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NÉOLITHIQUE - PARTIE I
Jean Guilaine
Ceci n'est pas une conférence car dans une conférence, l'orateur, habituellement,
essaie de séduire le public en étant le plus brillant possible. Ce n'est donc pas une
conférence. Ce n'est pas non plus un cours, dans la mesure où un cours est quelque
chose de construit, et ce n'est pas non plus un séminaire, c'est-à-dire un petit exposé
qui donne lieu à un débat avec le public. Ça sera plutôt une série de réflexions à
bâtons rompus sur ce sujet qu'est l'historiographie du Néolithique. Je suivrai un
ordre chronologique bien entendu, mais il y aura des va-et-vient entre des choses
récentes et des choses anciennes.
On va faire d'abord un petit commentaire de carte. C'est une carte tirée de Peter
Bellwood, un peu modifiée pour les chronologies, qui présente les principaux foyers
du Néolithique dans le monde. Le Néolithique n'est pas un phénomène qui est né en
un seul point du monde, comme on l'a cru à un moment, qui s'est développé et réparti
à partir de là, mais c'est une série d'expériences autonomes, différentes les unes des
autres, et qui ont pu émerger dans un certain nombre de points de la planète. Celle
qui va nous intéresser directement dans cette leçon, évidemment, c'est le Proche-
Orient, qui voit l'apparition des premières plantes cultivées (orge, blé, légumineuses)
vers 9000-8000 avant notre ère. Sur la carte, on se rend bien compte qu'en fait cette
zone du Proche-Orient est l'épicentre du Néolithique le plus ancien connu. Il y a
évidemment aussi la Chine avec le riz et le millet, vers 8000-6000 avant notre ère et
le Mexique (avocat, haricot, maïs), vers 8000-3000 avant notre ère. Ce sont les trois
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gros pôles, en quelque sorte. Il y a aussi, un peu plus récemment peut-être, la région
andine (piment, pomme de terre, maïs probablement), vers 5000-3000 avant notre
ère. Le manioc, avec un point d'interrogation, pour l'Amazonie, car on ne connait pas
exactement sa zone de domestication. Une sorte de foyer secondaire se trouve dans
l'Est des Etats-Unis, nettement plus récent, et puis il y a ces cas un peu particuliers
que sont la Nouvelle-Guinée (banane, vers 6000-5000 avant notre ère) et puis
l'Afrique sub-saharienne, qui elle est plus tardive (mil, riz africain, sorgho vers 3000-
1000 avant notre ère). Voilà à peu près les lieux de naissance du Néolithique. Il n'y a
donc pas une néolithisation dans le monde mais il y a des néolithisations, et ces
néolithisations sont indépendantes, elles sont autonomes les unes des autres.
tardif, puisque les espèces qui ont été domestiquées en Afrique, le mil, le riz africain,
le sorgho surtout, ne le sont pas avant le troisième, peut-être même le second,
millénaire avant notre ère.
XXe siècle, la figure emblématique du Néolithique, c'était Gordon Childe (diapositive
2), mi australien mi anglais, et Childe n'était pas très chaud pour considérer qu'il
pouvait exister des Néolithiques sans céramique. Pour lui, le Néolithique, ça marchait
avec la céramique. Les propositions de Kenyon, à ce moment-là, étaient nouvelles.
Mais dès cette époque, d'autres chercheurs fouillaient ailleurs, bien entendu. Robert
Braidwood avait ainsi commencé de fouiller le site de Jarmo, mais aussi d’autres sites
dans la zone des hautes vallées du Tigre et de l'Euphrate, qui pouvaient suggérer qu'il
existait là, peut-être, une domestication précoce des moutons et des chèvres. L'idée
qu’il pouvait y avoir, à l'intérieur du grand épicentre proche-oriental, des zones
diverses qui intervenaient dans la néolithisation commençait donc à se faire jour.
Donc on a commencé par le Levant sud, ensuite on a parlé du Zagros. Grâce aux
fouilles américaines, notamment celles d'Andrew Moore à Abu Hureyra sur
l'Euphrate, celles ensuite de Jacques Cauvin et de son équipe à Mureybet, plus tard
encore celles de Danièle Stordeur à Jerf el Ahmar, l’attention fut attirée sur
l'Euphrate moyen.. Si vous lisez le livre de Cauvin paru en 1994 vous voyez qu’il
accorde une grande importance au Levant nord : d'après lui en effet, c'est une zone
pionnière dans l'avancée vers la domestication par rapport au Levant sud. Après la
guerre, dans ces régions, la Préhistoire a surtout été faite en Israël, parce que le pays
était plus moderne, qu’il avait plus de moyens financiers et donc il y avait une
recherche très forte dans le Levant Sud. A partir du moment où des gens se sont
intéressés au Levant nord et ont montré que cette zone était peut-être plus pionnière,
plus précoce dans la néolithisation, ça a un peu posé des problèmes d’ordre
idéologique, parce que les Israéliens n’ont pas toujours bien vécu qu'on leur prenne
le leadership, si on peut dire, de l'avancée du Néolithique. Braidwood, Stuart
Campbell et d'autres avaient commencé à fouiller plus au Nord en Turquie, dans les
hautes vallées. Mais ce sont surtout les Allemands qui ont travaillé dans cette zone, en
particulier avec le site exceptionnel exploré par Klaus Schmidt à Göbekli Tepe
(diapositive 3). Si on se place du point de vue de l'histoire de la recherche, on voit
bien comment, au gré des découvertes, l'œil se rive tantôt sur un secteur, tantôt sur
un autre. Finalement, c'est le point de vue qui prévaut actuellement, il y a
probablement dans la sphère de la néolithisation plusieurs zones qui ont évolué
simultanément, ont marché parallèlement pour aboutir aux sociétés néolithiques que
nous connaissons. Le mouvement de balancier continue d’ailleurs et le Levant sud
reprend du poil de la bête, si l’on peut dire, avec les travaux menés à Chypre, qui est
en prise avec le continent depuis fort longtemps (dès le PPNA, sinon avant), ou ceux
de chercheurs britanniques, en particulier archéobotanistes, qui disent qu'au fond, les
plus anciennes céréales domestiques qu'on connaît sont dans le Levant sud. Les
choses sont donc très compliquées, elles évoluent, elles peuvent varier au gré des
publications et il est très difficile de dire qu'au Proche-Orient les choses se sont
passées dans tel endroit ou tel endroit. Il semble que, concomitamment, plusieurs
secteurs aient progressé parallèlement vers le Néolithique. Retenez aussi que ces
choses-là pouvaient et peuvent encore entraîner des frictions d’ordre idéologique,
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voire nationaliste et que le caractère forcément international de cette recherche à
forts enjeux donne lieu parfois à des tensions entre chercheurs, voire entre pays.
Un
domaine
à
défricher
Après cette petite digression, venons-en au sujet lui-même. Hormis les synthèses que
l'on peut trouver au plan régional ou national, une histoire du Néolithique au plan
français et européen est une chose qui reste à faire. Il est vrai que le Néolithique a
moins tenté les historiens que le Paléolithique. Si vous regardez quelque bons livres
qui sont sortis récemment, par exemple La France préhistorienne d’Arnaud Hurel
publié en 2007, l'ouvrage de Nathalie Richard Inventer la Préhistoire en 2008, ou
celui un peu plus ancien de Noël Coye, La Préhistoire en parole et en acte en 1998,
l'histoire de la Préhistoire se résume souvent à l'histoire du Paléolithique, le
Néolithique n'est guère traité. Ce n’est pas vraiment dérangeant, car on peut
considérer que le Néolithique, ce n'est pas de la Préhistoire, c'est déjà de la
Protohistoire. La période a été raccrochée à la Préhistoire dans la mesure où c'est la
continuation d'un Age de la pierre et que, d’un point de vue technique, on peut
comprendre cette chose-là. Mais si on se place d'un point de vue économique et
social, à partir du moment où l’on a des sociétés qui deviennent des communautés
rurales, on se trouve aux racines mêmes du monde historique et, à ce titre-là, on peut
penser qu'on est déjà dans de la Protohistoire, il n'y a pas de rupture entre le
Néolithique et l'Age du Bronze. On peut toujours dire : « Mais est-ce qu'il ya une
rupture entre le Paléolithique et les derniers chasseurs cueilleurs, et le
Néolithique? ». Non, dans les zones d'épicentre, parce que là ce sont des sociétés
indigènes autochtones qui ont muté sur place et qui sont devenues d'autres sociétés.
Mais dans les zones où le Néolithique a été importé, la rupture existe au point de vue
économique, et sûrement aussi social. Quoi qu’il en soit, l'histoire du Néolithique est
quelque chose qui reste à faire. Peut-être aussi, si on reste dans le cas de la France,
peut-on dire que cette situation est due au fait que le décollage scientifique du
Néolithique y est récent. On peut dire en effet qu'il a démarré, grosso modo, vers
1950, après la deuxième Guerre Mondiale. Il y a bien sûr eu d'excellents chercheurs
auparavant, mais la professionnalisation ne s'est réellement réalisée qu'à partir de la
deuxième Guerre Mondiale, avec le CNRS et, plus tardivement, avec les universités,
qui ont longtemps été un peu à la traîne au niveau de l'enseignement du Néolithique.
Donc on jouait sur un certain handicap, contrairement aux universités anglo-
saxonnes, anglaises en particulier, qui ont produit de brillantes synthèses sur le
Néolithique à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout pendant la première moitié du
XXe siècle : les Français étaient compétents en Paléolithique et mauvais en
Néolithique, et les Anglais c'était l'inverse, pour caricaturer. Le fait qu'il n'y ait pas
d'historiographie du Néolithique vient aussi peut-être du fait que nous jouons sur des
périodes récentes, sur des périodes de courte durée par rapport à l'immensité des
temps paléolithiques. Pour les temps paléolithiques, l'historiographie met en jeu des
problèmes plus larges: changements climatiques, fauniques, etc., problème liés à
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l'évolution de l'espèce humaine sur de très longs millénaires. Mais on a sans doute
aujourd’hui suffisamment de recul pour commencer à réfléchir sur une
historiographie du Néolithique, et on ne peut qu’encourager les étudiants à prendre
de tels sujets. Alors, évidemment, il n’est pas possible dans le cadre de cette
présentation d'embrasser la totalité du sujet : il nous faudra prendre une sélection
d'exemples, sur lesquels portera assez régulièrement un jugement très personnel.
Nous portons tous nous, archéologues, l'ambigüité de la profession, c'est-à-dire que
nous sommes des hommes ou des femmes de terrain, nous sommes appelés à
réfléchir d'abord sur des faits ponctuels qui sont localisés dans le temps et dans
l'espace, c'est-à-dire qui ont, au départ, un intérêt local ou régional, dans la mesure
où ils s'insèrent dans un déroulement chrono-culturel donné. Mais évidemment, on
n'échappe pas aux mécanismes de réflexion qui insèrent ces données dans des
processus plus généraux, processus historiques, sociaux, économiques, etc. L'intérêt
de l'archéologie n'est pas de se noyer dans le détail, mais de déboucher sur une vision
plus générale du comportement de l'Homme, aussi diverses que soient les traductions
matérielles de ses productions. Cela veut dire que l'archéologue est obligé de fluctuer
en permanence, du particulier au général et vice versa, du concret au théorique, du
matériel à l'immatériel1.
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éléments les plus abondants dans les habitats néolithiques. On avait une belle
stratigraphie de référence depuis les fouilles de Heinrich Schliemann à Troie,
stratigraphie revue ensuite par Wilhelm Dörpfeld. A cette stratigraphie de base –avec
ses fameuses villes superposées- prise comme modèle, il fallait raccrocher la
néolithisation de l'Europe. Que faisait Childe? Childe observait, par exemple, que
certaines céramiques de Kumtepe, un site près de Troie un peu plus ancien,
ressemblaient à des céramiques de Sesklo, site considéré à cette époque comme le
modèle du premier Néolithique grec. Il les mettait en parallèle. Pour Troie, on savait
qu'on pouvait placer le Mycénien vers 1500/1400 avant notre ère. A partir de là, de
manière un peu régressive, on remontait le cours du temps, et puis les chronologies
devenaient tellement flottantes qu'on ne mettait plus de date. On comparait le
premier Néolithique grec avec le plus ancien Néolithique connu à l'époque en
Anatolie (diapositive 4). Vous voyez les compressions que ça donnait, des
anachronismes assez épouvantables, comme le montrent d’ailleurs parfaitement les
corrections de cette stratigraphie théorique faites ensuite par Colin Renfrew qui,
avant de s'intéresser aux Indo-européens, a été un excellent archéologue du
Néolithique. Dans sa première « période », avant qu'il ne s'intéresse à des problèmes
linguistiques, génétiques, etc., il a remis de l'ordre en quelque sorte dans la
chronologie du Néolithique européen (diapositive 5). D'après Childe, comment se
présentait l'évolution du Néolithique balkanique en chronologie relative? Néolithique
ancien: 3500 avant notre ère ; ensuite Néolithique récent : 3000-2700. Les
corrections qui ont été faites ensuite, à partir du moment où on a eu le radiocarbone,
montrent un cadre totalement différent. D'abord au niveau de l'étalement
chronologique, qui devient beaucoup plus grand, mais également au niveau des
comparaisons entre les cultures. On a ainsi identifié un Sesklo plus ancien, appelé
proto-Sesklo, vers 6500/6000. Vous voyez qu'il n'y a pas de comparaison possible :
3500 pour le début du Néolithique pour Childe, aujourd’hui 6500. Grâce au
radiocarbone, on a vieilli de trois bons millénaires (3500 à 6500) tout d'un coup le
Néolithique, c'est le même vieillissement qui s'est passé pour le mégalithisme
d'Occident.
Ce qui est intéressant, c'est de voir comment l'esprit des gens fonctionne,
mécaniquement si on peut dire. Si vous regardez l'Aube de la civilisation européenne
de Childe, à la fin de l’ouvrage il y a toute une série de cartes au fil du temps, où il a
présenté la chronologie qui était celle de l'époque, une chronologie relative. Il a
représenté diverses cartes de l'Europe avec l'évolution des cultures, leur agencement
territorial, etc. Bailloud a fait exactement la même chose : sur un espace plus réduit,
la France dans le contexte occidental, il a essayé de faire ce que faisait Childe. Ce qui
nous intéresse ici, c'est la chronologie. Il a bien vu évidement qu'il y avait deux zones,
deux portes d'entrée du Néolithique en France, d'une part la voie méditerranéenne
avec ce qu'on connaissait à l'époque de plus ancien, le Cardial, et d'autre part le
Rubané, qui est la voie qui passe par le Danube. Il y a une espèce de prise en tenaille
de l'Europe par deux courants qui amènent le Néolithique jusqu'en Occident. La
période 1, le plus ancien Néolithique, est datée vers 2600 avant notre ère (diapositive
7). Le Cardial, aujourd'hui, c'est entre 5500 et 5000. Au début du Néolithique moyen
: Chasséen ancien, vases à goulot carré, Almérien (en gros premier Néolithique à
céramique lisse), mais aussi persistance du Cardial. Ça, c'est un autre problème parce
qu'on n’arrivait pas à concevoir que les céramiques, qui donnaient une identité à
certaines cultures, pouvaient disparaitre à un moment donné pour laisser la place à
d'autres cultures avec d'autres morphologies céramiques. On pensait souvent, ça c'est
une vieille habitude développée particulièrement en Espagne par Pedro Bosch-
Gimpera, qu'à partir du moment où une culture arrivait avec ses caractères
céramiques, cette culture durait, traversait le temps, et puis une autre culture arrivait
mais elle n'éliminait pas forcément la précédente, la précédente continuait de vivre et
la nouvelle venait en quelque sorte se juxtaposer à elle. Donc vous avez là (diapositive
8) un anachronisme qui est tout à fait patent.
