106.
78
139. Francis Ramirez et Christian Rolot, « Notice [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 1593-1600.
140. Cocteau, « Préface de 1922 [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 34.
141. Cité d’après Hugo, op. cit., p. 195.
142. Jean Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse, n o 9 (juin 1921), n.p.
143. Hugo, op. cit., p. 195.
144. Edmund Wilson Jr., « The Ballets of Jean Cocteau: The Theatrical Innovations of the “Enfant
Terrible” of French Art », Vanity Fair (mars 1922), p. 48 et 94.
145. Hugo, op. cit., p. 195.
146. Jochen Heymann, « Un petit oiseau va sortir : Le théâtre de Cocteau et l’esthétique du Ready-
made » in Volker Kapp et Suzanne Winter (dir.), p. 77-89.
147. Jean Cocteau, « Les Mariés de la tour Eiffel [Préface] », Les œuvres libres, n o 21 (mars 1923),
p. 351-380.
148. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
149. Cocteau, « Les Mariés de la tour Eiffel », Les œuvres libres.
150. Cocteau, « Préface de 1922 [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 35.
151. Jacinthe Harbec, « Le ballet chez Cocteau : vers une manifestation avant-gardiste en
compagnie du Groupe des six et des ballets suédois », Canadian University Music Review/Revue de
musique des universités canadiennes, vol. 22, n o 1 (2001), numéro spécial Jean Cocteau : Evangelist of
the Avant-Garde/Jean Cocteau : évangéliste de l’avant-garde, Tom Gordon (dir.), p. 40-67.
152. Ibid.
153. Ibid.
154. Voir supra, note 12.
155. Henry Béraud, « Théâtre des Champs-Élysées : Les Mariés de la tour Eiffel ou Un enfant terrible
massacre ses parents terribles », Mercure de France, tome CXLIX, n o 554 (15 juillet 1921),
p. 449-451.
156. Malou Haine et David Gullentops, op. cit.
157. Raymond Radiguet, « Les Mariés de la tour Eiffel », Les feuilles libres, n o 25 (février 1922). Cité
dans L’approdo-musicale, no 19-20, (1965), p. 145-152.
158. Jean Cocteau, Le Coq, no 4 (novembre 1920), page recto : « En préparation : Jean Cocteau-Georges
Auric-Raymond Radiguet. – La Noce – Tragi-comédie musicale ».
159. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
160. Ibid.
161. Milorad, « De La Noce massacrée aux Mariés de la tour Eiffel ou Un enfant terrible massacre ses
parents terribles », Cahiers Jean Cocteau, no 5 (1975), p. 31-38.
162. Cité dans Marcel Rieu, « Les Mariés de la tour Eiffel », Comœdia, vol. XV (18 juin 1921).
163. Hugo, op. cit., p. 217.
164. Malou Haine, « Catalogue des textes de Cocteau mis en musique » in David Gullentops et
Malou Haine (dir.), Jean Cocteau : textes et musique, Hayen/Belgique : Mardaga, 2005, p. 167-302.
165. Tom Gordon, « Efforts to astonish », Canadian University Music Review/Revue de musique des
universités canadiennes, vol. 22, n o 1 (2001), numéro spécial Jean Cocteau : Evangelist of the Avant-
Garde/Jean Cocteau : évangéliste de l’avant-garde, Tom Gordon (dir.), p. 3-21.
166. Introduction à l’article de Jean Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La
danse.
167. Francis Poulenc, Francis Poulenc ou l’invité de Touraine. Entretiens avec Claude Rostand
diffusés sur Paris Inter du 13 octobre 1953 au 16 février 1954. Reproduits en 2 CD, INA-Radio
France, Archives sonores INA, CD 78X2 ADD (cf. 4 e entretien).
168. Voir également le récent article de Jacinthe Harbec, « La musique dans les ballets et les
spectacles de Jean Cocteau » in Gullentops et Haine, Jean Cocteau : textes et musique, p. 33-60.
169. Cocteau reprend ce paragraphe dans sa préface aux Mariés de la tour Eiffel de 1922, mais il
remplace l’expression « homme orchestre » par « athlète complet ».
79
170. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
171. David Gullentops, « Du théâtre de poésie à la poésie de théâtre » in Caizergues, Jean Cocteau et
le théâtre, p. 43-57.
172. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
173. Pierre Gosselin, « Jean Cocteau », Arts et lettres d’aujourd’hui, vol. II, n o 8 (24 février 1924),
p. 189-193.
174. Edmund Wilson Jr., « The Æsthetic Upheaval in France : The Influence of Jazz in Paris and
Americanization of French Literature and Art », Vanity Fair (February 1922), p. 49 et 100. Ezra
Pound, « On the Swings and Roundabouts: the Intellectual Somersauts of the Parisian vs. The
Londoner’s Effort to Keep His Stuffed Figures Standing », Vanity Fair (August 1922), p. 49.
175. Cocteau, Le rappel à l’ordre, p. 228.
176. Jean Cocteau, « Les Ballets russes », Comœdia illustré, vol. VIII, n o 4 (20 janvier 1921), p. 170.
177. Plus exactement Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale).
178. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la Tour Eiffel », La Danse.
AUTEUR
MALOU HAINE
Université Libre de Bruxelles, Belgique
80
traduit bien la volonté des artistes de cette époque d’imaginer une nouvelle expression
dramatique. Dans cette perspective, la traduction de l’Orestie par Claudel associée à la
musique de Darius Milhaud démontre tout le parti qu’un musicien peut tirer d’un texte
dramatique, en témoigne son expérimentation de la polytonalité dans les Choéphores 23. Et
ce n’est pas un hasard si les membres du Groupe des Six, encouragés par Cocteau,
apportèrent une contribution si importante à un genre annexe comme la musique de
scène. La composition collective de cinq membres du Groupe des Six pour Les Mariés de la
tour Eiffel, « ballet satirique en un acte 24 » écrit par Cocteau, concrétise cet engagement
pour une nouvelle forme de spectacle. Dans sa préface, Cocteau explique : « Une pièce de
théâtre devrait être écrite, décorée, costumée, accompagnée de musique, jouée, dansée
par un seul homme. Cet athlète complet n’existe pas. Il importe donc de remplacer
l’individu par ce qui ressemble le plus à un individu : un groupe amical 25. » Ces affinités
électives instaurent une interdisciplinarité presque militante entre les artistes.
7 Dans le domaine du théâtre, les metteurs en scène s’intéressent aux compositeurs
contemporains. La convergence de deux courants, l’un musical, impulsé par Cocteau à
travers le Groupe des Six prônant une nouvelle forme de spectacle, et l’autre théâtral,
avec l’émergence d’un nouveau pouvoir, celui des metteurs en scène, qui crée des
conditions favorables à l’interdisciplinarité. La constitution en 1927 du Cartel réunissant
les plus grands metteurs en scène du moment : Louis Jouvet, Charles Dullin, Georges
Pitoëff26 et Gaston Baty, témoigne d’une prise de conscience de ces artistes face à leurs
responsabilités de metteurs en scène, mais aussi de directeurs de théâtre. Louis Jouvet 27
dirige le Théâtre de l’Athénée, Gaston Baty28, le Théâtre de la Chimère et Charles Dullin29
fonde le Théâtre de l’Atelier, auquel il joint une école. L’enseignement de Charles Dullin a
d’ailleurs singulièrement marqué les jeunes comédiens de cette époque, notamment Jean-
Louis Barrault qui mettra à profit, pendant sa longue carrière, les acquis de sa jeunesse à
l’Atelier et notamment ses talents pour le mime décelés grâce à sa rencontre avec Étienne
Decroux30. D’un point de vue théorique, la personnalité d’Antonin Artaud, qui fut le
condisciple de Jean-Louis Barrault chez Dullin, influencera la conception dramaturgique
des générations à venir. Très intéressé par la musique, Charles Dullin ne l’assimilait pas à
un décor. Dans son ouvrage Ce sont les Dieux qu’il nous faut, il affirme :
La participation de la musique reste pour moi à la base d’un spectacle complet, mais
on en est arrivé à déformer complètement l’emploi de la musique en s’en servant en
général comme d’un lien sonore entre les actes pour distraire les spectateurs
pendant les changements de décors. Je n’hésite pas à dire que c’est une erreur. La
musique n’est intéressante que si elle fait partie du drame, sinon elle est une cause
de dispersion de l’intérêt et devient nuisible31.
8 En 1922, il commande une partition pour Antigone de Cocteau à Honegger, texte que le
compositeur réutilisera plus tard pour son opéra32 puis, en 1928, il sollicite Georges Auric
pour écrire la chanson de Volpone de Jules Romains et, en 1932, il collabore avec Darius
Milhaud pour Le Château des papes d’André de Richaud. Il mettra en scène l’opéra Médée de
Darius Milhaud en 1939 à l’Opéra de Paris. Quant à Louis Jouvet, son attitude par rapport à
la musique était plus directive. Marthe Besson Herlin, qui fut directrice de la scène à
l’Athénée, explique comment travaillait le metteur en scène :
Jouvet faisait venir le musicien quand le travail des répétitions était assez avancé,
puis quand la pièce était déjà minutée, Jouvet pouvait lui indiquer la durée exacte
des séquences musicales. Très souvent, il faisait des suggestions, il lui arrivait
même de chantonner. Il avait une idée très précise de ce qu’il voulait. Mais il
acceptait aussi les propositions des compositeurs surtout celles de Sauguet ou Rieti
33
.
83
9 Jouvet commande une partition à Francis Poulenc pour Intermezzo de Jean Giraudoux en
1928, mais la musique de scène la plus célèbre composée par Poulenc est la mélodie Les
Chemins de l’amour écrite pour une pièce de Jean Anouilh, Léocadia, mise en scène en 1940
par Pierre Fresnay et interprétée par Yvonne Printemps. Parmi les compositeurs de cette
époque, Henri Sauguet se distingue par sa prédilection pour le théâtre. Acteur à
l’occasion, le membre le plus éminent de l’École d’Arcueil interpréta le rôle34 du baron
Méduse35 dans la pièce d’Erik Satie Le Piège de Méduse (1913). Ayant écrit une cinquantaine
de musiques de scène, ses collaborations les plus remarquables sont destinées aux pièces
de Jean Giraudoux pour Ondine (1939) et La Folle de Chaillot (1945). Auparavant, Jouvet avait
sollicité Maurice Jaubert36 pour deux autres pièces de ce dramaturge : Tessa (1934) et La
Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935). À partir de 1940, l’Occupation provoque une rupture
au sein du milieu artistique. Darius Milhaud est obligé de s’exiler et Louis Jouvet décide de
partir avec sa troupe pour une longue tournée en Amérique du Sud qui durera quatre ans.
En France, malgré les privations dues à l’Occupation, la vie artistique se développe avec
un dynamisme remarquable. Quelques créations sont fastueuses, par exemple celle du
Soulier de satin de Paul Claudel en 1943 à la Comédie-Française. La mise en scène est de
Jean-Louis Barrault, la musique, pour clarinette, trompette, percussions, ondes Martenot,
piano, cordes, soprano, baryton et chœurs, est composée par Arthur Honegger et
l’orchestre est dirigé par André Jolivet. Ce dernier compose la même année une musique
pour Iphigénie à Delphes de Gerhardt Hauptmann 37, pièce imposée par l’occupant pour
fêter à la Comédie-Française le quatre-vingtième anniversaire du dramaturge allemand.
La réception de cette pièce s’étant soldée par un échec, André Jolivet réutilisa cette
partition de musique de scène pour constituer sa Suite delphique.
10 Ce bref aperçu de l’évolution de la musique de scène entre 1900 et 1945 a permis de citer
des œuvres de Fauré, Debussy, du Groupe des Six, de l’École d’Arcueil et du Groupe Jeune
France. Ainsi les principaux apports stylistiques de la première moitié du XXe siècle
apparaissent à travers le prisme de la musique de scène. En dehors des avancées du
langage, l’étude des partitions d’un point de vue orchestral révèle que l’écriture de la
musique de scène est souvent l’occasion pour les compositeurs d’innover dans les
recherches de timbres. À l’image de Georges Bizet qui introduit dès 1872 le saxophone
dans sa musique de scène de l’Arlésienne38 d’Alphonse Daudet, les compositeurs utilisent
très tôt les nouveaux instruments. En 1925, Maurice Jaubert intègre le Pleyela39 à l’effectif
de sa première musique de scène pour une pièce de Calderon40, Le Magicien prodigieux.
Mais c’est l’apparition en 1928 des ondes Martenot qui va susciter le plus d’enthousiasme
auprès des compositeurs. Dès 1932, Darius Milhaud utilise les ondes Martenot pour Le
Château des papes d’André de Richaud 41, mais Honegger et Jolivet les intègrent aussi dans
leurs partitions de musique de scène42. Dans un article publié dans Comœdia intitulé Les
ondes Martenot et la Grèce antique, Arthur Honegger écrit :
Deux ouvrages mettant en scène les personnages de l’Orestie, Iphigénie à Delphes de
Gerhardt Hauptmann et Les Mouches de Jean-Paul Sartre, sont accompagnés de
musique où l’appareil à ondes Martenot joue un rôle principal. (...) Le Martenot
peut apporter là un soutien d’une puissance insoupçonnée et aucun autre
instrument ne pourrait rivaliser avec lui dans la précision et l’agilité. Son timbre
peut s’incorporer à celui des cordes et faire masse avec eux. Dix violons doublés par
un Martenot donnent l’impression de trente violons43.
11 Arthur Honegger évoque ici les problèmes de densité sonore.
12 En comparant les effectifs utilisés pour la musique de scène entre 1900 et 1945, on
constate que le nombre d’instruments diminue progressivement au fur et à mesure que
84
l’on s’éloigne du début du siècle. En effet, dans les années 1900, la tradition symphonique
domine puis, à partir des années 1930, les timbres sont de plus en plus individualisés,
l’expression devient plus concise. On passe d’effectifs pléthoriques, par exemple pour
Prométhée, à des ensembles plus réduits, comme celui cité pour l’orchestration du Soulier
de satin.
13 Cette réduction des effectifs correspond à une évolution de l’esthétique, mais elle peut
aussi s’expliquer par des impératifs économiques. Le paramètre financier joue en effet un
rôle important dans les relations entre compositeurs et metteurs en scène, ces derniers
choisissent souvent de réduire le nombre de musiciens ou d’enregistrer pour limiter les
frais. Les musiciens de théâtre subissent ainsi la concurrence grandissante de
l’enregistrement. Les orchestres de l’Odéon ou de la Comédie-Française sont rapidement
menacés. Ainsi Raymond Charpentier44, directeur de la musique à la Comédie-Française,
doit-il argumenter auprès de l’administrateur contre l’utilisation du phonographe. Dans
un rapport écrit en 1932, il explique ainsi que « La musique mécanique ou comme on l’a
dit très justement, la musique en conserve ne saurait la plupart du temps se substituer à
la musique directe. Sur les scènes secondaires, on l’appelle non sans raison la musique du
pauvre, on ne l’y admet que par commisération45. » Mais les arguments de Raymond
Charpentier ne tiennent pas face à la pression économique. Dans la pratique, la musique
enregistrée s’impose de plus en plus. Dans ses écrits46, Darius Milhaud évoque ce
problème en précisant que tout dépend du metteur en scène et explique que Jouvet et
Copeau optaient en général pour la musique enregistrée, tandis que Dullin et Pitoëff
préféraient l’interprétation en direct.
14 En écoutant les disques utilisés pour la musique de scène, on constate que ces
enregistrements associent musiques et bruits. Ainsi, bien avant les travaux de Pierre
Schaeffer47, la notion de musique concrète existait déjà dans les partitions de musique de
scène. L’intégration des bruits, de la musique et du texte pratiquée au théâtre subit
l’influence de l’apparition du cinéma sonore dans les années 1930. Cette évolution
fondamentale du septième art modifie la perception musicale des auditeurs, des
compositeurs et des metteurs en scène de théâtre. En effet, la musique de film, conçue
selon un minutage précis, induit une fragmentation des extraits musicaux identique à
celle pratiquée au théâtre. Il existe ainsi des similitudes entre les procédés d’écriture des
musiques destinées au théâtre et au cinéma. Les compositeurs de musique de scène
écrivent d’ailleurs aussi pour le cinéma. Parmi ces musiciens, on peut citer notamment
Arthur Honegger, Georges Auric, Henri Sauguet, Roger Désormières et, bien sûr, Maurice
Jaubert.
15 Pour un compositeur, s’intéresser au cinéma ne témoigne pas seulement d’un
engouement certain pour les nouvelles formes d’expression, mais relève aussi d’une
conception élargie de la scène. Honegger ne déclarait-il pas : « Personnellement, je crois
en un théâtre musical qui ferait appel à toutes les possibilités spectaculaires, y compris le
cinéma48. » Il rejoignait ainsi les souhaits visionnaires de Claudel dans son texte Le drame
et la musique49. Cette idée très moderne de recourir aux moyens du cinéma pour le théâtre
illustre à quel point la mise en scène a pu transformer la notion de spectacle en cette
première moitié du XXe siècle.
85
CONCLUSION
16 En conclusion, la musique de scène est un genre remarquablement présent dans la
production des compositeurs de la première moitié du XXe siècle. Cet engouement peut
s’expliquer par différentes motivations. En premier lieu, la musique de scène est un genre
aux contours relativement flous qui peut s’apparenter à l’oratorio ou au ballet. D’un point
de vue littéraire, les compositeurs ont l’occasion unique d’expérimenter les relations
texte/musique avec des dramaturges contemporains ; les collaborations exemplaires de
Milhaud et d’Honegger avec Claudel en témoignent. En second lieu, l’activité théâtrale
s’effectuant dans une sphère artistique très éloignée des institutions musicales officielles,
les compositeurs sollicités par les metteurs en scène ont la possibilité d’être joués dans un
cadre non conventionnel qui permet d’effectuer des essais de timbres ou d’établir des
liens étroits avec un texte avant d’écrire une œuvre de plus grande envergure, comme le
fit par exemple Darius Milhaud en reprenant en 1943 pour son opéra le sujet de la pièce
Bolivar de Jules Supervielle illustré en 1938 à la Comédie-Française. D’autre part, l’étude
de la musique de scène permet d’appréhender l’évolution sociale et technique de l’époque
en mettant en évidence le changement radical des conditions de travail des musiciens
d’orchestre face à la concurrence de l’enregistrement et les interactions entre l’art
artisanal qu’est le théâtre et l’industrie cinématographique, autant de signes très
modernes qui vont s’amplifier dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais le fait
primordial, mis en évidence par l’étude de la musique de scène, est la participation
directe des compositeurs à une redéfinition de la notion de spectacle à travers l’action
omniprésente des metteurs en scène. Une redéfinition qui annonce une
pluridisciplinarité rééquilibrée au théâtre avec les grandes aventures de la Compagnie
Renaud-Barrault, du TNP et du Festival d’Avignon avec Jean Vilar, ou plus récemment du
Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. En outre, on assiste à une intrusion de la mise en
scène dans tous les genres, notamment à l’opéra50, démultipliant la notion de création à
chaque mise en scène, selon l’expression de Daniel Mesguich dans son ouvrage L’éternel
éphémère (1991) : désormais « le metteur en scène tient tout texte pour un palimpseste 5152
».
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Danièle Pistone, Paris : Champion, 2000.
NOTES
1. Parmi les ouvrages consacrés à la musique de scène, on peut citer la thèse de musicologie
soutenue au Conservatoire de Paris en 1973 par Pierre Menneret, « La musique de scène de
Napoléon III à Poincaré, 1852-1914 » ; celle plus récente de Pascal Lécroart, « Paul Claudel et la
musique scénique, du Christophe Colomb au Livre de Christophe Colomb 1927-1952 », sous la
direction de Michel Autrand, Paris IV, 1998, publiée chez Mardaga sous le titre : Paul Claudel et la
rénovation du drame musical, 2004 ; enfin la thèse que j’ai soutenue en octobre 2003 à l’Université
Paris-Sorbonne, Paris IV en musicologie sous la direction de Danièle Pistone, « La musique à la
Comédie-Française de 1921 à 1964. Aspects de l’évolution d’un genre », Liège : Mardaga, 2005.
2. Adaptation de Jean Lorrain et d’André-Ferdinand Hérold.
3. Op. 80, cette suite comprend la célèbre Sicilienne allegro molto moderato qui fut composée en
1893 pour une version inachevée de musique de scène destinée au Bourgeois gentilhomme de
Molière.
4. Édouard Alexandre Max (1869-1924), dit Édouard de Max, tragédien célèbre qui, ayant débuté à
l’Odéon, poursuivit sa carrière au Théâtre Antoine, puis fut engagé à la Comédie-Française en
1915.
5. Ayant exercé comme critique de théâtre dans Le Bien public et Le Voltaire, Zola réunit en 1881
ses textes dans deux ouvrages : Le Naturalisme au théâtre ; Nos auteurs dramatiques.
6. Constantin Stanislavski, de son vrai nom Konstantin Alekseïev (1863-1938), metteur en scène
russe qui fonde en 1898 le Théâtre d’Art de Moscou et monte des pièces de Tchékhov ou de Gorki.
Auteur de Rabota aktëra nad soboj publié en 1938 dont sont issus des ouvrages fondamentaux : La
Formation de l’acteur et La Construction du personnage.
7. C’est le cinquième roman de la vaste fresque écrite par Zola : Les Rougon-Macquart, histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire (1871-1893).
8. 1857-1934, entré au Conservatoire de Paris en 1873, il suivit les cours dans la classe de
Franchomme en violoncelle, dans celle de Savard pour l’harmonie et étudia la composition avec
Massenet. Il obtint le second grand prix de Rome en 1881.
9. L’Attaque du moulin, 1893 ; Messidor, 1897 ; L’Ouragan, 1901 ; L’Enfant-roi, 1905 ; Lazare, 1905 ; Naïs
Micoulin, 1907. Bruneau a écrit une biographie dans laquelle il évoque son amitié avec Zola : À
l’ombre d’un grand cœur (1931).
10. D’après le seizième roman des Rougon-Macquart.
11. Premier grand prix de Rome en 1887, Gustave Charpentier ne parvint pas à donner une suite
au grand succès de Louise.
12. Edward Lockspeiser et Harry Halbreich, Claude Debussy, Paris: Fayard, 2001, p. 216.
13. (1873-1954) Ayant étudié au Conservatoire de Paris avec Gedalge et Fauré, il obtint le second
grand prix de Rome en 1902.
14. (1863-1938) Compositeur et chef d’orchestre. Ayant obtenu le premier grand prix de Rome en
1901, il s’est illustré comme chef d’orchestre. Il dirigea Le Martyre de saint-Sébastien lors de sa
réation.
15. (1863-1938) Poète et dramaturge italien, auteur de La Ville morte (La Citta morta) créée par
Sarah Bernhardt en 1898.
16. Qui fut l’auteur de nombreux décors pour Les Ballets russes de Diaghilev.
17. Danseur et chorégraphe des Ballets russes.
18. (1888-1960) Danseuse et comédienne russe ayant appartenu à la troupe des Ballets russes, elle
fut à l’origine de nombreuses commandes dont Le Boléro de Ravel, Perséphone de Stravinsky et
Amphion d’Arthur Honegger.
88
19. « La Cour des lys » ; « La Chambre magique » ; « Le Concile des faux dieux » ; « Le Laurier
blessé » ; « Le Paradis ».
20. Rôles de Sébastien, de l’Empereur, du Préfet, de la Mater dolorosa et de la Fille malade des
fièvres.
21. Voix des Jumeaux (contralti), la Vierge Erigone (soprano), la Vox cælis (soprano), la Vox sola
(soprano), l’âme de Sébastien (soprano).
22. (1884-1939) Acteur et metteur en scène d’origine russe qui s’imposa comme directeur de
théâtre et appartint au groupe du Cartel.
23. Darius Milhaud, Ma vie heureuse, Paris : Belfond, 1987, p. 59-60.
24. Désignée ainsi par l’auteur.
25. Jean Cocteau, Théâtre complet, Paris : Gallimard, 2003, p. 38.
26. Georges Pitoëff exerce au Théâtre des Mathurins de 1934 à 1939.
27. (1887-1951) Acteur, metteur en scène français, auteur d’ouvrages sur le théâtre dont Le
comédien désincarné (1954).
28. (1885-1952) Assistant de Gémier, il crée de nombreux spectacles. À la fin de sa vie, il
s’intéresse au théâtre de marionnettes.
29. (1885-1949) Acteur, metteur en scène très éclectique, intégrant aussi bien la commedia dell’arte
que le nô.
30. (1898-1991) Acteur français, fondateur d’une école de mime.
31. Charles Dullin, Ce sont les Dieux qu’il nous faut, Paris : Gallimard, 1969, p. 233.
32. Composé entre 1924 et 1927 et créé le 28 décembre 1927 au Théâtre de la Monnaie de
Bruxelles.
33. « Une constante de rigueur », entretien réalisé par Terje Sinding, publié dans le « Programme
de La poudre aux yeux, Monsieur de Pourceaugnac », Comédie-Française, n o 163 (décembre 1987), p. 31.
34. Mais aussi celui de Dame Pernelle dans Tartuffe avec la troupe du Rideau de Paris de Marcel
Herrand et Jean Marchat, en 1944. Dame Pernelle est la mère d’Orgon.
35. En 1932 au Conservatoire de Paris, puis en 1965 à la Schola Cantorum et en 1966 pour une
cérémonie d’hommage à Arcueil.
36. (1900-1940) Compositeur surtout connu pour ses musiques de film parmi lesquelles on peut
citer Quatorze Juillet de René Clair (1933), L’Atalante de Jean Vigo (1935) et Drôle de drame de Marcel
Carné (1937).
37. (1862-1946) Dramaturge allemand, fondateur de l’école naturaliste, il subit l’influence de
Zola. Les Tisserands (Die Weber) 1893 ; Les Rats (Die Ratten), 1911.
38. Le saxophone alto intervient dans la seconde partie du Prélude en jouant le thème de
l’Innocent.
39. « À la fin de la Guerre (14-18), la maison Pleyel lance son piano automatique, le Pleyela, un
instrument conçu sur le principe de l’orgue de Barbarie : des rouleaux perforés commandant le
mécanisme de marteaux. Son intérêt était double : outre une parfaite exactitude rythmique, il
permettait de “jouer” sur un clavier des traits et des accords que le plus phénoménal des
pianistes n’aurait pu exécuter. » François Porcile, La Belle Époque de la musique française, 1871-1940,
Paris : Fayard, 1999, p. 309.
40. (1600-1681) Auteur dramatique espagnol intégrant dans son théâtre des thèmes
philosophiques comme par exemple dans La Vie est un songe (La Vida es sueno, 1635).
41. (1909-1968) Romancier, poète et auteur dramatique français.
42. Par exemple, Honegger utilise les ondes Martenot dans Les Suppliantes d’Eschyle (adaptation
d’André Bonnard), Le Soulier de satin de Paul Claudel, Hamlet de Shakespeare (traduction d’André
Gide), Œdipe de Sophocle (traduction d’André Obey), Œdipe-Roi de Sophocle (traduction de Thierry
Maulnier) ; Jolivet dans Antigone de Sophocle (adaptation d’André Bonnard), Iphigénie à Delphes de
Gerhart Hauptmann et Iphigénie en Aulide de Jean Racine.
89
43. Arthur Honegger, Écrits, textes réunis et annotés par Huguette Calmel, Paris : Champion, 1992,
p. 571-572.
44. (1880-1960) Compositeur, chef d’orchestre, critique musical, il collabore à Comœdia et fonde
Chanteclerc avec Jean Gandry-Réty.
45. Texte communiqué par son neveu Monsieur Claude Charpentier, que je tiens à remercier.
46. Darius Milhaud, op. cit., p. 199.
47. Avec la fondation en 1951 du Groupe de Recherche de Musique concrète à la RTF, puis avec la
rédaction du Traité des objets musicaux publié en 1966.
48. Honegger, Écrits, p. 228.
49. Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris : Gallimard, 1989, p. 143-155.
50. Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris : Gallimard, 1989, p. 143-155.
51. On pourra citer, comme exemples, les célèbres de mises en scène d’opéras de Luchino
Visconti ou de Patrice Chéreau.
52. Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, Paris : Le Seuil, 1991, p. 21.
AUTEUR
CATHERINE STEINEGGER
Université d’Évry, France
90
à une puissante image pour décrire l’impossibilité pour la reine de se purifier d’un
meurtre : la réunion de tous les fleuves de la terre ne suffirait pas à laver une main
homicide. La réalisation musicale exploite une écriture que Milhaud a qualifiée de
polytonalité harmonique, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur la combinaison d’accords
(généralement des triades, comme c’est le cas ici) suggérant des tonalité contrastantes 11.
La Figure 1 représente schématiquement la structure musicale, en indiquant sur l’axe
vertical la fondamentale des triades utilisées, et sur l’axe horizontal les mesures où elles
se situent. Le passage débute à la mes. 114 par la combinaison de quatre strates musicales
(superposant du grave à l’aigu les triades de ré bémol, fa, sol et si ), qui convergent
progressivement sur deux strates (mes. 118), puis sur une seule strate (mes. 121) ; et à
peine la convergence sur une triade consonante est-elle atteinte qu’à la mesure suivante
(mes. 122), l’ajout d’accords dissonants ramène une texture à stratification multiple. Sur
le plan symbolique, la structure musicale illustre donc à la fois la réunion des fleuves, par
l’effet de convergence, et l’impossible purification pour une main homicide, par l’ajout de
strates dissonantes dès que le point de convergence est atteint.
Choéphores avant d’avoir reçu la traduction de Claudel. Dans l’attente, l’écrivain lui-même
aurait recommandé à son collaborateur de se servir du texte de Leconte de Lisle13. La
version de Leconte de Lisle se prête d’ailleurs à cette hypothèse, car elle respecte
fidèlement l’image eschylienne d’une convergence fluviale : « Les fleuves réuniraient
leurs eaux qu’ils ne laveraient point la main qu’a souillée le meurtre14. » Il est donc
ironique de noter que dans ce passage d’Eschyle, la réalisation de Milhaud convient mieux
au texte de Leconte de Lisle que celui par lequel Claudel voulait supplanter son
prédécesseur.
7 Dans une perspective plus générale, le passage problématique rejoint Taxe dramatique de
la trilogie dans son entier. Les deux premières pièces illustrent un cycle de violence qui se
renouvelle sans qu’il semble possible de l’arrêter : l’action foisonne d’intrigues
sanglantes, d’alliances, de trahisons, où le roi Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie pour
aller à Troie ; où par vengeance, sa femme Clytemnestre prend un amant, Egyste, avec qui
elle tue son époux à son retour de Troie ; et où les amants sont à leur tour assassinés par
le fils de la souveraine, Oreste. Cet engrenage de barbarie, apparemment inéluctable,
s’interrompt dans la troisième pièce, Les Euménides, par l’instauration d’un droit nouveau,
qui tient compte du repentir du criminel et des circonstances atténuantes liées à son acte.
Les Érynies renoncent à poursuivre et tourmenter Oreste, et s’installent à Athènes où
elles y deviennent les bienfaitrices (ou les « Euménides15 »).
8 Milhaud illustre ce revirement dramatique en reprenant le principe musical de
convergence qui gouvernait la fin des Choéphores, et en l’appliquant à la conclusion des
Euménides, à quelques différences près. D’abord, la polytonalité de type harmonique fait
place au type contrapuntique. Ainsi, les différentes strates combinent ici non des accords,
mais des ostinati, qui expriment des échelles contrastantes (ce que montre l’Exemple 1
pour le passage des pages 332-333 de la partition chant et piano). De plus, Milhaud
amplifie l’effet en combinant jusqu’à six strates (et non quatre), et la résolution par la
convergence sur une seule strate ici est complète, sans qu’aucun élément étranger ne
vienne subséquemment s’y superposer (contrairement à la fin des Choéphores). Le Tableau
1 ci-dessous montre que la convergence commence seulement avec la section VIII,
lorsque le texte reprend des idées de cycle de violence et de purification du mal similaires
à celles du passage correspondant des Choéphores : « Que de tout mal affamée / La
Discorde soit bâillonnée ! / Puisse la poudre saturée / Du sang des guerres civiles / Ne pas
être ensemencée / Pour les revanches inutiles ! » De plus, des appels à la solidarité
justifient le déclenchement du processus de rapprochement des strates : « Un seul chant !
une seule voix ! / Qu’ils soient frères dans la joie ! / Contre l’ennemi, quand c’est l’heure,
/ Qu’ils se lèvent d’un seul cœur ! » La convergence euphonique, dont aucune strate
dissonante ne vient ternir l’épanouissement, exprime évidemment l’interruption
effective du cycle de violence, rendue possible ici par le pardon accordé par la nouvelle
législation (contrairement à l’inflexible loi antérieure, qui empêchait, eut-on même réuni
tous les fleuves de la terre, de laver une main meurtière16).
94
Exemple 1 : Darius Milhaud, Les Euménides, ostinati du Finale de l'acte III. Reproduit avec l’aimable
autorisation des éditions Heugel, Paris.
III. (p. 325) Ath. : C’est moi qui ai fait ces choses... 5
X. (p. 361) Ch. : Salut, dans les trésors de votre justice, ... 4
9 Le lien entre les passages convergents des Choéphores et des Euménides est renforcé par le
rapprochement observé dans leur prestation en concert et leur enregistrement (sûrement
à l’initiative de Milhaud lui-même). Bien que le compositeur termine l’orchestration du
troisième volet de la trilogie en 1924, il faut attendre la fin de la Deuxième Guerre
mondiale avant d’en entendre la création intégrale (d’abord de manière indépendante en
1951, puis dans le cadre d’intégrales de L’Orestie en 1963 et 1976 18). Mais avant cela,
Milhaud fait jouer le Finale de cet opéra par lui-même, souvent conjointement avec Les
Choéphores. Ainsi, l’intégrale des Choéphores et le Finale des Euménides sont créés en
concert dans un laps de temps très rapproché, respectivement à Paris le 8 mars 1927, et à
Anvers le 27 novembre de la même année (le Finale est repris à Paris quelques mois plus
tard, le 3 juin 192819). Et en 1928-1929, Milhaud fait graver, dans l’espace de trois sessions
d’enregistrement, quatre mouvements des Choéphores (incluant « Vocifération funèbre »)
conjointement avec le « Processionnal » des Euménides20.
10 La conclusion grandiose des Euménides, à laquelle Milhaud attache une telle importance,
constitue un morceau d’anthologie de la culture grecque, qui a fait couler beaucoup
d’encre tant en histoire du droit que dans les études de la civilisation et de la littérature
classiques. Dans sa traduction, Claudel réagit à une tradition d’interprétation française
qui néglige la dimension spirituelle et existentielle de la culture grecque21. L’écrivain
propose à la place une lecture religieuse de cette pièce, où il salue une anticipation de la
religion chrétienne par l’importance accordée à la valeur du pardon.
11 Différents travaux ont pu encourager Claudel dans la voie d’une transposition chrétienne.
Le critique français Paul de Saint-Victor (dont les Deux Masques a permis à Claudel
d’approfondir la connaissance des Tragiques grecs qu’il avait acquise durant ses années
de lycée) établit un rapprochement entre Eschyle et la Bible, bien qu’à la différence de
Claudel, il fonde son parallèle sur l’Ancien Testament22. Une autre source probable est
Verrall, le traducteur anglais d’Eschyle dont Claudel (de son propre aveu) s’est inspiré
pour son adaptation23. Selon la préface des Euménides du traducteur anglais, la troisième
pièce marque l’avènement d’un nouvel ordre divin, où les anciens dieux grecs font place à
la nouvelle génération dominée par Zeus (il est facile pour le lecteur d’y voir une
préfiguration du monothéisme chrétien).
12 Claudel établit explicitement un lien entre Les Euménides et le catholicisme dans la préface
à sa traduction. Zeus (père d’Athéna et Apollon) est assimilé à Dieu le Père Tout-Puissant :
Au-dessus de l’insoluble réversibilité des meurtres réciproques, apparaît le Père à
qui seul appartient la Vengeance. C’est lui qu’Athéna et Apollon désignent en
phrases mystérieuses et étonnamment prophétiques, où déjà l’on reconnaît les
ombres de la Vérité future : la Résurrection, le Verbe, l’éternelle Génération.
Athéna elle-même n’est-elle pas comme une préfigure de la Sophia et de
l’Immaculée-Conception ? Apollon n’a-t-il pas une ressemblance avec l’Ange
Gardien24 ?
13 L’Aréopage, l’assemblée qui constitue le tribunal athénien, est assimilé à l’Église, et le
refoulement des Érynies vers des profondeurs inférieures instaure un nouvel ordre
cosmique qui ressemble à l’étagement de l’enfer, de la terre (sphère de l’homme) et du
ciel où règne Dieu.
14 La dimension religieuse ne se réduit pas à une simple grille d’interprétation proposée par
Claudel en exergue à son texte, mais se révèle une vision fondamentale qui gouverne
l’esprit de la traduction, et qui se détecte dans le choix de termes, et dans certaines
ellispes et ambiguïtés savamment entretenues dans le texte français. Ainsi, Claudel
96
emploie des termes tels que « Bénédiction », « Dieu » ou « Amen », comme dans : « Je dis
Amen à ces invocations, etc. 25 » (p. 385, section 13). Ailleurs, il exploite les références à
Zeus, le père de la vierge Athéna et le maître des dieux, pour suggérer le Dieu des
chrétiens, entouré du peuple des élus : « Salut, dans les trésors de votre justice, / Salut,
peuple, multitude, / Vous qui êtes assis à la droite de Dieu, / Filles à qui la Vierge sourit,
/ La Sagesse à la fin du temps ! / Sous les ailes de Pallas, / Dans la vision du Père ! »
(p. 384 [section 10] : Le Chœur).
15 Malgré les partis pris et les exagérations de sa traduction (ou à cause d’elles ?), le texte de
la conclusion des Euménides comportait plusieurs éléments susceptibles de plaire à
Milhaud : le caractère sacré, la thématique du pardon, et l’enracinement méditerrannéen.
Le compositeur, un Juif convaincu, n’éprouvait aucun antagonisme à l’égard du
catholicisme. Bien au contraire, il conciliait sa foi judaïque avec une ouverture
œcuménique, caractéristique des Juifs du Comtat-Venaissin, une communauté de
Provence qui a vécu en harmonie avec les chrétiens et a vu ses droits protégés par la
papauté26. Dans sa jeunesse, avant de se laisser gagner par l’humeur primesautière et
l’insouciance provocante des Six, Milhaud était très absorbé par les questions d’ordre
moral. Il éprouvait de fortes affinitiés envers plusieurs écrivains catholiques importants,
comme en témoignent son premier opéra, La Brebis égarée (1914), écrit sur une pièce de
Francis Jammes, son cycle de mélodies Alissa (1913, rév. 1931), d’après La Porte étroite
d’André Gide, sa cantate Le Retour de l’Enfant prodigue (1917), d’après un autre texte de
Gide – trois œuvres auxquelles le compositeur attachait une importance particulière. De
plus, son attrait pour Eschyle et les Grecs était lié à une autre de ses grandes
préoccupations, l’affirmation et la valorisation de l’identité méridionale27. Le texte que
Milhaud écrivit sur ses collaborations avec Claudel (qui apparaît dans le recueil d’articles
Études) offre un témoignage éclairant sur l’importance des dimensions du pardon et de
l’identité méditerranéenne pour le compositeur :
Après les horreurs et les crimes, après les deux premiers actes sombres, sauvages, le
vote du peuple d’Athènes, l’acquittement d’Oreste et la grande scène de pacification
des Euménides, l’arrivée progressive de la lumière, de l’allégresse. Triples chœurs
d’Athéna, des Euménides apaisées et du peuple d’Athènes, ce peuple méditerranéen,
ce peuple semblable à la foule qui encombre le port du Pirée, marchands de
poissons, de légumes, trafiquants, intrigants, paresseux, avec tout l’immense ciel
latin par-dessus leurs têtes28.
16 Ce texte est d’autant plus significatif que dans l’article, le Finale des Euménides est le seul
passage de la trilogie qui soit isolé et fasse l’objet d’un commentaire séparé.
17 L’étude de la collaboration de Claudel et Milhaud sur L’Orestie montre que le compositeur,
malgré son jeune âge, ne se cantonne pas dans une attitude d’humble soumission, de
passivité respectueuse à l’égard de son prestigieux aîné. Si son écriture trahit des
manifestations d’indépendance (qui ne s’expriment jamais ouvertement à l’égard de
Claudel), le compositeur partageait néanmoins des valeurs fondamentales avec l’écrivain,
une communauté de vues qui lui permettent de s’approprier les idées directrices de la
traduction et de les intégrer à une réalisation musicale puissante. Cette rencontre de
deux tempéraments sensibles et conciliables, s’épanouissant dans une collaboration
dénuée de toute servilité ou contrainte entravante, ne constituait-t-elle pas le terreau le
plus propice pour une œuvre que Milhaud allait considérer comme une de ses plus
éclatantes réussites ?
97
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Milhaud, Darius. Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Pierre Belfond, 1992.
—. « Ma collaboration avec Paul Claudel », Études, Paris : Claude Aveline, 1927, p. 27-34.
98
Petit, Jacques, éd. Correspondance Paul Claudel-Darius Milhaud, 1912-1953, Cahiers Paul Claudel vol. 3,
Les cahiers de la NRF, Paris : Gallimard, 1961.
Zinar, Ruth. « Greek Tragedy in Theatre Pieces of Stravinsky and Milhaud ». Thèse de doctorat,
New York University, 1968.
NOTES
1. Georges Auric, Correspondance : Georges Auric-Jean Cocteau, réunie et annotée par Pierre
Caizergues, Montpellier : Centre d’Étude du XXe siècle, Université Paul-Valéry, 1999, p. 22.
2. Jacques Petit (dir.), Correspondance Paul Claudel-Darius Milhaud, 1912-1953, in Cahiers Paul Claudel,
vol. 3, Paris : Gallimard 1961 ; Paul Claudel, Mémoires improvisés, Paris : Gallimard, 1954 ; Paul
Claudel, Journal I (1904-1932), Paris : Gallimard, 1968 ; Paul Claudel, Journal II (1933-1955), Paris :
Gallimard, 1968 ; Darius Milhaud, « Ma collaboration avec Paul Claudel », in Études, Paris : Claude
Aveline, 1927, p. 27-34 ; Darius Milhaud, Ma vie heureuse, Paris : Belfond, 1973 ; Darius Milhaud,
Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Pierre Belfond, 1992 ; lettre de Darius Milhaud à Léo Latil
dans Myriam Chimènes et Catherine Massip (dir.), Portrait(s) de Darius Milhaud, Paris :
Bibliothèque nationale de France, 1998, p. 23-25. D’excellentes études traitent également de cette
collaboration : Paul Collaer, Darius Milhaud, Genève, Paris : Éditions Slatkine, 1982 ; Jeremy Drake,
The Operas of Darius Milhaud, New York : Garland Pub., 1989 ; Barbara L. Kelly, Tradition and Style in
the Works of Darius Milhaud 1912-1939, Aldershot : Ashgate, 2003 ; Pascal Lecroart, Paul Claudel et la
rénovation du drame musical, Sprimont : Mardaga, 2004 ; Jens Rosteck, « La collaboration artistique
et esthétique de Paul Claudel et Darius Milhaud : L’Orestie d’Eschyle et Christophe Colomb », Bulletin
de la Société Paul Claudel, no 133 (1994), p. 21-27.
3. Le jugement de Claudel sur Milhaud a varié au cours des années. La première mention du
compositeur dans le Journal de Claudel en septembre 1915 est peu flatteuse : « Visite de Darius
Milhaud. Effervescent et insipide comme de l’eau de seltz. » - Paul Claudel, Journal I (1904-1932),
p. 338. Par la suite, le nom du compositeur est cité dans le Journal sans qu’aucun jugement ne
l’accompagne, mais le musicien devient rapidement le collaborateur de prédilection de l’écrivain,
et les lettres de Claudel montrent qu’il appréciait sa diligence. Dans une lettre à Milhaud du 22
août 1915, Claudel s’émerveille : « Cher ami, La musique des Choéphores déjà terminée ! C’est
superbe ! J’ai une envie immense d’aller vous voir à Aix (...) » - Petit, Correspondance Paul Claudel-
Darius Milhaud, p. 46. Le 3 septembre 1919, durant la collaboration sur Protée, Claudel écrit : « Mon
cher Ami, Je suis très interessé par ce que vous m’écrivez de Protée. À la bonne heure ! C’est un
plaisir de travailler avec vous. Il ne vous faut pas 17 ans comme M. d’Indy pour mettre sur pied
une partition. » - Petit, Correspondance, p. 54-55. Quand Max Rheinardt veut intéresser Claudel à
un projet d’opéra sur Christophe Colomb, l’écrivain refuse de travailler avec un autre
compositeur que Milhaud. L’attitude de Claudel à l’égard du compositeur tiédit à la fin de sa vie,
après le grand succès qu’allaient remporter les collaborations de l’écrivain avec Honegger. De
plus, il faut considérer que Claudel se faisait une idée très précise de la musique qu’exigeaient ses
œuvres, et qu’il appréciait les collaborateurs serviles (voir Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du
drame musical, p. 218-222).
