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LES NUITS

D’ANTANANARIVO
nouvelles
Du même auteur

Vol à vif, roman, Dodo vole, La Réunion, 2016.


Les larmes d’Ietsé, roman, Dodo vole, La Réunion,
2012.
Géotropiques, roman, Dodo vole, La Réunion,
Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2010.
Antananarivo, ainsi les jours, nouvelles, Publie.net,
2010.
Zafimaniry intime, carnet de voyage bilingue, avec
les photographies de Sophie Bazin, Dodo vole,
La Réunion, 2008.
JOHARY RAVALOSON

LES NUITS
D’ANTANANARIVO
nouvelles

no comment® éditions
ISBN 979-10-90721-13-5
© no comment® éditions, décembre 2015
2, rue Ratianarivo – Antananarivo 101 – Madagascar
www.nocomment-editions.com
REMERCIEMENTS

L’écriture de ce recueil a débuté lors d’une résidence au


sémaphore d’Ouessant (Finistère), à l’initiative de l’association
Culture Arts et Lettres des Îles (CALI). L’auteur remercie
Isabelle Le Bal et son équipe, ainsi que tous les habitants
d’Ouessant pour leur accueil.
Pour cette résidence, l’auteur a bénéficié d’une bourse du Centre
National du Livre (France).
Mafana

Liv entra et alla s’asseoir sur une des tables


du fond, face aux clips mafana de la télévision,
non sans guigner les filles dans la salle :
deux qu’il connaissait de vue, dont une qu’il
soupçonnait d’être un mec.
– Le plat du jour avec une bière, demanda-
il au serveur qui s’approchait avec la carte.
Liv aimait bien commander sans choisir.
C’était sa façon de tirer l’horoscope. On lui
apporta sa bouteille et un plat de poisson au
ravitoto, des feuilles de manioc pilées cuisinées
à la façon côtière, avec du lait de coco : une
bonne soirée s’annonçait.

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Les nuits d’Antananarivo

Le travesti, la démarche calculée, l’aborda :


– Je peux te tenir compagnie ?
– J’attends Rose-Annelle.
– Qu’est-ce qu’elle en a de la chance, celle-
là ! Ces crétins, se plaignit-il en désignant les
clients à l’autre table, ne pensent qu’à boire.
J’ai pas dîné et je vais tourner de l’œil… Tu
veux pas juste m’offrir un snack ?
– Assieds-toi !
– Merci, t’es chou !

Minijupe, beau fuselage rehaussé par des


bottes en daim, chemisier blanc ouvert sur
un nombril percé, le visage pas trop fardé,
juste des yeux de biche aux longs cils, on
s’y laisserait presque prendre si ce n’était la
voix étrangement rauque et ces mimiques
reproduisant l’attitude des femmes de Sao
Paulo ou de Rio vues dans les séries télévisées.
Liv détourna la tête vers l’écran. On diffusait
le journal.
– Tu ne voudrais pas d’une partie à trois
avec Rose-Annelle ? proposa le travesti avec
un sourire dégagé.
– Ça ne m’intéresse pas.

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Mafana

– Oh la la ! Qu’est-ce que t’es plan-plan !


– Si tu veux, tu peux aussi retourner avec
tes alcoolos, lui dit posément Liv.
– D’accord ! Un poisson frit avec une
salade s’il te plaît, demanda-t-il au serveur qui
s’amenait avec un bol de rougail tomates.
Puis il ajouta :
– On m’appelle Fred.
Liv trouvait son ravitoto moelleux et
fondant. La chair grasse de l’espadon
compensait parfaitement l’âpreté des feuilles
de manioc. L’ensemble augurait décidément
d’une bonne soirée. Peut-être juste le rougail
présentait-il un goût un peu suret.
Comme dans un film, Rose-Annelle
déboucha du couloir et jeta un regard dans
la salle. Il la héla. Elle s’approcha, non sans
vérifier que personne d’autre n’aurait pu
l’inviter.
– Tu es en bonne compagnie  ! lui
lança-t-elle.
– Bonsoir, lui dit Liv, le sourire très large.
Assieds-toi.
– Oui, renchérit Fred. J’étais en train de lui
proposer un plan à trois !

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Les nuits d’Antananarivo

– Ah bon ! Je te préviens, persifla-t-elle, je


ne partage pas mon dû. Le temps perdu est
toujours le même.
– Assieds-toi, Rose-Annelle, je t’attendais.
Fred n’est là que pour manger son poisson
frit.
– Tu as un mec en or ! déclara le travesti…
j’ai pas mangé de la journée, ajouta-t-il en
baissant la voix alors que son plat arrivait.
Rose-Annelle, petite jupe écossaise rouge
et noire, chemisier blanc, les talons plats, les
cheveux sentant le brushing, maquillage léger,
façon très bourgeoise revenant de ses courses,
s’assit, puis, s’adoucissant et retrouvant un
sourire enjoué, picora dans les frites du
travesti.
– C’est toi qui choisis, mais pour moi, c’est
le même tarif…
Elle poussait d’un geste étudié la frange
qui lui voilait le regard.
– Alors comme ça, t’as envie d’une partie
fine ? Je ne savais pas que tu avais de ces goûts
un peu… particuliers, ajouta-t-elle en faisant
un clin l’œil à Fred. Liv, un peu excédé, nia en
secouant la tête.

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Mafana

– Ce n’est pas honteux, tu sais. Nous, on


est ouvertes !
– Et couvertes ! Ha ! Ha !
– Puisque je vous dis que non !
– Hou la la ! Il faut pas l’énerver, le
monsieur ! fit Fred, secouant une main près
de sa bouche. J’en connais comme ça qui
faisaient les prudes et qui, à la fin, voulaient
absolument me payer double !
– Pas moi, fit Liv sèchement. Tu finis ton
poisson maintenant.
Liv voulait retrouver son humeur joyeuse,
ou du moins l’atmosphère du plat de ravitoto.
La bière déjà tiède ne l’aidait guère. Il se
détourna vers la télévision. Tout à coup, Fred,
qui avait suivi son regard, hurla :
– Lui  ! Lui-là ! désignant l’écran. On
rapportait une conférence avec des grands
fonctionnaires et des bailleurs internationaux.
– Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
– Lui, le gars en costume qui parle là… et
ben lui, hou ! Hou la la !
– Quoi, qu’est-ce qu’il a ? fit encore Liv
déguisant mal son intérêt, après avoir reconnu
le fonctionnaire.

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Les nuits d’Antananarivo

– Eh ben, lui, il m’a payé plus que le double


et il m’a fait un de ces trucs ! J’en suis encore
toute retournée rien que de le revoir, déclara
le travesti… À la télé en plus !
Rose-Annelle éclata de rire :
– N’importe quoi ! (Elle n’aimait pas qu’on
lui vole la vedette).
– N’importe quoi ! lâcha aussi Liv. Un
gars comme ça ne… euh… ne vient pas à la
Bonne Fortune !
– C’était pas ici !
– Ah bon ? !!
– C’était à Antaninarenina. Mais t’as raison,
c’est pas le genre à venir ici…
– Arrête de faire ton intéressant !
– Je vous le jure, c’était très fort même !
Très, très fort mais…
– Mais quoi ? !!
– Je ne l’ai plus revu ! fit Fred, montrant des
yeux tout pensifs et faisant même entendre
une larme dans sa voix. Et pourtant, hou la
la !

Rose-Annelle et Liv riaient.

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Mafana

– Vous pouvez ne pas me croire mais


taisez-vous, je veux entendre ce qu’il dit, je
veux connaître son nom. Il est où là ?
Sur l’écran, ils étaient déjà passés à un autre
reportage – l’insécurité dans le Sud.
– Eh merde ! fit Fred.
Liv vidait lentement le fond de son verre
mais dans sa tête, cela s’accélérait, il pourrait
peut-être soutirer une partie des mannes
internationales au fonctionnaire.
– Qu’est-ce qu’on se marre, fit-il. Allez, on
va boire à ton amoureux, Fred.
– Te moque pas de moi ! fit le travesti prêt
à verser dans la tragédie.
– Pas du tout, riait à nouveau Liv. Je t’offre
un verre.
– Un tonic, dit Rose-Annelle.
– Un tonic ? Un tonic avec beaucoup de
tequila, alors !
– Une bouteille de tonic et une bouteille de
tequila, commanda Liv.
– Moi, je ne bois pas, prévint Rose-Annelle.
Je travaille, moi !
– Merci ! Moi, je compte pour du beurre ?

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Les nuits d’Antananarivo

– Je te vois venir, toi, tu comptes t’amuser


à peu de frais !
– Oh la ! Mais calmez-vous ! C’est moi qui
suis malheureuse ici, cria Fred. J’ai pas un
client, pas un radis et j’ai loupé mon mec en
or !
– Le grand amour ! se moqua Rose-Annelle.
Liv versait de la tequila dans les trois
verres, espérant faire parler le travesti. Fred
ajoutait le tonic, cherchant un détail dans
ses souvenirs qui aurait pu faire croire à son
histoire. Rose-Annelle supputait comment
soutirer de l’argent à Liv et comment faire,
surtout, pour que Fred en touche le moins
possible. Avec son exigence de tequila, il lui
sortait par les trous de nez, comme si un
rhum local ne faisait pas le même effet !
– T’es d’accord, hein, chéri  ? Elle
embrassait Liv sur le lobe. On reste ensemble
pour la nuit ?
Il se perdit dans ses cheveux.
– 100 000 ?
– 150.

14
Mafana

Il lui mangea la bouche. Elle le laissa faire


un instant puis le sourire élargi, tendit son
verre vers Fred :
– Tchintchin ! Alors, raconte ! s’exclama-t-
elle en gloussant.
– Pour que tu te foutes de moi ? Jamais !
– Allez ! Te fais pas prier… À moins que
ce ne soient que des conneries ? !!
– Ce ne sont pas des conneries ! glapit
Fred.
– Ça va, les filles ! les calma Liv. Mais tu
sais bien, Fred, les mecs comme ça ne voient
même pas les gens comme nous !
– Moi, il m’a vue et bien vue même ! Il s’est
jeté sur moi !
– Oh ? !!
– Un samedi, au petit matin, j’avais cassé
un talon, soirée de merde, je clopinais dans
la rue, il m’a pris, un 4x4 couleur crabe-
écrevisse, là, je me rappelle bien. Je rentrais à
Analamahitsy. C’est sur mon chemin, il a dit.
Il habite du côté d’Ambatobe, je crois.

Fred parlait avec force gestes et mimiques.


Il en profitait pour se caresser les jambes en

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Les nuits d’Antananarivo

évoquant sa chaussure, le visage et le cou pour


la gentillesse du fonctionnaire. La bouche le
plus souvent ronde, la langue s’en extirpant
toujours langoureusement, les yeux allant de
Rose-Annelle à Liv, tantôt complices, tantôt
tentateurs.
– Il se préoccupait de mes pieds nus sur
les rues dégueulasses de cette putain de ville.
J’ai tenté ma chance quand on a traversé le
Marais Masay. La douceur du tissu de son
pantalon ! Il s’est laissé faire. Il sentait bon la
sueur de la nuit sur du savon d’importation. Je
n’ai pas vu la route, on était déjà dans ma rue.
Il en revoulait. Je lui ai dit que c’était pour le
remercier mais que s’il en voulait davantage,
c’était 500 000.
– 500 000 ? !!
– C’est ce qui m’est venu à la tête. Il n’a
pas tiqué. Il m’a même compté 100 de plus, il
a dit : pour réparer la chaussure.
– 600 000 ? !!
– Ouais, tu m’étonnes ! Il était vraiment
chaud bouillant. Il me faisait un peu mal
comme quelqu’un qui faisait ça pour la

16
Mafana

première fois mais c’était bon ! Suis rentrée


chez moi les jambes toutes molles.
Liv avait du mal à le croire. Rose-Annelle
persiflait.
– Un coup vite fait ! C’est ce que tu appelles
l’amour !
– 600 000 quand même !
– Putain, oui, 600 000 ! Et toute rêveuse,
Rose-Annelle lui demanda : et qu’est-ce que
t’as fait avec les 600 000 ?
Fred également semblait être parti ailleurs
puis, chassant une larme, confia :
– J’ai donné le tiers à ma mère (il baissait
les yeux). Dans une enveloppe signée que j’ai
glissée sous sa porte (yeux levés). Quand je
vais la voir elle n’arrête pas de pleurer alors
ça me prend la tête. Puis j’avais des choses à
régler que j’ai payées, puis je me suis dit (main
droite secouée devant la bouche) : pas de
shopping ! (la langue) j’ai résisté deux heures !
(maintenant ses yeux pétillaient) j’ai acheté ça
(touchant ses bottes), une autre paire en cuir
noir (sa peau était le cuir), des petits hauts (il
rajustait ses faux nichons), ça diminuait vite
(exhibait son piercing), puis j’suis allée en

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Les nuits d’Antananarivo

boîte, tout claqué dans la nuit (éclat de rire


général).
– Et tu ne l’as pas revu ?
– Hélas !
– C’était il y a longtemps ? fit Liv, les yeux
s’arrachant difficilement du nombril percé.
– Il y a quelques semaines.

À la télévision, la météo était passée sans


que personne ne s’en fût aperçu. Les clips
étaient revenus. Des femmes bougeaient leurs
fesses. Des hommes avec des habits neufs
montaient dans des super voitures, roulaient
dans des quartiers propres, sur des rues sans
trous, le macadam épais de 20 cm, entraient
dans des super baraques. Des enfants
jouaient dans des jardins et des amoureux
s’embrassaient devant des jets d’eau. Même
les poubelles étaient propres et même les
chiens ne fouillaient pas dedans mais jouaient
avec les enfants. Il y avait de la lumière dans
les maisons. Des femmes sortaient de super
salles de bains, se vêtaient de peignoirs ou de
dessous de satin, ouvraient des frigos pleins.
Des hommes avec des bijoux en or buvaient

18
Mafana

de l’alcool doré, mangeaient de la viande. De


temps en temps, ils jouaient de la musique.
Les culs se baladaient sur des cartes postales
en fond d’écran.
– On monte les filles ? fit Liv.