Il y a eu aussi un débat au début des années 1950 entre Luigi Bernabò Bréa et Stuart
Piggott. Bernabò Bréa avait fouillé la grotte des Arene Candide en Ligurie, c'est la
première fouille qui a montré en Méditerranée occidentale que le Néolithique pouvait
faire l'objet de subdivisions stratigraphiques, correspondant évidemment à des
subdivisions culturelles. Piggott était professeur à Edinburgh, il était élève de Childe.
Lui ne croyait pas à ça et pensait au contraire qu'il pouvait y avoir des persistances.
Pour Bernabò Bréa, quand les groupes à céramique imprimée (Cardial, ...)
disparaissent, d'autres groupes, comme celui des Vases à bouche carrée, arrivent,
mais la culture précédente est complètement abolie et on assiste à un nouveau
développement. Donc il y a eu un grand débat sur ce sujet, c'était Bernabò Bréa qui
avait raison.
anachronismes beaucoup plus qu'on ne le croit. Plus on tasse, plus on crée des
anachronismes. Période 3 (diapositive 9 et 10), vers 1700 avant notre ère : 1700
aujourd'hui, c'est un Bronze ancien presque évolué ; là, Bailloud mettait les groupes
mégalithiques du Midi et des Pyrénées, les campaniformes (caliciformes), les groupes
mégalithiques atlantiques, le groupe Seine-Oise-Marne. Là, il y a un anachronisme
terrible. Vous savez que les premiers mégalithes, des dolmens essentiellement,
démarrent vers 4300/4200 en Bretagne. Mais on ne disposait pas encore de ces
datations. Il a fallu que Pierre-Roland Giot obtienne les datations de l'Ile de Carn et
de Barnenez pour qu'on modifie complètement la chronologie, mais quand Bailloud
écrivait, ce n'était pas le cas. Vous voyez comment les groupes mégalithiques sont
considérés comme tardifs. Et enfin période 4, vers 1500 avant notre ère (diapositive
11) : aujourd'hui, on est dans le Bronze moyen ; là, on est dans le Bronze ancien, El
Argar, civilisation du Rhône, tumulus, etc. Mais toujours des sortes de reliquats. Par
exemple, le groupe Seine-Oise-Marne, Argenteuil I, Vienne-Charente, on le mettait
vers 1500, alors qu’aujourd'hui c'est entre 3300 et 2800. Autant d’exemples donc qui
montrent les anachronismes auxquels donnait lieu l'utilisation des chronologies
relatives sans le C14.
que Gif-sur-Yvette. Et Pierre Roland Giot, qui venait de faire faire d'excellentes
datations sur des mégalithes bretons, était mon parrain de recherches au CNRS.
Quand vous faites faire une datation radiocarbone, on vous demande quel est, grosso
modo, l'âge de la datation pour que les ingénieurs puissent caler leurs machines. Gros
dilemme. Je me suis basé sur la chronologie de Bailloud: il datait le Néolithique
ancien vers 2600, j'ai donc dit 4500 BP. Coup de fil de Mme Delibrias quelque temps
après, qui me dit "il y a un problème quelque part, ce que je trouve a 2000 ans de
plus". Effectivement, elle trouvait 6600 BP. Je me souviens à l'époque j'ai publié ces
datations dans la revue Archivo de prehistoria levantina qu'éditent nos collègues du
musée de Valencia: "Datations C14 d’un gisement néolithique du Sud de la France",
article dans lequel je dis que le Néolithique ancien Cardial ou paracardial est
beaucoup plus ancien que ce qu'on pensait. On commençait à prendre en compte, et
Giot le faisait superbement en Bretagne, la distorsion qui existait entre ce que nous
proposaient les chronologies relatives traditionnelles et ce que nous proposait le C14.
D'ailleurs, les controverses que le C14 a engendrées, vous n'en avez pas idée parce
qu'aujourd'hui c'est rentré dans les mœurs, mais il y a eu des règlements de comptes
terribles entre préhistoriens, entre ceux qui croyaient au C14 et ceux qui n'y croyaient
pas. J'y reviendrai d'ailleurs, parce que c'est intéressant du point de vue de
l'historiographie».
Revendications
autochtonistes
En 1955-1960, on vivait encore, toujours sous l'influence de Gordon Childe, sur des
schémas qui étaient diffusionnistes : la culture, la civilisation néolithique émerge à
l'est, au Proche-Orient, et se transmet progressivement à l'Europe par la voie de la
Méditerranée ou par la voie du Danube. On était fortement diffusionnistes. Pour
Childe, la néolithisation de l'Europe se construit selon un processus qui puise son
origine au Proche-Orient. Ces vues ont été contestées dans le courant des années
1960-1970, pour plusieurs raisons. A partir du moment où on s'est aperçu que le
radiocarbone pouvait donner la clé de certaines questions et pouvait permettre de
mieux approcher la chronologie réelle, on a fait faire beaucoup de datations
radiocarbone. Le problème, c'est que si certaines étaient correctes, d'autres étaient un
peu folles: on a ainsi eu des datations en Occident qui étaient plus anciennes, plus
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vieilles, que ce que l'on trouvait pour les premiers groupes à céramique imprimée
d'Orient, ceux notamment de la côte sud de la Turquie et du Liban. Alors
évidemment, parmi les gens qui croyaient au C14, un certain nombre d'entre eux lui
portait une confiance absolument aveugle et n'ont pas voulu voir qu'il pouvait y avoir
des erreurs, des mélanges, des perturbations diverses qui trahissaient la valeur des
dates. Les quelques dates hautes -on pourrait en citer d'ailleurs pour le Midi de la
France et la Péninsule ibérique- étaient suffisantes pour les gens qui voulaient se
dégager du carcan que pouvait représenter le Proche-Orient, car on était au fond des
"colonisés" du Proche-Orient : c'est un vieux débat, orientalistes contre
occidentalistes. Les gens qui obtenaient des dates hautes pensaient qu'ils avaient des
dates sur lesquelles on pouvait se baser et disaient : "Mais au fond, on ne doit rien au
Proche-Orient". D'où toute cette vague, dans les années 1970, qui a essayé de montrer
que, éventuellement, le Néolithique pouvait avoir émergé en Europe sans contact réel
ou si peu avec le Proche-Orient, comme si les civilisations indigènes de chasseurs-
cueilleurs, les derniers Mésolithiques, avaient soit créé soit participé, plus ou moins
activement, au processus de néolithisation. Dans les années 1960-1970, il y a eu une
sorte de détachement vis à vis du Proche-Orient, qui a favorisé les thèses indigénistes.
On a vu apparaître toutes ces publications venant de spécialistes du Mésolithique ou
du Néolithique ancien pour qui, culturellement, l'Europe avait toujours été détachée
du Proche-Orient et que, même s'il y avait eu des contacts, la néolithisation avait été
faite par les indigènes, par les autochtones. Cette vague autochtoniste, qui a succédé
au diffusionnisme classique des années précédentes, il faut voir dans quel contexte
elle se situe. L'historiographie ou les concepts en archéologie ne sont jamais
complètement dégagés des concepts intellectuels plus globaux qui se déroulent à
l'époque où vivent les fouilleurs qui interprètent. Pourquoi y a-t-il eu cette vague
indigéniste dans le courant des années 1960-1970? C'est sûr que le radiocarbone a
joué, en donnant quelquefois des dates hautes pour le plus ancien Néolithique
d'Occident. C'étaient des dates sur lesquelles on ne pouvait pas s'appuyer, elles ont
été révisées et éliminées bien entendu par la suite, mais à l'époque, ça confortait
certains archéologues dans ce sens-là. Il y avait un contexte historique plus général,
qui dépasse l'archéologie : on sortait des guerres coloniales, c'était l'époque de la
décolonisation, et l'idée que chaque peuple avait sa propre histoire, respectable, était
confirmée par certains courants intellectuels de l'époque, tel le structuralisme de
Claude Lévi-Strauss, en particulier : chaque culture se caractérise par des structures
mentales, des mythes, des habitudes, des coutumes propres, spécifiques et qui
méritent le respect des autres. Une perception plus ou moins autonome de chaque
culture, pensée comme évoluant en fonction d'une dynamique propre, s'est alors
développée : en insistant sur les différences culturelles qui pouvaient exister entre
diverses cultures, on était bien sûr moins sensible aux interactions, aux diagonales,
aux points communs, par la force des choses. Il ne faut pas oublier aussi que
l'archéologie ne s'est réellement internationalisée, comme elle l'est aujourd'hui, qu'au
cours des dernières décennies ; à cette époque-là encore, dans les années 1950 et
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surtout 1960 et encore les années 1970, l'archéologie vivait en fonction d’expressions
nationales. Chaque Etat-Nation a son Histoire, donc son archéologie, son passé. D'où,
par dérive, le risque réel de forger, un peu malgré soi, des théories pro-
autochtonistes. On pourrait dire aussi, en rejoignant le point précédent évoqué sur le
colonialisme, que les tendances à l'autodétermination des peuples jusque-là colonisés
entraînent des perspectives intellectuelles indigénistes. Un cas formidable c'est
l'Afrique, continent colonisé à plusieurs reprises par des tas de nations, dont la nôtre,
et les peuples qui arrivent à l'indépendance, à l'autodétermination, ont tendance à
reconstruire leur propre Histoire, à partir d'un tréfonds personnel et rejettent tout ce
qui vient de l'extérieur. Pour l'Afrique, les travaux de Cheikh Anta Diop ont valorisé
les primautés africaines à une époque où ces peuples avaient besoin de se recréer une
Histoire qui ne soit pas liée à l'histoire coloniale. Il y a tout un système qui fait que,
petit à petit, on se dégageait de tout ce qui était externe et on focalisait
essentiellement le regard sur l'évolution personnelle des nations. Une vision
européenne d'ensemble était rare : même le livre de Bailloud, qui est un peu plus
ancien puisqu’il date des années 1950, au fond c'est seulement l'Europe occidentale.
Finalement, il n'y a guère que Childe qui, bien avant les autres, avait eu une vision
plus générale.
grosso modo, notre Paléolithique, celui des chasseurs-cueilleurs, le deuxième et
troisième pouvaient correspondre au Néolithique et aux Ages des Métaux. Il y a là
une idée intéressante qui va durer longtemps, c'est qu'il considère que l'élevage
précède l'agriculture, c'est qu'il y a un âge pastoral qui est antérieur à l'âge agricole.
Pourquoi ? Parce que lorsqu’on passe de la chasse à l'élevage, on reste dans le
domaine animal si vous voulez, et puis l'agriculture vient après. Ça s'est révélé
totalement faux par la suite, parce qu’il y a des cultures agricoles qui ont l'élevage ou
il y a des cultures qui sont agricoles et qui ne donnent pas lieu à l'élevage, mais
l'élevage vient toujours en position secondaire. Une autre idée intéressante chez
Varron: il considère que les premiers animaux domestiqués ont probablement été les
moutons. Il dit ceci: "Du fait de leur utilité et de leur docilité, les moutons, parce
qu’ils ont une nature tranquille et adaptée à la vie des Hommes à produire du lait et
du fromage, à fournir des vêtements et des peaux pour le corps …", ont été parmi les
premiers animaux domestiqués. D'un point de vue historiographie, c'est intéressant.
On en est revenu parce qu'aujourd'hui, on s'est rendu compte que la domestication
porte à peu près sur toutes les espèces à viande dès le début, c'est-à-dire mouton,
chèvre, bœuf, porc. Si vous lisez le livre de Daniel Helmer sur la domestication des
animaux, vous vous apercevrez que les moutons sont toujours considérés, jusque
dans les années 1970-1980, comme la première espèce domestiquée -chien excepté,
bien entendu. Autre homme de l'Antiquité, Diodore de Sicile (Ier siècle avant J.C.),
qui décrit la vie de "ces Hommes primitifs qui devaient mener une vie sauvage, se
disperser dans les champs, cueillir des herbes et des fruits des arbres, qui naissent
sans culture", donc allusion à un stade très ancien où l'Homme a été un collecteur.
Ensuite un autre stade suivra, marqué par des découvertes techniques et l'invention
des arts. On est donc dans une vision évolutive de l'histoire de l'Homme, à peine
différente de celle de Varron. Il existe une autre conception qui n'est plus ni
technique, ni économique, mais beaucoup plus philosophique, qui est plus ancienne
d'ailleurs, qu'on peut trouver déjà chez Hésiode, au VIIIe siècle avant notre ère.
Hésiode distingue un âge d'or où les Hommes vivent en compagnie des dieux, un âge
d'argent ensuite dont les sujets sont déjà moins doués et moins pieux, un âge du
Bronze aux Hommes violents, enfin l'humanité contemporaine de l'auteur, avec tous
ses défauts. Nous avons donc là la vision non plus d'une ascension mais celle d'une
chute, tandis que les auteurs latins précités défendaient une évolution positive : la
notion de progrès.
jusqu'au début de l'âge moderne, on n’a pas de base chronologique. On ramasse
beaucoup de choses, notamment des haches polies : Cartailhac a fait beaucoup de
travaux là-dessus, sur ces fameuses haches polies qu'on appelait « céraunies » et que
l'on croyait être des pierres de foudre. Les haches polies néolithiques étaient
considérées comme des projections de l'orage. On ramasse donc des lames
d'herminettes depuis l'Antiquité, mais on n’arrive pas à concevoir la Préhistoire,
Paléolithique inclus ; on n’arrive pas à concevoir une période qui soit antérieure aux
temps historiques, antérieure en fait à la création, considérée dans la tradition
chrétienne comme quelque chose de très récent. Alors, il y a quand même des curieux
qui fouillent. Il y a l'époque des cabinets de curiosité, qui durent jusqu'au XVIIIe
siècle et parfois un peu au-delà. Il y a aussi des choses intéressantes, comme la fouille
du dolmen de Cocherel, en Normandie, en 1685, publiée par Bernard de Montfaucon
(diapositive 12). Il y a des fouilles qui se déroulent aussi à Stonehenge (diapositive
13), site pour lequel on a des représentations déjà dès le XVIe siècle (1574 et 1575),
toujours un peu fantaisistes bien entendu (diapositives 14 et 15). Passons rapidement
sur les encyclopédistes, sur Condorcet, Montesquieu, Turgot, Voltaire …, qui
évoquent déjà une trajectoire évolutive de l'Humanité depuis les stades obscurs mais
qu'on ne sait pas chiffrer chronologiquement. Arrivons à la transition du XVIIIe
siècle au XIXe siècle, avec un manuscrit de Pierre Legrand d’Aucy, qui écrit un petit
fascicule sur les anciennes sépultures nationales. La notion de "gaulois" existait déjà
un peu, mais au-delà c'était le flou le plus total. Sa démarche est très intéressante:
"Dans un sujet totalement neuf, et dont par conséquent le vocabulaire n'existe pas
encore, je suis forcé de m'en faire un (il essaie de classer les sépultures qu'il considère
comme néolithiques et plus récentes) et quoique par mon droit, je fusse autorisé à
créer des mots, je préfère néanmoins adopter ce que je trouve existant, surtout
quand il me donne comme le bas breton l'espoir de représenter les anciennes
dénominations gauloises". Et l'auteur de justifier ainsi l'usage du mot "menhir" et du
mot "dolmen" (qu'il écrivait d'ailleurs "dolmin" avec un i). La classification de
Legrand d’Aucy est déjà intéressante, car elle comporte successivement, depuis les
plus anciens jusqu'aux plus récents : des caveaux composés de pierres brutes (ce sont
nos dolmens actuels), remontant à une époque où les Gaulois -ces préhistoriques on
les appelait les Gaulois- ne connaissaient pas encore de métaux mais utilisaient des
haches de cailloux. Ensuite débutent les tumulus de terre rapportée : ça peut être des
tumulus mégalithiques ou sub-mégalithiques. Ensuite des collines sépulcrales avec
du mobilier de cuivre et, enfin, des sépultures avec des objets de fer. Donc on a déjà,
autour de 1800, une classification qui n'est pas mal du tout et qui établit une
chronologie relative derrière laquelle se profile, d’ailleurs, une idée de la durée
nécessitée par une telle évolution : "Si du temps où il n'y avait que des tombeaux en
pierre brute dans lesquels ils déposaient des haches de cailloux, nous descendons
par la pensée aux temps dont je viens de tracer l'esquisse, que de milliers d'années
ont dû s'écouler". Vous voyez comment cet auteur avait une idée de la durée qui
permettait d'échelonner, de classer, ces diverses sépultures. Et Legrand d’Aucy de
14
plaider aussi pour que les dolmens soient considérés tout simplement comme des
sépultures, et non comme des tables à sacrifices où l'on égorgeait certaines victimes.
