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Discours du Cardinal Renato Raffaele Martino


Président du Conseil Pontifical "Justice et Paix"

Brazzaville, République du Congo


13 juillet 2006

Le Compendium de la doctrine sociale de l'Église


et les défis de l'évangélisation en Afrique aujourd'hui

Excellences,
Chers frères et soeurs,
Lorsque Monseigneur Roger Pirenne, archevêque de Bertoua et 1 er Vice-Président
de la Commission "Justice et Paix" de l'ACERAC m'a remis, il y a quelques mois, à
l'occasion de la visite ad limina de la Conférence Épiscopale Nationale du Cameroun,
l'invitation à participer à cette rencontre des Commissions "Justice et Paix" de la région
d'Afrique Centrale, il venait d'interpeller la sollicitude du Président du Conseil Pontifical
"Justice et Paix" pour l'un des partenaires de son Dicastère, à savoir les Églises des pays
de l'ACERAC que vous représentez ici.

Vous le savez bien, depuis que le regretté Pape Jean-Paul II, d'heureuse mémoire,
m'a rappelé de New York où j'avais passé 16 ans comme Observateur Permanent du
Saint-Siège auprès des Nations, en me nommant le 1 er octobre 2002 à la tête du Conseil
Pontifical "Justice et Paix", je n'ai encore pas pu assister, malgré des invitations en ce
sens, ni à une Assemblée plénière d'évêques de la région, ni à une rencontre des
Commissions "Justice et Paix" de cette partie du continent africain. Vous m'en offrez
aujourd'hui l'occasion en m'invitant à présenter le Compendium de la doctrine sociale de
l'Église,1 même si, en réalité, il n'est pas dans mes intentions de brûler les étapes.

En effet, au lendemain de la publication du Compendium, et afin d'en promouvoir


une large diffusion, j'ai jugé opportun, en communion avec le Saint-Père et en accord avec
mes collaborateurs les plus proches, de prendre le bâton de pèlerin, c'est-à-dire d'aller
vers les Églises locales, aux quatre coins du monde, pour expliquer la portée de ce
document du magistère social de l'Église.

1
Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2004 pour l'original italien, 2005 pour la traduction française.
2
L'idée d'un "Compendium" ou "abrégé" de l'enseignement social de l'Église est née
des aspirations des Églises locales, de celles d'Amérique en particulier 2, qui, à maintes
reprises, s'étaient adressées au Saint-Père et aux différents Dicastères de la Curie
Romaine, demandant une lumière et une inspiration pour leur engagement socio-pastoral.
Le document était attendu pour le Grand Jubilé de l'An 2000, mais il n'a finalement été
publié que le 25 octobre 2004, après une longue gestation de cinq ans, durant lesquels le
Conseil Pontifical "s'est prévalu… d'une vaste consultation, impliquant ses Membres et
ses Consulteurs, certains Dicastères de la Curie romaine, les Conférences épiscopales de
divers pays, des évêques, ainsi que des experts des questions traitées" (n° 7).

Une fois le Compendium publié, il était de notre devoir, en tant qu'institution


chargée par le Saint-Père de son élaboration, d'en assurer une large diffusion. Cela fait
maintenant près de deux ans que le Dicastère présente ce document à une audience très
diversifiée, allant des Conférences épiscopales aux diverses catégories de fidèles, en
passant par les Commissions "Justice et Paix" ou de Pastorale Sociale, les Universités
Catholiques, des Congrégations religieuses et autres instituts de vie consacrée, aux
diverses associations ou groupes de parlementaires, de juristes, d'économistes,
d'entrepreneurs et de travailleurs.

À un autre niveau, continental celui-là, le Conseil Pontifical a organisé pour


l'Amérique Latine, en novembre 2005, un Symposium de présentation du Compendium à
Mexico qui a connu une grande participation. La prochaine rencontre continentale se
tiendra à Bangkok en janvier 2007. Nous envisageons également une rencontre
continentale pour l'Afrique à une date ultérieure. Voilà pourquoi je parlais de ne pas brûler
les étapes. En attendant ce rendez-vous panafricain de "Justice et Paix", le Conseil a déjà
répondu à des invitations parvenues de la Tanzanie et de l'AMECEA, de la République
Démocratique du Congo et de l'ACEAC, et il en a accepté d'autres du Bénin, du Burkina
Faso et de la CERAO. Or, pour que le rendez-vous panafricain de "Justice et Paix" que je
viens de vous annoncer soit une réussite, il importe au préalable que le Compendium lui-
même soit diffusé dans les pays du continent, non seulement en anglais, en français et en
portugais, mais aussi en arabe et dans les principales langues africaines. Il me revient que
l'AMECEA travaille à la traduction du Compendium en swahili.
Par ailleurs, le Conseil n'ignore pas les difficultés matérielles auxquelles les Églises
du continent sont confrontées. Voilà pourquoi nous avons prévu un allégement des coûts
2
Cf. JEAN-PAUL II, Exhort. apost. Ecclesia in America, n° 54, où le Pape souligne en particulier le lien entre doctrine
sociale et nouvelle évangélisation.
3
de publication et de vente par le biais des contrats d'édition que les Conférences
épiscopales peuvent passer avec l'APSA (Administration du Patrimoine du Siège
Apostolique), au Vatican. Je signale que certaines d'entre elles, par exemple en Amérique
Latine, ont pu, avec le concours de quelques organismes d'entraide, réduire sensiblement
les coûts de publication et de vente du Compendium, la différence pouvant, dans certains
cas, aller jusqu'à 80% des prix pratiqués en Europe.

Laissons ces questions budgétaires à la discrétion des Conférences épiscopales et


entrons dans le vif du sujet en commençant par un survol rapide de la structure et du
contenu de ce volume.

Structure et contenu du Compendium

Ce volume de 530 pages comprend une introduction, 12 chapitres divisés en trois


parties et une conclusion, suivie d'un index des références, d'un index analytique et d'une
table des matières qui facilitent la consultation du document.

L'Introduction, Un humanisme intégral et solidaire, précédé d'une lettre de la


Secrétairerie d'État et d'une présentation de notre Dicastère, explique la nature et la
signification du volume, lequel offre des principes de réflexion, des critères de jugement et
des directives pour agir en vue de la promotion d'un humanisme intégral. Il est présenté
en outre comme un instrument de discernement moral et pastoral des événements
complexes qui caractérisent notre temps. Il y est question également des destinataires de
ce document - nous y reviendrons plus loin -, des grandes interrogations sur l'homme et la
société que se posent toutes les civilisations et les cultures dans lesquelles s'exprime la
sagesse de l'humanité, ainsi que de la solidarité de l'Église avec toute l'humanité, dans le
respect et l'amour.

