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Musique et modernité en France

Sylvain Caron, François de Medicis et Michel Duchesneau (dir.)

DOI : 10.4000/books.pum.10364
Éditeur : Presses de l’Université de Montréal
Année d'édition : 2006
Date de mise en ligne : 22 mars 2018
Collection : Paramètres
ISBN électronique : 9791036502385

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782760619890
Nombre de pages : 428

Référence électronique
CARON, Sylvain (dir.) ; MEDICIS, François de (dir.) ; et DUCHESNEAU, Michel (dir.). Musique et modernité
en France. Nouvelle édition [en ligne]. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2006 (généré le
26 mars 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pum/10364>. ISBN :
9791036502385. DOI : 10.4000/books.pum.10364.

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© Presses de l’Université de Montréal, 2006


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1

Dans la première moitié du XXe siècle, les milieux artistiques français foisonnent de réalisations,
les artistes se connaissent, se côtoient et mettent en commun une énergie créatrice
exceptionnelle. Il n'est donc pas étonnant de constater que les collaborations des musiciens
français à des projets collectifs ont rarement été aussi nombreuses et aussi étroites qu'à cette
époque. Dans une perspective multidisciplinaire, le présent ouvrage propose une série d'études
dans le but d'approfondir un certain nombre de questions entourant les formes et les genres qui
naissent à l'époque dans ce climat d'intense activité artistique.
Les études de ce livre témoignent des rapports nouveaux qu'établissent les artistes avec une
société en profonde mutation et qui entraînent une redéfinition de la pratique artistique, des
liens qu'entretiennent le public et les artistes à l'art, à sa contemplation et sa consommation.
Elles accordent une place centrale à la musique et aux liens que celle-ci entretient avec la
littérature, la danse, le cinéma et le théâtre. L'ensemble de ces relations et mutations constitue
les bases d'une modernité dont les prolongements n'ont de cesse tout au long du siècle et
viennent même secouer la postmodernité à l'orée du XXIe siècle.

SYLVAIN CARON
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal

FRANÇOIS DE MEDICIS
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal

MICHEL DUCHESNEAU
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal
2

SOMMAIRE

Introduction
Sylvain Caron, François de Médicis et Michel Duchesneau
SITUATION
UNE QUESTION DE MODERNITÉ
DE NOUVELLES PERSPECTIVES

Partie I. Perspectives

Chapitre 1. Histoires interrompues : raconter l'histoire de la musique en France


Annegret Fauser
LE DÉFI DE L’HISTOIRE
LE DÉFI DU MODERNISME MUSICAL
LE DÉFI DU PURGATOIRE PARISIEN (à savoir : la musique française moderne)

Chapitre 2. Les années 1940-1945 : notes sur une périodisation usuelle de l’histoire de la
musique
Nicolas Donin
SINGULARITÉ DES ANNÉES 1940-1944
CONTINUITÉS ENTRE VICHY ET L’APRÈS-GUERRE
L’EXEMPLE DE MESSIAEN
ÉTAT D’EXCEPTION ET MATURATION ESTHÉTIQUE
L’ANNÉE 1945 COMME RUPTURE : UNE RECONDUCTION TACITE ?
CONCLUSION

Partie II. Musique sur scène

Chapitre 3. Jean Cocteau, impresario musical à la croisée des arts


Malou Haine
PARADE (18 MAI 1917)
PROMOTION DES NOUVEAUX JEUNES PAR COCTEAU
SPECTACLE DE MUSIC-HALL PRÉVUAU VIEUX-COLOMBIER (FIN 1918)
BALLET INABOUTI USANGE DE NEW YORK (1918)
PREMIER « SPECTACLE-CONCERT » DE JEAN COCTEAU (21 FÉVRIER 1920)
SPECTACLE DE THÉÂTRE BOUFFE (24 MAI 1921)
LA BELLE EXCENTRIQUE (15 JUIN 1921)
LES MARIÉS DE LA TOUR EIFFEL (18 JUIN 1921)
CONCLUSION

Chapitre 4. Évolution de la musique de scène en France de 1900 à 1945


Catherine Steinegger
CONCLUSION

Chapitre 5. L’Orestie de Claudel et Milhaud


François de Médicis
3

Chapitre 6. La réception de La Création du monde : un mélange des genres


Marie-Noëlle Lavoie
PRIMITIVISME ET JAZZ
LES RÉACTIONS DE LA PRESSE
LES DÉTRACTEURS
LES ADHÉRENTS
LA CRÉATION DU MONDE APRÈS 1923
CONCLUSION

Chapitre 7. Temporalité, spatialité et modernité dans le ballet L’Homme et son désir de


Claudel et Milhaud
Jacinthe Harbec
INTRODUCTION – GENÈSE DU BALLET
SPATIALISATION INSTRUMENTALE
PLURALITÉ TEMPORELLE ET POLYTONALITÉ
MOUVEMENT PERPÉTUEL
SPÉCIFICITÉS THÉMATIQUES ET SCHÉMA FORMEL
CONCLUSION

Partie III. Musique, langage et esthétique

Chapitre 8. La duplication chez Debussy : perspectives sur une temporalité cyclique


Sylveline Bourion
PENSÉE CYCLIQUE
PENSÉE LINÉAIRE
DEBUSSY
VASTE COURANT

Chapitre 9. Hiérarchie et homogénéité dans Le jardin clos de Fauré


Sylvain Caron
CONCLUSION

Chapitre 10. Le dialogue entre le sonore, le visuel et le verbal dans les Sports et
Divertissements de Satie
Radosveta Bruzaud
CONCLUSION

Chapitre 11. Composer en images ? À propos des symphonies de Honegger


Peter Jost

Chapitre 12. Les Faux-Monnayeurs d’André Gide : les traces d’un discours sur la musique
Danick Trottier
LA MUSIQUE DANS LES FAUX-MONNAYEURS
GIDE ET LA MUSIQUE DE SON TEMPS
ENTRE CLASSICISME ET MODERNISME
LA MUSIQUE MODERNE COMME ENJEU
CONCLUSION
4

Partie IV. Musique, société et technologie

Chapitre 13. Kœchlin : réflexion sur la modernité


Michel Duchesneau
« TOUT COMPRENDRE POUR TOUT AIMER » (ROMAIN ROLLAND)
LA LIBERTÉ : LE COMPOSITEUR « MODERNE » EST UN HOMME LIBRE
LE COMPOSITEUR ET LA SOCIÉTÉ MODERNE : L’ŒUVRE UTILE
MUSIQUE ET DÉMOCRATIE : UNE MUSIQUE POUR TOUS, OU L’UTOPIE DES TEMPS MODERNES
CONCLUSION

Chapitre 14. Le Quatorze juillet : modernisme populaire sous le Front populaire


Christopher Moore
CHARLES KŒCHLIN
GEORGES AURIC
DANIEL LAZARUS

Chapitre 15. Des unanimistes à l’art sonore : quand la littérature, l’art et la musique recréent
la technologie
Marc Battier
1903
1906
1908
1911
1912
1913
1914
1918

Index
5

Introduction
Sylvain Caron, François de Médicis et Michel Duchesneau

1 Aborder la musique en France entre 1900 et 1945 sous un n’est une démarche angle
pluridisciplinaire pas tout à fait nouvelle. D’importants travaux s’attachant à des figures
de proue comme Fauré, Debussy, Ravel et Honegger, à des institutions comme les Ballets
russes, les sociétés de concert, ou à des courants esthétiques dont le symbolisme et le
néoclassicisme, posent des jalons pour l’étude de cette période1. Mais si l’étude
pluridisciplinaire du corpus musical visé compte déjà des classiques, comme les ouvrages
de Roger Shattuck, de James Harding ou d’Elaine Brody2, et que de nombreux ouvrages
récents témoignent d’un véritable engouement pour cette perspective3, on est encore loin
d’une vision globale et intégrée de l’évolution de la musique française dans ses
environnements social, culturel, technologique et idéologique. Le vaste parcours
historico-musical des recherches antérieures, tout en mettant en lumière l’importance
des relations interartistiques qui régissaient nombre d’œuvres nouvelles à l’époque, ne
permet pas d’identifier tous les enjeux esthétiques et les pratiques artistiques qui
émergeaient alors, constituant pourtant les assises fondamentales d’une modernité
musicale qui a perduré jusqu’à aujourd’hui.
2 La perspective multidisciplinaire est particulièrement indiquée pour l’étude de la
musique française de la première moitié du XXe siècle, notamment parce que les milieux
artistiques foisonnent de réalisations – les collaborations ont rarement été aussi
nombreuses et aussi étroites qu’à cette époque –, les artistes se connaissent, se côtoient et
mettent en commun une énergie créatrice exceptionnelle. Le présent ouvrage propose
donc une série d’études dans le but d’approfondir diverses questions entourant les formes
et les genres qui naissent à l’époque dans ce climat d’intense activité artistique, et ainsi
contribuer au nouveau regard que jette la musicologie sur la musique de cette époque.

SITUATION
3 Le milieu musical et artistique français de la première moitié du XXe siècle constitue un
objet d’étude fascinant. Certes, les changements qu’on observe dans les premières
décennies du siècle prennent leur origine dans l’évolution du langage et des formes
6

amorcée dès la fin du XIXe siècle, mais la période 1900-1945 voit s’épanouir une intense
activité artistique qui ne connaît pas d’équivalent au préalable et qui suscite une série de
bouleversements et de scandales retentissants (Le Sacre du Printemps, Parade, les Concerts
salade de Jean Wiéner, les Chansons madécasses de Ravel, etc.), de nombreuses ruptures et
prises de position avant-gardistes (la création de la Société Musicale Indépendante, la
parution du Coq et l’Arlequin de Cocteau), et l’entrelacement de multiples courants
esthétiques (tels que le symbolisme, le néoclassicisme, le dadaïsme et le futurisme). Le
dynamisme de la création musicale fait de ce premier XXe siècle une période
exceptionnelle quant à la rapidité de l’évolution du langage et des esthétiques qui
l’accompagnent, et des rapports entre l’art et les développements sociaux et
technologiques. Car d’un « courant » tonal relativement homogène depuis plus de deux
cents ans naît en l’espace de trois décennies un nombre sans cesse croissant de courants
musicaux. Modalité, polytonalité, polymodalité, atonalité, retour à la tonalité,
microtonalisme, dodécaphonisme et bien d’autres idiomes cohabiteront plus ou moins
harmonieusement jusqu’au milieu des années 1940. À ce moment, une nouvelle
génération de musiciens souhaitant enterrer « l’ancien monde » au profit d’un nouvel
univers musical au langage universel entreprendra une tabula rasa, et remettra en cause la
définition de la modernité. Mais une meilleure connaissance de la première moitié du XX e
siècle est aussi nécessaire pour comprendre la seconde, et malgré cette coupure
inévitable que va connaître le siècle musical, 1945 ne marque pas non plus une rupture
absolue. L’activité musicale, bien que très perturbée et ralentie pendant les années de
guerre, se poursuit, et les liens entre les années 1930 et la fin des années 1940 sont plus
nombreux que ce qu’on affirme habituellement (ce que s’emploient à corriger des livres
comme Musiciens français dans la Guerre froide de Michèle Alten ou l’ouvrage collectif La vie
musicale sous Vichy dirigé par Myriam Chimène4).
4 Au-delà des révolutions de langage, il faut aussi considérer l’évolution musicale au sein
d’un ensemble de paramètres socioculturels qui ont une importance singulière dans la
définition du corpus abordé dans ce livre. Les différents textes ici réunis témoignent des
relations nouvelles qui s’établissent entre les artistes entre eux, ainsi qu’entre les artistes
et une société en profonde mutation. Ces relations débouchent sur un nouveau rapport
avec la pratique artistique, tant en ce qui concerne le public que les artistes eux-mêmes.
Cette approche n’est pas neuve, mais il s’agit d’approfondir les problématiques, d’ajouter
des pièces au tableau général, en évitant de se limiter à l’anecdote ou au collage
d’informations, pour développer une intrigue historique satisfaisante répondant aux
exigences d’une explication logique quant au développement « évolutionniste » de la
musique au cours de ces quelques décennies. Mais l’étude plus spécifique des œuvres et la
réflexion plus approfondie des relations entre les musiciens, les autres artistes et la
société dévoilent les fondements d’une modernité qui dépasse de toute évidence
l’anecdotique ou le scandaleux. Ces relations ont des répercussions sur cette modernité,
répercussions qui se font davantage sentir aujourd’hui. Ces œuvres, ainsi que la pensée
tant musicale qu’esthétique qui les accompagnent, sont capitales pour comprendre
l’évolution subséquente de la musique savante occidentale au cours de la seconde moitié
du XXe siècle. Elles sont aussi importantes pour saisir les raisons d’un changement de cap
de la modernité qui semble marquer la musique depuis le début des années 1980 et qui
permet la création de nouveaux ponts à travers l’ensemble du XXe siècle. Si la syntaxe
musicale qui gouverne les œuvres de la plupart des musiciens français de la première
moitié du XXe siècle (tant sur le plan du matériau des hauteurs que de la forme) n’atteint
7

pas le même degré d’expérimentation que celle d’un Debussy, d’un Varèse ou d’un
Messiaen, il est cependant indéniable que le corpus qui nous occupe définit de nouveaux
rapports entre les disciplines artistiques, et entraîne du même coup un profond
renouvellement des formes et des genres.
5 Le mélange des styles et l’interpénétration des formes d’art ne cesseront de marquer la
production musicale tout au long de la première moitié du siècle. Il suffit de citer les
œuvres de collaboration entre musiciens, poètes, scénographes et peintres telles que Les
Mariés de la tour Eiffel, œuvre collective des Six ; Parade de Satie ; L’Homme et son désir de
Milhaud ; les oratorios « populaires » tels que Le Roi David ou Jeanne d’Arc au bûcher
d’Honegger ; les œuvres hybrides comme la cantate profane Le Bal masqué de Francis
Poulenc, ainsi que les œuvres nouvelles et les nombreuses expériences musicales qui font
intervenir la technologie (musique radiophonique, de cinéma, nouvelle lutherie).
6 On peut raisonnablement établir des filiations entre ce corpus et la situation
contemporaine de la musique de création tant en ce qui a trait aux recherches
syntaxiques qu’aux particularités de la diffusion de la musique ou encore de ses rapports
avec les nouvelles technologies et le mélange des genres. Cette exploration permet aussi
de redécouvrir bien des œuvres qui, à la lumière de cette filiation à travers le siècle,
acquièrent une valeur particulière au sein du patrimoine musical occidental.

UNE QUESTION DE MODERNITÉ


7 Notre approche du corpus aboutit inévitablement à la remise en cause d’une conception
étroite de la modernité reposant sur une intrigue téléologique qui retrace l’évolution
technique du langage par une série de ruptures. Les travaux musicologiques entrepris
depuis plus d’une vingtaine d’années sur la musique française témoignent de la diversité
des orientations musicales prises par les musiciens des années 1900-1945 et du sens relatif
que pouvait avoir la modernité à leurs yeux. Si le piège du « progrès » est tendu à tout
instant au chercheur postmoderne, il ne saurait constituer l’unique pilier d’une
historiographie contemporaine de la musique. En cela, le présent ouvrage rejoint le
discours historiographique de la musicologie contemporaine et son constat d’échec des
grandes entreprises totalisantes5.
8 L’entrée au XXe siècle s’accompagne d’une cristallisation de changements socioculturels :
les structures du milieu de la musique évoluent considérablement, profitant des acquis du
romantisme et de l’implication très répandue de l’artiste au sein de la société, de ses
collectivités et de ses institutions. À cela s’ajoute l’apparition des techniques
d’enregistrement et de diffusion de la musique qui auront un impact considérable sur ce
que sera désormais une œuvre musicale, sa valeur et sa place au sein de l’évolution de la
discipline. Concevoir une définition de la modernité en ce qui touche la musique du
premier XXe siècle – et en ce qui nous concerne, la musique française – nécessite une
prise en compte de l’ensemble des paramètres qui influent à la fois sur l’œuvre et sa
réception. Si cela peut s’appliquer à toutes les époques de l’histoire, cela nous semble
d’autant plus essentiel pour l’objet de notre présente étude que nous avons affaire à une
période de l’histoire du monde occidental caractérisée par une accélération de l’évolution
des connaissances et des technologies. Dans le cadre de cette accélération, la définition de
la modernité musicale se pose aussi en contrepartie du développement d’une
« économie » de la musique qui privilégie des répertoires plus accessibles pour la petite et
moyenne bourgeoisie. Cet auditoire fait souvent preuve de conservatisme par sa tendance
8

à la frilosité intellectuelle et son penchant pour un confort esthétique similaire au confort


économique et culturel privilégié par cette classe. La préoccupation pour la rentabilité
économique dans la vie de concert va s’étendre par la suite aux nouvelles techniques de
diffusion avec l’avènement de la radio et du disque6. La création musicale d’avant-garde
devra donc se définir par rapport à ces conditions, en tentant de les influencer et d’y
trouver sa place.

DE NOUVELLES PERSPECTIVES
9 La majorité des textes qui composent le présent ouvrage ont été réunis à la suite du
colloque « Musique française 1900-1900-1945 : perspective multidisciplinaire sur la
modernité », de l’Observatoire international de la création musicale7. Ces différentes
études empruntent des méthodologies variées pour observer diverses interactions entre
les arts durant la période 1900-1945 en France sans prétendre au systématisme ou à
l’exhaustivité. Il s’agit plutôt d’une vision kaléidoscopique, une série d’aperçus sur la
musique française et son évolution au sein d’un milieu artistique profondément engagé
dans la multidisciplinarité.
10 Les textes suivants ont été répartis selon quatre grandes thématiques. Dans la section
intitulée Perspectives, les articles d’Annegret Fauser et de Nicolas Donin explorent les
enjeux épistémologiques qui sous-tendent notre objet d’étude. Fauser questionne la
notion prismatique de modernité à partir de notre point de vue « postmoderne ». Pour
Donin, il s’agit d’une réévaluation de la périodisation traditionnelle de l’histoire de la
musique qui sépare le siècle en 1945. Musique sur scène réunit des textes consacrés aux
relations de la musique avec la scène. Il apparaît aujourd’hui très clair que la venue des
Ballets russes à Paris en 1909 contribua considérablement à l’essor du genre mais, au-delà
des réalisations de cette compagnie, le premier XXe siècle a redéfini la place de la
musique sur scène et son rôle dramatique en dehors de l’opéra. Dans cette optique, les
textes réunis dans la seconde section traitent du prestige renouvelé du ballet avec la
naissance du ballet moderne libéré des conventions du XIXe siècle (Harbec et Lavoie) ; de
l’éclatement des musiques de scène, terrain fertile pour de nouvelles expériences
d’hybridation avec des genres aussi imprévus que le cabaret et le music-hall (Haine) ; du
phénomène mal connu de la musique de scène écrite par des compositeurs très en vue
pour le théâtre d’avant-garde (Steinegger) ; et des problèmes de glissement sémantique et
idéologique qui président à la traduction linguistique et à la transposition musicale d’un
classique du théâtre grec (Médicis).
11 Les textes de la partie Musique, langage et esthétique abordent de manière générale le
pouvoir poétique de la musique sur les plans de la temporalité (Bourion), du champ visuel
(Bruzaud et Jost), et de la sémantique linguistique (Caron, Trottier, et Bruzaud à
nouveau) ; et de manière plus spécifique, ils offrent divers aperçus touchant les relations
de la musique avec d’autres arts, qu’il s’agisse de dessin, de cinéma, de poésie ou de
roman. Quant à la dernière partie, Musique, société et technologie, il nous semblait
essentiel d’y réunir des textes qui, malgré leurs sujets de prime abord disparates,
abordent tous l’intégration de la musique au sein d’une société aux fondements sociaux,
économiques et technologiques en pleine (r)évolution (Battier, Duchesneau et Moore). Les
« modernités » sociale et technique de la vie contemporaine influencent non seulement
l’action créatrice, mais aussi sa réception et son devenir historique. Revendiquées par les
uns, rejetées par les autres, ces modernités influencent d’une façon ou d’une autre toute
9

œuvre d’art. Il s’agit donc de tenter de mieux comprendre la place qu’elles occupaient
dans l’esprit des créateurs et dans leur pratique artistique.
12 En terminant, il nous incombe l’agréable devoir d’exprimer notre profonde gratitude à
tous ceux et celles qui ont contribué à la réalisation de cet ouvrage. Tout d’abord, nous
tenons à remercier messieurs Benoît Melançon, directeur scientifique des Presses de
l’Université de Montréal (PUM), et Antoine Del Busso, directeur général des PUM, pour la
confiance qu’ils nous ont témoignée en nous permettant de créer une série d’ouvrages
consacrés aux travaux de l’Observatoire international de la création musicale (OICM).
Nous souhaitons aussi remercier chaleureusement pour leur précieuse collaboration la
secrétaire de rédaction, Audrée Descheneaux, ainsi que la coordonnatrice des activités de
l’OICM, Julie Lebel. Le texte d’Annegret Fauser a fait l’objet d’une traduction remarquable
d’Hélène Panneton, et de révisions par Jonathan Goldman, ce pour quoi nous leur sommes
reconnaissants. Enfin, nous exprimons notre gratitude au Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada, à la Faculté de musique et à l’Université de Montréal qui
ont prodigué un appui soutenu aux activités de l’OICM, sans lequel cet ouvrage n’aurait
probablement pas vu le jour.

NOTES
1. À titre indicatif, citons : Marcel Marnat, Maurice Ravel, Paris : Fayard, 1986 ; Robert Orledge,
Charles Kœchlin (1867-1950) His Life and Works, Chur (Suisse) : Harwood Academic Publishers, 1989 ;
Scott Messing, Neoclassicism in Music. From the Genesis of the Concept through the Schoenberg /
Stravinsky Polemic, Ann Arbor/Londres : UMI Research Press, 1988 ; Geoffrey K. Spratt, The Music of
Arthur Honegger, Dublin : Cork University Press, 1987 ; Jean-Michel Nectoux, Gabriel Fauré, les voix
du clair-obscur, Paris : Flammarion, 1990 ; François Lesure, Claude Debussy, Paris : Klincksieck,
1994 ; Michel Chion, La musique au cinéma, Paris : Fayard, 1995 ; Michel Duchesneau, L’avant-garde
musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Sprimont (Belgique) : Mardaga, 1997 ; Gilles Bourdinet,
Des arts et des idées au XXe siècle : musique, peinture, philosophie et sciences humaines : fragments croisés,
Paris : L’Harmattan, 1998 ; Jean-Yves Bosseur, Musique et arts plastiques : interactions au XX e siècle,
Paris : Minerve, 1998.
2. Roger Shattuck, The Banquet Years : The Origins of the Avant Garde in France, 1885 to World War I :
Alfred Jarty, Henri Rousseau, Erik Satie, Guillaume Apollinaire, New York : Vintage Books, 1968 (éd.
rév.) ; Elaine Brody, Paris : The Musical Kaleidoscope, 1870-1925, New York : G. Braziller, 1987 ; James
Harding, The Ox on the Roof. Scenes from Musical Life in Paris in the Twenties, New York : Da Capo
Press, 1986 (c. 1972).
3. Parmi les études multidisciplinaires les plus récentes, citons à titre d’exemples les ouvrages de
Glen Watkins, Pyramids at the Louvre, Cambridge : Belknap Press of Harvard University Press,
1994 ; de Catherine Miller, Cocteau, Apollinaire, Claudel et le Groupe des Six, Sprimont : Mardaga,
2003 ; de François Sabatier, La musique dans la prose française, Paris : Fayard, 2004 ; de Pascal
Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Sprimont : Mardaga, 2004. Il existe aussi des
ouvrages plus généraux qui néanmoins constituent des références en ce qui concerne les
relations interartistiques. Citons Miroirs de la musique de François Sabatier, Paris : Fayard, 1995.
10

4. Michèle Alten, Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956), Paris : L’Harmattan, 2000 ;
Myriam Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, Paris : Éditions complexes, 2001.
5. Par exemple, voir le chapitre 1 (et plus particulièrement les pages 8-9) de l’ouvrage de
Lawrence Kramer, Classical Music and Postmodern Knowledge, Berkeley/Los Angeles/Londres :
University of California Press, 1995.
6. Notons cependant que la domination de la dimension économique sur la vie de concert n’est
pas nouvelle à Paris : au XIXe siècle, voir la musique d’opéra et les concerts des virtuoses.
7. Ce colloque s’est tenu en mars 2004 à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.

AUTEURS
SYLVAIN CARON
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal

FRANÇOIS DE MÉDICIS
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal

MICHEL DUCHESNEAU
Professeur à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
11

Partie I. Perspectives
12

Chapitre 1. Histoires interrompues :


raconter l'histoire de la musique en
France
Annegret Fauser

NOTE DE L'AUTEUR
Je suis reconnaissante à Mark Evan Bonds, à Tim Carter et à Keith Simmons de leurs
commentaires stimulants et fort utiles au sujet de mes premières versions du présent
texte.
« Après une période de purgatoire (pour une
grande part de la production musicale), liée aux
révolutions esthétiques suivant la Deuxième
Guerre mondiale, notre époque postmoderne nous
permet de porter un regard neuf sur la musique
française de l’époque1. »
« Purgatoire : cette purification finale des élus qui
est tout à fait distincte du châtiment des damnés2

1 La musique moderne et les discours sur la modernité ont façonné la plupart des univers
musicaux du siècle dernier dans l’Occident, et l’ombre du modernisme s’allonge encore
sur nos têtes. La présente étude, qui consiste à réévaluer le modernisme dans la musique
française de la première partie du XXe siècle, après une période de « purification » qui
visait à nous élever vers un paradis postmoderne, exige donc d’aborder quelques
questions d’ordre épistémologique qui me semblent essentielles dans les champs
d’influence réciproque entre la musique et le discours à l’aube du modernisme en France.
En effet, je considère que si nous avons quitté le purgatoire auquel il est fait référence
dans l’introduction de cet exposé, ce n’est pas pour un ciel postmoderniste auquel nous
donnerait accès notre compréhension de chercheurs, mais plutôt pour avancer vers la
13

prochaine étape de purification moderniste, réitérant encore une fois l’acte


paradigmatique de la rupture moderniste qui caractérise notre approche postmoderne.
Bien que mon entrée en matière puisse paraître plutôt pessimiste, j’aimerais remettre
notre entreprise dans le contexte d’un « outre-tombe » en tant que mise à l’épreuve
positive de la réalité de la part d’une « diablesse » de l’historiographie musicale qui
observe cette réévaluation en cédant aux séductions brûlantes d’un enfer
épistémologique. Après tout, on dit que le diable chante toujours les meilleurs airs ; et
puis, le ciel peut bien attendre...
2 De mon point de vue de « diablesse », les métaphores du purgatoire et de l’enfer, bien loin
d’être angéliques, présentent pourtant des avantages très nets dans le domaine des
explorations historico-musicales : au fond, comme l’enseigne la religion catholique, le
purgatoire est un espace de fluctuations et de changements dans la vie d’une âme avant
l’avènement du Jugement dernier dans son éblouissante clarté et son caractère définitif 3.
Dans son séjour au purgatoire, cette âme est imparfaitement purifiée et en mutation
constante, et bien qu’elle puisse entrevoir les joies éternelles, elle doit toujours envisager
le ravissant danger que les impuretés s’acharnent sur elle et l’enferment dans les
réflexions cuisantes du perpétuel débat historiographique.
3 L’histoire est un domaine contesté du savoir, et elle l’a surtout été au cours des dernières
années avec l’émergence des débats entourant la nouvelle histoire, le postcolonialisme et
le postmodernisme. C’est une discipline qu’il nous faut interroger d’autant plus qu’il est
ici question d’un phénomène aussi chargé historiquement que le modernisme en France.
Cette situation s’explique par les entrecroisements complexes de la théorie et de l’histoire
dans les débats au sujet du modernisme et du postmodernisme, de même que par la
position privilégiée de l’histoire dans la France des XIXe et XX e siècles, selon Antoine
Prost4. Dans quelle mesure l’histoire a-t-elle de l’importance ? Voilà une question qui n’a
jamais semblé préoccuper la France moderne, certainement pas dans les écrits de Claude
Lévi-Strauss, de Jacques Derrida ou de Jean-François Lyotard. Leurs débats s’intéressaient
plutôt aux questions suivantes : quelle sorte d’histoire a de l’importance, comment et pour
qui5 ? Une telle situation privilégiée de l’histoire dans la tradition culturelle française
engendre des complications, spécialement pour nous, historiens de la musique, qui
sommes forcés de nous consacrer à un domaine complexe de la culture, caractérisé par
une chaîne de tensions diachroniques et synchroniques dans des contextes culturel,
politique et historique spécifiques. En même temps, et comme l’a mentionné Carl
Dahlhaus à plusieurs reprises, nous sommes confrontés au phénomène de la fugacité de la
présence sonore de la musique et au rôle déterminant de l’histoire de la réception des
œuvres. Raconter l’histoire de la musique dans le contexte de la modernité française
représente donc quelques défis « diablement » stimulants pour ceux qui œuvrent
aujourd’hui en histoire de la musique, défis dont je me propose d’aborder ici trois
aspects : le défi de l’histoire, celui du modernisme musical, et celui de ce que j’appelle le
« purgatoire parisien ».

LE DÉFI DE L’HISTOIRE
4 Dans un article qui pousse à la réflexion et dont la publication remonte à environ quatre
ans, Jean-Jacques Nattiez posait la question : « Comment écrire l’histoire de la musique à
l’âge postmoderne ?6 ». Il critiquait divers auteurs – tant modernes que postmodernes –
avant d’opter pour une conception de l’histoire comme une intrigue cohérente constituée
14

de vérités locales7. Aujourd’hui, peu de chercheurs désapprouveraient les conclusions de


Nattiez. Pourtant, son introduction contient une réflexion que je trouve très intrigante et
qui est devenue le point de départ de mes propres réflexions, que je viens livrer ici, sur
l’historiographie de la musique. Placée dans l’introduction du texte de Nattiez, la
référence à la fameuse affirmation de Leopold von Ranke, citée avec une certaine
indifférence calculée, vaut la peine d’être citée parce que sa formulation entraîne de
sérieuses conséquences épistémologiques :
Personne ne croit plus aujourd’hui à la conception positiviste de l’histoire qui, selon
Ranke au XIXe siècle, proposait de décrire wie es eigentlich gewesen, comment les
choses se sont réellement produites8.
5 La référence de Nattiez à ces mots souvent cités de Ranke mérite qu’on s’y attarde : leur
traduction habituelle de l’allemand au français et à l’anglais m’intéresse
particulièrement, de même que leur lien avec le positivisme et la dialectique tant passés
que présents.
6 L’observation de Ranke a été publiée en 1824 dans l’introduction à ses Geschichten der
romanischen und germanischen Völker9. Elle en est venue à représenter tout ce qu’il y a de
négatif ou de naïf dans l’historiographie du XIXe siècle, et nous sommes tous coupables
d’utiliser cette formule avec la même désinvolture que Nattiez. Depuis Nietzsche, la
prétention que nous ne pourrons jamais être capables de savoir « comment les choses se
sont réellement produites » a été rejetée comme une impossibilité phénoménologique. Au
lieu de cela, l’idée, imposée à cor et à cri, que tout est interprétation – et que toute
histoire est fiction – est devenue un lieu commun herméneutique10. En relisant encore
l’observation de Ranke en allemand et dans son contexte, je me demande s’il n’a pas voulu
dire quelque chose de très différent, quelque chose – ironiquement – de beaucoup plus
près de nos propres préoccupations. En effet, une réinterprétation des mots de Ranke
pourrait aider à éclaircir quelque débat historiographique récent.
7 Je voudrais attirer votre attention sur le choix des mots qu’a fait Ranke à la fois dans sa
célèbre réflexion et dans le titre du livre dans lequel elle a été publiée. Ranke propose de
« blos zeigen, wie es eigentlich gewesen ». « Bios zeigen » signifie « montrer simplement » –
mais montrer quoi ? En fait, la traduction habituelle, « comment les choses se sont
réellement produites », est une distorsion et les nuances des différents sens de l’énoncé se
sont perdues dans la traduction, réduite à une interprétation unique d’un historisme naïf.
« Eigentlich » ne veut pas dire la même chose que « wirklich »11. « Eigentlich » est un mot
complexe, faisant référence à la fois au réel et au virtuel, au concret et à l’intrinsèque, à
l’authentique et au vrai, ce qui nous permet de lire l’énoncé comme une déclaration
étonnamment nuancée, où la propriété des événements historiques revient aux acteurs
du récit et non seulement aux historiens, attribuant ainsi un rôle actif tant au présent
qu’au passé. Ranke semblait être bien au fait de l’acte d’interprétation dans l’écriture de
l’histoire quand il affirmait, plus haut dans son texte, en un habile jeu de mots : « Die
Absicht eines Historikers hängt von seiner Ansicht ab12 ». Ici, Ranke semble dire que l’intention
d’un historien dépend de son point de vue. Il donne alors une définition de l’histoire : il
met en opposition l’« Histoire », c’est-à-dire l’histoire moderne de l’Europe dont l’intrigue
retrace le progrès humain dans son évolution vers les développements de portée
universelle du Siècle des lumières, et les « histoires » – histoires locales et individuelles
des peuples, des hommes et des époques, dans leur unicité, qui sont exclus du « grand
récit » de l’Histoire universelle. Ces histoires peuvent être interdépendantes et
interreliées, mais chacune d’elles s’accomplit seulement à travers la voix de l’historien
15

qui montre simplement comment les choses se sont produites – intrinsèquement ou peut-
être virtuellement, authentiquement, réellement et en vérité. Ce n’est pas innocemment
que Ranke a choisi d’intituler son livre Geschichten der romanischen und germanischen Völker
(en anglais : Histories of Roman and German Peoples) – là encore, une traduction incorrecte
en anglais propose Histories of Latin and Germanic Nations – de manière à attirer l’attention
sur le fait qu’il n’était pas en train d’écrire l’Histoire13. C’étaient là les mots d’un « jeune
lion », âgé d’un peu moins de 30 ans, secouant l’historiographie idéaliste
postrévolutionnaire qui subsumait ses sujets d’étude sous le maître-récit du progrès
humain au profit de l’éducation nationale prussienne14.
8 Comme l’a fait remarquer Peter Burke, Ranke était un contre-révolutionnaire en réaction
contre les tendances passées de l’historiographie15. Par contre, je ne suis pas d’accord
avec l’affirmation de Burke selon laquelle la cible des attaques de Ranke était la
« nouvelle histoire » libérée du XVIIIe siècle en tant qu’école des « Annales » avant la lettre*
. Son objection concernait plutôt la forme abstraite que prenait l’Histoire chez Fichte et
Hegel, Histoire qui, selon les mots de Hegel, devait être « générale », « universelle » et
« abrégée » dans le but de montrer la vaste étendue de l’évolution de l’« histoire du
monde16 ». Inversement, la résistance à l’abstraction universaliste de Ranke a subi la
critique de Hegel qui, dans ses notes de cours, accusait Ranke de rassembler des détails
savoureux de tous ordres, que ce soit politique ou privé, comme le ferait un romancier tel
que Sir Walter Scott17.
9 Par conséquent, peut-on qualifier Ranke de postmoderniste avant la lettre * ? En 1824, du
moins, son approche correspondait certainement à la définition que donnait Lyotard du
postmodernisme en tant que mouvement d’« incrédulité à l’endroit des maîtres-récits »,
valorisant plutôt « les petites histoires†18 ». Parce que le terme « maître-récit » est devenu
tellement usé, nous oublions souvent que pour Lyotard, le grand « maître-récit * » désignait
le « grand récit marxiste* »19. Ainsi, la réaction de Lyotard au marxisme ressemble d’une
manière saisissante à la critique que formulait le jeune Ranke au sujet de l’approche
philosophique de Hegel : Ranke percevait cette dernière comme réduisant la réalité à un
système dans lequel les qualités uniques du monde historique étaient sacrifiées ; cette
objection, à son tour, conduisait Ranke à opter pour une manière d’écrire « les histoires »
(plurielles) telle qu’on la pratiquait avant le Siècle des lumières20.
10 Si j’ai passé tout ce temps à réinterpréter la réflexion de Ranke, ce n’est pas pour établir si
oui ou non il résistait à la prétention universaliste de l’histoire du monde hégélienne –
finalement, il n’y résistait pas – mais bien parce que cela m’amène à des questions
essentielles au sujet de notre projet, à titre d’historiens de la musique, de réévaluer la
musique, l’art et les mouvements intellectuels du modernisme français21. Pour proposer
une réévaluation du passé, il faut reconnaître son indépendance comme « Autre »
historique en quête d’une retraduction dans nos perspectives épistémologiques actuelles,
lesquelles ne peuvent plus s’accommoder des discours passés. Cette entreprise de
réévaluation pose donc l’« Autre » en sa qualité de réalité passée en mal de redécouverte,
ou elle sert à montrer, à travers notre lorgnette herméneutique – pour citer Ranke encore
une fois – comment les choses se sont produites « eigentlich ». Reinhart Koselleck a étudié
l’interrelation complexe des traces historiques et de leur interprétation dans son étude
Vergangene Zukunft, publiée en 1979, dans laquelle il a proposé une solution qui donne
matière à réflexion : les sources ne peuvent nous dicter ce qu’il faut dire puisque nous,
fervents adeptes de la méthode instituée par Collingwood, avons besoin de les faire parler
16

par la voix de notre travail interprétatif. Cependant, les sources ont droit de veto et elles
possèdent, par conséquent, un pouvoir d’agir dans le projet historique22.
11 L’éloge que fait Koselleck des sources historiques comme acteurs dans une démarche
interprétative n’est possible que grâce à ce que Leo Treitler a qualifié de « gains durement
réalisés du positivisme23 ». J’irais même plus loin : sans le travail historique positiviste,
l’interprétation postmoderne – au moins dans le contexte de la musique savante
occidentale – demeurera nécessairement limitée aux cultures dominantes déjà établies :
ceci ce voit clairement dans les écrits de Susan McClary, de Lawrence Kramer et d’Edward
Said. Peu importe ce qu’on dit du positivisme musicologique, une chose est certaine, c’est
que cette doctrine prend au sérieux l’altérité historique plus que toute autre approche
disciplinaire. En fait, la reconnaissance a priori d’un sujet historique est la raison d’être ‡ du
positivisme. Cependant, la structure épistémologique puissante du positivisme exige
qu’on la considère comme le présage d’une vérité historique, exigence impérieuse dont le
postmodernisme – ou plutôt la philosophie postnietzschéenne – a montré qu'elle était
une aporie. La relation entre le positivisme et les approches postmodernes est donc
paradoxale. Comme je l’ai écrit dans un autre article, le paradoxe herméneutique du
positivisme postmoderne présente une méthode interprétative acceptable pour
reconnaître les conceptions concurrentes à la fois de l’« Autre » historique, comme
détenteur de la vérité, et du discours historiographique, basé sur l’interprétation24. Cette
construction paradoxale gravite autour du concept de vérité : pour le positivisme, la
méthode – si on l’applique soigneusement – permettra la formulation d’affirmations
« vraies » au sujet de l’« Autre » passé ; pour le postmodernisme, la vérité est une valeur
relative d’interprétation adéquate qui absorbe le passé dans notre discours actuel.
L’interdépendance de ces concepts de vérité, se rattachant, d’une part, à un « Autre »
historique comme à un absolu et, d’autre part, à des interprétations présentes et
localisées d’un passé inatteignable, transforme la rivalité de ces quêtes épistémologiques
en une situation dynamique, quoique paradoxale : nous ne pouvons nous empêcher de
voir le passé comme un « Autre » et de chercher la « vérité », en dépit de la
reconnaissance simultanée des limites de notre propre situation épistémique et
interprétative à n’importe quel moment donné.
12 Cependant, les forces rivales du positivisme et du postmodernisme nous amènent à parler
non seulement de mon paradoxe d’ordre synchronique, mais elles nous conduisent aussi
sur une autre voie, celle de la diachronie, qui consiste en un déroulement dialectique du
travail historique dans le discours occidental. Voici ce que cette longue discussion sur les
théories de Ranke fait ressortir : je considère les 250 dernières années (ou à peu près) de
l’historiographie comme une constante remise en question du fondement
épistémologique tel que défini localement ou universellement, soit dans une adhésion à la
présence transcendante de la méthodologie scientifique, soit dans une tentative
infructueuse de la rejeter. Voilà qui est, selon la formulation de Michel Foucault, la crise
de l’Histoire. En ce sens, nous sommes encore en train, aujourd’hui, de nous adonner au
même jeu dialectique moderne-postmoderne que Hegel et Ranke dans les années 1820, et
que Foucault presque 150 ans plus tard, dans sa conclusion de L’archéologie du savoir 25.
Dans un autre contexte, Foucault prévient aussi que « juste au moment où vous pensez
avoir échappé à Hegel, vous tournez le coin de la rue et tout à coup, le voilà, s’employant
à illustrer à nouveau le prédicament de la culture comme “ruse” de l’histoire26 ».
13 Ma dialectique de l’enfer est conforme aux théories d’Adorno en ce que la négation
dialectique n’est pas perçue, à la manière positive traditionnelle, comme un progrès
17

herméneutique, mais comme d’inévitables ruptures dans le déploiement du paradoxe de


l’effort historiographique. C’est l’impossibilité de trouver une solution épistémique qui
caractérise le paradoxe diachronique, paradoxe qui se refuse à être résolu dans toute
espèce de réalisation « claire » et transcendante de l’histoire, que ce soit sous la forme du
« troisième espace » de Bhabha ou du concept d’universalisme libéraliste de Fukuyama27.
À cette étape-ci de mon argumentation, j’aimerais rappeler que mes allusions
métaphoriques au purgatoire et à l’enfer contiennent la connotation négative de douleur
et de souffrance, et que les « diablesses » ne sont ni aimables, ni inoffensives. Un
paradoxe n’est pas une vétille, et il en est au moins un, celui du menteur, qui est réputé
avoir causé la mort du philosophe Philetas de Cos28. Cependant, la résistance paradoxale
aux solutions universelles en historiographie offre vraiment un espace postmoderne pour
soulever la question de la vérité historique dans une formulation paradoxale afin de
réévaluer le passé dans une interprétation satisfaisante pour le présent.

LE DÉFI DU MODERNISME MUSICAL


14 Beaucoup d’entre nous souhaitent probablement s’affirmer à titre de chercheurs
post» modernes », affranchis de l’Histoire, et de critiques culturels qui « voient le monde
comme le produit de perspectives multiples, toutes porteuses d’une part de vérité29 ».
Pour ce faire, nous devons affronter l’énorme défi posé par les interprétations linéaires et
progressives de l’avant-garde du modernisme musical. Aucun autre champ culturel du
passé n’est aussi déterminant pour l’historiographie d’après-guerre et d’aujourd’hui et,
par conséquent, aucun n’est autant contesté par elle. Pourtant, dans le processus de
récupération du modernisme en tant que passé du postmodernisme, nous répétons nous-
mêmes l’acte paradigmatique de rupture moderniste dans notre effort pour arracher le
passé moderniste au discours de l’avant-garde. En effet, il a souvent été avancé que cette
conception de l’histoire, procédant par ruptures, représente l’une des principales
caractéristiques de la modernité en France et possiblement en Occident vers 190030.
Pourtant, en façonnant notre propre modernisme postmoderniste, nous avons
particulièrement intérêt à insister sur la pluralité du modernisme, sa complexité et ses
aspects discordants, ses éléments disparates, ses contradictions. La vision propre à notre
nouveau millénaire du passé moderniste doit donc en être une plus développée et plus
complexe que celle de l’Histoire, inscrivant les approches postmodernes dans un grand
récit de progrès intellectuel. Ironiquement, de telles conceptions du progrès, tant
critiquées dans les maîtres-récits historiques, sont encore profondément ancrées dans les
milieux universitaires ; enfin même les chercheurs postmodernes du meilleur aloi
désirent révéler des vérités (relatives) plus grandes encore et réaliser des progrès
herméneutiques31. Qui veut être du passé §, après tout ? L’alignement de la musique
moderne du début du XXe siècle à nos préoccupations épistémologiques du début du XXI e
siècle fonctionne donc comme un miroir, mais nous ferions mieux d’inverser le sens de
l’avertissement qui est gravé sur nos voitures en nous rappelant que « les objets vus dans
le miroir sont en réalité plus éloignés qu’il n’y paraît ».
15 Les enjeux que ces préoccupations mettent en cause ont d’ailleurs une place dans mon
propre travail : c’est le cas, entre autres de mes recherches sur Lili Boulanger. Pendant
plusieurs décennies après sa mort précoce, cette compositrice était considérée comme
une femme fragile** du monde de la musique dont la pureté et la dévotion ont sanctifié la
mort. J’ai commencé à son sujet un travail à la fois interprétatif et positiviste : comme je
18

l’ai dit plus tôt, le positivisme prend vraiment l’« Autre » très au sérieux. Cependant,
comme d’habitude, l’interprétation est intervenue sous la forme du « point de vue » du
chercheur, pour citer Ranke de nouveau. Je suis une féministe laïque, élevée dans un
contexte musical qui plaçait Pierre Boulez et György Ligeti au-dessus de compositeurs
comme Philip Glass. Mes sources semblaient étayer ma construction de Boulanger en tant
que compositrice moderniste – tous les éléments concordaient merveilleusement, surtout
quand il était question de ses œuvres profanes telles que Clairières dans le Ciel et l’opéra La
Princesse Maleine. En effet, mon article sur l’opéra de Lili Boulanger, publié en 1997, se
concluait de manière triomphante : ma réévaluation nous permettait de découvrir « une
solide jeune compositrice de l’avant-garde, auteure d’œuvres modernistes d’envergure32
». Aujourd’hui, ces propos conclusifs me plongent dans l’embarras, parce que je sais
parfaitement bien que je suis carrément tombée dans le piège de la rhétorique du progrès
musical et du concept de modernisme en tant que rupture. Ma compositrice, avais-je
insisté en portant un jugement de valeur, était l’égale de ses contemporains et confrères
plus jeunes, qu’il s’agisse d’Arthur Honegger, de Darius Milhaud, d’Igor Stravinsky ou
d’Olivier Messiaen. Cependant, deux choses se sont produites depuis : d’une part, mon
propre horizon de chercheur a changé dans le contexte des débats historiographiques des
dix dernières années où le « modernisme » en tant que concept redevenait problématique
et, d’autre part, les sources ont commencé à désavouer une partie de mon travail. Dans
mon zèle à vouloir libérer Lili Boulanger du carcan de l’oppression religieuse auquel la
condamnaient son environnement et l’historiographie, apanage traditionnel des hommes,
j’ai réduit ma compositrice à une moderniste laïcisée, alors que certaines sources
révélaient une personnalité beaucoup plus complexe, et je ne peux faire fi de ces sources
plus longtemps. Après tout, Lili Boulanger était catholique, et plus de la moitié de ses
œuvres est basée sur des textes religieux. En octobre dernier, à l’occasion d’une journée
d’étude consacrée aux sœurs Boulanger à Londres, j’ai décidé d’être attentive à mes
sources et de considérer l’œuvre de Lili Boulanger comme catholique, ce qui offrait des
perspectives fascinantes sur les interrelations complexes entre le modernisme, le
catholicisme et la musique en France dans les années 1910. Imaginez mon soulagement
quand les sources m’ont permis d’interpréter sa musique sacrée comme celle d’une
moderniste catholique plutôt que d’une pèlerine de Lourdes33 !
16 Ce qui rend le modernisme musical si attrayant quand il est recontextualisé dans notre
contexte postmoderne, ce n’est pas seulement le fait que son fondement référentiel soit
contesté par les tenants du formalisme d’après-guerre, mais c’est aussi le fait que notre
miroir épistémologique reflète quelque chose d’étrangement familier. Plusieurs des
thèmes qui alimentent nos débats culturels et politiques actuels se traduisent dans les
nouvelles questions que nous soulevons relativement au modernisme musical : la
technologie et la nature, le moi et l’autre, le nationalisme et la mondialisation, le
patrimoine, le progrès et l’identité, la nostalgie et le mysticisme, l’exploration et la guerre
et, par-dessus tout, la question du sens. En fait, le récit que nous faisons de l’histoire de la
musique moderne en France dépend de notre volonté de dévoiler le caractère
polyphonique des voix du passé et de défendre les notions de polyvalence et d’impureté,
plutôt que de rechercher à tout prix la clarté du discours linéaire et exclusif du progrès
musical. L’image que nous cherchons dans le miroir d’Hérodote est le purgatoire parisien
qui nous renverra l’image de notre propre « intention » comme historiens (Ranke de
nouveau)34.
19

LE DÉFI DU PURGATOIRE PARISIEN (à savoir : la


musique française moderne)
17 Voici une histoire qui pourrait illustrer d’une façon plus concrète les questions que j’ai
soulevées jusqu’à présent. À la fin de mai 1913, l’assistance bourdonnante du Théâtre des
Champs-Elysées, à Paris, entendait la musique du Sacre du printemps (exemple 1) après que
les lumières furent tamisées.
18 Dix-huit ans plus tôt, en 1895, une autre pièce iconique, le Prélude à l’après-midi d’un faune,
s’ouvrait par les mesures de l’exemple 2.
19 Finalement, encore 35 ans plus tôt, ce qui nous mène en 1860, on assistait à une série de
concerts très célèbres à Paris, évoquée si éloquemment par Baudelaire et où fut jouée
l’ouverture de Tristan et Isolde (exemple 3).
20 Trois ouvertures de trois œuvres bien connues du modernisme, partageant quelques
traits caractéristiques importants, tels que la ligne mélodique unique émergeant du
silence et développant graduellement sa force dynamique et son ambitus, le caractère
sinueux de son profil mélodique, sa relation ambivalente avec les supports harmoniques
subséquents, une structure de phrase irrégulière et la prédominance, dans chacune des
œuvres, d’un instrument à vent particulier : flûte, basson et – encore masqué par le
hautbois et les violoncelles dans Wagner – le cor anglais. Si la présence iconique du cor
anglais dans l’ouverture de Tristan est fugace dans sa première exposition mélodique,
l’instrument se déploie au fil de l’opéra jusqu’à son énoncé d’une splendide nudité au
début du 3e acte, dans un solo ondoyant où la seconde note de la mélodie est marquée
d’un accent caractéristique (exemple 4).

Exemple 1 : Igor Stravinsky, ouverture du Sacre du printemps

Exemple 2 : Claude Debussy, ouverture du Prélude à l’après-midi d’un faune


20

Exemple 3 : Richard Wagner, ouverture de Tristan et Isolde

Exemple 4 : Richard Wagner, Tristan et Isolde, (solo de cor anglais, second énoncé).

21 L’intertextualité de ces trois œuvres ouvre la voie à différentes interprétations du geste


référentiel par lequel s’ouvre Le Sacre du printemps de Stravinsky 35. Premièrement, ce
geste positionne l’œuvre d’entrée de jeu dans la lignée des œuvres-clés de la modernité
dont le son émerge du silence dans une tentative toute neuve de créer une sonorité
contemporaine. Dans le cas de Debussy, la référence intertextuelle est encore plus proche
parce que la chorégraphie de Nijinski de L’Après-midi d’un faune a été présentée en
première par les Ballets russes dans l’année qui a précédé Le Sacre. Pourtant, l’exécution
du solo par un bois peut signifier encore davantage. En 1913, Stravinsky déclarait que « Le
Sacre du printemps [...] est réellement l’âme de la nature exprimée en mouvement et en
musique. Il n’y a pas d’être humain, ce n’est que l’incarnation de la Nature36 ». Si la nature
constitue le fil conducteur du Sacre, elle figure certainement au premier plan dans
l’évocation par Debussy et Nijinski d’une Grèce de nymphes et de faunes et également,
d’une manière plus indirecte, dans la « alte ernste Weise » de Wagner exécutée par le
berger dans le 3e acte.
22 Ainsi, la mélodie introductive de Stravinsky peut être lue comme signifiant une
conscience, voire un désir des origines – à la fois musico-esthétiques et transcendantes –
incarnés dans cette musique.
21

23 Cependant, la boucle des références ne se termine pas là. Une de mes collègues, Anne
MacNeil, chante cette merveilleuse plaisanterie de musicien qui rend parfaitement
l’ambiguïté sonore de l’ouverture de Stravinsky :

Exemple 5 : « I’m not an English Horn ! »

24 Comme me le signalait mon élève Kevin Bartig récemment, le cor anglais qui, dans la
France et l’Allemagne du XIXe siècle, est si étroitement associé à la construction
wagnérienne du monde comme désir dans Tristan, est porteur d’un sens différent dans la
musique russe du XIXe siècle où il est utilisé pour évoquer l’Orient lorsqu’il est combiné à
un contour mélodique sinueux, à la répétition de cellules mélodiques, à une
ornementation excessive et à des structures de phrases irrégulières37. Étant donné que la
construction mélodique de l’ouverture du Sacre de Stravinsky utilise les mêmes
marqueurs qu’on pourrait aussi trouver dans des mélodies telles que le thème oriental de
l’esquisse symphonique Dans les steppes de l’Asie centrale de Borodine, elle renvoie donc à
une manière différente – celle de l’orientalisme russe – de refléter la nature à travers des
signifiants musicaux. Et cela, en dépit du fait que Stravinsky ne fait pas appel au cor
anglais mais à un basson qui veut se faire passer pour un cor anglais, créant ainsi une
distance ironique dans la reconfiguration critique des marqueurs orientalistes. À la
manière de Borodine, une œuvre pour piano de Ravel datant de 1913 (l’année de la première
du Sacre du printemps 38), témoigne du fait que de tels clins d’œil aux initiés de la part de
musiciens russes n’ont pas échappé à l’auditoire parisien.
25 L’histoire du Sacre que j’ai racontée jusqu’ici en est une de tradition et d’intertexte,
centrée sur la continuité et la complexité des réseaux artistiques et intellectuels plutôt
que sur l’ancien concept d’intrigue basée sur la rupture en tant qu’élément distinctif de la
période russe de Stravinsky, cette hypothèse étant encore soutenue récemment dans une
étude sur la rupture et la tradition signée par Philippe Albèra dans sa nouvelle
Enciclopedia Einaudi39. Bien sûr, cela représente la lecture la plus habituelle, celle qui est
puissamment résumée dans ce qui est probablement le passage le plus célèbre du Sacre
(exemple 6).
22

Exemple 6 : Igor Stranvisky, Le Sacre du printemps, « Les Augures printaniers ».

26 Plus que tout autre instant de la musique de Stravinsky, cette section d’ostinato iconique
est devenue un marqueur sonore de « modernité » qu’on peut retrouver dans des œuvres
aussi variées que Le Mandarin merveilleux de Béla Bartok, El Retablo de mæse Pedro (Le
Retable de maître Pierre) de Manuel de Falla, la Sinfonia India de Carlos Chávez, Antinomies
et le Concerto pour piano de Henry Cowell, ou Rodeo d’Aaron Copland : ce ne sont là que
quelques exemples extraits d’un cours que je donnais récemment sur le modernisme
musical. En soi, la technique de l’ostinato, avec sa prédominance du rythme sur la
mélodie et l’harmonie, est pourtant fixée elle aussi dans le riche tissu des traditions russe
– comme l’a démontré Richard Taruskin – et européenne non seulement de la période
préclassique, comme on l’admet généralement, mais aussi du XIXe siècle, tel que le
démontre l’extrait des Troyens de Berlioz donné à l’exemple 7.
27 Surtout dans le contexte particulier du théâtre musical, de telles sonorités évoquaient un
univers « primitif », naturel, proche des racines. En tant que signifiant musical, elles sont
souvent associées – quoique non exclusivement – aux « Autres » exotiques. Le concept de
« rupture » considéré comme outil herméneutique devient alors problématique, même
dans un cas apparemment aussi clair que celui du scandaleux Sacre du printemps.
D’ailleurs, comme on le sait, Richard Taruskin a dissocié Stravinsky des interprétations
modernistes puristes qu’en a faites Allen Forte, démontrant à l’évidence que même le
célèbre geste « primitiviste » des « Augures printaniers » relevait d’une formule propre à
la musique folklorique russe40. Il a donc rétabli Stravinsky dans la longue tradition du
folklore slave du XIXe siècle représentée par des œuvres telles que Ma Vlást (Ma Patrie) de
Smetana ou la Seconde Ouverture sur les thèmes de 3 chants populaires russes de Balakirev.
23

Exemple 7 : Hector Berlioz, Les Troyens, « Danse noubienne » (début).

28 D’après Albèra, pour des compositeurs comme Debussy, Mahler et Ives, la rupture
moderniste d’avec la tradition ne signifie pas un rejet du passé comme un tout, mais une
amplification de son concept en l’élargissant synchroniquement pour y inclure la
musique folklorique et les marqueurs exotiques41. Cependant, dans le récit d’Albèra, le
Stravinsky de la période russe demeure un compositeur qui rejette complètement le passé
de la musique européenne du XIXe siècle à travers son réalignement sur les racines
populaires et primitivistes. Ma brève interprétation des deux passages a montré que
même une des œuvres apparemment les plus pertubantes dans le canon du modernisme a
de solides racines dans les traditions de la musique européenne du XIXe siècle et peut être
lue comme une réinterprétation et une réappropriation de ses procédés et de ses modèles
plutôt que comme leur rejet. Tandis que la réintégration par Taruskin de Stravinsky dans
la tradition du folklore russe semble guidée par la tentative de dissiper toute confusion
possible quant à ce que Stravinsky révèle de lui-même après la guerre, j’irais encore plus
loin en montrant que sa partition est tout à fait ancrée dans une histoire musicale du
tournant du siècle.
29 Les réceptions opposées faites au Sacre du printemps de Stravinsky constituent donc un
parfait exemple des exigences paradoxales de l’interprétation dans le contexte du
positivisme postmoderniste. Mes lectures du Sacre comme une œuvre qui s’inscrit à la fois
dans les traditions de la musique occidentale savante du XIXe siècle et les traditions
kouchkistes du folklore russe d’une part, et comme discours plus moderniste de rupture
d’autre part – canalisés par le compositeur lui-même – pourraient en fait être considérées
comme des interprétations valides et complémentaires des textes musicaux qui
dépendent du point de vue de l’interprète : la lecture que j’en fais comme interprète
recontextualise l’œuvre dans ces cadres musicaux spécifiques, alors qu’un interprète
différent pourrait légitimement s’attacher au passage vers le modernisme dans le langage
musical de Stravinsky, à son rapport avec sa Russie natale ou, comme Allen Forte,
analyser l’organisation des hauteurs dans l’œuvre42. Par contre, une approche positiviste
pourrait montrer que le modernisme n’est pas seulement une question de notes sur la
page et que, par conséquent, je n’ai pas traité honnêtement mes sources. En effet, celles-ci
24

jugeraient d’aussi étroites interprétations musicales comme inadéquates parce qu’elles ne


tiennent pas compte des faits historiques, surtout ceux du discours moderniste et de la
réception faite à l’œuvre au moment de sa création. Tandis que le texte musical peut
contenir de larges traces de la tradition et faire preuve de continuité, l’insistance sur la
rupture dans le riche contexte des sources historiques racontera des histoires différentes
et concurrentes. Ce que ma propre interprétation pourrait alors ajouter est un brouillage
des pistes par une lecture contraire, mais à moins qu’elle ne reconnaisse sa place comme
telle tout en admettant le pouvoir des sources de la juger, elle est – dans des termes
positivistes – aussi problématique que ma précédente réinterprétation du cas de Lili
Boulanger comme pure moderniste. Ici se révèle la relation paradoxale entre la quête
positiviste de la vérité – même si elle n’est jamais atteinte – et les jeux postmodernes
d’interprétation. Ce paradoxe ne peut pas être résolu, mais il peut nous mettre en garde
contre une certaine suffisance dans nos recherches.
30 Les archives – tant dans le sens traditionnel du mot que dans celui que Foucault a mis de
l’avant – de la musique moderne française attendent de notre part à nous, archéologues
de la musique, qu’on les dépouille, les discute, les déconstruise et les écoute dans le
champ de tension entre l’interprétation postmoderne et le travail positiviste sur les
sources, afin que nous trouvions des réponses créatives aux questions de Ranke à savoir «
wie es eigentlich gewesen ». Notre démarche est inscrite dans un purgatoire
historiographique où nos impuretés et celles de nos sujets de recherche tout à la fois
peuvent empêcher l’émergence de réponses claires et finales, mais où nous pouvons
célébrer la différence, la complexité et le caractère infini du discours, admettant le
postmodernisme comme déjà présent dans certains aspects du modernisme pris au sens
large, mais débarrassé du purisme des positions modernistes d’ordre politique ou
idéologique. Nous pourrions plutôt nous ranger du côté de Ranke, en reconnaissant
comment nos points de vue épousent la forme de nos intentions de chercheurs. Les
clartés célestes sont-elles toutefois désirables dans de telles élaborations musicologiques
qui sondent maintes et maintes fois les limites de l’interprétation ? Cela reste à voir. La
« diablesse » de l’historiographie musicale en moi savoure l’intensité des défis
épistémologiques soulevés par les complexités du modernisme musical français.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Texte d’introduction au colloque international Musique française 1900-1945 : perspectives
multidisciplinaires sur la modernité, <http://www.musique.umontreal.ca/medias/af_colloque.pdf>,
consulté le 19 février 2004.
2. Catéchisme, Art. 1030, <http://www.spiritualite-chretienne.com/ciel/purgatoire.html>,
consulté le 2 juin 2005.
3. « Purgatory », Catholic Encyclopedia <http://www.newadvent.org/cathen/12575a.htm>,
consulté le 19 février 2004.
4. Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris : Éditions du Seuil, 1996, p. 14-18.
5. Pour un excellent débat sur le rôle et la signification de l’histoire dans le structuralisme,
l’anthropologie et le postmodernisme, consulter Lee Kerwin Klein, « In Search of Narrative
Mastery : Postmodernism and the People without History », History and Theory, vol. 34,1995,
p. 275-298.
6. Jean-Jacques Nattiez, « Comment écrire l’histoire de la musique à l’âge postmoderne ? », Il
saggiatore musicale, vol. 8,2001, p. 73-87.
7. Nattiez, ibid., p. 81. Nattiez fait une référence plutôt ésotérique à l’épistémologie de l’histoire
élaborée par le pilote de formule 1 français Alain (plutôt qu’Antoine) Prost : certainement une
coquille !
8. Nattiez, ibid., p. 73.
9. Leopold von Ranke, Geschichten der romanischen und germanischen Volker von 1494 bis 1515, 2 e
édition, Leipzig : Verlag von Duncker und Humblot, 1874, p. vii : « Man hat der Historie das Amt
Vergangenheit zu richten, die Mitwelt zum Nutzen zukünftiger Jahre zu belehren, beigemessen : so hoher
Aemter unterwindet sich gegenwartiger Versuch nicht : er will blos zeigen, wie es eigentlich gewesen ».
27

10. Voir en particulier la collection d’essais Zeichen und Interpretation, éditée par Josef Simon,
Frankfurt/M. : Suhrkamp Verlag, 1994.
11. Theodor W. Adorno a utilisé les complexités et les connotations ontologiques des mots dans
sa critique de l’idéologie allemande Jargon der Eigentlichkeit, publiée dans le vol. 6 des Gesammelte
Schriften, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 413-526. Jargon der Eigentlichkeit
a été conçu originalement comme une partie de Negative Dialektik, p. 524.
12. Ranke, Geschichten der romanischen und germanischen Völker, p. v.
13. Ibid., p. vi.
14. Wolfgang J. Mommsen, « Einleitung », id. (ed.), Leopold von Ranke und die moderne
Geschichtswissenschaft, Stuttgart : Klett Cotta, 1988, p. 7-18, 8-9.
15. Peter Burke, « Ranke the Reactionary », Leopold von Ranke and the Shaping of the Historical
Discipline, Georg G. Iggers et James M. Powell éditeurs, Syracuse : Syracuse University Press, 1990,
p. 36-44.
16. Hegel propose des définitions de son « histoire du monde », à la fois dans l’introduction des
Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte et dans le manuscrit enrichi de passionnantes
annotations de la première introduction à ses cours, qui se rapportent précisément à Ranke.
Hegel, Georg Friedrich Wilhelm, « Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte », vol. 12 des
Werke in zwanzig Bänden, Eva Moldenhauer and Karl Markus Michel, Frankfurt/M. : Suhrkamp
Verlag, 1970, p. 11-28 et 543-56. Au sujet de Ranke et de Hegel, voir Werner Berthold « Die
Konzeption der Weltgeschichte bei Hegel und Ranke », Mommsen, Leopold von Ranke und die
moderne Geschichtswissenschaft, p. 72-90.
17. Hegel, ibid., p. 553: « [Sie] lesen diese allenthalben her zusammen (Ranke). Die bunte Menge von
Detail, kleinlichen Interessen, Handlungen der Soldaten, Privat-sachen, die auf die politischen Interessen
keinen Einfluß haben, – unfähig, ein Ganzes, einen allgemeinen Zweck [zu erkennen], [Eine] Reihe von
Zügen – wie in einem Walter Scott’schen Roman – überall her aufzulesen, fleißig und mühselig
zusammenzulesen, – dergleichen Züge kommen in den Geschichtsschreibern, Korrespondenzen und
Chronikenschreibern vor[.] » Même le successeur de Ranke, Johann Gustav Droysen, le premier
historien systématique allemand d’importance, utilisait la comparaison de l’historiographie de
Ranke avec les romans de Sir Walter Scott comme un trait négatif dans son « Grundriß der
Historik » de 1892. Voir Eberhart Lämmert « “Geschichte ist ein Entwurf” : Die neue
Glaubwürdigkeit des Erzählens in der Geschichtsschreibung und im Roman », The German
Quarterly, vol. 63, 1990, p. 5-18, 5. Des reproches semblables ont été adressés à l’historien français
Jules Michelet.
18. Ces deux citations de Lyotard dans Klein, op. cit, p. 280, 282. Voir aussi Jean-François Lyotard,
Instructions payënnes, Paris : Éditions Galilée, 1977, p. 35. D’après Frank R. Ankersmit, Ranke n’est
pas le seul historien du XIXe siècle à pouvoir être caractérisé de postmoderne avant la lettre : il lui
associe l’historien français Prosper de Barante (1782-1866) dans « Historismus, Postmoderne und
Historiograhie », Geschichtsdiskurs, 5 vol., vol. 1 : Grundlagen und Methoden der
Historiographiegeschichte, Frankfurt/M. : Fischer Taschenbuch Verlag, Wolfgang Küttler, Jörn
Rüsen et Ernst Schulin, 1993, p. 65-84, 77.
19. Klein, op. cit., p. 280-281. Lyotard, Instructions payënnes, p. 25,31.
20. Georg G. Iggers, « Historicism : The History and Meaning of the Term », Journal of the History of
Ideas, vol. 56, 1995, p. 129-152, 131. Le concept de l’Histoire propre au Siècle des lumières, tel
qu’opposé à la notion d’histoires antérieures aux Lumières, est examiné par Lionel Gossman, dans
« History as Decipherment : Romantic Historiography and the Discovery of the Other », New
Literary History, vol. 18, 1986, p. 23-57, 30-34.
21. Georg Iggers fait remarquer qu’en fait, Ranke ne contredisait pas Hegel relativement à un
ordre du monde chrétien téléologique, mais seulement que l’approche de Ranke révélait la
cohérence inhérente au monde phénoménal à travers une étude approfondie du détail. Voir
Iggers, op. cit., p. 131.
28

22. Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft : Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt/M. :
Suhrkamp Verlag, 1979, p. 206 : « Streng genommen kann uns eine Quelle nie sagen, was wir sagen
sollen. Wohl aber hindert sie uns, Aussagen zu machen, die wir nicht machen dtirfen. Die Quellen haben ein
Vetorecht. [...] Dos, was die Geschichte zur Geschichte macht, ist nie allein aus den Quellen abzulesen : es
bedarf einer Theorie möglicher Geschichten, um Quellen überhaupt erst zum Sprechen zu bringen. »
23. Dans son essai critique sur Contemplating Music de Joseph Kerman (1989), « The Power of
Positivist Thinking », Journal of the American Musicological Society, vol. 42, 1985, p. 399-402.
24. Annegret Fauser, « Alterity, Nation and Identity : Some Musicological Paradoxes », Context : A
Journal of Music Research, n o 21, printemps, 2001, p. 1-18. Jann Pasler se reporte à ma formulation
sans indiquer sa référence dans « Material Culture and Postmodern Positivism : “Popular” in
Late-Nineteenth-Century French Music », Historical Musicology : Sources, Methods, Interpretations,
édité par Stephen A. Crist et Roberta Montemorra Marvin, Eastman Studies of Music, Rochester,
University of Rochester Press, 2004, p. 356-387.
25. Foucault, Michel (1969), L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, p. 259-275. Dans une
collection d’articles publiés par Nathalie Frogneux et Françoise Mies, les auteurs montrent dans
quelle mesure l’opposition à Hegel est devenue un leitmotiv dans la philosophie de l’histoire du
XXe siècle : Emmanuel Lévinas et l’histoire : Actes du Colloque international des facultés universitaires
Notre-Dame de la Paix, Paris et Namur : les Éditions du Cerf et les Presses universitaires de Namur,
1998. Voir en particulier l’essai de Guy Petitdemange : « La notion paradoxale d’histoire »,
p. 17-44.
26. Les termes employés dans cette mise en garde de Foucault sont de Klein, op. cit., p. 294.
27. Francis Fukuyama renforce la normativité libéraliste de son approche universaliste de
l’histoire du monde dans « Reflections on the End of History, Five Years Later », History and
Theory, vol. 34, 1995, p. 27-43.
28. Mes remerciements à mon collègue de l’Institute of the Arts and Humanities de la University
of North Carolina, Keith Simmons, pour cette information.
29. Jann Pasler, « Postmodernism », dans Grave Music Online, édité par Laura Macy, consulté le 22
février 2004, <http://www.grovemusic.com.libproxy.lib.unc.edu>.
30. Jann Pasler, « Deconstructing d’Indy », communication donnée lors du colloque international
sur Vincent d’Indy et son temps, sept., 2002, p. 26-28.
31. Pour une tentative historiographique de déconstruction des tortues, voir Susan McClary,
Conventional Wisdom : The Content of Musical Form, Berkeley, Los Angeles and London : The
University of California Press, 2000.
32. Annegret Fauser, « Lili Boulanger’s La Princesse Maleine : A Composer and her Heroine as
Literary Icons », Journal of the Royal Musical Association, vol. 122, 1997, p. 68-108.
33. Annegret Fauser, « Composing as a Catholic : Rereading Lili Boulanger’s Vocal Music »,
communication sur Nadia et Lili Boulanger donnée à l’occasion d’une journée d’étude présentée
par la Royal Musical Association à la Royal Academy of Music le 19 oct. 2003.
34. Carl E. Schorske oppose Hérodote et Thucydide, et il dresse un portrait d’Hérodote comme
historien culturel dans : « History and the Study of Culture », New Literary History, vol. 21, 1990,
p. 407-420, spécialement p. 409-412. « Le miroir d’Hérodote » est une expression de François
Hartog que je m’approprie ici.
35. Peter Burkholder signale une seconde référence à Debussy dans Le Sacre du printemps : il s’agit
de l’évocation de Nuages au début de la 2 e partie du ballet de Stravinsky. Peter J. Burkholder,
« The Uses of Existing Music : Musical Borrowing as a Field », Notes, vol. 50, 1994, p. 851-870, 865.
36. Interview pour la Pall Mall Gazette, le 15 février 1913, reproduite dans Jann Pasler, « Musique
et Spectacle dans Petrouchka et Le Sacre du printemps », InHarmoniques, vol. 5 : « D’un art à l’autre :
les zones de défi », Paris : IRCAM, 1989, p. 42-63, 55.
37. Kevin Bartig a traité cette question dans une communication intitulée « A “Window on the
West ?” Rethinking Russian Orientalism » où il analyse V Sredney Azii (Dans les steppes de l’Asie
29

centrale) de Borodine. Au sujet du cor anglais comme signifiant de l’orientalisme, voir Richard
Taruskin : « “Entoiling the Falconet” : Russian Musical Orientalism in Context », Cambridge Opera
Journal, vol. 4, 1992, p. 253-280, 266-269. Voir aussi Dorothea Redepenning, Geschichte der
russischen und der sowjetischen Musik, Laaber : Laaber-Verlag, 1994, p. 294-302, pour une liste
d’œuvres russes empreintes d’orientalisme.
38. Taruskin, ibid., p. 268
39. Sur les questions de tradition et de rupture, voir aussi Philippe Albèra, « Tradizione e rottura
della tradizione », Enciclopedia della Musica, vol. 1 : Il Novecento, Turin : Giulio Einaudi editore, 2001,
p. 27-47, 27 : « D’altra parte Stravinskij, nelle opere del “periodo russo”, ruppo in modo radicale con
l’eredità romantica, scegliendo di appogiarsi sulle tradizioni popolari della musica slava [...] ».
40. Richard Taruskin, « Russian Folk Melodies in “The Rite of Spring” », Journal of the American
Musicological Society, vol. 33, 1980, p. 501-543.
41. Albèra, « Tradizione e rottura della tradizione », p. 44: « Pur sviluppando le scritture molto
diverse, Mahler, Ives e Debussy hanno data vita a una rotture con la tradizione che non mirava a rifiutare il
passato nel suo complesso ma ad ampliarne il concetto. »
42. Allen Forte, The Harmonic Organization of The Rite of Spring, New York et Londres: Yale
University Press, 1978. Allen Forte commence son Introduction avec l’affirmation sans équivoque
que le modernisme de Stravinsky se traduit par son développement harmonique : « Bien que le
ballet Augures printaniers de Stravinsky soit considéré universellement comme l’un des
monuments de la musique moderne, personne n’a encore fait l’effort de comprendre la façon
extraordinaire dont sont organisées les hauteurs dans cette œuvre musicale d’envergure. »

NOTES DE FIN
*. NDT : en français dans le texte.
†. NDT : en français dans le texte.
‡. NDT : en français dans le texte.
§. NDT : en français dans le texte.
**. NDT : en français dans le texte.

AUTEUR
ANNEGRET FAUSER
University of North Carolina, Chapel Hill
30

Chapitre 2. Les années 1940-1945 :


notes sur une périodisation usuelle
de l’histoire de la musique
Nicolas Donin

1 La plupart des histoires de la musique distinguent au XXe siècle des périodes telles que
« l’entre-deux-guerres » et « l’après-1945 », en particulier lorsqu’il s’agit de l’histoire des
avant-gardes. Nos bibliothèques regorgent d’ouvrages sur la musique depuis 19451, de
manuels bipartites sur le XXe siècle (« Jusqu’en 1945 »/« Après 1945 » 2) et d’introductions
aux musiciens de notre temps depuis 19453. Le présent article adopte lui aussi cet usage ;
que ce soit pour inciter les auteurs à la critique, pour leur éviter une contraignante
problématisation a priori, ou encore pour d’autres raisons à deviner, le titre de ce livre
pose en tout cas les intrigantes bornes chronologiques suivantes : 1900, ni pour Le Faune
ou Pelléas, mais plus sûrement pour le choix d’un chiffre rond, et 1945, sans doute à cause
de la fin officielle de la Seconde Guerre mondiale – date politique préférée à d’autres
possibles tout aussi politiques (Libération de Paris) ou bien classiquement musicales (le
premier concert de musique concrète en 1948), auxquelles on aurait pu tout aussi bien
s’attendre s’agissant de la modernité musicale en France.
2 La question implicitement posée à travers le relevé qui précède n’est pas tant celle de
savoir en quoi une date importante de l’histoire politique peut avoir valeur de charnière
dans l’histoire de la musique savante occidentale, qu’une question pratique : comment
écrire sur la musique française du XXe siècle sans minorer ni mal interpréter ce bloc de
cinq ans en plein milieu du siècle, dont on avait pris l’habitude – peu innocente – de se
passer ? Les remarques ponctuelles qui vont suivre, portant sur des problèmes concrets
de périodisation historique, cherchent à préciser cette idée. Elles ont surgi soit au cours
de recherches qui ne portaient pas spécifiquement sur la période de Vichy (mais plutôt
sur l’après-guerre et les années 1950), soit à la lecture de travaux sur la musique et les
arts sous Vichy, en particulier bien sûr ceux publiés dans le recueil La vie musicale sous
Vichy4.
31

SINGULARITÉ DES ANNÉES 1940-1944


3 Partons d’un document – un disque 78 tours – conservant la trace de l’un des succès
musicaux de Vichy : L’Amour de moy, air extrait de Ginevra de Delannoy, enregistré par la
firme Pathé Marconi – France en 19435.
4 Cet enregistrement discographique, qui vient couronner le succès de l’œuvre et
particulièrement de L’Amour de moy chanté par Irène Joachim, associe en une même scène
des personnalités qui semblent rétrospectivement appartenir à des mondes hétérogènes :
le chef d’orchestre Roger Désormières (directeur de la musique à l’Opéra-Comique de
1937 à 1944), la soprano Irène Joachim, le compositeur Marcel Delannoy. Ce dernier,
membre du groupe Collaboration, est l’un des musiciens les plus à la mode sous Vichy ;
Désormières est résistant (fondateur du Comité du Front National des Musiciens), marqué
à gauche ; Joachim, résistante elle aussi, aura incarné en 1941 la Mélisande du
cinquantenaire, toujours sous la direction de Désormières, pour une intégrale
discographique de référence6. Ces deux artistes continueront à travailler ensemble après
la guerre, notamment dans le cadre de leur engagement communiste7. En quoi l’activité
musicale de ces trois musiciens sous Vichy fait-elle (ou non) rupture avec la période
d’avant-guerre ? En quoi fera-t-elle (ou non) rupture, après la guerre, avec la période
1940-1944 ? La réponse ne saurait se formuler tout d’un bloc.
5 Comme le laissent entendre les indications qui précèdent, Désormières n’est pas en
retrait de la vie musicale pendant Vichy ; il y est même extrêmement actif. On peut voir
cela, par exemple, à travers son activité de direction de musique de film. Au sein de cette
dernière, qui s’étend sur un quart de siècle, de 1924 (Entracte de René Clair) à 1949, en
passant par La Bête humaine (1938) ou La Règle du jeu (1939), l’année la plus productive est
1943, avec onze musiques de film (dont deux pour lesquels il a écrit lui-même la musique
et quatre pour lesquels il est l’auteur des arrangements).
6 Quant à Ginevra – l’œuvre de Delannoy, qui joue stratégiquement du genre de l’opéra-
comique et de références à l’esprit français à travers la reprise de la chanson renaissante
L’Amour de moy –, c’est en fait une commande de l’État passée en 1938. Leslie Sprout a
pointé le fonctionnement de cette étonnante continuité esthético-politique :
[L]a moitié ou presque des œuvres exécutées pendant l’Occupation, dans des
conditions si ostentatoires, avait été commandée en 1938 par le gouvernement de
Front populaire tant calomnié. En fait, l’administration de Vichy sélectionna celles
de ces œuvres les plus directement inspirées par l’héritage musical français, au
mépris d’ouvrages composés dans d’autres styles8.
7 À l’exemple de l’enregistrement de L’Amour de moy, bien des faits et situations
apparaissent paradoxaux, voire incompréhensibles, si on les appréhende avec des notions
trop extérieures à la période dite de Vichy. Pour les comprendre, notre approche de la
musique produite à cette époque doit se libérer d’un certain nombre d’attentes
esthétiques et morales – et notamment de la façon dont on décrit, dans la littérature sur
la musique, d’une part la musique française de l’entre-deux-guerres, d’autre part la
musique d’Europe de l’Ouest dans les quinze premières années de l’après-guerre.
8 Si ces phénomènes singuliers s’avèrent difficiles à interpréter quelle que soit la prudence
méthodologique avec laquelle on les aborde, on peut penser en outre – le cas de Ginevra se
voulait représentatif à cet égard – qu’ils sont le plus souvent complètement impossibles à
interpréter si l’on s’en tient, de façon stricte, à l’échelle temporelle du régime de Vichy
32

(juillet 1940-août 1944). Pierre Laborie insiste dans l’avant-propos à son ouvrage sur
l’opinion publique pendant l’occupation :
[Il faut] faire éclater le corset rigide des années vichyssoises, [ne] pas se laisser
aveugler par la singularité de la période, aussi marquée, soulignée et justifiée soit-
elle. Toute l’histoire de la France de Vichy ne commence certainement pas en juin
1940 et, l’observation vaut dans les deux sens, tout ce qui lui appartient ne s’arrête
pas en août 1944. Simple hypothèse de travail au début, l’idée s’est progressivement
imposée que sortir de la chronologie cloisonnée de Vichy pouvait aider à
comprendre un peu mieux ce qui avait pu, dans les têtes, s’y passer 9.

CONTINUITÉS ENTRE VICHY ET L’APRÈS-GUERRE


9 Suivant cette incitation, on pourrait multiplier les exemples de continuité entre les
années 1930 et Vichy, d’une part, entre Vichy et l’après-guerre, d’autre part. Le premier
cas est sans doute le plus connu – au moins en tant que corrélat, sur la scène intérieure,
de l’exclusion, l’exil ou la déportation de nombreux musiciens. Quelques exemples du
second cas sont également bien connus étant donnée leur pérennité : le concours Long-
Thibaud, créé en 1943 (1er lauréat : Samson François) et encore en activité aujourd’hui ;
les J. M. F. (Jeunesses musicales de France), officiellement fondées au printemps 1942, et
dont le grand succès (70 000 adhérents en France début 1944) ne se démentira pas
pendant un quart de siècle ; ou encore les carrières, après la guerre, d’interprètes ayant
connu le succès sous Vichy (par exemple Pierre Fournier, André Navarra, Lucette
Descaves, Jean Doyen, Jean Hubeau, etc.), voire, pour les plus jeunes, grâce aux initiatives
de Vichy leur ayant permis d’enregistrer leur premier disque (Michèle Auclair, Yvonne
Loriod, Paul Tortelier, Mado Robin, André Cluytens, etc.).
10 Mais cette démarche ne doit pas s’appliquer seulement aux institutions ni aux
phénomènes émergeant pendant la guerre elle-même. Ainsi, l’invention de la « musique
concrète » peut-elle être rattachée de façon étroite à la période de Vichy. En effet, loin de
surgir de rien lorsque Schaeffer invente le mot et la chose en 194810, la musique concrète
découle de plusieurs années de réflexions et de pratiques intensives de la création
radiophonique, partiellement officielles et partiellement clandestines – de Radio-jeunesse
(émission diffusée par la radio d’État en 1940) à La Coquille à planètes (1943-1944), en
passant par la fondation du Studio d’essai (à Paris en 1942), dont la vocation est de
« rechercher les éléments d’une doctrine de l’émission artistique radiophonique » (la
première commande est passée à Honegger pour une pièce de Montherlant). À travers ces
expériences, tous les grands thèmes de la pensée schaefférienne se mettent en place, ainsi
que les conditions de possibilité de la future stabilisation institutionnelle de ses
recherches (Groupe de Recherche de Musique concrète en 1951, Groupe de Recherches
Musicales en 1958, Service de la Recherche de la Radiodiffusion Télévision Française en
1960, etc.). Pierre Schaeffer lui-même a donné des éléments de périodisation englobant
une partie de la guerre, notamment avec la publication en 1955 d’une anthologie sonore
intitulée Dix ans d’essais radiophoniques du Studio au Club d’essai : 1942-1952 11.
11 Schaeffer n’est pas le seul novateur de l’après-guerre à utiliser l’isolement forcé des
années de guerre pour mûrir une esthétique. Pour bien d’autres, la période, si elle se
caractérise par une faible activité publique, constitue un moment de fermentation :
apprentissage pour le jeune Pierre Boulez qui monte de Lyon à Paris en 1943 pour
apprendre son métier auprès d’Andrée Vaurabourg-Honegger et bientôt d’Olivier
Messiaen ; méditation cartésienne pour un Boris de Schloezer enfin sorti de l’agitation
33

artistique qui l’a sans cesse sollicité au long des années 1920-1930, et rédigeant, dans le
retirement, le grand œuvre théorique12 dont la parution marquera en 1947 l’émergence
d’un structuralisme musical ; systématisation pour Messiaen, sur qui nous nous
arrêterons un instant.

L’EXEMPLE DE MESSIAEN
12 Ni « résistant » ni « collaborateur », Messiaen se trouve dans une situation banale, en ce
que majoritaire, dans le Paris occupé. Sa situation individuelle (professeur au
Conservatoire) est stable une fois revenu du camp de prisonniers où il a passé les
premiers mois de la guerre. Sa notoriété, fondée notamment sur son exposition publique
au sein du Groupe Jeune France avant la guerre, reste limitée : il enseigne au
Conservatoire, mais y donne un cours de technique d’écriture académique ; il rencontre la
pianiste Yvonne Loriod pour qui il commence à composer, mais leur présence au concert
est réduite ; il fait certes partie des quarante compositeurs français contemporains
honorés entre l’automne 1942 et le printemps 1944 par l’édition d’un disque hors
commerce par le Secrétariat national des Beaux-arts et l’Association française d’action
artistique13, mais l’enregistrement – par l’Orchestre Pierné (ex-Colonne) sous la direction
de Roger Désormières – porte sur Les Offrandes oubliées, qui est une œuvre de jeunesse
(1930) – certes donnée au premier concert Jeune France en 1936, mais moins
représentative des œuvres récentes de Messiaen que ne l’étaient, pour d’autres
compositeurs, beaucoup d’œuvres enregistrées dans cette collection.
13 Cependant, André Hodeir décrira en 1961 les années de guerre comme celles de la « plus
grande fécondité pour Messiaen » :
Libéré en 1941, il est presque aussitôt nommé, sur le conseil de Marcel Dupré,
professeur d’harmonie au Conservatoire : le voici, dans la vieille maison, le plus
jeune professeur ; il va y introduire un enseignement quelque peu révolutionnaire.
Mais ces années de guerre sont aussi, pour lui, celles de la plus grande fécondité :
Les Visions de l’Amen, pour deux pianos, sont de 1943 ; Vingt regards sur l’Enfant Jésus,
son œuvre la plus longue (deux heures et demie), de 1944 ; Trois Petites Liturgies de la
présence divine, pour chœur, piano, ondes et orchestre, de 1944 également. Ces pages
sont, pour la plupart, dédiées à la jeune pianiste Yvonne Loriod, en qui Messiaen dit
avoir trouvé l’interprète d’élection. Leur succès est immédiat ; et, à trente-cinq ans
Messiaen, jusque-là peu connu, voit sa réputation s’accroître soudainement et
atteindre le plan international14.
14 Ce résumé biographique provient, certes, d’un ouvrage cherchant à démontrer que la
trajectoire esthétique de Messiaen mène à une impasse ; l’auteur doit donc placer
suffisamment loin dans le passé le moment d’« incontestabilité » de sa reconnaissance.
Mais ce faisant, il pointe bien la mise en place pendant la guerre d’un système efficace sur
lequel Messiaen s’appuiera en effet durablement par la suite : catégories
compositionnelles et exégétiques, pratique d’enseignement, fiabilité de l’« interprète
d’élection ».
15 Les catégories compositionnelles et exégétiques, thèmes aussi bien d’inspiration que de
technique musicale, sont déclinées dans chaque œuvre et au sein d’une notice explicative
détaillée. Beaucoup de ces thèmes pourraient être rattachés à des tendances musicales de
ses années de formation : les théories de la modalité (en particulier via l’enseignement
d’Emmanuel, mais aussi par leur présence dans l’encyclopédie de Lavignac), les pratiques
de la polymodalité (à la lecture et l’écoute de Tournemire), l’orientalisme, la
34

popularisation de la sémiologie musicale de Solesmes, etc. Mais le plus frappant est que
ces éléments puissent faire système dès Technique de mon langage musical, écrit en 1942,
dont les chapitres semblent parfois définir des domaines à explorer (la volonté de faire
système est notamment mise en avant dans le premier chapitre intitulé « Charme des
impossibilités et rapport des différentes matières ») ou des outils à utiliser à l’avenir,
plutôt que des règles communes à toutes les œuvres des années 1930. Même la
thématique ornithologique, qui caractérise surtout la production de Messiaen à partir des
années 1950, est déjà présente dans l’ouvrage publié en 1943 avec un chapitre sur le
« Chant des oiseaux ».
16 Technique... est donné en lecture-conférence fin 1943 auprès des fidèles étudiants
(Martinet, Nigg, Grimaud, Loriod, François Aubut) qui se réunissent en un séminaire privé
en dehors de la classe d’harmonie du Conservatoire15. Messiaen avait déjà enseigné avant
le Conservatoire, par exemple à la Schola Cantorum ; par ailleurs, il avait préparé sa
nomination au Conservatoire en écrivant et publiant en 1939 Vingt Leçons d’harmonie. Mais
c’est avec l’écriture de son traité et les relations de travail amicales avec le premier cercle
de fidèles que Messiaen institue un style pédagogique nouveau, articulé à la fois avec sa
pratique de composition, et les pratiques musicales de ses élèves (compositeurs ou
interprètes).
17 Parmi eux (dès 1941), Yvonne Loriod sera la mémoire parfaite qui assurera l’exécution
exacte, l’exégèse et la transmission des œuvres avec piano. Instrument de reproduction
absolument fiable, les mains de la muse de Messiaen seront l’un des éléments essentiels
du système de production et de diffusion de la pensée et de l’œuvre du compositeur.

ÉTAT D’EXCEPTION ET MATURATION ESTHÉTIQUE


18 C’est au cours de la guerre que tous ces éléments s’agencent et fonctionnent ensemble,
marquant chez Messiaen le passage d’un modèle collectif d’avant-garde, Jeune France, à
la figure solitaire du compositeur contemporain au-dessus de la mêlée (figure liée aux
effets de son enseignement). Dans le cas de Messiaen, le repli16 intérieur des « années
noires » a permis la cristallisation d’un discours esthétique et la constitution d’une
autorité morale (celle du pédagogue entretenant un dialogue renouvelé avec plusieurs
générations de jeunes compositeurs). C’est la systématisation de ses différents domaines
d’activité qui permet d’expliquer le changement d’échelle de sa popularité, souligné par
Hodeir.
19 Si ce changement d’échelle est invisible à partir d’une histoire des œuvres (et de leur
réception), c’est parce qu’il faut prendre en compte l’état d’exception qui affecte le
rapport des compositeurs au public pendant Vichy. La vie des concerts est amoindrie et
les débouchés sont rares pour la musique instrumentale avancée comme celle qu’écrit
Messiaen. Quelques mois à peine après la fin de la guerre, Henry Barraud résume ainsi le
temps de l’occupation :
Plus de commandes sans doute... donc plus d’inquiétude, plus de souci de fournir
l’acheteur de ce qu’il demande et sur quoi il entend bien avoir ses idées à lui [...].
Plus de salons, plus d’écoles et plus de cénacles. Le seul conseil des arbres et du
vent.
Plus de public et plus d’exécutants. On n’écrivait que pour soi-même, sans autre but
que l’exercice gratuit d’une fonction, fait à l’idée qu’on ne s’adressait à personne,
que cette musique naissante ne sonnerait peut-être jamais à des oreilles étrangères,
et heureux de cette intimité préservée [...].
35

Oubliées les théories esthétiques, les luttes de tendances. Semés les concurrents de
la course à l’inédit, au rare, au « moderne »17.
20 Par rapport à ce type de vision volontairement contrastive et, du coup, très proche de la
version moderniste des faits qui prévaudra a posteriori, le cas de Messiaen nous oblige à
opérer des nuances. Son public est restreint mais existe : il comprend ses auditeurs à la
Trinité, ses disciples au Conservatoire et chez Guy-Bernard Delapierre, puis en 1943 les
organisateurs des concerts de la Pléiade, dont l’adoubement marquera l’adoption de
Messiaen par l’élite musicale. C’est à la Trinité, que Denise Tual vient à sa rencontre ; elle
lui passe commande des Visions de l’Amen pour deux pianos (création privée par Messiaen
et Loriod, puis publique aux concerts de la Pléiade), puis des Trois Petites Liturgies de la
présence divine dont la création scandaleuse en avril 1945 contribue fortement à situer
Messiaen du côté de l’avant-garde. La description d’Henry Barraud, introspection d’un
compositeur sortant de son exil intérieur, laissait donc naturellement beaucoup
d’éléments de côté en simplifiant la notion de public et en accentuant le contraste entre
la richesse de la vie musicale d’avant-guerre et les pénuries de l’occupation. Comprendre
avec le recul une trajectoire individuelle de compositeur pendant la guerre supposerait
de définir avec précision, aussi localement que nécessaire, ce qu’on entend par
« commande », par « public », par « théorie esthétique ».