Passons rapidement les classifications faites par les auteurs scandinaves, ainsi que la
genèse de la Préhistoire en France (fouilles de Jouannet, Tournal ...). Il y a un point
cependant sur lequel il faut insister : en France, aux environs de 1830, avec l'arrivée
de la Monarchie de juillet, François Guizot s'intéresse à la politique patrimoniale, pas
simplement aux monuments préhistoriques bien entendu, mais aussi et surtout aux
châteaux-forts, aux abbayes, au patrimoine bâti, au patrimoine architectural. Il a créé
le premier poste d’inspecteur des monuments historiques, qu'il a confié à Prosper
Mérimée, qui l'a occupé entre 1834 et 1870 et qui a réalisé sur le territoire français
une série de missions qui ont intéressé notamment des sites néolithiques. Il a
d'ailleurs contribué à extirper les superstitions ou les légendes, celtiques ou autres,
qui infestaient en quelque sorte ces monuments. C'est lui qui a attiré l'attention sur
l'art du dolmen de Gavrinis, sur la Table des marchands de Locmariaquer, sur les
alignements de Carnac. Il a visité les premières statues menhirs qu'on avait
découvertes en Corse et, surtout, il a visité les hypogées d'Arles, et notamment la plus
grande, celle qu'on appelle la grotte des Fées ou épée de Roland, qui se trouve sur la
montagne de Cordes et qui était expliquée à l'époque comme un repaire de Sarrasins
(diapositive 16).
15
évidemment aux anciens habitats palafittiques. Un archéologue de l'époque,
Ferdinand Keller, a identifié ces pieux comme des supports de plateformes de
maisons, que l’on pensait alors systématiquement établies sur l'eau. Il y a eu
beaucoup de polémiques autour de ça, alors qu'aujourd'hui on sait que la plupart
d’entre elles étaient établies en bordure de lac, mais surélevées. Et d'ailleurs, dès cette
époque, ce que l'on appelait les cités lacustres sont devenues certainement les sites
néolithiques les mieux connus pratiquement de toute l'Europe occidentale, si on
laisse de côté les sépultures. En 1875, on connaissait déjà plus de 200 palafittes
(diapositive 17) : malheureusement, elles ont donné lieu de suite à de multiples
fouilles désordonnées, ce qu'on appelait "la pêche aux antiquités", les gens allaient
dans les lacs pour pêcher des antiquités et tout ça circulait, parfois dans les musées
mais souvent entre particuliers, hélas. De sorte que, petit à petit, se met en place une
forme de typologie. Il faut ici citer John Lubbock. C'est lui qui a inventé le terme de
"Néolithique", puisqu'il a fait une classification dans son livre Prehistoric Times
(1865) et qu’il a montré qu'il y avait un âge de la pierre taillée et un âge de la pierre
polie. Ça nous fait un peu sourire aujourd'hui, mais vous allez voir que ce concept de
pierre polie a eu une certaine durée. Ensuite, il y a des gens qui s'intéressent plutôt à
l'Age du bronze, comme John Evans qui, lui, a parcouru pratiquement toute l'Europe
et a amassé une collection de bronzes européens. Evidemment, Mortillet a surtout été
paléolithicien mais c'est lui qui a créé le terme de Robenhausien, terme qui renvoie à
un site néolithique lacustre suisse dont le nom fut utilisé, de manière générique, pour
évoquer le Néolithique, alors conçu comme un tout. De sorte que lorsqu'en 1859
Charles Darwin publie L'origine des espèces et affirme que sa théorie de l'évolution
vaut aussi pour les êtres humains, il n'est pas tellement en avance dans la discipline
archéologique car géologues et préhistoriens sont bien convaincus que l'Homme a
déjà une longue histoire. Un autre personnage déjà brièvement cité mérite le détour,
c'est un anthropologue qui a eu une forte influence, notamment dans le monde anglo-
saxon, sur les préhistoriens et en particulier sur les néolithiciens. Il s’agit de Lewis
Morgan, un juriste américain qui avait plaidé pour défendre dans certaines situations
les Iroquois qui se faisaient déposséder par les Blancs (diapositive 18). Il s'est
intéressé à cette culture et puis, progressivement, il a élargi son intérêt à une échelle
carrément mondiale et a donné une sorte de trajectoire de l'Humanité, qui était celle
de la plupart des auteurs de la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire des évolutionnistes,
pour qui l'histoire de l'Humanité était une longue évolution qui conduisait d'un état
naturel vers un état de plus en plus culturel ou évolué. Ça a été très contesté par la
suite mais enfin, ce qui est intéressant, c'est sa classification. Ça peut faire parfois
sourire aujourd'hui, car c'est souvent spéculatif, mais d'un point de vue
historiographique c'est intéressant. Pour lui, les temps paléolithiques
correspondaient à ce qu'il appelait la Sauvagerie ; le Néolithique, c'était la Barbarie et
puis ensuite venait la Civilisation, c'est-à-dire le monde contemporain à partir de
l'Antiquité. Alors, dans le Paléolithique il y a, en gros, le stade inférieur de l'état
sauvage (un peu comme si c'était le Paléolithique inférieur), c'est le stade de la
16
cueillette. Cela bien sûr peut être contesté car il y a déjà de la chasse, du charognage.
Le stade moyen de la sauvagerie, c'est la pêche, et le stade final, c'est la chasse.
Ensuite, la Barbarie : au début, au stade inférieur, la céramique apparaît avec
l'agriculture, au stade moyen il y a l'élevage et l'irrigation, et au stade supérieur, on
commence à connaitre les premiers métaux. Et après arrive la Civilisation, c'est-à-
dire l'alphabet phonétique, la production d'œuvres littéraires, c'est le début de
l'Histoire. Il y a une vision évolutive du développement matériel et social, inspirée par
la notion de progrès technique. En fait ce qui intéressait Morgan, c'était l'organisation
sociale, comment l'Homme avait vécu depuis ses débuts. Evidemment, c'était
accompagné de l'évolution matérielle, les deux choses sont forcément liées, mais ce
qui l'intéressait c'était l'organisation sociale, l'idée de gouvernement, les formes de la
famille, les notions de propriété et d'héritage en fonction de la parenté, c'est-à-dire
des thèmes forts encore aujourd'hui de l'anthropologie culturelle. Ce qui est
intéressant, c'est que cette vision évolutive a eu beaucoup d'influence sur les
marxistes : Morgan est mort en 1881 et en 1884 Friedrich Engels, qui a inspiré Karl
Marx, a écrit son livre L'origine de la famille, de la propriété et de l'Etat, livre dans
lequel il reprend carrément la classification, la vision évolutionniste de Morgan.
Morgan a été très critiqué, de son vivant et après sa mort. En effet, l'orthodoxie à
l'époque c'était de dire que l'Homme avait connu, dès ses origines, la famille
monogamique (un homme, une femme, des enfants). Or Morgan disait qu'au début il
n'y avait pas de mariage, mais une sorte de mariage libre et que tout le monde
copulait avec tout le monde, alors évidemment, il a horrifié ses contemporains ou
post-contemporains. Et comme il a été en quelque sorte récupéré par les marxistes, il
a été taxé de marxiste lui-même, donc pendant longtemps, il a été mis au ban par
certains anthropologues. Mais ce qui nous intéresse nous, c'est de voir en quoi il a pu
influencer certains préhistoriens, et en particulier Childe.
suivent, c'est-à-dire l'archéologie des populations qui sont désormais des populations
sédentaires, est récupérée idéologiquement par les gens qui, dans chaque pays, en
font l'histoire.. De sorte que la focale du Néolithique, et des périodes qui suivent, est
en quelque sorte orientée à l'intérieur des frontières d'un pays, et pas dans une vision
globale comme l'étaient et le sont restées souvent les études paléolithiques. C'est
l'époque où se développe rapidement la notion de groupes ethniques et de cultures
variant dans le temps et dans l'espace, pouvant à l'occasion se déplacer et enrichir un
groupe voisin. Mais ces cultures se confondent souvent avec l'histoire des peuples, et
cette notion est appelée à conforter une certaine vision de l'histoire des nations,
comme le disait déjà Jens Jacob Worsaae en 1849: "Une nation qui se respecte et qui
est jalouse de son indépendance ne peut se satisfaire de la seule considération de sa
situation présente. Elle doit aussi accorder son attention aux temps passés,
connaitre ses origines, qu'elle a dû être sa place dans le monde des nations, si elle est
autochtone ou venue du dehors, quel a été son destin, par quels moyens elle est
parvenue à son caractère et sa condition actuelle". La Préhistoire récente est donc
questionnée pour écrire la plus ancienne histoire des nations. Il y a eu des théoriciens
là-dessus, et celui dont il faut retenir le nom, c'est Gustave Kossinna, un allemand
(1858-1931), qui a fondé autour de lui l'école qu'on appelait "l'école de Berlin"
(diapositive 19). Kossinna a développé un concept qui est encore opératoire
aujourd'hui, qu'on utilise encore, celui de "culture archéologique". Qu'est-ce qu'on
appelle une "culture archéologique"? Au fond, c'est un agrégat de marqueurs culturels
spécifiques. Jusqu'à présent, l'histoire de la Préhistoire s'était faite autour de la
notion très large d'évolution technique, mais là, on en arrive réellement à la notion de
culture, et on entre alors dans l'ère du culturalisme qui va durer très longtemps en
archéologie, et qui d'une certaine façon dure toujours puisque, aujourd'hui encore, en
archéologie préhistorique, nous définissons des "cultures". La multiplication des
recherches et la masse des matériaux accumulés depuis une bonne moitié de siècle,
permettent alors d'aller plus loin dans la reconnaissance de spécificités régionales,
voire nationales ou internationales. Un bon exemple en est fourni par le fameux
Campaniforme (diapositive 20) , avec ses vases campaniformes (en forme de cloche)
ou caliciformes (en forme de calice, qu'on appelait à l’époque les coupes à boire). En
1901, Lord Abercromby, un des premiers grands archéologues britanniques, appelait
ces vases Bell-Beaker pour calquer le terme anglais sur le vocabulaire allemand qui
les désignait sous le nom de Becher et le vocabulaire français qui les désignait déjà
comme caliciformes ou campaniformes, ce dernier terme emprunté aux Espagnols,
d'ailleurs. Rapidement, quand on a eu identifié ces vases et qu'on a vu qu'ils
s'étalaient sur de grandes régions en Europe, on s'est aperçu que ces récipients
étaient souvent associés à des poignards de cuivre, à des brassards d'archer, à des
parures en or, et on a pensé que ces gens-là correspondaient à un véritable peuple.
Donc, vous voyez, l'équation qui s'est formée à cette époque-là (qui a bien
évidemment été dénoncée par la suite), disait tel style céramique = un peuple = une
culture, et ces notions vont évidemment durer pendant longtemps en Préhistoire.
18
Cette assimilation des cultures préhistoriques à des peuples a pu entrainer des
dérapages. Le cas le plus tragique, c'est le fait que les idées de Kossinna lui-même ont
été récupérées par l'idéologie nazie. Une partie de l'idéologie nazie s'est appuyée sur
l'idée que, à certaines époques du Néolithique ou de la Protohistoire, certaines
cultures, qui avaient leur noyau essentiel dans l'Allemagne actuelle, avaient pu
connaitre des sortes de diffusion plus ou moins fortes dans deux directions, à l'Est
comme à l'Ouest, en Europe. L'idéologie nazie s'est appuyée là-dessus pour dire :
"Notre histoire montre bien que, dès les origines, les peuples germaniques occupaient
un espace européen très vaste, donc nous ne faisons que retrouver quelque chose qui
a déjà existé dans le courant de la plus lointaine histoire du continent".
car ce dépôt date de la deuxième ville de Troie qui remonte, en gros, à 2500 avant
notre ère: il a commis un gros anachronisme. Sur la photo vous pouvez voir son
épouse qu’il a parée de tous les bijoux. Il l'a regardé et il a dit : "Hélène !", il croyait
voir l'Hélène de la légende, la femme de Ménélas, qui avait été enlevée par les
Troyens, ce qui avait déclenché la guerre de Troie. Refermons cette parenthèse en
évoquant le livre écrit par Olga Polychronopoulou, dont on ne peut que conseiller la
lecture et qui s'appelle Archéologues sur les pas d’Homère, dans lequel elle dit : « Si
vous, archéologues, vous trouvez un site en Grèce qui n'a pas d'histoire, vous aurez du
mal à obtenir des crédits pour le fouiller mais si vous trouvez un site qui peut se
raccrocher à la guerre de Troie, à L'Iliade et L'Odyssée, donc à des choses
complètement mythiques, là vous aurez des chances d'obtenir des crédits ». Parce
que la séparation entre l'archéologie scientifique et le mythe pèse encore lourd, même
inconsciemment, chez certains décideurs. Vous voyez ici le cercle A de Mycènes
(DIAPOSITIVE 22), dans lequel il y avait les fameuses tombes de ces "rois"
mycéniens, qui n'étaient probablement pas des rois d’ailleurs parce que, pour qu'il y
ait un roi, il faut une structure verticale avec le palais et cela, ça ne viendra qu'après.
Il s’agit en quelque sorte d’une zone de tombes de personnages peut-être importants
mais qui n’étaient pas des rois, qu'on peut dater vers 1600 avant notre ère. Ce cercle
A avec ses sépultures a ensuite été enfermé secondairement dans l'enceinte qui
englobait la ville avec le palais, c'est-à-dire au cours d'une étape plus récente. Donc ce
qu'avait fouillé Schliemann, c'est quelque chose qui était plus ancien, avec toutes ces
épées extraordinaires qu'on peut voir au musée d'Athènes (diapositive 23), avec ce
qu'il appelait les masques des rois, notamment le plus grand : lui cherchait
évidemment les rois grecs et il croyait avoir trouvé Agamemnon (diapositive 24).
