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Numérisé par l'atelier de numérisation de l'Université Paris Cité en 2023.

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ENTRECÔTE VERT PRÉ, OU L'EXPANSION
DÉTERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS

In modern French there is an increasing tendency towards sequential

determination by addition of invariable substantives (either simple or compound) :


(des camions) poids lourd, (des entrecôtes) vert pré, etc. It is no longer
satisfactory to treat such formations as examples of "ellipsis" or of "implied
subordination" : we must instead give a better account of the process of
composition itself, which stems ultimately from a "dérivation d'espèce", that is,
non-affixal derivation. An analysis such as this reveals that composition, like
non-affixal derivation, takes place at a level beyond syntax, where the clash of
radicals ignores any surface syntactic markers. We may then ask ourselves
whether developments such as this are not further proof of a current tendency
towards invariability of morphological markers in expansionalformations,

Une ville lumière est-elle un "mot composé" ? Sent-on Paris ville lumière
autrement que Paris mon coeur dans le vers d'Aragon:

Paris mon coeur millefoisfusillé ...

C'est une très vieille histoire. Nous avons côte à côte, et depuis toujours, une

infinité de types d'expansions nominales (en apparence du type NI N2) à détermi­


nation directe, c'est-à-dire sans particules intermédiaires de relation (de, à, etc.).

Comparons simplement quelques cas:

1. Paris ville lumière (ou ville-lumière, nous ne nous occuperons pas ici du
problème du trait d'union), que l'on classe en général parmi les "appositions",
séparées ou non du premier terme par une virgule: Le lion, terreur des forêts
(avec déterminant interne).

2. L'avenue Breteuil ou l'avenue de Breteuil, dénominations des noms de


lieu, avec ou sans joncteur, usage très large et très ancien, qui rejoint de nombreux
syntagmes actuels dits "composés", avec omission du déterminant introduisant
l'expansion.

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74 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

3. Par noms (fromages de) Saint-Pourcain, Saint-Florentin, Pont­


propres:
l'Evêque, (poires de) bon(sï-chrétieni s), saint- germain( s), louise( s)­
etc. ;

bonners), messire(s)-jean(s), (prunes de) reines-claudes, (fleurs de)


reines-marguerites, etc. avec assimilations plus ou moins complètes, trait d'union,
majuscules disparues, nominalisations, marques du nombre à l'un ou aux deux
termes, etc.

4. Par détermination directe dite "ancienne" : Hôtel-Dieu, trous-madame,


bains-marie, au XIXe
timbres-poste (-quittance), aujourd'hui wagons-poste
s.

(-bar, -restaurant, -citerne, -foudre, -lit, -réservoir, -salon, -tombereau ), avec ...

là encore assimilation lente vers la normalisation du second terme, ce qui efface la


subordination. Contrairement à ce que l'on croit, le procédé est loin d'être rare.
Nous y reviendrons.

5. Par détermination directe composée: C'est souvent déjà le cas pour les
types précédents (§ 1 et 3, même 4). Ici, la détermination comprend
souvent 2 et
elle-même deux ou plusieurs éléments. Ces expansions constituent la source et le
bouillon de culture de ce que DARMESTETER appelait nos véritables "composés:".
Leur créativité, qui a longtemps touché les domaines de la chasse, du jeu, de la
pêche, de la vie paysanne, urbaine ou affective, touche surtout aujourd'hui les
langages spécialisés de l'industrie, des sciences et des techniques, sport, médias,
cinéma, loisirs, etc.

ex. (au pluriel) :

des (joueurs d') avant gauchers), centre-droites)


des (boxeurs de) poids-plume(s), poids lourd(s)
des (voitures de) deux-chevaux, formule(s) un, traction(s) avant
des (cadres à) cols-blancs, cols-bleus
des (racontars par) ouï-dire, on-dit ...

Ce qui nous intéressera ici, ce sont les expansions nominales récentes, classées
traditionnellement parmi les "compléments de relation", avec "ellipse" et

"disparition" des joncteurs (notions qui nous paraissent plus que douteuses, en tous

cas difficilement utilisables dans la pratique).

Là encore, le domaine est immense et nous nous contenterons d'exemples


connus:

Entrez dans un restaurant. Les menus regorgent d'alléchantes formules du


genre: saucissonpur porc, boeuf gros sel, barquettes caviar sur canapé, cuisses
poularde sauce blanche, fromages demi-sel, double-crème, portions saint-honoré,
mille-feuilles, tartes bonne femme, petits beurre, poires belle-hélène et autres
côtes d'agneau ou entrecôtes vert pré.

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EXPANSION DÉ1ERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS 75

Qu'est-ce que vert pré? Une "locution"


adjective, invariable, nous dit-on,
comme toutes les locutions. Très
proche donc, par la forme, des adjectifs de
couleur composés, type gris-bleu (des tons gris-bleu) ou vert bronze, gris perle,
etc., qui eux non plus ne s'accordent pas. Pas plus que cette femme collet-monté,
tape à l'oeil, tête en l'air, cet hommefier-à-bras, trompe la mort, tire aujlanc, etc.
Ni, bien sûr, ces expansions plus libres encore, si courantes aujourd'hui, comme
une fille du tonnerre, de toute beauté, dans le vent, à la page, à scandales, BCBG, à

la six quatre deux, à la va comme je te pousse, etc.

On ne peut qu'être frappé par les similitudes entre les diverses catégories que
nous venons d'évoquer.

Paradoxalement, l'apposition, le nom propre, la dénomination directe


"ancienne", simple ou composée, la détermination syntagmatique "libre", restent
en général invariables
et conservent leur liberté d'origine; alors que les seconds
termes de nombreux composés à éléments variables, classés comme "juxtaposés",
recevront leurs marques sans problème, ex. :

romans-feuilletons moissonneuses-batteuses
pelles-pioches machines-outils
décrets-lois cartes-lettres ...

La distinction entre les deux est cependant plus que fragile.

