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Projet de publication

présenté par M ARTIN GUERPIN


aux directeurs de la collection « MusicologieS » des éditions Vrin

Février 2016

Titre provisoire de l’ouvrage

« Adieu New-York, bonjour Paris ! ». Les enjeux esthétiques et culturels des appropriations
savantes du jazz dans le monde musical français (1900-1939).

Coordonnées de l’auteur

Martin Guerpin
62 , rue des prairies (5e étage gauche)
75020, Paris
martin.guerpin@gmail.com

Plan du dossier

1. DESCRIPTION DE L’OUVRAGE EN PROJET...................................................................................... IV


1.1. UN TRIPLE INTÉ RÊ T THÉ MATIQUE, DOCUMENTAIRE ET MÉ THODOLOGIQUE ................................................... IV
1.2. MODIFICATIONS ENVISAGÉ ES..................................................................................................................................... V
1.3. CARACTÉ RISTIQUES TECHNIQUES (APPENDICES ET ANNEXES INCLUSES)....................................................... VII
1.4. FINANCEMENTS ENVISAGÉ S :................................................................................................................................... VII
2. RÉSUMÉ.................................................................................................................................................. VIII
3. SOMMAIRE DE L’OUVRAGE.................................................................................................................. IX
4. INTRODUCTION GÉNÉRALE................................................................................................................ XI
É TAT DE LA RECHERCHE.................................................................................................................................................... XI
PROBLÉ MATIQUES ET MÉ THODOLOGIE......................................................................................................................... XVI
CORPUS............................................................................................................................................................................... XIX
PLAN ET CADRE TEMPOREL............................................................................................................................................. XXI

ANNEXES (FICHIERS SÉPARÉS)


CURRICULUM VITAE
THÈ SE (EXEMPLAIRE É LECTRONIQUE AU FORMAT PDF)
1. Description de l’ouvrage en projet

1.1. Un triple intérêt thématique, documentaire et méthodologique

Ce projet d’ouvrage est issu de ma thèse de doctorat en Musicologie, thèse préparée


à l’Université Paris-Sorbonne et à l’Université de Montréal. Elle a été soutenue le 24
novembre 2016 devant un jury composé de mes deux directeurs de recherche, Michel
Duchesneau et Laurent Cugny, ainsi que de Philippe Gumplowicz, Barbara Kelly, François de
Médicis, et Christopher Moore. Lui ont été attribuées les mentions « Exceptionnelle » de
l’Université de Montréal et « Très honorable avec les félicitations du jury » de l’Université
Paris-Sorbonne.

Intérêt thématique : cette thèse traite d’un sujet souvent évoqué par les
musicologues, les historiens et les mélomanes, mais jamais envisagé de manière
systématique. Elle étudie à parts égales l’histoire de la diffusion du jazz en France dans la
première moitié du XXe siècle et celle de sa réception et de son utilisation dans le monde
musical savant. Le croisement de ces deux histoires permet de faire apparaître une
chronologie et une thématisation inédites de la perception du jazz dans le monde musical
savant français, mais aussi de sa place et de son rô le dans l’évolution de la musique.
L’ouvrage issu de cette thèse serait donc susceptible d’intéresser plusieurs lectorats :
les spécialistes et les amateurs de jazz pourront en tirer bénéfice, les chercheurs intéressés
par l’histoire de la musique « savante » au début du XXe siècle ou encore, plus généralement,
les lecteurs attirés par l’histoire culturelle de la France et par les relations entre Europe et
Amérique.

Intérêt documentaire de l’ouvrage : les conclusions de l’ouvrage se fondent sur un


grand nombre de sources textuelles (issues de dépouillements systématiques),
iconographiques et audio-visuelles (disques, film, radio) souvent méconnues, voire inédites.
Un travail important sur les morceaux de jazz diffusés en France et sur le corpus de pièces
savantes françaises influencées par le jazz me permet en outre de présenter un nombre

3
conséquent d’œuvres peu (ou jamais) considérées jusqu’à présent. Les nombreux tableaux
destinés à appuyer et à illustrer ce travail effectué sur les répertoires pourront servir de
point de départ pour de futurs travaux (sur l’édition musicale en France, par exemple, ou
encore sur l’importation et la commercialisation de disques enregistrés outre-Atlantique).

Intérêt méthodologique : au-delà de l’intérêt qu’il représente pour la connaissance


de l’histoire de la musique dans l’entre-deux-guerres, ce travail a également été pensé
comme une mise en pratique des méthodes issues des transferts culturels, de l’histoire
croisée, mais aussi de la musicologie relationnelle. La méthode comparatiste traditionnelle,
qui impliquerait de comparer termes à termes des œuvres savantes et des morceaux de
jazz, se voit en effet renouvelée par des problématiques relevant de l’appropriation, des
circulations internationales et des pratiques culturelles. Bien que centré sur un objet
musical (la rencontre du jazz et de la musique savante), cet ouvrage se situera donc au
carrefour de la musicologie, de l’histoire, des études culturelles et, dans une moindre
mesure, de la sociologie.

Le modèle d’étude d’appropriation d’une forme d’expression artistique considérée


comme étrangère (de point de vue géographique, culturel et social) proposé dans ce travail
se veut transposable à toute forme de rencontre entre des formes d’expression artistiques a
priori différentes l’une de l’autre et hétérogènes. C’est sans doute en vertu de son caractère
interdisciplinaire que cette thèse a d’ores et déjà suscité l’attention d’historiens et de
spécialistes de l’esthétique, au même titre que des musicologues (à travers des invitations à
dans plusieurs séminaires, ou dans des conférences).

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1.2. Modifications envisagées en vue de la mise au point du manuscrit

La structure du livre suivra le plan chronothématique de la thèse (voir le


sommaire dans la partie 3. et la table des matières dans la thèse jointe à ce document).
Cependant, plusieurs modifications seront apportées au travail.

