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Toutes les entrées du présent ouvrage sont extraites de la rubrique « 

Bloc-notes » du site Dire, ne pas


dire consultable à l’adresse suivante

sur le site de l’Académie française :

www.academie-francaise.fr/dire-ne-pas-dire/bloc-notes

Conception graphique : Plaisirs de myope

© 2022, Éditions Philippe Rey

7, rue Rougemont – 75 009 Paris

www.philippe-rey.fr

ISBN : 978-2-84876-936-3

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES
Titre

Copyright

S.N.C.F.

Save the date

Rêver le mot « rêve »

Pour une soirée chez les fashionistas

Souvent on a répété

Deutsche Qualität

Depuis sa fondation en 1635…

Comment se fait-il que l'italien…

D'acc ?

Disparition

Compter avec et compter sans

Défendons nos valeurs !

Quand un mot insensé en vide beaucoup d'autres de leur sens

De la mer des Caraïbes à La Tempête de Shakespeare – Voyages d'un mot

Dire, ne pas dire un an après


Revirement

Avenir

Défense du point-virgule

Du polichinelle au punch

Éloge du vouvoiement (ou du voussoiement)

Écrans et toiles

Un point c'est tout

TZR – Titulaire sur Zone de Remplacement (Wikipédia)

Surprise du matin ou « À vos postes »

J'ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire

Au plaisir des mots, au plaisir de la grammaire

L'anguille de Melun

Les aventures de la translittération

A fashion bloc-notes

Présence française à Cuba

Bloc-notes de juin 2014

Le train des sénateurs

Curiosité

Le bonheur… et le malheur… des mots

« Ma maman » : ou la nostalgie du paradis perdu

« Ce n'est pas possible ! »

Elle était légère et court vêtue

Les anglicismes furtifs

J'écris ton mot, libertin
La mémoire des mots

Homosexuel

La Sainte Touche

Divagation sur l'esprit des mots

Apocope, vous avez dit apocope ?

Le ressentiment

À propos d'un mot venu du Sud

À l'Y

Touches noires

« Pas que »

L'ordre, l'invitation, la prière

L'apostrophe

Que dire en 1872 ?

L'orthographe : histoire d'une longue querelle

L'orthographe : histoire d'une longue querelle (2)

L'orthographe : histoire d'une longue querelle (3)

Éloge de l'alphabet

Éloge de la lecture

Les murs d'Alger

Éloge de l'oignon

Aimons-nous « encore » la langue française ?

Un chancelier, une chancelière

Bric-à-bracadémie

Bonjour ! Bonne journée !


La peur de lire

Le deuxième Trafalgar

De chozz et d'ottres

Le bouffon

La langue du ventre

La bataille idéologique

Malapropisme

Une langue intime

Un problème ou un souci ?

Puff ! Poff !

La petite fille et le sabot

Tête-à-tête est une expression anglaise

De la dictée

Un précurseur de Dire, ne pas dire

La guerre du propre contre le commun

Zéro, un et deux

La langue n'est pas, comme le rugby, un combat

La Française République

Scènes de genre

Spoiler ou spolier ?

Jour de courage

Le point-virgule

Une forme d'expression populaire

Mon luxe
Le poids d'un mot

Baby-boomer ou baby-boomé

Laïc, laïcité

Du bon usage des titres

Drôle de genre

Index
S.N.C.F.

On peut ne pas se troubler de l’insertion de plus en plus fréquente


d’expressions anglaises dans les rubriques de nos journaux, lorsqu’elle ne
signifie pas autre chose qu’un clin d’œil, comme c’est souvent le cas dans
les revues féminines où le it shoes, le cross-dressing ou les filles cute ne
feront qu’une saison. Il ne paraît pas en être de même lorsque,
insidieusement, les organisateurs de notre vie quotidienne se permettent
d’exprimer en anglais les réalités les plus courantes.
Quelle ne fut pas ma surprise, il y a peu, de constater que le billet qui
m’était délivré par mon agence de voyages et me permettait de me rendre à
Bordeaux par le T.G.V. portait à ma connaissance que mon seat, situé dans
le coach 1, portait le numéro 55 ! J’en marquai ma surprise, croyant à une
erreur de programmation de l’ordinateur dont on aurait manipulé le menu,
mais on me répondit qu’il en était désormais ainsi.
J’ose espérer qu’il ne s’agissait que d’une malfaçon locale, mais en
suis-je si sûr ? Notre bonne S.N.C.F. ne se permit-elle pas déjà d’introduire
ses S’Miles dans son langage publicitaire ? Ne dois-je pas craindre bientôt
de devoir emprunter la Mountparnasse Station pour rejoindre ma chère
Bretagne, oh ! excuse me, my dear Brittany ?
Yves Pouliquen

Le 6 octobre 2011
Save the date

Paradoxe de l’emploi de la langue : alors que les anglophones nous font


l’emprunt du mot rendez-vous pour les rencontres agréables, nous,
francophones, après avoir inventé le peu explicable smoking dont
l’équivalent anglais est black tie, sommes tentés de chiper l’expression save
the date en toute occasion.
Mais l’échange paraît guindé. Car un save the date adressé pour une
inauguration, une cérémonie ou un vernissage n’a pas la courtoisie de la
parole qu’on se donne, à deux ou à plusieurs, de se retrouver en des date et
lieu déterminés.
C’est une injonction pressante, autoritaire et non négociable de se
rendre disponible, comme une assignation pour un duel ou une injonction
d’assister à un mariage. L’expression anglaise est aussi la même pour
sauver la planète, les éléphants ou toute autre entité menacée d’extinction.
Alors, au lieu de l’hyperbole tyrannique de sauvez la date, préférons
retrouver courtoisie et sens commun. Prenez date respecterait précisément
la perspective probable ou certaine des évènements. Mais un usage s’est
déjà installé que les imprimeurs d’invitations connaissent bien et qui invite
gentiment à la prévoyance. C’est gardez la date. Pourquoi en chercher un
autre ?
Gabriel de Broglie,

Chancelier de l’Institut de France

Le 3 novembre 2011
Rêver le mot « rêve »

Flâner le long des pages d’un dictionnaire et vagabonder dans un jardin


botanique relève pour moi d’un plaisir comparable. Tant d’espèces rares, de
mots nouveaux, d’efflorescences insoupçonnées ! Le mimosa serait donc de
la famille des acacias (ou plutôt le contraire)  ! Le bedeau de nos églises
d’antan, bedel en ancien français, avec sa canne à pommeau d’argent,
chargé de veiller au déroulement des cérémonies, descendrait du bas-
francique bidil, bref de l’indo-européen, et entretiendrait par conséquent des
liens de parenté avec le bouddha, littéralement «  l’éveillé  »  ? Quel est le
parcours le plus surprenant, celui de l’eucalyptus débarqué d’Australie, et
de la famille des Myrtacées s’il vous plaît, ou du pedigree, qui a franchi la
Manche, c’est entendu, mais qui s’était d’abord installé en Angleterre,
transcription phonétique de l’expression française « pié (ou pied)-de-grue »,
au prétexte que l’empreinte de cet échassier sur un sol meuble ressemblerait
aux trois traits rectilignes dont les généalogistes se servaient autrefois pour
indiquer les degrés d’une parenté ?
Il est des fleurs, il est des plantes, il est des mots, plus rares, qui
semblent s’épanouir et fleurir par hasard, sans que l’on sache encore leur
origine ou leur famille. On les admire, on les hume, on s’en délecte avec un
respect mêlé de craintes. Des sans-papiers, mon Dieu, devrait-on s’en
méfier ? Ce sont des apparitions. Des mirages. Des rêves. Eh bien, oui ! le
mot rêver, précisément, qui, dans son sens commun d’avoir une activité
e
onirique, a supplanté songer à partir du XVIII   siècle, d’où vient-il  ? De
quelle famille linguistique est-il issu  ? On l’ignore. Les lexicologues
s’impatientent. Ils débusquent des étymologies pour le moins douteuses. Ils
braconnent du côté du gallo-romain. Leur butin est maigre. Oserais-je dire
(cela est peu scientifique, mais tant pis !) que je m’en réjouis ?
J’aime ces mots venus de nulle part. J’aime ce rêve qui anime, qui hante
notre inconscient, et qui est lui-même un mot rêvé, impalpable, un fantôme,
une chimère – quel symbole  ! Oui, il faut s’émerveiller des mots, des
ombres portées du passé qu’ils véhiculent par leur musique, leur
orthographe, leurs racines, mais qui parfois cadenassent leurs secrets
jusqu’au silence… ou jusqu’au rêve.
Frédéric Vitoux

er
Le 1  décembre 2011
Pour une soirée chez les fashionistas

Conseils d’une coach au top 50 des people. Le dress code dit : casual
chic.
Adoptez la touche seventies boostée par le blouson customisé, shoppé à
la brocante vintage du quartier. Une headband dorée dans les cheveux pour
glamouriser la tenue. Le must-have de l’hiver qui assure la sécurité des
girlies est le bijou self-defense, un sifflet doré. Les trendy n’oublieront pas
le it bag, indispensable quand on assiste à une performance en live.
Propos glanés dans la presse féminine française par la it girl de
l’Académie.
Hélène Carrère d’Encausse,

Secrétaire perpétuel de l’Académie française

Le 5 janvier 2012
Souvent on a répété

Souvent on a répété, après Heidegger, qu’on ne peut pas philosopher


dans toutes les langues, en particulier que le français ne disposait pas des
ressources par exemple de l’allemand. Donc qu’il fallait en passer par le
décalque, voire la simple importation de termes pour une fois pas anglais,
mais toujours venus d’ailleurs, et la génération de Sartre l’a pratiqué
jusqu’à la caricature. Pourtant la langue française dispose de ressources que
l’ignorance seule nous interdit d’utiliser. Quelques exemples devraient
suffire à le montrer.
Soit la «  différence ontologique  », entre Sein et Seiendes, supposée
intraduisible (et qui le reste en anglais où l’on doit recourir à des
subterfuges, comme Being/being ou Being/beings), à moins d’un inélégant
néologisme moderne, étant. Or cette distinction entre être, entendu dans sa
verbalité, et l’étant,… c’est-à-dire «  toutes choses  », en tant qu’elle est
substantivement à partir de la mise en œuvre du verbe par son participe
présent, remonte au moins à Scipion Dupleix, historiographe d’Henri  IV,
dans sa Logique de 1603, elle-même partie d’un cours complet de
philosophie, qui comprenait, en français, tout l’édifice technique de la
scolastique, avec une Métaphysique précisément (1610), une Physique
(1603) et une Éthique (1610). Descartes n’a donc pas tout commencé avec
le Discours de la méthode (1637), comme l’on dit en oubliant, entre autres,
Montaigne, Charron, Silhon. Voilà pour l’antiquité du français
philosophique.
Mais il y a aussi des privilèges du français contemporain en
philosophie. Pour la différence justement, nous pouvons distinguer (faire la
différence donc) aujourd’hui entre la différence, qui se borne à constater
l’écart d’un terme à l’autre, et la différance qui, participe présent du verbe
différer, indique le mouvement actif de se séparer ou de retarder
temporellement (différer en un autre sens, à l’oreille indiscernable du
premier), marquant ainsi non seulement le différend (le conflit possible
entre termes non identiques parce que incompatibles), mais aussi la
temporalité et le retard de la présence. Or les philosophes savent bien que la
question de l’être (et donc la «  différence ontologique  ») relève
intrinsèquement de la question du temps  : ainsi le français peut dire la
différence comme différant, dans sa temporalité intime – mieux que
l’allemand ou l’anglais. De la même façon le français peut, et c’est de très
bonne langue, rétablir dans l’essence, que l’entente commune borne à un
substantif, la verbalité d’être en l’écrivant à partir du participe, sous la
graphie d’essance, le procès actif d’entrer dans l’état de ce qui est (au-delà
de la distinction entre essence et existence, qui oppose et juxtapose ce qui
s’entr’appartient).
Et d’ailleurs, comment penser la temporalité de ce qui est, l’étant ? Car
enfin l’étant, « toutes choses », n’est présent qu’en ne restant pas toujours
présent, mais sortant du futur et passant au passé indissolublement. Pour
nous le présent présente justement la caractéristique de ne pas rester
présent, mais de surgir et disparaître. Or cela, le français le dit parfaitement
avec l’ambivalence de présent, qui indique d’un coup ce qui demeure dans
la présence et ce qui n’y entre que comme un don venu d’ailleurs (le futur)
et destiné à ailleurs (le passé). N’y aurait-il de présent que donné ? Mais
alors il faudrait prêter attention à tout le lexique du don – le don, qui
renvoie certes au donné sans s’y identifier, à l’adonné qui le reçoit en s’y
redonnant (d’où la redondance), tous appartenant à la donation, qu’on ne
confondra pas avec la dation qui s’en affranchit par un paiement libératoire.
Seule l’inattention à la langue explique qu’on ait des difficultés à penser
philosophiquement en français.
Jean-Luc Marion

Le 2 février 2012
Deutsche Qualität

Cette publicité germanique envahissant – occupant – nos écrans de


télévision afin de vanter Das Auto de marque allemande m’a fasciné.
D’autant plus qu’on m’a assuré qu’elle avait été conçue par des Français.
En outre, pour une voiture emblématique de l’Hexagone, on a jugé bon de
faire la promotion de ce véhicule en allemand.
Das Auto, durant quelques jours, est devenu ma «  madeleine  ». J’ai
quelques mots germains inscrits dans ma mémoire  : Achtung Minen,
Feldgendarmerie. Il vaut mieux laisser quelques autres enfouis. Je n’ai pu
refouler deux d’entre eux  : Panzer – c’était un véhicule fait pour
l’exportation, des rives de la Volga à la Libye – et, naturellement, l’agence
de communication de l’époque, l’efficace Propagandastaffel.
Je me suis ainsi promené dans les méandres de 1942, quand
brusquement je me suis souvenu – peut-être à cause des deux derniers
chiffres – de 842.
Cette année-là, les fils puînés de Louis le Pieux – l’héritier de
Charlemagne – se dressent contre Lothaire, l’aîné, que leur père a choisi
comme successeur.
À Strasbourg, en février 842, les deux puînés prononcent des serments
d’alliance contre Lothaire. Chacun des deux prétendants s’engage dans la
langue de son allié. Charles le Chauve s’exprime dans celle de son frère
Louis le Germanique, la lingua teudisca, l’ancêtre de l’allemand. Et Louis
le Germanique, dans celle de son frère Charles le Chauve, la lingua romana
rustica. Ainsi c’est un Germanique qui prononce le premier texte français
connu. Et c’est un «  historien  » contemporain de ce IXe  siècle qui le
consigne en langue vulgaire.
Ce texte est encore plongé – par son vocabulaire, sa syntaxe, sa
morphologie verbale – dans le latin. Mais il est la source de l’«  ancien
français ».
C’est donc un point de repère essentiel dans l’histoire du français et de
la France et aussi dans l’histoire de la Germanie. Car à Verdun, en 843, les
trois petits-fils de Charlemagne se partagent l’Empire carolingien. À l’aîné,
Lothaire, la Lotharingie, de la Frise à l’Italie, et le titre impérial. À Louis le
Germanique, la Francie orientale, qui deviendra la Germanie. À Charles le
Chauve, la Francie occidentale, bordée par l’Escaut, la Meuse, la Saône et
le Rhône. Plus tard ce sera le Royaume de France.
Les deux langues des Serments de Strasbourg deviennent, l’une, la
langue de la Germanie, l’allemand, et l’autre, la langue de la France, le
français.
On s’est beaucoup querellé, récemment, à propos de l’identité nationale.
La réponse est dans le serment de Strasbourg : la langue est le fondement de
l’identité. Une nation qui perd sa langue, disparaît avec elle.
Deux frères, à Strasbourg, ont affirmé leur différence et leur union en
prêtant serment dans la langue de l’autre. Quelle leçon ! Deutsche Qualität !
Qualité française !
Max Gallo

er
Le 1  mars 2012
Depuis sa fondation en 1635…

Depuis sa fondation en 1635 par le cardinal de Richelieu, l’Académie


française a pour mission principale de veiller sur l’état de la langue et de
rappeler son bon usage. L’orthographe au début du XVIIe  siècle était loin
d’être fixée. Sans même parler de Vaugelas, de grands écrivains –
Malherbe, Pascal, Corneille, entre autres –, puis l’Académie française ont,
peu à peu, établi les règles d’une langue dont la clarté et la précision ont fait
l’admiration de l’Europe entière. Les traités de Westphalie, en 1648, sont
rédigés en français. Plus tard, Frédéric II de Prusse, l’ami de Voltaire, ou la
grande Catherine de Russie, l’amie de Diderot, utiliseront le français avec la
même facilité que l’allemand ou le russe. Le français devient la langue des
dirigeants, des diplomates, des savants, des philosophes, des écrivains.
Partout en Europe, les précepteurs, les dames de compagnie, les maîtres de
musique ou de danse, les bibliothécaires, les religieuses, les abbés, les
cuisiniers répandent l’usage de notre langue. Marco Polo avait déjà écrit ses
relations de voyage en français. Casanova rédigera en français ses
mémoires appelés à un grand succès. Le français est devenu pour plusieurs
siècles la langue commune des intellectuels, des voyageurs, des
commerçants, des gens de goût et de savoir.
À notre époque, chacun peut le constater, la langue française est
menacée. De l’extérieur, par la montée en puissance de l’anglo-saxon. De
l’intérieur, par un délabrement plus grave encore et aux causes multiples.
L’Académie s’efforce de lutter contre ces dérives et de rappeler aux usagers
les règles qui régissent notre langue.
Son but n’est pas de «  faire joli  ». Ni même de s’accrocher à une
conception formelle du «  correct  ». Son but est d’éviter qu’une confusion
dans les mots n’entraîne une confusion dans les idées. L’Académie ne se
préoccupe pas d’élégance  : elle se soucie de précision et d’efficacité. Elle
cherche à épargner au français et aux Français le destin cruel de Babel.
Confucius, en Chine, pensait que la rigueur de la langue était la
condition première de toute cohérence politique et sociale. Beaucoup
d’expressions ont une signification précise qu’il est important de connaître
et de respecter. Les formules rien moins que… et rien de moins que… ont
deux sens diamétralement opposés. Rien moins que… signifie «  pas du
tout ». Il est rien moins que cultivé : il n’a pas la moindre culture. Rien de
moins que… signifie « extrêmement ». Si cet ouvrage n’est rien de moins
qu’un chef-d’œuvre, ne manquez pas de le lire.
On rencontre parfois deux autres formules opposées  : Vous n’êtes pas
sans savoir… et Vous n’êtes pas sans ignorer…. Mieux vaut déterminer
laquelle des deux est correcte. Et faut-il dire qu’un projet a fait long feu ou
n’a pas fait long feu ? On pourrait multiplier les exemples de flou, de vague
et d’amphibologie.
La grammaire, la syntaxe, les modes des verbes, les figures de style ne
sont pas là pour faire le joli cœur ni pour briller en société. Ils sont là pour
exprimer avec le plus de précision possible des idées et des sentiments. Les
grammairiens recommandent d’employer l’expression en revanche plutôt
que par contre. André Gide faisait pourtant observer que l’emploi de par
contre peut parfois s’imposer  : «  Trouveriez-vous décent qu’une femme
vous dise : “Oui, mon frère et mon mari sont revenus saufs de la guerre ; en
revanche j’y ai perdu mes deux fils” ? »
L’utilisation de l’imparfait du subjonctif, la concordance des temps, le
refus de l’amphigouri et des clichés à la mode ne sont pas des élégances ni
des raffinements inutiles. Ils sont la condition d’une pensée ferme et
cohérente.
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Le langage, naturellement, est le fruit de la pensée. Mais la pensée, à
son tour, est le fruit du langage. Un français correct n’est ni une affectation
ni un luxe. C’est la garantie d’une pensée sûre d’elle-même. La beauté de la
langue n’est que le miroir d’une raison capable de mettre de l’ordre dans le
chaos du monde.
Jean d’Ormesson

Le 5 avril 2012
Comment se fait-il que l’italien…

Comment se fait-il que l’italien, langue d’un pays bien plus inféodé,
politiquement, aux États-Unis que la France, résiste mieux aux anglicismes
que le français  ? Tout le monde connaît le calcio (de calcio, «  coup de
pied  »), pour «  football  », sport national et aussitôt nationalisé. Le plus
souvent l’italien suffixe à l’italienne  : campeggio au lieu de «  camping  »,
parcheggio au lieu de «  parking  ». D’autres fois la fantaisie italienne
pourvoit au redressement lexical : « looping » ? Mais c’est un giro di morte
(« tour mortel »), à faire vraiment peur. « Sandwich » ? Mais c’est un pane
imbottito, c’est-à-dire un «  pain fourré, farci, bien rempli  », et, aussitôt,
vous avez l’eau à la bouche, à flairer la saveur du jambon de Parme, de la
tomate et du basilic. L’invention plus récente et charmante concerne
l’affreuse «  arobase  ». Ce signe typographique n’a-t-il pas la forme d’un
escargot lové dans sa coquille en spirale ? Eh bien, appelons-le chiocciola,
« colimaçon ».
Pourquoi l’italien résiste-t-il si bien  ? Peut-être parce que les Italiens
connaissent et parlent l’anglais bien mieux que les Français. Ils n’ont donc
pas ce complexe d’infériorité qui pousse les Français à compenser leur
incompétence linguistique par une vassalité langagière. L’anglais, les
Italiens le laissent là où il faut qu’il soit  : dans la langue anglaise, et non
dans des anglicismes, subterfuge bâtard propre à des ignorants.
Dominique Fernandez

Le 3 mai 2012
D’acc ?

«  Bob, c’est Phil  ! Bon anniv  !!! Je t’appelle dans ton appart’ sur ton
fixe, je n’ai plus ton 06 ! Et dis-moi, quelle est ton actu depuis les States ?
Toujours dans la com  ? On ne t’a pas vu à Saint-Trop’, ni cet hiver à
Courch’ ! Ah, au fait, j’ai une exclu pour toi ! Pat se marie ! Sans déc !…
Une bourge, style beauf… Dress code : smok ! Tu recevras la doc. Voyons-
nous, blagap  ! Non, à midi je vais rue de Valois pour une déco. Tu as un
moment c’t’ap  ? Je te phone et je passe te prendre après ma répète. Ou
demain mat au petit déj ? À 8 heures, t’es cap ? Cool. »
Notre langue française est si jolie. Ses mots sont des fruits qu’il ne faut
pas déguiser. Pourquoi en abréger le goût ?
Nos aînés, eux, n’abusaient pas de l’apocope (apocope : chute d’une ou
de plusieurs syllabes à la fin d’un mot). Ils avaient plutôt un penchant pour
l’aphérèse (aphérèse : suppression d’un ou de plusieurs phonèmes au début
d’un mot) : « En montant dans le bus, sur qui je tombe ? Le pitaine ! »
Quoi qu’il en soit, ne mettons pas le langage en short. D’acc ?
Jean-Loup Dabadie

Le 7 juin 2012
Disparition

Ce terme est employé assez souvent pour évoquer la mort d’une


personne. Dire que cette personne a disparu, c’est dire qu’elle est morte. En
employant ce terme, on cherche sans doute à atténuer l’évènement et le
choc de la mort, en présentant celle-ci comme l’interruption d’une présence.
Disparaître, c’est ne plus être là visiblement et on peut imaginer que
cette absence ne serait pas définitive. Comme si la personne disparue avait
fait une fugue ou comme si elle avait été enlevée, mais pour apparaître de
nouveau vivante.
Erik Orsenna a raison de dénoncer ce procédé, en racontant lui-même la
mort d’une femme aimée : « Le pays dans lequel vivaient les deux frères [la
France] avait décidé de dissimuler la mort. Sitôt son dernier soupir passé, le
tout récent cadavre était embarqué Dieu seul savait où. Ainsi on pouvait
plus facilement baptiser “disparu” le défunt, histoire, sans doute, de lui
laisser une chance de réapparaître » (La Chanson de Charles Quint, 2008,
p. 113).
Mais en voulant atténuer le choc de la mort, par l’emploi du terme
disparition, on épaissit encore le mystère. On risque d’aggraver la peine,
surtout si le corps du défunt a réellement disparu, englouti par l’océan ou
réduit en cendres.
Que chaque mot reste donc à sa place  ! Que les convois funèbres
s’expriment en termes de décès ! Mais que l’on ne joue pas avec la mort, en
la présentant comme une simple disparition  ! D’autant plus que ceux qui
nous quittent en mourant ne disparaissent pas vraiment. « Cette femme était
morte, écrit encore Erik Orsenna, mais pas du tout disparue » (ibid.).
Et que les chrétiens osent dire qu’ils croient à la résurrection du Christ
et à la résurrection de leur chair, au-delà de toute disparition sensible !
Mgr Claude Dagens

Le 10 juillet 2012
Compter avec et compter sans

Deux verbes français sont issus du latin computare, «  énumérer  »  :


compter et conter. Le premier, qui a le sens de calculer, est la graphie
savante du verbe «  conter  », qui s’est spécialisé dans l’énumération des
évènements d’un récit, d’une histoire.
Compter est un verbe sans histoire, tantôt transitif (compter sa
monnaie), tantôt absolu : compter signifie alors avoir de l’importance (C’est
un homme qui compte). Comme beaucoup de verbes, il s’enrichit d’être
suivi d’une préposition. Ainsi compter sur signifie «  avoir confiance
en…  », compter avec, «  devoir tenir compte de…  », compter parmi,
« mettre au nombre de… ».
Sans oublier : compter pour…, comme par exemple dans compter pour
rien  ; compter pour du beurre  : être considéré comme une quantité
négligeable. Et enfin compter sans, «  ne pas tenir compte de  »  : compter
sans les cavaliers de l’ennemi, c’est dans une bataille ne pas faire entrer en
ligne… de compte leur intervention éventuelle.
C’est là justement qu’aujourd’hui tout s’est compliqué.
Car souvent au lieu de compter sans, on trouve sans compter.
Malheureusement, quand on dit  : C’était sans compter les cavaliers,
cela n’a pas du tout le même sens que compter sans les cavaliers  : sans
compter renvoie simplement à une évaluation numérique des troupes en
présence.
D’où alors un souci de précision, qui aboutit à une confusion plus
grande encore. Plus d’une fois en effet, dans la presse écrite ou parlée, on
trouvera : C’était sans compter sur les cavaliers ennemis, ce qui, en bonne
logique, devrait vouloir dire «  ne pas avoir confiance en eux  », «  ne rien
espérer d’eux  », alors qu’on souhaitait sans doute dire  : «  avoir oublié la
cavalerie d’en face » !…
Ce n’est pas tout ! Car sans compter sur est quelquefois remplacé par
sans compter avec, expression dont le sens est clairement : on ne doit pas
tenir compte d’eux. Alors qu’une fois encore on voulait dire qu’on avait
«  compté sans eux  », qu’on avait tout simplement oublié qu’ils pouvaient
intervenir !
Ce sont des tournures anciennes, que de récents usages ont faussées.
Seul remède : comme toujours, lire et faire lire des textes plus anciens, de
ceux qu’on dit « classiques », pour y trouver des exemples et les garder en
mémoire, à titre préventif, ou correctif.
Danièle Sallenave

Le 6 septembre 2012
Défendons nos valeurs !

