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Revue d’histoire moderne et

contemporaine

Le commerce international de la librairie française au XIXe siècle


(1815-1913)
Frédéric Barbier

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Barbier Frédéric. Le commerce international de la librairie française au XIXe siècle (1815-1913). In: Revue d’histoire moderne
et contemporaine, tome 28 N°1, Janvier-mars 1981. Livre, éducation, savoirs, XVIIe-XXe siècles. pp. 94-117;

doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1981.1128

https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1981_num_28_1_1128

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LE COMMERCE INTERNATIONAL
DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE AU XIXe SIÈCLE
(1815-1913)

Dans l'état actuel des connaissances historiques françaises, l'étude du


monde du livre après la Révolution de 1789 reste pratiquement une terre
en friches, ouverte à tous les travaux futurs de recherche. Si nous excluons
en effet certains ouvrages généraux d'histoire du livre — au premier rang,
celui de Néret1 — ainsi que les monographies portant sur une entreprise
déterminée2, nous ne trouvons pratiquement aucun titre présentant une
histoire économique, culturelle ou même institutionnelle du livre français
entre 1789 et 1913. L'étude qui va suivre porte sur un aspect particulier
de ces problèmes, celui du commerce international du livre français, et
sera limitée pour l'essentiel à la période 1821-1913, par suite du manque
d'informations statistiques sur les années révolutionnaires et impériales.
Après avoir envisagé les conditions générales du commerce du livre au
XIXe siècle (législation, mais aussi organisation et évolution du marché),
nous aborderons le mouvement même des exportations de livres et de
périodiques à partir de la France, en l'envisageant surtout d'un point de
vue statistique, avant d'essayer d'en tirer quelques enseignements pour
l'évolution à venir. Il aurait été très souhaitable de terminer par
du rapport pouvant exister entre le mouvement du commerce
du livre français et celui de l'édition française proprement dite,
en particulier en lui comparant une courbe de la production. Par suite du
défaut de statistiques réellement fiables 3, cet aspect essentiel de la
ne peut être abordé au stade actuel des recherches 4 : dans l'état

1. J.-A. Néret, Histoire illustrée de la librairie et du livre français, Paris, 1953.


2. Voir à ce sujet la bibliographie donnée par le Dictionnaire des lettres françaises,
xix« siècle. Par exemple, l'ouvrage de J. Mistler, La Librairie Hachette, de 1826 à nos jours...,
Paris, 1964.
3. La statistique du nombre de titres annoncés dans la Bibliographie de la France,
publiée à l'occasion du centenaire de la fondation de celle-ci, en 1911 (et reprise par Robert
Estivals), présente en effet d'importants écarts avec ce que nous connaissons de la
du dépôt légal. Elle donne une bonne idée d'ensemble de l'évolution, mais ne peut
être utilisée pour une étude quelque peu détaillée.
4. Du point de vue de l'historiographie générale, notre connaissance du commerce
extérieur des principaux pays européens au xixe siècle s'est considérablement accrue grâce
à l'ouvrage de P. Bairoch, Commerce extérieur et développement économique de l'Europe au
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actuel de nos connaissances, il est notamment impossible de déterminer


la proportion relative de la production imprimée française qui est exportée
chaque année au cours du xixe siècle.

Du point de vue de l'histoire douanière, et en reprenant l'analyse


proposée par Paul Bairoch5, le XIXe siècle se répartit en trois grandes
phases, qui font se succéder, après l'ère protectionniste (qui s'étend,
en Europe continentale, jusqu'en 1846), une libéralisation progressive
(1846-1879), puis un retour au protectionnisme (1879-1914). Ce schéma ne
s'applique cependant pas au commerce international du livre, même s'il
a sur lui une certaine influence, et il est significatif de constater que, bien
davantage, le XIXe siècle se place dans une évolution pratiquement
continue vers une protection de plus en plus grande de l'œuvre littéraire
et vers une libéralisation toujours plus poussée de son commerce6. Le
Premier Empire constitue ici une véritable parenthèse, par l'instauration,
en 1810, de la censure impériale. Du point de vue économique, si les
conquêtes continentales ouvrent pratiquement à certains libraires
le marché européen du livre français7, le blocus anglais de
mai 1806 leur coupe, en fait, toute possibilité d'expansion vers les autres
continents. A partir de 1809, le système des licences permet à certains
commerçants français de négocier avec l'Angleterre, et notamment d'en
importer des marchandises coloniales, mais ce dans la stricte limite du
tonnage qu'ils y auraient précédemment exporté. Le livre étant une
qui, une fois sa nouveauté oubliée se déprécie très rapidement,
les commerçants n'hésitent parfois pas à faire charger les navires de livres
passés de mode 8, puis, les ayant fait couler lors de la traversée, à réimporter
d'Angleterre sucre et denrées tropicales pour le même tonnage9.

XIXe siècle (Paris et La Haye, 1976). P. Bairoch remarque d'ailleurs (p. 220) que, à
des travaux de J.-C. Toutain, « on ne dispose pas de travaux récents sur l'évolution du
commerce extérieur français au xixe siècle ». A plus forte raison dans le domaine particulier
du livre. L'Histoire économique et sociale de la France, t. III, premier volume (1789-1880),
sous la direction de Fernand Braudel et Ernest Labrousse, donne, aux pages xvn à xx, une
bibliographie de ce sujet à jour en 1976.
5. Ouvr. cité, n. 4.
6. L'idée, lancée par les philosophes des Lumières, est dans l'air au moins depuis la
seconde moitié du xvine siècle. A Strasbourg, un censeur de la librairie écrit, en 1784, dans
un de ses rapports : « Les productions d'un auteur sont un bien qui appartiennent de droit
au public (...). Je pense assez, comme Figaro, que les sottises imprimées n'ont d'importance
que là où on en gêne le cours... » (Arch. mun. de Strasb. AA 2358). Les productions
appartiennent au public, mais il n'empêche que les intérêts matériels de l'auteur, tout
comme ceux de l'éditeur, doivent autant que possible être sauvegardés.
7. Citons notamment le cas des frères Levrault, de Strasbourg, dont l'un, devenu
de la Grande Armée, suit celle-ci dans ses différentes campagnes et établit ainsi de
fructueuses relations d'affaires avec les libraires allemands, relations conservées bien après
la chute de l'Empire.
8. Et notamment, au lendemain des confiscations révolutionnaires, de livres religieux.
9. A la même époque (1804), les exportations vers les Antilles, et surtout Haïti, deviennent
de plus en plus difficiles.
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Dès la chute de l'Empire s'ouvre, pour les pays francophones européens,


ce que l'on a appelé 1' « âge d'or de la contrefaçon ». Libérée de la censure
impériale, la Belgique devient alors le premier centre des contrefaçons
françaises : la loi du 23 septembre 1814, en abolissant la législation
ne protège plus que les auteurs et éditeurs du royaume des Pays-Bas,
tandis qu'un autre texte, en date du 25 janvier 1817, réglemente de façon
très large le « droit de copie » 10. La possibilité d'éditer des livres dont ils
ne paient pas le manuscrit, jointe à l'utilisation systématique du petit
format, permet aux Belges de vendre à très bon marché des ouvrages
beaucoup plus chers en France : « ...les négociants de Lyon qui vont à
Genève recevront de vingt amis la commission d'importer un Béranger.
Le volume de ce grand poète qui, grâce à M. Domat, honnête imprimeur de
Bruxelles, coûte 3 F à Genève, se paie 24 F à Lyon », écrit Stendhal en 1824.
Et d'ajouter, lors de son séjour en Italie, dix ans plus tard : « ...Rome et
moi nous ne connaissons la littérature française que par l'édition belge. »
A partir de 1830, lorsque la Belgique devient indépendante, certains de
ses principaux libraires u fondent en grande partie leur activité d'édition
sur l'exportation massive de contrefaçons de livres français. Des centres
moins importants de contrefaçons françaises existent cependant à la même
époque ailleurs en Europe, et notamment en Suisse, Piémont et dans le
grand duché de Bade 12.
Il est pratiquement impossible de connaître avec précision
quantitative de la contrefaçon, tout comme celle du dommage
qu'elle fait subir à l'édition française. Quelques années après sa création,
en 1841, la Société des gens de lettres présente un mémoire au
dans lequel elle estime la valeur annuelle des livres français
contrefaits à l'étranger et frauduleusement importés, à environ 400 000 F —
ce qui ne préjuge pas des livres exportés dans des marchés extérieurs
qui, ainsi, échappent à nos libraires. Derrière Balzac, lui-même confronté à
de difficiles problèmes d'argent, un important mouvement d'opposition à
la contrefaçon belge se développe alors en France, tandis que, en Belgique
même, apparaît une réaction parallèle, visant à promouvoir la littérature
nationale. Désormais, aux yeux de la plupart des gouvernements
l'intérêt économique rejoint la volonté d'exalter, à travers la
création littéraire et artistique, le sentiment national13, en même temps

