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Journal de la Société des

Africanistes

Fondements spirituels de la vie sociale sénoufo


B. Holas

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Holas B. Fondements spirituels de la vie sociale sénoufo. In: Journal de la Société des Africanistes, 1956, tome 26. pp. 9-31;

doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1956.1940

https://www.persee.fr/doc/jafr_0037-9166_1956_num_26_1_1940

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FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE
SOCIALE SÉNOUFO

(Région de Korhogo, Côte d'Ivoire)


PAR

B. Holas

A. Position de la question
Les présentes lignes — fruits des observations datant pourtant
d'une dizaine d'années — ne sont qu'une première approche, fort
simplifiée et en tout cas provisoire, de la structure socio-religieuse
d'un important groupement de peuplades, d'origine diverse et parfois
obscure, qu'il est convenu de désigner par le terme Sénoufo. Il s'agit
en l'espèce d'une civilisation de type mixte \ avec une large dose
d'influences paléo-soudaniennes, dont l'étude reste encore à faire.
C'est alors qu'il sera possible d'apporter des retouches nécessaires
à notre esquisse.
Voici donc quelques éléments, plutôt échantillons, de la bâtisse
philosophique de ce monde insuffisamment connu, assez statique sinon
hostile à tout changement brusque d'un monde qui — dans une
Afrique en transformation — semble se suffire à lui-même et dont la
vie quotidienne est réglée, jusqu'au moindre détail, par les préceptes
religieux sans doute d'une grande ancienneté.

B. Cosmologie
Comme tout Homo sapiens, le Sénoufo ressent le besoin
d'interpréter le monde qui l'entoure. Les versions de la Genèse sont aussi
nombreuses que différentes, et la tradition orale y ajoute en outre

1. C'est-à-dire résultant d'une rencontre de deux ou plusieurs civilisations différentes.


Une étude panoramique sur le complexe ethnique Sénoufo-Minianka, par l'auteur de cet article,
se trouve en préparation aux Presses Universitaires de France (série Monographies ethnographiques,
sous la direction de l'Institut Africain International de Londres).
10 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

bien des confusions logiques résultant de l'incompréhension des


passages hermétiques. En fait, les gestes de la Création — sous une
expression éminemment symbolique — fournissent la trame
dramatique de base aux rituels initiatiques du lo ou poro. Dans le langage
secret existent ainsi, à côté des mots élaborés ad hoc, des mots
parfaitement courants (tels que couteau, cabelasse, pot etc.) mais ayant
un sens figuré pour l'initié, cachant une notion cosmologique, voire
toute une série de notions comparables.
Au niveau du commun, l'organisation de l'univers est attribuée à
l'œuvre d'une des deux divinités suprêmes dont il sera question plus
loin. Actuellement, la partenaire féminine du couple des démiurges,
Ka Tyeleo, semble avoir relégué son parèdre, Ka Tyolo, au second
plan. D'ailleurs, une incertitude constante règne dans les narrations
mythologiques à ce sujet, et il arrive que les deux entités alternent
dans leur rôle de Créateur. Parfois même une fusion de leurs noms
se produit de sorte que l'essence suprême, fondue ainsi en un seul
Etre, sera nommé « Kulo Tyeleo »... C'est, en tout cas, à la Mère
divinisée du village (Ka Tyeleo) qu'appartiendra la présidence réelle
des cérémonies d'initiation qui, suivant l'expérience universelle, sont
appelées à « refaire le monde » dans le présent.
Au demeurant, le schéma des récits cosmologiques se caractérise
toujours par une grande souplesse et par son extensibilité ; ainsi, il
est loisible au narrateur d'y insérer des séquences complémentaires
au fur et à mesure des exigences étiologiques données. Par conséquent,
aucune uniformité épique n'est possible.
Il semble bien qu'il existe, dans l'esprit mystique du Sénoufo,
quelques traces d'une Création parallèle, avortée, telle qu'elle se
présente, plus précise, chez les populations soudanaises, mais l'état
actuel de nos connaissances est encore insuffisant et ne nous permet
guère d'en tracer un cadre même sommaire.
Quoi qu'il en soit, on admet en général que la genèse — et
l'organisation — du monde s'achevèrent par étapes, la première étant
l'œuvre de création proprement dite due à Ka Tyeleo la Créatrice ;
c'est dans la seconde qu'apparaît l'homme dans sa tâche de « héros
civilisateur », naturellement aidé par la force divine, mais plein
d'initiatives. Cette collaboration ainsi que le rôle très actif du Premier
homme agissant dans le « temps sacré » illimité sont d'ailleurs les
traits typiques de pareils récits.

1° Création du monde

Chez les fractions sénoufo du centre, c'est-à-dire dans la région de


FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 11

Korhogo, la première période de la genèse semble limitée, le plus


souvent, à dix jours consécutifs.
Premier four : par sa parole, Ka Tyeleo érigea sa demeure céleste,
éclairée le jour par le soleil, et la nuit, par la lune et les étoiles.
Deuxième jour : création — toujours par la parole divine — de la
terre. Certains récits opèrent cependant avec l'idée de descente d'un
univers céleste.
Troisième jour : apparition des cours d'eau alimentés par les pluies.
Quatrième jour : grâce à cette humidité, les herbes se mettent à
pousser.
Cinquième jour : Ka Tyeleo crée le premier homme qui —
circonstance assez surprenante bien que nullement isolée dans les
mythologies africaines — n'est pas encore le Premier Sénoufo, mais bien une
sorte de surhomme tel que le connaissent, par exemple, les
civilisations méditerranéennes. Ce Premier homme s'appelle Wulo To,
Notre père, Ancêtre. Il a la peau blanche, marche nu, ne parle pas,
ne possède pas d'outils et, bien que plus grand et plus fort que les
hommes actuels, ne mange point (car, si l'on exclue les herbes, il
n'y a rien à manger...), ne buvant que de l'eau x.
Sixième jour : la terre, grâce à la parole créatrice de Ka Tyeleo,
se peuple d'animaux et les poissons apparaissent dans les cours d'eau.
C'est le stade paradisiaque de la Création : Wulo To, ne mangeant
pas encore de chair, et ne connaissant pas non plus le meurtre, vit
en paix bucolique avec les animaux.
Septième jour : sur la terre, au-dessus des plaines herbeuses, se
dressent — suivant toujours la volonté divine — les premiers arbres.
Ceux-ci fleurissent et portent les premiers fruits. Poussé par la faim,
sensation jusqu'ici inconnue, le Premier homme y goûte et commence
à manger. Il devient ainsi, pour la première fois, soumis aux besoins
physiques.
Huitième jour : transformation du ramasseur Wulo To, toujours
frugivore, en agriculteur ; cet événement coïncide avec l'apparition
des plantes cultivées et, du même coup, des premiers outils agricoles,
faits avec du bois, puis avec de la pierre, et enfin — bien plus tard
il faut le dire — avec du fer. Un grand arbre, le seri tege, fournit alors
à l'homme ses larges feuilles en guise de premiers vêtements.
Neuvième jour : éveil de l'instinct sexuel. Se sentant trop seul,
Wulo To demande à Ka Tyeleo de lui donner une compagne. Celle-

1. Nous étant imposé de nous tenir au niveau du compréhensible, nous ne nous étendrons pas
ici sur le symbolisme de ces gestes. D'ailleurs, une pareille tentative dépasserait le cadre de notre
esquisse.
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ci, portant le nom de Wulo No, Notre mère, Aïeule, est blanche comme
Wolu To et, comme lui dans ses débuts, nue. Pour se faire comprendre
d'elle, l'homme commence à parler. La femme lui répond puis se
sentant honteuse de sa nudité, imite Wulo To et se vêt de feuilles.
Elle se met aussi à l'aider au labour. Quand le soleil leur sèche la
gorge — c'est la soif — ils s'en vont ensemble boire au marigot,
car il n'y a pas encore de poteries pour transporter l'eau.
Dixième jour : c'est le dernier jour de la Création. Wulo No prend
de la terre, la pétrit avec de l'eau, et fabrique le premier pot. Seule,
tandis que Wulo To se repose, elle va à la rivière et apporte de l'eau
pour servir à la fabrication de briques (travail d'homme) séchées
ensuite au soleil. Avec ces briques, Wulo To — aidé de sa femme —
construit la première maison. C'est lui seul qui monte ensuite,
utilisant à cette fin des herbes sèches, le toit, et qui place le feu au foyer.
Ainsi le travail de Création proprement dite est fini.

