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Revue d'histoire moderne et

contemporaine / Société
d'histoire moderne

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du
texte. Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société
d'histoire moderne. 1971-01.

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Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine
Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne
avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique
Directeurs honoraires : Charles H. POUTHAS, professeur honoraire à la Sorbonne
et Roger PORTAL, professeur à la Sorbonne
Directeur : Jean-Baptiste DUROSELLE, professeur à la Sorbonne
Secrétaire général : René RÉMOND, directeur d'études à la Fondation nationale
des Sciences politiques
Secrétaire de rédaction : Jacques BOUILLON, agrégé de l'Université

sommaire
ÉTUDES
Éliane DERONNE : Les origines des chanoines de Notre-Dame de
Paris de 1450 à 1550 1
François-Charles MOUGEL : La fortune des princes de Bourbon-Conty :
revenus et gestion, 1655-1791 30
Charles-Robert AGERON : La politique berbère du protectorat maro-
cain de 1913 à 1934 50
MÉLANGES
Daniel BEAUVOIS : Le développement d'une capitale : Varsovie,
1815-1830 91
Jean-Claude ALLAIN : Les débuts du conflit italo-turc : octobre 1911 -
janvier 1912 (d'après les Archives françaises) 106
Jean-Jacques FOL : La montée du fascisme en Finlande, 1922-1932 116
Etienne DEJONGHE : Les problèmes sociaux dans les entreprises
houillères du Nord et du Pas-de-Calais durant la seconde guerre
mondiale 124
COMPTES RENDUS
Thèses : Robert MANDROU, Magistrats et sorciers en France au XVIIe
siècle. Une analyse de psychologie historique (Lise Dubief), 148 ;
H. J. MARTIN, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle
(1598-1701) (Pierre Deyon), 151 ; François-Xavier COQUIN, La Sibérie.
Peuplement et immigration paysanne au XIXe siècle (J. L. Van Rege-
morter), 152.
Histoire générale de la presse française, sous la direction de Claude
BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL et Fernand TERROU ;
tome 1, Des origines à 1814, par Louis CHARLET, Jacques GODECHOT,
Robert RANC et Louis TRÉNARD, préface de Pierre RENOUVTN ; tome 2,
De 1815 à 1871, par Louis CHARLET, Pierre GUIRAL, Charles LEDRÉ,
Robert RANC, Fernand TERROU, André-Jean TUDESQ (Pierre Albert),
154. — John BRADLEY, Allied Intervention in Russia (1917-1920)
(Georges Bonnin), 157. — Henri MICHEL, La Seconde Guerre mondiale
(Pierre Guiral), 158.
ADMINISTRATION, ABONNEMENTS ET RÉDACTION
Librairie ARMAND COLIN
— C.C.P. 21335 25
103, boulevard Saint-Michel - Paris 5e
ABONNEMENT ANNUEL : à partir du 1er janvier 1971
1971 (4 numéros) : France, 33 F Étranger, 38 F
Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 9 F
Le numéro spécial : 18 F
La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre
à juillet, le premier dimanche de chaque mois. Le compte rendu des séances est
publié dans le bulletin trimestriel. Les sociétaires reçoivent la revue et le
bulletin (se renseigner auprès de M. P. Milza — 13, rue Jean-Mascré, 92 - Sceaux
— Secrétaire général de la Société).
KLVUE D HISTUIKL
JANVIER-MARS 1971
MODERNE ET CONTEMPORAINE

LES ORIGINES DES CHANOINES


DE NOTRE-DAME DE PARIS DE 1450 A 1550

Le chapitre de Notre-Dame de Paris en tant qu'institution est assez


bien connu des spécialistes, ce que nous allons en dire ne sera donc
qu'un rappel ; mais la personnalité des chanoines n'a pratiquement
pas, jusqu'ici, été étudiée. Un membre de ce chapitre, Jean-Baptiste
Sarasin, qui y remplissait au xvnf siècle les fonctions d'archiviste, a
dressé des listes nominatives de chanoines, aujourd'hui conservées
dans la série LL des Archives Nationales. Ce précieux travail prépara-
toire nous a permis d'essayer de définir, à partir de documents étrangers
au chapitre lui-même, de quels milieux sortaient ces chanoines, et
d'abord, car ils n'étaient pas tous parisiens, de quel pays, et quelle
formation intellectuelle ils avaient reçue, questions préalables à
l'étude humaine et sociale de ce groupe de personnages dont on ne
peut nier l'importance.
On pourra, dans un autre travail, chercher les différents aspects de
l'activité concrète et de la vie matérielle qui a été celle de certains
d'entre eux, à des titres divers ; mais la seule étude des origines
annonce déjà certains phénomènes que l'on retrouvera ensuite.
L'époque à laquelle nous avons placé cette étude a l'avantage de
fournir une documentation déjà plus ample que celle qu'on réunirait
difficilement avant ; à un autre point de vue, on y assiste à l'apparition
des traits majeurs qui caractérisent ce groupe social jusqu'à la fin de
l'Ancien Régime, elle est déjà moderne à ce point de vue.
Les conditions juridiques du recrutement, décisives en dernier lieu
quant à la composition du chapitre, sont évidemment les premières
à considérer.

i
2 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

I. — CONDITIONS JURIDIQUES DU RECRUTEMENT


Le droit bénéficiai fut, aux xv8 et xvf siècles, l'objet de nombreuses
controverses qui y amenèrent des modifications profondes. La Prag-
matique Sanction de Bourges en 1438 et le Concordat de Bologne
en 1516 marquèrent en France les deux grandes étapes de cette
évolution.
Ce sont là deux actes suffisamment importants pour avoir été, l'un
et l'autre, l'objet d'études générales 1. Leur application particulière au
chapitre de Notre-Dame de Paris a déjà été le thème de deux thèses
d'École des Chartes 2. Aucun de ces règlements ne modifiait sensible-
ment le régime des bénéfices eapitulaires et ces deux études montrent
qu'effectivement, ni l'un ni l'autre n'apportèrent des changements
fondamentaux aux principes traditionnels de la collation des prébendes
de ce chapitre.
L'Église de Paris possédait cinquante et un canonicats. Les deux
demi-prébendes dites « de Saint-Aignan » étaient à la collation du
chapitre, toutes les autres à celle de Févêque de Paris 3. Pendant les
vacances du siège épiscopal c'est le roi qui les conférait en vertu du
droit de régale. L'évêque avait donc un rôle prépondérant dans la
nomination des chanoines. Or le choix des évêques fut justement le
principal objet des discussions du temps et l'un des principaux articles
de la Pragmatique Sanction et du concordat de Bologne.
L'agrément du roi avait toujours été plus ou moins tacitement
nécessaire à l'installation des évêques du royaume, et plus particuliè-
rement de celui de Paris.
L'histoire des rapports de l'Église de France avec la Papauté et
le roi pendant la période qui va de la promulgation de la Pragmatique
Sanction à la conclusion du concordat de Bologne montre l'ingérence
toujours croissante du roi dans l'administration ecclésiastique et le
choix des prélats.
Pendant cette période le choix du roi devient peu à peu décisif.
La Pragmatique Sanction affranchissait l'Église gallicane de l'autorité

1. Noël VALOIS, Histoire de la Pragmatique Sanction sous Charles VII, Paris, 1906 ; Jules
THOMAS, Le Concordat de 1516, ses origines, son histoire au XVI' siècle, Paris, 1910, S vol.
2. Joseph SALVINI, ce L'application de la Pragmatique Sanction sous Charles VII et Louis XI
au chapitre cathédral de Paris », dans Rev. d'hist. de l'Église de France, IH (1912),
p. 121-148, 276-296 et 550-561 ; Antoinette PICON, La collation des bénéfices au chapitre
CI

de Notre-Dame de Paris sous le régime du Concordat (1518-1547) », dans Rev. d'hist.


du droit français et étranger, 4' série, H" année (1932), p. 76-108 et 270-300.
3. B. GUERAHD, Cartulaire de l'Eglise Notre-Dame de Paris, I, p. xcrx-c ; J. SAIAINI, op. cit.,
p. 276 ; A. PICON, op. cit., p. 91.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, X450-I550. 3

pontificale, mais, privée de cet appui extérieur, il lui devint! dès. lôrs
impossible de se défendre des ingérences, illégitimes aux' termes de
la Pragmatique, d'un monarque de plus en plus puissant. Le concordat
de Bologne ratifia enfin en droit cette situation de fait.
Tant d'incertitudes sont à l'origine des conflits qui opposèrent à
plusieurs reprises des clercs nommés par des collateurs différents aux
canonicats de Notre-Dame. On constate que dans la très grande majo-
rité des cas le chapitre restait fidèle à levêque sans donner aucune
suite aux interventions de l'archevêque de Sens ou du primat de Lyon x.
Le choix des chanoines dépend donc en très grande partie de
l'évêque. Or c'est précisément pendant cette période que se pro-
duisent de grandes transformations dans le choix des evêques de
Paris qui passent progressivement dans la dépendance complète du
roi 2. Celui-ci acquiert donc, par ce biais, une influence non négligeable
sur le recrutement du chapitre.
A partir de l'épiscopat de Jean Simon le diocèse de Paris n'eut
plus à sa tête que des hommes choisis par le roi et qui lui étaient
dévoués. Ils firent donc entrer au chapitre des clercs bien disposés à
l'égard de la cause royale et pouvaient encore plus difficilement refuser
de conférer une prébende aux favoris que leur recommandait le roi.
Cette proportion sans cesse grandissante de « gallicans royaux » au
sein du chapitre est certainement une des raisons qui, avec la lassitude,
firent s'émousser l'opposition des chanoines à la volonté royale.
Le système des résignations aurait pu permettre une certaine coopta-
tion du chapitre. Mais on observe que les résignations in favorem
1. J. SALVINI, op. cit., p. 276-296.
2. Les six mutations épiscopales qui se produisirent à Paris entre 1447 et 1552 sont autant
d'étapes de cette évolution : en 1447 le chapitre réussit à imposer un évêque de son
choix, Guillaume Charrier, tant au Pape qui ne reconnaissait pas la Pragmatique Sanction,
qu'au roi qui voulait gratifier de cet évêché un de ses favoris (J. SALVTNÏ, op. cit., p. 132-
138) ; en 1472 le chapitre accepte sans grande résistance Louis de Beaumont qui lui est
recommandé par le Pape et par le roi (ibid., p. 141-147), mais en 1492 les chanoines
s'opposent longtemps au roi et au nonce pour soutenir leur confrère Gérard Gobaille qui,
reconnu évêque par le clergé de la cathédrale, ne reçut jamais ses bulles (A. RENAUDET,
Préréforme et humanisme à Paris, 2" éd., Paris, 1953, p. 12-13 ; Gall. Christ., VU, 155) ;
à la mort de Gobaille en 1494, toutefois, le chapitre accepte Jean Simon, son compétiteur
et candidat du roi qui accorde seulement aux chanoines de procéder à « l'élection x
(A. RENAUDET, op. cit., p. 205-207 ; Gall. Christ., vrc, 156) ; en 1502 le chapitre et le
roi se mettent d'accord sur le nom d'Etienne Poncher, chanoine estimé de ses confrères
et membre d'une vieille famille parisienne dévouée au roi, cette fois ni le Pape ni le roi
n'interviennent ouvertement (A. RENAUDET, op. cit., p. 348-349) ; en 1519 Etienne
Poncher résigna le siège épiscopal de Paris en faveur de son neveu François, cette
pratique courante ne souleva aucune controverse et permit d'éviter celles que n'aurait pas
manqué de susciter l'application du tout récent concordat (A. PICON, La collation des
bénéfices au chapitre de Notre-Dame de Paris sous le régime du. concordat, p. 83-84) ; en
1552, enfin, le concordat de Bologne fut pour la première fois appliqué à Févêché de
Paris avec la nomination par le roi de Jean du Bellay (A. PICON, op. cit., p. 84-86).
é REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

(résignation d'un bénéfice avec désignation du successeur) ne repré-


sentent qu'une part relativement faible des 422 mutations de prébendes
qui se sont produites entre 1450 et 1550, compte non tenu des pré-
bendes de Saint-Aignan qui restèrent à la collation du chapitre 1. Très
peu furent l'objet de deux résignations successives, aucune ne le fut
trois fois de suite.
Le dernier foyer de résistance était l'Université. Les droits que le
concordat accordait à ses membres auraient pu équilibrer la compo-
sition du chapitre. En fait, on constate que, sans dénoncer un droit
officiellement proclamé, les évêques tournent aisément cette obligation 2.
Ainsi, sans que le droit particulier aux bénéfices canoniaux fût
profondément modifié, les rois ont progressivement réussi à se rendre,

FRÉQUENCE DES DIVERS MODES DE MUTATION DES PRÉBENDES


(1450-1550)

\ \.\.
\^^\
Pourcentages dans l'ensemble des chanoines

Provenance
Parmi. les
^ •
Parmi•
T. iles
Parmi j
successeurs
Parmi i
successeurs

. '
Destinée
T-»
\^^v
\ reçus
„„„_,. i^tou
avant IAK(\
successeurs
,, ,
P" deces , .
par
*"
résignation
simple
*
. , .
par

résignation
, favorem
in .

Chanoines encore
au chapitre après
1550 5% 3% 2%
Prébendes sorties
par décès 5% 21% 10% 7%
Prébendes sorties
par résignation
simple 2% 12% 9% 5%
Prébendes sorties
par résignation
in favorem 1% 9% 7% 4%

1. Cf. tableau.
2. Le collateur choisissait un gradué de son entourage et prenait sans doute l'engagement
tacite de résigner sa prébende, ce qu'il faisait aussitôt après son installation on était
;
alors libre de conférer à tout autre personnage (A. PICON, op. cit., p. 101-102) il ne
;
faut pas oublier non plus que presque tous les conseillers et officiers royaux étaient gradués
ea droit civil ou canonique et appartenaient de ce fait à l'Université tout en restant
<3e sûrs défenseurs àes droits du roi.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, U50-Ï550 S

pour une large part, maîtres du recrutement du chapitre cathédral de


Paris, Jusque-là, le chapitre avait accueilli ses membres sur la seule
recommandation de leur piété ou de leurs mérites intellectuels ; on
y trouvait les plus grands noms de l'Église et de l'Université, dont
Gerson peu avant la période que nous étudions. Composé d'hommes
fort estimables il jouissait, à Paris et dans tout le royaume, d'une
estime considérable. Mais à partir du moment où le choix des cha-
noines fut soumis aux exigences du pouvoir temporel les intérêts de
l'Église furent négligés au profit des contingences politiques.

II. — ORIGINES GÉOGRAPHIQUES ET SOCIALES DES CHANOINES


L'origine des chanoines du chapitre cathédral de Paris à la fin du
xv6 siècle et dans la première moitié du xvr3 surprend d'abord par le
relativement faible nombre de chanoines de famille expressément
parisienne. Sur un total de 473, 81 sont de famille parisienne attestée ;
c'est-à-dire que le chapitre recrutait environ un cinquième de ses
membres à Paris même.
Cette proportion serait, il est vrai, sensiblement plus forte si on
considérait comme parisiens tous ceux que les documents citent
comme clercs du diocèse de Paris ; mais il s'agit souvent de clercs
ordonnés dans ce diocèse, originaires de province ou membres de
familles très récemment installées à Paris qui gardent encore de nom-
breux intérêts dans la région d'où elles sont issues et où se trouve
encore l'essentiel de leur fortune foncière. On remarque à ce propos
une évolution dans la période étudiée : si, au début, les chanoines
sont le plus souvent clercs du diocèse d'origine de leur famille, leurs
parents de la génération suivante sont du diocèse de Paris, voire, cas
plus rare, d'un autre diocèse quand la famille y a acquis entre temps
des intérêts importants. Hardouin Fumée, clerc du diocèse de Tours,
résigne en 1554 son canonicat de Notre-Dame en faveur de son petit
neveu Nicolas, clerc du diocèse de Paris 1.
Il faut considérer à part le cas d'artistes ou de serviteurs personnels
des souverains auxquels la faveur royale a fait obtenir un canonicat
à Notre-Dame. Le roi est pour eux un mécène qui emploie et rétribue
leurs talents sans que le groupe régional ou familial auquel ils appar-
tiennent ait d'influence sur la plus ou moins grande faveur dont ils
jouissent. Toutefois ils ont souvent été introduits à la cour par le

1. Arch. Nat., LL J47, 6 avril 1554.


6 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

grand personnage installé dans leur pays natal et au service de qui


ils étaient d'abord.
Des chanoines entrés au chapitre entre 1450 et 1560, 85 peuvent
être retenus comme vraiment parisiens. Environ la moitié d'entre eux
n'ont pas eu de parents au chapitre pendant cette période, l'autre
moitié appartient à 15 familles dont chacune a eu plusieurs des siens
chanoines de Notre-Dame : sept en ont eu deux et cinq plus de trois.
Les familles les plus souvent représentées sont celles de la grande
bourgeoisie parisienne. Les unes comme les Luillier, Paris, Le Coq,
vieilles familles parisiennes, ou établies à Paris depuis le xrv6 siècle
seulement comme les anciens banquiers italiens Spifame et Vaudetar
et les drapiers artésiens Hennequin et Hacqueville, sont des familles
traditionnellement marchandes dont plusieurs membres pratiquent en-
core le négoce au xv° siècle. Les autres, les Besançon, Brabant, Le
Maître, Allegrain, sont des familles parmi lesquelles, dès le xiv6 siècle,
se recrutaient ordinairement des conseillers du Parlement et des
maîtres de la Chambre des comptes 1. On relève également à plusieurs
reprises des noms de familles qui sont alors en train d'entrer dans
cette grande bourgeoisie : les Bidant, Capel, Le Cirier, Brulart,
Vivien apparaissent au Parlement comme au chapitre. Mais leur
situation n'y est pas encore assurée ; alors que les vieilles familles ont
pratiquement un des leurs chanoines à chaque génération, les nouveaux
venus ne peuvent guère se maintenir que pendant deux générations
par le jeu des résignations, à moins que la chance ou la faveur royale
ne leur permette de précipiter l'évolution qui les conduit à la noblesse.
Les nombreux mariages qui unissent d'ailleurs les divers éléments de
cette classe sociale, en font un groupe très cohérent au sein duquel
il est sans doute commode mais sûrement artificiel de distinguer des
familles.
Les autres chanoines parisiens portent des noms moins célèbres
de la petite bourgeoisie marchande : ce sont, par exemple, Nicolas
Dunesmes, cousin d'un tapissier 2, ou Robert Benedicti, laïc entré tard
dans les ordres et dont la fille avait épousé un marchand papetier 3.
Les contrats et les actes notariés nous découvrent leurs activités et
leurs biens, on retrouve des Macheco, Frubert, Turquan, Le Fourbeur
à l'Hôtel de Ville mais aussi parmi les huissiers du Parlement ou dans
le personnel du Châtelet, les clercs de ces familles sont bénéficiers

1. E. MADGIS, Histoire du Parlement de Paris, Paris, 1913-1916, ni,. passim.


2. Son testament dans Arch. Nat., L 535, n° 77.
3. Son testament dans Arch. Nat., L 535, n* 78.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, U50-155Q 7

des paroisses parisiennes, ces bourgeois font faire à leurs fils des
études juridiques qui leur permettront d'acquérir un office, ils marient
leurs filles à des avocats : leur ambition est, comme d'autres l'ont fait
au siècle précédent, d'abandonner le commerce et d'accéder à la robe.
Le chapitre Notre-Dame où ils retrouvent les membres de la grande
bourgeoisie parlementaire est une des étapes de cette ascension sociale.
Il faut toutefois distinguer les prébendes ordinaires des deux demies
prébendes de Saint-Aignan : ces dernières étaient à la collation du
chapitre qui en récompensait ordinairement ses vieux serviteurs ; en
1531 le notaire du chapitre, Jean Raoulin, était élu à une telle pré-
bende 1. A l'exception d'Arthur de Vaudetar, chanoine de Saint-Aignan
de 1475 à 1495, la plupart de ces chanoines sont des inconnus ; anciens
curés de Saint-Jean-le-Rond ou vicaires de Saint-Denis-du-Pas, ils
semblent issus des milieux parisiens assez modestes où se recrutaient
les desservants des paroisses parisiennes 2.
Possesseur d'une prébende, un chanoine n'était pas pour autant
doué d'une voix harmonieuse et de grandes connaissances musicales ;
d'autre part, de nombreuses occupations hors de Notre-Dame empê-
chaient fréquemment que le chapitre assistât au complet à l'office.
C'est pourquoi les chanoines s'assuraient l'aide de musiciens compé-
tents : les chantres. Ils n'admettaient les postulants à cette fonction
qu'après avoir examiné leurs connaissances musicales et liturgiques ;
on leur demandait aussi d'avoir reçu une formation littéraire et doctri-
nale suffisante ; il n'est donc pas surprenant de trouver parmi ces
chantres de nombreux anciens enfants de choeur qui dès leur plus
jeune âge avaient reçu une telle éducation.
Lorsque le chapitre était satisfait des services d'un chantre il pouvait
le récompenser en lui attribuant un bénéfice dans l'une des églises
du cloître. Il disposait pour ce faire des deux cures et des six canonicats
de Saint-Jean-le-Rond et des trente-deux chapelles de Notre-Dame 3.
Les deux canonicats de Saint-Aignan étant en général conférés aux
plus fidèles de ces bénéficiers, ceux-ci pouvaient ainsi terminer dans
la quiétude du chapitre une existence consacrée depuis fort longtemps,
A'oire depuis leur enfance, au service de Notre-Dame.
Quelques autres chanoines pourvus de prébendes ordinaires sont
peut-être également d'origine modeste, mais il est là parfois difficile

1. Areh. Nat., LL 137, 10 février 1531 (n. st.).


2. Sur les chanoines de Saint-Aignan voir : F.-L. CHARTEER, L'ancien chapitre de Notre-
Dame de Paris, p. 183-210.
3. J.-E. DES GRAVIERS, K Messeigneurs du chapitre de Paris à l'époque de la guerre de
Cent Ans », dans Année Canonique, X (1966), p. 131-158.
8 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

de distinguer parents et homonymes : Nicolas Dunesmes prie ses


parents, dans son testament, de se satisfaire des quelques legs qu'il
leur fait « considérant que tout mon bien vient de l'Esglize et fault
qu'il y retourne ». Il n'était sans doute pas le seul dans ce cas mais
cette situation semble cependant un fait assez rare.
Le reste du chapitre se recrutait en province ou dans des familles
encore fortement attachées à leur pays d'origine : elles y ont encore
de nombreux biens, y résident souvent, s'y font enterrer et les ecclé-
siastiques y possèdent de nombreux bénéfices.
Le-premier fait à noter est que à peu près tous sont originaires des
pays de langue d'oïl sauf cinq : Paul de Foix de Carmoing, chanoine
à partir de 1559, juriste réputé, de la famille des comtes de Foix,
Bernard de Davant, chanoine de 1518 à 1523, du diocèse de Lescar,
François de Faulcon chanoine en 1545 et en même temps évêque de
Tulle, fils d'un italien établi en Languedoc qui se prétendait parent
des Medicis, Charles de Joyeuse chanoine de 1479 à 1482 d'une famille
du Vivarais, certes, mais qui l'avait quitté dès le règne de Charles VII
pour le service des rois de France, et enfin Benoit Dupont chanoine
en 1550, lui aussi du diocèse de Viviers. Trois d'entre eux sont de
familles connues en fait dans tout le royaume et familières de la
cour, ce qui peut expliquer la présence de leurs membres à Paris.
Dans les pays de langue d'o'û on remarque un recrutement impor-
tant dans les pays de la Loire, le Berry, l'Orléanais, le Poitou et la
Vendée d'une part, en Auvergne d'autre part.
L'étude des origines familiales des chanoines de ces régions montre
que la plupart d'entre eux descendaient de bourgeois de l'endroit,
serviteurs ou fournisseurs des rois ou des princes apanagistes.
Jean de Bar, chanoine de 1459 à 1462, était l'arrière-petit-fils d'un
valet de chambre et apothicaire du duc de Berry, le petit-fils d'un
apothicaire de Charles VII, dès 1420 son père était valet de chambre
du roi puis on le voit occuper plusieurs offices de finances : receveur
des aides en Berry, trésorier des guerres en Bourbonnais et Forez.
Il est en 1440 un des « partisans » associés de Jacques Coeur qui
financent le recouvrement de la Normandie. Il avait acquis une
fortune considérable dans la gestion des finances royales 1. Jean de
Bar, après le canonicat de Notre-Dame, fut évêque de Beauvais 2.

1. Dict. de biographie française, V, col. 108.


2. Ibid.' et HEUHTEBIZE dans Dict. â'hist. et de géogr. ecclésiastiques, VI, col. 543 ; Gall
Christ., IX, col. 759.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 9

Deux de ses frères furent évêques de Saint-Papoul et de Tulle, le


troisième fut échanson de Charles VIII.
L'histoire de la famille de Bar est à peu de chose près celle de
la plupart des familles des pays de la Loire représentées au chapitre
Notre-Dame. Aux XVe et xvr9 siècles les rois établissent leurs résidences
dans ces régions, les grands apanages qui avaient été constitués en
Touraine, Anjou, Poitou, Berry reviennent à la couronne, les anciens
serviteurs des princes passent alors tout naturellement au service des
rois. Avant la mort du roi René déjà, plusieurs Angevins avaient
suivi Marie d'Anjou à la cour de France, tandis que le séjour de
Charles VII en Berry l'amenait à s'attacher, dès cette époque, plusieurs
Berrichons.
Mais ce sont les familles tourangelles qui à cette époque ont fourni
le plus de chanoines au chapitre Notre-Dame. Une dizaine de familles
liées par un réseau complexe de mariages formait au xvf siècle l'élite
de la bourgeoisie de Tours 1.
Passés du négoce à l'administration des finances royales, puis aux
autres charges de gouvernement, ces bourgeois figurent au xvl6 siècle
dans toutes les cours souveraines tandis que leurs parents d'Église,
outre ces fonctions, cumulent évêchés, abbayes et canonicats, dont
celui de Notre-Dame.
C'est ainsi qu'on voit figurer au chapitre de Paris, pendant cette
période, Martin et Renaud de Beaune, fils et petit-fils de Jacques de
Beaune de Semblançay, cinq Briçonnet, cinq Poncher, quatre Hurault,
quatre Du Bellay, trois Ruzé, dont la famille est plus connue sous
le nom de la seigneurie d'Effiat qu'elle avait acquise, Hardouin et
Nicolas Fumée, Gabriel Pelourde, Jacques Quetier, Guillaume et
Renaud Bouchetel, David Chambellan, Louis Gouffier, Guy Burdelot,
Jean Berthelot, Guillaume Binet et Robert Dauvet, fils de Jean, con-
seiller de René d'Anjou et fait premier président du parlement de
Toulouse par Louis XI. Tous ces noms ne sont pas également célèbres
mais ils sont tous ceux de grands officiers de finances, originaires
d'une même région et appartenant au même groupe social, voire
familial.
La bourgeoisie orléanaise, elle, doit sa fortune à son attachement
à la cause des ducs et du parti armagnac : après sa victoire, Charles
VII n'a pas manqué de récompenser les De Thou 2, Compaing 3,

1. A. SPONT, Semblançay, la bourgeoisie financière au début du XVI' siècle, Paris, 1895.


2. MOREBI, X, p. 165.
3. M. PRÉVOST, dans Dict. de biographie française, IX, col. 406.
10 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'Aubespine 1 qui passèrent alors de l'admiiiistration municipale d'Or-


léans aux offices royaux.
Les familles auvergnates et bourbonnaises, introduites à la cour
par les Beaujeu, apparaissent plus tard mais leur origine est à peu
près la même : les Boyer et les Duprat, marchands et banquiers
d'Issoire furent assez tôt au service du roi mais ce sont les Beaujeu
qui ont « donné » les Robertet à Charles VIII.
Tous les chanoines originaires de ces régions, qui sont en nombre
sensiblement supérieur à ceux de Paris, n'appartiennent cependant
pas tous à ces quelques familles. On a conservé le testament, l'inven-
taire après décès et le compte de l'exécution testamentaire du cha-
noine Etienne de Montdidier 2. Ces documents nous le montrent fils
d'un marchand bourgeois d'Orléans qui avait acquis de nombreux
biens dans sa ville et alentour, lui-même était archidiacre de Beau-
gency au chapitre d'Orléans et curé de Châteauneuf-sur-Loire. Il
avait hérité d'une tante des biens près d'Orléans et, établi à Paris, y
avait acquis des maisons et des rentes ainsi que des terres autour de
Corbeil. Sa soeur avait épousé un général des monnaies parisien,
Germain Vivien, enfin il était conseiller au Parlement et président de
la Chambre des enquêtes.
Il s'agit donc ici d'un membre de cette bourgeoisie urbaine mar-
chande qui est alors en train d'accéder au rang de famille parlemen-
taire. La famille Vivien avec laquelle elle s'allie lui correspond exac-
tement dans le cadre parisien : Arnoul Vivien fut chanoine de Notre-
Dame de 1513 à 1531 et on retrouve de ses parents dans plusieurs
juridictions : la charge de général des monnaies de Germain Vivien
est bien une de celles par lesquelles on abordait la robe.
L'autre moitié du chapitre est originaire de provinces à l'écart des
grands centres, où le recrutement a un caractère assez différent.
Des onze chanoines originaires du Limousin, neuf appartiennent à
quatre familles de noblesse militaire plus ou moins ancienne : Jacques
de Luchat 3, Antoine et Robert de Pompadour, Jean et Pierre de
Rochechouart, Eusèbe et Jean des Montiers 4.
La même tendance se retrouve pour la Normandie avec les Argouges,
Pardieu et Longueil, et même avec les Blosset et Le Veneur 5 qui,

1. MOREHI, I, p. 483.
2. Arch. Nat., S 851 (1) et S 264.
3. Bibl. Nat., Clairambaut 932.
4. A. COMMXJTS'AÏ, Jean des Monstiers de Fresse, évêque de Bayonne, dans Revue de Gascogne,
1885.
5. Dict. de biographie française, VI, col. 714.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-X550 11

Origines géographiques des chanoines {par diocèses)


1. Diocèse d'originede moins de 5 chanoines. — 2. Diocèse d'origine de 6
à 10 chanoines. •— 3. Diocèse d'origine de 11 à 15 chanoines. — 4. Diocèse
d'origine de 16 à 20 chanoines. — 5. Diocèse d'origine de plus de 80 chanoines.

au xv8 siècle, servirent d'abord dans les armées du duc de Bretagne


puis dans celles du roi de France.
On trouve aussi au chapitre les représentants de deux vieilles fa-
milles nivernaises : Humbert de la Platièrel et François de Clèves.
Ces pays, très éprouvés pendant la guerre de Cent Ans, sont restés
en dehors des grands échanges commerciaux qui ont fait ailleurs la
fortune de la bourgeoisie, mais les événements militaires qui s'y
déroulaient ont permis aux hommes d'armes de trouver un emploi

1. J.-P. BUISSON, «Imbert de ]a Platière des Bordes dit Bourdillon, maréchal de France
(1516-1567) », dans Positions de thèses de l'Ecole des Chertés, 1947.
12 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

au service de l'un ou l'autre parti : tous les chanoines issus de ces


familles sont des descendants de capitaines du roi de France. Le
père et l'oncle du chanoine Philippe de Longueil étaient morts à
Azincourt, son grand-père à Poitiers 1.
Le milieu social des chanoines originaires de Bourgogne et des
pays du Nord, c'est-à-dire des anciens fiefs des ducs de Bourgogne,
est à peu près le même mais leur origine politique est plus nuancée.
Quelques chanoines de ces régions sont de familles anciennes qui
eurent elles aussi l'occasion de prouver leur attachement aux rois.
Aubert de Rouvroy de Saint-Simon, chanoine de 1456 à sa mort en
1459, était issu d'une famille de petits seigneurs picards qui quittèrent
en 1424 le parti des ducs de Bourgogne pour celui des rois de France 2 ;
le père de Jean de Hangest, chanoine de 1551 à 1553 était un seigneur
de la même région, chambellan du roi puis grand échanson de France,
son grand-père par contre après avoir pris part au recouvrement de
la Normandie, avait embrassé la cause du duc de Bourgogne, puis
était rentré dans les bonnes grâces du roi 3.
Mais, si on peut compter une quinzaine de chanoines picards et
une dizaine de bourguignons, ces pays n'ont pas installé au chapitre
de « dynasties » de chanoines à l'instar des grandes familles bourgeoises
de Paris ou des pays de la Loire. On trouve bien, là aussi, quelques
représentants des familles urbaines qui ont occupé des charges muni-
cipales, puis ont joué auprès des ducs le même rôle que les Poncher
ou les Briçonnet auprès des rois, mais la défaite de la Bourgogne, en
supprimant leurs charges, a arrêté leur ascension sociale et limité leur
influence à une seule région. C'est sans doute pourquoi les chanoines
de ces familles se trouvent isolés au chapitre. Jean Chuffart, né à
Tournai, chanoine de 1420 à 1451, date de sa mort, était le chancelier
d'Isabeau de Bavière et avait approuvé le traité de Troyes ; il était
toutefois assez modéré pour qu'en 1437 Charles VII lui donnât un
siège de conseiller au Parlement 4. Thomas de Courcelles, originaire
d'Amiens, fut un des juges de Jeanne d'Arc, mais en 1461 il prononçait
l'oraison funèbre de Charles VII, son frère Jean fut aussi chanoine de
Paris et archidiacre de Josas, un troisième frère, Hue, était lieutenant
du bailli d'Amiens 5. Ces « bourguignons » d'ailleurs furent assez mo-

1. LA CHESNAY-DESBOIS, Dict. de la noblesse, K, p. 95.


2. MOBEEI, IX, p. 62.
3. MOREBI, V, p. 512-514.
4. A. TUETEY, Journal d'un bourgeois de Paris (1405-1449), Paris, 1881, p. xvn-xucv.
5. Dict. d'histoire et de géographie ecclésiastiques, XTTT, col. 951 ; J.-M. ALIJ:OT, Visites
archidiaconales de losas, Paris, 1902, p. vn-xx -
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 13

dérés : Jean Chuffart fit trois voyages à Rome entre 1420 et 1436,
Thomas de Courcelles se montra fort discret lors du procès de réha-
bilitation de Jeanne d'Arc. Mais, si ceux qui étaient déjà en place en
1436 y restèrent, il n'est entré ensuite au chapitre aucun Bourguignon
au passé politique « marqué » et leur carrière ecclésiastique fut fort
entravée : Jean Aguenin, fils d'un premier président au Parlement
bourguignon et zélé Bourguignon lui-même, élu en 1459 à l'évêché
de Meaux ne put s'y maintenir contre Jean du Drac, son collègue du
Parlement et son confrère du chapitre, issu d'une famille de marchands
parisiens qui était soutenu par Charles VII et le pape Pie II 1.
Cependant, Guillaume de Clugny, fils d'un conseiller du duc de
Bourgogne, avocat fiscal aux bailliages d'Autun et Montcenis, lui-même
familier du duc, reçut en 1464 un canonicat de Notre-Dame qu'il
résigne en 1468 en faveur de son frère Ferri, à la mort de Charles
le Téméraire ils eurent la chance d'être pris par Louis XI à son
service, Guillaume mourut évêque de Poitiers et Ferri cardinal 2. Au
cours du xvr6 siècle, lorsque les troubles de l'époque précédente
commencèrent à s'oublier, le chapitre reçut à nouveau des chanoines
bourguignons : André Verjus, qui résigna en 1540 sa prébende en
faveur de son neveu Jacques. La fondation d'un obit pour André et
le testament de Jacques nous montrent qu'il s'agit d'une famille de
marchands de Mâcon qui à l'époque de la guerre de Cent Ans était
sans doute assez modeste pour n'être pas compromise par la politique
des ducs à laquelle elle n'avait aucune part ; un frère de Jacques était
chanoine à Mâcon où demeuraient ses neveux, l'une de ses nièces
était mariée à un grenetier de Chalon-sur-Saône et l'autre à un
marchand, de Chalon également 3.
Trois chanoines, enfin, étaient originaires de Bretagne, de manières
différentes.
Pierre et François de Refuge étaient petits-fils d'un cadet de famille
breton venu tenter sa chance en France au début du XVe siècle à la
suite de son oncle Tanguy du Châtel, ses enfants étaient restés au
service des ducs d'Orléans puis de Charles VIL Ils restent fidèles à
la famille d'Orléans pour laquelle plusieurs d'entre eux furent podes-
tats d'Asti, ils servent aussi le roi au Parlement et à la Chambre des
comptes. Au xvr3 siècle ils sont alliés à toutes les grandes familles
parlementaires tant de Paris que de Tours : les Raquier, Hurault,

1. Dict. de biographie française, I, col. 820.


2. MOEEEI, IH, p. 775-777.
3. Arch. Nat, M 140, fol. 391
14 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Anjorrant, Ruzé, Allegrain ; à l'exception des Anjorrant ces noms se


retrouvent tous au chapitre de Notre-Dame 1.
Gilles de Pontbriant, Breton lui aussi, avait quitté son pays natal
avec ses deux frères sous le règne de Louis XI pour tenter fortune
en France, le clerc et les deux laïcs y réussirent fort bien grâce à la
faveur royale et, dit-on, leur peu de scrupules 2.

* *
Dans ces conditions, la composition de chapitre pourrait sembler
quelque peu hétéroclite, mais il faut observer que leur appartenance
commune au chapitre n'est pas le seul lien qui existe entre ces hommes ;
beaucoup sont conseillers du roi et retrouvent au Parlement et dans
d'autres cours leurs confrères de Notre-Dame ou les proches parents
de ces derniers. Plus de la moitié d'entre eux sont de ces familles
bourgeoises qui, si elles viennent de pays différents, partagent la
même tradition de service du roi et les mêmes ambitions sociales.
Les fils des quelques notables locaux qui avaient la faveur royale au
XVe siècle suivent la cour où ils se trouvent unis autant par l'exercice
de fonctions semblables et l'appartenance à une même classe sociale
que par la similitude et la rivalité de leurs ambitions. A la génération
suivante on constate que de nombreux mariages ont fait de ce groupe
social un seul groupe familial : le frère d'Etienne Poncher, Jean,
épouse Perrine Briçonnet, sa soeur Jeanne et son frère Louis ont
épousé Pierre et Robine Le Gendre et les conjoints de ses neveux et
nièces sont des Hurault, Boyer, Luillier 3 ; le chancelier Antoine Duprat
était fils d'Antoine, consul d'Issoire, et de Jacqueline Boyer, fille d'un
autre bourgeois d'Issoire, sa tante avait épousé Austremoine Boyer,
mais son demi-frère Thomas, chanoine de Notre-Dame puis évêque
de Clermont, est né du second mariage de son père avec Jeanne de
l'Aubespine, issue, elle, d'une famille orléanaise 4. Thomas Duprat se
trouvait donc au chapitre le cousin, non seulement de son compatriote
Jean Boyer, mais aussi des Orléanais Jean et Sébastien de l'Aubespine,
eux-mêmes parents des Hennequin, et des Gobelins avec lesquels les
Duprat nouaient à leur tour des alliances. On voit donc reparaître dans

1. LA CHESNAY-DESBOIS, op. cit., XIV, p. 406 sq. ; E. MAUGIS, Hist. du Parlement de Paris,
m, p. 122.
2- R. DE MACI.DE DE LA CLAVIERE, Procédures politiques du règne de Louis XII, Paris, 1885,
p. Lxxxvn sq.
3. MORERI, Vin, p. 457.
4. A. BOISSON-, Le chancelier Duprat, Paris, 1935.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 15

l'entourage royal la même politique d?alliances familiales qui, au-siècle


précédent, avait uni les familles bourgeoises d'une même ville. Leurs
pères avaient fait carrière dans l'administration municipale et locale.
Ils occupent les plus hautes charges du Parlement et du Conseil royal.
Leurs oncles étaient chanoines de l'endroit, abbés de couvents voisins.
Leurs frères sont chanoines de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle,
aumôniers du roi, évêques souvent.
Les familles de la noblesse et celles qui aspiraient à s'y incorporer
avaient coutume de faire entrer, à chaque génération, quelques-uns
de leurs enfants dans l'Église 1. Cette habitude, due autant à une
piété toute naturelle aux hommes de ce temps qu'au souci de ne pas
trop diviser le patrimoine, permettait à ceux restés dans le siècle de
veiller à leur tour sur les destinées de la famille avec une fortune à
peu près intacte, puisque, à la génération suivante, la part dévolue
aux hommes d'Église revenait à leurs parents laïques.
Les familles de noblesse militaire semblent a priori être tenues en
dehors de ce groupe. En fait, ces familles qui voient en même temps
leur rôle politique menacé par les nouveaux venus et leur fortune
ruinée par les circonstances économiques, se mettent au service du
roi d'abord dans l'armée puis, à la fin des guerres, dans les offices.
Elles se trouvent alors à côté de leurs rivaux venus de la bourgeoisie
et entrent dans ce groupe avec lequel elles vont partager désormais
les charges du gouvernement et du haut clergé.
Aussi influent que soit ce groupe, il ne détient pas cependant toutes
les prébendes du chapitre Notre-Dame. On a déjà vu qu'à Paris la
petite bourgeoisie essayait d'utiliser la situation privilégiée de sa ville
pour s'intégrer à la grande bourgeoisie de gouvernement par l'inter-
médiaire des cours de justice et des chapitres de Notre-Dame ou
de la Sainte-Chapelle, imitée en cela par certains éléments provinciaux,
proches de Paris il est vrai, comme la famille du chanoine Etienne de
Montdidier. On a vu le cas particulier des chanoines de Saint-Aignan.
Mais on remarque aussi plusieurs chanoines absolument étrangers
à ce milieu, quoiqu'ils soient originaires souvent des mêmes régions
que les autres chanoines. Ils n'ont en général pas de parents au
chapitre et semblent de familles beaucoup plus modestes. Plusieurs
d'entre eux sont des maîtres célèbres de l'Université ou des collèges,
des juristes réputés, des écrivains, des médecins qui doivent à leur

1. P. IMBABT DE LA TOUR, Les origines de la Réforme, I — La France moderne, Paris, 1949,


p. 345-349.
16 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

science la célébrité et les plus hautes charges d'Église. Jean Bertoul,


chanoine de Paris de 1529 à 1545 et principal du collège de Laon,
fonda en 1542 une bourse dans ce même collège. Nous apprenons
par cette fondation qu'il était du petit village de Chaourse, dans le
diocèse de Laon 1. Il semble d'ailleurs que la plupart des chanoines
picards soient dans ce cas.
La situation des maîtres de médecine était assez différente de celle
des autres membres de l'Université. Il n'y avait pas dans cette disci-
pline autant de bourses pour les écoliers pauvres ; ceux qui figurèrent
au chapitre et dont nous connaissons l'origine sont des fils de mar-
chands. Devenus des maîtres réputés et appelés en consultation par
les rois et les grands, ils surent parfois mériter leur confiance dans
d'autres domaines et leur dévouement ne resta pas sans récompense.
On constate en effet que tous les médecins qui entrèrent au chapitre
Notre-Dame eurent l'occasion de soigner le roi ou l'un de ses proches
et que plusieurs furent ses médecins en titre 2.
Tous, d'ailleurs, entrèrent au chapitre à un âge assez avancé, ayant
sans doute cessé d'exercer un art peu compatible avec leur dignité
canoniale, fût-ce au service du roi.
Jean Du Rueil était né à Soissons en 14743, il étudia la médecine
à la faculté de Paris dont il fut ensuite régent et doyen en 1508-1509.
Très prisé de François Ier et de Louise de Savoie, il entra dans les
ordres après la mort de sa femme et, simple clerc, devint chanoine de
Notre-Dame 4 où il mourut en 1537. Il avait donc cinquante-deux ans
lorsqu'il entra au chapitre ; au xvr9 siècle c'était être déjà bien âgé.
En le gratifiant d'une prébende, le roi lui assurait une retraite paisible
et exempte de soucis matériels, où il avait tout loisir de se préparer
pieusement à la mort qu'il trouva en effet onze ans plus tard 5.
Beaucoup de clercs d'origine modeste doivent leur carrière non
seulement à leurs propres mérites mais aussi à la protection d'un
grand personnage, leur compatriote souvent, sans la faveur de qui
ils n'auraient sans doute jamais été connus hors de leur province.
La forte proportion de chanoines de la grande bourgeoisie angevine,

1. Aich. Nat., M 140, fol. 391.


2. Nous disposons pour les médecins, comme pour les conseillers, d'un recensement assez
complet grâce au Dict. biographique des médecins en France au Moyen Age d'E. WICKERS-
HEIMERS ; cet ouvrage empiète sur l'époque moderne puisque l'auteur y a relevé tous
les médecins nés avant 1500, il a donc également étudié l'activité, au xvr s., de ceux de
11

l'extrême fin du xv* s.


S. E. WlCKERSHETMERS, Op. Cit., I, p. S95.
4. Relation de sa réception au chapitre dans Arch. Nat., LL 136, 12 décembre 1526.
5. Arch. Nat., LL 140, 24 septembre 1547.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 17

tourangelle et auvergnate explique sans doute le nombre important


de chanoines beaucoup moins connus originaires des mêmes régions :
pour n'être pas de la parenté des grandes familles, ils étaient cepen-
dant de leur clientèle.
Nous avons trouvé dans le fonds Clairambaut du département des
manuscrits de la Bibliothèque Nationale une lettre adressée au duc
de Guise 1 dans laquelle Antoine Le Cirier informe, de sa belle
écriture d'humaniste, son illustre correspondant de l'état de ses affaires
dans un procès au sujet de deux maisons à Nantes. Nous voyons par
ce document que c'est notre chanoine qui traite avec le procureur du
duc à Nantes, surveille le cours du procès à Paris
— il était bachelier
en droit canonique 2 — et reste à la cour le garde des intérêts de
son protecteur lorsque celui-ci s'absente. La famille Le Cirier appar-
tenait à la bourgeoisie parisienne 3, elle avait son hôtel rue Galande
où en 1551 mourut Jean 4, frère d'Antoine, également chanoine de
Notre-Dame, plusieurs de ses membres eurent des sièges au Parle-
ment 5. En 1561, Antoine Le Cirier recevait l'évêché d'Avranche 6 où
son autre frère, Augustin, devait lui succéder. Mais la faveur des
grands est fragile et recherchée et nous devinons dans la lettre de
1554 Antoine Le Cirier s'efforcer de rejeter sur la négligence du
procureur nantais la responsabilité d'un retard dont le duc s'était
peut-être sévèrement plaint.
Martial GaUichier, dont nous venons de parler comme un des
dignitaires de l'Université, semble avoir été au service des Briçonnet.
Le 24 juillet 1516 il recevait au chapitre Notre-Dame la prébende
laissée par Michel Briçonnet, promu à l'évêché de Nîmes par la rési-
gnation de son oncle le cardinal de Saint-Malo 7. En 1518 il comman-
dait à un ouvrier parisien une tombe, représentant un évêque, à livrer
à l'église Saint-Étienne ,de Meaux 8, et sans nul doute destinée à
Guillaume Briçonnet alors évêque de ce diocèse. En 1527, enfin, il
agissait comme procureur de ce même prélat 9.

1. Bibl. Nat., Clairambaut 347, fol. 259.


2. Copie de ses lettres de collation dans Arch. Nat, LL 143, 24 juin 1542.
3. MOREKI, UT, p. 703 ; MAUGIS, Hist. du Parlement de Paris, m, p. 174, 203, 217 et
237; Gall. Christ., VU, col. 216-217.
4. Arch. Nat., LL 147, 29 août 1551.
5. MAUGIS, op. cit., loc. cit.
6. Gall. Christ., loc. cit.
7. Dict. de biographie française, VU, col. 286.
8. E. CoYECQroe, Recueil d'actes notariés relatifs à l'histoire de Paris et ses environs au
XVI> s., Paris, 1905-1923, L n' 127, 18 mai 1518.
9. Ibid., n* 796, 15 juin 1527.
18 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Lors de la résignation de 1516 il n'y avait apparemment pas de


liens entre le résignant et le résignataire. Seule la confrontation avec
des actes tout à fait étrangers à cette affaire permettent de penser
que le nouvel évêque avait laissé son canonicat de Paris, qu'il ne
pouvait conserver, à un bon serviteur de sa famille et que ce fut
peut-être même une des conditions de l'accord qu'il conclut alors
avec son oncle.
Il est dommage que de telles relations soient malaisées à discerner
car se choisir un protecteur bien placé, se faire remarquer de lui, se
rendre indispensable par de menus ou importants services, garder sa
faveur et sans cesse le disputer à des rivaux non moins ambitieux
devaient bien autant occuper les esprits et le temps que des fonctions
mieux connues et plus officielles mais qui n'avaient pas toujours
grande réalité 1.
Nous ne saurions rien du chanoine Macé De Brée s'il ne s'était
trouvé mêlé à un important procès politique. Il entra au chapitre le
18 juin 1468 2; les lettres de collation que lui avait délivrées la Curie
romaine nous apprennent qu'il était sous-diacre et licencié en droit
canonique ; il mourut le 19 avril 1482 dans sa maison du cloître 3.
Lepitaphe de la très simple tombe sous laquelle on l'inhuma à Notre-
Dame 4 porte qu'il était aussi conseiller aux Enquêtes du Parlement
et doyen et chantre du chapitre de Lisieux. Mais il avait dans sa
jeunesse attaché sa fortune à celle de son évêque qui se trouvait être
Jean Balue. Parmi les pièces du procès de ce fameux cardinal, en
1469, se trouve l'interrogatoire d'un de ses serviteurs, nommé précisé-
ment Macé De Brée 5. Il déclara alors être né dans le Maine et avoir
environ vingt-trois ans. Il avait la chance d'avoir été reçu un an plus
tôt au chapitre Notre-Dame et la disgrâce du cardinal d'Angers ne
le laisse donc pas dépourvu quoiqu'elle lui ôtât l'espoir de remplir
jamais de plus hautes fonctions.
Avec le développement de la commende et la généralisation des
cumuls, les prélats, dont beaucoup étaient retenus auprès du roi, se
déchargent de plus en plus souvent sur des hommes de confiance du
soin d'administrer leurs bénéfices. Il était normal de choisir pour ce
faire des serviteurs connus et éprouvés de longtemps et de les récom-

1. Nous pensons surtout ici à celles de la chapelle du roi.


2. Arch. Nat., IX 121, 13 juin 1468.
S. Arch. Nat., H 123, 21 avril 1482.
4. Gravure du xvnr* s. dans Arch. Nat., M 809-810, p. 63.
5. H. FOKGEOT, Jean Balue, cardinal d'Angers (1421-1491), Barîs. 1895, p. 83, 188-192 et 208.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, Î450-Î550 X9

penser de bénéfices dont on était collateur. C'est ainsi que dix


vicaires généraux et officiaux de l'évêque de Paris appartinrent au
chapitre cathédral.
Joachim du Bellay est l'un d'eux et confiance n'aurait certes pu être
mieux placée puisque l'évêque était alors son oncle. Les neuf autres
ne nous sont pas autrement connus, sauf Jean Saulay et Jean Moreau
dont nous savons qu'ils furent secrétaires respectivement de Louis de
Beaumont 1 et du cardinal Du Bellay 2 avant d'être leurs vicaires
généraux à Paris.
On ne saurait sans témérité expliquer de la sorte la présence au
chapitre de tous les chanoines sur lesquels nous n'avons que peu
de renseignements, mais il est raisonnable de penser que ces cas
devaient être plus nombreux que ceux dont la personnalité des béné-
ficiaires ou la perspicacité de leurs biographes nous ont gardé le
souvenir.
La vie de province où le petit nombre d'habitants permet à chacun
d'approcher plus aisément les seigneurs du lieu favorisait les jeunes
ambitieux. Au milieu du xvf siècle ne devaient pas être nombreux
les fils de bourgeois d'Amboise que leur science ou leur talent littéraire
pût faire comparer à Claude Chappuis. Le jeune homme s'étant acquis
chez lui une gloire locale ne pouvait manquer d'être remarqué par
Du Bellay qui mit alors sa fierté à exhiber à la cour son protégé,
montrant ainsi l'éclat de sa famille et le faste de sa maison.
En 1521, Claude Chappuis était clerc et sommelier de la chapelle
royale et en 1533 « libraire » du roi ; quatre ans plus tard il devenait

1. Ses lettres de collation le donnent (Arch. Nat., LL 123, 24 juillet 1482) comme secrétaire
de l'évêque de Paris, en 1510 il apparaît dans les registres capitulaires comme vicaire
général, il fut ensuite évêque de Lodève tout en gardant son canonicat.
2. Cf. son épitaphe dans Bibl. Nat., ms. fr. 22391, p. 142 : o Cy gist vénérable et scien-
tifique personne Maître Jean Moreau en son vivant licencié en chacqun droit, chantre
et chanoine de l'Eglise de céans, secrétaire ordinaire et depuis vicaire gênerai de Mon-
seigneur le reverendissime cardinal du Bellay, aui trespassa le quatrième jour d'octobre
l'an 1558 ». Suit un poème à sa mémoire qui nous confirme que -cet humble Manceau
devait sa fortune autant à ses qualités personnelles qu'à cette éminente protection :
Joannis Morelli Coenomani
Manibus sacrum epiéaphium
Qui jacet hic huinili de gente Moréllus
Tvm virtute sua magnus, tum autore patrono
Beïïayo varios est hic sortitus honores
Praesulis iîle vices summi quoque manus obivit
Cantoris, multos viuens sibi fecit amicos
Qui eximium propter raptum doluere dolentque
Atque hanc illius tumvlo scripsere quereîam.
20 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

doyen du chapitre de Rouen 1. Il fut à Notre-Dame plus étrange


chanoine puisque dès 15402 il échangeait contre un canonicat d'Or-
léans celui qu'il avait reçu à Paris l'année précédente 3 et que, une
prébende lui ayant derechef été attribuée en 1541, il la résigna de
nouveau presque aussitôt 4. L'exemple de Claude Chappuis est célèbre,
il n'est pas le seul.
Germain Brice était né à Auxerre. Pendant ses études à Padoue
il entra en relations avec les grands esprits du mouvement intellectuel
de son temps dont Aléandre et Sadolet 5. Bientôt connu du cardinal
du Bellay, il fut introduit auprès de la reine Anne dont nous le
voyons secrétaire en 15126. En 1515 il obtenait un canonicat
dans sa ville natale, puis un archidiaconé à Albi, enfin, chanoine
de Paris, il meurt en 1538 en Bretagne 7, célèbre et estimé pour
son oeuvre poétique.
Chaque grand seigneur entretenait autour de lui une cour où les
clercs pouvaient être tout à la fois chapelains, hommes d'affaires ou
précepteurs. Faire obtenir charges et bénéfices à ces serviteurs équi-
valait à faire payer par le roi ou l'Église des pensions dont le bénéfi-
ciaire resterait redevable et reconnaissant à celui qui les lui avait
obtenues et le protecteur gardait ainsi une oreille vigilante et un
défenseur zélé à la cour.
Telle n'est pas toujours la cause immédiate de la concession d'un
canonicat mais la nécessité d'accompagner le prince auquel on était
attaché rendait les bénéfices parisiens préférables à ceux de province :
sans doute est-ce la raison pour laquelle Claude Cottereau 8, aumônier

1. Dict. de biographie française, VTJI, col. 441 ; MOREBI, m, p. 474 ; A.-M. BEST, a Addi-
tional documents on the life of Claude Chappuis », dans Bibliothèque d'Humanisme et
Renaissance, XXVJTX (1966), p. 134-140.
2. Arch. Nat., LL 141.
S. Arch. Nat, IX 141, 29 août 1539.
4. Arch. Nat., LL 142.
5. Dict. de biographie française, VIE, col. 294. Selon A. LEFHANC (Hïst. du Collège de France,
Paris, 1893, p. 26) il apprit le grec auprès de Georges Hermonyme et correspondit avec
Guillaume Budé.
6. Dict. de biographie française, loc. cit.
7. Sa présence dans ce pays bien après la mort d'Anne de Bretagne montre qu'il avait
conservé certaines fonctions dans le duché, peut-être au service de Claude de France.
8. La famille Cottereau était une maison notable de Tours, alliée aux Ruzé, Beaune, Poncher
(cf. A. SPONT, Semblançay), la mère de Claude était Marie Quetier, d'une autre impor-
tante famille tourangelle. Sur Claude Cottereau, voir : M. PRÉVOST, dans Dict. de biogra-
graphie française, IX, col. 841-842 ; il fut célèbre comme juriste pour ses De jure et
privilegio militum libri très, ad haec de officio imperatoris liber, comme traducteur de
Columelle et auteur de vers latins.
LES CBANOWES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 21

du cardinal Du Bellay, permuta en 1541 son archiprêtré d'Outre-Loire


à Tours, sa ville natale, contre une prébende à Notre-Dame 1.
Les vies des hommes de lettres sont les mieux connues parce que
leur oeuvre a depuis longtemps attiré sur eux l'attention des historiens.
Mais les registres capitulaires nous apprennent, par exemple, que
Guillaume Baudin, qui entra au chapitre en 1468, était chapelain du
pape Paul II et « minor penitentiarius, familiaris, domesticus, commen-
salis » 2 de Jean Jouffroy 3, cardinal de Saint-Martin-aux-Monts. Faut-il
enfin conclure de la mort de Gérard Vercelan, prêtre du diocèse de
Besançon, dans la maison de monsieur de Franqueul, rue de la Bou-
cherie 4, qu'il y fut accidentellement frappé de mort soudaine ou bien
qu'il y demeurait ordinairement ?
Selon que le « patron » était plus ou moins influent, sa recomman-
dation conduisait parfois ses protégés jusque dans l'entourage royal où,
si l'on avait l'heur de plaire au souverain, les plus grandes ambitions
pouvaient se réaliser.
Le roi aussi avait ses protégés auxquels il faisait obtenir un cano-
nicat à Notre-Dame. Furent aussi chanoines Pierre Lescot, Philibert
Delorme, Jean Ockeghem, musicien flamand, maître de la chapelle
de chant du roi, qui reçut sa prébende en 1463 par grâce expectative
« in favorem régis » 5. C'est le cas aussi des deux Italiens, Paul Emile,
de son vrai nom Paolo Coimi, historiographe de Charles de Bourbon
puis de Charles VIII 6, et Jean-Baptiste Rosso de Rossi, un sculpteur
venu d'Italie avec François Ior. On trouve de même au chapitre Jean
de Rely, docteur en théologie, grand aumônier de France et confesseur
de Charles VIII puis évêque d'Angers 7, Robert Poitevin, médecin
de Charles VII et de Louis XI 8 et Pierre Galand, précexjteur d'Henri II.
D'autre cas sont plus malaisés à expliquer : la fondation d'un obit,
en 1577, pour Philippe Briault, chanoine en 1553, nous apprend qu'il

1. Arch. Nat., LL 142, 26 août 1541.


2. Copie de ses lettres de collation dans la relation de sa réception au chapitre, le 18 mai
1468. Il fut pourvu par grâce expectative.
3. Cf. Ch. FIER-VILLE, Le cardinal Jean Jouffroy et son temps.
4. Les registres capitulaires (Arch. Nat., LL 144, 8 août 1544) nous disent qu'il mourut
o in domo habitationis... domini de Franqueul in vico Bucherie v et qu'il fut enterré
c instar alîorum... quamvis pauper ». Nous ne savons absolument rien d'autre de ce
chanoine dont les lettres de collation (Arch. Nat., IX 141, 7 avril 1539) nous apprennent
seulement qu'il était prêtre du diocèse de Besançon.
5. E. WEBER, dans Dict. des Lettres Françaises, Moyen Age, p. 556.
6. Ch. de LUPPÉ, « L'historien Paolo Coïmi, dit Paul-Emile », dans Positions de thèses de
l'École des Chartes, 1914.
7. Gall. Christ, VII, col. 234.
8. E. WICKERSHEIMERS,Dict. biographique des médecins en France au Moyen Age, II, p. 715.
22 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

était frère d'un marchand et cousin d'un meunier d'un petit bourg
poitevinx ; ce sont là certes les éléments les plus riches du milieu
rural mais quel rapport y a-t-il entre un tel personnage sur lequel
aucun titre universitaire brillant n'attirait l'attention, et les dynasties
de parlementaires qu'il côtoyait au chapitre ?
Le recrutement du chapitre cathédral de Paris diffère donc sensi-
blement de celui d'un autre chapitre cathédral. En effet ce chapitre
n'est pas essentiellement parisien et l'origine géographique des cha-
noines y importe bien moins que leur appartenance à la grande bour-
geoisie, tant parisienne que provinciale, et de plus en plus simplement
française, qui accède alors à la noblesse et qui domine le chapitre
pendant toute cette période.
Encore que d'origines diverses, les chanoines appartenaient en
grande majorité à des milieux que nous qualifions aujourd'hui de
bourgeois. Mais les limites et les contours de ces milieux, s'agissant
du xvr9 siècle, appellent réserves et commentaires. On y compte des
marchands et des officiers, de riches et puissants conseillers du roi
comme de modestes échevins.
Jusqu'au xv6 siècle au moins la « bourgeoisie » avait continué à
s'augmenter d'éléments populaires entreprenants auxquels un heureux
sort avait donné la fortune. A partir du xvr3 siècle, déjà, les plus im-
portants de ses membres forment une nouvelle noblesse, supplantant
l'ancienne, ou alliée à celles des vieilles familles qui avaient compris
que mieux valait partager le pouvoir avec ces nouveaux rivaux que de
s'épuiser et disparaître dans une vaine compétition.
Pourtant le temps n'était pas encore si loin où les Hennequin
vendaient leurs draps aux foires de Champagne, où Jean de Bar était
l'apothicaire du duc de Berry et où, à Tours, le carré aux herbes
n'avait pas encore pris le nom de la famille de Beaune qui avait établi
là sa boutique. Aussi diversifiée qu'elle fût la bourgeoisie gardait le
souvenir de son origine commune et n'avait pas oublié les secrets de
ce négoce qui lui avait donné la direction des affaires du royaume.
La plupart des chanoines de Notre-Dame, qui en étaient issus,
n'étaient donc peut-être pas si différents qu'il peut maintenant nous
paraître.