L’ajout d’un chapitre, consacré aux années 1930

Un chapitre consacré aux années 1930 devait figurer dans la thèse sous forme
d’un épilogue. Il n’a finalement pu être intégré pour des raisons de temps et à cause du
volume déjà conséquent du travail, qui risquait de dépasser les dimensions demandées
par l’Université de Montréal. Ce chapitre apportera trois thématiques qui ne figuraient
pas dans les précédentes de la thèse.
La première concerne le déphasage progressif entre, d’une part, l’évolution de la
diffusion du jazz et de son discours d’accompagnement à partir de 1930 et, d’autre part,
la continuité observable dans les œuvres savantes qui continuent de faire référence à
des genres des années 1920. Les raisons de ce déphasage devront être interrogées.
La seconde thématique concerne la perte progressive de l’aura moderne des
emprunts au jazz dans le monde musical savant français. Les raisons de son rejet par
l’avant-garde émergeant dans les années 1930 (Olivier Messiaen, André Jolivet, entre
autres) seront examinées.
La troisième thématique découle de la seconde et traite du déplacement des
appropriations savantes du jazz dans le domaine de la musique de film : la connaissance
de cette musique permettant aux compositeurs d’accéder plus facilement à l’écran.

Au-delà de ces modifications de contenu, trois types de changements seront


apportés à la forme de la thèse.

L’allègement des passages les plus académiques de la thèse

5
Afin d’alléger les passages les plus académiques de la thèse, la revue de littérature
de l’introduction sera modifiée, ainsi que plusieurs passages de la thèse consacrés à des
discussions et à des prises de position historiographiques.

Le raccourcissement et la densification de certains passages

Plus ponctuellement, le passage consacré à l’impressionnisme musical sera


abrégé et fera une place plus large à la littérature secondaire consacrée à ce sujet. Il en
va de même pour les deux premiers chapitres : ils seront légèrement raccourcis afin
d’être plus efficaces.

Une modification des appendices et des annexes

L’index des noms propres sera enrichi et complété par un index des œuvres. Une
chronologie sera également intégrée en fin d’ouvrage, ainsi qu’une liste des œuvres
savantes françaises influencées par le jazz entre 1900 et 1939 et une bibliographie des
textes sur le jazz publiés dans le monde musical savant français France pendant la même
période.

1.3. Caractéristiques techniques (appendices et annexes incluses)

- Longueur (en tenant compte du chapitre à ajouter) envisagée : environ 300.000


mots (1.750.000 caractères, espaces compris).
- Tableaux : 80 environ (en tenant compte ceux du chapitre à ajouter).
- Iconographie : 35 environ (en tenant compte ceux du chapitre à ajouter).
- Exemples musicaux : environ 90, tous transcrits (en tenant compte ceux du
chapitre à ajouter).

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1.4. Financements envisagés 

Un financement pourra être sollicité auprès différentes institutions :

- l’IReMus (Institut de Recherche en Musicologie) et l’É cole Doctorale V de


l’Université Paris-Sorbonne.
- l’OICRM de l’Université de Montréal.
- le Centre National du Livre.

Une partie des coû ts engendrés par travail éditorial sera économisée, car la thèse a été
rédigée d’après le protocole de la collection « MusicologieS » des éditions Vrin.

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2. Résumé

Ce travail envisage les appropriations musicales et discursives du jazz dans le monde


musical savant français. Fondé sur la méthode des transferts culturels, il propose une
histoire croisée de la musique savante française, de la diffusion des répertoires de jazz en
Europe et de leur perception. La réflexion s’appuie sur un corpus systématique des œuvres
savantes influencées le jazz et des textes que lui consacrent compositeurs et critiques.
La réflexion se fonde sur l’établissement d’un corpus systématique des œuvres
savantes influencées le jazz et des textes que lui consacrent compositeurs et critiques. Une
analyse informée par des données issues de l’esthétique et de l’histoire culturelle montre
que ces œuvres contribuèrent à différentes entreprises de redéfinition d’une identité
française de la musique. Les appropriations du jazz remettent également en cause une
conception de la musique populaire propre au XIXe siècle. Elles valorisent des sujets
auparavant considérés comme triviaux et proposent un son nouveau, tantô t associé au
modernisme mécaniste des É tats-Unis, tantô t à l’énergie débridée attribuée au primitivisme
nègre. Enfin, elles participent à la remise au goû t du jour d’un classicisme protéiforme.
Ces différents aspects font l’objet d’une périodisation et d’une thématisation. Si les
premiers cake-walks des années 1900 sont mis au service d’un exotisme « nègre », les
emprunts au jazz à la fin des années 1910 relèvent d’un geste avant-gardiste au service d’un
projet nationaliste de rétablissement de l’identité française de la musique. À partir du milieu
des années 1920, suite aux efforts fructueux de Jean Wiéner pour légitimer le jazz aux yeux
du monde musical savant, un discours spécialisé émerge. De nouveaux compositeurs s’y
intéressent, dans la perspective d’un classicisme désormais plus cosmopolite.
Tout en faisant émerger différents paradigmes de l’appropriation du jazz
(cocteauiste, stravinskien, ravélien, entre autres), ce travail vise à jeter un éclairage nouveau
sur la production musicale savante dans la France de l’entre-deux-guerres et sur les
rencontres entre différentes traditions musicales.

Mots-clés : Jazz 1900-1930 – Musique France 1900-1930 – Transferts culturels et


histoire connectée – É tudes transnationales – Nation et nationalisme – Musicologie
relationnelle

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3. Sommaire de l’ouvrage1

PREMIÈRE PARTIE
LE « JAZZ » D’AVANT LES JAZZ-BANDS : DE L’ÉVOCATION DU MUSIC-HALL À
L’EXOTISME « NÈGRE » (1896-1917)

Chapitre 1

La diffusion des danses étatsuniennes en France et l’appropriation debussyste du cake-


walk (1896-1917)

Chapitre 2

Rompre avec les conventions musicales d’avant-guerre : Cocteau, Satie, Parade et le


ragtime

DEUXIÈME PARTIE
« JAZZ-BANDISME » ET ICONOCLASME DES AVANT-GARDES (1918-1922)

Chapitre 3

Les appropriations cocteauistes du jazz (1919-1923) : un avant-gardisme carnavalesque

Chapitre 4

1
La table des matières détaillée figure dans la version de la thèse fournie en annexe de ce dossier (Annexe
n° 1, p. iv-viii).

