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Le féminin pour les deux sexes– Laure Naveau

Une thèse peut être déduite de la logique de la sexuation, qui est d’abord une logique de la
castration :
Au cours de cette période dite de l’adolescence, une rencontre a lieu, non pas tant avec un
jeune homme ou avec une jeune femme, mais, pour les deux sexes, avec le féminin. Cette
rencontre imprime sa marque, mais elle contient déjà la trace d’une possible, ou impossible,
subjectivation de la castration féminine. Un consentement intime est ici convoqué.

Le choix du sexe

Par le biais de l’écriture des formules de la sexuation, Lacan indique que le sexe, on le choisit.
Le terme de sexuation souligne ce choix.
Le sujet choisit de se situer du côté masculin ou du côté féminin. Autrement dit, le sujet
consent, ou non, au sexe qui lui a été attribué à la naissance, étant né ou garçon ou fille. Ainsi,
au-delà du choix qui aura été le sien, le sujet est donc confronté, lors du passage de l’enfance
à l’adolescence, à la rencontre avec le féminin. L’hypothèse que je soutiens, ici, est qu’une
telle confrontation n’ajoute pas, mais soustrait quelque chose. Elle ne complète pas le sujet,
mais, au contraire, le décomplète. Un manque est éprouvé par lui.
L’on se souvient que dans son texte sur « Le tabou de la virginité », Freud, déchiffrant
certains mythes, fait précisément remarquer que le tabou essentiel porte sur la faille dont le
féminin est marqué.

Anne, une très jeune adolescente confrontée à un événement traumatique

Il y a plusieurs années, j’ai reçu Anne depuis l’âge de douze ans jusqu’à ses quinze ans. Ses
parents s’inquiétaient. Les résultats scolaires étaient loin d’être satisfaisants et ses parents
constatent que l’intérêt d’Anne pour les études s’affaiblissait.
Or, à cette époque, un demi-frère, âgé de trente ans, schizophrène, avait commis un délit
grave et, pour cette raison, était incarcéré. Une brèche s’est ouverte pour elle, et le voile s’est
déchiré, à travers laquelle l’angoisse s’est engouffrée.
Anne a fait alors une rencontre d’un autre ordre, celle de parler à une analyste à qui elle a pu,
dès lors, pas à pas, raconter ses rêves d’angoisse et cheminer vers un autre choix d’objet que
celui, incestueux, vers lequel sa mère la poussait.
Dans ces rêves, ce qui se répète, c’est que son frère lui fait peur. Bien avant que ce frère ne
commette l’acte pour lequel il a été condamné à la prison, elle faisait déjà de tels rêves, qui
ont ainsi pris rétroactivement, un caractère oraculaire.
Anne était la seule à voir ce que les autres, autour d’elle, ne voulaient pas savoir.
Les premières séances ont ainsi mis en lumière cette place d’exception – elle était la seule à
vouloir savoir ce qui était en train d’arriver. La place d’exception était toutefois marquée par
le silence qu’elle devait garder, qui l’installait dans une extrême solitude. Ce qu’elle a ainsi
appris était son secret. Le passage à l’acte de son grand frère a alors eu pour effet de la
soulager d’avoir à porter, seule, le poids d’un secret.

Le dilemme

L’événement traumatique en question s’est produit au moment où, pour Anne, le passage de
l’enfance à l’adolescence s’effectuait. Les intrigues amoureuses qu’elle me racontait ne
pouvaient dissimuler et, par là-même, faire taire la question qui occupait son esprit : rendre
visite, ou non, à son frère en prison. Le frère s’est mis, dès lors, à jouer le rôle d’un
compagnon d’infortune devenu, aux yeux de la jeune adolescente, une sorte de héros tragique.
Quoi qu’il en soit, la mère d’Anne l’encourageait à maintenir les liens fraternels. Et cela,
contre l’avis du père d’Anne qui, soit dit en passant, n’était pas le père de son frère, et
s’opposait à cette incitation maternelle perverse.
C’est sur ces entrefaites que les parents d’Anne se sont séparés – séparation qui a mis en péril
un instant le travail analytique d’ores et déjà engagé avec Anne.
La jeune fille est alors mise en demeure d’affronter un dilemme : choisir de rester captive du
fantasme de sa mère ou de se tourner vers la vie qui l’attend – la vie amoureuse.

Au début de chaque séance, Anne ne manquait jamais de poser sa question :


Puis-je aller voir mon frère en prison ? Invariablement, je lui répondais : « Non », lui
rappelant que son père n’était pas d’accord. Voulait-elle passer outre ? Une fois, je lui ai dit :
« Vous n’êtes pas sa mère ! » J’ai mis peu à peu fin à sa demande insistante en lui disant que
l’on pouvait remettre à plus tard l’éventualité d’une telle visite auprès de son frère criminel,
faisant ainsi entrer le temps dans cet impératif surmoïque...