19
Putain de bagnole

J’éteignis l’ordinateur, lassé de surfer sur


des vagues d’informations dont je ne savais
déjà plus en quoi elles pouvaient m’intéresser,
quand l’alarme d’une voiture tonitrua encore
dans le quartier, peut-être pour la troisième
ou quatrième fois. Je me levai et descendis
dans la cour.
L’atmosphère était toujours aussi moite.
Malgré les grondements lointains, l’orage ne
semblait pas près d’éclater. Notre grille qui
grinçait toujours un peu réveilla le vieux chien
des voisins. Il rameuta les autres du quartier
qui, chacun derrière son mur, exprimèrent

21
Les nuits d’Antananarivo

leur vigilance. Aucune réaction derrière les


volets clos de la rue.
J’avançai entre les voitures garées sur le
trottoir vers l’origine du trouble.
– Ta gueule, vieux ! jetai-je au chien en
passant devant son portail. Il continua encore
à japper un moment, peut-être déjà dans ses
rêves, avant de se rendormir. L’avertisseur de
l’automobile par contre ne cessait de beugler.
Je frôlai dans l’ombre deux ou trois chiens
errants en débouchant sur le parking.
Sous la lumière épuisée de la JIRAMA,
bramaient Kama et son acolyte. C’était la fin du
mois, les préposés au gardiennage trompaient
leur ennui avec du rhum bon marché. Trop.
Je m’apprêtais à les engueuler vertement
quand j’aperçus derrière eux une splendeur
inattendue entre des feux clignotants. Talons
compensés, jolies chevilles, longues jambes,
bustier très correct, des cheveux bouclés
teints vermillon. Le tout scintillait sur le mufle
d’un véhicule de sport lequel, feux et klaxon
en folie, en paraissait tout excité. Un vrai faux
décor de pub.

22
Putain de bagnole

Je ne distinguais pas les traits de la fille. J’étais


pourtant prêt à parier que je la connaissais. De
vue, bien sûr. Elle passait souvent dans la rue
sur une grosse moto derrière un vazaha. Les
cheveux rouges que je voyais pour une fois
hors du casque confirmaient sûrement mon
intuition mais je reconnaissais surtout les
jambes magnifiques avec leurs fines attaches.
Je m’en prenais aux gardiens pour me donner
une contenance.
– Pardon, M’sié ! bredouilla notre Tandroy
de service. C’est Madame qui s’assied sur le
capot de la voiture !
Je feignis finalement de m’apercevoir de
sa présence. Je me demandais si c’étaient ses
vrais cheveux lissés et teints ou des rajouts.
Elle se releva et la voiture, tout de suite moins
paniquée, cessa de brailler. Les feux qui
continuaient à clignoter projetaient ombres
et lumières sur une jolie frimousse. La foudre
tonnait dans le lointain.
– Enfin, un homme qui vient au secours
d’une pauvre femme ! dit-elle d’un ton où on
percevait le désespoir derrière l’ironie.
Je jetai un œil vers mes deux ivrognes.

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Les nuits d’Antananarivo

– N’avons rien fait, M’sié ! s’écriaient-ils


déjà.
– Ils n’y sont pour rien, confirma la jeune
femme. Il n’y a aucun taxi dans cette ville
quand on en cherche ! Je suis fatiguée !
Comme pour confirmer ses dires, elle
s’appuya à nouveau contre la BMW 316 s
coupé, déclenchant à nouveau l’alarme et
retroussant encore un peu sa jupe. Dans
le monde réel, ce genre de fille ne m’aurait
pas jeté un coup d’œil. J’essayai ardemment
de ne pas trop faire figurer sur mon visage
le ravissement d’un affamé découvrant une
table bien mise. Trop. Alors que ça beuglait
et clignotait tout autour, rien ne titillait ma
méfiance.
– Vous me conduisez au Mojo, au lieu
de laisser klaxonner bêtement cette voiture ?
ajouta-t-elle.
– Ce n’est pas ma voiture !
– Ah  ! dit-elle, se relevant comme
finalement ennuyée par l’alarme incessante…
Vous avez une voiture au moins ? me toisa-t-
elle d’un regard méfiant.

24
Putain de bagnole

– Euh… j’ai la 309… là-bas ! dis-je quand


je retrouvai enfin l’endroit où mon frère avait
rangé la voiture paternelle.
– Et bien ! hocha-t-elle sans que je ne susse
distinguer un signe d’approbation certaine.
Allons-y !
– Je vais chercher la clé, dis-je
précipitamment.
Quand je revins, clé en main et un bon tiers
de mon enveloppe mensuelle dans la poche
– je n’ai pas vraiment compté – elle était sur
le capot de la Peugeot, laquelle ne faisait ni
clignoter ses feux ni retentir sa trompe mais
n’en resplendissait pas moins ; pas moins,
je vous assure, que la sportive allemande
esseulée là-bas.
J’espérais qu’il y avait assez d’essence et
qu’elle démarrerait au quart de tour.
– Madame, je vous en prie ! fis-je, le geste
large, en lui ouvrant la portière. Son parfum
mélangé à un peu de sueur, elle avait dû
marcher jusque-là, me faisait chavirer. Le nez
aux anges je mis le contact.
Je roulais doucement vers Isoraka, en émoi
comme le ciel qui s’éclairait par intermittence.

25
Les nuits d’Antananarivo

Au bout d’une dizaine de minutes quand


même, j’ouvris la fenêtre et osai enfin regarder
du côté de ma passagère.
– Vous êtes magnifique ! bredouillai-je.
Qu’avais-je donc dit ? Elle me lança un
regard sombre, et un flot de paroles semblant
irrépressibles inonda ma pauvre voiture. Il
semblait qu’on était tous les mêmes, qu’on ne
cherchait qu’une chose avec elle, qu’elle était
davantage qu’un beau cul, qu’on profitait de
sa faiblesse, etc. Beaucoup de choses vraies,
sans aucun doute, mais dont je ne voyais pas
le rapport avec moi… mais enfin, je veux dire,
avec le fait qu’elle fût là, dans la voiture avec
moi ; c’était elle après tout qui avait demandé
à ce que je l’accompagne, non ?
Je m’arrêtai en prenant garde qu’on
soit sous un bon lampadaire de la rue
d’Antaninarenina. Pour ne pas l’effaroucher
davantage, je n’éteignis même pas le moteur,
virai d’une main un agent de sécurité qui
s’approchait – une belle fille, même dans une
voiture pourrie, en impose – et de l’autre
tentai d’apaiser les siennes qui malmenaient
mon tableau de bord :

26
Putain de bagnole

– Je ne veux rien de toi, lui mentis-je quand


elle leva les yeux vers moi.
Un éclair traversa le pare-brise. Ses beaux
yeux en amande s’embuèrent et de grosses
larmes s’en échappèrent. Elle se mit à sangloter
de plus en plus fort. Je serrai plus fortement
sa main, dégageai un peu ses cheveux qui
tombaient sur son visage. Je lui dis :
– Je ne veux de toi… seulement ce que
tu m’accorderas de ton plein gré. Tu es
magnifique, n’importe quel homme serait
heureux à tes côtés, et devrait te le rendre au
centuple. Celui pour qui tu verses ces larmes a
bien de la chance mais ne te mérite pas.
Je lui dis tout ça et peut-être autre chose.
Ses sanglots se calmèrent. Je ne respirai plus.
Elle me regarda intensément.
– Tu feras quelque chose pour moi ?
– Bien sûr, tout ce que tu voudras !
Que n’ai-je pas dit là ! En tout cas, nous
voilà rebroussant chemin, passant devant
le parking de Kama, dépassant la maison
familiale, pour ne s’arrêter que devant une
baraque cossue et illuminée à la limite de
notre quartier.

27
Les nuits d’Antananarivo

– Je n’en ai pas pour longtemps, dit-elle


en descendant de la voiture. Les premières
gouttes de pluie tombèrent. Pestant, elle mit
son sac illico sur la tête.
– Ce sont ses vrais cheveux, pensai-je en la
regardant franchir la grille éclairée.
L’orage longtemps attendu s’en donnait
à cœur joie. Le ciel se déversait comme d’un
trop-plein. Des sacs en plastique et divers
détritus dansaient sur les flots qui s’étaient
formés dans la rue. Je ne parierais pas un ariary
pour moi contre ses cheveux. Les coups de
tonnerre se succédaient. Au bout d’un quart
d’heure, cela s’arrêta aussi soudainement que
cela avait commencé. Je me rassérénais. Ses
cheveux ne risquaient plus rien. Je guettais
sa sortie. Les lumières s’éteignirent dans
la maison du vazaha, une à une, celles de la
grille d’entrée également. J’attendis encore
cinq minutes puis cinq autres. Un peu de son
odeur persistait dans la voiture.
Un chien hurla dans la nuit. D’autres
alentour répondirent, souscrivant au bonheur
d’être un chien dans la nuit et de hurler. Des
voix se manifestèrent, exigeant le silence. Les

28
Putain de bagnole

chiens sont des chiens. Un chien aboyait à


nouveau. Les autres alentour répondaient,
rageant du malheur d’être un chien dans cette
ville. Démarrer. Il ne manquerait plus que ça,
putain de bagnole !

29
Debout debout

– Maninona eto Bodo ?


– Tsy maninona fa mijorojoro.
« Que fais-tu donc là, Bodo ? Rien du tout,
juste debout debout ». Cela sonne comme
nos vieux hain-teny, ces vers des temps anciens
devenus proverbiaux, sauf que là, il ne conte
pas fleurette. Andry sort de son travail, tard
dans la soirée. Serveur au C., il est le dernier
sorti à cause d’une table difficile. Il prend des
raccourcis, des rues inhabituelles, et surprend
une cousine en train de faire le trottoir.
Rien du tout, juste debout debout.
Et Andry d’accepter entièrement cette
fiction. Ma cousine Bodo, après la pluie des
19-22 heures, en bas d’Ampasamadinika, pas
très loin de la belle rue des palmiers, restait

31
Les nuits d’Antananarivo

debout debout, pour rien. Comme ça. Comme


si l’idée d’un lit à cette heure tardive n’avait
pas naturellement raison d’être. Debout
debout dans la rue, à près de minuit. Tu n’as
rien d’autre à faire ? Regarder la télé ? Tu avais
acheté une télé neuve l’année dernière ? Elle
ne marche plus, au premier coup de tonnerre
de novembre, elle a sauté avec l’électricité,
depuis on n’a toujours pas de lumière à la
maison. Écouter la radio ? Puisque je te dis
qu’on n’a plus l’électricité. Et les piles, ça
marche à piles aussi les radios ! Mon modèle
ne marche que branché à la JIRAMA, puis
je n’aime pas écouter la radio le soir. Mais tu
pourrais dormir ? Je n’ai pas sommeil. Lire ?
Lire quoi ? La bible ? Les journaux ? J’en ai lu
une fois, je lis les titres dans les rues, ils disent
tout le temps la même chose. Mais tu peux
tout simplement rester à la maison ! Puisque
je te dis que j’avais envie de sortir, marcher
un peu. Ok, viens, je te ramène. Non, je vais
par là. Ok, je t’accompagne. Ben en fait, je
préfère debout debout, là. Debout debout, là,
à cette heure-ci, c’est n’importe quoi ! Allez,
je te raccompagne chez toi. Andry, je reste

32
Debout debout

là ! Alors, je reste avec toi. Je ne joue pas, là,


Andry ! Je dois rester là. Toi, tu dois partir…
Et oublier, ajoute-t-elle dans un souffle.
Il se souvient. Il se souvient que, petit, il
levait la tête vers l’étage au-dessus quand il
l’entendait crier, lorsque sa mère, sa tante,
l’épouillait ou tout simplement démêlait ses
longs cheveux. Maintenant, c’est sa fille qui le
réveille le dimanche alors qu’il essaye de faire
la grasse matinée.
Va-t’en, Andry. D’ailleurs, je m’en vais.
Pourquoi tu suis ce Monsieur ? Laisse-moi
Andry, tu ne vois pas que tu gênes ? Combien
il te paie ce Monsieur ? Bodo, tu ne le connais
même pas. Combien il te paie, hein ? 100 000
le passage. 100 000 ? Tiens, je te les donne, les
100 000. Qu’est-ce que tu veux que je fasse de
tes 100 000, Andry, je peux rien te donner en
échange. Va-t’en, Andry. C’est pas facile déjà !
Tu peux me donner ton temps, c’est ce que tu
vends, non ? Ok, Andry, c’est ce que tu veux ?
Je prends tes 100 000 et tu t’en vas dans un
quart d’heure. Un quart d’heure ? 100 000 ?
Oui, c’est 300 000 la nuit. 300 000 ? Je viens de
toucher ma paye de la semaine. 300 000. Mais

33
Les nuits d’Antananarivo

il faut que je laisse 50 000 pour Maman et…


Allez, 250, c’est d’accord ? C’est 300 sinon tu
me laisses, tu m’as assez embêtée comme ça.
Allez 250 000 et je te ramène. Non, lâche-moi,
Andry, 250 000 aujourd’hui, et demain, tu n’as
plus rien et moi non plus, ça ne changera rien,
lâche-moi, Andry, je t’en prie, va-t’en !
Eh Marylin, il t’embête ce passager ? Il
veut pas payer le tarif  ? Ça va, c’est mon frère.
C’est pas un endroit pour causer avec un frère
ici. Fous le camp, le mariole ! Tu casses le
marché.
Andry, tu me les laisserais vraiment ces
250  000  ? Et demain  ? Après-demain, tu
viendras ici me taper parce que je reste debout
debout ? Line hier s’est fait taper par son
oncle soi-disant pour l’honneur de la famille,
il lui a piqué son argent avant de se barrer.
Tu me trouveras peut-être un travail dans ton
restaurant ? Tu vas rouvrir la zone franche ?
C’est toi qui vas payer l’écolage de la petite ?
Mettre du riz dans les assiettes ? Va-t’en et fais
comme tout le monde, fais semblant de ne
pas me connaître, de ne pas savoir ce que je
fais ici.

34
Debout debout

Rien du tout, juste debout debout.


Andry baisse la tête, prend la direction de
chez lui, il marche tout doucement, ne voit
pas les filles qui le narguent, se demande
pourquoi il est passé de ce côté, ce soir-là.
L’attitude de la pute avec son vazaha à la table
9 ? Le hasard ? Ça fait longtemps que Bodo
n’est pas descendue lui demander des sous.
Il l’entend dans la journée, mais elle semble
l’éviter depuis un moment. Il pensait que
c’était pour ne pas lui rendre son fric. En y
réfléchissant, même son frère ne lui a rien
emprunté ces dernières semaines. Il l’évite
aussi. Pour d’autres raisons bien sûr. Sa tante
évoquait pour sa cousine un vague travail
dans un magasin où on ne la traitait pas mal.
Comme on traite les gens. Parce qu’il y en a,
mon fils, qui font comme s’ils vous avaient
acheté, vous êtes leur chose. Paraît que c’est
pareil partout. L’argent fait le Monsieur.
Maman, c’est pas avec 300 000 que j’irai loin.
300 000 juste pour la nuit. 9 millions pour une
femme à temps complet. Ça m’étonnerait que
Bodo fasse le dixième de ça. La pute de la 9,
oui.