10. L'étude la meilleure à ce jour, en ce qui concerne le problème de la contrefaçon


belge, semble bien être celle de H. Dopp, La contrefaçon des livres français en Belgique,
Bruxelles, 1932.
11. Qui bien souvent avaient largement profité de l'ouverture de l'Europe aux livres et
imprimés en français sous le Premier Empire.
12. A l'inverse, la Saxe, sous la pression des professionnels allemands du livre, interdit,
dès 1773, la vente des contrefaçons. Avec Johann Thomas von Trattner, le centre de la
allemande se déplace alors vers le sud (Bavière et surtout Autriche) : les décrets pris
par Joseph II en 1781 et 1784 exclut les livres étrangers (y compris allemands) de
de la contrefaçon.
13. L'idée est mise en avant par les Allemands dès le xviif siècle, et reprise à la suite
des guerres napoléoniennes : en 1816, l'éditeur hambourgeois Frédéric Perthes publie la
Librairie allemande comme condition d'existence d'une littérature allemande (Der Deutsche
Buchhandel als Bedingung des Daseyns einer deutschen Literatur). Devant l'impossibilité
d'aboutir à une législation d'ensemble, la Prusse, qui avait interdit la contrefaçon dès 1791,
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d'ailleurs que le désir d'établir une surveillance policière plus efficace :


l'année 1843 marque, avec la signature de la première convention bilatérale
sur la protection des œuvres de l'esprit, le début du déclin de la
Cette évolution sera ensuite accélérée par l'arrivée au pouvoir
des « hommes nouveaux » du libre-échange, Napoléon III et Cavour en tête.
Comme, à partir de 1860, dans le domaine économique, la protection
des œuvres littéraires au niveau européen va se faire, dans un premier
temps, autour de la France, et par le jeu d'une série de conventions
bilatérales. Les premières sont passées avec le royaume de Piémont-
Sardaigne les 28 août 1843 et 22 avril 1846, et complétées par une
signée par d'Azeglio et Cavour le 5 novembre 1850. A cette date est
établie entre les deux parties la garantie réciproque de la propriété des
œuvres d'esprit et d'art publiées avant le 12 octobre 1843 (date de
de la première convention), sous la seule condition qu'elles aient
été légalement enregistrées dans leur pays d'origine. Par ailleurs, la
d'éditions en contrefaçon est interdite, de même que leur
à partir de pays tiers : seule limitation administrative, avec l'arrivée
au pouvoir en France du parti de l'ordre, l'obligation, à partir de 1850,
de fournir des certificats d'origine pour l'importation de livres piémontais
en France — ceci pour éviter l'importation de contrefaçons, notamment
suisses, après un éventuel transit par le Piémont-Sardaigne. Cette série
de conventions, conclues pour six ans, est tacitement reconduite, sauf la
volonté expresse de l'une des parties. Elle servira de modèle à toutes
celles qui seront passées ensuite.
L'efficacité de ces mesures paraît être assez grande, par suite de la
relative simplicité de la procédure. Un exemple de 1852 nous en précise
les étapes :
...les traités sur la propriété littéraire conclus entre la France et les États
sardes (...) viennent de connaître leur première application rigoureuse. Une
descente a été faite à la requête de plusieurs éditeurs de Paris, par les agents
de police de Chambéry, chez les libraires Perrin, Puthod, Bergoin-Gagnère et
Grumel, pour reconnaître s'ils tenaient en dépôt dans leurs librairies des
contrefaçons de la Géographie de l'abbé Gaultier14, réimprimée à Annecy par
M. Burdet (...). Il est résulté de cette visite que tous les libraires avaient dans
leurs magasins quelques exemplaires de cet ouvrage contrefait, et il en a été
saisi 77 volumes, qui, en cinq paquets, ont été transmis à l'avocat fiscal pour
servir à la procédure poursuivie contre M. Burdet. On penre que cette procédure
sera jugée à Annecy, lieu du principal délit... 15
La seconde convention, passée entre la France et le Portugal, est
conclue le 12 avril 1851, également pour six ans : l'exercice de la protection
est cependant limité aux livres nouveaux, sous condition du dépôt légal.
Des dispositions particulières, comme dans la plupart des conventions
de ce type, sont prises pour ce qui touche aux droits de traduction et

établit, entre 1827 et 1829, des conventions bilatérales avec 31 autres Etats allemands, qui
préfigurent le système mis en place par la France, à l'échelle européenne, à partir de 1843.
14. Abbé Louis - Edouard - Camille Gaultier, Géographie de l'abbé Gaultier..., Paris,
J. Renouard, 1828. Trente-cinq rééditions en France au xixe siècle.
15. Journal de la librairie, Feuilleton, 1852, p. 392.
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à la protection des articles de journaux. Le 20 octobre 1851 est passée
la convention franco-hanovrienne puis, le 3 novembre, celle entre la France
et la Grande-Bretagne : promulguée le 22 janvier 1852, pour une durée
de dix ans, celle-ci subordonne la jouissance des droits de propriété à
l'exécution des formalités d'enregistrement et de dépôt, et s'étend aux
traductions. Enfin, le décret du 28 mars 1852 constitue la première
pour un règlement d'ensemble du problème de la contrefaçon, par
la réciprocité accordée par la France à toutes les nations ayant pris des
mesures pour la protection des œuvres étrangères. A ce titre, le décret
est vivement approuvé par les milieux de professionnels du livre,
en Allemagne :
...il serait vivement à souhaiter que les États qui, jusqu'à ce jour, n'ont pas
pu ou n'ont pas voulu se décider à respecter la propriété des œuvres d'art et
d'esprit étrangères, imitassent le généreux exemple qui vient de leur être donné
par le gouvernement du prince-président...,
lit-on dans le Bôrsenblatt du 6 septembre 1852 16. La convention conclue
le 8 août 1852 avec le duché de Brunswick est copiée sur le modèle de
la convention franco-hanovrienne, mais « restera en vigueur aussi
que sera maintenu le décret du 28 mars ».
L'importance du rôle de la Belgique dans la contrefaçon des ouvrages
français donne un relief particulier à la convention signée avec ce pays
le 22 août 1852, puis complétée les 27 février et 12 avril 1854 : la protection
réciproque est assurée aux ouvrages nouveaux, ayant fait l'objet d'une
déclaration et d'un dépôt à Paris ou à Bruxelles ; un privilège de cinq ans
est accordé aux traductions, tandis que les articles de presse à sujets
politiques peuvent être reproduits librement, sous condition d'en indiquer
la source. Notons que ces conventions sont assorties, comme toutes celles
qui sont alors passées, d'une baisse importante des taxes douanières
correspondantes : en 1852, les droits d'importation des livres français en
Belgique passent ainsi de 31,80 F à 10 F les cent kilos. Des baisses
analogues, quoique proportionnellement moins importantes, interviennent
notamment sur le commerce des caractères typographiques, tandis que,
toujours pour les livres, « les plus grandes facilités ont été convenues (...)
de part et d'autre pour les formalités de douane et les justifications
» 17. En Allemagne, à la suite et sur le modèle de celle passée avec
le Hanovre, des conventions sont signées, entre le 18 septembre 1852