« Défendons nos valeurs ! », « Revenons à nos valeurs ! », « les valeurs


de la démocratie et de l’école », « les valeurs chrétiennes de l’Europe » –
dans le discours, le recours aux valeurs devient d’autant plus commun que
les difficultés de la société conduisent à des crises que l’on ne peut plus
dénier. Dans ces emplois, la valeur prend le rang de la règle fondamentale,
de la loi morale, du bien et du mal, bref d’une instance normative,
indépendante des errances du moment, à laquelle, dans le désarroi général,
on pourrait toujours avoir recours.
Il s’agit d’un contresens sur le sens du mot. Car une valeur dépend
toujours d’une évaluation, et donc d’un évaluateur. Même la valeur d’un
guerrier ou d’un héros, au sens ancien, suppose, pour se manifester, la
comparaison avec un autre, moins valeureux. Dans la plupart de ses emplois
modernes, la valeur tire son sens d’une valorisation, d’une appréciation : la
valeur d’une action en Bourse dépend du nombre d’acheteurs réels ou
potentiels rapporté au nombre de vendeurs potentiels ou réels – ce qui
reproduit le mécanisme de la valeur des produits sur tout marché. Ce
modèle économique, en fait financier, de la valeur ne se développe dans de
nouveaux domaines (l’art, les œuvres de l’esprit, mais aussi le travail
salarié, les systèmes de protection, la santé, l’éducation, l’image de marque
dans l’opinion publique,  etc.) qu’à la mesure de l’interprétation de ces
domaines selon le système du marché, selon les lois de l’offre et de la
demande, selon le qu’en dira-t-on électronique. Notre époque tend à
généraliser cette interprétation et l’extension du marché, même aux
domaines jusqu’alors non inclus dans l’économie et dans l’échange (le
travail non salarié, les relations familiales, etc.), en recule les limites.
Dès lors, les croyances, les opinions et même les idéologies peuvent,
par analogie, devenir des valeurs : de fait, il y a un marché des croyances et
des opinions que soutient la demande de certains groupes, qui les imposent
comme le signe et le résultat de leur propagande ou de leurs pressions.
Chaque groupe social vante ses valeurs, combat, pétitionne, manifeste,
influence et manœuvre pour elles.
Mais cette logique, bien connue et quotidiennement constatée, définit –
et l’on peut se référer ici à Nietzsche – le nihilisme, l’époque où « les plus
hautes valeurs se dévalorisent ». Elles ne se dévalorisent pourtant pas parce
qu’elles manquent de soutien, puisque le marché des valeurs n’a jamais été
plus concurrentiel qu’aujourd’hui. Elles se dévalorisent au contraire parce
que nous savons tous que ce qui s’imposera, au terme d’une lutte confuse et
arbitraire n’offre que la valeur qu’un groupe social, simplement plus
nombreux ou mieux organisé que les autres, aura réussi à imposer. La
victoire d’une valeur, quand elle apparaît comme ce qu’elle est, à savoir
l’effet d’une force politique et idéologique, signifie donc qu’elle n’a aucune
validité en elle-même, mais qu’elle résulte du succès, un temps heureux, de
ses évaluateurs. Elle triomphe, mais jamais par elle-même. Elle triomphe,
mais, pour cela même, ne vaut rien d’autre que ce que veulent ses soutiens.
On comprend donc que l’affirmation frénétique de nos valeurs confirme
le nihilisme autant et même mieux que leur défaite. Dans les deux cas, il ne
s’agit que des sous-produits de la volonté de puissance. On comprend que
certains aient pu stigmatiser la qualification de valeur comme «  le plus
grand blasphème » que l’on puisse jamais porter contre une chose. Ni, par
exemple, Dieu, ni la liberté, ni la famille, ni même la démocratie ne
méritent qu’on les ravale au rang sans honneur de valeurs, ce résidu de la
volonté de puissance et de son arbitraire. Mais alors, que sont-elles  ? Des
réalités, que nul ne peut ni ne doit défendre, mais qui, au contraire,
défendent, par leur inébranlable force, interne et irréfutable, ceux qui les
honorent. Rien de réel ni de significatif ne s’abaisse au rang d’une valeur.
Tout cela nous offre une réalité, qui nous soutient et nous fait nous en
réclamer.
Les discours politiques et idéologiques devraient le savoir. Et, puisqu’ils
ne le savent pas, le dictionnaire doit le rappeler.
Jean-Luc Marion

Le 4 octobre 2012
Quand un mot insensé en vide beaucoup
d’autres de leur sens

Un de nos fidèles lecteurs de cette rubrique : Dire, ne pas dire, M. Henri


Raynal, poète et auteur de plusieurs ouvrages de salubrité publique
langagière, m’adresse par lettre toute une série d’observations tirées de son
dernier ouvrage (Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas). Elles
méritent d’être partagées avec l’ensemble d’entre nous, tous autant que
nous sommes, amis de notre langue et anxieux des périls qui l’assaillent.
M.  Raynal fait remarquer que le plus dangereux de ces périls n’est pas
l’invasion de l’anglais et des anglicismes, fort encombrante il est vrai, mais
provient des locuteurs français eux-mêmes, qui se font complaisamment
véhicules de mots employés à contresens, et se substituant d’autorité aux
mots qui font sens. Il compare ces mots intrus, qui éliminent les mots
légitimes et faussent la précision et donc la clarté de notre langue, à ces
« virus » qui, introduits malignement dans un système informatique, ruinent
son fonctionnement, ou encore à ces «  algues tueuses  » qui, une fois
introduites dans un écosystème marin, y font un ménage par le vide.
Quelques exemples. Le mot produit : il tend à éliminer, dans sa vague
généralité, les mots exacts article, œuvre, denrée, engin, appareil,
équipement, et à désigner aussi bien un appartement mis en vente par une
agence qu’un voyage organisé par un autre type d’agence, une formule de
placement pour demandeur d’emploi, un disque compact dans un grand
magasin ou une installation d’art contemporain dans une galerie ad hoc.
Trop de choses très différentes désignées en vrac par un seul mot de la
langue de bois commerciale.
Autre exemple, le participe passé dédié. Lorsqu’un «  trader  » nous
explique qu’il a été dédié en tant qu’assistant à un desk, il devrait dire
affecté. Lorsqu’un magazine vante son équipe de journalistes dédiés, il veut
dire spécialisés, mais il préfère recourir à ce qualificatif vaguement noble,
et vidé de son sens quasi synonyme de consacré. Du coup, consacré est
éliminé de la langue, en compagnie de réservé, destiné, dévolu à ; ou bien
conçu, étudié, utilisé pour ; ou encore spécialisé, approprié à.
Encore d’autres  ? Gérer, employé à tout bout de champ et éliminant
maîtriser, administrer, surmonter, mener à bien, etc.
Opportunité : au sens exact, c’est le caractère de ce qui vient à propos,
celui par exemple d’un moment propice, saisi à temps ou manqué. Vidé de
ce sens et employé à bouche que veux-tu, il est réduit au sens d’occasion
commerciale, de solde, de possibilité, d’offre, et met au rancart tous ces
mots.
Évident, mot cartésien par excellence – qualifiant l’acquiescement sans
réserve de la raison à une conclusion qui s’impose, s’est dégradé en facile,
ou, à la forme négative, en difficile, compliqué, autant d’appréciations fort
vagues.
Récupérer  : on ne va plus chercher ses enfants à l’école, on va les
récupérer. On ne recueille plus un naufragé, on le récupère. On ne va plus
retrouver l’autoroute, mais la récupérer. Hommes, bêtes et choses sont
ramassés à égalité par le même râteau, qui se substitue à tout un riche
vocabulaire.
Structure : mot fourre-tout, mot à prétention savante, tend à remplacer
bâtiment, service, administration, organisme, agence, groupe, institution,
compagnie, entreprise, équipement, installation, charpente, échafaudage.
À travers  : cette locution adverbiale a quasi phagocyté par, avec, au
moyen de, grâce à, à l’aide de, par l’entremise de, à la faveur de, à
l’occasion de, par l’intermédiaire de. On dira : Ces informations nous sont
parvenues à travers les insurgés ; J’ai connu Jean à travers Fabienne ; ou
même on écrira  : À la bataille de Crécy les chevaliers s’affrontèrent à
travers leurs lances.
Ce phénomène de rétrécissement de la langue par impropriétés
grotesques mais tueuses n’avait pas assez été remarqué ni diagnostiqué.
Merci, Monsieur Henri Raynal !
Marc Fumaroli

Le 8 novembre 2012
De la mer des Caraïbes à La Tempête
de Shakespeare – Voyages d’un mot

C’est le marin Rodrigo de Triana qui, dans la nuit du 11 au


12  octobre  1492, vit la terre en premier. Sauvés. L’île de l’archipel des
Bahamas sur laquelle ils débarquèrent au matin, Christophe Colomb la
baptisa aussitôt San Salvador. Des Indiens nus et pacifiques vinrent à leur
rencontre. À ce que croit comprendre Christophe Colomb (les uns parlant le
castillan et les autres l’arawak, comment se pourraient-ils comprendre  ?),
les pacifiques ont grand-peur des guerriers d’une terre ou d’une île voisine,
qui ont des têtes de chien, mangent des êtres humains, et qu’ils appellent
Caniba ou Canibal. Ils parlent des Cariba (qui donneront leur nom à la mer
des Caraïbes), mais Colomb entend Caniba. Can, en espagnol, signifie
«  chien  » (d’où les têtes de chien), et kan (même prononciation) signifie
« khan ». Or on sait que Colomb a « découvert » l’Amérique par hasard : il
est en fait à la recherche des Indes miraculeuses de Marco Polo, et se croit
quasi arrivé. Dans son Journal de bord transcrit et abrégé par le père Las
Casas (l’original ayant disparu), on peut lire le 11  décembre de la même
année : « Je répète donc, dit l’Amiral, que Caniba n’est pas autre chose que
le peuple du Grand Khan, qui doit être voisin de celui-ci. Ils ont des
vaisseaux, viennent capturer ceux-ci et, comme ceux qui sont pris ne
reviennent pas, les autres croient qu’ils ont été mangés. Chaque jour, dit
l’Amiral, nous comprenons mieux ces Indiens, et eux de même, bien que
plusieurs fois ils aient entendu une chose pour une autre […] » !
Notre Dictionnaire rappelle ainsi l’étymologie du mot cannibale  :
n.  XVIe  siècle, canibale. Emprunté de l’espagnol canibal, lui-même de
l’arawak caniba, « hardi », servant à désigner les Caraïbes antillais.
Michel de Montaigne n’avait pas trente ans quand il se rendit à Rouen, à
la suite de l’armée royale qui reprit la ville aux huguenots. C’est là qu’en
compagnie du roi Charles IX, qui avait douze ans, il fit la rencontre de trois
Indiens du Brésil qui furent interrogés sur leurs premières impressions  :
entrée des traducteurs. Il parla à l’un d’eux fort longtemps, pas assez à son
gré, déplorant la bêtise du truchement. Il en apprit beaucoup plus auprès de
Villegagnon. Cet ancien marin avait été envoyé vers l’actuel Brésil par
Coligny avec six cents colons pour « prendre terre », terre qu’il nomma « la
France antarctique » et où il passa plusieurs années. Montaigne se fie à lui :
«  Cet homme que j’avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une
condition propre à rendre veritable tesmoignage  ; car les fines gens
remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent. »
De plus, Villegagnon ne manque pas de lui faire rencontrer plusieurs
matelots et marchands qu’il a connus pendant son voyage. De cette
véritable enquête et de sa réflexion naît le magnifique essai intitulé « Des
Cannibales » (Essais, livre I, chapitre XXX), chef-d’œuvre de tolérance. Le
e
mot est donc entré en France au XVI  siècle, et par la grande porte. Sous la
plume de Montaigne il prend un autre sens :
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et
de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun
appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »
La traduction anglaise des Essais de Montaigne parut en 1603. William
Shakespeare s’en inspire à plusieurs reprises dans sa dernière pièce, La
Tempête. Le duc magicien Prospero, victime d’une trahison, a été
abandonné au large sur un esquif avec sa fille Miranda. Père et fille ont
survécu. Les vents les ont conduits jusqu’à une île où Prospero utilise ses
pouvoirs magiques pour se faire obéir des esprits qui la peuplent. C’est lui
qui suscite la tempête, ayant chargé l’esprit de l’air qu’il tient à son service,
le gracieux Ariel, de provoquer le naufrage d’un vaisseau qui compte parmi
ses passagers ceux qui l’ont trahi.
La société rêvée qu’imagine le bon Gonzalo, un des naufragés,
emprunte maints traits à la société dite sauvage des Cannibales. Mais le
plus étonnant est le nom donné par Shakespeare à l’esprit de la terre,
habitant légitime de cette île, être difforme et maudit que Prospero a réduit à
l’esclavage. S’inspirant du mot cannibale, le poète anglais l’a nommé
Caliban.
Dans un essai qui provoqua de vives discussions, Caliban parle, paru en
1928, notre confrère Jean Guéhenno exposait son expérience d’enfant du
peuple devenu agrégé et faisait de Caliban le mal-aimé le symbole du
peuple. Dans un autre essai paru à Cuba en 1971, l’écrivain Roberto
Fernández Retamar réhabilite à son tour celui qui, à ses yeux, incarne les
habitants spoliés et colonisés de «  notre  » Amérique. Son livre, traduit en
français aux éditions Maspero, a pour titre Caliban Cannibale, titre qui
résume notre histoire.
Florence Delay

Le 3 décembre 2012
Dire, ne pas dire un an après

Un an après le lancement de Dire, ne pas dire il est légitime de


s’interroger sur les effets de l’initiative que prit alors notre Académie de
doter son site d’un outil permettant une relation plus ouverte, plus
spontanée avec ceux des internautes qui se disaient sensibles au bon usage
de notre langue et qui semblaient douter de notre réactivité face aux
agressions dont elle était victime. À cette interrogation la réponse est claire,
ces effets furent heureux. Chacun des cent cinquante articles concernant les
emplois fautifs, les extensions de sens abusives, les néologismes, les
anglicismes,  etc., qui y furent proposés et retenus chaque mois par notre
Compagnie fut à l’origine d’une correspondance abondante et riche de
suggestions rejoignant les nôtres. Si certains reprochèrent à l’Académie un
retard dans l’adoption de mots récents, le plus souvent injustement car il
s’agissait de mots déjà admis par la Commission du Dictionnaire, mais non
encore publiés ou présents sur la Toile, et si d’autres l’accusèrent d’être trop
passive, cette correspondance fut le plus souvent enthousiaste car elle
répondait aux soucis de nos lecteurs, auxquels il était démontré que
l’Académie ne restait pas indifférente aux entorses infligées couramment à
la langue française. En somme un vrai dialogue s’établit entre notre
Compagnie et un public passionnément attaché au bien parler.
Une étude statistique de la fréquentation de Dire, ne pas dire nous
confirme qu’à la curiosité que suscita l’annonce par les médias de son
lancement a succédé une consultation régulière, attentive de ses pages. Une
analyse précise de son audience au cours des dix premiers mois de son
existence, du 1er  novembre 2011 au 31  août 2012, met en évidence les
éléments suivants : 45 395 visiteurs uniques nous ont fréquenté, qui furent
responsables de 63 483 visites en consultant 199 387 pages (3,14 pages par
visiteur) avec, ce qui est notable, une durée moyenne de visite de
2  minutes 49  secondes et un taux de rebond de 55   %. 72   % d’entre eux
nous rendaient visite pour la première fois tandis que 28    % consultèrent
plusieurs fois notre site. Il est intéressant de noter que, parmi les rubriques
proposées, c’est celle des Emplois fautifs qui fut la plus consultée, suivie à
égalité par Extensions de sens, Bonheurs et surprises et Néologismes et
anglicismes. Les bloc-notes sont régulièrement lus. C’est donc, en
moyenne, 4  500 internautes qui s’informent chaque mois des propositions
de notre site Dire, ne pas dire. Ils sont une fraction des 33 429 internautes
qui, entre le 22 octobre et le 21 novembre derniers, ont rendu visite au site
de l’Académie française. Une majorité d’entre eux est naturellement
d’origine française (23  044) à laquelle s’ajoutent deux à trois mille
francophones originaires en parts égales du Canada, de Suisse, de Belgique
et d’Algérie. Il en vient aussi des États-Unis, d’Allemagne, d’Italie et
d’Espagne, environ 800 pour chacun de ces pays. On remarque aussi que la
correspondance entretenue avec Dire, ne pas dire s’est modifiée au cours
des mois. Si les internautes signalèrent au départ les fautes les plus
grossières du langage parlé et se rassurèrent en voyant que l’Académie les
réprouvait également, ils nous ont ensuite demandé si telle ou telle
expression, lue ou entendue ici ou là, était correcte et d’en préciser, le cas
échéant, les conditions d’emploi. Ils entretiennent avec le Service du
Dictionnaire des échanges dont il nous paraît judicieux de publier chaque
mois les plus instructifs. Il apparaît nettement que la création de Dire, ne
pas dire a favorisé cette relation avec le Dictionnaire de l’Académie
française et le service si compétent de ce dictionnaire.
Peut-on prétendre encore que l’Académie française se cloître entre ses
murs et reste indifférente aux mauvais traitements infligés à notre langue ?
S’il se peut que certains le croient encore, je les invite à taper sur leur
clavier « Académie française » et à choisir, parmi les diverses rubriques qui
sont offertes, Dire, ne pas dire. Ils y retrouveront sans doute une part de
leurs préoccupations concernant notre belle langue.
Yves Pouliquen

Le 3 janvier 2013
Revirement

Il ne faut être dogmatique en rien, sauf en grammaire. Mais lorsqu’il


s’agit du choix des mots et des modes d’expression, chacun peut et doit se
faire une doctrine. J’ai tendance pour mon compte personnel à limiter
autant que possible l’emploi des substantifs français à suffixe en -ment, en -
isme, voire en -tion et en -té, qui prolifèrent dans le discours d’aujourd’hui
du fait de leur apparence pseudo-savante et de leur allure sévère et abstraite.
Pour vous épater, on vous parlera à la radio ou à l’écran, avec l’autorité du
sociologue chevronné, de positionnement, pour dire attitude, et
d’autoritarisme pour dire tyrannie. Comment se dérober à ce parasitage de
la langue de tous par ce vocabulaire pédantesque  ? Comment ne pas s’en
laisser accroire ?
On peut recourir aux synonymes moins prétentieux, comme je viens de
le faire. On peut aussi et surtout faire appel aux expressions figurées pour
remplacer le concept pesant qui veut impressionner par de vives images qui
amusent ou qui émeuvent.
Supposons que nous ayons à parler de revirement, mot contre lequel je
n’ai aucune objection, qui est loin de compter parmi les pires de sa famille,
mais dont le sens très général ignore la nuance exacte de virage ou de volte-
face dont il est question dans chaque cas précis.
S’il s’agit de stigmatiser un changement très intéressé de parti ou
d’opinion, il vaudra mieux parler de tourner casaque ou de retourner sa
veste. S’il est question d’un recours à une autre tactique, la première
n’ayant pas donné les fruits escomptés, on pourra parler avec une certaine
ironie de changer son fusil d’épaule. Si l’on veut faire le portrait d’un
instable, ou à plus forte raison d’une girouette, on dira qu’il (ou elle)
change d’avis comme de chemise.
Si l’on veut faire allusion à un changement d’orientation sexuelle, on
dira pudiquement mais clairement qu’il (ou elle) a viré sa cuti ou, pour un
homme, qu’il est passé du côté de la jaquette flottante. L’exotisme subtil du
mot casaque, importé du turc au XVe  siècle, et entré depuis dans le
vocabulaire du vêtement militaire, ou l’élégance cérémonieuse du mot
jaquette, qui vient de la haute mode masculine, ajoutent tout leur piquant à
des virages qui ne sont jamais de simples revirements.
C’est un jeu très amusant que de prendre un par un ces substantifs qui
pèsent et qui posent et de leur trouver des substituts verbaux et imagés qui
précisent le sens recherché en même temps qu’ils amusent l’interlocuteur.
Je vous invite à ce divertissement de société, qui peut conduire aussi à
aiguiser le sens des niveaux de style. Il est évident par exemple que faire
volte-face, qui vient du langage de l’équitation, est plus respectueux, et de
style plus soutenu, que tourner casaque, qui vient du langage de la
désertion militaire et qui implique une intention méprisante. On ne s’instruit
jamais autant qu’à se retourner sur la langue que nous parlons et à scruter
ses ressources inaperçues.
Marc Fumaroli

Le 7 février 2013
Avenir

Dans l’attitude naturelle, le temps passe pour ainsi dire uniformément :


avant, pendant, après, futur, présent, passé. Un flux, un flot, un courant,
régulier et homogène, littéralement sans histoire. Et cette conception suffit
bien à la vie au jour le jour, où, finalement, il ne se passe pas grand-chose,
sinon ce qui pouvait se prévoir et, sitôt vécu, ne perd rien à se faire oublier.
Pourtant, quand quelque chose arrive vraiment, cette uniforme régularité se
brise : il y a un avant et un après, entre lesquels, pour le meilleur parfois,
pour le pire souvent, nous ne sommes plus le même, parce que le monde
aussi a radicalement changé d’allure. Nous expérimentons alors un autre
temps, non pas celui qui coule régulièrement, en bon compagnon de route,
animal de compagnie sans surprise (peu importe qu’il s’agisse d’ailleurs du
temps de la métaphysique classique ou de la durée de Bergson, en
l’occurrence du même bord), mais la rupture franche, l’irréductible
altération, le surgissement ou l’engloutissement. On parle alors
d’évènement.
La langue permet-elle de dire l’évènement  ? La question se pose
d’autant plus que la philosophie ne se trouve, aujourd’hui encore, pas très
équipée en concepts pour le penser. Or, le français a ses ressources pour dire
l’évènement. D’où vient l’évènement ? Avant de tenter de répondre, notons
qu’avenir recèle déjà une possibilité oubliée  : le substantif avenir, qu’on
tient trop facilement pour un synonyme du futur (qui, lui, appartient au
temps comme flux continu), renvoie aussi à un verbe, avenir, contraction
e
d’advenir. L’avenir advient, ou même avient, les auteurs du XVII   siècle le
disaient souvent. Il arrive sans qu’on puisse toujours, ni même souvent le
prévoir, le voir à l’avance. Ce qui avient vient par surprise, comme le voleur
dans la nuit, dit l’Écriture. Son advenue ne s’avance pas de loin comme
dans nos avenues, où l’on voit bien à l’avance ce qui arrive, voiture ou
piéton. Elle avient, d’un coup, d’elle-même et d’elle seule. L’arrivée le cède
ici à l’arrivage. Arrivage, c’est-à-dire, au contraire de l’arrivée à l’heure,
selon l’horaire prévu, d’un train en gare, une arrivée imprévue : celle de la
pêche, où le nombre, la qualité et l’heure des poissons délivrés dépend des
circonstances, de la chance, du transport, et ne peut se prévoir dans un
menu de restaurant, qui indique seulement « selon l’arrivage ». Descartes,
pour définir la surprise caractéristique de la première de toutes les passions,
l’admiration (car on ne peut admirer que ce qu’on ne connaît pas encore, ni
ne prévoit, voire ce qu’on voit même à peine), n’hésite pas à parler de
l’«  … arrivement subit et inopiné de l’impression  » (Passions de l’âme,
§ 146).
Ne pourrait-on pas trouver un verbe pour soutenir, comme «  avenir  »
soutient l’avenir, l’évènement  ? Que «  fait  » l’évènement quand il se
produit, se met en avant et en avance sur nous ? Péguy, dans un brouillon,
imagine une réponse  : «  Le monde travaille aux pièces, mais (devient,
évient, s’écoule) passe à l’heure.  » À quelle heure passe le monde  ? À la
sienne, pas à la nôtre. Ainsi vient l’évènement, en évenant envers et contre
tout.
Jean-Luc Marion

Le 7 mars 2013
Défense du point-virgule

« En province, les femmes dont peut s’éprendre un homme sont rares :
une belle jeune fille riche, il ne l’obtiendrait pas dans un pays où tout est
calcul ; une belle fille pauvre, il lui est interdit de l’aimer ; ce serait comme
disent les provinciaux, marier la faim et la soif  ; enfin une solitude
monacale est dangereuse au jeune âge. »
Ce court texte de Balzac, emprunté à La Vieille Fille (1836), donne un
parfait exemple de la nature, de la fonction, de l’usage du point-virgule.
Il s’agit d’une seule phrase qui propose l’illustration et le commentaire
d’une vérité d’expérience  : la rareté des jeunes filles disponibles en
province. La phrase se développe en plusieurs parties, à la fois séparées et
reliées par des points-virgules. Notons que ces parties de longueur égale ne
sont pas sur le même registre. Illustration et commentaires ne sont pas sur le
même plan ; ils sont cependant réunis et mis à égalité par un même point-
virgule.
D’où une série de questions. La virgule aurait-elle été préférable ? Non.
Qu’on l’essaie : on verra qu’elle enlève toute structure à la phrase. Le point,
alors  ? Qu’on l’essaie aussi  : et on verra qu’il donne au récit un ton
d’énumération laconique et brutale qui ne convient pas à un propos fait de
distance et d’ironie légère.
Le point-virgule non seulement convient, mais il est indispensable. Il
laisse à la phrase le temps de s’épanouir, il évite de rompre l’unité de la
pensée par la multiplication des phrases courtes. Il respecte la phrase, mais
il la construit, au lieu d’en juxtaposer les éléments comme le fait la virgule.
Le point-virgule est le signe de ponctuation par lequel on peut donner à
la phrase une certaine ampleur, autrement que par la molle et paresseuse
succession de virgules. Le point-virgule confère à la phrase une rigueur sans
excès, il en module le ton, et fait ainsi entendre la voix de l’auteur.
Dans son Traité de la ponctuation française (Tel, 1991), Jacques Drillon
écrit : « Le point-virgule atteste un plaisir de penser. »
C’est si vrai qu’on ne saurait se résigner facilement à sa disparition
partout annoncée.
Danièle Sallenave

Le 4 avril 2013
Du polichinelle au punch

Balzac, Le Cabinet des antiques, 1838. Rastignac regarde le jeune


vicomte d’Esgrignon, fraîchement débarqué à Paris, et sur lequel une
grande dame semble avoir jeté son dévolu. «  Mon cher, dit-il à son ami
Marsay, il sera, uist  ! sifflé comme un polichinelle par un cocher de
fiacre. »
Cette phrase énigmatique nous entraîne dans un dédale de mots
extrêmement curieux.
Qu’est-ce qu’un polichinelle  ? Quelques dictionnaires le signalent  : le
polichinelle, c’est de l’eau-de-vie. Mais comment et pourquoi ?
L’origine de polichinelle est bien connue  : Polichinelle, c’est la
marionnette Pulcinella, qui en italien veut dire « bec de poulet », à cause de
son nez crochu. Ses origines se perdent dans la nuit des temps  : c’est le
bouffon Maccus, romain et même pré-romain, une figure archaïque,
méchante, volontiers obscène. De là, le polichinelle français, bouffon,
joyeux, menteur, matamore. Dont le nom se retrouve dans diverses
expressions populaires, comme être un polichinelle, être un pantin,
quelqu’un dont on tire les ficelles et qui change tout le temps d’avis. Ou
secret de polichinelle (un secret que tout le monde connaît) ou encore avoir
un polichinelle dans le tiroir, être enceinte.
En Angleterre, sous les Stuarts, Pulcinella devient Punchinello, et enfin
Punch, ou Mister Punch, tantôt jovial et bon enfant, tantôt parfait scélérat
qui séduit toutes les femmes, tue la sienne, et s’en prend même au vieil Old
Nick, le diable. En 1841, un hebdomadaire satirique en prendra le nom. Car
punch, c’est aussi, en anglais, un mot du vocabulaire de la boxe, qui signifie
«  coup de poing vigoureux  ». On y reconnaît l’ancien français ponchon,
coup de pique, de pointe ou de poing. D’où l’expression moderne avoir du
punch, en anglais et en français d’aujourd’hui, au sens d’avoir du tonus, une
grande capacité réactive… (d’où peut-être avoir la pêche, par assonance ?).
Et le punch, c’est aussi une boisson, qui ne doit rien à Pulcinella, mais
tout au rhum de la Jamaïque mêlé de sucre de canne. Son nom viendrait de
l’hindi pendj  : «  cinq  », comme penta en grec, parce qu’il y entre cinq
ingrédients  : thé, sucre, eau-de-vie, cannelle et citron. Mais comme sa
vigueur roborative ne fait aucun doute, on voit bien la confusion qui s’est
produite avec punch, au sens de «  coup de poing  » (bien que le punch
boisson se prononce «  ponche  » – c’est d’ailleurs ainsi que le mot fut
longtemps orthographié). Et très probablement avec Mister Punch, la
marionnette libidineuse.
Mais revenons à Balzac, et au polichinelle que « siffle » le cocher : d’où
lui vient ce nom  ? Est-ce parce qu’une forte consommation d’eau-de-vie
donne au buveur des gestes de pantin  ? Est-ce une forme populaire du
punch, boisson à la mode dans les cercles romantiques ? Mais comment et
par quel mystère le polichinelle du cocher aurait-il retrouvé le Pulcinella
des origines, devenu en anglais Punchinello puis Mister Punch  ? Et ayant,
dans cette métamorphose, rencontré le punch de la Jamaïque ?
La question est ouverte.
Danièle Sallenave

Le 2 mai 2013
Éloge du vouvoiement

(ou du voussoiement)