2° Evolution

A partir du onzième jour, Ka Tyeleo se borne à conduire le


Premier couple * sur le chemin de l'évolution en lui laissant, pour une
bonne part, le soin de parachever l'organisation du monde,
l'invention de différentes techniques d'acquisition ou de production, etc.
Ici encore nous avons rencontré, à plusieurs reprises, dix points
essentiels — sans toutefois que ce chiffre corresponde au nombre de
jours — il peut s'agir, tout simplement, d'un attrait ou d'un besoin
de narration symétrique, car les événements relatés sont cette fois-
ci parfaitement affranchis de tout encadrement chronologique.
L'évolution n'est en vérité jamais finie et un même « temps mythique »
court depuis le onzième jour jusqu'à l'heure actuelle.
Théoriquement, l'introduction d'une batteuse mécanique à mil dans le pays
peut, par exemple, donner lieu à un surajoutement adéquate au
récit mythologique.
1° Dès que l'homme se met à intervenir dans la marche du monde,

1. Il est curieux de retrouver, dans certains cycles mythologiques sénoufo, l'idée d'un être
primordial composé de deux individus, mâle et femelle, soudés par leurs parties lombaires. C'est
d'ailleurs une figure cosmologique bien répandue dans les civilisations ouest-africaines, et nous
l'avons rencontrée — très nettement tracée — par exemple chez les Bété, où elle symbolise le stade
d'indiflérentiation sexuelle dans l'élaboration progressive de l'humanité.
Dans les civilisations voisines du type soudanien apparaît parfois un Premier ancêtre
bisexué. C'est ainsi que, dans une étude récente, Germaine Dieterlen signale l'existence chez les
Bambara d'un « être unique androgyne », équivalent mythologique du Couple primordial (Les rites
symboliques du mariage chez les Bambara (Soudan Français), p. 817.
Selon toute probabilité, le kulo syelo (matérialisé par une statue à deux faces) ayant une
fonction importante dans les rituels initiatiques, appartient à un autre circuit de symboles.
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SENOUFO 13

les choses semblent s'embrouiller. La femme, par sa seule présence,


contribue à la destruction de l'harmonie primordiale. De leur côté,
certains animaux commencent à se montrer hostiles et même
dangereux à l'égard des humains. Pour sa défense, guidé par son
intelligence, Wulo To invente les premières armes : l'arc, les flèches, et
le carquois.
2° Dans la vie du couple, la chasse s'ajoute à la cueillette. La
première victime des flèches que décoche Wulo To est un oiseau.
Après l'avoir dépouillé, l'homme essaye d'en manger, cru, avec des
fruits sauvages, jusqu'ici son unique et habituelle nourriture. Mais
il ne trouve pas bonne la chair crue.
3° Comment faire ? Après une consultation de son épouse, celle-
ci a l'idée, en se servant d'une tige verte, de faire griller la dépouille
au feu, ce qui augmente le goût. Ainsi est trouvé la plus importante
des pratiques culinaires : le grillage « à la brochette »...
Cependant, à ce stade de civilisation, les céréales et les tubercules
— cultivés déjà dans les champs —■ continuent à être consommés
crus. D'ailleurs, jusqu'à nos jours, certaines régions sénoufo ont
gardé la coutume de manger crus du petit mil décortiqué (appelé
sugule ou solo, aussi šolo) ainsi qu'une espèce d'igname nommée nitô.
Or, c'est également à Wulo No que revient le mérite d'avoir pensé à
faire bouillir, pour la première fois, les légumes et autres aliments
végétaux dans la marmite pleine d'eau.
4° L'homme, s'étant habitué à la consommation de la venaison,
pratique alors de plus en plus assidûment la chasse. Pour pouvoir
se procurer désormais du gros gibier, il construit le premier fusil.
Mais, poursuivies, les bêtes deviennent vite rares, et Wulo To en
vient à penser à leur élevage : dans ce but il capture des étalons de
chaque espèce et les enferme dans un enclos. Et bien que certains
animaux se sauvent par la suite, d'autres restent, se laissant
domestiquer, se multipliant même au bénéfice de l'homme.
5° Les pluies tombent et les fleuves débordent. Après la décrue,
de nombreux poissons se débattent dans des flaques d'eau, Wulo To
en ramasse à la main un bon lot et, à la maison, confie sa prise à
Wulo No pour qu'elle lui en prépare une friture.
De la sorte, l'homme est devenu progressivement : ramasseur,
cultivateur, chasseur, éleveur et enfin pêcheur.
6° Une nouvelle industrie, la vannerie, est née le jour où l'homme
confectionne, à l'aide de lianes, une corbeille pour transporter le
produit de sa chasse et de sa pêche. Il fait d'ailleurs différents modèles :
un panier pour le transportées céréales, un autre pour les ignames,
d'autres encore. \
14 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

Suivant certaines versions, c'est pourtant à Wulo No que nous


devons le premier filet, circulaire, de pêche.
7° Le temps passait et le Couple primordial, en s' unissant souvent,
donna naissance à une nombreuse progéniture. Cependant, parmi
les enfants, de toutes les couleurs, se trouve un garçon noir qui
devra engendrer l'humanité noire. Malheureusement, chacun de ces
enfants parle une langue particulière de sorte que personne ne
comprend l'autre. Nulle entente n'est par conséquent possible entre
frères et sœurs... Les blancs se moquent de leur congénères noirs,
et les querelles ne finissent pas. Aussi, dès qu'ils ont atteint l'âge
adulte, tous les enfants quittent-ils la maison paternelle et se
dispersent-ils dans tous les coins du monde.
8° Mais les malheurs n'en sont pas écartés pour autant : entre
voisins, une guerre éclate et fait de nombreuses victimes. Les cadavres
— dont on a horreur —- sont alors abandonnés aux fauves. C'est
un nommé Gbe qui, après cette bataille, s'en émeut et conçoit l'idée
de creuser un trou pour le corps de son ami Ngolo afin que les bêtes
sauvages ne le dévorent pas. C'est autour de cette première tombe
(nyanga) que naît l'espoir humain d'une survie outre-tombe sous
la forme d'une essence immortelle au « village des morts », le kubele ka.
Pourtant, la tâche des survivants s'arrête à l'enterrement, la
cérémonie de funérailles apparaissant assez tardivement, avec
l'avènement du forgeron.
9° Le premier acte sacrificiel est attribué aux enfants. Ceux-ci,
chaque fois qu'ils tuent un animal, prennent désormais l'habitude
d'en verser le sang sur une pierre, sur un pot ou un morceau de bois,
convaincus d'un effet bénéfique de ce geste.
10° Enfin, apparaît sur terre le forgeron, avec sa double destinée,
industrielle et sacerdotale. Ainsi, après un « âge du bois » puis un
« âge de la pierre », s'achève la période culminante de la civilisation
humaine : l'« âge du fer ».