16. « ..., lequel, par un décret récent, accorde la réciprocité à toutes les nations qui,
ayant une littérature nationale, voudront concourir à l'abolition sincère de cette lèpre du
xixe siècle qu'on appelle la contrefaçon littéraire. Que les auteurs et les éditeurs s'entendent
donc une fois pour protéger partout leurs droits et poursuivre la contrefaçon comme on
un vol ordinaire... »
17. La nécessité d'une convention de ce type était reconnue par les libraires belges
eux-mêmes, comme en témoigne, en 1839, une annonce de la nouvelle Librairie belge-française
(de Bruxelles) : « ... son but est de former une opposition contre la contrefaçon, ce fléau
de la librairie, qui pèse principalement sur les éditeurs de France » (Journal de la librairie,
Feuilleton, 1839, p. 4).
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 99
(grand duché de Hesse-Darmstadt) et le 2 mai 1856 (ville libre de
avec douze états de moyenne importance18.
Les textes les plus importants pour l'établissement d'une protection
des oeuvres de l'esprit entre la France et l'ensemble de l'Europe
germanique sont cependant ceux signés avec le grand duché de Bade
(3 février 1854, puis 2 juillet 1857), le royaume de Saxe (19 mai 1856),
le grand duché de Luxembourg (4 et 7 juillet 1856), le royaume de Prusse
(2 août 1862) et l'empire d'Autriche (11 décembre 1866). La convention
conclue le 30 octobre 1858 avec le canton de Genève est étendue à
l'ensemble de la Confédération helvétique le 30 juin 1864. Les rapports
les plus souples sont ceux qu'établit la convention conclue entre la France
et les Pays-Bas, le 29 mars 1855 : celle-ci, en effet, tout en n'exigeant
aucune formalité de déclaration ou de dépôt, prévoit cependant la «
des traductions d'ouvrages nationaux », et exempte de droits, à
partir du 1er avril 1859, les ouvrages français importés en Hollande. Enfin,
la durée de la convention sera celle du traité de commerce du
15 février 1853.
Vers l'Europe du sud, après les conventions franco-piémontaise et
franco-portugaise, la protection des œuvres littéraires fait l'objet de
l'article 20 du traité de commerce passé le 15 février 1853 entre la France
et le grand duché de Toscane, tandis qu'une convention particulière est
passée, pour ce même objet, avec l'Espagne (15 novembre 1853). Ainsi, du
23 août 1843 à la fin du Second Empire, les conventions littéraires et
passées par la France couvrent-elles pratiquement toute l'Europe,
Russie exceptée. La généralisation même de cet ensemble d'accords
assure son succès et prépare la conclusion des grandes conventions
internationales. Leur multiplicité cependant, ainsi que la diversité des
conditions à remplir par l'auteur ou par l'éditeur, posent de très difficiles
problèmes à ceux-ci, et même aux agents des douanes. De simples
« politiques » marquent, pour finir, la période 1870-1886 : la
franco-allemande est signée le 19 avril 1883, la convention franco-
italienne le 9 juillet 1884.
Le mouvement international d'accords bilatéraux engagé depuis la
décennie 1840-1850 touche alors à son terme logique, la signature d'une
véritable convention internationale. Le rôle des auteurs devient ici
En 1858, le premier Congrès littéraire international se réunit à
Bruxelles et demande « la reconnaissance internationale de la propriété
des œuvres littéraires et artistiques ». Victor Hugo préside, en 1878, le
Congrès de Paris, à la suite duquel est fondée l'Association littéraire et
artistique internationale. Enfin, en 1881, est organisé, sous l'égide du Cercle
de la librairie, un Syndicat des auteurs « qui devait s'occuper, au nom
des intéressés, de toutes les formalités exigées dans les conventions
» 19. A l'inverse des traités bilatéraux que nous venons d'examiner,

18. Hesse-Hombourg, Reuss (branche aînée et branche cadette), Nassau, Hesse-Cassel,


Saxe-Weimar-Eisenach, Oldenbourg, Schwarzbourg-Sonderhausen, Schwarzbourg-Rudolstadt,
Waldeck et Pyrmont, puis Brème et Liibeck.
19. J.-A. Néret, ouvr. cité, n. 1.
100 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

et qui sont avant tout des traités commerciaux, ce mouvement des


du livre vise d'abord à obtenir une protection intellectuelle de
l'œuvre littéraire et artistique. Il aboutit, en France, au vote de la loi
du 29 juillet 1881, véritable « code de la presse ».
Le 9 octobre 1886 est finalement conclue, à Berne, la première
internationale de la propriété littéraire et artistique, sur le modèle
de la convention signée à Paris en 1883 sur la propriété industrielle. La
convention de Berne établit le principe de l'assimilation des « unionistes »
(ressortissants des pays membres de 1' « Union de Berne ») aux
« nationaux » :
...les auteurs jouissent, pour ce qui concerne les œuvres pour lesquelles ils
sont protégés en vertu de la convention, dans les pays de l'Union autres que le
pays d'origine de l'œuvre, des droits que les lois respectives accordent
ou accorderont par la suite aux nationaux, ainsi que des droits spécialement
accordés par la convention (art. 5).
La liste des œuvres protégées est très large, ce qui entraîne rapidement
une opposition des pays tiers, au premier rang desquels viennent les
États-Unis : émanation de la vieille Europe, et rédigée à une époque de
gestation de l'actuel tiers monde, la convention de Berne est avant tout
soucieuse de protéger les intérêts des ressortissants des États signataires 20.
Elle est révisée à plusieurs reprises (dont la dernière, pour notre période,
à Berlin en 1908), tandis que la politique des accords bilatéraux est
avec les pays ne l'ayant pas signée (accord franco-bolivien,
8 janvier 1887).
Le XIXe siècle, et surtout les deux « temps forts » de 1850-1860 et de
1880-1890, est ainsi une période de complète réorganisation juridique du
commerce international du livre. Une réorganisation parallèle s'opère sur
le plan proprement matériel, et tend également à ouvrir à la librairie
française les portes d'un commerce mondial. Trois points successifs, ici :
techniques commerciales, transports, modes de paiement.
Techniques commerciales, d'abord : le succès d'un livre donné dépend,
certes, du public auquel il est destiné, mais surtout suppose que celui-ci
soit averti de la mise en vente de l'ouvrage et, si possible, favorablement
disposé en sa faveur. A une époque où l'éparpillement géographique extrême
du public rend impossible, pour un éditeur isolé, de couvrir avec une
seule édition l'ensemble du marché21, la diffusion à l'étranger va surtout
se faire par le biais d'accords bilatéraux passés entre l'éditeur ou le libraire
français et chacun de ses collègues pris isolément. Ainsi, les Victoires (...)

20. A l'origine, environ une vingtaine, essentiellement européens. Malgré ses


la Convention de Berne se heurtera à des oppositions de plus en plus nettes, et la
plupart des Etats extra-européens refuseront en fait de la signer. Sous l'influence de l'Unesco
et des Etats-Unis est enfin conclue, en 1952, une convention moins « protectionniste », la
Convention universelle sur le droit d'auteur (parfois appelée Convention de Genève). La
France y adhérera en 1955. La Convention de Berne reste cependant utilisée préférentielle-
ment pour les relations littéraires ou artistiques avec les États membres de l'Union de Berne.
21. La couverture du marché se fait alors non pas par des éditions à gros tirages, mais
par la multiplication d'éditions tirées de 1 000 à 2 000 exemplaires, et notamment d'éditions
en contrefaçon.
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 101
des français de 1792 à J81522, collection de vingt-sept volumes publiés par
Panckoucke en 1817, peuvent être achetées en souscription chez dix-huit
libraires parisiens, dans cent deux villes de province, mais aussi à Londres,
Bruxelles, Genève, Milan, Turin et Madrid (dont les libraires « poursuivront
tout contrefacteur »), et dans de nombreuses villes étrangères (Breslau,
Moscou, Varsovie, Vienne, etc.)- Un tel réseau de vente, surtout dans les
premières décennies du siècle, est cependant tout à fait exceptionnel, et
ne peut être mis en place qu'à l'occasion d'opérations très particulières
et par les très grands libraires parisiens23.
Le rapport direct entre professionnels présente en outre, pour le
libraire, de multiples avantages : l'envoi régulier ou non de catalogues de
fonds aux libraires étrangers permet que s'instaure un large échange de
volumes, ceux-ci étant désormais portés sur les catalogues d'assortiment
des libraires correspondants. Dans l'Europe germanique, cette procédure
est encore allégée par la généralisation de 1' « office » : un éditeur envoie
systématiquement ses nouveautés à tous ses correspondants, en les portant
simplement à leur débit. Après écoulement d'un certain délai, les volumes
non écoulés sont réexpédiés à l'éditeur, et les comptes définitivement
arrêtés. La plupart des libraires français travaillant avec l'Allemagne
(notamment les Levrault, ainsi que Treuttel et Wiirtz) sont familiarisés
avec ces procédés et les utilisent eux-mêmes fréquemment. Enfin, le libraire
correspondant24 peut prendre en charge les aspects publicitaires, destinés
à faciliter la vente d'un livre donné dans son propre pays : envoi de
distribution des formulaires de souscription, insertion dans les
catalogues d'assortiment de ses propres correspondants, don de spécimens
aux principaux périodiques littéraires.
Alors que les relations commerciales épistolaires ne peuvent être
que très insuffisantes par leur lenteur, leur relative incertitude et leur
complexité, les libraires ont pris l'habitude, depuis surtout la seconde
moitié du xvnr siècle, de se rencontrer au moins une fois par an à la
foire de Leipzig ; à cette occasion, chacun présente ses livres de fonds, et
des catalogues particuliers sont parfois imprimés, destinés à être échangés
lors de la foire25. On y prend les souscriptions, on y arrête les comptes
de l'année écoulée26. Enfin, il arrive que, pour remédier aux difficultés de

22. Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français, de 1792 à 1815,
par une société de militaires et de gens de lettres. Paris, Panckoucke, 1817, 27 vol. in-8°.
23. Environ 2 500 souscripteurs achètent près de 9 000 collections des Victoires, dont la
vente procure à l'éditeur 1 600 000 F de rentrées.
24. Fréquemment, il s'agit dans ce cas d'un libraire commissionnaire permanent,
représentant de l'éditeur français dans son pays. Voir le Catalogue des livres (...) qu'on
trouve en nombre chez Levrault et Cie, libraires à Strasbourg, publié à l'occasion de la Foire
de Jubilate 1804 : « leur commissionnaire à Leipzig est M. Guillaume Rein, et à Francfort la
Librairie de Jaeger » ( « Ihr Commis sionnair in Leipzig ist Herr Wilhelm Rein und in Frankfurt
die Jaegerische Buchhandlung »).
25. V. n. préc.
26. L'imprimeur Decker, de Bâle, écrit à Levrault, en 1797 : « ...Je compte partir pour
Leipsic le 20 avril ; si votre frère vient avec moi, décidez-vous (...), pour que je ne prenne
pas d'autre arrangement. Le voyage pourrait se monter à 30 louis par tête au plus, mais
certainement l'utilité que vous en retireriez surpasserait cette somme... » (Arch. Bas-Rhin,
Berger-Levrault).
102 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

communication et pour s'implanter sur un marché nouveau, le libraire


exportateur établisse, souvent par l'intermédiaire d'un membre de sa
propre famille, une véritable « succursale » à l'étranger : Treuttel et Wiirtz,
de Strasbourg, ont ainsi des magasins à Paris et à Londres, de même que
le libraire Baillère qui, en 1861, crée en outre une agence en Australie.
« Cependant, l'espace résistait de toute sa masse, un espace qui
demeure immense, difficilement saisissable, et qui continue (...) à se
distinguer par sa médiocre unification, par son émiettement et par toutes
sortes de distorsions (...) qui venaient faire obstacle à des relations
et uniformes. » 27 Les problèmes posés par l'acheminement matériel
des volumes achetés ne sont pas les moins difficiles, et jusqu'à
des chemins de fer, les transports en Europe continentale se font
exclusivement par route ou par canaux: en 1801, le landgrave de Hesse-
Rothenbourg demande ainsi à « combien pourroient revenir les frais de
transport par quintal jusqu'à Francfort, tant par eau que par la
» 28. Plus loin, vers l'Europe orientale, les livres sont le plus souvent
acheminés par l'intermédiaire d'un libraire allemand, par Francfort,
Leipzig et, de plus en plus, Berlin, ce qui n'empêche cependant pas certains
acheteurs fortunés de s'adresser directement à l'éditeur français29. Vers
la Russie, l'essentiel du trafic s'opère par la mer, via Saint-Pétersbourg,
moins de 20 % transitant par la mer Noire : les exportations sont donc
pratiquement interrompues durant les mois d'hiver. Délais de transport
et prix sont de toute manière très lourds, pour une régularité et une
sécurité des plus aléatoires.
La révolution des transports par le chemin de fer et le steamer, puis
l'organisation, à l'échelle mondiale, de services réguliers pour les colis
postaux, sont les deux éléments qui vont, à partir des années 1845,
bouleverser les structures mêmes du commerce du livre. Dès 1848,
Paris est relié directement par chemin de fer à Berlin, Leipzig et Vienne,
et les principaux axes européens sont terminés à la fin du Second Empire
(sauf vers la Russie), de sorte que, au vu des devis d'édition et de la
correspondance commerciale des libraires, on peut estimer que, de 1840
à 1880, le coût du transport des livres et périodiques diminue de 75 %.
Dans le même temps, sont ouvertes les grandes lignes de navigation, de
la Cunard Liverpool - États-Unis en 1840 aux lignes de la Compagnie
transatlantique à partir de 1861 : en 1869, on ne met plus que huit jours
pour relier l'Europe aux États-Unis, tandis que l'ouverture du canal de

27. Histoire économique et sociale de la France (ouv. cité), p. 243.


28. Les relations sont des plus sommaires : « ...vous vous rappelez peut-être que j'eus
l'honneur de vous remettre une lettre de M. Jaeger, libraire à Francfort, lors de mon dernier
passage à Strasbourg, dans le courant du mois de mars ; à mon retour, j'ai voulu vous
demander vos commissions pour ce dernier, mais je n'eus pas le plaisir de vous trouver
dans le magasin. A ma demande, l'on a bien voulu me donner votre catalogue, que j'ai
communiqué à S.A.S. Monseigneur le Margrave de Hesse-Rothenburg, chez lequel j'ai
de servir en qualité de chirurgien... » (Arch. Bas-Rhin, fonds Berger-Levrault).
29. En 1823, un noble de Courlande, Schnitzler, rassemble les commandes des
de la région et demande que les livres soient envoyés par bateau à Memel, « d'où
l'on pourroit les faire arriver à la côte de Courlande ». Et d'ajouter : « ...en retirant les
livres français de l'Allemagne, leur prix devient exorbitant » (Arch. Bas-Rhin, fonds Berger-
Levrault).
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 103

Suez donne un élan formidable aux exportations anglaises vers les Indes
et, à un moindre degré, vers l'Extrême-Orient et l'Océanie. Au-delà de
1' « Europe germanique », de l'Italie et de l'Espagne, la majeure partie
des transports de librairie continue en effet à se faire par mer : en 1868,
les principales villes d'exportation du « papier et de ses dérivés » sont
Le Havre (11,1 millions de francs) et Paris (8 millions), puis Marseille
(8 millions), Bordeaux (3 millions), Boulogne (2,6 millions et Dieppe
(1,3 million). Paris mis à part, Strasbourg est la plus importante ville
d'exportation par terre, avec 282 000 F.
Enfin, alors que les services postaux, depuis la réforme de 1829-1832,
assuraient en France même la distribution quotidienne des lettres, à un
prix uniforme à partir de 1849, il faut attendre 1881 pour que soit organisé
le nouveau service des colis postaux qui, pour l'acheminement de livres
en petite quantité, offre une commodité et une rapidité très supérieures
à celles du chemin de fer — à un prix, il est vrai, sensiblement plus élevé.
La signature de multiples accords internationaux portant sur
des colis postaux, entre 1881 et la fin du siècle, étend peu à peu cette
possibilité d'expédition à pratiquement tous les pays de la planète. Au
niveau européen peut ainsi, dès le milieu du XIXe siècle, s'organiser un
marché homogène du livre : l'importance des bouleversements survenus
en moins de trente ans dans les structures mêmes et les conditions
du commerce international de la librairie est bien marquée, à partir
de 1860, par la disparition des anciennes foires du livre de Leipzig.
Publicité, prise des commandes et acheminement des livraisons ne
sont pas tout : les problèmes du paiement des livres éventuellement vendus
à l'étranger sont particulièrement difficiles. Spécialisé dans les
de livres français en Allemagne, le libraire Levrault écrit, en 1811,
à son homme d'affaires parisien : « A qui vendre, aujourd'hui qu'aucun
libraire de l'Allemagne ne paie ? » ; et d'ajouter, deux années plus tard :
« ...l'Allemagne seule permet de compter sur la vente de cette sorte de
livres, et depuis des années elle est perdue pour la librairie, car ce n'est
pas tout de vendre, il faut aussi être assuré de la rentrée des fonds » 30.
Le crédit, d'un emploi très large déjà pour les ventes au niveau régional,
est en fait généralisé dès que l'on passe dans le domaine international.
Les difficultés de recouvrement des créances rendent souvent
le passage par un confrère, libraire, éditeur puis, de plus en plus
souvent, commissionnaire, au compte duquel sont portés les avis de crédit
ou de débit correspondants : les maisons spécialisées dans le commerce
international doivent ainsi disposer, en l'absence de structures bancaires
suffisamment étendues, d'un véritable réseau financier, qui s'identifie
souvent à leur réseau commercial. Formé avant tout par les professionnels
du livre, celui-ci est un moyen efficace de réduire au maximum les
transferts effectifs de fonds, tout en offrant une bonne garantie contre
les non-paiements de débiteurs « douteux » ou « perdus ». Les moyens
privilégiés de paiement y sont constitués par les billets à ordre, dont la
circulation au sein du petit « monde du livre » peut parfois durer plusieurs

30. Arch. Bas-Rhin, fonds Berger-Levrault. Sur ces questions, F. Barbier, Trois cents
ans de librairie et d'imprimerie, Berger-Levrault , Genève, 1979.
104 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

années. Enfin, à partir des années 1870-1880, les structures bancaires vont
se substituer, pour certaines opérations très particulières31, à ce réseau
financier constitué par les professionnels du livre.
Les frais de publicité, les délais de transport, l'incertitude des
font cependant que le commerce international des imprimés
demeure, tout au long du xixe siècle, une activité particulièrement
aléatoire dans le domaine de la librairie, et qui nécessite de plus, pour
des bénéfices très hypothétiques, des investissements proportionnellement
plus importants.