9
Stravinsky et le ragtime : une source d’inspiration nouvelle au service de recherches
rythmiques entamées dans les années 1910

TROISIÈME PARTIE
DU SPECTACLE AU CONCERT : LE MOMENT WIÉNER (1922-1925)

Chapitre 5

La promotion d’un avant-gardisme international : Jean Wiéner et la légitimation du jazz


(1922-1925)

Chapitre 6

La nouvelle alliance : Jean Wiéner et Darius Milhaud prennent le jazz au sérieux (1923-
1924)

QUATRIÈME PARTIE
APRÈS L’ « ORAGE » : LES APPROPRIATIONS DU JAZZ ENTRE BANALISATION
ET DIVERSIFICATION (1925-1929)

Chapitre 7
Après la « période héroïque ». L’émergence d’un discours collectif sur le jazz : nouveaux
enjeux et nouveau canon

Chapitre 8

Le jazz et le renouveau classique de la musique savante en France

ÉPILOGUE
LES ANNÉES 1930, UNE DÉCENNIE DE REFLUX ? UNE RECONFIGURATION DES
RAPPORTS ENTRE JAZZ ET MUSIQUE SAVANTE

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4. Introduction générale0

De 1899 à 1930, de la diffusion des premiers cake-walks en France à la


publication, dans La Revue musicale, de deux articles de Hugues Panassié qui marquent
l’émergence d’un discours spécialisé et autonome sur la musique de Louis Armstrong et
de Duke Ellington0, le jazz provoque de multiples débats parfois houleux, et introduit
une nouvelle donne dans le monde musical savant. Objet de curiosité, de fascination
parfois, assurément de rejets ou de passions, il trouve sa place dans un grand nombre
d’œuvres musicales, d’articles de presse et d’ouvrages musicologiques. Réunir ces
œuvres et ces textes en un seul et même corpus, comprendre les dynamiques collectives
et individuelles qui traversent son histoire située à l’intersection de deux univers
musicaux, tels sont les buts de ce travail qui ambitionne de combler un vide dans
l’histoire du jazz en France et dans celle de la musique savante française. Il s’agit de se
situer, autant que faire se peut, à l’intersection de l’histoire du jazz en France et de celle
de la musique savante française, à la croisée des textes et des œuvres musicales, au
carrefour de l’analyse, de l’esthétique, de l’histoire et de la sociologie. Autant de
domaines et de disciplines entre lesquels le dialogue ne s’est jamais vraiment établi pour
ce qui concerne les rencontres entre jazz et musique savante en France.

État de la recherche

Les textes consacrés au jazz occupent l’attention presque exclusive des historiens
et des sociologues. C’est en effet à partir d’une anthologie d’écrits sur le jazz qu’Olivier
Roueff et Denis-Constant Martin ont produit l’une des premières réflexions sur la
réception du jazz dans la France de l’entre-deux-guerres 0. Celle-ci n’apporte toutefois

0
Il s’agit de l’introduction de la thèse. Le dernier paragraphe a été modifié pour présenter la partie
consacrée aux années 1930.
0
Hugues Panassié, « Le jazz “hot” », L’Édition musicale vivante, n°25, février 1930, p. 9-11 et Hugues
Panassié, « Le Jazz “Hot” », La Revue musicale, 11e année, no 105, juin 1930, p. 481-494.
0
Le corpus rassemblé par Olivier Roueff et Denis-Constant Martin reste à compléter (Denis Constant-
Martin et Olivier Roueff, La France du jazz : musique, modernité et identité dans la première moitié du XX e
siècle, Marseille, Parenthèses, 2002, p. 165-312 ; voir également Olivier Roueff, Jazz les échelles du plaisir :
Intermédiaires et culture lettrée en France au XXe siècle, Paris, La Dispute, 2013).

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que peu d’éléments concernant le monde musical savant. Elle aborde indifféremment
des textes parus dans des publications généralistes ou spécialisées. Le récent ouvrage de
Matthew Jordan, Le Jazz: Jazz and French Cultural Identity0, est un autre exemple
représentatif de cette approche centrée sur les textes. L’historien des médias reprend en
grande partie des thématiques mises en évidence par Olivier Roueff et Denis-Constant
Martin, mais aussi par des spécialistes des cultural studies comme Petrine Archer Straw0
et Colin Nettelbeck0. Souvent précieux pour les références qu’ils portent à notre
connaissance, ces ouvrages traitent cependant exclusivement du discours sur le jazz,
qu’ils appréhendent en tant que reflet de phénomènes culturels ou sociaux. De plus, ces
textes sont soumis à un travail comparatif qui tient rarement compte de la
représentativité de leurs auteurs, des positions qu’ils défendent et des répertoires -
pourtant fort divers - auxquels ils font référence. De nombreuses distinctions se
trouvent ainsi arasées, voire passées sous silence0. Il s’agit moins ici de déplorer
l’absence de la musique dans ces travaux (car le discours sur la musique est en soi un
objet d’étude passionnant) que de remarquer que certains textes, placés sur un même
plan parce qu’ils parlent de « jazz », traitent parfois d’objets musicaux aux
caractéristiques diamétralement opposées. Ne pas prendre en compte ces
caractéristiques fausse immanquablement la comparaison.
Les répertoires de jazz et, plus encore, les œuvres savantes qui s’en inspirent,
sont également absents des travaux pionniers menés par les historiens Ludovic
Tournès0 et Jeffrey Jackson0 sur l’histoire jazz en France. Le même constat peut être
formulé à propos des recherches de Tyler Stovall 0 qui fournissent de précieux
renseignements sur la présence de musiciens afro-américains dans le Paris de l’entre-
0
Matthew Jordan, Le Jazz: Jazz and French Cultural Identity, Chicago, University of Illinois Press, 2010, p.
1-140.
0
Petrine Archer-Straw, Negrophilia: Avant-Garde Paris and Black Culture in the 1920s, Thames & Hudson,
2000.
0
Colin Nettelbeck, Dancing with De Beauvoir: Jazz and the French, Melbourne, Melbourne University Press,
2004, p. 1-113.
0
Cette réserve, qui ne préjuge pas de la qualité des ouvrages cités, rejoint la critique formulée par Roger
Chartier à l’encontre de l’histoire des mentalités, qui ne tient pas assez compte, d’une part, de la variabilité
des représentations en fonction des groupes et du temps et, d’autre part, de la spécificité des modes
d’expression (littérature, presse, mémoires, peinture, musique, pour ne prendre que quelques exemples) à
travers lesquels elles sont exprimées (voir à ce sujet Roger Chartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin
Michel Littérature, 1998).
0
Ludovic Tournès, New Orléans sur Seine : histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999, p. 14-58.
L’ouvrage de Ludovic Tournès est un cas particulier au sein de cette liste, car il s’intéresse également à
l’institutionnalisation du jazz en France.
0
Henry Jeffrey Jackson, Making Jazz French: Music and Modern Life in Interwar Paris, Durham, Duke
University Press, 2003.