C. Religion traditionnelle

Une étude approfondie de la religion sénoufo, malgré plusieurs


essais indiqués dans la bibliographie, à la fin du présent article,
reste à faire ; elle pourra réserver certaines surprises. A en
juger d'après le peu qu'on a pu comprendre jusqu'ici, la structure
de cette philosophie est très complexe 1, et son ossature mytholo-

1. M. J. Vendeix, qui a insuffisamment entrevu la richesse de la pensée sénoufo, doit néanmoins


admettre que « ce chapitre demanderait à être traité non pas en quelques lignes, mais en plusieurs
volumes ». (Nouvel essai de monographie du pays sénoufo, p. 637).
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SENOUFO 15

gique d'une étonnante pureté. Toute approche de cette matière


d'étude est cependant rendue difficile pour deux raisons spéciales :
la superposition de deux ou plusieurs types culturels et la
coexistence de deux étages de connaissance, exclusive et vulgaire ; cette
dernière situation se reflète dans la stratigraphie initiatique d'un
côté, et dans les techniques liturgiques de l'autre.
Une autre difficulté, plutôt d'ordre méthodologique, surgit de plus
au cours de l'étude : la position systématique du lo ou poro, notion
à cheval entre les domaines du social et du religieux.
En traitant du poro dans un chapitre consacré à la vie religieuse, *■
nous n'avons pas pour autant résolu le problème : nous avons
simplement accordé à cette institution une place là où la situent ses
origines, et non pas son importance qui, à notre avis, est avant tout
d'ordre sociologique.
Il est donc chez les Sénoufo — exactement comme l'ont pu
constater Marcel Griaule et ses collaborateurs chez les peuplades
soudanaises de la boucle du Niger deux niveaux de connaissance :
1° Celle qui peut être appelée ésotérique, demeurant l'apanage
exclusif d'un nombre, aujourd'hui infime, d'initiés de haut degré.
Il y a donc analogie avec ce que les Bambara appellent connaissance
profonde 2.
2° A son niveau commun, la religion sénoufo, sans devenir simple,
se borne à des préceptes ressemblant à la notion conventionnelle
de « magie » ; elle perd en même temps de son mysticisme, en
faisant en quelque sorte fonction de code moral pratique.
Rappelons que la connaissance profonde du dogme implique
l'intelligence des symboles sacrés, et ceux-ci ne sont révélés qu'à l'initié
au poro. Cet enseignement est au demeurant donné dans des
conditions rigoureusement réglementées et peut, à juste titre, être défini
comme hermétique, secret même — car toute trahison commise
par un membre de l'organisation est punie avec une sévérité extrême.
Grâce à cet hermétisme, l'application des principes du poro est
toujours d'un grand effet psychologique ; c'est par conséquent un
puissant moyen d'action donné aux dirigeants de la société, un instrument
politique de toute première importance. Plus qu'ailleurs on peut
parler, dans le cas des Sénoufo, de la fonction sociale de leur religion.
Bien davantage : on pourrait dire « religion sociale » tout court.
.

Comme tout le « pattern » culturel des Sénoufo, le système


initiatique semble résulter de deux enseignements fondus en un seul.
Et, après une dizaine d'années d'expérience, nous dirions que la
1. Dans notre Monographie consacrée aux Sénoufo-Minianka, à paraître aux P.U.F.
2. Cf. G. Dieterlex. — Essai sur la religion bambara, p. XVII, n. 1.
16 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

composante septentrionale, paléo-soudanienne si l'on veut, s'y reflète


d'une façon décisive. Nous n'accordons pas une très grande
antiquité au poro sénoufo en parlant ainsi ; nous sommes simplement
convaincus de la forme archaïque de ses éléments constitutifs.
Le lo — forme spécifique du poro telle que nous la rencontrons
chez les Sénoufo du centre — est en tout cas doué d'une vitalité
remarquable : il est vrai que les dernières années ont vu un
relâchement très sensible de cette institution, mais, depuis une date toute
récente, on y observe un raidissement nouveau.
Par rapport à l'infrastructure philosophique d'un mysticisme
profond et d'une ossature très élaborée, la religion de la masse opère
à l'aide de techniques rudimentaires, dans des buts plutôt utilitaires.
Ainsi, il est probable que l'apparition de la multitude de divinités
inférieures, ou de génies du type kasingelc dans la croyance
populaire, ne soit qu'un symptôme récent de dégénérescence de la
philosophie religieuse. Cette dernière, à l'instar d'autres systèmes
spirituels ésotériqnes en voie de vulgarisation, marque une forte tendance
à glisser vers une « magie » pratique par définition superficielle.
Une analyse trop nuancée nous mènerait sans doute loin et
dépasserait le cadre que nous nous sommes imposé. Bornons-nous donc
à dire que l'actuelle religion sénoufo présente un système richement
fourni en pensées, et disposant en outre d'un inventaire liturgique
largement suffisant pour satisfaire à tout besoin de la vie
quotidienne l.

1 . L'Administrateur Vendciv, dans un chapitre peu approfondi de son article, trouve à la religion
sénoufo un aspect étrangement complexe :
» A l'examen, on s'aperçoit que le caractère fantaisiste du Noir et plus particulièrement des Sénoufo
» s'adapte parfaitement aux trois formes de religions et l'on peut dire que les Sénoufo sont en même
» temps : fétichistes, animistes et naturistes.
» Ils sont fétichistes ayant un culte marqué pour les idoles qu'ils fabriquent afin d'avoir devant
» leurs yeux l'image de certains dieux protecteurs. Ils attachent également certaines vertus à des
» objets susceptibles de les protéger.
» Ils sont animistes, croyant ;\ l'esprit des morts qui, selon eux, habitent une vague région ou ils
» ont le repos, pas de travail et peuvent se livrer à des libations sans fin d'hydromel et bière de rail.
» L'âme des défunts erre parmi les vivants, les protégeant et les avertissant de certains malheurs.
» Quelques esprits de morts sont possédés du démon et ne cherchent qu'à jouer de mauvais tours
» aux gens du village. D'aucuns croient à la métempsycose, qui est une forme de l'animisme.
» Ils sont naturistes, obéissant aux forces de la nature, qu'ils craignent, adorant celles-ci sous formes
» variées (Nouvel esbai..., p. 638)
Pour Ferréol, un autre observateur administratif,
» Les Sénoufo sout des fétichistes ; ils poussent très loin la superstition des génies bons ou mauvais.
» C'est ainsi que les tas d'immondices situés prés des villages ou carrefours des ruelles sont consi-
» dérés par eux comme des lieux sacrés, fréquentés la nuit par les génies protecteurs de la famille.
» Aussi, gratifient-ils ces tas d'ordures d'ex-voto tels que : coquilles d'œufs, os d'animaux sacrifiés
» aux génies, plumes de volailles mêlées à du sang, etc.
» Les champs de culture, les habitations, les routes, les arbres des marchés, les arbres producteurs
» de fruits de cueillette, ont chacun leurs fétiches pour attirer la faveur des bons génies et en éloi-
» gner les mauvais. »
(Ferréol, Essai historique et ethnographique sur quelques peuples de Banfora. p. Í05, chapitre
« Religion ».)
Planche I

A. Parure cérémonielle des jeunes initiées B. La « naissance », dans le bosquet du poro,


sénoufo (région de Sinématiali). d'un nouveau membre (région de Korhogo).

C. Une phase du tyologo : groupe de D. Par le truchement d'un agent masqué


novices assistant aux épreuves individuelles les oligarches fondombélé reçoivent
dans l'enclos initiatique (région de l'offrande — paiement en cauris de la main
Korhogo). d'un nouvel initié —■ (région de Korhogo).

