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Le roman populaire (CM6)

Cours écrit à lire en regard de l’exemplier distribué ou joint au message.

Introduction

« Roman populaire » veut dire « roman lu par les classes populaires » (et
non pas roman qui parle du peuple). C’est la littérature de la démocratie : le
romancier s’adresse à tout homme et non à un public choisi ; dans le dilemme
nouveau entre production populaire et alimentaire et recherche esthétique élitiste
qui ne paie pas forcément, les romanciers dont nous allons parler ont fait leur
choix.
Quel est le rapport entre le roman populaire et la littérature officielle, celle
que consacrent les cercles éclairés de l’époque, la critique, et plus tard les manuels
scolaires ? La « grande » littérature a tendance à décrier le roman populaire, bien
que Balzac, Zola, Gautier, Barbey, Huysmans aient démarré dans le roman-
feuilleton. Elle se définit souvent contre cette masse romanesque condamnée pour
sa facilité, son invraisemblance, ses ficelles, son aspect mélodramatique, sa
pauvreté stylistique, son idéalisme, etc. - ce qui veut dire aussi que la grande
littérature connaît assez bien la petite littérature populaire. Elle s’en démarquera
de plus en plus au cours du siècle (Balzac, Sand, Flaubert, Zola, Maupassant,
Barbey). Mais de grands auteurs, désormais reconnus, peuvent aussi avoir été
marqués par les romanciers populaires (on verra par exemple Cocteau ou
Apollinaire reconnaître le génie d’Allain et Souvestre, les créateurs de Fantômas).
Dans le cadre de ce cours, il est très important de se pencher sur ces romans
écrits pour un large public, parce que cela va nous renseigner sur les conditions de
circulation de l’écrit de fiction au XIXe siècle, nous permettre de faire un peu de
sociologie de la lecture (= de nous intéresser à qui lit et par quel biais).

I.   Conditions et pratiques de la lecture populaire au XIXe


siècle.
1.   Les témoignages directs sur les pratiques de lecture de la Belle
Époque (1870-1914)

Anne-Marie Thiesse, auteur d'un ouvrage intitulé Le Roman du quotidien,


réédité au Seuil dans la collection « Points Histoire », a fait une étude
passionnante sur les pratiques de lecture à la Belle Époque (nom de la période
couvrant le tournant des XIXe et XXe siècles, jusqu'à la première guerre
mondiale). Les témoignages recueillis ici (témoignages de personnes nées vers
1880 ou vers 1900, et dont les parents sont parfois nés vers 1860 : voir
CM6.entretiens) sont intéressants pour différentes raisons :
−   ils donnent des renseignements sur l'alphabétisation au cours du siècle. Voir,
ici qui lit et qui ne sait pas lire. Rappel : ne savent pas lire au tournant des
XIXe et XXe siècles surtout des gens âgés, déshérités, ruraux. Car
l’instruction a considérablement progressé au XIXe siècle. L’alphabétisation
commence dans les années 1810, connaît une accélération importante avec la
loi Guizot du 28 juin 1833 (et plus généralement les ministères Guizot de
1832 à 1837), action que poursuivra la IIIe République. L’instruction devient
une véritable affaire d'État (voir ce que L’Enfant de Vallès indique de la
rigueur des cadres de l'enseignement dans les années 1830 et 1840 :
centralisation, hiérarchie, importance des concours, éventuellement
dogmatisme et aridité des exercices). Aperçus chiffrés : au milieu du siècle, un
peu moins de la moitié des garçons fréquente l’école primaire, en 1896, ils
sont 93,5 % ; au milieu du siècle, 66% des conscrits savent lire, en 1871 82%.
−   Les trois entretiens recueillis dans l’exemplier suffisent à suggérer que les
lectures étaient réparties en fonction du sexe. Voir la phrase : « Mon mari, lui,
il ne lisait que son Humanité, jamais de romans » (1er témoignage) ; ou bien
on précise : « Il lisait tout dans le journal, même le feuilleton ». Ces deux
phrases suggèrent que les hommes lisaient plus rarement le feuilleton que les
femmes (le témoignage 3 fait même allusion aux femmes qui cousaient les
fascicules des feuilletons ensemble pour fabriquer un livre), et que les
hommes achetaient rarement des romans. Et quand ils en achètent, ce sont
plutôt des romans d'aventures (les aventures de Pardaillan, ou bien Dumas et
Sue : 2e témoignage). Réciproquement, les témoins femmes s'exclament « Les
romans policiers ? Ah non ! », comme si c'était une lecture réservée aux
hommes, aux garçons.
−   Ils traduisent la conscience d'une différence de statut entre la littérature
populaire (celle qui est écrite pour le peuple, lue par le peuple) et les « bons
livres » : « des bons livres comme ceux de Zola » dit le 1er témoignage. Le
témoignage 3 met Hugo, Sue et les « petits romans » dans une même
énumération, mais cela ne signifie pas que la dame interviewée fait
l'amalgame.
−   Ils traduisent le caractère précieux du livre. D'abord on prend soin des romans
feuilletons eux-mêmes (les femmes les relient soigneusement et se les
échangent). Ensuite, le livre est lié à l'institution scolaire (à mettre en rapport
avec l'importance de la scène de distribution des prix dans un roman comme
L'Enfant de Vallès). Voir la mention des livres de prix (qu’on donnait comme
récompenses dans les écoles) (« des livres à couverture rouge, du Jules
Verne » : témoignage 3). NB : ne pas oublier qu'il y a toutefois une différence
entre le roman populaire et le livre de prix. A la limite, les romans de Verne
sont parmi les seuls à faire le lien. Le roman populaire échappe justement à la
volonté de normalisation des esprits ou d'éducation qui est celle des livres
contrôlés par l'institution scolaire.
−   Ces témoignages rappellent qu'à cette époque, on lit les romans en feuilletons
ou en livraisons (voir le point I.3).
−   Ils montrent aussi l'importance des spectacles tirés des grands romans
populaires du siècle. Mais, une fois encore, ces entretiens font la différence
entre le théâtre parisien élitaire (le Châtelet, l'Opéra, la Comédie française) et
le théâtre populaire (voir témoignage 1, avec la phrase « mon mari, lui, c'était
pas le genre »). Et ces témoignages montrent aussi la continuité entre la
lecture populaire et le cinéma de ces années-là : le cinéma est alors un art
populaire. Non seulement, ce n'est « pas bien cher » (témoignage 2), mais en
plus on va y voir des adaptations des romans populaires à succès (témoignage
3).