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deux-guerres. Quant au beau livre de Jody Blake, Le Tumulte noir, il tend à réduire la
réflexion sur le jazz à des questionnements portant sur l’altérité raciale,
questionnements certes importants, mais qui n’épuisent pas, loin s’en faut, le sujet des
relations entre musique savante et jazz 0. L’altérité raciale est par ailleurs au centre des
chapitres du récent ouvrage d’Andry Fry qui concernent la période 1900-19300.
Néanmoins, les emprunts savants au jazz sont au centre de quatre travaux
musicologiques. Pionnier en la matière, André Hodeir (1921-2011) est le premier à
s’intéresser à l’influence du jazz sur la musique française. En 1954, dans un chapitre
intitulé « L’influence du jazz sur la musique européenne0 », le compositeur d’Anna Livia
Plurabelle (1966) aborde six œuvres de trois compositeurs cardinaux : La Création du
monde (1923) de Darius Milhaud (1892-1974), L’Histoire du soldat (1918), le Ragtime
pour onze instruments (1918) et Piano-rag-music (1919) d’Igor Stravinsky (1882-1971),
ainsi que L’Enfant et les sortilèges (1919-1925) et le Concerto pour piano en sol (1929-
1931) de Maurice Ravel (1875-1937). Rarement amène avec ces œuvres, Hodeir conclut
son étude par un jugement sans appel :

Sur le plan esthétique comme sur le plan technique, les œuvres (ou fragments
d’œuvres) que nous avons citées dans cette étude ne peuvent être regardées que
comme de graves échecs0.

Cette condamnation repose sur un anachronisme et sur une conception essentialiste du


jazz. Hodeir reproche à Stravinsky, Milhaud et Ravel de s’être « laissés prendre aux
contrefaçons du jazz commercial0 » et de ne s’être pas inspirés du jazz « authentique »
de « King Oliver et de ses émules0 ». Comment l’auraient-ils fait, puisque la musique du
cornettiste n’était pas diffusée dans la France des années 1920 ? L’analyse menée par
André Hodeir repose sur des modèles issus d’un canon du jazz construit

0
Tyler Stovall, Paris Noir: African Americans in the City of Light, Boston, Houghton Mifflin, 1996, p. 1-81.
Voir aussi, à ce sujet, Chris Goddard, Jazz Away from Home, New York, Paddington Press, 1979.
0
Jody Blake, Le Tumulte Noir: Modernist Art and Popular Entertainment in Jazz-Age Paris (1900–1930),
University Park, Penn State Press, 1999, p. 11-136.
0
Andy Fry, Paris Blues: African American Music and French Popular Culture, 1920-1960, Chicago, University
of Chicago Press, 2014, p. 1-124.
0
André Hodeir, Hommes et problèmes du jazz [1954], Marseille, Parenthèses, 1981, p. 223-240.
0
Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, p. 236.
0
Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, p. 228.
0
Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, p. 228. Joe « King » Oliver (1885-1938) était un cornettiste de jazz
étatsunien. Le Creole Jazz Band qu’il fonda et dirigea à partir de 1922 à Chicago s’imposa comme l’une des
formations de jazz les plus influentes du début de la décennie. Elle servit de tremplin à la carrière du jeune
Louis Armstrong (1901-1971).

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rétrospectivement par les premières histoires de cette musique. Elles ne tiennent pas
compte des répertoires de jazz sur lesquels se sont appuyés les trois compositeurs. Sur
ce point, les comparaisons d’André Hodeir sont donc faussées. Elles le sont également du
fait d’une conception figée du jazz, dont la « substance0 » résiderait dans un ensemble de
caractéristiques intangibles et infrangibles, telles que le swing et une manière
particulière d’attaquer ou de vibrer certaines notes. Les œuvres de Stravinsky, Milhaud
et Ravel pécheraient par conséquent pour n’avoir tiré « qu’une infime partie de sa
substance0 ». Cette dernière citation est révélatrice d’une approche consistant avant
toute chose à identifier des points communs entre le jazz et les œuvres savantes qui s’en
inspirent.
On la retrouve dans un article de Barbara Heyman consacré aux emplois du
ragtime dans les trois œuvres de Stravinsky déjà abordées par André Hodeir0. Après
avoir décrit plusieurs caractéristiques génériques du ragtime, Barbara Heyman les
compare à celles repérées dans chacune des trois œuvres afin d’évaluer leur degré de
conformité à ce genre. En dépit de la rigueur exemplaire de sa démarche, notamment
dans l’analyse de ce que Stravinsky pouvait connaître du ragtime, son article pose autant
de questions qu’il en résout. Pourquoi Stravinsky commence-t-il à emprunter au ragtime
en 1917, lui qui connaissait cette musique depuis 1904 au moins 0 ? Cette question
implique d’envisager les circonstances susceptibles d’encourager les compositeurs à
recourir au jazz à un moment donné. Tel n’est pas le but de Barbara Heyman, dont
l’approche se veut, comme celle d’André Hodeir, résolument interne et focalisée sur des
questions relevant de l’analyse paramétrique des œuvres. Les œuvres sont, par
conséquent, envisagées une à une, dans un face-à -face avec leur modèle supposé. Cette
approche comparative laisse de surcroît en suspens toutes les questions concernant les
tendances esthétiques plus générales dans lesquelles s’inscrivent ces emprunts au jazz.
Or, ils ne sauraient être considérés comme des actes isolés, abstraits et détachés du reste
de la production musicale d’un compositeur, d’un groupe, ou d’une époque donnés.
Plus récemment, dans le domaine de la musique française, d’importants travaux
ont tenté d’élargir l’éventail des questions posées aux œuvres savantes empruntant au

0
Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, p. 236.
0
Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, p. 236.
0
Barbara Heyman, « Stravinsky and Ragtime », The Musical Quarterly, vol. 68, n°1, octobre 1982, p. 543-
562.
0
Heyman, « Stravinsky and Ragtime », p. 546.

