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contemporaine / Société
d'histoire moderne
sommaire
ÉTUDES
Éliane DERONNE : Les origines des chanoines de Notre-Dame de
Paris de 1450 à 1550 1
François-Charles MOUGEL : La fortune des princes de Bourbon-Conty :
revenus et gestion, 1655-1791 30
Charles-Robert AGERON : La politique berbère du protectorat maro-
cain de 1913 à 1934 50
MÉLANGES
Daniel BEAUVOIS : Le développement d'une capitale : Varsovie,
1815-1830 91
Jean-Claude ALLAIN : Les débuts du conflit italo-turc : octobre 1911 -
janvier 1912 (d'après les Archives françaises) 106
Jean-Jacques FOL : La montée du fascisme en Finlande, 1922-1932 116
Etienne DEJONGHE : Les problèmes sociaux dans les entreprises
houillères du Nord et du Pas-de-Calais durant la seconde guerre
mondiale 124
COMPTES RENDUS
Thèses : Robert MANDROU, Magistrats et sorciers en France au XVIIe
siècle. Une analyse de psychologie historique (Lise Dubief), 148 ;
H. J. MARTIN, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle
(1598-1701) (Pierre Deyon), 151 ; François-Xavier COQUIN, La Sibérie.
Peuplement et immigration paysanne au XIXe siècle (J. L. Van Rege-
morter), 152.
Histoire générale de la presse française, sous la direction de Claude
BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL et Fernand TERROU ;
tome 1, Des origines à 1814, par Louis CHARLET, Jacques GODECHOT,
Robert RANC et Louis TRÉNARD, préface de Pierre RENOUVTN ; tome 2,
De 1815 à 1871, par Louis CHARLET, Pierre GUIRAL, Charles LEDRÉ,
Robert RANC, Fernand TERROU, André-Jean TUDESQ (Pierre Albert),
154. — John BRADLEY, Allied Intervention in Russia (1917-1920)
(Georges Bonnin), 157. — Henri MICHEL, La Seconde Guerre mondiale
(Pierre Guiral), 158.
ADMINISTRATION, ABONNEMENTS ET RÉDACTION
Librairie ARMAND COLIN
— C.C.P. 21335 25
103, boulevard Saint-Michel - Paris 5e
ABONNEMENT ANNUEL : à partir du 1er janvier 1971
1971 (4 numéros) : France, 33 F Étranger, 38 F
Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 9 F
Le numéro spécial : 18 F
La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre
à juillet, le premier dimanche de chaque mois. Le compte rendu des séances est
publié dans le bulletin trimestriel. Les sociétaires reçoivent la revue et le
bulletin (se renseigner auprès de M. P. Milza — 13, rue Jean-Mascré, 92 - Sceaux
— Secrétaire général de la Société).
KLVUE D HISTUIKL
JANVIER-MARS 1971
MODERNE ET CONTEMPORAINE
i
2 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Noël VALOIS, Histoire de la Pragmatique Sanction sous Charles VII, Paris, 1906 ; Jules
THOMAS, Le Concordat de 1516, ses origines, son histoire au XVI' siècle, Paris, 1910, S vol.
2. Joseph SALVINI, ce L'application de la Pragmatique Sanction sous Charles VII et Louis XI
au chapitre cathédral de Paris », dans Rev. d'hist. de l'Église de France, IH (1912),
p. 121-148, 276-296 et 550-561 ; Antoinette PICON, La collation des bénéfices au chapitre
CI
pontificale, mais, privée de cet appui extérieur, il lui devint! dès. lôrs
impossible de se défendre des ingérences, illégitimes aux' termes de
la Pragmatique, d'un monarque de plus en plus puissant. Le concordat
de Bologne ratifia enfin en droit cette situation de fait.
Tant d'incertitudes sont à l'origine des conflits qui opposèrent à
plusieurs reprises des clercs nommés par des collateurs différents aux
canonicats de Notre-Dame. On constate que dans la très grande majo-
rité des cas le chapitre restait fidèle à levêque sans donner aucune
suite aux interventions de l'archevêque de Sens ou du primat de Lyon x.
Le choix des chanoines dépend donc en très grande partie de
l'évêque. Or c'est précisément pendant cette période que se pro-
duisent de grandes transformations dans le choix des evêques de
Paris qui passent progressivement dans la dépendance complète du
roi 2. Celui-ci acquiert donc, par ce biais, une influence non négligeable
sur le recrutement du chapitre.
A partir de l'épiscopat de Jean Simon le diocèse de Paris n'eut
plus à sa tête que des hommes choisis par le roi et qui lui étaient
dévoués. Ils firent donc entrer au chapitre des clercs bien disposés à
l'égard de la cause royale et pouvaient encore plus difficilement refuser
de conférer une prébende aux favoris que leur recommandait le roi.
Cette proportion sans cesse grandissante de « gallicans royaux » au
sein du chapitre est certainement une des raisons qui, avec la lassitude,
firent s'émousser l'opposition des chanoines à la volonté royale.
Le système des résignations aurait pu permettre une certaine coopta-
tion du chapitre. Mais on observe que les résignations in favorem
1. J. SALVINI, op. cit., p. 276-296.
2. Les six mutations épiscopales qui se produisirent à Paris entre 1447 et 1552 sont autant
d'étapes de cette évolution : en 1447 le chapitre réussit à imposer un évêque de son
choix, Guillaume Charrier, tant au Pape qui ne reconnaissait pas la Pragmatique Sanction,
qu'au roi qui voulait gratifier de cet évêché un de ses favoris (J. SALVTNÏ, op. cit., p. 132-
138) ; en 1472 le chapitre accepte sans grande résistance Louis de Beaumont qui lui est
recommandé par le Pape et par le roi (ibid., p. 141-147), mais en 1492 les chanoines
s'opposent longtemps au roi et au nonce pour soutenir leur confrère Gérard Gobaille qui,
reconnu évêque par le clergé de la cathédrale, ne reçut jamais ses bulles (A. RENAUDET,
Préréforme et humanisme à Paris, 2" éd., Paris, 1953, p. 12-13 ; Gall. Christ., VU, 155) ;
à la mort de Gobaille en 1494, toutefois, le chapitre accepte Jean Simon, son compétiteur
et candidat du roi qui accorde seulement aux chanoines de procéder à « l'élection x
(A. RENAUDET, op. cit., p. 205-207 ; Gall. Christ., vrc, 156) ; en 1502 le chapitre et le
roi se mettent d'accord sur le nom d'Etienne Poncher, chanoine estimé de ses confrères
et membre d'une vieille famille parisienne dévouée au roi, cette fois ni le Pape ni le roi
n'interviennent ouvertement (A. RENAUDET, op. cit., p. 348-349) ; en 1519 Etienne
Poncher résigna le siège épiscopal de Paris en faveur de son neveu François, cette
pratique courante ne souleva aucune controverse et permit d'éviter celles que n'aurait pas
manqué de susciter l'application du tout récent concordat (A. PICON, La collation des
bénéfices au chapitre de Notre-Dame de Paris sous le régime du. concordat, p. 83-84) ; en
1552, enfin, le concordat de Bologne fut pour la première fois appliqué à Févêché de
Paris avec la nomination par le roi de Jean du Bellay (A. PICON, op. cit., p. 84-86).
é REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
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Pourcentages dans l'ensemble des chanoines
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Chanoines encore
au chapitre après
1550 5% 3% 2%
Prébendes sorties
par décès 5% 21% 10% 7%
Prébendes sorties
par résignation
simple 2% 12% 9% 5%
Prébendes sorties
par résignation
in favorem 1% 9% 7% 4%
1. Cf. tableau.
2. Le collateur choisissait un gradué de son entourage et prenait sans doute l'engagement
tacite de résigner sa prébende, ce qu'il faisait aussitôt après son installation on était
;
alors libre de conférer à tout autre personnage (A. PICON, op. cit., p. 101-102) il ne
;
faut pas oublier non plus que presque tous les conseillers et officiers royaux étaient gradués
ea droit civil ou canonique et appartenaient de ce fait à l'Université tout en restant
<3e sûrs défenseurs àes droits du roi.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, U50-Ï550 S
des paroisses parisiennes, ces bourgeois font faire à leurs fils des
études juridiques qui leur permettront d'acquérir un office, ils marient
leurs filles à des avocats : leur ambition est, comme d'autres l'ont fait
au siècle précédent, d'abandonner le commerce et d'accéder à la robe.
Le chapitre Notre-Dame où ils retrouvent les membres de la grande
bourgeoisie parlementaire est une des étapes de cette ascension sociale.
Il faut toutefois distinguer les prébendes ordinaires des deux demies
prébendes de Saint-Aignan : ces dernières étaient à la collation du
chapitre qui en récompensait ordinairement ses vieux serviteurs ; en
1531 le notaire du chapitre, Jean Raoulin, était élu à une telle pré-
bende 1. A l'exception d'Arthur de Vaudetar, chanoine de Saint-Aignan
de 1475 à 1495, la plupart de ces chanoines sont des inconnus ; anciens
curés de Saint-Jean-le-Rond ou vicaires de Saint-Denis-du-Pas, ils
semblent issus des milieux parisiens assez modestes où se recrutaient
les desservants des paroisses parisiennes 2.
Possesseur d'une prébende, un chanoine n'était pas pour autant
doué d'une voix harmonieuse et de grandes connaissances musicales ;
d'autre part, de nombreuses occupations hors de Notre-Dame empê-
chaient fréquemment que le chapitre assistât au complet à l'office.
C'est pourquoi les chanoines s'assuraient l'aide de musiciens compé-
tents : les chantres. Ils n'admettaient les postulants à cette fonction
qu'après avoir examiné leurs connaissances musicales et liturgiques ;
on leur demandait aussi d'avoir reçu une formation littéraire et doctri-
nale suffisante ; il n'est donc pas surprenant de trouver parmi ces
chantres de nombreux anciens enfants de choeur qui dès leur plus
jeune âge avaient reçu une telle éducation.
Lorsque le chapitre était satisfait des services d'un chantre il pouvait
le récompenser en lui attribuant un bénéfice dans l'une des églises
du cloître. Il disposait pour ce faire des deux cures et des six canonicats
de Saint-Jean-le-Rond et des trente-deux chapelles de Notre-Dame 3.
Les deux canonicats de Saint-Aignan étant en général conférés aux
plus fidèles de ces bénéficiers, ceux-ci pouvaient ainsi terminer dans
la quiétude du chapitre une existence consacrée depuis fort longtemps,
A'oire depuis leur enfance, au service de Notre-Dame.
Quelques autres chanoines pourvus de prébendes ordinaires sont
peut-être également d'origine modeste, mais il est là parfois difficile
1. MOREHI, I, p. 483.
2. Arch. Nat., S 851 (1) et S 264.
3. Bibl. Nat., Clairambaut 932.
4. A. COMMXJTS'AÏ, Jean des Monstiers de Fresse, évêque de Bayonne, dans Revue de Gascogne,
1885.
5. Dict. de biographie française, VI, col. 714.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-X550 11
1. J.-P. BUISSON, «Imbert de ]a Platière des Bordes dit Bourdillon, maréchal de France
(1516-1567) », dans Positions de thèses de l'Ecole des Chertés, 1947.
12 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
dérés : Jean Chuffart fit trois voyages à Rome entre 1420 et 1436,
Thomas de Courcelles se montra fort discret lors du procès de réha-
bilitation de Jeanne d'Arc. Mais, si ceux qui étaient déjà en place en
1436 y restèrent, il n'est entré ensuite au chapitre aucun Bourguignon
au passé politique « marqué » et leur carrière ecclésiastique fut fort
entravée : Jean Aguenin, fils d'un premier président au Parlement
bourguignon et zélé Bourguignon lui-même, élu en 1459 à l'évêché
de Meaux ne put s'y maintenir contre Jean du Drac, son collègue du
Parlement et son confrère du chapitre, issu d'une famille de marchands
parisiens qui était soutenu par Charles VII et le pape Pie II 1.
Cependant, Guillaume de Clugny, fils d'un conseiller du duc de
Bourgogne, avocat fiscal aux bailliages d'Autun et Montcenis, lui-même
familier du duc, reçut en 1464 un canonicat de Notre-Dame qu'il
résigne en 1468 en faveur de son frère Ferri, à la mort de Charles
le Téméraire ils eurent la chance d'être pris par Louis XI à son
service, Guillaume mourut évêque de Poitiers et Ferri cardinal 2. Au
cours du xvr6 siècle, lorsque les troubles de l'époque précédente
commencèrent à s'oublier, le chapitre reçut à nouveau des chanoines
bourguignons : André Verjus, qui résigna en 1540 sa prébende en
faveur de son neveu Jacques. La fondation d'un obit pour André et
le testament de Jacques nous montrent qu'il s'agit d'une famille de
marchands de Mâcon qui à l'époque de la guerre de Cent Ans était
sans doute assez modeste pour n'être pas compromise par la politique
des ducs à laquelle elle n'avait aucune part ; un frère de Jacques était
chanoine à Mâcon où demeuraient ses neveux, l'une de ses nièces
était mariée à un grenetier de Chalon-sur-Saône et l'autre à un
marchand, de Chalon également 3.
Trois chanoines, enfin, étaient originaires de Bretagne, de manières
différentes.
Pierre et François de Refuge étaient petits-fils d'un cadet de famille
breton venu tenter sa chance en France au début du XVe siècle à la
suite de son oncle Tanguy du Châtel, ses enfants étaient restés au
service des ducs d'Orléans puis de Charles VIL Ils restent fidèles à
la famille d'Orléans pour laquelle plusieurs d'entre eux furent podes-
tats d'Asti, ils servent aussi le roi au Parlement et à la Chambre des
comptes. Au xvr3 siècle ils sont alliés à toutes les grandes familles
parlementaires tant de Paris que de Tours : les Raquier, Hurault,
* *
Dans ces conditions, la composition de chapitre pourrait sembler
quelque peu hétéroclite, mais il faut observer que leur appartenance
commune au chapitre n'est pas le seul lien qui existe entre ces hommes ;
beaucoup sont conseillers du roi et retrouvent au Parlement et dans
d'autres cours leurs confrères de Notre-Dame ou les proches parents
de ces derniers. Plus de la moitié d'entre eux sont de ces familles
bourgeoises qui, si elles viennent de pays différents, partagent la
même tradition de service du roi et les mêmes ambitions sociales.
Les fils des quelques notables locaux qui avaient la faveur royale au
XVe siècle suivent la cour où ils se trouvent unis autant par l'exercice
de fonctions semblables et l'appartenance à une même classe sociale
que par la similitude et la rivalité de leurs ambitions. A la génération
suivante on constate que de nombreux mariages ont fait de ce groupe
social un seul groupe familial : le frère d'Etienne Poncher, Jean,
épouse Perrine Briçonnet, sa soeur Jeanne et son frère Louis ont
épousé Pierre et Robine Le Gendre et les conjoints de ses neveux et
nièces sont des Hurault, Boyer, Luillier 3 ; le chancelier Antoine Duprat
était fils d'Antoine, consul d'Issoire, et de Jacqueline Boyer, fille d'un
autre bourgeois d'Issoire, sa tante avait épousé Austremoine Boyer,
mais son demi-frère Thomas, chanoine de Notre-Dame puis évêque
de Clermont, est né du second mariage de son père avec Jeanne de
l'Aubespine, issue, elle, d'une famille orléanaise 4. Thomas Duprat se
trouvait donc au chapitre le cousin, non seulement de son compatriote
Jean Boyer, mais aussi des Orléanais Jean et Sébastien de l'Aubespine,
eux-mêmes parents des Hennequin, et des Gobelins avec lesquels les
Duprat nouaient à leur tour des alliances. On voit donc reparaître dans
1. LA CHESNAY-DESBOIS, op. cit., XIV, p. 406 sq. ; E. MAUGIS, Hist. du Parlement de Paris,
m, p. 122.
2- R. DE MACI.DE DE LA CLAVIERE, Procédures politiques du règne de Louis XII, Paris, 1885,
p. Lxxxvn sq.
3. MORERI, Vin, p. 457.
4. A. BOISSON-, Le chancelier Duprat, Paris, 1935.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 15
1. Ses lettres de collation le donnent (Arch. Nat., LL 123, 24 juillet 1482) comme secrétaire
de l'évêque de Paris, en 1510 il apparaît dans les registres capitulaires comme vicaire
général, il fut ensuite évêque de Lodève tout en gardant son canonicat.
2. Cf. son épitaphe dans Bibl. Nat., ms. fr. 22391, p. 142 : o Cy gist vénérable et scien-
tifique personne Maître Jean Moreau en son vivant licencié en chacqun droit, chantre
et chanoine de l'Eglise de céans, secrétaire ordinaire et depuis vicaire gênerai de Mon-
seigneur le reverendissime cardinal du Bellay, aui trespassa le quatrième jour d'octobre
l'an 1558 ». Suit un poème à sa mémoire qui nous confirme que -cet humble Manceau
devait sa fortune autant à ses qualités personnelles qu'à cette éminente protection :
Joannis Morelli Coenomani
Manibus sacrum epiéaphium
Qui jacet hic huinili de gente Moréllus
Tvm virtute sua magnus, tum autore patrono
Beïïayo varios est hic sortitus honores
Praesulis iîle vices summi quoque manus obivit
Cantoris, multos viuens sibi fecit amicos
Qui eximium propter raptum doluere dolentque
Atque hanc illius tumvlo scripsere quereîam.