2.   Salaires du peuple et prix du livre au XIXe siècle.

Le salaire moyen d’un ouvrier parisien est de 3 F par jour au début de la


monarchie de Juillet (dans les années 1830) et de 3,85 F en 1862 (selon divers
historiens). En 1900, les ouvriers hommes adultes gagnent 2 à 6F par jour en
province, au grand maximum 10 F à Paris pour les plus qualifiés d’entre eux. Les
dentellières, brodeuses, couturières gagnent environ 2 F par jour. Les domestiques
sont les plus pauvres : en 1900, ils gagnent 20 F par mois en province et jusqu’à
50 F par mois à Paris, avec très peu de temps libre. Pour comparaison, un employé
du train Paris-Lyon-Méditerranée ou une institutrice débutante gagnent 100 F /
mois en 1900 (chiffre proche de celui du début de la monarchie de Juillet, où un
employé de bureau gagne de 1000 à 2000 F par an). Ces petits renseignements
vous seront très utiles désormais quand vous lirez dans ou tel tel roman de Balzac
qu'un bourgeois gagne 100 000 francs par an ou quand vous lirez dans
L’Assommoir que Gervaise gagne 100 sous (= 5 F) en mettant ses dernières
affaires au Mont de Piété (chap. Ier) ou bien qu’elle doit 500 F aux Goujet (c’est
plus du tiers du salaire annuel d’un petit employé de l’époque).

Or dans les années 1830, le livre demeure très cher. Il y a plusieurs formats.
D’abord le in-8° (in octavo : livre réalisé avec des feuilles d'imprimerie pliées sur
elles-mêmes en huit avant d'être reliées) destiné aux cabinets de lecture (voir
définition ci-dessous), qui coûte 7 à 10 F le volume (tirage de l’ordre de 2500).
Par exemple, dans les années 1840, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue seront
édités, après leur parution en feuilleton, en 10 volumes à 7,50 F pièce. 7 à 10F le
livre, cela fait 2 ou 3 fois le salaire quotidien de l’ouvrier. Imaginez : si nous
gardions ces proportions, pour quelqu'un qui gagne aujourd'hui 1500 euro, cela
ferait le livre à 100 ou 150 euro ! D'où les efforts faits tout au long du siècle par
les imprimeurs pour réduire leurs coûts en même temps qu'ils multipliaient les
tirages. En 1838, l’éditeur Gervais Charpentier lance le format in-18 à 3,50 F le
volume (le salaire quotidien de l’ouvrier) (tirage de l’ordre de 25000
exemplaires). Puis en 1854, l’éditeur Michel Lévy publie des romans à 1 F le
volume. Dans la deuxième moitié du siècle, le livre courant est un format in-18 ou
in-32 qui coûte de 1 à 3 F et il y a des in-8° destinés à une clientèle plus aisée. Il
n'en reste pas moins que tout cela met peut-être le livre à la portée de la petite
bourgeoisie mais pas des classes populaires. Ce n’est que dans les années 1900
que se développent les collections populaires à 65 centimes (romans dits « à 13
sous », puisque 1 sou = 5 centimes) avec de forts tirages (de l’ordre de 100 000
exemplaires).