1. Arch. Nat., L 535, n° 87.


LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, Î450-1550 23

III. — AGE ET FOBMATION INTELLECTUELLE DES CHANOINES

Rien ne fut jamais expressément décidé en ce qui concerne l'âge


minimum pour pouvoir recevoir une prébende. L'usage commun voulait
que les chanoines eussent au moins quatorze ans, toutefois un arrêt
de la Chambre des enquêtes en 1588 établit qu'il ne fallait que dix
ans pour les prébendes des églises collégiales K Mais les archidiacres,
dont les fonctions étaient effectives, devaient avoir au moins vingt-
cinq ans 2.
Il est difficile de connaître les âges des chanoines, dont les registres
capitulaires ne disent rien. Certains d'entre eux ont été personnellement
assez illustres pour avoir fait l'objet d'études particulières, les épi-
taphes de quelques autres nous renseignent aussi sur ce point. Mais
ces renseignements sont trop parcellaires et trop limités aux plus
célèbres pour que l'on puisse en tirer des conclusions très sûres.
Il semble cependant que l'on puisse, de ce point de vue, partager
les chanoines en deux groupes : ceux qui restaient au chapitre entre,
environ, 25 et 40 ans et ceux qui y entraient vers 50 ans et y mouraient,
généralement une dizaine d'années plus tard. On trouve quelques
rares exceptions de chanoines reçus à moins de 20 ans, appartenant
tous à des familles puissantes en cour, et qui quittèrent le chapitre
dès l'âge de 20 ou 25 ans pour prendre possession de quelque évêché.
Denis Brissonnet entra au chapitre Notre-Dame en 1496, l'année
suivante il était pourvu de l'évêché de Toulon et nous savons qu'il
avait alors 18 ans ; il était donc âgé de seulement 17 ans lors de son
entrée au chapitre 3.
En avril 1467 le chapitre recevait Robert Dauvet, qui avait été
pourvu de ce canonicat « contemplatione domini nostri régis » 4. On
trouve en effet parmi les lettres de Louis XI une recommandation
datée du 21 janvier 1467 et adressée à un chapitre indéterminé, priant
les chanoines de disposer de la première prébende vacante en faveur
de Robert Dauvet, fils de Jean, premier président au parlement de
Toulouse 5. L'éditeur de ces lettres a cru pouvoir identifier ce chapitre

1. L. BOUCHEL, La somme bènéficiale réduite à l'usage et pratique de France, Paris, 1628,


p. 2 (arrêt de la 5e chambre, 27 août 1588).
2. Ibid., p. 107.
3. Dict. de biographie française, VU, col. 286 ; P. CMCENDINI, dans Dict. d'histoire et de
géographie ecclésiastiques, X, p. 675.
4. Voir la copie de ses lettres de collation dans la relation de sa réception au chapitre,
29 avril 1467.
5. Lettres de Louis XI, éd. J. VAESEN, Paris, 1883-1909, m, 130.
24 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

avec celui d'Angers, auquel Robert Dauvet appartint 1 ; nous pensons,


quant à nous, étant donné, d'une part, la concomitance de dates
entre cette lettre et la réception de Robert Dauvet au chapitre Notre-
Dame, d'autre part, la référence explicite à une recommandation
royale portée dans les lettres de collation, qu'il s'agissait bien du
chapitre cathédral de Paris. Robert Dauvet ne devait pas être bien
âgé lors de sa réception au chapitre puisqu'une sentence du Châtelet
de Paris du 7 juillet 1462 attribuait à Jean Dauvet, premier président
au parlement de Toulouse, la garde noble de ses enfants Robert et
Oùdette 2, c'est-à-dire de ses deuxième et troisième enfants, l'aîné,
Guillaume, devant alors être majeur 3. Il est pourtant certain que le
chanoine de Paris est bien le fils du président au parlement de
Toulouse, mineur en 1462, nous savons en effet que le fils aîné de
Jean Dauvet, Guillaume, fut maître des requêtes à partir de 14724,
or les archives du chapitre contiennent encore un mémoire délivré aux
requêtes du Palais contre Guillaume Dauvet, maître des requêtes de
l'Hôtel, qui prétendait que la maison canoniale attribuée jadis au
chanoine Robert Dauvet, son défunt frère, lui appartenait parce que
son frère avait fondé son obit de son vivant 5.
Le chanoine connu sous le nom d'André Soreau était le frère d'Agnès
Sorel. Il resta au chapitre de 1450 à sa mort, en 1462. Or nous savons
par un extrait des actes du Châtelet qu'en 1451 il n'était âgé que
de 17 ans 6 ; il était donc entré au chapitre à 16 ans. Mais ces cas
de chanoines très jeunes, s'ils sont assez fréquents, font cependant
figure d'exceptions.
Un autre type de chanoine est celui de l'homme qui, ayant eu une
vie active, parfois dans le mariage, et s'étant acquis une certaine
réputation intellectuelle ou la faveur d'un grand personnage, vient
terminer ses jours au chapitre Notre-Dame.
Ainsi le conseiller Nicolas d'Origny, dont nous savons qu'il était né
à Troyes vers 14707 ; il était donc âgé d'environ 50 ans lors de son

1. Ibid., n. S.
2. Bibl. Nat, Clairambaut 763, p. 354.
3. Cf. généalogie dans MORERI, IV, p. 63 ; cette Oudette y est appelée Eudes, elle aurait
épousé Pierre Bureau.
4. MOHEBI, ibid.
5. Arch. Nat., S 86,7 (1).
6. Bibl. Nat., Clairambaut 763, p. 313, 27 octobre 1451 : Geoffroy, évêgue de Nîmes, est
donné comme curateur à André Soreau, âgé de 17 ans, pour recevoir un }eg de 500 êcus
à lui fait par Agnès « La Seurelle », sa soeur. Cf. VALLET DE VmrvnxE, Recherclies
historiques sur Agnès Sorel, dans Bibl. de l'École des Chartes, 3' série, I (1844), p. 297-
326, .477-499.
7. R. LTMODZTN-LAMOTHE, dans Dict. de biographie française, X, col. 581-582.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 25

entrée au chapitre en 1518 ; il mourut en 1533. Martin Ruzé avait 47


ans en 1517 lors de son entrée au chapitre, puisque son épitaphe
porte qu'il était âgé de 73 ans lors de sa mort en 1553 1.
Ainsi Aubin Des Avenelles était un humaniste connu pour ses
traductions d'Ovide et ses oeuvres françaises ; il était aussi chanoine
de Soissons 2. Il était né en 1480 et avait donc 55 ans à son entrée
au chapitre en 1535. Les registres capitulaires mentionnent son décès
le 14 octobre 1540; il avait alors 60 ans.
La confrontation des dates de réception et de décès — car les
actes capitulaires ne mentionnent les âges que de ceux qui moururent
très vieux — semble indiquer qu'on recevait assez souvent de tels
chanoines. On peut d'abord compter la plupart des chanoines de
Saint-Aignan qui obtenaient ces prébendes après une vie passée au
service du chapitre, mais il en était d'autres pour qui le canonicat de
Notre-Dame était la consécration d'une vie laborieuse et tranquille,
commencée dans l'obscurité.
Le 24 juin 1494 le chapitre recevait le procureur en Parlement Jean
Lemoines ; nous ne savons rien de sa famille, mais cet office laisse
supposer qu'elle était bien modeste, lui-même n'étant sans doute pas
très riche puisqu'il avait dû s'associer à l'un de ses collègues procu-
reurs pour l'acquisition de la maison qu'ils habitaient ensemble rue
de la Vieille Pelleterie 4. Six ans plus tard Jean Lemoine mourait
après avoir fondé à Notre-Dame une chapelle de la Vierge pour le
service de laquelle il recommandait Donast Rousseau, le fils de son
cousin germain 5.
Mais, en dépit de la présence au chapitre de chanoines très jeunes
et de plus âgés, il semble que la majorité était formée d'hommes qui
avaient entre, environ, 30 et 40 ans. Ce sont ceux qui, du point de
vue de l'origine sociale, représentent également la partie la plus
importante du chapitre : conseillers dont aucun parent n'était assez
puissant pour qu'il leur ait été possible d'obtenir une prébende très
jeunes, mais assez connus et estimés pour être appelée ensuite à
d'autres fonctions, à un évêché souvent.
Michel Brissonnet entra au chapitre à 36 ans en 1513, il le quitta
en 1516 pour devenir évêque de Nîmes 6. Jean de Gaucourt devint

1. Bibl. Nat., ms. fr. 22 391, p. 143.


2. R. BAEHOOX, dans Dict. des Lettres Françaises, xvi" s., p. 217.
3. Arch. Nat., LL 126, 24 juin 1494.
4. Expédition des actes de cette vente dans Arch. Nat., S 10.
5. Arch. Nat., S 10, 24 mai 1505, testament de Jean Lemoine.
6. Dict. de biographie française, Vn, col. 287.
26 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

\
en 1460 évêque de Laon à 26 ans ; il avait donc 24 ans lorsqu'il
entra au chapitre en 1458. De même, Gabriel Bouvery entra au
chapitre en 1539 à 35 ans et le quitta en 1542 pour monter sur le
siège épiscopal d'Angers, sa ville natale 2.
Le chapitre de Notre-Dame de Paris avait été pendant tout le
Moyen Age, traditionnellement, un corps savant et respectable, illustré
encore au début du XVe siècle par un illustre théologien comme Gerson.
Mais la transformation des conditions de recrutement des chanoines,
en faisant attribuer les prébendes, en nombre croissant, à des membres
de la bourgeoisie de robe, selon des critères souvent plus politiques
que religieux, contribua à la modification de la composition du chapitre
de ce point de vue.
L'intérêt de l'Église est alors subordonné à d'autres préoccupations
et ces nouveaux chanoines n'auront pas toujours l'âge et le rang
ecclésiastique nécessaires pour tenir le rôle ordinairement dévolu à
un chapitre cathédral, si tant est que ces clercs souvent étrangers au
diocèse aient affectivement eu l'intention et les moyens de diriger
efficacement le clergé parisien.
La nouvelle élite sociale introduisait alors en France des traditions
et une culture nouvelles, émancipées de l'enseignement traditionnel
des universités. Les chanoines de Paris, dont une grande part était
issue de ces milieux, en partageaient les curiosités intellectuelles et
les ambitions, ce qui devait inévitablement modifier en ce sens la
mentalité du chapitre. La Pragmatique Sanction et le concordat de
Bologne réservaient, certes, explicitement les droits des universitaires
et il resta toujours au chapitre une proportion assez importante de
savants réputés, mais les familles puissantes s'efforcent alors de
profiter de la situation nouvelle pour faire obtenir des prébendes à
leurs jeunes clercs en attendant qu'ils puissent prétendre à un évêché.
Mais cette diminution de l'importance numérique et du rôle des
universitaires au sein du chapitre ne fut pas pour autant cause d'une
régression intellectuelle de ce corps car les chanoines venus de la
bourgeoisie y introduisirent les formes nouvelles de la culture. Nous
savons cependant, principalement par les lettres de collation men-
tionnées lors des réceptions de nouveaux chanoines, que plus de la
moitié d'entre eux étaient gradués de l'Université. Il était fort rare
qu'un chanoine reçût d'autres grades après son entrée au chapitre,

1. Gall. Christ., IX, 552.


2. Dict. de biographie française, VU, col. 73.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 27

même ceux qui n'étaient alors que maîtres es arts 1. Le grade le plus
fréquent était la licence : c'est celui de 71% des gradués; venaient
ensuite les docteurs qui représentaient 22%. Cette seule considération
des grades universitaires tendrait donc à infirmer ce que nous disions
quant à la proportion décroissante des érudits au chapitre. Mais il
faut remarquer que la majorité parmi eux étaient diplômés en droit
civil, c'est-à-dire que leurs études avaient eu pour but non une science

GRADES UNIVERSITAIRES DES CHANOINES DE 1450 à 1550


(pourcentages donnés par rapport à l'ensemble des gradués,
compte non tenu des maîtres ès-arts)