L’ANNÉE 1945 COMME RUPTURE : UNE


RECONDUCTION TACITE ?
21 Comme nous l’avons vu, les travaux récents sur Vichy (qu’ils soient ou non centrés sur la
vie artistique) donnent à penser qu’il est désormais nécessaire, pour écrire sur l’histoire
de la musique au XXe siècle (et sur l’après-guerre en particulier), de remettre en question
l’idée selon laquelle les années de guerre seraient une simple parenthèse dans un
processus interrompu à la fin des années 1930 et repris, de façon renouvelée, dès la fin
des hostilités – idée souvent induite par la presque absence de cette période (elle-même
conséquence directe de l’absence de recherches) dans les récits les plus répandus de
l’histoire de la musique en France au siècle dernier.
22 Les débats esthétiques virulents et intenses des années 1944-1958 s’appuient largement,
que ce soit pour les prolonger ou pour les contester, sur des corpus et des démarches déjà
constitués, au moins en partie, pendant la période incertaine des « années noires ». À cet
égard, la réévaluation de la période de Vichy ne saurait s’en tenir aux personnalités et
aux institutions importantes dans l’espace public de ces années ; le cas de Messiaen nous
semble indiquer clairement qu’une histoire limitée aux bouleversements institutionnels
et aux carrières individuelles liées à la situation d’occupation manquerait des activités
plus silencieuses et moins visibles, mais cependant essentielles pour l’histoire de la
musique, à peine élargit-on l’empan temporel par rapport à la période 1940-1944 18.
23 Ces considérations engagent à terme une critique historiographique des récits de la
modernité musicale produits depuis cette période, et jusqu’à aujourd’hui. Une telle
critique commencerait par une histoire du choix de 1945 comme césure du siècle musical.
Et l’on pourrait bien en conclure que cette fixation à 1945 remonte à l’immédiat après-
guerre – à lire Barraud (voir supra), cela est bien compréhensible-et quelle aurait été
tacitement reconduite au fil des décennies. Ainsi Ulrich Dibelius n’hésite-t-il pas en 1966 à
faire débuter la modernité musicale en 194519. Vingt ans après la guerre s’ouvre une
36

période de bilans et de synthèse pendant laquelle sont publiés Relevés d’apprenti (1966), le
Traité des objets musicaux (1966) ou encore un « Que sais-je ? » sur La musique concrète
(1967) rédigé par Pierre Schaeffer. Or ces rétrospections (explicites ou implicites) s’en
tiennent strictement à l’après-guerre. De même, l’ouvrage de Dibelius mesure le temps
écoulé depuis l’« année zéro » de l’Allemagne : la première section du premier chapitre
s’intitule « 1945 – das Jahr Null der modernen Musik »..., Darmstadt20 en constituant
autrement dit l’an 1.

CONCLUSION
24 Le temps a passé mais cette version des faits, très marquée par les bombardements et la
reconstruction, n’a, semble-t-il, pas perdu de sa force. Ainsi, les auteurs de l’un des
ouvrages que nous citions en introduction (Musiciens de notre temps depuis 1945), tout en se
défendant de donner une grille réflexive d’analyse de l’histoire récente de la musique
(« Ce livre est un livre d’écoute. Il ne réécrit pas l’histoire de la musique contemporaine, il
accumule une centaine de portraits, une somme de repères sonores »21), accumulent les
justifications du caractère inévitable de la référence à l’année 1945 dans leur titre :
Les découpages chronologiques comportent toujours une part d’arbitraire ; le point
de départ de ce livre – 1945 – n’échappe pas à la règle. Pourtant il est incontestable
qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale se dessine une rupture profonde du
langage musical, même si ce changement se manifeste avant 1945 et ne se
cristallise, définitivement, qu’à la fin des années cinquante [...].
La fin du conflit coïncide avec la disparition de deux compositeurs emblématiques
dont se réclamera la génération future : Béla Bartok, mort d’épuisement à New York
en avril 1945, et Anton Webern, qu’un GI abat par inadvertance en septembre 1945.
Immense symbole ? Le présent ouvrage aurait presque pu s’intituler, sans
présupposé esthétique de notre part, Musiciens de notre temps : depuis la mort de
Bartók et Webern22.
25 La « coïncide[nce] » évoquée ici – et souvent tacite ailleurs – ne doit pas masquer tout à la
fois l’appui pris sur les années de guerre et leur refoulement par les compositeurs
modernistes de l’après-guerre (en France comme en Allemagne et en Italie). À suivre
Helga de la Motte, on pourrait même faire de ce double mouvement l’un des principes du
dynamisme d’après-guerre23. Dans le meilleur des cas, une telle version des faits ne
consisterait pas simplement à pointer l’évidence d’une réaction artistique profonde et
radicale par rapport à des années de haine et de destruction, mais à réarticuler de façon
nouvelle – en relâchant notre fixation quelque peu fétichiste sur l’an 1945 – l’ère des
privations (qui fut aussi, pour beaucoup, celle de la maturation) avec celle du renouveau
esthétique (qui fut, en ce sens, celle des passages à l’acte).

BIBLIOGRAPHIE
37

BIBLIOGRAPHIE
Alten, Michèle. Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956). L’indépendance artistique face au
politique, Paris : L’Harmattan, 2000.

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Chimènes, Myriam, dir. La vie musicale sous Vichy, Bruxelles : Complexe, 2001.

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Donin, Nicolas. « Les cours d’été de Darmstadt, du mythe au chantier », Circuit. Musiques
contemporaines vol. 3, no 15 (2005), p. 5-17.

—, Compte rendu de Myriam Chimenes (s. la dir. de), La vie musicale sous Vichy, Bruxelles,
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Dufourt, Hugues et Joël-Marie Fauquet, dir. La musique depuis 1945. Matériau, esthétique et
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Fousnaquer, Jacques-Emmanuel, Glayman, Claude et Christian Leblé, dir. Musiciens de notre temps
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Hodeir, André. La musique depuis Debussy, Paris : Presses Universitaires de France, 1961.

Laborie, Pierre. L’opinion française sous Vichy, Paris : Seuil, 1990.

Matossian, Nouritza. Iannis Xenakis, Paris : Fayard-SACEM, 1981.

Schaeffer, Pierre. À la recherche d’une musique concrète, Paris : Seuil, 1952.

Schloezer, Boris de. Introduction à J.-S. Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris : Gallimard, 1957.

Weid, Jean-Noël Von der. La musique du XXe siècle, Paris : Hachette, 1992.

NOTES
1. Hugues Dufourt et Joël-Marie Fauquet (dir.), La musique depuis 1945. Matériau, esthétique et
perception, Sprimont : Mardaga, 1996.
2. C’est la structuration de Jean-Noël Von der Weid, La musique du XX e siècle, Paris : Hachette,
1992.
3. Jacques-Emmanuel Fousnaquer, Claude Glayman et Christian Leblé (dir.), Musiciens de notre
temps depuis 1945, Paris : Plume-SACEM, 1992.
4. Myriam, Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, Bruxelles : Complexe, 2001. Nous en avons
proposé un compte rendu dans la Revue de musicologie, 2003/2, p. 212-216.
5. Voir Leslie Sprout, « Les commandes de Vichy, aube d’une ère nouvelle », La vie musicale sous
Vichy, p. 157-181.
6. Voir Philippe Morin, « Une nouvelle politique discographique pour la France », La vie musicale
sous Vichy, p. 253-268. Sprout a précisé l’enjeu de l’enregistrement de Ginevra peu après celui de
Pelléas et avec les mêmes têtes d’affiche (Sprout, p. 171).
7. Voir Michèle Alten, Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956). L’indépendance artistique
face au politique, Paris : L’Harmattan, 2000.
8. Sprout, op. cit., p. 167.
38

9. Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris : Seuil, 1990, p. 20.
10. Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris : Seuil, 1952.
11. Paris, Studio de la R. T. F., 1955, dix disques hors commerce (rééd. commerciale en 1961).
12. Boris De Schloezer, Introduction à J.-S. Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris : Gallimard, 1957.
13. Voir Morin, op. cit., p. 261 et 265.
14. André Hodeir, La musique depuis Debussy, Paris : Presses Universitaires de France, 1961, p. 83.
15. Jean Boivin, La classe de Messiaen, Paris : Christian Bourgois, 1995.
16. Comme l’a relevé Jean Boivin (op. cit., p. 43), Messiaen lui-même a témoigné en ce sens de
l’effet de l’état d’exception, lors d’un entretien avec Nouritza Matossian : « Quand je suis revenu
de captivité, la situation en France était surtout assez dramatique matériellement parce qu’on
n’avait pas assez à manger, mais il y avait un grand renouveau, un renouveau spirituel et un
renouveau intellectuel. C’est d’ailleurs comme ça, je crois, dans tous les pays qui sont
malheureux : quand on est malheureux, on pense davatange, et les œuvres artistiques, musicales,
picturales ou littéraires s’en ressentent, et elles sont tout de suite à un niveau plus élevé. » -
Nouritza Matossian, Iannis Xenakis, Paris : Fayard-SACEM, 1981, p. 51.
17. Henry Barraud, « Musique et résistance », Contrepoints, n o 1 (janvier 1946), p. 7-8.
18. Cette remarque peut s’appliquer au collectif La vie musicale sous Vichy comme nous le
suggérions dans notre recension (Chimènes, p. 214).
19. Dibelius publie chez Piper en 1966 un ouvrage (intitulé Moderne Musik) portant sur la période
qui couvre, selon le sous-titre, les années 1945 à 1965. Cette périodisation sera tacitement
reconduite lorsqu’un deuxième volume s’y ajoutera, couvrant la période 1965-1985, en parallèle
d’une réédition revue du livre de 1966. - Ulrich Dibelius, Moderne Musik I. 1945-1965 et Moderne
Musik II. 1965-1985, Munich/Mayence : Piper/Schott, 1988.
20. Nous avons proposé ailleurs une analyse des Ferienkurse de Darmstadt appliquant certaines
des suggestions faites dans le présent texte. - Nicolas Donin, « Les cours d’été de Darmstadt, du
mythe au chantier », Circuit. Musiques contemporaines, vol. 3, n o 15 (2005), p. 5-17.
21. Fousnaquer, Glayman et Leblé, Musiciens de notre temps depuis 1945, p. 7.
22. Fousnaquer, ibid., p. 8-9.
23. « Indépendamment des nouvelles orientations stylistiques et techniques, tout montre que
pour l’Allemagne, 1945 ne fut pas une année zéro. Il s’agissait plutôt d’oublier les douze années
de régime national-socialiste. Sur le plan culturel, on assista au même phénomène de
refoulement que sur le plan politique. [...] Il est néanmoins remarquable qu’il se soit transmis à
une jeune génération qui ne se sentait coupable de rien. [...] Avec le recul du temps, on a
l’impression que l’activisme de l’époque avait comme fonction non seulement de faire oublier le
froid et la faim, mais aussi d’empêcher de réfléchir. Lorsque aujourd’hui on mentionne le fait
qu’Anton Webern, après l’Anschluss (et l’émigration de Schoenberg) et en tant que compositeur
allemand, alla émarger auprès des nationaux-socialistes, on provoque chez les compositeurs de la
deuxième génération, reprenant à leur compte le processus de refoulement dont il vient d’être
question, des accès de fureur émotionnelle donnant à penser qu’eux aussi ne sont pas exempts de
tout sentiment de culpabilité. Ces jeunes compositeurs étaient nés dans un monde de guerre et de
terreur que de toute évidence ils voulaient oublier » : Helga De La Motte, « La musique nouvelle
en Allemagne depuis 1945 », in Dufourt et Fauquet (dir.), op. cit., p. 106.
39

AUTEUR
NICOLAS DONIN
Ircam, France
40

Partie II. Musique sur scène


41

Chapitre 3. Jean Cocteau, impresario


musical à la croisée des arts
Malou Haine

1 Jean Cocteau est probablement l’un des rares artistes à s’être investi dans plusieurs
formes artistiques avec un succès quasi égal dans chacune d’elles. Aux alentours des
années 1920, il s’adonne à la poésie, écrit des romans, des pièces de théâtre, des
arguments de ballets, il élabore des chorégraphies et met au point des mises en scène, il
s’investit dans le journalisme culturel, il conçoit des masques et des costumes, il dessine
et peint des tableaux. Plus tard, il réalisera des films, touchera à la tapisserie, à la poterie,
aux bijoux, etc.
2 La poésie constitue le fil rouge de ses activités et forme l’expression première de sa
sensibilité et de son esthétique. Elle se traduit non seulement dans des libellés littéraires,
mais aussi dans les supports artistiques les plus divers, à tel point qu’au début des années
1930, Cocteau les classera en diverses catégories : « poésie », « poésie de roman », « poésie
critique », « poésie de théâtre », « poésie graphique », « poésie cinématographique1 ».
3 La musique n’est guère absente de ses préoccupations. S’il n’agit pas comme compositeur,
Cocteau participe de manière active à préciser les fondements de la nouvelle musique
française, à promouvoir les musiciens du futur Groupe des Six et à élaborer des spectacles
avec eux. Ces manifestations avant-gardistes mêlent poésie, théâtre, musique, peinture,
chorégraphie dans une étroite osmose et font voler en éclats les genres consacrés. Nous
n’étudierons ici que les spectacles dans lesquels la musique est partie prenante et pour
lesquels Cocteau joue un rôle fédérateur. Les aspects novateurs de ses conceptions seront
particulièrement soulignés.

PARADE (18 MAI 1917)


4 C’est à partir de Parade, créé le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet par la compagnie des
Ballets russes, que Cocteau est propulsé parmi les chefs de file de l’avant-garde
parisienne. Ce premier ballet moderne du XXe siècle dont le poète a écrit l’argument
révolutionne la notion de danse par l’introduction d’éléments venus du cirque, de la foire,
42

du music-hall et du cinéma muet. Le ballet classique en tant que genre s’en trouve
réformé, dans les deux sens du terme, à la fois « retiré du service » et « ramené à une
meilleure forme ». Examinons-en les composantes.
5 Le terme parade signifie entre autres « l’exhibition que font les bateleurs, avant la
représentation, pour attirer les spectateurs ». L’argument se limite précisément aux
boniments successifs de trois saltimbanques. Cocteau précise : « C’est l’histoire du public
qui n’entre pas voir le spectacle intérieur malgré la réclame et sans doute à cause de la
réclame qu’on organise à la porte2. » Il n’y a pas d’histoire linéaire, mais une succession
de scènes dont l’enchaînement pourrait être aléatoire. Le nota bene de l’argument publié
parodie non seulement les véritables parades de cirque mais donne une des clefs du
ballet : « La direction se réserve le droit d’intervertir l’ordre des numéros de la parade 3. »
Les personnages ne parlent pas. Le prestidigitateur chinois au costume jaune et rouge
s’inspire d’un numéro de music-hall de Chung Ling Soo (en réalité William Ellsworth
Robinson), connu pour ses tours de magie à l’Alhambra entre 1911 et 1914 dans un
costume quasi identique. La petite Américaine en jupe plissée et col marin, à l’énorme
nœud dans les cheveux, évoque non seulement Pearl White ou Mary Pickford, jeunes
héroïnes des films muets hollywoodiens, mais aussi Mistinguett chantant Je-e suis un’petite
amé-éricaine à l’Eldorado en 1903 4 ; elle personnifie peut-être aussi l’engouement de
l’époque pour les adolescentes, à l’image de la série des Claudine de Colette. Deux
acrobates en collants bleu et blanc rappellent le côté aérien du cirque. Le contraste entre
les couleurs froides et les couleurs chaudes représente deux univers différents : l’ancien
et le moderne.
6 À côté de ces « personnages réels comme des chromos collés sur une toile5 », évoluent des
êtres déshumanisés qui paradent, c’est-à-dire qui organisent la réclame afin de faire
valoir le spectacle à venir : deux managers, l’un français et l’autre américain, cachés sous
d’imposantes armatures de carton-pâte de trois mètres de haut rappellent les hommes-
sandwichs des foires et imitent les pratiques publicitaires américaines. Ces personnages
« inhumains, surhumains », souligne encore Cocteau, deviennent en somme « la fausse
réalité scénique, jusqu’à réduire les danseurs réels à des mesures de fantoches ». Les
personnages humains apparaissent comprimés et réduits par la disproportion des
managers, au même titre que dans la vie réelle, les hommes peuvent se sentir écrasés et
anéantis par la vie moderne. Les deux managers confrontent l’Europe avec l’Amérique par
les attributs qu’ils portent chacun : pipe, canne, journal, culotte et bas pour l’un,
mégaphone, chemise à carreaux, pantalons de cow-boy, buildings, pour l’autre. Enfin, le
cheval en tissu articulé par deux hommes cachés à l’intérieur sort tout droit des numéros
de cirque. Notons la signification en termes équestres de la parade, à savoir « l’arrêt d’un
cheval qu’on manie ». Notre cheval articulé est indubitablement sûr de lui à la parade. Les
attributs des managers se situent à la frontière des décors et des costumes : c’est là une
innovation considérable car ces décors outrepassent leur rôle traditionnel. Ils ne se
contentent plus d’être une toile de fond qui situe l’action, mais ils sont devenus de
véritables protagonistes de celle-ci.
7 Pablo Picasso signe là ses premiers décors et costumes de théâtre. Son rideau passéiste de
style figuratif, faussement naïf, se trouve en totale opposition avec ses décors et costumes
cubistes « qui témoignent du réalisme de son art6 ». Il illusionne le public par son image
de parade, par ses éléments purement ornementaux destinés à donner le change. Pierre
Caizergues précise même judicieusement que ces deux manières de peindre, la période
rose et la période cubiste, constituent « une façon de situer le ballet à la frontière de
43

l’ancien et du moderne pour inciter justement les spectateurs à passer d’un monde à
l’autre, fidèle en cela au propos fondateur de l’œuvre7 ».
8 Sur les directives de Cocteau, Léonide Massine met au point une chorégraphie très
séduisante qui s’apparente davantage au mime et à la pantomime, avec des gestes de la
vie réelle métamorphosés en danse tout en leur conservant leur force réaliste8. Les
mouvements s’articulent autour des déplacements alourdis des managers qui martèlent le
sol de leurs pieds, des gestes saccadés et brusques de la petite Américaine, des oscillations
mécaniques du Chinois et des parodies de pas de deux du couple d’acrobates. La
chorégraphie souligne donc, elle aussi, le style ancien et le moderne.
9 Satie livre là sa première œuvre orchestrale, une partition « sobre et nette » où, selon
Cocteau, le compositeur semble « avoir découvert une dimension inconnue grâce à
laquelle on écoute simultanément la parade et le spectacle intérieur9 ». La fanfare des
cuivres évite la parade militaire à laquelle on pourrait s’attendre devant une baraque
foraine. Elle s’ouvre au contraire sur un « Choral » traditionnel qui débouche sur des
rythmes inattendus de ragtime. Qui plus est, Cocteau a voulu y introduire de véritables
« trompe-l’oreille » : cliquetis de machines à écrire, vrombissements de dynamo, tic-tac
saccadés d’appareil morse, hurlements de sirènes de paquebot, pétarades de revolver,
crissements de train express. Ces bruits mécaniques apparaissent pour la première fois
sur un théâtre parisien, mais sont réduits à la seule machine à écrire lors de la création,
au grand dam du poète qui les juge indispensables pour mettre en relief l’atmosphère de
ses personnages. Cocteau affirme même que la musique de Satie sert de fond musical 10
aux bruits suggestifs de la vie et de la ville.
10 On sait qu’en préparant leur spectacle à Rome où ils ont rejoint Diaghilev, de la mi-février
au début d’avril 1917, Cocteau et Picasso entrent en contact avec le mouvement futuriste
italien de Filippo Tommaso Marinetti11. L’influence des orchestres de bruits imaginés dès
1913 par un des leurs, le compositeur Luigi Russolo, dans L’Arte dei rumori est ici
manifeste. Dans Les Mariés de la tour Eiffel, Cocteau s’inspirera de ses appareils de bruitage
destinés à mettre ses théories en pratique12. Les influences cubistes se retrouvent
également sur tous les plans du ballet, tant dans les éléments visuels (décors et costumes)
que dans la chorégraphie (collages de mouvements décomposés) et la musique
(introduction de sons concrets), ce qui entraîne Jacinthe Harbec à qualifier la partition de
« musique cubiste13 ».
11 Dans Parade, il s’agit de traduire la réalité, non pas de la représenter ou de l’imiter comme
telle, mais de la construire et de la suggérer par une série d’éléments visuels et auditifs,
créant « une fausse réalité scénique14 », ce que d’aucuns aujourd’hui qualifient de « réalité
cubiste15 ». Par son exploitation sur une scène théâtrale, le lieu commun perd de sa réalité
car, placé hors de son contexte, il acquiert une émotion esthétique nouvelle : les objets et
situations de la vie réelle ainsi reconstitués deviennent en quelque sorte des trompe-l’œil.
C’est la raison pour laquelle le poète qualifie Parade de « ballet réaliste », signifiant « plus
vrai que vrai »16.
12 Cocteau veille à la publicité de son spectacle et demande à Apollinaire d’écrire un papier
de présentation qui paraît d’abord dans le journal Excelsior 17 avant de figurer dans le
programme des Ballets russes. L’auteur d’Alcools loue les trouvailles modernistes de Satie,
de Picasso et de Massine, mais il ignore perfidement celles du poète (qu’il n’aime pas) et
réduit son rôle à la qualification donnée au ballet. Il parodie traîtreusement Cocteau en
parlant de « sur-réalisme » dans lequel il pressent « le point de départ d’une série de
manifestations » de l’Esprit nouveau. Soulignons que c’est ici la première apparition
44

publique du néologisme « sur» surréalisme » dans un sens tout différent de celui que lui
donnera André Breton en 1924. Comme l’a constaté Whiting18, Apollinaire avait discuté du
terme « surréaliste » avec Paul Dermée, directeur de Nord-Sud, trois mois auparavant, en
relation avec sa farce Les Mamelles de Tirésias qui recevra le sous-titre de Drame surréaliste.
Monté au Théâtre Maubel le 24 juin 1917, une semaine à peine après Parade, la pièce
d’Apollinaire s’inscrit parmi les spectacles modernes de l’après-guerre. À ce titre, l’emploi
du terme « sur-réalisme » dans le programme de Parade ressemble davantage, comme le
relève encore Whiting, à une propagande d’Apollinaire pour son propre spectacle et
surtout à une rivalité entre les deux poètes pour s’imposer comme chef de file du
mouvement avant-gardiste parisien.
13 Six jours plus tard, dans le même journal, Cocteau réagit à l’article d’Apollinaire en
précisant ses intentions, non perçues par celui-ci ou plus exactement passées
volontairement sous silence19 : « Nous souhaitons que le public considère Parade comme
une œuvre qui cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. » Lors de la reprise
du ballet, trois ans plus tard, le poète est encore plus explicite en s’exprimant par
antiphrases :
Ne cassez pas Parade pour voir ce qu’il y a dedans. Il n’y a rien. Parade ne cache rien.
Parade est une parade. Parade est sans symbole. Parade, un point c’est tout. Parade
n’est pas cubiste. Parade n’est pas futuriste. Parade n’est pas dadaïste. Parade n’est
pas « un curieux ballet ». Parade ne cligne pas de l’œil. Parade n’est pas malin. Parade
n’est pas sublime. Parade est simple comme bonjour20.
14 Par sa simplicité apparente, Parade déroute plus d’un spectateur. « Si j’avais su que c’était
si bête, dira l’un d’eux, j’aurais emmené les enfants21 ! » Le divertissement se révèle
toutefois plus profond qu’il ne paraît, d’où l’incompréhension qui s’installe entre Cocteau
et certains journalistes. Par le mélange des genres22, par la savante combinaison de
l’ancien et du moderne, par l’inattendu de l’argument, des décors, des costumes, de la
chorégraphie, de la musique, et surtout par leur savant agencement en une œuvre riche
de sous-entendus, Parade réussit à « étonner » Diaghilev et l’intelligentsia parisienne.
Cocteau a trouvé « la parade » non seulement vis-à-vis de ses détracteurs qui le croient
frivole et superficiel, mais également à l’encontre de ses propres collaborateurs qui lui
ont coupé la parole dans ce spectacle privé de texte (Cocteau avait imaginé des porte-voix
anonymes qui déclamaient un texte ou chantaient des phrases types, tandis que les
managers devaient crier à leur tour des slogans publicitaires). Soulignons l’essai pour le
moins original et incongru d’un poète-librettiste dont les personnages restent muets.
15 Dans Parade, le second degré est omniprésent dans tous les domaines : la musique, les
décors, la chorégraphie et même la poésie, réduite apparemment au seul titre de
l’ouvrage mais abondamment exploitée par les multiples allusions des autres arts en
présence. Les éléments trompeurs doivent permettre aux spectateurs éclairés
d’appréhender ce qui est dissimulé : le spectacle donné sur scène construit une véritable
parade qui occulte ce qui se passe au-delà de la scène, là où les bonimenteurs n’entrent
pas, là où le véritable spectacle devrait se dérouler, mais qui n’est pas offert aux yeux des
spectateurs de la salle23. Ce sont là des métaphores du non-dit, du non-vu, de tout ce qui
est imaginé ou rêvé, de tout ce qui est supposé, à commencer peut-être par le spectacle
intérieur de l’âme des personnages, dépourvus néanmoins de toute psychologie. Cocteau
lui-même nous informe en évoquant les notes laissées au compositeur pour préparer sa
partition : « Ces indications n’avaient rien d’humoristique. Elles insistaient au contraire
sur le côté occulte, sur le prolongement des personnages, sur le verso de notre baraque
foraine24. » William Emboden y voit la métaphore du processus créateur de l’artiste25.
45

16 Le poète a réussi à suggérer plusieurs formes de parades qui ne s’expriment pas dans des
formules littéraires. Ce goût prononcé pour les jeux de mots, ici dans leurs significations
multiples (ou, dans d’autres contextes, dans leurs variétés homographes, homophones ou
homonymes), sera toujours une technique abondamment utilisée par Cocteau dans ses
écrits. Ces jeux de mots ne sont jamais gratuits, car ils participent à la compréhension des
idées et concourent à traduire de manière figurée, tantôt le sens caché d’un texte, tantôt
les angoisses du poète26. L’ambiguïté du terme choisi est d’autant plus forte lorsque celui-
ci apparaît dans un titre d’œuvre isolé de tout contexte. Dans Parade, chacun des arts de la
scène contribue à sa manière, non seulement à illustrer une véritable parade foraine,
mais plus subtilement à donner la parade par ses propres moyens expressifs et à illustrer
l’une ou l’autre signification du terme. Leur représentation simultanée dégage une
richesse poétique totalement neuve pour l’époque et non perceptible par un public
ordinaire.
17 On ne s’étonnera donc pas que la représentation du ballet provoque un scandale égal à
celui du Sacre du Printemps quatre ans plus tôt, mais cette fois la musique n’est pas seule
en cause : « chaque art ruait dans les brancards27 », dira plus tard Poulenc. Comme tout
scandale, Parade trouve des défenseurs passionnés mais aussi des adversaires tenaces 28. Le
critique Jean Poueigh intente un procès au « bon maître » d’Arcueil qui n’avait pas
apprécié ses attaques et qui le lui fait comprendre de manière bien ordurière29. Cocteau
gifle même l’avocat de ce critique en plein Palais de Justice parisien. Les jeunes musiciens
qui gravitent autour de Satie se serrent les coudes et viennent le réconforter. N’ayons pas
peur des mots : ce procès s’identifie en quelque sorte à celui de la modernité, car Parade
cristallise les milieux d’avant-garde.
18 On aura compris que la participation de Cocteau à Parade dépasse largement celle de
l’argument et de la chorégraphie. Certes, il apparaît comme le directeur artistique, mais
la version définitive de la création lui a toutefois quelque peu échappé. Diaghilev n’a pas
voulu des bruits mécaniques sur scène ; il n’a pourtant pas exercé son rôle dictatorial
habituel sur la chorégraphie. Cocteau a choisi seul Satie et Picasso comme collaborateurs,
mais ceux-ci ne lui ont pas été dociles : Satie a totalement ignoré les textes à mettre en
musique ; Picasso a réussi à imposer ses propres idées concernant les managers 30. Seul
Massine l’a écouté et suivi fidèlement. Une citation d’André Gide dans son journal intime,
à la reprise de Parade en décembre 1920, illustre parfaitement la place irritante qu’entend
souvent occuper le poète : « Cocteau sait que les décors et les costumes sont de Picasso,
que la musique est de Satie, mais il doute si Picasso et Satie ne sont pas de lui 31. » Cette
remarque va dans le même sens que la caricature bien connue de Jean Oberlé qui illustre
« Cocteau présentant Satie au Groupe des Six32 », alors qu’il est bien connu que c’est
l’inverse qui s’est produit.
19 Dans les années qui suivent, Cocteau va tenter d’être le seul maître des spectacles qu’il
imagine. S’il n’est pas musicien au sens professionnel du terme, c’est un mélomane averti.
Il joue à l’oreille au piano et dispose du don extraordinaire de discourir sur la musique en
utilisant des termes poétiques totalement dépourvus du jargon technique33.

PROMOTION DES NOUVEAUX JEUNES PAR COCTEAU


20 Avec Satie, Cocteau découvre le milieu artistique de Montparnasse, quelque peu différent
des salons mondains qu’il fréquente alors. La Salle Huyghens constitue l’un des points
46

d’ancrage où la jeune génération de peintres, musiciens et écrivains commence à faire


parler d’elle par des expositions, concerts et matinées poétiques. D’autres rencontres
poético-musicales durant cette fin de Première Guerre mondiale se tiennent au Théâtre
du Vieux-Colombier dirigé par la cantatrice Jane Bathori.
21 Cocteau se lie d’amitié avec ces Nouveaux Jeunes qui gravitent autour de Satie. Il les
croque tour à tour dans des caricatures délicieuses, part en vacances avec certains d’entre
eux et leur écrit des poèmes qui se transforment en mélodies34. Le poète n’est pas peu fier
de se qualifier « fournisseur de la jeune école de musique35 ». En 1919 et 1920, ils se
retrouvent tous aux soirées amicales et informelles du samedi dont Cocteau est
l’animateur. Les « samedistes » rassemblent des musiciens, interprètes, hommes de
lettres, peintres et hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay. Milhaud se souvient : « De ces
réunions où la gaieté et l’insouciance semblaient être le seul climat, bien des
collaborations fécondes naquirent ; de plus, elles déterminèrent le caractère de certaines
œuvres qui découlaient de l’esthétique du music-hall36. » Ces soirées investissent ensuite
des lieux publics : le Bar Gaya, rue Duphot, ouvert le 22 février 1921, puis le Bœuf sur le
Toit, rue Boissy d’Anglas, inauguré le 10 janvier 1922.
22 Durant cette foisonnante période d’échanges intellectuels, Cocteau s’imprègne des idées
de Satie et va concevoir une nouvelle esthétique qui, après son application dans Parade,
trouve sa formulation dans Le Coq et l’Arlequin. Notes autour de la musique, ouvrage écrit au
début de l’année 1918 et mis en vente en janvier 191937. Ce recueil d’aphorismes élégants
et de charmants mots d’esprit rejette le flou de l’impressionnisme de Debussy et les
influences germanoslaves d’un Wagner et d’un Stravinsky. Son auteur veut « une musique
française de France » et prône un Coq français au chant pur qui s’oppose à l’Arlequin
bariolé d’influences néfastes. L’ouvrage est dédié à Auric, « évadé d’Allemagne »,
hommage à la liberté prise par le jeune musicien vis-à-vis de l’influence wagnérienne.
23 Cocteau va intensifier la diffusion de cette nouvelle esthétique en se transformant
provisoirement en journaliste. Du 31 mars au 11 août 1919, il tient la rubrique « Carte
blanche » dans Paris-Midi 38 dans laquelle il souhaite « mettre le lecteur au courant des
valeurs nouvelles ». Il y parle de ses coups de cœur dans une vingtaine d’articles dont six
concernent Satie et la musique de ses jeunes amis. On commence d’ailleurs à parler d’eux
à l’étranger et l’on reconnaît le parrainage de Satie et de Cocteau. Ce dernier est
manifestement devenu leur porte-parole et c’est lui qu’on invite, le 19 décembre 1919, à
donner une conférence sur Satie et les jeunes compositeurs à l’Institut des Hautes Études
de Bruxelles39. En décembre 1921, c’est encore lui qui vante les mérites de « la nouvelle
musique en France » à Genève et à Lausanne.
24 Soulignons que le Groupe des Six existe bel et bien de manière informelle depuis l’année
1917, mais qu’il n’a pas encore reçu officiellement son illustre nom de baptême. Cela ne va
plus tarder car Cocteau développe avec succès ses compétences en matière de relations
publiques. Celles-ci trouvent un écho favorable auprès du compositeur et journaliste de
Comœdia, Henri Collet, qui publie, les 16 et 23 janvier 1920, deux articles qui consacrent les
Nouveaux Jeunes en les baptisant d’un nom retentissant40. De porte-parole du Groupe des
Six, Cocteau va devenir leur impresario et directeur artistique, car il sait tirer le meilleur
de chacun d’eux en les impliquant dans plusieurs spectacles d’avant-garde. À ce titre,
notre poète pourra plus tard se déclarer le « septième » du Groupe41.
47

SPECTACLE DE MUSIC-HALL PRÉVU


AU VIEUX-COLOMBIER (FIN 1918)
25 Dès le mois d’août 1918, Cocteau envisage un spectacle consacré aux jeunes musiciens.
Dans une lettre adressée à sa mère, il écrit :
J’ai décidé avec Mme Bathori et nos camarades (ils me l’ont demandé) de prendre la
direction de ou des spectacles consacrés aux jeunes. Le premier spectacle sera une
séance de music-hall42 dont je choisis les numéros, chacun accompagné de musique
et précédé d’une introduction. Pendant l’entracte un petit orchestre jouera dans le
vestibule les fameuses « musiques d’ameublement » de notre Satie et de la troupe 43.
26 Le Groupe des Six est réuni presque au grand complet dans ce spectacle, puisqu’il n’y
manque que Milhaud, à cette époque encore au Brésil, dont il ne reviendra qu’en février
1919. L’acteur et chanteur Pierre Bertin figure aussi au programme. Satie est également
prévu, mais il donne sa démission à la mi-novembre. Chacun des musiciens est censé
écrire deux ou trois morceaux de styles différents : musique pour accompagner les
numéros de music-hall, musique d’ameublement, mélodies et chansons sur des poèmes de
Cocteau. Celui-ci envoie à chacun sa tâche, sans préciser celles des autres : « Il en
résultera une surprise (une atmosphère de surprise nécessaire à mon plan) 44 », précise-t-il
à Durey le 13 septembre 1918. Cocteau rêve d’une séance de « tohu-bohu de souvenirs et
de projets45 ». On dispose du projet de ce programme de la main même de Cocteau qui en
a modifié l’ordre des morceaux46.

Nouveaux Jeunes marche Auric

PREMIÈRE PARTIE

2. Cycliste (avec prélude) Honegger

5. Gymnastes fantaisistes (avec prélude) Tailleferre

3. Siffleur (pour sifflet imitant siffleur si c’est utile) Durey

6. Bertin dans son répertoire

Les Trois Couleurs Honegger

Une romance Poulenc

Chansonnette Poulenc

Entracte
Musique d’ameublement

SECONDE PARTIE

Ouverture Pot-Pourri Tailleferre

8. Virtuose
48

Mlle Meerovitch, 1er prix de Conservatoire Morhange

Gais lurons (polka) Caprice brillant Tailleferre

1. Jongleurs avec Prélude Poulenc

4. Danses modernes Auric

Satie
7. Chanteuse à voix Auric
Durey

À bientôt (Retraite) Satie

27 Certaines composantes de ce spectacle sont connues grâce aux lettres des protagonistes.
Aucun décor n’est envisagé. Le spectacle doit se dérouler devant un grand rideau en
velours noir, à la lumière de deux projecteurs. De véritables acrobates, jongleurs, lutteurs
et boxeurs évolueront sur scène, accompagnés de musiques aux spécificités définies par
Cocteau47. L’entracte sera agrémenté de musiques d’ameublement. Dès le 15 octobre 1918,
le poète annonce que « la séance est décidée48 », sans en donner la date. Celle-ci devait
très probablement se situer vers la fin de l’année 1918 ou peu après. Le 5 novembre 1918,
Cocteau souhaite que toute l’équipe travaille aussi rapidement que Poulenc49, ce qui
prouve que le projet reste en cours d’élaboration50. Jusqu’à la mi-novembre, les lettres de
Cocteau, Poulenc et Auric discutent du contenu de cette séance de music-hall. Ensuite,
seul Poulenc parle des œuvres prévues pour ce spectacle dont il achève la composition,
mais sans plus mentionner la séance elle-même. Pour une raison non élucidée, sans doute
parce qu’il ne reçoit pas le soutien financier escompté auprès de la princesse de Polignac,
ce spectacle de music-hall n’aboutira pas, mais Cocteau réutilisera bientôt certains de ses
éléments.
28 Pour cette séance, Cocteau rédige des poèmes que Poulenc, Durey et Auric devront mettre
en musique. Il les décrit à sa mère comme de « très belles chansons sentimentales 51 ». Seul
le Toréador de Poulenc est connu (mentionné sous le titre de « Chansonnette » sur le
programme ci-dessus) : la partition paraîtra tardivement en 1933 chez l’éditeur R. Deiss,
illustrée d’une couverture humoristique dessinée par Cocteau52. Envoyé à Poulenc le 13
septembre 1918, le texte de la chanson espagnole Toréador doit recevoir une musique
« sans le moindre humour avec la tradition espagnole de Bobino – des “Carmen-cita a a”,
“Toréado o or”, etc. et vitesse cassée au bout de chaque vers pour les strophes en “e”. Il
faut que ni le poète ni le musicien ne se soient aperçus de la méprise. Ne mélangez pas
d’italien, le musicien n’a vu que du feu. Il faut qu’on puisse chanter la chanson
sérieusement à Bobino par exemple53. » Cocteau sait donc parfaitement ce qu’il veut et
spécifie encore un mois plus tard : « La mélodie ne doit pas être aussi bien que du
Chabrier – il faut la faire bien mais moche – avec des croches rapides à la fin : Veni ze mirado
or, etc.54. » L’aspect subversif sera très réussi dans l’alliance du poème et de la musique.
Donnons-en un seul exemple. Caricature de la chanson de music-hall et du Carmen de
Bizet, cette « plaisanterie musicale55 » se situe à Venise où le toréador meurt sur la Place
Saint-Marc, transpercé des cornes du taureau et des cornes de l’adultère perpétré par
Pépita, la belle Carmencita espagnole. Pour une analyse musicale détaillée, nous
renvoyons au travail exemplaire de Daniel Swift qui souligne la nature complexe de cette
49

chanson, à la fois populaire et très raffinée, correspondant aux idées exprimées dans Le
Coq et l’Arlequin56.
29 Le poème qu’écrit Cocteau pour Durey s’élabore en « une grande valse sentimentale très
drôle57 » destinée « à une chanteuse à voix (Bathori)58 », mais son titre n’est pas
mentionné. Quant à Auric, il reçoit la romance Les Hirondelles qu’il trouve « très
racinienne59 ». On n’en saura pas davantage sur ces poèmes et mélodies, si ce n’est
qu’elles sont écrites pour un orchestre dont Walther Straram devait assurer la direction.
Outre des mélodies, Cocteau demande encore à Durey d’écrire une musique de siffleur et
d’y ajouter un prélude. Dans sa lettre du 3 novembre 1918, Cocteau prie Auric de « faire la
chanson et les 2 danses modernes60 ». Germaine Tailleferre est censée écrire Virtuose pour
piano et violon puisque le nom des artistes est mentionné sous ce morceau. À bientôt-
Retraite de Satie devait souligner « un numéro d’excentrique61 ».
30 De tous les compositeurs sollicités, seul Poulenc mène à bien une partie de sa tâche, avec
deux numéros achevés, Toréador qui vient être évoqué, ainsi que Jongleurs avec Prélude. De
ce dernier, il ne subsiste ni manuscrit ni partition, mais de nombreux détails sont connus
grâce aux lettres envoyées par le compositeur à son ami organiste Édouard Souberbielle
ou à la peintre Valentine Gross, future épouse de Jean Hugo. Le jeune Poulenc semble
s’être immédiatement enthousiasmé pour le projet. Le Prélude est écrit pour instruments
à percussion et fanfare : deux trompettes chinoises à son unique dénommées Yan, qu’un
ami de Poulenc a volées dans un temple en Chine, des timbales en sol, ré # , fa, des
castagnettes, un tam-tam, un tambour de basque, une grosse caisse munie de cymbales,
des cymbales, un triangle, un glockenspiel et un xylophone. « La tonalité du morceau est
aussi douce et triste que le prélude était ruisselant et frénétique », écrit Poulenc. Pour les
Jongleurs, le compositeur décrit une musique simple, noble et majestueuse, « une sorte de
fond uniforme aux mouvements des acteurs » ; c’est « une chose d’une mélancolie folle et
d’une sensibilité inconnue chez moi jusqu’à ce jour62 ». Le petit orchestre comprend un
double quatuor à cordes, une contrebasse, une grande et une petite flûte, deux
clarinettes, un cornet à piston, un trombone ténor, un basson, un piano, un xylophone, un
hautbois, et enfin les timbres, en tout une vingtaine de musiciens.
31 Honegger est sollicité pour un morceau intitulé Trois Couleurs qu’Ornella Volta 63 identifie
aux Musiques (pièces) d’ameublement comprenant Entrée, Nocturne et Berceuse. Nous
n’adhérons pas à l’identification de ces pièces avec celles prévues par Cocteau, même si
elles sont conformes à l’esthétique de l’époque. Pour sa démonstration, Volta se base sur
le compte rendu du concert du 5 avril 1919 à la salle Huyghens où sont créées ces œuvres.
Dans la chronique de « Carte blanche » pour Paris-Midi du 14 avril 1919, Cocteau précise
que « les petites pièces de Honegger furent écrites pour la musique d’ameublement,
inventée par Satie, et sur laquelle il voulait qu’on causât et se promenât ». C’est
précisément ce compte rendu qui, pour notre part, nous fait douter, car connaissant la
propension de Cocteau à souligner le rôle qu’il joue dans l’organisation de spectacles ou
d’événements divers, nous nous étonnons qu’il n’ait pas profité de cet article pour
préciser que ces pièces avaient été envisagées pour « sa » séance de music-hall quelques
mois auparavant. De plus, ces pièces portent la date d’achèvement de mars 1919, époque
où la séance de music-hall était depuis longtemps abandonnée. Les trois Musiques (pièces)
d’ameublement d’Honegger, restées inédites, sont écrites pour flûte, clarinette, trompette,
quatuor à cordes et piano64. Destinées à être répétées indéfiniment durant l’entracte, elles
sont de construction extrêmement brève, comprenant respectivement six, quatre et neuf
mesures ; leur durée est donc aléatoire. Dans le catalogue de l’œuvre du compositeur 65,
50

Harry Halbreich souligne le caractère narquois de la trompette dans Entrée (vif), tandis
que Nocturne (lent) « se pimente de quelques dissonances bitonales ». La Berceuse finale
(modéré) comprend des collages de diverses berceuses : Fais dodo, Colas mon p’tit frère joué
à la flûte, la Berceuse de Benjamin Godard évoquée à la trompette avec sourdine, deux
thèmes de Fauré repris au violon et au violoncelle, et du Chopin au piano.
32 Quant aux autres poésies susceptibles de se transformer en mélodies ou en chansons,
aucun des titres du programme manuscrit ne figure dans les Œuvres poétiques complètes de
Cocteau66. De même, aucun d’entre eux, à l’exception de Jongleurs, de Toréador (Poulenc) et
de Musiques (pièces) d’ameublement (Honegger), ne figure dans les catalogues des œuvres
des compositeurs sollicités. Soit que ces compositeurs n’avaient pas encore commencé
leur tâche lorsqu’il fut décidé d’abandonner le projet, soit que leurs esquisses se sont
perdues ou ont été détruites.
33 Si bien des inconnues persistent sur ce spectacle de music-hall avorté, on constate
cependant le rôle prépondérant joué par Cocteau dans son élaboration : il monte le
programme, écrit les poèmes à mettre en musique et donne des consignes aux uns et aux
autres quant au style souhaité. Il faut souligner le mélange des genres qui associe music-
hall, cirque, chansons, mélodies et musique d’ameublement, ce qui constitue – aux yeux
de Cocteau et des jeunes musiciens – un moyen pour la musique française de s’affranchir
de l’impressionnisme en s’inspirant de traditions populaires nationales.

BALLET INABOUTI USANGE DE NEW YORK (1918)


34 Parallèlement à cette séance de music-hall, Cocteau élabore avec Auric un ballet qui
restera, lui aussi, inachevé. Entre janvier et le début de novembre 1918, les lettres
échangées entre le poète et le compositeur évoquent cette œuvre commune qui devait
sans doute être publiée chez Gallimard67. Tour à tour intitulé Symphonie américaine, USA,
USAnge de New York, L’Ange USA, Atlantique symphonie, ce projet est connu par des ébauches
du manuscrit conservé à l’Université de Syracuse et que Brigitte Borsaro a étudié68. Il se
situe entre rêve et réalité, basé très vraisemblablement sur le modèle d’Alice au pays des
merveilles. Cette « distraction très Noël » pour « grands enfants » a pour cadre la fête
foraine de Bordeaux où, parmi de nombreux manèges, vogue le paquebot Touraine sur
lequel s’est embarquée Alice. Ce paquebot évoque sans aucune ambiguïté ce grand
transatlantique du même nom qui, au début du siècle, effectue la traversée Le Havre–New
York en une huitaine de jours69. À l’instar des managers de Parade, ce paquebot symbolise
l’affrontement de deux civilisations, l’Amérique et la France. Bien plus, il sert de jonction
entre les deux continents. Cocteau situe d’ailleurs très habilement la ville de Bordeaux à
New York. « Sujet théâtral, sujet poétique, le voyage inachevé est au cœur de cette œuvre
dont les éléments vocaux et visuels devaient être réunis », précise B. Borsaro. Raoul Dufy
et André Lhote sont pressentis pour réaliser les décors de cette féerie qui s’annonçait
prometteuse.
35 Peut-être ce ballet subit-il les influences d’un autre projet, également en cours
d’élaboration à cette époque, mais dans lequel la musique est absente. Cocteau prépare
Escales avec le peintre cubiste André Lhote, recueil qui sera publié en 1920. Il comprend
plusieurs illustrations du peintre, au départ desquelles le poète élabore les textes qui
figureront en regard. Dans ce recueil, la poésie et le dessin se font écho selon un partage
équivalent de l’espace. Non seulement le titre rappelle la problématique de la mer, mais le
51

texte évoque « un manège à vapeur » qui regarde s’éloigner « le paquebot Touraine » et


une « Alice qui quitte la terre ». La participation d’Auric à ce projet-ci aurait-elle été
envisagée à un moment donné puis ensuite abandonnée ?
36 Dans une lettre à Auric datant du 5 novembre 1918, Cocteau précise sa mise en scène de
USAnge de New York : il envisage d’utiliser « la boîte à voix qui devait être le clou de David 70
», ballet que le poète tenta en vain de monter avec Stravinsky quatre ans plus tôt.
Cocteau détaille sa conception, accompagnée d’un dessin :
Boîte avec cornets de gramophone et vos chanteurs derrière ce paravent formant
boîte dressée en perspective pour le public. Pendant la longue mélodie – lanterne
magique – faite par Dufy peut-être – ou Dufy-Lhote – dessins et couleurs – suivant le
texte. [...] Cette cabine d’où sortirait une voix étendue faite de plusieurs voix et
grossie par les cornets serait très « moderne » et très « masque antique » 71.
37 Ces projections de lanterne magique font entrer le cinéma sur une scène de théâtre et le
combinent au spectacle de cirque. Le jongleur métis est déjà choisi, de même que deux
décors.
38 D’après la correspondance entre le musicien et le poète, il apparaît certain qu’une partie
de la musique a été composée. Celle-ci constitue-t-elle l’ébauche du fox-trot Adieu New
York (achevé en décembre 1919) qui fait référence au ballet inachevé tant par son titre
que par l’illustration de la couverture de la partition ? Rien ne le confirme, mais la
corrélation est troublante. Le dessin de couverture en noir et blanc, non signé72,
représente les gratte-ciel du port de New York duquel s’éloigne un paquebot. Son titre
évoque évidemment l’adieu au ballet abandonné et la dédicace de la partition « à Jean
Cocteau » est explicite. Plus subtilement, un texte d’Auric73 paru en mai 1920 suggère
plutôt que les Six, après s’être réveillés grâce à la musique du music-hall, des parades
foraines et des orchestres américains, se tournent à présent vers une « une musique
française de France » et qu’ils disent un adieu à New York. Ce fox-trot figurera au
programme du prochain spectacle organisé par Cocteau.

PREMIER « SPECTACLE-CONCERT » DE JEAN


COCTEAU (21 FÉVRIER 1920)
39 Cocteau va réussir cette fois à mener à bien un nouveau projet pour lequel il reprend
certains éléments travaillés dans des œuvres avortées. Le comte Étienne de Beaumont,
mécène du spectacle, s’occupe de récolter les fonds nécessaires avec l’aide de
l’Association franco-américaine présidée par Walter Berry. En deux jours, il rassemble
21 000 francs en alertant le Tout-Paris mondain, littéraire et artistique. Toutes les places
des loges et avant-scènes de la Comédie des Champs-Élysées sont vendues à l’avance.
Auric se souvient : « Rarement, j’en suis convaincu, première fut préparée et menée avec
une semblable adresse. [...] Dès l’ouverture des portes, il fut inutile de chercher une seule
place dans la salle. Inutile, ensuite, de tenter d’en définir exactement le public.
L’imprévisible triompha ce jour-là74. » La salle est louée pour quatre soirées. Celles des 21
et 23 février sont réservées aux représentations privées : le 21 pour les membres
fondateurs, le 23 au bénéfice de l’œuvre de la marquise de Noailles pour les hôpitaux
militaires, section des mutilés des régions libérées75 ; celles des 25 et 28 février sont
ouvertes au public.
40 Cocteau apparaît cette fois comme le seul véritable responsable artistique et metteur en
scène du spectacle. Il ne s’embarrasse plus de discussions laborieuses avec un directeur
52

dictatorial, un peintre entêté ou un chorégraphe pointilleux : il écrit lui-même l’argument


et le texte des mélodies, élabore le programme, engage les interprètes, impose ses idées
de décors et de costumes aux peintres qu’il choisit, règle la chorégraphie et confie
l’orchestre de vingt-cinq musiciens à un jeune ami d’Auric, Vladimir Golschmann. Nous
disposons à la fois du programme manuscrit et de l’affiche imprimée76. L’en-tête de celle-
ci annonce le « Premier spectacle-concert, donné en février 1920, par Jean Cocteau ».
Chacun des cinq morceaux est signalé comme une « première audition » :

PREMIÈRE PARTIE

Francis
1. Ouverture
Poulenc

2. Adieu, New York ! fox-trot


Georges
Danse d’acrobates réglée par Jean Cocteau, décor et costumes de Raoul Dufy.
Auric
Tommy Foottit & Jackly

3. Tour de chant Koubitzky


Cocardes (Cocteau)
- Miel de Narbonne - Bonne d’enfants - Enfants de troupe Francis
Trois chansons populaires avec accompagnement de petit orchestre Poulenc
Alexandre Koubitzky, accompagné de violon (Debrun), pistons (Bailleul),
trombone (Mandou), grosse caisse (Arnould), triangle (Duhamel).

Entracte Bar. SECONDE PARTIE

1. Trois Petites Pièces montées


- De l’enfance de Pantagruel (Rêverie)
Erik Satie
- Marche de Cocagne (Démarche)
- Jeux de Gargantua (Coin de Polka)

2. Le Bœuf sur le toit


ou The Nothing-Happens Bar (Cocteau)
costumes de Guy-Pierre Fauconnet
décor et cartonnages de Raoul Dufy
La Dame décolletée (Albert Fratellini) - La Dame rousse (François Fratellini) - Le
Darius
Barman (Paul Fratellini) - Le Policeman (Bosby) - Le Boxeur nègre (Cyrillo) - Le
Milhaud
Jockey (Roberts) - Le Monsieur en habit (Pinocchio) - Nègre qui joue au billard
(Boda).
Orchestre de 25 musiciens dirigés par Vladimir Golschmann Costumes exécutés par
Muelle - Cartonnages moulés par Gaymard (Maison Berthelin) - Décors exécutés
dans les ateliers de Jules Mériot

41 Ce spectacle a lieu moins d’un mois après la publication des deux articles de Henri Collet
qui baptise le Groupe des Six. Celui-ci va trouver ici une audience nettement plus élargie,
même si la moitié du groupe seulement y est représentée. Milhaud participe pour la
première fois à une aventure théâtrale avec Cocteau, mais il a déjà composé des mélodies
au départ de ses poésies. Le spectacle se déroule dans des décors, costumes et masques
53

préparés par Guy-Pierre Fauconnet selon les directives précisées par Cocteau. Ce peintre
meurt inopinément de froid le 4 janvier 1920 (Milhaud écrira le Catalogue de fleurs à sa
mémoire) ; son ouvrage est alors poursuivi dans le même esprit par Raoul Dufy qui
travaille pour la première fois pour le théâtre.
42 Le mélange des genres constitue l’axe central de ce spectacle : le cirque, le music-hall et
les rythmes sud-américains entrent en force sur une scène. Par son évocation prégnante,
le cinéma muet y est aussi représenté. Enfant, Cocteau s’était émerveillé aux spectacles
des clowns Foottit et Chocolat au Nouveau-Cirque du Faubourg Saint-Honoré77. Le clown
anglais George Foottit s’est recyclé comme barman dans un bistrot situé en face de la
Comédie des Champs-Élysées. Ce sont précisément son fils et son gendre, Tommy Foottit
et Jackly, que Cocteau engage pour les danses d’acrobates du fox-trot Adieu New York de
Georges Auric. Nous avons déjà évoqué la signification du titre. La musique comprend
plusieurs rythmes syncopés de danses américaines, tels le fox-trot ou le ragtime. Si la
presse de l’époque nous renseigne peu sur ce morceau, Ornella Volta reproduit en
facsimilé les esquisses imaginées par Cocteau pour la Danse des acrobates 78. Les dessins
aériens aux lignes simples, figurant la position des corps humains stylisés, nous touchent
par la poésie que dégagent ces traits dépouillés. Ils montrent ce que le chorégraphe
attend des deux acrobates (et non des danseurs) qui accomplissent leurs figures de
manière symétrique : sauts périlleux en arrière et en avant, marches sur les mains,
déplacements en papillons, marches en vis-à-vis, gestuelles des jambes avec tête au sol,
déplacements rampants, etc.
43 Dans la revue anglaise The Chesterian où elle signe sous son nom de jeune fille, M.
Godebska79, Misia Sert souligne la rupture entre les gestes ralentis des acrobates et la
musique entraînante, provoquant un effet d’autant plus étonnant qu’il est intentionnel.
Cette lenteur des mouvements, imitant les effets d’un film au ralenti, engendre un
nouveau type de spectacle jamais vu auparavant, chargé d’émotion mélancolique, telle
qu’on la soupçonne derrière les masques rieurs des clowns. Cette évanescence des
mouvements décomposés transporte le spectateur dans une sorte de rêverie dont il ne
sort qu’aux derniers accords de la musique. Les figures calmes et mesurées de ces
personnages de cirque, vêtus de maillots noirs, ne sont pas simplement transposées sur la
vénérable scène du théâtre, mais elles établissent aussi des relations particulières entre
musique et gestuelle.
44 Le spectacle avait commencé par une Ouverture de Poulenc qui n’est autre que le finale de
la Sonate à quatre mains orchestrée par Milhaud, « de forme sagement classique, couronnée
d’un adroit développement en imitation à la quinte80 ». Liane de Pougy rapporte dans son
journal : « On s’attendait à une excentricité, ce fut charmant, élégant, d’envolée81. »
45 La première partie du spectacle s’achève avec le « tour de chant Koubitzky ». Annoncé
comme tel, on ne peut ignorer la référence au music-hall et au cabaret où se tiennent
régulièrement les tours de chant des artistes de variétés. Le ténor Alexandre Koubitzky
interprète les Cocardes, « trois chansons populaires » de Poulenc sur des poèmes de
Cocteau, avec son merveilleux accent russe. Sous ce titre volontairement cocardier, le
texte des poésies est basé sur le procédé du « finir les mots », très à la mode lors des
réunions des samedistes, que fréquente justement le ténor, selon lequel chaque vers doit
reprendre les dernières syllabes du vers précédent : ainsi, les titres des trois poèmes
procèdent-ils de même : Miel de Narbonne, Bonne d’enfant, Enfant de troupe. Cocteau
introduit ces mélodies par une brève allocution82 dans laquelle il précise que ces Cocardes
sont de fausses chansons populaires, tout comme le cirque est un faux cirque et le théâtre
54

un trompe-l’œil. La musique qui évoque quelques accords de Pétrouchka utilise violon,


trompette, trombone et grosse caisse comme les soirs de 14 juillet, non pas pour faire rire,
mais pour refléter « une certaine mélancolie bien de chez nous », celle des fêtes
populaires. L’interprétation outrageusement sérieuse du ténor provoque un effet
comique, d’autant que grippé et enrhumé, sa voix était légèrement voilée.
46 Durant l’entracte, le public se précipite dans l’un des salons croyant y trouver champagne
et sandwiches comme le laisse supposer le programme imprimé. Pour tout « bar », les
spectateurs doivent se contenter de l’imaginer à travers les mandolinistes hawaïens,
nouvellement introduits en France, qui animent cet « entr’acte musical » et que Cocteau
avait découverts rue Demours dans un lieu clandestin tenu par un ancien forçat, René de
Amouretti83.
47 Liane de Pougy note que les Trois Petites Pièces montées de Satie données en ouverture de la
seconde partie sont acclamées et bissées. Le compositeur, appelé à venir saluer son
public, est « manifestement heureux » et serre chaleureusement les mains tendues. Selon
Misia, ces morceaux sont sans aucun doute, du point de vue musical, les plus réussis de la
soirée. Seuls leurs titres, inspirés de Rabelais – De l’enfance de Pantagruel (Rêverie) – Marche
de Cocagne (Démarche) – Jeux de Gargantua (Coin de Polka) –, prêtent à rire, comme toujours
chez Satie. La musique est simple, non affectée et très mélodieuse.
48 Le clou du spectacle est Le Bœuf sur le toit de Milhaud. Ce dernier avait composé une
fantaisie carnavalesque orchestrale basée sur des airs populaires et danses diverses du
Brésil où il avait été conquis par l’exotisme. Sous le titre de Cinéma-Fantaisie, ces sambas et
tangos exubérants aux rythmes étranges et syncopés étaient vite devenus l’une des
rengaines appréciées des réunions des samedistes, jouées dans leur version à quatre
mains84. Au départ de cette musique préexistante, Cocteau prend plaisir à construire son
spectacle qu’il situe dans un bar américain à l’époque de la prohibition et lui donne le
titre d’un des tangos brésiliens85. Selon Milorad86, l’argument s’inspire des films muets
américains de Chaplin. Sept personnages déambulent dans ce bar et provoquent une série
d’incidents qui nécessitent l’intervention d’un agent de police, huitième personnage de la
farce.
49 La musique est d’abord jouée seule87, puis reprise avec les personnages. Soutenus par une
percussion constante à la choucalha (sorte de gourde remplie de limaille de fer), ces
rythmes sud-américains sont très neufs pour le Paris de l’époque. Les interprètes des
rôles ne sont pas des danseurs professionnels ni des acteurs, mais des clowns du cirque
Médrano. Il y a là notamment les trois frères Fratellini et le géant Bosby que la bande des
samedistes allait souvent applaudir. François et Albert Fratellini tiennent des rôles de
travestis, la dame rousse pour l’un, la dame décolletée pour l’autre. Des photos de scène
reproduites dans Comœdia illustré du 15 mars 1920 montrent les huit personnages en
costumes de carnaval devant le bar américain, au moment où le policier fait son entrée 88.
Ces acteurs, aux grosses têtes de carton de trois fois leur grandeur nature, se sont pliés
fidèlement aux exigences rigoureuses de Cocteau. La figure de chacun d’eux est dessinée,
figée dans une expression unique qui correspond à son personnage, mais « si
merveilleusement expressive, quoique rendue de façon très schématique, que ce visage
semble constamment animé au gré des sentiments qu’il exprime89 ». Misia formule la
même impression lorsqu’elle écrit que l’œil humain s’habitue si vite aux déformations
qu’il finit par oublier ces trompe-l’œil, au point d’imaginer que les masques changent
d’expression. Les têtes énormes, par un effet d’optique, diminuent d’autant les corps,
rendent les mains et les pieds imperceptibles, accentuent les attitudes et les moindres
55

mouvements et prêtent aux gestes une distinction et une noblesse énigmatiques90. À


contre-courant de la musique nerveuse et rapide, les clowns accomplissent leurs
gesticulations au ralenti, avec une lourdeur excessive, accentuée par la dimension des
masques ; leurs déplacements produisent une atmosphère irréelle. Le Bœuf sur le toit
provoque « un plaisir d’esprit qui ne fait pas éclater de rire, mais comme sourire
l’intelligence », écrit un journaliste91. Pour Cocteau, les personnages « agissent selon le
style du décor. Ils sont du décor qui bouge92. »
50 Dans Adieu New York et Le Bœuf sur le toit, Cocteau expérimente de nouvelles relations
entre la musique et le mouvement93. Entre gestes et musique, entre gestes et expressions
des visages, entre musique et costumes, entre musique et décor, entre musique et
argument, entre argument et ballet s’installent une distanciation et une déconnexion
radicales qui engendrent la poésie de théâtre. Les deux numéros ont recours à cette
méthode que Cocteau qualifiera en 1946 (à l’occasion du ballet Le Jeune Homme et la mort)
de « synchronisme accidentel », à savoir le collage d’un argument ou d’une chorégraphie
sur une musique non appropriée (ou vice-versa comme ici) afin de provoquer une
émotion inattendue.
51 La partition publiée du Bœuf sur le toit est accompagnée d’une illustration de Raoul Dufy
où sont représentés les huit personnages mis en scène. Elle comprend également
l’argument signé par Cocteau94. Par ailleurs, le poète précise ses intentions dans un texte
lu en introduction au numéro et publié le jour même du spectacle95. Il a voulu écrire une
« Farce, une vraie Farce comme les Farces du Moyen Âge, avec les masques, les hommes
jouant les femmes, la pantomime et la danse ». Une fois de plus, Cocteau joue avec les
définitions d’un même mot : la farce signifie ici le genre littéraire, l’intermède comique
introduit dans une pièce sérieuse où dominent les jeux de scène et non pas la farce au
sens de la plaisanterie. Pour Cocteau, Le Bœuf sur le toit est une « Farce américaine faite
par un Parisien qui n’a jamais été en Amérique ». Pourtant, cette définition malicieuse
n’implique-t-elle pas dans sa formulation à l’emporte-pièce les deux significations du
terme ? L’opposition entre le lieu de l’action et son illustration musicale se joue de la
géographie, tout comme le Parisien Cocteau se moque et se délecte des mœurs
américaines. Pareillement à Parade, l’Amérique est présente, mais cette fois dans ses
aspects noirs ou à tout le moins dans des composantes ayant force d’attrait pour un
homosexuel. Des personnages et accessoires typés la représentent : bar louche, barman,
prohibition et interdit, boissons alcoolisées, bookmaker, policeman, boxeur, travestis,
revolver, billard, tables de jeux, gros cigare, mort violente constituent une farce dans la
farce, une plaisanterie dans l’intermède, tout comme il y avait une parade dans Parade.
« Je me suis offert, dit Cocteau, “un rajeunissement du masque antique96.”
52 Le titre anglais accolé au français révèle une esthétique en cours de renouvellement. The
Nothing-Happens Bar est le bar où il ne se passe rien, le zinc où ne se déroule aucune
histoire linéaire, où les personnages évoluent sans lien apparent les uns avec les autres.
Comme dans Parade où les bonimenteurs exécutent des scènes indépendantes les unes des
autres, les pantomimes du Bœuf sur le toit ont peu de rapport entre elles et pourraient
également se succéder de manière aléatoire.
53 Le Bœuf sur le toit remporte un véritable triomphe auprès du public, et la majorité des
comptes rendus de presse soulignent ce succès, considéré comme celui des Six dans leur
ensemble et plus généralement comme celui des samedistes et de la bande à Cocteau.
Certains critiques toutefois ne l’apprécient guère et s’en indignent, parfois même assez
férocement, tel Jean Marnold, très hostile à Cocteau97. Cela n’empêchera pas Le Bœuf sur le
56

toit d’être monté au Coliseum de Londres le 12 juillet 1920, cette fois sur une véritable
scène de music-hall. Son succès incitera le journaliste anglais Rollo Myers, déjà présent à
la première parisienne comme correspondant musical du Times, à traduire Le Coq et
l’Arlequin qui paraîtra l’année suivante98.
54 Par cette séance de deux heures si originale, Cocteau s’impose comme un ingénieux
metteur en scène : il fait tomber les barrières entre les genres stéréotypés et crée un
spectacle d’un type nouveau qui ne s’apparente à aucun autre et dont le genre n’a jamais
reçu de qualificatif approprié. Si le label « spectacle-concert » figure sur l’affiche
d’annonce, il semble bien insuffisant pour qualifier la nature même de ce nouveau genre.
Cocteau ne l’utilise d’ailleurs pas par la suite. Parmi les critiques de l’époque, Misia
semble celle qui a le mieux compris les valeurs nouvelles apportées par Cocteau, mais elle
joue souvent un double jeu envers le poète. Si son compte rendu est élogieux, elle ne peut
s’empêcher de le terminer par une critique défavorable. Ces jeunes musiciens chapeautés
par Cocteau affichent beaucoup trop qu’ils « sont arrivés », écrit-elle. Ils veulent à tout
prix rayer la musique du passé au lieu de se contenter plus humblement d’y ajouter leur
originalité. Cette attitude irritante entre toutes focalise bien des mécontentements.
55 L’affiche du programme annonce, comme prochain spectacle, un Festival Erik Satie99.
Celui-ci a lieu salle Érard, le 7 juin 1920, également sous l’enseigne de l’Association
franco-américaine du comte de Beaumont. Le rôle de Cocteau se limite toutefois à donner
une conférence introductive à l’audition orchestrale publique de Socrate 100, sous la
direction de Félix Delgrange, tout comme il en avait fait la présentation lors de la
première privée à la librairie d’Adrienne Monnier, le 21 mars 1919, où l’interprétation
était assurée par la cantatrice Suzanne Balguerie avec Satie au piano.
56 Le succès éclatant du Bœuf sur le toit incitera Louis Moyses à lui emprunter son nom en
janvier 1922 pour rebaptiser le bar qu’il dirige, nous l’avons déjà évoqué, et qui deviendra
le lieu de rendez-vous à la mode du Tout-Paris artistique, littéraire et mondain des années
1920. Cocteau en fera son quartier général qu’il animera parfois en jouant lui-même de la
batterie, aux côtés des musiciens attitrés, le pianiste Jean Wiéner et le saxophoniste noir
Vance Lowry (qui joue aussi du banjo). Le trio formé de Cocteau à la batterie, Auric au
piano et Milhaud au violon, a animé plus d’une soirée de jazz-band français inspiré du
véritable jazz américain découvert au Casino de Paris à la fin de Tannée 1917. On a
souvent répété à tort que le batteur Louis Mitchell et son orchestre des Jazz Kings
échauffaient ces revues aux rythmes exubérants et syncopés, très neufs pour l’époque. Or
Robert Pernet101 a magistralement démontré qu’à l’époque, ce ne pouvait être que
l’American Sherbo Band dirigé par le batteur Murray Pilcer (frère de Harry).

SPECTACLE DE THÉÂTRE BOUFFE (24 MAI 1921)


57 Le spectacle d’avant-garde du Théâtre Michel, 36, rue des Mathurins, du 24 mai 1921, est
organisé par Pierre Bertin. Celui-ci réunit sur une même affiche les poètes Cocteau,
Radiguet et Max Jacob, à côté des amis musiciens les plus proches, Poulenc, Milhaud et
Auric ainsi que leur maître Satie. Si l’affiche ne souligne pas le rôle de Cocteau dans ce
spectacle, Jean Hugo précise que Bertin l’a mis sur pied en collaboration avec notre poète
102. Quoi qu’il en soit, Cocteau intervient au moins dans deux des cinq morceaux au

programme103.
1. La Femme fatale, œuvre lyrique en un acte de Max Jacob
57

2. Le Piège de Méduse, comédie lyrique en un acte d’Erik Satie avec musique de danse du même
Monsieur
3. Caramel mou, shimmy pour jazz-band de Darius Milhaud Dansé par Johnnie Grattoy [sic]
4. Les Pélican [sic] pièce en 2 actes de Raymond Radiguet musique de Georges Auric
5. Le Gendarme incompris, critique bouffe en un acte de Jean Cocteau et Raymond Radiguet, avec
musique de Francis Poulenc
Ces pièces seront jouées par MM. Pierre Bertin, Asselin, André Berley, Kerly, Blancard,
Perdoux, Vincke, Mmes Malber, Devillers, Martal.
Mise en scène de Pierre Bertin.
Orchestre dirigé par W. Golschmann.
58 Le clou de la matinée est Le Piège de Méduse de Satie, « fantaisie débridée » qui, selon
Milhaud, confine à l’absurde104. Dans le rôle du baron Méduse, Bertin imite à merveille
Satie dont il a revêtu les traits grâce à un maquillage approprié. Un singe empaillé
entrecoupe l’action par ses sauts chorégraphiques. Milhaud assure la direction des airs de
danse très brefs, car Satie s’est brouillé avec Golschmann. Nous ne nous attarderons pas
sur ce premier morceau ni sur Les Pélican [sic105], pièce basée sur des quiproquos et des
« dialogues sourds », selon l’expression de Jean Hugo, c’est-à-dire des réponses vides aux
questions banales de la plupart des conversations de la vie de tous les jours. Un billard
énorme dessiné par Hugo occupe le fond de la scène.
59 Selon la formule à présent bien rôdée, l’entracte est « meublé ». Alors que les spectacles
de l’époque proposent des caramels mous entre les deux parties de la soirée, Cocteau et
Milhaud présentent un vrai faux Caramel mou sous forme de « shimmy pour jazz-band ».
Danse caractérisée par des frétillements rapides du torse et des épaules, le shimmy trouve
son origine dans les boîtes de nuit de Noirs à Chicago. Elle devient très en vogue non
seulement en Amérique mais déferle également sur Paris au début des années 1920 106. La
fascination de Cocteau pour l’Amérique est ici de nouveau bien présente. Le jazz, réservé
jusque-là aux spectacles de variétés, est porté sur une scène de théâtre. Le mélange des
genres s’est une fois de plus affirmé.
60 Angoissé comme toujours d’être mal compris ou soucieux de s’imposer comme « le chef
d’orchestre », le poète ressent le besoin de lire une présentation introductive107 au
morceau joué par un petit orchestre de jazz. Ce dernier est composé d’une clarinette en si
bémol, une trompette en ut, un trombone, une batterie, un saxophone en si bémol et un
piano (tenu par le compositeur). Cocteau explique que Milhaud a réalisé un portrait de
shimmy, et non un vrai shimmy, tout comme Chopin a fait le portrait des danses de son
époque, Stravinsky le portrait d’un ragtime ou Auric celui d’un foxtrot, car les vrais
shimmys s’entendent dans les dancings. « Ces portraits de danses à la mode leur
ressemblent dans la mesure où par exemple une pomme peinte ressemble à une pomme
qui se mange108 », dit-il. On croit entendre Magritte avec son fameux « Ceci n’est pas une
pipe ». La relation de Cocteau avec les mouvements dadaïstes mériterait d’être étudiée
tant sont nombreuses les corrélations, pour ne citer que cette préoccupation constante à
l’époque de reproduire des lieux communs. Ce spectacle-ci n’échappe pas à la règle. De
plus, il n’y a « rien d’improvisé, d’accidentel, de trop momentané dans le shimmy de
Milhaud », précise le poète qui termine sa présentation en criant dans un porte-voix, au-
dessus de la musique du compositeur, un de ses poèmes. Ce dernier prendra place dans
une autre version musicale du shimmy, celle où la partie de saxophone en si bémol (violon
ou violoncelle) est remplacée par le chant109. Le poème comprend un refrain insolite :
58

Prenez une jeune fille


Remplissez-la de glace et de gin
Secouez le tout pour en faire une androgyne
Et rendez-la à sa famille
61 Un des nombreux Américains vivant à Paris dans les années 1920 a l’idée saugrenue, une
fois retourné dans son pays, d’appliquer à la lettre cette recette culinaire pour le moins
originale. Le comique Fatty ne pourra échapper aux conséquences fâcheuses de son acte
et sera emprisonné110.
62 Le danseur noir américain aux cheveux longs, Jonnyie Gratton de la troupe de Harry
Pilcer, est engagé pour danser sur ce poème hurlé par Cocteau, accompagné des rythmes
syncopés de la musique de jazz. Hélàs ! rapporte Auric, Gratton se révèle être un
imposteur : « Nous nous attendions à un danseur, nous ne trouvâmes qu’un raté111 » [...]
« La partie engagée avec tant de confiance ne devait d’ailleurs être, au sens absolu du
terme, qu’une partie d’échecs ! » Pourquoi Cocteau n’a-t-il pas donné de directives
chorégraphiques à ce danseur incompétent ? Auric porte aussi un jugement sans
complaisance sur sa propre participation aux Pélican, se réduisant à la musique de
l’ouverture et du bref entracte. La pièce de Radiguet, avoue-t-il, est « loin d’être une
réussite (le romancier, par bonheur, ferait oublier l’auteur dramatique112 !) ».
63 De même, Auric n’est guère enthousiaste à propos de la pièce en un acte écrite par
Cocteau et Radiguet, Le Gendarme incompris, mise en musique par Poulenc. Le rôle du
gendarme, emprunté intégralement à la prose de Mallarmé, constitue aux yeux d’Auric
« un sacrilège littéraire délibérément accompli par Cocteau ». Le public ne comprend pas
la dérision, et l’abbé en soutane aux mœurs répréhensibles, joué par Bertin, est considéré
comme tout à fait inconvenant et unanimement condamné. Sans doute Misia, qui savait
quelquefois se montrer perfide, a-t-elle joué un rôle dans le silence qui suivit le baisser de
rideau113. Par la similitude des personnages, Pierre Caizergues émet l’hypothèse d’une
parodie des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire114.
64 Les souvenirs de Milhaud sont plus positifs : il qualifie Le Gendarme incompris de « pièce
assez audacieuse115 » pour laquelle Poulenc a composé une musique « si plaisante et si
savoureuse ». On a longtemps considéré comme perdue ou détruite la partition en quatre
parties (Ouverture, Valse, Madrigal, Final) écrite pour clarinette, trompette, trombone,
violon, violoncelle, contrebasse et batterie. En 1983, le musicologue et chef d’orchestre
canadien Daniel Swift en a découvert le manuscrit, annoté de textes et de trois dessins de
Cocteau116, chez les descendants de Raymonde Linossier117.
65 Il faut admettre le fiasco de l’entreprise, avoue Auric, et tirer le rideau sur cette unique
représentation publique (à laquelle s’ajoute la générale du lundi 23 mai) dont l’affiche
annonçait pourtant deux autres matinées les 25 et 26 mai. Milhaud en tire des conclusions
nettement plus positives : « Les spectacles de ce genre, de caractère si varié, étaient
excellents pour nous, ils nous permettaient d’expérimenter toutes sortes de techniques et
de rechercher continuellement de nouvelles formes d’expression118 ». Le critique Antoine
Banès a passé, de « trois à sept, quatre heures les plus abracadabrantes de [son] existence
119 ».

66 L’originalité de Cocteau dans ce Gendarme incompris nous semble intéressante, même si


l’on ne connaît pas grand-chose de sa mise en scène. Dans la préface au texte 120, Cocteau
considère cette « saynète mêlée de chants pour pensionnats » comme le premier essai de
« mélocritique ». On est ravi qu’un qualificatif précise enfin le genre d’un de ses
spectacles nouveaux. Présenter un texte sous un aspect inattendu, c’est porter sur lui un
59

jugement esthétique, mais c’est également en évaluer sa valeur par une opinion morale.
Si l’on s’en moque, c’est émettre un jugement défavorable, mais comme l’intention des
auteurs est cachée, il vaut mieux qualifier la pièce de « critique bouffe ». Le choc de ces
antonymes révèle une fois de plus l’interprétation plurielle d’un même mot : une critique
se cache dans la critique, une raillerie est masquée dans l’évaluation littéraire. Dès lors
n’est-ce pas aussi se moquer des critiques éventuelles de journalistes incapables de
reconnaître le texte de Mallarmé incorporé à la pièce ?
67 Au premier degré, les mots « gendarme » et « incompris » se présentent eux aussi comme
des termes antonymes puisqu’un gendarme, par essence, doit être obéi même s’il n’est
pas compris. Au second degré, le gendarme du titre ne serait-il pas une métaphore pour le
critique-journaliste, celui qui se gendarme contre les spectacles incompris, ces
représentations tantôt mal comprises, tantôt non appréciées à leur juste valeur ? Par
hypallage, l’incompris, c’est le poète.

LA BELLE EXCENTRIQUE (15 JUIN 1921)


68 La danseuse Caryathis est à l’origine de la séance donnée au Théâtre du Colisée le 15 juin
1921 avec un orchestre de dix-huit musiciens sous la direction de Vladimir Golschmann.
Elle s’est adressée à Léon Bakst pour la réalisation de la délicieuse affiche 121 et a
commandité la musique de la pièce maîtresse, La Belle Excentrique, au maître Satie. La
musique des Six (du moins trois d’entre eux) figure également à ce spectacle de danses 122 :
les Jongleurs de Poulenc, La Danse d’aujourd’hui ( Paris-Sport) d’Auric123, la Deuxième
Symphonie dite « Pastorale », (op. 49) de Milhaud, et Pastorale [d’été] de Honegger. Le
programme se complète par la Rhapsodie espagnole de Ravel et une Danse espagnole de
Granados124.
69 Cocteau n’est pas le maître d’œuvre de cette séance, mais son implication se concrétise
dans deux domaines. Tout d’abord, il dessine le costume et le masque de La Belle
Excentrique et montre là un nouvel aspect de ses talents. Pour des motifs divers, Satie
rejette les diverses propositions de costumes avancées pourtant par des personnalités de
talent telles que Kees Van Dongen, Jean Hugo, Nicole Groult, Marie Laurencin ou Paul
Poiret. En quelques coups de crayon, Cocteau trouve la solution demandée par le
compositeur. Caryathis nous donne une description assez précise – que confirment les
photographies de l’époque – du « costume pour folle d’outre-océan, revancharde, de
retour des clubs salutistes125 ». Le vêtement, réalisé par le couturier Paul Poiret, se
compose d’un « corsage de velours noir, col montant et baleiné, manche longue avec
volant retombant sur la main, et décolleté par le bas sous les seins, de manière à laisser
voir les côtes, le ventre à nu jusqu’à la hauteur du pubis ; une jupe avec de multiples
volants de tulle de toutes les couleurs appliquait un cœur de velours noir sur le sexe,
chaussures en diamants, et le visage entièrement caché par un masque qui permettait
seulement d’apercevoir les yeux maquillés126 ». Cela donnait à la danseuse une
« expression perfide », avec ses cheveux coupés « comme un bonnet d’évêque », qui
annonce la mode des années 1930. La danseuse précise : « Une plume d’autruche blanche
partait de ma croupe et finissait à cinquante centimètres au-dessus de ma tête en point
d’interrogation127. »
70 Cocteau s’occupe aussi de donner des directives chorégraphiques à la Belle Excentrique
(qui lui doit d’ailleurs ce surnom). Cette dernière se souvient de ses suggestions : « Je me
vois encore répéter avec ce prince charmant, si maladroit dans sa brutalité, lorsque je ne
60

comprenais pas tout de suite ce qu’il exigeait de mon interprétation. “Va au jardin des
Plantes voir danser la demoiselle de Numidie, prends son aisance à s’ébrouer 128 !” Satie
appréciait moins l’intrusion du poète dans ce domaine. La presse souligne la suite de
poses et d’attitudes clownesques composées de cassures anguleuses de gestes dans cette
pantomime léthargique. Le masque de Cocteau dégage un « esthétisme mystico-
voluptueux » qui, accompagné d’un « maniérisme des attitudes », parodie les spectacles
de divertissement des stations balnéaires129. Cocteau a aussi tenté de rédiger le texte du
programme130, mais aucun exemplaire ne semble avoir été conservé. À ce jour, aucun
texte du poète à ce propos n’a été répertorié.
71 La musique des Jongleurs de Poulenc était prévue pour le spectacle avorté de music-hall en
1918, nous en avons parlé. Le compositeur a tenté alors sans succès de la caser en
s’adressant à Misia131, puis en essayant de la mettre au programme de la salle Gaveau du
15 juin 1919, lors de la création des Choéphores de Milhaud. C’est finalement la danseuse
Caryathis qui en effectue la création, mais dans ses souvenirs, elle en donne deux lieux et
deux dates différentes132. Le premier, à la Galerie Barbazanges, le 24 juin 1919, durant la
seconde partie d’un spectacle où Max Jacob jouait lui-même une de ses pièces à un seul
personnage. Vêtue d’un pyjama d’intérieur en satin blanc et fort collant, imaginé par
Nathalia Gontcharova, la danseuse est accompagnée de la pianiste Marcelle Meyer dont le
« jeu magnifiait la musique ». Elle obtint six rappels et Gide vint la saluer, « resserrant
[sa] sympathie à son égard133 ».
72 Le second récit de la danseuse situe la création des Jongleurs durant cette séance au
Théâtre du Colisée. Les historiens ont tour à tour repris l’une ou l’autre date, donnant
toutefois la préférence à la seconde, sans doute parce qu’il s’agit d’une présentation
devant un plus large public que celle de la Galerie considérée comme une création semi-
privée. Quoi qu’il en soit, la future épouse de Marcel Jouhandeau se souvient que lors de
ses répétitions, Cocteau venait lui rendre visite en coup de vent et que ses conseils
modifiaient parfois ses perspectives. Sa danse devait faire « la synthèse des mouvements
du cirque ». « Ne fais pas un bouffon du Jongleur ! disait le poète. Sois impérieuse,
bondissante, désarticule-toi ! Oui ! Oui ! Follement astucieuse ! » Caryathis se laisse
imprégner de la musique pour retrouver « l’atmosphère vibrante du cirque » et imaginer
des figures acrobatiques :
D’un bond, je me décidai à soumettre mon corps aux mouvements tournoyants du
Jongleur ; je lançais avec adresse les balles et les rattrapais en voltige avec
dextérité, puis terminais par un furieux saut en l’air, avant de culbuter pour
retomber figée comme une statue sur une jambe, l’autre horizontale, le pied dans la
main. J’avais vaincu la peur de me désarticuler et obtenu de mon corps qu’il se
soumît à la difficulté134.

LES MARIÉS DE LA TOUR EIFFEL (18 JUIN 1921)


73 Le jour des 18 ans de Raymond Radiguet a lieu, au Théâtre des Champs-Élysées, la
création des Mariés de la tour Eiffel par la compagnie des Ballets suédois de Rolf de Maré 135.
L’orchestre des quatre-vingts instrumentistes est placé sous la direction de Désiré-Émile
Inghelbrecht. Ce « ballet satirique en un acte » est la seule œuvre collective où, sous la
baguette de Jean Cocteau, se trouve réuni l’ensemble du Groupe des Six, encore qu’ils ne
sont plus que cinq, Durey s’étant déjà retiré.
61

74 Durant la préparation de l’œuvre, le spectacle s’est tour à tour intitulé La Noce, puis La
Noce massacrée avant de recevoir son titre définitif peu avant la première, à la suite de
l’intervention de Stravinsky qui souhaitait éviter toute confusion avec Les Noces qu’il
venait d’achever. Un manuscrit récemment découvert par nos soins dans une collection
privée belge prouve que Cocteau, Radiguet et Auric étaient, à l’origine, les trois seuls
auteurs impliqués136.
75 L’argument et sa mise en scène ne manquent pas d’originalité. Deux immenses pavillons
de phonographes, sous lesquels sont assis les acteurs Pierre Bertin et Marcel Herrand,
agissent comme le compère et la commère de revue. Non seulement ils déclament les
répliques des dialogues, se substituant ainsi aux personnages de la pièce, mais ils
commentent également le spectacle par des propos qui décrivent les déplacements sur
scène de ces personnages. Bertin et Herrand parlent dans des haut-parleurs de carton
placés de chaque côté de la scène (élément repris du ballet avorté USAnge de New York). Les
acteurs s’effacent ainsi devant le texte du poète : ils « cherchent à servir le texte au lieu
de se servir de lui. Encore une nouveauté lyrique dont la salle n’a pas l’habitude137 »,
précise Cocteau.
76 Une noce se tient au premier étage de la tour Eiffel un 14 juillet. Afin de souligner les
stéréotypes qu’ils représentent, les personnages sont dépourvus de nom (à l’exception de
l’enfant, le petit Justin) et sont désignés par leur rôle : le chasseur, le photographe, la
mariée, le directeur de la tour Eiffel, l’enfant, etc. Toutes sortes d’objets et de
personnages sortent de l’appareil détraqué du photographe, au sens propre de la fameuse
expression « un petit oiseau va sortir » dont le quiproquo sous-tend l’argument. Le
photographe ne peut plus maîtriser les images qui se déversent de sa boîte de prises de
vue. En grandeur nature apparaissent une autruche, une baigneuse pour carte postale, le
futur enfant des mariés, un lion qui dévore le général, etc. La noce se termine par un jeu
de massacre, mais chacun des personnages rentre dans la boîte du photographe et
retrouve la place qu’il n’aurait jamais dû quitter. La morale bourgeoise est sauve puisque
tous les personnages semblent rentrer dans l’ordre, mais on peut imaginer que ce n’est
qu’une apparence, car à l’instar des spectateurs, ils ne pourront rester indifférents à ce
qu’ils ont vécu. Les véritables photographies n’ont-elles pas ce même pouvoir magique de
momifier les vivants en les couchant dans un album et ainsi gommer leurs frasques
éventuelles ?
77 À aucun moment les personnages ne parlent ; ils se déplacent, dansent et miment l’action
selon une chorégraphie mise au point par Cocteau. Jean Hugo l'a confirmé à Aschengreen,
auteur d’un excellent livre sur Cocteau et la danse :
C’est Cocteau qui a tout fait. Toutes les attitudes des personnages ont été dictées
par lui. Chacun devrait avoir sa manière de marcher particulière. Le chasseur, le
directeur, l’autruche, le collectionneur. Cocteau mimait cela lui-même devant les
danseurs. Il n’y avait que deux numéros de danse proprement dite, le reste étant
une pantomime : le ballet, les dépêchées et la baigneuse de Trouville. Le ballet était
une caricature de la danse classique, probablement réglée par Börlin. Il se terminait
par un groupe immobile, en partie sur les pointes, où les danseuses devaient osciller
comme si elles perdaient l’équilibre. La baigneuse était une sorte de solo de
bacchante avec des gambades ridicules. Börlin, sous l’incognito du masque, Ta
dansé plusieurs fois lui-même138.
78 En Jean Börlin, le danseur étoile des Ballets suédois, Cocteau a trouvé un chorégraphe qui
applique ses directives sans tergiverser.
62

79 De taille humaine, c’est-à-dire surdimensionné, l’appareil du photographe occupe le rôle


principal sur scène et dans la pièce. Il balaie ainsi la suprématie du personnage central
autour duquel s’articule habituellement toute pièce de théâtre. Transformée à l’époque
en centre de diffusion des dépêches télégraphiques, la tour Eiffel apparaît pour la
première fois sur une scène de théâtre, après avoir été représentée par plusieurs peintres.
Elle concrétise la vie moderne de l’époque, au même titre que l’appareil photographique
et les dépêches qui attestent tous trois de l’avancée technologique de l’époque.
80 Cocteau s’est inspiré du cinéma muet avec les deux phonographes qui jouent le rôle
d’intertitres entre les images et les personnages muets qui se déplacent de manière si peu
naturelle139. Les deux phonographes sont néanmoins conçus par Cocteau comme figurant
plus solennellement le chœur antique commentant l’action140. Les lieux communs sont ici
aussi réhabilités et retrouvent leur « beauté » et « originalité ». Cocteau fait allusion aux
apparences trompeuses comme c’était le cas dans Parade. Il s’agit déjà de regarder au-delà
du miroir. Les réflexions faussement naïves des personnages révèlent des vérités parfois
féroces, par exemple, celle concernant l’enfant qui fera un « beau petit mort pour la
prochaine guerre ». Les jeux de mots ne sont pas oubliés, comme celui du chasseur qui
tire dans le ciel d’où tombe une dépêche. Le double sens du mot « chasseur » est ainsi
illustré et concentré en une seule scène : à la fois celui qui chasse les animaux avec un
fusil et celui qui distribue les lettres aux clients d’un hôtel. L’autruche est à la fois l’oiseau
coureur et celui ou celle qui refuse de voir ce qui l’entoure.
81 Le choix des peintres-décorateurs a suscité quelques remous et vexations au sein du
groupe amical. Après avoir pensé à Irène Lagut, Cocteau s’adresse à Jean Hugo pour
réaliser les costumes. Le peintre, qui travaille pour la première fois pour le théâtre, se
charge aussi des masques qui couvrent non seulement la tête, mais une partie du torse.
Peints en trompe-l’œil, ces masques soulignent l’aspect figé des personnages, accentué
encore par les « costumes rembourrés et tendus sur des carcasses de fil de fer qui
devaient, selon Cocteau, amener les personnages à une ressemblance et à une échelle
épiques141 ». Ils sont, précise-t-il, « rectifiés, repeints, amenés à force d’artifice à une
ressemblance et à une échelle qui ne flambent pas comme paille, dans le brasier de la
rampe et des projecteurs142 ». L’aspect stéréotypé des personnages, sous forme d’images-
clichés, provient également de la reproduction des illustrations trouvées par Hugo dans le
Grand Larousse illustré. Le peintre a conté comment il y avait trouvé des « baigneuses en
jupon, des mariées à taille de guêpe, un lion semblable à celui des magasins du Louvre, un
cycliste en culotte, des bottines à boutons, etc.143 ». Seul le directeur de la tour Eiffel lui a
posé des problèmes, car il n’y avait aucune image au mot « directeur ». Celui-ci apparaît
néanmoins comme un fonctionnaire type, avec des moustaches et un chapeau melon, au
ventre gonflé d’orgueil et d’autorité, à l’instar des autres personnages caricaturés et
fortement connotés. On remarquera que le photographe, fortement caricaturé avec sa
bosse sur le dos, paraît provenir d’un livre pour enfants et non d’un dictionnaire illustré.
Tous ces personnages, souligne Edmund Wilson Jr.144, semblent sortis de la savante
combinaison de marionnettes italiennes et de dessins animés de films américains.
L’éclairage surabondant « renonce au mystère » et « souligne tout145 », valorisant le
grossissement des personnages, au sens propre et au sens figuré, comme si cette
amplification d’optique était due à la lentille même de l’appareil photographique. Jochen
Heymann y voit une application de l’esthétique du ready-made146.
82 Amoureux d’Irène Lagut, Auric est contrarié par le fait que Cocteau lui a retiré la
conception des costumes et déclare, le 28 janvier 1921, qu’il ne veut plus faire seul la
63

musique. Ses amis musiciens du Groupe des Six sont appelés à la rescousse. Les différends
finissent par s’apaiser, car Cocteau confie le décor à la peintre. Celle-ci confectionne le
pied de la tour Eiffel muni de son premier étage, un Paris vu du ciel avec ses maisons
rangées dans une perspective inhabituelle. La tour Eiffel d’Irène Lagut « évoque les
myosotis, les papiers guipure des cartes postales parisiennes147 », souligne Cocteau.
83 La musique intervient à dix endroits qui ponctuent les silences des phonographes.
Cocteau précise les titres et l’ordre des morceaux de musique dans le programme des
Ballets suédois reproduit dans la revue La Danse de juin 1921148.