La conclusion qui s'impose est donc que les classes populaires, tout au long
du XIXe siècle, ne peuvent s'acheter de livres (il n'y en a pas dans les maisons : il
n'y a guère que le missel et les livres de prix (d'où leur caractère précieux),
lesquels sont rangés dans l'armoire à linge, car la bibliothèque n'est pas un meuble
qu'on trouve dans les logis populaires). Alors comment le peuple s'est-il mis à lire,
en particulier de la fiction romanesque ? Il y avait plusieurs possibilités :
−   les cabinets de lecture, encore vivaces dans les années 1840 (Balzac estime
leur nombre à 1500 dans le pays en 1830). Ce sont de petites bibliothèques
privées auxquelles on s’abonne. On peut y lire sur place ou y emprunter des
journaux ou des livres pour un abonnement relativement modique (10 à 15
centimes pour la lecture sur place, 3 F pour l’emprunt au mois). Les romans
composent 50 à 100% du fonds. Le public est diversifié mais seule une partie
du peuple est concernée ; les franges en contact avec les classes aisées y vont
(domestiques, artisans), mais les ouvriers en sont de facto exclus par leurs
horaires de travail.
−   Les bibliothèques populaires. Avant 1860, ce sont uniquement des initiatives
privées, mues par un idéal de progrès moral et intellectuel du peuple et plutôt
républicaines. L’idée est de constituer une bibliothèque très accessible (les
abonnements seront de l’ordre de 1 F par an), de familiariser le peuple avec le
livre, mais aussi de donner à lire autre chose que des romans (ce sera une
partie du fonds réduite, même si c'est la plus empruntée). Mais ces
bibliothèques privées restent très en retard sur leurs équivalents anglais ou
américains. A partir de 1860 se développe une politique publique, mais elle est
timide : la première bibliothèque municipale pour tous est ouverte à Paris dans
le XIe arr. le 1er novembre 1865 (!) et est réservée aux hommes (!!), ouverte
seulement de 8 à 10 h (sauf le dimanche). Mais elle ne prête qu’aux
instituteurs jusqu’à 1880. Et même si l’on compte 6000 bibliothèques
populaires en France environ à la fin du second Empire, le vrai essor des
bibliothèques populaires aura lieu à partir de 1880 seulement.
−   En fait, la lecture populaire, plus particulièrement la lecture de romans, a été
avant tout permise par l’essor de la presse à bon marché : elle tient au
développement du feuilleton et au développement corollaire de l’édition de
romans sous forme périodique.

3.   La presse et le roman : qu’est-ce que le « roman-feuilleton » ?

Ce qu’on appelle le feuilleton existait déjà dans les journaux au début du


XIXe siècle : c’était le nom qu’on donnait à une rubrique située en bas de page et
qui était suivie, de numéro en numéro. Depuis la Révolution et le Consulat, le
feuilleton pouvait consister en débats de critique littéraire, en causeries
scientifiques, en études historiques ou en récits de voyage, qu'on publiait ainsi en
plusieurs parties dans plusieurs numéros successifs du journal. À la fin des années
1820 et au début des années 1830, on avait déjà songé à publier des romans par
épisodes ; pour désigner ce type particulier de feuilleton, on parlait alors de
feuilleton-roman.
Mais 1836 marque une révolution dans l'économie de la presse. Le 1er
juillet 1836, le patron de presse et homme d'affaires Émile de Girardin lance
La Presse, journal à deux sous l’exemplaire (40 F l’abonnement annuel au lieu de
80F pour tous ses concurrents), formule qui révolutionne la structure économique
du journal. Ce concept nouveau est fondé sur une stratégie de volume (vendre
beaucoup) indissociable de l’idée de développer la vente d’espace à des
annonceurs (financement partiel du journal par la publicité) et de l’idée de la
publication de romans en feuilleton (pour attirer et fidéliser la clientèle). Très
vite, les principaux quotidiens de Paris imitent la formule. Pour voir à quoi
ressemble un numéro de La Presse en ces années 1830, voir :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4269963/f1.image (dans ce numéro précis,
vous observerez que le feuilleton n’est pas un roman ; voir aussi les publicités en
p.4 (NB : à l’époque, les quotidiens ne comptent que 4 pages) ).
L’écriture du roman participe désormais d’une logique de fidélisation et de
masse. Entre 1836 et 1840, le feuilleton devient progressivement exclusivement
romanesque. C'est ainsi que le « feuilleton-roman » est devenu véritablement
« roman-feuilleton ». Parmi les premiers romans-feuilletons, on peut citer La
Vieille Fille de Balzac (La Presse, 23 oct - 4 nov 1836 : c’est encore court) ou les
premiers romans d’Alexandre Dumas (Le Capitaine Paul, en 1838, dans Le
Siècle).