20 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Dict. de biographie française, VTJI, col. 441 ; MOREBI, m, p. 474 ; A.-M. BEST, a Addi-
tional documents on the life of Claude Chappuis », dans Bibliothèque d'Humanisme et
Renaissance, XXVJTX (1966), p. 134-140.
2. Arch. Nat., LL 141.
S. Arch. Nat, IX 141, 29 août 1539.
4. Arch. Nat., LL 142.
5. Dict. de biographie française, VIE, col. 294. Selon A. LEFHANC (Hïst. du Collège de France,
Paris, 1893, p. 26) il apprit le grec auprès de Georges Hermonyme et correspondit avec
Guillaume Budé.
6. Dict. de biographie française, loc. cit.
7. Sa présence dans ce pays bien après la mort d'Anne de Bretagne montre qu'il avait
conservé certaines fonctions dans le duché, peut-être au service de Claude de France.
8. La famille Cottereau était une maison notable de Tours, alliée aux Ruzé, Beaune, Poncher
(cf. A. SPONT, Semblançay), la mère de Claude était Marie Quetier, d'une autre impor-
tante famille tourangelle. Sur Claude Cottereau, voir : M. PRÉVOST, dans Dict. de biogra-
graphie française, IX, col. 841-842 ; il fut célèbre comme juriste pour ses De jure et
privilegio militum libri très, ad haec de officio imperatoris liber, comme traducteur de
Columelle et auteur de vers latins.
LES CBANOWES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 21
était frère d'un marchand et cousin d'un meunier d'un petit bourg
poitevinx ; ce sont là certes les éléments les plus riches du milieu
rural mais quel rapport y a-t-il entre un tel personnage sur lequel
aucun titre universitaire brillant n'attirait l'attention, et les dynasties
de parlementaires qu'il côtoyait au chapitre ?
Le recrutement du chapitre cathédral de Paris diffère donc sensi-
blement de celui d'un autre chapitre cathédral. En effet ce chapitre
n'est pas essentiellement parisien et l'origine géographique des cha-
noines y importe bien moins que leur appartenance à la grande bour-
geoisie, tant parisienne que provinciale, et de plus en plus simplement
française, qui accède alors à la noblesse et qui domine le chapitre
pendant toute cette période.
Encore que d'origines diverses, les chanoines appartenaient en
grande majorité à des milieux que nous qualifions aujourd'hui de
bourgeois. Mais les limites et les contours de ces milieux, s'agissant
du xvr9 siècle, appellent réserves et commentaires. On y compte des
marchands et des officiers, de riches et puissants conseillers du roi
comme de modestes échevins.
Jusqu'au xv6 siècle au moins la « bourgeoisie » avait continué à
s'augmenter d'éléments populaires entreprenants auxquels un heureux
sort avait donné la fortune. A partir du xvr3 siècle, déjà, les plus im-
portants de ses membres forment une nouvelle noblesse, supplantant
l'ancienne, ou alliée à celles des vieilles familles qui avaient compris
que mieux valait partager le pouvoir avec ces nouveaux rivaux que de
s'épuiser et disparaître dans une vaine compétition.
Pourtant le temps n'était pas encore si loin où les Hennequin
vendaient leurs draps aux foires de Champagne, où Jean de Bar était
l'apothicaire du duc de Berry et où, à Tours, le carré aux herbes
n'avait pas encore pris le nom de la famille de Beaune qui avait établi
là sa boutique. Aussi diversifiée qu'elle fût la bourgeoisie gardait le
souvenir de son origine commune et n'avait pas oublié les secrets de
ce négoce qui lui avait donné la direction des affaires du royaume.
La plupart des chanoines de Notre-Dame, qui en étaient issus,
n'étaient donc peut-être pas si différents qu'il peut maintenant nous
paraître.
1. Ibid., n. S.
2. Bibl. Nat, Clairambaut 763, p. 354.
3. Cf. généalogie dans MORERI, IV, p. 63 ; cette Oudette y est appelée Eudes, elle aurait
épousé Pierre Bureau.
4. MOHEBI, ibid.
5. Arch. Nat., S 86,7 (1).
6. Bibl. Nat., Clairambaut 763, p. 313, 27 octobre 1451 : Geoffroy, évêgue de Nîmes, est
donné comme curateur à André Soreau, âgé de 17 ans, pour recevoir un }eg de 500 êcus
à lui fait par Agnès « La Seurelle », sa soeur. Cf. VALLET DE VmrvnxE, Recherclies
historiques sur Agnès Sorel, dans Bibl. de l'École des Chartes, 3' série, I (1844), p. 297-
326, .477-499.
7. R. LTMODZTN-LAMOTHE, dans Dict. de biographie française, X, col. 581-582.
LES CHANOINES DE N.D. DE PARIS, 1450-1550 25
\
en 1460 évêque de Laon à 26 ans ; il avait donc 24 ans lorsqu'il
entra au chapitre en 1458. De même, Gabriel Bouvery entra au
chapitre en 1539 à 35 ans et le quitta en 1542 pour monter sur le
siège épiscopal d'Angers, sa ville natale 2.
Le chapitre de Notre-Dame de Paris avait été pendant tout le
Moyen Age, traditionnellement, un corps savant et respectable, illustré
encore au début du XVe siècle par un illustre théologien comme Gerson.
Mais la transformation des conditions de recrutement des chanoines,
en faisant attribuer les prébendes, en nombre croissant, à des membres
de la bourgeoisie de robe, selon des critères souvent plus politiques
que religieux, contribua à la modification de la composition du chapitre
de ce point de vue.
L'intérêt de l'Église est alors subordonné à d'autres préoccupations
et ces nouveaux chanoines n'auront pas toujours l'âge et le rang
ecclésiastique nécessaires pour tenir le rôle ordinairement dévolu à
un chapitre cathédral, si tant est que ces clercs souvent étrangers au
diocèse aient affectivement eu l'intention et les moyens de diriger
efficacement le clergé parisien.
La nouvelle élite sociale introduisait alors en France des traditions
et une culture nouvelles, émancipées de l'enseignement traditionnel
des universités. Les chanoines de Paris, dont une grande part était
issue de ces milieux, en partageaient les curiosités intellectuelles et
les ambitions, ce qui devait inévitablement modifier en ce sens la
mentalité du chapitre. La Pragmatique Sanction et le concordat de
Bologne réservaient, certes, explicitement les droits des universitaires
et il resta toujours au chapitre une proportion assez importante de
savants réputés, mais les familles puissantes s'efforcent alors de
profiter de la situation nouvelle pour faire obtenir des prébendes à
leurs jeunes clercs en attendant qu'ils puissent prétendre à un évêché.
Mais cette diminution de l'importance numérique et du rôle des
universitaires au sein du chapitre ne fut pas pour autant cause d'une
régression intellectuelle de ce corps car les chanoines venus de la
bourgeoisie y introduisirent les formes nouvelles de la culture. Nous
savons cependant, principalement par les lettres de collation men-
tionnées lors des réceptions de nouveaux chanoines, que plus de la
moitié d'entre eux étaient gradués de l'Université. Il était fort rare
qu'un chanoine reçût d'autres grades après son entrée au chapitre,
même ceux qui n'étaient alors que maîtres es arts 1. Le grade le plus
fréquent était la licence : c'est celui de 71% des gradués; venaient
ensuite les docteurs qui représentaient 22%. Cette seule considération
des grades universitaires tendrait donc à infirmer ce que nous disions
quant à la proportion décroissante des érudits au chapitre. Mais il
faut remarquer que la majorité parmi eux étaient diplômés en droit
civil, c'est-à-dire que leurs études avaient eu pour but non une science
-——_^____^
Grade
~~~~-~-~__^^ Docteurs Licenciés Bacheliers
Discipline ^~~~~~—~-_
Théologie 9% 6% 1,5%
Décret 6 % 10 % 5,5 %
Droit civil 40 %
CONCLUSION
1. Cette étude est l'aboutissement de travaux engagés sous la direction de MM. P. Goubert
et D. Roche que nous tenons à remercier ici.
2. Cf. la thèse de J. MEYER sur la noblesse bretonne, les études sur la seigneurie bour-
guignonne de Pierre DE SAINT-JACOB OU les travaux de F. BLTJCHE, entre autres.
3. Cf. les articles de M. RICHAHD dans l'Information historique (1957-58 et 1959) et dans
la Revue d'Histoire économique et sociale (1962), et le chapitre sur la noblesse dans l'ouvrage
de P. LÉON, Naissance de la grande industrie en Daupliiné, Paris, 1954.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 31
voulons dire les Princes du sang. Cette attitude a évolué sous l'influence
de travaux récents comme ceux de Miss Hyslop x sur l'apanage d'Orléans
au temps de Philippe-Égalité ou ceux de D. Roche 2 qui a tracé un
tableau de la situation financière des Princes de Condé à l'aube du
xvnf siècle. Parmi ces branches de la famille royale il n'en restait plus
qu'une à demeurer dans l'ombre : celle des Princes de Conty, issue
de la Maison de Condé. Il était donc particulièrement intéressant de
combler cette lacune afin de parvenir à une vue plus précise de la
place de la famille royale dans la société française et d'examiner les
caractéristiques d'une des principales fortunes du temps, ainsi que
d'élaborer les méthodes d'une telle analyse. Les Princes de Conty
demeurent peu connus hormis quelques épisodes célèbres comme l'em-
prisonnement d'Armand en 1650, l'élection de François-Louis au trône
de Pologne en 1697 ou le rôle de Louis-François dans le secret du Roi
aux environs de 1750. Si la place manque ici pour préciser ces notions
biographiques 3, la succincte généalogie ci-dessous permettra de fixer
au moins une chronologie.
i
* **
Les revenus annuels suivent une courbe qui dépend de deux fac-
teurs principaux : le premier représente le rôle personnel des princes
(ainsi par exemple quand Armand de Conty meurt en 1666, les revenus
de ses enfants accusent une baisse de 410 000 L. due à la cessation
de nombreuses charges de Cour), le second est lié à la conjoncture
générale de l'économie française : problèmes monétaires qui affectent
la valeur de la livre stabilisée seulement en 1726, grands mouvements
de prix marqués par une baisse lente au cours du xvn* siècle et par
une forte hausse que l'on suit de 1730 à 1780 environ, et qui retentissent
sur l'évolution des recettes.
Ce tableau qui ne concerne que le xvn6 siècle — faute de sources —
souligne un aspect fondamental de ces bilans annuels : l'adéquation rela-
tive des courbes de recettes et de dépenses démontre l'existence d'une
relative « prévision économique », d'un embryon de « budget ». Cepen-
dant celui-ci doit tenir compte d'un troisième facteur très important,
celui des reprises qui représente une part notable des dépenses : entre
10 et 30%.
Le niveau des recettes s'établit aux alentours de 1,1 million de livres,
entre 1655 et 1665, puis tombe entre 300 000 et 600 000 L. jusqu'en
1685 ; pour le xvrrf, les indications restent fragmentaires. D'après les
comptes de successions, on constate qu'entre 1735 et 1752 les seuls
domaines ont vu leurs revenus progresser de 1631900 L. 1. Pour la
fin de l'Ancien Régime on dispose des bilans de la succession de Louis
François de Conty qui font état en 1790 d'une recette de 3 743 000 L.
contre une dépense de 3 290 000 L. et en 1791, de 4 394 000 L. de
recettes contre 4 004 000 L. de dépenses 2. Même si l'on tient compte
d'une inflation qui a fait doubler la valeur du marc, on constate une
hausse très importante confirmée d'ailleurs par les études sur les autres
familles princières 3.
Les dépenses suivent une courbe similaire : 1,2 million de L. sous
Armand de Conty, puis 250 000 à 550 000 L. par la suite, avant d'at-
teindre 4 millions en 1791. Il y a donc une relative harmonisation du
1. A.N. R.3 122.
2. A.N. R.3 90.
3. Béatrice HYSLOP, L'apanage d'Orléans, op. cit.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 35
1. Cf. Les travaux de M. Labrousse et de son école. Ainsi un état non coté du carton
R.3 98, en date du 20 mars 1784, indique des baisses de revenus dues aux difficultés
de la conjoncture dans les domaines de l'Isle-Adam, Mouy, Ansac et Trye en 1780.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 37
Dans un second temps nous devons nous attacher à l'étude des dif-
férents éléments constitutifs de cette fortune dont nous avons cerné
les grands traits de la répartition et les « rendements » annuels.
Le domaine représente l'aspect le plus tangible de la fortune prin-
cière. Deux phases peuvent être dégagées dans son évolution. Une
phase d'acquisitions que l'on suit depuis 1651, date du partage des
biens de Henri de Condé et Armand de Conty, jusque vers 1770 et une
autre phase, de liquidation celle-là, qui s'achève par la grande vente
de 1783. L'acte de fondation du domaine fut donc le partage en date
du 27 mars 1651 des biens de Henri de Condé 1. Le Prince de Conty
1. A.N. R.3 98, Etats de différents testaments non cotés.
LA FORTUNE DES BOURBON-CONTY, 1655-1791 39
1. A.N. R.3 95, Liasse 1567. Compte rendu particulier du sieur du Francastel pour la baronnie
de l'IsIe-Adam, 1748-49.
2. A.N. R.3 258; R.3 122.
3. A.N. R.3 122.
Années
Désignation des terres
1655 1752 1783
peuvent se joindre les charges des terres ainsi que les reprises. Un
autre chapitre qui représente un total assez notable est celui des rentes
passives et des dettes. Ces dernières soulignent à la fois l'imprévoyance
et le déficit de la gestion princière. Ainsi en 1752, sur 13 118 266 L.
de biens, la masse des dettes s'élève à 2 928 241 L. soit près du
quartx. Les rentes, elles, représentent à la fois un signe de faiblesse
dans la mesure où elles doivent compenser des défaillances de tréso-
rerie et un signe d'activité économique dans la mesure où elles servent
à financer des achats de terres ou de biens mobiliers. Ainsi, Louis-
François de Conty a constitué entre octobre 1755 et août 1756, 160
contrats de rente à 5% pour un montant total de 982000 L. 2 afin
de solder de nombreux achats de terres (par exemple, celles de Stors
et de Villiers-Adam acquises du marquis de Verderonne). En 1784,
Louis François Joseph de Conty est encore astreint au paiement de
307 815 L. annuelles 3.
Par le biais des rentes nous en sommes arrivés aux dépenses repré-
sentant un véritable investissement comme par exemple les acquisitions
de domaines, déjà mentionnées. On peut souligner également le choix
d'investissements originaux. Ainsi Louis-François de Conty a acquis
pour 2,7 millions de L. de tableaux et d'objets d'art 4 — témoignage
d'un goût artistique très sûr mais aussi d'une mentalité économique
très conservatrice. Ce dernier fait est confirmé par la faiblesse des
participations industrielles : une verrerie à Fère-en-Tardenois et l'ac-
quisition d'une entreprise d'huile vers 1789 en sus des forges mention-
nées ci-dessus.
Il est donc à peine besoin de souligner, après cette énumération,
le caractère essentiellement conservateur et domanial de la gestion
princière. La politique des Conty a eu pour but la constitution
de vastes ensembles territoriaux, rassemblés autour de domaines
importants comme L'Isle-Adam ou Pézenas et, pour conséquence, l'éli-
mination rapide des terres marginales. Les contrats d'inféodation mon-
trent qu'il y a eu volonté marquée d'harmonisation de l'exploitation
afin de parvenir à une rentabilité maxima grâce à des baux rendus
sans cesse plus lucratifs par la conjoncture des prix. Lès princes ont
d'ailleurs entrepris de faire naître des activités nouvelles sur leurs
terres : en 1655, ils ont aménagé les chemins de la baronnie de Fère
caïds et leurs chioukh, mais elles ont recours au cadi pour toutes les questions qui
touchent au statut personnel ».
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-19M 55
et de nos contrôleurs civils. Dans les cours qui leur avaient été donnés
en Algérie, et qu'on répéta au Maroc, leur furent inlassablement ensei-
gnées les prétendues erreurs commises en Algérie et qu'ils ne devaient
pas renouvelerx : on ne devait pas laisser islamiser en profondeur des
Musulmans superficiels ; ne pas arabiser ces Berbères en leur imposant
le chrâa coranique, ne pas leur donner de cadis, ne pas amoindrir
l'importance de leurs jmâ'a. On leur enseignait que les Berbères
étaient d'ailleurs en 1911 en train de reconquérir le Maroc « quand
nous sommes venus les déranger et que le général Moinier d'un coup
de son épée brisa le cadran des destinées berbères». Mais la France
s'était engagée à leur laisser leurs institutions et leur coutumes
Katlonales 2.
Dès lors « la véritable politique berbère consistera à respecter cette
organisation et ces coutumes et à faire cadrer avec elles les réformes
administratives et politiques que nous aurons à introduire dans le pays...
Toutes les questions de statut personnel ou successoral, de transactions
immobilières, de différends, de litiges continueront à être réglées par
la coutume ». Telles étaient en 1922 les « caractéristiques de la politique
berbère » selon le lieutenant-colonel Huot alors directeur des affaires
indigènes 3. Mais ce n'étaient en réalité que les principes avoués par un
officier responsable. Pour serrer de plus près les intentions inavouées il
faudrait ajouter, comme nous le verrons, des consignes plus confiden-
tielles : maintenir le plus discrètement possible les différences linguis-
tiques, religieuses et sociales qui pouvaient exister entre la plaine
arabe et la montagne berbère et cela en isolant les tribus berbères
des populations arabisées.