-——_^____^
Grade
~~~~-~-~__^^ Docteurs Licenciés Bacheliers
Discipline ^~~~~~—~-_

Théologie 9% 6% 1,5%

Décret 6 % 10 % 5,5 %

Droit civil 40 %

Gradués in utroque 5,5 % 10 %


..
Médecine 1,5 % 3%

Il y a aussi quatre licenciés en droit civil et bacheliers en décret qui repré-


sentent 2% de l'ensemble des gradués, compte non tenu des maîtres ès-arts.
désintéressée, mais l'ambition de faire carrière dans les offices où,
comme nous l'avons vu, les parents de la plupart d'entre eux s'étaient
illustrés ; les chanoines juristes étaient d'ailleurs le plus souvent ceux
qui étaient issus de la bourgeoisie de robe. On remarque aussi que
dans cette discipline on ne trouve aucun docteur ni simple bachelier,
la licence était en effet le grade ordinairement exigé pour les offices
de judicature. Si on leur ajoute les gradués en l'un et l'autre droit,
dont la plupart sont aussi des licenciés, la proportion devient consi-
dérable ; parmi les décretistes également les licenciés sont les plus
nombreux, mais ici on trouve aussi quelques bacheliers et docteurs,
quelques docteurs aussi in utroque. C'est seulement chez les théolo-
giens que les docteurs sont les plus nombreux 2.

1. Nous n'avons trouvé que trois chanoines pourvus seulement de ce grade.


2. Cf. tableau.
28 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La présence de docteurs et de licenciés en médecine a aussi son


importance, quoique ces derniers ne représentent qu'une faible partie
du chapitre. Les études de médecine avaient toujours été moins bien
considérées que celles des autres facultés. Jadis il est très peu probable
que l'on aurait trouvé des médecins au chapitre Notre-Dame. Mais la
Renaissance, en prônant l'étude des sciences de la nature et de l'homme,
donna pour un temps ses lettres de noblesse à cette science. Il faut
tenir compte aussi du fait que plus d'une famille bourgeoise de ce
temps avait l'origine de sa fortune dans les faveurs qu'un de ses
ancêtres avait obtenues du prince dont il était médecin ou apothicaire,
ainsi la famille du chanoine Jean de Bar, dont nous avons déjà parlé.
La Renaissance est aussi l'époque où la curiosité intellectuelle se
tourne vers d'autres domaines que les disciplines enseignées dans les
universités, fières de leur glorieux et récent passé médiéval. Le
renouveau des lettres en Italie attire les élites intellectuelles. Ces
études, qui ne sont sanctionnées par aucun titre officiel, sont plus
difficiles à connaître, nous savons pourtant que quelques chanoines
les avaient pratiquées. Nicolas de Thou avait sans doute étudié en
\
Italie quant à son frère Adrien, il avait lui, fait ses études à Paris
mais pratiquait aussi l'italien et traduisit certains auteurs italiens
contemporains 2. De même, David Chambellan s'intéressait à la litté-
rature antique et fit des traductions d'auteurs latins et grecs.
Plusieurs chanoines nous ont laissé des ouvrages dans lesquels
se retrouve la même diversité. Thomas Bricot est célèbre pour ses
efforts de renouvellement de la philosophie scolastique traditionnelle 3,
mais en même temps que lui se trouvait au chapitre Louis Pinelle
qui fut, lui, célèbre pour ses efforts de renouveau catholique i ; nommé
évêque de Meaux en 1511, il fut dans ce diocèse un digne précurseur
de Guillaume Brissonnet qui lui succéda.
La composition du chapitre était donc assez homogène du point
de vue de la formation de ses membres : il était formé dans l'ensemble,
semble-t-il, d'hommes âgés entre 30 et 40 ans, avec un certain nombre

1. E. PICOT, Les Français italianisants au XVI' siècle, Paris, 1906, p. 339.


2. Ibid., p. 348, n. 2.
3. A. BENAUDET, Préréforme et humanisme à Paris, p. 96-99.
4. M. VAISSIÈRE, « Un précurseur de Guillaume Briçonnet : Louis Pinelle, évêque de Meaux
de 1511 à 1516 v, dans Cahiers d'histoire publiés par les Universités de Clermont, Lijon,
Grenoble, IX (1964), p. 81-82. L'étude approfondie de l'attitude des chanoines de Notre-
Dame par rapport au mouvement intellectuel et artistique de cette période serait cer-
tainement très intéressante et n'a pas encore, à notre connaissance, été faite malgré des
études individuelles de quelques-uns d'entre eux qui y jouèrent un grand rôle (princi-
palement dans A. RENAUDET, Préréforme et humanisme à Paris) ; mais une telle étude
sortait malheureusement des limites de ce travail.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, U50-1550 29

de chanoines de plus de 50 ans, et quelques jeunes favoris. A peu


près tous appartenaient à la partie la plus cultivée du clergé, comme
cela avait toujours été. Mais, à la différence des époques antérieures,
ce n'est plus la science traditionnelle de l'Église, la théologie, qui s'y
trouve le mieux représentée, mais le droit. Le chapitre suit donc en
ceci l'évolution générale de la bourgeoisie, dont nous avons vu que
la plupart étaient issus. Là comme ici, c'est désormais la classe des
« praticiens » et gens de robe qui forme l'élite intellectuelle, ils y
introduisent en même temps la nouvelle culture qui se répandait
surtout dans ces milieux.

CONCLUSION

« Bourgeoisie en ascension », telle serait la formule, beaucoup plus


large que notre sujet, mais dont il peut être considéré comme un
des aspects. Des représentants de tous ces milieux bourgeois, si diffé-
renciés et pourtant si comparables dans leurs ambitions et leur men-
talité, se retrouvent au sein du chapitre qui représente pour eux autant
la consécration d'une certaine position sociale qu'une étape de cette
ascension. Mais le trait le plus caractéristique serait en définitive
l'influence de la faveur royale répercutée à travers les choix des
évêques, eux-mêmes recrutés par la couronne, et par l'intermédiaire
de la faveur des grands qui gravitent autour ; cette influence explique
dans une large mesure la prépondérance des diocèses de la Loire, lieux
de résidence royale. Or, à la même époque, les milieux d'affaires dont
est issue une grande partie des chanoines, doivent à ce même appui
royal de devenir une nouvelle aristocratie. On retrouvera plus tard le
même parallélisme entre la composition du chapitre Notre-Dame et
cette partie de la société, avec des nuances toutefois, car ce corps
aura, comme d'autres, tendance à se fermer sur lui-même. De toutes
façons le caractère de dignité et de fonction profanes au service du
roi est un des traits de l'Église d'Ancien Régime dont l'importance
n'a pas besoin d'être soulignée mais qu'il est particulièrement intéres-
sant de voir apparaître dans le temps où s'élabore la société moderne.
Éliane DERONNE,
Archiviste-paléographe.
LA FORTUNE DES PRINCES DE BOURBON-CONTY
REVENUS ET GESTION, 1655-1791

Tout travail de recherche ne peut se concevoir à l'époque actuelle


qu'inscrit dans les grands domaines d'investigation de l'école histo-
rique du momentl. Pour la France d'Ancien Régime, s'il est un terrain
en pleine exploration, c'est bien celui de l'histoire sociale, qui recouvre
non seulement l'héritage du passé (histoire politique ou juridique)
mais s'assure aussi de nouveaux domaines comme la démographie ou
l'étude des mentalités sociales et culturelles. Tant au travers d'études
régionales que d'enquêtes sur les milieux sociaux, elle a permis de
renouveler notre vision de la société française des svtf et xvm* siècles
et particulièrement celle d'un groupe social dont la place apparaît
comme très importante : la noblesse 2. On a longtemps insisté sur le
rôle politique ou les privilèges de cette dernière, mais jusqu'à une
date récente, les fondements économiques de sa puissance sociale
n'avaient pas été étudiés. Or ceux-ci expliquent en grande partie la
place éminente tenue par les nobles dans la société française du temps :
en effet, si leurs activités traditionnelles persistent dans un cadre es-
sentiellement rural, les nobles ne demeurent cependant pas en retrait
par rapport aux forces nouvelles d'investissement financier, voire d'ac-
tivités industrielles 3. Des querelles célèbres comme celle qui opposa
l'abbé Coyer au chevalier d'Arcq illustrent la prise de conscience par
la noblesse du rôle qu'elle doit et entend jouer dans le corps social.
Parmi cette noblesse, il est une fraction dont on s'est plu à stigmatiser
la cupidité pu les excès .sans chercher à définir avec précision sa place
dans la hiérarchie non des dignités mais de la puissance réelle : nous

1. Cette étude est l'aboutissement de travaux engagés sous la direction de MM. P. Goubert
et D. Roche que nous tenons à remercier ici.
2. Cf. la thèse de J. MEYER sur la noblesse bretonne, les études sur la seigneurie bour-
guignonne de Pierre DE SAINT-JACOB OU les travaux de F. BLTJCHE, entre autres.
3. Cf. les articles de M. RICHAHD dans l'Information historique (1957-58 et 1959) et dans
la Revue d'Histoire économique et sociale (1962), et le chapitre sur la noblesse dans l'ouvrage
de P. LÉON, Naissance de la grande industrie en Daupliiné, Paris, 1954.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 31

voulons dire les Princes du sang. Cette attitude a évolué sous l'influence
de travaux récents comme ceux de Miss Hyslop x sur l'apanage d'Orléans
au temps de Philippe-Égalité ou ceux de D. Roche 2 qui a tracé un
tableau de la situation financière des Princes de Condé à l'aube du
xvnf siècle. Parmi ces branches de la famille royale il n'en restait plus
qu'une à demeurer dans l'ombre : celle des Princes de Conty, issue
de la Maison de Condé. Il était donc particulièrement intéressant de
combler cette lacune afin de parvenir à une vue plus précise de la
place de la famille royale dans la société française et d'examiner les
caractéristiques d'une des principales fortunes du temps, ainsi que
d'élaborer les méthodes d'une telle analyse. Les Princes de Conty
demeurent peu connus hormis quelques épisodes célèbres comme l'em-
prisonnement d'Armand en 1650, l'élection de François-Louis au trône
de Pologne en 1697 ou le rôle de Louis-François dans le secret du Roi
aux environs de 1750. Si la place manque ici pour préciser ces notions
biographiques 3, la succincte généalogie ci-dessous permettra de fixer
au moins une chronologie.
i

La bibliographie, très limitée, ne permet d'aborder qu'exception-


nellement l'assise « économique » de la puissance de cette famille.

1. B. HYSLOP, L'Apanage de Philippe-Égalité duc d'Orléans, 1765-1791, Paris, 1965.


2. D. ROCHE, n La fortune et les revenus des Princes de Condé à Faube du xvm' siècle », in
Revue d'Hist. mod. et contemp., juiL-sept. 1967.
S. Voir cependant : Duc DE LA FORCE, Le Grand Conty, Paris, 1923 ; CAPON et YVE-PLESSIS,
Vie privée du Prince L.F. de Conty Paris, 1907.
32 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Cependant, les archives de la série R. 3 et de la série K.l plus quelques


documents renfermés à la Bibliothèque Nationale permettent de pallier
— en partie seulement étant donné leurs lacunes et leur extrême
confusion — cette absence. Deux séries sont particulièrement utiles :
la première (R. 3 206 à 256) contient les arrêts du Conseil princier
collationnés par année ou groupe d'années. Cette série s'étend de 1655,
date de fondation du Conseil, jusqu'en 1746, avec de nombreuses la-
cunes au début du xvm*. Le second ensemble (R. 3 257 à 303) ras-
semble les registres annuels comptables donnant le détail des recettes,
dépenses et reprises 2. Très précieuse, cette série demeure malheureu-
sement trop limitée puisqu'elle ne couvre que les années 1655 à 1683.
II faut mentionner aussi l'important registre R. 3 122 qui fait le relevé
des comptes de succession de divers membres de la famille de Conty.
Grâce à lui, on peut connaître l'état des biens, les variations de revenus
et l'évolution de la gestion entre 1735 et 1750. Les actes innombrables
enfermés sans ordre dans de nombreux cartons sont d'inégale valeur
et il nous paraît inutile de les analyser plus avant. Il faut toutefois
souligner la nécessaire complémentarité des sources pour les deux
siècles : documents chiffrés au xvn6, états des biens pour le xvrrr3.
Ces préliminaires posés, il convient de présenter la méthode d'analyse
d'une telle fortune et de la gestion qui l'a organisée. Si l'on pouvait
écarter d'emblée l'étude de la mise en valeur des domaines ou le rôle
d'agent politique joué par les princes, d'autres problèmes comme les
techniques de perception des revenus et notamment les rentes fon-
cières, de transferts de fonds (hormis la mention d'une lettre de change
tirée sur le Languedoc en 1655) ou l'encaisse métallique (qui semble
faible : 50 à 100 000 L.) sont condamnés, faute de sources, à demeurer
sans réponse. Pour ce qui est de la gestion, le rôle du Conseil princier
comme celui des différents agents locaux reste, lui aussi, imprécis. En
outre, la disparité des documents nous oblige à lier dans une mesure
peut-être trop étroite xvn* et xvrrr5 siècles. Enfin, il faut garder présent
à l'esprit le caractère « personnel » de cette fortune, qui varie au gré
du Prince : le plus bel exemple en est donné par la vente quasi totale
du domaine en 1783 par L.F.J. de Conty. En tenant compte de tous
ces facteurs d'approximation, on peut tout de même tenter de définir
de grandes lignes d'investigation : en premier Heu, l'examen des bilans
annuels (recettes, dépenses, reprises) puis du capital, ainsi que des

1. R.3 Papiers des Princes de Conty. K. : Monuments historiques. Archives nationales.


:
2. Sommes escomptées en recettes et non payées effectivement. Il s'agit d'un débours fictif
qui obère cependant fortement le a budget » princier.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 33

rapports qui les lient; en second lieu, l'analyse de la composition de


cette fortune (distribution entre foncier et mobilier) ; enfin, l'étude de
la gestion et de l'administration des biens.

* **
Les revenus annuels suivent une courbe qui dépend de deux fac-
teurs principaux : le premier représente le rôle personnel des princes
(ainsi par exemple quand Armand de Conty meurt en 1666, les revenus
de ses enfants accusent une baisse de 410 000 L. due à la cessation
de nombreuses charges de Cour), le second est lié à la conjoncture
générale de l'économie française : problèmes monétaires qui affectent
la valeur de la livre stabilisée seulement en 1726, grands mouvements
de prix marqués par une baisse lente au cours du xvn* siècle et par
une forte hausse que l'on suit de 1730 à 1780 environ, et qui retentissent
sur l'évolution des recettes.
Ce tableau qui ne concerne que le xvn6 siècle — faute de sources —
souligne un aspect fondamental de ces bilans annuels : l'adéquation rela-
tive des courbes de recettes et de dépenses démontre l'existence d'une
relative « prévision économique », d'un embryon de « budget ». Cepen-
dant celui-ci doit tenir compte d'un troisième facteur très important,
celui des reprises qui représente une part notable des dépenses : entre
10 et 30%.
Le niveau des recettes s'établit aux alentours de 1,1 million de livres,
entre 1655 et 1665, puis tombe entre 300 000 et 600 000 L. jusqu'en
1685 ; pour le xvrrf, les indications restent fragmentaires. D'après les
comptes de successions, on constate qu'entre 1735 et 1752 les seuls
domaines ont vu leurs revenus progresser de 1631900 L. 1. Pour la
fin de l'Ancien Régime on dispose des bilans de la succession de Louis
François de Conty qui font état en 1790 d'une recette de 3 743 000 L.
contre une dépense de 3 290 000 L. et en 1791, de 4 394 000 L. de
recettes contre 4 004 000 L. de dépenses 2. Même si l'on tient compte
d'une inflation qui a fait doubler la valeur du marc, on constate une
hausse très importante confirmée d'ailleurs par les études sur les autres
familles princières 3.
Les dépenses suivent une courbe similaire : 1,2 million de L. sous
Armand de Conty, puis 250 000 à 550 000 L. par la suite, avant d'at-
teindre 4 millions en 1791. Il y a donc une relative harmonisation du
1. A.N. R.3 122.
2. A.N. R.3 90.
3. Béatrice HYSLOP, L'apanage d'Orléans, op. cit.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 35

budget. Cependant, sous Armand de Bourbon, le déficit demeure per-


manent et représente 6 % de la recette en 16611 (le Prince s'efforce de
réparer les dévastations causées par lui sous la Fronde). A sa mort,
les excédents apparaissent et atteignent près de 25% du total des re-
cettes, sur des sommes beaucoup plus faibles il est vrai. Pour le xvin0
siècle, on en est réduit aux conjectures. La Régence a amené des profits
considérables : le Prince de Conty bénéficie de charges importantes du
gouvernement (polysynodie), spécule pendant l'affaire Law et aurait
retiré d'un tel trafic : 45 000 000 de Livres dont on ne trouve nulle
mention 2. Sous Louis F. de Conty, l'équilibre est menacé par les opé-
rations de ce Prince. Un exemple : il a acheté pour un million de L.
de terres entre 1765 et 1770 et constitué 160 titres de rentes au prin-
cipal de 982 000 L. entre octobre 1755 et août 1756 3. L'administration
plus sage de son fils, marquée par la liquidation des domaines en 1783,
permit aux comptes de la succession de son père d'être largement
excédentaires vers 1790/91. Dans l'ensemble, on peut dire que la
gestion orientée vers la stabilité des revenus, a permis une comptabilité
en relatif équilibre : les projets de dépenses pour 1682 et 1684 témoi-
gnent en ce sens 4. Malgré l'imprévisibilité des reprises, cause du dé-
ficit, les chiffres soulignent la permanence de cette ligne de conduite
qui contraste avec celle des autres Princes du sang.
L'analyse du détail des recettes fait remarquer l'importance des
revenus mobiliers : de 30 à 80 % au xvrf siècle, entre 40 et 60 % au xvrrf,
ce qui marque une autre différence avec les familles princières qui dis-
posent de considérables revenus fonciers. Ces recettes mobilières ont
connu un renouvellement interne : au xvn* siècle, il s'agit surtout de
charges et de pensions royales (de 45 à 80% des recettes mobilières);
aussi, dès qu'elles cessent, il y a baisse des revenus, ainsi après 1666. Au
xvnl6 siècle, si les pensions demeurent importantes, ce sont les rentes
actives qui prennent une place très remarquable (de 5 à 10 % seulement
au XVIIe). Ces rentes ont différentes origines : donations, acquisitions, ou
paiements reçus. Cette évolution souligne la dépendance des Princes
à l'égard de la monarchie pour ce qui est des charges et aussi la men-
talité des Princes puisqu'il s'agit de sources de revenus « classiques » :
on ne voit pratiquement pas apparaître de recettes de type moderne
comme les emprunts (sauf à la fin du xvn6) ou les spéculations finan-

1. A.N. E.3 263. Pièces non cotées.


2. Cf. VILLATN, « Heurs et malheurs de la spéculation, 1716-1722 c, in Revue d'Hist. mod.
et contemp., 1957.
S. A.N. R.3 102.
4. A.N. R.3 106.
36 REVUE D'BISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

cières (la Régence mise à part), voire les Compagnies de commerce.


Cette part des recettes mobilières — qui bénéficient d'ailleurs d'un
très faible taux de reprise — dévient pratiquement exclusive après
1783.
Les recettes foncières demeurent faibles : entre 8 et 25 % au xvix8 siècle
(le chiffre de 1663 est dû à la vente de terres du Berry) ; au xvnr5, le
niveau est plus élevé, 20 à 30%, mais demeure modique. Il faudrait
tenir compte pour corriger cette impression de faiblesse de la masse
des reprises constituée à 90% par des recettes foncières dont le paie-
ment a été différé. Néanmoins, on ne peut dépasser un taux de 40%
dans les meilleurs cas. Ces revenus viennent des fermiers et sont reçus,
semble-t-il, en argent ; cependant, leur mode de perception sur les
populations rurales demeure mal connu. Malgré tout, l'évolution de
la rente foncière paraît conforme au schéma général : stagnation ou
baisse lente au cours du xvne siècle, hausse de plus en plus accentuée au
xvm6 jusqu'au tournant des années 1780 où s'annoncent des difficultés
tant agricoles que financières au niveau des domaines, la liquidation
de 1783 prenant alors peut-être l'aspect d'un acte de défense 1. La
hausse des revenus fonciers au. xvnr3 est tout de même très nette car
son taux d'expansion dépasse celui de l'augmentation générale de la
fortune.
Pour ce qui est des dépenses, elles sont constituées pour une
part qui varie entre 1/8 et 1/2 par les reprises suivies par les charges
de fonctionnement de la maison et des domaines : les subsistances
entre 10 et 20 %, les gages entre 15 et 25 %, les réparations et les charges
des terres entre 5 et 15 %, enfin par les dettes entre 10 et 20 %. On voit
la faiblesse des sommes encore disponibles pour une participation
éventuelle aux activités financières et industrielles en plein essor au
cours du xvm8 siècle. Il faut noter, au total, l'ampleur de ces revenus
qui brassent annuellement d'importantes sommes : un million vers 1660,
0,6 million vers 1680, près de 4 millions en 1790.
Ces revenus sont le produit d'un capital, de la fortune même des
Princes de Conty. Celle-ci est également très fluctuante tant dans son
niveau que dans sa composition. On est d'ailleurs gêné dans l'évaluation
par les revenus mobiliers comme les pensions par exemple qui ne re-
présentent pas un capital à proprement parler ; cependant, on peut
les assimiler à des rentes fixes et selon l'usage, les estimer au denier

1. Cf. Les travaux de M. Labrousse et de son école. Ainsi un état non coté du carton
R.3 98, en date du 20 mars 1784, indique des baisses de revenus dues aux difficultés
de la conjoncture dans les domaines de l'Isle-Adam, Mouy, Ansac et Trye en 1780.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 37

20 de leur revenu. De même, pour les domaines, l'évaluation est dif-


férente selon que l'on suit l'évolution des revenus (il y a baisse au xvn0
siècle) ou celle des prix de vente qui demeurent plus stables : ainsi,
jusque vers 1740 il y a distorsion entre revenus et capital foncier; par
la suite, la croissance est attestée pour ces deux évolutions. Le tableau
ci-dessous présente une estimation — compte non tenu des fluctua-
tions monétaires — du capital aux différentes dates où les sources
permettent de le cerner :
Total Total
. ,
Années Pensions
-D • r> ,
Rentes Foncier
rr •
mobiHer gén&al
1655-1665 7,8 0,67 8,5 3,5 12.—
1671-1680 .. 2,7 0,85 3,6 4.— 7,6
1752 .. 6.— 5,8 11,8 7,2 19 —
1783 6.— 6.— 12.— 17.— 29.—
Les chiffres sont donnés en millions de livres.

Ce tableau et le graphique qui le complète permettent de noter plu-


sieurs faits : la baisse du niveau des pensions qui souligne la plus
grande indépendance des Conty à l'égard de la monarchie, l'augmen-
tation très importante de la part du domaine dans le capital, dont on
peut donner un exemple pour le xvnf sièclex :
1. A.N. R.S 122.
38 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

1735 Capital total : 12 193 005 L.


dont Capital foncier : 6 400 000 L. soit 52 %
1752 Capital total : 13 110 266 L.
dont Capital foncier : 7 235 363 L. soit 55 %

en outre, la grande montée des rentes. Donc, contrairement aux recettes


annuelles, le capital est constitué pour plus de la moitié par le do-
maine foncier et cela dès 1730. Il apparaît donc que le capital mobilier
est plus productif que le domaine, mais que celui-ci constitue l'armature
de la fortune des Conty. Il y a donc bien un renversement de politique
au xvnr3 siècle par rapport au xvjf en ce sens qu'il y a une orientation
générale vers la constitution d'un important domaine foncier au détri-
ment des sources nouvelles de richesses alors en plein essor. Comment
interpréter alors la liquidation de 1783 qui bouleverse cette évolution
bi-séculaire puisque après cette date et le remboursement des dettes
la fortune princière se trouve être à peu près entièrement mobilière :
désir de réaliser de nouvelles formes d'investissement ^à la manière des
lords anglais, souci d'éviter des difficultés à un moment de renverse-
ment conjoncturel, ou simplement constitution d'une masse de revenus
destinée à une jouissance plus facile (L.F.J. de Conty n'ayant pas
d'héritiers directs) ?
On peut dégager de ces analyses trois remarques principales : la
dépendance à l'égard de la monarchie (pensions, octrois de rentes, li-
quidation en 1747 de la part du Roi dans le domaine engagé), en second
lieu, le renouvellement interne de la fortune princière marqué par
la croissance du domaine et des rentes actives, enfin, la corrélation
entre l'évolution de la fortune et la conjoncture générale.

Dans un second temps nous devons nous attacher à l'étude des dif-
férents éléments constitutifs de cette fortune dont nous avons cerné
les grands traits de la répartition et les « rendements » annuels.
Le domaine représente l'aspect le plus tangible de la fortune prin-
cière. Deux phases peuvent être dégagées dans son évolution. Une
phase d'acquisitions que l'on suit depuis 1651, date du partage des
biens de Henri de Condé et Armand de Conty, jusque vers 1770 et une
autre phase, de liquidation celle-là, qui s'achève par la grande vente
de 1783. L'acte de fondation du domaine fut donc le partage en date
du 27 mars 1651 des biens de Henri de Condé 1. Le Prince de Conty
1. A.N. R.3 98, Etats de différents testaments non cotés.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 39

fcSSSt Acquisitions d'Armand de Conty


j%%%%^ Acquisitions de François-Louis de Conty
Tfff^ Acquisitions de Louis-Armand II de Conty
RiSiSSSI Acquisitions de Louis-François de Conty

devait recevoir pour 189 000 L. de revenus annuels constitués par un


principal foncier réparti en plusieurs grands ensembles dont deux ser-
viront de pôles pour l'évolution ultérieure du dpmaine : la vallée de
l'Oise avec la baronnie de L'Isle-Adam, celle de Fère-en-Tardenois et
le marquisat.de Mouy et un ensemble de terres sis en Languedoc :
comté de Pézenas, terres de Bagnols, de Beaumont, etc. François-Louis
de Conty accrut ces biens par des héritages (comté d'Alais, marquisat
de Portes, en Languedoc; Trye et Eragny près de l'Oise) et l'achat
du comté de Beaumont-sur-Oise. Louis-Armand II reçut les 2/3 du
comté de Sancerre et le duché de Mercosur. Louis-François fit liquider
Lire Arches-Charleville.
40 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

la part du Roi dans le domaine engagé en 1747 et entreprit une réor-


ganisation plus rationnelle du domaine, constituant de vastes unités
territoriales et liquidant les terres marginales. Enfin, après cette ex-
tension maxima des domaines, Louis François Joseph opéra en moins
de dix ans une liquidation quasi totale.
Le domaine présente une répartition géographique assez dispersée,
avec néanmoins un petit nombre de centres x. En premier lieu, celui
du Vexin français qui s'organise autour de la baronnie de l'Isle-Adam,
fleuron des domaines princiers, rehaussé par la présence d'un magni-
fique château. Cette terre est comparable à celle des Condé à Chantilly
et joue un rôle similaire dans l'ensemble des biens et leur mise en
valeur. Un grand nombre de seigneuries et de fiefs entoure cette ba-
ronnie, ainsi Beaumont-sur-Oise, Trye, Chaumont-en-Vexin, Mantes,
Meulan... ; évaluée à 360 000 L. en 1655 — elle représente 2,3 millions
de L. en 1780 et sera conservée à titre viager par le dernier Prince de
Conty après 1783. Les plaisirs de la chasse s'ajoutaient aux revenus
importants des vastes forêts de la région, tandis que la fertilité des
sols permettait d'exiger des baux élevés des fermiers établis sur les
espaces mis en culture. Il faudrait mentionner encore bien d'autres
terres : toujours dans le Bassin Parisien, le marquisat de Mouy, la
baronnie de Fère-en-Tardenois, les terres de Méru et Ansac, le comté
de Senonches, le duché d'Étampes qui demeura peu de temps dans
la mouvance Conty...
L'autre ensemble s'organise autour du comté de Pézenas en Lan-
guedoc avec la Grange-des-Prés où est sis le château dans lequel
Molière fit ses débuts, le marquisat de Portes, la vicomte de Theyrar-
gues, le comté d'Alais riche en mines de charbon de terre, enfin la
baronnie de Bagnols-sur-Cèze à laquelle on peut joindre la terre de
Pierrelatte en Dauphiné. Par son ancienneté, son étendue et sa relative
prospérité — à une époque où Pézenas, siège des États de Languedoc,
jouait en quelque sorte le rôle de capitale politique et économique de
cette province — cet ensemble tient dans les revenus fonciers la seconde
place après celui du Vexin français.
Les autres terres demeurent dispersées : on ne peut cependant man-
quer de noter les domaines de Bourgogne avec les terres aux crus
célèbres de Nuits et de Romanée, le duché de Mercosur acquis en
1721 par retrait lignager et d'autres terres en Berry ou en Guyenne.
Ces terres marginales ont été les premières sacrifiées lors des difficultés
financières (par exemple le marquisat de Pompadour vers 1750).
1. A.N. R.3 87, État de tous les biens fonciers en 1750.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 il
Au total donc, un domaine relativement équilibré en deux grandes
masses regroupées le plus souvent en ensemble de gestion fructueux
escortées d'autres terres dispersées et réservées à un rôle de masses
de manoeuvre financières. S'y ajoutent plusieurs châteaux et hôtels
comme ceux de L'Isle-Adam, l'hôtel de Conty (emplacement de la
Monnaie) et le palais Prieural du Temple où fut peint d'ailleurs le
tableau célèbre d'OUivier, « Le thé à l'anglaise chez le Prince de
Conty ». Ce domaine fait partie de deux systèmes à la fois. En premier
Heu, un système d'origine féodal qui établit une stricte hiérarchie
entre baronnies, comtés ou marquisats ainsi qu'une série impression-
nante de justices et de droits seigneuriaux ; en second Heu, un système
économique plus « moderne » qui se détache des entraves féodales
pour s'occuper de l'exploitation de vastes ensembles territoriaux et qui
revêt la forme d'une régie indirecte ou ferme générale. Nous revien-
drons plus loin sur l'organisation de cette ferme qui encadre toute
l'activité des domaines sans nuire cependant à l'autorité suprême des
Princes sur leurs dépendants. Ce sont les fermiers qui fournissent la
plupart des revenus fonciers, la masse des reprises témoignant d'ail-
leurs des difficultés de telles rentrées de fonds. Les grands domaines
comme L'Isle-Adam bénéficient par ailleurs de comptes particuHers *.
Les revenus fonciers comprennent les droits seigneuriaux issus du
« complexum feudale » : cens, banalités, lods et ventes qui représentent
des sources de revenus souvent importantes (environ 4 000 L. vers 1655,
10 000 L. en 1752) 2, les recettes procurées par les forêts d'ampleur assez
considérable — ainsi entre 1735 et 1752, la valeur des bois de Fère-en-
Tardenois s'est accrue de 125 000 L. 3 — forêts exploitées en régie
directe ou selon des baux très stricts ; enfin, les revenus des terres
cultivées et des grands domaines confiés à des fermiers généraux.
Le graphique ci-après permet de saisir les rapports qui existent entre
les différentes sources de profits. Malheureusement, la différence des
cours de la Hvre et les estimations de 1752 n'autorisent pas des com-
paraisons très concluantes si ce n'est pour l'augmentation générale,
évolution que l'on pourra préciser au niveau de quelques domaines
importants grâce au tableau qui suit. La forte croissance du capital
foncier au cours du xvnf siècle — à un moment où la livre est
stable — est à souHgner.

1. A.N. R.3 95, Liasse 1567. Compte rendu particulier du sieur du Francastel pour la baronnie
de l'IsIe-Adam, 1748-49.
2. A.N. R.3 258; R.3 122.
3. A.N. R.3 122.
Années
Désignation des terres
1655 1752 1783

Baronnie de L'Isle-Adam 360 1100 2 800


Beaumont-sur-Oise 212
Mouy, Ansac, Angy 280 322 600
Fère et dépendances . 800 1 000
Trye, Eragny 383
Duché d'Étampes 380
Part du comté de Sancerre 1200 933
Baronnie de Senonches 1 200
Baronnie de Garenne 537
Duché de Mercosur 905
Pézenas, la Grange 480 570
Comté d'Alais 103 600
M. de Portes 125
Baronnie de Bagnoles 80 148
Beaumont et Grenade 30 31
Theyrargues, St Jean 179
Pierrelatte 60 94
Nuits et Argilly 32 67
Arches et Charleville 359
Total (y compris l'estimation des
des biens non cités) 3 500 7 000 17 000
Toutes ces évaluations sont faites en milliers de livres.
LA, FORTUNE DES BOUBBON-CONTY, 1655-1791 43

Si le domaine est la partie de la fortune qui nécessite le plus de soins,


la fortune mobilière est celle qui rapporte les plus gros revenus. Les
éléments composant cette fortune sont de trois ordres.
En premier lieu, les pensions et les charges — éléments les plus
traditionels et marque du rang social des Conty : pensions royales
oscillant entre 100 et 150 000 L., dons royaux de 150 000 L. pour les
mariages princiers, charges de gouverneurs 1 auxquels il faudrait
...
ajouter des dons occasionnels. Au total, entre 100 et 150000 L. de
revenus annuels réguliers plus une somme variant entre 50 000 — et
200 000 L. de casuel. L'estimation en capital peut se faire au denier 20.
En deuxième heu, on trouve les rentes actives obtenues par héritage
ou acquisition, plus rarement par don royal. On remarque tout d'abord
des rentes assises sur le circuit général des impôts surtout indirects
et, en particulier, sur les aides et gabelles. La plus importante est la
rente de 90 000 L. sur les gabelles de Languedoc au principal de
1,2 million de L. 2. On peut y ajouter une seconde rente de 11700 L. au
principal de 470 600 L. et d'autres rentes comme les 50 000 L. au
principal de 1 000 000 — de L. assises sur les fermes générales et créées
par Louis XV le 18 novembre 1764 3. Un acte en date du 1er septembre
1775 atteste le transfert à Monsieur, frère du Roi, de différentes rentes
représentant un total de 107 000 — L. et un principal de 2 345 000 L. 4.
On trouve ensuite des rentes établies sur des corps politiques comme
la rente de 26 000 L. sur l'Hôtel de Ville de Paris (éteinte au xvrr3) ou
encore des rentes d'origine royale comme le droit de petit scel de la
généralité de Berry, le droit de 3 sols par muid de sel dans le ressort
de Brouage ou la rente perçue sur le royaume de Naples 5.
Enfin, il faut souligner le rôle des rentes obtenues par les Princes
en guise de moyen de paiement. Ainsi la rente de 25 000 L. constituée
par Louis XVI pour éteindre les droits des Conty sur la principauté
d'Orange 6. De même, les ventes de 1783 ont été soldées en titres de
rentes dont on retrouve une partie inscrite sur le Grand Livre de la
Dette Publique 7.
Il est une dernière source de revenus mobiliers dont il nous faut
parler : il s'agit des investissements financiers ou industriels de type
«moderne». D'emblée, il nous faut souligner leur faiblesse : ainsi,
1. A.N. K. 570.
2. A.N. R.3 122.
3. A.N. R.3 13, acte non coté.
4. A.N. R.3 13, liasse n° 2, articles 2, 3 et 4.
5. A.N. R.3 13, nombreuses pièces non cotées.
6. A.N. R.3 13, cote 147.
7. A.N. R.3 13, 4« liasse.
4i REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

pour les compagnies de commerce on ne trouve — les registres de la


Régence ayant disparus — que les 2 000 L. d'actions de la Compagnie
de la Guyane 1 dont les revenus ont été de 610 L. de 1778 à 1780, ou
encore les 20000 L. d'actions souscrites par Armand de Conty le 10
février 1665 au titre de la Compagnie des Indes Orientales 2. Pour ce
qui est des spéculations financières, elles demeurent mal connues. Selon
Villain, la Régence aurait amené un profit de 45 millions de L. qui n'a
laissé aucune trace et dont on doit supposer qu'il a été très rapidement
dilapidé. Donc, si l'on peut soupçonner l'existence de tels trafics, on
ne peut malheureusement pas les chiffrer. Le seul élément permettant
de nous renseigner est un état des emprunts réalisés entre 1776 et 1784
et atteignant la somme de 4 737 000 L. 3.
Plus tangible demeure l'existence d'activités industrielles. Il s'agit
surtout des mines de charbon d'Alais et de La Grand-Combe ainsi que
des forges développées à partir de cette source d'énergie par les Princes
de Conty et d'autres membres de la noblesse dont le duc de Castries.
Cependant, encore une fois, nos sources ne nous permettent pas de
préciser l'ampleur des revenus tirés de ces activités : elle semble néan-
moins assez limitée.
On saisit — par le biais de la composition de leur fortune
— la
gestion, de type traditionnel, des Princes ; centrée essentiellement sur
les ressources domaniales et ne comportant qu'une faible part d'in-
novations.

Il convient de rappeler les cadres dans lesquels cette gestion prend


place. En premier lieu, la dépendance à l'égard de la monarchie qui
est déjà maintes fois apparue dans notre exposé ; un dernier exemple
cependant du rôle de cette manne royale : le fils du Prince de Conty
reçut en 1772 4 millions de livres de l'abbé Terray pour avoir soutenu
les intérêts du Roi dans le procès du duc d'Aiguillon 4. De même, quand
il s'agit de vendre des domaines, s'adresse-t-on au souverain ou à sa
famille : ainsi en 1783 les Conty vendirent leur domaine à Monsieur
qui le revendit le jour même à Louis XVI. En revanche d'ailleurs les
Princes apportent leur concours financier à la royauté en souscrivant
les titres de rentes des emprunts royaux principalement au xvnf siècle
où la dépendance princière paraît beaucoup moins forte qu'au xvrr3.
1. A.N. R.3 13, cote 128.
2. A.N. R.3 256.
3. A.N. R.3 13, pièce non cotée.
4. B. CAPON et R. YVE-PI.ESSIS, Vie privée de L.-F. de Bourbon, Prince de Conty, Paris, 1907.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 45

D'autre part, le contexte économique joue un grand rôle. Les Princes


se trouvent engagés dans différents systèmes d'organisation économi-
que :. un type seigneurial qui survit au niveau de radministration
(droits, justices), un type plus moderne comme celui de la ferme qui
encadre les activités domaniales, enfin un embryon d'aménagement
« précapitaliste » comme pour les mines. Or, la mentalité de l'époque
— plus d'ailleurs parmi les Princes du sang que parmi les autres mem-
bres du second ordre — privilégie les sources sûres comme la terre
à laquelle d'ailleurs la hausse des prix du xvrrf siècle confère une
grande valeur.
Même traditionnelle, une telle gestion nécessitait un certain nombre
d'institutions. Elles sont de deux sortes : d'une part l'administration
princière et d'autre part la ferme.
La première relève du Prince qui conserve non seulement tous les
pouvoirs de décision mais encore la pleine souveraineté juridique et
effective sur ses biens. Mais si le Prince décide de tous les actes im-
portants comme les achats ou les ventes de terres et de rentes, il laisse
une grande liberté à ses commis pour les décisions mineures. Ces
membres de radministration sont connus par les états des gages des
registres comptables comme par exemple ceux de 1655 1, date de mise
en place des principaux organes de cette administration. L'instance
supérieure qui établit le Ken entre les Princes et les Agents locaux
ou les fournisseurs est le Conseil. Y figurent l'Intendant représentant
du Prince, le Trésorier comptable, les secrétaires et quelques avocats,
au total une douzaine de personnes.
Les fonctions du Conseil sont malaisées à déterminer. Si l'on se
réfère aux Registres de ses arrêts, on constate qu'il n'applique pas
une politique concertée à l'avance : son rôle est plus comparable à
celui du Conseil des Dépêches Royal, recevant mémoires, requêtes,
adjudications de baux et statuant sur chaque cas (cela peut aller d'un
simple délit de chasse au bail d'un duché). Le Conseil ne définit donc
pas un cadre général à une gestion organisée, cependant à propos de
chaque affaire il établit une ligne d'action précise : par exemple, les
adjudications de baux comme celle des étangs d'Argilly en 17452.
L'Intendant et le Trésorier-comptable maintiennent une politique plus
ferme et veillent sur l'application tant des ordres princiers que des
décisions du Conseil et s'attachent au contrôle de l'équilibre financier.
A l'échelon local, on trouve un Intendant dont les compétences en

1. A.N. K.3 £57.


2. A.N. R.3 256.
46 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

« justice, police, finance » lui confèrent un rôle économique considé-


rable. En effet, il contrôle le second élément de cette organisation
administrative : la ferme générale. Les fermiers passent bail auprès
du Conseil le plus souvent pour six ou neuf ans et acquittent en général
leurs redevances en argent. Leur rôle consiste en la mise en valeur
des domaines, mais administrativement et juridiquement les paysans
qu'ils emploient relèvent directement des Princes. Malgré la charge
des reprises, ce système a fonctionné à peu près sans à-coups, l'ampleur
des terres concédées et le contrôle de l'administration permettant un
rendement maximum.
Néanmoins, il faut insister sur les difficultés rencontrées par cette
administration : les distances qui ne facilitent pas la transmission des
ordres et requêtes (près de deux semaines de voyage entre Paris et le
Languedoc) ; de là découle un manque assez grave d'informations sur
l'état réel des domaines dont l'appréciation est laissée aux intendants
locaux (ceux-ci paradoxalement accablent l'administration centrale de
questions sur des problèmes mineurs et en revanche n'essayent pas
d'envisager une politique à long terme pour les terres dont ils ont la
garde) ; en outre, la faiblesse de la science comptable qui ignore la
comptabilité en partie double et rend toute analyse des bilans annuels
et de la fortune en général sujette à caution.
De là, la relative imprévoyance des Princes à l'égard des investisse-
ments à opérer à long terme et peut-être l'une des causes supplémen-
taires du conservatisme de la gestion que nous avons déjà dénoncé
plus haut. Il reste un dernier motif de difficultés : les rapports avec
l'administration royale que les Princes se sont efforcés de tenir à l'écart
(liquidation des domaines engagés, responsabilités accrues des agents
princiers locaux) ; cependant, il y eut des sujets de litiges : ainsi en
1761 quand les Princes s'aperçurent que les fermes générales du
royaume avaient retenu 451 000 L. sur la rente des gabelles de Lan-
guedoc 1.
En gardant présentes à l'esprit ces difficultés liées aux conditions
techniques et à la mentalité économique de l'époque, nous pouvons
aborder l'examen de la gestion proprement dite.
En premier lieu, la politique de dépenses. Pour une part, qu'on peut
évaluer entre 15 et 20% du total, on trouve les dépenses relevant du
fonctionnement même de la maison princière qui ont été codifiées d'une
manière très précise au xvn8 siècle 2. A ces dépenses de fonctionnement,

1. A.N. R.3 13, 6» liasse.


2. A.N. R.3 109. 2 états de 1688.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 47

peuvent se joindre les charges des terres ainsi que les reprises. Un
autre chapitre qui représente un total assez notable est celui des rentes
passives et des dettes. Ces dernières soulignent à la fois l'imprévoyance
et le déficit de la gestion princière. Ainsi en 1752, sur 13 118 266 L.
de biens, la masse des dettes s'élève à 2 928 241 L. soit près du
quartx. Les rentes, elles, représentent à la fois un signe de faiblesse
dans la mesure où elles doivent compenser des défaillances de tréso-
rerie et un signe d'activité économique dans la mesure où elles servent
à financer des achats de terres ou de biens mobiliers. Ainsi, Louis-
François de Conty a constitué entre octobre 1755 et août 1756, 160
contrats de rente à 5% pour un montant total de 982000 L. 2 afin
de solder de nombreux achats de terres (par exemple, celles de Stors
et de Villiers-Adam acquises du marquis de Verderonne). En 1784,
Louis François Joseph de Conty est encore astreint au paiement de
307 815 L. annuelles 3.
Par le biais des rentes nous en sommes arrivés aux dépenses repré-
sentant un véritable investissement comme par exemple les acquisitions
de domaines, déjà mentionnées. On peut souligner également le choix
d'investissements originaux. Ainsi Louis-François de Conty a acquis
pour 2,7 millions de L. de tableaux et d'objets d'art 4 — témoignage
d'un goût artistique très sûr mais aussi d'une mentalité économique
très conservatrice. Ce dernier fait est confirmé par la faiblesse des
participations industrielles : une verrerie à Fère-en-Tardenois et l'ac-
quisition d'une entreprise d'huile vers 1789 en sus des forges mention-
nées ci-dessus.
Il est donc à peine besoin de souligner, après cette énumération,
le caractère essentiellement conservateur et domanial de la gestion
princière. La politique des Conty a eu pour but la constitution
de vastes ensembles territoriaux, rassemblés autour de domaines
importants comme L'Isle-Adam ou Pézenas et, pour conséquence, l'éli-
mination rapide des terres marginales. Les contrats d'inféodation mon-
trent qu'il y a eu volonté marquée d'harmonisation de l'exploitation
afin de parvenir à une rentabilité maxima grâce à des baux rendus
sans cesse plus lucratifs par la conjoncture des prix. Lès princes ont
d'ailleurs entrepris de faire naître des activités nouvelles sur leurs
terres : en 1655, ils ont aménagé les chemins de la baronnie de Fère

1..A.N. K.3 122.


2. A.N. R.3 102, pièces non cotées.
3. AJ\T. R.3 102, état non coté.
4. B.N., Catalogue des tableaux et objets d'art L.-F. de Conty pour la vente de 1777.
Cette vente ne rapporta que 1091340 L.
48 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

afin de favoriser le commerce 1 ; en 1745, ils ont fait reconstruire en


pierre le pont de Mouy 2 ; de même, ils se sont efforcés de développer
les mines d'Alais ou d'améliorer les cépages de la Romanée. Il faut
faire une place à part, dans cette politique domaniale, à l'aménagement
des forêts affermées à part et dont l'exploitation apparaît comme très
fructueuse. La Marine royale exigeait de grandes coupes de bois (celle
de 1683 dans le duché de La Vallière rapporta 45 000 L. aux Conty) 3 ;
les maîtres de forges se montraient également des clients très impor-
tants : par exemple l'un d'entre eux prit à bail en 1745 les bois de
Pompadour pour 21000 L. 4. Rappelons qu'entre 1735 et 1752 les bois
de Fère ont gagné 125 000 L. dans les estimations 5.
On voit donc bien que le domaine représente l'élément essentiel
de la fortune princière et le principal objet de soins des princes. D'ail-
leurs, s'ils se montrent en général bienveillants pour leurs dépendants
(protection face à l'administration royale, justice plus clémente, remise
de taxes, aménagement foncier) ceux-ci demeurent très exigeants en
ce qui concerne l'affirmation de leurs droits : ainsi en 1787 et 1788
demandent-ils le paiement des lods et ventes de leurs terres de Roissy-
en-Brie — montrant par là leur attachement au système seigneurial
traditionnel 6. D'où leur rôle dans les Assemblées de Notables de 1787
et 1788.
On n'a donc pas Heu de s'étonner du faible rôle joué par les Conty
dans les autres secteurs de l'activité économique. Même si la défaillance
des sources masque peut-être certains investissements, l'examen des
arrêts du Conseil montre bien leur médiocrité. Peut-être la vente de
1783 était-elle un prélude à un changement d'attitude fondamental :
une fortune entièrement mobilière n'autorisant que des achats de
rentes ou des spéculations dans les grandes entreprises financières
comme celles qui se sont développées à la veille de la Révolution (les
rares exemples cités plus haut montrent que les secteurs qui ont attiré
les Princes sont surtout des prolongations des activités domaniales).
Donc, une fortune qui demeure parmi les plus importantes du
temps et qui présente des caractères originaux comme la présence
d'importantes sources de revenus d'origine mobilière (de type ancien)
ou celle d'un capital foncier très remarquable à un moment où l'éco-

1. A.N. R.3 206.


2. A.N. R.3 256.
3. A.N. R.3 293.
4. A.N. R.3 256.
5. A.N. R.3 122.
6. A.N. R.3 90.
LA FORTUNE DES BOUBBON-CONTY, 1655-1791 49

nomie française s'ouvrait à d'autres activités. Elle se signale également


d'une part par son relatif équilibre « budgétaire » qui contraste avec
l'endettement des autres familles princières et, d'autre part, par sa
relative dépendance à l'égard de la monarchie et le conservatisme de
sa gestion. Au total, une fortune relativement bien administrée (mais
sans modification des structures) en expansion à peu près constante
— hormis les aléas du xvrr3 siècle —, mais qu'on ne peut séparer du
contexte social, économique et politique de l'Ancien Régime qui
fonde non seulement son évolution et ses principales caractéristiques
mais encore son existence même.
François-Charles MOUGEL,
Agrégé de l'Université.
LA POLITIQUE BERBÈRE
DU PROTECTORAT MAROCAIN'
DE 1913 A 1934

La politique berbère du Protectorat marocain, à la différence de


celle qui fut pratiquée en Algérie sous le nom de « politique kabyle »,
fut l'un des aspects avoués de l'entreprise française au Maghreb. On
l'a même souvent donnée comme la clé de notre domination au Maroc.
Il s'en faut pourtant qu'elle soit bien connue et son histoire reste
entièrement à écrire.
Pour la plupart des auteurs qui la signalent, la politique berbère
s'affirmerait après le départ de Lyautey et prendrait toute son ampleur
en 1930 avec le fameux dahîr berbère. Les auteurs marocains croient
au contraire à la continuité de cette politique, les nationalistes ayant
pu célébrer, et condamner, en 1934 le 20s anniversaire de « cette
volonté des colonialistes de diviser pour régner ».
L'historien qui tente d'y voir clair se heurte pour cette période à
l'impossibilité absolue d'avoir accès aux archives françaises. Pourtant,
à collecter ce qui est accessible, il ne perd pas totalement sa peine :
de nombreuses publications et articles contemporains permettent sinon
de tout savoir, du moins d'arriver à quelques précisions, à une vue
d'ensemble provisoire qui dépassent peut-être les généralités auxquelles
on se borne trop souvent sur ce sujet. C'est en fonction de cette docu-
mentation, mais aussi selon des limites logiques, que cette étude sera
menée depuis les origines du Protectorat jusqu'au dahîr de 1934 qui,
désavouant partiellement le dahîr berbère de 1930, devait disqualifier
toute politique berbère jusqu'aux années 1950.
LA POLITIQUE BERBERE BU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 51

I— L'IDÉOLOGIE : MYTHE BERBÈRE ET POLITIQUE BERBÈRE

«L'idée essentielle dont il faut se pénétrer est que le peuple maro-


cain n'est pas arabe » : ainsi débutait un ouvrage du capitaine Victor
Piquet, publié à Paris en 1925 sous le double titre : Le Peuple maro-
cain. Le bloc berbère. L'auteur, spécialiste chevronné de la vulgari-
sation es choses nord-africaines, entendait y démontrer, après comme
avant cent autres, que le peuple marocain encore non arabisé devait
pouvoir accéder à la civilisation française, à condition de ne pas
recevoir l'empreinte arabe. Bien sûr, cet auteur n'innovait pas. Tels
sont en effet les postulats fondamentaux sur lesquels repose la poli-
tique berbère : le Maroc demeurait un bloc berbère dont l'islamisation
fort superficielle et l'arabisation très partielle pouvaient et devaient
être remises en cause pour le plus grand bénéfice de la France. Cette
politique reposait sur une vieille option berbérophile qui allait retrouver
au Maroc une actualité nouvelle et concourir à la formation d'un
nouveau mythe berbère.
Il faudrait une longue étude pour recenser et classer les écrits de
vulgarisation concernant la « race berbère » marocaine, ses origines
et son avenir. Bien que cette littérature soit essentiellement, faite d'idées
reçues indéfiniment répétées, il est nécessaire d'en rappeler quelques
unes pour comprendre dans quel climat intellectuel' a pu se- développer
la politique, berbère.
Cette race berbère présentait selon la plupart des auteurs français
contemporains d'éminentes qualités : « franchise, fidélité, sens des inté-
rêts, économiques, absence de fanatisme agressif ».r ; aptitude ances-
trale au travail : « c'est la charrue berbère qui a fait, de: l'Afrique le
grenier, de Rome » ; enfin goût de la liberté « le: Berbère est de- tradi-
:-.

tion' un; homme libre; fort amoureux de sa liberté et toujours, prêt à


se. battre pour la défendre » 2. Ces libertaires;, on- les, célébrait volons- 1

tiers aussi comme des « démocrates conscients » et « des citoyens libres,


que: l'on ne; peut pas mener par la. force- seule.» 3 ;; ce que: faisaient
pourtant ces grands- seigneurs- dont de Foucauldi avait dénoncé dès
188:4- « le régimei despotique ». Les aimées passant, il est vrai; on félicita
surtout les Berbères, de leur indifférence à' l'agitation politique;, de:
«Ifeuc robuste) bon sens dé paysans » : «la- Berhérie; ne- rêve, ni de.

1. EJ DOCTTÉ, En tribu, p. 336.


2. ABÈS, Les Ait Ndhir. On les désigne plus souvent sous leur nom arabe- de B'enï M'tir,
3. DUGAKD, Le Maroc de 1919.
52 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Parlements, ni d'indépendance arabe » 1. Mais démocrates ou conser-


vateurs, les Berbères restaient crédités de vertus politiques qui fai-
saient, paraît-il, défaut aux Arabes.
Quant à leur religion, on répétait que « treize siècles d'islamisation
continue » ne réussirent pas à amener à l'Islam les Berbères : « des
efforts de Titans furent entrepris par les sultans pour islaminer les
Berbères. Ces efforts sombrèrent dans le néant », affirmaient les auteurs
les moins informés. En tout cas, de l'avis général, « ils n'étaient pas
fanatiques ». « Les Berbères de race pure sont très peu pratiquants » ;
« ils ne prient presque jamais » ; « les fêtes religieuses sont seulement
pour eux des occasions de faire bombance ». Certes, « ces farouches
altérés de liberté » pouvaient parfois être des naïfs et se laisser
prendre au charlatanisme des marabouts, mais ils savaient aussi se
moquer d'eux lorsque les miracles attendus ne s'étaient pas produits.
Après 1919, d'autres auteurs, surtout chrétiens, les découvrirent tout
au contraire « très attirés par le mysticisme et le surnaturel » : « l'aré-
ligiosité ne saurait leur convenir ». On les dira « plus attachés à l'idée
religieuse qu'à la formule particulière de l'Islam » (J. Guiraud) et l'on
parlera même de « leur souplesse à adopter n'importe quelle religion »
(Gaudefroy-Demombynes).
Le Berbère, ainsi décrit selon l'attente ou les préférences de l'obser-
vateur français, devait bien avoir quelques défauts, mais sur ce point
encore les auteurs français ne pouvaient être d'accord. « Le Berbère
est conservateur et routinier, méfiant et xénophobe », concédait l'un
de leurs amis 2 mais tel autre ne l'admettait pas : « Le Berbère n'est
ni xénophobe, ni hostile au progrès » (V. Piquet), et un troisième, l'in-
terprète Abès, tentait la synthèse : « Tout d'abord réservé, le Berbère se
familiarise et s'adapte très facilement ».
Certains osaient parler de la « crédulité intéressée » du Berbère, de
sa « rapacité, de son utilitarisme », mais d'autres appelaient cela « sens
des réalités et côté positif de ce peuple ». Pour ceux qui se refusaient
à choisir, tel Ladreit de la Charrière, les Berbères étaient «frustes,
braves, cupides, malins, xénophobes, démagogues et pourtant se lais-
sant exploiter par quelques santons agités et brutaux » 3.
Ces clichés, et quelques autres, sont pour l'historien de l'Algérie
tellement familiers qu'il peut les dire des stéréotypes de la littérature
coloniale algérienne. La manière dont les Berbères marocains ont été

1. R. MONTAGNE, La vie sociale et la vie politique des Berbères, 1930.


2. G. Soiux»»-, Esquisses de droit coutumier berbère marocain, 1928.
8. LADREIT DE LA GHAEBTÈRE, La création marocaine, 1930.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 53

célébrés reproduit en effet exactement la longue défense et illustration


des Kabyles d'Algérie, ce que j'ai cru devoir appeler le mythe kabyle 1.
Et c'est à coup sûr en fonction des thèmes de ce mythe, ou, si l'on
préfère, selon les traditions berbérophiles de l'ethnographie et de
l'administration algériennes, que fut exploité et vulgarisé l'inventaire
scientifique du Maroc. On est donc en droit de parler là aussi de
mythe berbère. La démonstration en est tellement évidente qu'on
épargnera au lecteur une démarche didactique. '
Mais voici à titre d'image illustrée dans quelle coloration furent
peints les Berbères du « Maroc central », ces énormes tribus trans-
humantes avec lesquelles nos officiers et nos berbérisants prirent d'abord
contact et qui demeurèrent longtemps les mieux connues. « Nos Ber-
bères », comme écrivaient de manière symptomatique les auteurs et
administrateurs français, furent crédités des mêmes caractères que
naguère nos gens de Kabylie, « cette Auvergne de l'Afrique du Nord ».
N'étaient-ils pas les « purs Berbères de race blanche », les plus farou-
ches, « ceux qui avaient eu le moins de contact avec les civilisations
importés du dehors » 2 ? N'étaient-ils pas « grands et élancés, et très
blancs, gens maigres au thorax conique dont les traits sont ceux de nos
Auvergnats »3 ? Même par rapport aux autres Berbères, « ces gens
se distinguent par des caractères physiques supérieurs » et surtout par
une bien moindre islamisation : « ces bons paysans » aux moeurs rudes
et patriarcales, « habiles aux ruses simples », avaient en effet selon un
missionnaire un «vrai code moral, parfois opposé gravement à la
morale islamique » 4. « L'âme berbère » devait donc être ce que fut
« la vieille âme de nos paysans de France » : c'est l'amour de leur
sol qui inspirait seul leurs vertus guerrières. Mais ils avaient su aussi
éviter la honte de payer l'impôt au sultan : « les méhallas du makhzen
labouraient la mer et toujours derrière elles le flot avait recouvert
le sillon ».
La constitution politique comme l'état social de ces républiques
berbères était démocratique : « Le Moyen Atlas, c'est la démocratie
sur toute la ligne ; seul le peuple commande et seul le peuple parle

1. Sur le mythe kabyle je me permets de renvoyer à ma thèse : Les Algériens musulmans


et la France, tome I, p. 267-277.
2. BRUNO* Archives berbères, vol. I, fascicule 3, et vol. 3, fascicule 4.
3. M. LE GLAY, Renseignements coloniaux, 1921 ; cf. H. DUQUATRE, Images du Maroc
berbère : « Une tête de Français ! Le Berbère porte souvent la barbe en collier et
chante des cantilènes semblables à celles qu'autrefois l'on chantait dans le centre de la
France. Comme l'Auvergnat, le Berbère est dur au combat, solide sur terre... Mais il a
un corps svelte... »
4. P. HECTOR, Essai de monographie psychologique berbère, 1935.
Si REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

et seul le peuple chante » 1. En dépit doute des apparences


vsans
contraires, la jmâ'a était déclarée omnipotente, le chef de tribu, Yam-
ghar, était élu pour une année seulement et non rééligible. Et même
tel grand féodal zayân, maître redouté du Moyen Atlas, Moh'a ou
H'ammou, n'était encore pour Le Glay que « l'Amrar »2 et pour
d'autres qu'un « dictateur antique ». Quant aux qdid de Makhzen,
tyrans vulgaires ceux-ci, ils étaient impuissants à briser le ressort
démocratique : « chaque fois que la tribu a pu secouer le joug et se
mettre en siba, le pouvoir populaire a instinctivement reparu et chassé
les caïds » (capitaine Le Glay).
Nos Berbères du Moyen Atlas, « venus du judaïsme à l'anthropo-
lâtrie en passant par l'Islam », ne pratiquaient guère que le culte
des saints vivants ou morts, la fameuse « ânthropolâtrie berbère ».
Sans doute avions-nous eu à combattre d'innombrables personnages
religieux, mais ces Sidi Rahho, Sidi Amhaouch, et autres Ahansal
avaient seulement « admirablement exploité la crédulité des Berbères
pour exciter leur fanatisme » 3.
L'hostilité des Berbères au chrâa coranique était affirmée sans
nuances comme une caractéristique de la race et le droit coutumier
était dit « extra-coranique et souvent anti-coranique » 4. Selon Le
Glay, « tous les Berbères n'admettent comme lois que leurs coutumes
nationales et l'on peut dire que partout au Maroc les Berbères ne se
soumettent au chrâa que dans la mesure où nous les y forçons en les
assimilant à d'autres musulmans » 5. Ces contre-vérités d'évidence sur-
prendraient si on ne les avait souvent recensées en Algérie. Et la justi-
fication donnée au Maroc était évidemment la même que celle avancée
en Algérie à propos des Qânûn kabyles. Le contrôleur civil Bruno
la formulait ainsi « ïizref (la coutume) est plus souvent en harmonie
avec l'esprit de notre Code que les lois de l'Islam; aussi avons-nous
tout intérêt à leur conserver sous notre contrôle l'usage de leurs
coutumes civiles ».
1. Le Maroc catholique (nc de décembre 1929).
2. M. LE GLAY, Récits marocains de la plaine et des monts. L'Amrar, p. 201-240.
3. Général GUILLAUME, Les Berbères marocains et la pacification de l'Atlas, p. 28.
4. On cita pendant des années ce propos d'un ' cheikh du Haut Guir rapporté par NETTT.IT,
(Archives berbères, 1916, p. S, t. 1) : « Nous venons d'enterrer le chrâa. Quiconque
l'invoque ou en fait usage dans notre pays aura à s'en repentir ».
5. LE GLAY, Le Berbère marocain, 1930. Or, pour ne citer qu'un document, le général
commandant le territoire d'Agadir à qui l'on demandait en 1924 un projet de réorga-
nisation juridique pour les tribus berbères du Sous, répondait : « Ces tribus sont profon-
dément islamisées. Elles sont restées attachées à leurs coutumes locales pour tout ce
qui se rapporte aux affaires pénales lesquelles ressortissent à la compétence de leurs
_

caïds et leurs chioukh, mais elles ont recours au cadi pour toutes les questions qui
touchent au statut personnel ».
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-19M 55

Le Moyen Atlas, plus encore que la Kabylie du Djurdjura, apparais-


sait ainsi aux berbéropliiles comme la citadelle de l'indépendance
berbère, la patrie véritable des Imazighen, des hommes libres, et
l?on ne manquait pas de gloser sur l'équivalence entre Franc et Ama-
zigh. Ce pays fermé certes, mais que traversait pourtant une route
historique entre Fès et le Tafilâlt, devenait une « véritable île » dans
le Maroc, lui-même isolé dans l'île maghribine (G. Surdon). Et pourtant
par un hasard heureux, la langue qu'on y parlait, la amazight, était f
la même que le zouaoua de « notre Kabylie algérienne ». « C'est à
faire rêver », écrivait Maurice Le Glay, que cette trouvaille remplissait
de bonheur h Et l'on rêva effectivement beaucoup sur l'avenir de ces
bons Berbères cousins de nos Kabyles. « Cette population peut et
doit devenir en peu de temps française de langue et d'esprit », affir-
mait V. Piquet : « Ces Zaïan de Khenifra, hier encore à demi-sauvagès,
dans quelques années parleront français, doubleront leur production
céréalière ou conduiront des autobus à Casablanca, non sans avoir été
pendant quelque temps tirailleurs en Rhénanie ou en Syrie » (R.
Peyronnet) 2. Pour eux, la voie de l'assimilation était toute trouvée :
la parenté de leur langue avec le dialecte zouaoua faciliterait la venue
d'instituteurs, d'officiers français d'origine kabyle 3 et l'instituteur
kabyle ferait la conquête de la Berbérie marocaine.
Bien entendu la berbérophïlie étendait ses sympathies à tous «les
campagnards berbères », disons dans l'esprit du mythe berbère à tous
ces «bons sauvages »\ en'Core que les structures politiques 'et sociales
du inonde 'bèrbérophone fussent, 'malgré leur archaïsme, fort éloignées
de l'état de nature.
Toutefois la feelle unité du « bloc berbère », dont les foeïbéroplhïles
né 'doutaient pas dans les ^premières années; n'apparaissait plus aussi
évidente au fur 'et à mesure que l'on connut mieux les GhleuKfoi] si
différents des gens du Moyen Atlas. H est vrai que la recherche socio-
logique n'avait guère d'influence sur la vulgate locale ou métropoli-
taine. Les Berbères du Sud apparaissaient par exemple aux sâvântSj
profondément -imprégnés, voire modelés par l'Islam, mais l'opinion eh
1. Que la famazight offre des caractères communs avec le dialecte zouaoua est un fait,
mais elle présente les mêmes ressemblances avec les parlers du Haut Atlas oriental et
occidental -et ceux du Sous, (généralement désignés 'sous le nom de tachelrit, cf. E. LÂÔÙST,
Cours de berbère marocain. Dialecte du Maroc central, J.928.
2. E. PEYRONNET, Le problème nord-africain, t. HI : Lés Berbères, 1923.
3. Ceux-ci devaient d'ailleurs par leurs écrits accréditer plus sûrement encore les stéréotypes
du mythe berbère cf. les ouvrages du capitaine Saïd GOENNOUN, Tadla, Pays Zaïan
Moyen Atlas, 1923, et La Montagne berbère (Ait Oumalou et pays zaïan), 1929.
4. « Les berbères du Moyen Atlas sont de véritables sauvages ayant vécu complètement
séparés du reste du monde s (Notes contributives, juillet 1913).
56 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

restait aux « Musulmans d'étiquette » 1 et les clichés sur les Chleuhs


sédentaires s'inspiraient des mêmes images mythiques du berbérisme.
Le « Chleuh à tête ronde » relaya dans la littérature coloniale le
« Kabyle à tête ronde » cousin de nos Gaulois. Pour les frères Tharaud
« les Chleuhs ressemblent à nos Auvergnats, ils en ont la forte carrure
et les vertus solides : le travail, l'économie, une aisance à s'adapter
étonnante » et la conclusion attendue n'y manquait pas : « c'est sur
ces Berbères malléables tout prêts à accepter de notre civilisation ce
qui leur apportera quelque argent que nous pouvons compter le plus » 2.
Les Chleuhs, ces guerriers intrépides, avaient l'esprit pratique, ils