Six petits rêves

À l’occasion de chacune des séances, Anne raconte donc ses rêves. Le fait de parler à une
analyste lui donne en effet l’occasion de passer de l’écriture de ses rêves dans un cahier à leur
récit. Un jour, et ce fut un franchissement dans son analyse, Anne a décidé de se séparer de
son cahier des rêves. Elle l’a laissé à son analyste.

Rêve n° 1 – Anne et sa question de fille

Je suis dans une pièce en compagnie de trois garçons. Un homme s’avance vers moi et me
dit : « Bonjour, Anne ! Tu dois choisir comme mari l’un de ces trois garçons. » Je choisis
alors Théo. Je me retrouve dans une maison. Théo est à côté de moi et je porte un bébé dans
les bras. Je comprends, à cet instant, que je suis devenue maman. »
Ce premier rêve, qui a marqué son entrée en analyse, pose sa question de fille : elle devient
femme en choisissant un garçon en même temps que mère en portant un bébé dans les bras.
Elle a ainsi rencontré le garçon qui lui a donné ce qui lui manquait – le phallus désiré. La
castration est ainsi temporairement effacée.

Rêve n° 2 – Le dilemme

Je joue avec mes amies. Entre soudain dans le lieu où nous sommes en train de jouer un
garçon – notre idole, Leonardo Di Caprio! Nous lui posons un tas de questions. Puis, je me
retrouve comme étant la seule fille avec deux garçons. Ils me suivent dans ma chambre. Au
moment où je me tourne vers eux, ils m’embrassent, tous les deux, sur la bouche.
Deux garçons ? Comment faire pour, d’un côté, choisir un garçon et, d’un autre côté, laisser
son frère, son idole, tout en continuant à l’aimer en tant que frère ? Anne, en proie à un
« conflit psychique », se trouve alors confrontée à ce qui l’aliène – sa division subjective. Un
lien nouveau à venir est en conflit avec un lien ancien. Anne s’avance sur le chemin de la
séparation tout autant que sur celui de l’aliénation.

Rêve n° 3 – Anne ligotée par un lien ancien


Je n’ai plus ni mère ni père. Je suis accueillie dans un orphelinat. J’y rencontre de très beaux
garçons. Ils me disent : « Ce soir, un garçon viendra, accompagné d’une fille. » Le soir vient.
Je suis alors avec le plus beau de ces très beaux garçons. Il me dit : « J’ai perdu ma petite
amie. » Quant à moi, je lui dis : « J’ai perdu mon copain. »
Après cela, a souligné Anne, c’est l’aventure…
En fait le plus beau des très beaux garçons n’est autre que son frère emprisonné – le (mauvais)
garçon qui, lui, a perdu la raison et la liberté. Anne se voit encore dans les bras de son frère, à
qui sa mère et son père confiaient la garde de l’enfant pendant leur absence. « Abandon »
certes temporaire, mais qui angoissait Anne tant son grand frère était habité par le sordide et
voulait l’entraîner dans ses délires.
Une perte ici peut se dire (« j’ai perdu »).

Rêve n° 4 – Voir le bout du tunnel

Je suis avec des amis et mon vieil ami Adrien. Un garçon me demande si nous sommes
amoureux. Je lui réponds que oui. Tout le monde rit.
Je suis chez un nouvel ami, Vincent. Il me dit qu’il doit aller chercher quelque chose. Je lui
dis que je veux y aller avec lui. Je cherche mes chaussures pour pouvoir l’accompagner. Mais,
là-dessus, arrive un autre Vincent, qui est un ami d’enfance de ma mère. Il m’apprend qu’il a
caché mes chaussures dans un tiroir et que je ne les trouverai pas. Je ne pourrai donc pas
suivre Vincent. Je me retrouve alors dans un long tunnel. Au bout de celui-ci, j’aperçois de la
lumière et une salle de jeux avec plein de jeunes. Mais je reste dans le noir du tunnel.
Ce rêve reprend des éléments de la tragédie familiale actuelle.
Elle m’a beaucoup parlé d’Adrien comme d’un petit frère idéal, dont le prénom consonne
avec celui de son grand frère, qui, lui, a cessé d’être le grand frère idéal.
Vincent est un nouvel ami. Il fait partie de la bande de ses nouveaux amis.
Sa mère revoit actuellement l’autre Vincent, dont elle a fait son complice.
Comment Anne peut-elle s’y prendre pour sortir du tunnel, c’est-à-dire pour échapper à ce qui
n’est autre qu’un désir de mort de sa mère ?

