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La 2ème Rhapsodie Hongroise de Liszt et le cartoon

Philippe GONIN
Université de Bourgogne
Centre Georges Chevrier UMR CNRS uB 5605
C.E.S (Toulouse)

En cette année Liszt qui s’achève au moment où paraît


ce texte, il nous semblait intéressant de nous pencher sur ce
compositeur sous un angle un peu décalé. Si le compositeur est
bien au centre de notre contribution, c’est à travers le prisme
d’un genre particulier, le cartoon, que nous avons décidé de
lui consacrer ces quelques pages.
En empruntant au répertoire savant nombre de thèmes,
motifs voire de pièces entières, le cartoon ne se distinguait
guère du cinéma muet. Il faisait par ailleurs coup double : en
usant d’un répertoire libre de droits, mais il jouait également
sur une acculturation culturelle dont nous avons déjà tenté en
un précédent article de définir les grandes lignes1.
Bien entendu, le répertoire que, par commodité nous
appellerons au cours de cette contribution, « classique », n’est
pas le seul à être utilisé par les compositeurs de musique de
cartoon : jazz et musique populaire, chansons2 envahissent
également les scores. Elle reste malgré tout une musique qui
sut, avec notamment Carl Stalling ou Scott Bradley imposer
son style, ses marques, ses stéréotypes même, créant ce que, à
la suite d’une lecture deleuzienne nous pourrions appeler des

1
Voir en bibliographie la référence complète de cet article.
2
Par exemple, les Merrie Melodies produites par la Warner n’étaient au départ rien
d’autres que des objets destinés à promouvoir le catalogue musical de la Warner qui
venait de racheter le catalogue Brunswick Records. On sait également que des artistes
de jazz apparaissaient dans certains Betty Boop. Nous avons déjà évoqué cela dans
notre article cité en bibliographie.
territoires sonores, tout en déterritorialisant certaines
références qu’elle va extraire de leur signification première
pour leur donner un sens autre1.
Parmi les compositeurs qui ont été maintes fois repris,
Rossini et Liszt font sans aucun doute figure de favoris non
seulement parce que leur musique -et cela est surtout vrai pour
le premier d’entre eux- a souvent été empruntée, transmuée,
déformée mais aussi parce qu’ils sont pratiquement les seuls à
avoir connu le privilège de voir l’une de leur composition être
réutilisée dans sa quasi intégralité : il s’agit du célèbre air du
Barbier de Séville, « Largo al Factotum » pour Rossini et de la
2ème Rhapsodie Hongroise pour le second.
C’est sur ce dernier exemple que nous proposons de
nous attarder ici, en mettant brièvement l’accent sur deux
cartoons contemporains et très proches dans leur conception
même : Rhapsody Rabbit d’une part, Cat Concerto d’autre
part.

Le dessin animé et la musique classique ; différents cas de


figure
Mais avant de nous intéresser à Liszt, interrogeons nous
sur la place de la musique classique dans le cartoon et surtout
sur son rôle. Dans un texte datant de 1946, Chuck Jones
répertorie plusieurs types d’usage de la musique classique
dans le cartoon. 2

These potentialities may be classified in six rough categories:


(1) Musical Education, (2) Television, (3) Program or

1
Il conviendrait sans doute de développer ce point précis. Nous nous y sommes déjà
attaché en une première étude (à paraître) intitulée « Image sonore, Ritournelle,
Territoire : une lecture deleuzienne de la musique de cinéma est-elle possible ?
Position, propositions. »
2
Chuck Jones, « Music and the animated cartoon. » dans Hollywood Quarterly vol.1,
n°4 (july 1946), pp. 364-370. Article repris dans Daniel Goldmarkk, Yuval taylor (ed),
The Cartoon Music Book, Chicago, A Cappella, 2002, pp.93-102. Les prochaines
références à cet article se basent sur la réédition de 2002.
Narrative, (4) Regional and Folklore, (5) Satire, (6) Abstract
or Absolute.1

Le lecteur l’aura compris, la catégorie qui nous intéresse


ici est incontestablement la 5ème. Il est d’ailleurs intéressant
de noter que Chuck Jones, dans le développement de ce point
précis cite justement un cartoon que nous n’évoquons que
brièvement ici mais qui est en quelque sorte l’acte fondateur
de l’usage de la 2ème Rhapsodie non plus en bribes éparses
mais dans sa quasi intégralité : Rhapsody in Rivets.