Les structures juridiques nouvelles, les conditions de transport et de


communication, enfin l'organisation financière plus efficace mise
en place, permettent ainsi que s'opère, entre 1815 et 1914, dans
le domaine particulier du livre, un véritable « désenclavement planétaire ».
Cette réorganisation structurelle, à partir des années 1840, est
du plus grand bouleversement qui ait atteint le monde des lecteurs
depuis la fin du moyen âge, bouleversement avant tout sensible dans le
premier centre producteur et consommateur de livres, l'Europe. Trois
phénomènes se conjuguent pour entraîner une production et une
toujours croissantes de l'imprimé : augmentation accélérée de la
population, tout d'abord, qui fait passer la population européenne de
187 millions d'habitants vers 1800 à 401 millions à la fin du xixe siècle,
tandis que parallèlement s'accélère l'urbanisation (2 % d'Européens
dans des villes de plus de 100 000 habitants en 1815, contre plus de
20 % en 1901). Alphabétisation, ensuite : des taux supérieurs à 80, voire
90 % d'alphabétisés, sont pratiquement généralisés dans toute l'Europe
occidentale non méditerranéenne autour des années 1900 32. Ces caractères,
enfin, tous très favorables à une diffusion beaucoup plus importante de
l'imprimé, se rencontrent pareillement dans l'immense diaspora que les
Européens forment à travers le monde et qui va conditionner, dans une
assez large mesure, la géographie de nos exportations de librairie : plus
de 50 millions d'Européens partent s'établir outre-mer, dont environ
36 millions en Amérique du Nord, 8 millions en Amérique du Sud,
3 millions en Océanie, 1 million en Afrique du Sud, un demi-million au
Maghreb... Des pays de peuplement européens se constituent ainsi sur
tous les continents et forment autant de marchés nouveaux pour les
produits de l'édition.
La production et la diffusion des imprimés vont être considérablement
accélérées par suite de cette extraordinaire expansion du marché : de
180 millions d'alphabétisés en 1800, nous passons à 544 millions un siècle
plus tard — dont 64 % en Europe et environ 16 % aux États-Unis. La
population double, le nombre des lecteurs triple, le nombre des livres

31. Repli de la maison Berger-Levrault de Strasbourg sur Nancy après la guerre de 1870.
Voir sur ce point notre étude : « Le repli des industries alsaciennes en France après 1870 :
l'exemple de Berger-Levrault » (Actes du 103e Congrès des Sociétés savantes, Nancy, 1978),
Paris, 1979.
32. Et même dès le xviip siècle en Angleterre et en Scandinavie.
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 105
imprimés quintuple : en France même, nous passons des 2 000 titres
annuels annoncés dans la Bibliographie de la France à la fin du Premier
Empire, aux 7 000 titres de la Monarchie de juillet, et aux 14 000 titres
des débuts de la IIIe République. La progression du journal est encore
plus nette, et elle tend à se maintenir, alors que le livre est déjà sur le
déclin, après 1897 33. Le commerce international de l'imprimé, pour finir,
connaît un accroissement au moins aussi rapide : toujours pour la France,
les exportations, de 617 t en 1821, approchent des 3 600 t en 1900.
L'étude statistique qui va suivre sera conduite en deux parties
: d'une part, étude de la courbe générale des exportations, avec
l'évolution respective des livres en langue française et de ceux en langue
étrangère ; d'autre part, analyse des grandes directions de ce commerce,
envisagées d'abord par groupes de pays, puis au niveau de nos principaux
partenaires en particulier. Les sources documentaires sont essentiellement
constituées par la statistique commerciale de la France, annuelle à partir
de 1821, et qui nous donne, pour les six années antérieures, une
globale34.
Les années 1815-1820, pour lesquelles nous ne disposons pas de
géographique des exportations, sont marquées par une stagnation
de celles-ci qui passent, pour 335 t en 1815, à 634 t en 1816, mais
retombent ensuite à environ 580-600 t jusqu'en 1821. Par la suite, le
le calcul de l'indice, pour 100 en 1913, permet de distinguer les grandes
phases de l'évolution. Dans un premier temps, et jusque vers 1832,
l'accroissement reste hésitant, marqué par les crises politiques de 1815
et de 1830 : de l'indice 13,95 en 1816, nous ne sommes qu'à 14,44 en 1829,
alors que le trend 1815-1913 subit une augmentation moyenne des valeurs
d'exportations de + 0,82 % par an. L'année 1832 marque le début d'une
reprise, d'abord très lente, jusqu'en 1844, arrêtée un temps par la crise
de 1848, puis beaucoup plus rapide dans la décennie 1850-1860. L'indice,
de 12,02 en 1832, double environ tous les dix ans et atteint 26,47 en 1845,
puis 36,66 en 1855, 50,74 en 1865 et enfin 55,38 à la fin du Second Empire.
Les 1 000 t d'exportations sont dépassées en 1841, les 2 000 t en 1860, et
nous sommes, en 1869, à 2 517 t.
L'aspect spéculatif de cette activité commerciale apparaît dans le
caractère très heurté de la courbe, qui fait se succéder de brèves périodes

33. Les années séparant la guerre de 1870 de la Première guerre mondiale sont les
grandes années de la presse périodique, dont la concurrence n'est certainement pas restée
sans effet sur les difficultés de la librairie traditionnelle à la fin du xixe siècle.
34. Quelques observations préliminaires doivent cependant être faites : d'une part,
ces statistiques ne distinguent pas les livres des périodiques, et nos
porteront donc sur l'ensemble de ces deux catégories d'imprimés (tout au plus
peut-on supposer que la part relative des périodiques a eu tendance à augmenter vers la
fin du siècle). D'autre part, les chiffres que nous utiliserons seront toujours fondés sur les
évaluations en poids du « commerce général » : « ...à l'exportation, le commerce général se
compose de toutes les marchandises françaises ou étrangères qui sortent de France. Le
commerce spécial comprend la totalité des marchandises nationales et des marchandises
qui sont exportées après avoir été admises en franchise, ou nationalisées par le
des droits d'entrée ». De ce choix découle le fait que nos statistiques incluent, outre
les exportations françaises proprement dites, les livres en transit provenant d'autres pays
européens.
106 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

de très forte augmentation et des années de stagnation, voire de récession,


au cours desquelles on assainit le marché extérieur en essayant d'écouler
les livres exportés les années précédentes. Ainsi, la brusque hausse de
3,26 % enregistrée entre 1844 et 1845 est-elle suivie de six années creuses
(l'indice, de 26,47 en 1845, redescend à 24,84 en 1850), après lesquelles la
progression reprend. Il en va de même en 1855-1856 (+ 3,43 %), en
1859-1860 (+ 3,9 %) et en 1868-1869 (+ 6,82 %), toutes années à la
sensiblement plus rapide que le trend, et séparées par des années
de recul plus ou moins prononcé. Les cycles de ressac (1831, 1848-1849,
1870-1871) sont en revanche «rattrapés» en de brèves périodes de deux
ou trois ans, et paraissent ainsi avoir beaucoup moins d'influence sur
l'évolution structurelle de l'économie de notre commerce.
A partir des premières années de la IIIe République, cette irrégularité
du mouvement des exportations s'accentue et tend à en devenir la
caractéristique jusqu'à la fin de notre période d'étude. Si, de 1869
à 1879, nous restons encore dans le système précédent, avec des indices
variant relativement peu (de 55,38 à 55,49 en dix ans), l'année 1880, en
revanche, est marquée par une très forte augmentation (indice de 78,46),
qui permet de dépasser le seuil des 3 500 t d'exportations. L'indice se
stabilisera, en 1881, et comme durant la phase précédente, à un niveau
intermédiaire (soit à des valeurs d'environ 63 à 65, encore de près de
dix points supérieures à celles de la décennie précédente). Deux nouveaux
« décollages » se produisent en 1887 (73,59) et surtout 1890 (104,31) : ce
dernier permet de dépasser les 4 700 t d'exportations annuelles, chiffre
qui ne sera plus atteint avant la Première guerre mondiale. Comme dans
le domaine de l'édition proprement dite, le marché est alors largement
saturé (c'est l'époque du « krach de la librairie »), et le ressac, cette fois,
est plus brutal : vingt points de 1891 à 1892, plus de trente en 1894
(l'indice est alors retombé à 65,06), et jusqu'en 1905 (67,20), avec des
volumes annuels d'exportation d'environ 3 000 t.
A partir de cette dernière date, la reprise semble à nouveau se faire
sentir : nous retrouvons progressivement des chiffres annuels supérieurs à
4 000 t d'exportations (1910), et atteignons plus de 4 500 t en 1912 et 1913.
Les deux courbes des indices généraux et des écarts relatifs par
rapport à la tendance de longue durée permettent ainsi de distinguer,
d'une manière schématique, trois phases successives dans le mouvement
de nos exportations de librairie au xixe siècle. Dans un premier temps,
et jusqu'en 1832, une quasi-stagnation ; lui succède, de 1832 à 1869, un
accroissement plus rapide des tonnages exportés, un moment ralenti dans
les dernières années de la Monarchie de juillet. Cette phase se termine
sur un tassement assez net à partir de 1865, tassement accentué par les
événements de 1870-1871, et qui se prolonge en fait jusqu'en 1880. Dans
les dernières vingt années du siècle, le caractère spéculatif de ce commerce
l'emporte : le rythme moyen d'expansion est nettement ralenti ( 4- 4,6 %
par an entre 1872 et 1913, contre + 11,08 % entre 1832 et 1869), mais,
surtout, de véritables « crises de surproduction » se produisent, que
suivent de longues années de marasme.
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 107

100 .

