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Couper les mots, couper les idées 

?
Et si la mode faisait souffler un vent d’obsolescence aux symboles ?

Combien il devient difficile ces jours-ci d’être un mot.


Tout d’abord oublié dans les caniveaux du dédain, le mépris des tendances rend la vie dure
aux idées.
Et voilà que parfois, un balai de planneur stratégique ou de marketeur époussetant le passé
en quête de futur appétissant, glane un mot qui s’étirait en quelques bâillements
nonchalants et s’en empare.
Il le brandit alors, fièrement, l’habille de quelques oripeaux de saison et le flanque d’atours
séduisant et le voilà, soudain, lancé sous les feux de la rampe. Embarqué dans le flot des
défilés de mode des concepts « up to date ». En anglais cela sonne toujours mieux, cela évite
le passéisme fatidique.

Les mots comme les téléphones et les ordinateurs découvrent l’environnement cruel de
l’obsolescence programmée. Nous ne savons pas si les objets ont une âme, mais dans un
élan anthropomorphique exalté, nous pourrions entendre leur plainte, délaissés, à peine
nés.
Désormais, il en est de même des mots.

Tandis que depuis que l’être humain réussit à babiller, ceux -ci ont reçu le statut de sacré car
ils racontent l’histoire du monde. Ils peuvent évoluer, changer de sens, tout au long de leur
existence, toutefois, nous savons que grâce à eux nous pouvons nous représenter l’univers
et partager nos trouvailles avec les autres.
Aujourd’hui, les mots suivent le chemin en cloche de la courbe de Gauss : un démarrage
timide, quoique certains ont le talent de succès immédiats ! Bref, à la suite de maigres
débuts sur le devant de la scène publique, soudain, « tout le monde en parle », il devient
tendance de les utiliser, et puis, épuisés par un usage outrancier, ils se laissent dépérir, repus
d’encombrement. Echevelés d’avoir été tiraillés à toutes les sauces, ils s’affaissent dans les
remous du « has been », se saturent de toute signification et il devient du plus mauvais goût
de les employer à nouveau.

Cependant, les mots sont ces médias extraordinaires, ces symboles, qui comme l’étymologie
aime à nous le rappeler, rassemblent les deux parties d’une même chose afin d’en retrouver
le sens, ici un objet rattaché à un mot. Ce symbole, enrobé d’un substantif, crée la magie de
la représentation partagée. Vous évoquez une cuillère et, dans l’instant, j’ai l’eau à la bouche
des desserts succulents qu’elle m’évoque.

Ainsi, nous menons la vie dure aux mots dans leur entièreté en les vidant de leur substance,
mais voilà qu’une nouvelle tendance vise, pour se dire branché, à escamoter la fin. Imaginez,
vous arrivez dans une salle de théâtre et il vous manquera toujours les pieds ou la tête, selon
avec quoi vous avancez ! Vous vous asseyez tronqués. Évidemment, vous vous sentirez
bancales, inachevés, amputés, peut-être aurez-vous du mal à déguster le spectacle obnubilé
par ce que vous avez perdu.
Ne parlons pas de ces pauvres étrangers, qui malgré tous les dictionnaires et même les plus
agiles numériques, y perdront leur latin. Ah ! mais c’est peut-être une ruse pour se retrouver
juste entre soi ?! Des effets de castes ? Appartenances sélectives ?
Revenons à nos amis les mots qui tentent de vêtir les objets et les idées de sens partagés.
Qu’en est-il de ce mot qui voulait restituer la féérie de l’arborescence de ses acceptions ?
« Tiens ! », prenons, juste le mot « direction », il nous indiquerait la destination, le sens et
aussi l’équipe dirigeant une entreprise et voilà que si nous avions l’élan de lui couper
l’étoupe, il deviendrait « direct », trois petites lettres disparues dans les courants des
tendances et une signification qui s’éloigne du message initial.

On invoquera alors l’impérieuse nécessité de simplifier pour inclure. Et si, à l’inverse, nous
donnions l’appétit d’escaler des collines de savoirs, des montagnes de connaissances, des
clairières de partages et que ces escapades rendaient joyeux, complices de destins et
cocréateurs d’avenirs ? Ainsi, demain serait plus riche de nos singularités conjuguées avec
les saveurs des différences, explicites.

Car les mots expriment les profondeurs de notre âme, la richesse de nos idées, la pluralité de
nos avis. Les tronquer c’est nous couper les ailes, celles qui nous élèvent, celles qui font
fleurir les nuances qui favorisent les rencontres fécondes.

Finalement, serait-ce un signe de plus de notre paradigme de civilisation en cours de


métamorphose, cherchant dans ce bric-à-brac de néologismes, coupant les uns, saturant les
autres, à créer un « monde désiré », de nouveaux imaginaires, de nouveaux possibles ?
Sachons distinguer les effets de modes des tendances sociétales et observer ce qui évolue,
avec substance, ou sans, au milieu des efflorescences des émergences qui se cherchent.

Christine Marsan, 26 avril 2022

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