4. Dans un article des Études intitulé « Ma collaboration avec Paul Claudel », Milhaud relève
combien l’influence de Jammes et Claudel lui fut salutaire pour réagir à l’esthétique
99
impressionniste (p. 27-28). Deux sources rapportent des anecdotes différentes sur la découverte
de Connaissance de l’Est : dans les Études, Milhaud raconte comment Francis Jammes, à qui il avait
été rendre visite à Orthez dans le midi, lui avait parlé de Claudel et lui avait offert un exemplaire
de Connaissance de l’Est pour lire dans le train (Milhaud, Études, p. 28). Dans Ma vie heureuse, le
compositeur semble avoir remis ses souvenirs en ordre : la découverte du livre de poèmes
précède la visite de Milhaud à Jammes, et c’est l’amie pianiste du compositeur, Céline Lagouarde,
qui en a reçu l’exemplaire des mains du poète d’Orthez pour lire dans le train, et qui l’a prêté
ensuite à Milhaud (Milhaud, Études, p. 33).
5. Le poète, à qui le compositeur a joué ses mélodies, aurait été sensible à la vigueur de leur style,
si on en juge par son commentaire : « Vous êtes un mâle ! » (voir le récit que Milhaud fait de leur
rencontre dans Ma vie heureuse, p. 40-41). Dans sa correspondance avec le compositeur, Claudel
vante la « franchise de lignes magnifique » de la mélodie Le Point. – Petit, op. cit., p. 44.
6. La Deuxième Suite Symphonique (1919) d’après Protée, donnée aux Concerts Colonne les 24 et 30
octobre 1920.
7. Kelly relève d’ailleurs combien la collaboration de Claudel stimule la veine novatrice chez
Milhaud - Chapitre 3 de Tradition and Style in the Works of Darius Milhaud 1912-1939, p. 45-73.
8. Sur la nature de l’attrait qu’Eschyle a exercé sur Claudel et sur l’influence qu’il a eue sur son
théâtre, voir Michel Lioure, L’esthétique dramatique de Paul Claudel, Paris : Armand Colin, 1971,
p. 94-102 ; André Espiau de la Mæstre, Humanisme classique et syncrétisme mythique chez Paul Claudel
(1880-1892) en 2 tomes, Paris : Honoré Champion, 1977, p. 111-121 ; Pascal Lécroart, Paul Claudel et
la rénovation, p. 44-47.
9. En effet, Claudel écrit à Marcel Schwob le 6 janvier 1893 : « J’ai commencé ma traduction
d’Eschyle ; c’est une bonne idée que tu m’as donnée là. » Jacques Petit, « Autour de la publication
de Tête d’or : Lettres inédites de Paul Claudel, Maurice Maeterlinck, Marcel Schwob, Henri de
Régnier, Octave Mirbeau, Charles-Henry Hirsch, Camille Mauclair, Jules Bois, Byvanck », Cahiers
Paul Claudel 1 (1959) : p. 169-170. Claudel reconnaît s’être inspiré de Verrall dans « Les Choéphores.
Note pour servir de préface à cette traduction », reproduit dans Théâtre de Paul Claudel I, Paris :
Gallimard, 1956, p. 1158.
10. Voir infra, note 3.
11. Voir Darius Milhaud, « Polytonalité et atonalité », La Revue musicale, vol. 4, n o 4 (février 1923),
p. 39.
12. Deux ouvrages offrent une analyse détaillée de la structure musicale de ce passage, mais
personne n’avait encore remarqué la contradiction entre le texte de Claudel et la réalisation
musicale de Milhaud. Les études sont celles de Ruth Zinar, « Greek Tragedy in Theatre Pieces of
Stravinsky and Milhaud », thèse de doctorat, New York University, 1968 ; et de Jeremy Drake, The
Operas of Darius Milhaud, New York : Garland, 1989. Drake propose une excellente analyse de la
structure générale de la pièce, qui s’inspire des esquisses. Dans le passage qui nous intéresse, il
remarque la convergence des registres, mais sans noter la réduction progressive du nombre de
strates, et sans considérer la signification symbolique. Zinar analyse le passage seulement
jusqu’au point de convergence, sans tenir compte de l’ajout de strates dissonantes à la mes. 122.
Elle interprète l’effet de convergence et de réduction comme l’illustration de l’idée de pureté
exprimée dans le texte de Claudel (sans considérer l’idée plus générale d’une pureté inaccessible
à une main homicide).
13. La correspondance des deux collaborateurs permet de reconstituer à grands traits la genèse
des Choéphores de la manière suivante : l’écrivain a dû d’abord indiquer au compositeur les
passages à mettre en musique. La correspondance suggère que Claudel a décidé le choix des
pièces pour Agamemnon et pour Les Choéphores (voir Petit, Correspondance, p. 36-38). Ensuite, les
deux collaborateurs discutent des problèmes de réalisation (déclamation, utilisation des
percussions, etc.). Puis Milhaud commence à esquisser Les Choéphores avant d’avoir reçu le texte
de Claudel, et dans l’attente, et sur la recommandation de l’écrivain lui-même, en se servant du
100
texte de Leconte de Lisle. En effet, Claudel écrit le 27 mai 1913 : « Je voudrais bien que vous lisiez
L’Orestie entièrement (dans la traduction de Leconte de Lisle par ex. si mauvaise qu’elle soit) (...) »
(p. 37).
14. Eschyle, Eschyle, traduit par Leconte de Lisle, Paris : Lemerre, 1889, p. 223. La formulation de
Claudel trahit même la version anglaise de Verrall dont l’écrivain français s’est pourtant inspiré
pour sa traduction. On trouve dans la version anglaise: « [...] So all streams meeting together, to
cleanse from blood the polluted hand, may strive in vain » - Æschylus, The “Choephori”, avec une
introduction, un commentaire, et une traduction d’Arthur Woollgar Verrall, Londres : MacMillan,
1893, p. 213. Dans son commentaire, Verrall explique qu’il utilise « streams » pour traduire un
terme aux multiples résonnances : « expedient, road, river » (p. 11-12). Les deuxième et troisième
termes sont ceux retenus respectivement par Claudel et Verrall. Selon Verrall, « we cannot rend
[this expression] exactly in natural English; but in Greek it is not only natural, but scarcely even
metaphorical. The [related expression...] appears to have been technically applied to waters of purification -
Verrall in Æschylus, Eumenides, Londres : Macmillan, 1893, p. 455; and this, rather than rivers, is its
meaning here, so far as we can properly restrict to one meaning a word meant to combine various
suggestions » (p. 11).
15. Bien qu’il semble qu’Eschyle n’ait pas officiellement intitulé sa pièce Les Euménides, et qu’il
n’ait pas utilisé ce terme dans son texte, on a néanmoins de bonnes raisons de penser qu’il
l’appliquait aux Érynies converties. À ce sujet, voir le commentaire de Verrall in Æschylus,
Euménides, p. xxxv-xxxvii.
16. L’effet de convergence dans Les Euménides est non seulement plus riche que celui des
Choéphores, mais la progression est aussi plus complexe : lorsque les six échelles sont introduites,
six ostinati différents leur sont d’abord associés. Mais alors que les diverses échelles convergent
progressivement vers l’unique échelle de do majeur à partir de la section VIII, la diversité des
ostinati se maintient jusqu’à la fin, bien individualisés dans des registres distincts.
17. Les numéros de page correspondent à ceux de la partition chant et piano de Heugel, seule
version de l’œuvre à avoir été commercialisée.
18. Différentes sources proposent parfois des dates contradictoires, et il est parfois nécessaire de
procéder par recoupement pour établir qui a raison. La datation s’inspire du « Catalogue des
Œuvres » in Paul Collaer, Darius Milhaud, Genève, Paris : Éditions Slatkine, 1982, p. 367-367-614 ;
de l’ouvrage de Francine Bloch, Darius Milhaud, 1892-1974, Paris : Bibliothèque nationale,
Département de la phonothèque nationale et de l’audiovisuel, 1992 ; et de correspondances dans
Paul Collaer, Correspondance avec des amis musiciens, présentée et commentée par Robert
Wangermée, Liège : Mardaga, 1996.
19. Le 8 mars à l’Opéra de Paris, le concert est donné par les Chœurs Robert Siohan et l’orchestre
Pasdeloup dirigés par Milhaud, avec les solistes Gabrielle Gills, Marie-Therese Holley, Claire
Croiza et Georges Petit. Le 27 novembre à Anvers, la Chorale Cæcilia et l’Orchestre des Nouveaux
Concerts d’Anvers sont dirigés par Louis de Vocht.
20. Les mouvements I, II, V et VII des Choéphores, et le « Processionnal » des Euménides sont
enregistrés par La Chorale Cæcilia d’Anvers et l’Orchestre des Nouveaux Concerts d’Anvers,
dirigés par Louis de Vocht, avec J. Van Hertbruggen, Van Steenbergen et Claire Croiza.
21. Tradition à laquelle se rattachent des écrivains comme Jean-Jacques Rousseau, André Chénier
et Charles-Marie Leconte de Lisle. Leconte de Lisle, adepte du déterminisme biologique et
partisan d’une vision pessimiste, désapprouvait la conclusion de L’Orestie d’Eschyle, où il voyait
une trahison, un contresens. Dans la libre adaptation de l’histoire des Atrides que constitue sa
pièce Les Érinnyes, Leconte de Lisle apporte une conclusion pessimiste, mieux accordée à ses vues
sur la fatalité dans l’esprit grec.
22. Sur les auteurs classiques grecs que Claudel a fréquentés dans ses lectures de lycée, voir
Espiau de la Maestre, Humanisme classique, p. 112.
23. Voir infra, note 9.
101
24. La citation de la Préface se trouve dans Paul Claudel, Théâtre de Paul Claudel I, Paris : Gallimard,
1956, p. 1167. Le même passage est discuté dans Laffont-Bompiani (dir.), « Orestie » in Le nouveau
dictionnaire des œuvres. De tous les temps et de tous les pays, vol. IV, Paris : Laffont, 1994, p. 5238-5241.
25. On trouve déjà le terme « Amen » chez Verrall, mais nulle part ailleurs. Dans le passage
correspondant, Leconte de Lisle dit simplement : « Je me réjouis de vos paroles et de vos prières
(...) » - Æschylus, Euménides, p. 317.
26. Plusieurs œuvres de la maturité de Milhaud illustrent son engagement profond à l’égard du
judaïsme, comme les Poèmes juifs, les Chants populaires hébraïques, la Liturgie comtadine, et les
opéras Esther de Carpentras et David. Pour plus d’information sur l’importance de la religion juive
chez Milhaud, voir Jeremy Drake, The Operas of Darius Milhaud, New York : Garland, 1989, p. 18-19 ;
Kelly, Tradition and Style, p. 27-34 ; et Lunel, Mon ami Darius Milhaud.
27. Jane Fulcher rapproche l’intérêt de Milhaud pour l’Antiquité grecque de son culte pour la
culture méditerranéenne. Voir son article « The Preparation for Vichy : Anti-Semitism in French
Musical Culture Between the Two World Wars », The Musical Quarterly, vol. 79, n o 3 (1995).
p. 458-475.
28. Milhaud, Études, p. 31-32.
AUTEUR
FRANÇOIS DE MÉDICIS
Université de Montréal, Canada
102
Chapitre 6. La réception de La
Création du monde : un mélange des
genres
Marie-Noëlle Lavoie
1 Le 25 octobre 1923, les Ballets suédois de Rolf de Maré présentèrent au Théâtre des
Champs-Élysées La Création du monde d’après un argument de Biaise Cendrars, sur une
chorégraphie de Jean Börlin, avec des décors et costumes de Fernand Léger et une
musique de Darius Milhaud. Au lendemain de la seconde représentation, Milhaud écrivit à
Paul Collaer : « La presse est ignoble. Je jubile1. » La réception de cette œuvre a bien
changé depuis. La partition est tenue aujourd’hui pour l’une des mieux réussies et des
plus connues de Milhaud ; c’est aussi, pour plusieurs, l’exemple par excellence illustrant
la rencontre fructueuse du jazz et de la musique dite « classique ».
2 Parmi la littérature consacrée à La Création du monde, bon nombre d’ouvrages traitent de
la réception du ballet2. Nous nous pencherons dans cet article sur l’accueil réservé plus
spécifiquement à la musique de Milhaud dans la presse de l’époque. Le compositeur
fournit une piste lorsqu’il fait allusion, dans ses écrits, à l’indignation causée par la
présence du jazz dans une salle de concert, soulignant, non sans ironie, que dix ans plus
tard on considérait La Création comme l’une de ses meilleures œuvres 3. Après une
description des éléments du ballet, suivront des extraits de critiques qui permettront
d’avoir une juste idée de l’accueil réservé à la musique de La Création du monde. Enfin, le
passage de l’œuvre de la scène au concert sera abordé à travers la présentation de
quelques critiques postérieures à 1923. Nous verrons, à partir de ces sources premières,
comment la réception de la musique de Milhaud, d’abord mitigée, céda la place à un
discours élogieux.
PRIMITIVISME ET JAZZ
3 Le ballet La Création du monde incarne une tendance esthétique très en vogue à l’époque :
le primitivisme. En France, dès le début du siècle, les peintres s’intéressent à l’art africain,
103
mais c’est après la Première Guerre qu’il connaîtra un engouement sans précédent auprès
du public. Dans une lettre adressée à Rolf de Maré, Léger déclare à propos de La Création
du monde, « il devra être le seul ballet nègre possible dans le monde entier et être celui qui
restera comme typique du genre4... ». De fait, plusieurs éléments du ballet témoignent de
cette fascination pour l’art « nègre », à commencer par l’argument de Cendrars. Il s’agit
d’une adaptation d’un conte intitulé « La légende des origines », publié dans l’Anthologie
nègre de Cendrars 5. L’action débute au moment du chaos, alors que trois déités se
consultent. La vie végétale et la vie animale naissent peu à peu d’une masse centrale, puis
l’Homme et la Femme apparaissent. Ils exécutent ensemble une danse du désir, entourés
de sorciers. Ils s’unissent dans un baiser symbolisant, selon les termes de Cendrars,
le» printemps6 ».
4 Les décors et costumes de Léger s’inspirent aussi de l’art africain. Pour leur élaboration, le
peintre a visité les collections personnelles d’Alphonse Kann et Paul Guillaume, et
consulté les ouvrages de Carl Einstein (Negerplastik, 1915 7) et Marius de Zayas (African
Negro Art : Its Influence on Modem Art, 19168). Le cadre restreint de cet article ne nous
permet pas de s’attarder aux magnifiques réalisations de Léger pour La Création du monde 9.
Nous nous limiterons à souligner que les décors dominaient nettement la scène et étaient
particulièrement imposants, certaines figures faisant près de six mètres de haut.
5 L’élément le moins prépondérant du ballet est, paradoxalement, la danse. En fait, la
chorégraphie était subordonnée aux conceptions scéniques de Léger exigeant que le
danseur disparaisse dans l’unité du décor10. Les danseurs portaient des masques et étaient
complètement cachés par de larges costumes bidimensionnels de carton peint, et leur
rôle était d’animer ce tableau mobile. Fait intéressant, il semble que les mouvements des
danseurs aient été conçus indépendamment du rythme de la musique11. En 1920, Jean
Börlin, chorégraphe et danseur-vedette de la troupe suédoise, avait présenté à Paris un
solo intitulé Sculpture nègre dans lequel il prenait pour modèle les poses de la statuaire
africaine. Pour La Création du monde, il s’inspira de films documentaires sur les danses
d’Afrique12.
6 Si l’argument, les décors et les costumes portent l’empreinte d’un primitivisme africain
très en vogue au début des années 1920, la musique de Milhaud témoigne quant à elle
d’une influence différente mais tout aussi populaire à l’époque, celle du jazz. La Création
du monde constitue l’aboutissement des recherches du compositeur pour intégrer les
éléments du jazz au langage de la tradition classique. L’intérêt de Milhaud pour ce
répertoire est connu et bien documenté13. Rappelons que depuis qu’il avait entendu la
formation de Billy Arnold à Londres, en 1920, Milhaud songeait à écrire une œuvre de
musique de chambre utilisant les rythmes et les timbres du jazz14. Il compose entre-temps
Caramel mou ( Shimmy, 1921) pour jazz-band, la Sonatine pour flûte et piano (1922), la
Cinquième Symphonie de chambre (1922), Trois Rag Caprices (1922) et la Sixième Symphonie de
chambre (1923), dans lesquels on retrouve, à divers degrés, la trace de l’influence du jazz.
Lors d’un séjour aux États-Unis, à la fin de l’année 1922, Milhaud découvre, dans le
quartier de Harlem à New York, le jazz noir. Fasciné, il en vantera les qualités dans son
article « L’évolution du jazz-band et la musique des nègres d’Amérique du Nord15 ». Le
projet de « ballet nègre » que Cendrars et Léger proposent à Milhaud à l’automne 1922 lui
offre enfin l’opportunité de tirer parti de ce répertoire dans une œuvre d’envergure16.
7 La musique de La Création du monde offre une synthèse de deux styles apparemment
opposés : le jazz et le néoclassicisme17. L’œuvre est écrite pour dix-sept instruments
solistes et s’articule en cinq parties précédées d’un prélude. La partition contient de
104
LES DÉTRACTEURS
13 Parmi les détracteurs de la musique de La Création du monde, c’est le critique du Ménestrel
qui est le plus virulent :
Un prélude quelquefois mélodique, chanté par un simple quatuor à cordes soutenu
avec de sages et souvent heureuses interventions de la batterie, entr’ouvrait une
porte par laquelle filtrait une douce clarté, et soudain une tempête soufflée par les
cuivres et les bois la ferma brutalement, et le jazz le plus dissonant, le plus sauvage,
tel qu’on doit en entendre parmi les peuplades les plus arriérées se déchaîna sans
indulgence. Oui, le rythme et le mouvement ont une force indéniable, cela est
reconnu depuis fort longtemps : le dynamisme du tambour est utilisé depuis
nombre de siècles pour scander la marche des troupes ; mais le tambour n’a jamais,
que l’on sache, donné naissance à des œuvres musicales : il doit rester ce qu’il est,
un instrument d’adjuvent musculaire. Revenir au tam-tam, au xylophone, aux
hurlements des cuivres, au bruit, ce n’est pas progresser, et l’on est surpris de voir
qualifier cela de musique d’avant-garde, alors que c’est musique d’arrière-garde
qu’on devrait dire. L’Art nègre peut être documentairement fort intéressant, on
peut même lui emprunter des moyens d’expression, mais il appartient à un passé
lointain qu’il est inutile de ressusciter. Cela ne vaut que comme musique
humoristique, et encore n’en supporte-t-on qu’une dose très modérée34.
14 On reconnaît dans ce discours réactionnaire le ton colonialiste et la rhétorique de ceux
qui relèguent la culture noire et tout ce qui s’y rattache à un statut inférieur. Plus loin
dans ce même article, l’auteur s’exprime pourtant favorablement sur Within the Quota,
dont certaines pages empruntent aussi au jazz. La différence dans La Création du monde est,
de toute évidence, la connotation africaine explicite. Les arguments exposés rejoignent
aussi ceux des adversaires du jazz, qui associaient ce répertoire au bruit, au désordre, à la
sauvagerie, à la régression. La confusion autour de l’adéquation jazz-» art nègre » est
clairement perceptible. Par ailleurs, comme le remarque Deborah Mawer, le discours est
défavorablement préconçu et peu préoccupé des faits de la partition, laquelle ne contient
106
ni xylophone, ni tam-tam35. Soulignons que le critique du Ménestrel avait tenu des propos
à peu près semblables sur un autre ballet de Milhaud, L’Homme et son désir, présenté deux
ans plus tôt par les Ballets suédois36.
15 Cependant, tous ne sont pas aussi hostiles. Certains se contentent de qualifier la musique
de La Création du monde de « savante et froide 37 », « râpeuse [...], échinoderme, lourde et
hérissée de piquants38 », pendant que d’autres n’y voient que superficialité et recherche
d’effets, comme le montrent ces deux commentaires :
La partition de La Création du monde est un nouveau témoignage de la fécondité de
M. Darius Milhaud et de son admirable aisance à recouvrir des riens d’un vernis
plus ou moins violent, mais dont l’effet, même sur le public, commence à
s’émousser39.
[...] M. Darius Milhaud, prophète spontané d’un art que les musiciens français
hésitent à prendre au sérieux, a écrit une partition où l’on devine à la fois
l’improvisation hâtive et le goût de la mystification. Quelques mesures, au début et
à la fin, sont là pour nous prouver que l’auteur sait écrire de la saine musique quand
il lui plaît de vivre sous les disciplines normales et que, pour le reste, il a tenu
surtout à épater les bourgeois40.
16 Si quelques-uns semblent peu versés dans l’appréciation de la musique et tentent de
camoufler leurs lacunes par des commentaires évasifs, ce n’est certes pas le cas de
Vuillermoz. De sa tribune à L’Excelsior, il écrit :
La partition que M. Darius Milhaud a écrite pour cette Création du monde est d’une
sagesse un peu déconcertante. Le prélude, lent et méditatif, est d’inspiration
mélodique trop nettement classique pour qu’on daigne savoir gré à l’auteur d’y
introduire quelques menues cocasseries d’écriture sans efficacité 41.
17 La réaction de Vuillermoz n’est pas surprenante étant donné son hostilité à l’endroit de
Milhaud et du Groupe des Six en général42. Au lieu de s’attarder à La Création du monde, le
critique profite plutôt de l’occasion pour poursuivre sa campagne contre les Six :
Prenons acte, en tout cas, d’une désagrégation dans le faux clan des
révolutionnaires. Comprenant que la plaisanterie avait assez duré, le groupe, dit
des Six, se voit contraint de se dissoudre en tant que consortium de publicité
offensive et défensive. [...] Malgré leurs efforts tendancieux pour accréditer cette
profitable légende – et c’est là le seul grief qu’on puisse faire à ces trop industrieux
adolescents – il n’y a jamais eu de musique des Six ni d’esthétique des Six 43.
18 En plus de déplorer le classicisme de la partition, Vuillermoz remet aussi en cause la
modernité du ballet. Dans l’article qu’il livre à La Revue musicale – et dans lequel il reprend
l’essentiel de son propos –, il écrit :
Un scénario de Biaise Cendrars et des décors et costumes de Fernand Léger
semblaient devoir faire de cette soirée une audacieuse manifestation d’avant-garde.
Il n’en fut rien. La technique de Milhaud, qui n’a jamais été foncièrement
révolutionnaire, s’assagit de jour en jour, et le cubisme d’un Fernand Léger, qui
avait paru agressif dans Skating Rink, ne pouvait choquer personne lorsqu’on
l’appliquait à une matérialisation du chaos originel44.
19 Enfin, on remarquera que les emprunts au jazz sont totalement passés sous silence. Or,
Vuillermoz consacre un chapitre à ce sujet dans son ouvrage Musiques d’aujourd’hui, où il
explique l’intérêt justifié des compositeurs pour le jazz par leur besoin de libérer et de
rajeunir le discours musical45.
107
LES ADHÉRENTS
20 Sans être enthousiastes ni indifférents, certains critiques voient dans la partition de
Milhaud un « discours orchestral par quoi l’auteur des Choéphores arrive à obtenir parfois
d’assez puissants effets46 », ou encore une impression « assez forte pour retenir
l’attention47 ». Pour sa part, le critique du Courrier musical reconnaît les qualités de la
partition de Milhaud, mais s’interroge toutefois sur l’association du compositeur avec les
Ballets suédois48 :
Pourquoi, écrit-il, ce musicien exceptionnellement doué d’intelligence inventrice,
fertilisé d’idées abondantes et d’instincts rythmiques, cet esprit vivace et plein de
sève, ouvert à toutes les manifestations de l’esthétique, nanti d’une science
suffisante, persiste-t-il à se colleter avec de telles machines à la noix de coco ? Sa
partition est pourtant bien établie, logique ; elle dénote une patte puissamment
originale, passe de la souplesse à l’éréthisme avec une facilité d’improvisation
ingénieusement remarquable, atteste sa verve et le souffle capables d’exprimer,
avec le pittoresque, certaine profondeur de sentiment dont nous attendons avec
impatience l’éclosion équilibrée dans l’ouvrage49 actuellement en répétition à
l’Opéra-comique50.
21 Pour sa part, le compositeur et chef d’orchestre André Messager compare l’œuvre à ses
modèles américains :
La musique de M. Darius Milhaud est, avant tout, très adroitement faite. Elle est,
sauf peut-être le prélude, entièrement construite sur des rythmes de jazz et
entremêle de nombreuses « citations » de danses américaines à la mode.
L’instrumentation « à la manière de... » est ingénieuse, mais je me permettrais de la
trouver encore bien inférieure en trouvailles à celle de certains chefs de band
américains, Whiteman par exemple. Il y a entre les deux toute la distance qui
sépare le naturel et le spontané de l’artificiel et du voulu. En résumé, tout cela est
loin d’être désagréable à entendre et finit par paraître à l’audition beaucoup plus
consonnant que l’auteur ne l’eût soupçonné ou peut-être désiré51.
22 Enfin, on ne s’étonnera pas que ce soit Auric qui commente le plus longuement, de façon
élogieuse et perspicace, la musique de La Création du monde. Considérant la partition de
Milhaud comme « l’aboutissement remarquable de recherches », il loue sa clarté et « la
perfection de la mise au point » par rapport aux œuvres antérieures du compositeur
inspirées du jazz. Déplorant l’accueil plutôt tiède réservé à la partition, Auric met en
cause les autres éléments du ballet :
Tout d’abord l’équivoque établie par la disproportion flagrante entre son titre, son
argument et sa réalisation musicale. La Création du monde !... L’Homme et son désir, le
ballet de Claudel et Milhaud semblait préparer, avec ses vastes desseins, la venue de
quelque grandiose symphonie qui ferait pardonner, par l’ampleur de ses
proportions, l’enflure embarrassante de son titre. Puis l’argument de Cendrars,
emprunté à la cosmogonie nègre, a pu donner à sourire. Enfin, les décors et les
costumes de Fernand Léger, qui s’imposaient à l’auditeur par leur brutale volonté,
n’étaient pas sans établir, entre la fosse d’orchestre et la scène, une disparate assez
gênante52.
23 Il ajoute à propos des décors :
Mais, en réalité, ces grandes surfaces ocres, noires, blanches, rompent durement
l’équilibre par ailleurs si remarquable dans la partition de Milhaud. C’est ainsi
qu’exécuté au-devant d’un rideau où se pressent les gigantesques formes des déités
créatrices, son Prélude finit, déconcertant phénomène ! par sembler trop simple –
108
avec ses calmes périodes où pousse, sur l’ondulation d’un quatuor à cordes et la
palpitation des trompettes, le chant régulier du saxophone53…
24 On pourrait croire à un parti pris de la part d’Auric. Or, ses réserves rejoignent celles de
plusieurs critiques quant au déséquilibre entre les idiomes du ballet. Deux facteurs ont
sans doute contribué à aggraver l’impression de disparité. D’abord l’indépendance entre
musique et chorégraphie, les mouvements des danseurs ayant été conçus, rappelons-le,
indépendamment de la musique. De plus, bien que la partition de Milhaud s’articule en
cinq parties comme l’argument, le caractère général de certaines sections, dont la
première et la deuxième, ne concordait pas toujours avec l’action qui se déroulait sur la
scène54.
25 Lors de la publication de la partition de La Création du monde par la maison Eschig, peu
après la première, Roland-Manuel soulignait l’incidence des autres éléments du ballet sur
la réception mitigée de la musique :
La Création du monde, telle que nous l’ont présentée les Ballets suédois, ne pouvait
sortir du tohu-bohu sans conserver quelque chose d’un désordre qui n’apparut pas
toujours comme un effet de l’art... La partition de Darius Milhaud en a connu
quelque dommage : on l’a très mal entendue aux Champs-Élysées ; on lui a
naïvement attribué une lourdeur qui n’était que dans la chorégraphie, on l’a
chargée injustement des péchés de la décoration. L’éditeur Max Eschig la publie
aujourd’hui. À la lecture et à l’analyse, le plaisir de l’auditeur attentif se renouvelle,
se fortifie, et La Création du monde apparaît comme l’œuvre la plus émouvante que
Darius Milhaud nous ait donnée jusqu’à présent55.
26 Associant le jazz à la culture américaine, Roland-Manuel y voyait un moyen d’enrichir la
musique française : « À greffer les rythmes du jazz et les mélopées de la Louisiane sur le
grave contrepoint des Passions de Bach, [...] Milhaud nous donne ici la preuve que le jazz
peut valablement enrichir notre musique. »
27 Les extraits de presse présentés permettent de constater que les avis sont partagés à
l’endroit de la musique de La Création du monde. D’un côté, les détracteurs s’indignent des
emprunts au jazz et blâment la superficialité et le classicisme de la partition. De l’autre,
les adhérents reconnaissent son originalité, sa maîtrise et son utilisation judicieuse du
jazz. Les critiques sont divisés sur l’appréciation des emprunts au jazz et sur
l’interprétation qu’ils en font, les deux étant étroitement liées. En effet, si, pour certains,
le jazz évoque la culture africaine, pour d’autres il est tributaire de la culture américaine,
les adhérents se situant plutôt dans le second camp. Cependant, les emprunts au jazz ne
retiennent pas l’attention de la majorité et peu se montrent profondément choqués de
l’utilisation de ce répertoire au concert. Les décors imposants, l’absence, ou plutôt ce qui
est jugé par la plupart comme une absence de danse au sens traditionnel, et la
connotation africaine du ballet ont sans doute dérouté la critique plus que le jazz de la
partition.
28 Enfin, un dernier point que nous n’avons pas abordé jusqu’ici doit être considéré dans la
réception de La Création du monde. Plusieurs critiques dressent un parallèle avec Le Sacre
du printemps. Judi Freeman, dans son article sur Fernand Léger et les Ballets suédois,
rappelle : « If Les Mariés de la tour Eiffel had been the Ballets Suédois’s response to Parade,
La Création du monde resonated with the memory of the Ballets Russes’s 1913 Le Sacre du
printemps56. » Le Sacre et La Création traitent d’un thème semblable selon une même
opposition primitif/moderne. Cependant, compte tenu de l’ampleur des réactions
suscitées par le Sacre, et en dépit des qualités innovatrices de La Création du monde, la
comparaison ne pouvait manquer de se faire au détriment de ce dernier, reléguant au
109
1931, Florent Schmitt écrivait dans Le Temps : « C’est je crois, ce qu’il y a de mieux jusqu’à
présent dans l’œuvre de Darius Milhaud66. » La même année, on put lire dans Le Ménestrel,
à propos de La Création du monde donnée aux Concerts Lamoureux ; « Nous voici déjà en
l’an de grâce VIII de ce monde, et il nous séduit aujourd’hui plus certainement qu’au
premier jour. L’auteur était au pupitre et fut acclamé67. » Enfin, en 1932, toujours dans Le
Ménestrel : « La Création du monde de M. Darius Milhaud, qui est une œuvre réussie par le
choix des idées, l’agencement très original des timbres, l’atmosphère puissante qu’elle
évoque, a remporté un indéniable succès68. »
CONCLUSION
34 L’examen attentif du dossier de presse de La Création du monde permet de constater que
l’exécution au concert a établi le succès d’une partition d’abord tièdement accueillie lors
de la première du ballet le 25 octobre 1923. Lorsque Milhaud écrit à Collaer le lendemain
de la seconde représentation : « La presse est ignoble. Je jubile », il traduit bien la réaction
générale à l’endroit du ballet. Le commentaire est aussi révélateur de l’attitude de
Milhaud face à la critique, car il exprime une forme de controverse attendue, voire
espérée, mais qui ne s’est pas manifestée. En effet, malgré les réactions mitigées à
l’endroit de La Création du monde, on ne peut cependant parler de scandale, comme ce fut
le cas en 1919 avec la Deuxième Suite symphonique d’après Protée ou en 1920, avec les Cinq
Études pour orchestre. Il s’agit plutôt d’une confusion due au mélange des genres :
primitivisme, classicisme et jazz, culture africaine et américaine, retour aux sources et
modernité. Mais c’est précisément ce mélange des genres qui fait que La Création du
monde, malgré son accueil mitigé, n’en demeure pas moins un des portraits les plus fidèles
des préoccupations esthétiques du début des années 1920.
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36-45.
112
Yang, Sandra Sedman. « The Composer and Dance Collaboration in the Twentieth Century: Darius
Milhaud’s Ballets, 1918-1958 ». Thèse de doctorat, Université de Californie, 1997.
NOTES
1. Darius Milhaud à Paul Collaer, lettre du 29 octobre 1923, in Paul Collaer, Correspondance avec des
amis musiciens, Liège : Mardaga, 1996, p. 150.
2. Berman (2002), Freeman (1995), Häger (1989), Kelkel (1992), Garafola (1995).
3. Darius Milhaud, Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Belfond, 1992, p. 97 ; Ma vie heureuse,
Bourg-la-Reine : Zurfluh, 1998, p. 128.
4. Fernand Léger à Rolf de Maré, lettre du 12 septembre 1922 citée par Judi Freeman, « Fernand
Léger and the Ballets Suédois : The Convergence of Avant-garde Ambitions and Collaborative
Ideals », in Nancy Van Norman Baer (dir.), Paris Modern : The Swedish Ballet 1920-25, San Francisco :
Fine Arts Museum of San Francisco, 1995, p. 106.
5. Biaise Cendrars, Anthologie nègre, Paris : La Sirène, 1921. Republié dans Cendrars, Œuvres
complètes, Paris : Denoël, 2005. Concernant les différentes étapes dans l’adaptation de « La
légende des origines » en scénario de ballet, voir Michèle Touret, « Un texte à voir, autour de La
Création du monde » in Maria Teresa Freitas, Claude Leroy, Edmond Nogacki et al., Blaise Cendrars et
les arts, Valenciennes : Presses Universitaires de Valenciennes, 2002, p. 233-45.
6. Pour le texte intégral du scénario, voir Bengt Häger, Ballets suédois, Paris : Jacques Damase et
Denoël, 1989, p. 190.
7. Voir Freeman, op. cit., p. 98.
8. Ibid.
9. Nous renvoyons le lecteur aux reproductions couleur des décors et costumes dans Norman
Abramovic et Fabrice Hergott, La Création du monde : Fernand Léger et l’art africain, Paris : A. Biro,
2000 ; Baer, Paris Modem : The Swedish Ballet 1920-25 ; Häger, Ballets suédois. On trouvera une analyse
descriptive dans Hartwig Fisher, « “Un art plus complet” : Léger and the Ballet » in Dorothy
Kosinski (dir.), Fernand Léger 1911-1924 : The Rythm of Modem Life, Munich : Prestel, 1994, de même
que dans la thèse de Melissa McQuillan, « Painters and the Ballet, 1917-1926 : an Aspect of the
Relationship Between Art and Theatre », New York University, 1979, p. 614-629, qui présente en
plus une étude des esquisses.
10. Voir Fernand Léger, « Le spectacle, lumière, couleur, image mobile, objet-spectacle », Bulletin
de l’effort moderne, nos 7, 8, 9 (juillet, octobre, novembre 1924), p. 4-7 ; 5-9 ; 7-9. Republié in
Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris : Gallimard, 1997, p. 111-133.
11. Ibid.
12. Häger, Ballets suédois, p. 41.
13. Voir Milhaud, Ma vie heureuse, chapitre 15, « Rencontre avec le jazz », et chapitre 18, « États-
Unis 1922 ».
14. « Il me vint à l’idée d’utiliser ces rythmes et ces timbres dans une œuvre de musique de
chambre, mais il me fallait auparavant pénétrer plus profondément les arcanes de cette nouvelle
forme musicale dont la technique m’angoissait encore ». Milhaud, Ma vie heureuse, p. 100.
15. Darius Milhaud, « L’évolution du jazz-band et la musique des Nègres d’Amérique du Nord », Le
Courrier musical (1er mai 1923), p. 163-64.
16. Cendrars et Léger, qui accordaient une grande importance au choix du compositeur, ont
suggéré à Rolf de Maré le nom de Milhaud. Voir Freeman, op. cit., p. 98. Le compositeur fut chargé
113
officiellement de la musique en janvier 1923. Voir Touret, « Un texte à voir, autour de La Création
du monde » in Biaise Cendrars et les arts, p. 238.
17. « Je composai mon orchestre comme ceux de Harlem [...] et j’utilisai le style jazz sans réserve,
le mêlant à un sentiment classique. » Milhaud, Ma vie heureuse, p. 125.
18. Pour plus de détails sur ces emprunts, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Geoffrey
Haydon, « A Study of the Exchange of Influences Between the Music of Early Twentieth-Century
Parisian Composers and Ragtime, Blues, and Early Jazz », thèse de doctorat en interprétation,
University of Texas, 1992 ; Nancy Perloff, Art and the Everyday : Popular Entertainment and the Circle
of Erik Satie, Oxford : Clarendon, 1991 ; Carine Perret, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et
Maurice Ravel : l’esprit plus que la lettre », Revue de musicologie, vol. 9, n o 2 (2003), p. 311-347 ;
Sandra Sedman Yang, « The Composer and Dance Collaboration in the Twentieth Century : Darius
Milhaud’s Ballets, 1918-1958 », thèse de doctorat, University of California : 1997 ; et plus
spécialement Deborah Mawer, Darius Milhaud : Modality and Structure in Music of the 19205,
Brookfield : Ashgate, 1997.
19. Laura Rosenstock, « Léger : La Création du monde », in William Rubin et Jean-Louis Paudrat
(dir.), Le Primitivisme dans l’art du XX e siècle : Les artistes modernes devant l’art tribal, Paris :
Flammarion, 1987, p. 178-179.
20. Les critiques divergent quant aux œuvres exécutées.
21. Il mettait à contribution deux artistes américains installés à Paris : le peintre Gerald Murphy,
qui réalisa l’argument, les décors et les costumes, et Cole Porter, dont la musique fut orchestrée
par Charles Koechlin. Jean Borlin régla la chorégraphie. Pour plus de détails sur ce ballet, voir
Robert Murdock, « Gerald Murphy, Cole Porter and the Ballets Suédois Production of Within the
Quota », in Baer, Paris Modem : The Swedish Ballet 1920-25, p. 108-127 ; et Robert Orledge, « Cole
Porter’s Ballet Within the Quota », Yale University Library Gazette, n o 50 (juillet 1975). p. 19-29.
22. Florent Fels, « Propos d’artiste : Fernand Léger », Les Nouvelles littéraires (30 juin 1923), p. 4.
23. Blaise Cendrars et Fernand Léger, « Ballets suédois de Rolf de Maré : La Création du monde,
ballet de MM. Borlin, Cendrars, Léger, Milhaud », L’Esprit nouveau, n o 18 (novembre 1923).
24. Cité in Roger Nichols, The Harlequin Years : Music in Paris, 1917-1929, Londres : Thames and
Hudson, 2000, p. 240.
25. A. R., « La Soirée », Comœdia (28 octobre 1923), p. 1-2.
26. Pierre de Lapommeraye, « Théâtre des Champs-Élysées – La Création du monde », Le Ménestrel (2
novembre 1924), p. 453.
27. Anonyme, « Ballet cubiste », L’Œuvre (27 octobre 1923).
28. Adolphe Boschot, « La Musique dans les Théâtres », L’Écho de Paris (29 octobre 1923), p. 4.
29. Charles Tenroc, « Théâtre des Champs-Élysées : Ballets suédois », Le Courrier musical (15
novembre 1923), p. 356.
30. Lapommeraye, op. cit., p. 453. Cette comparaison n’est pas fortuite, car des peintres, dont
Léger, ont été engagés durant la Première Guerre pour créer des camouflages. Voir Fernand
Léger, Fernand Léger, une correspondance de guerre à Louis Poughon, 1914-1918, Paris : Centre Georges
Pompidou, 1990. Je remercie Louise Hirbour d’avoir porté cet aspect à mon attention.
31. Levinson, « Les Ballets suédois », Comœdia (29 octobre 1923), p. 1.
32. Marcel Hiver, « Réflexions VI. Assez d’art nègre », Montparnasse (1 er novembre 1923), p. 6.
33. Liste des périodiques dépouillés : L’Action française, L’Avenir, Bonsoir, Comoedia, Le Courrier
musical, L’Écho de Paris, L’Éclair, L’Esprit nouveau, Excelsior, Le Figaro, L’Information, L’Intransigeant, Le
Journal, Liberté, Le Ménestrel, Le Monde des musiciens, Le Monde musical, Montparnasse, Les Nouvelles
littéraires, L’Œuvre, Paris-soir, Le Petit Journal, La Revue de France, La Revue mondiale, La Revue musicale,
Le Temps. Dossier de presse de La Création du monde, Fonds Montpensier, Bibliothèque nationale de
France, Département de la Musique. Je tiens à remercier Louise Hirbour pour son aide précieuse
dans l’obtention de plusieurs critiques.
34. Lapommeraye, op. cit., p. 453-54.
114
35. Mawer, Darius Milhaud: Modality and Structure in Music of the 1920s, p. 149.
36. « M. Darius Milhaud qui avait débuté dans la musique, comme tout le monde, par la
polyphonie, continua par la polytonie, pour tomber dans la cacophonie. On ne peut appeler
autrement cet accompagnement où la grosse caisse, les cymbales, le sifflet, les plaques de cuivre,
etc., etc., chahutent à plaisir, interrompus de temps en temps par une banale rêverie que tente de
murmurer le violoncelle ou le violon. M. Darius Milhaud vient trop tard : à ce même Théâtre des
Champs-Élysées, l’orchestre nègre nous offrit récemment un extrait de jazz où un nommé Bubbie
à lui seul faisait beaucoup plus de bruit et incontestablement mieux que les douze ou quatorze
percutants de la batterie réunie pour L’Homme et son désir. » Lapommeraye, « Théâtre des
Champs-Élysées – L’Homme et son désir », Le Ménestrel (17 juin 1921), p. 252.
37. Levinson, « Les Ballets suédois », Comœdia (29 octobre 1923), p. 1.
38. Robert Dezarnaux, « Au Théâtre des Champs-Élysées : Les Ballets suésuédois », Liberté (27
octobre 1923). Les références sans numéro de page proviennent du dossier de presse de La
Création du monde du Fonds Montpensier de la Bibliothèque nationale de France, section de la
Musique.
39. Gustave Bret, « Les Ballets suédois – La musique », L’Intransigeant (27 octobre 1923).
40. Raoul Brunel, « Répétition générale, Théâtre des Champs-Élysées. Les Ballets suédois »,
L’Œuvre (28 octobre 1923).
41. Émile Vuillermoz, « Ballets suédois », Excelsior (29 octobre 1923).
42. Barbara Kelly fournit quelques explications sur les causes de cette hostilité dans son ouvrage
Tradition and Style in the Works of Darius Milhaud, 1912-1939, Aldershot : Ashgate, 2003, p. 7-9.
43. Vuillermoz, « Ballets suédois », Excelsior.
44. Émile Vuillermoz, « Le Jardin du Paradis – Ballets suédois – La Griffe – Sainte Odile – Le Cloître »,
La Revue musicale (1er décembre 1923), p. 167
45. Émile Vuillermoz, « Rag-time [sic] et jazz-band », Musiques d’aujourd’hui, Paris : Crès, 1923,
p. 207-215.
46. Gustave Samazeuilh, « La musique », La Revue mondiale (15 novembre 1923), p. 213.
47. Auguste Mangeot, « Théâtre des Champs-Élysées », Le Monde musical (novembre 1923), p. 359.
48. Outre La Création du monde, rappelons que Milhaud a auparavant collaboré avec la troupe de
Rolf de Maré pour L’Homme et son désir (1918) et Les Mariés de la tour Eiffel (1921), créés tous deux
en 1921.