Mais les premiers triomphes du roman-feuilleton surviennent entre 1842 et


1846 :
-   Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Journal des Débats, juin 1842 - oct
1843. Le journal est pourtant cher et bourgeois mais le succès est universel
et délirant. Queues aux cabinets de lecture. Théophile Gautier : « Des
malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris ».
-   Le Constitutionnel offre 100 000 F (!) à Sue pour avoir l’exclusivité de la
publication de son roman suivant, Le Juif Errant, qui paraîtra de juin 1844
à août 1845, qui aura encore plus de succès, et qui permettra au journal de
gagner 20 000 abonnés (il en avait jusque-là 3600) et de louer sa dernière
page 300 000 F à des fermiers d’annonce.
-   Alexandre Dumas (et Auguste Maquet), Les Trois Mousquetaires, Le
Siècle, mars-juillet 1844 ; Le Comte de Monte-Cristo, Journal des Débats,
août 1844 - jan 1846.

Il faut retenir que dans cette période héroïque, le roman-feuilleton qu'on a


appelé « romantique » (car il reprend les motifs du drame ou du roman
romantiques) garantit l’essor de la presse.

Le triomphe du roman-feuilleton a un double effet sur le mode de


publication des romans :
1) l’édition de romans en volume devient pour le restant du siècle un circuit
secondaire de réédition des succès du feuilleton. A partir des années 1840, on
édite en volumes de 1 à 3 F des romans qui ont déjà été des succès dans les
journaux. Rares sont les succès de librairie sans qu’il y ait eu au préalable
l’épreuve du feuilleton. Et cela vaut pour le roman populaire comme pour les
grands romans. C’est l’explication du fait que L’Assommoir, comme la majorité
des romans du siècle, est d’abord publié dans le journal (en l’occurrence Le Bien
public, du moins pour les premiers épisodes), puis en volume, de même
qu’aujourd’hui, les séries télévisées passent sur des chaînes avant d’être éditées en
DVD. Chose importante, vraie pour L’Assommoir comme pour Madame Bovary
par exemple : il peut y avoir des variantes importantes entre la version plus ou
moins expurgée (à la demande du directeur du journal) parue dans la presse, et la
version publiée en volume, conforme aux volontés du romancier. Mais attention,
n’appelez-pas L’Assommoir ou Madame Bovary des « romans-feuilletons » :
même si ces grands romans sont aussi d’abord parus en feuilleton dans le journal,
on réserve ce terme aux romans populaires qui paraissent en feuilleton.
2) on décline toutes les formes périodiques possibles pour publier le roman,
la publication se faisant par le circuit de la presse (crieurs, kiosques). C’est ainsi
qu’on atteint le lectorat populaire, car l’échelonnement de la dépense est bien
adapté aux petits budgets. Jusqu’au tournant des XIXe et XXe siècles, on peut
rencontrer, outre le roman-feuilleton publié « au rez-de-chaussée » du journal
quotidien, trois formes périodiques de publication des récits :
−   la publication d’un roman en plusieurs « livraisons » (l’enquête de Thiesse
montre bien le soin que mettent les femmes à coudre et relier artisanalement
ces « livraisons » ou « fascicules » de 8 ou 16 pages (je crois) pour se
constituer leur propre bibliothèque ou faire des échanges).
−   la formule très proche des « journaux romans », hebdomadaires à 2 sous qui
proposent un ou plusieurs feuilletons. Le plus célèbre est les Veillées des
chaumières (lu en fait par un public urbain), créé en 1877, vendu 2 sous,
comportant 2 feuilletons en 8 pages.
−   on peut ajouter à cela les suppléments des quotidiens, vendus
indépendamment du quotidien. Le plus célèbre est le Supplément illustré du
Petit Journal, créé en 1884, vendu 1 sou, tiré à 1 million d’exemplaires au
début du XXe siècle.
II.   Structure et stéréotypie du roman populaire.

1.   Commentaire des images de couverture des fascicules ou livraisons


(voir CM6.couvertures).

