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Bulletin Hispanique

Alonso Pérez et la "libropesía" : aspects du commerce de


librairie dans la première moitié du XVIIe siècle à Madrid
Mme Anne Cayuela

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Cayuela Anne. Alonso Pérez et la "libropesía" : aspects du commerce de librairie dans la première moitié du XVIIe siècle
à Madrid. In: Bulletin Hispanique, tome 104, n°2, 2002. pp. 645-655;

doi : https://doi.org/10.3406/hispa.2002.5127

https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_2002_num_104_2_5127

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Abstract
The present article puts into perspective the debate centering around the bookseliing profession
during the first half of the 17th century in Madrid, a debate in which defenders of the nobility of this
activity were opposed by those which considered it belonged to the «mechanical arts». A rapid
overview of Alonso Pérez's career shows via the specifie choices he made both as publisher and
bookseller, the role he played in the spread of culture.

Resumen
Este artículo se centra en el debate que surgió en la primera mitad del siglo XVII a propósito del
librero. Se enfrentaron entonces los que defendían la nobleza de esa actividad y los que la
consideraban como «arte mecánica». Una rápida presentación de la carrera de Alonso Pérez,
editor y librero revelará, a través de su producción editorial y de su fondo de librería, su papel
decisivo en la difusión de la cultura.

Résumé
Cet article met en relief le débat qu'a suscité la profession de libraire dans la première moitié du
XVIIe siècle à Madrid et qui a opposé défenseurs de la noblesse de cette activité et détracteurs de
cette profession rangée parmi les arts «mécaniques». Un rapide aperçu de la carrière d'Alonso
Pérez, éditeur et libraire révélera, à travers la spécificité de ses choix éditoriaux et de son fonds de
librairie, le rôle de cet agent privilégié de la diffusion de la culture.
Alonso Pérez et la "libropesía" :

Aspects du commerce de librairie dans la

première moitié du XVIIe siècle à Madrid

Anne Cayuela
Université Stendhal Grenoble III - Cerhius

Cet article met en relief le débat qu'a suscité la profession de libraire dans la première
moitié du XVIIe siècle à Madrid et qui a opposé défenseurs de la noblesse de cette activité
et détracteurs de cette profession rangée parmi les arts «mécaniques». Un rapide aperçu
de la carrière d'Alonso Pérez, éditeur et libraire révélera, à travers la spécificité de ses
choix éditoriaux et de son fonds de librairie, le rôle de cet agent privilégié de la diffusion
de la culture.
Este artículo se centra en el debate que surgió en la primera mitad del siglo XVII a
propósito del librero. Se enfrentaron entonces los que defendían la nobleza de esa actividad y
los que la consideraban como «arte mecánica». Una rápida presentación de la carrera de
Alonso Pérez, editor y librero revelará, a través de su producción editorialy de su fondo de
librería, su papel decisivo en la difusión de la cultura.
The présent article puts into perspective the debate centering around the bookseliing
profession during the first half of the 17th century in Madrid, a debate in which
defenders of the nobility of this activity were opposed by those which considered it
belongedto the «mechanical arts». A rapid overview ofAlonso Pérez's career shows via the
spécifie choices he made both as publisher and bookseller, the role he played in the spread
of culture.

Mots-clés : Livre - Librairie - Madrid - XVIIe siècle.