49. Il s’agit de La Brebis égarée.
50. Tenroc, « Théâtre des Champs-Élysées : Les Ballets suédois », Le Courrier musical (15 novembre
1923), p. 356.
51. André Messager, « Les premières : Théâtre des Champs-Élysées », Le Figaro (27 octobre 1923),
p. 3.
52. Georges Auric, « Au Théâtre des Champs-Élysées : Ballets suédois », Les Nouvelles littéraires (10
novembre 1923), p. 3.
53. Ibid.
54. Perloff, Art and the Everyday: Popular Entertainment and the Circle of Erik Satie, p. 202-03.
55. Roland-Manuel, s.t., L’Éclair (26 novembre 1923).
56. Freeman, op. cit., p. 97.
57. Vuillermoz, « Ballets suédois », Excelsior (29 octobre 1923).
58. Pour l’occasion, le titre du ballet fut traduit par Creation, an African Negro Ballet. – Ornella
Volta, « Les “Fêtes nègres” de Biaise Cendrars », Continents Cendrars, n o 6-7 (1991), p. 44.
59. J. H. Moreno, « La semaine musicale. Théâtre des Champs-Élysées », Le Ménestrel (28 novembre
1924), p. 495.
60. Montclar, « La musique à Paris », L’Information (23 novembre 1924).
61. Charles Pons, « Au Théâtre des Champs-Élysées », L’Éclair (26 novembre 1924).
62. Maurice Boucher, « Les Ballets suédois », L’Avenir (25 novembre 1924).
115
63. D’autres troupes ont par la suite repris La Création du monde sur différentes chorégraphies.
Parmi celles-ci, mentionnons la version d’Agnès de Mille, avec des danseurs noirs, présentée en
1939 par le Ballet Theater de New York, sous le titre Black Ritual et la production du Théâtre de la
Fenice de Venise, en 1986, avec les décors originaux reconstitués.
64. Lapommeraye, « Orchestre symphonique de Paris », Le Ménestrel (18 janvier 1929), p. 26.
65. José Bruyr, Le Guide du concert (18 octobre 1929), p. 56.
66. Florent Schmitt, « Les concerts. Champs-Élysées », Le Temps (6 juin 1931), p. 3.
67. M. B., « Concerts Lamoureux », M. B., « Orchestre symphonique de Paris », Le Ménestrel (3 avril
1931), p. 153-54.
68. M.B., « Orchestre symphonique de Paris », Le Ménestrel (12 février 1932), p. 71.
AUTEUR
MARIE-NOËLLE LAVOIE
Université de Montréal, Canada
116
amusés à bâtir. Dans cette grande solitude, à un mois de courriers d’Europe, nous avions
le temps de laisser mûrir et d’édifier tout doucement une œuvre qui était devenue pour
nous comme un jouet10. »
4 À l’équipe initiale se joint Audrey Parr, peintre et épouse du secrétaire de la Légation
d’Angleterre, qui les accompagnera à chaque dimanche dans la Sierra à leur « pique-nique
d’idées, de musique et de dessins11, » pour reprendre les termes de Claudel. Plus tard,
leurs rencontres se tiendront à la résidence de Parr, à Petropolis, où elle fera construire
un théâtre miniature. Claudel pouvait ainsi régler, dans les moindres détails, les éléments
scénographiques avec des figurines de 15 centimètres que la peintre Parr avait
confectionnées en suivant les indications de Claudel.
5 Sous-titré « poème plastique12 », le ballet L’Homme et son désir tente de représenter
l’ambiance mystérieuse suscitée par les bruits nocturnes de la forêt amazonienne. Claudel
décrit son intention comme suit :
Qu’elle est étrange, la nuit, quand elle commence à s’emplir de mouvements, de cris
et de lueurs ! Et c’est précisément une de ces nuits que notre poème a l’intention de
figurer. Nous n’avons pas essayé de reproduire avec une exactitude photographique
l’inextricable fouillis de la floresta. Nous avons simplement jeté comme un tapis, du
violet, du vert, du bleu, autour du noir central, sur les quatre gradins de notre
scène. Cette scène est verticale, perpendiculaire au regard comme l’est un tableau,
un livre qu’on lit. Si l’on veut, c’est aussi comme une page de musique où chaque
action vient s’inscrire sur une portée différente. Sur l’arête extrême défilent, toutes
noires et coiffées d’or, les Heures de la nuit. Au-dessous, la Lune, conduite à travers
le ciel par un nuage, comme une servante qui précède une grande dame. Tout en
bas, dans les eaux du vaste marais primitif, le Reflet de la Lune et de sa Servante
suivent la marche régulière du couple céleste. Le drame proprement dit se passe sur
la plate-forme médiane entre le ciel et l’eau. Et le personnage principal, c’est
l’Homme repris par les puissances primitives et à qui la Nuit et le Sommeil ont
enlevé tout nom et toute figure. Il arrive conduit par deux formes exactement
pareilles sous leur voile qui l’égarent en le faisant pivoter comme l’enfant qui est
« pris » au jeu du cache-cache. L’une est l’Image et l’autre le Désir, l’une le Souvenir
et l’autre l’Illusion. Toutes deux jouent de lui un moment puis disparaissent.
Il reste là debout et les bras étendus, il dort dans l’éclat de la lune tropicale comme
un noyé parmi les eaux profondes. Et tous les animaux, tous les bruits de la forêt
éternelle se détachent de l’orchestre, viennent le regarder et faire sonner leur note
à ses oreilles : les Grelots et la Flûte de Pan, les Cordes et les Cymbales.
L’Homme commence à s’animer dans son rêve. Le voici qui se meut et qui danse. Et
ce qu’il danse, c’est la danse éternelle de la Nostalgie, du Désir et de l’Exil, celle des
captifs et des amants abandonnés, celle qui pendant des nuits entières fait piétiner
d’un bout à l’autre de leur véranda les fiévreux que tourmente l’insomnie, celle des
animaux dans les ménageries qui se jettent et qui se jettent encore, et encore une
fois de plus sur une grille infranchissable. Tantôt c’est une main en arrière qui le
ramène et tantôt c’est un parfum où toute énergie se défait. Le thème de l’obsession
devient de plus en plus violent, frénétique, et alors au plus profond de ces ténèbres
solennelles qui précèdent le jour, une des femmes revient et tourne comme fascinée
autour de l’Homme. Est-ce une morte ? Est-ce une vivante ? Le dormeur la saisit par
le coin de son voile pendant qu'elle tourne et se déroule en pivotant autour de lui,
— jusqu’à ce que lui-même soit enveloppé comme une chrysalide et qu’elle se
trouve presque nue, et, alors réunis par un dernier lambeau d’une étoffe analogue à
celle de nos rêves, la femme lui met la main sur la face et tous deux s’éloignent vers
le côté de la scène. La Lune et sa Servante, on ne voit plus que, tout en bas, leur
reflet.
Les Heures noires ont achevé de défiler, les premières Heures blanches se montrent
13
.
118
Figure 1 : Audrey Parr, dessin du décor de L’Homme et son désir14. Droits accordés par les Archives de
Fondation Erik Satie.
SPATIALISATION INSTRUMENTALE
9 À l’origine, le décor de L’Homme et son désir avait été pensé pour que les musiciens
puissent prendre place aux extrémités des trois plates-formes inférieures. Pour mettre en
valeur cette disposition scénique, Milhaud choisit l’orchestre de solistes comme type de
formation pour sa composition. Toutefois, il adopte une disposition particulière aux
119
10 Dans ce schéma, chaque ligne représente une plate-forme du décor. Sur le côté gauche de
la troisième plate-forme, se retrouve un quatuor d’instruments multiples, formé du
hautbois, de la trompette, de la harpe et de la contrebasse. À l’autre extrémité de cette
plate-forme est placé le quatuor vocal, dont la sonorité se fond à l’univers céleste de cet
étage. Au niveau de l’eau, en bas du décor, un quatuor de bois est disposé au coin droit de
la scène. À l’instar du jeu de miroir provoqué par le reflet de la Lune et de sa Servante qui
se situe au premier étage, ce quatuor, composé du piccolo, de la flûte, de la clarinette et
de la clarinette basse, est disposé à l’extrême diagonale du quatuor d’instruments
multiples qui présente aussi des instruments à vent (le hautbois et la clarinette). Le
quatuor à cordes, pour sa part, est placé sur le côté gauche de la plate-forme inférieure. À
l’étage du centre, deux ensembles de percussion, lesquels représentent les bruits
nocturnes de la forêt amazonienne, sont répartis de part et d’autre de l’Homme. Une fois
établi, le schéma nous révèle que les instruments occupent l’espace de façon à entourer
les sujets du drame. Cette spatialisation instrumentale contribue finalement à accentuer
l’élément central de l’action, l’Homme, tel qu’il est spécifié dans l’argument du ballet.
11 Même si dans la version finale du décor, cette disposition des instruments n’a pas été
conservée, il n’en reste pas moins que Milhaud fixe son instrumentation conformément à
son idée de départ. Comme nous le démontre la première page de la partition (Exemple
1), les mêmes formations de quatuors sont reproduites. Dans la partie supérieure de la
partition, prennent place le quatuor d’instruments multiples et le quatuor de bois. Le
quatuor à cordes et le quatuor vocal, qui chante sans parole, occupent la partie inférieure
de la partition. Au milieu sont disposés les instruments de percussion de telle sorte qu’ils
convergent vers le centre. Ceux-ci sont tous regroupés par trois, à part des grelots et des
cymbales qui se retrouvent au point de convergence de l’ensemble. Une attention
120
particulière leur est ainsi accordée puisque les grelots et les cymbales remplissent,
relativement aux autres membres de la percussion, le rôle supplémentaire de participer
au jeu dramatique17. La section de percussion, dans son ensemble, est formée d’une
vingtaine d’instruments, certains moins conventionnels que d’autres. Les instruments
comme le sifflet, la sirène, la machine à vent et le marteau sur une planche donnent à la
composition une sonorité moderne, voire futuriste18.
12 Milhaud, dans sa recherche de la spatialisation compositionnelle, avait pour objectif de
« conserver une entière indépendance, aussi bien mélodique, tonale, que rythmique à ces
divers groupes [instrumentaux]19 » de la partition musicale, s’alliant ainsi aux
caractéristiques scénographiques.
Exemple 1 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, mes. 1-3. © 1966 by Universal Edition A. G., Wien/UE
14284.
Exemple 2 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, parties de cordes, mes. 1-6.
16 Cet ostinato écrit dans la collection de do majeur sera présenté dix fois au cours du
mouvement. À la lettre A24, ce même ostinato transposé dans la collection de mi majeur
réapparaît avec échange de parties. Il forme avec le premier ostinato un canon à deux
voix à une mesure de distance. La mélodie en mouvement contraire se trouve maintenant
dans la voix supérieure. Débutant à la mesure 15 (Exemple 3) dans les parties de hautbois
et trompette, le même ostinato, transposé dans la collection de la b majeur, se superpose
aux deux autres, mais cette fois en ne conservant que les deux voix en mouvement
contraire. Puisque cette dernière entrée de l’ostinato coïncide avec le début de la
troisième mesure de l’ostinato initial, le tout forme un canon de trois groupes
d’instruments dans des tonalités différentes25.
122
Exemple 3 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, mes. 12-1526. © 1966 by Universal Edition A. G.,
Wien/UE 14284
MOUVEMENT PERPÉTUEL
18 Un effet de régularité tel le sang qui circule dans les veines27 ressort de ces multiples
lignes mélodiques, qui déambulent dans une unique figure rythmique, soit la croche. Une
pulsation régulière quasi d’horlogerie se retrouve simultanément dans les sections de
percussion, mais cette fois dans une mesure à quatre temps (Exemple 1). L’ostinato fixé
dès la première mesure dans les deux groupes extrêmes de la percussion se répétera tout
au long du premier mouvement. Le battement régulier du motif rythmique a pour rôle de
représenter l’entrée des Heures. En exergue de la partition du premier mouvement,
Claudel écrit : « Quelques mesures pour indiquer que le drame continue quelque chose 28. »
Ce peu de mots suffit pour nous signaler que le drame s’insère dans une action déjà
amorcée. Le drame se déroule donc dans un univers temporel abstrait, hors d’un contexte
historique précis. Dans cet univers temporel, tout concourt à un éternel
recommencement. Au défilé des Heures noires succéderont les Heures blanches qui, après
leur passage, marqueront le retour des Heures noires, telle une roue qui tourne sans fin.
Les multiples lignes obstinées qui parcourent la partition entière suggèrent cette notion
du temps qui ne s’arrête jamais tel le « recommencement perpétuel » que souligne
123
Claudel29. Pour mieux saisir cet effet de continuité inhérent au mouvement perpétuel,
Milhaud enchaîne, sans marquer aucune pause, les huit mouvements que rassemble le
ballet. La forme en arche qui se profile derrière la composition contribue également à
reproduire la notion du mouvement perpétuel.
20 Comme il a été mentionné, l’action prend forme alors que la nuit est déjà engagée.
Quelques notes de percussion évoquant « les bruits nocturnes de la forêt30 » retentissent
avant que s’amorcent les mélodies émises par les différents groupes d’instruments qui
accompagnent l’entrée des Heures noires de la scène I. À la deuxième scène apparaissent,
sur le troisième plateau, la Lune et sa Servante et, sur le premier plateau, le reflet de la
Lune et sa Servante. Pour illustrer le jeu en miroir de leur marche, Milhaud débute le
deuxième mouvement en procédant par échange de parties entre le quatuor à cordes et le
quatuor de bois. Plus précisément, la ligne thématique des flûtes passe aux cordes au
moment où les notes d’accompagnement des cordes sont reprises par les instruments de
124
bois31. Il est à noter que Milhaud demeure ainsi conforme à son schéma initial sur la
disposition des instruments en utilisant dans cette scène les groupes des cordes et des
bois faisant partie de l’étage inférieur où se trouvent le reflet de la Lune (Figure 2). Au
centre de ce mouvement32, ce sont les deux autres quatuors qui occupent l’espace sonore.
Ces deux quatuors – le quatuor d’instruments multiples et le quatuor vocal –
correspondent aux instruments qui devaient être disposés sur l’étage de la Lune. À ce
point central du mouvement II, le tissu musical est fabriqué de huit lignes mélodiques
indépendantes aux sonorités modales qui s’harmonisent parfaitement avec la volupté
céleste engendrée par cette nuit de pleine lune. Un lien entre la scénographie et la
musique est d’ores et déjà établi.
21 Le personnage de l’Homme arrive à la troisième scène, amené par le fantôme de la Femme
morte. Comme l’indique Claudel : « Ce fantôme est double, l’un qui marche devant lui
comme pour le conduire, l’autre par derrière qui le pousse alternativement33 » (Figure 1).
À deux, ils font virevolter l’Homme de tous côtés. Pour accompagner adéquatement leur
mouvement tourbillonnant, Milhaud compose une ritournelle basée sur des motifs
obstinés qu’il assigne à la harpe. Pendant que revient périodiquement la ritournelle se
dégagent quelques mélodies entremêlées de bruits terrestres produits par les instruments
de percussion. Précisément à la moitié de ce mouvement intervient un trio vocal34. Sur un
fond d’accompagnement chanté par les voix de femmes, le ténor émet un appel plaintif.
22 Ce même thème de l’appel est repris par le hautbois au quatrième mouvement. Il
accompagne le balancement de « l’Homme qui dort debout, oscillant comme dans un
courant d’eau et comme sans aucun poids35. » Pendant son jeu d’oscillation, l’Homme
entonne une ronde enfantine, toujours sans parole. Les neuf mesures de cette ronde
seront reprises par le hautbois et la clarinette au moment où le quatuor à cordes modifie
le motif d’ostinato, soit en plein centre du mouvement36. Le mouvement IV se termine en
lançant désespérément l’appel plaintif, cette fois réalisé par les parties de ténor et de
soprano simultanément37.
23 Dans la scène V, consacrée à la forêt, l’espace sonore, comme au début de l’œuvre, est
occupé par l’ensemble de percussion38. Ce cinquième mouvement, le plus long de tous les
mouvements, se situe au cœur même de l’action et de l’œuvre. Une grande forme en
arche structure ce mouvement afin de mettre en évidence le canon de 18 mesures qui en
occupe le centre. La Figure 4 illustre le schéma formel de ce mouvement qui se divise en
six grandes sections. La première grande section est exclusivement réservée à l’orchestre
de percussion qui est représenté par un rectangle ombragé. À la suite de cette première
section, entreront à tour de rôle les différents danseurs personnifiant « les choses de la
forêt qui viennent voir l’Homme endormi39 ». Leur entrée est marquée par un motif
rythmique de deux mesures formé par tout l’ensemble de percussion répété ad libitum 40
jusqu’à ce que les personnages apparaissent sur la scène. Une fonction de ritournelle est
alors attribuée à ces parties rythmiques qui sont illustrées dans le tableau par de minces
zones ombragées. À la mesure 14941, une ronde à caractère plutôt brésilien42, avec son
rythme syncopé, accompagne les « danseurs munis d’instruments43 ».
125
A- Forme originale
126
B- Forme rétrograde
Exemple 4 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, violons 1 et 2, mes. 179-184 et 188-193.
27 À partir du mouvement VII, les heures de la nuit se sont presque écoulées. C’est alors que
la Femme « entraîne l’Homme peu à peu en tournant lentement devant lui sur elle-même
51
». Pour accompagner cette danse tourbillonnante de l’Homme et de la Femme, Milhaud
écrit, au milieu des 50 mesures du septième mouvement52, un canon de 25 mesures
exécuté par le quatuor de bois à partir d’un sujet de quatre mesures53. En se référant à
l’Exemple 5, nous remarquons qu’aux deux mesures intervient une nouvelle entrée du
sujet qui se réalise à une distance d’une septième majeure ascendante ou d’une neuvième
mineure descendante de la première note de l’entrée précédente. Ainsi, à partir du sujet
initial, qui démarre sur la note do # (mes. 334), suivent les 11 autres énoncés du sujet dont
les premières notes réalisent le cycle complet des douze sons de l’échelle chromatique
descendante. Le quatuor vocal accompagne le canon en suivant le cycle des douze sons
par une série d’accords parfaits majeurs construits à partir de la quinte inférieure. En
contraste, les deux autres quatuors exécutent leur partie distincte d’ostinato sur des
hauteurs fixes. Une sonorité polytonale discordante est ainsi créée pour souligner le
tourment de l’Homme faisant face au bonheur impossible.
28 Les douze Heures noires étant écoulées, les Heures blanches ressurgissent. À l’inverse du
mouvement II, alors que la Lune et son reflet apparaissaient, elles disparaissent à la
première partie du mouvement VIII. Pour signifier le début de la deuxième moitié d’une
journée complète exprimée par l’entrée des Heures blanches, Milhaud fonde la partition
du dernier mouvement sur la note pédale fa # 54. Or, cette note fa # correspond au milieu
du cycle des douze sons chromatiques, si on relie la note pédale do du mouvement I à la
note pédale fa # du mouvement VIII (Figure 3). En procédant ainsi, Milhaud établit un lien
entre le déploiement de l’espace sonore et de l’espace temporel sous-jacent au drame tel
qu’il a été conçu par Claudel.
128
29 L’appel plaintif entendu dans la première partie de l’œuvre se propage une dernière fois
comme un adieu résigné. Le retour au silence55 laisse vibrer les bruits ambiants de la
forêt, émis par les instruments de percussion. Le ballet L’Homme et son désir se termine
comme il avait commencé56.
CONCLUSION
30 Cette démonstration du temps et de l’espace dans L’Homme et son désir nous convainc que
Milhaud organise la composition en suivant des règles proportionnelles spécifiques. En
phase avec la mise en scène, où tous les éléments gravitent autour de l’Homme, noyau
central du drame, l’œuvre musicale occupe l’espace temporel dans des proportions
symétriques qui profilent une forme en arche dont l’axe giratoire occupe le centre de la
composition. Outre la structure formelle, la spatialisation des instruments, la pluralité
temporelle et la polytonalité produite par les multiples mélodies et lignes obstinées
représentent tous des aspects que Milhaud a exploités pour établir un lien intrinsèque
avec les spécificités temporelles et spatiales de ce « poème plastique » de Claudel.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Les Ballets suédois de Rolf de Maré 1920-1924, Programme, Paris, [s.d.].
Chaigne, Louis. Vie de Paul Claudel et genèse de son œuvre, Tours : Mam, 1961.
Collaer, Paul. Darius Milhaud, nouvelle édition revue et augmentée, Paris : Éditions Slatkine, 1982.
Claudel, Paul. Art poétique : Connaissance du temps, Paris : Mercure de France, 1951 (1913).
—. « Brésil (1917-1918) », Œuvres en prose, notes par Jacques Petit et Charles Galpérine,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1965, p. 1095-1099.
—. Mes idées sur le théâtre, préface et présentation de Jacques Petit et Jean-Pierre Kempf, Pratique
du théâtre, Paris : Gallimard, 1966.
Kelkel, Manfred. La musique de ballet en France, Paris : Librairie philosophique Jean Vrin, 1992.
—. Étude, sous la direction d’André Cœuroy, La musique moderne, Paris : Éditions Claude Aveline,
1927.
129
—. Notes sans musique, édition revue et augmentée, Paris : René Julliard, 1949.
Yang, Sandra Sedman. « The Composer and Dance Collaboration in the Twentieth Century: Darius
Milhaud’s Ballets, 1918-1958 ». Thèse de doctorat, University of California, Los Angeles, 1997.
NOTES
1. D’après une chorégraphie de Jean Börlin, L’Homme et son désir fut créé au Théâtre des Champs-
Élysées sous la direction musicale de Désiré-Émile Inghelbrecht. La première de L’Homme et son
désir a été présentée au profit des blessés de guerre sous la présidence d’honneur de la princesse
Ingeborg de Suède - Les Ballets suédois de Rolf de Maré 1920-1924. Programme, Paris, conservé à la
Bibliothèque nationale de France, site de l’Opéra (Bibliothèque-musée de l’Opéra [s.d.] et Bengt
Häger, Ballets suédois, Paris : Jacques Damase, 1989, p. 25.
2. Le qualificatif « ultra-moderne » fut utilisé dans le programme des Ballets suédois pour
souligner la dimension extrêmement avant-gardiste du spectacle.
3. C’est grâce à Francis Jammes, un ami commun aux deux artistes, que Claudel vint rencontrer
Milhaud à Paris. Dès la première visite, le poète proposa à Milhaud de mettre en musique les
textes de L’Orestie d’Eschyle dont il avait commencé la traduction. C’est ainsi que débuta une
longue collaboration qui se développa très rapidement en une profonde amitié. Voir Darius
Milhaud, Études, Paris : Éditions Claude Aveline, 1927, p. 28-32.
4. Louis Chaigne, Vie de Paul Claudel et genèse de son œuvre, Tours : Mam, 1961, p. 155-158.
5. L’influence du Brésil chez Milhaud est palpable dans son œuvre, plus particulièrement dans les
compositions écrites pendant son séjour ainsi qu’à son retour en France. Nous pensons, entre
autres, aux œuvres suivantes : Le Bœuf sur le toit (1919), Saudades do Brazil (1920), La Création du
monde (1923) et Salade (1924).
6. Pour plus de détails, voir Milhaud, Notes sans musique, Paris : René Julliard, 1949, p. 84.
7. Claudel avoua qu’avant de voir Nijinski danser, il ne manifestait aucun intérêt pour le ballet.
L’interprétation de L’Après-midi d’un faune que Nijinski donna lors de la représentation des Ballets
russes à Rio de Janeiro modifia totalement ses impressions sur l’art de la danse. Voir Paul Claudel,
« Nijinsky [sic] », Positions et propositions I, Paris : Librairie Gallimard, Éditions de la Nouvelle
Revue Française, 1928, p. 227-234.
8. Même si le célèbre chorégraphe manifeste un grand intérêt pour ce projet, la maladie d’ordre
psychologique, dont il est déjà atteint, s’aggravera à un rythme qui l’empêchera de participer au
projet. Après sa tournée au Brésil, Nijinski ne remontera désormais plus sur la scène. - Milhaud,
Notes sans musiques, p. 85.
9. Dans une lettre adressée à Milhaud le 23 janvier 1921, Claudel propose de modifier le titre du
ballet pour L’Homme et la forêt qui, selon lui, possède un lien plus direct avec le Brésil. Pour des
raisons qui nous sont inconnues, la proposition de Claudel n’a pas été retenue. - Paul Claudel et
Darius Milhaud, Correspondance 1912-1953, Paris : Gallimard, 1961, p. 67-68.
10. Milhaud, Études, p. 32-33.
11. Claudel, Mes idées sur le théâtre, Paris : Gallimard, 1966, p. 75.
12. Ainsi sous-titré puisque le poème prend forme par l’expression des mouvements
chorégraphiques.
13. Claudel, « L’Homme et son désir », La Danse (juin 1921), s.p. Repris dans Claudel, Mes idées sur
le théâtre, p. 75 et dans la partition de Darius Milhaud, L’Homme et son désir, Vienne : Universal
Edition, 1966.
130
De retour à Paris, Claudel et Milhaud cherchèrent vainement un producteur pour leur projet de
ballet. Ils font face à un premier refus en 1919 par Rouché de l’Opéra de Paris et à un deuxième
survenu au cours de l’hiver 1920 de la part de Diaghilev des Ballets russes. Ce n’est qu’en 1921 que
les auteurs présentèrent le projet à Rolf de Maré, directeur de la troupe des Ballets suédois, qui
démontra un vif intérêt pour cette œuvre originale. Dans Notes sans musique, Milhaud exprime
même son étonnement face à l’acceptation de Rolf de Maré : « ...Dès que je lui soumis L’Homme et
son désir, malgré les chanteurs, l’orchestre de solistes, les nombreux instruments de batterie, il
accepta de le monter. Grâce à sa générosité, la collaboration brésilienne a pu se réaliser »
(p. 114-115).
14. Archives du Musée de la danse de Stockholm.
15. Selon un entretien entre Oswalda Guerra, Madeleine Milhaud et Francine Bloch réalisé le 21
juin 1978, l’idée de la scène étagée proviendrait de la disposition de la terrasse du jardin située
derrière la résidence de la légation, rue Paysandu, où habitaient Claudel et Milhaud à Rio de
Janeiro (Enregistrement sonore, Phonotèque de la Bibliothèque nationale de France,
SDCR001303).
16. Le schéma de la Figure 2 a été réalisé à partir des propres indications de Milhaud fournies
dans Notes sans musique, p. 87. Dans un entretien qu’il accorda à Claude Rostand plusieurs années
plus tard, Milhaud aborde dans les mêmes termes la question de la disposition de l’orchestre de
solistes dans L’Homme et son désir. Voir Milhaud, Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Belfond,
1992, p. 79.
17. En se référant à la note citée en bas de la page 1 de la partition (Milhaud, L’Homme et son désir),
nous pouvons lire : « Ces parties de grelots et cymbales peuvent être faits [sic pour faites] par des
danseurs et, au concert, par un des nombreux percussionnistes. »
18. Ici, il est à se demander si l’idée d’inclure des effets de bruit dans la partition de L’Homme et
son désir aurait pu être puisée dans Parade d’Erik Satie. Cette citation de Milhaud est révélatrice à
cet égard : « Les Ballets russes de Diaghilev donnèrent aussi une série de représentations à Rio
pendant l’hiver. La troupe vient passer une soirée à la légation. Nous étions très impatients
d’avoir des détails sur Parade, le ballet de Cocteau dont Satie avait fait la musique et qui venait
d’être créé à Paris. Ansermet nous décrivit les décors et les costumes de Picasso ; les accessoires
que Satie avait ajoutés à l’orchestre, tels que machine à écrire, roue de loterie, sirène » (Notes sans
musique, p. 84). Puisque le ballet Parade a été créé à Paris le 18 mai 1917, nous croyons que la
présence des Ballets russes au Brésil date plutôt du printemps 1917 que de l’hiver, comme le
mentionne Milhaud.
19. Milhaud, Notes sans musique, p. 87.
20. Claudel, Art poétique : Connaissance du temps, Paris : Mercure de France, 1913/1951. p. 40.
21. Plusieurs autres exemples pourraient être mentionnés, dont celui de la page 13 de la partition
(Milhaud, L’Homme et son désir), où les percussions se manifestent dans une mesure à quatre-
quatre alors que les cordes sont en six-huit et que la harpe se déroule en trois-quatre.
22. Milhaud, Notes sans musique, p. 87.
23. Voir Milhaud, la partition de L’Homme et son désir, p. 3.
24. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 3.
25. Je tiens à préciser que, dans cet article, j’accorde aux termes « tonalité » ou « ton » une
signification similaire à celle que donne Milhaud, soit une collection de notes qui empruntent les
altérations propres à un mode majeur du système tonal.
26. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 4.
27. Ibid., p. 6.
28. Paul Collaer, dans son chapitre consacré à L’Homme et son désir (1918), évoque cette image du
« battement du sang dans les artères » en faisant référence aux bruits réguliers de la grosse
caisse qui résonnent sourdement tout au long des premier et dernier mouvements de l’œuvre – in
Darius Milhaud, Paris : Éditions Slatkine, 1982, p. 108.
131
AUTEUR
JACINTHE HARBEC
Université de Sherbrooke, Canada
132
1 L’objectif de cet article n’est pas de faire un exposé technique de la duplication en tant
que procédé compositionnel employé par Debussy mais d’explorer la vision du temps qui
semble être reflétée par ce phénomène. Dans cette recherche, la duplication n’est somme
toute qu’un outil, mais un outil précieux, dont Nicolas Ruwet, en 1962, avait tenté une
première exploration, mais qu’il était pertinent d’examiner de plus près, puisqu’on
constate après une étude serrée des mélodies pour voix et piano la présence de
duplication dans environ 70 % du matériau sonore.
2 Mais avant tout, qu’est-ce au juste que la duplication ?
3 Il s’agit d’un phénomène complexe, dont on ne peut rendre compte ni par une seule
définition ni par un unique exemple. André Schaeffner la définissait comme « un procédé
qui consiste à doubler systématiquement chaque phrase mélodique1... ». Cette définition,
pour succincte et parfois inexacte qu'elle soit, n’en décrit pas moins l’essentiel du
principe. Mais un exemple concret (Exemple 1), tiré de la Deuxième Ballade de François
Villon composée en 1910, nous montrera la complexité du phénomène :
134
nous parle d’un élément fondamental de la psyché humaine : celui de notre rapport au
temps, tourmenté naturellement, puisque, comme le dit joliment Bachelard, « notre être,
dans notre cœur et dans notre raison, correspond à l’univers et réclame l’Éternité2 ».
9 Nous allons voir à présent comment l’humanité s’est divisée, sur le problème du temps,
entre deux réponses opposées en apparence, mais ayant toutes deux un commun mépris
pour la condition de mortel de l’homme ; puis nous observerons la position de Debussy.
PENSÉE CYCLIQUE
10 La première réponse au problème du temps fut la pensée cyclique, qui en propose une
interprétation autour de la notion de périodicité : pour l’homme des civilisations
traditionnelles, la répétition de gestes déterminés lui permet d’avoir accès à une réalité
transcendante, de participer pleinement à la véritable réalité du monde, par la réalisation
d’un rituel. Par exemple : n’est réel que ce qui a déjà été fait, que ce qui est imitation d’un
geste déjà fait par la divinité. Par exemple, le sabbat judéo-chrétien est la répétition d’un
geste divin, puisqu’il reprend le repos du septième jour de la Création du monde3. Quelle
que soit la forme que prend ce rituel, le but est de permettre la régénération périodique
du temps, la libération de l’homme, la négation de l’Histoire même. C’est ainsi qu’on ne
trouve pas, chez les historiens grecs, d’interrogation sur la signification de l’Histoire,
puisque leur conception du temps est cyclique.
11 Si la pensée cyclique touche directement les mythes traditionnels, les rites et la liturgie,
elle n’en est pas moins présente dans les représentations artistiques par lesquelles
l’homme propose encore sa lecture de l’univers. C’est le cas, pour prendre un exemple qui
nous ramènera à Debussy, de la structure du gamelan. Debussy avait entendu à deux
reprises des pièces pour gamelan : en 1889, à l’Exposition universelle de Paris, et en 1900,
toujours à Paris. Il en sort fasciné par les sonorités et la riche structure contrapuntique. Il
semblerait que deux éléments particuliers aient retenu son attention : c’est, d’une part, la
structure en étagement de cette musique, où les différents instruments jouent
pratiquement la même ligne, mais à différentes vitesses selon leur registre, les
instruments les plus aigus ayant naturellement le rythme d’exécution le plus rapide.
D’autre part, c’est la structure cyclique très clairement basée sur la répétition : le plus
gros gong marque la fin de chaque cycle de sa note basse et sonore, et réamorce un
nouveau cycle.
12 Comme par hasard, ce sont ces deux éléments que l’on a retrouvés dans la duplication que
nous avons observée dans la Ballade de Villon. La notion de cycle est amenée par l’idée
même de duplication. Quant à l’étagement, on en trouve une application sophistiquée
dans la présence de duplications de niveaux hiérarchiques multiples.
PENSÉE LINÉAIRE
13 La seconde réponse au problème du temps semble être apparue beaucoup plus
tardivement dans l’histoire de l’humanité : la pensée linéaire moderne propose une
lecture unidirectionnelle de l’Histoire, basée essentiellement sur l’attente messianique.
L’Histoire concourt à un unique événement, final : la fin du temps.
14 Si la vision cyclique consistait à désamorcer périodiquement l’accumulation des
événements pour fournir aux hommes un temps neuf, exempt du poids du passé, la
136
pensée linéaire procède par addition et consigne les données, bonnes ou mauvaises, dans
l’attente du jour du jugement : on y voit le lien avec la naissance de la conscience
historique.
15 Au XXe siècle, on assiste à une laïcisation de l’idéal messianique, particulièrement avec la
pensée de Marx : Le Manifeste communiste de 1848 est un document messianique, une
eschatologie sécularisée. La « fin du monde » est remplacée par la « fin du système social
actuel », la suppression du temps et l’anéantissement de l’histoire deviennent la fin du
temps des souffrances et l’évanouissement de la lutte des classes. L’unité de l’Histoire
tendant vers un but particulier est préservée. On le voit, malgré la désacralisation des
concepts, la ligne générale de la pensée messianique est conservée4.
16 Un autre courant de pensée voit le jour au Siècle des lumières en Europe, différent du
messianisme sacré de l’école chrétienne et du messianisme laïc de l’école marxiste, mais
ayant avec eux un commun rejet de la pensée cyclique : c’est la foi dans le progrès. Au XIX
e
siècle, la foi dans le progrès « devient une conception du monde universelle et remplace
dans une large mesure la foi chrétienne5 ».
DEBUSSY
17 C’est dans cette tradition linéaire occidentale relativement récente, représentée par le
positivisme, le marxisme, l’athéisme humain et la théorie de l’évolution, que Debussy voit
le jour dans une acceptation généralisée de la linéarité du temps. Pourtant, et après avoir
été un admirateur inconditionnel de l’impossible résolution des mélodies wagnériennes,
il se tourne vers l’instant pour y puiser poésie et mystère.
18 Debussy s’attache à briser la linéarité du temps en attaquant quatre de ses attributs.
19 Il met d’abord en question la durée du temps, de la même façon que Bachelard dans la
première phrase de L’intuition de l’instant : « Le temps n’a qu’une réalité : celle de l’instant 6
. » En effet, il semblerait que Debussy ait – outre Pelléas et Mélisande (1902) – une certaine
prédilection pour la forme courte, pour l’évocation passagère. Mais c’est aussi avec
l’abandon du développement qu’il privilégie l’instant : chacune de ses mélodies est fondée
sur un corpus de quelques motifs, utilisés de façon dialectique et dynamique, mais
subissant somme toute assez peu de transformations. Le travail sur la matière s’effectue
par la juxtaposition d’éléments, contrastants ou non, plus que par « l’étirement » d’un
seul élément.
20 Cette unité qu’il maintient, cette cohérence que l’on perçoit immédiatement dans
chacune de ses mélodies, ne tient pas du développement : l’homogénéité du discours
n’enlève rien à l’hétérogénéité du matériau de base dont il est constitué. Boucourechliev
remarque la même chose en rapprochant la démarche de Debussy de celle de Webern :
Nous apparaissent aujourd’hui des points communs significatifs : une conjonction
secrète dans cette poétique de l’instant qui leur est commune, dans une conception
nouvelle de la rhétorique aussi, qui exclut le développement, ainsi que dans
l’abandon de tout « tissu interstitiel ». L’abolition du développement procède, chez
l’un et chez l’autre, de cette poursuite de l’essentiel7.
21 Debussy attaque aussi l’homogénéité du temps qui passe, en plus de sa durée. En nous
limitant à l’étude d’un unique paramètre, celui du rythme, l’écriture est basée sur le
contraste, sur l’écoulement hétérogène de valeurs rythmiques parfois déroutantes. Il
arrive souvent que la pulsation, à l’écoute seulement, soit difficile à établir. C’est le cas ici
137
chérissait tant : si la marée monte, cela ne se fait pas d’un seul geste, et le ressac vient
cent fois se briser sur la grève avant que les pierres qui étaient sèches ne soient à présent
immergées. Et c’est de manière imperceptible que l’on voit s’enfoncer dans les flots un
paysage changeant, par la force de ce qui semble à première vue n’être que l’exact va-et-
vient rectiligne de l’immobilité.
25 Enfin, un dernier attribut de la linéarité nous semble bousculé par l’écriture de Debussy :
c’est la fatalité du temps. Pour le messianiste, pour le marxiste ou le partisan du progrès,
les événements s’enchaînent avec logique, guidés par la raison ou par la main de Dieu,
vers un objectif particulier : l’Histoire présente donc une certaine intentionnalité, et les
événements sont déterminés par ceux qui les précèdent. Debussy au contraire semble
désireux de réhabiliter la notion d’imprévisibilité, de liberté par rapport au passé :
combien déroutante nous paraît son écriture harmonique, qui ne se laisse jamais deviner
par l’auditeur, mais le conduit elle-même là où bon lui semble ! Il en va de même de la
structure des pièces, en perpétuelle découverte d’elle-même. Debussy fait preuve là aussi
d’une parfaite liberté d’invention.
26 Bref, dans le refus de la fatalité temporelle qui englobe sans doute de nombreux autres
paramètres, nous voyons une certaine volonté de se libérer de l’histoire, de sortir de
l’histoire, comme c’est le cas chez l’homme des civilisations traditionnelles, pour qui le
rituel est une porte de sortie toujours bonne à emprunter afin de rejoindre les
« archétypes transhistoriques ». Le choix d’un langage harmonique totalement libre est
donc chargé d’implications : c’est la notion de passé et d’avenir qui est directement mise
en question.
VASTE COURANT
27 Mais Debussy n’est pas le seul, au début du XXe siècle, à remettre en question l’approche
linéaire occidentale. Comme le dit Brăiloiu, une des principales contributions de Debussy
« à l’art occidental consiste dans la traduction musicale qu’il a su donner de l’état d’esprit
du temps8 ». En effet, sa démarche inaugure un vaste mouvement de rupture avec le
linéaire et, accessoirement, de retour au cyclique, qui touche aussi bien la pensée
(philosophie, histoire, ethnologie) que l’art (musique, arts visuels).
28 Le XXe siècle apportera de façon généralisée un scepticisme face à l’idée de progrès et à
celle de l’eschatologie sécularisée de Marx, notamment à cause des échecs politiques et
sociaux qu’ils ont engendrés. Des historiens comme Spengler et Toynbee ont également
contribué à ce changement d’état d’esprit. Au fond, il semble que leur remise en question
globale ébranle trois attributs de la linéarité historique : l’unité de l’Histoire, c’est-à-dire
le fait que l’Humanité tout entière soit incluse dans une Histoire globale ;
l’unidirectionalité de l’Histoire, c’est-à-dire la croyance que l’Histoire représente un seul
mouvement progressant sans aller-retour ; la signification de l’Histoire, que de nombreux
philosophes et historiens tentèrent de découvrir et qui perd tout intérêt à partir du
moment où l’on croit que les histoires sont multiples et cycliques.
29 Dans le domaine de la création musicale, la linéarité est aussi remise en question. On peut
citer par exemple la rupture avec la tonalité et le relatif déterminisme qu’elle implique,
au profit d’un langage aux combinaisons virtuellement intarissables. Que l’on approuve
leur choix ou non a posteriori, c’est la voie que les sériels ont suivie et qui, dans une
certaine mesure, a été inaugurée par Debussy, même s’il n’était pas à proprement parler
139
un « militant de la tonalité suspendue9 ». En tout cas, c’est cette rupture que Boulez
retient de lui et avec laquelle il se sent en profonde filiation : il écrit, dans son article
consacré à Debussy dans l’Encyclopédie Fasquelle, qu’« avec lui [Debussy], le temps
musical change souvent de signification, surtout dans ses dernières œuvres : le mouvant,
l’instant font irruption dans la musique10... » Boulez, bien loin de proposer dans son
langage musical un retour au cyclique, n’en rompt pas moins avec la linéarité.
30 D’autres, par contre, ont alimenté leur rejet du linéaire par une écriture basée sur la
répétition circulaire de motifs. On peut citer évidemment l’école répétitive américaine,
Reich en tête, qui systématise, à la longueur d’une œuvre, la duplication de tout le
matériau sonore. Rappelons aussi la naissance de la musique concrète, sortie du sillon
fermé d’un disque de Pierre Schaeffer : quel plus bel exemple de duplication ?
31 Dans chacun de ces cas, et malgré les différences évidentes qui opposent le langage de ces
compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle, on assiste à une commune rupture avec
la tradition linéaire occidentale.
32 Debussy, précurseur de ce vaste mouvement, se positionne quant à lui à la fois par
rapport au temps cyclique et au temps linéaire. Sa duplication est une répétition qui
progresse conformément à l’avancée de l’histoire en spirale, que propose déjà l’historien
Vico au XVIIIe siècle, et non une répétition statique. Ses duplications sont rarement
pures ; elles procèdent par légères modifications et sont entrecoupées d’un matériau non
dupliqué qui fait avancer le discours. Debussy, dans son langage, réconcilie d’une certaine
façon les deux approches du temps.
33 En fait, il réalise la curieuse formule d’Apollinaire lorsqu’il écrit : « L’homme a voulu
imiter la marche et il a inventé la roue11. »
34 La roue, c’est l’illusion du statisme ; lorsqu’on la suit du regard en fixant le moyeu, on a
l’impression qu’elle ne tourne que sur elle-même. Pourtant, elle n’en avance pas moins.
De même, grâce à la systématisation de sa duplication, Debussy donne l’illusion d’un
temps statique, gratuit, circulaire, définitivement racheté par la magie de l’instant. Mais
qu’on ne se leurre pas : la pièce, tôt ou tard, arrive à sa fin, pas davantage immortelle que
ne l’est celui qui fonde sa vie sur la pensée cyclique. « L’homme a voulu imiter la marche
et il a inventé la roue. » Au fond, le trajet est le même. Il s’agit seulement de déterminer
dans quelles conditions nous souhaitons le parcourir. L’éternel recommencement n’est
qu’illusion, la plus bouleversante et profondément touchante de nos illusions humaines.
Car si, comme le disait tout à l’heure Bachelard, notre être réclame l’Éternité, nous n’en
sommes pas moins donnés par avance à la mort. Et l’homme, peut-être, se meurt de
chagrin de ne pas l’ignorer.
BIBLIOGRAPHIE
140
BIBLIOGRAPHIE
Bachelard, Gaston. L’intuition de l’instant, Paris : Gonthier, 1932.
Boucourechliev, André. Debussy, la révolution subtile, Les chemins de la musique, Paris : Fayard,
1998.
Boulez, Pierre. « Debussy », Encyclopédie de la musique, sous la direction de François Michel tome 1,
Paris : Fasquelle, 1958 : 629-641.
Brâiloiu, Constantin. « Coup d’œil historique sur l’œuvre de Debussy », Revue de Musicologie vol. 48
(juillet - décembre 1962), p. 121-128.
Eliade, Mircea. Le mythe de l’éternel retour, Idées, NRF, Paris : Gallimard, 1969.
Kramer, Joseph. « Le temps musical », Musiques : une encyclopédie pour le XXI e siècle, sous la
direction de Jean-Jacques Nattiez, vol. 2, Arles : Actes Sud, 2004, p. 189-218.