Photo : B. HOLAS
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 17

a) La vie religieuse se confondant avec le « côté spirituel » du poro,


il est difficile de séparer les deux problèmes : en fait, si nous avons
déjà souligné le caractère social de la religion, on doit ajouter que
toute vie sociale est par contre régie par des préceptes éminemment
religieux. De la sorte, il nous paraît justifié de traiter du poro dans
ce dernier chapitre.
Comme on a déjà fait l'expérience dans d'autres civilisations de
type semblable, l'établissement d'une hiérarchie des divinités sénoufo
n'est point chose facile, à cause de la pluralité synonymique, à cause
aussi de l'incertitude quant au sexe des divinités principales, etc.
On rencontre tout d'abord deux entités — déjà rencontrées —
(voir p. 10) de première grandeur : une masculine (Kulo Tyolo),
et une féminine (Ka Tyeleo) — sans que celles-ci se manifestent
assez nettement comme Couple... Certaines interprétations
théologiques font d'eux plutôt deux adversaires, ou symboles
antagoniques qui se disputent le règne du monde pendant la période du
chaos universel....
Toutefois, en simplifiant à l'extrême les choses, on pourrait arriver
au schéma suivant :
1° En tête du panthéon se situe un dieu créateur, vague démiurge
jadis tout puissant appelé Kulo Tyolo. Aujourd'hui, cette divinité
primordiale a pris un aspect abstrait d'une lointaine hiérophanie
ouranienne. Elle ne semble pas jouir, à part quelques gestes
symboliques à l'intérieur des bosquets d'initiation, d'aucun culte direct.
2° Cependant, au centre de la liturgie vivante est placée Ka Tyeleo,
textuellement la Mère-du-village, ou si l'on préfère, la Grande déesse
du groupe. Les légendes, et toute la mythologie en général,
enregistrent assez explicitement ce glissement idéologique vers la
suprématie féminine dans la philosophie religieuse. Ainsi, une confusion
existe dans les récits cosmologiques, et en particulier dans ceux
relatant la création du monde où Ka Tyeleo se dispute avec Kulo
Tyolo le rôle de démiurge. Elle est une entité apparemment non
figurée. Pourtant, en tant qu'idée centrale du poro, elle peut, au
cours des rites suprêmes, très peu connus, se matérialiser en une
image du sexe féminin moyennant laquelle l'adepte consomme le
mariage sacré avec la déesse. On obéit ici à la règle classique de
la science des religions selon laquelle la liturgie est appelée à
reconstituer, c'est-à-dire à projeter dans le présent, les événements de
l'histoire sacrée.
Suivant l'expression de l'Administrateur G. Bochet, Ka Tyeleo,
se situant à côté de Kulo Tyolo, est une grande déesse d'aspect
essentiellement tellurique, mais jouant également le rôle d'une subli-
18 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

mation de la collectivité dans laquelle elle s'incarne. Elle se


constitue également médiatrice chthonienne x.
3° Kulo Tyolo, entité lointaine et par conséquent difficilement
accessible aux humains, n'agit sur le monde d'expérience sensible
que par le truchement de médiateurs invisibles mais actifs. Parmi
ceux-ci, Ilige Vo fou Iligefolo) occupe, dans son rôle de médiateur
divin individuel, le premier rang.
4° Plus bas dans l'échelle hiérarchique et dans une toute autre
position fonctionnelle, se situent diverses manifestations divines qui
exercent pourtant une influence directe sur le sort des hommes.
Parmi de telles formes mineures du panthéon sénoufo figurent
notamment les nekambele que Bochet définit comme « signes » qui, capables
d'emprunter différents avatars matériels, ont en commun le fait
qu'ils échappent aux principes de causalité.
5° D'autres représentants typiques de cette catégorie sont les ban-
degele, bien connus de la riche statuaire religieuse sénoufo. Ce sont
de petites créatures, génies grotesques avec une tête simiesque et
les pieds retournés. Certains d'eux, montés à cheval, sont armés de
lances et de sabres, objets d'une grande puissance occulte.
6° Au-dessous de cet ensemble se placent les kasingele, entités
mineures peu définies et nanties de fonctions liturgiques multiples,
qui pourraient à la rigueur être envisagées, dans leur expression la
plus rudimentaire, comme de simples comparses liturgiques 2.
7° Enfin, au dernier étage de ce système, on rencontre toujours
une armée de créatures de la démonologie populaire variant d'un
individu à l'autre et dont il est absolument impossible d'aborder l'étude
dans un aussi bref exposé que le nôtre.
C'est à cette catégorie qu'appartiennent, concurremment avec les
bandegele, les menues statuettes antropomorphes ou zoomorphes ainsi
que tous ces accessoires hétéroclites (parmi lesquels les cauris ne
peuvent jamais manquer) qu'emploient les sandugu, devins sénoufo
dont l'influence sur la vie de l'individu est d'une portée tout à fait
exceptionnelle.
b) Au cours de son instruction « tribale » tout individu sénoufo
acquiert les premières notions religieuses dans le cadre familial ; il
s'agit là des éléments exotériques, accessibles au commun, tels que
les récits de l'origine des choses 3.

1. In litt., 1955. Nous profitons de cette occasion pour remercier notre ami et « frère rituel »
Bochet, non seulement de ses très intelligentes suggestions, mais d'un grand nombre d'informations
précises.
2. Ou, comme de simples « prescriptions magiques », d'après l'avis de Bochet.
3. Qui ne doivent pas être confondus avec ceux de la Genèse au degré supérieur, opérant dans
le domaine de la symbolique, qui n'est révélée qu'au cours des initiations dans le collège fermé du lo .
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SENOUFO 19

Plus tard vient une brève phase que l'on pourrait envisager dans
une certaine mesure comme pré-initiatique, durant laquelle le jeune
individu est mis sous l'influence éducative de ses aînés déjà initiés
au premier degré. Les différentes étapes de cette période préparatoire
portent alors respectivement des noms dont le symbolisme reste
assez difficile à saisir : les années « de la mouche», «de l'oiseau», etc.
La « connaissance parfaite » est ensuite enseignée au lo. C'est
une institution extraordinairement complexe qui varie suivant les
diverses fractions sénoufo et à l'intérieur même de celles-ci. Dans
le Nord, par exemple chez les Minianka, elle a une forme peu
perceptible, doublement floue à cause des deux ou trois grands cultes
parallèles à caractère quasi initiatique (le nya en premier chef). C'est
dans le secteur sud que le poro revêt sa forme typique, la plus
perfectionnée.
L'organisation des cycles typiques du lo varie souvent à l'intérieur
d'un même village, où chaque groupement familial suit d'habitude
son propre thème rituel : dans cet état des choses, on est réduit à
des simplifications substantielles dès qu'on essaye d'en brosser le
schéma, et l'observateur ne peut espérer obtenir, en fin de compte,
qu'une vue plus ou moins fragmentaire du problème.
En vérité, l'expérience montre combien trompeuse peut se révéler
une pareille étude. Après un accès relativement facile des
installations matérielles de l'enclos sacré, toute pénétration dans les secrets
du poro se heurte à de très nombreuses difficultés. Afin de garder
à l'abri du profane les vérités dogmatiques de l'enseignement religieux,
un véritable système « trompe-l'œil » s'est ainsi institué, comme un
barrage courtois mais ferme contre les insistances des missionnaires,
des administrateurs, des touristes. La réponse, conformément à
l'étiquette civique de l'Africain, est rarement refusée : elle peut
cependant être fausse... D'ailleurs, il s'agit en l'occurrence d'une
obligation de l'interrogé vis-à-vis de son organisation; il serait considéré
comme ayant commis une faute rituelle grave s'il en faisait confiance
au non-initié. Cette règle est rarement enfreinte chez les vieux Sénoufo,
encore de nos jours, tout au moins dans les cas où il est question
des choses importantes. Cette remarque est, pensons-nous, bien à sa
place pour que le lecteur des travaux consacrés à ce sujet y apporte
toujours son correctif.
En ce qui concerne les documents de ce genre, nous devons à
Delafosse une des premières descriptions, malheureusement trop
sommaire, des bois sacrés de laquelle on retiendra surtout le
signalement de l'existence d'un « cône à sacrifices » fait de terre battue et
20 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