1. Ouverture « Le Quatorze Juillet » Auric

2. Marche nuptiale (entrée) Milhaud

3. Discours du général (polka) Poulenc

4. Le Baigneur de Trouville Poulenc

5. Le Massacre (fugue) Milhaud

6. Danse des dépêches Tailleferre

7. Marche funèbre Honegger

8. Chanson idiote Poulenc

9. Quadrille Tailleferre

10. Marche nuptiale (sortie) Milhaud

Pendant l’action, Trois Ritournelles Auric

84 Dans Les Œuvres libres de mars 1923, les titres et ordre des morceaux subissent toutefois de
légères modifications149 : Le Baigneur de Trouville devient La Baigneuse de Trouville, La Danse
des dépêches se transforme en Valse des dépêches et la Chanson idiote de Poulenc disparaît.
Notons que cette Chanson idiote ne figure pas au catalogue des œuvres de Poulenc et que le
compositeur n’en parle pas dans sa correspondance.
85 Dans la musique, il « se crée de toutes pièces, selon Cocteau, une clarté, une franchise,
une bonne humeur nouvelles'150 ». La musique n’illustre pas les caractères des
personnages dans leur sens premier ; elle n’agit pas en redondance, mais s’exprime à
contre-courant, en véritable porte-à-faux et provoque ainsi l’effet souhaité, le
déséquilibre entre l’attendu et le réel. Jacinthe Harbec a procédé à une analyse très fine
des différents morceaux de musique que nous nous contenterons de résumer151. La
fanfare du Quatorze Juillet d’Auric s’apparente davantage à « un rassemblement militaire »
dont « les distorsions harmoniques laissent entrevoir un mauvais présage », traduisant
ainsi « à merveille le paradoxe du faux et du vrai dans la pièce152 ». Avec le solo d’un
fruste tuba dialoguant avec les grêles violons, Milhaud a insufflé dans sa Marche nuptiale le
grotesque des personnages. Poulenc illustre le Discours du Général par une polka moqueuse
où les cornets ironiques dialoguent avec les glissandi des trombones, soulignant
64

« musicalement le peu de sérieux émanant des propos de ce beau parleur153 ». La Baigneuse


de Trouville, femme d’âge mûr qui se croit encore une jeune beauté, ne peut cacher sa
maladresse lorsqu’elle essaie de suivre le rythme rapide du french cancan de Poulenc et
qu’elle s’alanguit ensuite dans « une valse lente et larmoyante ». Lorsque l’enfant lance
ses balles sur la noce, la fugue du Massacre de Milhaud, aux intervalles dissonants joués
aux contrebasse et tuba, accentue l’atmosphère sinistre qui s’installe. Celle-ci se dissipe
par la Danse des dépêches de Tailleferre qui parodie, en une valse à trois temps, les pointes
de la danse classique difficilement maintenues en équilibre. Le lion mange le général et
toute la noce le pleure au son de la Marche funèbre de Honegger. Cette dernière, à l’instar
du Gendarme incompris qui cite Mallarmé, rappelle en collage la Valse de Faust de Gounod.
Un cortège funèbre s’est ainsi substitué à la noce en fête ; un mariage ne débouche-t-il pas
parfois aussi sur des lendemains désenchantés ? Enfin, le Quadrille de Tailleferre
rassemble des airs variés qui se terminent dans un tempo sans cesse accéléré annonçant
la précipitation des événements.
86 La représentation est saluée par des applaudissements couverts par les sifflets des
dadaïstes chahuteurs. Depuis le 10 juin se tient dans le hall du studio des Champs-Élysées
une exposition de leur mouvement. Les organisateurs voulaient également disposer de la
salle le samedi 18 juin. La veille, cette dernière a été louée en soirée à Marinetti pour un
concert bruitiste154, perturbé par Tristan Tzara et ses amis. Cette fois encore, Cocteau
trouve des admirateurs et des détracteurs farouches. Il se trouve ridiculisé sous le nom de
« Cocbin » par le critique Henry Béraud : « Le jeune Cocbin et ses complices sont des
fraudeurs. Ils nous ont volé [sic], non sur la qualité, mais sur la qualité du scandale. Leur
comédie-vaudeville-ballet-sotie-anecdote-parade n’est rien moins qu’une mystification
d’avant-garde. C’est au contraire, la parodie d’ouvrages qui ne font plus rire personne155
. » Une fois de plus, l’incompréhension des journalistes est au rendez-vous.
87 Cocteau s’interroge sur le genre de son spectacle auquel il donne tour à tour plusieurs
qualificatifs. Il utilise « poésie en un acte » dans le manuscrit inédit reprenant une
nomenclature des différentes scènes156 ; ce label annonce la formule « poésie de théâtre »
que le poète utilisera par la suite pour qualifier l’ensemble de ses pièces de théâtre.
Radiguet rendra compte des Mariés comme d’une pièce « où la poésie s’exprime
théâtralement157 ». Toujours en préparation, le spectacle qui s’intitule encore La Noce est
annoncé comme une « tragi-comédie musicale158 » puis ensuite comme une « comédie-
ballet », « terme commode mais faux159 ». Le poète est manifestement embarrassé :
« Ballet ? non. Pièce ? non. Revue ? non. Tragédie ? non. Plutôt une sorte de mariage entre
la tragédie antique et la revue de fin d’année, le chœur et le numéro de music-hall 160. »
L’ouvrage sera finalement connoté de « ballet satirique en un acte ». Une fois de plus, ce
spectacle ne se range dans aucun genre répertorié.
88 Par une analyse psychanalytique, Milorad a montré que ce ballet satirique pouvait
s’interpréter, dans le vécu de l’homme Cocteau, comme un processus de libération de la
tutelle parentale et comme l’affirmation de son statut de poète et d’écrivain161. Tout ce
qui représente la société et l’autorité y est brocardé : le général, le directeur de la tour
Eiffel, le mariage, la noce, la fête nationale du 14 juillet, etc. Sous les dehors d’une aimable
farce se dessine la satire de la bourgeoisie dont le conformisme se trouve égratigné par
une abondance de lieux communs, « ces bonnes vieilles phrases bien françaises qui ont
perdu, à force de redites, leur valeur expressive et auxquelles, dit Cocteau162, je me suis
efforcé de donner une fraîcheur nouvelle en les situant de façon imprévue ». On retrouve
65

ici l’influence de Satie qui, dans Sports et Divertissements, se prête aussi à une douce
critique de la société par l’intitulé des morceaux et l’utilisation de lieux communs.
89 Les Mariés de la tour Eiffel constituent l’apogée et l’épilogue de spectacles se trouvant à la
fois à la croisée des arts et des genres dans lesquels le poète-imprésario implique
collectivement plusieurs musiciens du Groupe des Six. Cocteau participera encore à cette
époque à d’autres projets multidisciplinaires, mais, d’une part, il n’en est plus le maître
d’œuvre et, d’autre part, ces spectacles ne présentent plus cette double caractéristique
pour chacun des arts de participer sur un pied d’égalité, dans chacune de leurs
composantes, à la fois au développement du propos et à sa compréhension selon plusieurs
niveaux de lecture. Or c’est précisément ce qui constitue à nos yeux l’un des apports
essentiels du poète.
90 C’est la mort de Radiguet en décembre 1923 qui met fin à de nouveaux projets collectifs
avec les amis musiciens. Cocteau est bouleversé et déstabilisé par la disparition de son
jeune ami ; il s’adonnera à l’opium avant de se tourner momentanément vers la religion
catholique. S’il achève les projets entamés avant cette mort brutale, il n’en suscitera plus
d’autres. L’année 1921 peut donc être considérée comme celle qui clôt la période de ces
spectacles hybrides auxquels sont associés plusieurs musiciens et où l’interdisciplinarité
est prégnante. Pour Jean Hugo163, l’année 1922 consacre la fin du Groupe des Six. Peu
avant s’est également disloquée la bande des samedistes, non pas à la suite de disputes
internes, mais tout simplement parce que chacun s’installe dans la vie avec des
préoccupations spécifiques. Certes, Cocteau travaillera encore assez souvent avec l’un ou
l’autre des Six ou avec d’autres musiciens164, tantôt à un ballet, tantôt à un opéra ou
encore à une grande œuvre lyrique, mais jamais plus ils ne seront tous ensemble
rassemblés dans cette même euphorie créatrice à la recherche de nouveauté et de
modernité.

CONCLUSION
91 Durant les années 1916-1921, Cocteau n’a de cesse de lancer des projets, non seulement
pour étonner Diaghilev, mais pour s’imposer à la tête d’un des mouvements avant-
gardistes parisiens165. Il y réussit avec succès : chacune de ses créations est « attendue
avec une grande curiosité166 ». La multiplicité de ses dons impressionne : il s’impose
comme librettiste, dramaturge, romancier, impresario, journaliste, metteur en scène,
directeur ou conseiller artistique, scénographe, caricaturiste, dessinateur (de costumes,
masques et partitions), peintre, chorégraphe, et par-dessus tout poète.
92 Cocteau mérite bien la qualification de « manager de génie » que lui donne Francis
Poulenc167. Nous avons vu qu’avec une vision globale fabuleusement aiguisée, il se montre
particulièrement soucieux de maîtriser la préparation de ses spectacles168 dans chacune
de ses composantes et d’en suivre l’élaboration. Son rôle dépasse bien souvent celui de
simple auteur d’un texte ou d’un argument : il donne des directives très précises à chacun
des intervenants, qu’ils soient musiciens, peintres, chorégraphes, couturiers, acteurs,
danseurs, clowns ou acrobates, même s’il n’a parfois que très peu de connaissances
techniques dans leurs disciplines. Dans certains cas, il assume lui-même plusieurs de ces
fonctions, et s’il le pouvait, il ferait tout lui-même. Il le concède d’ailleurs sans ambages :
« Une œuvre de théâtre devrait être écrite, décorée, costumée, accompagnée de musique,
jouée, dansée, par un seul homme. Cet homme orchestre169 n’existe pas, il importe de
remplacer l’individu par ce qui ressemble le plus à un individu, c’est-à-dire par un groupe
66

amical170. » Et l’on touche ici à l’une des caractéristiques de la création coctalienne de


cette époque : le poète n’est jamais aussi heureux que s’il peut collaborer avec des amis
avec lesquels il entretient des liens affectifs, intellectuels et artistiques. Ses aptitudes
inventives et créatrices s’en trouvent démultipliées par le partage des idées qui
s’épanouissent aux contacts journaliers. En retour, Cocteau a le don d’obtenir le meilleur
de ses collaborateurs et de mettre à jour leurs talents.
93 Les spectacles que Cocteau a voulu monter se trouvent à la jonction de perspectives
interdisciplinaires très neuves pour l’époque. Leurs lectures en sont d’ailleurs multiples
et notre analyse n’en a montré que quelques aspects. Il y a toujours un premier degré très
simple, facilement compréhensible, doublé d’une perception profonde très élaborée. Sous
des dehors légers, toutes les composantes sont savamment étudiées. La formule utilisée
est chaque fois la même, mais elle est de mieux en mieux rôdée de spectacle en spectacle.
Cocteau crée une alliance nouvelle entre le théâtre, la musique, la peinture et la danse :
chacune de ces disciplines prend part de manière équivalente à l’élaboration du spectacle.
Leur agencement subtil et leur simultanéité engendrent une poésie qui, dans certains cas,
n’a même plus besoin de s’exprimer en paroles tant est forte leur puissance de
suggestion. Ce sont souvent les oppositions dans les expressions diversifiées de ces
domaines artistiques qui génèrent l’émotion, le rêve ou la prise de conscience. Comme l’a
noté avec perspicacité David Gullentops :
Tous les procédés qui interviennent dans le montage de la pièce, que ce soit sur le
plan scénique, de la lumière, de la musique, des voix, des costumes, des décors, ne
constituent pas des moyens d’expression subsidiaires, [...] mais sont autant
d’éléments – des cordages – susceptibles de révéler l’agencement du système 171.
94 L’influence du poète sur le théâtre français sera durable : Cocteau s’est affranchi de la
tradition et a remodelé la notion de ballet et de théâtre en introduisant sur scène des
éléments venus de spectacles populaires tels le music-hall, la foire, le cirque ou le cinéma.
La notion de héros principal disparaît au profit d’une série d’arrêts sur image aléatoires.
Le ballet évolue vers une représentation abstraite dont les gestes décomposés (lents ou
saccadés) combinent danses, acrobaties, mimes et pantomimes. Dépouillé peu à peu de
son élément narratif, le ballet traditionnel s’émancipe, tout comme la musique
instrumentale s’était précédemment libérée de la contrainte d’accompagner la musique
vocale afin d’accéder à la musique pure.
95 De manière systématique, Cocteau réhabilite les lieux communs en les plaçant sur une
scène théâtrale, ce qui oblige le spectateur à les regarder et à les écouter avec une
attention renouvelée, c’est-à-dire rénovée, rajeunie et ravivée. Le poète s’en explique :
« Je montre et j’émets des lieux communs, mais je les accouple et je les présente de telle
sorte qu’ils surprennent, qu’ils nous frappent avec leur jeunesse, comme s’ils n’étaient
jamais devenus des vieillards officiels172. » Cette manière de procéder n’a rien à voir avec
le réalisme, certains journalistes de l’époque l’ont heureusement compris. Pierre Gosselin
explique :
Ce que Cocteau veut mettre en lumière, ce n’est pas l’apparence du monde, mais son
sens caché. Son art est au réalisme ce que le dessin est à la photographie. C’est
évidemment celui-ci qui nous trompe, ou plutôt qui nous donne de la nature une
vision superficielle. L’œuvre de M. Cocteau est toute subjective. Ce n’est pas le
monde qu’il nous décrit, mais la vision qu’il en a. C’est là la plus belle forme de l’art
173
.
96 Les emprunts musicaux aux genres populaires débarrassent la musique des brumes
debussystes et créent une « musique française de France » avec des éléments venus
67

d’ailleurs : chansons populaires, fanfares des jours de fête, rythmes sud-américains, fox-
trot, ragtime, shimmy et jazz se côtoient sans barrières. Sollicités pour dessiner des
décors, des costumes, des masques et des rideaux de scène, les peintres ne sont pas en
manque d’innovations. Tantôt leurs personnages cubistes sont habillés de telle manière
que leurs carcasses se confondent avec le décor, tantôt ils sont à ce point stéréotypés
qu’ils en sortent statufiés. La notion même de décors et de costumes s’en trouve
révolutionnée, à la fois mise en émoi et radicalement transformée.
97 L’Amérique n’est jamais très loin, et les sentiments du poète à son égard se traduisent par
des tendances contradictoires d’attraction et de répulsion. Précisons que le Paris d’après-
guerre est fasciné par la culture populaire américaine174. Inversement, la capitale
française attire un très grand nombre d’artistes américains.
98 Cocteau procède à un cocktail audacieux des genres et des disciplines. Par l’étroite
imbrication des domaines artistiques dont l’expression raffinée joue sur plusieurs
tableaux, mais surtout par l’introduction d’éléments venus de spectacles populaires ou de
variétés, Cocteau fait voler en éclats les genres dramatiques et lyriques traditionnels dont
les conventions sont soudainement dérangées et brouillées. De nouvelles passerelles
s’établissent entre ces genres dont les frontières disparaissent. Les spectateurs en sont
déconcertés, amusés et émus tout à la fois, mais certains s’en trouvent déstabilisés, irrités
et révoltés. Pourtant, remarque Cocteau, ces spectacles « n’exercent aucune concurrence
[...] Ils n’empiètent pas sur le marché. [...] Ils évoluent en dehors de la production
contemporaine175. »
99 Le poète semble néanmoins bien désorienté pour désigner ces spectacles hybrides, nous
l’avons souligné. La séance de music-hall comprend des chansons, chansonnettes et
romances, mais son titre générique est insuffisant pour laisser entrevoir la présence
d’une chorégraphie qui fait évoluer acrobates, jongleurs, boxeurs et lutteurs. On peut
appliquer à tous les spectacles étudiés ci-dessus l’impossibilité de qualifier ce genre
nouveau par un terme consacré. À chaque fois, Cocteau hésite puis s’attache à expliciter
le terme choisi : « poème gesticulé176 » puis « ballet réaliste » pour Parade, « farce » pour
Le Bœuf sur le toit, « critique bouffe » ou « mélocritique » pour Le Gendarme incompris,
« poésie en un acte », « tragi-comédie musicale », « comédie-ballet » puis « ballet
satirique » pour Les Mariés de la tour Eiffel. Malgré ses commentaires et ses efforts répétés,
aucune des dénominations n’est satisfaisante car ni le mélange des genres ni
l’interdisciplinarité ne sont perceptibles par ces appellations. Si Wagner n’avait pas utilisé
le terme de « spectacle total » (Gesamtwerk177), sans doute Cocteau aurait-il apprécié de se
l’approprier. Comme le poète le concède lui-même en parlant des Mariés, un tel spectacle
est, au sens propre, « innommable comme ne manqueront pas de le trouver les amateurs
de poésie nébuleuse. La poésie est plus vraie que le vrai178. »
100 Cette modernité dans l’interdisciplinarité, la dramaturgie, les textes, la chorégraphie, les
décors et la musique débouche, selon nous, sur une « poésie de spectacle », terme que
Cocteau n’utilise pas pour différencier ses différentes productions, mais qu’il aurait
certainement apprécié. Si nous n’avions peur d’un malentendu, nous aimerions
également proposer la notion de « poésie spectaculaire ». Si l’adjectif
« cinématographique » dérive, avec la même signification première, du nom commun
« cinématographe », il n’existe pas d’adjectif engendré par le terme « spectacle », si ce
n’est « spectaculaire », mais dans un sens nettement différent. Selon le Petit Robert,
« spectaculaire » signifie « qui parle aux yeux et en impose à l’imagination ». Nous avons
68

constaté que les spectacles de Cocteau en appellent non seulement à nos yeux, mais aussi
à nos oreilles et à notre intelligence ; ils interpellent en tout cas notre imaginaire.

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NOTES
1. Jean Cocteau, Morceaux choisis. Poèmes, Paris : Gallimard, 1932, page vis-à-vis de la page de titre :
« Ouvrages du même auteur ». À ces six rubriques, Cocteau ajoute encore « Livres illustrés par
l’auteur » et « Avec les musiciens ».
2. Jean Cocteau, « Avant Parade », Excelsior (18 mai 1917), p. 5.
3. « Parade », in Michel Décaudin (dir.), Jean Cocteau : Théâtre complet, Paris : Gallimard, 2003, p. 11.
Ci-après mentionné LPTC.
4. Steven Moore Whiting, Satie The Bohemian: From Cabaret to Concert Hall, Oxford: Oxford
University Press, 1999, p. 471.
5. Jean Cocteau, « La collaboration de Parade », Nord-Sud, n o 4-5 (juin-juillet 1917), p. 29-31.
6. Guillaume Apollinaire, « Parade et l’Esprit nouveau », Programme des Ballets russes (18 mai 1917).
Publié en avant-première dans Excelsior, 11 mai 1917. Reproduit en fac-similé dans Annie Guédras
(dir.J, Jean Cocteau à Montparnasse : ailleurs et après, Paris : Éditions des Cendres/Musée de
Montparnasse, 2001, p. 66-67.
7. Pierre Caizergues, « Notice [à Parade] » dans LPTC, p. 1569-1577.
8. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31. Voir aussi Jean Cocteau, « Parade : Ballet
Réaliste in Which Four Modernist Artists Had a Hand », Vanity Fair (septembre 1917), p. 37 et 106.
9. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31. Voir également une lettre (non datée) de
Cocteau à Misia, reproduite dans Misia Sert, Misia, Paris : Gallimard, 1952, p. 205-206.
10. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31. Certains de ces bruits ne seront pas écartés
lors de la reprise du ballet en 1920.
11. Vincent Lajoinie, Erik Satie, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1958, p. 313. Voir surtout Suzanne
Winter, « La Parade de Cocteau ou l’imaginaire théâtral futuriste mis en pièces », dans Pierre
Caizergues (dir.), Jean Cocteau et le théâtre, Montpellier : Centre d’Étude du XX e siècle – Université
Paul-Valéry, 2000, p. 177-199.
12. Un « concert bruitiste » de Russolo assez chahuté par les dadaïstes sera présenté à Paris le 17
juin 1921, précisément la veille des Mariés de la tour Eiffel. Vingt-sept « bruiteurs » incorporés dans
un grand orchestre impressionnent Milhaud, Honegger, Ravel et Stravinsky, présents dans la
salle.
13. Jacinthe Harbec, « Parade : les influences cubistes sur la composition musicale d’Erik Satie ».
Thèse de doctorat, Université McGill, 1987.
14. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31.
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15. Daniel Albright, « Postmodern Interpretations of Satie’s Parade », Canadian University Music
Review/Revue de musique des universités canadiennes, vol. 22, n o 1 (2001), numéro spécial Jean
Cocteau : Evangelist of the Avant-Garde/Jean Cocteau : évangéliste de l’avant-garde, Tom Gordon (dir.),
p. 22-39. Voir également David Bancroft, « A Critical Re-Assessment of Cocteau’s Parade »,
AUMLA/Journal of the Australasian Universities Language and Literature Association, vol. 25 (mai 1966),
p. 83-92.
16. Jean Cocteau, Le rappel à l’ordre, Paris : Librairie Stock, 1926, p. 170.
17. Apollinaire, op. cit.
18. Lettre d’Apollinaire à Paul Dermée, 15 mars 1917. Citée dans Steven Moore Whiting, Satie The
Bohemian : From Cabaret to Concert Hall, p. 483-484.
19. Cocteau, « Avant Parade », Excelsior, p. 5.
20. Jean Cocteau, « La reprise de Parade », Paris-Midi (21 décembre 1920), p. 2. Reproduit dans
Cahiers Jean Cocteau, no 7, Paris : Gallimard, 1987, p. 137-139.
21. Jean Cocteau, Poésie critique, vol. II. Monologues, Paris : Gallimard, 1960, p. 26.
22. Avant Parade, Cocteau avait déjà imaginé de se servir d’éléments de cirque et de foire dans
deux spectacles non aboutis : l’adaptation française du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare en
1913-1915 et le ballet David envisagé avec Stravinsky en 1914.
23. Pierre Brunei, « Jean Cocteau et Parade » in Volker Kapp et Suzanne Winter (dir.), Jean Cocteau
et les arts, numéro spécial des Œuvres critiques, Revue internationale d’étude de la réception critique des
œuvres littéraires de langue française, vol. XXII, no 1 (1997), p. 142-151.
24. Cocteau, « La collaboration de Parade », p. 29-31.
25. William Emboden, « Les mécanismes de Jean Cocteau » in Pierre Caizergues et Pierre-Marie
Héron (dir.), Le siècle de Cocteau, Montpellier : Centre d’Étude du XX e siècle – Université de
Toronto, 2000, p. 25-34.
26. David Gullentops, « Jean Cocteau et le lecteur impliqué », in Caizergues et Héron (dir.), Le
siècle de Cocteau, p. 96-110 ; Gullentops, « Jean Cocteau, poète », Europe. Revue littéraire et mensuelle,
no 894 (octobre 2003), p. 30-45.
27. Stéphane Audel (dir.), Francis Poulenc : Moi et mes amis, Paris-Genève : La Palatine, 1963, p. 88.
28. Selon Pierre Bertin – Le théâtre et/est ma vie, Evian : Le Bélier, 1969, p. 77 –, Debussy, présent
dans la salle, « n’était pas content et criait aux personnages cubistes de Picasso : « Allez-vous-en,
vous êtes trop laids ! » [...] Une femme du monde, furieuse de ce spectacle, disait, le chignon en
bataille : « C’est la première fois qu’on ose se moquer de moi dans un théâtre ! » Elle prenait à son
compte personnel ces entorses à l’esthétique traditionaliste !
29. Dans Le Carnet de la semaine, Jean Poueigh s’exprime méchamment : « Satie manque de tout,
d’invention, d’esprit, de métier. » Satie lui envoie une carte postale tout aussi agressive :
« Monsieur et cher ami, vous n’êtes qu’un cul, mais un cul sans musique », faisant allusion aux
pétomanes de l’époque.
30. Les textes de Cocteau et les ébauches diverses de Picasso sont reproduits en fac-similé dans
l’ouvrage très documenté de Deborah Menaker Rothschild, Picasso’s Parade. From Street to Stage
Londres : Sothesby’s Publications, 1991.
31. André Gide, Journal, Paris : Gallimard, 1951, lettre du 1 er janvier 1921.
32. Cette caricature est reproduite dans Ornella Volta, Satie/Cocteau : les malentendus d’une entente,
Paris : Le Castor Astral, 1993, p. 44. De plus, le Groupe des Six n’est représenté que par trois
musiciens, Auric, Milhaud et Poulenc, les plus proches de l’esprit de leur maître.
33. Malou Haine, « Jean Cocteau et sa connaissance de la musique », Europe. Revue littéraire
mensuelle, no 894 (octobre 2003), p. 248-282.
34. Catherine Miller, Cocteau, Apollinaire, Claudel et le Groupe des Six. Rencontres poético-musicales
autour des mélodies et des chansons, Sprimont : Mardaga, 2003.
35. Pierre Caizergues et Pierre Chanel (dir.), Jean Cocteau : lettres à sa mère, vol. I : 1898-1918, Paris :
Gallimard, 1989, p. 419, lettre du 31 août 1918.
74

36. Darius Milhaud, Ma vie heureuse, Paris : Belfond, 1973, p. 84.


37. Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin. Notes autour de la musique, Paris : La Sirène, 1918. Réédition
avec une préface de Georges Auric, Paris : Stock, 1979/R1993.
38. Jean Cocteau, « Carte blanche » du 31 mars au 11 août 1919. Feuilletons repris dans Cocteau,
Le rappel à l’ordre, p. 79-145.
39. Malou Haine, « Jean Cocteau et ses compositeurs en Belgique », Actes de la séance Jean Cocteau
et la Belgique à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, Palais des
Académies (6 mars 2004), à paraître.
40. Henri Collet, « Un livre de Rimski et un livre de Cocteau - Les cinq Russes, les six Français et
Erik Satie », Comœdia (16 janvier 1920). Collet, « Les six Français : D. Milhaud, L. Durey, G. Auric, A.
Honegger, F. Poulenc et G. Tailleferre », Comœdia (23 janvier 1920).
41. Cf. le discours prononcé par Cocteau lors des obsèques d’Arthur Honegger, le 2 décembre
1955, au cimetière du Père-Lachaise (texte reproduit dans Jean Cocteau, « Adieu à Honegger »,
Almanach du disque (1956), p. 5-8.
42. L’influence du manifeste futuriste « Le Music-Hall » de F. T. Marinetti publié en novembre
1913 dans le Daily-Mail s’exerce-t-elle ici aussi ?
43. Pierre Caizergues et Pierre Chanel, op. cit., p. 418, lettre du 31 août 1918.
44. Lettre de Cocteau à Durey, 13 septembre 1918. Reproduite en fac-similé dans Ornella Volta,
« Auric/Poulenc/Milhaud : l’école du Music-Hall selon Cocteau », dans Josiane Mas (dir.),
Centenaire Georges Auric-Francis Poulenc, Montpellier : Centre d’Étude du XX e siècle, Université Paul
Valéry, 2001, p. 82. Le même jour, Cocteau envoie une lettre à Poulenc dans laquelle il s’exprime
de manière identique : « Voici votre tâche pour la séance Music-Hall-Colombier. Je donne à
chacun sa tâche sans lui dire celle des autres pour conserver une atmosphère de surprise. » Cf.
Francis Poulenc, Correspondance, Myriam Chimènes (dir.), Paris : Fayard, 1994, p. 66.
45. Caizergues et Chanel, op. cit., p. 435, lettre du 21 septembre 1918.
46. Publié par Ornella Volta, Album des 6 – Catalogue d’exposition Le Groupe des Six et ses amis,
Neuilly-sur-Seine : Éditions du Placard, 1990, p. 7.
47. Poulenc, op. cit., p. 62-63, lettre à Édouard Souberbielle du 2 septembre 1918.
48. Poulenc, ibid., p. 71-72, lettre de Cocteau du 15 octobre 1918.
49. Poulenc, ibid., p. 62, note 3, lettre de Cocteau du 5 novembre 1918.
50. Dans une lettre à Auric portant un cachet postal en date du 16 novembre 1918, Cocteau ne
parle plus du projet music-hall mais l’exhorte à se pencher sur un nouveau projet relatif à de la
musique de scène pour Roméo. Sans doute la seule lecture de cette lettre peut-elle faire penser
que le projet est abandonné. Poulenc continue cependant à parler de l’œuvre qu’il compose.
51. Cocteau, Jean Cocteau : lettres à sa mère, p. 433, lettre du 16 septembre 1918.
52. Cf. la reproduction en fac-similé dans Malou Haine et Adrienne Fontainas, Quelques notes de
musique et d’amitié... Partitions musicales dédicacées : de César Franck à Pierre Boulez, Bruxelles :
Bibliotheca Wittockiana, 2002, p. 116. On ignore à quelle occasion la mélodie Toréador fut créée.
53. Poulenc, op. cit., p. 66, lettre de Cocteau du 13 septembre 1918.
54. Poulenc, ibid., p. 72, lettre de Cocteau du 15 octobre 1918.
55. Francis Poulenc, Journal de mes mélodies, Paris : Grasset, 1964, p. 48-50.
56. Daniel Swift, « La collaboration Jean Cocteau-Francis Poulenc dans les années vingt. Étude
comparative de la pensée musicale de Jean Cocteau et des œuvres produites en collaboration avec
Francis Poulenc ». Thèse de doctorat, Université Laval, 1983, p. 115-sv.
57. Cocteau, Jean Cocteau : lettres à sa mire, vol. I : 1898-1918, p. 437, lettre du 24 septembre 1918.
58. Volta, « Auric/Poulenc/Milhaud : l’école du Music-Hall selon Cocteau », in Mas (dir.),
Centenaire Georges Auric-Francis Poulenc, p. 82, fac-similé d’une lettre de Cocteau à Durey, 13
septembre 1918.
59. Poulenc, Correspondance, p. 436-437, lettre du 24 septembre 1918. Cf. aussi lettre d’Auric à
Cocteau, 20 septembre 1918, « Les Hirondelles émeuvent comme du Racine » in Pierre Caizergues
75

(dir.), Correspondance Georges Auric-Jean Cocteau, Montpellier : Centre d’Étude du XX e siècle –


Université Paul Valéry, 1999, p. 45.
60. Cocteau, Correspondance Georges Auric-Jean Cocteau, p. 47, lettre de Cocteau à Auric, 3 novembre
1918. Cocteau entretient Auric de cette Symphonie américaine U.S.A. depuis le début de l’année.
61. Erik Satie, Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Paris :
Fayard-IMEC, 2000, p. 342, lettre à Cocteau du 21 octobre 1918.
62. Poulenc, Correspondance, p. 69, lettre à Édouard Souberbielle, début octobre 1918.
63. Volta, « Auric/Poulenc/Milhaud : l’école du Music-Hall selon Cocteau » in Mas (éd.),
Centenaire Georges Auric - Francis Poulenc, p. 57-85.
64. Musique (pièces) d’ameublement n’existe que sous forme de manuscrits. Voir Harry Halbreich,
L’œuvre d’Arthur Honegger. Chronologie. Catalogue raisonné. Analyses. Discographie, Paris : Honoré
Champion, 1994, p. 178.
65. Halbreich, ibid., p. 178. Ces œuvres ont été créées le 5 avril 1919 à la salle Huyghens.
66. Une romance date manifestement des années 1950 et n’a rien à voir avec la séance de music-
hall.
67. Cocteau, Correspondance Georges Auric-Jean Cocteau..., lettre d’Auric à Cocteau, 27 juin 1918,
p. 35-36.
68. Brigitte Borsaro, « Jean Cocteau : le cirque et le music-hall », Nouvelle série n o 2, numéro
spécial des Cahiers Jean Cocteau, Paris : Passage du Marais, 2003, p. 31-34
69. De retour d’une tournée d’opéras aux États-Unis dans la compagnie de l’impresario Maurice
Grau, le ténor wagnérien Ernest Van Dyck effectue la traversée sur le paquebot Touraine du 26
avril au 4 mai 1900. Cf. Malou Haine, « Trente années de voyages incessants (1883-1913) : le cas du
ténor wagnérien Ernest Van Dyck » in Christian Meyer (dir.), Le Musicien et ses voyages. Pratiques,
réseaux et représentations, Berlin : BWV- Berliner Wissenschatfs-Verlag, 2003, p. 223-247.
70. Cocteau, Correspondance Georges Auric-Jean Cocteau, p. 49, lettre de Cocteau à Auric, 5 novembre
1918.
71. Ibid.
72. Voir le fac-similé in Haine et Fontainas, op. cit., p. 79.
73. Georges Auric, « Bonjour, Paris ! », Le Coq, no 1 (mai 1920).
74. Georges Auric, Quand j’étais là, Paris : Grasset, 1979, p. 159.
75. Le Figaro, 18 février 1920 : voir annonce du spectacle. Cité dans Carl B. Schmidt, The Music of
Francis Poulenc. A Catalogue, Oxford : Clarendon Press, 1995, p. 47.
76. Cf. reproduction en fac-similé du manuscrit et de l’affiche dans Haine et Fontainas, op. cit.,
p. 81-82.
77. Jean Cocteau, Portraits-souvenir (1900-1914), Paris : Grasset, 1935, p. 62.
78. Volta, « Auric/Poulenc/Milhaud : l’école du Music-Hall selon Cocteau », p. 83.
79. Misia Godebska, « A Spectacle-Concert in Paris », The Chesterian, New Series n o 6 (mars 1920),
p. 165-167.
80. Jean Marnold, « M. Cocteau et la musique – Socrate de M. Erich [sic] Satie. Le Bœuf sur le toit au
Théâtre des Champs-Élysées (suite 1) », Mercure de France, tome CXXXIX, n o 524 (1 er mai 1920),
p. 782-791.
81. Liane de Pougy, Mes cahiers bleus, Paris : Plon, 1977, p. 101-102.
82. Borsaro, « Jean Cocteau : le cirque et le music-hall », Cahiers Jean Cocteau, Nouvelle Série, n o 2,
p. 39-40.
83. Louis Laloy, « À la Comédie des Champs-Élysées : Spectacle-concert », Comœdia (23 février
1920). Voir également Jean Hugo, Le regard de la mémoire (Arles : Actes Sud, 1983), p. 155.
84. Darius Milhaud, Notes sans musique, Paris : Julliard, 1949, p. 106-109. Mentionnons également
les Saudades do Brazil pour piano, écrites dans la même veine, comprenant douze danses titrées
chacune d’un nom de quartier de Rio de Janeiro.
85. Pour l’origine du titre, voir la version donnée par Darius Milhaud dans ses Notes sans musique.
76

86. Milorad [Léon Dile], « Avec les musiciens », Cahiers Jean Cocteau, n o 7 (1978), p. 13-55.
87. De Pougy, op. cit., p. 102.
88. Jean Bernier, « Le Bœuf sur le toit », Comœdia illustré, n o 5 (15 mars 1920), p. 220-222.
89. Maurice Boissard [Paul Léautaud], « Comédie des Champs-Élysées : Premier spectacle-concert.
Le Bœuf sur le toit », Mercure de France, tome CXXXIX, no 523 (1er avril 1920), p. 175-180.
90. Milhaud, Notes sans musique, p. 107.
91. Henri Mancardi, « Lettres. Réflexions sur Jean Cocteau », L’esprit nouveau, vol. XII, n o 13 (1921),
p. 1467-1475.
92. Jean Cocteau, « Un spectacle d’avant-garde – Avant Le Bœuf sur le toit », Comœdia illustré (21
février 1920), p. 1 et 29.
93. Erik Aschengreen, Jean Cocteau and the Dance, Copenhague : Gyldendal, 1986, p. 91.
94. Darius Milhaud, Le Bœuf sur le toit, Paris : Éditions de La Sirène, ©1920. Cotage : E.D.24.L.S. Voir
le préambule à la partition, 3 pages non numérotées. L’illustration de Dufy en noir et blanc est
reproduite dans Haine et Fontainas, op. cit., p. 90. Ce dessin de Dufy présente des similitudes avec
celui en couleur publié dans La Vogue musicale du 27 mars 1920. Voir reproduction en couleur in
Volta, Album des 6 – Catalogue d’exposition Le Groupe des Six et ses amis, p. 13. Alors que les deux
travestis sont placés devant les joueurs de dés dans la partition, ils figurent à côté d’eux dans
l’article de presse. Le géant n’est que suggéré dans la partition, mais est dessiné en pied dans
l’article de presse. Dans ce dernier, les nombreuses bouteilles du bar sont présentes alors que
seules quelques-unes d’entre elles apparaissent dans l’illustration de la partition.
95. Jean Cocteau, « Un spectacle d’avant-garde – Avant Le Bœuf sur le toit », Comœdia illustré (21
février 1920), p. 1 et 29. Allocution également reproduite dans Boissard, « Comédie des Champs-
Élysées : Premier spectacle-concert. Le Bœuf sur le toit », Mercure de France, tome CXXXIX, n o 523.
96. Cocteau, ibid., p. 1 et 29.
97. Jean Marnold, op. cit., no 523 (15 avril 1920), p. 495-502 ; Marnold, « M. Cocteau et la musique –
Socrate de M. Erich [sic] Satie », suite 1(1er mai 1920), p. 782-791.
98. Rollo Myers, « Memories of Le Bœuf sur le toit and Other Animais », The Listener, Tome LXXXV,
no 2187 (25 février 1971), p. 242-245. Meyers est le traducteur anglais de Jean Cocteau, Cock &
Harlequin, Londres : The Egoist Press, 1921. Il écrira plusieurs ouvrages en anglais sur la musique
française de la première moitié du XXe siècle et traduira encore Jean Cocteau, A Call to Order, New
York : Henry Holt & Cie, 1927. Myers s’est également essayé à écrire une mélodie sur un poème de
Cocteau.
99. Une affiche du programme conçue par Pablo Picasso pour ce festival Satie du lundi 7 juin 1920
a été mise en vente le 31 octobre 2003 à l’Hôtel Drouot à Paris. Le n o 41 du catalogue de vente.
Artus Enchères décrit celle-ci : « Affiche conçue par Pablo Picasso, en fac-similé de son écriture :
une page in-folio (50 x 53 cm) avec encart reproduisant le portrait de Satie et Picasso. »
100. Jean Cocteau, « Fragments d’une conférence sur Erik Satie (1920) », La Revue musicale, vol. 1-2
(mars 1924), p. 217-223.
101. Robert Pernet, « Quiproquo – Louis Mitchell ou Murray Pilcer ? Robert Goffin vs. Jean
Cocteau », Record Memory Club Magazine, no 50 (mars 2000), 11 p. (n.p.).
102. Hugo, op. cit., p. 192-194.
103. Fac-similé de l’affiche dans Pierre Chanel, Album Cocteau, s.l. : Henri Veyrier-Tchou, 1975,
p. 47.
104. Milhaud, Ma vie heureuse, p. 101.
105. Patronyme d’une famille mise en scène.
106. L’une des premières références apparaît dans la chanson Shim-Me-Sha-Wabble de Spencer
William, publiée à Chicago en 1916. May West se fait une renommée en diffusant cette danse
contestée par les conservateurs troublés par ses allusions caractéristiques trop sexuelles.
107. Texte reproduit dans Pierre Caizergues et Josiane Mas (dir.), Correspondance Jean Cocteau-
Darius Milhaud, Valence : Novetlé-Massalia, 1999, p. 100-101.
77

108. Ibid.
109. Darius Milhaud, Caramel Mou, shimmy pour jazz-band, Paris : Les Éditions de la Sirène,
©1921. Cotage : E.D.75.L.S. Parties séparées de clarinette, trompette, trombone, batterie, piano,
chant (ad lib.). Cette partie pour chant peut être remplacée par le saxophone en si b, le violon ou
le violoncelle.
110. Volta, Album des 6 – Catalogue d’exposition Le Groupe des Six et ses amis, p. 15.
111. Auric, Quand j’étais là, p. 177.
112. La seule heureuse image dont Auric se souvient est celle d’un billard dessiné par Jean Hugo.
Et d’ajouter : « Une maquette de billard, pourtant, ne sauvait pas une pièce... »
113. Hugo, op. cit., p. 194.
114. Pierre Caizergues, « Notice [au Gendarme incompris] », LPTC, p. 1627-1628.
115. Milhaud, Ma vie heureuse, p. 101-102.
116. Dessins représentant le Gendarme Médor, la Marquise de Montonson et le Commissaire.
117. Le manuscrit du texte a été proposé à la vente pour 5985 € par Chapitre.com sur Internet
(consultation du 27 septembre 2002).
118. Milhaud, Ma vie heureuse, p. 101-102.
119. Antoine Banès, « Premières : Théâtre Michel », Le Figaro (27 mai 1921), p. 4. Cité par Borsaro,
Jean Cocteau : le cirque, p. 47.
120. LPTC, p. 165.
121. Voir la reproduction dans Volta, Satie et la danse, Paris : Édition Plume, 1992, p. 44.
122. Élise Jouhandeau, Le spleen empanaché, vol. III : Joies et douleurs d’une belle excentrique, Paris :
Flammarion, 1960, p. 149-150.
123. Cette œuvre ne figure pas au catalogue des œuvres d’Auric établi par Josiane Mas.
124. Pour cette danse réglée par Staats, Caryathis arbore un « somptueux costume » dessiné par
Nathalia Gontcharova.
125. Jouhandeau, op. cit., p. 141-142.
126. Ibid.
127. Ibid.
128. Ibid.
129. Cité dans Volta, Satie et la danse, p. 50.
130. Satie, Correspondance, p. 446, lettre à Caryathis du 12 mai 1921.
131. Misia, née Godebska, fille du sculpteur polonais Cyprien Godebski et petite-fille du
violoncelliste belge Adrien-François Servais. Mariée en avril 1893 avec le directeur de La Revue
blanche, Thadée Nathanson, dont elle divorce en février 1904. Elle se remarie avec le financier
Alfred Edwards en février 1905, pour divorcer une nouvelle fois en février 1909. Un troisième
mariage avec le peintre catalan José-Maria Sert en août 1920 ne sera pas plus heureux puisqu’elle
en divorcera en décembre 1927. Égérie de plusieurs peintres impressionnistes, Misia sera la
conseillère de Serge de Diaghilev et mécène de ses ballets. Son influence non négligeable dans les
milieux mondains et avant-gardistes parisiens en fait une personnalité à la fois recherchée et
redoutée.
132. Jouhandeau, op. cit., p. 93-150, passim.
133. Ibid.
134. Ibid.
135. La partition ne sera publiée qu’en 1965 par les éditions Salabert.
136. Malou Haine et David Gullentops, « Un manuscrit retrouvé de Jean Cocteau : Le Mirliton
d’Irène, Cheveux d’ange et Les Mariés de la tour Eiffel », Annales d’histoire de l’art et d’archéologie (U.L.B.),
vol. XXV (2004), p. 83-107.
137. Cocteau, « Préface de 1922 [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 37.
138. Lettre du 16 novembre 1977. Citée dans Aschengreen, Jean Cocteau and the Dance, translated
by Patricia Mc Andrew and Per Avsum, p. 106.
78

139. Francis Ramirez et Christian Rolot, « Notice [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 1593-1600.
140. Cocteau, « Préface de 1922 [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 34.
141. Cité d’après Hugo, op. cit., p. 195.
142. Jean Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse, n o 9 (juin 1921), n.p.
143. Hugo, op. cit., p. 195.
144. Edmund Wilson Jr., « The Ballets of Jean Cocteau: The Theatrical Innovations of the “Enfant
Terrible” of French Art », Vanity Fair (mars 1922), p. 48 et 94.
145. Hugo, op. cit., p. 195.
146. Jochen Heymann, « Un petit oiseau va sortir : Le théâtre de Cocteau et l’esthétique du Ready-
made » in Volker Kapp et Suzanne Winter (dir.), p. 77-89.
147. Jean Cocteau, « Les Mariés de la tour Eiffel [Préface] », Les œuvres libres, n o 21 (mars 1923),
p. 351-380.
148. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
149. Cocteau, « Les Mariés de la tour Eiffel », Les œuvres libres.
150. Cocteau, « Préface de 1922 [aux Mariés de la tour Eiffel] », LPTC, p. 35.
151. Jacinthe Harbec, « Le ballet chez Cocteau : vers une manifestation avant-gardiste en
compagnie du Groupe des six et des ballets suédois », Canadian University Music Review/Revue de
musique des universités canadiennes, vol. 22, n o 1 (2001), numéro spécial Jean Cocteau : Evangelist of
the Avant-Garde/Jean Cocteau : évangéliste de l’avant-garde, Tom Gordon (dir.), p. 40-67.
152. Ibid.
153. Ibid.
154. Voir supra, note 12.
155. Henry Béraud, « Théâtre des Champs-Élysées : Les Mariés de la tour Eiffel ou Un enfant terrible
massacre ses parents terribles », Mercure de France, tome CXLIX, n o 554 (15 juillet 1921),
p. 449-451.
156. Malou Haine et David Gullentops, op. cit.
157. Raymond Radiguet, « Les Mariés de la tour Eiffel », Les feuilles libres, n o 25 (février 1922). Cité
dans L’approdo-musicale, no 19-20, (1965), p. 145-152.
158. Jean Cocteau, Le Coq, no 4 (novembre 1920), page recto : « En préparation : Jean Cocteau-Georges
Auric-Raymond Radiguet. – La Noce – Tragi-comédie musicale ».
159. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
160. Ibid.
161. Milorad, « De La Noce massacrée aux Mariés de la tour Eiffel ou Un enfant terrible massacre ses
parents terribles », Cahiers Jean Cocteau, no 5 (1975), p. 31-38.
162. Cité dans Marcel Rieu, « Les Mariés de la tour Eiffel », Comœdia, vol. XV (18 juin 1921).
163. Hugo, op. cit., p. 217.
164. Malou Haine, « Catalogue des textes de Cocteau mis en musique » in David Gullentops et
Malou Haine (dir.), Jean Cocteau : textes et musique, Hayen/Belgique : Mardaga, 2005, p. 167-302.
165. Tom Gordon, « Efforts to astonish », Canadian University Music Review/Revue de musique des
universités canadiennes, vol. 22, n o 1 (2001), numéro spécial Jean Cocteau : Evangelist of the Avant-
Garde/Jean Cocteau : évangéliste de l’avant-garde, Tom Gordon (dir.), p. 3-21.
166. Introduction à l’article de Jean Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La
danse.
167. Francis Poulenc, Francis Poulenc ou l’invité de Touraine. Entretiens avec Claude Rostand
diffusés sur Paris Inter du 13 octobre 1953 au 16 février 1954. Reproduits en 2 CD, INA-Radio
France, Archives sonores INA, CD 78X2 ADD (cf. 4 e entretien).
168. Voir également le récent article de Jacinthe Harbec, « La musique dans les ballets et les
spectacles de Jean Cocteau » in Gullentops et Haine, Jean Cocteau : textes et musique, p. 33-60.
169. Cocteau reprend ce paragraphe dans sa préface aux Mariés de la tour Eiffel de 1922, mais il
remplace l’expression « homme orchestre » par « athlète complet ».
79

170. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
171. David Gullentops, « Du théâtre de poésie à la poésie de théâtre » in Caizergues, Jean Cocteau et
le théâtre, p. 43-57.
172. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la tour Eiffel », La danse.
173. Pierre Gosselin, « Jean Cocteau », Arts et lettres d’aujourd’hui, vol. II, n o 8 (24 février 1924),
p. 189-193.
174. Edmund Wilson Jr., « The Æsthetic Upheaval in France : The Influence of Jazz in Paris and
Americanization of French Literature and Art », Vanity Fair (February 1922), p. 49 et 100. Ezra
Pound, « On the Swings and Roundabouts: the Intellectual Somersauts of the Parisian vs. The
Londoner’s Effort to Keep His Stuffed Figures Standing », Vanity Fair (August 1922), p. 49.
175. Cocteau, Le rappel à l’ordre, p. 228.
176. Jean Cocteau, « Les Ballets russes », Comœdia illustré, vol. VIII, n o 4 (20 janvier 1921), p. 170.
177. Plus exactement Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale).
178. Cocteau, « À vol d’oiseau sur Les Mariés de la Tour Eiffel », La Danse.

AUTEUR
MALOU HAINE
Université Libre de Bruxelles, Belgique
80

Chapitre 4. Évolution de la musique


de scène en France de 1900 à 1945
Catherine Steinegger

1 Résumer quarante-cinq années de musique française en quelques pages pourrait sembler


présomptueux. Pourtant ce pari prend tout son sens lorsqu’il s’agit de musiques de scène.
En effet, ce répertoire considéré comme marginal a suscité peu d’intérêt de la part des
chercheurs1 ; méconnu, il est parfois méprisé. Il intègre pourtant une interdisciplinarité
structurelle permettant de relier deux domaines de recherche : les études théâtrales et la
musicologie. Comme son titre l’indique, cette étude de synthèse est structurée en deux
parties, la première est consacrée à l’évolution de la musique de scène afin d’évaluer les
influences subies par ce répertoire ; la seconde correspond à la mise en évidence des
éléments de modernité apparaissant dans ce corpus.
2 En 1900, Gabriel Fauré compose une musique de scène pour Prométhée d’après le texte
d’Eschyle2 joué aux arènes de Béziers dans le cadre d’une série de représentations
inaugurée par Camille Saint-Saëns en 1896 afin de restituer l’esprit du théâtre antique.
Auparavant, Gabriel Fauré avait déjà composé pour le théâtre, il faut citer notamment la
partition connue sous forme de suite3 écrite pour les représentations à Londres de Pelléas
et Mélisande de Maeterlinck en 1898. Pour Prométhée, Fauré dispose d’un effectif énorme,
réunissant trois orchestres d’harmonie auxquels s’ajoutent cent instruments à cordes,
dix-huit harpes, trente trompettes, deux cent choristes, des danseuses, des acteurs
vedettes de l’époque comme Édouard de Max4 qui interprète le rôle-titre, des solistes de
l’opéra, soit près de 800 personnes. Fauré confie l’orchestration des musiques d’harmonie
à Charles Eustace, chef de l’harmonie militaire de Montpellier. Cette partition,
particulièrement intéressante parce qu’atypique dans l’univers musical de Fauré,
correspond à une des rares tentatives du compositeur d’écrire pour un effectif important
associé à une interdisciplinarité induite par la tragédie grecque mêlant chœurs, danses et,
bien sûr, texte dramatique.
3 Mais les grands spectacles joués aux arènes de Béziers s’inscrivent dans une conception
passéiste de la scène qui sépare les interventions, concentrant toute l’attention sur les
acteurs vedettes qui déclament à l’avant-scène. Conventions théâtrales qu’André Antoine
(1858-1943) va refuser en imposant une véritable révolution dans l’art du théâtre. On
81

situe généralement l’apparition de la notion de mise en scène en France en 1887, date de


la création du Théâtre-Libre par André Antoine qui impose une conception naturaliste de
l’art dramatique, proche des théories énoncées par Émile Zola dans son ouvrage Le
Naturalisme au théâtre5. Ce dernier attribue au décor de théâtre une fonction semblable à
celle des descriptions dans les romans réalistes. En exigeant un jeu naturel, dans un décor
constitué de véritables accessoires, Antoine s’applique comme son homologue russe
Stanislavski6 à réincarner le réel par la magie du théâtre. Ainsi, lorsque André Antoine
devient directeur de l’Odéon en 1907, la première pièce qu’il choisit de monter est
l’adaptation du roman de Zola La Faute de l’abbé Mouret 7, avec une musique d’Alfred
Bruneau8. Ce choix n’est pas le fruit du hasard en effet, puisque Alfred Bruneau était un
proche d’Émile Zola. Plusieurs de ses ouvrages lyriques9 sont inspirés par l’écrivain
français, par exemple Le Rêve 10 créé à l’Opéra-Comique en 1891. Sa démarche artistique
s’inscrit dans le courant naturaliste magnifié en 1900 par la création de Louise de Gustave
Charpentier11.
4 Le caractère prosaïque de cette esthétique s’oppose d’ailleurs totalement à la vision
poétique de Claude Debussy, qui expliquait ainsi dans une lettre à son ami le prince
Poniatowski :
Il se lève aussi à l’horizon musical un jeune astre du nom de Gustave Charpentier
qui me paraît destiné à une gloire aussi productrice qu’inesthétique. C’est comme
on pourrait dire le triomphe de la Brasserie. [...] Mais, sapristi, la musique c’est du
rêve dont on écarte les voiles ! Ce n’est même pas l’expression d’un sentiment, c’est
le sentiment lui-même ! Et l’on voudrait qu’il serve à raconter de simples
anecdotes ! Quand les journaux s’acquittent à merveille de ce soin 12.
5 Le public put en effet mesurer, lors de la création de Pelléas et Mélisande en 1902, toute la
distance qui existait entre ces deux univers. Bien que Debussy ait été très proche de la
création littéraire, sa tentative de collaboration avec André Antoine en 1904 échoua. En
effet, le projet d’écrire une partition pour la première restitution authentique en France
d’une pièce de Shakespeare, Le Roi Lear, au Théâtre-Libre, n’aboutit pas. Debussy composa
seulement deux morceaux, Fanfare et Le Sommeil de Lear, édités par Jean Roger-Ducasse 13
après la mort du compositeur. En revanche, Debussy s’investit bien plus tard, en 1911,
dans un projet beaucoup plus important : Le Martyre de saint Sébastien, écrit en deux mois
avec l’aide d’André Caplet14 sur un texte en français de Gabriele D’Annunzio 15, mise en
scène d’Armand Bour, décors et costumes de Léon Bakst16, chorégraphie de Michel Fokine
17. Ida Rubinstein18 interprétait le rôle titre. Le thème de cette pièce évoque l’atmosphère

particulière créée au IVe siècle par l’opposition entre le paganisme décadent et le


christianisme naissant. Composée sur le modèle d’un mystère du Moyen Âge en cinq
mansions ou actes19, cette œuvre associe des rôles de comédiens20 et de chanteurs 21. Ce
spectacle se solda par un échec dû principalement à la durée excessive de cette œuvre – la
pièce durait plus de quatre heures –, mais aussi à la réputation sulfureuse d’Annunzio et à
la condamnation du clergé. Cette partition fut ensuite jouée en version concert sous
forme d’oratorio en supprimant une grande partie du texte. Cette commande d’Ida
Rubinstein relève d’une conception pluridisciplinaire du spectacle qui s’apparente au
« théâtre total ».
6 La guerre de 1914-1918 marque la fin d’une époque, aussi bien d’un point de vue théâtral,
avec la fin de la carrière d’André Antoine, qu’au point de vue musical, avec la mort en
1918 de Claude Debussy. Une nouvelle esthétique annoncée par la création retentissante
de Parade en 1917 rompt avec les valeurs du passé. L’expérience, réalisée en 1918 par
Georges Pitoëff22, qui mit en scène à Lausanne L’Histoire du soldat de Stravinsky/Ramuz,
82

traduit bien la volonté des artistes de cette époque d’imaginer une nouvelle expression
dramatique. Dans cette perspective, la traduction de l’Orestie par Claudel associée à la
musique de Darius Milhaud démontre tout le parti qu’un musicien peut tirer d’un texte
dramatique, en témoigne son expérimentation de la polytonalité dans les Choéphores 23. Et
ce n’est pas un hasard si les membres du Groupe des Six, encouragés par Cocteau,
apportèrent une contribution si importante à un genre annexe comme la musique de
scène. La composition collective de cinq membres du Groupe des Six pour Les Mariés de la
tour Eiffel, « ballet satirique en un acte 24 » écrit par Cocteau, concrétise cet engagement
pour une nouvelle forme de spectacle. Dans sa préface, Cocteau explique : « Une pièce de
théâtre devrait être écrite, décorée, costumée, accompagnée de musique, jouée, dansée
par un seul homme. Cet athlète complet n’existe pas. Il importe donc de remplacer
l’individu par ce qui ressemble le plus à un individu : un groupe amical 25. » Ces affinités
électives instaurent une interdisciplinarité presque militante entre les artistes.
7 Dans le domaine du théâtre, les metteurs en scène s’intéressent aux compositeurs
contemporains. La convergence de deux courants, l’un musical, impulsé par Cocteau à
travers le Groupe des Six prônant une nouvelle forme de spectacle, et l’autre théâtral,
avec l’émergence d’un nouveau pouvoir, celui des metteurs en scène, qui crée des
conditions favorables à l’interdisciplinarité. La constitution en 1927 du Cartel réunissant
les plus grands metteurs en scène du moment : Louis Jouvet, Charles Dullin, Georges
Pitoëff26 et Gaston Baty, témoigne d’une prise de conscience de ces artistes face à leurs
responsabilités de metteurs en scène, mais aussi de directeurs de théâtre. Louis Jouvet 27
dirige le Théâtre de l’Athénée, Gaston Baty28, le Théâtre de la Chimère et Charles Dullin29
fonde le Théâtre de l’Atelier, auquel il joint une école. L’enseignement de Charles Dullin a
d’ailleurs singulièrement marqué les jeunes comédiens de cette époque, notamment Jean-
Louis Barrault qui mettra à profit, pendant sa longue carrière, les acquis de sa jeunesse à
l’Atelier et notamment ses talents pour le mime décelés grâce à sa rencontre avec Étienne
Decroux30. D’un point de vue théorique, la personnalité d’Antonin Artaud, qui fut le
condisciple de Jean-Louis Barrault chez Dullin, influencera la conception dramaturgique
des générations à venir. Très intéressé par la musique, Charles Dullin ne l’assimilait pas à
un décor. Dans son ouvrage Ce sont les Dieux qu’il nous faut, il affirme :
La participation de la musique reste pour moi à la base d’un spectacle complet, mais
on en est arrivé à déformer complètement l’emploi de la musique en s’en servant en
général comme d’un lien sonore entre les actes pour distraire les spectateurs
pendant les changements de décors. Je n’hésite pas à dire que c’est une erreur. La
musique n’est intéressante que si elle fait partie du drame, sinon elle est une cause
de dispersion de l’intérêt et devient nuisible31.
8 En 1922, il commande une partition pour Antigone de Cocteau à Honegger, texte que le
compositeur réutilisera plus tard pour son opéra32 puis, en 1928, il sollicite Georges Auric
pour écrire la chanson de Volpone de Jules Romains et, en 1932, il collabore avec Darius
Milhaud pour Le Château des papes d’André de Richaud. Il mettra en scène l’opéra Médée de
Darius Milhaud en 1939 à l’Opéra de Paris. Quant à Louis Jouvet, son attitude par rapport à
la musique était plus directive. Marthe Besson Herlin, qui fut directrice de la scène à
l’Athénée, explique comment travaillait le metteur en scène :
Jouvet faisait venir le musicien quand le travail des répétitions était assez avancé,
puis quand la pièce était déjà minutée, Jouvet pouvait lui indiquer la durée exacte
des séquences musicales. Très souvent, il faisait des suggestions, il lui arrivait
même de chantonner. Il avait une idée très précise de ce qu’il voulait. Mais il
acceptait aussi les propositions des compositeurs surtout celles de Sauguet ou Rieti
33
.
83

9 Jouvet commande une partition à Francis Poulenc pour Intermezzo de Jean Giraudoux en
1928, mais la musique de scène la plus célèbre composée par Poulenc est la mélodie Les
Chemins de l’amour écrite pour une pièce de Jean Anouilh, Léocadia, mise en scène en 1940
par Pierre Fresnay et interprétée par Yvonne Printemps. Parmi les compositeurs de cette
époque, Henri Sauguet se distingue par sa prédilection pour le théâtre. Acteur à
l’occasion, le membre le plus éminent de l’École d’Arcueil interpréta le rôle34 du baron
Méduse35 dans la pièce d’Erik Satie Le Piège de Méduse (1913). Ayant écrit une cinquantaine
de musiques de scène, ses collaborations les plus remarquables sont destinées aux pièces
de Jean Giraudoux pour Ondine (1939) et La Folle de Chaillot (1945). Auparavant, Jouvet avait
sollicité Maurice Jaubert36 pour deux autres pièces de ce dramaturge : Tessa (1934) et La
Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935). À partir de 1940, l’Occupation provoque une rupture
au sein du milieu artistique. Darius Milhaud est obligé de s’exiler et Louis Jouvet décide de
partir avec sa troupe pour une longue tournée en Amérique du Sud qui durera quatre ans.
En France, malgré les privations dues à l’Occupation, la vie artistique se développe avec
un dynamisme remarquable. Quelques créations sont fastueuses, par exemple celle du
Soulier de satin de Paul Claudel en 1943 à la Comédie-Française. La mise en scène est de
Jean-Louis Barrault, la musique, pour clarinette, trompette, percussions, ondes Martenot,
piano, cordes, soprano, baryton et chœurs, est composée par Arthur Honegger et
l’orchestre est dirigé par André Jolivet. Ce dernier compose la même année une musique
pour Iphigénie à Delphes de Gerhardt Hauptmann 37, pièce imposée par l’occupant pour
fêter à la Comédie-Française le quatre-vingtième anniversaire du dramaturge allemand.
La réception de cette pièce s’étant soldée par un échec, André Jolivet réutilisa cette
partition de musique de scène pour constituer sa Suite delphique.
10 Ce bref aperçu de l’évolution de la musique de scène entre 1900 et 1945 a permis de citer
des œuvres de Fauré, Debussy, du Groupe des Six, de l’École d’Arcueil et du Groupe Jeune
France. Ainsi les principaux apports stylistiques de la première moitié du XXe siècle
apparaissent à travers le prisme de la musique de scène. En dehors des avancées du
langage, l’étude des partitions d’un point de vue orchestral révèle que l’écriture de la
musique de scène est souvent l’occasion pour les compositeurs d’innover dans les
recherches de timbres. À l’image de Georges Bizet qui introduit dès 1872 le saxophone
dans sa musique de scène de l’Arlésienne38 d’Alphonse Daudet, les compositeurs utilisent
très tôt les nouveaux instruments. En 1925, Maurice Jaubert intègre le Pleyela39 à l’effectif
de sa première musique de scène pour une pièce de Calderon40, Le Magicien prodigieux.
Mais c’est l’apparition en 1928 des ondes Martenot qui va susciter le plus d’enthousiasme
auprès des compositeurs. Dès 1932, Darius Milhaud utilise les ondes Martenot pour Le
Château des papes d’André de Richaud 41, mais Honegger et Jolivet les intègrent aussi dans
leurs partitions de musique de scène42. Dans un article publié dans Comœdia intitulé Les
ondes Martenot et la Grèce antique, Arthur Honegger écrit :
Deux ouvrages mettant en scène les personnages de l’Orestie, Iphigénie à Delphes de
Gerhardt Hauptmann et Les Mouches de Jean-Paul Sartre, sont accompagnés de
musique où l’appareil à ondes Martenot joue un rôle principal. (...) Le Martenot
peut apporter là un soutien d’une puissance insoupçonnée et aucun autre
instrument ne pourrait rivaliser avec lui dans la précision et l’agilité. Son timbre
peut s’incorporer à celui des cordes et faire masse avec eux. Dix violons doublés par
un Martenot donnent l’impression de trente violons43.
11 Arthur Honegger évoque ici les problèmes de densité sonore.
12 En comparant les effectifs utilisés pour la musique de scène entre 1900 et 1945, on
constate que le nombre d’instruments diminue progressivement au fur et à mesure que
84

l’on s’éloigne du début du siècle. En effet, dans les années 1900, la tradition symphonique
domine puis, à partir des années 1930, les timbres sont de plus en plus individualisés,
l’expression devient plus concise. On passe d’effectifs pléthoriques, par exemple pour
Prométhée, à des ensembles plus réduits, comme celui cité pour l’orchestration du Soulier
de satin.
13 Cette réduction des effectifs correspond à une évolution de l’esthétique, mais elle peut
aussi s’expliquer par des impératifs économiques. Le paramètre financier joue en effet un
rôle important dans les relations entre compositeurs et metteurs en scène, ces derniers
choisissent souvent de réduire le nombre de musiciens ou d’enregistrer pour limiter les
frais. Les musiciens de théâtre subissent ainsi la concurrence grandissante de
l’enregistrement. Les orchestres de l’Odéon ou de la Comédie-Française sont rapidement
menacés. Ainsi Raymond Charpentier44, directeur de la musique à la Comédie-Française,
doit-il argumenter auprès de l’administrateur contre l’utilisation du phonographe. Dans
un rapport écrit en 1932, il explique ainsi que « La musique mécanique ou comme on l’a
dit très justement, la musique en conserve ne saurait la plupart du temps se substituer à
la musique directe. Sur les scènes secondaires, on l’appelle non sans raison la musique du
pauvre, on ne l’y admet que par commisération45. » Mais les arguments de Raymond
Charpentier ne tiennent pas face à la pression économique. Dans la pratique, la musique
enregistrée s’impose de plus en plus. Dans ses écrits46, Darius Milhaud évoque ce
problème en précisant que tout dépend du metteur en scène et explique que Jouvet et
Copeau optaient en général pour la musique enregistrée, tandis que Dullin et Pitoëff
préféraient l’interprétation en direct.
14 En écoutant les disques utilisés pour la musique de scène, on constate que ces
enregistrements associent musiques et bruits. Ainsi, bien avant les travaux de Pierre
Schaeffer47, la notion de musique concrète existait déjà dans les partitions de musique de
scène. L’intégration des bruits, de la musique et du texte pratiquée au théâtre subit
l’influence de l’apparition du cinéma sonore dans les années 1930. Cette évolution
fondamentale du septième art modifie la perception musicale des auditeurs, des
compositeurs et des metteurs en scène de théâtre. En effet, la musique de film, conçue
selon un minutage précis, induit une fragmentation des extraits musicaux identique à
celle pratiquée au théâtre. Il existe ainsi des similitudes entre les procédés d’écriture des
musiques destinées au théâtre et au cinéma. Les compositeurs de musique de scène
écrivent d’ailleurs aussi pour le cinéma. Parmi ces musiciens, on peut citer notamment
Arthur Honegger, Georges Auric, Henri Sauguet, Roger Désormières et, bien sûr, Maurice
Jaubert.
15 Pour un compositeur, s’intéresser au cinéma ne témoigne pas seulement d’un
engouement certain pour les nouvelles formes d’expression, mais relève aussi d’une
conception élargie de la scène. Honegger ne déclarait-il pas : « Personnellement, je crois
en un théâtre musical qui ferait appel à toutes les possibilités spectaculaires, y compris le
cinéma48. » Il rejoignait ainsi les souhaits visionnaires de Claudel dans son texte Le drame
et la musique49. Cette idée très moderne de recourir aux moyens du cinéma pour le théâtre
illustre à quel point la mise en scène a pu transformer la notion de spectacle en cette
première moitié du XXe siècle.
85

CONCLUSION
16 En conclusion, la musique de scène est un genre remarquablement présent dans la
production des compositeurs de la première moitié du XXe siècle. Cet engouement peut
s’expliquer par différentes motivations. En premier lieu, la musique de scène est un genre
aux contours relativement flous qui peut s’apparenter à l’oratorio ou au ballet. D’un point
de vue littéraire, les compositeurs ont l’occasion unique d’expérimenter les relations
texte/musique avec des dramaturges contemporains ; les collaborations exemplaires de
Milhaud et d’Honegger avec Claudel en témoignent. En second lieu, l’activité théâtrale
s’effectuant dans une sphère artistique très éloignée des institutions musicales officielles,
les compositeurs sollicités par les metteurs en scène ont la possibilité d’être joués dans un
cadre non conventionnel qui permet d’effectuer des essais de timbres ou d’établir des
liens étroits avec un texte avant d’écrire une œuvre de plus grande envergure, comme le
fit par exemple Darius Milhaud en reprenant en 1943 pour son opéra le sujet de la pièce
Bolivar de Jules Supervielle illustré en 1938 à la Comédie-Française. D’autre part, l’étude
de la musique de scène permet d’appréhender l’évolution sociale et technique de l’époque
en mettant en évidence le changement radical des conditions de travail des musiciens
d’orchestre face à la concurrence de l’enregistrement et les interactions entre l’art
artisanal qu’est le théâtre et l’industrie cinématographique, autant de signes très
modernes qui vont s’amplifier dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais le fait
primordial, mis en évidence par l’étude de la musique de scène, est la participation
directe des compositeurs à une redéfinition de la notion de spectacle à travers l’action
omniprésente des metteurs en scène. Une redéfinition qui annonce une
pluridisciplinarité rééquilibrée au théâtre avec les grandes aventures de la Compagnie
Renaud-Barrault, du TNP et du Festival d’Avignon avec Jean Vilar, ou plus récemment du
Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. En outre, on assiste à une intrusion de la mise en
scène dans tous les genres, notamment à l’opéra50, démultipliant la notion de création à
chaque mise en scène, selon l’expression de Daniel Mesguich dans son ouvrage L’éternel
éphémère (1991) : désormais « le metteur en scène tient tout texte pour un palimpseste 5152
».

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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86

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Steinegger, Catherine. La musique à la Comédie-Française de 1921 à 1964. Aspects de l’évolution d’un


genre, Liège : Mardaga, 2005.
87

NOTES
1. Parmi les ouvrages consacrés à la musique de scène, on peut citer la thèse de musicologie
soutenue au Conservatoire de Paris en 1973 par Pierre Menneret, « La musique de scène de
Napoléon III à Poincaré, 1852-1914 » ; celle plus récente de Pascal Lécroart, « Paul Claudel et la
musique scénique, du Christophe Colomb au Livre de Christophe Colomb 1927-1952 », sous la
direction de Michel Autrand, Paris IV, 1998, publiée chez Mardaga sous le titre : Paul Claudel et la
rénovation du drame musical, 2004 ; enfin la thèse que j’ai soutenue en octobre 2003 à l’Université
Paris-Sorbonne, Paris IV en musicologie sous la direction de Danièle Pistone, « La musique à la
Comédie-Française de 1921 à 1964. Aspects de l’évolution d’un genre », Liège : Mardaga, 2005.
2. Adaptation de Jean Lorrain et d’André-Ferdinand Hérold.
3. Op. 80, cette suite comprend la célèbre Sicilienne allegro molto moderato qui fut composée en
1893 pour une version inachevée de musique de scène destinée au Bourgeois gentilhomme de
Molière.
4. Édouard Alexandre Max (1869-1924), dit Édouard de Max, tragédien célèbre qui, ayant débuté à
l’Odéon, poursuivit sa carrière au Théâtre Antoine, puis fut engagé à la Comédie-Française en
1915.
5. Ayant exercé comme critique de théâtre dans Le Bien public et Le Voltaire, Zola réunit en 1881
ses textes dans deux ouvrages : Le Naturalisme au théâtre ; Nos auteurs dramatiques.
6. Constantin Stanislavski, de son vrai nom Konstantin Alekseïev (1863-1938), metteur en scène
russe qui fonde en 1898 le Théâtre d’Art de Moscou et monte des pièces de Tchékhov ou de Gorki.
Auteur de Rabota aktëra nad soboj publié en 1938 dont sont issus des ouvrages fondamentaux : La
Formation de l’acteur et La Construction du personnage.
7. C’est le cinquième roman de la vaste fresque écrite par Zola : Les Rougon-Macquart, histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire (1871-1893).
8. 1857-1934, entré au Conservatoire de Paris en 1873, il suivit les cours dans la classe de
Franchomme en violoncelle, dans celle de Savard pour l’harmonie et étudia la composition avec
Massenet. Il obtint le second grand prix de Rome en 1881.
9. L’Attaque du moulin, 1893 ; Messidor, 1897 ; L’Ouragan, 1901 ; L’Enfant-roi, 1905 ; Lazare, 1905 ; Naïs
Micoulin, 1907. Bruneau a écrit une biographie dans laquelle il évoque son amitié avec Zola : À
l’ombre d’un grand cœur (1931).
10. D’après le seizième roman des Rougon-Macquart.
11. Premier grand prix de Rome en 1887, Gustave Charpentier ne parvint pas à donner une suite
au grand succès de Louise.
12. Edward Lockspeiser et Harry Halbreich, Claude Debussy, Paris: Fayard, 2001, p. 216.
13. (1873-1954) Ayant étudié au Conservatoire de Paris avec Gedalge et Fauré, il obtint le second
grand prix de Rome en 1902.
14. (1863-1938) Compositeur et chef d’orchestre. Ayant obtenu le premier grand prix de Rome en
1901, il s’est illustré comme chef d’orchestre. Il dirigea Le Martyre de saint-Sébastien lors de sa
réation.
15. (1863-1938) Poète et dramaturge italien, auteur de La Ville morte (La Citta morta) créée par
Sarah Bernhardt en 1898.
16. Qui fut l’auteur de nombreux décors pour Les Ballets russes de Diaghilev.
17. Danseur et chorégraphe des Ballets russes.
18. (1888-1960) Danseuse et comédienne russe ayant appartenu à la troupe des Ballets russes, elle
fut à l’origine de nombreuses commandes dont Le Boléro de Ravel, Perséphone de Stravinsky et
Amphion d’Arthur Honegger.
88

19. « La Cour des lys » ; « La Chambre magique » ; « Le Concile des faux dieux » ; « Le Laurier
blessé » ; « Le Paradis ».
20. Rôles de Sébastien, de l’Empereur, du Préfet, de la Mater dolorosa et de la Fille malade des
fièvres.
21. Voix des Jumeaux (contralti), la Vierge Erigone (soprano), la Vox cælis (soprano), la Vox sola
(soprano), l’âme de Sébastien (soprano).
22. (1884-1939) Acteur et metteur en scène d’origine russe qui s’imposa comme directeur de
théâtre et appartint au groupe du Cartel.
23. Darius Milhaud, Ma vie heureuse, Paris : Belfond, 1987, p. 59-60.
24. Désignée ainsi par l’auteur.
25. Jean Cocteau, Théâtre complet, Paris : Gallimard, 2003, p. 38.
26. Georges Pitoëff exerce au Théâtre des Mathurins de 1934 à 1939.
27. (1887-1951) Acteur, metteur en scène français, auteur d’ouvrages sur le théâtre dont Le
comédien désincarné (1954).
28. (1885-1952) Assistant de Gémier, il crée de nombreux spectacles. À la fin de sa vie, il
s’intéresse au théâtre de marionnettes.
29. (1885-1949) Acteur, metteur en scène très éclectique, intégrant aussi bien la commedia dell’arte
que le nô.
30. (1898-1991) Acteur français, fondateur d’une école de mime.
31. Charles Dullin, Ce sont les Dieux qu’il nous faut, Paris : Gallimard, 1969, p. 233.
32. Composé entre 1924 et 1927 et créé le 28 décembre 1927 au Théâtre de la Monnaie de
Bruxelles.
33. « Une constante de rigueur », entretien réalisé par Terje Sinding, publié dans le « Programme
de La poudre aux yeux, Monsieur de Pourceaugnac », Comédie-Française, n o 163 (décembre 1987), p. 31.
34. Mais aussi celui de Dame Pernelle dans Tartuffe avec la troupe du Rideau de Paris de Marcel
Herrand et Jean Marchat, en 1944. Dame Pernelle est la mère d’Orgon.
35. En 1932 au Conservatoire de Paris, puis en 1965 à la Schola Cantorum et en 1966 pour une
cérémonie d’hommage à Arcueil.
36. (1900-1940) Compositeur surtout connu pour ses musiques de film parmi lesquelles on peut
citer Quatorze Juillet de René Clair (1933), L’Atalante de Jean Vigo (1935) et Drôle de drame de Marcel
Carné (1937).
37. (1862-1946) Dramaturge allemand, fondateur de l’école naturaliste, il subit l’influence de
Zola. Les Tisserands (Die Weber) 1893 ; Les Rats (Die Ratten), 1911.
38. Le saxophone alto intervient dans la seconde partie du Prélude en jouant le thème de
l’Innocent.
39. « À la fin de la Guerre (14-18), la maison Pleyel lance son piano automatique, le Pleyela, un
instrument conçu sur le principe de l’orgue de Barbarie : des rouleaux perforés commandant le
mécanisme de marteaux. Son intérêt était double : outre une parfaite exactitude rythmique, il
permettait de “jouer” sur un clavier des traits et des accords que le plus phénoménal des
pianistes n’aurait pu exécuter. » François Porcile, La Belle Époque de la musique française, 1871-1940,
Paris : Fayard, 1999, p. 309.
40. (1600-1681) Auteur dramatique espagnol intégrant dans son théâtre des thèmes
philosophiques comme par exemple dans La Vie est un songe (La Vida es sueno, 1635).
41. (1909-1968) Romancier, poète et auteur dramatique français.
42. Par exemple, Honegger utilise les ondes Martenot dans Les Suppliantes d’Eschyle (adaptation
d’André Bonnard), Le Soulier de satin de Paul Claudel, Hamlet de Shakespeare (traduction d’André
Gide), Œdipe de Sophocle (traduction d’André Obey), Œdipe-Roi de Sophocle (traduction de Thierry
Maulnier) ; Jolivet dans Antigone de Sophocle (adaptation d’André Bonnard), Iphigénie à Delphes de
Gerhart Hauptmann et Iphigénie en Aulide de Jean Racine.
89

43. Arthur Honegger, Écrits, textes réunis et annotés par Huguette Calmel, Paris : Champion, 1992,
p. 571-572.
44. (1880-1960) Compositeur, chef d’orchestre, critique musical, il collabore à Comœdia et fonde
Chanteclerc avec Jean Gandry-Réty.
45. Texte communiqué par son neveu Monsieur Claude Charpentier, que je tiens à remercier.
46. Darius Milhaud, op. cit., p. 199.
47. Avec la fondation en 1951 du Groupe de Recherche de Musique concrète à la RTF, puis avec la
rédaction du Traité des objets musicaux publié en 1966.
48. Honegger, Écrits, p. 228.
49. Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris : Gallimard, 1989, p. 143-155.
50. Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris : Gallimard, 1989, p. 143-155.
51. On pourra citer, comme exemples, les célèbres de mises en scène d’opéras de Luchino
Visconti ou de Patrice Chéreau.
52. Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, Paris : Le Seuil, 1991, p. 21.

AUTEUR
CATHERINE STEINEGGER
Université d’Évry, France
90

Chapitre 5. L’Orestie de Claudel et


Milhaud
François de Médicis

1 La musique dramatique est un univers paradoxal où la rencontre idéale d’un compositeur


et d’un librettiste de grand talent, aux sensibilités accordées et fraternelles, tient de la
créature hybride et chimérique, évoquant une sorte de phénix bicéphale, par sa rareté et
sa nature à la fois duelle et fusionnelle. Dans sa correspondance avec le poète Jean
Cocteau, Georges Auric s’amuse à comparer leur collaboration à celle de Beethoven et
Schiller, immortalisée dans le dernier mouvement de la Neuvième Symphonie 1. Son
prolifique confrère Darius Milhaud devait travailler avec de nombreux écrivains (Jean
Cocteau, Henri Hoppenot, Armand Lunel, Biaise Cendrars, etc.), mais aucun n’allait lui
apporter une complicité aussi fertile et fructueuse que Paul Claudel. Des témoignages
relativement abondants permettent de documenter cette collaboration exceptionnelle : la
correspondance des deux hommes, quelques passages du Journal de Claudel, de nombreux
textes d’entrevues et écrits autobiographiques2. Mais cette documentation ne fournit
qu’une vue partielle des faits, où certaines déclarations portent à faux, et où les
témoignages ne se gênent pas d’enjoliver et farder la vérité. Telle pointe de colère de
Claudel est à mettre sur le compte de l’emportement passager d’une nature impulsive3.
Milhaud, de nature réfléchie et affable, s’en tient généralement à un récit fixé une fois
pour toutes, à un discours officiel, où son admiration pour le poète et la fierté qu’il tire de
leurs collaborations n’en laissent filtrer qu’une vision idyllique et idéalisée. Une image
beaucoup plus spontanée et vraisemblable de la réalité émerge si on lit ces documents en
analysant parallèlement la genèse des œuvres communes. C’est ce que je me propose de
démontrer dans une œuvre particulièrement réussie, la trilogie de L’Orestie (1913-1922),
en me contentant modestement de commenter deux passages éminemment révélateurs,
eu égard aux limites imparties à cet article.
2 Le jeune Milhaud entre en contact pour la première fois avec Claudel par la lecture du
recueil poétique de la Connaissance de l’Est (1913). Le jeune compositeur (il n’a alors qu’une
vingtaine d’années) entreprend rapidement d’en mettre en musique sept textes (cette
œuvre constitue d’ailleurs son premier grand cycle de mélodies). De l’aveu même du
musicien, l’esthétique visionnaire et vigoureuse de la poésie de Claudel l’aide à se dégager
91

des brumes vaporeuses et des délicates arabesques de l’impressionnisme (qui dominait la


musique moderne d’alors), et à se forger un style musical personnel, aux lignes nettes et
aux accents francs4. Peu après la composition de son cycle, Milhaud fait la connaissance
de l’écrivain5, et cette rencontre marque le début de leur collaboration, dont les
réalisations les plus éclatantes comprennent L’Orestie, leur trilogie d’après Eschyle,
composée de musiques de scène pour Agamemnon (1913) et Les Choéphores (1915), et de
l’opéra Les Euménides (1922) ; la musique de scène pour Protée (1919), qui, sous sa forme de
suite symphonique, sera à l’origine d’un des scandales les plus retentissants de la carrière
de Milhaud6 ; le ballet L’Homme et son désir (1918), écrit durant le grand âge d’or du ballet
moderne en France, qui révolutionne le genre avec ses passages pour percussion seule,
ses effets de spatialisation, la représentation de l’action sur une scène divisée (reprenant
les expériences de Claudel à Hellerau) ; et l’opéra Christophe Colomb (1928), qui renouvelle
le genre de l’opéra sous l’influence de la conception novatrice du théâtre claudélien7.
3 Au moment de commencer leur collaboration sur L’Orestie, Claudel est déjà un écrivain
qui, bien que relativement peu connu du grand public, est bien établi auprès de
l’intelligentsia des lettres. Le Groupe des Six n’a pas encore vu le jour, et Milhaud, de
vingt-quatre ans le cadet de l’écrivain, émergeant à peine du Conservatoire, se trouve
tout juste au seuil de sa carrière. C’est pour mieux rendre justice à Eschyle, que Claudel
estime trahi dans la traduction de Leconte de Lisle, et pour assimiler plus intimement la
poésie de sa langue et la force dramatique de son théâtre, que l’écrivain français décide de
traduire L’Orestie. Claudel conçoit une vénération inconditionnelle pour le tragique grec,
qu’il admire en particulier pour la force de ses images pures et visionnaires ; l’énergie
brut de sa prosodie (plus spécifiquement le rythme de iambe) ; le sens du récit si spécial,
avec ses raccourcis dramatiques, qui font bon marché des péripéties ; la priorité accordée
aux sentiments existentiels et religieux ; l’utilisation non réaliste du chœur8. À
l’instigation de Marcel Schwob, il s’attelle à la traduction d’Agamemnon dès la fin de 1892,
en s’inspirant de la traduction anglaise du distingué helléniste Arthur Woollgar Verrall 9.
Puis, une vingtaine d’années plus tard (en 1912), Claudel et Milhaud se rencontrent, le
musicien compose une musique de scène pour la traduction d’Agamemnon pendant que
l’écrivain entreprend l’adaptation des Choéphores et des Euménides. La correspondance des
deux artistes montre la bonne entente qui préside à leur collaboration : Claudel discute
minutieusement ses idées, stimulé par l’échange avec Milhaud dont il apprécie la
sensibilité et la diligence10.
4 Considérons un premier passage des Choéphores pour illustrer la dynamique de la
collaboration de Milhaud et Claudel et le sens profond qu’ils ont donné à l’œuvre
d’Eschyle. Il s’agit d’un extrait situé aux mes. 114-122 du premier mouvement,
« Vocifération funèbre ». La troisième antistrophe du premier chœur présente une
discordance frappante entre le texte et la réalisation musicale : la traduction du texte
d’Eschyle est complètement erronnée, mais la réalisation musicale de Darius Milhaud
prend ses distances avec le texte de Claudel pour souligner l’intention du texte grec
original (probablement à travers une de ses traductions plus fidèles, comme nous allons le
voir plus loin).
5 Dans la deuxième pièce de la trilogie, la reine Clytemnestre est en proie à des cauchemars
depuis qu’elle a assassiné son mari, Agamemnon. Le chœur des « Choéphores » (c’est-à-
dire les « Porteuses de libation », un groupe d’esclaves troyennes) vient se lamenter sur le
tombeau du défunt à la demande de sa veuve, dans le but d’apaiser les divinités. Dans le
passage problématique, le chœur, qui est au courant du crime de Clytemnestre, a recours
92

à une puissante image pour décrire l’impossibilité pour la reine de se purifier d’un
meurtre : la réunion de tous les fleuves de la terre ne suffirait pas à laver une main
homicide. La réalisation musicale exploite une écriture que Milhaud a qualifiée de
polytonalité harmonique, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur la combinaison d’accords
(généralement des triades, comme c’est le cas ici) suggérant des tonalité contrastantes 11.
La Figure 1 représente schématiquement la structure musicale, en indiquant sur l’axe
vertical la fondamentale des triades utilisées, et sur l’axe horizontal les mesures où elles
se situent. Le passage débute à la mes. 114 par la combinaison de quatre strates musicales
(superposant du grave à l’aigu les triades de ré bémol, fa, sol et si ), qui convergent
progressivement sur deux strates (mes. 118), puis sur une seule strate (mes. 121) ; et à
peine la convergence sur une triade consonante est-elle atteinte qu’à la mesure suivante
(mes. 122), l’ajout d’accords dissonants ramène une texture à stratification multiple. Sur
le plan symbolique, la structure musicale illustre donc à la fois la réunion des fleuves, par
l’effet de convergence, et l’impossible purification pour une main homicide, par l’ajout de
strates dissonantes dès que le point de convergence est atteint.

« Tous les chemins divergeant (...) pure ».


Figure 1 : Darius Milhaud, Les Choéphores, 2.
« Vocifération funèbre », mes. 114-123.

6 Mais la réalisation musicale contredit le texte fautif de Claudel : « Quand la chambre


virginale est forcée, nul remède. Tous les chemins divergeant de la route unique ne
peuvent suffire à rendre la main qui a tué, pure. » La convergence des triades dément
l’idée de divergence du texte, sans parler de la traduction erronnée de « fleuves » par
« chemins12 ». Selon toute vraisemblance, la source littéraire dont s’est inspiré Milhaud
pour sa réalisation musicale est la traduction française la plus courante de l’époque, celle
de Leconte de Lisle (ironiquement, la version dont les imperfections avaient décidé
Claudel à entreprendre sa propre adaptation française de L’Orestie). Il semble en effet que
Milhaud, après avoir complété la musique d’Agamemnon, ait commencé à esquisser Les
93

Choéphores avant d’avoir reçu la traduction de Claudel. Dans l’attente, l’écrivain lui-même
aurait recommandé à son collaborateur de se servir du texte de Leconte de Lisle13. La
version de Leconte de Lisle se prête d’ailleurs à cette hypothèse, car elle respecte
fidèlement l’image eschylienne d’une convergence fluviale : « Les fleuves réuniraient
leurs eaux qu’ils ne laveraient point la main qu’a souillée le meurtre14. » Il est donc
ironique de noter que dans ce passage d’Eschyle, la réalisation de Milhaud convient mieux
au texte de Leconte de Lisle que celui par lequel Claudel voulait supplanter son
prédécesseur.
7 Dans une perspective plus générale, le passage problématique rejoint Taxe dramatique de
la trilogie dans son entier. Les deux premières pièces illustrent un cycle de violence qui se
renouvelle sans qu’il semble possible de l’arrêter : l’action foisonne d’intrigues
sanglantes, d’alliances, de trahisons, où le roi Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie pour
aller à Troie ; où par vengeance, sa femme Clytemnestre prend un amant, Egyste, avec qui
elle tue son époux à son retour de Troie ; et où les amants sont à leur tour assassinés par
le fils de la souveraine, Oreste. Cet engrenage de barbarie, apparemment inéluctable,
s’interrompt dans la troisième pièce, Les Euménides, par l’instauration d’un droit nouveau,
qui tient compte du repentir du criminel et des circonstances atténuantes liées à son acte.
Les Érynies renoncent à poursuivre et tourmenter Oreste, et s’installent à Athènes où
elles y deviennent les bienfaitrices (ou les « Euménides15 »).
8 Milhaud illustre ce revirement dramatique en reprenant le principe musical de
convergence qui gouvernait la fin des Choéphores, et en l’appliquant à la conclusion des
Euménides, à quelques différences près. D’abord, la polytonalité de type harmonique fait
place au type contrapuntique. Ainsi, les différentes strates combinent ici non des accords,
mais des ostinati, qui expriment des échelles contrastantes (ce que montre l’Exemple 1
pour le passage des pages 332-333 de la partition chant et piano). De plus, Milhaud
amplifie l’effet en combinant jusqu’à six strates (et non quatre), et la résolution par la
convergence sur une seule strate ici est complète, sans qu’aucun élément étranger ne
vienne subséquemment s’y superposer (contrairement à la fin des Choéphores). Le Tableau
1 ci-dessous montre que la convergence commence seulement avec la section VIII,
lorsque le texte reprend des idées de cycle de violence et de purification du mal similaires
à celles du passage correspondant des Choéphores : « Que de tout mal affamée / La
Discorde soit bâillonnée ! / Puisse la poudre saturée / Du sang des guerres civiles / Ne pas
être ensemencée / Pour les revanches inutiles ! » De plus, des appels à la solidarité
justifient le déclenchement du processus de rapprochement des strates : « Un seul chant !
une seule voix ! / Qu’ils soient frères dans la joie ! / Contre l’ennemi, quand c’est l’heure,
/ Qu’ils se lèvent d’un seul cœur ! » La convergence euphonique, dont aucune strate
dissonante ne vient ternir l’épanouissement, exprime évidemment l’interruption
effective du cycle de violence, rendue possible ici par le pardon accordé par la nouvelle
législation (contrairement à l’inflexible loi antérieure, qui empêchait, eut-on même réuni
tous les fleuves de la terre, de laver une main meurtière16).
94

Exemple 1 : Darius Milhaud, Les Euménides, ostinati du Finale de l'acte III. Reproduit avec l’aimable
autorisation des éditions Heugel, Paris.