14
jazz. Deux articles de Carine Perret 0 se penchent ainsi sur les sources auxquelles les
compositeurs ont pu avoir accès et sur les motivations qui les ont poussés à emprunter
au jazz. Aussi bienvenue soit-elle, la démarche adoptée soulève quatre remarques.
Tout d’abord, Carine Perret limite son analyse à des pièces du canon des
emprunts savants au jazz délimité dans les articles d’André Hodeir et de Barbara
Heyman0, le « Ragtime du Paquebot » de Parade (1917) d’Erik Satie. En second lieu, la
manière dont Carine Perret convoque des éléments contextuels au service de sa
réflexion induit, en certains endroits de son travail, quelques généralisations peut-être
hâ tives, d’autant plus qu’elles ne sont pas issues d’études précises sur les écrits de
chaque compositeur, sur les réseaux dans lesquels ils s’inscrivent, ou sur leurs
tendances intellectuelles et politiques. La vogue du jazz à la fin des années 1910 et tout
au long de la décennie 1920 traduirait ainsi la « tendance française à prendre comme
modèle les É tats-Unis0 ». La Revue nègre de Joséphine Baker, en 1925, est par ailleurs
présentée comme « l’événement majeur du Paris des années folles0 ». Si la Revue nègre
fut bien un événement retentissant dans la presse française, peut-on transposer ce
constat sans nuance au monde musical savant ? Se pose ici la question d’une éventuelle
singularité de l’histoire du jazz, de sa réception et de ses utilisations dans ce monde
musical savant, par comparaison avec d’autres mondes artistiques et intellectuels. La
troisième réserve concerne le recours presque exclusif à des sources de seconde main,
qui grève la description précise des répertoires de jazz que les compositeurs pouvaient
connaître0. Le travail sur la diffusion des répertoires de jazz en France reste en effet un
champ de recherche quasiment vierge à ce jour0. Enfin, l’usage d’expressions comme
0
Carine Perret, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel : l’esprit plus que la lettre »,
Revue de Musicologie, vol. 89, n°2, 2003, p. 311-347, et Carine Perret, « Une rencontre entre musique
savante et jazz, musique de tradition orale et les œuvres aux accents jazzistiques d’Erik Satie , Darius
Milhaud, Igor Stravinsky et Maurice Ravel », Volume ! La revue des musiques populaires, vol. 2, n°1, 2003, p.
43-67.
0
Sont en effet abordés, dans ces deux articles, le Ragtime pour onze instruments de Stravinsky, La Création
du monde de Darius Milhaud et l’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel.
0
Perret, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel », p. 313.
0
Perret, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel », p. 315.
0
Elle rend également problématiques certaines comparaisons. Ainsi, le recours à des éditions récentes de
certaines pièces de jazz utilisées pour décrire les caractéristiques de la musique de l’époque pose
problème, car la question d’éventuels arrangements et réharmonisations effectués à l’occasion de ces
rééditions n’est pas posée. Carine Perret cite par exemple Black Bottom Stomp de Jelly Roll Morton dans
une édition de 1992 et ajoute que Wiéner « a pu se familiariser » avec une telle pièce dans les années
1920, sans avancer de source (Perret, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel », p. 318).
Or Jelly Roll Morton n’est à notre connaissance jamais cité par Jean Wiéner dans ses écrits, pas plus que
dans le reste de ceux publiés dans la presse musicale des années 1920.
0
Un récent ouvrage de Laurent Cugny a posé les fondations de ce chantier (Laurent Cugny, Une histoire du
jazz en France. Tome 1 : du milieu du XIXe siècle à 1929, Paris, Outre Mesure, 2014). Un article de Deborah

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celle de « style New Orleans » pose question. S’agit-il de catégories en usage à l’époque
étudiée ? Tel n’est pas le cas en France avant les années 1930. S’agit-il plutô t de
catégories génériques introduites de manière rétrospective par le chercheur pour
opérer des distinctions au sein de son objet ? Expliciter le choix de l’un ou de l’autre
permet d’éviter des anachronismes susceptibles de fausser l’étude de la réception du
jazz et de sa compréhension par les acteurs du monde musical français.
Ces différentes remarques s’appliquent également aux travaux de Deborah
Mawer0, à l’exception de celles concernant le traitement monolithique du corpus des
emprunts savants au jazz. Au demeurant, les passionnantes analyses auxquelles se livre
Deborah Mawer permettent de différencier les œuvres qu’elle aborde, même si la
division de son ouvrage en études de cas indépendantes les unes des autres ne facilite
pas la distinction des différences qui isolent ces cas.

Problématiques et méthodologie

C’est en creux de ces lectures très stimulantes que se sont dessinés les différents
faisceaux de problématiques qui orienteront notre réflexion. Les œuvres et les textes
abordés nous donnent-ils un tableau complet de la réception et de l’utilisation du jazz
dans le monde musical savant français ? Quels répertoires peuvent connaître les
compositeurs et les critiques musicaux dans les trois premières décennies du XXe siècle ?
Pour quelles raisons et dans quel but s’y intéressent-ils ? Qu’en connaissent-ils et
comment les comprennent-ils ? La signification musicale et extra-musicale du jazz, la
place que les acteurs du monde musical savant lui attribuent et le rô le qu’ils entendent
lui faire jouer dans l’évolution de la musique savante doivent également être pris en
considération. Quelles sont, dès lors, les tendances esthétiques au service desquelles le
jazz est mis à contribution ? Et, le cas échéant, contre quelle tendance est-il utilisé ?