Satire, as I use it here, is best exemplified in such cartoons as


The Band Concert (1935)2 and one we made at Warner called
Rhapsody in Rivets (1941). […] Friz Freleng, who made the
picture, seems to have a complete disregard – perhaps
contempt – for the pomp, ceremony, and sacred concept of
music. Rhapsody in Rivets took the second Hungarian
Rhapsody of Franz Liszt and performed a nice job of first-
degree premeditated murder.3

Rhapsody in Rivets n’est que l’un des exemples de tentative de


désacralisation de la musique classique. La satire du rituel du
concert, en particulier du soliste (chanteur, pianiste…) est l’un
des thèmes récurrents des cartoons.
Sans être exhaustif, et en nous contentant d’énumérer les
cartoons dans lesquels apparaissent les deux héros de

1
« Ces possibilités peuvent être classées en six grandes catégories : (1) éducation
musicale, (2) télévision, (3) programme ou récit, (4) régionalisme et folklore, (5)
Satire, (6) abstraite ou absolue. » (notre traduction)
2
Dessin animé de Walt Disney. Il s’agit du premier Mickey en couleur. A ne pas
confondre avec The Barnyard Concert en noir et blanc, de 1930, dans lequel Mickey
dirige également un orchestre.
3
Chuck Jones, art. cit. p. 98. « La satire, telle que je la conçois ici, est parfaitement
démontrée dans des cartoons tels que The Band Concert (1935) et un de ceux que
nous avons fait pour la Warner intitulé Rhapsody in Rivets. Friz Freleng, qui a réalisé
ce film, montre une indifférence totale – si ce n’est un mépris – pour la splendeur, le
cérémonial et la conception sacrée de la musique. Rhapsody in Rivets utilise la 2ème
Rhapsodie Hongroise de Franz Liszt et exécute un crime parfait et prémédité au
premier degré. » (notre traduction)
Rhapsody Rabbitt et Cat Concerto, on constate que Bugs
Bunny se retrouve plusieurs fois au cours de sa « carrière »
sous les traits d’un musicien classique, chef d’orchestre ou
chanteur. Outre le pianiste concertiste de la Rhapsody, il y a le
Bugs de Long Haired Hare ou il prend les traits de Leopold
Stokowski1. Celui, chef d’orchestre encore, de Baton Bunny.
Citons encore Rabbit of Seville et ce petit chef d’œuvre qu’est
What’s Opera Doc ? Parodie wagnérienne de haut vol qui
connut un indiscutable succès.
Quant à Tom et son fidèle alter ego, s’il fréquente moins
le monde du classique que son concurrent à longues oreilles,
on lui accorde au moins une autre apparition notable avec Tom
& Jerry in The Hollywood Bowl (1950) ou Johann Mouse
(1953) dont nous reparlons plus avant dans ce texte (voir infra,
note 27).

La 2ème Rhapsodie et le cartoon


On compte plus d’une dizaine de cartoons usant de la
pièce de Liszt de manière plus ou moins importante. Le
premier est sans doute The Opry House de Disney dans lequel
Mickey, en pianiste concertiste, massacre allégrement le
répertoire aidé par un piano pour le moins récalcitrant.
Le tableau suivant rassemble un certain nombre des shorts
dans lesquels on peut entendre tout ou partie (même brève) de
cette pièce.

titres anné Firme / Directeur compositeu timing


e

1
Cartoon de 1949. Stokowski (1882-1977) est un chef d’orchestre dont la carrière
débuta en 1908. Il dirigea le Hollywood Bowl Orchestra. Il est le chef d’orchestre que
l’on voit dans le Fantasia de Disney (1940).
producte Scénarist r
ur e