Section 17 Incipit du texte Nb d’échelles

I. (p. 312) Ath. : Toutes celles qui accompagnent une victoire... 4

II. (p. 320) Ch. : J’accepterai l’accueil de Pallas. ... 5

III. (p. 325) Ath. : C’est moi qui ai fait ces choses... 5

IV. (p. 331) Ch. : Et puisse l’arbre jamais, ... 6

V. (p. 336) Ath. : Entendez-vous, Vigilance de la Cité, ... 6

VI. (p. 341) Ch. : Qu’un sort prématuré... 6

VII. (p. 347) Ath. : Qui ne se réjouirait d’entendre... 6

VIII. (p. 352) Ch. : Que de tout mal affamée... 5

IX. (p. 358) Ath. : Leur langue a pris la bonne voie.... 4

X. (p. 361) Ch. : Salut, dans les trésors de votre justice, ... 4

XI. (p. 367) Ath. : Salut de même à vous ! ... 4

XII. (p. 375) Ch. : Salut, et de nouveau salut, ... 3

XIII. (p. 379) Ath. : Je dis Amen à ces invocations, ... 2

XIV. (p. 391) PROCESSIONNAL : À cause du bien qui suit... 1

Tableau 1 : Les Euménides, Finale de l’acte III.


95

9 Le lien entre les passages convergents des Choéphores et des Euménides est renforcé par le
rapprochement observé dans leur prestation en concert et leur enregistrement (sûrement
à l’initiative de Milhaud lui-même). Bien que le compositeur termine l’orchestration du
troisième volet de la trilogie en 1924, il faut attendre la fin de la Deuxième Guerre
mondiale avant d’en entendre la création intégrale (d’abord de manière indépendante en
1951, puis dans le cadre d’intégrales de L’Orestie en 1963 et 1976 18). Mais avant cela,
Milhaud fait jouer le Finale de cet opéra par lui-même, souvent conjointement avec Les
Choéphores. Ainsi, l’intégrale des Choéphores et le Finale des Euménides sont créés en
concert dans un laps de temps très rapproché, respectivement à Paris le 8 mars 1927, et à
Anvers le 27 novembre de la même année (le Finale est repris à Paris quelques mois plus
tard, le 3 juin 192819). Et en 1928-1929, Milhaud fait graver, dans l’espace de trois sessions
d’enregistrement, quatre mouvements des Choéphores (incluant « Vocifération funèbre »)
conjointement avec le « Processionnal » des Euménides20.
10 La conclusion grandiose des Euménides, à laquelle Milhaud attache une telle importance,
constitue un morceau d’anthologie de la culture grecque, qui a fait couler beaucoup
d’encre tant en histoire du droit que dans les études de la civilisation et de la littérature
classiques. Dans sa traduction, Claudel réagit à une tradition d’interprétation française
qui néglige la dimension spirituelle et existentielle de la culture grecque21. L’écrivain
propose à la place une lecture religieuse de cette pièce, où il salue une anticipation de la
religion chrétienne par l’importance accordée à la valeur du pardon.
11 Différents travaux ont pu encourager Claudel dans la voie d’une transposition chrétienne.
Le critique français Paul de Saint-Victor (dont les Deux Masques a permis à Claudel
d’approfondir la connaissance des Tragiques grecs qu’il avait acquise durant ses années
de lycée) établit un rapprochement entre Eschyle et la Bible, bien qu’à la différence de
Claudel, il fonde son parallèle sur l’Ancien Testament22. Une autre source probable est
Verrall, le traducteur anglais d’Eschyle dont Claudel (de son propre aveu) s’est inspiré
pour son adaptation23. Selon la préface des Euménides du traducteur anglais, la troisième
pièce marque l’avènement d’un nouvel ordre divin, où les anciens dieux grecs font place à
la nouvelle génération dominée par Zeus (il est facile pour le lecteur d’y voir une
préfiguration du monothéisme chrétien).
12 Claudel établit explicitement un lien entre Les Euménides et le catholicisme dans la préface
à sa traduction. Zeus (père d’Athéna et Apollon) est assimilé à Dieu le Père Tout-Puissant :
Au-dessus de l’insoluble réversibilité des meurtres réciproques, apparaît le Père à
qui seul appartient la Vengeance. C’est lui qu’Athéna et Apollon désignent en
phrases mystérieuses et étonnamment prophétiques, où déjà l’on reconnaît les
ombres de la Vérité future : la Résurrection, le Verbe, l’éternelle Génération.
Athéna elle-même n’est-elle pas comme une préfigure de la Sophia et de
l’Immaculée-Conception ? Apollon n’a-t-il pas une ressemblance avec l’Ange
Gardien24 ?
13 L’Aréopage, l’assemblée qui constitue le tribunal athénien, est assimilé à l’Église, et le
refoulement des Érynies vers des profondeurs inférieures instaure un nouvel ordre
cosmique qui ressemble à l’étagement de l’enfer, de la terre (sphère de l’homme) et du
ciel où règne Dieu.
14 La dimension religieuse ne se réduit pas à une simple grille d’interprétation proposée par
Claudel en exergue à son texte, mais se révèle une vision fondamentale qui gouverne
l’esprit de la traduction, et qui se détecte dans le choix de termes, et dans certaines
ellispes et ambiguïtés savamment entretenues dans le texte français. Ainsi, Claudel
96

emploie des termes tels que « Bénédiction », « Dieu » ou « Amen », comme dans : « Je dis
Amen à ces invocations, etc. 25 » (p. 385, section 13). Ailleurs, il exploite les références à
Zeus, le père de la vierge Athéna et le maître des dieux, pour suggérer le Dieu des
chrétiens, entouré du peuple des élus : « Salut, dans les trésors de votre justice, / Salut,
peuple, multitude, / Vous qui êtes assis à la droite de Dieu, / Filles à qui la Vierge sourit,
/ La Sagesse à la fin du temps ! / Sous les ailes de Pallas, / Dans la vision du Père ! »
(p. 384 [section 10] : Le Chœur).
15 Malgré les partis pris et les exagérations de sa traduction (ou à cause d’elles ?), le texte de
la conclusion des Euménides comportait plusieurs éléments susceptibles de plaire à
Milhaud : le caractère sacré, la thématique du pardon, et l’enracinement méditerrannéen.
Le compositeur, un Juif convaincu, n’éprouvait aucun antagonisme à l’égard du
catholicisme. Bien au contraire, il conciliait sa foi judaïque avec une ouverture
œcuménique, caractéristique des Juifs du Comtat-Venaissin, une communauté de
Provence qui a vécu en harmonie avec les chrétiens et a vu ses droits protégés par la
papauté26. Dans sa jeunesse, avant de se laisser gagner par l’humeur primesautière et
l’insouciance provocante des Six, Milhaud était très absorbé par les questions d’ordre
moral. Il éprouvait de fortes affinitiés envers plusieurs écrivains catholiques importants,
comme en témoignent son premier opéra, La Brebis égarée (1914), écrit sur une pièce de
Francis Jammes, son cycle de mélodies Alissa (1913, rév. 1931), d’après La Porte étroite
d’André Gide, sa cantate Le Retour de l’Enfant prodigue (1917), d’après un autre texte de
Gide – trois œuvres auxquelles le compositeur attachait une importance particulière. De
plus, son attrait pour Eschyle et les Grecs était lié à une autre de ses grandes
préoccupations, l’affirmation et la valorisation de l’identité méridionale27. Le texte que
Milhaud écrivit sur ses collaborations avec Claudel (qui apparaît dans le recueil d’articles
Études) offre un témoignage éclairant sur l’importance des dimensions du pardon et de
l’identité méditerranéenne pour le compositeur :
Après les horreurs et les crimes, après les deux premiers actes sombres, sauvages, le
vote du peuple d’Athènes, l’acquittement d’Oreste et la grande scène de pacification
des Euménides, l’arrivée progressive de la lumière, de l’allégresse. Triples chœurs
d’Athéna, des Euménides apaisées et du peuple d’Athènes, ce peuple méditerranéen,
ce peuple semblable à la foule qui encombre le port du Pirée, marchands de
poissons, de légumes, trafiquants, intrigants, paresseux, avec tout l’immense ciel
latin par-dessus leurs têtes28.
16 Ce texte est d’autant plus significatif que dans l’article, le Finale des Euménides est le seul
passage de la trilogie qui soit isolé et fasse l’objet d’un commentaire séparé.
17 L’étude de la collaboration de Claudel et Milhaud sur L’Orestie montre que le compositeur,
malgré son jeune âge, ne se cantonne pas dans une attitude d’humble soumission, de
passivité respectueuse à l’égard de son prestigieux aîné. Si son écriture trahit des
manifestations d’indépendance (qui ne s’expriment jamais ouvertement à l’égard de
Claudel), le compositeur partageait néanmoins des valeurs fondamentales avec l’écrivain,
une communauté de vues qui lui permettent de s’approprier les idées directrices de la
traduction et de les intégrer à une réalisation musicale puissante. Cette rencontre de
deux tempéraments sensibles et conciliables, s’épanouissant dans une collaboration
dénuée de toute servilité ou contrainte entravante, ne constituait-t-elle pas le terreau le
plus propice pour une œuvre que Milhaud allait considérer comme une de ses plus
éclatantes réussites ?
97

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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Caizergues, Montpellier : Centre d’étude du XXe siècle, Université Paul-Valéry, 1999.

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98

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NOTES
1. Georges Auric, Correspondance : Georges Auric-Jean Cocteau, réunie et annotée par Pierre
Caizergues, Montpellier : Centre d’Étude du XXe siècle, Université Paul-Valéry, 1999, p. 22.
2. Jacques Petit (dir.), Correspondance Paul Claudel-Darius Milhaud, 1912-1953, in Cahiers Paul Claudel,
vol. 3, Paris : Gallimard 1961 ; Paul Claudel, Mémoires improvisés, Paris : Gallimard, 1954 ; Paul
Claudel, Journal I (1904-1932), Paris : Gallimard, 1968 ; Paul Claudel, Journal II (1933-1955), Paris :
Gallimard, 1968 ; Darius Milhaud, « Ma collaboration avec Paul Claudel », in Études, Paris : Claude
Aveline, 1927, p. 27-34 ; Darius Milhaud, Ma vie heureuse, Paris : Belfond, 1973 ; Darius Milhaud,
Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Pierre Belfond, 1992 ; lettre de Darius Milhaud à Léo Latil
dans Myriam Chimènes et Catherine Massip (dir.), Portrait(s) de Darius Milhaud, Paris :
Bibliothèque nationale de France, 1998, p. 23-25. D’excellentes études traitent également de cette
collaboration : Paul Collaer, Darius Milhaud, Genève, Paris : Éditions Slatkine, 1982 ; Jeremy Drake,
The Operas of Darius Milhaud, New York : Garland Pub., 1989 ; Barbara L. Kelly, Tradition and Style in
the Works of Darius Milhaud 1912-1939, Aldershot : Ashgate, 2003 ; Pascal Lecroart, Paul Claudel et la
rénovation du drame musical, Sprimont : Mardaga, 2004 ; Jens Rosteck, « La collaboration artistique
et esthétique de Paul Claudel et Darius Milhaud : L’Orestie d’Eschyle et Christophe Colomb », Bulletin
de la Société Paul Claudel, no 133 (1994), p. 21-27.
3. Le jugement de Claudel sur Milhaud a varié au cours des années. La première mention du
compositeur dans le Journal de Claudel en septembre 1915 est peu flatteuse : « Visite de Darius
Milhaud. Effervescent et insipide comme de l’eau de seltz. » - Paul Claudel, Journal I (1904-1932),
p. 338. Par la suite, le nom du compositeur est cité dans le Journal sans qu’aucun jugement ne
l’accompagne, mais le musicien devient rapidement le collaborateur de prédilection de l’écrivain,
et les lettres de Claudel montrent qu’il appréciait sa diligence. Dans une lettre à Milhaud du 22
août 1915, Claudel s’émerveille : « Cher ami, La musique des Choéphores déjà terminée ! C’est
superbe ! J’ai une envie immense d’aller vous voir à Aix (...) » - Petit, Correspondance Paul Claudel-
Darius Milhaud, p. 46. Le 3 septembre 1919, durant la collaboration sur Protée, Claudel écrit : « Mon
cher Ami, Je suis très interessé par ce que vous m’écrivez de Protée. À la bonne heure ! C’est un
plaisir de travailler avec vous. Il ne vous faut pas 17 ans comme M. d’Indy pour mettre sur pied
une partition. » - Petit, Correspondance, p. 54-55. Quand Max Rheinardt veut intéresser Claudel à
un projet d’opéra sur Christophe Colomb, l’écrivain refuse de travailler avec un autre
compositeur que Milhaud. L’attitude de Claudel à l’égard du compositeur tiédit à la fin de sa vie,
après le grand succès qu’allaient remporter les collaborations de l’écrivain avec Honegger. De
plus, il faut considérer que Claudel se faisait une idée très précise de la musique qu’exigeaient ses
œuvres, et qu’il appréciait les collaborateurs serviles (voir Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du
drame musical, p. 218-222).
4. Dans un article des Études intitulé « Ma collaboration avec Paul Claudel », Milhaud relève
combien l’influence de Jammes et Claudel lui fut salutaire pour réagir à l’esthétique
99

impressionniste (p. 27-28). Deux sources rapportent des anecdotes différentes sur la découverte
de Connaissance de l’Est : dans les Études, Milhaud raconte comment Francis Jammes, à qui il avait
été rendre visite à Orthez dans le midi, lui avait parlé de Claudel et lui avait offert un exemplaire
de Connaissance de l’Est pour lire dans le train (Milhaud, Études, p. 28). Dans Ma vie heureuse, le
compositeur semble avoir remis ses souvenirs en ordre : la découverte du livre de poèmes
précède la visite de Milhaud à Jammes, et c’est l’amie pianiste du compositeur, Céline Lagouarde,
qui en a reçu l’exemplaire des mains du poète d’Orthez pour lire dans le train, et qui l’a prêté
ensuite à Milhaud (Milhaud, Études, p. 33).
5. Le poète, à qui le compositeur a joué ses mélodies, aurait été sensible à la vigueur de leur style,
si on en juge par son commentaire : « Vous êtes un mâle ! » (voir le récit que Milhaud fait de leur
rencontre dans Ma vie heureuse, p. 40-41). Dans sa correspondance avec le compositeur, Claudel
vante la « franchise de lignes magnifique » de la mélodie Le Point. – Petit, op. cit., p. 44.
6. La Deuxième Suite Symphonique (1919) d’après Protée, donnée aux Concerts Colonne les 24 et 30
octobre 1920.
7. Kelly relève d’ailleurs combien la collaboration de Claudel stimule la veine novatrice chez
Milhaud - Chapitre 3 de Tradition and Style in the Works of Darius Milhaud 1912-1939, p. 45-73.
8. Sur la nature de l’attrait qu’Eschyle a exercé sur Claudel et sur l’influence qu’il a eue sur son
théâtre, voir Michel Lioure, L’esthétique dramatique de Paul Claudel, Paris : Armand Colin, 1971,
p. 94-102 ; André Espiau de la Mæstre, Humanisme classique et syncrétisme mythique chez Paul Claudel
(1880-1892) en 2 tomes, Paris : Honoré Champion, 1977, p. 111-121 ; Pascal Lécroart, Paul Claudel et
la rénovation, p. 44-47.
9. En effet, Claudel écrit à Marcel Schwob le 6 janvier 1893 : « J’ai commencé ma traduction
d’Eschyle ; c’est une bonne idée que tu m’as donnée là. » Jacques Petit, « Autour de la publication
de Tête d’or : Lettres inédites de Paul Claudel, Maurice Maeterlinck, Marcel Schwob, Henri de
Régnier, Octave Mirbeau, Charles-Henry Hirsch, Camille Mauclair, Jules Bois, Byvanck », Cahiers
Paul Claudel 1 (1959) : p. 169-170. Claudel reconnaît s’être inspiré de Verrall dans « Les Choéphores.
Note pour servir de préface à cette traduction », reproduit dans Théâtre de Paul Claudel I, Paris :
Gallimard, 1956, p. 1158.
10. Voir infra, note 3.
11. Voir Darius Milhaud, « Polytonalité et atonalité », La Revue musicale, vol. 4, n o 4 (février 1923),
p. 39.
12. Deux ouvrages offrent une analyse détaillée de la structure musicale de ce passage, mais
personne n’avait encore remarqué la contradiction entre le texte de Claudel et la réalisation
musicale de Milhaud. Les études sont celles de Ruth Zinar, « Greek Tragedy in Theatre Pieces of
Stravinsky and Milhaud », thèse de doctorat, New York University, 1968 ; et de Jeremy Drake, The
Operas of Darius Milhaud, New York : Garland, 1989. Drake propose une excellente analyse de la
structure générale de la pièce, qui s’inspire des esquisses. Dans le passage qui nous intéresse, il
remarque la convergence des registres, mais sans noter la réduction progressive du nombre de
strates, et sans considérer la signification symbolique. Zinar analyse le passage seulement
jusqu’au point de convergence, sans tenir compte de l’ajout de strates dissonantes à la mes. 122.
Elle interprète l’effet de convergence et de réduction comme l’illustration de l’idée de pureté
exprimée dans le texte de Claudel (sans considérer l’idée plus générale d’une pureté inaccessible
à une main homicide).
13. La correspondance des deux collaborateurs permet de reconstituer à grands traits la genèse
des Choéphores de la manière suivante : l’écrivain a dû d’abord indiquer au compositeur les
passages à mettre en musique. La correspondance suggère que Claudel a décidé le choix des
pièces pour Agamemnon et pour Les Choéphores (voir Petit, Correspondance, p. 36-38). Ensuite, les
deux collaborateurs discutent des problèmes de réalisation (déclamation, utilisation des
percussions, etc.). Puis Milhaud commence à esquisser Les Choéphores avant d’avoir reçu le texte
de Claudel, et dans l’attente, et sur la recommandation de l’écrivain lui-même, en se servant du
100

texte de Leconte de Lisle. En effet, Claudel écrit le 27 mai 1913 : « Je voudrais bien que vous lisiez
L’Orestie entièrement (dans la traduction de Leconte de Lisle par ex. si mauvaise qu’elle soit) (...) »
(p. 37).
14. Eschyle, Eschyle, traduit par Leconte de Lisle, Paris : Lemerre, 1889, p. 223. La formulation de
Claudel trahit même la version anglaise de Verrall dont l’écrivain français s’est pourtant inspiré
pour sa traduction. On trouve dans la version anglaise: « [...] So all streams meeting together, to
cleanse from blood the polluted hand, may strive in vain » - Æschylus, The “Choephori”, avec une
introduction, un commentaire, et une traduction d’Arthur Woollgar Verrall, Londres : MacMillan,
1893, p. 213. Dans son commentaire, Verrall explique qu’il utilise « streams » pour traduire un
terme aux multiples résonnances : « expedient, road, river » (p. 11-12). Les deuxième et troisième
termes sont ceux retenus respectivement par Claudel et Verrall. Selon Verrall, « we cannot rend
[this expression] exactly in natural English; but in Greek it is not only natural, but scarcely even
metaphorical. The [related expression...] appears to have been technically applied to waters of purification -
Verrall in Æschylus, Eumenides, Londres : Macmillan, 1893, p. 455; and this, rather than rivers, is its
meaning here, so far as we can properly restrict to one meaning a word meant to combine various
suggestions » (p. 11).
15. Bien qu’il semble qu’Eschyle n’ait pas officiellement intitulé sa pièce Les Euménides, et qu’il
n’ait pas utilisé ce terme dans son texte, on a néanmoins de bonnes raisons de penser qu’il
l’appliquait aux Érynies converties. À ce sujet, voir le commentaire de Verrall in Æschylus,
Euménides, p. xxxv-xxxvii.
16. L’effet de convergence dans Les Euménides est non seulement plus riche que celui des
Choéphores, mais la progression est aussi plus complexe : lorsque les six échelles sont introduites,
six ostinati différents leur sont d’abord associés. Mais alors que les diverses échelles convergent
progressivement vers l’unique échelle de do majeur à partir de la section VIII, la diversité des
ostinati se maintient jusqu’à la fin, bien individualisés dans des registres distincts.
17. Les numéros de page correspondent à ceux de la partition chant et piano de Heugel, seule
version de l’œuvre à avoir été commercialisée.
18. Différentes sources proposent parfois des dates contradictoires, et il est parfois nécessaire de
procéder par recoupement pour établir qui a raison. La datation s’inspire du « Catalogue des
Œuvres » in Paul Collaer, Darius Milhaud, Genève, Paris : Éditions Slatkine, 1982, p. 367-367-614 ;
de l’ouvrage de Francine Bloch, Darius Milhaud, 1892-1974, Paris : Bibliothèque nationale,
Département de la phonothèque nationale et de l’audiovisuel, 1992 ; et de correspondances dans
Paul Collaer, Correspondance avec des amis musiciens, présentée et commentée par Robert
Wangermée, Liège : Mardaga, 1996.
19. Le 8 mars à l’Opéra de Paris, le concert est donné par les Chœurs Robert Siohan et l’orchestre
Pasdeloup dirigés par Milhaud, avec les solistes Gabrielle Gills, Marie-Therese Holley, Claire
Croiza et Georges Petit. Le 27 novembre à Anvers, la Chorale Cæcilia et l’Orchestre des Nouveaux
Concerts d’Anvers sont dirigés par Louis de Vocht.
20. Les mouvements I, II, V et VII des Choéphores, et le « Processionnal » des Euménides sont
enregistrés par La Chorale Cæcilia d’Anvers et l’Orchestre des Nouveaux Concerts d’Anvers,
dirigés par Louis de Vocht, avec J. Van Hertbruggen, Van Steenbergen et Claire Croiza.
21. Tradition à laquelle se rattachent des écrivains comme Jean-Jacques Rousseau, André Chénier
et Charles-Marie Leconte de Lisle. Leconte de Lisle, adepte du déterminisme biologique et
partisan d’une vision pessimiste, désapprouvait la conclusion de L’Orestie d’Eschyle, où il voyait
une trahison, un contresens. Dans la libre adaptation de l’histoire des Atrides que constitue sa
pièce Les Érinnyes, Leconte de Lisle apporte une conclusion pessimiste, mieux accordée à ses vues
sur la fatalité dans l’esprit grec.
22. Sur les auteurs classiques grecs que Claudel a fréquentés dans ses lectures de lycée, voir
Espiau de la Maestre, Humanisme classique, p. 112.
23. Voir infra, note 9.
101

24. La citation de la Préface se trouve dans Paul Claudel, Théâtre de Paul Claudel I, Paris : Gallimard,
1956, p. 1167. Le même passage est discuté dans Laffont-Bompiani (dir.), « Orestie » in Le nouveau
dictionnaire des œuvres. De tous les temps et de tous les pays, vol. IV, Paris : Laffont, 1994, p. 5238-5241.
25. On trouve déjà le terme « Amen » chez Verrall, mais nulle part ailleurs. Dans le passage
correspondant, Leconte de Lisle dit simplement : « Je me réjouis de vos paroles et de vos prières
(...) » - Æschylus, Euménides, p. 317.
26. Plusieurs œuvres de la maturité de Milhaud illustrent son engagement profond à l’égard du
judaïsme, comme les Poèmes juifs, les Chants populaires hébraïques, la Liturgie comtadine, et les
opéras Esther de Carpentras et David. Pour plus d’information sur l’importance de la religion juive
chez Milhaud, voir Jeremy Drake, The Operas of Darius Milhaud, New York : Garland, 1989, p. 18-19 ;
Kelly, Tradition and Style, p. 27-34 ; et Lunel, Mon ami Darius Milhaud.
27. Jane Fulcher rapproche l’intérêt de Milhaud pour l’Antiquité grecque de son culte pour la
culture méditerranéenne. Voir son article « The Preparation for Vichy : Anti-Semitism in French
Musical Culture Between the Two World Wars », The Musical Quarterly, vol. 79, n o 3 (1995).
p. 458-475.
28. Milhaud, Études, p. 31-32.

AUTEUR
FRANÇOIS DE MÉDICIS
Université de Montréal, Canada
102

Chapitre 6. La réception de La
Création du monde : un mélange des
genres
Marie-Noëlle Lavoie

1 Le 25 octobre 1923, les Ballets suédois de Rolf de Maré présentèrent au Théâtre des
Champs-Élysées La Création du monde d’après un argument de Biaise Cendrars, sur une
chorégraphie de Jean Börlin, avec des décors et costumes de Fernand Léger et une
musique de Darius Milhaud. Au lendemain de la seconde représentation, Milhaud écrivit à
Paul Collaer : « La presse est ignoble. Je jubile1. » La réception de cette œuvre a bien
changé depuis. La partition est tenue aujourd’hui pour l’une des mieux réussies et des
plus connues de Milhaud ; c’est aussi, pour plusieurs, l’exemple par excellence illustrant
la rencontre fructueuse du jazz et de la musique dite « classique ».
2 Parmi la littérature consacrée à La Création du monde, bon nombre d’ouvrages traitent de
la réception du ballet2. Nous nous pencherons dans cet article sur l’accueil réservé plus
spécifiquement à la musique de Milhaud dans la presse de l’époque. Le compositeur
fournit une piste lorsqu’il fait allusion, dans ses écrits, à l’indignation causée par la
présence du jazz dans une salle de concert, soulignant, non sans ironie, que dix ans plus
tard on considérait La Création comme l’une de ses meilleures œuvres 3. Après une
description des éléments du ballet, suivront des extraits de critiques qui permettront
d’avoir une juste idée de l’accueil réservé à la musique de La Création du monde. Enfin, le
passage de l’œuvre de la scène au concert sera abordé à travers la présentation de
quelques critiques postérieures à 1923. Nous verrons, à partir de ces sources premières,
comment la réception de la musique de Milhaud, d’abord mitigée, céda la place à un
discours élogieux.

PRIMITIVISME ET JAZZ
3 Le ballet La Création du monde incarne une tendance esthétique très en vogue à l’époque :
le primitivisme. En France, dès le début du siècle, les peintres s’intéressent à l’art africain,
103

mais c’est après la Première Guerre qu’il connaîtra un engouement sans précédent auprès
du public. Dans une lettre adressée à Rolf de Maré, Léger déclare à propos de La Création
du monde, « il devra être le seul ballet nègre possible dans le monde entier et être celui qui
restera comme typique du genre4... ». De fait, plusieurs éléments du ballet témoignent de
cette fascination pour l’art « nègre », à commencer par l’argument de Cendrars. Il s’agit
d’une adaptation d’un conte intitulé « La légende des origines », publié dans l’Anthologie
nègre de Cendrars 5. L’action débute au moment du chaos, alors que trois déités se
consultent. La vie végétale et la vie animale naissent peu à peu d’une masse centrale, puis
l’Homme et la Femme apparaissent. Ils exécutent ensemble une danse du désir, entourés
de sorciers. Ils s’unissent dans un baiser symbolisant, selon les termes de Cendrars,
le» printemps6 ».
4 Les décors et costumes de Léger s’inspirent aussi de l’art africain. Pour leur élaboration, le
peintre a visité les collections personnelles d’Alphonse Kann et Paul Guillaume, et
consulté les ouvrages de Carl Einstein (Negerplastik, 1915 7) et Marius de Zayas (African
Negro Art : Its Influence on Modem Art, 19168). Le cadre restreint de cet article ne nous
permet pas de s’attarder aux magnifiques réalisations de Léger pour La Création du monde 9.
Nous nous limiterons à souligner que les décors dominaient nettement la scène et étaient
particulièrement imposants, certaines figures faisant près de six mètres de haut.
5 L’élément le moins prépondérant du ballet est, paradoxalement, la danse. En fait, la
chorégraphie était subordonnée aux conceptions scéniques de Léger exigeant que le
danseur disparaisse dans l’unité du décor10. Les danseurs portaient des masques et étaient
complètement cachés par de larges costumes bidimensionnels de carton peint, et leur
rôle était d’animer ce tableau mobile. Fait intéressant, il semble que les mouvements des
danseurs aient été conçus indépendamment du rythme de la musique11. En 1920, Jean
Börlin, chorégraphe et danseur-vedette de la troupe suédoise, avait présenté à Paris un
solo intitulé Sculpture nègre dans lequel il prenait pour modèle les poses de la statuaire
africaine. Pour La Création du monde, il s’inspira de films documentaires sur les danses
d’Afrique12.
6 Si l’argument, les décors et les costumes portent l’empreinte d’un primitivisme africain
très en vogue au début des années 1920, la musique de Milhaud témoigne quant à elle
d’une influence différente mais tout aussi populaire à l’époque, celle du jazz. La Création
du monde constitue l’aboutissement des recherches du compositeur pour intégrer les
éléments du jazz au langage de la tradition classique. L’intérêt de Milhaud pour ce
répertoire est connu et bien documenté13. Rappelons que depuis qu’il avait entendu la
formation de Billy Arnold à Londres, en 1920, Milhaud songeait à écrire une œuvre de
musique de chambre utilisant les rythmes et les timbres du jazz14. Il compose entre-temps
Caramel mou ( Shimmy, 1921) pour jazz-band, la Sonatine pour flûte et piano (1922), la
Cinquième Symphonie de chambre (1922), Trois Rag Caprices (1922) et la Sixième Symphonie de
chambre (1923), dans lesquels on retrouve, à divers degrés, la trace de l’influence du jazz.
Lors d’un séjour aux États-Unis, à la fin de l’année 1922, Milhaud découvre, dans le
quartier de Harlem à New York, le jazz noir. Fasciné, il en vantera les qualités dans son
article « L’évolution du jazz-band et la musique des nègres d’Amérique du Nord15 ». Le
projet de « ballet nègre » que Cendrars et Léger proposent à Milhaud à l’automne 1922 lui
offre enfin l’opportunité de tirer parti de ce répertoire dans une œuvre d’envergure16.
7 La musique de La Création du monde offre une synthèse de deux styles apparemment
opposés : le jazz et le néoclassicisme17. L’œuvre est écrite pour dix-sept instruments
solistes et s’articule en cinq parties précédées d’un prélude. La partition contient de
104

nombreux emprunts au jazz : progressions harmoniques et gammes blues, formules


mélodiques, patrons rythmiques, instrumentation typique des orchestres de théâtre
musical noir et techniques de jeu ne sont que quelques exemples18.
8 Dans le ballet, on trouve donc la juxtaposition de deux influences : celle du jazz américain
et celle de l’art africain. Elles sont présentées comme étant complémentaires. À cette
époque, culture afro-américaine et africaine étaient souvent source de fusion et de
confusion. Après la guerre, l’art africain et la musique populaire américaine connaissent
tous deux une immense popularité. L’un et l’autre représentent la nouveauté, la
modernité, l’exotisme et sont associés à la culture noire. D’une part, la méconnaissance
d’une musique tribale africaine et, d’autre part, le fait que les interprètes de jazz étaient
souvent des Noirs, ont ouvert la porte à l’association du jazz et de l’art africain. La culture
noire américaine était perçue en partie comme une extension de la culture noire africaine
et le contexte urbain américain, foyer réel de l’expression du jazz, se trouvait souvent
occulté19.

LES RÉACTIONS DE LA PRESSE


9 Avant d’aborder l’accueil que fit la critique à la musique de Milhaud, rappelons
brièvement le programme de la soirée. Le ballet La Création du monde fut présenté au
public parisien à l’occasion de l’ouverture de la quatrième et avant-dernière saison des
Ballets suédois. Le programme débutait par ce ballet et était suivi d’un concert. On y
interpréta des œuvres de Satie, Kœchlin, Maxime Jacob, Henri Cliquet-Pleyel, Roger
Désormières et Henri Sauguet, sous la direction de Désormières20. La soirée se terminait
par un autre ballet, Within the Quota (L’Immigrant), conçu spécialement pour la tournée
que la troupe devait entreprendre aux États-Unis21. Vladimir Golschmann fut au pupitre
pour les deux ballets.
10 Principale production de la saison des Suédois, La Création du monde profita de l’attention
de la presse avant même sa création. En juin, Fernand Léger discuta de sa conception des
décors dans Les Nouvelles littéraires 22. L’Esprit nouveau publia le scénario de Cendrars avec
un extrait de la partition de Milhaud et des esquisses de Léger23. On put lire aussi dans Le
Courrier musical du 15 octobre, sous la plume sarcastique d’un collaborateur anonyme, que
la composition de la partition avait assurément nécessité plus d’une semaine de travail,
incluant un jour de repos24.
11 On ne peut aborder les réactions de la presse envers la musique de La Création du monde
sans donner un aperçu de l’accueil réservé aux autres éléments du ballet. Quelques jours
après la première, la rubrique « La Soirée » de Comœdia parle d’un succès public,
d’« applaudissements sauvages » et de louanges, mais d’une « critique consternée 25 ». Le
ballet n’est pas pris au sérieux, certains le qualifiant de « fantaisie négro-cubiste 26 »,
d’autres de « plaisanterie27 », ou encore d’« œuvres mort-nées28 ». L’argument de
Cendrars semble y contribuer pour une bonne part. Dans un commentaire très coloré, le
directeur du Courrier musical s’interroge : « Cette blagologie astrale des races-racines,
larves et lémuriens insexués vise-t-elle au comique ou à l’initiation29 ? » En ce qui
concerne les décors et costumes, largement commentés, les avis sont plus partagés.
Quelques-uns apprécient le choix des couleurs et l’agencement des formes tandis que
plusieurs n’y voient qu’un cubisme démodé. Le critique du Ménestrel, dans une
comparaison peu flatteuse, décrit les réalisations de Léger en ces termes : « Ceux-ci
imitent à s’y méprendre le camouflage dont s’ornaient nos navires pendant la guerre ; on
105

essayait alors de dissimuler la marche du bateau à l’ennemi en le laissant indécis sur la


place de la proue et de la poupe ; les cargos n’avaient donc ni queue ni tête, c’est un peu le
cas des décors de La Création du mondé 30. » Quant à la chorégraphie, c’est l’élément qui est
le moins commenté et amène les critiques les plus hostiles. Le spécialiste de ballet André
Levinson blâme non seulement l’utilisation de danseurs pour imiter des poses statuaires
mais aussi la représentation de cultures « autres » dans le ballet classique : « Jamais on ne
fera œuvre de danseur en traduisant par des mouvements saltatoires les conventions
propres aux arts plastiques. Et puis, l’univers se rétrécit. Après l’Espagne et l’Orient, une
fois annexés le Congo et le Bénin, il ne restera plus que le Groenland de l’Esquimau
Nanouk ou bien les prairies des Sioux à coloniser pour le ballet [...]31. » Dans un article
intitulé « Assez d’art nègre », Marcel Hiver considère pour sa part : « Le ballet, à
l’exception de la scène des deux hommes noirs était mal réglé, incohérent, d’une vraie
confusion de 14 juillet32. »
12 En ce qui concerne la musique de Milhaud, elle suscite des réactions mitigées. Comme
c’est souvent le cas lors de la création d’un ballet, on ne s’étonnera pas que, à l’exception
des comptes rendus des critiques musicaux, la partition soit peu discutée en comparaison
des décors et de l’argument. Bien que nous ayons tenu compte des commentaires
succincts, nous nous attarderons aux textes où la musique de Milhaud fait l’objet d’une
discussion plus développée33.

LES DÉTRACTEURS
13 Parmi les détracteurs de la musique de La Création du monde, c’est le critique du Ménestrel
qui est le plus virulent :
Un prélude quelquefois mélodique, chanté par un simple quatuor à cordes soutenu
avec de sages et souvent heureuses interventions de la batterie, entr’ouvrait une
porte par laquelle filtrait une douce clarté, et soudain une tempête soufflée par les
cuivres et les bois la ferma brutalement, et le jazz le plus dissonant, le plus sauvage,
tel qu’on doit en entendre parmi les peuplades les plus arriérées se déchaîna sans
indulgence. Oui, le rythme et le mouvement ont une force indéniable, cela est
reconnu depuis fort longtemps : le dynamisme du tambour est utilisé depuis
nombre de siècles pour scander la marche des troupes ; mais le tambour n’a jamais,
que l’on sache, donné naissance à des œuvres musicales : il doit rester ce qu’il est,
un instrument d’adjuvent musculaire. Revenir au tam-tam, au xylophone, aux
hurlements des cuivres, au bruit, ce n’est pas progresser, et l’on est surpris de voir
qualifier cela de musique d’avant-garde, alors que c’est musique d’arrière-garde
qu’on devrait dire. L’Art nègre peut être documentairement fort intéressant, on
peut même lui emprunter des moyens d’expression, mais il appartient à un passé
lointain qu’il est inutile de ressusciter. Cela ne vaut que comme musique
humoristique, et encore n’en supporte-t-on qu’une dose très modérée34.
14 On reconnaît dans ce discours réactionnaire le ton colonialiste et la rhétorique de ceux
qui relèguent la culture noire et tout ce qui s’y rattache à un statut inférieur. Plus loin
dans ce même article, l’auteur s’exprime pourtant favorablement sur Within the Quota,
dont certaines pages empruntent aussi au jazz. La différence dans La Création du monde est,
de toute évidence, la connotation africaine explicite. Les arguments exposés rejoignent
aussi ceux des adversaires du jazz, qui associaient ce répertoire au bruit, au désordre, à la
sauvagerie, à la régression. La confusion autour de l’adéquation jazz-» art nègre » est
clairement perceptible. Par ailleurs, comme le remarque Deborah Mawer, le discours est
défavorablement préconçu et peu préoccupé des faits de la partition, laquelle ne contient
106

ni xylophone, ni tam-tam35. Soulignons que le critique du Ménestrel avait tenu des propos
à peu près semblables sur un autre ballet de Milhaud, L’Homme et son désir, présenté deux
ans plus tôt par les Ballets suédois36.
15 Cependant, tous ne sont pas aussi hostiles. Certains se contentent de qualifier la musique
de La Création du monde de « savante et froide 37 », « râpeuse [...], échinoderme, lourde et
hérissée de piquants38 », pendant que d’autres n’y voient que superficialité et recherche
d’effets, comme le montrent ces deux commentaires :
La partition de La Création du monde est un nouveau témoignage de la fécondité de
M. Darius Milhaud et de son admirable aisance à recouvrir des riens d’un vernis
plus ou moins violent, mais dont l’effet, même sur le public, commence à
s’émousser39.
[...] M. Darius Milhaud, prophète spontané d’un art que les musiciens français
hésitent à prendre au sérieux, a écrit une partition où l’on devine à la fois
l’improvisation hâtive et le goût de la mystification. Quelques mesures, au début et
à la fin, sont là pour nous prouver que l’auteur sait écrire de la saine musique quand
il lui plaît de vivre sous les disciplines normales et que, pour le reste, il a tenu
surtout à épater les bourgeois40.
16 Si quelques-uns semblent peu versés dans l’appréciation de la musique et tentent de
camoufler leurs lacunes par des commentaires évasifs, ce n’est certes pas le cas de
Vuillermoz. De sa tribune à L’Excelsior, il écrit :
La partition que M. Darius Milhaud a écrite pour cette Création du monde est d’une
sagesse un peu déconcertante. Le prélude, lent et méditatif, est d’inspiration
mélodique trop nettement classique pour qu’on daigne savoir gré à l’auteur d’y
introduire quelques menues cocasseries d’écriture sans efficacité 41.
17 La réaction de Vuillermoz n’est pas surprenante étant donné son hostilité à l’endroit de
Milhaud et du Groupe des Six en général42. Au lieu de s’attarder à La Création du monde, le
critique profite plutôt de l’occasion pour poursuivre sa campagne contre les Six :
Prenons acte, en tout cas, d’une désagrégation dans le faux clan des
révolutionnaires. Comprenant que la plaisanterie avait assez duré, le groupe, dit
des Six, se voit contraint de se dissoudre en tant que consortium de publicité
offensive et défensive. [...] Malgré leurs efforts tendancieux pour accréditer cette
profitable légende – et c’est là le seul grief qu’on puisse faire à ces trop industrieux
adolescents – il n’y a jamais eu de musique des Six ni d’esthétique des Six 43.
18 En plus de déplorer le classicisme de la partition, Vuillermoz remet aussi en cause la
modernité du ballet. Dans l’article qu’il livre à La Revue musicale – et dans lequel il reprend
l’essentiel de son propos –, il écrit :
Un scénario de Biaise Cendrars et des décors et costumes de Fernand Léger
semblaient devoir faire de cette soirée une audacieuse manifestation d’avant-garde.
Il n’en fut rien. La technique de Milhaud, qui n’a jamais été foncièrement
révolutionnaire, s’assagit de jour en jour, et le cubisme d’un Fernand Léger, qui
avait paru agressif dans Skating Rink, ne pouvait choquer personne lorsqu’on
l’appliquait à une matérialisation du chaos originel44.
19 Enfin, on remarquera que les emprunts au jazz sont totalement passés sous silence. Or,
Vuillermoz consacre un chapitre à ce sujet dans son ouvrage Musiques d’aujourd’hui, où il
explique l’intérêt justifié des compositeurs pour le jazz par leur besoin de libérer et de
rajeunir le discours musical45.
107

LES ADHÉRENTS
20 Sans être enthousiastes ni indifférents, certains critiques voient dans la partition de
Milhaud un « discours orchestral par quoi l’auteur des Choéphores arrive à obtenir parfois
d’assez puissants effets46 », ou encore une impression « assez forte pour retenir
l’attention47 ». Pour sa part, le critique du Courrier musical reconnaît les qualités de la
partition de Milhaud, mais s’interroge toutefois sur l’association du compositeur avec les
Ballets suédois48 :
Pourquoi, écrit-il, ce musicien exceptionnellement doué d’intelligence inventrice,
fertilisé d’idées abondantes et d’instincts rythmiques, cet esprit vivace et plein de
sève, ouvert à toutes les manifestations de l’esthétique, nanti d’une science
suffisante, persiste-t-il à se colleter avec de telles machines à la noix de coco ? Sa
partition est pourtant bien établie, logique ; elle dénote une patte puissamment
originale, passe de la souplesse à l’éréthisme avec une facilité d’improvisation
ingénieusement remarquable, atteste sa verve et le souffle capables d’exprimer,
avec le pittoresque, certaine profondeur de sentiment dont nous attendons avec
impatience l’éclosion équilibrée dans l’ouvrage49 actuellement en répétition à
l’Opéra-comique50.
21 Pour sa part, le compositeur et chef d’orchestre André Messager compare l’œuvre à ses
modèles américains :
La musique de M. Darius Milhaud est, avant tout, très adroitement faite. Elle est,
sauf peut-être le prélude, entièrement construite sur des rythmes de jazz et
entremêle de nombreuses « citations » de danses américaines à la mode.
L’instrumentation « à la manière de... » est ingénieuse, mais je me permettrais de la
trouver encore bien inférieure en trouvailles à celle de certains chefs de band
américains, Whiteman par exemple. Il y a entre les deux toute la distance qui
sépare le naturel et le spontané de l’artificiel et du voulu. En résumé, tout cela est
loin d’être désagréable à entendre et finit par paraître à l’audition beaucoup plus
consonnant que l’auteur ne l’eût soupçonné ou peut-être désiré51.
22 Enfin, on ne s’étonnera pas que ce soit Auric qui commente le plus longuement, de façon
élogieuse et perspicace, la musique de La Création du monde. Considérant la partition de
Milhaud comme « l’aboutissement remarquable de recherches », il loue sa clarté et « la
perfection de la mise au point » par rapport aux œuvres antérieures du compositeur
inspirées du jazz. Déplorant l’accueil plutôt tiède réservé à la partition, Auric met en
cause les autres éléments du ballet :
Tout d’abord l’équivoque établie par la disproportion flagrante entre son titre, son
argument et sa réalisation musicale. La Création du monde !... L’Homme et son désir, le
ballet de Claudel et Milhaud semblait préparer, avec ses vastes desseins, la venue de
quelque grandiose symphonie qui ferait pardonner, par l’ampleur de ses
proportions, l’enflure embarrassante de son titre. Puis l’argument de Cendrars,
emprunté à la cosmogonie nègre, a pu donner à sourire. Enfin, les décors et les
costumes de Fernand Léger, qui s’imposaient à l’auditeur par leur brutale volonté,
n’étaient pas sans établir, entre la fosse d’orchestre et la scène, une disparate assez
gênante52.
23 Il ajoute à propos des décors :
Mais, en réalité, ces grandes surfaces ocres, noires, blanches, rompent durement
l’équilibre par ailleurs si remarquable dans la partition de Milhaud. C’est ainsi
qu’exécuté au-devant d’un rideau où se pressent les gigantesques formes des déités
créatrices, son Prélude finit, déconcertant phénomène ! par sembler trop simple –
108

avec ses calmes périodes où pousse, sur l’ondulation d’un quatuor à cordes et la
palpitation des trompettes, le chant régulier du saxophone53…
24 On pourrait croire à un parti pris de la part d’Auric. Or, ses réserves rejoignent celles de
plusieurs critiques quant au déséquilibre entre les idiomes du ballet. Deux facteurs ont
sans doute contribué à aggraver l’impression de disparité. D’abord l’indépendance entre
musique et chorégraphie, les mouvements des danseurs ayant été conçus, rappelons-le,
indépendamment de la musique. De plus, bien que la partition de Milhaud s’articule en
cinq parties comme l’argument, le caractère général de certaines sections, dont la
première et la deuxième, ne concordait pas toujours avec l’action qui se déroulait sur la
scène54.
25 Lors de la publication de la partition de La Création du monde par la maison Eschig, peu
après la première, Roland-Manuel soulignait l’incidence des autres éléments du ballet sur
la réception mitigée de la musique :
La Création du monde, telle que nous l’ont présentée les Ballets suédois, ne pouvait
sortir du tohu-bohu sans conserver quelque chose d’un désordre qui n’apparut pas
toujours comme un effet de l’art... La partition de Darius Milhaud en a connu
quelque dommage : on l’a très mal entendue aux Champs-Élysées ; on lui a
naïvement attribué une lourdeur qui n’était que dans la chorégraphie, on l’a
chargée injustement des péchés de la décoration. L’éditeur Max Eschig la publie
aujourd’hui. À la lecture et à l’analyse, le plaisir de l’auditeur attentif se renouvelle,
se fortifie, et La Création du monde apparaît comme l’œuvre la plus émouvante que
Darius Milhaud nous ait donnée jusqu’à présent55.
26 Associant le jazz à la culture américaine, Roland-Manuel y voyait un moyen d’enrichir la
musique française : « À greffer les rythmes du jazz et les mélopées de la Louisiane sur le
grave contrepoint des Passions de Bach, [...] Milhaud nous donne ici la preuve que le jazz
peut valablement enrichir notre musique. »
27 Les extraits de presse présentés permettent de constater que les avis sont partagés à
l’endroit de la musique de La Création du monde. D’un côté, les détracteurs s’indignent des
emprunts au jazz et blâment la superficialité et le classicisme de la partition. De l’autre,
les adhérents reconnaissent son originalité, sa maîtrise et son utilisation judicieuse du
jazz. Les critiques sont divisés sur l’appréciation des emprunts au jazz et sur
l’interprétation qu’ils en font, les deux étant étroitement liées. En effet, si, pour certains,
le jazz évoque la culture africaine, pour d’autres il est tributaire de la culture américaine,
les adhérents se situant plutôt dans le second camp. Cependant, les emprunts au jazz ne
retiennent pas l’attention de la majorité et peu se montrent profondément choqués de
l’utilisation de ce répertoire au concert. Les décors imposants, l’absence, ou plutôt ce qui
est jugé par la plupart comme une absence de danse au sens traditionnel, et la
connotation africaine du ballet ont sans doute dérouté la critique plus que le jazz de la
partition.
28 Enfin, un dernier point que nous n’avons pas abordé jusqu’ici doit être considéré dans la
réception de La Création du monde. Plusieurs critiques dressent un parallèle avec Le Sacre
du printemps. Judi Freeman, dans son article sur Fernand Léger et les Ballets suédois,
rappelle : « If Les Mariés de la tour Eiffel had been the Ballets Suédois’s response to Parade,
La Création du monde resonated with the memory of the Ballets Russes’s 1913 Le Sacre du
printemps56. » Le Sacre et La Création traitent d’un thème semblable selon une même
opposition primitif/moderne. Cependant, compte tenu de l’ampleur des réactions
suscitées par le Sacre, et en dépit des qualités innovatrices de La Création du monde, la
comparaison ne pouvait manquer de se faire au détriment de ce dernier, reléguant au
109

second plan la musique de Milhaud. D’ailleurs, Vuillermoz, fervent admirateur de


Stravinsky, ne manqua pas de souligner : « Il faut en tout cas posséder une singulière dose
de prétention pour s’attaquer à de tels sujets après un Stravinsky. On ne refait pas le Sacre
du printemps57. »

LA CRÉATION DU MONDE APRÈS 1923


29 La Création du monde fut présentée les 25, 29 et 31 octobre 1923. Ce nombre de
représentations relativement faible pour une production d’une telle envergure s’explique
par la tournée américaine que devait entreprendre la troupe dès le mois de novembre58.
La reprise du ballet à Paris en 1924 ne rallia pas davantage la critique quant à la musique.
Par exemple, Le Ménestrel déplora la présence du jazz à cause de son association avec la
musique de danse et la culture populaire :
Ce que nous reprocherons à la musique, habile, de M. Darius Milhaud, c’est une
certaine vulgarité qui s’accorde mal avec pareil sujet. La création du monde ! Ce
n’est pas là question légère, et l’on peut prétendre qu’il vaut mieux l’aborder dans
un esprit grave, sinon religieux, qu’avec la mentalité « bastringue » si familière à
beaucoup de nos modernes59.
30 Le journaliste de L’Information manifesta quant à lui sa déception : « Le prologue nous
avait ravis jusqu’au moment où une brutale intrusion des cuivres vint interrompre notre
rêve et ruiner nos espoirs. Ah ! Si M. Darius Milhaud voulait60... » Qualifiant l’œuvre
d’« incohérence agressive », le chroniqueur de L’Éclair faisait écho à son collègue en
blâmant les « tonitruantes rafales d’instruments de cuivre du plus désagréable effet 61 ».
L’Avenir était néanmoins plus favorable : « ... l’ouverture symphonique qui prélude aux
ébats simiesques de nos premiers parents est une des meilleures pages que M. D. Milhaud
ait écrites62 ».
31 Au total, La Création du monde fut présentée douze fois par les Ballets suédois 63. La
dissolution de la troupe en 1925 marqua le passage de La Création du monde de la scène au
concert. D’abord tièdement accueillie à la scène, la version concert gagna la faveur des
détracteurs. En 1929, le critique du Ménestrel, particulièrement acerbe lors de la première
du ballet, se ravisait :
Il y a dans La Création du monde, comme dans toutes les œuvres de M. Darius
Milhaud, une partie « vraie musique » qui n’a point vieilli ; il y a des moments de
tendresse et de douceur charmantes, traitées avec une sobriété et une délicatesse
qui sont d’un musicien de race : tout ce qui est jazz ou emprunté, comme l’appelle
notre Ami Schaeffner, à la culture « afro-américaine », a légèrement passé parce
qu’on a fait beaucoup mieux depuis au point de vue excentricité. [...] Telle qu’elle
est d’ailleurs, l’œuvre gagne à son exécution au concert, on y perçoit mieux ce qu’il
y a en elle d’invention musicale64.
32 Le changement de ton et de vocabulaire est notable. Par ailleurs, ce commentaire
démontre bien deux choses : l’accueil de la musique s’est modifié d’une part parce que la
réception du jazz a évolué ; en 1929, ce répertoire, qui possède sa littérature, ses
amateurs, ses lieux, ne choque plus ; d’autre part, la musique de Milhaud a été dépouillée
des éléments primitivistes (argument, décors et chorégraphie) qui ont pu influer sur sa
réception.
33 La réputation de La Création du monde de Milhaud crût rapidement. Six ans après la
première, Le Guide du concert lui accordait le statut de chef-d’œuvre, la considérant
comme « une de ses œuvres les plus réussies et l’une des plus “milhaudiennes65” ». En
110

1931, Florent Schmitt écrivait dans Le Temps : « C’est je crois, ce qu’il y a de mieux jusqu’à
présent dans l’œuvre de Darius Milhaud66. » La même année, on put lire dans Le Ménestrel,
à propos de La Création du monde donnée aux Concerts Lamoureux ; « Nous voici déjà en
l’an de grâce VIII de ce monde, et il nous séduit aujourd’hui plus certainement qu’au
premier jour. L’auteur était au pupitre et fut acclamé67. » Enfin, en 1932, toujours dans Le
Ménestrel : « La Création du monde de M. Darius Milhaud, qui est une œuvre réussie par le
choix des idées, l’agencement très original des timbres, l’atmosphère puissante qu’elle
évoque, a remporté un indéniable succès68. »

CONCLUSION
34 L’examen attentif du dossier de presse de La Création du monde permet de constater que
l’exécution au concert a établi le succès d’une partition d’abord tièdement accueillie lors
de la première du ballet le 25 octobre 1923. Lorsque Milhaud écrit à Collaer le lendemain
de la seconde représentation : « La presse est ignoble. Je jubile », il traduit bien la réaction
générale à l’endroit du ballet. Le commentaire est aussi révélateur de l’attitude de
Milhaud face à la critique, car il exprime une forme de controverse attendue, voire
espérée, mais qui ne s’est pas manifestée. En effet, malgré les réactions mitigées à
l’endroit de La Création du monde, on ne peut cependant parler de scandale, comme ce fut
le cas en 1919 avec la Deuxième Suite symphonique d’après Protée ou en 1920, avec les Cinq
Études pour orchestre. Il s’agit plutôt d’une confusion due au mélange des genres :
primitivisme, classicisme et jazz, culture africaine et américaine, retour aux sources et
modernité. Mais c’est précisément ce mélange des genres qui fait que La Création du
monde, malgré son accueil mitigé, n’en demeure pas moins un des portraits les plus fidèles
des préoccupations esthétiques du début des années 1920.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES
1. Darius Milhaud à Paul Collaer, lettre du 29 octobre 1923, in Paul Collaer, Correspondance avec des
amis musiciens, Liège : Mardaga, 1996, p. 150.
2. Berman (2002), Freeman (1995), Häger (1989), Kelkel (1992), Garafola (1995).
3. Darius Milhaud, Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Belfond, 1992, p. 97 ; Ma vie heureuse,
Bourg-la-Reine : Zurfluh, 1998, p. 128.
4. Fernand Léger à Rolf de Maré, lettre du 12 septembre 1922 citée par Judi Freeman, « Fernand
Léger and the Ballets Suédois : The Convergence of Avant-garde Ambitions and Collaborative
Ideals », in Nancy Van Norman Baer (dir.), Paris Modern : The Swedish Ballet 1920-25, San Francisco :
Fine Arts Museum of San Francisco, 1995, p. 106.
5. Biaise Cendrars, Anthologie nègre, Paris : La Sirène, 1921. Republié dans Cendrars, Œuvres
complètes, Paris : Denoël, 2005. Concernant les différentes étapes dans l’adaptation de « La
légende des origines » en scénario de ballet, voir Michèle Touret, « Un texte à voir, autour de La
Création du monde » in Maria Teresa Freitas, Claude Leroy, Edmond Nogacki et al., Blaise Cendrars et
les arts, Valenciennes : Presses Universitaires de Valenciennes, 2002, p. 233-45.
6. Pour le texte intégral du scénario, voir Bengt Häger, Ballets suédois, Paris : Jacques Damase et
Denoël, 1989, p. 190.
7. Voir Freeman, op. cit., p. 98.
8. Ibid.
9. Nous renvoyons le lecteur aux reproductions couleur des décors et costumes dans Norman
Abramovic et Fabrice Hergott, La Création du monde : Fernand Léger et l’art africain, Paris : A. Biro,
2000 ; Baer, Paris Modem : The Swedish Ballet 1920-25 ; Häger, Ballets suédois. On trouvera une analyse
descriptive dans Hartwig Fisher, « “Un art plus complet” : Léger and the Ballet » in Dorothy
Kosinski (dir.), Fernand Léger 1911-1924 : The Rythm of Modem Life, Munich : Prestel, 1994, de même
que dans la thèse de Melissa McQuillan, « Painters and the Ballet, 1917-1926 : an Aspect of the
Relationship Between Art and Theatre », New York University, 1979, p. 614-629, qui présente en
plus une étude des esquisses.
10. Voir Fernand Léger, « Le spectacle, lumière, couleur, image mobile, objet-spectacle », Bulletin
de l’effort moderne, nos 7, 8, 9 (juillet, octobre, novembre 1924), p. 4-7 ; 5-9 ; 7-9. Republié in
Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris : Gallimard, 1997, p. 111-133.
11. Ibid.
12. Häger, Ballets suédois, p. 41.
13. Voir Milhaud, Ma vie heureuse, chapitre 15, « Rencontre avec le jazz », et chapitre 18, « États-
Unis 1922 ».
14. « Il me vint à l’idée d’utiliser ces rythmes et ces timbres dans une œuvre de musique de
chambre, mais il me fallait auparavant pénétrer plus profondément les arcanes de cette nouvelle
forme musicale dont la technique m’angoissait encore ». Milhaud, Ma vie heureuse, p. 100.
15. Darius Milhaud, « L’évolution du jazz-band et la musique des Nègres d’Amérique du Nord », Le
Courrier musical (1er mai 1923), p. 163-64.
16. Cendrars et Léger, qui accordaient une grande importance au choix du compositeur, ont
suggéré à Rolf de Maré le nom de Milhaud. Voir Freeman, op. cit., p. 98. Le compositeur fut chargé
113

officiellement de la musique en janvier 1923. Voir Touret, « Un texte à voir, autour de La Création
du monde » in Biaise Cendrars et les arts, p. 238.
17. « Je composai mon orchestre comme ceux de Harlem [...] et j’utilisai le style jazz sans réserve,
le mêlant à un sentiment classique. » Milhaud, Ma vie heureuse, p. 125.
18. Pour plus de détails sur ces emprunts, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Geoffrey
Haydon, « A Study of the Exchange of Influences Between the Music of Early Twentieth-Century
Parisian Composers and Ragtime, Blues, and Early Jazz », thèse de doctorat en interprétation,
University of Texas, 1992 ; Nancy Perloff, Art and the Everyday : Popular Entertainment and the Circle
of Erik Satie, Oxford : Clarendon, 1991 ; Carine Perret, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et
Maurice Ravel : l’esprit plus que la lettre », Revue de musicologie, vol. 9, n o 2 (2003), p. 311-347 ;
Sandra Sedman Yang, « The Composer and Dance Collaboration in the Twentieth Century : Darius
Milhaud’s Ballets, 1918-1958 », thèse de doctorat, University of California : 1997 ; et plus
spécialement Deborah Mawer, Darius Milhaud : Modality and Structure in Music of the 19205,
Brookfield : Ashgate, 1997.
19. Laura Rosenstock, « Léger : La Création du monde », in William Rubin et Jean-Louis Paudrat
(dir.), Le Primitivisme dans l’art du XX e siècle : Les artistes modernes devant l’art tribal, Paris :
Flammarion, 1987, p. 178-179.
20. Les critiques divergent quant aux œuvres exécutées.
21. Il mettait à contribution deux artistes américains installés à Paris : le peintre Gerald Murphy,
qui réalisa l’argument, les décors et les costumes, et Cole Porter, dont la musique fut orchestrée
par Charles Koechlin. Jean Borlin régla la chorégraphie. Pour plus de détails sur ce ballet, voir
Robert Murdock, « Gerald Murphy, Cole Porter and the Ballets Suédois Production of Within the
Quota », in Baer, Paris Modem : The Swedish Ballet 1920-25, p. 108-127 ; et Robert Orledge, « Cole
Porter’s Ballet Within the Quota », Yale University Library Gazette, n o 50 (juillet 1975). p. 19-29.
22. Florent Fels, « Propos d’artiste : Fernand Léger », Les Nouvelles littéraires (30 juin 1923), p. 4.
23. Blaise Cendrars et Fernand Léger, « Ballets suédois de Rolf de Maré : La Création du monde,
ballet de MM. Borlin, Cendrars, Léger, Milhaud », L’Esprit nouveau, n o 18 (novembre 1923).
24. Cité in Roger Nichols, The Harlequin Years : Music in Paris, 1917-1929, Londres : Thames and
Hudson, 2000, p. 240.
25. A. R., « La Soirée », Comœdia (28 octobre 1923), p. 1-2.
26. Pierre de Lapommeraye, « Théâtre des Champs-Élysées – La Création du monde », Le Ménestrel (2
novembre 1924), p. 453.
27. Anonyme, « Ballet cubiste », L’Œuvre (27 octobre 1923).
28. Adolphe Boschot, « La Musique dans les Théâtres », L’Écho de Paris (29 octobre 1923), p. 4.
29. Charles Tenroc, « Théâtre des Champs-Élysées : Ballets suédois », Le Courrier musical (15
novembre 1923), p. 356.
30. Lapommeraye, op. cit., p. 453. Cette comparaison n’est pas fortuite, car des peintres, dont
Léger, ont été engagés durant la Première Guerre pour créer des camouflages. Voir Fernand
Léger, Fernand Léger, une correspondance de guerre à Louis Poughon, 1914-1918, Paris : Centre Georges
Pompidou, 1990. Je remercie Louise Hirbour d’avoir porté cet aspect à mon attention.
31. Levinson, « Les Ballets suédois », Comœdia (29 octobre 1923), p. 1.
32. Marcel Hiver, « Réflexions VI. Assez d’art nègre », Montparnasse (1 er novembre 1923), p. 6.
33. Liste des périodiques dépouillés : L’Action française, L’Avenir, Bonsoir, Comoedia, Le Courrier
musical, L’Écho de Paris, L’Éclair, L’Esprit nouveau, Excelsior, Le Figaro, L’Information, L’Intransigeant, Le
Journal, Liberté, Le Ménestrel, Le Monde des musiciens, Le Monde musical, Montparnasse, Les Nouvelles
littéraires, L’Œuvre, Paris-soir, Le Petit Journal, La Revue de France, La Revue mondiale, La Revue musicale,
Le Temps. Dossier de presse de La Création du monde, Fonds Montpensier, Bibliothèque nationale de
France, Département de la Musique. Je tiens à remercier Louise Hirbour pour son aide précieuse
dans l’obtention de plusieurs critiques.
34. Lapommeraye, op. cit., p. 453-54.
114

35. Mawer, Darius Milhaud: Modality and Structure in Music of the 1920s, p. 149.
36. « M. Darius Milhaud qui avait débuté dans la musique, comme tout le monde, par la
polyphonie, continua par la polytonie, pour tomber dans la cacophonie. On ne peut appeler
autrement cet accompagnement où la grosse caisse, les cymbales, le sifflet, les plaques de cuivre,
etc., etc., chahutent à plaisir, interrompus de temps en temps par une banale rêverie que tente de
murmurer le violoncelle ou le violon. M. Darius Milhaud vient trop tard : à ce même Théâtre des
Champs-Élysées, l’orchestre nègre nous offrit récemment un extrait de jazz où un nommé Bubbie
à lui seul faisait beaucoup plus de bruit et incontestablement mieux que les douze ou quatorze
percutants de la batterie réunie pour L’Homme et son désir. » Lapommeraye, « Théâtre des
Champs-Élysées – L’Homme et son désir », Le Ménestrel (17 juin 1921), p. 252.
37. Levinson, « Les Ballets suédois », Comœdia (29 octobre 1923), p. 1.
38. Robert Dezarnaux, « Au Théâtre des Champs-Élysées : Les Ballets suésuédois », Liberté (27
octobre 1923). Les références sans numéro de page proviennent du dossier de presse de La
Création du monde du Fonds Montpensier de la Bibliothèque nationale de France, section de la
Musique.
39. Gustave Bret, « Les Ballets suédois – La musique », L’Intransigeant (27 octobre 1923).
40. Raoul Brunel, « Répétition générale, Théâtre des Champs-Élysées. Les Ballets suédois »,
L’Œuvre (28 octobre 1923).
41. Émile Vuillermoz, « Ballets suédois », Excelsior (29 octobre 1923).
42. Barbara Kelly fournit quelques explications sur les causes de cette hostilité dans son ouvrage
Tradition and Style in the Works of Darius Milhaud, 1912-1939, Aldershot : Ashgate, 2003, p. 7-9.
43. Vuillermoz, « Ballets suédois », Excelsior.
44. Émile Vuillermoz, « Le Jardin du Paradis – Ballets suédois – La Griffe – Sainte Odile – Le Cloître »,
La Revue musicale (1er décembre 1923), p. 167
45. Émile Vuillermoz, « Rag-time [sic] et jazz-band », Musiques d’aujourd’hui, Paris : Crès, 1923,
p. 207-215.
46. Gustave Samazeuilh, « La musique », La Revue mondiale (15 novembre 1923), p. 213.
47. Auguste Mangeot, « Théâtre des Champs-Élysées », Le Monde musical (novembre 1923), p. 359.
48. Outre La Création du monde, rappelons que Milhaud a auparavant collaboré avec la troupe de
Rolf de Maré pour L’Homme et son désir (1918) et Les Mariés de la tour Eiffel (1921), créés tous deux
en 1921.
49. Il s’agit de La Brebis égarée.
50. Tenroc, « Théâtre des Champs-Élysées : Les Ballets suédois », Le Courrier musical (15 novembre
1923), p. 356.
51. André Messager, « Les premières : Théâtre des Champs-Élysées », Le Figaro (27 octobre 1923),
p. 3.
52. Georges Auric, « Au Théâtre des Champs-Élysées : Ballets suédois », Les Nouvelles littéraires (10
novembre 1923), p. 3.
53. Ibid.
54. Perloff, Art and the Everyday: Popular Entertainment and the Circle of Erik Satie, p. 202-03.
55. Roland-Manuel, s.t., L’Éclair (26 novembre 1923).
56. Freeman, op. cit., p. 97.
57. Vuillermoz, « Ballets suédois », Excelsior (29 octobre 1923).
58. Pour l’occasion, le titre du ballet fut traduit par Creation, an African Negro Ballet. – Ornella
Volta, « Les “Fêtes nègres” de Biaise Cendrars », Continents Cendrars, n o 6-7 (1991), p. 44.
59. J. H. Moreno, « La semaine musicale. Théâtre des Champs-Élysées », Le Ménestrel (28 novembre
1924), p. 495.
60. Montclar, « La musique à Paris », L’Information (23 novembre 1924).
61. Charles Pons, « Au Théâtre des Champs-Élysées », L’Éclair (26 novembre 1924).
62. Maurice Boucher, « Les Ballets suédois », L’Avenir (25 novembre 1924).
115

63. D’autres troupes ont par la suite repris La Création du monde sur différentes chorégraphies.
Parmi celles-ci, mentionnons la version d’Agnès de Mille, avec des danseurs noirs, présentée en
1939 par le Ballet Theater de New York, sous le titre Black Ritual et la production du Théâtre de la
Fenice de Venise, en 1986, avec les décors originaux reconstitués.
64. Lapommeraye, « Orchestre symphonique de Paris », Le Ménestrel (18 janvier 1929), p. 26.
65. José Bruyr, Le Guide du concert (18 octobre 1929), p. 56.
66. Florent Schmitt, « Les concerts. Champs-Élysées », Le Temps (6 juin 1931), p. 3.
67. M. B., « Concerts Lamoureux », M. B., « Orchestre symphonique de Paris », Le Ménestrel (3 avril
1931), p. 153-54.
68. M.B., « Orchestre symphonique de Paris », Le Ménestrel (12 février 1932), p. 71.

AUTEUR
MARIE-NOËLLE LAVOIE
Université de Montréal, Canada
116

Chapitre 7. Temporalité, spatialité


et modernité dans le ballet L’Homme
et son désir de Claudel et Milhaud
Jacinthe Harbec

INTRODUCTION – GENÈSE DU BALLET


1 Le 6 juin 1921 marque le soir de la première représentation par les Ballets suédois de
L’Homme et son désir1. Issue d’une étroite collaboration entre Paul Claudel et Darius
Milhaud, cette production « ultra-moderne2 » s’inscrit dans la poursuite d’une fructueuse
association qui s’est amorcée dès leur première rencontre, en 19113. Six ans plus tard, des
circonstances particulières donneront naissance au projet L’Homme et son désir.
2 En janvier 1917, Claudel, nouvellement nommé ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro,
demande à Milhaud de l’accompagner à titre de secrétaire d’ambassade4. Dès leur arrivée
au Brésil, le 1er février 1917, les deux hommes s’émerveillent devant la richesse naturelle
et culturelle de ce pays qui, d’emblée, deviendra leur principale source d’inspiration
créatrice5. Sans tarder, ils prendront plaisir à vivre dans ce nouvel environnement qui,
contrairement à leurs attentes, est un lieu convoité par plusieurs personnalités et artistes
étrangers6.
3 Entre autres rencontres avec les artistes qui défilent à Rio de Janeiro, celle de Vaslav
Nijinski, qui se trouvait en tournée avec les Ballets russes de Diaghilev, est déterminante
pour Claudel. Il est particulièrement ébloui par la virtuosité et la nouvelle approche
chorégraphique de ce danseur polonais7. Aussitôt, il lui vient à l’idée un sujet de ballet qui
se déroulerait dans la forêt tropicale. Invitant Nijinski sur les lieux, Claudel lui expose les
grandes lignes de son projet, que le chorégraphe reçoit avec grand enthousiasme8. En
pensant à Nijinski, Claudel commence à écrire l’argument de L’Homme et son désir 9 et,
conséquemment, entraîne Milhaud dans une nouvelle aventure créatrice. Loin de leur vie
européenne trépidante, ils profiteront du temps dont ils disposent pour mettre au point
tous les aspects du ballet. À ce sujet, Milhaud écrira : « Peu d’œuvres nous ont tellement
117

amusés à bâtir. Dans cette grande solitude, à un mois de courriers d’Europe, nous avions
le temps de laisser mûrir et d’édifier tout doucement une œuvre qui était devenue pour
nous comme un jouet10. »
4 À l’équipe initiale se joint Audrey Parr, peintre et épouse du secrétaire de la Légation
d’Angleterre, qui les accompagnera à chaque dimanche dans la Sierra à leur « pique-nique
d’idées, de musique et de dessins11, » pour reprendre les termes de Claudel. Plus tard,
leurs rencontres se tiendront à la résidence de Parr, à Petropolis, où elle fera construire
un théâtre miniature. Claudel pouvait ainsi régler, dans les moindres détails, les éléments
scénographiques avec des figurines de 15 centimètres que la peintre Parr avait
confectionnées en suivant les indications de Claudel.
5 Sous-titré « poème plastique12 », le ballet L’Homme et son désir tente de représenter
l’ambiance mystérieuse suscitée par les bruits nocturnes de la forêt amazonienne. Claudel
décrit son intention comme suit :
Qu’elle est étrange, la nuit, quand elle commence à s’emplir de mouvements, de cris
et de lueurs ! Et c’est précisément une de ces nuits que notre poème a l’intention de
figurer. Nous n’avons pas essayé de reproduire avec une exactitude photographique
l’inextricable fouillis de la floresta. Nous avons simplement jeté comme un tapis, du
violet, du vert, du bleu, autour du noir central, sur les quatre gradins de notre
scène. Cette scène est verticale, perpendiculaire au regard comme l’est un tableau,
un livre qu’on lit. Si l’on veut, c’est aussi comme une page de musique où chaque
action vient s’inscrire sur une portée différente. Sur l’arête extrême défilent, toutes
noires et coiffées d’or, les Heures de la nuit. Au-dessous, la Lune, conduite à travers
le ciel par un nuage, comme une servante qui précède une grande dame. Tout en
bas, dans les eaux du vaste marais primitif, le Reflet de la Lune et de sa Servante
suivent la marche régulière du couple céleste. Le drame proprement dit se passe sur
la plate-forme médiane entre le ciel et l’eau. Et le personnage principal, c’est
l’Homme repris par les puissances primitives et à qui la Nuit et le Sommeil ont
enlevé tout nom et toute figure. Il arrive conduit par deux formes exactement
pareilles sous leur voile qui l’égarent en le faisant pivoter comme l’enfant qui est
« pris » au jeu du cache-cache. L’une est l’Image et l’autre le Désir, l’une le Souvenir
et l’autre l’Illusion. Toutes deux jouent de lui un moment puis disparaissent.
Il reste là debout et les bras étendus, il dort dans l’éclat de la lune tropicale comme
un noyé parmi les eaux profondes. Et tous les animaux, tous les bruits de la forêt
éternelle se détachent de l’orchestre, viennent le regarder et faire sonner leur note
à ses oreilles : les Grelots et la Flûte de Pan, les Cordes et les Cymbales.
L’Homme commence à s’animer dans son rêve. Le voici qui se meut et qui danse. Et
ce qu’il danse, c’est la danse éternelle de la Nostalgie, du Désir et de l’Exil, celle des
captifs et des amants abandonnés, celle qui pendant des nuits entières fait piétiner
d’un bout à l’autre de leur véranda les fiévreux que tourmente l’insomnie, celle des
animaux dans les ménageries qui se jettent et qui se jettent encore, et encore une
fois de plus sur une grille infranchissable. Tantôt c’est une main en arrière qui le
ramène et tantôt c’est un parfum où toute énergie se défait. Le thème de l’obsession
devient de plus en plus violent, frénétique, et alors au plus profond de ces ténèbres
solennelles qui précèdent le jour, une des femmes revient et tourne comme fascinée
autour de l’Homme. Est-ce une morte ? Est-ce une vivante ? Le dormeur la saisit par
le coin de son voile pendant qu'elle tourne et se déroule en pivotant autour de lui,
— jusqu’à ce que lui-même soit enveloppé comme une chrysalide et qu’elle se
trouve presque nue, et, alors réunis par un dernier lambeau d’une étoffe analogue à
celle de nos rêves, la femme lui met la main sur la face et tous deux s’éloignent vers
le côté de la scène. La Lune et sa Servante, on ne voit plus que, tout en bas, leur
reflet.
Les Heures noires ont achevé de défiler, les premières Heures blanches se montrent
13
.
118

Figure 1 : Audrey Parr, dessin du décor de L’Homme et son désir14. Droits accordés par les Archives de
Fondation Erik Satie.

6 À la lecture de l’argument présenté dans le programme des Ballets suédois, il apparaît


évident qu’au-delà de la portée symbolique du texte, les dimensions spatiale et
temporelle se situent au cœur de la représentation. Désirant occuper tout l’espace
scénique, Claudel conçoit un décor qui s’élève sur quatre étages (voir Figure 1) dont
chacun présente une action et une temporalité spécifiques15. L’œuvre n’est plus le résultat
d’une juxtaposition d’événements, mais plutôt d’une superposition de scènes distinctes.
Cette caractéristique scénographique enthousiasme particulièrement Milhaud qui se
trouve, à cette époque, en pleine expérimentation de la polytonalité. Ses recherches lui
permettront d’envisager une composition dont l’espace sonore s’apparente à l’espace
scénique.
7 Le présent article a pour but de démontrer comment Milhaud a contribué à cette
expérimentation du temps et de l’espace dans L’Homme et son désir. Tout en établissant des
liens avec les éléments scénographiques du ballet, cette étude de la spatialité et de la
temporalité au sein de la composition se réalisera en abordant les aspects suivants : la
spatialisation instrumentale, la pluralité temporelle et la polytonalité, le mouvement
perpétuel, les spécificités thématiques et la structure formelle.
8 Évidemment, l’étude de la structure formelle de L’Homme et son désir est primordiale dans
cette démonstration, puisqu’elle a une incidence directe sur l’organisation spatiale de
l’œuvre. En fait, l’étude formelle de L’Homme et son désir nous révélera comment Milhaud a
organisé l’espace compositionnel dans des proportions spécifiques.

SPATIALISATION INSTRUMENTALE
9 À l’origine, le décor de L’Homme et son désir avait été pensé pour que les musiciens
puissent prendre place aux extrémités des trois plates-formes inférieures. Pour mettre en
valeur cette disposition scénique, Milhaud choisit l’orchestre de solistes comme type de
formation pour sa composition. Toutefois, il adopte une disposition particulière aux
119

instruments solistes en les regroupant de façon à former quatre quatuors et deux


ensembles de percussions. Le schéma présenté à la Figure 2 illustre le plan initial de
Milhaud sur la répartition des groupes d’instruments sur les plateaux étagés du décor 16.

Figure 2 : Représentation schématique de la disposition des groupes d'instruments.

10 Dans ce schéma, chaque ligne représente une plate-forme du décor. Sur le côté gauche de
la troisième plate-forme, se retrouve un quatuor d’instruments multiples, formé du
hautbois, de la trompette, de la harpe et de la contrebasse. À l’autre extrémité de cette
plate-forme est placé le quatuor vocal, dont la sonorité se fond à l’univers céleste de cet
étage. Au niveau de l’eau, en bas du décor, un quatuor de bois est disposé au coin droit de
la scène. À l’instar du jeu de miroir provoqué par le reflet de la Lune et de sa Servante qui
se situe au premier étage, ce quatuor, composé du piccolo, de la flûte, de la clarinette et
de la clarinette basse, est disposé à l’extrême diagonale du quatuor d’instruments
multiples qui présente aussi des instruments à vent (le hautbois et la clarinette). Le
quatuor à cordes, pour sa part, est placé sur le côté gauche de la plate-forme inférieure. À
l’étage du centre, deux ensembles de percussion, lesquels représentent les bruits
nocturnes de la forêt amazonienne, sont répartis de part et d’autre de l’Homme. Une fois
établi, le schéma nous révèle que les instruments occupent l’espace de façon à entourer
les sujets du drame. Cette spatialisation instrumentale contribue finalement à accentuer
l’élément central de l’action, l’Homme, tel qu’il est spécifié dans l’argument du ballet.
11 Même si dans la version finale du décor, cette disposition des instruments n’a pas été
conservée, il n’en reste pas moins que Milhaud fixe son instrumentation conformément à
son idée de départ. Comme nous le démontre la première page de la partition (Exemple
1), les mêmes formations de quatuors sont reproduites. Dans la partie supérieure de la
partition, prennent place le quatuor d’instruments multiples et le quatuor de bois. Le
quatuor à cordes et le quatuor vocal, qui chante sans parole, occupent la partie inférieure
de la partition. Au milieu sont disposés les instruments de percussion de telle sorte qu’ils
convergent vers le centre. Ceux-ci sont tous regroupés par trois, à part des grelots et des
cymbales qui se retrouvent au point de convergence de l’ensemble. Une attention
120

particulière leur est ainsi accordée puisque les grelots et les cymbales remplissent,
relativement aux autres membres de la percussion, le rôle supplémentaire de participer
au jeu dramatique17. La section de percussion, dans son ensemble, est formée d’une
vingtaine d’instruments, certains moins conventionnels que d’autres. Les instruments
comme le sifflet, la sirène, la machine à vent et le marteau sur une planche donnent à la
composition une sonorité moderne, voire futuriste18.
12 Milhaud, dans sa recherche de la spatialisation compositionnelle, avait pour objectif de
« conserver une entière indépendance, aussi bien mélodique, tonale, que rythmique à ces
divers groupes [instrumentaux]19 » de la partition musicale, s’alliant ainsi aux
caractéristiques scénographiques.

Exemple 1 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, mes. 1-3. © 1966 by Universal Edition A. G., Wien/UE
14284.

PLURALITÉ TEMPORELLE ET POLYTONALITÉ


13 De la représentation simultanée de plusieurs actions découle une pluralité temporelle. Le
passage de la Lune et de son reflet se réalise dans une autre dimension temporelle que la
traversée des Heures noires à l’étage supérieur (Figure 1). Quant à lui, l’Homme adopte
son propre rythme oscillatoire. Claudel, qui applique ici le résultat de ses réflexions
publiées dans l'Art poétique, écrit : « L’Homme seul ne marque d’autre heure que la sienne.
Il sent en lui, il possède en lui le mouvement même dont les horizons successifs qui
s’élargissent autour de lui sont les reporteurs circonférents20. »
14 Selon Claudel, l’Homme vit à l’intérieur de multiples indicateurs d’un seul et unique
temps universel que nous percevons comme une pluralité temporelle synchronisée. Face
à cette pluralité temporelle synchronisée qui se manifeste dans L’Homme et son désir,
Milhaud élabore un système de pluralité métrique synchronisée. Plus précisément, à
121

partir d’un indicateur de mesure référentiel, le compositeur attribue à certains


instruments d’autres divisions métriques. Par exemple, le groupe des bois et des cordes
dans le premier mouvement (Exemple 1) est noté en trois-quatre alors que l’indicateur de
mesure placé au début de la partition indique un quatre-quatre21. À l’intérieur même de
cette pluralité métrique, Milhaud prend soin de tracer des barres de mesure uniformes
tous les quatre temps, son but étant de « conserver le rythme authentique22 ». La pluralité
temporelle synchronisée, mentionnée précédemment, est ainsi obtenue.
15 De manière similaire, Milhaud réussit à créer dans sa composition des parties mélodiques
et tonales indépendantes. Reprenons l’exemple du premier mouvement. Le groupe des
cordes présente un ostinato fondé sur une mélodie de trois mesures (Exemple 2),
composée à partir de traits de gammes et d’arpèges. Les deux parties de violon qui
progressent en quartes justes parallèles s’opposent à celle de l’alto, qui dessine un
contour mélodique principalement contraire aux deux autres. Au troisième énoncé sont
projetées des cellules mélodiques éparses23, à l’instar des étoiles sur un fond de ciel
ténébreux.

Exemple 2 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, parties de cordes, mes. 1-6.

16 Cet ostinato écrit dans la collection de do majeur sera présenté dix fois au cours du
mouvement. À la lettre A24, ce même ostinato transposé dans la collection de mi majeur
réapparaît avec échange de parties. Il forme avec le premier ostinato un canon à deux
voix à une mesure de distance. La mélodie en mouvement contraire se trouve maintenant
dans la voix supérieure. Débutant à la mesure 15 (Exemple 3) dans les parties de hautbois
et trompette, le même ostinato, transposé dans la collection de la b majeur, se superpose
aux deux autres, mais cette fois en ne conservant que les deux voix en mouvement
contraire. Puisque cette dernière entrée de l’ostinato coïncide avec le début de la
troisième mesure de l’ostinato initial, le tout forme un canon de trois groupes
d’instruments dans des tonalités différentes25.
122

Exemple 3 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, mes. 12-1526. © 1966 by Universal Edition A. G.,
Wien/UE 14284

17 Cette superposition de trois tons différents, do - mi - la b, illustre l’une des techniques de


polytonalité employées par Milhaud dans L’Homme et son désir. Il est à noter que ces
mêmes collections de notes, do - mi - la b, seront reprises lors de l’entrée du quatuor vocal
qui chante alors une gamme majeure ascendante harmonisée en une série d’accords
augmentés. Les premier et dernier accords augmentés reproduisent la sonorité des trois
tons utilisés dans le canon du premier mouvement, soit do - mi - la b.

MOUVEMENT PERPÉTUEL
18 Un effet de régularité tel le sang qui circule dans les veines27 ressort de ces multiples
lignes mélodiques, qui déambulent dans une unique figure rythmique, soit la croche. Une
pulsation régulière quasi d’horlogerie se retrouve simultanément dans les sections de
percussion, mais cette fois dans une mesure à quatre temps (Exemple 1). L’ostinato fixé
dès la première mesure dans les deux groupes extrêmes de la percussion se répétera tout
au long du premier mouvement. Le battement régulier du motif rythmique a pour rôle de
représenter l’entrée des Heures. En exergue de la partition du premier mouvement,
Claudel écrit : « Quelques mesures pour indiquer que le drame continue quelque chose 28. »
Ce peu de mots suffit pour nous signaler que le drame s’insère dans une action déjà
amorcée. Le drame se déroule donc dans un univers temporel abstrait, hors d’un contexte
historique précis. Dans cet univers temporel, tout concourt à un éternel
recommencement. Au défilé des Heures noires succéderont les Heures blanches qui, après
leur passage, marqueront le retour des Heures noires, telle une roue qui tourne sans fin.
Les multiples lignes obstinées qui parcourent la partition entière suggèrent cette notion
du temps qui ne s’arrête jamais tel le « recommencement perpétuel » que souligne
123

Claudel29. Pour mieux saisir cet effet de continuité inhérent au mouvement perpétuel,
Milhaud enchaîne, sans marquer aucune pause, les huit mouvements que rassemble le
ballet. La forme en arche qui se profile derrière la composition contribue également à
reproduire la notion du mouvement perpétuel.

SPÉCIFICITÉS THÉMATIQUES ET SCHÉMA FORMEL


19 Le schéma formel de L’Homme et son désir, présenté à la Figure 3, a été élaboré à partir des
indications scéniques données par Claudel et qui sont reproduites au début de chacun des
mouvements de la partition. Ces indications nous permettent de suivre les différentes
étapes de l’action dont les caractéristiques sont reportées à la Figure 3. Comme l’indique
le schéma, le ballet se divise en huit scènes ou mouvements représentés dans le schéma
par des rectangles. À l’intérieur de chaque rectangle sont indiqués les personnages, le
genre de danse et de mélodie employés à chacune des scènes. Au cours de l’étude
suivante, nous verrons comment Milhaud a utilisé la composition comme véhicule pour
soutenir les caractéristiques propres à chacune des scènes.

Figure 3 : Schéma formel de L’Homme et son désir.

20 Comme il a été mentionné, l’action prend forme alors que la nuit est déjà engagée.
Quelques notes de percussion évoquant « les bruits nocturnes de la forêt30 » retentissent
avant que s’amorcent les mélodies émises par les différents groupes d’instruments qui
accompagnent l’entrée des Heures noires de la scène I. À la deuxième scène apparaissent,
sur le troisième plateau, la Lune et sa Servante et, sur le premier plateau, le reflet de la
Lune et sa Servante. Pour illustrer le jeu en miroir de leur marche, Milhaud débute le
deuxième mouvement en procédant par échange de parties entre le quatuor à cordes et le
quatuor de bois. Plus précisément, la ligne thématique des flûtes passe aux cordes au
moment où les notes d’accompagnement des cordes sont reprises par les instruments de
124

bois31. Il est à noter que Milhaud demeure ainsi conforme à son schéma initial sur la
disposition des instruments en utilisant dans cette scène les groupes des cordes et des
bois faisant partie de l’étage inférieur où se trouvent le reflet de la Lune (Figure 2). Au
centre de ce mouvement32, ce sont les deux autres quatuors qui occupent l’espace sonore.
Ces deux quatuors – le quatuor d’instruments multiples et le quatuor vocal –
correspondent aux instruments qui devaient être disposés sur l’étage de la Lune. À ce
point central du mouvement II, le tissu musical est fabriqué de huit lignes mélodiques
indépendantes aux sonorités modales qui s’harmonisent parfaitement avec la volupté
céleste engendrée par cette nuit de pleine lune. Un lien entre la scénographie et la
musique est d’ores et déjà établi.
21 Le personnage de l’Homme arrive à la troisième scène, amené par le fantôme de la Femme
morte. Comme l’indique Claudel : « Ce fantôme est double, l’un qui marche devant lui
comme pour le conduire, l’autre par derrière qui le pousse alternativement33 » (Figure 1).
À deux, ils font virevolter l’Homme de tous côtés. Pour accompagner adéquatement leur
mouvement tourbillonnant, Milhaud compose une ritournelle basée sur des motifs
obstinés qu’il assigne à la harpe. Pendant que revient périodiquement la ritournelle se
dégagent quelques mélodies entremêlées de bruits terrestres produits par les instruments
de percussion. Précisément à la moitié de ce mouvement intervient un trio vocal34. Sur un
fond d’accompagnement chanté par les voix de femmes, le ténor émet un appel plaintif.
22 Ce même thème de l’appel est repris par le hautbois au quatrième mouvement. Il
accompagne le balancement de « l’Homme qui dort debout, oscillant comme dans un
courant d’eau et comme sans aucun poids35. » Pendant son jeu d’oscillation, l’Homme
entonne une ronde enfantine, toujours sans parole. Les neuf mesures de cette ronde
seront reprises par le hautbois et la clarinette au moment où le quatuor à cordes modifie
le motif d’ostinato, soit en plein centre du mouvement36. Le mouvement IV se termine en
lançant désespérément l’appel plaintif, cette fois réalisé par les parties de ténor et de
soprano simultanément37.
23 Dans la scène V, consacrée à la forêt, l’espace sonore, comme au début de l’œuvre, est
occupé par l’ensemble de percussion38. Ce cinquième mouvement, le plus long de tous les
mouvements, se situe au cœur même de l’action et de l’œuvre. Une grande forme en
arche structure ce mouvement afin de mettre en évidence le canon de 18 mesures qui en
occupe le centre. La Figure 4 illustre le schéma formel de ce mouvement qui se divise en
six grandes sections. La première grande section est exclusivement réservée à l’orchestre
de percussion qui est représenté par un rectangle ombragé. À la suite de cette première
section, entreront à tour de rôle les différents danseurs personnifiant « les choses de la
forêt qui viennent voir l’Homme endormi39 ». Leur entrée est marquée par un motif
rythmique de deux mesures formé par tout l’ensemble de percussion répété ad libitum 40
jusqu’à ce que les personnages apparaissent sur la scène. Une fonction de ritournelle est
alors attribuée à ces parties rythmiques qui sont illustrées dans le tableau par de minces
zones ombragées. À la mesure 14941, une ronde à caractère plutôt brésilien42, avec son
rythme syncopé, accompagne les « danseurs munis d’instruments43 ».
125

« Toutes les choses de la forêt qui viennent voir l’Homme endormi »

Figure 4 : Schéma formel du mouvement V de L’Homme et son désir.

24 À la mesure16944, représentée par la section 3 du schéma formel (Figure 4), la « Danseuse


à la corde d’or45 » évolue sur une mélodie qui progresse en marche descendante à partir
d’un motif de cinq croches. Au centre du mouvement V (section 4), la « Danseuse avec les
grelots46 », s’exécute sur un canon à deux voix effectué par les parties de violon. Après
une interruption de trois mesures47, où seules les parties de percussion résonnent, le
canon reprend, mais en sens inverse. L’Exemple 4 permet de comparer les formes
originale et rétrograde de ce canon. Cette stratégie adoptée par le compositeur a toute
son importance, puisque la forme rétrograde du canon du mouvement V débute
précisément au point central (mes. 188) de l’œuvre entière. Comme le montre le schéma
formel de l’œuvre (Figure 3), la mesure 188 correspond exactement à la moitié des 376
mesures de la partition.

A- Forme originale
126

B- Forme rétrograde

Exemple 4 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, violons 1 et 2, mes. 179-184 et 188-193.

