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sécurité sociale
2 | 2020
La vie personnelle du salarié
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rdctss/1045
DOI : 10.4000/rdctss.1045
ISSN : 2262-9815
Éditeur
Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2020
ISSN : 2117-4350
Référence électronique
Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2 | 2020, « La vie personnelle du salarié » [En
ligne], mis en ligne le 01 novembre 2021, consulté le 11 novembre 2021. URL : https://
journals.openedition.org/rdctss/1045 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdctss.1045
Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale est mise à disposition selon les termes de la
Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0
International.
Revue
2020/2 de Droit Comparé
du Travail
et de la Sécurité Sociale
R E V U E SOUTENUE PAR L’INSTITUT DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES DU CNRS
JURISPRUDENCE SOCIALE
COMPARÉE
La vie personnelle du salarié
Coordonnée par Allison Fiorentino
Avec les contributions de :
Allison Fiorentino (Introduction), Urwana Coiquaud (Québec), Gabrielle
Golding (Australie), Peter Upson (Nouvelle-Zélande), Gabriela Mendizábal
BermÚdez (Mexique), Melda Sur (Turquie), Marie-Cécile Escande-Varniol
et Gerhard Binkert (Allemagne), Elena Serebrykova et Elena Sychenko
(Fédération de Russie), Mercedes LÓpez Balaguer et Emma Rodríguez
Rodríguez (Espagne), Sébastien Ranc (France), Matthew W. Finkin (États-Unis)
JURISPRUDENCE SOCIALE
INTERNATIONALE
Commentaire
Andrea Allamprese et Raphael Dalmasso - Comité Européen des Droits Sociaux -
La décision du Comité de Strasbourg sur la Réclamation n°158/2017 CGIL c/ Italie :
la terre tremble !
Actualités
Organisation Internationale du Travail
Organisation des Nations Unies
Union Européenne
CHRONIQUE
BIBLIOGRAPHIQUE
Sylvaine Laulom
Tamás Gyulavári, Emanuele Menegatti (eds), The Sources of Labour Law,
Wolters Kluwer, 2020, 404 p., Alphen aan den Rijn.
Directrice de la publication
Isabelle Daugareilh, COMPTRASEC (UMR CNRS 5114), Université de Bordeaux.
Rédactrice en Chef
Marie-Cécile Clément, COMPTRASEC (UMR CNRS 5114), Université de Bordeaux.
Secrétaire de rédaction
Marilyne Mondolfi, COMPTRASEC (UMR CNRS 5114), Université de Bordeaux.
Mise en page
Corinne Blazquez, Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine (MSHA).
p. 6 Allison Fiorentino
Introduction - La vie privée du salarié dans la jurisprudence comparée
p. 14 Urwana Coiquaud
Tatouages sur les corps et corps à l’ouvrage : état de la jurisprudence
au Québec
p. 24 Gabrielle Golding
L’utilisation des réseaux sociaux par les salariés en Australie
p. 36 Peter Upson
La réglementation en matière de dépistage des drogues sur le lieu de
travail en Nouvelle-Zélande
p. 56 Melda Sur
Vie personnelle et relation de travail dans la jurisprudence en Turquie
p. 94 Sébastien Ranc
Le respect de la vie personnelle sur le temps et lieu de travail :
l’inspection des dossiers informatiques du salarié
COMMENTAIRE
p. 114 Andrea Allamprese et Raphael Dalmasso
Comité Européen des Droits Sociaux - La décision du Comité de
Strasbourg sur la Réclamation n°158/2017 CGIL c/ Italie : la terre
tremble !
ACTUALITÉS
p. 124 Alexandre Charbonneau - OIT - L’avenir du travail en suspens
p. 130 Elena Sychenko - ONU - Les activités des organes des Nations Unies
chargés des droits de l’homme en 2019
p. 134 Hélène Payancé - Union Européenne - Complément de pension
contributive espagnol et discrimination directe au détriment des
pères - CJUE, 12 décembre 2019, Aff. n°C-450/18, WA c./Instituto
Nacional de la Seguridad Social
p. 138 Iolanda Lupu - Union Européenne - Discrimination en raison du
sexe et réduction rétroactive des droits acquis à la pension
professionnelle - Arrêt de la CJUE du 7 octobre 2019, Aff. n°C-171/18
CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE
p. 142 Sylvaine Laulom
Allison Fiorentino
Maître de conférences à l’Université de Rouen, Membre du Centre Universitaire
Rouennais d’Etudes Juridiques (CUREJ, EA 4703)
RÉSUMÉ
Le présent article ouvre le dossier en comparant les jurisprudences françaises,
américaines, chinoises et canadiennes sur deux thèmes: les liaisons entre salariés et
l’utilisation par ces derniers des réseaux sociaux. Le législateur est parfois intervenu
en la matière mais incontestablement c’est le juge qui reste maître du l’application du
régime juridique, ne serait-ce qu’en raison de la subjectivité du thème. Qu’est-ce que
la vie privée ? Dans quelle mesure doit-elle être protégée par rapport aux attentes
légitimes d’un employeur ? L’analyse de la jurisprudence met en lumière de grandes
divergences suivant les pays. Cependant il est intéressant de constater que certaines
solutions sont comparables et reposent parfois sur le bons sens plutôt que sur des
constructions jurisprudentielles : c’est le cas des sanctions qui frappent les salariés trop
indiscrets qui utilisent les réseaux sociaux.
ABSTRACT
This article opens the chronicle by comparing French, American, Chinese and Canadian
case law on two themes: affairs between employees and their use of social networks.
The legislator has sometimes intervened in this matter, but it is unquestionably the
judge who remains in control of the application of the legal system, if only because of
the subjectivity of the subject. What is privacy? To what extent must it be protected in
relation to an employer›s legitimate expectations? An analysis of the case law reveals
wide divergences between countries. However, it is interesting to note that some
solutions are comparable and are sometimes based on common sense rather than
on jurisprudential constructions: this is the case of sanctions against overly indiscreet
employees who use social networks.
D
ans quelle mesure la vie privée du salarié peut-elle être protégée?
Vie privée et vie professionnelle sont appelées à s’emmêler parfois
inextricablement pour finalement s’opposer. En effet, le salarié,
comme tout individu, peut revendiquer le droit à une certaine intimité,
mais la délimitation de celle-ci implique de déterminer les frontières
que l’employeur ne peut franchir. Cela n’est pas chose aisée ne serait-ce que parce que
les cas de tensions sont très nombreux. La question de la vie privée du salarié impacte
nécessairement les tests que peut faire subir l’employeur : tests de dépistage de drogues,
obtention des antécédents de crédit des employés, tests de dépistage du HIV, tests
génétiques, la vérification du passé pénal, tests psychologiques… La question de la
surveillance du salarié est également cruciale : surveillance de l’utilisation des ordinateurs,
téléphones et appareils électroniques pour localiser les salariés, fouille des bureaux et lieux
de travail, ou encore usage de dispositifs de vidéosurveillance. Enfin, d’autres situations
problématiques pour l’entreprise peuvent être liées à la revendication par le salarié de sa
vie privée : liberté vestimentaire, relations affectives avec un autre salarié…
Ces divers exemples mettent inévitablement en exergue la tension existant entre deux
ensembles de principes contradictoires. D’une part, il y a le principe de l’inviolabilité du
droit à la vie privée du salarié. D’autre part, il y a le droit de l’employeur de jouir de ses biens
et d’exercer ses pouvoirs de direction pour protéger ses biens contre les abus potentiels
de ses salariés. La légitimité de ces prétentions respectives est indéniable, mais la question
de l’équilibre est délicate et requiert toute la délicatesse d’un travail prétorien. En effet, seul
le juge est confronté aux situations pragmatiques qui l’amèneront à mettre en balance vie
privée et droit de propriété. L’objet du présent dossier est de souligner l’importance de la
jurisprudence dans la recherche de cet équilibre.
La multitude des situations dans lesquelles une confrontation entre ces deux principes
est inévitable rend difficile l’élaboration d’un panorama exhaustif sur la question de la vie
privée du salarié en droit comparé. Il semble donc pertinent de débuter l’analyse de ce
dossier par deux exemples : la liaison consensuelle entre salariés (jurisprudence française
et américaine) (I) et l’usage par les salariés des réseaux sociaux (décisions chinoises et
italiennes) (II).
RDCTSS - 2020/2 7
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
vie privée », excluant d’emblée l’immixtion d’un employeur dans une relation amoureuse
qui ne génère aucun trouble dans l’entreprise. D’autre part, le Code du travail prohibe, à
l’article L. 1132-1, toute discrimination directe ou indirecte « en raison de ses mœurs ou de
son orientation sexuelle (…) ou de sa situation de famille (…) ». La relation amoureuse n’est
pas expressément visée mais cet article pourrait étendre son champ de protection à la vie
sentimentale de manière générale.
En 20061 la Cour de cassation avait jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse le
licenciement d’une caissière de supermarché en raison d’une liaison avec un collègue de
travail. Sans avoir recours à la notion de discrimination, le juge avait noté que l’employeur
ne pouvait se prévaloir d’un trouble suffisant pour porter atteinte à la vie privée de la
salariée. Ainsi le soulignait le professeur Radé : « Parce qu’ils relèvent de l’intimité de la vie
privée, les sentiments doivent être protégés et demeurer dans la sphère privée »2.
Toutefois, cette protection dont bénéficie le salarié n’est pas absolue. Si la liaison
impacte négativement l’entreprise, l’employeur est en droit d’intervenir. Tout d’abord, le
juge français a élaboré depuis les années 1990 une jurisprudence sur la notion de trouble
objectif apporté au fonctionnement de l’entreprise3. Cette notion de « trouble objectif »
s’évalue au regard de l’activité de l’entreprise et de la nature des fonctions du salarié, de la
notoriété de l’acte du salarié ou de ses répercussions sur l’entreprise. Usant de la technique
du faisceau d’indices, le juge décide, au cas par cas, si l’action d’un salarié relevant de sa vie
privée peut être constitutive d’une cause de licenciement, ce dernier étant alors non-fautif.
Cette jurisprudence trouve application en matière de relation amoureuse du salarié.
Ainsi il a été jugé que le licenciement d’un salarié était justifié dès lors que ce dernier
avait frappé sa concubine, également salariée4. L’altercation avait eu lieu en dehors du lieu
de travail mais la police était intervenue dans l’entreprise pour procéder à l’arrestation du
concubin violent. Le trouble objectif était caractérisé.
Outre le trouble objectif, une autre situation peut justifier un licenciement, cette fois
disciplinaire : lorsque la liaison traduit un manquement de la part de l’un des salariés à ses
obligations professionnelles. L’arrêt du 25 septembre 20195 en est une illustration. Les faits
étaient cocasses. Un supérieur hiérarchique entretient une relation avec une subordonnée
et échange avec celle-ci des SMS. Cependant, la romance se gâte lorsque la salariée
n’obtient pas les avantages qu’elle souhaite et se plaint à la direction d’un harcèlement
sexuel. La Chambre sociale, s’appuyant sur la nature consensuelle de la relation (établie par
les SMS), écarte le harcèlement et donc la faute grave du salarié, mais valide néanmoins le
licenciement disciplinaire au motif que cette relation lui avait fait « perdre toute autorité
et toute crédibilité dans l’exercice de sa fonction de direction […] incompatible avec ses
responsabilités », de sorte que « ces faits se rattachaient à la vie de l’entreprise et pouvaient
justifier un licenciement disciplinaire ».
On constate que la protection de la vie privée du salarié fait obstacle à toute rétorsion
de l’employeur (sauf exception). La situation du droit américain est inverse. Le professeur
Matthew W. Finkin, grand spécialiste de cette question (et dont nous publions le travail
dans cette chronique) avait écrit : « En ce qui concerne la vie privée des employés, les
États-Unis sont, juridiquement, un pays sous-développé par rapport à une grande partie de
l’Europe »6. Si l’époque où Henry Ford inspectait les domiciles des travailleurs est révolue7,
les employeurs n’ont jamais rencontré un obstacle comparable à l’article 9 du Code civil
français car il n’existe aucun équivalent en droit américain.
Aux États-Unis les travailleurs bénéficient de très peu de protections juridiques en
matière de vie privée. Peu nombreuses sont les situations où un salarié a le droit, dans le
cadre d’une procédure régulière, d’accéder, d’inspecter ou de contester les informations
collectées ou détenues par l’employeur. Il existe une mosaïque de lois fédérales et d’État
qui accordent aux salariés des droits limité8. A titre d’exemple, l’Electronic Communications
Privacy Act de 1986 (ECPA) est la seule loi fédérale qui offre aux travailleurs des protections en
matière de confidentialité des communications. L’ECPA interdit l’interception intentionnelle
des communications électroniques9.
Ces exceptions ne constituent nullement un moyen de protection efficace de la vie
privée des salariés et fort logiquement il en résulte que l’employeur peut s’immiscer dans
la vie intime de ses subordonnés. Il lui est possible d’interdire toute relation amoureuse sur
le lieu de travail. Une telle interdiction rencontrerait deux obstacles en France : d’une part,
le principe de protection de la vie privée et, d’autre part, le droit du juge français de décider
si un motif de licenciement est réel et sérieux. Or, en droit américain, un salarié peut être
licencié pour n’importe quel motif dès lors qu’une loi spécifique n’interdit pas ce motif. Il
s’agit du principe de l’employment at will10. Cette liberté managériale rend donc possible
le licenciement de deux salariés qui auraient entretenu une relation affective même
consensuelle. L’un des exemples fréquemment cités est celui de l’affaire opposant UPS à
l’un de ses salariés, renvoyé pour ce motif 11. L’aventure amoureuse entre deux salariés de
cette entreprise était restée secrète durant quatre ans et n’avait pu impacter négativement
l’entreprise. En outre, elle s’était conclue par un mariage. Elle avait toutefois débuté en
violation de l’interdiction générale faite aux salariés d’UPS d’entretenir ce genre de liaison, et
6 M. W. Finkin, « Some further thoughts on the usefulness of comparativism in the law of employee
privacy », Employee Rts. & Emp. Pol’y J., 2010, vol. 14, n°1, spéc., p. 11.
7 J. Cunningham Wood et M. C. Wood, Henry Ford: Critical Evaluations in Business and Management,
Vol. 1, Taylor & Francis, 2003, p. 163.
8 M. W. Finkin, Privacy in Employment Law, Bloomberg Law, 5ème éd., 2018.
9 Cependant, l’ECPA contient des lacunes qui facilitent le contrôle des salariés. Tout d’abord, les
employeurs sont autorisés à surveiller les réseaux à des fins commerciales. Cela leur permet
d’écouter les appels téléphoniques des salariés ou de consulter leurs e-mails. Les employeurs ne
peuvent pas surveiller les appels purement personnels. Toutefois, pour déterminer si un appel
est personnel, les employeurs doivent généralement écouter certaines parties de la conversation
du salarié. Deuxièmement, un employeur peut intercepter des communications lorsqu’il existe un
consentement - réel ou implicite - du salarié. Il y a consentement lorsque l’employeur se contente
de donner un préavis de la surveillance.
10 A. Fiorentino, « Le licenciement en droit américain : le principe fondamental de l’employement-
at-will et sa portée contemporaine », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif , 2012, n°1,
p. 463.
11 Ellis v. United Parcel Serv., Inc., 523 F.3d 823 (7th Cir. 2008).
RDCTSS - 2020/2 9
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
c’est pour cette seule raison que l’un des salariés avait été licencié. En dépit du recours qu’il
intenta, aucune compensation ne lui fut accordée. En effet, le juge statua que l’employeur
n’avait enfreint aucun texte. Il en serait allé autrement si le salarié avait pu arguer d’une loi
qui interdise les discriminations en raison de la vie personnelle. Or un tel texte n’existe pas
aux Etats-Unis et tout au plus quelques Etats interdisent-ils les discriminations en raison du
statut marital12. Au demeurant, le requérant n’aurait pu en bénéficier puisque ce n’est pas
son mariage qui avait causé le licenciement.
12 Il en va ainsi de la Californie (California Fair Employment and Housing Act), de l’Alaska (Alaska
Human Rights Law) ou encore du Delaware (Delaware Discrimination in Employment Act).
13 A ce propos, voir le numéro spécial sur la jurisprudence en la matière : Revue de droit comparé du
travail et de la sécurité sociale, 2014/2, p. 88.
14 M. Zou, « Social Media and Privacy in the Chinese Workplace: Why One Should Not Friend Their
Employer on WeChat », Comparative labor law and policy journal 2018, vol. 39, n°2, p. 389.
15 Op. cit.
RDCTSS - 2020/2 11
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
dans le cadre de son emploi, et même en dehors du temps de travail lorsqu’il s’agit de la
réputation et de la vie privée de l’employeur. Ainsi, l’employeur est-il en droit de s’attendre
à ce que le salarié s’abstienne de poster des commentaires nuisibles à la réputation de
l’entreprise. En outre, les salariés ont droit à la liberté d’expression en vertu de la Charte
des droits et libertés de la personne du Québec19. L’équilibre que le juge québécois a
établi entre ces deux principes illustre plutôt sa volonté de protéger l’entreprise en relevant
aisément une atteinte au devoir de loyauté. Toutefois si le juge admet l’existence d’une
faute, la sanction du licenciement est parfois censurée.
Trois exemples illustrent ce propos :
- Un agent administratif du service des ressources humaines de la Ville de Montréal a été
licencié pour avoir affiché des commentaires négatifs sur Facebook concernant la décision
du directeur d’arrondissement d’euthanasier un pit-bull après qu’il ait attaqué des citoyens.
Son licenciement a toutefois été réduit à une suspension de six mois20.
- Un agent municipal a été licencié pour avoir publié sur Facebook une vidéo d’une
chanson offensante qu’il avait lui-même composée, dont les paroles visaient subtilement le
directeur des services techniques et le maire. La vidéo se terminait par un geste dégradant.
Son licenciement a été réduit à une suspension de six mois21.
- Un commis de librairie a été suspendu pour avoir publié des commentaires diffamatoires,
portant atteinte à la réputation de l’employeur, sur son blog accessible via Facebook. Les
articles invitaient les lecteurs à déposer des plaintes en ligne contre son employeur et
critiquaient les valeurs de l’organisation. Sa suspension de trois jours a été confirmée22.
Dans l’Ontario, le juge établit également un équilibre en ayant recours au faisceau
d’indices, comme le démontre une décision de 201423. Un pompier de Toronto fut licencié
pour avoir posté des tweets offensants à partir de son compte personnel Twitter. Pour rendre
sa décision, le juge s’est largement concentré sur le contenu sexiste, raciste et homophobe
des tweets et sur la façon dont cela se répercutait négativement sur l’employeur. Cette
situation a été exacerbée par la nature du rôle du salarié, les pompiers occupant une place
de confiance au sein de la société et devant être tenus à une norme de conduite plus
élevée.
Outre le contenu des messages postés sur les médias sociaux et la nature du poste du
salarié, le juge a mis en évidence un faisceau d’indices prétoriens :
- Quel public était destinataire du message posté ?
- Quelle plateforme a été utilisée ?
- Quels étaient les détails de la plateforme (par exemple les paramètres de confidentialité) ?
19 http://www.cdpdj.qc.ca/fr/formation/situations/Documents/fr/CharteResumeSimplifiee.pdf
20 Montréal (Ville) et Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP-429) (Levasseur),
Re, 2014 CarswellQue 14102 (T.A. Qué.).
21 (Municipalité) et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la municipalité de Weedon (CSN)
(2015-03),Re, 2016 CarswellQue 3584 (T.A. Qué.).
22 Librairie Renaud-Bray inc. et Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau,
section locale 574 (SEPB-CTC-FTQ)(Beauregard),Re, 2017 CarswellQue 3294 (T.A. Qué.).
23 Toronto (CIty) v Toronto Professional Fire Fighters Association, Local 3888, 2014 CanLII 76886
(ON LA).
RDCTSS - 2020/2 13
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Urwana Coiquaud
Professeure, HEC Montréal, membre du CRIMT
RÉSUMÉ
Le tatouage a franchi les frontières du monde interlope pour se hisser dans toutes les
sphères de la société et permet à chacun d’exprimer son individualité. Si ce phénomène
est devenu relativement banal et accepté dans nos sociétés et en particulier au
Canada, qu’en est-il en contexte de travail ? Quelles sont les garanties réglementaires
accordées à l’employé tatoué ? L’employeur peut-il imposer des règles entourant le
port de tatouages ? Le cas échéant, jusqu’où peut-il contraindre le salarié? Après avoir
exposé le cadre réglementaire protecteur, de l’une de ses provinces, le Québec, nous
examinerons le traitement jurisprudentiel qui est réservé à cette problématique.
ABSTRACT
Tattooing has crossed the borders of the underworld to reach into all spheres of society
and allows everyone to express their individuality. If this phenomenon has become
relatively commonplace and accepted in our societies, particularly in Canada, what
about in the work context? What are the regulatory guarantees granted to the tattooed
employee? Can the employer impose rules surrounding the wearing of tattoos? If
so, to what extent can he or she compel the employee to do so? After outlining the
protective regulatory framework of one of its provinces, Quebec, we will examine their
treatment by the courts.
À
l’heure des médias sociaux, l’apparence physique n’a jamais eu autant
d’importance qu’à ce jour. En témoigne le nombre infini de photos
« léchées » et retouchées, publiées sans pudeur sur les réseaux sociaux.
Dialogue constant entre la sphère de l’intime et du public, fruit d’un héritage
biologique et social, l’apparence physique est un puissant véhicule de
communication et de pouvoir.
Parmi ces véhicules, certains s’imposent à la vie, comme la couleur de peau ou la taille,
car ils sont intrinsèques à l’individu1. D’autres sont pleinement contrôlés par l’individu
comme la tenue vestimentaire, l’hygiène ou encore les bijoux, tandis que certains éléments
le sont difficilement, car « [c]es caractéristiques sont difficiles à changer ou ne sont
modifiables qu’à un prix personnel inacceptable »2. Il peut s’agir du port d’un vêtement
dont la signification religieuse est forte, comme le kirpan, ou encore du tatouage.
Le tatouage est réalisé au moyen d’un appareil : le dermographe. Composé de fines
aiguilles, il martèle la peau en insérant de l’encre entre le derme et l’épiderme, marquant
ainsi définitivement l’individu3. Longtemps perçu comme l’attribut des marginaux et
désignant - encore souvent aujourd’hui - ceux qui veulent s’affranchir des interdits, le
tatouage est surtout devenu l’expression d’un art, d’une mémoire, d’un pacte, de croyances,
d’une histoire personnelle, d’une mode. Il a traversé les frontières du sexe en s’imposant
chez les femmes, et il a franchi les frontières du monde interlope pour se hisser dans les
plus hautes sphères sociales. Au final, le tatouage est devenu un art de vivre permettant
d’exprimer son individualité4. Au Canada, environ 20% de la population serait tatouée5.
Si ce phénomène est devenu relativement banal et accepté dans nos sociétés, qu’en
est-il dans le contexte du travail ? Quelles sont les garanties règlementaires accordées au
salarié tatoué ? L’employeur peut-il imposer des règles entourant le port de tatouages ? Le
cas échéant, jusqu’où peut-il contraindre le salarié?
1 A-M. Delagrave, Le contrôle de l’apparence physique du salarié, Cowansville, Québec, Éd. Y. Blais,
2010, p. 14.
2 Id., p. 16.
3 C. Rioult, « Le tatouage : un certain regard sur le corps », Journal français de psychiatrie, 2006,
vol. 24, n°1, p. 44.
4 D. Le Breton, « Le monde à fleur de peau : sur le tatouage contemporain », Hermès, La Revue, 2016,
vol. 74, n°1, p. 132.
5 I. Morin, « La culture pop : planète tatouage », La Presse, 10 juillet 2015.
RDCTSS - 2020/2 15
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
6 Charte canadienne des droits et libertés, Loi de 1982 sur le Canada, Annexe B, 1982 (R.-U.), ch. 11
(ci-après citée : « Charte canadienne »). Le régime fédératif institué par la Constitution canadienne
répartit la compétence législative entre le Parlement du Canada et les législatures des provinces
ou des territoires. Les lois sur les droits de la personne ont été promulguées aux deux paliers
(fédéral et provinciaux). Au Québec, il s’agit de la Charte des droits et libertés de la personne
(RLRQ, c. C-12) (ci-après citée : « Charte québécoise »), un texte de valeur quasi constitutionnelle.
7 Ce texte, contrairement à la Charte canadienne, s’applique aux relations de nature privée.
8 Syndicat des chauffeurs de la S.T.L. et Société de Transport de Laval, DTE 2009T-92 [2009] RJDT 290
[ci-après « STL »].
en détourner» 9. La liberté d’expression figure au nombre des droits les plus fondamentaux
des Canadiens et le tatouage, en raison de sa portée expressive, est visé « par l’article 3 de
la Charte québécoise »10. Tel est ce qui est affirmé par les tribunaux spécialisés. Le tatouage
est considéré comme « un piège à regard »11, qui exprime une certaine ambivalence - celle
de « montrer tout en cachant, mais aussi de cacher tout en montrant »12 - et constitue un
moyen d’envoyer un message à l’autre, « de lancer une bouteille à la mer que l’écoute et le
regard analytique permettent de déchiffrer »13.
Outre la liberté d’expression, le tatouage est aussi protégé par le droit au respect
de la vie privée. L’article 5 de la Charte québécoise protège le droit de prendre des
décisions fondamentalement personnelles, sans pression externe indue. Le tatouage
fait donc partie de cette sphère d’autonomie individuelle14, car « à n’en pas douter, le
choix d’une personne […] de porter sur son corps une marque indélébile fait partie de
ces décisions relevant de la sphère d’autonomie protégée par le droit à la vie privée »15.
Dans l’affaire, Fraternité des policiers et policières de Saint-Jean-sur-Richelieu et St-Jean-
sur-Richelieu (Ville de)16, le juge conclut : « les tribunaux ont reconnu que le droit à l’image
est une composante du droit à la vie privée (…) [et qu’il] fait partie du droit à l’image. Il
s’insère dans cette sphère d’autonomie individuelle relativement à l’ensemble des décisions
qui se rapportent à des « choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement
personnelle » [réf. omise].
Ainsi, lorsque l’employeur décide de contrôler l’apparence physique du salarié via
l’adoption d’un règlement interne, d’une disposition contractuelle, d’une directive ou
encore d’une conduite, il contraint l’exercice de ses droits et libertés fondamentaux17. La
démonstration par le salarié d’une atteinte prima facie à une liberté ou un droit fondamental
imposera à l’employeur de la justifier.