savaient se muer en « ouvriers pacifistes » (sic) en émigrants tempo-
raires, en épiciers organisés et avaricieux, bref ils tenaient à la fois
du Mzabite et du Kabyle. Politiquement « le pays chleuh à la fois
démocratique, traditionaliste et hiérarchisé » 3, était devenu la proie
des féodaux, mais de « féodaux berbères qui sont nos collaborateurs » ;
cependant l'esprit des républiques berbères survivait au régime des
grands caïds 4 et il suffirait de l'appui de la France pour les affranchir
de la domination du Màkhzen. Certes, ils étaient plus islamisés que
les tribus du Moyen Atlas, mais « leur langue du moins était moins
arabisée » et leur culture littéraire ou artistique était sans doute
supérieure à celle des frustes guerriers du Nord.
Bien sûr, toutes ces notations n'étaient pas fausses, mais l'ensemble
était faussé. Et puis, en valorisant systématiquement ces paysans mon-
tagnards, modestes et travailleurs par opposition aux Arabes toujours
représentés comme imaginatifs, fastueux, beaux parleurs et peu enclins
au travail, on en venait à croire, contre toute évidence, que le Maroc
c'était seulement la Berbérie. Et si l'on concédait que « le Maroc
était autrefois une Berbérie intégrale », n'était-ce point révéler l'illusion
passéiste d'un impossible retour en arrière, et s'orienter vers d'uto-
piques restaurations ?
Des sentiments berbérophiles très semblables avaient déjà inspiré
à certains Français une politique, la politique kabyle. Or les consignes
de la politique kabyle hantaient de 1914 à 1930 l'esprit de nos officiers

1. H suffit de comparer l'ouvrage de LADKEIT DE LA CHARRIÈRE, La création marocaine,


1930, à la thèse de R. MONTAGNE, Les Berbères et le Maklizen dans le Sud du Maroc,
1930, pour mesurer cet écart.
2. Rappellerais-je que les officiers kabylophiles s'exprimaient avant même la conquête totale
de la Grande Kabylie en termes exactement semblables ?
3. DUGAKD, Le Maroc de 1917.
4. De la thèse de R. MONTAGNE l'opinion retint précisément cette affirmation et le rêve de
pouvoir détacher des liens du makhzen ces tribus ainsi que de K faire revivre ce qui
peut être sauvé de l'ancien droit v.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 57

et de nos contrôleurs civils. Dans les cours qui leur avaient été donnés
en Algérie, et qu'on répéta au Maroc, leur furent inlassablement ensei-
gnées les prétendues erreurs commises en Algérie et qu'ils ne devaient
pas renouvelerx : on ne devait pas laisser islamiser en profondeur des
Musulmans superficiels ; ne pas arabiser ces Berbères en leur imposant
le chrâa coranique, ne pas leur donner de cadis, ne pas amoindrir
l'importance de leurs jmâ'a. On leur enseignait que les Berbères
étaient d'ailleurs en 1911 en train de reconquérir le Maroc « quand
nous sommes venus les déranger et que le général Moinier d'un coup
de son épée brisa le cadran des destinées berbères». Mais la France
s'était engagée à leur laisser leurs institutions et leur coutumes
Katlonales 2.
Dès lors « la véritable politique berbère consistera à respecter cette
organisation et ces coutumes et à faire cadrer avec elles les réformes
administratives et politiques que nous aurons à introduire dans le pays...
Toutes les questions de statut personnel ou successoral, de transactions
immobilières, de différends, de litiges continueront à être réglées par
la coutume ». Telles étaient en 1922 les « caractéristiques de la politique
berbère » selon le lieutenant-colonel Huot alors directeur des affaires
indigènes 3. Mais ce n'étaient en réalité que les principes avoués par un
officier responsable. Pour serrer de plus près les intentions inavouées il
faudrait ajouter, comme nous le verrons, des consignes plus confiden-
tielles : maintenir le plus discrètement possible les différences linguis-
tiques, religieuses et sociales qui pouvaient exister entre la plaine
arabe et la montagne berbère et cela en isolant les tribus berbères
des populations arabisées.
Mais au-delà même de ces consignes, certains officiers écrivaient un
peu partout qu'il fallait aller plus loin. Le général Brémond ne cachait
pas qu'il fallait désislamiser les Berbères et les franciser 4 ; le lieutenant-
colonel Sicard, officier interprète attaché au Palais chérifien, écrivait
qu'on devait empêcher par tous les moyens la propagation de l'Islam
dans les possessions françaises 5. Le capitaine Le Glay pensait qu' « on
devait cesser de parler arabe en pays berbère » et donnait comme

1. Ces prétendues erreurs se situaient toutes sous le Second Empire ; sur ce que fut la
réalité je me permets de renvoyer à mon étude : n La politique kabyle sous le Second
Empire », Revue française d'îiistoire d'outre-mer, n° 191, t. T.TTL
2. Je tiens cependant à mettre à part les conférences au cours préparatoire des officiers
d'A.I. prononcées par MICHADX-BEIXAIRE (t. 27 des Archives marocaines, Paris, 1927)
ses formules nuancées serraient en effet de près la réalité.
3. In La Renaissance du Maroc, p. 180-181.
4. Général BRÉMOND, L'Islam et les questions musulmanes au point de vue français, 1923.
5. Lt-colonel SICAKD, Le monde musulman et les possessions françaises.
58 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

consigne à nos instituteurs : « apprenez tout aux Berbères sauf l'arabe


et l'Islam ».
Les civils, surtout ceux venus d'Algérie, n'étaient pas en reste pour
recommander la même politique. Louis Mercier, qui occupait d'im-
portantes fonctions depuis 1912 comme chef de. la section d'État
(chargée des relations avec le Malchzen et du contrôle de la correspon-
dance du grand vizir) et qui fut le conseiller politique de Théodore
Steeg, avait gardé des leçons paternelles le sentiment de la préémi-
nence de la race berbère et le culte de la politique berbère x. Le pro-
fesseur en Sorbonne Augustin Bernard, personnage officiel fort écouté,
membre de la commission des affaires musulmanes, appuyait discrète-
ment dans le même sens 2. Un ancien avocat devenu haut fonctionnaire,
juriste consciencieux mais berbérophile intrépide 3, G. Surdon, acquit
comme commissaire du gouvernement chérifien, un rôle de premier
plan grâce à la confiance que lui témoigna le résident Lucien Saint.
Bien d'autres hauts fonctionnaires communiaient dans les mêmes senti-
ments, tel Louis Brunot, directeur de l'enseignement et créateur des
écoles franco-berbères. A ceux-ci du moins leurs fonctions et leur
intelligence imposaient une certaine discrétion et ils ne se répandirent
pas en déclarations intempestives.
Au contraire, une jeune docteur en droit, R. Gaudefroy-Demom-
bynes, qui dut à ses origines familiales d'être initié aux arcanes de
la politique berbère, n'hésitait pas à l'expliquer : « 11 serait dangereux
de laisser se former un bloc compact d'indigènes dont la langue et
les institutions seraient communes. Il faut reprendre à notre compte
la formule autrefois suivie par le makhzen : «diviser pour régner».
L' «lexistence de l'élément berbère 'est uii utile contrepoids à l'élément
arabe, dont nous pouvons nous servir vis-à-vis du ïnakhzén». G?étâït
mettre à nu avec quelque inconscience le grand secret de la politique
berbère. Mais l'auteur, fort de ses entretiens avec lès quelques respon-
sables, précisait qu'en matière scolaire «l'a politique berbère consisté
essentiellement à isoler artificiellement les populations berbères dés
populations arabes en s'efforçant de les rapprocher de nous sur le

1. H était le troisième fils de l'historien et arabisant Ernest MERCIER, l'auteur d'une


grande Histoire de l'Afrique septentrionale en 3 volumes, dans laquelle il insista fortement
sur la, persistance du fait berbère. Cela était le thème central de sa pensée et il le reprit
peu avant sa mort dans : « La race berbère, véritable population de l'Afrique septen-
trionale » in Recueil de la Société archéologique de Constantine, 1905.
2. A. BERNARD, ha Politique berbère dans le Maroc central (Rapport inédit) : c n faudra
donc leur donner notre droit et notre langue Ï.
S. H affirmait que plus de la moitié de la population totale du Maroc était régie par le
système du droit coutumier (3 200 000 hab. sur 5 837 000 hab.).
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 59

plan des traditions » 1. Parce qu'il redoutait leur laïcisation, il s'inté-


ressait aux rêves de ceux qui prétendaient christianiser les Berbères
et révélait que bien des fonctionnaires, athées eux-mêmes, préconisaient
de laisser aux missionnaires français le soin d'éduquer la jeunesse
berbère.
Cela non plus n'était pas inexact. Parmi les « instruments de la
politique berbère », et sous ce titre étonnant, Ladreit de la Charrière,
un des animateurs du Comité de l'Afrique française, plaçait en premier
rang l'activité des catholiques, « l'heureuse influence des dévouements
chrétiens, le voile des soeurs blanches » et il aurait pu ajouter les
oeuvres de charité des franciscains et des franciscaines missionnaires
de Marie 2. Cette présentation peut choquer, mais l'auteur s'abritait
habilement derrière le P. de Foucauld pour dire qu'il fallait de bons
prêtres, non pour prêcher mais pour se faire aimer et inspirer confiance
et amitié 3. C'était d'ailleurs l'avis de certains Pères blancs : le P. Gia-
cobetti, après avoir expliqué l'importance de la politique berbère pour
la France et récusé l'action des écoles et missions laïques, recommandait
seulement d'agir « par la bonté, les relations, les bons services [...] il
faut nous faire aimer des Berbères » 4.
Certains catholiques toutefois voulaient aller plus, loin que les
prudents Pères blancs et, comme jadis Monseigneur Lavigerie, esti-
maient qu'il était possible de « ramener à la foi chrétienne que leurs
ancêtres avaient pratiquée », ces Berbères qui étaient « beaucoup plus
païens que musulmans ». L'un d'eux, A. Guiraud, juriste -et bon
arabisant, auteur d'une Résurrection de Lazare -et. dune Crucifixion
du Christ rédigées en arabe, écrivait dans un traité sur L/a justice
chérifienne : « Les Berbères peuvent être conquis. C'est une conquête
morale qu'il faut diriger. Les conquérants seront des missionnaires
chrétiens. Parlons de Jésus à ces hoïnmes ; leurs légendes sont pleines
du nom du Sauveur » 5. D'autres voyaient surtout dans cette conversion
l'aspect politique, tel L. de Jurquet de la Salle écrivant dans la Revue

1. R. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, L'oeuvre française en matière d'enseignement au Maroc,


1928 (p. 120) : « C'est le français et non le berbère qui doit remplacer l'arabe comme
langue commune et comme langue de civilisation » (p. 119).
2. Les oeuvres spéciales pour les Marocains comprenaient 1 hôpital, 1 garderie, 4 orphe-
linats, 4 dispensaires, 4 ouvroirs, 9 pouponnières ; les congrégations de femmes comp-
taient 256 membres, au 1" juillet 1931.
3. La création marocaine, p. 165-167. Dans le même sens, R. BAZIN, « Charles de Foucauld
et les Musulmans n, in Revue des Deux Mondes, l'r déc. 1924.
4. A. GIACOEETTI, « La France et la question berbère E, in Revue 'd'histoire des missio:is,
1" septembre 1928.
5. A. GUTRAUD, La iustice chérifienne : ses origines, son fonctionnement, son organisation
future, 1930, p. 25.
60 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

d'Histoire des missions : « Laisser le christianisme agir sur 1'âme


berbère [...] serait sans nul doute faciliter d'une façon très puissante
la dislocation du bloc arabe et par conséquent de l'islamisme de notre
Afrique du Nord au profit de notre civilisation et de notre race ». Et
cet auteur espérait que le gouvernement saurait aller « plus loin dans
sa politique si rationnelle de ségrégation des deux races marocaines »
[...] « en facilitant dans la mesure permise par la neutralité officielle
l'entreprise du siège des coeurs berbères » 1.
La Mission franciscaine du Maroc français partagea, semble-t-il, ces
rêves missionnaires qui lui avaient déjà valu des martyrs dans les
siècles antérieurs 2. Son évêque, Mgr Henri Vielle, était un prélat
actif et combatif qui polémiquait à l'occasion avec la Libre pensée et
les loges maçonniques. II disposait notamment d'une petite revue, Le
Maroc catholique, laquelle consacrait régulièrement des chroniques
aux Amitiés berbères. Elles étaient parfois signées par d'influents
berbérisants, tel le colonel Sicard qui répétait : « il importe de laisser
à nos missionnaires l'entière liberté de leurs mouvements dans l'accom-
plissement de leurs missions », tel le R.P. Ange Koeller, spécialiste de
l'esprit berbère marocain 3. Des disciples de Ch. de Foucauld y disaient
aussi non leurs espoirs de conversion, mais leur fraternité et savaient
parler avec amour et respect de leurs protégés. Toutefois, en s'intéres-
sant par trop exclusivement aux Berbères, souvent vus selon les clichés
habituels 4, la revue des franciscains multipliait les maladresses. Une
plume monastique apparemment peu facétieuse exprima entre autres
arguments l'idée que le vin, boisson virile et joyeuse, remplacerait
avantageusement le thé vert à la menthe, ce breuvage efféminé,
comme boisson nationale des Berbères lorsqu'ils seraient christianisés.
Plus gravement Jean Guiraud, le rédacteur de La Croix, y avait défini
une politique berbère qu'il prêtait indûment à Lyautey : il fallait
préparer l'assimilation et la christianisation des Berbères en jouant
de l'antagonisme arabo-berbère : « notre pénétration en pays berbère
se fera au nom de la France plutôt qu'au nom du Sultan. Elle se
fera par l'école, non laïque et athée mais religieuse », et il préconisait

1. Revue d'histoire des missions 1" septembre 1927, p. 321-333.


2. La mission franciscaine espagnole qui dirigeait le vicariat apostolique ne cessa juridi-
quement d'exister qu'en juillet 1923. Mais depuis le 11 octobre 1920, il y avait un vica-
riat délégué français à Rabat avec à sa tête Mgr Colomban-Marie Dreyer.
3. R.P. Ange KOELLER, K L'esprit du berbère marocain », in Revue économique française,
1928 ; L'âme religieuse du Marocain, 1929 ; Essai sur l'esprit du Berbère marocain,
Fribourg, 1946.
4. A titre d'exemple cf. l'article a les Berbères dans l'Afrique du Nord », in Le Maroc
catholique, juin 1927.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 61

de doubler les missionnaires franciscains par les instituteurs kabyles


convertis au christianisme 1.
Mais les Marocains se déclarèrent surtout émus par ce numéro du
Maroc catholique qui représentait un saint Augustin en costume ber-
bère et par celui qui contenait une carte des églises déjà construites
et des églises en projet ; ils y virent une espèce de carte stratégique
dessinant les progrès de la nouvelle Reconquista chrétienne.
Or les jeunes Marocains politisés, qui depuis 1926 se réunissaient
à Rabat autour d'Ahmed Balafrej et à Fès autour d"Allai al Fâsî,
avaient constitué en 1927 une association unique dite Ligue marocaine
et suivaient avec attention les efforts de ceux qu'ils appelaient « les
évangélisateurs » 2. Ils connaissaient aussi les campagnes menées depuis
longtemps par le journal Tunis socialiste contre « le zèle intempestif du
clergé catholique ». Or dès le début de 1930, ce journal, appuyé par
un organe tunisien, le Çaouab, et toute la presse nationaliste égyp-
tienne, protesta violemment contre le Congrès eucharistique interna-
tional qui se déroula cependant à Tunis et Carthage, du 7 au 11
mai 1930. Les Jeunes Marocains ne manquèrent pas de s'associer aux
protestations de leurs frères musulmans ; de même les « six étudiants
marocains présents à Paris » expédièrent alors des télégrammes s'élevant
contre la venue en terre d'Islam d'un congrès eucharistique.
On comprend dès lors pourquoi, lorsque fut promulgué le 16 mai
1930 le fameux dahîr berbère, les Jeunes Marocains allaient le com-
battre essentiellement comme une tentative de conversion des Berbères
au christianisme. Cela est apparu à beaucoup d'observateurs français
un peu trop voltairiens comme un simple prétexte d'agitation ou une
habile ruse de guerre pour sensibiliser les masses. Pourquoi ne pas
admettre, dans le contexte des campagnes de la presse arabe d'Orient
et face aux manifestations de religiosité latine du Maghreb, que des
Musulmans aient cru à une grande campagne d evangélisation des
Berbères 3 ? Le nationalisme marocain se fut sans doute affirmé de toute
manière, mais la « tempête sur le Maroc » qui se leva en 1930 eût
certainement été d'une moindre ampleur, si l'Islam ne s'était vraiment
senti menacé.

1. Le Maroc catholique, novembre 1923.


2. Pour les Jeunes Marocains la collusion entre les missionnaires et les colonialistes était
un dogme. C'était en effet un des leit-motiv de la presse arabe d'Orient : et l'évangéli-
.

sation est l'une des grandes armes de la colonisation B.


3. Selon V. MONTEH., Maroc, p. 139 : «A Rabat un Te Deum avait été. chanté en l'honneur
du dahîr à la cathédrale en présence de jeunes Marocains convoqués à cet effet ».
62 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

II. — L'ACTION : LES RÉALISATIONS DE LA POLITIQUE BERBÈKE


a) Le premier dahîr berbère et la politique de Lyautey
La question berbère se posa aux responsables dès qu'au printemps
1913 nos troupes eurent abordé la montagne et soumis les premières
tribus berbérophones, les Béni M'Guild et les Béni Mtir. Le général
Henrys, qui dirigeait le groupe mobile, et son équipe algérienne se
déclarèrent aussitôt partisans d'une politique qui sauvegarderait l'ori-
ginalité du monde berbère marocain en maintenant celui-ci dans son
isolement traditionnel et en lui conservant ses coutumes 1.
Le général Lyautey s'en tint d'abord à une demande d'enquête sur
le statut coutumier des tribus berbères, « afin de mieux fixer la formule
qui conviendrait à ces populations » 2. Un premier questionnaire sur
la société berbère fut élaboré, mais il était précisé que les conclusions
auxquelles on pourrait arriver resteraient d'ordre purement spéculatif 3.
Toutefois, alors qu'il envisageait la réduction du bloc zaïan, le général
Henrys définissait la ligne de conduite à tenir avec ces tribus et s'en
expliquait ainsi le 2 mai 1914 au général Lyautey : « Il m'apparaît
nettement qu'il serait impolitique de ne pas tenir compte de l'état
particulier dès tribus avec lesquelles nous venons d'entrer en contact.
Ce qu'il faut à tout prix c'est éviter de leur inculquer la patrie makhzen
qui ne pourrait que nous aliéner sans retour ces montagnards ». En
vertu de ces considérants l'es tribus s'engageraient au moment de
leur soumission à maintenir leur droit coutumier et la France de
son côté promettrait de le respecter.
Une circulaire du 15' juin 1914; atteste que cette politique, fut
adoptée : elle expliquait aux officiers que les coutumes berbères
devaient être sauvegardées, car non seulement elles, n'éloignaient pas
les Berbères de notre civilisation,, mais au contraire elles facilitaient
leur évolution vers celle-ci. Un centre de formation berbère pour, les
instituteurs destinés à enseigner les montagnards après leur soumission
fut alors créé à Mëknès, mais après quelques mois, d'existence, ce
premier essai fut stoppé pour des raisons que nous ne connaissons pas.
En tout cas, la politique berbère du général Henrys devait être
légalisée par l'important dahîr du 11 septembre 1914 qui affirmait que
«les tribus dites de coutume berbère sont et demeureront régies et
1'.lie capitaine- LE GfcAY était- en- 1Q1S' le- responsable de- l'action politique. H' écrivit- en
juillet des Notes- constitutives- à- là question- berbère.
2. Note du 30 juillet 1913.
3; ©n trouvera- ce- questionnaire sur les tribus- et la- société berbères dans le volume F des
Archives berbèrest
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 63

administrées selon leurs lois et coutumes propres sous le contrôle des


autorités » (article 1er). De manière subtile, l'article 2 permettait tout
à la fois aux autorités françaises de désigner les tribus de coutume
berbère et de choisir les textes de lois ou de réglementation appli-
cables à ces tribus : autrement dit, il fallait un arrêté viziriel pour
rendre applicable un dahîr chérifien. Il y avait là pour la souveraineté
du sultan une véritable dépossession et la menace n'en fut pas sous-
estimée par le makhzen. Selon le propos d'un haut fonctionnaire
français, tenu le 13 mars 1930, « le dahîr du 11 septembre 1914 avait
été longuement discuté au makhzen » et il est bien probable que le
sultan ne s'était résigné à y apposer son sceau que contraint et forcé 1.
En tout cas son hostilité à cette politique berbère ne se démentit
point jusqu'à sa mort et explique pour une large part les lenteurs
apportées à son développement.
Du côté français, le premier dahîr berbère avait été imposé comme
une mesure préparant l'avenir. Après l'affaire de Khenifra (613 morts
sur une colonne de 1187 hommes), il n'était plus question de
conquérir le bloc berbère, mais on pouvait s'y préparer. Le 9 janvier
1915 était créé à Rabat un comité d'études berbères dont la composition
révèle qu'il n'était pas un simple instrument de recherches sociologiques;
Sous: la présidence du secrétaire général du Proteçtoriat y siégeaient
notamment le colonel Simon, directeur du service des renseignements;
et le commandant Berriau, chef du cabinet politique de Lyautey. Les
travaux de ce comité devaient permettr© ultérieurement, selon le colo^
nel Simon, des applications, en matière de politique et d'administration,
Us permirent d'abord la désignation des. tribus dites de coutume ber-
;

bère 2. Plus tard, le comité' fusionna avec l'École supérieure d'arabe: et


de dialectes berbères créée, dès 1914, à Rabat, et placée sous; la diree>
tipn d'un « Berbère: fils intellectuel de la France;. Nehlil». Cette école
distribuait des cours d'initiation: efc de perfectionnement des langues
berbères à. l'usage^ des; jeunes; officiers et: interprètes : elle rassembla
vite une équipe; de' befibérisants de; premier, plan.
Çesr premières indications; rno.iiteent-. assez, que- le général. Lyautey;
dtonfei! a été.dit qu'il pratiqua une;p.QliMquej «; d'antijjerbérisrne'nuancé;^
et- qu'il, se voua à. la- seulej eonstouction; d'un Maroc; unitaire, ad.opta

1. On fit état pour le décider de l'autorisation accordée aux tribus du Sous par le Sultan
îifoulay, Hassan, à, Tiznit en 1885, Après, avoir fait, recueillir les couhrmiers, de ces tribus
et s'être assuré qu'elles ne contenaient rien: de- contraire- aux principes du. CoranJj Mpulay
Hassan avait; accepté., leur application. Cet. acte exceptionnel fut, constamment. éy,oa.ué
comme.' justification. par: l'administration française.
2..Arrêtés viziriels des 12 décembre 1914, 13 avril, 1915, 11 décembre; 1920, 5; mai. 1923.
6â REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

en réalité une attitude pragmatique : pour lui, comme toujours, il


n'y avait pas une, mais des solutions. Certes il trouvait exagérés les
propos des berbéromanes 1 mais il entendait « diversifier les formules
et les méthodes afin de les adapter à toutes les situations de ce pays
si composite » comme il l'écrivait au ministre le 16 juin 1915. Et l'on
sait qu'il fit personnellement pression sur les officiers pour les obliger
à l'étude des dialectes berbères. En matière d'administration, il enten-
dit faire vivre ou revivre les assemblées berbères selon les enseigne-
ments de la politique berbère 2.
Au moment même où le gouverneur général de l'Algérie écrivait à
Paris le 6 juillet 1915 : « Je pense que nous devrions faire revivre celles
des institutions et coutumes berbères, la djemaa par exemple, dont
l'esprit de particularisme constitue le meilleur des antagonistes de
l'Islam », il est piquant de constater que la Résidence s'occupait
d'organiser des jmâ'a berbères d'abord pour les Guerouan du Sud et
les Béni Mtir — jmâ'a de fraction selon l'article 3 de cette circulaire
du 22 septembre 1915 — en même temps qu'étaient institués des chefs
de tribu responsables, baptisés « caïds berbères ». On devait persévérer
dans cette voie car le dahir du 21 novembre 1921 en rendant appli-
cables aux tribus de coutume berbère les textes déjà édictés pour les
jmâ'a de la plaine, prévoyait expressément le maintien de l'application
des règles cbutumières.
Enfin on connaît la fameuse circulaire signée par Lyautey, souvent
reproduite mais malheureusement non datée, dans laquelle il s'en
prenait à l'officier responsable du bureau des Renseignements de G.
(sans doute Gourrama), lequel avait prescrit aux Aït Mesrouh des
Ait Seghouchen de se munir d'un taleb arabe pour la correspondance
mais aussi pour faire l'école et dire la prière. « C'est là en politique
berbère un contre-sens. Nous n'avons pas à enseigner l'arabe à des
populations qui s'en sont toujours passé. L'arabe est un facteur d'isla-
misation parce que cette langue s'apprend dans le Coran. Or notre
intérêt nous commande de faire évoluer les Berbères hors du cadre
de l'Islam. Au point de vue linguistique, nous devons tendre à passer
directement du berbère au français. Pour cela, il nous faut des berbé-
risants [...] Il faut aussi créer des écoles franco-berbères où l'on
apprendra le français aux jeunes Berbères. En second lieu, nous devons

1. Le Glay avouait qu' a on l'assommait avec les Berbères » et l'on rapporte que Lyautey
lui aurait dit : a Vous exagérez avec vos Berbères ! »
2. Autour de lui on répétait que « la prédominance de l'élément berbère (était) en progrès
au Maroc » (lettre du ministre plénipotentiaire délégué à la Résidence, de Saint-Aulaire,
au Président du Conseil (7 janvier 1916).
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 65

nous garder soigneusement d'intervenir sur le terrain religieux. L'Islam


n'a déposé sur les Berbères — j'entends Ceux qui ont conservé leur
indépendance — qu'une empreinte très superficielle. Ces populations
ont rejeté du Coran tous les concepts juridiques : l'izref est leur seule
règle et elles ne veulent du chrâa à aucun prix [...] Tous nos officiers
de renseignements doivent être bien pénétrés de ces principes : qu'ils
évitent surtout de se présenter en fourriers de l'Islam à ces popula-
tions berbères *. »
Cette circulaire qui ne fut évidemment pas rédigée par Lyautey
n'en fut pas moins approuvée par lui et servit de directive aux auto-
rités de contrôle. On le vérifiera aisément en examinant ce que fut la
politique berbère en matière d'enseignement et de justice.

b) L'école franco-berbère
« Il faut créer des écoles franco-berbères »... Selon le précédent
algérien d'après lequel « le maître d'école fera la conquête de la
Kabylie », les -berbérophiles s'employèrent à obtenir une politique
scolaire berbère. L'unanimité ne tarda pas à se faire sur ce que devait
être l'école franco-berbère après discussions entre les Directions des
affaires indigènes et de l'instruction publique 2.
Les principes en étaient clairs mais cependant contradictoires. L'école
berbère devait aider à la conservation des traditions et institutions
berbères, s'opposer à l'influence des écoles coraniques, mais simulta-
nément orienter les Berbères dans le sens français. « Nous ne devrons
point nous effarer, écrivait Le Glay, si un jour les pasteurs Aït M'guild
déclarent : " nos ancêtres furent les Gaulois ", car après tout c'est bien
possible ». Certes il fut un moment question d'apprendre aux élèves
à lire et à écrire leur propre dialecte transcrit en caractères latins,
mais on y renonça et l'enseignement de l'arabe et du Coran fut com-
plètement écarté au profit du français. Le programme défini en 1923
comprenait l'étude pratique du français, de l'écriture et de l'arithmé-
tique élémentaire ainsi que des rudiments d'histoire et géographie et
d'hygiène. Selon le système algérien qui avait servi de modèle, l'en-

1. On en trouvera le teste complet dans l'ouvrage du commandant MARTY, Le Maroc de


demain. Celui-ci pourrait bien en être le rédacteur.
2, Outre les ouvrages cités de R. GAUDEFROY-DEMOMBYNES et P. MARTT, cf. LE GLAY :
« L'école française et la question berbère (Bulletin de l'enseignement public au Maroc,
n° 33 bis, 1921) : « Certains esprits ancrés dans l'antique formule orientaliste ont retardé
la décision en parlant encore du stade d'arabisation, première étape civilisatrice à l'usage
des peuplades primitives... Il faut y voir une erreur redoutable qui conduirait à l'isla-
misation parfaite, définitive du Berbère, à la création au Maroc et par nos soins, ce qui
serait absurde, d'une masse musulmane homogène sans contrepoids ».
66 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

seignement devait être aussi à tendances professionnelles et comporter


des travaux pratiques d'agriculture dans le jardin attenant à l'école.
Mais il est bien clair que par opposition aux écoles rurales fondées en
régions arabes, l'étude du français jouait dans le programme des
écoles berbères le rôle fondamental.
Au stade de la réalisation, le plan de campagne fut dressé fin mai
1923. On fit appel à un professeur du Collège de France, Louis
Massignon, pour accompagner et conseiller l'officier chargé de déter-
miner l'emplacement des écoles. Au début d'octobre 1923 les six
premières écoles ouvrirent: chez les Aït Seghouchen, les Aït M'guild
(2 écoles), les Zaïan et les Ichqern. Après cinq mois d'existence on
comptait environ 200 élèves et 7 écoles ; parmi les instituteurs figurait
au moins un maître d'origine kabyle et chrétien 1.
En octobre 1924 une section normale fut créée à l'Institut des
hautes études marocaines de Rabat. Les instituteurs volontaires devaient
y étudier un dialecte berbère et s'initier aux moeurs et coutumes
berbères. Mais on recruta aussi directement pour les écoles de la
montagne des instituteurs kabyles. Pour éviter tout faux-départ les
instituteurs étaient nettement avertis de ce que « ces écoles berbères
étaient autant des organismes de politique française et des instruments
de propagande que des centres pédagogiques proprement dits ». Ils
devaient donc se considérer comme les agents et les collaborateurs
des commandants de cercle et s'inspirer en toutes circonstances de
leurs conseils.
Dans les années suivantes, de nouvelles écoles furent créées le long
de la bordure du Moyen Atlas si bien qu'au début de 1927 on comptait
16 écoles franco-berbères avec 600 élèves ; en 1930, 20 écoles avec
700 élèves. Si l'on tient compte des appréhensions et des réticences
des tribus, le résultat n'était pas négligeable. Il n'est pas difficile en
effet d'imaginer que le maître d'école coranique présent dans chaque
fraction ou presque, au moins pendant une partie de l'année, devait
contrebattre de son mieux l'école du Round. Or les Berbères entou-
raient d'égards le fqîh, unique représentant parmi eux de l'Islam et sa
tente servait généralement de mosquée et d'école 2. Dans ce contexte
« l'apprivoisement » souhaité par les autorités françaises avait bien
été obtenu, mais à une échelle limitée.

1. Il fut nommé dans le poste de Kebbab (au sud-ouest de Khenifra) chez les Ichqern où
commandait déjà un officier d'origine kabyle Saïd Guennoun. Les Marocains auraient été
stupéfaits M, selon le commandant Marty, et de voir l'ennemi chrétien disposer de
«
pareilles recrues ».
2. Cf. LOUBIGNAC, Le monde berbère et ses institutions.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 67

A en croire les officiels, les élèves berbères étaient, paraît-il, d'un


niveau intellectuel supérieur à celui des élèves des écoles rurales
arabes, mais cette affirmation était antérieure à l'expérience et l'on
convenait que les résultats en matière de connaissance du français
étaient faibles. Il est vrai qu'on s'adressait à des populations de
transhumants et que la fréquentation scolaire était très insuffisante.
On éprouva bientôt le besoin d'une école d'un niveau supérieur
pour préparer tout à la fois les instituteurs au nom de la devise :
« l'école pour les Berbères et par les Berbères » et des secrétaires-
greffiers de jmâ'a. « C'est dans la montagne qu'il faut les former et
les garder pour les protéger de toute imprégnation arabe, de toute
emprise islamique [...] On les gardera malléables à la seule influence
française ». Cette école, grande pensée des berbérophiles, fut installée
chez les Aït M'guild à Azrou et ouvrit en octobre 1927. Elle devait,
on le sait, être une grande désillusion et se transformer en pépinière
de nationalistes marocains.
Quoi qu'on en ait dit, cette politique de l'école berbère avait eu
l'appui du maréchal Lyautey. Sur une lettre 118 DR/2 du 25 janvier
1924, qui définissait les buts politiques de cette expérience : « Main-
tenir aussi discrètement que fermement les différences entre le bled
makhzen et la montagne berbère qui ignore l'arabe », Lyautey avait
écrit : « Je crois devoir souligner toute l'importance que j'attache à
cette question qui se lie à notre action politique comme une consé-
quence immédiate des progrès de la pacification en pays de coutume
berbère. »
Mais ce fut dans le domaine de la justice que les décisions les
plus importantes furent prises et c'est pourquoi la politique berbère
finit par se confondre avec l'affaire des juridictions berbères.
c) Vorganisation dune justice civile berbère
Le point de départ de l'organisation d'une justice civile berbère
fut une simple circulaire du 22 septembre 1915. Elle fut rédigée par
un contrôleur civil, H. Bruno. Celui-ci, à la suite d'une mission d'en-
quête dans les tribus de la région de Meknès, avait découvert une
série de coutumiers berbères qui bouleversaient l'idée que l'on se
faisait de la justice berbère. En réalité, la justice n'était pas rendue
par les jmâ'a 1, comme le prétendait le mythe kabyle, mais par un ou
1. « La djeniaa qui réunit l'ensemble des pouvoirs administratifs et politiques du douar
n'a cependant pas à proprement parler d'attributions judiciaires » (BRUXO), Hesjjeris, 1922
(p. 186). Cf. surtout l'audition de Me Bruno à la 167e séance de la Commission inter-
ministérielle des affaires musulmanes (mars 1933).
68 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

plusieurs arbitres : toute la procédure se réduisait à un arbitrage et


l'arbitre (Yanehcham) était choisi par les parties elles-mêmes.
Le secrétaire général du gouvernement chérifien accepta de recon-
naître ces usages et de les confirmer mais en octroyant cependant à
la jmâ'a des pouvoirs plus importants. Telle fut l'origine de cette
circulaire n° 7041x aux termes de laquelle les parties désignaient d'un
commun accord un juge-arbitre, voire un second puis un troisième
(article 5). Toutefois, en l'absence de tout accord, les contestations
étaient portées devant la jmâ'a, laquelle, si elle ne parvenait pas à
concilier les parties, désignait elle-même l'arbitre. Enfin, à côté de
chaque jmâ'a était placé un secrétaire-greffier chargé de consigner en
langue française 2, les délibérations de la petite assemblée, les déci-
sions des juges-arbitres, et les accords de conciliation passés devant
la jmâ'a.
Cette circulaire fut envoyée pour application aux autorités de la
région de Meknès, mais par- suite de diverses circonstances et du
fait de dérogations continues, on peut dire, avec son auteur, qu'elle
ne fut pas appliquée. En effet le principe du libre choix des
arbitres n'aurait pas beaucoup plu aux autorités locales de con-
trôle. Celles-ci préféraient voir la jmâ'a administrative, dont elles
désignaient les membres, attirer à soi les affaires et juger sans appel.
Elles obtinrent tacitement satisfaction : ainsi furent inventées les
premières jmâ'a judiciaires, dont la création officielle se situe égale-
ment en 1923.
C'est à cette date en effet que l'organisation d'une justice berbère
à peine amorcée en 1915 et demeurée depuis en suspens fut reprise.
L'extension de la zone de sécurité le permettait enfin, déclara-t-on de
manière officielle ; la création d'un bureau d'études des questions
berbères à la Direction des affaires indigènes l'explique mieux encore
d'autant que son chef, le commandant Marty, savait où il voulait aller.
Après enquête sur le fonctionnement des juridictions berbères, il fut
décidé le 10 juillet 1923 que l'on" généraliserait la pratique adminis-
trative des jmâ'a judiciaires. Mais pour restreindre leur nombre
éventuel, une note résidentielle n° 986 DR/2 du 17 août 1923, imposa
le regroupement de toutes les fractions d'une tribu dans une seule

1. Fait remarquable, dans son grand rapport du 12 décembre 1915 où il étudie en détail
toutes les réformes introduites dans la justice au Maroc, Gaillard ne souffle mot de
cette justice berbère.
2. Depuis 1906 on s'efforçait en Algérie d'obliger les cadis-notaires kabyles à rédiger leurs
actes en français. C'était chose faite en 1911.
LA POLITIQUE BERBERE BU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 69

djemaa judiciaire de tribu 1. On la présentait diplomatiquement comme


un collège d'arbitres. En réalité, on s'était inspiré des djemaas judi-
ciaires de Kabylie 2 et l'autorité militaire ne dissimulait pas qu'on était
en droit de redouter quelque mauvaise humeur de la part des Berbères
dont la coutume avait été arbitrairement modifiée 3.
L'absence de réaction permit sans doute d'aller aussitôt plus loin,
toujours par décisions administratives 4. Une circulaire du 29 janvier
1924 complétée par une circulaire du 14 février 1924 organisa jusque
dans le détail les djemaas judiciaires et définit leur compétence. Ces
juridictions obtenaient les attributions normalement dévolues aux cadis
en matière de statut personnel, successoral et immobilier et devenaient
un véritable tribunal ; elles ordonnaient des mesures d'instructions,
entendaient les parties et rendaient en dernier ressort leurs jugements,
alors que toutes les coutumes berbères prévoyaient la possibilité de
recourir à plusieurs arbitres. Le juge-arbitre n'était toutefois pas
complètement supprimé car l'organisation nouvelle n'était présentée
que comme une solution facultative 5. Si les parties s'en remettaient
à lui, Yanehcham devait rendre sa sentence en présence de la jmâ'a
qui pouvait également intervenir en conciliation.
Le 8 octobre 1924 la commission d'étude de la réglementation de
la justice berbère proposait d'accroître encore la compétence de ces
djemaas, en leur accordant non seulement la connaissance des affaires
immobilières, réserve étant faite pour les transactions relatives aux
biens collectifs, mais aussi toutes les affaires civiles et commerciales

1. Pratiquement il fallut trouver un moyen terme. -La confédération des Zemmour par
exemple comptait 61 fractions. Une seule djemaa judiciaire ne pouvait suffire encore
qu'elle eût pour conseiller le cadi de Khemisset dont le poste avait été supprimé en
1920. On créa finalement 8 tribunaux coutumiers en 1934.
2. Les djemaas judiciaires de Grande Kabylie furent créées en 1857 et maintenues à titre
provisoire dans le seul cercle 'de Fort National par le décret du 29 août 1874. Elles de-
vaient durer jusqu'au décret du 25 août 1880 mais avec le but avoué de préparer le
passage au juge de paix français (cf. ma thèse, t. 1, p. 280-284).
3. « Il faut s'attendre à voir dans les débuts nos Berbères ennemis de l'innovation faire
preuve vis-à-vis dé la nouvelle organisation de leur méfiance coutumière. »
4. Une circulaire n" 58 DR/2 du 15 janvier 1924 proposait cette explication : « Pour une
oeuvre aussi délicate se rapportant à une matière aussi neuve, cette solution paraît se
recommander comme plus souple, mieux adaptée au caractère d'essai que revêt pour
le moment la nouvelle organisation ; elle présente en outre l'avantage de faciliter les
retouches ultérieures ».
5. La lettre 192 DR/2 du 14 février 1924 déclarait que les parties pouvaient toujours s'en
rapporter à la vieille organisation berbère ; mais elle précisait surtout : « Il appartiendra
aux autorités de contrôle en portant à la connaissance des indigènes t...] la nouvelle
organisation, de faire amplement ressortir l'avantage considérable de cette innovation
On insistera particulièrement sur les raisons (respect des coutumes) qui ont déterminé ...
la création pour les Berbères d'une justice spéciale. Il appartiendra à l'autorité de con-
trôle de tenir la main à ce que cette institution ne reste pas lettre morte v.
70 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

qui ressortissaient aux tribunaux des caïds et pachas 1. Cela ne fut


pas accepté et les djemaas judiciaires ne furent compétentes que pour
les litiges ayant trait au statut personnel, aux successions et aux
immeubles. Enfin seuls les tribunaux français connaissaient de tous
litiges entre un Berbère de coutume et un ressortissant des tribunaux
français.
Bien entendu, les djemaas jugeaient selon la coutume et ne pou-
vaient pas disposer de sanctions pénales : elles fixaient les compen-
sations, pécuniaires ou autres, prévues par la coutume. Mais quelle
coutume ? Comme on se méfiait malgré tout de ces « bons Berbères
qui repoussent la loi étrangère, ne sont jamais d'accord sur la leur et
cherchent toujours quelqu'un qui la sache ou à défaut l'invente » (Le
Glay), la Direction des affaires indigènes ordonna, les 30 janvier et
8 mars 1924, de faire partout « rédiger Yorf ». Mais à la différence de
ce qu'avaient jadis décidé les officiers de Grande Kabylie, il ne fut pas
question de « supprimer les articles barbares » de ces coutumes. Il
revint à un professeur, à Louis Massignon, de déclarer publiquement
que certaines coutumes archaïques ou monstrueuses ne devraient jamais
être codifiées et servir de lois à un peuple protégé par la France.
Les djemaas judiciaires reçurent aussi d'importantes fonctions extra-
judiciaires : elles présidaient à la passation de tous les actes et contrats
des Berbères ; un registre était consacré à l'inscription des actes passés
en matière immobilière et successorale, un autre à l'enregistrement des
actes divers auxquels s'adjoignirent après la décision du 11 juin 1924
les actes de mariage et de divorce. Si l'on songe que chaque djemaa
devait aussi tenir un registre procès-verbal de ses délibérations et de
tous ses jugements, on devine le rôle essentiel des secrétaires de
jmâ'a. On décida de les choisir provisoirement parmi les interprètes
civils ou militaires, voire même parmi des officiers ou des contrôleurs
civils. Dans ces derniers cas, ils devenaient en réalité les présidents de
ces tribunaux, encore qu'on leur ait attribué postérieurement le titre
de commissaire du gouvernement. Lorsque furent désignés au contraire
des interprètes algériens ou marocains, ceux-ci se cantonnèrent dans
leur tâche de greffier-notaire, car leur patronage fut vite rejeté par
les tribus et par leurs caïds. Ces derniers s'accommodèrent dès lors
des djemaas judiciaires d'autant plus facilement que, délégataires du

1. Selon G. SURDON (Esquisse de droit, p. 219) la circulaire du 29 janvier 1924 aurait dit
K
la djemaa corrmétente en matière de statut personnel et successoral, pour les affaires
civiles et commerciales et les transactions immobilières ». En réalité cela ne correspond
pas au texte tel qu'il est rapporté par tous les autres auteurs.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-193Î 71

makhzen, ils conservaient en général leur droit de justice pénale et


la connaissance des litiges civils et commerciaux, source de profits
importants 1.
Ce système judiciaire berbère créé par des circulaires étonne, faut-il
l'avouer, de la part d'un peuple aussi légaliste que le nôtre. Sans doute
l'administration de Lyautey était-elle habituée à entendre moquer par
« le Patron » le « sacro-saint règlement », et « Monsieur le Bureau ».
Il n'empêche que la commission d'étude elle-même estimait qu' « un
acte du souverain était nécessaire pour poser les bases et les limites de
la compétence des djemaas judiciaires berbères ». Elle souhaitait que
cet acte donnât délégation permanente pour créer ou modifier des
djemaas, nommer leurs membres, fixer les règles de procédure, prendre
toute mesure d'exécution utiles : « un seul acte initial sera ainsi
demandé au Makhzen ». Ce voeu révélait en somme que les actes et
jugements des djemaas n'avaient en l'absence d'un dahîr chérifien
aucune valeur authentique et qu'on souhaitait rentrer dans la légalité
et préparer l'avenir en obtenant une délégation permanente de pouvoir
au grand vizir.
Cette procédure administrative et ce voeu invitent à rechercher une
explication politique. Effectivement, on avait dû se rabattre sur cette
méthode faute d'un accord avec le Sultan. Le heurt avait eu Heu dès
1922 à propos du dahîr du 15 juin portant réglementation des aliéna-
tions immobilières consenties par les Marocains appartenant à des
tribus reconnues de coutume berbère et non pourvues de mahakma
pour l'application du chrâa au profit d'acquéreurs étrangers à la tribu.
Bien que sous ce titre sibyllin se cache l'introduction de l'immatricu-
lation foncière en pays berbère, le conflit porta sur une question de
principe. Le sultan et le grand vizir affirmaient que toute tribu pacifiée
devait être soumise au chrâa et il fallut, paraît-il, beaucoup d'efforts et
de longues discussions pour contraindre le sultan à admettre que la
France entendait respecter les promesses faites aux tribus et maintenir
le dahîr de 1914 que lui-même « regrettait amèrement » 2. Il n'y con-
sentit finalement que si cette réglementation était présentée comme
provisoire en attendant une organisation définitive. Et c'est à sa de-

1. Les caïds jugeaient les infractions pouvant entraîner des peines allant jusqu'à un an
de prison et 1000 F d'amende ; 2 ans et 2 000 F d'amende s'ils étaient assistés d'un
commissaire du gouvernement. Leurs jugements, lorsqu'ils étaient frappés d'appel, étaient
déférés au Haut Tribunal chérifien. En matière criminelle le Haut Tribunal chérifien était
théoriquement saisi par le caïd et jugeait en principe d'après la coutume berbère locale.
2. Cf. l'article de JUBQUET DE LA SALLE dans le Correspondant (10 octobre 1925). A la
séance du 26 février 1930, le Secrétaire général Urbain Blanc rappela « les difficultés
sérieuses que le dahîr de 1914 a soulevées de la part du Makhzen central n.
72 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

mande qu'on ajouta le membre de phrase « et non pourvues de ma-


hakma pour l'application du chrâa » qui dans son esprit sauvegardait
l'avenir.
Ainsi s'explique qu'on ait dû procéder par simples circulaires admi-
nistratives en 1923-1924. Mais l'urgence d'une sanction ou d'une
délégation chérifienne avait été reconnue, selon G. Surdon, « dès 1922
au cours d'une séance du Conseil de politique indigène ». Elle apparut
encore plus nettement en 1924. Mais si la commission d'étude était
décidée « à rompre l'uniformité de l'organisation judiciaire pour ren-
forcer l'élément berbèrex, elle n'ignorait pas qu'il lui faudrait aller
contre la volonté du Sultan, lequel en tant qu imâm gardien de la
Loi se refusait à l'entériner 2.
En tout cas, avec l'affaire rifaine il ne pouvait être question d'écouter
les suggestions des partisans d'une politique énergique 3. Après tout
l'essentiel était obtenu : en créant de facto une organisation judiciaire
propre aux pays berbères, on renforçait le principe de leur autonomie.
« Ce principe, disait le conseiller du gouvernement chérifien, est du
plus haut intérêt politique. En écartant de façon absolue le chrâa des
pays berbères, il réserve l'avenir, permettant ainsi, pour un jour peut-
être peu éloigné, l'organisation rationnelle de la justice berbère dans
un sens nettement français ». C'était avouer que tout comme les
djemaas judiciaires kabyles de 1874, l'institution n'était encore que
transitoire et devrait se rapprocher un jour du modèle français d'Algérie.
Quoi qu'il en soit, les djemaas judiciaires berbères fonctionnèrent et,
semble-t-il, assez bien. « Il faut bien conclure qu'elles étaient nées
viables puisqu'elles ont vécu, qu'elles ont prospéré et qu'aujourd'hui
elles répondent parfaitement aux besoins judiciaires des populations. »
Si ce témoignage de leur créateur, le commandant Marty, peut appa-
raître suspect, d'autres témoignages français le confirment cependant.
Côté marocain, des récriminations diverses se firent entendre : les
juges surtout se plaignirent de n'être pas indemnisés, mais cette justice,

1. Le texte complet tel que le cite la Revue Maghreb est : « H n'y a aucun inconvénient
à rompre l'uniformité de l'organisation judiciaire de la zone française dès lors qu'il
s'agit de renforcer l'élément berbère en vue du rôle de contrepoids qu'il peut être appelé
à jouer. H y a même au contraire un avantage certain au point de vue politique à briser
le miroir » (procès-verbal de la séance tenue le 8 octobre 1924). Ce même teste fut
ensuite attribué à la Commission de 1930 par l'Istiqlâl dans Le Maroc (p. 115).
2. C'est pourquoi l'affirmation de Mohand dans L'Afrique française d'août 1930 selon laquelle
un dahir avait été préparé en 1924, que les événements du Rif auraient fait ajourner,
paraît peu vraisemblable.
3. D'Alger on minimisait volontiers les difficultés et Louis Milliot tranchait : « Le refus
du Sultan d'édicter une réforme qui lui est demandée par le gouvernement français auto-
riserait celui-ci à passer outre r.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-Î934 73

fonctionnant sans statut légal, était gratuite, ce qui aurait pu la


populariser. Toutefois, les rapports des juridictions du chrâa et de la
coutume provoquèrent des conflits qu'une délicate jurisprudence parvint
mal à apaiser 1. Certaines tribus classées de coutume auraient même
été reclassées tribus de chrâa par exemple « pour le motif que l'enche-
vêtrement des intérêts mobiliers entre les Béni Sadden et de nombreux
Fassis nous commande peut-être de revenir sur le classement pro-
noncé » 2. Les colons protestèrent eux aussi contre la manière rigide
dont s'exerçait le droit de chefa'a berbère. Et il fallut, selon le com-
mandant Marty, faire admettre que la coutume, l'orf, ne jouerait pas
contre les Européens. Bien sûr cela provoqua les doléances des pachas
et gros commerçants de la côte. Toutefois, les Berbères eux-mêmes,
auxquels on avait évidemment caché le caractère aléatoire de l'institu-
tion, se convainquirent, semble-t-il, de la validité des titres que la
jmâ'a délivrait. Le registre, le kounach, avait bonne réputation.
Pourtant les cadis se refusaient à tenir compte des actes de notoriété
établis par les djemaas judiciaires et les litiges ne pouvaient manquer
de se multiplier avec les progrès de la pacification et l'extension des
transactions immobilières. La Résidence aurait désiré que le vizir de
la justice, seul qualifié pour veiller à la discipline des cadis, intervînt
contre ces fonctionnaires récalcitrants, mais c'eût été faire échec à
l'autorité religieuse du Sultan : « Sa Majesté a fait remarquer que le
chrâa a sa procédure religieuse et qu'il lui est impossible d'entrer
dans cette voie ».
« J'ai maintes fois signalé, écrivait à ce propos le conseiller du
gouvernement chériflen 3 le 13 juin 1927, la position du Sultan dans
ces questions berbères. Il admet fort bien que les tribus berbères
soient organisées par les soins des autorités françaises, mais il ne
veut en aucune façon être mêlé à ces questions, et prendre un texte
officiel, une décision qui bouleversait le chrâa... C'est pour lui une
question de prestige personnel et aussi de conscience religieuse. »
Des esprits plus ou moins ingénieux suggèrent de tourner le veto
du Sultan. Ne pouvait-on lui demander un mandat en blanc accordant

1. Les difficultés provenaient essentiellement des îlots arabes établis en pays de coutume.
En principe, ils devaient en matière de statut successoral et immobilier s'adresser à la
jmâ'a judiciaire, ce qu'ils refusaient.
2. G. Surdon cite aussi le cas de 13 fractions des Ait Yousi du cercle de Sefrou reclassées
de chrâa par arrêté vizirieï du 15 février 1927.
3. Le. conseiller français du gouvernement chérifien était à la tête de la Direction générale
des affaires chéiïfiennes qui assurait la liaison entre le Sultan et ses vizirs d'une part,
la Résidence et les autres services français d'autre part. Le poste fut occupé pendant
près de 15 ans par Raoul Marc.
7i REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

au Résident le soin de réformer la justice ? Ne pouvait-on passer


outre et légiférer par simples arrêtés ? « N'ayons pas la prétention de
faire faire cette organisation par des actes législatifs émanant de
chorfa couronnés », c'est ce que déclarait G. Surdon en 1927 devant
les élèves du cours préparatoire des affaires indigènes.
Mais l'autorité judiciaire française consultée fit valoir qu'en matière
de législation marocaine on procédait toujours par voie de dahîr et
qu'il fallait suivre la même procédure sous peine de voir contester la
légalité des décisions des djemaas judiciaires par nos propres tribunaux.
Bref, on était dans l'impasse.
Il n'est pas impossible dès lors qu'en novembre 1927, à la mort du
Sultan, l'affaire berbère ait contribué à déterminer le choix des con-
seillers du résident Th. Steeg, L. Mercier et Michaux-Bellaire 1. On
sait comment, écartant les fils aînés du défunt, ils firent introniser le
cadet, Sidi Mohammed. Ce jeune homme de dix-sept ans, timide et
effacé, serait le souverain docile dont on avait tant besoin.

d) La préparation du dahîr berbère de 1930


En mai 1928, le principe de la création d'un nouveau service dit
de contrôle de la justice berbère fut adopté par la Direction des
affaires chérifiennes. Provisoirement, la Direction des affaires indigènes,
étant seule à posséder le personnel compétent, continua à être officiel-
lement chargée de l'élaboration du statut judiciaire berbère 2. Cette
cote mal taillée traduisait sans doute des rivalités entre certains mili-
taires qui n'entendaient pas aller trop vite en besogne et certains
civils qui leur reprochaient de faire traîner l'affaire berbère comme la
pacification elle-même.
Or le nouveau résident Lucien Saint, qui entendait achever rapide-
ment la pacification, se laissa bientôt convaincre par ses conseillers
de mettre un terme à ce qu'ils appelaient « nos hésitations » quant â
la justice berbère. « Il serait grand temps maintenant de systématiser
un peu », déclarait G. Surdon, « l'heure des juristes est arrivée ».
Une grande Direction de la Justice berbère pourrait élaborer et
généraliser un système cohérent. Pour l'heure, il existait 72 djemaas
judiciaires au 1er janvier 1929 ayant juridiction sur environ le tiers
des musulmans soumis 3. Mais 14 tribus ou fractions classées de cou-

1. Michaux-Bellaire avait reçu en 1926 le titre encore inédit de conseiller des affaires
indigènes. H traduisait bien la réalité de son influence.
2. Lieutenant colonel IZARD, Note sur la question berbère, 1928.
3. On comptait d'autre part en pays de chrâa 91 mahakmas, réparties, en 24 subdivisions
judiciaires.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1534 75

tume berbère sur 84 n'avaient encore aucune djemaa judiciaire. En


1930, sur 80 djemaas judiciaires, 22 seulement étaient assistées de
secrétaires-greffiers. Certains jmâ'a ne délivraient leurs actes qu'en
arabe ou en arabe et en français et quelques contrôleurs avertissaient :
« l'arabe, ayons le courage de le crier bien haut, gagne rapidement et,
si nous n'y prenons pas garde, il sera trop tard ». G. Surdon, dans une
conférence donnée le 21 juin 1929 sous le patronage du Résident géné-
ral, reprit publiquement son argumentation. Finalement, le 7 décembre
1929 un arrêté résidentiel créait une grande commission chargée d'étu-
dier le fonctionnement et l'organisation de la justice berbère. Croyant
devoir préparer son travail, une campagne de presse locale expliqua
les avantages d'une politique de division entre Arabes et Berbères :
la « grande pensée » du Résident était devenue le secret de Polichinelle.
' Le Président de la Cour d'appel de Rabat, Cordier, fut nommé à
la tête de cette Commission où les militaires des Affaires indigènes
étaient en minorité. Réunie en février et mars 1930, cette commission
discuta d'abord des divers moyens de consacrer l'état provisoire de
la justice berbère tout en préparant l'avenir. Cet avenir résidait selon
le président dans l'extension au pays berbère de la compétence des
tribunaux français. D'emblée les juristes se prononcèrent pour une
justice directe à l'algérienne aux mains d'un juge de paix à compé-
tence étendue : celui-ci était déjà le cadi des Kabyles, pourquoi ne
deviendrait-il pas celui des Berbères ? Le chef du service des études
législatives et le bâtonnier de l'ordre des avocats, Maître Bruno, furent
les plus persuasifsx. Mais le .colonel Bénazet, directeur-adjoint des
affaires indigènes n'était pas du tout favorable à la formule du juge
français : il redoutait l'accueil fait par les Berbères eux-mêmes à une
«innovation aussi radicale ». Le général Noguès, directeur général
des affaires indigènes, intervint dans le même sens tout en concédant
que dans l'avenir « le nombre des djemaas pourrait diminuer graduel-
lement et ses membres deviendraient peu à peu les assesseurs du
juge français ». A la séance du 6 mars 1930, le président Cordier
déclara : « je vois dans l'avenir des magistrats français chez les Ber-
bères, mais ce n'est pas le moment actuellement. Je ne vois rien toute-

La visée assimilationiiiste était encore plus nette chez G. Surdon qui ne faisait pas
partie de la Commission. H nous semble préférable de voir la coutume se résorber
<;
dans le droit français plutôt que dans le chrâa, car entre le chrâa et nous il y a le
fossé infranchissable d'un droit révélé » [...] « Pourquoi ne pas envisager qu'ils pourront
un jour adopter purement et simplement nos codes et, tout de même qu'ils se donnent
une ascendance arabe dans la plaine, s'imaginer qu'ils n'ont jamais été différents "des
Français de souche ?»
76 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

fois qui empêche ce moment d'arriver ». Le 13 mars encore il rassurait


ses collègues : « A l'esprit de tous est présente cette réforme idéale
qui consisterait à installer des tribunaux français chez les Berbères ».
Mais il plaidait l'impossibilité de créer une organisation émanée de
là souveraineté française seule : « Prendre sur nous seuls, même avec
l'assentiment du Sultan, l'organisation à créer [une organisation fran-
çaise directe de la justice] serait amener un divorce entre la France
et le Sultan et un jour viendrait où Sa Majesté mieux avertie nous
reprocherait certainement d'avoir usurpé son autorité ».
On discuta alors le projet élaboré par le bureau d'études berbères,
à titre de transaction semble-t-il, car la Direction des Affaires indigènes
se demandait si « cette création récente mérite d'être sanctionnée par
un texte législatif ». Pourtant ce projet de dahîr prévoyait dans ses
cinq articles non seulement la légalisation des djemaas judiciaires
devenues tribunaux coutumiers (art. 1er) mais l'instauration de tribu-
naux d'appel coutumiers présidés par des magistrats français et
l'extension de leurs compétences : la justice pénale relèverait désormais
de ces tribunaux coutumiers. Les tribunaux du premier degré connaî-
traient des délits n'entraînant pas une peine supérieure à un an d'em-
prisonnement et 1 000 F d'amende et pour les infractions supérieures
ainsi que pour les crimes, les tribunaux d'appel seraient compétents
à charge d'appel devant la cour de Rabat 1. L'article 4 prévoyait une
délégation législative permanente accordée au grand vizir tandis que
l'article 5 étendait la compétence des tribunaux français à tous les
litiges immobiliers où des nationaux français étaient concernés. Un
service de la justice berbère dépendant des affaires indigènes était
prévu. Mais les juristes ne voulurent pas accepter de laisser à des
juges berbères la connaissance des crimes et infractions graves et ils
firent adopter une solution selon laquelle les juridictions françaises
étaient seules compétences en ces matières comme en ce qui concernait
les actions immobilières.
Ainsi l'esprit d'assimilation l'avait emporté. Malgré les mises en
garde du colonel Bénazet (« Cela pourra créer de l'agitation »), le

1. L'innovation était toutefois moins grande qu'on pourrait le penser. En réalité, en matière
criminelle et pour les infractions graves, le Haut Tribunal chérifien, en principe com-
pétent, n'était pas systématiquement saisi. En pratique dans les zones de contrôle mili-
taire où « aucune opération judiciaire ne peut être commencée que par l'entreprise de
l'autorité de contrôle », il était infligé à tout criminel par un conseil de guerre une
première peine n'excédant en général pas un an d'emprisonnement et l'affaire était
ensuite jugée selon la coutume par la jmâ'a. En somme, on correctionnalisait les crimes
en pays berbère.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 77

général Noguès avait finalement accepté de s'incliner mais en avertis-


sant : « Ce sera en même temps un coup de sonde ».
é) Le dahîr et son retentissement immédiat
Le projet définitif de dahîr comprenait huit articles seulement car
il restait un texte de principe. Il créait donc des tribunaux coutumiers
de première instance et d'appel auprès desquels étaient placés un
commissaire du gouvernement et un secrétaire greffier ayant en outre
des fonctions de notaire. En matière pénale, le dahîr ne maintenait
compétence aux caïds rebaptisés « chefs de tribu » que pour les seules
infractions mineures- (réprimées au maximum par un an de prison et
1000 F d'amende). Toutes les autres infractions correctionnelles rele-
vaient des tribunaux coutumiers d'appel. Les infractions criminelles
étaient exclusivement de la compétence des juridictions françaises. En
matière civile et commerciale, les djemaas judiciaires acquéraient com-
pétence aux dépens des caïds berbères. Ceux-ci étaient donc frappés
dans leur autorité, puisque les djemaas disposaient concuremment avec
eux et pour la première fois du pouvoir de sanctionner pénalement,
et dans leurs revenus, les affaires civiles et commerciales assurant les
meilleurs profits lorsque la procédure en arrivait à l'exécution des
jugements 1.
Tel était le premier aspect du dahîr : l'extension considérable de la
compétence des djemaas et la diminutio capitis des caïds berbères.
Ce n'était pas cependant le plus grave : l'article 6 qui retirait au Haut
Tribunal chérifien la connaissance des crimes commis en pays berbère
avait une portée singulièrement plus explosive. Le mejlès criminel
siégeant au Dâr el Makhzen était dessaisi au profit des juridictions
françaises ; cela revenait à contester la souveraineté du Sultan sur
les 700 000 Berbères des tribus classées. Cette limitation de souveraineté
était si manifestement contraire à la lettre 2 comme à l'esprit du
Protectorat, qu'il fut question à la commission de procéder par un
texte résidentiel, tant les objections du Makhzen étaient prévues.
Pourtant, selon Louis Mercier, le makhzen aurait consenti sans
difficulté à faire sceller le dahîr par le jeune sultan. On est en droit

1. Un contrôleur civil du pays zemrnour, Poussier, fît valoir que « charger les djemaas,
composés d'hommes pour la plupart illettrés, de trancher ces litiges civils et commer-
ciaux, souvent si différents des usages commerciaux connus des indigènees, si complexes,
c'est à la fois mécontenter les caïds et s'adresser à des juges dont l'éducation sera longue
à faire et dont le nomhre en audiences permettra difficilement de leur adjoindre encore
des experts s.
2. L'article 1er du traité de 1912 disait : « Le régime du Protectorat sauvegardera la
situation religieuse, le respect et le prestige du Sultan ».
78 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

de suspecter cette affirmation officielle. Selon Chakib Arslan, le grand


vizir El Mokrî lui-même aurait refusé, disant que « c'était la démo-
lition de l'Islam parmi les Berbères, ni plus ni moins ». Il y aurait
eu une semaine de vaines négociations puis finalement le Résident
Saint aurait rendu visite au Sultan et l'aurait contraint à céder. Le
secrétaire général Urbain Blanc aurait encore conseillé de ne pas
publier le dahîr au Bulletin officiel, mais le Résident, qui tenait à cet
acte de grande politique, passa outre. Cette version, peut-être partiale,
n'apparaît pourtant pas comme devant être rejetée. Le caractère anti-
makhzen du dahîr et la délégation permanente accordée au grand
vizir étaient des affronts trop graves à la souveraineté du Sultan pour
que les dignitaires ne les aient pas ressentis.
Ce fut cependant à un autre aspect beaucoup moins évident pour
un Français que fut sensible l'opinion publique au Maroc. On y vit
une menace contre l'Islam.
L'état d'esprit des Jeunes Marocains nationalistes qui s'inquiétaient
de l'action des « évangélisateurs » était en effet celui de l'opinion
publique telle que la fabriquait une centaine de salons lettrés de
Fès, la capitale intellectuelle et religieuse de l'empire. Depuis la
conversion en 1928 d'un fils de riche famille fassie, Mohammed ben
'Abd el Jalil, la société de la grande cité marocaine vivait dans
l'humiliationx et l'inquiétude. A tort ou à raison, elle s'effrayait de
voir employer dans l'administration française des « chrétiens prati-
quants » et comme secrétaires-greffiers des Kabyles anciens élèves des
Pères blancs. Selon des bruits persistants, « le contrôleur Poussié »