The Opry 192 Walt Walt Carl Stalling 5’40/5’58


House 9 Disney Disney 6’26/6’30
(Mickey Ub Iwerks Motifs issus du
Mouse)1 (animateu « vif »
r)
Les Clark
(animateu
r)
Bars & 193 Columbia Manny Joe de Nat2 3’56/5’40
Stripes 1 Charles Gould vif uniquement
(Krazy Mintz Ben
Kat) Harrison
Farmyard 193 Walt Jack Leigh 7’07/7’25
(Silly 3 Disney Cutting Harline3 Brève citation
Symphony) George d’un motif tire du
Stallings « vif »
Betty in 193 Max David Non crédité 5’19/6’12
Blunderlan 4 Fleischer Fleischer Motifs extraits du
d vif uniquement
(Betty
Boop)
A Car-tune 193 Adolf David King Ross 2’28/6’40
Portrait 7 Zukor Fleisher (musical
Max arrangement
Fleischer )
Lou
Fleischer
(music
supervisor)
Rhapsody 194 Warner Isadore Liszt Intégralité du
in Rivets 1 Bros «Friz» (arrangemen cartoon
Leon Freleng ts
Schlesinge Melvin Carl
r Millar Stalling)
Non crédités

1
Pour les « shorts » de Disney, voir le site www.disneyshorts.org extrêmement
complet.
2
Joe de Nat a composé plusieurs musiques pour les séries de cartoons Krazy Kat et
Scrappy, toutes deux produites par Mintz.
3
Moins connu que Stalling, Leigh Harline (1907-1969) a composé ou arrangé nombre
de partition pour Disney entre 1933 et 1938 (source www.disneyshorts.org). Il
travaille pour Disney jusqu’en 1941. Il compose ensuite pour des séries télévisées
(Perry Mason…) et quelques musiques de film.
Rhapsody 194 Warner Friz Carl Stalling Intégralité du
Rabbit 6 Bros Freleng (musical cartoon sauf
(Bugs Chuck Tedd direction) générique et
Bunny) Jones Pierce/ Wagner interpolations
Nominé Michael Liszt « parasites »
aux Malteses Warren
Academy Trad. (non
Awards en crédités)
1946
Cat 194 Metro William Scott Intégralité du
Concerto 7 Goldwin Hanna Bradley cartoon sauf
(Tom & Mayer Joseph Chopin, générique et
Jerry) Fred Barbera Liszt (non interpolations
Obtient un Quimby crédités) « parasites »
Oscar en (Chopin/Warren)
1947
The Magic 194 Columbia John Del Castillo Générique.
Fluke (Fox 9 Hubley 3’46/à la fin
and Crow) Sol Entrecoupé de
Barzman plusieurs
“parasitages”
musicaux
Convict 195 Walter Don Clarence Woody
Concerto 4 Lantz Patterson Wheeler1 Woodpecker Song
(Woody Hugh Piano : (générique)(Tibbl
Wood- Harman Raymond es, Idriss)
pecker) Turner2 0’28 les deux
notes initiales
seulement.
1’30 citation
brève de Chopin
(Marche Funèbre)
1’35 : Liszt
(déstructuré : 3’
retour sur
l’introduction)
Tiny Toons 199 Warner Gerard Mort Intégralité du
C sharp or 0 Bros Baldwin Stevens cartoon
B flat ? Tom Buzz Bruce
Ruegger Dixon Broughton
Prod.
exécutif :

1
Clarence Wheeler (1885-1966) qui signe ici la musique de ce Convict Concerto a
également composé des scores pour les Puppetoons de George Pal. Engagé par Walter
Lantz en 1950, il apparaît dès lors au générique de plus de 140 cartoons. Compositeur
de musique de film, il travaille également pour la télévision (Public Prosecutor).
2
Pianiste américain qui joua notamment avec l’orchestre de Paul Whiteman.
Steven
Spielberg