Rêve n° 5 – La phobie de l’araignée

Dans la maison de campagne de mon père. Je vois une araignée qui me fait peur. Je cours vers
mon père. Mais celui-ci prend l’araignée dans sa main et la caresse. Je suis encore plus
effrayée.
Je m’assieds sur une chaise. Mon père pose l’araignée sur mon pull-over. Je hurle. Je tombe
de ma chaise. Du coup, il reprend l’araignée dans sa main.
Je me réveille.
Ce rêve montre qu’Anne sait que son père reste, lui aussi, pris dans la toile d’araignée qu’est
le désir de sa mère. Courir vers son père, c’est un appel au père évident. Elle lui demande
qu’il la sépare de sa mère, et aussi qu’il la débarrasse de sa peur. Mais lui-même se montre
embarrassé. Il ne sait pas comment faire avec la mère d’Anne dont il est pourtant maintenant
séparé. Il éprouve quelque difficulté à s’opposer à elle. En fait, à ses caprices et à sa fragilité.
La phobie de l’araignée indique la carence paternelle, le père se montrant encore, malgré la
séparation, incapable affronter la toute-puissance maternelle.
Il reste à Anne la tâche d’inventer une suppléance à la carence du père en forgeant une
nouvelle métaphore.

Rêve n° 6 – La peur d’Anne


Anne est chez ses parents. Elle est assise à côté de son grand frère. Ils regardent la télévision.
Elle voudrait lui faire un bisou sur la joue. Elle se serre contre lui ; il lui a beaucoup manqué.
Mais quelque chose l’empêche de faire ce qu’elle voudrait faire. Elle ne peut se pencher vers
lui. Elle se dit alors : « Peut-être que j’ai peur de lui. ». C’est là-dessus qu’elle se réveille.
Ce qui arrête Anne dans son mouvement vers son frère, c’est la barrière du réel.
Le corps à corps avec lui est désormais impossible. Et, à la place d’une attirance, c’est
clairement de la peur qu’elle ressent. Elle est en effet confrontée désormais à ce qui était, pour
elle, jusqu’alors, l’innommable.
Anne me raconte ainsi grâce aux rêves, la scène traumatique.
Sa mère la pousse, alors qu’elle est une enfant, dans les bras de son frère schizophrène. Elle
laisse Anne seule avec lui. Le tunnel du rêve évoque la chambre de son frère, qu’il avait
peinte toute en noir. La moquette elle-même est de couleur noire. Son frère visionne des films
d’horreur et oblige sa petite sœur à les regarder. C’est bien d’horreur qu’il s’agit ! Mais les
mots lui manquent à cette période.

L’impuissance du père face au désir tout-puissant de sa femme

Les six petits rêves d’Anne montrent Anne se débattant contre le désir de sa mère, qui cherche
à fixer chacun de ses enfants aux désirs incestueux de l’enfance.
Ayant fait appel à son père pour contrer ce désir, il s’est malheureusement révélé impuissant à
l’extraire de ce fantasme mortifère de la mère. Il a pourtant choisi de se détourner de la mère
d’Anne pour se tourner vers une autre femme dont il est amoureux.
Mais, ce faisant, il a laissé sa fille de nouveau seule.
Anne sait que son père, comme sa mère, se sont désisté de leur responsabilité de parents.
Elle a rencontré une analyste femme qui la soutient dans sa volonté de s’en sortir (de se sortir
du noir du tunnel).
Mais, après la séparation de ses parents, la mère d’Anne l’a emmenée avec elle en province et,
cela, au moment, précisément, où sa fille est en train d’aborder le difficile passage de
l’enfance à l’adolescence. Les rencontres d’Anne avec la psychanalyse auront donc duré trois
ans. Anne se trouvait ainsi dans un moment de suspens, mais avec, si l’on peut le dire ainsi, la
rencontre inscrite au bout du tunnel, car ses choix avaient pu s’élaborer.

Épilogue – Anne m’appelait souvent depuis la province où elle se trouvait. Elle me


téléphonait en se servant de son téléphone portable.
Ses questions pouvaient se résumer ainsi : « Que faut-il faire pour devenir une femme ? »
Contrairement à la vieille femme de la fable de Longus, Daphnis et Chloé, je ne puis l’initier à
cette sorte de savoir sur la sexualité féminine, mais je peux lui indiquer qu’elle ne pourra
recevoir une réponse à sa question de fille qu’en s’engageant sur la voie d’un choix de
jouissance, qu’elle a déjà, semble-t-il, effectué.
Sur ce point, elle Anne a rendez-vous avec elle-même, avec le courage de l’énonciation, qui
ne lui manque pas.

(12700 signes)

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