25 Au cours des sections 5 et 6 du mouvement V (Figure 4), Milhaud réutilise le matériel


mélodique et rythmique entendu dans les sections précédant le canon. Plus
particulièrement, les motifs issus de la ronde brésilienne reviendront pour accompagner
la « Danse avec cymbale48 », mais en se présentant sous un autre aspect : soit que le
contour mélodique se trouve inversé, soit que les figures rythmiques sont interchangées.
Toutefois, le contenu musical de la dernière section du mouvement V reprend le matériel
du début du mouvement.
26 Cette étude formelle nous dévoile que la construction en palindrome, propre au canon
central, est en quelque sorte reprise au sein du cinquième mouvement. La forme en arche
ainsi associée au mouvement V (Figure 4) se reproduit également à un niveau formel
supérieur, soit au niveau de l’œuvre entière (Figure 3). En effet, à la suite de l’axe central
du cinquième mouvement, le compte à rebours est enclenché. Le jeu de va-et-vient de la
danse de la passion du mouvement VI rappelle la danse oscillatoire du mouvement IV. De
la même façon que la danse tourbillonnante de la Femme qui réapparaît au mouvement
VII s’associe aux virevoltes provoquées par le fantôme de la Femme morte du mouvement
III. La danse de la passion du mouvement VI correspond à un moment crucial du ballet. À
ce point de la mesure 229 de la partition49, qui, étonnamment, correspond à la section
d’or, l’Homme, jusqu’alors endormi, s’agite par le désir que provoque le tourbillon de la
danse de la passion. Cette danse est construite à partir de plusieurs motifs obstinés qui,
graduellement, couvriront une grande partie de l’instrumentation. Une forte tension
musicale est ainsi créée par la superposition de ces multiples lignes obstinées qui ne se
tairont que pendant 850 des 80 mesures que contient le mouvement. Leur silence permet
de laisser pleinement vibrer un solo de contrebasse qui évoque le sentiment désespéré de
l’Homme aux prises avec un désir incontrôlable.
127

Exemple 5 : Darius Milhaud, L’Homme et son désir, mes. 334-358.

27 À partir du mouvement VII, les heures de la nuit se sont presque écoulées. C’est alors que
la Femme « entraîne l’Homme peu à peu en tournant lentement devant lui sur elle-même
51
». Pour accompagner cette danse tourbillonnante de l’Homme et de la Femme, Milhaud
écrit, au milieu des 50 mesures du septième mouvement52, un canon de 25 mesures
exécuté par le quatuor de bois à partir d’un sujet de quatre mesures53. En se référant à
l’Exemple 5, nous remarquons qu’aux deux mesures intervient une nouvelle entrée du
sujet qui se réalise à une distance d’une septième majeure ascendante ou d’une neuvième
mineure descendante de la première note de l’entrée précédente. Ainsi, à partir du sujet
initial, qui démarre sur la note do # (mes. 334), suivent les 11 autres énoncés du sujet dont
les premières notes réalisent le cycle complet des douze sons de l’échelle chromatique
descendante. Le quatuor vocal accompagne le canon en suivant le cycle des douze sons
par une série d’accords parfaits majeurs construits à partir de la quinte inférieure. En
contraste, les deux autres quatuors exécutent leur partie distincte d’ostinato sur des
hauteurs fixes. Une sonorité polytonale discordante est ainsi créée pour souligner le
tourment de l’Homme faisant face au bonheur impossible.
28 Les douze Heures noires étant écoulées, les Heures blanches ressurgissent. À l’inverse du
mouvement II, alors que la Lune et son reflet apparaissaient, elles disparaissent à la
première partie du mouvement VIII. Pour signifier le début de la deuxième moitié d’une
journée complète exprimée par l’entrée des Heures blanches, Milhaud fonde la partition
du dernier mouvement sur la note pédale fa # 54. Or, cette note fa # correspond au milieu
du cycle des douze sons chromatiques, si on relie la note pédale do du mouvement I à la
note pédale fa # du mouvement VIII (Figure 3). En procédant ainsi, Milhaud établit un lien
entre le déploiement de l’espace sonore et de l’espace temporel sous-jacent au drame tel
qu’il a été conçu par Claudel.
128

29 L’appel plaintif entendu dans la première partie de l’œuvre se propage une dernière fois
comme un adieu résigné. Le retour au silence55 laisse vibrer les bruits ambiants de la
forêt, émis par les instruments de percussion. Le ballet L’Homme et son désir se termine
comme il avait commencé56.

CONCLUSION
30 Cette démonstration du temps et de l’espace dans L’Homme et son désir nous convainc que
Milhaud organise la composition en suivant des règles proportionnelles spécifiques. En
phase avec la mise en scène, où tous les éléments gravitent autour de l’Homme, noyau
central du drame, l’œuvre musicale occupe l’espace temporel dans des proportions
symétriques qui profilent une forme en arche dont l’axe giratoire occupe le centre de la
composition. Outre la structure formelle, la spatialisation des instruments, la pluralité
temporelle et la polytonalité produite par les multiples mélodies et lignes obstinées
représentent tous des aspects que Milhaud a exploités pour établir un lien intrinsèque
avec les spécificités temporelles et spatiales de ce « poème plastique » de Claudel.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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Claudel, Paul. Art poétique : Connaissance du temps, Paris : Mercure de France, 1951 (1913).

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Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1965, p. 1095-1099.

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Milhaud’s Ballets, 1918-1958 ». Thèse de doctorat, University of California, Los Angeles, 1997.

NOTES
1. D’après une chorégraphie de Jean Börlin, L’Homme et son désir fut créé au Théâtre des Champs-
Élysées sous la direction musicale de Désiré-Émile Inghelbrecht. La première de L’Homme et son
désir a été présentée au profit des blessés de guerre sous la présidence d’honneur de la princesse
Ingeborg de Suède - Les Ballets suédois de Rolf de Maré 1920-1924. Programme, Paris, conservé à la
Bibliothèque nationale de France, site de l’Opéra (Bibliothèque-musée de l’Opéra [s.d.] et Bengt
Häger, Ballets suédois, Paris : Jacques Damase, 1989, p. 25.
2. Le qualificatif « ultra-moderne » fut utilisé dans le programme des Ballets suédois pour
souligner la dimension extrêmement avant-gardiste du spectacle.
3. C’est grâce à Francis Jammes, un ami commun aux deux artistes, que Claudel vint rencontrer
Milhaud à Paris. Dès la première visite, le poète proposa à Milhaud de mettre en musique les
textes de L’Orestie d’Eschyle dont il avait commencé la traduction. C’est ainsi que débuta une
longue collaboration qui se développa très rapidement en une profonde amitié. Voir Darius
Milhaud, Études, Paris : Éditions Claude Aveline, 1927, p. 28-32.
4. Louis Chaigne, Vie de Paul Claudel et genèse de son œuvre, Tours : Mam, 1961, p. 155-158.
5. L’influence du Brésil chez Milhaud est palpable dans son œuvre, plus particulièrement dans les
compositions écrites pendant son séjour ainsi qu’à son retour en France. Nous pensons, entre
autres, aux œuvres suivantes : Le Bœuf sur le toit (1919), Saudades do Brazil (1920), La Création du
monde (1923) et Salade (1924).
6. Pour plus de détails, voir Milhaud, Notes sans musique, Paris : René Julliard, 1949, p. 84.
7. Claudel avoua qu’avant de voir Nijinski danser, il ne manifestait aucun intérêt pour le ballet.
L’interprétation de L’Après-midi d’un faune que Nijinski donna lors de la représentation des Ballets
russes à Rio de Janeiro modifia totalement ses impressions sur l’art de la danse. Voir Paul Claudel,
« Nijinsky [sic] », Positions et propositions I, Paris : Librairie Gallimard, Éditions de la Nouvelle
Revue Française, 1928, p. 227-234.
8. Même si le célèbre chorégraphe manifeste un grand intérêt pour ce projet, la maladie d’ordre
psychologique, dont il est déjà atteint, s’aggravera à un rythme qui l’empêchera de participer au
projet. Après sa tournée au Brésil, Nijinski ne remontera désormais plus sur la scène. - Milhaud,
Notes sans musiques, p. 85.
9. Dans une lettre adressée à Milhaud le 23 janvier 1921, Claudel propose de modifier le titre du
ballet pour L’Homme et la forêt qui, selon lui, possède un lien plus direct avec le Brésil. Pour des
raisons qui nous sont inconnues, la proposition de Claudel n’a pas été retenue. - Paul Claudel et
Darius Milhaud, Correspondance 1912-1953, Paris : Gallimard, 1961, p. 67-68.
10. Milhaud, Études, p. 32-33.
11. Claudel, Mes idées sur le théâtre, Paris : Gallimard, 1966, p. 75.
12. Ainsi sous-titré puisque le poème prend forme par l’expression des mouvements
chorégraphiques.
13. Claudel, « L’Homme et son désir », La Danse (juin 1921), s.p. Repris dans Claudel, Mes idées sur
le théâtre, p. 75 et dans la partition de Darius Milhaud, L’Homme et son désir, Vienne : Universal
Edition, 1966.
130

De retour à Paris, Claudel et Milhaud cherchèrent vainement un producteur pour leur projet de
ballet. Ils font face à un premier refus en 1919 par Rouché de l’Opéra de Paris et à un deuxième
survenu au cours de l’hiver 1920 de la part de Diaghilev des Ballets russes. Ce n’est qu’en 1921 que
les auteurs présentèrent le projet à Rolf de Maré, directeur de la troupe des Ballets suédois, qui
démontra un vif intérêt pour cette œuvre originale. Dans Notes sans musique, Milhaud exprime
même son étonnement face à l’acceptation de Rolf de Maré : « ...Dès que je lui soumis L’Homme et
son désir, malgré les chanteurs, l’orchestre de solistes, les nombreux instruments de batterie, il
accepta de le monter. Grâce à sa générosité, la collaboration brésilienne a pu se réaliser »
(p. 114-115).
14. Archives du Musée de la danse de Stockholm.
15. Selon un entretien entre Oswalda Guerra, Madeleine Milhaud et Francine Bloch réalisé le 21
juin 1978, l’idée de la scène étagée proviendrait de la disposition de la terrasse du jardin située
derrière la résidence de la légation, rue Paysandu, où habitaient Claudel et Milhaud à Rio de
Janeiro (Enregistrement sonore, Phonotèque de la Bibliothèque nationale de France,
SDCR001303).
16. Le schéma de la Figure 2 a été réalisé à partir des propres indications de Milhaud fournies
dans Notes sans musique, p. 87. Dans un entretien qu’il accorda à Claude Rostand plusieurs années
plus tard, Milhaud aborde dans les mêmes termes la question de la disposition de l’orchestre de
solistes dans L’Homme et son désir. Voir Milhaud, Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Belfond,
1992, p. 79.
17. En se référant à la note citée en bas de la page 1 de la partition (Milhaud, L’Homme et son désir),
nous pouvons lire : « Ces parties de grelots et cymbales peuvent être faits [sic pour faites] par des
danseurs et, au concert, par un des nombreux percussionnistes. »
18. Ici, il est à se demander si l’idée d’inclure des effets de bruit dans la partition de L’Homme et
son désir aurait pu être puisée dans Parade d’Erik Satie. Cette citation de Milhaud est révélatrice à
cet égard : « Les Ballets russes de Diaghilev donnèrent aussi une série de représentations à Rio
pendant l’hiver. La troupe vient passer une soirée à la légation. Nous étions très impatients
d’avoir des détails sur Parade, le ballet de Cocteau dont Satie avait fait la musique et qui venait
d’être créé à Paris. Ansermet nous décrivit les décors et les costumes de Picasso ; les accessoires
que Satie avait ajoutés à l’orchestre, tels que machine à écrire, roue de loterie, sirène » (Notes sans
musique, p. 84). Puisque le ballet Parade a été créé à Paris le 18 mai 1917, nous croyons que la
présence des Ballets russes au Brésil date plutôt du printemps 1917 que de l’hiver, comme le
mentionne Milhaud.
19. Milhaud, Notes sans musique, p. 87.
20. Claudel, Art poétique : Connaissance du temps, Paris : Mercure de France, 1913/1951. p. 40.
21. Plusieurs autres exemples pourraient être mentionnés, dont celui de la page 13 de la partition
(Milhaud, L’Homme et son désir), où les percussions se manifestent dans une mesure à quatre-
quatre alors que les cordes sont en six-huit et que la harpe se déroule en trois-quatre.
22. Milhaud, Notes sans musique, p. 87.
23. Voir Milhaud, la partition de L’Homme et son désir, p. 3.
24. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 3.
25. Je tiens à préciser que, dans cet article, j’accorde aux termes « tonalité » ou « ton » une
signification similaire à celle que donne Milhaud, soit une collection de notes qui empruntent les
altérations propres à un mode majeur du système tonal.
26. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 4.
27. Ibid., p. 6.
28. Paul Collaer, dans son chapitre consacré à L’Homme et son désir (1918), évoque cette image du
« battement du sang dans les artères » en faisant référence aux bruits réguliers de la grosse
caisse qui résonnent sourdement tout au long des premier et dernier mouvements de l’œuvre – in
Darius Milhaud, Paris : Éditions Slatkine, 1982, p. 108.
131

29. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 1.


30. Claudel, Art poétique : Connaissance du temps, p. 37.
31. Milhaud, Notes sans musique, p. 87.
32. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 8-9.
33. Ibid., p. 10.
34. Ibid., p. 13.
35. Ibid., p. 19.
36. Ibid., p. 28.
37. Ibid., p. 32.
38. Ibid., p. 34.
39. Ibid., p. 35. Les cellules mélodiques dans les deux premières mesures ne sont là que pour
établir un lien avec le mouvement précédent afin d’éviter toute brisure dans la continuité
musicale.
40. Ibid., p. 35.
41. Ibid., p. 43.
42. Ibid., p. 44.
43. Selon une étude de Lopes da Silva, une chanson brésilienne, O meu Boi Morreu, serait la source
d’influence de cette partie de la composition. Cité dans Manfred Kelkel, La musique de ballet en
France, Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1992, p. 189-190.
44. Note en bas de page de Milhaud, L’Homme et son désir, p. 43.
45. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 49.
46. Ibid., p. 48.
47. Ibid., p. 51.
48. Ibid., p. 53.
49. Ibid., p. 62.
50. Ibid., p. 65.
51. Ibid., p. 78-79.
52. Ibid., p. 86.
53. Ibid., p. 92.
54. Dans sa thèse, Sandra Sedman Yang mentionne également dans L’Homme et son désir la
présence de ce canon, qui réalise le cycle des douze sons chromatiques - « The Composer and
Dance Collaboration in the Twentieth Century : Darius Milhaud’s Ballets, 1918-1958 », thèse de
doctorat, University of California, Los Angeles, 1997, p. 142.
55. Milhaud, L’Homme et son désir, p. 99.
56. Ibid., p. 102.

AUTEUR
JACINTHE HARBEC
Université de Sherbrooke, Canada
132

Partie III. Musique, langage et


esthétique
133

Chapitre 8. La duplication chez


Debussy : perspectives sur une
temporalité cyclique
Sylveline Bourion

1 L’objectif de cet article n’est pas de faire un exposé technique de la duplication en tant
que procédé compositionnel employé par Debussy mais d’explorer la vision du temps qui
semble être reflétée par ce phénomène. Dans cette recherche, la duplication n’est somme
toute qu’un outil, mais un outil précieux, dont Nicolas Ruwet, en 1962, avait tenté une
première exploration, mais qu’il était pertinent d’examiner de plus près, puisqu’on
constate après une étude serrée des mélodies pour voix et piano la présence de
duplication dans environ 70 % du matériau sonore.
2 Mais avant tout, qu’est-ce au juste que la duplication ?
3 Il s’agit d’un phénomène complexe, dont on ne peut rendre compte ni par une seule
définition ni par un unique exemple. André Schaeffner la définissait comme « un procédé
qui consiste à doubler systématiquement chaque phrase mélodique1... ». Cette définition,
pour succincte et parfois inexacte qu'elle soit, n’en décrit pas moins l’essentiel du
principe. Mais un exemple concret (Exemple 1), tiré de la Deuxième Ballade de François
Villon composée en 1910, nous montrera la complexité du phénomène :
134

Exemple 1 : Claude Debussy, Deuxième Ballade de François Villon, mes. 1-8.

4 Contentons-nous d’observer la ligne de piano, car la ligne vocale ne participe que


rarement de la duplication dans les mélodies de Debussy. Comme il apparaît dès le
premier coup d’œil, les quatre premières mesures sont répétées dans les quatre suivantes,
de façon imparfaite toutefois ; d’une part, il y a une transposition générale à l’octave
inférieur ; de l’autre, la mesure 8 propose un nouvel élément, contrastant par rapport à la
mesure 4 à laquelle elle correspond.
5 Mais lorsque l’on se penche plus attentivement sur le matériau qui compose les quatre
premières mesures, on aperçoit un autre élément dupliqué, de niveau hiérarchique
inférieur, qui se situe à l’intérieur de la mesure 3, et que l’on retrouve donc également
dans la mesure 7. On a donc une macroduplication, de quatre mesures répétées, qui vient
en quelque sorte phagocyter une microduplication d’une demi-mesure. Une duplication
peut en cacher une autre et c’est là une des sophistications du phénomène que ce premier
exemple nous révèle. Mais ce n’est pas la seule : la duplication de Debussy possède toutes
sortes de coquetteries que la définition de Schaeffner ne nous permettait pas de
soupçonner.
6 Mais on pourrait se demander pourquoi donner tant d’importance à ce phénomène.
Répéter, répéter, voici bien la chose la plus simple du monde, alors à quoi bon s’y
étendre ?
7 Deux choses : tout d’abord, c’est l’emploi très particulier, voire obsessionnel, qu’en fait
Debussy. À travers sa carrière, il évolue sur le plan stylistique. Mais la duplication
perdure ; elle perdure et elle est d’un bout à l’autre le procédé stylistique qui frappe de
prime abord, qui s’impose à l’auditeur même le moins averti.
8 Et c’est, dans un second temps, l’aspect très « primitif » du procédé qui retient notre
attention. Derrière cette apparente simplicité, la duplication est un procédé universel et
135

nous parle d’un élément fondamental de la psyché humaine : celui de notre rapport au
temps, tourmenté naturellement, puisque, comme le dit joliment Bachelard, « notre être,
dans notre cœur et dans notre raison, correspond à l’univers et réclame l’Éternité2 ».
9 Nous allons voir à présent comment l’humanité s’est divisée, sur le problème du temps,
entre deux réponses opposées en apparence, mais ayant toutes deux un commun mépris
pour la condition de mortel de l’homme ; puis nous observerons la position de Debussy.

PENSÉE CYCLIQUE
10 La première réponse au problème du temps fut la pensée cyclique, qui en propose une
interprétation autour de la notion de périodicité : pour l’homme des civilisations
traditionnelles, la répétition de gestes déterminés lui permet d’avoir accès à une réalité
transcendante, de participer pleinement à la véritable réalité du monde, par la réalisation
d’un rituel. Par exemple : n’est réel que ce qui a déjà été fait, que ce qui est imitation d’un
geste déjà fait par la divinité. Par exemple, le sabbat judéo-chrétien est la répétition d’un
geste divin, puisqu’il reprend le repos du septième jour de la Création du monde3. Quelle
que soit la forme que prend ce rituel, le but est de permettre la régénération périodique
du temps, la libération de l’homme, la négation de l’Histoire même. C’est ainsi qu’on ne
trouve pas, chez les historiens grecs, d’interrogation sur la signification de l’Histoire,
puisque leur conception du temps est cyclique.
11 Si la pensée cyclique touche directement les mythes traditionnels, les rites et la liturgie,
elle n’en est pas moins présente dans les représentations artistiques par lesquelles
l’homme propose encore sa lecture de l’univers. C’est le cas, pour prendre un exemple qui
nous ramènera à Debussy, de la structure du gamelan. Debussy avait entendu à deux
reprises des pièces pour gamelan : en 1889, à l’Exposition universelle de Paris, et en 1900,
toujours à Paris. Il en sort fasciné par les sonorités et la riche structure contrapuntique. Il
semblerait que deux éléments particuliers aient retenu son attention : c’est, d’une part, la
structure en étagement de cette musique, où les différents instruments jouent
pratiquement la même ligne, mais à différentes vitesses selon leur registre, les
instruments les plus aigus ayant naturellement le rythme d’exécution le plus rapide.
D’autre part, c’est la structure cyclique très clairement basée sur la répétition : le plus
gros gong marque la fin de chaque cycle de sa note basse et sonore, et réamorce un
nouveau cycle.
12 Comme par hasard, ce sont ces deux éléments que l’on a retrouvés dans la duplication que
nous avons observée dans la Ballade de Villon. La notion de cycle est amenée par l’idée
même de duplication. Quant à l’étagement, on en trouve une application sophistiquée
dans la présence de duplications de niveaux hiérarchiques multiples.

PENSÉE LINÉAIRE
13 La seconde réponse au problème du temps semble être apparue beaucoup plus
tardivement dans l’histoire de l’humanité : la pensée linéaire moderne propose une
lecture unidirectionnelle de l’Histoire, basée essentiellement sur l’attente messianique.
L’Histoire concourt à un unique événement, final : la fin du temps.
14 Si la vision cyclique consistait à désamorcer périodiquement l’accumulation des
événements pour fournir aux hommes un temps neuf, exempt du poids du passé, la
136

pensée linéaire procède par addition et consigne les données, bonnes ou mauvaises, dans
l’attente du jour du jugement : on y voit le lien avec la naissance de la conscience
historique.
15 Au XXe siècle, on assiste à une laïcisation de l’idéal messianique, particulièrement avec la
pensée de Marx : Le Manifeste communiste de 1848 est un document messianique, une
eschatologie sécularisée. La « fin du monde » est remplacée par la « fin du système social
actuel », la suppression du temps et l’anéantissement de l’histoire deviennent la fin du
temps des souffrances et l’évanouissement de la lutte des classes. L’unité de l’Histoire
tendant vers un but particulier est préservée. On le voit, malgré la désacralisation des
concepts, la ligne générale de la pensée messianique est conservée4.
16 Un autre courant de pensée voit le jour au Siècle des lumières en Europe, différent du
messianisme sacré de l’école chrétienne et du messianisme laïc de l’école marxiste, mais
ayant avec eux un commun rejet de la pensée cyclique : c’est la foi dans le progrès. Au XIX
e
siècle, la foi dans le progrès « devient une conception du monde universelle et remplace
dans une large mesure la foi chrétienne5 ».

DEBUSSY
17 C’est dans cette tradition linéaire occidentale relativement récente, représentée par le
positivisme, le marxisme, l’athéisme humain et la théorie de l’évolution, que Debussy voit
le jour dans une acceptation généralisée de la linéarité du temps. Pourtant, et après avoir
été un admirateur inconditionnel de l’impossible résolution des mélodies wagnériennes,
il se tourne vers l’instant pour y puiser poésie et mystère.
18 Debussy s’attache à briser la linéarité du temps en attaquant quatre de ses attributs.
19 Il met d’abord en question la durée du temps, de la même façon que Bachelard dans la
première phrase de L’intuition de l’instant : « Le temps n’a qu’une réalité : celle de l’instant 6
. » En effet, il semblerait que Debussy ait – outre Pelléas et Mélisande (1902) – une certaine
prédilection pour la forme courte, pour l’évocation passagère. Mais c’est aussi avec
l’abandon du développement qu’il privilégie l’instant : chacune de ses mélodies est fondée
sur un corpus de quelques motifs, utilisés de façon dialectique et dynamique, mais
subissant somme toute assez peu de transformations. Le travail sur la matière s’effectue
par la juxtaposition d’éléments, contrastants ou non, plus que par « l’étirement » d’un
seul élément.
20 Cette unité qu’il maintient, cette cohérence que l’on perçoit immédiatement dans
chacune de ses mélodies, ne tient pas du développement : l’homogénéité du discours
n’enlève rien à l’hétérogénéité du matériau de base dont il est constitué. Boucourechliev
remarque la même chose en rapprochant la démarche de Debussy de celle de Webern :
Nous apparaissent aujourd’hui des points communs significatifs : une conjonction
secrète dans cette poétique de l’instant qui leur est commune, dans une conception
nouvelle de la rhétorique aussi, qui exclut le développement, ainsi que dans
l’abandon de tout « tissu interstitiel ». L’abolition du développement procède, chez
l’un et chez l’autre, de cette poursuite de l’essentiel7.
21 Debussy attaque aussi l’homogénéité du temps qui passe, en plus de sa durée. En nous
limitant à l’étude d’un unique paramètre, celui du rythme, l’écriture est basée sur le
contraste, sur l’écoulement hétérogène de valeurs rythmiques parfois déroutantes. Il
arrive souvent que la pulsation, à l’écoute seulement, soit difficile à établir. C’est le cas ici
137

(Exemple 2), au début de la Première Ballade de François Villon (1910), à cause de la


juxtaposition de valeurs rythmiques très courtes et très longues, presque sans rapport de
proportion entre elles.

Exemple 2 : Claude Debussy, Première Ballade de François Villon, mes. 1-4.

22 Le caractère d’extrême variété rythmique n’est plus à démontrer dans l’œuvre de


Debussy, mais ce début de mélodie met également en question la notion de simultanéité.
Ces décalages d’une triple croche entre les longues notes de la main droite et de la main
gauche (mes. 3-4, par exemple) sont autant d’obstacles à une pulsation claire et sans
ambiguïté. À cela vient s’ajouter un élément caractéristique de l’écriture debussyste et
que nous retrouvons aussi dans les premières mesures de la Ballade : un goût démesuré
pour les changements de mètres.
23 Un troisième attribut de la linéarité que Debussy attaque est l’unidirectionalité du temps.
Comme nous l’avons vu, l’un des points de divergence principaux entre pensée cyclique et
pensée linéaire est l’impossibilité du retour en arrière que cette dernière impose : c’est
précisément le point que la duplication généralisée met en question, en permettant,
d’une certaine façon, la réversibilité du temps, puisque ce qui a déjà été entendu peut à
nouveau l’être. On peut s’interroger longtemps sur les raisons d’une telle prédilection
pour la duplication. Ne serait-ce pas la recherche du plaisir sonore renouvelé qui motive
une telle persévérance dans l’emploi de la duplication ? Le désir d’une écoute de la
seconde chance, de la répétition d’une sonorité heureuse ou d’un enchaînement réussi ?
C’est du plaisir de l’instant que nous semble naître la répétition, c’est par là que débute la
construction de cette musique.
24 Pourtant, Debussy a compris que, sans nouveauté, l’être ne peut exister : un cycle doit
céder à un autre car c’est du contraste que vient la sensation de durée, indispensable à la
forme d’une œuvre. Son œuvre avance, mais pas selon le modèle de la ligne droite. Il
procède plutôt, si l’on veut trouver une image qui corresponde, à la façon de la mer qu’il
138

chérissait tant : si la marée monte, cela ne se fait pas d’un seul geste, et le ressac vient
cent fois se briser sur la grève avant que les pierres qui étaient sèches ne soient à présent
immergées. Et c’est de manière imperceptible que l’on voit s’enfoncer dans les flots un
paysage changeant, par la force de ce qui semble à première vue n’être que l’exact va-et-
vient rectiligne de l’immobilité.
25 Enfin, un dernier attribut de la linéarité nous semble bousculé par l’écriture de Debussy :
c’est la fatalité du temps. Pour le messianiste, pour le marxiste ou le partisan du progrès,
les événements s’enchaînent avec logique, guidés par la raison ou par la main de Dieu,
vers un objectif particulier : l’Histoire présente donc une certaine intentionnalité, et les
événements sont déterminés par ceux qui les précèdent. Debussy au contraire semble
désireux de réhabiliter la notion d’imprévisibilité, de liberté par rapport au passé :
combien déroutante nous paraît son écriture harmonique, qui ne se laisse jamais deviner
par l’auditeur, mais le conduit elle-même là où bon lui semble ! Il en va de même de la
structure des pièces, en perpétuelle découverte d’elle-même. Debussy fait preuve là aussi
d’une parfaite liberté d’invention.
26 Bref, dans le refus de la fatalité temporelle qui englobe sans doute de nombreux autres
paramètres, nous voyons une certaine volonté de se libérer de l’histoire, de sortir de
l’histoire, comme c’est le cas chez l’homme des civilisations traditionnelles, pour qui le
rituel est une porte de sortie toujours bonne à emprunter afin de rejoindre les
« archétypes transhistoriques ». Le choix d’un langage harmonique totalement libre est
donc chargé d’implications : c’est la notion de passé et d’avenir qui est directement mise
en question.

VASTE COURANT
27 Mais Debussy n’est pas le seul, au début du XXe siècle, à remettre en question l’approche
linéaire occidentale. Comme le dit Brăiloiu, une des principales contributions de Debussy
« à l’art occidental consiste dans la traduction musicale qu’il a su donner de l’état d’esprit
du temps8 ». En effet, sa démarche inaugure un vaste mouvement de rupture avec le
linéaire et, accessoirement, de retour au cyclique, qui touche aussi bien la pensée
(philosophie, histoire, ethnologie) que l’art (musique, arts visuels).
28 Le XXe siècle apportera de façon généralisée un scepticisme face à l’idée de progrès et à
celle de l’eschatologie sécularisée de Marx, notamment à cause des échecs politiques et
sociaux qu’ils ont engendrés. Des historiens comme Spengler et Toynbee ont également
contribué à ce changement d’état d’esprit. Au fond, il semble que leur remise en question
globale ébranle trois attributs de la linéarité historique : l’unité de l’Histoire, c’est-à-dire
le fait que l’Humanité tout entière soit incluse dans une Histoire globale ;
l’unidirectionalité de l’Histoire, c’est-à-dire la croyance que l’Histoire représente un seul
mouvement progressant sans aller-retour ; la signification de l’Histoire, que de nombreux
philosophes et historiens tentèrent de découvrir et qui perd tout intérêt à partir du
moment où l’on croit que les histoires sont multiples et cycliques.
29 Dans le domaine de la création musicale, la linéarité est aussi remise en question. On peut
citer par exemple la rupture avec la tonalité et le relatif déterminisme qu’elle implique,
au profit d’un langage aux combinaisons virtuellement intarissables. Que l’on approuve
leur choix ou non a posteriori, c’est la voie que les sériels ont suivie et qui, dans une
certaine mesure, a été inaugurée par Debussy, même s’il n’était pas à proprement parler
139

un « militant de la tonalité suspendue9 ». En tout cas, c’est cette rupture que Boulez
retient de lui et avec laquelle il se sent en profonde filiation : il écrit, dans son article
consacré à Debussy dans l’Encyclopédie Fasquelle, qu’« avec lui [Debussy], le temps
musical change souvent de signification, surtout dans ses dernières œuvres : le mouvant,
l’instant font irruption dans la musique10... » Boulez, bien loin de proposer dans son
langage musical un retour au cyclique, n’en rompt pas moins avec la linéarité.
30 D’autres, par contre, ont alimenté leur rejet du linéaire par une écriture basée sur la
répétition circulaire de motifs. On peut citer évidemment l’école répétitive américaine,
Reich en tête, qui systématise, à la longueur d’une œuvre, la duplication de tout le
matériau sonore. Rappelons aussi la naissance de la musique concrète, sortie du sillon
fermé d’un disque de Pierre Schaeffer : quel plus bel exemple de duplication ?
31 Dans chacun de ces cas, et malgré les différences évidentes qui opposent le langage de ces
compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle, on assiste à une commune rupture avec
la tradition linéaire occidentale.
32 Debussy, précurseur de ce vaste mouvement, se positionne quant à lui à la fois par
rapport au temps cyclique et au temps linéaire. Sa duplication est une répétition qui
progresse conformément à l’avancée de l’histoire en spirale, que propose déjà l’historien
Vico au XVIIIe siècle, et non une répétition statique. Ses duplications sont rarement
pures ; elles procèdent par légères modifications et sont entrecoupées d’un matériau non
dupliqué qui fait avancer le discours. Debussy, dans son langage, réconcilie d’une certaine
façon les deux approches du temps.
33 En fait, il réalise la curieuse formule d’Apollinaire lorsqu’il écrit : « L’homme a voulu
imiter la marche et il a inventé la roue11. »
34 La roue, c’est l’illusion du statisme ; lorsqu’on la suit du regard en fixant le moyeu, on a
l’impression qu’elle ne tourne que sur elle-même. Pourtant, elle n’en avance pas moins.
De même, grâce à la systématisation de sa duplication, Debussy donne l’illusion d’un
temps statique, gratuit, circulaire, définitivement racheté par la magie de l’instant. Mais
qu’on ne se leurre pas : la pièce, tôt ou tard, arrive à sa fin, pas davantage immortelle que
ne l’est celui qui fonde sa vie sur la pensée cyclique. « L’homme a voulu imiter la marche
et il a inventé la roue. » Au fond, le trajet est le même. Il s’agit seulement de déterminer
dans quelles conditions nous souhaitons le parcourir. L’éternel recommencement n’est
qu’illusion, la plus bouleversante et profondément touchante de nos illusions humaines.
Car si, comme le disait tout à l’heure Bachelard, notre être réclame l’Éternité, nous n’en
sommes pas moins donnés par avance à la mort. Et l’homme, peut-être, se meurt de
chagrin de ne pas l’ignorer.

BIBLIOGRAPHIE
140

BIBLIOGRAPHIE
Bachelard, Gaston. L’intuition de l’instant, Paris : Gonthier, 1932.

Boucourechliev, André. Debussy, la révolution subtile, Les chemins de la musique, Paris : Fayard,
1998.

Boulez, Pierre. « Debussy », Encyclopédie de la musique, sous la direction de François Michel tome 1,
Paris : Fasquelle, 1958 : 629-641.

Brâiloiu, Constantin. « Coup d’œil historique sur l’œuvre de Debussy », Revue de Musicologie vol. 48
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NOTES
1. Cité par Nicolas Ruwet, in Langage, musique, poésie, Paris : Seuil, 1970, p. 70.
2. Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris : Gonthier, 1975, p. 93.
3. Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris : Gallimard, 1969, p. 36.
4. George Steiner, Nostalgie de l’absolu, Paris : 10/18, 2003, p. 57-58.
5. Rudolph Bultmann, Histoire et eschatologie, Paris : Neuchatel, 1959, p. 60.
6. Bachelard, L’intuition de l’instant, p. 13.
7. André Boucourechliev, Debussy, la révolution subtile, Paris : Fayard, 1998, p. 18.
8. Constantin Brăiloiu, « Coup d’œil historique sur l’œuvre de Debussy », Revue de musicologie,
vol. 48 (juillet - décembre 1962).
9. Boucourechliev, Debussy, la révolution subtile, p. 118.
10. Pierre Boulez, « Debussy », Encyclopédie de la musique, tome I, Paris : Fasquelle, 1958, p. 640.
11. Formule tirée des Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire.
141

AUTEUR
SYLVELINE BOURION
Université de Montréal, Canada
142

Chapitre 9. Hiérarchie et
homogénéité dans Le jardin clos de
Fauré
Sylvain Caron

1 L’écoute de Fauré – plus particulièrement ses œuvres du XXe siècle – s’avère parfois
déroutante1. En fait, l’attention se porte sur des éléments familiers en eux-mêmes, mais
employés dans un contexte inhabituel. Du point de vue harmonique, on y reconnaît les
accords du système tonal, mais ceux-ci sont souvent brouillés par des notes étrangères ou
par le décalage rythmique des voix, et ils s’enchaînent de manière peu prévisible. On
perçoit également des cadences, mais le moyen d’y parvenir suscite souvent la surprise.
Bref, des attentes tonales sont suscitées par le matériau employé, mais elles sont
constamment déjouées, d’où la difficulté de fixer des points de repère clairs. Par ailleurs,
les textures, les motifs et les timbres sont peu variés au sein d’un même mouvement. La
mélodie demeure plutôt statique, dans un ambitus restreint. De sorte que cette musique
dégage de prime abord une impression d’homogénéité. Cela surprend pour le début du XX
e
siècle, où la recherche de timbres, d’échelles sonores nouvelles, de rythmes contrastés et
de textures variées était si importante.
2 Pourtant, à force d’écoute, une relation de cause à effet entre les divers éléments prend
forme. Par besoin d’intelligibilité, l’auditeur cherche à mettre en relation les éléments
musicaux, à les organiser en un système cohérent et à les hiérarchiser. Afin de mieux
cerner ce processus cognitif, je vais m’inspirer d’un article de Michel Imberty,
« Continuité et discontinuité », paru dans Musiques, une encyclopédie pour le XX e siècle2. Pour
Imberty, l’écoute est une construction mentale élaborée par l’auditeur. Cette construction
peut se faire en fonction d’une grammaire préétablie, comme en musique tonale, ou par
une hiérarchisation des saillances, qui sont mises en relation entre elles. On entend par
saillance des événements sonores qui captent immédiatement l’attention de l’auditeur : la
répétition d’une note ou d’un accord, les jeux de tension et de détente, les accents.
Imberty applique le concept de saillance à la construction mentale, ce qui lui fait dire
qu’en musique atonale, il y a hiérarchisation par les saillances, alors qu’en musique
tonale, la structure sous-jacente hiérarchise les tensions et les détentes, et induit une
143

sensation de progression et de direction, dans un contexte où les éléments stables et


instables sont reconnus comme tels a priori.
3 En appliquant ce constat à l’écoute de Fauré, on comprend que la construction mentale
est à la fois difficile selon des critères tonals, à cause de l’imprévisibilité des
enchaînements harmoniques, et difficile selon des critères atonals, puisque la texture est
lisse, c’est-à-dire homogène, sans contrastes ni mouvements dynamiques suffisamment
marqués pour constituer des saillances claires. Sur quel paramètre, alors, peut-on
organiser et hiérarchiser le discours musical fauréen ? Telle est la question à laquelle je
souhaite répondre dans ce texte3.
4 En fait, la recherche de l’homogénéité chez Fauré au XXe siècle peut être vue comme la
prolongation du spleen de la fin du XIX e siècle, la poursuite de cette complaisance quasi
hédoniste dans les atmosphères où se confondent joie et tristesse, raffinement et
décadence, où l’on ne nomme point la chose, mais plutôt l’effet qu’elle procure sur
l’esprit. Dans cette esthétique du clair-obscur4, l’homogénéité fauréenne est ce qui
permet à plusieurs niveaux de significations de coexister, tant musicalement que
poétiquement. À ce titre, le choix par Fauré des poèmes symbolistes du Jardin clos
(Tableau 1) de Lerberghe n’est pas fortuit. Composé en 1914, le cycle mélodique
appartient aux dernières années créatrices du compositeur, celles où son style parvient à
son ultime accomplissement. Fauré poursuit certaines idées de La Chanson d’Ève – un cycle
qui est lui aussi composé sur des poèmes de Lerberghe – mais dans une écriture plus
limpide, plus vocale et plus systématique. En outre, les procédés d’écriture du Jardin clos
cultivent l’homogénéité tout en établissant différents modes de hiérarchisation.
5 La première mélodie du cycle, « Exaucement », crée un réseau de signification par
l’équivoque. Dans le poème, par exemple, les lèvres sont à la fois énonciatrices de la
prière et expression de l’amour charnel. Et il est difficile de déterminer exactement
quand se fait le passage d’un sens à l’autre. On peut dire que le poème cultive
l’homogénéité non par unicité du sens, mais par la continuelle juxtaposition des divers
sens. Musicalement, Fauré procède lui aussi par juxtaposition. La toile de fond sur
laquelle va se déployer le discours harmonique est relativement homogène : des motifs
neutres sont énoncés, puis maintenus jusqu’à la fin, bien que modifiés de manière très
graduelle. En outre, les équivoques harmoniques causées par les notes étrangères, les
décalages entre les voix et les enchaînements imprévus contribuent à alimenter
l’impression d’uniformité. Ces éléments de surface favorisent les conditions qui vont
permettre à différents niveaux harmoniques et contrapuntiques de coexister.

1. Exaucement

2. Quand tu plonges tes yeux dans mes yeux

3. La messagère

4. Je me poserai sur ton cœur

5. Dans la nymphée

6. Dans la pénombre

7. Il m’est cher, amour, le bandeau


144

8. Inscription sur le sable

Tableau 1 : les huit mélodies du cycle Le Jardin clos, op. 106.

* Les chiffres romains indiquent les structures de prolongation


Exemple 1 : Gabriel Fauré, Les jardins clos, « Exaucement », mes. 9 à 28.

6 Dans son article intitulé « Smoke, Mirrors and Prisms : Tonal contradiction in Fauré 5 »,
Edward R. Phillips a employé l’analyse schenkérienne pour conclure à des différences de
signification tonale entre les éléments de surface et les structures sous-jacentes. Dans
l’Exemple 1, extrait d’« Exaucement », le niveau de surface est particulièrement brouillé
par les décalages qui interviennent dans la conduite des voix et par l’éloignement tonal
apparent des accords.
7 Je reprends ici l’analyse de Phillips pour la section qui, selon lui, s’étend de la mesure 16 à
la mesure 21. Phillips affirme que, dans une structure de prolongation de l’accord de
tonique en do majeur, le contrepoint sous-jacent de la ligne supérieure décrit un
mouvement de do vers sol (les notes du contrepoint sous-jacent sont encerclées dans
l’exemple). Cette analyse implique qu’à la mesure 20, le sol dièse est en fait un la bémol
qui, suivi du fa dièse, forme une double appoggiature du sol. Or, localement, si on s’en
tient au niveau de surface, on a plutôt l’impression d’un enchaînement de V/V (avec le fa
dièse) à I (mes. 21). Il y a ici une contradiction entre niveau de surface et structure sous-
jacente de la tonalité, contradiction qui est qualifiée « d’écran de fumée » (smoke screen)
par Phillips6.
8 Même si je reconnais avec Phillips qu’il y a souvent contradiction entre le niveau de
surface et les structures sous-jacentes, son analyse soulève deux objections. La première
concerne les limites d’application de la théorie schenkérienne à Fauré. Cette théorie ne
fait pas d’abord appel à la perception mais à une idée préconçue, celle d’une structure
145

standardisée de la composition tonale. En ce qui concerne Fauré, la contradiction des


significations tonales se double d’une juxtaposition de langages différents : Fauré
développe des procédés harmoniques nouveaux, qui demandent aussi à être expliqués.
Ces procédés imposent leur propre hiérarchie, en parallèle de la tonalité. Ce qui me
semble déterminant dans ce passage, du point de vue de la hiérarchie et de la
construction cognitive, ce n’est pas la structure tonale sous-jacente, au sens schenkérien,
mais la direction donnée par les lignes mélodiques au niveau de surface. Les saillances
sont surtout d’ordre contrapuntique. Ce sont les constructions mélodiques qui
constituent le fil d’Ariane, au travers des dédales harmoniques du niveau de surface. Du
point de vue des saillances mélodiques, on entend clairement une succession de dixièmes
parallèles entre la voix et la basse du piano. Le premier des deux accords de do est
suffisamment brouillé pour qu’il devienne difficile de le percevoir comme pôle tonal,
alors que la saillance en mouvement parallèle du niveau de surface est clairement
perceptible, même s’il s’agit d’une saillance discrète.
9 La deuxième objection, qui découle de la première, concerne le découpage : le passage
analysé par Phillips doit être compris dans un contexte plus large, en fonction des
saillances mélodiques. C’est pourquoi je considère que la zone harmonique commence
plutôt à la mesure 14 et qu’elle se termine à la mesure 23. Du point de vue des nuances et
de la mélodie, le sommet du passage se situe sur le do aigu, à la mesure 17. Ce sommet est
précédé d’une montée et suivie d’une descente de la voix – c’est une mélodie en arche –
pendant que la basse, au piano, est principalement descendante – c’est une mélodie en
gamme. Du point de vue harmonique, on commence sur la dominante, puis on revient sur
cette même dominante, pour enfin conclure sur la tonique. J’en conclus que tout le
passage analysé par Phillips serait plutôt une structure de prolongation de la dominante,
et non une structure de prolongation de la tonique, en raison des saillances mélodiques.
10 L’analyse comparée des niveaux de surface et des structures sous-jacentes nous permet
encore de constater que les appuis dynamiques ne coïncident pas avec les appuis tonals,
qu’ils sont décalés entre eux. La dominante est bien présente, mais elle est brouillée par
les saillances dynamiques qui ne coïncident pas, et lorsque le momentum tonal arrive, avec
la résolution sur la tonique, la dynamique est à son plus bas. Pour Fauré, ce procédé de
« dominante estompée » est un moyen de maintenir l’homogénéité ambiante sans quitter
le cadre de la tonalité. Je remarque également qu’au niveau de surface, la perte de la
direction usuelle des lignes se produit alors que le contexte tonal est limpide. La conduite
des voix irrégulière devient donc un moyen de poursuivre le sentiment d’équivoque tonal
qui précédait, et de maintenir un niveau homogène de flou harmonique. Dans de tels
passages, les résolutions se produisent à une autre voix, par octaviation. En effet, aux
mesures 23 et 24, répétées aux mesures 25 et 26, la résolution de la 7e à la basse (si bémol
– Exemple 1) ne s’explique que par changement de voix et octaviation. Mais dans les
structures sous-jacentes, les lignes demeurent toujours clairement orientées tonalement.
Lorsque Phillips analyse la mélodie de la mesure 20 comme une double appoggiature du
sol, situé une octave plus basse et à un plan différent (l’accompagnement du piano), il le
fait pour des raisons de méthode : selon la théorie schenkérienne, la structure mélodique
sous-jacente doit aboutir à la tonique ou à la dominante pour la cadence. Or, selon moi, la
cadence se produit plutôt à la mesure 23, au moment où la structure de prolongation de
dominante se résout sur celle de tonique. En effet, le ralentissement du rythme
harmonique avec la basse s’immobilise sur la dominante sol (mes. 22), induit une saillance
claire où, pour la première fois, les vecteurs dynamiques coïncident avec la structure
146

tonale. Le repositionnement de la cadence à la mesure 23 permet de mieux comprendre,


en termes tonals et schenkériens, le mouvement mélodique vers le sol qui se produit
alors, tout comme l’insistance sur ce même sol pour les dernières mesures de la mélodie.
Enfin, du point de vue sémantique, la relation entre le texte et la musique devient plus
étroite si l’on comprend que les mots « en sa douce volonté faite » coïncident avec la
résolution tonale du morceau ; c’est un renforcement sémantique.
11 C’est donc l’ordonnance du niveau de surface – et non les structures sous-jacentes – qui
rend l’écoute de Fauré parfois déroutante. Par ailleurs, si l’on quitte le cadre de référence
tonal, de nouveaux modes d’organisation des hauteurs deviennent perceptibles. Outre les
procédés séquentiels (mesures 9 à 13, Exemple 1) et les mélodies en arche (mesures 25 à
37, Exemple 3), je souligne deux autres procédés employés dans « La Messagère » : la
mélodie sur un mode grégorien (Exemple 2) et la mélodie à cadre mobile sur arpèges et
sur gammes (Exemple 3). Dans le premier cas, la mélodie obéit à une organisation
mélodique propre au chant grégorien. Ainsi, les 17 dernières mesures de « La Messagère »
font entendre clairement une mélodie du 7e mode grégorien sur sol ; les principales
occurrences mélodiques correspondent à la, do et ré, alors que la finale, sol, n’arrive que
pour conclure.
12 Le deuxième cas – la mélodie à cadre mobile (Exemple 3) – consiste en une organisation
des hauteurs où deux stéréotypes de la tonalité classique, la gamme et l’arpège, sont
réemployés dans un contexte tonal élargi (je reviendrai plus loin sur le concept de
tonalité élargie). Une première zone s’organise autour de l’arpège de sol mineur, puis de
sol majeur, lorsque le si devient bécarre. Des broderies du ré et du si viennent enrichir la
structure mélodique, mais demeurent clairement assujetties au cadre de l’arpège. Un
changement important intervient à la mesure 14 : l’arpège de mi majeur devient le
nouveau cadre mélodique7. Quatre mesures plus loin, le cadre descend d’un demi-ton, sur
l’arpège de mi bémol majeur. À partir de la mesure 25, le cadre mélodique prend appui
non plus sur un arpège, mais sur une gamme chromatique partant de fa dièse 8. Une autre
gamme, fa majeur, devient le cadre mélodique à partir de la mesure 38 ; la progression
mélodique s’organise également en séquence ascendante. Enfin, la section s’achève par
l’arpège de mi majeur, à partir de la mesure 46.

Exemple 2 : Mélodie sur le 8e mode grégorien (Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « La


Messagère », mes. 50 à 66).
147

Exemple 3 : Mélodie à cadre mobile sur arpèges et sur gamme (Gabriel Fauré, Le Jardin clos,
« La Messagère », mes. 1 à 49).

13 Une autre donnée importante concernant l’organisation hiérarchique de la tonalité chez


Fauré repose sur la variété des degrés où se produisent les cadences. Une approche
analytique appropriée pour saisir cet aspect du langage est celle de la tonalité élargie (
extended tonality), qui est décrite par Schoenberg dans Structural Functions of Harmony 9
(voir le Tableau 2). Dans la tonalité classique, les accords et les zones tonales se
succédaient selon leur proximité dans le cycle des quintes, en raison du rôle
prépondérant de la dominante. Dans la tonalité élargie, les fonctions de médiante et de
148

sous-médiante se combinent avec l’emploi du mode mixte pour permettre


l’enchaînement de tous les degrés de la gamme chromatique.

ABRÉVIATIONS
T : tonique
M : médiante
Np : degré napolitain
D : dominante
SM : sous-médiante
b : degré abaissé
SD : sous-dominante
S/T : sus-tonique
Les lettres majuscules indiquent des degrés majeurs et les lettres minuscules indiquent
des degrés mineurs.
Tableau 2 : La tonalité élargie10.

14 En ce qui concerne Fauré, l’intérêt du système de Schoenberg est que si la dominante


conserve son statut de supériorité tonale, elle s’entoure de beaucoup d’autres fonctions
qui, à l’intérieur de la monotonalité, établissent des polarisations secondaires. Cela a pour
conséquence, entre autres, que chaque degré de la gamme chromatique peut devenir une
fonction, servir d’appui à une cadence ou déterminer une zone tonale. Schoenberg étend
cet argument à la mélodie pour franchir la frontière du dodécaphonisme. Pour sa part,
Fauré, développe les potentialités de la tonalité élargie – le chromatisme des fonctions –
tout en demeurant essentiellement diatonique sur le plan mélodique. Dans l’Exemple 3,
on constate que les arpèges qui servent de cadres mélodiques correspondent à la sous-
médiante majeure (mi majeur) et à la sous-médiante majeure abaissée par mode mixte (mi
bémol majeur). L’harmonie des médiantes joue ici une fonction structurante dans la
forme globale.
15 Par ailleurs, si l’on identifie les fonctions où se produisent les cadences dans d’autres
pièces du Jardin clos (voir le Tableau 3), on observe un phénomène révélateur d’une
organisation tonale particulière : bien que la dominante soit utilisée, elle demeure
relativement peu fréquente. Le même constat s’applique quant à l’organisation tonale de
l’ensemble du cycle (voir le Tableau 4). Statistiquement, la médiante, la sous-médiante et
149

la sous-dominante constituent l’essentiel du cadre sur lequel repose la hiérarchie tonale.


On peut donc parler d’une cohérence entre microstructure et macrostructure dans
l’organisation du langage harmonique.

Tableau 3 : Les cadences de quelques mélodies du Jardin clos11.

1 Do majeur T

2 Fa majeur SD

3 Sol majeur D

4 Mi b majeur b M

5 Ré b majeur Np

6 Mi majeur M

7 Fa majeur SD

8 Mi mineur m

Tableau 4 : L’organisation tonale du cycle.

16 Il existe toutefois certains cas où la théorie de la tonalité élargie ne parvient plus à


expliquer les enchaînements d’accords. C’est le cas de la 5e mélodie du cycle, « Dans la
nymphée », qui présente par ailleurs des particularités intéressantes du point de vue de
l’organisation tonale ; elle est aussi la plus chromatique du cycle, avec un niveau de
surface déroutant du point de vue tonal. Au début de la mélodie (Exemple 5), des accords
très éloignés tonalement se succèdent, sans lien apparent, mais demeurent contenus dans
l’orbite de la tonique grâce à un parcours harmonique fermé : la tonique revient dès la
mesure 5. Pendant ce temps, la mélodie vocale n’observe pas de direction prévisible, mais
tourne localement autour du fa. « L’atonalité » apparente de cette zone demeure donc
circonscrite, soumise à la hiérarchie de la tonique et à un pôle mélodique. À l’intérieur de
cette zone atonale, une autre forme de hiérarchie se développe. Les degrés de contraste
des accords sont subtilement variés par le nombre de notes communes. La consonance
verticale des accords parfaits interagit avec les dissonances horizontales générées par les
successions chromatiques d’accords. Dans ce contexte, les enchaînements par tierce avec
une seule note commune constituent une ponctuation marquée, puisqu’elle implique une
150

fausse relation chromatique. Par exemple, l’enchaînement de si majeur et de ré majeur


comprend une note commune, fa dièse, et une fausse relation chromatique, entre ré dièse
et ré bécarre. Ce type d’enchaînement, typiquement fauréen, revient ponctuer le discours
à plusieurs endroits. La fonction de médiante devient complémentaire à celle de
dominante, et permet une ponctuation intermédiaire. Même la dominante demeure le
pôle le plus important.

Exemple 4 : Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « Dans la nymphée », mes. 1 à 5.

17 À la fin de « Dans la nymphée », le procédé d’encadrement tonal se hisse à un niveau


encore plus complexe en termes de perception, parce que plus étendu dans le temps. La
mesure 19 (Exemple 5) constitue le sommet de la pièce. La dominante, même si elle
n’apparaît clairement qu’au dernier temps, à cause du jeu complexe des appoggiatures,
remplit toute la mesure. Mais au lieu de se résoudre tout de suite, elle est
momentanément contournée par une bifurcation chromatique, de l’accord de mi bémol à
celui de mi bécarre. Ensuite, d’autres accords se suivent sans lien tonal apparent. Puis,
progressivement, on revient à l’accord de dominante, à la mesure 23, qui se résout
finalement à la tonique. À la voix, le mi bémol du sommet est octavié puis résolu à la
cadence finale. La bifurcation mélodique prend la forme d’une ornementation du la
bémol, entre les deux mi bémols (dans l’Exemple 5, les appuis mélodiques sur le la bémol
sont encerclés).
151

Exemple 5 : Gabriel Fauré, Le Jardin clos, « Dans la nymphée », mes. 19 à 25.

CONCLUSION
18 Comme nous pouvons le constater, la multiplication des hiérarchies permet à Fauré de
décaler divers éléments les uns par rapport aux autres. Les saillances mélodiques,
harmoniques et dynamiques évoluent souvent de manière autonome, sinon
contradictoire. C’est ce qui explique qu’au total, il se dégage de cette musique une
sensation d’homogénéité. Toutefois, au regard de ce que j’ai voulu démontrer, je souhaite
que cette homogénéité n’apparaisse plus comme anachronique, eu égards aux soucis
esthétiques qui marquent le début du XXe siècle. Qu’il s’agisse d’un contrepoint
hétérogène, comme avec Mahler, ou d’un contrepoint de dissonance homogène, avec
Schoenberg, le souci de simultanéité me semble une préoccupation bien de son temps.
Fauré évolue à l’intérieur d’une homogénéité qui permet le jeu de la simultanéité.
D’ailleurs, l’importance pour Fauré des poètes symbolistes dans ses mélodies du XXe siècle
est significative. Le symbolisme littéraire fuit ce qui est trop déterminé, afin de permettre
l’émergence chez le lecteur d’une pluralité de sens. La transposition en musique, par
Fauré, de cette recherche esthétique se fait par l’homogénéité et la stratification des
hiérarchies. Cela permet la simultanéité des constructions cognitives. Bien sûr ce type de
musique s’avère exigeant pour l’auditeur, et aussi pour l’interprète, qui doit demeurer
conscient des divers niveaux qui constituent le total de l’œuvre. Mais c’est à ce prix que
l’on peut accéder à toute la richesse de l’écriture de Fauré.
152

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
Fauré, Gabriel. Le Jardin clos, Boca Raton (Floride) : Master Music Publications, 1992 (1915, Paris :
Durand).

Imberty, Michel. « Continuité et discontinuité », Musiques, une encyclopédie pour le XX e siècle, Jean-
Jacques Nattiez (dir.), Arles : Actes sud, 2003.

Nectoux, Jean-Michel. Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, coll. Harmoniques, Paris : Flammarion,
1990.

Phillips, Edward R. « Smoke, Mirrors and Prisms: Tonal Contradiction in Fauré », Music Analysis
vol. 12, no 1 (1993).

Reich, Steve. Écrits et entretiens sur la musique, Paris : Christian Bourgeois, 1981.

Schoenberg, Arnold. Structural Functions of Harmony, Londres: Faber and Faber, 1999.

NOTES
1. Il est vrai que certaines des dernières œuvres de Fauré, comme le Trio, tendent à revenir à la
tonalité classique. Néanmoins, ce texte vise plus spécifiquement les œuvres où l’harmonie quitte
les cadres usuels de la tonalité.
2. Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques, une encyclopédie pour le XX e siècle, Arles : Actes Sud, 2003.
3. Dans son article, Imberty touche à ce genre de problème en appliquant le concept de saillance
à la musique minimaliste de Philip Glass et Steve Reich. La musique de Fauré présente quelques
similitudes avec ce genre de musique par son statisme, puisque le matériel musical énoncé au
départ demeure omniprésent et stratifié tout au long de la pièce, et qu’il ne subit des
transformations que très progressivement. De plus, l’esthétique symboliste adoptée par Fauré
comporte des points communs avec la vision musicale de Reich, notamment lorsque celui-ci
affirme que « l’écoute d’un processus extrêmement graduel ouvre mes oreilles à ça, mais ça
déborde toujours la perception que j’en ai, et c’est ce qui rend intéressant une seconde écoute de
ce processus » - Steve Reich, Écrits et entretiens sur la musique, Paris : Christian Bourgois, 1981.
Malgré ces rapprochements, il faut toutefois convenir que les deux mondes demeurent
nettement distincts l’un de l’autre. Notamment, la notion de temps y est très différente : chez les
minimalistes, le temps est linéaire, progressif et irréversible, sans retour en arrière possible,
alors que chez Fauré, le temps est circulaire : la fin permet de retrouver l’unité perdue par le
retour du matériel initial.
4. J’emprunte à Jean-Michel Nectoux cette appellation appliquée à Fauré ; Nectoux en a fait le
titre de l’un de ses livres : Gabriel Fauré, les voix du clair-obscur, Paris : Flammarion, 1990.
5. Eward R. Phillips, « Smoke, Mirrors and Prisms: Tonal Contradiction in Fauré », Music Analysis,
vol. 12, no 1 (1993).
6. Ibid., p. 4.
153

7. Le la bémol qui apparaît à la fin de l’arpège est enharmonique avec un sol dièse ; il s’inscrit
donc dans la prolongation de l’arpège de mi majeur.
8. Le premier degré de cette gamme, fa dièse, est toujours en lien avec l’arpège de mi bémol,
puisqu’il est enharmonique à sol bémol, tierce mineure de l’arpège.
9. Londres : Faber and Faber, 1999. Publié originalement en 1954 par William Norgate ; 2 e édition
(avec révisions) en 1969 par Ernest Benn. Éditions antérieures chez Faber en 1983 et 1989.
10. Ce tableau reprend celui de Schoenberg avec quelques modifications : j’emploie d (dominante
mineure) au lieu de v (five-minor), et s/t (sustonique) au lieu de dor (dorian).
11. Les autres mélodies ont été exclues du tableau en raison de l’absence de cadences internes
claires.

AUTEUR
SYLVAIN CARON
Université de Montréal, Canada
154

Chapitre 10. Le dialogue entre le


sonore, le visuel et le verbal dans les
Sports et Divertissements de Satie
Radosveta Bruzaud

1 Dans la création musicale française de la première moitié du XXe siècle, l’œuvre d’Erik
Satie représente indiscutablement un champ particulièrement propice à l’étude des
rapports entre les différents modes d’expression artistique. Situés résolument au-delà des
catégories artistiques conventionnelles, les Sports et Divertissements constituent un des
premiers exemples, dans la création musicale, d’un livre-partition qui invite à toutes
sortes de transferts de l’univers sonore à celui des formes plastiques ou de l’expression
verbale.
2 Issues d’une commande de l’éditeur Lucien Vögel, les vingt et une miniatures, qui
composent l’album des Sports et Divertissements, ont été composées entre le 14 mars et le
20 mai 1914. Calligraphiés à l’encre de Chine noire sur des portées rouges, que le
compositeur avait tracées lui-même, ces instantanés musicaux, n’excédant jamais la
durée d’une minute, se présentent comme des entités artistiques singulières qui
véhiculent simultanément plusieurs suggestions appartenant à des champs sémantiques
différents. En effet, chacune des pièces de l’album est accompagnée d’une aquarelle de
Charles Martin (les deux étant placées en vis-à-vis), illustrant dans le registre pictural
l’activité sportive ou divertissante, qui constitue également le thème de l’œuvre musicale
et du texte inscrit entre les portées de la partition, de sorte que les aspects sonore, visuel
et poétique de la conception artistique sont étroitement associés et participent
conjointement d’un projet pluridisciplinaire. Il faudrait remonter à l’époque du Moyen
Âge pour trouver des exemples équivalents, inspirés des préoccupations similaires : ainsi,
les poèmes figurés (carmina figurata) et la « musique oculaire » suscitent-ils à la fois l’œil
et l’oreille, stimulant l’imaginaire de celui qui perçoit un tel objet artistique et cherche à
appréhender dans toute sa complexité le jeu subtil auquel invite ce genre de pratiques 1.
3 En ce sens, l’édition de luxe publiée en 1923 s’inscrit dans une finalité esthétique qui
déborde à bien des égards la fonctionnalité habituelle d’une partition musicale. Il s’agit
plutôt, comme l’indique bien le terme d’album substitué à celui de partition, d’un livre-
155

objet qui se prête à autant de modalités de perception que le lecteur/interprète souhaite


privilégier, l’exécution en concert n’étant qu’une possibilité parmi d’autres de
s’approprier l’œuvre. Toutes sortes d’hypothèses et d’approches de la partition peuvent
ainsi être envisagées : feuilleter l’album « d’un doigt aimable », comme le préconise Satie,
lire pour soi les textes qui s’insinuent dans le corps même de la notation en les
confrontant aux séquences musicales qu’ils accompagnent pourrait constituer une forme
de contact avec l’œuvre tout aussi légitime et enrichissante que sa réalisation effective.
4 Ce statut polyvalent et le parti pris pluridisciplinaire dont relève l’œuvre sont déjà
clairement annoncés dans la préface de la partition, où, avec une légèreté apparente,
Satie décrit son projet :
Cette publication est constituée de deux éléments artistiques : dessin, musique. La
partie dessin est figurée par des traits – des traits d’esprit ; la partie musicale est
représentée par des points – des points noirs. Ces deux parties réunies – en un seul
volume – forment un tout : un album. Je conseille de feuilleter, ce livre, d’un doigt
aimable et souriant, car c’est ici une œuvre de fantaisie. Que l’on n’y voie pas autre
chose2.
5 Toujours est-il que les rapports entre les vingt miniatures de Satie3 et les dessins de
Charles Martin apparaissent bien plus fragiles qu’un tel projet ne le laisse supposer et
même, parfois, leur thème commun constitue le seul lien manifeste entre deux visions et
deux sensibilités artistiques différentes. Il convient de rappeler que Charles Martin avait
réalisé deux versions de ses illustrations, séparées de plusieurs années et
considérablement divergentes l’une de l’autre sur le plan artistique, la première étant
élaborée dans un esprit classique et plutôt conventionnel, tandis que la seconde
s’inspirait de l’esthétique cubiste4.
6 Comme l’ont démontré les recherches menées par Ornella Volta, « l’absence de toute
relation entre les situations traitées par l’illustrateur et celles qui ressortent des
“indications de jeu” inscrites entre les portées » atteste clairement que « les deux artistes
ont œuvré séparément et sans se concerter5 ». Cette affirmation permet en outre de situer
justement la contribution de Satie à l’album, d’en mesurer l’audace créatrice et la richesse
de l’imagination qui confère à cette œuvre son caractère exceptionnel. Loin d’être
tributaire d’une idée préconçue, l’inspiration du musicien s’adapte, avec souplesse et
fantaisie, à chaque thème proposé, sans chercher à absorber le champ dans lequel opère
la perception, mais au contraire, laissant un espace ouvert, dans lequel les suggestions
artistiques hétérogènes coexistent librement en engendrant un dialogue fertile. En ce
sens, le fait que musique et dessins soient élaborés indépendamment l’un de l’autre ne
représente nullement un désavantage, susceptible de compromettre l’unité stylistique et
conceptuelle du projet ; le processus engagé est plutôt celui d’une complémentarité qui
fonctionne à travers l’interférence thématique entre deux systèmes sémantiques
autonomes et leurs moyens concomitants, liés par une finalité commune et capable de
favoriser divers angles d’approche sous lesquels l’œuvre peut être appréhendée.
7 Par conséquent, pour mieux cerner notre sujet d’étude et en tenant compte des
conditions dans lesquelles Satie conçoit son projet artistique, il convient de circonscrire
le champ de recherche dans le cadre exclusif de la partition elle-même, en analysant les
différents types d’articulations, de rapports et d’interactions entre la pensée musicale,
son environnement verbal et leur concrétisation visuelle à travers les spécificités des
solutions graphiques adoptées par le compositeur. Il est essentiel d’ajouter que, dans
l’œuvre de Satie, les composantes sonore, visuelle et poétique de la conception musicale
156

ne sont jamais traitées indépendamment l’une de l’autre ; elles ne constituent pas des
entités autonomes capables d’être isolées et analysées en tant que phénomènes
particuliers ; elles représentent au contraire des aspects complémentaires et à la fois
interdépendants d’un unique fait artistique, qu’il convient d’envisager comme un tout
organique et indissociable. Afin de respecter la nature du projet compositionnel, il est
donc logique d’adopter cette même approche, seule à même de traduire la spécificité de la
démarche artistique de Satie, son originalité et sa modernité indiscutable.
8 Si Sports et Divertissements s’inscrivent dans la période dite « humoristique » du
compositeur, il n’en reste pas moins qu’ils diffèrent à bien des égards de la plupart des
recueils des années 1912-1915, notamment sur le plan de l’articulation musico-littéraire
qui présente quelques particularités inhérentes à cette œuvre. La raison de ces
divergences réside pour l’essentiel dans l’extrême concision des pièces (n’excédant jamais
les 30 mesures) et à la fois dans leur nombre important (un cas exceptionnel dans l’œuvre
de Satie), ce qui modifie considérablement les rapports d’équilibre au sein du recueil,
plaçant le compositeur face à des problèmes formels et esthétiques qu’il n’avait jamais eu
à traiter auparavant. Parfaitement conscient qu’il ne pouvait appliquer le modèle musico-
littéraire, élaboré dans les œuvres de 1913 telles que les Embryons desséchés et les
Descriptions automatiques, consistant à illustrer les différents aspects événementiels des
indications de jeu et des textes poétiques au moyen de figures musicales descriptives,
Satie réduit au maximum de tels procédés, les dosant scrupuleusement et les limitant à
quelques épisodes clés de chaque pièce. Pour donner quelques exemples, citons « Le
bouquet » dans le « Feu d’artifice » (Exemple 1), le club volant en éclat dans « Le Golf », la
chute dans « Le Water-Chute », etc.

Exemple 1 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Feu d’artifice » (épisode du « Bouquet »). Avec
l’aimable autorisation des Éditions Salabert

9 De même, alors que la conception de certaines pièces repose essentiellement sur un


procédé figuratif (par exemple, l’ostinato dans « La Balançoire » (Exemple 2), destiné à
reproduire un mouvement de va-et-vient), dans d’autres (notamment « Le Traîneau »,
« Le Tango », « Le Carnaval ») on constate en revanche une totale déconnexion entre
texte et musique. Ainsi, Satie évite-t-il tout emploi systématique d’une même technique
compositionnelle, que ce soit la citation, l’ostinato ou le figuralisme musical, en
s’efforçant de varier constamment ses moyens expressifs, tout en s’astreignant à une
discipline rigoureuse, seule capable de garantir que la richesse de son invention pourra
s’épanouir dans un cadre aussi restreint.
157

Exemple 2 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « La Balançoire » (début). Avec l’aimable autorisation
des Éditions Salabert

10 En ce qui concerne les procédés descriptifs et figuratifs, il faudrait préalablement noter


que l’œuvre de Satie témoigne d’une conception élargie et originale, propre au
compositeur, de la notion de « musique à programme », dans la mesure où elle repose sur
un argument littéraire, quelle que soit par ailleurs la teneur événementielle de celui-ci.
Cet argument littéraire est fourni par les mots distillés dans l’espace entre les portées
musicales qui, depuis les Descriptions automatiques, se transforment en de véritables récits
poétiques s’infiltrant dans la conception de l’œuvre au point d’en infléchir le sens, voire
d’en dicter le déroulement. Loin d’être un complément qui vient se greffer sur l’œuvre
déjà achevée, l’enrichissant a posteriori de nouvelles significations (comme c’est
notamment le cas des Préludes flasques, 1912, ou des Pièces froides, 1897), les annotations
verbales, dans les partitions de Satie des années 1913-1915 et en l’occurrence dans les
Sports et Divertissements, constituent un facteur décisif dans la gestation de la conception
artistique, de sorte qu’il est souvent impossible de déterminer si la pensée musicale
précède ou suit fidèlement l’idée littéraire, l’acte créatif dépendant d’un processus
constant de va-et-vient entre ces deux formes d’expression.
11 Il n’est pas surprenant qu’une telle pratique d’écriture conduise à des formes musicales
descriptives, bien que cette notion ne soit pas applicable à l’œuvre de Satie sans quelques
réserves. En réalité, la description, chez lui, n’implique pas forcément un réseau stable
d’équivalences musico-littéraires, intégrées dans une logique narrative qui suppose la
succession dans le temps d’événements distincts. D’ailleurs, il est impossible de parler de
narration à propos de ces « scénarii » elliptiques qui semblent être construits au gré
d’une imagination capricieuse et échappent souvent à la logique de la constitution du
sens. En revanche, la description fonctionne chez Satie au niveau élémentaire du discours
aussi bien musical que verbal, assurant la connexion entre des entités narratives isolées
et des procédés expressifs particuliers, sans jamais s’étendre au-delà de la microstructure
de l’œuvre.
12 Ces aspects sont particulièrement bien illustrés dans certaines des pièces « aquatiques »
de l’album, où le figuralisme musical fonctionne à plusieurs niveaux. « Le Bain de mer »
représente sans doute un des exemples dans lesquels les procédés descriptifs sont les plus
évidents : les arpèges dans la main gauche figurent bien entendu les vagues reproduisant
graphiquement leurs courbes ondoyantes ; et lorsque le texte énonce « Ne vous asseyez
pas dans le fond », l’accompagnement de la basse interrompt momentanément son
mouvement descendant et ascendant, pour se maintenir dans le registre grave.
158

Exemple 3 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le Bain de mer » (extraits). Avec l’aimable
autorisation des Éditions Salabert

13 Toutefois, l’aspect le plus saisissant de cette pièce demeure incontestablement le rapport


qu’elle entretient avec la gravure stylisée de Charles Martin (Exemple 4), qui accompagne
la page du titre6, dont la forme triangulaire correspond à celle créée par le dessin
mélodique des arpèges.
14 Il est légitime de supposer que cette correspondance n’est point le résultat d’une
coïncidence, mais dénote une recherche consciente visant à créer un dialogue privilégié
entre le sonore et le visuel, prenant comme point de départ l’élément figuratif seul à
même d’assurer leur rencontre. En revanche, il serait beaucoup plus hasardeux d’affirmer
lequel des deux artistes a modelé sa conception sur celle de son confrère et, même si nous
sommes enclins à attribuer cette initiative originale à Satie, rien n’autorise à le déclarer
catégoriquement. À l’exception peut-être d’un petit détail : il s’agit de la réalisation
graphique des signes de crescendo et de decrescendo (cf. Exemple 3), dont les branches sans
doute intentionnellement épaissies participent à la même représentation plastique de
formes triangulaires, de même que le trait qui unit les huit croches d’un arpège. Ces faits
sont-ils le résultat d’une contingence ? Satie aurait-il ajouté ces artifices graphiques à une
partition déjà considérablement chargée, alors que de nombreux exemples prouvent à
quel point il tenait à assurer une lisibilité aussi parfaite que possible à la fois du texte
musical et des mots qui l’accompagnent ? La question restera sans doute ouverte.

Exemple 4 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le Bain de mer », gravure de Charles Martin. Avec
l'aimable autorisation des Éditions Salabert

15 Dans « La Pêche », à une construction claire et limpide, conçue en forme d’arche, répond
un discours descriptif qui attribue à chaque élément motivique un rôle précis dans
l’organisation de la trame narrative. Il suffit par ailleurs d’observer la partition pour
s’apercevoir à quel point son élaboration graphique « raconte » le court récit inscrit entre
les portées musicales : encadrées par le motif « aquatique », les apparitions des figures
mélodiques illustrant les poissons (Exemple 5) seront reprises en mouvement inverse
représentant quasi littéralement les allées et les venues des protagonistes.
16 Quant à la section centrale, elle introduit un nouveau matériau thématique tout en
complexifiant le discours, comme s’il s’agissait d’indiquer, aussi bien sur le plan musical
que narratif, le nœud de l’intrigue, encore que, chez Satie, ce terme ne puisse être
159

appliqué qu’avec beaucoup de réserves. Car, en réalité, si, au moyen de quelques traits
précis, la section introductive de la pièce parvient à planter un décor aquatique qui
devrait logiquement accueillir un certain nombre d’événements, destinés à captiver
l’attention et à propulser le récit en avant, rien dans la section centrale ne permet de
satisfaire cette attente légitime et, avec leur banalité tiède, les quelques phrases placées
entre les portées excluent toute éventualité de tension dramatique : « Qu’y a-t-il ? – C’est
un pêcheur, un pauvre pêcheur. – Merci. Chacun retourne chez soi, même le pêcheur. » La
reprise du motif en triolets (« Murmures de l’eau dans un lit de rivière ») qui vient clore
la pièce ne fait en effet que souligner cette indifférence, cette banalité et cette absence de
toute émotion ostensible, que Satie a toujours opposées au pathos romantique et à
l’étalage de sentiments, leur préférant l’objectivisme froid d’une réalité prosaïque, l’ennui
et la grisaille constituant pour lui une sorte d’antidote contre l’expression du « moi »,
support égoïste d’une image de l’art qu’il n’a jamais cessé de condamner.

Exemple 5 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « La Pêche » (figures mélodiques illustrant les
poissons). Avec l’aimable autorisation des Éditions Salabert

17 De même que dans les autres recueils de la période humoristique, les critiques que Satie
formule à l’égard des usages figés, des conventions étriquées, de l’hypocrisie mal
dissimulée de ses contemporains et, en général de la société bourgeoise de la Belle
Époque, s’expriment, dans les Sports et Divertissements, par le biais d’une ironie
soigneusement dosée, des allusions plutôt que des évocations directes, suggérées de
manière oblique à travers notamment les fiascos pitoyables avec lesquels se concluent la
plupart des situations sportives ou divertissantes. Il n’est pas surprenant de constater que
de tels desseins, bien que jamais explicites, mobilisent toute la palette expressive du
compositeur et nécessitent souvent la mise en œuvre de stratégies complexes qui
fonctionnent sur plusieurs plans de la conception artistique. Un des exemples les plus
représentatifs à cet égard, « Le Yachting » (Exemple 6) possède une double nature et
nourrit une certaine ambiguïté, tant son discours oscille entre deux approches
160

fondamentalement différentes : la relation privilégiée et la déconnexion radicale entre


texte et musique ; deux approches qui s’avèrent en réalité difficilement conciliables, car
elles demeurent confinées chacune dans l’espace qui lui est réservé, parfaitement
repérable si l’on trace une ligne horizontale imaginaire au milieu des quatre portées de la
partition.

Exemple 6 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le yachting ». Avec l’aimable autorisation des
Éditions Salabert

18 Dans la partie supérieure ainsi délimitée, plusieurs événements sonores sont appelés à
figurer les images évoquées par le texte : alors que la courbe ondoyante d’un motif rapide
en doubles croches illustre « Le yacht danse », un ostinato agité dans l’aigu représente
« La mer est démontée », suivie immédiatement d’un changement de registre qui brise la
régularité des doubles croches en leur substituant le rythme de syncope (« Pourvu qu’elle
ne se brise pas sur un rocher »), et lorsque la mélodie s’élève sur une gamme ascendante,
le texte indique « Personne ne peut la remonter ». Plutôt que sur la représentation sonore
d’associations suscitées par les images évoquées dans le texte, Satie appuie sa démarche
sur la reproduction littérale de la signification d’un mot, sur laquelle il modèle le geste
musical. De fait, il court-circuite les principes mêmes de la musique à programme, selon
lesquels les correspondances musico-littéraires procèdent d’un ensemble de conventions
culturelles établies au cours de l’histoire et qui fonctionnent non pas sur le plan des
unités autonomes de l’expression verbale, mais plutôt sur celui des concepts. Au lieu de
considérer le texte littéraire comme source d’inspiration ou comme fil conducteur
destiné à assurer la logique formelle de l’œuvre, Satie utilise le mot comme matériau de
composition, au même titre que les différents paramètres du phénomène sonore, en lui
conférant le rôle de générateur du geste musical.
19 Après ce cheminement parallèle de texte et musique, c’est dans la deuxième partie de la
pièce7 que le discours verbal et le phénomène sonore se détachent l’un de l’autre pour
161

entamer une existence quasi autonome, comme si leur connivence n’était que provisoire
et devait nécessairement céder la place à une certaine disharmonie. Celle-ci provient en
effet de l’intrusion soudaine d’un élément étranger à ce paysage jusque-là livré à sa
solitude impénétrable, incarné par la « jolie passagère » au caractère capricieux et à
l’esprit frivole, qui crée un contraste saisissant avec cet univers où les éléments se
déchaînent et dont la violence incontrôlable fait apparaître d’autant plus dérisoire la
futilité des prétentions humaines : « – Je ne veux pas rester ici, dit la jolie passagère. Ce
n’est pas un endroit amusant. J’aime mieux autre chose. Allez me chercher une voiture. »
Le choix de laisser cette remarque sans réponse, comme suspendue dans un vide,
renforce sans doute l’impression d’un abîme qui sépare désormais texte et musique et
qui, symboliquement, pourrait exprimer l’antinomie homme/nature, à laquelle, comme
de nombreux artistes avant lui, Satie était probablement sensible. Ceci n’est bien
évidemment qu’une manière parmi d’autres de comprendre la stratégie compositionnelle
à partir de laquelle s’articulent les rapports entre mots et musique dans cette pièce, tout
en permettant de constater à quel point la connexion – ou son absence – entre ces deux
modes de communication n’est jamais gratuite, mais s’effectue en fonction des exigences
expressives et des objectifs spécifiques propres à un projet particulier. À cet égard, il est
également possible d’affirmer que, dans le contexte d’une forme artistique aussi ramassée
et si peu encline à l’éloquence rhétorique, les rapports musico-littéraires peuvent être
envisagés comme coextensifs à l’ensemble des suggestions véhiculées par l’œuvre, dans le
sens où leur finalité se réduit rarement à une fonction narrative, liée à l’organisation et la
succession dans le temps d’un certain nombre d’événements sonores, mais peut s’étendre
à des aspects d’ordre idéologique et donc non directement corrélatifs au champ dans
lequel opèrent les techniques descriptives.
20 Avec « Les Quatre Coins » (Exemples 7 et 8), explorant un registre tout à fait différent,
marqué par un caractère ludique et désinvolte, Satie pousse jusqu’à leurs ultimes
conséquences ses recherches de simplicité et de transparence du langage musical, en
même temps qu’il parvient à une conception artistique entièrement fondée sur les
rapports d’interdépendance entre les aspects sonore et visuel de l’écriture musicale.
Conçus indiscutablement comme éléments complémentaires d’une même idée créatrice,
musique, texte et représentation graphique ont rarement présenté, dans les œuvres de
Satie, une telle cohérence conceptuelle qui confère à cette pièce son unité organique. La
plus minimale de toutes les compositions du recueil, elle s’articule à partir d’un matériau
thématique réduit à son strict minimum : cinq notes dont quatre (mi - fa - si - do) illustrent
les souris, tandis que la cinquième (ré) symbolise le chat.

Exemple 7 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Les Quatre Coins » (début). Avec l’aimable
autorisation des Éditions Salabert
162

21 D’une simplicité remarquable et en même temps d’une subtilité hors du commun, le


processus élaboré par Satie, loin de pâtir des contraintes imposées par la réduction
extrême du matériau, développe tout le potentiel de celui-ci en jouant sur l’alternance de
modes d’attaque (staccato et legato) et l’accélération progressive du mouvement. Déjà, le
choix des hauteurs des quatre notes attribuées aux souris s’avère particulièrement
judicieux puisqu’il favorise leur disposition littéralement dans les « quatre coins » d’un
espace imaginaire, le chat occupant une position centrale, ce qui permet d’affirmer que
les préoccupations d’ordre plastique ont certainement joué un rôle non négligeable dans
la sélection du matériau musical. Le laconisme qui caractérise le langage musical se
retrouve également dans le discours verbal qui se borne à présenter les protagonistes de
la scène (« Les quatre souris », « Le chat »), décrit ensuite leurs actions respectives (« Les
souris agacent le chat », « Le chat s’étire », « Il s’élance »), pour énoncer finalement la
conclusion de la pièce (« Le chat est placé »). Le parti pris descriptif étant manifeste, on
peut suivre, à travers les diverses configurations visuelles formées par les différentes
dispositions mélodiques et rythmiques des cinq notes, le déroulement de la scène et ses
étapes successives : mouvement désordonné des noires en staccato, regroupement
stratégique et insistance sur une même figure mélodico-rythmique, geste provocateur des
triolets et agitation des croches sont autant de possibilités expressives que le compositeur
a su tirer de ce matériau ascétique, inscrivant son développement dans une logique tant
narrative que musicale. Ainsi l’énonciation des degrés manquants de l’échelle diatonique,
dans le dernier motif du chat, apparaît comme une nécessité interne du matériau, comme
une sorte de point de non-retour au-delà duquel le développement musical perd sa raison
d’être.
22 Si l’on se concentre sur les aspects visuels des Sports et Divertissements, dont la publication,
en fac-similé, reproduit à juste titre et fort heureusement le manuscrit du compositeur,
on ne peut ne pas être frappé par ses qualités purement plastiques, par la minutie
exemplaire caractérisant le geste d’écriture, lequel possède une valeur intrinsèque
irréductible aux nécessités fonctionnelles dont il relève habituellement. Certaines
esquisses de Satie montrent à cet égard que la cristallisation d’un motif musical allait
souvent de pair avec son élaboration calligraphique, et il n’est certainement pas abusif
d’affirmer que le choix définitif du dessin mélodique attribué à une séquence obéissait
autant aux critères strictement musicaux qu’aux considérations d’ordre plastique. Ainsi,
particulièrement sensible à la représentation graphique de ses partitions, Satie n’a
négligé aucun détail, comme en témoigne justement sa calligraphie ciselée, élaborée avec
un soin digne d’un orfèvre et nécessitant sans doute une précision et une patience
considérables. À ce même souci d’offrir au regard du lecteur un objet artistique aussi
intelligible qu’agréable à contempler, répond également la suppression des barres de
mesure (présentes pourtant dans la quasi-totalité des esquisses), ce qui favorise une
perception globale du processus musical, dont le découpage en périodes et séquences
distinctes s’opère désormais naturellement suivant le déroulement du discours sonore et
du texte littéraire.
163

Exemple 8 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Les Quatre Coins » (fin). Avec l'aimable autorisation
des Éditions Salabert

23 Il est certes impossible, dans le cadre de cet article, d’épuiser les multiples implications
des rapports entre le sonore, le visuel et le verbal, dans les Sports et Divertissements, tant il
est vrai que chacune des pièces du recueil constitue un projet à multiples facettes qui
mérite à lui seul une étude des plus circonstanciées.
24 Ajoutons toutefois quelques remarques concernant l’élaboration des textes littéraires,
dont la nature et le contenu peuvent être considérés comme un des traits emblématiques
de l’univers artistique de Satie.
25 Le laconisme et la concision extrême de l’expression musicale, qui caractérisent le
langage de Satie, ne pouvaient en effet qu’entraîner des conséquences similaires dans la
conception et l’élaboration des textes insérés entre les portées des Sports et
Divertissements. Souhaitant parvenir à une cohérence optimale dans l’articulation texte/
musique, Satie élimine de son discours tout élément superficiel, écarte systématiquement
les allusions par trop anecdotiques, pour ne laisser que l’expression condensée d’une idée
poétique traduite au moyen de quelques touches minimales, quelques images percutantes
dont le dépouillement n’est pas sans rappeler les qualités uniques de la poésie japonaise.
Il est frappant de constater avec quel soin le compositeur façonne chacune des phrases,
avec quelle intransigeance envers lui-même il épure son expression, tenant compte aussi
bien des qualités purement littéraires de ses textes que de leur disposition finale sur la
partition. À cet égard, il est intéressant de noter que, souvent, la décision de supprimer
une phrase répond moins à une recherche de laconisme qu’aux préoccupations
plastiques, se justifiant par la nécessité de disposer le texte de manière suffisamment
espacée et aérée, afin d’améliorer la présentation et les qualités typographiques de
l’ensemble. Inversement, l’ajout d’une phrase se motive parfois par le besoin d’assurer le
déroulement parallèle du texte et de la musique, de sorte que chaque séquence du
discours sonore puisse être accompagnée d’un fragment du récit.
164

Exemple 9 : Erik Satie, Sports et Divertissements, « Le Pique-nique » (anticipations du motif figurant


« l’orage » et sa dernière apparition sous forme de batterie d’octaves). Avec l’aimable autorisation des
Éditions Salabert

26 Toutefois, le plus souvent, le modelage du discours littéraire suit la stratégie narrative


inscrite dans l’organisation musicale qui imprime ses impératifs à la nature et aux
dimensions du texte, sans pour autant instaurer des rapports hiérarchiques, astreignant
ce dernier à n’être qu’un élément contingent de l’œuvre, complément pittoresque d’une
conception qui se suffit à elle-même. Par exemple, dans « Le Pique-nique » (Exemple 9),
l’introduction de l’unique élément descriptif – une batterie d’octaves en doubles croches
dans le registre grave – est justifiée sur le plan strictement musical par la présence
constante d’une cellule de quatre doubles croches qui accomplit ainsi une double
fonction : à la fois facteur d’unité thématique et élément narratif qui prépare la chute du
récit.
27 Il est intéressant de noter que cette cellule, associée invariablement à l’orage, dont elle
préfigure l’intrusion, ne comporte jamais d’indications verbales, avant sa dernière
apparition où elle est clairement identifiée, comme si le compositeur tenait à préserver,
jusqu’à la conclusion, son caractère inquiétant et quelque peu mystérieux, telle une
menace latente se profilant à l’horizon. Une telle distribution ingénieuse du texte
littéraire implique inévitablement certaines contraintes, puisqu’une partie importante du
discours sonore se trouve ainsi privée d’indications verbales. C’est pourquoi, sans doute,
Satie supprime plus de la moitié du texte initialement rédigé et étonnamment prolixe
comparé aux quatre phrases qui composent sa version définitive.
28 Le Tableau 1 permet de mettre en évidence le travail rédactionnel effectué par Satie, pour
la version définitive du texte :

Manuscrit autographe Version définitive


165

Ils ont tous apporté du veau


Qu’avez-vous apporté de bon ?
très froid.

J’ai un mal de tête fou.

– Vous devez beaucoup souffrir.

– Jamais je ne souffrirai que vous restiez debout. Venez sur mes Vous avez une belle robe
genoux, Monsieur. blanche.

–Tiens !... un morceau de savon !

– Mais non, c’est du foie gras, gras comme les anciens fusils.

– Que regardent-ils ? Un aéroplane ? – Tiens ! un aéroplane.

– Non : c’est un orage : orage qui va nous mouiller, selon


– Mais non : c’est un orage.
l’usage pique-niquesque8.

Tableau 1 : Comparaison du texte de « Pique-nique ».

29 On s’aperçoit d’emblée que les phrases supprimées sont en général celles comportant des
allusions anecdotiques qui n’apportent rien d’essentiel au déroulement du récit, le choix
de Satie consistant à ne conserver que les éléments indispensables à la compréhension de
la situation qu’il s’agit d’illustrer, chacun d’entre eux jouant un rôle précis :
▪ le contexte du pique-nique (« Ils ont tous... ») ;
▪ les personnages à travers le caractère mondain de leur conversation (« Vous avez... ») ;
▪ l’intrigue ou l’élément clé du récit (« Tiens !... ») ;
▪ chute de l’histoire (« Mais non... »).
30 Finalement, l’étude des esquisses de Satie nous a offert quelques surprises étonnantes et
en même temps très significatives de la manière dont fonctionne l’esprit du compositeur.
En effet, derrière les formules cocasses, les jeux de mots et les péroraisons inattendues
qui achèvent certains des récits, se dissimulent des tâtonnements et des recherches
parfois pénibles, témoignant d’une pensée jamais satisfaite d’elle-même, n’acceptant
aucune concession avec ses propres critères et toujours prête à recommencer l’effort
jusqu’à ce qu’elle parvienne au résultat le plus abouti. Pour citer quelques exemples, voici
la première version du « Golf », une des pièces du recueil auxquelles Satie semble avoir
consacré le plus d’efforts :
Ce jeu semble appartenir de droit aux anciens colonels (officiers). C’est un sport
d’homme mûr, de retraité.
Les vieux colonels anglais y excellent. Sur deux joueurs de golf, deux sont anglais,
tous deux colonels honoraires de l’Armée de Sa Majesté (le King).
C’est donc un jeu anglais § militaire, ou militaire et anglais. Ces messieurs
s’habillent de « Scotch Tweed » aussi vert que possible. Ils sont accompagnés d’un
« caddie » qui porte les « bags ». Les « bags » sont des sacs contenant les « clubs ».
Les « clubs » sont de braves morceaux de bois servant à projeter les balles dans les
« holes ». Les « holes » sont de parures tous inoffensifs 9.
31 Une autre version, plus tardive, se présente ainsi :
Vêtu de « Scotch Tweed » aussi vert que possible, le vieux colonel est gros comme
une futaille. Par hygiène et pour remuer ses douleurs, il manie le « club ». Suivi
166

d’un « caddie » porteur de « bags », il va à la chasse aux « holes », aux bons


« holes ».
Sur le soir, il croit voir ses rhumatismes envolés en un petit rire de friture vers une
autre contrée militaire – vers un autre vieux colonel10.
32 Par delà le côté anecdotique et burlesque de ces textes, il est curieux de constater
l’omniprésence des mots tels que « caddie », « bags », « club », « holes », comme si Satie
estimait l’emploi de cette terminologie appropriée au golf indispensable à l’authenticité
de son récit ou encore comme si le maniement de ces mots étrangers et leur saveur
quelque peu exotique lui procuraient un plaisir particulier, lui rappelant probablement
les origines écossaises de ses ancêtres. Il est aussi probable que l’insistance sur ces mots
obéisse à des desseins parodiques, visant à tourner en dérision le snobisme des joueurs
anglais ou celui de leurs épigones de l’autre côté de la Manche. Toujours est-il que, dans la
version définitive, le parti pris sera fondamentalement différent : Satie opte pour des
phrases plus concises, capables davantage de s’inscrire dans la structure mosaïquée du
discours musical (on remarque aisément, en réalité, qu’à chaque motif musical
correspond une phrase de dimensions égales, sinon similaires) ; mais surtout, en
privilégiant une plus grande sobriété du texte, il crée en même temps une atmosphère
d’une certaine tension et d’attente, à travers notamment une sorte de crescendo dans le
récit, qui nous amène naturellement vers la chute de l’histoire et l’échec lamentable du
héros. L’effet de cette conclusion est d’autant plus saisissant que texte et musique
s’emploient conjointement, chacun en fonction de ses propres modes de suggestion, à
exalter (cf. l’indication de caractère, placée au début de la pièce) les qualités
exceptionnelles du héros :
Le colonel est vêtu de « Scotch Tweed » d’un vert violent. Il sera victorieux. Son
« caddie » le suit portant les « bags ». Les nuages sont étonnés. Les « holes » sont
tout tremblants : Le colonel est là ! Le voici qui assure le coup : Son « club » vole en
éclat11 !
33 Citons enfin « Les Courses » dont la péroraison particulièrement savoureuse a subi une
série de modifications avant d’aboutir à la forme que l’on connaît aujourd’hui. En réalité,
l’irruption finale de « La Marseillaise », déformée et acerbe, interrompue brusquement
sur un accord dissonant, a été tour à tour dotée des significations « Le but » et « Le
gagnant », pour que finalement Satie abandonne cette conclusion glorieuse au profit
d’une issue lamentable – « Les perdants » –, qui sera à son tour délaissée, comme si le
compositeur pesait soigneusement chacune des solutions s’offrant à lui, évaluant leurs
points forts et leurs faiblesses à la manière dont, avant de miser, un spectateur féru de
courses estimerait les chances de son favori. Rien d’étonnant en effet dans le choix
définitif de Satie : fidèle à son esprit espiègle, il inscrit au-dessus des solutions
abandonnées une troisième, « Les perdants », et accentue son aspect dérisoire en ajoutant
« (nez pointus § oreilles tombantes) ».
34 Le clin d’œil malicieux, l’humour bon enfant, situés au-delà de toute provocation
agressive et capables de tourner en dérision une situation des plus ordinaires, tels sont les
ingrédients qui composent la saveur unique des Sports et Divertissements, auxquels
s’ajoutent nécessairement la maîtrise de l’écriture musicale et un remarquable sens de la
mesure qui ne laisse jamais le propos ironique prendre le dessus sur la recherche
artistique.
35 Tributaires d’un contexte culturel spécifique et d’une occasion précise, les Sports et
Divertissements n’en demeurent pas moins représentatifs des préoccupations constantes
dans l’œuvre de Satie, liées notamment à l’interaction entre différents modes
167

d’expression au sein de la conception artistique. Sans oublier qu’il est avant tout un
musicien, Satie parvient toutefois à éviter la hiérarchisation des différents langages
artistiques auxquels il fait appel dans ses pièces, accordant à chacun d’entre eux un rôle
spécifique dans la transmission de son projet. Ainsi, le sonore, le visuel et le verbal
participent-ils conjointement, selon les modalités qui leur sont propres, de la réalisation
artistique, de sorte que l’œuvre puisse susciter à la fois l’oreille, l’œil et l’esprit pour se
révéler finalement dans toute la complexité de sa conception.