La première partie expose en quatre chapitres les présupposés fondamentaux de la


doctrine sociale: le dessein d'amour de Dieu pour l'humanité, mission de l'Église et
doctrine sociale, la personne humaine et ses droits, qui lui sont conférés par sa dignité de
personne créée à l'image de Dieu. En parlant de droit, le volume attire particulièrement
l'attention sur la relation entre droits et devoirs, de même que sur la nécessité de combler
la distance entre la lettre et l'esprit de ces droits. Le dernier chapitre de cette première
partie, le quatrième, traite des principes de la doctrine sociale de l'Église : le bien
4
commun, la destination universelle des biens, la subsidiarité ou le respect des
prérogatives des corps intermédiaires, la participation et la solidarité, avec une attention
particulière aux valeurs fondamentales de la vie sociale, à savoir la vérité, la liberté et la
justice.

La deuxième partie, plus longue, traite des thèmes classiques de la doctrine sociale
en sept chapitres, dont le premier est consacré à la famille comprise à la lumière du
message biblique, et qui revêt une importance centrale pour la personne et pour la société
dont elle constitue la cellule vitale. Au nom de la vérité de l'homme, et donc d'une juste
anthropologie, le Compendium condamne les unions de fait, les unions homosexuelles,
les programmes d'aide économique destinés à financer des campagnes de stérilisation et
de contraception ou subordonnés à l'acceptation de telles campagnes, de même que le
clonage qui est contraire à la dignité de la procréation. On y souligne également la
responsabilité des parents dans l'éducation de leurs enfants, et une conception correcte
des rapports entre la famille et la société à partir de la subjectivité sociale de la famille,
c'est-à-dire le rôle de protagoniste que celle-ci peut et doit jouer dans la société.

Le chapitre VI est consacré au travail humain, lequel est ordonné à la personne,


parce qu'il confirme l'identité profonde de l'homme créé à l'image et à la ressemblance de
Dieu. Il y est question aussi des rapports entre travail et capital, de la participation des
travailleurs à la gestion de l'entreprise, de la propriété privée, du droit au travail et du
chômage, "un drame qui frappe, en général, non seulement les jeunes, mais aussi les
femmes, les travailleurs moins spécialisés, les handicapés, les immigrés, les anciens
prisonniers, les analphabètes" (n° 289). Ce chapitre tire une sonnette d'alarme sur le
travail des enfants, la situation des immigrés, et se penche également sur le travail
agricole et la réforme agraire. Le Compendium rappelle en particulier que les travailleurs
ont des droits qui doivent être reconnus et respectés et souligne la nécessité de la
solidarité entre les travailleurs eux-mêmes, en particulier sous forme de syndicats et
autres unions de travailleurs.

Dans la perspective de la centralité de l'homme, le chapitre VII, sur la vie


économique, met en relief la dimension morale de l'économie, le rôle des entreprises, du
libre marché, des corps intermédiaires. Sont également examinés des problèmes liés à la
pauvreté, aux marchés financiers et au rôle de la communauté internationale à l'ère de la
mondialisation en insistant sur l'urgence de la solidarité à tous les niveaux.
5

La communauté politique, orientée vers la promotion intégrale de la personne


humaine et du bien commun, fait l'objet du chapitre VIII. On y traite des droits et des
devoirs des minorités, des conditions d'exercice de l'autorité politique, du droit à l'objection
de conscience, du droit de résister, des rapports entre les pouvoirs législatif, exécutif et
judiciaire et de la peine de mort. Sur ce dernier point, reprenant l'enseignement de
l'encyclique Evangelium vitae et du Catéchisme de l'Église Catholique, le Compendium
affirme: "L'Église voit comme un signe d'espérance « l'aversion toujours plus répandue de
l'opinion publique envers la peine de mort, même si on la considère seulement comme un
moyen de “légitime défense” de la société, en raison des possibilités dont dispose une
société moderne de réprimer efficacement le crime de sorte que, tout en rendant inoffensif
celui qui l'a commis, on ne lui ôte pas définitivement la possibilité de se racheter ». Même
si l'enseignement traditionnel de l'Église n'exclut pas — après qu'aient été pleinement
certifiées l'identité et la responsabilité du coupable — le recours à la peine de mort, « si
cette dernière s'avère être la seule voie praticable dans la défense efficace de la vie des
êtres humains face à l'agresseur injuste », les méthodes non sanglantes de répression et
de punition sont préférables dans la mesure où elles « correspondent mieux aux
conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne
humaine ». Le nombre croissant de pays qui adoptent des mesures pour abolir la peine de
mort ou pour suspendre son application est également une preuve que les cas où il est
absolument nécessaire de supprimer le coupable « sont désormais assez rares, si non
même pratiquement inexistants ». L'aversion croissante de l'opinion publique pour la peine
de mort et les diverses mesures en vue de son abolition, ou de la suspension de son
application, constituent des manifestations visibles d'une plus grande sensibilité morale"
(n° 405).

Plusieurs paragraphes sont consacrés au système démocratique. On y affirme en


particulier l'importance des valeurs en démocratie ainsi que le droit des gouvernés à
contrôler leurs dirigeants et, le cas échéant, à les remplacer par la voie des urnes, dans le
respect de la liberté des gouvernants. Le Compendium souligne ainsi l'importance de la
participation des citoyens à la vie de la nation et plaide pour un pluralisme dans le
domaine de l'information et de la communication. Dans le même ordre d'idées, le
Compendium met en exergue le rôle de la société civile et les rapports de collaboration
entre l'État et les communautés religieuses, dans le respect de la liberté de conscience.
6
S'agissant de la communauté internationale, objet du chapitre IX, le Compendium
souligne que la convivialité entre les Nations est fondée sur les mêmes valeurs qui doivent
orienter la convivialité entre les êtres humains, à savoir la vérité, la justice, la solidarité et
la liberté. On reconnaît ici l'intuition du Pape Jean XXIII dans l'encyclique Pacem in terris
(1963). Tout en réitérant le principe de la souveraineté nationale, sous l'angle politique,
économique, sociale et culturel, le Compendium affirme que celle-ci ne peut être absolue
à l'intérieur de la famille des nations où doivent régner des rapports de confiance
réciproque, de soutien et de respect mutuels, fondés sur la loi morale universelle que
Jean-Paul II a qualifiée de "grammaire" dans son discours historique à l'Assemblée
générale des Nations Unies (5 octobre 1995).

Le Magistère insiste sur la nécessité de l'ordre moral qui comporte des principes
universels antérieurs au droit des États, comme l'unité du genre humain, l'égalité de tous
les peuples, le refus de la guerre, l'obligation de coopérer pour le bien commun, le respect
des engagements pris pour éviter que l'on fasse appel au droit de la force plutôt qu'à la
force du droit en cas de conflit. D'où la nécessité d'une autorité publique universelle qui
soit réglée par le droit, ordonnée au bien commun et respectueuse du principe de
subsidiarité.