Schliemann avait lu l'Iliade et l'Odyssée et il voulait retrouver les lieux de L'Iliade et
L'Odyssée en fouillant ces villes mythiques.
Vous avez tout un contexte qui fait qu'il y a un éblouissement qui se produit en
Europe, autour de ces cultures-là. Cela conforte les gens qui pensent que la
civilisation européenne, et d'abord la civilisation néolithique, est issue d'une certaine
façon d'influences venues depuis l'Orient, depuis la Méditerranée orientale. Mais il y
a ceux qui résistent. L’un n’est autre que Salomon Reinach. Il a publié dans
l'Anthropologie des articles repris ensuite dans un ouvrage, Le mirage oriental, qui
défendait bec et ongles l'idée que l'Occident n'avait pas eu besoin de l'Orient pour se
développer progressivement, et qu'au fond l'Occident ne devait rien à l'Orient. Il
dénonçait les exagérations auxquelles donnaient lieu les soi-disant influences venues
de l'Est, et il défendait par exemple l'origine autochtone de la civilisation mycénienne,
telles que l'ont révélée les fouilles de Schliemann. Il y a quand même un avatar de
cette situation, de ces guerres, entre orientalistes et occidentalistes qu'il faut que vous
connaissiez, même si ça présente un caractère tout à fait anecdotique : la fameuse
affaire de Glozel.
20
L’affaire
Glozel
En 1924, dans l'Allier, à Ferrières-sur-Sichon exactement, un jeune paysan de 17 ans,
Emile Fradin, cultive son champ et, en labourant, son attelage s'enfonce dans une
espèce de trou, de fosse, dont il retire des objets tout à fait bizarres. Il fait ensuite des
fouilles avec un docteur de Vichy, le docteur Antonin Morlet. Fait étrange, ces objets
se rapportent plus ou moins à toutes les périodes de la Préhistoire : il y a des espèces
de harpons magdaléniens ou pseudo magdaléniens (diapositive 25), il y a des espèces
de contours découpés ((diapositive 26) mais parfois, sur certains, il y a des écritures,
il y a des choses qui ne pouvaient pas marcher ensemble. Il y aussi des céramiques :
celui qui les a façonnées les a modelées en leur donnant un aspect très archaïque, très
primitif, pour montrer qu'elles étaient anciennes. Mais ensuite il leur a donné une
décoration, « des yeux » (diapositive 27), qui n'est pas une décoration des débuts du
Néolithique, mais qu'on retrouve aux quatre coins de la Méditerranée, à Los Millares
au troisième millénaire, à Troie Hissarlik également au troisième millénaire, et en
plus il y a une écriture (diapositive 28). Donc en réalité c'est complètement
abracadabrant, car cela mobilise sur un même objet trois temps complètement
distincts de l'histoire des Hommes, puisque vous avez un récipient qui, par son allure,
devrait être très archaïque, donc remonter aux débuts de la fabrication de la
céramique, une ornementation qui caractérise plutôt le Bronze ancien en Egée et le
Chalcolithique en Occident, et puis une écriture énigmatique. Et à coté il y a les
fameuses plaquettes gravées, qui ne ressemblent à rien, mais qui, pour certains
spécialistes de l'époque, pouvaient ressembler à quelque chose. Donc on a comparé
leurs écritures aux textes de certaines langues orientales et, plus récemment, on les a
analysées par informatique, et on s'est aperçu que ça ne pouvait rimer à rien, en
définitive. Donc, il y a un bric-à-brac d'anachronismes mais ça a entraîné une espèce
de guerre intellectuelle entre spécialistes. Tout de suite, la plupart des préhistoriens
ont déclaré qu'il s'agissait d'un faux: parmi ces préhistoriens, il y a avait Vayson de
Pradenne (il connaissait les faux, il a fait un livre là-dessus), Denis Peyrony, le
fouilleur des Eyzies, Marcelin Boule, le comte Begouën. Mais d'autres, et non des
moindres, défendaient l'idée que Glozel était authentique. Il y avait évidemment
Salomon Reinach car Glozel confirmait ses théories: il disait qu'il y avait eu une
écriture née en Occident, donc Glozel était la démonstration que l'Occident n'avait
pas eu besoin de l'Orient pour connaitre la céramique, l'écriture. Mais il y avait
également Arnold Van Gennep, le folkloriste bien connu, certains géologues comme
Charles Depéret, Emile Espérandieu, qui était un grand épigraphiste et qui croyait la
découverte authentique. Il y a eu des controverses, des commissions de contrôle.
Henri Breuil n'a pas été trop clair là-dessus, car il a raconté que c'était probablement
authentique, mais que c'était exotique. Je dirais que, d'un point de vue nationaliste,
Glozel ne nous a pas fait beaucoup de réclame, car la revue Antiquity a publié
plusieurs articles en disant que les Français voulaient à tout prix faire la
démonstration que tout était né chez eux, la céramique, l'écriture. Il peut donc y avoir
des dérapages en archéologie autour de la question des origines. Une petite anecdote
21
sur Glozel, plus récente, mérite elle aussi d’être contée. Il y a toujours eu des pro-
glozéliens, des gens qui ont toujours cru sincèrement que Glozel était authentique.
Vous avez eu à un moment un mouvement qui s'appelait "la Nouvelle droite", qui
citait Glozel comme une référence pour montrer que l'Occident ne devait rien à
l'Orient. Il faut savoir aussi que le Néolithique vient d'Orient, il est né en des lieux qui
sont aujourd'hui la Turquie, la Syrie, le Liban, Israël, la Jordanie, mais admettre,
idéologiquement, que nous sommes quelque part les descendants d'une culture qui
est née au Proche-Orient, dans les pays arabes, certains ne pouvaient pas l’accepter.
Michel Poniatowski, un ancien ministre de Valéry Giscard d’Estaing est l’auteur d’un
livre qui disait que les racines de l'Occident étaient en Occident, qu’il ne fallait pas les
chercher ailleurs. Mais il y a bien sûr eu aussi des gens sincères. Un autre point est
intéressant également d'un point de vue historiographique : il y a des gens qui
pensent qu’il existe une science officielle, que les chercheurs professionnels peuvent
éventuellement représenter, et qu'à coté il y a une science qui se fait en parallèle, par
des amateurs, des gens qui sont plus libres, mais que la science officielle cadenasse,
cantonne, empêche de s'exprimer. Donc vous avez des gens qui ont toujours pensé
que Glozel était authentique et que c'était la science officielle qui avait mis de côté
cette découverte, parce que le découvreur était un pauvre petit paysan du coin, et que
le docteur Morlet, médecin de Vichy, n'avait jamais percé en archéologie. En 1983,
après que la gauche soit passée, les pro-glozéliens sont allés voir Jack Lang, alors
ministre de la culture, en lui disant: « La science officielle a étouffé l'affaire Glozel, il
faut que la gauche, qui aime la culture, fasse renaître l'affaire et qu'on certifie
définitivement que cette histoire est vraie ». Et on a demandé à J. Guilaine de diriger
une équipe de fouilles à Glozel : il a constitué une équipe au -dessus de tout soupçon,
avec Pierre Pétrequin, Jean-Pierre Daugas, Jean-Philippe Rigaud et d’autres, et ils
ont fait des fouilles de contrôle à Glozel. Ils n’ont rien trouvé, mis à part deux tessons
de céramique collés l'un à l'autre, collés récemment bien entendu, ce qui prouve qu'il
y a des manipulations diverses. On a quand même refait des datations, parce que ces
fameuses plaquettes écrites, qui avaient été datées par thermoluminescence, avaient
donné des dates au départ assez anciennes et un chercheur danois, H. Mejdhal, avait
dit alors que les officiels avaient pu se tromper. Donc on a fait refaire des datations
là-dessus et on a trouvé des choses abracadabrantes, qui allaient du IIe siècle avant
notre ère au XXe siècle de notre ère, d'où évidemment suspicion générale sur ces
objets. On a quand même fait classer la collection en 1984, car même s’il s’agit de faux
ils ont une valeur historiographique importante. Une autre anecdote à propos de
Fradin, qui vient de mourir à l’âge de 103 ans. Quand il a eu 100 ans, le sous-préfet de
Vichy a écrit à J. Guilaine en lui disant : "Je sais que vous avez dirigé des fouilles de
contrôle, mais maintenant Mr Fradin est centenaire, tout ça s’est calmé, est-ce que
vous accepteriez de venir pour fêter ses cent ans ?" J. Guilaine n’a évidemment pas
voulu y aller et, à la question que lui posait le sous-préfet à propos de l’authenticité de
Glozel, il lui a répondu que c'était, pour lui, un faux grossier. Fradin est décédé et
Glozel est passé aux oubliettes, mais il ne faut pas oublier que cela a été à un moment
22
une affaire d'état, parce qu’on a mis Fradin en prison, que celui-ci a porté plainte
contre la Société préhistorique française qui, malgré un très bon avocat, maître
Maurice Garçon, a perdu le procès. Vous voyez jusqu'où ont pu mener les débats
entre occidentalistes et orientalistes.
végétale -blé, orge, etc. Mais cet ouvrage est surtout intéressant pour les sépultures,
car la documentation est beaucoup plus fournie. Il bénéficiait déjà d'une
documentation conséquente, par exemple pour les hypogées que le baron de Baye
avait mis au jour dans la Marne, ou encore celle recueillie dans les hypogées d’Arles
par Cazalis de Fondouce. Il disposait ensuite des mégalithes bretons, qui étaient déjà
étudiés par un certain nombre d'amateurs. Il avait alors une sorte de débat à propos
des tendances universelles du mégalithisme. Cette illustration (DIAPOSITIVE 31) qui
établit une sorte de cartographie du mégalithisme mondial (mais où tout est
confondu, toutes les époques, partout où il y a de grands tombeaux en pierre), a été
réalisée par un auteur qui s'appelait Grafton Elliot Smith. Il avait travaillé en Egypte
et était obnubilé par les pyramides et par le prédynastique égyptien. Il pensait que
l'Egypte avait été le centre de création mondial du mégalithisme, et à partir de là,
vous le voyez, il a mis les flèches un peu dans tous les sens et mis sur la même carte
des choses qui sont en fait beaucoup plus anciennes que les pyramides égyptiennes,
des choses qui sont contemporaines, et des choses qui sont tout à fait d'époque
récente puisque il y a un mégalithisme sub-contemporain dans certaines régions du
monde, à Madagascar par exemple, et encore actuellement dans certaines îles des
Philippines. Il y avait à l'époque de Cartailhac un auteur, le baron de Bonstetten, qui
pensait que les mégalithes devaient être raccrochés à un peuple spécifique qui s'était
promené à travers le monde et qui avait exporté un peu partout l'idée mégalithique.
Cartailhac a dit que cela ne tenait pas debout, il était déjà polygéniste, comme on peut
le voir dans cette citation " Le problème des monuments mégalithiques est
exactement celui de cette civilisation avancée qui devint presque universelle et qu'on
appelle Néolithique. Est-elle arrivée dans nos pays avec des races ou des
populations nouvelles? S'est-elle répandue par influence de proche en proche? Nous
n'avons aucune réponse à faire à ces questions. La vérité est probablement dispersée
dans tous les systèmes et ce qui est vrai pour une contrée est peut-être inexact pour
une autre ". Le travail de Cartailhac, pour cette époque-là, est déjà très pertinent, et
d'ailleurs, quand Déchelette publie en 1908 le premier tome de son Manuel
d'archéologie, consacré à la Préhistoire -ce n'est sans doute pas le meilleur, les tomes
sur la Protohistoire, sur l'âge du Bronze et l'âge du Fer sont plus satisfaisants- il
emprunte souvent à Cartailhac.
la poterie, et Mortillet, la même année, dans la même revue des Etudes anciennes,
avait publié un article sur les vases supports, (« Supports de vases néolithiques »,
Revue de l’Ecole d’Anthropologie). Donc il y a chez Déchelette des nouveautés qu'on
n’avait pas chez Cartailhac : Déchelette s'intéressait à la céramique, et on voit dans
son Manuel des développements nouveaux, par exemple sur le Rubané, sur les
caliciformes ou les campaniformes, sur la céramique polypode. Surtout il parle de la
céramique de Chassey en citant les travaux du Dr Loydreau sur le site éponyme de
Chassey, dont il rapproche en particulier les vases supports de ceux trouvés dans
l'Ouest de la France. Il y a déjà un intérêt pour la céramique néolithique qui paraît
tout à fait intéressant. Un autre problème qui se posait à l'époque, on l’a vu à propos
de Cartailhac, c'est que la transition entre les cultures de chasseurs-cueilleurs, les
cultures paléolithiques, et les cultures du Néolithique, était problématique : on parlait
évidemment d'invasion pour montrer comment les chasseurs-cueilleurs avaient été
en quelque sorte remplacés par les civilisations d'agriculteurs. Le problème en débat
à ce moment-là, c'est le fameux hiatus du Mésolithique, qui pouvait séparer les
civilisations du Paléolithique des civilisations néolithiques. Entre temps,
évidemment, des progrès ont été faits. C'est d'une part les fouilles d’Edouard Piette au
Mas d'Azil (1880-1890), puisqu'au dessus de l'Azilien, Piette avait trouvé une couche
à escargots, une couche à Helix, qu'il appelait l'Arizien, du nom de l'Arize, la rivière
qui passe au Mas d'Azil. Il avait trouvé là des éléments pour essayer d'expliquer le
passage du Paléolithique au Néolithique, à travers une présence humaine à laquelle
se trouvait associée une faune de type tempéré. Sensiblement au même moment,
étaient par ailleurs arrivés sur le marché les travaux qui avaient été faits au Campigny
en Normandie, les fouilles de 1897 sous la direction de Gabriel de Mortillet, d’Ault-
du-Mesnil, Louis Capitan, Philippe Salmon et Gustave Fouju, puis la publication en
1901 par Fouju (« Fouilles au Campigny », Bulletin de la Société Normande d’études
préhistoriques). On pensait que le Campignien, c'est-à-dire ces industries
macrolithiques, pouvait combler cet espèce de hiatus existant entre le Paléolithique et
le Néolithique. Le Campignien va déclencher toute une série de travaux, en particulier
les travaux de Louis-René Nougier, le premier professeur titulaire d’une chaire
d'archéologie préhistorique à Toulouse, mais ces problèmes autour du Campignien
soulèveront des débats sans fin parce que Nougier, et d'autres avant lui, pensait qu'il
s'agissait d'une véritable civilisation alors qu'en fait il ne s'agit, la plupart du temps,
que d'un système technique adapté à certaines conditions environnementales. Ce
qu'il faut aussi retenir de Déchelette, c'est qu'il a été franchement diffusionniste. Il
s'est beaucoup inspiré des travaux de Montelius en particulier, il était dans la lignée,
on va le retrouver avec Childe, des gens qui pensaient que toute invention nouvelle,
toute avancée technique trouvait forcément ses racines au Proche et au Moyen-
Orient. Alors, il a commis quelques bévues : par exemple, pour le Campaniforme, qui
est une culture qui concerne essentiellement l'Europe occidentale, mais aussi
l'Europe centrale et l'Europe du Nord en partie seulement, il attribuait l'origine du
Campaniforme à l’Orient. Il était influencé par exemple par ces fameux vases du
25
Tasien, en Egypte, qui sont des vases tulipiformes, très décorés. Il était également
influencé par des vases à surfaces peintes du Proche et Moyen-Orient. Donc le
diffusionnisme engendrait aussi certaines bévues. Sur cette illustration
(DIAPOSITIVEs 35 et 36) vous voyez des vues, extraites du Manuel de Déchelette, de
la céramique chasséenne: on reconnaît des cordons multiforés, des anses en flûte de
pan et la céramique gravée de type Chassey. Cette céramique gravée, Déchelette
l'avait observée à la suite des fouilles du Dr Loydreau, qui avait attiré l'attention là-
dessus. Déchelette avait rapproché cette céramique gravée des céramiques de Matera,
dans le Sud de l'Italie. Et après lui, pendant longtemps, des gens ont pensé qu'il y
avait un continuum géographique entre la céramique de Matera, les céramiques
gravées qui apparaissent en Italie du Nord dans la culture des Vases à bouche carrée
et le Chasséen. J. Arnal lui-même, dans les années 1950-1960, avait fait un papier très
intéressant, en montrant que, peut-être, les vases supports chasséens pouvaient
trouver leur origine dans les socles décorés, les pieds décorés de céramique gravée,
que l'on trouve dans la culture des Vases à bouche carrée d'Italie du Nord
(« Hypothèses de travail sur l’origine des vases-supports français », Revue
archéologique de l’Est et du Centre-Est, n°29-30, 1957). J. Guilaine, qui a longtemps
travaillé en Italie du Sud, a lui aussi traité de cette question dans les Mélanges
« Autour de Jean Arnal », et il montre, en fait, que les céramiques décorées, gravées
d’Italie du Sud sont quand même nettement plus anciennes, qu’elles s'intègrent dans
la seconde moitié du sixième millénaire, que celles d'Italie du Nord sont plus récentes
et celles du Chasséen plus récentes encore, avec peut-être des chevauchements
partiels, tout cela n'étant pas encore très clair ni très fixé du point de vue
chronologique. Alors il y a un point sur lequel le diffusionnisme de Déchelette
s'exprime fortement, c'est le problème des spirales: il prend la spirale comme un
motif oriental qui se serait transmis à l'Occident. Il constate que, effectivement, il y a
des spirales dans le Mycénien, comme on le voit par exemple (DIAPOSITIVE 39) sur
cette stèle bien connue du cercle A de Mycènes. Il observe aussi qu'en Orient il y a des
spirales, qu'il y a ensuite sur le chemin qui mène à l'Occident également des motifs
spiralés, par exemple ces motifs spiralés qui caractérisent certains piliers des temples
de Malte (DIAPOSITIVE 40). Et puis, vous retrouvez des spirales dans des mégalithes
irlandais, notamment celui de Newgrange (DIAPOSITIVEs 42 et 43). Entre
parenthèses, on voit la restauration un peu choc qui en a été faite et qui a donné lieu à
beaucoup de discussions, mais qui donne une assez bonne idée en particulier de
l'envergure du monument, de ce que pouvait présenter un monument mégalithique -
parce qu'en général on les trouve ouverts ou à l'état de ruine-, et puis cette sorte de
coloration qui est donnée par l'usage à la fois de pierres blanches et de pierres noires
ou grises qui sont insérées dans la construction du tumulus. Alors, tout autour de
Newgrange, vous avez des spirales gravées et donc Déchelette voyait une sorte de
propagation de ce type d'ornementation, depuis l'Orient jusqu'en Occident, et cela le
confortait en quelque sorte dans ses perspectives diffusionnistes.