B. Ht., n° 2 - décembre 2002 - p. 645 à 655-

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BULLETIN HISPANIQUE

DANS un ouvrage d'édification morale publié à Madrid en 1628, le


moine augustin Hernando de Camargo dénonce les péchés commis
par les membres des différents états de la société de l'époque. Les libraires ne
sont pas épargnés par son opprobe. D'après lui, leur prédisposition au péché
est proportionnelle à leur fortune, et leurs péchés principaux sont au
nombre de cinq. Lorsqu'une édition est financée par moitié par l'éditeur et
l'auteur, le premier péché de l'éditeur consiste à vendre en priorité ses
propres exemplaires au détriment de ceux de l'auteur «laissés dans un
coin» l .
Le deuxième péché consiste à ne pas avoir d'Index expurgatoire, «pour
connaître les livres interdits» 2. Le troisième, à vendre les livres plus chers que
le montant indiqué par la tasa, à l'exception des livres «extraordinaires» «que
les costó muchos pasos el haberle para ganar en él algo». Le quatrième
concerne le travail de reliure qu'ils doivent facturer «según el trabajo y costa
que les tiene, y no excesivo». Le moine précise d'ailleurs que les reliures «ya
tienen su tasa, puesta por arancel» ce qui indique qu'il existait un contrôle
sur le prix des livres reliés et non reliés. Enfin, le libraire commet un sixième
péché s'il trompe son client sur la vente ou le troc «pliego por pliego», ou s'il
vend des livres défectueux auxquels il manquerait des pages ou des cahiers.
Tous les auteurs ne brossent pas un portrait aussi négatif du libraire.
Sachant qu'il représente un maillon essentiel dans la diffusion du livre, Polo
de Medina choisit de mettre en scène la rencontre entre le lecteur et le livre
dans le prologue du Lazareto de Milán. Ainsi, alors que le lecteur demande
au libraire quelles sont les dernières nouveautés agréables à lire, celui-ci lui
indique le livre qui porte ce texte 3. Les trois motivations évoquées par
l'auteur concernant l'achat du livre sont la nouveauté du titre, la renommée
de l'auteur, ou l'insistance des libraires. C'est dire si la fonction du libraire

1 . Hernando de Camargo, Tribunal de la conciencia, Madrid, Herederos de la viuda de


Pedro Madrigal, 1628, p. 313. Cette critique n'est d'ailleurs pas sans rappeler un passage du
Licenciado Vidriera dans lequel Cervantes dénonce la malhonnêteté des libraires, et en
particulier les «melindres que hacen cuando compran el privilegio de un libro, y de la burla
que hacen a su autor si acaso le imprime a su costa, pues en lugar de mil y quinientos libros,
imprimen tres mil libros, y cuando el autor piensa que se venden los suyos, se despachan los
ajenos». Miguel de Cervantes, Novelas ejemplares, Madrid, Cátedra, 1992, t. II, p. 60.
2. La règle XIV de l'Index de Zapata publié en 1632 signale parmi les dispositions
concernant les libraires l'obligation de posséder un exemplaire de l'Index dans leur boutique.
3. Fabio Vigilio Cordato Salvador [Polo de Medina, Jacinto], El Lazareto de Milán,
Orihuela, Juan Vicente Franco, 1639. «Sicut erat de los libros, por ser antes del principio.
Prólogo que llaman.» Obras completas de Salvador Jacinto Polo de Medina, Murcie, Biblioteca
de Autores Murcianos, 1948. n/n.

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ALONSO PÉREZ ET LA "LIBROPESI'a"

est importante dans l'orientation des lecteurs. Le libraire dans son


commerce, répondant aux questions de ses clients apparaît également dans
le prologue de Vida, excelencias y muerte del glorioso San Josefde José de
Valdivielso (Tolède, 1 607) dans lequel l'auteur se moque des médisants qui
critiquent le livre avant même de l'avoir lu. Il illustre cette remarque par une
anecdote fort cocasse :

Porque llegando un hombre no conocido mío a pedirle en casa de un librero


donde yo estaba, y diciendo el librero que los estaba aguardando, que dentro de dos o
tres días se le daría, vinieron a tratar de mis cosas, y el librero dijo algún
encarecimiento deste libro. El otro, haciendo un poco de acedo con la boca, dijo que no sabía
qué tal era, pero que un amigo suyo, que le tenía, le había dicho que no le había
parecido bien. Yo entonces dije que a mí me había parecido lo mismo, porque no estaba
escrito a mi gusto. El librero le preguntó que dónde se había comprado. El otro
respondió que entendía que aquí en Toledo o en Valladolid, donde se habían vendido
muchos. Sonreímonos, y el librero le dijo : «Por Dios, señor, que han engañado a
vuestra merced; porque el libro aún no está acabado de imprimir, y así no se puede
haber vendido ni parecido mal ni bien». El hombre se halló algo encogido, y más de
que supo que era trabajo mío; y no me vi en poco para sacarle del en que se hallaba4.