Les premiers, nous dit-on, comportent un joncteur potentiel, qui peut être de,
à, au, en, sans, sur, autour de, par, pour etc. (poches (à)-révolver, tentes (à)-abri,
boutons (à)-pression, etc.), marquant non une coordination, mais une
subordination (avec ces fameux rapports classés depuis le XIXe s. comme
"circonstanciels", notant l'appartenance, l'espèce, la matière, le but, l'instrument,
le moyen, la cause, le contenu, etc. Sans entrer ici dans une discussion qui n'en
finirait pas, notons que ce type de "subordination" elle-même est déjà appauvri,
sans article et sans liberté de marques, que les syntagmes soient figés ou non, ex. :

agent de change, de police, d'assurance (sing.)


chefs d'atelier, de bureau, de file, d'orchestre (sing.)
(mais) homme d'affaires, papier à lettres, ville d'eaux (plur.)

il ne serait également que trop aisé de rapprocher entre elles des expansions
interchangeables (cf. d'autres exemples dans CATACH 1981, pp. 148-155) :

médecins, inspecteurs (en) -chef


-
boeuf(à la) -mode, café (à la) crème, charlotte (aux) cerises

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76 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

-
années (de) -lumière, machines (à) -outils, pelles (à) gâteau, romans (de
la) Bibliothèque rose
-

(mandats)-Iettres, -cartes, -contribution(s), -quittance(s)


-

(mais) (mandats)-poste, etc.

Laissons ces préliminaires, et examinons de plus près notre phénomène


d'expansion invariable.

I -
Le phénomène vert pré

MAROUZEAU (Le français moderne, juil. 1954) attirait déjà l'attention sur ces
séries plus ou moins ouvertes de "modificateurs", substantifs ou locutions utilisés
en apposition, avec en général une assimilation rustique, perte des propriétés

syntaxiques et des marques d'origine, glissements de sens et dérives diverses, qui


connaissent de nos jours une faveur surprenante. On les classe, improprement,
sous l'appellation de "dérivation impropre" (ou conversion, translation), qu'il

faudrait plutôt définir comme dérivation de catégorie ou d'espèce. En voici


quelques-uns, mentionnés pour la plupart, afin de mettre en évidence leur
fonctionnement, au pluriel, avec ou sans traits d'union:

boeuf (cuisine, filles) nature,


-

pochettes (grèves) surprise,


-

noeuds (brasses) papillon,


-

robes (modèles) boutloue..


-

publicités (gadgets) bidon,


-

visites (guerres, offensives) éclair,


-
mots (industries, postes) clé,
-

solutions (états, zones) tampon,


-

médicaments (piqûres, pénicilline) -retard,


-

marchandises (normes, labels) standard,


-

avions (voitures, camions, autos) école,


-

fermes (avions, produits) pilote,


-

assurances automobile, incendie, vie, maladie, vieillesse ...


s

blocs(compacts) eau, cuisine, séjour,


-

remèdes (solutions) miracle, etc.

Encore ne mentionnons-nous ici que des formations plus ou moins stables,

sans toucher à des créations d'un instant comme sédiments-squatter, livres


montage ou usines prisons (voir d'autres exemples du même type dans
M. NOAILLY-LE BIHAN 1982, p. 136).

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EXPANSION DÉTERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS 77

Faut-il considérer chacun de ces syntagmes comme autant de synthèmes


(MARTINET) ? On peut le demander, et leur fortune est diverse. Qui aurait cru, à
se

la création d'oiseaux-mouches, qu'il serait suivi de bateaux-mouche (qui ne


s'accorde pas encore tout à fait) ? Je peux promettre à robot, par exemple, dans
portraits-robot, qu'il sera une expansion prolifique, de même qu'aujourd'hui
retard, standard, etc.

1 -
Situation du phénomène

En réalité, le traitement graphique que nous en faisons (en particulier, dans


beaucoup de cas, par l'usage incongru du trait d'union) contribue à voiler ce qui
fait l'essence du phénomène: certaines de ces déterminations, quelle que soit leur
nature d'origine, resteront rattachées à une base unique, d'autres au contraire

connaîtront des développements plus larges, qui en feront, en raison d'un certain
nombre de facteurs d'intégration, des adjectifs, peut-être ensuite des substantifs à
plein titre. Dans le premier cas, on parlera d'un nouveau composé. Dans le second,
on parlera de "changement de catégorie", sans voir qu'il s'agit là sans doute d'une

des sources les plus prometteuses de notre création de mots.

Toutes les langues anciennes ou modernes connaissent ces procédés, à


deux différences près, qui mettent en jeu, à la vérité, la nature même de notre

langue:
-

l'ordre des termes, récessif ailleurs, en général progressif chez nous, en

accord la syntaxe déterminative habituelle. Cette question capitale de


avec

l'ordre des déterminants, de même que de la longueur des termes ou de


l'accent tonique reporté sur la finale, pratiquement seule porteuse des

marques, pas discutée ici (cf. CATACH 1981, p. 36 et suivantes).


ne sera

la thématisation et la soudure, normales pour le grec et le latin, comme


-

chez nous pour la composition savante, mais pratiquement exclue, sauf

exceptions (bidonville) de la composition courante.


Le grec n'ignorait pas complètement la composition progressive
(misogyne "qui n'aime pas les femmes", phagocyte "qui mange les cellules",
philosophe "qui aime la sagesse", etc.) mais préférait de loin l'ordre inverse,
plus conforme à la syntaxe ancienne (hydrophobe, calligraphe,
chorégraphe). En grec comme en latin, le premier terme s'assimilait au
second par une voyelle thématique, 0, l, e, rarement a, qui disparaissait
devant une initiale vocalique (d'où chirurgie, ophtalmie, etc.). Le second
terme portait non ses propres marques, mais les marques du nouvel
ensemble.