(sic) aurait subventionné la construction d'une église et interdit l'édifi-
cation d'une mosquée. On affirma plus tard que des Nouveaux Testa-
ments en langue berbère avaient été distribués dans la montagne,
que le commandant Marty, « créature de Monseigneur Viel » (sic),
« vendait [?] à son bureau une Vie de Jésus en arabe [?] ». Tout cela
qui est possible reste invérifiable, mais il est clair que l'opinion maro-
caine redoutait la christianisation des Berbères lorsque fut connu le
dahîr du 16 mai 19302.

1. Témoignage de cette humiliation : le bruit courut à Fès en 1929 de la conversion à


l'Isïâm du P. Achille Léon, le propre secrétaire de Tévêque de Rabat, directeur du
Maroc catholique. Tout ie Maroc savoura cette revanche. Bien que le fait soit donné
pour exact par certains historiens, Terreur avait été dissipée dès 1930, le jeune homme
qui s'était converti à l'Islam après avoir été congédié par le maître des novices du couvent
de I'Aguedal à Rabat, n'était ni prêtre, ni secrétaire de l'évêque.
2. On a beaucoup dit du côté français que les Berbères auraient été très étonnés des
espoirs ou des craintes manifestées vis-à-vis de leur évangélisation. Or voici ce qu'écrit
le missionnaire P. Hector en 1933 : « Récemment, comme prises d'une grande x5eur>
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 79

Il semble bien être passé d'abord relativement inaperçu ; mais,


lorsqu'il parut annoncer une politique d'isolement des Berbères, lorsque
les fqïli, qui avaient l'habitude d'aller en tribus ouvrir leurs écoles, se
virent priés de rester chez eux et que les colporteurs eux-mêmes
eurent des difficultés à obtenir leurs passeports pour la montagne,
alors un mouvement de protestation éclata. Successivement à Rabat,
le vendredi 20 juin, à Salé et Rabat le 27, à Rabat, à Salé et à Fès
le 4 juillet, enfin à Tanger les mosquées retentirent de la prière de
détresse de l'Islam. Des foules de fidèles reprirent la prière qui se
termine par l'invocation du Yâ Latîf (ô Sauveur !) ainsi complétée :
« O Sauveur ! sauve-nous des mauvais traitements du destin et ne nous
sépare pas de nos frères les Berbères ». Pendant le même temps, des
mots d'ordre circulaient demandant qu'on empêchât la christianisation
des Berbères et qu'on mît fin à l'activité des Franciscains et des
« évangélisateurs ».
Le vendredi 18 juillet le Latîf fut récité dans onze mosquées à
Rabat, Salé, Casablanca et Fès. A Fès l'affaire se termina en mani-
festation de rue ; celui qui l'avait organisée et avait pris la tête d'une
délégation de protestataires, Mohammed bel Hasan el Ouazzanî, était
un tout jeune homme de grande famille, fraîchement diplômé de
l'École des Sciences politiques de Paris. Il fut reçu par le Pacha,
assisté de son contrôleur, puis conduit au tribunal Dâr Bou 'Alî.
Séance tenante et sans jugement, il fut flagellé en public, dans la
vaste cour du tribunal avec ses compagnons et quelques manifestants
sous l'oeil du vieux pacha de la ville, El Baghdâdî 1. L'humiliation
ainsi infligée à un chérif d'Ouezzan allait faire de lui un adversaire
irréconciliable du Protectorat 2.
Ses amis alertèrent aussitôt la presse espagnole et tangéroise ainsi
que le Times, et ces journaux relatèrent en les aggravant les événe-

nos tribus croyaient apercevoir au détour de chaque sentier, la Taroumit, la chrétienne,


qui viendrait leur prendre leurs enfants et les emporteraient, les petits garçons s'ils
n'étaient pas circoncis, les petites filles si elles ne possédaient pas un certain tatouage ».
1. Le Pacha de Fès, Si Mohammed Ben Bouchta el Baghdâdi, était un adepte résolu de la
justice sommaire. H avait dit le 1er mars 1929 au Résident : « il a été plusieurs fois
question au cours de ces dernières années de modifier notre justice que des idéalistes
trouvaient insuffisante parce que trop simple. Nous trouvons au contraire que réorganisée
comme elle l'a été, elle offre le maximum de garanties... »
2. Lui-même a raconté sous le pseudonyme de MOUSLTM BARBAKI ce que fut la tempête
qui suivit Tempête sur le Maroc ou les erreurs d'une politique berbère, Paris, 1931
(le titre paraît inspiré d'une étude de Daniel GUÉRTN (Le Monde, 1" novembre 1930) :
« En voulant diviser pour régner, l'impérialisme français a déchaîné une véritable
tempête au Maroc, tempête qui déferle sur l'Islam et dont nul ne peut prévoir les
conséquences ». L'ouvrage d'El Ouazzanî contient de nombreuses inexactitudes et doit
être utilisé avec précautions.
80 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

ments de Fès ainsi que les nouveaux incidents qui eurent lieu le
25 juillet, malgré un grand déploiement de forces. Une mise au point
française fit le 3 août justice de ces « fausses nouvelles de la presse
étrangère » en soulignant qu'il n'y avait eu ni morts, ni blessés. Les
manifestations continuèrent cependant, notamment le 7 août, à l'occa-
sion de la fête du Mouloud, le port du turban devenant l'emblème
des manifestants.
Alors le Résident par intérim Urbain Blanc, comprenant que l'affaire
pouvait devenir grave, fit marche arrière. Le Sultan et le Résident
général étant partis en France, on fit lire dans les mosquées, le 11
août, une lettre du Sultan. Celui-ci était censé s'en prendre aux jeunes
manifestants et défendre le dahîr : « En renouvelant aux tribus berbères
le libre exercice de leurs coutumes, nous ne faisons que répondre à
leur désir le plus intense, désir qu'ils ont exprimé en toute occasion ».
Mais le message s'achevait ainsi : « Pour vous montrer qu'aucune
arrière pensée n'a guidé notre action, nous venons de décider que toute
tribu berbère qui exprimera le désir d'être soumise à la juridiction du
chrâa obtiendra immédiatement un cadi pour le règlement de ses
transactions. Ceci est une preuve de toute notre sollicitude pour la
protection de la religion et le maintien de l'Islam parmi eux ». Une
circulaire résidentielle du 21 août confirma ces promesses 1 et l'on
décida au surplus de surseoir à la création des tribunaux coutumiers
d'appel prévus par le dahîr.
Ces mesures eurent-elles un certain effet de détente ? Le mouvement
de protestation resta en tout cas confiné dans les villes. Il est possible
cependant que des délégations de tribus berbères aient été éconduites,
mais celle de Rabat et de Fès furent entendues. Six notables et
'ulamâ de Fès sur les dix qui avaient été élus furent reçus par le
Sultan le 27 août. Celui-ci, paraît-il, pleura d'émotion. Toutefois, à
la beniqa du grand vizir El Mokrî, celui-ci avait fait une réponse
dilatoire aux propos enflammés et impérieux de Sî Mohammed ben
'Abdeslam Lahlou. Peu après son retour, cet ancien président de la
Chambre de commerce et ex-protégé allemand fut arrêté ainsi que
Sidi 'Allai al Fâsî et Mohammed el Ouazzanî.

1. Cette circulaire adressée aux autorités locales en pays de coutume berbère recomman-
dait de ne pas appliquer systématiquement le dahîr, et de s'enquérir du désir réel des
tribus. Les demandes collectives de soumission au chrâa seraient acceptées en préve-
nant les requérants que leur renonciation au statut berbère serait définitive. Elle préci-
sait en outre que l'accès des pays berbères ne devait pas ôtre interdit aux tolha a qui
ont eu jusqu'ici la latitude d'exercer librement leur profession ».
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 81

Or le climat qui régnait à Fès était propice à l'agitation : le mécon-


tentement des artisans touchés par les premiers effets de la grande
crise était profond et la situation venait d'être aggravée par une
récolte très médiocre due à la sécheresse et aux criquets. Fès connut
effectivement de nouvelles manifestations de rues du 31 août au 2
septembre. Les autorités réagirent par d'assez nombreuses arrestations.
De plus, Sî 'Abdesslam Lahlou et quelques autres furent exilés dans
le bled marocain.
Après quelques manifestations à Rabat et quelques emprisonne-
ments, le mouvement cessax. Mais lorsque le président de la Répu-
blique vint en visite officielle au mois d'octobre, l'accueil de la ville
de Fès fut d'une froideur significative : les souq de Fès fermèrent
deux jours et les correspondants de la presse parisienne furent surpris
par les visages renfrognés ou hostiles 2. Le président Doumergue tint
à répéter que la France entendait respecter les croyances, les coutumes
et les traditions du Maroc, mais il était trop tard : l'Islam tout entier
s'était déjà ému.

/) La campagne autour du dahîr berbère


L'émir Chakib Arslan, le « moujahid de la plume », s'était en effet
jeté dans l'action et avait lancé un appel au Dâr al Islam.
Alerté par les étudiants marocains de Paris qui vinrent le voir en
Suisse, Chakib Arslan quittait Lausanne le 18 juin 1930 et rencontrait
à Paris Ahmed Balafrej et Mohammed el Fasî. Il se rendit ensuite à
Tanger (d'où il fut aussitôt expulsé) puis à Tétouan où il résida chez
un de ses amis, ancien vizir de la justice, El Hâjj 'Abdesslam Bennuna
qu'on a surnommé depuis « le Père du nationalisme marocain ». Il y
donna quelques conférences sur l'Andalousie arabe et prononça une
violente diatribe contre la France 3. Il ne quitta le Maroc que le 19

1. Les lettrés continuèrent cependant à envoyer au Sultan et au président du Conseil


français de longues lettres de doléances, que La Nation arabe publiait régulièrement.
On remarquera une lettre du 23 décembre 1930 à Th. Steeg où les auteurs, déplorant
les actes du gouvernement clérical précédent, s'adressaient « au gouvernement de la
France républicaine et laïque » pour lui demander une solution juste et désintéressée.
2. Le Temps, qui avait annoncé pac habitude le 19 octobre « une entrée réellement
triomphale » à Fès et renchéri le 20 sur « les acclamations tout le long du parcours »,
écrivait enfin le 21 octobre : « Autant les secondes [les populations de Fès] apparurent
figées et froides sous l'influence de quelques agents du bas Islam, autant les cavaliers
chleuhs se montrèrent joyeux, empressés à prouver leur loyalisme », (On avait en effet
organisé des journées berbères à Azrou et au djebel Hebrid.)
3. Selon E. LÉVI-PROVENÇAL, « L'Emir Shakib Arslan », in Cahiers de l'Orient contem-
porain, 1947, il aurait transformé alors son Comité syro-palestinien en comité syro-
palestino-magyribin. Or Chakib Arslan avait déjà réfuté cette affirmation de la grande
presse et il est vrai que son comité ne porta jamais ce triple titre.
82 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

août après s'être longuement informé et entama aussitôt dans sa revue


une polémique d'une honnêteté intellectuelle discutable, mais d'une
grande portée politique.
Tout de suite il présenta le dahîr berbère comme la première
étape d'une conversion des Berbères au catholicisme 1 et accusa ironi-
quement « M. Saint » de vouloir achever l'oeuvre de Ferdinand et
Isabelle. Il l'accusait mensongèrement d'avoir publié un article repre-
nant les idées du père de Foucauld et de Mgr Lavigerie 2. Bientôt il
annonçait « l'arrestation et la condamnation de 600 personnes » puis
des « révoltes sanglantes dans les régions d'Oujda, du Tafilalet, du
Draa et de l'Atlas contre lesquelles la France a envoyé des troupes
et des escadrilles d'avions qui bombardèrent les régions, tuèrent des
femmes et des enfants » 3. Après avoir parlé de 500 puis de 600, il
portait à 1000 le nombre des missionnaires chargés de convertir le
pays berbère 4.
Ces fausses nouvelles lui permettaient cependant de mobiliser les
ferveurs de l'Islam et d'en appeler au nationalisme arabe : « Nous les
Arabes, nous ne sommes pas morts, ni comme Arabes, ni comme
Musulmans ». L'Islam méditerranéen, « cette caisse de résonance »
(Lyautey), répercuta aussitôt les plaintes du Maghreb al Aqça. En
Egypte, la jeune et dynamique Jam'iyat al Subhân al Muslimîn,
la Société des Jeunes Musulmans d"Abd al Hamîd Bey Sa'îd, le Comité
pour la défense des Musulmans marocains, présidé par le prince Omar
Toussoun, mobilisèrent l'opinion contre ce « fait inouï que la France
veuille obliger des millions d'individus à se convertir à sa propre
religion » 5. Une protestation très violente fut rédigée par Rachid
Ridhâ, directeur de la revue Al Manâr et contresignée par un grand
nombre d"ulamâ d'Al Azhar et d'avocats égyptiens. Ce texte se

1. La Nation arabe, août 1930, p. 26.


2. Ibid., oct. 1930. Vérification faite L. Saint écrivait seulement dans La Revue des
Vivants (p. 341) : c De hardis diplomates aidés de grands soldats ont réalisé l'oeuvre
qu'avait prophétiquement annoncée le cardinal Lavigerie : le protectorat s'étend désor-
mais sur le Maroc ».
3. Ibid., nov. 1930. Il s'agit d'une confusion volontaire à partir d'un article très clair
de L'Humanité, signalant le bombardement d'un groupe de dissidents dans la région
du Drâa.
4. Un collaborateur de L'Afrique française affirmait : « Il n'existe à notre connaissance
qu'un seul religieux en tribu berbère au Maroc. Encore pouvons-nous ajouter que le
nom de cet imitateur de Charles de Foucauld n'a jamais été prononcé au cours de
l'agitation sur le dahîr parce qu'on n'a jamais pu lui reprocher une tentative de
prosélytisme ».
5. Les autorités françaises voulurent faire insérer des rectifications 'dans la presse égyp-
tienne, mais deux ou trois journaux seulement les acceptèrent déformées et encadrées
de tels commentaires que l'on dut y renoncer. Le xîrocédé des insertions aurait égale-
ment échoué en Tunisie.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 83

terminait par un appel aux Musulmans qui était presque une invita-
tion à la guerre sainte contre la France. Or il fut adressé à toutes
les associations musulmanes du monde.
En écho, les protestations fusèrent de tous les horizons de Dâr al
Islam. Les journaux du Caire et de Damas, ceux de Palestine et du
Hedjaz, ceux de Tunis et de Tripoli, étaient à l'unisson Les pétitions \
affluèrent du monde entier au Quai d'Orsay contre la politique de
désislamisation, contre « le renouvellement de la tragédie andalouse ».
Les oulémas d'Iraq, les douze associations islamiques de Java, le
cheikh al Islam de Turquie, le Destour tunisien, l'Étoile nord-africaine,
bien d'autre encore, participèrent à cette campagne. Les milieux chiites
et mozabites joignirent leurs plaintes à celles de l'Islam sunnite 2.
Le mouvement reflua ensuite sur le Maroc. Des journaux et des
tracts venus d'Egypte et des Indes par la poste anglaise arrivèrent
au Maroc français, surtout en transitant par la zone espagnole. Il y
fut alors question comme en Egypte de boycotter les marchandises
françaises et comme aux Indes de confectionner des cotonnades locales,
mais ces projets n'aboutirent pas.
En décembre 1931, le congrès de Jérusalem, qui avait entendu un
rapport sur la politique de la France de Mohammed Mekkî Nâciri,
rédigea bien entendu une résolution condamnant le dahîr berbère,
laquelle fut adressée au secrétariat général de la Société des nations.
Puis la presse arabe célébra en 1932 l'anniversaire du dahîr par une
série d'articles ou de numéros spéciaux 3.
' Il va de soi que les autorités françaises frappèrent d'interdiction au
Maroc la plupart des journaux étrangers mais l'efficacité de ces inter-
dits fut limitée et l'anniversaire du 16 mai fut célébré publiquement
dans la zone espagnole comme un jour de deuil et de prières.
Comme le reconnaissait Mohahmmed Bel Hasan el Ouazzanî, « le
mouvement a[vait] dépassé toutes les prévisions, tous les espoirs... »
Enhardis par ce succès, les Jeunes Marocains avaient présenté en
1. A titre d'exemple, voici ce qu'écrivait Al Raqîb al Atid (l'Observateur en garde) de
Tripoli, le 25 septembre 1930 : La France a voulu convertir au christianisme 9 mil-
lions de Musulmans que l'on appelle Berbères. Les Français les ont empêchés d'étudier le
Qorân, ils ont fermé les mosquées, envoyé des missionnaires chrétiens et obligé les
enfants qui apprenaient le Qorân à entrer dans les églises qu'ils ont construites ré-
cemment avec l'argent des biens religieux musulmans ». Le 13 novembre il publiait une
protestation des 'ulamâ et chorfa « contre cet acte qui inspire de la répulsion et contre
les atrocités fâcheuses qui ont causé de grands troubles ».
2. La revue des Chî'ites de Saïda Al 'ïrfân ouvrit en novembre 1930 une tribune sur la
question berbère à « nos frères marocains musulmans ». Le journal des Mozabites
d'Alger El Maghrib (21 octobre 1930) parlait de « pénible calamité ».
3. Cf. les numéros spéciaux de La Voix du Tunisien (14 mai 1932) ou d'Al Fath (organe
de défense islamique des Salafiya) (24 mai 1932).'
8i REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

1930 et 1931, leurs premières revendications politiques au Sultan et


celles-ci étaient à peu de choses près celles que le Comité d'action
marocaine devait formuler dans le fameux Plan de réformes de
1934 ; en particulier étaient demandées la renonciation totale à la
politique berbère, une organisation uniforme de la justice chérifîenne,
l'interdiction de toute propagande chrétienne 1. Par ailleurs, les Jeunes
Marocains protestèrent violemment contre les subventions accordées
aux cultes chrétiens au Maroc. Ils les évaluaient, sans doute d'après
la revue Monde du 13 décembre 1930, à 3 869 000 F ; or 375 000 F
seulement en 1929 et 400 000 F en 1930 étaient inscrits au budget.
En revanche, ils ne remarquèrent pas que la justice coutumière
berbère qui ne coûtait que 729 044 F selon le budget de 1930 avait
été portée pour le budget de 1931 à 3 057 400 F, peut-être parce
que la justice chérifienne était elle-même inscrite pour 3 042 065 F
en 1930 et 5.067 150 F en 1931. L'application du dahîr berbère n'était
donc que partie remise.
Du côté français, l'affaire du dahîr berbère fit relativement peu de
bruit mais il n'y eut pas vraiment de « conspiration du silence » comme
l'écrit Mouslim Barbari. L'Écho du Maroc et la presse marocaine
signalèrent les faits : les deux journaux socialistes du Maroc, Le
Populaire marocain et Le Cri marocain ridiculisèrent « les illusions
des évangélisateurs » mais ne condamnèrent pas le dahîr berbère 2. La
Vigie marocaine, en sens inverse, moqua « les énervés qui nous repro-
chent de christianiser les Berbères » et ironisait : « Ne vous posez pas
en défenseurs de l'Islam menacé, personne ne vous croira ». Pourtant
La Dépêche algérienne enregistrait « la levée de turbans dans le
monde » et stigmatisait l'organisateur Chekib Arslan.
En France, Le Temps, après avoir signalé et étudié le dahîr le
27 mai 3, résumé la politique berbère le 17 juin, raconta longuement les
événements le 4 novembre en donnant la version administrative. Mais
déjà dans la revue Europe le catholique Emile Dermenghem avait

1. Toutefois, les conseillers français des Jeunes Marocains, Robert Jean-Longuet et Pierre
Renaudel surent faire effacer en 1934 quelques-unes des exigences maladroites for-
mulées par eux en 1930 : « promulgation d'un dahîr comportant la soumission de tous
les sujets au chrâa u, « enseignement obligatoire de l'arabe et des études religieuses
dans les écoles de tribus berbères ». R. Jean-Longuet définissait le Vlan de réformes
comme « le résultat d'études en commun, de discussions... entre Jeunes Marocains et
nous » (Maghreb, n« 27-28).
2. Cf. en particulier ïe numéro du 11 octobre 1930 du Cri marocain, l'action des Fran-
ciscains et leur influence prétendue sur le gouvernement du Protectorat sont seules
mises en cause.
3. Maladroitement Le Temps écrivait qu'il s'agissait de îibérer les tribus berbères du joug
de la loi musulmane.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 85

évoqué de tout autre manière la question berbère, noté les diverses


manifestations de Fès, le malaise de l'opinion et les angoisses de la
jeunesse 1. Dans la revue Monde (1er novembre) Daniel Guérin polé-
miquait sur un ton plus abrupt : « la France est tout simplement en
train de désislamiser les Berbères. Elle leur interdit de se servir de
leurs lois religieuses » 2.
Le Directeur de l'École coloniale, Georges Hardy, condamnait, lui,
dans L'Europe nouvelle (1er novembre 1930) cette « inquiétude » des
jeunes, cette « puérilité », « les mots d'enfants terribles qui ont excité
quelques âmes simples et abouti à d'assez anodines manifestations ».
Le nouvel hebdomadaire Je suis partout publiait dans son premier
numéro le 29 décembre, une longue étude où n'était point caché « le
malaise général suscité par l'organisation des tribunaux coutumiers ».
Il est vrai que les organes spécialisés étaient inquiets. L'Afrique
française pour qui « le dahîr berbère était un prétexte » 3, « une occa-
sion de marquer un avantage » 4, donna à l'affaire une grosse impor-
tance. Ses collaborateurs stigmatisèrent la mauvaise foi des Jeunes
Marocains « qui s'avouaient athées dans le privé mais exploitaient la
crédulité marocaine ». L'un d'eux, un Français d'Algérie qui signait
Mohand, crut devoir les traiter de « clique de voyous », d' « échappés
de l'école primaire », et de « tubes digestifs ». Mais la conclusion
qu'imposaient ces événements ne leur échappait pas. C'était là le signe
non douteux de l'apparition d'un nationalisme marocain. Dans le
Temps colonial, Robert Poulaine opinait : « une enquête sur place
nous a confirmé dans nos appréhensions... Voici que le Maroc connaît
à son tour la poussée d'un nationalisme 5.
Déjà les « Vieux Marocains » recommandaient la méthode forte,
évoquaient le temps où les trublions étaient livrés aux fauves et où
les murailles s'ornaient de têtes coupées. La flagellation des mani-
festants de Fès avait été une bonne leçon pour les étudiants 6, encore
fallait-il dissoudre leurs associations et les surveiller plus étroitement.
1. Europe, septembre 1930, p. 443-449.
2. Mai informé, D. Guérin affirmait par exemple que les tribunaux coutumiers étaient com-
posés d'un juge français et d'assesseurs français et indigènes.
3. B.C.A.F., août 1930.
4. Ibid., sept. 1930, sous la signature Aqqa.
5. Dans un rapport nc 3862 au nom de la Commission du Budget rédigé en 1931 le
député Paganon résumait ainsi le point de vue de la Résidence : « L'agitation avait été
factice mais avait abouti à la formation d'un parti nationaliste marocain agissant en
liaison avec ses analogues des autres pays musulmans ».
6. Urbain GOHTER dans la Nouvelle Aurore (30 avril 1931) répliquait « chez une jeunesse
ardente issue d'une race noble et guerrière, les coups de fouet éveillent une haine
inexpiable ». En juillet 1932 le cousin de Hasan el Ouazzani, Brahim, jeune étudiant,
fut arrêté lors de la publication du premier numéro de Maghreb et soumis au même châtiment.
86 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Bref comme l'écrivait avec naïveté Le Petit Marocain (26 mars 1931)
« le dahîr du 16 mai 1930 n'a pas été un de ces dahîrs de tout repos,
comme il en est tant... Il a suscité certains orages, orages peu désirés
et même bien inattendus ».
g) Le désaveu de la politique berbère
La Résidence eut conscience d'avoir été fourvoyée. Certains des
hauts fonctionnaires qui s'étaient opposés à la légalisation des djemaas
judiciaires obtinrent satisfaction : plusieurs responsables de la poli-
tique berbère perdirent leur poste, dont le commandant Martyx, et la
grande Direction de la justice berbère qu'ils avaient préparée ne
vit jamais le jour.
Politiquement, on s'efforça de rejeter la responsabilité exclusive de
l'affaire sur le clergé et Mgr Vielle. Les groupements de Gauche,
longtemps silencieux, se réveillèrent à cette occasion en 1932. La
Ligue des Droits de l'Homme demanda le 15 juin 1932 « que soit
contingentée l'importation cléricale dangereuse dans ce pays ». La Libre
Pensée, les sections locales de la S.F.I.O. et du parti radical, les loges
maçonniques s'émurent le 11 juillet 1932 d'un projet de création de
nouveaux vicariats apostoliques, évoquèrent « l'agitation née de la
propagande catholique ». Mais ils ne condamnaient nullement le dahîr
berbère qui « ne pouvait que favoriser une politique de pénétration
pacifique » et mettaient en doute la « bonne foi et le désintéressement »
des Marocains, qui y avaient vu un attentat contre l'islamisme 2. Mgr
Vielle démentit de son côté ce projet de création de vicariats et la
prétendue interdiction du gouvernement.
Sur le plan de la justice marocaine, il fallait faire machine arrière,
mais sans perdre la face. En juin 1931, une grande commission franco-
marocaine entreprit de préparer la réforme d'ensemble de la justice
indigène. Mais le 24 mars 1933 la Commission interministérielle des
affaires musulmanes pouvait émettre le voeu de voir « la réorganisation
de la justice berbère prendre place dans le cadre plus général d'une
réorganisation totale de la justice indigène » : ainsi rien n'avait encore

1. Un mémoire du commandant MAUTY sur it La justice civile musulmane au Maroc «


commença à paraître en 1931 dans La Reoue des études islamiques (p. 345-538) mais
la publication ne fut pas continuée. Or la justice berbère devait sans doute être l'objet
de cette deuxième partie.
2. La revue Maghreb (n° 4, oct. 1932) qui cite ce texte remarquait avec gêne que per-
sonne ne demandait l'abrogation du dahîr. Ce qui frappe aujourd'hui c'est au con-
traire que les partis de gauche justifiaient ce dahîr qui K voulait assurer le respect des
coutumes millénaires auxquelles les Berbères sont très attachés : ce dahîr ne pouvait
que favoriser une politique de pénétration pacifique ».
LÀ POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 87

abouti malgré divers projets ingénieux 1. Le Résident ne tenait peut-


être pas à s'infliger un blâme trop voyant.
Mais le provisoire ne pouvait durer. Les tribunaux coutumiers
d'appel n'ayant pas été créés, il n'y avait plus de juridiction compé-
tente pour les délits graves 2. Pour les mêmes raisons politiques, les
crimes ne furent pas en général déférés à la justice française et
lorsqu'ils le furent par exception, l'insuffisance des condamnations
apparut aussitôt. Pratiquement, les crimes furent donc jugés par les
djemaas judiciaires 3.
Le 3 juin 1933 Lucien Saint déclarait peu avant son départ de la
Résidence : « des erreurs ont pu être commises, rinfaillibilité n'est
pas de ce monde. Le gouvernement a la haute mission de les redresser,
il n'y saurait faillir... Des réformes viendront ». Il fallut les attendre
un an encore. Finalement, sous le nouveau Résident Ponsot, un dahîr
du 8 avril 1934 régla la situation judiciaire en pays berbère. Les
tribunaux coutumiers de première instance et d'appel furent maintenus
mais ils n'étaient plus compétents qu'en matière de justice civile. Us
se voyaient cependant confirmés dans leurs attributions à la fois juridic-
tionnelles et notariales. La compétence dévolue au Haut Tribunal
chérifien fut déclarée étendue en matière criminelle au pays de cou-
tume. La justice pénale était unifiée relevant pour les délits les moins
graves des pachas et caïds. Mais la connaissance était remise à une
section nouvelle dite pénale coutumière, chargée tout à la fois des
appels contre les jugements rendus par les caïds berbères en matière
pénale et en premier ressort des crimes et délits graves commis par
les sujets des tribus berbères. Des arrêtés viziriels du 8 avril et du
15 septembre 1934 réglèrent la compétence, la procédure, l'organisation
et le fonctionnement des tribunaux coutumiers : 90 tribunaux de
première instance et 6 tribunaux d'appel étaient créés avec assistance
de commissaires du gouvernement, contrôleurs civils ou adjoints 4.
Cet ensemble de décisions ne remédiait pas aux défauts de la justice
berbère : trop, grande fragmentation des usages reconnus, imprécision

1. Le contrôleur civil Poussier proposait de ne maintenir la juridiction française que pour


les crimes contre la sûreté de l'Etat et d'adjoindre au mejlès criminel des assesseurs
de droit coutumier. H voulait rendre aux caïds berbères leurs compétences en matière
civile et commerciale en les faisant assister d'experts coutumiers.
2 En réalité, on avait créé au moins un tribunal coutumier d'appel chez les Zemmour.
3. D'où, en partie, l'augmentation du nombre des jugements de 13 699 en 1931 à 17183
en 1933. Le nombre total des actes enregistrés avait au contraire baissé : 35 366 actes
en 1931, 29 756 en 1932.
4. On en comptait 8 pour la confédération des Zemmour, 21 pour les tribus Ait M'guild
et Zaïan, 5 dans la région de Fès, 10 dans celle de Taza, 23 dans celle du Tadla, 11
dans la région de Marrakech et 12 dans celle du Tafïlalet.
88 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

des règles juridiques applicables, caractère rétrograde de la plupart


des coutumes. La justice pénale chérifienne n'était pas non plus
modernisée. Du moins, sur le plan des principes, l'unification de la
justice pénale dans toute la zone française donnait satisfaction au
Makhzen et permettait de sauver l'esprit du Protectorat.
Les Jeunes Marocains se félicitèrent de l'abolition de la compétence
des tribunaux français mais réclamèrent l'abrogation de la justice
civile berbère et de la législation berbère : « la trêve est à ce prix ».
En fait, on était à la veille des incidents graves de Fès (8 et 10 mai
1934) et des mesures de représailles qui suivirent.
Encore que le dahîr de 1934 fût une transaction honorable, l'affaire
du dahîr berbère s'achevait du point de vue français par un échec :
il avait fallu stopper la politique berbère et l'on avait perdu dans
l'aventure l'adhésion morale du Makhzen et d'une partie de la popu-
lation citadine.
Cette affaire avait surtout permis aux Jeunes Marocains d'obtenir
une audience inespérée : elle leur révéla leur propre puissance et
elle révéla le Maroc au monde arabe 1. Jusqu'en 1934 le jeune natio-
nalisme marocain ne se définit guère que par opposition à la politique
berbère. Par là l'affaire du dahîr de 1930 devait véritablement donner
naissance au nationalisme moderne.
CONCLUSION

La politique berbère considérée en elle-même avait ses justifications


théoriques et le souci de conserver les institutions d'une société
attardée n'était pas sans valeur. Ce souci eût été plus méritoire encore
si, comme on le déclara plus tard, c'étaient des possibilités d'évolution
originale qu'on avait voulu ainsi sauvegarder : le droit d'un vieux
peuple à évoluer différemment de ses voisins arabes et de ses maîtres
français. En réalité, on ne peut attacher foi à ces justifications a
posteriori : les berbérophiles avaient trop souvent avoué d'autres
arrière-pensées de division impériale et en tout cas démontré une
volonté passéiste de conservation sociale 2.
1. Rom LANDAU, in The Moroccan Draina (p. 147), relate que lors de la session de l'assemblée
générale des Nations-Unies de 1952 plusieurs délégués arabes lui avouèrent qu'ils
s'étaient rendu compte pom la première fois de l'existence du problème marocain en
1930.
2. Déjà en Algérie l'administration avait repoussé la demande des délégués kabyles de
voir réviser les coutumes incompatibles avec les progrès qui sont en train de s'opérer
<c

dans notre société ». Au Maroc les djemaas judiciaires pouvaient selon les circulaires
de 1924 réviser la coutume, mais il n'en fut plus question dans les dahîrs de 1930
et 1934. On y re\'int cependant plus tard mais il fallait maintenant l'accord du con-
seiller du gouvernement chérifîen.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 89

Quelles que fussent les intentions, le projet n'en restait pas moins
singulièrement chimérique sur le plan de l'Histoire. Le Maghreb voyait
depuis près d'un millénaire les institutions et la culture berbères
régresser inexorablement devant la civilisation arabo-islamique. Était-il
au pouvoir de la France de renverser cette tendance ? En fait, la
longue survie du monde berbère tenait à l'isolement farouche de ces
cantons montagnards ; elle ne pouvait se maintenir si l'on permettait
l'ouverture de ce monde fermé, si l'on y laissait pénétrer les idées
nouvelles. L'arabe, langue des échanges et des transactions commer-
ciales, gagnerait fatalement, on le savait par l'expérience de l'Algérie
et de l'Afrique occidentale. De là précisément ces barrières adminis-
tratives qu'on voulut renforcer entre la montagne berbère et la plaine
arabisée : de là aussi cette politique scolaire qui devait nous conquérir
les Berbères en leur fournissant une autre langue d'usage. Mais ces
instruments de défense étaient-ils efficaces dans le contexte historique ?
On ne pouvait pas, au xx8 siècle, cadenasser et isoler une région tout
en transformant le reste du Maroc, et les véritables spécialistes niaient
qu'il fût possible de franciser ce peuple sans l'intermédiaire de l'arabe.
« Dans son état actuel la civilisation berbère aspire à s'arabiser »
affirmait Doutté en 1918. Bref, avec l'ouverture du Maroc et la pénétra-
tion coloniale, le bloc berbère ne pouvait plus être isolé sauf à être
décrété « réserve », ce que son importance et sa situation géographique
interdisaient.
Par-delà ces impossibilités, on peut noter combien il fut peu tenu
compte de l'attitude même des tribus berbères. Or la « pacification »
avait laissé des souvenirs amers et la plupart des tribus restaient
cabrées contre leurs vainqueurs, les « gens au canon, les gens aux
avions » x. Elles étaient inquiètes pour leur avenir (« Mais que nous
veulent les Roumis ? » se répétaient les Berbères à chaque instant)
parfois désespérées (« Mais où sont les hommes maintenant ? »). Cela,
leurs chants auraient pu le faire sentir à tous. Il est symptomatique
aussi que vers 1930 beaucoup de Berbères se vexaient d'entendre les
Roumis leur adresser la parole dans leur langue familiale et leur
répondaient en arabe comme par défi. Puisque les Français le défen-
daient, comment mieux s'opposer à eux qu'en s'arabisant? Ainsi
pourrait s'expliquer que le collège berbère d'Azrou soit devenu un
foyer d'arabisation puis une pépinière de nationalistes.
1. Cf. les lamentations des montagnards Ichqem sur leur infériorité matérielle : « O toi !
enlève les avions au-dessus de nous ! ô toi ! enlève les canons ! donne moi un guerrier
en face de moi pendant deux jours !... » Pour faire taire les enfants on leur disait
désormais ces simples mots : « L'avion, l'avion ! v
90 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Enfin les responsables français parurent souvent oublier la politique


de l'Espagne, laquelle rendait d'avance vains les efforts du berbérisme.
Échaudés par l'aventure rifaine et mus par le souci de faire pièce à la
politique française, les gouverneurs espagnols s'étaient lancés dans
une politique arabophile qui prit nettement position contre tout
berbérisme.
Pour toutes ces raisons, la politique berbère, contresens sociologique
et historique, était une erreur politique grave « Il n'y a pas [de pays]
où les bêtises et les fausses manoeuvres se paieraient plus vite et
plus cher », avait averti Lyautey 1. La politique berbère aboutit exac-
tement au résultat opposé à celui qui était recherché : elle facilita
l'éclosion du nationalisme, rapprochant ainsi ceux qu'elle visait à
diviser.
Charles Robert AGERON,
Professeur à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Tours.

1. Dans sa fameuse circulaire du 18 novembre 1920 dite du tt coup de barre » (Lyautey


l'Africain, t. IV, p. 27).
MÉLANGES

LE DÉVELOPPEMENT D'UNE CAPITALE


VARSOVIE, 1815-1830

L'esquisse qui suit se propose, à travers les manifestations visibles de la


croissance de Varsovie, durant le Royaume constitutionnel de Pologne, de
replacer la ville dans le processus d'urbanisation propre à l'Europe de
l'Est. Chaque fois que cela est possible on compare avec la situation en
Russie. L'essentiel, cependant, étant donné qu'il s'agit de la période de
la plus grande autonomie polonaise au xixe siècle, est d'établir lès causes de
cet essor et de se demander si celui-ci répond uniformément, pendant quinze
ans, aux mêmes impératifs. Il nous faudra, pour cela, montrer l'origine des
crédits de construction, leur finalité, et tenter de dégager par l'ap-
proche en quelque sorte extérieure de la ville, le poids respectif des facteurs
administratif et économique dans l'extension urbaine. Les chiffres de la
population éclaireront ce processus et les changements de sa structure
trouveront un exact reflet dans les modifications de l'espace urbain.
L'urbanisation en Pologne
Comparer certaines données russes avec celles qu'offre au même moment,
et sur le même plan, le Royaume de Pologne, présente un intérêt non
négligeable. Même dans le champ étroit qui est ici le nôtre, apparaissent
plusieurs des antinomies qui rendaient difficiles le voisinage des deux États
sous une même couronne. Ces deux États sont encore « féodaux », mais
leur évolution respective est loin d'être identique. A l'échelle du siècle,
c'est dès cette période 1815-1830 qu'il faut commencer à s'interroger sur
les possibilités de réussite du lent processus d'assimilation qui s'amorce après
1831, ainsi que sur le poids futur de ce fragment de Pologne dans la
vie socio-économique de l'Empire Russe.
L'urbanisation est relativement importante dans le Royaume de Polo-
gne : 21 % de la population y habite les villes * en 1815, alors qu'en 1811
le pourcentage est en Russie de 6,6 % 2. Certes, l'immensité russe explique

1. G. MISSAI-OWA, Historia Polski (Histoire de Pologne), T. II, 3' part., Warszawa, 1956,
p. 15-16.
2. P.G. RYDZJUNSEXJ, Gorodskoe naseîenie (La population des villes) dans le recueil de M.
K. ROZKOVA, Ocerld ekonomiceskôj istoiîj Rossii (Essais d'histoire économique de la
Russie), Moskva, 1959, p. 278.
92 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

cette nette opposition, mais quand, après 1831, la Russie aura englobé le
Royaume, cette différence de structure restera justement l'une des plus
caractéristiques, car cette situation évoluera peu : l'urbanisation ne sera
encore en Russie que de 9,3 % en 1838.
En 1827 le Royaume de Pologne compte 267 villes ayant entre 1 000
et 5 000 habitants 1 et la Russie en compte 374 2 : la densité des villes est
nettement plus faible dans la vaste Russie. Il est vrai que, dune part,
Varsovie, Lublin et Kalisz seules dépassent 10 000 habitants et que, d'au-
tre part, la Russie a 18 villes de plus de 20 000 habitants ; encore faudrait-
il préciser que la troisième ville « russe » est Vilno, avec 56 300 habitants
de langue et culture polonaises.
Peu de villes, dans cet ensemble, ont connu autant d'heurs et malheurs
que Varsovie depuis le dernier partage : l'activité bouillonnante de la
Diète de quatre ans y avait amené à la fin du règne de Stanislas-Auguste
une population de plus de 110 000 habitants, mais, ville de province
prussienne, elle n'en compte plus, en 1806, que 68 000. Redevenue capi-
tale en 1807, la ville bénéficie de la présence de l'administration centrale
et surtout de la mobilité sociale qu'entraîne la suppression du servage de
cette même année 1807 : en 1813, le chiffre de la population remonte à
79 000.

Quel visage présente Varsovie en 1815 ?


Wegrzecki, pendant sa dernière année, 1814-1815, de Présidence (mai-
rie) de la ville, reconnaît dans une lettre à Novosiltsov que la capitale
manque d'eau, que les canalisations sont bouchées, que les ordures jonchent
les rues et empestent l'air, gênant même le passage 3.
La Vieille Ville évoque déjà la description qu'en donnera, au milieu du
siècle, Josef Korzeniowski qui entraîne son lecteur dans ce milieu sordide,
mais à une condition : « S'il a réussi à traverser la boue qui y stagne
toujours, même à la mi-août, et vaincu sa répulsion pour les boutiques où
l'on vend lacets, ferraille, vaisselles diverses, souillées de mouches, bric à
brac haillons, brisés et déchirés par le temps ; si l'horrible puanteur qui
émane des misérables logis bourrés de juifs n'ont pas détournés ses pas » 4.
Ces détails ne sont cependant pas typiques de Varsovie. Les descriptions
que donne Stanislaw Morawsld de Vilno ne sont guère plus flatteuses, et
l'on trouverait facilement des descriptions analogues pour le Paris de
l'époque.
L'époque du Duché a peu modifié l'aspect de la ville et, depuis l'inter-
ruption des projets de Stanislas-Auguste, de vastes espaces, à l'intérieur
même des remparts, restent inoccupés. Le début du Royaume de Pologne
est marqué par la faiblesse de l'urbanisation de la capitale. Varsovie pré-
sente, en 1815, bien des traits qui, en Occident, sont déjà d'un autre âge.
La notion de « ville » en Europe de l'Est diffère, d'ailleurs, essentielle-
1. R. KOEODZIEJCZYK, Kszta}towanie sic bwzuazji w krolestwie Polsldm 1815-1830 (La
formation de la bourgeoisie dans le Royaume de Pologne), Warszawa, 1957, p. 50.
2. P.G. RYDZJUNSKY. op. cit., p. 279.
S. Lettre du 14 juin 1815.
4. J. KonzENiowsKi, Garbaty (Le Bossu), 1853.
VARSOVIE, 1815-1830 93

ment de la nôtre à la même époque. Ce n'est que lentement que les traits
pat trop féodaux du xvnr3 siècle — « villes » privées, « villes » ecclésias-
tiques, etc. — disparaîtront, et celles-ci seront peu à peu dépouillées de
leur statut urbain jusque vers 1850 1.
Ne nous étonnons donc pas de trouver, dans la capitale d'un pays où les
« villes » rurales occupent une si grande place, un nombre appréciable de
cultivateurs. Si leur pourcentage tombe de 0,8 % en 1819 à 0,5 % en 1822,
ils ne sont pas encore éliminés en 1830 2. On sème, en 1815, sur l'aire de la
ville 1 300 boisseaux de grains, on y élève 1 500 vaches et 2 500 porcs !
De nombreuses zones, notamment au Sud, sont couvertes de jardins et
prairies qui fournissent une grande quantité de fourrage, tandis qu'on
dénombre 23 000 arbres fruitiers. Autre caractéristique : le grand nombre
des maisons de bois, elles constituent à peu près les 2/3 des 3 302 mai-
sons de la ville.

La période 1815-1820 : restauration du prestige


La période d'incertitude entre 1813 et 1815 avait été peu propice aux
constructions et avait marqué un temps mort : « La plupart des palais
étaient désertés La population tomba à une soixantaine de mille et
...
afflua, comme le sang vers le coeur, dans les murs du Stare et Nowe Mias-
to », écrit le mémorialiste Dmochowski 3. Ainsi les palais de Potocki,
Radziwill, Sapieha, Oginski, Zielinski sont abandonnés *. D'où vient, alors,
que tous ces palais se repeuplent si vite après 1815 ? La tentation est
forte d'attribuer le dynamisme dont témoigne Varsovie, après 1815, à
l'essor économique. Nous allons voir, cependant, que ce facteur n'est pas
déterminant pendant les cinq premières années du Royaume.
Malgré la quasi-inexistence de l'industrie de la ville, qui ne compte que
quelques brasseries, fabriques de voitures ou de cartes à jouer, la nou-
velle capitale va se fixer des tâches à ses yeux plus urgentes et plus immé-
diates. Alexandre Ier, roi de Pologne, ne vient-il pas de déclarer, comme le
rapporte Niemcewicz, qu'il voulait « faire un bijou » de ce pays uni à sa
couronne ? Le caractère esthétique de cette expression nous donne déjà la
note dominante des transformations qu'envisageait le tsar. Il apparaît, en
effet, que l'on fait beaucoup, pendant ces premières années, pour le lustre
de la capitale. Ce besoin de grandeur peut s'expliquer, peut-être, par les
ambitions d'un petit État au passé glorieux qui veut retrouver un rang
européen. La bureaucratie, très centralisée, va d'abord se soucier de pour-
voir à ses propres exigences : tant la municipalité, que les ministères ou
« Commissions d'État », se dotent de locaux qui changent très vite la face
de Varsovie.
Dès l'arrivée de Wojda à la présidence de la municipalité (1816), laquelle

1. I. KOSTROWICKA, Z. LANDAU, J. TOMASZEWSKI, Historia Gospodarcza PolsH XIX i XX


wieku (Histoire économique de la Pologne, XIX et XX" s.), Warszawa, 1966, p. 139-140.
2. A. SZCSEPIÔKSKI, Cwieré wieku Wanzawy 1806-1830 (Un quart de siècle de Varsovie),
Warszawa, 1964. Voir la répartition de la population par professions, p. 183.
3. F.S. DMOCHOWSKI, Wepomnienia od 1806 do 1830 rofcu (Souvenirs de 1806 à 1830),
Warszawa, 1858, p. 205.
4. J.S. BYSTBON, Warszawa (Varsovie), Warszawa, 1949, p. 161.
94 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

se compose de quatre conseillers et quatre échevins, le Conseil, qui dépend


directement du gouvernement, et non plus du préfet, décide de s'attribuer
un siège plus représentatif. L'Hôtel de Ville du Stare Miasto est démoli
dès 1818 et la municipalité va s'installer dans le somptueux palais Jablo-
nowski modifié par l'architecte Aigner, à Marieville (Marywil). C'est
surtout l'administration centrale qui contribue à la floraison des palais :
« Quatre lions taillés dans la pierre blanche ont été déposés dans la pre-
mière cour du palais du prince-lieutenant », rapporte le 4 mai 1821, le
Kurier Polski, le plus ancien journal de Varsovie, observateur attentif des
changements de la ville. Il s'agit du palais des Radziwtfl, Faubourg de
Cracovie, également modifié par Aigner et où, après la mort de Zajaczek,
en 1826, siégera le Conseil Administratif. La Commission des Affaires Inté-
rieures va siéger au palais des Mostowski, revu par Corazzi, l'autre grand
architecte du temps, celle de la guerre au palais primatial, celle de la
justice au palais des Raczynski. On est frappé du développement simul-
tané, à Saint-Pétersbourg, de ce même genre d'architecture classique aux
grandes colonnades imposantes dont le beau recueil de dessins de Schmidt-
ner donne, pour Varsovie, un détail exact.
Cette installation de la haute administration provoque une attirance géné-
rale, en particulier parmi la noblesse : les propriétaires terriens polonais,
endettés, préfèrent naturellement le séjour urbain. Leurs propres besoins
appellent à leur tour une foule de domestiques qui augmentent la population,
les nobles ont des exigences culturelles, beaucoup servent dans l'armée :
tout cela imprime de nouveaux traits à Varsovie.
« La concentration à Varsovie des autorités militaires et choies, la facilité
du gain, la liberté et l'agrément que chacun rencontre ici ont amené non
seulement les gens du pays à transformer leur résidence à Varsovie, mais
aussi des étrangers » : ainsi présente la situation un rapport officiel de
18181. Le 8 janvier 1819, Wojda, dans une lettre au Lieutenant du
Royaume, estime la population de Varsovie à 94 404 habitants, mais
se fonde en cela sur le « Livre de la population fixe » (registre obligatoire
d'éat civil, héritage de Napoléon) et reconnaît qu'avec la population
« temporaire », ce nombre doit être proche de 120 000.
Ces 15 % de temporaires sont presque exclusivement des domestiques :
servantes, laquais, hommes de peine, dont le nombre, signe incontestable
du regain de la noblesse, passe de 3 147 en 1810 à 17 621 en 1819 2.
Malgré les entraves à leur liberté personnelle, de nombreux paysans,
victimes des expropriations dues au remembrement des grandes propriétés,
trouvent, en~ effet, du travail chez les grands de la capitale. Leur masse
est plus importante en Russie où ils constituent 65 % de la population mos-
covite et 47,3 % de celle de Petersbourg 3, mais alors qu'ils vivent là-bas en
marge de la loi et des soslavija, classés dans les procie zvanija, ils sont ici
dotés d'un livret de travail, d'un statut juridique : c'est la réponse polo-
naise au problème de la mobilité sociale, mesure qui traduit bien la
volonté d'évolution, mais aussi de contrôle, manifestée par la noblesse.

1. A. SZCRYPIOHSKI, op. cit., p. 183.


2. A. SZCZÏPIORSKI, op. cit., p. 183.
3. P.G. RYDZJUKSKY, op. cit., p. 283.
96 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'omniprésence de la noblesse, seule classe cultivée, se manifeste encore


dans la construction d'édifices majestueux destinés aux grandes institutions
culturelles, comme la Société des Amis des Sciences : Corazzi construit pour
celle-ci le palais qui portera bientôt le nom de Staszic, ce palais, précédé
de la statue de Copernic, achève magnifiquement le faubourg de Cracovie.
Aigner construit l'Observatoire et, comme la culture du temps ne se con-
çoit pas sans religion, le même Aigner édifie, à l'extrémité de la rue du
Nouveau Monde, l'église en l'honneur de St. Alexandre, au heu de l'arc de
triomphe commémorant l'entrée du monarque à Varsovie que celui-ci a
refusé l. L'édifice qui reflète le mieux les nouveaux besoins de la capitale
est sans doute la nouvelle Université, créée en 1817, et installée au palais
Casimir. Les deux tiers des 400 étudiants de 1818 (qui seront 714 en
1826) sont des nobles. La moitié d'entr'eux étudie le droit : on établit facile-
ment, ici encore, le lien avec les besoins de l'administration.
Lorsque l'administration ne le retient pas, le noble polonais de l'époque
devient officier. On est frappé du nombre de casernes restaurées ou cons-
truites au moment où le Grand-Prince Constantin, qui fait aménager pour
lui-même le Belvédère par l'architecte Jakub Kubicki, décide de s'occuper
personnellement de l'armée du Royaume. Dès 1816 l'Arsenal est reconstruit.
Une caserne d'artillerie avec magasins est construite au nord-ouest, une
caserne d'infanterie rue Konwiktorska et surtout la caserne pour trois
régiments de cavalerie près de Lazienki. Dès le début, la présence de la
garnison donne un cachet spécial à Varsovie. Plus du quart de l'armée du
Royaume s'y trouve, en effet, concentré, 7 à 8 000 soldats sur les 14 292 de
la capitale logent, d'ailleurs, chez l'habitant. Afin d'encourager le volon-
tariat et d'éliminer les vétérans napoléoniens, on accorde des avantages
aux soldats volontaires : mieux payés, ils ont le droit de se marier et on
leurs construit une petite maison auprès de leur caserne 2. Les cadets volon-
taires nobles pour la plupart, sont surtout nombreux dans la cavalerie où
règne l'esprit d'un corps d'élite. Cette troupe considérable, privée de pers-
pective d'avancement par ces temps de paix, s'occupe en de multiples
fevues dont raffole le Grand Prince. C'est dans ce but que sont dégagées,
au nord, l'immense Place d'Armes, vaste carré de 440 m de côté ; celle des
Gardes de la Couronne à Jolibord qui couvre 3 ha et, au sud, le Champ de
Mokotow pour la cavalerie russe 3.
Avant de conclure sur les mutations urbaines de ces premières années
d'un régime nouveau il faut souligner que la priorité donnée à l'administra-
tion et à l'armée a encore d'autres conséquences importantes sur le plan de
l'aménagement. Fonctionnaires, dignitaires, officiers, ont besoin d'une ville
où il fasse bon vivre : les centres de distractions mondaines se multiplient,
comme cet hôtel Europe où le Français Chovot, à côté de son café-
restaurant, ouvre un jardin de jeux imité du Bois de Boulogne. Mais les

1. £. Ovisanie historyczno-statystyczne miasta Warszawy (Description historico-


GOLEBICUVSKI,
statistique de la ville de Varsovie), Warszawa, 1827, p. 98,
2. W. TOKABZ, Armja Krâlesttoa PoUkiego. 1815-1830 (L'Armée du Royaume de Pologne),
Piotrkôw, 1917, p. 122.
3. E. SZWANKOWSKI, Warszawa, rozwâj urbanistyczny i architettoniczny (Varsovie, dévelop-
pement urbanistigue et architectural), Warszawa, 1952, p. 167-168.
VARSOVIE, 1815-1830 97

besoins de cette foule nouvelle exigent, ici encore, l'intervention des finances
de l'État. Lui seul peut doter la capitale d'installations qui rendront son
séjour agréable et confortable. Dans ce but est établi en 1818 un plan de
quatre ans auquel est affecté un fonds de 3 millions de zîotys accordé par
l'État !. Mais avec les recettes normales de la ville cela ne suffit pas,
l'État doit lui ajouter un complément dei 300 000 zlotys tandis que la ville
augmente ses taxes sur les débits de boissons et en crée de nouvelles,
comme celle sur chaque animal entrant à Varsovie 2. Cet effort de l'État
durera jusqu'en 1830, mais c'est avant 1820 que sont lancés les principaux
travaux. Nantie de ces moyens et d'une législation apropriée, une loi de
1820 prévoit les expropriations dans l'intérêt public, la ville se lance dans
des entreprises de grande envergure : l'agréable est représenté par la cons-
truction du Grand Théâtre, dans le style de la Scala de Milan, conçu pour
un public strictement aristocratique de 3 000 personnes. Le théâtre ne sera
achevé qu'à la fin de cette période, le devis de Corazzi, prévoyant près de
600 000 zlotys en 1817, étant passé à 2 millions en 1825 et ayant doublé
en 1828 3.
L'utile, surtout, est alors développé, préparant le second temps du déve-
loppement de la ville, créant rinfrastructure de la future industrie varso-
vienne. L'état des rues est particulièrement amélioré : une loi de 1816 fait
obligation aux riverains des avenues d'y planter des arbres, le plan de
quatre ans prévoit l'installation de réverbères identiques à ceux de Saint-
Pétersbourg, les principales rues sont pavées ou même macadamisées, de
même que de nombreuses places dont celle du Château et du Théâtre.
L'étonnement des contemporains est grand : « Les pavés de Varsovie sont
presque entièrement de granit. Il s'y rencontre aussi.des gneiss et porphy-
res ; les couleurs de ces pierres et leurs veinures sont si variées
que, de leurs éclats, un Italien a fait des collections considérables et les a
expédiées à l'étranger ! » 4. Les Allées d'Ujazdow deviennent le heu des
...
rencontres élégantes où la mode d'Occident se pavane. Pourtant, c'est le
percement de l'Allée de Jérusalem qui fait la plus forte impression sur les
contemporains. Il exige « de la rue du Nouveau Monde aux portes de
Jérusalem le dégagement de pierres énormes que l'on fait sauter comme
des rochers...» 5.
Sur 3 km, ce grand axe unit d'Ouest en Est, les remparts à la Vistule, il
est semé de gravier sur ses 40 m de largeur et bordé de quatre rangs de
peupliers.
A ce point de l'exposé nous pouvons faire quelques constatations : 1)
avant 1820 le progrès économique ne joue pratiquement aucun rôle dans
les modifications du paysage varsovien lesquelles sont pourtant considé-
rables ; 2) tout ce dont nous venons de parler accuse un caractère bureau-

1. Le zloty vaut alors un demi-rouble assignat. Cf. S. SMOLKA, Politylca Lubeckiego (La
politique de Lubecki), Tome I, Krakôw, 1907, p. 376.
2. A. SzczEPionSKi, op. cit., p. 110-111.
3. Ibid., p. 114-115.
4. L. GOEEBIOWSKI, op. cit., p. 69.
.5. J. KRASINSKI, ~W vierwszych latach Krôlestwa Kongresowego (Pendant les premières années
du Royaume du Congrès), « Biblioteka Warszawka » (Bibliothèque de Varsovie), 1913,
t. H, p. 50-51.
98 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

cratique et résidentiel noble, phénomène identique à celui de la Russie où,


en 1831, 9,6 % de la noblesse habitera les villes ; 3) le souci qui domine
toutes ces transformations qui utilisent les finances publiques, semble avoir
été le prestige, la grandeur, la parade d'un jeune État très centralisé.
L'impact des transformations économiques
Il est, certes, toujours un peu artificiel de découper trop nettement. Il va
sans dire que l'essor industriel de Varsovie n'a pas commencé ex abrupto
à un moment donné. Pour la clarté de l'exposé nous avons négligé certains
faits antérieurs à 1820 qui valent d'être retenus. Leur caractère même va,
d'ailleurs, nous permettre de mieux mettre en valeur la véritable nouveauté
de la décennie suivante.
Avant 1820, la vie économique varsovienne est dominée par deux ten-
dances : la tutelle de l'État qui durera au-delà, et l'emprise de la tradition.
Nous avons parlé de l'infrastructure constituée par le réseau amélioré des
rues, il ne prendra toute sa signification que plus tard ; quant aux créations
d'industries, jusqu'à cette date, elles relèvent de la même volonté exclusive
de l'État de créer tout lui-même et ex nihilo. Ainsi la seule grande entre-
prise textile avant 1820 est-elle la « fabrique de tapis » créée par l'État
en 1817, rue Solec, et la seule entreprise métallurgique de grande taille,
le bel hôtel Royal des Monnaies, rue Bielanska, dont le bâtiment d'un style
classique majestueux relève encore bien de la volonté de prestige. Les
étrangers qui, déjà, s'installent, ne prospéreront que plus tard, quand
l'État leur laissera l'initiative, tout en les appuyant.
Le libre-échange combiné avec une certaine conception archaïque du
commerce marque les échanges de la première période. La meilleure ex-
pression de cet état d'esprit est la création des foires de Varsovie :
tout le quartier de la « Nouvelle Marieville », face au nouvel Hôtel de
Ville, est ainsi transformé par la vaste place à usage commercial : en
1817 deux foires aux marchandises étrangères sont ainsi organisées avec de
nombreuses franchises, elles ne tarderont pas à susciter le mécontentement
des marchands de la capitale et cela s'achèvera par l'instauration du pro-
tectionnisme.
Les grands espoirs fondés par le ministre Mostowski en ces foires sui-
vent donc l'évolution dont témoigne le mémorialiste : « Nous eûmes cette
année-là la première foire de Varsovie cette fois-là, les franchises don-
...
nées aux marchands étrangers étaient grandes, dans l'espoir de faire de
Varsovie, comme de Leipzig une ville de foire pour la Russie qui nous
envoyait une grand nombre de marchands, mais comme beaucoup d'espoirs
celui-ci ne donna pas de résultat car on leur fit ensuite tant de difficultés
et même de poursuites fiscales qu'elles cessèrent d'exister : la première foire
fut magnifique, la second plus petite, la troisième inexistante... » 1. Le
principal objet des échanges était la laine ; le jour de la Saint-Jean, toute
l'ancienne Pologne se trouvait au rendez-vous, mais cette forme de com-
merce propre au « féodalisme » de l'Europe orientale 2 connaît très vite un
1. J. op. cit., p. 51.
KRASINSKI,
2. Le même déclin des foires s'observe en Russie. M.K. ROZKOVA, Torgovl'a (Commerce),
op. cit., p. 247.
VARSOVIE, 1815-1830 99

déclin qui marque son inadaptation aux structures qui apparaissent après
18201 déclin qui se concrétisa par la démolition des installations de
Marywil, pourtant récentes, et le rejet des foires vers la Vieille Ville 2.

1821 : une date-charnière


Nous nous convainquons ainsi facilement de la faiblesse et du retard
économique de Varsovie avant 1821.
Pourquoi tout change-t-il à ce moment ? Les facteurs sont multiples,
mais la capitale semble, avant tout, avoir bénéficié de la désaffection d'un
nombre croissant de propriétaires terriens à l'égard de l'agriculture en crise.
La disette de 1820 amène les quelques capitaux encore disponibles à trou-
ver un emploi plus fructueux. Un réexamen fondamental de la situation va
orienter Varsovie sur une voie radicalement nouvelle : « Nous pouvons
être bientôt, pour la Russie, ce qu'est l'Angleterre pour l'Europe, pourvu que
nous nous consacrions entièrement et avec zèle à l'introduction et au per-
fectionnement des fabriques, et par là même à l'accroissement de la consom-
mation intérieure qui nous dédommagera abondamment de la perte irré-
médiable du commerce extérieur des grains ». Ce nouveau langage, tenu
par l'un des plus importants journaux de la capitale, la Gazeta Korespon-
denta Warszawskiego, (11 juin 1821), prépare la voie au ministre Lubecki.
Son arrivée à la « Commission du Trésor », un mois plus tard, ouvre une
ère de prospérité capitaliste dont les transformations de Varsovie témoignent
largement. Le détail le plus caractéristique est sans doute le désir de servir
d'exemple à la Russie tout en exploitant les possibilités du marché de ce
vaste voisin.
On ne peut être que frappé par la différence qui existe, dans la pensée
économique, entre l'attitude des Polonais et celle des Russes au sujet du
rôle que peuvent jouer les villes. « Les villes sont le ressort principal de la
puissance nationale, les forces physiques et morales s'y concentrent », décla-
rait déjà au temps du Duché Wayvrzeniec Surowiecki 3 tandis que Rembie-
linski, à la tête de la voïevodie de Mazovie, déclare : « Les villes ne peu-
vent intéresser l'État et le pays que comme le lieu de la concentration, si
importante en économie politique, des forces de production, c'est-à-dire
des forces de rindustrie, auxquelles appartiennent tous les métiers, manu-
factures, arts et commerces » 4. Cette claire vision des choses, exposée dans
un article « Des Villes », paru dans le Pamiçtnik Warszawski dès 1816,
contraste singulièrement avec l'état d'esprit en Russie, où le Comité de
recherche des moyens d'amélioration des villes, créé en 1825, cherche sur-
tout à trouver un exutoire à la surproduction céréalière et affiche son effroi
devant une trop grande extension urbaine. Le ministre de l'Économie russe,
Kankrin, n'affirme-t-il pas en 1831 : « Le développement excessif des fabri-
ques, en Angleterre, comme les expériences d'aujourd'hui le démontrent, a

1. I. KOSTRÔWICKA, op. cit., p. 141.


2. A. SZCBEPIORSKI, op. cit., p. 95-96.
3. W. SUROWIECKI. O rzekach i splawach Ksiçstwa Warszawskiego (Des fleuves et canaux
du Duché de Varsovie), Krakôw, 1861, p. 314.
4. Cité par R. KOEODZTETCZYK, op. cit., p. 46.
100 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

été un mal » l. Ce mal n'est autre, à ses yeux que les si dangereuses
concentrations de travailleurs ! On peut donc souligner la hardiesse des
conceptions du Royaume face aux restrictions russes.
L'initiative décisive, qui témoigne encore d'une grande originalité par
rapport à la Russie, est prise dans le domaine du recrutement de la main-
d'oeuvre industrielle. Varsovie bénéficie, ici, d'une politique appliquée à tout
le Royaume, en particulier au développement de la région de Eodz. Certes,
l'attitude du Royaume vis-à-vis des barrières entre les états' de la société se
révèle presqu'aussi attardée que celle de la Russie : corporations et assem-
blées des marchands d'une part, guildes de l'autre, entravent la mobilité
sociale et l'emploi rationnel des compétences. Il est vrai qu'existe dans le
Royaume, depuis 1816, une loi supprimant l'obligation d'appartenir à une
corporation pour se livrer à une activité industrielle ou même artisanale,
mais la force de la tradition empêche longtemps cette mesure d'appuyer
efficacement l'industrie naissante : les corporations n'évoluent que lentement
et les paysans dépossédés de leurs terres quittent peu volontiers leurs villages.
Les grands propriétaires les en empêchent, d'ailleurs, en dépit de la Consti-
tution garantissant la liberté personnelle. Continuant un mouvement com-
mencé sous le Duché, le ministre Mostowski fait donc appel à l'immigration
dès 1816. Cet appel s'intensifie en 1817 et surtout 1822. Venus essentielle-
ment de Prusse, les immigrants, à qui l'on offre franchises, exemptions d'im-
pôts, aide matérielle et financière, constituent vite un élément socialement
sûr et sont d'autant mieux accueillis qu'ils apportent des secrets de fabrication
ou des techniques plus évoluées 2. Il n'est que de comparer l'accroissement
naturel de la population avec la croissance en valeur absolue, pour
constater l'importance de l'apport extérieur, surtout si l'on songe que la
valeur absolue est donnée par le Livre de la population fixe. L'immigration à
Varsovie est à ce point nombreuse que des bureaux de placement privés y
naissent, mais, en 1827, ils sont interdits et leurs fonctions confiées à la
municipalité. Dans cet afflux important, il faut noter la place des Juifs qui
représentaient 10,4 % de la population varsovienne en 1813, mais sont
25,6 % en 1831.
Le Royaume réussit ainsi, beaucoup plus vite que la Russie, et sans
trop toucher aux structures féodales intérieures, à introduire une main-
d'oeuvre entièrement salariée et sous contrat, de type capitaliste. Tadeusz
Lepkowski, le spécialiste polonais de la question, estime que toute l'in-
dustrie varsovienne qui va se développer de 1821 à 1830, emploie à 100 %
le salariat. II montre aussi comment cet élément étranger et nouveau mo-
difie peu à peu la société intérieure : après 1825 la décomposition des
corporations s'accélère : de nombreux maîtres se transforment en pro-
priétaires capitalistes et emploient de plus en plus des fuszerzy, c'est-à-
dire des ouvriers polonais en situation irrégulière à l'égard des corpo-

1. M.K. ROZKOVA, Politîceskaia ekonomija russkogo pravitel'stva do 1S63 g (La politique


économique du gouvernement russe avant 1863), op. cit., p. 375-376.
2. D. RZEPNIEWSKA, Imigracja do Warszawy (L'immigration à Varsovie), dans le recueil
d'articles sous la réd. de W. KULA : Spôleczenstwo Krâlestwa Pohldego (La société du
Royaume de Pologne), Warszawa, 1965, t. I, p. 126.
VARSOVIE, 1815-1830 101

rations 1. Réguliers ou irréguliers, les ouvriers et artisans, que les statisti-


ques de l'époque ne distinguent pas, augmentent en 1826-1827 de plus de
3 000. La plupart sont d'anciens domestiques 2.

La « révolution manufacturière »
Constituant ainsi la main-d'oeuvre, l'État et Lubecki inaugurent ce que
Eepkowski appelle la « révolution manufacturière », dont l'empreinte sur
l'aspect de Varsovie est désormais prépondérante. Un nouveau journal,
l'Izys Polska, encourage et signale toutes les transformations industrielles
de 1820 à 1828 et celles-ci sont nombreuses. Pendant cette seconde période,
Varsovie devient la véritable capitale économique : 50 % de la population
y est active et 30 % s'y occupe d'industrie et commerce 3.
Sans qu'il soit question d'examiner ici les 5 808 « fabriques » ou ateliers
.
dénombrés dans la capitale en 1825 4, car beaucoup travaillent encore selon
des principes archaïques, dans l'habitation même, attachons-nous à relever
les principales constructions neuves témoignant des débuts du capitalisme :
