Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
| 175
Résumé
Apparitions et figurations de l’invisible
chez les Bwaba du Burkina Faso
I. De l’objet-fétiche au masque
Chez les Bwaba du Burkina Faso, les génies de brousse sont à la
source d’une multitude de cultes, couvrant un spectre particulière-
ment large. Se retrouvent ainsi regroupées dans une même catégorie
englobante des pratiques rituelles aussi diverses que la manipulation
d’objets puissants, le culte à un génie qui choisit de s’illustrer dans un
domaine étroitement circonscrit (par une aide qu’il apporte tantôt dans
une activité spécialisée, tantôt dans une forme déterminée d’enrichis-
sement), la sortie des masques et même la divination. La diversité des
formes de représentation produites pour une même catégorie d’entités
pose la question des principes au fondement des opérations de figura-
tion de l’invisible dans un contexte rituel.
Mots-clés : Bwaba, génies de brousse, visions,
figuration, objets-fétiches, masques.
Abstract
Apparitions and representations of the invisible
among the Bwaba of Burkina Faso
I. From fetish objects to masks
For the Bwaba of Burkina Faso, bush spirits are at the heart of a
myriad of religions, covering a particularly broad spectrum. This
single, unifying category groups together such varied ritual practices
as handling objects with special powers; worshipping spirits who
exert their influence within narrowly circumscribed domains (by
helping with specialised activities or specific forms of wealth
accumulation); creating masks; and even divination. The wide variety
of representations produced within this single category of beings raises
the question: what fundamental principles govern how the invisible is
depicted in a ritual context?
Keywords: Bwaba, bush spirits, visions,
representation, fetish objects, masks.
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE
CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE1
STÉPHAN DUGAST
INSTITUT DE RECHERCHER POUR LE DÉVELOPPEMENT,
MUSEUM NATIONAL D'HISTOIRE NATURELLE
1. Pour des raisons de place, l’article sera divisé en deux parties : la plus complexe des
configurations (celle qui se prolonge par l’initiation de l’intéressé à la divination) sera traitée
dans une section séparée (Dugast à paraître).
2. La profusion des discours et l’abondance de matériel ethnographique sur ces entités permet
différents angles d’approche. Dans un travail récent, qui est une synthèse remarquable des
connaissances sur le sujet, Klaus Hamberger (2012) s’est attaché à montrer que le rapport aux
génies, tel qu’il se manifeste à travers trois occurrences majeures (la chasse, la procréation et
la divination), est l’expression d’un rapport à l’autre qui, dans ces trois formes extrêmes, est en
même temps une expérience de l’espace : le franchissement de la limite entre le village et la
brousse, assorti chaque fois d’une transformation de la perspective, est « un modèle élémentaire
de l’opération mentale qui fait naître l’espace ».
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 176
3. Une analyse comparée de récits de ce type reste à faire. Parmi quelques-uns qui, de toute
évidence, se font mutuellement écho, on signalera ceux recueillis par Antoine Dim Delobsom
(1934 : 48-51) pour les Mossi – « légendes » dont on trouve un résumé dans Bonnet 1988 : 22 –,
Jean Capron et Ambou Traoré (1986-1987) pour les Bwa-Pwesya et Guy Le Moal (1999 : 73-77)
pour les Bobo. Tous sont des groupes ethniques du Burkina Faso.
4. On peut aussi mentionner cette description qui m’a été livrée au sud du pays bwa : « Il a les
pieds à deux faces. Certains ont une trompe à la place du nez. Pour ne pas marcher dessus, ils la
tiennent en main. D’autres ont de grandes oreilles. Des bras comme des racines. » La mention
de la trompe encombrante et des précautions qu’elle engendre rappelle ce portrait rapporté par
Jean-Claude Froelich de ses enquêtes chez les Konkomba du Nord-Togo : « Ils sont petits et ont
la peau claire, leurs cheveux sont lisses et très longs, leur membre viril est très long, ils le placent
sur l’épaule pour pouvoir marcher plus commodément » (1954 : 202 ; une autre description
similaire est fournie à la page suivante).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 180
5. Parole inaudible pour le sujet (lequel ressent seulement une vive piqûre à l’œil), mais dont on
déduit l’existence de la situation qu’elle contribue à mieux caractériser.
6. Il faudrait évoquer le cas de certains fantômes, apparitions associées à cette classe particulière
de défunts qui n’ont pu, pour une raison ou pour une autre, rejoindre les ancêtres. Mais ces
apparitions exceptionnelles sont dites totalement immatérielles : de tels fantômes sont dépourvus
de toute corporéité.
7. Faisant de louables efforts pour traduire dans mes repères culturels les faits qu’il me rapportait,
l’un de mes informateurs me fit le commentaire suivant : « Il peut mesurer moins d’un mètre de
haut mais “chausser” du 47. »
8. Il faut toutefois signaler que, même hors contexte festif, les déplacements des génies sont
pensés comme plutôt chaotiques : au lieu de la marche régulière et en général linéaire qui
caractérise les humains, la plupart de ces êtres ont adopté un mode de locomotion par bonds.
181 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
Ainsi, pour les Bwa-Pwesya (des Bwa situés au nord de ceux dont il est question ici, les Bwaba),
Jean Capron rapporte que l’un des termes par lesquels on désigne ces êtres de brousse est ba
dwâdwaria (le nom sous lequel ils apparaissent dans le mythe de création), terme que l’auteur
traduit par « les (êtres) sautillants » (Capron 1978 : 59, n. 9, souligné par l’auteur). Ce caractère
est aussi l’un de ceux qui sont prêtés aux génies de la catégorie pola chez les Gourmantché de
l’est du Burkina Faso (Cartry 1979 : 285).
9. Sur les phénomènes de perte d’orientation au contact ou au voisinage des espaces occupés par
les génies, voir les stimulantes hypothèses proposées par Klaus Hamberger (2012 : 201, 206).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 182
10. Leur rapport à la vie est toutefois d’une autre nature que celui des hommes, la durée de
cette vie étant sans commune mesure avec celle des humains : ils sont « dotés d’une longévité
exceptionnelle (deux ou trois siècles) », rapporte à leur sujet Jean Capron (1978 : 59, n. 9).
Par ce trait, ils se rapprochent des premiers hommes tels que les qualifient bien des discours
mythiques ouest-africains, mettant en scène la rupture fondamentale que constitue l’apparition
de la succession des générations et l’avènement du devenir historique de l’humanité. Ainsi, les
génies auraient conservé ces traits « archaïques » que les humains ont perdus.