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78 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

Ni l'italien (farniente, dopocena, arcobaleno "arc-en-ciel", acquavita,


"eau-de-vie"), ni l'espagnol, ni le portugais, ni le provençal ne se privent de
combiner ainsi librement des "radicaux clairs, souples, concis, se prêtant
admirablement aux exigences modernes du raccourci et du choc rapide des
idées" disait DARMESTETER (1874). Et il ajoutait que ce qui lui apparaissait
l'essentiel dans la composition dite "savante" (mais nous en dirions tout autant
de la créativité compositionnelle dans son ensemble), "c'est d'une part la
présence dans ces composés du maximum de charge sémantique dans le
minimum de place, ce qui réalise en fait l'idéal de la structure compositionnelle,

par essence synthétique, d'autre part, la possibilité de confronter dans la même


unité lexicale, en les alliant ou en les opposant, les matériaux sémiques dont la
synthèse va évoquer l'objet ou l'idée nouvelle que l'on veut dénommer".
L'anglais, comme on sait, utilise comme nous le trait d'union, mais son
absence de morphologie adjectivale et son ordre récessif font qu'illaisse dans
presque tous les cas le premier terme invariable (self-services, horse-guards,
star-system, etc.). L'allemand possède, lui aussi, l'ordre récessif, et pratique
de plus une soudure quasi-automatique (Sprachkunst, "art du langage,

grammaire", Springzeit, "rut de printemps", spornstreichs, "à bride


abattue"). Les langues slaves font très souvent de même, ou laissent, ce que
font aussi les autres langues, les termes simplement séparés. Dans l'ensemble,
les problèmes de composition de nos voisins, s'ils ne sont pas négligeables,
sont loin d'être l'équivalent des nôtres.
Nos ·tendances analytiques sont-elles d'ailleurs seulement à notre

désavantage ? On peut en douter, à voir, par exemple, les difficultés de


l'allemand écrit à venir à bout de ses interminables formations, ex. :

Reichsautobahnenstreckenobermeisterei
(inspection principale de secteur d'autoroute nationale)

Quoi qu'il en soit, le but de cet article est précisément de montrer l'intérêt des
tendances récentes français. Pour peu que l'on puisse faire prendre conscience
en

aux décideurs, et avant tout aux


lexicographes, de la nature réelle des choses, et
laisser celles-ci un peu plus libres de se développer, sans trop de contraintes
artificielles, tout ira pour le mieux.

Comment naissent, par exemple, nos prépositions ? Parfois, certes, de la


façon dite classique: au niveau de, sur le plan de, etc. Mais bien souvent aussi (par
tendance, notons-le, non savante mais populaire) par dérivation d'espèce à base de
substantifs, ex. (cités par MAROUZEAU, qui les appelle identificateurs) :

coin (couloir, fenêtre)


côté (cour, jardin, vacances)

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EXPANSION DÉ1ERMINATIVE LffiRE EN FRANÇAIS 79

direction (la lune, Paris)


question (finances, travail)
opération (vol, survie, charme, vérité) ...

Façon, genre, imitation, modèle, type, taille, pointure et bien d'autres ne sont
pas autre chose que des prépositions en gestation, dont le champ d'extension sera ce
qu'en décideront leur fréquence et l'usage.

2 -
Inventaire des expansions composées

Mais revenons à nos expansions épithétiques. Plusieurs catégories sont à


distinguer, qui recoupent, bien entendu, les principales catégories de composés:

2.1. Expansions syntagmatiques libres, les plus difficiles à classer: comme il


faut, à toutfaire,poivre et sel.fin de siècle,franc de port, etc. Tout syntagme (à
syntaxe archaïque ou moderne) est, a priori, susceptible, tel quel ou avec quelques
modifications, d'entrer en expansion déterminative, qui devient ainsi plus ou
moins figée.

2.2. Expansions par syntagmes étroits, issus eux-mêmes en général de


locutions relationnelles, adverbiales, etc. li est relativement facile en général d'en
restituer d'une part l'origine, d'autre part les dérivations substantives qui en sont
issues, ou peuvent en être tirées:

arts plastiques: (en) taille douce, eau forte, ronde bosse, bas relief,
trompe l'oeil, hors texte ...
(les substantifs équivalents existent et s'écrivent en

principe avec trait d'union).


-

couture: haute couture, prêt à porter, demi-deuil, cousu main, droit fil. ..

cuisine: sauce (blanche, verte, remoulade ), maître d'hôtel, bonne


...

femme, vert pré, demi sel, double crème ...

commerce: bon marché, -grand teint, dernier modèle, dernier cri, pure
-

soie, grande taille, demi saison, morte saison ...

Chacune de ces expansions il eu un sort particulier, recevant au cours des


temps marques graphiques de surface en tout ou en partie, mais, bien plus
ses

souvent, résistant sans plier à toute assimilation. li est très difficile d'ailleurs de les
classer, comme certains ont tenté de le faire, par ordre d' "ellipse" ou d'écart
progressif par rapport aux valeurs d'origine, aux "sens propres" ou à la syntaxe

dite "naturelle", si bien que l'on se résout en désespoir de cause, sans guère plus de
succès d'ailleurs, à les classer suivant les catégories grammaticales d'origine de
leurs termes.

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80 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

Faut-ilcomprendre, par exemple, petits suisses comme fromages (de) petit


Suisse, petits (fromages de) Suisse? Petits-beurre comme (biscuits au)
ou

petit (fin) beurre, ou petits (biscuits au) beurre? Petits-fours comme (cuits
au) petit four (feu) ou petits (gâteaux cuits au) four?

Au terme de sa course, l'expansion devient également substantif, fixé par ses


déterminants, bien qu'en français moderne la séparation des termes laisse toujours
la dérivation incomplète (des blancs-becs, des cordons-bleus, des Pieds-noirs, mais
des pur-sang, des sang-mêlé, etc.).

Expansions à bases adjectivales, ou assimilées: Ici se classeront non


2.3.
seulement les adjectifs de couleur composés (bleu-vert, aigre-doux, douce-amère,
vert bronzé ou jaune paille, dont la lignée est ouverte (noir animal, gris amiante,

etc.), mais toutes les séries formées sur ordre récessif, numéraux (deux, trois,
quatre, cent, etc., voir le relevé dans CATACH 1981, pp. 320-324, deux pièces,
trois mâts, quatre-quarts, etc.), points cardinaux (nord-africain, sud-américain),
etc. Nous avons montré combien, dans ces séries, le premier terme, de par sa
situation même, se radicalisait rapidement, ce que les hésitations de la langue écrite
peuvent difficilement voiler: bon (ou bons) premiers, court-vêtus, large-ouvertes,
mort-nées, etc.

Prenons un exemple récent, celui de plein. L'emploi comme complément de


relation, passé à l'expansion adjective, puis au nom, est évident: jeux (de) plein
air, poste (de) plein temps, (de) plein emploi, arbre (en) plein vent, etc.
Curieusement, on écrit des (arbres) pleins-vents, mais des (postes) plein emploi
(ou plein-emploi), plein-temps, plein air, etc.

