Introduction
« Roman populaire » veut dire « roman lu par les classes populaires » (et
non pas roman qui parle du peuple). C’est la littérature de la démocratie : le
romancier s’adresse à tout homme et non à un public choisi ; dans le dilemme
nouveau entre production populaire et alimentaire et recherche esthétique élitiste
qui ne paie pas forcément, les romanciers dont nous allons parler ont fait leur
choix.
Quel est le rapport entre le roman populaire et la littérature officielle, celle
que consacrent les cercles éclairés de l’époque, la critique, et plus tard les manuels
scolaires ? La « grande » littérature a tendance à décrier le roman populaire, bien
que Balzac, Zola, Gautier, Barbey, Huysmans aient démarré dans le roman-
feuilleton. Elle se définit souvent contre cette masse romanesque condamnée pour
sa facilité, son invraisemblance, ses ficelles, son aspect mélodramatique, sa
pauvreté stylistique, son idéalisme, etc. - ce qui veut dire aussi que la grande
littérature connaît assez bien la petite littérature populaire. Elle s’en démarquera
de plus en plus au cours du siècle (Balzac, Sand, Flaubert, Zola, Maupassant,
Barbey). Mais de grands auteurs, désormais reconnus, peuvent aussi avoir été
marqués par les romanciers populaires (on verra par exemple Cocteau ou
Apollinaire reconnaître le génie d’Allain et Souvestre, les créateurs de Fantômas).
Dans le cadre de ce cours, il est très important de se pencher sur ces romans
écrits pour un large public, parce que cela va nous renseigner sur les conditions de
circulation de l’écrit de fiction au XIXe siècle, nous permettre de faire un peu de
sociologie de la lecture (= de nous intéresser à qui lit et par quel biais).
Or dans les années 1830, le livre demeure très cher. Il y a plusieurs formats.
D’abord le in-8° (in octavo : livre réalisé avec des feuilles d'imprimerie pliées sur
elles-mêmes en huit avant d'être reliées) destiné aux cabinets de lecture (voir
définition ci-dessous), qui coûte 7 à 10 F le volume (tirage de l’ordre de 2500).
Par exemple, dans les années 1840, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue seront
édités, après leur parution en feuilleton, en 10 volumes à 7,50 F pièce. 7 à 10F le
livre, cela fait 2 ou 3 fois le salaire quotidien de l’ouvrier. Imaginez : si nous
gardions ces proportions, pour quelqu'un qui gagne aujourd'hui 1500 euro, cela
ferait le livre à 100 ou 150 euro ! D'où les efforts faits tout au long du siècle par
les imprimeurs pour réduire leurs coûts en même temps qu'ils multipliaient les
tirages. En 1838, l’éditeur Gervais Charpentier lance le format in-18 à 3,50 F le
volume (le salaire quotidien de l’ouvrier) (tirage de l’ordre de 25000
exemplaires). Puis en 1854, l’éditeur Michel Lévy publie des romans à 1 F le
volume. Dans la deuxième moitié du siècle, le livre courant est un format in-18 ou
in-32 qui coûte de 1 à 3 F et il y a des in-8° destinés à une clientèle plus aisée. Il
n'en reste pas moins que tout cela met peut-être le livre à la portée de la petite
bourgeoisie mais pas des classes populaires. Ce n’est que dans les années 1900
que se développent les collections populaires à 65 centimes (romans dits « à 13
sous », puisque 1 sou = 5 centimes) avec de forts tirages (de l’ordre de 100 000
exemplaires).
La conclusion qui s'impose est donc que les classes populaires, tout au long
du XIXe siècle, ne peuvent s'acheter de livres (il n'y en a pas dans les maisons : il
n'y a guère que le missel et les livres de prix (d'où leur caractère précieux),
lesquels sont rangés dans l'armoire à linge, car la bibliothèque n'est pas un meuble
qu'on trouve dans les logis populaires). Alors comment le peuple s'est-il mis à lire,
en particulier de la fiction romanesque ? Il y avait plusieurs possibilités :
− les cabinets de lecture, encore vivaces dans les années 1840 (Balzac estime
leur nombre à 1500 dans le pays en 1830). Ce sont de petites bibliothèques
privées auxquelles on s’abonne. On peut y lire sur place ou y emprunter des
journaux ou des livres pour un abonnement relativement modique (10 à 15
centimes pour la lecture sur place, 3 F pour l’emprunt au mois). Les romans
composent 50 à 100% du fonds. Le public est diversifié mais seule une partie
du peuple est concernée ; les franges en contact avec les classes aisées y vont
(domestiques, artisans), mais les ouvriers en sont de facto exclus par leurs
horaires de travail.