Oublions un instant cette vieille querelle byzantine entre les partisans du


vouvoiement et ceux du voussoiement  ! Les premiers font observer à bon
droit que le terme voussoiement a vieilli (Le Grand Robert le souligne) et
que le vouvoiement, plus euphonique et compréhensible, est par ailleurs lui
aussi d’un usage très ancien  ; les seconds soulignent que les mots
vouvoiement ou vouvoyer sont mal formés, et d’appeler Littré à la
rescousse : « “Vous” ne peut amener la syllabe “voy”, tandis que “tutoyer”
est fait de “tu” et “toi”. »
À propos de Byzance, on considère généralement que le passage du
tutoiement au vouvoiement pourrait venir de Dioclétien (245-313), qui
divisa l’Empire romain entre Orient et Occident, chacun des deux nouveaux
Auguste étant assisté lui-même d’un César. Quand l’un des souverains
parlait non pas en son nom propre mais encore au nom des trois autres, il
renonçait à l’ego, première personne du singulier, pour le nos, première
personne du pluriel, et on lui répondait par le vos, deuxième personne du
pluriel…
Dont acte !
Je voudrais simplement déplorer ici le recul progressif du vous, dans la
conversation courante, ou, plus exactement, la violence que les partisans du
tu imposent à nos rapports sociaux. Il ne s’agit pas bien entendu de pleurer
l’âge classique où le vous s’imposait quasiment à tous, où l’on ne tutoyait
guère que les valets, les gens de basse condition (ce qui était une autre
forme de violence), mais de regretter cette déferlante du tutoiement
consécutive à l’esprit de Mai 68, quand on s’est efforcé de bannir toute
hiérarchie, toute barrière entre les individus, leurs âges, leurs fonctions,
entre les élèves et les professeurs… Roland Barthes s’affligea le premier de
cette calamité. « Le tutoiement, ruine de mai », disait-il.
Je pense à ce journaliste de télévision qui connut il y a quelques années
une éphémère notoriété et s’était fait gloire de tutoyer les hommes
politiques, ministres, députés ou présidents, qu’il interrogeait. La tristesse
venait moins de sa goujaterie, assez fréquente au demeurant dans le monde
audiovisuel, que de la docilité des personnalités invitées, trop heureuses de
s’exprimer, même à de telles conditions !
En vérité, l’hésitation, le choix, le balancement entre le vous et le tu
offre quelque chose de délicieux et d’infiniment significatif dans la
conversation, dans cette politesse ou, mieux, dans cette délicatesse des
rapports humains, dans l’établissement de ces nuances entre la courtoisie et
l’intimité, la déférence et l’amitié, le respect et la complicité. Il faut aimer
tout autant le vous de la séduction que le tu qu’échangent ensuite les
amants ; il existe un érotisme du vouvoiement ou de son abandon comme il
y en a un du dévoilement… Plaignons, plus généralement, ceux qui
méconnaissent ces subtilités, et malheur aux langues qui les ignorent !
Le tu qui prévaut de plus en plus aujourd’hui simplifie ou, pis,
uniformise le langage et les rapports entre les individus. On ne se méfie
jamais assez des uniformes. Du tutoiement obligatoire des «  camarades  »,
comme des bourreaux et de leurs victimes. De ce qui rend en bref la société
unie, semblable, obéissante, obligatoire. Au risque d’inventer un
néologisme intrépide, je dirais que le tutoielitarisme est un totalitarisme.
Frédéric Vitoux

Le 6 juin 2013
Écrans et toiles

L’idée de ce bloc-notes m’est venue lors de ma toute première


participation aux travaux de l’Académie française.
La mission des « Quarante » n’est-elle pas d’établir la nouvelle édition
du Dictionnaire – en l’occurrence, la neuvième – en s’appuyant sur les
précédentes et en les modifiant en fonction de l’évolution des usages, des
techniques et des mœurs ? Je me suis aussitôt demandé quelle avait pu être,
pour les académiciens des temps passés, la signification de certains mots
qui nous paraissent emblématiques de notre époque, alors qu’ils existaient
bien avant nous, et qu’ils avaient forcément leurs emplois et leurs
définitions.
Écran, par exemple. Nous avons aujourd’hui l’habitude de voir des
écrans partout – sur les téléviseurs, les ordinateurs, les téléphones portables,
les instruments de mesure, les livres électroniques,  etc. Mais que pouvait
bien évoquer ce mot pour les vénérables ancêtres qui ont établi la première
édition, à la fin du XVIIe siècle ?
À l’époque, on l’orthographiait escran et on le définissait comme une
«  sorte de meuble dont on se sert l’hiver pour se parer de la chaleur du
feu  ». Suivaient, en italique, quelques expressions contenant ce mot  :
«  Escran qui est monté sur un pied, &  qui se hausse  &  se baisse. Escran
qu’on tient à la main. Prenez un escran pour ne vous pas brusler le visage.
Il se mit devant ma chaise pour me servir d’escran. »
C’est seulement dans la troisième édition du Dictionnaire, publiée en
1740, que disparaît de ce mot, comme de beaucoup d’autres, le s muet –
escole, estang, estoile, beste devenant école, étang, étoile, bête. Mais la
définition de l’écran ne varie guère. On la retrouve quasi identique dans les
éditions suivantes. Et si, dans la huitième, achevée en 1935, l’article
consacré à ce mot est bien plus détaillé, le vieux sens y demeure
prépondérant. Les premiers paragraphes disent :
« ÉCRAN. n. m. Dispositif servant à se protéger contre la chaleur d’un
foyer. Il est formé, soit d’une pièce d’étoffe enroulée autour d’une lourde
tige, placée sur une cheminée et qui, lorsqu’on la déroule, est maintenue et
tendue par une tringle à son extrémité inférieure ; soit d’un châssis de bois
tendu d’étoffe et monté sur pieds qu’on place devant une cheminée, un
poêle, un radiateur, etc. Il se dit aussi d’une sorte d’éventail que l’on tient à
la main pour le même objet. Il désigne encore, en termes d’arts, le cercle de
bois recouvert de toile que le verrier place devant son visage quand il
travaille au fourneau.
« Il se dit aussi d’une toile blanche ou d’un papier tendu sur un châssis
dont les dessinateurs et les graveurs se servent pour amortir l’éclat du
jour. »
C’est seulement dans les dernières lignes que l’on s’approche du sens
qui prédomine de nos jours lorsqu’on parle d’écran : « Il se dit, en termes
d’optique, de tout tableau sur lequel on fait projeter l’image d’un objet.
«  Il se dit, spécialement en termes de cinématographie, de la toile
blanche sur laquelle on projette les films. »
Et il faudra attendre la neuvième édition, sur laquelle travaille
l’Académie actuellement, pour voir l’article divisé en deux sections
distinctes et d’égale longueur, la première traitant du sens traditionnel, celui
d’un objet ou d’un dispositif servant de protection, la seconde s’intéressant
à l’idée plus récente d’une surface de projection.
Il est vrai que l’ancienne acception du terme n’a pas du tout vieilli. On
parle toujours d’un écran de fumée, d’un écran de verdure, voire d’écran
total pour désigner une crème qui protège la peau contre les rayons du
soleil. Des locutions telles que faire écran ou servir d’écran sont encore
d’usage courant et coexistent dans notre discours avec des expressions plus
récentes, comme vedettes de l’écran, porter un roman à l’écran ou crever
l’écran.
Pour nous, hommes et femmes du XXIe  siècle, qui avons l’habitude de
considérer nos multiples écrans comme des fenêtres sur le monde, il n’est
pas inutile de rappeler que la signification première du mot n’est pas celle
d’ouverture, ni de lucarne, mais, tout au contraire, celle d’obstacle. Souvent
même d’obstacle à la vision ou à la lumière.
On devine comment s’est produit le glissement de sens. Pour que nous
puissions voir l’image diffusée par le projecteur du cinématographe, il faut
que cette image ait été interceptée par un écran. Quelles que soient les
techniques de projection, l’écran est toujours cet espace où les images
venues de partout sont «  détenues  », en quelque sorte, pour que nous
puissions les contempler à loisir.
Ce qui permet le mieux d’appréhender ce double sens du mot écran,
c’est l’idée de « barrière » ou de « frontière », c’est-à-dire d’un lieu où l’on
s’arrête, où l’on est intercepté, mais également d’un lieu de traversée, de
franchissement, de passage.
Une autre notion a suivi un parcours comparable  : celle de toile.
Présente dans le Dictionnaire depuis les origines, la toile a été
« détournée », comme l’écran, par le cinéma puis par l’internet.
Dans la première édition du Dictionnaire, présentée solennellement à
Louis XIV en 1694, la toile est définie comme un « tissu de fils de lin ou de
chanvre ». Diverses variétés sont alignées : « toile fine, déliée, toile claire,
toile de ménage, toile de batiste, toile crue ou écrue, toile de Hollande, de
Normandie, de Bretagne, etc. » Des expressions sont citées : « ourdir de la
toile, faire de la toile, il a tant de pièces de toile sur le métier… ». Ainsi que
des proverbes et des dictons : « On dit Il a trop de caquet, il n’aura pas ma
toile pour dire qu’on ne veut point avoir affaire avec de grands parleurs. On
dit d’une affaire qui recommence toujours et ne finit point que C’est la toile
de Pénélope. »
Deux définitions particulières méritent d’être signalées. La première est
d’usage courant et sera reprise, pratiquement telle quelle, une édition après
l’autre  : «  On appelle toile d’araignée une sorte de tissu que font les
araignées avec des fils qu’elles tirent de leur ventre et qu’elles tendent pour
prendre des mouches » ; la seconde se révèlera plus datée et sera, de ce fait,
constamment amendée  : «  On appelle toile peinte une toile de coton qui
vient des Indes et qui est imprimée de diverses couleurs. »
Ces mêmes explications reviendront dans les éditions ultérieures du
Dictionnaire, avec quelques détails supplémentaires  : «  Toile de Hollande
ou d’Hollande…  »  ; «  Ordinairement, par toile peinte on entend une toile
peinte aux Indes ou à la manière des Indes, avec des couleurs solides et
durables. On imite aujourd’hui en France les toiles peintes des Indes et on y
peint des toiles de chanvre et de lin comme celles de coton. » Et l’on trouve
aussi dans la quatrième édition, publiée en 1762, un sens nouveau qui
n’avait pas été signalé jusque-là : « On appelle toile le rideau qui cache le
théâtre. Quand la toile fut levée, on aperçut dans le fond du théâtre…  »
L’exemple s’achève sur ces points de suspension.
La cinquième édition, qui date de 1798, comprend cette curiosité
médicale  : «  On appelle toile de mai une toile qu’on enduit de beurre,
principalement au mois de mai, et qui est excellente à appliquer sur un
grand nombre de plaies. On l’appelait aussi toile de Du Coêdic, du nom
d’un homme secourable qui en distribuait beaucoup et qui l’a mise en
vogue. » Définition affinée dans l’édition suivante, celle de 1835 : « Toile
qu’on enduit d’un emplâtre agglutinatif dans lequel il entre un peu de
beurre, et une certaine quantité d’alcool affaibli en place de la
térébenthine. »
Ce vénérable produit n’est plus mentionné dans la huitième édition,
achevée en 1935. En disparaît également toute référence aux Indes lorsqu’il
s’agit de toiles peintes. Un sens nouveau s’impose, dont on s’étonne qu’il
ne soit apparu ni du temps de Poussin, ni du temps de David : « Toile se dit
spécialement, en termes de peinture, de la toile préparée et clouée sur un
châssis, sur laquelle on peint. Il se dit, par extension, d’un tableau peint sur
toile. Le musée possède plusieurs toiles de ce peintre. »
Aucune allusion, en revanche, à la toile qui sert d’écran au
cinématographe. Il est vrai que l’emploi de ce mot demeure, aujourd’hui
encore, plutôt familier, comme dans l’expression on se fait une toile ? par
laquelle on propose à ses amis d’aller au cinéma ensemble. Et aucune
allusion encore, bien entendu, à la toile aux dimensions du monde par
laquelle on désigne le vaste réseau de sites connectés à l’internet, concept
directement inspiré de la toile que tisse l’araignée, et qui, en anglais, se dit
web – un mot qui frappe aujourd’hui avec insistance à la porte du
Dictionnaire ; l’Académie pourra-t-elle l’éconduire lorsqu’elle se penchera,
dans quelques années, sur les toutes dernières lettres de l’alphabet ?
Amin Maalouf

Le 8 juillet 2013
Un point c’est tout

Point n’est besoin de déranger Céline pour vanter l’influence de la


langue parlée sur la langue écrite. Ce n’est pas de cela que l’on se plaint ici,
mais de cette averse de signes de ponctuation qui, pour leur donner un ton
de proximité, s’abat aujourd’hui sur tant d’écrits – et qui éclabousse les
yeux du lecteur.
Que de points d’exclamation, d’interrogation, de suspension, crochets,
tirets, virgules, parenthèses et guillemets, que de postillons du stylo  ! Et
faut-il aussi regretter les soulignages superflus, et que les pauvres
guillemets, signes si beaux, soient ridiculement relayés, en plus, par ces
simagrées des doigts crochus autour des oreilles ?
Les phrases sont des rivières dont la fluidité, la limpidité ne doivent pas
être corrompues par ces alluvions. Imagine-t-on Racine, si grand parmi les
grands académiciens, écrivant :
Dans un mois, dans un an (!?),
Comment « souffrirons »-nous,
Seigneur, que tant de mers
Me séparent de vous (!…)…
Que le jour recommence
(Et que le jour finisse)
Sans que jamais
Titus
Puisse voir Bérénice
– Sans que de tout le jour
Je puisse voir Titus…!!!
Faut-il s’y faire ? Non ! Bien que nous restions menacés à tout moment
de recevoir cette carte postale :
Chers amis !
Enfin arrivés  !!! Athènes est intacte (?). Hôtel moyen… Demain –
indeed – piscine  ! Mardi  : Parthénon et/ou restaurant. Les restaurants
«  typiques  » sont typiquement nuls (!!!). Mercredi  : l’Agora – Marc (ça
vous étonne ?) déteste d’avance. Jeudi – ça dépend du temps – en principe
quartier libre ! Et vous, Bangkok ? Toujours pollué ?! Rentrons le 15, si les
avions décollent (???). Des baisers…
P.-S. Bon anniversaire Jocelyne !!!!!!
… Non ! Écrivons : je t’aime. Un point c’est tout.
Jean-Loup Dabadie

Le 29 août 2013
TZR – Titulaire sur Zone de Remplacement
(Wikipédia)

Bel exemple de jargon administratif, qu’on reconnaît notamment à


l’abus des sigles…
Venu par abréviation du latin sigilla (pluriel de sigillum, «  sceau,
seing ») ou du bas latin sing(u)la, « singuliers ; isolés », abrégé en sigla, le
mot sigle apparaît au XVIIIe  siècle, d’abord au féminin en 1712, puis au
masculin en 1832, pour désigner une initiale ou une suite d’initiales
utilisées afin d’abréger un mot ou une suite de mots.
Censée fournir à ces textes une garantie de sérieux et de rigueur,
l’accumulation de sigles en accroît l’obscurité, et produit au passage
d’irrésistibles effets comiques.
En voici quelques exemples, tirés de l’article « TZR » de Wikipédia :
 
« Le cadre statutaire
« […] En accord avec les textes définissant la fonction de TZR, le TZR
est affecté au mois de juin sur une zone de remplacement à la suite du
mouvement des enseignants du second degré par un arrêté qui indique
également son établissement de rattachement administratif (RAD). En
l’absence d’affectation du TZR par le rectorat (services de la DPE) pour lui
faire exercer des suppléances, c’est le chef d’établissement du RAD qui
gère et organise les heures de service du TZR au sein de son établissement.
C’est notamment dans son RAD que le TZR signe son PV d’installation au
mois de septembre, et se voit attribuer sa note administrative au cours du
second trimestre. […] »
« La Zone de Remplacement (ZR)
«  […] L’organisation des zones de remplacement est de la
responsabilité de chaque académie. La taille de ces zones diffère selon les
disciplines  : elles prennent généralement trois formes. Elles peuvent être
infra-départementales (plus petites qu’un département), comme par
exemple les ZR de Sarthe-Est, ZR de Sarthe-Ouest et ZR de Sarthe-Nord
dans l’académie de Nantes. Elles peuvent être départementales, comme par
exemple les ZR Essonne, ZR Hauts-de-Seine, ZR Val-d’Oise et ZR Yvelines
dans l’académie de Versailles. Elles peuvent enfin représenter toute une
académie (académie de Rouen pour les enseignants de langue arabe par
exemple). L’académie de Versailles attribue par exemple une ZR infra-
départementale aux enseignants de lettres modernes, EPS, anglais et
histoire-géographie, une ZR départementale aux enseignants de
philosophie, lettres classiques, allemand, etc., et enfin une ZR académique
aux enseignants des disciplines dont le nombre de TZR est inférieur à vingt
(japonais, génie civil et informatique par exemple). »
 
« Sigles spécifiques à la fonction de TZR
TZR : Titulaire sur Zone de Remplacement
ZR : Zone de Remplacement
AFA : Affectation à l’Année
RAD : (établissement de) Rattachement Administratif
ISSR : Indemnité de Sujétion Spéciale de Remplacement
PV : Procès-Verbal d’installation
DPE : Direction des Personnels Enseignants. »
Danièle Sallenave

Le 3 octobre 2013
Surprise du matin ou « À vos postes »

Écouter la radio alors que l’on conduit sa voiture m’a toujours semblé
être un moment de détente avant d’aborder les tâches du jour. Un rendez-
vous avec des voix que je retrouve chaque matin mêlées à celles d’invités
chargés de débattre d’un sujet plus ou moins connu de moi mais comblant
agréablement chaque minute de mon petit voyage. Faisant de moi en cette
circonstance le témoin attentif d’orateurs s’exprimant en direct et soumis à
cette obligation de préciser une position, une attitude, un état d’âme en une
fraction de seconde et de la plus précise façon. Exercice difficile pour celui
qui n’y est pas habitué. Et cela d’autant plus qu’il s’exprime sur la chaîne
de grande réputation culturelle que je rejoins chaque matin. J’avoue qu’elle
comble mon attente la plupart du temps et que le vocabulaire que l’on me
sert ne trouble en rien ma passive écoute. Sauf si mon oreille porte à mon
cerveau une expression dont j’ignore le sens et dont je m’instruirais ou si
une incongruité me choque. Intellection, par exemple, me porta vers notre
Dictionnaire de l’Académie et j’y appris qu’il fallait comprendre par là une
fonction de l’intellect qui consiste à comprendre et à concevoir. Au temps
pour moi. Mais j’eus aussi bien des surprises, plutôt cocasses. Ainsi
récemment entendis-je une charmante personne nous confier qu’elle
maturait son projet ; je ne doute pas que celui-ci fût fort intéressant, mais
l’eût-elle mené à terme, élaboré, complété, que sais-je, aurait mieux sonné à
mon oreille. De telles inventions, j’en ai retrouvé surtout dans la
manipulation des verbes, on externalise, on fictionnalise, on dit qu’une
pensée s’est originée, qu’on a bilanté, que l’on candidate, que l’on
hallucine, faisant de soi-même un hallucinogène. Une approximation jetée
dans le trouble de l’instant sans doute et dont on parvient tant bien que mal
à imaginer le sens que son auteur a voulu lui prêter. Mais, avec un peu de
contrôle de lui-même, n’aurait-il pas mieux fait de puiser dans l’énorme
réserve des mots justes que recèlent les synapses de notre cerveau et qui
savent exprimer avec une précision incomparable notre pensée française ?
Ma récolte ne s’arrête pas là. Hors dictionnaire, n’eus-je pas ce consternant
privilège d’entendre évoquer un présentisme, un courtermisme, un
convivialisme, de me demander si l’effectivité permettait d’éviter l’effet
déceptif d’une action. Mais peut-être ne suis-je pas suffisamment intuisif, et
suis-je trop intuitif devant ces éléments cultureux. On pourrait me croire
l’inventeur de ces curiosités linguistiques. Soyez rassurés, elles furent
relevées tout au long de cette dernière année et leur faible pourcentage ne
trouble pas encore notre langue sur cette chaîne culturelle à laquelle je suis
par ailleurs très attaché. Je voudrais que ces propos ne troublent pas votre
zénithude que je suppose, dans l’esprit de son auteur, moins liée au zénith
comme il conviendrait qu’au Zen si évocateur de sérénité. À l’année
prochaine.
Yves Pouliquen

Le 7 novembre 2013
J’ai mis un bonnet rouge au vieux
dictionnaire

Je tiens d’abord à préciser que j’enseigne aux États-Unis depuis


quarante-sept ans et que donc je ne suis pas, et de loin, un ennemi de la
langue anglaise. Dont je respecte et admire les littérateurs, poètes, écrivains,
savants et philosophes.
Mais il s’agit ici des langues en général.
Il existe six mille langues parlées dans le monde, dont plus de la moitié
ne jouissent pas encore de l’écriture. Chiffre impressionnant, une langue
meurt tous les quinze jours. Les experts pensent qu’en 2100, il n’en restera
plus que six cents.
Cette question rejoint celle de la biodiversité. Les espèces vivantes
meurent, nos langues suivent cette même destruction.
D’autre part, le monde a toujours ressenti le besoin d’une langue de
communication. Dans l’Antiquité, le grec a servi de koinè, c’est-à-dire de
langue commune aux marins, aux commerçants et aux savants. Synagogue
est un mot grec et non hébreu ; pyramide est un mot grec et non égyptien.
Plus tard, le latin devient, et cela pour des millénaires, la langue
universelle du droit, de la science et de la médecine – les travaux
mathématiques de Riemann sont encore en latin, et même la thèse de
Bergson. Cela dura jusqu’à Vatican II, où l’Église catholique fit retour aux
langues vernaculaires  ; de sorte qu’au Vatican, aujourd’hui, tout le monde
parle anglais.
À l’âge classique, le français joua ce rôle, aujourd’hui l’anglais l’a
remplacé. Qui sait si, demain, en raison de la densité ou du poids
démographiques, le mandarin ou l’urdu ne prendront pas le relais ?
Mais j’écris le relais  : a-i-s  ! Tout le monde critique l’enseignement,
qu’il faut réformer tant il est mauvais, dit-on, sans s’apercevoir que la
fonction pédagogique est aujourd’hui assurée plus par les affiches, la
publicité et les médias de tous ordres que par l’école. Comment voulez-
vous qu’un instituteur enseigne à ses élèves comment écrire le mot relais,
alors que les gosses le voient écrit tous les matins, en passant devant la
gare : a-y ?
Et puisque nous sommes à la gare, disons un mot de la décision de la
S.N.C.F. de mettre des cours d’anglais à la disposition de ses clients de
première classe. Voilà une excellente idée ! Qui deviendra meilleure encore
quand sera prise la décision complémentaire de mettre des cours de français
à la disposition des voyageurs de seconde classe. Tant il reste vrai que la
classe riche ou dominante se distingue des autres, par l’habit, la nourriture
et les mœurs, mais aussi et surtout par la langue. Elle parlait latin quand le
peuple parlait français : Molière se moque de ce tic chez les juristes et les
médecins. Elle parlait français quand le peuple rural parlait breton, gallo,
alsacien, picard, basque, franco-provençal, catalan ou gascon. À la veille de
la guerre que nous n’appellerons plus « guerre de 14 », 51  % des fantassins
ne parlaient pas français, mais une langue régionale, de sorte qu’il fallut
composer les régiments selon les provinces pour que les combattants se
comprennent entre eux.
Rien n’a changé aujourd’hui. Les publicitaires, les financiers, tous
leaders ou managers, ne veulent pas parler la langue du peuple. Ils parlent
anglais, comme jadis ils parlaient latin ou grec.
Pendant que le français devient la langue des pauvres – la langue du
peuple – la langue de la seconde classe.
Bonne idée donc de mettre des cours de français en seconde classe.
Alors, le peuple rira au comique de Molière, pleurera d’émotion aux
poèmes de Verlaine, se passionnera aux récits de Maupassant, goûtera les
chansons de Brel, le Belge, ou de Brassens le Sétois, bref, nagera dans la
culture, pendant qu’en première classe, les riches apprendront le marketing,
le merchandising, le leadership, bref, toutes les techniques à faire du fric,
en trompant et tondant le plus souvent les voyageurs de la seconde classe.
Mais, comme les Bretons, ceux-ci peuvent aussi mettre le bonnet rouge.
Victor Hugo l’avait même déjà dit : « J’ai mis, disait-il, un bonnet rouge au
vieux dictionnaire. »
D’où mon idée, aussi simple que douce.
J’en appelle aux voyageurs de la seconde classe  : qu’ils n’achètent
jamais un produit désigné en anglais  ; qu’ils n’obéissent jamais à toute
publicité rédigée en anglais  ; qu’ils n’entrent jamais dans un shop, mais
toujours dans une boutique ; qu’ils n’aillent jamais voir un film dont le titre
n’est pas traduit…
…qu’ils fassent la grève douce de la langue.
Croyez-le bien : dès que baissera d’un point le chiffre d’affaires de ces
parleurs d’un sabir qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas, ils reviendront vite à
notre langue qu’ils assassinent et mettent en danger.
Michel Serres

Le 5 décembre 2013
Au plaisir des mots,

au plaisir de la grammaire

De concert ou de conserve
Les deux expressions existent et ont à peu près le même sens.
La première vient de la musique et indique que, comme les instruments,
les violons ou les flûtes s’accordent soigneusement pour sonner juste, des
personnes travaillent de concert et elles organisent bien leur collaboration.
La seconde vient de la marine. C’est un vieux mot indiquant le soin que
prenaient les navires de rester à juste distance l’un de l’autre et de profiter
du vent sans se gêner : ils naviguaient de conserve pour « se conserver » et
éviter les dangers…
Comme toujours l’étymologie est intéressante, puisqu’elle nous raconte
l’histoire des mots.
Si de concert vient de la musique, c’est qu’il faut bien que les musiciens
qui jouent ensemble se concertent pour que leurs instruments soient
accordés et qu’ils suivent le même tempo.
De conserve, c’est qu’il faut bien que les marins prennent garde de ne
pas se heurter, pour se conserver.
La concordance des temps
La concordance des temps n’est pas sans poser quelquefois de petits
problèmes…
Quand la proposition principale est au passé, il est d’usage que les
subordonnés qui la suivent s’installent dans le temps de la principale et se
mettent donc, elles aussi, au passé. Ce n’est pas sans susciter quelques
ambiguïtés.
On m’a dit, Madame, que vous étiez une excellente cuisinière… La
dame va-t-elle sursauter et répondre avec un peu d’aigreur : Mais je le suis
toujours, Monsieur…
Car cet imparfait peut exprimer le présent du temps où l’on parle, aussi
bien que le passé révolu… Si cette personne avait déclaré On me dit,
Madame, elle aurait évidemment terminé sa phrase par que vous êtes. Mais
celui qui a prononcé ces mots avait un grand respect de la concordance des
temps. C’était d’ailleurs une personne de grand talent, et pas seulement
pour la cuisine : il s’agissait de Maurice Edmond Sailland, plus connu sous
le nom de Curnonsky. Le fameux gastronome parlait très bien notre langue,
et en goûtait toutes les saveurs. Il a donc dit  : On m’a dit, Madame, que
vous étiez…

Ils se sont battus à cor et à cris


On imagine deux malandrins en train de se donner des coups «  sur le
corps  » en hurlant  ; mais l’orthographe serait tout à fait inexacte et nous
empêcherait de comprendre le vrai sens de cette expression.
Elle est très ancienne et nous vient de la chasse à courre. Lorsque les
chasseurs cavalcadaient ici et là dans la forêt, sans se voir, ils
communiquaient par des cris, mais surtout par des cors de chasse  : cet
instrument n’avait d’autre utilité que de donner à entendre des
renseignements précis  : à chaque situation correspondait une sonnerie, un
air particulier.
On sonnait « La Royale » pour un cerf dix cors (un grand adulte) « Le
Bien allé », si on le suivait, « Le Débuché », et enfin « L’Hallali ».
Ils se sont donc battus à cor et à cris.