26
Childe
:
une
esquisse
Vere Gordon Childe (1892-1957) était d'origine australienne (diapositive 45). Childe,
c'est le nom du père ; Gordon, c'est le nom de famille de la mère. C'est le fils du
second mariage d'un pasteur, recteur de l'église St Thomas, et qui a été élevé dans un
milieu religieux et conventionnel, et c'est probablement, pour la première partie du
XXe siècle, le personnage le plus emblématique du Néolithique européen, voire au-
delà. Alors ce gourou, qui a été professeur à Edimbourg avant d’être nommé à
l'Institut de Londres et sur lequel on a beaucoup écrit, est décrit comme un homme
curieux. Stuart Piggott, qui a été son élève, décrit Childe en des mots qui sont
d'ailleurs assez provocateurs: "Il était très laid, c'était un Australien -vous voyez déjà
que dans le Commonwealth, il pouvait y avoir des différences-, c'était un marginal,
ce n'était pas un homme de terrain, c'était un piètre fouilleur". Rappelons quand
même au passage que Childe a été l'auteur de l'une des plus belles fouilles
européennes en matière de Néolithique, qui est celle de Skara Brae dans les
Orcades… Piggott ajoute qu'il n'était pas très doué pour enseigner -alors qu'il a été
successivement professeur à Edimbourg et professeur à Londres, qui étaient des
chaires tout à fait prestigieuses, surtout celle de Londres. Mais cette série
d'affirmations restrictives s'achève par le plus beau des compliments: "Il fut le plus
grand préhistorien britannique et probablement du monde". Il y a peut-être un peu
d'exagération nationaliste derrière. Si, vers la même époque, vous aviez demandé à
un Français qui était le plus grand préhistorien du monde, il vous aurait répondu :
"L'Abbé Breuil" bien entendu, donc il faut toujours mettre des bémols à ces
affirmations, à ces superlatifs. Alors Childe fait ses études en Australie, à Sidney, puis
il est venu en Angleterre, à Oxford, dès 1914, pour faire à la fois des études de
philologie classique et d'archéologie préhistorique. L'archéologie était peu enseignée
à ce moment-là. Grahame Clark dit, qu'en archéologie, il fut surtout un autodidacte.
Il faut dire que les cours que l'on pouvait recevoir à l'époque en archéologie
préhistorique devaient être assez légers. Il a fait surtout des études classiques et il a
été très influencé par les anthropologues évolutionnistes de la fin du XIXe siècle,
notamment Edward Burnet Taylor et Lewis H. Morgan. Après ses études, il est
revenu en Australie, il s'est occupé un peu de politique, il a été un temps secrétaire du
parti travailliste de la région New south Wealth, et à la victoire de celui-ci, on a
projeté de le charger de mission en Angleterre pour mieux faire connaitre les
positions du Labour, du parti travailliste australien, en Angleterre, et en donner une
image plus valorisante que celle qui apparaissait dans la presse britannique, qui était
conservatrice, et donc on voulait qu'il prenne contact avec les mouvements socialistes
européens. Il partit alors à Londres mais, manque de chance, entre temps, le Labour
perdit les élections en Australie et donc il fut relégué à un petit poste. Déçu par la
politique, il la quitte définitivement en 1922. Il s'était lié d'amitié pendant son séjour
à Oxford avec Rajani Palme Dutt, moitié indien, moitié suédois, qui devait devenir
plus tard l'un des membres fondateurs du parti communiste britannique. Childe a
toujours manifesté de la sympathie pour les idées marxistes, on pourrait même dire
27
une certaine admiration pour les théories communistes, ce qui l'a parfois un peu
marginalisé au sein de sa profession, au sein du cercle de ses collègues. C'est vers
1920 que Childe, qui tout au long de ses études avait marqué un goût identique à la
fois pour la philosophie politique et pour l'archéologie préhistorique, décide de se
consacrer pleinement à l'archéologie préhistorique. Il travaille pendant quelques
temps au British Museum, puis à la bibliothèque du Royal Anthropological Institute
et il profite de ces années pour voyager. Il voyage beaucoup en Europe centrale, d'où
il ramène une grosse documentation qui va lui servir, évidemment, pour écrire la
première version de l'Aube de la civilisation européenne. Il remarque vite la
différence qu'il y a entre l'agriculture occidentale, celle des managers, des fermiers,
du monde mécanisé de l'Europe de l'Ouest, et les techniques encore rudimentaires,
encore très traditionnelles, de l'Europe centrale et de l'Europe du Sud-Est. Alors
évidemment, dans L'Aube de la civilisation européenne, il essaiera de traduire ces
choses-là.
sur le développement de la civilisation européenne, et les orientalistes -dont étaient
Childe, Déchelette, Montelius, etc.-, qui eux pensaient que les choses avaient d'abord
bougé en Orient et puis s'étaient propagées insensiblement en Occident. En même
temps, il était orientaliste mais il reconnaissait que l'Europe avait su créer des choses
originales, autrement dit que, de temps en temps, on avait des cultures qui étaient
des cultures spécifiquement européennes, qui ne devaient pas grand-chose au
Proche-Orient. Il faut dire qu'il rencontrait un peu, par moment, les idées de
Kossinna, cet archéologue allemand qui vantait, qui flattait le développement des
peuples, et notamment des peuples germaniques, et qui pensait qu'une partie de la
civilisation européenne, en liaison notamment avec ce qu'on appelait les langues
indo-européennes, n'avait pu naître qu'en Europe, et notamment en Europe du Nord.
Kossinna était un occidentaliste mais, en même temps, il était pangermaniste d'une
certaine façon, dans la mesure où il mettait en Europe du Nord et en Allemagne les
origines des langues européennes, qui s'étaient ensuite secondairement fragmentées
pour donner naissance aux langues de l'Antiquité et au-delà. De sorte que, comme
lui-même s'était intéressé à la philologie, un an après L'Aube de la civilisation
européenne Childe publie en 1926 un autre ouvrage qui s'appelle Les Aryens. Une
Etude sur les origines indo-européennes. Là, il a eu l'idée d'associer l'archéologie et la
philosophie comparée. Tout cela l'avait conduit à estimer qu'une série de populations
parlant des langues voisines avaient conquis, vers la fin du Néolithique, la plus
grande partie de l'Europe, ce qui avait favorisé une certaine forme d'unification
culturelle. Au fond, au début du Néolithique, l'Orient aurait été décisif dans les
processus de néolithisation du continent, mais ensuite l'Europe aurait repris le dessus
et se serait un peu affranchie de ces influences orientales, qui avaient en quelque
sorte déterminé sa physionomie culturelle au cours du Néolithique. Il n'était pas tout
à fait d'accord avec Kossinna, puisque Kossinna voyait dans l'Europe du Nord, et
dans l'Europe germanique essentiellement, l'origine des langues indo-européennes,
alors que Childe la mettait plutôt (c'est une thèse qui est restée classique), dans
l'Europe du Sud-est ou dans les steppes de l'Asie du Sud-ouest. Donc, au fond, il
restituait à l'Europe une partie de son destin. Il faut savoir aussi qu'en 1926, quand il
a publié cet ouvrage, cette assimilation entre Aryens et indo-européens était assez
proche de celle défendue par Kossinna, sauf que le foyer n'était pas au même endroit.
Mais le fait d'intervenir dans cette problématique a très rapidement gêné Childe,
parce que c'était l'époque de la montée du nazisme, et vous savez que les thèses de
Kossinna ont été récupérées par le Troisième Reich, Kossinna faisant de l'Allemagne
une sorte d'épicentre des langues indo-européennes et, évidemment, les idéologues
du Troisième Reich ont repris les idées de Kossinna, en montrant que le berceau de
l'Europe c'était l'Allemagne, ce qui les arrangeait car cela légitimait leurs prétentions
expansionnistes. Childe s'est vite trouvé en porte-à-faux dans cette histoire et, dans
ses écrits ultérieurs, il a abandonné le thème des Aryens, des indo-européens, et il a
redonné au Proche-Orient tout l'intérêt qu'il lui avait un peu retiré en écrivant ce
29
dernier livre : il n'est d’ailleurs guère plus revenu sur cette question-là, parce qu’elle
était un peu dangereuse dans le contexte politique de l’époque.
évoluer vers des stades supérieurs, c'est-à-dire l'Egypte et la Mésopotamie. Malgré
tout, il n'ignorait pas l'intérêt que pouvait présenter un secteur comme celui de la
Palestine et si on regarde les tableaux chronologiques qu'il fait de l'époque, il met
plus ou moins en concomitance la Mésopotamie, l'Egypte et la Palestine, bien que ce
qui passe dans cette zone n'était pas encore très bien connu à cette époque-là (le
Néolithique précéramique n'était pas identifié, il n'a été connu, pratiquement bien
défini, qu'avec les travaux de Miss Kathleen Kenyon dans les années 1950). Pour
Childe, il y avait des endroits plus dynamiques, c'était la Mésopotamie et c'était
l'Egypte. Il a aussi dans L'Orient ancien dressé un tableau de ce qui se passait dans la
vallée de l'Indus. Au fond, il y avait trois centres de ce qu'il appelait la "révolution
urbaine": l'Egypte, la Mésopotamie, la vallée de l'Indus, et il pensait que c'était par là,
dans ces secteurs, qu'il fallait retrouver les origines du Néolithique, c'est-à-dire
remonter par une sorte d'analyse régressive à des temps plus anciens. S'agissant de
l'agriculture, il pensait qu'il y avait deux types d'agriculture. D'abord, l'agriculture
itinérante sur brûlis de forêts, qui a longtemps servi à expliquer le déplacement des
civilisations danubiennes néolithiques : autrement dit, on cultive, on retourne la terre
à l'aide d'une houe, d'un bâton à fouir rudimentaire, on sème, on recueille la récolte.
Mais comme les terrains ne sont pas mis en jachère, qu'il n'y a pas un système
d'assolement, les rendements baissent rapidement, au bout de quelques temps les
sols sont épuisés, il faut aller ailleurs. Donc cette agriculture est itinérante, elle est
mobile, ou elle n'est fixe que pendant un laps de temps relativement court. Ce modèle
sera repris d'ailleurs par Clark dans L'Europe préhistorique, les fondements de son
économie, publié chez Payot en 1952. Et Childe fait observer qu'il y a un deuxième
type d'agriculture, c'est l'agriculture sédentaire, qui caractérise l'Egypte, la
Mésopotamie et l'Indus. C'est une agriculture sédentaire qui peut se pratiquer dans
les zones où il y a des torrents, des rivières, qui abandonnent des limons à la suite de
crues, qui sont des limons très fertiles : ce qui est le cas de l'Egypte, ce qui peut être
le cas de la Mésopotamie et de l'Indus. C'est dans les zones où il y a ces grands fleuves
qui ont des crues et donnent des épandages de limons très fertiles qu'on peut trouver
d'emblée une agriculture sédentaire. Donc vous voyez cette opposition: la première
agriculture est sédentaire en Orient et au contraire, dans les régions européennes, elle
est itinérante.
deviennent des régions tempérées et, par contre, une plus grande aridité caractérise
les régions précédemment arrosées : autrement dit il y a une translation Sud/Nord de
l'humidité. C'est là qu'il en arrive à développer sa fameuse théorie dite "des oasis".
Dans ces régions précédemment arrosées, on va vers des conditions de plus en plus
arides. Evidemment les populations, mais aussi les animaux, les plantes, se
regroupent autour des points d'eau, et c'est de cette promiscuité entre plantes,
animaux, et population, que va naître la domestication. Voilà un passage de Childe,
qui ne manque pas de lyrisme pour expliquer la domestication animale: "Les
herbivores, en quête de nourriture et d'eau, se pressaient autour des sources et près
des cours d'eau en déclin, se groupant dans ce qui devait former un jour les oasis,
mais ils se trouvaient ainsi plus exposés que jamais aux attaques des bêtes de proies,
les lions, les léopards, les loups, rôdant eux aussi en quête d'eau dans les parages.
