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Contes de la bécasse

INTRODUCTION

La Bécasse

L e baron des Ravots est le roi des chasseurs1. Mais le vieil


homme ne peut plus bouger ses jambes depuis cinq ou
six ans. Il reste donc assis dans un fauteuil. Mais il veut encore
chasser. Alors, il s’installe à la fenêtre du salon ou devant la porte
de sa maison. Un domestique2 est debout derrière lui et prépare
ses fusils. Un autre domestique est dans le jardin et lance des
oiseaux de temps en temps.
Le baron tire du matin au soir. Il est triste quand il manque
un oiseau. Il est heureux quand il voit les autres tomber du ciel.
Le baron lit quand il ne chasse pas. Il aime les contes et les
histoires vraies.
– Que se passe-t-il dans la région ? demande-t-il quand un
ami vient le voir.
Le baron invite ses amis en automne, à la saison de la
chasse. Il aime entendre les coups de feu. Le soir, les chasseurs
doivent lui raconter leur journée. Pendant le dîner, ils mangent
leur oiseau préféré, la bécasse. On observe aussi une vieille
coutume3 appelée le « conte de la bécasse ». Le baron prend
la tête d’un oiseau. Il la pose sur le bouchon d’une bouteille.


1 La chasse : action de suivre des animaux pour les tuer.
2 Un domestique : personne qui s’occupe d’une maison pour le propriétaire.
3 Observer une coutume : faire une action pour respecter une habitude.

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INTRODUCTION

Les invités comptent : « Une, deux, trois. » Puis, le baron fait


tourner la tête avec son doigt. Quand elle s’arrête, le bec4 montre
un chasseur. C’est le « maître de toutes les têtes ». Il peut faire
griller les têtes sur une bougie.
Ses amis le regardent manger et boivent à sa santé. Mais ensuite,
l’heureux chasseur doit raconter une histoire.
Voici les histoires de ces chasseurs.

4 Le bec : la partie dure de la bouche d’un oiseau.

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Contes de la bécasse
CONTE 1
Ce cochon de Morin
À M. Oudinot

I
M on ami Labarbe me dit :
– Tu connais Morin ? C’est le propriétaire du grand magasin
de couture1 à La Rochelle. On l’appelle « ce cochon de Morin ».Tu
sais pourquoi ? Non ? Eh bien, je vais te raconter son histoire.
En 1862 ou 1863, Morin est quinze jours à Paris pour son
travail. Il y est aussi pour s’amuser. C’est une ville extraordinaire
pour un homme de province2. Il y a des spectacles tous les soirs.
On voit des danseuses et des actrices, des jambes et des épaules
nues. On est encore fou quand on quitte cette ville !
Un soir, à 8 h 40, Morin attend son train pour repartir à La
Rochelle. Il pense encore à Paris. À cet instant, il voit une jeune
femme qui embrasse une vieille dame.
– Oh, la belle personne, se dit-il.
Morin suit la jeune femme dans la salle d’attente3. Elle va après
sur le quai et monte dans un wagon vide. Le train part et Morin
est seul avec elle. Elle a dix-neuf ou vingt ans. Elle est blonde
et grande. Elle n’a pas un air timide4. Elle met une couverture

1 La couture : l’art de fabriquer des vêtements.


2 La province : les régions de France sauf Paris et sa banlieue.
3 Une salle d’attente : une pièce pour attendre (ici, le train).
4 Timide : qui a peur, qui n’ose pas.

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sur ses jambes. Puis, elle s’allonge sur la banquette pour dormir.
« Qui est-ce ? se demande Morin. Ceci peut être une belle
1
aventure. Mais je n’ai pas d’audace5, voilà mon problème. Et elle,
que pense-t-elle ? Elle peut me le dire d’un geste… »
CONTE

Morin imagine leur conversation et puis… enfin, tu


comprends ! Mais Morin ne lui parle pas. Alors, la nuit passe. La
jeune fille dort et Morin cherche une idée.
Quand le jour se lève, le soleil éclaire le doux visage de
la jeune femme. Elle se réveille et s’asseoit. Elle regarde la
campagne. Elle sourit à Morin. Ce sourire veut dire pour Morin :
« Pourquoi êtes-vous resté toute la nuit sans rien faire ? Je ne suis
pas charmante6 ? Êtes-vous bête ? »
Elle sourit toujours. Elle rit même. Morin cherche quelque chose
à dire. Mais il ne trouve pas. « Tant pis, se dit-il, je risque tout. » Alors,
il s’avance vers elle et la prend dans les bras. Puis, il l’embrasse.
– Au secours, crie la jeune femme.
Apeurée7, elle ouvre la porte du wagon. Elle veut sauter
dehors, mais Morin la retient par sa jupe :
– Madame… Oh ! … Madame.
Le train s’arrête. Deux employés arrivent. La jeune femme se
jette dans leurs bras :
– Cet homme a voulu… a voulu… me… me… dit-elle avant
de s’évanouir8.
Le gendarme9 de la gare de Mauzé arrête Morin. La jeune
femme explique plus tard les faits. Morin rentre chez lui le soir,
accusé d’outrage aux bonnes mœurs10 dans un lieu public11.