CONCLUSION
36 L’étude des Sports et Divertissements nous a permis de constater à quel point, aux yeux du
compositeur, aucune méthode compositionnelle n’est exclusive, les rapports entre
musique, mots et images nécessitant, à l’occasion de chaque nouvelle pièce, de redéfinir
leur équilibre, de mesurer attentivement l’apport de chacune de ces formes d’expression
dans la suggestion artistique afin d’éviter la redondance, mais aussi d’aboutir à leur
parfaite symbiose. Si le recueil présente une remarquable cohérence formelle et
conceptuelle, derrière cette homogénéité apparente se dissimule une étonnante variété
d’approches témoignant de la capacité du compositeur de renouveler constamment ses
moyens expressifs, d’entreprendre la composition de chaque pièce sans parti pris et avec
un esprit vierge, ce qui, en retour, lui permet d’éviter des méthodes stéréotypées et des
procédés récurrents présentant un réel danger dans le cadre d’une œuvre de cette
ampleur. Il est tentant de croire que la composition des Sports et Divertissements a
représenté pour Satie un défi important qu’il n’avait jamais auparavant relevé. Le souci
de perfectionnisme, le soin minutieux apporté à chaque détail, la précision méticuleuse
dans l’écriture et dans la présentation graphique du recueil nous révèlent un artiste
parfaitement conscient des enjeux que représente son travail, désireux de relever le défi
et de donner le meilleur de lui-même.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
Armengaud, Jean-Pierre. Les plus que brèves d’Erik Satie, Paris : Librairie Séguier, 1988.

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Satie, Erik. Écrits, réunis, établis et présentés par Ornella Volta, nouvelle édition revue et
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—. Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Paris : Fayard/IMEC,
2000.

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Volta, Ornella. « Le rideau se lève sur un os. Quelques investigations autour d’Erik Satie », dossier
Erik Satie, RIMF vol. 8, no 23 (juin 1987), p. 7-98.

NOTES
1. Notons en outre que, à la différence de la « musique oculaire », les poèmes figurés et les divers
jeux langagiers, qui ont retrouvé par ailleurs un nouveau souffle dans les recherches des artistes
contemporains (à partir notamment des célèbres Calligrammes d’Apollinaire) ont été connus et
pratiqués depuis l’Antiquité. Cf. à ce sujet Antoine Coron, « Avant Apollinaire, vingt siècles de
poèmes figurés », Poésure et peintrie. D’un art à l’autre – catalogue d’exposition, Musée de Marseille,
1993, p. 25-45.
2. Erik Satie, Sports et Divertissements, Paris : Salabert, 1964, p. 1.
3. En effet, aux vingt sujets proposés (probablement en majeure partie par l’éditeur, en
concertation avec Charles Martin, l’un de ses collaborateurs), Satie a tenu à ajouter une Préface –
le « Choral inappétissant » – qui ouvre le recueil, sans doute, comme le déclame Ornella Volta,
« pour affirmer la suprématie de la musique sur les images et pour atteindre en même temps un
nombre global multiple de 3, son chiffre fétiche » - Ornella Volta, « Le rideau se lève sur un os.
Quelques investigations autour d’Erik Satie », RIMF, vol. 8, n o 23 (juin 1987), p. 46.
4. Dans son ouvrage Charles Martin, étude critique, Marcel Valotaire, (Paris : Henri Babou éditeur,
1929) explique les raisons qui ont poussé le dessinateur à changer radicalement l’esthétique de
son ouvrage : « La guerre terminée, Charles Martin retrouve les planches toutes prêtes à l’édition
des Sports et Divertissements, mais le temps a vite marché ; des idées nouvelles, en germe dès avant
1914, se sont emparées des esprits : ses compositions lui semblent surannées, tout est à refaire, et
il va s’y mettre en cédant à l’influence du cubisme [...]. Il est amusant de comparer la première
version des Sports et Divertissements avec la seconde : on peut le faire dans une édition
particulière, publiée par Maynial à dix exemplaires seulement et contenant les deux suites.
169

Malgré certaines apparences, on ne sent d’ailleurs pas dans cet ouvrage que les théories cubistes
aient exproprié complètement chez l’artiste les idées traditionnelles. » Cité par Volta in « Le
rideau se lève sur un os. Quelques investigations autour d’Erik Satie », p. 46.
5. Volta, op. cit., p. 47.
6. Les vingt gravures stylisées sont les seuls éléments graphiques qui accompagnent les pièces de
Satie dans l’édition de Sports et Divertissements publiée par Salabert (1964), et la plus accessible
actuellement. Cette édition reprend en effet celle réalisée par Rouart Lerolle et Cie, en 1926,
lorsque cette maison achète les droits de l’œuvre. Dans l’édition originale de Vögel (1923), ces
gravures sont situées sur la page titre qui précède chacune des vingt planches de Martin et
partitions de Satie.
7. Nous avons effectué ce découpage de la pièce en deux parties pour les besoins de l’analyse des
rapports entre texte et musique dans la partition de Satie. Il ne s’agit bien évidemment pas d’une
structure formelle en deux sections. En effet, « Le Yachting » présente une forme mosaïquée
constituée d’une succession de huit motifs différents, encadrés par l’ostinato qui sert
d’introduction et de conclusion à la pièce.
8. BNF, Fonds Erik Satie, Ms 9627 (6), p. 1.
9. Nous soulignons les mots raturés dans le brouillon ; ceux qui les remplacent ou semblent être
rajoutés ultérieurement sont placés entre parenthèses. - BNF, Fonds Erik Satie, Ms 9627 (9), p. 10.
10. BNF, Fonds Erik Satie, Ms 9627 (9), p. 11. Notons en outre que, conformément aux nuances
« maladives » de ces versions du texte, une des esquisses musicales porte en guise d’indication de
caractère l’annotation « Asthmatiquement ». Cette annotation serait finalement remplacée par
« Exalté » - Ms 9627 (10), p. 1.
11. Satie, Sports et Divertissements, p. 11.

AUTEUR
RADOSVETA BRUZAUD
Université Paris-Sorbonne [Paris IV], France
170

Chapitre 11. Composer en images ?


À propos des symphonies de
Honegger
Peter Jost

1 Il est bien connu que c’est presque aussitôt après qu’Henri Collet eut forgé, en janvier
1920, la célèbre dénomination « Les six Français », qu’Arthur Honegger prit ses distances
vis-à-vis de l’esthétique formulée par Jean Cocteau pour le « Groupe des Six ». En août de
la même année, dans une lettre à Paul Landormy, Honegger souligne qu’il « ne cultive pas
l’admiration de la Foire et du Music-hall, mais au contraire celle de la musique de
chambre et de la musique symphonique dans ce qu’elle a de plus grave et austère1 ». Une
profession de foi si catégorique en la tradition du XIXe siècle le sépare distinctement de
ses amis Darius Milhaud ou Francis Poulenc, et bien plus encore d’Erik Satie, dont la
musique aux composantes ironiques et grotesques était offerte en modèle par Cocteau.
Ainsi Harry Halbreich, appelle-t-il Honegger avec raison « le moins “Six” des Six 2 ». Et un
regard sur le catalogue de ses œuvres prouve que les genres en question jouent un grand
rôle dans la production du musicien franco-suisse : n’y figurent pas moins de trente-six
œuvres de musique de chambre, avec en premier lieu les trois quatuors à cordes et de
nombreuses sonates, ainsi que vingt-neuf œuvres orchestrales3, dont cinq symphonies.
On peut cependant être surpris, d’un musicien se destinant à une musique « grave et
austère », par le grand nombre des ouvrages pour la scène, la radio et le cinéma.
Honegger nous laisse vingt-huit partitions de musique de scène, neuf musiques
radiophoniques et quarante-trois partitions pour le cinéma. Per definitionem, il s’agit de
musiques fonctionnelles, généralement de prétentions relativement modestes. Il est
évident qu’une telle musique occupe une position très éloignée de celle de la musique
pure des quatuors à cordes ou des symphonies – sans doute ces deux genres de musique
forment-ils les pôles extrêmes du vaste horizon à la disposition de ce compositeur,
universel au vrai sens du mot.
2 S’agit-il pourtant de catégories complètement séparées, sans aucun lien ? Afin de
proposer une réponse, il convient de prendre pour point de départ une idée du biographe
Harry Halbreich, qui résulte de ses analyses de la musique d’Honegger. L’auteur met en
171

relief le « don d’images » du compositeur, qui aurait prédestiné celui-ci à « sa féconde


carrière de musicien de cinéma4 ». Sans fournir d’indications concrètes, il évoque en
général un « élément inné » du « génie créateur » d’Honegger, « ainsi qu’on le constate au
plus tard à partir du Roi David [1921], voire déjà du Dit des jeux du monde [1918] ». En même
temps, Halbreich tient au fait qu’il s’agit d’une faculté d’évoquer « en quelques instants
avec une vigueur et une justesse étonnantes un personnage, une situation, une
atmosphère » – et cela « avec des moyens purement musicaux5 ». Dans ces situations où la
musique assume expressément le devoir d’illustrer des sujets extramusicaux, c’est-à-dire
essaie de restituer une peinture sonore, l’effet de la création des « images » par des
moyens musicaux est évident, et ne nécessite pas d’être souligné. On pense
immédiatement aux genres prédestinés à un tel processus : à la musique à programme en
général et notamment aux poèmes symphoniques. Il est vrai qu’Honegger n’a abordé que
rarement ce genre, mais des ouvrages comme Le Chant de Nigamon (1917) ou Pastorale d’été
(1920) ont formé ses premières œuvres de musique symphonique. Ainsi ces deux œuvres
ont-elles joué un rôle initiateur dans sa longue progression vers la symphonie6. Car il faut
prendre en compte le fait qu’au moment de sa déclaration en faveur de la tradition des
genres les plus nobles, vers 1920, Honegger avait achevé plusieurs sonates pour violon,
alto ou violoncelle et piano, et notamment le premier quatuor (1913-1917), que lui-même
désignait comme un de ses « sous-produits beethovéniens », un « Beethoven du pauvre » ;
en revanche, il était encore très loin de la réalisation de sa première symphonie qui
n’allait voir le jour qu’en 1929-1930. Bien que son accès à la musique de chambre, voire
aux sonates pour quelques instruments à cordes et piano, fut facilité par sa propre
formation en tant que violoniste, il n’envisageait pas moins la musique orchestrale en vue
de l’expression des valeurs dramatiques, et ce, dès le début.
3 Une œuvre de cette époque-là constitue non seulement un événement marquant dans
l’évolution de Honegger vers le genre symphonique, mais permet également d’élucider les
rapports intimes existant pour lui entre les différents domaines de la musique. Il s’agit
d’une composition primitivement prévue comme une musique de scène : Horace victorieux
(1920). Se référant à une légende de l’histoire romaine durant la guerre entre Rome et
Albe, le peintre Guy-Pierre Fauconnet voulait voir les acteurs jouer avec des masques
conformes au modèle de ceux des mimes des théâtres de l’Antiquité. La mort soudaine de
Fauconnet au début de l’année 1920 fit échouer ce projet de pièce scénique pour mimes et
chœur avec musique. Mais Honegger reprit l’idée à la fin de la même année en élaborant
une partition symphonique après qu’un nouveau projet de composition de cette musique
pour les Ballets suédois ait été refusé. Le compositeur publia cette œuvre avec le sous-
titre « Symphonie mimée », une allusion à son ancienne fonction. La musique d’Horace
victorieux (Exemple 1) est établie selon un double principe. D’une part, elle reste liée à
l’argument de la pièce, et ses différentes parties portent des titres illustrant l’action de la
scène, enrichies par une brève introduction et une coda de même envergure. D’autre part,
l’œuvre se distingue assez nettement d’une suite formée d’extraits juxtaposés, ou d’une
musique de scène complète. On n’a pas du tout l’impression d’un ouvrage compilé, mais
d’une partition austèrement travaillée. C’est aussi la légitimation de la dénomination
« symphonie », car bien que cette musique n’ait rien à voir sur le plan formel avec une
véritable symphonie, elle rappelle ce genre par le souci de la forme et la présence
d’éléments unificateurs à travers ses parties fort contrastantes, ainsi que par les
modifications et développements subis par ses thèmes et motifs. Que cette musique à la
croisée de la scène et du concert comprenne de nombreux passages suggérant des
moments concrets de l’action n’est pas pour surprendre. Le spectre de cet imaginaire
172

s’étend de simples illustrations, comme par exemple les deux fanfares des adversaires
lors du combat entre Horaces (pour Rome) et Curiaces (pour Albe), dans la partie
« Annonce et préparatifs du combat », jusqu’à des mises en musique symboliques, comme
le « Meurtre de Camille », châtiment impitoyable, par un des Horaces victorieux, de
l’amour de sa sœur pour l’un de ses adversaires vaincus. Honegger présente des coups
d’orchestre aigus et perçants, suivis d’un silence qui suggère l’action horrible d’une façon
plus impressionnante que toute autre musique pourrait le faire.

Exemple 1 : Arthur Honegger, Horace victorieux, « Meurtre de Camille », mes. 7-9 après 27.

4 Peu après l’achèvement de cette page aussi bien symphonique que dramatique, Honegger
se met à la composition du Roi David, œuvre qui allait le rendre célèbre dans le monde
musical de l’époque. Aujourd’hui, l’habitude s’est établie d’exécuter cette œuvre au
concert, sous forme d’oratorio, mais le « psaume symphonique » fut primitivement conçu
comme « drame biblique » pour la scène. Plus tard, le compositeur lui-même regretta la
priorité de la version postérieure, tout en renvoyant aux problèmes que pose un tel
déplacement :
Le défaut principal du Roi David tient à ce qu’on donne aujourd’hui en oratorio un
ouvrage conçu à l’origine comme une partition accompagnant un drame, une
musique de scène. Ce drame, je l’avais illustré comme un graveur image des
chapitres d’un livre. Il y avait des chapitres plus ou moins longs. À la scène, cela
passe tout naturellement ; au concert, il y a trop de morceaux brefs dans la
première partie, ce qui donne une impression de morcellement 7.
5 L’influence de la scène avec ses nouvelles formes sur la musique d’orchestre qui en est
issue avait beau être grande, l’influence du film allait s’avérer plus importante. En 1922,
Honegger est chargé de la musique pour le film La Roue, du réalisateur très novateur en
son temps, Abel Gance. On ne connaît aujourd’hui de la main d’Honegger qu’un seul
morceau de cette musique, une ouverture « bien étrange, assez disparate et formellement
“mal fichue”8 » (Exemple 2). Il s’agit d’une sorte de pot-pourri évoquant quelques
moments caractéristiques de l’action du film. Mais il faut prendre en considération la
nécessité d’assurer une musique quasi permanente pour de tels films muets ; la plupart
des musiciens ne concevaient que très rarement une partition complètement originale
pour ce genre d’occasion, mais préféraient compiler des pages de différentes
173

provenances, de la musique déjà existante, soit personnelle, soit d’une autre plume,
mélangée à quelques parties nouvelles. Ainsi, pour autant que l’on sache, Honegger a
utilisé pour La Roue un fragment symphonique d’Alfred Bruneau 9, mais aussi de la
musique d’autres musiciens10 ; le compositeur fait ici figure d’arrangeur, ce qui était
habituel à l’époque des films muets. Pour notre propos, ce sont les relations de cette
musique au premier mouvement symphonique d’Honegger, Pacific 231 (1923), qui attirent
l’attention. Dans une scène centrale, La Roue raconte comment le mécanicien Sisyphe,
épris de sa fille adoptive Norma, veut se tuer en même temps que celle-ci, lorsqu’elle
envisage de le quitter pour se marier, en poussant à toute vitesse sa locomotive. La
locomotive et sa technique jouent un rôle principal lors de cette course aventureuse
(vouée à l’échec) ; la pensée qui s’impose est qu’elles aient pu fournir l’idée fondamentale
de Pacific. Nous savons que l’auteur a essayé plus tard, en 1951, de donner une valeur
relative à l’influence que les images d’une locomotive qui démarre et accélère jusqu’à sa
plus grande vitesse avaient exercé sur ce mouvement symphonique. Honegger a mis alors
au premier plan l’idée abstraite, « en donnant le sentiment d’une accélération
mathématique du rythme, tandis que le mouvement lui-même se ralentit11 ». Mais ces
propos sont en contradiction avec un commentaire de l’année 1924, peu après
l’achèvement de l’œuvre. En se distançant des humbles imitations de la perception
auditive ou visuelle, Honegger y avoue :
Ce que j’ai cherché dans Pacific, ce n’est pas l’imitation des bruits de la locomotive,
mais la traduction d’une impression visuelle et d’une jouissance physique par une
construction musicale.
Elle part de la contemplation objective : la tranquille respiration de la machine au
repos, l’effort du démarrage, puis l’accroissement progressif de la vitesse, pour
aboutir à l’état lyrique, au pathétique du train de 300 tonnes lancé en pleine nuit à
120 à l’heure12.
6 Cette relation étroite entre l’impression visuelle et la genèse de la musique est renforcée
par le fait que l’Ouverture de La Roue contient un passage (à partir de la mes. 53)
caractérisé par des mentions telles que « locomotive », « signal », « Le disque » ou « rail »,
qu’Honegger allait reprendre dans Pacific 231. C’est pourquoi on peut conclure que La Roue
fut « le germe générateur ayant donné naissance à Pacific 23113 ».
7 La série des trois Mouvements symphoniques (1923-1933) représente pour le compositeur les
étapes décisives vers la symphonie. Tandis que les deux premiers mouvements, « Pacific »
(Exemple 3) et « Rugby », sont animés par des images concrètes, le dernier mouvement
n’en montre aucune trace. L’auteur a déclaré avoir manqué « en effet, d’imagination14 »
pour un titre convenable ; Honegger, cependant, a fait cette remarque à un moment
(1951) où il s’est efforcé de nier toute stimulation extramusicale à sa musique
instrumentale, craignant que celle-ci n’ait été prise pour de la musique à programme. De
plus, il faut tenir compte du fait que ce Mouvement symphonique n o 3 a été conçu en
1932-1933, donc après l’achèvement de la première symphonie (1929-(1929-1930) ; sans
doute le style de ce mouvement s’approche-t-il de celui des œuvres symphoniques ayant
une forme plus nette et, sur le plan des thèmes, plus développée. En tout cas, les trois
Mouvements symphoniques partagent tous le double sens du mot « mouvement », car cette
notion n’y désigne pas seulement le terme technique indiquant une certaine partie
musicale, à savoir un morceau de symphonie ou de sonate, mais aussi, dans un sens
cinétique, traduit le rythme.
174

Exemple 2 : Arthur Honegger, Ouverture, La Roue, mes. 59 et suiv.15.

Exemple 3 : Arthur Honegger, Pacific 231, mes. 118 et suiv.

8 Le rythme est justement le lien commun entre l’imagerie du film et la musique. Honegger
lui-même a souligné ce rapport dans son article Du cinéma sonore à la musique réelle, publié
en 1931. Le film parlant ayant fait son apparition entre-temps, le rôle de la musique de
film a complètement changé. Il n’est plus nécessaire de traduire les sentiments ou
sensations des acteurs par la musique pour rendre compréhensible l’action muette, mais
plutôt de renforcer l’image dont le sens est devenu clair – en un mot : « la musique
complète l’image16 ». En attaquant la pratique visant à utiliser de la musique existante,
Honegger favorise la composition d’une musique adaptée au film, et franchit le pas vers la
description, selon lui, du cinéma à venir :
175

Le cinéma sonore ne sera lui-même que lorsqu’il aura réalisé une union à ce point
étroite entre l’expression visuelle et l’expression musicale d’un même fait qu’ils
s’expliqueront et se complèteront l’un et l’autre à égalité 17.
9 Sa vision qu’un jour « la musique inspirera des films18 » ne tarde pas à se réaliser. Au
cours de cette même année, en Russie, Mikhail Tsekhanovski réalise un film à partir de la
partition de Pacific, suivi en France du film de Jean Mitry réalisé en 1949. Curieux fait : il
s’agit de films sur une musique elle-même inspirée par un film !
10 En théorie, Honegger insiste sur la différence fondamentale qui existe entre la genèse
d’une œuvre symphonique et celle d’une musique pour la scène ou le film :
[...] les ouvrages symphoniques me donnent beaucoup de peine ; ils nécessitent un
effort de réflexion soutenu. Au contraire, dès que je puis me référer à un prétexte
littéraire ou visuel, le travail me devient beaucoup facile19.
11 Dans un autre texte, le compositeur ajoute :
Je suis un homme très scrupuleux [...]. Bien sûr, cela concerne un ouvrage sérieux,
par exemple la composition d’une symphonie. S’il s’agit d’une musique de film, il
me suffit d’assister à la projection et de me mettre au travail : l’image est encore
toute fraîche devant mes yeux. Plus le film est proche de ma mémoire, plus mon
travail est facilité : l’important est de transcrire sans tarder des impressions encore
vives20.
12 Bien entendu, certaines différences sont évidentes. L’œuvre symphonique prétend à une
qualité au-delà d’une utilisation éphémère, et doit suivre, selon Honegger, un
développement logique, disposer d’une architecture prononcée et d’une texture
complexe, tandis que la musique de film s’adresse, en principe, à l’image projetée sur le
moment, sans souci de sa forme totale et, en évitant trop de complexité, doit convaincre
par sa vigueur. Cependant, l’analyse des partitions de musique de film d’Honegger permet
de constater que le compositeur s’éloigne généralement de telles caractéristiques. Il est
vrai que l’écriture est plus simple et contribue au sentiment d’une plus grande facilité de
compréhension par rapport à celle de ses symphonies, mais le souci d’édifier une
architecture formelle et des motifs susceptibles de se développer va au-delà d’une
musique purement fonctionnelle. Cette conscience de la structure musicale a rendu
possible dans certains cas, à partir du matériau destiné au film, l’élaboration de suites
orchestrales pour le concert, comme par exemple celle du film Les Misérables (1933-1934).
Sans nier les différences qui existent entre ces genres musicaux, on ne peut guère
contester la nature symphonique de ces partitions de musique de film, nature renforcée
par le rôle unificateur du rythme. Dans les années 1920, au fur et à mesure que le
compositeur réalise des partitions pour la scène ou le cinéma, le rythme devient un
véritable élément générateur de la forme, principe morphologique qu’Honegger reprend
dans ses symphonies, sans doute ses œuvres les plus ambitieuses.
13 Choisissons un exemple concret : la Première Symphonie (Exemple 4), composée à la
demande de Serge Koussevitzky pour le cinquantenaire de l’Orchestre de Boston et créée
en 1931 ; elle présente au début de son mouvement initial une violence orchestrale
surprenante. Selon Halbreich, on « pense à la mêlée brusquement déchaînée de Rugby,
comme d’une meute de jeunes chiens se disputant une proie21 ». Contrairement aux
autres symphonies, Honegger n’a laissé aucun commentaire relatif à cette symphonie. Par
conséquent, d’éventuels liens avec le domaine sportif restent spéculatifs.
14 Mais c’est, dans ces premières mesures, un autre élément qui nous rappelle le monde des
machines : l’ostinato rythmique de croches accentuées (tutti, à partir de mes. 1), sur
lesquelles s’élève le premier motif (trompettes, violons, altos, mes. 2 et suiv.), également
176

marqué par de rudes martèlements (renforcement par les flûtes, mes. 4-5). Ce n’est pas un
hasard si l’auditeur mémorise moins la forme ou la ligne de cette idée musicale, que le
rythme, partiellement dominant. Ce rythme régulier et accentué est déjà utilisé dans
l’Ouverture pour La Roue (Exemple 2) et plus développé dans Pacific 231 (Exemple 3). Ainsi
pourrait-on parler d’un certain « mot musical » au sein d’un « vocabulaire » marqué par
des événements extramusicaux. L’audition de ce rythme marqué par une progression
quasi impitoyable évoque ainsi pour les auditeurs l’image d’un processus mécanique, et
pour la postérité également, l’esprit de l’époque, avec ses machines modernes, comme au
début du célèbre film Modem Times – qui ne fut réalisé que quelques années plus tard, en
1932-1935.

Exemple 4 : Arthur Honegger, Première Symphonie, Allegro marcato (début).


177

Exemple 5 : Arthur Honegger, Troisième Symphonie, Dona nobis pacem, « thème de l'oiseau » (fin).

15 Prenons un autre exemple : la Troisième Symphonie (Exemple 5), dite « Symphonie


liturgique » (1945-1946), à laquelle Honegger a consacré le commentaire le plus
développé. Cette fois, le compositeur confesse :
J’ai faim de voir, autant que d’entendre, je suis avant tout un visuel. Voilà pourquoi
j’aime les livrets colorés, véhéments, les éclairages un peu crus, les mots succulents
qui provoquent en moi la levée des images22...
16 Il est bien curieux qu’Honegger fasse une telle introduction au commentaire d’une
symphonie, c’est-à-dire d’une œuvre symphonique dont il va prétendre peu d’années plus
tard qu’elle lui a demandé beaucoup de travail, à défaut d’un prétexte visuel ou d’images.
Ce qui suit dans ce commentaire est bien connu : le compositeur raconte « l’argument
dramatique très net, et même assez poussé23 » de l’œuvre. Il est fort significatif que
l’auteur offre cet argument, expliquant entre autres la dénomination « liturgique » sous
la seule réserve qu’il s’agit d’« une suggestion imagée », de « la trame d’un récit », qui doit
aider les auditeurs « à suivre et à goûter le discours musical24 ». Il semble qu’il soit
soucieux, une fois de plus, d’éviter que l’on puisse prendre ce récit pour un programme.
Cela serait effectivement un malentendu : il ne s’agit pas du tout d’un programme
extérieur au sens de la musique à programme, mais, pour ainsi dire, d’un programme
intérieur. C’est-à-dire que cette symphonie montre une certaine affinité avec un ouvrage
comme Horace victorieux ; on pourrait considérer en quelque sorte qu’elle constitue la
musique de scène ou de film destinée à un drame virtuel ; elle renferme l’imagerie de
l’argument tout en se pliant aux exigences du genre symphonique.
178

Exemple 6 : Arthur Honegger, Deuxième Symphonie, Vivace non troppo - Presto, mes. 240 et suiv. (fin :
entrée de la trompette).

Exemple 7 : Arthur Honegger, musique pour Napoléon, « Napoléon », (début).

17 Dans cette symphonie, Honegger nous propose en particulier une image d’une grande
force imaginative qui, en même temps, sert de motif cyclique pour la partition ; la façon
dont ce « thème de l’oiseau », comme l’a appelé Honegger25, est présenté pour la dernière
fois, à la toute fin de la symphonie, rappelle des passages caractéristiques d’une musique
de film avec une certaine tendance à la sentimentalité. Ce chant de la petite flûte qui,
selon l’interprétation de l’auteur, évoque l’image de la colombe et l’ardent désir de paix
des hommes, s’élève bien distinctement sur un tapis de cordes en blanches liées.
18 Dernière référence : si l’on considère comme caractéristiques de la musique de film une
écriture tonale et relativement simple ainsi que des mélodies nettement découpées et qui
puissent être facilement chantées, nous en trouvons un exemple à la fin de la Deuxième
Symphonie (Exemple 6). Il s’agit de l’entrée de la trompette dans une trame orchestrale
limitée à la seule présence des cordes. Honegger tient à faire remarquer que la trompette
ad libitum ne doit que renforcer la présentation du choral, et peut être remplacée par un
autre instrument26.
179

19 Cependant, lorsque l’on entend le timbre très marqué et perçant de la trompette dans ce
contexte, on ne peut douter que le choix de la trompette ait été mûrement réfléchi. Le
musicien y reprend à son compte une longue tradition qui renvoie, par cet instrument, à
la sphère des seigneurs. Et par le choral, ce seigneur est distinctement identifié à Dieu, en
tant que symbole d’espérance dans un moment d’angoisse (rappelons que l’œuvre fut
conçue en 1940-1941, durant l’occupation allemande). Honegger réussit à faire imaginer
la présence de Dieu, ou même à dessiner une sorte de portrait divin, par des moyens assez
simples, mais efficaces. Il en va de même pour son portrait de l’Empereur dans sa musique
pour Napoléon (1927) (Exemple 7), film muet réalisé par Abel Gance. Ce sont aussi les
trompettes qui portent la mélodie, cette fois une ligne ascendante en quartes, symbole
sonore du pouvoir. Ainsi, au-delà de toutes différences d’écriture et d’effectif, les affinités
de l’orchestration rapprochent-elles musique de film et musique symphonique.
20 Ces quelques exemples permettent de montrer que la faculté d’Honegger d’évoquer « en
quelques instants avec une vigueur et une justesse étonnantes un personnage, une
situation, une atmosphère » n’est pas strictement limitée à la musique fonctionnelle,
c’est-à-dire à sa musique destinée à l’illustration d’images réelles, à la scène ou sur
l’écran. Par des relations étroites qu’il tisse dès les années 1920 entre cette musique
fonctionnelle et la musique symphonique – annonciatrice des cinq symphonies des
décennies suivantes –, Honegger parvient à faire évoluer son don d’images vers la
constitution d’une sorte de « vocabulaire », qu’il utilisera dans ses symphonies. Dans Du
cinéma sonore à la musique réelle, le compositeur définit sa vision d’un film en relation avec
la musique, et conçoit la possibilité « de donner de toute expression musicale la
représentation visuelle correspondante exacte et précise27 » ; dans son œuvre
symphonique, il applique le principe à l’inverse : donner à toutes les images de sa
fantaisie ou de son imagination l’expression musicale correspondante.
21 Tenant compte des capacités d’imagination visuelles de l’être humain, cette œuvre
symphonique, et plus précisément la série impressionnante des cinq symphonies, se
distingue nettement de l’ensemble de la production contemporaine, qui favorise la
musique « pure ». En opposition, les symphonies d’Honegger prolongent la tradition de la
Weltanschauungsmusik (la musique d’une vision du monde) partant de Beethoven, pour
lequel l’intégration d’images scéniques n’a rien d’extraordinaire. Pensons par exemple à
l’insertion des éléments de la musique de scène, du récitatif accentué ou de la marche de
musique « turque », au sein des variations de l’« Ode à la joie » dans le final de la Neuvième
ou, dans un autre contexte, à l’imagination d’une rencontre de différentes marches au
point culminant du premier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler. D’ailleurs,
Honegger avoue, dans son commentaire à sa Troisième Symphonie : « Je suis un romantique
ou, plus exactement un néo-romantique. Je veux dire par là que mon désir essentiel n’est
ni d’étonner, ni même de charmer : il est d’émouvoir. » C’est donc, entre autres, grâce à
son don d’images, qu’il tente d’émouvoir, participant à la modernité par l’entremise d’un
langage résolument contemporain. Certes, il paraît exagéré de prétendre que les
symphonies sont composées en images, mais celles-ci, tout en conservant les schémas
formels du genre, contiennent en même temps certaines stimulations ou suggestions
venues de l’imagerie des nouveaux médias de l’époque. C’est, semble-t-il, un point
essentiel de la qualité, mais aussi de l’originalité et finalement de la modernité de ces
œuvres.
22 En 1950, lors d’une enquête de Pierre Duvillar pour la revue L’Âge nouveau, la question « Le
cinéma peut-il influencer l’art musical ? » a été posée à Honegger. Celui-ci n’a pas
180

répondu sur le fond, mais a simplement réaffirmé son désir que « la participation du
musicien dans l’établissement du film devienne de plus en plus importante28 ». À la
lumière de son œuvre symphonique, nous pouvons maintenant donner une réponse
positive.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
Delannoy, Marcel. Arthur Honegger, Paris : Éditions Pierre Horay, 1953.

Halbreich, Harry. Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992.

Honegger, Arthur. Arthur Honegger. Écrits, textes réunis et annotés par Huguette Calmel, Paris :
Honoré Champion, 1992.

—. « Pacific (231) », Dissonances no 4 (avril 1924), p. 79-80.

—. Je suis compositeur, Paris : Éditions du Conquistador, 1951.

—. Horace victorieux (partition de poche), Paris : Salabert s.d. (© 1924)

—. Pacific 231 (partition de poche), Londres : Eulenburg, 1986

—. Deuxième Symphonie (partition de poche), Paris : Salabert s.d. (© 1942)

—. Troisième Symphonie (partition de poche), Londres : Eulenburg, 1986

—. Napoléon (musique de film), Paris : Salabert, s.d.

Jost, Peter. « Den ästhetischen Anspruch in seiner ganzen Schwere und Strenge erfüllen », Arthur
Honeggers Weg zur Symphonie in Das Orchester 40 (1992). p. 430-435.

NOTES
1. Lettre à Paul Landormy, Zurich, le 3 août 1920 in Arthur Honegger, Arthur Honegger. Écrits,
Paris : Honoré Champion, 1992, p. 34.
2. Harry Halbreich, Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992,
p. 374.
3. Si l’on y ajoute les suites et d’autres extraits de la musique de scène, de film et de radio, on
compte même plus de 40 partitions symphoniques.
4. Halbreich, op. cit., p. 603.
5. Ibid.
6. Pour une étude plus approfondie, cf. Peter Jost, « Den asthetischen Anspruch in seiner ganzen
Schwere und Strenge erfüllen, Arthur Honeggers Weg zur Symphonie » in Dos Orchester 40 (1992),
p. 430-435.
7. Arthur Honegger, Je suis compositeur, Paris : Éditions du Conquistador, 1951, p. 117.
181

8. Halbreich, op. cit., p. 458.


9. Cf. Marcel Delannoy, Arthur Honegger, Paris : Éditions Pierre Horay, 1953, p. 156.
10. Dans son petit article « Adaptations musicales » (1923), Honegger énumère les auteurs dont il
aurait utilisé de la musique. En plus d’Alfred Bruneau, se retrouvent également les noms de
Florent Schmitt, Roger Ducasse, Darius Milhaud, Georges Sporck, Charles Marie Widor, Vincent
d’Indy et Gabriel Fauré - Honegger, Arthur Honegger. Écrits, p. 39.
11. Honegger, Je suis compositeur, p. 118.
12. Arthur Honegger, Pacific (231), Dissonances, no 4 (avril 1924), p. 80.
13. Halbreich, op. cit., p. 430.
14. Honegger, Je suis compositeur, p. 119.
15. Manuscrit autographe (Fondation Paul Sacher, Coll. « Arthur Honegger »), reproduit avec
l’aimable autorisation de la Fondation Paul Sacher, Bâle.
16. Du cinéma sonore à la musique réelle (1931), in Honegger, Arthur Honegger, Écrits, p. 107.
17. Ibid., p. 109.
18. Ibid.
19. Honegger, Je suis compositeur, p. 94.
20. Ibid., p. 99.
21. Halbreich, op. cit., p. 379.
22. Bernard Gavoty, La Symphonie liturgique. Propos recueillis par B. Gavoty (1948), in Honegger,
Arthur Honegger, Écrits, p. 250.
23. Honegger, Arthur Honegger, Écrits, p. 250.
24. Ibid.
25. Ibid.
26. Cf. Symphonie pour orchestre à cordes (1943) in Honegger, Arthur Honegger. Écrits, p. 173.
27. Honegger, Arthur Honegger. Écrits, p. 110.
28. Musique et cinéma (1950) in Arthur Honegger. Écrits, p. 267.

AUTEUR
PETER JOST
Richard Wagner-Cesamtausgabe, Allemagne
182

Chapitre 12. Les Faux-Monnayeurs


d’André Gide : les traces d’un
discours sur la musique
Danick Trottier

1 Les rapports entre musique et littérature, lorsque traités par les musicologues, trouvent
en général un écho plus que fortuit du côté d’une analyse immanente, c’est-à-dire d’une
interprétation menée dans les limites réflexives du roman et des stratégies poïétiques qui
ont conduit à sa réalisation1. Il nous semble en revanche que les musicologues ont
beaucoup moins insisté sur la part herméneutique du roman en fonction du contexte
sociohistorique, c’est-à-dire sur l’expérience particulière qui en résulte pour les lecteurs
mélomanes de l’époque. Tenter de se positionner en ce sens signifierait que le musical
représenté dans le roman est conduit vers de nouveaux horizons de compréhension, en
mettant en corrélation les stratégies poïétiques et le contexte historique qui les a vues
naître.
2 La problématique de ce texte peut se résumer à travers l’interrogation suivante : que faire
devant ces discours sur la musique que nous offrent bien souvent les romans d’hier
comme ceux d’aujourd’hui ? Il devient donc profitable pour le musicologue de prendre en
charge la situation historique de laquelle a émergé le roman de manière à établir des
correspondances avec les préoccupations musicales ayant environné sa réalisation et sa
publication. Donc, tout en tenant compte de la part immanente du roman, des données
substantielles peuvent venir enrichir sa compréhension lorsqu’elles sont puisées dans le
contexte musical de son époque.
3 Pour mener à bien cette entreprise musicologique, nous avons porté notre attention sur
un court extrait des Faux-Monnayeurs d’André Gide. Il s’agit d’une discussion entre le
vieux La Pérouse et Édouard, rapportée par ce dernier dans le « Journal » qu’il tient. À
travers ce dialogue, où La Pérouse tient lieu de maître, s’élaborent les traces d’un discours
sur la musique moderne, chargé symboliquement et complexifié par les jeux de miroirs
qui s’établissent entre Gide et ses personnages. Ce que nous essaierons de réaliser ici au
fond, c’est une tentative d’interprétation de ce passage musical à la lumière des faits et
enjeux musicaux de la France des années 1920. La part du travail revient à identifier les
183

concomitances à l’œuvre entre ce discours sur la musique moderne et les enjeux


musicaux de l’après-guerre, tout en tenant compte du sujet Gide coincé entre une
modernité littéraire et une passion musicale tournée vers le passé. Précisons que Les Faux-
Monnayeurs a été écrit entre 1919 et 1925, autant dire durant l’éclosion du néoclassicisme
musical français. Le roman est finalement publié en 19252.

LA MUSIQUE DANS LES FAUX-MONNAYEURS


4 Avant d’entrer dans l’analyse du passage en question, il n’est pas inutile de rappeler
certains faits propres aux Faux-Monnayeurs, ce qui permettra une meilleure
compréhension de la présence musicale dans le roman. La grande nouveauté du roman se
trouve condensée à travers le personnage d’Édouard, protagoniste central en tant que
commentateur du déroulement narratif par l’entremise du « Journal » qu’il tient.
L’originalité vient de la mise en abyme que crée ce personnage, écrivain d’un livre qui
devra justement s’intituler « Les Faux-Monnayeurs ». Il y a donc un jeu central de miroirs
et d’identifications dans ce roman : Gide commente le processus poïétique par l’entremise
du personnage d’Édouard.
5 Le projet du roman est à la fois vaste et complexe avec des thèmes se déployant dans tous
les sens. Gide ne s’en est jamais caché, lui qui a voulu tout insérer dans son roman. Nous
pouvons tout de même identifier un fil conducteur. Si nous nous en tenons au titre, Les
Faux-Monnayeurs renvoie au commerce des fausses monnaies qu’a connu la France des
années 1910. Toutefois, comme l’intrigue des fausses monnaies occupe une place dérisoire
dans le roman, et que les idées exprimées par les personnages à travers les dialogues
pavent le déroulement narratif, la signification du titre est plutôt d’ordre symbolique et
philosophique. En effet, comme l’a démontré Daniel Moutote3, ce roman de Gide s’inscrit
dans la postérité de la philosophie nietzschéenne, interpellant ainsi la crise des valeurs
que connaît l’Europe depuis la perte d’autorité des grands systèmes religieux4. Gide
commente cette crise des valeurs à sa façon, notamment en la faisant coïncider avec une
crise de la représentation. Le thème de la fausse monnaie signifie que la représentation
véritable, la monnaie-or ou la valeur authentique, tend à être dévaluée et discréditée par
des fossoyeurs. À travers la construction des personnages et des idées exprimées, Gide
prône une sincérité des plus authentiques quant à la nature humaine.
6 Pour qualifier ce roman, Pierre Chartier parle de « roman-carrefour5 », c’est-à-dire d’un
roman qui se consolide autour d’un « rendez-vous de problèmes6 ». Si des thèmes aussi
variés que la religion, la psychanalyse et les sciences de la nature figurent dans ce roman,
la musique y prend aussi une place particulière. Cette place est toutefois minorée, surtout
si on la compare à la présence des thèmes d’ordre littéraire. En fait, c’est le personnage de
La Pérouse qui assure une présence musicale dans le roman. Dans la majorité des
situations, le vieux La Pérouse nous est rendu à travers le « Journal » que tient Édouard.
Nous savons entre autres qu’il est professeur de piano en fin de carrière.
7 Éclairé par la mythologie gidienne, nous savons également que ce personnage a été
inspiré par l’un des professeurs de piano les plus chers à Gide, Marc de la Nux. Déjà à
partir de 1902 dans le Journal que tient Gide, son professeur de piano est identifié par ce
nom romanesque de La Pérouse7. L’important ici est de comprendre l’influence
considérable qu’a exercée ce professeur de piano sur le romancier. Ce personnage est
donc construit à travers une dialectique de l’identification et de la distanciation. Cela a
pour conséquence que dans le dialogue sur la musique qui s’établit entre Édouard et La
184

Pérouse, le lecteur ne peut clairement affirmer si Édouard représente bien Gide et La


Pérouse, son vieux professeur. Comme le rapporte Pierre Chartier : « Ne semble-t-il pas
que Gide et La Pérouse échangent là secrètement leurs rôles8 ? » Rappelons ici que Gide a
hésité entre la carrière de pianiste et la carrière d’écrivain. Nous savons aussi la place
prépondérante qu’a occupée la musique dans sa vie : ses Notes sur Chopin (1949) et ses
différentes notes sur la musique en sont les signes les plus palpables aujourd’hui 9. Et nous
approfondirons plus loin sa relation pour le moins problématique avec la musique de son
temps.
8 Venons-en au passage sur la musique moderne, que nous citons intégralement :
La discussion continua ainsi quelque temps rapporte Édouard ; et comme je
comparais alors cet événement pathétique à tel déchaînement des instruments à
cuivre dans un orchestre :
« Par exemple, cette entrée de trombones, que vous admirez dans telle symphonie
de Beethoven...
« - Mais je ne l’admire pas du tout, moi, cette entrée de trombones, s’est-il écrié
avec une véhémence extraordinaire. Pourquoi voulez-vous me faire admirer ce qui
me trouble ?
Il tremblait de tout son corps. L’accent d’indignation, d’hostilité presque, de sa voix,
me surprit et parut l’étonner lui-même car il reprit sur un ton plus calme :
« Avez-vous remarqué, que tout l’effort de la musique moderne est de rendre
supportables, agréables même, certains accords que nous tenions d’abord pour
discordants ?
« - Précisément, ripostai-je ; tout doit enfin se rendre et se réduire à l’harmonie.
« - À l’harmonie ! répéta-t-il en haussant les épaules. Je ne vois là qu’une
accoutumance au mal, au péché. La sensibilité s’émousse ; la pureté se ternit ; les
réactions se font moins vives ; on tolère, on accepte...
« - À vous entendre, on n’oserait même plus sevrer les enfants.
Mais il continuait sans m’entendre :
« Si l’on pouvait recouvrer l’intransigeance de la jeunesse, ce dont on s’indignerait
le plus c’est de ce qu’on est devenu.
Il était trop tard pour nous lancer dans une discussion théologique ; je tentai de le
ramener sur son terrain :
« Vous ne prétendez pourtant pas restreindre la musique à la seule expression de la
sérénité ? Dans ce cas, un seul accord suffirait : un accord parfait continu.
Il me prit les deux mains, et comme en extase, le regard perdu dans une adoration,
répéta plusieurs fois :
« Un accord parfait continu ; oui, c’est cela : un accord parfait continu... Mais tout
notre univers est en proie à la discordance, a-t-il ajouté tristement.
Je pris congé de lui. Il m’accompagna jusqu’à la porte et, m’embrassant, murmura
encore :
« - Ah ! comme il faut attendre pour la résolution de l’accord 10 ! »
9 Nous nous en tenons pour le moment à deux interprétations possibles. Dans un premier
temps, ce passage sur la musique prend racine dans les nombreuses réflexions sur l’art
accompagnant le roman. Ne l’oublions pas, Édouard est écrivain et il est absorbé dans un
processus de création. Il se questionne à de nombreuses reprises sur la destinée de l’art,
sur la meilleure façon d’écrire un roman actuel. Dans un second temps cependant, le
dialogue fait intervenir le thème de la dégradation des valeurs par l’entremise d’adjectifs
aux préoccupations philosophiques et morales. Cette accoutumance à la discordance est
rapportée par La Pérouse comme une chose s’apparentant à un péché odieux. Le dialogue
joue sur cette dialectique du bien et du mal entre les musiques passées et modernes, entre
la consonance et la dissonance. Même si Édouard tente d’intervenir pour convaincre La
Pérouse qu’il ne saurait y avoir de conclusion aussi incisive devant une question fort
185

complexe, c’est tout de même le vieux La Pérouse qui conclut avec l’idée d’un accord
parfait continu, éloge en quelque sorte d’une musique classique idéale, peut-être celle du
XVIIIe siècle. Assurément, le passage, surtout vers la fin, laisse supposer également que
nous avons affaire à un illuminé aux propos conservateurs dissimulés derrière une
aberration11. Il est fort intéressant de noter qu’à ce moment, la musique se trouve
renvoyée sur le terrain des valeurs, c’est-à-dire comme métaphore servant à désigner des
enjeux culturels et historiques. Son arrivée vient ainsi créer une dichotomie entre ce qui
est ancien, et d’une certaine façon magnifié dans une valeur absolue, et ce qui est de
l’ordre du nouveau, autant dire hostile et iconoclaste par rapport aux valeurs fondées. En
fait, la position herméneutique de l’analyse commande qu’on dépasse l’idée d’un simple
discours réactionnaire, bien qu’a priori l’interprétation converge en ce sens. S’en tenir à
cette interprétation nous empêcherait finalement d’y entrevoir une réverbération plus
complexe, surtout du côté de la position que défend Édouard.
10 Par ailleurs, cette réflexion est bien conduite sur le terrain de l’art, c’est-à-dire le lieu par
excellence de la nouveauté, thème qui préoccupe Gide au plus haut point dans la période
d’après-guerre12. Si la musique est prise en exemple ici, cela ne saurait être fortuit,
puisque cette dernière subit de profonds changements depuis la fin du XIXe siècle, surtout
avec l’arrivée de l’impressionnisme et de l’expressionnisme. On pourrait en dire autant en
littérature et dans les autres arts avec le symbolisme, le fauvisme et j’en passe. Cela, Gide
le sait bien, et il sait aussi toute la place qu’occupe la nouveauté artistique à son époque,
temps de l’apologie du progrès artistique, alors que sur le plan social, l’art ancien est
souvent représenté comme la valeur par excellence. Mais pour Gide, comme le rapporte à
nouveau Chartier, le processus de création comporte toujours une part de danger,
associée ici au diable : « Le Diable, selon Gide, est le “Raisonneur”, l’intellectuel
pervertisseur (...) inscrit au centre de la conscience réflexive, principe fécond et
redoutable d’articulation et de négation13. » La création se situe donc à mi-chemin entre
les fausses valeurs et les véritables valeurs, entre Dieu et le Diable, entre la consonance et
la dissonance. Le processus créatif est en fait un affrontement des deux forces, pouvant
toujours basculer d’un côté comme de l’autre. Et en tenant compte de cette dualité à
l’œuvre au sein de la création artistique, nous pourrions supposer qu’à travers le dialogue
sur la musique, Gide expose ce côté voilé du processus poïétique : les valeurs placées au
fondement de l’œuvre ne doivent pas être prises à la légère, puisqu’en résultera un sens
particulier. Cette extrapolation, bien que poussée, permet néanmoins d’éclairer le travail
dialectique auquel s’adonne Gide à travers ce discours situé entre une nouveauté à
légitimer (dissonance) et un passé placé sous le signe d’un moment indépassable
(consonance). Ainsi, l’analyse peut aller plus loin en tentant de déchiffrer les niveaux de
signification et de représentation sur lesquels joue l’extrait.

GIDE ET LA MUSIQUE DE SON TEMPS


11 Un approfondissement de la relation de Gide à la musique de son temps, bien qu’elle
s’avère problématique, voire ambiguë à bien des égards, nous permettra de conduire
l’interprétation du passage rapporté à la lumière des réalités et des enjeux musicaux de la
France musicale des années 1920. Le dépouillement de la littérature musicologique
consacrée au néoclassicisme musical français et à la période musicale de l’entre-deux-
guerres donne une bonne idée de la récurrence du nom de Gide dans les index
thématiques. Qu’on ne s’y trompe pas cependant ! Cette récurrence va de soi dans la
186

mesure où Gide se présente comme un écrivain majeur de la première moitié du XXe


siècle, notamment par sa position privilégiée en tant que collaborateur à La Nouvelle Revue
française et de l’influence artistique qu’il exerce sur toute une époque. Aux côtés des
Claudel, Copeau, Joyce, Proust, Rivières, Valéry, et plus tard des écrivains surréalistes,
Gide forme ce que nous pourrions identifier comme l’avant-garde littéraire française de
l’époque. Il n’est donc pas étonnant que son nom revienne fréquemment dans la
littérature musicologique du XXe siècle : des parallèles ou des accointances sont alors
établis entre le milieu musical et l’écrivain qui participait aux réseaux artistiques de
l’époque. Et des liens entre musique et littérature, l’époque de l’entre-deux-guerres en
fournit de nombreux exemples, à commencer par la collaboration entre Cocteau et les Six,
celle entre Milhaud et Claudel, entre Honegger et Valéry ou entre Stravinsky et Gide.
Bref, parce que la France artistique de l’époque est en pleine ébullition et que l’heure en
est aux collaborations les plus diverses – surtout que pour les Six, la relation au texte
demeurait une priorité –, la rencontre du musical et du littéraire s’avère un axe
prépondérant pour comprendre cette époque et bien l’étudier. Nombre d’ouvrages
musicologiques consacrés à l’époque abondent en ce sens. À titre d’exemple, l’ouvrage
Paris. The Musical Kaleidoscope 1870-192514 consacre un chapitre entier aux rapports existant
à l’époque entre écrivains et musiciens, et surtout à l’intérêt que portent les premiers au
fait musical. Tout cela suppose que les intérêts artistiques du moment s’inscrivent dans
une interdisciplinarité artistique tissée de manière serrée. Si toute époque a vu naître des
relations entre les différents arts, encore faut-il voir quand ces relations ont tendance à
se multiplier dans des collaborations riches pour l’époque en question, comme ce fut le
cas avec les ballets néoclassiques ou l’évocation des formes lyriques durant les années
1920.
12 Ce parallèle entre la musique et les écrivains durant la période de l’entre-deux-guerres
nous fournit aussi la réponse à la présence de Gide dans les ouvrages musicaux consacrés
à l’époque. En fait, comme Gide tenait lieu d’écrivain incontournable durant cette
période, son influence se faisait ressentir sur plusieurs plans. C’est ce qui explique le fait
que les musiciens de l’époque ont non seulement mis les textes de Gide en musique, mais
les lisaient régulièrement tout en le vénérant. Dans ses mémoires, Jean Wiéner dira ceci :
« Dans les poches de mon long manteau noir il y avait des livres de Claudel, de Gide ou de
Francis Jammes, qui étaient nos auteurs préférés à l’époque et que j’eus la chance de
rencontrer plus tard rue Gaillard, chez Darius15. » Et justement, il s’avère qu’à l’époque,
soit à la fin des années 1910, ce sont aussi les trois écrivains préférés de Milhaud, comme
ce dernier le confirme dans ses entretiens avec Claude Rostand : « Oui, Jammes, Claudel et
Gide ont été les véritables idoles de ma jeunesse16. » Cet intérêt pour Gide se manifeste à
deux reprises chez Milhaud. D’abord, composée en 1913 puis créée en 1919, La Porte étroite
de Gide inspire à Milhaud la cantate Alissa, op. 9. Par la suite, en 1917, Milhaud composera
la cantate Le Retour de l’enfant prodigue, op. 42, sur le texte de Gide portant le même nom.
Mais les relations les plus fructueuses pour Milhaud se réaliseront avec Claudel. Quant à
la relation Honegger-Gide, elle a pris forme à travers le texte Saül, mis en musique en
1922. Et c’est le même écrivain qui lui fournit une traduction d’Hamlet de Shakespeare en
1946. Nous pourrions également situer dans ce cadre historique les quelques échanges
qu’a eus Gide avec Poulenc, tels que rapportés dans les correspondances de ce dernier 17.
Bref, ces faits démontrent avec évidence que les Six connaissent Gide. Toute la question
reste à savoir si on peut véritablement affirmer le contraire, à savoir jusqu’à quel point
Gide a porté un véritable intérêt au néoclassicisme musical tel qu’il est représenté par les
187

Six, ce que nous aborderons après avoir souligné une collaboration importante de
l’époque.
13 Dans les faits retenus par la postérité, la relation de Gide à Stravinsky semble avoir
marqué beaucoup plus les consciences, notamment parce qu’elle a donné lieu à Perséphone
en 1934, donc à une véritable collaboration. Cette relation n’est pas évidente à cerner,
bien que certains commentateurs, comme Lepape18 par exemple, laissent supposer qu’il y
aurait eu une amitié entre les deux. Dans tous les cas, c’est certainement ce que nous
pourrions appeler une amitié de circonstances, puisqu’elle prend fin abruptement avec la
création de Perséphone, Gide exprimant son désaccord avec les choix poïétiques de
Stravinsky. La polémique tient au fait que Stravinsky a défendu une entière liberté de la
musique par rapport au texte poétique de Gide19. L’écrivain ne voyait pas les choses du
même œil, lui qui aurait voulu que la métrique du texte soit respectée. Comme le laisse
entendre Faure20, le dénouement était sans issu si on tient compte des positions politiques
et sociales divergentes des deux artistes. Tout l’épisode historique autour de cette œuvre
est rapporté de façon probante par White21, ce qui nous dispense d’en parler davantage.
Ce qui importe ici de savoir, c’est que tout comme les Six, Stravinsky lisait Gide et le
connaissait personnellement. Dans sa Poétique musicale par exemple 22, il fait allusion à la
position esthétique de Gide en ce qui a trait à l’idée d’un romantisme dompté23. Nous
retrouvons également à l’occasion dans la littérature certains faits rapportant des
rencontres diverses : dans un chalet suisse en 191724 ou à l’audition de Mahagonny de Weill
en 193225. Dans tous les cas, les deux hommes se connaissaient, bien qu’il faille nuancer
cette amitié et ajouter qu’elle semblait plutôt le fait d’un concours de circonstances dans
les lieux fréquentés par l’avant-garde artistique de l’époque.
14 Maintenant que la relation de Gide aux musiciens de son temps fut appréhendée en
amont, plaçons-nous en aval de manière à cerner les informations du vécu gidien
susceptibles de nous proposer un autre éclairage quant à cette relation. Les informations
que nous possédons peuvent être regroupées en deux temps, puisque Gide, faut-il le
rappeler, a vécu en long et en large le premier XXe siècle français. D’abord, en ce qui a
trait à la période allant de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre, les traces historiques
laissent croire en un réel rapprochement entre Gide et l’avant-garde musicale de
l’époque. Il est rapporté par exemple que Gide pratiquait entre autres « quelque pièces de
Debussy26 », qu’il travaillait la Sonate pour piano et violon de Magnard et qu’il connaissait
personnellement Dukas. Mais les deux compositeurs qui semblent le plus près de ses
goûts dans le temps sont plutôt Albéniz et Fauré avec leurs œuvres pianistiques. D’un
autre côté, l’absence de tout commentaire quant à la création de Pelléas, comme le
souligne Jean-Aubry27, laisse plutôt songeur. Dans tous les cas, Gide, parmi d’autres
écrivains, fréquentait les lieux de l’avant-garde musicale : on le voit à la S.M.I. autour de
191028 et on le sait donner son soutien à l’arrivée des Ballets russes à Paris en 1909 29.
Ensuite, de nombreux témoignages viennent également confirmer la présence de Gide
dans les lieux musicaux de l’entre-deux-guerres. On sait par exemple, à travers les écrits
de Wiéner30, que Gide fréquentait en 1920 le Gaya en compagnie d’artistes tels Diaghilev,
Picasso, Satie et plusieurs autres, tel que le rapporte Hurard-Viltard31. Assurément, Gide
connaissait les Six et surtout Cocteau. Nous savons par exemple que Milhaud et lui
s’étaient rencontrés au Foyer franco-belge lorsque la guerre éclata en 191432. Nous savons
aussi qu’il assista à la création de Dit des jeux du monde d’Honegger en 1918 33. De même,
Gide a laissé de nombreux commentaires sur Cocteau dans son Journal, dont un extrait que
rapporte Auric dans la préface du Coq34, où on apprend que Gide a assisté à la première de
188

Parade. Ce dernier lui a, entre autres, inspiré le personnage de Passavant dans Les Faux-
Monnayeurs, façon de prendre une distance par rapport à son cadet en le parodiant.
Cocteau n’est pas tant honnis pour la popularité qu’il connaît que pour les idées qu’il
défend en tant qu’artiste profiteur et contemplateur de modes éphémères aux valeurs
douteuses35. Le tout ne sera pas sans agacer Cocteau, comme il le rapportera à Poulenc
dans sa correspondance : « Gide m’a envoyé une lettre étrange. Comment fait-il pour
blâmer toutes mes idées et prétendre à la fois que je les lui dois36 ? » Or, cela ne doit pas
faire oublier qu’à la même époque, Gide a aussi salué la collaboration de Cocteau et
Honegger pour la création d’Antigone en 192237.
15 En abordant cette relation mitigée à Cocteau, où Gide le critique et le salue à la fois, de
par son autorité intellectuelle, nous touchons à la relation problématique qu’il semble
vivre avec l’art moderne et, surtout, la musique française de l’époque. Encore une fois,
l’absence de commentaires sur les productions musicales majeures nous en dit beaucoup
sur la distance que prend Gide en ce qui a trait à la création musicale moderne. Nous
savons qu’il a été critique, surtout en portant des jugements sévères à l’endroit de
Milhaud et Honegger38. Pourtant, si tout porte à croire que Gide n’appréciait pas cette
musique, il a salué en revanche l’Antigone d’Honegger-Cocteau. Cette relation ambiguë se
confirme à la lecture des lettres qu’il échangera avec Poulenc durant l’année 1939 :
J’ai pour vous et vos œuvres une sympathie très vive. Il se trouve même que, par un
merveilleux concours j’étais tout occupé de vous (ou : par vous) ces derniers jours :
un jeune (de 40 ans !) pianiste russe, qui participe ainsi que moi à la « décade » de
Pontigny sur les réfugiés, qui nourrit à votre égard une prédilection passionnée,
m’entretient au piano de votre Presto en si b, de votre Sixième Nocturne, de votre
Mouvement perpétuel, de votre Improvisation en la b (...) de quoi me faire regretter un
peu plus d’avoir lâché mon piano depuis cinq ans39.
16 Et nous pourrions poursuivre cette série de contradictions où Gide semble hésiter entre
une indifférence passagère et un intérêt à l’avenant. Nous avons vu plus haut qu’il avait
accueilli avec enthousiasme, en compagnie de Stravinsky, la création française de
Mahagonny de Weill. À l’opposé, il réfutera totalement le Perséphone de Stravinsky, sans
même avoir entendu le produit final. Assurément, Gide, en jouant l’aîné un peu pédant,
porte un regard amer dans bien des cas sur les jeunes musiciens de l’époque, comme le
donne à penser Milhaud dans ses entretiens avec Claude Rostand :
Gide ne manifesta pas d’abord, comme vous le faites, un enthousiasme particulier
pour cette musique, puisque, après avoir entendu Alissa chantée par Jane Bathori, il
me félicita dans les termes suivants : « Je vous remercie de m’avoir fait sentir si
belle ma prose40 ».
17 Comment s’y retrouver aujourd’hui dans cette relation de Gide à la musique de son
temps ? Une ambiguïté foncière caractérise d’abord cette relation en ce qu’elle se déploie
dans des paradoxes qui vont tantôt dans le sens d’un assentiment (Poulenc et Antigone par
exemple), tantôt dans le sens d’un refus net (Milhaud, Perséphone, l’attitude de Cocteau
qui caractérise tant l’époque). Dans le même mouvement, les bribes de commentaires
rapportés ça et là viennent réfuter l’idée d’une méconnaissance de la musique française
des années 1910 et 1920. En fait, bien qu’on ne puisse guère affirmer qu’il était un
mélomane averti, à tout le moins peut-on dire qu’il faisait partie du public suivant les
productions contemporaines des premières décennies du XXe siècle. Et au fond, on
pourrait aussi affirmer que cette ambiguïté est tout à fait légitime : l’écrivain Gide devait-
il tout apprécier de son époque ? Une telle interprétation oublierait carrément deux
choses : l’écrivain critique que fut Gide par rapport à l’engagement total dans la défense
189

d’un certain art tourné vers un classicisme idéal ; la contradiction qu’il a cultivée toute sa
vie par rapport à ces mêmes principes, qui se retrouverait dans son rapport à la culture
en général.
18 D’autres faits expliquent aussi cette distance critique qu’il affiche vis-à-vis de la musique
française de son temps. Une explication réside dans le fait que l’écrivain est attiré vers les
musiques non occidentales durant les années 1920. Il arrive fréquemment qu’il commente
les révélations musicales qui l’intriguent au plus haut point au contact d’autres cultures.
En témoigne l’extrait sur les musiques et les danses au Tchad rapporté par La Revue
musicale en décembre 1927 41, extrait repris dans Retour du Tchad (1928). Jean-Aubry a
discuté de cet intérêt de Gide pour les musiques extra-occidentales, notamment en faisant
allusion à sa rencontre avec les modes orientaux en Algérie et en Tunisie et au plaisir qu’il
a eu à entendre des chants venus d’ailleurs42.
19 Mais la véritable raison demeure plus profonde. L’ambiguïté révélée ici s’expliquerait
entre autres par la place qu’occupent dans sa vie le piano et le répertoire musical du
passé. Dans cette optique, l’art moderne prend très peu de place et n’arrive pas à égaler ce
qui fut consacré par la tradition. Comme le rapportait Meylan en confirmant son rapport
problématique à la modernité : « Il excommunie presque totalement les modernes43. »
Comme nous l’avons vu, ce comportement se manifeste entre autres à travers le quasi-
mutisme de Gide quant aux faits et événements musicaux de son époque : ses notes sur la
musique s’en tiennent toujours à la compréhension des compositeurs passés et du
répertoire pianistique. Autant dire finalement que les goûts musicaux de Gide, ou du
moins ses préférences, se situent à la fois dans une optique française et classique. C’est
pourquoi il en revient incessamment à Bach et à Mozart et qu’il voit en Chopin
l’accomplissement idéal de l’artiste. Mais ce dernier n’est pas tant loué pour son
romantisme que pour son classicisme. En effet, l’écrivain voit en Chopin une manière
simple de s’exprimer, visant l’essentiel, ce qui revient à occulter considérablement
l’apport romantique de son œuvre. Autrement dit, cet intérêt pour Chopin penche en
faveur d’un Gide préoccupé avant tout par la recherche d’un classicisme musical idéal. De
même, est magnifié le répertoire pour piano au détriment du répertoire pour orchestre
ou pour grand ensemble. Les Bach, Mozart, Chopin, Schumann et Albéniz font partie de
son univers musical immédiat. C’est une chose qu’on oublie trop souvent chez Gide : sa
relation à la musique se vit à travers l’amour et tout le plaisir que lui procure le jeu
pianistique, sorte de lieu où il atteint la perfection émotionnelle et l’extase à travers
l’intimité44. C’est pourquoi d’ailleurs les écrits sont d’une justesse saisissante quant à l’art
du piano et beaucoup plus taciturne quant aux grandes productions.
20 Finalement, ce rapport ambigu à la musique de son temps n’est-il pas exprimé de manière
condensée dans l’extrait des Faux-Monnayeurs rapporté plus haut ? Assurément, ce
dialogue entre Édouard et La Pérouse se déploie dans un entre-deux où passé et présent
sont rapportés dans une dialectique servant à démystifier l’un au profit de l’autre. Mais
dans le même mouvement, cette ambiguïté prend forme dans l’opposition que manifeste
Édouard, c’est-à-dire Gide lui-même, à des propos jugés conservateurs et beaucoup trop
caustiques à ses yeux (« À vous entendre... »). En fait, c’est Gide lui-même qui est pris dans
cette ambiguïté, voire ce paradoxe exprimé à travers son discours et si réellement vécu
dans sa relation à la musique de son temps, via les milieux avant-gardistes, la musique
pour piano et l’intimité du quotidien. Prendre en considération cette distance par rapport
à la musique de son temps, c’est comprendre pourquoi, au moment même où Gide écrit
Les Faux-Monnayeurs, l’Art de la fugue de Bach préoccupe sa pensée 45. Pourtant, les propos
190

d’Édouard, beaucoup plus sensés du côté des rapports entre consonance et dissonance,
prennent tout de même la défense de la musique moderne, puisqu’il joue bel et bien à
l’avocat du diable face à La Pérouse. Cette ambiguïté, Gide l’a exprimée plus tard dans un
extrait des Notes sur Chopin :
Ne prétendant plus à la consonance et à l’harmonie, vers quoi s’achemine la
musique ? Vers une sorte de barbarie. Le son même, si lentement et exquisement
dégagé du bruit. (...) Mais qu’y faire ? Quelle folie de chercher à s’opposer à cette
marche fatale ! Dans la musique moderne les intervalles consonants de jadis nous
font l’effet de « ci-devant46 ».
21 On pourrait voir dans cette courte réflexion un condensé de l’extrait des Faux-Monnayeurs.
Bien qu’il faille tenir compte que cette réflexion est produite à la fin de sa vie, soit à un
moment où la musique avait littéralement changé de visage, ces propos tendent plutôt à
confirmer l’éloignement progressif qu’avait pris Gide face à la musique de son temps. On
dénote dans cette réflexion une forme de cynisme, de marche inévitable vers une fatalité
recherchée par les musiciens. N’est-ce pas au fond ce que dit La Pérouse à sa façon ?
Assurément, cette réflexion sur la musique moderne et l’extrait du livre de 1926 attestent
d’un déplacement allant dans le sens d’un Gide personnifié par La Pérouse. Tout se
produit dans l’extrait comme si Édouard par l’intermédiaire de Gide, en relation avec les
milieux avant-gardistes de l’époque, avait senti le besoin de défendre ce qui lui
apparaissait comme incontournable et légitime, alors que cette certitude oblitérerait la
fin de sa vie. Mis en relation avec ses préférences musicales (le piano), nous pouvons en
conclure que Gide valorisait plutôt une musique de style classique, qui a eu pour
conséquence de l’éloigner de la création musicale moderne.
22 En bout de ligne, cette incursion dans le vécu musical de Gide nous permet de mieux
appréhender l’écrivain de l’après-guerre. En fait, Édouard adopte bel et bien une position
mitoyenne, variation de l’ambiguïté détectée plus haut : tout en s’inquiétant de la course
inévitable vers la dissonance, il voit bien par le fait même qu’on ne saurait s’y opposer
tant elle est constante, ce qui force ainsi le mélomane à s’y accoutumer. L’interrogation
exprimée à travers le dialogue rapporté par Édouard appartient donc en propre à Gide
mélomane et écrivain. Et cette interprétation d’une consonance nécessaire pour tempérer
les ardeurs du progrès musical est tout à fait plausible dans la perspective des goûts
musicaux qu’il a exprimés tout au long de sa vie. Il s’ensuit que dans l’optique de la
thématique artistique développée dans le roman, les faux-monnayeurs peuvent aussi être
présents en musique. Le discours de La Pérouse ne suggère-t-il pas qu’il y aurait
falsification sur le plan de la musique moderne ? Quant à Édouard, il voudrait réaliser un
roman qui s’apparente à l’Art de la fugue : « Je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en
musique serait impossible en littérature, nous dit-il 47 », autre manière de tempérer le
modernisme de façon à tenir compte des exigences issues de la tradition artistique. Ce
que permet le personnage de La Pérouse en fin de compte, c’est un dédoublement des
idées que Gide lui-même se fait de la musique moderne, c’est-à-dire une mise en forme de
l’ambiguïté qu’il vivait envers la musique de son temps48. Aussi insensée que soit cette
position de La Pérouse, elle permet néanmoins d’exprimer une distance critique de
manière métaphorique. Ainsi, si Édouard représente l’écrivain qu’est Gide en discourant
sur l’importance de la nouveauté, en revanche, le déplacement vers La Pérouse renverrait
au musicien Gide (éloignement progressif) qui s’inquiète de la direction que prendra l’art
moderne en se vouant exclusivement au culte de la nouveauté. À travers les deux
personnages se crée donc une unité propre au dédoublement que permet la vie de Gide
séparée entre la création littéraire et la musique, c’est-à-dire entre un présent à
191

conquérir en art et un passé musical vécu au quotidien, lieu d’une foncière ambiguïté
exprimée dans la relation à la musique de son temps.

ENTRE CLASSICISME ET MODERNISME


23 Tentons maintenant un rapprochement entre Gide et la musique de son temps à l’époque
de l’écriture des Faux-Monnayeurs, puisque des concomitances peuvent être effectuées sur
la base d’intérêts communs vécus dans le milieu artistique de l’époque. Une explication de
l’extrait analysé sera donc tentée en fonction du contexte dans lequel il a pu prendre une
signification particulière. Comme rapporté à maintes reprises plus haut, nous savons que
Gide fréquentait des lieux et des espaces culturels où se réunissaient peintres, écrivains,
musiciens et artistes de tout horizon habitant le Paris des années 1910 et 1920. Il y a donc
un réseau implanté qui rassemble les artistes autour de préoccupations communes, à tout
le moins autour d’intérêts, puisqu’on imagine bien que ces artistes devaient rechercher
une compagnie agréable. Toutefois, parler d’une communauté d’esprit avec pour seul fait
la rencontre dans des lieux fréquentés par tous à une certaine époque serait exagéré :
l’adhésion des uns aux autres ne va certainement pas de soi. Parler de préoccupations et
d’intérêts communs pour les artistes gravitant autour des mêmes lieux serait plus juste :
on imagine bien les voir discuter de sujets les passionnant et des enjeux de leur art
respectif. C’est seulement en tenant compte de cette relation dans le champ culturel qu’il
sera possible de faire un rapprochement entre Gide et les musiciens néoclassiques
français de son temps. Après tout, Gide et ces musiciens ont participé aux années 1920
dans un Paris habité par ce qu’on a pu identifier comme un « retour à l’ordre » en art 49.
24 Abordons ce rapprochement par des généralités qui confirment les intérêts communs
entre Gide et les musiciens de l’époque. Tout comme Cocteau dans Le Coq, les Six en
général et une bonne partie de l’élite française musicale d’alors, Gide a toujours exprimé
son dégoût quant au personnage de Wagner. Écoutons l’écrivain : « J’ai la personne et
l’œuvre de Wagner en horreur ; mon aversion passionnée n’a fait que croître depuis mon
enfance. Ce prodigieux génie n’exalte pas tant qu’il n’écrase. (...) L’Allemagne n’a peut-
être jamais rien produit à la fois d’aussi grand et d’aussi barbare50. » En fait, chez Gide
comme chez Cocteau, cela se ressent par un dégoût généralisé pour les musiques
germaniques, exception faite de celles du XVIIIe siècle et du début de l’ère romantique.
Cette adhésion de Gide à une valeur partagée par plusieurs nous conduit vers une autre
tout aussi répandue. Tout comme les Six et plusieurs musiciens de l’époque, à commencer
par Kœchlin, Roland Manuel ou Stravinsky, les préférences de Gide vont dans le sens
d’une musique tournée vers les valeurs classiques. Au pathos romantique et à
l’exacerbation du sentiment, Gide oppose un art construit sur la recherche d’harmonie,
d’équilibre et de précision. Bref, tout comme plusieurs compositeurs à l’époque (nous en
verrons un exemple plus tard), Gide est aussi tourné sur le plan musical vers des valeurs
s’accordant avec un classicisme propre au XVIIIe siècle. Rappelons qu’il ne loue pas tant
Chopin pour son romantisme que pour le classicisme de ses lignes mélodiques.
25 À partir de ce constat, certains auteurs ont proposé de tièdes rapprochements entre Gide
et les Six. Les deux exemples choisis ici reviennent à mettre Gide et Milhaud dos-à-dos.
Kelly51, en se basant sur les réflexions de Gide promues dans Incidences, parle de
l’importance chez Gide de mettre en évidence le fait que le classicisme et l’esprit français
ne font qu’un. La musicologue effectue alors un rapprochement sur la base d’une
argumentation commune : dans les deux cas, le romantisme légué par la tradition
192

artistique doit être enchâssé dans un idéal classique à même d’assurer une véritable
cohérence. L’autre exemple prend plutôt la forme d’un commentaire suggestif : « Lisez La
Symphonie pastorale de Gide et écoutez la sonate de Milhaud, vous percevrez l’émouvante
correspondance d’âme52. » Les propos de Collaer suggèrent que ce rapprochement, que
nous tentons aujourd’hui, ait eu une résonance plus que fortuite dans les mentalités
culturelles de l’époque.
26 Ces deux exemples nous permettent de faire un saut en affirmant que, sur le plan
artistique, Gide revendique des intérêts s’apparentant à ceux des compositeurs
néoclassiques de l’époque, Stravinsky et les Six plus particulièrement53. Ce n’est pas un
hasard si Stravinsky se réfère aux réflexions esthétiques de Gide dans sa Poétique musicale
54
. Le compositeur, certainement par l’entremise de Roland-Manuel, sait très bien que
Gide a exprimé des idées majeures sur le rapport entre classicisme et romantisme, et
surtout sur le travail que doit réaliser l’artiste pour en arriver à une œuvre parfaite, c’est-
à-dire domptée en fonction de l’idéal classique recherché. C’est que, comme le rapporte
Lepape55, le style littéraire de Gide, tout comme le style musical des musiciens
néoclassiques français, se situe à mi-chemin entre classicisme et modernisme à travers la
recherche d’une écriture caractérisée à la fois par une singularité et un passé idéalisé
comme valeur suprême. L’écriture classique des Faux-Monnayeurs peut servir d’exemple,
comme le rapporte Daniel Moutote : « Le classicisme de l’écriture de ce roman consiste en
ceci que jamais, en ses plus grands écarts, elle ne s’éloigne d’une stricte correction, qui se
situe un peu au-dessus du langage courant, et qui l’apparente en un sens au langage des
personnages de Racine56. »
27 Partant de là, il est possible d’affirmer que Gide et les compositeurs néoclassiques de son
temps partagent quatre traits communs : le recours à des idiomes du passé, la stylisation,
la clarté du geste et la recherche d’harmonie57. Comme eux d’abord, l’art du passé tient
lieu de réflexion et d’inspiration face à la création artistique de son temps : les maîtres
représentent des modèles incontournables. Il s’ensuit plusieurs emprunts aux formes et
techniques du passé, mais toujours avec une distance qui permet de leur assigner une
nouvelle utilité : la carrure rythmique ou les formes du XVIIIe siècle chez les
néoclassiques, comme l’utilisation d’une prosodie sans emphase littéraire et des dialogues
allant à l’essentiel chez Gide. Tout comme Gide, les Six et Stravinsky tentent aussi
d’implanter un style idéal, commun à tous et fondé sur des valeurs pérennes. Au fond, la
stylisation se résume ici à la recherche de règles58 pouvant assumer à l’art un
épanouissement sur le long terme et une entière compréhension chez le public : les codes
ayant fait leur preuve par le passé joueront le rôle d une communication partagée. En ce
sens, Stravinsky s’est tourné vers les modèles du passé (Bach, Beethoven, Pergolèse, etc.)
de manière à pouvoir dégager des traits stylistiques à réinventer, alors que Gide lit les
Goethe, La Bruyère, Montaigne et réfléchit sur l’idéal à atteindre dans l’écriture de son
roman à partir des exemples de Stendhal et Balzac59. Quant à la clarté du geste, Gide et les
compositeurs néoclassiques ont mis en valeur une écriture dépouillée, loin de toute
effusion lyrique ou de pathos exacerbé. Dans les deux cas, il y a un désir de précision, de
viser l’essentiel afin que l’équilibre entre contenant et contenu soit toujours maintenu, ce
que Gide a résumé par cette formule : « La pureté, en art comme partout, c’est cela qui
importe60. » Enfin, tous ces traits convergent dans la recherche d’une harmonie à laquelle
doit parvenir la forme artistique. Parce qu’au fond, cette stylisation commune à Gide et
aux néoclassiques français se consolide autour d’une recherche de cohérence, d’équilibre,
voire de naturel. En s’éloignant dans un cas du debussysme et du germanisme musical
193

(cela est moins vrai pour Honegger), dans l’autre cas d’une écriture avant-gardiste jugée
trop compliquée (Joyce par exemple), la clarté de l’écriture se concentre ici autour d’une
recherche d’unité et de cohérence intrinsèque à l’esthétique classique : tout doit tendre
vers l’équilibre pour atteindre l’idéal voulu. Ce qui fait que d’un côté comme de l’autre, le
passé devient un moment de réflexion en vue de concevoir l’œuvre idéale et en vue de
réinventer des procédés en leur assignant une nouvelle fonction (la mise en abyme
comme l’idée de fugue chez Gide ou le contrepoint chez les néoclassiques par exemple).
28 Sur le plan artistique, Gide s’avère donc plus près des néoclassiques de son temps qu’on
serait porté à le croire a priori, même s’il ne partage guère le même rapport au monde
qu’eux, surtout du point de vue de l’âge et de l’expérience artistique. Mais encore une
fois, ces rapprochements sont légitimés sur la base de préoccupations esthétiques
communes à l’époque. Les réunissent d’abord des intérêts convergents, surtout quant à la
destinée de l’art moderne et à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’histoire de l’art. Ce que
Gide aime chez Chopin pourrait résumer à la fois son attitude artistique et celle des
néoclassiques français : « Aucun développement rhétorique, aucun désir de gonfler l’idée
musicale et d’en obtenir davantage, mais, au contraire, celui de simplifier à l’extrême,
jusqu’à la perfection61. » Par cette recherche de cohérence, voire de pureté, qu’il oppose
d’ailleurs à Wagner dans le Journal des faux-monnayeurs 62, il nous est permis d’affirmer que
les préoccupations esthétiques et poïétiques de Gide font écho à celles des compositeurs
néoclassiques français de son temps, à quelques différences près qui s’expliquent par
l’appartenance à deux champs artistiques différents et à une réalité générationnelle tout
aussi distincte.
29 Tenant compte de ce rapprochement, nous pouvons maintenant établir des
correspondances entre l’extrait des Faux-Monnayeurs et le milieu musical français de
l’époque à travers deux polarités maîtresses : la consonance versus la dissonance et les
accords versus les fonctions harmoniques. Tout d’abord la dissonance puisque, lieu
commun de l’histoire musicale, la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle connaissent
une révolution du langage harmonique à travers la transgression des lois tonales de jadis
(c.-à-d. la tonalité suspendue). En se déplaçant sur le plan historique, nous pourrions dire
que le discours de La Pérouse prend la contrepartie de cette révolution harmonique
engagée depuis Tristan et consolidée par Debussy et les Viennois. Au fond, La Pérouse, de
manière métaphorique, met en scène l’enjeu autour de cette dissonance recherchée dans
le langage musical en posant ses limites : jusqu’où ira cette révolution engendrée par la
dissonance et réussira-t-elle toujours à nous rendre celle-ci agréable ? Édouard répond à
ce questionnement en affirmant que tout doit tendre et se réduire à l’harmonie, prônant
ainsi un juste dosage entre consonance et dissonance. Autrement dit, cette idée d’une
réduction à l’harmonie revient à dire que les révolutions langagières et stylistiques
doivent trouver justification au sein d’une clarté harmonique, donc dans une pensée
systémique. Cette réplique d’Édouard pourrait s’expliquer dans une lignée typiquement
française, c’est-à-dire dans une tradition ramiste engagée dans une pensée harmonique et
se consolidant autour de musiciens tels que Gedalge et Kœchlin, voire les Six dans une
certaine mesure. En définitive, si les thèmes traités sont assez larges pour être corrélés à
plusieurs événements musicaux autour du premier XXe siècle musical, les musiciens
prônant la dissonance sont clairement identifiés comme problématiques.
30 Toutefois, l’enjeu véritable de ce discours survient à la toute fin du dialogue, alors que La
Pérouse associe l’accord parfait continu à l’extase et l’accord dissonant à la discordance,
autant dire à la dégradation des valeurs établies. En ressort alors clairement une position
194

réactionnaire du côté de La Pérouse, celui-ci faisant l’apologie d’une musique qui n’a
finalement jamais existé, puisque déliée de toute dissonance : la récusation qu’il
promulgue s’avère dénuée de fondement. Il s’ensuit qu’Édouard, par la position qu’il
défend, celle d’une dissonance circonscrite dans les limites de l’harmonie, se trouve au
centre de deux aberrations : d’une part, le progrès continu et sans fin vers une soif de
dissonances jamais satisfaite ; d’autre part, une position qui se veut une éloge de la
musique ancienne sans teneur historique – les dissonances font partie intégrante de la
musique occidentale. Placée au centre de cette polarité, la position d’Édouard ne prend-
elle pas partie en faveur d’une position mitoyenne, c’est-à-dire d’une dissonance trouvant
résolution dans la consonance ? Et cette position n’expose-t-elle pas d’une certaine façon
la tangente prise par le néoclassicisme musical français de la fin du XIXe siècle et du
premier XXe siècle 63 ? En recourant à l’accord parfait et à des procédés musicaux ayant
fait leur preuve par le passé – les cadences par exemple ou les formes anciennes –, le
néoclassicisme français revient à concevoir la possibilité d’une musique moderne à
l’intérieur des conventions et des codes de la musique tonale, ce qui est bien le cas des Six
et de Stravinsky.
31 Dans cette logique, par l’affrontement de la consonance et de la dissonance sur la base des
résolutions que recherche l’oreille, il nous sera permis d’appréhender un enjeu poïétique
se situant, d’une part, entre une musique faisant totalement fi des accords parfaits et
tendant constamment vers la dissonance et, d’autre part, une musique faisant appel à la
fois à des accords dissonants et à des résolutions harmoniques parfaites. La position
d’Édouard penche bien en faveur d’une accoutumance qui nous rend agréables certains
accords dissonants, et cette accoutumance ne peut se réaliser que pour autant qu'elle soit
aussi accompagnée de résolutions et d’accords parfaits. Malgré l’ambivalence chez Gide
face à la musique de son temps, tout porte à croire que cette position d’Édouard était bien
la sienne, surtout qu’on suppose un minimum de connaissances musicales chez le
musicien qu’il était. Bref, l’opposition entre consonance et dissonance est utilisée ici dans
un sens métaphorique de manière à prôner une filiation avec la tradition tonale et un
certain degré de consonance dans le discours musical moderne. Consonance devient ainsi
synonyme des quatre traits mis en valeur plus haut, plus précisément d’une quête de
clarté recherchée dans le geste artistique et le produit final. À la limite, nous pourrions
voir dans ce discours une justification de l'approche néoclassique française de la musique
et une diatribe envers une modernité musicale poussée à l’excès64, l’une s’empêchant
d’utiliser l’accord parfait contrairement à l’autre.
32 Si nous prenons un exemple de préoccupations musicales exprimées à l’époque, les
rapprochements sautent aux yeux sur la base des deux polarités étudiées ici. Nous
prendrons Charles Kœchlin comme témoin, puisqu’il est un représentant averti de cette
culture musicale française attachée à un idéal classique65. Dans son article « Modernisme
et Nouveauté » signé en 1927, Kœchlin défend la liberté artistique et sa sensibilité
particulière par rapport aux effets de mode et à la nouveauté recherchée à tout prix. Son
article interroge cette mode des accords nouveaux : « En revanche, pauvre nouveauté que
celle des « accords nouveaux » dont s’emparent les épigones : et combien vite en disparaît
l’apparence « moderne » ! il n’y a plus, à la place, que banalité désuète66. » De plus, pour
justifier ses prises de position, Kœchlin en appelle souvent à un argument moral : l’artiste
doit être fidèle à sa sensibilité, un peu comme l’aurait prôné Gide. Or, le propos de
Kœchlin a toujours été, comme en atteste son article de 1921 intitulé « D’une nouvelle
mode musicale », de tempérer l’ardeur des compositeurs à rechercher une nouveauté
195

autosuffisante et à leur rappeler par le fait même qu’ils appartiennent à une tradition
musicale donnée. Non sans rappeler la position mitoyenne d’Édouard, Kœchlin affirme
dans cet article que le passé musical ne saurait être mort et enterré et que bien au
contraire, il peut être revigoré par une association avec les nouveautés musicales
dissonantes. Pour Kœchlin comme pour Édouard par l’intermédiaire de Gide, la juste voie
semble se trouver à mi-chemin entre la recherche de nouveautés et la réactualisation du
passé, donc dans la recherche d’un équilibre entre consonance et dissonance.

LA MUSIQUE MODERNE COMME ENJEU


33 Déplaçons finalement l’étude de l’extrait des Faux-Monnayeurs vers le contexte
socioculturel de l’époque. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’horizon
d’attente inhérent au temps historique où l’œuvre a émergé. L’œuvre interpelle un temps
historique dans la mesure où elle fait appel aux ressources et aux moyens artistiques en
vigueur à son époque. Les thématiques exposées dans un roman ont en général un
ancrage social et culturel clairement établi. Dans Les Faux-Monnayeurs par exemple, la
psychanalyse occupe une place importante à travers le personnage de Sophroniska, Gide
faisant ainsi écho à l’émergence de cette nouvelle discipline. Par conséquent, une œuvre
répond en quelque sorte aux exigences, questionnements, préoccupations et intérêts de
son temps. Pourquoi en serait-il ainsi ? Parce que, d’une part, le romancier est un citoyen
devant bien souvent faire face aux mêmes questionnements et intérêts que son époque, et
que, d’autre part, il établit une communication directe avec cette époque en répondant à
ses attentes et à sa sensibilité particulière67. Dans le cas de Gide, l’analyse proposée plus
haut à travers les correspondances avec le champ musical des années 1920, plus
particulièrement celui du néoclassicisme français associé aux Six, Stravinsky et Kœchlin,
a attesté de la force symbolique de l’extrait des Faux-Monnayeurs eu égard aux enjeux et
préoccupations du milieu musical à l’époque de l’écriture du roman. Force symbolique en
effet, puisque ce discours peut être à la fois porteur et producteur de sens sur le plan de la
représentation musicale de la décennie des années 1920.
34 Pour saisir cette production de sens, nous devons faire appel à la philosophie de la
culture, où l’écrivain est appréhendé en tant que sujet-interprétant68, c’est-à-dire en tant
que citoyen qui donne sens aux enjeux et valeurs de son temps. Mais il y a plus, puisque
Gide est aussi un écrivain qui lègue à son univers social une œuvre d’art. Josiane Boulad-
Ayoub69 appelle symbolèmes ces artefacts culturels construits à travers les activités socio-
symboliques. Symbolème signifie que les œuvres d’art acquièrent une valeur symbolique
en fonction des activités sociales et intellectuelles de leur temps : elles portent un sens
particulier. Un symbolème se permute en idéologème du moment où il acquiert une
fonction polémique et cristallise les enjeux symboliques d’un univers donné. Je crois que
c’est le rôle que vient jouer le discours sur la musique moderne élaboré par Gide dans Les
Faux-Monnayeurs. On s’entendra cependant sur le fait que ce discours est très succinct et
plutôt suggestif, et donc qu’il ne saurait point constituer un idéologème à part entière. Il
en a plutôt la forme, c’est-à-dire la possibilité de réalisation pour celui qui connaît les
enjeux musicaux de l’époque, par exemple un Francis Poulenc qui lit assidûment chacune
des productions littéraires de Gide70. Et comme Gide jouit d’un statut exceptionnel à
l’époque en tant qu’écrivain lu par tous, on peut supposer que plusieurs ont clairement
compris les enjeux qu’il exposait à travers ce court dialogue sur la musique moderne.
196

35 Il y a donc possibilité d’une relation discursive entre la sémiosis individuelle élaborée par
Gide à travers l’échange entre Édouard et La Pérouse et la sémiosis collective propre au
milieu musical d’alors, Gide interpellant un enjeu de la création musicale. Autrement dit,
les propos de La Pérouse revêtent une charge symbolique en raison de la fonction qu’ils
ont pu jouer dans la France musicale des années 1920, plus précisément en tant que
porteurs de questionnements face à une réalité donnée71. Même si le discours n’apporte
aucune conclusion définitive, il tend toutefois à produire du sens en suggérant qu’un
certain degré de consonance est toujours bienvenu, voire même qu’il est nécessaire au
sein d’un progrès musical dominé par les dissonances. C’est sur ce plan que le discours
acquiert une valence idéologique et qu’il peut ainsi se réverbérer à travers l’activité
symbolique de l’époque, notamment en trouvant un écho dans la sémiosis culturelle
propre au milieu musical.