Mais au-delà même de ces consignes, certains officiers écrivaient un
peu partout qu'il fallait aller plus loin. Le général Brémond ne cachait
pas qu'il fallait désislamiser les Berbères et les franciser 4 ; le lieutenant-
colonel Sicard, officier interprète attaché au Palais chérifien, écrivait
qu'on devait empêcher par tous les moyens la propagation de l'Islam
dans les possessions françaises 5. Le capitaine Le Glay pensait qu' « on
devait cesser de parler arabe en pays berbère » et donnait comme
1. Ces prétendues erreurs se situaient toutes sous le Second Empire ; sur ce que fut la
réalité je me permets de renvoyer à mon étude : n La politique kabyle sous le Second
Empire », Revue française d'îiistoire d'outre-mer, n° 191, t. T.TTL
2. Je tiens cependant à mettre à part les conférences au cours préparatoire des officiers
d'A.I. prononcées par MICHADX-BEIXAIRE (t. 27 des Archives marocaines, Paris, 1927)
ses formules nuancées serraient en effet de près la réalité.
3. In La Renaissance du Maroc, p. 180-181.
4. Général BRÉMOND, L'Islam et les questions musulmanes au point de vue français, 1923.
5. Lt-colonel SICAKD, Le monde musulman et les possessions françaises.
58 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. On fit état pour le décider de l'autorisation accordée aux tribus du Sous par le Sultan
îifoulay, Hassan, à, Tiznit en 1885, Après, avoir fait, recueillir les couhrmiers, de ces tribus
et s'être assuré qu'elles ne contenaient rien: de- contraire- aux principes du. CoranJj Mpulay
Hassan avait; accepté., leur application. Cet. acte exceptionnel fut, constamment. éy,oa.ué
comme.' justification. par: l'administration française.
2..Arrêtés viziriels des 12 décembre 1914, 13 avril, 1915, 11 décembre; 1920, 5; mai. 1923.
6â REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Le Glay avouait qu' a on l'assommait avec les Berbères » et l'on rapporte que Lyautey
lui aurait dit : a Vous exagérez avec vos Berbères ! »
2. Autour de lui on répétait que « la prédominance de l'élément berbère (était) en progrès
au Maroc » (lettre du ministre plénipotentiaire délégué à la Résidence, de Saint-Aulaire,
au Président du Conseil (7 janvier 1916).
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 65
b) L'école franco-berbère
« Il faut créer des écoles franco-berbères »... Selon le précédent
algérien d'après lequel « le maître d'école fera la conquête de la
Kabylie », les -berbérophiles s'employèrent à obtenir une politique
scolaire berbère. L'unanimité ne tarda pas à se faire sur ce que devait
être l'école franco-berbère après discussions entre les Directions des
affaires indigènes et de l'instruction publique 2.
Les principes en étaient clairs mais cependant contradictoires. L'école
berbère devait aider à la conservation des traditions et institutions
berbères, s'opposer à l'influence des écoles coraniques, mais simulta-
nément orienter les Berbères dans le sens français. « Nous ne devrons
point nous effarer, écrivait Le Glay, si un jour les pasteurs Aït M'guild
déclarent : " nos ancêtres furent les Gaulois ", car après tout c'est bien
possible ». Certes il fut un moment question d'apprendre aux élèves
à lire et à écrire leur propre dialecte transcrit en caractères latins,
mais on y renonça et l'enseignement de l'arabe et du Coran fut com-
plètement écarté au profit du français. Le programme défini en 1923
comprenait l'étude pratique du français, de l'écriture et de l'arithmé-
tique élémentaire ainsi que des rudiments d'histoire et géographie et
d'hygiène. Selon le système algérien qui avait servi de modèle, l'en-
1. Il fut nommé dans le poste de Kebbab (au sud-ouest de Khenifra) chez les Ichqern où
commandait déjà un officier d'origine kabyle Saïd Guennoun. Les Marocains auraient été
stupéfaits M, selon le commandant Marty, et de voir l'ennemi chrétien disposer de
«
pareilles recrues ».
2. Cf. LOUBIGNAC, Le monde berbère et ses institutions.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 67
1. Fait remarquable, dans son grand rapport du 12 décembre 1915 où il étudie en détail
toutes les réformes introduites dans la justice au Maroc, Gaillard ne souffle mot de
cette justice berbère.
2. Depuis 1906 on s'efforçait en Algérie d'obliger les cadis-notaires kabyles à rédiger leurs
actes en français. C'était chose faite en 1911.
LA POLITIQUE BERBERE BU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 69
1. Pratiquement il fallut trouver un moyen terme. -La confédération des Zemmour par
exemple comptait 61 fractions. Une seule djemaa judiciaire ne pouvait suffire encore
qu'elle eût pour conseiller le cadi de Khemisset dont le poste avait été supprimé en
1920. On créa finalement 8 tribunaux coutumiers en 1934.
2. Les djemaas judiciaires de Grande Kabylie furent créées en 1857 et maintenues à titre
provisoire dans le seul cercle 'de Fort National par le décret du 29 août 1874. Elles de-
vaient durer jusqu'au décret du 25 août 1880 mais avec le but avoué de préparer le
passage au juge de paix français (cf. ma thèse, t. 1, p. 280-284).
3. « Il faut s'attendre à voir dans les débuts nos Berbères ennemis de l'innovation faire
preuve vis-à-vis dé la nouvelle organisation de leur méfiance coutumière. »
4. Une circulaire n" 58 DR/2 du 15 janvier 1924 proposait cette explication : « Pour une
oeuvre aussi délicate se rapportant à une matière aussi neuve, cette solution paraît se
recommander comme plus souple, mieux adaptée au caractère d'essai que revêt pour
le moment la nouvelle organisation ; elle présente en outre l'avantage de faciliter les
retouches ultérieures ».
5. La lettre 192 DR/2 du 14 février 1924 déclarait que les parties pouvaient toujours s'en
rapporter à la vieille organisation berbère ; mais elle précisait surtout : « Il appartiendra
aux autorités de contrôle en portant à la connaissance des indigènes t...] la nouvelle
organisation, de faire amplement ressortir l'avantage considérable de cette innovation
On insistera particulièrement sur les raisons (respect des coutumes) qui ont déterminé ...
la création pour les Berbères d'une justice spéciale. Il appartiendra à l'autorité de con-
trôle de tenir la main à ce que cette institution ne reste pas lettre morte v.
70 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Selon G. SURDON (Esquisse de droit, p. 219) la circulaire du 29 janvier 1924 aurait dit
K
la djemaa corrmétente en matière de statut personnel et successoral, pour les affaires
civiles et commerciales et les transactions immobilières ». En réalité cela ne correspond
pas au texte tel qu'il est rapporté par tous les autres auteurs.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-193Î 71
1. Les caïds jugeaient les infractions pouvant entraîner des peines allant jusqu'à un an
de prison et 1000 F d'amende ; 2 ans et 2 000 F d'amende s'ils étaient assistés d'un
commissaire du gouvernement. Leurs jugements, lorsqu'ils étaient frappés d'appel, étaient
déférés au Haut Tribunal chérifien. En matière criminelle le Haut Tribunal chérifien était
théoriquement saisi par le caïd et jugeait en principe d'après la coutume berbère locale.
2. Cf. l'article de JUBQUET DE LA SALLE dans le Correspondant (10 octobre 1925). A la
séance du 26 février 1930, le Secrétaire général Urbain Blanc rappela « les difficultés
sérieuses que le dahîr de 1914 a soulevées de la part du Makhzen central n.
72 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Le texte complet tel que le cite la Revue Maghreb est : « H n'y a aucun inconvénient
à rompre l'uniformité de l'organisation judiciaire de la zone française dès lors qu'il
s'agit de renforcer l'élément berbère en vue du rôle de contrepoids qu'il peut être appelé
à jouer. H y a même au contraire un avantage certain au point de vue politique à briser
le miroir » (procès-verbal de la séance tenue le 8 octobre 1924). Ce même teste fut
ensuite attribué à la Commission de 1930 par l'Istiqlâl dans Le Maroc (p. 115).
2. C'est pourquoi l'affirmation de Mohand dans L'Afrique française d'août 1930 selon laquelle
un dahir avait été préparé en 1924, que les événements du Rif auraient fait ajourner,
paraît peu vraisemblable.
3. D'Alger on minimisait volontiers les difficultés et Louis Milliot tranchait : « Le refus
du Sultan d'édicter une réforme qui lui est demandée par le gouvernement français auto-
riserait celui-ci à passer outre r.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-Î934 73
1. Les difficultés provenaient essentiellement des îlots arabes établis en pays de coutume.
En principe, ils devaient en matière de statut successoral et immobilier s'adresser à la
jmâ'a judiciaire, ce qu'ils refusaient.
2. G. Surdon cite aussi le cas de 13 fractions des Ait Yousi du cercle de Sefrou reclassées
de chrâa par arrêté vizirieï du 15 février 1927.
3. Le. conseiller français du gouvernement chérifien était à la tête de la Direction générale
des affaires chéiïfiennes qui assurait la liaison entre le Sultan et ses vizirs d'une part,
la Résidence et les autres services français d'autre part. Le poste fut occupé pendant
près de 15 ans par Raoul Marc.
7i REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Michaux-Bellaire avait reçu en 1926 le titre encore inédit de conseiller des affaires
indigènes. H traduisait bien la réalité de son influence.
2. Lieutenant colonel IZARD, Note sur la question berbère, 1928.
3. On comptait d'autre part en pays de chrâa 91 mahakmas, réparties, en 24 subdivisions
judiciaires.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1534 75
La visée assimilationiiiste était encore plus nette chez G. Surdon qui ne faisait pas
partie de la Commission. H nous semble préférable de voir la coutume se résorber
<;
dans le droit français plutôt que dans le chrâa, car entre le chrâa et nous il y a le
fossé infranchissable d'un droit révélé » [...] « Pourquoi ne pas envisager qu'ils pourront
un jour adopter purement et simplement nos codes et, tout de même qu'ils se donnent
une ascendance arabe dans la plaine, s'imaginer qu'ils n'ont jamais été différents "des
Français de souche ?»
76 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. L'innovation était toutefois moins grande qu'on pourrait le penser. En réalité, en matière
criminelle et pour les infractions graves, le Haut Tribunal chérifien, en principe com-
pétent, n'était pas systématiquement saisi. En pratique dans les zones de contrôle mili-
taire où « aucune opération judiciaire ne peut être commencée que par l'entreprise de
l'autorité de contrôle », il était infligé à tout criminel par un conseil de guerre une
première peine n'excédant en général pas un an d'emprisonnement et l'affaire était
ensuite jugée selon la coutume par la jmâ'a. En somme, on correctionnalisait les crimes
en pays berbère.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 77
1. Un contrôleur civil du pays zemrnour, Poussier, fît valoir que « charger les djemaas,
composés d'hommes pour la plupart illettrés, de trancher ces litiges civils et commer-
ciaux, souvent si différents des usages commerciaux connus des indigènees, si complexes,
c'est à la fois mécontenter les caïds et s'adresser à des juges dont l'éducation sera longue
à faire et dont le nomhre en audiences permettra difficilement de leur adjoindre encore
des experts s.
2. L'article 1er du traité de 1912 disait : « Le régime du Protectorat sauvegardera la
situation religieuse, le respect et le prestige du Sultan ».
78 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
ments de Fès ainsi que les nouveaux incidents qui eurent lieu le
25 juillet, malgré un grand déploiement de forces. Une mise au point
française fit le 3 août justice de ces « fausses nouvelles de la presse
étrangère » en soulignant qu'il n'y avait eu ni morts, ni blessés. Les
manifestations continuèrent cependant, notamment le 7 août, à l'occa-
sion de la fête du Mouloud, le port du turban devenant l'emblème
des manifestants.
Alors le Résident par intérim Urbain Blanc, comprenant que l'affaire
pouvait devenir grave, fit marche arrière. Le Sultan et le Résident
général étant partis en France, on fit lire dans les mosquées, le 11
août, une lettre du Sultan. Celui-ci était censé s'en prendre aux jeunes
manifestants et défendre le dahîr : « En renouvelant aux tribus berbères
le libre exercice de leurs coutumes, nous ne faisons que répondre à
leur désir le plus intense, désir qu'ils ont exprimé en toute occasion ».
Mais le message s'achevait ainsi : « Pour vous montrer qu'aucune
arrière pensée n'a guidé notre action, nous venons de décider que toute
tribu berbère qui exprimera le désir d'être soumise à la juridiction du
chrâa obtiendra immédiatement un cadi pour le règlement de ses
transactions. Ceci est une preuve de toute notre sollicitude pour la
protection de la religion et le maintien de l'Islam parmi eux ». Une
circulaire résidentielle du 21 août confirma ces promesses 1 et l'on
décida au surplus de surseoir à la création des tribunaux coutumiers
d'appel prévus par le dahîr.
Ces mesures eurent-elles un certain effet de détente ? Le mouvement
de protestation resta en tout cas confiné dans les villes. Il est possible
cependant que des délégations de tribus berbères aient été éconduites,
mais celle de Rabat et de Fès furent entendues. Six notables et
'ulamâ de Fès sur les dix qui avaient été élus furent reçus par le
Sultan le 27 août. Celui-ci, paraît-il, pleura d'émotion. Toutefois, à
la beniqa du grand vizir El Mokrî, celui-ci avait fait une réponse
dilatoire aux propos enflammés et impérieux de Sî Mohammed ben
'Abdeslam Lahlou. Peu après son retour, cet ancien président de la
Chambre de commerce et ex-protégé allemand fut arrêté ainsi que
Sidi 'Allai al Fâsî et Mohammed el Ouazzanî.
1. Cette circulaire adressée aux autorités locales en pays de coutume berbère recomman-
dait de ne pas appliquer systématiquement le dahîr, et de s'enquérir du désir réel des
tribus. Les demandes collectives de soumission au chrâa seraient acceptées en préve-
nant les requérants que leur renonciation au statut berbère serait définitive. Elle préci-
sait en outre que l'accès des pays berbères ne devait pas ôtre interdit aux tolha a qui
ont eu jusqu'ici la latitude d'exercer librement leur profession ».
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 81
terminait par un appel aux Musulmans qui était presque une invita-
tion à la guerre sainte contre la France. Or il fut adressé à toutes
les associations musulmanes du monde.
En écho, les protestations fusèrent de tous les horizons de Dâr al
Islam. Les journaux du Caire et de Damas, ceux de Palestine et du
Hedjaz, ceux de Tunis et de Tripoli, étaient à l'unisson Les pétitions \
affluèrent du monde entier au Quai d'Orsay contre la politique de
désislamisation, contre « le renouvellement de la tragédie andalouse ».
Les oulémas d'Iraq, les douze associations islamiques de Java, le
cheikh al Islam de Turquie, le Destour tunisien, l'Étoile nord-africaine,
bien d'autre encore, participèrent à cette campagne. Les milieux chiites
et mozabites joignirent leurs plaintes à celles de l'Islam sunnite 2.
Le mouvement reflua ensuite sur le Maroc. Des journaux et des
tracts venus d'Egypte et des Indes par la poste anglaise arrivèrent
au Maroc français, surtout en transitant par la zone espagnole. Il y
fut alors question comme en Egypte de boycotter les marchandises
françaises et comme aux Indes de confectionner des cotonnades locales,
mais ces projets n'aboutirent pas.
En décembre 1931, le congrès de Jérusalem, qui avait entendu un
rapport sur la politique de la France de Mohammed Mekkî Nâciri,
rédigea bien entendu une résolution condamnant le dahîr berbère,
laquelle fut adressée au secrétariat général de la Société des nations.
Puis la presse arabe célébra en 1932 l'anniversaire du dahîr par une
série d'articles ou de numéros spéciaux 3.
' Il va de soi que les autorités françaises frappèrent d'interdiction au
Maroc la plupart des journaux étrangers mais l'efficacité de ces inter-
dits fut limitée et l'anniversaire du 16 mai fut célébré publiquement
dans la zone espagnole comme un jour de deuil et de prières.
Comme le reconnaissait Mohahmmed Bel Hasan el Ouazzanî, « le
mouvement a[vait] dépassé toutes les prévisions, tous les espoirs... »
Enhardis par ce succès, les Jeunes Marocains avaient présenté en
1. A titre d'exemple, voici ce qu'écrivait Al Raqîb al Atid (l'Observateur en garde) de
Tripoli, le 25 septembre 1930 : La France a voulu convertir au christianisme 9 mil-
lions de Musulmans que l'on appelle Berbères. Les Français les ont empêchés d'étudier le
Qorân, ils ont fermé les mosquées, envoyé des missionnaires chrétiens et obligé les
enfants qui apprenaient le Qorân à entrer dans les églises qu'ils ont construites ré-
cemment avec l'argent des biens religieux musulmans ». Le 13 novembre il publiait une
protestation des 'ulamâ et chorfa « contre cet acte qui inspire de la répulsion et contre
les atrocités fâcheuses qui ont causé de grands troubles ».