En abordant ce thème, le Compendium appelle à une réforme des Organisations


internationales, en particulier de l'ONU, pour leur permettre de jouer pleinement leur rôle.
Dans le cadre de la coopération internationale pour le développement sont examinées des
questions comme le droit au développement, l'accès des pays pauvres au marché
international, de même que la lutte contre la pauvreté et le problème de la dette des pays
pauvres: "À l'origine de cette crise se trouvent des causes complexes et de différentes
sortes, tant au niveau international — fluctuation des changes, spéculations financières,
néocolonialisme économique — qu'à l'intérieur des différents pays endettés — corruption,
mauvaise gestion de l'argent public, utilisation non conforme des prêts reçus. Les plus
grandes souffrances, qui se rattachent à des questions structurelles mais aussi à des
comportements personnels, frappent les populations des pays endettés et pauvres, qui
n'ont aucune responsabilité. La communauté internationale ne peut pas négliger une telle
situation: tout en réaffirmant le principe que la dette contractée doit être remboursée, il faut
trouver des voies pour ne pas compromettre le « droit fondamental des peuples à leur
subsistance et à leur progrès »" (n° 450).
7
Le chapitre X, consacrée à la sauvegarde de l'environnement, rappelle le grave
devoir de respecter non seulement l'homme mais aussi les autres créatures vivantes, car
la création est un don de Dieu que l'homme ne peut manipuler à sa guise ni exploiter de
manière désordonnée.

Dans ce contexte, le Magistère souligne la responsabilité de l'homme pour la


préservation d'un environnement intègre et sain pour toute l'humanité, y compris pour les
générations futures, car l'environnement est un bien collectif qui exige une responsabilité
collective. L'écologie fait partie des biens de la terre, dont la caractéristique fondamentale
est qu'ils appartiennent à toute l'humanité et doivent être partagés. Voilà pourquoi le
principe de la destination universelle des biens doit être appliqué dans ce domaine pour
résoudre en particulier la question de la pauvreté dans sa relation à l'environnement, en
ayant présent à l'esprit que "la crise environnementale actuelle frappe particulièrement les
plus pauvres, soit parce qu'ils vivent sur des terres qui sont sujettes à l'érosion et à la
désertification, soit parce qu'ils sont impliqués dans des conflits armés ou contraints à des
migrations forcées, ou encore parce qu'ils ne disposent pas des moyens économiques et
technologiques pour se protéger des calamités" (n° 482). C'est le cas spécialement de la
multitude des pauvres qui "habitent les banlieues polluées dans des logements de fortune
ou des agglomérations de maisons délabrées et dangereuses (slums, bidonvilles, barrios,
favelas). Si l'on doit procéder à leur déménagement et, pour ne pas ajouter la souffrance à
la souffrance, il est nécessaire de fournir une information adéquate et préalable, d'offrir
des alternatives de logements dignes et d'impliquer directement les intéressés" (ibid.).

Le Compendium invite également à respecter le droit à l'eau 3 comme un droit


universel et inaliénable, d'autant plus que de nombreux experts considèrent que l'accès à
l'eau pourrait, dans un avenir proche, être à la base de conflits internes aux États ou de
conflits entre États si des populations entières sont privées de ressources hydriques
indispensables pour leur vie.

La promotion de la paix fait l'objet du chapitre XI. La paix y est présentée comme le
fruit de la justice et de la charité, et la guerre comme l'échec de la paix. Le Compendium
insiste sur des relations de confiance réciproque entre les hommes afin de rendre
impensable le recours à la guerre. Toutefois, il ne nie pas l'existence de la violence et des
conflits et reconnaît l'usage de la force dans le cadre de la légitime défense dont il précise
3
Cf. Conseil Pontifical "Justice et Paix", Water, an essential element for life. A contribution of the Holy See to the
Fourth World Water Forum (Mexico City, 16-22 March 2006).
8
par ailleurs les conditions de licéité dans la ligne de l'enseignement du Catéchisme de
l'Église Catholique. En outre, le Compendium réaffirme le rôle du Conseil de Sécurité dans
le cadre du recours à la force, tout en invitant au respect des limites traditionnelles de la
nécessité et de la proportionnalité. Le Compendium condamne également le génocide et
invite à une évaluation correcte des conséquences de l'embargo sur les populations
concernées pour éviter que de telles sanctions ne constituent un instrument de punition à
l'égard d'une population entière. De même, le document plaide pour un désarmement
général, équilibré et contrôlé, lequel "doit s'étendre à l'interdiction d'armes qui infligent des
effets traumatisants excessifs ou qui frappent aveuglément, ainsi qu'aux mines
antipersonnel, un type d'engins de petit calibre, inhumainement insidieux, car ils
continuent à causer des dommages même longtemps après la fin des hostilités : les États
qui les produisent, les commercialisent ou les utilisent encore, assument la responsabilité
de retarder gravement l'élimination totale de ces instruments mortifères. La Communauté
internationale doit continuer à s'engager dans l'activité de déminage, en encourageant une
coopération efficace, y compris la formation technique, avec les pays qui ne disposent pas
de propres moyens spécifiques pour réaliser le déminage de leur territoire et qui ne sont
pas en mesure de fournir une assistance adéquate aux victimes des mines." (n° 510).

Pareillement, le s'intéresse à la situation des enfants soldats et condamne le


terrorisme, tout en recommandant d'entreprendre une analyse lucide des causes qui
l'engendrent.

Enfin, le Compendium souligne l'importance de la prière pour la paix et met en


lumière la contribution de l'Église à la promotion du pardon et de la réconciliation. Du
reste, une des caractéristiques de ce document magistériel c'est qu'il est fortement ancré
dans la Bible, où les matières traitées trouvent leur inspiration profonde.

La troisième partie est très courte. Elle ne comporte qu'un chapitre intitulé doctrine
sociale et action ecclésiale, qui indique quelques pistes pour l'usage et la diffusion de
l'enseignement social de l'Église, restant sauves les particularités pastorales laissées au
sage discernement des évêques. Nous y reviendrons plus loin en parlant de laïcs.

Le Compendium, un document d'Église et pour l'Église


9
Quelle est la nature de ce document?

Le titre du volume, Compendium de la doctrine sociale de l'Église, entend souligner


qu'il s'agit d'un Compendium, et donc d'un abrégé, présentant la doctrine sociale de
l'Église, c'est-à-dire l'enseignement de l'Église en matière sociale. Le titre indique aussi
que la doctrine dont il est question est de l'Église et qu'elle appartient à celle-ci. "La
doctrine sociale est de l'Église parce que l'Église est le sujet qui l'élabore, la diffuse et
l'enseigne. Elle n'est pas la prérogative d'une composante du corps ecclésial, mais de la
communauté tout entière: elle est l'expression de la façon dont l'Église comprend la
société et se situe à l'égard de ses structures et de ses mutations. Toute la communauté
ecclésiale — prêtres, religieux et laïcs — concourt à constituer la doctrine sociale, selon la
diversité des devoirs, des charismes et des ministères en son sein" (n° 79). C'est par elle
que l'Église entend féconder et fermenter la société, consciente que "la société et, avec
elle, la politique, l'économie, le travail, le droit et la culture ne constituent pas un milieu
purement séculier et mondain, et donc marginal et étranger par rapport au message et à
l'économie du salut. En effet, la société, avec tout ce qui s'y réalise, concerne l'homme.
C'est la société des hommes, qui sont « la première route et la route fondamentale de
l'Église »." (n° 62).