RDCTSS - 2020/2 17
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
direction de l’employeur18 n’est pas absolu et reste assujetti à la primauté de la Charte, dont
la valeur est quasi constitutionnelle:
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs
démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens
du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
La Cour suprême du Canada19, dans les affaires R. c. Oakes20 et RJR-MacDonald Inc.
c. Canada (Procureur général)21, a établi deux critères :
1) Lorsqu’il y a atteinte à un droit ou une liberté fondamentaux, il faut en premier lieu se
demander si l’exigence ou la restriction formulée par l’employeur à l’égard de l’apparence
physique du salarié répond à un objectif légitime et important. Cet objectif doit être
suffisamment important car les juges précisent que la norme doit être sévère22 et qu’il
faut « à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles
dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment
important »23. À cet égard, il a été admis que « le tatouage, d’une façon générale, dans la
société actuelle (…) ne constitue pas une valeur morale ou une culture si discutable qu’il
peut être restreint pour le respect des valeurs démocratiques, pour l’ordre public et le
bien-être des citoyens » 24.
2) Deuxièmement, la partie qui réclame cette restriction doit démontrer que la mesure
contestée a un lien rationnel avec l’objectif poursuivi, c’est-à-dire que « les moyens choisis
sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l’application
du critère de proportionnalité. Les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les
intérêts en présence. Ce critère de proportionnalité doit être évalué selon les critères
suivants : « même à supposer qu’il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de
nature à porter “le moins possible” atteinte au droit ou à la liberté en question (…) il doit
y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté
garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme “suffisamment important” »25.
C’est à la lumière de ces principes, que les tribunaux rendent leurs décisions.
18 La question du fondement juridique du pouvoir de l’employeur fait l’objet d’importants débats qui
dépassent ici le cadre de cette analyse jurisprudentielle.
19 Ces critères ont été élaborés dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103 [ci-après « Oakes »], en
regard de l’article 1 de la Charte canadienne et, dans la mesure où la disposition justificative de
l’article 9.1 al. 2 de la Charte québécoise s’apparente à cet article, il est admis que ce test s’applique
aussi à la Charte québécoise : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 769.
20 Ibid., Oakes, note 19.
21 [1995] 3 RCS 199 [ci-après « RJR »].
22 Ibid., Oakes, § 69.
23 Id.
24 Ibid., Parent, p. 12.
25 Ibid., Oakes, note 19, § 70.
26 Commission des Droits de la Personne, Les exigences des employeurs et des établissements de
service sur la tenue vestimentaire et l’apparence personnelle, M. Drapeau, (Cat. 2.113- 3.6), 1993,
p. 8 : http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/uniforme.pdf
27 Ibid., Ford, note 9, § 50 : selon cet arrêt, « L’expression commerciale » mérite une protection
constitutionnelle « en raison du rôle important qu’elle joue en facilitant les choix économiques
éclairés ».
28 Id., p. 9.
29 Id., p. 10.
30 Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 4268 et Centre jeunesse de Montréal -
institut universitaire, 2012 CanLII 99872 (QC SAT) [ci-après « Centre jeunesse de Montréal »].
31 Id., p. 33.
32 Ibid., Girard, note 15, § 33.
RDCTSS - 2020/2 19
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
33 Lupien et Centre de la petite enfance Grande-Rivière, 2019 QCTAT 610 (CanLII) : le recours
entrepris n’a pas permis au tribunal de déterminer l’atteinte aux droits et libertés de la salariée.
34 Saint-Jean-sur-Richelieu, Ibid., note 16, § 81-82.
35 Fraternité des policiers et policières de Longueuil et Ville de Longueuil, EYB2019-3049049, § 64
[ci-après « Longueuil »].
36 Ibid., STL, note 8, § 116.
37 Ibid., Longueuil, note 35, § 68.
38 Ibid., RJR, § 138 : « Pour satisfaire à la norme de preuve en matière civile, on n’a pas à faire une
démonstration scientifique ; la prépondérance des probabilités s’établit par application du bon
sens à ce qui est connu, même si ce qui est connu peut comporter des lacunes du point de vue
scientifique ».
39 Ne répond pas à ces critères un sondage concernant « les perceptions et attitudes de la clientèle
des supermarchés à l’égard du body piercing » : affaire Travailleuses et travailleurs unis de
l’alimentation et du commerce, section locale 486 et Provigo Distribution inc. (Division Maxi & Cie
Gatineau), 2001, CanLII 59310 (QC SAT). Postérieurement à cette affaire, un juge note en obiter
dictum qu’un sondage effectué selon les règles « aurait donné une indication très sérieuse sur la
décision à prendre en l’espèce, mais il serait très dangereux de s’y fier à 100%. Ce serait lui donner
un pouvoir énorme qui pourrait aboutir à des injustices importantes », STL, note 8, § 116 (ibid.).
40 Ibid., Saint-Jean-sur-Richelieu, note 16, § 90. Bien qu’à cet égard, il faille nuancer selon l’endroit,
l’ampleur et la nature expressive du tatouage; par exemple, une tête de mort tatouée sur le visage
n’aura pas le même impact qu’une étoile encrée sur la face interne de la cheville.
41 Ibid., Longueuil, note 35, § 72.
42 Ibid., Parent, note 13, p. 13.
43 Ibid., Longueuil, note 35, § 86-87.
44 Id.
45 Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537 and KVP Co. Ltd., (1965) 16 L.A.C. 73 (J.B.
Robinson).
46 Ibid., STL, note 8, § 123.
47 Ibid., Girard, note 15.
RDCTSS - 2020/2 21
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
politique qui exige de couvrir certains tatouages en raison de leur localisation sur le corps
ou du message qu’ils véhiculent ?
Dans l’affaire Centre jeunesse de Montréal48, la politique de l’employeur tolère les
tatouages en précisant toutefois que « lorsqu’ils se situent dans certaines zones du corps
(c’est à dire sur le haut d’un sein ou au haut de l’arc fessier), ils ne doivent pas être exhibés
ou, autrement dit, on doit les couvrir»49. Ici, l’employeur exige la dissimulation du tatouage
qui apparaît à certains endroits dits intimes ou à connotation sexuelle. Cette restriction se
fonde essentiellement sur des motifs de décence et d’exemplarité à l’égard des jeunes, afin
d’éviter d’attirer l’attention tant sur le tatouage que sur la partie du corps concernée. Le juge
estime que l’objectif est sérieux et important, la restriction rationnellement liée à l’objectif et
minimale puisque seules certaines parties du corps sont visées. Finalement, l’inconvénient
de dissimuler n’est pas disproportionné par rapport à l’importance de l’objectif.
Dans une autre affaire, une policière arborait un nouveau tatouage. Situé sur l’ensemble
de la face externe de la main droite allant du poignet aux jointures des doigts, il représente
une tête de mort dont les orbites et la cavité nasale sont prédominantes. « Cette image
portée de façon visible sur la main devient celle du service de police, et l’employeur est
en droit de vouloir préserver son image »50. Le visage et la main sont les premiers contacts
du policier avec le citoyen. Parce que la tête de mort est associée à la criminalité et à la
violence, ce tatouage contrevient à la directive de l’employeur et peut affecter la confiance,
la considération et le respect des citoyens. L’employeur exige donc de le couvrir avec
un gant de cycliste lorsqu’elle est en contact avec les citoyens, un inconvénient majeur
à ses yeux, car il instaure un climat de méfiance pour certains citoyens tandis que, pour
la population marginalisée, la vue de son tatouage crée au contraire une proximité qui
facilite le contact. Dès lors, le juge estime que la mesure imposée (port du gant) n’est
pas proportionnée. Il reviendra donc aux parties de trouver une solution pour couvrir
le tatouage sans les inconvénients relatés, car ils aboutissent tous deux à une perte de
confiance de la population envers le corps policier.
Outre le camouflage, d’autres mesures d’accommodement sont-elles envisageables?
Dans l’affaire STL51, le chauffeur a tatoué son visage et son geste quasi irréversible a
conduit l’employeur à proposer deux solutions : celle d’enlever le tatouage, ou d’assigner
le chauffeur à d’autres fonctions. En l’espèce, le juge n’envisage aucune des deux solutions
dans la mesure où la première présente trop d’inconvénients et la deuxième ne peut
s’imposer vu l’absence de diligence de l’entreprise. En effet, la mesure d’accommodement
ne peut le priver de son travail de chauffeur, alors même que l’entreprise aurait dû imposer
une politique en amont.
Conclusion
Aujourd’hui le tatouage est devenu un trait de l’apparence physique des plus communs.
Il s’invite sur la plage, dans les bars, mais aussi au travail. Dans un tel contexte, les analyses
règlementaire et jurisprudentielle révèlent les droits et libertés fondamentaux du salarié
52 L. Lebel, L’art de juger, B. Melkevik (dir.), Collection Dikè, Québec, PUL, 2019, p. 24.
53 A. R. Timming, « Visible Tattoos in the Service Sector: A New Challenge to Recruitment and
Selection », 2015, vol. 29, n°1, Work, Employment and Society, p. 60.
RDCTSS - 2020/2 23
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Gabrielle Golding
Maître de conférences, Université d’Adélaïde, membre du groupe de recherche
sur la réglementation du travail et de l’emploi, et du groupe de recherche en
droit commercial de la faculté de droit d’Adélaïde
RÉSUMÉ
Cet article fait le point sur la récente jurisprudence australienne concernant le licenciement
d’employés en raison de leur comportement en dehors des heures d’ouverture sur les
réseaux sociaux. Il examine également la justification d’une éventuelle modification de la
loi régissant ces licenciements en Australie.
ABSTRACT
This article provides an update on recent Australian case law concerning the dismissal of
employees by reason of their out-of-hours conduct on social media. It also considers the
rationale for potential change to the law governing such dismissals in Australia.
D
ans une société constamment connectée, où l’Internet joue un rôle de
premier plan, il n’est pas étonnant que l’utilisation des réseaux sociaux par
les salariés en Australie ait pu poser des problèmes à leurs employeurs,
d’autant plus lorsque cette activité peut motiver un licenciement. La présente
étude présente une analyse de la jurisprudence récente sur l’utilisation
des réseaux sociaux par les salariés, en dehors des heures de travail, et du licenciement
susceptible d’en découler. Cet article s’intéresse aussi aux arguments exprimés en faveur
d’une modification de la loi qui régit actuellement ces licenciements.
L’utilisation quotidienne des réseaux sociaux a pris une ampleur suffisante pour que
l’on s’interroge : un employeur en Australie a-t-il le droit de licencier un salarié au regard
de ses dires ou agissements sur les réseaux sociaux, même si ceux-ci ont eu lieu durant
son temps libre ? La réponse à cette question est tout simplement positive notamment
si l’employeur peut prouver que les actions de ce salarié nuisent à l’image de l’entreprise
(I)1. Les licenciements liés au comportement sur les réseaux sociaux en dehors des heures
de travail sont réglementés en Australie, à la fois par la loi comme par les politiques et les
Codes de conduite mis en place par les employeurs en la matière.
Malgré cette apparente simplicité, les récents développements judiciaires rendent la
réponse à cette question un peu plus complexe, selon la nature du contenu qu’un salarié
choisit de communiquer sur les réseaux sociaux (II). Ces décisions judiciaires et l’analyse
de la jurisprudence des 12 derniers mois montrent que les réseaux sociaux font désormais
partie intégrante de la vie quotidienne en Australie, les employeurs, la loi et les tribunaux
du travail essayant constamment de s’adapter à cette évolution.
Plus important encore peut-être, et alors que l’Australie ne dispose pas de Déclaration
des droits de l’homme, la Haute Cour australienne a récemment découvert que la liberté
de communication politique est implicite dans la Constitution australienne, mais ce n’est
pas un droit individuel. Si la Constitution protège la communication politique, c’est pour
défendre les intérêts de l’Etat, dans son ensemble2. La décision rendue dans l’affaire
Comcare v. Banerji en constitue un bon exemple3.
Plusieurs recommandations peuvent être formulées afin de modifier la loi australienne
concernant le licenciement motivé par l’utilisation des réseaux sociaux en dehors des
heures de travail. La principale recommandation consiste à établir des limites plus claires
quant au pouvoir de l’employeur, par exemple via une politique ou un Code de conduite
en matière de réseaux sociaux.
1 Voir, par exemple, Rose v Telstra Corporation [1998] AIRC 1592 (Rose), [30].
2 [2019] HCA 23, [20].
3 [2019] HCA 23 (Banerji).
RDCTSS - 2020/2 25
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Certes, il existe déjà des études relatives au licenciement abusif et à la conduite des
salariés sur les réseaux sociaux en dehors des heures de travail4. Toutefois, il ne semble
pas y avoir d’analyse jurisprudentielle récente des décisions étudiées dans cet article,
alors que ces développements pourraient délimiter plus clairement le contrôle exercé par
l’employeur en matière de réseaux sociaux.
Pourtant, la Commission a jugé, dans une autre affaire, qu’un employeur avait
injustement licencié un salarié ayant tenu des commentaires « grossiers et vulgaires » sur
Facebook, car lesdites remarques concernaient l’entreprise où travaillait sa mère, et non la
sienne13. Il n’y avait donc pas de « lien suffisant » avec son emploi.
Toute plainte pour licenciement abusif suppose que la Commission examine au cas par
cas les agissements du salarié et détermine si, dans l’ensemble, il a été traité équitablement
en termes de procédure et de règles substantielles14. Si ce salarié obtient gain de cause
dans une plainte pour licenciement abusif, il pourra recevoir jusqu’à 6 mois de salaire à titre
d’indemnisation15. La réintégration est théoriquement le mode de réparation « privilégié »16,
mais elle est rarement accordée puisque, le plus fréquemment, la relation entre l’employeur
et le salarié a été brisée de façon irrémédiable17.
Lorsqu’un salarié est licencié pour avoir exprimé une opinion politique sur les réseaux
sociaux, il peut par ailleurs intenter une action en justice en vertu de la loi sur le travail
équitable18. Néanmoins, une telle action ne peut être engagée simultanément avec une
plainte pour licenciement abusif, le salarié peut envisager l’une ou l’autre, mais pas les
deux19. S’il n’existe pas de limite au montant de l’indemnité pouvant être octroyée en
réparation des dommages subis, en revanche un salarié doit toujours prouver le préjudice
dont il a souffert20.
Par ailleurs, il doit apporter la preuve que son employeur a pris des mesures qui lui
étaient préjudiciables en mettant fin à son emploi, et que son licenciement était en réalité
motivé par ses opinions politiques21. S’il peut le démontrer, la charge de la preuve est
renversée et il incombe alors à l’employeur d’établir que les opinions politiques du salarié
n’ont joué aucun rôle dans la décision de le licencier22.
En cas de procédure pour licenciement abusif, un employeur peut essayer de contester
cette accusation en faisant valoir que le seul motif du licenciement était la violation d’une
politique de l’entreprise, et non le contenu d’une activité du salarié sur les réseaux sociaux23.
Dans ce contexte, on peut imaginer qu’il devrait y avoir une limite à l’étendue du
pouvoir de contrôle exercé par l’employeur ou par le biais d’une politique d’entreprise, sur
RDCTSS - 2020/2 27
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
des contenus qui ne sont pas liés à l’entreprise. Comme analysé ci-avant, cette question
n’est pas précisément tranchée par le droit australien et il n’existe pas encore de décision
judiciaire définitive à ce sujet.
RDCTSS - 2020/2 29
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Par ailleurs, elle s’est appuyée sur des décisions antérieures dans lesquelles un
salarié avait « fait référence, ou comparé son employeur, à Hitler ou au régime nazi »33,
ainsi convaincue que toute personne raisonnable jugerait la vidéo sur Hitler inappropriée,
insultante, et contraire aux politiques en vigueur dans l’entreprise34.
Concluant que le licenciement du technicien était dûment motivé, la vice-présidente
a estimé que sa conduite démontrait une « brèche affectant les fondements de sa relation
de confiance et de respect avec son employeur »35. Bien que le technicien ait exprimé
des remords, « étant donné son manque de discernement », il était donc « probable qu’il
entrerait de nouveau en conflit avec son employeur ».
Finalement « compte tenu du lourd impact émotionnel et financier du licenciement
sur [le technicien] et sa famille, et [eu égard au] paiement d’une indemnité tenant lieu de
préavis (…) son licenciement n’était ni trop sévère, ni injuste, ni déraisonnable »36.
33 Ibid., [101]-[104].
34 Ibid., [105].
35 Ibid., [200].
36 Ibid., [207]-[208].
37 [2019] FWC 5622.
38 Ibid., [25].
39 Ibid., [55].
Pour sa part, Alarmnet a affirmé avoir tenu compte de l’état de santé de la salariée lors
de l’examen de sa faute, mais que dans la mesure où elle n’assumait pas la responsabilité de
ses actes, son licenciement sans préavis était le résultat approprié. La société a déclaré que
la salariée était informée de sa politique en matière de réseaux sociaux, que sa conduite
était délibérée et qu’elle n’exprimait aucun remord.
De plus, cette publication sur Facebook attaquait l’entreprise, ses directeurs et le
service qu’elle proposait. Enfin, la salariée avait perdu la faveur de son employeur dès
lors qu’elle a envoyé un message signifiant son intention de « régler les choses » avec le
membre du personnel ayant « divulgué » ses commentaires aux « patrons »40.
La Commission a également entendu des témoignages selon lesquels elle avait adressé
au chef d’entreprise d’Alarmnet, et à d’autres salariés, « un grand nombre » de courriels de
« harcèlement et d’intimidation » après son licenciement41. D’après la salariée en revanche,
sa publication sur Facebook n’avait pas affecté financièrement Alarmnet et elle considérait
avoir été licenciée en raison de sa demande d’indemnités pour accident du travail42.
Au final, le Commissaire Platt a conclu que le licenciement de la salariée était une
réponse disproportionnée au regard de son état de santé préexistant, estimant toutefois
que les preuves visant à étayer la thèse d’un licenciement pour éviter de verser les
indemnités d’accident du travail étaient insuffisantes, et que la conduite de la salariée
constituait effectivement un motif valable de licenciement43.
Cependant, l’employeur avait traité trop durement la faute de la salariée dans la mesure
où « la sanction du licenciement, à la lumière de [son] état de santé, de son ancienneté, de
l’absence de problème dans ses performances jusque-là, était hors de proportion avec
la faute »44. Le Commissaire a poursuivi en déclarant que si l’état de santé de la salariée
n’excusait pas sa conduite, il l’expliquait « dans une certaine mesure ». Il a ainsi tenu compte
du fait que cette publication était « un événement isolé » et « n’avait causé aucun préjudice
financier » à Alarmnet, mais il a admis que cela causait une « perturbation » sur le lieu de
travail45.
Lors de l’évaluation de l’indemnisation, la Commissaire Platt a estimé que le versement
d’une indemnisation ne s’imposait pas car, en tout état de cause, la salariée « n’aurait pas
continué à travailler pour Alarmnet si elle n’avait pas été licenciée ». Elle percevait également
des indemnités pour accident du travail et avait commis une faute46.
40 Ibid., [25].
41 Ibid., [26].
42 Ibid., [20].
43 Ibid., [44].
44 Ibid., [55].
45 Ibid.
46 Ibid., [80].
RDCTSS - 2020/2 31
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
C - L’affaire Banerji
Dans l’affaire Banerji, la Haute Cour a déclaré fondé un appel contre un jugement selon
lequel le ministère de l’immigration et de la citoyenneté avait abusivement licencié une
salariée qui avait publié plus de 9000 tweets via le compte Twitter « @LaLegale »47.
En 2013, le ministère avait licencié Mme Banerji pour des tweets anonymes critiquant le
gouvernement australien, les politiques d’immigration de l’opposition, les parlementaires,
ainsi que son supérieur hiérarchique direct, et dénonçant également son échec à l’obtention
d’un emploi extérieur en tant que psychanalyste.
Dans une décision de première instance rendue en août 2014, un agent de Comcare
a rejeté sa demande d’indemnisation motivée par un état psychologique susceptible
d’être aggravé par le licenciement, jugeant que le préjudice n’était pas constitué dans la
mesure où le ministère avait pris à son encontre des mesures administratives raisonnables,
appliquées de manière raisonnable48.
Mme Banerji a alors interjeté appel devant le Tribunal d’appel administratif (AAT) qui
a jugé que son licenciement empiétait sur ses droits constitutionnels implicites, qu’il ne
répondait pas au critère des « mesures administratives raisonnables » et qu’il présentait
« une ressemblance désagréable avec le crime de pensée de George Orwell »49. L’AAT a
conclu que, la loi sur la fonction publique de 1999 (Cth) imposant une restriction injustifiée
à la liberté implicite de communication politique, son licenciement pour violation du code
de conduite de la fonction publique australienne (APS) n’était pas une action administrative
raisonnable, menée de manière raisonnable50.
Cependant, la décision de l’AAT a été infirmée par la Haute Cour qui a confirmé la
décision de 2014 du responsable de Comcare, jugeant que « les dispositions contestées
[de la loi] n’imposaient pas une restriction injustifiée à la liberté implicite de communication
politique » et que le licenciement de Mme Banerji était légitime51.
Dans leur jugement conjoint, le juge en chef Kiefel, les juges Bell, Keane et Nettle ont
estimé qu’il était « hautement souhaitable, sinon essentiel au bon fonctionnement d’un
système de gouvernement représentatif et responsable », que les gouvernements de
tous bords « aient confiance en la capacité de la fonction publique australienne de fournir
des conseils professionnels d’une qualité et d’une impartialité parfaites »52. En outre, ils
ont jugé que les gouvernements devaient également pouvoir compter sur une « fonction
publique australienne [mettant] fidèlement et professionnellement en œuvre la politique
gouvernementale, quelles que soient les convictions et les choix politiques personnels des
fonctionnaires »53.
47 Banerji, [2].
48 Ibid., [11].
49 Banerji and Comcare (Compensation) [2018] AATA 892, [116].
50 Ibid., [128].
51 Banerji, [1].
52 Ibid., [34].
53 Ibid.
54 Ibid., [20].
55 Ibid., [36].
56 Ibid.
57 Ibid., [47].
58 Ibid., [41].
59 [2019] FWC 1182.
60 Ibid., [16].
61 Ibid., [61].
62 Ibid., [109].
RDCTSS - 2020/2 33
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Après avoir pris connaissance de l’image, l’employeur a suspendu l’agent le temps qu’il
mène une enquête, puis l’a licencié pour avoir enfreint le code de conduite et la politique
interne de l’entreprise en matière d’intimidation, de harcèlement et de réseaux sociaux63.
L’agent de sécurité a expliqué en partie la présence de cette image sur son téléphone grâce
à une lettre de sa nouvelle partenaire, affirmant qu’ils « avaient une relation très visuelle et
partageaient souvent des images à caractère personnel et privé »64.
Néanmoins, le Vice-président Bull a conclu que l’agent avait délibérément envoyé
l’image et que ses tentatives pour prétendre le contraire « exigeraient une crédulité sortant
de l’ordinaire »65. L’envoi de cette image « avait peut-être été une erreur ponctuelle », mais
« d’une grossièreté aussi extrême qu’il est possible de l’être »66. Le Vice-président a jugé
que ce comportement en dehors des heures de travail était en rapport avec l’emploi de
l’agent puisqu’il enfreignait les politiques internes de l’employeur en matière de réseaux
sociaux, s’appliquant à toutes les interactions des salariés avec leurs collègues67. Il a déclaré
qu’il trouvait que le comportement de l’agent justifiait une rupture de la relation68 ; l’envoi
de l’image enfreignait les politiques de l’employeur et constituait un motif valable de
licenciement69.
Si le Vice-président Bull a admis que l’employeur avait « malheureusement et de
manière surprenante » utilisé une procédure inappropriée dans la présentation de ses
conclusions à l’agent de sécurité, celui-ci avait finalement eu la possibilité de présenter
l’intégralité de son dossier, à la fois au sein de l’organisation et devant la Commission70. Par
conséquent, son licenciement était légitime et n’était ni excessivement sévère, ni injuste, ni
déraisonnable71.
Conclusion
Ces affaires démontrent qu’il existe une tension continue entre le droit à au respect ce
la vie privée du salarié et l’utilisation des médias sociaux qui peut - ou non - être considérée
comme en lien avec son emploi.
Compte tenu de la tension illustrée dans ces affaires, il serait assurément indispensable
que des limites soient apportées au pouvoir de l’employeur de restreindre les droits
fondamentaux des salariés, dès lors que ceux-ci sont exercés sans aucun lien manifeste
avec les affaires de l’employeur ou avec l’entreprise.
63 Ibid., [78].
64 Ibid., [22].
65 Ibid., [101].
66 Ibid., [135].
67 Ibid., [108].
68 Ibid., [110].
69 Ibid.
70 Ibid., [120].
71 Ibid., [137].
Il ressort en particulier des conclusions de la Haute Cour dans l’affaire Banerji, qu’un
employeur ne devrait pas être en mesure d’empêcher ses salariés de faire du lobbying, ou
de critiquer les politiques ou les lois gouvernementales sans rapport avec son travail.
Etant donné qu’en Australie, il n’existe pas de Déclaration des droits de la personne pour
protéger le droit individuel à la liberté d’expression, et qu’aucune disposition législative
spécifique ne protège le droit d’un individu d’exprimer ses opinions, il paraît nécessaire
de définir plus clairement les limites du pouvoir des employeurs, en tenant compte de ces
lacunes.
L’existence d’une politique interdisant certains comportements sur les réseaux sociaux
en dehors des heures de travail ne devrait pas suffire à justifier un licenciement lorsque ces
comportements se produisent.
La gravité des comportements en question devrait être systématiquement examinée et
il conviendrait de définir plus précisément l’étendue du pouvoir de contrôle de l’employeur
sur les communications sans rapport avec l’entreprise et en dehors des heures de travail.
RDCTSS - 2020/2 35
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
LA RÉGLEMENTATION EN MATIÈRE
DE DÉPISTAGE DES DROGUES SUR LE LIEU
DE TRAVAIL EN NOUVELLE-ZÉLANDE
Peter Upson
Membre du Comité de la New Zealand Labour Law Association
RÉSUMÉ
En Nouvelle-Zélande, la réglementation régissant le dépistage des drogues en milieu de
travail est trop intrusive et empiète sur la vie privée des travailleurs. Dans certains secteurs
spécifiques à haut risque, il est aujourd’hui possible de réaliser, de manière aléatoire,
des tests de dépistage préalables à l’emploi, à la condition toutefois qu’il existe un motif
raisonnable de soupçonner l’usage de drogues, ou à la suite d’un incident lié à la santé et à
la sécurité. La New Zealand Drug Foundation a suggéré une réforme de la réglementation
actuelle. Un examen de la jurisprudence en la matière semble étayer cette position.