Avant qu’il fût né et après qu’il


fut grand…
Un simple accent circonflexe ici, mais pas là… Est-ce bien grave ? Eh
bien, oui : c’est la justesse de ce que nous disons, c’est-à-dire ce que nous
pensons, qui est en cause quand nous l’écrivons.
Avant que quelque chose existe, ou ait lieu, on use du subjonctif,
puisque cela n’existe pas encore, n’a pas eu lieu : Je voudrais que cela soit,
je souhaite que cela ait lieu, je rêverais que cela se produisît…
Et donc : Avant qu’il fût né…
Et puis le réel s’est installé, les choses désormais sont vraies : il est né,
il a grandi, c’est un vrai petit homme ; et quand il fut grand… Le réel s’écrit
à l’indicatif.
On peut même aller plus loin, de manière encore plus précise. Puisqu’il
n’existait pas encore avant qu’il ne fût né, on peut renforcer cette irréalité à
l’aide de ne.
Ce ne est facultatif, peut-être met-il en valeur l’impatience avec laquelle
vous attendiez : Avant qu’elle n’arrive, je suis dans l’angoisse…
Voltaire écrit «  Le roi voulut voir le chef-d’œuvre avant qu’il fût
achevé  »  : accent circonflexe, mais pas de ne. Sa Majesté était peut-être
moins impatiente qu’on ne le disait. Mais après qu’il l’eut vu, le roi
manifesta sa gratitude.
Philippe Beaussant

Le 6 janvier 2014
L’anguille de Melun

À l’article « Anguille », dans sa première édition (1694), le Dictionnaire


de l’Académie donne l’exemple suivant  : «  Il ressemble à l’anguille de
Melun, il crie avant qu’on l’ecorche, pour dire, Il a peur sans sujet. »
L’expression figure en effet dans le Gargantua de Rabelais. Picrochole
répond à un personnage toujours en train de se plaindre : « Vous semblez les
anguilles de Melun, vous criez desvant qu’on vous escorche  !  » Elle est
probablement plus ancienne. Littré la reprend, en ajoutant sobrement « les
anguilles de Melun, non plus qu’aucune autre, ne criant avant qu’on les
écorche  »  ; et il propose l’explication qui fait loi depuis le milieu du
e
XVII   siècle. En 1656 en effet, dans son Étymologie ou explication des
proverbes françois, par chapitres en forme de dialogue (1656), Fleury de
Bellingen suggère une confusion venue du Moyen Âge. Dans la ville de
Melun, un certain Languille devait dans un mystère jouer le rôle de saint
Barthélemy, qui mourut écorché vif. À la grande joie des assistants, il fut
pris de terreur et poussa les hauts cris à la vue du couteau. Par la suite, on
eut vite fait d’oublier l’acteur qui s’était trop bien identifié à son rôle.
Avouons que c’est un drôle de hasard de s’appeler Languille quand on
doit jouer le rôle d’un écorché  ! C’est même si bizarre qu’on doit trouver
une explication à l’explication elle-même : pourquoi un certain Languille a-
t-il été choisi pour ce rôle ?
Parce qu’il y a un lien entre l’anguille et saint Barthélemy : la fête de
saint Barthélemy a lieu le 24 août – date devenue tristement célèbre par le
massacre des protestants en 1572. C’était au Moyen Âge le début de
l’automne : or le début de l’automne est le début de la pêche à l’anguille.
Moment très important à Melun, dont les anguilles étaient réputées
depuis le haut Moyen Âge. On en trouvait en abondance autour des
nombreux « moulins pendants » établis alors sur les ponts de la ville. Les
rois de France avaient octroyé aux maîtres pêcheurs de la ville de Melun le
privilège de pêcher dans la Seine « depuis le lieu de la Pierre de Seyne, près
Montereau, jusques au lieu appelé l’Escolle, attenant Sainte-Assise, au-
dessous du dit Melun  ». Chaque année, le 1er  mai, les membres de la
confrérie des pêcheurs de Melun et des environs se rendent donc au
carrefour de la Table du Roi, en forêt de Fontainebleau, pour payer leur
taxe. L’abolition des privilèges, le 4  août  1789, provoque une protestation
locale, que traduit un pamphlet plaisant où les Anguilles de Melun,
« convoquées et assemblées sous le pont de cette ville, lieu accoutumé de
leur assemblée  », demandent au législateur de continuer à protéger les
droits de pêche qui seront définitivement supprimés en juillet 1793.
Les corporations de pêcheurs avaient donc probablement choisi de
célébrer cette date par une fête, ou un mystère, autour de la figure du saint
du jour, le saint des Écorchés, Barthélemy, toujours montré tenant sa peau
dans la main gauche.
Saint Barthélemy est un des douze apôtres, et l’un des moins connus car
il n’a pas laissé de traces écrites. Son nom est d’origine araméenne, bar
Talmay, qui signifie «  fils de Talmay  » ou «  fils de celui qui suspend les
eaux  ». Selon Jacques de Voragine, il existe plusieurs versions de son
martyre : on dit qu’il fut écorché par le roi Astyage, « pour le punir d’avoir
converti son frère », d’autres affirment qu’il fut crucifié, ensuite descendu
de la croix puis écorché, et enfin qu’il eut la tête tranchée.
Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours représenté avec sa peau, et un
couteau. Ainsi dans une niche de la basilique de Saint-Jean-de-Latran, à
Rome, au milieu des douze apôtres  : la statue est l’œuvre d’un
contemporain de Borromini. Ou dans le Jugement dernier de Michel-Ange,
au plafond de la chapelle Sixtine  : il tient dans la main gauche sa propre
peau dont le visage a les traits du peintre. On pourra gloser sans fin sur les
raisons de cet étrange autoportrait.
On ne s’étonnera donc pas que saint Barthélemy soit le patron des
tanneurs, corroyeurs et travailleurs du cuir. Et qu’il ait pu être fêté par les
pêcheurs d’anguille  ! Parce qu’il «  suspend les eaux  », parce qu’il se
présente en écorché. À Melun, son nom est donné à une église, et une rue le
rappelle. Et comme au Moyen Âge on adore les jeux de mots, il n’est pas
impossible que, pour la représentation d’un Mystère de saint Barthélemy, on
ait demandé à un certain Languille de jouer son rôle.
Que la « puissance du signifiant » lui ait fait jeter les hauts cris est une
autre histoire.
On remarquera que l’anguille figure dans de nombreuses expressions
figurées et proverbes. Comme à grant pescheur eschappe anguille ou
écorche l’anguille quand tu l’auras pêchée, variante de vendre la peau de
l’ours où se fait jour souvent l’idée d’une tromperie, ou d’un double jeu.
Ainsi dans la plus usitée, qui est évidemment : il y a quelque anguille sous
roche, au sens de «  il se trame quelque intrigue  », attestée elle aussi chez
Rabelais dans Pantagruel en 1532. Elle semblerait résulter d’une vérité
d’expérience  : les anguilles se tapissent dans le fond des rivières car elles
craignent la lumière. Mais Pierre Guiraud, dans Les locutions françaises, y
voit plutôt un jeu de mots entre l’anguille et l’ancien verbe guiller. Il y en a
du reste deux : le premier désigne la fermentation de la bière qui fait surgir
des bulles mousseuses, d’où le sens de se glisser, se faufiler, être
insaisissable. Mais il existe un autre verbe guiller, du francique wigila
(« ruse, astuce »), qui signifie tromper, et qui n’est plus usité que dans ce
proverbe : Tel croit guiller Guillot que Guillot guille.
C’est par un jeu sur les mots, et une allusion à la peau visqueuse de
l’animal, que l’anguille a pu devenir le symbole de la perfidie, de la
tromperie, de la fourberie. Dire de quelqu’un c’est une anguille le désigne à
la méfiance, voire au mépris  : on ne sait par où le saisir, il n’offre pas de
prise. Et tirer l’anguille par la queue signifie « n’avoir rien d’assuré, être
dans l’incertitude de quelque entreprise ». Ce qui aide peut-être à éclairer le
sens d’une expression voisine : tirer le diable par la queue, au sens d’être
dans une si grande difficulté qu’on a recours aux pires moyens, aux moins
assurés, voire aux plus risqués. Quoi de plus glissant, de plus fourbe que le
diable ?
Alors, ces anguilles de Melun qui crient « avant qu’on les écorche » ?
La légendaire « fourberie » de l’anguille n’explique pas tout.
L’absurdité de la chose a donc fait proposer très tôt une explication.
Cela nous donne l’occasion de parler de saint Barthélemy.
On se souviendra aussi que son nom est attaché à l’une des journées les
plus sanglantes de l’histoire de France  : la Saint-Barthélemy, le
24 août 1572, où périrent à Paris plusieurs milliers de protestants…
Et on s’amusera peut-être d’apprendre en guise de conclusion que le
petit village de Saint-Barthélemy, à l’embouchure de l’Adour, est renommé
par la quantité des espèces aquatiques qui prospèrent dans le fleuve  :
notamment des lamproies, des aloses et des anguilles.
Danièle Sallenave

Le 6 février 2014
Les aventures de la translittération

Les récents Jeux olympiques d’hiver et les tragiques évènements


d’Ukraine ont fait revenir régulièrement dans les journaux ou sur les écrans
télévisés des noms de personnes ou de lieux transcrits du cyrillique. On a pu
voir ainsi apparaître sur les écrans de télévision le nom de deux villes
étranges  : une certaine ville de «  Sochi  », à propos des Jeux, et celle de
« Zhytomyr », à propos d’un épisode de la « révolution orange ».
À la lettre, ni l’une ni l’autre de ces villes n’existent dans notre langue.
«  Sochi  » et «  Zhytomyr  » sont la transcription, ou, mieux, la
translittération, anglaise du nom des villes russe et ukrainienne que l’on
transcrit en français par « Sotchi » et « Jitomir ». C’est un phénomène qui
est malheureusement assez fréquent aujourd’hui, et on ne compte plus,
s’agissant du russe, les traductions contemporaines où fleurissent des
« Masha » et autres « Natasha » qui surprennent extrêmement le lecteur de
Tchekhov ou de Tolstoï – sans parler des «  Solzhenytsin  » qu’on n’est
jamais arrivé ni à prononcer ni à reconnaître.
Pourtant, Sotchi et Jitomir, pour ne parler que de ces deux villes, ne sont
pas des inconnues, tant s’en faut. Station balnéaire du Caucase, la ville de
Sotchi, avec un t, a été décrite et célébrée par trois Prix Nobel de littérature,
Ivan Bounine, Boris Pasternak et Joseph Brodsky. C’est à Sotchi
qu’Ostrovski, venu y soigner sa polyarthrite aiguë, écrivit son livre fameux
Et l’acier fut trempé…, etc.
Quant à la ville de Jitomir, en Ukraine, à cent kilomètres de Kiev, son
nom est présent dans toute l’histoire du XXe  siècle. En 1997, quand on
donne le prix du meilleur livre étranger à Mark Sergueievitch Kharitonov,
qui y est né en 1937, pour son livre Un mode d’existence (Fayard). Plus
récemment, quand sur toutes les chaînes de télévision on signale la
naissance de deux animaux monstrueux : un porc et un veau à deux têtes.
Jitomir est en effet la ville de Russie, maintenant d’Ukraine indépendante,
la plus proche de Tchernobyl. Mais le nom de Jitomir avait déjà une bonne
place dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : la ville est un nœud
ferroviaire et donc un enjeu de première importance dans la lutte que
mènent les Russes contre l’envahisseur allemand. Un petit film (INA)
retrace l’épisode très violent de sa conquête par l’armée allemande le
31 décembre 1943 : on y voit l’entrée d’une colonne de soldats dans Jitomir
en ruine.
Quand les journaux et les télévisions l’appellent «  Zhytomyr  », ou
quand ils oublient le t de « Sotchi », cela témoigne évidemment du progrès
de l’anglicisation de notre langue. Mais surtout, et plus gravement, cela
témoigne d’un progrès dans notre oubli de l’histoire, ou dans notre
indifférence envers elle.
La question de la transcription des langues ou caractères étrangers est
trop vaste pour qu’on la résume d’un mot. Et d’abord de quoi parle-t-on ?
De transcription ou de translittération ? S’agit-il d’une transposition lettre
à lettre, ou de la restitution d’une prononciation  ? C’est à soi seul une
e
histoire à part entière  : au XVII   siècle, on francise à outrance. La famille
bretonne des «  Kernevenoy  » devient «  Carnavalet  ». L’anglais
« Buckingham », « Bouquincam ». Et l’empereur romain « Titus » s’appelle
« Tite » dans la « comédie héroïque » de Corneille, Tite et Bérénice.
S’agissant des caractères cyrilliques, la translittération a connu des
évolutions qui suffisent à dater une traduction. Le v russe final, par
exemple, prononcé «  f  », était translittéré avec deux f autrefois, et depuis
1960 il l’est par un v.  Des variantes rivalisent parfois au petit bonheur la
chance. Ainsi, avant que «  Khrouchtchev  » s’impose, on a connu
« Kroutcheff », « Kroutchev » et même un puriste « Krouchiov » qui serait
plus près de la prononciation du nom, en cyrillique Хрущёв ! Mais l’usage
actuel d’une translittération de type anglais a une signification autrement
inquiétante. Écrire «  Zhytomyr  » ou «  Natasha  » traduit une ignorance
totale du référent de ces noms propres  : qui a lu Guerre et Paix ne peut
qu’écrire «  Natacha  ». Qui a lu Bounine ne peut écrire «  Sochi  », et qui
connaît l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la Russie, et de
l’Ukraine, ne peut pas écrire « Zhytomyr ».
L’exactitude dans la translittération des noms de personnes et de lieux et
le respect de sa propre langue devraient pourtant être une exigence de base
dans la traduction : le monde de l’information semble pourtant en faire peu
de cas. Le recours aux dépêches d’agences internationales rédigées en
anglais est la règle dans les bureaux de presse où l’on travaille souvent dans
la précipitation. Désinvolture, minceur du bagage culturel, soumission aux
modes  ? Si l’anglais s’impose en terrain francophone, ce n’est donc pas
seulement en raison de sa puissance. C’est aussi en raison de notre
faiblesse.
Et c’est la même chose pour l’introduction de certains mots anglais dans
notre lexique. Ils ne seraient nullement nécessaires si nous connaissions
mieux notre langue.
Danièle Sallenave

Le 6 mars 2014
A fashion bloc-notes

Feuilleter une revue féminine ne m’arrive que fort rarement je dois


l’avouer mais pas forcément avec déplaisir. L’occasion m’en fut récemment
donnée lorsque l’une d’entre elles se trouva entre mes mains. Admirer au fil
des pages de jolis minois, de longues silhouettes plus ou moins vêtues ne
peut laisser indifférent celui dont le genre est bien ancré dans son sexe. Pour
l’homme, pénétrer l’univers féminin s’assortit toujours d’une curiosité que
depuis l’adolescence il entretient. Il y retrouve peut-être même cette
fraîcheur de l’enfance en tournant les pages d’une revue qui n’est pas écrite
pour lui et le porte à rêver. Pas écrite, certes, pour lui, mais recélant peut-
être quelque révélation qui le lui ferait mieux comprendre. Certes il me fut
assez difficile d’en découvrir le sommaire au milieu de tant de pages
publicitaires mais enfin j’y parvins. Le consultant, il me fallut quelques
secondes pour comprendre qu’il s’agissait bien d’un hebdomadaire français,
devant la foison de titres anglais qui m’étaient proposés. Mais pas
seulement. Car les textes qui les suivaient me firent douter de ma capacité
d’en partager le suc promis. Que signifiait donc ce making of (page  58)
doublé d’un shooting d’exception marqué d’une karly touch (je crois
comprendre que cela fait allusion à une star préférée)  ? Même si je me
rassurais de ce qu’en page 68 un dolce glamour m’était promis, de même
qu’en page  70 des New York stories dont les images qu’elles évoquaient
m’étaient plutôt agréables  : illusion d’une lecture assurée, qu’un bréviaire
ségrégationniste troublant allait rapidement mettre en pièces alors qu’un
sporty chic, un mix d’énergie, une fashion week, une solaire fashion ne
conféraient qu’aux seules initiées l’avantage de le comprendre, lesquelles
paraissant même ne pas craindre la terrible et coûteuse addiction fashion
(page  94), autant que j’aie pu le deviner. Le mix madame (forme clinique
sans doute du mix d’énergie, ou l’inverse) leur était gracieusement
conseillé, de même que le design arty. Ainsi désarçonné par ma
consternante ignorance, j’ai failli manquer les shoes in the city au risque de
ne savoir comment acheter pour mon épouse les chaussures à la mode aux
talons démesurés. Mais c’était compter (page 92) sans Star and Style et son
Look graphique. Il m’y était conseillé de ne pas manquer page  100 une
success story promise qui, celle-là, ne semblait pas new-yorkaise. Devenu
perplexe et atteint soudainement d’illettrisme, devais-je comprendre que le
magistral Nothing is like the original concernait sur un beau placard
publicitaire la nature pulpeuse d’une fesse ou son vêtement ?
Mais foin des légèretés. En page  104, Business madam me promettait
enfin de sérieuses informations, du moins si j’en assurais une traduction
correcte. J’eus du mal à comprendre ce que queen of taupe, East meets
West, princesse arty (voir plus haut) y signifiaient. Mais heureusement il me
fut plus facile de décoder cette suite de promesses que le sommaire
annonçait : Dress code, Mode news, Mode web, Beauty news, assorti d’un
swinging twiggy (?), Beauty code, Beauty routine, Beauty expert… tout cela
digne d’un c’est culte avant d’atteindre page 150 l’annonce d’une clothing
collection, doublée d’une fashion sphère où le lifestyle cuisine me parut
pour les food addicts du plus grand intérêt. Si j’ai compris qu’on pouvait
par ailleurs bouster la collection j’ai moins compris, quoique médecin, ce
que signifiaient les power plaies que certains thérapeutes de talent savent
guérir, holistiquement s’entend. Fatigué, on m’a offert la possibilité de
trouver parmi les best of de la semaine ce que je crois être un hôtel intitulé
The place to sleep, complément sans doute d’un cours d’anglais appris dans
la semaine. Et si j’étais tenté par la culture, une exhibition m’était offerte, ce
qui en bon français s’appelle une exposition et me rappelle le danger des
faux amis dont voulait me protéger mon cher professeur d’anglais.
Ouf ! les mots croisés étaient en français, de même que l’horoscope, ce
qui me rassura. Ainsi que d’ailleurs les quelques très bons articles qui après
150 pages de mode terminaient cette revue qui, contrairement à ce que l’on
pourrait croire, n’est pas un pastiche, mais une authentique revue féminine
de grande diffusion parmi beaucoup d’autres s’alignant sur le même
discutable et infantile parti : celui de donner l’illusion à leurs lectrices – à
travers ces expressions anglaises bâtardes – qu’elles partagent une langue
dont pour la plupart elles ignorent tout. En quelque sorte affirmer ainsi une
modernité qu’elles sont censées piloter et dont ce triste sabir est le support.
N’est-il pas étrange que la Mode, l’Art de vivre, si intimement liés à
notre histoire, ne sachent pas profiter de l’extraordinaire variété des
expressions françaises que les siècles ont ciselées pour définir cette exquise
façon d’être que les femmes partagent, autant pour se plaire à elles-mêmes
qu’à ceux qu’elles rencontrent ?
Yves Pouliquen

Le 3 avril 2014
Présence française à Cuba

Cuba, 1959. Au lendemain de la victoire, Fidel Castro et le «  Che  »


réunissent à La Havane les ambassadeurs occidentaux et leur annoncent que
les institutions culturelles de leurs pays sont désormais fermées, cette forme
d’impérialisme et de colonialisme étant proscrite par la Révolution. Puis le
« Che » demande : « L’ambassadeur de France est-il là ? » Celui-ci lève un
doigt timide. «  Naturellement, dit le “Che”, je rouvre les Alliances
françaises. » Stupeur dans la salle. Explication de ce geste : le « Che » avait
été élève de l’Alliance française de Rosario, en Argentine. Il y avait appris
par cœur Baudelaire. Pendant la guérilla, il se récitait avant de s’endormir
les vers du poète. C’est ainsi que la France est, encore aujourd’hui, malgré
le voisinage des États-Unis et l’attraction de la langue anglaise, le seul pays
qui a une institution culturelle à Cuba. Valeur politique de Baudelaire.
L’Alliance française de La  Havane compte quinze mille élèves, soit un
habitant sur deux cents. Comme elle était à l’étroit dans ses locaux, l’État
vient de lui offrir un très grand palais qu’il a fait restaurer à ses frais.
L’Alliance française de Santiago, à l’autre extrémité du pays, a mille cinq
cents inscrits.
J’ai rencontré ces élèves, discuté avec eux, trouvé chez eux, malgré les
difficultés économiques auxquelles ils ont à faire face et qui les obligent à
pratiquer divers petits métiers, un véritable enthousiasme pour la langue
française et la littérature française. On dit tellement de mal du régime de
Fidel Castro qu’il faut rappeler que l’instruction, comme la santé, est
gratuite à Cuba. Il n’y a pas d’enfants des rues, les enfants vont à l’école
dans de jolis costumes dont la couleur correspond à leur âge. Les lycéens
sont en beige. Ils ont des chaussures de sport pour jouer au foot. D’une
manière générale, on voit moins de misère dans la rue qu’à Paris. Que ces
remarques ne blanchissent pas Fidel des exactions qu’il a commises, mais
servent à équilibrer notre jugement. En tout cas, dans les Alliances
françaises, m’ont frappé la joie de vivre, la curiosité intellectuelle des
jeunes. À Santiago, en vue de ma visite, ils avaient en une seule nuit peint
dans l’escalier du bâtiment une fresque qui représente les danses d’esclaves
au XVIIIe  siècle et les fêtes qui continuent de nos jours à les commémorer.
Gavottes, rigaudons, on se costume en conséquence. Le mélange des races
(indienne, blanche, noire) contribue à cette vitalité. Il y a à Santiago un
quartier qu’on appelle le « quartier français », parce que les colons français
chassés de Saint-Domingue en 1804 lorsque Haïti eut pris son
indépendance débarquèrent dans ce port de Cuba. Ils introduisirent dans
l’île la culture du café, ainsi que la vogue des cafés-concerts. Le plus
fameux s’appelait «  Tivoli  », et le quartier français porte aussi ce nom.
Rhum, cigares et sympathie pour la France : un cocktail réjouissant.
Dominique Fernandez

Le 5 mai 2014
Bloc-notes de juin 2014

Écrire dans une langue, cela ne signifie pas seulement ni d’abord


mobiliser un lexique déjà disponible, où les mots viendraient remplir de
signifiants déjà disponibles des signifiés supposés déjà clairement et
distinctement conçus par le locuteur écrivant. Car la langue impose parfois
ses signifiants, qui signifient un autre signifié que celui qui était prévu ou
recherché. La langue parle aussi d’elle-même et fait parler à côté, parfois
aussi au-delà de l’intention signifiante d’origine. Cela se met à parler sans
qu’on contrôle totalement, voire sans qu’on contrôle du tout la signification
qui, alors, peut s’imposer et surgir d’elle-même. L’écrivain le constate
parfois, le poète l’espère toujours. Mais le philosophe (ou le simple
essayiste) en bénéficie aussi chaque fois qu’il renonce à forcer le lexique en
lui imposant des néologismes ou des termes tirés (comme on tire un coup de
feu) d’un lexique étranger. La philosophie, surtout en période de faiblesse
(et c’est d’abord à ce symptôme qu’on les reconnaît), n’abuse que trop de
ces artifices. Mais une langue, en l’occurrence le français, dispose de
ressources inexploitées, pourvu qu’on sache la laisser parler et, pour y
parvenir, qu’on l’écoute dire.
Notons ce que cela donne. Justement : ce que cela donne. Que dit, que
veut nous dire cette formule  ? Quand le peintre la prononce, il vient de
reculer de quelques pas pour voir ce qu’il a peint  ; ou plutôt non  : pour
laisser ce qu’il a peint intentionnellement, et donc qu’il avait déjà bien vu,
se montrer de lui-même. C’est-à-dire se montrer autrement que ce que lui,
le peintre avait pré-vu. Il donne une chance au visible vu d’apparaître
autrement qu’il n’avait été vu. Le visible reprend l’initiative de son
apparition et se montre autrement que prévu, pour la première fois en lui-
même. Il donne plus qu’il n’avait reçu, et autre chose. Advenant ainsi –
montrant ce que cela donne quand on laisse le visible se montrer à partir de
lui-même –, il opère exactement ce que l’allemand dit lorsqu’il dit es gibt,
formule que le français il y a et l’anglais there is spatialisent et donc
objectivent sous la prise de notre regard, alors que l’allemand inverse
l’initiative de l’apparition, qui passe de l’œil à la chose. Le visible se donne
donc à son initiative. Il s’agit d’une donnée, le départ du problème en
mathématique, d’un donné, qui nous départ le réel, d’une donne qui ouvre
le jeu (la partie de cartes, le capital investi dans une entreprise). D’ailleurs
on donne le départ, parce qu’au commencement se trouve toujours un don.
Et un don véritable ne donne jamais donnant-donnant : car il s’agirait alors
d’un échange, d’un commerce (équitable ou le plus souvent non équitable),
qui en fait et en droit présuppose toujours un premier don, sans cause, sans
raison, sans présupposé, sans condition. Le don vient du néant et l’abolit,
parce que, commençant de rien et sans rien, le don procède par définition
d’un excès – d’une redondance (quoique le terme provienne sans doute
d’un re-tour d’onde, de vague et de source). Quoi qu’il en soit, le don naît
d’excès et c’est pourquoi il se donne sans cesse, ne cesse de se redonner, ce
qui, en bonne logique, implique qu’il pardonne soixante-dix-sept fois sept
fois, autant dire sans fin. Le don ne donne pas seulement ce qu’il donne,
mais, se redonnant sans fin en pardonnant, il se donne sans retour, et, par
définition, il s’abandonne  : il ne récupère jamais sa mise. Faut-il en
conclure qu’il se perd et qu’éperdu, il ne s’y retrouve jamais  ? Tout au
contraire  : comme le don se donne par définition sans préalable et sans
condition de réciprocité, plus il s’abandonne et abandonne, plus il se donne
et, ainsi, se manifeste et s’accomplit. Il joue à qui perd gagne et ainsi,
toujours, gagne. Le don devient habitué à donner, ne peut se retenir de
donner, ni s’en passer – le don donne et redonne sans trêve, au point de ne
pouvoir s’en passer. Le don s’adonne. Et, nous ne pouvons le recevoir,
qu’en devenant, nous aussi, adonnés à lui.
Ainsi parle la langue, quand on l’écoute.
Jean-Luc Marion

Le 19 juin 2014
Le train des sénateurs

Parlant d’un ministre qui ne semblait pas pressé de mettre en place une
réforme, un journaliste déclarait récemment à la télévision  : «  Il semble
avoir pris le train des sénateurs. »
Non le Sénat romain ne prenait ni T.G.V. ni tortillard  : le train des
sénateurs, c’est leur pas, l’allure de leur marche.
Toutes les langues abondent en locutions de ce type, souvent d’origine
obscure, et qui sont le cauchemar des traducteurs  ; l’enseignement du
français langue étrangère, le « FLE », y consacre beaucoup de temps.
Malheureusement, elles sont en passe de devenir aussi un cauchemar
quotidien pour les lecteurs de journaux ou les auditeurs des médias, qui
souvent doivent opérer de douloureuses gymnastiques mentales pour
comprendre ce qu’ils viennent de lire ou d’entendre. Ainsi, autre exemple
très récent, pourquoi durant la Coupe du monde de football 2014, l’équipe
de France était-elle jusqu’à sa défaite, selon du moins un commentateur, le
« mouton noir » de l’équipe du Brésil ? Mais non ! sa langue avait fourché,
il voulait dire « sa bête noire » ! Etc.
Que se passe-t-il ? Ce désordre dans l’emploi des expressions figurées
inquiète. Il est le signe (parmi d’autres) que quelque chose se dérègle dans
la transmission de la langue.
Il faut convenir qu’elles constituent un maquis aussi riche qu’opaque.
Pour en rester au seul mot de train, il est à parier qu’il donne à l’avenir (du
train où nous allons !) du fil à retordre (autre expression figurée) à ceux qui
se risqueront à utiliser les expressions où ce mot entre en composition. À
l’horizon, d’autres fâcheux mécomptes – sur le sens par exemple du début
fameux de L’Arlésienne de Bizet :
De bon matin
J’ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage […]
 