Schæffner, André. « Debussy et ses rapports avec la musique russe », Musique russe, sous la
direction de Pierre Souvtchinsky, tome 1, Paris : Presses universitaires de France, 1953, pages.
Schaeffer, Pierre. De la musique concrète à la musique même, Paris : Mémoire du livre, 2002.
Toynbee, Arnold. L’histoire, Grande bibliothèque Payot, Paris : Éditions Payot & Rivages, 1996.
NOTES
1. Cité par Nicolas Ruwet, in Langage, musique, poésie, Paris : Seuil, 1970, p. 70.
2. Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris : Gonthier, 1975, p. 93.
3. Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris : Gallimard, 1969, p. 36.
4. George Steiner, Nostalgie de l’absolu, Paris : 10/18, 2003, p. 57-58.
5. Rudolph Bultmann, Histoire et eschatologie, Paris : Neuchatel, 1959, p. 60.
6. Bachelard, L’intuition de l’instant, p. 13.
7. André Boucourechliev, Debussy, la révolution subtile, Paris : Fayard, 1998, p. 18.
8. Constantin Brăiloiu, « Coup d’œil historique sur l’œuvre de Debussy », Revue de musicologie,
vol. 48 (juillet - décembre 1962).
9. Boucourechliev, Debussy, la révolution subtile, p. 118.
10. Pierre Boulez, « Debussy », Encyclopédie de la musique, tome I, Paris : Fasquelle, 1958, p. 640.
11. Formule tirée des Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire.
141
AUTEUR
SYLVELINE BOURION
Université de Montréal, Canada
142
Chapitre 9. Hiérarchie et
homogénéité dans Le jardin clos de
Fauré
Sylvain Caron
1 L’écoute de Fauré – plus particulièrement ses œuvres du XXe siècle – s’avère parfois
déroutante1. En fait, l’attention se porte sur des éléments familiers en eux-mêmes, mais
employés dans un contexte inhabituel. Du point de vue harmonique, on y reconnaît les
accords du système tonal, mais ceux-ci sont souvent brouillés par des notes étrangères ou
par le décalage rythmique des voix, et ils s’enchaînent de manière peu prévisible. On
perçoit également des cadences, mais le moyen d’y parvenir suscite souvent la surprise.
Bref, des attentes tonales sont suscitées par le matériau employé, mais elles sont
constamment déjouées, d’où la difficulté de fixer des points de repère clairs. Par ailleurs,
les textures, les motifs et les timbres sont peu variés au sein d’un même mouvement. La
mélodie demeure plutôt statique, dans un ambitus restreint. De sorte que cette musique
dégage de prime abord une impression d’homogénéité. Cela surprend pour le début du XX
e
siècle, où la recherche de timbres, d’échelles sonores nouvelles, de rythmes contrastés et
de textures variées était si importante.
2 Pourtant, à force d’écoute, une relation de cause à effet entre les divers éléments prend
forme. Par besoin d’intelligibilité, l’auditeur cherche à mettre en relation les éléments
musicaux, à les organiser en un système cohérent et à les hiérarchiser. Afin de mieux
cerner ce processus cognitif, je vais m’inspirer d’un article de Michel Imberty,
« Continuité et discontinuité », paru dans Musiques, une encyclopédie pour le XX e siècle2. Pour
Imberty, l’écoute est une construction mentale élaborée par l’auditeur. Cette construction
peut se faire en fonction d’une grammaire préétablie, comme en musique tonale, ou par
une hiérarchisation des saillances, qui sont mises en relation entre elles. On entend par
saillance des événements sonores qui captent immédiatement l’attention de l’auditeur : la
répétition d’une note ou d’un accord, les jeux de tension et de détente, les accents.
Imberty applique le concept de saillance à la construction mentale, ce qui lui fait dire
qu’en musique atonale, il y a hiérarchisation par les saillances, alors qu’en musique
tonale, la structure sous-jacente hiérarchise les tensions et les détentes, et induit une
143
1. Exaucement
3. La messagère
5. Dans la nymphée
6. Dans la pénombre
6 Dans son article intitulé « Smoke, Mirrors and Prisms : Tonal contradiction in Fauré 5 »,
Edward R. Phillips a employé l’analyse schenkérienne pour conclure à des différences de
signification tonale entre les éléments de surface et les structures sous-jacentes. Dans
l’Exemple 1, extrait d’« Exaucement », le niveau de surface est particulièrement brouillé
par les décalages qui interviennent dans la conduite des voix et par l’éloignement tonal
apparent des accords.
7 Je reprends ici l’analyse de Phillips pour la section qui, selon lui, s’étend de la mesure 16 à
la mesure 21. Phillips affirme que, dans une structure de prolongation de l’accord de
tonique en do majeur, le contrepoint sous-jacent de la ligne supérieure décrit un
mouvement de do vers sol (les notes du contrepoint sous-jacent sont encerclées dans
l’exemple). Cette analyse implique qu’à la mesure 20, le sol dièse est en fait un la bémol
qui, suivi du fa dièse, forme une double appoggiature du sol. Or, localement, si on s’en
tient au niveau de surface, on a plutôt l’impression d’un enchaînement de V/V (avec le fa
dièse) à I (mes. 21). Il y a ici une contradiction entre niveau de surface et structure sous-
jacente de la tonalité, contradiction qui est qualifiée « d’écran de fumée » (smoke screen)
par Phillips6.
8 Même si je reconnais avec Phillips qu’il y a souvent contradiction entre le niveau de
surface et les structures sous-jacentes, son analyse soulève deux objections. La première
concerne les limites d’application de la théorie schenkérienne à Fauré. Cette théorie ne
fait pas d’abord appel à la perception mais à une idée préconçue, celle d’une structure
145
Exemple 3 : Mélodie à cadre mobile sur arpèges et sur gamme (Gabriel Fauré, Le Jardin clos,
« La Messagère », mes. 1 à 49).
ABRÉVIATIONS
T : tonique
M : médiante
Np : degré napolitain
D : dominante
SM : sous-médiante
b : degré abaissé
SD : sous-dominante
S/T : sus-tonique
Les lettres majuscules indiquent des degrés majeurs et les lettres minuscules indiquent
des degrés mineurs.
Tableau 2 : La tonalité élargie10.
1 Do majeur T
2 Fa majeur SD
3 Sol majeur D
4 Mi b majeur b M
5 Ré b majeur Np
6 Mi majeur M
7 Fa majeur SD
8 Mi mineur m
CONCLUSION
18 Comme nous pouvons le constater, la multiplication des hiérarchies permet à Fauré de
décaler divers éléments les uns par rapport aux autres. Les saillances mélodiques,
harmoniques et dynamiques évoluent souvent de manière autonome, sinon
contradictoire. C’est ce qui explique qu’au total, il se dégage de cette musique une
sensation d’homogénéité. Toutefois, au regard de ce que j’ai voulu démontrer, je souhaite
que cette homogénéité n’apparaisse plus comme anachronique, eu égards aux soucis
esthétiques qui marquent le début du XXe siècle. Qu’il s’agisse d’un contrepoint
hétérogène, comme avec Mahler, ou d’un contrepoint de dissonance homogène, avec
Schoenberg, le souci de simultanéité me semble une préoccupation bien de son temps.
Fauré évolue à l’intérieur d’une homogénéité qui permet le jeu de la simultanéité.
D’ailleurs, l’importance pour Fauré des poètes symbolistes dans ses mélodies du XXe siècle
est significative. Le symbolisme littéraire fuit ce qui est trop déterminé, afin de permettre
l’émergence chez le lecteur d’une pluralité de sens. La transposition en musique, par
Fauré, de cette recherche esthétique se fait par l’homogénéité et la stratification des
hiérarchies. Cela permet la simultanéité des constructions cognitives. Bien sûr ce type de
musique s’avère exigeant pour l’auditeur, et aussi pour l’interprète, qui doit demeurer
conscient des divers niveaux qui constituent le total de l’œuvre. Mais c’est à ce prix que
l’on peut accéder à toute la richesse de l’écriture de Fauré.
152
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Fauré, Gabriel. Le Jardin clos, Boca Raton (Floride) : Master Music Publications, 1992 (1915, Paris :
Durand).
Imberty, Michel. « Continuité et discontinuité », Musiques, une encyclopédie pour le XX e siècle, Jean-
Jacques Nattiez (dir.), Arles : Actes sud, 2003.
Nectoux, Jean-Michel. Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, coll. Harmoniques, Paris : Flammarion,
1990.
Phillips, Edward R. « Smoke, Mirrors and Prisms: Tonal Contradiction in Fauré », Music Analysis
vol. 12, no 1 (1993).
Reich, Steve. Écrits et entretiens sur la musique, Paris : Christian Bourgeois, 1981.
Schoenberg, Arnold. Structural Functions of Harmony, Londres: Faber and Faber, 1999.
NOTES
1. Il est vrai que certaines des dernières œuvres de Fauré, comme le Trio, tendent à revenir à la
tonalité classique. Néanmoins, ce texte vise plus spécifiquement les œuvres où l’harmonie quitte
les cadres usuels de la tonalité.
2. Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques, une encyclopédie pour le XX e siècle, Arles : Actes Sud, 2003.
3. Dans son article, Imberty touche à ce genre de problème en appliquant le concept de saillance
à la musique minimaliste de Philip Glass et Steve Reich. La musique de Fauré présente quelques
similitudes avec ce genre de musique par son statisme, puisque le matériel musical énoncé au
départ demeure omniprésent et stratifié tout au long de la pièce, et qu’il ne subit des
transformations que très progressivement. De plus, l’esthétique symboliste adoptée par Fauré
comporte des points communs avec la vision musicale de Reich, notamment lorsque celui-ci
affirme que « l’écoute d’un processus extrêmement graduel ouvre mes oreilles à ça, mais ça
déborde toujours la perception que j’en ai, et c’est ce qui rend intéressant une seconde écoute de
ce processus » - Steve Reich, Écrits et entretiens sur la musique, Paris : Christian Bourgois, 1981.
Malgré ces rapprochements, il faut toutefois convenir que les deux mondes demeurent
nettement distincts l’un de l’autre. Notamment, la notion de temps y est très différente : chez les
minimalistes, le temps est linéaire, progressif et irréversible, sans retour en arrière possible,
alors que chez Fauré, le temps est circulaire : la fin permet de retrouver l’unité perdue par le
retour du matériel initial.
4. J’emprunte à Jean-Michel Nectoux cette appellation appliquée à Fauré ; Nectoux en a fait le
titre de l’un de ses livres : Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, Paris : Flammarion, 1990.
5. Eward R. Phillips, « Smoke, Mirrors and Prisms: Tonal Contradiction in Fauré », Music Analysis,
vol. 12, no 1 (1993).
6. Ibid., p. 4.
153
7. Le la bémol qui apparaît à la fin de l’arpège est enharmonique avec un sol dièse ; il s’inscrit
donc dans la prolongation de l’arpège de mi majeur.
8. Le premier degré de cette gamme, fa dièse, est toujours en lien avec l’arpège de mi bémol,
puisqu’il est enharmonique à sol bémol, tierce mineure de l’arpège.
9. Londres : Faber and Faber, 1999. Publié originalement en 1954 par William Norgate ; 2 e édition
(avec révisions) en 1969 par Ernest Benn. Éditions antérieures chez Faber en 1983 et 1989.
10. Ce tableau reprend celui de Schoenberg avec quelques modifications : j’emploie d (dominante
mineure) au lieu de v (five-minor), et s/t (sustonique) au lieu de dor (dorian).
11. Les autres mélodies ont été exclues du tableau en raison de l’absence de cadences internes
claires.
AUTEUR
SYLVAIN CARON
Université de Montréal, Canada
154
1 Dans la création musicale française de la première moitié du XXe siècle, l’œuvre d’Erik
Satie représente indiscutablement un champ particulièrement propice à l’étude des
rapports entre les différents modes d’expression artistique. Situés résolument au-delà des
catégories artistiques conventionnelles, les Sports et Divertissements constituent un des
premiers exemples, dans la création musicale, d’un livre-partition qui invite à toutes
sortes de transferts de l’univers sonore à celui des formes plastiques ou de l’expression
verbale.
2 Issues d’une commande de l’éditeur Lucien Vögel, les vingt et une miniatures, qui
composent l’album des Sports et Divertissements, ont été composées entre le 14 mars et le
20 mai 1914. Calligraphiés à l’encre de Chine noire sur des portées rouges, que le
compositeur avait tracées lui-même, ces instantanés musicaux, n’excédant jamais la
durée d’une minute, se présentent comme des entités artistiques singulières qui
véhiculent simultanément plusieurs suggestions appartenant à des champs sémantiques
différents. En effet, chacune des pièces de l’album est accompagnée d’une aquarelle de
Charles Martin (les deux étant placées en vis-à-vis), illustrant dans le registre pictural
l’activité sportive ou divertissante, qui constitue également le thème de l’œuvre musicale
et du texte inscrit entre les portées de la partition, de sorte que les aspects sonore, visuel
et poétique de la conception artistique sont étroitement associés et participent
conjointement d’un projet pluridisciplinaire. Il faudrait remonter à l’époque du Moyen
Âge pour trouver des exemples équivalents, inspirés des préoccupations similaires : ainsi,
les poèmes figurés (carmina figurata) et la « musique oculaire » suscitent-ils à la fois l’œil
et l’oreille, stimulant l’imaginaire de celui qui perçoit un tel objet artistique et cherche à
appréhender dans toute sa complexité le jeu subtil auquel invite ce genre de pratiques 1.
3 En ce sens, l’édition de luxe publiée en 1923 s’inscrit dans une finalité esthétique qui
déborde à bien des égards la fonctionnalité habituelle d’une partition musicale. Il s’agit
plutôt, comme l’indique bien le terme d’album substitué à celui de partition, d’un livre-
155
ne sont jamais traitées indépendamment l’une de l’autre ; elles ne constituent pas des
entités autonomes capables d’être isolées et analysées en tant que phénomènes
particuliers ; elles représentent au contraire des aspects complémentaires et à la fois
interdépendants d’un unique fait artistique, qu’il convient d’envisager comme un tout
organique et indissociable. Afin de respecter la nature du projet compositionnel, il est
donc logique d’adopter cette même approche, seule à même de traduire la spécificité de la
démarche artistique de Satie, son originalité et sa modernité indiscutable.
8 Si Sports et Divertissements s’inscrivent dans la période dite « humoristique » du
compositeur, il n’en reste pas moins qu’ils diffèrent à bien des égards de la plupart des
recueils des années 1912-1915, notamment sur le plan de l’articulation musico-littéraire
qui présente quelques particularités inhérentes à cette œuvre. La raison de ces
divergences réside pour l’essentiel dans l’extrême concision des pièces (n’excédant jamais
les 30 mesures) et à la fois dans leur nombre important (un cas exceptionnel dans l’œuvre
de Satie), ce qui modifie considérablement les rapports d’équilibre au sein du recueil,
plaçant le compositeur face à des problèmes formels et esthétiques qu’il n’avait jamais eu
à traiter auparavant. Parfaitement conscient qu’il ne pouvait appliquer le modèle musico-
littéraire, élaboré dans les œuvres de 1913 telles que les Embryons desséchés et les
Descriptions automatiques, consistant à illustrer les différents aspects événementiels des
indications de jeu et des textes poétiques au moyen de figures musicales descriptives,
Satie réduit au maximum de tels procédés, les dosant scrupuleusement et les limitant à
quelques épisodes clés de chaque pièce. Pour donner quelques exemples, citons « Le
bouquet » dans le « Feu d’artifice » (Exemple 1), le club volant en éclat dans « Le Golf », la
chute dans « Le Water-Chute », etc.
Exemple 1 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Feu d’artifice » (épisode du « Bouquet »). Avec
l’aimable autorisation des Éditions Salabert
Exemple 2 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « La Balançoire » (début). Avec l’aimable autorisation
des Éditions Salabert
Exemple 3 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le Bain de mer » (extraits). Avec l’aimable
autorisation des Éditions Salabert
Exemple 4 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le Bain de mer », gravure de Charles Martin. Avec
l'aimable autorisation des Éditions Salabert
15 Dans « La Pêche », à une construction claire et limpide, conçue en forme d’arche, répond
un discours descriptif qui attribue à chaque élément motivique un rôle précis dans
l’organisation de la trame narrative. Il suffit par ailleurs d’observer la partition pour
s’apercevoir à quel point son élaboration graphique « raconte » le court récit inscrit entre
les portées musicales : encadrées par le motif « aquatique », les apparitions des figures
mélodiques illustrant les poissons (Exemple 5) seront reprises en mouvement inverse
représentant quasi littéralement les allées et les venues des protagonistes.
16 Quant à la section centrale, elle introduit un nouveau matériau thématique tout en
complexifiant le discours, comme s’il s’agissait d’indiquer, aussi bien sur le plan musical
que narratif, le nœud de l’intrigue, encore que, chez Satie, ce terme ne puisse être
159
appliqué qu’avec beaucoup de réserves. Car, en réalité, si, au moyen de quelques traits
précis, la section introductive de la pièce parvient à planter un décor aquatique qui
devrait logiquement accueillir un certain nombre d’événements, destinés à captiver
l’attention et à propulser le récit en avant, rien dans la section centrale ne permet de
satisfaire cette attente légitime et, avec leur banalité tiède, les quelques phrases placées
entre les portées excluent toute éventualité de tension dramatique : « Qu’y a-t-il ? – C’est
un pêcheur, un pauvre pêcheur. – Merci. Chacun retourne chez soi, même le pêcheur. » La
reprise du motif en triolets (« Murmures de l’eau dans un lit de rivière ») qui vient clore
la pièce ne fait en effet que souligner cette indifférence, cette banalité et cette absence de
toute émotion ostensible, que Satie a toujours opposées au pathos romantique et à
l’étalage de sentiments, leur préférant l’objectivisme froid d’une réalité prosaïque, l’ennui
et la grisaille constituant pour lui une sorte d’antidote contre l’expression du « moi »,
support égoïste d’une image de l’art qu’il n’a jamais cessé de condamner.
Exemple 5 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « La Pêche » (figures mélodiques illustrant les
poissons). Avec l’aimable autorisation des Éditions Salabert
17 De même que dans les autres recueils de la période humoristique, les critiques que Satie
formule à l’égard des usages figés, des conventions étriquées, de l’hypocrisie mal
dissimulée de ses contemporains et, en général de la société bourgeoise de la Belle
Époque, s’expriment, dans les Sports et Divertissements, par le biais d’une ironie
soigneusement dosée, des allusions plutôt que des évocations directes, suggérées de
manière oblique à travers notamment les fiascos pitoyables avec lesquels se concluent la
plupart des situations sportives ou divertissantes. Il n’est pas surprenant de constater que
de tels desseins, bien que jamais explicites, mobilisent toute la palette expressive du
compositeur et nécessitent souvent la mise en œuvre de stratégies complexes qui
fonctionnent sur plusieurs plans de la conception artistique. Un des exemples les plus
représentatifs à cet égard, « Le Yachting » (Exemple 6) possède une double nature et
nourrit une certaine ambiguïté, tant son discours oscille entre deux approches
160
Exemple 6 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le yachting ». Avec l’aimable autorisation des
Éditions Salabert
18 Dans la partie supérieure ainsi délimitée, plusieurs événements sonores sont appelés à
figurer les images évoquées par le texte : alors que la courbe ondoyante d’un motif rapide
en doubles croches illustre « Le yacht danse », un ostinato agité dans l’aigu représente
« La mer est démontée », suivie immédiatement d’un changement de registre qui brise la
régularité des doubles croches en leur substituant le rythme de syncope (« Pourvu qu’elle
ne se brise pas sur un rocher »), et lorsque la mélodie s’élève sur une gamme ascendante,
le texte indique « Personne ne peut la remonter ». Plutôt que sur la représentation sonore
d’associations suscitées par les images évoquées dans le texte, Satie appuie sa démarche
sur la reproduction littérale de la signification d’un mot, sur laquelle il modèle le geste
musical. De fait, il court-circuite les principes mêmes de la musique à programme, selon
lesquels les correspondances musico-littéraires procèdent d’un ensemble de conventions
culturelles établies au cours de l’histoire et qui fonctionnent non pas sur le plan des
unités autonomes de l’expression verbale, mais plutôt sur celui des concepts. Au lieu de
considérer le texte littéraire comme source d’inspiration ou comme fil conducteur
destiné à assurer la logique formelle de l’œuvre, Satie utilise le mot comme matériau de
composition, au même titre que les différents paramètres du phénomène sonore, en lui
conférant le rôle de générateur du geste musical.
19 Après ce cheminement parallèle de texte et musique, c’est dans la deuxième partie de la
pièce7 que le discours verbal et le phénomène sonore se détachent l’un de l’autre pour
161
entamer une existence quasi autonome, comme si leur connivence n’était que provisoire
et devait nécessairement céder la place à une certaine disharmonie. Celle-ci provient en
effet de l’intrusion soudaine d’un élément étranger à ce paysage jusque-là livré à sa
solitude impénétrable, incarné par la « jolie passagère » au caractère capricieux et à
l’esprit frivole, qui crée un contraste saisissant avec cet univers où les éléments se
déchaînent et dont la violence incontrôlable fait apparaître d’autant plus dérisoire la
futilité des prétentions humaines : « – Je ne veux pas rester ici, dit la jolie passagère. Ce
n’est pas un endroit amusant. J’aime mieux autre chose. Allez me chercher une voiture. »
Le choix de laisser cette remarque sans réponse, comme suspendue dans un vide,
renforce sans doute l’impression d’un abîme qui sépare désormais texte et musique et
qui, symboliquement, pourrait exprimer l’antinomie homme/nature, à laquelle, comme
de nombreux artistes avant lui, Satie était probablement sensible. Ceci n’est bien
évidemment qu’une manière parmi d’autres de comprendre la stratégie compositionnelle
à partir de laquelle s’articulent les rapports entre mots et musique dans cette pièce, tout
en permettant de constater à quel point la connexion – ou son absence – entre ces deux
modes de communication n’est jamais gratuite, mais s’effectue en fonction des exigences
expressives et des objectifs spécifiques propres à un projet particulier. À cet égard, il est
également possible d’affirmer que, dans le contexte d’une forme artistique aussi ramassée
et si peu encline à l’éloquence rhétorique, les rapports musico-littéraires peuvent être
envisagés comme coextensifs à l’ensemble des suggestions véhiculées par l’œuvre, dans le
sens où leur finalité se réduit rarement à une fonction narrative, liée à l’organisation et la
succession dans le temps d’un certain nombre d’événements sonores, mais peut s’étendre
à des aspects d’ordre idéologique et donc non directement corrélatifs au champ dans
lequel opèrent les techniques descriptives.
20 Avec « Les Quatre Coins » (Exemples 7 et 8), explorant un registre tout à fait différent,
marqué par un caractère ludique et désinvolte, Satie pousse jusqu’à leurs ultimes
conséquences ses recherches de simplicité et de transparence du langage musical, en
même temps qu’il parvient à une conception artistique entièrement fondée sur les
rapports d’interdépendance entre les aspects sonore et visuel de l’écriture musicale.
Conçus indiscutablement comme éléments complémentaires d’une même idée créatrice,
musique, texte et représentation graphique ont rarement présenté, dans les œuvres de
Satie, une telle cohérence conceptuelle qui confère à cette pièce son unité organique. La
plus minimale de toutes les compositions du recueil, elle s’articule à partir d’un matériau
thématique réduit à son strict minimum : cinq notes dont quatre (mi - fa - si - do) illustrent
les souris, tandis que la cinquième (ré) symbolise le chat.
Exemple 7 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Les Quatre Coins » (début). Avec l’aimable
autorisation des Éditions Salabert
162
Exemple 8 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Les Quatre Coins » (fin). Avec l'aimable autorisation
des Éditions Salabert
23 Il est certes impossible, dans le cadre de cet article, d’épuiser les multiples implications
des rapports entre le sonore, le visuel et le verbal, dans les Sports et Divertissements, tant il
est vrai que chacune des pièces du recueil constitue un projet à multiples facettes qui
mérite à lui seul une étude des plus circonstanciées.
24 Ajoutons toutefois quelques remarques concernant l’élaboration des textes littéraires,
dont la nature et le contenu peuvent être considérés comme un des traits emblématiques
de l’univers artistique de Satie.
25 Le laconisme et la concision extrême de l’expression musicale, qui caractérisent le
langage de Satie, ne pouvaient en effet qu’entraîner des conséquences similaires dans la
conception et l’élaboration des textes insérés entre les portées des Sports et
Divertissements. Souhaitant parvenir à une cohérence optimale dans l’articulation texte/
musique, Satie élimine de son discours tout élément superficiel, écarte systématiquement
les allusions par trop anecdotiques, pour ne laisser que l’expression condensée d’une idée
poétique traduite au moyen de quelques touches minimales, quelques images percutantes
dont le dépouillement n’est pas sans rappeler les qualités uniques de la poésie japonaise.
Il est frappant de constater avec quel soin le compositeur façonne chacune des phrases,
avec quelle intransigeance envers lui-même il épure son expression, tenant compte aussi
bien des qualités purement littéraires de ses textes que de leur disposition finale sur la
partition. À cet égard, il est intéressant de noter que, souvent, la décision de supprimer
une phrase répond moins à une recherche de laconisme qu’aux préoccupations
plastiques, se justifiant par la nécessité de disposer le texte de manière suffisamment
espacée et aérée, afin d’améliorer la présentation et les qualités typographiques de
l’ensemble. Inversement, l’ajout d’une phrase se motive parfois par le besoin d’assurer le
déroulement parallèle du texte et de la musique, de sorte que chaque séquence du
discours sonore puisse être accompagnée d’un fragment du récit.
164
– Jamais je ne souffrirai que vous restiez debout. Venez sur mes Vous avez une belle robe
genoux, Monsieur. blanche.
– Mais non, c’est du foie gras, gras comme les anciens fusils.
29 On s’aperçoit d’emblée que les phrases supprimées sont en général celles comportant des
allusions anecdotiques qui n’apportent rien d’essentiel au déroulement du récit, le choix
de Satie consistant à ne conserver que les éléments indispensables à la compréhension de
la situation qu’il s’agit d’illustrer, chacun d’entre eux jouant un rôle précis :
▪ le contexte du pique-nique (« Ils ont tous... ») ;
▪ les personnages à travers le caractère mondain de leur conversation (« Vous avez... ») ;
▪ l’intrigue ou l’élément clé du récit (« Tiens !... ») ;
▪ chute de l’histoire (« Mais non... »).
30 Finalement, l’étude des esquisses de Satie nous a offert quelques surprises étonnantes et
en même temps très significatives de la manière dont fonctionne l’esprit du compositeur.
En effet, derrière les formules cocasses, les jeux de mots et les péroraisons inattendues
qui achèvent certains des récits, se dissimulent des tâtonnements et des recherches
parfois pénibles, témoignant d’une pensée jamais satisfaite d’elle-même, n’acceptant
aucune concession avec ses propres critères et toujours prête à recommencer l’effort
jusqu’à ce qu’elle parvienne au résultat le plus abouti. Pour citer quelques exemples, voici
la première version du « Golf », une des pièces du recueil auxquelles Satie semble avoir
consacré le plus d’efforts :
Ce jeu semble appartenir de droit aux anciens colonels (officiers). C’est un sport
d’homme mûr, de retraité.
Les vieux colonels anglais y excellent. Sur deux joueurs de golf, deux sont anglais,
tous deux colonels honoraires de l’Armée de Sa Majesté (le King).
C’est donc un jeu anglais § militaire, ou militaire et anglais. Ces messieurs
s’habillent de « Scotch Tweed » aussi vert que possible. Ils sont accompagnés d’un
« caddie » qui porte les « bags ». Les « bags » sont des sacs contenant les « clubs ».
Les « clubs » sont de braves morceaux de bois servant à projeter les balles dans les
« holes ». Les « holes » sont de parures tous inoffensifs 9.
31 Une autre version, plus tardive, se présente ainsi :
Vêtu de « Scotch Tweed » aussi vert que possible, le vieux colonel est gros comme
une futaille. Par hygiène et pour remuer ses douleurs, il manie le « club ». Suivi
166
d’expression au sein de la conception artistique. Sans oublier qu’il est avant tout un
musicien, Satie parvient toutefois à éviter la hiérarchisation des différents langages
artistiques auxquels il fait appel dans ses pièces, accordant à chacun d’entre eux un rôle
spécifique dans la transmission de son projet. Ainsi, le sonore, le visuel et le verbal
participent-ils conjointement, selon les modalités qui leur sont propres, de la réalisation
artistique, de sorte que l’œuvre puisse susciter à la fois l’oreille, l’œil et l’esprit pour se
révéler finalement dans toute la complexité de sa conception.
CONCLUSION
36 L’étude des Sports et Divertissements nous a permis de constater à quel point, aux yeux du
compositeur, aucune méthode compositionnelle n’est exclusive, les rapports entre
musique, mots et images nécessitant, à l’occasion de chaque nouvelle pièce, de redéfinir
leur équilibre, de mesurer attentivement l’apport de chacune de ces formes d’expression
dans la suggestion artistique afin d’éviter la redondance, mais aussi d’aboutir à leur
parfaite symbiose. Si le recueil présente une remarquable cohérence formelle et
conceptuelle, derrière cette homogénéité apparente se dissimule une étonnante variété
d’approches témoignant de la capacité du compositeur de renouveler constamment ses
moyens expressifs, d’entreprendre la composition de chaque pièce sans parti pris et avec
un esprit vierge, ce qui, en retour, lui permet d’éviter des méthodes stéréotypées et des
procédés récurrents présentant un réel danger dans le cadre d’une œuvre de cette
ampleur. Il est tentant de croire que la composition des Sports et Divertissements a
représenté pour Satie un défi important qu’il n’avait jamais auparavant relevé. Le souci
de perfectionnisme, le soin minutieux apporté à chaque détail, la précision méticuleuse
dans l’écriture et dans la présentation graphique du recueil nous révèlent un artiste
parfaitement conscient des enjeux que représente son travail, désireux de relever le défi
et de donner le meilleur de lui-même.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Armengaud, Jean-Pierre. Les plus que brèves d’Erik Satie, Paris : Librairie Séguier, 1988.
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—. Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Paris : Fayard/IMEC,
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Valotaire, Marcel. Charles Martin, étude critique, Les Artistes du Livre, Paris : Henri Babou éditeur,
1929.
Volta, Ornella. « Le rideau se lève sur un os. Quelques investigations autour d’Erik Satie », dossier
Erik Satie, RIMF vol. 8, no 23 (juin 1987), p. 7-98.
NOTES
1. Notons en outre que, à la différence de la « musique oculaire », les poèmes figurés et les divers
jeux langagiers, qui ont retrouvé par ailleurs un nouveau souffle dans les recherches des artistes
contemporains (à partir notamment des célèbres Calligrammes d’Apollinaire) ont été connus et
pratiqués depuis l’Antiquité. Cf. à ce sujet Antoine Coron, « Avant Apollinaire, vingt siècles de
poèmes figurés », Poésure et peintrie. D’un art à l’autre – catalogue d’exposition, Musée de Marseille,
1993, p. 25-45.
2. Erik Satie, Sports et Divertissements, Paris : Salabert, 1964, p. 1.
3. En effet, aux vingt sujets proposés (probablement en majeure partie par l’éditeur, en
concertation avec Charles Martin, l’un de ses collaborateurs), Satie a tenu à ajouter une Préface –
le « Choral inappétissant » – qui ouvre le recueil, sans doute, comme le déclame Ornella Volta,
« pour affirmer la suprématie de la musique sur les images et pour atteindre en même temps un
nombre global multiple de 3, son chiffre fétiche » - Ornella Volta, « Le rideau se lève sur un os.
Quelques investigations autour d’Erik Satie », RIMF, vol. 8, n o 23 (juin 1987), p. 46.
4. Dans son ouvrage Charles Martin, étude critique, Marcel Valotaire, (Paris : Henri Babou éditeur,
1929) explique les raisons qui ont poussé le dessinateur à changer radicalement l’esthétique de
son ouvrage : « La guerre terminée, Charles Martin retrouve les planches toutes prêtes à l’édition
des Sports et Divertissements, mais le temps a vite marché ; des idées nouvelles, en germe dès avant
1914, se sont emparées des esprits : ses compositions lui semblent surannées, tout est à refaire, et
il va s’y mettre en cédant à l’influence du cubisme [...]. Il est amusant de comparer la première
version des Sports et Divertissements avec la seconde : on peut le faire dans une édition
particulière, publiée par Maynial à dix exemplaires seulement et contenant les deux suites.
169
Malgré certaines apparences, on ne sent d’ailleurs pas dans cet ouvrage que les théories cubistes
aient exproprié complètement chez l’artiste les idées traditionnelles. » Cité par Volta in « Le
rideau se lève sur un os. Quelques investigations autour d’Erik Satie », p. 46.
5. Volta, op. cit., p. 47.
6. Les vingt gravures stylisées sont les seuls éléments graphiques qui accompagnent les pièces de
Satie dans l’édition de Sports et Divertissements publiée par Salabert (1964), et la plus accessible
actuellement. Cette édition reprend en effet celle réalisée par Rouart Lerolle et Cie, en 1926,
lorsque cette maison achète les droits de l’œuvre. Dans l’édition originale de Vögel (1923), ces
gravures sont situées sur la page titre qui précède chacune des vingt planches de Martin et
partitions de Satie.
7. Nous avons effectué ce découpage de la pièce en deux parties pour les besoins de l’analyse des
rapports entre texte et musique dans la partition de Satie. Il ne s’agit bien évidemment pas d’une
structure formelle en deux sections. En effet, « Le Yachting » présente une forme mosaïquée
constituée d’une succession de huit motifs différents, encadrés par l’ostinato qui sert
d’introduction et de conclusion à la pièce.
8. BNF, Fonds Erik Satie, Ms 9627 (6), p. 1.
9. Nous soulignons les mots raturés dans le brouillon ; ceux qui les remplacent ou semblent être
rajoutés ultérieurement sont placés entre parenthèses. - BNF, Fonds Erik Satie, Ms 9627 (9), p. 10.
10. BNF, Fonds Erik Satie, Ms 9627 (9), p. 11. Notons en outre que, conformément aux nuances
« maladives » de ces versions du texte, une des esquisses musicales porte en guise d’indication de
caractère l’annotation « Asthmatiquement ». Cette annotation serait finalement remplacée par
« Exalté » - Ms 9627 (10), p. 1.
11. Satie, Sports et Divertissements, p. 11.
AUTEUR
RADOSVETA BRUZAUD
Université Paris-Sorbonne [Paris IV], France
170
1 Il est bien connu que c’est presque aussitôt après qu’Henri Collet eut forgé, en janvier
1920, la célèbre dénomination « Les six Français », qu’Arthur Honegger prit ses distances
vis-à-vis de l’esthétique formulée par Jean Cocteau pour le « Groupe des Six ». En août de
la même année, dans une lettre à Paul Landormy, Honegger souligne qu’il « ne cultive pas
l’admiration de la Foire et du Music-hall, mais au contraire celle de la musique de
chambre et de la musique symphonique dans ce qu’elle a de plus grave et austère1 ». Une
profession de foi si catégorique en la tradition du XIXe siècle le sépare distinctement de
ses amis Darius Milhaud ou Francis Poulenc, et bien plus encore d’Erik Satie, dont la
musique aux composantes ironiques et grotesques était offerte en modèle par Cocteau.
Ainsi Harry Halbreich, appelle-t-il Honegger avec raison « le moins “Six” des Six 2 ». Et un
regard sur le catalogue de ses œuvres prouve que les genres en question jouent un grand
rôle dans la production du musicien franco-suisse : n’y figurent pas moins de trente-six
œuvres de musique de chambre, avec en premier lieu les trois quatuors à cordes et de
nombreuses sonates, ainsi que vingt-neuf œuvres orchestrales3, dont cinq symphonies.
On peut cependant être surpris, d’un musicien se destinant à une musique « grave et
austère », par le grand nombre des ouvrages pour la scène, la radio et le cinéma.
Honegger nous laisse vingt-huit partitions de musique de scène, neuf musiques
radiophoniques et quarante-trois partitions pour le cinéma. Per definitionem, il s’agit de
musiques fonctionnelles, généralement de prétentions relativement modestes. Il est
évident qu’une telle musique occupe une position très éloignée de celle de la musique
pure des quatuors à cordes ou des symphonies – sans doute ces deux genres de musique
forment-ils les pôles extrêmes du vaste horizon à la disposition de ce compositeur,
universel au vrai sens du mot.
2 S’agit-il pourtant de catégories complètement séparées, sans aucun lien ? Afin de
proposer une réponse, il convient de prendre pour point de départ une idée du biographe
Harry Halbreich, qui résulte de ses analyses de la musique d’Honegger. L’auteur met en
171
s’étend de simples illustrations, comme par exemple les deux fanfares des adversaires
lors du combat entre Horaces (pour Rome) et Curiaces (pour Albe), dans la partie
« Annonce et préparatifs du combat », jusqu’à des mises en musique symboliques, comme
le « Meurtre de Camille », châtiment impitoyable, par un des Horaces victorieux, de
l’amour de sa sœur pour l’un de ses adversaires vaincus. Honegger présente des coups
d’orchestre aigus et perçants, suivis d’un silence qui suggère l’action horrible d’une façon
plus impressionnante que toute autre musique pourrait le faire.
Exemple 1 : Arthur Honegger, Horace victorieux, « Meurtre de Camille », mes. 7-9 après 27.
4 Peu après l’achèvement de cette page aussi bien symphonique que dramatique, Honegger
se met à la composition du Roi David, œuvre qui allait le rendre célèbre dans le monde
musical de l’époque. Aujourd’hui, l’habitude s’est établie d’exécuter cette œuvre au
concert, sous forme d’oratorio, mais le « psaume symphonique » fut primitivement conçu
comme « drame biblique » pour la scène. Plus tard, le compositeur lui-même regretta la
priorité de la version postérieure, tout en renvoyant aux problèmes que pose un tel
déplacement :
Le défaut principal du Roi David tient à ce qu’on donne aujourd’hui en oratorio un
ouvrage conçu à l’origine comme une partition accompagnant un drame, une
musique de scène. Ce drame, je l’avais illustré comme un graveur image des
chapitres d’un livre. Il y avait des chapitres plus ou moins longs. À la scène, cela
passe tout naturellement ; au concert, il y a trop de morceaux brefs dans la
première partie, ce qui donne une impression de morcellement 7.
5 L’influence de la scène avec ses nouvelles formes sur la musique d’orchestre qui en est
issue avait beau être grande, l’influence du film allait s’avérer plus importante. En 1922,
Honegger est chargé de la musique pour le film La Roue, du réalisateur très novateur en
son temps, Abel Gance. On ne connaît aujourd’hui de la main d’Honegger qu’un seul
morceau de cette musique, une ouverture « bien étrange, assez disparate et formellement
“mal fichue”8 » (Exemple 2). Il s’agit d’une sorte de pot-pourri évoquant quelques
moments caractéristiques de l’action du film. Mais il faut prendre en considération la
nécessité d’assurer une musique quasi permanente pour de tels films muets ; la plupart
des musiciens ne concevaient que très rarement une partition complètement originale
pour ce genre d’occasion, mais préféraient compiler des pages de différentes
173
provenances, de la musique déjà existante, soit personnelle, soit d’une autre plume,
mélangée à quelques parties nouvelles. Ainsi, pour autant que l’on sache, Honegger a
utilisé pour La Roue un fragment symphonique d’Alfred Bruneau 9, mais aussi de la
musique d’autres musiciens10 ; le compositeur fait ici figure d’arrangeur, ce qui était
habituel à l’époque des films muets. Pour notre propos, ce sont les relations de cette
musique au premier mouvement symphonique d’Honegger, Pacific 231 (1923), qui attirent
l’attention. Dans une scène centrale, La Roue raconte comment le mécanicien Sisyphe,
épris de sa fille adoptive Norma, veut se tuer en même temps que celle-ci, lorsqu’elle
envisage de le quitter pour se marier, en poussant à toute vitesse sa locomotive. La
locomotive et sa technique jouent un rôle principal lors de cette course aventureuse
(vouée à l’échec) ; la pensée qui s’impose est qu’elles aient pu fournir l’idée fondamentale
de Pacific. Nous savons que l’auteur a essayé plus tard, en 1951, de donner une valeur
relative à l’influence que les images d’une locomotive qui démarre et accélère jusqu’à sa
plus grande vitesse avaient exercé sur ce mouvement symphonique. Honegger a mis alors
au premier plan l’idée abstraite, « en donnant le sentiment d’une accélération
mathématique du rythme, tandis que le mouvement lui-même se ralentit11 ». Mais ces
propos sont en contradiction avec un commentaire de l’année 1924, peu après
l’achèvement de l’œuvre. En se distançant des humbles imitations de la perception
auditive ou visuelle, Honegger y avoue :
Ce que j’ai cherché dans Pacific, ce n’est pas l’imitation des bruits de la locomotive,
mais la traduction d’une impression visuelle et d’une jouissance physique par une
construction musicale.
Elle part de la contemplation objective : la tranquille respiration de la machine au
repos, l’effort du démarrage, puis l’accroissement progressif de la vitesse, pour
aboutir à l’état lyrique, au pathétique du train de 300 tonnes lancé en pleine nuit à
120 à l’heure12.
6 Cette relation étroite entre l’impression visuelle et la genèse de la musique est renforcée
par le fait que l’Ouverture de La Roue contient un passage (à partir de la mes. 53)
caractérisé par des mentions telles que « locomotive », « signal », « Le disque » ou « rail »,
qu’Honegger allait reprendre dans Pacific 231. C’est pourquoi on peut conclure que La Roue
fut « le germe générateur ayant donné naissance à Pacific 23113 ».
7 La série des trois Mouvements symphoniques (1923-1933) représente pour le compositeur les
étapes décisives vers la symphonie. Tandis que les deux premiers mouvements, « Pacific »
(Exemple 3) et « Rugby », sont animés par des images concrètes, le dernier mouvement
n’en montre aucune trace. L’auteur a déclaré avoir manqué « en effet, d’imagination14 »
pour un titre convenable ; Honegger, cependant, a fait cette remarque à un moment
(1951) où il s’est efforcé de nier toute stimulation extramusicale à sa musique
instrumentale, craignant que celle-ci n’ait été prise pour de la musique à programme. De
plus, il faut tenir compte du fait que ce Mouvement symphonique n o 3 a été conçu en
1932-1933, donc après l’achèvement de la première symphonie (1929-(1929-1930) ; sans
doute le style de ce mouvement s’approche-t-il de celui des œuvres symphoniques ayant
une forme plus nette et, sur le plan des thèmes, plus développée. En tout cas, les trois
Mouvements symphoniques partagent tous le double sens du mot « mouvement », car cette
notion n’y désigne pas seulement le terme technique indiquant une certaine partie
musicale, à savoir un morceau de symphonie ou de sonate, mais aussi, dans un sens
cinétique, traduit le rythme.
174
8 Le rythme est justement le lien commun entre l’imagerie du film et la musique. Honegger
lui-même a souligné ce rapport dans son article Du cinéma sonore à la musique réelle, publié
en 1931. Le film parlant ayant fait son apparition entre-temps, le rôle de la musique de
film a complètement changé. Il n’est plus nécessaire de traduire les sentiments ou
sensations des acteurs par la musique pour rendre compréhensible l’action muette, mais
plutôt de renforcer l’image dont le sens est devenu clair – en un mot : « la musique
complète l’image16 ». En attaquant la pratique visant à utiliser de la musique existante,
Honegger favorise la composition d’une musique adaptée au film, et franchit le pas vers la
description, selon lui, du cinéma à venir :
175
Le cinéma sonore ne sera lui-même que lorsqu’il aura réalisé une union à ce point
étroite entre l’expression visuelle et l’expression musicale d’un même fait qu’ils
s’expliqueront et se complèteront l’un et l’autre à égalité 17.
9 Sa vision qu’un jour « la musique inspirera des films18 » ne tarde pas à se réaliser. Au
cours de cette même année, en Russie, Mikhail Tsekhanovski réalise un film à partir de la
partition de Pacific, suivi en France du film de Jean Mitry réalisé en 1949. Curieux fait : il
s’agit de films sur une musique elle-même inspirée par un film !