35
Les nuits d’Antananarivo

Andry accélère. La haine lui revient.


D’abord, ils sont arrivés dix minutes avant la
fin du service, puis ils ont traîné. Elle a tout
fait pour le faire craquer. Elle voulait une
viande violette. Pour la couleur. Bleue d’un
côté et saignante de l’autre. Les yeux de son
mec. Puis elle n’a pas aimé le vin. Je ne sais
comment dire, chéri, y’a un je-ne-sais-quoi
qui me choque le palais, non, je ne boirai pas
de ce vin. Bien évidemment les pâtes étaient
trop cuites. Le temps de colorer une autre
entrecôte ! Des pâtes molles, autant ne rien
manger, de toute façon, je suis venue pour
le fondant au chocolat ! Désolé, il n’en reste
plus, Madame. Passe encore les hésitations, je
veux ci, non, cela ! Elle a dépassé les bornes
quand elle a insinué que le billet de 10 000 qui
manquait dans le règlement était peut-être
avec lui. Il a tout de suite vidé ses poches.
Même pas 2 500 de pourboire. Le chef de
salle a dû venir. Le patron alerté lui a jeté un
regard sombre. L’autre n’avait plus le même
ton : soumission devant le vazaha. Le patron
s’est fendu d’un geste commercial. Cette fois-
ci, Andry n’en a pas fait les frais. Mais il a vu

36
Debout debout

dans les yeux de son patron : si on doit faire


partir quelqu’un prochainement, ce sera lui. Il
ne sait pas amadouer les clients. Il faut qu’il
apprenne à faire semblant.
C’est sûr, celle-là, elle sait y faire, et les
9 millions, elle les fait. Comment elle avait
salué le client de la 7, seul à sa table ! Comme
si elle l’accueillait chez elle alors que c’était
elle qui arrivait avec un autre. Un vieil ami,
avait-elle dit en le présentant, sans honte. Ils
étaient obligés de se dire bonsoir comme des
collègues ! Ouais, deux personnes qui l’ont en
partage.
Andry arrive dans son quartier. Il marche
moins vite. Il fait semblant que ça ne pue pas
en passant devant la poubelle. Il fait semblant
de ne pas voir le couple qui se chamaille
dedans. Il fait semblant de ne pas entendre
l’enfant qui pleure à côté. Il fait semblant que
les chiens du parking, cette fois, l’ont reconnu
et ne l’embêtent pas. Il fait semblant de ne pas
entendre les obscénités que débite le poivrot
du coin de la rue. Il remarque que l’unique
lampadaire, éteint depuis des mois, est cette
nuit allumé. Une silhouette juchée sur des

37
talons fait les cent pas entre la lumière et
l’ombre. Arrivé près de l’entrée de leur ruelle,
Andry s’aperçoit que c’est son frère cadet. Il
lui demande machinalement :
– Maninona eto Dadou ?
– Tsy maninona fa mijorojoro.

38
Petite ronde de nuit

Pendant qu’elle se lavait dans le bidet, le


brigadier buvant à petits coups son whisky
local épiait les bruits de la ville qui venaient
jusqu’à la chambre minuscule sous les toits.
Du brouhaha sourd et lointain, il distinguait
peu à peu le rugissement de qui profitait de
la route libre de la nuit pour pousser une
petite pointe, on entendit son coup de frein
au virage du lac quelques secondes après, le
râle du camion poussif qui ramenait quelques
ouvriers en retard, les taxis qui rallumaient
leurs moteurs en bas des pentes, et l’autre fou
qui s’amusait à klaxonner en passant devant
l’hôpital.
– T’as fini ? Tu mets des heures à te laver !
– Je viens, chéri, attends un peu !

39
Les nuits d’Antananarivo

Les voitures marquant une nette pause,


il perçut quelques éclats de voix émanant
des places illuminées où se regroupaient des
restaurateurs ambulants. Puis les chiens. Le
brigadier adore imaginer les chiens se passant
des messages à travers toute la ville. Il a plein
d’histoires de chiens. Des vrais personnages.
Un héros même. Un chien gentil qui aime
les enfants, les protège, et qui se transforme
même en super héros parfois (il a des ailes
qu’il sort aux moments critiques).
– Tu connais l’histoire du chien qui a des
ailes ?
– Tu es bête, chéri ! T’es bête mais t’es
gentil.
– Bon, tu t’amènes ? Tu vas être plus
propre qu’une vierge à la communion !
Il aime ces moments de relâchement. Il en
profite pour balancer parfois des leçons de
morale, parfois pour ravaler une culpabilité,
banaliser une injustice mais, le plus souvent,
pour recréer la journée à sa guise et faire rire
les filles. Puis avec leurs éclats de rire et sa
flasque il s’en va affronter les rues.

40
Petite ronde de nuit

Sous un lampadaire, des noctambules


prenaient leurs cafés entre les taxis en
maraude. On peut aussi trouver de la soupe
avec des nouilles, puis bien sûr le fameux vary
amin’anana, le riz aux brèdes. On mange et
on boit debout. Les conversations tournent.
Des petits cercles se font et se défont. Un
mouvement ondoyant autour d’une cafetière
en fer-blanc. Voyous et travailleurs de la nuit
se repassent les tasses que le cafetier trempe
en un diligent rinçage dans un broc d’eau
louche.
– Après vous, dit le brigadier.
Le type vite fait siffla son breuvage et jeta
la tasse dans le broc. Il maugréa quelques
choses indistinctes et monta, sous les yeux du
brigadier, dans une petite voiture de livraison
qui l’attendait à côté.
Il n’a pas vraiment voulu. Il a ralenti
automatiquement quand il a vu dans ses
phares les petites têtes, puis il a croisé le regard
de la femme devant avec le bébé dans les bras,
et quand l’homme émergea du capot de la
voiture, lui faisant signe, il tourna le volant
pour se garer sur le bas-côté. En serrant le

41
Les nuits d’Antananarivo

frein cependant, un zeste d’angoisse le fit


frissonner. L’homme s’approchait. Il baissa sa
vitre.
– J’ai cassé le câble de l’accélérateur, je
crois !
– Ça m’est déjà arrivé, répondit-il, souriant
à l’idée qu’il pourrait être utile, efficace et
surtout pouvoir repartir rapidement.
Il sortit de la vannette et se dirigea vers
la gueule ouverte sur le moteur, hochant la
tête vers l’homme qui ne cessait de parler.
Hochement de tête également vers la femme.
Agitation à l’arrière. Brèves semonces de la
mère aux enfants qui trouvaient le temps long.
– Je ne suis pas sûr parce qu’on ne voit
rien, je n’ai que des allumettes, s’excusa
l’homme. Ça a lâché d’un coup sous mon
pied. Effluves d’alcool sous le vent de pas de
chance. Il revint sur ses pas, farfouilla dans sa
boite à gant et, vite fait, irradia la nuit avec sa
méga lampe 100 watts. Excitations semoncées
aussitôt dans la voiture. L’homme est bien
habillé mais n’est pas pour autant en tenue
pour sortir le soir. Moteur mal entretenu sous

42
Petite ronde de nuit

le capot. Il dénicha rapidement l’origine du


mal, l’homme avait raison.
– On ne trouvera nulle part un câble de
remplacement à cette heure-ci !
– Puis il est déjà trop court pour le
raccorder !
– Pour le raccorder à la pédale, oui ! Quand
cela m’est arrivé, expliqua-t-il, c’était avec
mon père. Une voiture break avec le moteur
à l’arrière. Je me suis mis dans le coffre et je
tirais avec le bout qui restait lorsque mon père
voulait accélérer.
– Hélas, ce n’est pas un break, je ne pourrais
pas mettre un des enfants sous le capot.
– C’est pas la peine, Monsieur, s’exclama-t-
il en riant un peu gêné, avec une bonne ficelle
vous tirerez vous-même le câble !
– Ah oui ! euh, je… J’ai bien peur de ne pas
avoir de ficelle… Mais j’ai mes lacets et ceux
des baskets des enfants !
– C’est pas la peine, Monsieur, dit-il riant
franchement, j’ai ce qu’il vous faut.
Il revint sur ses pas, farfouilla dans sa boîte
à gant et, vite fait, déroula un fil électrique
qu’il noua avec dextérité au câble, non sans

43
Les nuits d’Antananarivo

prendre la précaution de faire un nœud d’arrêt


à chaque bout.
– Vous voyez, dit-il rayonnant, on introduit
ce fil dans l’habitacle et vous tirez dessus
quand vous voulez accélérer.
– Ouais, dit l’homme, j’ai compris.
– Essayez !
Ceci dit, il a nettement perçu le changement
de ton de l’homme. Il ne voulait pas qu’il lui
gâte sa bonne action.
– Tirez et essayez de démarrer ! dit-il, une
fois qu’il a réussi à glisser le fil électrique le
long de la colonne de direction. En baissant
le capot, il saisit dans les rayons de sa méga
lampe pourquoi il s’était arrêté. Gêné, il baissa
sa lumière éblouissante comme on baisserait
les yeux devant des choses qu’on ne devrait
pas voir. II s’approcha du côté du chauffeur.
Celui-ci démarra.
– Alors ?
– Ça va, dit l’homme qui faisait ronronner
le moteur en tirant sur le fil.
– Roulez doucement, recommanda-t-il.

44
Petite ronde de nuit

– Tiens, lui dit l’homme en lui fourguant,


dans la main qui ne tenait pas la lampe, des
billets de 1 000 agrafés.
« Un merci aurait suffi ! » aurait-il voulu dire
mais la voiture s’éloignait déjà en cahotant.
Il n’était plus sûr non plus en froissant le
petit paquet de billets dans sa main. C’était
trop pour ce qu’il avait fait et, à cause de cela
même, il ne voulait plus les rendre. Alors, il
cria « Merci ! » dans la nuit.
La voiture cahotait, l’homme ne
synchronisant pas encore parfaitement ses
mouvements. Le passage des vitesses était
particulièrement difficile ; il n’avait pas assez
de mains. Il allait passer le fil à la femme mais
elle avait déjà le petit dans les bras et de toute
façon ça allait être encore plus difficile.
– T’as eu de la chance, dit la femme.
– Ouais, je galère en pleine nuit pour
rentrer chez moi et t’appelles ça de la chance !
– Mais tu peux rentrer chez toi, nous avons
eu de la chance de tomber sur un pro.
– Ouais, un petit malin !
La femme passait une main derrière la
nuque de l’homme et le caressait doucement.

45
Les nuits d’Antananarivo

– T’es trop tendu !


– J’suis fatigué.
– Mon père parle beaucoup.
– Et surtout il ne va pas se lever à l’heure
où je vais me lever.
– Tu es content tout de même qu’il t’ait
passé les rênes de la boîte, non ? C’est ce
que tu voulais depuis longtemps ? Tu voulais
changer les choses, moderniser ?
– Ouais mais il faut que je lui rende compte
toutes les semaines, il veut tout contrôler
encore. La moindre de mes dépenses, il la
dissèque au milieu du repas de famille.
– Calme-toi !
– Je ne peux même pas remplacer cette
putain de voiture !
– Attention !
Hurlement de freins. Il n’y eut pas de
fracas fatidique de tôles se percutant puis se
froissant.
Quelques secondes après la frayeur.
– Il s’en est fallu de peu !
– Ce ne serait pas cool d’avoir un accident
maintenant !

46
Petite ronde de nuit

– Ce n’est jamais le moment d’avoir un


accident !
Les exclamations fusèrent dans l’habitacle
serré. Le chauffeur avec son rire gras entraîna
tous les autres. C’était sûr, une heure plus tôt
avec ce qu’ils trimbalaient dans le camion, ils
n’avaient pas intérêt à se faire remarquer. Mais
si…, bon, hein ! Ils avaient de quoi boucher les
yeux des curieux. Le chef se prit une rasade
du Mangoustan et fit tourner la bouteille.
– Tu nous files un peu d’avance, chef  ? On
a ramené le colis, hein, n’est-ce pas les gars ?
– C’est vrai ! c’est vrai ! dirent les gars.
– Vrai qu’on les a gagnés ! hurla le chauffeur.
– Demain. C’est convenu comme ça. On
ne va pas y revenir. Je vous offre à chacun un
bon taxi. Pas une pute, non, ce n’est pas le
moment de faire une folie de vos corps, un
bon taxi, un vary amin’anana si vous voulez,
puis vous rentrez chez vous et on se retrouve
demain.
– Et pour ceux qui n’ont pas de chez soi ?
– Tu auras la pute du camion, rugit le
chauffeur. Ha ! Ha ! Ha !

47
Les nuits d’Antananarivo

Et une nouvelle fois, le rire du chauffeur


comme le moteur tractant ses douze tonnes
emporta la peur et les rires de cinq hommes
revenant d’une mission dangereuse et réussie.
Le chef ouvrit une autre bouteille de rhum.
Cela riait, acclamait, vociférait. Le chauffeur
accéléra en descendant les vieux pavés de la
rue de l’hôpital. Il hurlait et faisait hurler sa
trompe dans la nuit.
Le brigadier dressa les oreilles et jeta son
cinquième café dans l’eau de lavasse.

48
Black out

Il marche dans la ville désertée. Un milieu


de semaine tranquille. Les voies ne sont
illuminées que pour son bon plaisir. Les
chiens aboient sur son passage. Comme les
trous et les cassés des trottoirs, comme les
rares voitures qui lui disputent sa possession
dans la nuit, il n’en a cure. Ses pieds ont
des yeux, les deux orteils qui dépassent des
chaussures confectionnées avec deux trois
chaussettes trouées, des lambeaux de pneus
et de chambre à air. Une cape de plastique
écorchée transparente lui protège les épaules.
Ses oreilles sont cachées dans un turban sale
cerclé de fer. Un clodo sur ses pavés comme
un roi sur ses terres. Chaque pas me confirme
son existence.