À cette liste qui ne prétend pas à l’exhaustivité,


s’ajoutent quelques longs et moyens métrages animés comme
Wikko’s Wish (produit par Spielberg) où l’on entend à nouveau
(chantée !) cette 2ème Rhapsodie. La pièce semble tellement
significative qu’elle est reprise dans Qui veut la peau de Roger
Rabbit ?
Le cinéma n’oublie pas Liszt et sa Rhapsodie puisque,
en 1934, Duke Ellington apparaît avec son orchestre dans
Murder at The Vanities1, son orchestre jazz venant contaminer
une interprétation plus « classique », quoique déjà déformée,
de la pièce en une version connue sous le titre d’Ebony
Rhapsody chantée, dans le film, par Barbara Van Brunt2. Les
Marx Brothers useront de cette musique (A Day at the Races3,
A Night in Casablanca4), sans oublier, en dehors des films et
des cartoons, cette amusante publicité pour une bière mettant
en scène des prêtres patinant sur un lac gelé, Ice skating Priest
qu’un lecteur avisé trouvera facilement sur le net.

Les raisons d’un succès


Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette présence
récurrente de l’œuvre lisztienne dans le cartoon. C’est Chuck
Jones qui, une fois encore, explique

In this field of satire one factor constitutes a limitation of


sorts : the piece selected should have a certain amount of
familiarity, because this adds anticipatory enjoyment of the

1
Film de Mitchell Leisen, produit par la Paramount en 1934. On peut y voir, proclame
le générique, « the most beautiful girls in the world. »
2
La séquence, assez longue débute . la scène se passe dans un….. et la rhapsodie est le
centre d’un des numéros du spectacle.
3
Par deux fois dans A Day at The Races. La première fois ne fait entendre que le
motif initial. La seconde intervient aux alentours de la 50ème minute du film. Le début
est joué puis Chico fait l’un de ses numéros de pianiste dont il est coutumier.
4
Jouée à la harpe par Harpo.
audience. Other than this field is limited only by the
imagination of cartoonist and the satiric ability of the
musician.1

Ajoutant que lors de la réalisation de Rhapsody in Rivets -


mais nous constaterons la même chose plus loin

The music was not used as a background, but as the dictating


factor in the actions of the characters.2

Cependant, être un air connu ne suffit pas à construire un


dessin animé, quand bien fût-il un short, fondé sur une seule et
même pièce. Daniel Goldmark le souligne fort justement :

Symphonies and chamber works don’t typically appear in


cartoons, usually because their melodies are not as easily
excerpted ; the theme from Beethoven’s Fifth Symphony
marks an obvious and important exception (particularly with
its instantly identifiable four note rhythmic/melodic motive.) 3

Le succès de la pièce lisztienne tient donc, en dehors de sa


popularité, à sa structure même :

The Rhapsody consists of a collection of short, idiosyncratic,


and interrelated melodies – making them that much easier to

1
Chuck Jones, art. cit. p. 98. « Dans ce domaine de la satire un facteur constitue une
limitation des choix : le morceau retenu doit avoir une certaine dose de caractère
familier, parce que cela ajoute au plaisir anticipé de l'auditoire. En dehors de ce
domaine, la seule imite est l'imagination du réalisateur de dessins animés et l’habileté
satirique du musicien. » (notre traduction)
2
Chuck Jones, art. cit. p. 98. « La musique n'a pas été utilisée comme un contexte,
mais comme l’élément de dictant les actions des personnages. » (notre traduction)
3
Daniel Goldmark, « Classical Music and Hollywood Cartoons » dans Daniel
Goldmark, Yuval Taylor (ed.), The Cartoon Music Book, Chicago, A Cappella, 2002.
p.106.
« Les symphonies et la musique de chambre n'apparaissent pas spécifiquement dans
les dessins animés, d'ordinaire parce que leurs mélodies ne se réduisent pas facilement
à des extraits; le thème de la Cinquième Symphonie de Beethoven est une exception
évidente et importante (particulièrement avec son motif rythmique/mélodique de
quatre notes immédiatement identifiable) » (notre traduction)
remember – that Liszt repeats or revisits numerous times. The
repetitive nature of the piece lends itself well to cartoon
translation.1