10 En théorie, Honegger insiste sur la différence fondamentale qui existe entre la genèse
d’une œuvre symphonique et celle d’une musique pour la scène ou le film :
[...] les ouvrages symphoniques me donnent beaucoup de peine ; ils nécessitent un
effort de réflexion soutenu. Au contraire, dès que je puis me référer à un prétexte
littéraire ou visuel, le travail me devient beaucoup facile19.
11 Dans un autre texte, le compositeur ajoute :
Je suis un homme très scrupuleux [...]. Bien sûr, cela concerne un ouvrage sérieux,
par exemple la composition d’une symphonie. S’il s’agit d’une musique de film, il
me suffit d’assister à la projection et de me mettre au travail : l’image est encore
toute fraîche devant mes yeux. Plus le film est proche de ma mémoire, plus mon
travail est facilité : l’important est de transcrire sans tarder des impressions encore
vives20.
12 Bien entendu, certaines différences sont évidentes. L’œuvre symphonique prétend à une
qualité au-delà d’une utilisation éphémère, et doit suivre, selon Honegger, un
développement logique, disposer d’une architecture prononcée et d’une texture
complexe, tandis que la musique de film s’adresse, en principe, à l’image projetée sur le
moment, sans souci de sa forme totale et, en évitant trop de complexité, doit convaincre
par sa vigueur. Cependant, l’analyse des partitions de musique de film d’Honegger permet
de constater que le compositeur s’éloigne généralement de telles caractéristiques. Il est
vrai que l’écriture est plus simple et contribue au sentiment d’une plus grande facilité de
compréhension par rapport à celle de ses symphonies, mais le souci d’édifier une
architecture formelle et des motifs susceptibles de se développer va au-delà d’une
musique purement fonctionnelle. Cette conscience de la structure musicale a rendu
possible dans certains cas, à partir du matériau destiné au film, l’élaboration de suites
orchestrales pour le concert, comme par exemple celle du film Les Misérables (1933-1934).
Sans nier les différences qui existent entre ces genres musicaux, on ne peut guère
contester la nature symphonique de ces partitions de musique de film, nature renforcée
par le rôle unificateur du rythme. Dans les années 1920, au fur et à mesure que le
compositeur réalise des partitions pour la scène ou le cinéma, le rythme devient un
véritable élément générateur de la forme, principe morphologique qu’Honegger reprend
dans ses symphonies, sans doute ses œuvres les plus ambitieuses.
13 Choisissons un exemple concret : la Première Symphonie (Exemple 4), composée à la
demande de Serge Koussevitzky pour le cinquantenaire de l’Orchestre de Boston et créée
en 1931 ; elle présente au début de son mouvement initial une violence orchestrale
surprenante. Selon Halbreich, on « pense à la mêlée brusquement déchaînée de Rugby,
comme d’une meute de jeunes chiens se disputant une proie21 ». Contrairement aux
autres symphonies, Honegger n’a laissé aucun commentaire relatif à cette symphonie. Par
conséquent, d’éventuels liens avec le domaine sportif restent spéculatifs.
14 Mais c’est, dans ces premières mesures, un autre élément qui nous rappelle le monde des
machines : l’ostinato rythmique de croches accentuées (tutti, à partir de mes. 1), sur
lesquelles s’élève le premier motif (trompettes, violons, altos, mes. 2 et suiv.), également
176
marqué par de rudes martèlements (renforcement par les flûtes, mes. 4-5). Ce n’est pas un
hasard si l’auditeur mémorise moins la forme ou la ligne de cette idée musicale, que le
rythme, partiellement dominant. Ce rythme régulier et accentué est déjà utilisé dans
l’Ouverture pour La Roue (Exemple 2) et plus développé dans Pacific 231 (Exemple 3). Ainsi
pourrait-on parler d’un certain « mot musical » au sein d’un « vocabulaire » marqué par
des événements extramusicaux. L’audition de ce rythme marqué par une progression
quasi impitoyable évoque ainsi pour les auditeurs l’image d’un processus mécanique, et
pour la postérité également, l’esprit de l’époque, avec ses machines modernes, comme au
début du célèbre film Modem Times – qui ne fut réalisé que quelques années plus tard, en
1932-1935.
Exemple 5 : Arthur Honegger, Troisième Symphonie, Dona nobis pacem, « thème de l'oiseau » (fin).
Exemple 6 : Arthur Honegger, Deuxième Symphonie, Vivace non troppo - Presto, mes. 240 et suiv. (fin :
entrée de la trompette).
17 Dans cette symphonie, Honegger nous propose en particulier une image d’une grande
force imaginative qui, en même temps, sert de motif cyclique pour la partition ; la façon
dont ce « thème de l’oiseau », comme l’a appelé Honegger25, est présenté pour la dernière
fois, à la toute fin de la symphonie, rappelle des passages caractéristiques d’une musique
de film avec une certaine tendance à la sentimentalité. Ce chant de la petite flûte qui,
selon l’interprétation de l’auteur, évoque l’image de la colombe et l’ardent désir de paix
des hommes, s’élève bien distinctement sur un tapis de cordes en blanches liées.
18 Dernière référence : si l’on considère comme caractéristiques de la musique de film une
écriture tonale et relativement simple ainsi que des mélodies nettement découpées et qui
puissent être facilement chantées, nous en trouvons un exemple à la fin de la Deuxième
Symphonie (Exemple 6). Il s’agit de l’entrée de la trompette dans une trame orchestrale
limitée à la seule présence des cordes. Honegger tient à faire remarquer que la trompette
ad libitum ne doit que renforcer la présentation du choral, et peut être remplacée par un
autre instrument26.
179
19 Cependant, lorsque l’on entend le timbre très marqué et perçant de la trompette dans ce
contexte, on ne peut douter que le choix de la trompette ait été mûrement réfléchi. Le
musicien y reprend à son compte une longue tradition qui renvoie, par cet instrument, à
la sphère des seigneurs. Et par le choral, ce seigneur est distinctement identifié à Dieu, en
tant que symbole d’espérance dans un moment d’angoisse (rappelons que l’œuvre fut
conçue en 1940-1941, durant l’occupation allemande). Honegger réussit à faire imaginer
la présence de Dieu, ou même à dessiner une sorte de portrait divin, par des moyens assez
simples, mais efficaces. Il en va de même pour son portrait de l’Empereur dans sa musique
pour Napoléon (1927) (Exemple 7), film muet réalisé par Abel Gance. Ce sont aussi les
trompettes qui portent la mélodie, cette fois une ligne ascendante en quartes, symbole
sonore du pouvoir. Ainsi, au-delà de toutes différences d’écriture et d’effectif, les affinités
de l’orchestration rapprochent-elles musique de film et musique symphonique.
20 Ces quelques exemples permettent de montrer que la faculté d’Honegger d’évoquer « en
quelques instants avec une vigueur et une justesse étonnantes un personnage, une
situation, une atmosphère » n’est pas strictement limitée à la musique fonctionnelle,
c’est-à-dire à sa musique destinée à l’illustration d’images réelles, à la scène ou sur
l’écran. Par des relations étroites qu’il tisse dès les années 1920 entre cette musique
fonctionnelle et la musique symphonique – annonciatrice des cinq symphonies des
décennies suivantes –, Honegger parvient à faire évoluer son don d’images vers la
constitution d’une sorte de « vocabulaire », qu’il utilisera dans ses symphonies. Dans Du
cinéma sonore à la musique réelle, le compositeur définit sa vision d’un film en relation avec
la musique, et conçoit la possibilité « de donner de toute expression musicale la
représentation visuelle correspondante exacte et précise27 » ; dans son œuvre
symphonique, il applique le principe à l’inverse : donner à toutes les images de sa
fantaisie ou de son imagination l’expression musicale correspondante.
21 Tenant compte des capacités d’imagination visuelles de l’être humain, cette œuvre
symphonique, et plus précisément la série impressionnante des cinq symphonies, se
distingue nettement de l’ensemble de la production contemporaine, qui favorise la
musique « pure ». En opposition, les symphonies d’Honegger prolongent la tradition de la
Weltanschauungsmusik (la musique d’une vision du monde) partant de Beethoven, pour
lequel l’intégration d’images scéniques n’a rien d’extraordinaire. Pensons par exemple à
l’insertion des éléments de la musique de scène, du récitatif accentué ou de la marche de
musique « turque », au sein des variations de l’« Ode à la joie » dans le final de la Neuvième
ou, dans un autre contexte, à l’imagination d’une rencontre de différentes marches au
point culminant du premier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler. D’ailleurs,
Honegger avoue, dans son commentaire à sa Troisième Symphonie : « Je suis un romantique
ou, plus exactement un néo-romantique. Je veux dire par là que mon désir essentiel n’est
ni d’étonner, ni même de charmer : il est d’émouvoir. » C’est donc, entre autres, grâce à
son don d’images, qu’il tente d’émouvoir, participant à la modernité par l’entremise d’un
langage résolument contemporain. Certes, il paraît exagéré de prétendre que les
symphonies sont composées en images, mais celles-ci, tout en conservant les schémas
formels du genre, contiennent en même temps certaines stimulations ou suggestions
venues de l’imagerie des nouveaux médias de l’époque. C’est, semble-t-il, un point
essentiel de la qualité, mais aussi de l’originalité et finalement de la modernité de ces
œuvres.
22 En 1950, lors d’une enquête de Pierre Duvillar pour la revue L’Âge nouveau, la question « Le
cinéma peut-il influencer l’art musical ? » a été posée à Honegger. Celui-ci n’a pas
180
répondu sur le fond, mais a simplement réaffirmé son désir que « la participation du
musicien dans l’établissement du film devienne de plus en plus importante28 ». À la
lumière de son œuvre symphonique, nous pouvons maintenant donner une réponse
positive.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Delannoy, Marcel. Arthur Honegger, Paris : Éditions Pierre Horay, 1953.
Halbreich, Harry. Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992.
Honegger, Arthur. Arthur Honegger. Écrits, textes réunis et annotés par Huguette Calmel, Paris :
Honoré Champion, 1992.
Jost, Peter. « Den ästhetischen Anspruch in seiner ganzen Schwere und Strenge erfüllen », Arthur
Honeggers Weg zur Symphonie in Das Orchester 40 (1992). p. 430-435.
NOTES
1. Lettre à Paul Landormy, Zurich, le 3 août 1920 in Arthur Honegger, Arthur Honegger. Écrits,
Paris : Honoré Champion, 1992, p. 34.
2. Harry Halbreich, Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992,
p. 374.
3. Si l’on y ajoute les suites et d’autres extraits de la musique de scène, de film et de radio, on
compte même plus de 40 partitions symphoniques.
4. Halbreich, op. cit., p. 603.
5. Ibid.
6. Pour une étude plus approfondie, cf. Peter Jost, « Den asthetischen Anspruch in seiner ganzen
Schwere und Strenge erfüllen, Arthur Honeggers Weg zur Symphonie » in Dos Orchester 40 (1992),
p. 430-435.
7. Arthur Honegger, Je suis compositeur, Paris : Éditions du Conquistador, 1951, p. 117.
181
AUTEUR
PETER JOST
Richard Wagner-Cesamtausgabe, Allemagne
182
1 Les rapports entre musique et littérature, lorsque traités par les musicologues, trouvent
en général un écho plus que fortuit du côté d’une analyse immanente, c’est-à-dire d’une
interprétation menée dans les limites réflexives du roman et des stratégies poïétiques qui
ont conduit à sa réalisation1. Il nous semble en revanche que les musicologues ont
beaucoup moins insisté sur la part herméneutique du roman en fonction du contexte
sociohistorique, c’est-à-dire sur l’expérience particulière qui en résulte pour les lecteurs
mélomanes de l’époque. Tenter de se positionner en ce sens signifierait que le musical
représenté dans le roman est conduit vers de nouveaux horizons de compréhension, en
mettant en corrélation les stratégies poïétiques et le contexte historique qui les a vues
naître.
2 La problématique de ce texte peut se résumer à travers l’interrogation suivante : que faire
devant ces discours sur la musique que nous offrent bien souvent les romans d’hier
comme ceux d’aujourd’hui ? Il devient donc profitable pour le musicologue de prendre en
charge la situation historique de laquelle a émergé le roman de manière à établir des
correspondances avec les préoccupations musicales ayant environné sa réalisation et sa
publication. Donc, tout en tenant compte de la part immanente du roman, des données
substantielles peuvent venir enrichir sa compréhension lorsqu’elles sont puisées dans le
contexte musical de son époque.
3 Pour mener à bien cette entreprise musicologique, nous avons porté notre attention sur
un court extrait des Faux-Monnayeurs d’André Gide. Il s’agit d’une discussion entre le
vieux La Pérouse et Édouard, rapportée par ce dernier dans le « Journal » qu’il tient. À
travers ce dialogue, où La Pérouse tient lieu de maître, s’élaborent les traces d’un discours
sur la musique moderne, chargé symboliquement et complexifié par les jeux de miroirs
qui s’établissent entre Gide et ses personnages. Ce que nous essaierons de réaliser ici au
fond, c’est une tentative d’interprétation de ce passage musical à la lumière des faits et
enjeux musicaux de la France des années 1920. La part du travail revient à identifier les
183
complexe, c’est tout de même le vieux La Pérouse qui conclut avec l’idée d’un accord
parfait continu, éloge en quelque sorte d’une musique classique idéale, peut-être celle du
XVIIIe siècle. Assurément, le passage, surtout vers la fin, laisse supposer également que
nous avons affaire à un illuminé aux propos conservateurs dissimulés derrière une
aberration11. Il est fort intéressant de noter qu’à ce moment, la musique se trouve
renvoyée sur le terrain des valeurs, c’est-à-dire comme métaphore servant à désigner des
enjeux culturels et historiques. Son arrivée vient ainsi créer une dichotomie entre ce qui
est ancien, et d’une certaine façon magnifié dans une valeur absolue, et ce qui est de
l’ordre du nouveau, autant dire hostile et iconoclaste par rapport aux valeurs fondées. En
fait, la position herméneutique de l’analyse commande qu’on dépasse l’idée d’un simple
discours réactionnaire, bien qu’a priori l’interprétation converge en ce sens. S’en tenir à
cette interprétation nous empêcherait finalement d’y entrevoir une réverbération plus
complexe, surtout du côté de la position que défend Édouard.
10 Par ailleurs, cette réflexion est bien conduite sur le terrain de l’art, c’est-à-dire le lieu par
excellence de la nouveauté, thème qui préoccupe Gide au plus haut point dans la période
d’après-guerre12. Si la musique est prise en exemple ici, cela ne saurait être fortuit,
puisque cette dernière subit de profonds changements depuis la fin du XIXe siècle, surtout
avec l’arrivée de l’impressionnisme et de l’expressionnisme. On pourrait en dire autant en
littérature et dans les autres arts avec le symbolisme, le fauvisme et j’en passe. Cela, Gide
le sait bien, et il sait aussi toute la place qu’occupe la nouveauté artistique à son époque,
temps de l’apologie du progrès artistique, alors que sur le plan social, l’art ancien est
souvent représenté comme la valeur par excellence. Mais pour Gide, comme le rapporte à
nouveau Chartier, le processus de création comporte toujours une part de danger,
associée ici au diable : « Le Diable, selon Gide, est le “Raisonneur”, l’intellectuel
pervertisseur (...) inscrit au centre de la conscience réflexive, principe fécond et
redoutable d’articulation et de négation13. » La création se situe donc à mi-chemin entre
les fausses valeurs et les véritables valeurs, entre Dieu et le Diable, entre la consonance et
la dissonance. Le processus créatif est en fait un affrontement des deux forces, pouvant
toujours basculer d’un côté comme de l’autre. Et en tenant compte de cette dualité à
l’œuvre au sein de la création artistique, nous pourrions supposer qu’à travers le dialogue
sur la musique, Gide expose ce côté voilé du processus poïétique : les valeurs placées au
fondement de l’œuvre ne doivent pas être prises à la légère, puisqu’en résultera un sens
particulier. Cette extrapolation, bien que poussée, permet néanmoins d’éclairer le travail
dialectique auquel s’adonne Gide à travers ce discours situé entre une nouveauté à
légitimer (dissonance) et un passé placé sous le signe d’un moment indépassable
(consonance). Ainsi, l’analyse peut aller plus loin en tentant de déchiffrer les niveaux de
signification et de représentation sur lesquels joue l’extrait.
Six, ce que nous aborderons après avoir souligné une collaboration importante de
l’époque.
13 Dans les faits retenus par la postérité, la relation de Gide à Stravinsky semble avoir
marqué beaucoup plus les consciences, notamment parce qu’elle a donné lieu à Perséphone
en 1934, donc à une véritable collaboration. Cette relation n’est pas évidente à cerner,
bien que certains commentateurs, comme Lepape18 par exemple, laissent supposer qu’il y
aurait eu une amitié entre les deux. Dans tous les cas, c’est certainement ce que nous
pourrions appeler une amitié de circonstances, puisqu’elle prend fin abruptement avec la
création de Perséphone, Gide exprimant son désaccord avec les choix poïétiques de
Stravinsky. La polémique tient au fait que Stravinsky a défendu une entière liberté de la
musique par rapport au texte poétique de Gide19. L’écrivain ne voyait pas les choses du
même œil, lui qui aurait voulu que la métrique du texte soit respectée. Comme le laisse
entendre Faure20, le dénouement était sans issu si on tient compte des positions politiques
et sociales divergentes des deux artistes. Tout l’épisode historique autour de cette œuvre
est rapporté de façon probante par White21, ce qui nous dispense d’en parler davantage.
Ce qui importe ici de savoir, c’est que tout comme les Six, Stravinsky lisait Gide et le
connaissait personnellement. Dans sa Poétique musicale par exemple 22, il fait allusion à la
position esthétique de Gide en ce qui a trait à l’idée d’un romantisme dompté23. Nous
retrouvons également à l’occasion dans la littérature certains faits rapportant des
rencontres diverses : dans un chalet suisse en 191724 ou à l’audition de Mahagonny de Weill
en 193225. Dans tous les cas, les deux hommes se connaissaient, bien qu’il faille nuancer
cette amitié et ajouter qu’elle semblait plutôt le fait d’un concours de circonstances dans
les lieux fréquentés par l’avant-garde artistique de l’époque.
14 Maintenant que la relation de Gide aux musiciens de son temps fut appréhendée en
amont, plaçons-nous en aval de manière à cerner les informations du vécu gidien
susceptibles de nous proposer un autre éclairage quant à cette relation. Les informations
que nous possédons peuvent être regroupées en deux temps, puisque Gide, faut-il le
rappeler, a vécu en long et en large le premier XXe siècle français. D’abord, en ce qui a
trait à la période allant de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre, les traces historiques
laissent croire en un réel rapprochement entre Gide et l’avant-garde musicale de
l’époque. Il est rapporté par exemple que Gide pratiquait entre autres « quelque pièces de
Debussy26 », qu’il travaillait la Sonate pour piano et violon de Magnard et qu’il connaissait
personnellement Dukas. Mais les deux compositeurs qui semblent le plus près de ses
goûts dans le temps sont plutôt Albéniz et Fauré avec leurs œuvres pianistiques. D’un
autre côté, l’absence de tout commentaire quant à la création de Pelléas, comme le
souligne Jean-Aubry27, laisse plutôt songeur. Dans tous les cas, Gide, parmi d’autres
écrivains, fréquentait les lieux de l’avant-garde musicale : on le voit à la S.M.I. autour de
191028 et on le sait donner son soutien à l’arrivée des Ballets russes à Paris en 1909 29.
Ensuite, de nombreux témoignages viennent également confirmer la présence de Gide
dans les lieux musicaux de l’entre-deux-guerres. On sait par exemple, à travers les écrits
de Wiéner30, que Gide fréquentait en 1920 le Gaya en compagnie d’artistes tels Diaghilev,
Picasso, Satie et plusieurs autres, tel que le rapporte Hurard-Viltard31. Assurément, Gide
connaissait les Six et surtout Cocteau. Nous savons par exemple que Milhaud et lui
s’étaient rencontrés au Foyer franco-belge lorsque la guerre éclata en 191432. Nous savons
aussi qu’il assista à la création de Dit des jeux du monde d’Honegger en 1918 33. De même,
Gide a laissé de nombreux commentaires sur Cocteau dans son Journal, dont un extrait que
rapporte Auric dans la préface du Coq34, où on apprend que Gide a assisté à la première de
188
Parade. Ce dernier lui a, entre autres, inspiré le personnage de Passavant dans Les Faux-
Monnayeurs, façon de prendre une distance par rapport à son cadet en le parodiant.
Cocteau n’est pas tant honnis pour la popularité qu’il connaît que pour les idées qu’il
défend en tant qu’artiste profiteur et contemplateur de modes éphémères aux valeurs
douteuses35. Le tout ne sera pas sans agacer Cocteau, comme il le rapportera à Poulenc
dans sa correspondance : « Gide m’a envoyé une lettre étrange. Comment fait-il pour
blâmer toutes mes idées et prétendre à la fois que je les lui dois36 ? » Or, cela ne doit pas
faire oublier qu’à la même époque, Gide a aussi salué la collaboration de Cocteau et
Honegger pour la création d’Antigone en 192237.
15 En abordant cette relation mitigée à Cocteau, où Gide le critique et le salue à la fois, de
par son autorité intellectuelle, nous touchons à la relation problématique qu’il semble
vivre avec l’art moderne et, surtout, la musique française de l’époque. Encore une fois,
l’absence de commentaires sur les productions musicales majeures nous en dit beaucoup
sur la distance que prend Gide en ce qui a trait à la création musicale moderne. Nous
savons qu’il a été critique, surtout en portant des jugements sévères à l’endroit de
Milhaud et Honegger38. Pourtant, si tout porte à croire que Gide n’appréciait pas cette
musique, il a salué en revanche l’Antigone d’Honegger-Cocteau. Cette relation ambiguë se
confirme à la lecture des lettres qu’il échangera avec Poulenc durant l’année 1939 :
J’ai pour vous et vos œuvres une sympathie très vive. Il se trouve même que, par un
merveilleux concours j’étais tout occupé de vous (ou : par vous) ces derniers jours :
un jeune (de 40 ans !) pianiste russe, qui participe ainsi que moi à la « décade » de
Pontigny sur les réfugiés, qui nourrit à votre égard une prédilection passionnée,
m’entretient au piano de votre Presto en si b, de votre Sixième Nocturne, de votre
Mouvement perpétuel, de votre Improvisation en la b (...) de quoi me faire regretter un
peu plus d’avoir lâché mon piano depuis cinq ans39.
16 Et nous pourrions poursuivre cette série de contradictions où Gide semble hésiter entre
une indifférence passagère et un intérêt à l’avenant. Nous avons vu plus haut qu’il avait
accueilli avec enthousiasme, en compagnie de Stravinsky, la création française de
Mahagonny de Weill. À l’opposé, il réfutera totalement le Perséphone de Stravinsky, sans
même avoir entendu le produit final. Assurément, Gide, en jouant l’aîné un peu pédant,
porte un regard amer dans bien des cas sur les jeunes musiciens de l’époque, comme le
donne à penser Milhaud dans ses entretiens avec Claude Rostand :
Gide ne manifesta pas d’abord, comme vous le faites, un enthousiasme particulier
pour cette musique, puisque, après avoir entendu Alissa chantée par Jane Bathori, il
me félicita dans les termes suivants : « Je vous remercie de m’avoir fait sentir si
belle ma prose40 ».
17 Comment s’y retrouver aujourd’hui dans cette relation de Gide à la musique de son
temps ? Une ambiguïté foncière caractérise d’abord cette relation en ce qu’elle se déploie
dans des paradoxes qui vont tantôt dans le sens d’un assentiment (Poulenc et Antigone par
exemple), tantôt dans le sens d’un refus net (Milhaud, Perséphone, l’attitude de Cocteau
qui caractérise tant l’époque). Dans le même mouvement, les bribes de commentaires
rapportés ça et là viennent réfuter l’idée d’une méconnaissance de la musique française
des années 1910 et 1920. En fait, bien qu’on ne puisse guère affirmer qu’il était un
mélomane averti, à tout le moins peut-on dire qu’il faisait partie du public suivant les
productions contemporaines des premières décennies du XXe siècle. Et au fond, on
pourrait aussi affirmer que cette ambiguïté est tout à fait légitime : l’écrivain Gide devait-
il tout apprécier de son époque ? Une telle interprétation oublierait carrément deux
choses : l’écrivain critique que fut Gide par rapport à l’engagement total dans la défense
189
d’un certain art tourné vers un classicisme idéal ; la contradiction qu’il a cultivée toute sa
vie par rapport à ces mêmes principes, qui se retrouverait dans son rapport à la culture
en général.
18 D’autres faits expliquent aussi cette distance critique qu’il affiche vis-à-vis de la musique
française de son temps. Une explication réside dans le fait que l’écrivain est attiré vers les
musiques non occidentales durant les années 1920. Il arrive fréquemment qu’il commente
les révélations musicales qui l’intriguent au plus haut point au contact d’autres cultures.
En témoigne l’extrait sur les musiques et les danses au Tchad rapporté par La Revue
musicale en décembre 1927 41, extrait repris dans Retour du Tchad (1928). Jean-Aubry a
discuté de cet intérêt de Gide pour les musiques extra-occidentales, notamment en faisant
allusion à sa rencontre avec les modes orientaux en Algérie et en Tunisie et au plaisir qu’il
a eu à entendre des chants venus d’ailleurs42.
19 Mais la véritable raison demeure plus profonde. L’ambiguïté révélée ici s’expliquerait
entre autres par la place qu’occupent dans sa vie le piano et le répertoire musical du
passé. Dans cette optique, l’art moderne prend très peu de place et n’arrive pas à égaler ce
qui fut consacré par la tradition. Comme le rapportait Meylan en confirmant son rapport
problématique à la modernité : « Il excommunie presque totalement les modernes43. »
Comme nous l’avons vu, ce comportement se manifeste entre autres à travers le quasi-
mutisme de Gide quant aux faits et événements musicaux de son époque : ses notes sur la
musique s’en tiennent toujours à la compréhension des compositeurs passés et du
répertoire pianistique. Autant dire finalement que les goûts musicaux de Gide, ou du
moins ses préférences, se situent à la fois dans une optique française et classique. C’est
pourquoi il en revient incessamment à Bach et à Mozart et qu’il voit en Chopin
l’accomplissement idéal de l’artiste. Mais ce dernier n’est pas tant loué pour son
romantisme que pour son classicisme. En effet, l’écrivain voit en Chopin une manière
simple de s’exprimer, visant l’essentiel, ce qui revient à occulter considérablement
l’apport romantique de son œuvre. Autrement dit, cet intérêt pour Chopin penche en
faveur d’un Gide préoccupé avant tout par la recherche d’un classicisme musical idéal. De
même, est magnifié le répertoire pour piano au détriment du répertoire pour orchestre
ou pour grand ensemble. Les Bach, Mozart, Chopin, Schumann et Albéniz font partie de
son univers musical immédiat. C’est une chose qu’on oublie trop souvent chez Gide : sa
relation à la musique se vit à travers l’amour et tout le plaisir que lui procure le jeu
pianistique, sorte de lieu où il atteint la perfection émotionnelle et l’extase à travers
l’intimité44. C’est pourquoi d’ailleurs les écrits sont d’une justesse saisissante quant à l’art
du piano et beaucoup plus taciturne quant aux grandes productions.
20 Finalement, ce rapport ambigu à la musique de son temps n’est-il pas exprimé de manière
condensée dans l’extrait des Faux-Monnayeurs rapporté plus haut ? Assurément, ce
dialogue entre Édouard et La Pérouse se déploie dans un entre-deux où passé et présent
sont rapportés dans une dialectique servant à démystifier l’un au profit de l’autre. Mais
dans le même mouvement, cette ambiguïté prend forme dans l’opposition que manifeste
Édouard, c’est-à-dire Gide lui-même, à des propos jugés conservateurs et beaucoup trop
caustiques à ses yeux (« À vous entendre... »). En fait, c’est Gide lui-même qui est pris dans
cette ambiguïté, voire ce paradoxe exprimé à travers son discours et si réellement vécu
dans sa relation à la musique de son temps, via les milieux avant-gardistes, la musique
pour piano et l’intimité du quotidien. Prendre en considération cette distance par rapport
à la musique de son temps, c’est comprendre pourquoi, au moment même où Gide écrit
Les Faux-Monnayeurs, l’Art de la fugue de Bach préoccupe sa pensée 45. Pourtant, les propos
190
d’Édouard, beaucoup plus sensés du côté des rapports entre consonance et dissonance,
prennent tout de même la défense de la musique moderne, puisqu’il joue bel et bien à
l’avocat du diable face à La Pérouse. Cette ambiguïté, Gide l’a exprimée plus tard dans un
extrait des Notes sur Chopin :
Ne prétendant plus à la consonance et à l’harmonie, vers quoi s’achemine la
musique ? Vers une sorte de barbarie. Le son même, si lentement et exquisement
dégagé du bruit. (...) Mais qu’y faire ? Quelle folie de chercher à s’opposer à cette
marche fatale ! Dans la musique moderne les intervalles consonants de jadis nous
font l’effet de « ci-devant46 ».
21 On pourrait voir dans cette courte réflexion un condensé de l’extrait des Faux-Monnayeurs.
Bien qu’il faille tenir compte que cette réflexion est produite à la fin de sa vie, soit à un
moment où la musique avait littéralement changé de visage, ces propos tendent plutôt à
confirmer l’éloignement progressif qu’avait pris Gide face à la musique de son temps. On
dénote dans cette réflexion une forme de cynisme, de marche inévitable vers une fatalité
recherchée par les musiciens. N’est-ce pas au fond ce que dit La Pérouse à sa façon ?
Assurément, cette réflexion sur la musique moderne et l’extrait du livre de 1926 attestent
d’un déplacement allant dans le sens d’un Gide personnifié par La Pérouse. Tout se
produit dans l’extrait comme si Édouard par l’intermédiaire de Gide, en relation avec les
milieux avant-gardistes de l’époque, avait senti le besoin de défendre ce qui lui
apparaissait comme incontournable et légitime, alors que cette certitude oblitérerait la
fin de sa vie. Mis en relation avec ses préférences musicales (le piano), nous pouvons en
conclure que Gide valorisait plutôt une musique de style classique, qui a eu pour
conséquence de l’éloigner de la création musicale moderne.
22 En bout de ligne, cette incursion dans le vécu musical de Gide nous permet de mieux
appréhender l’écrivain de l’après-guerre. En fait, Édouard adopte bel et bien une position
mitoyenne, variation de l’ambiguïté détectée plus haut : tout en s’inquiétant de la course
inévitable vers la dissonance, il voit bien par le fait même qu’on ne saurait s’y opposer
tant elle est constante, ce qui force ainsi le mélomane à s’y accoutumer. L’interrogation
exprimée à travers le dialogue rapporté par Édouard appartient donc en propre à Gide
mélomane et écrivain. Et cette interprétation d’une consonance nécessaire pour tempérer
les ardeurs du progrès musical est tout à fait plausible dans la perspective des goûts
musicaux qu’il a exprimés tout au long de sa vie. Il s’ensuit que dans l’optique de la
thématique artistique développée dans le roman, les faux-monnayeurs peuvent aussi être
présents en musique. Le discours de La Pérouse ne suggère-t-il pas qu’il y aurait
falsification sur le plan de la musique moderne ? Quant à Édouard, il voudrait réaliser un
roman qui s’apparente à l’Art de la fugue : « Je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en
musique serait impossible en littérature, nous dit-il 47 », autre manière de tempérer le
modernisme de façon à tenir compte des exigences issues de la tradition artistique. Ce
que permet le personnage de La Pérouse en fin de compte, c’est un dédoublement des
idées que Gide lui-même se fait de la musique moderne, c’est-à-dire une mise en forme de
l’ambiguïté qu’il vivait envers la musique de son temps48. Aussi insensée que soit cette
position de La Pérouse, elle permet néanmoins d’exprimer une distance critique de
manière métaphorique. Ainsi, si Édouard représente l’écrivain qu’est Gide en discourant
sur l’importance de la nouveauté, en revanche, le déplacement vers La Pérouse renverrait
au musicien Gide (éloignement progressif) qui s’inquiète de la direction que prendra l’art
moderne en se vouant exclusivement au culte de la nouveauté. À travers les deux
personnages se crée donc une unité propre au dédoublement que permet la vie de Gide
séparée entre la création littéraire et la musique, c’est-à-dire entre un présent à
191
conquérir en art et un passé musical vécu au quotidien, lieu d’une foncière ambiguïté
exprimée dans la relation à la musique de son temps.
artistique doit être enchâssé dans un idéal classique à même d’assurer une véritable
cohérence. L’autre exemple prend plutôt la forme d’un commentaire suggestif : « Lisez La
Symphonie pastorale de Gide et écoutez la sonate de Milhaud, vous percevrez l’émouvante
correspondance d’âme52. » Les propos de Collaer suggèrent que ce rapprochement, que
nous tentons aujourd’hui, ait eu une résonance plus que fortuite dans les mentalités
culturelles de l’époque.
26 Ces deux exemples nous permettent de faire un saut en affirmant que, sur le plan
artistique, Gide revendique des intérêts s’apparentant à ceux des compositeurs
néoclassiques de l’époque, Stravinsky et les Six plus particulièrement53. Ce n’est pas un
hasard si Stravinsky se réfère aux réflexions esthétiques de Gide dans sa Poétique musicale
54
. Le compositeur, certainement par l’entremise de Roland-Manuel, sait très bien que
Gide a exprimé des idées majeures sur le rapport entre classicisme et romantisme, et
surtout sur le travail que doit réaliser l’artiste pour en arriver à une œuvre parfaite, c’est-
à-dire domptée en fonction de l’idéal classique recherché. C’est que, comme le rapporte
Lepape55, le style littéraire de Gide, tout comme le style musical des musiciens
néoclassiques français, se situe à mi-chemin entre classicisme et modernisme à travers la
recherche d’une écriture caractérisée à la fois par une singularité et un passé idéalisé
comme valeur suprême. L’écriture classique des Faux-Monnayeurs peut servir d’exemple,
comme le rapporte Daniel Moutote : « Le classicisme de l’écriture de ce roman consiste en
ceci que jamais, en ses plus grands écarts, elle ne s’éloigne d’une stricte correction, qui se
situe un peu au-dessus du langage courant, et qui l’apparente en un sens au langage des
personnages de Racine56. »
27 Partant de là, il est possible d’affirmer que Gide et les compositeurs néoclassiques de son
temps partagent quatre traits communs : le recours à des idiomes du passé, la stylisation,
la clarté du geste et la recherche d’harmonie57. Comme eux d’abord, l’art du passé tient
lieu de réflexion et d’inspiration face à la création artistique de son temps : les maîtres
représentent des modèles incontournables. Il s’ensuit plusieurs emprunts aux formes et
techniques du passé, mais toujours avec une distance qui permet de leur assigner une
nouvelle utilité : la carrure rythmique ou les formes du XVIIIe siècle chez les
néoclassiques, comme l’utilisation d’une prosodie sans emphase littéraire et des dialogues
allant à l’essentiel chez Gide. Tout comme Gide, les Six et Stravinsky tentent aussi
d’implanter un style idéal, commun à tous et fondé sur des valeurs pérennes. Au fond, la
stylisation se résume ici à la recherche de règles58 pouvant assumer à l’art un
épanouissement sur le long terme et une entière compréhension chez le public : les codes
ayant fait leur preuve par le passé joueront le rôle d une communication partagée. En ce
sens, Stravinsky s’est tourné vers les modèles du passé (Bach, Beethoven, Pergolèse, etc.)
de manière à pouvoir dégager des traits stylistiques à réinventer, alors que Gide lit les
Goethe, La Bruyère, Montaigne et réfléchit sur l’idéal à atteindre dans l’écriture de son
roman à partir des exemples de Stendhal et Balzac59. Quant à la clarté du geste, Gide et les
compositeurs néoclassiques ont mis en valeur une écriture dépouillée, loin de toute
effusion lyrique ou de pathos exacerbé. Dans les deux cas, il y a un désir de précision, de
viser l’essentiel afin que l’équilibre entre contenant et contenu soit toujours maintenu, ce
que Gide a résumé par cette formule : « La pureté, en art comme partout, c’est cela qui
importe60. » Enfin, tous ces traits convergent dans la recherche d’une harmonie à laquelle
doit parvenir la forme artistique. Parce qu’au fond, cette stylisation commune à Gide et
aux néoclassiques français se consolide autour d’une recherche de cohérence, d’équilibre,
voire de naturel. En s’éloignant dans un cas du debussysme et du germanisme musical
193
(cela est moins vrai pour Honegger), dans l’autre cas d’une écriture avant-gardiste jugée
trop compliquée (Joyce par exemple), la clarté de l’écriture se concentre ici autour d’une
recherche d’unité et de cohérence intrinsèque à l’esthétique classique : tout doit tendre
vers l’équilibre pour atteindre l’idéal voulu. Ce qui fait que d’un côté comme de l’autre, le
passé devient un moment de réflexion en vue de concevoir l’œuvre idéale et en vue de
réinventer des procédés en leur assignant une nouvelle fonction (la mise en abyme
comme l’idée de fugue chez Gide ou le contrepoint chez les néoclassiques par exemple).
28 Sur le plan artistique, Gide s’avère donc plus près des néoclassiques de son temps qu’on
serait porté à le croire a priori, même s’il ne partage guère le même rapport au monde
qu’eux, surtout du point de vue de l’âge et de l’expérience artistique. Mais encore une
fois, ces rapprochements sont légitimés sur la base de préoccupations esthétiques
communes à l’époque. Les réunissent d’abord des intérêts convergents, surtout quant à la
destinée de l’art moderne et à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’histoire de l’art. Ce que
Gide aime chez Chopin pourrait résumer à la fois son attitude artistique et celle des
néoclassiques français : « Aucun développement rhétorique, aucun désir de gonfler l’idée
musicale et d’en obtenir davantage, mais, au contraire, celui de simplifier à l’extrême,
jusqu’à la perfection61. » Par cette recherche de cohérence, voire de pureté, qu’il oppose
d’ailleurs à Wagner dans le Journal des faux-monnayeurs 62, il nous est permis d’affirmer que
les préoccupations esthétiques et poïétiques de Gide font écho à celles des compositeurs
néoclassiques français de son temps, à quelques différences près qui s’expliquent par
l’appartenance à deux champs artistiques différents et à une réalité générationnelle tout
aussi distincte.
29 Tenant compte de ce rapprochement, nous pouvons maintenant établir des
correspondances entre l’extrait des Faux-Monnayeurs et le milieu musical français de
l’époque à travers deux polarités maîtresses : la consonance versus la dissonance et les
accords versus les fonctions harmoniques. Tout d’abord la dissonance puisque, lieu
commun de l’histoire musicale, la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle connaissent
une révolution du langage harmonique à travers la transgression des lois tonales de jadis
(c.-à-d. la tonalité suspendue). En se déplaçant sur le plan historique, nous pourrions dire
que le discours de La Pérouse prend la contrepartie de cette révolution harmonique
engagée depuis Tristan et consolidée par Debussy et les Viennois. Au fond, La Pérouse, de
manière métaphorique, met en scène l’enjeu autour de cette dissonance recherchée dans
le langage musical en posant ses limites : jusqu’où ira cette révolution engendrée par la
dissonance et réussira-t-elle toujours à nous rendre celle-ci agréable ? Édouard répond à
ce questionnement en affirmant que tout doit tendre et se réduire à l’harmonie, prônant
ainsi un juste dosage entre consonance et dissonance. Autrement dit, cette idée d’une
réduction à l’harmonie revient à dire que les révolutions langagières et stylistiques
doivent trouver justification au sein d’une clarté harmonique, donc dans une pensée
systémique. Cette réplique d’Édouard pourrait s’expliquer dans une lignée typiquement
française, c’est-à-dire dans une tradition ramiste engagée dans une pensée harmonique et
se consolidant autour de musiciens tels que Gedalge et Kœchlin, voire les Six dans une
certaine mesure. En définitive, si les thèmes traités sont assez larges pour être corrélés à
plusieurs événements musicaux autour du premier XXe siècle musical, les musiciens
prônant la dissonance sont clairement identifiés comme problématiques.
30 Toutefois, l’enjeu véritable de ce discours survient à la toute fin du dialogue, alors que La
Pérouse associe l’accord parfait continu à l’extase et l’accord dissonant à la discordance,
autant dire à la dégradation des valeurs établies. En ressort alors clairement une position
194
réactionnaire du côté de La Pérouse, celui-ci faisant l’apologie d’une musique qui n’a
finalement jamais existé, puisque déliée de toute dissonance : la récusation qu’il
promulgue s’avère dénuée de fondement. Il s’ensuit qu’Édouard, par la position qu’il
défend, celle d’une dissonance circonscrite dans les limites de l’harmonie, se trouve au
centre de deux aberrations : d’une part, le progrès continu et sans fin vers une soif de
dissonances jamais satisfaite ; d’autre part, une position qui se veut une éloge de la
musique ancienne sans teneur historique – les dissonances font partie intégrante de la
musique occidentale. Placée au centre de cette polarité, la position d’Édouard ne prend-
elle pas partie en faveur d’une position mitoyenne, c’est-à-dire d’une dissonance trouvant
résolution dans la consonance ? Et cette position n’expose-t-elle pas d’une certaine façon
la tangente prise par le néoclassicisme musical français de la fin du XIXe siècle et du
premier XXe siècle 63 ? En recourant à l’accord parfait et à des procédés musicaux ayant
fait leur preuve par le passé – les cadences par exemple ou les formes anciennes –, le
néoclassicisme français revient à concevoir la possibilité d’une musique moderne à
l’intérieur des conventions et des codes de la musique tonale, ce qui est bien le cas des Six
et de Stravinsky.
31 Dans cette logique, par l’affrontement de la consonance et de la dissonance sur la base des
résolutions que recherche l’oreille, il nous sera permis d’appréhender un enjeu poïétique
se situant, d’une part, entre une musique faisant totalement fi des accords parfaits et
tendant constamment vers la dissonance et, d’autre part, une musique faisant appel à la
fois à des accords dissonants et à des résolutions harmoniques parfaites. La position
d’Édouard penche bien en faveur d’une accoutumance qui nous rend agréables certains
accords dissonants, et cette accoutumance ne peut se réaliser que pour autant qu'elle soit
aussi accompagnée de résolutions et d’accords parfaits. Malgré l’ambivalence chez Gide
face à la musique de son temps, tout porte à croire que cette position d’Édouard était bien
la sienne, surtout qu’on suppose un minimum de connaissances musicales chez le
musicien qu’il était. Bref, l’opposition entre consonance et dissonance est utilisée ici dans
un sens métaphorique de manière à prôner une filiation avec la tradition tonale et un
certain degré de consonance dans le discours musical moderne. Consonance devient ainsi
synonyme des quatre traits mis en valeur plus haut, plus précisément d’une quête de
clarté recherchée dans le geste artistique et le produit final. À la limite, nous pourrions
voir dans ce discours une justification de l'approche néoclassique française de la musique
et une diatribe envers une modernité musicale poussée à l’excès64, l’une s’empêchant
d’utiliser l’accord parfait contrairement à l’autre.
32 Si nous prenons un exemple de préoccupations musicales exprimées à l’époque, les
rapprochements sautent aux yeux sur la base des deux polarités étudiées ici. Nous
prendrons Charles Kœchlin comme témoin, puisqu’il est un représentant averti de cette
culture musicale française attachée à un idéal classique65. Dans son article « Modernisme
et Nouveauté » signé en 1927, Kœchlin défend la liberté artistique et sa sensibilité
particulière par rapport aux effets de mode et à la nouveauté recherchée à tout prix. Son
article interroge cette mode des accords nouveaux : « En revanche, pauvre nouveauté que
celle des « accords nouveaux » dont s’emparent les épigones : et combien vite en disparaît
l’apparence « moderne » ! il n’y a plus, à la place, que banalité désuète66. » De plus, pour
justifier ses prises de position, Kœchlin en appelle souvent à un argument moral : l’artiste
doit être fidèle à sa sensibilité, un peu comme l’aurait prôné Gide. Or, le propos de
Kœchlin a toujours été, comme en atteste son article de 1921 intitulé « D’une nouvelle
mode musicale », de tempérer l’ardeur des compositeurs à rechercher une nouveauté
195
autosuffisante et à leur rappeler par le fait même qu’ils appartiennent à une tradition
musicale donnée. Non sans rappeler la position mitoyenne d’Édouard, Kœchlin affirme
dans cet article que le passé musical ne saurait être mort et enterré et que bien au
contraire, il peut être revigoré par une association avec les nouveautés musicales
dissonantes. Pour Kœchlin comme pour Édouard par l’intermédiaire de Gide, la juste voie
semble se trouver à mi-chemin entre la recherche de nouveautés et la réactualisation du
passé, donc dans la recherche d’un équilibre entre consonance et dissonance.