2. La revue des Chî'ites de Saïda Al 'ïrfân ouvrit en novembre 1930 une tribune sur la
question berbère à « nos frères marocains musulmans ». Le journal des Mozabites
d'Alger El Maghrib (21 octobre 1930) parlait de « pénible calamité ».
3. Cf. les numéros spéciaux de La Voix du Tunisien (14 mai 1932) ou d'Al Fath (organe
de défense islamique des Salafiya) (24 mai 1932).'
8i REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. Toutefois, les conseillers français des Jeunes Marocains, Robert Jean-Longuet et Pierre
Renaudel surent faire effacer en 1934 quelques-unes des exigences maladroites for-
mulées par eux en 1930 : « promulgation d'un dahîr comportant la soumission de tous
les sujets au chrâa u, « enseignement obligatoire de l'arabe et des études religieuses
dans les écoles de tribus berbères ». R. Jean-Longuet définissait le Vlan de réformes
comme « le résultat d'études en commun, de discussions... entre Jeunes Marocains et
nous » (Maghreb, n« 27-28).
2. Cf. en particulier ïe numéro du 11 octobre 1930 du Cri marocain, l'action des Fran-
ciscains et leur influence prétendue sur le gouvernement du Protectorat sont seules
mises en cause.
3. Maladroitement Le Temps écrivait qu'il s'agissait de îibérer les tribus berbères du joug
de la loi musulmane.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 85
Bref comme l'écrivait avec naïveté Le Petit Marocain (26 mars 1931)
« le dahîr du 16 mai 1930 n'a pas été un de ces dahîrs de tout repos,
comme il en est tant... Il a suscité certains orages, orages peu désirés
et même bien inattendus ».
g) Le désaveu de la politique berbère
La Résidence eut conscience d'avoir été fourvoyée. Certains des
hauts fonctionnaires qui s'étaient opposés à la légalisation des djemaas
judiciaires obtinrent satisfaction : plusieurs responsables de la poli-
tique berbère perdirent leur poste, dont le commandant Martyx, et la
grande Direction de la justice berbère qu'ils avaient préparée ne
vit jamais le jour.
Politiquement, on s'efforça de rejeter la responsabilité exclusive de
l'affaire sur le clergé et Mgr Vielle. Les groupements de Gauche,
longtemps silencieux, se réveillèrent à cette occasion en 1932. La
Ligue des Droits de l'Homme demanda le 15 juin 1932 « que soit
contingentée l'importation cléricale dangereuse dans ce pays ». La Libre
Pensée, les sections locales de la S.F.I.O. et du parti radical, les loges
maçonniques s'émurent le 11 juillet 1932 d'un projet de création de
nouveaux vicariats apostoliques, évoquèrent « l'agitation née de la
propagande catholique ». Mais ils ne condamnaient nullement le dahîr
berbère qui « ne pouvait que favoriser une politique de pénétration
pacifique » et mettaient en doute la « bonne foi et le désintéressement »
des Marocains, qui y avaient vu un attentat contre l'islamisme 2. Mgr
Vielle démentit de son côté ce projet de création de vicariats et la
prétendue interdiction du gouvernement.
Sur le plan de la justice marocaine, il fallait faire machine arrière,
mais sans perdre la face. En juin 1931, une grande commission franco-
marocaine entreprit de préparer la réforme d'ensemble de la justice
indigène. Mais le 24 mars 1933 la Commission interministérielle des
affaires musulmanes pouvait émettre le voeu de voir « la réorganisation
de la justice berbère prendre place dans le cadre plus général d'une
réorganisation totale de la justice indigène » : ainsi rien n'avait encore
dans notre société ». Au Maroc les djemaas judiciaires pouvaient selon les circulaires
de 1924 réviser la coutume, mais il n'en fut plus question dans les dahîrs de 1930
et 1934. On y re\'int cependant plus tard mais il fallait maintenant l'accord du con-
seiller du gouvernement chérifîen.
LA POLITIQUE BERBERE DU PROTECTORAT MAROCAIN, 1913-1934 89
Quelles que fussent les intentions, le projet n'en restait pas moins
singulièrement chimérique sur le plan de l'Histoire. Le Maghreb voyait
depuis près d'un millénaire les institutions et la culture berbères
régresser inexorablement devant la civilisation arabo-islamique. Était-il
au pouvoir de la France de renverser cette tendance ? En fait, la
longue survie du monde berbère tenait à l'isolement farouche de ces
cantons montagnards ; elle ne pouvait se maintenir si l'on permettait
l'ouverture de ce monde fermé, si l'on y laissait pénétrer les idées
nouvelles. L'arabe, langue des échanges et des transactions commer-
ciales, gagnerait fatalement, on le savait par l'expérience de l'Algérie
et de l'Afrique occidentale. De là précisément ces barrières adminis-
tratives qu'on voulut renforcer entre la montagne berbère et la plaine
arabisée : de là aussi cette politique scolaire qui devait nous conquérir
les Berbères en leur fournissant une autre langue d'usage. Mais ces
instruments de défense étaient-ils efficaces dans le contexte historique ?
On ne pouvait pas, au xx8 siècle, cadenasser et isoler une région tout
en transformant le reste du Maroc, et les véritables spécialistes niaient
qu'il fût possible de franciser ce peuple sans l'intermédiaire de l'arabe.
« Dans son état actuel la civilisation berbère aspire à s'arabiser »
affirmait Doutté en 1918. Bref, avec l'ouverture du Maroc et la pénétra-
tion coloniale, le bloc berbère ne pouvait plus être isolé sauf à être
décrété « réserve », ce que son importance et sa situation géographique
interdisaient.
Par-delà ces impossibilités, on peut noter combien il fut peu tenu
compte de l'attitude même des tribus berbères. Or la « pacification »
avait laissé des souvenirs amers et la plupart des tribus restaient
cabrées contre leurs vainqueurs, les « gens au canon, les gens aux
avions » x. Elles étaient inquiètes pour leur avenir (« Mais que nous
veulent les Roumis ? » se répétaient les Berbères à chaque instant)
parfois désespérées (« Mais où sont les hommes maintenant ? »). Cela,
leurs chants auraient pu le faire sentir à tous. Il est symptomatique
aussi que vers 1930 beaucoup de Berbères se vexaient d'entendre les
Roumis leur adresser la parole dans leur langue familiale et leur
répondaient en arabe comme par défi. Puisque les Français le défen-
daient, comment mieux s'opposer à eux qu'en s'arabisant? Ainsi
pourrait s'expliquer que le collège berbère d'Azrou soit devenu un
foyer d'arabisation puis une pépinière de nationalistes.
1. Cf. les lamentations des montagnards Ichqem sur leur infériorité matérielle : « O toi !
enlève les avions au-dessus de nous ! ô toi ! enlève les canons ! donne moi un guerrier
en face de moi pendant deux jours !... » Pour faire taire les enfants on leur disait
désormais ces simples mots : « L'avion, l'avion ! v
90 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. G. MISSAI-OWA, Historia Polski (Histoire de Pologne), T. II, 3' part., Warszawa, 1956,
p. 15-16.
2. P.G. RYDZJUNSEXJ, Gorodskoe naseîenie (La population des villes) dans le recueil de M.
K. ROZKOVA, Ocerld ekonomiceskôj istoiîj Rossii (Essais d'histoire économique de la
Russie), Moskva, 1959, p. 278.
92 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
cette nette opposition, mais quand, après 1831, la Russie aura englobé le
Royaume, cette différence de structure restera justement l'une des plus
caractéristiques, car cette situation évoluera peu : l'urbanisation ne sera
encore en Russie que de 9,3 % en 1838.
En 1827 le Royaume de Pologne compte 267 villes ayant entre 1 000
et 5 000 habitants 1 et la Russie en compte 374 2 : la densité des villes est
nettement plus faible dans la vaste Russie. Il est vrai que, dune part,
Varsovie, Lublin et Kalisz seules dépassent 10 000 habitants et que, d'au-
tre part, la Russie a 18 villes de plus de 20 000 habitants ; encore faudrait-
il préciser que la troisième ville « russe » est Vilno, avec 56 300 habitants
de langue et culture polonaises.
Peu de villes, dans cet ensemble, ont connu autant d'heurs et malheurs
que Varsovie depuis le dernier partage : l'activité bouillonnante de la
Diète de quatre ans y avait amené à la fin du règne de Stanislas-Auguste
une population de plus de 110 000 habitants, mais, ville de province
prussienne, elle n'en compte plus, en 1806, que 68 000. Redevenue capi-
tale en 1807, la ville bénéficie de la présence de l'administration centrale
et surtout de la mobilité sociale qu'entraîne la suppression du servage de
cette même année 1807 : en 1813, le chiffre de la population remonte à
79 000.
ment de la nôtre à la même époque. Ce n'est que lentement que les traits
pat trop féodaux du xvnr3 siècle — « villes » privées, « villes » ecclésias-
tiques, etc. — disparaîtront, et celles-ci seront peu à peu dépouillées de
leur statut urbain jusque vers 1850 1.
Ne nous étonnons donc pas de trouver, dans la capitale d'un pays où les
« villes » rurales occupent une si grande place, un nombre appréciable de
cultivateurs. Si leur pourcentage tombe de 0,8 % en 1819 à 0,5 % en 1822,
ils ne sont pas encore éliminés en 1830 2. On sème, en 1815, sur l'aire de la
ville 1 300 boisseaux de grains, on y élève 1 500 vaches et 2 500 porcs !
De nombreuses zones, notamment au Sud, sont couvertes de jardins et
prairies qui fournissent une grande quantité de fourrage, tandis qu'on
dénombre 23 000 arbres fruitiers. Autre caractéristique : le grand nombre
des maisons de bois, elles constituent à peu près les 2/3 des 3 302 mai-
sons de la ville.
besoins de cette foule nouvelle exigent, ici encore, l'intervention des finances
de l'État. Lui seul peut doter la capitale d'installations qui rendront son
séjour agréable et confortable. Dans ce but est établi en 1818 un plan de
quatre ans auquel est affecté un fonds de 3 millions de zîotys accordé par
l'État !. Mais avec les recettes normales de la ville cela ne suffit pas,
l'État doit lui ajouter un complément dei 300 000 zlotys tandis que la ville
augmente ses taxes sur les débits de boissons et en crée de nouvelles,
comme celle sur chaque animal entrant à Varsovie 2. Cet effort de l'État
durera jusqu'en 1830, mais c'est avant 1820 que sont lancés les principaux
travaux. Nantie de ces moyens et d'une législation apropriée, une loi de
1820 prévoit les expropriations dans l'intérêt public, la ville se lance dans
des entreprises de grande envergure : l'agréable est représenté par la cons-
truction du Grand Théâtre, dans le style de la Scala de Milan, conçu pour
un public strictement aristocratique de 3 000 personnes. Le théâtre ne sera
achevé qu'à la fin de cette période, le devis de Corazzi, prévoyant près de
600 000 zlotys en 1817, étant passé à 2 millions en 1825 et ayant doublé
en 1828 3.
L'utile, surtout, est alors développé, préparant le second temps du déve-
loppement de la ville, créant rinfrastructure de la future industrie varso-
vienne. L'état des rues est particulièrement amélioré : une loi de 1816 fait
obligation aux riverains des avenues d'y planter des arbres, le plan de
quatre ans prévoit l'installation de réverbères identiques à ceux de Saint-
Pétersbourg, les principales rues sont pavées ou même macadamisées, de
même que de nombreuses places dont celle du Château et du Théâtre.
L'étonnement des contemporains est grand : « Les pavés de Varsovie sont
presque entièrement de granit. Il s'y rencontre aussi.des gneiss et porphy-
res ; les couleurs de ces pierres et leurs veinures sont si variées
que, de leurs éclats, un Italien a fait des collections considérables et les a
expédiées à l'étranger ! » 4. Les Allées d'Ujazdow deviennent le heu des
...
rencontres élégantes où la mode d'Occident se pavane. Pourtant, c'est le
percement de l'Allée de Jérusalem qui fait la plus forte impression sur les
contemporains. Il exige « de la rue du Nouveau Monde aux portes de
Jérusalem le dégagement de pierres énormes que l'on fait sauter comme
des rochers...» 5.
Sur 3 km, ce grand axe unit d'Ouest en Est, les remparts à la Vistule, il
est semé de gravier sur ses 40 m de largeur et bordé de quatre rangs de
peupliers.
A ce point de l'exposé nous pouvons faire quelques constatations : 1)
avant 1820 le progrès économique ne joue pratiquement aucun rôle dans
les modifications du paysage varsovien lesquelles sont pourtant considé-
rables ; 2) tout ce dont nous venons de parler accuse un caractère bureau-
1. Le zloty vaut alors un demi-rouble assignat. Cf. S. SMOLKA, Politylca Lubeckiego (La
politique de Lubecki), Tome I, Krakôw, 1907, p. 376.
2. A. SzczEPionSKi, op. cit., p. 110-111.
3. Ibid., p. 114-115.
4. L. GOEEBIOWSKI, op. cit., p. 69.
.5. J. KRASINSKI, ~W vierwszych latach Krôlestwa Kongresowego (Pendant les premières années
du Royaume du Congrès), « Biblioteka Warszawka » (Bibliothèque de Varsovie), 1913,
t. H, p. 50-51.
98 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
déclin qui marque son inadaptation aux structures qui apparaissent après
18201 déclin qui se concrétisa par la démolition des installations de
Marywil, pourtant récentes, et le rejet des foires vers la Vieille Ville 2.
été un mal » l. Ce mal n'est autre, à ses yeux que les si dangereuses
concentrations de travailleurs ! On peut donc souligner la hardiesse des
conceptions du Royaume face aux restrictions russes.
L'initiative décisive, qui témoigne encore d'une grande originalité par
rapport à la Russie, est prise dans le domaine du recrutement de la main-
d'oeuvre industrielle. Varsovie bénéficie, ici, d'une politique appliquée à tout
le Royaume, en particulier au développement de la région de Eodz. Certes,
l'attitude du Royaume vis-à-vis des barrières entre les états' de la société se
révèle presqu'aussi attardée que celle de la Russie : corporations et assem-
blées des marchands d'une part, guildes de l'autre, entravent la mobilité
sociale et l'emploi rationnel des compétences. Il est vrai qu'existe dans le
Royaume, depuis 1816, une loi supprimant l'obligation d'appartenir à une
corporation pour se livrer à une activité industrielle ou même artisanale,
mais la force de la tradition empêche longtemps cette mesure d'appuyer
efficacement l'industrie naissante : les corporations n'évoluent que lentement
et les paysans dépossédés de leurs terres quittent peu volontiers leurs villages.
Les grands propriétaires les en empêchent, d'ailleurs, en dépit de la Consti-
tution garantissant la liberté personnelle. Continuant un mouvement com-
mencé sous le Duché, le ministre Mostowski fait donc appel à l'immigration
dès 1816. Cet appel s'intensifie en 1817 et surtout 1822. Venus essentielle-
ment de Prusse, les immigrants, à qui l'on offre franchises, exemptions d'im-
pôts, aide matérielle et financière, constituent vite un élément socialement
sûr et sont d'autant mieux accueillis qu'ils apportent des secrets de fabrication
ou des techniques plus évoluées 2. Il n'est que de comparer l'accroissement
naturel de la population avec la croissance en valeur absolue, pour
constater l'importance de l'apport extérieur, surtout si l'on songe que la
valeur absolue est donnée par le Livre de la population fixe. L'immigration à
Varsovie est à ce point nombreuse que des bureaux de placement privés y
naissent, mais, en 1827, ils sont interdits et leurs fonctions confiées à la
municipalité. Dans cet afflux important, il faut noter la place des Juifs qui
représentaient 10,4 % de la population varsovienne en 1813, mais sont
25,6 % en 1831.
Le Royaume réussit ainsi, beaucoup plus vite que la Russie, et sans
trop toucher aux structures féodales intérieures, à introduire une main-
d'oeuvre entièrement salariée et sous contrat, de type capitaliste. Tadeusz
Lepkowski, le spécialiste polonais de la question, estime que toute l'in-
dustrie varsovienne qui va se développer de 1821 à 1830, emploie à 100 %
le salariat. II montre aussi comment cet élément étranger et nouveau mo-
difie peu à peu la société intérieure : après 1825 la décomposition des
corporations s'accélère : de nombreux maîtres se transforment en pro-
priétaires capitalistes et emploient de plus en plus des fuszerzy, c'est-à-
dire des ouvriers polonais en situation irrégulière à l'égard des corpo-
La « révolution manufacturière »
Constituant ainsi la main-d'oeuvre, l'État et Lubecki inaugurent ce que
Eepkowski appelle la « révolution manufacturière », dont l'empreinte sur
l'aspect de Varsovie est désormais prépondérante. Un nouveau journal,
l'Izys Polska, encourage et signale toutes les transformations industrielles
de 1820 à 1828 et celles-ci sont nombreuses. Pendant cette seconde période,
Varsovie devient la véritable capitale économique : 50 % de la population
y est active et 30 % s'y occupe d'industrie et commerce 3.