1815 1820 1830 1840 1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910
La Librairie française au XIXe siècle (1815-1913
Écarts relatifs par rapport au trend (% annuels)
Moyenne mobile de 5 ans

100

20 25 30 35 1*0 h 50 55 60 é$" 70 ' '75 ' èb' '85 " '96' " 95 1900 05 "ÎO 13
Exportations de la Librairie française (1815-1910)
Valeurs relatives, pour 100 en 1913 (calcul sur des kgs) ; position du trend
108 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Contrairement aux résultats obtenus par M. Bairoch, pour l'ensemble


du commerce extérieur de la France, la période libérale du point de vue
économique semble, dans notre cas, être caractérisée par un
rapide des exportations. Il paraît ainsi évident que l'organisation
juridique d'ensemble du marché mondial du livre a eu des effets très
favorables sur les exportations françaises — surtout par suite de la
de la contrefaçon. La signature des dernières conventions franco-
belges en 1854 est suivie d'une hausse importante des exportations, qui
passent de l'indice 32 en 1854 à 37 en 1855, puis 42 en 1856 et 47 en 1857.
Dans le même temps, leur volume atteint pour la première fois 2 000 t.
De même la signature, en 1886, de la convention de Berne, est suivie en
1887 d'une nouvelle hausse de 11,63 %, plus de deux fois et demie
à la hausse moyenne pour cette période. Enfin, la courbe des
variations proportionnelles par rapport au trend permet, en situant avec
précision les crises autour des années 1830, 1848, 1870 et 1890, d'en faire
une typologie très rapide : elle permet notamment d'opposer les trois
premières, où l'influence de la conjoncture extérieure, politique comme
économique, est évidente, à la dernière qui, malgré le contrecoup de
difficultés économiques générales (crise Baring), semble cependant plus
spécifique au monde du livre. La problématique du « krach de la librairie »
et d'une éventuelle saturation du marché intérieur, se répercutant sur
les exportations, reste cependant à préciser35.
La statistique des douanes ne donne malheureusement pas la
interne de ces exportations, notamment par sujets de livres, de
sorte que, sur ce point, l'enquête est à compléter, le cas échéant, à partir
des séries statistiques ou des archives étrangères. Certaines indications
sont cependant fournies par la distinction faite entre livres en français
et livres en « langue morte ou étrangère », qui correspondent à des
barèmes douaniers différents. Ainsi, en 1837, nous comptons 9,54 % de
livres dans une langue autre que le français, chiffre qui passe à 15,94 %
en 1847. Mise à part une pointe de quatre années centrées autour de 1888
(où les livres en langue étrangère interviennent pour 26,55 % des
les pourcentages atteints ne varient que relativement peu,
de 16 à 20 % jusqu'à la fin de notre période.
La forte hausse constatée dans les années 1843-1847 correspond ici
à une augmentation importante de la librairie belge, et surtout allemande,
à destination des États-Unis et transitant par Le Havre (c'est l'époque où
sont terminées les voies ferrées transversales Bruxelles - Rouen, puis
Strasbourg - Le Havre). Une augmentation temporaire du transit, due à
la signature de la convention de Berne, est sans doute pareillement à
l'origine des brusques modifications dans la répartition relative des
durant la période 1886-1889. Enfin, notons qu'un mouvement inverse
s'observe, de manière très logique, en ce qui concerne nos importations :

35. Saturation du marché intérieur due à plusieurs facteurs, que nous évoquons
: arrêt de la progression démographique, saturation de l'alphabétisation (le public
des lecteurs ne s'étend donc plus) et rupture, après la grande génération romantique, des
genres littéraires, avec apparition d'une sorte d'infra-littérature destinée à la consommation
populaire.
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 109
de 7 % de livres en français dans les années 1827-1830, nous passons à 20 %
dès la signature de la convention franco-belge, puis à 49 % dans la
décennie 1870-1880, et à 67 % du total au lendemain de la convention de
Berne. Cette situation ne laisse d'ailleurs pas d'inquiéter les observateurs
officiels 36.

Répartition relative du commerce du livre français, 1821-1900

0/
/o Europe Amérique Reste du monde

1821 79,99 11,86 8,15


1850 64,44 26,89 8,67
I860 66,16 17,67 16,17
1880 67,75 11,53 20,72
1900 58,25 14,87 26,88

L'analyse des grandes directions du commerce du livre au xixe siècle


fait, tout d'abord, apparaître le poids prépondérant de l'Europe, qui
tend à décroître proportionnellement tout au long de la période :
la part des exportations à destination des pays européens passe en effet
des quatre cinquièmes du total à la fin du Premier Empire, aux deux tiers
dans la seconde moitié du siècle37. Il s'agit ici de livres en français dans
plus de 96 % des cas, l'essentiel du transit des livres en langue étrangère
étant traditionnellement à destination de la Grande-Bretagne. Par suite
d'un très fort accroissement de ce courant, le pourcentage des livres en
français descend à 86 % en 1900.
Le marché américain suit une évolution proportionnelle peu contrastée,
passant d'environ 12 % des exportations de librairie en 1821 à 15 % en
1900. Le livre français est destiné à une clientèle socialement assez
que l'on rencontre donc, outre dans les pays européens, aux États-
Unis et en Amérique latine : traditionnellement, le marché américain
constitue le second marché mondial du livre français. Cependant, et
soit en expansion ( + 76 % en valeur absolue pour les tonnages
exportés entre 1825 et 1900), il tend à devenir progressivement moins
important sur le plan proportionnel : en Amérique du Sud notamment,

36. Fouret, auteur du rapport concernant l'imprimerie et la librairie à l'Exposition


de 1889, remarque ainsi que la courbe de hausse la plus rapide concerne la librairie
en français enregistrée à l'importation : « ...la Belgique, l'Allemagne et l'Angleterre font de
grands efforts pour explorer notre marché. Il y a là un fait de nature à éveiller l'attention
de la France. Notre exportation de livres en langue française est surtout dirigée vers la
Belgique, la Suisse, l'Algérie, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Italie... » D'après Fouret, les livres
en français, qui regroupaient 6,99 % de la valeur de nos importations entre 1827 et 1830,
rassemblent, en 1888, 67,14 % de celles-ci.
37. Le commerce particulier de la librairie suit ici une évolution radicalement différente
de celle de l'ensemble de nos exportations au xixe siècle, pour lesquelles, comme l'a montré
M. Bairoch, la part de l'Europe tend au contraire à devenir de plus en plus importante.
110 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
la culture française est en passe de perdre son rôle de première culture
internationale face à l'impérialisme du monde anglophone M. Enfin, « le
reste du monde peut, à notre échelle, difficilement être scindé » : vers
l'Asie, l'Afrique et l'Océanie, les exportations françaises de livres sont
pratiquement nulles, jusqu'à ce que la formation des empires coloniaux,
accompagnée de la fondation de communautés francophones (Algérie,
Sénégal, Madagascar, Indochine), crée un public nouveau. Le même
phénomène s'observe, à un moindre degré, dans les nouvelles colonies
anglaises — Afrique du Sud notamment, l'Egypte étant depuis le Premier
Empire un important importateur de livres français39. Cependant, mis
à part l'Amérique du Sud et les « marchés réservés » que constituent les
colonies, les livres français sont pratiquement absents de l'hémisphère
sud et de l'ensemble du monde asiatique.
Une analyse détaillée de la « balance commerciale » de la librairie
française impose en fait de descendre au niveau des échanges avec chacun
de nos principaux partenaires. Sur le plan mondial, la balance, tout en
restant constamment positive en faveur de la France, tend cependant
à se dégrader progressivement dans le demi-siècle 1850-1900 : sur la base
d'évaluation faite en poids, la couverture des importations par les
passe en effet de 753,44 % en 1850, à 375,79 % en 1880 et à 292,44 %
en 1890 40. Ce mouvement, nous l'avons vu, est pour l'essentiel dû à la
hausse très importante des importations en français.
L'analyse de nos exportations pays par pays fait apparaître une
concentration géopolitique croissante, surtout par rapport aux seules
exportations en langue française. Nos cinq premiers clients en 1821
(Grande-Bretagne, Russie, Italie, Allemagne et Suisse) absorbent 52,86 %
de nos exportations ; en 1850, ce chiffre, pour un ensemble d'acheteurs
désormais un peu différent (la Russie disparaît au profit de la Belgique),
est de 57,15 %. Enfin, en 1890, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Belgique,
la Suisse et l'Algérie importent 61,45 % de nos livres en français vendus
à l'étranger. Nos principaux partenaires seront, dans cette étude, abordés
en trois groupes : d'une part, les pays francophones européens et améri-