Mawer apporte également de précieux renseignements sur la circulation de musiciens de jazz anglais en
France (Deborah Mawer, « “Parisomania” ? Jack Hylton and the French Connection », Journal of the Royal
Musical Association, vol. 133, n°2, 2008, p. 270-317, repris dans Vincent Cotro, Laurent Cugny et Philippe
Gumplowicz (dir.), La catastrophe apprivoisée – Regards sur le jazz en France, Paris, Outre Mesure, 2013, p.
67-99, traduction de Bérengère Mauduit).
0
Deborah Mawer, French Music and Jazz in Conversation: From Debussy to Brubeck, Cambridge, Cambridge
University Press, 2014, p. 69-162. Le cinquième chapitre de ce bel ouvrage, « Crossing borders: Ravel’s
theory and practice of jazz », reprend un chapitre publié en 2010 par la musicologue anglaise (Deborah
Mawer, « Crossing Borders II: Ravel’s Theory and Practice of Jazz », dans Deborah Mawer (dir.), Ravel
Studies, Cambridge, Cambridge University Press, p. 114-137).

16
On pourrait résumer ces problématiques dans la question suivante : quels sont
les enjeux esthétiques et culturels représentés par le jazz au sein du monde musical
savant de 1900 à 1930 ? Cette question, laissée en suspens par l’historiographie des
relations entre jazz et musique savante en France, implique de ne pas restreindre l’étude
aux seules œuvres musicales et aux compositeurs, ou aux seuls textes et à leurs auteurs.
Il s’agit au contraire de les articuler. C’est la raison pour laquelle la notion de « monde
musical », déjà employée à plusieurs reprises, revêt une importance capitale.

Forgée en 1982 par le sociologue Howard Becker dans Les Mondes de l’art, elle
repose sur un modèle interactionniste pour désigner « le réseau de tous ceux dont les
activités, coordonnées grâ ce à une connaissance commune des moyens conventionnels
de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du
monde de l’art0 ». Dans cette perspective, on s’attachera à mettre en évidence les réseaux
rassemblant différents types d’acteurs intéressés par le jazz, qu’il s’agisse de
compositeurs, d’interprètes, de chefs d’orchestres, de critiques ou d’éditeurs. Le
« monde » de la musique savante comprend également différentes institutions qui le
structurent : la presse musicale spécialisée, mais aussi les lieux de formation des
musiciens, les lieux de concert et les maisons d’édition. La notion de « monde musical
savant » permet ainsi de délimiter l’espace dans lequel se déploiera ce travail. Elle incite
de surcroît à interroger les interactions positives et négatives0 entre ces acteurs. Enfin, la
démarche d’Howard Becker invite à interroger les conventions esthétiques et culturelles
en vigueur dans chaque « monde », celui de la musique savante et celui du jazz, en
l’occurrence. Ces conventions concernent par exemple les hiérarchies génériques qui
peuvent éventuellement opposer jazz et musique savante, mais aussi, au sein de cette
dernière, privilégier l’opéra au détriment de l’opérette, les sujets nobles, historiques ou
mythologiques, aux sujets relevant de la vie quotidienne 0. É tudier les enjeux soulevés
par le jazz dans la musique savante, c’est donc étudier la mise en relation de deux
« mondes de l’art ». Une telle approche amène à dépasser une démarche comparatiste

0
Howard Becker, Les Mondes de l’art [1982], Paris, Flammarion, 1988, p. 22.
0
Positives dans le cas de réseaux de sociabilité et de collaboration entre différents acteurs, négatives dans
le cas d’opposition entre acteurs ou groupes d’acteurs.
0
Ces hiérarchies entre les différents sujets des œuvres musicales et entre les sources d’inspiration qu’elles
mobilisent, sont au cœur d’un ouvrage important de Nancy Perloff (Nancy Perloff, Art and the Everyday:
Popular Entertainment and the Circle of Erik Satie, New York, Clarendon Press, 1991).

17
qui ne permet pas toujours de saisir le caractère dynamique et instable de ces relations.
Lui seront donc préférés des outils issus de la méthode des transferts culturels et de
l’histoire croisée, ainsi que le concept d’appropriation élaboré par Michel de Certeau et
par Roger Chartier.
La méthode des transferts culturels, mise au point par Michael Werner et par
Michel Espagne à la fin des années 1980, entend dépasser un comparatisme qui vise à
considérer comme des entités stables les deux objets de la comparaison 0. L’accent est
mis, désormais, sur le déplacement des objets, ainsi que sur les transformations multiples
engendrées par ces déplacements. Or, précisément, de 1900 à 1930, les répertoires de
jazz évoluent, sans parler de la musique savante, de ses acteurs, de la connaissance qui
se développe à son sujet ou bien de la perception des répertoires de jazz dans le monde
musical français. Ce simple constat invite donc non seulement à envisager les différences
synchroniques entre diverses manières d’emprunter au jazz ou d’en parler, mais aussi à
les appréhender d’un point de vue diachronique. L’historicisation des rencontres entre
deux objets culturels issus de mondes distincts se situe précisément au cœur de
l’histoire croisée qui émerge au seuil des années 2000, et grâ ce à laquelle Michael
Werner entend compléter le programme méthodologique des transferts culturels.
L’enquête sur les transferts, explique Michael Werner, « ne se fonde pas sur l’hypothèse
d’unités d’analyse stables, mais sur l’étude de processus de transformation0 ».
La notion de transformation est également au cœur de notre démarche, qui part
d’une hypothèse selon laquelle le jazz (tel que les acteurs du monde musical savant le
comprennent ou le mécomprennent) change de signification du fait même de son
importation dans le monde musical savant. En effet, les œuvres qui s’en inspirent et les
textes qui l’évoquent le mettent au service de thématiques et de débats qui lui sont
étrangers puisqu’ils concernent le plus souvent des problématiques internes au monde
musical savant. Pour reformuler notre hypothèse, l’appréhension du jazz serait
conditionnée par ces problématiques internes. Il ne s’agit donc pas seulement de mettre
en évidence le degré de ressemblance d’une œuvre musicale avec le jazz, mais aussi et

0
Ces limites sont évoquées de manière détaillée dans Michel Espagne et Michael Werner, Transferts. Les
relations inter-culturelles dans l’espace franco-allemand (XVIII-XIXe siècles), Paris, É ditions Recherche sur
les Civilisations. 1988, et Michel Espagne, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle »,
Genèses, vol. 17, n° 1, 1994, p. 112-121.
0
Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité  »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 58, n°1, 2003, p. 35. Cet article a été reproduit en intégralité dans
l’introduction de Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée,
Paris, Seuil, 2004.