Sans qu'il soit question d'examiner ici les 5 808 « fabriques » ou ateliers
.
dénombrés dans la capitale en 1825 4, car beaucoup travaillent encore selon
des principes archaïques, dans l'habitation même, attachons-nous à relever
les principales constructions neuves témoignant des débuts du capitalisme :
de 1824 à 1828 sont construits, au témoignage du Kurjer PoUki, « 27 bâti-
ments de fabriques » 5. L'industrie lainière, première du Royaume, est
également prépondérante ici, mais déjà la politique de l'État se diversifie :
il cède à des particuliers les fabriques qu'il a lancées. La « Fabrique de
tapis » du quartier de Solec est ainsi vendue à Geysmer : en 1821 elle
employait 120 personnes, en 1827 elle en compte 260. La première vraie
fabrique digne de ce nom, la fabrique de drap « Poland », créée par l'État
vers 1820 est bien vite cédée à Fraenkael en 1823 : ses 6 étages abritent un
outillage entièremen mécanisé et 700 ouvriers, secondés par une machine à
vapeur d'une puissance de 16 CV qui met en mouvement l'outillage de
105 des 314 ateliers. Contrairement aux grandes villes russes, la place de
l'industrie cotonnière à Varsovie est moins grande que celle de la laine,
Varsovie compte pourtant en 1825 une nouvelle grande fabrique : celle de
May. L'ampleur de cet établissement ne répond pas à l'attente de son
fondateur qui devra passer à Lôdz après 1831. Dans l'impression des coton-
nades, Bereksohn reprend, en 1822, une fabrique d'État fondée en 1820 ;
cette « fabrique de percale », la plus importante en son genre, est située
dans le faubourg de Marymont où se concentrent par ailleurs de nombreux
petits ateliers fabriquant rubans, mouchoirs, bas.
Si l'on considère la métallurgie, l'Hôtel .des Monnaies continue à jouer
un rôle de premier plan, mais sa production se transforme : sa puissante
machine à vapeur, importée de la « fabrique de Berde » à Saint-Pétersbourg,
lui permet vers 1825 de fabriquer divers objets domestiques et des tours.
C'est l'État encore qui ouvre en 1826 dans le quartier de Solec une
« fabrique de machines » agricoles et à vapeur. Mais déjà la politique de
Daniel BEAUVOIS,
Agrégé de l'Université,
Directeur du Centre français
de l'Université de Varsovie.
* **
Le premier rapport du commandant Maucorps, attaché militaire à
Constantinople, trace assez bien les grandes lignes du conflit qui vient de
s'ouvrir en Libye. Les forces turques sur place estimées à 3 ou 4 000 hom-
mes armés de Mauser et possédant cinq batteries Krupp (4 à Tripoli, 1 à
Benghasi) perdront rapidement le contrôle des villes de Tripoli et de
LES DEBUTS DU CONFLIT ITALO-TUBC, I9II-I9I2 107
1. Archives françaises du ministère de la Guerre : A.F.G. - Fonds des Attachés Militaires (non
rappelé ensuite), Turquie, carton 13, rapport 302/5 octobre 1911. Ce rapport est le
premier d'une série^. constituée sur références de l'Attaché Militaire et comprenant quarante
rapports échelonnés entre le 5 octobre 1911 et le 3 octobre 1912. Quinze d'entre eux
concernent la période envisagée.
L'état des forces turques mentionne : une division d'infanterie d'environ 3 250 hommes
en treize bataillons, un régiment de cavalerie (environ 300 hommes) et 5 à 600 hommes
répartis entre 4 compagnies du génie, trois de forteresse à Tripoli et cinq batteries d'artilllerie.
2. A.F.G.-Italie 1S, rapports 34/30 septembre 1911 ; 35/4 octobre 1911 ; 36/10 octobre 1911.
3. Le Général Pollio avait proposé 22 000 hommes ; Giolitti porta d'emblée ce chiffre à
45 000 hommes et 100 pièces d'artillerie, divisés en deux échelons (22 000 et 13 200
hommes). Perspicacité prévoyante qu'il ne manque pas de rappeler dans ses Mémoires :
G. GIOLITTI, Mémoires de ma vie, Trad., .Paris 1923, p. 224.
4. A.F.G.-Italie 13, rapport 36/10 octobre 1911 qui relève aussi le grand désordre des sacs
et des fusils sur les quais d'embarquement à Naples, où il a été autorisé à se rendre,
t Un désordre saisissant : le drapeau sans escorte, les hommes à peu près débandés,
marchant sur huit, dix ou quinze hommes de front, fumant, chantant, ayant en grand
nombre des petits drapeaux dans le canon de leurs fusils », c'est l'image du départ d'un
bataillon de Rome, dans la nuit du 6 au 7 octobre 1911.
5. La Libye est « le vestibule du Sahara » qui atteint même parfois le rivage de la Méditerranée.
La moyenne annuelle des températures est de 16°9 mais la moyenne mensuelle du mois
le plus chaud, août, est de 26°4. Le quibli, sorte de sirocco libyen, produit des effets de
foehn qui portent le thermonètre à plus de 50°. (J. DESPOIS, La colonisation italienne en
Libye, Paris, 1935, p. 3 à 51). La conjoncture internationale permet une intervention
108 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
perdent leur ardeur avec leur- désignation pour la Libye et ne vont à Tripoli
que « parce qu'il le faut »! ? Comment réagira la foule si prompte à s'en-
flammer, si cet adversaire turc qu'on tend sans doute à sous-estimer, se
révèle plus coriace que prévu ?
En confrontant ces données initiales, l'État-major français et le ministre
de la Guerre ne peuvent donc envisager une rapide victoire de l'Italie.
L'expérience africaine, l'allusion à une instruction allemande des troupes
supplétives turques, la médiocre réputation militaire de l'Italie (Adoua,
dernière aventure coloniale italienne, 1896) contribuent à renforcer l'hypo-
thèse d'une guerre d'usure, longue, éprouvante et de ce fait même, celle
d'une série de complications diplomatiques, sinon même d'une solution
internationale, s'agissant de deux Puissances réputées secondaires.
Mais cette appréciation peut être obscurcie par d'autres considérations :
l'armée italienne dispose d'une incontestable supériorité numérique et ma-
térielle. Si elle en use de cette manière offensive qui porte en elle la vic-
toire et prolongerait sur le terrain le bel enthousiasme de la foule napoli-
taine et romaine, les premiers succès pourraient bien être décisifs ; les
Turcs, en effet, ont coutume de tenir tête, mais en définitive, ils finissent
toujours par céder : les exemples tunisien et égyptien pourraient ici être
invoqués. A plus forte raison, dans le cas de la Libye, encadrée par deux
régions des confins ottomans (sous tutelle européenne) et de surcroît éloignée
des théâtres d'opérations ordinaires des Ottomans.
Toutefois, un réel problème militaire est ici posé, qui assurément
n'apparaît pas ressenti par les autorités militaires françaises : l'affrontement
de deux types d'armées différentes en situation d'expansion coloniale. D'un
côté, celle d'une Puissance européenne, relativement bien outillée, mais
opérant comme conquérante maritime (ce qui exclut le grignotage frontalier
et de ce fait une prise de contact progressive), de l'autre, celle d'une
Puissance « malade », mais appuyée par des forces autochtones appartenant
à un même ensemble religieux et servie, à défaut d'un équipement moderne,
par une sérieuse volonté de résistance. A l'heure des nationalismes euro-
péens, s'offrait l'expérience d'un choc militaire entre deux expressions natio-
nales : l'italienne conquérante, la jeune-turque défensive. Elle devait norma-
lement solliciter l'examen critique des formes du combat et de leur chances
respectives.
recueillir que les opinions des officiers turcs ; à partir de décembre, des
feuilles polycopiées, rassemblant les communiqués officiels de l'État-major
italien, lui sont envoyées d'Athènes par son ancien collègue italien le colonel
Marro qui en fait le service à tous les attachés militaires restés à Constan-
tinople. Mais Maucorps ne se fait aucune illusion à leur sujet : il les
transmet à Paris pour information et se contente, au deuxième envoi, de
« remercier sans commentaire » l'expéditeur, pour ne pas compromettre
l'attitude officielle de neutralité françaisel. Cette initiative italienne fait
partie de l'offensive psychologique menée à l'échelon officiel par l'Italie. A
Rome, en effet, les attachés militaires et navals ont été invités à suivre les
opérations du débarquement à Tripoli. Embarqués à bord du Bosnia, ils ont
séjourné environ un mois, à leurs frais du reste, et après promesse de garder
le secret opérationnel tout le temps de leur séjour 2. Il s'en suit que
jusqu'au 15 novembre, aucun renseignement de première main ne parvient à
l'État-major, et plus largement au Gouvernement, car les transmissions
télégraphiques consulaires sont ou suspendues ou censurées. Enfin quand
parviennent les rapports rendant compte du voyage, n'est-on informé avec
quelque précision que sur les combats de Tripoli et ses environs ; les nota-
tions sur la conquête de la Cyrénaïque sont assez clairsemées.
Les rapports du 11 novembre de l'attaché naval, lieutenant D'Huart, et
du 19 novembre 1911 de l'attaché militaire de Gondrecourt 3, précisent l'état
numérique et matriculaire des unités italiennes (ainsi, on sait que l'artillerie
utilisée à Tripoli compte dix sept batteries, dont sept françaises de 75 et
quatre allemandes, Krupp 1906), soulignent l'intéressante coopération entre
l'armée et la marine, l'emploi de l'arme aérienne 4, mais leur apport prin-
cipal, et singulièrement celui de l'attaché militaire, réside dans l'énoncé des
observations susceptibles de corriger l'appréciation initiale du Ministère de
la Guerre. Or, sans qu'une conclusion nette soit formulée par l'un ou l'autre
des rédacteurs, qui à cet égard se révèlent de moins grands virtuoses
de la prospective que les agents diplomatiques ou consulaires, un ensemble
de remarques autorise un sérieux scepticisme sur les suites de la campagne
italienne et renforce a contrario la cote des Turcs. Trois éléments principaux
se dégagent : 1) la jeunesse des troupes italiennes a sans doute permis le
maintien d'un moral assez élevé mais explique aussi leur vulnérabilité au
climat et à la maladie (une épidémie de choléra sévit alors) ; 2) le général
1. A.F.G.-Tvrquie 13 : rapports 847/19 décembre 1911 et 356/2 janvier 1912.
2. A.F.G.-Italie 13 : rapports 37/10 octobre 1911 et 47/17 octobre 1911 ; A.F.M.-B.B.7,
carton 153, dossier F : rapports 536/11 octobre 1911 et 538/10 novembre 1911. Les
attachés militaires allemand, américain, anglais, argentin, austro-hongrois, japonais et russe
font partie de ce voyage qui dure environ un mois et coûte 1500 francs par personne.
Parmi les attachés navals, dont le séjour est plus court et ne coûte que 1 000 francs par
personne, se remarque l'absence de l'Anglais, jugé plus utile à terre. La question du
financement des frais de voyage donne lieu à plusieurs correspondances entre les ministères
français, in Archives du ministère français des Affaires étrangères : A.E.P. N.S. Turquie :
vol. 201, passim, octobre 1911.
3. A.F.G.-Italie 13 : rapport 48/19 novembre 1911, dont on trouve la copie également à
A.E.P. N.S. Turquie, vol. 202. Les points plus particulièrement développés par l'Attaché
naval sont mentionnés en notes au cours du paragraphe.
4. A.F.M.-R.B.7, carton 153, rapports 538/10 novembre 1911 et 563/30 novembre 1911.
Douze appareils à Tripoli et quinze en Cyrénaïque. Certains servent à bombarder l'adver-
saire : l'aviateur amorce à la main, avant de la larguer, la bombe à pyroxyline.
110 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
1. A.F.B.-B..B.7 ibidem, -rapport 563/30 novembre 1911. D'Huart estime que « la répression
:
fut dure et parfaitement justifiée », «les Italiens ont eu affaire à des sauvages».
2. A.F.Q.-Italie 13 : rapport 73/20 janvier 1912, dont on trouve la copie également à
A.E.P. N.S. Turquie, vol. 203.
S. Ibidem. Gondrecourt cite de larges extraits d'un article du Mattino de Naples, des 16
et 17 janvier 1912, dans lequel l'auteur qui signe « Tartarin » et serait Scarfoglio, soulève
la question de la prolongation du conflit, des charges financières et des entraves mises
LES DEBUTS DU CONFLIT ITALO-TURC, I9II-M2 111
effet, une limite de la puissance des armes : la guerre est appelée à s'éter-
niser à cause de l'attitude dilatoire du gouvernement turc, bien évidemment
impuissant à lutter à matériel égal en Libye, et à cause de la persistance
de la résistance locale ouverte. Se démontre ainsi sur le terrain la vertu
militaire, non plus de la psychologie de l'offensive mais de celle de la.défense
agressive.
3) Il ne s'ensuit pas pour autant que nous puissions, à propos de la
résistance initiale des Turco-Arabes en Libye, parler de guerre révolution-
naire : il y faudrait au moins la preuve d'une volonté idéologique cohérente
ou d'un sentiment national conscient, ce qui, à notre connaissance, n'est
rien moins que prouvé et ne peut être extrapolé, en toute certitude, du
comportement du gouvernement ottoman. Cependant, cette attitude mérite
d'être soulignée dans l'histoire de l'expansion européenne dans le bassin
méditerranéen : si on retrouve l'habituel affrontement entre deux civili-
sations, différentes par leur contenu et leur niveau de développement éco-
nomique, on constate qu'il ne débouche pas sur une soumission résignée et
quasi immédiate du pays qui subit la pénétration militaire. Bien au con-
traire voit-on l'échec de deux processus habituels : le premier, caractérisé
par l'enchaînement successif de la victoire militaire locale et du traité de
soumission ; le second, implicitement Hé au premier mais qui met en cause
non seulement les formations militaires et les autorités politiques mais aussi
les populations locales : la démonstration navale suivie de débarquement,
tant de fois pratiquée en Méditerranée musulmane ou ottomane. Dans les
décennies qui précèdent cette guerre de 1911, les exemples abondent de
victoires « diplomatiques » ou territoriales acquises à bref délai, par cette
méthode. Parfois même n'était-il pas besoin de bombarder la ville littorale
visée ; le menaçant mouillage d'une escadre ou d'un bâtiment de guerre
suffisait à semer la panique dans les populations et à amener les autorités
responsables à céder aux exigences imposées. Ainsi firent dey, bey, valis,
khédive ou sultans. Le défi d'un Raissouli (« depuis quand les requins
sortent-ils de la mer pour manger le loup dans la montagne ?»
— 1904)
ne tenait jamais bien longtemps ! Or, dans le cas présent, ce mécanisme ne
fonctionne pas ; la Libye réagit différemment de la Chaouïa. Avec la pour-
suite des hostilités, même sans l'espoir d'une victoire matérielle, une tech-
nique d'expansion coloniale est en train de dépérir.
4) Les autorités militaires françaises se sont-elles livrées à ces réflexions ?
Ont-elles examiné l'enseignement opérationnel que recelaient les informations
recueillies ? Avec la double réserve que notre étude des fonds de l'État-
major de l'Armée est loin d'avoir été complète et que nous avons cru
constater que les documents de ces fonds relatifs à l'année 1911 étaient peu
nombreux et assez disséminés, nous inclinons à répondre par la négative.
Les attachés militaires eux-mêmes n'y invitent pas leurs lecteurs hiérar-
chiques (les diplomates, dont ce n'est pas le métier, non plus). L'année des
conférences sur le pouvoir souverain et décisif de l'offensive, il y a heu de
penser que l'on ne devait guère s'attarder à méditer ce qui, chez l'un et l'au-
tre des belligérants, ne pouvait passer que pour de la défensive.
Jean-Claude ALLAIN,
Assistant, Paris-Sorbonne.
LA MONTÉE DU FASCISME EN FINLANDE, 1922-1932
Cette révolte marque la fin des tentatives des coups d'État fascistes, en
même temps que la fin de la période de « terreur noire ». Après l'interdiction
du Mouvement de Lapua et la disparition des autres mouvements fascistes,
à l'exception de l'A.K.S. qui reste « culturellement » puissante, un nouveau
Parti fasciste est constitué le 5 juin 1932 sous le titre de Parti populaire
patriotique (Isânmaallinen Kansarâiike) qui passera de 14 députés en 1933 à
8 en 1939.
Après cette violente secousse, la société finlandaise retrouve le chemin
de la démocratie sans pour autant que les lois votées à l'automne 1930
soient abrogées. A l'intérieur, cette crise a été assez rapidement surmontée,
mais elle laisse des traces profondes que raviveront les guerres de 1939-40
et de 1941-44. A l'extérieur, les membres finlandais du Komintern consi-
déreront encore en 1939 que le Mouvement de Lapua terrorise la population
et conseilleront de « libérer » la classe ouvrière finlandaise.
Jean-Jacques FOL.