Les carnivores représentaient également une menace accrue pour les humains, les
mêmes causes obligeant les chasseurs-collecteurs à s'agglomérer dans les vallées et
auprès des sources. Le commun effort pour échapper au terrible effet de la
sécheresse établit alors une sorte de solidarité entre le chasseur et sa proie. Si celui-
là s'adonne aussi à la culture, il a quelque chose à offrir aux herbivores affamés, et
les chaumes laissés par les récoltes constituent les meilleures pâtures de l'oasis. Une
fois sa moisson rentrée, le cultivateur peut tolérer que des bovins sauvages ou des
mouflons à moitié morts de faim empiètent sur les parcelles qu'il cultive. Certaines
bêtes sont trop affaiblies pour fuir, trop décharnées pour qu'il vaille la peine de les
abattre. Ces circonstances permettent à l'Homme d'étudier leurs mœurs, il s'efforce
de chasser les lions et les loups qui les menacent, et peut même leur offrir quelques
surplus de ses greniers. De leur côté, les bêtes s'apprivoisent et s'accoutument au
voisinage de l'Homme". Plus loin : "L'aridité croissante fut l'occasion pour le
cultivateur de s'attacher non seulement de jeunes animaux isolés, mais les rescapés
de troupeaux entiers où se trouvaient représentés les deux sexes et tous les âges. S'il
s'avise du parti à tirer de ces groupes assemblés en lisière de son campement et qui
constituent une véritable provision de gibier à domicile, l'Homme est sur le chemin
de la domestication". En fait, cette théorie, il ne l'a pas inventé, il l'a lui-même
empruntée à un chercheur, Raphaël Pumpelly, qui avait écrit un ouvrage sur le
Turkestan, publié en 1908, dans lequel cet auteur développait également ces sortes de
regroupements autour des oasis, à la fois des populations humaines mais aussi des
animaux et de la flore.
coquillages : il est au courant de ces échanges qui se produisent dans les Balkans,
notamment à propos des parures, des bracelets en spondyle. Ce qui est intéressant,
c'est qu'il y a là une espèce de contradiction entre une sorte d'autarcie alimentaire et,
en même temps, une certaine dépendance externe à propos des matériaux
nécessaires à l'organisation de la production. On peut dire que ce problème n'est de
nos jours encore pas tout à fait résolu car aujourd'hui l'archéologie ne cesse de
mettre en évidence des échanges depuis le début du Néolithique et même avant, mais
le problème de la transmission, des échanges de biens consommables, au niveau
alimentaire, reste encore posé. Un autre point sur lequel Childe a insisté pour
expliquer l'apparition des civilisations agro-pastorales, outre la part essentielle du
climat, c'est celle du milieu, de ses potentialités. Il y a là une grande différence avec
les culturalistes comme Braidwood : pour lui, c'est la base matérielle, et donc le
milieu qui nourrit, qui reste déterminant. Le progrès adaptatif est d'abord lisible dans
le domaine techno-matériel et là, on retrouve évidemment le poids des idées
marxistes. Il prend comme exemple la civilisation magdalénienne et il dit : « La
civilisation magdalénienne, qui est la plus brillante peut-être des civilisations
occidentales du Paléolithique supérieur, a décliné et s'est éteinte dès lors que le
milieu a changé ». Bien entendu, on peut toujours penser qu'elle n'est pas morte,
qu'elle s'est adaptée à de nouvelles conditions, ce qui a donné d'autres cultures,
comme l'Azilien par exemple, en apparence moins brillantes tout du moins du point
de vue des productions artistiques. Surtout, dit Childe, le poids du culturel, de ce qu'il
appelle la "superstructure magique", qui a permis le développement des œuvres d'art
rupestres, si fort au Magdalénien, n'a été d'aucun effet pour faire évoluer cette culture
vers d'autres stades supérieurs, autrement dit c'est donc que les limites opposées par
le milieu ont été les plus fortes. Dans son esprit, le naturel est plus important, à ce
niveau-là, que le culturel, et vous retrouvez des idées absolument inverses chez
quelqu'un qui l'a beaucoup contesté, Robert Braidwood, pour qui au contraire le
culturel est absolument déterminant dans ce type d'avancée. Alors, autre point
également intéressant, qui est emprunté à Morgan : à chaque nouvel âge de la
Préhistoire correspond un nouvel âge économique et social, c'est-à-dire que les
choses se font par rupture. Mais si elles se font par rupture, comment expliquer ces
ruptures ? Childe a une explication toute faite : ce sont les migrations. Autrement dit,
il n'est pas du tout pour les évolutions autochtones, les évolutions sur place, les
évolutions internes. Il est essentiellement pour la migration et, pour lui, ce sont les
migrations qui expliquent tout. Au fond, la chasse -cueillette, c'est le stade de la
sauvagerie chez Morgan ; le Néolithique, la révolution agropastorale, c'est le stade de
la barbarie chez Morgan, et, enfin, l'âge du Bronze, la révolution urbaine, c'est cela
qui amène la Civilisation, un terme qui est régulièrement repris par les anglo-saxons.
33
Une
philosophie
de
l’histoire
Il convient à ce point, avant de revenir un peu sur L'Aube de la civilisation
européenne, de dire quelques mots quand même sur ses ouvrages généraux, parce
que cela donnera l'occasion d'évoquer les "suiveurs" de Childe, si on peut dire, ceux
qui l'ont suivi dans ses théories. Alors d'abord les ouvrages plus généraux, comme
Man makes himself ou What Happened in History. On est plutôt dans une sorte de
philosophie de l'Histoire avec ces livres-là : pour Childe, en quelque sorte, il y a deux
phases. Le Néolithique, c'est une sorte de message d'espoir avec l'agriculture qui peut
nourrir les hommes : c'est la "révolution néolithique". Et puis arrive la deuxième
révolution, la révolution urbaine. Tout s'effondre parce que, à ce moment-là, se créent
des dominants et des dominés, et il se produit un asservissement des peuples par les
dominants. Au fond, la naissance de la civilisation, déjà commentée précédemment,
se termine par un constat pessimiste. La progression démographique, qui
accompagne le développement post- Néolithique, l'apparition des premières villes,
des premiers Etats, ont entraîné des rapports de type dominants/dominés. Et la
notion de progrès, chère à l'auteur, chère d'ailleurs à tous les évolutionnistes de la fin
du XIXe siècle, est parfois frappée par des crises, des ralentissements, de sorte que le
progrès humain peut être suivi par des phases de déclin. Il fait observer que "les
producteurs -c'est-à-dire les cultivateurs, les pasteurs, au fond les « enfants du
Néolithique » - jouirent d'une certaine sécurité, mais avec l'avènement des
premières cités, des premières villes -c'est-à-dire la révolution urbaine-, n'accédèrent
pas à la richesse. De même pour les artisans : les artisans spécialisés n'auraient pu
vivre autrement que des surplus procurés par la révolution, mais la part qui leur
revenait était dérisoire. Finalement, l'essentiel des surplus avec l'accès à la
civilisation restera le monopole de quelques privilégiés, les rois, les prêtres, leurs
familles, qui profitèrent du travail des manuels. Ces classes dirigeantes, nées de la
révolution urbaine, devaient -ça c'est un constat très pessimiste- une partie de leur
pouvoir à des superstitions. Les prêtres en Mésopotamie, les pharaons en Egypte,
autrement dit les classes dirigeantes solidaires -c'est très marxiste comme vue-, ne
patronnèrent pas les sciences rationnelles mais entretinrent des idées religieuses,
génératrices certes d'espérance mais de caractère tout à fait illusoire". Les scribes,
qui apparaissent dans ces cultures proche-orientales, étaient proches des milieux
dirigeants, avec lesquels ils avaient partie liée, et ils entretenaient des superstitions à
la gloire des dominants. Donc, ces sociétés, finalement, ont été aux prises avec des
sortes de contradictions inextricables. On retrouve là les idées de Childe, son côté un
peu idéaliste teinté d'amertume, quand il pense à ce qu'aurait pu être, "la splendeur
d'un paradis sans classe".Un petit passage, qui est dans la conclusion du livre,
reprend bien ces idées : "Mais il est aussi vain de déplorer les superstitions du passé
que de dénoncer la laideur d'un échafaudage indispensable à l'érection d'un bel
édifice. Il est puéril de demander pourquoi l'humanité ne progressa pas en ligne
droite, de la puanteur crasseuse des communautés précédant la société de classes -
au fond les communautés néolithiques- à la splendeur d'un paradis sans classe
34
jusque ici nulle part réalisé. Peut-être les conflits et les contradictions, mis en
lumière dans ces pages, constituent-ils la dialectique même du progrès, quoiqu'il en
soit ce sont des faits. La réprobation dont on peut les entourer ne prouve
aucunement que le progrès soit une chimère, mais bien qu'on n’entend rien ni aux
faits ni aux progrès ni à l'Homme. L'Homme est l'artisan des superstitions et des
instruments d'oppression autant que des sciences et des outils de production, c'est-à-
dire qu'il s'est exprimé dans deux directions, qu'il s'est cherché et forgé lui-même".
Premières
critiques
Revenons maintenant sur l'Aube de la civilisation européenne, pour pouvoir parler
ensuite des gens qui ont évidemment suivi Childe dans ses conclusions. L'Aube de la
civilisation européenne a été publiée en 1925 et, en 1927, le livre étant épuisé, on a
fait une seconde édition, puis il y a eu une troisième édition en 1939, mais cette
édition a été brûlée incidemment. C'était d'ailleurs dans cette édition de 1939, dans le
contexte évidemment du nazisme, que Childe dénonce le dévoiement de l'archéologie
préhistorique. Les nazis ont développé toute une archéologie préhistorique avec
derrière une idéologie très forte. Il écrivait en 1939 : "Peut-être sommes-nous à la fin
d'une ère de libre recherche. Sur une grande partie du continent, la Préhistoire a été
attelée au service d'un dogme politique". Cette édition a été brûlée, et Childe s'est mis
tout de suite à reconstituer une autre édition, qui a paru en 1947 : c'est cette dernière
qui existait dans le commerce français. Entretemps, Childe avait noué des contacts
avec ses collègues soviétiques et, par rapport aux éditions précédentes, il a revu
certains chapitres consacrés à la Thrace, à la Moldavie, aux civilisations pontiques, en
gros à toutes les civilisations de l'Europe de l'Est. Il en a rénové un peu les chapitres
par rapport à ce qu'ils étaient dans les éditions précédentes. Il existe aussi une
cinquième édition, une sixième édition a été publiée en 1957, l'année même de sa
mort à l’âge de 65 ans. Certains prétendent qu'en fait celle-ci est un suicide, qu'il
voulait mettre fin à ses jours.
1957 : la date est importante car ses idées commençaient à être contestées. Pour lui,
les premières civilisations agricoles néolithiques, c'était l'âge de la pierre polie, c'était
la céramique, c'était l'agriculture, c'était la sédentarisation. Mais à partir de ce
moment-là, on commençait de discuter, par exemple, l'idée qu'il pouvait y avoir du
Néolithique sans céramique, et cela, ça l'avait un peu perturbé. Deuxièmement, il y
avait des gens qui contestaient ses chronologies, qui étaient des chronologies très
basses, très contractées. Le fait que toute la civilisation européenne dépendait de
l'Orient entrainait en quelque sorte l'idée que rien ne pouvait être en Europe
antérieur à certaines civilisations orientales, donc toute la mécanique, toute la
construction chronologique des civilisations européennes était fondée sur l'Orient et
ne pouvait pas être plus ancienne, ce qui a engendré des anachronismes excessifs. Les
gens ont commencé de l'attaquer sur le fait que ses chronologies étaient trop
contractées et trop compressées. C'est le moment où le radiocarbone commençait à
35
apparaître, et à engendrer beaucoup de débats. Tout cela fait que Childe était un peu
déstabilisé vers la fin de sa vie et il semblerait que, dans la dernière édition, sous
l'effet des modes qui commençaient de voir le jour, il ait un peu vieilli les premières
civilisations européennes, et donc qu’il ait un peu, si on peut dire, étiré l'accordéon
chronologique. Ce document (DIAPOSITIVE 50) présente, de manière schématique,
le système de Childe : Egypte et Mésopotamie qui sont les points de départ, ensuite
Anatolie et Crète, qui sont finalement les relais vers l'Europe, et puis les deux routes :
la route du Danube et la zone méditerranéenne, et on voit que l'Egée joue un rôle clé
dans la transmission des cultures, à la fois vers l'Italie, vers la péninsule ibérique, de
là vers la France. Ce modèle est intéressant parce qu’il donne lieu à un anachronisme
qui est assez criant. En Troade, c'est-à-dire en Anatolie occidentale, la grosse
référence, depuis les fouilles de Heinrich Schliemann puis de Wilhelm Dörpfeld,
c'était le site de Troie. On avait une stratigraphie qui était évidemment très
importante, avec Troie 1, Troie 2, etc. : ce que Schliemann appelait les cités
successives de Troie, les villes successives qui s'étaient développées sur le site de
Troie, sur le site d' Hissarlik. Childe mettait en comparaison Troie 1, Troie 2 et
notamment les céramiques d'un noir brillant, poli, qui étaient des céramiques qui
présentaient un caractère un peu métallique, en correspondance chronologique avec,
le document le montre bien, tout le Néolithique du Sud-est de l'Europe, Dimini-
Vardar-Morava, c'est-à-dire en gros la culture de Vinça. Vinça, en Serbie, c'est un
tell, c'est-à-dire un empilement de couches d’habitat formant une sorte de grande
stratigraphie. Le site avait permis de définir la culture de Vinça, une culture du
Néolithique moyen qui s'est développée pendant 1500 ans, avec un stade ancien et
des stades plus récents, plus évolués. Childe établissait donc cet espèce de
parallélisme, mais là il se trompe lamentablement parce que Troie 1 doit démarrer
vers 3500 environ avant notre ère tandis que DImini-Vardar-Morava, c'est autour de
4500/5000 avant notre ère. Et donc, comme dans le système de Childe tout ce qui est
oriental influence l'Anatolie, que l'Anatolie influence la Grèce et les Balkans et que les
Balkans influencent l'Occident, tout cela est forcément très compressé et, on peut le
dire aujourd'hui, n'a plus aucune valeur du point de vue chronologique. Mais à
l'époque, il n'y avait pas le radiocarbone, donc on était obligé de travailler par
comparatisme. Et qu'est-ce qu'on comparait essentiellement ? On comparait les
céramiques, parce que les céramiques, évidemment, il y en a beaucoup sur les sites
néolithiques et c’est un marqueur culturel fort.