35 Il y a donc possibilité d’une relation discursive entre la sémiosis individuelle élaborée par
Gide à travers l’échange entre Édouard et La Pérouse et la sémiosis collective propre au
milieu musical d’alors, Gide interpellant un enjeu de la création musicale. Autrement dit,
les propos de La Pérouse revêtent une charge symbolique en raison de la fonction qu’ils
ont pu jouer dans la France musicale des années 1920, plus précisément en tant que
porteurs de questionnements face à une réalité donnée71. Même si le discours n’apporte
aucune conclusion définitive, il tend toutefois à produire du sens en suggérant qu’un
certain degré de consonance est toujours bienvenu, voire même qu’il est nécessaire au
sein d’un progrès musical dominé par les dissonances. C’est sur ce plan que le discours
acquiert une valence idéologique et qu’il peut ainsi se réverbérer à travers l’activité
symbolique de l’époque, notamment en trouvant un écho dans la sémiosis culturelle
propre au milieu musical.
CONCLUSION
36 Pour conclure, cette étude a cherché à prouver qu’une appréhension de la relation
musique-littérature pouvait se déployer en s’appuyant sur le contexte historique et
musical dans lequel le roman a été produit. À l’aide des connaissances d’un milieu musical
donné, l’analyse peut s’appuyer sur les correspondances à l’œuvre entre le fait musical
révélé par le roman et le milieu musical d’une époque donnée, notamment en
questionnant la charge symbolique du discours suggéré par le romancier, rendant ainsi
possible une autre herméneutique. S’ouvre alors la possibilité d’apporter un autre
éclairage sur le milieu musical étudié, puisque ce regard intermédiaire est souvent à
même de résumer ce qui a le plus retenu l’attention sur le plan culturel. Mais l’analyse ne
doit pas être trop forcée. Elle devient justifiable dans la mesure où l’écrivain est un
témoin de son époque et qu’il porte à travers ses réflexions un discours producteur de
sens. En lisant Les Faux-Monnayeurs, le lecteur, s’il connaît la relation ambiguë
qu’entretenait Gide avec la musique de son temps, peut appréhender ce dialogue entre
Édouard et La Pérouse comme un commentaire artistique interpellant la situation de la
musique moderne des années 1910 et 1920.
37 Encore faut-il avoir à l’esprit la forme succincte que peut revêtir ce discours, puisqu’il est
travaillé sur le mode de l’interrogation. En fait, l’échange entre Édouard et La Pérouse
prend la forme d’une trace, sorte d’épave laissée béante par Gide lui-même, au plus grand
plaisir de son lecteur et du mélomane averti. Et lorsque l’analyse est poussée plus loin,
des niveaux d’interprétation s’ouvrent parce que le discours les suggère. C’est tout le pari
poïétique des Faux-Monnayeurs de Gide : laisser miroiter plusieurs interprétations
possibles en faisant appel à des symboles et des signes clefs eu égard à son époque.
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197
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NOTES
1. La publication des Actes du colloque des 20-22 mars 1999 en Sorbonne, sous le titre Littérature
et musique dans la France contemporaine (Paris : Presses Universitaires de Strasbourg, 2001) en
donne un exemple éloquent. L’article de Pierre Brunei par exemple, intitulé « Le roman fugué » (
in Littérature et musique dans la France contemporaine, p. 53-67), s’attarde à une analyse formelle des
Faux-Monnayeurs de Gide en établissant des parallèles structurels avec la fugue.
2. C’est bien la date d’origine qui est mentionnée dans la version publiée chez Gallimard.
Cependant, les commentateurs de son œuvre – Pierre Chartier par exemple (Les Faux-
Monnayeurs d’André Gide, Paris : Gallimard, 1991) – insistent pour dire que la véritable
publication de l’ouvrage aurait plutôt eu lieu en 1926, et donc que 1925 serait l’année de dépôt du
manuscrit.
3. Daniel Moutote, Réflexions sur Les Faux-Monnayeurs, Paris : Honoré Champion, 1990, p. 37-50.
4. Pour caractériser ce phénomène, il est souvent question en philosophie de la « Mort de Dieu ».
Cela ne veut pas dire que les religions perdent toute attraction, surtout sur le plan social, mais
199
signifie plutôt qu’elles cessent d’exercer une autorité sur la pensée et les réflexions d’ordre
ontologique.
5. Chartier, op. cit, p. 79.
6. Ibid., p. 81.
7. Ce fait est rapporté par Daniel Moutote (Réflexions sur Les Faux-Monnayeurs, p. 83) dans son
étude sur Les Faux-Monnayeurs. Or, il n’est pas besoin d’aller fouiller bien loin pour confirmer la
prégnance de ce professeur dans la vie de Gide, puisque ce dernier en parle dans son
autobiographie Si le grain ne meurt, Paris : Gallimard, 1955, p. 236-240.
8. Chartier, op. cit., p. 88.
9. Plusieurs ouvrages ou articles ont été consacrés à l’importance de la musique et du piano chez
Gide : Georges Jean-Aubry (1945), Pierre Meylan (1952), Roman Wald-Lasowski (1982) et Élaine D.
Cancalon (1994) (voir bibliographie).
10. André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris : Gallimard, 1925, p. 189-191.
11. En fait, il s’agit bel et bien d’une aberration, puisque l’art harmonique occidental repose sur
un juste équilibre entre consonance et dissonance, plus précisément sur la résolution des
dissonances. Une musique sans dissonance est donc impossible, voire carrément futile du point
de vue historique.
12. Pierre Lepape. André Gide. Le messager, Paris : Seuil, 1997, p. 317-323.
13. Chartier, op. cit., p. 95.
14. Elaine Brody, Paris. The Musical Kaleidoscope 1870-1925, New York: George Braziller, 1987.
15. Jean Wiéner, Allegro Appassionato, Paris : Belfond, 1978, p. 26-27.
16. Darius Milhaud, Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Belfond, 1952, p. 39.
17. Francis Poulenc, Correspondance 1910-1963, Paris : Fayard, 1994, p. 477-479.
18. Lepape, op. cit., p. 319.
19. Voir Gianfranco Vinay, « Le débat sur l’art stravinskien dans la presse parisienne des années
trente », in Musiques et musiciens à Paris dans les années trente, Paris : Honoré Champion, 2000,
p. 467-494.
20. Michel Faure, Du néoclassicisme musical dans la France du premier XX e siècle, Paris : Klincksieck,
1997, p. 239.
21. Eric Walter White, Stravinsky. The Composer and his Works, Berkeley: University of California
Press, 1979, p. 374-388.
22. Igor Stravinsky, Poétique musicale, Paris : Flammarion, 2000, p. 114.
23. Extrait tiré d’André Gide, Incidences, Paris : Gallimard, 1924.
24. White, op. cit., p. 64-65.
25. François Porcile, La Belle Époque de la musique française. Le temps de Maurice Ravel (1871-1940),
Paris : Fayard, 1999, p. 143.
26. Rapporté par Georges Jean-Aubry, André Gide et la musique, Paris : Éditions de La Revue musicale,
1945, p. 19.
27. Jean-Aubry, op. cit., ibid.
28. Voir Porcile, op. cit., p. 91.
29. Voir Brody, op. cit., p. 130.
30. Wiéner, op. cit., p. 44.
31. Rapporté aussi par Évelyne Hurard-Viltard, Le Groupe des Six ou le matin d’un jour de fête, Paris :
Klincksieck, 1988, p. 30.
32. Hélène Jourdan-Morhange, Mes amis musiciens, Paris : Les Éditeurs Français Réunis, 1955,
p. 109.
33. Harry Halbreich, Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992,
p. 65.
34. Georges Auric, in Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin, Notes autour de la musique 1918, Paris : Stock,
1979, p. 16.
200
35. Claude Arnaud, dans son exhaustive biographie consacrée à Cocteau, rapporte la relation
tumultueuse qu’a entretenue ce dernier à Gide. – Jean Cocteau, Paris : Gallimard, 2003, p. 208-213.
Cela tient d’abord au fait que Gide l’a accusé de lui avoir volé plusieurs idées exprimées dans Le
Coq. Le tout ira en s’accentuant alors que Cocteau courtisera Marc Allégret, le protégé de Gide. En
fait, Gide avait bien du mal à sentir Cocteau, d’où la causticité dépeinte par Les Faux-Monnayeurs.
36. Poulenc, op. cit., p. 150.
37. Rapporté par Geoffrey K. Spratt, The Music of Arthur Honegger, Irelande: Cork University Press,
1987, p. 94.
38. Voir Pierre Meylan, Les écrivains et la musique : études de musique et de littérature comparées,
vol. 2, Lausanne : Éditions du Cervin, 1952, p. 66.
39. Poulenc, op. cit., p. 478.
40. Milhaud, op. cit., p. 40-41.
41. Charles Kœchlin, « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale, 8 e année, n o 9 (1927),
p. 1-13.
42. Jean-Aubry, op. cit., p. 17-18.
43. Meylan, op. cit., p. 66.
44. Voir Élaine D. Cancalon, « Piano-forte : le piano dans l’œuvre de Gide », in Lectures d’André
Gide. Hommage à Claude Martin, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 149-57.
45. André Gide, Notes sur Chopin, Paris : L’Arche, 1949, p. 63. Par ailleurs, Pierre Brunei a mis en
relief l’écriture des Faux-Monnayeurs avec la fugue (c.-à-d. Bach) comme élément structurant les
événements narratifs du roman. - « Le roman fugué », in Littérature et musique dans la France
contemporaine, p. 53-67.
46. Gide, Notes sur Chopin, p. 69.
47. Gide, Les Faux-Monnayeurs, p. 219.
48. Cette interprétation s’accorde plutôt bien avec l’intellectuel que fut Gide, lui qui a toujours
fuit les dogmes. Ses positions naviguent souvent sur deux eaux à la fois. Rappelons par exemple
qu’il fut communiste et que, à la suite d’un voyage dans le pays de Staline, il dénoncera à son
retour le régime totalitaire. C’est sa grande lucidité qui commande cette méfiance, qui apparaît
comme une ambivalence à maintes reprises.
49. Voir Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France, de la Belle Époque à
nos jours, Paris : Armand Colin, 2005, p. 48-52.
50. Gide, Notes sur Chopin, p. 59.
51. Barbara L. Kelly, Tradition and Style in the Works of Darius Milhaud 1912-1939, Burlington:
Ashgate, 2003, p. 42.
52. Paul Collaer (1919) rapporté par Hurard-Viltard, op. cit., p. 269.
53. Le lecteur aura compris qu’il s’agit ici du néoclassicisme de facture française, notamment
celui qui a eu cours durant les années 1920 à Paris. Je laisse donc de côté les versions allemande
(Hindemith), italienne (Casella) ou russe (Prokofiev) du néoclassicisme afin de me concentrer sur
celles qui faisaient partie du milieu parisien concerné.
54. Stravinsky, op. cit., p. 114.
55. Lepape, op. cit., p. 324-30.
56. Moutote, op. cit., p. 133.
57. La majorité de ces traits concernant le Groupe des Six a été mis en lumière par Hurard-
Viltard (op. cit., p. 216-234). Le lecteur peut également se rapporter à l’étude approfondie de Scott
Messing quant aux préoccupations classiques de l’époque en musique. - Neoclassicism in Music.
From the Genesis of the Concept through the Schoenberg/Stravinsky Polemic, Ann Arbor/Londres : UMI
Research Press, 1988.
58. Gide en exprime plusieurs dans le Journal des faux-monnayeurs, Paris : Gallimard, 1927. Par
exemple, on retrouve cette réflexion quant au déroulement narratif : « Décrire avec précision et
accuser fortement les comparses épisodiques ; les amener au premier plan pour distancer
201
d’autant les autres » (p. 56) ou : « Purger le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas
spécifiquement au roman » (p. 57).
59. Gide, Journal des faux-monnayeurs, p. 58-59.
60. Ibid., p. 58.
61. Gide, Notes sur Chopin, p. 54.
62. Gide, Journal des faux-monnayeurs, p. 57-61.
63. Voir Messing ( Neoclassicism in Music, p. 1-59) pour une acceptation plus large du terme
néoclassicisme, qu’il applique entre autres à la France des années 1870 à 1914 (Chabrier, Saint-
Saëns, Dukas, Roussel, voire certaines œuvres de Debussy et Ravel).
64. Voire de toute musique atonale faisait fi des conventions issues du passé. À l’époque, l’École
de Vienne est certainement la plus près de cette conception d’une dissonance poussée à l’excès.
Or, une telle interprétation reviendrait à négliger un fait capital : le poids que la tradition a
exercé sur Schoenberg. Voir Joseph N. Straus, Remaking the Past. Musical Modernism and the
Influence of the Tonal Tradition, Cambridge: Harvard University Press, 1990.
65. On sait toute l’influence qu’exerçait Kœchlin sur le milieu musical de l’époque et sur les Six
en particulier.
66. Kœchlin, op. cit., p. 1-2.
67. Voir Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, 1978.
68. Les principaux concepts théoriques exposés ici sont empruntés à la philosophie de la culture
développée par Josiane Boulad-Ayoub dans Contre nous de la tyrannie... Des relations idéologiques
entre Lumières et Révolution, Montréal : Hurtubise, 1989 et Mimes et parades. L’activité symbolique
dans la vie sociale, Paris : L’Harmattan, 1995.
69. Boulad-Ayoub, op. cit.
70. Poulenc, Correspondances, p. 40.
71. C’est l’un des livres les plus importants de la création littéraire du XX e siècle. Il a suscité
beaucoup de réactions lors de sa publication et en suscite toujours aujourd’hui (voir Moutote, op.
cit., ibid). Autant dire qu’on est loin d’avoir fini d’évaluer sa modernité et son apport à la
littérature du XXe siècle.
AUTEUR
DANICK TROTTIER
Université de Montréal, Canada
202
1 Compositeur, théoricien et pédagogue, Charles Kœchlin (1867-1950) est l’une des figures
marquantes de la musique française de la première moitié du XXe siècle. Il fait partie de
cette cohorte d’artistes qui participèrent activement à l’essor de la modernité en art,
d’une part, en constituant un corpus d’œuvres représentatif et, d’autre part, en
s’interrogeant sur les fondements esthétiques et sociaux qui l’accompagnent. Cette étude
dressera un portrait des idées de Kœchlin en ce qui a trait au rôle de la création musicale
au sein du développement d’une société dite « moderne ».
2 Issu d’une riche famille de la bourgeoisie protestante alsacienne, Kœchlin apprend le
piano très jeune et s’intéresse à la musique au point de devenir un auditeur assidu des
différentes séries de concerts à Paris et de s’essayer à la composition. Malgré ses
prédispositions, la musique reste jusque-là une activité de loisir. Destiné à une carrière
d’ingénieur, d’astronome ou de marin, le jeune Kœchlin entre à l’École préparatoire de
Polytechnique en 1885. Atteint de tuberculose en 1888, il est sauvé de justesse et, après
avoir été en convalescence à Alger à deux reprises, il termine tant bien que mal ses études
alors qu’il est reçu 125e de sa promotion en 1889. Kœchlin n’entreprendra pas la carrière
d’ingénieur dans l’artillerie, la marine ou les Ponts et Chaussée tant souhaitée par son
entourage familial. Il opte pour la liberté1 : celle d’une carrière de compositeur. Élève au
Conservatoire, il suivit les cours de Jules Massenet, André Gédalge et Louis Albert
Bourgault-Ducoudray puis celui de Fauré à partir de 1896. Les dons particuliers et les
connaissances techniques de Kœchlin poussèrent Fauré à lui confier entre 1899 et 1903,
lors de ses absences répétées du Conservatoire, l’enseignement du contrepoint aux autres
élèves de la classe parmi lesquels on compte, entre autres, Maurice Ravel, Roger Ducasse
et Florent Schmitt2.
3 Avec ses camarades du Conservatoire, Kœchlin participe au mouvement d’avant-garde de
l’époque. En 1910, il fait partie des « conspirateurs3 » qui créent la Société musicale
indépendante en réaction au sectarisme de la Société nationale de musique. Malgré cette
affiliation et tous ses efforts pour faire jouer sa musique, Kœchlin reste en dehors des
principaux circuits de diffusion de la musique, situation qui s’explique en partie par son
204
indépendance d’esprit, et le fait que le compositeur maintient une grande distance entre
la mode musicale et son œuvre. De plus, ses prises de position favorables, d’une part, à
l’avant-garde et, d’autre part, au mouvement socialiste l’opposent à plus d’un
compositeur influent au sein des institutions musicales françaises de l’époque. C’est
probablement pourquoi, malgré ses grands talents de pédagogue, il n’obtiendra jamais de
poste permanent au Conservatoire. La participation de Kœchlin au mouvement d’avant-
garde est donc davantage liée à ses activités de théoricien et de défenseur qu’à son œuvre
musicale en tant que telle.
4 La guerre de 1914-1918 fragilise considérablement la situation financière de la
bourgeoisie française. La famille Kœchlin n’échappe pas à cette situation et les ressources
familiales, désormais épuisées, obligent le compositeur à trouver les moyens de subvenir
aux besoins des siens alors que l’édition et l’exécution de sa musique ne constituent
qu’une faible source de revenus. Kœchlin, qui écrivait pour la « Chronique des arts » de La
Gazette musicale depuis 1909, entame alors des activités d’enseignement et de rédaction
beaucoup plus substantielles. La réalisation dans les années 1920 d’une série de travaux
théoriques importants comme l’Étude sur les notes de passage (1922), le Précis des règles de
contrepoint (1926) et le Traité d’harmonie (1927-1930) confirme sa réputation en tant que
théoricien de la musique. Cette autorité lui permet désormais d’écrire très régulièrement
dans la presse musicale et de publier en 1927 les biographies de Debussy et de Fauré. On
dénombre plus d’une centaine d’articles qui parurent autant dans les revues musicales
comme Le Ménestrel, Le Monde musical, ou La Revue musicale que dans des revues littéraires
comme Europe. Kœchlin, proche du parti communiste dans les années 1930, publia des
textes dans le quotidien L’Humanité 4 dont plusieurs furent réédités dans le Bulletin de la
Fédération Musicale Populaire dont il était membre. Les archives du compositeur,
conservées à la Médiathèque musicale Gustav Mahler à Paris, renferment plusieurs séries
de textes inédits, conférences données pendant la Première Guerre mondiale, émissions
de radio, notes de programme et scénarios de film, sans compter des esquisses d’écrits
divers dont des nouvelles romancées. L’immense corpus ainsi constitué confirme la
richesse et l’étendue de la pensée de Kœchlin. Cette activité musicographique ne
l’empêche cependant pas d’être un compositeur prolifique. Son catalogue compte plus de
220 numéros d’opus. Mais cette œuvre a longtemps vécu à l’ombre de ses travaux
théoriques et de ses écrits, et ce n’est que depuis peu qu’on s’intéresse à nouveau à ses
partitions.
référence dans une optique dialectique. Comme nous le verrons plus loin, dès 1917, il
conteste ou fait siennes ces idées de façon discursive pour les développer et les adapter à
sa vision de l’art au sein d’un monde moderne. Bien que méfiant vis-à-vis des institutions
– tout particulièrement celles qui s’inscrivent dans un cadre conservateur comme la
Schola Cantorum de d’Indy –, Kœchlin partagera avec Romain Rolland cette vision du
développement du goût musical par l’éducation dispensée, entre autres, par l’école et les
sociétés de concerts5. L’engagement social du compositeur sera donc principalement
dominé par la question de l’éducation. Cette réflexion teintera l’ensemble de ses activités,
même si une part relativement importante de son œuvre musicale se situe assez loin de
cette préoccupation6. Pratiquant un socialisme de nature « intellectuelle » tout en
témoignant un réel souci du prolétariat, Kœchlin ne participera pas directement au
mouvement politique de gauche. Il se déclarera ouvertement favorable au parti
communiste français à la fin des années 1930, mais n’y sera cependant jamais inscrit 7. Par
contre, il travaillera pour le réseau de la Maison de la culture et joindra les rangs de la
Fédération Musicale Populaire, organisme artistique affilié au parti. En 1937, Kœchlin
succédera d’ailleurs à Albert Roussel au poste de président de la Fédération et sera aussi
nommé président de la commission musicale de l’Association France-URSS8.
l’idée d’une humanité nourrie par la fraternité universelle des peuples qui ferait
disparaître les différences artificielles. Kœchlin adoptera cette attitude de tolérance, tout
comme nombre d’intellectuels, artistes et musiciens français. Pendant la Première Guerre
mondiale, aux côtés de Ravel, il défendra la musique allemande des attaques de
nationalistes engagés comme d’Indy11. Dans une lettre à Romain Rolland datant de 1937,
Kœchlin écrira : « Les guerres de pays à pays sont chose absurde parce qu’il ne devrait pas
y avoir de séparation d’un pays à l’autre, et même, pas de pays du tout12. »
8 Dans son exploration du concept de liberté, Kœchlin aborde directement les relations
entre musique et politique à la fois d’un point de vue critique et partisan. Dans un texte
important de la fin de sa vie, « Art et liberté (Pour la tour d’ivoire) » publié en 1949 et qui
tient compte des années de guerre que vient de subir à nouveau la France, il souhaite en
effet qu’il y ait séparation entre l’art et la politique, mais il reconnaît du même souffle que
dans bien des cas il s’agit d’une utopie13. Il prend lui-même position en ce sens et n’hésite
pas à affirmer de façon provocante, voire extrême :
L’anticommuniste qui l’est par conviction sincère et non (comme la plupart) pour
être sûr de garder son capital, peut atteindre la beauté. Mais non le bourgeois avare
et rétréci. – L’Espagnol républicain et le Franquiste n’écriront pas la même marche
funèbre, – sauf si le Franquiste s’élève à la vertu du Républicain : il serait alors un
honnête homme, trompé par Franco, – exception rare : les grands esprits d’Espagne
étant républicains, la plupart exilés. – Et croyez-vous donc que la
collaborationniste-pétainiste puisse égaler jamais une Elsa Barraine 14 par exemple,
ou le Poulenc du Pont-de-Cé, ou ce Louis Durey dont nous entendîmes naguère [...] le
très beau chœur des Constructeurs15 ?
9 Il ajoute un peu plus loin : « L’œuvre est toujours le reflet de l’homme. Elle vaut ce qu’il
vaut. Je ne crois pas à la “régénération des fripouilles” devant le papier à musique 16. »
C’est à partir de cette remarque que l’on prend conscience de la distance acquise par le
compositeur face à la réalité des temps modernes. Si l’illusion fraternelle d’une humanité
guidée par la nature et inspirée par Jean Christophe n’est plus teinté d’aucune naïveté, elle
reste néanmoins vivante chez le compositeur, comme en témoigne l’écriture des poèmes
symphoniques Le Buisson ardent, op. 203 (1945), inspiré du dernier tome de Jean Christophe
et Le Docteur Fabricius (1941-1944) d’après une nouvelle de son oncle philosophe Charles
Dollfus. Tout comme la Deuxième Symphonie, Le Docteur Fabricius témoigne à la fois des
conditions difficiles d’existence du compositeur pendant la guerre – ce qui fera dire à
Robert Orledge que le concept de transcender la souffrance humaine dans la musique de
Kœchlin est bien réel – et de l’importance des notions de liberté et d’humanisme qui l’ont
guidé tout au long de sa carrière. Dans une longue lettre à Paul Collaer, qui accepta de
créer l’œuvre à Bruxelles, Kœchlin résume le contenu de la nouvelle et on lit :
Le docteur rompt le silence et explique à son hôte pourquoi il s’est « retiré du
monde » : « La vie, dit-il, est une duperie, la nature est éternellement indifférente,
elle se sert de nous pour entretenir la vie et ne fait rien pour diminuer nos
malheurs » (cf. dans les Dialogues philosophiques de Renan « Dieu n’agit pas par des
volontés particulières »). Injustices immenses... très âpres contre les Puissances qui
nous gouvernent... Conclusion : le Docteur Fabricius s’est retiré dans cet ermitage
(ancien monastère) et dans un désespoir farouche qui lui laisse les yeux secs, il
souhaite bonne nuit à son hôte. Celui-ci rentré dans sa chambre, ouvre la fenêtre
sur la nuit étoilée. Alors le calme rentre dans son âme, puis l’espoir. Une si grande
207
et si vaste harmonie des mondes ne peut nous laisser croire que l’ordre n’existe
pas.... Puis le matin se lève et voici qu’il se réveille. Ce n’était qu’un rêve 17.
10 L’œuvre de Kœchlin suit à peu de chose près la nouvelle et le compositeur établit le plan
en ces termes :
1. Le manoir du docteur, austère « modal », sans tristesse pourtant.
2. La douleur : 3 chorals où finit par s’exaspérer cette douleur.
3. La Révolte : âpres interrogations, véhémences, violences. Fugue dont le sujet combine avec
les thèmes des 3 chorals. Remous, comme des vagues de tempête se brisant contre nous : le
tout aboutit à ff : Choral sur le thème Aus tiefer Not.
4. Silence... et, dans la nuit, vision de l’univers étoilé. Une longue monodie s’élève, disant le
calme et l’ordre mystérieux.
5. Et les voix de la consolation chantent à présent pour aboutir à
6. La Joie (allegro) qui se termine par le Réveil.
7. Il ne reste que le souvenir de ce rêve, c’est un choral (modal), sur le thème du Manoir, qui
conclut avec une grande sérénité.
11 Kœchlin déploie dans cette œuvre tous les moyens syntaxiques développés au cours de
ces 50 ans de modernité. Modalité, tonalité, polytonalité, atonalité servent l’intention
expressive et philosophique du compositeur libre de tout dogmatisme. Cette liberté
universelle – sans frontière – sera aussi pour Kœchlin l’attribut de Debussy dont
l’ampleur des accomplissements joue à ses yeux un rôle fondamental dans l’évolution de
la musique. Pelléas et Mélisande constituera pour Kœchlin l’œuvre charnière qui fixe en
grande partie les paramètres de la modernité. Il est cependant conscient que cette
modernité n’appartient pas totalement à Debussy et, surtout, qu’elle est redevable à plus
d’un musicien qui le précède. Il établira ainsi son arbre généalogique construit sur une :
Irrésistible continuité de la courbe issue du contrepoint de Bach, qui passe aux
« résolutions exceptionnelles », au chromatisme, aux modulations libres, pour
aboutir à la polytonalité, allant de Liszt, Wagner, Borodine, Moussorgski, Franck,
Saint-Saëns, Bizet, Guiraud, Chabrier – par ensuite Bruneau, Satie, Debussy, Ravel,
Roussel, Florent Schmitt – jusqu’à Milhaud, Poulenc, Jean Cartan, Delannoy... et
moi-même (en me citant ainsi en dernier de cette chronologie, je ne prétends pas à
plus de modernisme que les autres ! Que l’on me place où l’on voudra...) 18.
12 Kœchlin considérait Le Docteur Fabricius comme une œuvre testament 19. En ce qui nous
concerne, elle est aussi une œuvre synthèse, témoin encyclopédique des traits
syntaxiques de la modernité musicale du premier XXe siècle, mais aussi témoin de la
conscience exacerbée chez Kœchlin du possible rôle social de l’artiste.
la physique au tournant du siècle dont les découvertes ont pu paraître inutiles jusqu’au
moment où elles ont été appliquées.
CONCLUSION
26 Élaborées tout au long de la première moitié du XXe siècle, les réflexions de Kœchlin sur
la « modernité musicale » tissent un écheveau complexe qui témoigne de l’évolution
d’une pensée sensible à son environnement mais particulièrement indépendante. Tout en
manifestant une vision utopique d’un monde moderne meilleur, il est conscient que l’état
de la société contemporaine exerce sur l’artiste une influence nouvelle qui appelle à son
engagement37. Cet engagement ne peut se faire à n’importe quel prix, surtout pas celui de
la liberté si chère à ses yeux38. Par conséquent, l’utilité de l’art ne passe pas par
l’utilitarisme de l’œuvre mais bien par sa beauté, qui, elle, servira l’humanité. Le but
principal de l’art pour l’artiste est d’atteindre la beauté, et pour le public de d’élever
jusqu’à lui. Il ne saurait être question de « s’abaisser au public, si celui-ci est plus bas 39 ».
Cette conception de l’art qui implique une « préparation nécessaire » de l’esprit est un
concept fondamental du modernisme qu’appliquera par exemple un Schoenberg dans la
création du Verein für musikalische Privataufführungen en 1918, donnant à l’auditeur les
moyens d’accéder à une plus grande compréhension de l’œuvre et par conséquent à en
mieux saisir la beauté40. Si Kœchlin favorise le principe de l’acquisition de la culture
nécessaire à la compréhension de l’œuvre, il ne s’agit pas forcément d’une
compréhension des principes systémiques qui gouvernent l’œuvre, mais bien d’une
capacité de jugement liée au développement du goût par l’expérience. Quel que soit le
rapport de l’œuvre – avec le compositeur ou avec l’auditeur –, pour Kœchlin la beauté est
une donnée de l’instinct et de la nature qui n’a rien à voir avec le calcul. Pour le
compositeur, « les règles sont fictives [...] et la musicalité est tout autre chose que
l’obéissance aux règles – l’incorrect est parfois musical, le correct peut être fort plat.
Pourquoi ? Mystère ! Mais le goût est là pour nous guider41. »
27 Artiste conscient des révolutions qui animent son époque, dénonçant avec vigueur les
dangers d’une décadence qui semble inévitable, il n’hésite cependant pas à défendre la
vision d’une modernité riche de sa diversité, dans l’espoir d’une réconciliation des
hommes et des idées probablement inspirée des paroles de Romain Rolland qui écrivait en
1893 : « Toujours montrer l’unité humaine, sous quelques formes multiples qu’elle
apparaisse. Ce doit être le premier objet de l’art, comme de la science42. » La société
musicale moderne, celle rêvée par Charles Kœchlin, sera donc celle des hommes de bonne
volonté43.
212
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
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Barras et Carlo Russi, Genève : Éditions Contrechamps, 1975.
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Kœchlin, bibliothèque musicale Gustav Mahler, Paris.
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—. « Des idées de Tolstoï et de R. Rolland sur la musique pour le peuple », conférence inédite, 17
mars 1917, fonds d’archive Charles Kœchlin, bibliothèque musicale Gustav Mahler, Paris.
—. « Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française » La pensée (janvier-
mars et avril-juin 1945), p. 56-64 et 38-48.
—. « La musique atonale. À propos du livre de René Leibowitz : Schoenberg et son école », La Pensée
(mars-avril 1948), p. 27-38.
—. « De l’Art pour l’Art et de l’état des esprits à ce jour », La Revue musicale (juin-juillet 1937), p. 20
à 40.
213
—. « Sur l’évolution de la musique française avant et après Debussy », La Revue musicale (avril
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Tolstoï, Léo. Qu’est-ce que l’Art ?, 5e édition, traduit du russe par E. Halpérine-Kaminsky, Paris :
Paul Ollendorf éditeur, 1898.
NOTES
1. Dans une note autobiographique, Kœchlin précise : « En réalité, ma maladie [...] avait été
“providentielle”. Sans elle, je fusse devenu ingénieur des Ponts, ou du génie maritime, et
musicien amateur, n’aimant que les mathématiques abstraites, incapable de m’intéresser
suffisamment à la construction d’un appareil de physique. » - Charles Kœchlin, « Histoire de ma
vie musicale et de mes œuvres » (texte inédit, 1945), p. 3. Cité par Aude Caillet, Charles Kœchlin,
Anglet : Séguier, 2001, p. 21.
2. Contrairement à d’autres, Kœchlin ne se produira pratiquement jamais en public au piano
mais en contre-partie, il apprendra à jouer de plusieurs instruments dont le hautbois, le cor et le
saxhorn. - Robert Orledge, Charles Kœchlin (1867-1950) His Life and Works, Suisse : Harwood
Academic Publishers, 1989, p. 8.
3. Michel Duchesneau, L’avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Liège : Mardaga,
1997, p. 66.
4. Les articles publiés dans L’Humanité en 1936 seront regroupés sous le titre Musique et le peuple
en un petit fascicule publié par les éditions sociales internationales.
5. L’important développement musical que connaît la France après 1870 n’est, en effet, pas
étranger à l’apparition de plusieurs institutions musicales qui contribuèrent à la diffusion de la
musique tant ancienne que nouvelle. La Société Nationale de musique, les Chanteurs de Saint-
Gervais, la Schola Cantorum, les sociétés de concerts Colonne et Lamoureux, pour n’en citer que
quelques-unes, jouèrent un rôle essentiel jusqu’en 1914. Lorsque Romain Rolland associe l’intérêt
du public pour la musique de Wagner (vers 1880-1890) au développement plus général du goût
des Français pour la musique, il fait appel à la notion de « propagande musicale par les
concerts ». - Romain Rolland, « Le renouveau. Esquisse du mouvement musical à Paris depuis
1870 », Musiciens d’aujourd’hui (1908), Paris : Librairie Hachette, 1917, p. 217. Ce texte fut édité en
1904 dans un recueil intitulé Paris als Musikstadt publié par Marquardt à Berlin. C’est cette
propagande qui prendra par la suite d’autres formes, comme en témoigne à nouveau l’écrivain
lorsqu’il écrit au sujet de l’état de la musique française : « L’éducation musicale se fait donc, de
toutes parts, en France, par les théâtres, les concerts, les cours, les écoles [et] les livres. » -
Romain Rolland, Musiciens d’aujourd’hui, p. 271.
6. Les œuvres à caractère pédagogique occupent une place importante dans le catalogue de
Kœchlin : sujets de fugues, réalisations de chorals, leçons d’harmonies et canons sont très
nombreux. Les œuvres d’inspiration « sociale » ou « pour le peuple » sont nettement moins
nombreuses et leur écriture se concentre autour de la période d’activité militante du
compositeur : Chant pour Thaelmann, op. 138, chœur, piano, orchestre à vent (commande de
l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires), 1934 ; Quelques chorals pour des fêtes
214
populaires, op. 153, orchestre à vent, 1935 ; Hymne à la raison (sans opus) (Rouget de Lisle) chœur et
orchestre à vent, 1936 ; Hymne à la liberté (sans opus) (Rouget de Lisle), chœur et orchestre à vent,
1936 ; Marche funèbre, op. 157 ter, pour orchestre ou orchestre à vent ou fanfare (musique
commandée pour une cérémonie de commémoration en hommage à Paul VaillantCouturier au
Palais de la Mutualité à Paris), 1938 ; Liberté, op. 158, pour petit orchestre (Musique de scène
[final] pour Le Quatorze Juillet de Romain Rolland), 1936 ; Les Eaux vives, op. 160, pour orchestre
(musique d’accompagnement pour les « Fêtes de la lumière » à l’Exposition universelle de 1937,
commande du ministère du Commerce et de l’Industrie), 1936-1937 ; Victoire de la vie, op. 167,
orchestre de chambre (musique pour un film de Henri Cartier sur la guerre d’Espagne), 1938 ; La
Cité nouvelle, rêve d’avenir, op. 170, pour orchestre (inspiré de Men like Gods de H. G. Wells,
commande de l’État français), 1938.
7. « À cet égard, on sait que Kœchlin – tout en n’étant pas affilié au “Parti” – a souvent témoigné
de sa sympathie pour les communistes. » - Kœchlin, « Étude sur Charles Kœchlin par lui-même »,
La Revue musicale (1981), p. 60.
8. Kœchlin, « Kœchlin par lui-même », p. 60.
9. Charles Kœchlin, « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale (juillet 1927), p. 1-13.
10. Roger Delage, « Charles Kœchlin », L’œuvre de Charles Kœchlin - Catalogue, Paris : Eschig, 1975,
p. xiii. Dans une lettre à Romain Rolland, Kœchlin précise : « La droiture absolue et l’énergie de
franchise des êtres au milieu desquels je vécus depuis mon enfance, et leur bonté, c’est à cela en
grande partie que je suis redevable de l’idéal qui m’a soutenu ; à cela, et d’autre part, à un sens
inné, indéfectible, de la liberté de l’artiste et du penseur ; liberté à l’égard de l’incompréhension,
habitude de juger par soi-même, que je dois à cette origine alsacienne, cette province où l’on
déteste le bourrage de crânes, en même temps qu’à la formation protestante (mais de protestant
libéra] et non “orthodoxe”) qui me fut autrefois donnée. » - Charles Kœchlin, Lettre à Romain
Rolland du 9 janvier 1938, « Correspondance », La Revue musicale (1982), p. 101-102.
11. Voir Duchesneau, « La musique française pendant la Guerre 14-18. Autour de la tentative de
fusion de la Société Nationale et de la Société Musicale Indépendante », Revue de musicologie, 82, 1
(1996), p. 123-153.
12. Kœchlin, lettre à Romain Rolland, 8 avril 1937, « Correspondance », p. 100.
13. « On pourrait souhaiter, pour la musique, une cloison étanche séparant art et politique, – une
complète liberté de vues et d’inspiration ; mais n’est-ce point, après tout quelque peu illusoire ? »
- Charles Kœchlin, « Art et liberté », Contrepoints (1949), p. 113.
14. Compositrice française (née en 1910) qui remporte le prix de Rome en 1929. Elle est chef de
chant à la radio entre 1936 et 1939 et contribue à l’essor de la Fédération Musicale Populaire. Elle
fera partie de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale.
15. Kœchlin, op.cit., p. 113-114.
16. Ibid., p. 114.
17. Lettre de Kœchlin à Paul Collaer, 5 août 1945, « Correspondance », p. 133.
18. Charles Kœchlin, « Sur l’évolution de la musique française avant et après Debussy », La Revue
musicale (avril 1935), p. 266-267.
19. Voir Orledge, Charles Kœchlin, p. 204.
20. À titre d’exemples, citons les textes suivants : « Les musiciens et le public » (Le Monde musical,
septembre à décembre 1932), « Musique savante... et populaire » (L’Humanité, 6 septembre 1936),
« Art et public » (Le Monde musical, octobre 1937), « Art et liberté » (Contrepoints, 1949).
21. Kœchlin, « Art et liberté (pour la tour d’ivoire) », Contrepoints (1949), p. 111.
22. Kœchlin ajoute en note : « On conçoit bien que la beauté du style chez Flaubert n’est pas que
rythme en soi, ni seules combinaisons de mots, ingénieusement euphoniques. Elle est cela, mais,
elle est encore dans la parfaite concordance de la phrase avec ce qu’elle doit signifier (épithètes,
verbes, si scrupuleusement choisis), comme aussi dans l’exacte vérité de la documentation, et
tout d’abord dans la poésie et la méditation antérieures : rêve de beauté antique, angoisse du
215
problème philosophique de la vie. Vous saisissez que tout y reste humain, et de combien cela
dépasse les extérieures “qualités de forme” à quoi tant de personnes réduisent la perfection de
son écriture. »
23. Charles Kœchlin, « De l’Art pour l’Art et de l’état des esprits à ce jour », La Revue musicale
(juin-juillet 1937), p. 32-33.
24. Kœchlin, « Art et liberté », Contrepoints, p. 105
25. Ibid., p. 104.
26. C’est dans ses derniers textes parus entre 1945 et 1949 que cette pensée est le plus clairement
exprimée : « Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française », La Pensée
(janvier-mars et avril-juin 1945) ; « La musique atonale. À propos du livre de René Leibowitz :
Schoenberg et son école », La Pensée (mars-avril 1948) ; « Art et liberté », Contrepoints (1949). Les
propos d’un compositeur de 78 ans pourraient paraître suspects, conservateurs, voire
réactionnaires, si l’on ne possédait pas tous les articles qui précèdent ses derniers écrits et qui
confirment certaines constantes et, d’autre part, l’évolution de ses idées au fil du temps,
évolution qui renforce la contemporanéité de ses propos.
27. Charles Kœchlin, « L’art populaire », conférence inédite de 1917.
28. Charles Kœchlin, La musique et le peuple, Paris : Éditions sociales internationales, 1936, p. 6.
29. « Il serait par trop rationaliste de vouloir ramener la fonction actuelle de la musique
immédiatement à son effet, aux réactions des hommes qui lui sont exposés [sic]. Les intérêts qui
veillent à ce que de la musique leur soit fournie et le poids propre de ce qui est là, qu’on le veuille
ou non, sont trop forts pour qu’ils soient confrontés en tout lieu avec le besoin réel ; dans la
musique aussi, le besoin est devenu le prétexte de la sphère de production. » - Theodor Adorno,
Introduction à la sociologie de la musique, Genève : Éditions Contrechamps, 1975, p. 47.
30. Il faut ici souligner que par la suite, Kœchlin reprendra à son compte de nombreuses idées de
Romain Rolland issues notamment de Jean-Christophe. Dans son « Études sur Charles Kœchlin par
lui-même » de 1939, il exprime clairement son intérêt pour les idées sur l’œuvre sociale de
Romain Rolland. Cf. « Études sur Charles Kœchlin par lui-même », La Revue musicale (1981), p. 46.
31. Charles Kœchlin, « Des idées de Tolstoï et de R. Rolland sur la musique pour le peuple »,
conférence médite, 17 mars 1917.
32. Ibid.
33. Charles Kœchlin, « Les musiciens et le public », Le Monde musical (novembre 1932), p. 377.
34. Kœchlin, « Les musiciens et le public », Le Monde musical (décembre 1932), p. 338. Dans sa
conférence de 1917 sur les idées de Tolstoï et Rolland sur l’art et le peuple, Kœchlin soulignait
l’utopie que représente l’idée des bienfaits de l’art sur la masse qui, en retour, le soutiendrait.
Kœchlin songe donc ici, plus concrètement, au soutien réel de l’État.
35. Kœchlin, La musique et le peuple, p. 9.
36. Charles Kœchlin, « Musique savante... et populaire » L’Humanité (6 septembre 1936).
37. Précurseur, il devance dans ses propos ce que bien des artistes d’après-guerre chercheront à
faire, soit la « nécessité de l’engagement » de l’artiste au sein d’une nouvelle société. - Michèle
Alten, Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956), Paris : L’Harmattan, 2000, p. 33.
38. « Pour être nouveaux, ne visez pas au moderne. Mais je n’ai point dit : Ne “soyez pas modernes”.
Soyez ce que vous voulez. Entendons-nous. Spiritus flat ubi vult [L’esprit souffle où il veut]. On ne
prétend ici que réclamer la liberté d’agir à sa guise ; on ne veut que rappeler l’existence et la
légitimé de tant de moyens d’autrefois, l’art d’aujourd’hui les pouvant ressusciter... Modernes ?
Mais vous le serez tout naturellement : sans y penser, sans le vouloir – et presque à l’encontre de
votre intention première – lorsque l’intuition vous conduira vers ces nouveaux domaines. » -
Kœchlin, « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale (juillet 1927).
39. Kœchlin, « Des idées de Tolstoï et de R. Rolland ».
216
40. Voir Nicolas Donin, « Le travail de la répétition. Deux dispositifs d’écoute et deux époques de
la reproductibilité musicale, du premier au second après-guerre », revue Circuit Musiques
contemporaines, 14, 1 (2003), p. 53-85 et plus spécifiquement les pages 55-58.
41. Charles Kœchlin, « Évolution et tradition : À propos du Pierrot lunaire de M. Schoenherg », Le
Ménestrel (17 mars 1922), p. 117-118.
42. Rolland, Jean-Christophe (introduction au roman), Paris : Albin Michel, 1983 (1931 réédition Le
livre de poche), p. 12.
43. Dans son autobiographie, Kœchlin souligne l’optimisme qui guide son œuvre : « Il n’est pas
douteux que la musique réalisée par lui ne lui soit un soutien, que la joie de créer l’entretienne
dans un optimisme sans lequel la vie lui serait fort difficile. L’optimisme dont nous parlons ici ne
va point sans des remous, sinon d’absolu pessimisme, du moins de quelque amertume à trouver
que les hommes sont bien bêtes, ou bien méchants, ou les deux à la fois. Et la société bien mal
organisée. Et le progrès bien lent. Néanmoins, malgré tout, l’optimisme reste le plus fort, et le
mirage (si mirage il y a), vainqueur de la désillusion qui le suit. » Charles Kœchlin par lui-
même », p. 69-70.