placé au centre de l'enclos sacré x. Cette observation est


particulièrement précieuse, car nous savons aujourd'hui à quel important rôle
liturgique est destiné cet objet : en vérité, il matérialise et fixe,
à l'instar de l'omphalos (ombilic de l'univers rituel) des anciens
Grecs, le centre du microcosme sacré.
Nous disposons en outre, sous la plume de Vendeix, d'une
description déjà vieillie, mais toujours intéressante pour comparaison :
» L'Européen qui parcourt le pays Sénoufo, à plus forte raison
» celui qui l'habite, peut remarquer aux environs immédiats de chaque
» village la présence d'un boqueteau plus ou moins étendu suivant
» l'importance de l'agglomération. Une ombre épaisse et mysté-
» rieuse règne dans ces lieux. C'est le bois sacré entretenu et conservé
» par la piété des habitants.
» C'est l'endroit où les ancêtres fondateurs du village sont venus
» se poser pour la première fois. C'est là qu'ils discutèrent de l'empla-
» cernent des habitations. Puis, ils décidèrent que la place serait
» sacrée et servirait de lieu de réunions à leurs descendants.
» II y a une trentaine d'années, le bois sacré était difficilement
» accessible. Il était meublé de statues ou d'effigies en argile rouge
» représentant tous les « totem » de la famille : buffles, panthères,
» lions, caïmans, serpents, antilopes, formaient un peuple fantas-
» tique propre à frapper l'imagination. Dans certains bois, le serpent
» python était gardé et vénéré. On lui portait à manger pour le
» rendre propice. Certains boqueteaux cachaient des mares où caïmans
» et poissons sacrés vivaient des jours heureux, entretenus et nourris
» par la piété des fidèles.
» Aujourd'hui, les bois sacrés sont moins mystérieux...
» Néanmoins, les Sénoufo tiennent à leur bois sacré, hanté par
» les âmes des ancêtres...
» Une sorte de religion, comme celle de nos défunts, s'est créée
» et s'est perpétuée par des cérémonies destinées à conserver dans
» les cœurs des vivants le culte des morts.
» Tout Sénoufo mâle, la femme ne comptant pas, est tenu, sous
» peine de déconsidération totale, de s'initier au culte du bois sacré
» (Sinzang en Sénoufo). L'initiation comprend deux phases : le novi-
» ciat qui a une durée de 8 à 10 mois ; la consécration qui permet
» d'assister et de figurer aux cérémonies périodiques et nocturnes.
» Les jeunes novices de 15 à 20 ans doivent faire partie de la
» confrérie « nefiré » pendant deux mois ; de là, ils deviennent « nyo »

1. Le peuple Siéna ou Sénoufo.


FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 21
» pendant huit jours et sont reçus dans la confrérie de «Tioolo»
» et introduits dans « Sinzang » ou bois sacré.
» Ces différentes cérémonies initiatrices comportent des danses
» rituelles assez compliquées. Les danseurs sont costumés suivant
» la fantaisie du village. Tandis que les uns ont des casques en cauries
» surmontés de pancartes comme des hommes de « Sandwich », les
» autres ont de grands capuchons de coton, caparaçonnés de cauries
» dont les dessins semblent imiter certains oiseaux. Plusieurs ont
» des masques énormes en bois de fromager représentant des ani-
» maux de toutes sortes et certains attributs virils, le tout vétusté,
» sale et parfois repoussant.
» Toutes ces danses rituelles ont lieu la nuit, soit au clair de lune,
» soit à la lueur de feux de bois et sont accompagnées d'instruments
» de musique aux sons funèbres et monotones : tam-tams, fifres
» ou flûtes.
» La consécration et l'initiation définitive permettent l'entrée des
» novices dans la confrérie du « Lo-don » (danse du Lo). Dans cer-
» taines régions, cette même danse se nomme Koma ou Do... Dans
» une langue inconnue, des non initiés, les membres du « Lo-don »
» célèbrent au fond du bois sacré le culte des ancêtres, exaltent les
» âmes de leurs aïeux, leur demandant de veiller sur les pauvres
» vivants et de les protéger.
» Ces sortes de bacchanales où les danseurs s'excitent par les cris,
» les gestes et le bruit des tam-tams et des trompes, se terminent
» tard dans la nuit, parfois au petit jour. Mystérieusement, les mem-
» bres cachent soigneusement leurs attributs, leurs costumes et ins-
» truments de musique, car les femmes ne doivent pas voir ni les
» danses ni les danseurs tant que ceux-ci sont encore revêtus de leurs
» costumes. Malheur à celle qui aurait la curiosité ou l'imprudence
» d'assister à ces mystérieuses cérémonies. Elle resterait stérile à
» moins que le courroux des âmes la fasse périr en peu de temps.
» Seules, les vieilles qui ne sont plus dangereuses sont immunisées
» et peuvent voir sans danger le « Lo-don ».
» Le jour venu, le bois sacré reprend son aspect reposant, son
» ombre accueillante. Et l'on peut apercevoir, assis sur les troncs
» d'arbres servant de siège, quelques vieillards venant chercher sans
» doute le calme et la paix, peut-être rêver à ses défunts en songeant
» que son ombre viendra plus tard errer parmi les frondaisons du
» bois sacré » *-.

1. Nouvel essai..., p. 639-641.


Il nous paraît inutile d'insister sur les nombreuses imprécisions du récit ; celui-ci n'en garde pas
moins pour autant un certain charme évocateur.
22 SOCIÉTÉ DES AFRICAN4STES
Dans le Cercle de Korhogo, et tout particulièrement dans ses
parties du centre et de l'ouest, l'activité du poro dirige pratiquement
toute la marche de la vie coutumière. Le cycle qui intéresse tout
homme socialement valide s'étend sur 21 ans, soit trois grandes phases
de sept ans chacune. La dernière, le tyologo, comporte ce que l'on
pourrait appeler, un peu emphatiquement, la révélation des grands
t mystères. » L'enseignement qu'on reçoit dans la forêt du poro comprend,
d'une part, les disciplines sociales, d'autre part, les disciplines
religieuses. En réalité — nous y avons fait mention — il est malaisé
de discriminer nettement entre les deux.
Depuis, les études poursuivies par Bochet dans la région de Korhogo
ont permis d'apporter des lumières nouvelles à la question. Nous
laisserons ici délibérément de côté le kpondo, système initiatique des
Fondombélé, un des plus parfaits, mais peu représentatif à cause
de ses particularismes rituels, et tracerons un tableau panoramique
valable pour les fractions kiembara et nafara.
Pour les deux, il existe des similitudes très étroites dans
l'organisation générale. Les détails diffèrent par contre assez sensiblement
quant à la nomenclature des rituels respectifs et quant à
l'arrangement liturgique.
L'initiation chez les Kiembara aussi bien que chez les Xafara est
cependant répartie en trois grandes phases, d'une durée de sept
ans chacune. Il existe en plus, à l'intérieur de toutes ces phases,
des échelons au nombre variable qui, portant chacun un nom,
correspondent à une idée mythologique et sont alors appelés à intégrer
cette dernière dans le monde du réel.
Donc, le poro kiembara est, en gros traits, organisé ainsi :
1° Le poworo, littéralement «poro noir», première phase que l'on
peut appeler prénubile. Elle dure, comme nous l'avons déjà dit,
sept ans, et se subdivise en quatre périodes correspondant aux quatre
grades :
a) gbwora, ou l'« apprentissage » ;
b) катит, ou Г « acquisition de la houe (daba) » ;
c) sôro, ce qui veut dire le « bouc » ;
d) tyaraga, le « lion ».
Ce sont là tous des noms qui cachent, compréhensibles au seul
initié, des symbolismes rattachés à la philosophie initiatique.
Souvent, sous un sens assez facile à saisir, se cache cependant un autre
« mystère » logiquement très éloigné et par conséquent insaisissable
par le raisonnement.
2° La deuxième phase de sept ans est celle de Y adolescence ; elle
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 23