Comment interprétez-vous ces images, destinées à frapper l’œil du passant


du XIXe siècle et à provoquer l’achat (un peu comme les affiches de cinéma
modernes) ?
(NB : à l’époque, ou clouait le premier fascicule des romans publiés en
livraison sur la devanture des kiosques à journaux, voire sur les palissades de la
ville, le premier épisode invitant à acheter la suite. D’où l’importance de l’image
de couverture et du titre.)
−   la première image représente non pas un couple marié, mais un homme plus
âgé que le personnage féminin, plutôt bien vêtu aussi (chapeau haut de forme),
et qui visiblement mérite qu'on lui renvoie ses billets de banque à la figure (les
billets étaient gros à la fin du XIXe siècle). Il n'en faut pas plus pour déduire,
le titre aidant, que cet homme riche est venu acheter, d'une manière plus ou
moins détournée, les faveurs de cette jeune femme. Celle-ci est vulnérable,
pauvre (elle habite une chambre mansardée et fait des travaux de couture pour
gagner sa vie), « délaissée » comme le dit le titre, enfin dans une condition
très embarrassante au XIXe siècle, puisqu'elle est seule et mère (voir le
berceau au fond de la pièce). Ainsi, nous avons affaire à une femme vertueuse,
l'héroïne visiblement, en état de faiblesse. Le roman nous racontera
probablement comment elle sortira courageusement de cet état de victime (et
nous renseignera certainement sur le sort de l'homme qui lui a fait cet enfant :
ou bien un gredin, ou bien, plus probablement, un homme intègre qui a été
accidentellement ou traîtreusement éloigné d'elle).
−   La deuxième image représente une scène de famille. Le père s'en prend à son
fils, sous l'œil effaré de la sœur, la mère tentant de retenir son digne époux (un
militaire, dirait-on, un homme rigide mais incarnant le devoir et la vertu). La
légende indique : « 'Gredin' rugit M. Morand, bondissant vers son fils ». On
peut imaginer que le fils est responsable de frasques qui mettent en péril
l'honneur de la famille. Deux possibilités dans le roman populaire : soit il a
joué et perdu de l'argent ; soit il a « compromis » une jeune fille (peut-être de
mauvaise réputation) et son père l'a appris.
−   la troisième image pourrait représenter un flagrant délit d'adultère (voir le
titre). Cela n'est pourtant pas sûr. Ce qui est original est que nous avons affaire
à deux militaires : ce doit être un roman d'après 1870, qui fantasme d'une
manière ou d'une autre une vengeance nationale. En effet, l'homme au casque
à pointe (un Prussien) paraît n'être pas désiré dans la chambre de cette femme,
et celle-ci est défendue (voyez le geste du bras) par un homme blessé (un
Français probablement, dont la blessure même évoquerait un rescapé de
Sedan ?). Ce Prussien voulait abuser de cette femme et elle serait défendue par
son mari, miraculeusement rentré du champ de bataille ? Peut-être. Ou bien
cet homme au front bandé ne la connaît pas (mais alors que fabrique-t-il dans
sa chambre ?). A lire pour savoir !

Nous comprenons bien, en tous les cas, que ces images de couvertures de
romans publiés en plusieurs livraisons illustrent toutes des situations dramatiques,
des péripéties importantes de l’histoire narrée, de même que les titres sont
expressifs (« Délaissée ! », « Les petites ignorées », « Le péché de Marthe »). Ce
sont des scènes stéréotypées de conflits entre les personnages. Le décor (ce sont
des intérieurs) est toujours bouleversé et en désordre. Les protagonistes se battent
et se disputent dans des scènes mélodramatiques qui jouent profondément sur
l’émotion et la sensibilité du public. Nous voyons sur ces couvertures que les
femmes sont souvent victimes et persécutées, qu’elles sont l’objet de la convoitise
des hommes. Cette insistance sur l’aspect passionnel de l’action se retrouve dans
les encarts mis dans les journaux pour annoncer un roman-feuilleton populaire qui
va bientôt débuter (même document).

2.   Schémas narratifs et système de valeurs du roman-feuilleton


populaire (voir CM6.résumés)

En nous appuyant sur ces résumés de romans de Sue, Féval, Montépin et


Mérouvel (que vous devez lire attentivement), nous pouvons identifier quelques
caractéristiques et stéréotypes du système des personnages, de l'action et de la
progression du récit dans le roman populaire.

• Longueur et découpage du feuilleton.