Mots-clés : Dépistage des drogues sur le lieu de travail, vie privée, altération des
facultés, santé et sécurité, libertés civiles
ABSTRACT
The regulations governing workplace drug testing are overly intrusive into the personal
lives of workers. Currently drug testing can take place in pre-employment, at random in
specific high risk industries, if there is reasonable cause to suspect drug use and following
a health and safety incident. The New Zealand Drug Foundation has suggested that the
current regulations should be reformed. An examination of the relevant case law supports
this position.
Key words: Workplace Drug Testing, Privacy, Impairment, Health and Safety, Civil
Liberties
L
a question du dépistage des drogues sur le lieu de travail est très controversée
dans la législation néo-zélandaise. En effet, il s’agit d’un conflit entre les droits et
les responsabilités des uns et des autres, en l’occurrence le droit d’une personne
de garder confidentielles ses décisions privées (y compris le droit d’utiliser
des drogues à usage récréatif) par rapport à la responsabilité de l’employeur
d’assurer un lieu de travail sûr.
Dans un article intitulé « Le dépistage des drogues n’est pas toujours la réponse »,
la New Zealand Drug Foundation estime que la réglementation actuelle concernant le
dépistage des drogues sur le lieu de travail est défectueuse : « Le dépistage des drogues
sur le lieu de travail n’améliore pas toujours la sécurité au travail, il peut être insuffisant
pour détecter l’altération des facultés et il est très invasif (...). La réduction des déficiences
sur le lieu de travail, plutôt que de la consommation de drogues, devrait être l’objectif
principal. Cela ne peut se faire qu’à travers une gestion de la qualité, une culture consistant
à signaler les risques en matière de santé et de sécurité, et un système encourageant les
gens à s’exprimer s’ils remarquent un problème ou constatent qu’une personne n’est pas
dans son état normal »1.
En droit néo-zélandais, les dispositions relatives aux tests de dépistage sur le lieu de
travail se trouvent dans les articles 30 à 46 du Health and Safety at Work Act (la loi sur la
santé et la sécurité au travail)2. Cette loi remplace le Health and Safety in Employment Act,
qui régissait auparavant les tests de dépistage sur le lieu de travail3.
S’il peut sembler étrange que ces réglementations ne soient pas incluses dans la
législation sur les relations de travail, cela est notamment dû au fait que la toxicomanie
au travail est considérée comme un risque professionnel et a donc été regroupée avec
d’autres risques en matière de santé et de sécurité4.
Après avoir analysé la jurisprudence néo-zélandaise (I) des propositions de réformes
légales seront présentées (II).
1 « Drug testing isn’t always the answer », New Zealand Drug Foundation: https://www.drugfoundation.
org.nz/info /at-work/drug-testing/
2 Health and Safety Act, 2015, p. 30.
3 Health and Safety in Employment Act, 1992.
4 A. Green, J. Green et J. Heron, Laws of New Zealand, Liquor Law (édition en ligne) [282].
RDCTSS - 2020/2 37
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
I - LA JURISPRUDENCE NÉO-ZÉLANDAISE
Chacune des affaires suivantes aborde un point de droit essentiel dans la réglementation
actuelle du dépistage des drogues sur le lieu de travail en Nouvelle-Zélande. Cependant,
deux questions principales sont récurrentes :
- d’une part, celle très controversée de la réglementation liée au lieu de travail,
- d’autre part, celle du des employeurs qui outrepassent fréquemment leurs pouvoirs en
réalisant des tests de dépistage des drogues au travail.
L’arrêt du tribunal du travail contient le passage suivant, qui a eu une grande influence
sur les affaires ultérieures liées au dépistage des drogues. La Cour a ainsi déclaré : « Les
régimes de dépistage de drogue sur des salariés empiètent considérablement sur les
droits et libertés individuels. Non seulement les politiques, comme leur application, doivent
répondre aux critères juridiques et constituer des instructions licites et raisonnables données
aux salariés, mais lorsque celles-ci sont contenues dans des politiques promulguées par
l’employeur, elles doivent être interprétées et appliquées strictement »8.
Cette affaire a eu un impact important pour plusieurs raisons :
- d’une part, elle a confirmé que le dépistage des drogues doit figurer dans la politique de
l’employeur en matière de drogue et d’alcool si celui-ci souhaite avoir recours à des tests ;
- d’autre part, elle a démontré que la possession de drogue pouvait être un motif raisonnable
de soupçonner qu’un salarié en consomme lui-même. Plus important encore, elle a établi
que le refus de se soumettre, sans raison valable, à un test de dépistage pouvait constituer
une faute grave9.
8 Parker v. Silver Fern Farms Ltd [2009] ERNZ 301, op. cit.
9 Ibid.
10 Sim v. Carter Holt Harvey Ltd [2014] NZERA 336.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
RDCTSS - 2020/2 39
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Cette affaire a établi les limites de ce qui constitue un motif raisonnable pour le
dépistage des drogues au travail, ce dernier ne pouvant être réalisé que si une personne
fait preuve d’un comportement qui suggère effectivement une consommation de drogue14.
14 Ibid.
15 Hooper v. Coca-Cola Amatil (NZ) Ltd (2012) 9 NZELR 523.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 NZ Amalgamated Engineering Printing & Manufacturing Union Inc v Air New Zealand Ltd [2004]
1 ERNZ 614.
par une entité indépendante, telle qu’une société de dépistage de drogues. L’employeur
doit également consulter les experts scientifiques appropriés pour interpréter à nouveau
les résultats, ce qui peut être effectué par une entreprise spécialisée dans le dépistage de
drogues.
Cela impliquait pour Air NZ d’utiliser le dépistage aléatoire de drogues que pour les
salariés travaillant dans certains domaines, et non pas pour tout son personnel20.
La décision du tribunal d’autoriser le dépistage aléatoire des drogues n’a pas été prise à
la légère. Cette déclaration faisait référence au fait qu’une telle politique soulevait de graves
problèmes de confidentialité. La Cour a ainsi justifié sa décision de la manière suivante :
« La preuve que les tests aléatoires ont un effet dissuasif nous incite à considérer que dans
les secteurs sensibles sur le plan de la sécurité, dans lesquels les conséquences peuvent
être catastrophiques, l’objection à l’utilisation de méthodes intrusives de surveillance dans
le but d’éliminer un danger reconnu doit passer après les considérations de sécurité. Ces
facteurs ont priorité sur les problèmes de confidentialité » 21.
Le tribunal a également donné des indications détaillées sur l’élaboration des politiques
internes en matière de drogue et d’alcool, signalant la nécessité de consulter les salariés et
les syndicats. De ce fait, le consentement des salariés doit être sollicité avant le test et, dans
certains cas, le fait de refuser de passer un test de dépistage revient à un refus d’obéir à des
instructions légitimes et raisonnables, susceptible de constituer un motif de licenciement.
Cependant, chaque cas devrait être tranché individuellement22.
Dans son jugement, le tribunal a par ailleurs noté qu’à l’exception de l’alcool, un test
dont le résultat indique la présence de drogues ne signifie pas automatiquement que les
facultés du sujet étaient altérées au moment du contrôle. Il a également jugé que l’objectif
principal d’un programme de dépistage des drogues devait être la sensibilisation des
salariés et la prévention de la toxicomanie. De plus, la réadaptation des toxicomanes
devrait être la principale solution pour les salariés dont le test est positif. Ces points seront
pertinents lorsqu’il s’agira d’étudier la question des réformes de la réglementation sur le
dépistage des drogues23.
Cette affaire constitue l’élément central du droit applicable sur les drogues en
Nouvelle-Zélande, la conclusion la plus importante étant que le dépistage aléatoire des
drogues ne peut être utilisé que pour certaines professions ou industries jugées « sensibles
sur le plan de la sécurité »24.
20 Ibid.
21 NZ Amalgamated Engineering Printing & Manufacturing Union Inc v. Air New Zealand Ltd, op. cit.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid.
RDCTSS - 2020/2 41
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
La notion -« sensible sur le plan de la sécurité »- a été clarifiée dans une action intentée
par un syndicat contre la société d’énergie Mighty River Power25. Cette société avait mis en
place une politique en matière de drogue et d’alcool exigeant que tout travailleur employé
dans un « domaine ou poste sensible sur le plan de la sécurité » soit soumis à des tests de
dépistage aléatoires26.
Dans sa politique relative aux drogues et à l’alcool, la société l’avait ainsi défini en ces
termes : « Tout domaine ou poste, dans lequel le fait de ne pas remplir correctement les
tâches concernées par ces fonctions exposerait la personne, ou d’autres personnes, à un
risque de blessure, préjudice, préjudice grave ou de dommages à la propriété, à l’entreprise
ou aux l’équipements »27.
Travailleur syndiqué, Cowell occupait un poste de technicien de production
géothermique dans une centrale géothermique exploitée par Mighty River Power. Ses
fonctions et son lieu de travail étaient définis comme « sensibles sur le plan de la sécurité »
selon la politique en matière de drogue et d’alcool de Mighty River Power. Il lui a été
demandé de passer un test de dépistage de drogues sur le lieu de travail. Refusant de le
faire, Cowell a été suspendu28.
Dans cette affaire NZ Amalgamated Engineering Printing & Manufacturing Union Inc v.
Air New Zealand Ltd, l’ERA a estimé que la décision octroyait le droit à Mighty River Power
de tester aléatoirement les salariés affectés à des postes ou dans des lieux « sensibles sur le
plan de la sécurité ». Elle a jugé que la décision de classer certains postes ou lieux comme
étant « sensibles » relevait des prérogatives de Mighty River Power, puisque c’est aussi à la
société qu’il incombait de s’assurer du respect des normes réglementaires en matière de
santé et de sécurité29.
Le droit de faire subir des tests de dépistage aléatoires aux salariés affectés à des
postes ou dans des sites « sensibles sur le plan de la sécurité » représente déjà un pouvoir
important pour les employeurs sur leurs salariés. En permettant aux employeurs de définir
également les postes et les sites « sensibles », cette décision élargit considérablement les
pouvoirs de l’employeur30.
25 Electrical Union 2001 Inc v Mighty River Power Ltd [2013] NZERA 117.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Electrical Union 2001 Inc v Mighty River Power Ltd [2013] NZERA 117, op. cit.
29 Ibid.
30 Ibid.
Cette affaire met en évidence une question centrale : celle du droit du salarié à
l’autonomie dans ses choix de vie personnels (y compris la consommation ou non de
drogues récréatives) et la responsabilité de l’employeur de maintenir la santé et la sécurité
31 Maritime Union of New Zealand Inc v TLNZ Ltd (2007) 5 NZELR 87.
32 Ibid.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 Maritime Union of New Zealand Inc v TLNZ Ltd (2007) 5 NZELR 87, op. cit.
RDCTSS - 2020/2 43
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
RDCTSS - 2020/2 45
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Bien que la justification invoquée est que cette décision permettait aux employeurs
d’identifier ceux des salariés qui représentaient un risque en matière de santé et de
sécurité, ce raisonnement paraît insatisfaisant pour plusieurs raisons. Premièrement, même
si un salarié consomme des drogues à usage récréatif en dehors du travail, cela ne signifie
pas que ses facultés au travail en seront affectées. Plus important encore, ce raisonnement
constitue une discrimination intrinsèque vis-à-vis de certains salariés, en raison de leurs
choix personnels en dehors du travail.
L’affaire NZ Amalgamated Engineering Printing & Manufacturing Union Inc v. Air New
Zealand Ltd soutient ce raisonnement46. En l’espèce, le tribunal a convenu qu’un test de
dépistage positif ne signifiait pas que les facultés du sujet étaient altérées au moment du
test.
En outre, il a déclaré que le principal objectif du dépistage des drogues sur le lieu
de travail était d’informer les salariés sur la toxicomanie. Cette démonstration est très
différente de l’objectif qui consiste à identifier les salariés présentant un risque en matière
de santé et de sécurité, invoqué par les employeurs dans l’affaire Maritime Union of New
Zealand Inc v TLNZ Ltd.
De même, dans l’affaire Hayllar v. The Goodtime Food Company Ltd, le tribunal a
soutenu l’allégation selon laquelle un employeur n’avait pas le droit de décider quelles
drogues un salarié pouvait consommer en dehors du travail47. Cette décision s’oppose
totalement à celle qui a été adoptée dans l’affaire Maritime Union of New Zealand Inc v.
TLNZ Ltd. En l’espèce, la déclaration du tribunal dans l’affaire Hayllar peut logiquement
être considérée comme favorable à la seule mesure de l’altération des facultés au moment
du test48. En effet, si l’employeur n’a pas le droit de décider quelles sont les drogues qu’un
salarié peut consommer en dehors du travail, il ne devrait pas être en mesure de rechercher
celles qu’un salarié aurait pu consommer hors des heures de travail, mais uniquement
celles qui altèrent ses facultés au travail.
D’un point de vue technique, cela signifie que l’utilisation des tests d’urine pour le
dépistage sur le lieu de travail devrait être purement et simplement supprimée. Or
actuellement, l’utilisation des tests de salive comme méthode de dépistage n’est pas
approuvée49. Il serait bon qu’elle le soit, comme c’est le cas en Australie50. En revanche, les
tests sanguins sont disponibles en Nouvelle-Zélande et donnent un ensemble de résultats
beaucoup plus complexe que les tests d’urine51. Cela permet de déterminer plus facilement
si les facultés d’un salarié sont effectivement altérées au moment du test et s’il présente par
conséquent un risque en matière de santé et de sécurité.
46 NZ Amalgamated Engineering Printing & Manufacturing Union Inc v. Air New Zealand Ltd [2004]
1 ERNZ 614, op. cit.
47 Hayllar v. The Goodtime Food Company Ltd (2012) 10 NZELR 455, op. cit.
48 Ibid.
49 « Drug testing isn’t always the answer », New Zealand Drug Foundation, op. cit.
50 Ibid.
51 Ibid.
Dès lors, le dépistage des drogues sur le lieu de travail ne devrait être utilisé que pour
déterminer si un salarié est atteint d’une déficience au moment du contrôle. Il ne doit pas
être destiné à découvrir si un salarié consomme des drogues à usage récréatif en dehors
du travail.
En conclusion, il est important de respecter le droit des travailleurs de consommer des
drogues à usage récréatif en dehors du travail, sans que l’employeur en soit informé. Ceci
fait partie intégrante du droit fondamental à la vie privée.
La jurisprudence démontre qu’en Nouvelle-Zélande, la réglementation sur le dépistage
des drogues sur le lieu de travail est beaucoup trop intrusive et devrait donc être réformée.
RDCTSS - 2020/2 47
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
RÉSUMÉ
Ce chapitre traite des droits généraux des travailleurs et analyse les normes juridiques
destinées à protéger la vie personnelle des salariés. Pour ce faire, il étudie les critères
d’embauche, la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, et l’impact du
travail sur le temps libre du salarié. Enfin, des conclusions sont formulées sur la base
des sources d’informations utilisées.
ABSTRACT
This chapter deals with the general rights that workers have in labor matters, as well
as analyzing the legal norms that protect the personal life of the worker, seeing it in
three aspects: criteria for their employment; reconciliation of work-family life; and
the impact of work on the worker’s free time. Finally, the respective conclusions and
research sources are established.
Key words: Worker, Reconciliation of Family and Work Life, Private Life
L
e Mexique figure comme l’un des pays pionniers en matière de droit du travail
et de protection sociale des salariés. Dès 1917, l’article 123 de la Constitution
prévoyait une protection spécifique des droits des travailleurs : durée de
la journée de travail, repos dominical, prime d’ancienneté, vacances, etc.
Cependant, les limites de cette législation sont apparues au fil du temps face
aux nouveaux défis auxquels les travailleurs ont été confrontés, notamment s’agissant de la
place du travail dans la vie personnelle des salariés, et de l’impact de la vie professionnelle
sur la vie privée - largement accentué, bien sûr, par l’usage des technologies.
RDCTSS - 2020/2 49
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Cet article propose une analyse des normes juridiques qui protègent la vie personnelle
des salariés, en particulier les critères d’embauche (I), la conciliation entre vie professionnelle
et vie familiale (II), et l’impact du travail sur le temps libre du travailleur (III).
2 Thèse 1a. CXX/2019 (10a.), Séminaire Judiciaire de la Fédération et sa Gazette, Dixième époque,
Livre 73, décembre 2019, p. 331.
3 Amparo Directo en Revisión 4865/2018, Ponente Norma Lucía Piña Hernández, Session 30
d’octobre 2019.
discrimination fondée sur le sexe, il existe encore des cas de licenciement sans motif
valable de femmes se trouvant dans cette période de vulnérabilité.
La Cour suprême de justice de la Nation a formulé des critères jurisprudentiels afin de
protéger les travailleuses enceintes. L’un d’entre eux est issu d’une décision de janvier 2020,
qui énonce que lorsqu’une travailleuse de confiance, enceinte, est licenciée sans motif
valable au vu de la réglementation en vigueur, il doit être présumé que le licenciement
avait pour motif son état de grossesse, sauf preuve contraire4. Dans le même esprit, la Cour
suprême du Mexique estime qu’une travailleuse enceinte doit bénéficier d’un jugement
qui intègre la perspective du genre, si pour son licenciement l’employeur invoque
trois absences non justifiées sur une période de trente jours. Les juges doivent alors se
prononcer en intégrant la perspective du genre. Autrement dit, la cause des absences
doit faire l’objet d’une analyse approfondie, étant entendu que les absences dues à une
grossesse n’ont pas à être justifiées par un certificat médical. Seuls l’état de santé et les
circonstances de la grossesse sont pris en compte dans le cadre d’une étude spécifique
« à caractère raisonnable », afin d’analyser la situation en veillant au respect des droits
fondamentaux de la mère et du fœtus5. Ainsi, ces critères jurisprudentiels ont pour objectif
de protéger les femmes dans le domaine du travail et d’améliorer l’équilibre entre leur vie
professionnelle et familiale, puisque pour des raisons naturelles, les femmes ont tendance
à être plus vulnérables au travail que leurs homologues masculins.
RDCTSS - 2020/2 51
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
sur le sujet. L’absence d’une législation veillant à une répartition des tâches domestiques et
intégrant la perspective du genre, constitue de ce fait une violation des droits des femmes
comme des hommes.
La Constitution énonce pourtant, que « les femmes et les hommes sont égaux devant
la loi. La loi protège l’organisation et le développement de la famille ». Autrement dit, il
existe un principe que la législation doit respecter, celui de l’intérêt supérieur de la famille.
Cependant, l’absence d’harmonie législative entre les droits et obligations familiales et
professionnelles, affaiblit la suprématie de ce principe. Il est donc nécessaire d’analyser
certaines décisions visant à permettre la conciliation entre vie professionnelle et vie
familiale par exemple eu égard au des parents d’avoir un service de garde pour les enfants
(A) ou d’avoir droit à un congé parental (B).
B - Congé parental
Au cours du deuxième trimestre 2019, un décret a été publié au Journal officiel de
la Fédération afin de permettre aux pères et aux mères qui travaillent de bénéficier d’un
congé pour s’occuper de leurs enfants de moins de seize ans atteints d’un cancer, quel
qu’il soit, notamment lorsque ceux-ci ont besoin de repos ou sont hospitalisés durant les
périodes critiques du traitement10.
Ainsi, les parents concernés bénéficient d’un congé pour pouvoir prendre soin de leur
enfant en cas d’hospitalisation durant le traitement médical ; la durée maximale du congé
est de 28 jours et celui-ci peut être accordé autant de fois que nécessaire, sans dépasser
364 jours sur une période maximale de trois ans11. Il garantit au parent qui travaille de
pouvoir s’occuper de son enfant mineur atteint de cette maladie, sans que cela ait des
conséquences sur son emploi. Malheureusement, pour l’instant, ces congés concernent
uniquement les enfants atteints de cancer. Il faut espérer qu’à l’avenir, d’autres types de
maladies nécessitant tout autant la présence des parents aux côtés de leur enfant, comme
la sclérose en plaques, seront prises en compte.
A - La vidéosurveillance au travail
La surveillance des travailleurs au Mexique est une pratique récurrente des entreprises
ou des employeurs. En 2013, l’ancien Institut fédéral d’accès à l’information publique
(aujourd’hui « Institut national pour la transparence, l’accès à l’information et la protection
des données personnelles ») a publié un document énonçant diverses recommandations
visant à ce que les entreprises ayant recours à la vidéosurveillance - ou à tout autre système
RDCTSS - 2020/2 53
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
12 Voir « La surveillance des employés, une atteinte à la vie privée ? », Forbes México, Mexique, 2013 :
https://www.forbes.com.mx/el-monitoreo-de-empleados-una-invasion-a-la-privacidad/
13 Constitution politique des États-Unis du Mexique, article 16.
14 Déclaration universelle des droits de l’homme, article 12.
15 Thèse 1a. CLX/2011(9ª), Séminaire Judiciaire de la Fédération et sa Gazette, Neuvième époque,
Première salle, Livre 37, Août 2011, Tome XXXIV, p. 217.
Face à cette réalité, la Cour a contribué à établir différents critères pour protéger la vie
privée des salariés au travail. Toutefois, cette protection ne vaut que pour les cas d’espèce
soumis ; c’est pourquoi, les réformes juridiques sont indispensables.
L’un des plus grands défis pour le Mexique sera d’intégrer dans sa législation les deux
principes suivants :
- Le principe d’une stabilité renforcée de l’emploi : ce droit garantit de pouvoir accéder à
un emploi - ou de le conserver - aux personnes fragilisées d’une manière ou d’une autre en
raison de difficultés personnelles, par exemple la maladie d’une personne économiquement
dépendante ou à charge, ou la naissance d’un enfant. Si cet événement ne devrait pas
être considéré comme une situation de vulnérabilité en soi, il expose malheureusement au
risque de licenciement. Le principe d’une stabilité renforcée de l’emploi consiste à garantir
que tout travailleur puisse conserver son travail et bénéficier des avantages salariaux et
sociaux correspondants, même contre la volonté de l’employeur, en l’absence de motif
pertinent justifiant le licenciement16.
- Le principe de l’intérêt supérieur de la famille : considérée comme une institution, la famille
joue un rôle important à différents niveaux de la société; par exemple, dans les domaines
économique, social, culturel, juridique, politique et civil. Pour préserver son équilibre, il est
donc nécessaire de la protéger. En tant que pièce maîtresse de l’organisation de l’État, c’est
aussi la famille qui répond aux besoins fondamentaux de ses membres en préparant leur
participation à la vie sociale. Une législation permettant de concilier de façon adéquate la
vie professionnelle et la vie familiale est urgente si l’on veut atteindre cet objectif.
C’est pourquoi, il est essentiel de protéger la vie personnelle et intime du salarié au
travail, via une protection garantie par le cadre juridique national, et non par des critères
jurisprudentiels ou des décisions telles que celles analysées ci-dessus.
RDCTSS - 2020/2 55
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Melda Sur
Professeur à la Faculté de Droit, Université Dokuz-Eylül, Izmir
RÉSUMÉ
En Turquie, le droit au respect de la vie privée et la protection des données
personnelles sont garantis par la Constitution et la législation. Le juge s’efforce de
concilier et de maintenir un équilibre entre, d’une part les nécessités liées à la bonne
marche de l’entreprise, et, d’autre part, les droits fondamentaux des travailleurs, et
plus particulièrement la liberté de choix de vie des salariés. Une jurisprudence s’est
façonnée à partir de certains aspects de la vie personnelle, comme les saisies répétées
ou l’usage de boissons alcoolisées, causes de rupture dans la mesure où ils ont un
impact sur le travail. Les relations « inappropriées » entre salariés peuvent être un motif
de licenciement si elles ont des incidences négatives sur le milieu de travail. L’usage
abusif de l’internet dans l’entreprise peut être dépisté et les messages captés admis
comme moyen de preuve. Toutefois, la jurisprudence semble évoluer vers une certaine
protection contre la surveillance de l’internet et le captage des messages, en exigeant
désormais que les salariés en soient préalablement informés.
ABSTRACT
In Turkey the rights to the protection of private life and personal data have been
guaranteed by the Constitution and the law. Courts tend to conciliate and maintain
a just balance between the needs and requirements of the enterprise and the
fundamental rights of the workers, especially on issues regarding their choice of life. A
case law has emerged on some aspects of personal life, such as recurrent debts and the
use of alcoholic drinks, considered as causes of termination when they have adverse
effects on labor. Non appropriate relations among colleagues may cause termination
if they had negative effects at the workplace. On computers and internet provided
by the management, the use for personal purposes and emails may be monitored
and records kept by the management, and Courts traditionally accept such records as
means of proof. However, the case law on this issue seems to evolve towards a more
restrictive approach, and in recent decisions the higher Courts tend to require that
the management previously inform their employees of such intrusion and monitoring.
Key words: Private Life, Use of the Internet, Personal Data Protection, Termination
of Employment, Fundamental Rights of the Worker
D
ans quelle mesure la vie personnelle du salarié peut-elle influer sur sa vie
au travail ? Notre étude jurisprudentielle portera sur la prise en compte de
la « vie privée » du salarié et sa protection dans les relations de travail, sans
toutefois entrer dans le vaste domaine de la conciliation du travail avec
les contraintes familiales qui, faisant l’objet d’une législation complexe,
mériterait un examen à part.
Le droit au respect de la vie privée est protégé dans divers textes internationaux auxquels
la Turquie a été partie, notamment par la Convention Européenne des Droits de l’Homme1
dont le système de protection juridictionnelle a une forte influence sur la jurisprudence
turque et en particulier sur celle de la Cour Constitutionnelle. L’article 20 de la Constitution
turque, intitulé « secret de la vie privée », énonce que toute personne a droit au respect de
sa vie privée et familiale, et que le secret de la vie privée doit être protégé (alinéa 1er). Cette
disposition, sujette à des exceptions d’ordre public, est suivie par un troisième alinéa plus
récemment ajouté portant sur la protection des données personnelles.
Or, la notion de vie privée n’est pas toujours aisée à définir. Le Code Civil turc protège
les « droits de la personne » à l’article 24 de manière assez large, comprenant l’intégrité
physique et des valeurs telles que la vie privée, l’honneur, le nom, l’image, les libertés, les
secrets et croyances, qui entrent dans son domaine d’application.
Dans ce contexte juridique, qu’en est-il du monde du travail où le salarié est soumis à
un lien de subordination envers l’employeur, se trouve parfois confronté à des traitements
discriminatoires ou perd son emploi pour des raisons touchant à sa vie privée ? Le sujet a
fait l’objet de thèses et d’études si bien qu’une jurisprudence s’est formée.
Il convient donc d’examiner les arrêts qui se sont façonnés à l’occasion de licenciements,
en commençant par la vie privée du salarié en dehors du lieu de travail (I), puis sur le
lieu de travail, en mettant l’accent sur les problèmes actuels liés à l’usage des moyens
informatiques par le salarié et à leur dépistage par la direction (II).