11. C’est pour cette raison que la seule évocation des traces qu’il leur arrive de laisser suggère
immédiatement dans l’esprit de leur découvreur, comme on l’a vu, un contexte festif. On raconte
aussi que les génies ressentent une forte attirance pour les festivités des humains et que certains,
cédant à la tentation, prennent à ces occasions une apparence humaine pour se mêler aux
chanteurs et aux danseurs (voir infra).
12. Jean Capron (1978 : 59, n. 9) signale ainsi que les Bwa-Pwesya considèrent que les génies
« forment une société parallèle à la société humaine », propos que pourraient parfaitement
reprendre à leur compte les Bwaba établis plus au sud. Voir aussi, pour les Bobo, voisins situés
immédiatement à l’ouest des Bwa, Guy Le Moal (1986 : 81).
183 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
13. Ainsi, Jean Capron (1978 : 59, n. 9) va-t-il jusqu’à dire que, pour les Bwa-Pwesya, les génies
font office d’instructeurs auprès des humains. De là viendrait le parallélisme entre les deux sociétés.
14. Ils sont à cet égard l’équivalent des maîtres des animaux si importants dans certaines
cosmogonies d’autres parties du monde (en Amazonie, notamment).
15. Sur cette question particulière, on se référera une fois de plus à l’étude de Klaus Hamberger
(2012).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 184
16. En dépit de sa laideur congénitale, « quand le génie se change en être humain, il se fait plus
beau que la beauté », commente l’un de mes informateurs.
17. Souvent, quand c’est la générosité de l’individu qui est éprouvée, la demande du génie porte
sur du tabac. À l’inverse du miel, pur produit de la brousse (et qui intervient dans l’initiation des
devins, voir la seconde partie de cet article, Dugast à paraître), le tabac, tout aussi apprécié des
génies, est considéré par eux comme un produit de bien meilleure qualité quand il provient des
humains. Les génies ont leur propre tabac, le tabac de brousse (tiré de l’arbuste surundawiire
[Guiera senegalensis], dont les génies, dit-on, chiquent les feuilles), mais au regard de celui des
humains, il fait figure de piètre substitut.
185 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
18. Plus au nord, dans la partie centrale du Bwamu (nom donné au pays bwa), les informateurs
de Jean Cremer ont décrit ce moment caractéristique du processus d’ensemble en des termes
similaires (Cremer 1927 : 87).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 186
LES OBJETS-FÉTICHES
Un génie peut avoir deux motivations assez différentes pour se mettre
en contact avec un humain à travers un objet matériel. Entre les deux, le
statut de l’objet diffère du tout au tout. Lorsque cet objet correspond à un
signe par lequel il révèle son existence (ce cas s’apparente alors à celui où
le génie choisit de se manifester par l’émission d’une image), c’est que le
génie entend entretenir avec la personne élue une relation durable. Il exige
pour cela que ledit objet soit inséré dans une structure de type autel (de la
même façon que, dans l’autre configuration relevant du même ensemble,
il exige qu’une figurine soit réalisée pour reproduire l’image perçue en
brousse, figurine qui sera la pièce maîtresse de l’autel). Par ce truchement,
un culte sera rendu au génie instigateur de la relation. C’est la procédure que
les Bwaba désignent du nom de nanwamu. Lorsque, au contraire, l’objet
correspond à un don strict du génie, cet objet se désolidarise de l’être qui en
a fait don et devient en lui-même destinataire des pratiques rituelles mises en
œuvre (immolations répétées de victimes animales). Il n’est alors le support
d’aucun culte envers le génie, même s’il bénéficie en lui-même de certains
traitements rituels. C’est que, dans ce cas, le génie n’entend pas instaurer de
relation pérenne avec l’élu19, mais le gratifier d’un don qui prend la forme
d’un objet puissant – on pourrait dire d’un objet magique. Par ce trait, ce cas
se rapproche de celui du don ponctuel (comme celui d’une belle pièce de
gibier) après une entrevue ayant produit sur le génie une impression favorable
(voir supra, p. 184). À cette différence essentielle près que la gratification
du génie prend ici la forme d’un objet chargé de puissance, donc destiné
à un usage répété, et qui pour cette raison exigera des pratiques rituelles
19. En réalité, ce type de situation peut se produire, mais le cadre est alors différent de celui des
alliances entre individus (i.e. correspondant aux cas où un individu génie se lie à un individu
humain). Les cas de don d’un objet-fétiche peuvent en effet entrer dans le cadre d’une alliance
plus large, qu’une puissance du territoire (en général, un lieu remarquable du paysage) souhaite
engager avec un groupe de filiation (clan ou lignage). C’est alors par l’apparition d’un tel objet
devant le doyen du groupe considéré (ou le personnage appelé à le devenir) que l’alliance se
noue. Chez les Bwaba, ce type de puissance territorialisée est presque toujours associé à une
colonie de génies, qu’il héberge en quelque sorte. Le doyen de cette colonie de génies agit
alors comme messager de la puissance du territoire, entrant en relation avec le doyen du groupe
humain élu afin de lui faire connaître les modalités de cette alliance. C’est dans ce cadre que la
remise d’un ou de plusieurs objets-fétiches peut intervenir pour sceller l’alliance. Les enquêtes
effectuées par Jean Cremer dans la partie centrale du pays bwa laissent apparaître plusieurs
situations semblant relever peu ou prou (il faut tenir compte des variantes internes au Bwamu)
de ce schéma (Cremer 1927 : 87-92). Chez les Bwaba, un exemple parfaitement caractérisé de
ce type d’alliance est fourni par un site de feu rituel de savane (Tini). La puissance associée à ce
site s’est alliée, dans un passé relativement reculé, à un lignage du village (depuis lors en charge
des rites afférents), à l’occasion d’une rencontre mémorable entre un chasseur, futur doyen de ce
lignage, et un génie apparu pour proposer au chasseur le pacte le liant au site. Ce pacte a pris la
forme de la remise d’un objet-fétiche de première importance dans cette affaire : un nazin (voir
plus bas) à l’aide duquel les descendants du chasseur seront tenus de procéder chaque année à
la mise à feu du site, peu après le début de la saison sèche (sur les feux rituels chez les Bwaba,
voir Dugast 2006, 2008).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 188
20. Jean Capron, fait référence à ce type d’objets dans un passage où, curieusement, il les
qualifie d’« autels », ajoutant que pour la plupart ils seraient « consacrés à des divinités
189 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
secondaires de la brousse et du village ». C’est à mon sens ne pas saisir l’une des caractéristiques
distinctives essentielles de ces objets qui est de fonctionner pour ainsi dire en circuit fermé, de
façon autonome, sans lien avec le génie donateur. Pour le reste, les autres traits rapportés par
l’auteur correspondent tout à fait à certains de ceux que l’on peut retenir comme décisifs parmi
les propriétés de ces objets (voir Capron 1957 : 83).