Il n’est pas étonnant dès lors que Freleng, qui dirigea


Rhapsody in Rivets, revienne quatre années plus tard sur la
même pièce pour railler cette fois-ci le rituel du concert avec
Rhapsody Rabbit.
Cat Concerto et Rhapsody Rabbit ne sont d’ailleurs pas les
seuls shorts à présenter la rhapsodie lisztienne en situation de
concert : c’est également le cas dans A Car Tune Portrait.
Mais si elle n’est dans ce dernier qu’une partie du tout, elle
sert en revanche de trame principale dans les deux premiers
cités.
Arrêtons-nous quelques instants sur la structure formelle
de cette pièce. Goldmark le souligne, elle est construite sur
une série de motifs brefs, mémorisables et parfois récurrents.
Elle est construite sur le schéma lent (Lassan) puis vif (Friska).
Cette accélération sensible du tempo convient parfaitement,
l’on s’en doute, à la dynamique du cartoon et les auteurs des
scénarios des deux exemples qui nous occupent ici sauront
parfaitement gérer cette dynamique.

Brève étude comparée de Rhapsody Rabbit et Cat Concerto.


Rhapsody Rabbit et de Cat Concerto mettent toutes deux
en scène un personnage (Bugs Bunny d’une part, Tom d’autre
part) dans une situation identique : la représentation satirique
du rituel du concert. A la différence de A Car-tune Portrait,
les deux héros ne sont pas ici chef d’orchestre mais pianiste
concertiste. Leur interprétation de la pièce lisztienne sera, dans

1
Daniel Goldmark, op.cit. p.105. « La Rhapsodie consiste en une collection de
mélodies courtes, idiosyncratiques et reliées entre-elles – ce qui les rend plus
facilement mémorisables - que Liszt répète ou revisite de nombreuses fois. La nature
répétitive du morceau se prête bien à une transcription en dessin animé. » (notre
traduction)
l’un et l’autre cas, perturbée par l’intervention intempestive
d’une souris.
Dès l’abord, les deux pièces raillent l’attitude
condescendante dont font preuve les interprètes entrant en
scène : à ce jeu, Tom sort vainqueur tant son air supérieur et
ses manières face au public frisent le ridicule. Le scénario de
Rhapsody Rabbit entre plus rapidement dans le gag (les gants,
le spectateur toussant éliminé d’un coup de pistolet…) mais
moins rapidement dans l’œuvre (l’introduction est entendu au
bout d’une minute dans Cat Concerto, 1’23 dans Rhapsody
Rabbit.)
La construction et la progression dramatique de l’un et
l’autre montreront bien des points communs. Certes, le
cartoon est souvent basé sur des codes (poursuites sans fin,
opposition entre deux personnages dont le plus fort n’est
finalement pas celui que l’on croit…) que l’on retrouve ici : la
souris se montre dans les deux cas plus maligne que le héros et
c’est elle qui, in fine, triomphe.
Cette construction typique du cartoon se retrouve également
dans le montage musical. Freleng se souvient

If there was a pause in the music, I had something happen


there. I just kind of built this, like a guy making a painting. He
keeps adding, and he keeps touching the blue here and a little
green here, until he has a satisfactory painting. That’s the way
I built a cartoon1

Pourtant, on le devine, la pièce lisztienne étant d’une durée


supérieure d’environ deux minutes à la moyenne des shorts -
sept minutes-, les arrangeurs de talent que sont Stalling et
Bradley vont profiter de la forme libre de la rhapsodie pour