de 1824 à 1828 sont construits, au témoignage du Kurjer PoUki, « 27 bâti-
ments de fabriques » 5. L'industrie lainière, première du Royaume, est
également prépondérante ici, mais déjà la politique de l'État se diversifie :
il cède à des particuliers les fabriques qu'il a lancées. La « Fabrique de
tapis » du quartier de Solec est ainsi vendue à Geysmer : en 1821 elle
employait 120 personnes, en 1827 elle en compte 260. La première vraie
fabrique digne de ce nom, la fabrique de drap « Poland », créée par l'État
vers 1820 est bien vite cédée à Fraenkael en 1823 : ses 6 étages abritent un
outillage entièremen mécanisé et 700 ouvriers, secondés par une machine à
vapeur d'une puissance de 16 CV qui met en mouvement l'outillage de
105 des 314 ateliers. Contrairement aux grandes villes russes, la place de
l'industrie cotonnière à Varsovie est moins grande que celle de la laine,
Varsovie compte pourtant en 1825 une nouvelle grande fabrique : celle de
May. L'ampleur de cet établissement ne répond pas à l'attente de son
fondateur qui devra passer à Lôdz après 1831. Dans l'impression des coton-
nades, Bereksohn reprend, en 1822, une fabrique d'État fondée en 1820 ;
cette « fabrique de percale », la plus importante en son genre, est située
dans le faubourg de Marymont où se concentrent par ailleurs de nombreux
petits ateliers fabriquant rubans, mouchoirs, bas.
Si l'on considère la métallurgie, l'Hôtel .des Monnaies continue à jouer
un rôle de premier plan, mais sa production se transforme : sa puissante
machine à vapeur, importée de la « fabrique de Berde » à Saint-Pétersbourg,
lui permet vers 1825 de fabriquer divers objets domestiques et des tours.
C'est l'État encore qui ouvre en 1826 dans le quartier de Solec une
« fabrique de machines » agricoles et à vapeur. Mais déjà la politique de

1. T. EEPKOWSKI, Foczatki Klasy robotniczej Warszawy (Les débuts de la classe ouvrière à


Varsovie), Warszawa, 1956, p. 204.
2. A. SzczEPionsKi, op. cit., p. 182.
3. A. SZCZEPIORSKI, op. cit., p. 173 et 183-185.
4. A. MORACZEWSKI, Samorzgd Warszawy w dobie poivstania listopadowego (Le gouvernement
autonome de Varsovie pendant l'Insurrection de Novembre), Warszawa, 1934, p. 2.
5. Cité par E. SZWANKOWSKT, op. cit., p. 161.
102 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Lubecki s'oriente plutôt vers l'appui financier à l'initiative privée dont le


meilleur exemple est 1 la fabrique des frères anglais Evans (machines
agricoles et fer coulé) qui présente le cas typique pour l'époque de l'ins-
tallation dans des locaux ecclésiastiques désaffectés : un couvent d'abord,
puis l'ancienne église Saint-Jerzy.
Cet usage inattendu des lieux saints n'est pas unique : l'année installe
des ateliers dans un ancien couvent tandis qu'un entrepôt de laine est
créé dans une ancienne église jésuite. Les exemples de ce genre sont
nombreux 2, on y installe même des écoles : « Des murs silencieux et
calmes naguère, vieilles demeures des filles de Dieu ou de moines ascéti-
ques, sont occupés par une jeunesse joyeuse... ou par le vacarme des
marteaux et enclumes d'utiles fabriques » 3, note un chroniqueur du temps.
Sans doute faut-il voir là une manifestation de l'indifférence religieuse de
l'époque post-napoléonienne, avant le retour à la réaction vers 1824.
Les nouvelles conceptions économiques ont encore un important témoin :
l'énorme moulin de Solec qui s'étend sur 110 m de façade, et dont les 6
étages abritent aussi des fours à pain, -est entièrement mécanisé. C'est une
société capitaliste, la « Société des Produits céréaliers », qui investit dans
cette importante construction.
Tels sont les traits nouveaux que confère l'industrie nouvelle à l'aspect
de Varsovie. Simultanément apparaît une bourgeoisie d'argent dont les
exigences se reflètent dans l'apparition d'organismes financiers, dans l'ha-
bitat et certains phénomènes culturels.
L'État, premier créancier du Royaume, installe la « Commission des
Recettes et du Trésor » dans un nouveau palais dont la première pierre
est posée en 1823. Lubecki ne néglige pas son propre train de vie et se
fait construire, à côté, un palais par le même architecte Corazzi. La rue
Rymarska verra bientôt s'adjoindre à ces constructions celle de la Banque
de Pologne qui, en 1828, vient couronner l'édifice financier et économique
du Royaume. Avec les petits comptoirs et banques privées, Varsovie devient
le centre financier du Royaume. L'argent acquiert une force inconnue jus-
qu'à ce jour, ce qui ne laisse pas d'inquiéter certains nostalgiques de la
suprématie de la naissance, comme Kozmian : « Lubecld a dressé en Pologne
un autel au Veau d'Or ... Qu'est-il arrivé ? Certes, partout ont surgi
bâtiments et fabriques dans les villes, mais, d'autre part, des tricheurs, des
spéculateurs malhonnêtes et des Juifs sans conscience sont devenus tout-
puissants ; il est devenu honteux d'être pauvre, et stupide, étant près de la
Banque, de ne pas devenir riche 4. Tout ce monde, qui s'incarne bien en
2>

Piotr Steinkeller, le plus grand banquier et industriel de l'époque, achète


et restaure selon ses propres goûts les anciens palais de l'aristocratie, mais
surtout se construit de nouvelles maisons.
Cest vers 1825, alors que la population totale dépasse 140 000 habi-
tants 5, que commence à porter ses fruits la politique inaugurée, dès 1816,
1. T. ïiEPKOwSKi, (L'industrie de Varsovie), op. cit., p. 24.
2. E. SZWANKOWSKI, op. cit., p. 177.
3. J.S. EYSTRON, Warszawa (Varsovie), Warszawa, 1949, p. 162.
4. K. KOZMIAN, Pamiçtnik (Mémoires), Krakôw, 1865, t. m, p. 274.
5. T. LEPKOWSKI, Varsovie dans l'Insurrection de 1830, p. 15. L'auteur estime même
l'ensemble de la population, temporaire comprise, à 175 000 habitants en 1830.
104 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

par la création d'un fonds de construction pour ]a disparition des maisons


de bois : chaque constructeur recevait un prêt à condition de bâtir une
maison d'au moins un étage. Le nombre des maisons commencées jusqu'en
1821 est de 64 mais il passe à 347 entre 1824 et 1828 1. La plupart de
ces constructions sont en briques et exigent l'aménagement d'une grande
briqueterie. Varsovie produit, en 1827, 9 % des briques du Royaume ce qui
permet d'élever la proportion des maisons en dur à plus de la moitié des
3 575 que compte la ville en 1825.
Un Conseil de la construction contrôle et examine les projets au niveau
de l'État. La ville fait respecter un plan d'alignement.
C'est alors que se développe une nouvelle topographie sociale : le faubourg
de Cracovie et le Nouveau Monde deviennent le siège de l'aristocratie d'ar-
gent, les artères bourgeoises par excellence : « De tous côtés on construit
des maisons privées, ce qui transforme jusqu'à le rendre méconnaissable
l'aspect de Varsovie » 2. Le voisinage de ces maisons bourgeoises avec les
palais de l'aristocratie réalise, extérieurement du moins, un brassage par
le haut qui rend plus nette la coupure avec les vieilles maisons du Stare
Miasto où se concentrent les petits bourgeois, tandis que les berges de la
Vistule abritent la population la plus pauvre, celle des manoeuvres, appren-
tis, qui comptent aussi de nombreux sans-abri constituant le premier noyau
d'un prolétariat misérable et croissant avec les années. Tout le centre est
interdit aux Juifs que l'on tolère seulement à la périphérie, où ils s'en-
tassent dans des conditions d'hygiène affreuses. Toutefois, ceux qui peuvent
attester d'un capital d'au moins 60 000 zlotys sont épargnés par cette
mesure qui renforce le contraste entre les zones périphériques et la bour-
geoisie commerçante du centre. Celle-ci prospère grâce à la ferme des
alcools et au marché russe et se groupe dès 1821 en un club nommé Resurs,
comme le rapporte le Kurier Polski : « Rue Miodowa, dans l'ancien palais
du comte Félix Potocki... est une société composée de presque tous les
marchands et quelques fonctionnaires. Elle a ses statuts et règles d'admis-
sion... ». Milieu fermé, donc, où le jeune Chopin fait ses débuts, qui se
rencontre aussi dans les cafés qui fleurissent alors partout. Lucas Gote-
biowski évalue leur nombre en 1827 à 100 et celui des hôtels de luxe
à 73. Milieu très différencié du menu peuple à peine citadin des zones
d'extension récente comme Marymont au nord, Mokotow au sud ou d'une
zone stagnante comme Praga à l'est.
Ce rapide survol de Varsovie nous a permis de saisir les nouveautés « ur-
banistiques » les plus saillantes de cette capitale pendant les quinze années
d'autonomie du royaume de Pologne, tout en les replaçant dans leur contexte
socio-économique.
Quelques points de comparaisons avec la réserve des Russes face au
capitalisme naissant et au phénomène urbain ont pu montrer le dynamisme
du petit royaume quant aux mutations sociales, une ouverture beaucoup

1. D'après les données de A. SZCZEPIOIISKI, op. cit., tableau p. 120.


2. R. tuBrENSKï, General Tomasz Pomian, Hrabia -bubienski (Le Général Comte Thomas
Pomian Lubienski), Warszawa, 1899, t. I, p. 309.
3. £;. GOEEBIOWSKI, op. cit., p. 185 et 193.
VARSOVIE, 1815-1830 105

plus large, surtout, aux besoins de l'industrie nouvelle en main-d'oeuvre


qualifiée et libre. Si l'on songe que Varsovie comptera, en 1870, 276 000
âmes, population temporaire comprise, on mesure la difficulté d'assimilation
d'une population qui aura dépassé très vite le stade « féodal » dont les
grandes villes russes ne se dégageront que péniblement.
Le caractère le plus net du développement de Varsovie considéré, comme
nous l'avons fait, dans ses manifestations concrètes, est la division en deux
moments très différents. Jusqu'en 1820-1821 l'État qui dirige pratiquement
la municipalité, organise et loge avec munificence les grandes administra-
tions tandis que celles-ci et l'armée, invitent la szlachta à s'installer à Var-
sovie avec une nombreuse domesticité. Cette première phase donne à la
capitale sa façade brillante et prestigieuse. Le contraste avec la pauvreté
des campagnes est bien souligné par Kozmian : Varsovie, dit-il, produit
l'effet « d'une tête frisée sur un corps couvert de haillons » 1. La seconde
phase est celle du labeur économique : industrie et commerce plantent un
décor nouveau d'ateliers et de manufactures, tandis que l'ascension de la
bourgeoisie est marquée par un essor très net de la construction privée et
de temples d'un genre nouveau : ceux des affaires et de l'argent.
L'écheo de l'insurrection amènera les ruines dans les faubourgs de Wola
et Mokotôw, tandis qu'à Joli-Bord, à la place de 136 maisons rasées, se
dressera la sinistre citadelle gardienne de l'« ordre » russe.

Daniel BEAUVOIS,
Agrégé de l'Université,
Directeur du Centre français
de l'Université de Varsovie.

1. K. KOZMIAK, op. cit., p. 226.


LES DÉBUTS DU CONFLIT ITALO-TURC
OCTOBRE 1911-JANVIER 1912
(d'après les Archives françaises)

La série Turquie et Italie du fonds des attachés militaires, aux Archives


Françaises du ministère de la Guerre (A.F.G.) permet de suivre le déve-
loppement du conflit qui à partir du 1er octobre 1911 (blocus de Tripoli)
oppose pour la conquête de la Tripoh^aine-Cyrénaïque l'Italie et l'Empire
ottoman. D'utiles compléments sont parfois apportés à ces informations par
les fonds d'archives du ministère de la Marine (A.F.M.), en particulier la
correspondance avec les escadres et bâtiments et les dossiers de renseigne-
ments recueillis sur la composition et l'activité des marines étrangères.
Le recours enfin aux volumes des « nouvelles séries » reliées, Turquie et
Italie, aux Archives du Ministère des Affaires étrangères (A.E.P.) permet
à la fois de recouper des informations, mais parfois d'en mieux comprendre
et l'origine et la portée ; car certains renseignements d'intérêt militaire
ou naval proviennent d'observations transmises par les agents consulaires,
en poste dans les provinces de la Méditerranée orientale. Toutefois, les
pièces de cet ordre conservées par les diplomates et les politiques fran-
çais sont essentiellement celles qui ont une portée commerciale ou qui
sont de nature à provoquer des discussions entre chancelleries (mouillage
de mines, extinction de phares, passage des frontières égyptiennes ou
tunisienne, etc.). Les documents proprement militaires sont des rapports de
sjTithèse, reçus pour information et semble-t-il par routine, car on ne
voit pas qu'ils soient même communiqués aux postes diplomatiques im-
portants, avec la formule usuelle « pour votre information personnelle ». Il
en serait évidemment tout autrement si l'on s'attachait au développement
international du conflit. Mais l'objet de cette analyse est de s'arrêter plus
particulièrement sur les aspects militaires que suggèrent les rapports établis
entre le 1er octobre 1911 et la première quinzaine du mois de janvier
1912. Plusieurs centres d'intérêt apparaissent : de quelle nature est l'in-
formation reçue par l'État-major ? Quelles réflexions prospectives propose-
t-elle sur l'avenir et l'issue du conflit ? Quelles perspectives ouvre-t-elle
sur la forme de la guerre de Libye, en Tripolitaine ?

* **
Le premier rapport du commandant Maucorps, attaché militaire à
Constantinople, trace assez bien les grandes lignes du conflit qui vient de
s'ouvrir en Libye. Les forces turques sur place estimées à 3 ou 4 000 hom-
mes armés de Mauser et possédant cinq batteries Krupp (4 à Tripoli, 1 à
Benghasi) perdront rapidement le contrôle des villes de Tripoli et de
LES DEBUTS DU CONFLIT ITALO-TUBC, I9II-I9I2 107

Benghasi, car elles sont, en cas d'attaque simultanée, dans l'incapacité de


se porter mutuellement secours ; les deux villes sont à trente jours de mar-
che l'une de l'autre. Mais, hors des villes, elles trouveront l'appui des
populations des oasis et des nomades du désert. Cet appoint ne sera pas
négligeable : une milice d'environ 17 000 hommes, certes sans uniforme
ni réel encadrement, mais qui a reçu depuis 1909 une instruction militaire,
dispensée par l'allemand Rudgich Pacha, saura se battre, comme les 3 000
cavaliers nomades. Dès lors, les Italiens devront faire face à une guerre
de guérilla que les Français ont expérimentée aux confins algéro-marocains
et la question se pose de savoir si l'Italie est prête à affronter ce genre de
combat qui traîne en longueur les opérations, use les forces et exige de
l'opinion publique à la fois « énergie j> et « persévérance » 1. Telle n'est pas
l'impression qui se dégage des observations premières du commandant de
Gondrecourt, attaché militaire à Rome : il sait dès le 30 septembre, que le.
corps expéditionnaire sera composé de deux divisions (huit régiments et six
bataillons) exclusivement de l'armée active ; le 10 octobre, il relève à 10 le
nombre des régiments et dénombre le mieux possible les unités destinées
à l'embarquement. L'artillerie sera à la fois française (canons de 75) et
allemande (12 canons Krupp Mie 1906) 2. Mais l'effectif total du personnel
prévu n'apparaît pas nettement 3. Quant à la tenue et au moral des troupes,
c'est plutôt l'étonnement ou la réprobation qu'ils suggèrent. De Gondrecourt
se garde bien de conclure à la marche enthousiaste vers la défaite, ou
même la désillusion. Il pose des questions et émet des voeux qui sont autant
de doutes sur l'efficacité de l'armée qui s'embarque à Naples : les « mani-
festations exagérées et vraiment ridicules » de la foule renforcent le specta-
cle de « désordre saisissant » que donnent les soldats, tant à Rome qu'à
Naples : retrouvera-t-on en Libye l'autorité et l'organisation nécessaires 4 ?
Ces jeunes soldats résisteront-ils au climat 5 ? Que penser des cadres qui

1. Archives françaises du ministère de la Guerre : A.F.G. - Fonds des Attachés Militaires (non
rappelé ensuite), Turquie, carton 13, rapport 302/5 octobre 1911. Ce rapport est le
premier d'une série^. constituée sur références de l'Attaché Militaire et comprenant quarante
rapports échelonnés entre le 5 octobre 1911 et le 3 octobre 1912. Quinze d'entre eux
concernent la période envisagée.
L'état des forces turques mentionne : une division d'infanterie d'environ 3 250 hommes
en treize bataillons, un régiment de cavalerie (environ 300 hommes) et 5 à 600 hommes
répartis entre 4 compagnies du génie, trois de forteresse à Tripoli et cinq batteries d'artilllerie.
2. A.F.G.-Italie 1S, rapports 34/30 septembre 1911 ; 35/4 octobre 1911 ; 36/10 octobre 1911.
3. Le Général Pollio avait proposé 22 000 hommes ; Giolitti porta d'emblée ce chiffre à
45 000 hommes et 100 pièces d'artillerie, divisés en deux échelons (22 000 et 13 200
hommes). Perspicacité prévoyante qu'il ne manque pas de rappeler dans ses Mémoires :
G. GIOLITTI, Mémoires de ma vie, Trad., .Paris 1923, p. 224.
4. A.F.G.-Italie 13, rapport 36/10 octobre 1911 qui relève aussi le grand désordre des sacs
et des fusils sur les quais d'embarquement à Naples, où il a été autorisé à se rendre,
t Un désordre saisissant : le drapeau sans escorte, les hommes à peu près débandés,
marchant sur huit, dix ou quinze hommes de front, fumant, chantant, ayant en grand
nombre des petits drapeaux dans le canon de leurs fusils », c'est l'image du départ d'un
bataillon de Rome, dans la nuit du 6 au 7 octobre 1911.
5. La Libye est « le vestibule du Sahara » qui atteint même parfois le rivage de la Méditerranée.
La moyenne annuelle des températures est de 16°9 mais la moyenne mensuelle du mois
le plus chaud, août, est de 26°4. Le quibli, sorte de sirocco libyen, produit des effets de
foehn qui portent le thermonètre à plus de 50°. (J. DESPOIS, La colonisation italienne en
Libye, Paris, 1935, p. 3 à 51). La conjoncture internationale permet une intervention
108 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

perdent leur ardeur avec leur- désignation pour la Libye et ne vont à Tripoli
que « parce qu'il le faut »! ? Comment réagira la foule si prompte à s'en-
flammer, si cet adversaire turc qu'on tend sans doute à sous-estimer, se
révèle plus coriace que prévu ?
En confrontant ces données initiales, l'État-major français et le ministre
de la Guerre ne peuvent donc envisager une rapide victoire de l'Italie.
L'expérience africaine, l'allusion à une instruction allemande des troupes
supplétives turques, la médiocre réputation militaire de l'Italie (Adoua,
dernière aventure coloniale italienne, 1896) contribuent à renforcer l'hypo-
thèse d'une guerre d'usure, longue, éprouvante et de ce fait même, celle
d'une série de complications diplomatiques, sinon même d'une solution
internationale, s'agissant de deux Puissances réputées secondaires.
Mais cette appréciation peut être obscurcie par d'autres considérations :
l'armée italienne dispose d'une incontestable supériorité numérique et ma-
térielle. Si elle en use de cette manière offensive qui porte en elle la vic-
toire et prolongerait sur le terrain le bel enthousiasme de la foule napoli-
taine et romaine, les premiers succès pourraient bien être décisifs ; les
Turcs, en effet, ont coutume de tenir tête, mais en définitive, ils finissent
toujours par céder : les exemples tunisien et égyptien pourraient ici être
invoqués. A plus forte raison, dans le cas de la Libye, encadrée par deux
régions des confins ottomans (sous tutelle européenne) et de surcroît éloignée
des théâtres d'opérations ordinaires des Ottomans.
Toutefois, un réel problème militaire est ici posé, qui assurément
n'apparaît pas ressenti par les autorités militaires françaises : l'affrontement
de deux types d'armées différentes en situation d'expansion coloniale. D'un
côté, celle d'une Puissance européenne, relativement bien outillée, mais
opérant comme conquérante maritime (ce qui exclut le grignotage frontalier
et de ce fait une prise de contact progressive), de l'autre, celle d'une
Puissance « malade », mais appuyée par des forces autochtones appartenant
à un même ensemble religieux et servie, à défaut d'un équipement moderne,
par une sérieuse volonté de résistance. A l'heure des nationalismes euro-
péens, s'offrait l'expérience d'un choc militaire entre deux expressions natio-
nales : l'italienne conquérante, la jeune-turque défensive. Elle devait norma-
lement solliciter l'examen critique des formes du combat et de leur chances
respectives.

Quelles connaissances a-t-on du conflit au cours des trois premiers mois


(octobre-décembre 1911) et quels enseignements s'en dégagent ?
L'information directe sur le déroulement des opérations demeure long-
temps réduite, imprécise et partiale. En effet, pour Maucorps, la Tripolitaine
est « hors de portée de (ses) investigations » 2. L'attaché militaire ne peut
en octobre et diminue quelque peu ]'aspect caniculaire de l'argument, sans l'annihiler
complètement toutefois.
1. A.F.G.-Iialie 13 - rapports 35/4 octobre 1911 et 36/10 octobre 1911. C'est aussi l'opinion
du lieutenant d'Huart, attaché naval français à Rome, qui emploie la même formule « parce
qu'il le faut » mais en l'étendant des officiers à la troupe. (Archives françaises du ministère
de la Marine : A.F.M.-B.B.7 - Marines étrangères, carton 153, rapport 529/10 octobre 1911).
2. A.F.G.-Turquie 13 : rapport 308/10 octobre 1911.
LES DEBUTS DU CONFLIT 1TALO-TURC, I9II-I9I2 109

recueillir que les opinions des officiers turcs ; à partir de décembre, des
feuilles polycopiées, rassemblant les communiqués officiels de l'État-major
italien, lui sont envoyées d'Athènes par son ancien collègue italien le colonel
Marro qui en fait le service à tous les attachés militaires restés à Constan-
tinople. Mais Maucorps ne se fait aucune illusion à leur sujet : il les
transmet à Paris pour information et se contente, au deuxième envoi, de
« remercier sans commentaire » l'expéditeur, pour ne pas compromettre
l'attitude officielle de neutralité françaisel. Cette initiative italienne fait
partie de l'offensive psychologique menée à l'échelon officiel par l'Italie. A
Rome, en effet, les attachés militaires et navals ont été invités à suivre les
opérations du débarquement à Tripoli. Embarqués à bord du Bosnia, ils ont
séjourné environ un mois, à leurs frais du reste, et après promesse de garder
le secret opérationnel tout le temps de leur séjour 2. Il s'en suit que
jusqu'au 15 novembre, aucun renseignement de première main ne parvient à
l'État-major, et plus largement au Gouvernement, car les transmissions
télégraphiques consulaires sont ou suspendues ou censurées. Enfin quand
parviennent les rapports rendant compte du voyage, n'est-on informé avec
quelque précision que sur les combats de Tripoli et ses environs ; les nota-
tions sur la conquête de la Cyrénaïque sont assez clairsemées.
Les rapports du 11 novembre de l'attaché naval, lieutenant D'Huart, et
du 19 novembre 1911 de l'attaché militaire de Gondrecourt 3, précisent l'état
numérique et matriculaire des unités italiennes (ainsi, on sait que l'artillerie
utilisée à Tripoli compte dix sept batteries, dont sept françaises de 75 et
quatre allemandes, Krupp 1906), soulignent l'intéressante coopération entre
l'armée et la marine, l'emploi de l'arme aérienne 4, mais leur apport prin-
cipal, et singulièrement celui de l'attaché militaire, réside dans l'énoncé des
observations susceptibles de corriger l'appréciation initiale du Ministère de
la Guerre. Or, sans qu'une conclusion nette soit formulée par l'un ou l'autre
des rédacteurs, qui à cet égard se révèlent de moins grands virtuoses
de la prospective que les agents diplomatiques ou consulaires, un ensemble
de remarques autorise un sérieux scepticisme sur les suites de la campagne
italienne et renforce a contrario la cote des Turcs. Trois éléments principaux
se dégagent : 1) la jeunesse des troupes italiennes a sans doute permis le
maintien d'un moral assez élevé mais explique aussi leur vulnérabilité au
climat et à la maladie (une épidémie de choléra sévit alors) ; 2) le général
1. A.F.G.-Tvrquie 13 : rapports 847/19 décembre 1911 et 356/2 janvier 1912.
2. A.F.G.-Italie 13 : rapports 37/10 octobre 1911 et 47/17 octobre 1911 ; A.F.M.-B.B.7,
carton 153, dossier F : rapports 536/11 octobre 1911 et 538/10 novembre 1911. Les
attachés militaires allemand, américain, anglais, argentin, austro-hongrois, japonais et russe
font partie de ce voyage qui dure environ un mois et coûte 1500 francs par personne.
Parmi les attachés navals, dont le séjour est plus court et ne coûte que 1 000 francs par
personne, se remarque l'absence de l'Anglais, jugé plus utile à terre. La question du
financement des frais de voyage donne lieu à plusieurs correspondances entre les ministères
français, in Archives du ministère français des Affaires étrangères : A.E.P. N.S. Turquie :
vol. 201, passim, octobre 1911.
3. A.F.G.-Italie 13 : rapport 48/19 novembre 1911, dont on trouve la copie également à
A.E.P. N.S. Turquie, vol. 202. Les points plus particulièrement développés par l'Attaché
naval sont mentionnés en notes au cours du paragraphe.
4. A.F.M.-R.B.7, carton 153, rapports 538/10 novembre 1911 et 563/30 novembre 1911.
Douze appareils à Tripoli et quinze en Cyrénaïque. Certains servent à bombarder l'adver-
saire : l'aviateur amorce à la main, avant de la larguer, la bombe à pyroxyline.
110 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Caneva manque d'esprit offensif : il a choisi d'entasser, dans un enche-


vêtrement préjudiciable aux opérations, trente-cinq bataillons d'infanterie,
avec l'artillerie et les services, derrière des lignes de tranchées, dans un
cercle de deux mille cinq cents mètres de rayon ; son État-major l'entretient
dans cette attitude timorée qui laisse l'initiative aux Turcs : n'estime-t-on
pas dans ce milieu qu'il est vain de courir le risque de perdre deux cents
hommes pour neutraliser une batterie turque (baptisée « la batterie-
fantôme s>), qui harcèle incessamment les lignes italiennes en se déplaçant
constamment ; — « affaire d'appréciation » commente sèchement de Gon-
drecourt ; 3) la préparation psychologique de la campagne laisse beaucoup
à désirer : l'État-major italien s'est fié à tort aux récits exaltés du consulat
italien et aux médiocres informations hâtivement recueillies avant l'expé-
dition par quelques officiers venus incognito sur place : on a compté sur
les dispositions soit favorables soit tacitement complices des populations
urbaines ; aussi la surprise et la colère ont-elles été grandes, lorsque le 23
octobre, profitant d'un assaut turc contre Tripoli, la population « arabe »
s'est insurgée, prenant à revers les Italiens et s'attirant aussitôt une sévère
répression 1.
Deux mois plus tard, au début de janvier 1912, il est certain que ces
faiblesses se sont accusées : les pertes humaines au combat n'ont sans doute
pas dépassé huit ou neuf cents hommes, mais les épidémies en ont tué un
nombre au moins égal et en immobilisent dans les hôpitaux africains en-
viron mille deux cents 2. Les Italiens réussissent certes de petits coups de
main mais sans pouvoir agrandir substantiellement et durablement l'étendue
des zones effectivement contrôlées, c'est-à-dire en définitive l'étroit péri-
mètre urbain de Tripoli, Homs, Benghasi, Derna, Tobrouk toutes conquises
dès le mois d'octobre. Même la prise d'Aïn-Zara le 4 décembre 1911 qui a
ouvert l'oasis de Tripoli n'y a pas assuré la sécurité pour les troupes ita-
liennes. Celles-ci « manquent d'air » ; restant confinées dans leurs positions
retranchées, elles accréditent chez l'adversaire le sentiment qu'il les con-
traint à « cet état de choses qui ne peut que (lui) être avantageux au point
de vue moral et continuation de la lutte ».
Cet « état de choses » appelle deux remarques : l'une sur l'analyse de de
Gondrecourt, l'autre sur l'orientation probable du conflit.
L'attaché militaire français rend responsable de cette situation le manque
d'audace du commandement italien qui serait incapable d'utiliser efficace-
ment les forces dont il dispose. Certes la prudence, jugée timorée, du
général Caneva répond certainement à une disposition psychologique au-
tant qu'à un souci politique : ne pas effrayer l'opinion italienne, initialement
convaincue de la facilité de la campagne, par des bilans de pertes humaines
trop sévères — encore que cette parade comporte un inconvénient non
moins sérieux : la prolongation du conflit qui irrite l'opinion 3. Mais elle se

1. A.F.B.-B..B.7 ibidem, -rapport 563/30 novembre 1911. D'Huart estime que « la répression
:
fut dure et parfaitement justifiée », «les Italiens ont eu affaire à des sauvages».
2. A.F.Q.-Italie 13 : rapport 73/20 janvier 1912, dont on trouve la copie également à
A.E.P. N.S. Turquie, vol. 203.
S. Ibidem. Gondrecourt cite de larges extraits d'un article du Mattino de Naples, des 16
et 17 janvier 1912, dans lequel l'auteur qui signe « Tartarin » et serait Scarfoglio, soulève
la question de la prolongation du conflit, des charges financières et des entraves mises
LES DEBUTS DU CONFLIT ITALO-TURC, I9II-M2 111

justifie aussi par la forme de la résistance turque. L'offensive, préconisée


par de Gondrecourt, suppose un adversaire qui conçoit le combat sur le
même modèle que l'assaillant : ce qui n'est précisément pas le cas ici. Après
les batailles des débarquements, en octobre, les combats rapportés sont
moins des offensives et contre-offensives en règle que des affrontements
brefs, sous forme, soit d'assauts contre les lignes italiennes, soit d'escar-
mouches en cours de déplacements de colonnes italiennes. On a affaire ici à
la tactique, aujourd'hui fort connue, du harcèlement violent suivi d'un
décrochage immédiat. Même délogé d'un point de résistance, le Turc ne
s'avoue pas battu et continue à résister. La substitution d'un poste italien à
un contingent turc n'entraîne pas la pacification de la région environnante,
par la conclusion d'un aman ou par le ralliement des autochtones, comme
c'est généralement le cas, au même moment, au Maroc ; bien au contraire,
l'hostilité persiste et se traduit, de loin en loin, par des coups de feu isolés,
des embuscades, bref par un climat permanent d'insécurité. La résistance
turque, en effet, combine l'intervention des militaires professionnels et celle
des populations civiles : celles-ci apportent aux combattants leur soutien
moral mais à l'occasion savent agir en francs-tireurs ou en insurgés ; c'est
bien là ce qui déconcerte et révolte les militaires italiens (et les attachés
français) de carrière : car l'action des civils, femmes comprises, improvisée
et imprévisible, revêt une forme d'autant plus cruelle qu'elle est anonyme
et spontanée. Ainsi se crée un rapport de violence et d'« atrocités » mu-
tuelles, donnant lieu à des protestations des deux parties auprès des Puis-
sances européennes.
Le contenu de cette lutte, qui diffère à la fois des pratiques militaires
d'Europe occidentale et à de nombreux égards des expériences françaises
aux confins algéro-marocains, ne paraît pas être relevé en tant que tel par
les spécialistes militaires. Seule sa portée, retenue par une analyse habi-
tuelle, permet de concevoir l'orientation probable du conflit.
Au début de l'année 1912, l'Etat-major français ne peut plus croire à
une victoire italienne acquise par les armes en Libye. Tout incline à
penser que l'Italie ne pourra avant longtemps venir à bout des Turco-
arabes, puisque la perte des centres urbains n'amène pas la Turquie à
accepter les conditions italiennes. Dès lors deux voies sont tracées : ou bien
une solution de compromis proposée par les Puissances est acceptée par les
deux belligérants : mais à cette date les tentatives de médiation ont
échoué : l'Italie, dans sa conviction que les Turcs céderaient presque sans
combattre et dans sa hâte à proclamer l'annexion (décret royal du 4 novem-
bre 1911), a pratiquement fermé cette issue ; ou bien l'Italie déplace le
théâtre principal des opérations vers les centres vitaux de l'Empire ottoman :
cette orientation apparaît comme une nécessité politique autant que mili-
taire : il est enfin évident que la situation marginale de la Libye dans
l'Empire, bien loin d'être un motif d'abandon, est précisément la raison de
l'obstination de la Turquie à ne pas céder. Il convient donc de l'attaquer
là où elle est vulnérable. Mais ce choix, esquissé le lor octobre 1911, lors
de l'attaque navale contre Prévéza (Albanie), avait déjà révélé les incon-

par le Gouvernement aux intentions de l'État-major de porter le conflit en d'autres points


de l'Empire ottoman.
112 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

vénients diplomatiques qu'il impliquait. Y revenir trois mois plus tard


dépassait l'initiative proprement militaire *.
Or, c'est en prévision de cette éventualité que le Gouvernement turc
semble avoir immédiatement réagi, dès les premiers jours de la guerre.
A-t-il ignoré les protestations austro-hongroises après l'affaire de Prévéza ou
les a-t-il considérées comme insuffisantes à garantir l'avenir ? Toujours
est-il qu'en suivant les différents rapports du commandant Maucorps, on ne
peut qu'être frappé de l'orientation géographique des mesures militaires
décidées : pratiquement toutes concernent les possessions européennes et la
zone des Détroits 2. Les troupes ottomanes sont concentrées aux frontières
grecque et bulgare au début d'octobre ; en fin novembre, commence le
renforcement systématique des garnisons de la presqu'île de Gallipoli ;
simultanément, la défense du littoral est menée intensément : rappel, pour
assurer la garde des Dardanelles, de la flotte turque alors ancrée devant
Beyrouth, dès l'ultimatum italien 3; surveillance des côtes de Scutari à
Prévéza et de la frontière grecque aux Dardanelles, pour prévenir un
débarquement ; mouillage de torpilles sous-marines dans les Dardanelles
(dès le 24 octobre) et devant les ports de Salonique et de Smyme, etc. La
Turquie munit donc aussitôt les points vulnérables et les zones généralement
attaquées de son territoire.
En revanche, on n'aperçoit pas en faveur de la Libye de mesures mili-
taires de cet ordre. Maucorps signale cependant une grande agitation
verbale et spectaculaire : appels à l'enrôlement volontaire pour combattre
en Libye, déclarations du comité « Union et Progrès » en faveur de la
guerre limitée mais à outrance, manifestations des autorités religieuses pour
la défense commune de l'Islam et proclamation de la guerre sainte chez les
Senoussis (le 4 décembre 1911), organisations de collectes sous la bannière
du Croissant Rouge (Croix Rouge ottomane) dans tout l'Empire, sinon même
dans toute l'aire d'expansion musulmane 4. Comme on ne découvre pas de
projet d'offensive contre les possessions italiennes, ni même de plan de
contre-attaque avec envois de renforts en Libye, toutes ces manifestations
apparaissent fort secondaires et illusoires et militent en faveur de la thèse de
l'abandon à brève échéance de la Libye. Or, dans la perspective du carac-
tère propre à la résistance turco-arabe, elles prennent un relief particulier :
elles visent* à affermir et concrétiser le plus largement possible le contenu
religieux et national du combat ; en jouant du réflexe d'autodéfense contre
1. A.F.G.-Italie 13 rapport 73/20 janvier 1912.
:
2. Pour toutes les mesures du gouvernement turc, citées ci-après : A.F.G.-Turquie 13 :
rapports 308/10 octobre 1911 ; 309/15 octobre 1911 ; 316/24 octobre 1911 ; 327/7
novembre 1911 ; 336/1" décembre 1911 avec croquis de la défense littorale sous-marine ;
ainsi que 342/5 décembre 1911 ; 341/4 décembre 1911.
3. D'après le commandant de YEniest Renan, le premier télégramme de rappel ne put être
déchiffré, parce qu'on avait égaré le code ; on attendit donc un autre télégramme pour
connaître les ordres et seulement alors, l'amiral se préoccupa du plein de charbon. A.F.M.-
B.B.3/1332 : Correspondances des escadres - 15 octobre 1911 et B.B.7-carton 153, dossier
F : Affaires Étrangères à Marine du 29 septembre 1911.
4. La correspondance des postes rassemblée dans les volumes 201, 202, 203, A.E.P.-N.S.
Turquie rend compte de ce mouvement : collectes en Inde, Tunisie, Algérie et Egypte.
Dans cette dernière région, le Croissant Rouge faisait état d'un montant de 9 500 L.E.
(soit près de 250 000 Fr.) et de 63 listes de souscriptions (18 janvier 1912 - Le Caire).
LES DEBUTS DU CONFLIT ITALO-TURC, I9II-I9I2 113

on agresseur notoirement « infidèle », elles tentent de fonder une solidarité


ottomane et musulmane entre toutes les populations de l'Empire et par là
même de fortifier la résistance dans le vilayet de Tripoli.
On se demandera sans doute si les populations libyennes des villes et
du désert pouvaient ressentir les effets de cette combinaison. D'une part,
la guerre arrête les transactions commerciales locales, elle aggrave une
disette, chronique depuis trois ans : il est vrai que ce sont les Turcs qui ont
empêché les semailles au début de la guerre ; elle entraîne des affronte-
ments violents ou vexants entre les citadins et les Italiens ; elle ne peut
éviter la référence religieuse chrétiens-musulmans. Mais d'autre part, dans
ce milieu favorable à une résistance à l'envahisseur, interviennent des
cadres de l'armée ottomane qui rejoignent les combattants, soit indivi-
duellement ou en très petits groupes, en empruntant la voie de la Tunisie
ou celle de l'Egypte 1. C'est le cas de l'attaché militaire ottoman à Paris,
Fathi Bey, dans la première quinzaine d'octobre. Plusieurs missions sani-
taires du Croissant Rouge, comprenant beaucoup d'officiers et assez peu
d'infirmiers, font de même. Ces ralliements à la Libye ne sont pas des
initiatives privées ; elles ont l'aval du gouvernement turc qui annonce ou
négocie leur passage, par voie diplomatique ; elles sont bien la manifesta-
tion d'une intention délibérée. Il en est de même des missions médicales et
hospitalières formées en Europe et qui par leur présence témoignent d'un
certain soutien européen apporté tant à la Turquie qu'aux populations
libyennes. Inscrites dans cet ensemble, ces mesures d'apparence militaire
réduite, dans un conflit opposant des troupes régulières, trouvent normale-
ment une signification plus large : elles développent l'aspect psychologique
du combat et agissent sur le tonus de la résistance locale. L'ambassadeur
dTtalie à Paris Tittoni ne s'y trompe pas, quand il dénonce la surveillance,
insuffisante à son gré, exercée à la frontière tunisienne par laquelle entrent
en Tripolitaine une foule de « chefs propagandistes » 2.
Ainsi le gouvernement turc ébauche, concurremment à une défense clas-
sique de son territoire, une forme de combat national, psychologique,
étendu à l'ensemble de la population. Assurément, la distance qui sépare le
gouvernement central de Tripoli, l'isolement de la Libye par le blocus
naval et par le voisinage de deux neutres (qui empêchent tout envoi massif
de renforts) les difficultés de communications (Italiens et Turcs se livrent à
une course à l'achat des chameaux égyptiens ou tunisiens), constituent un
cadre matériel qui détermine le choix turc, mais en partie seulement. De
même, la politique d'union nationale et sacrée peut renforcer l'autorité du
gouvernement Haklci Pacha, vivement critiqué par le Parlement. Même si
les attaques visent directement les ministres responsables de la défense :
Mouhtar Pacha (Marine) qui démissionne au lendemain de Prévéza, Chewket
Pacha (Guerre) que le député albanais Essad voudrait mettre en accusation,
et préconisent une lutte énergique, le Gouvernement peut saisir le prétexte
du danger pour, sous le couvert de l'efficacité patriotique, dissoudre le

1. Ce qui pose le problème de l'interprétation de la convention de La Haye relative à la


neutralité. Cette question n'est pas examinée ici. Sur le passage de Fathi Bey : A.F.G.-
Turquie 13 : 309/15 octobre 1911 et A.E.P.-N.S. Turquie, vol. 201 du 2 au 5 octobre 1911.
2. A.E.P.-N.S. Turquie, vol. 201 : note verbale du 30 octobre 1911.
1U REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Parlement, sinon remanier la constitution x. Il a besoin aussi de proclamer


sa vigoureuse détermination face à l'adversaire pour calmer des régions où
la panique a été la première réaction à l'annonce du conflit 2. Il est donc
certain que la guerre de Libye occupe une place croissante dans le jeu po-
litique intérieur turc. Toutefois, on ne saurait pour autant réduire les déci-
sions et l'orientation de la résistance turque en Libye à un simple alibi de
gouvernement.
Si donc au début de 1912, l'État-major français veut dresser un état du
conflit, en confrontant les renseignements de ses deux agents, il trouve une
série déconcertante de paradoxes. En premier lieu, l'effort militaire turc
semble exclusivement orienté vers lax défense de régions que l'offensive
italienne ne menace pas directement et rien ne laisse prévoir un renforce-
ment substantiel de la résistance en Libye, apparemment abandonnée à
elle-même. En second lieu, l'avantage technique de l'armée italienne, maî-
tresse des villes littorales, n'entraîne pas la capitulation ottomane : ce
résultat, contraire à la fois à la logique traditionnelle et à l'observation des
mesures militaires turques, aboutit dès lors à une impasse ; en effet le
temps ne peut qu'éroder cette victoire sans effet. Dès lors, l'intervention
diplomatique des Puisances mise à part, l'Italie n'a plus d'autre ressource
militaire pour forcer la décision que de déplacer le combat. Mais l'extension
géographique des opérations en Méditerranée orientale, si elle a effective-
ment plus de chances d'émouvoir le gouvernement turc, atteint aussi les
Puissances dans leurs intérêts en Turquie et risque de provoquer leur
intervention, et en même temps d'obliger le gouvernement italien à réduire
ses prétentions. Logique au regard de la stratégie, cette décision, par ses
implications internationales, dépasse la simple initiative du Commandement
et relève du pouvoir politique. En dernier lieu, précisément lorsque cette
nécessité interne du conflit s'apprête à justifier la perspicacité initiale de la
défense turque, s'esquisse, dans les derniers rapports reçus de Constanti-
nople 3 une tendance étonnante — au point de vue militaire mais non au
point de vue financier — au relâchement de la défensive : on commence à
licencier des troupes dans les provinces européennes, sauf toutefois dans la
région des Détroits.
***
De cette petite analyse, on peut tenter de dégager quatre considérations :
1) La force militaire technicienne ne suffit pas à elle seule à décider de
l'issue du conflit, dont il est évident qu'elle dépend en définitive du concert
des Puissances intéressées par les problèmes méditerranéens. Une campagne
glorieuse, mais rapide, peut tout au plus infléchir le sens de la décision
finale. Toutefois, cette observation devait être banale, même pour le Haut-
Commandement.
2) La supériorité technique peut fort bien se réduire à celle de l'arme-
ment, sans autre effet ni militaire, ni politique. On voit apparaître ici, en
1. A.F.G.-Turquie 13 : rapports 302/4 octobre 1911 ; 309/15 octobre 1911 ; 347/19 décembre
1911 ; 355/2 janvier 1912.
2. En Syrie particulièrement : A.E.M.-B.B.7 - carton 153 : dépêche 614/5 décembre 1911
de l'ambassade à Constanrinople, transmise à la Marine le 15 décembre 1911 pour information.
3. A.F.G.-Turquie 13 : rapports 355/2 janvier 1912 et 362/15 janvier 1912.
LES DEBUTS DU CONFLIT 1TALO-TURC, 1911-1912 115

effet, une limite de la puissance des armes : la guerre est appelée à s'éter-
niser à cause de l'attitude dilatoire du gouvernement turc, bien évidemment
impuissant à lutter à matériel égal en Libye, et à cause de la persistance
de la résistance locale ouverte. Se démontre ainsi sur le terrain la vertu
militaire, non plus de la psychologie de l'offensive mais de celle de la.défense
agressive.
3) Il ne s'ensuit pas pour autant que nous puissions, à propos de la
résistance initiale des Turco-Arabes en Libye, parler de guerre révolution-
naire : il y faudrait au moins la preuve d'une volonté idéologique cohérente
ou d'un sentiment national conscient, ce qui, à notre connaissance, n'est
rien moins que prouvé et ne peut être extrapolé, en toute certitude, du
comportement du gouvernement ottoman. Cependant, cette attitude mérite
d'être soulignée dans l'histoire de l'expansion européenne dans le bassin
méditerranéen : si on retrouve l'habituel affrontement entre deux civili-
sations, différentes par leur contenu et leur niveau de développement éco-
nomique, on constate qu'il ne débouche pas sur une soumission résignée et
quasi immédiate du pays qui subit la pénétration militaire. Bien au con-
traire voit-on l'échec de deux processus habituels : le premier, caractérisé
par l'enchaînement successif de la victoire militaire locale et du traité de
soumission ; le second, implicitement Hé au premier mais qui met en cause
non seulement les formations militaires et les autorités politiques mais aussi
les populations locales : la démonstration navale suivie de débarquement,
tant de fois pratiquée en Méditerranée musulmane ou ottomane. Dans les
décennies qui précèdent cette guerre de 1911, les exemples abondent de
victoires « diplomatiques » ou territoriales acquises à bref délai, par cette
méthode. Parfois même n'était-il pas besoin de bombarder la ville littorale
visée ; le menaçant mouillage d'une escadre ou d'un bâtiment de guerre
suffisait à semer la panique dans les populations et à amener les autorités
responsables à céder aux exigences imposées. Ainsi firent dey, bey, valis,
khédive ou sultans. Le défi d'un Raissouli (« depuis quand les requins
sortent-ils de la mer pour manger le loup dans la montagne ?»
— 1904)
ne tenait jamais bien longtemps ! Or, dans le cas présent, ce mécanisme ne
fonctionne pas ; la Libye réagit différemment de la Chaouïa. Avec la pour-
suite des hostilités, même sans l'espoir d'une victoire matérielle, une tech-
nique d'expansion coloniale est en train de dépérir.
4) Les autorités militaires françaises se sont-elles livrées à ces réflexions ?
Ont-elles examiné l'enseignement opérationnel que recelaient les informations
recueillies ? Avec la double réserve que notre étude des fonds de l'État-
major de l'Armée est loin d'avoir été complète et que nous avons cru
constater que les documents de ces fonds relatifs à l'année 1911 étaient peu
nombreux et assez disséminés, nous inclinons à répondre par la négative.
Les attachés militaires eux-mêmes n'y invitent pas leurs lecteurs hiérar-
chiques (les diplomates, dont ce n'est pas le métier, non plus). L'année des
conférences sur le pouvoir souverain et décisif de l'offensive, il y a heu de
penser que l'on ne devait guère s'attarder à méditer ce qui, chez l'un et l'au-
tre des belligérants, ne pouvait passer que pour de la défensive.
Jean-Claude ALLAIN,
Assistant, Paris-Sorbonne.
LA MONTÉE DU FASCISME EN FINLANDE, 1922-1932

Lors de l'ouverture de la session parlementaire finlandaise de novembre


1922, le second orateur de la journée, Oskari Heikinheimo, déclare :
« ... Nous, gardes civiques, nous ne rougissons absolument pas de la com-
paraison [avec les fascistes italiens]. Nous en sommes au contraire fiers et
heureux. Nous sommes les frères spirituels des fascistes d'Italie... »
Après la marche de Mussolini sur Rome, la presse finlandaise s'interroge
sur les événements qui bouleversent le sud de l'Europe. Les socialistes
parlent du « danger du fascisme international » i. Les journaux du centre
et de la droite se demandent, eux aussi — qu'ils soient ou non favorables à
ce mouvement — si le fascisme est un phénomène purement localisé ou
s'il va (doit, disent certains) s'étendre au-delà des frontières italiennes. Dès
l'automne 1922, « l'affaire Adlercreutz » 2 prouve que « nous qui sommes
si loin dans le Nord, [ne sommes pas] à l'abri de cette peste » 3. Même
ceux qui, comme les Agrariens, ne partagent pas cet avis — pour ce parti
du centre-droit, Mussolini n'est qu'un « Napoléon au petit pied »i —
pensent que la lutte des fascistes italiens comporte un enseignement valable
aussi en Finlande 5.
Pour de très nombreux Finlandais, le fascisme apparaît comme l'anti-
marxisme. Sans Marx et les marxistes, dira plus d'un « compagnon de
route » du fascisme, il n'y aurait pas eu de fascisme. En 1922, de nombreux
Finlandais sont persuadés que le fascisme est l'antidote nécessaire au mar-
xisme. Et ce marxisme est aux portes de la Finlande. La situation géogra-
phique de la Finlande explique que la « tentation s> du fascisme soit forte.
Ce mouvement semble en état d'aider la Finlande dans trois directions :
— contre le communisme (la Finlande sort de la guerre choie, mais les
« Rouges » vaincus deux ans plus tôt relèvent déjà la tête ; ils obtien-
nent 39,9 % des voix aux élections de 1922, et 80 sièges sur 200 à
l'Assemblée Nationale) ;
— contre la Russie qui fut jusqu'en 1917 maîtresse de la Finlande ;
— en faveur d'un rapprochement plus actif avec l'Europe occidentale, ce
rapprochement pouvant mieux garantir les frontières finlandaises au len-
demain de la défaite allemande.
1. KansanWiti, 19 octobre 1922.
2. Adlercreutz, colonel commandant le régiment de Vâstmanland en Suède, prend, en 1922,
position contre les socialistes qui sont au pouvoir depuis deux ans, et en faveur du fascisme.
3. Tunm Sanomat, 30 janvier 1923.
4. llkka, 8 novembre 1922.
5. Id., « H nous faut aussi combattre ».
LA MONTEE DU FASCISME EN FINLANDE, 1922-1932 117

Le mouvement nationaliste finlandais, qui s'était largement développé


à la fin du xix° siècle, avait vu dans la guerre de 1914 la possibilité de se
libérer de la tutelle tsariste. Pour les socialistes, la séparation d'avec la
Russie pouvait se faire grâce à l'alliance avec les révolutionnaires russes.
Mais c'était là une vue de la minorité. Pour la majorité, cette séparation ne
pouvait se faire que contre la Russie, contre les Russes. La guerre offrait
une alliance solide : l'Allemagne. La révolution de février puis celle d'oc-
tobre allaient, avec la défaite de l'Allemagne, remettre partiellement en
cause ce schéma. Mais dès le début de la guerre, un certain nombre de
jeunes Finlandais ont misé sur la victoire de l'Allemagne et formé un corps
de volontaires qui combattent contre les armées russes sur le front de
Courlande. D'autres Finlandais ont recherché un accord diplomatique avec
l'Allemagne, la révolution activant leurs efforts, la défaite allemande les
frustrant de leur alliance. Ces partisans de la victoire allemande, ayant
à leur tête Svinhufvud, avaient même réussi à faire nommer un prince
allemand sur le « trône » de Finlande. Bien que victorieux de la révolution,
les « Blancs » en Finlande avaient subi, avec la capitulation allemande,
une défaite diplomatique qui les laissait isolés face à la Russie. C'est ce qui
explique que le député socialiste Vâinô Voionmaa, en réponse à HeiMn-
heimo, assimile fascistes et royalistes : les uns comme les autres recher-
chaient à l'extérieur un pouvoir fort qui garantît les frontières finlandaises.
Mais le fascisme n'était pas qu'une assurance extérieure. En 1922 il
devient le souffle nécessaire qui permettra de parachever l'oeuvre de la
Contre-Révolution entreprise en 1917-1918.
La guerre civile achevée, la « garde blanche » s'était transformée en
« garde civique ». Cette garde était loin des idéaux fascistes, même si
certains de ses membres, tel Heikinheimo, s'en réclamaient. D'autre part,
quatre années après cette guerre civile, le président de la République,
Stâhlberg, avait pris un certain nombre de mesures (remise de peine,
grâce, etc.) en faveur des « Rouges ». Pratiquement, ces mesures auront peu
d'effets sur la composition de l'Assemblée qui conserve, de 1919 à 1929,
le même nombre de députés de gauche (80 en 1919, 80, en 1922, 78 en
1924, 80 en 1927, 82 en 1929). Mais l'extrême-droite craint de voir sa
victoire de 1918 se retourner au profit des « Rouges ». Ce sentiment est
d'autant plus fort que le Parti social-démocrate (de tendance menchévik)
n'a que peu participé à la guerre civile du moins pour ses dirigeants —
et est resté fortement implanté dans la population par le biais des coopéra-
tives, qui jouent un rôle très important dans la vie sociale finlandaise, et
des syndicats qui réglementent le marché du travail. Il sera fréquent, au
lendemain de la victoire « blanche » de voir les vainqueurs devenir chô-
meurs : les syndicats font embaucher d'abord les « Rouges ».
Cette situation, jointe au fait que,, contre la volonté de l'extrême-droite,
Stâhlberg avait signé en 1920 le traité de paix avec la Russie, explique les
attaques nombreuses et violentes qui apparaissent dans la presse de la
« garde civique ». Les attaques les plus violentes sont signées de Gripenberg
— bien connu, dit Hyvimâki, « pour sa haine du socialisme » — et abou-
tissent en 1924 à l'arrestation de deux cents personnes connues pour leurs
118 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

activités communistes, dont les vingt-sept députés du Parti socialiste des


Travailleurs (c'est-à-dire du Parti communiste).
A cette date, les partisans du fascisme sont toujours disséminés dans
divers partis politiques. Le mouvement constitué qui approche le plus de
l'idéal fasciste est la Société Carélienne Académique (A.K.S.) dont le but
est la constitution de la « Grande Finlande », c'est-à-dire la réunion à la
Finlande de tous les territoires où résident des ethnies finnoises aussi bien
vers le Nord (Finnmark norvégien) que le Sud (Estonie) ou l'Est (Carélie,
Kola, Ingrie, etc.). Ce programme comporte, entre autre, la disparition de
Leningrad qui se trouve en territoire ingrien (en 1941, la proposition de
Hitler de rayer Leningrad de la carte ne pouvait que plaire aux membres
de l'A.K.S.). A partir de 1923, l'éphémère « Ligue de Défense finlandaise »
— front uni de la bourgeoisie dans l'idéologie « blanche », lancé par
Svinhufvud et Mannerheim — et la Société Finlande-Estonie-Lithuanie-
Lettonie (S.E.L.L.) viennent renforcer l'action de l'A.K.S. Si ces deux
dernières sociétés sont de faible importance numérique, et si l'A.K.S.
recrute esentiellement dans les milieux estudiantins ou dans certains
milieux « blancs » de la bourgeoisie, sans jamais emporter l'adhésion des
masses ouvrières ou rurales, les trois sociétés ensemble forment un noyau
dont les théories raciales, comme les vues sociales, se rapprochent des théo-
ries professées à Rome et dans le national-socialisme.
Deux séries de faits extérieurs à ces mouvements vont les appuyer.
a) Les dissensions de la gauche
La défaite n'a pas uni la gauche, bien au contraire. Les dissensions
sont nombreuses entre le Parti social-démocrate et le Parti communiste. Ce
dernier reproche essentiellement au Parti social-démocrate d'avoir trahi la
révolution et d'avoir, de fait, collaboré avec « les bouchers », c'est-à-dire les
« Blancs ». La dénonciation de cette « collusion », de cette « trahison » de
classe n'aura guère de cesse, et sera véhémente quand, en 1927, les socia-
listes seront au pouvoir.
De leur côté, les socialistes ne sont pas moins critiques à l'égard des
communistes. Sans remonter aux années d'avant-guerre qui virent les
luttes se multiplier entre « menchéviks » et « bolcheviks », il est certain
que la guerre civile n'a pas permis la création de ce front commun contre
la bourgeoisie que certains avaient espéré. Au contraire, le fossé s'est
creusé entre partisans de la deuxième et de la troisième Internationale. Pour
les socialistes, les communistes sont d'abord au service de Moscou et ensuite,
mais ensuite seulement, au service de leur classe ouvrière. Ils en veulent
pour preuve, en 1922, le fait que les communistes quittent leurs pays au
moment où se. dessine la menace fasciste. Plutôt qu'organiser la lutte contre
le fascisme, il semble que les communistes préfèrent se rendre au congrès
de la IIP Internationale qui va se tenir en Russie. Ce « repli » communiste
laisse croire aux socialistes que communistes et fascistes s'épaulent, ne
serait-ce qu'indirectement. C'est en tout cas ce que laisse comprendre le
principal organe socialiste, Suomen SosiaUdemokraatti 1.
1. Série d'articles en novembre 1922, notamment le 10 novembre.
LA MONTEE DU FASCISME EN FINLANDE, 1922-1932 119

C'est à partir du ministère socialiste que les dissensions s'accusent, s'enve-


niment entre socialistes et communistes. Pour maintenir ses positions élec-
torales, le Parti socialiste est obligé de lutter contre le Parti communiste
qui régulièrement réapparaît sous des vocables divers. En 1927, les socia-
listes conservent leurs soixante sièges mais perdent 0,7 % des suffrages
exprimés. En 1929, les socialistes perdent un siège de 0,9 % des suffrages
exprimés par rapport à 1927, c'est-à-dire un siège de 2,6 % des suffrages
exprimés par rapport à 1924. De 1924 à 1929, les communistes gagnent
3,1% des suffrages exprimés et cinq sièges (1,7% et deux sièges en 1927;
1,4% et trois sièges en 1929). Au cours de ces mêmes élections, le Parti
agrarien — du centre mais qui recrute sa clientèle électorale aussi bien au
centre qu'à droite et aussi à gauche chez les socialistes — passe de 44
représentants en 1924, avec 20,3 % des voix exprimées, à 60 députés et
26,1 % des voix en 1929 (52 députés avec 22,5 % des voix en 1927). Si, en
1929, avec 27,4 % des voix exprimées, le Parti socaliste demeure le pre-
mier, il n'en est pas moins dans une situation difficile face au Parti agrarien
qui dispose d'un siège de plus que lui à l'Assemblée et face au Parti com-
muniste, qui s'aligne de plus en plus ouvertement sur Moscou et pour qui
la social-démocratie devient l'ennemi numéro un.
En Finlande, c'est par le biais de grandes grèves que le Parti communiste
et le Komintern espèrent atteindre leur but. Après la première grande
grève des travailleurs de la métallurgie, en 1927, toute l'activité économique
du pays se trouve paralysée durant plusieurs mois par la grève des tra-
vailleurs portuaires en 1928. Si la première grève est « sociale », la
seconde est éminemment « politique ». En 1929, une troisième grande grève,
celle des fonctionnaires, provoque le déséquilibre du budget et la disso-
lution de la Chambre.
Pendant toute cette période, 1922-1929, le mouvement fasciste n'appa-
raît guère. Il demeure prisonnier de ses origines et ne parvient pas aux
grands rassemblements qu'il avait espérés. La dissolution de l'Assemblée,
jointe à d'autres actions secondaires, va lui permettre de reprendre souffle.
Parmi les actions secondaires qui permirent des critiques plus vives contre
le gouvernement, il faut signaler deux actions complémentaires aux yeux du
centre.
En 1929, la Finlande était devenue un noeud important pour les organi-
sations russes blanches antisoviétiques. Ces organisations d'émigrés russes
sont très actives. Afin de ne pas envenimer ses rapports avec Moscou —
rapports qui sont déjà bien difficiles — Helsinki décide l'expulsion de
Finlande d'un certain nombre d'émigrés russes trop « remuants » (comme
Radkovitch, Larionov, Monomakov, etc.). En même temps, le gouvernement
finlandais attaque en justice le journal suédois Folkets Dagblad Politiken.
Ce journal, communiste, avait fait état de l'intention des Gardes Civiques
finlandais de s'emparer du pouvoir. Si la première action entraîne les
protestations de l'extrême-droite qui réagit au nom de l'indépendance de la
Finlande, l'extrême-gauche s'agite en faveur du Folkets Dagblad Politiken
et demande si son interdiction signifie que « le fascisme- est déjà à l'oeuvre »
en Finlande ?
120 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

b) La crise mondiale de 1929-1982


En fait ces réactions ne sont encore que des coups d'épingle. Mais la
toile de fond sur laquelle elles se jouent paraît de plus en plus sombre.
En 1928, l'agriculture finlandaise se trouve dans une situation difficile :
les récoltes ont été très mauvaises et les paysans sont, pour un très grand
nombre, endettés. Les anciens « tenanciers » — métayers astreints aux cor-
vées — n'avaient pas totalement racheté leurs terres et l'ensemble des
paysans engagés dans des coopératives de vente étaient grandement
dépendants du marché et des prix agricoles. A cette époque, la masse pay-
sanne est encore très importante. Près de 60 % de la population active vit de
l'agriculture ou de la forêt ; 79,4 % des Finlandais sont encore des ruraux en
1930 (contre 715 000 soit 20,6 % d'habitants urbains). La crise mondiale de
1929 précipite l'inquiétude paysanne à laquelle se joint celle des travailleurs
industriels et des milieux financiers. Le mouvement fasciste va utiliser se
mécontentement paysan qui lui donne l'appui massif dont il était privé. Il
va aussi exploiter la menace de crise financière.
Une manifestation des jeunesses communistes va provoquer une réaction
violente du mouvement fasciste finlandais, qui désormais dispose de troupes,
et lui donner son nom.
Les 23 et 24 novembre 1929, alors que les internés communistes de
la prison de Tammisaari entreprennent une grève de la faim, les jeu-
nesses communistes décident de se réunir à Lapua, Le choix du lieu de
cette réunion est considéré par ceux qui ne soutiennent pas le commu-
nisme, comme un véritable provocation, un défi ou, pour le moins, une
maladresse extrême. Lapua, bourgade d'Ostrobothnie, est de longue
date un « fief blanc », situé dans l'une des régions agricoles les plus riches
du pays. Les quelque cinq cents communistes qui se réunissent à Lapua
savent ne pouvoir espérer aucun soutien de la part de la population qui leur
est, a priori, hostile. La réaction est immédiate. A peine la réunion commen-
ce-t-elle, qu'interviennent les « Blancs » qui dispersent, non sans brutalité,
les « Rouges ».
L'erreur commise à Lapua par les communistes finlandais et le Kominterm
est semblable à celles commises à Canton ou en Allemagne par le même
Komintern au cours des années 1929-1932. Cette « erreur » donne au mouve-
ment fasciste l'occasion de contre-manifestations et lui permet de se constituer
officiellement sous le nom de « Mouvement de Lapua » qui sera quelque
temps « le fer de lance » du fascisme finlandais. Ce mouvement est dirigé
par V. Kosola et A. Leinonen, tous deux officiellement membres du Parti
agrarien, et par le pasteur de Lapua : K. Kares.
A partir du 1er décembre 1929, le mouvement fasciste qui avait paru
assez moindre jusqu'alors ne va cesser de progresser.
Le 10 janvier 1930 un nouveau mouvement fasciste apparaît : Suomen
Lukko (Le Verrou de Finlande). Ce mouvement a un comité directeur com-
posé de dix-sept « progressistes » (le Parti du progrès se situe à la char-
nière de la droite et de l'extrême droite) et de douze agrariens de droite
(alors que ce parti varie du cente à l'extrême droite). Il diffère du Mou-
LA MONTEE DU FASCISME EN FINLANDE, 1922-1932 121

vement de Lapua sur un point essentiel : il recherche l'alliance de la mino-


rité suédoise.
La Finlande est un pays bilingue. En 1929, plus de onze pour cent de
la population est suédophone. Or le Mouvement de Lapua s'est, dès sa
naissance et à l'image de l'A.K.S. et de la S.E.L.L., manifesté comme pro-
fondément nationaliste et « finnophile ». Ces mouvements se sont aliénés
une bonne par des « Suédois » de Finlande dont le rôle est important
dans la vie politique, sociale, économique et intellectuelle du pays 1.
Le Suomen Lukko va se prononcer en faveur de « l'apaisement de la guerre
des langues » et tenter de rapprocher les « Suédois » du mouvement fas-
ciste. Il y réussit en partie : de nombreux subsides « suédois » parviennent
au mouvement, mais les personnalités « suédoises » n'adhèrent guère. En
fait, si elles approuvent l'anticommunisme de ces mouvements, elles ne
peuvent accepter leur nationalisme ni leur volonté d'agir hors de la légalité.
Ce refus du « Parti suédois » de « descendre » dans la rue va éloigner le Parti
suédois du mouvement fasciste qui cherche à lui « forcer la main ». Le 7
juillet, après divers actes illégaux — en particulier des enlèvements et
diverses destructions — le Mouvement de Lapua organise, avec l'aide de
l'armée, une manifestation de masse à Helsinki. Cette manifestation groupe
quelque 12 à 15 000 participants dont environ 2 000 de langue suédoise
qui protestent contre l'attitude trop tiède des députés « suédois », et le
« neutralisme » de leur Parti. Par cette manifestation, les membres du
mouvement de Lapua et des autres sociétés fascistes tentent d'obtenir le
vote de lois anticommunistes et le ralliement des « suédois » sous la hou-
lette des deux hommes forts du pays : Svinhufvud et Mannerheim.
Svinhufvud est alors premier ministre et ne cache pas ses sympathies
pour le mouvement qui l'a amené au pouvoir. Mannerheim s'engage beau-
coup moins dans le mouvement. S'il est anticommuniste, c'est parce qu'il est
aristocrate et s'il est antisoviétique, il n'a jamais été russophobe, bien au
contraire. Il ne saurait donc approuver pleinement le mouvement fasciste.
Échouant dans son désir de regrouper la nation sous la direction bicéphale
des deux grands hommes de la contre-révolution de 1917-1918, le mouve-
ment fasciste échoue aussi à l'Assemblée qui refuse de voter les lois anti-
communistes qui lui sont proposées et est dissoute le 15 juillet.
Le 19 juillet, pour la première fois, le mouvement fasciste se livre à un
assassinat, à proximité dé la grande ville de l'est Viipuri. En même temps,
les représentants socialistes sont eux aussi attaqués en particulier à Tampere,
grande ville industrielle du centre de la Finlande et qui fut le bastion rouge