Venu du latin trahere (tirer), le train, c’est d’abord l’allure, la façon
d’aller. D’où le train de sénateurs immortalisé par La Fontaine dans Le
lièvre et la tortue, qui débute par la formule devenue un adage fameux  :
«  Rien ne sert de courir, il faut partir à point.  » Fort de sa supériorité
évidente en matière de vélocité, le lièvre accepte le défi qu’elle lui lance, et
prend tout son temps :
Il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s’évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
S’apercevant à un moment qu’elle est sur le point d’arriver, il s’élance,
fait de grands bonds, mais trop tard…
Institution religieuse autant que politique, le Sénat est dans la Rome
antique pourvu d’une autorité et d’un prestige qui expliquent le rythme lent
et solennel du pas des sénateurs. Mais on peut aussi aller bon train, à fond
de train, et le mot train va s’enrichir, au figuré, de toute une série de sens
plus généraux, désignant le mode de vie – mener grand train – et parfois
même la mauvaise vie, comme le signale l’Académie en 1694, ajoutant
« mais il est bas » : « Train, se dit aussi des gens de mauvaise vie. Il a du
train, de mauvais train logé chez luy. »
Ce sens est conservé dans mettre en train, ou être un vrai boute-en-
train. Phénomène grammatical intéressant, avec l’accompagnement de la
préposition en, le mot train donne naissance à une variante française de ce
que l’anglais appelle « présent progressif » : être en train de… désigne une
action qui se déroule et n’est pas encore terminée. Au passage, cette
association donnera naissance à un substantif, l’entrain, qui désigne
l’enjouement, une forme communicative de joie de vivre. Mais il est vrai
qu’on dit déjà  : je ne suis pas en train, quand on se sent manquer de
courage ou d’énergie.
Le train finit donc par signifier aussi la noblesse, l’allure (au sens figuré
cette fois), la belle apparence, la richesse : d’où l’expression mener grand
train. Qu’il ne faut cependant pas confondre avec aller grand train, qui
désigne la marche rapide d’un cheval ou d’une voiture.
Très tôt, l’Académie (1694) ajoute au sens d’allure ou de mouvement,
voire de commerce (d’où l’expression ancienne, aujourd’hui équivoque, de
train de marchandises), le sens concret d’un ensemble ordonné pour la
marche, comme, par exemple, « une suite de valets, de chevaux, de mulets,
&  particulièrement des gens de livrée. Grand train. Train leste, train
magnifique, superbe. Il marche à grand train, il a vingt valets de livrée
dans son train. Son train est habillé tout de neuf ».
Oscillant entre le figuré et le concret, passant de l’un à l’autre, train va
désigner aussi tout ce qui glisse ou marche d’un même pas. Se dit ainsi
d’«  un grand amas de bois lié ensemble qui flotte sur l’eau. Train de
mair(r)ain. Train de bois flotté  » (Académie). D’où sa spécialisation
militaire : le train, pour le train des équipages. Avant que l’invention de la
locomotive ouvre au mot la carrière que l’on sait… Mais les expressions
figurées construites à partir de sens plus anciens n’en continuent pas moins
à circuler  : ainsi du train des réformes dont quelquefois la lenteur
impatiente. Et parfois un journaliste bien inspiré (une fois n’est pas
coutume) peut jouer avec humour de leur coexistence : d’où ce gros titre :
« Les cheminots hésitent à monter dans le train des réformes ».
On pourrait se livrer à un exercice comparable à propos de mainte autre
expression dite «  figée  », dont l’emploi naturel, spontané et correct est la
preuve indéniable d’une bonne maîtrise de la langue. Ces locutions n’en
demeurent pas moins une source de difficultés parce qu’elles ne peuvent
pas être comprises, donc déduites, littéralement, à partir des mots qui les
composent. Elles reposent souvent sur des métaphores dont il faut avoir une
connaissance globale, par exemple : Avoir du pain sur la planche. Renvoyer
aux calendes grecques. À la bonne franquette. Crier haro sur le baudet. Se
mettre martel en tête…
On ne peut se passer d’elles ; elles surgissent à tout moment dans une
rhétorique de l’expressivité  ; ce sont elles qui donnent du caractère et du
charme au discours. Or aujourd’hui les expressions figurées subissent une
crise tout à fait nouvelle. Non qu’elles tendent à disparaître : au contraire.
Mais dans la majorité des cas elles sont utilisées à contresens ou de manière
impropre. Et comme elles sont la vie même de la langue, cette menace
affecte la langue au même titre, et peut-être plus gravement encore, que les
fautes d’orthographe, de grammaire et de syntaxe.
Il y a bien des raisons à cela. Les expressions dites « figées », tournures
expressives, imagées, ont une origine souvent populaire. L’ancienneté, la
fréquence de leur usage, leur avaient conféré un tour proverbial, typique de
l’ancienne langue  ; elles témoignent souvent, par leur construction et par
leur vocabulaire, d’un état de civilisation disparu. Leur transmission était de
tradition plus que d’enseignement. Or les grandes mutations sociales du
dernier siècle et la généralisation de l’enseignement scolaire ont entraîné
une forte baisse de la valeur et de la légitimité de ces formes de
transmission par le village, la boutique, la famille.
Mais tout n’était pas perdu : reprises par la langue écrite, littéraire, par
les grands auteurs, ces expressions se voyaient codifiées et pourvues d’une
nouvelle légitimité que l’école contribuait ensuite à relayer. Or l’école, ces
trente ou quarante dernières années, a renoncé à faire de la langue des
grands textes, de la langue des bons auteurs l’index de référence d’une
pratique aisée et correcte de l’expression. Pendant longtemps, transmises
plutôt correctement, à l’oral ou par écrit, sans qu’elles soient forcément
comprises, ou sans que leur origine soit clairement repérée, les locutions
«  figées  » relevaient d’une sédimententation dans l’histoire même de la
langue, confirmée par un aller-retour et un échange constants entre la
langue parlée et la grande langue. De cet échange, l’école était le garant :
elle ne l’est plus.
Mais il y a autre chose. Les expressions figurées sont peut-être victimes
de certains tours que la presse a imposés à la langue  : en particulier de
l’habitude de jouer avec les mots, les expressions figurées, les proverbes.
Cet esprit de dérision généralisé, qui s’applique aux mots et aux choses, est
venu d’une certaine presse d’après 68, et s’est étendu maintenant à peu près
à tous les médias. Le jeu sur les mots est souvent l’aveu d’une impuissance
à peser sur les choses, ou même à les penser. On imagine s’en libérer en se
libérant des contraintes et de la rigueur que le langage nous impose  :
victoire purement symbolique, on n’est pas dupe, et de plus on fait rire !
D’où ce caractère forcé, rituel, artificiel du ton parodique qu’emploient
la plupart des journaux et journalistes, dans la rédaction d’un article, ou la
formulation d’un titre. On se lasse vite de cette culture du calembour, de l’à-
peu-près et du jeu de mots  : mais ce jeu n’est pas innocent, il fait des
ravages dans la conscience des locuteurs les plus fragiles et les moins
formés.
Fragilisées par ce maniement brutal, défigurées par leur réécriture
parodique, les expressions figurées risquent de disparaître dans une
novlangue qui n’a ni la vigueur de la langue orale, ni la rigueur de la langue
écrite.
Danièle Sallenave

Le 11 juillet 2014
Curiosité

Si, comme le veut la sagesse ancienne, nous tournions, avant de


prononcer le moindre mot, sept fois la langue dans notre bouche, bien des
impairs seraient évités, et nombre de divorces… Mais avouez que la
spontanéité de la conversation n’y gagnerait pas. Laissons où il est, dans
notre Constitution, le sinistre principe de précaution. Et choisissons une
autre méthode  : avant de parler, voyageons plutôt vers la source de nos
paroles. Vive l’étymologie !
Prenez l’exemple de la curiosité, ce sel de la vie.
Comment tuer à jamais la phrase idiote qui a ravagé notre enfance : la
curiosité est un vilain défaut ?
Revenez au latin. Curiosité vient de cura, qui veut dire «  la cure  »,
comme dans cure ou curatif.
Donc le curieux est celui, ou celle, qui prend soin.
Et c’est l’indifférence, le plus vilain, le plus asséchant des défauts, cette
manière fermée de vivre, verrouillé en soi-même, sans jamais trouver
matière ou personne à distinguer, à célébrer.
Voulez-vous un exemple supplémentaire ? Réussir.
Cette fois, passons par l’italien.
Le cœur de ce mot, c’est le verbe uscire, qui veut dire « sortir, trouver la
sortie ».
Dans la vision traditionnelle, celui, ou celle, qui a réussi est installé,
immobile, calé dans un grand fauteuil, cigare aux lèvres. Erreur. Le réussi a
trouvé la sortie. Ou n’en est pas loin.
Quelle sagesse !
Oui, vive l’étymologie ! Elle offre de délicieux et nourrissants voyages,
par ailleurs gratuits et qui ne craignent aucune grève de pilotes.
Erik Orsenna

Le 2 octobre 2014
Le bonheur… et le malheur… des mots

On pourrait dire de certains mots qu’ils vieillissent mal. Nul besoin de


signaler un sens péjoratif à ridicule  : une personne, une action ridicules
provoquent toujours un rire moqueur, où le seul plaisir que nous éprouvons
est celui de notre supériorité. Pourtant, le latin ridiculus, qui signifie bien,
en mauvaise part, « absurde, extravagant », signifie aussi, en bonne part et
peut-être en premier lieu, «  qui fait rire, plaisant, drôle  ». Même double
valeur en grec : geloios, « ridicule », signifie d’abord « amusant », et peut
se dire d’une fable d’Ésope. Substantivés, les geloia sont des
« plaisanteries ». Le verbe gelân en particulier donne à réfléchir. Son sens
primitif est «  briller  », et ce n’est que plus tard, à cause de la joie qui
illumine le visage du rieur, qu’il en vient à signifier «  rire  ». Dans la
fraternité des langues indo-européennes, gelân se rapporte au latin gaudere,
«  se réjouir  », au norrois gladr, adjectif signifiant à la fois «  brillant  » et
«  joyeux  », et à l’anglais glad, maintenant «  joyeux  » et autrefois
« brillant ». Selon l’obscure sagesse du langage, le rire nous rapproche de la
lumière.
L’évolution de risible raconte la même histoire. Risibilis en latin signifie
« capable de rire ou de faire rire ». En moyen français, risible signifie « qui
porte à la gaieté, à la joie  », et au XVIIe  siècle, il garde ce sens tout en
signifiant aussi « ridicule ». De nos jours, son sens originel ayant disparu, il
n’est guère moins agressif que dérisoire.
Le devenir des mots n’est pas sans conséquences  : nous avons perdu
insensiblement une certaine idée de rire. Le phénomène se retrouve en
dehors des langues romanes. Si ridiculo en espagnol ou ridicolo en italien
ont le même sens réduit que ridicule, laughable en anglais, lächerlich en
allemand impliquent également le mépris. Nous avons dévalué le rire gai au
profit du rire moqueur. Le rire moqueur nous ramène à nous-mêmes, en
nous flattant quant à la justesse de notre jugement. Il nous sépare. Il réagit
aux travers et parfois aux vices des individus et de la société. Le rire nous
sort de nous-mêmes. Il est sociable. Il nous fait participer au plaisir de
vivre.
Le rire moqueur a certainement un rôle à jouer, puisque le mal, sous
toutes ses formes, existe. D’autre part, nous sommes encore capables de rire
d’allégresse, comme le prouvent quantité d’adjectifs  : amusant, comique,
désopilant, divertissant, drôle, hilarant, plaisant, réjouissant. Leur
abondance (avec celle des adjectifs familiers ou populaires, tels que
bidonnant ou rigolo) témoigne du plaisir que nous éprouvons à multiplier
les mots évoquant ce genre de rire. Pourquoi donc nous inquiéter ?
Restreindre le sens de ridicule semble dénoncer une préférence
dangereuse. On tient le rire gai pour ingénu, alors que le rieur qui raille ses
semblables serait averti des vrais problèmes de la société et de la condition
humaine. La gaieté divertirait, la satire rendrait perspicace. Le rire même
serait moins sérieux que les pleurs, et la comédie inférieure à la tragédie. Ne
faudrait-il pas retrouver les vertus du rire joyeux, généreux et salutaire, et
en comprendre la profondeur ? À l’ère de la dérision qui a succédé à celle
du soupçon, nous pourrions méditer sur la brillance qui serait à l’origine de
notre perception du rire, et sur le sens complet de ridiculus, qui donne en
même temps sur le malheur et sur le bonheur.
Sir Michael Edwards

Le 4 décembre 2014
« Ma maman » :

ou la nostalgie du paradis perdu

En 1950, la chanteuse Mick Micheyl, pseudonyme de Paulette Michey,


née à Lyon en 1922, composait les paroles et la musique d’une chanson
promise à un grand succès radiophonique  : «  Ma maman  ». En voici le
refrain :
Ma maman est une maman
Comme toutes les mamans
Mais voilà c’est la mienne…
La chanteuse, qui a quitté la scène il y a quelques années seulement,
savait-elle qu’elle inaugurait une nouvelle ère ? Celle où nul ne dit plus ma
mère ou simplement maman pour parler de la femme qui l’a mis au monde
ou l’a adopté, mais à quelque âge qu’il parvienne, toujours et sans
exception ma maman. Ainsi on peut entendre, au lendemain d’une épreuve
sportive qu’il a remportée, un grand gaillard déclarer  : Je voudrais
remercier ma maman, ou à la télévision quelque rocker dans la soixantaine,
le visage buriné et les cheveux gris noués en catogan sur son col de cuir,
montrer de la main une vieille dame souriante assise au premier rang avec
ces mots : Je vous présente ma maman.
Cet usage s’est répandu dans les dernières décennies au point de faire
entièrement disparaître ma mère et même maman. Pourtant l’un et l’autre
sont parfaitement corrects et justes du point de vue de la langue lorsqu’on
veut désigner la femme qui vous a mis au monde (ou adopté). Leur
distinction n’est pas seulement un code social  : ce qui les sépare, c’est le
degré de familiarité où l’on est avec son interlocuteur. Lorsqu’on s’adresse
à un tiers, pour désigner celle à qui on doit le jour, on dira ma mère ; si l’on
use du mot maman, on le fait alors entrer dans l’intimité familiale, on le
convie à y participer, on le désigne lui-même comme un familier.
On le sent bien dans la chaude intimité de ces deux syllabes, proches du
balbutiement, dans la répétition des labiales : maman est un mot du langage
enfantin. C’est du reste presque le même, à quelques détails près, dans de
très nombreuses langues. Sous la forme mammè, la «  nourrice  », en grec,
mamma, en latin et plus tard en italien, espagnol, portugais, catalan. On y
reconnaît le radical ma- présent dans mater, et qui est peut-être une
onomatopée désignant (décrivant) la succion : mamma est la nourrice, celle
qui donne le sein. Ou celle qui a élevé l’enfant. On comprend donc
pourquoi, lui faisant ses adieux pour partir à la guerre, Louis  XV écrit à
Mme de Ventadour, qui l’a élevé  : «  Adieu Maman Ventadour, je vous
embrasse du fond du cœur.  » Le mot maman ne comporte plus ce genre
d’extension ; et il y a longtemps qu’a disparu un de ses emplois populaires
ou familiers où le mot suivi du nom de famille désignait chez Diderot, dans
les romans de Marivaux ou de Balzac une « brave femme », concierge ou
aubergiste – on imagine bien qu’il ne s’agit jamais d’une duchesse.
Mais en règle absolue, et même s’il arrive que le mot subsiste dans le
langage de l’adulte, maman est la trace et la survivance d’un état antérieur,
celui de l’enfance. Si Proust, ou plutôt Marcel, le narrateur de la Recherche
du temps perdu, continue de dire maman à propos de sa mère, c’est que
l’habitude s’en est installée dès les premières pages, avec le récit de ses
premières années, et de sa difficile entrée dans le sommeil  : «  Ma seule
consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait
m’embrasser quand je serais dans mon lit.  » C’est un enfant qui parle, et
dont l’adulte ici restitue le langage : et chaque fois qu’on lira maman, c’est
l’enfant qu’on entendra.
C’est donc ce mot de maman que s’autorisent naturellement les
membres d’une fratrie pour parler entre eux de leur mère. Ils peuvent dire,
ils disent parfois (ou disaient autrefois) notre mère, mais bien plus souvent
ils parlent de maman, souvenir du temps où l’un des enfants confiait à
l’autre ou aux autres que maman était très fâchée. Et, lorsque ladite mère
étant devenue âgée, l’un demande à l’autre : Es-tu passé voir maman ?, il y
a là une trace assurément d’enfance, mais nulle puérilité, ou infantilisme
chez celui qui parle.
Ce qui, par parenthèses, ne nous autorise nullement à demander à celui
qui revient de l’hôpital : Et alors, comment va votre maman ? Rien ne nous
oblige (surcode aux connotations sociales très marquées) à dire madame
votre mère – sauf dans des cas très rares. Votre mère, comme ta mère, est
très convenable, et se tient à bonne distance entre respect et familiarité. Le
malheur, c’est qu’aujourd’hui, il n’est plus compris, et qu’on pense
manifester plus de sympathie pour le fils, et plus de compassion pour sa
mère, en appelant celle-ci ta (ou votre) maman.
Mais venons-en enfin à ce piteux et si fréquent ma maman. (Et aussi,
évidemment mon papa. Ce qui donne le savoureux échange suivant : Dites-
moi, vous êtes prix de Rome, est-ce vos parents qui vous ont transmis le
goût des arts  ? – Ah non, pas du tout, mon papa était banquier et ma
maman professeur de maths.)
Malgré les apparences, ma maman n’est pas l’équivalent à la première
personne de la deuxième (ta maman ou votre maman) et de la troisième (sa
maman). Le possessif ma n’est pas nécessaire : quand vous dites maman, il
est clair que vous parlez de la vôtre. Alors d’où vient ce possessif parasite ?
Non seulement du langage enfantin, comme le mot maman lui-même, mais
du langage de la première enfance. C’est ce que dit un enfant qui
commence à parler, et il le dira en gros jusqu’au début de l’école primaire :
Je veux ma maman, ou Je vais le dire à mon papa. Ce redoublement traduit
un sentiment d’insécurité, et une demande intense de protection. Puis vient
un peu d’assurance, et on dit maman, et ensuite ma mère : autant d’étapes
par lesquelles on instaure progressivement une distance avec ses parents, ce
qui ne signifie pas forcément qu’on les aime moins, mais tout simplement
qu’on a grandi.
En somme, dire ma maman pour parler de sa propre mère signale une
stagnation ou un retour à l’état de puérilité. Infantilisme, peur panique de la
solitude, impossibilité de se situer par rapport au passé, négation du temps
et de la finitude ? Tout cela se dit avec clarté (et cette clarté serre le cœur)
dans le pathétique ma maman sorti d’une bouche adulte. Nombreuses sont
en effet les raisons historiques, politiques, sociales, qui poussent l’homme
moderne, par-delà son apparente arrogance, à la recherche d’un paradis où
ma maman me tend éternellement les bras.
On est si petit et le monde est si grand  ! comme le chantait Paulette
Michey, alias Mick Micheyl.
Danièle Sallenave

Le 8 janvier 2015
« Ce n’est pas possible ! »

À chaque fait divers vraiment différent de ce qui arrive habituellement


(accident, perturbation météorologique, inondation ou tremblement de terre,
attentat ou autre catastrophe), à chaque fois donc que surgit un fait
justement divers, autre que ce que les normes ou du moins les statistiques
permettaient de prévoir, les victimes ou les simples témoins s’écrient très
souvent que ce n’est pas possible  ! Ainsi quand les tours de New York
s’effondrèrent pourtant effectivement devant des millions de téléspectateurs
et faisant des milliers de morts, ainsi quand un raz de marée dévastait une
presqu’île entière sous l’œil de cinéastes improvisés, ainsi devant un proche
dont je découvrirais le cadavre au pied d’une falaise ou au fossé d’une
route, tous nous dirions sans doute que ce n’est pas possible  ! Étrange
réaction, puisque, possible ou non, il s’agit d’une effectivité, d’un fait, d’un
donné, qu’on ne peut que constater et dont l’existence ne saurait se discuter.
Il y aurait ici une inconséquence, s’il ne s’agissait pas en fait d’un
dédoublement de sens de la catégorie même du possible. Au sens commun
(qui ne fait qu’un avec celui de la métaphysique), le possible précède
l’effectif et il le prépare à son passage à l’effectivité en attestant que sa
définition (ou essence) ne se contredit pas selon les règles de notre
entendement et donc qu’elle n’a rien d’impossible. Cette possibilité par
non-contradiction se redouble d’ailleurs d’une autre possibilité, celle des
conditions du passage à l’effectivité (l’existence) : il faut s’assurer d’avance
que la chose possible en son concept peut encore être produite en effet, dans
les conditions dites normales de l’expérience. Bref, ce possible respecte,
avant de passer à l’effectivité, le principe d’identité et le principe de raison
suffisante. Il pré-voit ainsi la chose avant qu’elle n’arrive. Et elle n’arrive
jamais sans montrer son identité ni assurer qu’elle détient les moyens
(causes, raisons) de pourvoir à sa subsistance (son existence). Une telle
définition de la possibilité convient parfaitement aux objets, dont le concept
se trouve pensé et pré-vu avant leur production dans l’effectivité. Ici, nulle
surprise, mais rien que des projets, des projets de produits : l’effectivité se
borne à compléter la possibilité, n’y ajoutant que la réalisation elle-même
de ce qui, dans la pensée, se trouvait déjà là.
Mais le sens de la possibilité qui définit les objets ne convient plus
lorsqu’il s’agit d’évènements. L’évènement a en propre d’advenir sans avoir
été pré-vu. Il n’a demandé aucune permission pour surgir. Il s’impose d’un
coup, sortant de nulle part (de nulle prévision). Il éclate, comme une guerre,
un obus, une explosion. Il ne vient que de lui-même, d’un lieu inconnu et
insoupçonné avant cette irruption. Quand il arrive, il est déjà trop tard : il
occupe toute la scène, son effectivité règne de fait. Étrange situation,
puisque cette effectivité, qui ne peut se contester, puisqu’elle détruit
souvent les autres possibles et redéfinit l’équilibre des autres existences,
nous reste, la plupart du temps, incompréhensible : l’évènement est là, bien
là, mais cette existence en devient encore moins pensable, elle n’offre pas
d’essence déjà vérifiée ou connue. Bref, l’évènement accomplit son
effectivité sans passer par la case préalable du possible. Non qu’il soit
impossible, puisqu’il a bien franchi la porte d’entrée dans l’effectivité,
puisqu’aussi il va rendre intelligibles les autres possibles (redéfinis à partir
de lui) ; mais il reste, et pour d’autant plus longtemps qu’il a d’importance,
à nous inconcevable. Sa possibilité en tant qu’évènement ne dépend pas de
notre concept de possibilité (la non-contradiction de l’essence, la suffisance
des causes ou des raisons).
Cet autre possible, que le langage quotidien n’hésite pas à invoquer
contre l’usage logique (et métaphysique), aussi extraordinaire qu’il reste,
n’a rien de marginal ou d’excentrique. Car ce sont les évènements
impossibles et effectifs qui définissent l’histoire  : les guerres et certaines
paix, les découvertes, les exploits et les désastres, les morts et les naissances
surgissent comme des voleurs, ou avancent sur des pas silencieux comme
des colombes. Et nous devons vivre avec eux, en apprenant à leur trouver
un sens, si possible, vrai.
Jean-Luc Marion

Le 5 février 2015
Elle était légère et court vêtue

C’est La Fontaine qui le dit, et nous savons qu’il parlait un excellent


français et qu’il écrivait ses fables sans une faute… Alors, pourquoi « court
vêtue  », alors que justement il nous dit qu’elle était «  légère  », que nous
devinons que sa jupe était «  courte  » (et son «  cotillon simple  » et «  ses
souliers plats », ajoute-t-il avec précision…) ?
C’est un problème un peu délicat, mais qui paraît, dès qu’on a réfléchi
un instant, d’une parfaite logique.
Il suffit de se convaincre que, lorsque deux adjectifs se suivent pour
former ce qu’on appelle « un adjectif composé », le premier a pour fonction
de modifier le sens du second : mais, du coup, il perd son statut de simple
adjectif pour devenir l’équivalent d’un adverbe, par conséquent invariable.
Perrette, avec son pot au lait sur la tête, n’est pas seulement vêtue : elle est
court vêtue. L’adjectif court s’est mué en adverbe pour modifier le sens du
participe vêtue. Elle avait mis sa jupe pour être fin prête, pour remplir son
pot d’un lait tout frais tiré et son panier d’œufs frais pondus ; dans chacun
de ces adjectifs composés, le premier n’est plus un adjectif  : c’est un
adverbe.
Quand cette jeune fille rêveuse était nouveau-née, elle rêvait déjà…
Mais cette règle, si logique qu’elle soit, garde une certaine souplesse :
c’est que les adjectifs sont parfois un peu fantaisistes… Si grand s’est
longtemps montré inflexible, on écrit très bien aujourd’hui : « Elle avait les
yeux grands ouverts, et elle sortait de l’étable par la porte grande ouverte,
puisqu’elle était fin prête…  », certains n’en font qu’à leur tête. Nouveau
n’est invariable que pour les bébés nouveau-nés. Quand les adjectifs ou les
participes sont substantivés, l’adjectif qui les précède perd son statut
d’adverbe et s’accorde naturellement avec eux. Il arrive que les nouveaux
mariés soient moins regardants et acceptent que les nouveaux arrivants leur
apportent des roses fraîches cueillies…
Philippe Beaussant

Le 5 mars 2015
Les anglicismes furtifs

On sait qu’il pleut beaucoup en Angleterre, et qu’en France il pleut


beaucoup d’anglicismes. On les refuse, ou on les utilise par paresse ou
snobisme, ou faute de mieux, mais au moins on les reconnaît. Il existe aussi
des anglicismes furtifs, bien plus dangereux puisqu’ils échappent aux
radars.
Exemple  : Il parle français avec un accent définitivement italien.
L’auteur ne voulait pas dire que ce malheureux étranger ne se déferait
jamais de son accent, l’ayant dans la bouche « d’une manière définitive »,
pour toujours, mais que son accent était sans aucun doute, très nettement,
italien. Il donnait au mot définitivement (en anglais : definitively), le sens du
mot anglais definitely, qui avait dû pénétrer dans sa mémoire.
Autre exemple, entendu à la radio : Ce projet est clairement insensé. Un
anglophone perçoit aussitôt l’anglicisme qui s’y est glissé : This project is
clearly insane. L’adverbe clairement signifie «  d’une manière claire,
distincte  » et «  d’une manière intelligible  ; sans équivoque  », alors que
clearly a aussi pour sens « évidemment, manifestement ». Il aurait fallu un
de ces deux mots-là.
Une langue ne vit qu’en évoluant. Les mots acquièrent progressivement
des sens supplémentaires. À urbaniser, qui signifiait au XVIIIe  siècle
« donner des manières urbaines, courtoises », le XIXe ajouta : « transformer
un espace géographique en zone urbaine  ». (C’est étonnant, on voit toute
une civilisation qui bascule  !) Il se peut que des sens d’origine anglaise
enrichissent actuellement certains mots français, mais veillons à ce qu’il en
soit toujours ainsi, en adoptant, en connaissance de cause, de nouveaux sens
utiles.
Autres présences furtives  : les formes syntaxiques anglaises, parfois
plus relâchées – ou plus souples, tout dépend du point de vue – qu’en
français. On entend des phrases comme  : Peut-être il voulait me voir, qui
serait inconsciemment calquée sur  : Perhaps he wanted to see me. La
simplification est particulièrement regrettable quand on considère
l’élégance de la forme correcte : Peut-être voulait-il me voir, un des délices
de la langue française pour l’étranger qui en fait l’apprentissage. Le
remplacement, dans le langage parlé, du verbe au futur par aller plus
l’infinitif : Nous allons partir demain, Il va chanter, viendrait-il lui aussi de
l’exposition prolongée à l’anglais ? En anglais, le futur, qui manque en tant
que forme indépendante, se construit avec les auxiliaires shall et will (We
shall leave tomorrow) ou même avec la forme progressive du verbe to go
(He is going to sing), et peut faire oublier aux Français la concision de Nous
partirons, Il chantera, voire l’existence même de ce temps du verbe.
La déviation des sens et l’appauvrissement de la syntaxe
s’accompagnent d’une déformation des sons. Le s dans héroïsme,
humanisme – anglicisme –, est souvent sonorisé (devient z à l’oreille)
comme dans les mots anglais correspondants, entendus dans tous les
médias. Le plus fâcheux, c’est le déplacement de l’accent d’intensité sur la
première syllabe des mots, en imitation machinale de l’anglais, où
beaucoup de mots commencent ainsi. On rencontre sans cesse des phrases
comme  : «  Le gouvernement va réformer le système pénal  », «  Il est
partisan de l’Europe des nations ». L’accentuation uniforme du français, où
l’accent tombe sur la dernière syllabe à voyelle prononcée du mot et, dans
la phrase, à la fin de chaque groupe de mots, permet, en déplaçant
volontairement l’accent, de donner au mot choisi un relief particulier : « La
mise en scène était parfaite  », «  Faire ce que vous me demandez est
impossible  ». Surtout, la régularité simple crée le rythme du français  ;
l’ébranler a des conséquences graves. Pour s’en rendre compte, il suffit de
changer l’accentuation en poésie. Baudelaire devient insupportablement
prosaïque  : «  Traversant de Paris le fourmillant tableau  », et l’Hermione
d’Andromaque une mégère  : «  Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait
fidèle ? » Il suffit également de remettre les accents à leur place pour saisir
et apprécier la cadence propre à la langue française.
Toutes ces formes d’anglicismes sont furtives selon l’étymologie du
mot, qui renvoie au latin furtivus, « dérobé, volé, secret », à furtum, « vol »,
à fur, « voleur ». Ils volent subrepticement aux Français la sensibilité à leur
propre langue, avec d’autant moins de difficulté que ceux-ci en perdent de
toute façon la maîtrise, en percevant mal le sens des mots, la syntaxe, et
même les sons (on ne distingue plus je parlai de je parlais ; dans un vin, les
deux voyelles nasales ne sont plus différenciées). Voilà le vrai problème,
plus inquiétant encore que l’infiltration des anglicismes. Il faut, dès l’école,
apprendre une langue que l’on croit connaître du fait de la parler, mais qui
ne révèle ses lois, ses libertés, son chant, sa manière de nommer le réel et de
sonder le moi, qu’à l’étude.
Sir Michael Edwards