1
Joe Adamson, Bugs Bunny, Fifty Years and Only One Grey Hare, 1990, London,
Pyramid Books, p.140 « S'il y avait une pause dans la musique, je faisais arriver
quelque chose. Je construis juste comme cela, comme un type faisant une peinture. Il
continue d’ajouter une touche de bleu ici et un peu vert là, jusqu'à ce qu'il soit
satisfait. C'est de cette façon que je concevais un dessin animé. » (notre traduction)
déstructurer l’agencement originel du morceau sans, toutefois
le bouleverser fondamentalement, tout en omettant certains
motifs (sans doute jugés insuffisamment traduisibles en
dessins et/ou gags) pour en répéter certains autres, sujets à des
gags récurrents. On constate d’ailleurs que, peu ou prou, ce
sont les mêmes coupures qui ont été retenues. Les deux
arrangeurs conservent toutefois, l’un et l’autre, l’alternance
dynamique d’une section lente (Lassan) et d’une section
rapide (Friska) en maintenant le prestissimo final pour donner
aux scénaristes et aux dessinateurs l’occasion d’inventer des
gags qui, chez Bugs, verront la souris, sur un mini piano
prendre le pas sur un lapin vexé, alors que chez Tom & Jerry,
la souris oblige le chat à reprendre encore et encore le trait
final jusqu’à ce que ce dernier, épuisé, laisse les honneurs et le
triomphe public à la souris. Au jeu du gag le plus rapide, c’est
Bugs qui entre en scène en premier. Dès son entrée on a
successivement le gag des gants (plusieurs paires jusqu’aux
gants de boxe à 0’40), les craquements de doigts (0’50) du
siège qui monte et redescend (0’55), puis du spectateur qui
tousse et importune la concentration de « l’artiste » qui finit
par l’éliminer d’un coup de pistolet (1’03 à 1’14) et ensuite la
carotte à 1’38. Tom entre avec plus de sérieux et le premier
gag n’intervient qu’après qu’il a commencé de jouer : son
plastron se détache et le chat le remet en place tout en
conservant sa dignité (1’34). Bugs a déjà donné l’occasion au
spectateur de rire quatre fois !
Bien que Bugs se livre à quelques excentricités (courir sur le
clavier…), Tom est globalement plus sobre. Mais, summum,
peut-être, de l’anthropomorphisme, un spectateur attentif (et
pianiste) remarquera que les doigtés du chat -à la différence de
ceux du lapin- sont, au moins durant l’introduction, exacts.

Si la rhapsodie et ses multiples changements de rythme,


tempo, ambiance, est bien le nerf de l’ensemble de la
progression « dramatique », d’autres citations musicales se
font entendre et ce, dès le générique d’introduction.
Ainsi, Rhapsody Rabbit, après le carton habituel des
Merries Melodies, débute-t-il par une brève citation de Merrily
We Roll Along suivie d’une citation de Wagner extraite de la
Marche Funèbre de Siefried. Clin d’œil amusant soulignant
l’entrée en scène du lapin qui ne sait pas encore dans quelle
galère il s’embarque…
De même Tom, après le bref motif musical de la MGM,
se présente au public sur une musique de Chopin (en
l’occurrence le 24ème Prélude orchestré pour l’occasion par
Scott Bradley). On peut toutefois souligner que le motif
habituellement réservé à Tom & Jerry est, cette fois-ci, absent,
comme si ce concerto se détachait des aventures habituelles
des deux héros.
Plus encore, deux interruptions « musicales » (si l’on
excepte le clin d’œil appuyé de Bugs au « Largo al Factotum »
de Rossini) viennent rompre le déroulement de la pièce. Le
lapin et le chat seront l’un et l’autre irrésistiblement entraînés
vers un répertoire typiquement américain de style boogie chez
Bugs (4’25) avant une citation de Chopstick (4’58) puis de
Taps (5’07), tous deux joués par la souris enfermée sous le
couvercle du clavier).
C’est, dans le Cat Concerto une brève citation d’une chanson
du style Tin Pan Alley que joue Tom (On The Atchinson,
Topeka and the Santa Fe,1 on l’entend de 4’38 à 4’48)
« Franz Liszt ? Never heard about him ! Wrong
number ! » (Bugs Bunny)