ANNEXE
Les élections législatives de 1917 à 19451
1917 1919 1922 1924 1927 1929 1930 1933 1936 1939 1945
% des suffrages
exprimés 68,9 62 57,4 55,8 55,6
58,5 65,9 62,2 62,9 66,6 76,9
1 Communistes % 10,4 12,1 13,5
14,8 1,8 3,4 ~2 2J 48,5
Députés 27
18 20 23 1 5 2 2 49
2 Socialistes % 29 28,3 27,4
25,1 34,2 37,3 38,6 39,8 25
Députés 5360 60 59 66 78 83 85 50
Gauche (1+2) % 43,5 40 39,4 40,4 40,9
39,9 36 40,7 40,6 41,9 49,5
Députés 92 80 78 80 82
80 67 83 85 87 99
3 Agrariens % 20,3
20,3 22,5 26,1 27,3 22,6 22,4 22,9 24,5
Députés 45
44 52 60 59 53 53 56 49
4 «Suédois» % 12,4
12 12,2 11,4 10,8 10,4 11,2 10,1 10,1
Députés 25
23 24 23 21 21 21 18 18
5 Parti du progrès % 9£ 9,1 6,8 5,6 5,8 7,4 6,3 4,8 4,8
Députés 15 17 10 7 11 11 7 6 6
Centre (3 + 4+5) % 48^5 41,9 41,4 41,5 43,1 43,9 38,4 39,9 37,8 39,4
Députés 92 85 84 86 90 91 85 81 80 73
6 Parti de l'Union % 18,1 19 T7J "Ï45 18,1 10,6 10,4 13,6 11,1
Députés 35 38 34 28 42 18 20 25 32
7 IKL (fascistes) %
,
8^3 ~8£ 1^6
Députés 14 14 8
Extrême-droite
(6+7) % 11,5 18,1 19 17,7 14,5 18,1 18,9 18,7 20,2 11,1
Députés 28 35 38 34 28 42 32 34 33 32
1, Avant 1919, les partis du centre et de la droite n'existent pas sous la même forme
qu'après 1919 ; leurs regroupements sont différents, ainsi que leurs noms.
LES PROBLÈMES SOCIAUX
DANS LES ENTREPRISES HOUILLÈRES
DU NORD ET DU PAS-DE-CALAIS
DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
— I —
LES DONNEES DU MALAISE SOCIAL AVANT GUERRE
— II —
L'IMPACT DES EVENEMENTS DE L'OCCUPATION
***
Cette chute des rendements était inévitable et il nous est relativement
facile d'en déceler les raisons naturelles d'ordre technique et d'ordre humain,
grâce aux nombreuses statistiques que nous possédons, tant sur la décom-
position du rendement du fond par hommes et par postes, que sur les causes
de la rjrogression de l'absentéisme.
La décomposition du rendement du fond par hommes et par postes fait
apparaître le rôle joué par la désorganisation des travaux accessoires et
d'entretien dans la baisse du rendement générall. En effet, si le nombre
d'hommes nécessaires pour produire 1 000 T de houille est passé de 822
en 1941 à 1 206 en 1944, soit une augmentation de 46 %, les effectifs aux
postes d'abattage n'ont augmenté durant la même période que de 20 %,
tandis que, pour les autres postes du fond, ils augmentaient de plus de 60 %.
Cette immobilisation de la main-d'oeuvre à des travaux improductifs était
provoquée par la pénurie de matières premières et la difficulté d'entretenir
l'outillage. Faute d'appareils de desserte suffisants, il fallait plus d'hommes
au roulage ; faute de bois de mine, il fallait réduire la largeur des havées,
récupérer les bois et donc employer plus d'hommes au boisage. Ces incon-
vénients étaient encore aggravés par la surexploitation des mois d'hiver.
Durant cette saison, pour faire face aux besoins, on concentrait les efforts
sur l'abattage. Mais les beaux jours revenus, il fallait rattraper le retard dans
le travail au rocher et à l'entretien, et pour cela, distraire des abatteurs de
leur tâche. Finalement, les travaux accessoires formèrent l'élément le plus
lourd du prix de revient. Ainsi apparaît le facteur technique dans la baisse
du rendement. En janvier 1943, dans une conférence de presse, M. Robinet,
président de la commission d'équipement du comité d'organisation des
houillères, expliquait l'échec du « plan Lousteau » par les contingentements
de matières premières : ceux-ci ayant entraîné la désorganisation du cycle
de taille, quelle pouvait être l'utilité d'un bon rendement à l'abattage, si le
reste de la taille ne suivait pas son rythme ?
L'étude des registres d'absentéisme nous permet de constater 2 : 1) une
progression régulière du pourcentage d'absentéisme par rapport au nombre
de postes effectués, pourcentage qui passe de 8,4 % en 1941 à 18 % en avril
1944 (environ 8 % dans les années d'avant-guerre) ; 2) la disparition de certai-
nes causes d'absentéisme d'avant-guerre, telles que les variations saisonnières
dues aux congés payés et les absences inexcusées comme celles de « la Saint-
Lundi » par exemple. Les raisons en sont évidentes : une absence non moti-
vée risquait de coûter cher. Quant aux congés payés, les Allemands, après
les avoir réduits à douze jours par an, exigèrent qu'ils soient pris par portions
de trois à six jours étalées sur toute l'année.
— III —
LA POLITIQUE DES COMPAGNIES MINIERES
ET SES CONSEQUENCES
Mais l'occupant n'était pas le seul à se préoccuper de la baisse continuelle
des rendements. Les entreprises minières s'en inquiétaient également, à
cause de ses répercussions sur la santé des exploitations : elle aggravait, en
effet, les conséquences néfastes d'une économie de pénurie sur une industrie
qui présentait — déjà avant-guerre — des signes de vieillesse. Il devenait
difficile, puis — à partir de 1942 — impossible, d'investir dans des travaux
neufs. Les activités les plus lucratives devaient être réduites. La production
de coke était contingentée car, faute de charbon gras, on ne pouvait, en
même temps, alimenter Paris et la métallurgie en énergie : il fallait choisir.
La production d'agglomérés, faute de liant, —c'est-à-dire de brai allemand,
— s'écroulait. Plus on poussait l'extraction de la houille, plus les frais de
gestion s'alourdissaient. De 1940 à 1944, les prix de revient augmentaient de
76 %, tandis que la part des frais de main-d'oeuvre dans le prix de revient
passait de 60-65 % à 70 % 2.
Certes, le trésor public versait aux entreprises minières une indemnité
compensatrice qui leur assurait un bénéfice d'environ 10 à 12 francs par
tonne de houille marchande, mais toutes les compagnies étaient d'accord
pour estimer cette marge bénéficiaire insuffisante en regard de l'effort
financier qu'elles auraient à fournir lorsque la paix serait revenue. Nous ne
voulons pas entamer ici un débat sur la question de savoir si les compagnies
réalisèrent ou non pendant la guerre de scandaleux profits. Il serait d'ailleurs
difficile de les évaluer, les archives permettant de le faire ayant été disper-
sées. La situation ne devait pas être la même pour les petites sociétés qui,
tendance, car ces sanctions, efficaces pour les baisses de rendement indivi-
duelles, perdaient tout pouvoir coercitif lorsque ces baisses de rendement
devenaient collectives. Aussi, en octobre 1942, les compagnies avaient-elles
sollicité du ministre Bichelonne, le droit de refuser le salaire minimum aux
ouvriers qui auraient gagné moins de 80 % du salaire moyen conventionnel,
et de leur remettre uniquement le gain de leur travail. Le ministre n'accorda
qu'une baisse de salaire équivalent à un déclassement à la catégorie infé-
rieure, en y mettant comme condition que l'effectif des ouvriers atteint par
ce déclassement ne dépasserait pas 5 % de l'effectif total. Quelques compa-
gnies jugèrent cette décision insuffisante et, avec l'autorisation de l'OFK 670,
appliquèrent aux ouvriers fautifs une baisse de salaire de 15 % (plus le
retrait des primes, ce qui équivalait pour un ouvrier à base 10 à être payé
comme un bon aide mineur), avec la possibilité d'étendre cette sanction à
45 % des effectifs i.
Toutes ces mesures s'accompagnèrent évidemment d'un renforcement dé
la discipline. Ingénieurs et Porions disposèrent d'une autorité sans pareille.
Outre les sanctions habituelles, ils pouvaient par une mauvaise estimation
provoquer le déclassement d'un ouvrier ou bloquer l'avancement d'un ga-
libot. Or, plus la main-d'oeuvre devenait rétive, plus les occasions de conflit
entre mineurs et maîtrise se multipliaient. Par une logique impitoyable,
plus les rendements baissaient, plus les sanctions s'alourdissaient. Un mineur
surpris en remontant du fond avec une « gaillette » ou du bois était puni
d'une amende de 20 à 50 F (salaire journalier, base 10, 90 F). Un ouvrier
puni de mise à pied temporaire 2 devait désormais continuer à travailler,
mais il ne touchait plus que la moitié de son salaire. Bientôt, un mur d'in-
compréhension sépara l'encadrement de la main-d'oeuvre. Ceci était, répé-
tons-le, inévitable : la nature même du travail, les circonstances nées de
l'occupation ne pouvaient que glacer les dispositions de tolérance de nom-
breux porions. Il est cependant indéniable qu'un certain nombre d'entre eux
abusèrent de leurs pouvoirs, soit par esprit de vengeance (parce qu'ils
n'avaient pas pardonné certains incidents de 1936 et de 1940), soit par
facilité. Il était en effet tentant de clore une discussion avec un ouvrier
récalcitrant en lui disant : « si tu n'es pas content, on manque de travailleurs
en Allemagne » ; ou encore de rabrouer un galibot : on n'avait pas besoin
de prendre de gants avec eux. Souvent, les ordres qu'ils recevaient
s'accompagnaient d'injures bien senties. Parfois, on les frappait. « Nous ne
sommes pas des chiens, nous avons le droit au respect de notre personne »,
écrivait en janvier 1941 lé journal clandestin, Le Cri du jeune mineur.
Certes ce tableau mériterait d'être nuancé. L'offensive patronale fut
plus poussée dans certaines compagnies que dans d'autres. C'est durant les
premiers mois qui suivirent la défaite de 1940 que cette offensive fut pous-
sée à son maximum — c'est-à-dire avant que les Allemands ne s'en mêlent
et ne viennent compliquer les problèmes. A partir de 1943, les pratiques
autoritaires se relâchèrent et les directions opposèrent une inertie toujours
plus grande aux exigences de l'occupant.
* **
Comment s'étonner dans ces conditions que, dès le mois d'août 1940,
malgré le démantèlement et les divisions internes des mouvements syndi-
caux, une action ouvrière ait repris sous la forme de débrayages et de
manifestations spontanées, qui, de mois en mois, gagnèrent en puissance et en
organisation ?
Comment s'étonner que rapidement cette action ait pris une dimension
patriotique, épaulant par là une résistance qui, semble-t-il, n'a pas eu son
équivalent dans aucune région urbaine de France ? Il n'est, pour s'en rendre
compte, que de lire les rapports du Sous-Préfet de Béthune qui, dès 1942,
signale le danger d'une insurrection générale et la démoralisation de la
police, et qui avoue, en 1943, après la capitulation de l'Italie : « Pour la
première fois depuis 1940, je ne peux plus garantir le maintien de l'ordre ».
Certes, bien des causes expliquent cette précocité et cette outrance de la
résistance et de l'action syndicale :
— d'abord la puissante cohésion de ce milieu, façonné par le moule de
la mine et du coron, ce qui explique que les émotions s'y propagent à une
vitesse extraordinaire et qu'un petit incident peut dégénérer en un
énorme mouvemnt de masse ;
— la vigueur des traditions syndicales ;
— la vigueur des traditions patriotiques, spontanément réveillées par
134 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
l'invasion de 1940, qui rappela, par l'âpreté des combats et par la brutalité
d'un ennemi plus soucieux alors de sécurité que de propagande, celle de
1914. L'Allemand était revenu avec les mêmes méthodes de désignation
d'otages, la même rage destructrice lorsqu'il était tenu en échec, comme, par
exemple, celle dont il fit preuve à Oignies et à Courrières qui eurent le triste
privilège d'être les premiers villages martyrs de France. Ni la cessation des
hostilités, ni Mers-el-Kébir ne vinrent atténuer la haine qu'ils inspiraient.
Le Nord et le Pas-de-Calais, y compris le bassin minier, restèrent la région
la plus anglophile de France. « Les populations attendent un nouveau 1918.
Reprochant au Gouvernement d'avoir signé l'armistice, elles n'attendent plus
de salut que de l'Anglais », écrivait en novembre 1940 le préfet chargé de
Mission Ingrand, qui concluait son rapport en disant : « De nombreux
éléments mettent dans la victoire anglaise, leurs espoirs de retrouver les
heureux temps du front populaire » ;
— l'influence du Parti communiste qui, avant juin 1941, a retrouvé toute
son audience ;
— l'importance économique de l'industrie charbonnière qui permettait
aux mineurs d'entreprendre des grèves. Dans d'autres industries, perpé-
tuellement menacées de fermeture, cela aurait été extrêmement dangereux.
Et les mineurs se rendaient parfaitement compte de cet atout. Ne lit-on
pas sur un tract diffusé pendant la grève de mai 1941 : « Nous déporter
en Allemagne ? Ali la bonne blague ! ce sont les généraux de MM. Hitler et
Mussolini qui viendront faire le charbon à notre place ? » Certes, cette
assurance devait, hélas, recevoir un sanglant démenti. Il est exact cependant
que les Allemands durent renoncer à des arrestations trop massives. Ayant,
en 1943, arrêté 300 ouvriers de la Compagnie de Liévin pour mauvais
rendements, ils furent obligés d'en relâcher la majeure partie parce que la
production avait baissé en catastrophe ;
— mais la cause principale réside dans la nature des relations entre la
main-d'oeuvre et les milieux qui la dirigeaient. C'est l'aggravation de ces
relations pendant la guerre qui permit aux facteurs énumérés ci-dessus de
jouer à plein leur rôle. Le fossé était si profond que ni l'épuration, ni la mise
en route de la nationalisation ne purent le combler. Au contraire, elles
le creusèrent davantage, laissant des blessures encore aujourd'hui mal cica-
trisées. Cette prolongation des rancoeurs au-delà des circonstances qui les
avaient fait naître est spécifique aux mines.
— IV —
LA CRISE DE L'EPURATION :
SES DONNEES, SES CONSEQUENCES
griefs d'ordre patriotique et d'ordre social aient été étroitement mêlés, cela
est vrai également.
Mais que, dans toutes les catégories ouvrières, l'accusation de délit social
ait exaspéré, sustenté, l'accusation de délit de collaboration ? Ou pour parler
plus clairement — qu'il y ait eu pendant l'occupation, une aggravation des
tensions sociales existant avant-guerre ? Cela est beaucoup moins sûr ! Il
faut, dans ce domaine, établir des nuances selon les secteurs économiques et
selon les zones d'occupation. La situation n'était pas comparable entre
d'une part les industries de base et d'équipement, et d'autre part, les
industries de consommation ; ou encore entre les industries qui intéres-
saient les Allemands (et qui étaient en zone occupée proprement dite
classées Rilstung et Betrieb), et les industries réservées à l'usage français.
Il est possible que dans le cas des secondes, il y ait eu, malgré l'accrois-
sement de la misère, des points de rencontre entre main-d'oeuvre et em-
ployeurs, qui vinrent émousser la tension sociale aiguë qui existait en
1938. Et par « points de rencontre s>, il ne faut pas entendre un sentiment
national désincarné face à l'envahisseur, mais des points de rencontre
concrets, sur le plan de l'entreprise et du travail.
Prenons le cas, par exemple, de l'industrie textile roubaisienne. Celle-ci,
groupée en Warenstelle, coupée de ses anciens fournisseurs et de ses anciens
clients, ne vit qu'à condition de recevoir d'Allemagne, fibres synthétiques et
commandes. La majeure partie de sa production est destinée au Reich et il
ne peut en être autrement. Mais, jusqu'à l'automne 1943, les Allemands ne
s'intéressent que médiocrement à elle. Après avoir utilisé ses stocks jusqu'à
épuisement, ils ne passent que des commandes épisodiques et limitées à
quelques entreprises. A partir de 1942, ils inaugurent les concentrations
industrielles : on ferme un certain nombre d'établissements sous prétexte
d'améliorer l'approvisionnement en énergie de ceux qui restent ouverts et
qui pourront travailler 56 heures par semaine : en fait, il s'agit de déporter
la main-d'oeuvre. Les industriels eurent donc à lutter pied à pied contre les
confiscations, le manque de charbon, les fermetures. Pour saboter les
concentrations, les chambres de commerce multiplièrent les mesures dila-
toires. Il y avait donc là un point de rencontre avec la main-d'oeuvre, car
le souci qu'avait un directeur de protéger son entreprise rejoignait les
préoccupations ouvrières qui étaient d'éviter la désembauche et le départ en
Allemagne. Surtout que chez beaucoup de patrons, la défense de leurs
intérêts n'était pas l'unique mobile de leur action. Celle-ci était également
inspirée par une certaine notion du devoir patriotique, héritée de la pre-
mière occupation, et par une certaine conception patriarcale du devoir de
protection que l'on doit à sa main-d'oeuvre en échange de sa totale
obéissance. Pierre Thiriez est le plus bel exemple de cette mentalité. C'est
ainsi que les industriels roubaisiens n'acceptèrent d'honorer les commandes
allemandes à usage civil qu'après la rupture des relations avec l'Angle-
terre, sur l'ordre de Léon Noël et après consultation des autorités religieuses.