3 -

Expansions simples invariables

Il n'y a, en frontière réelle entre ce que l'on appelle


réalité, aucune

composition et ce que l'on


appelle dérivation (de catégorie ou d'espèce). Bien
entendu, un syntagme se défend mieux qu'un mot contre l'assimilation
morphologique à de nouvelles fonctions, comme le montrent fort bien les
différences de traitement entre les adjectifs de couleur composés et les simples
expansions métaphoriques devenues adjectifs. Comparons:

(des galons) bleu-noir, bleu-vert, gris-bleu, vert pomme (des juments, des
vaches, des voitures) gris-brun, pie rouge, noir pie
mais (des galons) écarlates, fauves, incarnats, mauves, pourpres...

De nombreuses
expansions simples restent encore invariables : corail, crème,
cuivre.framboise, coquelicot, etc. (CATACH, pp. 317-318, et WAGNER et
crevette,
PINCHON, pp. 126-130).

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EXPANSION DÉ1ERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS 81

Comment s'étonner alors du comportement de ces créations qui se


multiplient sans cesse, issues de domaines en plein développement? Citons encore

(cf. aussi en fin d'article. TIs sont utilisés avec ou sans trait d'union) :

amiantes-ciment villes-champignon (satellite, dortoil')


avocats-conseil cotons-poudre
avions-citerne chassis-presse
délais congé stations-service ...

Signe des temps (déjà en partie passés) de l'imprimé, nous n'avons pas trouvé
de champ créatif plus fourni que celui des papiers (dont, faut-ille souligner, les
expansions sont en grande majorité invariables) :

alpha machine
amiante maïs
argent ministre
arménie monnaie
bristol musique
brouillard paille
bulle parchemin
buvard pâte
calque pelure
carton pierre
cristal raisin
cuir tapisserie
émeri tenture

japon torchon

journal velours
kraft ...

Le développement impressionnant de ce phénomène ne peut manquer de


conduire à se poser quelques questions, entre autres : comment le situer et

l'expliquer sur le plan linguistique? Quelles en sont les conséquences réelles, à la


fois dans le domaine de la créativité lexicale et pour l'ensemble de notre morpho­
syntaxe? Quelles transformations ces tendances augurent-elles pour les futurs
rapports entre l'oral et l'écrit en français ? Allons-nous, comme l'anglais, et
malgré tout le poids de l'histoire et de notre morphologie écrite, vers
l'invariabilité de l'adjectif, voire en partie du nom? Enfin, quelle politique de la
langue (en particulier en lexicographie, imprimée ou informatique) faut-il
préconiser vis-à-vis de ces secteurs à personnalité originale et anormale?

Je dirais d'emblée que, sans sous-estimer ce courant important de la langue


orale, j'ai pensé jusqu'ici qu'il fallait, dans leur intérêt même, favoriser dans
toute la mesure du possible l'intégration complète de ces mots sur le plan

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82 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

graphique, ce qui se fait d'ailleurs tout naturellement dans beaucoup de cas.

Et il est que la situation détestable des composés et locutions


vrai

phraséologiques nominalisés en français (ils sont traités par la grammaire et


la lexicographie comme des intouchables) est encore aggravée par leur
marginalité morphologique. Ce qui, à mon sens, est d'une implication
infiniment plus directe sur la langue que le problème des emprunts, dont on
nous rebat sans cesse les oreilles ...

Mais peut-on indéfiniment lutter contre une tendance aussi déterminante?


Si la langue écrite n'était pas intervenue, nos nouveaux adjectifs, sauf une
poignée à suffixation prolifique stable, seraient, comme les noms, dans leur
ensemble tnvariables''. D'ores et déjà, 33 % seulement d'entre eux varient à
l'oral, et les créations récentes en -iste, ique, -able, -lbîe, -sire et autres
finales en e vont dans ce sens.

En ce qui concerne la dérivation d'espèce (dans les limites de laquelle, par


définition, le changement de catégorie n'a pas d'influence sur la forme
externe du terme), la tendance est, nous l'avons dit, à l'invariabilité, et le plus
curieux est que la résistance à la normalisation graphique
(morphogrammique) vient précisément de ceux qui, en général, se font les

plus farouches défenseurs des normes écrites traditionnelles ...

II -
De la syntaxe au lexique, ou le mort saisit le vif

Un procédé comme celui de vert pré, qui peut si facilement devenir "un
vert-pré l''(ou une ."sauce blanche l'', "deux belle Hélène ''') dans la bouche des
garçons de restaurant, fait immanquablement penser à ces langues dépourvues de
morphologie, comme le chinois, ou dans une certaine mesure l'anglais, dans
lesquelles une unité sémantique emprunte aisément la fonction de nom, verbe,
adverbe ou n'importe quelle autre "partie du discours" (selon notre terminologie),
en suivant les lois uniques de la syntaxe et de la disposition mutuelle des termes,

autrement dit l'ordre des mots, accompagnées, à l'oral, de tous les mécanismes
subtils de l'intonation, des pauses, des accents toniques, etc.

1 -

Rappels

L'explication structurale
(A. MARTINET, Grammaire, 1979) et transfor­
mationnelle (DUBOIS, 1969, GUILBERT, 1975) nous a accoutumés à une optique
résolument syntaxique des mécanismes de la composition, et de la dérivation
d'espèce qui en est la racine.

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EXPANSION DÉTERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS 83

"La composition nominale, disait BENVENISTE (1967), est une


microsyntaxe, chaque type de composés est à étudier comme la transformation
d'un type d'énoncé syntaxique libre".
Reprenant la définition du mot donnée par F. MIKUS : "Le mot est un
microsyntagme lexicalisé d'un haut degré de cohérence intérieure des
termes", nous avons nous-même (1981, p. 17) proposé la définition suivante
du mot composé : "Microsyntagme lexicalisé d'un degré de cohérence

incomplète, moindre que celle du mot". Comme celui du mot, l'état de


passage du syntagme au synthème sera donc défini, disions-nous, "à la fois
par son degré de cohérence graphique, sémantique et grammaticale". A quoi
il faut naturellement ajouter les critères fonctionnels de commutation

syntaxique: le mot composé, comme le mot, ne devrait pas être jugé sur ses
marques d'origines, mais sur ses prcpriétés et les fonctions nouvelles qu'il est
appelé à jouer dans la phrase.