1 Art. 8.
RDCTSS - 2020/2 57
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
2 Ş. Ertürk, İş İlişkisinde Temel Haklar, Ankara 2002, p. 63; A. Sevimli, İşçinin Özel Yaşamına
Müdahalenin Sınırları, İstanbul 2006, p. 145 ; B. Erkanlı, Tarafların İş Sözleşmesi Yapılması Sırasındaki
Hak ve Yükümlülükleri, Ankara 2015, p. 62 ; E.S. Gürkan, « Türk İş Hukukunda İşverenin İşe Alım
Görüşmelerinde Aday İşçiye Soru Sorma Hakkının Sınırları », İstanbul Maltepe Üniversitesi Hukuk
Fakültesi, 2017, n°1-2, p. 111.
3 9e Chambre civile de la Cour de Cassation, 22.1.1998, 19393/432, Tekstil İşveren, Mai-Juin 1998,
p. 15. Dans le même sens : 9e Chambre civile de la Cour de Cassation, 11.11.1981, 19728/13806,
Günay, İş Kanunu Şerhi, Ankara 2015, p. 1029.
4 9e Chambre civile de la Cour de Cassation, 6.6.2000, 4727/7993, Çimento İşveren, n°4, vol.14,
Juillet 2000, p. 44.
5 Art. 417.
6 Art. 419.
7 Sur le sujet de la protection des données personnelles, voir notamment İ. Gürsel, İşçinin Kişisel
Verilerinin Korunması Hakkı, Ankara, 2016; I Gürsel, Kişisel Verilerin Korunması Hakkının İşçi ve
İşveren İlişkisine Etkisi, Legal IHSGHD, n°50, 2016, p. 763.
1 - Approche générale
L’article 18 du Code du Travail (İş Kanunu) régit les causes valables de licenciement, et
son exposé des motifs précise « qu’un agissement socialement répréhensible du travailleur,
un comportement qui n’est point approuvé du point de vue social et éthique, mais qui n’a
aucun effet négatif sur la production et la relation de travail, ne saurait constituer un motif
valable de licenciement ».
Ainsi est-il nécessaire pour qu’un licenciement soit considéré comme valable, que le
comportement du salarié ait affecté la prestation de service et la relation de travail, de
manière à véritablement justifier une rupture.
Le Code du Travail distingue deux sortes de licenciement : ceux essentiellement dus à
une faute grave du salarié8 où ni préavis ni indemnités ne sont dus, et les ruptures « pour
causes valables »9 de moindre gravité, aux conséquences moins défavorables, qui donnent
lieu à préavis et indemnités. Il appartient au juge de décider s’il y a disproportion ou non
entre l’agissement reproché et la rupture ou type de rupture, considérée comme une mesure
admissible en dernier ressort (ultima ratio). Par conséquent, seuls des comportements et
une vie privée entrainant véritablement des incidences sur le travail peuvent justifier un
licenciement.
La jurisprudence s’est développée sur plusieurs axes : l’usage de l’alcool, les
endettements et saisies, l’expression d’opinions, la vie sentimentale du salarié et les
relations entre collègues.
8 Art. 25.
9 Art. 18.
10 Sevimli, p. 243.
11 Art. 25/I a du Code du Travail n°4857 et art. 14 du Code du Travail n°1475.
RDCTSS - 2020/2 59
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
RDCTSS - 2020/2 61
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
juste cause de licenciement (donc assimilée à une faute grave de l’article 25/II d) l’existence
d’une relation sentimentale pourtant discrète entre un salarié marié et une collègue. La
relation avait été révélée après que l’épouse se soit adressée à la direction, puis fut étayée
par l’examen des courriels incriminés22. Il faut souligner en l’espèce que la problématique
de ce type de preuve (captage de messages) n’avait été ni abordée, ni discutée dans ces
décisions préalables.
Par ailleurs, les préférences sexuelles en tant que telles demeurent dans le domaine
privé et ne peuvent constituer une cause de rupture23. Néanmoins, si une telle relation
entre travailleurs d’un même établissement a provoqué des remous et polémiques sur
le lieu de travail, le licenciement serait valide24. La doctrine souligne qu’il convient, à cet
égard, de tenir compte du milieu de travail, du niveau d’instruction et des croyances des
autres salariés25. Mais ici, ce qui importe n’est pas l’existence en soi de la relation ou de
la préférence sexuelle, mais les effets concrets qui auraient entravé la bonne marche de
l’établissement.
29 Sevimli, p. 203 ; H. Keser, İşçi Davranışları Kapsamında İşçinin Talimatlara Aykırı Bilgisayar, İnternet
ve Cep Telefonu Kullanımı Sebebi İle İş Sözleşmesinin İşverence Feshedilmesi, Legal IHSGHD, n°62,
2019, p. 467. Voir également S. Öktem Songu, İşçilerin İşyerinde Özel Amaçlı İnternet ve E-Posta
Kullanımına İşverenin Müdahalesi Üzerine Bir Değerlendirme, Prof. Dr. Sarper Süzek’e Armağan,
p. 1057. Pour comparer voir Z. Okur, İş Hukuku’nda Elektronik Gözetleme, İstanbul, 2011, p. 173:
Selon l’auteur, le contrôle pourrait s’effectuer (seulement) dans les cas où l’usage personnel avait
été interdit ou limité par la direction, et ceci dans la mesure des limitations imposées.
30 9e Chambre civile, 9.5.2009, 36305/12393, et analyse par G. B. Yıldız, Sicil, Décembre 2009.
31 9e Chambre civile, 13.12.2010, 447/37516, Arrêt commenté et approuvé en l’espèce par
F. Şahlanan, İşyerinde İşverence Sağlanan Bilgisayarı İşle İlgisi Olmayacak Şekilde Kullanımı – Haklı
Fesih, Tekstil İşveren, Mars 2012, Karar İncelemeleri II, p. 103.
32 Şahlanan, p. 101.
33 Arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme, Grande Chambre, 5 Septembre 2017,
Requête n°61496/08.
34 Arrêt de la Cour Constitutionnelle, 2e Section du 24.3.2016, Recours Ömür Kara et Onursal Özbek,
n°2013/4825, Journal Officiel du 19.5.2016, n°29708.
RDCTSS - 2020/2 63
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
35 Voir à ce sujet notamment : Öktem Songu, article précité, p.1057-1098 ; Keser, article précité,
p. 445.
36 22e Chambre civile, 7.5.2019, 21857/9884, Çalışma ve Toplum 2020/1, n°64, p. 656.
37 Ertürk, p.124 ; E. Birben, İşçinin Özel Yaşamı Nedeniyle İş Sözleşmesinin Feshi, İş Hukukunda Genç
Yaklaşımlar II, Ed. T. Centel, İstanbul, 2016, p. 148.
38 9e Chambre civile de la Cour de Cassation, 23.10.2017, 2017/437-16298, Mess, 2018, n°2, p. 6.
39 7e Chambre civile de la Cour de Cassation, 10.3.2016, 2015/4359-2016/6048, Kazanci.
Ce cas est un bel exemple de la prudence qu’il convient de montrer dans l’usage de
ces moyens informatiques, dont la portée dépasse souvent les intentions de l’auteur et où
un retour en arrière est quasiment impossible.
Conclusion
Le juge en Turquie prend bien en compte les droits de la personne au respect de la
vie privée, tant dans l’appréciation des droits et obligations des parties que des causes
de rupture du contrat de travail. La relative sévérité de la Cour de Cassation à l’égard de
« relations inappropriées » se trouve confirmée par une jurisprudence constante, étayée
par certains règlements d’entreprise déconseillant des relations non professionnelles entre
salariés.
Or, en réalité, ce dont les entreprises se soucient n’est pas la morale, mais bien
l’influence délétère que pourraient avoir sur le milieu du travail certains liens allant au-delà
du strict niveau professionnel.
Dans le prolongement de la place majeure qu’a pris l’usage de l’internet, une évolution
peut être observée d’une protection accrue du personnel contre le captage des courriels.
Alors que, pendant longtemps, l’usage comme moyen de preuve de courriels obtenus par
la direction était admis sans discuter de la légalité ou de la légitimité de leur usage devant
les tribunaux, la Cour de Cassation semble désormais exiger que les personnes intéressées
aient été préalablement prévenues que leur correspondance ainsi que l’usage des moyens
informatiques, peuvent bien être suivis et contrôlés, puis utilisés contre eux.
RDCTSS - 2020/2 65
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Marie-Cécile Escande-Varniol
Maître de conférences HDR à l’IETL, Université Lumière Lyon II, Membre de
GEFACT*
Gerhard Binkert
Président honoraire de la Cour d’appel du travail de Berlin-Brandenbourg,
Membre de GEFACT
RÉSUMÉ
Une étude comparative de la jurisprudence allemande et française relative au risque
de licenciement pour un fait de la vie privée du salarié est d’autant plus pertinente
que, dans ces deux pays, le principe de niveau constitutionnel est la protection de la
vie privée, le pouvoir de l’employeur ne devant pas excéder le domaine contractuel
de la subordination de la relation de travail. C’est par une analyse concrète des faits
que les juges les relient à une obligation contractuelle de loyauté, ou jugent des
conséquences du trouble causé à la bonne marche de l’entreprise par certains faits
relevant de la vie privée du salarié pour qualifier le licenciement fondé sur de tels
faits. Si les solutions allemandes et françaises se rejoignent sur l’obligation de bonne
foi, elles s’écartent davantage sur les conséquences qu’entraînent des faits étrangers à
l’engagement contractuel mais considérés comme préjudiciables pour l’entreprise. Les
deux domaines semblent plus poreux en droit allemand que français.
ABSTRACT
A comparative study of German and French case law on the risk of dismissal for a fact
of the employee’s private life is all the more relevant as in both countries the principle
of constitutional level is the protection of privacy and the employer’s power must not
exceed the contractual field of the subordination of the employment relationship. It
is through a concrete analysis of the facts that the judges link them to a contractual
obligation of loyalty, or judge the consequences of the disorders caused to the
functioning of the company by some facts relating to the employee’s private life to
qualify dismissal based on such facts. Although the German and French solutions agree
on the obligation of good faith, they differ more on the consequences of facts that are
not connected to the contractual commitment but are considered as prejudicial to the
company. Both fields seem more porous in German law than in French law.
* La présente étude fait suite à une rencontre du groupe d’étude franco-allemand sur le contentieux du travail
(GEFACT), soutenu par le Ciera et la DGT, qui s’est tenue à l’Université de Toulouse Capitole les 18-19 octobre 2019.
T
ant en droit allemand qu’en droit français, le principe d’une séparation entre
vie privée et vie professionnelle est constamment réaffirmé1. En droit allemand,
la protection de la vie privée du salarié2 trouve sa source dans les droits de la
personnalité garantis par la Constitution. Le salarié a droit au respect de sa vie
privée et l’employeur ne peut exercer aucune influence sur l’organisation du
temps libre de celui-ci. Le comportement d’un salarié dans le cadre de sa vie privée se situe
a priori hors de la sphère d’influence de l’employeur3.
1 Voir Vossen, Kündigungsrecht, § 1 KSchG (Loi relative à la protection contre les licenciements),
point 327a.
2 Dans le texte qui suit, les termes « salariés » et « employeur » figurant au masculin incluent
également la forme féminine.
3 BAG (Cour Fédérale du travail) du 23/10/2008 - 2 AZR 483/07.
4 BAG du 23/10/2014 - 2 AZR 644/13 (jurisprudence constante).
RDCTSS - 2020/2 67
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Deux fondements peuvent être avancés. L’un tient à l’obligation de bonne foi inhérente
à l’exécution de tout contrat. Elle se présente ici comme l’obligation de loyauté, qui interdit
de causer préjudice à son co-contractant pendant l’exécution du contrat (I).
Le second fondement se trouve dans les exigences d’adéquation, de justification et
de proportionnalité, qui fixent le mode d’interprétation des atteintes portées aux droits
fondamentaux5 (II).
C’est à l’aune de ces deux approches que sont jugés les faits de vie privée (ou vie
personnelle) du salarié confronté aux reproches de l’employeur, bien que la différence de
fondement soit plus marquée en droit français qu’en droit allemand, sans doute en raison
des conséquences qu’elles entraînent (III).
5 On reconnaît ici les éléments énoncés par l’article L. 1121-1 du Code du travail français. Mais bien
au-delà du droit français, ces éléments servent de grille d’interprétation en cas de conflit de loi
entre droits fondamentaux. Sont ici en cause le droit d’entreprendre de l’employeur, et le droit à la
vie privée et familliale du salarié, c’est-à-dire des droits constitutionnellement et internationalement
reconnus.
6 § 241, alinéa 2, BGB (Code civil allemand).
7 Article L. 1222-1, Code du travail français.
8 Voir Von Steinau-Steinrück/Burmann, NJW-Spezial 2018, p. 626 ; B. Bossu, « Loyauté et contrat
de travail », in F. Petit (dir.), Droit et loyauté, coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, 2015; Ph. Le
Tourneau et M. Poumarède, Bonne foi, Répertoire de droit civil, Dalloz, 2017.
Par conséquent, une violation de cette obligation n’entrera en ligne de compte que si
elle est rattachée à la relation de travail et entraîne des incidences sur celle-ci au regard de
l’obligation de loyauté (Rücksichtnahmeobliegenheiten) précédemment décrite. L’analyse
judiciaire s’opère in concreto en fonction des faits.
Le contentieux peut résulter de différentes hypothèses, parmi lesquelles le licenciement
lié à un comportement extra-professionnel (A), l’utilisation d’équipements professionnels
ou de connaissances acquises dans l’entreprise (B), ou la perte des capacités d’exercice (C).
RDCTSS - 2020/2 69
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Dans le même ordre d’idée, la Cour de cassation a récemment décidé que commet
une faute grave le sportif de haut niveau, refusant de suivre les traitements prescrits par
le médecin de son équipe sportive, alors qu’il est en arrêt maladie suite à un accident du
travail17.
Dans tous ces cas, les licenciements sont « justifiés » en droit allemand et qualifiés de
« fautifs » en droit français. Dans d’autres situations, le licenciement peut être « justifié » du
point de vue allemand, mais pas forcément « fautif » - ni même justifié par une cause réelle
et sérieuse - en droit français. On quitte alors une obligation contractuelle pour la notion de
« trouble caractérisé au sein de l’entreprise ».
17 Cass. Soc., 20 février 2019, n°17-18912, Rejet ; obs. J. Mouly, Dr. Soc., 2019, p. 363.
18 BAG du 6/9/2012 - 2 AZR 372/11.
19 Cass. Soc., 17 avril 1991, Bull., n°201.
RDCTSS - 2020/2 71
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
B - Perte de confiance
En France, pendant longtemps, la simple perte de confiance invoquée par l’employeur
suffisait à justifier le licenciement. Les juges se montraient peu exigeants sur les motifs de
cette perte de confiance. Un arrêt du 29 novembre 1990 est venu mettre un coup d’arrêt
à cette jurisprudence, considérant que la perte de confiance ne peut constituer en soi un
motif de licenciement et qu’elle doit nécessairement reposer sur des éléments objectifs20.
Le juge allemand semble également rechercher cette cause objective, mais il le fait toujours
sur le fondement de l’obligation de loyauté.
Prenons ici comme exemple une affaire jugée par la Cour d’appel du travail de Berlin-
Brandebourg21 concernant une salariée cadre dirigeante dans une banque. Dans le
cadre d’une transaction immobilière, elle avait effectué plusieurs versements en espèces,
à hauteur de plusieurs milliers d’euros, auprès de divers guichets bancaires. Or, en tant
qu’établissements de crédit, les banques sont tenues, en application de la loi relative au
blanchiment d’argent, de prendre des mesures de sécurité internes, notamment pour ne
pas être utilisées à des fins de blanchiment d’argent. Ces mesures de sécurité comprennent
entre autres des techniques permettant de contrôler la fiabilité des salariés. Informée
des versements anormaux en espèces effectués par sa salariée, la banque en question
prononça son licenciement pour soupçon de blanchiment d’argent.
La Cour d’appel a validé le licenciement, au motif que la banque était légalement
tenue de prêter une attention particulière au blanchiment d’argent, et a considéré qu’il
en découlait, pour les salariés, une obligation contractuelle accessoire leur interdisant de
prendre part à des transactions ou opérations mettant en cause leur fiabilité au sens défini
par la loi, que ce soit dans le cadre du travail ou en dehors de celui-ci.
En France, les juges auraient probablement conclu en l’espèce à un manquement
à une obligation contractuelle. En effet, il semble que l’on soit plutôt sur le terrain de la
perte de confiance. Les faits ici évoqués rappellent d’autres affaires, en particulier celles
concernant un cadre qui avait fait des chèques sans provision22, ou un autre qui avait
souscrit des emprunts dans plusieurs établissements bancaires au point d’être insolvable23.
Dans ces affaires, les licenciements avaient été prononcés pour perte de confiance, les
juges considérant toutefois que ces comportements n’avaient pas provoqué de trouble
caractérisé au sein de l’entreprise.
Bien que ces exemples soient anciens, on peut penser que la décision des juges serait
identique aujourd’hui mais se fonderait plus probablement sur l’article L. 1121-1 du Code
du travail24. Si les faits n’ont pas de rattachement direct avec les fonctions exercées, le juge
français considère en effet ne plus se trouver sur le terrain des obligations contractuelles
excluant de ce fait le licenciement pour faute.
Cependant, un licenciement peut avoir une cause réelle et sérieuse, si elle est
« justifiée » par des éléments objectifs. Ces derniers exemples laissent à penser que si le
fait d’effectuer des chèques sans provision ne justifie pas un licenciement, en revanche le
soupçon de blanchiment d’argent, fondé sur des règles bancaires particulières, pourrait
être analysé comme une cause réelle et sérieuse de licenciement par le juge français.
Il semble donc que sur des fondements différents les juges français et allemands
parviennent à des solutions peu éloignées.
RDCTSS - 2020/2 73
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
En Allemagne, dans les licenciements prononcés pour motif lié à la personne du salarié,
le juge recherche toujours le lien avec une forme de loyauté qui impose une certaine fidélité
du salarié à l’entreprise, même dans sa vie privée. Ainsi, lorsqu’un salarié de la fonction
publique diffuse des écrits racistes dans le cadre de sa vie privée, il porte atteinte aux
valeurs défendues par son employeur30. Ces cas recouvrent également des situations telles
que celles relatives au blanchiment d’argent, où la probité et la correction d’un salarié du
secteur privé sont mises en cause par des activités extra-professionnelles. Ces agissements
peuvent en effet entraîner une perte de confiance de l’employeur, susceptible de détruire
les bases nécessaires au maintien de la relation de travail.
Ainsi, pour apprécier si des actes commis par des salariés sont de nature à justifier
un licenciement, il importe peu que ceux-ci aient eu lieu pendant ou en dehors de
l’exécution du travail. Il convient plutôt d’examiner si leurs conséquences ont eu un impact
sur la relation de travail. Dès lors, ce n’est pas le « lieu » de la source perturbatrice qui est
déterminant, mais son incidence sur la relation de travail. Toutefois, cette dernière doit être
interprétée au sens large, en tenant compte des intérêts de l’employeur/entrepreneur liés
à l’entreprise (c’est-à-dire l’intégrité, la réputation, la paix dans l’entreprise, mais aussi la
relation de confiance) en application du § 241, alinéa 2 BGB.
La détermination de la portée, comme des limites, des intérêts de l’employeur revêt
ici un rôle essentiel dans la mesure où ces intérêts se heurtent aux espaces de liberté du
salarié, qui découlent du droit de la personnalité. Il conviendra par conséquent d’évaluer
les différents intérêts en prenant en considération le fait que, par la conclusion du contrat
de travail, le salarié s’est lui-même lié à son contenu - là aussi au sens large du terme.
Parallèlement, l’employeur ne pourra pas bénéficier d’un champ de protection tel
que ses intérêts pertinents seraient considérés comme absolus. A titre d’exemple, la « paix
dans l’entreprise » ne signifie pas que toute situation conflictuelle sera éliminée au sein
de l’entreprise. Dans tous les cas, les positions de protection de l’employeur devront être
déterminées en fonction de la situation individuelle, selon le type d’entreprise, les fonctions
exercées par le salarié concerné ; autrement dit les circonstances de la cause.
Depuis 1992, le juge français dispose d’un texte spécial, l’article L. 1121-1, qui
écarte la qualification de faute et oblige à rechercher l’adéquation, la justification et la
proportionnalité. Le juge doit donc faire, comme en Allemagne, une analyse in concreto
des faits et du contexte de l’affaire qui a donné lieu au licenciement.
La plus grande différence réside probablement dans les conséquences de la
qualification du licenciement. Les deux systèmes diffèrent de manière radicale sur ce point.
En droit allemand, si le licenciement est « justifié », le salarié ne sera pas indemnisé ; mais s’il
ne l’est pas, le salarié devra être réintégré. Le droit français a une vision plus indemnitaire du
licenciement, la réintégration étant rarement de droit. Le juge peut la proposer mais si l’une
des parties refuse (l’employeur), la réintégration ne sera pas prononcée. En revanche, les
indemnités varient selon que le licenciement a, ou pas, une cause réelle et sérieuse et que
le salarié a, ou non, commis une faute. La qualification de la faute a donc des conséquences
très importantes en droit français, avec des gradations selon son importance.
En conclusion, il faut reconnaître que, ni dans le droit allemand, ni dans le droit français,
il n’existe de barrière étanche entre la vie professionnelle et la vie personnelle.
Au contraire, des obligations contractuelles, notamment l’obligation de loyauté,
limitent le comportement du salarié également en dehors du travail. La portée et les limites
de ces obligations sont des éléments déterminants pour l’appréciation d’actes commis en
dehors du travail et pour les conséquences qu’elles entraînent.
Cependant, on peut constater que le juge allemand a une vision plus concrète des
faits, ce n’est pas le lieu où a été commis un acte dommageable qui importe, mais celui de
son effet. Le juge français reste plus attaché à la notion objective de vie privée et donc au
moment où se produit le fait dommageable pour l’entreprise.
RDCTSS - 2020/2 75
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Elena Serebryakova
Maître de conférences, Université nationale de recherche « École supérieure
d’économie », Moscou
Elena Sychenko
Maître de conférences, Université d’Etat de Saint-Petersbourg
RÉSUMÉ
Le Code du travail de la Fédération de Russie établit une distinction entre le temps
de travail et le temps de repos. Cependant, le droit du salarié d’utiliser son temps de
repos est souvent limité. Les restrictions sont établies par la loi et peuvent affecter le
droit de l’employé de choisir une activité et sa forme. Dans les deux premières parties
de cet article, nous examinons ces restrictions et leur application dans la jurisprudence
russe. La troisième partie traite du contrôle du salarié pendant le travail.
ABSTRACT
The Labour Code of the Russian Federation distinguishes between working time and
rest time. However, the employee’s right to use his rest time is often limited. The relevant
restrictions are established by law and may affect the right of the employee to choose
an activity and its form. In the first two parts of this article we examine these restrictions
and their application in Russian case-law. The third part deals with the control over the
employee during work.
Key words: Russian Federation, Rest Time, Combining Job, Loss of Confidence
of the Employer, Immoral Deed, Video Surveillance at Work
L
e Code du travail de la Fédération de Russie distingue les notions de temps de
travail et de temps libre. Aux termes de l’article 106 du Code du travail, le temps
libre correspond au « temps pendant lequel le salarié est libre de l’exercice de
ses fonctions et qu’il peut utiliser à sa discrétion ». Toutefois, le droit du travailleur
à utiliser son temps libre est souvent limité. Les restrictions en la matière sont
établies par la loi et peuvent affecter le droit du salarié de choisir une activité et sa forme.
Ces restrictions portent sur l’exercice d’une autre activité professionnelle pendant le
temps libre (I) ou sur l’exercice de tout autre activité personnelle en dehors du lieu et du
temps de travail (II). Elles peuvent aussi être exercées sur le lieu de travail (III).
1 Le travail secondaire est un travail effectué durant le temps libre laissé par le travail principal du
salarié.
2 Article 17 de la Loi fédérale du 27/07/2004 n°79-FZ « Sur le service civique de la Fédération de
Russie » (Federalniy zakon « O gosudarstvennoy grazhdanskoy sluzhbe Rossiyskoy Federatsii ») ;
Article 14 de la Loi fédérale du 2/03/2007 n°25-FZ « Sur le service municipal dans la Fédération de
Russie » (Federalniy zakon « O munitsypalnoy sluzhbe v Rossiskoy Federatsii ») ; Article 4 de la Loi
fédérale du 17/01/1992 n°2201-1 « Sur le parquet de la Fédération de Russie » (Federalniy zakon «
O prokurature Rossiyskoy Federatsii »).
RDCTSS - 2020/2 77
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Le Code du travail ne prévoit pas la possibilité de restreindre les droits à l’emploi d’un
ancien collaborateur après la résiliation de son contrat de travail. Il ne reconnait pas non
plus l’accord de non-concurrence. Selon le Ministère du travail de la Fédération de Russie,
un tel accord limitant la liberté de travail d’un salarié viole l’article 37 de la Constitution de
la Fédération de Russie, ainsi que la législation du travail3.
Selon l’article 55 de la Constitution de la Fédération de Russie, la restriction des droits
et libertés des citoyens (en l’occurrence le droit au travail) n’est possible que dans le cadre
de la protection des droits et intérêts des autres personnes, définie par la législation en
vigueur. Jusqu’à présent, en dépit des affirmations de certains experts4 sur la nécessité
d’autoriser les accords de non-concurrence, de telles règles n’ont pas été adoptées et la
conclusion de ce type d’accords avec les professionnels reste illégale.
Dans la pratique, cette approche justifie les rejets de demandes d’indemnités
compensatrices émanant d’ex-salariés signataires d’un accord de non-concurrence. En
particulier, la Cour a considéré illégal un tel accord, car l’article 9 alinéa 2 du Code du travail
prévoit que les contrats de travail ne peuvent contenir des conditions et des restrictions
aux droits, ou la réduction du niveau de garanties pour les salariés, par rapport à celles
établies par la législation du travail. La Cour a ainsi refusé le paiement des indemnités
compensatrices au salarié5.
Toutefois, dans certains cas, les anciens fonctionnaires sont soumis à autorisation pour
l’exercice d’un autre emploi. Cette règle est prévue par l’article 17 de la Loi « sur le service
civique de la Fédération de Russie ». Dans les deux années qui suivent son départ6, un
fonctionnaire n’a pas le droit de travailler, sans le consentement de la Commission spéciale,
dans des organisations à caractère commercial ou à but non lucratif s’il était en relation avec
elles durant ses attributions professionnelles antérieures. La violation de cette interdiction
entraîne le licenciement de l’ex-fonctionnaire de son nouveau poste. Dans ce cadre, le
Procureur peut être l’initiateur de la résiliation du contrat de travail7.