CONCLUSION
36 Pour conclure, cette étude a cherché à prouver qu’une appréhension de la relation
musique-littérature pouvait se déployer en s’appuyant sur le contexte historique et
musical dans lequel le roman a été produit. À l’aide des connaissances d’un milieu musical
donné, l’analyse peut s’appuyer sur les correspondances à l’œuvre entre le fait musical
révélé par le roman et le milieu musical d’une époque donnée, notamment en
questionnant la charge symbolique du discours suggéré par le romancier, rendant ainsi
possible une autre herméneutique. S’ouvre alors la possibilité d’apporter un autre
éclairage sur le milieu musical étudié, puisque ce regard intermédiaire est souvent à
même de résumer ce qui a le plus retenu l’attention sur le plan culturel. Mais l’analyse ne
doit pas être trop forcée. Elle devient justifiable dans la mesure où l’écrivain est un
témoin de son époque et qu’il porte à travers ses réflexions un discours producteur de
sens. En lisant Les Faux-Monnayeurs, le lecteur, s’il connaît la relation ambiguë
qu’entretenait Gide avec la musique de son temps, peut appréhender ce dialogue entre
Édouard et La Pérouse comme un commentaire artistique interpellant la situation de la
musique moderne des années 1910 et 1920.
37 Encore faut-il avoir à l’esprit la forme succincte que peut revêtir ce discours, puisqu’il est
travaillé sur le mode de l’interrogation. En fait, l’échange entre Édouard et La Pérouse
prend la forme d’une trace, sorte d’épave laissée béante par Gide lui-même, au plus grand
plaisir de son lecteur et du mélomane averti. Et lorsque l’analyse est poussée plus loin,
des niveaux d’interprétation s’ouvrent parce que le discours les suggère. C’est tout le pari
poïétique des Faux-Monnayeurs de Gide : laisser miroiter plusieurs interprétations
possibles en faisant appel à des symboles et des signes clefs eu égard à son époque.

BIBLIOGRAPHIE
197

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NOTES
1. La publication des Actes du colloque des 20-22 mars 1999 en Sorbonne, sous le titre Littérature
et musique dans la France contemporaine (Paris : Presses Universitaires de Strasbourg, 2001) en
donne un exemple éloquent. L’article de Pierre Brunei par exemple, intitulé « Le roman fugué » (
in Littérature et musique dans la France contemporaine, p. 53-67), s’attarde à une analyse formelle des
Faux-Monnayeurs de Gide en établissant des parallèles structurels avec la fugue.
2. C’est bien la date d’origine qui est mentionnée dans la version publiée chez Gallimard.
Cependant, les commentateurs de son œuvre – Pierre Chartier par exemple (Les Faux-
Monnayeurs d’André Gide, Paris : Gallimard, 1991) – insistent pour dire que la véritable
publication de l’ouvrage aurait plutôt eu lieu en 1926, et donc que 1925 serait l’année de dépôt du
manuscrit.
3. Daniel Moutote, Réflexions sur Les Faux-Monnayeurs, Paris : Honoré Champion, 1990, p. 37-50.
4. Pour caractériser ce phénomène, il est souvent question en philosophie de la « Mort de Dieu ».
Cela ne veut pas dire que les religions perdent toute attraction, surtout sur le plan social, mais
199

signifie plutôt qu’elles cessent d’exercer une autorité sur la pensée et les réflexions d’ordre
ontologique.
5. Chartier, op. cit, p. 79.
6. Ibid., p. 81.
7. Ce fait est rapporté par Daniel Moutote (Réflexions sur Les Faux-Monnayeurs, p. 83) dans son
étude sur Les Faux-Monnayeurs. Or, il n’est pas besoin d’aller fouiller bien loin pour confirmer la
prégnance de ce professeur dans la vie de Gide, puisque ce dernier en parle dans son
autobiographie Si le grain ne meurt, Paris : Gallimard, 1955, p. 236-240.
8. Chartier, op. cit., p. 88.
9. Plusieurs ouvrages ou articles ont été consacrés à l’importance de la musique et du piano chez
Gide : Georges Jean-Aubry (1945), Pierre Meylan (1952), Roman Wald-Lasowski (1982) et Élaine D.
Cancalon (1994) (voir bibliographie).
10. André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris : Gallimard, 1925, p. 189-191.
11. En fait, il s’agit bel et bien d’une aberration, puisque l’art harmonique occidental repose sur
un juste équilibre entre consonance et dissonance, plus précisément sur la résolution des
dissonances. Une musique sans dissonance est donc impossible, voire carrément futile du point
de vue historique.
12. Pierre Lepape. André Gide. Le messager, Paris : Seuil, 1997, p. 317-323.
13. Chartier, op. cit., p. 95.
14. Elaine Brody, Paris. The Musical Kaleidoscope 1870-1925, New York: George Braziller, 1987.
15. Jean Wiéner, Allegro Appassionato, Paris : Belfond, 1978, p. 26-27.
16. Darius Milhaud, Entretiens avec Claude Rostand, Paris : Belfond, 1952, p. 39.
17. Francis Poulenc, Correspondance 1910-1963, Paris : Fayard, 1994, p. 477-479.
18. Lepape, op. cit., p. 319.
19. Voir Gianfranco Vinay, « Le débat sur l’art stravinskien dans la presse parisienne des années
trente », in Musiques et musiciens à Paris dans les années trente, Paris : Honoré Champion, 2000,
p. 467-494.
20. Michel Faure, Du néoclassicisme musical dans la France du premier XX e siècle, Paris : Klincksieck,
1997, p. 239.
21. Eric Walter White, Stravinsky. The Composer and his Works, Berkeley: University of California
Press, 1979, p. 374-388.
22. Igor Stravinsky, Poétique musicale, Paris : Flammarion, 2000, p. 114.
23. Extrait tiré d’André Gide, Incidences, Paris : Gallimard, 1924.
24. White, op. cit., p. 64-65.
25. François Porcile, La Belle Époque de la musique française. Le temps de Maurice Ravel (1871-1940),
Paris : Fayard, 1999, p. 143.
26. Rapporté par Georges Jean-Aubry, André Gide et la musique, Paris : Éditions de La Revue musicale,
1945, p. 19.
27. Jean-Aubry, op. cit., ibid.
28. Voir Porcile, op. cit., p. 91.
29. Voir Brody, op. cit., p. 130.
30. Wiéner, op. cit., p. 44.
31. Rapporté aussi par Évelyne Hurard-Viltard, Le Groupe des Six ou le matin d’un jour de fête, Paris :
Klincksieck, 1988, p. 30.
32. Hélène Jourdan-Morhange, Mes amis musiciens, Paris : Les Éditeurs Français Réunis, 1955,
p. 109.
33. Harry Halbreich, Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes, Paris : Fayard, 1992,
p. 65.
34. Georges Auric, in Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin, Notes autour de la musique 1918, Paris : Stock,
1979, p. 16.
200

35. Claude Arnaud, dans son exhaustive biographie consacrée à Cocteau, rapporte la relation
tumultueuse qu’a entretenue ce dernier à Gide. – Jean Cocteau, Paris : Gallimard, 2003, p. 208-213.
Cela tient d’abord au fait que Gide l’a accusé de lui avoir volé plusieurs idées exprimées dans Le
Coq. Le tout ira en s’accentuant alors que Cocteau courtisera Marc Allégret, le protégé de Gide. En
fait, Gide avait bien du mal à sentir Cocteau, d’où la causticité dépeinte par Les Faux-Monnayeurs.
36. Poulenc, op. cit., p. 150.
37. Rapporté par Geoffrey K. Spratt, The Music of Arthur Honegger, Irelande: Cork University Press,
1987, p. 94.
38. Voir Pierre Meylan, Les écrivains et la musique : études de musique et de littérature comparées,
vol. 2, Lausanne : Éditions du Cervin, 1952, p. 66.
39. Poulenc, op. cit., p. 478.
40. Milhaud, op. cit., p. 40-41.
41. Charles Kœchlin, « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale, 8 e année, n o 9 (1927),
p. 1-13.
42. Jean-Aubry, op. cit., p. 17-18.
43. Meylan, op. cit., p. 66.
44. Voir Élaine D. Cancalon, « Piano-forte : le piano dans l’œuvre de Gide », in Lectures d’André
Gide. Hommage à Claude Martin, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 149-57.
45. André Gide, Notes sur Chopin, Paris : L’Arche, 1949, p. 63. Par ailleurs, Pierre Brunei a mis en
relief l’écriture des Faux-Monnayeurs avec la fugue (c.-à-d. Bach) comme élément structurant les
événements narratifs du roman. - « Le roman fugué », in Littérature et musique dans la France
contemporaine, p. 53-67.
46. Gide, Notes sur Chopin, p. 69.
47. Gide, Les Faux-Monnayeurs, p. 219.
48. Cette interprétation s’accorde plutôt bien avec l’intellectuel que fut Gide, lui qui a toujours
fuit les dogmes. Ses positions naviguent souvent sur deux eaux à la fois. Rappelons par exemple
qu’il fut communiste et que, à la suite d’un voyage dans le pays de Staline, il dénoncera à son
retour le régime totalitaire. C’est sa grande lucidité qui commande cette méfiance, qui apparaît
comme une ambivalence à maintes reprises.
49. Voir Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France, de la Belle Époque à
nos jours, Paris : Armand Colin, 2005, p. 48-52.
50. Gide, Notes sur Chopin, p. 59.
51. Barbara L. Kelly, Tradition and Style in the Works of Darius Milhaud 1912-1939, Burlington:
Ashgate, 2003, p. 42.
52. Paul Collaer (1919) rapporté par Hurard-Viltard, op. cit., p. 269.
53. Le lecteur aura compris qu’il s’agit ici du néoclassicisme de facture française, notamment
celui qui a eu cours durant les années 1920 à Paris. Je laisse donc de côté les versions allemande
(Hindemith), italienne (Casella) ou russe (Prokofiev) du néoclassicisme afin de me concentrer sur
celles qui faisaient partie du milieu parisien concerné.
54. Stravinsky, op. cit., p. 114.
55. Lepape, op. cit., p. 324-30.
56. Moutote, op. cit., p. 133.
57. La majorité de ces traits concernant le Groupe des Six a été mis en lumière par Hurard-
Viltard (op. cit., p. 216-234). Le lecteur peut également se rapporter à l’étude approfondie de Scott
Messing quant aux préoccupations classiques de l’époque en musique. - Neoclassicism in Music.
From the Genesis of the Concept through the Schoenberg/Stravinsky Polemic, Ann Arbor/Londres : UMI
Research Press, 1988.
58. Gide en exprime plusieurs dans le Journal des faux-monnayeurs, Paris : Gallimard, 1927. Par
exemple, on retrouve cette réflexion quant au déroulement narratif : « Décrire avec précision et
accuser fortement les comparses épisodiques ; les amener au premier plan pour distancer
201

d’autant les autres » (p. 56) ou : « Purger le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas
spécifiquement au roman » (p. 57).
59. Gide, Journal des faux-monnayeurs, p. 58-59.
60. Ibid., p. 58.
61. Gide, Notes sur Chopin, p. 54.
62. Gide, Journal des faux-monnayeurs, p. 57-61.
63. Voir Messing ( Neoclassicism in Music, p. 1-59) pour une acceptation plus large du terme
néoclassicisme, qu’il applique entre autres à la France des années 1870 à 1914 (Chabrier, Saint-
Saëns, Dukas, Roussel, voire certaines œuvres de Debussy et Ravel).
64. Voire de toute musique atonale faisait fi des conventions issues du passé. À l’époque, l’École
de Vienne est certainement la plus près de cette conception d’une dissonance poussée à l’excès.
Or, une telle interprétation reviendrait à négliger un fait capital : le poids que la tradition a
exercé sur Schoenberg. Voir Joseph N. Straus, Remaking the Past. Musical Modernism and the
Influence of the Tonal Tradition, Cambridge: Harvard University Press, 1990.
65. On sait toute l’influence qu’exerçait Kœchlin sur le milieu musical de l’époque et sur les Six
en particulier.
66. Kœchlin, op. cit., p. 1-2.
67. Voir Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, 1978.
68. Les principaux concepts théoriques exposés ici sont empruntés à la philosophie de la culture
développée par Josiane Boulad-Ayoub dans Contre nous de la tyrannie... Des relations idéologiques
entre Lumières et Révolution, Montréal : Hurtubise, 1989 et Mimes et parades. L’activité symbolique
dans la vie sociale, Paris : L’Harmattan, 1995.
69. Boulad-Ayoub, op. cit.
70. Poulenc, Correspondances, p. 40.
71. C’est l’un des livres les plus importants de la création littéraire du XX e siècle. Il a suscité
beaucoup de réactions lors de sa publication et en suscite toujours aujourd’hui (voir Moutote, op.
cit., ibid). Autant dire qu’on est loin d’avoir fini d’évaluer sa modernité et son apport à la
littérature du XXe siècle.

AUTEUR
DANICK TROTTIER
Université de Montréal, Canada
202

Partie IV. Musique, société et


technologie
203

Chapitre 13. Kœchlin : réflexion sur


la modernité
Michel Duchesneau

1 Compositeur, théoricien et pédagogue, Charles Kœchlin (1867-1950) est l’une des figures
marquantes de la musique française de la première moitié du XXe siècle. Il fait partie de
cette cohorte d’artistes qui participèrent activement à l’essor de la modernité en art,
d’une part, en constituant un corpus d’œuvres représentatif et, d’autre part, en
s’interrogeant sur les fondements esthétiques et sociaux qui l’accompagnent. Cette étude
dressera un portrait des idées de Kœchlin en ce qui a trait au rôle de la création musicale
au sein du développement d’une société dite « moderne ».
2 Issu d’une riche famille de la bourgeoisie protestante alsacienne, Kœchlin apprend le
piano très jeune et s’intéresse à la musique au point de devenir un auditeur assidu des
différentes séries de concerts à Paris et de s’essayer à la composition. Malgré ses
prédispositions, la musique reste jusque-là une activité de loisir. Destiné à une carrière
d’ingénieur, d’astronome ou de marin, le jeune Kœchlin entre à l’École préparatoire de
Polytechnique en 1885. Atteint de tuberculose en 1888, il est sauvé de justesse et, après
avoir été en convalescence à Alger à deux reprises, il termine tant bien que mal ses études
alors qu’il est reçu 125e de sa promotion en 1889. Kœchlin n’entreprendra pas la carrière
d’ingénieur dans l’artillerie, la marine ou les Ponts et Chaussée tant souhaitée par son
entourage familial. Il opte pour la liberté1 : celle d’une carrière de compositeur. Élève au
Conservatoire, il suivit les cours de Jules Massenet, André Gédalge et Louis Albert
Bourgault-Ducoudray puis celui de Fauré à partir de 1896. Les dons particuliers et les
connaissances techniques de Kœchlin poussèrent Fauré à lui confier entre 1899 et 1903,
lors de ses absences répétées du Conservatoire, l’enseignement du contrepoint aux autres
élèves de la classe parmi lesquels on compte, entre autres, Maurice Ravel, Roger Ducasse
et Florent Schmitt2.
3 Avec ses camarades du Conservatoire, Kœchlin participe au mouvement d’avant-garde de
l’époque. En 1910, il fait partie des « conspirateurs3 » qui créent la Société musicale
indépendante en réaction au sectarisme de la Société nationale de musique. Malgré cette
affiliation et tous ses efforts pour faire jouer sa musique, Kœchlin reste en dehors des
principaux circuits de diffusion de la musique, situation qui s’explique en partie par son
204

indépendance d’esprit, et le fait que le compositeur maintient une grande distance entre
la mode musicale et son œuvre. De plus, ses prises de position favorables, d’une part, à
l’avant-garde et, d’autre part, au mouvement socialiste l’opposent à plus d’un
compositeur influent au sein des institutions musicales françaises de l’époque. C’est
probablement pourquoi, malgré ses grands talents de pédagogue, il n’obtiendra jamais de
poste permanent au Conservatoire. La participation de Kœchlin au mouvement d’avant-
garde est donc davantage liée à ses activités de théoricien et de défenseur qu’à son œuvre
musicale en tant que telle.
4 La guerre de 1914-1918 fragilise considérablement la situation financière de la
bourgeoisie française. La famille Kœchlin n’échappe pas à cette situation et les ressources
familiales, désormais épuisées, obligent le compositeur à trouver les moyens de subvenir
aux besoins des siens alors que l’édition et l’exécution de sa musique ne constituent
qu’une faible source de revenus. Kœchlin, qui écrivait pour la « Chronique des arts » de La
Gazette musicale depuis 1909, entame alors des activités d’enseignement et de rédaction
beaucoup plus substantielles. La réalisation dans les années 1920 d’une série de travaux
théoriques importants comme l’Étude sur les notes de passage (1922), le Précis des règles de
contrepoint (1926) et le Traité d’harmonie (1927-1930) confirme sa réputation en tant que
théoricien de la musique. Cette autorité lui permet désormais d’écrire très régulièrement
dans la presse musicale et de publier en 1927 les biographies de Debussy et de Fauré. On
dénombre plus d’une centaine d’articles qui parurent autant dans les revues musicales
comme Le Ménestrel, Le Monde musical, ou La Revue musicale que dans des revues littéraires
comme Europe. Kœchlin, proche du parti communiste dans les années 1930, publia des
textes dans le quotidien L’Humanité 4 dont plusieurs furent réédités dans le Bulletin de la
Fédération Musicale Populaire dont il était membre. Les archives du compositeur,
conservées à la Médiathèque musicale Gustav Mahler à Paris, renferment plusieurs séries
de textes inédits, conférences données pendant la Première Guerre mondiale, émissions
de radio, notes de programme et scénarios de film, sans compter des esquisses d’écrits
divers dont des nouvelles romancées. L’immense corpus ainsi constitué confirme la
richesse et l’étendue de la pensée de Kœchlin. Cette activité musicographique ne
l’empêche cependant pas d’être un compositeur prolifique. Son catalogue compte plus de
220 numéros d’opus. Mais cette œuvre a longtemps vécu à l’ombre de ses travaux
théoriques et de ses écrits, et ce n’est que depuis peu qu’on s’intéresse à nouveau à ses
partitions.

« TOUT COMPRENDRE POUR TOUT AIMER »


(ROMAIN ROLLAND)
5 Kœchlin aborde dans ses textes des sujets aussi différents que le concept d’avant-garde, la
notion d’œuvre d’art et de beauté, le langage musical, la modernité, la musique de
cinéma, les relations entre la musique, l’architecture ou les mathématiques, l’éducation
musicale, la musique de plein air, le tout dans une perspective évolutive de la musique et
de sa pratique. Dans le cadre du présent article, notre attention se portera sur les notions
de démocratie, de progrès social, d’internationalisme et d’éducation destinée à faire de la
musique une « musique pour le peuple ». Ces notions représentent les fers de lance de la
réflexion esthétique et sociale du compositeur. Si sa vaste culture lui permet de citer
aussi bien Platon que le philosophe Bergson, les écrivains André Gide ou Rémy de
Gourmont, c’est d’abord aux œuvres de Romain Rolland et de Léon Tolstoï qu’il fera
205

référence dans une optique dialectique. Comme nous le verrons plus loin, dès 1917, il
conteste ou fait siennes ces idées de façon discursive pour les développer et les adapter à
sa vision de l’art au sein d’un monde moderne. Bien que méfiant vis-à-vis des institutions
– tout particulièrement celles qui s’inscrivent dans un cadre conservateur comme la
Schola Cantorum de d’Indy –, Kœchlin partagera avec Romain Rolland cette vision du
développement du goût musical par l’éducation dispensée, entre autres, par l’école et les
sociétés de concerts5. L’engagement social du compositeur sera donc principalement
dominé par la question de l’éducation. Cette réflexion teintera l’ensemble de ses activités,
même si une part relativement importante de son œuvre musicale se situe assez loin de
cette préoccupation6. Pratiquant un socialisme de nature « intellectuelle » tout en
témoignant un réel souci du prolétariat, Kœchlin ne participera pas directement au
mouvement politique de gauche. Il se déclarera ouvertement favorable au parti
communiste français à la fin des années 1930, mais n’y sera cependant jamais inscrit 7. Par
contre, il travaillera pour le réseau de la Maison de la culture et joindra les rangs de la
Fédération Musicale Populaire, organisme artistique affilié au parti. En 1937, Kœchlin
succédera d’ailleurs à Albert Roussel au poste de président de la Fédération et sera aussi
nommé président de la commission musicale de l’Association France-URSS8.

LA LIBERTÉ : LE COMPOSITEUR « MODERNE » EST UN


HOMME LIBRE
6 En 1918, dans Le Coq et l’Arlequin, Cocteau enjoint les compositeurs à ne pas se laisser
corrompre par la mode et le goût du public, mais il insiste surtout sur la nécessité de
rejeter toute forme de continuité liée à l’héritage tant allemand (Beethoven-Wagner) que
français (Debussy).
7 Kœchlin partage avec Cocteau l’idée de la nécessité pour le compositeur moderne d’être
indépendant face à la mode et de n’être, en aucune façon, l’esclave « du goût du public 9 ».
Mais contrairement à l’écrivain, il soutient que la liberté de l’artiste ne peut se construire
que sur des assises culturelles solides faites d’une assimilation des techniques d’écriture
classiques et d’une mémoire des œuvres du passé lointain comme du passé récent, deux
conditions essentielles au développement d’une indépendance d’esprit qui ouvre les
portes à la création. Comme le souligne Roger Delage, cet équilibre entre discipline et
liberté n’est pas étranger à la conception du protestantisme de Kœchlin10. Mais on y
distingue aussi un nationalisme profond dominé par la volonté du compositeur d’inscrire
dans le modèle d’une nation française moderne une dynamique de la liberté de l’artiste
par rapport à l’ensemble de ce que constitue son patrimoine culturel. Cette liberté permet
à l’artiste de se constituer un bagage culturel universel qui n’est pas sans parenté avec
l’imbrication des notions d’internationalisme et de nationalisme qui caractérise la pensée
socialiste d’un Jean Jaurès ou d’un Romain Rolland. D’ailleurs, Kœchlin défendra ce
dernier contre les critiques acerbes provoquées par la publication d’Au-dessus de la mêlée,
ouvrage polémique où Rolland défend la thèse de l’erreur commise par les nations
lorsqu’elles condamnent en bloc d’autres nations pour des fautes imputables à certains
individus seulement – Rolland fait retomber le blâme de la guerre sur l’impérialisme tant
germanique que russe. Publié en 1915, le recueil de textes critiques se réfère à la situation
qui prévaut à l’époque : malgré la guerre, les peuples doivent conserver leur liberté
d’esprit et ne pas renier les réalisations tant artistiques que scientifiques ou sociales des
peuples avec lesquels ils sont en guerre. Le discours pacifiste de Rolland est dominé par
206

l’idée d’une humanité nourrie par la fraternité universelle des peuples qui ferait
disparaître les différences artificielles. Kœchlin adoptera cette attitude de tolérance, tout
comme nombre d’intellectuels, artistes et musiciens français. Pendant la Première Guerre
mondiale, aux côtés de Ravel, il défendra la musique allemande des attaques de
nationalistes engagés comme d’Indy11. Dans une lettre à Romain Rolland datant de 1937,
Kœchlin écrira : « Les guerres de pays à pays sont chose absurde parce qu’il ne devrait pas
y avoir de séparation d’un pays à l’autre, et même, pas de pays du tout12. »
8 Dans son exploration du concept de liberté, Kœchlin aborde directement les relations
entre musique et politique à la fois d’un point de vue critique et partisan. Dans un texte
important de la fin de sa vie, « Art et liberté (Pour la tour d’ivoire) » publié en 1949 et qui
tient compte des années de guerre que vient de subir à nouveau la France, il souhaite en
effet qu’il y ait séparation entre l’art et la politique, mais il reconnaît du même souffle que
dans bien des cas il s’agit d’une utopie13. Il prend lui-même position en ce sens et n’hésite
pas à affirmer de façon provocante, voire extrême :
L’anticommuniste qui l’est par conviction sincère et non (comme la plupart) pour
être sûr de garder son capital, peut atteindre la beauté. Mais non le bourgeois avare
et rétréci. – L’Espagnol républicain et le Franquiste n’écriront pas la même marche
funèbre, – sauf si le Franquiste s’élève à la vertu du Républicain : il serait alors un
honnête homme, trompé par Franco, – exception rare : les grands esprits d’Espagne
étant républicains, la plupart exilés. – Et croyez-vous donc que la
collaborationniste-pétainiste puisse égaler jamais une Elsa Barraine 14 par exemple,
ou le Poulenc du Pont-de-Cé, ou ce Louis Durey dont nous entendîmes naguère [...] le
très beau chœur des Constructeurs15 ?
9 Il ajoute un peu plus loin : « L’œuvre est toujours le reflet de l’homme. Elle vaut ce qu’il
vaut. Je ne crois pas à la “régénération des fripouilles” devant le papier à musique 16. »
C’est à partir de cette remarque que l’on prend conscience de la distance acquise par le
compositeur face à la réalité des temps modernes. Si l’illusion fraternelle d’une humanité
guidée par la nature et inspirée par Jean Christophe n’est plus teinté d’aucune naïveté, elle
reste néanmoins vivante chez le compositeur, comme en témoigne l’écriture des poèmes
symphoniques Le Buisson ardent, op. 203 (1945), inspiré du dernier tome de Jean Christophe
et Le Docteur Fabricius (1941-1944) d’après une nouvelle de son oncle philosophe Charles
Dollfus. Tout comme la Deuxième Symphonie, Le Docteur Fabricius témoigne à la fois des
conditions difficiles d’existence du compositeur pendant la guerre – ce qui fera dire à
Robert Orledge que le concept de transcender la souffrance humaine dans la musique de
Kœchlin est bien réel – et de l’importance des notions de liberté et d’humanisme qui l’ont
guidé tout au long de sa carrière. Dans une longue lettre à Paul Collaer, qui accepta de
créer l’œuvre à Bruxelles, Kœchlin résume le contenu de la nouvelle et on lit :
Le docteur rompt le silence et explique à son hôte pourquoi il s’est « retiré du
monde » : « La vie, dit-il, est une duperie, la nature est éternellement indifférente,
elle se sert de nous pour entretenir la vie et ne fait rien pour diminuer nos
malheurs » (cf. dans les Dialogues philosophiques de Renan « Dieu n’agit pas par des
volontés particulières »). Injustices immenses... très âpres contre les Puissances qui
nous gouvernent... Conclusion : le Docteur Fabricius s’est retiré dans cet ermitage
(ancien monastère) et dans un désespoir farouche qui lui laisse les yeux secs, il
souhaite bonne nuit à son hôte. Celui-ci rentré dans sa chambre, ouvre la fenêtre
sur la nuit étoilée. Alors le calme rentre dans son âme, puis l’espoir. Une si grande
207

et si vaste harmonie des mondes ne peut nous laisser croire que l’ordre n’existe
pas.... Puis le matin se lève et voici qu’il se réveille. Ce n’était qu’un rêve 17.
10 L’œuvre de Kœchlin suit à peu de chose près la nouvelle et le compositeur établit le plan
en ces termes :
1. Le manoir du docteur, austère « modal », sans tristesse pourtant.
2. La douleur : 3 chorals où finit par s’exaspérer cette douleur.
3. La Révolte : âpres interrogations, véhémences, violences. Fugue dont le sujet combine avec
les thèmes des 3 chorals. Remous, comme des vagues de tempête se brisant contre nous : le
tout aboutit à ff : Choral sur le thème Aus tiefer Not.
4. Silence... et, dans la nuit, vision de l’univers étoilé. Une longue monodie s’élève, disant le
calme et l’ordre mystérieux.
5. Et les voix de la consolation chantent à présent pour aboutir à
6. La Joie (allegro) qui se termine par le Réveil.
7. Il ne reste que le souvenir de ce rêve, c’est un choral (modal), sur le thème du Manoir, qui
conclut avec une grande sérénité.

11 Kœchlin déploie dans cette œuvre tous les moyens syntaxiques développés au cours de
ces 50 ans de modernité. Modalité, tonalité, polytonalité, atonalité servent l’intention
expressive et philosophique du compositeur libre de tout dogmatisme. Cette liberté
universelle – sans frontière – sera aussi pour Kœchlin l’attribut de Debussy dont
l’ampleur des accomplissements joue à ses yeux un rôle fondamental dans l’évolution de
la musique. Pelléas et Mélisande constituera pour Kœchlin l’œuvre charnière qui fixe en
grande partie les paramètres de la modernité. Il est cependant conscient que cette
modernité n’appartient pas totalement à Debussy et, surtout, qu’elle est redevable à plus
d’un musicien qui le précède. Il établira ainsi son arbre généalogique construit sur une :
Irrésistible continuité de la courbe issue du contrepoint de Bach, qui passe aux
« résolutions exceptionnelles », au chromatisme, aux modulations libres, pour
aboutir à la polytonalité, allant de Liszt, Wagner, Borodine, Moussorgski, Franck,
Saint-Saëns, Bizet, Guiraud, Chabrier – par ensuite Bruneau, Satie, Debussy, Ravel,
Roussel, Florent Schmitt – jusqu’à Milhaud, Poulenc, Jean Cartan, Delannoy... et
moi-même (en me citant ainsi en dernier de cette chronologie, je ne prétends pas à
plus de modernisme que les autres ! Que l’on me place où l’on voudra...) 18.
12 Kœchlin considérait Le Docteur Fabricius comme une œuvre testament 19. En ce qui nous
concerne, elle est aussi une œuvre synthèse, témoin encyclopédique des traits
syntaxiques de la modernité musicale du premier XXe siècle, mais aussi témoin de la
conscience exacerbée chez Kœchlin du possible rôle social de l’artiste.

LE COMPOSITEUR ET LA SOCIÉTÉ MODERNE :


L’ŒUVRE UTILE
13 Dès les années 1910, Kœchlin s’intéressera aux problématiques entourant la relation
entre le compositeur et la société tant en ce qui concerne sa position sociale que l’utilité
ou pas de son œuvre. L’étude de cette relation s’inscrira aussi à travers son discours dans
l’étude de l’inéquation entre musique savante et musique populaire20. Pour Kœchlin, la
« tour d’ivoire » où se réfugie le musicien est plus théorique que réelle car, « le musicien
reste un homme dans la société ; aujourd’hui plus que jamais il ne peut faire abstraction
de son sentiment social21 ». La relation établie entre utilité et rôle social de la musique,
qui se fait jour à travers le mouvement néoclassique en France, mais aussi et peut-être
208

plus spécifiquement à travers la Gebrauchsmusik en Allemagne et les tendances de la


musique soviétique à partir des années 1930, se retrouve en partie contestée par Kœchlin,
alors qu’il cherche lui-même à définir un autre genre d’utilité à l’œuvre d’art. C’est là
l’une des caractéristiques qui font la particularité de la pensée du compositeur, car il met
en doute la notion d’utilitarisme et de progrès social telle qu’on la retrouve à l’époque,
exprimée dans les œuvres des principaux représentants de la Gebrauchsmusik, en partie
parce qu’elle écarte volontairement l’héritage romantique et qu’elle s’appuie sur les
aspects doctrinaires du réalisme artistique dicté par les idéologies socialistes et
communistes qui se fortifient tout au long des années 1920 et 1930. Pour le compositeur
français, l’utilité de ces œuvres n’a aucune validité puisqu’elle s’appuie essentiellement
sur un discours politico-social, souvent véhiculé par un texte objectif qui inscrit l’œuvre
dans sa contemporanéité mais sans lien avec l’œuvre en soi. Les œuvres de Hindemith ou
encore celles de Weill (entendues à Paris dans les années 1930 dans les concerts de la
Sérénade) ne peuvent servir le peuple que dans la mesure où elles véhiculent une beauté
morale. Or, pour Kœchlin, il s’agit d’œuvres dont les prémisses limitent leur utilité
puisqu’elles transmettent non pas la pensée de l’artiste, mais simplement le message
social dicté par l’idéologie adoptée par l’artiste. Invoquer la simplicité du langage musical
– caractérisé par l’utilisation d’une tonalité retrouvée – ou encore la simplicité du
message livré par un livret au contenu prosaïque, n’est, en aucune manière, susceptible
de faire appartenir l’œuvre qui en découle à la catégorie des œuvres universelles qui
serviront réellement l’humanité. C’est dans un article de 1937 que l’on trouve clairement
exprimée cette réflexion de Kœchlin :
Un art qui s’est affranchi de ce qu’il peut y avoir d’égoïste dans la « personnalité »
de l’artiste (désir d’arriver, d’orgueil vis-à-vis de ses confrères, vis-à-vis de soi-
même) et autre part affranchi du public, de son accueil, de son appui (tout l’opposé
du Cinéma), – même résolument objectif, je ne vois pas qu’il soit pour cela sans
éloquence humaine. Flaubert (L’Éducation sentimentale), Maupassant (Boule-de-Suif),
Villiers de l’Isle-Adam (L’Envoyé de Léonidas) sont frémissants d’indignation devant
l’égoïsme, la bêtise et la cruauté ; comme Anatole France également, une immense
pitié les envahit. Avoir résolu d’exprimer tout cela par de la beauté pure en sorte
que l’œuvre seule, non l’auteur, parlât ouvertement, cela ne saurait signifier de
l’indifférence aux misères terrestres ! Pour qui les a lus cela reste évident. Mais
disons-le, quand même.
Alors, quelle conclusion ?
Que ces œuvres vouées à la Beauté22 traduisent le plus puissamment, le plus
complètement la pensée, l’âme de qui les créa. Que belles ainsi, elles sont les plus
vivantes et les plus fortes, étant l’image de l’artiste lui-même (présent partout,
visible nulle part, – mais deviné, perçu avec certitude par ceux qui ont des
antennes). Et qu’alors précisément, l’art social c’est toutes ces œuvres-là, mais
point du tout je ne sais quels romans à thèse de second, de troisième, de n ième ordre.
Et je vous assure que Flaubert, Maupassant, Baudelaire, ont davantage d’influence
et de retentissement dans le monde, qu’un Octave Feuillet, par exemple 23.
14 Par conséquent, l’absence de relation évidente entre l’œuvre et le contexte social dans
lequel vit le compositeur n’est pas synonyme d’inutilité. Aux yeux de Kœchlin, une œuvre
conçue dans la « tour d’ivoire » et caractéristique de la notion d’art pour l’art est
néanmoins sociale (par rapport à l’œuvre utilitaire), mais bien sûr, ajoute-t-il, à condition
qu’elle soit « belle24 ». L’art pour l’art c’est la « recherche de la beauté venant de
l’intérieur de l’être humain, dégagée ainsi de l’utilité immédiate de l’œuvre 25 ». Kœchlin
distingue ici l’utilité immédiate de l’utilité « vraie », à partir du paramètre de la durabilité
de celle-ci en prenant pour appui l’exemple du développement des mathématiques et de
209

la physique au tournant du siècle dont les découvertes ont pu paraître inutiles jusqu’au
moment où elles ont été appliquées.

MUSIQUE ET DÉMOCRATIE : UNE MUSIQUE POUR


TOUS, OU L’UTOPIE DES TEMPS MODERNES
15 La réflexion sur la modernité et l’utilité de l’art chez Kœchlin s’étend rapidement à la
notion de démocratisation de l’art. Au cours de 30 ans d’écriture, il développe une pensée
très articulée des conditions nécessaires à l’essor d’un art musical véritablement moderne
dans la mesure où celui-ci sera démocratique26. Il réfléchit sur la notion de musique qu’il
qualifie alors de « légère » et plus particulièrement sur les mécanismes de création et de
diffusion de cette musique. Dans une perspective socialiste engagée présentée lors d’une
conférence inédite sur « L’art populaire » datant de 1917, le compositeur s’exprime en ces
termes :
[Le peuple] est au-dessus de la musique qu’on lui sert, la seule qu’il soit à même
d’entendre aujourd’hui. Je n’ai pas à estimer la part de responsabilité des auteurs,
des entrepreneurs de cette musique. Ici encore, c’est l’argent qui reste le grand
corrupteur, et c’est aussi l’indifférence si coupable des pouvoirs publics. Je veux
seulement me demander ce que pourrait comprendre le peuple, malgré cette vie
des villes industrielles si ingrate, si dangereuse, si mauvaise à tant d’égards 27.
16 Pour Kœchlin, il ne fait pas de doute que la médiocrité de la musique accessible au peuple
est causée par le contrôle bourgeois de la production qui impose un besoin, somme toute,
réducteur. Le bourgeois considère le peuple incapable de comprendre la beauté et
considère la musique comme un art d’agrément28. Cette analyse marxiste appartient aux
écrits sur l’art de Tolstoï que Kœchlin fréquentait dès avant la Première Guerre mondiale,
tout comme elle fait écho aux propos d’Adorno dans son Introduction à la sociologie de la
musique (1961-1962) dont les fondements, ne l’oublions pas, remontent à la fin des années
193029.
17 C’est dans une autre conférence de 1917, sur la notion de musique pour le peuple et
intitulée « Discussion des idées de Tolstoï et R. Rolland sur la musique pour le peuple (et
l’art) », que Kœchlin développe sa pensée. Celle-ci se déploie à partir de certaines idées de
Tolstoï, relayées par son ami Romain Rolland dont il admire les principes entourant la
notion d’œuvre d’art au caractère collectif et social30. Cependant, Kœchlin adopte une
attitude critique envers les propos des deux écrivains. Selon son analyse, d’une part,
Tolstoï et Rolland « s’accordent pour souhaiter que l’art soit accessible à tous [...], pour
affirmer que rien n’est vraiment beau et puissant s’il ne parle un langage compréhensible
de tous31 » et, d’autre part, les deux écrivains conçoivent le véritable chef-d’œuvre
comme une œuvre immédiatement comprise par la « masse » étant donné que « toute
œuvre d’art vraiment belle est par là même compréhensible à tous32 ». Or, pour Kœchlin,
il ne saurait être question de considérer la compréhension par tous comme le critère
essentiel à la condition d’existence de l’œuvre d’art. Il en résulterait que « dans la France
moderne, si l’art voulait être à la portée de tous, il ne serait pas ».
18 Par conséquent pour le compositeur-pédagogue, c’est le « public qu’il faut d’abord
éduquer » au sein de l’école républicaine. Chez Kœchlin, cette éducation aura des
fondements idéologiques nés d’un mélange de principes républicains et communistes et
s’appuiera sur des moyens modernes (la radio), une transformation des racines de la
210

culture musicale française (la pratique amateur et la diversification du répertoire des


sociétés de concerts) et une réforme de l’enseignement musical.
19 Kœchlin est un fervent défenseur de la radio qu’il considère comme l’outil d’une possible
initiation des masses à la musique. Le poste de radio, un peu comme l’ordinateur de nos
jours, devrait être présent dans toutes les salles de classe afin d’assurer à tous les enfants
l’accès à une programmation musicale idéalement conçue pour eux. En 1938, alors que
l’État français se lance dans un programme de réarmement militaire intensif, Kœchlin
suggère malicieusement à l’État « de bien vouloir faire cette petite dépense [car] elle en
vaut la peine ». Il ajoute : « Les “bornes-fontaines” qui nous verseront des flots de
musique sont peut-être aussi utiles que des mitrailleuses. »
20 Dans sa logique, Kœchlin élabore un projet de société où la musique occupe une place
prépondérante dans le système d’éducation. La pratique amateur du chant ou d’un
instrument par l’intermédiaire des chœurs populaires et des orchestres d’harmonies
constitue à ses yeux une première étape pour la « culture musicale du peuple ». Résonne
ici, inévitablement, le credo communiste.
21 Cette culture musicale, cependant, ne peut aboutir à des résultats satisfaisants sans une
éducation musicale en milieu scolaire qui nécessitera le développement d’un programme
d’enseignement de la musique basé sur un apprentissage du solfège et du rythme
essentiels à la compréhension de la musique moderne33.
22 Mais là où l’originalité de Kœchlin retient notre attention, c’est dans la redéfinition du
fonctionnement du milieu musical et des moyens de diffusion de la musique de concert.
Dans un long article paru dans Le Monde musical en 1932, il propose une révision des
modalités et des conditions de diffusion de la musique afin d’établir un nouveau modèle
où certains organismes (lieux de diffusion) devraient être convertis pour financer la
musique savante. Il prend l’exemple du Palais Garnier (Opéra de Paris) dont le faste
clinquant et les symboles décadents qu’il traîne avec lui pourraient servir à le
transformer en cinéma, music-hall et casino. Le succès serait assuré et les recettes versées
à l’État pourraient alors subventionner des lieux plus appropriés à la musique comme le
Châtelet ou le Théâtre des Champs-Élysées34.
23 Au-delà de la malice de l’idée, on ne peut que relever qu’il y a là un principe économique
qui sera développé par plusieurs États occidentaux à partir des années 1960 pour assurer
le financement des arts et plus particulièrement le financement de la création artistique.
24 Avec l’avènement du Front populaire en 1936, les propos de Kœchlin se rapprochent à
nouveau de la pensée d’un Romain Rolland. Stimulé par les perspectives d’un
gouvernement socialiste, Kœchlin écrit : « De tous les arts, la musique, le plus intuitif, le
plus profond, est celui peut-être qui se révèle le plus nécessaire aux humbles. De nos
jours, ces humbles trompent leur soif de mélodie par des refrains d’un style douteux,
vulgaire et frelaté. Ils ont droit à mieux. Et je rêve de ce que l’on pourrait faire ! On me
dira que ce serait le rôle de la cité future, une fois organisés et rendus possibles les loisirs
des travailleurs. Je répondrai que jamais il ne sera trop tôt pour exposer des projets, placer
des jalons et lancer des idées [...] même si pour l’instant [elles sont] utopiques 35. »
25 L’avènement du Front populaire suivi d’un train important de réformes sociales et la
réalisation d’événements artistiques socialistes viendront renforcer la pensée de Kœchlin.
Au lendemain de la création de Quatorze Juillet de Romain Rolland pour laquelle Roussel,
Ibert, Auric, Milhaud, Honegger, Lazarus et Kœchlin lui-même écriront chacun une partie
de la musique de scène, Kœchlin applaudit l’initiative dans L’Humanité et affirme qu’il
211

s’agit là d’une confirmation du possible mariage entre musique savante et musique


populaire :
Disons-le sans crainte, ils ont écrit ce qu’on appelle « de la musique savante ». Et
cette musique reste simple dans son ensemble, et elle s’est affirmée populaire. Ce
m’est une grande joie de le constater, et que ce fait réduise à néant des théories qui,
sous prétexte de « compréhension plus aisée pour tous » mèneraient droit à un art
non plus même simplifié, mais primaire36.

CONCLUSION
26 Élaborées tout au long de la première moitié du XXe siècle, les réflexions de Kœchlin sur
la « modernité musicale » tissent un écheveau complexe qui témoigne de l’évolution
d’une pensée sensible à son environnement mais particulièrement indépendante. Tout en
manifestant une vision utopique d’un monde moderne meilleur, il est conscient que l’état
de la société contemporaine exerce sur l’artiste une influence nouvelle qui appelle à son
engagement37. Cet engagement ne peut se faire à n’importe quel prix, surtout pas celui de
la liberté si chère à ses yeux38. Par conséquent, l’utilité de l’art ne passe pas par
l’utilitarisme de l’œuvre mais bien par sa beauté, qui, elle, servira l’humanité. Le but
principal de l’art pour l’artiste est d’atteindre la beauté, et pour le public de d’élever
jusqu’à lui. Il ne saurait être question de « s’abaisser au public, si celui-ci est plus bas 39 ».
Cette conception de l’art qui implique une « préparation nécessaire » de l’esprit est un
concept fondamental du modernisme qu’appliquera par exemple un Schoenberg dans la
création du Verein für musikalische Privataufführungen en 1918, donnant à l’auditeur les
moyens d’accéder à une plus grande compréhension de l’œuvre et par conséquent à en
mieux saisir la beauté40. Si Kœchlin favorise le principe de l’acquisition de la culture
nécessaire à la compréhension de l’œuvre, il ne s’agit pas forcément d’une
compréhension des principes systémiques qui gouvernent l’œuvre, mais bien d’une
capacité de jugement liée au développement du goût par l’expérience. Quel que soit le
rapport de l’œuvre – avec le compositeur ou avec l’auditeur –, pour Kœchlin la beauté est
une donnée de l’instinct et de la nature qui n’a rien à voir avec le calcul. Pour le
compositeur, « les règles sont fictives [...] et la musicalité est tout autre chose que
l’obéissance aux règles – l’incorrect est parfois musical, le correct peut être fort plat.
Pourquoi ? Mystère ! Mais le goût est là pour nous guider41. »
27 Artiste conscient des révolutions qui animent son époque, dénonçant avec vigueur les
dangers d’une décadence qui semble inévitable, il n’hésite cependant pas à défendre la
vision d’une modernité riche de sa diversité, dans l’espoir d’une réconciliation des
hommes et des idées probablement inspirée des paroles de Romain Rolland qui écrivait en
1893 : « Toujours montrer l’unité humaine, sous quelques formes multiples qu’elle
apparaisse. Ce doit être le premier objet de l’art, comme de la science42. » La société
musicale moderne, celle rêvée par Charles Kœchlin, sera donc celle des hommes de bonne
volonté43.
212

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
Adorno, Theodor W. Introduction à la sociologie de la musique, traduit de l’allemand par Vincent
Barras et Carlo Russi, Genève : Éditions Contrechamps, 1975.

Alten, Michèle. Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956), Paris : L’Harmattan, 2000.

Caillet, Aude. Charles Kœchlin, Anglet (France) : Séguier, 2001.

Delage, Roger. « Charles Kœchlin », L’œuvre de Charles Kœchlin – Catalogue, Paris : Eschig, 1975.

Donin, Nicolas. « Le travail de la répétition. Deux dispositifs d’écoute et deux époques de la


reproductibilité musicale, du premier au second après-guerre », Revue Circuit musiques
contemporaines 14, 1 (2003), p. 53-85.

Duchatelet, Bernard. Romain Rolland tel qu’en lui-même, Paris : Albin Michel, 2002.

Duchesneau, Michel. L’avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Liège : Mardaga,
1997.

—. « La musique française pendant la Guerre 14-18. Autour de la tentative de fusion de la Société


Nationale et de la Société Musicale Indépendante », Revue de musicologie 82, 1 (1996), p. 123-153.

Kœchlin, Charles, « L’art populaire », conférence inédite de 1917, fonds d’archive Charles
Kœchlin, bibliothèque musicale Gustav Mahler, Paris.

—. « Étude sur Charles Kœchlin par lui-même », La Revue musicale (1981), p. 41-72.

—. « Art et liberté », Contrepoints (1949), p. 50-54.

—. « Des idées de Tolstoï et de R. Rolland sur la musique pour le peuple », conférence inédite, 17
mars 1917, fonds d’archive Charles Kœchlin, bibliothèque musicale Gustav Mahler, Paris.

—. La musique et le peuple, Paris : Éditions sociales internationales, 1936.

—. « Musique savante... et populaire », L’Humanité (6 septembre 1936).

—. « Évolution et tradition : À propos du Pierrot lunaire de M. Schoenberg », Le Ménestrel (17 mars


1922), p. 117-118.

—. « Les musiciens et le public », Le Monde musical (novembre 1932), p. 336-338.

—. « Les musiciens et le public », Le Monde musical (décembre 1932), p. 376-378.

—. « Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française » La pensée (janvier-
mars et avril-juin 1945), p. 56-64 et 38-48.

—. « La musique atonale. À propos du livre de René Leibowitz : Schoenberg et son école », La Pensée
(mars-avril 1948), p. 27-38.

—. « Correspondance », La Revue musicale (1982).

—. « De l’Art pour l’Art et de l’état des esprits à ce jour », La Revue musicale (juin-juillet 1937), p. 20
à 40.
213

—. « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale (juillet 1927), p. 1-13.

—. « Sur l’évolution de la musique française avant et après Debussy », La Revue musicale (avril
1935), p. 264-280.

Orledge, Robert. Charles Kœchlin (1867-1950) His Life and Works, Chur (Suisse): Harwood Academic
Publishers, 1989.

Rolland, Romain. Jean-Christophe, réédition Le livre de poche (1931), Paris : Albin Michel, 1983.

—. Musiciens d’aujourd’hui (1908), 7e édition, Paris : Librairie Hachette, 1917.

Tolstoï, Léo. Qu’est-ce que l’Art ?, 5e édition, traduit du russe par E. Halpérine-Kaminsky, Paris :
Paul Ollendorf éditeur, 1898.

NOTES
1. Dans une note autobiographique, Kœchlin précise : « En réalité, ma maladie [...] avait été
“providentielle”. Sans elle, je fusse devenu ingénieur des Ponts, ou du génie maritime, et
musicien amateur, n’aimant que les mathématiques abstraites, incapable de m’intéresser
suffisamment à la construction d’un appareil de physique. » - Charles Kœchlin, « Histoire de ma
vie musicale et de mes œuvres » (texte inédit, 1945), p. 3. Cité par Aude Caillet, Charles Kœchlin,
Anglet : Séguier, 2001, p. 21.
2. Contrairement à d’autres, Kœchlin ne se produira pratiquement jamais en public au piano
mais en contre-partie, il apprendra à jouer de plusieurs instruments dont le hautbois, le cor et le
saxhorn. - Robert Orledge, Charles Kœchlin (1867-1950) His Life and Works, Suisse : Harwood
Academic Publishers, 1989, p. 8.
3. Michel Duchesneau, L’avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Liège : Mardaga,
1997, p. 66.
4. Les articles publiés dans L’Humanité en 1936 seront regroupés sous le titre Musique et le peuple
en un petit fascicule publié par les éditions sociales internationales.
5. L’important développement musical que connaît la France après 1870 n’est, en effet, pas
étranger à l’apparition de plusieurs institutions musicales qui contribuèrent à la diffusion de la
musique tant ancienne que nouvelle. La Société Nationale de musique, les Chanteurs de Saint-
Gervais, la Schola Cantorum, les sociétés de concerts Colonne et Lamoureux, pour n’en citer que
quelques-unes, jouèrent un rôle essentiel jusqu’en 1914. Lorsque Romain Rolland associe l’intérêt
du public pour la musique de Wagner (vers 1880-1890) au développement plus général du goût
des Français pour la musique, il fait appel à la notion de « propagande musicale par les
concerts ». - Romain Rolland, « Le renouveau. Esquisse du mouvement musical à Paris depuis
1870 », Musiciens d’aujourd’hui (1908), Paris : Librairie Hachette, 1917, p. 217. Ce texte fut édité en
1904 dans un recueil intitulé Paris als Musikstadt publié par Marquardt à Berlin. C’est cette
propagande qui prendra par la suite d’autres formes, comme en témoigne à nouveau l’écrivain
lorsqu’il écrit au sujet de l’état de la musique française : « L’éducation musicale se fait donc, de
toutes parts, en France, par les théâtres, les concerts, les cours, les écoles [et] les livres. » -
Romain Rolland, Musiciens d’aujourd’hui, p. 271.
6. Les œuvres à caractère pédagogique occupent une place importante dans le catalogue de
Kœchlin : sujets de fugues, réalisations de chorals, leçons d’harmonies et canons sont très
nombreux. Les œuvres d’inspiration « sociale » ou « pour le peuple » sont nettement moins
nombreuses et leur écriture se concentre autour de la période d’activité militante du
compositeur : Chant pour Thaelmann, op. 138, chœur, piano, orchestre à vent (commande de
l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires), 1934 ; Quelques chorals pour des fêtes
214

populaires, op. 153, orchestre à vent, 1935 ; Hymne à la raison (sans opus) (Rouget de Lisle) chœur et
orchestre à vent, 1936 ; Hymne à la liberté (sans opus) (Rouget de Lisle), chœur et orchestre à vent,
1936 ; Marche funèbre, op. 157 ter, pour orchestre ou orchestre à vent ou fanfare (musique
commandée pour une cérémonie de commémoration en hommage à Paul VaillantCouturier au
Palais de la Mutualité à Paris), 1938 ; Liberté, op. 158, pour petit orchestre (Musique de scène
[final] pour Le Quatorze Juillet de Romain Rolland), 1936 ; Les Eaux vives, op. 160, pour orchestre
(musique d’accompagnement pour les « Fêtes de la lumière » à l’Exposition universelle de 1937,
commande du ministère du Commerce et de l’Industrie), 1936-1937 ; Victoire de la vie, op. 167,
orchestre de chambre (musique pour un film de Henri Cartier sur la guerre d’Espagne), 1938 ; La
Cité nouvelle, rêve d’avenir, op. 170, pour orchestre (inspiré de Men like Gods de H. G. Wells,
commande de l’État français), 1938.
7. « À cet égard, on sait que Kœchlin – tout en n’étant pas affilié au “Parti” – a souvent témoigné
de sa sympathie pour les communistes. » - Kœchlin, « Étude sur Charles Kœchlin par lui-même »,
La Revue musicale (1981), p. 60.
8. Kœchlin, « Kœchlin par lui-même », p. 60.
9. Charles Kœchlin, « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale (juillet 1927), p. 1-13.
10. Roger Delage, « Charles Kœchlin », L’œuvre de Charles Kœchlin - Catalogue, Paris : Eschig, 1975,
p. xiii. Dans une lettre à Romain Rolland, Kœchlin précise : « La droiture absolue et l’énergie de
franchise des êtres au milieu desquels je vécus depuis mon enfance, et leur bonté, c’est à cela en
grande partie que je suis redevable de l’idéal qui m’a soutenu ; à cela, et d’autre part, à un sens
inné, indéfectible, de la liberté de l’artiste et du penseur ; liberté à l’égard de l’incompréhension,
habitude de juger par soi-même, que je dois à cette origine alsacienne, cette province où l’on
déteste le bourrage de crânes, en même temps qu’à la formation protestante (mais de protestant
libéra] et non “orthodoxe”) qui me fut autrefois donnée. » - Charles Kœchlin, Lettre à Romain
Rolland du 9 janvier 1938, « Correspondance », La Revue musicale (1982), p. 101-102.
11. Voir Duchesneau, « La musique française pendant la Guerre 14-18. Autour de la tentative de
fusion de la Société Nationale et de la Société Musicale Indépendante », Revue de musicologie, 82, 1
(1996), p. 123-153.
12. Kœchlin, lettre à Romain Rolland, 8 avril 1937, « Correspondance », p. 100.
13. « On pourrait souhaiter, pour la musique, une cloison étanche séparant art et politique, – une
complète liberté de vues et d’inspiration ; mais n’est-ce point, après tout quelque peu illusoire ? »
- Charles Kœchlin, « Art et liberté », Contrepoints (1949), p. 113.
14. Compositrice française (née en 1910) qui remporte le prix de Rome en 1929. Elle est chef de
chant à la radio entre 1936 et 1939 et contribue à l’essor de la Fédération Musicale Populaire. Elle
fera partie de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale.
15. Kœchlin, op.cit., p. 113-114.
16. Ibid., p. 114.
17. Lettre de Kœchlin à Paul Collaer, 5 août 1945, « Correspondance », p. 133.
18. Charles Kœchlin, « Sur l’évolution de la musique française avant et après Debussy », La Revue
musicale (avril 1935), p. 266-267.
19. Voir Orledge, Charles Kœchlin, p. 204.
20. À titre d’exemples, citons les textes suivants : « Les musiciens et le public » (Le Monde musical,
septembre à décembre 1932), « Musique savante... et populaire » (L’Humanité, 6 septembre 1936),
« Art et public » (Le Monde musical, octobre 1937), « Art et liberté » (Contrepoints, 1949).
21. Kœchlin, « Art et liberté (pour la tour d’ivoire) », Contrepoints (1949), p. 111.
22. Kœchlin ajoute en note : « On conçoit bien que la beauté du style chez Flaubert n’est pas que
rythme en soi, ni seules combinaisons de mots, ingénieusement euphoniques. Elle est cela, mais,
elle est encore dans la parfaite concordance de la phrase avec ce qu’elle doit signifier (épithètes,
verbes, si scrupuleusement choisis), comme aussi dans l’exacte vérité de la documentation, et
tout d’abord dans la poésie et la méditation antérieures : rêve de beauté antique, angoisse du
215

problème philosophique de la vie. Vous saisissez que tout y reste humain, et de combien cela
dépasse les extérieures “qualités de forme” à quoi tant de personnes réduisent la perfection de
son écriture. »
23. Charles Kœchlin, « De l’Art pour l’Art et de l’état des esprits à ce jour », La Revue musicale
(juin-juillet 1937), p. 32-33.
24. Kœchlin, « Art et liberté », Contrepoints, p. 105
25. Ibid., p. 104.
26. C’est dans ses derniers textes parus entre 1945 et 1949 que cette pensée est le plus clairement
exprimée : « Quelques vues sur le présent, l’avenir et le passé de la musique française », La Pensée
(janvier-mars et avril-juin 1945) ; « La musique atonale. À propos du livre de René Leibowitz :
Schoenberg et son école », La Pensée (mars-avril 1948) ; « Art et liberté », Contrepoints (1949). Les
propos d’un compositeur de 78 ans pourraient paraître suspects, conservateurs, voire
réactionnaires, si l’on ne possédait pas tous les articles qui précèdent ses derniers écrits et qui
confirment certaines constantes et, d’autre part, l’évolution de ses idées au fil du temps,
évolution qui renforce la contemporanéité de ses propos.
27. Charles Kœchlin, « L’art populaire », conférence inédite de 1917.
28. Charles Kœchlin, La musique et le peuple, Paris : Éditions sociales internationales, 1936, p. 6.
29. « Il serait par trop rationaliste de vouloir ramener la fonction actuelle de la musique
immédiatement à son effet, aux réactions des hommes qui lui sont exposés [sic]. Les intérêts qui
veillent à ce que de la musique leur soit fournie et le poids propre de ce qui est là, qu’on le veuille
ou non, sont trop forts pour qu’ils soient confrontés en tout lieu avec le besoin réel ; dans la
musique aussi, le besoin est devenu le prétexte de la sphère de production. » - Theodor Adorno,
Introduction à la sociologie de la musique, Genève : Éditions Contrechamps, 1975, p. 47.
30. Il faut ici souligner que par la suite, Kœchlin reprendra à son compte de nombreuses idées de
Romain Rolland issues notamment de Jean-Christophe. Dans son « Études sur Charles Kœchlin par
lui-même » de 1939, il exprime clairement son intérêt pour les idées sur l’œuvre sociale de
Romain Rolland. Cf. « Études sur Charles Kœchlin par lui-même », La Revue musicale (1981), p. 46.
31. Charles Kœchlin, « Des idées de Tolstoï et de R. Rolland sur la musique pour le peuple »,
conférence médite, 17 mars 1917.
32. Ibid.
33. Charles Kœchlin, « Les musiciens et le public », Le Monde musical (novembre 1932), p. 377.
34. Kœchlin, « Les musiciens et le public », Le Monde musical (décembre 1932), p. 338. Dans sa
conférence de 1917 sur les idées de Tolstoï et Rolland sur l’art et le peuple, Kœchlin soulignait
l’utopie que représente l’idée des bienfaits de l’art sur la masse qui, en retour, le soutiendrait.
Kœchlin songe donc ici, plus concrètement, au soutien réel de l’État.
35. Kœchlin, La musique et le peuple, p. 9.
36. Charles Kœchlin, « Musique savante... et populaire » L’Humanité (6 septembre 1936).
37. Précurseur, il devance dans ses propos ce que bien des artistes d’après-guerre chercheront à
faire, soit la « nécessité de l’engagement » de l’artiste au sein d’une nouvelle société. - Michèle
Alten, Musiciens français dans la guerre froide (1945-1956), Paris : L’Harmattan, 2000, p. 33.
38. « Pour être nouveaux, ne visez pas au moderne. Mais je n’ai point dit : Ne “soyez pas modernes”.
Soyez ce que vous voulez. Entendons-nous. Spiritus flat ubi vult [L’esprit souffle où il veut]. On ne
prétend ici que réclamer la liberté d’agir à sa guise ; on ne veut que rappeler l’existence et la
légitimé de tant de moyens d’autrefois, l’art d’aujourd’hui les pouvant ressusciter... Modernes ?
Mais vous le serez tout naturellement : sans y penser, sans le vouloir – et presque à l’encontre de
votre intention première – lorsque l’intuition vous conduira vers ces nouveaux domaines. » -
Kœchlin, « Modernisme et nouveauté », La Revue musicale (juillet 1927).
39. Kœchlin, « Des idées de Tolstoï et de R. Rolland ».
216

40. Voir Nicolas Donin, « Le travail de la répétition. Deux dispositifs d’écoute et deux époques de
la reproductibilité musicale, du premier au second après-guerre », revue Circuit Musiques
contemporaines, 14, 1 (2003), p. 53-85 et plus spécifiquement les pages 55-58.
41. Charles Kœchlin, « Évolution et tradition : À propos du Pierrot lunaire de M. Schoenherg », Le
Ménestrel (17 mars 1922), p. 117-118.
42. Rolland, Jean-Christophe (introduction au roman), Paris : Albin Michel, 1983 (1931 réédition Le
livre de poche), p. 12.
43. Dans son autobiographie, Kœchlin souligne l’optimisme qui guide son œuvre : « Il n’est pas
douteux que la musique réalisée par lui ne lui soit un soutien, que la joie de créer l’entretienne
dans un optimisme sans lequel la vie lui serait fort difficile. L’optimisme dont nous parlons ici ne
va point sans des remous, sinon d’absolu pessimisme, du moins de quelque amertume à trouver
que les hommes sont bien bêtes, ou bien méchants, ou les deux à la fois. Et la société bien mal
organisée. Et le progrès bien lent. Néanmoins, malgré tout, l’optimisme reste le plus fort, et le
mirage (si mirage il y a), vainqueur de la désillusion qui le suit. » Charles Kœchlin par lui-
même », p. 69-70.

AUTEUR
MICHEL DUCHESNEAU
Université de Montréal, Canada
217

Chapitre 14. Le Quatorze juillet :


modernisme populaire sous le Front
populaire
Christopher Moore

1 Même s’il y eut en France un désir longtemps affirmé d’offrir des œuvres théâtrales aux
publics populaires, la reprise en 1936 de Quatorze Juillet de Romain Rolland constitua le
premier véritable effort de produire sur une scène parisienne un Gesamtkunstwerk créé
exprès pour le peuple et par le peuple. Inspirées des idéaux communautaires de gauche,
ces représentations embrassèrent l’esprit du collectif : tandis que des comédiens de la
Comédie-Française partageaient la scène avec les membres de troupes amateurs issues du
milieu ouvrier, les musiciens de la Chorale populaire de Paris et l’orchestre de la
Fédération musicale populaire interprétaient la musique de scène écrite spécialement
pour eux par un groupe constitué des plus prestigieux compositeurs français. Inspirés par
le message social du Front populaire, les comédiens, musiciens, artistes, chorégraphes,
techniciens et ouvriers travaillèrent ensemble et pour un même salaire.
218

Figure 1 : Publicité pour la Maison de la culture parue dans Comœdia (14 juillet, 1936).

2 C’est le gouvernement du Front populaire qui commandita les représentations. La


première devait marquer l’apothéose des manifestations du quatorze juillet 1936 qui
célébraient la récente victoire électorale de cette coalition des partis de gauche1. La pièce
fut montée par la Maison de la culture, une importante association culturelle entretenant
des liens étroits avec le Parti communiste français (PCF) et qui regroupait diverses
organisations vouées à améliorer l’accès des travailleurs, en particulier des ouvriers, à la
culture (Figure 1). La Maison, présidée par Louis Aragon, tenait particulièrement à
rapprocher intellectuels anti-fascistes et ouvriers afin de défendre la culture, selon les
propres termes de la Maison, contre la menace fasciste.
3 Avec l’amorce en 1934 d’une politique intérieure délaissant la rigidité de l’orthodoxie
stalinienne en faveur d’une approche nettement plus « Front populaire », le PCF vit
s’agrandir dramatiquement le nombre de ses sympathisants, surtout chez les intellectuels
ainsi que les ouvriers des banlieues de la « ceinture rouge » autour de la capitale. Lors de
la création du Front populaire en 1935, le PCF pesait donc un poids considérable dans
cette coalition entre les principaux partis de gauche2. Grâce au support des artistes et des
intellectuels, le PCF était à même d’assumer un rôle actif au sein du Front populaire dans
la promotion de l’art aussi bien traditionnel que moderne, et militait en faveur d’une
culture démocratique capable de « casser les barrières » qui séparaient l’art de la
population générale.
4 Le choix effectué par la Maison de la culture d’amener Le Quatorze Juillet à la scène est
significatif de ce changement au sein du PCF. Délaissant un message purement
internationaliste, le parti, à ce moment très ouvert au compagnonnage de route, essayait
alors de s’attacher aux plus grands symboles de la République afin de consolider un front
national contre le fascisme. Deux étapes d’appropriation culturelle furent décisives pour
cette manœuvre idéologique du PCF.
219

5 La première s’inscrivit dans un discours du secrétaire du parti, Maurice Thorez, discours


qui couronna les célébrations du centenaire de la mort de Rouget de Lisle. Thorez y argua
chaleureusement en faveur de l’appropriation de La Marseillaise, que le parti souhaitait
voir figurer politiquement aux côtés de L’Internationale d’Eugène Pottier et Pierre
Degeyter, chant auquel les mouvements de gauche s’identifiaient vivement à l’époque.
Thorez voulait rappeler la signification profonde de l’œuvre de Rouget de Lisle et rendre
vivant « ce chant de sublime révolte » que certains sympathisants, comme Charles
Kœchlin, se plaignaient de voir automatiquement associé aux « inévitables personnages
en redingote des inaugurations officielles3 ».
6 La seconde étape fut la conquête du quatorze juillet lui-même, autre changement
idéologique assez acrobatique lorsqu’on se rappelle les propos que tenait encore le député
communiste, Paul Vaillant-Couturier, la veille de la fête nationale en 1934 : « Laissons le
14 aux bourgeois, leur fête est aussi morte (...) que le Palais-Royal d’où partaient les
premiers “À la Bastille !” Notre fête à nous (...) c’est l’avènement de la révolution
soviétique4. » Mais la stratégie idéologique opérée par le PCF entre 1934 et 1936 allait
radicalement changer la perspective des communistes. Avec la formation du Front
populaire en 1935 ainsi que la politique de la « main tendue » aux sympathisants non
orthodoxes (et même catholiques) entamée par la PCF, la fête nationale devint elle aussi
un symbole à reconquérir. Le processus se mit en marche en 1935, quand le Front
populaire délivra son serment fondateur durant les énormes manifestations du 14 juillet.
7 Le drame de Rolland allait donc tenir lieu de commémoration, non seulement de la
Révolution, mais aussi de la naissance du Front populaire, et participerait de surcroît au
processus d’intégration du PCF au sein du débat politique national. La date était alors
hautement significative pour la coalition politique, et le drame de Rolland, figure phare
de la lutte mondiale contre le fascisme, jouait sur de nombreux registres symboliques. En
choisissant cette pièce, le Front populaire voulut clairement rapprocher, par le médium
de l’art, la mémoire collective et les émotions provoquées par les événements
contemporains. Comme le critique François Lassagne l’explique dans les colonnes du
Vendredi :
Le soir du quatorze juillet, la foule qui se pressait [au Théâtre de] l’Alhambra
revenait de la Bastille. Elle était une poignée sortie de ce million d’hommes qui, tout
le jour, avaient commémoré, coude à coude, cœur à cœur, non seulement 1789, mais
1935, et préparé de nouvelles victoires. Ayant rendu son sens au 14 juillet, elle
venait, le soir, entendre le chant du berceau et retrouver ses origines. Elle ne venait
pas, comme on « va à la comédie », en quête d’un divertissement ; mais pour
s’exalter, à la recherche d’une émotion grave et belle... Cette foule venait là pour
prendre la Bastille, reconnaître ses premiers chefs et conquérir la liberté 5.
8 Le Quatorze Juillet met en scène les événements historiques des trois jours précédant la
prise de la Bastille. L’action de la pièce se déroule entièrement en plein air et est rythmée
par le mouvement à la fois indécis mais inexorable de la foule depuis les jardins du Palais-
Royal jusqu’à la cour de la Bastille. Rolland, bien qu’inspiré par la version des faits
racontée par Jules Michelet, avoue avoir pris des libertés avec l’histoire. Cherchant à
peindre « la vérité morale plus que la vérité anecdotique », l’écrivain fait de la foule
l’acteur principal de cette « Iliade du Peuple de France6 ». Rolland, qui dédia sa pièce au
peuple de Paris, a voulu créer un drame où « les individus disparaissent dans l’océan
populaire7 ». Cette logique se poursuit jusqu’à la fin de la pièce, qui culmine en une fête
populaire grandiose.
220

9 Le sujet de Quatorze Juillet était d’une brûlante actualité en 1936. Pour les gens de la
gauche, la situation politique contemporaine offrait maints parallèles avec celle de 1789,
dont deux particulièrement évidents : tout d’abord, le sentiment révolutionnaire avait le
vent en poupe, appuyé non seulement par la propagande soviétique mais aussi par la
rhétorique des intellectuels invoquant l’esprit de 17898. Ensuite, la gauche dénonçait
l’influence des puissances étrangères dans la montée du courant fasciste en France et le
contrôle exercé par celles-ci sur les intérêts politiques et économiques de la nation.
Provoqué par la crainte (bientôt confirmée) de voir la France tomber à la merci des
fascistes, le Front populaire se lança dans un combat pour l’unité nationale contre les
forces du fascisme aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
10 Les artistes ayant collaboré au spectacle semblent avoir bien intégré ces parallèles dans
leurs contributions pour cette œuvre collective. Parmi ces artistes figure l’un des plus
illustres, Pablo Picasso, qui reçut la commande pour le rideau de scène. Bien que la
version finale du rideau de scène (Figure 2) emploie une iconographie à première vue peu
« politique », certains critiques ne manquèrent pas d’y percevoir la représentation
allégorique des enjeux sociaux du moment9. Jean Labasque, écrivant dans La Nouvelle
Revue française deux mois après la première, y voyait justement « une allégorie
transparente », « des symboles explicites », et une « volonté de signification active » quant
au contenu politique du rideau de scène10.
11 Dans cette œuvre gigantesque, le fascisme et l’antifascisme s’affrontent dans la
juxtaposition de deux groupes de figures. Sur la droite, l’aigle-homme impérialiste porte
le corps d’un minotaure assommé en costume d’arlequin. Sur la gauche s’élève un
adolescent moderne couronné de fleurs qui barre la route menant vers les eaux calmes à
l’horizon. Il est porté par un vieil homme qui émerge de la peau d’un âne et qui fait le
salut du Front populaire, poing fermé autour d’une pierre, prêt à combattre.

Figure 2 : Pablo Picasso, La Dépouille du Minotaure en costume d’Arlequin (Rideau de scène pour Le
Quatorze Juillet de Romain Rolland) (1936). Détrempe sur canevas gris en coton, 8,30 x 13,25 m.
Musée « Les Abattoirs » (Toulouse).

12 Le vieil homme et l’arlequin représentent respectivement les masses laborieuses et


l’ancien régime. Tandis que le minotaure affaissé est tenu par son équivalent moderne,
221

l’aigle-homme du capitalisme déshumanisant, l’âne-homme tient sur ses épaules l’espoir


même de l’humanité moderne : la jeunesse11. Bien que la jeunesse anti-fasciste barre la
route au monstre ailé, il est clair qu’il y a encore des Bastilles, comme la « citadelle
plâtreuse » à l’extrême droite du tableau, à faire écrouler12.
13 Ce tableau est un symbole particulièrement représentatif de la situation politique du
Front populaire. Il propose un front unique contre les forces décadentes du capitalisme
et, en même temps, fait appel aux sources historiques et humanistes des revendications
de gauche. C’est un avertissement contre la menace du fascisme qui n’exclut personne, et
qui invite à s’identifier avec la seule figure véritablement « humaine » du tableau : la
jeunesse anti-fasciste et moderne.
14 La première du Quatorze Juillet de Romain Rolland eut lieu en 1902 au Théâtre de la
Renaissance. La pièce ne s’attira qu’un succès d’estime et ne devait plus être reprise avant
les représentations sous le Front populaire. Le texte continua néanmoins d’agir sur
l’imagination des musiciens sympathiques aux idéaux culturels de gauche. Sans compter
la musique de scène originale, composée d’hymnes révolutionnaires arrangés par Julien
Tiersot, Albert Doyen écrivit une musique pour la dernière scène de la pièce intitulée Le
Triomphe de la liberté13. Le traitement musical de cette dernière scène – une fête populaire
– suscita l’intérêt de Rolland lui-même, qui inclut par la suite des suggestions dans une
nouvelle postface au Quatorze Juillet lors d’une réédition de trois pièces de Théâtre de la
Révolution en 1926. L’auteur suggère que :
Cette musique devrait, tout en s’imprégnant un peu de la couleur cornélienne (ou
parfois racinienne), des chants de la Révolution – (hymnes de Gossec, de Méhul, de
Cherubini ; rondes ingénues de Grétry) – s’inspirer des puissantes musiques
beethovéniennes, qui, mieux que toutes les autres, reflètent l’enthousiasme des
temps révolutionnaires14.
15 Dans la fête finale et pour donner au Quatorze Juillet « son couronnement logique et au fait
historique sa portée universelle », Rolland imaginait « l’entrée en scène d’une puissance
nouvelle : la Musique, la force tyrannique des sons, qui remue les foules passives ; cette
illusion magique, qui supprime le Temps, et donne à ce qu’elle touche un caractère absolu
15. »

16 Comme ces remarques le suggèrent, l’auteur, qui travaillait alors activement sur la
biographie de Beethoven, s’est clairement inspiré de l’architecture de sa Neuvième
Symphonie comme modèle pour la construction dramatique du Quatorze Juillet. Là où, chez
Beethoven, le chœur et les solistes ont repoussé et transformé les limites de la symphonie
classique, la pièce de Rolland allait faire éclater les conventions du drame en demandant à
la musique, cette force tyrannique des sons, plutôt qu’au texte, de porter l’apogée
dramatique de l’action théâtrale. Pour Rolland, l’émancipation des conventions est une
allégorie pour l’émancipation des hommes : c’est ainsi qu’il décrit la Neuvième Symphonie
dans laquelle « l’instinct des masses sent obscurément... l’avenir, dont il paraît un
précurseur presque mythique16 ». Mais si, dans Le Quatorze Juillet , cette émancipation
demeure symbolique par l’attaque lancée aux conventions théâtrales, elle contient
néanmoins un potentiel d’actualisation grâce au rôle que Rolland souhaitait confier au
public. Rolland espérait en effet que la musique de la fête populaire permette au public de
joindre non seulement « sa pensée, mais [aussi] sa voix à l’action ; le Peuple devenant
acteur lui-même dans la fête du Peuple17 ». Ainsi employée, la musique sera au cœur d’une
forme nouvelle de théâtre populaire, qui permettra de « réaliser l’union du public et de
222

l’œuvre, de jeter un pont entre la salle et la scène. De faire d’une action dramatique
réellement une action18. »
17 La Maison de la culture sollicita l’une de ses organisations affiliées, La Fédération
musicale populaire, pour la musique de scène de Quatorze Juillet. La FMP était l’une des
plus importantes organisations musicales françaises à la fin des années 1930, et son
mandat reflétait bien les préoccupations sociales et culturelles du Front populaire. La
FMP encourageait l’interprétation du répertoire classique et moderne par des musiciens
amateurs, surtout par ceux issus de la classe ouvrière. La Fédération espérait faire tomber
les obstacles qui, traditionnellement, empêchaient les travailleurs d’avoir accès à la
« grande » musique. L’un des principaux débats animant la FMP concernait donc la façon
dont les compositeurs modernes pouvaient attirer ces nouveaux auditeurs. Le mot
« populaire » était dans toutes les bouches, mais les approches et les attitudes des
compositeurs vis-à-vis de la création d’une musique populaire moderne étaient loin d’être
unanimes.
18 Albert Roussel fut président honoraire de la FMP de 1935 jusqu’à sa mort en 1937. C’est
lui, de même que six autres membres de la Fédération – Auric, Honegger, Ibert, Kœchlin,
Lazarus et Milhaud – qu’on invita à composer une musique de scène pour Le Quatorze
Juillet. La tâche assignée aux compositeurs consistait à écrire un prélude ou un finale pour
l’un des trois actes de la pièce. Malgré la nature collective de cette entreprise, chaque
musicien était libre de suivre sa propre inspiration et rien n’indique que les compositeurs
aient collaboré dans le but de créer une œuvre à l’unité évidente.
19 La musique de scène pour Le Quatorze Juillet peut être vue comme une plate-forme pour la
vision musicale et politique de la FMP. Pour tous ces compositeurs, la commande fut la
première résultant de leur association avec la Fédération. Ce fut donc pour eux l’occasion
d’exprimer publiquement, par le médium de la musique, leurs visions respectives d’une
musique populaire moderne. Dans les pages qui suivent, j’analyserai les contributions de
Kœchlin, Auric et Lazarus en les plaçant dans le contexte de leurs proclamations sur la
musique populaire à l’époque du Front populaire. Si Kœchlin et Auric s’engageaient à
écrire de la musique populaire « progressive » qui intègre des procédés musicaux à la fois
modernistes et traditionnels, Lazarus optait pour une musique populaire ultra-simplifiée,
censée mieux correspondre aux attentes d’un auditoire de masse19.

CHARLES KŒCHLIN
20 Pour le Front populaire, et en particulier pour la Maison de la culture et ses associations
affiliées telles que la FMP, le folklore était perçu comme un genre musical apte à forger
un pont entre l’art moderne et le peuple. Le folklore était depuis longtemps associé, grâce
aux efforts de la droite, au monde paysan et à l’idée d’une culture nationale fixe et
cohérente20. Cependant, durant le Front populaire, des organisations de gauche
espéraient pouvoir inclure les ouvriers au sein de cette culture nationale par une
réappropriation vigoureuse du folklore national21.
Si l’une de nos principales préoccupations est la culture de notre pays, nous ne
devons pas oublier que le folklore est un élément qui a été, hélas, laissé dans les
mains d’organisations ou de personnalités les plus réactionnaires. Il est de notre
tâche de reprendre ce folklore, d’y retrouver toute la saine sève populaire, héritage
du passé, de la faire revivre22...
223

21 Parmi les musiciens de la FMP, Charles Kœchlin était l’un de ceux défendant le plus
ardemment le folklore, y voyant un moyen pour aider à la fondation d’une musique
populaire moderne. La vraie musique populaire, expliquait-il dans le journal de la FMP,
est une « expression du peuple, comme furent les Chansons bretonnes, celles de
l’admirable folklore espagnol, la Complainte de la Volga, les vastes mélopées indiennes,
les airs de cornemuse d’Écosse, les rêveries des Irlandais et des Gallois, etc. 23... » Kœchlin
demande à ses lecteurs d’apprécier la beauté et l’aspect réellement populaire du folklore
français et met en lumière les liens entre le folklore et la grande musique du passé :
Dans Notre-Dame du Folgoat, cette admirable mélodie bretonne, on évoque l’infini de
l’Océan, comme dans le prélude du 3e acte de Tristan et Yseult ; dans les Laboureurs,
les vastes horizons des plaines, ainsi qu’au dernier acte du Messidor de Zola et Alfred
Bruneau24.
22 Dans ces comparaisons se révèle la croyance que la modernité n’est nullement
compromise par l’intégration de techniques et styles musicaux traditionnels. Kœchlin
estime que l’utilisation du folklore par des musiciens modernes doit permettre à la
musique moderne d’être à la fois savante et simple.
23 C’est ainsi que Kœchlin concevait sa contribution à Quatorze Juillet, intitulé Liberté. Sa
musique commence vers la fin du deuxième acte au moment où Hoche, encouragé par
l’enthousiasme du peuple massé derrière les barricades du faubourg Saint-Antoine, se
prépare à mener l’assaut de la Bastille. Une jeune fille se détache de la foule et se dit prête
à suivre le futur général, qui la prend sur ses épaules. Elle entonne « une ronde nationale
du temps » qui est à son tour répétée par Hoche et le peuple.

Exemple 1 : Charles Koechlin, Liberté, musique de scène pour Le Quatorze Juillet de Romain Rolland,
mes. 1-3.

24 C’est sur cette simple mélodie d’inspiration folklorique chantée par le peuple que s’ouvre
la pièce, tandis que petit à petit l’orchestre intervient en contrepoint25 (Exemple 1).
25 Le caractère folklorique de cette mélodie est hautement significatif, car son usage rejoint
les préoccupations du Front populaire sur l’appropriation du folklore. Destiné à
accompagner l’approche à la Bastille par le peuple de Paris – « un crocheteur ; un
maniaque ; un étudiant ; un patron menuisier ; un notaire ; marchands de journaux », etc.
–, ce chant n’est pas typique de la Révolution – comme La Carmagnole – mais constitue
bien une mélodie qui crée l’union symbolique entre le monde paysan et le monde urbain26
. Ainsi, c’est toute la France qui mène l’assaut : les ouvriers chantent la mélodie de la
paysannerie et ainsi, aux yeux de la gauche, s’incluent naturellement dans la culture
nationale.
26 Kœchlin, suivant les indications de Rolland, illustre les « grandes clameurs enthousiastes,
les cloches qui s’éveillent de proche en proche, et [les] bruits confus » par l’emploi de la
polymodalité et d’une orchestration extrêmement touffue. Ici, les proclamations de
Kœchlin sont clairement exprimées en musique ; la mélodie de la jeune fille – naïve et
infiniment populaire – sert de matériau de base pour la construction d’un morceau qui,
bien que simple dans son inspiration mélodique et rythmique, demeure savant par l’usage
d’agrégations et de sonorités complexes.
224

27 Comme l’écrivait le compositeur dans un article défendant la valeur de la musique de


scène pour Le Quatorze Juillet : « n’opposez jamais technique, “science” musicale à
inspiration populaire. Les deux peuvent marcher de pair27 ». La simplicité de la ronde
populaire, en contraste avec les accords énigmatiques de la partie finale de l’œuvre (que
Kœchlin jugeait « inanalysables »), confirme sa foi dans la possible réconciliation entre
l’art pour l’art et l’art du peuple28 (Exemple 2).

Exemple 2 : Charles Koechlin, Liberté, musique de scène pour Le Quatorze juillet de Romain Rolland,
mes. 114-120 (réduction).

GEORGES AURIC
28 Georges Auric, autre membre actif de la FMP, fut aussi séduit par l’idéologie du Front
populaire. Pour lui, les enjeux de la musique populaire étaient directement liés aux
problèmes d’auditoires. En 1937, il s’exprima dans le journal de la FMP au sujet des
compositeurs devant faire face au problème de la recherche de publics nouveaux. Très
critique vis-à-vis de l’opéra et du concert symphonique, il les souhaitait plus accessibles
aux amateurs, surtout ceux des couches populaires. Ainsi, pour Auric, la crise que
traverse la musique à la fin des années 1930 n’est pas provoquée par le langage musical
des compositeurs français mais surtout par la difficulté des nouveaux auditeurs à accéder
à cette musique. C’est d’ailleurs ce qui explique son affiliation à la FMP, qu’il considérait
d’un grand secours pour la cause de la musique moderne grâce à sa politique d’ouverture
vers de nouveaux publics29.
29 Sa musique pour Le Quatorze Juillet accompagne le début du premier acte, qui se déroule
dans les jardins du Palais-Royal, grouillants de citoyens de toutes sortes. Elle n’est pas
sans rappeler celles écrites dans les années 1920 au temps des « Six », comme le ballet Les
Fâcheux (1923) ou encore cette autre composition inspirée du 14 juillet, l’Ouverture aux
Mariés de la tour Eiffel (1921). La partition est construite de courtes phrases de quatre
mesures qui s’enchaînent au-dessus d’un rythme de marche obstiné (Exemple 3). Les
225

mélodies, d’une facture populaire, sont accompagnées d’appoggiatures cinglantes qui leur
confèrent une qualité sarcastique.

Exemple 3 : Georges Auric, Palais-Royal, musique de scène pour Le Quatorze Juillet de Romain Rolland,
mes. 25-40 (réduction).

30 Au milieu du mouvement, en accord avec les idées de Rolland, Auric entre de plain-pied
dans l’atmosphère musicale des années 1780 avec une longue citation tirée de L’Épreuve
villageoise de Grétry 30 (Exemple 4). Mais cette citation n’est pas sans une apparente
incongruité, car L’Épreuve (1784) est un opéra-comique qui place la paysannerie au cœur
de l’argument scénique et des considérations musicales d’ordres stylistiques. Comme le
remarque David Charlton, les rythmes raides et les phrases répétées donnent « une
musique qui semble vouloir marcher sur de courtes jambes paysannes31 ». À l’image de la
musique de Kœchlin, Auric semble vouloir jouer sur l’équivoque entre les représentations
symboliques des mondes urbain et paysan, ce qui n’est pas sans résonance avec les efforts
d’appropriation culturelle et d’ouverture sociale entamés par les organisations culturelles
dans la mouvance du Front populaire.

DANIEL LAZARUS
31 De tous les compositeurs du groupe que Kœchlin appelait les « Sept », Daniel Lazarus est
de loin le moins connu32. Pourtant, c’est à lui que fut donnée la tâche d’écrire ce qui était,
aux yeux de Rolland, la plus importante partition de Quatorze Juillet – celle de la fête
populaire. Lazarus était alors très impliqué dans les milieux culturels de gauche, et
occupait le poste de critique musical pour Ce soir, l’autre grand quotidien, avec L’Humanité,
des communistes français. Pour lui, la situation sociale moderne, de plus en plus dominée
par les revendications des masses, exigeait des compositeurs qu’ils reconsidèrent les
assises de la création musicale33. Lazarus prônait la création d’une musique populaire
moderne et ultra-simplifiée, qui serait alors mieux adaptée aux possibilités d’écoute des
masses :

Exemple 4 : André-Ernest-Modeste Grétry, L’Épreuve villageoise, deuxième acte : Entr’acte, mes. 1-8.
(réduction).

Exemple 5 : Daniel Lazarus, Fête de la liberté, musique de scène pour Le Quatorze juillet de Romain
Rolland, mes. 9-16.
226

Cette musique ne devrait être bâtie sur aucun plan intellectuel, ne comporter aucun
a priori logique, aucune architecture inflexible. Elle devrait en quelque sorte n’avoir
ni début ni conclusion nettement établis. La répétition à quelque distance d’un
motif très simple, brochant sur des éléments rythmiques persistants, mais peu
« attaquants », bref, une sorte de rondo perpétuel, léger, bondissant, continu,
presqu’impalpable [sic]34.
32 Ces mots en faveur d’une Muzak avant l’heure sont représentatifs du fossé qui séparait les
opinions sur la musique populaire, même au sein de la FMP. Il n’est alors pas surprenant
que la fête populaire de Lazarus soit dominée par un motif à répétition d’une simplicité
extrême.
33 Pierre Kaldor réagit en ces termes dans Marianne :
L’apothéose reposait sur les épaules de Daniel Lazarus, qui a su lui donner un
mouvement fort sympathique. Mais disons la vérité à nos amis : son thème
conjuguait en une étrange parenté le final de la Neuvième et (horresco referens) la
rengaine Avec les pompiers. Son instrumentation, en paquets plaqués, est assez
lourde. Certes, l’air restera dans beaucoup de mémoires, mais est-ce là le seul
critérium35 ? (Exemples 5 et 6).
34 Mais pour Lazarus ce « critérium » comptait pour beaucoup, comme le témoigne une
lettre à son ami, l’écrivain Jean-Richard Bloch, écrite peu après la première :
Pour moi, hanté depuis tant d’années par l’espoir – toujours jusqu’à présent déçu –
d’être « utile » par ma musique, ma joie est grande. Les groupes ouvriers, de dure et
impitoyable critique, m’ont « admis ». Ma musique est devenue la leur. Ils la
chantent, ils la dansent, elle leur appartient. Et je suis d’autant plus heureux que
leur plaire n’est pas facile36.
35 Romain Rolland, qui n’était pas présent pour la première de Quatorze Juillet, félicita
chaudement tous les compositeurs par le biais de Charles Kœchlin pour cette
« exceptionnelle manifestation – du Front populaire, en musique37 ». Par contre, dans sa
correspondance à des membres de sa famille, Rolland exprima de très fortes réserves sur
la représentation, surtout au sujet de la musique.

Exemple 6 : Ludwig van Beethoven, Neuvième Symphonie en ré mineur, op. 125 (4 e mouvement), mes.
241-252.

La représentation ne m’a pas du tout satisfait. (Mais il ne faut le dire à personne ! 38)
J’excepte la fête de la fin, qui est d’une allégresse et d’un élan admirables [...] Mais
le reste n’est presque jamais dans le rythme que j’ai voulu. La musique (très belle) a
faussé le mouvement et le caractère. Dès le lever de rideau, c’est de l’opéra-
comique. On attend qu’ils chantent : – « Fils de la noble Venise, vaillant [sic]
marins ! » (Haydée) ou : – « C’est aujourd’hui, Dimanche !.. » (Mignon) – tout est
trop long, et le souffle est coupé. Il y faudrait une fièvre continue 39.
36 Au lieu d’une musique « à la ressemblance de celle de Beethoven, qui, mieux que toutes
les autres, reflète l’enthousiasme des temps révolutionnaires », Rolland dut se contenter
d’une musique de scène dans laquelle il entendit l’écho d’Auber et d’Ambroise Thomas. Le
final échoua à fournir ces « éclats sauvages de la Neuvième » tant espérés ; quant à la
communion dans la salle qui devait être assurée par « l’entrée en scène d’une puissance
nouvelle », elle n’eut tout simplement pas lieu40.
227

37 Ou du moins, pas tout de suite, car le spectacle qui se produisit un peu plus tard, lors des
applaudissements et rappels « sans fin », en dit long sur la force politique de cette
représentation : debout, l’auditoire et les comédiens entonnèrent spontanément, poing
levé, L’Internationale et La Marseillaise 41. Le critique François Lassagne en donne une
description exaltée :
La Bastille fut vraiment prise, ce soir de 1936. Et quand, à la fin du spectacle, acteurs,
figurants et spectateurs chantèrent, d’une même voix, la Marseillaise et l’
Internationale, il n’y avait plus personne pour entendre ou pour voir, pas un homme
qui fût au spectacle, pas un acteur qui tint son rôle42.
38 Les deux chants, pour si longtemps des symboles politiques opposants, se fondirent ce
soir-là en un symbole d’unité nationale autour d’une fête commémorant la révolution qui,
aux yeux de la gauche, commençait à retrouver son véritable sens. L’appropriation de ces
deux symboles de la République par la gauche, et surtout par les communistes, était
advenue.
39 La reprise de Quatorze Juillet en 1936 marque l’histoire des arts des années 1930 d’une
façon toute singulière. Conçue comme un événement collectif, politique, historique et
populaire, l’œuvre s’inscrit au cœur des débats esthétiques de l’entre-deux-guerres. Pour
les organisateurs, elle tint lieu de manifeste politique reflétant l’idéologie du
gouvernement commanditaire. Chez les musiciens, cependant, on retrouve au sein de
l’effort commun la trace de voix disparates et individuelles qui esquissent, d’une manière
symbolique, différentes attitudes concernant la musique moderne et sa position vis-à-vis
du passé, du public, du pays, de son organisation et de l’avenir. Ces musiciens, loin d’avoir
écrit une banale « œuvre de circonstance », se sont activement impliqués, par leurs choix
stylistiques et techniques, dans un débat sur la musique populaire. Les voies ainsi
entrouvertes à la musique populaire – celles du folklore, du néo-classicisme, de la
simplification et de l’expérimentation – seraient à la source de riches débats durant et
après le Front populaire43.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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Auric, Georges. « Le compositeur de musique en 1937 », L’Art musical populaire (mai 1937), p. 3.