en 1918. Les enlèvements et assassinats se poursuivent tout l'été, frappant
communistes et socialistes. A Tampere, Turku, Helsinki, les syndicats par-
lent de grève générale. On en revient à la situation qui précéda la guerre
civile de 1918. Mais les réactions aux « coups de poing » fascistes sont
longues à s'organiser : la terreur s'installe dans le pays.
Au début d'octobre ont heu les élections législatives pour le remplace-
ment de l'Assemblée dissoute. Le pourcentage de suffrages exprimés est le
plus fort depuis l'indépendance (65,9 % contre 55,6 en 1929 ; 55,8 en 1927 ;
1. H faudra par exemple attendre 1937 pour que le président de la République soit « Finnois »
et non plus « Suédois ».
122 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

57,4 en 1924 ; 58,5 en 1922 ; 62 et 1919 et, à la veille de l'indpendance,


après la révolution de février 1917 : 69 %). En fait un grand nombre de
personnes ont été empêchées de voter, soit que cela leur fût interdit, soit
enfin qu'on leur ait interdit l'accès des bureaux de votes. Le grand vainqueur
est le Parti de l'Union, qui s'est nettement rangé aux côtés du Mouvement
de Lapua. Il passe de 28 députés à 42 (14,5 à 18,1 % des votes exprimés).
Le Parti socialiste n'a qu'imparfaitement récupéré les voix des électeurs
communistes qui, le plus souvent, comme ce fut parfois le cas pour des
électeurs socialistes, ne purent se rendre aux urnes. Il obtient cependant
soixante six sièges avec 34,2 % des voix. En fait cela représente une perte
de 6,7% des voix et de seize sièges. De son côté le Parti suédois perd deux
sièges et 0,4 % des voix.
Les lois anticommunistes sont votées dès l'ouverture de la session parle-
mentaire. Il semble que le fascisme soit en état de triompher. Cependant
il commet à son tour une faute énorme : il enlève et conduit à proximité
de la frontière soviétique l'ancien président de la République, Stâhlberg.
Le Président Kaarlo Juho Stâhlberg est surnommé « le père de la
Constitution ». Il fut le premier président de la Finlande indépendante et
appartient à la grande bourgeoisie. Il est considéré par beaucoup comme
un « Washington finlandais ». Le frapper, c'est frapper tous les partisans de
la légalité. En l'enlevant, le mouvement fasciste s'est aliéné une bonne part
de la population qui désormais va lui résister activement. Le jour même de
son enlèvement, le chef d'état-major de l'armée finlandaise, qui est soup-
çonné d'avoir participé à cet acte est relevé de ses fonctinos et le Suomen
Lukko disparaît. Cet échec — c'en est un, bien que l'enlèvement ait été
pratiquement réussi — marque le début du déclin du mouvement fasciste.
Le 27 février 1931 le Mouvement de Lapua tente de renouveler son
exploit du 23 février 1929. Une réunion de militants socialistes devant se
tenir dans une petite ville au nord de Helsinki, Mântsâla, les fascistes
interdisent cette réunion et s'organisent pour une marche sur Helsinki à
l'image de la marche sur Rome de Mussolini. Ils sont persuadés que le
nouveau président de la République : Svinhufvud, qui vient d'être élu par
151 voix contre 149 à Stâhlberg *, n'attend qu'une manifestation de masse
de leur part pour poursuivre l'action anticommuniste et antisocialiste qui
depuis octobre marque le pas.
Ils oublient qu'ils nef sont plus aussi bien suivis par les paysans, que les
syndicats, les partis socialistes et suédois se sont ressaisis, qu'ils ont une très
large majorité contre eux dans le pays et même à la Chambre. Ils oublient
aussi que l'état-major ne leur- est plus ouvertement acquis, que Mannerheim
n'a pas voulu les rejoindre et qu'enfin Svinhufvud lui-même ne peut aller
à l'encontre d'une volonté générale. Loin de chasser son ministre de la
Justice, qui est membre du Parti suédois, Svinhufvud lui ordonne d'in-
tervenir. Le 2 mars, Svinhufvud annonce par radio sa décision et de-
mande aux insurgés de rentrer chez eux : ceux qui persisteraient seraient
arrêtés et poursuivis en justice. Seuls quelques dirigeants sont finalement
arrêtés, les partisans ayant pour la plupart disparu après l'appel radiophoni-
que de Svinhufvud.
1. Le président est désigné par 300 grands électeurs.
LA MONTEE DU FASCISM.E EN FINLANDE, 1922-1932 123

Cette révolte marque la fin des tentatives des coups d'État fascistes, en
même temps que la fin de la période de « terreur noire ». Après l'interdiction
du Mouvement de Lapua et la disparition des autres mouvements fascistes,
à l'exception de l'A.K.S. qui reste « culturellement » puissante, un nouveau
Parti fasciste est constitué le 5 juin 1932 sous le titre de Parti populaire
patriotique (Isânmaallinen Kansarâiike) qui passera de 14 députés en 1933 à
8 en 1939.
Après cette violente secousse, la société finlandaise retrouve le chemin
de la démocratie sans pour autant que les lois votées à l'automne 1930
soient abrogées. A l'intérieur, cette crise a été assez rapidement surmontée,
mais elle laisse des traces profondes que raviveront les guerres de 1939-40
et de 1941-44. A l'extérieur, les membres finlandais du Komintern consi-
déreront encore en 1939 que le Mouvement de Lapua terrorise la population
et conseilleront de « libérer » la classe ouvrière finlandaise.
Jean-Jacques FOL.

ANNEXE
Les élections législatives de 1917 à 19451
1917 1919 1922 1924 1927 1929 1930 1933 1936 1939 1945
% des suffrages
exprimés 68,9 62 57,4 55,8 55,6
58,5 65,9 62,2 62,9 66,6 76,9
1 Communistes % 10,4 12,1 13,5
14,8 1,8 3,4 ~2 2J 48,5
Députés 27
18 20 23 1 5 2 2 49
2 Socialistes % 29 28,3 27,4
25,1 34,2 37,3 38,6 39,8 25
Députés 5360 60 59 66 78 83 85 50
Gauche (1+2) % 43,5 40 39,4 40,4 40,9
39,9 36 40,7 40,6 41,9 49,5
Députés 92 80 78 80 82
80 67 83 85 87 99
3 Agrariens % 20,3
20,3 22,5 26,1 27,3 22,6 22,4 22,9 24,5
Députés 45
44 52 60 59 53 53 56 49
4 «Suédois» % 12,4
12 12,2 11,4 10,8 10,4 11,2 10,1 10,1
Députés 25
23 24 23 21 21 21 18 18
5 Parti du progrès % 9£ 9,1 6,8 5,6 5,8 7,4 6,3 4,8 4,8
Députés 15 17 10 7 11 11 7 6 6
Centre (3 + 4+5) % 48^5 41,9 41,4 41,5 43,1 43,9 38,4 39,9 37,8 39,4
Députés 92 85 84 86 90 91 85 81 80 73
6 Parti de l'Union % 18,1 19 T7J "Ï45 18,1 10,6 10,4 13,6 11,1
Députés 35 38 34 28 42 18 20 25 32
7 IKL (fascistes) %
,
8^3 ~8£ 1^6
Députés 14 14 8
Extrême-droite
(6+7) % 11,5 18,1 19 17,7 14,5 18,1 18,9 18,7 20,2 11,1
Députés 28 35 38 34 28 42 32 34 33 32

1, Avant 1919, les partis du centre et de la droite n'existent pas sous la même forme
qu'après 1919 ; leurs regroupements sont différents, ainsi que leurs noms.
LES PROBLÈMES SOCIAUX
DANS LES ENTREPRISES HOUILLÈRES
DU NORD ET DU PAS-DE-CALAIS
DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Les événements de l'occupation ont aggravé dans le bassin minier le


malaise social préexistant. Quels ont été les facteurs qui ont contribué à
cette aggravation et en ont changé les données ? Quels ont été respecti-
vement ]e rôle des circonstances (c'est-à-dire les conséquences inévitables
d'une économie de pénurie), celui des Allemands, celui des compagnies ?
Pourquoi ce malaise social, loin de s'apaiser avec l'épuration et la natio-
nalisation, s'est-il au contraire exaspéré, pour aboutir aux terribles grèves
de 1947-48 ?
Pour répondre à ces questions, les sources ne manquent pas. Mais
l'absence de recul, la permanence des rancoeurs, qui commencent seulement
à s'apaiser, rendent leur interprétation délicate. Il se peut que notre
recherche des garanties d'objectivité ait parfois été surprise. Qu'il soit
néanmoins établi que, tout en nous méfiant de la subjectivité comme de la
peste, nous avons observé avec le plus grand respect toutes les positions et
toutes les attitudes l.
1. SOURCES PRINCIPALES
I — Archives des Charbonnages de France.
Malheureusement, ces archives, non classées, s'empilent en désordre dans les caves. Ont pu
cependant être consultées :
A. Au siège central des Charbonnages de France, 9 avenue Percier, à Paris :
— Les liasses provenant du Comité d'organisation des combustibles et minéraux soliAes
(registres d'absentéisme, enquêtes sur la santé des mineurs).
B. Aux Houillères du Nord et du Pas-de-Calais, rue des Minimes à Douai :
1. Les liasses provenant de la chambre des Houillères devenue avec la guerre le
Comité d'organisation des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais. Elles contiennent :
fl) des tableaux statistiques (enquêtes mensuelles sur la production, les rendements,
les effectifs, etc., enquêtes trimestrielles sur la composition du prix de revient) ;
b) les instructions du service des mines allemand, ainsi que les comptes rendus
des conférences entre représentants des compagnies et conseillers militaires ;
c) des notes et circulaires sur des sujets divers (salaires, ravitaillement, syndicats,
grèves, mesures répressives) à travers lesquelles se révèle la vie quotidienne
de la mine avec ses conflits.
2. Les procès-verbaux des séances du conseil de gérance du comptoir des mines de
Douai. Ce conseil se réunissait une fois par quinzaine. Il s'occupait essentiellement
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 125

— I —
LES DONNEES DU MALAISE SOCIAL AVANT GUERRE

L'introduction de la rationalisation du travail dans les mines avant


guerre, avait été une des causes essentielles de l'aggravation des tensions
sociales. Comme les profits les plus intéressants venaient non pas de la
houille marchande, dont les prix stagnaient, mais de ses produits dérivés,
les compagnies avaient surtout investi, à partir des années Trente, dans les
installations de surface et dans les industries annexes (fours à coke, asso-
ciations avec Kuhlmann, distillation de la houille), tandis qu'au contraire,
elles avaient limité leurs dépenses pour l'équipement du fond, se contentant
de mécaniser l'abatage à 88 %, mais sans poursuivre leur effort au reste
des installations : il devenait, en effet, plus rentable, étant donné l'évolu-
tion du marché, de mettre l'accent sur l'amélioration du travail humain que
de continuer à investir dans l'équipement.
L'introduction de la rationalisation du travail s'était accomplie sous
deux formes : une forme achevée d'abord, celle du système Bedeau qui
consistait à décomposer scientifiquement le travail du mineur en unités.
Un ouvrier moyen devait produire 60 unités. Selon qu'il dépassait ce
nombre ou ne l'atteignait pas, il était payé davantage ou pénalisé. Le
salaire était donc individuel. Mais ce système ne pouvait être introduit par-
tout, soit parce qu'on manqua de cadres spécialement formés à la techni-
que du chronométrage, soit parce que la facture de la veine ne permit pas
un calcul scientifique du travail humain. Dans ce cas, les ouvriers étaient
répartis en petites équipes de deux ou trois membres, chaque équipe ayant
son propre programme de tâche et son propre barème de salaires. Cepen-
dant la rationalisation, quelle que fut sa forme, n'était pas encore généra-
lisée dans les mines en 1936. Dans beaucoup de fosses, on continuait à
pratiquer le système traditionnel des salaires : tous les ouvriers du fond

de la vente et de la répartition de la production charbonnière. Les problèmes


financiers des compagnies y sont fréquemment évoqués.
3. Les liasses concernant la période de Décembre 1944 à Décembre 1948 :
— Procès-verbaux des réunions entre Administrateurs provisoires et syndicats ;'
— Dossiers grèves : 1947-1948.
H. — Les rapports des Préfets.
Nous devons d'en connaître la teneur à l'obligeance des correspondants départementaux
du Comité d'Histoire de la seconde guerre mondiale, qui nous ont permis de consulter
une partie de leur documentation.
III. — Les Périodiques.
Le Nord industriel (1936-1944 ; 1946-1947), Le Nord charbonnier (1938-1939), La
Voix du Nord (septembre 1944-mai 1945). —• La Presse syndicale : Le Pays noir (juillet
1939) ; La Tribune des mineurs (1944-1945). — La Presse clandestine (Bibliothèque
Nationale et Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine).
Sigles :
OFK : OberFeldKommandantur.
C.O.H. : Comité d'Organisation des Combustibles et Minéraux Solides.
C.H. : Chambre des Houillères, Douai.
C.G. : Conseil de Gérance.
126 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

formaient un groupe. On ne connaissait que le gain total du groupe qui


était réparti entre ses membres, selon l'échelle de chacun. Pour se protéger
contre une fixation défectueuse des prix de tâche, les ouvriers bénéficiaient de
la clause du salaire moyen conventionnel, en dessous duquel la moyenne des
salaires payés à l'ensemble des ouvriers ne devait pas descendre. En fait,
jusqu'en 1936, le salaire réel moyen des ouvriers ne s'était pas tellement
écarté du salaire moyen conventionnel, tandis que le rendement passait de
960 à 1 300 kg.
Cette incitation au rendement entraînait inévitablement un renforce-
ment de l'emprise sur la main-d'oeuvre. Le régime de discipline dans les
charbonnages était traditionnellement dur : les compagnies avaient leurs
propres services de police, baptisés pudiquement « équipes de surveillance »,
chargés de ficher les ouvriers et de dépister les meneurs et qui opéraient
jusque dans les corons. Directeur général, ingénieurs et porions étaient
séparés par de sévères règles hiérarchiques. Les poroins, en particulier,
jouaient un rôle essentiel dans la fixation du salaire, puisqu'ils avaient à
contrôler la bonne exécution des programmes de tâche. Hormis le cas de
veines épaisses et sans accident — où le système Bedeau pouvait être
employé —, ce contrôle comportait une grande part d'appréciation person-
nelle, car il fallait tenir compte des conditions du gisement et des difficultés
qui pouvaient surgir. Or, les porions étaient d'autant plus enclins à se
montrer exigeants, que leur traitement dépendait en partie des quantités
de charbon extraites. Si l'extraction était jugée insuffisante, une partie de
leurs primes sautait, à moins qu'ils ne se missent à couvert grâce à un
rapport ou par des amendes. Aussi les porions — quelles que fussent leurs
qualités de caractère, même s'ils avaient l'esprit de camaraderie et étaient
par nature tolérants — devenaient-ils, par la force du système, les artisans
de l'incitation au rendement. Leurs rapports avec leurs hommes étaient sou-
vent tendus, en particulier lors de la fixation du salaire à la tâche qui don-
nait lieu à des marchandages et à des disputes qui dégénéraient parfois en
pugilats. C'est pourquoi, ils étaient choisis en fonction de leur carrure et de
la puissance de leur voix et que, pour se faire obéir, ils disposaient d'une
gamme de sanctions qui allait de la simple amende à la mise à pied. Tout
cela formait un milieu extrêmement dur dans lequel le commandement
s'exerçait de façon brutale et sans égard pour la personne.
Mais le Front Populaire avait porté un coup mortel à ces pratiques auto-
ritaires. Mortel en ce sens que, dans l'esprit des mineurs, elles appartenaient
désormais à un passé révolu. Et à cet égard, la date de juin 1936 est une
coupure plus importante que celle de la nationalisation. Système Bedeau
et salaire individuel avaient été interdits par les conventions collectives.
Celles-ci avaient également introduit — afin de garantir l'ouvrier contre les
abus du salaire à la tâche — une clause de salaire minimum, qui était
accordée au mineur n'ayant pas réussi à atteindre par son travail le taux
du salaire moyen conventionnel. L'écart entre le salaire moyen conven-
tionnel et le salaire minimum s'appelait le décalage. Certes, dès avant la
guerre, ces conquêtes avaient été menacées par la contre-offensive patronale :
l'échec de la grève de novembre 1938, puis le démantèlement des syn-
dicats mineurs, avaient permis aux compagnies de se débarrasser des
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 127

meneurs et de reprendre en main leurs ouvriers. Un arbitrage du ministre


de Monzie en 1939 avait amorcé un retour à la pratique du salaire par
petites équipes. Malgré tout, l'essentiel des acquisitions des conventions col-
lectives était encore, en 1940, inentamé.

— II —
L'IMPACT DES EVENEMENTS DE L'OCCUPATION

Là-dessus survint la guerre, puis l'occupation, avec ses conséquences


sur la santé des exploitations minières. Celles-ci peuvent se résumer en une
phrase : la production fut poussée au détriment de la productivité. Pour
éviter que la baisse des rendements ne retentît sur la production, les
compagnies durent embaucher une main-d'oeuvre déqualifiée et allonger
considérablement la durée du travail *. Cette politique, contraire aux règles
d'une saine gestion, peut, à première vue, surprendre. Elle était en fait im-
posée, par la crise charbonnière française — qui obligeait le gouverne-
ment de Vichy à utiliser au maximum les ressources houillères du pays —
et par la volonté de l'occupant. Les compagnies du Nord et du Pas-de-Calais
étaient en effet placées sous la tutelle étroite et vétilleuse du service des
mines de YOberFeldKommandatur 670 de Lille, qui, lui-même, dépendait
du BergKohle-West de Bruxelles, organisme chargé du contrôle des char-
bonnages des pays occupés de l'Ouest. Or, le Béko-West avait une politique
très simple : d'une part, il favorisait les bons gisements, comme celui de la
Campine, aux dépens des anciens, en leur réservant la meilleure main-
d'oeuvre disponible et la majeure partie des maigres fournitures d'outillage,
d'autre part, il exigeait une augmentation immédiate de la production,
sans se soucier des conséquences à long terme. C'est pourquoi, si les auto-
rités allemandes et françaises étaient d'accord pour attendre des entreprises
houillères du Nord et du Pas-de-Calais une augmentation de la production
d'environ 35 %, celles-ci ne devaient compter pour atteindre ces objectifs 2,
ni sur un approvisionnement préférentiel en matières premières, ni sur une
restitution des mineurs prisonniers.' L'occupant était bien décidé, si les
méthodes orthodoxes préconisées par le plan français ne suffisaient pas,
à recourir à d'autres moyens, dussent la rentabilité et l'avenir du gisement
en souffrir. De fait, c'est ainsi que les choses se passèrent 3. Mais, tous
les efforts allemands pour hisser la production au niveau des programmes de

1. Cf. annexe I, tableau n° 1, p. 145.


2. Le plan français (commission Lousteau) et le plan allemand (plan Roelens) prévoyaient
tous deux de porter la production journalière du bassin à 133 000 T. Mais dans l'esprit
du ReichsKohlenKommissar, cette augmentation de la production était surtout destinée à
l'Alsace Lorraine dont l'approvisionnement ne serait plus ainsi à la charge de la Sarre
et de la Ruhr.
Sources : Sur la Commission Lousteau : C.G. : conférences journalières, avril 1941.
Sur les projets allemands : Impérial War Muséum FD 257/45 et FD 1808/44.
Nous remercions également M. le Professeur Alan S. Mîlward pour les notes qu'il nous
a communiquées sur la -politique charbonnière allemande dans les pays occupés.
3. Cf. annexe II, les réactions allemandes.
128 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

consommation échouèrent et la baisse des rendements fut la cause prin-


cipale de cet échec.

***
Cette chute des rendements était inévitable et il nous est relativement
facile d'en déceler les raisons naturelles d'ordre technique et d'ordre humain,
grâce aux nombreuses statistiques que nous possédons, tant sur la décom-
position du rendement du fond par hommes et par postes, que sur les causes
de la rjrogression de l'absentéisme.
La décomposition du rendement du fond par hommes et par postes fait
apparaître le rôle joué par la désorganisation des travaux accessoires et
d'entretien dans la baisse du rendement générall. En effet, si le nombre
d'hommes nécessaires pour produire 1 000 T de houille est passé de 822
en 1941 à 1 206 en 1944, soit une augmentation de 46 %, les effectifs aux
postes d'abattage n'ont augmenté durant la même période que de 20 %,
tandis que, pour les autres postes du fond, ils augmentaient de plus de 60 %.
Cette immobilisation de la main-d'oeuvre à des travaux improductifs était
provoquée par la pénurie de matières premières et la difficulté d'entretenir
l'outillage. Faute d'appareils de desserte suffisants, il fallait plus d'hommes
au roulage ; faute de bois de mine, il fallait réduire la largeur des havées,
récupérer les bois et donc employer plus d'hommes au boisage. Ces incon-
vénients étaient encore aggravés par la surexploitation des mois d'hiver.
Durant cette saison, pour faire face aux besoins, on concentrait les efforts
sur l'abattage. Mais les beaux jours revenus, il fallait rattraper le retard dans
le travail au rocher et à l'entretien, et pour cela, distraire des abatteurs de
leur tâche. Finalement, les travaux accessoires formèrent l'élément le plus
lourd du prix de revient. Ainsi apparaît le facteur technique dans la baisse
du rendement. En janvier 1943, dans une conférence de presse, M. Robinet,
président de la commission d'équipement du comité d'organisation des
houillères, expliquait l'échec du « plan Lousteau » par les contingentements
de matières premières : ceux-ci ayant entraîné la désorganisation du cycle
de taille, quelle pouvait être l'utilité d'un bon rendement à l'abattage, si le
reste de la taille ne suivait pas son rythme ?
L'étude des registres d'absentéisme nous permet de constater 2 : 1) une
progression régulière du pourcentage d'absentéisme par rapport au nombre
de postes effectués, pourcentage qui passe de 8,4 % en 1941 à 18 % en avril
1944 (environ 8 % dans les années d'avant-guerre) ; 2) la disparition de certai-
nes causes d'absentéisme d'avant-guerre, telles que les variations saisonnières
dues aux congés payés et les absences inexcusées comme celles de « la Saint-
Lundi » par exemple. Les raisons en sont évidentes : une absence non moti-
vée risquait de coûter cher. Quant aux congés payés, les Allemands, après
les avoir réduits à douze jours par an, exigèrent qu'ils soient pris par portions
de trois à six jours étalées sur toute l'année.

1. Cf. annexe I, tableau n° 2, p. 145.


2. Cf. annexe I, tableau n° 3, p. 146 (C.O.H. registres absentéisme).
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 129

Remarquons au passage que le chômage technique résultant de sabotages


ou de bombardements n'a jamais dépassé le taux de 1,78 %, sauf évidem-
ment pour la période postérieure à avril 1944 qui vit une asphyxie pro-
gressive de la mine, provoquée par- la destruction des voies de communica-
tion. Ainsi se trouve confirmé ce que nous savions sur la difficulté des sabo-
tages au fond : ceux-ci, pour des raisons de sécurité et de répugnance
psychologique, se bornèrent le plus souvent à la mise hors d'état de fonc-
tionner des installations électriques. Leurs effets étaient limités, les ouvriers
étant, en attendant la réparation des dégâts, répartis dans d'autres fosses.
Blessures et maladies furent donc les deux grandes causes de la pous-
sée d'absentéisme. Le taux d'absentéisme pour cause de blessures passa de
2,5 % en janvier 1941 à 4,14 % en janvier 1944 (pourcentage calculé par
rapport au nombre total de postes effectués). Plus encore que les graves
accidents de travail, ce furent les petites blessures qui augmentèrent, celles-
ci étant très nombreuses en particulier chez les jeunes galibots : ainsi
apparaît le rôle de la déqualification de la main-d'oeuvre. Quant au taux
d'absentéisme maladie, outre ces variations saisonnières (il est plus fort
l'hiver que l'été) et accidentelles (influence d'une grève), il est celui qui mar-
que la plus forte progression en cette période, puisqu'il passe de 4,7 % en
1941 à 8,33 % en 1944. Il révèle l'épuisement d'une main-d'oeuvre, que les
avantages alimentaires n'arrivaient pas à compenser. Ce ne sont que galibots
qui s'évanouissent de fatigue, progrès des maladies professionnelles telles
que la gale ou la silicose, brusques épidémies de diphtérie ou de typhus
chez les Russes. La tuberculose, en particulier, exerça ses ravages. En
1943, les sociétés de secours des ouvriers et employés des mines étaient
en déficit, 35 % de leurs recettes étant absorbées par les dépenses d'indemnité
maladie.
Mais si les causes naturelles de la chute des rendements apparaissent avec
quelque précision, il est, en revanche, plus délicat d'évaluer le rôle joué
par ce que les Allemands appelaient « l'esprit de flânerie s>. Pour limiter leur
effort, les ouvriers employaient deux procédés : la baisse volontaire du
rendement et la mise en congé abusive en simulant une maladie ou en
provoquant une blessure. Ils faisaient preuve, dans ce dernier cas, d'une
grande imagination : une plaie pouvait être créée par l'application de caus-
tiques acides ou alcalins, puis on l'entretenait en la frottant avec un bouchon,
du papier de verre ou un chiffon garni de sable. Un abcès était provoqué soit
par l'inclusion de corps étrangers septiques, soit en se piquant avec une
aiguille infectée de tartre dentaire. Les Russes, plus simplement, se don-
naient un coup de marteau ou de ciseau sur les articulations phalangères.
Malheureusement, ces mutilations, comme la baisse volontaire du rendement,
échappent à toute comptabilité. Nous sommes obligés pour apprécier leur
importance, de nous fier aux rapports du service des mines de l'OFK 670.
Or, durant la première année d'occupation, les Allemands, à la différence des
compagnies, ne s'alarmèrent pas outre mesure des effets de la mauvaise
volonté ouvrière. Ils attribuèrent d'abord celle-ci à la dureté patronale, puis,
à partir de janvier 1941, à la pénurie de denrées et à la propagande commu-
niste. Mais ils espéraient encore redresser la situation grâce à des avan-
tages alimentaires et par des mesures coercitives. Après la première vague de
130 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

sabotages de l'automne 1941, le ton changea. Au début de l'année 1942,


le rendement qui, depuis la grève du mois de juin s'était lentement redressé,
s'effondrait, tandis que l'absentéisme, qui en 1941 avait encore des chiffres
voisins de ceux de 1938, progressait en flèche. L'occupant y vit la preuve
d'une insubordination grandissante. Bientôt convaincu que cette insubordi-
nation était la cause première de la stagnation de la production, il multiplia
les mesures destinées à dépister les flâneurs et à réprimer les mauvais ren-
dements : les compagnies durent tenir des états très détaillés des causes
d'absentéisme ; les ouvriers qui n'avaient pas achevé leur cycle de taille,
furent maintenus au travail au-delà de la durée normale, ceux dont les
bordereaux de salaire révélaient un brusque fléchissement du rendement,
furent arrêtés ; les médecins des mines reçurent des instructions pour que
les pansements des blessures soient des pansements occlusifs, plâtrés et scellés
et les congés maladies qu'ils accordèrent furent contrôlés par des médecins
allemands 1.

— III —
LA POLITIQUE DES COMPAGNIES MINIERES
ET SES CONSEQUENCES
Mais l'occupant n'était pas le seul à se préoccuper de la baisse continuelle
des rendements. Les entreprises minières s'en inquiétaient également, à
cause de ses répercussions sur la santé des exploitations : elle aggravait, en
effet, les conséquences néfastes d'une économie de pénurie sur une industrie
qui présentait — déjà avant-guerre — des signes de vieillesse. Il devenait
difficile, puis — à partir de 1942 — impossible, d'investir dans des travaux
neufs. Les activités les plus lucratives devaient être réduites. La production
de coke était contingentée car, faute de charbon gras, on ne pouvait, en
même temps, alimenter Paris et la métallurgie en énergie : il fallait choisir.
La production d'agglomérés, faute de liant, —c'est-à-dire de brai allemand,
— s'écroulait. Plus on poussait l'extraction de la houille, plus les frais de
gestion s'alourdissaient. De 1940 à 1944, les prix de revient augmentaient de
76 %, tandis que la part des frais de main-d'oeuvre dans le prix de revient
passait de 60-65 % à 70 % 2.
Certes, le trésor public versait aux entreprises minières une indemnité
compensatrice qui leur assurait un bénéfice d'environ 10 à 12 francs par
tonne de houille marchande, mais toutes les compagnies étaient d'accord
pour estimer cette marge bénéficiaire insuffisante en regard de l'effort
financier qu'elles auraient à fournir lorsque la paix serait revenue. Nous ne
voulons pas entamer ici un débat sur la question de savoir si les compagnies
réalisèrent ou non pendant la guerre de scandaleux profits. Il serait d'ailleurs
difficile de les évaluer, les archives permettant de le faire ayant été disper-
sées. La situation ne devait pas être la même pour les petites sociétés qui,

1. Circulaires C.O.H. 1942 / C.H. 1942-1943.


2. Cf. annexe I, tableau n° 4 (C.H. statistiques trimestrielles). Dans ce calcul, on a compté
dans le prix de revient, la somme prévue par la loi en 1942 pour les travaux neufs
(&= amortissement). Si on retire cette somme, la part des frais de main-d'oeuvre passe
de 65 à 76 %.
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 131

déjà avant-guerre, étaient incapables de verser des dividendes à leurs action-


naires, et pour les grandes qui, disposant de fortes réserves et d'un solide
portefeuille, pouvaient regarder l'avenir avec sérénité. Ce qui est certain,
en tout cas, c'est que toutes les compagnies envisageaient le retour à une
économie de paix avec inquiétude, car celle-ci coïnciderait, elles en étaient
persuadées, avec une gigantesque inflation, véritable bombe à retardement
qui éclaterait au moment où elles devraient renouveler de fond en comble
leur outillage.
La situation justifiait donc un retour aux méthodes de rationalisation, non
seulement parce qu'elles devaient permettre d'enrayer les effets de la dégra-
dation des conditions d'exploitation, mais aussi parce que, étant donné les
difficultés de l'heure, seule une action sur le rendement humain restait
techniquement possible. Mais ce retour à la rationalisation permettait éga-
lement de renouer avec le régime traditionnel des mines que les événements
de 1936 avaient malmené et que la réaction de 1938 avait bien imparfaite-
ment rétabli.
Déjà la commission Lousteau, dans son rapport final de mars 1941, avait
conclu que le succès du plan de production dépendait en grande partie d'une
révision des conventions collectives et d'une restauration des habitudes de
discipline. On y lisait notamment : « La concentration ne peut donner ses
effets qu'avec une discipline ouvrière suffisante. En dehors des vagues de
fond comme celle de 1936, l'expérience prouve que nous possédons encore
les moyens d'une discipline suffisante... Dans ces dernières années la men-
talité ouvrière a été peu favorable au rendement du travail... L'ouvrier
s'est trouvé soumis à une propagande tendancieuse et intéressée qui trouvait
de nombreuses justifications dans les conditions nouvelles de travail. La
propagande étant d'autant plus facile à conduire qu'elle était uniquement
dirigée contre quelqu'un ou contre quelque chose, ce qui lui permettait de
faire à peu de frais l'unanimité et qu'en contre partie elle ne rencontrait
rien... Comment s'étonner que l'ouvrier abandonné à lui-même ait prêté
une oreille attentive aux théories ainsi propagées ? Le terrain était fertile. Le
grain, surtout le mauvais, ne pouvait germer qu'en abondance. Restaurer le
goût du travail et de la discipline, qu'est-ce donc sinon combattre les mau-
vais effets de cette propagande ? * ».
Les compagnies minières étaient d'autant plus disposées à suivre ces
,

conseils que le rattachement de la zone interdite au commandement de


Bruxelles et la tutelle du service des mines de l'OFK 670 leur permettaient
de contourner certaines dispostions légales. Aussi, dès les premiers mois qui
suivirent la défaite, le système Bedeau et le salaire individuel étaient-ils
réintroduits. En décembre 1940, sept compagnies les réutilisaient en partie,
trois d'entre elles à plus de 50 %. En même temps, les entreprises houillères
s'efforçaient d'enlever toute portée à la clause du salaire minimum. Celle-ci
permettait, en effet, aux mineurs de relâcher leur effort en toute impunité.
En décembre 1940, 12 % des ouvriers du bassin étaient payés au salaire
minimum. Dans certaines fosses, le pourcentage atteignait 50 %. Ni l'accen-
tuation du décalage en faveur du salaire moyen conventionnel, ni la retenue
de 8 % sur ce salaire moyen conventionnel n'avaient pu enrayer cette.
1. C.G.. conférences avril 1941.
132 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ,ET CONTEMPORAINE

tendance, car ces sanctions, efficaces pour les baisses de rendement indivi-
duelles, perdaient tout pouvoir coercitif lorsque ces baisses de rendement
devenaient collectives. Aussi, en octobre 1942, les compagnies avaient-elles
sollicité du ministre Bichelonne, le droit de refuser le salaire minimum aux
ouvriers qui auraient gagné moins de 80 % du salaire moyen conventionnel,
et de leur remettre uniquement le gain de leur travail. Le ministre n'accorda
qu'une baisse de salaire équivalent à un déclassement à la catégorie infé-
rieure, en y mettant comme condition que l'effectif des ouvriers atteint par
ce déclassement ne dépasserait pas 5 % de l'effectif total. Quelques compa-
gnies jugèrent cette décision insuffisante et, avec l'autorisation de l'OFK 670,
appliquèrent aux ouvriers fautifs une baisse de salaire de 15 % (plus le
retrait des primes, ce qui équivalait pour un ouvrier à base 10 à être payé
comme un bon aide mineur), avec la possibilité d'étendre cette sanction à
45 % des effectifs i.
Toutes ces mesures s'accompagnèrent évidemment d'un renforcement dé
la discipline. Ingénieurs et Porions disposèrent d'une autorité sans pareille.
Outre les sanctions habituelles, ils pouvaient par une mauvaise estimation
provoquer le déclassement d'un ouvrier ou bloquer l'avancement d'un ga-
libot. Or, plus la main-d'oeuvre devenait rétive, plus les occasions de conflit
entre mineurs et maîtrise se multipliaient. Par une logique impitoyable,
plus les rendements baissaient, plus les sanctions s'alourdissaient. Un mineur
surpris en remontant du fond avec une « gaillette » ou du bois était puni
d'une amende de 20 à 50 F (salaire journalier, base 10, 90 F). Un ouvrier
puni de mise à pied temporaire 2 devait désormais continuer à travailler,
mais il ne touchait plus que la moitié de son salaire. Bientôt, un mur d'in-
compréhension sépara l'encadrement de la main-d'oeuvre. Ceci était, répé-
tons-le, inévitable : la nature même du travail, les circonstances nées de
l'occupation ne pouvaient que glacer les dispositions de tolérance de nom-
breux porions. Il est cependant indéniable qu'un certain nombre d'entre eux
abusèrent de leurs pouvoirs, soit par esprit de vengeance (parce qu'ils
n'avaient pas pardonné certains incidents de 1936 et de 1940), soit par
facilité. Il était en effet tentant de clore une discussion avec un ouvrier
récalcitrant en lui disant : « si tu n'es pas content, on manque de travailleurs
en Allemagne » ; ou encore de rabrouer un galibot : on n'avait pas besoin
de prendre de gants avec eux. Souvent, les ordres qu'ils recevaient
s'accompagnaient d'injures bien senties. Parfois, on les frappait. « Nous ne
sommes pas des chiens, nous avons le droit au respect de notre personne »,
écrivait en janvier 1941 lé journal clandestin, Le Cri du jeune mineur.
Certes ce tableau mériterait d'être nuancé. L'offensive patronale fut
plus poussée dans certaines compagnies que dans d'autres. C'est durant les
premiers mois qui suivirent la défaite de 1940 que cette offensive fut pous-
sée à son maximum — c'est-à-dire avant que les Allemands ne s'en mêlent
et ne viennent compliquer les problèmes. A partir de 1943, les pratiques
autoritaires se relâchèrent et les directions opposèrent une inertie toujours
plus grande aux exigences de l'occupant.

1. C.H., 29 janvier 1941 / 9 mars 1942 / 26 octobre 1942 / 26 février 1943.


2. Les Allemands avaient interdit le renvoi définitif.
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 133

Il n'empêche que durant toute la guerre régna dans le bassin une


atmosphère oppressive. Car aux conflits du travail s'ajoutait la peur de
l'occupant. Certes, en temps ordinaire, on ne voyait jamais celui-ci sur le
carreau. Et même, en cas de troubles, il avait bien soin d'y envoyer d'abord
les gendarmes. Mais, il savait tout ce qui se passait à la mine ; il était ren-
seigné aussi bien sur ce qui concernait l'exploitation — grâce à l'amas de
paperasses et de statistiques qu'il exigeait des compagnies — que sur l'état
d'esprit des mineurs. Et ses réactions ne tardaient guère ! De là, un climat
de haine et de peur : haines nées des conflits du travail et des jalousies
catégorielles ! Haine des Priem, des Legay et autres traîtres qui coiffaient le
syndicat officiel ! Haine des Polonais VolksDeutsche, mouchards patentés !
La peur aussi : peur des représailles du vieux mineur que les années et la
dureté des temps avaient rendu placide et qu'effrayait la témérité des
galibots, ces jeunes exaltés, attirés par les F.T.P., et qui, pour un oui ou
pour un non, se faufilaient de galerie en galerie, pour tenter de déclencher
une grève. Peur, à l'inverse, des excommuniés pour crime de collaboration.
Et nous devinons quel devait être le poids de cette excommunication dans
cet univers des corons, où rien n'est caché, où la vie de chacun se déroule
au' grand jour. Quelle tension constante devaient éprouver ceux qui en
étaient l'objet et qui ne pouvaient, comme Kléber Legay, déménager dans
une grande ville ! Usure, climat oppressif, immoralité ambiante, tout con-
courait pour faire de la mine, un milieu d'une excessive rudesse. Il est com-
préhensible que certains jeunes du S.T.O., volontaires pour la mine mais
étrangers au bassin, n'aient eu ni la santé, ni les nerfs assez solides pour y
résister, malgré la sollicitude bourrue dont ils étaient entourés.

* **
Comment s'étonner dans ces conditions que, dès le mois d'août 1940,
malgré le démantèlement et les divisions internes des mouvements syndi-
caux, une action ouvrière ait repris sous la forme de débrayages et de
manifestations spontanées, qui, de mois en mois, gagnèrent en puissance et en
organisation ?
Comment s'étonner que rapidement cette action ait pris une dimension
patriotique, épaulant par là une résistance qui, semble-t-il, n'a pas eu son
équivalent dans aucune région urbaine de France ? Il n'est, pour s'en rendre
compte, que de lire les rapports du Sous-Préfet de Béthune qui, dès 1942,
signale le danger d'une insurrection générale et la démoralisation de la
police, et qui avoue, en 1943, après la capitulation de l'Italie : « Pour la
première fois depuis 1940, je ne peux plus garantir le maintien de l'ordre ».
Certes, bien des causes expliquent cette précocité et cette outrance de la
résistance et de l'action syndicale :
— d'abord la puissante cohésion de ce milieu, façonné par le moule de
la mine et du coron, ce qui explique que les émotions s'y propagent à une
vitesse extraordinaire et qu'un petit incident peut dégénérer en un
énorme mouvemnt de masse ;
— la vigueur des traditions syndicales ;
— la vigueur des traditions patriotiques, spontanément réveillées par
134 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

l'invasion de 1940, qui rappela, par l'âpreté des combats et par la brutalité
d'un ennemi plus soucieux alors de sécurité que de propagande, celle de
1914. L'Allemand était revenu avec les mêmes méthodes de désignation
d'otages, la même rage destructrice lorsqu'il était tenu en échec, comme, par
exemple, celle dont il fit preuve à Oignies et à Courrières qui eurent le triste
privilège d'être les premiers villages martyrs de France. Ni la cessation des
hostilités, ni Mers-el-Kébir ne vinrent atténuer la haine qu'ils inspiraient.
Le Nord et le Pas-de-Calais, y compris le bassin minier, restèrent la région
la plus anglophile de France. « Les populations attendent un nouveau 1918.
Reprochant au Gouvernement d'avoir signé l'armistice, elles n'attendent plus
de salut que de l'Anglais », écrivait en novembre 1940 le préfet chargé de
Mission Ingrand, qui concluait son rapport en disant : « De nombreux
éléments mettent dans la victoire anglaise, leurs espoirs de retrouver les
heureux temps du front populaire » ;
— l'influence du Parti communiste qui, avant juin 1941, a retrouvé toute
son audience ;
— l'importance économique de l'industrie charbonnière qui permettait
aux mineurs d'entreprendre des grèves. Dans d'autres industries, perpé-
tuellement menacées de fermeture, cela aurait été extrêmement dangereux.
Et les mineurs se rendaient parfaitement compte de cet atout. Ne lit-on
pas sur un tract diffusé pendant la grève de mai 1941 : « Nous déporter
en Allemagne ? Ali la bonne blague ! ce sont les généraux de MM. Hitler et
Mussolini qui viendront faire le charbon à notre place ? » Certes, cette
assurance devait, hélas, recevoir un sanglant démenti. Il est exact cependant
que les Allemands durent renoncer à des arrestations trop massives. Ayant,
en 1943, arrêté 300 ouvriers de la Compagnie de Liévin pour mauvais
rendements, ils furent obligés d'en relâcher la majeure partie parce que la
production avait baissé en catastrophe ;
— mais la cause principale réside dans la nature des relations entre la
main-d'oeuvre et les milieux qui la dirigeaient. C'est l'aggravation de ces
relations pendant la guerre qui permit aux facteurs énumérés ci-dessus de
jouer à plein leur rôle. Le fossé était si profond que ni l'épuration, ni la mise
en route de la nationalisation ne purent le combler. Au contraire, elles
le creusèrent davantage, laissant des blessures encore aujourd'hui mal cica-
trisées. Cette prolongation des rancoeurs au-delà des circonstances qui les
avaient fait naître est spécifique aux mines.

— IV —
LA CRISE DE L'EPURATION :
SES DONNEES, SES CONSEQUENCES

Que le patronat français fasse, à la libération, figure d'accusé est une


évidence ! Bien que la résistance ait recruté dans tous les milieux, y compris
les milieux patronaux, le patronat, en tant que groupe de pression, est
déconsidéré. On lui reproche la solidarité de ses organisations avec le
régime de Vichy, son attentisme, sa recherche du profit qui ouvrait la voie
à la collaboration économique. Que dans l'esprit des classes ouvrières, les
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 135

griefs d'ordre patriotique et d'ordre social aient été étroitement mêlés, cela
est vrai également.
Mais que, dans toutes les catégories ouvrières, l'accusation de délit social
ait exaspéré, sustenté, l'accusation de délit de collaboration ? Ou pour parler
plus clairement — qu'il y ait eu pendant l'occupation, une aggravation des
tensions sociales existant avant-guerre ? Cela est beaucoup moins sûr ! Il
faut, dans ce domaine, établir des nuances selon les secteurs économiques et
selon les zones d'occupation. La situation n'était pas comparable entre
d'une part les industries de base et d'équipement, et d'autre part, les
industries de consommation ; ou encore entre les industries qui intéres-
saient les Allemands (et qui étaient en zone occupée proprement dite
classées Rilstung et Betrieb), et les industries réservées à l'usage français.
Il est possible que dans le cas des secondes, il y ait eu, malgré l'accrois-
sement de la misère, des points de rencontre entre main-d'oeuvre et em-
ployeurs, qui vinrent émousser la tension sociale aiguë qui existait en
1938. Et par « points de rencontre s>, il ne faut pas entendre un sentiment
national désincarné face à l'envahisseur, mais des points de rencontre
concrets, sur le plan de l'entreprise et du travail.
Prenons le cas, par exemple, de l'industrie textile roubaisienne. Celle-ci,
groupée en Warenstelle, coupée de ses anciens fournisseurs et de ses anciens
clients, ne vit qu'à condition de recevoir d'Allemagne, fibres synthétiques et
commandes. La majeure partie de sa production est destinée au Reich et il
ne peut en être autrement. Mais, jusqu'à l'automne 1943, les Allemands ne
s'intéressent que médiocrement à elle. Après avoir utilisé ses stocks jusqu'à
épuisement, ils ne passent que des commandes épisodiques et limitées à
quelques entreprises. A partir de 1942, ils inaugurent les concentrations
industrielles : on ferme un certain nombre d'établissements sous prétexte
d'améliorer l'approvisionnement en énergie de ceux qui restent ouverts et
qui pourront travailler 56 heures par semaine : en fait, il s'agit de déporter
la main-d'oeuvre. Les industriels eurent donc à lutter pied à pied contre les
confiscations, le manque de charbon, les fermetures. Pour saboter les
concentrations, les chambres de commerce multiplièrent les mesures dila-
toires. Il y avait donc là un point de rencontre avec la main-d'oeuvre, car
le souci qu'avait un directeur de protéger son entreprise rejoignait les
préoccupations ouvrières qui étaient d'éviter la désembauche et le départ en
Allemagne. Surtout que chez beaucoup de patrons, la défense de leurs
intérêts n'était pas l'unique mobile de leur action. Celle-ci était également
inspirée par une certaine notion du devoir patriotique, héritée de la pre-
mière occupation, et par une certaine conception patriarcale du devoir de
protection que l'on doit à sa main-d'oeuvre en échange de sa totale
obéissance. Pierre Thiriez est le plus bel exemple de cette mentalité. C'est
ainsi que les industriels roubaisiens n'acceptèrent d'honorer les commandes
allemandes à usage civil qu'après la rupture des relations avec l'Angle-
terre, sur l'ordre de Léon Noël et après consultation des autorités religieuses.
C'est ainsi également que pour protéger leur main-d'oeuvre, ils créèrent,
dans le cadre des chambres de commerce, des centres d'apprentissage fictifs
qui permettaient aux jeunes de bénéficier d'un sursis avant le départ en
Allemagne, lancèrent des chantiers forestiers textiles (les bûcherons étaient
136 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

exempts de S.T.O.) et transformèrent certains de leurs ouvriers en ouvriers


agricoles 1.
C'est pourquoi on peut dire que, dans ce secteur, qui pourtant avait
connu en juin 1936, les grèves sur le tas et de violents affrontements entre
syndicats et Union Textile, l'occupation avait émoussé les tensions sociales.
Après la libération, le patronat textile connut les mêmes moments
difficiles que l'ensemble du patronat français. Des campagnes de presse
dirigées contre les firmes qui avaient participé aux foires de Leipzig,
l'atteignirent par contre coup dans son entier. Mais ces attaques ne mar-
quèrent pas durablement la mémoire des ouvriers. Les mutations qui depuis
la guerre ont transformé l'industrie textile se sont opérées sans troubles gra-
ves. Les conflits sociaux qui ont surgi, peuvent être qualifiés de « classi-
ques ».
Tout autre fut la situation dans les mines. D'une part à cause de leur
intense activité productrice, l'accusation de trahison prit un relief extraordi-
naire. D'autre part, alors que dans une entreprise textile, c'étaient les milieux
patronaux qui forgeaient « l'esprit de la maison », dans un établissement
houiller, c'était l'encadrement — ingénieurs et maîtrise — qui forgeait cet
esprit. Cela tient évidemment à la nature du travail. Or, les mineurs
impliquèrent l'encadrement dans l'accusation de trahison et cela allait
entraîner de tragiques conséquences.
Tout d'abord, les mineurs reprochèrent aux milieux patronaux d'avoir
poussé à la production pour Hitler, d'avoir profité des circonstances pour
s'enrichir, de s'être appuyés sur les baïonnettes étrangères pour prendre leur
revanche de 1936, d'avoir leur part de responsabilité dans les arrestations
allemandes. Les compagnies firent valoir dans leur défense, qu'en pro-
duisant, elles avaient fourni à la France le charbon qui lui manquait, que les
ponctions allemandes n'avaient représenté qu'une maigre partie du total de
:
la production et que, de toute façon, elles n'en étaient pas responsables, que,
loin de s'enrichir, leurs exploitations étaient dans une situation financière
malsaine. Elles auraient pu faire valoir que leurs rapports avec les services
économiques de l'OFK 670 s'étaient bornés à des liaisons techniques et
administratives, qu'à la différence d'autres industries françaises — la
bauxite par exemple — elles s'étaient refusées à tout lien contractuel ou
d'avenir avec des firmes allemandes, qu'au contraire, elles avaient toujours
prêté à l'occupant les plus noirs desseins, le soupçonnant de vouloir les
annexer ou de les exproprier. Ellles auraient pu dire enfin, que si de juin 1940
à juin 1941, leurs mesures répressives s'étaient confondues avec celles de
l'occupant, elles n'en avaient pas eu pour autant le sentiment de le servir.
A ce moment-là, comme beaucoup de gens trompés par la propagande
vichyssoise, elles avaient cru que la guerre était finie et qu'il fallait, comme
le voulait le Maréchal, s'acharner au travail pour redresser le pays. C'était,
à leurs yeux, les communistes qui, en sabotant leurs efforts et en exploitant
les difficultés de l'heure, poursuivaient une oeuvre de trahison à des fins
révolutionnaires. Et elles avaient cru réellement que les Allemands favo-
risaient en sous-main leur agitation. Cette illusion d'une collusion germano-

1. Chambre de Commerce de Roubaix T 53 et T 96.


PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 137

communiste ne disparut totalement qu'après la terrible répression de la


grève de juin 1941.
Mais tous ces arguments ne pouvaient — ou n'auraient pu — faire oublier
la terrible réalité du régime de la mine, la dureté des exigences patronales,
qui se confondaient avec les exigences allemandes. Les compagnies ne
s'étaient jamais départies d'une constante étroitesse comptable, qui, vers la
fin, frisait l'aveuglement : ne vit-on pas, quinze jours avant la libération,
une compagnie menacer ses ouvriers du « lock-out », parce qu'elle en avait
assez de les payer à ne rien faire ? Se vit-on pas, dans les premiers jours qui
suivirent la libération, alors que le bassin était en pleines convulsions, les
directions tenter de s'opposer à la réintégration de leurs employés renvoyés
en 1936, parce que les nouveaux accords syndicaux ne prévoyaient que la
réintégration des renvoyés de 1939 ? Ou encore, ces mêmes directions, à la
réunion des syndicats patronaux et ouvriers du 24 septembre 1944, ergoter
sur la date de versement d'une prime que les délégués ouvriers avaient
demandé pour les familles des mineurs fusillés, au grand scandale du
capitaine F.F.I. qui arbitrait la séance ? x
Aussi, la nationalisation était-elle chez les ouvriers une revendication

puissante, qui demandait, sous peine de troubles, à être satisfaite immédiate-
ment. Le 2 octobre 1944, le général de Gaulle, dans son célèbre discours
de Lille, laissait entendre son imminence. Le 11 octobre, les directeurs
étaient suspendus et remplacés par des administrateurs provisoires. Le 13
décembre, étaient fondées les « Houillères du Nord et du Pas-de-Calais »,
créées un an avant les « Charbonnages de France » et qui lui servirent de
ban d'essai.
Mais l'éviction des compagnies ne suffit pas à apaiser la colère des
mineurs. Les troubles, parsemés d'incidents sanglants, continuèrent. Bien
des raisons expliquent leur prolongation : d'abord, l'équilibre entre les
forces ouvrières et celles des employeurs avait été brutalement rompu en
faveur des premières. Dès la libération, des Comités ouvriers s'étaient
installés dans les puits, réclamant la remise de toutes les amendes, la cessa-
tion des brimades, le contrôle par les ouvriers de la nomination des sur-
veillants, la révocation de toute la maîtrise de guerre. II s'ensuivit une
grave crise de Tautorité. Petites grèves et arrêts de travail se succédèrent,
provoqués par le refus de la main-d'oeuvre de travailler avec tel porion ou tel
ingénieur. A cela s'ajoutait, dans les agglomérations, l'activité turbulente
des gardes patriotiques (avatars des milices patriotiques), qui ne furent
dissous qu'en décembre 1944 sur l'intervention de Maurice Thorez. Ensuite,
la crise économique ne faisait que s'aggraver. L'année 1944-1945 fut la
période de la plus grande détresse économique et sociale de toute la guerre.
La récolte avait été désastreuse et la disette menaçait. La destruction des
moyens de transports et le manque de charbon paralysaient les efforts de
redressement. L'inflation, enfin, venait amplifier les "effets de pénuries. Tout
cela entraînait désillusions et jalousies. C'est durant cette période, et non
sous l'occupation, que l'opinion s'en prit massivement — et injustement —
aux paysans. Les mineurs n'étaient pas épargnés. On leur reprochait de
1. C.H., 21 et 28 septembre 1944 ; enquête préfectorale de juin 1945 sur îa situation
dans les mines A.D. Arras).
138 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

compromettre par d'incessants débrayages, l'effort de production qui leur


était demandé, et cela en pleine guerre et malgré leurs avantages. Mais les
mineurs étaient d'un autre avis : on attendait d'eux un effort héroïque, mais
pour être héroïque, il faut que certaines conditions soient remplies. Or les
équivoques de l'épuration avaient provoqué, tant chez les ingénieurs que chez
les ouvriers, une terrible crise morale.
Pourtant, l'opinion publique, dans sa majeure partie, réclamait une
épuration. Significative était à ce sujet la position de La Voix du Nord :
fraîchement sortie de la clandestinité, elle s'était installée dans les presses
du Grand Ëcho et avait par là hérité de sa clientèle, c'est-à-dire d'une
clientèle qui dans sa majeure partie ignorait tout de la résistance. Elle
avait donc entrepris d'expliquer à ses lecteurs ce qu'était la résis-
tance et surtout quelles étaient ses aspirations, ses vues sur le renou-
veau de la France. Or, que dit-elle ? « Braves gens, épurons le pays ».
Mais loin de présenter cette épuration comme une oeuvre de ven-
geance et de division, elle voyait en elle « la pierre angulaire de l'Unité
Française ». Pour assurer le triomphe des espérances sociales et la perpétuité
de l'unité, il fallait débarrasser le pays des quelques miasmes qui l'avaient
mené à sa perte. On pourrait dire qu'en pensant épuration, elle pensait
« consolidation des nouvelles structures économiques, politiques et sociales ».
Sa position, sur ce point, concordait avec celle du Front national. Or,
tout naturellement, les mines servaient d'illustration à ses thèses et sou-
vent elle y faisait allusion.
La procédure d'épuration dans les Charbonnages avait été définie par les
arrêtés du 10 au 25 septembre 1944 du Commissaire régional de la
République : toute personne employée dans les exploitations houillères
pouvait remettre aux syndicats une requête concernant des délits de colla-
boration, à condition que cette requête répondit évidemment à certaines
garanties (signatures, etc.). Les syndicats transmettaient alors ces requêtes
à une « commission professionnelle d'enquête et d'épuration des exploitations
houillères » qui opérait les vérifications nécessaires. Celle-ci soumettait en-
suite ses propositions à une « commission interprofessionnelle », qui, à son
tour, transmettait les dossiers retenus au Commissaire régional de la Répu-
blique. Celui-ci, en dernier ressort, décidait des sanctions.
Très vite, la commission d'épuration des houillères avait été surchargée
de dossiers. Mais ces dossiers étaient, en général, des plus sommaires. Ils
contenaient la relation d'un ou deux incidents, d'où il ressortait que la per-
sonne incriminée avait poussé à la production en multipliant les amendes,
ou menacé les ouvriers du départ en Allemagne. Etant donné la maigreur
du dossier, ses signataires devaient, devant la commission, préciser leurs
allégations. Mais, mal à leur aise, peu habitués à s'exprimer longuement, ils
se révélaient incapables de le faire correctement. Ils ne savaient que livrer
la trace qu'avaient laissée les faits sur leur esprit et non les faits eux-mêmes.
Invariablement, les mêmes phrases revenaient : « Cet homme est indigne
de nous commander, nous ne voulons plus travailler sous les ordres d'un
tel chef. La masse n'en veut plus ». Plus la discussion avançait, plus il
apparaissait que c'était l'attitude de l'ingénieur ou de l'agent de maîtrise
vis-à-vis de ses hommes et en particulier sa brutalité, son manque d'égards
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 139

(« il nous manquait toujours de respect, il ne disait jamais bonjour ») qui


étaient en réalité mis en cause, mais que, étant donné la définition du délit
de collaboration, il avait bien fallu constituer un dossier à partir de un ou
deux incidents qui donnaient prise à cette accusation. Ce serait cependant
une erreur de croire que les plaignants eussent cherché à tromper délibéré-
ment la commission. C'était en toute bonne foi qu'ils confondaient délit du
travail et délit politique. C'était tout naturellement' que des griefs d'ordre
social, remontant parfois loin dans le temps, trouvaient là leur exutoire.
« Ce sont ces griefs, écrivait le Préfet du Pas-de-Calais, qui expliquent la
sourde colère des mineurs, les réactions inarticulées de la masse que l'on ne
peut comprendre dans une salle de commission, mais que l'on saisit dans la
tristesse des sièges d'exploitation ». Pourtant, ce genre de reproches ne
pouvait être retenu. Les personnes ainsi incriminées bénéficièrent d'un non-
lieu et retrouvèrent immédiatement leur place aux houillères qui manquaient
terriblement de cadres. Mais, comme on craignait les réactions ouvrières et
pour éviter que ces décisions ne prissent l'allure d'une provocation, on ne
les appliqua pas ouvertement : les cadres supérieurs furent mutés dans un
autre bassin ou dans un autre service public, les porions et les ingénieurs
subalternes, dans un autre siège ou à une autre fosse. S'ils se heurtaient à un
veto ouvrier, on les mettait en congé, le temps nécessaire à l'apaisement des
passions. En même temps, l'instruction des affaires traînait en longueur. En
août 1946, l'épuration n'était pas encore terminée, lorsqu'un arrêt du
Conseil d'État décida que « le fait pour un ingénieur des mines d'avoir
poussé à la production, alors que le charbon extrait, impropre à l'industrie
métallurgique, était employé dans la région principalement aux usages domes-
tiques, ne constituait pas un acte de collaboration et ne pouvait entraîner
une suspension » — distinguo subtil et qui n'arrangeait rien l.
Mais ces procédés de faible ne pouvaient qu'aggraver les choses : les
mineurs avaient le sentiment d'être dupés. Sans cesse, les mots « trahison »,
« complot », « conspiration », « sabotage des nationalisations » reviennent
dans la presse syndicale. Leur méfiance à l'égard des houillères alla gran-
dissant. « Au fond, disaient-ils, rien n'a été changé sauf le nom, les conditions
d'existence ont empiré, le travail reste aussi dur, on retrouve en face de soi
les mêmes ingénieurs, les mêmes porions ». Insensiblement, le climat d'autre-
fois se reconstituait et on s'exprimait à l'égard des houillères comme on
s'exprimait jadis à l'égard des compagnies.
Mais si les mineurs éprouvaient des désillusions, les ingénieurs étaient,
eux aussi, en proie à une profonde et durable amertume. Pour mieux com-
prendre leurs sentiments, il nous faut essayer de préciser quelques aspects
de leur mentalité et de leurs réactions face aux problèmes de l'occupation.
Disons tout de suite qu'une bonne partie d'entre eux n'était pas prépa-
rée à affronter les problèmes sociaux qu'ils allaient rencontrer dans leur
travail. N'oublions pas que, pendant la guerre, la majorité des ingénieurs
venait des Oflags ou de la zone Sud, qu'avant leur arrivée, ils ignoraient
tout de la mentalité du bassin et que l'enseignement des grandes écoles ne
leur avait donné aucune formation sociale, mais seulement une « tournure

1. Sur l'épuration : rapports des préfets, C.H., septembre 1944 et suivants.


140 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE.

d'esprit positif », un goût de leur métier, qui les incitaient tout naturelle-
ment à améliorer les normes de production et, au contraire, à éprouver une
répulsion instinctive à l'égard des sabotages (« il y a d'autres moyens pour
lutter contre l'ennemi »). Leur mentalité se caractérisait également par un
« vigoureux esprit- de corps », une haute conscience de la valeur de leur pro-
fession et de son rôle, qui n'étaient pas sans rappeler certaines idées
saint-simoniennes. « A un communiste qui s'ingéniait à savoir qui j'étais —
écrit l'un d'eux au Nord Industriel en 1941 — j'expliquais pourquoi la
classe des ingénieurs était au-dessus de la sienne et de celle de ses adver-
saires patronaux. Sans l'ingénieur, il n'y aurait plus de travail organisé et le
patron ignorerait les dividendes ». En fait, tout les portait à se sentir à l'aise
dans le système hiérarchisé des mines et dans des pratiques autoritaires, qui
leur donnaient un pouvoir sur les hommes, inconnu dans les autres profes-
sions. Faut-il en conclure que les ingénieurs à cette époque se considéraient
comme faisant partie des couches patronales, à la différence des ingénieurs
d'aujourd'hui qui se définissent comme des salariés ? Peut-être ! Mais il
faut alors s'empresser d'ajouter que beaucoup reprochaient à ces couches
patronales leur condescendance méprisante et de ne pas leur donner dans l'en-
treprise une place correspondant à leur rôle. Deux anecdotes, situées chacune
à un bout de la période qui nous intéresse, sont sur ce point révélatrices de
leur état d'esprit. Elles concernent la profession des ingénieurs en général,
mais elles ont valeur d'exemple pour le cas particulier des ingénieurs aux
mines : la première est l'émotion et la colère soulevées par une annonce
parue en 1936 dans le Grand Écho et qui était ainsi rédigée : « entreprise
recherche ingénieur diplômé mais intelligent ». La deuxième est l'enquête
menée en juin 1946 par la Confédération générale des Cadres auprès des
ingénieurs du Nord - Pas-de-Calais et qui comprenait deux questions :
1 — Les ingénieurs au service des Sociétés anonymes ont-ils l'impression
d'être associés à la gestion de leur entreprise ?
2 — Lorsque leur Directeur général n'est pas un bailleur de fonds mais
a commencé sa carrière comme ingénieur ou cadre supérieur (ce qui était
le cas des compagnies avant la nationalisation) les autres ingénieurs, le
considèrent-ils encore comme l'un des leurs ?
La quasi-totalité des réponses aux deux questions avait été négative. Voilà
pourquoi bon nombre d'ingénieurs des compagnies avaient regardé avec
sympathie, avant et pendant la guerre, le mouvement « jeunes patrons ».
Voilà pourquoi également bon nombre d'entre eux avaient accueilli favo-
rablement la nationalisation : grâce à elle, la première place reviendrait aux
compétences, l'équipement ne serait plus sacrifié aux dividendes. Mais la
terrible crise d'autorité n'allait pas tarder à les décevoir.
Dans le domaine politique, on ne trouvait pas chez eux la même unifor-
mité, mais au contraire une pluralité de tendances. Au début de l'occupa-
tion pourtant, tous étaient gaullistes. « II est de bon ton chez ces messieurs
les gros actionnaires, directeurs, ingénieurs et même sous-ordres des mines,
d'afficher une étiquette de de Gaulliste » ironisait, en janvier 1941, le journal
clandestin communiste Le Prolétaire d'Avion... « Pourtant ces messieurs
savent que la production houillère aide les puissances de l'axe à faire la
guerre à leur ami de Gaulle ». Mais ce gaullisme, était une sorte d'antitoxine,
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 141

une réaction de défense contre les persécutions et les innombrables tracasse-


ries que les officiers ennemis faisaient subir, à cette époque, à l'encadrement.
Plus qu'une position politique, cela était un sentiment et, avec l'évolution de
la guerre, les choix s'étaient précisés. Certains étaient entrés dans la résis-
tance : ils formeront en 1944 les cadres du nouveau syndicat et prendront
une part active dans la mise en route des Houillères. D'autres avaient été
attirés par les thèmes de la révolution nationale : celle-ci ne dénonçait-elle
pas le rôle néfaste de la politicaille, des rhéteurs, des fonctionnaires et autres
improductifs, qui avaient étouffé les vraies valeurs ? Les pronazis n'avaient
été qu'une infime minorité. Beaucoup, tiraillés entre leur sympathie pour les
alliés et leur admiration pour l'armée rouge d'une part, et le sentiment que
les ouvriers leur étaient hostiles d'autre part, n'avaient su surmonter les
contradictions de leur situation et s'étaient réfugiés dans l'attentisme. Ils
étaient d'autant plus enclins à le faire, qu'ils étaient placés entre les exigences
allemandes et les consignes de la résistance, comme entre le marteau et
l'enclume : les Kommandanturen les tenaient pour directement responsables
de tout ce qui se passait dans les fosses et astreignaient les ingénieurs en
chef à des rapports quotidiens. Malheur à eux si les Allemands découvraient,
lors d'un sabotage, qu'ils avaient établi un faux compte rendu ou que les
mesures réglementaires de garde et d'alerte, n'avaient pas été observées ! Mais
s'ils obéissaient trop facilement aux ordres de l'occupant, ou encore s'ils
montraient trop de zèle dans leur travail, ils s'exposaient d'abord à un
avertissement de la résistance, puis, s'ils persévéraient, à l'inscription de leur
nom sur la liste noire des journaux patriotes.