21. Selon Jean Capron, parmi ces éléments pourraient figurer « des ossements – ou autres
dépouilles – des animaux sauvages élevés par des dwâdwaria [génies] », des ossements de
certains génies associés au génie donateur « à l’intérieur d’un territoire de brousse rigoureusement
délimité » (1978 : 59), ou même des ossements de la « personne de la brousse » (ainsi sont
parfois désignés les génies) qui a remis l’objet (ibid. : 58).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 190
parfois minéraux, dont ils sont des montages, ils sont en somme des
préparations médicinales22, chacun étant censé agir dans un domaine précis.
Ces assemblages sont emballés dans des peaux, le plus souvent cousues, qui
prennent diverses formes dont les plus courantes sont une forme oblongue (il
s’agit alors presque toujours à la base d’une queue d’animal ; on parle dans
ce cas de nazin), ou circulaire (empruntant la forme d’un bracelet, voire d’une
bague ; on parle alors de lombo)23. Ces peaux sont celles des quadrupèdes (chien,
chèvre, etc.)24 immolés sur ces objets lors de certaines grandes occasions (dans
les situations plus communes – celles de demandes ponctuelles –, de simples
volatiles – poulets le plus souvent – suffisent). La première de ces grandes
occasions intervient d’ailleurs dès le commencement, puisque le transfert de
l’objet de l’espace de brousse à celui du village doit être sanctionné par une
telle immolation. De la peau du quadrupède, on dit qu’elle sert d’« habit »
à l’objet, habit dont la remise témoigne du respect qu’on lui porte. Cette
opération devra ensuite être renouvelée au rythme des aides apportées par
l’objet-fétiche à son détenteur. À ce dernier de se montrer suffisamment avisé
pour sentir avec quelle fréquence une telle opération doit être effectuée. Sur ce
point, les commentaires sont sans ambiguïté : ces ajouts successifs de peaux,
qui ont pour effet de faire grossir l’objet, accroissent simultanément sa force
(voir photo 4). Plus l’objet « mange », entend-on souvent, plus il emmagasine
de puissance et plus il est en mesure de donner en retour.
22. En étendant l’acception de ce terme au-delà des préparations destinées à être absorbées,
pour y inclure toutes celles dont le pouvoir est dit reposer essentiellement sur l’assemblage de
matières prélevées dans les règnes minéral, végétal et animal en vue de composer une mixture
agissante par elle-même.
23. Dans certains contextes, les deux types d’objets sont associés (pour un exemple chez les
Bwa centraux, voir Cremer 1927 : 91), le nazin se voyant attribuer une valence masculine, le
lombo une valence féminine (c’est en particulier le cas – point de départ d’une élaboration assez
complexe – de l’usage qui est fait de ces objets, livrés par les génies, pour la mise en œuvre des
rites de feu de savane sur le Tini, voir supra n. 19). Il arrive également que le lombo soit considéré
comme le support du nazin, ce dernier étant souvent frappé de l’interdit de tout contact direct avec
le sol (voir photos 1 et 2 ; dans d’autres cas, notamment quand le nazin a été livré seul, il peut être
déposé dans un récipient ; pour les Bwa centraux, Jean Cremer rapporte des énoncés qui font état
d’un cas où nazin et lombo ont été fournis conjointement, mais où l’interdit de tout contact du
nazin avec le sol est respecté par sa suspension sur une fourche à trois branches [Cremer 1927 :
92] ; enfin, Jean Capron [1978 : 58] affirme que cet objet « n’est jamais posé à même le sol mais
allongé sur une pierre plate », appelée le « siège » de l’objet). On retrouve ces deux types d’objets
(parmi d’autres là aussi) dans la brève mention qu’en livre Jean Capron pour le nord du pays
bwa, avec des dénominations différentes mais reconnaissables : respectivement nazumbwe et lopo
(Capron 1957 : 96, en particulier note 2). Dans un texte plus tardif, le même auteur accorde de
longs développements aux objets du premier type, appelés cette fois nadû (Capron 1978 : 57-
63). On peut également signaler l’étude de Michèle Coquet (1987), entièrement consacrée à un
cas particulier d’objets de ce type, dans une perspective essentiellement formelle privilégiant les
aspects stylistiques et esthétiques.
24. Il peut arriver qu’un tel objet-fétiche réclame des peaux de quadrupèdes sauvages (il s’agit
alors en général de lombo de chasseurs, voir photo 3). Dans ce cas, comme la capture de l’animal
ne peut simplement résulter d’un prélèvement parmi le bétail qu’élèvent les humains, on dit que
c’est l’objet qui, par sa puissance, attire la victime dont il a besoin afin de faciliter au détenteur
de l’objet l’obtention de la peau exigée.
191 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
25. Pratique que signale également Jean Capron (1978 : 60, n. 11).
193 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
Les nanwamu spécialisés sont de deux ordres : ceux qu’on pourrait dire
de richesse et ceux qu’on pourrait dire de métier. Les premiers correspondent
aux cas où le génie souhaite s’allier à la personne de son choix en lui
assurant son concours dans le domaine de l’accès à la richesse. La relation
débute dans ce cas par la découverte en brousse d’un amas de cauris26
ou, cas plus spécifique, d’œufs de caméléon27. La question de savoir si ce
dernier cas est, au même titre que les autres, la manifestation d’un génie est
controversée chez les Bwaba. En gros, selon les cultivateurs (qui occupent
la position la plus élevée dans le système de castes, et démographiquement
la plus importante), c’est le cas ; en revanche, les forgerons, qui ont un
rapport privilégié avec le caméléon en tant qu’animal quasi divin (voir
Dugast 2009), considèrent que les génies ne sont pour rien dans une telle
découverte dont la paternité revient sans conteste au caméléon lui-même.