18
surtout de comprendre les motifs qui incitent les compositeurs savants à le redéployer
dans leurs œuvres. De même, dans le domaine du discours, notre approche consiste à
dégager les différents filtres techniques, esthétiques et culturels qui conditionnent sa
réception et son évaluation et son interprétation. C’est dans cette perspective que les
emprunts musicaux au jazz et les textes qui lui sont consacrés seront envisagés comme
des appropriations. Au début des années 1980, l’historien Michel de Certeau fut l’un des
premiers à théoriser ce concept dans L’invention du quotidien0. Dans un chapitre
consacré aux détournements du sens premier de textes qui s’opère à travers la lecture, il
le désigne sous le nom de « braconnage ». Récepteurs actifs, les lecteurs

circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont
pas écrits […]. La lecture n’a pas de lieu […]. Barthes lit Proust dans le texte de
Stendhal ; le téléspectateur lit le paysage de son enfance dans le reportage d’actualité
[…]. Ainsi du lecteur […], associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hô te,
mais jamais le propriétaire. Par là , il esquive la loi de chaque texte en particulier0.

Ce braconnage, ces esquives et ces détournements seront au cœur de notre analyse des
appropriations savantes du jazz. Dégager les enjeux esthétiques et culturels de ces
appropriations nécessite d’adopter une démarche articulant plusieurs facteurs. Elle
s’inspire en partie d’un texte programmatique de Roger Chartier, consacré à l’étude des
appropriations d’un objet culturel transféré dans un monde distinct de celui au sein
duquel il a émergé 0.

Corpus

La mise en œuvre de la démarche qui vient d’être présentée rend indispensable la


construction préalable d’un corpus systématique des textes consacrés au jazz dans des
revues spécialisées ou dans d’autres publications 0, lorsque les auteurs sont des acteurs
0
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980.
0
Certeau (de), L’invention du quotidien, p. 252.
0
Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 44,
n°6, 1989, p. 1505-1020.
0
Plusieurs périodiques spécialisés ont ainsi fait l’objet d’un dépouillement intégral : Le Ménestrel (1833-
1940), Le Courrier musical (1899-1914), Le Monde musical (1889-1939), la revue Musica (1902-1915),
Comœdia (1907-1937), Le Mercure musical devenu Bulletin français de la S.I.M. en 1908 puis Revue
musicale S.I.M. en 1909 (1905-1914), Le Guide du Concert (1910-1939), La Revue musicale (1920-1940), La
Revue Pleyel devenue Musique en septembre 1927 (1923-1930), Musique et Théâtre (1925-1926) et
L’Édition musicale vivante (1927-1934). Les feuilletons musicaux de grands quotidiens, comme Le Temps
ou Le Figaro ont également été consultés, ainsi que des ouvrages musicologiques publiés entre 1900 et
1930 et les écrits des compositeurs (articles ou correspondance) figurant dans le corpus des

19
du monde musical savant et des œuvres savantes qui empruntent au jazz 0. Ce travail
permet de faire émerger un corpus de près de 100 textes0 et de 200 œuvres, qui
concerne un groupe de critiques musicaux et de compositeurs bien plus large que celui
étudié par André Hodeir, Deborah Mawer et Carine Perret.
Dans le but de saisir avec autant de précision que possible les répertoires
évoqués par ces textes, leurs caractéristiques musicales et extra-musicales, ainsi que la
place occupée par le jazz dans le monde musical français, un second corpus a été
constitué : celui des partitions et des disques de jazz diffusés en France0. La circulation
des musiciens de jazz étatsuniens en France et leurs concerts donnés à Paris ont été pris
en compte. Comprendre les appropriations savantes du jazz exige en effet de mieux
connaître l’histoire de sa diffusion et de sa perception en France. C’est pourquoi les
catégories génériques évoquées dans ce travail sont celles employées par les acteurs de
l’époque et non pas celles utilisées aujourd’hui dans la musicologie du jazz0.
L’analyse du corpus ne consistera pas seulement, par conséquent, à identifier les
éléments du jazz distingués et retenus par les acteurs du monde musical savant. Afin de
ne pas considérer les appropriations du jazz comme autant d’actes isolés, déconnectés
du reste du monde musical savant français, il faudra alors identifier les réseaux au sein
desquels ces acteurs évoluent, le lien entre leur intérêt pour le jazz et leurs goû ts
musicaux, les tendances esthétiques qu’ils incarnent et, le cas échéant, leurs orientations
idéologiques (ce qui implique de recourir à une approche prosopographique). Ces
éléments au service desquels le jazz est mis à contribution devront ensuite être mis en
appropriations musicales du jazz.
0
Ce corpus a été construit grâ ce au dépouillement des registres annuels du dépô t légal des œuvres
musicales, conservés au département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France (BnF-
Musique).
0
Une partie de ces textes, figure dans l’Annexe n°1 de ce travail. Elle regroupe ceux qui ne figurent pas
dans l’anthologie réunie par Olivier Roueff et Denis-Constant Martin dans La France du jazz.
0
Il se fonde, pour les partitions, sur un croisement des registres du dépô t légal et de catalogues d’éditeurs
disponibles au département Musique de la BnF. Le recensement des disques de jazz enregistrés ou
diffusés en France a été réalisé grâ ce à une compilation des catalogues d’éditeurs discographiques
disponibles, pour leur plus grande partie, au département Audio-visuel de la BnF et (pour la période 1927-
1930) des listes de nouveautés discographiques annoncées chaque mois dans les pages publicitaires de
L’Édition musicale vivante.
0
Le terme « jazz » apparaît en France en 1918. Le choix de faire figurer ce terme dans le titre de notre
thèse, qui aborde également la période 1900-1916, est motivé par l’assignation rétrospective au « jazz »
dont les premiers répertoires de danse syncopée étatsunienne (cakewalks, ragtimes, fox-trots, one-step et
two-step) ont fait l’objet au cours des années 1920. « Le “jazz” d’aujourd’hui était hier ragtime, avant-hier
cake-walk et coon songs », explique la compositrice étatsunienne Marion Bauer aux lecteurs de La Revue
musicale en 1924 (Marion Bauer, « L’influence du “Jazz-Band”, La Revue Musicale, 5e année, n°6, avril 1924,
p. 31-36). Le musicologue et critique André Cœuroy (1891-1976, Jean Bélime de son vrai nom) reprend
cette thèse en 1930 : « le jazz d’aujourd’hui était hier rag-time, cake-walk […]. Aujourd’hui les deux mots
sont synonymes » (André Cœuroy, Panorama de la musique moderne, Paris, Kra, 1930, p. 68).