Ce rapide tableau de leur mentalité et de leurs réactions face aux pro-
blèmes de l'occupation permet, peut-être, de mieux comprendre le choc que
fut pour eux le déroulement de l'épuration : ils eurent la révélation brutale
de la puissance des aspirations ouvrières dont, façonnés par le système hié-
rarchique des mines et obnubilés par des préoccupations d'ordre technique,
ils avaient jusque-là imparfaitement pris conscience. Le préfet du Pas-de-
Calais les disait « socialement rétrécis ». Habitués à établir une nette
dichotomie entre leurs activités professionnelles et leurs idées ou leurs enga-
gements politiques, ils ne comprirent pas que les mineurs les confondissent
dans leurs reproches et l'accusation de trahison les indigna. Surtout, ils
eurent le sentiment que c'était leur fonction même dans l'entreprise qui
était menacée. Car, même si le sabotage de la production se comprenait dans
le contexte de l'occupation, il ne pouvait, en revanche, être question de
remettre en cause les principes mêmes d'une hiérarchie des fonctions et un
système de commandement qui étaient inhérents à l'industrie charbonnière
et déterminés par la nature du travail. Or, c'était bien de. cela qu'il s'agissait
avec la crise d'autorité. Et l'ingénieur eut le sentiment qu'il ne pouvait
plus exercer convenablement son métier et que, décemment, il devait partir.
Il en résulta une fuite de la profession : dès octobre 1944, les administrateurs
provisoires dressaient les listes, tenues secrètes, des ingénieurs qui voulaient
quitter le bassin. La crise de recrutement qui suivit dura plusieurs années,
aggravant ainsi les difficultés des Houillères.

*
142 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'épuration fut donc l'expression politique d'une longue crise sociale.


Conçue par les mouvements de résistance comme devant être la condition
préalable d'un renouveau social et politique, et, pour le cas particulier des
mines, comme la condition nécessaire de la réussite de la nationalisation,
elle ne pouvait, à cause de la confusion des délits et de l'équivoque qui en
résultait, qu'échouer. Elle avait finalement abouti à faire rebondir les tensions
sociales préexistantes et à ruiner les espérances placées dans la nationalisa-
tion. Les illusions n'avaient pas duré trois mois. Dès le mois de décembre
1944, La Voix du Nord, dont nous avons vu plus haut les conceptions initia-
les, s'élevait contre les abus de l'épuration dans les mines et les persécutions
dont ingénieurs et portons étaient l'objet. Tant que durèrent les hostilités,
les germes de discorde ne proliférèrent pas rapidement, la guerre jouant le
rôle d'un médecin efficace. Mais après la victoire, la situation ne fit que se
dégrader, en liaison évidemment avec la détérioration du climat national et
international. Et il fallut toute l'autorité du Parti communiste pour empêcher
les multiples petits débrayages de dégénérer en une grève générale qui
aurait couvert tout le bassin.
Car le Parti communiste poursuivait à cette époque, la politique du
Front national. Il demandait aux ouvriers de ne pas relâcher leur effort
patriotique de production, tout en dénonçant les entraves d'ordre social et
surtout moral qui paralysaient cet effort. La C.G.T. préconisait comme
moyens d'actions, les cortèges, les manifestations, mais déconseillait les grèves
qui nuisaient à la reconstruction économique du pays. Position des plus
inconfortables ! La « base » acceptait difficilement ce rôle modérateur du
syndicat, contraire à toutes ses traditions, surtout que ses adversaires ne se
gênaient pas pour l'accuser de « stakhanovisme ». La masse des mineurs se
sentait de plus en plus délaissée par les pouvoirs publics, incomprise d'une
opinion qui était lasse de ses perpétuelles récriminations et de cette
épuration qui n'en finissait pas. Pour la maintenir dans la ligne, il fallait
sans cesse que les ténors du Parti : Thorez, Lecoeur, Frachon, Martel,
vinssent dans le bassin, exhorter, justifier, voire gourmander. Qui ne se sou-
vient du fameux discours de Maurice Thorez à Waziers en juillet 1945 ?
« Au Heu de produire, on désorganise la production, on fait tort à ses
camarades, et pour quelles raisons ? Parfois pour un oui ou pour un non,
pour une égratignure. Je dis que c'est un scandale... On fait même des
grèves parce que le nez du porion ne revient pas au délégué. C'est un scan-
dale, une honte, c'est une faute très grave contre le syndicat et l'intérêt des
mineurs... Ce n'est pas ainsi qu'on travaille pour le pays. On ne peut pas
épurer pendant 107 ans ! On ne peut pas, pendant des mois, avoir des
portons qui sont payés en restant chez eux ».
Lorsque le Parti communiste cessa en mai 1947 d'être un parti de gouver-
nement, la principale levée capable d'endiguer le mécontentement des
mineurs disparut. Ce fut alors le déferlement et le bassin connut, en novem-
bre-décembre 1947 et en octobre-novembre 1948, les grèves les plus vio-
lentes de son histoire.
Il est intéressant de remarquer que la C.G.T. s'efforça de donner à
ces grèves, surtout à celle de 1948, une dimension patriotique, comme s'il
y avait identité entre les combats actuels et ceux de l'occupation. Certes, elle
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 143

ne faisait en cela que reprendre l'argumentation essentielle du Parti commu-


niste, qui présentait son action comme la continuation de son action dans la
résistance et qui prétendait incarner, dans son splendide isolement, la véri-
table France, le patriotisme populaire, face à ces nouveaux collaborateurs
qu'étaient les partis américanisés. Ces thèmes étaient, selon les familles
idéologiques, accueillis avec plus ou moins de succès. Mais il faut reconnaître
qu'ils avaient gardé dans le bassin minier une grande force mobilisatrice,
non seulement parce que le Parti communiste y était solidement implanté et
que la résistance y avait été particulièrement active, mais aussi parce que
la permanence du malaise social éveillait d'elle-même les comparaisons,
comme en témoignent les tracts locaux de la C.G.T. Sans cesse, ceux-ci
invoquent la gesta héroïca des mineurs qu'ils comparent à celle menée contre
les forces de l'ordre : «... Pendant que les ministres actuels paradaient avec
Pétain, les mineurs se battaient contre les boches. 735 des leurs ont été
fusillés. Des milliers sont morts dans les bagnes hitlériens, livrés par la
police de Darnand. Le passé des mineurs est un exemple de patriotisme. Il
est un long martyrologue ». D'autres soulignent la parenté entre les décrets
Lacoste de 1948 et les ordonnances allemandes de repression de l'absen-
téisme : « Jamais les mineurs et similaires n'accepteront les décrets Lacoste
qui nous ramèneraient aux conditions de travail d'avant 1936 et sous l'occu-
pation boche, où la honteuse collaboration de ceux qui sont encore en place
aujourd'hui, avaient fait de notre corporation une corporation d'esclaves...
Nous ne voulons plus revoir cette politique des ingénieurs des mines des
houillères : il faut produire à bon marché, c'est-à-dire au détriment de la
sécurité des mineurs. Nous ne pouvons plus admettre cela ».
Voilà pourquoi, ces grèves de 1947 et 1948 ont laissé dans la mémoire des
ingénieurs des traces encore plus douloureuses que celles de l'épuration.
Cette permanence des blessures s'explique non seulement par le souvenir des
sévices subis par certains, mais aussi parce que ces comparaisons avec
la période d'occupation étaient pour eux quelque chose d'odieux et d'into-
lérable.

CONCLUSION

Ainsi, la période 1932-1948 apparaît comme une longue période de ten-


sion sociale, qui connaît son paroxysme avec l'épuration et les grandes
grèves de 1947-1948. Dans l'étude des causes, nous avons essayé de distin-
guer les parts qui reviennent à la politique traditionnelle des compagnies,
aux circonstances de guerre, au mur d'incompréhension qui séparait la main-
d'oeuvre de ses cadres. Il ne faut pas oublier également le rôle joué par la
nature même du labeur dans les mines qui faisait dire aux ouvriers que
« la mine serait toujours un peu la chiourme ». Dans cette industrie de type
primaire, les progrès techniques forcément limités ne pouvaient transformer
fondamentalement les conditions de travail (au contraire, ils les aggravèrent).
Ceci est important, car l'oubli de ce facteur fut une des causes des déceptions
ouvrières à l'égard des nationalisations dans l'immédiate après-guerre.
144 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Depuis, la modernisation et les réalisations sociales des charbonnages de


France ont transformé le climat des mines : un nouvel état d'esprit est appa-
ru chez les cadres comme chez la main-d'oeuvre. Les grèves de 1963 sont à
ce sujet significatives. Enfin, le renouvellement des générations et aussi la
lente désagrégation de la cohésion de ce milieu, qu'entraîne fatalement la
reconversion du bassin, viennent peu à peu atténuer la vivacité des souve-
nirs laissés par la période précédente.
Un point apparaît avec évidence, au terme de cet exposé : l'impossibilité
de dissocier crise sociale et mutations du sentiment national. Sans cesse,
leurs effets s'interfèrent, soit pour se neutraliser — comme ce fut le cas en
1940 — soit au contraire pour se stimuler — comme ce fut le cas du prin-
temps 1941 à septembre 1944, au plus grand bénéfice de la résistance — et
en 1947 et en 1948, au grand bénéfice du mouvement social. Dans leur
interférence, le Parti communiste a joué, à cause de sa solide implantation
dans le bassin, un rôle considérable. Or si ce rôle apparaît avec netteté dans
la période d'avant-guerre — où ses thèmes anti-hitlériens colorent plus
qu'ils ne modifient la haine traditionnelle du « boche » — et après l'agres-
sion contre l'Union Soviétique, il n'en est pas de même pour la période
d'octobre 1939 à juin 1941.
Nous savons que le Parti communiste a rétabli son influence dans le
bassin, dès les premiers mois qui suivirent la défaite. Mais ce rétablissement
est-il le fruit d'une reconquête, ou bien les dommages que lui portèrent tour
à tour le pacte de non-agression, l'expulsion des unitaires de la C.G.T., puis
la répression gouvernementale ont-ils été plus spectaculaires que réels ?
A partir de quel moment le Parti communiste a-t-il stimulé les sentiments
anti-allemands des mineurs, au lieu simplement d'en tenir compte ? A partir
de quel moment a-t-il utilisé le mécontentement social comme un levier
patriotique tourné autant contre l'occupant que contre les compagnies ou
contre Vichy ? Comment, dans la période de désarroi, les mineurs ont-ils
marié leur anglophilie à leur fidélité au Parti ?
Toutes ces questions ont alimenté bien des controverses et il n'entre pas
dans le cadre de cette étude d'y répondre. Disons simplement que derrière
elles, se cache un problème plus vaste d'interprétation. Ou bien, comme
l'affirment certains historiens, il faut chercher dans les données politiques,
économiques et sociales d'avant-guerre (et en particulier dans la crise
sociale et dans l'échec du Front Populaire) la clef des choix politiques sous
l'occupation. Dans ce cas, les divers courants de l'opinion, les divers partis
seraient toujours restés fidèles à leur ligne fondamentale et les variations
qu'on a pu observer, auraient été des variations tactiques. Ou bien, sans
nier l'importance des données d'avant-guerre, il faut voir dans la défaite de
1940 une véritable cassure qui aurait été à l'origine d'un bouleversement des
valeurs et des classements politiques. La défaite aurait fait éclater l'unité
française. Chaque région se serait trouvée isolée et chacune aurait répondu
à sa manière à ses propres problèmes. Les partis auraient été à l'image du
pays, morcelés, divisés, y compris le Parti communiste malgré son expé-
rience de la clandestinité. Les conditions de la défaite jugées ignominieuses,
plus que la défaite elle-même, auraient brisé l'assise principale du sentiment
national, c'est-à-dire le sentiment d'une dignité collective. Il y aurait là une
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 145

cassure des structures mentales, une crise spirituelle, la plus grave de


l'histoire française contemporaine. Dans ce cas, rien ne serait joué en
1940. Il n'était pas écrit que les notables ne seraient pas les tuteurs de la
résistance. Il n'était pas écrit que le malaise social alimenterait un mouve-
ment patriotique. La reconquête d'une dignité collective pouvait aussi bien
inspirer la volonté de poursuivre la lutte que la loyauté envers le vainqueur.
Les reclassements de l'opinion et. des partis se seraient faits alors en
fonction des événements politiques (rupture avec l'Angleterre, Montoire,
l'attaque de la Russie).
Etienne DEJONGHE,
Maître-assistant,
Faculté des Lettres et Sciences humaines
de Lille.

ANNEXE I
Données statistiques
1°) La dégradation des conditions d'exploitation (données statistiques).

Durée du travail

Effectifs Horaire Nombre Rendements Extraction


Fond et Jour quotidien de jours fond mensuelle
' par semaine
Fond Jour

juin 1939 154 364


avril 1940 146 000 8 h. 45 8 h. 15 6 jours 1 294 legs 3 128 146
juillet 1940 7 h. 45 8 h. 2 à 3 jours 770 925
décembre 1940 142 576 8 h. 15 8 h. 6 jours 1030 kgs 2 287 000
juillet 1941 145 828 977 kgs 2 252113
décembre 1941 143 897 1050 kgs 2 563178
juillet 1942 147 000 6 jours + 1 976 kgs 2 334 056
décembre 1942 154 234 dimanche par 937 kgs 2 441703
juillet 1943 160145 9 h. mois 900 kgs 2 863 523
décembre 1943 161457 (atelier) (+2 dimanches 882 kgs 2 289 343
juin 1944 162 398 ' en octobre 1942) 684 kgs 798 000

2°) Décomposition du rendement fond : nombre de postes effectués pour extraire


1 000 tonnes de houille.

Autres postes du fond :


Travaux d'abattage Travaux préparatoires de taille, Total fond
entretien, rocher, roulage,
surveillance

1" semestre 1939 705


décembre 1941 281 541 822
décembre 1942 308 584 892
décembre 1943 339 601 940
juin 1944 388 818 1206

10
146 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

3°) Absentéisme Pourcentage = Nombre de journées perdues par rapport au


:
nombre de journées effectuées.

Absences Chômage
excusées accidentel Total des
Maladies Blessures et non Congés ou pour journées
excusées causes perdues
techniques

janvier 1938 4 % 2 % 1,2 % 7,2 %


janvier 1941 4,5 % 2,5 % 1,4 % 8,4 %
janvier 1942 4,57 % 3,56% 1,37% 1,31% 10,81%
janvier 1943 5,97% 4,11% 1,08% 2,66% 1,02% 14,84%
janvier 1944 8,33 % 4,14 % 1,60 % 1,68 % 1,78 % 17,53 %
août 1944 6,38 % 3,68 % 5,02 % 0,5 % 46,16 % 61,74 %

4°) Prix de revient et prix de vente à la tonne marchande de houille crue.

Prix de revient Prix de vente : Barème légal 4- indemnité compensatrice

décembre 1941 236,25 F 204 F + 44,20 F = 248,20 F


novembre 1942 283,28 F 239 F + 54,34 F = 293,34 F
septembre 1943 313,36 F 286 F + 41,85 F = 327,85 F
mars 1944 381,69 F 286 F + 101,52 F = 387,52 F

ANNEXE II
Réactions allemandes : chronologie sommaire
1) De juin à décembre 1940, production et rendements augmentent
— juillet-décembre 1940 : déportation de 3 000 mineurs polonais dans la Ruhr;
— août 1940 : expulsion de 7 000 mineurs mosellans et de 1500 mineurs marocains ;
•— septembre 1940 ; refus allemand de libérer les 13 000 mineurs prisonniers ;
— septembre 1940 : le commandement militaire en France s'oppose au retour des
mineurs réfugiés en zone « libre » ;
— sur le plan local : rapports tendus entre le personnel de direction des compagnies et
les Kommandanturen (réquisitions, interventions d'officiers sur les lieux de travail contre
l'encadrement).
2) A partir de janvier 1941, les rendements diminuent et les programmes mensuels d'expédition
ne sont plus respectés ;
Mesures :
— janvier 1941 : prolongation de la journée de travail d'une demi-heure pour les
ouvriers abatteurs ;
— janvier 1941 : pour la première fois, les arrestations d'ouvriers grévistes sont maintenues ;
— avril 1941 : ordonnances contre le débauchage des mineurs ;
— grève du 27 mai au 10 juin 1941 ; 244 mineurs déportés à Sachsenhausen ;
— mars-juillet 1941 : arrivée de 3 000 mineurs réfugiés en zone libre ou expulsés
de Lorraine ;
— septembre-octobre 1941 : arrivée de 104 ingénieurs prisonniers (originaires pour la
plupart de la zone sud) ;
— résultats : crise charbonnière de l'hiver 1941-1942 : l'industrie de la zone occupée
est mise eD vacation du 24 décembre au 2 janvier.
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES U7.

3) A partir de mars 1942, les rendements, qui s'étaient redressés depuis juillet 1941, fléchisssent
brusquement.
Mesures :
— juillet 1942 : travail supplémentaire un dimanche par mois. Porté à 2 dimanches
à partir d'octobre ;
— juillet-décembre 1942 : arrivée à la mine de :
1863 requis civils ukrainiens;
— 5 390 prisonniers russes ;
— 1 292 prisonniers serbes.
Résultats :
d'octobre 1942 à janvier 1943, la production journalière tombe de "89 à 86 000 tonnes.
4) De mars à décembre 1943, sous l'égide de Speer, amorce d'une nouvelle politique :
— centralisation à Berlin des décisions de répartition des matières premières pour
tous les pays occupés (août) ;
— approvisionnement prioritaire du bassin en matières premières et en denrées
alimentaires ;
— arrivée d'ingénieurs de la Ruhr, chargés de promouvoir les concentrations de taille ;
— mars 1943-mai 1944 : embauche de 15 342 volontaires exemptés du départ en
Allemagne.
Résultats :
— grève du 10 au 20 octobre 1943 ;
— la production continue à fléchir. A partir de mai 1944, les bombardements des voies
de communication entraînent l'asphyxie de la mine.
COMPTES RENDUS

THESES

Robert MANDROU, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle.


Une analyse de psychologie historique, Paris, Pion, 1968, in-8°, 583 p.

Comme l'explique M. R. Mandrou, dans sa préface, son livre n'est pas une
histoire de la sorcellerie au xvrr3 siècle, ni même une étude sur la sorcellerie,
mais un essai de comprendre (et non pas de juger) les raisons qui poussèrent
l'ensemble des magistiats dans la première partie du xvrj? siècle à réprimer sans
hésitation l'accointance avec le démon alors qu'ils y renoncèrent dans la plupart
des cas à la fin de la période étudiée. Ce n'est donc pas l'opinion publique com-
mune qui est considérée ici mais celle d'un groupe social fermé, à savoir : la
magistrature, groupe cependant assez varié car il y a plus que des nuances entre
la grande robe et les officiers de justice ruraux. Comment donc et pourquoi en
une cinquantaine d'années, la plupart des magistrats renoncèrent-ils à accepter
aveuglément les dénonciations et les aveux des accusés de crime de sorcellerie,
c'est ce que montre R. Mandrou dans une étude de mentalités, passionnante
pour l'historien et sans doute aussi pour un large public cultivé, l'auteur ayant
allié la rigueur scientifique à la vivacité d'un récit attrayant.
L'énoncé et l'abondance des sources, surtout des sources manuscrites, impose
le respect quand on en connaît les difficultés matérielles et de lecture. En effet,
les registres de procédures ne sont pas des plus aisés à déchiffrer et leur dispersion
entre les dépôts d'archives et les bibliothèques complique encore la tâche du
chercheur. Or la bibliographie de cet ouvrage constitue à elle seule un catalogue
d'une utilité incontestable pour les juristes, les historiens, les médecins, enfin
pour tout public intéressé par ce sujet encore controversé.
Dans une première partie R. Mandrou étudie l'héritage médiéval ; il lui aurait
peut-être fallu préciser qu'il n'y eut guère de persécutions avant le xrv* siècle.
Jusqu'à la guerre de Cent Ans sorciers et sorcières étaient plutôt considérés
comme des malades mentaux que comme des complices de Satan. En revanche,
l'auteur montre bien comment au XVIe siècle sorcellerie et hérésie se confondent
dans l'esprit des inquisiteurs. Il suggère à ce propos, à plusieurs reprises, la pos-
sibilité d'une influence protestante dans les cas d'incrédulité (notamment p. 330
note 29ter)- Peut-être en France, mais en pays anglo-saxon où la première grande
COMPTES RENDUS U9

loi répressive est de 1542, la chasse aux sorcières est associée à la Réforme, les
catholiques anglais furent accusés de pactiser avec le Diable comme le furent
les protestants français. Le Maliens maleficorum eut le même prestige partout.
R. Mandrou montre bien que les justifications des minoritaires n'eurent aucun
succès ; le peuple confond l'hérétique et le sorcier, et dans toute l'Europe occi-
dentale le pouvoir utilise parfois l'amalgame contre l'ennemi de la religion domi-
nante et de l'État. En France, la chasse aux sorcières est donc étroitement associée
à la Contre Réforme, et nombre d'anciens ligueurs y furent mêlés. R. Mandrou
n'a pas reconnu parmi eux Jean Boucher qu'il croit être flamand. Il s'agit bien
de l'ancien curé de Saint-Benoît, fondateur de la Ligue, complice de Jacques
Clément et des meurtriers de son parent Barnabe Brisson, appartenant à une
vieille famille parisienne, parti dans les bagages de la garnison espagnole en
1594. Dès cette première partie de son livre, l'auteur commence à dégager l'idée
maîtresse d'une o contestation » d'abord minoritaire : Celle de ceux qui se refusent
à reconnaître la présence de Satan, mais découvrent une maladie ou soupçonnent
une fraude. Il insiste sur deux cas célèbres : la polémique Wier (ou Weyer)
contre Bodin et le procès de Marthe Brossier démasquée comme fausse sorcière
en 1599 par le médecin Marescot et le Parlement de Paris. Cela montre bien que
des juges et surtout des médecins ne croient plus « au crime » de sorcellerie. Nous
entourons les grands légistes de beaucoup de respect et nous tom-nons la médecine
de l'époque en dérision. La polémique exemplaire entre l'obscur Wier et l'illustre
Bodin devrait réviser notre jugement. En tous pays, comme Zilboorg l'a montré,
des médecins ont douté. Quant aux juges : dès 1570, le Parlement de Dijon
parle d'« une superstition païenne » due à la défaillance des curés (p. 155).
Les procès du xvr5 siècle frappent en effet la vieille sorcellerie rurale qui vient
du fond des âges. Les historiens anglo-saxons voient volontiers dans cette tragédie
des premiers siècles modernes l'écrasement d'une culture pagano-paysanne par
celle des villes en expansion. En France, c'est beaucoup moins simple à cause
de la vie conventuelle qui a donné naissance aux grands scandales des possessions
urbaines du xvrr5 siècle auxquels R. Mandrou consacre sa seconde partie —
parfaitement documentée. On sait que dans tous ces cas des prêtres furent accusés
et condamnés sur la foi de dénonciations de religieuses ou de pénitentes. Ce
sont l'affaire d'Aix et la condamnation de Gaufridy, le procès d'Urbain Grandier
et enfin le cas moins connu de la possession diabolique de Madeleine Bavent
hospitalière de Louviers. Ce procès fut important car l'ancienne supérieure, la
Mère Françoise de la Croix, résidant à Paris heureusement pour elle, fut mise
en cause mais le parlement de Rouen ne put rien faire contre elle par suite de
l'opposition résolue du parlement de Paris en accord d'ailleurs avec l'opinion
parisienne. Et c'est là que se marque le mieux l'évolution des mentalités et le
revirement des jurisprudences qui est au coeur du problème. Les brûleurs de
sorcières étaient des hommes de très grande valeur intellectuelle ; deux géné-
rations après Bodin, les prêtres sont devenus circonspects, les médecins plus
assurés, et les magistrats commencent à céder. En fait, juges, médecins et clercs
étaient très divisés. Mais il n'est plus nécessaire au milieu du xvne siècle d'avoir
le courage de braver l'accusation de complicité pour s'opposer aux rumeurs pu-
bliques, le risque est disparu. Les magistrats parisiens et dijonnais cèdent à
l'influence de cercles érudits, parfois pieux, parfois aussi, mais plus rarement,
libertins. L'action de théologiens comme Marin Mersenne et surtout de médecins
fut déterminante. De plus en plus ceux-ci considèrent l'aspect scientifique du
problème. Sur le plan intellectuel le combat a la forme d'une critique de l'expé-
rience. Cette attitude humaniste est particulièrement intéressante chez Nauté.
Peu à peu de nombreux cas venus en appel à Paris témoignent de la prudence
des magistrats ; peu à peu, avec des flux et des reflux, les cours souveraines de
150 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

province suivent l'exemple de Paris. L'auteur passe en revue de façon détaillée


tous les procès de sorcellerie, rurale en général, et retrace avec soin les hésitations
des divers parlements, leur célérité plus ou moins grande à emboîter le pas à
Dijon, Toulouse et Dôle, leur résistance plus ou moins acharnée à Rouen, Gre-
noble et Aix et l'attachement aux traditions encore plus grand des juridictions
inférieures. Enfin, le pouvoir royal est intervenu dans la législation et la procédure,
plus directement qu'auparavant, avec Colbert et le Conseil de justice qui aboutit
à l'ordonnance du 26 août 1670 ; d'autre part les parlements résistants de Rouen
et de Pau furent dessaisis des affaires de sorcellerie en cours. Chacune des déci-
sions royales annonçait un règlement général, qui fut retardé par « l'affaire des
poisons » jusqu'à l'édit de juillet 1682. En réalité, cet édit qui passa pour avoir
réglé les procédures de sorcellerie est muet sur ce point ; il ne connaît que la
prétendue magie, les devins, les empoisonneurs, les escrocs à la sorcellerie. Par
là même il ne reconnaît pas le pacte diabolique et refuse d'en faire un chef d'ac-
cusation. Désormais, on poursuit pour sacrilège, empoisonnement, escroquerie au
diable, mais non plus pour satanisme. L'acquittement du père Girard à l'issue
du procès intenté par la Cadière montre que le parlement d'Aix ne voulait plus
croire à la possession des filles séduites et aux pactes diaboliques des confesseurs.
Ainsi, en un siècle, avec des hésitations et des arrêts contradictoires, l'opinion
des juges, se modelant sur l'opinion de la mentalité générale, aurait complètement
changé.
R. Mandrou l'explique par plusieurs facteurs qui firent évoluer un corps excep-
tionnellement stable et conservateur de nature. D'abord le désordre administratif
dû à l'indépendance des diverses juridictions qui ne cèdent même pas aux inter-
ventions royales ; mais surtout par le changement même de la mentalité, de la
conscience individuelle et collective sous l'influence d'un entourage religieux,
philosophique et médical. Pour lui, le recul de l'intervention quotidienne du
Diable dans la vie humaine est sans doute, et il a parfaitement raison, le recul
de la peur (de celle de l'Enfer également). Et c'est cela qui fait la rupture entre
Moyen Age et temps modernes. Toutefois les vieilles croyances peuvent ressurgir
exploitées par les charlatans, Léo Taxil est tout près de nous.
L'étude sociologique, théologique, juridique de R. Mandrou est en tous points
remarquable et éclaire parfaitement les psychologies. Il semble toutefois que
sans négliger les aspects politiques du sujet, il les a, sauf pour Urbain Grandier,
sous-estimés. On a envie de poser quelques questions, comme les posait Guy
Patin, cité p. 291, qui a montré, avec clairvoyance, le rôle de la Contre-Réforme
et celui du « Cardinal-Tyran ». En 1589, à Tours, l'attitude du Parlement royal
n'est-elle pas dictée par la volonté de contrer le Parlement ligueur ? Dans l'af-
faire Grandier, le Cardinal veut perdre un ennemi, mais dans l'affaire Brossier
de 1599, ne sent-on pas la présence du roi ? Certes, pour la première fois les
magistrats ont des hésitations à cause de l'exhibitionnisme de la possédée : « la
pratique indéfiniment répétée de l'exorcisme public ». Mais Henri IV allait-il
tolérer une agitation typiquement ligueuse dans l'année qui suivait l'édit de
Nantes ? D'ailleurs Bérulle se trouve dans un camp et d'Ossat dans l'autre ce
qui politiquement est très clair. Enfin; n'est-il pas probable que lorsque Colbert
contraint le parlement de Rouen ou d'autres à renoncer à leur jurisprudence il
pense moins à l'injustice des poursuites et des condamnations qu'à l'abaissement
des Cours souveraines qu'il recherche avec obstination ? On peut dire qu'à Rouen
l'obéissance fut obtenue non sans mal, mais la mentalité des juges n'en fut
peut-être guère changée. Ces réflexions n'enlèvent rien au mérite du livre de
R. Mandrou et il est bien certain qu'il a justement mis en valeur l'extrême diver-
sité géographique de la mentalité des officiers de justice et qu'il en a dégagé
tous les principaux facteurs.
Lise DUBIEF.
COMPTES RENDUS 151

H.J. Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-


MARTIN,
1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol., 1091 p.

Comment ne pas dire tout d'abord notre admiration pour ce monument de


travail et d'érudition qui offre au lecteur un tableau complet de l'édition pari-
sienne, mais aussi reconstitue de façon très sûre l'atmosphère culturelle et lit-
téraire de l'époque... Ce sont en effet les combats de la Contre-Réforme, les
querelles littéraires, les progrès de la philosophie et des sciences qui sont évo-
qués tour à tour grâce aux publications correspondantes- Des graphiques nom-
breux décrivent les fluctuations de l'activité des presses, la rivalité des genres
littéraires, tandis que des cartes illustrent les péripéties du commerce européen
de la librairie et la concurrence entre Paris et la province, entre l'édition française
et celles de Venise, Francfort, Anvers, Leyde ou Amsterdam.
Le chapitre préliminaire rappelle la surveillance ecclésiastique et monarchique
de l'édition : les interdits de l'Index et des édits de 1566, 1586, 1618. Ces déci-
sions royales établissent le régime de l'autorisation et du privilège et réglementent
les professions d'imprimeur et de libraire. Le livre de H. J. Martin s'ordonne
ensuite en trois grandes parties : la première rassemble des données statistiques
sur l'édition parisienne, la seconde est consacrée au livre parisien au temps de
l'humanisme chrétien, 1598-1648. Elle étudie les courants intellectuels et religieux
à travers les titres et le contenu des livres, elle évoque les métiers de l'imprimerie,
la condition des auteurs, leurs rapports avec le pouvoir et la diffusion du livre
dans la société, grâce à l'inventaire d'un grand nombre de bibliothèques ecclé-
siastiques et particulières. La troisième partie reprend les mêmes rubriques pour
la période classique, 1643-1701. L'imprimerie parisienne a fait dans les deux
premiers tiers du xvrce siècle de remarquables progrès. La statistique de la pro-
duction, conservée de nos jours dans les bibliothèques publiques, et celle fournie
par les registres de privilèges ou par ceux du dépôt légal en apportent la preuve
arithmétique : 415 livres imprimés de 1598 à 1600, et 1587 de 1643 à 1645 ! Pour
la fin du siècle, le bilan numérique paraît moins brillant et surtout l'avantage
parisien ne compense plus la décadence des imprimeries provinciales, celles de
Lyon en particulier, dont la place sur le marché est prise peu à peu par des
concurrents étrangers. La diffusion de la littérature de dévotion alimente pour
une large part cette activité des presses. Les livres saints, les ouvrages de liturgie,
d'histoire ecclésiastique, de théologie, les manuels d'oraison représentent 30 %
des éditions parisiennes au début du siècle et 45 % en 1699-1701. Ne commettons
donc pas de péché d'anachronisme, en avançant l'heure de la crise de la cons-
cience européenne, ou réconnaissons que les éditeurs parisiens n'y ont guère
contribué. L'intervention de la police de La Reynie, le contrôle du bureau de la
Librairie expliquent en partie cette prudence et ce conformisme catholique,
d'autant plus que pour faciliter cette surveillance, le pouvoir a réduit le nombre
des imprimeurs et tari le recrutement de la profession. Depuis l'ordonnance de
1618, imprimeurs, libraires et relieurs appartiennent à la même communauté
de métier, mais souvent les premiers ne sont que des subordonnés dont les presses
travaillent pour le compte des libraires du quartier du Palais comme Langelier,
Guillemot, Sommaville, ou pour ceux de la rue Saint-Jacques comme Camusat
et Cramoisy. C'est dans ces boutiques de la Cité, ou dans celles qui se pressaient
à proximité de l'Université que les amateurs trouvaient les éditions rares, les
belles impressions qui faisaient l'orgueil de leurs bibliothèques. H. J. Martin a
étudié plus de 600 inventaires de bibliothèques au minutier central des notaires
152 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

parisiens. Aussi peut-il préciser les curiosités et l'horizon intellectuel des différents
milieux de la bourgeoisie parisienne et de l'aristocratie : depuis l'humble rayon
chargé d'une bible, d'une Chronique de France et d'une Vie des Saints jusqu'aux
trésors conservés par le chancelier Séguier, le président de Harlay, les Bignon
ou les de Mesme. Il faudrait encore parler longtemps de ces deux gros volumes
qui, au même titre que L'Apparition du livre 1, fourniront d'innombrables réfé-
rences aux historiens de la culture et de la capitale.
Pierre DEYON.

François-Xavier COQUIN, La Sibérie. Peuplement et immigration


paysanne au XIXe siècle, Collection historique de l'Institut d'Études
slaves, XX, Paris, 1969, in-4°, 790 p.

Cosaques de o Michel Strogoff » pour le pittoresque, forçats de la « Maison


morte » pour le drame, image rose sur fond noir, la représentation courante de
la Sibérie au xrx* siècle ne fait guère de place aux pionniers qui ont défriché
progressivement un semi-continent presque vide : longtemps bridée par une
réglementation tatillonne, cette colonisation a manqué sa légende et aucun équi-
valent du western ne lui donne rétrospectivement une allure d'épopée. Mais
l'histoire y gagne peut-être : en s'acharnant à canaliser les migrations, la bureau-
cratie tsariste nous a conservé les traces d'un phénomène qui échappe générale-
ment à tout enregistrement. En dépouillant les archives centrales, sans pouvoir
malheureusement étendre son enquête jusqu'aux sources locales, F.X. Coquin a
pu décrire les principales étapes de l'immigration en Sibérie : jusqu'à l'abolition
du servage, l'État freine par principe le mouvement, tout en l'organisant au
besoin pour décongestionner les régions relativement surpeuplées ; l'« émancipa-
tion » de 1861 accroît à peine la mobilité, car les paysans demeurent en fait
fixés au sol par les modalités du rachat et par la solidarité collective du mir,
tandis que les autorités, feignant de croire à la solution définitive du problème
agraire, cessent de subventionner même les déplacements autorisés ; à partir de
1880, cependant, la nécessité d'une décompression en Russie d'Europe s'impose
peu à peu à l'opinion ; bien plus, le peuplement de la Sibérie prend une signi-
fication positive dans la mesure où les dirigeants de l'économie se sentent désor-
mais capables d'en exploiter les ressources jusque-là négligées. Dès le plan même
de l'ouvrage apparaît donc le souci, confirmé par la suite dans l'exposé détaillé,
de rattacher constamment le sujet à l'évolution générale de l'Empire.
Un trait commun réunit ces diverses périodes : l'influence décisive de l'État
dans le rythme du peuplement. Faut-il s'étonner que son attitude ait été longtemps
négative ? L'auteur incrimine à juste titre le préjugé tenace qui attribuait au paysan
russe des instincts vagabonds pour mieux justifier sa fixation au sol : même
après,l'abolition du servage, les administrateurs restèrent imbus d'une idée chère
aux propriétaires fonciers qui craignaient toujours de manquer de main-d'oeuvre.
Mais, même à la belle époque du servage, ces considérations idéologiques pas-
saient au second plan quand l'aménagement rapide d'un territoire semblait
nécessaire : c'est ainsi que, dès 1764, Catherine II avait autorisé les paysans
d'État à émigrer en Nouvelle-Russie avec l'accord des autorités locales. La Sibérie,
en revanche, n'avait pas besoin d'une population nombreuse pour jouer le rôle
que le pouvoir lui assignait à l'époque dans l'économie nationale : quelques mil-

1. L. FEBVIOE et H.J. MARTIN, L'Apparition du livre, Paris, 1958.


COMPTES RENDUS 153

liers de Cosaques pour défendre un limes peu exposé, une implantation spora-
dique de paysans pour assurer les relais le long du trakt, importante route com-
merciale en direction de la Chine, ou pour fournir la main-d'oeuvre auxiliaire
à proximité des mines de l'Altaï. La localisation impérative appelait la migration
dirigée et la lourdeur des services, le recrutement forcé : dès 1760, un ukaz
autorisa les propriétaires à livrer des colons pour la Sibérie à la place de recrues.
Dans le premier quart du XIXe siècle, cette conception était encore vivace, puis-
que, en 1822, Alexandre Ier rendit aux pomesciki le droit de condamner sans
jugement leurs n fortes têtes » à la résidence forcée en Sibérie. L'expression
officielle de ssylka v Sibir na poselenie (déportation en Sibérie pour la coloni-
sation) soulignait la contamination entre les deux concepts. Vérité incontestable,
à condition de ne pas généraliser : l'emploi du mot zaselenie (peuplement) dans
l'intitulé même du plan de 1764 pour la Nouvelle-Russie suffirait à prouver
l'existence de vues plus larges dans un autre contexte.
Jamais, il est vrai, la législation la plus restrictive ne parvint à empêcher com-
plètement les déplacements spontanés. Ajoutons que les interdictions visaient
plutôt à la prévention qu'à la répression : l'Ural une fois franchi, on ne renvoyait
pas les immigrés clandestins dans leurs foyers. Dès que les steppes de la
Nouvelle-Russie, de l'avant-pays caucasien et de l'Outre-Volga furent relative-
ment saturées, la Sibérie devint l'ultime recours pour les paysans mal lotis que
n'effrayaient ni la distance ni le climat. Longtemps synonyme de désolation et
de bagne, ce pays incarna désormais dans la mythologie paysanne le vieux rêve
de la zemlja i volja (terre et liberté) : n'y trouvait-on pas des terroirs sans
limites et une société composée uniquement de moujiks ? Les méthodes exten-
sives de culture eurent, tôt fait de gaspiller le premier atout. Les nouveaux arrivés
mirent de plus en plus d'années pour accéder à l'aisance, quand ils ne se décou-
rageaient pas au point de repartir. Restait la zone forestière, dont le défriche-
ment exigeait un minimum de capital, sans parler des voies de communication
à établir : entreprise chimérique sans l'aide de l'Etat. Or celui-ci ménagea long-
temps son concours : s'il fit une exception en faveur de l'Extrême-Orient pour
tenter de contre-balancer la forte immigration des Chinois en Mandchourie, il
délaissa la Sibérie centrale et orientale jusqu'à l'achèvement du Transsibérien.
Même au début du XXe siècle, le peuplement de la taïga progressa très lentement :
à la parcimonie des crédits s'ajoutait la répulsion instinctive des immigrés, dont
la majeure partie provenait, à cette date, des régions steppiques de la Russie
européenne. A l'expérience, les capacités d'accueil se révélèrent donc très infé-
rieures aux prévisions : si la courbe des arrivages annuels dépassa largement
500 000 âmes de 1907 à 1909 pour se stabiliser ensuite autour de 300 000, le
courant des retours se gonfla parallèlement, sans jamais retomber pratiquement
au-dessous de 100 000.
Le bilan net se soldait par un gain de quelque 4 millions d'habitants entre
1897 et 1914 : chiffre dérisoire en regard de la démographie galopante qui
caractérisait la Russie d'Europe. En relâchant progressivement son contrôle sur
les déplacements dans la dernière décennie du XIXe siècle, le gouvernement avait
espéré atténuer la crise agraire, car les propriétaires commençaient à craindre le
a surpeuplement » rural au moment où leurs besoins de main-d'oeuvre diminuaient
avec les débuts de la mécanisation. Mais, tant pour limiter les dépenses que pour
écarter les candidats trop pauvres, jugés inaptes à la réadaptation, l'État ne fournit
qu'un simple appoint aux émigrants, qui se recrutèrent généralement parmi les
paysans moyens, chassés par la perspective d'un appauvrissement graduel plutôt
que par la misère proprement dite : l'exutoire sibérien n'allégea guère la situation
des plus déshérités. Tout limité qu'il était, l'afflux de nouveaux venus suffit
154 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

pourtant à submerger la population de souche, plus nonchalante et plus indivi-


dualiste : à la veille de la guerre, la Sibérie se distinguait à peine des autres
provinces. Mais cette assimilation, flatteuse pour l'amour-propre national et avan-
tageuse pour la sécurité de l'Empire, ne faisait que mieux ressortir un certain
décalage chronologique. Alors même que la communauté rurale se désagrégeait
en Russie d'Europe, elle se renforçait en Sibérie : quand l'épuisement des sols
eut raréfié les terres disponibles, les immigrés réagirent comme dans leur milieu
d'origine et imposèrent les redistributions périodiques. Même après que le Trans-
sibérien eut ouvert des débouchés, l'absence de grandes exploitations freina le
développement de l'agriculture commerciale, malgré quelques efforts de spécia-
lisation dans les produits de l'élevage. Stolypin, qui se méfiait pour des raisons
idéologiques d'une société trop homogène où le moujik était roi, tenta bien
d'attirer en Sibérie des propriétaires fonciers et des koulaks : en vain, car l'Europe
offrait suffisamment de chances aux éléments dynamiques en- cette période où une
partie de la vieille noblesse se dessaisissait de son patrimoine foncier. Curieux
paradoxe pour un pays neuf, la Sibérie de 1914 ressemblait plutôt à la Russie
d'hier qu'à celle de demain !
J.L. VAN REGEMORTER.

Histoire générale de la presse française, sous la direction de Claude


BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUTBAL et Fernand TEEROU ;
tome 1, Des origines à 1814, par Louis CHARLET, Jacques GODECHOT,
Robert RANC et Louis TRÉNARD, préface de Pierre RENOUVIN, Paris,
P.U.F., 1969, 652 p. ; tome 2, De 1815 à 1871, par Louis CHARLET,
Pierre GTJIRAL, Charles LEDRÉ, Robert RANC, Fernand TERROU, André-
Jean TUDESQ, Paris, P.U.F., 1970, 472 p.

Si l'histoire de la presse ne peut espérer résoudre les multiples problèmes que


les journaux posent à l'historien, sa contribution à la connaissance du passé reste
fondamentale. La nature des journaux est double. Ils sont à la fois témoins et
acteurs de l'évolution historique : d'une part leur contenu reflète les événements
de la grande et de la petite actualité et apporte l'écho des idées et des discours
des hommes : d'autre part leur lecture dirige en partie l'évolution des mentalités,
les réactions des groupes et le comportement des individus. L'histoire de la presse
a aussi, au moins, deux missions principales. D'abord reconstituer le monde des
journaux : préciser les conditions de vie et les fonctions de la presse, analyser
les grandes lignes et les facteurs de son évolution, classer les publications par
tendances et par catégories, raconter la vie des principaux titres, présenter les
journalistes, définir le style du journalisme, caractériser les composantes princi-
pales du contenu des journaux, et tenter de mesurer, non pas l'influence, mais
plus simplement l'audience relative des différentes feuilles.
Ensuite, et peut-être surtout, mettre ses résultats au service des autres bran-
ches de la recherche historique : l'histoire de la presse est en effet une véritable
science auxiliaire de l'histoire moderne et contemporaine et elle doit aider à
une meilleure utilisation de cette source historique irremplaçable que sont, depuis
le xvne siècle, les journaux. Leur témoignage, au jour le jour, ou à la petite
semaine, est trop confus pour être directement accepté. Déjà en 1633 Renaudot
pouvait écrire : « L'Histoire est le récit des choses advenues, la gazette seulement
le bruit qui en court », et pour Voltaire les journaux n'étaient que « le récit
COMPTES RENDUS ÏS5

des bagatelles ». Partial, incomplet, hâtif, manquant de recul par rapport aux
événements, le témoignage de la presse doit être éclairé par la connaissance des
organes qui l'expriment, faute de quoi il reste, pour l'essentiel, incompréhensible.
Un article n'est pas à lire comme la page d'un livre ; il doit être replacé dans
la collection du journal et celle-ci ne retrouve sa véritable originalité que par
comparaison avec les autres feuilles de la période. L'utilisation de ces « archives
du quotidien » que sont les journaux, passe par la connaissance préalable de la
personnalité de chacun d'entre eux et des modes du journalisme de l'époque.
La reconstitution de la vie de la presse reste pourtant chose malaisée : elle
se disperse depuis ses origines en des dizaines puis des centaines puis des mil-
liers d'organes ; l'existence de chaque titre est encombrée d'épisodes divers qui
modifient sans cesse sa personnalité et transforment sa physionomie au point
de rendre souvent vaine, au milieu des contradictions de son. contenu et des
fluctuations de sa ligne générale, la recherche des caractéristiques permanentes
de sa nature. Un journal est le résultat d'une multitude d'influences, de l'accord
fragile entre ses rédacteurs, de la volonté souvent confuse de ses inspirateurs,
de l'équilibre instable du marché et des goûts changeants de sa clientèle. L'analyse
de ce phénomène social reste toujours aléatoire et risquée la tentative de syn-
thèse des différents facteurs qui le supportent : dans la diversité de ses organes
et la complexité du contenu de chacun d'entre eux, l'histoire de la presse ne peut
espérer rendre compte exactement de l'immense richesse de son champ de
recherche.
Ces quelques réflexions permettent d'apprécier l'intérêt et la difficulté de
l'oeuvre entreprise qui, en quatre volumes, — des origines à 1814 — de 1815
à 1871 — de 1871 à 1940 — de 1940 à nos jours, — couvrira l'ensemble de l'his-
toire de la presse française. Cette entreprise est opportune. Les historiens français
ne disposaient, depuis plus d'un siècle, d'aucune histoire générale de la presse.
La vieille et érudite Histoire de la presse en France d'Eugène Hatin (8 volumes,
1851-1866) n'avait pas été remplacée. Les ouvrages de Georges Weill, Raymond
Manevy, de Charles Lédré n'avaient pas une ampleur adaptée à l'importance
du sujet et une récente Histoire de la presse française en deux volumes s'est
révélée comme une médiocre entreprise de librairie, malgré la richesse et l'intérêt
de son illustration. L'abondance des études historiques sur la presse rendaient
indispensable de dresser le bilan des connaissances acquises ; le développement
des recherches faisaient souhaiter une mise au point scientifique qui, à la fois,
précise les méthodes, présente un schéma de l'évolution générale, détaille les
caractéristiques des titres principaux et dégage les perspectives. -
Rendre compte du contenu de ces deux gros volumes illustrés revient, pour
l'essentiel, à la réconfortante constatation que l'oeuvre est à la hauteur de ses
ambitions et offre un panorama complet des deux cent quarante premières années
de la presse française. L'érudition des auteurs, mise en valeur par un bon appareil
de .références bibliographiques et deux gros index (titres et personnes) assure à
ces deux premiers tomes une exceptionnelle richesse. L'esprit de synthèse qui les
inspire, a évité à l'ouvrage de n'être qu'une histoire des journaux et surtout de
tomber dans le trop fréquent travers de l'histoire à travers les journaux. L'équilibre
de l'ensemble est bon et aucun des multiples aspects de ce vaste sujet n'est négligé.
Les quelques pages de préface du doyen Renouvin sont, autant qu'une présen-
tation de l'oeuvre, une réflexion sur les fonctions de la presse dans le jeu poli-
tique l'expression des idées, et la formation de l'opinion, mais aussi une pénétrante
critique des insuffisances des journaux et de leur relative impuissance.
156 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Louis Charlet et Robert Ranc présentent au début de chaque volume les carac-
téristiques de l'évolution des techniques d'impression des journaux, de Gutenberg
à Marinoni. Femand Terrou brosse dans le second tome la genèse et les grands
principes libéraux qui ont inspiré l'évolution de la législation sur la presse et
dresse un très utile catalogue des divers textes juridiques et administratifs qui
ont marqué l'histoire agitée des rapports de la presse et du pouvoir de 1789
à 1870. Louis Trénard analyse longuement la période des origines à 1788 ; dans
un domaine qui a été largement renouvelé par les études de ces dernières dé-
cennies, il dresse un bilan très complet et son étude, qui a su tirer parti des
recherches les plus récentes des historiens de la littérature, apporte beaucoup
tant sur la « préhistoire » des journaux à travers les feuilles volantes et les nou-
velles à la main, la vie de la gazette, les multiples publications du xvnr3 siècle
et leurs tendances que sur les nouvellistes ou les feuilles de province après 1740.
Le doyen Godechot, dans une magistrale synthèse, retrace la naissance de la
presse révolutionnaire, son développement anarchique jusqu'au 10 août 1792,
ses épreuves sous la Terreur, sa remarquable expansion (malgré les avatars poli-
tiques) après Thermidor et sa mise en tutelle sous l'Empire. Son étude nourrie
de nombreuses monographies de titres montre le rôle joué par les journaux dans
le processus révolutionnaire et la place désormais acquise par la presse dans la
vie politique et sociale française.
A Charles Ledré revient la présentation de la presse parisienne de 1815 à
1848 et le récit des multiples épisodes de son assaut contre la monarchie ; il
mène cette étude avec une finesse et une précision remarquables, mais autant
que sur l'aspect politique, son attention a été retenue par les transformations de
la presse et les débuts de l'élargissement de son audience populaire. A.-J. Tudesq
décrit un aspect souvent négligé de la vie de la presse : la presse provinciale
qui acquiert alors, au milieu de bien des difficultés, une importance considérable
et dont le rôle politique commence à s'affirmer.
De la révolution de 1848 à la Commune la presse a fait des progrès consi-
dérables et son audience s'est élargie dans des proportions notables. Avec beau-
coup de précision et un sens aigu des nuances, Pierre Guiral a su rendre compte,
à travers la multiplication de ses titres, que l'arbitraire impérial a difficilement
réussi à freiner, du rôle de la presse dans les crises politiques. Mais plus peut-être
que l'analyse de la montée de la contestation à travers les journaux dans les
années 1868-1870, qui fut pour beaucoup dans la chute de l'Empire et la pré-
paration de Commune et dont la présentation est en quelque sorte classique,
on est heureux de trouver dans son étude une description de diversification du
contenu des journaux et de leurs catégories et en particulier une analyse originale
du phénomène Petit Journal qui fut la première réussite mondiale de la presse
populaire à bon marché.
Le troisième tome paraîtra en 1971 et le dernier en 1972. Ainsi se trouvera
rapidement achevée cette oeuvre qui offrira aux historiens de toutes vocations les
ouvrages de références dont ils manquaient et dont on peut espérer qu'elle
contribuera à stimuler les recherches en matière d'histoire de la presse.

Pierre ALBERT.

1. Rappelons que le dernier ouvrage important publié du côté anglais sur ce sujet est
celui de David FOOTMAN, Civil War in Bussia, Londres, 1961.
COMPTES RENDUS 157

John BRADLEY, Allied Intervention in Russia, 1917-1920, Londres,


1968, xix-251 p.

L'auteur a eu accès à des archives anglaises et françaises. Il a consulté les


papiers Milner à Oxford, il a pu voir en France les archives diplomatiques et
militaires. L'intérêt du livre réside dans la multiplicité des sources et des points
de vue, car l'auteur met en valeur non seulement l'attitude des Alliés mais aussi
celle des Tchèques, des Polonais et des Russes Blancs.
Toute étude de la guerre civile en Russie est nécessairement complexe 1. L'avan-
tage des archives alliées est d'éclairer divers aspects d'une politique d'intervention
que l'on a coutume de condamner un peu sommairement comme simplement anti-
bolchevique. Comment s'est élaborée cette politique ? Telle est la première ques-
tion que s'est posée l'auteur, mais il n'a pas pu trouver le document qui prouverait
que les Alliés avaient décidé d'intervenir.
Si la décision de principe nous échappe, l'intervention alliée a cependant été
un fait. Pour comprendre comment les Alliés ont été amenés à intervenir, il faut
se rappeler qu'au début il s'était agi d'intervenir aux côtés des Russes contre les
Allemands. L'aspect anti-allemand de la mentalité alliée se lit en filigrane tout
au long de l'opération. Les Alliés voyaient dans les Bolcheviques des suppôts de
l'Allemagne. La propagande alliée imaginait volontiers un bureau de l'état-major
allemand installé à Pétrograd ou à Moscou, donnant des ordres — et de l'argent
— aux chefs bolcheviques. Les Alliés pouvaient donc envisager d'intervenir contre
les Allemands, puis contre les Bolcheviques sans changer de politique ni changer
d'ennemi. Un incident décisif est à cet égard révélateur : la révolte de la Légion
Tchécoslovaque en Russie. Les Tchèques se sont révoltés le long du Transsibérien
parce qu'ils croyaient que le général von Rauch, qui avait donné l'ordre d'arrêter
leurs trains, était un général allemand.
Une fois la guerre civile déclenchée, les Alliés cherchèrent à défendre leurs
intérêts propres, chacun pour son compte. Nous retrouvons là le terrain de la
diplomatie traditionnelle et sur ce point l'exploitation des archives se révèle des
plus rentables. Les Américains cherchaient à empêcher les Japonais de s'installer
en Sibérie à leurs dépens. Dans le Sud, Français et Anglais se partagèrent le
territoire russe en zones d'influence, sans d'ailleurs le révéler aux Volontaires qui
combattaient sur place et qui, dans cette ignorance, cherchaient à jouer des Anglais
contre les Français, bien inutilement lorsqu'il s'agissait de la zone attribuée aux
Français.
L'auteur a poursuivi sa recherche jusqu'à la guerre russo-polonaise et la bataille
de Varsovie. Cela se justifie en ce sens que la Pologne jouait dans les plans du
maréchal Foch un rôle essentiel pour une croisade anti-bolchevique. Ces plans
néanmoins n'avaient été acceptés ni par les Alliés ni par les Polonais, ni même
en définitive par Clemenceau. Les Polonais prétendirent se prêter à ce jeu anti-
bolchevique pendant quelque temps, assez longtemps pour recevoir une aide mi-
litaire. En fait, ils étaient simplement anti-russes. En tout cas, ce ne sont pas les
conseils du général Weygand qui permirent aux Polonais de gagner la bataille
de Varsovie.
L'ouvrage offre un intérêt particulier pour le lecteur français, car il s'appuie
sur une documentation française excellente. Il est regrettable que l'auteur n'ait
pas toujours indiqué exactement où se trouvaient les documents qu'il utilisait et
il serait souhaitable que soit publiée une collection des documents dont ce livre
nous donne un aperçu.
Georges BONNIN.
158 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Henri MICHEL, La Seconde Guerre mondiale, t. I {1939-1945), t. II


(1943-1945), Paris, P.U.F., collection « Peuples et Civilisations »,
1968, 505 et 540 p.

Une sobriété voulue, une maîtrise constante pour décrire et analyser la plus
dramatique des histoires la seconde guerre mondiale, plus mondiale que la pre-
mière, puisque l'Amérique s'engage davantage, puisque l'Asie et l'Afrique sont en
feu, plus complexe aussi puisque certains belligérants sont sur la touche, occupés
partiellement ou complètement et que dans une opinion déconcertée, désorientée
par les souffrances et par les propagandes ne posent les problèmes douloureux de
la collaboration ou de la résistance de l'acceptation ou du refus.
M. Henri Michel a tout naturellement divisé son étude en deux périodes : les
succès de l'Axe, coups d'audace longtemps récompensés de 1939 à 1943, jusqu'à
l'arrêt allemand en Afrique et à la bataille de Stalingrad ; la victoire des Alliés
(1943-1945), avec ses grandes étapes : le décrochement de l'Italie, la libération
de la Russie, la désatellisation des pays de l'Est, la campagne de France, la bataille
d'Allemagne jusqu'à la capitulation finale que n'ont empêchée ni les armes secrètes
ni le fanatisme nazi. Pour dominer cet immense sujet il a fallu à M. Henri Michel
non seulement lire une immense littérature, mais assimiler les techniques les plus
diverses : militaire, économique, scientifique. On reste effrayé des moyens de des-
truction que les Allemands étaient en mesure d'avoir à la fin du conflit et qu'il
rappelle opportunément : a Les Allemands n'eurent pas le temps d'achever l'A9,
V2 muni d'ailes lui permettant de voler sur plus de 2 000 km ; l'AlO, projectile
fusée de 85 tonnes,
— le V2 en pesait 13 — ; l'A14 au moyen d'action pratique-
ment illimité. Ils ne purent pas utiliser tout un arsenal de toxiques, les triions
extrêmement dangereux et qui étaient encore à l'étude en mai 1945. Enfin, dans
la fabrication de l'arme atomique, l'arme atomique de l'époque, ils empruntèrent
une mauvaise voie et furent devancés par les Américains ».
La place nécessairement accordée aux problèmes techniques ne diminue pas
celle accordée aux idéologies, aux comportements, à ce côté humain qui fait l'intérêt
d'une époque inhumaine. M. Henri Michel n'a pas éludé les difficultés qui étaient
grandes et en particulier celles qui avaient trait au silence du Vatican en face du
génocide juif. II rappelle l'affection du pape pour le peuple allemand, « pour lequel
il éprouvait une véritable prédilection s. Peut-être retrouvait-il dans cette dilection
les méfiances de la Curie à l'égard de la France et à plus forte raison à l'égard
d'une France qui s'était complue avant 1919 dans l'anticléricalisme. Certains textes
de Mgr Tisserant, exhumés par M. Teckel, attestent cette stupeur candide du prélat
français. Indiscutablement la peur du communisme et de sa victoire a pesé encore
davantage. Le catholicisme, aux yeux du pape, était menacé par deux périls mortels.
Il eût fallu la foi des apôtres pour les dénoncer l'un et l'autre : la Curie y prépare
mal.
Et, de même, les hommes, entendons les individus, avec leurs faiblesses, leurs
parti-pris, leurs préférences irraisonnées mais certaines, ne sauraient être oubliés.
C'est ainsi que M. Henri Michel pose longuement la question : Staline a-t-il été
surpris ? On sait que les avertissements, les mises en garde fondées contre une
agression allemande ne lui ont manqué, qu'elles vinssent de source américaine, ou
du fameux Sorge, ou de renseignements décelés en U.R.S.S. même. Et certes ces
informations n'étaient pas les seules ; elles étaient parfois minimisées par crainte
de déplaire au dictateur, mais encore une fois, l'agression hitlérienne était d'une
ampleur trop démesurée pour ne pas être perceptible et finalement, Staline a été
surpris parce qu'il voulait l'être et ne pouvait, lui non plus, avouer qu'il s'était
COMPTES BENDUS 159

trompé et qu'il avait été trompé. « Selon l'ambassadeur Maisky, il s'enferma trois
jours dans le Kremlin, trois jours pendant lesquels le gouvernement de l'U.R.S.S.
fut décapité, et ses organes de direction privés de directives. Une question vient
alors naturellement à l'esprit : qu'aurait donné à un Staline qu'inspirait une telle
volonté de paix, un ultimatum de Hitler ? Dans quelle mesure n'y serait-il pas
soumis ? » (t. I, pp. 233-234).
Faiblesse du potentat asiatique qui écrasait la Russie, mais les erreurs de juge-
ment de Hitler et de ses subordonnés immédiats furent de taille aussi gigan-
tesque. On sait dans quel esprit délibéré d'humanité systématique, de terreur
absolue fut entreprise la conquête de l'U.R.S.S. Il s'agissait de libérer par tous
les moyens (mais en vérité par un seul qui était l'extermination), « le peuple alle-
mand du danger judéo-asiatique ». Des unités spéciales qui s'étaient illustrées en
Pologne, les Einsatzgruppen furent chargées du génocide. Le gaz fut le moyen
le plus expéditif. Le général Messe, commandant du corps expéditionnaire italien,
censura d'autant plus ces méthodes qu'il admettait plus difficilement le mépris de
l'Allemagne à l'égard de l'Italie alliée. Mais on peut se demander si la cruauté
n'est pas un boomerang qui se retourne contre celui qui l'emploie.
Au reste il était des moyens d'action plus subtils et peut-être plus efficaces.
Tout naturellement M. Henri Michel a consacré une juste place à Goebbels, virtuose
de la propagande, inventeur du rituel nazi », metteur en scène sachant utiliser
ce
les fanfares, les oriflammes, la contagion de la jeunesse, la fascination de la puis-
sance.
Avec le même soin M. Henri Michel étudie l'internationale des fascismes à la
fois une, ne serait-ce que parce que les nazis n'auraient pas admis de sérieuses
divergences, et diverse, parce que reparaissaient sous l'uniforme brun les tempé-
raments nationaux, à commencer par le goût impénitent des Français pour la
division. Et puis les chefs locaux introduisaient quelques nuances propres, tel
Quisling, le naïf, qui « croyait aux Aryens, à la communauté raciale qui devait
unir Scandinaves et Allemands ». En vérité toutes sortes de sentiments se sont plus
ou moins mêlés : sens dévoyé d'une vie héroïque, volonté de jeter par dessus bord
le monde de la bourgeoisie et du libéralisme, paganisme qui semblait ramener aux
vérités fondamentales, à ce que Giono avait appelé les vraies richesses.
Le lecteur ne s'attachera pas moins au bilan de ces années sombres. On sait
quel en est le péril : tomber dans une énumération qui, par crainte de négliger
la personnalité significative ou le résultat acquis, risque de faire perdre de vue
le sens des grands ensembles qui seul compte et révèle. Ce péril, M. Henri Michel
a su l'éviter. On s'est parfois moqué, et non sans raison, des allusions, trop obscures
pour être dangereuses, des revues littéraires. Mais comme le note M. Henri Michel,
la poésie était favorisée par « une formulation un peu mystérieuse » qui n'inter-
<t
disait pas une publication au grand jour ». En vérité l'époque, heureusement brève,
fut pauvre en grandes oeuvres. L'action dévore la pensée. En revanche la science
et la technique répondirent de manière éblouissante aux demandes qui, de tous
côtés, leur furent adressées. Les dernières pages de l'ouvrage de M. Henri Michel
constituent une synthèse aussi riche qu'exaltante.
On lit avec plus de mélancolie les pages qui précèdent et qui ont trait à l'orga-
nisation des Nations Unies. Comme pour la S.D.N., il s'agit d'une initiative amé-
ricaine et c'est, on le sait,, aux États-Unis à Dumbarton Oaks que les États-Unis,
la Grande-Bretagne, l'U.R.S.S. et la Chine posèrent les fondements de l'organisation
internationale. Il ne faut pas s'indigner ou même se formaliser de l'absence mo-
mentanée de la France. Il ne sied pas davantage de déplorer des dispositions de
la Charte dont l'article 73 faisait obligation aux puissances coloniales « de recon-
naître la primauté des habitants des territoires colonisés » et de les aider o dans
le développement progressif de leurs libres institutions politiques ». C'était déposer
160 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

les germes d'un anticolonialisme dont on n'est pas sûr qu'il a toujours servi ceux
qui en ont profité. Ce que l'on doit dire c'est que d'abord l'organisation interna-
tionale, en décidant que le Conseil de Sécurité ne pourrait se prononcer qu'à
l'unanimité des grandes puissances, se condamnait à une inefficacité à peu près
inévitable ; en second lieu on confiait le soin de défendre les principes d'humanité
à des puissances qui, à l'intérieur de leurs frontières, avaient l'habitude, érigée à
la hauteur d'un système politique, de méconnaître les règles élémentaires de la
justice et de la défense des individus. C'était une cruelle et élémentaire dérision.
Ces quelques observations rendent imparfaitement hommage à l'apport de M.
Henri Michel. Son travail est la somme de longues années de recherche, d'une lente
méditation, d'une passion contenue, d'une science dominée.
Pierre GUIRAL.

Imprimerie BELLANGER et Fils


— La Ferté-Bernard (Sarthe) — Le directeur de la publication :
Nc d'ordre A. Colin : 5 512
Dépôt légal : 1" trimestre 1971 Pierre MmzA.
ÉDITIONS DU
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
15, Quai Anatole-France -
Paris 7e

C.C.P. Paris 9061-11 Tél. : 555-26-70

Colloque international
Sciences humaines

LA PREMIERE INTERNATIONALE
L'INSTITUTION - L'IMPLANTATION - LE RAYONNEMENT

Colloque organisé à Paris du 16 au 18 novembre 1964


par le Centre National de la Recherche Scientifique
et la Commission Internationale
d'Histoire des Mouvements Sociaux et des Structures sociales
sous la direction d'Ernest Labrousse

Les vingt-sept rapports ou communications présentés dans ce volume,


avec les discussions subséquentes, résultent de recherches d'historiens,
d'économistes et de sociologues appartenant à dix-neuf pays et représentant
quatorze grandes institutions.

Ouvrage in-8° raisin, 498 pages, 8 planches hors-texte dont 1 planche


double et illustré notamment par la photographie de 16 Internationaux.

Prix : 50 F

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