5 Avoir de l’audace : avoir le courage de réaliser une action.


6 Charmante : qui est agréable à regarder.
7 Apeurée : qui a peur.
8 S’évanouir : perdre connaissance.
9 Un gendarme : un policier.
10 Un outrage aux bonnes mœurs : une action contraire à la morale.
11 Un lieu public : un endroit ouvert à tout le monde, à la différence d’une propriété privée.

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II
J

Contes de la bécasse
e suis à cette époque le rédacteur en chef12 du journal Fanal
des Charentes. Je vois Morin le matin au Café du commerce.
– Tu es un cochon13, lui dis-je. On ne fait pas ça.
Morin pleure. Sa femme lui donne des coups, il va perdre tout
son argent et ses amis ne vont plus lui parler. Je décide de l’aider.
J’apprends que la jeune fille s’appelle Mlle Henriette Bonnel. Elle
est institutrice à Paris et est en vacances chez son oncle et sa tante.
Ce sont de braves bourgeois de Mauzé.
Je vais voir Morin. Sa femme m’accueille. Elle est grande et
barbue.
– Vous venez voir ce cochon de Morin ? dit-elle.Tenez, le voilà,
le coco !
Morin est dans son lit. Il est malade. Je lui explique la situation :
l’affaire s’arrête si l’oncle de la jeune fille retire sa plainte14.
–Va voir cette famille ! me dit-il. Je n’ai même pas embrassé
cette jeune fille !
– Ce n’est pas le problème, tu es un cochon, et c’est tout !
Je vais chez l’oncle et la tante avec Rivet, un de mes
collaborateurs15. Ils habitent une jolie maison de campagne. Nous
sonnons à la porte. Une belle jeune fille nous ouvre. Je dis à voix
basse à Rivet :
– Eh bien, je comprends Morin.
L’oncle s’appelle M. Tonnelet. C’est un lecteur du Fanal.
Il nous accueille à bras ouverts16. Il est heureux de voir deux
rédacteurs du journal chez lui.

12 Un rédacteur en chef : personne qui organise le travail des journalistes.


13 Tu es un cochon : tu penses tout le temps à embrasser les femmes.
14 Retirer une plainte : arrêter une action en justice.
15 Un collaborateur : une personne qui travaille avec une autre.
16 Accueillir à bras ouverts : recevoir quelqu’un chez soi avec beaucoup de gentillesse.

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– Nous allons pouvoir arranger l’affaire17 de ce cochon de
Morin, me dit Rivet dans l’oreille.
1
Je parle avec l’oncle de l’affaire. Je lui dis les dangers si l’affaire
du train fait trop de bruit. Il hésite18. Il veut attendre sa femme
CONTE

pour décider.
– J’ai une très bonne idée, dit-il. Vous allez dîner et coucher
ici. Cela nous laisse le temps de parler. Allons nous promener.
Rivet veut rentrer chez lui. Mais nous acceptons l’invitation
pour aider ce cochon de Morin. Nous faisons un tour dans la
propriété de M. Tonnelet. Rivet parle politique avec lui. Je suis
derrière eux avec la jeune fille. Elle est charmante !
Je lui parle de l’aventure du train. Elle m’écoute et ne semble
pas gênée19. Cela l’amuse beaucoup.
– Ce n’est pas facile de raconter cette histoire devant un
tribunal, dis-je. Pourquoi n’avez-vous pas changé de wagon ?
– C’est vrai ! rit-elle. Mais j’avais peur. Cet imbécile se jette
sur moi d’un air furieux et sans dire un mot !
– Je le comprends. Quand on est devant une si belle personne,
on a envie de l’embrasser.
Elle rit encore plus fort.
– Et si je vous embrasse, moi ? dis-je.
Elle s’arrête et me regarde de haut en bas :
– Oh, vous, ce n’est pas la même chose. Vous n’êtes pas bête
comme lui. Vous n’êtes pas laid20 comme lui.
Je l’embrasse sur la joue.
– Ne recommencez pas, dit-elle.
– Oh, mademoiselle, je veux bien aller au tribunal avec Morin.
– Pourquoi ?

17 Arranger une affaire : trouver une solution à un problème.


18 Hésiter : ne pas savoir quoi faire.
19 Être gêné : être mal à l’aise, ne pas savoir comment réagir.
20 Laid : contraire de beau.