Le 2 avril 2015
J’écris ton mot, libertin

J’aime le mot libertin puisqu’il renvoie à celui de liberté. Ou, pour être
étymologiquement plus précis, au latin libertinus qui signifie « affranchi ».
Comme si le libertin s’affranchissait d’abord de tous les esclavages, de
toutes les contraintes, de tous les préjugés… Cependant, il ne me serait pas
venu à l’idée de m’y attarder si son emploi récent, revendiqué par le
principal et très médiatique inculpé d’un procès tenu à Lille il y a quelques
mois, et qui avait trait à des rencontres assez torrides, en groupe, dans un
hôtel de cette même ville, pour lesquelles avait été engagé un nombre
respectable (si l’on peut dire) de prostituées contraintes à des pratiques
complaisamment détaillées à la barre, ne l’avait à mes yeux dénaturé. Je
suis un libertin, en effet, affirmait-il en guise de défense, comme une
profession de foi ou un titre de gloire.
Diable !
Si je me réfère à la première édition du Dictionnaire de l’Académie
française, de 1694, le libertin, considéré uniquement sous sa forme
adjectivale, est celui « qui prend trop de liberté et ne se rend pas assidu à
son devoir ». Et de nous proposer cet exemple décisif : « Cet écolier ne va
guère en classe, il est devenu bien libertin. »
À la réflexion, je ne pense pas que c’est ce que désirait nous faire croire
le prévenu  : sa tendance fâcheuse à manquer la classe, fût-elle celle,
autrefois, du Fonds monétaire international. On lui aurait reproché
davantage, à tout prendre, son goût ou sa persévérance infatigable à se
rendre à des classes de culture physique bien particulières… mais basta !
La prudence, la peur de nommer les choses, l’affaiblissement de la
réalité la plus brutale, la plus angoissante ou la plus crue, voilà qui me
paraît en général marquer notre époque qui hésite toujours à nommer un
chat, un chat – alors que l’on ne devrait jamais cesser de nommer, de
glorifier et de saluer les chats, mais c’est une autre histoire, et revenons à
nos moutons  ! Tiens  ! Que viennent faire les moutons, là-dedans  ? Rien  !
Revenons plutôt à nos noceurs qui deviennent aujourd’hui des libertins,
comme ces aveugles métamorphosés en malvoyants, ces femmes de
ménage en techniciennes de surface, ces jeunes enclins à des incivilités
pour ne pas désigner les violences, le brigandage ou les insultes qui les
caractérisent, alors que les mourants n’espèrent plus, du prêtre catholique,
l’extrême-onction mais un inoffensif sacrement des malades, etc.
En vérité, il n’est pas facile d’être un libertin, dans le sens que ce mot
prend, dès l’âge classique. C’est une attitude philosophique autant qu’une
conduite de vie. Le libertin revendique son indépendance, son
affranchissement, face aux règles, aux lois, aux dogmes de la religion. On
l’appelait autrefois un « esprit fort ». Il y avait quelque péril à cela, dans les
siècles passés. Le libertin était-il par conséquent un impie, voire un athée ?
Peut-être, mais l’athée aurait-il songé à défier Dieu, s’il n’y croyait pas ? Le
Don Juan de Molière ou, a fortiori, celui de Mozart et Da Ponte serait
l’exemple même du libertin. Casanova aussi, sans doute.
En tout état de cause, je ne crois pas que les participants des soirées
lilloises avaient le moindre rapport avec La Mothe, Gassendi, Théophile de
Viau ou Chapelle que notre Dictionnaire de l’Académie, dans sa neuvième
édition, convoque, historiquement, pour incarner l’esprit libertin.
Reste le sens contemporain du mot, affadi, édulcoré, débarrassé de toute
arrière-pensée philosophique, de toute audace ou de tout courage, puisque
la permissivité de nos sociétés ne souffre désormais plus de bornes et que
les interdits moraux figurent désormais aux abonnés absents.
Le mot libertin, ainsi décoloré, tend à devenir l’élégant ou le
présentable synonyme de qualificatifs aussi variés que débauché, dépravé,
fêtard, dissolu, licencieux, paillard, pornocrate ou, dans le cas qui nous
occupe, d’un mot que j’hésite à écrire puisqu’il ne figure pas (encore  ?)
dans notre Dictionnaire, mais qui, dans sa rude et précise brutalité, désigne
pourtant ce qu’il veut dire : partouseur ou partouzeur, dérivé de partouze ou
partouse.
Céline et Queneau tiennent pour le z, Robert Pinget pour le s.  Marcel
Aymé qui ne fait jamais rien comme tout le monde évoque, dans son Passe-
Muraille, des partousiers. Pourquoi pas ? Mais, encore une fois, confondre
un partousier avec un libertin, non, très peu pour moi !
Frédéric Vitoux

Le 7 mai 2015
La mémoire des mots

Comme notre cerveau est plus intelligent que nous, notre langue se
souvient de ce que nous oublions. La vie des mots est longue et variée et
leur mémoire, tenace. Leurs origines (comme celles des formes
syntaxiques) nous offrent des mondes perdus, à condition, cependant, de les
entendre. Il semblerait que les Français, parlant une langue romane
relativement homogène, soient peu conscients de l’histoire, de la
géographie diverses des mots, et ainsi peu prompts à évoquer le passé par
celui des vocables et à jouer sur les différences entre les étymologies.
Plus des quatre cinquièmes des mots français viennent en effet du latin,
mais il suffit d’ouvrir un dictionnaire à presque n’importe quelle page pour
s’étonner du patchwork coloré de la langue. Ce qui suggère deux sujets de
réflexion. Au lieu de noter passivement qu’algèbre vient de l’arabe, banane
du bantou, chocolat du nahuatl, kiosque du turc, paréo du tahitien ou parka
de l’inuit, nous pouvons observer que les langues se parlent entre elles (tels
les mots d’un poème) et qu’elles ont besoin les unes des autres. Même si le
nomadisme des mots ne diminue pas l’incompréhension créée par la
multiplicité des langues, ces petites lumières de l’ailleurs s’allumant de
temps à autre dans une conversation ou un texte en français nous invitent à
accueillir l’autre et à aller vers lui et constituent un très modeste anti-Babel.
Le voyage de pyjama est typique et réjouissant  : il passe par le persan,
l’hindi et l’anglais avant de s’intégrer dans le français. La biographie des
mots est souvent un récit d’aventures – ou, moins agréablement, un récit de
conquête.
Il convient avant tout d’être sensible à la présence dans le français
moderne (à côté des Romains et des Grecs) des Gaulois et des Francs. Les
Gaulois interviennent dans la vie de tous les jours dès qu’il s’agit d’exercer
notre gosier, de marquer une charpente, de signaler un truand, ou
simplement de craindre, de bercer, de briser, de changer. Ils nous attendent
à la campagne dans l’alouette, le mouton, le bouc, dans la bruyère, le chêne,
le sapin. Nous marchons sur leurs traces en suivant un chemin, en passant
sur un arpent, un talus, une dune, en pataugeant dans la boue jusqu’à un
quai. Nous nous promenons en Gaule grâce à quelques milliers de noms de
lieux qui ont survécu, des Cévennes et des Vosges au Morvan, de l’Oise et
la Marne à la Seine, de Bordeaux et Lyon à Paris.
Les Francs nous accompagnent également dans notre quotidien, en nous
environnant de bleu, de gris, de blanc, en qualifiant quelqu’un de riche ou
de hardi, en désignant un garçon ou, à la place d’un truand, un félon, en
pénétrant dans notre orgueil ou notre honte, en nous permettant de haïr, de
haranguer, de ricaner. La campagne, qui parle parfois gaulois, parle aussi
francique, dans épervier, troupeau, frelon, hêtre, houx. Sans oublier
maréchal ou trop, la France et les Français.
La présence de tels mots, et de beaucoup d’autres puisés aux mêmes
sources, importe-t-elle vraiment, vu l’essentielle latinité du français ? Ou le
fait que la numération par vingt (quatre-vingts) vient des Gaulois, le préfixe
mé- (méfiance, méchant, mépriser), des Francs  ? La collaboration de ces
deux langues dans la formation du français nous rappelle que nous ne
parlons pas une langue pure, et devrait nous inciter à chercher, en vue du
bien-être, de l’évolution et de l’enrichissement de la langue, autre chose
qu’une pureté inhospitalière et de toute façon chimérique. Surtout, les
origines des mots sont aussi nos origines. Négliger des régions du passé
nous prive des parties correspondantes de nous-mêmes. Les Gaulois
précédèrent les Romains sur le territoire national  ; ils constituent l’être le
plus reculé des Français. Les cent cinquante mots courants et les noms de
lieux qu’ils ont transmis donnent accès, pour l’esprit comme pour
l’émotion, à un lointain passé encore vivant dans ce qu’ils nomment. Les
Francs viennent d’ailleurs et apportent un tout autre idiome indo-européen.
Leurs quelque cinq cents mots encore existants ouvrent une petite fenêtre,
dans le latin évolué qu’est le français, sur la grande aire des peuples et des
parlers germaniques, et encouragent à reconnaître l’apport de ces
envahisseurs dans l’expérience même d’être français.
e
Il faudrait continuer de réfléchir sur la France bilingue entre le V et le

X siècle, suivant l’arrivée des Francs, et sur la recommandation du synode

de Tours (813) de prêcher, non pas en latin, mais en langue romane ou


« tudesque ». Sur le fait que les Serments de Strasbourg (842), qui marquent
la naissance du français, sont rédigés en roman et en francique, et que la
Séquence de sainte Eulalie (vers 880), première attestation littéraire du
roman, se trouve dans un recueil où apparaît également un poème en
francique. On pourrait noter la présence dans la France actuelle d’une
version de cette langue, en Lorraine, et de plusieurs autres langues
germaniques, comme, dans le français moderne, de beaucoup de mots venus
de dialectes germaniques, ou du vieux scandinave des Normands, du
hollandais – et même du vieil anglais. Le monde germanique est actif dans
la langue française, et lui donne une autre dimension. Nous passons entre le
germanique et le latin, entre le Nord et le Sud, en disant tout simplement
guerre et paix, le bouton de la rose ou, avec Pascal, un roseau pensant.
Sir Michael Edwards

Le 4 juin 2015
Homosexuel

Le mot homosexuel, barbare en soi – puisque formé d’un préfixe grec


(homos  : même) et d’un radical latin (sexus), évoque, par sa laideur, un
médicament ou une marque de dentifrice. Le mot gay l’a heureusement
remplacé. Mais tout un vocabulaire français d’autrefois, précis et
savoureux, a disparu, au grand dam de la langue.
Dès le XIIe siècle, Villehardouin appelle bougres les Bulgares (Conquête
de Constantinople, chap. 97, 107, 108, 116). Le mot n’a pas chez lui de
connotation sexuelle. Il ne la prend, très vite, que par extension de l’hérésie
religieuse à l’hérésie sexuelle. Au XIVe  siècle un certain Remion fut
condamné à être brûlé à Reims pour «  péché de bougrerie  ». Bougrerie
servit à désigner le crime innommable. Bougre donna lieu à des
anagrammes  : ainsi parurent à Amsterdam en 1733 des Anecdotes pour
servir à l’histoire secrète des Ebugors, sous la signature de Medoso (autre
anagramme transparente). Agrippa d’Aubigné utilise bathylle, du nom d’un
personnage d’une idylle d’Anacréon (de même que le héros du Satiricon de
Pétrone a donné giton pendant des siècles). Mignon se trouve chez Ronsard
et chez Montaigne. Brantôme, Tallemant des Réaux les appellent bardaches
(avec la variante bredache chez Rabelais), mot qu’utilisent fréquemment
Sade ou Nerciat, et encore Balzac (Le Chef-d’œuvre inconnu) et Flaubert
dans ses Lettres d’Égypte. Dans une épigramme contre Campistron, auteur
dramatique et (s’il vous plaît) académicien, on lit ces deux vers (1685)  :
«  Sauvez-vous petits bardaches / Du plus bardache des humains.  »
Philandrique et androphile n’ont jamais réussi à s’imposer, malgré Restif
de La Bretonne. Diderot, Voltaire les appellent antiphysiques. André Gide
corydons, Marcel Proust bergers de Virgile ou exilés de Sodome. Ou encore
salaïstes, de Salaï, jeune amant de Léonard de Vinci. Ou encore mômes,
sobriquet que Montherlant nous explique par une note des Garçons : «  Le
français du Moyen Âge appelait un gamin un mahom, c’est-à-dire un
sectateur de Mahomet, par allusion à tous les défauts et vices qu’étaient
censés avoir les Mahométans, et qu’ont les enfants.  » Mais c’est dans les
Mémoires du préfet de police de Paris Canler (1862) qu’on trouve la liste la
plus succulente des synonymes et des surnoms. Il y a pour lui quatre
catégories d’antiphysitiques (sic), que d’ailleurs il classe tous sous la
rubrique «  prostitution  », n’imaginant pas que ce goût puisse être le fait
d’hommes libres. 1° Les persilleuses : jeunes ouvriers qui ont fui le labeur
de l’atelier et sont tombés « dans ce degré d’abjection » par désir du luxe ;
nommés ainsi par analogie avec les filles qui racolent en offrant du persil
aux passants. 2° Les honteuses, qui, au contraire des persilleuses qui imitent
la démarche des femmes, « cachent avec le plus grand soin le vice qui les
domine » ; ils, elles, appartiennent à toutes les classes de la société. 3° Les
travailleuses, ouvriers qui continuent à vivre de leur travail, mais ont le
même goût que les honteuses, moins la honte. 4° Les rivettes, difficiles à
distinguer, situées sur toute l’échelle sociale, et qui tirent leur nom de
l’expression «  river son clou à quelqu’un  ». Canler mentionne aussi les
serinettes (ce sont les maîtres chanteurs, par allusion à la boîte à musique
qui « fait chanter » le serin), et les corvettes, parce qu’une corvette « rôde
de la poupe  » plus qu’un vaisseau. Les jésus sont ceux qui attirent les
clients. Ce dernier mot fera fortune sous la plume de Francis Carco, qui
parle aussi des truqueurs et des lopes. Uraniste fut lancé en vain, en 1865,
par un magistrat allemand, par référence à l’Aphrodite Ourania de Platon,
laquelle préside aux amours sans fin procréatrice. Germiny, qu’on trouve
chez E.  de Goncourt en 1884, fit également long feu. C’était le nom d’un
conseiller municipal de Paris surpris avec un bijoutier dans un lieu peu
convenable. D’où vient le mot homosexuel  ? De l’écrivain hongrois Karl
Maria Benkert, qui le forgea en 1869, avec l’intention louable d’introduire
un terme «  scientifique  » débarrassé des connotations morales infamantes
attachées à ceux de « vice », « dépravation », « dégénérescence », etc., alors
couramment employés dans le langage médical. Il ne s’était pas rendu
compte qu’en mettant l’accent sur le « sexuel », il stigmatisait à nouveau les
ex-bougres et ex-bardaches en les réduisant à des obsédés du sexe,
incapables de sentiments, de cœur, d’amour.
Dominique Fernandez

Le 8 juillet 2015
La Sainte Touche

Dans un roman de Marcelle Tinayre récemment republié, La Veillée des


armes, on assiste à cet échange entre une petite modiste et un commerçant
qui refuse les gros billets. «  Un billet de cent francs  ? Je ne risque pas  !
C’est pas demain la Sainte-Touche. » Autrement dit, le jour « de la paye » –
forme et prononciation populaire de la « paie », le salaire.
Une petite recherche nous guide très vite vers Zola qui, dans
L’Assommoir, au chapitre  XII, évoque l’atmosphère d’un estaminet où,
autour de Gervaise, on célèbre la Sainte-Touche, « une sainte bien aimable,
qui doit tenir la caisse au paradis  ». On reconnaît le sens dérivé de
« toucher » qui signifie recevoir, en particulier une somme d’argent : sainte
Touche s’est évidemment forgé sur le modèle d’une autre sainte de
fantaisie, beaucoup plus ancienne, et repérée dès le XVIe  siècle, «  sainte
Nitouche » (« sainte n’y touche »).
Dans son Dictionnaire de l’argot des typographes, publié en 1883 chez
Marpon et Flammarion, Émile Boutmy, fondateur en 1872 de Sciences Po,
donne de la Sainte-Touche cette définition  : « Sainte-Touche. f. Jour de la
banque. Cette expression, usitée presque exclusivement parmi les personnes
attachées au Bureau, n’est pas particulière aux typographes ; elle appartient
plutôt au langage des employés.  » Même sens chez Léon Merlin, dans La
Langue verte du troupier (1888). Dans le Dictionnaire d’argot de Georges
Armand Rossignol (1901), elle désigne aussi le prêt. Et Napoléon Hayard,
dans son Dictionnaire argot-français (1907), en restreint l’usage au monde
populaire : « Le samedi est Sainte-Touche pour les ouvriers. »
On note aussi que, assez justement, la veille de la Sainte-Touche est dite
Sainte-Espérance.
Enfin, Georges Quey et René Vermont sont les auteurs d’une pièce peu
souvent jouée, Sainte Touche, «  comédie en un acte  » (1948)  : il y a peu
d’occurrences postérieures à cette date.
Sainte Touche rejoint ainsi toute une kyrielle de saints peu catholiques
comme saint Pansard, cité dans le Dictionnaire historique de l’ancien
langage françois de Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye (élu en
1758 à l’Académie française au fauteuil 6)  : «  Depuis le milieu du
e
XVI  siècle, le mercredi des Cendres était nommé jour de la Saint-Pansard,

les trois jours gras précédents ayant contribué à développer la panse.  »


Exemple médiéval : « Les festes de saint Pansard, auquel temps un chacun
sçait que fleurissent les mots de gueule. »
Ou saint Frusquin. Et de nouveau, Zola  : «  Gervaise aurait bazardé la
maison ; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on
avait voulu lui prêter sur ses cheveux. C’était trop commode, on ne pouvait
pas s’empêcher d’aller chercher là de la monnaie, lorsqu’on attendait après
un pain de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits,
jusqu’aux outils et aux meubles. » (L’Assommoir.)
Frusquin est évidemment à rapprocher de frusques, mot qui désigne les
vieux vêtements, et du verbe frusquer ou se frusquer, s’habiller. Certains y
reconnaissent le vieux verbe frouchier, frogier, frouger, qui signifiait
fructifier, profiter, gagner. (Francisque Michel, Études de philologie
comparée sur l’argot, 1856)  ; d’autres, simplement le froc, robe de toile
grossière que portaient les moines.
Saint Frusquin aurait été créé sur le modèle de saint Crépin, patron des
cordonniers, le saint-crépin désignant, dans leur langage, l’ensemble de
leurs outils. Venus de Rome, établis comme cordonniers à Soissons, saint
Crépin et saint Crépinien furent torturés sur l’ordre de Maximien : on leur
enfonça, entre autres, des roseaux sous les ongles. Cause ou conséquence :
ils sont aussi les patrons des gantiers…
Parmi les plus fantaisistes, et les plus évocateurs, on compte saint
Pognon, dont le culte aujourd’hui est plus célébré que jamais  ; ainsi que
saint Fout l’camp, patron des lâches et des peureux, ou saint Grognon qui, à
Bologne, est dit Grugnan en l’honneur de ceux qui si mostrano scontenti
del carnavale, « qui ne sont pas contents du carnaval ».
Jacques Merceron a publié en 2002 un Dictionnaire des saints
imaginaires et facétieux. Dans ce livre pittoresque et savoureux, aux côtés
de sainte Nitouche et de saint Frusquin, les plus répandus, il place saint
Goulipias, sainte Caquette, saint Langouret, sainte Guenille, saint
Braillard, sainte Pissouse, saint Grelottin, saint Patouillat, sainte
Troussecotte, saint Foulcamp, saint Tappedont et saint Frappe-Cul. Et
sainte Gobine comme saint Aval, « qu’on invoque au moment de faire un
bon gueuleton  ». Quant à saint Sylvain, parce que les femmes stériles
l’honorent particulièrement, il est couramment rebaptisé saint Biroutin,
saint Macou, ou encore saint Couillard.
Toujours avec Jacques Merceron, on constate en effet que la plupart de
ces saints ont avec le corps, ses maladies, leur guérison, un lien purement
mimétique, suggéré par leur nom : comme sainte Claire, censée guérir les
maux d’yeux, ou saint Cloud les furoncles, dits «  clous  » du fait de leur
forme «  acuminée  » («  en pointe  »). Et c’est ainsi que saint Pancras est
devenu saint Crampas pour s’être chargé de la guérison des crampes !
Nous nous arrêterons, car il faut bien conclure, avec et sur saint Fiacre,
dont le nom est devenu celui d’un type de voiture à cause d’un loueur de la
rue Saint-Fiacre à Paris. Mais lorsque saint Fiacre est invoqué en 1689 par
Bossuet, au moment où Louis  XIV devait subir l’opération de la fistule,
c’est pour une tout autre raison : c’est au titre de guérisseur du « fic », une
sorte de chancre à l’anus en forme de «  figue  » («  âcre  » signifiant
«  pestilentiel  »). Fiacre est d’abord le patron des jardiniers, parce qu’il
cultivait des légumes pour les pauvres  : sa consécration, si l’on ose dire,
postérieure, ne lui vient qu’après un miracle. Accusé de sorcellerie, en proie
au découragement, il s’était assis sur une pierre : elle se creuse aussitôt pour
soulager son derrière et lui offrir un siège convenable.
Danièle Sallenave

Le 7 septembre 2015
Divagation sur l’esprit des mots

Si, depuis qu’un instinct clair mais néanmoins curieux nous y pousse,
nous créons des mots en leur donnant un sens, les mots semblent parfois
nous répondre, en offrant des sens supplémentaires. Vivant bien plus
longtemps que nous, ils se présentent accompagnés d’une riche histoire,
d’une mémoire souvent foisonnante. Nous y trouvons des sens qui
échappent aux dictionnaires.
Exemple  : univers, du latin universum, à l’origine neutre singulier de
l’adjectif universus, «  universel, général, intégral ». Universum laisse voir
une pensée plus qu’intéressante. Lui-même dérivé de unus et du participe
passé de vertere, «  tourner, se tourner  », il suppose que tout ce qui existe
tourne pour se joindre, que tout se rassemble en un seul étant. Que la
multiplicité cherche l’unité ; que le multiple est un, et l’un, multiple. Le mot
donne un sens très lumineux et très fort à la totalité de ce qui est.
Cependant, c’est une vision des choses, une perspective sur l’espace-temps
qui ne va pas de soi, et que les Grecs ne partageaient pas : ils tenaient plutôt
l’univers pour un système bien ordonné, un kosmos. Nous héritons le mot
univers, qui nous induit peut-être, de façon subliminaire, à voir le monde à
sa manière. Ceux qui ne considèrent pas l’univers comme une unité
accueillant le multiple, comme une multiplicité s’accomplissant dans l’un
(ni comme un cosmos dont les lois ne résultent pas simplement des
hypothèses vérifiées des hommes), pourraient désirer un autre terme. La
théorie qui domine aujourd’hui paraît même le contraire de la conception
romaine. Le noyau primitif super condensé figurerait l’unité, que la
multiplicité, constituée par les galaxies issues du big bang, fuirait avec une
insouciante précipitation. L’expression l’univers en expansion est un
oxymore.
Univers contient d’autres surprises, moins visibles et encore plus
réjouissantes. On y aperçoit le vers, non pas en jouant sur les mots, mais en
remontant de nouveau à l’origine. Vers aussi vient du participe passé de
vertere, versus, qui, substantivé, signifie «  ligne, sillon, ligne d’écriture,
vers ». Le poète se tourne à la fin de son vers, comme le laboureur au bout
de son sillon. Le poème réussi ressemble à un champ bien labouré. La
poésie prendrait sa source à la fois dans le contact avec la terre (on pourrait
ajouter : avec ce qui nous entoure au quotidien, avec le travail), et en même
temps avec l’univers, avec l’immensité qui nous reçoit. Elle porterait à
sonder à la fois l’ordinaire et le sublime, le vécu au jour le jour et les
aspirations les plus élevées.
Dans univers on découvre également la préposition vers, puisqu’elle
aussi vient de versus dans le sens de « tourné dans la direction de… ». Un
poème ne serait pas tout à fait un monde clos, immobile, intemporel  : il
s’ouvrirait à l’ailleurs et à l’avenir. Il représenterait, non la fin, mais le
commencement d’un voyage vers quelque chose. L’univers aussi aurait une
direction à prendre, un but à atteindre.
D’autres mots invitent à réfléchir ainsi, de façon libre et spéculative.
Sens est particulièrement piquant. Deux origines : sensus, « signification  »
en latin, et sinno, « direction » en germanique, semblent s’être confondues
en ancien français. Que cette confusion est judicieuse ! Elle nous souffle, si
nous voulons bien l’écouter, qu’une signification à chercher est un chemin à
suivre, que le sens d’une œuvre littéraire, artistique, philosophique,
théologique, est moins une interprétation bien structurée, une paraphrase à
contempler, qu’une direction indiquée. Le sens d’une œuvre serait le sens
dans lequel elle s’engage.
Si nous voulons bien, en effet, car les allusions répandues par
l’évolution des mots ne prouvent rien et sont, en elles-mêmes, sans
signification. On ne peut pas conclure de quelqu’un, s’il est obsédé par la
peur, que la peur s’assoit devant lui, s’il conspue un orateur, qu’il lui crache
dessus, ou si un désastre le frappe, qu’il est né sous une mauvaise étoile. La
notion du sens étymologique d’un mot nous fourvoie. Les mots nous
suggèrent simplement, par les conversations qui se développent entre eux,
par l’intelligence qu’ils semblent avoir de rapports insoupçonnés entre
divers phénomènes, des pensées neuves, d’attirantes possibilités, des idées à
poursuivre, ou à abandonner.
Sir Michael Edwards

er
Le 1  octobre 2015
Apocope,

vous avez dit apocope ?