En cherchant cette transformation profonde de la société, "l'Église… non seulement


ne s'éloigne pas de sa mission, mais elle lui est rigoureusement fidèle" (n° 64). C'est donc
pour accomplir sa mission, à savoir l'annonce du salut dans les réalités concrètes de notre
monde, que l'Église se sert de la doctrine sociale comme d'un instrument d'évangélisation.

Situer la doctrine sociale au coeur de la mission de l'Église, c'est reconnaître qu'elle


ressort d'un sujet communautaire et qu'elle n'est pas quelque chose d'ajouté ou de
collatéral à la vie chrétienne. Voyons à présent à qui s'adresse le Compendium.

Evidemment, le Compendium de la Doctrine sociale de l'Église concerne


avant tout les catholiques, parce que "la première destinataire de la doctrine sociale
est la communauté ecclésiale avec tous ses membres, car tous ont des
responsabilités sociales à assumer…" (n° 10).
10
L'Église est un unique Corps, avec de nombreux membres, comme le "corps
est un, tout en ayant plusieurs membres" (1 Co 12,12). L'action de l'Église est
unique, c'est l'action d'un unique sujet, mais elle s'effectue selon une diversité de
dons, à travers lesquels passe la richesse organique du Corps tout entier. "Toute la
communauté chrétienne - et chacun en particulier"4 - est appelée, selon un
discernement adéquat, à "scruter «les signes des temps» et à interpréter la réalité
à la lumière du message évangélique"5. "Chacun pour ce qui lui revient" et "chacun
en particulier" : le service au monde, afin que celui-ci connaisse les routes de son
Seigneur, et se réalise à travers l'engagement spécifique – et organique en même
temps - de toutes les composantes ecclésiales.

D'abord les évêques. L'évêque étant, par le triple "munus" d'enseignement, de


sanctification et de gouvernement qui le caractérise, le premier responsable de
l'évangélisation dans son diocèse, c'est à lui que revient également en premier la
responsabilité de la diffusion de la doctrine sociale de l'Église. La présente "publication,
qui se limite à exposer les lignes fondamentales de la doctrine sociale, laisse aux
Conférences épiscopales la responsabilité d'en faire les applications opportunes requises
par la diversité des situations locales" (n° 8).

Selon le décret conciliaire Christus dominus au n°12, "il appartient étroitement


à la fonction d'enseignement de l'évêque de "montrer aux hommes que, selon le
dessein de Dieu Créateur, les réalités terrestres elles-mêmes et les institutions
humaines sont également ordonnées au salut des hommes, et qu'en conséquence
elles peuvent contribuer d'une façon non négligeable à l'édification du Corps du
Christ". L'évêque est aussi engagé à enseigner "combien il faut estimer la personne
humaine, sa liberté et sa vie corporelle elle-même ; la famille, son unité et sa
stabilité, la procréation et l'éducation des enfants ; la société civile avec ses lois et
ses professions ; le labeur et le loisir, les arts et les techniques ; la pauvreté et la
richesse" (Ibidem). Enfin, il est aussi appelé à expliquer comment "résoudre les très
graves questions concernant la possession des biens matériels, leur accroissement

4
CONGRÉGATION POUR L'ÉDUCATION CATHOLIQUE, Orientations pour l'étude et l'enseignement de la doctrine sociale
dans la formation sacerdotale, n° 8.
5
Ibidem.
11
et leur juste distribution, la paix et la guerre, la communauté fraternelle de tous les
peuples" (Ibidem).

Ce rapport intime entre la doctrine sociale et le rôle de l'évêque en tant


qu'éducateur de la foi tire son origine dernière du rapport inséparable entre la
doctrine sociale et l'évangélisation, rappelé plusieurs fois dans le Compendium.
L'évêque est le premier éducateur de la foi d'une communauté particulière qui a
pour tâche spécifique de discerner les événements historiques à la lumière de la
doctrine sociale. Comme l'affirme Octogesima adveniens la communauté
chrétienne a le devoir d'"analyser avec objectivité (sa propre) situation", de
l'"éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l'Évangile", et de "discerner (…)
les engagements qu'il convient de prendre" (n° 4). C'est une tâche qui lui est propre
et qu'elle doit réaliser "avec l'aide de l'Esprit Saint, en communion avec les évêques
responsables, en dialogue avec les autres frères chrétiens et tous les hommes de
bonne volonté" (Ibidem), afin d'incarner l'annonce de l'Évangile social dans les
esprits et dans les cœurs d'hommes concrets qui partagent les mêmes angoisses
et les mêmes espérances.

En tant que premier serviteur de sa communauté, l'évêque trouvera dans le


Compendium l'aide dont il a besoin pour assurer ce devoir de discernement. Le
Compendium l'aidera, dans ses responsabilités quant à la diffusion de la doctrine
sociale dans son diocèse, à rappeler constamment tous les sujets ecclésiaux à
leurs responsabilités sociales. L'application même de la doctrine sociale dans le
diocèse ne devra pas être vue par l'évêque comme étant étrangère à sa fonction
d'éducateur de la foi. Certes, il reviendra à d'autres sujets d'incarner ses principes
dans la réalité et dans les situations concrètes de la politique, de l'économie et du
travail, fonction qui revient plus particulièrement aux associations laïques
chrétiennes et aux laïcs individuellement. Toutefois, c'est l'évêque qui doit toujours
avoir un rôle de surveillance quant à l'application de la doctrine sociale, de façon à
réveiller – parfois de façon prophétique – les consciences assoupies, à dénoncer
les distorsions et les erreurs dans l'application, et à indiquer – sans entrer dans des
questions empiriques – les critères de fond et les lignes dynamiques d'action en
12
vue de résoudre les problèmes humains et sociaux qui font appel à la parole et à
l'œuvre des croyants.

Ensuite les prêtres. "En vertu de la consécration qu'il a reçue par le


sacrement de l'Ordre", le prêtre "est envoyé par le Père, par Jésus-Christ, à qui il
est configuré de manière spéciale comme Tête et Pasteur de son peuple, pour
vivre et agir, dans la force de l'Esprit Saint, pour le service de l'Église et pour le
salut du monde"6. Le service sacerdotal au monde se réalise selon la spécificité du
prêtre. Il est missionnaire de par son service liturgique ; de par sa façon de
proposer le Christ à travers la prédication et à travers sa propre vie ; sa manière
d'être pasteur de son troupeau ; sa valeur en tant qu'instrument de communion et
de dialogue entre les chrétiens et entre ceux-ci et tous les hommes.