Suivant DUBOIS et GUILBERT, les processus de transformation


comprendraient au moins les trois phases suivantes (N : Terme récepteur ; E =

Expansion; j2j morphème zéro) :

1 .1 . Affirmation sémantique profonde: Ce Nest E


1.2. Phase relative et adjectivale: Ce N qui est E
Ce N" E
1.3. Phase nominale: ce N "E -7 ce (N) E -7 un (N) E

Exemple:
1. Ce produit est contre la rouille
2. qui est contre la rouille, ou antirouille -7 ce N antirouille
3. cet antirouille -7 un antirouille;
1. Ce coffre est fort
2. qui est fort
3. ce coffre fort -7 un coffre-fort ;
1. Cette pomme est de terre
2. qui est de terre
3. cette pomme de terre -7 une pomme de terre;
1. Cette grève est par surprise
2. qui est par surprise
3. cette N surprise -7 une N surprise

On remarquera que dans l'exemple antirouille, N disparaît (dérivation


d'espèce et nominalisation) ; dans les exemples coffre-fort et pomme de terre, N et
E restent liés(synthèmes uniques lexicalisés), tandis que dans le dernier exemple,
c'estpeut-être un nouvel adjectif qui est en train de naître (dérivation d'espèce et
adjectivisation).

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84 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

Parfois (en cas de composés "exocentriques"), le prédicat ne peut se prêter à


une phase affirmative potentielle à verbe être, mais à verbe avoir. Ainsi GUILBERT

explique peau-rouge par les transformations suivantes (que nous avons légèrement
modifiées) :

Phase 1. cet homme a la peau rouge -7 qui a la peau rouge

Phase 2. cet homme est à la peau rouge -7 qui est à peau rouge
Phase 3. ce N à peau rouge -7 ce N " peau rouge
Phase 4. (avec changement de genre) ce" peau-rouge -7 un peau-rouge.

2 -
Pertes et gains

Avec toutes les réserves que l'on peut avoir envers des reconstructions aussi
hasardeuses, trop proches de la "surface", et donc des syntaxes particulières, on
peut retenir qu'en discours, tout syntagme peut perdre ses caractéristiques propres
et en acquérir de nouvelles. Cette cristallisation ou"ankylose" (MARTINET), qui le
conduira à terme à une nouvelle vie sémantique, grammaticale et lexicale, avec les
attributs et les expansions de ses nouvelles fonctions, se traduit à la fois par un

certain nombre de pertes et un certain nombre de gains.

2.1. Pertes

On s'achemine d'abord vers une sorte de gêne syntaxique, que montrent


tout
bien les difficultés de
l'analyse transformationnelle. Tout se passe comme si, au
moment des glissements de sens, on· coupait la connection avec les niveaux

syntaxiques de surface, ainsi qu'avec les contraintes morphologiques, quelles


qu'elles soient.

La dérivation
d'espèce, comme la composition, se fait en réalité
hors-syntaxe : les
compositions thématiques, nominales ou verbales,
montrent bien cette mise à nu de la charge sémantique des radicaux, dont

parlait A. DARMESTETER. Qu'est-ce que radio-, dans radio-élément (à côté de


radiumthérapie), radiographie (rayons X), ou radio-électricien (de (poste
de) radio, devenu une radio) ; ou appui(e) dans appui(e)-mains, soutien dans
soutien-gorge, abri dans abrivent, etc. ? La polysémie et polymorphie des
thèmes préfixaux en -0, capables à tout instant de s'adapter aux mots suivants
ou de se lexicaliser par troncation, est le meilleur exemple que l'on puisse
donner de cette situation de dépouillement et de disponibilité totale. Quant
aux thèmes verbaux, qui alternent aisément avec les suffixes savants
ttue-moucbes / insecticide, porte-malheur / maléfice), leur position en 1 er
terme préserve également leur absence naturelle de marques orales, sinon
écrites (abat-jou(J.

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EXP ANSION DÉTERMINATIVE LIBRE EN FRANçAIS 85

L'omission des intermédiaires (un appareil qui permet de vider les ordures
� un vide-ordures) se traduit par une série de raccourcissements (un discours qui
passe du coq à l'âne � un coq-à-l'âne), transformations phoniques (déplacement
d'accent tonique, perte de nasalité, assimilations diverses, enchaînements,
ex. m(on)sieur), et graphiques (ex. vinaigre, surlendemain).

2.2. Gains

Au stade adjectival, comme nous l'avons vu, rien n'est joué. Mais l'apparition
de ce véritablecatalyseur qu'est l'article, devant la portion de discours
sélectionnée, quelle qu'elle soit, projette les éléments les uns contre les autres en
une véritable réaction moléculaire: rien ne peut plus s'insinuer entre eux. En

revanche, comme l'a fort bien remarqué A. MARTINET, on dira des chaises-longues
plus longues, d'excellents vol-au-vent, de très grosses pommes de terre ou du
papier tue-mouches très bon marché. L'ancienneté, la fréquence d'emploi, le
champ sémantique, la nature et le nombre de termes, jouent un grand rôle dans
l'apparition de ces nouveaux privilèges, ainsi que dans les assimilations phoniques
et graphiques.

Parmi les critères permettant de tester le degré de cristallisation, trois


paraissent particulièrement importants :

2.2.1. L'étude des liaisons (pas de liaisons internes


au pluriel, en général,

dans les composés à trois termes,


boîteïsï-è-ordures, fier(s)-à-bras,
propre(s)-à-rien, chambre(s) à air, comme, parfois, dans les composés à
deux termes, maire(s)-adjoints, chaise(s) électriques, semaine(s) anglaises).
A noter que de nouvelles marques orales apparaissent à la fin: des chemins de

fer(z) algériens, exemple cité par Ch. BALLY.