C'est ainsi également que pour protéger leur main-d'oeuvre, ils créèrent,
dans le cadre des chambres de commerce, des centres d'apprentissage fictifs
qui permettaient aux jeunes de bénéficier d'un sursis avant le départ en
Allemagne, lancèrent des chantiers forestiers textiles (les bûcherons étaient
136 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
d'esprit positif », un goût de leur métier, qui les incitaient tout naturelle-
ment à améliorer les normes de production et, au contraire, à éprouver une
répulsion instinctive à l'égard des sabotages (« il y a d'autres moyens pour
lutter contre l'ennemi »). Leur mentalité se caractérisait également par un
« vigoureux esprit- de corps », une haute conscience de la valeur de leur pro-
fession et de son rôle, qui n'étaient pas sans rappeler certaines idées
saint-simoniennes. « A un communiste qui s'ingéniait à savoir qui j'étais —
écrit l'un d'eux au Nord Industriel en 1941 — j'expliquais pourquoi la
classe des ingénieurs était au-dessus de la sienne et de celle de ses adver-
saires patronaux. Sans l'ingénieur, il n'y aurait plus de travail organisé et le
patron ignorerait les dividendes ». En fait, tout les portait à se sentir à l'aise
dans le système hiérarchisé des mines et dans des pratiques autoritaires, qui
leur donnaient un pouvoir sur les hommes, inconnu dans les autres profes-
sions. Faut-il en conclure que les ingénieurs à cette époque se considéraient
comme faisant partie des couches patronales, à la différence des ingénieurs
d'aujourd'hui qui se définissent comme des salariés ? Peut-être ! Mais il
faut alors s'empresser d'ajouter que beaucoup reprochaient à ces couches
patronales leur condescendance méprisante et de ne pas leur donner dans l'en-
treprise une place correspondant à leur rôle. Deux anecdotes, situées chacune
à un bout de la période qui nous intéresse, sont sur ce point révélatrices de
leur état d'esprit. Elles concernent la profession des ingénieurs en général,
mais elles ont valeur d'exemple pour le cas particulier des ingénieurs aux
mines : la première est l'émotion et la colère soulevées par une annonce
parue en 1936 dans le Grand Écho et qui était ainsi rédigée : « entreprise
recherche ingénieur diplômé mais intelligent ». La deuxième est l'enquête
menée en juin 1946 par la Confédération générale des Cadres auprès des
ingénieurs du Nord - Pas-de-Calais et qui comprenait deux questions :
1 — Les ingénieurs au service des Sociétés anonymes ont-ils l'impression
d'être associés à la gestion de leur entreprise ?
2 — Lorsque leur Directeur général n'est pas un bailleur de fonds mais
a commencé sa carrière comme ingénieur ou cadre supérieur (ce qui était
le cas des compagnies avant la nationalisation) les autres ingénieurs, le
considèrent-ils encore comme l'un des leurs ?
La quasi-totalité des réponses aux deux questions avait été négative. Voilà
pourquoi bon nombre d'ingénieurs des compagnies avaient regardé avec
sympathie, avant et pendant la guerre, le mouvement « jeunes patrons ».
Voilà pourquoi également bon nombre d'entre eux avaient accueilli favo-
rablement la nationalisation : grâce à elle, la première place reviendrait aux
compétences, l'équipement ne serait plus sacrifié aux dividendes. Mais la
terrible crise d'autorité n'allait pas tarder à les décevoir.
Dans le domaine politique, on ne trouvait pas chez eux la même unifor-
mité, mais au contraire une pluralité de tendances. Au début de l'occupa-
tion pourtant, tous étaient gaullistes. « II est de bon ton chez ces messieurs
les gros actionnaires, directeurs, ingénieurs et même sous-ordres des mines,
d'afficher une étiquette de de Gaulliste » ironisait, en janvier 1941, le journal
clandestin communiste Le Prolétaire d'Avion... « Pourtant ces messieurs
savent que la production houillère aide les puissances de l'axe à faire la
guerre à leur ami de Gaulle ». Mais ce gaullisme, était une sorte d'antitoxine,
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES 141
*
142 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
CONCLUSION
ANNEXE I
Données statistiques
1°) La dégradation des conditions d'exploitation (données statistiques).
Durée du travail
10
146 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Absences Chômage
excusées accidentel Total des
Maladies Blessures et non Congés ou pour journées
excusées causes perdues
techniques
ANNEXE II
Réactions allemandes : chronologie sommaire
1) De juin à décembre 1940, production et rendements augmentent
— juillet-décembre 1940 : déportation de 3 000 mineurs polonais dans la Ruhr;
— août 1940 : expulsion de 7 000 mineurs mosellans et de 1500 mineurs marocains ;
•— septembre 1940 ; refus allemand de libérer les 13 000 mineurs prisonniers ;
— septembre 1940 : le commandement militaire en France s'oppose au retour des
mineurs réfugiés en zone « libre » ;
— sur le plan local : rapports tendus entre le personnel de direction des compagnies et
les Kommandanturen (réquisitions, interventions d'officiers sur les lieux de travail contre
l'encadrement).
2) A partir de janvier 1941, les rendements diminuent et les programmes mensuels d'expédition
ne sont plus respectés ;
Mesures :
— janvier 1941 : prolongation de la journée de travail d'une demi-heure pour les
ouvriers abatteurs ;
— janvier 1941 : pour la première fois, les arrestations d'ouvriers grévistes sont maintenues ;
— avril 1941 : ordonnances contre le débauchage des mineurs ;
— grève du 27 mai au 10 juin 1941 ; 244 mineurs déportés à Sachsenhausen ;
— mars-juillet 1941 : arrivée de 3 000 mineurs réfugiés en zone libre ou expulsés
de Lorraine ;
— septembre-octobre 1941 : arrivée de 104 ingénieurs prisonniers (originaires pour la
plupart de la zone sud) ;
— résultats : crise charbonnière de l'hiver 1941-1942 : l'industrie de la zone occupée
est mise eD vacation du 24 décembre au 2 janvier.
PROBLEMES SOCIAUX DANS LES HOUILLERES FRANÇAISES U7.
3) A partir de mars 1942, les rendements, qui s'étaient redressés depuis juillet 1941, fléchisssent
brusquement.
Mesures :
— juillet 1942 : travail supplémentaire un dimanche par mois. Porté à 2 dimanches
à partir d'octobre ;
— juillet-décembre 1942 : arrivée à la mine de :
1863 requis civils ukrainiens;
— 5 390 prisonniers russes ;
— 1 292 prisonniers serbes.
Résultats :
d'octobre 1942 à janvier 1943, la production journalière tombe de "89 à 86 000 tonnes.
4) De mars à décembre 1943, sous l'égide de Speer, amorce d'une nouvelle politique :
— centralisation à Berlin des décisions de répartition des matières premières pour
tous les pays occupés (août) ;
— approvisionnement prioritaire du bassin en matières premières et en denrées
alimentaires ;
— arrivée d'ingénieurs de la Ruhr, chargés de promouvoir les concentrations de taille ;
— mars 1943-mai 1944 : embauche de 15 342 volontaires exemptés du départ en
Allemagne.
Résultats :
— grève du 10 au 20 octobre 1943 ;
— la production continue à fléchir. A partir de mai 1944, les bombardements des voies
de communication entraînent l'asphyxie de la mine.
COMPTES RENDUS
THESES
Comme l'explique M. R. Mandrou, dans sa préface, son livre n'est pas une
histoire de la sorcellerie au xvrr3 siècle, ni même une étude sur la sorcellerie,
mais un essai de comprendre (et non pas de juger) les raisons qui poussèrent
l'ensemble des magistiats dans la première partie du xvrj? siècle à réprimer sans
hésitation l'accointance avec le démon alors qu'ils y renoncèrent dans la plupart
des cas à la fin de la période étudiée. Ce n'est donc pas l'opinion publique com-
mune qui est considérée ici mais celle d'un groupe social fermé, à savoir : la
magistrature, groupe cependant assez varié car il y a plus que des nuances entre
la grande robe et les officiers de justice ruraux. Comment donc et pourquoi en
une cinquantaine d'années, la plupart des magistrats renoncèrent-ils à accepter
aveuglément les dénonciations et les aveux des accusés de crime de sorcellerie,
c'est ce que montre R. Mandrou dans une étude de mentalités, passionnante
pour l'historien et sans doute aussi pour un large public cultivé, l'auteur ayant
allié la rigueur scientifique à la vivacité d'un récit attrayant.
L'énoncé et l'abondance des sources, surtout des sources manuscrites, impose
le respect quand on en connaît les difficultés matérielles et de lecture. En effet,
les registres de procédures ne sont pas des plus aisés à déchiffrer et leur dispersion
entre les dépôts d'archives et les bibliothèques complique encore la tâche du
chercheur. Or la bibliographie de cet ouvrage constitue à elle seule un catalogue
d'une utilité incontestable pour les juristes, les historiens, les médecins, enfin
pour tout public intéressé par ce sujet encore controversé.
Dans une première partie R. Mandrou étudie l'héritage médiéval ; il lui aurait
peut-être fallu préciser qu'il n'y eut guère de persécutions avant le xrv* siècle.
Jusqu'à la guerre de Cent Ans sorciers et sorcières étaient plutôt considérés
comme des malades mentaux que comme des complices de Satan. En revanche,
l'auteur montre bien comment au XVIe siècle sorcellerie et hérésie se confondent
dans l'esprit des inquisiteurs. Il suggère à ce propos, à plusieurs reprises, la pos-
sibilité d'une influence protestante dans les cas d'incrédulité (notamment p. 330
note 29ter)- Peut-être en France, mais en pays anglo-saxon où la première grande
COMPTES RENDUS U9
loi répressive est de 1542, la chasse aux sorcières est associée à la Réforme, les
catholiques anglais furent accusés de pactiser avec le Diable comme le furent
les protestants français. Le Maliens maleficorum eut le même prestige partout.
R. Mandrou montre bien que les justifications des minoritaires n'eurent aucun
succès ; le peuple confond l'hérétique et le sorcier, et dans toute l'Europe occi-
dentale le pouvoir utilise parfois l'amalgame contre l'ennemi de la religion domi-
nante et de l'État. En France, la chasse aux sorcières est donc étroitement associée
à la Contre Réforme, et nombre d'anciens ligueurs y furent mêlés. R. Mandrou
n'a pas reconnu parmi eux Jean Boucher qu'il croit être flamand. Il s'agit bien
de l'ancien curé de Saint-Benoît, fondateur de la Ligue, complice de Jacques
Clément et des meurtriers de son parent Barnabe Brisson, appartenant à une
vieille famille parisienne, parti dans les bagages de la garnison espagnole en
1594. Dès cette première partie de son livre, l'auteur commence à dégager l'idée
maîtresse d'une o contestation » d'abord minoritaire : Celle de ceux qui se refusent
à reconnaître la présence de Satan, mais découvrent une maladie ou soupçonnent
une fraude. Il insiste sur deux cas célèbres : la polémique Wier (ou Weyer)
contre Bodin et le procès de Marthe Brossier démasquée comme fausse sorcière
en 1599 par le médecin Marescot et le Parlement de Paris. Cela montre bien que
des juges et surtout des médecins ne croient plus « au crime » de sorcellerie. Nous
entourons les grands légistes de beaucoup de respect et nous tom-nons la médecine
de l'époque en dérision. La polémique exemplaire entre l'obscur Wier et l'illustre
Bodin devrait réviser notre jugement. En tous pays, comme Zilboorg l'a montré,
des médecins ont douté. Quant aux juges : dès 1570, le Parlement de Dijon
parle d'« une superstition païenne » due à la défaillance des curés (p. 155).
Les procès du xvr5 siècle frappent en effet la vieille sorcellerie rurale qui vient
du fond des âges. Les historiens anglo-saxons voient volontiers dans cette tragédie
des premiers siècles modernes l'écrasement d'une culture pagano-paysanne par
celle des villes en expansion. En France, c'est beaucoup moins simple à cause
de la vie conventuelle qui a donné naissance aux grands scandales des possessions
urbaines du xvrr5 siècle auxquels R. Mandrou consacre sa seconde partie —
parfaitement documentée. On sait que dans tous ces cas des prêtres furent accusés
et condamnés sur la foi de dénonciations de religieuses ou de pénitentes. Ce
sont l'affaire d'Aix et la condamnation de Gaufridy, le procès d'Urbain Grandier
et enfin le cas moins connu de la possession diabolique de Madeleine Bavent
hospitalière de Louviers. Ce procès fut important car l'ancienne supérieure, la
Mère Françoise de la Croix, résidant à Paris heureusement pour elle, fut mise
en cause mais le parlement de Rouen ne put rien faire contre elle par suite de
l'opposition résolue du parlement de Paris en accord d'ailleurs avec l'opinion
parisienne. Et c'est là que se marque le mieux l'évolution des mentalités et le
revirement des jurisprudences qui est au coeur du problème. Les brûleurs de
sorcières étaient des hommes de très grande valeur intellectuelle ; deux géné-
rations après Bodin, les prêtres sont devenus circonspects, les médecins plus
assurés, et les magistrats commencent à céder. En fait, juges, médecins et clercs
étaient très divisés. Mais il n'est plus nécessaire au milieu du xvne siècle d'avoir
le courage de braver l'accusation de complicité pour s'opposer aux rumeurs pu-
bliques, le risque est disparu. Les magistrats parisiens et dijonnais cèdent à
l'influence de cercles érudits, parfois pieux, parfois aussi, mais plus rarement,
libertins. L'action de théologiens comme Marin Mersenne et surtout de médecins
fut déterminante. De plus en plus ceux-ci considèrent l'aspect scientifique du
problème. Sur le plan intellectuel le combat a la forme d'une critique de l'expé-
rience. Cette attitude humaniste est particulièrement intéressante chez Nauté.
Peu à peu de nombreux cas venus en appel à Paris témoignent de la prudence
des magistrats ; peu à peu, avec des flux et des reflux, les cours souveraines de
150 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
parisiens. Aussi peut-il préciser les curiosités et l'horizon intellectuel des différents
milieux de la bourgeoisie parisienne et de l'aristocratie : depuis l'humble rayon
chargé d'une bible, d'une Chronique de France et d'une Vie des Saints jusqu'aux
trésors conservés par le chancelier Séguier, le président de Harlay, les Bignon
ou les de Mesme. Il faudrait encore parler longtemps de ces deux gros volumes
qui, au même titre que L'Apparition du livre 1, fourniront d'innombrables réfé-
rences aux historiens de la culture et de la capitale.
Pierre DEYON.
liers de Cosaques pour défendre un limes peu exposé, une implantation spora-
dique de paysans pour assurer les relais le long du trakt, importante route com-
merciale en direction de la Chine, ou pour fournir la main-d'oeuvre auxiliaire
à proximité des mines de l'Altaï. La localisation impérative appelait la migration
dirigée et la lourdeur des services, le recrutement forcé : dès 1760, un ukaz
autorisa les propriétaires à livrer des colons pour la Sibérie à la place de recrues.
Dans le premier quart du XIXe siècle, cette conception était encore vivace, puis-
que, en 1822, Alexandre Ier rendit aux pomesciki le droit de condamner sans
jugement leurs n fortes têtes » à la résidence forcée en Sibérie. L'expression
officielle de ssylka v Sibir na poselenie (déportation en Sibérie pour la coloni-
sation) soulignait la contamination entre les deux concepts. Vérité incontestable,
à condition de ne pas généraliser : l'emploi du mot zaselenie (peuplement) dans
l'intitulé même du plan de 1764 pour la Nouvelle-Russie suffirait à prouver
l'existence de vues plus larges dans un autre contexte.
Jamais, il est vrai, la législation la plus restrictive ne parvint à empêcher com-
plètement les déplacements spontanés. Ajoutons que les interdictions visaient
plutôt à la prévention qu'à la répression : l'Ural une fois franchi, on ne renvoyait
pas les immigrés clandestins dans leurs foyers. Dès que les steppes de la
Nouvelle-Russie, de l'avant-pays caucasien et de l'Outre-Volga furent relative-
ment saturées, la Sibérie devint l'ultime recours pour les paysans mal lotis que
n'effrayaient ni la distance ni le climat. Longtemps synonyme de désolation et
de bagne, ce pays incarna désormais dans la mythologie paysanne le vieux rêve
de la zemlja i volja (terre et liberté) : n'y trouvait-on pas des terroirs sans
limites et une société composée uniquement de moujiks ? Les méthodes exten-
sives de culture eurent, tôt fait de gaspiller le premier atout. Les nouveaux arrivés
mirent de plus en plus d'années pour accéder à l'aisance, quand ils ne se décou-
rageaient pas au point de repartir. Restait la zone forestière, dont le défriche-
ment exigeait un minimum de capital, sans parler des voies de communication
à établir : entreprise chimérique sans l'aide de l'Etat. Or celui-ci ménagea long-
temps son concours : s'il fit une exception en faveur de l'Extrême-Orient pour
tenter de contre-balancer la forte immigration des Chinois en Mandchourie, il
délaissa la Sibérie centrale et orientale jusqu'à l'achèvement du Transsibérien.
Même au début du XXe siècle, le peuplement de la taïga progressa très lentement :
à la parcimonie des crédits s'ajoutait la répulsion instinctive des immigrés, dont
la majeure partie provenait, à cette date, des régions steppiques de la Russie
européenne. A l'expérience, les capacités d'accueil se révélèrent donc très infé-
rieures aux prévisions : si la courbe des arrivages annuels dépassa largement
500 000 âmes de 1907 à 1909 pour se stabiliser ensuite autour de 300 000, le
courant des retours se gonfla parallèlement, sans jamais retomber pratiquement
au-dessous de 100 000.