Childe disait: « Voilà des importations, elles viennent d'Egypte, elles transitent par
Mycènes et, à partir de là, on peut les retrouver en Europe occidentale ». On mettait
les débuts de Mycènes autour de 1600 avant notre ère, donc la diffusion de ces perles
en Europe ne pouvait pas être antérieure à 1600, donc on les datait, grosso modo, de
1500/1400 au fur et à mesure qu'elles allaient vers l'Ouest. Ce qui explique que les
cultures d'Europe du centre et d'Europe de l'Ouest, où l'on trouvait ces perles de
verre, où l'on trouvait aussi des choses un peu originales comme l'or, bien présent à
Mycènes, comme l'ambre, toutes ces cultures selon lui ne pouvaient pas être
antérieures au Mycénien, et donc ne pouvaient être que postérieures à 1600/1500
avant notre ère. Alors là-dedans, on mettait des cultures du Bronze ancien du centre
de l'Europe, les grandes cultures occidentales du Bronze ancien comme les princes
des tumulus d'Armorique, ou la culture du Wessex en Angleterre, toutes ces cultures
qui sont des cultures du Bronze ancien, quand Childe les datait il ne pouvait pas les
positionner avant 1400. On mesure bien cette compression qui faisait que tout
l'Occident était tributaire chronologiquement de ce qui se passait à l'Est, l'Egée
n'étant d'ailleurs qu'un relais par rapport aux sources, aux épicentres, qui étaient en
Orient. Mycènes, dans cette perspective, c'est le relais obligé, avec ses grandes
tombes, avec ses poignards extraordinaires. Quand la civilisation mycénienne a été
révélée par Schliemann et Dörpfeld, cela a été un vrai choc et, à partir de ce moment-
là, on mettait à Mycènes l'origine de la civilisation européenne, en reniant un peu
l'Orient. Vous avez même des gens qui ont défendu le sens inverse, les Allemands en
particulier ont dit: "Mais au fond, les premiers Indo-européens sont en Europe du
Nord et en Europe germanique, donc, au fond, Mycènes n'est jamais qu'un appendice
secondaire d'une civilisation qui est née en Allemagne". On voit à nouveau ici le poids
sous-jacent des idéologies, qui est derrière la plupart des théories archéologiques, et
cela il ne faut jamais le perdre de vue. Sortons un peu de l'archéologie pour rentrer
dans la mythologie archéologique : lorsque Schliemann a fouillé ces tombes, il a passé
un télégramme au roi de Grèce en lui disant : "J'ai retrouvé Agamemnon'". Tout ça, ça
n'a bien sûr rien à voir, ni avec la Troie d’Homère, ni avec la royauté : les tombes du
cercle A, elles datent entre 1700 et 1500 avant notre ère, il n'est pas sûr qu'il y ait eu
alors une royauté à Mycènes, ce sont des aristocrates, des élites, des dominants, on
peut les appeler comme on veut, mais ce ne sont sans doute pas des rois.
Evidemment, les civilisations à tumulus d'Occident, comme les tumulus armoricains
ou les tumulus du Wessex, ou les tumulus de Saxe, étaient considérés comme relevant
d'une influence mycénienne, avec les fameuses pointes de flèches armoricaines, ces
fragments de poignées cloutées d'or, qui sont des choses connues à Mycènes. Au fond
c'est Colin Renfrew qui a été un des premiers à remettre en question cette influence
mycénienne sur l'Occident, car dès qu'on a eu le C14, on a pu dater plus précisément
Mycènes, on a pu dater ces civilisations occidentales et on s'est rendu compte que ces
civilisations, l'Armorique et le Wessex en particulier, dataient du Bronze ancien, c'est-
à-dire en gros entre 2100 et 1600 avant notre ère, et ne devaient rien à Mycènes.
Renfrew a fait un article d'ailleurs, "Wessex without Mycenae ", « le Wessex sans
37
Mycènes », autrement dit, débarrassons-nous de ces théories mycéniennes.
Stonehenge aussi, extraordinaire, ne pouvait être dû qu’à une influence mycénienne,
croyait-on. Tout ça est évidemment abandonné aujourd'hui. Mais il faut voir, du
point de vue de l'historiographie, ce que fut l’intensité des débats autour de ces
questions. La chronologie de Childe telle qu’évoquée jusqu'à présent, a vraiment été
la chronologie officielle, au moins jusque dans les années 50. Autrement dit, elle a été
suivie par de nombreux chercheurs. Son poids intellectuel, diffusionnisme à partir de
l'Est et chronologies basses, a influencé toute une génération d'archéologues et la
plupart des synthèses qui sont publiées entre 1950 et 1960 obéissent au modèle
childien. Le livre de Bailloud paru en 1955, les civilisations néolithiques, déjà évoqué,
avec des cartes qui ressemblent à celles de L'Aube de la civilisation européenne et
avec des datations qui sont très compressées, en est un très bon exemple.
n'étaient pas encore calibrées, ces dates, il s’agit ici de dates bc). Donc c'était quelque
chose d'absolument surprenant, qui a complètement déstabilisé beaucoup de
chercheurs. Dans Antiquity, Glyn Daniel a su très vite prendre le vent et il est devenu
un fervent défenseur du radiocarbone. Mais son livre, qu'il a publié avant 1960, avant
les dates radiocarbones, est un livre d'inspiration tout à fait childien, c'est-à-dire qu’il
compresse les dates et qu’il pense, par exemple, que le mégalithisme français évolue
entre 2300 et 1200 avant notre ère, c'est-à-dire à des dates très basses, trop basses,
très compactées. Il ne sort pas du système que Gérard Bailloud avait utilisé
auparavant. Ainsi, il pensait que les hypogées d'Arles (DIAPOSITIVE 70), ces très
beaux monuments moitié tombes creusées dans le roc moitié mégalithes, étaient des
bâtiments influencés forcément par les cultures méditerranéennes, c'est-à-dire
influencés par les zones où il y avait des hypogées à proximité d'Arles, c'est-à-dire la
Sardaigne, la Méditerranée centrale. Peut-être songeait-il aussi à l'Espagne, parce
qu’il pensait qu'il pouvait y avoir des contacts qui s'opéraient directement entre la
Méditerranée centrale et la Péninsule ibérique, et donc il pouvait y avoir une
remontée le long des côtes de l'Espagne méditerranéenne jusqu'en France. Il le
pensera aussi pour le mégalithisme. Mais en même temps, Glyn Daniel était intéressé
par le radiocarbone et il a très vite compris que les chronologies basses étaient
pratiquement condamnées. Il a même écrit lui-même dans un de ses éditoriaux : "La
datation par le radiocarbone est la grande révolution de la Préhistoire du XXe
siècle".
39
fouillé le site d'Argissa en Grèce, qui est une stratigraphie néolithique importante. Il
avait échafaudé pour le Sud-est de l'Europe une chronologie affinée qui était fondée
en totalité sur des recoupements stratigraphiques entre gisements, et donc sur des
comparaisons de matériaux : au fond, un système comparatif et une chronologie
relative par la force des choses. Et il en tirait même une sorte de chronologie
générale, qui était valable pour l'ensemble du Néolithique européen. A ce moment-là,
lorsque le radiocarbone est arrivé, beaucoup de cultures qui étaient datées très bas,
toujours dans le système de Childe, très récentes, ont été vieillies. On a commencé à
faire des datations sur les cultures de Grèce, des Balkans, etc. De sorte que Milojčić a
été complètement déstabilisé. Il y a eu toute une série de débats et Milojčić restait
cramponné à son système comme on le vit au congrès de Belgrade en 1971. On n’avait
pas encore, malgré les premières datations C14, une idée de la durée réelle de
développement des civilisations, de sorte qu’entre les tenants des chronologies basses
et les nouveaux tenants des chronologies étirées, hautes, donnaient lieu à des débats,
à des prises de becs dans les revues. Lorsqu'on lit ça avec le recul, c'est assez amusant
d'ailleurs.
trouvées en bas, dans un horizon de la culture de Vinča». Cette découverte a donné
lieu, en fait, à des tas de débats. On a montré ces plaquettes à un spécialiste du
monde sumérien, A. Falkenstein, qui a dit : « Ça ressemble à des plaquettes
d'Uruk ». Il y a eu alors trois positions, au premier desquelles ceux qui s'en tenaient
aux chronologies basses, comme Milojčić, qui disaient : « Ces plaquettes sont Vinča,
donc Vinča est contemporain d'Uruk et donc contemporain de Troie 1 et 2 », en gros
la thèse de Childe. Il y a ceux qui disaient : « Ces plaquettes sont bien Vinča, mais
Vinča est bien antérieure à la Mésopotamie, à Baden/Cotofeni, donc il faut beaucoup
vieillir Vinča ». C'étaient en quelque sorte les opposants aux tenants des chronologies
basses, les opposants à Childe, Milojčić. Et puis il y a une troisième version,
développée par l’auteur de ces lignes dans son livre Caïn, Abel, Ötzi, c'est qu'elles
sont douteuses. C'est quelque chose qui ne s'est pas beaucoup dit. En Roumanie,
lorsqu'elles ont été découvertes, Nicolae Ceausescu était au pouvoir. Imaginez un
archéologue apportant à un chef d'Etat une découverte comme ça, qui montre que la
Roumanie est soit aux origines de la naissance d'une pseudo écriture, soit en
correspondance directe avec la Mésopotamie, dont la lumière éclaire d'emblée la
Roumanie ! Evidemment, il y a eu localement toute une publicité qui a été faite
autour de cette découverte, alors qu'en réalité elle est très problématique. D'une part,
le jour où il a fait sa découverte, Vlasa était seul. Il avait donné congés à ses fouilleurs.
Quand vous faites une découverte comme ça, vous avez intérêt à remblayer et appeler
les collègues pour qu'ils voient que c'est en place. Ensuite, il y a au musée où il
travaillait, le musée de Cljuj, une collection de plaquettes mésopotamiennes, des
vraies et des fausses. On se demande donc si, en réalité, ce n'est pas un faux. Tout le
monde a écrit sur les plaquettes de Tărtăria. Renfrew a fait des articles dessus, tous les
néolithiciens ont fait des articles sur Tărtăria. Aujourd'hui, plus personne n'en parle.
Vous savez, quand une espèce de silence commence à se créer autour d'une
découverte, ça veut dire que ce n'est pas très bon. Fermons cette parenthèse, qui
sembla un temps avoir donné raison à Milojčić, mais notons que les dates
radiocarbones qui se sont ensuite multipliées ont montré que la culture de Vinča était
réellement du Néolithique moyen et n'avait rien à voir avec le Bronze ancien de Troie
ou d'ailleurs.
essayait de juger d'où venaient ces cuivres et comment s'étaient organisées les
cultures du Chalcolithique et du Bronze ancien européens. Son schéma reste quand
même très childien car, d'une part, il a des chronologies basses, et, d’autre part, il
donne à l'Egée un poids qui est un peu surdimensionné. Cette image (DIAPOSITIVE
72) est extraite d’un article qu'il a publié en 1975. C'est très important la date, parce
qu’en 1975, la contestation avec le radiocarbone des chronologies basses est déjà
opérante et lui reste encore attaché à ces chronologies basses. Et ce qui est assez
amusant, c'est que bien qu'ayant une chronologie relative très contractée, il a fait un
peu comme Bailloud, il n'a pas dit de contre-vérités sur l'enchainement des divers
stades qu'il a mis au point. Mais sa chronologie est trop récente et, surtout, il y a une
surévaluation de rôle de l'Egée. Vers 2600 avant notre ère, d'après lui, il y aurait une
première utilisation du cuivre natif dans la zone des Balkans et puis une métallurgie
précoce qui apparaît en domaine égéen. Toujours cette espèce de mythologie du
domaine égéen. Et puis à partir de là, ce noyau égéen est à la base de la transmission
vers l'Ouest de la métallurgie, puisque ce sont des colons égéens, pensait-on, qui
partent de cette zone et qui transmettent, au Sud-est de la péninsule ibérique et au
Portugal, les premiers rudiments de connaissance de la métallurgie. Vers 2200 toute
l'Europe centrale et du Sud-est (DIAPOSITIVE 73) est gagnée aux pratiques
métallurgiques, et l'Espagne du Sud et le Portugal, qui se sont autonomisés une fois
transmises les connaissances de la métallurgie, construisent à partir de leurs propres
gîtes de minerai une métallurgie spécifique vers 2200. Vers 2000 (diapo 74), il y a un
renforcement des cultures dans toute l'Europe du Sud-est, du centre et dans l'Europe
méridionale, l'Ibérie est peu à peu gagnée à la métallurgie, cela influence ensuite
l'Europe du Nord. Voilà qui confirme un peu les phases précédentes, et puis on arrive
au Bronze ancien avec de la métallurgie pratiquement partout, mais avec des foyers
très importants qui sont les foyers de l'Europe centrale parce que là, il y a de l'étain,
bien entendu. Revenons à la première carte : Sangmeister a eu une élève, qui
s'appelait Beatrice Blance, qui a fait une thèse sur les débuts de la métallurgie dans la
péninsule ibérique. Comme vous le savez, l'Allemagne et l'Espagne ont eu une
histoire très proche au cours de la dernière guerre et même avant, et donc les
Allemands ont implanté un centre archéologique très actif à Madrid, l'Institut
archéologique allemand, qui avait aussi une antenne au Portugal. Il y avait donc des
fouilleurs allemands qui fouillaient en Espagne, qui fouillaient au Portugal, avec des
moyens financiers importants, et souvent avec des fouilles qui étaient d'une qualité
supérieure à celle des fouilles faites par les Espagnols ou les Portugais eux-mêmes.
Les Allemands servaient un peu de modèle, dans la pratique de terrain, aux gens de la
Péninsule ibérique. C'est comme ça qu'ils ont fouillé notamment, et qu'ils fouillent
encore, le site de Zambujal au Portugal. Donc Sangmeister avait une élève, Béatrice
Blance, qui a travaillé sur la péninsule ibérique, sur les débuts de la métallurgie. Elle
pensait que des colons égéens, partis d'Orient pour apporter les connaissances du
travail du métal à l'Ouest, avaient aussi apporté avec eux l'art de construire ces sortes
de remparts avec bastions, qui est un modèle que l'on retrouve effectivement en Egée
42
à ce moment-là. Il y avait tout un ensemble d'éléments culturels, et pas seulement la
métallurgie, qui aurait été transmis depuis l'Egée jusqu'au monde ibérique. Voilà par
exemple certains de ces sites égéens caractérisés par des murailles à bastions ronds
ou semi-circulaires. Ici c'est le site de Kastri à Syros (DIAPOSITIVE 78), c'est un site
de cuesta qui est barré, sur la partie qui donne vers la mer, par un rempart et, à
l'avant de ces remparts, il y a toute une série de bastions. On retrouve la même chose
sur un site qui s'appelle Panormos à Naxos, idem à Lerne, par exemple, en Grèce, où
vous voyez aussi les bastions de cette époque-là, avec un rempart et puis ces bastions
semi circulaires à l'avant du rempart lui-même. Tout cela alimentait en quelque sorte
la thèse de Blance. Voilà maintenant ( 79) les bastions du Sud de la péninsule
ibérique, les bastions de Los Millares, site de la région d'Alméria, dans le Sud-est de
l'Espagne, mais que l'on retrouve exactement à l’identique au Portugal (diapositive
81). Il y a plusieurs étapes de construction dans le rempart, bien entendu, il a été
élargi, et vous avez même une espèce de barbacane dans la partie où se trouve l'entrée
proprement dite du site. A ce moment-là, en 1961, le docteur Jean Arnal (diapositive
83) commençait de fouiller le site du Lébous en France. Le Lébous, c'est un site de la
région de Montpellier, qui rappelle un peu celui que Jacques Coularou et ses
collègues ont fouillé dans les années 80 et 90, dans la même région, à
Boussargues (diapositive 84): il s’agit de sites ceinturés par des murs en pierres
sèches, avec des espèces de tourelles aux angles ou sur les lignes de développement
des murs. Sangmeister, quand il a vu qu'Arnal trouvait au Lébous des choses un peu
comparables à celles qu’il explorait dans la Péninsule ibérique, s'est dit que les
Egéens n'étaient pas simplement venus dans la Péninsule ibérique mais qu'ils étaient
également venus dans le Sud de la France. C’est pour cela d'ailleurs qu’il a fouillé avec
Arnal pendant quelques temps au Lébous : il y a envoyé des étudiants, parmi lesquels
Christian Strahm, qui était son élève, et il y est peut-être lui-même venu fouiller. On
voit bien comment ces choses-là ont fait tache d'huile, et comment cette notion de
primauté égéenne a encore joué un rôle très important en Occident. La contestation
est arrivée par la suite, quand on s'est rendu compte que, souvent, les sites d'Occident
étaient plus anciens que les sites égéens : le radiocarbone a remis en question ces
fameuses flèches Est/Ouest qui n'étaient, finalement, que la reproduction du modèle
de Childe.