2.2.2. L 'étude du gel des marques à l'intérieur de l'unité nouvelle : ex. des

gratte-ciel, des oeil-de-perdrix, des ciels-de-lit, des croque-monsieur(s), des


croque-madame(s).
En revanche, les indices phoniques; lorsqu'ils apparaissent, montrent bien
le fonctionnement des différents composés:
-

procès-verbaux, passe-canaux, papiers-journaux (ou journa�, cordons


ombilicaux, des Extrême-orientaux, Proche-orientaux (marques de l'unité
nouvelle, et non du dernier terme, comme le montrent des créations
anciennes comme gardes-française(s), -écossaise(s), bourgeoise(s), etc.)
des
-

(mais) des maréchaux des logis, généraux de brigade, etc.


2.2.3. L 'apparition de féminins et de dérivés: Aucune signature d'identité
et d'intégration des éléments n'est aussi sûre que celle-là, et nous devrions en
tenir le plus grand compte dans notre traitement des composés. Citons, entre
autres:
-

donjuanesque, donjuanisme, donquichottisme (bongarçonnisme, etc.),

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86 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

(mais) louis-philippard, e, louis-quatorzien, ienne, saint-simonien, ienne,


saint-cyriens, apriorismes, vers-libristes, avant-gardistes ...

II est à remarquer que tiers monde, quart monde donnent tiers-mondisme,

quart-mondisme, mais qu'en l'absence de tout syntagme figé de type je m'en


fiche, je m'en fous, nous avons des je-m'en-fichiste, -isme (figement grâce au
suffixe).

3 -
L'invariabilité

Si l'on accepte l'idée qu'au niveau où se passent les dérivations du type ville
(ou année) lumière, poids plume, vert pré, (filles) nature ou dans le vent, on est
bien loin des marques de surface, alors on comprend mieux le phénomène
d'extension de l'invariabilité en français. Apposition, dénomination,
détermination directe ou indirecte, peu importe. Peu importe aussi que ces phrases
en raccourci soient saisies par la morphémisation à tel ou tel moment de leur
éternelle métempsycose, au stade verbal ou nominal, adjectival ou adverbial. Seuls
comptent le choc improvisé des radicaux en présence, les rapports et oppositions

créés avec de nouveaux contextes syntaxiques. Mais il y a autre chose:

3.1. Tout d'abord, ces créations multipliées sont emportées dans le


mouvement d'ensemble du vocabulaire, avec toutes ses caractéristiques de
renouvellement, rapidité, concision, brassage, etc. ;
3.2. Ensuite, peut-être, l'influence de l'anglais et d'autres langues plus

synthétiques que la nôtre a pu s'exercer, et en tous cas celle de la composition


(ou "recomposition", d'après A. MARTINET) de type gréco-latin, dont la
prédominance ne cesse de s'affirmer;
3.3. L'influence de la langue écrite traditionnelle, quoi qu'on en dise,
s'affaiblit. Ou du moins, par ruptures et transformations successives, nous
assistons sans trop y. prendre garde à une mutation profonde, inéluctable, des

règle� anciennes, par une adaptation elle aussi inéluctable aux nécessités des
langues modernes : je n'en citerai que le développement des sigles,
abréviations, troncations ; des pictogrammes et idéogrammes, symboles
scientifiques et techniques, signalisations internationales, etc., qui vont tout
droit au sens; ou encore le rôle déterminant, dans les journaux comme sur les
écrans d'ordinateurs, de la mise en page, blancs, capitales, changements de
caractères, signes directs de la visualisation, ponctuation comprise, tous
procédés qui ne cessent de faire reculer à grands pas la syntaxe analytique
classique;
3.4. Au-delà même de toutes ces fluctuations, qui ne sont en réalité que les
révélateurs d'un mouvement plus profond, on peut se demander, devant ces
phénomènes et bien d'autres, si le français n'est pas, avec l'entrée en force des
nouveaux médias et d'une nouvelle civilisation culturelle, en train de
reprendre le mouvement depertes de marques qui a été stoppé à la fin de la

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EXPANSION DÉ1ERMINATIVE LffiRE EN FRANÇAIS 87

période du moyen français, plus OU. moins artificiellement. Revanche de la


langue orale? Sans doute, et il faudra bien en tenir compte, et procéder à des
réajustements progressifs, dans les rapports de ce vieux couple
irréconciliable mais inséparable que sont l'oral et l'écrit du français.
3.5. Si l'on y réfléchit, ne peut-on comprendre les deux types

d'expansions, avec ou sans joncteurs, comme variantes créatives conjointes?


Le deuxième terme du premier type est lui-même, comme nous l'avons dit,
appauvri de ses marques, privé de déterminant, et invariable : pommes de
terre, hommes d'affaires, avocats-conseil, peu de différences en réalité.
3.6. Enfin, on peut se demander s'il faut pas voir dans cette vogue de la
ne

dérivation nue une fuite en avant devant les difficultés même de notre

morphologie écrite, devant la véritable politique malthusienne que l'on mène


en France en pourchassant toute forme spontanée et populaire de la néologie;

alors que l'anglais, grâce précisément à ce libre jeu de transformations sans

problèmes des parties du discours (a comput! to comput, a house/to house, a


contract/ to contract, avec seulement déplacement d'accent tonique et
modifications mineures), ne connaît nulle entrave à ses créations de mots,
non .plus que l'allemand, dont les nombreux procédés traditionnels et

nouveaux de dérivation et de composition sont à la disposition de tous.

A présent, quelle politique de la


langue préconiser dans ces domaines ?
Faut-il, comme on le faisait au xvnr
écrire logiquement, avec accord à la fin
S.,
des composés, des blanc-becs (Voltaire), des pied-à-terres, des coq-à-l'ânes, des
arc-en-ciels, etc. ? Faut-il normaliser aussi les métaphores libres de couleur,
abricot, acajou, ardoise, cachou, champagne, chaudron, bitume, etc. sans compter
feuille morte, tête de nègre ou lie de vin? Faut-il tout laminer sous les fourches
caudines de l'écrit, et aligner non seulement, ce qu'on fait déjà, (des gens) cochons,
chouettes, chameaux, rasoirs ou tartes, mais encore (des filles) natures, (des)
papiers pierres, (des) assurances vieillesses ou (des) chevaux vapeurs ?
Impossible, me direz-vous. En tout cas, rien ne presse.