38. Sur le marché américain, l'Amérique latine l'emporte traditionnellement sur


anglo-saxonne, et ce déséquilibre s'accentue durant toute la première moitié du siècle :
les années 1804 (indépendance d'Haïti) et surtout 1811 (indépendance du Venezuela) et 1830
(éclatement de la Grande Colombie), sont marquées par la désagrégation des empires coloniaux
espagnol et portugais en Amérique du Sud, et par le triomphe politique de la bourgeoisie
créole sensible aux idées de 1789, ainsi qu'à une certaine philosophie des Lumières. En 1821,
les points forts du marché du livre français en Amérique latine sont encore ceux du
xvme siècle : Haïti (13 t) et les Antilles étrangères (5,5 t), le Mexique et le Rio de la Plata
(16 t), le Brésil (11 t, surtout cependant des livres en portugais et en latin imprimés en
France). A la fin du siècle, au contraire, mis à part la Guadeloupe et la Martinique, cette
géographie s'est orientée davantage vers les nouveaux États indépendants : la Colombie et
l'Argentine, notamment, importent plus de 100 t de livres français en 1890.
39. Les premières statistiques fiables ne remontent, pour l'Egypte, qu'à 1870, année où,
malgré les problèmes politiques, l'Egypte importe plus de 20 t de livres en français. Ce
chiffre a doublé en 1900. De même, en 1870, les « colonies anglaises d'Afrique » importent
plus de 11 t de livres en français.
40. 1850 : 1 128 t aux exportations, 150 t aux importations.
1880 : 3 566 t aux exportations, 949 t aux importations.
1890 : 4 741 t aux exportations, 1 621 t aux importations.
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 11 1

Principaux importateurs de livres français — 1863


1 mm pour 60 000 kg livres

1 mm pour 20 000 kg livres


112 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

cains ; d'autre part, les pays développés non francophones ; enfin, les
colonies et la zone d'influence française en Afrique et en Asie.
Parmi nos partenaires francophones, la Belgique tient évidemment la
première place : elle importe de 120 à 130 t de livres par an jusqu'en
1840, passe à 250 t en 1850, à 360 t à la fin du Second Empire, pour
atteindre près de 1 000 t en 1890. Sur le plan proportionnel, la part de
la Belgique sur l'ensemble de nos exportations, de 1,8 % en 1821, est
de 23,02 % en 1880. Il s'agit sans doute ici de l'évolution la plus marquée
dans les structures géographiques de notre commerce, en même temps
que de celle où l'influence de l'organisation juridique d'un marché
est la plus sensible. Le même phénomène joue d'ailleurs aussi
bien en sens inverse, et la Belgique devient le premier producteur de
livres auquel profite, à partir des années 1850, l'ouverture juridique du
marché français : notre balance commerciale avec ce pays, largement
bénéficiaire au début de la période (couverture de 740 % encore en 1850),
tend à se dégrader rapidement à partir de la Troisième République, par
suite d'importations de plus en plus importantes de livres en français
provenant de Belgique ; elle ne s'élève plus qu'à environ 140 % en 1890.
A un degré inférieur, la Suisse suit une évolution analogue : nos
y décuplent en 70 ans, et cette augmentation très rapide est d'abord
due aux livres en français (503 t d'exportations, dont 96 % en français
en 1890). Dans la deuxième moitié du siècle, cependant, les termes de
l'échange tendent, ici aussi, à se dégrader, la couverture des importations
par les exportations passant de 872 % en 1850 à 464 % en 1890 : dans
la décennie 1880-1890, les importations de livres en français en provenance
de Suisse deviennent même prédominantes par rapport au total des livres
venant de ce pays (63,72 % et +41,39 % d'augmentation depuis 1850).
Avec la Suisse, nous quittons les francophones européens.
Troisième marché francophone extérieur, le Canada n'intervient
qu'épisodiquement dans nos séries statistiques. On peut cependant estimer
que, à partir de la fin du Second Empire, environ 40 t de livres — presque
exclusivement des livres en français — y sont exportées annuellement41.
S'y ajoutent, en Amérique centrale, Haïti et les Antilles françaises, vers
lesquelles les exportations de librairie française sont traditionnellement
importantes; Haïti notamment, en 1821, absorbe 2,16 % du total de nos
ventes, proportion qui, malgré une conjoncture défavorable, est encore
de 2,03 % en 1850 : « au nombre des articles pour lesquels la France ne
connaissait pas la rivalité d'autres nations, citons d'abord (...) les articles
de librairie... » 42. Le marché américain est ainsi celui où apparaît le mieux
la chronologie du renversement de culture internationale : exportations
françaises d'ancien type jusqu'en 1850, puis double mouvement de
du système anglo-saxon et de concentration de nos exportations
dans de véritables bastions (Antilles françaises, Canada)43.

41. 39 t en 1870, une cinquantaine environ vers 1900.


42. B. Joachim, « Commerce et décolonisation : l'expérience franco-haïtienne au xixe
». Dans Annales E.S.C., 1972, n° 6, p. 1511 et suiv. Voir aussi note 38.
43. Il s'opère un tassement à la suite de l'intervention française au Mexique,
et, dans les années 1870-1900, le marché sud-américain du livre français ne s'étend plus. Le
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 113

Italie

Russie

10
———
États-Unis 0 n
20

I
10 .
Royaume-Uni 0 ,

10 .
Allemagne — ?
0 = l

10
Algérie 0

10
Suisse
20 J

10
Belgique 0
'1821' 30 ' 40 ' 50 » 60 ' 70 ' 00 » 90 '1900
Évolution proportionnelle des exportations de livres français
Huit pays. 1821-1900 (en % du total des exportations pour chaque année)
114 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le Royaume-Uni vient traditionnellement en tête des pays non


important des livres français, entre 1830 et 1880. Les effets
immédiats de la convention de 1852, puis du traité de 1860, sont ici très
nets, puisque, après une lente progression de 1821 (81 t) à 1850 (106 t),
nos exportations doublent pratiquement dans la décennie 1850-1860 (292 t
en 1860, dont en moyenne 80 % de livres en français). Les exportations
de livres en français culminent dans la période 1880-1890, alors que la
signature de la convention de Berne a pour effet, nous l'avons vu,
d'accroître considérablement les courants de transit vers la Grande-
Bretagne : le volume des langues mortes ou étrangères passe en 1890 à
33,68 % du total de nos exportations, et s'accroît de 615 % entre 1880
et 1890. Grâce à leurs lignes régulières de navigation, la librairie et les
commissionnaires anglais deviennent alors des intermédiaires presque
obligés pour les ventes de livres à destination du Nouveau Monde, mais
aussi de la majeure partie du Commonwealth. Enfin, et quoiqu'ils restent
constamment positifs, les termes de l'échange tendent, ici aussi, à se
dégrader, passant de 407 % en 1850 à 213 % en 1890.
L'évolution de nos échanges avec l'Allemagne est plus difficile à cerner,
à la suite des difficultés de comptage dues à l'éparpillement politique, et
parce que nos statistiques restent incomplètes pour les années du
Second Empire. Alors que le marché allemand absorbe, en 1821, 8,65 %
de nos exportations (dont seulement 1,01 % pour la Prusse), la politique
d'unification douanière, et notamment la fondation, en 1834, du Zollverein,
le fait passer, dès 1835, à un pourcentage de plus de 10 %. Au lendemain
de la fondation de l'Empire allemand, nos exportations vers celui-ci
dépassent le niveau de celles vers la Grande-Bretagne (544 t en 1880,
15,27 % du total), pour descendre aussitôt à un niveau inférieur (10,04 %
en 1890, 8,72 % en 1900, et seulement 7,72 % en 1910). Il semble difficile
de ne pas mettre ces difficultés de plus en plus grandes dans nos
échanges culturels, en rapport avec le développement des sentiments
anti-français outre-Rhin, et de l'idée de revanche en France. Les termes
de l'échange sont cependant toujours favorables à la France (avec une
couverture de 188 % en 1890), du fait que, depuis le xvnr siècle,
la connaissance du français est proportionnellement plus répandue en
Allemagne que celle de l'allemand ne l'est dans notre pays44.
Nous passerons plus rapidement sur les autres pays non francophones
européens, en remarquant avant tout combien les conditions politiques
ont pu, bien souvent, influencer le commerce de la librairie. Ainsi, à
un essor constant de nos exportations vers l'Italie entre 1821 et 1859
(de 53 t en 1821 à 150 t en 1850), succède un ressac brutal, par suite
du développement de la question romaine. Ses effets se font sentir
jusqu'à la fin du siècle, et le marché italien passe de 14,39 % de