Le feuilleton n’est pas simplement le découpage d’un roman, comme Balzac


tendait à le faire à ses débuts. Il suppose d’écrire le roman en fonction du
découpage, comme l’a bien compris d’emblée Alexandre Dumas. Le feuilleton se
termine sur un moment fort et la mention « la suite à demain ». On retrouvera ces
effets de suspense faciles dans le découpage des romans populaires par fascicules.
Cela oblige le lecteur à « s’abonner ». Priorité est donnée au récit et à l’intrigue.
Le feuilleton n’est pas seulement modulaire mais aussi modulable, c’est-à-
dire qu’il est conçu par l’auteur pour être à tout moment modifiable en fonction
des contraintes extérieures. Voir l’exemple des Goncourt qui se moquaient du
romancier populaire Ponson du Terrail, lequel demandait au directeur du journal
où il publiait ses romans de le prévenir trois feuilletons à l’avance s’il fallait
interrompre l’histoire, pour avoir le temps de préparer un dénouement (Thoveron).
Le célèbre roman-feuilleton de Ponson du Terrail mettant en scène le personnage
de Rocambole (d’où vient l’adjectif « rocambolesque ») porte toutes les marques
de réorientations plus ou moins chaotiques de l’action. Voir aussi le romancier
mineur Rodolphe Bringer, obligé de ressusciter un personnage secondaire de sa
Fille des Tsars pour tenir 30 livraisons supplémentaires (cité dans Thiesse p. 125).
Noter ici qu’il existe une différence entre le roman-fleuve de 120 épisodes tel
qu’on peut le pratiquer dans Le Petit Parisien ou Le Petit Journal et le roman de
30 ou 40 épisodes (l’équivalent d’un in-8° de 150 ou 200 p.) qu’on trouve dans La
Croix ou Le Figaro à la fin du siècle.

• Structure du récit.

Ces romans se caractérisent par une double logique d’engendrement du


récit :

1) une logique d’expansion, de dissémination, de germination,


d’enchâssement ou de subordination, bref de « récit à tiroirs » [voir ici les
résumés Féval ou Montépin] : le romancier populaire multiplie à l’envi les
péripéties et les aventures secondaires (les « intrigues B », comme on dit
aujourd’hui dans l’écriture de série télévisuelle). Le personnage secondaire est un
réservoir de récits potentiels qu’on peut activer pour sortir d’une impasse de
l’histoire, par exemple. Il faut bien voir que cette logique d’expansion peut
dépasser le livre, soit parce que l’auteur se propose une suite, soit lorsque d’autres
auteurs repèrent un filon à exploiter (voir ainsi comment Paul Féval et d’autres
ont repris la matière d’Alexandre Dumas pour explorer l’écart temporel ouvert
entre Les trois Mousquetaires et Vingt ans après ; voir aussi comment Rocambole
a été ressuscité et infiniment repris après Ponson — par ex par un auteur mineur
comme Frédéric Valade dans les années 1920), de même qu’il a été sans cesse
ramené par Ponson lui-même).

2) une logique de concentration des actions et de multiplication des


coïncidences, sans laquelle l’expansion serait impossible : le récit paraît soumis à
une sorte de force centripète (Vareille) : les personnages en viennent à habiter au
même endroit et à se retrouver [ici Féval et Montépin] ; le roman-feuilleton
multiplie ce genre de coïncidences, de coups du sort, qui sont des procédés
d’intensification du récit (les personnages acquièrent par là une destinée,
empruntent au tragique) en même temps qu’un expédient de l’écriture.

En outre, le roman populaire reste très proche de la structure du conte :


ordre initial, trouble de l’ordre, retour à l’ordre.
- le drame qui brise initialement l’ordre est le fruit d’un désir social ou
sexuel ou les deux (voir ici Montépin).
- s’ensuit une longue période d’inversion des positions respectives, dans
laquelle les mauvais occupent des positions usurpées et les bons sont victimisés,
en particulier victimes d’une erreur judiciaire qui les désigne à la désapprobation
publique. Moment du roman où se multiplient les masques, les altérations de
l’identité.
- enfin punition ou rachat des mauvais, et réhabilitation de la victime.