Après tout, pourquoi ne pas profiter de nos scrupules sémantiques (tout à fait
légitimes) et fonctionnels (qui le sont beaucoup moins), pour laisser s'étendre
l'invariabilité de ces expansions, avec toute la force et l'expressivité qui en
découle, aussi loin qu'elle le voudra ? Laissons donc les procédés nature, et
l'agneau courir dans le vert pré.

N.CATACH
Paris

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88 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

NO'IES

1. DARMESTETER et ceux qui l'ont suivi opposaient les composés par juxtaposition

"naturelle"(que l'on a appelés aussi syntactiques, ou "endocentriques", terminologie


d'A. MARTINET), type basse-cour ou pomme de terre, et les composés "avec synecdoque
ou métaphore", asyntactiques ou "exocentriques" (MARTINET), adjectivaux puis

nominaux, type pur-sang, bec-de-cane (outil), gueule-de-loup (plante), etc. (cf. pour tous
ces problèmes, ici et dans l'ensemble de l'article, CATACH 1981, Les mots composés).

2. TI y a une différence bronze et vert pré: bronze ( ou émeraude.feuille-morte, etc.)


entre vert

sont des
expansions à
l'adjectif substantivé vert, tandis que les deux termes vert pré ont
ensemble et indissociablement été apposés à côtes d'agneau. Il est inutile de présumer pour
eux un quelconque développement "elliptique", du type agneau (élevé, nourri dans le) vert

pré, le procédé étant trop naturel et trop courant pour être contourné.

3. Si l'on excepte quelques reliquats et séries t-altaux, -ail/aux, etc.) l'expression


morphologique du nombre est pour le secteur nominal français d'ores et déjà entièrement
écrit, en dehors des marques décisives données par les déterminants et les liaisons. Pour le

genre, il n'existe morphologiquement de genre que dans le secteur animé, et il n'a ailleurs,
en réalité, aucune valeur linguistique.

Note de l'auteur: Je dédie ce travail à mon maître Raoul-Léon WAGNER, cristallisateur


hors-pair de nos jeunes vocations, qui m'écrivait quelques jours avant sa mort son accord
profond avec les options théoriques et propositions que j'avançais dans mon livre sur les mots
composés, cadeau d'amitié que je n'oublierai jamais.

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EXPANSION DÉTERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS 89

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
(Bibliographie plus complète dans Orthographe et Lexicographie, Tome 2, 1981).

BARTNING (1.), 1980, Remarques sur la syntaxe et la sémantique des pseudo-adjectifs


dénominaux en français, Stockholm, Almquist et Wiksell International.

BALLY (CH.), 1951, Traité de stylistiquefrançaise, Heidelberg, Paris.

BENVENISTE (E.), 1966-1967, Problèmes de Linguistique générale, Paris, Gallimard.

BENVENISTE (E.), 1967, "Fondements syntaxiques de la composition nominale", Paris, BSL.

CATACH (N.), GOLFAND (J.), DENUX (R.), 1971-1981, Orthographe et Lexicographie:


-

T. 1, Variantes graphiques, mots latins et grecs, mots étrangers, Paris, Didier, Nathan;
-

T. 2, Les mots composés, Paris, F. Nathan.

CHAURAND (J.) et GROSS (G.), 1986, "Typologie des noms composés", Rapport d'ATP

dactylographié, Université de Paris XIII.

DARMESTETER (A.), 1874, Traité de la formation des mots composés, Paris, H. Champion;
2e éd., 1967.

DUBOIS (J.), 1969, Grammaire structurale, Paris, Larousse, T. 1, 1965, T. II, 1967, LIII,
1969.

GILBERT (P.), 1971, Dictionnaire des mots nouveaux, Paris, Hachette-Tchou.

GIURESCU (A.), 1975, Les mots composés dans les langues romanes, Paris, Mouton.

GREVISSE (M.), 1982, Le bon usage, Gembloux, Duculot ; Paris, Hatier.

GUILBERT (L.), 1975, La créativité lexicale, Paris, Larousse.

GUIRAUD (P.), 1967, Les locutions françaises, Paris, PUP, éd. Que sais-je?

HANSE (J.), 1983, Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques, 2e éd.

LEES (R. B.), 1960, The Grammar of English Nominalizations, La Haye, Mouton.

MAROUZEAU (J.), juil. 1954, "Entre adjectif et substantif', Paris, in Le Français moderne, éd.

d'Artrey.

MARTINET (A.), 1960, Eléments de linguistique générale, Paris, A. Colin.

Numérisé par l'atelier de numérisation de l'Université Paris Cité en 2023.


90 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

MARTINET (A.), 1967, "Syntagme et synthème", Paris, La linguistique.

(Sous la direction de MARTINET, André), 1979, Grammaire fonctionnelle du français, Paris,


Didier- Crédif.

MEUNIER (A.), 1981, "Nominalisation d'adjectifs par verbes supports", Thèse de 3e Cycle,
Univ. de Paris VII, L.A.D.L.

MEUNIER (L. F.), 1875, Les composés qui contiennent un verbe à un mode personnel en latin,
enfrançais, en italien et en espagnol.

MITTERAND (H.), 1963,Les mots français, Paris, PUF, éd. Que sais-je?

NYROP (K.), 1913-1938, Grammaire historique de la languefrançaise, Paris, Picard.

PEYTARD (J.), 1975, Recherches sur la préfixation en français contemporain, Paris, Champion.

QUEMADA (B.), 1971, "A propos de la néologie", in La Banque des mots, CFMC.

TOGEBY (K.), 1951-1965, Structure immanente de la langue française, Paris, Larousse.

WAGNER (R.-L.), 1968, "Réflexions sur les mots construits en français", Paris, BSL.