principal phénomène, en ce qui concerne l'ensemble du continent américain, sera, surtout


après la Seconde guerre mondiale, l'extraordinaire expansion des exportations françaises vers
le Canada.
44. Observation déjà faite par Mme de Staël (De l'Allemagne, II, ch. I, etc.). Voir aussi
le Dictionnaire des lettres françaises (xixe siècle), article « influence allemande ».
COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 115

nos exportations en 1850, à 8,3 % en 1870 et à 2,68 % en 1900 45. De la


même manière, les exportations vers la Russie diminuent tant en valeur
absolue que proportionnellement tout au long du siècle : d'une part, de
« livre des Lumières », le livre français tend de plus en plus à devenir
aux yeux de la censure et du gouvernement russes, un livre subversif,
le livre de 1793, de 1848, et surtout, de 1871; d'autre part, comme le
suggère André Broder46, « l'aristocratie russe voyage de plus en plus et
achète à Paris les modes et biens de luxe auxquels elle est accoutumée ».
Au XIXe siècle, les États-Unis restent pratiquement le seul pays non
francophone extra-européen à importer des livres français. Encore nos
exportations y plafonnent-elles très tôt à 70 t environ, tandis que ce
marché passe, entre 1830 et 1890, de 7,39 à 2,80 % de l'ensemble: il
tend de plus en plus à échapper à la librairie française, au profit des
intermédiaires anglais.
Alors que la librairie française voit ainsi sa situation, soit
soit par l'intermédiaire de sa balance commerciale, se dégrader
sur la plupart des marchés étrangers les plus développés, et ce tout au
long du xixe siècle, elle réussit, dans le même temps, à s'assurer une
quasi-exclusivité sur les vastes marchés francophones créés par l'empire
colonial. L'Algérie, dès 1840, absorbe près de 1 % de nos exportations, et
ce taux, à la faveur surtout des lois scolaires, atteindra 9 % dans la
décennie 1880-1890 : il s'agit ici non seulement d'un marché réservé à
la librairie d'origine et d'expression françaises, mais aussi d'un marché
particulièrement favorable économiquement, puisque l'échange se fait
pratiquement à sens unique. La Tunisie, devenue protectorat depuis
1881, l'Union indochinoise, fondée en 1887, la Martinique, la Guadeloupe,
l'île Maurice et la Réunion, puis plus tard, Madagascar et le Sénégal,
constituent les principaux pôles, à la fin du XIXe siècle, de ce marché
nouveau. Alors que le commerce vers les colonies n'intervient que pour
2,4 % de l'ensemble de nos exportations en 1821, il atteint, en 1900
9,8 % et tend, par le rapport très favorable de la balance des échanges,
à devenir un élément essentiel dans l'équilibre d'ensemble de l'édition
française 47.
L'histoire géographique et statistique des exportations de livres
français au xixe siècle est ainsi tout à la fois celle d'un repli proportionnel,
et celle d'une redistribution. Malgré l'importance du marché européen
traditionnel, et même son essor, des difficultés structurelles se font sentir
dans nos relations commerciales avec la plupart de nos anciens
: cas typique de cette évolution, la Russie, de premier importateur
de livres français en 1821, n'en est plus, en 1900, que le onzième. De
même, les marchés en expansion du Nouveau Monde, aussi bien États-

45. En 1890, 189 t d'exportations vers l'Italie, dont 79,04 % d'imprimés en français, et
61 t d'importations.
46. Histoire économique et sociale de la France (ouvr. cité), p. 324.
47. En 1910, nos exportations vers les colonies se répartissent comme suit : 212 t vers
l'Algérie, 49 vers la Tunisie, 48 vers l'Indochine, 9 vers la Martinique, 12 vers Madagascar,
7 vers le Sénégal et 51 vers les « autres colonies et protectorats ». Le total, 388 t, intervient
pour 11 °/o de nos exportations en français.
116 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Unis que monde latino-américain, tendent de plus en plus à échapper


au livre français. Le français également, quoique conservant des positions
très fortes, y apparaît désormais comme une langue sur la défensive,
face, d'une part, à l'accession de masses toujours plus importantes à
l'alphabétisation (et donc à l'abandon de la culture élitiste internationale
du XVIIIe siècle français, au profit d'une culture nationale d'un nouveau
type), et d'autre part, à l'expansionnisme de l'anglais et de l'anglo-
américain.
Fait plus inquiétant, ce repli proportionnel des marchés extérieurs
« traditionnels » non francophones re s'accompagne, mise à part
coloniale, d'aucun redéploiement au sein d'autres continents : les
exportations françaises sont toujours inexistantes sur la presque totalité
du continent asiatique, ainsi qu'en Australie et en Océanie. De plus en
plus, l'Amérique du Sud, et même l'Amérique centrale tendent à échapper
au livre français. Repli, donc, et très sensible au cours de notre période,
vis-à-vis des marchés extérieurs non francophones, mais, parallèlement,
redistribution sur de nouvelles positions : alors que la balance des
échanges avec nos deux principaux partenaires francophones, la Belgique
et la Suisse (qui regroupent près de 30 % des exportations françaises en
1900), tend à se dégrader toujours davantage, la librairie française
pleinement, à partir des années 1880, de la formation de l'empire
colonial. En 1880, les marchés francophones absorbent ainsi près de 42 %
de nos exportations de livres, contre moins de 15 °/o en 1821.

Largement favorisé à la fois par la réorganisation juridique et par


la formation concomitante d'un véritable marché mondial, le commerce
français du livre au xixe siècle donne cependant, dans ses structures, «
d'un développement plus que d'une croissance » 48. Les marchés
proprement extérieurs, et surtout les marchés non francophones, ne
s'élargissent plus pratiquement dès le début du xixe siècle. A l'inverse,
la concentration toujours plus grande de nos ventes dans un
très peu important de pays, et, surtout, dans des pays d'abord
de langue française, présente de réels dangers : la librairie, mais aussi,
en amont, l'édition françaises, deviennent ainsi plus sensibles aux
modifications touchant un marché non seulement très réduit,
mais qui devient, surtout, un véritable monde clos — aux possibilités
d'expansions pratiquement nulles. La grande importance, au sein de
celui-ci, du nouveau marché des colonies, importance surtout sensible
dans l'équilibre de la balance générale des échanges, posera en outre, à
terme, des problèmes de reconversion très difficiles à résoudre. De vecteur
d'une culture internationale d'abord destinée aux élites, le livre français
est alors devenu le support intellectuel privilégié de l'espace clos de
la francophonie : au contraire de l'anglais et de l'anglo-américain, la

3. André Broder (ouvr. cité).


COMMERCE INTERNATIONAL DE LA LIBRAIRIE FRANÇAISE, 117
mondialisation de l'économie et du jeu politique qui s'instaure au
XIXe siècle, est fatale au rôle du français comme première langue
De ce renversement progressif, dont les effets restent au cœur
de l'actualité la plus contemporaine, l'évolution de nos exportations de
librairie est ainsi le fidèle reflet.
Dans le domaine de l'édition elle-même, l'organisation d'un marché
européen, puis mondial, conduit à des modifications structurelles
importantes : à partir du moment, en effet, où il devient
possible pour un groupe d'éditeurs déterminés, de contrôler réellement
la diffusion de leur production — et ce à une échelle jusque-là inconnue —,
l'ère des tirages à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers
d'exemplaires peut s'ouvrir. Le contrôle du marché est ici impératif, mais,
par contrecoup, la nécessité va également s'imposer, dans les
les plus importantes, d'accélérer les délais de mise en œuvre, et,
donc, d'introduire la mécanisation49 : de telle sorte que nous sommes
véritablement, avec cette ouverture tout à la fois et cette organisation
des marchés extérieurs, au cœur de la problématique touchant à
et au développement de la Révolution industrielle dans le domaine
du livre.
Frédéric Barbier,
Archiviste-paléographe.

49. Les nouvelles conditions de diffusion rentabilisent l'application de la technique


nouvelle aux choses du livre.

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