La période de l’inversion des positions, qui constitue l’essentiel du roman,


est aussi moment de l’enquête. L’enquête judiciaire ne constitue pas seulement un
sous-genre du roman populaire : elle est aussi une dimension de ce roman. Tout le
problème est de savoir qui mène l’enquête, qui rétablit la justice. On voit bien ici
la différence entre Les Mystères de Paris ou Le Fils du Diable et la Porteuse de
pain. La réponse à cette question permet de dessiner une périodisation du roman
populaire :
- le roman populaire romantique des années 1830 et 1840 introduit le type
du surhomme justicier. Personnage qui restaure le Bien mais dont la force tient
aussi à son ambivalence, au fait qu’il est à la fois un proscrit (il est condamné par
la justice des hommes) et qu’il incarne une justice providentielle. Voir Rodolphe
chez Eugène Sue. Chez ce genre de surhomme, l’enquête est aussi résolution
d’une quête identitaire et initiation.
- dans la période de transition (1866-1875) dont parle Lise Queffélec-
Dumasy et où s’épanouit le roman judiciaire, on voit bien que le roman s’intéresse
aux progrès de l’enquête sans nécessairement avoir besoin d’un justicier
surhumain. Toutefois l’enquêteur Lecoq, dans les romans d’Emile Gaboriau
(inventeur français du roman policier), cumule le génie de la déduction à celui du
déguisement (comme Monte Cristo et plus tard Arsène Lupin).
- dans la période 1880-1900, on voit bien que la dynamique d’enquête ne
suscite plus de personnage puissant et que le roman est plus généralement roman
mélodramatique de la victime. Comme l’écrit Thiesse, le héros est alors « un être
passif, injustement condamné, incapable de révolte contre ses juges et la société
qui l’a exclu ; il attend, résigné, sa réhabilitation. En quelque sorte, un Dreyfus de
la fiction... » (p. 155). Tout héros ressemble alors au personnage de Lise Fortier
dans notre résumé de La Porteuse de pain (best-seller du XIXe siècle).
- c’est au début du XXe siècle que va renaître le surhomme romantique, en
particulier dans le roman policier. Explosion du genre, avec la traduction de
Conan Doyle et la vogue des héros que sont les détectives Nick Carter ou Nat
Pinkerton. Mais on voit bien apparaître à côté de la figure de l’enquêteur (le
Rouletabille de Gaston Leroux) celle d’un criminel-justicier qui ressemble au
surhomme romantique : Arsène Lupin, par Maurice Leblanc ; Fantômas, par
Marcel Allain et Pierre Souvestre). On assiste plus généralement à un retour du
héros, comme Pardaillan dans les romans de Zévaco.

Conclusion : dans le roman populaire, le récit est toujours celui d’une


restauration et d’une réhabilitation, mais il n’y a pas nécessairement de héros
providentiel et supérieur pour assumer la justice.

• Quelques stéréotypes.

Le roman populaire est la sédimentation de stéréotypes intemporels et de


présupposés, même si certains romans à grand succès, comme Les Mystères de
Paris, acquièrent à leur tour valeur d’exemple pour les autres romanciers.
Nombreux sont les stéréotypes liés aux personnages : la blonde est pure, la
brune est passionnée, la rousse est dangereuse, de grosses lèvres chez un homme
sont signe de sensualité dévoyée, des yeux clairs cerclés de lunettes sont un indice
de sévérité, l’Américaine est intempérante, l’Américain impérieux et peu
scrupuleux, les Corses et les Sud-Américains sont fougueux, etc. Lorsqu’il y a
portrait physique dans le roman populaire, il y a équivalence du physique et du
moral, selon un principe qu’on peut appeler principe de lisibilité. Le texte joue sur
ce principe, soit en disant que les héros reconnaissent les méchants et les bons (le
curé et le peintre de la Porteuse de pain croient en l’innocence de Lise), soit en
déniant au héros trop bien intentionné la faculté de reconnaître tel ou tel trait
physique de vilenie que le lecteur, lui, a parfaitement repéré ! Le critique Jean-
Claude Vareille fait l’hypothèse que cette conformation du roman à un code, à des
stéréotypes, est une preuve de distanciation ou d’auto-ironie : rien n’est pris au
sérieux, mais le roman-feuilleton s’alimente à ce qui lui est le plus utile, aux
représentations collectives qui servent son efficacité mélodramatique.

• Y a-t-il une idéologie du roman populaire ?