49
Les nuits d’Antananarivo

Quand il quitte les pavés pour s’infiltrer


entre les maisons aux portes et volets clos, il
marche aussi aisément à la surface des ruelles
obscures et des escaliers, que des trombes
d’eau pourtant défoncent à chaque pluie.
Mais ce sont les dernières pluies, il attend
maintenant les premiers froids. Il a dans l’idée
de marcher contre le froid. Il se prépare à
marcher toutes les nuits à venir.
Une porte claque quelque part. Des voix
joyeuses montent de l’étroit passage. Trois
garçons et une fille. Deux portent une guitare
dans le dos. Des jeunes revenant d’une
répétition tardive sans doute. Il s’efface pour
les laisser passer. Le garçon en tête le remercie
d’un hochement de tête, la fille lui fait un
sourire, le dernier le gratifie d’un « bonsoir,
l’Aîné ! ». Il ne dit rien et reprend sa descente.
Les dernières marches et le passage
s’élargit. Une poubelle défoncée. Les phares
d’un taxi dans la rue. Quelques putes sous
l’éclairage public. Il continue son chemin.
Comme quelqu’un qui a une destination.
Il passe entre les pavillons, évitant les
barrières improvisées et les corps endormis.

50
Black out

Il débouche sur la place. Quelques sombres


individus errent comme lui. Mais enfin, pas
tout-à-fait. Lui, ne cherche pas à trouver quoi
que ce soit.
Regardant la ville d’en bas, il se dit qu’on
pourrait confondre les rares lumières avec
les étoiles. Des étoiles plus proches. Jaunes,
blanches, certaines bleuâtres, d’autres
rougeoyantes. Il franchit l’aire glacée et prend
le grand escalier. Il saute quatre à quatre des
marches qu’il ne reconnaît pas. Il dérape sur
le granit de Colas.
– Va tomber plus loin, ivrogne ! lui fait un
corps sous des cartons.
Il monte les pavés de la rue Razanatseheno,
ignorant les travelos. Dans la courbe de la rue,
les restaurateurs vaquent, ouvrant et fermant
des marmites tapies dans l’ombre. L’odeur de
nourriture lui serre l’estomac. Il traverse vers
le parking. Quelqu’un siffle. Le hèle. Il ne se
retourne pas. Le pas égal.
Deux voitures au milieu du parking. On
dirait qu’elles s’embrassent, face-à-face et les
lumières basses. L’une clignote doucement
tandis que l’autre bouge sur ses roues

51
Les nuits d’Antananarivo

immobiles. Il se frotte les yeux. Des rires du


côté de la scène automobile. Des verres et des
bouteilles qui s’entrechoquent. Il s’échappe.
Reprend les pavés. Vers les lumières
d’Antaninarenina.
Au milieu de la place, des flics et quelques
noctambules autour du cafetier ambulant. Il
oblique vers la rue des discos. Un adolescent
avec son étalage en carton attelé au cou, de
cigarettes, kola, bonbons, chewing-gums et
préservatifs, l’aborde.
– Prends le large, profère le gamin. Des
puissants arrivent. Diz veut que toute la rue
soit nickel !
Il trace sa route vers le quartier des
restaurants dont les derniers, encore éclairés,
ont fermé leurs portes. Quelques restaurateurs
de rue gardent aussi leurs loupiotes. Les
auvents en plastique qui les protègent du vent
d’après minuit brillent. On s’y chauffe autour
du fatapera ; il tente une cordiale percée en
désignant le brasero dérisoire.
– C’est tout de même mieux que rien,
hein ?

52
Black out

– Casse-toi si tu ne consommes pas, le


vieux !
Les pavés cette fois-ci descendent
doucement sur Isotry. Des voitures le frôlent.
« Ialahy nga l’tia vita am’vy ? » (T’es fait d’fer,
hein ?) entend-il. Il monte sur le trottoir et
crache à travers les grilles du parc abritant
le tombeau de Rainiharo. Passe par-dessus
un corps étendu. Évite de justesse une belle
crotte. Manque de se fouler la cheville.
Il claudique vers la chaussée. Les pavés
sont plus sûrs, on ne chie pas sur la plage. Ses
pieds retrouvent avec délice le contact de la
pierre brute. Et lui, son pas égal.
Des jeunes font l’animation à la fourche.
Ils tentent de glisser sur une planche dans la
descente abrupte vers le marché. Il s’arrête
pour regarder. La pente est effectivement bien
raide mais les pavés pas assez réguliers. Des
bouteilles de marques étrangères circulent.
Un jeune lance une planche bien parallèle au
sol puis saute par-dessus. La glisse ne dure pas
longtemps, s’arrête sec sur un rebord saillant.
Le surfeur chute brutalement mais se relève

53
Les nuits d’Antananarivo

très vite en hurlant : « Même pas mal ! ». Ses


amis s’esclaffent. Au tour d’un autre.
Il reprend sa tournée. La pente douce vers
la gare. Un vent plus humide le suit. Un nuage
comme un fait exprès ruisselle. Juste de la
bruine. Sans l’ennuyer davantage : cela fait des
mois qu’il ne quitte pas le mode parapluie. Au
contraire, il aime bien regarder les lumières de
la ville se refléter sur les pavés. Il marche et
des lustres brillent autour de son ombre. Il est
en train de sourire à la nuit quand, sans crier
gare, les lampadaires s’éteignent autour de lui.
Déchu, le roi relève la tête. Là-bas, au loin,
la gare demeure illuminée. Il avance vers la
lumière, quittant les pavés.
Quand il débouche sur l’avenue de
l’Indépendance pourtant, le délestage de
la JIRAMA atteint également le périmètre.
Et cette fois-ci, la coupure d’électricité
semble générale. Toute la ville est dans le
noir. Les nuages sont partis et le ciel brille
de tous ses astres. Une étoile semble même
être très proche. Elle est juste au sommet
d’Antananarivo. À bien regarder, il se frotte
les yeux, c’est une fenêtre qui brille, là-haut, à

54
Black out

côté du Rova. Une fenêtre luminescente, seul


éclat dans la ville plongée dans l’obscurité.
Intrigué, il se dirige vers la seule source de
lumière. L’hôtel de ville est dans le noir. Le
bassin derrière les grilles, dont les jets d’eaux
illuminés constituent la fierté municipale, ne
glougloute même pas. Les grands hôtels, sans
doute à cause de la nuit avancée, n’ont pas
mis en route leurs groupes électrogènes. Pas
une bougie allumée dans les dortoirs sous les
arcades. Il prend l’escalier d’Ambondrona. À
mi-hauteur, il s’arrête et cherche un endroit
éclairé autour de lui. Aucun phare n’annonce
une voiture qui circulerait. De la place
d’Antaninarenina et du palais présidentiel dans
le fond n’émane aucun halo lumineux. Seule,
là-haut, à côté du Rova, la fenêtre délivre une
lueur astrale. Il reprend son escalade. Cette
fois-ci, il sait où il va.
Au bout de l’escalier, il constate qu’il n’y a
toujours pas d’autre source de lumière visible.
Il se surprend à souhaiter que la JIRAMA ne
répare pas la panne. Il glisse rapidement et
silencieusement sur les pavés. Pas de voitures
pour le sommer de quitter la chaussée. Pas de

55
Les nuits d’Antananarivo

chien non plus qui lui aboie dessus. Il n’y a


pas de bruit du tout en fait. Pas de lumière
non plus. Sauf la fenêtre là-haut à côté du
Rova. Il accélère.
Il aborde la haute ville. Aucune lueur.
Il ne voit pas non plus la fenêtre éclairée à
cause sûrement d’un angle malin. Pas de
bruit sauf le chuchotement de ses pas sur les
pavés. Il aimerait bien crier (« Réveillez-vous,
l’obscurité envahit la ville ! ») mais il n’ose
pas. Il transpire. Certainement de sa course,
mais aussi d’une angoisse qui commence à le
gagner. Il file à perdre haleine entre le jardin
d’Andohalo et le lycée. Tout essoufflé, il
débouche sur le dernier palier menant au Rova.
La fenêtre est à nouveau visible, illuminée.
Une lumière bleue phosphorescente. La
maison est à quelques mètres. Des chiens
dans la cour le sentent et jappent comme s’ils
le reconnaissaient.
Il est tard. Ce roi de la nuit qui traverse
toute la ville pour m’imposer son existence
m’énerve. Il glisse sur les pavés alors que
je m’enlise à le paumer. J’en ai ma claque.
L’électricité n’est toujours pas revenue. Ma

56
Black out

batterie ne tiendra pas plus longtemps. J’éteins


l’ordinateur. Avant même que je ne me glisse
dans mon lit, les chiens se sont calmés.

57
Au cœur de l’hiver

À peine 23 heures. Il fait nuit depuis


longtemps déjà. Le froid mord comme un
chien qui ne lâche pas son os. Acheter une
doudoune aux puces de Rabearivelo dès la
prochaine rentrée. Ouais. Il faudrait qu’une
belle somme rentre !
Le brigadier, lui, s’est acheté un long
manteau noir, tout en cuir, molletonné
dessous. Ça lui fait un genre terrible ! Tout le
monde allonge dès qu’il s’approche ; enfin,
ceux qui comprennent vite ! La tête du jeune
vazaha, quand il lui a demandé :
– Est-ce que je suis le genre à accepter
5 000 ariary ?
L’autre le dévisage et finit par baisser les
yeux. Le brigadier ouvre le pan de sa longue

59
Les nuits d’Antananarivo

veste pour tirer de la poche arrière de son


pantalon un paquet de Boston et un briquet
Zappa.
Il allume sa cigarette, se penche et souffle
la fumée au visage du jeune vazaha. Dans
la voiture de location, la poupée devant ne
moufte pas (elle sort aussi une cigarette).
– Vous pensez que j’ai une tête à accepter
un billet de 5 000 ?
– Je… je croyais…
– Vous croyez mal, jeune homme, coupa-
t-il en rabattant le pan de son manteau noir
tombant sur ses brodequins noirs… Vous
avez roulé en sens interdit !
– Mais tout le monde passe par là,
Monsieur l’agent…
– Officier !
– Pardon ?
– Monsieur l’Officier !
– Monsieur l’Officier, c’est bloqué la nuit
du côté de la Présidence, tout le monde passe
par là, Chef  !
– C’est une tolérance ! En plus vous vous
arrêtez au milieu de la voie. Vous ne vous êtes

60
Au cœur de l’hiver

pas arrêté devant la boîte de nuit, là ? Pour


prendre Mademoiselle ?
– Si, mais…
– Alors je confisque vos papiers et vous
venez les chercher au poste mardi.
– Mais ce n’est pas possible, Chef  ! Mon
Capitaine, on part dans le Sud demain.
– Ce n’est pas possible ? dit-il en ouvrant
à nouveau le pan de son long manteau de
cuir, cette fois-ci pour enfouir dans la poche
intérieure permis de conduire, passeport et
carte grise du contrevenant.
– On ne peut pas s’arranger, Monsieur
l’Officier ? C’est vrai, vous n’êtes pas le genre
à accepter un billet de 5 000 ariary. Qu’est-ce
que vous accepterez, mon Commandant ?
Le brigadier regarde le type, ferme le pan
de son manteau, puis ses gros boutons.
– Il fait froid, dit-il. Je crois que j’accepterai
un whisky ; une bouteille de whisky dans la
boutique au bout de la rue, c’est 40 euros le
premier pur malt !
Il a vraiment un genre terrible notre
brigadier. Il nous a filé un peu du whisky
d’importation avant de nous laisser nous

61
Les nuits d’Antananarivo

débrouiller. Il fait vraiment froid. Avec


la prochaine voiture je me ferai bien ma
doudoune. Mais je suis avec l’agent 213.
L’agent 213, quand je l’ai connu, il réglait la
circulation en haut d’Analakely, au carrefour
de la rue montante et de la rue qui sort du
tunnel d’Ambohidahy, un cinq-chemins assez
difficile. L’agent 213 assure terriblement avec
son sifflet mais c’est un autre genre que le
brigadier (pour tout dire, le long manteau en
cuir noir du brigadier lui sort par les yeux !)
Avec l’agent 213, il ne faut pas que cela
déborde. Il faut que rien ne dépasse. Là, avec
ce froid, par exemple, comme on ne nous a
pas distribué d’uniforme adapté, moi, j’ai mis
tout ce que j’avais pour me réchauffer : on voit
juste que je suis flic à cause de mon pantalon
de combat et de mon képi. J’ai mis des baskets
parce qu’il n’y avait pas de brodequins à ma
taille, et c’est plus chaud que nos souliers de
ville. C’est sûr que tout ça, avec mon pull beige
à rayures rouges, ça fait moins martial que le
manteau du brigadier. Mais je ne voulais pas
me boudiner comme l’agent 213 en le mettant
en dessous de la tenue réglementaire de jour

62
Au cœur de l’hiver

(et d’été, de surcroît). À le regarder, là, on


dirait qu’il a avalé son sifflet !
Il n’a pas voulu du whisky et maintenant il
rouspète. Le brigadier, par son comportement,
paraît-il, nous donne à nous, les forces
de l’ordre, une mauvaise réputation. Je ne
comprends rien à ce qu’il dit, j’ai froid et je me
demande comment avoir une bonne rentrée
et pouvoir m’acheter une doudoune bien
chaude, pas plus tard que demain, parce que
je suis de nuit pour toute la semaine. L’agent
213 arrête de râler quand on entend des
vrombissements de moteurs poussés à fond,
montant la côte pavée.
Il décolle comme un diable du siège
de notre véhicule et se met au milieu de la
chaussée. Il a des bons réflexes, l’agent 213.
Des pneumatiques brutalisés couinent dans le
virage à 20 secondes. Il me hurle d’allumer
les gyrophares. Instantanément, la place est
illuminée comme la Présidence pas très loin.
L’agent 213 assure bien le képi sur sa tête,
le sifflet entre les lèvres, et lève très haut le
bras. Deux voitures débouchent de front ;
ralentissant à peine au son strident du sifflet,

63
Les nuits d’Antananarivo

elles vont percuter mon coéquipier. Je ne veux


pas voir ça.
Quand je rouvre les yeux, l’agent 213
est toujours au milieu de la place, hagard, à
la recherche de quelque chose par terre ; les
voitures, elles, ont déjà disparu derrière le
coude de la rue, laissant un sillage de gomme
et l’écho des hurlements mécaniques.
L’agent 213 retrouve ce qu’il cherche, le
porte à la bouche et siffle dans le vide. Puis,
il crie :
– Le téléphone !
Je soupire. Il n’a rien, c’est l’essentiel. Il
se précipite du côté de notre véhicule, me
bouscule et enfouit le haut de son corps par
la fenêtre. Il farfouille un moment avant de
ressortir une tête dépitée :
– Ma batterie est à plat, me dit-il.
– Et pour appeler qui ? je lui demande. Et
pour dire quoi ?
Je ne vais pas gaspiller mes crédits
téléphoniques pour me faire ridiculiser.
De toute façon, je n’en ai plus assez pour
téléphoner à qui que ce soit. J’éteins le
gyrophare avant qu’on ne puisse plus

64
Au cœur de l’hiver

démarrer notre véhicule. Ce n’est pas avec


celui-là qu’on va poursuivre des jeunes qui
sortent la voiture sport de Papa !
– C’était quoi comme voitures  ? me
demande l’agent 213.
– Une Audi et probablement une Subaru,
je dis.
– T’as pas noté leurs numéros ?
Je ne réponds pas et sors de notre véhicule
pour me dégourdir les jambes. Je fais quelques
mouvements pour me réchauffer. Pas une
voiture qui passe. L’agent 213 me rejoint au
bout d’un moment. Il semble nerveux mais
n’ose plus me demander quoi que ce soit.
– Je t’offre un café ! je lui dis.
Le vendeur ambulant nous sert, l’air
narquois. Pas trop quand même ! Il ne connaît
pas l’agent 213 ! Nous buvons notre café en
silence. Une voiture s’avance sans phares du
bout de la rue. L’agent 213 l’a déjà remarquée.
Il jette sa tasse dans l’eau de lavasse et
s’apprête à aller la verbaliser.
– Tu me la laisses, cette fois-ci ! je lui dis,
pensant à ma doudoune.