1
On the Atchinson, Topeka and Santa Fe, est une chanson écrite par Johnny Mercer et
composée par Harry Warren en 1945. On peut l’entendre dans The Harvey Girls
(1946), film de George Sidney (produit par la MGM, tout comme la série Tom &
Jerry). Elle donna à Warren son troisième Oscar et à Mercer son premier. La chanson
y est interprétée par Judy Garland. (source : David A. Jasen, Tin Pan Alley : An
Encyclopedia of The Golden Age of American Song, 2003, New York, Routledge.) On
peut voir l’extrait où est interprété cette chanson sur youtube
(http://www.youtube.com/watch?v=ioQlOml6vvA consulté le 4 novembre 2011)
Comme l’a souligné Chuck Jones, une telle satire ne
peut fonctionner que si la pièce fait partie d’un « répertoire »
plus ou moins connu du public. La 2ème Rhapsodie Hongroise
de Liszt est de ces pièces qui reçurent dès leur parution un
succès incontestable et qui jouissaient, au début du 20ème
siècle, d’une grande popularité. Est-ce la raison pour laquelle
le nom de Liszt n’apparaît jamais dans les crédits ?
Un phénomène récurrent dans la musique de cartoon est
la négation même du compositeur original. Cette nouvelle
acculturation culturelle est courante. Parfois, lorsque la
musique est mise en situation de concert avons-nous
l’information par le biais d’un plan sur la partition : c’est par
exemple le cas dans The Band Concert ou dans Baton Bunny.
Mais pour quelques dessins animés citant clairement leur
référence, combien d’autres vont littéralement piller le
répertoire sans même citer les noms des compositeurs
auxquels il est emprunté des passages plus ou moins
significatifs ? On peut certes rétorquer que Mercer et Warren
ne sont pas plus cités que Liszt dans les crédits du Cat
Concerto alors qu’ils n’appartenaient pas au domaine public.
Nous n’avons pas compétence pour développer ce point précis
mais, dans les deux cas qui nous intéressent ici, il n’y a aucune
trace visible de Liszt… ou presque. La seule allusion est cet
aparté dans Rhapsody Rabbit où Bugs, répondant à un appel
téléphonique, déclare à son interlocuteur : « Franz Liszt ?
Never heard about him ! Wrong number ! »1.
Ce phénomène n’est pas propre à la Rhapsody Rabbit :
si l’on regarde l’ensemble des génériques des cartoons
répertoriés dans notre tableau, aucun d’entre eux ne cite Franz
Liszt. C’est également le cas dans le deuxième cartoon qui
nous occupe ici, le Cat Concerto.
Au mieux pouvons-nous constater dans Rhapsody
Rabbit que Stalling n’est crédité que de la direction musicale
tandis que celui de Cat Concerto affirme clairement que la
1
« Franz Liszt ? Jamais entendu parlé ! Faux numéro ! »
musique est de Bradley. Il existe même une version chantée
par Mel Blanc/Daffy Duck qui fut enregistrée pour le label
Capitol. Cette version est sans vergogne attribuée à Billy May
comme le montre l’étiquette centrale du disque 78 tours
original (figure 1)

Figure 1 : étiquette centrale du disque 78 tours Daffy Duck’s


Rhapsody (collection privée)

Nul doute que Liszt aurait apprécié une telle


désappropriation.
Il en va ainsi pour les interprètes1 : les solistes sont bien ici ces
créatures virtuelles que sont Bugs et Tom (et les souris). On
sait, par Freleng, que le pianiste de Rhapsody Rabbit fut Jakob
Gimpel2

1
Seul le Convict Concerto crédite le pianiste, Raymond Turner (voir supra, tableau
récapitulatif et note 13)
2
Pianiste d’origine polonaise (1906-1989)
I started with Bugs Bunny and a piano. I had Jakob Gimpel,
the famous pianist, play The Hungarian Rhapsody for me, but
I really wasn’t sure what I was going to have Bugs do. 1