AUTEUR
MICHEL DUCHESNEAU
Université de Montréal, Canada
217
1 Même s’il y eut en France un désir longtemps affirmé d’offrir des œuvres théâtrales aux
publics populaires, la reprise en 1936 de Quatorze Juillet de Romain Rolland constitua le
premier véritable effort de produire sur une scène parisienne un Gesamtkunstwerk créé
exprès pour le peuple et par le peuple. Inspirées des idéaux communautaires de gauche,
ces représentations embrassèrent l’esprit du collectif : tandis que des comédiens de la
Comédie-Française partageaient la scène avec les membres de troupes amateurs issues du
milieu ouvrier, les musiciens de la Chorale populaire de Paris et l’orchestre de la
Fédération musicale populaire interprétaient la musique de scène écrite spécialement
pour eux par un groupe constitué des plus prestigieux compositeurs français. Inspirés par
le message social du Front populaire, les comédiens, musiciens, artistes, chorégraphes,
techniciens et ouvriers travaillèrent ensemble et pour un même salaire.
218
Figure 1 : Publicité pour la Maison de la culture parue dans Comœdia (14 juillet, 1936).
9 Le sujet de Quatorze Juillet était d’une brûlante actualité en 1936. Pour les gens de la
gauche, la situation politique contemporaine offrait maints parallèles avec celle de 1789,
dont deux particulièrement évidents : tout d’abord, le sentiment révolutionnaire avait le
vent en poupe, appuyé non seulement par la propagande soviétique mais aussi par la
rhétorique des intellectuels invoquant l’esprit de 17898. Ensuite, la gauche dénonçait
l’influence des puissances étrangères dans la montée du courant fasciste en France et le
contrôle exercé par celles-ci sur les intérêts politiques et économiques de la nation.
Provoqué par la crainte (bientôt confirmée) de voir la France tomber à la merci des
fascistes, le Front populaire se lança dans un combat pour l’unité nationale contre les
forces du fascisme aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
10 Les artistes ayant collaboré au spectacle semblent avoir bien intégré ces parallèles dans
leurs contributions pour cette œuvre collective. Parmi ces artistes figure l’un des plus
illustres, Pablo Picasso, qui reçut la commande pour le rideau de scène. Bien que la
version finale du rideau de scène (Figure 2) emploie une iconographie à première vue peu
« politique », certains critiques ne manquèrent pas d’y percevoir la représentation
allégorique des enjeux sociaux du moment9. Jean Labasque, écrivant dans La Nouvelle
Revue française deux mois après la première, y voyait justement « une allégorie
transparente », « des symboles explicites », et une « volonté de signification active » quant
au contenu politique du rideau de scène10.
11 Dans cette œuvre gigantesque, le fascisme et l’antifascisme s’affrontent dans la
juxtaposition de deux groupes de figures. Sur la droite, l’aigle-homme impérialiste porte
le corps d’un minotaure assommé en costume d’arlequin. Sur la gauche s’élève un
adolescent moderne couronné de fleurs qui barre la route menant vers les eaux calmes à
l’horizon. Il est porté par un vieil homme qui émerge de la peau d’un âne et qui fait le
salut du Front populaire, poing fermé autour d’une pierre, prêt à combattre.
Figure 2 : Pablo Picasso, La Dépouille du Minotaure en costume d’Arlequin (Rideau de scène pour Le
Quatorze Juillet de Romain Rolland) (1936). Détrempe sur canevas gris en coton, 8,30 x 13,25 m.
Musée « Les Abattoirs » (Toulouse).
16 Comme ces remarques le suggèrent, l’auteur, qui travaillait alors activement sur la
biographie de Beethoven, s’est clairement inspiré de l’architecture de sa Neuvième
Symphonie comme modèle pour la construction dramatique du Quatorze Juillet. Là où, chez
Beethoven, le chœur et les solistes ont repoussé et transformé les limites de la symphonie
classique, la pièce de Rolland allait faire éclater les conventions du drame en demandant à
la musique, cette force tyrannique des sons, plutôt qu’au texte, de porter l’apogée
dramatique de l’action théâtrale. Pour Rolland, l’émancipation des conventions est une
allégorie pour l’émancipation des hommes : c’est ainsi qu’il décrit la Neuvième Symphonie
dans laquelle « l’instinct des masses sent obscurément... l’avenir, dont il paraît un
précurseur presque mythique16 ». Mais si, dans Le Quatorze Juillet , cette émancipation
demeure symbolique par l’attaque lancée aux conventions théâtrales, elle contient
néanmoins un potentiel d’actualisation grâce au rôle que Rolland souhaitait confier au
public. Rolland espérait en effet que la musique de la fête populaire permette au public de
joindre non seulement « sa pensée, mais [aussi] sa voix à l’action ; le Peuple devenant
acteur lui-même dans la fête du Peuple17 ». Ainsi employée, la musique sera au cœur d’une
forme nouvelle de théâtre populaire, qui permettra de « réaliser l’union du public et de
222
l’œuvre, de jeter un pont entre la salle et la scène. De faire d’une action dramatique
réellement une action18. »
17 La Maison de la culture sollicita l’une de ses organisations affiliées, La Fédération
musicale populaire, pour la musique de scène de Quatorze Juillet. La FMP était l’une des
plus importantes organisations musicales françaises à la fin des années 1930, et son
mandat reflétait bien les préoccupations sociales et culturelles du Front populaire. La
FMP encourageait l’interprétation du répertoire classique et moderne par des musiciens
amateurs, surtout par ceux issus de la classe ouvrière. La Fédération espérait faire tomber
les obstacles qui, traditionnellement, empêchaient les travailleurs d’avoir accès à la
« grande » musique. L’un des principaux débats animant la FMP concernait donc la façon
dont les compositeurs modernes pouvaient attirer ces nouveaux auditeurs. Le mot
« populaire » était dans toutes les bouches, mais les approches et les attitudes des
compositeurs vis-à-vis de la création d’une musique populaire moderne étaient loin d’être
unanimes.
18 Albert Roussel fut président honoraire de la FMP de 1935 jusqu’à sa mort en 1937. C’est
lui, de même que six autres membres de la Fédération – Auric, Honegger, Ibert, Kœchlin,
Lazarus et Milhaud – qu’on invita à composer une musique de scène pour Le Quatorze
Juillet. La tâche assignée aux compositeurs consistait à écrire un prélude ou un finale pour
l’un des trois actes de la pièce. Malgré la nature collective de cette entreprise, chaque
musicien était libre de suivre sa propre inspiration et rien n’indique que les compositeurs
aient collaboré dans le but de créer une œuvre à l’unité évidente.
19 La musique de scène pour Le Quatorze Juillet peut être vue comme une plate-forme pour la
vision musicale et politique de la FMP. Pour tous ces compositeurs, la commande fut la
première résultant de leur association avec la Fédération. Ce fut donc pour eux l’occasion
d’exprimer publiquement, par le médium de la musique, leurs visions respectives d’une
musique populaire moderne. Dans les pages qui suivent, j’analyserai les contributions de
Kœchlin, Auric et Lazarus en les plaçant dans le contexte de leurs proclamations sur la
musique populaire à l’époque du Front populaire. Si Kœchlin et Auric s’engageaient à
écrire de la musique populaire « progressive » qui intègre des procédés musicaux à la fois
modernistes et traditionnels, Lazarus optait pour une musique populaire ultra-simplifiée,
censée mieux correspondre aux attentes d’un auditoire de masse19.
CHARLES KŒCHLIN
20 Pour le Front populaire, et en particulier pour la Maison de la culture et ses associations
affiliées telles que la FMP, le folklore était perçu comme un genre musical apte à forger
un pont entre l’art moderne et le peuple. Le folklore était depuis longtemps associé, grâce
aux efforts de la droite, au monde paysan et à l’idée d’une culture nationale fixe et
cohérente20. Cependant, durant le Front populaire, des organisations de gauche
espéraient pouvoir inclure les ouvriers au sein de cette culture nationale par une
réappropriation vigoureuse du folklore national21.
Si l’une de nos principales préoccupations est la culture de notre pays, nous ne
devons pas oublier que le folklore est un élément qui a été, hélas, laissé dans les
mains d’organisations ou de personnalités les plus réactionnaires. Il est de notre
tâche de reprendre ce folklore, d’y retrouver toute la saine sève populaire, héritage
du passé, de la faire revivre22...
223
21 Parmi les musiciens de la FMP, Charles Kœchlin était l’un de ceux défendant le plus
ardemment le folklore, y voyant un moyen pour aider à la fondation d’une musique
populaire moderne. La vraie musique populaire, expliquait-il dans le journal de la FMP,
est une « expression du peuple, comme furent les Chansons bretonnes, celles de
l’admirable folklore espagnol, la Complainte de la Volga, les vastes mélopées indiennes,
les airs de cornemuse d’Écosse, les rêveries des Irlandais et des Gallois, etc. 23... » Kœchlin
demande à ses lecteurs d’apprécier la beauté et l’aspect réellement populaire du folklore
français et met en lumière les liens entre le folklore et la grande musique du passé :
Dans Notre-Dame du Folgoat, cette admirable mélodie bretonne, on évoque l’infini de
l’Océan, comme dans le prélude du 3e acte de Tristan et Yseult ; dans les Laboureurs,
les vastes horizons des plaines, ainsi qu’au dernier acte du Messidor de Zola et Alfred
Bruneau24.
22 Dans ces comparaisons se révèle la croyance que la modernité n’est nullement
compromise par l’intégration de techniques et styles musicaux traditionnels. Kœchlin
estime que l’utilisation du folklore par des musiciens modernes doit permettre à la
musique moderne d’être à la fois savante et simple.
23 C’est ainsi que Kœchlin concevait sa contribution à Quatorze Juillet, intitulé Liberté. Sa
musique commence vers la fin du deuxième acte au moment où Hoche, encouragé par
l’enthousiasme du peuple massé derrière les barricades du faubourg Saint-Antoine, se
prépare à mener l’assaut de la Bastille. Une jeune fille se détache de la foule et se dit prête
à suivre le futur général, qui la prend sur ses épaules. Elle entonne « une ronde nationale
du temps » qui est à son tour répétée par Hoche et le peuple.
Exemple 1 : Charles Koechlin, Liberté, musique de scène pour Le Quatorze Juillet de Romain Rolland,
mes. 1-3.
24 C’est sur cette simple mélodie d’inspiration folklorique chantée par le peuple que s’ouvre
la pièce, tandis que petit à petit l’orchestre intervient en contrepoint25 (Exemple 1).
25 Le caractère folklorique de cette mélodie est hautement significatif, car son usage rejoint
les préoccupations du Front populaire sur l’appropriation du folklore. Destiné à
accompagner l’approche à la Bastille par le peuple de Paris – « un crocheteur ; un
maniaque ; un étudiant ; un patron menuisier ; un notaire ; marchands de journaux », etc.
–, ce chant n’est pas typique de la Révolution – comme La Carmagnole – mais constitue
bien une mélodie qui crée l’union symbolique entre le monde paysan et le monde urbain26
. Ainsi, c’est toute la France qui mène l’assaut : les ouvriers chantent la mélodie de la
paysannerie et ainsi, aux yeux de la gauche, s’incluent naturellement dans la culture
nationale.
26 Kœchlin, suivant les indications de Rolland, illustre les « grandes clameurs enthousiastes,
les cloches qui s’éveillent de proche en proche, et [les] bruits confus » par l’emploi de la
polymodalité et d’une orchestration extrêmement touffue. Ici, les proclamations de
Kœchlin sont clairement exprimées en musique ; la mélodie de la jeune fille – naïve et
infiniment populaire – sert de matériau de base pour la construction d’un morceau qui,
bien que simple dans son inspiration mélodique et rythmique, demeure savant par l’usage
d’agrégations et de sonorités complexes.
224
Exemple 2 : Charles Koechlin, Liberté, musique de scène pour Le Quatorze juillet de Romain Rolland,
mes. 114-120 (réduction).
GEORGES AURIC
28 Georges Auric, autre membre actif de la FMP, fut aussi séduit par l’idéologie du Front
populaire. Pour lui, les enjeux de la musique populaire étaient directement liés aux
problèmes d’auditoires. En 1937, il s’exprima dans le journal de la FMP au sujet des
compositeurs devant faire face au problème de la recherche de publics nouveaux. Très
critique vis-à-vis de l’opéra et du concert symphonique, il les souhaitait plus accessibles
aux amateurs, surtout ceux des couches populaires. Ainsi, pour Auric, la crise que
traverse la musique à la fin des années 1930 n’est pas provoquée par le langage musical
des compositeurs français mais surtout par la difficulté des nouveaux auditeurs à accéder
à cette musique. C’est d’ailleurs ce qui explique son affiliation à la FMP, qu’il considérait
d’un grand secours pour la cause de la musique moderne grâce à sa politique d’ouverture
vers de nouveaux publics29.
29 Sa musique pour Le Quatorze Juillet accompagne le début du premier acte, qui se déroule
dans les jardins du Palais-Royal, grouillants de citoyens de toutes sortes. Elle n’est pas
sans rappeler celles écrites dans les années 1920 au temps des « Six », comme le ballet Les
Fâcheux (1923) ou encore cette autre composition inspirée du 14 juillet, l’Ouverture aux
Mariés de la tour Eiffel (1921). La partition est construite de courtes phrases de quatre
mesures qui s’enchaînent au-dessus d’un rythme de marche obstiné (Exemple 3). Les
225
mélodies, d’une facture populaire, sont accompagnées d’appoggiatures cinglantes qui leur
confèrent une qualité sarcastique.
Exemple 3 : Georges Auric, Palais-Royal, musique de scène pour Le Quatorze Juillet de Romain Rolland,
mes. 25-40 (réduction).
30 Au milieu du mouvement, en accord avec les idées de Rolland, Auric entre de plain-pied
dans l’atmosphère musicale des années 1780 avec une longue citation tirée de L’Épreuve
villageoise de Grétry 30 (Exemple 4). Mais cette citation n’est pas sans une apparente
incongruité, car L’Épreuve (1784) est un opéra-comique qui place la paysannerie au cœur
de l’argument scénique et des considérations musicales d’ordres stylistiques. Comme le
remarque David Charlton, les rythmes raides et les phrases répétées donnent « une
musique qui semble vouloir marcher sur de courtes jambes paysannes31 ». À l’image de la
musique de Kœchlin, Auric semble vouloir jouer sur l’équivoque entre les représentations
symboliques des mondes urbain et paysan, ce qui n’est pas sans résonance avec les efforts
d’appropriation culturelle et d’ouverture sociale entamés par les organisations culturelles
dans la mouvance du Front populaire.
DANIEL LAZARUS
31 De tous les compositeurs du groupe que Kœchlin appelait les « Sept », Daniel Lazarus est
de loin le moins connu32. Pourtant, c’est à lui que fut donnée la tâche d’écrire ce qui était,
aux yeux de Rolland, la plus importante partition de Quatorze Juillet – celle de la fête
populaire. Lazarus était alors très impliqué dans les milieux culturels de gauche, et
occupait le poste de critique musical pour Ce soir, l’autre grand quotidien, avec L’Humanité,
des communistes français. Pour lui, la situation sociale moderne, de plus en plus dominée
par les revendications des masses, exigeait des compositeurs qu’ils reconsidèrent les
assises de la création musicale33. Lazarus prônait la création d’une musique populaire
moderne et ultra-simplifiée, qui serait alors mieux adaptée aux possibilités d’écoute des
masses :
Exemple 4 : André-Ernest-Modeste Grétry, L’Épreuve villageoise, deuxième acte : Entr’acte, mes. 1-8.
(réduction).
Exemple 5 : Daniel Lazarus, Fête de la liberté, musique de scène pour Le Quatorze juillet de Romain
Rolland, mes. 9-16.
226
Cette musique ne devrait être bâtie sur aucun plan intellectuel, ne comporter aucun
a priori logique, aucune architecture inflexible. Elle devrait en quelque sorte n’avoir
ni début ni conclusion nettement établis. La répétition à quelque distance d’un
motif très simple, brochant sur des éléments rythmiques persistants, mais peu
« attaquants », bref, une sorte de rondo perpétuel, léger, bondissant, continu,
presqu’impalpable [sic]34.
32 Ces mots en faveur d’une Muzak avant l’heure sont représentatifs du fossé qui séparait les
opinions sur la musique populaire, même au sein de la FMP. Il n’est alors pas surprenant
que la fête populaire de Lazarus soit dominée par un motif à répétition d’une simplicité
extrême.
33 Pierre Kaldor réagit en ces termes dans Marianne :
L’apothéose reposait sur les épaules de Daniel Lazarus, qui a su lui donner un
mouvement fort sympathique. Mais disons la vérité à nos amis : son thème
conjuguait en une étrange parenté le final de la Neuvième et (horresco referens) la
rengaine Avec les pompiers. Son instrumentation, en paquets plaqués, est assez
lourde. Certes, l’air restera dans beaucoup de mémoires, mais est-ce là le seul
critérium35 ? (Exemples 5 et 6).
34 Mais pour Lazarus ce « critérium » comptait pour beaucoup, comme le témoigne une
lettre à son ami, l’écrivain Jean-Richard Bloch, écrite peu après la première :
Pour moi, hanté depuis tant d’années par l’espoir – toujours jusqu’à présent déçu –
d’être « utile » par ma musique, ma joie est grande. Les groupes ouvriers, de dure et
impitoyable critique, m’ont « admis ». Ma musique est devenue la leur. Ils la
chantent, ils la dansent, elle leur appartient. Et je suis d’autant plus heureux que
leur plaire n’est pas facile36.
35 Romain Rolland, qui n’était pas présent pour la première de Quatorze Juillet, félicita
chaudement tous les compositeurs par le biais de Charles Kœchlin pour cette
« exceptionnelle manifestation – du Front populaire, en musique37 ». Par contre, dans sa
correspondance à des membres de sa famille, Rolland exprima de très fortes réserves sur
la représentation, surtout au sujet de la musique.
Exemple 6 : Ludwig van Beethoven, Neuvième Symphonie en ré mineur, op. 125 (4 e mouvement), mes.
241-252.
La représentation ne m’a pas du tout satisfait. (Mais il ne faut le dire à personne ! 38)
J’excepte la fête de la fin, qui est d’une allégresse et d’un élan admirables [...] Mais
le reste n’est presque jamais dans le rythme que j’ai voulu. La musique (très belle) a
faussé le mouvement et le caractère. Dès le lever de rideau, c’est de l’opéra-
comique. On attend qu’ils chantent : – « Fils de la noble Venise, vaillant [sic]
marins ! » (Haydée) ou : – « C’est aujourd’hui, Dimanche !.. » (Mignon) – tout est
trop long, et le souffle est coupé. Il y faudrait une fièvre continue 39.
36 Au lieu d’une musique « à la ressemblance de celle de Beethoven, qui, mieux que toutes
les autres, reflète l’enthousiasme des temps révolutionnaires », Rolland dut se contenter
d’une musique de scène dans laquelle il entendit l’écho d’Auber et d’Ambroise Thomas. Le
final échoua à fournir ces « éclats sauvages de la Neuvième » tant espérés ; quant à la
communion dans la salle qui devait être assurée par « l’entrée en scène d’une puissance
nouvelle », elle n’eut tout simplement pas lieu40.
227
37 Ou du moins, pas tout de suite, car le spectacle qui se produisit un peu plus tard, lors des
applaudissements et rappels « sans fin », en dit long sur la force politique de cette
représentation : debout, l’auditoire et les comédiens entonnèrent spontanément, poing
levé, L’Internationale et La Marseillaise 41. Le critique François Lassagne en donne une
description exaltée :
La Bastille fut vraiment prise, ce soir de 1936. Et quand, à la fin du spectacle, acteurs,
figurants et spectateurs chantèrent, d’une même voix, la Marseillaise et l’
Internationale, il n’y avait plus personne pour entendre ou pour voir, pas un homme
qui fût au spectacle, pas un acteur qui tint son rôle42.
38 Les deux chants, pour si longtemps des symboles politiques opposants, se fondirent ce
soir-là en un symbole d’unité nationale autour d’une fête commémorant la révolution qui,
aux yeux de la gauche, commençait à retrouver son véritable sens. L’appropriation de ces
deux symboles de la République par la gauche, et surtout par les communistes, était
advenue.
39 La reprise de Quatorze Juillet en 1936 marque l’histoire des arts des années 1930 d’une
façon toute singulière. Conçue comme un événement collectif, politique, historique et
populaire, l’œuvre s’inscrit au cœur des débats esthétiques de l’entre-deux-guerres. Pour
les organisateurs, elle tint lieu de manifeste politique reflétant l’idéologie du
gouvernement commanditaire. Chez les musiciens, cependant, on retrouve au sein de
l’effort commun la trace de voix disparates et individuelles qui esquissent, d’une manière
symbolique, différentes attitudes concernant la musique moderne et sa position vis-à-vis
du passé, du public, du pays, de son organisation et de l’avenir. Ces musiciens, loin d’avoir
écrit une banale « œuvre de circonstance », se sont activement impliqués, par leurs choix
stylistiques et techniques, dans un débat sur la musique populaire. Les voies ainsi
entrouvertes à la musique populaire – celles du folklore, du néo-classicisme, de la
simplification et de l’expérimentation – seraient à la source de riches débats durant et
après le Front populaire43.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
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Ory, Pascal. La Belle Illusion : Culture et politique sous le signe du Front populaire 1935-1938, Paris : Plon,
1994.
Orledge, Robert. Charles Kœchlin (1867-1950): His Life and Works, Luxembourg: Harwood Academic
Publishers, 1989.
Robert, Frédéric. « Introduction » in Quatorze Juillet : Interludes pour la pièce de R. Rolland, Paris : Le
Chant du Monde, 1989, p. 1-2.
Rolland, Romain. « Quatorze Juillet 1936 et 1789 », Europe (15 juillet 1936), p. 293-297.
Sprout, Leslie A. « Muse of the Révolution française or the Révolution nationationale ? Music and
National Celebrations in France, 1936-1944 », Repercussions (Spring-Fall 1996), p. 69-127.
Stich, Sidra. « Picasso’s Art and Politics in 1936 », Arts Magazine 58 (octobre 1983), p. 113-118.
Thorez, Maurice. « La Marseillaise, génie du peuple de France », L’Humanité (28 juin 1936).
FIGURES
Picasso, Pablo. Esquisse pour le Rideau de Scène de Quatorze Juillet de Romain Rolland, Dessin à la mine
de plomb, 67 cm x 66.5 cm. (Musée Picasso) in Le Front populaire et l’artmoderne : hommage à Jean
Zay, Orléans : Musée des beaux-arts, 1995.
229
Picasso, Pablo. La Dépouille du Minotaure en costume d’Arlequin (Rideau de scène pour Le Quatorze
Juillet de Romain Rolland) (1936). Détrempe sur canevas gris en coton, 8.30 x 13.25m. Musée « Les
Abattoirs » (Toulouse) in Pablo Picasso, a retrospective, New-York : Museum of Modem Art, 22
mai-16 septembre 1980.
NOTES
1. Pour les détails de la commande, voir Pascal Ory, La Belle Illusion : Culture et politique sous le signe
du Front populaire 1935-1938, Paris : Plon, 1994, p. 400-403.
2. Jacques Fauvet, Histoire du Parti Communiste Français I. De la guerre à la guerre 1917-1939, Paris :
Fayard, 1964, p. 190-193.
3. Maurice Thorez, « La Marseillaise, génie du peuple de France », L’Humanité (28 juin 1936) et
Charles Kœchlin, « Gloire à La Marseillaise. Cri d’épopée », L’Humanité (27 juin 1936).
4. Cité dans Hervé Luxardo, Histoire de la Marseillaise, Paris : Christian de Bartillat, 1990, p. 227.
5. François Lassagne, « Le Quatorze Juillet de Romain Rolland », Vendredi (24 juillet 1936).
6. Romain Rolland, Théâtre de la Révolution : Le Quatorze Juillet, Paris : Albin Michel, 1972, p. 94.
7. Ibid., p. 105.
8. Romain Rolland, « Quatorze Juillet 1936 et 1789 », Europe (15 juillet 1936), p. 293-297.
9. Une esquisse pour le rideau de scène, datée du 13 juin 1936 mais restée inconnue jusqu’à la
mort de l’artiste, utilise une iconographie encore plus explicite (drapeau soviétique, poings
fermés, foule en liesse). Voir la reproduction dans Le Front populaire et l’art moderne : hommage à
Jean Zay, Orléans : Musée des beaux-arts, 1995, p. 174.
10. Jean Labasque, « Le rideau de l’Alhambra », La Nouvelle Revue française (septembre 1936),
p. 571.
11. Jean Labasque et Sidra Stich notent tous deux l’allusion aux œuvres de Goya dans le groupe
de gauche. Stich cite le célèbre tableau de lutte révolutionnaire, Le 3 mai 1808, comme une source
probable pour l’attitude du jeune homme. Labasque, « Le rideau de l’Alhambra », La Nouvelle
Revue française, p. 571 et Stich, « Picasso’s Art and Politics in 1936 », Arts Magazine, 58, p. 115.
12. Labasque, op. cit., p. 570.
13. Cette partition a gagné le concours de la Ville de Paris en 1913. Pour informations
supplémentaires, voir Jane F. Fulcher, French Cultural Politics and Music : From the Dreyfus Affair to
the First World War, New York, Oxford : Oxford University Press, 1999, p. 130-133.
14. Rolland, Théâtre de la Révolution, p. 226.
15. Ibid., p. 225.
16. Romain Rolland, Beethoven : Les grandes époques créatrices, Paris : Albin Michel, 1966, p. 978.
17. Rolland, Théâtre de la Révolution, p. 226.
18. Ibid., p. 225.
19. Pour trois vues générales et récentes sur l’ensemble des sept contributions, cf. Frédéric
Robert « Introduction » dans Quatorze Juillet : Interludes pour la pièce de R. Rolland, Paris : Le Chant
du Monde, 1989 ; Nicole Labelle, « Les musiques de scène pour le Quatorze Juillet de Romain
230
Rolland », Paris : Colloquium AIDUF, 1989, p. 75-89 et Ory, op. cit., p. 328-329. Pour une analyse des
œuvres individuelles voir (pour Milhaud) Leslie A. Sprout « Muse of the Révolution française or the
Révolution nationale ? Music and National Celebrations in France, 1936-1944 », Repercussions
(printemps-automne 1996), p. 77-84 et (pour Kœchlin) Robert Orledge, Charles Kœchlin (1867-1950) :
His Life and Works, Luxembourg: Harwood Academic Publishers, 1989, p. 174.
20. Herman Lebovics, True France: The Wars Over Cultural Identity 1900-1945, Ithaca/Londres: Cornell
University Press, 1992, p. 135-161.
21. Ibid., p. 160.
22. Lettre interne de René Blech, secrétaire général de la direction culturelle de l’Association des
Maisons de la culture (s.d.). AN 104 AS 1, p. 1.
23. Charles Kœchlin, « La vraie et la fausse musique populaire », L’Art musical populaire (août-
septembre 1937), p. 19.
24. Ibid.
25. Nicole Labelle cite la chanson « Auprès de ma blonde » comme une source possible
d’inspiration pour la mélodie de Kœchlin. Voir Labelle, « Les musiques de scène », p. 87.
26. Rolland, Théâtre de la Révolution, p. 100.
27. Kœchlin, op. cit.
28. Orledge, op. cit., 1989, p. 174.
29. Georges Auric, « Le compositeur de musique en 1937 », L’Art musical populaire (mai 1937), p. 3.
30. Citation identifiée premièrement par Frédéric Robert. Voir son « Introduction » au Quatorze
Juillet : Interludes pour la pièce de R. Rolland.
31. David Charlton, Grétry and the Growth of Opéra-Comique, Cambridge: Cambridge University
Press, 1986, p. 221: « Repeated-note phrases, a restricted melodic range and rather stiff rhythms gave rise
to a music that seems to walk on short country legs. »
32. Charles Kœchlin, « De l’Art pour l’Art et de l’état des esprits à ce jour », La Revue musicale
(juin-juillet 1937), p. 23.
33. Daniel Lazarus, « La Musique », Ce Soir (16 juillet 1937).
34. Ibid.
35. Pierre Kaldor, « Une œuvre et sept auteurs », Marianne (22 juillet 1936).
36. Lettre de Daniel Lazarus à Jean-Richard Bloch (17 juillet 1936), fonds Jean-Richard Bloch, BN
(Manuscrits).
37. Lettre de Romain Rolland à Charles Kœchlin (r8 juillet 1936), fonds Kœchlin, Bibliothèque
Gustav Mahler. Rolland a entendu la première à la radio. Il assisterait aux spectacles des 1 er et 2
août de la même année.
38. Souligné dans le texte.
39. Lettre de Romain Rolland à sa sœur Madeleine Rolland (2 août 1936), fonds Romain Rolland,
BN (Manuscrits).
40. Léon Kochnitzky, « Le Quatorze Juillet », La Revue musicale (juillet-août 1936), p. 44.
41. Édouard Bourdet, « Quatorze Juillet », Marianne (22 juillet 1936).
42. François Lassagne, op. cit.
43. Je voudrais ici remercier Steven Huebner, Alexis Luko, Julie Pedneault et Erin Helyard pour
leur aide dans l’élaboration de cet article.
231
AUTEUR
CHRISTOPHER MOORE
McGill University, Canada
232
1 L’apparition des technologies du son à partir de la fin du XIXe siècle entraîna des
bouleversements artistiques inattendus. Pensés comme extensions de la nature du son,
les nouveaux dispositifs mécaniques et électriques étaient, au mieux, utilitaires. Objets
techniques dont les concepteurs avaient parfois du mal à envisager la fonction sociale, ils
n’étaient pas pourvus de caractère artistique.
2 Pourtant, leur existence et leur développement prirent au début du XXe siècle un tour
inattendu : les artistes se saisirent des nouvelles machines et, les détournant de leur
fonction initiale, en firent des instruments de création.
3 On sait quel rôle ces technologies jouèrent ensuite dans l’exploration et le façonnement
de nouvelles pensées musicales tout au long de ce siècle, mais il est remarquable de
constater combien ce nouvel art sonore devait aux poètes et aux écrivains. C’est ainsi que
deux poètes, Guillaume Apollinaire et Henri-Martin Barzun, inventèrent la poésie
phonographiste. Inspirés par le mouvement simultanéiste, si puissant dans les années
1910, les deux artistes rêvaient d’une poésie que seul permettrait le phonographe.
4 Nous ferons remonter cet événement à l’influence de Jules Romains à travers la
publication de son recueil La vie unanime (1904-1907). Barzun fut, en effet, un participant
actif du cercle des unanimistes. De son côté, Apollinaire fut un apôtre fervent du cubisme.
De ces deux mouvements découla leur tentative, inaboutie, de poésie renouvelée par le
son. Nous retracerons le cheminement de ces influences jusqu’à leur incarnation chez les
dadaïstes de Zurich et tenterons de montrer que l’art sonore du XXe siècle, qui permet
aux artistes de recréer la technologie de leur époque, fut le résultat de croisements de
disciplines.
5 Ce détournement précoce de la technologie de l’enregistrement représente un jalon
déterminant dans l’étude de la genèse de l’emploi des technologies du sonore dans la
création. Au passage, notons que la création considérée n’est pas nécessairement dans le
233
champ de la musique mais qu’elle peut s’appliquer à des domaines proches comme, par
exemple, la poésie sonore et, plus généralement, ce qu’on appelle, de façon un peu
malhabile, l’art audio. Il est aussi remarquable que les technologies pionnières soient
avant tout appliquées à la voix. Le téléphone (1876) comme le phonographe d’Edison ou de
Charles Cros (1877) sont illustrés par la transmission ou l’enregistrement de la parole.
L’enregistrement magnétique (1898) trouvera avant tout son utilisation pendant un demi-
siècle comme dictaphone, avant l’invention du magnétophone à la fin des années 1930. La
radio, enfin, est surtout le médium de la parole (information, théâtre radiophonique) tout
autant sinon plus que celui de la diffusion musicale. Ces technologies posent
naturellement les conditions du mouvement d’invention de nouvelles musiques de la
seconde moitié du XXe siècle.
6 Je définirais les technologies du sonore comme instrumentarium de l’enregistrement et
de la reproduction, et, plus généralement, de la transduction électrique. Il faut noter
qu’elles sont remarquablement dirigées vers la voix, son enregistrement, sa reproduction
et sa transmission. Nées de la saisie de la parole et du chant, elles participent de ce que
j’appellerais une épiphanie de la voix au XXe siècle, c’est-à-dire d’un véritable dévoilement.
Celui-ci se traduit de mille façons en s’inscrivant dans la tradition, avec le théâtre, la
poésie et le chant, en inventant aussi de nouvelles formes d’expression et en servant de
matériau privilégié dans les musiques électroacoustiques et l’art audio.
7 Ces questions figurent au premier plan des interrogations soulevées dans un nouveau
champ de recherche, celui des études des musiques électroacoustiques. L’un des buts de
ce champ est d’éclairer les mouvements où les artistes côtoient la création sonore,
surtout lorsque celle-ci s’appuie sur la technologie mécanique, électrique ou électronique
– du moins à un moment de son existence –, jusqu’au moment où, après la Seconde
Guerre mondiale, apparaît la création électroacoustique, à laquelle Pierre Schaeffer,
d’abord, donnera le nom de musique concrète, après avoir, pendant près de deux ans,
appelé cette nouvelle forme de production musicale de différentes manières : musique de
bruits, avec son rêve d’une symphonie de bruits et ses cinq études de bruit diffusées sous
le nom de « Concert de bruit » en juin 1948 à la radio, musique abstraite aussi, puisque la
musique est conçue et réalisée sans l’aide d’instruments mais permet l’inscription directe
du geste du compositeur dans l’œuvre, et musique plastique, en référence à la position du
compositeur, comparable à celle de l’artiste devant son matériau plastique. Apparaît peu
après, en 1951, une autre forme de création musicale avec la musique électronique
instaurée, non sans contradictions ni malentendus, à Cologne avec Herbert Eimert, Robert
Beyer et Meyer-Eppler, puis, de façon radicale, avec Karlheinz Stockhausen. À ce propos,
je laisse volontairement de côté ce qui touche à la synthèse du son et, plus généralement,
à la lutherie électrique et électronique au sens strict, c’est-à-dire au sens d’un instrument
de musique.
8 Puisque la musique électroacoustique de la seconde moitié du XXe siècle s’appuie sur un
détournement de la technologie et suscite l’invention de nouvelles techniques, et
puisqu’elle est guidée par des intentions esthétiques fortes, il n’y a pas de raison de
penser que ces conditions, qui reposent sur la technologie, la technique et l’invention,
n’aient provoqué des expérimentations de même type dans la première moitié du siècle,
même si l’on sait qu’aucune n’aura eu la même visibilité.
9 Cette recherche va donc puiser dans des sources extramusicales, comme la littérature,
comme bien sûr les romans, mais aussi la poésie, le théâtre, les essais. Elle regarde aussi
du côté des arts et même du cinéma, avec toutefois comme point central la création
234
du sonore qui transportent ou reproduisent le son sans pour autant y associer le corps
qui, peut-être, l’a produit. La notion d’acousmate est, dans l’Histoire, plus liée à la
mystique qu’à ce qu’on a attribué à une pratique de Pythagore, que Jérôme Peignot
souffla à Pierre Schaeffer à la fin des années 1950. Voici ce qu’en dit le Dictionnaire de
l’Académie française, cinquième édition, 1798 :
ACOUSMATE. s. m. [Substantif masculin] Bruit de voix humaines ou d’instruments
qu’on s’imagine entendre dans l’air2.
16 Un critique du dictionnaire de l’Académie, Antoine Augustin Renouard, répond :
– « Des biographes ont écrit que sainte Cécile, prête à recevoir le martyre, entendoit
au dedans d’elle-même des chants angéliques ; d’où lui est venu le titre de patronne
des musiciens. Si ce trait d’histoire est exact, sainte Cécile étoit alors dans un état
d’Acousmate ou d’incantation ; car ces deux substantifs, dans le langage des doctes
métaphysiciens, sont essentiellement synonymes. L’un et l’autre désignent une
affection mentale, que peu de physiologistes savent distinguer ; affection rarement
morbifique, parfois endémique, mais dont ceux qui en souffroient, quand ils
n’étoient pas des saints, ont souvent imputé la cause à sorcellerie 3. »
17 On a trouvé dans les notes de jeunesse d’Apollinaire la copie mot pour mot de la
définition de l’Académie. Le poète donna à deux poèmes ce titre d’acousmate. Le premier
est un poème inclut dans le recueil Stavelot et probablement daté de 1899 : « J’entends
parfois une voix quiète d’absente4. »
18 Dans le second poème, également intitulé « Acousmate » et datant sans doute de la même
époque, Apollinaire écrit ces vers ; « Les bergers écoutaient ce que disaient les anges [...]
/ Les bergers comprenaient tout ce qu’ils croyaient entendre5 ».
19 C’est le rôle de la phonographie, tel que lui ont attribué écrivains, chercheurs et poètes,
de faire entendre des voix sans corps ou des sons sans source causale. Le phonographe
retient pour mieux restituer. Un de ses inventeurs, le poète Charles Cros, écrit à ce sujet :
« Le temps veut fuir, je le soumets6 ». Cette propriété de fixer les vibrations acoustiques,
fugaces par essence, s’efface devant celle de faire entendre des sons qui ne sauraient être
réunis de manière naturelle.
20 C’est dans ces deux tendances, la restitution et la recréation, que l’on trouve les sources
de la création sonore phonographique.
21 Dans les dernières années du XIXe siècle, le rôle du phonographe s’élargit. La machine
prend sa place dans la recherche scientifique, avec la création du Laboratoire de
phonétique expérimentale animé par l’abbé Rousselot, sous l’égide de la chaire de
grammaire comparée du Collège de France occupée par Michel Bréal. Les technologies du
sonore font alors leur apparition dans l’instrumentarium de la recherche. En mars 1911,
le Conseil municipal de la ville de Paris décide d’instituer un Musée de la parole et du
geste afin que soient conservées pour l’Histoire les archives phonographiques et
cinématographiques importantes. Ce musée ne prendra forme qu’en 1927, mais il ancre
l’importance accordée à l’enregistrement mécanique en lui donnant une fonction de
mémoire au delà des simples applications commerciales. En juin 1911, date décisive pour
notre étude, sont créées en Sorbonne les Archives de la parole, dirigées par le professeur
Fernand Brunot, titulaire de la chaire d’histoire de la langue française. Le laboratoire
profite du soutien de l’industriel français Émile Pathé et est doté d’un phonographe
enregistreur7. Lors de l’inauguration, Brunot déclare : « Voici qu’à présent en même
temps que l’homme commence à faire son chemin vers le ciel8, la parole se grave dans la
matière pour toujours9. »
236
avec À la recherche du temps perdu, et chez Joyce avec Ulysse (1922). En étendant cette
réflexion jusqu’à la musique – il va de soi qu’il aurait pu tout aussi bien aller jusqu’aux
arts plastiques –, Jean-Louis Backès parle de l’évanescence des formes. Quoi qu’il en soit,
les témoignages laissés par les artistes de ce temps, qu’ils soient inscrits dans leurs
œuvres ou sous forme de paratextes, sont nombreux, mais il faut les interroger selon une
approche particulière.
Le thème de la métamorphose de la ville, dont l’âme commune vient au monde par
la médiation du poète17...
28 Je voudrais ici ancrer ces bouleversements dans un mouvement qui eut, à son époque, un
écho retentissant : l’unanimisme. Ce fut le poète Jules Romains qui en illustra les
caractères dans un recueil de poèmes écrit entre 1904 et 1907, La Vie unanime. C’est en
plein dans les années du surgissement du cubisme qu’un jeune auteur inconnu, Jules
Romains, publie un recueil de poèmes baptisé La Vie unanime, qui répandra rapidement le
concept déjà mis à jour par le sociologue Émile Durkheim sous le nom d’unanimisme. La
Vie unanime paraît la même année que L’évolution créatrice de Bergson.
29 Le recueil, que Jules Romains considère comme un livre à part entière, fut écrit par un
tout jeune auteur, puisqu’il avait 18 ans en 1904 lorsqu’il le commença et seulement 22 à
son achèvement. Publié un an plus tard, en 1907, l’ouvrage connut un succès immédiat.
L’année 1907 est aussi celle de la première exposition des peintres cubistes et de
l’affirmation de l’appellation « cubisme » par Matisse, répandue ensuite par Apollinaire.
30 L’unanimisme semble une constatation de l’évidence que l’individu est désormais enserré
dans le collectif. Le thème de la ville préoccupe aussi les sociologues et les philosophes de
cette époque, mais un thème surgit du chaos de la ville moderne : celui des
communications et des transports qui créent des liens inédits entre les hommes. On peut
mentionner quelques-uns de ces caractères en se référant au poème « Liens »
d’Apollinaire. Apollinaire, de son côté, est sensible au thème de l’unanimisme, comme on
peut l’observer en rapprochant des fragments de poèmes des deux auteurs, le premier de
Romains, le second d’Apollinaire :
La terre n’entend pas leurs caresses qui courent,
Et ne devine pas l’amour aérien
Que s’envoient sur les fils, en frissons électriques
Leurs cœurs, mal assouvis par la lenteur des trains18.
Cordes faites de cris
[...]
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés19.
31 C’est d’ailleurs ce thème qu’amplifie Henri-Martin Barzun dans L’ère du drame :
Ainsi, après la vapeur et l’électricité, l’aviation et la télégraphie aérienne
transforment la notion de distance, bouleversent notre sentiment du pathétique,
étendent notre puissance psychologique20.
32 En conjonction avec les tenants de l’unanimisme se forme une autre tendance artistique,
qui se fera connaître sous le nom de simultanéisme. Unanimisme et simultanéisme sont
liés, tout d’abord en la personne du poète et théoricien Henri-Martin Barzun. Ce fut lui
qui permit de créer le Groupe de l’Abbaye en prêtant une maison sur les bords de la
238
Marne à Créteil. Le groupe de l’Abbaye fut un foyer réunissant des poètes et des peintres.
De ce groupe, Barzun émergea avec l’idée de simultanéisme.
33 Barzun donne cette définition de l’Abbaye dans le dernier chapitre de son ouvrage de
1912, L’ère du drame :
L’Abbaye de Créteil, fondée en octobre 1906, et dissoute par notre départ, en janvier
1908, ne fut jamais 21, à aucun moment, une école poétique, une chapelle littéraire.
Ce fut, tout au contraire, le centre actif 22 de la génération montante, car elle groupa
fraternellement plus de cinquante poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, graveurs
venus de tous les horizons pour affirmer leur art23.
34 Située au sein d’un parc, l’édifice de Créteil abritait ces artistes dans des intentions
diverses : « Notre phalanstère d’art poursuivait, d’ailleurs, un tout autre but que celui
d’affirmer des credo littéraires 24. » Le groupe était doté d’un atelier d’imprimerie
permettant à « tous les écrivains de talent, adhérant ou non à l’œuvre, et sans distinction
de tendances, qui voulaient bien confier à notre atelier typographique leurs ouvrages à
imprimer, pour des prix vraiment confraternels25 ». La vie de cette communauté
« abbatiale » se consacrait aussi aux tâches quotidiennes, « l’entretien de l’immeuble et
du vaste parc, la culture ménagère et le jardinage26 ». Cinq artistes furent les créateurs de
ce « rêve icarien27 » : le peintre Albert Gleizes et les poètes René Arcos, Alexandre
Mercereau, Charles Vildrac et Henri-Martin Barzun28. Pour ce dernier à qui appartenait la
propriété, c’est bien l’Abbaye qui fut le ferment des idées plus tard développées par Jules
Romains, Apollinaire et bien d’autres. Il n’est nul besoin de trancher : les revendications
chronologiques de Barzun n’ont pas à être vérifiées. Elles justifient la position du poète
dans sa quête de nouvelles formes d’expression et c’est bien suffisant. En effet, l’œuvre
qui marqua véritablement la pensée de Barzun est son ouvrage théorique L’ère du drame
publié à Paris en 1912 :
Sur lecture du livre en épreuves par un groupe de poètes et d’écrivains, il cessa
d’être mon œuvre pour devenir le manifeste de l’esprit nouveau, contresigné par
Alexandre Mercereau, l’initiateur de cette idée, Sébastien Voirol, Pierre Jaudon,
Tancrède de Visan, Georges Polti, Guillaume Apollinaire 29 et moi-même. Lorsque ce
manifeste de 150 pages fut critiqué, on nous appela la nouvelle pléiade 30.