65
Les nuits d’Antananarivo

J’agite ma lampe pour signifier à la


voiture de s’arrêter. Elle obtempère sans
problème. C’est une coréenne 4x4 noire, à
vitres fumées. Mais ce n’est pas une voiture
officielle. Je tapote à la vitre qui s’abaisse
respectueusement. Je frotte mon pull comme
pour lui dire au revoir.
– Bonsoir, Monsieur. Vous roulez en
pleine nuit sans lumière ?
– Bonsoir, Monsieur l’agent. Sans lumière ?
Où avais-je la tête  ? C’est fait, Monsieur
l’agent, merci beaucoup.
Je me gratte la tête. Qu’aurait fait le
brigadier à ma place ? L’agent 213 arrive.
– Conduite sans phares en pleine nuit, vitres
fumées interdites… Les papiers du véhicule
s’il vous plaît, dit-il d’un ton péremptoire.
Je le regarde avec reconnaissance. Un pro,
je me dis. La vitre arrière du véhicule s’abaisse,
une tête qui ne m’est pas inconnue en surgit,
chauve, avec des lunettes.
– Bonsoir mes amis, dit le Monsieur.
Excusez mon chauffeur, il est un peu perturbé
par les derniers événements. Mais vous n’allez
pas vous embêter pour si peu.

66
Au cœur de l’hiver

L’agent 213 s’est mis au garde-à-vous


comme s’il s’adressait au président lui-même.
– Mais, bien sûr, Monsieur le Président,
nous ne faisons que notre devoir, Monsieur le
Président, je vous en prie, circulez, Monsieur
le Président.
– Bonsoir mes amis !
La vitre se relève et la voiture démarre
doucement. Je me tourne en colère vers
l’agent 213.
– Circulez, Monsieur le Président  !
Bonsoir, Monsieur le Président ! Mais t’as vu
un président où ?
– C’est un candidat aux présidentielles, t’as
pas vu les journaux ! Qu’est-ce tu ferais s’il
était élu ? Hein ?
Les élections sans doute approchent,
mais la voiture s’éloigne, avec mon espoir de
doudoune.

67
Alohalika ny ranombary
De l’eau jusqu’aux genoux dans les rizières

C’était en novembre. Une nuit moite


puis la brusque fraîcheur d’après l’orage.
J’attendais la clientèle sous un lampadaire
d’Ampasampito quand je perçus des floc-
flocs sur le bitume. Je levai la tête de mon
calepin et vis une silhouette chancelante
pénétrer dans le halo de lumière. Couverte de
boue, les pieds et les chaussures compensées
formant des bottes épaisses et gluantes, les
floc-flocs, elle s’empressait maladroitement
vers moi, cette femme qui devait avoir
l’aspect élégant de quelqu’un de la haute
avant de tomber dans un égout. Des taches
vaseuses maculaient ses jambes, ses mains,
son imperméable, son visage et ses cheveux.

69
Les nuits d’Antananarivo

J’enclenchai précipitamment les fermetures


de mon taxi. Ce n’était tout simplement pas
possible. Gardai néanmoins la vitre ouverte.
– Aidez-moi, s’il vous plaît, aidez-moi !
Emmenez-moi à Andraharo !
– N’importe où, où vous voulez, Madame,
dès que vous vous êtes débarrassée de tout
ça, je dis.
– Je vous donne cent mille !
– Il y a une pompe au coin de la rue.
– Alohalika ny ranombary e !
« De l’eau, jusqu’aux genoux dans les
rizières ! » Je ne répondis rien, me contentant
de désigner le coin de la rue. De l’eau,
jusqu’aux genoux dans les rizières, asphyxie les
jeunes plants et anéantit toute idée de récolte.
Mais en cette saison, les plants de riz étaient
assez grands pour supporter la hauteur d’eau
annoncée. Floc-flocs alarmés vers la pompe.
Pas mal sexy, en fait. Surveillant les opérations
dans mon rétroviseur, je trouvais quand même
étrange cette expression vieillotte d’alerte
dans la bouche de cette femme, très citadine,
même avec ces taches de boue sur les mollets !

70
Alohalika ny ranombary

– Faites voir vos cent mille ! je lui fis, quand


elle revint de son décrassage hâtif. De son sac
maculé elle m’en tira dix.
– Je vous donne trente maintenant, mon
mari vous donnera le reste sur place.
J’hésitais. Mouvement au fond de la place.
– Alohalika ny ranombary e !
Je la regardais sans rien dire. Antananarivo
est donc si près de la terre ! Me décidant
brusquement, je lui ouvris la porte. Un
froid relent d’humus pénétra avec elle dans
l’habitacle. Une certaine agitation vers les
confins de la lumière mais les ombres ne
semblaient pas vouloir avancer. Je démarrai,
mis les phares et elles disparurent.
– Andraharo, où ça que vous allez,
Madame ?
– En face de la station-service.
– Il n’y a pas d’habitation par là !
– Mon mari est à son bureau, il travaille
tard.
– Il travaille tard, votre mari ? Qu’est-ce
qu’il fait ? Il est chauffeur de taxi ?
Je ris tout seul de ma blague idiote.
Puis, peu à peu, son silence refroidit mon

71
Les nuits d’Antananarivo

enthousiasme. Je me dis que de toute façon,


même pour trente mille, ça valait le coup. Je
conduisais doucement, rien ne pressait, et
l’observais à la dérobée à chaque fois que des
rayons de lumière le permettaient.
– Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous
n’êtes pas vraiment en tenue… de rizières ?
Elle demeurait silencieuse, farfouillant
dans son sac. Elle trouva son téléphone,
tripatouilla sur le clavier puis, croisant mon
regard dans la lunette arrière, renonça à son
coup de fil.
– Je suis tombée dans la rizière, confia-t-elle
finalement. Je… j’avais, disons… je voulais
absolument me soulager… Je me suis arrêtée
sur la digue. Je… des voitures passaient avec
leurs phares, suis descendue plus bas que je
ne le voulais et suis tombée. J’ai perdu les
clefs de la voiture dans la chute ! J’ai essayé
d’arrêter des gens mais ils accéléraient dès
qu’ils me voyaient.
C’était il y a quelques mois.
Et puis ce soir, je la vois de nouveau
entrer dans le cercle illuminé de mon poteau
de stationnement… floc-floquant, tout aussi

72
Alohalika ny ranombary

couverte de boue que l’autre fois. Ce n’est


carrément pas possible ! J’en sors de la voiture.
– Alohalika ny ranombary e !
Saisi par la surprise et le froid, je ne sais
quoi répondre. Je dois avoir les yeux dilatés.
Elle, pas de bottes de boue, cette fois-ci, mais
des escarpins crottés qu’elle tient à la main,
tremblotant sous le vent de la nuit hivernale.
Elle devait être tout en noir avant de tomber,
collant, tailleur, manteau, désormais maculés
de boue entre rouge foncé et marron verdâtre.
– Alohalika ny ranombary e ! me répète-t-elle.
Je n’ai pas le courage de l’envoyer à la
pompe. Je lui ouvre la portière. Elle s’affale
sur la banquette. Je la couvre avec mon plaid
chinois synthétique. Cette odeur. Ce n’est pas
dans une rizière qu’elle est tombée.
– Vous allez à Andraharo ?
Acquiesce-t-elle ou c’est son visage qui
s’affaisse ? Elle semble lasse dans la couverture.
Main sur le contact, je lui demande :
– Pourquoi êtes-vous dans cet état ?
Elle farfouille à deux à l’heure dans la
couverture. D’une main pleine de boue et de

73
Les nuits d’Antananarivo

lenteur, elle me tend des billets immaculés. Je


n’aime pas ça. Je lâche les freins. Débraye.
Je la surveille quand même du coin de l’œil.
Mais bon, ça ne sert pas à grand chose. Je ne
vais pas lui demander, genre :
– Vous ne voulez pas que je vous emmène
à l’hôpital ?
Visiblement ce n’est pas le genre de la
dame. Ce n’était plus son genre, vous voyez
ce que je veux dire. Ce qu’il faut, c’est garder
son sang-froid.
Le rond-point. Les pavés du cimetière. Les
rues sont désertes. J’accélère.
Elle me dit quelque chose, ses lèvres
bougent très doucement dans le rétroviseur.
Andravoahangy. Ankorondrano. La route
du Pape. Antohomadinika. On dirait qu’elle
ne prononce qu’une seule phrase de tout ce
trajet. Pendant que je fonce dans la lumière
jaune et froide.
Rue d’Andraharo. Bientôt la station-
service. Je pile.
Elle ouvre à nouveau la bouche. Je ne lui
laisse pas le temps de répéter. Pourquoi elle
me prend la tête avec ça ? Je la jette dehors et

74
Alohalika ny ranombary

redémarre. Sur les chapeaux de roue. Quand


l’eau est à cette hauteur en cette saison, il faut
ouvrir grand les vannes, pour qu’elle s’en aille
à la mer. J’appuie sur l’accélérateur. Suis déjà à
Antanimena qu’elle doit être encore au milieu
de sa phrase.
J’aborde la gare, l’avenue de l’Indépendance.
Elle doit être à « rizière ». Je tremble. De froid
ou de frayeur ? Pas un chien pour regarder les
féeries municipales. M’arrête sous le premier
lampadaire. Je sors de la voiture. J’en fais trois
fois le tour. Et encore trois fois dans l’autre
sens. M’assieds sur le capot chaud de mon
tacot.
Bientôt un autre taxi s’arrêtera. Le
chauffeur va me saluer. Il va me proposer à
boire. Parce que j’ai soif. Qu’est-ce qu’il me
demande ? Je ne comprends pas ce qu’il dit
mais j’entends sa voix, il a une voix de femme.
– Alohalika ny ranombary e ! me dit-elle.
J’ouvre les yeux. Je suis seul sous le
lampadaire. Il éclaire la tranquille réalité.
Je me relève. Sursaute en touchant de mes
mains le capot refroidi et humide. Les jets
d’eaux de l’hôtel de ville bourdonnent

75
Les nuits d’Antananarivo

derrière leurs grilles. Je me précipite dans la


voiture. Doublement soulagé de retrouver ma
couverture. Je m’enroule dedans jusqu’aux
oreilles avant de m’asseoir. Juste une main
dehors pour atteindre le thermos.
Le bassin cesse de glouglouter. Les lumières
éclairant la façade de la mairie s’éteignent
également. Il doit être minuit. Je n’ai pas fait
un client de la soirée. Une ombre se dandine
derrière les lumières. Floc-flocs vers mon taxi.
Je laisse tomber la citronnelle et démarre.
En trombe.
Alohalika ny ranombary e !

76
Alohalika ny ranombary 2
De l’eau jusqu’aux genoux dans les rizières
Le retour

Sur le plus gros fauteuil, la bière à portée


de main, les Talking Heads dans les oreilles,
je me caresse le ventre en la regardant à
ses fourneaux. Elle fait des masikita. Suis
descendu quand j’ai senti le fumet monter
dans la chambre. Maintenant je suis sur le gros
fauteuil. La télé est allumée mais j’ai coupé le
son. C’est marrant un journal télévisé muet.
Ça ne veut rien dire. Ils n’existent plus. Tous
autant qu’ils sont, dans cette foutue boîte. En
même temps, on sait ce qui se passe. Rien
ne change d’hier. Les mêmes têtes dans des
endroits différents, parfois même, aux mêmes
endroits. Plage de silence. J’imagine que

77
Les nuits d’Antananarivo

j’écoute Mike Brant braillant Qui saura. Elle


soulève mes écouteurs et me demande ce qui
me fait rire.
– La télé muette !
– T’es bête, elle dit.
Elle me laisse quand même quelques
brochettes. Quelle saveur ! Je me caresse le
ventre tandis que, dans mes oreilles, la voix de
David Byrne demande où est la belle voiture,
la belle maison, la belle femme.
Rien de tout cela n’existe ! La voiture est
un tacot que je loue la nuit, la maison un lit
que je ne peux occuper que dans la journée,
et ma femme une rêverie que je poursuis dans
mes carnets sous les lampadaires de la ville.
Rien n’existe sauf le fumet de brochettes.
Je me suis arrêté quand j’ai senti l’odeur
caractéristique du zébu braisé avec le gras de
la bosse. En prime, je comptais profiter de la
chaleur du brasero.
– Mets-en cinq, je dis à la braiseuse, allez
six, sept ! Sept pour le prix de six ! Elle sourit,
compte les brochettes qui lui restent.
– Dix pour le prix de dix, ça ira ?