porte le nom de kwonro et ne comporte pas de « sous-sections » 1,


exception faite pour le poro kassambélé où se pratique encore la
phase de pénitence sexuelle appelée ziyao.
L'intérêt essentiel du kwonro réside en l'initiation du novice à
la vie en commun, et toute instruction est centrée sur ce que le
sociologue appelerait « enculturation », c'est-à-dire intégration morale
— puis matérielle — de l'individu dans la collectivité pour le bien
de laquelle il lui faudra désormais montrer de l'abnégation et
apporter des sacrifices de sa personne.
L'adolescent obtient alors, comme déterminatif de sa
personnalité, un nom rituel, inconnu du non-initié, qu'il changera plus tard
lors de sa promotion à la grande phase finale.
Au cours de cette période, l'adepte participe aux premiers travaux
collectifs ; il apprend à confectionner des costumes rituels et autres
accessoires liturgiques ; il apprend également les danses cérémo-
nielles ainsi que les chants funéraires ; il est en même temps entraîné,
comme dans les anciens temps, à servir d'éclaireur en cas de guerre.
Tant qu'il existait, parmi les Sénoufo, le service militaire autonome,
les kwombele, jeunes initiés de la phase kwonro (prononcé aussi kworo
ou kwomro), constituaient l'avant-garde de l'armée.
La phase du kwonro se termine par un mois de réclusion dans une
enceinte située en dehors du village et nommée kakpara (ou kagbard).
La première épreuve sérieuse, celle du feu, précède alors la sortie
des « nouveaux hommes » du kakpara.
Notons que les rituels du kwonro, appelés à transformer
l'adolescent en homme adulte susceptible d'un perfectionnement social
ultérieur dans la phase suivante et suprême, sont extrêmement
compliqués et impliquent force gestes incompréhensibles, répétés
mécaniquement depuis des siècles.
3° L'ensemble des cérémonies majeures, réservées aux adultes
réunis dans le bois sacré (sinzâ), portent le nom de tyologo.
Cette période est celle de la maturité et de la plénitude : elle dure
également sept ans et se subdivise en douze grades-promotions dont
les trois premiers se nomment respectivement navige, nyûbaraga,
et kpolire. Le dernier grade définissant le plus haut degré
d'initiation est le kafoku, et il est rarement obtenu avant l'âge de trente
ans.
En somme, les vingt-et-un ans nécessaires à la formation de
l'homme socialement parfait se divisent en trois grandes phases,

1. G. Bochet, (in litt., 1955J nous rappelle à cette occasion qu'il existe dans la mémoire des
Sénoufo contemporains d'autres phases encore, telles que le nyugbo gère, le fidyini ou le nowarat
mais elles ne sont que très rarement pratiquées et tombent vite dans l'oubli,
24 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
chacune de sept ans ; le stage proprement dit dans tel ou tel stade
intermédiaire ne dure que ce qu'il est indispensable pour
l'accomplissement des rites prescrits, c'est-à-dire d'un jour à un mois. Au
terme de chaque stage a lieu une cérémonie de sortie, ce qu'on
pourrait appeler une « fête de promotion », au cours de laquelle l'adepte
se voit octroyé un nouveau degré dans la hiérarchie du poro ; il
portera le grade jusqu'à la fin de la cérémonie suivante.
Les phases intermédiaires, d'assez courte durée, se trouvent
cependant séparées par des espaces de temps non sacré, réservés à l'exécution
de différents travaux collectifs au profit surtout des dignitaires du
poro.
En ce qui concerne maintenant le système initiatique des Nafara,
on distingue, comme dans le cas précédent, une phase prénubile,
une phase de l'adolescence et une phase de l'âge mûr.
1° Suivant Bochet, à la première phase (le «.poro noir») se
rapporte les noms катит et nyara, cette dernière se décomposant en
plusieurs stades portant les noms suivants : nyâma, nu (?), nasolo
et nôgbara.
2° Quant à la phase de l'adolescence, celle-ci comporterait trois
grades, à savoir : nu, plâgi, et kwonro.
3° Comme les Kiembara, les Nafara donnent le nom de tyologo
à la phase d'initiation définitive, et celle-ci ressemble point par
point à ce que nous avons dit à ce sujet dans le premier cas.
Toutefois, les Xafara pratiquent en plus une cérémonie-phase
supplémentaire dite kagba.
Tout ceci n'est qu'un tableau trop simplifié pour qu'il puisse
évoquer l'ampleur réelle de cette étonnante organisation. Espérons par
ailleurs que des études ultérieures permettront d'effectuer des
retouches utiles de notre schéma et d'y apporter des compléments.
D'ores et déjà, on peut cependant estimer comme exagérées les
impressions des premiers observateurs sur le rôle exclusif attribué
aux âmes des ancêtres dans la vie des groupements initiatiques et
dans la vie religieuse en général.
Il est sûr que les âmes des morts jouissent d'une vénération
particulière chez les Sénoufo, et certaines institutions religieuses sont
même mises sous leur égide ; tous les actes du poro ne font en réalité
que reproduire la volonté des aïeux morts ; les ancêtres président,
peu s'en faut, tous les rites agraires ; l'attention des membres vivants
de la famille est centrée sur la personne de l'ancêtre-fondateur ; la
cérémonie fondamentale de l'année sociale sont les funérailles,
organisées en honneur des morts...
Cela est sans doute vrai ; mais aller, comme l'a fait Pelafosse,
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SENOUFO 25

jusqu'à dire que le culte des ancêtres constitue la véritable base de


la religion sénoufo *, serait méconnaître les deux plans, divin et
humain, bien marqués dans sa structure. Car si les âmes des morts
ont un rôle très actif à jouer dans les rituels initiatiques et agraires,
elles ne sont jamais confondues avec les essences divines, ni avec
d'autres entités surnaturelles et, par conséquent, ne peuvent point
figurer dans ce que nous avons compris dans le texte précédent
sous le titre de « panthéon ». D'ailleurs, leur fonction sociale
intéressant en premier lieu l'existence matérielle de la collectivité l'emporte
assez nettement sur le côté purement spirituel.
En tout état de cause, on peut se poser la question de savoir
pourquoi un appareil si compliqué a été inventé en l'occurence, et pourquoi
la collectivité n'hésite point d'y engager tant de son énergie. Il faut
d'abord comprendre, dans le sens le plus profond du mot, que le
poro est avant tout un microcosme, donc une image réduite et sublimée
du groupe et, en même temps, un condensateur de l'énergie sociale
fournissant toutes les valeurs indispensables à la perpétuation de
la vie et au maintien de l'ordre. C'est du poro également qu'émanent
des notions plus immédiates telles que la chefferie, le commandement
ou la prospérité.
Le poro est aussi une « université » où tout membre de la société
reçoit, par degré, une instruction complète. Le but final de cette
instruction est de conduire l'homme de son état primitif d'animalité
à celui de l'unité sociale parfaite, ou, en d'autres termes, créer, réaliser
V homme. La femme, ajoutons-le tout de suite, n'en est pas oubliée
pour autant, seulement, elle ne bénéficie que d'une initiation de
moindre importance.
Conformément aux concepts ontologiques sénoufo, l'homme naît
dans l'animalité, et y resterait s'il ne recevait pas une « illumination »
par le poro qui, en lui révélant le sens de l'univers, la nature et
l'enchaînement des causes, lui révèle son caractère divin. Nous assistons
ici en fait à une métamorphose laborieuse et à longue échéance,
avec au bout une sorte de divinisation du mortel qui parvient à
mériter une place centrale dans le système phénoménologique.
Cependant, tout en gardant son nom habituel dans le secteur
civil, l'initié reçoit, pour l'usage exclusivement rituel, un « nom de
l'homme du poro ». L'imposition de ce nom est toujours un événement
important, car le nouveau nom crée dans l'individu une personnalité
parallèle nouvelle ; sans tenir compte de ses conséquences pratiques