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Contes de la bécasse
– Car vous êtes la plus belle des femmes.
Elle rit encore. Je la prends dans les bras. Je l’embrasse dans les
cheveux, sur le front, sur les yeux et sur la bouche. Elle me pousse :
– Vous êtes grossier21. Je ne vous écoute plus.
– Pardon, mademoiselle, c’est que…
Je cherche une excuse22.
– Je ne veux pas savoir, dit-elle
– …Je vous aime depuis un an. Écoutez-moi. Je ne connais
pas Morin. Je vous ai vu l’année dernière devant la grille de cette
maison. Je vous trouve adorable.
– Blagueur23, dit-elle.

21 Être grossier : agir sans respect.


22 Une excuse : la raison donnée pour expliquer un geste.
23 Blagueur : qui ne dit pas la vérité.

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– Non, c’est vrai !
Je lui fais une longue et douce déclaration24. Puis elle prend ma
1
main et nous nous embrassons. Le baiser est long, très long. Puis,
j’entends derrière moi :
CONTE

– Hum, hum.
La jeune fille s’enfuit25. Je me retourne et je vois Rivet.
– Eh bien, dit-il, tu t’occupes des affaires de ce cochon de
Morin ?
– J’essaye. Et toi, avec l’oncle ?
– J’ai moins de chance que toi avec la fille !

III
J e perds complètement la tête26 pendant le dîner. Je suis assis à
côté de la jeune femme. Je prends sa main sous la table. Mon
pied touche son pied. Nous nous regardons.
Nous faisons ensuite un tour au clair de lune. Je lui parle avec
mon cœur. Je la serre contre moi et l’embrasse. Devant nous,
Rivet parle avec l’oncle.
Plus tard, l’oncle dit à sa nièce :
– Henriette, montre leurs chambres à ces messieurs.
Nous commençons par la chambre de Rivet. Quand je suis
seule avec elle, je la prends dans mes bras. Elle a peur et s’enfuit.
Je me couche. Mais on frappe à la porte.
– Qui est là ?
– Moi.
Je m’habille vite et ouvre la porte.
– J’ai oublié… Que prenez-vous le matin : du chocolat, du thé
ou du café ?

24 Faire une déclaration : expliquer ses sentiments amoureux.


25 S’enfuir : partir en vitesse.
26 Perdre la tête : devenir fou.

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Je l’attrape et réponds :
– Je prends… je prends… je prends…

Contes de la bécasse
Mais elle s’enfuit encore et souffle sur ma bougie. Je cherche
des allumettes et allume ma bougie. Je sors dans le couloir. Où
est sa chambre ? Je ne dois pas entrer dans la chambre de l’oncle.
Je tourne la clé d’une porte. Henriette est assise dans son lit. Je
m’approche d’elle et lui dis :
– J’ai oublié… Avez-vous un livre pour moi ?
Je lis alors un merveilleux livre. Je tourne une première page,
puis elle me laisse lire tous les chapitres.
Plus tard, je la remercie et vais dans ma chambre. Soudain, une
main m’arrête. C’est Rivet.
– Tu t’occupes toujours des affaires de ce cochon de Morin ?
me demande-t-il.
À sept heures du matin, la jeune femme m’apporte une tasse
de chocolat. Il est merveilleux. Je le bois lentement avec un grand
plaisir. Quand elle quitte ma chambre, Rivet y entre :
– L’affaire de ce cochon de Morin va devenir compliquée si tu
continues avec la fille.
La tante arrive à huit heures. Après une courte discussion,
M. Tonnelet accepte de retirer leur plainte. Je donne cinq cents
francs pour les pauvres de la région. L’oncle et la tante nous
invitent à rester. Mais Rivet veut partir. Nous quittons la famille.
C’est un moment très dur pour moi.
Nous allons chez Morin. Il est dans un fauteuil avec une
serviette27 d’eau froide sur la tête. Il a l’air angoissé28.
– L’affaire est terminée, lui dis-je. Mais ne recommence pas !
Il se lève et m’embrasse les mains comme un prince. Puis il
embrasse Rivet et sa femme. Elle le repousse dans son fauteuil.

27 Une serviette : une pièce d’un tissu pour essuyer l’eau sur la peau.
28 Angoissé : avoir peur d’un danger.

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Depuis, on parle de « ce cochon de Morin » dans toute la
région. Ses amis lui demandent quand ils mangent du cochon :
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« C’est un de tes morceaux29 ? »
En 1875, je vais chez le nouveau notaire de Tousserre, maître
CONTE

Belloncle. Sa femme m’accueille :


– Vous me reconnaissez ? dit-elle.
– Non, madame.
– Henriette Bonnel.
Je ne sais pas quoi dire. Elle n’est pas gênée. Je suis ensuite
seul avec son mari. Il prend mes mains et me dit : « Ah, monsieur,
ma femme me parle souvent de vous. Je sais quand vous l’avez
connue. Je sais que vous avez bien arrangé l’affaire… »
Il hésite, puis il dit à voix basse : « … l’affaire de ce cochon de
Morin. »

29 Un morceau : une partie de l’animal.

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