RDCTSS - 2020/2 79
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
12 CEDH, affaire Guja c. Moldova (n° 14277/04) du 12 février 2008, alinéa 74.
13 Lettre du Ministère de l’éducation et du syndicat des salariés de l’enseignement public et des
sciences de la Fédération de Russie du 20/08/2019 « Modèle de règlement sur l’éthique
professionnelle des enseignants ».
14 Article 5 de la Loi fédérale du 29/12/2010 n°436-FZ « Sur la protection des enfants contre les
informations préjudiciables à leur santé et à leur développement » [Federalniy zakon « O zaschite
detey ot informatsii, pritchinyayuschey vred ikh zdorovyu i razvitiyu »].
Les prescriptions relatives à l’apparence de l’enseignant ne sont pas vraiment régies par
les règles éthiques professionnelles de l’enseignement. Cependant, les enseignants sont
encouragés à « adhérer à une apparence conforme aux objectifs du programme éducatif
en cours ». De plus, les employeurs exigent que les salariés dans la sphère éducative
suivent cette règle, tant au travail que dans leur vie privée. La publication de photos au
contenu « frivole » sur les réseaux sociaux peut être la cause de licenciement, l’évaluation
de la « frivolité » de l’image restant à la discrétion de l’employeur.
Au cours des dernières années, de nombreuses enseignantes ont ainsi failli perdre leur
emploi en raison de la publication sur les réseaux sociaux de photos en maillot de bain,
y compris lors de compétitions de natation. L’épisode particulièrement notable fut le cas
d’une enseignante qui, durant son temps libre, a suivi une formation dans une agence de
mannequinat, durant laquelle elle a participé à une séance photo en maillot de bain de
style rétro. L’agence ayant publié ces photos sur Internet, la direction de l’école où travaillait
l’enseignante a estimé que son comportement portait attente à l’image de l’établissement.
Dans ce cas et dans bien d’autres, les salariés n’ont pas cherché à se défendre devant
les tribunaux, mais c’est le soutien des parents et de l’opinion publique qui a contribué à
leur retour au travail dans les écoles.
15 Par exemple, en Italie, l’article 4 de la loi n°300/1970 sur les travailleurs traite de la procédure
d’utilisation des moyens techniques pour le contrôle du travailleur ; en Espagne, l’article 18 de la
loi sur les travailleurs traite notamment de la vie privée du travailleur (voir le décret législatif Royal
n°2/2015 du 23 octobre 2015).
16 Décision du tribunal de district Volzhsky de la ville de Saratov du 20 juillet 2012 n°2-3212.
17 L’affaire concerne la surveillance vidéo des salariés, et le licenciement sur la base des données des
caméras vidéo installées dans le bâtiment : Décision du tribunal de District de Moscou de Riazan
du 29 avril 2019 n°2-2607/2018. Pour une approche similaire en ce qui concerne les caméras
installées pour assurer la sécurité dans une entreprise, voir notamment : le jugement en appel de
la Cour de la région de Krasnoïarsk du 14 novembre 2012 n°33-989920 ; la décision de tribunal de
la ville de Michurinsk de la région de Tambov du 15 juillet 2016 n°2-947/2016.
RDCTSS - 2020/2 81
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Il est intéressant de noter que les vidéos enregistrées par les caméras installées pour
la « sécurité » ont pourtant été utilisées par certains employeurs pour prouver l’absence
d’un salarié sur le lieu de travail. Dans d’autres affaires, les tribunaux laissent sans réponse
l’argument du salarié selon lequel la vidéo viole son droit au respect de la vie privée18.
En raison de l’absence de règles spécifiques concernant la procédure de contrôle des
travailleurs, la réglementation des enregistrements vidéo et audio, ainsi que la collecte
d’informations par des moyens techniques, doivent être effectuées conformément à la
Loi « Sur les données personnelles ». Ce sont les dispositions de cette loi qui donnent
souvent lieu à un recours du salarié contre la surveillance vidéo établie par l’employeur, ou
à une contestation de la sanction imposée pour une faute établie à la suite de la collecte
d’informations par l’employeur par des moyens techniques.
S’agissant de la procédure de traitement des données personnelles, établie par la
loi susmentionnée, une personne peut décider de fournir, dans son intérêt propre, ses
données personnelles (article 9 de la loi). Le consentement pour leur utilisation doit être
libre et spécifique, sans pression d’aucune sorte, et la personne concernée doit en être
préalablement informée.
Une réglementation spéciale est prévue pour le traitement des données biométriques,
c’est-à-dire des informations qui définissent les caractéristiques physiques et biologiques
d’une personne, sur la base desquelles il est possible d’établir son identité. Étant donné
que l’enregistrement vidéo, la photographie et l’enregistrement audio, permettent d’établir
l’identité du travailleur, ces contrôles de collecte de données personnelles biométriques
nécessitent un consentement écrit (article 11 de la loi). Dans ce consentement, il est
important d’indiquer, en particulier, le but du traitement des données personnelles, leur
énumération et la liste des actions pour lesquelles le consentement est donné, ainsi que la
méthode de retrait du consentement (article 9 de la loi).
L’analyse de la jurisprudence démontre que, dans la plupart des cas, les tribunaux,
ne sont pas enclins à considérer la vidéo comme une méthode permettant d’obtenir les
données biométriques du salarié. Ils négligent souvent l’argument du salarié relatif à
l’absence d’un consentement écrit autorisant le traitement des données19. Ces mêmes
tribunaux considèrent comme consentement écrit la signature du salarié apposée sur un
document indiquant qu’il a pris connaissance du règlement relatif à l’utilisation de ses
données personnelles par l’entreprise20.
Selon une autre tendance évidente, les tribunaux russes estiment que « l’enregistrement
vidéo n’est pas une divulgation des données personnelles d’un salarié et ne viole pas les
exigences de la loi »21. En règle générale, les juges ne donnent pas d’arguments juridiques
en faveur de cette interprétation de la loi.
18 Voir le cas de l’installation sur un ordinateur professionnel du programme « Cliché instantané » qui
garde la trace de tous les fichiers : décision du tribunal de district Leninsky de la ville de Yaroslavl
du 27 mars 2019 n°2-1688/2018.
19 Décision du tribunal de district Partizansky (Primorsky Krai) du 15 juin 2018 n°2-466/2018 ; décision
du tribunal de la ville de Chouya du 30 mai 2016 n°2-1834/2016.
20 Décision du tribunal d’arrondissement Presnensky de Moscou du 2 juin 2015 n°2-19/2015.
21 Décision du tribunal de district Moskovsky de la ville de Ryazan du 29 avril 2019 n°2-2607/2018 ;
jugement en appel de la Cour de la région d’Orenbourg du 3 décembre 2014 n°33-7039/2014.
Dans la pratique, seules deux affaires ont conduit le tribunal à interpréter littéralement
la loi et à appliquer strictement ses dispositions, concluant ainsi que l’enregistrement
vidéo était illégal. Dans la première affaire, la décision était motivée par l’absence de
consentement écrit du salarié22, alors que dans la seconde, l’utilisation des vidéos reçues a
été déclarée non-conforme aux objectifs définis dans le consentement signé par le salarié23.
L’analyse de la pratique jurisprudentielle sur la surveillance vidéo du salarié montre
que l’enregistrement vidéo, comme les autres contrôles portant sur les obligations
professionnelles du salarié effectués à l’aide de moyens techniques -tels que la copie de
clichés instantanés de tous les fichiers sur l’ordinateur du salarié24-, sont interprétés par les
tribunaux comme la réalisation du droit de l’employeur à la gestion du travail (article 22 du
Code du travail).
En règle générale, l’existence d’un consentement général pour le traitement des
données personnelles ou la fixation dans le règlement interne de l’entreprise de la
possibilité d’enregistrement vidéo du processus de travail est considérée comme suffisante
pour la reconnaissance légale d’un tel contrôle25.
Enfin, une caractéristique importante de la jurisprudence russe est le fait que,
dans la plupart des cas, les plaignants licenciés pour manquement à des obligations
professionnelles, prouvé par enregistrement vidéo, ne contestent pas l’illégalité de cette
preuve et la violation de leur droit au respect de la vie privée26. Dans aucune de ces affaires,
les tribunaux n’ont enquêté sur la légalité de l’enregistrement vidéo, en dépit de l’article 55
du Code de procédure civile énonçant que les preuves, reçues en violation de la loi, n’ont
pas de force juridique et ne peuvent servir de base à la décision du tribunal.
L’analyse des décisions des tribunaux russes sur l’ingérence de l’employeur dans la
vie privée du salarié et sur le traitement des données personnelles, permet de mettre en
lumière les approches systémiques suivantes:
- une approche large pour déterminer la portée du pouvoir discrétionnaire de l’employeur
et déterminer les méthodes de contrôle des travailleurs sur le lieu de travail;
- l’examen des affaires par le juge à la lumière de la protection des données personnelles,
sans prise en considération de la protection du droit au respect de la vie privée;
- l’interprétation du consentement général du salarié à l’utilisation de ses données
personnelles donné dans le cadre du contrat de travail, comme le consentement à tout
type de contrôle de l’employé via l’utilisation de diverses techniques de surveillance et
technologies de l’information;
- la non-application des normes sur la nécessité du consentement écrit du salarié dans le
traitement des données personnelles biométriques.
RDCTSS - 2020/2 83
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Force est de constater que dans la plupart des cas d’utilisation de la vidéo lors du
processus de travail, les tribunaux appliquent incorrectement - ou n’appliquent pas - la loi
fédérale « Sur les données personnelles ».
En outre, les tribunaux se montrent sceptiques quant à l’existence d’une « vie privée »
sur le lieu de travail, ignorant de fait les arguments des salariés portant sur la violation par
l’employeur de ce droit constitutionnel. Cette position est une manifestation de l’hérédité
soviétique. La période de l’URSS se caractérisait notamment par le flou des frontières entre
la vie privée et publique, en dehors du temps de travail et par le déni sans équivoque
de la vie privée sur le lieu de travail. L’évolution de la situation économique et politique
n’entraîne pas automatiquement le renforcement de nouvelles valeurs dans la société,
malgré leur incorporation dans la législation nationale.
Les exemples positifs d’autres pays et l’influence du droit international peuvent
être importants dans ce processus. Selon l’alinéa 4 de l’article 15 de la Constitution de
la Fédération de Russie, le droit international fait partie du système juridique russe et a
priorité sur les normes nationales.
À cet égard, la position de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les
limites de la protection de la vie privée du travailleur, les facteurs à prendre en compte par
les tribunaux dans les affaires de vidéo surveillance du travailleur ou d’ouverture de son
courrier, revêt une importance particulière27. En outre, la connaissance par les avocats des
positions juridiques de la CEDH sur la question de la protection de la vie privée sur le lieu de
travail, et la référence dans de telles déclarations à l’article 8 de la Convention Européenne
des Droit de l’Homme et aux décisions susmentionnées de la CEDH, pourraient entraîner
un changement significatif de la pratique judiciaire en Russie.
Il convient de souligner qu’en général, la législation de la Fédération de Russie est
conforme aux normes de la Convention28. Dans le même temps, la pratique établie de
son utilisation est contraire non seulement aux exigences générales pour le traitement
des données personnelles des salariés, établies par l’article 86 du Code du travail, mais
également aux principes de base de la protection de la vie privée découlant de l’article 8
de ladite Convention.
Conclusion
Les droits de certaines catégories de travailleurs visant à choisir l’utilisation de leur
temps libre sont restreints. Les restrictions apportées à l’exercice d’un travail à titre
secondaire reposent sur la nécessité de protéger les intérêts du travailleur lui-même, de la
société ou de l’employeur.
27 CEDH, affaire Bărbulescu c. Romanie (61496/08) 5 septembre 2017, alinéa 121; affaire Köpke c.
Allemagne (420/07) du 5 octobre 2010; affaire Copland c. Royaume-Uni (62617/00) du 3 avril
2007; affaire Peev c. Bulgarie (64209/01) du 26 juillet 2007.
28 Voir notamment la Loi fédérale du 27/07/2006 n° 152-FZ « Sur les données personnelles »
(Federalniy zakon «O personalnykh dannykh»).
RDCTSS - 2020/2 85
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
RÉSUMÉ
Cet article vise à étudier les nouvelles fonctionnalités incorporées à l’art. 34,8ET après la
réforme opérée par RDL 6/2019. Ce RDL a considérablement modifié la portée du droit
des travailleurs à adapter les horaires de travail pour compatibiliser travail et famille.
C’est un droit dont l’exercice génère une importante controverse dans les entreprises
comme en témoigne le nombre de jugements en la matière. Par conséquent, l’analyse
sera menée dans une perspective très pratique pour évaluer la portée de la réforme de
2019 à travers l’interprétation que les tribunaux font du droit d’adaptation.
ABSTRACT
This article aims to study the new features incorporated into art. 34.8 ET after the reform
operated by RDL 6/2019. This RDL has significantly modified the scope of the right of
workers to adapt working hours to compatibilize work and family. It is a right whose
exercise is generating an important controversy in companies as prove the number of
judgment on the matter. Therefore, the analysis will be conducted from a very practical
perspective to assess the scope of the 2019 reform through the interpretation that the
Courts make of the right of adaptation.
1 Ce travail s’inscrit dans le cadre des projets de recherche DER2017-83488-C4-3-R « Les droits
fondamentaux du travail salarié à l’ère du numérique », et DER2017-83488-C4-2-R « Les droits
fondamentaux face à l’évolution du travail indépendant à l’ère du numérique » (ministère des
sciences, de l’innovation et de l’enseignement supérieur).
L
a question de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée a occupé le
devant de la scène dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne,
devenant le fer de lance du droit à l’égalité des sexes2. Traditionnellement, les
congés figurent parmi les principaux mécanismes permettant de concilier travail
et vie personnelle.
La flexibilité des horaires a, elle aussi, été de plus en plus invoquée pour ajuster les
conditions de travail à la vie personnelle et aux obligations familiales des travailleurs,
sans avoir à sacrifier les unes au profit des autres. En outre, les autorités publiques ont été
appelées à proposer des services adaptés à la prise en charge des adultes et des mineurs
dépendants3.
Les congés ont joué un rôle majeur mais se sont avérés inefficaces, tandis que la
flexibilité des horaires, et plus généralement les mécanismes permettant d’adapter le
temps de travail au temps de « non-travail »4, répondent mieux à l’objectif d’une véritable
conciliation. C’est pourquoi, ces situations doivent être appréhendées à travers le prisme
du genre5.
En 2012, le législateur espagnol a importé l’idée de la « flexisécurité » portée par les
institutions de l’Union Européenne, et a promulgué la loi 3/2012 du 6 juillet 2012 relative
aux mesures urgentes de réforme du marché du travail6. Celle-ci, comme la loi qui la
précédait7, a fait de la flexibilité du travail son objectif principal. Son chapitre III s’intitule
« mesures visant à accroître la flexibilité interne des entreprises pour pallier la destruction
d’emplois », sachant que le recours à la flexibilité interne, comme outil fondamental de
l’employabilité, figure dans l’ensemble des dispositions8.
Cette tendance à la « flexibilité » des conditions de travail n’est pas nouvelle dans la
législation espagnole.
2 M. Bittman et N. Folbre, Family time. The social organization of care, éd. Routledge, London-New
York, 2004, p. 1.
3 E. Rodríguez Rodríguez, Institutions permettant de concilier le travail avec la nécessité de s’occuper
des proches, Étude de droit comparé, Bomarzo, 2010.
4 M. E. Casas Baamonde, « Organisation du temps de travail sensible à la dimension du genre:
conciliation vie personnelle, vie professionnelle », Documentación Laboral, nº117, 2019, p. 19.
5 En Espagne, 89 % des aidants familiaux sont des femmes, principalement des épouses et des filles,
âgées de 45 à 65 ans, selon les chiffres du Conseil supérieur de la recherche scientifique (CSIC).
En Espagne, 85 % des femmes continuent d’effectuer des travaux domestiques et 95 % s’occupent
des enfants (Eurostat).
6 Bulletin Officiel de l’État (ci-après BOE), 7 juillet 2012.
7 Décret royal 3/2012 du 10 février, BOE du 11 février 2012.
8 Par exemple, le travail à temps partiel est qualifié de « mécanisme pertinent dans l’organisation
flexible du travail », de même que les heures supplémentaires sont désormais autorisées, ou
encore la négociation collective et la priorité accordée à l’accord d’entreprise, justifiée « pour
permettre la gestion flexible des conditions de travail ».
RDCTSS - 2020/2 87
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
9 BOE du 18 septembre 2010. Ce règlement est dans la lignée de la loi RD 10/2010 du 16 juin
(BOE du 17 juin 2010).
10 F. Valdés Dal-Ré, « La flexibilité interne dans la loi 3/2012 », RL, n°15-18, août 2012: http://revistas.
laley.es/Content/Documento
11 Id.
12 M. A. Ballester Pastor, « Comment la réforme opérée par la loi RD 3/2012 a entaché le caractère
fondamental du droit de conciliation des responsabilités », RDS, nº57, p. 105.
13 STC 3/2007 du 15 janvier 2007.
14 Décret-loi royal 6/2019, du 1er mars 2019 sur les mesures urgentes garantissant l’égalité de
traitement et l’égalité des chances entre les hommes et femmes en matière d’emploi et de travail,
BOE du 7 mars 2019.
15 Voir par exemple les décisions du Tribunal suprême des 13 et 18 juin 2008, Rec. 897/07 et 1625/07.
16 Décision du Tribunal Superior de Justicia de Asturias du 18 décembre 2009, Rec. 2738/09 ;
Décision du Tribunal Superior de Justicia de Galicia du 20 mai 2010, Rec. 4392/09 ; Décision du
Tribunal Superior de Justicia de Andalucía du 5 avril 2017, Rec. 2736/16 ; Décision du Tribunal
Superior de Justicia de Madrid du 28 novembre 2018, Rec. 971/2018.
17 G. Rodríguez Pastor, « Tiempo de trabajo tras la reforma operada por la LOI », in AAVV, Los aspectos
laborales de la Ley de Igualdad, Tirant lo Blanch, 2007, p. 80 ; C. Alfonso Mellado, « El tiempo de
trabajo en la Ley Orgánica para la igualdad efectiva de mujeres y hombres », in AAVV, Comentarios
a la Ley Orgánica 3/2007, de 22 de marzo, para la igualdad efectiva de mujeres y hombres, Madrid,
La Ley, 2008, p. 412.
RDCTSS - 2020/2 89
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
le texte dispose que « lorsqu’il/elle a des enfants, le salarié / la salariée peut introduire une
demande jusqu’à ce que lesdits enfants atteignent l’âge de 12 ans ».
Ainsi, le législateur assortit au droit d’adaptation de la journée de travail la même limite
d’âge des enfants que celle assortie aux hypothèses de réduction du temps de travail pour
garde d’enfants (article 37.6 du Statut des travailleurs). Dès lors, le droit de demander
l’adaptation de la journée de travail pour une conciliation liée aux enfants ne pourra être
exercé que durant ce laps de temps, et non après18. Bien entendu, cette limite renvoie
aux hypothèses supposant une attention ou des soins intrinsèquement liés à la minorité
de l’enfant, pouvant nécessiter une attention particulière justifiée par des circonstances
objectives.
Outre les enfants - et comme dans la réglementation antérieure - le droit à demander
l’adaptation de la journée de travail est également applicable aux cas de prise en charge
de membres de la famille. Avec l’absence de toute limite introduite par la loi modifiée
concernant les membres de la famille, il conviendra d’opter pour une interprétation au
sens large, selon laquelle la demande d’équilibre entre vie familiale/professionnelle ne se
limitera pas aux conditions fixées par l’article 37.6 du Statut des travailleurs sur les liens
familiaux - personnes jusqu’au deuxième degré de parenté ou d’affinité qui, en raison
de leur âge, d’un accident ou de maladie, ne peuvent être autonomes et n’exercent pas
d’activité rémunérée -, mais pourra s’étendre au-delà.
Concernant le champ d’application objectif, le droit régi par l’article 34.8 après la
réforme de 2019 permet au salarié de présenter à son entreprise une demande portant
sur l’adaptation, d’une part de la durée et de la répartition de la journée de travail, d’autre
part de l’aménagement du temps de travail, et enfin de la forme de la prestation, y compris
le travail à distance. Pour ce qui est de l’adaptation de la durée et de la répartition du
temps de travail, la portée de cette disposition ne modifie pas la lettre de la loi, puisqu’elle
était déjà reconnue en ces termes. En revanche, les mentions relatives à l’aménagement
du temps de travail, à la forme de la prestation du service, ainsi qu’au travail à distance,
constituent pour leur part des nouveautés.
De fait, la jurisprudence refusait aux salariés le droit de modifier - sans la réduire -
leur journée de travail en vertu de l’article 37.6 du Statut des travailleurs, arguant que
cette hypothèse n’était pas prévue par le texte de loi et qu’une demande d’adaptation
sans réduction de la journée de travail se trouvait dès lors « dépourvue de fondement
juridique »19. Même avant l’introduction de l’article 34.8 dans le Statut des travailleurs,
les juridictions exhortaient le législateur à reconnaître le droit d’adaptation de la journée
de travail, étant entendu qu’il « serait recommandé et souhaitable d’introduire une plus
grande souplesse sur le lieu de travail englobant, pour la salariée, la possibilité de choisir
ses horaires de travail en fonction de sa nouvelle situation personnelle, sans réduire sa
journée de travail, afin d’assurer un maximum de compatibilité et d’adaptation entre sa vie
18 Par opposition à cette interprétation, le Juzgado de lo Social n°1 de Valladolid a estimé, dans sa
décision 146/2019 du 22 novembre 2019, que la limite d’âge de 12 ans ne devait pas entraver
l’exercice du droit concerné une fois cet âge dépassé par les enfants.
19 Décision du Tribunal Superior de Justicia de Andalucía du 23 décembre 2008, Rec. 2059/08 ;
Décision du Tribunal Superior de Justicia de Cataluña du 7 février 2008, Rec. 7922/06 ; Décision du
Tribunal Superior de Justicia de Madrid du 19 novembre 2007, Rec. 3653/08 ; Décision du Tribunal
Superior de Justicia de Cataluña du 7 mars 2017, Rec. 7164/2016.
RDCTSS - 2020/2 91
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
prouver que cette nouvelle journée est celle qui s’ajuste le mieux à ses besoins en termes
d’équilibre.
En outre, la nouvelle procédure prévue par l’article 34.8 du Statut des travailleurs
répond également, d’une part à la procédure de l’article 139 de la loi sur les juridictions
sociales - qui impose que les propositions et solutions alternatives émises par les parties
soient présentées au juge - et, d’autre part, aux dispositions de l’article 9 de la Directive
2019/1158.
À cet égard, cette dernière réforme de 2019 représente une occasion manquée d’unifier,
grâce à la loi, la procédure à suivre pour toute demande de changement du temps de travail
visant à exercer le droit à l’équilibre entre vie professionnelle et familiale. Le législateur
aurait peut-être dû mener une réforme plus ambitieuse - donc plus efficace - en matière de
droits à l’équilibre du point de vue de son application pratique, en fixant systématiquement
une procédure unique ad hoc en l’absence de réglementation conventionnelle22.
Si la casuistique est évidemment importante dans ce domaine, le fait est qu’en général,
les demandes présentant des incompatibilités en matière de soins familiaux - qu’elles
soient liées à l’emploi du temps de l’autre parent, de l’école maternelle, de l’établissement
scolaire, du centre de jour, etc. - sont réputées conformes au droit23. En effet, il est
considéré que le droit à l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale prévaut lorsque
l’entreprise ne justifie pas son refus en attestant de l’existence de motifs concurrents de
nature organisationnelle ou productive24.
De plus, la jurisprudence estime que ne suffisent pas à justifier la demande d’adaptation :
- la simple allusion à un besoin général de soins familiaux25 ;
- la volonté des deux parents d’organiser leur journée pour travailler ensemble, en marge
de leur droit à l’équilibre entre vie professionnelle et familiale26 ;
- et, concernant l’exercice pratique du droit à l’équilibre en matière de coresponsabilité,
la demande présentée « sans que soient attestées les circonstances concrètes de la
scolarisation, les besoins du mineur et l’incidence des conditions de travail concrètes
des deux parents qu’il convient, du point de vue de la coresponsabilité, en l’espèce en
matière de tâches familiales, (conformément aux Directives du Conseil 92/85/CEE du
19 octobre 1992, et 96/34/CE, du 3 juin 1996, modifiée par la Directive 97/75/CE) de
considérer comme étant raisonnables »27.
22 Sur ce processus, voir C. Fernández Prats, E. García Testal, et M. López Balaguer, Los derechos de
conciliación en la empresa. Actualizado al RDLey 6/2019, de 1 de marzo, de medidas urgentes para
garantía de la igualdad de trato y de oportunidades entre mujeres y hombres en el empleo y en la
ocupación, Tirant lo Blanch, Valence, 2019, p. 117.
23 La décision du Tribunal Superior de Justicia de Asturias du 22 janvier 2019, Rec. 2815/2018 est
très explicite à ce sujet, puisqu’elle donne une importance particulière aux motifs exposés par
la salariée. Voir également la décision du Juzgado de lo Social d’Oviedo du 28 février 2018,
Proc. 109/2018.
24 Décision du Tribunal Superior de Justicia de Madrid du 28 septembre 2018, Rec. 345/2018 ;
Décision du Tribunal Superior de Justicia de Guadalajara du 7 mars 2018, Proc. 102/2018.
25 Décision du Tribunal Superior de Justicia del País Vasco du 18 décembre 2018, Rec. 2392/2018.
26 Décision du Tribunal Superior de Justicia de Madrid du 20 mars 2018, Rec. 728/2017.
27 Décision du Tribunal Superior de Justicia de Valladolid du 14 mars 2018, Proc. 1057/2017.
RDCTSS - 2020/2 93
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Sébastien Ranc
Enseignant-chercheur, Comptrasec, UMR CNRS 5114, Université de Bordeaux
RÉSUMÉ
Le droit français du travail consacre un droit à une vie personnelle au temps et lieu
de travail. En matière d’inspection des dossiers du salarié, le droit français repose
sur la distinction relative à la nature du dossier. L’employeur dispose d’un pouvoir de
contrôle uniquement à l’égard des dossiers professionnels. Il ne peut pas, en principe,
accéder aux dossiers identifiés comme personnels. Là est la consécration d’une vie
personnelle au temps et lieu de travail. Mais, au fur et à mesure que la frontière devient
de plus en plus floue entre vies personnelle et professionnelle - notamment avec le
développement des technologies d’information et de communication - il semble que
le pouvoir de contrôle de l’employeur empiète de plus en plus sur la vie personnelle
du salarié. Cette assertion transparaît en matière de contrôle des documents ou des
fichiers informatiques : plus le champ d’application du caractère de professionnalité
s’élargit, plus celui du caractère personnel se réduit.