78
Alohalika ny ranombary 2

Mon sourire s’éteint. Dans un soupir je


dis :
– Six, ça ira.
En me levant à demi pour me rapprocher
du feu, j’ai du mal à soulever le fauteuil. Il
pèse une tonne. Des bouts de palettes reliés à
un parasol. Je me résigne à me mettre debout
près du feu. Il fait à peine plus chaud.
– Il fait froid, le charbon brûle mal, ça ne
grille pas assez.
– Ça ira, je dis.
– Alors, c’est vous ? Oui, c’est vous, je vous
reconnais. Ne vous retournez pas, c’est à vous
que je parle.
–…
– C’est vous le taxi qui promène la morte.
Mes garçons vous connaissent bien. C’est eux
qui lavent votre voiture. La première fois, à
votre retour d’Andraharo, vous vous êtes
arrêté ici. J’étais là. Ils ont lavé votre voiture,
ils parlent souvent de cette odeur…
–…
– Pourquoi vous faites ça  ? Pourquoi
acceptez-vous de la prendre dans votre
voiture ? Regardez, vous n’avez plus de client.

79
Les nuits d’Antananarivo

Vous ne pouvez même pas payer mes dix


malheureuses masikita !
Je suis allé me rasseoir sur l’impossible
fauteuil dès la première phrase. Tandis que le
reste tourne dans ma tête, le froid m’envahit
et engourdit mes membres et tout mon
corps. Raidi comme une sculpture sans vie,
même si je voulais répondre, je ne pourrais
pas desserrer les dents. Figé comme lorsque
je la rencontre. Sauf qu’elle, elle commande
mes mouvements comme à une marionnette.
Les gens donc la voient aussi. Et ils me voient
quand je lui fais traverser tout Tana. Comme
un enfant, je fermais les yeux et je croyais que
je devenais invisible.
– Vous voulez de la sauce d’arachide avec ?
Du piment ?
Il faut que je me désengourdisse. Se
concentrer sur le fumet des masikita. Des
moments chaleureux. Un zoma magnifique
derrière Mahamasina où les clients me louent
pour la soirée et m’invitent à ripailler dans mon
taxi. Je n’avais qu’à demander. La bouteille
de rhum que je partageais avec Ra-Eddy de
temps en temps avant qu’il n’aille chercher sa

80
Alohalika ny ranombary 2

part de soleil du côté de Sapphire-City dans le


Sud. Les masikita de ma mère, qu’elle achetait
en rentrant de son travail, qu’on réchauffait
à la poêle et avalait avec le riz soasoa, cuit en
fin d’après-midi et gardé au chaud dans des
couvertures, mou à souhait.
Sauce d’arachide, oui, piment, oui, j’ânonne
bien fort, délivré…
– Elle n’est pas morte !
– Elle n’est pas morte ? Ha ! Ha ! Ha ! Il n’y
a que vous qui la voyez de chair et d’os. Le
monde la voit juste d’os et de boue ! Ha ! Ha !
Ha ! Quelle idée de promener une morte !
– Ce n’est pas une morte. Je l’emmène au
bureau de son mari à Andraharo.
– Vous avez vu son mari ? À quoi il
ressemble ?
La masikita. Un petit bain dans la sauce
d’arachide pimentée. Hmmm  ! Du pain
chaud serait l’idéal. Celui qui sort juste de
la boulangerie au petit matin. Parfois des
clients m’en font profiter. Je n’ai jamais vu le
mari. Dès qu’elle descend de la voiture, je ne
demande pas mon reste, je me barre.

81
Les nuits d’Antananarivo

– Il n’empêche que ce n’est pas une morte,


elle parle, elle m’a dit quelque chose !
– Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
– Elle m’a dit qu’il y a de l’eau jusqu’aux
genoux dans les rizières  ! Alohalika ny
ranombary e !
– Ha ! Ha ! Ha ! Ça lui fait une belle jambe !
Depuis quand les morts se préoccupent-ils du
riz ? Les tombeaux ne sont jamais situés en
dessous des rizières !
– Remarquez, un cousin de ma femme, son
grand-père lui apparaissait dans son sommeil
et le prévenait de la même façon ; quand ils ont
ouvert le tombeau, c’était inondé, là-dedans, à
cause d’une fissure !
– Il n’a pas exigé une course en taxi, lui !
– Ha ! Ha ! Ha !
Qui sont tous ces gens autour de moi ? Les
masikita refroidissent. Le gras gelé me râpe
désagréablement la langue. Pourquoi crient-ils
comme cela ? Le piment ne chauffe même pas
mon palais. Pourquoi me regardent-ils tous ?
La sauce devient pâteuse. Pourquoi rient-ils ?
– Alohalika ny ranombary e !
– Ha ! Ha ! Ha !

82
Alohalika ny ranombary 2

– Vous ne vous souvenez de rien ?


– Qu’est-ce qui vous est arrivé ?… Elle
vous est apparue floc-floquant, couverte de
boue, hein ?
– Ha ! Ha ! Ha !
– Vous ne vous êtes pas arrêté !
– J’étais à l’arrêt sous mon lampadaire !
– Ha ! Ha ! Ha ! On parle de la première
fois. Vous ne vous êtes pas arrêté ! hein ?
– De quoi parlez-vous ? !!
– La première fois, quand elle venait de
tomber dans les rizières, qu’elle est remontée
toute couverte de boue sur la digue et a
demandé de l’aide, vous ne vous êtes pas
arrêté.
– Elle criait : Alohalika ny ranombary e !
– Il fallait la voir, personne ne l’aurait fait
rentrer dans une voiture dans cet état !
– C’était une jolie femme !
– Elle serait exquise débarrassée de la
boue !
– Ha ! Ha ! Ha ! Un cadavre exquis ! Ha !
Ha ! Ha !
– Elle n’est pas morte !

83
Les nuits d’Antananarivo

– Elle est plus morte que morte.


Abandonnée par tous sur la digue, renversée
dans une rizière, elle en est morte ! Depuis elle
nous oblige à la ramener à Andraharo. Vous
n’êtes pas le seul qu’elle oblige !
–…
– Vous n’êtes pas le seul non plus à qui elle
confie son message !
– … Ah, ouais ! Vous aussi ?

– Alohalika ny ranombary e !


Alohalika ny ranombary 3
De l’eau jusqu’aux genoux dans les rizières
Encore !!!

22 heures et pas un client. Lu tout le


journal. Des gros titres aux petites annonces.
Rien de nouveau hors du cercle de lumière
sous mon lampadaire. Le collègue de jour
qui me l’avait laissé dans le tacot aurait tout
aussi bien pu se le garder pour se couvrir.
Les soirées sont encore fraîches. La transition
transige. Les criquets pondent. Des vols et des
meurtres succèdent à des vols et des meurtres.
Beaucoup de gens ont obtenu néanmoins une
faveur du Sacré Cœur (j’ai renoncé à compter
à partir de 17 et j’ai tourné la page remplie
de bulletins de remerciements). Beaucoup
de 4x4 d’occasion sont arrivés par bateau

85
Les nuits d’Antananarivo

mais cela n’a pas fait baisser leurs prix. Ce ne


sera pas encore demain donc, qu’extatique,
derrière la vitre électrique de mon 4x4, je ne
verrai plus le regard erratique des enfants sur
les trottoirs ! Hélas ! Suis encore à attendre de
rembourser la location de ma 4L (il faut faire
au moins trois courses). En page économie, la
banque mondiale m’apprend que je ne suis pas
seul. On est même nombreux. 92 personnes
sur cent vivent avec moins que le tarif moyen
d’une course en taxi par jour. Pas étonnant
que je n’aie pas de clients ! L’ubiquitaire misère
bitume l’artère de la ville et terrasse les rizières.
Se couvrir avec le journal en attendant mieux.
Mouvement dans la lunette extérieure. Un
couple rentre dans la lumière. Ils se dirigent
vers moi. Je souris à la fortune. Ils rentrent
à l’arrière de mon côté, je dis bonsoir, ils ne
sourient pas, secouent la tête et ressortent par
l’autre porte, laquelle claque, répondant à la
première comme deux gifles.
Je me frotte les joues, je n’ai même pas eu le
temps de réaliser que déjà la porte se rouvre.
La tête du faux client. « Désolé ! » me fait-il,
laissant un billet de mille sur le siège avant

86
Alohalika ny ranombary 3

de s’enfuir comme si j’étais une malédiction.


Re-clac.
Je sors quand passe le cafetier. J’exige
qu’il me lave bien proprement une tasse.
Il obtempère en riant. On se raconte des
histoires autour de son brasero mobile. Il rit
quand je lui dis que je n’ai pas fait un client. Il
se barre sans récupérer la tasse et avant que je
puisse le régler. Je ris aussi quand je m’en rends
compte. Je sirote le plus longtemps possible la
dernière gorgée de mon café gratuit.
Puis je la vois entrer dans le cercle de
lumière. Un chien la précède. Elle a déjà la
main sur la poignée.
– Où allez-vous comme ça, Madame ?
– Là-bas, place du 13 mai.
– Mais ça n’existe plus ! je dis.
Même si j’avais voulu fermer la voiture, le
chien m’encombrant les pattes m’empêche de
me précipiter. Clac. Elle me grimace déjà un
sourire à travers la fenêtre. Elle me laisse voir
à loisir son visage qui se décharne.
– Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui
veut aller à un endroit qui n’existe pas ? me
demande-t-elle, des lambeaux purulents

87
Les nuits d’Antananarivo

s’arrachant de ses joues, de son menton, à


chaque syllabe.
Je prends ma place au volant et démarre.
Direction place de l’Amour, puisque c’est
ainsi que désormais la place devant l’hôtel de
ville a été baptisée. Je tente de la prévenir.
– Ça a changé, vous savez ?
Je la fixe dans le rétroviseur. Là, dans ce
petit rectangle, je me concentre sur la lumière
au fond de ses yeux.
– Il y a un grand bassin, des jets d’eau
maintenant, une fontaine, quoi !
– Une fontaine ? Quelle bonne idée ! De
l’eau pour tout le monde ! Elle s’anime, ses
yeux brillent.
– Non, il y a des grilles.
– Il y a des grilles ?
– On ne peut pas y accéder, on peut juste
regarder…
La petite lumière clignote dans le rectangle.
– C’est joli, hein ! je crie presque. Les jets
d’eau forment une chorégraphie avec des
lumières qui changent de couleur, blanche,
mauve, rouge, verte ou bleue…

88
Alohalika ny ranombary 3

Cela faiblit de plus en plus. Mes mots


semblent la maintenir hors de l’eau comme
la cire une toute petite flamme au bout de la
mèche.
– C’est magnifique ! Les familles
s’installent derrière les grilles le dimanche.
On vient de très loin pour voir cette féerie
d’Antananarivo. Les paysans, qui connaissent
à peine l’eau courante, ils restent babas
devant les fontaines. Ils se font prendre en
photo devant. Même moi, je viens parfois. Le
bassin semble dormir avant de s’éveiller en de
multiples sources frémissantes et bruissantes
d’où les grandes eaux jaillissent pour offrir un
spectacle magique. Accroché aux barreaux de
la clôture, je peux le regarder longtemps et en
oublier ma vie pour m’en inventer une autre.
Le soleil resplendit dans les gouttelettes,
l’eau rafraîchit l’atmosphère, l’air de la ville
encombrée semble plus respirable… Madame,
Madame ! Ça ne va pas ? Vous voulez que je
vous emmène à Andraharo ? Au bureau de
votre mari ?
Elle rouvre les yeux et, les lèvres bougeant
à peine, murmure :

89
Les nuits d’Antananarivo

– S’il vous plaît, emmenez-moi place du


13  mai !
On est en route. Au cœur de la nuit on
ne croise pas grand monde. Elle s’effondre
dans le coin de la banquette. Je règle la lunette
pour garder un œil sur elle, manque de louper
le pont d’Andravoahangy. Me concentrer
sur la conduite. Quelques profils furtifs de
noctambules se laissent accrocher par les
phares. Trois ombres qui pissent dans le lac de
Behoririka. Des flics dans la rue de Pochard
mais ils ne m’arrêtent pas. On déboule bientôt
devant la gare. Il n’y a qu’une moitié de la
façade de la mairie qui est illuminée. L’eau
bruit dans la pénombre. Je me gare de biais
pour éclairer les jets d’eau.
– Vous êtes arrivée ! je lance derrière.
Je m’évade dans les faisceaux jaunes et
passe les grilles avec une femme de rêve. Un
jour, sous le chaud soleil du printemps. On
s’approcherait tout près du bassin. La femme
s’amuserait des gouttelettes qui pleuvraient
sur elle. Je la réprimanderais un peu comme
un enfant. Elle rirait en tournoyant sur les
dalles. Je lui crierais de faire attention. Elle

90
Alohalika ny ranombary 3

ne s’en laisserait pas imposer. Au moment où


l’ensemble des jets d’eau fuserait et formerait
une pyramide de brouillard luisant, elle me
bousculerait dans le bassin. Pour me tirer de
là quelques secondes plus tard et m’embrasser
tout mouillé.
– Place de l’Amour, hein ? ricane mon
impossible cliente, vacillante et exsangue mais
debout face aux jets d’eau frémissants.
Elle grommelle quelque chose que je ne
comprends pas. Genre, ce n’est vraiment pas
le changement attendu. Puis, regardant le ciel
sombre au-dessus de nous, elle se radoucit.
– L’aube point, dit-elle. Allons, continue-
t-elle en montrant la place, on va leur donner
un coup de main.
Je secoue la tête m’accrochant au volant.
C’est évident qu’on ne voit pas la même
chose !
Elle me jette un regard de braise et passe
à travers la clôture, laissant des bouts de chair
putrides sur les grilles. J’ouvre précipitamment
ma portière, réussis à vomir (presque)
hors de la voiture. Après avoir éructé mes
boyaux vides et versé ma bile, j’en ai les yeux

91
Les nuits d’Antananarivo

qui pleurent, je me redresse péniblement.


Les échos boueux de ses pas jurent avec le
glouglou des eaux. Mes phares éclairent
de plus en plus faiblement. Je voudrais les
éteindre pour préserver ma batterie mais
tout à coup j’ai peur du noir. Les floc-flocs
reviennent et enflent. Des plaintes grondent.
Chaque pas scande des syllabes de blâme.
Une foule de tombés dans les rizières envahit
la place. Une marée têtue qui avale tout.
Les jets d’eau, le bassin, les grilles. Je noue
les fils du contact en tremblant. Le bouton
du démarreur. Ça couine comme un animal
piégé. C’est moi qui vais me faire piéger ici.
J’appuie désespérément sur le bouton blanc.
Des couinements puis des ratés. J’insiste
encore. Le démarreur ne tourne plus.
– Alohalika ny ranombary e !