J. Le peuple $iéna,.., p. 101,


26 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

tel acte a donc pour l'intéressé toujours un grand effet


psychologique.
La valeur de l'enseignement donné dans le poro est assez inégale.
Il est sûr que les conditions politiques et économiques de ces dernières
décennies doivent être considérées comme une des causes principales,
directes, de l'appauvrissement qu'on constate. Mais il y a certainement
d'autres causes, intrinsèques, donc indépendantes de la « situation
coloniale », pour parler comme, par exemple, 0. Mannoni. Car, étant
donné la très faible interférence des forces acculturatives ambiantes
qui, sous forme des activités administratives, missionnaires,
éducatives, de la pénétration du Coran, etc., influent sur les installations
culturelles traditionnelles, le poro semble évoluer dans sa direction
propre : du spirituel vers le politique. Il s'ensuit naturellement ce
que nous avons appelé un « appauvrissement » — en pensant avant
tout au contenu spirituel.
Un fait est sûr : à l'heure actuelle, seuls quelques rares anciens
possèdent une vue à peu près cohérente de cette philosophie ; la
masse populaire est en général réduite à satisfaire ses aspirations
spirituelles en utilisant les différents kasingele comme intermédiaires
avec l'invisible. Ceux-ci sont innombrables, naissent et meurent,
mais ont le plus souvent la vie tenace. Leur culte, tout en recouvrant
parfois de vastes étendues ethniques, intéresse, sur le plan
liturgique, surtout le groupe familial, bien qu'il y ait des exceptions.
Au contraire, les types supérieurs du culte souffrent davantage des
modifications modernes, à cause des apports culturels occidentaux
et islamiques, et, nous l'avons déjà remarqué, comme suite des
brassages intervenus spontanément dans la pensée africaine. Ainsi altéré,
l'univers coutumier perd de son harmonie, les enseignements tribaux
tombent sur un sol devenu plus ou moins stérile : il s'ensuit un malaise,
un « vide spirituel » *• qui, né sur le plan des idées morales, finit par
envahir la vie politique.
Partageant le sort des systèmes sociaux, les structures religieuses
actuelles, ici et dans l'Afrique entière, traversent une crise. Celle-ci
nous paraît toutefois moins accusée chez les Sénoufo et notamment
chez les Minianka qu'ailleurs : en fait, les trois quarts de la
population restent inébranlablement attachés, de nos jours comme par
le passé, aux pratiques religieuses anciennes. Malgré les pertubations
récentes survenues dans ce domaine, 98 % de jeunes gens en brousse,
et presque 80 % dans les grands centres continuent à faire partie

1. Cf. M. Cardaire, L'Islam et le terroir africain ; p. 11-29.


Aussi : B. IIoi.as, Xote sur l'apparition du « vide spirituel » en Côte d'Ivoire et sur ses conséquences ;
p. 398-404.
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 27

du lo et à assister à ses manifestations, suivant les estimations


administratives.
Il est par ailleurs de règle que l'écrasante majorité des militaires
démobilisés acceptent de prendre les formalités du poro suivant leur
classe d'âge.
L'emprise sociale de cette organisation est encore si forte qu'un
bon nombre de Dioula locaux, quoique musulmans en surface, se
soumettent eux aussi à l'initiation du type sénoufo.
L'étonnante vitalité du lo tient à la fois des causes matérielles et
intellectuelles ; en effet, chaque famille élargie, narigba, comporte
ce que nous pouvons appeler un « noyau », le segbo, au sein duquel
jeunes gens et jeunes filles sont groupés sous les ordres du chef de
famille à qui appartient le droit de répartition des femmes en fonction
des relations familiales. Selon la loi coutumière, les mariages ainsi
contractés ne deviennent légaux qu'après l'initiation du mari au
deuxième degré du lo, le kwonro. Par conséquent, on le voit, la
constitution d'une famille conjugale implique la coopération du système
initiatique. Etant donnée la nécessité d'une telle consécration, on
comprend quel puissant moyen de coercition sociale est donné par
là aux oligarches du lo.
De même que pour les mariages, l'assistance du poro est
indispensable pour l'exécution rituellement valable des funérailles.
L'importance de ce fait ressortira suffisamment dès qu'on se rendra compte
du rôle eminent que joue ce rite, pour les vivants et les morts. Le
défunt n'est séparé définitivement de ce monde qu'après cet acte ;
avant de devenir ancêtre, précieux pour les bons rapports avec l'Au-
delà dispensateur de l'énergie vitale, il peut nuire à la collectivité
sous forme de revenant méchant.
L'exécution du rite de séparation intéresse donc vitalement la
société, et c'est encore au lo qu'en revient le droit et l'obligation.
Se voir refuser, après sa mort, des soins ultimes représente peut-
être pour le Sénoufo une des plus lourdes menaces morales ; il va
sans dire que le poro ne les accorde qu'à ses adeptes. Cependant
la grande autorité dont jouissent les dignitaires de cette institution,
ne les empêche point de manifester une grande souplesse en face
des changements culturels des derniers temps. A certains moments
difficiles de cette évolution, l'effondrement du système initiatique
paraissait proche d'autant plus que s'y ajoutait, çà et là, une
incompréhension de la part des organes administratifs (doublée d'une
attitude plus ou moins hostile des missionnaires). Récemment,
l'Administration a compris les valeurs morales et politiques de cette
organisation : en effet, représentant la charpente même de la société,
28 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

sa disparition brusque serait, sans doute aucun, grosse de


conséquences. Grâce à cette attitude sympathique, un climat de confiance
et de calme politique a pu être ainsi établi entre les autorités cou-
tumières locales et l'Administration française.
De leur côté, les chefs du lo ont introduit une atmosphère
nouvelle dans le bois sacré : sans renoncer au principe des conditions
d'accès ils ont en particulier consenti à un notable adoucissement
des épreuves d'endurance qui, trop dures, jadis, faisaient des
victimes parmi les novices.
Aujourd'hui, ces épreuves prennent un caractère plutôt
symbolique : on dirait que l'enseignement du poro s'intellectualise г et
met un plus grand poids sur le dogme.
Cet assouplissement « technique » a été une mesure de prudence,
de tactique, afin de parer aux chocs spirituels produits par l'éclosiors»
de nouveaux cultes, intolérants, comme celui dit masa.
Mais depuis plusieurs années, une disharmonie réelle existe,
provoquée — en dehors des causes données plus haut — par un profond
changement des conditions d'économie rurale. Car, comme toutes
les sociétés paysannes de son type, la société sénoufo n'établit pas
comme nous avons coutume de le faire, de barrières entre les
institutions sociales, religieuses et économiques, toutes les trois formant
un tout indissoluble. D'où naît le problème d'adaptation aux réalités
nouvelles.