Le prêtre ne sert pas la doctrine sociale de l'Église quand il se disperse dans


des activités sociales et économiques directes. Il la sert lorsqu'il prêche l'Évangile
sociale sur l'autel, en annonçant, dans la prédication, la libération du Christ et en
dénonçant les négations des droits humains et le mépris pour la dignité de la
personne, en montrant la force explosive d'amour et de justice qui émane de la
Parole, en éduquant à la valeur sociale de la foi chrétienne, en encourageant une
catéchèse – plus spécialement celle des jeunes et des adultes – qui s'inspire aussi
de la doctrine sociale, en provoquant la communauté chrétienne et les laïcs,
individuellement ou réunis en associations, à ouvrir leur esprit et leur cœur aux
besoins humains du territoire et à ceux de la communauté mondiale plus vaste.

Une autre catégorie de destinataires est celles des religieux et religieuses ou


de personnes consacrées selon la diversité de leurs charismes. Ceux qui ont
répondu à l'appel du Christ vers une forme de vie qui puisse déjà annoncer ici-bas
la perfection du Royaume de Dieu occupent une place particulière dans la
communauté chrétienne et, en vertu de leur charisme, ils ont un devoir unique dans
l'évangélisation du social. Il ne s'agit pas, pour eux, de se détacher du monde :

6
JEAN-PAUL II, Exhort. apost. Pastores dabo vobis, n° 12.
13
c'est une manière différente d'être au cœur des choses du monde. Une façon
particulièrement profonde et précise, du fait que les personnes consacrées voient
les rapports sociaux et les questions économiques non pas seulement tels qu'ils
sont, mais aussi et surtout tels qu'ils seront et donc tels qu'ils devraient être.

Les religieux et les religieuses abandonnent toutes choses (cf. Lc 14,33 ;


18,29) pour ouvrir leur cœur à une plus grande plénitude et pour mieux vivre un
amour indivis pour le Seigneur (cf. 1 Co 7,34) et indiquer ainsi aux hommes, de
façon prophétique, de nouvelles formes de rapports avec les choses de la création
et avec les frères : rapports orientés vers le partage, régis par la liberté spécifique
des enfants de Dieu, accueillants plutôt que possessifs, des rapports orientés vers
la promotion humaine plutôt qu'oppressifs.

Les personnes consacrées animent les rapports sociaux, politiques et


économiques de radicalité évangélique, en témoignant, dans leur vie personnelle et
communautaire, des béatitudes évangéliques et de leur disponibilité totale – par les
vœux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté – à vivre avec le Seigneur pour le
salut du monde. La vie consacrée offre un modèle évangélique de vie commune
fondée sur le don et elle entretient la capacité de toute la communauté chrétienne
et de tous les hommes à discerner dans le "déjà" et le "pas encore", de chercher la
communion et la charité, afin de donner une âme aux rapports humains dans la
société d'aujourd'hui également.

Le Compendium, un instrument de dialogue

À maintes reprises, le Compendium souligne l'importance du dialogue aussi bien ad


intra entre tous les membres de l'Église, qu'ad extra avec d'autres communautés
ecclésiales et religions, tout comme entre l'Église et la société civile. Le document a donc
une destination universelle (cf. n° 84). Ainsi, en lisant le Compendium, il convient d'avoir à
l'esprit que "ce texte est proposé pour encourager le dialogue avec tous ceux qui désirent
sincèrement le bien de l'homme" (n°10; cf. ibid., n° 12), y compris avec "ceux qui pensent
ou agissent autrement que nous en matière sociale, politique ou religieuse" (n° 43).
14
En effet, la doctrine sociale se fonde sur la Révélation biblique et la tradition de
l'Église. Mais la foi qui accueille la Parole de Dieu et la met en pratique a besoin de la
raison avec laquelle elle agit en interaction efficace. Ainsi, la foi et la raison constituent les
deux voies cognitives de la doctrine sociale, laquelle, avec cette lumière, "rend compte
des vérités qu'elle affirme et des devoirs qu'elle comporte: elle peut être accueillie et
partagée par tous" (n° 75).

Cette fonction éclairante de la doctrine sociale lui vient de son caractère


interdisciplinaire, c'est-à-dire de son dialogue cordial avec les autres sciences (cf. n° s 76-
78). Elle se prévaut avant tout des apports de la philosophie. "De fait, la philosophie est un
instrument adéquat et indispensable pour une compréhension correcte des concepts de
base de la doctrine sociale — comme la personne, la société, la liberté, la conscience,
l'éthique, le droit, la justice, le bien commun, la solidarité, la subsidiarité, l'État —,
compréhension qui inspire une vie sociale harmonieuse. C'est encore la philosophie qui
fait ressortir la plausibilité rationnelle de la lumière projetée par l'Évangile sur la société et
qui sollicite l'ouverture et le consentement à la vérité de toute intelligence et conscience."
(n° 77).

Outre la philosophie, la doctrine sociale bénéficie également de l'apport des


sciences humaines et sociales, en raison précisément de la part de vérité dont est porteur
chaque savoir, et parce que l'Église "est consciente qu'on ne parvient pas à une profonde
connaissance de l'homme uniquement par la théologie, sans les apports de nombreux
savoirs auxquels la théologie elle-même se réfère" (n° 78). En vertu de ce dialogue
interdisciplinaire, non seulement la doctrine sociale se prévaut des apports de la
philosophie et des sciences humaines, mais celles-ci à leur tour sont invitées "à saisir les
perspectives de signification, de valeur et d'engagement que renferme la doctrine sociale
et «à s'orienter, dans une perspective plus vaste, vers le service de la personne, connue
et aimée dans la plénitude de sa vocation»" (Ibid. 59). Il en résulte ainsi un enrichissement
mutuel, une sorte de circularité herméneutique entre la doctrine sociale et les sciences
humaines et sociales.

En plus du dialogue qu'elle entretient avec la société et celui qui l'ouvre aux apports
d'autres savoirs, la doctrine sociale de l'Église se présente également comme "un
instrument efficace de dialogue entre les communautés chrétiennes et la communauté
civile et politique, un instrument apte à promouvoir et à inspirer des attitudes de
15
collaboration correcte et féconde, selon des modalités adaptées aux circonstances" (n°
534). Cela implique d'une part que le dialogue est toujours possible entre l'Église et la
communauté politique et que d'autre part ce dialogue n'est pas écrit ou fixé d'avance mais
qu'il se concrétise par des attitudes, des gestes et des modalités qui dépendent des
circonstances de lieu et de temps, voire de la nature des questions à considérer dans un
esprit de collaboration et non d'affrontement, collaboration qui doit être correcte et
fructueuse, c'est-à-dire respectueuse des parties au dialogue et de leurs prérogatives.