Mots-clés : Vie personnelle, Vie professionnelle, dossier informatique, pouvoir
de contrôle de l’employeur
ABSTRACT
French labour law devoted to a right to a personal life at the time and at the workplace.
In terms of inspecting employee files, French law is based on the distinction relating
to the nature of the file. The employer has control only over professional records. In
principle, he cannot access the files identified as personal. There is the consecration of
a personal life at the time and at the workplace. But, as the line between personal and
professional lives becomes increasingly blurred - especially with the development of
information and communication technologies - it seems that the employer’s power of
control is encroaching on more in addition to the personal life of the employee. This
transparent assertion regarding the control of documents or computer files: the more
the field of application of the character of professionalism widens, the more that of the
personal character.
Key words: Personal Life, Professional Life, IT File, Power of Control of the
Employer
1 Cet article est issu d’une intervention lors d’une rencontre du Groupe d’Etude Franco-Allemand sur
le Contentieux du Travail (GEFACT), tenue le 19 octobre 2019 à Toulouse.
S
i la vie personnelle s’exerce en principe en dehors du travail, le droit français
reconnaît l’existence d’un droit à une vie personnelle au temps et lieu de
travail. En effet, la vie personnelle ne se réduit pas à la vie extraprofessionnelle.
Cette vie personnelle, qui regroupe toutes les libertés du citoyen (notamment
le droit à la vie privée) et les droits fondamentaux, subsiste et persiste pendant
la vie professionnelle.
Par exemple, une utilisation à des fins personnelles des outils mis à la disposition par
l’employeur est en principe tolérée, si elle reste raisonnable et ne dégénère pas en abus.
Ainsi, ont été considérées comme abusives des connexions internet à des fins privées
durant 4 heures2, ou à plus de 10 000 reprises en un mois3.
La vie personnelle du salarié au temps et lieu de travail est protégée par l’article
L. 1121-1 du Code du travail, selon lequel « nul ne peut apporter aux droits des personnes
et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la
nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
Autrement dit, la vie personnelle du salarié au temps et lieu de travail peut certes être
réduite, mais en aucun elle ne peut être supprimée. La restriction devra être justifiée par la
nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.
La vie personnelle du salarié au temps et lieu de travail peut donc faire l’objet d’un
contrôle par l’employeur4 et l’inspection des dossiers du salarié en est une illustration.
La jurisprudence s’est construite progressivement à partir de la question du contrôle par
l’employeur des fichiers informatiques, des mails ou encore de l’historique informatique,
figurant pour chacun d’eux sur l’ordinateur professionnel. Un tel contrôle est évidemment
impossible à l’encontre du matériel dont la propriété relève de celle du salarié.
À l’origine, la jurisprudence a pu être très protectrice de la vie personnelle du salarié
au temps et au lieu de travail. Elle avait posé un principe d’interdiction de consultation par
l’employeur des fichiers informatiques personnels du salarié.
Dans le célèbre arrêt dit Nikon5, après avoir visé l’article 8 de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 9 du
Code civil, l’article 9 du Code de procédure civile et l’ancien article L. 120-2 du Code du
travail - devenu l’article L. 1121-1 - la Chambre sociale de la Cour de cassation a décidé
RDCTSS - 2020/2 95
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
que « le salarié a droit, même au temps et lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie
privée ; que celle-ci implique en particulier le secret des correspondance ; que l’employeur
ne peut dès lors sans violation de cette liberté fondamentale prendre connaissance des
messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis
à sa disposition pour son travail et ceci même au cas où l’employeur aurait interdit une
utilisation non professionnelle de l’ordinateur ».
Ce principe d’interdiction de consultation par l’employeur des messages informatiques
personnels du salarié a été tempéré en matière de dossiers informatiques.
L’intensité du pouvoir de contrôle de l’employeur varie alors selon la nature des dossiers
du salarié. Si les dossiers sont professionnels, l’employeur dispose d’un vaste pouvoir de
contrôle (I). En revanche, si les dossiers sont personnels, le pouvoir contrôle de l’employeur
est limité par la vie personnelle du salarié (II).
RDCTSS - 2020/2 97
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
À cet égard, la Cour de cassation se montre très - voire une fois de plus trop - rigoureuse.
Si la dénomination « mes documents » ne permet pas d’identifier un fichier comme étant
personnel17, ou que la dénomination « données personnelles » choisie pour le disque
dur ne confère pas un caractère personnel à l’intégralité des données qu’il contient18, on
reste perplexe sur le fait que les initiales « JM »19, ou le prénom du salarié, ne suffise pas à
caractériser le caractère personnel du fichier informatique20.
17 Soc., 10 mai 2012, n°11-13.884. Précisons que la dénomination « mes documents » se trouve par
défaut sur tous les ordinateurs. Il n’y a donc aucune démarche « proactive » de la part du salarié
d’identifier un tel fichier comme personnel.
18 Soc., 4 juillet 2012, n°11-12.502.
19 Soc., 21 octobre 2009, n°07-43.877.
20 Soc., 8 décembre 2009, n°08-44.840.
21 Soc., 18 octobre 2011, n°10-25.706.
22 Soc., 5 juillet 2011, n°10-17.284.
23 Soc., 28 septembre 2011, n°10-16.995 ; 2 février 2011, n°09-72.313.
RDCTSS - 2020/2 99
LA VIE PERSONNELLE DU SALARIÉ
Le casier individuel apparait ainsi mieux protégé que les fichiers informatiques
explicitement affichés comme personnels. La distinction dans la protection accordée au
casier individuel et les fichiers personnels pourrait s’expliquer par l’utilisation du bien en
question par le salarié.
Si le casier individuel et l’ordinateur professionnel au sein duquel se trouve les fichiers
personnels relèvent de la propriété de l’employeur, le casier est pour sa part uniquement
destiné à un usage personnel (dépôt d’affaires personnelles), tandis que sur l’ordinateur
professionnel se côtoient des utilisations personnelle et professionnelle.
En conclusion, l’assimilation de la protection accordée à la vie personnelle du monde
virtuel à celle du monde physique reste incomplète. Cette remarque vaut autant pour
l’assimilation du dossier informatique, que pour celle du mail à la correspondance papier.
Ces solutions semblent peu compatibles avec l’existence d’une vie personnelle au
temps et lieu de travail.
Matthew W. Finkin
Professeur, Faculté de droit, Université de l’Illinois
RÉSUMÉ
Aux États-Unis, la mise hors du contrôle de l’employeur par le droit de la vie privée et
familiale du salarié réside dans de petites poches de protection, parfois excessivement
techniques, sur un terrain où le pouvoir de l’employeur serait autrement entier. Cet
article en examinant ce terrain juridique, tente de donner une explication historique de
la situation actuelle et des raisons pour lesquelles les États-Unis diffèrent si fortement
de l’Europe.
ABSTRACT
In the United States the legal insulation of an employee’s private and family life from
employer control lies in small pockets of protection, sometimes exceedingly technical,
on a terrain of otherwise plenary employer power. This article tours that legal terrain. It
attempts an historical explanation for how this has come about, on why the U.S. differs
so strongly from Europe.
1 « Une surface terrestre qui se compose de nombreux puits, irrégulièrement divisés entre eux, est
appelée une topographie karstique », F. Lahee, Field Geology, 6e édition, 1961, p. 364.
E
n Europe, la capacité de l’employeur à s’immiscer dans la vie privée d’un
salarié est régie par des principes juridiques très clairs : le salarié ayant droit
au respect de sa vie privée et familiale2, toute ingérence de l’employeur doit
être nécessaire et proportionnée au but recherché3.
Les Etats-Unis ont longtemps appliqué une règle opposée, tout aussi simple
et plus catégorique : l’employeur possédait un pouvoir absolu de contrôle et il n’était donc
pas question de rechercher un quelconque équilibre. Pourtant, au cours des dernières
décennies, la topographie juridique américaine a évolué. Des brèches sont apparues, ainsi
que des poches dispersées et fortuites de protection de la vie privée.
Avant d’illustrer cette évolution, la question fondamentale est de savoir pourquoi les
Etats-Unis n’ont pas offert une protection plus cohérente de la vie familiale et privée, alors
que les valeurs sociales en jeu sembleraient être les mêmes des deux côtés de l’Atlantique.
Cette question doit être abordée avant même que l’on s’aventure sur le terrain juridique.
Le droit américain est le produit d’une combinaison de facteurs historiques,
sociologiques et idéologiques. La source historique du droit du travail réside dans
la transposition américaine de la loi britannique sur les « maîtres et serviteurs », une loi
régissant les relations domestiques et qui a été étendue à l’emploi industriel. Dans les
années 1880, le directeur d’un chemin de fer de Chattanooga, dans le Tennessee, avait
interdit à ses ouvriers de faire leurs achats dans un magasin qui n’avait pas recueilli sa
faveur.
La majorité des juges de la Cour suprême du Tennessee ont abordé la question ainsi :
Ne puis-je pas refuser de faire des affaires avec quiconque ? Ne puis-je pas interdire à ma
famille de faire des affaires avec quiconque ?
- Puis-je pas congédier mon domestique pour avoir fait des affaires, ou même pour s’être
rendu là où je le lui avais interdit ?
- Si c’est vrai pour mon domestique, pourquoi pas pour mon ouvrier agricole, mon
mécanicien ou mon cocher ? Et si c’est vrai pour l’un d’entre eux, pourquoi pas pour tous
les quatre ?
- Si c’est vrai pour tous les quatre, pourquoi pas pour cent ou mille d’entre eux4 ?
Cette façon de penser n’est pas si surprenante. Le service domestique, une nécessité
pour les ménages de la classe moyenne de l’époque5, impliquait souvent que les femmes
de chambre habitent sur place. Exerçant un pouvoir total, leur employeur pouvait contrôler
l’usage fait de leur temps libre, leurs fréquentations en dehors du travail et - est-il besoin
de le préciser ? - leur vie sexuelle6. Pour certains membres de l’élite juridique, il en allait de
même pour tout travailleur salarié7.
En outre, si le droit classique des contrats repose sur l’hypothèse d’une libre négociation
et d’un consentement mutuel, le contrat de travail intégrait implicitement le pouvoir de
domination qui existait précédemment, même si les obligations réciproques que la loi
imposait jusque-là au maître avaient disparues : [L]a nouvelle doctrine juridique manifestait
peu d’intérêt pour la bienveillance managériale. Elle présumait que chaque partie au
contrat prendrait soin de ses propres intérêts et y pourvoirait, dans le cadre d’un accord
librement négocié. L’engagement moral limité de l’employeur justifiait tout arrangement
qu’il pouvait imposer. Les termes de l’accord, et non la loi du contrat de travail, devaient
être invoqués pour garantir une justice opérationnelle dans l’usine8.
De plus, le droit américain a tracé une frontière nette entre les institutions
gouvernementales et privées. A partir de la fin des années 1960, les protections
constitutionnelles ont été étendues à la vie privée des salariés du secteur public - liberté
d’association et d’expression, liberté d’activité en dehors du travail - parce que les
employeurs étant soumis à la Constitution étaient tenus de garantir ces libertés9. Rien de
tout cela n’était applicable aux salariés du secteur privé.
En effet, pour adapter ces restrictions constitutionnelles aux prérogatives des
employeurs, les tribunaux devaient catégoriquement distinguer l’employeur public de
l’employeur privé. Ainsi, la faculté d’agir devant le juge pour transposer les valeurs de la
Constitution fédérale dans l’emploi privé, technique appliquée avec vigueur en Allemagne,
se heurtait à un obstacle quasi insurmontable aux Etats-Unis.
Le principe américain de l’emploi de gré à gré, qui permet à un employeur de
licencier un salarié pour n’importe quelle raison - voire même sans motif - au nom de ses
prérogatives sans entrave10, a connu une érosion à partir des années 1980. Les tribunaux
5 En 1880, sur une main-d’œuvre totale de plus de dix-sept millions de personnes, 3 290 000 étaient
employées dans la fabrication et 1 130 000 dans le service domestique : Historical Statistics of the
United States, Colonial Times to 1970, D11-25, p. 127, D167-81, 1975, p. 139. Environ un ménage
américain sur huit employait des domestiques. Voir D. Sutherland, Americans and their Servants,
Domestic Service in the United States from 1800 to 1920, 1981, p. 10.
6 D. Sutherland, id.; D. Katzman, Seven Days a Week: Women and Domestic Service in Industrializing
America, 1978.
7 Sur le plan idéologique, la conception de la citoyenneté à l’époque reposait sur la propriété
indépendante : R. Corrarino, The Labor Question in America: Economic Democracy in the Gilded
Age, 2011. Le travail salarié n’était pas si éloigné de la servilité ; c’était au mieux une étape avant
de devenir artisan qualifié puis propriétaire de sa propre boutique.
8 P. Selznik, Law, Society, and Industrial Justice, 1969, p. 136.
9 Pour saisir les débuts de la portée de la Constitution, voir R. O’Neil, The Private Lives of Public
Employees, 51 Ore. L. Rev. 70, 1971.
10 C. Summers, Employment At Will in the United States: The Divine Right of Employers, 3 U. Pa. J. Lab.
& Emp. L., 2000, p. 65.
d’Etat ont commencé à refuser aux employeurs le pouvoir de licencier un salarié pour une
raison contraire au bien commun, à « l’ordre public » dans un premier temps.
Par exemple, le licenciement pour refus d’obéir à l’ordre d’un employeur de commettre
un acte illégal n’était pas admis. Cependant, l’exception « d’ordre public» ne s’étendait pas
à la sphère privée. Or, aucune question ne pouvait être plus privée que la vie familiale et
personnelle d’un salarié sur laquelle les employeurs ont pu pendant longtemps exercer
leur contrôle.
Il faut rappeler à titre d’exemple le règlement que Carson, Pirie et Scott, propriétaires
d’un grand magasin de Chicago, ont publié à l’intention de leurs salariés en 1927 :
5. Tout salarié ayant pour habitude de fumer des cigares espagnols, de se faire raser chez
le barbier, de se rendre à des soirées dansantes ou dans d’autres lieux de divertissement
et de sortir tard le soir, donnera assurément à son employeur des motifs de douter de son
intégrité et de son honnêteté.
7. Chaque salarié doit verser au moins 5,00$ par an à l’Eglise et doit fréquenter l’école du
dimanche régulièrement.
8. Les salariés de sexe masculin ont droit à un soir de congé hebdomadaire pour voir leur
fiancée, et deux s’ils assistent à des réunions de prière.
9. Après les 14 heures passées dans le magasin, les heures de loisirs doivent être
principalement consacrées à la lecture11.
En 1915, la Ford Motor Company soumettait ses employées de bureau à l’examen de
son « Département de sociologie » qui surveillait leur « mode de vie en matière d’épargne
ou de consommation, dans le cadre de [leur] vie privée » 12. Selon la vision Fordiste de la
société, les femmes mariées devaient démissionner. Les salariées faisaient l’objet d’une
enquête si elles étaient soupçonnées de se soustraire à la règle : « Les femmes qui refusaient
de se soumettre à une enquête de routine étaient automatiquement considérées comme
suspectes et immédiatement licenciées » 13.
Face à un paternalisme aussi intrusif, le seul recours des salariées de l’époque n’était
pas la loi mais la protestation, et effectivement elles protestaient14, au risque de se faire
licencier, ce qui était bel et bien le cas chez Ford.
L’adoption de la loi fédérale sur les droits civils de 1964, qui interdisait les discriminations
dans l’emploi fondées sur la race, le sexe, la religion et l’origine nationale, a opéré un
changement radical dans le paysage juridique. L’interdiction de la discrimination religieuse
a eu un effet direct : Carson, Pirie et tout autre employeur, ne pouvaient plus imposer à
leurs salariés la fréquentation de l’église ou la conformité religieuse, bien que les salariés
aient cherché des manières moins brutales d’utiliser la religion pour servir leurs objectifs15.
L’impact de la loi sur la vie privée d’une manière plus générale était secondaire.
Par exemple, les compagnies aériennes avaient interdit aux agents de bord - alors
appelés « hôtesses de l’air », invariablement des femmes - de se marier. Cela est devenu
illégal, non pas parce que le droit de se marier a été donné aux hôtesses de l’air, mais parce
que la même interdiction ne s’appliquait pas aux hommes16. Les femmes blanches qui
avaient des relations amoureuses avec des hommes noirs ne pouvaient plus se voir refuser
un emploi, ou être renvoyées pour cela, non pas parce qu’elles avaient droit au respect de
leur droit de choisir leurs fréquentations, mais parce que les relations interraciales étaient
les seules à être interdites17.
Néanmoins, le terrain était préparé pour d’autres évolutions et les progrès se sont
poursuivis. Un rapide aperçu permettra de mettre en relief la topographie juridique
américaine. Ce domaine est celui des relations intimes à savoir le mariage (I), la famille (II)
et la vie amoureuse (III).
I - L’ÉTAT MATRIMONIAL
Si la loi fédérale ne fait pas de l’état matrimonial un motif d’action inadmissible, la
moitié environ des Etats l’a pourtant fait18. Par conséquent, la question de savoir si un salarié
peut être licencié parce qu’il s’est marié est déterminée par le juge compétent de l’Etat
d’emploi. Cela étant, dans les Etats qui protègent le mariage du contrôle de l’employeur,
il existe une divergence d’opinion sur le point de savoir si l’interdiction ne concerne que
le fait de se marier ou couvre également l’identité du conjoint. Le problème s’est posé
lorsqu’un employeur a pris des mesures à l’encontre d’un salarié en raison des actions de
son épouse.
Cette question avait été présentée, longtemps auparavant, en s’appuyant sur la loi
nationale sur les relations de travail qui régit la syndicalisation et la négociation collective.
« Les représailles exercées contre un homme en s’attaquant à un membre de sa famille sont
une forme ancienne de vengeance, qui n’est pas inconnue du domaine des relations de
travail », a déclaré le juge Posner19.
20 Tasty Baking Co. v. NLRB, 254 F.3d 114, D.C. Cir., 2011 ; NLRB v. J.G. Boswell Co., 136 F.2d 585,
594-96, 9th Cir., 1943. Il s’agissait d’une mère licenciée parce que sa fille soutenait un mouvement
d’organisation dans une entreprise différente.
21 Thompson v. North American Stainless, L.P., 562 U.S. 170, 2011.
22 E.g. Murphy v. Dist. Of Columbia, 390 F.Supp.3d 59, D. D.C., 2019 (instance de réexamen).
23 Mercer v. McGee, 197 P.3d 961, Mont., 2008.
24 Margula v. Benton Franklin Title Co., 930 P.3d 307, Wash., 1997; Ross v. Stouffer Hotel Co. (Haw.)
Ltd., 816 P.2d 302, Haw., 1991 ; on remand, 879 P.2d 1037, Haw., 1997 ; Kraft, Inc. v. State, 284
N.W.2d 380, Minn., 1979, Taylor v. LSI Corp., 796 N.W.2d 153, Minn., 2011.
25 Cramer v. Newburgh Molded Prods., 645 N.Y.S.2d 46, App. Div., 1996 (instance de réexamen de
New York).
26 Donato v. American Tel. & Tel. Co., 767 So.2d 1146, Fla., 2000; Industrial Affiliates, Ltd. V. Fish,
25 So.3d 629, Fla. Dist. Ct. App., 2009; Whirlpool Corp. v. Civil Rights Comm’n, 390 N.W.2d 625,
Mich,1986 ; Thomson v. Sanborn’s Motor Express, Inc., 283 A.2d 53 (N.J. Super Ct. App. Div., 1977;
Boaden v. Department of Law Enf’t, 664 N.E.2d 61, Ill., 1996.
27 Adams v. Tenneco Auto. Operating Co., 359 F.Supp.2d 834, D. Neb., 2005.
28 Berry v. Liberty Nat’l Life Ins. Co., 879 F.Supp. 44, S.D. Miss., 1995; Paris v. Cherry Payment Sys., 638
N.E.2d 351, (Ill. App. Ct. 1994) ; Bammert v. Don’s Super Value, Inc., 646 N.W.2d 365 (Wis. 2002) ;
Chambers v. Advanced Processing Sys., 853 So.2d 984 (Ala. Civ. App. 2002) ; Per contra Fortunato
v. Office of Stephen M. Silston, D.D.S., 856 A.2d 530 (Conn. Super. Ct. 2004).
lorsqu’elle a épousé un autre homme n’a pas été jugé comme un motif recevable pour
ouvrir une action en justice29.
II - LA FAMILLE
En l’absence de dispositions statutaires, le licenciement d’un parent en raison des actes
de l’enfant, ou même en raison de l’existence d’un enfant, n’est pas illégal. Cependant, la
loi sur le travail et la loi sur les droits civils protègent les parents contre les représailles pour
des activités statutairement protégées de leurs enfants.
En outre, la loi américaine en faveur des personnes handicapées (ADA)30, comme les
lois de certains Etats à l’exemple de la Californie31, interdisent toute action entreprise à
l’encontre d’un salarié « connu pour avoir une relation ou être associé » avec une personne
ayant un handicap avéré. Sont ainsi protégées les personnes qui s’occupent d’un enfant
(ou conjoint) handicapé ou qui se portent volontaires pour travailler avec des personnes
atteintes du SIDA32.
New York protège le « statut familial » ainsi que l’état matrimonial y compris le fait
d’avoir un enfant ou d’être domicilié avec un enfant33, et interdit aux employeurs toute
discrimination contre les salariés en raison d’une « décision de santé de la personne à
charge », ce qui comprendrait l’utilisation de contraceptifs par les enfants des salariés, ou
leur décision de se faire avorter34.
29 Cunningham v. Dabbs, 703 So.2d 979 (Ala. Civ. App. 1997). Il n’était pas possible non plus de
contester le renvoi d’un salarié amoureux de la personne convoitée par un supérieur ; Barrett v.
Kirkland Cnty. Coll., 628 N.W.2d 63 (Mich. Ct. App. 2001).
30 42 U.S.C. § 12112(b)(4).
31 Cal. Gov’t Code § 12926(m).
32 Voir par exemple Graziadio v. Culinary Inst. of Am., 817 F.3d 415,2d Cir., 2016, (sur les exceptions
à cette interdiction : lorsque l’association coûte de l’argent à l’employeur, si cela engendre une
inquiétude sur la transmission d’une maladie dans l’entreprise ou si cela distrait le salarié de son
travail). La loi sur la sécurité des pensions de retraite interdit le congédiement d’un salarié qui
participe à un régime médical parrainé par l’employeur visant à empêcher « la réalisation » d’un
droit auquel le salarié « pourrait avoir droit ». 29 U.S.C. §1140. Par conséquent, le renvoi d’un
parent en raison de la perspective des frais médicaux qu’un employeur pourrait supporter pour
l’enfant enfreindrait cette loi. Dans un tel cas, la question de l’intention devient cruciale. Voir par
exemple Arnett v. Tuthill Corp., Fill-Rite Div., 849 F.Supp. 654 (N.D. Ind. 1994) : une épouse n’a
pas réussi à prouver que le motif de son licenciement était qu’elle avait fait bénéficier son mari
séropositif de sa couverture maladie financée par l’entreprise. Lorsque l’enfant satisfait au critère
d’invalidité en vertu de l’ADA, une disposition de cette loi rend illégal le licenciement du parent
motivé par ce lien de parenté.
33 N.Y. Exec. L. §292(25).
34 N.Y. Lab. L. § 203-E(2) (eff. Nov. 8, 2019). Il a été jugé que le renvoi d’une employée en raison de sa
décision de se faire avorter violait la loi fédérale sur les droits civils. Roe v. C.A.R.S. Prot. Plus. Inc.,
527 F.3d 358 (3d Cir. 2008); following Turic v. Holland Hosp., Inc., 85 F.3d 1211 (6ème th Cir. 1991).
35 Cal. Lab. Code § 98.6, Colo. Rev. Stat., § 24-34-402.5; N.D. Cent. Code § 14-02.4-18 : New York
interdit le licenciement pour « activités récréatives légales en dehors des heures de travail ».
N.Y. Lab. L. § 201-d(2)(c) : Mais les relations amoureuses n’ont pas été considérées comme des
activités récréatives. McCavitt v. Swiss Reinsurance Am. Corp., 237 F.3d 166 (2d Cir. 2001). Certains
membres du patronat continuent de défendre le droit de renvoyer impunément un salarié pour
son comportement hors de l’entreprise. R. Howie et L. Shapero, Lifestyle Discrimination Statutes:
A Dangerous Erosion of At-Will Employment, a Passing Fad, or Both ?, 31 Emp. Rel. L.J. 21 (2005).
Cela a suscité une critique basée principalement sur le droit français et allemand. Voir M. Finkin,
Life Away From Work, 66 La. L. Rev. 945, 2006.
36 M. Finkin, Privacy in Employment Law, 6-78-6-79, 5th ed., 2018.
37 Id. Voir par exemple Ellis v. United Parcel Servs., Inc., 523 F.3d 823 (7th Cir. 2008).
38 Nelson v. James H. Knight DDS, P.C. 834 N.W.2d 64 (Iowa 2013) : licenciement d’une assistante
dentaire ayant dix ans d’ancienneté ; Mittle v. N.Y.S. Div. Hum. Rts., 741 N.Y.S.2d 19 (App. Div.
2002) : la subordonnée était enceinte mais le licenciement n’a pas été jugé attaquable au titre de
la discrimination sur ce motif.
39 Ou pour avoir un enfant qui engage des frais supplémentaires dans le cadre du régime médical
couvert par l’ERISA de l’employeur même si l’enfant n’est pas légalement « handicapé ». Note 31,
supra.
40 L’élite juridique américaine, l’American Law Institute (ALI), s’est engagée à reformuler et à moderniser
le droit commun du travail. L’Institut a proposé, présentant cela comme un progrès, que la loi
protège l’autonomie des salariés en dehors du travail. Il propose de le faire de deux manières :
sur le plan de la procédure, cela impliquerait une clause contractuelle à cet effet. Sur le fond, cela
accorderait aux salariés une zone de liberté, sauf en cas d’atteinte aux intérêts commerciaux de leur
employeur, à déterminer par un critère subjectif - si l’employeur a « la conviction raisonnable et de
bonne foi que l’exercice par le salarié de son autonomie porte atteinte à » ses intérêts économiques.
American Law Institute, Restatement of Employment Law § 7.08 (2015). Il a spécifiquement identifié
les règles de non-fraternisation comme étant admissibles. L’auteur a souligné deux aspects risqués
de cette « réforme » apparente. Tout d’abord, en centrant la loi autour du contrat et non du délit,
l’ALI permettrait aux employeurs de la contourner de manière contractuelle, simplement grâce
à une clause de non-responsabilité dans un contrat d’adhésion ; en second lieu, en faisant de
l’employeur le seul juge, dans la pratique, du moment où ses intérêts l’emportent sur ceux du
salarié.