Cela ne change rien à la procédure d’ensemble, qui reste celle de nanwamu,
à ceci près que la relation établie par ce truchement le sera, dans l’optique
des forgerons, avec un caméléon et non avec un génie. Le culte rendu à un
autel de nanwamu de ce type est censé permettre la sollicitation du génie
(ou du caméléon), afin de l’inviter à apporter son aide au desservant rituel
dans toutes les démarches que ce dernier est susceptible d’entreprendre
dans un but précis, celui de s’enrichir.
Les nanwamu de métier correspondent quant à eux au cas où
l’association voulue par le génie tourne autour de la maîtrise d’une activité
spécialisée. Dans un tel cas, le génie se manifeste en faisant apparaître
devant les yeux de la personne choisie un instrument miniature, qui
peut être un outil mais parfois aussi un instrument de musique (un cas
particulièrement emblématique et récurrent est celui de l’apparition d’un
xylophone en modèle réduit). Cet outil ou instrument sera ensuite inséré
dans la structure d’un autel de nanwamu où il fera l’objet d’un culte
régulier. Plus précisément, le culte sera décerné au génie donateur (véritable
destinataire des prestations rituelles) par le truchement de l’objet offert en
brousse à l’origine. Le génie apportera alors son concours à l’intéressé,
sous la forme d’une inspiration qui fera exceller ce dernier dans le domaine
d’activité correspondant à l’objet remis. Ainsi, de nombreux récits à teneur
mythique visant à expliquer, au moins partiellement, les circonstances de
l’émergence du système de castes le font en relatant l’épisode d’une telle
rencontre qui prit place dans un passé lointain et qui justifia par la suite une
transmission à caractère héréditaire : l’autel de nanwamu (centré sur un
26. Les cauris sont de petits coquillages marins ayant servi de monnaie pendant la période
précoloniale, avant la généralisation de l’usage de monnaies d’origine européenne.
27. La découverte d’œufs de caméléon est communément considérée en Afrique de l’Ouest
comme la manifestation d’une forme de « chance » étroitement associée à la richesse (pour les
Bassar du Togo, voir Dugast 2013).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 196
28. L’idée d’un acte de figuration qui libère le sujet d’une image envahissante voire oppressante
est évidemment une idée assez commune, dont on trouve des expressions dans tous les univers
culturels. Chez nous, certains romanciers ont su rendre la tension caractéristique de ce type
d’expérience dont l’exutoire est un acte de figuration. On pense à ce passage de Mademoiselle
de Maupin, roman de Théophile Gautier :
« Ce que j’adore le plus entre toutes les choses du monde, — c’est une belle main. — Si tu
voyais la sienne ! quelle perfection ! […] — La pensée de cette main me rend fou, et fait frémir
et brûler mes lèvres. — Je ferme les yeux pour ne plus la voir ; mais du bout de ses doigts délicats
elle me prend et m’ouvre les paupières, fait passer devant moi mille visions d’ivoire et de neige.
Ah ! sans doute, c’est la griffe de Satan qui s’est gantée de cette peau de satin ; — c’est quelque
démon railleur qui se joue de moi ; — il y a ici du sortilège. — C’est trop monstrueusement
impossible.
Cette main… Je m’en vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier,
comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme
je la vois, comme je la sens ; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce
d’obsession. »
29. On comprend qu’un tel schéma corresponde à une plus grande implication du génie dans
la relation, plus grande que dans le cas des autres nanwamu et, à plus forte raison encore, plus
grande que dans le cas des objets-fétiches.
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 198
30. Cette question de l’étroite articulation entre l’occultation et la révélation a fait l’objet d’une
autre publication (Dugast 2015).
31. C’est alors l’introduction physique de cet objet dans l’enceinte du village qui lancera le
processus d’insertion dans l’espace habité, ouvrant la voie à l’inauguration du culte proprement dit.
32. C’est donc toute une atmosphère qui envahit l’esprit de la personne. On raconte d’ailleurs
que, dans la période d’intensification de la pression de la part du génie, l’intéressé est subitement
pris du besoin irrépressible de retourner sur les lieux de brousse où il s’est trouvé au contact
de la scène et que cette soudaine pulsion se manifeste d’abord par la perception des sons de la
musique du masque. On dit même que, pour mieux démontrer la force de son emprise, le génie
choisit de préférence les moments où la personne se trouve en plein cabaret pour, dans ces lieux
saturés sur le plan sonore (outre les conversations bruyantes, se fait entendre la musique des
xylophones, dont les vendeuses de bière de sorgho louent les services afin d’attirer davantage de
199 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
Pour commenter une telle vision en des termes qu’ils veulent précis,
les Bwaba disent que le masque apparu n’est en aucune façon une
représentation de l’être de brousse à l’origine de la relation, comme on
l’entend parfois dire en d’autres sociétés33. D’emblée, ici, le masque est
un objet à part entière : celui par lequel le génie a choisi de se lier à la
personne, sans que ce qu’il figure ne renvoie d’une quelconque manière
à l’apparence du génie lui-même. Même quand le masque procède d’une
image qui envahit l’esprit du partenaire humain de la relation, celle-ci est
clairement identifiée comme celle d’un objet de type masque et non comme
celle de l’entité responsable de la vision : c’est la projection, en image,
d’un masque. On dit même, pour les cas où ce qui apparaît à la personne
élue n’est pas l’objet déposé mais la vision d’un petit masque en train de
danser, que cette apparition est celle du génie lui-même, certes, mais du
génie masqué, porteur de son masque34 et même entièrement recouvert par
lui. S’il est lui-même totalement occulté à la vue car dissimulé entièrement
sous l’objet masque, le génie est dit présent ; il est très explicitement perçu
clients), lui faire entendre sa musique spécifique, dont le charme opère aussitôt. Irrésistiblement
attiré, le sujet se lève pour, abandonnant ses compagnons de beuverie, retourner au plus vite au
lieu habituel de sa vision afin d’y revivre l’expérience qui aura sur lui un effet apaisant. Pour le
reste, la suite de la procédure suivra le schéma classique de l’introduction au village au moyen de
la figuration d’une copie de l’image vue en brousse – qui en l’occurrence sera celle du masque –
après la révélation apportée par la consultation du devin.