20
relation les uns avec les autres puis réinscrits au sein des différents débats qui
traversent le monde musical français de 1900 à 1930. Grâ ce à ces différents
élargissements, il deviendra possible de resituer les appropriations du jazz sur la carte
mouvante du monde musical savant français, d’un point de vue quantitatif et qualitatif.
É tudier sous cet angle renouvelé les appropriations musicales et discursives du jazz,
c’est donc éclairer une nouvelle facette de l’histoire de la musique en France dans les
premières décennies du XXe siècle. C’est également mettre en œuvre une approche
dynamique des rencontres entre différentes traditions artistiques.

Plan et cadre temporel

La présentation des résultats suit un plan chronologique. La première partie


(1900-1917) est consacrée à la période qui précède l’arrivée des premiers jazz-bands en
France et sera divisée en deux chapitres. Le premier aborde les principaux mécanismes
de la diffusion des premiers répertoires de jazz en France dans les années 1900 ainsi
que ses premières appropriations dans l’œuvre de Claude Debussy. Le second analysera
l’évolution des répertoires de jazz diffusés en France, puis celle de son statut. Il se
concentrera ensuite sur le « Ragtime du paquebot » d’Erik Satie pour mettre en évidence
un modèle qualifié d’ « appropriation cocteauiste du jazz », marqué par un nationalisme
symptomatique de la mobilisation culturelle d’une partie du monde musical pendant la
Première Guerre mondiale.
La deuxième partie délimite une période « avant-gardiste et iconoclaste » des
appropriations savantes du jazz. Elle couvre la fin des années 1910. Le chapitre 3 se
penche sur la fortune des « appropriations cocteauistes » du jazz, à travers des œuvres
et des textes de Georges Auric et de Darius Milhaud qui s’inscrivent dans le sillage du
Coq et l’Arlequin (1918)0 de Jean Cocteau. Consacré à Igor Stravinsky, le chapitre 4
s’attache, au moyen de l’analyse musicale, à décrire la manière singulière dont le
compositeur s’approprie le ragtime dans les trois œuvres évoquées plus haut.
La troisième partie se concentre sur le début des années 1920, qui voient l’intérêt
pour le jazz se déplacer vers un nouveau groupe d’acteurs. É merge un nouveau modèle
d’appropriations avant-gardistes du jazz, distinct du modèle cocteauiste. Dans le
chapitre 5 est mis en valeur le rô le décisif de Jean Wiéner dans la légitimation du jazz en
0
Jean Cocteau, Le Coq et l'Arlequin. Notes autour de la musique, Paris, É ditions de la Sirène, 1918.

21
France, grâ ce à une étude des programmes de la série de concerts qu’il organise à Paris
de 1920 à 1925. Le chapitre 6 montre comment plusieurs œuvres musicales de Wiéner
contribuent à cet effort de légitimation. Ces œuvres sont mises en regard avec une
analyse de la place et du rô le du jazz dans La Création du monde (1923) de Darius
Milhaud, qui participe activement, aux cô tés de Wiéner, à la promotion du jazz au début
des années 1920.
La dernière et quatrième partie concerne la seconde moitié des années 1920,
souvent considérée comme une période où le jazz susciterait un moindre intérêt dans le
monde musical savant. En réalité, l’étude cherche à démontrer que le jazz se déplace à
nouveau et touche un autre groupe d’acteurs. Le chapitre 7 s’attache à développer l’idée
selon laquelle le jazz suscite un intérêt croissant au sein d’un monde musical qui lui
accorde une place inédite en raison d’une évolution des répertoires diffusés en France.
Pour la première fois, le jazz devient véritablement un objet de discours, dont les
nouveaux enjeux sont évoqués au sein d’une étude thématique. Le chapitre 8 examine
une série d’œuvres pour partie méconnues de Pierre-Octave Ferroud, de Bohuslav
Martinů , de Roland-Manuel ou encore d’Alexandre Tansman, pour ne prendre que
quelques exemples. La signification du jazz y apparaît radicalement différente de celle
mise en évidence dans les appropriations antérieures. Il perd sa saveur sulfureuse et
avant-gardiste, mais joue malgré cela un rô le important dans la promotion d’une
esthétique classique renouvelée.
Une dernière période, correspondant aux années 1930, sera abordée dans le
dernier chapitre : du point de vue des appropriations savantes du jazz, elles se
caractérisent par une évolution paradoxale. D’une part, sous l’impulsion du critique
Hugues Panassié et de ses articles publiés en 1930 dans Le Revue musicale et dans
L’Édition musicale vivante, le jazz trouve une place croissante dans les revues musicales.
Il y apparaît comme un genre musical autonome. Sous l’impulsion de Panassié, le canon
de la fin des années 1920 évolue considérablement : le jazz valorisé est désormais celui
de petites formations afro-américaines valorisant l’improvisation et pratiquant ce que
Panassié appelle du jazz hot. Ce phénomène d’autonomisation du jazz (qui s’accompagne
de la mise en place des premières institutions qui lui sont exclusivement consacrées le
réseau des Hot Clubs à partie de 1932 et la revue Jazz Hot à partir de 1934) va de pair
avec son recul dans la production musicale française et avec la perte progressive de son
influence dans le mouvement contemporain. Les nouvelles avant-gardes (Messiaen et

22
Jolivet notamment) s’en détournent explicitement dans leurs écrits. De plus, les œuvres
qui l’utilisent se déconnectent progressivement des évolutions les plus récentes du jazz
disponible en France : elles font référence aux répertoires de la fin des années 1920 et
ne font pas apparaître d’enjeux nouveaux par rapport à ceux identifiés dans la décennie
précédente. Dans les années 1930, l’intérêt pour le jazz apparaît toutefois comme un
gage de succès commercial (en témoigne l’œuvre enregistré du duo Jean Wiéner-
Clément Doucet) une passerelle facilitant l’accès de compositeurs savants à de nouveaux
mondes musicaux tels que celui de la musique de film, de dessin animé, et de publicité.

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