— « Arthur Honegger, Jacques Ibert, Charles Kœchlin, Daniel Lazarus, Darius Milhaud Albert
Roussel », Quatorze Juillet : Interludes pour la pièce de R. Rolland vols. 7, Paris : Le Chant du Monde,
1989.

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p. 20-39.

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p. 19-20.

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p. 569-572.

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—. Théâtre de la Révolution, Paris : Albin Michel, 1972.

—. Beethoven : Les grandes époques créatrices, Paris : Albin Michel, 1966.

Sprout, Leslie A. « Muse of the Révolution française or the Révolution nationationale ? Music and
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Thorez, Maurice. « La Marseillaise, génie du peuple de France », L’Humanité (28 juin 1936).

FIGURES
Picasso, Pablo. Esquisse pour le Rideau de Scène de Quatorze Juillet de Romain Rolland, Dessin à la mine
de plomb, 67 cm x 66.5 cm. (Musée Picasso) in Le Front populaire et l’artmoderne : hommage à Jean
Zay, Orléans : Musée des beaux-arts, 1995.
229

Picasso, Pablo. La Dépouille du Minotaure en costume d’Arlequin (Rideau de scène pour Le Quatorze
Juillet de Romain Rolland) (1936). Détrempe sur canevas gris en coton, 8.30 x 13.25m. Musée « Les
Abattoirs » (Toulouse) in Pablo Picasso, a retrospective, New-York : Museum of Modem Art, 22
mai-16 septembre 1980.

REMERCIEMENTS ET AUTRES SOURCES


Archives de l’Association des maisons de la culture, Archives nationales, Paris.

Fonds Charles Kœchlin, Bibliothèque Gustav Mahler, Paris.

Fonds Jean-Richard Bloch, Bibliothèque nationale, Paris.

Fonds Romain Rolland, Bibliothèque nationale, Paris.

NOTES
1. Pour les détails de la commande, voir Pascal Ory, La Belle Illusion : Culture et politique sous le signe
du Front populaire 1935-1938, Paris : Plon, 1994, p. 400-403.
2. Jacques Fauvet, Histoire du Parti Communiste Français I. De la guerre à la guerre 1917-1939, Paris :
Fayard, 1964, p. 190-193.
3. Maurice Thorez, « La Marseillaise, génie du peuple de France », L’Humanité (28 juin 1936) et
Charles Kœchlin, « Gloire à La Marseillaise. Cri d’épopée », L’Humanité (27 juin 1936).
4. Cité dans Hervé Luxardo, Histoire de la Marseillaise, Paris : Christian de Bartillat, 1990, p. 227.
5. François Lassagne, « Le Quatorze Juillet de Romain Rolland », Vendredi (24 juillet 1936).
6. Romain Rolland, Théâtre de la Révolution : Le Quatorze Juillet, Paris : Albin Michel, 1972, p. 94.
7. Ibid., p. 105.
8. Romain Rolland, « Quatorze Juillet 1936 et 1789 », Europe (15 juillet 1936), p. 293-297.
9. Une esquisse pour le rideau de scène, datée du 13 juin 1936 mais restée inconnue jusqu’à la
mort de l’artiste, utilise une iconographie encore plus explicite (drapeau soviétique, poings
fermés, foule en liesse). Voir la reproduction dans Le Front populaire et l’art moderne : hommage à
Jean Zay, Orléans : Musée des beaux-arts, 1995, p. 174.
10. Jean Labasque, « Le rideau de l’Alhambra », La Nouvelle Revue française (septembre 1936),
p. 571.
11. Jean Labasque et Sidra Stich notent tous deux l’allusion aux œuvres de Goya dans le groupe
de gauche. Stich cite le célèbre tableau de lutte révolutionnaire, Le 3 mai 1808, comme une source
probable pour l’attitude du jeune homme. Labasque, « Le rideau de l’Alhambra », La Nouvelle
Revue française, p. 571 et Stich, « Picasso’s Art and Politics in 1936 », Arts Magazine, 58, p. 115.
12. Labasque, op. cit., p. 570.
13. Cette partition a gagné le concours de la Ville de Paris en 1913. Pour informations
supplémentaires, voir Jane F. Fulcher, French Cultural Politics and Music : From the Dreyfus Affair to
the First World War, New York, Oxford : Oxford University Press, 1999, p. 130-133.
14. Rolland, Théâtre de la Révolution, p. 226.
15. Ibid., p. 225.
16. Romain Rolland, Beethoven : Les grandes époques créatrices, Paris : Albin Michel, 1966, p. 978.
17. Rolland, Théâtre de la Révolution, p. 226.
18. Ibid., p. 225.
19. Pour trois vues générales et récentes sur l’ensemble des sept contributions, cf. Frédéric
Robert « Introduction » dans Quatorze Juillet : Interludes pour la pièce de R. Rolland, Paris : Le Chant
du Monde, 1989 ; Nicole Labelle, « Les musiques de scène pour le Quatorze Juillet de Romain
230

Rolland », Paris : Colloquium AIDUF, 1989, p. 75-89 et Ory, op. cit., p. 328-329. Pour une analyse des
œuvres individuelles voir (pour Milhaud) Leslie A. Sprout « Muse of the Révolution française or the
Révolution nationale ? Music and National Celebrations in France, 1936-1944 », Repercussions
(printemps-automne 1996), p. 77-84 et (pour Kœchlin) Robert Orledge, Charles Kœchlin (1867-1950) :
His Life and Works, Luxembourg: Harwood Academic Publishers, 1989, p. 174.
20. Herman Lebovics, True France: The Wars Over Cultural Identity 1900-1945, Ithaca/Londres: Cornell
University Press, 1992, p. 135-161.
21. Ibid., p. 160.
22. Lettre interne de René Blech, secrétaire général de la direction culturelle de l’Association des
Maisons de la culture (s.d.). AN 104 AS 1, p. 1.
23. Charles Kœchlin, « La vraie et la fausse musique populaire », L’Art musical populaire (août-
septembre 1937), p. 19.
24. Ibid.
25. Nicole Labelle cite la chanson « Auprès de ma blonde » comme une source possible
d’inspiration pour la mélodie de Kœchlin. Voir Labelle, « Les musiques de scène », p. 87.
26. Rolland, Théâtre de la Révolution, p. 100.
27. Kœchlin, op. cit.
28. Orledge, op. cit., 1989, p. 174.
29. Georges Auric, « Le compositeur de musique en 1937 », L’Art musical populaire (mai 1937), p. 3.
30. Citation identifiée premièrement par Frédéric Robert. Voir son « Introduction » au Quatorze
Juillet : Interludes pour la pièce de R. Rolland.
31. David Charlton, Grétry and the Growth of Opéra-Comique, Cambridge: Cambridge University
Press, 1986, p. 221: « Repeated-note phrases, a restricted melodic range and rather stiff rhythms gave rise
to a music that seems to walk on short country legs. »
32. Charles Kœchlin, « De l’Art pour l’Art et de l’état des esprits à ce jour », La Revue musicale
(juin-juillet 1937), p. 23.
33. Daniel Lazarus, « La Musique », Ce Soir (16 juillet 1937).
34. Ibid.
35. Pierre Kaldor, « Une œuvre et sept auteurs », Marianne (22 juillet 1936).
36. Lettre de Daniel Lazarus à Jean-Richard Bloch (17 juillet 1936), fonds Jean-Richard Bloch, BN
(Manuscrits).
37. Lettre de Romain Rolland à Charles Kœchlin (r8 juillet 1936), fonds Kœchlin, Bibliothèque
Gustav Mahler. Rolland a entendu la première à la radio. Il assisterait aux spectacles des 1 er et 2
août de la même année.
38. Souligné dans le texte.
39. Lettre de Romain Rolland à sa sœur Madeleine Rolland (2 août 1936), fonds Romain Rolland,
BN (Manuscrits).
40. Léon Kochnitzky, « Le Quatorze Juillet », La Revue musicale (juillet-août 1936), p. 44.
41. Édouard Bourdet, « Quatorze Juillet », Marianne (22 juillet 1936).
42. François Lassagne, op. cit.
43. Je voudrais ici remercier Steven Huebner, Alexis Luko, Julie Pedneault et Erin Helyard pour
leur aide dans l’élaboration de cet article.
231

AUTEUR
CHRISTOPHER MOORE
McGill University, Canada
232

Chapitre 15. Des unanimistes à l’art


sonore : quand la littérature, l’art et
la musique recréent la technologie
Marc Battier

1 L’apparition des technologies du son à partir de la fin du XIXe siècle entraîna des
bouleversements artistiques inattendus. Pensés comme extensions de la nature du son,
les nouveaux dispositifs mécaniques et électriques étaient, au mieux, utilitaires. Objets
techniques dont les concepteurs avaient parfois du mal à envisager la fonction sociale, ils
n’étaient pas pourvus de caractère artistique.
2 Pourtant, leur existence et leur développement prirent au début du XXe siècle un tour
inattendu : les artistes se saisirent des nouvelles machines et, les détournant de leur
fonction initiale, en firent des instruments de création.
3 On sait quel rôle ces technologies jouèrent ensuite dans l’exploration et le façonnement
de nouvelles pensées musicales tout au long de ce siècle, mais il est remarquable de
constater combien ce nouvel art sonore devait aux poètes et aux écrivains. C’est ainsi que
deux poètes, Guillaume Apollinaire et Henri-Martin Barzun, inventèrent la poésie
phonographiste. Inspirés par le mouvement simultanéiste, si puissant dans les années
1910, les deux artistes rêvaient d’une poésie que seul permettrait le phonographe.
4 Nous ferons remonter cet événement à l’influence de Jules Romains à travers la
publication de son recueil La vie unanime (1904-1907). Barzun fut, en effet, un participant
actif du cercle des unanimistes. De son côté, Apollinaire fut un apôtre fervent du cubisme.
De ces deux mouvements découla leur tentative, inaboutie, de poésie renouvelée par le
son. Nous retracerons le cheminement de ces influences jusqu’à leur incarnation chez les
dadaïstes de Zurich et tenterons de montrer que l’art sonore du XXe siècle, qui permet
aux artistes de recréer la technologie de leur époque, fut le résultat de croisements de
disciplines.
5 Ce détournement précoce de la technologie de l’enregistrement représente un jalon
déterminant dans l’étude de la genèse de l’emploi des technologies du sonore dans la
création. Au passage, notons que la création considérée n’est pas nécessairement dans le
233

champ de la musique mais qu’elle peut s’appliquer à des domaines proches comme, par
exemple, la poésie sonore et, plus généralement, ce qu’on appelle, de façon un peu
malhabile, l’art audio. Il est aussi remarquable que les technologies pionnières soient
avant tout appliquées à la voix. Le téléphone (1876) comme le phonographe d’Edison ou de
Charles Cros (1877) sont illustrés par la transmission ou l’enregistrement de la parole.
L’enregistrement magnétique (1898) trouvera avant tout son utilisation pendant un demi-
siècle comme dictaphone, avant l’invention du magnétophone à la fin des années 1930. La
radio, enfin, est surtout le médium de la parole (information, théâtre radiophonique) tout
autant sinon plus que celui de la diffusion musicale. Ces technologies posent
naturellement les conditions du mouvement d’invention de nouvelles musiques de la
seconde moitié du XXe siècle.
6 Je définirais les technologies du sonore comme instrumentarium de l’enregistrement et
de la reproduction, et, plus généralement, de la transduction électrique. Il faut noter
qu’elles sont remarquablement dirigées vers la voix, son enregistrement, sa reproduction
et sa transmission. Nées de la saisie de la parole et du chant, elles participent de ce que
j’appellerais une épiphanie de la voix au XXe siècle, c’est-à-dire d’un véritable dévoilement.
Celui-ci se traduit de mille façons en s’inscrivant dans la tradition, avec le théâtre, la
poésie et le chant, en inventant aussi de nouvelles formes d’expression et en servant de
matériau privilégié dans les musiques électroacoustiques et l’art audio.
7 Ces questions figurent au premier plan des interrogations soulevées dans un nouveau
champ de recherche, celui des études des musiques électroacoustiques. L’un des buts de
ce champ est d’éclairer les mouvements où les artistes côtoient la création sonore,
surtout lorsque celle-ci s’appuie sur la technologie mécanique, électrique ou électronique
– du moins à un moment de son existence –, jusqu’au moment où, après la Seconde
Guerre mondiale, apparaît la création électroacoustique, à laquelle Pierre Schaeffer,
d’abord, donnera le nom de musique concrète, après avoir, pendant près de deux ans,
appelé cette nouvelle forme de production musicale de différentes manières : musique de
bruits, avec son rêve d’une symphonie de bruits et ses cinq études de bruit diffusées sous
le nom de « Concert de bruit » en juin 1948 à la radio, musique abstraite aussi, puisque la
musique est conçue et réalisée sans l’aide d’instruments mais permet l’inscription directe
du geste du compositeur dans l’œuvre, et musique plastique, en référence à la position du
compositeur, comparable à celle de l’artiste devant son matériau plastique. Apparaît peu
après, en 1951, une autre forme de création musicale avec la musique électronique
instaurée, non sans contradictions ni malentendus, à Cologne avec Herbert Eimert, Robert
Beyer et Meyer-Eppler, puis, de façon radicale, avec Karlheinz Stockhausen. À ce propos,
je laisse volontairement de côté ce qui touche à la synthèse du son et, plus généralement,
à la lutherie électrique et électronique au sens strict, c’est-à-dire au sens d’un instrument
de musique.
8 Puisque la musique électroacoustique de la seconde moitié du XXe siècle s’appuie sur un
détournement de la technologie et suscite l’invention de nouvelles techniques, et
puisqu’elle est guidée par des intentions esthétiques fortes, il n’y a pas de raison de
penser que ces conditions, qui reposent sur la technologie, la technique et l’invention,
n’aient provoqué des expérimentations de même type dans la première moitié du siècle,
même si l’on sait qu’aucune n’aura eu la même visibilité.
9 Cette recherche va donc puiser dans des sources extramusicales, comme la littérature,
comme bien sûr les romans, mais aussi la poésie, le théâtre, les essais. Elle regarde aussi
du côté des arts et même du cinéma, avec toutefois comme point central la création
234

sonore, comme on le relève dans la genèse du dadaïsme à Zurich, un mouvement né en


cabaret et donc associé à la musique, même si celle-ci ne nous intéresse pas directement.
Si l’on se penche un instant sur dada, on en retiendra d’autres traits autrement plus
importants et sur lesquels je reviendrai dans un instant. Cette recherche n’est pas non
plus isolée, et l’intérêt pour ces questions suscite un nombre croissant de travaux, encore
bien insuffisants en nombre, toutefois.
10 L’art audio est le résultat du croisement d’un faisceau de conditions dont la principale est
sans doute la plus difficile à définir : la modernité. Les artistes de cette époque, de même
d’ailleurs que les sociologues et les philosophes, donnent de la modernité qu’ils vivent des
images très variées, et contribuent de plus, par leurs œuvres, à la façonner.
11 Un autre axe est la présence de nouvelles technologies du sonore. Les technologies du
sonore existent depuis la fin du XIXe siècle, avec le téléphone (1876), le phonographe
(1877), l’enregistrement magnétique et la radio (vers 1900), ainsi que ce que Curt Sachs
dénomme en 1940 les électrophones, c’est-à-dire la lutherie électrique, électro-mécanique
ou électro-magnétique, et électronique, qui a été largement utilisée dans la première
moitié du XXe siècle.
12 Ces technologies sont très différentes les unes des autres par leurs procédés, puisque
certaines sont purement mécaniques, comme le phonographe de Charles Cros et celui de
Thomas Edison (1877), d’autres sont électriques, comme le téléphone (1876), d’autres
encore sont électroniques, comme la lampe amplificatrice de Lee de Forest ainsi que la
radioélectricité, ou bien encore électromagnétiques (Telegraphone). Mais ce qui les relie
toutes, c’est qu’elles sont une forme de représentation symbolique du monde sonore réel :
elles encodent et décodent, elles sont transduction.
13 Il n’y a pas pour autant de création sonore nécessairement liée à l’ensemble de ces
disciplines ni une sorte de tissu, plus ou moins serré, reliant tous les fils de cette histoire.
Il y a, en effet, dans l’évolution des arts au début du XXe siècle, des ruptures nettes,
souvent causées par des transgressions. Les manifestes, nombreux dans les années 1910 et
les années 1920, sont là pour en témoigner. Ce sont, pour beaucoup, des manifestes
littéraires, poétiques, artistiques et, plus rarement mais très importants, quelques
manifestes musicaux, qui inaugurent les mouvements en « isme », si nombreux :
vorticisme, cubisme, futurisme italien, égo-futurisme, cubo-futurisme, avenirisme,
constructivisme, etc. C’est dans cette période qui s’étend des années 1910 aux années 1920
que se produisent des factures déterminantes qui vont laisser une empreinte indélébile
dans les arts sonores en inscrivant dans la pratique artistique l’écho des bouleversements
de la société. La technologie ne permet pas encore de restituer les projets, et il faut plutôt
se fier à l’histoire des idées qu’à celle des œuvres. Comme le dit Pablo Picasso en 1923
dans un entretien avec Marius de Zayas : « L’art en lui-même n’évolue pas. Ce sont les
idées qui changent et avec elles les modes d’expression1. »
14 La question n’est donc pas de dégager des événements ou des situations où l’impact d’un
mouvement artistique serait direct, immédiat et visible sur la création sonore, mais de
délier les fils entrelacés de la pensée en marche. Il convient surtout de voir comment ces
mouvements posent les conditions, par leur pratique, mais aussi par leur position
esthétique, d’une nouvelle approche de la création qui englobe le sonore.
15 Avec les technologies du sonore se reforme progressivement la notion d’acousmate, ce
phénomène dont nombre de grands mystiques ont témoigné, et qui fait entendre des voix
dont le corps est absent. Des voix sans corps, c’est ce dont il s’agit avec les technologies
235

du sonore qui transportent ou reproduisent le son sans pour autant y associer le corps
qui, peut-être, l’a produit. La notion d’acousmate est, dans l’Histoire, plus liée à la
mystique qu’à ce qu’on a attribué à une pratique de Pythagore, que Jérôme Peignot
souffla à Pierre Schaeffer à la fin des années 1950. Voici ce qu’en dit le Dictionnaire de
l’Académie française, cinquième édition, 1798 :
ACOUSMATE. s. m. [Substantif masculin] Bruit de voix humaines ou d’instruments
qu’on s’imagine entendre dans l’air2.
16 Un critique du dictionnaire de l’Académie, Antoine Augustin Renouard, répond :
– « Des biographes ont écrit que sainte Cécile, prête à recevoir le martyre, entendoit
au dedans d’elle-même des chants angéliques ; d’où lui est venu le titre de patronne
des musiciens. Si ce trait d’histoire est exact, sainte Cécile étoit alors dans un état
d’Acousmate ou d’incantation ; car ces deux substantifs, dans le langage des doctes
métaphysiciens, sont essentiellement synonymes. L’un et l’autre désignent une
affection mentale, que peu de physiologistes savent distinguer ; affection rarement
morbifique, parfois endémique, mais dont ceux qui en souffroient, quand ils
n’étoient pas des saints, ont souvent imputé la cause à sorcellerie 3. »
17 On a trouvé dans les notes de jeunesse d’Apollinaire la copie mot pour mot de la
définition de l’Académie. Le poète donna à deux poèmes ce titre d’acousmate. Le premier
est un poème inclut dans le recueil Stavelot et probablement daté de 1899 : « J’entends
parfois une voix quiète d’absente4. »
18 Dans le second poème, également intitulé « Acousmate » et datant sans doute de la même
époque, Apollinaire écrit ces vers ; « Les bergers écoutaient ce que disaient les anges [...]
/ Les bergers comprenaient tout ce qu’ils croyaient entendre5 ».
19 C’est le rôle de la phonographie, tel que lui ont attribué écrivains, chercheurs et poètes,
de faire entendre des voix sans corps ou des sons sans source causale. Le phonographe
retient pour mieux restituer. Un de ses inventeurs, le poète Charles Cros, écrit à ce sujet :
« Le temps veut fuir, je le soumets6 ». Cette propriété de fixer les vibrations acoustiques,
fugaces par essence, s’efface devant celle de faire entendre des sons qui ne sauraient être
réunis de manière naturelle.
20 C’est dans ces deux tendances, la restitution et la recréation, que l’on trouve les sources
de la création sonore phonographique.
21 Dans les dernières années du XIXe siècle, le rôle du phonographe s’élargit. La machine
prend sa place dans la recherche scientifique, avec la création du Laboratoire de
phonétique expérimentale animé par l’abbé Rousselot, sous l’égide de la chaire de
grammaire comparée du Collège de France occupée par Michel Bréal. Les technologies du
sonore font alors leur apparition dans l’instrumentarium de la recherche. En mars 1911,
le Conseil municipal de la ville de Paris décide d’instituer un Musée de la parole et du
geste afin que soient conservées pour l’Histoire les archives phonographiques et
cinématographiques importantes. Ce musée ne prendra forme qu’en 1927, mais il ancre
l’importance accordée à l’enregistrement mécanique en lui donnant une fonction de
mémoire au delà des simples applications commerciales. En juin 1911, date décisive pour
notre étude, sont créées en Sorbonne les Archives de la parole, dirigées par le professeur
Fernand Brunot, titulaire de la chaire d’histoire de la langue française. Le laboratoire
profite du soutien de l’industriel français Émile Pathé et est doté d’un phonographe
enregistreur7. Lors de l’inauguration, Brunot déclare : « Voici qu’à présent en même
temps que l’homme commence à faire son chemin vers le ciel8, la parole se grave dans la
matière pour toujours9. »
236

22 Apollinaire apprend l’existence de ce laboratoire10 et rédige aussitôt un bref article qu’il


intitule « La Sorbonne est ébranlée11 ». C’est dans ce texte qu’Apollinaire fait, pour la
première fois, référence au phonographe en tant qu’une machine revêtue d’une fonction
de création artistique : « S’il n’y a pas encore, outre le phonographe à poésie, de machine
à histoire ou à philologie, les travaux auxquels on se livre en Sorbonne y sont, en quelque
sorte, aussi mécaniques12. »
23 Cependant, l’idée de recourir à des machines pour la recherche l’inquiète. Il y voit une
manière de délaisser la culture générale au profit d’une « spécialisation » aux mains
d’opérateurs et d’ouvriers qui « s’adonnent à des travaux aussi ingrats et de si peu de
profit pour leur esprit13 ». Mais c’est là une attitude caractéristique du poète que
d’osciller entre les tendances de l’avant-garde tout en regardant en arrière vers la
tradition qui donne des outils conceptuels à ne pas négliger et n’enlève rien à son apport
à la phonographie.
24 Apollinaire aura peut-être plus été un théoricien de la peinture que de la poésie.
Cependant, ce qu’il dit du cubisme nous éclaire sur les sources d’inspiration des artistes
en ce début du XXe siècle. Dans un long essai intitulé « Sur la peinture 14 », ouvrant les
Méditations esthétiques – les peintres cubistes, il distingue quatre tendances : deux sont
qualifiées de « parallèles » et deux de « pures ». Il y a le « cubisme scientifique »
(tendance pure) : « c’est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments
empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance ». Cette
abstraction permet de restituer « la réalité essentielle avec une grande pureté ». Le
« cubisme physique » part d’éléments « empruntés pour la plupart à la réalité de vision ».
Il ressort du cubisme « par la discipline constructive », mais « ce n’est pas un art pur »,
car « on y confond le sujet avec les images ». Le « cubisme orphique » est « l’art de
peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle,
mais entièrement créés par l’artiste ». C’est donc de l’art pur. On voit poindre dans cette
aspiration, à laquelle il associe les noms de Picasso, Robert Delaunay, Léger, Picabia et
Duchamp, l’élan vers une non-figuration décisive. La dernière catégorie est qualifiée de
« cubisme instinctif », dans laquelle les ensembles nouveaux sont suggérés à l’artiste par
« l’instinct et l’intuition ». C’est ce mouvement qui « s’étend maintenant sur toute
l’Europe ».
25 Ce texte théorique propose des cadres très instructifs pour cet épisode de l’histoire de
l’art qu’est l’apparition du cubisme dans la seconde moitié des années 1900, mais qui
éclaire la position des artistes de différentes disciplines. Si chaque forme d’art a ses
contraintes et sa dynamique propres, les quatre catégories ont le mérite d’analyser des
tendances manifestement opposées, justement parce quelles se font jour au sein d’un
même mouvement, moins homogène, donc, qu’il n’y paraît.
26 Pour ce qui est de l’art sonore, appellation commode puisqu’on ne saurait encore, à cette
époque, parler du renouveau de la musique en ce qu’elle serait affectée par la technologie,
c’est par les poètes que s’amorce une voie qui, à la longue, se révélerait fructueuse. On ne
constate pas, en 1911, d’affirmation d’un rôle créateur de la technologie en musique ; il
faudra la déceler ailleurs, et c’est précisément en poésie quelle apparaît.
27 À propos des mouvements littéraires du début du XXe siècle, Jean-Louis Backès évoque la
difficulté à en caractériser les formes, surtout, dit-il, en poésie, avec l’éclatement du vers
déjà présent depuis Mallarmé. Il parle d’ailleurs de « l’éclatement du vers 15 » et même de
« pulvérisation16 ». Il retrouve la même difficulté dans le roman, chez Proust, d’abord,
237

avec À la recherche du temps perdu, et chez Joyce avec Ulysse (1922). En étendant cette
réflexion jusqu’à la musique – il va de soi qu’il aurait pu tout aussi bien aller jusqu’aux
arts plastiques –, Jean-Louis Backès parle de l’évanescence des formes. Quoi qu’il en soit,
les témoignages laissés par les artistes de ce temps, qu’ils soient inscrits dans leurs
œuvres ou sous forme de paratextes, sont nombreux, mais il faut les interroger selon une
approche particulière.
Le thème de la métamorphose de la ville, dont l’âme commune vient au monde par
la médiation du poète17...
28 Je voudrais ici ancrer ces bouleversements dans un mouvement qui eut, à son époque, un
écho retentissant : l’unanimisme. Ce fut le poète Jules Romains qui en illustra les
caractères dans un recueil de poèmes écrit entre 1904 et 1907, La Vie unanime. C’est en
plein dans les années du surgissement du cubisme qu’un jeune auteur inconnu, Jules
Romains, publie un recueil de poèmes baptisé La Vie unanime, qui répandra rapidement le
concept déjà mis à jour par le sociologue Émile Durkheim sous le nom d’unanimisme. La
Vie unanime paraît la même année que L’évolution créatrice de Bergson.
29 Le recueil, que Jules Romains considère comme un livre à part entière, fut écrit par un
tout jeune auteur, puisqu’il avait 18 ans en 1904 lorsqu’il le commença et seulement 22 à
son achèvement. Publié un an plus tard, en 1907, l’ouvrage connut un succès immédiat.
L’année 1907 est aussi celle de la première exposition des peintres cubistes et de
l’affirmation de l’appellation « cubisme » par Matisse, répandue ensuite par Apollinaire.
30 L’unanimisme semble une constatation de l’évidence que l’individu est désormais enserré
dans le collectif. Le thème de la ville préoccupe aussi les sociologues et les philosophes de
cette époque, mais un thème surgit du chaos de la ville moderne : celui des
communications et des transports qui créent des liens inédits entre les hommes. On peut
mentionner quelques-uns de ces caractères en se référant au poème « Liens »
d’Apollinaire. Apollinaire, de son côté, est sensible au thème de l’unanimisme, comme on
peut l’observer en rapprochant des fragments de poèmes des deux auteurs, le premier de
Romains, le second d’Apollinaire :
La terre n’entend pas leurs caresses qui courent,
Et ne devine pas l’amour aérien
Que s’envoient sur les fils, en frissons électriques
Leurs cœurs, mal assouvis par la lenteur des trains18.
Cordes faites de cris
[...]
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés19.
31 C’est d’ailleurs ce thème qu’amplifie Henri-Martin Barzun dans L’ère du drame :
Ainsi, après la vapeur et l’électricité, l’aviation et la télégraphie aérienne
transforment la notion de distance, bouleversent notre sentiment du pathétique,
étendent notre puissance psychologique20.
32 En conjonction avec les tenants de l’unanimisme se forme une autre tendance artistique,
qui se fera connaître sous le nom de simultanéisme. Unanimisme et simultanéisme sont
liés, tout d’abord en la personne du poète et théoricien Henri-Martin Barzun. Ce fut lui
qui permit de créer le Groupe de l’Abbaye en prêtant une maison sur les bords de la
238

Marne à Créteil. Le groupe de l’Abbaye fut un foyer réunissant des poètes et des peintres.
De ce groupe, Barzun émergea avec l’idée de simultanéisme.
33 Barzun donne cette définition de l’Abbaye dans le dernier chapitre de son ouvrage de
1912, L’ère du drame :
L’Abbaye de Créteil, fondée en octobre 1906, et dissoute par notre départ, en janvier
1908, ne fut jamais 21, à aucun moment, une école poétique, une chapelle littéraire.
Ce fut, tout au contraire, le centre actif 22 de la génération montante, car elle groupa
fraternellement plus de cinquante poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, graveurs
venus de tous les horizons pour affirmer leur art23.
34 Située au sein d’un parc, l’édifice de Créteil abritait ces artistes dans des intentions
diverses : « Notre phalanstère d’art poursuivait, d’ailleurs, un tout autre but que celui
d’affirmer des credo littéraires 24. » Le groupe était doté d’un atelier d’imprimerie
permettant à « tous les écrivains de talent, adhérant ou non à l’œuvre, et sans distinction
de tendances, qui voulaient bien confier à notre atelier typographique leurs ouvrages à
imprimer, pour des prix vraiment confraternels25 ». La vie de cette communauté
« abbatiale » se consacrait aussi aux tâches quotidiennes, « l’entretien de l’immeuble et
du vaste parc, la culture ménagère et le jardinage26 ». Cinq artistes furent les créateurs de
ce « rêve icarien27 » : le peintre Albert Gleizes et les poètes René Arcos, Alexandre
Mercereau, Charles Vildrac et Henri-Martin Barzun28. Pour ce dernier à qui appartenait la
propriété, c’est bien l’Abbaye qui fut le ferment des idées plus tard développées par Jules
Romains, Apollinaire et bien d’autres. Il n’est nul besoin de trancher : les revendications
chronologiques de Barzun n’ont pas à être vérifiées. Elles justifient la position du poète
dans sa quête de nouvelles formes d’expression et c’est bien suffisant. En effet, l’œuvre
qui marqua véritablement la pensée de Barzun est son ouvrage théorique L’ère du drame
publié à Paris en 1912 :
Sur lecture du livre en épreuves par un groupe de poètes et d’écrivains, il cessa
d’être mon œuvre pour devenir le manifeste de l’esprit nouveau, contresigné par
Alexandre Mercereau, l’initiateur de cette idée, Sébastien Voirol, Pierre Jaudon,
Tancrède de Visan, Georges Polti, Guillaume Apollinaire 29 et moi-même. Lorsque ce
manifeste de 150 pages fut critiqué, on nous appela la nouvelle pléiade 30.
35 L’apparition du thème de simultanéisme fut très fécond, puisqu’il guida la réflexion
artistique des décennies qui suivirent. Du simultanéisme en poésie, Barzun déclara :
Citerai-je en bloc tout le Groupe de l’Abbaye en ses manifestations de poésie
scientifique et philosophique, certes inspirée du symbolisme aussi, mais promettant
les nouveaux bourgeons, des élans vers l’inexploré ?
Vous citerai-je des titres ? Non, vous les connaissez tous : ceux de Romains, de
Duhamel, d’Arcos, de Viladrac et de leurs amis, de 1905 à 1909, ne respirent-ils la foi
en l’homme, la santé, la force, l’aspiration de la vie à découvrir ?
Ajoutez à cet énorme effort de libération des vieux thèmes poétiques à Paris, le
mouvement d’énergie littéraire venu de Milan en 1909, et la naissance à la même
époque de la peinture cubiste chez nous31 ?
36 D’une certaine manière, Barzun se voit en précurseur des mouvements du moderne. Dans
le même manuscrit, il déclare :
J’avais produit, de 1903 à 1912, sept poèmes d’importance variée et d’inégal mérite 32
.
Si je porte un jugement sévère sur les premiers d’entre eux, ce n’est pas par vertu
mais bien pour arriver à ma propre maîtrise. Cependant, le premier, qui parut sous
la firme de l’Abbaye en 1906, donnait le jour au titre général précité et contenait, en
24 chants, les thèmes majeurs de ce que nous appelons aujourd’hui, avec pompe,
l’inspiration moderne. Dès 1907, un critique, M. Tancrède Martel, hugolien de
239

marque, amorçait par cette œuvre « la naissance d’un beau poétique tout à fait
nouveau ». Gustave Kahn, qui la préfaçait, en louait lui-même l’inspiration
« collective », pouvant intéresser tous les hommes, et y voyait aussi une
contribution au « chant nouveau33 ».
37 Barzun enchaîne alors en ancrant plus profondément encore sa situation de précurseur
vis-à-vis de Jules Romains et même de Marinetti :
Lorsqu’en 1908 parut La Vie unanime de Jules Romains, d’autres critiques
apparentèrent les deux œuvres. Enfin, un an plus tard, en 1909, les clameurs
explosives de Marinetti ne purent me surprendre, car ses manifestes en prose ne
répétaient que l’essentiel de mes 24 thèmes de 1906.
[...] Il y avait donc conjonction d’énergies nouvelles, non au temps de la publication,
malgré que j’en aie l’avantage, mais au temps de l’inspiration : celle de l’époque,
celle de notre siècle, de notre temps34.
38 Certes, il fut reproché à Barzun de s’approprier nombre de mouvements d’idées.
Apollinaire déclara que pour ce « personnage atrabilaire », sa « manie d’avoir tout
inventé n’égale que l’outrecuidance fantomatique avec laquelle il s’en vante35 ». Mais les
réflexions de Barzun sur la chronologie des textes marquent les jalons de l’expression
d’une forme de modernité, celle de la foule et du collectif. Elles précèdent ce vers quoi le
poète tend, et qui est la question de la manière artistique propre à rendre cette forme.
Barzun en sera hanté jusqu’à la fin de ses jours, et ses publications en déclinent des
images multiples mais toujours homogènes. C’est dans une sorte de fusion de la poésie, de
la musique et du théâtre qu’il en cherche la solution, lorsqu’il se demande s’il ne faudrait
pas concevoir un « instrument nouveau pour l’expression collective » :
Ce titre36 était suggestif pour l’époque : il marquait la tendance de l’œuvre vers la
synthèse de la forme et du fond : unir toutes les forces chantantes en un Hymne
collectif et total dans une technique appropriée. Difficile problème, posé déjà par ce
titre : La Terrestre tragédie, et par cet autre, La Vie unanime. Peut-on chanter le
collectif avec un instrument individuel, ou faut-il faire chanter le collectif par lui-
même collectivement37 et créer ainsi un instrument nouveau pour l’expression
collective38 ?
39 Barzun déclina aussi ce thème sous le nom de dramatisme, puis il se rallia à l’orphisme,
comme le montre le nom de panharmonie orphique qu’il donne à son œuvre à partir des
années 1920. Selon Fernand Divoire, très proche de Barzun, dont il déclare qu’il est le seul
inventeur du simultanéisme39, celui-ci n’aurait même pas cherché à « imposer un nom à
son esthétique : poésie simultanée, panrythmique, polymnique, harmonique, etc.
Choisissez40. »
40 C’est l’expression de « poésie orchestrale » sur laquelle Barzun s’arrêtera lorsqu’il aura
émigré aux États-Unis. Ce mouvement se développa sous le nom d’Orchestral Poetry. Voici
comment il la définit : « La poésie orchestrale est à la poésie lyrique ce qu’une symphonie
complexe est à un chant solitaire41. » Cette expression était apparue déjà en 1911 dans le
premier manifeste de musique futuriste de Francisco Balilla Pratella : « Les deux formes
les plus importantes de la symphonie futuriste sont le poème symphonique orchestral et
l’opéra42. »
41 Il faut rapprocher le simultanéisme naissant du cubisme pour en comprendre certains
traits. Je ne m’y arrêterai pas ici, mais il est frappant de constater que celui qui défendit le
mieux le cubisme naissant, Guillaume Apollinaire, qui écrivit des monographies sur
Picasso, entre autres, et en rédigeant des notices sur les expositions et le mouvement
cubiste, Apollinaire, donc, fut celui qui se rallia le plus vite au simultanéisme.
240

42 Il faut aussi mentionner que presque aussitôt, il apparut aux deux poètes, Barzun et
Apollinaire, que la création d’une poésie simultanéiste passait par l’emploi de la
technologie, celle du phonographe. Ce point est cependant délicat. D’une part, la prise de
conscience du rôle que pourrait jouer la phonographie n’est pas formulée de manière
opératoire. D’autre part, cette mention de la machine n’intervient que comme élément
pouvant poser la condition de la réalisation de la poésie simultanéiste. Barzun s’engagera
dans la voie de la poésie orchestrale pour réaliser sa panharmonie orphique tandis
qu’Apollinaire se dirigera vers les calligrammes et les poèmes-conversation, formes, elles
aussi, de mise en œuvre du simultanéisme.
43 Cependant, les références au phonographe apparaissent si fréquemment et de diverses
manières qu’il est justifié de lui accorder une certaine importance : « Tu chantes avec les
autres tandis que les phonographes galopent43. »
44 De cette volonté de créer ce qu’Apollinaire appellera une poésie verticale naîtra une étape
décisive dans cette relation de la création à la technologie, la poésie phonographiste.
Guillaume Apollinaire rejoint Barzun dans cette entreprise d’une nouvelle poésie.
Apollinaire la différencie de la poésie déclamée, de la poésie horizontale, de la nouvelle
poésie, qu’il nomme poésie verticale, puisqu’elle se conçoit de façon polyphonique.
Il est vrai que depuis un an j’ai souvent parlé du disque poétique, ajoutant que
c’était la forme par laquelle je voudrais publier mes poèmes. Barzun a eu raison de
lancer son manifeste touchant la simultanéité poétique dont la paternité lui
appartient, car je n’avais songé à confier aux disques que des poèmes personnels. Il
a ainsi élargi l’idée et en a fait l’élément principal de la plus importante réforme
littéraire de tous les temps. Loué soit-il ! Mais n’oublions pas que le véritable auteur
de cette réforme, c’est Charles Cros, inventeur du phonographe44.
45 C’est dans une conférence écrite en 1917, présentée au Théâtre du Vieux-Colombier et
accompagnée de lectures de poèmes, qu’Apollinaire revient sur le rôle de la machine.
Publié au Mercure de France sous le titre de « L’Esprit nouveau et les Poètes », le texte
reflète l’ambivalence du poète en ces années de guerre face à la question de l’avant-garde.
Ainsi, « la synthèse des arts, qui s’est consommée de notre temps, ne doit pas dégénérer
en une confusion ». Il serait « sinon dangereux du moins absurde, par exemple, de réduire
la poésie à une sorte d’harmonie imitative qui n’aurait même pas pour excuse d’être
exacte ». Cette « harmonie imitative » pourrait cependant « jouer un rôle, mais elle ne
saurait être la base que d’un art où les machines interviendraient45 ».
46 C’est alors qu’Apollinaire donne une précieuse indication sur ce qui a dû être discuté dans
le feu du simultanéisme, mais qui ne pouvait pas apparaître sous cette forme chez Barzun,
trop occupé à chercher à « faire retentir le drame universel dans l’œuvre par la
polyphonie des voix simultanées du monde46 ».
Un poème ou une symphonie composés au phonographe pourraient fort bien
consister en bruits artistiquement choisis et lyriquement mêlés ou juxtaposés 47.
47 Fernand Divoire, écrivait à ce propos en 1923 :
Le plus beau poème simultané serait : entendre la vie ; bruit des paroles ici, du
grillon chez le boulanger, du train sur la voie des Indes, des étoiles [...] des
machines à Liverpool [...] Tout48 !
48 Divoire poursuit en tendant une abstraction qui confère une valeur artistique à cette
collection d’échantillons sonores :
Mais dans cette immense photographie, il y a l’art de choisir. Et d’ajouter. Et
d’ajouter toute l’âme humaine : la voix des pensées49.
241

49 Ailleurs, il propose un exemple de ce que pourrait être ce simultanisme phonographique,


placé lui-même au sein d’un « Art poétique orchestral » : « Dans le simultanisme, tel que
Barzun l’a créé, les voix et les bruits se font entendre en même temps. Plusieurs voix,
disant des paroles différentes, peuvent donner ensemble leur concert ; les bruits (chant
d’un oiseau, bruit d’un moteur ou d’un moulin à café) peuvent s’y mêler50. »
50 Je mentionnerai aussi deux autres créations littéraires qui réinventent la technologie,
voire qui l’imaginent.
51 Tout d’abord, Apollinaire invente de nouvelles techniques du sonore. Dans sa nouvelle,
L’Amphion, faux messie (1910), il évoque un phénomène de téléprésence, tandis que dans
une autre nouvelle, Le Roi Lune (1916), il imagine une technique de captation simultanée
des bruits du monde, ce qu’il nomme « la symphonie du monde51 ».
[Le Roi Lune] était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d’un air
las et elle resta enfoncée, tandis qu’il sortait d’un des pavillons une rumeur étrange
et continue dont je ne distinguai d’abord pas le sens.
[...]
Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition étaient réglés de
façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre.
[...] Maintenant, c’était les rumeurs d’un paysage japonais. [...] Puis, d’une autre
touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur
socialiste de la Nouvelle-Zélande, j’entendis le sifflement des geysers [...]
[Taïti, Chicago, New York, Mexico, Rio de Janeiro, Saint-Pierre de la Martinique,
Paris, Munster, Bonn, Coblence, Naples, Tripoli, Inde, Tibet, Saigon]
[...] Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c’est Pékin, les
gongs et les tambours des rondes.
[...] Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s’élever,
simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs52 de ce monde dont nous
venions, immobiles, de faire le tour auriculaire53.
52 C’est alors que se produisit un événement majeur dans l’histoire des relations musique-
technologie : la réinvention d’un phonographe. En donnant au phonographe le statut
d’instrument de création, Apollinaire et Barzun réinventent la technologie de leur
époque.
53 Tentons ici une esquisse de chronologie des événements qui émaillent cet épisode décisif.

1903

54 Guillaume Apollinaire : premières esquisses de ce qui deviendra « Le Roi Lune », dont la


version définitive fut publiée dans le recueil Le Poète assassiné en 1916. Le texte fait
apparaître les thèmes de corps virtuel, de la téléprésence, des « timbres d’une nouveauté
impressionnante », des captations microphoniques de sons du monde entier, un clavier à
sons naturels...

1906
55 Henri-Martin Barzun donne les moyens nécessaires à la création de l’Abbaye de Créteil,
qui est fondée par un groupe de poètes et d’artistes. Les idées du simultanéisme se
forment progressivement.
242

1908
56 Parution du recueil de poèmes de Jules Romains, La Vie unanime, Il illustre le thème de la
métamorphose de la vie de l’Homme dans la ville au pas sage du siècle.
57 Dissolution du Groupe de l’Abbaye.

1911
58 Apollinaire écrit au sujet de la création du Laboratoire de phonétique expérimentale de la
Sorbonne.

1912
59 Publication de L’ère du drame, le manifeste de Henri-Martin Barzun.
60 Rencontre Barzun-Apollinaire.
61 Dans son article « La loi de la renaissance » publié dans La Démocratie sociale, Apollinaire
émet une critique des industries de reproduction (cinématographie, photographie,
phonographie : « Les procédés mécaniques menacent tous les formes d’art qui peuvent se
contenter des moyens physiques de l’artiste. Les comédiens, les virtuoses, les orchestres,
les peintres qui se contentent de copier la nature peuvent être avantageusement
remplacés par le phonographe, le cinématographe et la photographie54. »

1913
62 Publication aux éditions des Hommes Nouveaux de l’ouvrage réalisé en commun par
Biaise Cendrars et Sonia Delaunay, La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France,
premier ouvrage « simultanéiste » imprimé sur une bande de papier de deux mètres
portant le poème de Cendrars le long de laquelle court l’illustration de Delaunay.
63 Dans le poème « Arbre » publié ultérieurement dans Calligrammes, Apollinaire incorpore la
poésie phonographiste à un simultanéisme très barzunien (« Tu chantes avec les autres
tandis que les phonographes galopent. » Dans ce même poème, il fait une allusion au
Transsibérien (« Nous avions loué deux coupés dans le Transsibérien »), manière sans
doute de prendre parti pour Cendrars et Delaunay.

1914
64 Rupture définitive de Barzun et d’Apollinaire, à travers des articles de Barzun dans Poème
et drame et d’Apollinaire dans Paris-Journal.
65 Apollinaire prend à plusieurs reprises le parti d’une œuvre poétique phonographique.
243

1918
66 À la suite de la première publication des Calligrammes au Mercure de France, Apollinaire
revient sur la position du phonographe en poésie. Dans une lettre à André Billy, il écrit :
« Quand aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une
précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à
l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe 5556. »
67 À ce point de cette discussion, il est temps d’évoquer de manière succincte quelques
épisodes de la pensée de cette époque qui plaident en faveur d’un rôle nouveau dévolu au
phonographe. Cette question mérite d’être examinée en détail. Je me bornerai ici à en
rappeler les points saillants. Elle se fonde sur certaines propriétés du phonographe qui
n’échappent pas à l’imagination des artistes. Sans revenir sur la fonction d’ubiquité que
lui associent très tôt les romanciers (Jules Vernes, Le Château des Carpathes (1892) ; Villiers
de L’Isle-Adam, L’Ève future (1880-1881) ; Guillaume Apollinaire, Le Roi Lune ; Raymond
Roussel, Locus Solus (1914), les créateurs de disciplines diverses en appellent à un rapport
inédit à l’environnement sonore. L’art audio, comme on le nomme parfois aujourd’hui, y
prend ses sources. Ce qui en ressort est à la fois un caractère dense, violent, aussi heurté
que l’est le tissu urbain boursouflé par les usines, les ateliers, les logements d’ouvriers, les
taudis, les voies éventrées par la construction du métropolitain ou des tramways, les
poteaux des fils téléphoniques... En même temps, le rêve de l’environnement urbain
s’étend à l’inaudible, à ce qui est situé au delà de l’univers acoustique, à ce qui se produit
à l’instant même dans les pays lointains. Résultat de la présence croissante de la
téléphonie et de la radiophonie, on veut désormais croire que les sons trop éloignés pour
être perçus par notre oreille sont bien pourtant une matière à capter et à inclure dans
l’acte créateur de l’œuvre. Mais c’est le phonographe qui peut capter et retenir tout cela.
La première œuvre sonore, fondatrice sans doute autant de l’art audio que de la musique
électroacoustique, est celle du cinéaste expérimental Walter Rutmann, Week End (1930),
un « film sans image », qui fait entendre un montage vertigineux d’enregistrements pris
sur le vif, montage musical plus que cinématographique, car libéré du poids des images,
les séquences forment des figurent rythmiques s’appuyant sur des reprises, des
répétitions et des changements agogiques.
68 Cette œuvre était annoncée, entre autres, par un poème d’Apollinaire, l’un de ceux qu’il
nomme « poèmes-conversation » et qui est un collage de moments captés dans ma ville.
Le plus clair d’entre eux est peut-être « Lundi rue Christine », publié dans Les Soirées de
Paris en décembre 1913. Il mélange, dans un désordre pourtant très contraint par des jeux
prosodiques, des bribes de phrases happées lors d’une réunion dans un café avec des
amis. En connaître la circonstance – un ami, Jacques Dyssord, s’apprête à partir pour
Tunis – permet de mieux comprendre le sensation de simultanéité qui ressort de ces
croisements de conversation. La captation du réel, même sans la condition d’une
technologie du sonore, est bien une figure de l’imaginaire du poète, l’une de celles qui
ouvriront la voie à l’emploi du phonographe, comme, quelques années plus tard, dans les
tentatives d’un Tziga Vertov.
69 Cette tendance, qui conduira Pierre Schaeffer à inventer, en 1948, la musique concrète,
est pressentie tout au long de la première moitié du XXe siècle.
70 Chez les futuristes russes, Nicolaï Kublin écrit dans son manifeste pour « la musique
libre » :
244

La faculté de concrétisation de la musique s’agrandit. On peut ainsi reproduire la


voix de la personne aimée, imiter le chant du rossignol, le bruissement des feuilles,
le sifflement tendre et violent du vent et de la mer. On peut représenter plus
pleinement les mouvements de l’âme humaine. [...]
L’improvisation des sons libres peut être écrite provisoirement sur des disques de
phonographe57.
71 Pour André Cœuroy, le phonographe peut passer de l’état d’enregistreur à celui
d’instrument propice à la création :
Machine à disque peut être non seulement un musée, mais encore un laboratoire.
[...] Peut-être le temps n’est-il pas éloigné où un compositeur pourra représenter au
pavillon d’enregistrement une musique directement composée pour phonographe 58
...
72 Quant à Dada, il intègre parfaitement le mouvement simultanéiste. Pour Dada, en effet, le
simultanéisme est un moyen de dépasser la diction linéaire du poème ou, surtout, du
théâtre. L’influence de Barzun sur Tzara fut déterminante.
73 Un autre courant fort de cette même époque est celui du futurisme italien. À partir d’un
premier manifeste rédigé par Pratella, qui appelle à la destruction des catégories
musicales conventionnelles au profit d’un opéra futuriste.
74 Luigi Russolo, qui se définit lui-même comme peintre futuriste, définit une autre
tendance qui, sans recourir explicitement aux technologies électriques du sonore, veut
penser le bruit, en s’inspirant des bruits portés à l’attention par la mécanisation et la vie
moderne :
Ce nouvel orchestre obtiendra les plus complexes et les plus neuves émotions
sonores, non par une succession de bruits imitatifs reproduisant la vie, mais par
une association fantastique de ces timbres variés59.
75 Pourtant, la tentation du mimétisme est consciemment écartée chez les futuristes comme
dans le simultanéisme. Apollinaire, pour sa part, répond : « Je conçois mal que l’on fasse
consister tout simplement un poème dans l’imitation d’un bruit auquel aucun sens
lyrique, tragique ou pathétique ne peut être attaché60. »
76 Quand à Varèse, si familier de tous ces mouvements au sein desquels il sera très sensible
au simultanéisme, il déclare :
Les futuristes (Marinetti et ses bruitistes) ont commis à cet égard une grosse erreur.
Les nouveaux instruments ne doivent être, après tout, que des moyens temporaires
d’expression [...] Ce que je recherche, ce sont des nouveaux moyens techniques qui
puissent se prêter à n’importe quelle expression de la pensée et la soutenir 61.
77 Pour Varèse, il faut aller plus loin et inventer une technologie qui dépasse les possibilités
d’un instrument de musique. Fallait-il encore que ce mouvement prenne de l’ampleur.
C’est ce qui se produit avec la réflexion qu’a menée Pierre Schaeffer autour de
l’enregistrement et de la manipulation des fragments enregistrés, ce qu’il nomma en 1952
le solfège concret. Il fallait aussi que les conditions matérielles existent, ce qui fut l’un des
grands obstacles au développement précoce de l’art audio.
78 On sait que c’est ce qui fit reculer Tziga Vertov lorsqu’en 1916, en tant que jeune futuriste
russe, il réfléchit à un laboratoire de l’ouïe. S’il se tourna vers la caméra, c’est qu’à la
différence du phonographe, la technologie du cinéma lui permettait d’aller sur le terrain
capter des fragments du réel et d’aller explorer les villes et les foules.
79 Et, certes, la référence explicite au rôle révolutionnaire de la phonographie exprimée par
Apollinaire et Barzun restera pour longtemps sans lendemain, mais elle est un moment
245

fulgurant dans la pensée simultanéiste. Elle représente de manière indélébile la charnière


de l’art technologique naissant. Par le biais de l’Esprit nouveau, expression qui donnera
plus tard son titre à une revue, mais qu’on trouve comme testament esthétique
d’Apollinaire, le projet grandiose d’une poésie adaptée aux idées de l’Abbaye remet en
question les moyens. Par les espoirs mis en elle par les deux poètes, la réflexion sur la
modernité de l’expression artistique entraîne vers la mise en œuvre de la machine, et, à
travers elle, à une repensée de la technologie. Peu importe de savoir qu’ils n’ont sans
doute pas mis en pratique ces moyens, leur simple expression suffit à ancrer l’idée d’une
technologie qui, entre les mains des artistes, se métamorphose en instrument de création.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
Apollinaire, Guillaume. Œuvres en prose complètes tome I et II, éd. Pierre Caizergues et Michel
Décaudin, Paris : Gallimard, 1991.

—. Œuvres poétiques, éd. Pierre Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris : Gallimard, 1965.

—. Le Poète assassiné, Paris : Bibliothèque des Curieux, 1916.

Backès, Jean-Louis. Musique et littérature, Paris : PUF, 1994.

Barzun, Henri-Martin. L’ère du drame, Paris : Eugène Figuière, 1912.

—. « Orchestral Poetry. Message, technique, achievements ». Major thesis, Leihig University,


1923.

Brunot, Fernand. « Discours d’inauguration des Archives de la parole » sur le site Gallica de la
Bibliothèque nationale de France [en ligne] : <http://gallica.bnf.fr/scripts/Notice.php?
O=SDCR_001658>.

Coeuroy, André. Panorama de la musique Contemporaine, Paris : Éditions Kra, 1928.

Divoire, Fernand. L’art orphique I, recueil de textes réunis par Henri-Martin Barzun, Paris :
Éditions Albert Morancé, 1931.

D’Ormesson, Jean. Discours de réception à l’Académie française, 1974, <http://


www.academiefrancaise.fr/immortels/discours_reception/ormessoni.html>.

Harrison, Charles et Paul Wood, éd. Art in Theory 1900-1990, Oxford: Blackwell, 1992.

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tome 3, Paris : Klincksieck, 1913.

Massis, André. L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La Crise de la culture, la crise du français, Paris :
Mercure de France, 1911.

Picasso, Pablo. « Picasso speaks », entretien avec Marius de Zayas, The Arts (May 1923), p. 315-326.
246

Pratella, Francisco Baiilla. Manifeste des musiciens futuristes, éd. Giovanni Lista Futuristie,
Lausanne : L’Âge d’homme, 1973, p. 307-311.

Romains, Jules. La vie unanime. Poème 1904-1906, édition présentée par Michel Décaudin, Paris :
Gallimard, 1983.

Varèse, Edgar. Edgar Varèse. Écrits, éd. Louise Hirbour, Paris : Christian Bourgois, 1983.

NOTES
1. Pablo Picasso, « Picasso speaks », entretien avec Marius de Zayas, The Arts (mai 1923),
p. 315-326. Réimprimé in Charles Harrison et Paul Wood (dir.), Art in Theory 1900-1990, Oxford:
Blackwell, 1992, p. 212. Texte original : « Art does not evolve by itself, the ideas of people change
and with them their mode of expression. » Traduit par Annick Baudoin et al in Art en théorie
1900-1990, Vanves : Hazan, 1997, p. 248.
2. Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition, 1789.
3. Antoine-Augustin Renouard, « Remarques morales, philosophiques et grammaticales »,
Dictionnaire de l’Académie française, 1807.
4. Guillaume Apollinaire, « Acousmate », Stavelot, vers 1899.
5. Ibid.
6. Charles Cros, « Inscription », Le Collier de griffes (publié en 1908, trente ans après la mort du
poète), section Visions.
7. On peut entendre le « Discours d’inauguration des Archives de la parole » par Fernand Brunot
sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France à l’adresse URL : <http://gallica.bnf.fr/
scripts/Notice.php?O=SDCR_001658>.
8. Allusion à l’aviation naissante.
9. Brunot, « Discours d’inauguration des Archives de la parole », Gallica, <http://gallica.bnf.ff/
scripts/notice.php?O=SDCR_001658>.
10. Grâce à l’ouvrage de Henri Massis, L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La Crise de la culture, la crise
du français, Paris : Mercure de France, 1911.
11. Guillaume Apollinaire, « La Sorbonne est ébranlée », Œuvres en prose complètes, tome II, Paris :
Gallimard, 1991, p. 1204.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Apollinaire, Méditations esthétiques – les peintres cubistes, in Œuvres en prose complètes tome II,
p. 1204.
15. Jean-Louis Backès, Musique et littérature, Paris : PUF, 1994, p. 227.
16. Ibid.
17. Jean D’Ormesson, Discours de réception à l’Académie française, 1974, <http://
www.academiefrancaise.fr/immortels/discours_reception/ormessom.html>.
18. Jules Romains, « La nature », La vie unanime, 1908.
19. Guillaume Apollinaire, « Liens », Ondes, 1913.
20. Henri-Martin Barzun, L’ère du drame, Paris : Eugène Figuière, 1912, p. 28.
21. Souligné dans le texte.
22. Souligné dans le texte.
23. Barzun, op. cit., p. 135.
24. Ibid., p. 136.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ibid., p. 137.
247

28. À l’initiative de Georges Duhamel, la municipalité de Créteil fit apposer une plaque dont voici
le contenu : « René Arcos, Georges Duhamel, Albert Gleizes, Lucien Linard, Henri Martin,
Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, réalisant le rêve chanté dans ses poèmes par l’un d’eux,
fondèrent dans cette maison en 1906 L’Abbaye de Créteil. De grandes et belles œuvres prirent
leur envol ici et firent par le monde mieux aimer nos lettres et nos arts. »
29. Cette même liste d’auteurs est citée dans la dédicace liminaire de L’ère du drame de Barzun,
p. 11.
30. Barzun, « Le débat d’une génération » (manuscrit non publié), vers 1923, 28 feuillets non
paginés. Archives Barzun, Columbia University, Rare Book and Manuscript Library, New York,
feuillet 10. Ce texte semble avoir initialement été conçu comme réponse à un article de René
Lalou dans la livraison de juin 1923 de la revue Europe. La revue Europe, publiée de 1923 à 1938, eut
comme rédacteurs en chef René Arcos et Paul Collin, et comme collaborateurs des signatures
bien connues de Barzun, comme Charles Vildrac.
31. Barzun, « Le débat d’une génération », feuillet 6.
32. Il s’agit sans doute de La Terrestre tragédie. Poèmes de l’adolescence, Créteil, L’Abbaye,
2903-2906 ; Poème de l’Homme - Chant de l’Idée, Créteil, L’Abbaye, 1904-1906 ; et Hymne des Forces,
Paris : Mercure de France, 1922.
33. Barzun, « Le débat d’une génération », feuillet 8.
34. Ibid.
35. Guillaume Apollinaire, « Simultanisme-librettisme » (1924), Œuvres en prose complètes, tome II,
p. 975.
36. Il s’agit de Hymne des forces, Paris : Mercure de France, 1912.
37. Dans le manuscrit, le terme « collectivement » a été ajouté.
38. Apollinaire, Hymne des forces (1912).
39. Fernand Divoire, « La découverte du simultané : inventeur : Barzun. Et nul autre », L’art
orphique I, Paris : Éditions Albert Morancé, 1931 : Divoire, « L’art poétique orchestral » (article
sous-titré « Le Simultané EST », 2923), L’art orphique I, p. 24.
40. Divoire, op. cit., ibid..
41. C’est moi qui traduis. Voici le passage original: « Orchestral poetry is to lyric poetry what a
complex symphony is to a single song. » - Henri-Martin Barzun, « Orchestral Poetry. Message,
technique, achievements ». Major Thesis, Leihig University, 2923, p. 6. Archives Barzun, Columbia
University, Rare Book and Manuscript Library, New York.
42. Francisco Balilla Pratella, Manifeste des musiciens futuristes, placard replié en français, 29 mars
1911, reprise de « Manifesto dei Musicisti futuristi », Il nuovo teatro n o 2 (11 novembre 1910).
Réimpression : Futuristie, Giovanni Lista (dir.), Lausanne : L’Âge d’Homme, 1973, p. 307-311.
43. Guillaume Apollinaire, « Arbre », Calligrammes.
44. Guillaume Apollinaire, Lettre à André Billy, réponse à Jean de l’Escritoire [André Billy],
« Gazette des lettres », Paris-Midi (5 juillet 1913), cité in Œuvres en prose complètes, tome II, p. 1701.
45. Guillaume Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les Poètes », Mercure de France (1910), Œuvres en
prose complètes, tome II, p. 946-947.
46. Barzun, L’ère du drame, p. 98.
47. Apollinaire, op. cit., p. 947.
48. Divoire, « L’art poétique orchestral », L’art orphique I, p. 14.
49. Ibid.
50. « Simultanisme = un mode d’expression qui permettra peut-être de grandes choses. » -
Divoire, op. cit., p. 44.
51. Guillaume Apollinaire, « Le Roi Lune », Le Poète assassiné (1908), Paris : Bibliothèque des
Curieux, 1916 ; Œuvres en prose complètes, tome I, (Michel Décaudin [dir.]), Paris : Gallimard, 1977,
p. 316.
248

52. Apollinaire avait d’abord écrit « tous les chants » avant de biffer et de remplacer par « toutes
les rumeurs ».
53. Apollinaire, « Le Roi Lune », Œuvres en prose complètes, tome I, p. 313-316.
54. Guillaume Apollinaire, « La loi de la renaissance », La Démocratie sociale (7 juillet 1912), in
Œuvres en prose complètes, tome II, p. 964.
55. C’est moi qui souligne.
56. Guillaume Apollinaire, Lettre à André Billy, réponse à Jean de l’Escritoire [André Billy],
« Gazette des lettres », Paris-Midi, p. 1701.
57. Nicolaï Kublin, « La musique libre », Almanach du Blaue Reiter (1912). Reproduit in L’Année 1923,
Liliane Brion-Guerry (dir.), tome 3, Paris : Klincksieck, 1913, p. 303-305.
58. André Coeuroy, Panorama de la musique contemporaine, Paris : Éditions Kra, 1928, p. 162.
59. Luigi Russolo, L’art des bruits, Milan (mars 1913).
60. Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les Poètes », Œuvres en prose complètes, tome II, p. 946-947.
61. Edgar Varèse, entretien publié au New York Telegraph (mars 1916), traduit et repris avec le titre
« Credo » in Edgar Varèse. Écrits (Louise Hirbour [dir.]), Paris : Christian Bourgois, 1983, p. 23.

AUTEUR
MARC BATTIER
Université Paris-Sorbonne [Paris IV], France
249

Index

A
Adorno, Theodor W. 28, 351
Âge nouveau, L’ 297
Albéniz, Isaac 311, 315
Albèra, Philippe 40, 42
Alhambra, Théâtre de l’ 71
Alten, Michèle 9
American Sherbo Band 98
Amouretti, René de 93
Anouilh, Jean 140
Léocadia140
Antoine, André 136, 137, 138
Apollinaire, Guillaume 74, 101, 233. 389, 390, 395, 396, 399, 400-412
Alcools 74
Amphion, faux messie, L’ 406
Calligrammes 408
Mamelles de Tirésias, Les 74, 101
Poète assassiné, Le 407
Roi Lune, Le 406, 409
Stavelot 395
Aragon, Louis 364
Arcos, René 400, 401
Arcueil, École d’ 140, 141
Arnold, Billy 173
Arnould 89
Artaud, Antonin 139
Aschengreen, Éric 107
250

Asselin 98
Association française d’action artistique 56
Association France-URSS 343
Association franco-américaine 88, 97
Auber, Daniel François 382
Aubut, François 58
Auclair, Michèle 55
Auric, Georges 79, 82, 83, 86-89, 91, 97, 98, 100, 101, 106, 109, 111, 140, 144, 151, 180, 181,
312, 353, 371, 372, 376, 378
Adieu New York ! Fox-trot 88, 91, 94
Danse d’aujourd’hui (Paris-Sport), La 103
Fâcheux, Les 376
Hirondelles, Les 83
Avenir, L’ 184
Avignon, Festival d’ 145

B
Bach, Jean-Sébastien 182, 315, 316, 322, 347
Art de la fugue 316, 318
Bachelard, Gaston 225, 228
Backès, Jean-Louis 398
Bailleul 89
Bakst, Léon 103, 138
Balakirev, Mily Alexeïevitch 42
Seconde Ouverture sur les thèmes de trois chants populaires russes 42
Balguerie, Suzanne 97
Ballets russes 7, 13, 37, 70, 74, 194, 312
Ballets suédois 105, 107, 110, 171, 175, 178, 180, 182, 184, 193, 196, 284
Balzac, Honoré de 322
Banès, Antoine 102
Barraine, Elsa 345
Barraud, Henry 59-61
Barrault, Jean-Louis 139, 141
Bartig, Kevin 38
Bartók, Béla 40, 62
Mandarin merveilleux, Le 40
Barzun, Henri-Martin 389, 390, 399-408, 411, 412
Ère du drame, L’ 400, 401, 407
Vie unanime, La 403
Bathori, Jane 78, 80, 83, 313
Battier, Marc 14
251

Baty, Gaston 139


Baudelaire, Charles 32
Beaumont, Étienne de 88
Beethoven, Ludvig van 151, 283, 297. 305, 322, 343, 370, 382
Neuvième Symphonie 151, 297, 370, 380, 382
Béraud, Henry 112
Bergson, Henri 342
Berley, André 98
Berlioz, Hector 40
Troyens, Les 40
Berry, Walter 88
Bertin, Pierre 80, 98, 99, 101, 106
Beyer, Robert 391
Béziers, arènes de 135, 136
Bhabha, Homi 28
Billy, André 408
Bizet, Georges 83, 142, 347
Carmen 83
Blancard, Blaise 98
Bloch, Jean-Richard 380
Boda 90
Börlin, Jean 107, 171, 173
Borodine, Alexandre 38, 347
Dans les steppes de l’Asie centrale 38
Borsaro, Brigitte 86, 87
Bosby 90, 94
Boucourechliev, André 229
Boulad-Ayoub, Josiane 328
Boulanger, Lili 30, 31, 43
Clairières dans le Ciel 30
Princesse Maleine, La 30
Boulez, Pierre 30, 56, 233
Relevés d’apprenti 61
Bour, Armand 138
Bourgault-Ducoudray, Louis-Albert 340
Bourion, Sylveline 14
Brăiloiu, Constantin 232
Bréal, Michel 395
Breton, André 74
Brody, Elaine 7
252

Bruneau, Alfred 137, 286, 347, 373


Le Rêve 137
Messidor 373
Brunot, Fernand 396
Bruzaud, Radosveta 14
Burke, Peter 24

C
Caizergues, Pierre 72, 101
Calderon, Pedro 142
Magicien prodigieux, Le 142
Caplet, André 137
Carmagnole, La 374
Caroll, Lewis
Alice au pays des merveilles 86
Caron, Sylvain 14
Cartan, Jean 347
Caryathis (Élisabeth Toulemont) 103-105
Casino de Paris 97
Cendrars, Blaise 151, 171, 172, 174, 175, 179, 181, 408
Anthologie nègre 172
Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France 408
Chabrier, Emmanuel 83, 347
Chaplin, Charlie 93
Modem Times 292
Charlton, David 378
Charpentier, Gustave 137
Louise 137
Charpentier, Raymond 143
Chartier, Pierre 303, 304, 307
Chávez, Carlos 40
Sinfonia India 40
Cherubini, Luigi 370
Chesterian, The 91
Chimène, Myriam 9
Chocolat (Raphaël Padilla) 91
Chopin, Frédéric 85, 100, 315, 320, 323
Chorale populaire de Paris 363
Clair, René 53
Entracte 53
253

Claudel, Paul 138, 141, 144, 151-154, 156, 160-163, 193-222, 308-310
Agamemnon 152, 153, 156
Art poétique 202
Choéphores, Les 152, 153, 154, 156, 157, 159, 160
Christophe Colomb 153
Connaissance de l’Est 152
Euménides, Les 152, 153, 157, 160-163
Homme et son désir, V 193-222
Orestie, L’ 138, 152, 153, 156, 159
Protée 152
Soulier de satin, Le 141
Cliquet-Pleyel, Henri 175
Cluytens, André 55
Cocteau, Jean 8, 69-134, 138-140, 151, 281, 308, 312, 314, 319, 343
Antigone 140, 312-314
Coq et l’Arlequin, Le 8, 79, 83, 96, 312, 319, 343
David 87
Escales 87
Gendarme incompris, Le 98, 101, 102, 111, 118
USAnge de New York (Symphonie américaine U.S.A.) 86, 87, 106
Cœuroy, André 410
Colette, Sidonie Gabrielle 71
Coliseum de Londres 96
Collaer, Paul 171, 185, 345
Collet, Henri 80, 90, 281
Collingwood, Robin George 26
Comédie-Française 141, 143, 145, 363
Comédie des Champs-Élysées 88, 91
Comœdia 80, 142, 175
Comœdia illustré 94
Compagnie Renaud-Barrault 145
Concerts Colonne 57
Concerts de la Pléiade 60
Concerts Lamoureux 185
Concerts Salade 8
Concours Long-Thibaud 54
Conservatoire de Paris 56-58, 60, 153, 340
Copeau, Jacques 143, 308
Copland, Aaron 40
Rodeo 40
Coquille à planètes, La 55
Cos, Philetas de 28
Courrier musical, Le 175, 180
254

Cowell, Henry 40
Antinomies 40
Concerto pour piano 40
Cros, Charles 390, 393, 395, 404
Cyrillo 90

D
D’Annunzio, Gabriele 137, 138
Dada 411
Dahlhaus, Carl 21
Danse, La 110
Darmstadt 62
Daudet, Alphonse 142
Artésienne, L’ 142
Debrun 89
Debussy, Claude 7, 10, 37, 42, 79, 137, 138, 141, 223-236, 311, 323, 341, 343, 347
Deuxième Ballade de François Villon 223, 227
Fanfare 137
Le Martyre de saint Sébastien 137
Le Sommeil de Lear, 137
Pelléas et Mélisande 51, 136, 137, 228, 347
Prélude à l’après-midi d’un faune 32, 37, 51
Première Ballade de François Villon 230
Decroux, Étienne 139
Degeyter, Pierre 365
Deiss, R. 82
Delage, Roger 343
Delannoy, Marcel 52, 53, 347
Ginevra 52-54
Delapierre, Guy-Bernard 60
Delaunay, Robert 397
Delaunay, Sonia 408
La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France 408
Delgrange, Félix 97
De Médicis, François 13
Démocratie sociale, La 407
Dermée, Paul 74
Derrida, Jacques 21
Descaves, Lucette 55
Désormières, Roger 52, 53, 57, 144, 175
Devillers 98
255

Diaghilev, Serge de 73, 75, 77, 114, 194, 312


Dibelius, Ulrich 61, 62
Divoire, Fernand 403, 405
Donin, Nicolas 13
Doyen, Albert 369
Le Triomphe de la liberté 369
Doyen, Jean 55
Ducasse, Jean Roger 137, 340
Duchamp, Marcel 397
Duchesneau, Michel 14
Dufy, Raoul 87, 90, 95
Duhamel, Georges 89, 401
Dullin, Charles 139, 143
Dupré, Marcel 57
Durey, Louis 81, 82, 83, 106, 345
Durkheim, Émile 398
Duvillar, Pierre 297
Dyssord, Jacques 410

E
Éclair, L’ 184
Edison, Thomas Alva 390, 393
Eimert, Herbert 391
Einstein, Carl 172
Eldorado (Café-Concert) 71
Emboden, William 76
Emmanuel 58
Eschig, Max 182
Eschyle 135, 152-154, 156, 160, 162
Esprit nouveau, L’ 175
Eustace, Charles 136
Excelsior74, 178
Exposition universelle de Paris 226

F
Falla, Manuel de 40
Retablo de masse Pedro, El 40
Fatty Arbuckle 100
Fauconnet, Guy-Pierre 90, 283
256

Fauré, Gabriel 7, 85, 135, 136, 141, 237-254, 311, 340, 341
Chanson d’Ève, La 239
Jardin clos, Le 237
Pelléas et Mélisande 311
Prométhée 135, 142
Faure, Michel 310
Fauser, Annegret 13
Fédération musicale populaire 341, 343, 363, 371-373, 376, 380
Fichte, Johann Gottlieb 24
Flaubert, Gustave 349
Éducation sentimentale, L’ 349
Fokine, Michel 138
Foottit, George 91
Foottit, Tommy 91
Forest, Lee de 393
Forte, Allen 40, 43
Foucault, Michel 27, 28, 43
Fournier, Pierre 55
France, Anatole 349
Franck, César 347
François, Samson 54
Fratellini, Albert 90, 94
Fratellini, François 90, 94
Fratellini, Paul 90
Fresnay, Pierre 140
Front National des Musiciens 52
Front populaire 353, 363, 365-367, 369, 372, 376, 378, 383
Fukuyama, Francis 28

G
Galerie Barbazanges 104
Gance, Abel 286, 296
La Roue 286
Gaya (bar) 79, 312
Gaymard 90
Gazette musicale, La 341
Gedalge, André 324, 340
Gerhardt Hauptmann 141, 142
Iphigénie à Delphes 141, 142
257

Gide, André 77, 105, 162, 308, 310, 322, 342


Faux-Monnayeurs, Les 301-338
Incidences 320
Notes sur Chopin 304, 316
Perséphone 310, 314
Porte étroite, La 162, 310
Retour du Tchad 314
Symphonie pastorale, La 320
Giraudoux, Jean 140, 141
Folle de Chaillot, La 141
Guerre de Troie n’aura pas lieu, La 141
Intermezzo 140
Ondine 141
Tessa 141
Glass, Philip 30
Gleizes, Albert 400
Godard, Benjamin 85
Berceuse 85
Godebska, Misia (Misia Sert) 91, 93, 94, 97, 101, 104
Goethe, Johann Wolfgang von 322
Golschmann, Vladimir 89, 98, 99, 103, 175
Gontcharova, Nathalia 105
Gossec, François-Joseph 370
Gosselin, Pierre 117
Gounod, Charles 111
Valse de Faust 111
Gourmont, Rémy de 342
Granados, Enrique 103
Danse espagnole 103
Gratton, Jonnyie 100
Grétry, André-Ernest-Modeste 370
Épreuve villageoise, L’ 378
Grimaud, Yvette 58
Gross, Valentine 84
Groult, Nicole 103
Groupe de l’Abbaye (de Créteil) 400, 401, 407, 412
Groupe de Recherche de Musique concrète 55
Groupe de Recherches musicales 55
Groupe des Six 10, 70, 78, 80, 88, 90, 96, 103, 106, 110, 113, 114, 138, 139, 141, 153, 162, 179,
281, 308, 310-312, 319-321, 324, 325, 327
Groupe Jeune France 56, 57, 59, 141
Guide du concert, Le 185
Guillaume, Paul 172
258

Guiraud, Ernest 347


Gullentops, David 116

H
Haine, Malou 13
Halbreich, Harry 85, 281, 282, 291
Harbec, Jacinthe 13, 73, 111
Harding, James 7
Hegel, Georg Friedrich Wilhelm 24, 25, 27, 28
Herlin, Marthe Besson 140
Hérodote 32
Herrand, Marcel 106
Heymann, Jochen 109
Hindemith, Paul 348
Hiver, Marcel 176
Hodeir, André 57, 59
Honegger, Arthur 7, 10, 30, 55, 84, 85, 103, 111, 140-142, 144, 281-300, 308, 312, 313, 322,
354, 371
Antigone 312-314
Chant de Nigamon, Le 283
Deuxième Symphonie 295
Dit des jeux du monde 282, 312
Horace victorieux 283, 284, 294
Jeanne d’Arc au bûcher 10
Misérables, Les 291
Mouvements symphoniques 287, 289
Musiques (pièces) d’ameublement 85
Napoléon 296
Pacific 231 286, 287, 290, 292
Pastorale d’été 103, 283
Première Symphonie 291
Roi David, Le 10, 282, 285
Roue, La 292
Rugby 287
Soulier de satin 142
Trois Couleurs 84
Troisième Symphonie 293
Hoppenot, Henri 151
Hubeau, Jean 55
Hugo, Jean 84, 98, 99, 103, 107-109, 114
Humanité, L’ 341, 354, 378
Hurard-Viltard, Éveline 312
I
Ibert, Jacques 353, 371
259

Imberty, Michel 238


Indy, Vincent d’ 342, 344
Information, L’ 184
Inghelbrecht, Désiré-Émile 106
Institut des Hautes Études de Bruxelles 79
Ives, Charles 42
J
Jackly 91
Jacob, Max 98, 104, 175
Femme fatale, La 98
Jammes, Francis 162, 309
Jaubert, Maurice 141, 142, 144
Jaudon, Pierre 401
Jaurès, Jean 344
Jean-Aubry, Georges 311, 314
Jeune Homme et la mort, Le (ballet) 95
Jeunesses musicales de France 55
Joachim, Irène 52
Jolivet, André 141, 142
Suite delphique 141
Jost, Peter 14
Jouhandeau, Marcel 105
Jouvet, Louis 139, 140, 141, 143
Joyce, James 308, 322, 398
Ulysse 398
K
Kahn, Gustave 402
Kaldor, Pierre 380
Kann, Alphonse 172
Kerly 98
Kœchlin, Charles 175, 320, 324, 326, 327, 339-362, 371
Buisson ardent, Le 345
Docteur Fabricius, Le 345, 347
Koselleck, Reinhart 25, 26
Koubitzky, Alexandre 89, 92
Koussevitzky, Serge 291
Kramer, Lawrence 26
Kublin, Nicolaï 410
260

L
Labasque, Jean 368
Laboratoire de phonétique expérimentale de la Sorbonne 407
Laborie, Pierre 54
La Bruyère, Jean de 322
Lagut, Irène 108-110
Landormy, Paul 281
Lassagne, François 366, 382
Laurencin, Marie 103
Lavignac, Albert 58
Lavoie, Marie-Noëlle 13
Lazarus, Daniel 354, 371, 372, 378, 380
Leconte de Lisle, Charles-Marie 153, 156
Léger, Fernand 171-176, 179, 181, 397
Skating Rink 179
Lerberghe, Charles Van 239
Lévi-Strauss, Claude 21
Levinson, André 176
Lhote, André 87
Ligeti, György 30
Linossier, Raymonde 101
Liszt, Franz 347
Loriod, Yvonne 55-58, 60
Lowry,Vance 97
Lunel, Armand 151
Lyotard, Jean-François 21, 24, 25

M
MacNeil, Anne 37
Maeterlinck, Maurice 136
Magnard, Albéric 311
Sonate pour piano et violon 311
Magritte, René 100
Mahler, Gustav 42, 252, 297
Troisième Symphonie 297
Maison de la culture 343, 364, 365, 371, 372
Malber 98
Mallarmé, Stéphane 101, 102, 111, 398
261

Mandou 89
Maré, Rolf de 105, 171, 172
Marianne 380
Mariés de la Tour Eiffel, Les 10, 73, 105, 112, 113, 118, 138, 376
Marinetti, Filippo Tommaso 73, 112, 402, 411
Marnold, Jean 96
Marseillaise, La 365, 382
Martal 98
Martin, Charles 255, 257, 262
Martinet, Jean-Louis 58
Marx, Karl 227, 232
Massenet, Jules 340
Massine, Léonide 72, 74, 77
Matisse, Henri 399
Maupassant, Guy de 349
Boule-de-Suif 349
Mawer, Deborah 178
Max, Édouard de 136
McClary, Susan 26
Médrano, Cirque 94
Méhul, Étienne-Nicolas 370
Ménestrel, Le 176-178, 183, 185, 341
Mercereau, Alexandre 400, 401
Mercure de France 404, 408
Mériot, Jules 90
Mesguich, Daniel 145
Messager, André 180
Messiaen, Olivier 10, 31, 56-61
Offrandes oubliées, Les 57
Technique de mon langage musical 58
Trois Petites liturgies de la présence divine 57, 60
Vingt leçons d’harmonie 58
Vingt regards sur l’Enfant Jésus 57
Visions de l’Amen, Les 57, 60
Meyer, Marcelle 105
Meyer-Eppler, Mark 391
Meylan, Pierre 315
Michelet, Jules 367
Milhaud, Darius 10, 30, 78, 90, 92, 93, 97-100, 102-104, 111, 138, 140-145, 151-154, 156, 157,
159, 160, 162, 171-222, 308-310, 312-314, 320, 347, 354, 371
Agamemnon 152, 153, 156
Alissa 162, 310, 313
262

Bœuf sur le toit, Le 79, 90, 93-97, 118


Brebis égarée, La 162
Caramel mou 98, 99, 173
Catalogue de fleurs 90
Choéphores, Les 104, 138, 152-157, 159, 160, 179
Christophe Colomb 153
Cinq Études pour orchestre 186
Cinquième Symphonie de chambre 174
Création du monde, La 171-192
Deuxième Suite symphonique 186
Deuxième Symphonie dite « Pastorale » 103
Euménides, Les 152, 153, 157, 160-162
Homme et son désir, L’ 10, 152, 178, 181, 193-222
Médée 140
Orestie, L’ 142, 152, 153, 156, 159
Porte étroite, La 162
Protée 152
Retour de l’enfant prodigue, Le 162, 310
Sixième Symphonie de chambre 174
Sonate à quatre mains 92
Sonatine pour flûte et piano 173
Trois Rag Caprices 174
Milorad, Léon Dile 93, 113
Mistinguett 71
Mitchell, Louis 97
Mitry, Jean 290
Mnouchkine, Ariane 145
Monde musical, Le 341, 352
Monnier, Adrienne 97
Montaigne, Michel de 322
Montherlant, Henry de 55
Moore, Christopher 14
Motte, Helga de la 63
Moussorgski, Modest 347
Moutote, Daniel 303, 321
Moyses, Louis 97
Mozart, Wolfgang Amadeus 315
Myers, Rollo 96

N
Nattiez, Jean-Jacques 21, 22
Navarra, André 55
Nietzsche, Friedrich 22
263

Nigg, Serge 58
Nijinski, Vaslav 37, 194
Noailles, Marquise de 89
Nord-Sud 74
Notre-Dame du Folgoat 373
Nouveau-Cirque du Faubourg Saint-Honoré 91
Nouveaux Jeunes, Les 78, 80
Nouvelle Revue française, La 308, 368
Nouvelles littéraires, Les 175

O
Oberlé, Jean 78
Oeuvres libres, Les 110
Opéra-Comique, L’ 52, 137, 180
Opéra de Paris, L’ 353
Orchestre de Boston 291
Orchestre des Jazz Kings 98
Orchestre Pierné 56
Orledge, Robert 345

P
Palais Garnier, Le 353
Paris-Journal 408
Paris-Midi 79, 85
Parr, Audrey 194
Parti communiste français 364-366
Pathé, Émile 396
Peignot, Jérôme 394
Perdoux 98
Pergolèse, Giovanni Baptista 322
Pernet, Robert 98
Phillips, Edward R. 242, 243
Picabia, Francis 397
Picasso, Pablo 72-74, 77, 78, 312, 368, 394, 397, 403
Pickford, Mary 71
Pierre, Lepape 310, 321
Pilcer, Harry 100
Pilcer, Murray 98
Pinocchio 90
264

Pitoëff, Georges 138, 139, 143


Platon 342
Poème et drame 408
Poiret, Paul 103
Polignac, Princesse de 82
Polti, Georges 401
Poniatowski, Prince 137
Pottier, Eugène 365
Internationale, L’ 365, 382
Poueigh, Jean 77
Pougy, Liane de 92, 93
Poulenc, Francis 11, 77, 82, 84, 85, 89, 92, 98, 101, 103, 104, 111, 114, 140, 281, 310, 313, 314,
328, 345, 347
Bal masqué, Le 11
Chemins de l’amour, Les 140
Cocardes 89, 92
Improvisation en la b 313
Jongleurs 84, 85, 103-105
Mouvement perpétuel 313
Ouverture 92
Pont-de-Cé, Le 345
Prélude 84
Presto en si b 313
Sixième Nocturne 313
Toréador 82, 84, 85
Pratella, Francisco Balilla 403, 411
Printemps, Yvonne 140
Prost, Antoine 21
Proust, Marcel 308, 398
À la recherche du temps perdu 398
Pythagore 394

R
Rabelais, François 93
Racine, Jean 321
Radiguet, Raymond 98, 101, 105, 106, 112, 114
Gendarme incompris, Le 98, 101, 102
Pélican, Les 98, 99, 101
Ramuz, Charles-Ferdinand 138
Ranke, Leopold von 22-25, 27, 30, 32, 44, 45
Ravel, Maurice 7, 8, 38, 103, 340, 344, 347
À la manière de Borodine 38
265

Chansons madécasses 8
Rhapsodie espagnole 103
Reich, Steve 233
Renan, Ernest 346
Dialogues philosophiques 346
Renoir, Auguste
Bête humaine, La 53
Règle du jeu, La 53
Renouard, Antoine-Augustin 394
Revue musicale, La 179, 314, 341
Richaud, André de 140, 142
Château des papes, Le 140, 142
Rieti, Vittorio 140
Rivières, Jacques 308
Roberts 90
Robin, Mado 55
Robinson, William Ellsworth 71
Roland-Manuel 182, 320, 321
Rolland, Romain 342, 344, 351, 355, 363-388
Au-dessus de la mêlée 344
Jean Christophe 345
Quatorze juillet 353, 363
Théâtre de la Révolution 370
Romains, Jules 140, 390, 398-402
Terrestre tragédie, La 403
Vie unanime, La 390, 398, 402, 407
Volpone 140
Rostand, Claude 309, 313
Rouget de Lisle, Claude Joseph 365
Roussel, Albert 343, 347, 353, 371
Roussel, Raymond 409
Locus Solus 409
Rousselot, Abbé 395
Rubinstein, Ida 138
Russolo, Luigi 73, 411
L’Arte dei rumori 73
Rutmann, Walter 409
Week End 409
Ruwet, Nicolas 223

S
Sachs, Curt 393
266

Said, Edward 26
Saint-Saëns, Camille 135, 347
Saint-Victor, Paul de 160
Salle Érard 97
Salle Gaveau 104
Salle Huyghens 78, 84
Sartre, Jean-Paul 142
Mouches, Les 142
Satie, Erik 10, 72-74, 77-80, 83, 85, 90, 93, 97-99, 103, 104, 113, 141, 175, 255-280, 281, 312,
347
À bientôt-Retraite 83
Belle Excentrique, La 103
Descriptions automatiques 260
Embryons desséchés 259
Musiques d’ameublement 80
Parade 8, 10, 70, 73-77, 79, 86, 95, 96, 108, 118, 138, 312
Pièces froides 260
Piège de Méduse, Le 98, 99, 141
Préludes flasques 260
Sports et Divertissements 113, 255-280
Trois Petites Pièces montées 90, 93
Sauguet, Henri 140, 144, 175
Schæffer, Pierre 55, 56, 143, 233, 391, 394, 410, 412
Schæffner, André 184, 225
Schiller, Johann Freidrich von 151
Schloezer, Boris de 56
Schmitt, Florent 185, 340, 347
Schœnberg, Arnold 65, 247, 248, 252, 354
Schola Cantorum 58, 342
Schumann, Robert 315
Schwob, Marcel 153
Scott, Sir Walter 24
Secrétariat national des Beaux-arts 56
Sérénade, La 348
Service de la Recherche de la Radiodiffusion Télévision Française 55
Shakespeare, William 137, 310
Hamlet 310
Roi Lear, Le 137
Shattuck, Roger 7
Smetana, Bedrich 42
Ma Vlást 42
Société musicale indépendante 8, 312, 340
267

Société nationale de musique 40


Soir, Ce 378
Soirées de Paris, Les 410
Soo, Chung Ling (Robinson, William Ellsworth) 71
Souberbielle, Édouard 84
Spengler, Oswald 232
Sprout, Leslie 53
Steinegger, Catherine 13
Stendhal (Henri Beyle) 322
Stockhausen, Karlheinz 391
Stravinsky, Igor 30, 37, 38, 40, 42, 43, 79, 100, 106, 138, 183, 308, 310, 311, 313, 320-322, 325,
327
Noces, Les 106
Perséphone 310, 313
Pétrouchka 92
Poétique musicale 311, 320
Sacre du printemps, Le 8, 32, 37, 38, 40, 42, 77, 183
Studio des Champs-Élysées 112
Supervielle, Jules 145
Bolivar 145
Swift, Daniel 83, 101

T
Tailleferre, Germaine 83, 111, 112
Virtuose 83
Tancrède de Visan 401
Tancrède, Martel 402
Taruskin, Richard 40, 42
Temps, Le 185
Théâtre-Libre 136, 137
Théâtre de l’Odéon 136, 143
Théâtre de l’Alhambra 366
Théâtre de l’Atelier 139
Théâtre de l’Athénée 139, 140
Théâtre de la Chimère 139
Théâtre de la Renaissance 369
Théâtre des Champs-Elysées 32, 105, 171, 182, 353
Théâtre du Châtelet 70, 353
Théâtre du Colisée 103, 105
Théâtre du Soleil 145
Théâtre du Vieux-Colombier 78, 80, 404
268

Théâtre Maubel 74
Théâtre Michel 98
Théâtre National populaire 145
Thomas, Ambroise 382
Thorez, Maurice 365
Thucydide 48
Tiersot, Julien 369
Times 96
Tolstoï, Léon 342, 351
Tortelier, Paul 55
Tournemire, Charles 58
Toynbee, Arnold 232
Treitler, Leo 26
Trinité, Église de la 60
Trottier, Danick 14
Tsekhanovski, Mikhail 290
Tual, Denise 60
Tzara, Tristan 112, 411

V
Vaillant-Couturier, Paul 366
Valéry, Paul 308
Van Dongen, Kees 103
Varèse, Edgar 10, 411, 412
Vaurabourg, Andrée 56
Vendredi, Le 366
Verein für musikalische Privataufführungen 354
Verne, Jules 409
Château des Carpathes, Le 409
Verrall, Arthur Woollgar 153, 160
Vertov, Tziga 410, 412
Vico, Giambattista 233
Viladrac, Charles 401
Vilar, Jean 145
Vildrac, Charles 400
Villiers de l’Isle-Adam 349, 409
Envoyé de Léonidas, L’ 349
Ève future, L’ 409
Vincke 98
Vögel, Lucien 255
269

Voirol, Sébastien 401


Volta, Ornella 84, 91, 257
Vuillermoz, Émile 178, 179, 183

W
Wagner, Richard 32, 37, 79, 118, 319, 323, 343. 347
Tristan et Isolde 32, 37, 38, 323, 373
Walther Straram 83
Webern, Anton 62, 229
Weill, Kurt 313, 348
Mahagonny 311, 313
White, Pearl 71, 311
Whiteman, Paul 180
Whiting, Steven Moore 74
Wiéner, Jean 8, 97, 309, 312
Wilson, Edmund Jr 109
Within the Quota (L’Immigrant) 175, 177

Z
Zayas, Marius de 173, 394
Zola, Émile 136, 137, 373
Faute de l’abbé Mouret, La 137
Messidor 373

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