Tirso de Molina manifeste également une grande admiration envers les


libraires et leur rend hommage à plusieurs reprises dans les prologues ou
dédicaces de ses Partes de Comedias. Il présente le «point de vente» du livre
avec une pointe d'humour : «Hallarásme en la tienda de Gabriel de León,
mercader destas sazones y nos daremos un buen rato a costa de los abusos en
especie, sin riesgo de los individuos» 5 et prolonge subtilement cette
évocation dans le prologue de la Parte suivante: «Señor padre me dijo que te
buscase en la librería de la calle de Toledo en la tienda alegada en mi Cuarta
parte» 6. Il consacre également une dédicace fort louangeuse à la confrérie de
Saint Jérôme dans laquelle il compare les boutiques de ses membres à des
«joyerías de la mayor potencia con que se adorna el alma», et exprime toute
sa gratitude envers ceux qui rendent possible la publication de livres :

Agradezco por los que deben y no pagan, y luego por mí mismo el buen pasaje
que han hecho a mis papeles ; la liberalidad con que han redimido del Argel de la

4. Texte reproduit dans A. Porqueras Mayo, El prólogo en el manierismo y barroco españoles,


Madrid, CSIC, 1968, p. 166.
5. El Maestro Tirso de Molina, éd. de Emilio Cotarelo y Morí, «Parte IV de las Comedias
de Tirso de Molina», NBAE, vol. 4, 1906, p. LXVL
6. Ibid., p. LXVII-LXVIII.

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BULLETIN HISPANIQUE

penuria mis trabajos ; pues si no costearan sus estampas, murieran balbucientes entre
las mantillas de sus cartapacios 7.

Le contraste entre cette image flatteuse et les récriminations du moine


augustin prend tout son sens si l'on replace la fonction et le rôle du libraire
dans un vaste débat sur la culture, ses agents, sa diffusion, son ouverture vers
un public de plus en plus vaste. Pour comprendre la polémique à propos de
la «noblesse» du métier de libraire au Siècle d'Or, à la fois éditeur et vendeur
de livres, son statut d'art «libéral» ou «mécanique» il convient de bien
discerner le rôle et la position sociale qui lui était assignée alors. Toutes les
études sur le commerce de librairie au Siècle d'Or 8 signalent combien les
capacités des libraires et leurs modes d'interventions sur la production et la
diffusion des livres étaient grands par leurs contacts privilégiés avec tous les
gens de Lettres et les gens du livre, de la production à la réception. C'est à
eux qu'est assignée l'initiative de la sélection et de la promotion des
ouvrages. Ainsi, dans plusieurs traités du XVIIe on constate une volonté de
légitimer cette profession, de revendiquer sa noblesse, de la dissocier des
«arts mécaniques». C'est en effet ce que souligne Cristóbal Súarez de
Figueroa dans le chapitre qu'il consacre aux libraires dans Plaza Universal de
todas las ciencias y artes mettant également l'accent sur le fait que le libraire
ne contribue pas exclusivement à la diffusion du savoir, des sciences et des
arts, mais fournit également au public ce que nous pourrions appeler des
outils «pratiques» :

La profesión de librería mereció en todos los tiempos ser contada entre las nobles
y honrosas. (...) Sácase también la nobleza de los libreros de la grande estimación en

7. «A la venerable y piadosa congregación de los Mercaderes de Libros desta Corte», Ibid.,


p. LIX.
8. Parmi les principales études on signalera Mercedes Agulló y Cobo, La imprenta y el
comercio de libros en Madrid, Siglos XVI-XVII, Thèse inédite, Universidad Complutense,
Departamento de historia moderna, 1992, Elena Amat Calderón, «Los libreros de Madrid en
el siglo XVII», Boletín de la Universidad de Madrid, Año III, 1931, p. 190-198 et p. 351-366,
Trevor Dadson, «La librería de Miguel Martínez (1629), librero y editor del primer tercio del
siglo XVII», Bulletin hispanique, 99, 1997, p. 41-71, Jean-Michel Laspéras, «El fondo de
librería de Francisco de Robles, editor de Cervantes», Cuadernos bibliográficos, 38, 1979,
p. 107-138, François Lopez, «La librairie madrilène aux XVIIe et XVIIIe siècles», Livres et
libraires en Espagne et au Portugal, XVIe-XXe siècles, Paris CNRS, 1989, p. 39-59, Jaime Molí,
«El impresor y el librero en el siglo de oro», Mundo del libro antiguo, Madrid, Editorial
Complutense, 1996, p. 27-41 et «Escritores y editores en el Madrid de los Austrias», Edad de
Oro, XVII, 1998, p. 97-106, Christian Péligry, «Du manuscrit à l'imprimé: le contrat
d'édition dans l'Espagne du Siècle d'Or», De l'alphabétisation aux circuits du livre en Espagne
aux XVL-XIXe siècles, Paris, CNRS, 1987, p. 333-343.