Annexes

Nous donnons ci-dessous quelques exemples des différentes catégories


d'expansions relationnelles ou adjectivales évoquées plus haut. Elles sont en
général mal répertoriées, et difficiles à trouver. Certaines d'entre elles sont
relevées déjà non seulement comme adjectifs, mais comme substantifs, et

pourvues, selon leur classe d'origine, de certaines marques graphiques (des


tailles-douces, des propres-à-rien). Mais soulignons à nouveau combien les
classements suivant les rapports sémantiques grammaticaux d'origine sont
ou

illusoires. En général, l'expansion adverbiale adjectivale (à cristallisation


ou

moins forte) est plus volontiers et plus longtemps laissée dépourvue de trait
d'union et de marques grammaticales que le substantif. Mais les échanges d'espèce,
adjectif-substantif, adverbes-prépositions-adjectifs, ou l'inverse, sont constants, et
l'on peut fort bien parler de (femmes) langue de vipère ou pot-au-feu, de (projets)
à la va comme je te pousse, etc.

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EXPANSION DÉ1ERMINATIVE LIBRE EN FRANçAIS 91

Nous avons évité, dans la 2e catégorie (syntagmes plus étroits, à deux termes)
de revenir sur ceux que nous avions déjà répertoriés (1981, pp. 297-330) en
particulier ceux formés sur bas-, beau-, blanc-, bon-, court-, adjectifs de couleur,
etc.

Quant à la 3e catégorie (expansions simples invariables) elles reçoivent, bien


entendu, dans l'usage,souvent le trait d'union, ou les marques grammaticales qui
feront d'anciennes "subordinations nominales" des coordinations (voitures- pies,
-bars, gommes-laques) ou des rapports nom + adjectif (hommes-grenouilles,
hommes-sandwichs). TI s'agit en réalité non pas "d'ellipse", mais de synthèse.

I. EXPANSIONS SYNTAGMATIQUES
(plus de deux termes)

(en) bas (haut) relief poivre et sel


BCBG porte à faux
(de toute) beauté pot-au-feu
boute-en-train prêt à porter
(à la) décrochez-moi ça propre à rien
(en) dos-d'âne (en) ronde bosse
(en) eau forte sain et sauf
(à l')emporte-pièce sans-Ie-sou
entre deux vins (à la) six-quatre-deux
(comme il) faut soupe au lait
(en) faux semblant (en) taille douce
fil à fil tape-à -1' oeil
fier à bras terre à terre
fin de siècle tête en l'air
franc de port tire-au-flanc
haut le pied touche-à-tout
hors-la-loi (à ) tout faire
(en) hors-texte traîne-la-patte
laissé pour compte trompe la mort
mal en point (en) trompe l'oeil
m'as-tu-vu (à la) va-comme-je-te-pousse
(à la) page va-nu-pieds
pince-sans-rire (dans le) vent

II. EXPANSIONS PAR SYNTAGMES ÉTROITS, À FONerIONS NOMINALE OU


ADJECfIV ALE OU ASSIMILÉES (deux termes)

ancien régime belle Hélène


art nouveau bonmarché

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92 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

bonne femme pied-plat


bon teint pied-noir
collet monté àpic
cousu main plein air
demi-deuil plein emploi
demi-gros plein temps
demi-saison plein vent
demi-sang pur fil
demi-sel pur fruit
demi-solde pure laine
dernier cri pure soie
dernier modèle pur-sang
deux-pièces pur-sucre
double-crème en réclame

droit fil sang-mêlé


grande taille sauce blanche
grand luxe (verte, remoulade)
grand teint à scandales

gros sel en solde


haute couture surcanapé
juste milieu surcommande
pas mal du tonnerre
morte saison tout aller
nègre blanc tout venant
olé olé trois pièces
d'origine vert pré
au pair vieille France
de pays vieuxjeu
petite taille à voir

III. EXPANSIONS SIMPLES EN GÉNÉRAL INVARIABLES


(utilisées avec ou sans trait d'union, et d'un emploi plus ou moins ouvert ou figé)

(papiers) alfa (papiers) bristol (hommes) cible


(films) amateur (papiers) brouillard (amiantes) ciment
(papiers) amiante (papiers) bulle (camions) citerne
(laines) angora (papiers) buvard (décisions) clé
(papiers) argent (papiers) calque (chapeaux) cloche
(papiers) arménie (joueurs) capot (vêtements) confection
(assurances) automobile (papiers) carton (délais) congé
(voitures) bar (portraits) charge (avocats) conseil
(publicités) bidon (problèmes) charnière (serpents) corail
(robes) boutique (produits) choc (films) couleur

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EXPANSION DÉ1ERMINATIVE LIBRE EN FRANÇAIS 93

(cafés) crème (cellules) mère (statistiques) record


(papiers) cristal (papiers) ministre (placements) refuge
(blocs) cuisine (cocottes) minute (céleris) remoulade
(papiers) cuir (remèdes) miracle (éléments) repère
(villes) dortoir (tissus) mode (wagons) réservoir
(blocs) eau (fermes) modèle (gommes) résine
(guerres) éclair (papiers) monnaie (wagons) restaurant
(navires) école (bateaux) mouche (médicaments) retard
(peintures) émail (bals) musette (portraits) robot
(papiers) émeri (papiers) musique (wagons) salon
(meubles) empire (filles) nature (hommes) sandwich
(cannes) épée (papiers) paille (villes) satellite
(romans) fiction (combinaisons) pantalon (poissons) scie
(papiers) filtre (noeuds) papillon (stations) service
(papier) fleurs (papiers) parchemin (fusées) signal
(films) fleuve (steaks) parmentier (ballons) sonde
(zones) frontière (papiers) pâte (bases) souche
(lits) gondole (papiers) pelure (soirées) souvenir
(ampères) heure (personnalités) phare (vêtements) sport
(assurances) incendie (questions) piège (produits) standard
(papiers) japon (papiers) pierre (grèves) surprise
(papiers) journal (radios) pirate (états) tampon
(papiers) kraft (fromages) portion (papiers) tapisserie
(gommes) laque (wagons) poste (lumières) témoin
(bachot) lettres (cotons) poudre (lampes) tempête
(phases) limite (chassis) presse (papiers) tenture
(voitures) lit (bières) pression (wagons) tombereau
(années) lumière (questions) prétexte (papiers) torchon
(papiers) machine (discours) programme (menus) touriste
(papiers) maïs (ponts) promenade (chevaux) vapeur
(tartes) maison (pommes) purée (spectacles) variété
(assurances) maladie (voitures) radio (papiers) velours
(arguments) massue (papiers) raisin (assurances) vie
(chapeaux) melon (ventes) réclame (assurances) vieillesse

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