Longtemps, je me suis enchanté des noms en apparence extravagants


que portent la plupart des figures de style ou de rhétorique : l’anacoluthe et
la catachrèse, l’antanaclase et l’épanalepse, la synecdoque et la
paronomase, l’homéotéleute et l’anaphore, j’en passe et des meilleures.
Certains auraient mérité de faire partie de la collection des jurons propres
au capitaine Haddock. Je pense particulièrement à deux d’entre eux,
l’apocope et l’aphérèse, que nous employons à tout bout de champ, sans
même le soupçonner, à la façon dont monsieur Jourdain faisait de la prose
sans le savoir.
Si j’écris cette simple phrase, par exemple  : le prof de gym a sifflé
l’heure de la récré, j’ai convoqué déjà trois apocopes. Et si j’ajoute  : en
bus, en car, en vélo ou en métro, les candidats au bac sont rentrés chez eux
voir la télé ou se sont retrouvés au ciné, revoici cinq apocopes et deux
aphérèses qui pointent le bout de leur nez.
L’apocope, on l’a compris, est le retranchement d’un son, ou bien d’une
ou de plusieurs syllabes, à la fin d’un mot : prof pour professeur, gym pour
gymnastique, télé pour télévision, bac pour baccalauréat, par exemple.
L’aphérèse, en revanche, consiste à retrancher une lettre, ou bien une ou
plusieurs syllabes, au commencement d’un mot : bus pour autobus, car pour
autocar, de même que l’on disait autrefois familièrement les Ricains pour
les Américains…
Ce qui est curieux, c’est que l’aphérèse vient du grec aphairesis, qui
signifie «  action d’enlever  », de même que l’apocope dérive du grec
apokopê, qui signifie pareillement «  action de retrancher », sans qu’il soit
précisé, dans ces deux étymologies, le bout par lequel on retire ou retranche
une partie du mot. Pourquoi l’apocope désigne-t-elle le retranchement de la
fin d’un mot, et l’aphérèse le retranchement du début de celui-ci  ? Leur
étymologie, encore une fois, ne semble pas le préciser.
À propos du grec et des apocopes, permettez-moi, pour conclure,
d’évoquer une anecdote qui serait peut-être une indiscrétion si nous ne
restions pas ici, entre nous, dans un cadre strictement académique, n’est-ce
pas ? Elle a trait à Jacqueline de Romilly, la grande helléniste restée si chère
au cœur de beaucoup d’entre nous. C’était il y a dix ou douze ans environ.
J’assistais à l’une de mes premières séances de travail du Dictionnaire, avec
la timidité que l’on devine.
Le mot étudié était « récréation ».
Divers académiciens précisaient ou enrichissaient la définition ou le
juste emploi du terme. Je crois que c’est Jean-François Revel qui suggéra
alors que l’on pourrait peut-être, sous la rubrique « fam. » (pour familier),
signaler tout de même, dans cet article, l’emploi courant du terme récré : la
cour de récré, l’heure de la récré,  etc. Sa proposition allait être adoptée
quand Jacqueline de Romilly demanda la parole et, avec l’énergie ou la
véhémence qui lui étaient coutumières, s’insurgea contre la suggestion de
son confrère. Non, elle ne voulait pour rien au monde entendre parler de
récré.
Si l’on commençait, nous dit-elle en substance, à faire entrer les
apocopes dans notre Dictionnaire, on n’en finirait plus. La géo pour la
géographie, un hebdo pour un hebdomadaire pendant qu’on y était  !
Quiconque verrait le mot récré dans un texte comprendrait sans mal qu’il
s’agissait de l’apocope de récréation, inutile de lui conférer en prime
d’inutiles lettres de créance.
Une discussion passionnée s’ensuivit entre les tenants et les adversaires
de récré. Certaines apocopes avaient acquis leurs lettres de noblesse, certes,
ou leur parfaite autonomie. Le cinéma, le métro ou le vélo. Qui parle encore
de cinématographe, de métropolitain (voire de chemin de fer métropolitain)
ou de vélocipède  ? Mais récré était-il d’un usage courant ou quasiment
autonome ? Non.
Au bout d’une demi-heure, il fallut trancher par un vote. Jacqueline de
Romilly l’emporta, qui avait rallié à sa cause une majorité des présents. La
récré n’allait pas figurer dans la neuvième édition de notre Dictionnaire.
J’étais ébahi. Mes nouveaux confrères, un Prix Nobel de biologie-
médecine, des professeurs au Collège de France, des anciens ministres, des
romanciers, philosophes et autres historiens de renom, pouvaient ainsi
consacrer plus d’une demi-heure de leur temps à se disputer, avec autant
d’énergie que de courtoisie, à propos d’un simple mot et d’une figure de
rhétorique ! Où diable me trouvais-je ?
La réponse s’imposait : dans un refuge de haute civilisation. Je sais gré
à Jacqueline de Romilly et au mot « apocope » de me l’avoir révélé ce jour-
là.
Frédéric Vitoux

Le 5 novembre 2015
Le ressentiment

Voici un mot étrange, tant ses sens peuvent se différencier, jusqu’à


s’opposer frontalement.
Il peut s’agir simplement de ce que l’on ressent, vulgairement du
ressenti : le froid réel et mesurable par un thermomètre ne correspond pas
toujours au froid ressenti, la plupart du temps plus glacial. Inversement le
prix ressenti d’un produit mis en vente avec force publicité doit, du moins
est-ce l’intention commerciale, sembler moins élevé qu’il n’est (on
arrondira au centime inférieur pour masquer un mille de plus, on divisera le
prix total par le prix mensuel sans indiquer le nombre de mois dus,  etc.).
Cette acception garde la trace, bien effacée il est vrai, de ce qu’au
e
XVII   siècle, le ressentiment indiquait  : un fort sentiment, profondément

ressenti, d’ailleurs souvent très positif – un ressentiment de reconnaissance,


d’amour, de gratitude –, autant qu’un ressentiment de peine ou de
souffrance.
Les sens modernes n’ont guère conservé de cette positivité. Nous
parlons d’un ressentiment pour désigner le sentiment de réaction à
l’encontre d’une attaque, d’un affront, d’une injustice ou d’une injure. On
garde un tel ressentiment et, comme si on le thésaurisait, on le couvre, le
couve, le réchauffe pour le faire grandir et fructifier. D’où ses nouvelles
caractéristiques.
D’abord le ressentiment doit s’entendre comme un aveu de faiblesse.
Aucun paradoxe à cela, mais une évidence  : je ne souffre de ressentiment
devant une menace ou une attaque que parce que je revendique quelque but,
quelque possession que je tiens pour un bien ; et un bien que je ne possède
pas, mais dont j’estime qu’il me revient ou devrait me revenir. Je n’éprouve
un ressentiment que parce que je revendique, donc parce que j’avoue
manquer de ce bien, réel ou supposé. Le ressentiment contre autrui avoue
donc un manque. Il ne s’agit plus de sentir (ressentir) une situation ou une
chose qui m’affecte, mais de ressentir un manquement, un manque, bref ce
que je ne possède pas, ce qui n’est pas mien, éventuellement ce qui n’est
pas. Le ressentiment, comme l’envie, n’a besoin de rien pour croître et
embellir – il se nourrit littéralement d’un rien, du rien, du manque même.
Ce qui lui ouvre une carrière sans limite, car tout peut manquer, pourvu
qu’il apparaisse comme ce dont je ne possède (encore) rien. Non seulement
le ressentiment caractérise le pauvre, mais bien pis, même le riche à
millions s’en trouve affecté parce qu’il lui manque encore des milliards. Le
néant de ce que je ne possède pas encore suffit à remplir indéfiniment le
cœur de ressentiment.
Mais le ressentiment va plus loin encore. S’il en restait là, il ne serait
qu’un autre nom de l’envie, de la jalousie ; il m’orienterait simplement vers
la revendication sans fin d’autres possessions  : le syndrome du «  toujours
plus ! ». Il ne provoquerait que la haine des autres, ceux qui possèdent ce
que je ne parviens pas à posséder, ou ceux qui me privent par leur
possession d’y parvenir à mon tour (que ces «  autres  » soient réels ou
imaginaires importe peu). Dans tous les cas, le ressentiment resterait ad
extra, centrifuge, explosif pour ainsi dire.
Or, et c’est son sens le plus contemporain et désormais le plus courant,
le ressentiment va plus loin. Car ce manque et cette envie, j’en souffre (je
les ressens) d’autant plus intensément et longtemps que je ne parviens pas à
les effacer par une prise de possession effective. Manquer est une chose, ne
jamais sortir de ce manque, vivre avec lui au jour le jour, en rêver la nuit,
c’en est une autre. Le ressentiment se redouble toujours de son impuissance
et institue l’insatisfaction comme un état chronique. Il dure aussi longtemps
que dure mon impuissance à conquérir l’objet du manque. Et il souligne,
durant le temps de l’impuissance, que celle-ci devient durable, voire
définitive. Il finit par m’accuser de cette impuissance, et à juste titre. Le
ressentiment devient ainsi le seul sentiment de ceux qui n’en ont plus
d’autres – positifs. Le ressentiment vire alors à la haine de soi  : il se
retourne ad intra sur son porteur. Et, laissé à lui-même, il ajoute la tentation
du suicide à la pulsion de meurtre.
Ou bien, il semble ouvrir une consolation, une alternative au désespoir.
Pour éviter de mettre en évidence et en accusation mon incapacité à
satisfaire mon envie, le ressentiment me propose sans cesse d’autres
responsables  : n’importe qui, connu ou inconnu, mon prochain et mon
lointain, pourvu qu’il ne soit pas moi, mais l’autre, autrui précis ou
collectif. Alors, le ressentiment me permet de ne jamais m’avouer moi-
même responsable, de n’avoir jamais à répondre de rien, ni à personne.
Pour n’avoir jamais à avouer (ni même à envisager d’avouer) la moindre
responsabilité, il me suffirait d’accuser tout un chacun sauf moi. La lutte
pour l’innocence passe par l’accusation universelle. Car seule une
accusation universelle m’assure sinon l’innocence, du moins son plus
proche substitut – le statut de victime par excellence. Plus victime que moi,
tu dois mourir.
C’est ainsi que le ressentiment ment  : en lui le senti ment. Et il tue,
d’une manière ou d’une autre.
Jean-Luc Marion

Le 4 décembre 2015
À propos d’un mot venu du Sud

Dans mon enfance, nous habitions un mas au milieu des vignes, un


vieux mas catalan. Nous l’appelions le mas parce qu’il était unique,
incomparable dans nos cœurs – et il l’est toujours. Nous disions le mas-ss,
en faisant siffler le –s final, comme tout un chacun dans le sud de la France.
Un visiteur parisien venait-il à parler du mâ, ainsi qu’il est d’usage au nord
de la Loire, ce Nord qui était pour nous un autre monde, nous trouvions sa
prononciation exotique et même, je l’avoue, ridicule. Le mâ nous mettait
mal à l’aise.
Car le mas-ss tant aimé, privé de sa consonne sonore et familière,
semblait appauvri. Pire même, par la faute de cette seule lettre manquant à
l’oreille, dénaturé. Le mâ lui volait son identité solaire, sa part de
Méditerranée. Où étaient la terre rouge, la violence de la tramontane, dans
ce mâ citadin, le parfum des raisins et des figues, la bonne odeur des
sarments qui brûlaient l’hiver dans la cheminée de la grande salle, où la vie
se déroulait tout entière ? Nous ne le reconnaissions plus. Un mâ ne pouvait
être pour nous qu’un mât de bateau.
La prononciation a toujours été un casse-tête dans la langue française,
où se mêlent tant d’influences diverses. Les consonnes finales, pour la
plupart, sont muettes, y compris dans ce Midi auquel je reste attachée. On y
respecte l’usage  : estomac (prononcez -a), escargot (-o), rat (-a). Mais on
dit vasistas (-ss), même en pays d’oïl… Mieux vaut ne pas se demander
pourquoi. La prononciation des consonnes finales en français se traite au
cas par cas. Ainsi dit-on, parmi cent exemples contradictoires, « dessus » (-
u), mais «  sus  » (-ss) dans le sens de «  en avant, à l’abordage  », encore
qu’«  en sus  », bien vieilli dans le sens de «  en plus  » (-ss), se prononce
plutôt -u… Exubérance de la prononciation  ! Les consonnes finales ne
s’entendent pas dans «  tôt  » ni dans «  tas  », s’entendent dans «  neuf  » et
dans «  net  ». On peine à s’y retrouver. La plupart du temps, comme le
bourgeois gentilhomme, on prononce bien ou mal, mais presque toujours à
l’intuition, sans savoir pour quelle raison ni s’il y en a une. Le plus
étonnant, c’est que ces variations, loin d’être hasardeuses ou fantaisistes,
trouvent chacune leur explication : selon l’étymologie, la règle, l’usage ou
même l’époque, la prononciation ayant souvent changé au cours des siècles.
Le mot mas, d’origine provençale, vient du latin mansum, participe
passé de manere, qui signifie demeurer. Il a la même étymologie que
« maison ».
Il cousine aussi, par l’étymologie, avec le « manoir », dont la sonorité
m’évoque toujours le paysage lugubre des Hauts de Hurlevent.
Ni manoir ni bastide, le mas est une demeure basse, rustique, entourée
de terres agricoles arrachées à la garrigue – principalement des vignes, des
oliveraies, mais aussi des vergers, quelques prés à moutons. On le trouve
exclusivement dans le sud de la France. Ailleurs, non pas seulement au nord
de la Loire, mais dès que l’on quitte le paysage méditerranéen, dans un Sud
au climat océanique, comme le Pays basque, on dit une ferme. Une
exploitation agricole, si l’on est plus ambitieux, plus moderne. Ou,
noblement, un domaine. Il y a souvent un seigneur dans un domaine, il n’y
en a jamais dans un mas, ou alors à titre symbolique. Si le mas évoque un
monde de paysans, ce sont des seigneurs de la vigne.
Manere : j’aime ce verbe latin. De même que son équivalent français,
«  demeurer  » – trois syllabes aussi –, c’est un mot lent et calme, doux à
prononcer. Un mot avec une aura de durée, de stabilité, ou pour mieux dire
de permanence (per manere), un mot de fidélité.
À Paris, où je suis arrivée à l’âge des premières dictées, mon accent
méridional m’a valu bien des moqueries à l’école – les petites filles sont
cruelles. Je l’ai corrigé de moi-même, au plus vite, et ne l’ai plus jamais
repris. Mais je le regrette. «  L’accent, c’est la fidélité  », disait mon père.
Fidélité au terroir, à la province. De grands écrivains français ont eu un
terrible accent  : Colette et Claudel ont roulé les rrrr jusqu’à leur dernier
souffle, d’une manière qui paraissait caricaturale déjà à leurs
contemporains. Et Valéry chantait en parlant, sous l’influence de ses racines
sétoises, ou peut-être de celles, plus lointaines, d’Erbalunga ou de Gênes.
La langue française est avant tout une harmonie.
Rien de plus amusant que de lire un dictionnaire, par la seule entrée de
la prononciation. Elle est toujours signalée en premier, avant la nature ou le
genre d’un mot, et avant même sa définition  : non seulement entre
parenthèses, mais dans l’écriture phonétique qui a de toute évidence une
parenté avec la cabalistique. Ce mystérieux énoncé de phonèmes, il est
recommandé d’essayer de le dire à haute voix. Pour entendre la musique du
mot – le son exact et primordial, qui va s’accorder avec tous les autres et,
après entrée en scène de l’orthographe et de la grammaire, former la phrase
idéale, la parfaite euphonie.
Le Midi, pour la prononciation, a une force particulière. Il colle plus
souvent qu’à Paris à l’étymologie et aux racines, surtout latines. Le mas,
solide sous les assauts du vent, me semble relever le défi que lui a lancé à
l’origine le verbe manere. Plus que maison, plus que manoir, infiniment
plus que domaine, c’est lui, ce petit mot provençal d’une seule syllabe, qui
reste le plus proche de mansum, le plus exact à lui ressembler. De là vient
sans doute que tout mas garde pour moi un caractère irréductible. Et un
pouvoir rassurant. Avec sa consonne finale sonore, qui dans le Sud résiste et
refuse de mourir, ce mot simple, ce très vieux mot m’apporte l’écho de voix
chaleureuses, qui ne s’effacent pas.
Dominique Bona

Le 7 janvier 2016
À l’Y

Anatole France, dans Le Livre de mon ami, note qu’arrivé à l’âge de


quatorze ou quinze ans, il sent qu’il a grandi. Les fruits confits aux
devantures ne lui semblent plus aussi désirables, il ne cherche plus «  à
comprendre le Y énigmatique qui brille en or sur l’enseigne des merciers »,
et ne s’arrête plus à déchiffrer « les rébus naïfs, figurés sur la grille historiée
des vieux débits de vin, où l’on voit un coing ou une comète en fer forgé ».
Au moins trois énigmes dans la même phrase, qui donnent toutes une
vision imagée, et attirante, d’un Paris disparu : le Y des merciers, la comète
et le coing du marchand de vin.
Le « coing », c’est facile : probablement « le beau » ou « le bon coin »,
un jeu de mots rudimentaire.
Mais la comète du marchand de vin ? Et le Y des merciers ?
Les merciers jusqu’à la fin du XIXe siècle vendaient du fil, de la dentelle,
mais aussi des vêtements, comme gilets, culottes, ainsi que de menus objets
de décoration, fleurs artificielles, petits vases,  etc. «  Mercier  » et
« mercerie » viennent tous deux de merx, en latin « marchandise », qu’on
retrouve dans com-mercium, et Mercu-rius, Mercure, dieu du commerce. Et
dans mereo, « gagner de l’argent, toucher un salaire », qui a donné meretrix,
« prostituée » (de là à voir l’origine, chez les « marchandes à la toilette »,
d’un coupable penchant à favoriser des amours tarifées, ou pour tout dire,
merce-naires, il n’y a qu’un fil, qu’on peut aisément tirer).
Des merciers, il y en a de toute sorte, et notamment des petits, qui vont
portant leur marchandise dans un panier, comme celui qu’on entend dans
une ballade de Charles d’Orléans pousser son appel dans les rues :
Petit mercier, petit pannier !
Pour tant si je n’ay marchandise
Qui soit du tout a vostre guise
Ne blasmez pour ce mon métier
Je gangne denier a denier
C’est loings du tresor de Venise
Mais rien de tout cela n’explique ce mystérieux Y. Aucun dictionnaire
historique ne le signale à l’article «  mercier  »  ; et aucun dictionnaire de
langue française à la lettre y.  Sauf le Larousse illustré en dix volumes de
1923 : «  À Paris, les bonnetiers prenaient autrefois pour enseigne “À l’y”
pour “à li gregues”, “aux chausses”. » Le mot « grègues » est aujourd’hui
un synonyme argotique de «  culotte  » qu’on trouve surtout dans
l’expression «  tirer ses grègues  », autrement dit, toujours en argot, «  se
tailler ».
Tout cela nous oriente vers une science dont le XIXe siècle finissant a eu
la passion : la science des enseignes, souvent parlantes et imagées, que l’on
baptise alors d’un nom savant, celui d’«  apothiconomie  » (du grec
apothêkê, « magasin »). C’est le moment en effet où on les voit disparaître
une à une. De ces apothiconomes, écrit Marie-Dominique Arrighi dans un
numéro de Libération (1995), «  Édouard Fournier est sans conteste le
maître. Bibliothécaire au ministère de l’Intérieur, c’est un érudit éclectique,
du style polygraphe. Après avoir écrit sur les lanternes, les cabarets ou les
rues de Paris, il meurt en 1880, laissant inachevée une histoire des
enseignes de Paris ».
Et justement, en 1878, Édouard Fournier a réédité le Livre commode des
Adresses de Paris pour 1692, «  du sieur de Blegny, sous le pseudonyme
d’Abraham du Pradel  ». Voici ce qu’il écrit  : «  Le commentaire que j’ai
joint à mon édition du Livre commode présente une assez amusante
étymologie : au no 14, à l’angle de la rue du Chat-qui-Pêche, un médaillon
plaqué sur la façade est orné d’un Y, rébus pour “lie-grègues”, lacets de
fixation entre culottes et hauts-de-chausse. […] Autrefois on appelait le
haut-de-chausses  : grègues, grèques, à cause de la ressemblance avec les
courtes et larges culottes des Grecs. Le nœud de ruban, que les merciers
vendaient pour l’attacher au pourpoint, se nommait lie-grèques. Or, c’est de
ce mot, un peu modifié, que vient notre enseigne. De lie-grèques, en forçant
légèrement la prononciation, on eut l’Y, et la fameuse lettre fut ainsi acquise
aux merciers. Elle a, d’ailleurs, la forme d’une culotte, les jambes en l’air,
et par là convient d’autant mieux, comme armes parlantes, à ces marchands
de culottes et de caleçons. »
Le jeu de mots sur les enseignes est une vieille tradition médiévale,
ainsi pour les auberges, appelées «  Au lion d’or  » parce que «  au lit on
dort ». (Ce qui rend absurdes les « lions d’argent » qui pourtant pullulent.)
Mais on a aussi « L’Épi scié » (épicier). Ou le « Singe en batiste » : « Au
Saint-Jean-Baptiste » (enseigne du marchand de toile, représentant un singe
avec un col et des manchettes en batiste).
Ces enseignes parlantes sont un écho direct, roturier, des blasons
parlants de la classe aristocratique, comme l’écureuil des armes de Fouquet
(écureuil se dit fouquet en gallo), ou le faucon sur un mont pour les De
Montfaucon. Les enseignes usent des symboles de la même façon qu’eux, et
elles en proviennent parfois même directement : comme l’enseigne « Aux
trois Couronnes  » dorées sur fond bleu, blason ancien de la Suède.
Apparues peut-être sur les hostelleries où les Scandinaves venus pour les
croisades avaient coutume de s’arrêter ?
Le Conteur vaudois, « journal de la Suisse romande », signale dans son
volume  17 (1879) «  quelques enseignes dont M.  Blavignac, de Genève,
architecte et archéologue distingué, que notre modeste feuille a eu
l’honneur de compter au nombre de ses collaborateurs pendant plusieurs
années, a publié une histoire excessivement curieuse ». Toute enseigne « est
le reflet d’une pensée  ». Ainsi «  un cordonnier avait-il pour enseigne un
tableau représentant un passant étendant la main droite sur une paire de
chaussures neuves, tandis que sa main gauche essayait de s’emparer d’une
oie grasse qui fuyait sous la table. Au-dessous, on lisait  : Si tu prends les
souliers, laisse au moins là mon oie (la monnoie) ».
Et l’almanach vaudois cite pour terminer «  cette idée originale, mais
peu républicaine, d’un marchand de tabac qui avait inscrit sur sa devanture
ces trois mots : Liberté – Égalité – Fraternité. Une énorme blague à tabac
était peinte au-dessous de chacun de ces mots, et l’enseigne portait pour
légende : “Aux trois blagues” ».
Aujourd’hui, ce sont les salons de coiffure qui détiennent un record
dans l’art des enseignes fondées sur des jeux de mots : à vrai dire, souvent
misérables, comme ces « Chambres à Hair », « Adult’ Hair », « Mo-Tifs »
et autres « Atmosp-Hair »… Où on ne trouve guère la trace de la joyeuse et
goguenarde inspiration médiévale.
Troisième et dernière énigme  : reste à expliquer la «  comète  » en fer
forgé des débits de boisson. Son origine est moins mystérieuse que celle de
l’Y des merciers, il s’agit de la comète du 30  août  1811, qui fut visible à
l’œil nu pendant plusieurs mois, et passa au périhélie au moment des
vendanges. On lui attribua la qualité exceptionnelle des vins de cette année-
là. Balzac, à qui rien n’échappe, en fait le début de la fortune de Grandet :
« Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait
rapporté plus de deux cent quarante mille livres » (Eugénie Grandet, 1833).
Dans les années qui suivent, de nombreux cabarets choisissent pour
enseigne une étoile chevelue, prennent son nom ou se débaptisent en sa
faveur.
En Russie, la comète de 1811 passe pour avoir annoncé, non pas un
malheur, selon sa réputation, mais un dénouement heureux (de leur point de
vue) : le désastre subi en 1812 par l’armée de Napoléon. Tolstoï la décrit à
plusieurs reprises dans Guerre et Paix ; pour Pierre Bezoukhov, l’apparition
dans le ciel de la « lumineuse comète » se confond avec le regard jeté sur
lui par Natacha qui va bouleverser sa vie.
Et le commerce des vins en profite : surtout celui du champagne, dont
les Russes sont grands amateurs. La Veuve Clicquot en reçoit des
commandes massives, à la condition que les bouteilles portent une vignette
avec la mention : « Vin 1811 de la comète ».
Sur les bouchons du célèbre champagne, dépourvue de sa chevelure, la
comète subsiste aujourd’hui sous la forme d’une étoile, dont on a oublié
probablement l’origine et le sens. Quant aux cafés, hôtels, bars et
restaurants « à la comète », ou « de la comète », on ne les compte pas : mais
il existe aussi une bière qui a porté ce nom pendant près d’un siècle. La
brasserie de la Comète s’était installée à Châlons-sur-Marne pour
approvisionner la capitale tout en concurrençant les bières allemandes. En
1881, qui est aussi une «  année de la comète  »  ! Apparue d’abord dans
l’hémisphère sud, la «  grande comète de 1881  » fut observée le
30 juin  1881 par Jules Janssen à l’observatoire de Meudon. Les brasseurs
avaient-ils voulu rééditer l’exploit (commercial) de 1811 ?
C’est sans fin.
Danièle Sallenave

Le 5 février 2016
Touches noires

« C’est dur, M’sieur… » « Oui, jeunes gens, c’est dur », confirmait à ses
élèves un de mes amis. Il enseigne les lettres dans une classe de seconde,
option musique. Les adolescents peinaient sur l’orthographe, grommelaient,
se rebiffaient. «  Mais, reprenait-il, est-ce que le piano aussi, ce n’est pas
dur ? » «  Oh oui  !  » « Que diriez-vous si on décidait de supprimer sur le
clavier les touches noires, afin que ce soit moins dur ? » « Ah non ! » Ce fut
un cri d’horreur. « M’sieur, dit le plus poète des garçons, l’âme du piano est
dans l’alternance des majeures et des mineures. Sans les touches noires,
quelle différence y aurait-il entre jouer du piano et tapoter sur une
casserole  ?  » «  Eh bien, jeunes gens, c’est la même chose pour
l’orthographe. Que pensez-vous de la réforme prévue ? » Ils se regardèrent,
ils ne savaient pas, ils n’en pensaient rien. « La réforme prévue consiste à
supprimer d’un certain nombre de mots les touches noires, celles qui vous
embêtent. » « Par exemple ? » « Par exemple les accents circonflexes. On
écrirait (il écrivit au tableau noir)  : fenètre, hopital, soyez des notres.  »
Tous, à l’unanimité, votèrent pour la conservation des accents circonflexes.
Et pour le ph de nénuphar, dont les feuilles rondes qui s’étalent sur l’eau
seraient infiniment moins séduisantes avec le f de farine. Le plus touchant,
me confiait cet ami, c’est qu’ils étaient très mauvais en orthographe, que
l’orthographe leur faisait perdre des points pour leurs copies et rater des
examens, qu’ils la maudissaient, cette mégère, mais qu’au fond d’eux-
mêmes, ils sentaient que vouloir la réformer et l’amadouer pour la rendre
plus facile et plus douce était une marque de mépris à leur égard. S’ils
venaient à l’école, c’était précisément pour secouer la poussière de leurs
chaussures, être forcés de vaincre leur laisser-aller  ; et la mission du
professeur, c’était de les aider à remonter la pente, au lieu de les enfoncer
dans leur ignorance. Si on les abandonnait à leur misère, à quoi bon venir
en classe ? Les croyait-on trop nuls pour refuser tout effort ? « D’ailleurs,
poursuivait mon ami, tout heureux de leur réaction, l’effort que vous avez à
fournir n’est pas si grand qu’il vous semble. Au lieu de supprimer les
accents circonflexes, on ferait mieux de vous en expliquer l’origine et la
nécessité.  » «  La nécessité  ? Quelle nécessité  ? Ne sont-ils pas purement
arbitraires ? » répliqua le fort en maths. « Pas du tout. Ils remplacent un s
latin qui a disparu au cours des siècles. La plupart des mots à accent
circonflexe ont des dérivés ou des doublons qui ont conservé ce s. Ainsi,
quand vous écrivez fenêtre, pensez à défénestrer. Ancêtre, ancestral.
Hôpital, hospitalisation. Paître, pâtre, pasteur. Maître, magistral. Nôtre
dérive du latin nostrum, naître du latin nascere. Il y a quelques anomalies,
c’est vrai, mais rares  : ainsi on ne s’explique pas pourquoi le substantif
s’écrit grâce et l’adjectif gracieux. Mais la réforme, ici, consisterait à
chapeauter l’adjectif. Imaginez-vous le mot grace rimant avec crasse, sans
le a long qui en fait tout le charme ? » Le garçon poète écrivit sur son cahier
« grâcieux » et sourit au professeur. « Quelquefois, reprit celui-ci, l’accent
circonflexe sert à éviter une confusion : l’honneur dû, mû par l’intérêt. Un
fruit mûr. Une pomme sure n’est pas sûre. Châtrer se retrouve dans
castrer, etc. » Ce dernier exemple fit rire les garçons. Et tous de s’écrier :
« Mais alors, l’orthographe, c’est moins dur que le piano ! » Pour les égayer
davantage, leur professeur leur cita une plaisanterie, désormais classique,
inventée pour faire honte au ministère. Incommodée d’une ripaille trop
abondante, la cougar décide de « se faire un petit jeune (jeûne) ». Lorsqu’ils
se furent bien esclaffés, mon ami tira de sa poche un folio, le premier des
quatre tomes des Choses vues de Victor Hugo. Il voulait les grandir dans
l’idée qu’ils se feraient d’eux-mêmes. Oui, l’illustre poète, dont même les
plus ignares avaient lu quelques vers, à défaut d’escalader le massif des
Misérables, avait été, quelque cent soixante-dix ans avant eux, du même
avis exactement que le leur. Réformer l’orthographe rendrait moins « dur »
le travail d’écriture, certes, mais en rabaissant ce travail et en humiliant le
scripteur jugé incapable d’aspirer à une activité plus intéressante que de
tapoter sur une casserole. En 1843, donc, le 23  novembre, séance à
l’Académie française. Charles Nodier – horresco referens, quelle mouche
tsé-tsé avait embrumé la cervelle de ce bon écrivain  ? – déclare  :
«  L’Académie, cédant à l’usage, a supprimé universellement la consonne
double dans les verbes où cette consonne suppléait euphoniquement le d du
radical ad.  » Réaction immédiate de Hugo  : «  J’avoue ma profonde
ignorance. Je ne me doutais pas que l’usage eût fait cette suppression et que
l’Académie l’eût sanctionnée. Ainsi on ne devrait plus écrire atteindre,
approuver, appeler, appréhender,  etc., mais ateindre, aprouver, apeler,
apréhender,  etc. Si l’Académie et l’usage décrètent une pareille
orthographe, je déclare que je n’obéirai ni à l’usage ni à l’Académie.  »
Enthousiasme des élèves, qui découvraient un Victor Hugo sans la pompe
dont on l’entoure, un Victor Hugo auquel on avait coupé la barbe, le
«  grand homme  » descendu de sa statue, un type jeune, insolent. Et qui
ferma le bec à un autre académicien, Victor Cousin, lequel avait parlé de la
« décadence » de la langue française. « La décadence de la langue française,
dit Victor Cousin, a commencé en 1789. » Hugo, du tac au tac : « À quelle
heure, s’il vous plaît ? » Et voilà comment, d’une seule phrase, on enterre
une réforme stupide. La langue est un organisme vivant, qu’on n’ampute
pas plus qu’on ne couperait l’orteil pour faire entrer le pied plus facilement
dans la chaussure.
Dominique Fernandez

Le 7 avril 2016
« Pas que »

« Pas que »
Elle est belle, mais pas que. Mozart a du talent, mais pas que. Je suis
prêt à vous aider, mais pas que. Cette expression rapide, qui prend la place
de pas seulement, signifie que cette femme est, aussi et en plus, aimable et
intelligente, que le compositeur a du génie, enfin que je souhaite vous
soutenir jusqu’au bout de vos entreprises.
Pas seulement est la forme du bon usage ; pas que est d’usage courant.
Non seulement je suis favorable à l’usage, que j’entends souvent avec
plaisir et que j’utilise avec gourmandise, mais j’aurais aussi de la joie à
entendre ce pas que adopté par mes amis de l’Académie.