Dans la mesure où les employeurs restreindraient rarement la liberté d’un salarié lorsqu’ils n’y
voient aucun intérêt économique raisonnable pour eux-mêmes, la protection promise par le
Restatement est annulée dans les situations où il est le plus probable que l’autonomie soit violée…
En somme, « le traitement de l’autonomie des salariés par l’ALI “pousse trop loin la plaisanterie“ ».
Voir M. Finkin, Chapitre 7: Privacy and Autonomy, 21 Employee Rts. & Emp. Pol’y J., 2017, p. 589.
41 S. Malloy et I. Titan, Irish Toilers: Joseph Banigan and Nineteenth Century New England Labor, 2008,
p. 134.
Une protestation publique, ou même une grève de travailleurs non syndiqués contre un
règlement d’entreprise inacceptable, ou contre le licenciement d’un collègue qu’ils jugent
abusif, constituerait une action protégée par la loi sur le travail, quelle que soit la légalité du
règlement et même si le licenciement est inattaquable juridiquement42.
Aujourd’hui, comme il y a un siècle, malgré la création sporadique de poches de
protection juridique, la protestation collective est le seul moyen disponible pour sortir la
vie familiale et privée du contrôle des employeurs. Mais, contrairement à leurs homologues
du siècle dernier, les travailleurs ont désormais un droit légal à l’auto-assistance, à la
protestation et à l’action collective- s’ils souhaitent l’exercer.
42 R. Gorman et M. Finkin, Labor Law, Analysis and Advocacy, 2013, § 16.2 et 16.3.
Commentaire
Actualités
Raphael Dalmasso
Maître de conférence en droit du travail, Université de Lorraine
RÉSUMÉ
Le Comité européen des droits sociaux demande au gouvernement italien de respecter l’art. 24 de la
Charte sociale européenne révisée, une disposition qui établit le droit de tout travailleur injustement
licencié à recevoir une protection effective et réellement dissuasive contre tout comportement arbitraire
de la part de l’employeur. La censure du Comité provient du fait que la législation italienne sur le
licenciement introduite en 2015 (décret législatif n° 23/2015) exclut a priori la possibilité d’être réintégré
dans la plupart des cas de licenciement et fixe un montant maximum de l’indemnité à verser au travailleur.
La concomitance de deux affaires pendantes sur l’art. 24 de la Charte (la réclamation collective présente
et une question de constitutionnalité italienne) a constitué une occasion pour activer un dialogue,
attendu de longue date, entre la Cour constitutionnelle italienne et le Comité de Strasbourg pour garantir
l’effectivité de la Charte dans l’ordre juridique interne.
ABSTRACT
The European Committee of Social Rights calls on the Italian government to respect art. 24 of the revised
European Social Charter, a provision which establishes the right of every worker unjustly dismissed
to receive effective and really dissuasive protection against any arbitrary behavior on the part of the
employer. The Committee’s censorship stems from the fact that the Italian legislation on dismissal
introduced in 2015 (legislative decree n ° 23/2015) precludes a priori the possibility of being reinstated
in most cases of dismissal and fixes a maximum amount of the compensation to be paid to the worker.
The concomitance of two pending art cases. 24 of the Charter (the present collective complaint and
a question of Italian constitutionality) constituted an opportunity to activate a long-awaited dialogue
between the Italian Constitutional Court and the Strasbourg Committee to guarantee the effectiveness of
the Charter in the ‘internal legal order.
D
ans le film néoréaliste italien « La terre tremble 1», Toni, jeune pêcheur intré-
pide, décide de prendre tous les risques pour s’élever socialement et prend
ainsi son bateau même en cas de gros temps. Un jour de tempête, il perd
son bateau et entraîne sa famille dans la ruine et le désespoir. Les légis-
lateurs français et italien sont-ils les lointains descendants de ce pêcheur
imprudent? En effet, pour réformer les droits du licenciement, il apparaît de plus en plus
clairement, quelle que soit la position doctrinale que l’on puisse avoir, que tous les risques
juridiques ont été pris par ces législateurs, et que la tempête, avec la décision du Comité
européen des droits sociaux (ci-après Ceds) du 11 septembre 2019 (mais rendue publique
seulement le 11 février 2020) sur la Réclamation collective n°158/2017 (CGIL c. Italie), est
bel et bien arrivée.
de l’art. 117 de la Constitution italienne10. La Cour a donc souhaité donner un poids certain
à la Charte, mais aussi aux décisions du Comité, bien que celles-ci n’aient pas le même
effet juridique que la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Dans leur attendu de principe, les juges italiens ont ainsi indiqué que « dans la décision
rendue suite à la Réclamation collective n°106/2014, présentée par la Finnish Society of
Social Rights c. la Finlande, le Ceds a précisé que l’indemnisation est appropriée dans
la mesure où elle assure une réparation adéquate pour le préjudice réel subi par le
travailleur licencié sans raison valable et où elle dissuade l’employeur de licencier
injustement. Le Comité apprécie le caractère dissuasif du système de compensation et,
en même temps, approprié par rapport au dommage subi. Cette Cour a déjà affirmé
l’aptitude de la Charte à intégrer le paramètre de l’art. 117, al. 1, de la Constitution, et
elle a également reconnu l’autorité des décisions du Comité, bien qu’elles ne soient pas
contraignantes pour les juges nationaux (arrêt n°120/2018) ». Selon la Cour italienne,
l’art. 24, s’inspirant de la Convention n°158 de l’OIT, précise, au plan international et
concernant le licenciement injustifié, l’obligation de garantir le caractère adéquat de la
réparation, en cohérence avec ce que la Cour a décidé sur la base du paramètre interne de
l’art. précité 3 de la Constitution. De cette façon, il existe une intégration entre les sources
et - ce qui est plus important - entre les protections garanties par celles-ci. Par le biais de
l’art. 24 Cser, l’art. 76 - pour la référence faite par la loi de délégation de 2014 au respect
des conventions internationales - et l’art. 117, al. 1, de la Constitution sont violés.
Un autre aspect du droit italien du licenciement, issu du Jobs Act, va également être
discuté, et doit donc être succinctement présenté. Il s’agit de l’art. 6 du Décret n°23/2015
(modifié par la loi n°96/2018) qui prévoit que, pour éviter le contentieux judiciaire, l’employeur
peut proposer au travailleur licencié un montant d’indemnisation correspondant à une
mensualité de la dernière rémunération de référence par année d’ancienneté, comprise
entre 3 mois minimum et 27 mois maximum de salaire (six pour les petites entreprises). Ces
sommes bénéficient d’un régime fiscal et social avantageux. Si le salarié accepte ce mode
alternatif de règlement du litige, il ne pourra plus contester son licenciement en justice.
10 La conséquence est donc qu’en cas de violation par la norme nationale de la Charte, le juge
ordinaire est tenu de soulever la question de la légitimité constitutionnelle de la norme interne.
11 Il s’agit des cas de licenciement « inefficace » parce que non notifié par écrit, de licenciement nul
parce que discriminatoire ou correspondant aux autres cas de nullité prévus expressément par la
loi (art. 2, al. 1, du Décret n°23/2015) ou encore de licenciement pour motif justifié subjectif dans
lequel le juge constate l’inexistence du fait matériel allégué à l’encontre du salarié, en dehors de
toute évaluation relative à la proportionnalité du licenciement (art. 3, al. 2).
12 Le gouvernement fait ici référence à la dernière phrase de l’art. 4 du Décret n°23/2015, dans
lequel on prévoit que le salarié peut aussi demander au juge d’apprécier un défaut de motif
justifié (subjectif et objectif) du licenciement. Dans ce cas, sont appliquées les sanctions prévues
en cas d’illégitimité du licenciement disciplinaire, ou pour motif économique (ou éventuellement
discriminatoire).
licenciement « vexatoire ». Mais pour le Ceds ces arrêts ne prouvent pas l’existence d’une
« jurisprudence stable et consolidée » et ne démontrent pas que les limites d’indemnisation
établies par le Décret n°23/2015 peuvent être dépassées (point 99).
Un autre élément important dans l’évaluation négative de la législation italienne est le
rôle du mécanisme de conciliation introduit par l’art. 6 du Décret n°23. Cette règle permet à
l’employeur d’éviter une décision de justice en offrant au travailleur une somme égale à un
mois de salaire par année d’ancienneté (plafonnée à 27 mensualités), exonérée d’impôts
et de cotisations de sécurité sociale. En pratique le salarié accepte le plus souvent cette
somme, équivalente à ce qu’il pourrait obtenir du juge. De l’avis du Comité, même si l’objectif
de désengorger les juridictions n’est pas forcément contraire à la Charte, cela réduit l’effet
dissuasif du système de sanctions de l’employeur et compromet l’indemnisation adéquate
du travailleur (point 101). Au vu de ces éléments, le Ceds considère que ni les voies de droit
alternatives offrant au salarié victime de licenciement illégal une possibilité de réparation
au-delà du plafonnement prévu par la loi en vigueur (même après les modifications
apportées par la double intervention du législateur (loi n°96/2018) et de la Cour
constitutionnelle italienne), « ni le mécanisme de conciliation ne permettent, dans tous les
cas de licenciement sans motif valable, d’obtenir une réparation adéquate, proportionnelle
au préjudice subi et de nature à dissuader le recours aux licenciements illégaux » (point
104).
13 Pour rappel, le décret-loi n°87/2018 a modifié le régime de sanction de l’art. 3, al. 1, Décret
n°23/2015, augmentant le montant de l’indemnité dans les moyennes et grandes entreprises :
après le 12 juillet 2018, le niveau minimum est de 6 mensualités (au lieu de 4) et le niveau maximum
de 36 mensualités (au lieu de 24).
14 Voir Ceds, Conclusions 2016 sur l’Italie, adoptées le 9 décembre 2016 (période de référence
1er janvier 2011–31 décembre 2014): le Ceds demande à l’Italie « si, en cas de plafonnement, il
est possible de demander réparation par d’autres voies juridiques. Dans l’attente, il réserve sa
position ». Voir aussi la décision du 8 septembre 2016 sur la Récl. n°106/2014, Finnish Society
of Social Rights v. Finlande : « Le Comité considère que le plafonnement de l’indemnisation
prévu par la loi relative au contrat de travail peut laisser subsister des situations dans lesquelles
l’indemnisation accordée ne couvre pas le préjudice subi. En outre, il ne peut conclure que des
voies de droit alternatives sont prévues pour constituer un recours dans de telles situations. En
conséquence, le Comité dit qu’il y a violation de l’art. 24 ».
En matière d’indemnisation du licenciement, le Ceds pose ainsi une règle, qui doit
dorénavant être la grille de lecture des droits nationaux : tout plafonnement qui aurait pour
effet que les indemnités octroyées ne sont pas en rapport avec le préjudice subi et ne sont
pas suffisamment dissuasives est, en principe, contraire à l’art. 24 Cser. Ce principe n’est pas
forcément évident à comprendre et interpréter. Il semble que le Comité n’interdit pas, le
plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, ou illégitime.
Il subordonne cependant la validité de ce plafonnement à deux conditions : les indemnités
doivent conserver un rapport avec le préjudice subi et rester dissuasives. Concernant
la première condition, si le Ceds ne mentionne pas de droit à la réparation intégrale du
préjudice subi, celui-ci doit cependant être réparé de manière satisfaisante pour le salarié.
L’existence d’un plafond est cependant un indice fort de contradiction avec l’art. 24 de
la Cser. La deuxième condition semble la plus importante, et décisive pour évaluer les
législations nationales. Les indemnités doivent être suffisamment dissuasives pour
l’employeur. Le Ceds donne ici la signification réelle des législations sur les licenciements :
elles doivent viser à dissuader l’employeur de rompre le contrat, et faire que le licenciement
ne doit être qu’une solution motivée, et en dernier ressort. Le licenciement d’un salarié,
quel que soit son motif personnel ou économique, doit donc être un choix de gestion
extrema ratio.
En conséquence, une absence ou une insuffisance de motif de licenciement témoigne
d’une légèreté inacceptable de la part de l’employeur, et doit être lourdement sanctionnée.
Instaurer des plafonds d’indemnisation, comme l’ont fait les droits français et italiens, c’est
donc prendre le risque que ceux-ci ne soient pas considérés comme suffisamment dissuasifs,
surtout s’ils ne garantissent pas en pratique, dans la majeure partie des cas, la réparation
intégrale du préjudice subi. Ce qui est donc invalidé par le Comité, c’est la philosophie
qui a gouverné les législations françaises et italiennes; celles-ci visaient à rendre le droit
du licenciement plus sûr et plus prévisible pour les parties, et surtout pour l’employeur,
afin que celui-ci puisse provisionner, en cas de licenciement, le montant maximum qu’il
pourrait être amené à verser au salarié en cas de contentieux. D’une certaine manière, le
Ceds indique que le droit du licenciement, pour rester dissuasif, doit comporter, d’un point
de vue indemnitaire, une forme d’imprévisibilité, qui doit faire peur à l’employeur.
15 Voir Ordonnance 2017-1397 du 22 septembre 2017 ratifiée par la loi n°2018-217 du 29 mars 2018.
2017, certainement par peur d’une censure constitutionnelle16, laissé au juge un pouvoir de
fixation des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, avec cependant fixation
d’indemnités minimales et maximales17. Comme en Italie, ce barème a très tôt fait l’objet
de contestations devant des Conseils de prud’hommes, donnant lieu à des appréciations
souvent divergentes des juges du fond. Cependant, un nombre assez important de
jugements a reconnu à l’article 24 de la Charte et à l’art. 10 de la Convention n°158 de l’OIT
un effet direct en droit français, et jugé que celui-ci était en contradiction avec ces normes
internationales18.
Deux avis de la Cour de cassation19 - largement commentés et souvent critiqués20 - ont
cependant conforté la position du législateur, avec une position laconique, mais acérée.
La Cour a constaté l’absence d’effet direct de l’art. 24 Cser, et n’a donc pas procédé au
contrôle de son respect. Concernant l’art. 10 de la Convention n°158, la Cour a admis son
application directe. Cependant, les avis ont conclu à la conformité de la législation à cette
disposition. Ces avis de la Cour de cassation sont en contradiction avec la décision rendue
COMMENTAIRE
par le Ceds le 11 septembre 2019 (Récl. CGIL c. Italie), mais aussi avec la position de la
Cour constitutionnelle italienne. En effet, les avis de la Cour indiquent que l’article 24 Cser
ne produit pas d’effet direct horizontal, eu égard à l’importance de la marge d’appréciation
laissée aux parties contractantes par les termes de la Charte. Pour déterminer si la Charte
a un effet direct, la Haute juridiction française procède donc, selon l’expression de
C. Nivard21, à une technique de « dépeçage » du Traité. Le critère de détermination de
l’effet direct réside - selon les avis précités - dans l’importance de la « marge d’appréciation»
laissée aux parties contractantes. Il semblerait donc que les juges considèrent que l’art. 24
en question n’est pas assez précis pour être directement applicable. Si la Cour avait eu
connaissance de l’arrêt précité de la Cour constitutionnelle italienne du 8 novembre 2018,
elle constaterait qu’en Italie cette argumentation a été balayée par les juges, qui confèrent
à l’art. 24 (et à toute la Charte) un effet juridique certain - même indirect - dans l’ordre
juridique interne. En effet, c’est parce que la Charte est apte à intégrer le paramètre de
l’art. 117, al. 1, de la Constitution italienne (qui fait référence au respect des contraintes
découlant des obligations internationales), que la question de constitutionnalité soulevée
par le Tribunal de Rome à propos de l’art. 24 Cser a été déclaré recevable. En indiquant que
le droit français est conforme à l’art. 10 de la Convention n°158, c’est plus directement avec
le Comité de Strasbourg que la Cour de cassation française entre en conflit. En effet, l’art. 10
et l’art. 24 de la Charte sont rédigés dans les même termes, mentionnant le droit, pour les
salariés dont le licenciement est injustifié, « à une indemnité adéquate ou toute autre forme
de réparation (…) appropriée ». Pour affirmer que le droit français est conforme à cette
norme de l’OIT, la Cour de cassation indique que les Etats ont une marge d’appréciation
importante, voire discrétionnaire de la signification de ce terme « adéquat », et qu’ils sont
donc libres de déterminer sa signification pratique. Or, la décision du Ceds dit exactement
le contraire, en imposant la double condition que l’indemnisation doit avoir un rapport
avec le préjudice subi et qu’elle doit être dissuasive.
Conclusion
Le dialogue des juges apparait relativement harmonieux en Italie (entre la Cour
constitutionnelle et le Ceds) et cacophonique en France (entre la Cour de cassation et le
Ceds). Il semble difficile, pour la Cour de cassation française, de maintenir en l’état cet
isolement. Plus globalement, la décision du Ceds du 11 septembre 2019 est un coup de
tonnerre qui n’a pas fini de produire ses effets sur les deux législations. On voit en effet
assez mal comment les législateurs italiens puis français pourraient faire, après cette
décision, comme s’il ne s’était rien passé. Si le Jobs Act est d’ores et déjà directement remis
en cause, le barème français plafonnant la réparation du préjudice des salariés licenciés de
manière injustifiée est certainement, déjà, lui aussi, en sursis. Des réclamations collectives
ont été déposées par des syndicats français devant le Ceds22 afin que celui-ci se prononce
sur l’incompatibilité avec l’art. 24 Cser du barème instauré par l’ordonnance n°2017-1387.
Les décisions sont attendues dans les prochains mois.
22 Voir notamment Récl. n°160/2018, FO c. France; Récl. n°171/2018, CGT c. France; Récl. n°174/2019,
CGT YTO France c. France; Récl. n°175/2019, CFDT de la métallurgie de la Meuse c. France.
Difficile d’ouvrir ces actualités sur un sujet autre que celui de la crise du Coronavirus.
Au titre des mesures mises en œuvre pour prévenir la propagation du virus, la 338e session
du Conseil d’administration de l’OIT1, prévue du 12 au 26 mars 2020 à Genève, a été
annulée. Plus significative encore, une première évaluation de l’impact du COVID-19 sur le
monde du travail mondial évoque à l’échelle mondiale deux scenarii : le premier, optimiste,
envisage la perte de 5,3 millions d’emplois; le second, pessimiste, la perte de 24,7 millions
d’emplois. Publiée le 18 mars 2020, cette étude préliminaire2 rappelle également que,
ACTUALITÉS
1 https://www.ilo.org/gb/GBSessions/GB338/lang--fr/index.htm
2 ILO, Covid-19 and world of work : impacts and responses, Genève, 18/03/2020 : https://www.ilo.
org/wcmsp5/ groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/briefingnote/wcms738753.pdf
3 Voir notamment le dossier de la Semaine Juridique - Social sur « L’impact des normes et de l’activité
de l’OIT sur le droit social français », 30 juillet 2019 ; le numéro spécial de la revue Droit social,
coordonné par S. Robin-Olivier et consacré au « Centenaire de l’OIT », Janvier 2020 ; la controverse
« L’OIT peut-elle relever le défi des multinationales », Revue de droit du travail, février 2020, p. 84.
L’Institut des sciences sociales et du travail de l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne a contribué
à cette célébration à travers son colloque « L’organisation internationale du travail en actions
depuis 100 ans », coordonné par L. Driguez et N. Maggi-Germain, dont les actes devraient être
prochainement publiés.
4 Cass. Ass. Plén., 17 juillet 2019, avis n°15012 et 15013.
5 Voir en particulier les analyses publiées dans le numéro d’octobre 2019 de la revue Droit social et
dans le numéro de novembre 2019 de la Revue de droit du travail.
6 G. P. Politakis, T. Kohiyama et T. Lieby (ed.), Law for social justice, BIT, Genève, 2019 : https://www.
ilo.org/ wcmsp5/groups/public/---dgreports/---jur/documents/publication/wcms_732217.pdf
7 A. Supiot (dir.), Le travail au XXIe siècle, Ivry-sur-Seine, Les Editions de l’Atelier/Les Editions
Ouvrières, 2019.
8 « Le travail au XXIe siècle : Droit, techniques, écoumène », Collège de France, 26-27 février 2019 :
https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/symposium-2019-02-26-09h15.htm
9 https://www.iea-nantes.fr/fr/
10 A. Supiot, « Introduction. Homo faber : continuité et ruptures », op. cit., p. 15.
11 I. Daugareilh, « La déclaration du centenaire de l’OIT : tout un programme ! », Droit social, 2020,
p. 5 ; https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/mission-and-objectives/centenary-declaration/lang--fr/
index.htm
12 https://www.ilo.org/global/topics/future-of-work/brighter-future/lang--fr/index.htm
la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, 1998 ». Cette
affirmation n’a pas été reprise dans le texte finalement adopté en juin 2019, ce dernier
prévoyant seulement que « des conditions de travail sûres et salubres sont fondamentales
au travail décent » (Article II D)). L’idée de promouvoir la santé et la sécurité au travail au
rang de principe fondamental n’a cependant pas été définitivement écartée et de futures
discussions devraient revenir sur ce point13.
L’article IV de la Déclaration rappelle la dimension normative du mandat donné
à l’OIT. Ainsi, « L’élaboration, la promotion, la ratification des normes internationales du
travail et le contrôle de leur application revêtent une importance fondamentale pour l’OIT.
L’Organisation doit, de ce fait, posséder et promouvoir un corpus clairement défini, solide
et à jour de normes internationales du travail et améliorer la transparence. Les normes
internationales du travail doivent également refléter les évolutions du monde du travail,
protéger les travailleurs et tenir compte des besoins des entreprises durables, et être
soumises à un contrôle efficace et faisant autorité. L’OIT doit aider ses Etats Membres à
ratifier et à appliquer ces normes de façon effective » (Article IV A)).
ACTUALITÉS
13 Celles-ci avaient été mises à l’ordre du jour de la 338e session du Conseil d’administration
(annulée) : https://www.ilo.org/gb/GBSessions/GB338/ins/WCMS_736702/lang--fr/index.htm
14 https://www.ilo.org/global/standards/international-labour-standards-policy/WCMS_715363/lang-
-fr/index.htm
protection sociale (Banque mondiale, OMC, etc.). L’enjeu premier est donc de valoriser
l’expérience et l’acquis normatif de l’OIT, en lui permettant de mieux défendre les valeurs
portées par son mandat. Il s’agit de faire en sorte que, sur le terrain, les instruments de
l’OIT ne soient pas « oubliés » lorsque des projets d’aide ou d’assistance sont déployés
par d’autres agences. Le second enjeu est de prendre en considération, dans l’élaboration
même des futures normes internationales du travail, le fait que celles-ci devront pouvoir
être promues par d’autres organisations, et donc être compatibles avec leurs mandats
respectifs. Il s’agit donc de mettre en place les conditions d’une coopération durable qui
existe aujourd’hui mais qui est vécue dans la méfiance d’y laisser un peu de son âme…
La 108e session de la Conférence internationale du travail a également permis
l’adoption de la Convention (n°190) et de la Recommandation (n°206) sur la violence et le
harcèlement de 2019. Il s’agit de la première Convention adoptée depuis 2011. Plusieurs
pays ont exprimé leur intérêt pour ratifier la Convention n°190 et la Journée mondiale de
la santé et de la sécurité au travail 2020, prévue le 28 avril 2020, portera sur ce thème avec
la publication attendue d’un rapport mondial produit par l’OIT15.
De nombreux Etats ont déjà adopté des législations couvrant les questions de violence
et de harcèlement au travail. La convention apporte une définition qui entend préserver cet
acquis national, à la condition qu’il garantisse une protection au moins équivalente.
Ainsi, les concepts de « harcèlement » et de « violence » peuvent être définis
conformément à l’article 1, paragraphe 1 a), de la Convention, qui les distingue autour du
critère des actes répétés ou uniques : « l’expression “violence et harcèlement” dans le monde
du travail s’entend d’un ensemble de comportements et de pratiques inacceptables, ou de
menaces de tels comportements et pratiques, qu’ils se produisent à une seule occasion ou
de manière répétée, qui ont pour but de causer, causent ou sont susceptibles de causer
un dommage d’ordre physique, psychologique, sexuel ou économique, et comprend la
violence et le harcèlement fondés sur le genre ».
L’article 1, paragraphe 2 précise que : « les définitions figurant dans la législation
nationale peuvent énoncer un concept unique ou des concepts distincts ». La « marge
d’appréciation nationale » devra cependant prendre en compte l’approche très large
retenue par la Convention, ce qui ne manquera pas de susciter des interrogations quant
à la conformité des qualifications juridiques retenues au niveau national, promesses d’un
important travail pour la Commission d’experts pour l’application des Conventions et
Recommandations (CEACR).
La référence au genre avait suscité des réserves dans le cadre des travaux
préparatoires. Cependant, celle-ci a été maintenue et le paragraphe 11 du préambule de
la Convention reconnaît que : « la violence et le harcèlement fondés sur le genre touchent
de manière disproportionnée les femmes et les filles, et (…) également qu’une approche
inclusive, intégrée et tenant compte des considérations de genre, qui s’attaque aux
15 https://www.ilo.org/global/topics/safety-and-health-at-work/events-training/events-meetings/
world-day-safety-health-at-work/WCMS_733543/lang--fr/index.htm
16 https://www.ilo.org/global/standards/applying-and-promoting-international-labour-standards/
committee-of-ex perts-on-the-application-of-conventions-and-recommendations/WCMS735946/
lang--fr/index.htm.
17 Convention (n°122) sur la politique de l’emploi de 1964 ; Convention (n°159) sur la réadaptation
professionnelle et l’emploi des personnes handicapées de 1983 ; Convention (n°177) sur le travail
à domicile de 1996 ; Recommandation (n°168) sur la réadaptation professionnelle et l’emploi des
personnes handicapées de 1983 ; Recommandation (n°184) sur le travail à domicile de 1996 ;
Recommandation (n°198) sur la relation de travail de 2006 ; et Recommandation (n°204) sur la
transition de l’économie informelle vers l’économie formelle de 2015.
18 https://www.ilo.org/ilc/ILCSessions/109/reports/reports-to-the-conference/WCMS_738280/lang--
fr/index.htm
Traditionnellement, cette rubrique était consacrée aux activités des Comités des
Nations Unies créés en vertu des Pactes des droits de l’homme à savoir le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques et son homologue le Pacte international relatif aux
droits économiques, sociaux et culturels. La présente étude s’éloigne de cette tradition
et s’intéressera d’abord au cadre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes
ACTUALITÉS
de discrimination à l’égard des femmes (I), puis aux activités pertinentes des organes des
Nations Unies en matière de droit du travail dans le cadre des pactes susmentionnés (II).