35 L’apparition du thème de simultanéisme fut très fécond, puisqu’il guida la réflexion
artistique des décennies qui suivirent. Du simultanéisme en poésie, Barzun déclara :
Citerai-je en bloc tout le Groupe de l’Abbaye en ses manifestations de poésie
scientifique et philosophique, certes inspirée du symbolisme aussi, mais promettant
les nouveaux bourgeons, des élans vers l’inexploré ?
Vous citerai-je des titres ? Non, vous les connaissez tous : ceux de Romains, de
Duhamel, d’Arcos, de Viladrac et de leurs amis, de 1905 à 1909, ne respirent-ils la foi
en l’homme, la santé, la force, l’aspiration de la vie à découvrir ?
Ajoutez à cet énorme effort de libération des vieux thèmes poétiques à Paris, le
mouvement d’énergie littéraire venu de Milan en 1909, et la naissance à la même
époque de la peinture cubiste chez nous31 ?
36 D’une certaine manière, Barzun se voit en précurseur des mouvements du moderne. Dans
le même manuscrit, il déclare :
J’avais produit, de 1903 à 1912, sept poèmes d’importance variée et d’inégal mérite 32
.
Si je porte un jugement sévère sur les premiers d’entre eux, ce n’est pas par vertu
mais bien pour arriver à ma propre maîtrise. Cependant, le premier, qui parut sous
la firme de l’Abbaye en 1906, donnait le jour au titre général précité et contenait, en
24 chants, les thèmes majeurs de ce que nous appelons aujourd’hui, avec pompe,
l’inspiration moderne. Dès 1907, un critique, M. Tancrède Martel, hugolien de
239
marque, amorçait par cette œuvre « la naissance d’un beau poétique tout à fait
nouveau ». Gustave Kahn, qui la préfaçait, en louait lui-même l’inspiration
« collective », pouvant intéresser tous les hommes, et y voyait aussi une
contribution au « chant nouveau33 ».
37 Barzun enchaîne alors en ancrant plus profondément encore sa situation de précurseur
vis-à-vis de Jules Romains et même de Marinetti :
Lorsqu’en 1908 parut La Vie unanime de Jules Romains, d’autres critiques
apparentèrent les deux œuvres. Enfin, un an plus tard, en 1909, les clameurs
explosives de Marinetti ne purent me surprendre, car ses manifestes en prose ne
répétaient que l’essentiel de mes 24 thèmes de 1906.
[...] Il y avait donc conjonction d’énergies nouvelles, non au temps de la publication,
malgré que j’en aie l’avantage, mais au temps de l’inspiration : celle de l’époque,
celle de notre siècle, de notre temps34.
38 Certes, il fut reproché à Barzun de s’approprier nombre de mouvements d’idées.
Apollinaire déclara que pour ce « personnage atrabilaire », sa « manie d’avoir tout
inventé n’égale que l’outrecuidance fantomatique avec laquelle il s’en vante35 ». Mais les
réflexions de Barzun sur la chronologie des textes marquent les jalons de l’expression
d’une forme de modernité, celle de la foule et du collectif. Elles précèdent ce vers quoi le
poète tend, et qui est la question de la manière artistique propre à rendre cette forme.
Barzun en sera hanté jusqu’à la fin de ses jours, et ses publications en déclinent des
images multiples mais toujours homogènes. C’est dans une sorte de fusion de la poésie, de
la musique et du théâtre qu’il en cherche la solution, lorsqu’il se demande s’il ne faudrait
pas concevoir un « instrument nouveau pour l’expression collective » :
Ce titre36 était suggestif pour l’époque : il marquait la tendance de l’œuvre vers la
synthèse de la forme et du fond : unir toutes les forces chantantes en un Hymne
collectif et total dans une technique appropriée. Difficile problème, posé déjà par ce
titre : La Terrestre tragédie, et par cet autre, La Vie unanime. Peut-on chanter le
collectif avec un instrument individuel, ou faut-il faire chanter le collectif par lui-
même collectivement37 et créer ainsi un instrument nouveau pour l’expression
collective38 ?
39 Barzun déclina aussi ce thème sous le nom de dramatisme, puis il se rallia à l’orphisme,
comme le montre le nom de panharmonie orphique qu’il donne à son œuvre à partir des
années 1920. Selon Fernand Divoire, très proche de Barzun, dont il déclare qu’il est le seul
inventeur du simultanéisme39, celui-ci n’aurait même pas cherché à « imposer un nom à
son esthétique : poésie simultanée, panrythmique, polymnique, harmonique, etc.
Choisissez40. »
40 C’est l’expression de « poésie orchestrale » sur laquelle Barzun s’arrêtera lorsqu’il aura
émigré aux États-Unis. Ce mouvement se développa sous le nom d’Orchestral Poetry. Voici
comment il la définit : « La poésie orchestrale est à la poésie lyrique ce qu’une symphonie
complexe est à un chant solitaire41. » Cette expression était apparue déjà en 1911 dans le
premier manifeste de musique futuriste de Francisco Balilla Pratella : « Les deux formes
les plus importantes de la symphonie futuriste sont le poème symphonique orchestral et
l’opéra42. »
41 Il faut rapprocher le simultanéisme naissant du cubisme pour en comprendre certains
traits. Je ne m’y arrêterai pas ici, mais il est frappant de constater que celui qui défendit le
mieux le cubisme naissant, Guillaume Apollinaire, qui écrivit des monographies sur
Picasso, entre autres, et en rédigeant des notices sur les expositions et le mouvement
cubiste, Apollinaire, donc, fut celui qui se rallia le plus vite au simultanéisme.
240
42 Il faut aussi mentionner que presque aussitôt, il apparut aux deux poètes, Barzun et
Apollinaire, que la création d’une poésie simultanéiste passait par l’emploi de la
technologie, celle du phonographe. Ce point est cependant délicat. D’une part, la prise de
conscience du rôle que pourrait jouer la phonographie n’est pas formulée de manière
opératoire. D’autre part, cette mention de la machine n’intervient que comme élément
pouvant poser la condition de la réalisation de la poésie simultanéiste. Barzun s’engagera
dans la voie de la poésie orchestrale pour réaliser sa panharmonie orphique tandis
qu’Apollinaire se dirigera vers les calligrammes et les poèmes-conversation, formes, elles
aussi, de mise en œuvre du simultanéisme.
43 Cependant, les références au phonographe apparaissent si fréquemment et de diverses
manières qu’il est justifié de lui accorder une certaine importance : « Tu chantes avec les
autres tandis que les phonographes galopent43. »
44 De cette volonté de créer ce qu’Apollinaire appellera une poésie verticale naîtra une étape
décisive dans cette relation de la création à la technologie, la poésie phonographiste.
Guillaume Apollinaire rejoint Barzun dans cette entreprise d’une nouvelle poésie.
Apollinaire la différencie de la poésie déclamée, de la poésie horizontale, de la nouvelle
poésie, qu’il nomme poésie verticale, puisqu’elle se conçoit de façon polyphonique.
Il est vrai que depuis un an j’ai souvent parlé du disque poétique, ajoutant que
c’était la forme par laquelle je voudrais publier mes poèmes. Barzun a eu raison de
lancer son manifeste touchant la simultanéité poétique dont la paternité lui
appartient, car je n’avais songé à confier aux disques que des poèmes personnels. Il
a ainsi élargi l’idée et en a fait l’élément principal de la plus importante réforme
littéraire de tous les temps. Loué soit-il ! Mais n’oublions pas que le véritable auteur
de cette réforme, c’est Charles Cros, inventeur du phonographe44.
45 C’est dans une conférence écrite en 1917, présentée au Théâtre du Vieux-Colombier et
accompagnée de lectures de poèmes, qu’Apollinaire revient sur le rôle de la machine.
Publié au Mercure de France sous le titre de « L’Esprit nouveau et les Poètes », le texte
reflète l’ambivalence du poète en ces années de guerre face à la question de l’avant-garde.
Ainsi, « la synthèse des arts, qui s’est consommée de notre temps, ne doit pas dégénérer
en une confusion ». Il serait « sinon dangereux du moins absurde, par exemple, de réduire
la poésie à une sorte d’harmonie imitative qui n’aurait même pas pour excuse d’être
exacte ». Cette « harmonie imitative » pourrait cependant « jouer un rôle, mais elle ne
saurait être la base que d’un art où les machines interviendraient45 ».
46 C’est alors qu’Apollinaire donne une précieuse indication sur ce qui a dû être discuté dans
le feu du simultanéisme, mais qui ne pouvait pas apparaître sous cette forme chez Barzun,
trop occupé à chercher à « faire retentir le drame universel dans l’œuvre par la
polyphonie des voix simultanées du monde46 ».
Un poème ou une symphonie composés au phonographe pourraient fort bien
consister en bruits artistiquement choisis et lyriquement mêlés ou juxtaposés 47.
47 Fernand Divoire, écrivait à ce propos en 1923 :
Le plus beau poème simultané serait : entendre la vie ; bruit des paroles ici, du
grillon chez le boulanger, du train sur la voie des Indes, des étoiles [...] des
machines à Liverpool [...] Tout48 !
48 Divoire poursuit en tendant une abstraction qui confère une valeur artistique à cette
collection d’échantillons sonores :
Mais dans cette immense photographie, il y a l’art de choisir. Et d’ajouter. Et
d’ajouter toute l’âme humaine : la voix des pensées49.
241
1903
1906
55 Henri-Martin Barzun donne les moyens nécessaires à la création de l’Abbaye de Créteil,
qui est fondée par un groupe de poètes et d’artistes. Les idées du simultanéisme se
forment progressivement.
242
1908
56 Parution du recueil de poèmes de Jules Romains, La Vie unanime, Il illustre le thème de la
métamorphose de la vie de l’Homme dans la ville au pas sage du siècle.
57 Dissolution du Groupe de l’Abbaye.
1911
58 Apollinaire écrit au sujet de la création du Laboratoire de phonétique expérimentale de la
Sorbonne.
1912
59 Publication de L’ère du drame, le manifeste de Henri-Martin Barzun.
60 Rencontre Barzun-Apollinaire.
61 Dans son article « La loi de la renaissance » publié dans La Démocratie sociale, Apollinaire
émet une critique des industries de reproduction (cinématographie, photographie,
phonographie : « Les procédés mécaniques menacent tous les formes d’art qui peuvent se
contenter des moyens physiques de l’artiste. Les comédiens, les virtuoses, les orchestres,
les peintres qui se contentent de copier la nature peuvent être avantageusement
remplacés par le phonographe, le cinématographe et la photographie54. »
1913
62 Publication aux éditions des Hommes Nouveaux de l’ouvrage réalisé en commun par
Biaise Cendrars et Sonia Delaunay, La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France,
premier ouvrage « simultanéiste » imprimé sur une bande de papier de deux mètres
portant le poème de Cendrars le long de laquelle court l’illustration de Delaunay.
63 Dans le poème « Arbre » publié ultérieurement dans Calligrammes, Apollinaire incorpore la
poésie phonographiste à un simultanéisme très barzunien (« Tu chantes avec les autres
tandis que les phonographes galopent. » Dans ce même poème, il fait une allusion au
Transsibérien (« Nous avions loué deux coupés dans le Transsibérien »), manière sans
doute de prendre parti pour Cendrars et Delaunay.
1914
64 Rupture définitive de Barzun et d’Apollinaire, à travers des articles de Barzun dans Poème
et drame et d’Apollinaire dans Paris-Journal.
65 Apollinaire prend à plusieurs reprises le parti d’une œuvre poétique phonographique.
243
1918
66 À la suite de la première publication des Calligrammes au Mercure de France, Apollinaire
revient sur la position du phonographe en poésie. Dans une lettre à André Billy, il écrit :
« Quand aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une
précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à
l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe 5556. »
67 À ce point de cette discussion, il est temps d’évoquer de manière succincte quelques
épisodes de la pensée de cette époque qui plaident en faveur d’un rôle nouveau dévolu au
phonographe. Cette question mérite d’être examinée en détail. Je me bornerai ici à en
rappeler les points saillants. Elle se fonde sur certaines propriétés du phonographe qui
n’échappent pas à l’imagination des artistes. Sans revenir sur la fonction d’ubiquité que
lui associent très tôt les romanciers (Jules Vernes, Le Château des Carpathes (1892) ; Villiers
de L’Isle-Adam, L’Ève future (1880-1881) ; Guillaume Apollinaire, Le Roi Lune ; Raymond
Roussel, Locus Solus (1914), les créateurs de disciplines diverses en appellent à un rapport
inédit à l’environnement sonore. L’art audio, comme on le nomme parfois aujourd’hui, y
prend ses sources. Ce qui en ressort est à la fois un caractère dense, violent, aussi heurté
que l’est le tissu urbain boursouflé par les usines, les ateliers, les logements d’ouvriers, les
taudis, les voies éventrées par la construction du métropolitain ou des tramways, les
poteaux des fils téléphoniques... En même temps, le rêve de l’environnement urbain
s’étend à l’inaudible, à ce qui est situé au delà de l’univers acoustique, à ce qui se produit
à l’instant même dans les pays lointains. Résultat de la présence croissante de la
téléphonie et de la radiophonie, on veut désormais croire que les sons trop éloignés pour
être perçus par notre oreille sont bien pourtant une matière à capter et à inclure dans
l’acte créateur de l’œuvre. Mais c’est le phonographe qui peut capter et retenir tout cela.
La première œuvre sonore, fondatrice sans doute autant de l’art audio que de la musique
électroacoustique, est celle du cinéaste expérimental Walter Rutmann, Week End (1930),
un « film sans image », qui fait entendre un montage vertigineux d’enregistrements pris
sur le vif, montage musical plus que cinématographique, car libéré du poids des images,
les séquences forment des figurent rythmiques s’appuyant sur des reprises, des
répétitions et des changements agogiques.
68 Cette œuvre était annoncée, entre autres, par un poème d’Apollinaire, l’un de ceux qu’il
nomme « poèmes-conversation » et qui est un collage de moments captés dans ma ville.
Le plus clair d’entre eux est peut-être « Lundi rue Christine », publié dans Les Soirées de
Paris en décembre 1913. Il mélange, dans un désordre pourtant très contraint par des jeux
prosodiques, des bribes de phrases happées lors d’une réunion dans un café avec des
amis. En connaître la circonstance – un ami, Jacques Dyssord, s’apprête à partir pour
Tunis – permet de mieux comprendre le sensation de simultanéité qui ressort de ces
croisements de conversation. La captation du réel, même sans la condition d’une
technologie du sonore, est bien une figure de l’imaginaire du poète, l’une de celles qui
ouvriront la voie à l’emploi du phonographe, comme, quelques années plus tard, dans les
tentatives d’un Tziga Vertov.
69 Cette tendance, qui conduira Pierre Schaeffer à inventer, en 1948, la musique concrète,
est pressentie tout au long de la première moitié du XXe siècle.
70 Chez les futuristes russes, Nicolaï Kublin écrit dans son manifeste pour « la musique
libre » :
244
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Apollinaire, Guillaume. Œuvres en prose complètes tome I et II, éd. Pierre Caizergues et Michel
Décaudin, Paris : Gallimard, 1991.
—. Œuvres poétiques, éd. Pierre Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris : Gallimard, 1965.
Brunot, Fernand. « Discours d’inauguration des Archives de la parole » sur le site Gallica de la
Bibliothèque nationale de France [en ligne] : <http://gallica.bnf.fr/scripts/Notice.php?
O=SDCR_001658>.
Divoire, Fernand. L’art orphique I, recueil de textes réunis par Henri-Martin Barzun, Paris :
Éditions Albert Morancé, 1931.
Harrison, Charles et Paul Wood, éd. Art in Theory 1900-1990, Oxford: Blackwell, 1992.
Kublin, Nicolaï. « La musique libre », Almanach du Blaue Reiter (1912), reproduit in L’Année 1913
tome 3, Paris : Klincksieck, 1913.
Massis, André. L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La Crise de la culture, la crise du français, Paris :
Mercure de France, 1911.
Picasso, Pablo. « Picasso speaks », entretien avec Marius de Zayas, The Arts (May 1923), p. 315-326.
246
Pratella, Francisco Baiilla. Manifeste des musiciens futuristes, éd. Giovanni Lista Futuristie,
Lausanne : L’Âge d’homme, 1973, p. 307-311.
Romains, Jules. La vie unanime. Poème 1904-1906, édition présentée par Michel Décaudin, Paris :
Gallimard, 1983.
Varèse, Edgar. Edgar Varèse. Écrits, éd. Louise Hirbour, Paris : Christian Bourgois, 1983.
NOTES
1. Pablo Picasso, « Picasso speaks », entretien avec Marius de Zayas, The Arts (mai 1923),
p. 315-326. Réimprimé in Charles Harrison et Paul Wood (dir.), Art in Theory 1900-1990, Oxford:
Blackwell, 1992, p. 212. Texte original : « Art does not evolve by itself, the ideas of people change
and with them their mode of expression. » Traduit par Annick Baudoin et al in Art en théorie
1900-1990, Vanves : Hazan, 1997, p. 248.
2. Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition, 1789.
3. Antoine-Augustin Renouard, « Remarques morales, philosophiques et grammaticales »,
Dictionnaire de l’Académie française, 1807.
4. Guillaume Apollinaire, « Acousmate », Stavelot, vers 1899.
5. Ibid.
6. Charles Cros, « Inscription », Le Collier de griffes (publié en 1908, trente ans après la mort du
poète), section Visions.
7. On peut entendre le « Discours d’inauguration des Archives de la parole » par Fernand Brunot
sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France à l’adresse URL : <http://gallica.bnf.fr/
scripts/Notice.php?O=SDCR_001658>.
8. Allusion à l’aviation naissante.
9. Brunot, « Discours d’inauguration des Archives de la parole », Gallica, <http://gallica.bnf.ff/
scripts/notice.php?O=SDCR_001658>.
10. Grâce à l’ouvrage de Henri Massis, L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La Crise de la culture, la crise
du français, Paris : Mercure de France, 1911.
11. Guillaume Apollinaire, « La Sorbonne est ébranlée », Œuvres en prose complètes, tome II, Paris :
Gallimard, 1991, p. 1204.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Apollinaire, Méditations esthétiques – les peintres cubistes, in Œuvres en prose complètes tome II,
p. 1204.
15. Jean-Louis Backès, Musique et littérature, Paris : PUF, 1994, p. 227.
16. Ibid.
17. Jean D’Ormesson, Discours de réception à l’Académie française, 1974, <http://
www.academiefrancaise.fr/immortels/discours_reception/ormessom.html>.
18. Jules Romains, « La nature », La vie unanime, 1908.
19. Guillaume Apollinaire, « Liens », Ondes, 1913.
20. Henri-Martin Barzun, L’ère du drame, Paris : Eugène Figuière, 1912, p. 28.
21. Souligné dans le texte.
22. Souligné dans le texte.
23. Barzun, op. cit., p. 135.
24. Ibid., p. 136.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ibid., p. 137.
247
28. À l’initiative de Georges Duhamel, la municipalité de Créteil fit apposer une plaque dont voici
le contenu : « René Arcos, Georges Duhamel, Albert Gleizes, Lucien Linard, Henri Martin,
Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, réalisant le rêve chanté dans ses poèmes par l’un d’eux,
fondèrent dans cette maison en 1906 L’Abbaye de Créteil. De grandes et belles œuvres prirent
leur envol ici et firent par le monde mieux aimer nos lettres et nos arts. »
29. Cette même liste d’auteurs est citée dans la dédicace liminaire de L’ère du drame de Barzun,
p. 11.
30. Barzun, « Le débat d’une génération » (manuscrit non publié), vers 1923, 28 feuillets non
paginés. Archives Barzun, Columbia University, Rare Book and Manuscript Library, New York,
feuillet 10. Ce texte semble avoir initialement été conçu comme réponse à un article de René
Lalou dans la livraison de juin 1923 de la revue Europe. La revue Europe, publiée de 1923 à 1938, eut
comme rédacteurs en chef René Arcos et Paul Collin, et comme collaborateurs des signatures
bien connues de Barzun, comme Charles Vildrac.
31. Barzun, « Le débat d’une génération », feuillet 6.
32. Il s’agit sans doute de La Terrestre tragédie. Poèmes de l’adolescence, Créteil, L’Abbaye,
2903-2906 ; Poème de l’Homme - Chant de l’Idée, Créteil, L’Abbaye, 1904-1906 ; et Hymne des Forces,
Paris : Mercure de France, 1922.
33. Barzun, « Le débat d’une génération », feuillet 8.
34. Ibid.
35. Guillaume Apollinaire, « Simultanisme-librettisme » (1924), Œuvres en prose complètes, tome II,
p. 975.
36. Il s’agit de Hymne des forces, Paris : Mercure de France, 1912.
37. Dans le manuscrit, le terme « collectivement » a été ajouté.
38. Apollinaire, Hymne des forces (1912).
39. Fernand Divoire, « La découverte du simultané : inventeur : Barzun. Et nul autre », L’art
orphique I, Paris : Éditions Albert Morancé, 1931 : Divoire, « L’art poétique orchestral » (article
sous-titré « Le Simultané EST », 2923), L’art orphique I, p. 24.
40. Divoire, op. cit., ibid..
41. C’est moi qui traduis. Voici le passage original: « Orchestral poetry is to lyric poetry what a
complex symphony is to a single song. » - Henri-Martin Barzun, « Orchestral Poetry. Message,
technique, achievements ». Major Thesis, Leihig University, 2923, p. 6. Archives Barzun, Columbia
University, Rare Book and Manuscript Library, New York.
42. Francisco Balilla Pratella, Manifeste des musiciens futuristes, placard replié en français, 29 mars
1911, reprise de « Manifesto dei Musicisti futuristi », Il nuovo teatro n o 2 (11 novembre 1910).
Réimpression : Futuristie, Giovanni Lista (dir.), Lausanne : L’Âge d’Homme, 1973, p. 307-311.
43. Guillaume Apollinaire, « Arbre », Calligrammes.
44. Guillaume Apollinaire, Lettre à André Billy, réponse à Jean de l’Escritoire [André Billy],
« Gazette des lettres », Paris-Midi (5 juillet 1913), cité in Œuvres en prose complètes, tome II, p. 1701.
45. Guillaume Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les Poètes », Mercure de France (1910), Œuvres en
prose complètes, tome II, p. 946-947.
46. Barzun, L’ère du drame, p. 98.
47. Apollinaire, op. cit., p. 947.
48. Divoire, « L’art poétique orchestral », L’art orphique I, p. 14.
49. Ibid.
50. « Simultanisme = un mode d’expression qui permettra peut-être de grandes choses. » -
Divoire, op. cit., p. 44.
51. Guillaume Apollinaire, « Le Roi Lune », Le Poète assassiné (1908), Paris : Bibliothèque des
Curieux, 1916 ; Œuvres en prose complètes, tome I, (Michel Décaudin [dir.]), Paris : Gallimard, 1977,
p. 316.
248
52. Apollinaire avait d’abord écrit « tous les chants » avant de biffer et de remplacer par « toutes
les rumeurs ».
53. Apollinaire, « Le Roi Lune », Œuvres en prose complètes, tome I, p. 313-316.
54. Guillaume Apollinaire, « La loi de la renaissance », La Démocratie sociale (7 juillet 1912), in
Œuvres en prose complètes, tome II, p. 964.
55. C’est moi qui souligne.
56. Guillaume Apollinaire, Lettre à André Billy, réponse à Jean de l’Escritoire [André Billy],
« Gazette des lettres », Paris-Midi, p. 1701.
57. Nicolaï Kublin, « La musique libre », Almanach du Blaue Reiter (1912). Reproduit in L’Année 1923,
Liliane Brion-Guerry (dir.), tome 3, Paris : Klincksieck, 1913, p. 303-305.
58. André Coeuroy, Panorama de la musique contemporaine, Paris : Éditions Kra, 1928, p. 162.
59. Luigi Russolo, L’art des bruits, Milan (mars 1913).
60. Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les Poètes », Œuvres en prose complètes, tome II, p. 946-947.
61. Edgar Varèse, entretien publié au New York Telegraph (mars 1916), traduit et repris avec le titre
« Credo » in Edgar Varèse. Écrits (Louise Hirbour [dir.]), Paris : Christian Bourgois, 1983, p. 23.
AUTEUR
MARC BATTIER
Université Paris-Sorbonne [Paris IV], France
249
Index
A
Adorno, Theodor W. 28, 351
Âge nouveau, L’ 297
Albéniz, Isaac 311, 315
Albèra, Philippe 40, 42
Alhambra, Théâtre de l’ 71
Alten, Michèle 9
American Sherbo Band 98
Amouretti, René de 93
Anouilh, Jean 140
Léocadia140
Antoine, André 136, 137, 138
Apollinaire, Guillaume 74, 101, 233. 389, 390, 395, 396, 399, 400-412
Alcools 74
Amphion, faux messie, L’ 406
Calligrammes 408
Mamelles de Tirésias, Les 74, 101
Poète assassiné, Le 407
Roi Lune, Le 406, 409
Stavelot 395
Aragon, Louis 364
Arcos, René 400, 401
Arcueil, École d’ 140, 141
Arnold, Billy 173
Arnould 89
Artaud, Antonin 139
Aschengreen, Éric 107
250
Asselin 98
Association française d’action artistique 56
Association France-URSS 343
Association franco-américaine 88, 97
Auber, Daniel François 382
Aubut, François 58
Auclair, Michèle 55
Auric, Georges 79, 82, 83, 86-89, 91, 97, 98, 100, 101, 106, 109, 111, 140, 144, 151, 180, 181,
312, 353, 371, 372, 376, 378
Adieu New York ! Fox-trot 88, 91, 94
Danse d’aujourd’hui (Paris-Sport), La 103
Fâcheux, Les 376
Hirondelles, Les 83
Avenir, L’ 184
Avignon, Festival d’ 145
B
Bach, Jean-Sébastien 182, 315, 316, 322, 347
Art de la fugue 316, 318
Bachelard, Gaston 225, 228
Backès, Jean-Louis 398
Bailleul 89
Bakst, Léon 103, 138
Balakirev, Mily Alexeïevitch 42
Seconde Ouverture sur les thèmes de trois chants populaires russes 42
Balguerie, Suzanne 97
Ballets russes 7, 13, 37, 70, 74, 194, 312
Ballets suédois 105, 107, 110, 171, 175, 178, 180, 182, 184, 193, 196, 284
Balzac, Honoré de 322
Banès, Antoine 102
Barraine, Elsa 345
Barraud, Henry 59-61
Barrault, Jean-Louis 139, 141
Bartig, Kevin 38
Bartók, Béla 40, 62
Mandarin merveilleux, Le 40
Barzun, Henri-Martin 389, 390, 399-408, 411, 412
Ère du drame, L’ 400, 401, 407
Vie unanime, La 403
Bathori, Jane 78, 80, 83, 313
Battier, Marc 14
251
C
Caizergues, Pierre 72, 101
Calderon, Pedro 142
Magicien prodigieux, Le 142
Caplet, André 137
Carmagnole, La 374
Caroll, Lewis
Alice au pays des merveilles 86
Caron, Sylvain 14
Cartan, Jean 347
Caryathis (Élisabeth Toulemont) 103-105
Casino de Paris 97
Cendrars, Blaise 151, 171, 172, 174, 175, 179, 181, 408
Anthologie nègre 172
Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France 408
Chabrier, Emmanuel 83, 347
Chaplin, Charlie 93
Modem Times 292
Charlton, David 378
Charpentier, Gustave 137
Louise 137
Charpentier, Raymond 143
Chartier, Pierre 303, 304, 307
Chávez, Carlos 40
Sinfonia India 40
Cherubini, Luigi 370
Chesterian, The 91
Chimène, Myriam 9
Chocolat (Raphaël Padilla) 91
Chopin, Frédéric 85, 100, 315, 320, 323
Chorale populaire de Paris 363
Clair, René 53
Entracte 53
253
Claudel, Paul 138, 141, 144, 151-154, 156, 160-163, 193-222, 308-310
Agamemnon 152, 153, 156
Art poétique 202
Choéphores, Les 152, 153, 154, 156, 157, 159, 160
Christophe Colomb 153
Connaissance de l’Est 152
Euménides, Les 152, 153, 157, 160-163
Homme et son désir, V 193-222
Orestie, L’ 138, 152, 153, 156, 159
Protée 152
Soulier de satin, Le 141
Cliquet-Pleyel, Henri 175
Cluytens, André 55
Cocteau, Jean 8, 69-134, 138-140, 151, 281, 308, 312, 314, 319, 343
Antigone 140, 312-314
Coq et l’Arlequin, Le 8, 79, 83, 96, 312, 319, 343
David 87
Escales 87
Gendarme incompris, Le 98, 101, 102, 111, 118
USAnge de New York (Symphonie américaine U.S.A.) 86, 87, 106
Cœuroy, André 410
Colette, Sidonie Gabrielle 71
Coliseum de Londres 96
Collaer, Paul 171, 185, 345
Collet, Henri 80, 90, 281
Collingwood, Robin George 26
Comédie-Française 141, 143, 145, 363
Comédie des Champs-Élysées 88, 91
Comœdia 80, 142, 175
Comœdia illustré 94
Compagnie Renaud-Barrault 145
Concerts Colonne 57
Concerts de la Pléiade 60
Concerts Lamoureux 185
Concerts Salade 8
Concours Long-Thibaud 54
Conservatoire de Paris 56-58, 60, 153, 340
Copeau, Jacques 143, 308
Copland, Aaron 40
Rodeo 40
Coquille à planètes, La 55
Cos, Philetas de 28
Courrier musical, Le 175, 180
254
Cowell, Henry 40
Antinomies 40
Concerto pour piano 40
Cros, Charles 390, 393, 395, 404
Cyrillo 90
D
D’Annunzio, Gabriele 137, 138
Dada 411
Dahlhaus, Carl 21
Danse, La 110
Darmstadt 62
Daudet, Alphonse 142
Artésienne, L’ 142
Debrun 89
Debussy, Claude 7, 10, 37, 42, 79, 137, 138, 141, 223-236, 311, 323, 341, 343, 347
Deuxième Ballade de François Villon 223, 227
Fanfare 137
Le Martyre de saint Sébastien 137
Le Sommeil de Lear, 137
Pelléas et Mélisande 51, 136, 137, 228, 347
Prélude à l’après-midi d’un faune 32, 37, 51
Première Ballade de François Villon 230
Decroux, Étienne 139
Degeyter, Pierre 365
Deiss, R. 82
Delage, Roger 343
Delannoy, Marcel 52, 53, 347
Ginevra 52-54
Delapierre, Guy-Bernard 60
Delaunay, Robert 397
Delaunay, Sonia 408
La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France 408
Delgrange, Félix 97
De Médicis, François 13
Démocratie sociale, La 407
Dermée, Paul 74
Derrida, Jacques 21
Descaves, Lucette 55
Désormières, Roger 52, 53, 57, 144, 175
Devillers 98
255
E
Éclair, L’ 184
Edison, Thomas Alva 390, 393
Eimert, Herbert 391
Einstein, Carl 172
Eldorado (Café-Concert) 71
Emboden, William 76
Emmanuel 58
Eschig, Max 182
Eschyle 135, 152-154, 156, 160, 162
Esprit nouveau, L’ 175
Eustace, Charles 136
Excelsior74, 178
Exposition universelle de Paris 226
F
Falla, Manuel de 40
Retablo de masse Pedro, El 40
Fatty Arbuckle 100
Fauconnet, Guy-Pierre 90, 283
256
Fauré, Gabriel 7, 85, 135, 136, 141, 237-254, 311, 340, 341
Chanson d’Ève, La 239
Jardin clos, Le 237
Pelléas et Mélisande 311
Prométhée 135, 142
Faure, Michel 310
Fauser, Annegret 13
Fédération musicale populaire 341, 343, 363, 371-373, 376, 380
Fichte, Johann Gottlieb 24
Flaubert, Gustave 349
Éducation sentimentale, L’ 349
Fokine, Michel 138
Foottit, George 91
Foottit, Tommy 91
Forest, Lee de 393
Forte, Allen 40, 43
Foucault, Michel 27, 28, 43
Fournier, Pierre 55
France, Anatole 349
Franck, César 347
François, Samson 54
Fratellini, Albert 90, 94
Fratellini, François 90, 94
Fratellini, Paul 90
Fresnay, Pierre 140
Front National des Musiciens 52
Front populaire 353, 363, 365-367, 369, 372, 376, 378, 383
Fukuyama, Francis 28
G
Galerie Barbazanges 104
Gance, Abel 286, 296
La Roue 286
Gaya (bar) 79, 312
Gaymard 90
Gazette musicale, La 341
Gedalge, André 324, 340
Gerhardt Hauptmann 141, 142
Iphigénie à Delphes 141, 142
257
H
Haine, Malou 13
Halbreich, Harry 85, 281, 282, 291
Harbec, Jacinthe 13, 73, 111
Harding, James 7
Hegel, Georg Friedrich Wilhelm 24, 25, 27, 28
Herlin, Marthe Besson 140
Hérodote 32
Herrand, Marcel 106
Heymann, Jochen 109
Hindemith, Paul 348
Hiver, Marcel 176
Hodeir, André 57, 59
Honegger, Arthur 7, 10, 30, 55, 84, 85, 103, 111, 140-142, 144, 281-300, 308, 312, 313, 322,
354, 371
Antigone 312-314
Chant de Nigamon, Le 283
Deuxième Symphonie 295
Dit des jeux du monde 282, 312
Horace victorieux 283, 284, 294
Jeanne d’Arc au bûcher 10
Misérables, Les 291
Mouvements symphoniques 287, 289
Musiques (pièces) d’ameublement 85
Napoléon 296
Pacific 231 286, 287, 290, 292
Pastorale d’été 103, 283
Première Symphonie 291
Roi David, Le 10, 282, 285
Roue, La 292
Rugby 287
Soulier de satin 142
Trois Couleurs 84
Troisième Symphonie 293
Hoppenot, Henri 151
Hubeau, Jean 55
Hugo, Jean 84, 98, 99, 103, 107-109, 114
Humanité, L’ 341, 354, 378
Hurard-Viltard, Éveline 312
I
Ibert, Jacques 353, 371
259
L
Labasque, Jean 368
Laboratoire de phonétique expérimentale de la Sorbonne 407
Laborie, Pierre 54
La Bruyère, Jean de 322
Lagut, Irène 108-110
Landormy, Paul 281
Lassagne, François 366, 382
Laurencin, Marie 103
Lavignac, Albert 58
Lavoie, Marie-Noëlle 13
Lazarus, Daniel 354, 371, 372, 378, 380
Leconte de Lisle, Charles-Marie 153, 156
Léger, Fernand 171-176, 179, 181, 397
Skating Rink 179
Lerberghe, Charles Van 239
Lévi-Strauss, Claude 21
Levinson, André 176
Lhote, André 87
Ligeti, György 30
Linossier, Raymonde 101
Liszt, Franz 347
Loriod, Yvonne 55-58, 60
Lowry,Vance 97
Lunel, Armand 151
Lyotard, Jean-François 21, 24, 25
M
MacNeil, Anne 37
Maeterlinck, Maurice 136
Magnard, Albéric 311
Sonate pour piano et violon 311
Magritte, René 100
Mahler, Gustav 42, 252, 297
Troisième Symphonie 297
Maison de la culture 343, 364, 365, 371, 372
Malber 98
Mallarmé, Stéphane 101, 102, 111, 398
261
Mandou 89
Maré, Rolf de 105, 171, 172
Marianne 380
Mariés de la Tour Eiffel, Les 10, 73, 105, 112, 113, 118, 138, 376
Marinetti, Filippo Tommaso 73, 112, 402, 411
Marnold, Jean 96
Marseillaise, La 365, 382
Martal 98
Martin, Charles 255, 257, 262
Martinet, Jean-Louis 58
Marx, Karl 227, 232
Massenet, Jules 340
Massine, Léonide 72, 74, 77
Matisse, Henri 399
Maupassant, Guy de 349
Boule-de-Suif 349
Mawer, Deborah 178
Max, Édouard de 136
McClary, Susan 26
Médrano, Cirque 94
Méhul, Étienne-Nicolas 370
Ménestrel, Le 176-178, 183, 185, 341
Mercereau, Alexandre 400, 401
Mercure de France 404, 408
Mériot, Jules 90
Mesguich, Daniel 145
Messager, André 180
Messiaen, Olivier 10, 31, 56-61
Offrandes oubliées, Les 57
Technique de mon langage musical 58
Trois Petites liturgies de la présence divine 57, 60
Vingt leçons d’harmonie 58
Vingt regards sur l’Enfant Jésus 57
Visions de l’Amen, Les 57, 60
Meyer, Marcelle 105
Meyer-Eppler, Mark 391
Meylan, Pierre 315
Michelet, Jules 367
Milhaud, Darius 10, 30, 78, 90, 92, 93, 97-100, 102-104, 111, 138, 140-145, 151-154, 156, 157,
159, 160, 162, 171-222, 308-310, 312-314, 320, 347, 354, 371
Agamemnon 152, 153, 156
Alissa 162, 310, 313
262
N
Nattiez, Jean-Jacques 21, 22
Navarra, André 55
Nietzsche, Friedrich 22
263
Nigg, Serge 58
Nijinski, Vaslav 37, 194
Noailles, Marquise de 89
Nord-Sud 74
Notre-Dame du Folgoat 373
Nouveau-Cirque du Faubourg Saint-Honoré 91
Nouveaux Jeunes, Les 78, 80
Nouvelle Revue française, La 308, 368
Nouvelles littéraires, Les 175
O
Oberlé, Jean 78
Oeuvres libres, Les 110
Opéra-Comique, L’ 52, 137, 180
Opéra de Paris, L’ 353
Orchestre de Boston 291
Orchestre des Jazz Kings 98
Orchestre Pierné 56
Orledge, Robert 345
P
Palais Garnier, Le 353
Paris-Journal 408
Paris-Midi 79, 85
Parr, Audrey 194
Parti communiste français 364-366
Pathé, Émile 396
Peignot, Jérôme 394
Perdoux 98
Pergolèse, Giovanni Baptista 322
Pernet, Robert 98
Phillips, Edward R. 242, 243
Picabia, Francis 397
Picasso, Pablo 72-74, 77, 78, 312, 368, 394, 397, 403
Pickford, Mary 71
Pierre, Lepape 310, 321
Pilcer, Harry 100
Pilcer, Murray 98
Pinocchio 90
264
R
Rabelais, François 93
Racine, Jean 321
Radiguet, Raymond 98, 101, 105, 106, 112, 114
Gendarme incompris, Le 98, 101, 102
Pélican, Les 98, 99, 101
Ramuz, Charles-Ferdinand 138
Ranke, Leopold von 22-25, 27, 30, 32, 44, 45
Ravel, Maurice 7, 8, 38, 103, 340, 344, 347
À la manière de Borodine 38
265
Chansons madécasses 8
Rhapsodie espagnole 103
Reich, Steve 233
Renan, Ernest 346
Dialogues philosophiques 346
Renoir, Auguste
Bête humaine, La 53
Règle du jeu, La 53
Renouard, Antoine-Augustin 394
Revue musicale, La 179, 314, 341
Richaud, André de 140, 142
Château des papes, Le 140, 142
Rieti, Vittorio 140
Rivières, Jacques 308
Roberts 90
Robin, Mado 55
Robinson, William Ellsworth 71
Roland-Manuel 182, 320, 321
Rolland, Romain 342, 344, 351, 355, 363-388
Au-dessus de la mêlée 344
Jean Christophe 345
Quatorze juillet 353, 363
Théâtre de la Révolution 370
Romains, Jules 140, 390, 398-402
Terrestre tragédie, La 403
Vie unanime, La 390, 398, 402, 407
Volpone 140
Rostand, Claude 309, 313
Rouget de Lisle, Claude Joseph 365
Roussel, Albert 343, 347, 353, 371
Roussel, Raymond 409
Locus Solus 409
Rousselot, Abbé 395
Rubinstein, Ida 138
Russolo, Luigi 73, 411
L’Arte dei rumori 73
Rutmann, Walter 409
Week End 409
Ruwet, Nicolas 223
S
Sachs, Curt 393
266
Said, Edward 26
Saint-Saëns, Camille 135, 347
Saint-Victor, Paul de 160
Salle Érard 97
Salle Gaveau 104
Salle Huyghens 78, 84
Sartre, Jean-Paul 142
Mouches, Les 142
Satie, Erik 10, 72-74, 77-80, 83, 85, 90, 93, 97-99, 103, 104, 113, 141, 175, 255-280, 281, 312,
347
À bientôt-Retraite 83
Belle Excentrique, La 103
Descriptions automatiques 260
Embryons desséchés 259
Musiques d’ameublement 80
Parade 8, 10, 70, 73-77, 79, 86, 95, 96, 108, 118, 138, 312
Pièces froides 260
Piège de Méduse, Le 98, 99, 141
Préludes flasques 260
Sports et Divertissements 113, 255-280
Trois Petites Pièces montées 90, 93
Sauguet, Henri 140, 144, 175
Schæffer, Pierre 55, 56, 143, 233, 391, 394, 410, 412
Schæffner, André 184, 225
Schiller, Johann Freidrich von 151
Schloezer, Boris de 56
Schmitt, Florent 185, 340, 347
Schœnberg, Arnold 65, 247, 248, 252, 354
Schola Cantorum 58, 342
Schumann, Robert 315
Schwob, Marcel 153
Scott, Sir Walter 24
Secrétariat national des Beaux-arts 56
Sérénade, La 348
Service de la Recherche de la Radiodiffusion Télévision Française 55
Shakespeare, William 137, 310
Hamlet 310
Roi Lear, Le 137
Shattuck, Roger 7
Smetana, Bedrich 42
Ma Vlást 42
Société musicale indépendante 8, 312, 340
267
T
Tailleferre, Germaine 83, 111, 112
Virtuose 83
Tancrède de Visan 401
Tancrède, Martel 402
Taruskin, Richard 40, 42
Temps, Le 185
Théâtre-Libre 136, 137
Théâtre de l’Odéon 136, 143
Théâtre de l’Alhambra 366
Théâtre de l’Atelier 139
Théâtre de l’Athénée 139, 140
Théâtre de la Chimère 139
Théâtre de la Renaissance 369
Théâtre des Champs-Elysées 32, 105, 171, 182, 353
Théâtre du Châtelet 70, 353
Théâtre du Colisée 103, 105
Théâtre du Soleil 145
Théâtre du Vieux-Colombier 78, 80, 404
268
Théâtre Maubel 74
Théâtre Michel 98
Théâtre National populaire 145
Thomas, Ambroise 382
Thorez, Maurice 365
Thucydide 48
Tiersot, Julien 369
Times 96
Tolstoï, Léon 342, 351
Tortelier, Paul 55
Tournemire, Charles 58
Toynbee, Arnold 232
Treitler, Leo 26
Trinité, Église de la 60
Trottier, Danick 14
Tsekhanovski, Mikhail 290
Tual, Denise 60
Tzara, Tristan 112, 411
V
Vaillant-Couturier, Paul 366
Valéry, Paul 308
Van Dongen, Kees 103
Varèse, Edgar 10, 411, 412
Vaurabourg, Andrée 56
Vendredi, Le 366
Verein für musikalische Privataufführungen 354
Verne, Jules 409
Château des Carpathes, Le 409
Verrall, Arthur Woollgar 153, 160
Vertov, Tziga 410, 412
Vico, Giambattista 233
Viladrac, Charles 401
Vilar, Jean 145
Vildrac, Charles 400
Villiers de l’Isle-Adam 349, 409
Envoyé de Léonidas, L’ 349
Ève future, L’ 409
Vincke 98
Vögel, Lucien 255
269
W
Wagner, Richard 32, 37, 79, 118, 319, 323, 343. 347
Tristan et Isolde 32, 37, 38, 323, 373
Walther Straram 83
Webern, Anton 62, 229
Weill, Kurt 313, 348
Mahagonny 311, 313
White, Pearl 71, 311
Whiteman, Paul 180
Whiting, Steven Moore 74
Wiéner, Jean 8, 97, 309, 312
Wilson, Edmund Jr 109
Within the Quota (L’Immigrant) 175, 177
Z
Zayas, Marius de 173, 394
Zola, Émile 136, 137, 373
Faute de l’abbé Mouret, La 137
Messidor 373