33. Les déclarations selon lesquelles les masques représentent non pas les génies mais
l’appareillage derrière lequel ils se sont dissimulés pour apparaître aux humains semblent plutôt
rares. On en trouve une occurrence intéressante chez les Bedik du Sénégal oriental, qui, tout en
partageant ce principe général avec l’exemple des masques hombo des Bwaba, en diffère sur un
point significatif. À la différence de ces derniers, qui ne sont liés à aucun culte « à mystère » et
qui ignorent donc les complexes procédures d’exclusion entre initiés et non-initiés, les masques
des Bedik sont indissociables d’un tel dispositif. Pour la majeure partie de la population, par
conséquent, les apparitions des masques sont censées correspondre à une visite réelle des esprits
qu’ils incarnent. Mais, et c’est là où une similitude essentielle se dessine avec l’exemple bwa,
le discours officiel soutient que lors de ces visites, les êtres de brousse (il s’agit, chez les Bedik
aussi, de génies de brousse) apparaissent non tels qu’ils sont mais dissimulés sous des masques.
Aux premières récoltes, certains masques cessent d’apparaître durant six mois. Alors, « les
fragiles costumes végétaux restent accrochés à des branches d’arbres aux abords du village
pour que les femmes, en les apercevant pendant les mois qui suivent, se souviennent de leur
visite. Ces dépouilles […] sont seulement le costume périssable qu’ont revêtu les génies cette
année-là pour rendre visite et se rendre visibles aux humains » (Smith 1984 : 16). L’institution
initiatique s’efforce donc de forger dans l’esprit des non-initiés l’idée que les masques, dans
leur matérialité, sont des artifices mis en place par les génies afin d’apparaître aux non-humains.
Incidemment, on remarque que ces dépouilles, « poétiquement abandonnées » sur des branches
d’arbres, ne sont pas sans évoquer la scène gourmantché signalée en début de cet article : le filet-
sac de tout poli, qui le rend invisible chaque fois qu’il s’y introduit, et qui est parfois, au plus
profond de la brousse, suspendu à un arbuste le temps d’une baignade, rendant son occupant
vulnérable car potentiellement exposé à la vue d’un éventuel intrus, inverse jusqu’à un certain
point ces dépouilles accrochées aux arbres bordant le village pour rappeler aux femmes que leurs
occupants invisibles qui s’en étaient servis pour se rendre visibles sont retournés à la brousse
dont ils sont les occupants attitrés.
34. Parmi les parallèles identifiables entre société des génies et société humaine, Jean Capron
signale que les génies « possèdent leurs propres masques » (1978 : 59, n. 9). Le transfert de
ceux-ci aux humains ne constituerait ainsi qu’un cas particulier du flux qui, dans des domaines
variés, alimente la société des humains en biens culturels cédés par les génies.
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 200
35. Formellement constitués d’un costume de fibres non teintes surmonté d’une tête en bois
(voir photo 7), les masques hombo sont considérés comme ayant été apportés par les forgerons
sous le contrôle desquels ils sont restés dans leur majorité. Par rapport aux masques plus connus
(et particulièrement appréciés des collectionneurs d’art africain) de la région bwa du Kademu
(partie située au sud-est du pays bwa, dont les localités principales sont les villages de Boni et
de Dossi), eux aussi masques de fibres à tête en bois (mais dont les fibres sont teintes, certaines
de couleurs très vives), les masques hombo se caractérisent par un nombre plus limité de formes
et, partant, par des effectifs nettement plus réduits lors de leurs exhibitions. Ils s’inscrivent en
outre dans le cadre d’un culte strictement individuel d’abord, familial ensuite (après héritage du
culte originel, à la suite du décès de son détenteur initial) et sont totalement indépendants (ce
201 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
qui est assez rare en Afrique pour mériter d’être signalé) de tout dispositif initiatique. Ce trait les
distingue des masques du Kademu proche, lesquels sont notoirement le résultat d’un emprunt
auprès des voisins orientaux des Bwaba (ils sont dits provenir des Nuna et des Winye). Bien
plus diversifiés dans leurs formes – comme le sont les masques de ces groupes voisins –, les
masques du Kademu présentent du coup un grand nombre de spécimens qui se réfèrent à une
espèce animale.
36. Au point, quand il s’agit d’un chasseur, d’avoir le réflexe de vouloir l’abattre.
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 202
37. Dans la suite de cette première partie, seul le cas des masques sera traité ; celui de la divination,
plus complexe, car engageant des procédures bien plus élaborées, sera réservé à la seconde partie.
38. Et au-delà : il occupe également une place centrale dans la culture des Bobo voisins (voir
Le Moal 1980).
39. À la différence des masques de fibres et de bois, généralement étroitement localisés là où ils
existent, et parfois le résultat d’emprunts auprès de groupes limitrophes, les masques de feuilles
sont omniprésents sur toute l’étendue du pays bwa.
203 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
de Do : aucun autel de nanwamu ne leur est associé, signe qu’ils ne sont la
révélation d’aucun génie en particulier au culte duquel ils seraient associés.
Les masques hombo ont donc la particularité de combiner l’emprise du Do,
commune à tous les masques, et l’intervention d’un génie sous la forme de
l’installation d’un autel de nanwamu, à l’instar des multiples autres formes
de sollicitation des génies demandeurs de culte.
En réalité, il semble que ces influences croisées ne se situent l’une et
l’autre pas tout à fait sur le même plan. Dans l’expression des informateurs
rapportée ci-dessus, on perçoit déjà que l’une précède l’autre. Comme
pour tous les cas de rencontre en brousse à l’initiative d’un génie, c’est
d’abord le nanwamu qui « s’assoit ». Ensuite, dans ce cas spécifique des
nanwamu de masque, « il y a le Do qui suit ». Rappelons que, comme
l’autre voie pour laquelle peut opter le génie (celle de l’initiation à la
divination), celle des masques est susceptible de se décomposer en deux
révélations successives, distantes l’une de l’autre de quelques années :
après la phase initiale, regroupant l’apparition première et l’opération qui
l’a suivie de peu – l’introduction au village, dans le domicile de l’intéressé,
d’une représentation de ce qui a été révélé en brousse –, peut survenir une
deuxième phase marquée par l’exigence du génie de voir le culte qui lui
est rendu franchir un nouveau seuil. Dans le cas des nanwamu de masque,
cette évolution soudaine correspond au souhait, tout à coup exprimé par
le génie, de voir son masque « sortir parmi les gens ». Or, la « sortie des
masques » est précisément ce qui porte la marque du Do, toutes catégories
de masque confondues40 : tout ce qui est masque est dans son principe
voué à danser, et si danse il y a, c’est que le culte a partie liée avec le
Do41. Pour les masques hombo, on déclare que les exhibitions publiques
du masque associé à un autel de nanwamu doivent se plier aux contraintes
du calendrier fixé par le culte du Do. En particulier, avant de pouvoir faire
danser le masque, « il faut que le Do soit ouvert » ; inversement, une fois
« le Do fermé », il n’est plus possible d’envisager une sortie du masque42.