De façon particulière, "La doctrine sociale est un terrain fécond pour cultiver, au
plan œcuménique, le dialogue et la collaboration, qui se réalisent en différents domaines
sur une vaste échelle: la défense de la dignité des personnes humaines; la promotion de
la paix; la lutte concrète et efficace contre les misères de notre temps, comme la faim et
l'indigence, l'analphabétisme, la distribution non équitable des biens et le manque de
logements. Cette coopération multiforme augmente la conscience de la fraternité dans le
Christ et facilite le cheminement œcuménique" (n° 535). Il en est de même du dialogue
avec les frères Juifs qui se fait "à partir de la tradition commune de l'Ancien Testament…
pour construire ensemble un avenir de justice et de paix pour tous les hommes, fils de
l'unique Dieu" (n° 536). Le même souci du dialogue doit également caractériser la
rencontre du Christianisme avec l'Islam, le Bouddhisme, les religions traditionnelles
africaines et d'autres traditions religieuses du monde, en vue de "rechercher ensemble les
formes les plus opportunes de collaboration", en particulier pour la promotion de la paix et
du développement intégral de l'homme (cf. n° 537). Les Rencontres de prière qui se sont
tenues à Assise, le 27 octobre 1986 et le 24 janvier 2002, sont des initiatives orientées
vers le service de la promotion et du "témoignage efficace des valeurs communes à toute
la famille humaine" (n° 537).

Dans son Message pour la Journée mondiale de la paix 2002, après les attentats
du 11 septembre 2001, le Pape Jean-Paul II indiquait le chemin à suivre en déclarant:
"Les confessions chrétiennes et les grandes religions de l'humanité doivent collaborer
entre elles pour éliminer les causes sociales et culturelles du terrorisme, en enseignant la
grandeur et la dignité de la personne, et en favorisant une conscience plus grande de
l'unité du genre humain. Il s'agit là d'un domaine précis de dialogue et de collaboration
oecuméniques et interreligieux, pour que les religions se mettent d'urgence au service de
la paix entre les peuples" (n° 12). Et il n'est pas exagéré d'affirmer que la lutte pour les
droits humains, en particulier le droit à la vie, la promotion de la paix, de la justice sociale
16
et économique, ainsi que du développement seront dans un futur proche toujours plus au
centre du dialogue oecuménique et interreligieux. Dans la promotion de ces hautes
valeurs de l'humanité, les catholiques pourront et devront apporter leur contribution par
leur doctrine sociale.

Je ne voudrais pas m'appesantir sur le terrain de la collaboration interreligieuse en


général, mais plutôt revenir au dialogue oecuménique pour illustrer, par deux initiatives
concrètes et hautement significatives, l'importance de la doctrine sociale de l'Église. En
novembre 2005, le Nonce Apostolique en Russie et les Soeurs de Saint-Paul m'avaient
invité à y présenter le Compendium en Russie. Les orthodoxes avaient à leur actif les
Fondements de la conception sociale de l'Église russe orthodoxe, premier document du
genre, approuvé par le Concile des Evêques de cette Église en août 2000, alors que
l'Église catholique avait un riche héritage multiséculaire en matière de doctrine sociale.
Au-delà de différences qu'on peut relever entre ces deux documents - le Compendium
pour l'Église catholique d'une part, et les Fondements pour l'Église orthodoxe russe
d'autre part - leur horizon commun, et c'est là un point de rencontre important, est la
référence à l'Évangile, à la théologie et à la pratique de l'Église des origines, à la réflexion
des Pères de l'Église et, surtout, la conviction fondamentale que l'enseignement social et
la présence active de l'Église dans l'histoire au service de l'homme appartiennent à la
nature de l'Église. C'est fort d'une telle conviction que Sa Sainteté Alexis II, Patriarche de
Moscou et de toutes les Russies a, dans une lettre autographe qu'il m'a adressée, qualifié
le Compendium de "document d'une grande actualité". Une année auparavant, en
décembre 2004, un mois après la sortie du Compendium, j'ai, à son invitation, rendu visite
au Pasteur Samuel Kobia, Secrétaire général du Conseil Oecuménique des Églises à
Genève, avec lequel j'ai eu des entretiens fructueux sur des sujets d'intérêt commun à la
lumière de l'Évangile. Quelques mois plus tard, en juin 2005, le Pasteur Kobia a visité
notre Dicastère, réitérant son souhait d'approfondir la collaboration entre nos deux
institutions sur les grands défis socio-politiques du monde globalisé. À ce jour, la
collaboration entre le Conseil Pontifical et le Conseil Oecuménique se situe au niveau du
Groupe Mixte de Travail et à celui du Groupe d'Experts de la Décennie "Vaincre la
Violence" instituée par le Conseil Oecuménique après la 8 ème Assemblée Oecuménique
qui s'est tenue a Harare au Zimbabwe en 1998.
17
Le Compendium, une source d'inspiration pour l'engagement socio-politique des
chrétiens laïcs

Comme je l'ai dit plus haut, le chapitre XII du Compendium, intitulé Doctrine sociale
et action ecclésiale, offre quelques pistes pour l'usage et la diffusion de l'enseignement
social de l'Église, restant sauves les particularités pastorales laissées au sage
discernement des évêques.

Dans un premier temps, le volume offre des indications concernant l'action


pastorale dans le domaine social. (cf. n°s 521-540). Il évoque les interventions de l'Église
en ce domaine, à partir notamment de l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII sur la
réalité socio-politique de son temps, publication par laquelle "le Pape donnait pour ainsi
dire «droit de cité» à l'Église dans les réalités changeantes de la vie publique" 7. Cela fait
partie de l'œuvre d'évangélisation et d'inculturation de la foi à travers l'espace et le temps
de l'histoire humaine.

Cette œuvre se concrétise dans la pastorale sociale, qui est "l'expression vivante et
concrète d'une Église pleinement consciente de sa mission d'évangéliser les réalités
sociales, économiques, culturelles et politiques du monde" (n° 524), une Église orientée
vers le témoignage sur la vérité de l'homme et proposant, à la suite de l'encyclique Pacem
in terris de Jean XXIII, les valeurs fondamentales d'une convivialité ordonnée et féconde,
fondée sur la vérité, la justice, l'amour et la liberté.

Par ailleurs, la connaissance de la doctrine sociale est d'une grande importance


pour la formation, spécialement pour les fidèles laïcs engagés dans les différents champs
de la vie socio-politique. Dans un tel contexte, le rôle de la catéchèse est d'éclairer des
réalités aussi fondamentales que l'action de l'homme pour sa libération intégrale, la
recherche de la solidarité, la lutte pour la justice et la construction de la paix. Loin d'être un
enseignement théorique, la catéchèse est une présentation systématique de la doctrine
chrétienne orientée vers le témoignage d'une vie de sainteté dans les différents domaines
de compétence et d'engagement des fidèles laïcs, auxquels "il … appartient, par leurs
libres initiatives et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d'esprit
chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie". 8

7
JEAN-PAUL II, Encyclique Centesimus annus, n° 5.
8
PAUL VI, Encyclique Populorum progressio, n° 81.
18
Le Compendium souligne également le rôle de la doctrine sociale dans les
institutions éducatives catholiques en vue d'une éducation à l'amour, à la justice, à la paix
et pour le mûrissement de la conscience des devoirs moraux et sociaux, avec une
référence particulière aux Semaines sociales des Catholiques, présentées comme "un
véritable laboratoire culturel où se communiquent et se confrontent des réflexions et des
expériences, où s'étudient les problèmes inédits et où sont identifiées de nouvelles
orientations pour l'action" (n° 532).