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ALONSO PÉREZ ET LA "LIBROPESÍA"

que en todos los tiempos tuvieron de las librerías emperadores, reyes, señores
particulares, y hombres doctos de todas suertes. (. . .) Puede, pues, decir ser la profesión de los
libreros por estremo noble, respeto de estar siempre en compañía de personas
virtuosas y doctas, como teólogos, legistas, médicos, matemáticos, humanistas y otros
muchos científicos con cuya conversación se vuelven más agudos, inteligentes y
prácticos, no sólo del arte, sino de las cosas de todo el mundo. Adquiere el arte nombre
del beneficio universal que produce a todos; porque de los libros se recibe el modo de
entender, y saber lo que se quiere. Y no sólo nos hacen poseer ciencias y artes, sino
cuanto se puede desear de guerra, estado, letras, manejos de papeles, oficios y otras

Cristóbal Suárez de Figueroa dresse un peu plus loin un portrait idéal du


libraire : une librairie bien rangée, des livres bien signalés («retulados» 10),
une bonne connaissance de son fonds, des noms des auteurs, et de la
matière des livres afin de pouvoir répondre promptement aux recherches de
ses clients. Il doit également être au courant des éditions, afin de reconnaître
les éditions pirates. Enfin, il a le devoir d'expurger les œuvres et de ne pas
accepter celles qui sont interdites u.
Le portrait idyllique que dresse Cristóbal Suárez de Figueroa est
curieusement corrigé dans la seconde édition publiée à Perpignan en 1630. Le
discours «De los libreros» est en effet modifié et augmenté par rapport à la
princeps de 1615. On y trouve la diatribe suivante -très éclairante sur le
débat autour de la figure du libraire-éditeur comme agent de diffusion
d'une culture honnie par toute une frange du monde du savoir— dans
laquelle Suárez de Figueroa l'accuse de différents «défauts et vices» parmi
lesquels l'appétit de lucre, responsable de la médiocrité des publications :

Por de buenos colores que se quieran pintar los libreros, no dejan también de
padecer sus defetos y vicos [sic] . Quanto a lo primero sin los descuidos en las obras, y
costumbres de mentir que es hábito en ellos, les atribuyen principalmente los daños
que se siguen en la República de libros legos y escandalosos. Porque como quiera que
consigan ganancia (blanco en que siempre ponen la mira) no reparan en esparcir por
el mundo tan mala semilla. Encárganse con particular ansia de su impresión,
comprando a veces a subido precio lo que de balde sería carísimo. Por maravilla admiten
libros eruditos y doctos, por ser en su conocimiento, tanquam asinus ad lyram. Sólo
eligen lo que les puede ser útil, y lo que como dicen se halla guisado para el gusto del

9. Cristóbal Suárez de Figueroa, Plaza universal, Madrid, Luis Sánchez, 1615. Fol. 365.
10. A propos du «rótulo» voir Anne Cayuela, Le paratexte au siècle d'or, Genève, Droz,
1994, p. 73.
11. Cristóbal Suárez de Figueroa, Op. cit., Fol. 365.

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BULLETIN HISPANIQUE

vulgo, cuyo talento en cosas de ingenio descubre quilates de plomo pesado y vil. Mas
no paso adelante, supuesto son amigos, y no es bien los irrite; siquiera porque no se
muestren poco favorables en el despacho deste libro 12.