Le nom du pianiste n’est, toutefois, jamais mentionné dans les


crédits.2

Des rumeurs de plagiat ont un temps couru tant les deux


cartoons étaient proches l’un de l’autre. Dans ce petit jeu,
c’est la MGM, avec son Cat Concerto, peut-être moins
corrosif en fin de compte, qui obtint l’Oscar… Mais la
popularité de Bugs Bunny, sans doute plus grande que celle du
chat et de la souris, lui offrit -et lui offre sans doute encore-
une belle revanche.

***

Bibliographie

Adamson, Joe, Bugs Bunny, Fifty Years and Only One Grey
Hare, 1990, London, Pyramid Books.
Brion, Patrick, Tom et Jerry, 1987, Paris, éditions du Chêne.

1
Joe Adamson, op.cit. p.140. « J'ai commencé avec Bugs Bunny et un piano. J'avais
Jakob Gimpel, le célèbre pianiste célèbre, jouant la Rhapsodie hongroise pour moi,
mais je n'ai pas vraiment certain de ce que j’allais faire faire à Bugs.» (notre
traduction)
2
Encore qu’en ce cas, il semble que ce soit à la demande du pianiste que son nom
n’apparaisse pas dans les crédits. Le pianiste du Cat Concerto demeure inconnu. Le
bruit a couru que Gimpel se cache également derrière le chat. Une étude des deux
interprétations semble prouver qu’il n’en est rien Des noms circulent concernant le
Cat Concerto. La rumeur la plus récente fait de John Crown le pianiste-chat. En 1953,
Gimpel récidive. Il signe et interprète les arrangements pour piano de Johann Mouse,
un Tom & Jerry. Son nom apparaît cette fois aux crédits d’un dessin animé qui,
comme son illustre prédécesseur remporte un Oscar. (pour plus de détail sur le rôle de
Gimpel, voir Peter Gimpel, The Cat Concerto Contreversy (Mystery Solved ?)
http://www.gimpelmusicarchives.com/catconcerto.htm, consulté le 4 novembre 2011.)
On peut voir Gimpel interpréter du Liszt (hélas pas la Rhapsodie) sur youtube
également (http://www.youtube.com/watch?v=FDyYx25iHK0 consulté le 4 novembre
2011.)
Goldmark, Daniel, Tunes For ‘Toons, Music and the
Hollywood Cartoon, 2005, Berkeley, Los Angeles, University
of California Press.
Goldmark Daniel et Taylor, Yuval, (ed.), The Cartoon Music
Book, Chicago, A Cappella, 2002.
Gonin, Philippe, « Emprunts, citations et pastiches dans les
musiques des cartoons américains. Une acculturation
« culturelle » ? », in Bernadette Mimoso-Ruiz (dir.), Musique
et cinéma, Harmonies et contrepoints, Inter-Lignes, numéro
spécial, 2010.
Kenner, Hugh Chuck Jones, A Flurry of Drawings, 1994,
Berkeley, Los Angeles, University of California Press.

***

En empruntant au répertoire savant nombre de thèmes, motifs


voire de pièces entières, le cartoon ne se distinguait guère du
cinéma muet. Il faisait par ailleurs coup double : en usant d’un
répertoire libre de droits, il jouait également sur une
acculturation culturelle dont nous avons déjà tenté en un
précédent article de définir les grandes lignes. Parmi les
compositeurs qui ont été maintes fois repris, Rossini et Liszt
font sans aucun doute figure de favoris et la 2ème Rhapsodie
Hongroise du second se trouve en bonne place.
C’est cette place que cet article propose de mettre en lumière,
en insistant plus particulièrement sur deux versions
cartoonisées de l’oeuvre lisztienne, visions satiriques du rituel
du concert de soliste, avec Rhapsody Rabbit et Cat Concerto.

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