La question du stéréotype pose d’emblée celle de l’idéologie. Le roman


populaire a rapport avec le préjugé, l’opinion commune, la doxa, qu’il utilise et
qu’il perpétue.
Divers prescripteurs au XIXe siècle, ouvriers ou catholiques, n’ont eu de
cesse de vouloir prendre le contrôle du roman populaire, faute de pouvoir juguler
cette dangereuse lecture. R. Bellet retrace les débats sur le choix des livres à
mettre dans les rayons des cabinets de lecture. A.M. Thiesse explique comment on
débattait politiquement du feuilleton à publier à la rédaction du journal
communiste L’Humanité. Le roman populaire, rangé sur les étagères du peuple à
côté du manuel scolaire ou du missel, en vertu, souligne Jean-Yves Mollier, d’un
« même refus du problématique, de l’ouvert, du discutable, de l’incertain », est un
genre qui participe d’une poétique de l’univoque : il refuse les demi-mesures, on y
est blanc ou noir.
Mais comment faire la part de l’idéologie et des conventions du genre
(stéréotypie, manichéisme, esthétique de la reprise) ? Où réside le sens
idéologique des romans dont vous trouvez ici les résumés ? Chez Ohnet ou
Mérouvel, la restauration de l’ordre est bourgeoise. Chez Féval, elle est
aristocratique, et Féval lui-même est légitimiste. Mais y a-t-il équivalence entre
les convictions politiques du romancier et l’usage de ces codes ? Que penser du
fait que le héros des Mystères de Paris est un aristocrate, alors que l’auteur,
Eugène Sue, tend au socialisme ? Est-ce qu’il n’est pas aussi inutile de chercher
un sens politique à ces romans qu’aux contes de fées dans lesquels apparaissent
princes et reines ?
Nous pourrions décider d’attribuer une valeur idéologique immanente
aux stéréotypes et schémas romanesques. « Rien n’est plus aristocratique qu’un
roman populaire », remarque par exemple Jean-Claude Vareille en commentant
l’éthique/esthétique de l’hyperbole et de l’exception qui caractérise le genre. Mais
attention au risque de surcommenter ce qui n‘est que conventions d’écriture.
Ainsi, Vareille propose de commenter Le Fils du Diable de Paul Féval en
distinguant d’une part les convictions légitimistes de l’auteur, qui fonctionneraient
comme « surdétermination », d’autre part les « exigences générales » du feuilleton
romantique, qui seraient « indissolublement » idéologiques (exaltation de la
féodalité) et narratives (prime à l’action). Le critique Philippe Régnier s’est aussi
interrogé sur cette ambiguïté du contenu idéologique du roman populaire lorsqu’il
a examiné l’écart, à l’intérieur de la production romanesque du romancier Pierre
Zaccone, entre d’une part ses romans informés par l’« art social, voire socialiste »
dont l’auteur a puisé la formule chez le républicain Emile Souvestre, qui était son
maître, d’autre part ses romans des années 1880, qui paraissent nettement
réactionnaires. « L’idéologie initiale et longtemps explicite de Zaccone se serait-
elle entièrement perdue dans les formes du roman-feuilleton, ou dissoute dans les
assauts successifs des tenants de l’ordre ? », se demande Philippe Régnier. Ce qui
suggère bien que les romanciers pourraient se perdre dans les « formes », dans les
conventions de cette production romanesque. Tout le problème est de savoir si
nous devons, en tant que critiques, accepter l’idée que tout n‘est que convention
dans le roman populaire. N’est-ce pas risquer d’oublier l’idéologie et renvoyer
toute image du social à une pure convention romanesque ?
Références bibliographiques citées ici :

Bellet, Roger et Régnier, Philippe (dir.), Problèmes de l’écriture populaire au XIXe siècle,
actes du colloque de l’Université Lyon II des 30 janvier - 1er février 1992, Presses
universitaires de Limoges, 1997, 284 p.
- voir en particulier : Queffélec [Dumasy], Lise, « De quelques problèmes
méthodologiques concernant l’étude du roman populaire », p. 229-266.
Colin, René-Pierre, Guise, René et Pierre, Michel (dir.), Splendeurs et misères du roman
populaire, Presses universitaires de Lyon, « Littérature et idéologies », 1990, 236 p.
-voir en particulier Nathan, Michel, « Le ressassement, ou que peut le roman
populaire ? » [1986], p. 191-199.
Guise, René, « Le roman populaire est-il un moyen d’endoctrinement idéologique ? », in
L’édification : morales et cultures au XIXe siècle, Paris, éd. Créathis, 1993, p. 168.
Cet article est repris dans Tapis-franc, n°6, 1993-1994, p. 165-172.
Migozzi, Jacques (dir.), Le roman populaire en questions, actes du colloque de Limoges de
mai 1995, Presses universitaires de Limoges, « Littératures en marges », 1997,
613 p.
- voir en particulier : Mollier, Jean-Yves, « Le roman populaire dans la bibliothèque
du peuple », p. 585 et sq.
Queffélec [Dumasy], Lise, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, « Que
sais-je ? », 1989, 127 p.
Régnier, Philippe, « Entre roman du peuple et roman « populaire » : la carrière littéraire de
Pierre Zaccone (1817-1895) », in Le populaire à retrouver, sous la direction
d’Antoine Court, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1995, p. 41-50.
Thiesse, Anne-Marie, Le roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle
Epoque [1984], Paris, Seuil, « Points Histoire », 2000, 285 p.
Vareille, Jean-Claude, Filatures, itinéraire à travers les cycles de Lupin et de Rouletabille,
Presses universitaires de Grenoble, 1980, 244 p.
Vareille, Jean-Claude, Le roman populaire français (1789-1914), Idéologies et pratiques,
Presses universitaires de Limoges, Nuit blanche éd., 1994, 349 p.

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