92
Rouge la nuit

Il sort de l’aérogare, évitant porteurs, taxis


et autres propositions en tous genres ; tout
comme il le lui avait recommandé. L’air âcre
qui l’a déjà surpris à la descente de l’avion le
surprend encore une fois. Il se dirige vers la
navette et, ne laissant pas le temps au chauffeur
somnolant sur son volant de réagir, monte
lui-même son unique valise à l’intérieur.
– Bonne arrivée, Monsieur ! dit le chauffeur
en frottant des yeux déjà rougis. Vous allez à
quel hôtel ?
– À l’Hôtel de l’Imerina.
– Ah ! vous n’avez pas réservé ?
– Si, j’ai réservé. Ça pose un problème ?

93
Les nuits d’Antananarivo

– Ah ! non ! pas du tout, répond le chauffeur


toussotant. Juste que d’habitude, ils envoient
une voiture chercher leurs clients.
– Disons que je préfère les transports en
commun.
– À votre service, Monsieur.

Il s’affale sur un siège. De la radio s’élèvent


les premiers accords de Country de Keith
Jarret. Il tressaille et, dès le premier souffle du
saxophone, il se relève.
– Vous partez dans combien de temps ?
– D’ici dix minutes, tout au plus, répond le
chauffeur après avoir jeté un coup d’œil à sa
montre. Vous êtes pressé ?
– Pas vraiment ! c’est pour savoir… il fait
chaud ! Je vais marcher un peu en attendant le
départ, annonce-t-il avant de descendre.
Il s’éloigne des lumières, n’en éprouve pas
pour autant de la fraîcheur. Cherche des étoiles
dans le ciel couvert. Pas un seul éclat visible.
L’atmosphère épaisse et lourde lui semble
contracter jusqu’aux lumières électriques.
Mais ce n’est pas pour autant comme si un
orage s’approchait. Il s’allume une cigarette,

94
Rouge la nuit

regrette aussitôt, la jette et l’écrase. Puis la


ramasse. Il erre sur le parking qui se vide,
shootant dans le gravier.
Retournant vers le stationnement, il se
débarrasse de son mégot dans une poubelle
qui n’a pas de fond. Il soupire mais ne se
donne plus la peine de le ramasser. Quelques
voyageurs se sont installés dans l’autobus : une
jeune fille, au deuxième rang, qui tapote sur
son téléphone et qu’il a cru être seule avant
d’apercevoir son compagnon couché sur ses
genoux et, au fond à droite, deux touristes
qu’il a déjà remarqués dans l’avion.
La radio est éteinte. Il va s’asseoir devant,
soulagé. Le chauffeur lui adresse un signe de
tête, préchauffe son moteur diesel et ferme la
porte.
– Il ne fait pas plus frais dehors !
– Il ne fait même pas plus frais alors que
c’est la nuit ! s’exclame le chauffeur.
– Une petite pluie nous rafraîchirait !
– Cela fait des jours qu’on l’attend, la pluie !
Des semaines même !
– Ah oui ?

95
Les nuits d’Antananarivo

– C’est normalement la saison mais elle n’a


jamais commencé !
Le chauffeur semble vouloir parler plus
longtemps mais une quinte de toux l’arrête. Le
voyageur se demande si ce serait désobligeant
de changer de place quand une autre quinte de
toux, plus forte, le fait se tourner vers l’arrière.
La jeune fille a réveillé son compagnon et
l’aide à se relever pour tousser à son aise. Puis
retourne à son mini-écran.
La navette sort de l’aéroport et roule dans
la nuit déserte et obscure. Quelques vitrines
éclairées, surtout des concessionnaires
automobiles, des hôtels et des restaurants,
quelques loupiotes de gargotes. À l’arrière, la
jeune fille n’arrête pas de tousser. Le chauffeur
répond de temps à autre.
Sur la route digue, le voyageur reconnaît
l’odeur des briques cuites. Il lui semble
tout de même que c’est drôlement fort. Pas
l’arôme évanescent et agréable dont il lui
avait parlé ; il se rappelle qu’il avait évoqué les
fragrances s’échappant d’une boulangerie très
tôt le matin. Non. Plutôt persistant, saturant
presque l’air. Des lambeaux de fumée, même,

96
Rouge la nuit

traversent les phares comme des nuages


perdus. Il demande au chauffeur s’il n’y a pas
une briqueterie industrielle qui s’est créée
dans le coin.
– Une briqueterie  ? C’est l’ambassade
américaine, Monsieur.
– C’est l’ambassade américaine qui fume
comme cela ?
– Non, bien sûr, la fumée, c’est les feux de
brousse !
– Les feux de brousse ? !!
– Oui, tout autour de la ville ! Dans la
journée, parfois, on est obligé d’allumer les
phares. J’en suis malade, ajoute le chauffeur
qui, comme s’il s’en rappelait, toussote
bravement.
Toux en réplique de l’arrière du car. Le
chauffeur, tout en parlant, actionne les essuie-
glaces qui n’essuient que de la suie sur le
pare-brise, ou plutôt l’étalent. L’eau projetée
dessus ne fait qu’empirer la saleté.
– Vous voyez  ! s’exclame-t-il toussant
derechef.

97
Les nuits d’Antananarivo

Le voyageur toussote poliment pour


approuver. Et comme en écho, la jeune fille,
mais également les touristes, répondent.
Le voyageur se retourne et regarde
attentivement les autres voyageurs qui
toussent. Ils ont également les yeux rougis
comme le chauffeur. Il se penche sur le
rétroviseur extérieur pour se regarder les yeux
mais il ne voit rien dans l’obscurité. L’air âcre
qui le fouette le fait évidemment tousser. Il
ferme la fenêtre, puis les yeux.
– Ça fait longtemps que vous n’êtes pas
venu ?
– … Euh ! Non, c’est la première fois.
– Ah ! je pensais que vous connaissiez bien
le pays !
– On m’en avait beaucoup parlé…
La navette pénètre dans les faubourgs
de la ville. Quelques lampadaires faiblards,
de rares taxis en stationnement, des ombres
et quelques chiens qui longent furtivement
les murs recouverts d’affiches sûrement
électorales. Le voyageur boit des yeux tout ce
qu’il voit (pas grand-chose) et l’entend dans sa
tête jouer sur son saxo la nostalgie de sa ville.

98
Rouge la nuit

La première fois qu’il l’avait entendu jouer, il


pensait à des barrissements d’éléphant fuyant
les feux de brousse.
– Il n’y a jamais eu d’éléphants sur mon île,
lui avait-il dit en souriant de ce sourire comme
une excuse qu’il retrouve aussi sur le visage du
chauffeur de la navette. Par contre, les feux de
brousse, on connaît bien.
Les paysans pratiquent la culture sur
brûlis, les éleveurs brûlent les herbes hautes
de l’année précédente pour que leurs zébus
puissent brouter les jeunes pousses d’après la
pluie… on brûle également la brousse pour
exprimer des mécontentements envers le
pouvoir, avait-il continué.
– Et les éléphants sont partis ! avait-il
répliqué, espérant faire renaître le sourire qui
disparaissait derrière l’amertume marquant le
visage du musicien.
Il avait souri. Ils avaient pris un verre,
peut-être deux. Il lui avait parlé du pays, de
son départ, de sa condamnation. C’était venu
comme ça. Peut-être aussi pour qu’il sache.
Un moment pressé. Aller à l’essentiel quand

99
Les nuits d’Antananarivo

la vie s’enfuit. Puis ils avaient marché dans les


rues froides et lumineuses.
C’était bizarre. Ils s’étaient croisés au
dernier embranchement, sans avoir le temps
de vivre quoi que ce soit, pas même l’amorce
d’une relation normale. Les rares fois où
il était le plus proche de lui, c’était pour le
transporter inconscient d’un lieu à un autre.
Quand ses poumons le laissaient tranquille, il
lui parlait de sa ville. Il ne pouvait plus jouer
bien entendu.
Le voyageur pense maintenant qu’il ne
s’était pas beaucoup trompé. Un éléphant qui
fuyait les feux de brousse.
Le chauffeur rallume la radio.
– Pour réveiller en douceur les voyageurs,
précise-t-il en voyant son voisin sursauter.
C’est RLI, une radio qui ne diffuse que du
jazz. Vous n’aimez pas le jazz ?
– Si, si.
La navette s’arrête devant un hôtel. Le
chauffeur ouvre la porte et met de la lumière.
Le voyageur relève la tête. De toute façon, il
n’est pas seul à avoir les yeux rouges.

100
Un zoma tous les sept

Autour de minuit, fin du mois. La rue


des bijoutiers est encombrée de véhicules à
l’arrêt. Une seule file, à celui qui se montre le
plus déterminé, reste ouverte. Cherchant à se
garer, Andry prend son mal en patience, laisse
passer plusieurs voitures puis, finalement,
arrive à glisser sa Peugeot 404 comme neuve
entre les autres voitures neuves à l’arrêt.
Comme à la parade de son allure de maté-
mateur, il s’imagine qu’il n’est pas seul dans sa
relique familiale. Que la nouvelle est là, assise
à ses côtés. Il lui a dit que c’était son tour ce
soir. Ils sont sept garçons dans la famille, il en
est le cinquième. Il a le droit de la conduire
une fois par semaine. Un zoma tous les sept.
Il caresse le vieux cuir sans personne dessus.

101
Les nuits d’Antananarivo

Dehors se croisent les aficionados de karaoké


et les clubbeurs. Les amoureux, les solitaires
et les jeunes travailleurs. Invisibles les petites
gens qui dorment sous certains auvents. Puis,
d’un coup, c’est un autre film. Surgissent et
se rapprochent des phares haut placés. Andry
freine sec et, dans le même mouvement,
appuie désespérément sur son klaxon. Le
mufle du Hummer vient jusqu’à le humer à
20 cm au-dessus de son capot. Andry passe la
marche arrière sans discuter. Personne ne le
collait, fort heureusement. Une place, même,
se libère devant la Poste. Il s’y glisse, conforté
par la juste bienveillance du sort.
Il retrouve bientôt sa fierté en traversant
la rue vers le karaoké. Le portier a suivi son
manège, va lui ouvrir la porte. Il saluera
distraitement, commentera peut-être le cuistre
du Hummer jaune. Il entrera comme en apnée
dans ce lieu qu’il abhorre. Ira jusqu’à leur table.
Il va dire qu’il s’est endormi. Ils vont rire. Il
a effectivement dormi mais pas longtemps,
juste après avoir briqué sa merveille en
rentrant du travail. Puis il s’est douché, rasé,
parfumé. A laissé passer le temps. Tout de

102
Un zoma tous les sept

même, elle a préféré venir par ses propres


moyens. Il en resterait à bouder chez lui si elle
ne lui avait pas fait promettre de venir. Alors il
veut se faire désirer maintenant. Cacher qu’il
chante comme une casserole aussi. Quand il
l’aura emballée, ils ne viendront plus dans ces
arènes exhibitionnistes.
Il met un pied sur le trottoir, l’autre vient
très vite après. D’urgence. Le Hummer aurait
écrasé sans pitié tout traînard. D’ailleurs cela
ne tarde pas. Il lui parle :
– La prochaine fois, enlève ta merde plus
vite sinon je l’écrase ! profère-t-il – le Hummer
–, d’une voix nasillarde.
Il n’a pas de bouche mais il parle. Andry n’a
pas le temps de comprendre (que le Hummer
conçu pour l’armée américaine est livré avec
un système multimédia de haut-parleurs
intégré) que déjà il disparaît derrière un nuage
de bruit jaune.
Et il revient. Juste à sa hauteur. Juste
au moment où Andry atteint la porte du
KaraoKing (Vous connaissez la pub, Let’s go
karaokeing ! c’était filmé là). Du coup le portier
ne lui ouvre pas la porte mais se penche vers

103
Les nuits d’Antananarivo

les liasses de billets que tend nonchalamment


une main sortie du gros jouet jaune. Andry
s’engouffre dans le karaoké et se fait accueillir
par « J’ai pleuré sur ma guitare ». Sur scène,
il y a son patron et la nouvelle qui font leur
Johnny et Sylvie de la belle époque.
« Pire époque, comment cette petite a pu
être contaminée par ça ? » se demande Andry.
Et il ne voit pas du tout qu’elle semble être
malheureuse ou incommodée par ce patron
bedonnant qui lui serre la taille de très près.
Il n’a pas le temps de bien voir d’ailleurs
parce que quelqu’un lui tape sur l’épaule assez
violemment.
– C’est maintenant que tu arrives, man ? lui
hurle son collègue Pierrot en lui postillonnant
dessus. Le patron n’arrête pas de payer des
pots, putain ! Tout le monde est bourré ! Trop
cool !
Andry ne voit pas du tout en quoi ça l’est
parce qu’il doit éviter un verre de liquide
rouge que lui tend l’autre presque à la figure,
« de la part du patron ». Il prend le contrôle
du verre, en apprécie le goût sans alcool et

104
Un zoma tous les sept

sourit. Au moins, converser avec Pierrot lui


évite de voir leur flirt éhonté. Tout de même.
– J’ai dormi, lui explique-t-il.
– Ça, c’est bien toi, ça ! Pour une fois que
le patron invite, tu dors ! Ha ! Ha ! Ha !… Et tu
sais quoi ? Le patron et Hanitra…
– Quoi ? !!
– Ils se connaissaient avant.
– Quoi ? !!
– Ouais, c’est pour ça la soirée. Ils voulaient
nous annoncer qu’ils vont se marier.
Andry, cette fois-ci, en a les jambes
coupées. Il s’approche du bar. Cela fait un
mois qu’il croit séduire la nouvelle. Trop. Il
se sent trahi. Il cherche à se remémorer leurs
conversations. Il se surprend à s’inquiéter sur
ce qu’il a pu lui dire sur le patron. Puis il se
rappelle qu’ils n’ont en fait jamais parlé du
patron. Il se rend compte également qu’elle
n’a jamais non plus parlé d’elle. Il a cru
qu’elle s’intéressait à lui. Il s’est livré comme
jamais il ne s’est livré à un collègue. Il l’a
même emmenée à son groupe de prière du
jeudi quand elle a voulu savoir pourquoi il ne
déjeunait pas avec eux. Et parce qu’il la voyait

105
Les nuits d’Antananarivo

chaque jour, il ne la quittait pratiquement pas


des yeux, il croyait la connaître.
Et maintenant, c’est carrément quelqu’un
d’autre qui s’approche en souriant de lui.
– Vous nous avez fait languir, dit-elle.
– Il ne me semble pas avoir manqué à qui
que ce soit, rétorque-t-il.
– Vous n’êtes pas juste, Andry ! Je voulais
cette soirée pour vous !
– Pour moi ! Ne vous moquez pas de moi !
Pierrot vient de me dire que vous allez vous
marier avec le patron.
– Oui, justement. Vous m’avez tellement
parlé de mariage, de l’importance de fonder
une famille, je voulais que vous sachiez que je
suis une fille sérieuse…
Et Hanitra, au fur et à mesure qu’elle parle,
remarque le regard voilé d’Andry et comprend
des choses qu’elle ne voulait pas voir. Elle se
tait. Baisse la tête. La relève. Tour d’horizon.
Elle aperçoit opportunément Patrick. Un
battement de cils et celui-ci rapplique.
– Andry, vous arrivez à l’heure où sortent
les sorciers !