Outre la formation des fidèles laïcs, le Compendium évoque également celle des
prêtres et des candidats au sacerdoce, qui doivent approfondir la connaissance de la
doctrine sociale au cours de leur préparation ministérielle en vue d'une action pastorale
éclairée dans le domaine social. Le Compendium renvoie ici au document de la
Congrégation pour l'Éducation Catholique intitulé Orientations pour l'étude et
l'enseignement de la doctrine sociale de l'Église dans la formation sacerdotale, du 30
décembre 1988, qui contient des indications utiles en ce domaine.

Et qui donc est concerné par la pastorale sociale? C'est le peuple de Dieu dans ses
différentes articulations, aussi bien les chrétiens laïcs, individuellement ou en groupe, que
l'évêque comme premier responsable de l'engagement pastoral, les prêtres, les religieux
et les religieuses. Les prêtres soigneront les célébrations sacramentelles, en particulier
celle de l'Eucharistie et de la Réconciliation; ils devront également accompagner les
fidèles engagés dans la vie sociale et politique. Quant aux personnes consacrées, elles
sont appelées à donner des témoignages lumineux, spécialement face à la pauvreté, en
rappelant les valeurs de sainteté et d'engagement généreux au service du prochain.

Après ces considérations générales sur l'action pastorale dans le domaine social, le
Compendium aborde la question spécifique de l'engagement des fidèles laïcs (cf. n°s 541-
574), c'est-à-dire de tous les membres de l'Église à l'exclusion des membres de l'ordre
sacré et de l'état religieux.9 Leur identité naît et se nourrit des sacrements, en particulier
du baptême, de la confirmation et de l'eucharistie. Ils sont appelés à cultiver une
authentique spiritualité laïque loin du spiritualisme intimiste et de l'activisme social, en

9
Cf. CONCILE VATICAN II, Const. dogm. Lumen gentium, n° 3.1
19
cherchant à sanctifier le monde comme à la manière d'un ferment, c'est-à-dire de
l'intérieur, comme l'enseigne Vatican II. 10

L'objectif de la spiritualité du fidèle laïc est de combler l'écart entre la vie et la foi,
c'est-à-dire d'harmoniser ces deux pôles, en évitant qu'il y ait d'une part la vie dite
spirituelle, sans prise sur la réalité, et, d'autre part, celle dite séculière, sans aucune
motivation intérieure. Cette "synthèse entre foi et vie requiert un cheminement savamment
rythmé par les éléments qui qualifient l'itinéraire chrétien: la référence à la Parole de Dieu;
la célébration liturgique du mystère chrétien; la prière personnelle; l'expérience ecclésiale
authentique, qu'enrichit le service particulier de formation assuré par de sages guides
spirituels; l'exercice des vertus sociales et l'effort soutenu de formation culturelle et
professionnelle" (n° 546). L'aboutissement d'un tel processus requiert, à son tour, un agir
prudentiel: "La prudence rend capable de prendre des décisions cohérentes, avec
réalisme et sens de responsabilité quant aux conséquences de ses actions" (n° 548).

Par rapport à l'expérience associative - c'est-à-dire aux groupes, mouvements,


"associations laïcales d'Église, qui répondent à des critères précis d'ecclésialité" -, la
doctrine sociale a un rôle important à jouer comme instrument illuminant l'engagement de
ces groupes orientés vers la sanctification de l'ordre temporel. Parmi eux, le Compendium
cite les associations de médecins catholiques, d'enseignants catholiques, de juristes,
d'entrepreneurs, de travailleurs, mais aussi de sportifs, d'écologistes, propices à la
formation de la conscience personnelle et de la culture d'un pays.

Un tel engagement des fidèles doit être vécu comme un service dans tous les
domaines de la vie sociale, à commencer par la promotion de la dignité humaine, laquelle
implique l'affirmation du droit inviolable à la vie de la conception à la mort naturelle, et le
respect de la liberté religieuse.

Une autre sphère qui est prise en compte dans cet abrégé de l'enseignement social
est celle de la culture, qui permet à l'homme d'être plus homme, comme affirmait Jean-
Paul II dans son Discours à l'UNESCO le 2 juin 1980. Il faudrait en particulier défendre les
droits culturels tels que le droit des familles et des personnes à une école libre et ouverte,
le droit à l'accès aux moyens de communication sociale, le droit à la recherche, à la
divulgation de la pensée, au débat et à la confrontation. Par ailleurs, le Compendium

10
Cf. ibid.
20
recommande une attention particulière au contenu de la culture, c'est-à-dire à la vérité. Il
s'agit de développer une anthropologie correcte, valorisant la dimension religieuse de la
culture, notamment dans le domaine de l'art. Dans ce domaine, la négation de la
dimension religieuse d'une personne ou d'un peuple entraîne la mortification de la culture,
voire sa disparition. Il en est de même des moyens de communication sociale qui doivent
respecter l'ordre moral et dont les fidèles laïcs - qu'ils soient professionnels ou simples
usagers de ces moyens - se serviront comme de possibles et puissants instruments de
solidarité.

L'économie, et spécialement les modèles de développement socio-économique,


constitue un autre domaine d'intérêt pour le discernement. L'économie devra être
repensée en tenant compte du caractère central de la personne humaine, car le
développement économique est pour l'homme et non l'homme pour le développement. Un
développement authentique devra intégrer les exigences de la participation politique, de la
justice sociale, de la solidarité, avec une attention particulière aux réseaux
d'interdépendance dans les domaines économique, politique et social. D'où l'importance
des associations d'inspiration chrétienne, telles les associations des travailleurs,
d'entrepreneurs, d'économistes.

Enfin, le Compendium considère l'engagement des fidèles laïcs dans la sphère


politique comme "une expression qualifiée et exigeante de l'engagement chrétien au
service des autres", notamment en ce qui concerne "la recherche du bien commun dans
un esprit de service, le développement de la justice avec une attention particulière aux
situations de pauvreté et de souffrance, le respect de l'autonomie des réalités terrestres, le
principe de subsidiarité, la promotion du dialogue et de la paix dans la perspective de la
solidarité" (n° 565), aussi bien dans les administrations locales que dans les institutions
nationales et internationales. L'attention à la dimension morale dans ces domaines
contribuera à contrer les "structures de péché".11

Le Compendium recommande aussi d'accorder un grand soin à la préparation des


fidèles laïcs à l'exercice du pouvoir (cf. n°567), dans le respect des règles démocratiques.
Dans cette perspective, les groupes occultes de pouvoir qui visent à conditionner ou à
subvertir le fonctionnement des institutions légitimes devront être rejetés comme
contraires à la démocratie et à la règle morale qui exige la poursuite du bien commun.