D. Cultes nouveaux
Dans cette atmosphère de malaise spirituel, l'affaiblissement des
traditions a nécessairement conduit à des substitutions, afin de
remédier à la sorte de vacuité qui s'en est suivie. On observe ainsi une
recrudescence du prosélytisme religieux, une tendance accrue aux
conversions, à des éclosions sporadiques de courants religieux
nouveaux.
Parmi ceux-ci c'est surtout le culte de la Corne, fondé par un homme
minianka, dans le Cercle de San (Soudan Français), qui a réussi à
bouleverser, quelques années durant, la vie religieuse sénoufo 2.
Le côté le plus faible de la doctrine du Mpéni Dembélé (c'est le
nom de l'inspiré de San) résidait sans doute dans ses insuffisances
dogmatiques, circonstance qui a joué en faveur de la victoire finale
du poro, alors sérieusement engagé dans la lutte.

1. Cf. Rapport politique annuel du cercle de Korhogo, 1953, IIe partie, p. 67 du manuscrit.
2. M. Cardaire, L'Islam..., p. 35-45 ; nous-même avons consacré à ce sujet une étude intitulée
provisoirement : Le culte de Masa : sa forme sénoufo (en préparation).
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 29

L'objet central du culte de masa est représenté par une corne de


bélier dont le caractère symbolique relève de l'idée de fécondité.
Tout village adepte lui construit une petite maison d'offrandes, qui
est un édifice en torchis de style soudanais typique. Cet autel est
toujours construit à la périphérie du village, et ses environs
immédiats sont soigneusement aplanis et entretenus.
La création de ce culte date de 1946 où Mpéni Dembélé, alors
prêtre du culte tribal de nya, reçut une révélation — mission divine.
Le contenu éthique de la doctrine du masa est relativement simple :
il apporte des remèdes aux malades et aux femmes stériles ; il donne
la fertilité aux champs, à condition que les bénéficiaires se soumettent
à l'autorité des anciens et renoncent aux manœuvres magiques...
Les charges liturgiques, également simples, sont assurées dans
chaque localité, par un préposé local assisté de deux auxiliaires.
Le sang et l'eau ont alors deux rôles complémentaires à jouer dans
le rituel.
Depuis huit ans qu'il existe, le culte de San a pris des formes
locales très diverses.
Dans le pays minianka, région de son origine, il a trouvé et gardé
une place d'honneur parmi les autres cultes tribaux, sans plus. Son
premier éclat est passé, et le nya reprend, plus fort que jamais ses
activités *.
En ce qui concerne le pays sénoufo, celui-ci en a connu une période
d'épanouissement remarquable. C'est dans la Subdivision centrale
de Korhogo où, en 1952, il a été introduit par les notables du village
de Sohouo, que le culte de la Corne a accusé, et accuse en partie
encore, le plus de vitalité. Manifestant ici, grâce surtout à des
rivalités politiques de longue date, un caractère intolérant, il s'est attaqué
avec un succès déconcertant aux cultes traditionnels et a presque
amené la chute de quelques uns. Une grande partie de l'inventaire
liturgique a été abandonnée de la manière la plus spectaculaire,
entassée à proximité des « masa » victorieux... Des richesses
artistiques, jusqu'ici insoupçonnées, ont été ainsi détruites par les
intempéries, à moins que les collectionneurs entreprenants ne s'en fussent
emparés, auparavant, à bon compte.
Le poro même a vécu des instants d'incertitude. Pourtant, à l'heure
qu'il est, le masa semble bien avoir dépassé le sommet de sa gloire
éphémère, et se range assez sagement à côté des cultes traditionnels
quelque peu ébranlés mais vivants.
Dans la Subdivision de Ferkessédougou, il n'a atteint que certaines

1. B. Holas, Le Nya : réactions spirituelles d'une société en changement, p. 97-122.


30 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

régions, avec un succès inégal. Il y reste assez bien planté, sans


toutefois pouvoir aspirer à une place quelconque de première
importance.
Les progrès du masa dans la Subdivision de Boundiali se faisaient
timidement, surtout dans le secteur nord. Aujourd'hui, il paraît
presque partout en régression.
A quoi, au fait, doit-on attribuer l'énorme effet qu'a produit chez
les Sénoufo l'apparition du masa ? Et quelles sont les causes de son
échec final ?
Il faut d'abord constater que l'avènement du culte de San n'a
jamais gravement affecté la structure de base de la religion sénoufo;
d'autres facteurs interviennent dans le processus de «changement.
Donc, seule la couche superficielle en a pu être entamée : la
religion populaire dominée par l'amas incohérent des kasingele
(représentant, au moins, les trois quarts des dispositifs cultuels chez les
Sénoufo), mis au service de la protection contre les sorciers (deowa) 1,
nuisibles à l'individu et à la société. Ces derniers, en tant que
producteurs de poisons et « jeteurs de sorts », terrorisent constamment la
population. Or, les remèdes y sont parfois compliqués et presque
toujours coûteux, les spécialistes de la prophylaxie « magique »
(prêtres des cultes défensifs, fabricants d'idoles, d'amulettes à
propriété apotropique, etc.) étant presque toujours enclins au profit et
à la cupidité.
C'est donc dans cette situation que se présente un dieu protecteur
nouveau, venant de San et qui assure que lui seul, d'une façon
efficace et à moindre frais, pourrait se charger de toute cette besogne.
Mais il serait parfaitement injuste de refuser au masa des
aspirations plus profondes venues du besoin religieux plus sincère. Le
Sénoufo, consciemment ou non, cherchait un chemin vers
l'unification de ses sentiments spirituels dispersés, poussé dans cette direction
par le relâchement progressif du /o, le rythme des initiations devenant
trop lent pour le rythme du monde moderne dont il est désormais
appelé à faire partie.
Cette recherche n'a pas abouti en l'occurrence. La déception de
la masse populaire a été aussi profonde que ses espoirs du début.
Après une atténuation passagère, les doewa ont repris leur activité ;
l'eau lustrale a été en plus trouvée de faible efficacité ; les remèdes
du masa se heurtaient en plus à la concurrence des nikari,
association hermétique des « hommes-bœufs », qui possèdent une grande

1. A ne pas confondre avec les « magiciens » devins dits sandogo, ou sandugu, qui se placent au
contraire du côté positif de la société.
FONDEMENTS SPIRITUELS DE LA VIE SOCIALE SÉNOUFO 31

quantité de produits de la pharmacopée empirique, de valeur


thérapeutique parfois réelle.
Profitant alors de cet état de choses les chefs du lo, sortis de leur
première surprise, ont décidé de mener, avec leurs puissants moyens,
une contre-attaque. Celle-ci, bien organisée, ne manqua pas de succès.
Les chefs locaux de masa étaient souvent des individus sans
tradition, trop précipitamment formés pour posséder des connaissances
doctrinales solides et, dans certains cas, d'une intégrité douteuse.
Le peuple s'est vite aperçu de ces faits ; le nouveau culte n'a pas
disparu pour autant du pays sénoufo, mais il a dû se modifier,
s'assouplir, s'intégrer docilement dans les normes coutumières. On a même
procédé à la destitution de prêtres malhonnêtes n'ayant pu justifier
l'emploi des fonds recueillis (s'élevant quelquefois à des centaines
de milliers de francs C.F.A.). A plusieurs reprises, l'intervention
administrative ou juridique a été réclamée, ce qui est en soi un fait
exceptionnel, tout recours à l'autorité civile dans une question
religieuse étant contraire à la coutume du pays.
Institut Français d'Afrique Noire
Abidjan.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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communications orales, 1954-1955.
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Universitaires de France, Paris, 1953.
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Zaïre, n° 8, Bruxelles, octobre 1954, pp. 815-841.
Delafosse, M., Le peuple Siéna ou Sénoufo ; Revue des études
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Ferreol, Essai historique et ethnographique sur quelques peuples
de Banfora ; Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques
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Griaule, M. passim.

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