dans le Sud-est, une culture très brillante, la culture d’El Argar, et donc Schubart
pensait tout naturellement qu'il fallait également regarder vers l'Egée pour trouver
l'origine de cette culture espagnole d'El Argar. Puis il y a eu les Phéniciens, les
Puniques, puis la colonisation grecque. Donc, depuis le troisième millénaire, sans
cesse, existait une relation qui liait la Péninsule ibérique à l'Est. Ces civilisations
brillantes, on pensait qu'elles ne pouvaient pas avoir été "fabriquées" sur place, elles
ne pouvaient qu’être nées sous l'effet d'une influence extérieure. Cette illustration (
87) montre une grande sépulture circulaire - ce que l'on appelle une tholos- qui se
trouve dans la Messara, la plaine du Sud de la Crète, à Platanos. En 1963, les
espagnols Martin Almagro Basch et Antonio Arribas refouillent le site de Los
Millares : ils commencent à explorer la ligne de défense et ils refont aussi des fouilles
dans ces tholos, ces monuments à encorbellement, ces tombes qui constituent la
nécropole de Los Millares. Vous avez donc le site avec cinq rangées de défenses
successives et, à côté, vous avez la nécropole avec toute une série de sépultures en
tholos. La tholos type de Los Millares (DIAPOSITIVE 88) est un monument sous
tumulus, avec un couloir d'accès avec une série de porte en four, qui permettent
d'arriver dans la chambre funéraire, dans laquelle vous avez des piliers qui sont
toujours très beaux, très régularisés, et ces piliers sont ensuite remplacés à leur partie
supérieure par un système de voûte avec une dalle qui sert de clé. C'est une
architecture qui est si belle, si sophistiquée, qu'on pensait qu'elle ne pouvait pas être
née dans la Péninsule ibérique, et donc on regardait toujours vers l'Est. Evidemment,
il fallait trouver des éléments convaincants à l'Est: donc on disait que c'étaient les
fameuses tholos crétoises qui avaient servi de modèle aux tholos ibériques. On est
donc toujours dans une ambiance diffusionniste. Et des auteurs diffusionnistes qui
regardent toujours vers l'Egée, et qui essaient de trouver des points de comparaison.
Evoquons maintenant quelque chose de très intéressant du point de vue de
l'historiographie, puisqu'on est sur la Péninsule ibérique. Entre 1920 et 1940, le
grand personnage de l'archéologie ibérique c'est Pedro Bosch-Gimpera, qui était
professeur à l'université de Barcelone. Il a créé une école d'où sont sortis des gens
comme Louis Pericot, Miquel Tarradell, Alberto Del Castillo, l'auteur de ce gros livre
sur la civilisation du vase campaniforme. C'était alors le grand centre de la Préhistoire
espagnole. Bosch a même écrit un ouvrage qui s'appelle Ethnologia de la península
ibérica, publié en 1932, qui est un modèle d'érudition sur la préhistoire ibérique.
Ensuite, avec le franquisme, il a été emprisonné. Il y a eu une pétition de savants
internationaux qui ont réussi à le faire libérer, il est passé en France puis ensuite en
Angleterre. Après la guerre, il est venu un peu travailler à l'UNESCO, mais il s'est
surtout fixé au Mexique, où il est devenu professeur à l'université de Mexico. Pendant
la guerre d'Espagne, Almagro a essayé de contrebalancer l'influence de Bosch. Bosch
était occidentaliste et il contestait les idées de Childe, autrement dit il contestait les
chronologies de Childe en disant qu'elles étaient beaucoup trop contractées, que le
mégalithisme était daté beaucoup trop bas, qu'il n'était pas sûr que le mégalithisme
vienne d'Orient : en particulier, il pensait que les dolmens qui se trouvent sur la
44
façade atlantique de la Péninsule ibérique étaient possiblement des monuments
élaborés par les populations autochtones de dérivation mésolithique. D'ailleurs, il
rapprochait les armatures tranchantes que l'on trouvait dans les mégalithes de cette
région, Nord du Portugal en particulier et Portugal moyen, avec les géométriques
mésolithiques des civilisations antérieures, type Muge par exemple. Donc Almagro a
pris systématiquement le contre-pied de cette théorie et a abondé dans le sens de la
théorie childienne, c'est-à-dire la théorie diffusionniste avec les influences de l'Est.
Almagro a publié Los Millares en 1963 avec Arribas, qui était plus jeune et plus
moderne. Le radiocarbone venait d'arriver, on commençait à avoir quelques dates
intéressantes et qui remettaient en cause les chronologies contractées, mais le patron
c'était Almagro et il a un peu imposé ses idées dans cet ouvrage. Quoi qu’il en soit, on
voit bien cette permanence, ce poids des théories diffusionnistes. Signalons pour
finir ce tour d’horizon des héritiers de Childe, l’ouvrage de H.N.Savory Spain and
Portugal: the Prehistory of the Iberian peninsula, publié dans ces années 60 dans la
série « Thames & Hudson » dirigée par Glyn Daniel, ouvrage franchement
diffusionniste puisque il considère que le mégalithisme, la sépulture collective, tout
cela vient forcément d'Orient.
Un
match
France-‐Angleterre
Quelques critiques de Childe à présent et d'abord, en Angleterre, dans son propre
pays. Il y a d'abord J.G.D. Clark, qui conteste surtout chez Childe cette notion de
migration. Les renouvellements périodiques de cultures se font, chez Childe, par effet
de migrations successives et Clark n'est pas toujours d'accord sur cette façon de voir
les choses. Quelques mots également sur la façon dont la France a perçu Childe. Les
lecteurs français en réalité l'ont peu connu. En 1935, paraît chez Payot la première
traduction de L'Orient préhistorique, qui sera republié en 1953. En 1935, parait
également dans la revue Préhistoire, qui n'existe plus aujourd'hui et qui publiait des
articles très généraux -elle a publié des articles de Bosch-Gimpera, elle a publié
beaucoup de grands auteurs- un article de Childe qui s'appelle « Le rôle de L'Ecosse
dans la civilisation préhistorique de l'Atlantique ». Il faut attendre 1949 pour que
Payot publie son ouvrage L'Aube de la civilisation européenne. En 1950, à la demande
de Raymond Vaufrey qui dirigeait avec Henri Vallois la revue L’Anthropologie,
Vaufrey publie un article de Childe et de Nancy Sandars sur la civilisation de Seine-
Oise-Marne, civilisation du Néolithique final du Bassin parisien, identifiée d'ailleurs
par Bosch-Gimpera. On voit, au passage, comment ce sont des étrangers qui ont
« fait » le Néolithique français pendant deux ou trois décades, parce que les Français
n'avaient aucun intérêt pour le Néolithique, ou lorsqu'ils travaillaient sur le
Néolithique, ils avaient une focale d'analyse qui était une focale tellement régionale
qu'elle s'opposait à des visions plus générales, à un problème d'enchainement des
cultures les unes avec les autres. Donc, publication de Childe (et Sandars) dans
L'Anthropologie sur la civilisation Seine-Oise-Marne, et puis ensuite ont paru les
livres plus généraux qui seront publiés par Gonthier et par Arthaud. De sorte que la
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carrière de Childe est déjà, d'une certaine façon, en grande partie derrière lui, lorsque
ses idées commencent à être réellement connues en France. Il faut dire aussi que
cette arrivée tardive a coïncidé avec l'éveil des recherches néolithiques en France.
1950 en gros, pour prendre un chiffre rond, c'est réellement le point de départ des
études professionnelles en France sur le Néolithique. Avant cette date, c'est
essentiellement une affaire d'amateurs : la France préhistorienne ne s'intéresse
pratiquement qu'au Paléolithique. Revenons tout d’abord sur les comptes-rendus qui
ont été faits de ces livres britanniques en France. Lors de la parution de la première
édition de L'Aube de la civilisation européenne, Marcelin Boulle, dans
L'Anthropologie, salue l’ouvrage. Il rend hommage aux éminentes qualités du grand
traité de Gordon Childe, mais Boulle était un paléolithicien et il rendait hommage à
un esprit brillant, mais sans être lui-même compétent sur le sujet dont il rendait
compte. Et puis, pendant un certain nombre d'années, L'Anthropologie a
régulièrement rendu compte, le plus souvent avec un grand éloge, des publications de
Childe, et souvent avec un pointe de regret, en constatant le retard qui, parallèlement,
s'accumulait en France sur nos recherches néolithiques, lesquelles souvent n'étaient
pas sorties, jusqu'à la fin de la deuxième Guerre Mondiale, d'un honnête
amateurisme. Raymond Vaufrey, qui était un infatigable lecteur de la littérature
préhistorique internationale, et en même temps un censeur, parce qu'il lisait
beaucoup, faisait systématiquement les comptes-rendus des livres étrangers dans
L'Anthropologie, souvent d’ailleurs avec une foule de détails. Vaufrey lançait
régulièrement dans L'Anthropologie son "France éveille toi", sous-entendu "France,
tu es endormie, il faudrait que les études néolithiques prennent vraiment leur envol
parce que sinon nous accumulons un évident retard ». Et peut-être Vaufrey était-il
vexé aussi d'un mot d'un archéologue anglais, O.G.S. Crawford, qui faisait observer
que la stagnation des études néolithiques en France bloquait la compréhension des
problèmes à l'échelle européenne, et donc britannique. Les Britanniques, pour
expliquer leur Néolithique, regardaient vers la France, mais comme la France
accumulait les retards, les Britanniques venaient de temps en temps, faisaient le tour
des musées français, prenaient des notes et essayaient d'établir des concordances
entre leur propre Néolithique et le Néolithique du continent. Vaufrey, d'ailleurs, a
joué un rôle très important dans la création au CNRS d'un corps de jeunes
néolithiciens dans le courant des années 1950 et 1960. On lui doit aussi, entre 1931 et
1957, plus de dix comptes-rendus d’ouvrages, non seulement de Childe mais aussi
d'autres auteurs britanniques : C. Hawkes, qui avait fait une belle synthèse sur la
Protohistoire de l'Europe, du Néolithique jusqu'au Mycénien, ou encore J.G.D. Clark
qui, en 1952, a refait en quelque sorte le « Childe », mais sur une base moins
culturelle, plus économique. Passons sur les comptes-rendus, qui sont tous élogieux
évidemment. En 1955, Vaufrey revient à propos de l'ouvrage de Childe, Prehistoric
Migrations in Europe, paru en 1950, et il s'inquiète à nouveau du retard français, tout
en observant que ce n'est pas faute d'avoir souligné pour sa part cette situation
préoccupante. Il constate que dans cet ouvrage : "La France, par la force vraiment
46
maligne des choses, ne joue qu'un rôle effacé. Encore est-ce grâce aux efforts de
L'Anthropologie, par les mémoires qu'elle a autrefois aidé à publier, de Le Rouzic et
de l'Abbé Philippe". Zacharie Le Rouzic, qui a travaillé beaucoup sur le mégalithisme
et sur le Néolithique du Morbihan, comme l'Abbé Philippe, qui avait fouillé au Fort-
Harrouard, un site très important pour le Néolithique et l'âge du Bronze, ont en effet
tous deux publié leurs mémoires dans L'Anthropologie. Donc Vaufrey essayait de
compenser le retard français en publiant quelques bonnes monographies régionales
dans la revue qu’il dirigeait. "Les Anglais, et plus particulièrement Gordon Childe, le
savent bien, et l'ont dit quand c'était bien plus nécessaire qu'aujourd'hui. On
éprouve tout de même une légère déception à n'en pas trouver le rappel dans la
bibliographie générale, où le nom de L'Anthropologie a été oublié". Alors ça aussi,
c'est un mal qui n'est pas nouveau, les Anglo-saxons qui lisent et s'imprègnent des
articles français en oubliant de les citer en bibliographie, c'est un problème encore
actuel.
47
au Mésolithique, et le protohistorien dont le domaine va du Néolithique aux siècles
obscurs du haut Moyen Age. A Zurich, on vit les protohistoriens circuler d'un pas
alerte du troisième millénaire avant notre ère au sixième siècle après [autrement dit,
nous, les anglo-saxons, nous pouvons aller écouter tout aussi bien des antiquisants
que des gens qui s'intéressent au Néolithique], mais les préhistoriens [sous-entendu
les paléolithiciens], presque jusqu'au dernier, se confinèrent dans leur isolement
paléolithique". Vaufrey fait observer dans L'Anthropologie que cette situation est
consécutive à la nécessaire spécialisation galopante, que l'on ne peut être
paléolithicien et spécialiste des cultures du Proche-Orient dont tout Néolithicien doit
avoir une connaissance minimum bien entendu, et il se croit fondé à rejeter
l’accusation dont Piggott vient de charger les préhistoriens, et notamment les
préhistoriens du Paléolithique, et singulièrement les paléolithiciens français. Et il
observe aussi, en retour, que les archéologues et les historiens ignorent le
Paléolithique et ne font rien pour en promouvoir l'étude. Cela, c'est la vision du
discours officiel, les bons comptes-rendus que Vaufrey fait dans L'Anthropologie à
propos de Childe. Mais il y a le non -dit, comme toujours, bien entendu. Vaufrey
disait à Nougier, qui l'a parfois répété, qu'il trouvait ces synthèses britanniques
largement prématurées, et qu'il fallait d'abord se mettre à pratiquer de minutieux
travaux d'analyse avant de se lancer dans des synthèses beaucoup plus vastes. Une
critique déjà de l'archéologie anglo-saxonne, trop occupée à élaborer des modèles et
des fresques générales alors qu'il reste à s'immerger dans un profond travail de
collecte des données et d'analyses en profondeur sur le terrain pour mieux pénétrer la
complexité des phénomènes. Choc entre deux conceptions de l'archéologie, l'une
française, plus analytique, plus naturaliste ; l'autre, anglo-saxonne, plus historique et
anthropologique. On constatera que près de cinquante ans après, en dépit des
mutations qui ont affecté l'archéologie européenne, certains de ces clivages ont gardé
encore, bien qu'atténués, une certaine actualité. Deux remarques pour finir, venant
celles-ci d'authentiques néolithiciens : d'abord celle de Pierre-Roland Giot, qui a
contribué à vulgariser le radiocarbone en France, qui a joué historiographiquement
un rôle très important et qui constate que la traduction française du livre phare de
Childe, L'Aube de la civilisation européenne, abonde en contre-sens, la rendant
inutilisable (L'Anthropologie, 1956, p.298.). Et celle de Jean Arnal qui, dès la fin de la
guerre, a été le pionnier des études néolithiques en France, qui s'activa à restructurer
le Néolithique français sur de nouvelles bases, notamment autour de la céramique, et
pour qui, en ce qui concerne l'Hexagone, le chapitre sur la France de ce livre est
"carrément mauvais". Childe, par contre, a eu quand même beaucoup plus de succès
en France avec sa « philosophie de l'Histoire », c'est-à-dire ses notions de "révolution
néolithique", de "révolution urbaine", qui ont été adoptées par les chercheurs
français et qui sont discutées encore aujourd'hui, en particulier par les orientalistes,
ceux qui travaillent notamment sur les débuts de la révolution urbaine, c'est-à-dire
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