Quant aux louanges de Juan Pérez de Montalbán, auteur prisé du public


pour ses livres récréatifs, -comedias, nouvelles, recueils de poésie 13-, elles
vont au-delà d'une simple manifestation de gratitude d'un fils envers son père
et s'inscrivent dans le vaste débat autour de la diffusion des savoirs. Son père,
Alonso Pérez, est l'un des libraires les plus influents de la rue de Santiago. Il
développe une intense activité d'édition et de commerce de librairie, dans
laquelle intervient la vente de livres, de papeterie et le travail de reliure.
Ajoutant à la vente ordinaire la vente «en gros», et dans la mesure où il assume
une importante fonction éditoriale, il correspond exactement à ce que l'on
désigne dans le Madrid de la première moitié du XVIIe siècle comme un
«mercader de libros».
Afin de démontrer que le métier de libraire est noble et appartient aux
Arts libéraux, Juan Pérez de Montalbán reprend certains des arguments de
Suárez de Figueroa, comme la noblesse de la «matière» c'est-à-dire du livre
comme véhicule du savoir, le contact des libraires avec les plus hautes
sphères de la société, princes, religieux, docteurs, philosophes, juristes et
lettrés. Cependant, il justifie également le caractère mercantile de cette
activité, en argumentant que d'autres professions considérées comme nobles
comme celles de médecin, juriste et architecte sont également lucratives 14.
Dans sa critique féroce du Para Todos Quevedo démonte cet argument,
insiste sur le caractère «mécanique» de la profession de libraire et sur ses
aspects les plus manuels cherchant à lui ôter toute prétention intellectuelle :

(...) el librero es meramente mecánico, porque no es forzozo que el librero sepa


nada de los libros que vende, ni de las sciencias, ni necesita sino de coser bien y
engrudar, estirar las pieles y cabecear y regatear (...) Y para ser librero no sé que sea

12. Cristóbal Suárez de Figueroa, Op. cit., Perpignan, Louis Roure, 1630. Cité par
Fernando Bouza, «Para qué imprimir. De autores, público, impresores y manuscritos»,
Cuadernos de historia moderna, n° 18, 1997, p. 43.
13. Maria Grazia Profeti, Un commediografo dell'eta di Lope, Pise, Istituto di letteratura
spagnola e ispano-americana, 1970.
14. «Y no importa que los libreros junten librerías grandes para vender, por sus intereses,
pues también los Médicos, Letrados, y Arquitectos, ejercitan por salarios determinados sus
Artes, y no por eso dejan de ser ellos nobles y ellas Liberales.» Juan Pérez de Montalbán, Para
todos, Madrid, Imprenta del reino, 1632, p. 208.

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ALONSO PÉREZ ET LA "LIBROPESÍA"

menester más de lo dicho; y no tienen examen ni cosa que no sea común con hormas
y cerote, por razón del oficio 15.
Mais par ailleurs, c'est la nature même de son fonds de librairie, son
caractère nettement récréatif et préjudiciable pour les bonnes mœurs qui lui
sont reprochés.
À la lumière d'une enquête menée sur la carrière d'Alonso Pérez 16 il
apparaît clairement que sa librairie de la rue de Santiago est tournée vers une
large clientèle urbaine, et qu'elle répond aux «besoins» de tous les états de la
société madrilène, des différents corps professionnels, situés à différents
niveaux de l'échelle sociale. Elle est tournée de façon privilégiée vers les
hommes de Lettres, un milieu qu'Alonso Pérez fréquentait assidûment en
qualité d'éditeur.
Au cours des 43 années (1602-1645) durant lesquelles il fut éditeur, il
finança 1 79 éditions ce qui le place parmi les éditeurs les plus actifs de cette
période 17. Son «catalogue» 18 démontre un savant mélange d'opportunisme
et de perspicacité. Point d'éditions trop élitistes, point de littérature
classique grecque ou latine, point de littérature étrangère, point de livres
scientifiques trop spécialisés. La Littérature arrive en tête avec 109 éditions,
suivie de la Religion, (ouvrages de dévotion, catéchismes, sermons, vies de
saints, recueils de poésie religieuse) puis de l'Histoire. Il mise sur les grands
noms de la littérature récréative et en particulier sur l'auteur le plus
prolifique du XVIIe siècle, Lope de Vega. N'hésitant pas à prendre des risques
- il publie une majorité d'éditions princeps (102/179) - il sait devancer les
besoins du public lecteur tout en respectant les tendances dominantes du
moment. Ainsi, Alonso Pérez contribue activement à la publication de
recueils de nouvelles. Dans tous les cas, il s'agit d'éditions princeps, dont les
auteurs «débutent» dans l'écriture de ce genre 19. En ce qui concerne