− Les bibliothèques populaires. Avant 1860, ce sont uniquement des initiatives
privées, mues par un idéal de progrès moral et intellectuel du peuple et plutôt
républicaines. L’idée est de constituer une bibliothèque très accessible (les
abonnements seront de l’ordre de 1 F par an), de familiariser le peuple avec le
livre, mais aussi de donner à lire autre chose que des romans (ce sera une
partie du fonds réduite, même si c'est la plus empruntée). Mais ces
bibliothèques privées restent très en retard sur leurs équivalents anglais ou
américains. A partir de 1860 se développe une politique publique, mais elle est
timide : la première bibliothèque municipale pour tous est ouverte à Paris dans
le XIe arr. le 1er novembre 1865 (!) et est réservée aux hommes (!!), ouverte
seulement de 8 à 10 h (sauf le dimanche). Mais elle ne prête qu’aux
instituteurs jusqu’à 1880. Et même si l’on compte 6000 bibliothèques
populaires en France environ à la fin du second Empire, le vrai essor des
bibliothèques populaires aura lieu à partir de 1880 seulement.
− En fait, la lecture populaire, plus particulièrement la lecture de romans, a été
avant tout permise par l’essor de la presse à bon marché : elle tient au
développement du feuilleton et au développement corollaire de l’édition de
romans sous forme périodique.
Nous comprenons bien, en tous les cas, que ces images de couvertures de
romans publiés en plusieurs livraisons illustrent toutes des situations dramatiques,
des péripéties importantes de l’histoire narrée, de même que les titres sont
expressifs (« Délaissée ! », « Les petites ignorées », « Le péché de Marthe »). Ce
sont des scènes stéréotypées de conflits entre les personnages. Le décor (ce sont
des intérieurs) est toujours bouleversé et en désordre. Les protagonistes se battent
et se disputent dans des scènes mélodramatiques qui jouent profondément sur
l’émotion et la sensibilité du public. Nous voyons sur ces couvertures que les
femmes sont souvent victimes et persécutées, qu’elles sont l’objet de la convoitise
des hommes. Cette insistance sur l’aspect passionnel de l’action se retrouve dans
les encarts mis dans les journaux pour annoncer un roman-feuilleton populaire qui
va bientôt débuter (même document).
• Structure du récit.
• Quelques stéréotypes.
Bellet, Roger et Régnier, Philippe (dir.), Problèmes de l’écriture populaire au XIXe siècle,
actes du colloque de l’Université Lyon II des 30 janvier - 1er février 1992, Presses
universitaires de Limoges, 1997, 284 p.
- voir en particulier : Queffélec [Dumasy], Lise, « De quelques problèmes
méthodologiques concernant l’étude du roman populaire », p. 229-266.
Colin, René-Pierre, Guise, René et Pierre, Michel (dir.), Splendeurs et misères du roman
populaire, Presses universitaires de Lyon, « Littérature et idéologies », 1990, 236 p.
-voir en particulier Nathan, Michel, « Le ressassement, ou que peut le roman
populaire ? » [1986], p. 191-199.
Guise, René, « Le roman populaire est-il un moyen d’endoctrinement idéologique ? », in
L’édification : morales et cultures au XIXe siècle, Paris, éd. Créathis, 1993, p. 168.
Cet article est repris dans Tapis-franc, n°6, 1993-1994, p. 165-172.
Migozzi, Jacques (dir.), Le roman populaire en questions, actes du colloque de Limoges de
mai 1995, Presses universitaires de Limoges, « Littératures en marges », 1997,
613 p.
- voir en particulier : Mollier, Jean-Yves, « Le roman populaire dans la bibliothèque
du peuple », p. 585 et sq.
Queffélec [Dumasy], Lise, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, « Que
sais-je ? », 1989, 127 p.
Régnier, Philippe, « Entre roman du peuple et roman « populaire » : la carrière littéraire de
Pierre Zaccone (1817-1895) », in Le populaire à retrouver, sous la direction
d’Antoine Court, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1995, p. 41-50.
Thiesse, Anne-Marie, Le roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle
Epoque [1984], Paris, Seuil, « Points Histoire », 2000, 285 p.
Vareille, Jean-Claude, Filatures, itinéraire à travers les cycles de Lupin et de Rouletabille,
Presses universitaires de Grenoble, 1980, 244 p.
Vareille, Jean-Claude, Le roman populaire français (1789-1914), Idéologies et pratiques,
Presses universitaires de Limoges, Nuit blanche éd., 1994, 349 p.