Cette mutation profonde de la relation n’est toutefois qu’une option :
même si elle est considérée comme constituant d’une certaine façon la
norme, et à ce titre la plus fréquente, elle ne s’impose pas dans absolument
tous les cas. Parfois, en effet, le nanwamu de masque est appelé à ne connaître
40. À l’exception toutefois des masques d’origine étrangère, comme les masques de fibres du
Kademu, qui, eux, ne dépendent pas du Do.
41. Pour cette raison, certains informateurs déclarent que l’entrée du culte rendu au génie dans
la deuxième phase du parcours propre aux masques correspond à une évolution sensible de son
statut, renvoyant au passage de l’état de nanwamu à celui de hombo do, ou do hombo, termes qui
indiquent que désormais le culte comprend un volet consacré aux exhibitions dansées.
42. Les rites d’ouverture puis de fermeture du Do encadrent la temporalité spécifique du Do en
fixant la période de l’année (qui court sur plusieurs mois) durant laquelle les masques (quelle
que soit la catégorie à laquelle ils se rattachent) sont autorisés à sortir (voir, à ce sujet, Coquet
1994 : 303-307).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 204
43. De cette catégorie de nanwamu de masque hombo qui ne connaissent pas l’évolution usuelle,
les Bwaba disent que ce sont des nanwamu qui « ne veulent pas qu’on les sorte ; ils demandent
qu’on leur fasse leurs cérémonies dans la maison seulement. »
44. Cette attitude de réserve est, relativement parlant, homologue de celle en vigueur dans le cas
du don d’un objet-fétiche, par rapport à tous les cas de nanwamu considérés en bloc.
45. Nous verrons qu’une situation similaire existe dans le cas de l’initiation à la divination (qui,
dans l’autre voie pour laquelle peut opter un génie pour cette catégorie de nanwamu, constitue
la transition correspondante, voir deuxième partie de cet article), avec, dans certains lignages,
l’existence d’un interdit sur l’évolution du culte vers une telle initiation.
46. C’est le devin consulté à l’occasion de la constitution de l’autel qui fournira toutes
les indications nécessaires. La matière retenue comme appropriée est ainsi le résultat d’un
compromis entre les aspirations du génie et les contraintes éventuellement attachées aux
traditions du lignage concerné.
205 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
danser. En revanche, le bois et les fibres sont tout à fait adaptés à une telle
éventualité : quand la figurine est produite à l’aide de ces matériaux, c’est
que celle-ci porte déjà en germe son devenir de figure dansée.
47. Les espèces les plus couramment impliquées sont (dans le parler de la région de Houndé), par
ordre de fréquence décroissant, le honhun (Afzelia africana), le yÆnhun (Pterocarpus erinaceus)
ou le donkoro (Bombax costatum).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 206
Comme pour tempérer cette lecture, les Bwaba mentionnent une autre
contrainte qui pèse en faveur du choix des matériaux bois et fibres plutôt
qu’argile pour tous les cas où le culte est appelé à connaître l’évolution
qui le conduira à faire une place à son double tenu de produire les
exhibitions dansées requises. Lorsque le culte entre dans cette phase de
mutation, soulignent-ils, le responsable peut être amené à faire sortir la
figurine centrale de son autel (le masque miniature) afin que la prestation
du danseur masqué soit placée sous la protection du nanwamu. Parfois, on
se contente d’exposer cette figurine juste devant la porte de la chambre où
l’autel a été édifié, mais d’autres fois, on s’autorise à la transporter aussi
loin que nécessaire pour faire face à toutes les situations où le masque
et sa danse ont été réclamés dans un quartier ou même un village autre
que celui de son détenteur. Dans tous ces cas, la figurine est déposée à
même le sol, au pied du responsable du culte qui reste immobile dans son
rôle de superviseur de la manifestation. Nous reviendrons sur les raisons
d’une telle exhibition, lesquelles sont multiples et méritent qu’on s’y
arrête, car elles sont très instructives sur la nature d’un culte de masque
chez les Bwaba. Mais auparavant, il nous faut exposer les circonstances
dans lesquelles, pour la plupart des nanwamu de masque, se manifeste la
soudaine nécessité de faire évoluer le culte.
48. Comme dans de nombreuses populations de cette partie de l’Afrique, tout sacrifice est assorti
de signes envoyés par l’entité destinataire qui indique ainsi si elle agrée ou non l’opération. Dans
certains cas, la lecture du signe se fait par la position qu’adopte le volatile immolé (en général
un poulet) au terme de son agonie (il est lâché aussitôt après son égorgement) : s’il retombe sur
le dos, le signe est favorable ; dans le cas contraire, il faudra recommencer avec une nouvelle
victime (car, a minima, on considère que c’est la victime seule, et non l’opération entière, qui a
été refusée) ; si le refus se répète, il faut envisager de consulter un devin afin de connaître l’objet
du mécontentement, alors manifeste, de l’entité. Dans d’autres cas, on procède à l’ouverture de
l’abdomen du volatile afin d’en extraire un organe qui, lorsqu’il est blanc, signifie l’acceptation
de l’entité destinataire et, lorsqu’il est noir, son refus.
207 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
divination), où il est alors dominant. Pour les masques, tel n’est pas le cas :
ce sont plutôt des troubles affectant l’intéressé qui feront office de signes.
En particulier, comme un prolongement très explicite des manifestations
ayant accompagné l’épisode de la révélation en brousse, on signale que
le sujet devient de plus en plus fréquemment la proie d’hallucinations
au cours desquelles il « entend des balafons [xylophones, instruments
soutenant la danse des masques] taper dans sa tête ». Après consultation
de plusieurs devins (par souci de recoupements), la sentence est établie :
il faut satisfaire aux nouvelles exigences du génie et faire entrer le culte
dans une seconde phase, plus aboutie, par laquelle notamment une certaine
publicité lui sera donnée parmi les humains.
Le parallèle avec la première crise qui avait été à l’origine de
l’instauration du culte est manifeste : un même effet de saturation se laisse
percevoir, prélude à une forme d’expression plastique (au sens très large)
en rapport direct avec la formule choisie, dès l’origine, par le génie pour
se lier à un protagoniste humain. À cette différence près que, cette fois,
ce n’est plus l’entreprise de figuration en tant que telle qui est au centre
du processus, mais une de ses variantes, sous la forme de l’expression
chorégraphique et musicale : le détenteur du culte est sujet à des sensations
de plus en plus envahissantes culminant dans une tension dont il ne peut se
libérer qu’en leur donnant une expression dans le champ du visible.