11
Cf. JEAN-PAUL II, Encyclique Sollicitudo rei socialis, n° 36.
21

Or, aujourd'hui, beaucoup comprennent le fonctionnement du système


démocratique dans une perspective agnostique et relativiste qui accrédite la thèse selon
laquelle la vérité est un produit déterminé par la majorité et conditionné par les équilibres
politiques. Cela met à l'épreuve l'exercice du discernement et rend difficiles les choix dans
les domaines tels que l'objectivité et la droiture de l'information, la recherche scientifique
ou les choix économiques qui ont une influence sur la vie des plus pauvres ou dans les
réalités qui renvoient à des exigences morales fondamentales comme la sacralité de la
vie, l'indissolubilité du mariage, la promotion de la famille fondée sur le mariage
monogamique entre personnes de sexe différent.

Ces difficultés regardent en particulier les choix législatifs et politiques contraires


aux valeurs chrétiennes. Si un parlementaire chrétien ne peut s'opposer à de telles lois, du
moins est-il en droit d'offrir son soutien à des propositions qui visent à limiter les dégâts de
tels programmes. Ainsi en est-il de toute loi favorable à l'avortement. 12 En pareille
situation, le témoignage chrétien peut conduire jusqu'au sacrifice de la vie, au martyre, au
nom de la charité et de la dignité humaine.

Une autre question importante qui est évoquée dans ce contexte est celle de
l'engagement des catholiques dans la perspective de la "laïcité" ou de la distinction entre
la sphère politique et la sphère religieuse. Le Compendium plaide pour une juste
compréhension de la laïcité et rejette l'opinion selon laquelle l'Église, avec son
enseignement social, empiéterait sur les prérogatives des gouvernements. De même, le
document magistériel évoque les expressions d'intolérance religieuse dues à une
mauvaise interprétation de la laïcité dans certaines sociétés démocratiques.

Quant au choix des instruments politiques - adhésion à un parti politique ou autres


formes de participation politique -, le Compendium enseigne que de tels choix, bien
qu'éclairés par la conscience chrétienne, sont des choix purement personnels et ne
doivent en aucun cas être considérés comme une affaire d'Église, car "personne n'a le
droit de revendiquer d'une manière exclusive pour son opinion l'autorité de l'Église". 13

12
Cf. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Note doctrinale à propos de questions sur l'engagement et le
comportement des catholiques dans la vie politique (24 novembre 2002), n° 4; JEAN-PAUL II, Encyclique Evangelium
vitae, n° 73.
13
CONCILE VATICAN II, Const. past. Gaudium et spes, n° 43.
22

Excellences,
Chers frères et soeurs,

En parlant de la sphère politique, et me trouvant sur la terre africaine connue pour


son attachement à la sagesse des anciens, je ne peux m'empêcher d'attirer votre attention
sur la couverture du volume. Elle reproduit la fameuse "Allégorie du bon
gouvernement", peinte par Ambroise Lorenzetti en 1338-1339 pour la Salle du
Conseil de Sienne. La lecture de la fresque est une véritable catéchèse civile sur
un verset biblique "Diligite justitiam qui judicatis terram": la bonne marche d'une cité
n'est pas le fruit de la chance, de richesses accumulées, mais d'une vie ordonnée
et gouvernée selon des règles objectives et des principes moraux clairs et acceptés
par tous. Des règles et des principes qui ne sont pourtant ni inventés ni déterminés
par les citoyens mais qui "descendent" de la Sagesse de Dieu et de la loi naturelle.
Selon cette fresque, de la Sagesse naît la Justice; de la Justice naît la Concorde
(elle tient dans la main un étrange outil : un rabot, pour aplanir les différences, les
dénivellations); de la Concorde procède la bonne marche des citoyens vers le bien-
être sous la conduite d'une autorité sage qui gouverne, entourée des vertus
théologales de la foi, de l'espérance et de la charité et des vertus morales: la paix,
la force, la prudence, la magnanimité, la tempérance et la justice.

La fresque continue ensuite en montrant, d'un côté les effets du bon


gouvernement dans la vie des citoyens et du territoire et, de l'autre côté les effets
néfastes du mauvais gouvernement.

"Une démocratie authentique n'est possible que dans un État de droit et sur
la base d'une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la
réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par
l'éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l'épanouissement de la
«personnalité» de la société, par la création de structures de participation et de
coresponsabilité... Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un
totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire"14.
14
JEAN-PAUL II, Encyclique Centesimus annus, n° 46.
23

A ces paroles de son vénéré prédécesseur Jean-Paul II, le Pape Benoît XVI a fait
écho quand, dans sa première Encyclique Deus Caritas Est, rappelant les grands
documents de la doctrine sociale de l'Église, "qui a été présentée de manière organique
dans le Compendium de la doctrine sociale de l'Église, rédigé par le Conseil pontifical
Justice et Paix" (n° 27), il affirme au n° 29 : "L'ordre juste de la société et de l'État est le
devoir essentiel du politique. Un État qui ne serait pas dirigé selon la justice se réduirait à
une grande bande de vauriens, comme l'a dit un jour saint Augustin: «Remota itaque
iustitia quid sunt regna nisi magna latrocinia?»". Des paroles fortes, certes, mais dont
l'intention profonde est de souligner la nécessité d'un ordre juste dans la société, un ordre
qui soit régi par des valeurs transcendantes conformes à la dignité de la personne et dont
aucun État ne peut disposer.

Excellences,
Chers frères et soeurs,

En concluant cette présentation du Compendium, je crois qu'il n'est pas exagéré


d'affirmer que ce document est un don de l'Église, mater et magistra, à ses fils et filles au
début de ce troisième millénaire. Or, le don évoque la grâce et la gratuité, et, bien plus
encore, la responsabilité dont il s'accompagne pour celui qui le reçoit. Demandé par les
Églises locales au Saint-Père, le Compendium retourne aujourd'hui aux Églises locales
après sa longue élaboration. Il est entre nos mains; et il nous appartient de nous
imprégner de son enseignement, de le faire fructifier en nous-mêmes, mais aussi dans
nos familles, nos communautés de vie et de travail, nos institutions éducatives, nos
paroisses et nos diocèses, nos institutions civiles et politiques, toutes nos organisations
humaines au niveau local, national et international, ainsi que dans tous nos rapports
humains pour les transformer de l'intérieur à la manière d'un ferment.

Mon vœu le plus ardent c'est que l'usage du Compendium, aussi bien dans ses
principes fondamentaux - dignité de la personne et de ses droits, valeur transcendante de
la vie, promotion du bien commun, solidarité et destination universelle des biens - , que
dans ses propositions d'engagement socio-pastoral des laïcs, vous aide à relever les défis
de la faim et de la pauvreté, des maladies pandémiques et des conflits, de l'éducation, de
24
la paix et de la réconciliation, du développement intégral de l'homme et de l'évangélisation
en profondeur du continent africain, que le Conseil Pontifical a inscrits parmi ses priorités
et sur lesquels les Pères du Synode réfléchiront lors de la deuxième Assemblée spéciale
pour l'Afrique du Synode des Evêques dont les Lineamenta viennent d'être publiés.

Je vous remercie de votre attention.

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