15. Francisco de Quevedo, La Perinola, éd. de Pablo Jauralde, Madrid, Castalia, 1987,
p. 187.
16. Enquête réalisée dans le cadre d'un dossier d'habilitation à diriger des recherches
soutenu en janvier 2000.
17. Si l'on compare le nombre et la fréquence des éditions financées par ce dernier avec
d'autres éditeurs madrilènes, on constate que son activité est comparable à celle de Francisco
de Robles qui finança 227 éditions au cours de sa carrière.
18. On trouvera le catalogue bibliographique des éditions financées par Alonso Pérez ainsi
que l'inventaire de sa librairie dans Anne Cayuela, Alonso Pérez, mercader de libros en el
Madrid de los Austrias, Madrid, Calambur, à paraître.
19. Francisco Lugo y Dávila, Alonso Jerónimo de Castillo Solórzano, Lope de Vega,
Juan Pérez de Montalbán, Gabriel Bocángel, Pedro Castro y Añaya.

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BULLETIN HISPANIQUE

l'édition de poésie, Alonso Pérez parie également sur des débutants : sur
Juan Pérez de Montalbán, Gabriel Bocángel, Jacinto Polo de Medina,
Francisco Francia y Acosta. Mais ses choix éditoriaux se tournent également
vers des valeurs consacrées : Góngora et Lope. Ce dernier confiera à Alonso
Pérez la publication d'un nouvelle formule éditoriale : les Partes de comedias,
qui permettaient de joindre dans un même recueil plusieurs comedias d'un
ou de plusieurs auteurs.
Alonso Pérez assumera également la responsabilité financière d'une
seconde nouveauté éditoriale, dont l'émergence est sans doute liée à la
suspension des permis d'imprimer pour la comedia et la novela entre 1 624 et
1635 20et dont le Para Todos de Juan Pérez de Montalbán est le meilleur
exemple : c'est la nature composite de cette formule (on trouvera dans un
même ouvrage, des nouvelles, de la poésie, des comedias, des traités
scientifiques, de la prose didactique etc) qui en constitue la principale
caractéristique 21, et qui fera l'objet d'un violent libelle de Quevedo
dénonçant le mélange des formes et des savoirs, du sacré et du profane, de la
culture savante et populaire :

En él hay novelas, autos sacramentales, sátiras, declaración de la misa, comedias,


instrucción de predicadores, almanaques, lunarios, amores y cuestiones teólogas;
junta los santos a los vergantes, cita batidos los idiotas y los filósofos, los chaconeros y
los padres de la iglesia; alaba al autor de la Naqueruza como al de la Iliada o Eneida
u22.
La librairie d' Alonso Pérez, à travers les 1 9 820 volumes qui apparaissent
dans l'inventaire dressé après son décès est une librairie «Para Todos», prête à
répondre à la demande des lecteurs auxquels Juan Pérez de Montalbán
s'adresse dans le prologue de son ouvrage miscéllané :
Llamo este libro Para Todos porque es un aparato de varias materias, donde el
Filósofo, el Cortesano, el Humanista, el Poeta, el Predicador, el Teólogo, el Soldado,
el Devoto, el Jurisconsulto, el Matemático, el Médico, el Casado, el Religioso, el
Ministro, el Plebeyo, el Señor, el Oficial, y el entretenido hallarán juntamente
utilidad y gusto, erudición (...) 23.

20. Sur ce point voir Anne Cayuela, «La prosa de ficción entre 1625 y 1634. Balance de
diez años sin licencias para imprimir novelas en los reinos de Castilla», Mélanges de la Casa de
Velázquez, XXIX-2, 1993, p. 51-76.
21. La Dorotea de Lope de Vega est à rapprocher de cette formule générique. Son
originalité repose également sur le mélange des genres, des registres et des savoirs .
22. Francisco de Quevedo, Obras festivas, «La Perinola», éd. de Pablo Jauralde, Madrid,
Castalia, 1987, p. 178.
23. Juan Pérez de Montalbán, Para Todos, op. cit., Prologue, n/n.