Il s’agit d’une décision remarquable dans la mesure où elle offre une possibilité de
recours à des milliers de femmes dont le droit à une pension décente a été violé par la
législation du pays en cause en matière de sécurité sociale. Cette affaire peut également
être considérée comme un exemple de discrimination par association, peut-être le premier
cas de ce type lié à la sécurité sociale.
3 Session 66: Danemark, Équateur, Israël, Sénégal, Slovaquie; session 65 : Suisse, Bulgarie, Cameroun,
Estonie, Kazakhstan, Maurice. Voir : https://tbinternet.ohchr.org/layouts/15/TreatyBodyExternal/
SessionsList.aspx?Treaty= CESCR
4 Espagne, Italie, Luxembourg.
5 Voir : la loi britannique sur l’esclavage moderne adoptée en 2015; la lettre d’intention française
n°2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses
d’ordre adoptée en 2017; la loi néerlandaise sur la diligence raisonnable en matière de travail des
enfants adoptée en 2019; la directive européenne sur l’information non financière 2014/95/UE.
La Suisse a été également critiquée pour n’avoir introduit la diligence raisonnable que
sur une base volontaire. Aussi, lui a-t-il été recommandé de prendre des mesures quasiment
identiques à celles du Danemark (évoquées ci-dessus).
Parallèlement, s’agissant des pays en développement, le CDESC s’est inquiété du
manque de données complètes permettant de garantir que les entreprises appliquent la
diligence raisonnable en matière de droits de l’homme (notamment au Kazakhstan). Par
exemple, il a été recommandé au Cameroun d’évaluer l’impact sur les droits de l’homme
des projets de développement économique, y compris ceux mis en œuvre par des acteurs
privés. Fondamentalement, cette approche vise à garantir la participation des États hôtes
et bénéficiaires des investissements de la multinationale aux processus de diligence
raisonnable et de conformité de leurs activités avec les normes internationales en matière
de droits de l’homme. Ces normes, grâce au travail de promotion des différents organismes
de défense des droits de l’homme (références croisées des instruments internationaux
et des conclusions des organismes concernés, par exemple), constituent désormais une
sorte de bloc de normes unifié, même si elles sont portées par différents instruments
internationaux.
ACTUALITÉS
Cette unité est clairement visible dans les observations finales du CDESC, qui ont
tendance à se référer à d’autres conventions des Nations Unies, aux conventions de l’OIT. Il
convient également de noter que le Pacte ne contient aucune disposition sur la diligence
raisonnable, par conséquent, tous les commentaires du CDESC relatifs à ce sujet sont une
sorte d’interprétation « évolutive » conforme au développement des initiatives en matière
de droits de l’homme au sein des Nations Unies.
6 Le Comité de l’OIT sur la liberté d’association a examiné la revendication d’une telle interdiction,
et a recommandé à l’Estonie de veiller à ce que les fonctionnaires, qui n’exercent pas l’autorité au
nom de l’État, jouissent du droit de grève, en 2007. Il semble que rien n’ait changé depuis lors.
Voir OIT CFA, Rapport définitif - Rapport n°350, juin 2008, Affaire n° 2543 (Estonie) - Date de la
plainte : 31-Jan-07.
L’examen des observations finales montre que le CDESC a révélé des pratiques et
des normes antisyndicales dans la majorité des pays en développement dont il a examiné
les rapports en 2019. Il semblerait que ces restrictions persistent dans la mesure où elles
constituent un avantage concurrentiel de certains Etats permettant d’attirer des capitaux
étrangers.
1 Point n°42 de l’arrêt. Voir également les arrêts suivants : CJCE, 13 février 1996, Aff. n°C-342/93,
Gillespie et autres c./ Northern Health and Social Boards et CJUE, 8 mai 2019 ; Aff. n° C-486/18, RE
c./ Praxair.
2 Point n°44 de l’arrêt. Voir également: CJUE, 26 juin 2018, Aff. n°C-451/16, MB c./ Secretary of State
for Work and Pensions. Le caractère comparable des situations doit être apprécié non pas de
manière globale et abstraite, mais de manière spécifique et concrète au regard de l’ensemble des
éléments qui les caractérisent, à la lumière notamment de l’objet et du but de la réglementation
nationale qui institue la distinction en cause ainsi que, le cas échéant, des principes et des objets
du domaine dont relève cette réglementation nationale.
3 Points n°46 et 47 de l’arrêt.
4 Points n°48 et 49.
5 Voir notamment M. Mercats-Bruns, « Les différentes figures de la discrimination au travail :
quelle cohérence ? », Rev. trav. 2020, p. 25 ; D. Tharaud, Contribution à une théorie générale des
discriminations positives, PUAM, 2013 ; M. Sweeney, L’égalité en droit social au prisme de la diversité
et du dialogue des juges, thèse Université Paris Ouest Nanterre, 2010 ; M. Peyronnet, La diversité :
étude en droit du travail, thèse Université Bordeaux, 2018. Pour une approche économiste, voir
S. Carcillo et M.-A. Vailfort, Les discriminations au travail : femmes, ethnicité, religion, âge, apparence,
LGBT, Sciences Po Les Presses, 2018, p. 73. Pour une approche sociologique, voir F. Dubet,
Ce qui nous unit, discrimination, égalité et reconnaissance, Seuil, 2016.
6 Point n°50.
7 Point n°51.
être comparables en ce qui concerne l’éducation des enfants8. La CUJE avait déjà identifié
cette comparabilité dans l’arrêt « Griesmar » où elle avait sanctionné le système français
de bonification des pensions de retraite des femmes fonctionnaires en raison du nombre
d’enfants9. « La circonstance que les femmes sont plus touchées par les désavantages
professionnels résultant de l’éducation des enfants parce que ce sont elles en général qui
assument cette éducation n’est pas de nature à exclure la comparabilité de leur situation
avec celle d’un homme qui a assumé l’éducation de ses enfants et a été, de ce fait, exposé
aux mêmes désavantages de carrière »10.
L’inégalité liée à une répartition des rôles entre les hommes et les femmes n’empêche
pas un père de faire face aux mêmes difficultés à l’âge de la retraite à partir du moment où
il s’est également investi dans son rôle parental.
Dans cet arrêt, la CJUE rappelle qu’une dérogation à l’interdiction, énoncée à l’article 4,
paragraphe 1, de la Directive 79/7/CEE, de toute discrimination directe fondée sur le sexe
n’est possible que dans les cas énumérés exhaustivement par les dispositions de ladite
Directive11. Toutefois, en l’espèce, eu égard aux caractéristiques du complément, celui-ci
ACTUALITÉS
ne relève pas des cas de dérogation prévus par la Directive. Plus précisément, concernant
la dérogation liée à la protection de la femme en raison de la maternité12, il faut observer
que la loi espagnole ne contient aucun élément établissant un lien entre l’octroi de ce
complément et la prise d’un congé de maternité ou les désavantages que subirait une
femme dans sa carrière en raison de son éloignement du service pendant la période qui
suit l’accouchement. En effet, ledit complément est accordé aux femmes ayant adopté des
enfants. Par ailleurs, il n’est pas exigé que les femmes aient effectivement arrêté de travailler
au moment où elles ont eu leurs enfants. Tel est notamment le cas lorsqu’une femme a
accouché avant d’entrer sur le marché du travail.
La dérogation liée à l’éducation des enfants13 n’a pas davantage vocation à s’appliquer
car la loi espagnole subordonne l’octroi du complément de pension en cause non pas
à l’éducation des enfants ou à l’existence de périodes d’interruption d’emploi dues à
8 Ibid.
9 CJCE, 29 novembre 2001, Aff. n°C-366/99, Griesmar c./ Ministre de l’économie, des finances et de
l’industrie, Ministre de la fonction publique, de la réforme de l’État et de la décentralisation. Voir
également CJCE, 26 mars 2009, Aff. n°C-559/07, Commission c./ Grèce.
10 Point n°52. Comme l’observe l’avocat général, au point n°66 de ses conclusions, l’existence de
données statistiques faisant état de différences structurelles entre les montants de pension des
femmes et ceux des hommes n’est pas suffisante pour conclure que, au regard du complément en
cause, les femmes et les hommes ne sont pas placés dans une situation comparable en tant que
parent.
11 Point n°54 de l’arrêt. Voir également les arrêts suivants : CJUE, 3 septembre 2014, Aff. n°C-318/13,
X. et CJUE, 26 juin 2018, Aff. n°C-451/16, MB c./ Secretary of State for Work and Pensions.
12 L’article 4, paragraphe 2, de la Directive 79/7/CEE reconnaît la légitimité, au regard du principe de
l’égalité de traitement entre les sexes, d’une part, de la protection de la condition biologique de la
femme au cours de sa grossesse et à la suite de celle-ci et, d’autre part, de la protection des rapports
particuliers entre la femme et son enfant au cours de la période qui fait suite à l’accouchement. Voir
notamment CJUE, 19 septembre 2013, Aff. n°C-5/12, Montull c./ Instituto Nacional de la Seguridad
Social.
13 L’article 7, paragraphe 1, sous b), de la Directive 79/7/CEE dispose que celle-ci ne fait pas obstacle
à la faculté qu’ont les États membres d’exclure de son champ d’application les avantages accordés
en matière d’assurance vieillesse aux personnes qui ont élevé des enfants et l’acquisition de droits
aux prestations à la suite de périodes d’interruption d’emploi dues à l’éducation des enfants.
l’éducation des enfants, mais seulement au fait d’avoir eu au moins deux enfants biologiques
ou adoptés et de percevoir une pension contributive notamment d’incapacité permanente.
14 Voir notamment CJUE, 8 mai 2019, Aff. n°C-161/18, Violeta Villar Laiz c./Instituto National de la
Seguridad Social, Tesoreria General de la Seguridad Social. Dans cette affaire, il apparaît que
le système de retraite espagnol de calcul de la pension de départ discrimine indirectement les
femmes par une différence faite entre travailleurs à temps plein et à temps partiel alors que ces
derniers sont à 75 % des femmes.
15 Voir notamment CJCE, 11 novembre 1997, Aff. n°C-409/95, Marschall c./Land Nordrhein-Westfalen.
16 D. Tharaud, Lexbase, Hebdo édition sociale n°809, 16 janvier 2020.
Avec l’arrêt rendu le 7 octobre 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne vient
préciser la portée de la solution Barber en ce qui concerne la réduction rétroactive des
droits à pension opérée par le relèvement de l’âge normal de départ à la retraite au niveau
ACTUALITÉS
1 J. Verlhac, « Droit des associations et fondations », Section 2, Associations en droit anglais,
P.-H. Dutheil (dir.), Œuvre collective, 2016.
2 Pour l’assimilation des pensions versées par un régime professionnel conventionnellement exclu,
voir CJUE, 17 mai 1990, Barber, aff. C-262/88, Rec. 1990 I-01889.
ou morale qui assure la gestion du régime concerné et qui sert des prestations dans le
cadre de celui-ci. Autrement dit, les « trustees » d’un régime professionnel de retraite sont
tenus de respecter le principe prévu à l’article 157 TFUE3.
C’est ce que la CJUE a rappelé dans un arrêt en date du 7 octobre 2019. Le litige porté
devant une juridiction britannique a opposé un employeur au représentant des affiliés et
aux administrateurs du régime constitué sous forme de trust (les trustees). La clause de
modification prévue dans l’acte constitutif de ce régime prévoyait la possibilité de modifier
rétroactivement, à compter de la date d’une annonce écrite aux affiliés, les droits acquis au
titre de ce régime, par l’adoption ultérieure d’un acte de trust.
Afin de se conformer à la solution Barber, l’employeur et les administrateurs du régime
ont informé les affiliés, par des annonces effectuées les 1er septembre et 1er décembre
1991, que le régime allait être modifié à compter du 1er décembre 1991. La modification
consistait en l’introduction d’un âge normal de départ à la retraite uniforme de 65 ans
pour tous les affiliés (travailleurs masculins et féminins). Le 2 mai 1996, un acte de trust
portant modification du régime dans le sens des annonces de 1991 a été adopté. Cet acte
prévoyait l’introduction, avec effet rétroactif au 1er décembre 1991, d’un âge uniforme de
65 ans pour tous les affiliés sans considération de sexe.
La procédure a été engagée par l’employeur au cours de l’année 2009 dans le but de
faire constater la validité de l’uniformisation rétroactive de l’âge normal de départ à la retraite
au niveau de la catégorie des personnes antérieurement défavorisées (en l’occurrence, les
travailleurs masculins) pour la période comprise entre l’annonce (intervenue le 1er décembre
1991) et l’adoption de l’acte de trust (en date du 2 mai 1996). Les juges de première
instance ont débouté le requérant en considérant que la modification à effet rétroactif était
contraire au principe de l’égalité salariale hommes-femmes prévu à l’article 119 du traité CE
(actuel article 157 TFUE) et que, par voie de conséquence, les droits acquis correspondant
à la période comprise entre le 1er décembre 1991 et le 2 mai 1996 devaient être calculés
sur la base d’un âge normal de départ à la retraite uniforme de 60 ans (alignement sur la
catégorie antérieurement favorisée, en l’occurrence, les travailleurs féminins). L’employeur
avait interjeté appel contre le jugement de première instance et la juridiction de renvoi
avait par la suite considéré que l’acte de trust adopté le 2 mai 1996 avait valablement
relevé l’âge normal de départ à la retraite pour la catégorie antérieurement favorisée (en
l’occurrence, les travailleurs féminins). Cependant, ayant des doutes sur la compatibilité de
la réduction rétroactive des droits acquis au titre d’un régime professionnel de retraite avec
le principe de l’égalité salariale hommes-femmes prévu à l’article 119 TCE, la juridiction de
renvoi a adressé à la CJUE une question préjudicielle tendant à savoir si une telle solution
était conforme à cette disposition du droit de l’Union.
Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherchait donc à savoir si la
réduction rétroactive des droits acquis à pension qui découle de l’uniformisation de
l’âge normal de départ à la retraite et qui prend la forme d’un alignement sur celui de
la catégorie antérieurement défavorisée, pour la période comprise entre l’annonce
et l’adoption de cette mesure, bien qu’adoptée afin de se conformer aux exigences de
l’article 119 CE, constituait une mesure contraire à cette dernière disposition. En substance,
la question préjudicielle interrogeait sur le point à savoir si les droits à pension des affiliés
du régime de pension acquis pendant la période comprise entre le 1er décembre 1991 et
3 Voir en ce sens également CJUE, 28 septembre 1994, Coloroll Pension Trustees Ltd., aff. C-200/91,
Rec. 1994 I-04389.
le 2 mai 1996 devaient se voir appliquer un âge normal de départ à la retraite uniforme de
60 ou 65 ans.
Le raisonnement de la Cour s’opère en deux temps. Dans un premier temps, la CJUE
vérifie si les conditions matérielles d’application de l’article 119 TCE sont remplies en
l’espèce. Autrement dit, la Cour applique le régime juridique du principe de l’égalité de
traitement prévu à l’article 119 TCE à la clause de modification et aux annonces de 1991.
Dans un deuxième temps, la Cour analyse la possible justification de la réduction rétroactive
des droits acquis par un motif d’intérêt général. En se référant à la jurisprudence Barber, la
Cour rappelle d’abord la portée différente du principe prévu à l’article 119 CE qui résulte
de l’application du critère de la période d’emploi (points 14 à 20 de l’arrêt). En se référant
à sa jurisprudence en la matière, elle distingue donc trois périodes : les périodes d’emploi
antérieures à la date du prononcé de l’arrêt Barber (qui sont exemptées de l’application du
principe prévu à l’article 119 CE), les périodes comprises entre le 17 mai 1990 et la date
d’adoption des mesures rétablissant l’égalité de traitement (pour lesquelles il faut accorder
aux personnes relevant de la catégorie défavorisée les mêmes avantages que pour les
personnes appartenant à la catégorie privilégiée) et les périodes d’emploi accomplies
ACTUALITÉS
après l’adoption par le régime de pension concerné des mesures rétablissant l’égalité de
traitement (pour lesquelles le principe prévu à l’article 119 CE ne s’oppose pas à ce qu’on
réduise au niveau de la catégorie défavorisée les avantages de la catégorie privilégiée).
Comme la CJUE considère que l’adoption des mesures rétablissant l’égalité n’a pas pu
se faire avant l’adoption de l’acte de trust intervenue le 2 mai 1996 (point 20 de l’arrêt)4,
elle estime que la situation de l’espèce relève du deuxième cas de figure qui concerne les
périodes comprises entre la date de l’arrêt Barber et la date d’adoption par le régime de
pension des mesures visant le rétablissement de l’égalité (soit le 2 mai 1996). Autrement
dit, la situation relève de la catégorie de périodes d’emploi où il est impératif d’accorder
aux personnes relevant de la catégorie défavorisée les mêmes avantages que pour les
personnes appartenant à la catégorie privilégiée), sauf si la réduction rétroactive peut se
justifier par un motif d’intérêt général.
L’enjeu de la distinction est donc important car elle conditionne l’application du
principe de l’article 119 CE et ses modalités d’application, ces dernières pouvant consister
soit en l’octroi des avantages de la catégorie favorisée à celle précédemment défavorisée
ou bien en la réduction des avantages de la catégorie favorisée au niveau de la catégorie
défavorisée.
Ensuite, la Cour analyse si les mesures rétablissant l’égalité de traitement assorties d’un
effet rétroactif (allant jusqu’au 1er décembre 1991) qui ont été prises par l’acte de trust en
date du 2 mai 1996 remplissent les critères exigés par l’article 119 TCE.
Ces critères concernent la suppression immédiate et complète de la discrimination
(exigence qui découle de l’effet direct de l’article 119 TCE)5 et la nécessité d’assurer le
respect du principe de sécurité juridique6. La CJUE applique ensuite les deux critères
aux mesures qui ont été considérées par la juridiction de renvoi comme rétablissant
l’égalité de traitement, à savoir la clause de modification prévue dans l’acte constitutif du
trust et les annonces de 1991. La CJUE analyse les effets de la clause de modification et
des annonces de 1991. Elle leur refuse tout effet juridique contraignant et n’y voit qu’un
moyen de réserver aux administrateurs du régime le pouvoir discrétionnaire d’uniformiser,
de manière rétroactive, l’âge normal de départ à la retraite par l’alignement au niveau
de celui des hommes à travers « l’adoption d’un acte de trust à n’importe quel moment
ultérieur » (point 29 de l’arrêt). Or, la CJUE considère que l’institution d’une telle faculté
ne remplit ni le critère de la suppression immédiate et complète de la discrimination ni
le critère de la sécurité juridique (points 30 et 31 de l’arrêt). La CJUE poursuit l’analyse de
la portée différente du principe de l’article 119 TCE qui résulte de l’application du critère
de la période d’emploi dans le cas particulier des droits à pension à caractère révocable
(points 33 à 35 de l’arrêt). Bien que la question n’ait pas encore été tranchée par la Cour,
une telle mesure qui consiste à uniformiser l’âge normal de départ à la retraite sur celui de
la catégorie défavorisée, dans le cas où des mesures rétablissant l’égalité n’ont pas encore
été prises, ne trouvent aucun appui dans la jurisprudence (point 36 de l’arrêt). Le deuxième
temps de l’analyse porte sur la possible justification objective de la réduction rétroactive
des droits au titre des mesures d’intérêt général (point 43 de l’arrêt). Une mesure de tel
type pourrait consister en la nécessité d’éviter une atteinte grave à l’équilibre financier du
régime de pension (point 44 de l’arrêt). En l’espèce, cette condition ne semble pas remplie,
ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer.
La solution de cet arrêt s’inscrit ainsi dans le droit fil de la jurisprudence Barber qu’elle
prolonge et qu’elle complète, en offrant une nouvelle illustration du caractère impératif
du principe de l’égalité de traitement prévu à l’article 119 TCE qui s’impose même dans le
champ des droits à la pension professionnelle ayant une nature révocable.
CHRONIQUE
BIBLIOGRAPHIQUE
Chronique bibliographique
SYLVAINE LAULOM
Avocate Générale, Chambre sociale, Cour de cassation
Les ouvrages de droit du travail comparé restent, aujourd’hui encore, trop rares et c’est
l’un des grands mérites de cet ouvrage que de proposer un voyage sur les 5 continents pour
ausculter l’état des sources du droit du travail. L’ampleur de l’ouvrage doit être souligné
tant par l’objet analysé que par le champ géographique couvert. Ce ne sont pas moins de
15 pays qui sont analysés (Australie, Brésil, Chine, Danemark, France, Allemagne, Hongrie,
Italie, Pologne, Russie, Espagne, Suède, Afrique du Sud, Royaume-Uni et Etats Unis). Si les
pays européens restent majoritaires, l’ouvrage permet une plongée dans des systèmes
juridiques d’une très grande variété et il offre un matériel inégalé permettant d’établir des
comparaisons.
La structure de l’ouvrage est classique mais reste indépassable des approches
comparatives: une première partie est consacrée à des approches « horizontales » ou
transversales et internationales, la deuxième partie regroupe les articles dédiés aux
situations nationales, articles qui suivent une structure commune permettant d’identifier
des parallèles et des objets de comparaisons.
L’ouvrage est fondé sur une prémisse : le droit du travail, édifice unique des sociétés
modernes, est aujourd’hui en péril, sa légitimité est questionnée. Les politiques de
flexibilisation et de « modernisation » menées depuis des années à l’échelle européenne et
nationales ont attaqué le contenu des règles de droit du travail, mais plus fondamentalement
sa structure. C’est précisément cette structure, cette architecture en évolution des sources
du droit du travail qui fait l’objet de cette recherche, en constitue l’apport essentiel et son
originalité.
Cinq chapitres constituent la première partie « horizontale » de l’ouvrage et proposent
une approche originale des sources du droit du travail. On aurait pu s’attendre à une
analyse des différentes sources, par exemple les sources constitutionnelles, les sources
conventionnelles, la question de la hiérarchie ou de l’articulation des différentes sources
entre elles. Les éditeurs de l’ouvrage ont, à juste titre, privilégié une autre approche en
choisissant de demander à cinq spécialistes reconnus de traiter de thèmes transnationaux
et/ou comparistes. Après un chapitre introductif par les éditeurs de l’ouvrage, dressant
une première comparaison des évolutions nationales (Chap. 1 : « Introduction : recent
trends in the Hierarchy of Labour Law Sources »), Alan Neal, dans un deuxième chapitre
(« Recalling some of the historical roots for twenty-first century approaches to regulation of
the world of work), propose une reconstruction historique des racines du droit du travail
et la centralité première du contrat de travail. L’un des intérêts majeurs de l’analyse d’Alan
Neal est sans contexte d’introduire le droit chinois dans l’analyse. Deux chapitres de cette
partie (chapitre 4 rédigé par Joellen Riley Munton, « Judge-Made Law in the Common
Law World : a Conservative Influence on the Transformation of Labour Law by Statute »,
et chapitre 5, rédigé par Martin Risak, « Filling the (Increasing) Gaps : the Role of Judges
as Substitute Legislators in Labour Law in the Civil Law Countries ») analysent ensuite le
rôle du juge en droit du travail, dans les systèmes de Common law et dans les systèmes
de droit civil où l’on voit, qu’en dépit d’une conception fondamentalement différente du
juge et de la jurisprudence, leur rôle dans le développement du droit du travail apparaît
remarquablement similaire. Ils démontrent ainsi à quel point l’opposition classique en
droit comparé entre les pays de Common law et les pays de droit civil doit être relativisé
en droit du travail, les pays pouvant mieux être analysés au regard notamment du rôle
dévolu à l’autonomie collective. Les chapitres 3 et 6 - respectivement rédigés par Edoardo
Ales, « The regulatory function of collective agreements in the light of its relationship with
statutory instruments and individual rights : a multilevel approach » et Emanuele Menegatti,
« The impact of the European Union economic governance on the hierarchy of national
labour law sources » - partagent une approche internationale et européenne. Edoardo
Ales analyse la fonction normative des accords collectifs en droit international et européen
(entendu ici largement et intégrant tant le droit de l’Union européenne que le droit du
Conseil de l’Europe). Du côté de l’OIT, la fonction normative des conventions collectives,
c’est-à-dire la reconnaissance qu’il existe d’autres sources que la loi pour réglementer les
conditions de travail et que ces sources conventionnelles peuvent produire les mêmes effets
que la loi et prévaloir sur le contrat de travail, a été reconnue et soutenue dès l’instauration
de l’organisation internationale. Comme le montre Edoardo Ales, l’Union européenne
a également reconnu et soutenu cette fonction normative et nombreux sont les textes
européens, qu’il s’agisse du droit dérivé ou des Traités et des chartes, qui reconnaissent
et organisent cette fonction normative, y compris dans sa capacité dérogatoire. C’est
d’ailleurs tout le paradoxe car la gouvernance économique européenne, comme le montre
Emanuele Menegatti, a fortement milité pour que les Etats membres œuvrent à une
restructuration de leurs sources du droit du travail, conduisant à une remise en cause, d’une
part, du rôle de la législation et, d’autre part et surtout, des systèmes centralisés de relations
collectives et de conventions collectives. A travers l’exemple de trois pays (France, Italie et
Portugal), Emanuele Menegatti montre que les Etats ont repris à leur compte les injonctions
européennes et ont, pour certains, profondément modifié leur législation en privilégiant
une négociation collective dérogatoire d’entreprise. Cette décentralisation désorganisée,
soutenue par (ou exigée de) l’Union européenne peut conduire à une individualisation de
la réglementation du travail, susceptible à terme de conduire à un déclin irréversible du
droit du travail, remplacé par un régime général de liberté contractuelle. La conclusion de
ce chapitre nuance néanmoins cette perspective en mettant l’accent sur les capacités de
résistance des systèmes nationaux.
C’est d’ailleurs tout l’intérêt de la deuxième partie que de proposer une perspective
mondiale des évolutions des sources du droit du travail, où est en jeu l’avenir même du
droit du travail. Le champ géographique couvert par l’ouvrage permet de proposer une
cartographie des transformations récentes des sources du droit et de leur articulation
hiérarchique. La flexibilisation du droit du travail à l’œuvre depuis plusieurs années n’induit
pas qu’une transformation du contenu des normes mais elle affecte plus fondamentalement
encore les sources de droit du travail. Traditionnellement, le principe de faveur a permis
une articulation des sources de droit du travail protectrice des droits des salariés. Cette
architecture traditionnelle du droit du travail se fissure à tel point que l’édifice est aujourd’hui
en péril. La lecture des 15 chapitre nationaux offre néanmoins une vision beaucoup plus
nuancée et surtout diversifiée de ces évolutions. Dans cette perspective, l’un des apports
majeurs des rapports nationaux est de montrer l’originalité de chaque système et surtout
les forces de résistance à l’œuvre.
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