106
Un zoma tous les sept

– Bonsoir Patrick, toutes mes félicitations,


je viens d’apprendre la nouvelle…
Andry, la voix éteinte, ne se fait pas
beaucoup entendre. Patrick croit comprendre,
on dit toujours la même chose dans ces cas-là,
croit aussi que c’est l’ambiance, formidable,
du KaraoKing, ne s’en offusque pas. Il tend
son verre pour trinquer. Andry le touche avec
le sien, s’efforçant de sourire. Et Hanitra,
sans trop savoir pourquoi, pique son verre à
Patrick et boit à sa place. Andry, tout d’abord
surpris, lève son verre et boit aussi.
– Ma fiancée, ma fiancée n’a rien à boire,
crie Patrick au barman.
– Toi non plus, dit-elle, lui rendant son
verre vide. Je vais chanter avec les filles…
Elle s’en va vers la scène, laissant les deux
hommes qui la regardent s’éloigner avec
un bel ensemble. Andry, qui s’en aperçoit,
plonge le nez dans son verre. Quand Patrick
se retourne vers lui, il a bu toute sa grenadine.
– On va passer aux choses sérieuses,
annonce Patrick avec un large sourire.
Il commande deux whiskys.

107
Les nuits d’Antananarivo

– Je sais que tu ne bois pas d’alcool, dit-il,


se juchant sur un tabouret tout en faisant signe
à Andry de prendre l’autre tabouret libre à
côté de lui. Andry s’installe et se dit qu’il ne se
laissera pas acheter aussi facilement. Il attaque
avant même l’arrivée des verres.
– Ainsi vous vous connaissiez déjà
auparavant ? commence-t-il.
– Hanitra et moi ? On s’est connu il y a
quelques mois, par des amis communs…
– C’est votre vie privée, ça ne nous
regarde pas, le coupe Andry. Par contre, vous
nous l’avez présentée comme une simple
employée…
Devant l’air intelligent que prend le patron,
il enfonce le clou :
– Ce n’est pas pareil, vous comprenez,
travailler avec une nouvelle à former et
travailler avec la future femme du patron !
Le patron fixe Andry, soupire, lance des
coups d’œil impatients au bar. S’élève alors
du brouhaha la voix de Hanitra. Encore une
fois, dans un bel ensemble, les têtes des deux
hommes ont un mouvement symétrique. Une
chanson traditionnelle, « Dia veloma ry Saïd

108
Un zoma tous les sept

Omar », l’adieu d’une concubine à un prince


comorien qui s’en retourne sur son île. Elle
met son cœur dans sa voix et Andry croit
qu’elle lui parle personnellement. Il écoute les
paroles de résignation coutumière. Son visage,
qui s’est à un moment crispé en parlant avec le
patron, se dénoue et retrouve son apparence
lisse et tranquille. En fait, il se referme. Quand
le barman pose devant eux les deux verres, il
se lève et se dirige vers la porte. Sans saluer
personne il retrouve l’air libre.
Il marche dans la nuit chaude d’avant
la pluie. Il dédaigne sa voiture reluisante
toujours aussi bien garée. Il traverse le jardin
d’Antaninarenina et prend l’escalier vers
Analakely. Un attroupement attire son regard
dans la rue adjacente. Des exclamations
étonnées, des rires, des voix moqueuses.
Un Hummer jaune au fond de la ravine
d’Ambatomena. Le chauffeur aurait voulu la
tester. Maigre sourire sur le visage d’Andry.

109
Perdus dans la colline

On était quatre, cinq, six. On errait dans la


douce incertitude de la fin de soirée, on suivait
parfois la guitare, parfois celui qui tenait la
bouteille. Pour l’instant on suivait le joli cul
dansant le kilalaky de Mirana. Tahiana la serrait
de près comme d’habitude, tout en poussant
son scooter. Puis vinrent Liana et sa mère.
Et le père, en fonction des trottoirs inégaux
mordus par les voitures en stationnement,
conversait parfois avec elles, jouant avec la
petite, lui faisant oublier sa fatigue, parfois
avec moi ou avec ce que je gardais dans la
poche de ma parka militaire, un Mangoustan
bien entamé. On marchait comme des dahalo
dans la ville calfeutrée. Jo, le père de Liana
mais également notre œil, nous guidait dans

111
Les nuits d’Antananarivo

les ruelles tortueuses et obscures. Il nous


évitait les rencontres désagréables et ne
ralentissait qu’aux rares passages de voitures
qui nous aveuglaient avec leurs phares.
À un endroit bien dégagé, nous fîmes une
pause. On voyait au loin un carrefour illuminé.
Sous le lampadaire, il y avait un taxi. Fara dit :
– On pourrait aller lui tenir compagnie un
moment.
– Liana pourra s’allonger sur sa banquette,
ajouta Jo. Puis quelqu’un d’autre :
– Si ça se trouve, il nous emmènera faire
un tour ! Et on descendit donc allègrement
vers la lumière. Chacun à son rythme mais
ensemble.
Quand j’arrivai bon dernier sous le
lampadaire, Tahiana et Mirana ressortaient
déjà de l’arrière du taxi.
– Ça pue là-dedans !
– C’est pas un taxi, c’est un corbillard !
– De toute façon, c’est pas assez grand
pour nous tous !
Nous continuâmes donc notre balade
à pied. Loin du lampadaire, à un quatre-
chemins, on prit le cinquième, réservé aux

112
Perdus dans la colline

piétons et aux deux-roues décidés. Pente


douce, escalier, lavoir, escalier. Jo caracolait
en tête chantonnant « Heroes » de David
Bowie, répétant à l’envi le refrain *. Mirana et
Fara dansaient sur les marches des montées-
descentes tandis que Tahiana peinait avec
les petites roues de son scoot. Liana traînait
les pieds avec moi. À un tournant difficile,
Mirana voulut passer à l’acte (We can be heroes
just for one day).
– Les héros changent le cours des choses,
dit-elle.
– Comment change-t-on les choses ?
– En les changeant. D’habitude, on tourne
ici ; on n’a qu’à aller tout droit pour changer !
Et elle ouvrit le portail d’une propriété
privée devant elle, en traversa la cour pour
retrouver notre chemin de l’autre côté du

* Je me rappelle
Debout sur le mur
Les fusils tiraient au-dessus de nos têtes
On s’embrassait comme si rien ne pouvait tomber !
Et la honte était sur les autres de l’autre côté
Oui, nous pouvons les battre toujours et pour toujours
Nous serons des héros juste pour une journée.

113
Les nuits d’Antananarivo

mur. Tout le monde s’engouffra dans son


sillage, même Tahiana (Yes, we can !).
La cour semblait des plus normales. Des
pots et des parterres de fleurs endormies sur
les côtés ; une allée dallée, avec des touffes
d’herbe entre les pavés, menait au perron
d’une maison traditionnelle. Mais si on ne
s’arrêtait pas là et qu’on contournait cette
première façade, on longeait une varangue
suspendue à des colonnes fichées au sol
15 mètres plus bas… et on s’apercevait
que la cour sans prévenir plongeait en vrai
précipice, avec un nez de pierre affleurant
à mi-hauteur. On était en fait au troisième
étage de la maison, au niveau de l’entrée. Et
là-bas, au fond, de l’autre côté du muret de la
propriété, se retrouvait le chemin qu’on avait
abandonné, illuminé par un lampadaire dont
on voyait l’arc supérieur flirter avec le rempart
de notre précipice.
Mirana n’hésita pas un instant, glissa en
s’accrochant à la broussaille et à des branches
improbables et arriva avant qu’on n’ait pu
dire ouf sur le surplomb à mi-parcours, puis
sauta en riant au vrai pied de la maison. Fara

114
Perdus dans la colline

s’élança également, suivie de Jo. Une fois


arrivés au niveau du pylône, ils s’appuyaient
dessus pour faire les acrobates hurlants :
« …and the guns shot above our heads ; and we kissed
as though nothing could fall ! » Quant à Tahiana,
voyant que tout le monde avait abandonné le
mode silencieux, il fit pétarader son engin, prit
son élan et descendit sur une seule roue, celle
d’avant en l’air, en zigzags cahotants jusqu’en
bas de la falaise. Je criais des « non » d’effroi
et des exclamations admiratives serrant très
fort la petite main de Liana.
– On va prendre un autre chemin, je lui
dis.
– Oui, dit-elle.
Une porte-fenêtre s’est ouverte sur la
varangue. Une petite fille réveillée sans doute
par tout le grabuge tirait sur les rideaux et
demandait ce qu’on faisait.
– On veut descendre, lui dit Liana, on peut
descendre par l’intérieur ?
– Oui, mais il ne faut pas réveiller mes
parents et les autres !
Elle dormait avec sa tante, qui était
comme sa grande sœur, nous expliqua-t-elle

115
Les nuits d’Antananarivo

gravement. Puis à côté dormait son frère. Puis


dans la chambre avant l’escalier, ses parents.
Et au bout de l’escalier avant la porte, sa
grand-mère veuve, laquelle ne distinguait plus
la nuit du jour et était sourde comme un pot.
– Heureusement  ! précisa-t-elle, car
l’escalier gronde comme un chien de garde.
Liana me tira par la main. La petite fille
grave s’effaça pour nous laisser entrer. Sa
tante souriait dans ses rêves. Nous marchions
sur la pointe des pieds mais le bois grinçait
et craquait tout de même sous nos pas. Une
lumière bleue brouillée filtrait de la pièce d’à
côté. Le frère sans doute regardait la télé. On
passa une tête par la porte. Le frère jouait
à un jeu vidéo avec un casque sur la tête. Il
ne nous tournait pas franchement le dos
mais était concentré sur l’écran. Le plancher
branlait carrément mais le joueur ne leva pas
la tête. On arriva à l’escalier. Un bel escalier
de bois qui traversait la maison. Sans nous
consulter, Liana et moi, nous nous élançâmes
sur une rampe, chacun d’un côté, et glissâmes
en silence vers la porte. J’avais la main sur la

116
Perdus dans la colline

poignée quand j’entendis dans mon dos la


voix chevroter :
– Vous n’allez pas sortir avant de prendre
votre goûter ?
On aurait pu entendre autre chose. Je
n’aurais pas été étonné d’entendre quelque
chose de plus menaçant, de plus lugubre.
Vous avez entendu, n’est-ce pas, ce à quoi je
m’attendais ? Les pires cauchemars ont une
fin, vous savez ? Là, c’était plutôt un rêve ;
comme on le sait, les rêves sont tirés par les
cheveux. Sur le chemin de la liberté, la petite
Liana me tenait la main et on entendait une
voix chevrotante dire :
– Vous n’allez pas sortir avant de prendre
votre goûter ?
Sur le pas de sa porte, la grand-mère,
pimpante, prête pour aller à la messe, sinon
qu’elle chaussait des pantoufles, nous invitait
avec sévérité à rentrer dans sa chambre.
Baissant la tête je suivis Liana. Nous
découvrîmes, à côté du lit, une table basse
dressée pour le thé : une théière fumante,
des tasses, des biscottes, du beurre et de la
confiture. Nous nous assîmes et mangeâmes

117
Les nuits d’Antananarivo

en silence, comme des enfants punis, sous le


regard trouble de la grand-mère.
– Vous êtes en train de grandir, dit-elle en
caressant ma boule laineuse qui grisonnait par
endroits, vous devez manger !
Comme nous pûmes enfin sortir (avec une
dernière recommandation : « une petite laine
pour la fraîcheur du soir »), nous sautâmes
par-dessus le portail et retrouvâmes le chemin
abandonné pour devenir des héros. Il y avait
de la lumière et on a pu courir pour rattraper
nos compagnons. Lorsqu’on tomba sur
les grilles du parc d’Ambohijatovo, on les
longea jusqu’à apercevoir les autres au pied
d’un arbre. On les rejoignit vite fait. Jo avait
sorti sa guitare, ils étaient au dernier couplet
« … And the shame was on the other side ; we can
beat them forever and ever. Then we could be heroes
just for one day ». Fara avait attrapé sa fille et de
ses bras tendus la faisait tournoyer au-dessus
d’elle. L’héroïsme me donnait le tournis. Je
m’étendis par terre et fermai les yeux.
Quand je les rouvris, on voyait des lueurs
à travers les feuillages au-dessus de nous ; des
lueurs mauves, roses, presque rouges, par

118
Perdus dans la colline

endroits. On entendait des oiseaux pépier


sans interruption.
– Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je,
paniqué.
– C’est l’aurore, Tonton !
Liana me tapota l’épaule et, achevant de
me rassurer, ajouta :
– Le jour se lève !

119
TABLE DES MATIÈRES

Mafana7
Putain de bagnole 21
Debout debout 31
Petite ronde de nuit 39
Black out 49
Au cœur de l’hiver 59
Alohalika ny ranombary 69
Alohalika ny ranombary 2 77
Alohalika ny ranombary 3 85
Rouge la nuit 93
Un zoma tous les sept 101
Perdus dans la colline 111
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Christodule
Madagascar : guide de survie
Alexis Villain
Le vieux mangeur de temps
Sylvain Urfer
Madagascar : une culture en péril ?
Pierrot Men
Il était une femme…
Rijasolo
Madagascar, nocturnes
Pierre Maury
Filière malgache
Bilal Tarabey
Madagascar, dahalo
Pierrot Men
Madagascar, fragments de vie
Pascal Grimaud
Mada 67, journal (2009-2013)
Jean-Claude Mouyon
Roman Vrac
Laurence Ink
Un zébu léchant les pierres

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Couverture, composition, correction : Animal pensant
www.animalpensant.com

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