Déjà, la rencontre des premiers temps entre le génie et son partenaire
humain ne se limitait pas, dans la plupart des cas, à la dimension visuelle
– l’apparition d’une image insolite, ici celle du masque. Lui étaient
associés des sons (la musique accompagnant la danse du masque) et
une gestuelle (la danse elle-même). Un registre de sensations plus vaste
que pour les autres types de nanwamu était donc mobilisé, à la fois
plus complet sur le plan visuel (avec l’adjonction de toute la dimension
chorégraphique) et se déployant en outre sur un nouveau plan, le plan
sonore (avec la musique).
Pourtant, quand l’autel a été mis sur pied, ces dimensions
supplémentaires n’ont pas trouvé à s’exprimer : la simple reproduction
de l’apparition surgie en brousse, limitée à la confection d’une figurine,
était impuissante à les restituer. Dès lors, elles sont demeurées en quelque
sorte en réserve, on pourrait dire en réserve de représentation, jusqu’à ce
que l’évolution du culte, avec la sortie réclamée d’un vrai masque, d’un
format adapté au gabarit humain (réplique en plus grand de la figurine
installée dans l’autel, voir photo 8), leur offre enfin une expression. Avec
cette nouvelle phase, il y a donc d’abord un épanouissement de formes
d’expression jusque-là bridées.
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 208
masque à l’un de ces corps – celui des forgerons – est déjà une démarche
hautement ritualisée. Le paiement dû à ces artisans sera ainsi soumis à
des scansions rituelles appuyées. Le jour précis de la « sortie » du masque
est un jour solennellement inscrit dans tout un protocole. Des parents
sont invités en grand nombre (les lohini, femmes nées dans le lignage
organisateur et mariées à l’extérieur – la société bwa pratique une forme
de mariage patrilocal – seront en particulier convoquées, leur présence en
nombre attestant le caractère festif et surtout grandiose de l’événement).
Une organisation complexe se met en place, une effervescence gagne les
participants : les festivités doivent être une réussite.
Fabrication du masque, invitation de tous les parents résidant ailleurs
auxquels se joindront si possible un grand nombre d’étrangers, tout cela
a un coût qui est principalement supporté par celui qui a découvert le
nanwamu. Pour l’aider à faire face à ces dépenses prévisibles, le concours
du nanwamu est essentiel dès le moment où ce dernier a manifesté son
désir de passer à cette nouvelle phase. On s’adresse à lui, lui disant :
« Si vraiment tu veux rester avec nous, tu n’as qu’à nous aider à faire
sortir ton “fils” pour les cérémonies. » Le « fils » du nanwamu, c’est le
masque grand format qui dérive du nanwamu lui-même. Quand la prière
est suivie d’effet, le nanwamu fait en sorte de faciliter l’accumulation de
biens nécessaire à la préparation de la cérémonie. Cette aide s’étend sur
toute la durée de la période de préparatifs, période de plusieurs mois voire
plusieurs années au cours de laquelle le génie à la base du culte se montre
très actif aux côtés de son partenaire humain afin de lui manifester son
soutien indéfectible en récompense de la docilité avec laquelle celui-ci
s’est soumis à ses exigences. Ce soutien est en même temps une étroite
collaboration, qui renforce les liens mutuels établis entre le génie et son
desservant rituel.
La fabrication d’une autre composante du masque requiert une
forme d’implication différente : non plus des dépenses en nature mais
la mobilisation, sur une période significative, d’une nombreuse force de
travail. À la différence de la tête en bois, dont la confection incombe à
un artisan spécialisé, qu’il faudra donc rétribuer, le costume de fibre
nécessite avant tout la mise en culture des végétaux requis dans un champ
dédié à cette production. Il s’agit alors de mobiliser une main-d’œuvre
suffisamment nombreuse pour cette activité agricole, et c’est pour
l’essentiel la famille du détenteur du culte qui la fournira. Nous verrons
qu’un parallèle se dessine ici entre cette dernière injonction et l’interdit
qui, dans le cadre de l’initiation à la divination, est fait au novice de se
couper les cheveux jusqu’à sa sortie en tant que nouvel initié. La période
pendant laquelle court cet interdit est exactement de même nature que celle
dont il vient d’être question au sujet des masques : c’est le temps durant
211 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
lequel le génie à l’origine du culte concerné apporte tout son soutien à son
partenaire pour, là aussi, lui permettre de faire face à l’inévitable surcroît
de dépenses qu’entraîne l’entrée du culte dans sa nouvelle phase. Dans le
cas de l’initiation à la divination, les cheveux laissés ainsi libres de toute
coupe pendant la période entière seront rasés lors de l’initiation et serviront
à constituer la « barbe » de la figurine représentant le génie. Un rapport de
correspondance étroit s’établit ainsi entre les cheveux du novice destinés à
orner d’une « barbe » la nouvelle figurine de l’autel et les fibres cultivées
par les membres de la famille du détenteur du culte de masque en vue
de confectionner l’« habit » du masque de grand format qui constitue la
réalisation de la nouvelle figuration en rapport avec l’évolution du culte.
des occasions festives que génère ce culte. Dans ce cas, on dit que c’est le
nanwamu du masque qui l’a attirée (l’attirance visuelle, immédiate, même
assortie de son complément sonore, étant d’ailleurs jugée moins en cause,
dans ce domaine, que l’attirance plus mystérieuse déployée au moyen des
pouvoirs du génie bénéficiaire du culte – attirance elle aussi à l’œuvre, du
reste, dans la fascination initiale à laquelle a été sujet, lors de la rencontre
en brousse, le futur détenteur du culte). Sont aussi mentionnés des cas
où une femme, éblouie par sa prestation, tombe amoureuse de l’un des
porteurs du masque49.