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ALONSO PÉREZ ET LA "LIBROPESÍA"

Toutes les branches du savoir sont représentées dans cette librairie de la


rue de Santiago, et la variété des matières permet de dessiner le vaste spectre
socio-professionnel de la société urbaine. Le monde des Lettres, lié à
l'écriture, semble être la clientèle privilégiée de ce commerce : outils
philologiques (grammaires, arts poétiques, manuels d'écriture), grandes
œuvres classiques, quelques ouvrages littéraires du siècle antérieur et de
multiples ouvrages de littérature «contemporaine» : la librairie d'Alonso Pérez
contient en effet l'essentiel des publications poétiques, romanesques et
théâtrales de la première moitié du XVIIe. Les ouvrages religieux répondent
également à une vaste clientèle: quelques rares ouvrages en latin côtoient
une énorme quantité de sermonnaires, utiles aux prêtres pour la préparation
du sermon dominical, et toutes sortes de livres de spiritualité, livres de
prières, vie de Saints. Pour la formation du jeune noble à l'exercice des
armes, au service du Roi, au bien de la République, les biographies de
membres de la noblesse, pour les membres de la justice et de l'administration
toutes sortes de manuels. Les professions médicales se voient proposer des
ouvrages spécialisés, mais on observe également la présence d'ouvrages
«pseudo-scientifiques» qui proposent une sorte de médecine «domestique»
destinée au plus grand nombre de lecteurs 24.
C'est cette spécialisation dans un type de librairie «commerciale», au
caractère purement récréatif, proposant des livres d'écoulement relativement
rapide et contribuant à la vulgarisation des savoirs que Quevedo reproche à
ce vendeur de livres. C'est bien la question du rapport au livre et à la culture
que pose Quevedo, l'humaniste, lecteur des classiques, collectionneur de
livres, détenteur d'un savoir réservé à une élite intellectuelle, qui considère
le livre comme support, outil, instrument de connaissance, dans une
logique restrictive qui réserve la lecture des classiques à une minorité, et
refuse la diffusion de ce savoir comme l'a très bien montré Lia Schwartz 25.
Dans un de ses poèmes satiriques, il s'indigne de voir «proliférer tout un
lignage d'érudits hypocrites et d'ignorants et présompteux acheteurs de
livres» 26 qualifiant de «fosse commune» (carnero), ces librairies pleines de
«cuerpos» (corps/volumes) sans âmes :
No es erudito, que es sepulturero,
quien sólo entierra cuerpos noche y día;

24. Les livres de Jerónimo Cortés tels que Fisionomía natural, ou Lunario perpetuo (1598).
25. Lía Schwartz, «Las preciosas alhajas de los entendidos, un humanista madrileño del
siglo XVII y la difusión de los clásicos», Edad de Oro, XVII, 1998, p. 213-220.
26. Epigraphe de González de Salas au sonnet 589. Franciso de Quevedo, Poesía original
completa, éd. de José Manuel Blecua, Barcelone, Planeta, 1990, p 564.
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BULLETIN HISPANIQUE

bien se puede llamar libropesía


sed insaciable de pulmón librero 27.

Dans les Sueños Quevedo s'attaque à un libraire dont il tait le nom mais
dont les traits se confondent étrangement avec ceux d' Alonso Pérez 28. Ce
libraire regrette que les auteurs soient condamnés pour les mauvaises œuvres
qu'ils ont écrites, regret sans doute motivé par des raisons d'ordre
commercial, s'accuse de les avoir vendues et d'avoir également contribué à la
diffusion de livres autrefois réservés aux sages. Quevedo qualifie par ailleurs
cette librairie de «bordel des livres» indiquant que «todos los cuerpos que
tenía eran de gente de la vida, escandalosos y burlones» 29.
La librairie telle que la dépeint Quevedo apparaît comme un commerce
destiné à la diffusion de produits de grande consommation et de mauvaise
qualité, mettant à la disposition de leurs principaux consommateurs —ceux-
là mêmes qui en alimentent leur propre production— non pas des mets de
choix mais des aliments grossiers. Quevedo choisit d'ailleurs des images
culinaires pour désigner le Para Todos. C'est une «olla podrida» que Juan Pérez
a remplie de «legumbres, bazofias, cachibaches, tronchas y chucherías»,
autant d'ingrédients trouvés dans les «tiendas de aceite y vinagre, tabernas y
despensas» 30. Ces magasins d'huile et de vinaigre ce sont précisément les
librairies qui fournissent tous ceux qui veulent connaître «toutes les sciences
et arts mécaniques et libérales en un jour». Ainsi dans sa miscellanée
parodique Quevedo conseille-t-il à l'apprenti-juriste d'apprendre seulement
les titres des livres, et d'avoir dans son bureau «libros grandes, aunque sean
de sol fa o caballerías, que hagan bulto, y algunos procesos, aunque los
compres de las especerías y tiendas de aceite y vinagre» 31.
Tirso de Molina distingue pour sa part l'auteur qui possède un véritable
savoir, et qui tel un ver à soie «saca de su sustancia misma telas prodigiosas
que adornan alcázares y templos», de ceux qu'il qualifie de «verdugos de car-