Le bilan net se soldait par un gain de quelque 4 millions d'habitants entre
1897 et 1914 : chiffre dérisoire en regard de la démographie galopante qui
caractérisait la Russie d'Europe. En relâchant progressivement son contrôle sur
les déplacements dans la dernière décennie du XIXe siècle, le gouvernement avait
espéré atténuer la crise agraire, car les propriétaires commençaient à craindre le
a surpeuplement » rural au moment où leurs besoins de main-d'oeuvre diminuaient
avec les débuts de la mécanisation. Mais, tant pour limiter les dépenses que pour
écarter les candidats trop pauvres, jugés inaptes à la réadaptation, l'État ne fournit
qu'un simple appoint aux émigrants, qui se recrutèrent généralement parmi les
paysans moyens, chassés par la perspective d'un appauvrissement graduel plutôt
que par la misère proprement dite : l'exutoire sibérien n'allégea guère la situation
des plus déshérités. Tout limité qu'il était, l'afflux de nouveaux venus suffit
154 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
des bagatelles ». Partial, incomplet, hâtif, manquant de recul par rapport aux
événements, le témoignage de la presse doit être éclairé par la connaissance des
organes qui l'expriment, faute de quoi il reste, pour l'essentiel, incompréhensible.
Un article n'est pas à lire comme la page d'un livre ; il doit être replacé dans
la collection du journal et celle-ci ne retrouve sa véritable originalité que par
comparaison avec les autres feuilles de la période. L'utilisation de ces « archives
du quotidien » que sont les journaux, passe par la connaissance préalable de la
personnalité de chacun d'entre eux et des modes du journalisme de l'époque.
La reconstitution de la vie de la presse reste pourtant chose malaisée : elle
se disperse depuis ses origines en des dizaines puis des centaines puis des mil-
liers d'organes ; l'existence de chaque titre est encombrée d'épisodes divers qui
modifient sans cesse sa personnalité et transforment sa physionomie au point
de rendre souvent vaine, au milieu des contradictions de son. contenu et des
fluctuations de sa ligne générale, la recherche des caractéristiques permanentes
de sa nature. Un journal est le résultat d'une multitude d'influences, de l'accord
fragile entre ses rédacteurs, de la volonté souvent confuse de ses inspirateurs,
de l'équilibre instable du marché et des goûts changeants de sa clientèle. L'analyse
de ce phénomène social reste toujours aléatoire et risquée la tentative de syn-
thèse des différents facteurs qui le supportent : dans la diversité de ses organes
et la complexité du contenu de chacun d'entre eux, l'histoire de la presse ne peut
espérer rendre compte exactement de l'immense richesse de son champ de
recherche.
Ces quelques réflexions permettent d'apprécier l'intérêt et la difficulté de
l'oeuvre entreprise qui, en quatre volumes, — des origines à 1814 — de 1815
à 1871 — de 1871 à 1940 — de 1940 à nos jours, — couvrira l'ensemble de l'his-
toire de la presse française. Cette entreprise est opportune. Les historiens français
ne disposaient, depuis plus d'un siècle, d'aucune histoire générale de la presse.
La vieille et érudite Histoire de la presse en France d'Eugène Hatin (8 volumes,
1851-1866) n'avait pas été remplacée. Les ouvrages de Georges Weill, Raymond
Manevy, de Charles Lédré n'avaient pas une ampleur adaptée à l'importance
du sujet et une récente Histoire de la presse française en deux volumes s'est
révélée comme une médiocre entreprise de librairie, malgré la richesse et l'intérêt
de son illustration. L'abondance des études historiques sur la presse rendaient
indispensable de dresser le bilan des connaissances acquises ; le développement
des recherches faisaient souhaiter une mise au point scientifique qui, à la fois,
précise les méthodes, présente un schéma de l'évolution générale, détaille les
caractéristiques des titres principaux et dégage les perspectives. -
Rendre compte du contenu de ces deux gros volumes illustrés revient, pour
l'essentiel, à la réconfortante constatation que l'oeuvre est à la hauteur de ses
ambitions et offre un panorama complet des deux cent quarante premières années
de la presse française. L'érudition des auteurs, mise en valeur par un bon appareil
de .références bibliographiques et deux gros index (titres et personnes) assure à
ces deux premiers tomes une exceptionnelle richesse. L'esprit de synthèse qui les
inspire, a évité à l'ouvrage de n'être qu'une histoire des journaux et surtout de
tomber dans le trop fréquent travers de l'histoire à travers les journaux. L'équilibre
de l'ensemble est bon et aucun des multiples aspects de ce vaste sujet n'est négligé.
Les quelques pages de préface du doyen Renouvin sont, autant qu'une présen-
tation de l'oeuvre, une réflexion sur les fonctions de la presse dans le jeu poli-
tique l'expression des idées, et la formation de l'opinion, mais aussi une pénétrante
critique des insuffisances des journaux et de leur relative impuissance.
156 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Louis Charlet et Robert Ranc présentent au début de chaque volume les carac-
téristiques de l'évolution des techniques d'impression des journaux, de Gutenberg
à Marinoni. Femand Terrou brosse dans le second tome la genèse et les grands
principes libéraux qui ont inspiré l'évolution de la législation sur la presse et
dresse un très utile catalogue des divers textes juridiques et administratifs qui
ont marqué l'histoire agitée des rapports de la presse et du pouvoir de 1789
à 1870. Louis Trénard analyse longuement la période des origines à 1788 ; dans
un domaine qui a été largement renouvelé par les études de ces dernières dé-
cennies, il dresse un bilan très complet et son étude, qui a su tirer parti des
recherches les plus récentes des historiens de la littérature, apporte beaucoup
tant sur la « préhistoire » des journaux à travers les feuilles volantes et les nou-
velles à la main, la vie de la gazette, les multiples publications du xvnr3 siècle
et leurs tendances que sur les nouvellistes ou les feuilles de province après 1740.
Le doyen Godechot, dans une magistrale synthèse, retrace la naissance de la
presse révolutionnaire, son développement anarchique jusqu'au 10 août 1792,
ses épreuves sous la Terreur, sa remarquable expansion (malgré les avatars poli-
tiques) après Thermidor et sa mise en tutelle sous l'Empire. Son étude nourrie
de nombreuses monographies de titres montre le rôle joué par les journaux dans
le processus révolutionnaire et la place désormais acquise par la presse dans la
vie politique et sociale française.
A Charles Ledré revient la présentation de la presse parisienne de 1815 à
1848 et le récit des multiples épisodes de son assaut contre la monarchie ; il
mène cette étude avec une finesse et une précision remarquables, mais autant
que sur l'aspect politique, son attention a été retenue par les transformations de
la presse et les débuts de l'élargissement de son audience populaire. A.-J. Tudesq
décrit un aspect souvent négligé de la vie de la presse : la presse provinciale
qui acquiert alors, au milieu de bien des difficultés, une importance considérable
et dont le rôle politique commence à s'affirmer.
De la révolution de 1848 à la Commune la presse a fait des progrès consi-
dérables et son audience s'est élargie dans des proportions notables. Avec beau-
coup de précision et un sens aigu des nuances, Pierre Guiral a su rendre compte,
à travers la multiplication de ses titres, que l'arbitraire impérial a difficilement
réussi à freiner, du rôle de la presse dans les crises politiques. Mais plus peut-être
que l'analyse de la montée de la contestation à travers les journaux dans les
années 1868-1870, qui fut pour beaucoup dans la chute de l'Empire et la pré-
paration de Commune et dont la présentation est en quelque sorte classique,
on est heureux de trouver dans son étude une description de diversification du
contenu des journaux et de leurs catégories et en particulier une analyse originale
du phénomène Petit Journal qui fut la première réussite mondiale de la presse
populaire à bon marché.
Le troisième tome paraîtra en 1971 et le dernier en 1972. Ainsi se trouvera
rapidement achevée cette oeuvre qui offrira aux historiens de toutes vocations les
ouvrages de références dont ils manquaient et dont on peut espérer qu'elle
contribuera à stimuler les recherches en matière d'histoire de la presse.
Pierre ALBERT.
1. Rappelons que le dernier ouvrage important publié du côté anglais sur ce sujet est
celui de David FOOTMAN, Civil War in Bussia, Londres, 1961.
COMPTES RENDUS 157
Une sobriété voulue, une maîtrise constante pour décrire et analyser la plus
dramatique des histoires la seconde guerre mondiale, plus mondiale que la pre-
mière, puisque l'Amérique s'engage davantage, puisque l'Asie et l'Afrique sont en
feu, plus complexe aussi puisque certains belligérants sont sur la touche, occupés
partiellement ou complètement et que dans une opinion déconcertée, désorientée
par les souffrances et par les propagandes ne posent les problèmes douloureux de
la collaboration ou de la résistance de l'acceptation ou du refus.
M. Henri Michel a tout naturellement divisé son étude en deux périodes : les
succès de l'Axe, coups d'audace longtemps récompensés de 1939 à 1943, jusqu'à
l'arrêt allemand en Afrique et à la bataille de Stalingrad ; la victoire des Alliés
(1943-1945), avec ses grandes étapes : le décrochement de l'Italie, la libération
de la Russie, la désatellisation des pays de l'Est, la campagne de France, la bataille
d'Allemagne jusqu'à la capitulation finale que n'ont empêchée ni les armes secrètes
ni le fanatisme nazi. Pour dominer cet immense sujet il a fallu à M. Henri Michel
non seulement lire une immense littérature, mais assimiler les techniques les plus
diverses : militaire, économique, scientifique. On reste effrayé des moyens de des-
truction que les Allemands étaient en mesure d'avoir à la fin du conflit et qu'il
rappelle opportunément : a Les Allemands n'eurent pas le temps d'achever l'A9,
V2 muni d'ailes lui permettant de voler sur plus de 2 000 km ; l'AlO, projectile
fusée de 85 tonnes,
— le V2 en pesait 13 — ; l'A14 au moyen d'action pratique-
ment illimité. Ils ne purent pas utiliser tout un arsenal de toxiques, les triions
extrêmement dangereux et qui étaient encore à l'étude en mai 1945. Enfin, dans
la fabrication de l'arme atomique, l'arme atomique de l'époque, ils empruntèrent
une mauvaise voie et furent devancés par les Américains ».
La place nécessairement accordée aux problèmes techniques ne diminue pas
celle accordée aux idéologies, aux comportements, à ce côté humain qui fait l'intérêt
d'une époque inhumaine. M. Henri Michel n'a pas éludé les difficultés qui étaient
grandes et en particulier celles qui avaient trait au silence du Vatican en face du
génocide juif. II rappelle l'affection du pape pour le peuple allemand, « pour lequel
il éprouvait une véritable prédilection s. Peut-être retrouvait-il dans cette dilection
les méfiances de la Curie à l'égard de la France et à plus forte raison à l'égard
d'une France qui s'était complue avant 1919 dans l'anticléricalisme. Certains textes
de Mgr Tisserant, exhumés par M. Teckel, attestent cette stupeur candide du prélat
français. Indiscutablement la peur du communisme et de sa victoire a pesé encore
davantage. Le catholicisme, aux yeux du pape, était menacé par deux périls mortels.
Il eût fallu la foi des apôtres pour les dénoncer l'un et l'autre : la Curie y prépare
mal.
Et, de même, les hommes, entendons les individus, avec leurs faiblesses, leurs
parti-pris, leurs préférences irraisonnées mais certaines, ne sauraient être oubliés.
C'est ainsi que M. Henri Michel pose longuement la question : Staline a-t-il été
surpris ? On sait que les avertissements, les mises en garde fondées contre une
agression allemande ne lui ont manqué, qu'elles vinssent de source américaine, ou
du fameux Sorge, ou de renseignements décelés en U.R.S.S. même. Et certes ces
informations n'étaient pas les seules ; elles étaient parfois minimisées par crainte
de déplaire au dictateur, mais encore une fois, l'agression hitlérienne était d'une
ampleur trop démesurée pour ne pas être perceptible et finalement, Staline a été
surpris parce qu'il voulait l'être et ne pouvait, lui non plus, avouer qu'il s'était
COMPTES BENDUS 159
trompé et qu'il avait été trompé. « Selon l'ambassadeur Maisky, il s'enferma trois
jours dans le Kremlin, trois jours pendant lesquels le gouvernement de l'U.R.S.S.
fut décapité, et ses organes de direction privés de directives. Une question vient
alors naturellement à l'esprit : qu'aurait donné à un Staline qu'inspirait une telle
volonté de paix, un ultimatum de Hitler ? Dans quelle mesure n'y serait-il pas
soumis ? » (t. I, pp. 233-234).
Faiblesse du potentat asiatique qui écrasait la Russie, mais les erreurs de juge-
ment de Hitler et de ses subordonnés immédiats furent de taille aussi gigan-
tesque. On sait dans quel esprit délibéré d'humanité systématique, de terreur
absolue fut entreprise la conquête de l'U.R.S.S. Il s'agissait de libérer par tous
les moyens (mais en vérité par un seul qui était l'extermination), « le peuple alle-
mand du danger judéo-asiatique ». Des unités spéciales qui s'étaient illustrées en
Pologne, les Einsatzgruppen furent chargées du génocide. Le gaz fut le moyen
le plus expéditif. Le général Messe, commandant du corps expéditionnaire italien,
censura d'autant plus ces méthodes qu'il admettait plus difficilement le mépris de
l'Allemagne à l'égard de l'Italie alliée. Mais on peut se demander si la cruauté
n'est pas un boomerang qui se retourne contre celui qui l'emploie.
Au reste il était des moyens d'action plus subtils et peut-être plus efficaces.
Tout naturellement M. Henri Michel a consacré une juste place à Goebbels, virtuose
de la propagande, inventeur du rituel nazi », metteur en scène sachant utiliser
ce
les fanfares, les oriflammes, la contagion de la jeunesse, la fascination de la puis-
sance.
Avec le même soin M. Henri Michel étudie l'internationale des fascismes à la
fois une, ne serait-ce que parce que les nazis n'auraient pas admis de sérieuses
divergences, et diverse, parce que reparaissaient sous l'uniforme brun les tempé-
raments nationaux, à commencer par le goût impénitent des Français pour la
division. Et puis les chefs locaux introduisaient quelques nuances propres, tel
Quisling, le naïf, qui « croyait aux Aryens, à la communauté raciale qui devait
unir Scandinaves et Allemands ». En vérité toutes sortes de sentiments se sont plus
ou moins mêlés : sens dévoyé d'une vie héroïque, volonté de jeter par dessus bord
le monde de la bourgeoisie et du libéralisme, paganisme qui semblait ramener aux
vérités fondamentales, à ce que Giono avait appelé les vraies richesses.
Le lecteur ne s'attachera pas moins au bilan de ces années sombres. On sait
quel en est le péril : tomber dans une énumération qui, par crainte de négliger
la personnalité significative ou le résultat acquis, risque de faire perdre de vue
le sens des grands ensembles qui seul compte et révèle. Ce péril, M. Henri Michel
a su l'éviter. On s'est parfois moqué, et non sans raison, des allusions, trop obscures
pour être dangereuses, des revues littéraires. Mais comme le note M. Henri Michel,
la poésie était favorisée par « une formulation un peu mystérieuse » qui n'inter-
<t
disait pas une publication au grand jour ». En vérité l'époque, heureusement brève,
fut pauvre en grandes oeuvres. L'action dévore la pensée. En revanche la science
et la technique répondirent de manière éblouissante aux demandes qui, de tous
côtés, leur furent adressées. Les dernières pages de l'ouvrage de M. Henri Michel
constituent une synthèse aussi riche qu'exaltante.
On lit avec plus de mélancolie les pages qui précèdent et qui ont trait à l'orga-
nisation des Nations Unies. Comme pour la S.D.N., il s'agit d'une initiative amé-
ricaine et c'est, on le sait,, aux États-Unis à Dumbarton Oaks que les États-Unis,
la Grande-Bretagne, l'U.R.S.S. et la Chine posèrent les fondements de l'organisation
internationale. Il ne faut pas s'indigner ou même se formaliser de l'absence mo-
mentanée de la France. Il ne sied pas davantage de déplorer des dispositions de
la Charte dont l'article 73 faisait obligation aux puissances coloniales « de recon-
naître la primauté des habitants des territoires colonisés » et de les aider o dans
le développement progressif de leurs libres institutions politiques ». C'était déposer
160 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
les germes d'un anticolonialisme dont on n'est pas sûr qu'il a toujours servi ceux
qui en ont profité. Ce que l'on doit dire c'est que d'abord l'organisation interna-
tionale, en décidant que le Conseil de Sécurité ne pourrait se prononcer qu'à
l'unanimité des grandes puissances, se condamnait à une inefficacité à peu près
inévitable ; en second lieu on confiait le soin de défendre les principes d'humanité
à des puissances qui, à l'intérieur de leurs frontières, avaient l'habitude, érigée à
la hauteur d'un système politique, de méconnaître les règles élémentaires de la
justice et de la défense des individus. C'était une cruelle et élémentaire dérision.
Ces quelques observations rendent imparfaitement hommage à l'apport de M.
Henri Michel. Son travail est la somme de longues années de recherche, d'une lente
méditation, d'une passion contenue, d'une science dominée.
Pierre GUIRAL.
Colloque international
Sciences humaines
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