Ces indications sont très significatives quant à la nature, aux yeux des
Bwaba, de la performance du masque en train de danser. On l’a vu, il ne
s’agit nullement d’une représentation, soigneusement mise en scène, de
l’être surnaturel auquel le culte est rendu, mais plutôt de la célébration
de son œuvre. Or, de même que celle-ci est distincte de son créateur (le
génie), de même elle ne se confond pas avec le porteur du masque dont
elle dissoudrait l’identité en tant que personne humaine. Dès lors que
l’apparition première du masque est conçue comme celle d’un objet sculpté
que porte et anime un être de brousse, dès lors, donc, que la distinction
entre l’objet, produit de l’activité créatrice du génie, et le génie lui-même
est pleinement établie, elle permet que soit également reconnue celle entre
le masque grand format et son porteur humain, qui ne perd jamais son
identité d’être humain, comme en témoigne la préférence exprimée par la
jeune femme pour l’un des danseurs masqués plutôt que pour tout autre (et
ce bien que, sauf cas exceptionnel, tous portent le même masque, qui passe
d’un danseur à l’autre au fil de la journée).
Pour autant, il serait erroné de penser que l’identité des porteurs du
masque n’est pas altérée lorsqu’ils endossent le costume et qu’ils se
mettent à danser en exhibant le masque. On considère qu’ils sont alors
placés sous l’influence du génie qui leur apporte, là encore, son inspiration
afin de donner de l’éclat à leur danse. Même un piètre danseur, dit-on, se
tirera d’affaire car le génie fera en sorte que sa prestation soit pour le moins
honorable. Il est d’ailleurs très vite admis que ce qui s’offre à l’appréciation
des spectateurs lors d’une telle manifestation est moins l’aptitude réelle
de chaque danseur que le degré d’inspiration que lui accorde le génie.
C’est lui, en définitive, qui, en fonction du jugement qu’il se fait des
qualités des uns et des autres, sélectionne celui auquel il apportera le plus
généreusement son concours. Une attitude qui, en somme, reproduit celle
qu’il avait adoptée au moment d’élire la personne dont il ferait bénéficier
49. Au cours d’une même sortie de masque, plusieurs porteurs se succèdent. S’instaure entre
eux une rivalité, chacun s’efforçant de surpasser ses concurrents par la qualité esthétique de sa
danse. Et la femme sera séduite par celui qu’elle regardera comme le meilleur danseur.
213 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
50. En fonction des signes apparus au moment de l’immolation, voir supra, n. 48.
51. Le même type d’attente prévaut, chez les Bwa septentrionaux, dans le cadre du culte du
Do, où elle est même explicitement énoncée dans « la longue chanson du do (dolenu) » (Capron
1957 : 107).
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 214
52. Plus il y a d’étrangers, et plus nombreux sont ceux qui viennent de loin, plus c’est le signe
que le nanwamu a été particulièrement actif. J’ai ainsi souvent noté l’empressement que les
responsables de certaines sorties de masque auxquelles il m’a été donné d’assister, parfois loin
de ma zone habituelle d’enquête, mettaient à me recevoir : pour ceux d’entre eux pour qui
j’étais un inconnu, la présence ce jour-là d’un étranger venu d’au-delà des mers témoignait de la
réussite de la manifestation.
215 STÉPHAN DUGAST
APPARITIONS ET FIGURATIONS DE L’INVISIBLE CHEZ LES BWABA DU BURKINA FASO
I. DE L’OBJET-FÉTICHE AU MASQUE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Capron Jean, 1957, Quelques notes sur la société du do chez les populations
bwa du cercle de San, Journal de la Société des africanistes XXVII (1) :
81-129.
— 1978, Sur deux noms personnels bwa, Systèmes de signes. Textes réunis
en hommage à Germaine Dieterlen, Paris, « Actualités scientifiques et
industrielles » 1381 : 51-71.
Capron Jean, Traoré Ambou, 1986-1987, Le Grand Jeu, le mythe de la
création chez les Bwa-Pwesya, Burkina Faso, Tours, Université François-
Rabelais, « Mémoire du laboratoire d’anthropologie et de sociologie » 3.
Cartry Michel, 1979, Du village à la brousse ou le retour de la question. A
propos des Gourmantché du Gobnangou (Haute-Volta), in Michel Izard et
Pierre Smith (dir.), La Fonction symbolique. Essais d’anthropologie, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines » : 265-288.
Coquet Michèle, 1987, Une esthétique du fétiche (Bwaba, Burkina Faso),
Fétiches. Objets enchantés, mots réalisés, Systèmes de pensée en Afrique
noire, Cahier 8 : 111-138.
— 1994, Le Soleil mangé. Du langage des formes et des matières dans une
société sans écriture, les Bwaba du Burkina Faso, Paris, EPHE, thèse de
doctorat.
Cremer Jean, 1927, Les Bobo (la mentalité mystique), Paris, Librairie
orientaliste Paul Geuthner, « Matériaux d’ethnographie et de linguistique
soudanaises » IV.
Dim Delobsom Antoine A., 1934, Les Secrets des sorciers noirs, Paris, Nourry.
Dugast Stéphan, 2006, Des sites sacrés à incendier. Feux rituels et bosquets
sacrés chez les Bwaba du Burkina Faso et les Bassar du Togo, Anthropos
101-2 : 413-427.
— 2008, Incendies rituels et bois sacrés en Afrique de l’Ouest : une
complémentarité méconnue, Bois et forêts des tropiques 296 (2) : 17-26.
— 2009, Du noir des forgerons aux couleurs du caméléon. Une théorie de la
genèse des couleurs chez les Bwaba du Burkina Faso, in Marcello Carastro
JOURNAL DES AFRICANISTES 85, 2015 : 174-216 216
ÉTUDES ET RECHERCHES
Stéphan DUGAST Apparitions et figurations de
l’invisible chez les Bwaba
du Burkina Faso.
I. De l’objet-fétiche au masque
Catherine BAROIN Un système d’âge dans une
chefferie tanzanienne :
les Rwa du mont Méru
Françoise À propos de l’initiation Masa
DUMAS-CHAMPION (Tchad/Cameroun)
Tilman MUSCH Six days towards the polar star:
orientation among Tubu Teda
Adama DJIGO Patrimoine culturel et identité
nationale : construction historique
d’une notion au Sénégal
Amalia DRAGANI Rêve, sang et maladie.
Biographies nocturnes
et diurnes de poètes touareg
MÉLANGES
Notes et documents
Marie-Paule FERRY Le temps des Tendas (Sénégal)
Denis DOUYON Merci pour hier! Merci pour l’eau!
Merci pour la parole, Femme de
parole. À Calame-Griaule
In Memoriam (G. Calame-Griaule, Y. Tata Cissé)
Comptes rendus
Ouvrages reçus
Informations
Erratum
I S SN 0399-0 3-46
I S BN 978-2-908948-43-1
55 €