27. IbieL, p. 565.


28. «Pues es tanta mi desgracia que todos se condenan por las malas obras que han hecho,
y yo y todos los libreros nos condenamos por las malas obras que hacen los otros y por lo que
hicimos barato de los libros en romance y traducidos de latín, sabiendo ya con ellos los tontos
lo que encarecían en otros tiempos los sabios, que ya hasta el lacayo latiniza, y hallarán a
Horacio en castellano en la caballeriza.» Francisco de Quevedo, Los sueños, éd. de Ignacio
Arellano, Cátedra, 1991, p. 185-186.
29. Francisco de Quevedo, «Sueños del infierno», op. cit. , p. 185-186.
30. Juan Pérez de Montalbán, Para todos, op. cit., p. 211.
31. Francisco de Quevedo, «Libro de todas las cosas y otras muchas más», Obras festivas,
op. cit., p. 124.

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ALONSO PÉREZ ET LA "LIBROPESÍA"

tapacios que, después de macear cáñamos groseros adquiridos en las ferias


de corpulentas librerías, se venden oráculos 32».
C'est également cet accès plus généralisé au livre que Gracián attaquera
en déclarant «los sabios no tienen libros, los ignorantes librerías enteras».
Deux groupes se distinguent très nettement : une élite intellectuelle
composée de véritables lecteurs, autour de laquelle s'agglomèrent des
«acheteurs de livres», dont la vaine érudition ne saurait constituer un véritable
savoir.
Si Alonso Pérez apparaît comme le pur produit de la librairie «nouvelle»
qui «demande, beaucoup de sagacité car la première attention des libraires
qui suivent cette deuxième branche doit être d'étudier le goût du public, et
quelquefois même de le diriger» 33, il est également l'agent de diffusion
privilégié d'une nouvelle culture. S'il est indéniable que le développement
de la librairie a favorisé la diffusion du savoir et de la création - ce que
regrette Cristóbal Suárez de Figueroa lorsqu'il déclare «ahora todos pueden
aprender y darse a virtud, por haber cobrado los libros moderados precios» 34
— ce développement a également un effet pervers sur la nature des produits
culturels, étant donné que les libraires, mus par l'appât du gain, suivent les
goûts du public «cuyo talento en cosas de ingenio descubre quilates de
plomo pesado y vil» 35.
Ainsi le marchand-libraire, celui qui édite et qui vend les livres, est à la
charnière entre deux domaines inter-dépendants aux relations paradoxales :
d'une part la créativité, l'Art et les Sciences, de l'autre le commerce et
l'argent. Alonso Pérez, qui vécut en un temps où commençaient à naître
l'ambition commerciale, la consommation littéraire, apparaît dans ce
contexte comme l'artisan d'une production éditoriale soumise à la pression
croissante du public et comme un commerçant au service de la nouveauté
des formes et des genres.

32. Tirso de Molina, El bandolero, éd. A. Nougué, Madrid, Castalia, 1979, p. 133.
33. Jean Alexis Néret, Histoire illustrée de la librairie et du livre français des origines à nos
jours, Paris, Lamarre, 1953, p. 45.
34. Cristóbal Suárez de Figueroa, Plaza universal de todas ciencias y artes, Fol. 235.
35. Cristóbal Suárez de Figueroa, Ibid., Perpignan, Luys Roure, 1630.

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