« Je suis contre »


Nos amis anglais font un usage courant des postpositions, ce qui ne veut
pas dire qu’ils négligent les prépositions. Toutes les langues, peu ou prou,
ont besoin d’elles ou de leur équivalent ; par exemple, les déclinaisons.
Le français utilise si fréquemment les prépositions que, dans les
comptages d’occurrences, trois d’entre elles se classent parmi les dix mots
les plus souvent usités  ; de y tient même la première place, victoire qui
donne à notre langue un titre avéré de noblesse.
Or un usage constant consiste à les employer en postposition, comme en
anglais. Je suis pour, il est contre jaillissent de nos bouches à propos de
quelque opinion discutée.
Je suis pour adopter je suis pour.
Michel Serres

Le 3 mars 2016
L’ordre, l’invitation, la prière

Va vite t’habiller  ! dit ma fille un matin à son fils, âgé de six ans.
L’enfant aime qu’on l’aide à enfiler ses chaussettes, à boutonner sa chemise
– exercices de haute voltige – et en a pris l’habitude. Aussi ajoute-t-elle, par
souci de clarté, pour mieux faire appel à son esprit d’initiative, tout seul !
Habille-toi tout seul !
Mon petit-fils fond en larmes. La voix de sa mère est douce. Mais cette
injonction, son urgence l’affolent. C’est que le tout seul le renvoie à sa
solitude. Il a peur. Il éprouve aussi du chagrin  : sa mère l’abandonne
soudain à un univers inconnu, où il sera privé d’elle. Comment peut-elle
avoir cette cruauté ? Il y a tout cela dans les pleurs de Camille, entraînés par
l’emploi hâtif du mode impératif.
Un Habille-toi  ! aurait été moins dramatique. Quoique, à six ans, on
possède déjà à la fois le sens de la hiérarchie et le désir de ne pas s’y
conformer. L’autorité agace à tous les âges. Et commence d’agacer dès le
berceau.
Ma fille préfère opter désormais pour une expression modulée, toujours
aussi pressante : Habille-toi par toi-même, dit-elle à l’enfant rêveur.
Miracle : ni pleurs, ni révolte. Camille accepte d’enfiler ses chaussettes
par lui-même, fier et même assez heureux de déployer son savoir-faire. Sa
mère lui a bien signifié de s’habiller, mais comme dans un jeu où il faut,
sans prendre trop de risques, prouver ses capacités. En s’habillant par lui-
même, Camille aide sa mère  : il lui rend service. Elle n’aura plus qu’à le
féliciter, l’exploit accompli.
L’impératif est un mode simple, qui par cette simplicité même peut se
révéler brutal. Va, cours, vole, et nous venge est l’exemple le plus souvent
cité dans les ouvrages de grammaire.
Réduit au verbe, conjugué à trois personnes uniquement (2e du singulier,
1re et 2e du pluriel), il se caractérise par l’absence du pronom personnel, ce
qui lui donne cette allure ramassée, minimale, du guerrier prêt à attaquer.
Avec pour lance, l’inévitable, l’indispensable point d’exclamation, dont il
est suivi.
C’est le mode de l’ordre, du commandement, de l’autorité. On peut
cependant le nuancer, de plusieurs manières, dont la subtilité donne le
vertige.
La première manière, à l’oral, est le ton de la voix. Il n’est pas besoin
d’être de la Comédie-Française pour en jouer : en chacun de nous, c’est un
moyen spontané, parfaitement naturel, de se faire comprendre. L’impératif
se décline, pourrait-on dire, sur tous les tons. Impérieux, il peut se faire
aimable, voire caressant ou suppliant. Essayez « par vous-même » ! La voix
renforce, module ou adoucit l’injonction. De l’ordre, on peut ainsi passer,
en usant du même mode, à l’invitation, à la prière, à la supplique, voire à
l’exhortation.
À l’écrit, la variation des gammes demande des changements de syntaxe
ou des rajouts : l’intonation doit être relayée par des outils. C’est plus lent,
plus lourd, mais on peut tempérer un impératif. Le rendre plus civilisé, plus
courtois.
Avec une formule de politesse, il perd son agressivité : Habille-toi, s’il
te plaît ou je t’en prie.
On peut aussi lui juxtaposer une phrase et obtenir la gamme des nuances
attendues : Habille-toi, sinon tu seras en retard à l’école (avertissement),...,
ou tu n’auras pas de chocolat au goûter (menace), enfin..., et je serai
contente ou tu me feras plaisir, que j’ai entendu tant de fois (véritable
plaidoyer de la mère, en mal d’arguments).
On peut même changer de temps, pour mieux marquer l’antériorité de
l’accomplissement espéré. Sois habillé, quand je viendrai te chercher : on
tient alors le résultat pour acquis.
 
Il y a mieux cependant que ces longs discours. Tel le recours à la forme
interrogative  : elle permet de déguiser un impératif. Veux-tu bien aller
t’habiller  ? n’est qu’une manière adoucie – un peu hypocrite, car l’ordre
demeure sous-jacent – de commander de le faire. Le point d’interrogation a
ici le plein sens d’un point d’exclamation – dans ce cas, ils sont
interchangeables.
 
Plus pervers selon moi, l’emploi du conditionnel, dit de politesse, dans
la forme (faussement) interrogative. Voudrais-tu t’habiller  ?! ou, plus
suave, Pourrais-tu t’habiller ?! qui expriment la même intention profonde,
un brin exaspérée : Qu’il s’habille, enfin !
Mais dans ce cas, on a changé de mode. On est passé au subjonctif  !
Lequel vient admirablement relayer l’impératif, pour lui permettre
d’installer cette distance que l’impératif ignore  : la troisième personne du
singulier.
De guerre lasse, on peut en finir avec un : Que ne s’habille-t-il ! où la
tournure négative de l’injonction renforce l’expression du sentiment. On est
épuisé, on n’en peut plus. Il y a un soupir, un découragement dans cet
impératif de regret.
 
Subtilités françaises.
L’impératif, quoi qu’il en soit, ouvre une fenêtre sur le futur. L’ordre,
modulé ou non, est immédiat. L’acte qu’il commande survient, lui, dans un
temps décalé. C’est un jeu entre toi et moi, entre nous et vous – un jeu que
soutient un rapport de forces.
Ma fille le sait bien, puisque chaque matin, ayant opté pour son Habille-
toi par toi-même  !, qui semble plaire à Camille, elle ajoute un invariable
« Je t’aime », profession de foi qui n’a pas besoin de point d’exclamation et
se conjugue à l’indicatif le plus simple.
Dominique Bona

Le 4 mai 2016
L’apostrophe

Le diable se niche dans les détails, comme on sait. Le plus minuscule


des écarts à la norme trahit parfois une déviation fâcheuse. Voyez comme la
confusion règne désormais dans un usage incontrôlé de l’apostrophe. Ce
signe typographique, comme l’indique la première édition du Dictionnaire
de l’Académie française (1694), est « une virgule que l’on met un peu au-
dessus du mot  » pour indiquer une élision vocalique, le plus souvent la
voyelle finale de l’article, comme dans l’oiseau, l’hôpital ou l’idée. Le
parler populaire en abuse fautivement, avec des expressions orales comme
t’es nul ou pauv’crétin (version polie). Passons.
Mais voici qu’on trouve çà et là cette horreur : à quelle heure vient’il ?
ou, pire, quand se montrera t’il  ? Dans le premier cas, le simple tiret
s’impose. Dans le second cas la lettre t, destinée à éviter le hiatus, doit
s’écrire en deux tirets (-t-). Elle n’a qu’une fonction euphonique, comme
dans y a-t-il ? On croise aussi des incongruités, du genre que répond-t-il ?
Pourtant, il saute aux yeux qu’on placera un -t- entre un verbe se terminant
par une voyelle et un pronom tel que « il », « elle » ou « on » (pense-t-on),
mais qu’on n’aura aucune raison d’y recourir quand le verbe se termine par
un -t ou un -d (dit-on). Seuls les verbes «  vaincre  » et «  convaincre  »
admettent les tournures du type convainc-t-il  ? car le -c final n’est pas
prononcé, mais leur usage n’est pas si fréquent.
 
Car ces flottements, et c’est là que je voulais en venir, finissent par tout
mélanger. Voyez cette affiche d’un film récent qui a eu du succès, sans que
personne ne trouve rien à redire à son titre doublement erroné  !
Inversement, ne reconnaissant plus le pronom réfléchi du verbe s’en aller,
on finit par écrire va-t-en ce qui doit s’écrire va-t’en. Ce n’est plus une
affaire marginale : confondre la personne (te) avec une petite consonne qui
fluidifie la langue, c’est grave. Écririez-vous je-t-aime  ? Vous seriez
éconduit.
Xavier Darcos

Le 2 juin 2016
Que dire en 1872 ?

Feuilleter de vieilles grammaires apporte un plaisir teinté d’inquiétude


et de nostalgie. Mon épouse a trouvé parmi les livres accumulés dans sa
famille une Nouvelle Grammaire française de 1872, de M. Noël, inspecteur
général de l’université et M.  Chapsal, professeur de grammaire générale.
Cet ouvrage «  mis au rang des livres classiques, adopté pour les Écoles
primaires supérieures et les Écoles militaires » présente, sur les trois pages
du dernier chapitre  : «  Locutions vicieuses  », deux colonnes de mots et
d’expressions intitulées à gauche : Ne dites pas et à droite : Dites. Mais oui,
c’est le précurseur modeste de notre Dire, ne pas dire  ! La formule «  Ne
dites pas, dites » revient souvent dans le corps de l’ouvrage, avant tout dans
un chapitre d’«  Observations particulières  » sur de nombreux autres mots
comportant des difficultés (« ne dites donc pas : J’ai gagné mieux de cent
francs […] ; mais dites : plus de cent francs »).
Dans les deux colonnes du vice et de la vertu, l’on rencontre des
confusions comiques  : apparution et disparution, par exemple, ou voix de
centaure pour voix de stentor  ; certains mots allongés non dénués de
charme  : généranium, rébarbaratif  ; des formations exubérantes ou
illogiques ayant le goût piquant de l’anarchie : dépersuader, il ne décesse de
parler. Quelques mots sembleraient venir de la campagne : un mésentendu,
ajamber un ruisseau, et beaucoup d’altérations sont dues
vraisemblablement au fait que des gens peu lettrés étaient obligés de se fier
à leur oreille : franchipane, linceuil, palfermier, trésauriser.
Ces listes de proscriptions et de prescriptions invitent néanmoins à
réfléchir. Si quelques-unes des fautes signalées persistent encore et sont
toujours à corriger : la clef est après la porte, et qu’au moins deux d’entre
elles figurent dans Dire, ne pas dire  : la maison à mon père, une affaire
conséquente pour importante, le temps a très souvent désavoué MM. Noël
et Chapsal, en convertissant un abus en un bon usage. Ils enjoignent
d’éviter chipoteur et d’employer chipotier ; c’est chipoteur qui a prévalu.
Ils dédaignent embrouillamini en faveur de brouillamini ; le premier, selon
le Dictionnaire de l’Académie française, est la forme plus usitée, le
deuxième, pour Le Petit Robert, est « vieilli ». Ils rejettent il brouillasse et
préconisent il bruine  ; nous les utilisons tous les deux. Ils combattent cet
homme est fortuné, au motif sans doute qu’il est simple et de bonne langue
de dire : cet homme est riche ; l’Académie reconnaît pourtant cette nouvelle
acception de l’adjectif (une famille fortunée). Nos auteurs n’ont pas plus de
bonheur avec des expressions développées. « Ne dites pas, ordonnent-ils :
Changez-vous, vous êtes tout trempé, mais dites  : Changez de vêtements,
vous êtes tout trempé. » Nous pouvons comprendre leur objection : ce n’est
pas elle-même que la personne changera. Cependant, Le Grand Robert non
seulement affirme que se changer peut signifier changer de vêtements
depuis 1787, mais offre en exemple : vous êtes bien mouillé, changez-vous.
Ils interdisent comme de juste, au profit de comme de raison ou comme il
est juste ; nous l’autorisons. Ils n’aiment pas faire une chose à la perfection,
préférant faire une chose en perfection ; à la perfection s’est imposé, et si
l’Académie reconnaît que l’on dit également en perfection, Le Grand
Robert le trouve « vieux ». Ils ne veulent pas que l’on dise acheter, vendre
bon marché, mais à bon marché  ; l’Académie leur donne raison dans la
mesure où elle mentionne seulement la forme à bon marché, mais Le Petit
Robert, en reprenant précisément la locution «  vicieuse  » acheter, vendre
bon marché, signale une forme encore courante.
Il ne s’agit pas de critiquer des grammairiens qui avaient à cœur
d’apprendre aux élèves mieux que le bon usage – le meilleur usage possible
du français. Une de leurs objections : fortuné ne devrait pas signifier riche,
paraît d’autant plus judicieuse qu’elle écarterait un grave dérapage mental.
La réussite de la nouvelle acception du mot, qui date elle aussi de 1787, en
dit long, bien évidemment, sur notre système de valeurs, et plus
particulièrement sur nos admirations, nos émerveillements. Il nous semble
naturel de supposer qu’un homme fortuné, c’est-à-dire «  favorisé par la
fortune, par le sort », a nécessairement beaucoup d’argent, de possessions.
Remy de Gourmont, né en 1858, se résignait ainsi à ce glissement du mot :
«  Fortuné prend le sens de riche  : il suit l’évolution de fortune et les
grammairiens n’y peuvent rien. » Les conseils que l’Histoire n’a pas suivis
devraient nous faire hésiter. D’autres se trouvent parmi les «  observations
particulières  »  : disputer n’étant pas pronominal, «  dites donc  : Ils ont
longtemps disputé, et non : Ils se sont longtemps disputés » ; « il ne faut pas
dire : Je vous éviterai cette peine ; dites : Je vous épargnerai cette peine ».
Nous disons, là aussi, ce que naguère il ne fallait pas dire. Lesquelles de
nos recommandations d’aujourd’hui paraîtront désuètes demain ?
L’intérêt de cet ouvrage ne se limite pas à la rubrique Ne dites pas /
Dites. Il constitue d’abord une grammaire bien-pensante. Les exemples
choisis orientent insidieusement les élèves dans une direction voulue  :
L’enfer, comme le ciel, prouve un Dieu juste et bon (pour indiquer que le
verbe s’accorde seulement avec le premier sujet)  ; Honorons Dieu, de qui
nous tenons tout (pour montrer une phrase avec deux propositions)  ; Dieu
nous a donné la raison, afin que nous discernions le bien d’avec le mal
(emploi du présent du subjonctif après un passé composé). Des leçons de
morale se faufilent partout. Quand utilise-t-on le pluriel après un des  ?
L’intempérance est un des vices qui détruisent la santé. Quel est le rôle de
et ? Cet enfant est instruit et modeste. Et ainsi de suite. Cette moralisation
de la grammaire, dont les auteurs se félicitent dans leur préface, devient
inquiétante au moment où, ayant défini le cas où amour, masculin, devient
féminin au pluriel  : «  quand il signifie l’attachement d’un sexe pour
l’autre  », ils offrent coup sur coup, en se pinçant le nez, les exemples
suivants  : un amour insensé, un violent amour, de folles amours  ! Quelles
idéologies nos grammaires actuelles véhiculent-elles ?
Le livre sert ensuite à montrer d’autres aspects du français en évolution.
Aussi tard qu’en 1872, nos auteurs affirment que les substantifs et les
adjectifs terminés par –ant ou –ent et pourvus d’au moins deux syllabes
conservent ou perdent le t au pluriel  : enfants ou enfans, prudents ou
prudens. L’Académie, à laquelle, pourtant, ils se réfèrent constamment,
avait déjà adopté l’orthographe moderne. Ils nous apprennent également
que l’usage de l’époque permettait un pluriel en –als ou en –aux pour les
adjectifs colossal, doctoral, ducal, frugal, alors que nous ne connaissons
pour ces mots qu’un pluriel en –aux. La différence la plus surprenante –
pour moi, anglophone d’origine, glissant ainsi dans l’instabilité du français
– concerne la prononciation. Quelques exemples : e est muet dans petiller,
le premier g de gangrène se prononce comme un c, g ne s’entend pas dans
legs, ni i dans poignard, ni p dans cep de vigne. On prononce Michel
Montaigne (sic) Michel Montagne, le z de Suez sonne comme s…
Et voici de quoi s’étonner encore davantage. La phrase suivante est
marquée fautive : Peut-être ils pourront réussir, mais pourquoi ? À cause du
pléonasme vicieux peut-être / pourront. La phrase correcte serait : Peut-être
ils réussiront  ! Elle ne passe pour nous que sous la forme  : Peut-être
réussiront-ils (l’Académie tenant Peut-être qu’ils réussiront pour familier).
On entend souvent à la radio des phrases du genre Peut-être le
gouvernement cédera, Peut-être il ne fera rien  ; ceux qui les perpètrent
semblent reproduire, inconsciemment ou non, l’anglais  : Perhaps the
government will yield. Ils retrouvent, non seulement le français classique
(« Peut-être il obtiendra la guérison commune », La Fontaine), mais le bon
e
usage du XIX  siècle.
Cette grammaire nous enseigne ce qu’apparemment nous savons déjà :
le français change continuellement, ainsi que l’anglais et toutes les langues
vivantes. Cependant, la leçon transforme en une connaissance pratique de la
modification incessante d’une langue, un savoir purement théorique. Nous
oublions facilement un tel savoir devant un néologisme ou devant toute
autre nouveauté linguistique, que nous risquons de rejeter en raison même
de son allure inhabituelle.
La grammaire en 1872 peut enfin nous rendre nostalgiques d’un état
antérieur du français, par endroits plus riche. Quelle diversité dans l’emploi
du subjonctif  ! Les élèves des écoles primaires supérieures et des écoles
militaires apprenaient qu’en dehors de la «  règle  » de la séquence des
temps, on pouvait, on devait écrire : Je ne présume pas que vous m’eussiez
écrit, quand même vous l’auriez pu, Je ne crois pas qu’il réussît sans vous,
Je ne suppose pas qu’il eût réussi sans votre protection, et même Je ne
croirai pas que vous étudiassiez demain, si l’on ne vous y contraignait. Le
dernier exemple paraît outré ? Fait sourire ? Oui, mais écoutons les nuances
de pensée que ces temps du subjonctif rendent possibles. Et les sons perdus
du français d’alors  ! Nous reconnaissons la différence de longueur du a
dans âme et amazone, de e dans bête et bétail, de o dans mot et mode, d’eu
dans jeûne et jeune, quoique ces variations harmoniques s’estompent
toujours davantage. La jeunesse d’il y a moins d’un siècle et demi devait se
rappeler en plus que i était long dans épître et bref dans petite, que u était
long dans flûte et bref dans culbute, et que ou était long dans croûte et bref
dans doute. Nous aimons à juste titre la musique du français  ; voilà des
notes que nous ne jouons plus.
Sir Michael Edwards

Le 12 juillet 2016
L’orthographe :

histoire d’une longue querelle

1. Du Moyen Âge à la première édition


du Dictionnaire de l’Académie
La querelle de l’orthographe, qui occupe régulièrement l’actualité,
redonne vie à des arguments qui ne datent pas d’aujourd’hui. Elle est de fait
aussi ancienne que les premières tentatives pour instaurer une graphie
commune d’une langue dont l’usage ne s’imposera que par une décision
politique, le français.
Pour nous, depuis la Renaissance, l’«  orthographe  » ou «  droite
graphie  », ce n’est pas seulement la façon d’écrire les mots  ; c’est
l’ensemble des règles et des usages considérés comme une norme pour
transcrire les mots d’une langue parlée. Mais auparavant, au Moyen Âge,
aux XIIe-XIIIe siècles, l’écriture n’est qu’une sorte d’aide-mémoire, plus ou
moins instable, dans une civilisation essentiellement orale. Et ses bases sont
essentiellement phonologiques, avec des insuffisances et des contradictions.
Tout change d’abord avec l’invention de l’imprimerie ; un mouvement
de simplification est lancé par les imprimeurs au XVIe  siècle et appuyé par
des auteurs comme Ronsard : il échoue en grande partie parce que les plus
novateurs sont soupçonnés de protestantisme, et forcés de s’expatrier,
notamment en Hollande. Mais sur quoi repose l’idée d’une
« simplification » ? Sur celle d’une fidélité à la prononciation des mots. Or
l’idée même qu’il faut écrire les mots «  comme ils se prononcent  » est
extrêmement ambiguë, l’écriture étant une convention qui suppose des
codes pour la transcription des sons de la voix en signes graphiques. Elle
introduit donc nécessairement un arbitraire.
Les membres de la Pléiade vont s’affronter vivement sur ce sujet.
Guillaume Des Autels qui fait partie de la première Brigade, mouvement
dont la Pléiade tire ses origines, s’oppose vigoureusement aux propositions
de Louis Meigret qui, dans Traite touchant le commun usage de l’escriture
françoise (1542), s’inscrivait dans le courant de fidélité à la prononciation.
En fait, le premier à avoir soutenu qu’on devait « écrire comme on parle »
fut Jacques Peletier du  Mans, suivi donc par Louis Meigret, qui attaque
vivement les partisans d’une orthographe étymologique : il les nomme les
«  Latins  » et leur oppose ceux dont il fait partie, qu’il nomme les
«  Modernes  » et qui défendent une orthographe phonologique. Cette
querelle révèle des arrière-plans politiques et sociaux : Marot, Meigret et les
réformés se préoccupent des difficultés que peut rencontrer un peuple qui
n’a pas accès au latin ni au grec, et sont donc favorables à une
modernisation de l’orthographe. Quant à Rabelais, il crée son propre
système graphique, intitulé, en 1552, censure antique. «  La graphie doit
rendre compte de l’origine du mot (ecclise, medicin, dipner) et être à même
de noter les corruptions phonétiques qu’il a subies  », souligne Mireille
Huchon.
Au fond, le tableau est déjà posé et il ne variera guère  : la manière
d’écrire les mots doit ou bien tenir compte de leur origine ou bien tenter de
les transcrire phonétiquement.
D’où, aux extrêmes, d’un côté le phonétisme absolu (chez Louis
Meigret), de l’autre, la latinisation et parfois même l’hellénisation chez
Robert Estienne. C’est à cette deuxième tendance qu’on doit d’avoir écrit
« sçavoir » avec un ç, parce qu’on rattachait le verbe au latin scire et non à
sapere. Et c’est à la sagesse de l’Académie qu’on doit la graphie actuelle,
enregistrée en 1740, dans la troisième édition de son Dictionnaire.
L’opposition reviendra régulièrement, jusqu’à nos jours, et on
revendique périodiquement de simplifier l’orthographe pour en fixer les
règles selon la façon dont les mots sont prononcés, tâche impossible, disait
e
au XIX  siècle le linguiste Darmesteter : les « fonétistes » sont des ingrats et
des barbares. Mais n’anticipons pas : revenons au moment où la question de
e
l’orthographe prend un tour décisif. C’est au milieu du XVI  siècle, avec les
er
progrès de la centralisation politique, et l’arrivée au pouvoir de François I .
Car, à ce moment-là, la France en réalité est bilingue : la grande masse de la
population parle un français vernaculaire, tandis que les actes administratifs
sont rédigés en latin. L’extension de l’usage du français est indispensable à
l’établissement et au progrès de l’administration et de la justice royales dans
le pays. Une ordonnance promulguée déjà sous le règne de Charles VII, en
1454 au château de Montils-lès-Tours, puis surtout l’ordonnance de Villers-
Cotterêts, signée par François  Ier en août  1539, lui donnent une assise
juridique. La reconnaissance du français langue du roi et langue du droit,
comme langue officielle, se trouve appuyée, sur le plan littéraire, par la
Défense et illustration de la langue française, que Joachim du Bellay publie
dix ans plus tard, en 1549.
La langue cependant n’est pas encore considérée comme fixée : d’où, en
1635, la volonté manifestée par le cardinal de Richelieu de donner un
caractère officiel à une assemblée de lettrés qui se voit confier une mission
d’intérêt national : « Après que l’Académie Françoise eut esté establie par
les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes
Lettres avoit esté nommé Protecteur  &  Chef de cette Compagnie, luy
proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue
Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique.
Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du
Dictionnaire qu’elle donne presentement au Public, en attendant qu’elle
s’acquitte des autres. »
Cette mission est donc inscrite dans les statuts mêmes de l’Académie :
«  Fixer la langue française, lui donner des règles, la rendre pure et
compréhensible par tous.  » La première édition du Dictionnaire date de
1694. Les choix des académiciens sont clairs, leur souci est de préserver
l’information étymologique dans leur Dictionnaire. Préface : « L’Académie
s’est attachée à l’ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens de
lettres, parce qu’elle ayde à faire connoistre l’Origine des mots. C’est
pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des
Particuliers, & principalement les Imprimeurs, ont fait de quelques lettres, à
la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu’ils ont inventées,
parce que ce retranchement oste tous les vestiges de l’Analogie  &  des
rapports qui sont entre les mots qui viennent du Latin ou de quelque autre
Langue. Ainsi elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, &  les mots
Teste, Honneste avec une S, pour faire voir qu’ils viennent du Latin Tempus,
Corpus, Testa, Honestus. »
Dans les années qui précèdent, l’Académie française s’était déjà vu
soumettre diverses propositions ou tentatives pour ce que Ménage, en 1639,
nomme « la reformation de la langue françoise ». Car ces questions agitent
la ville et la cour  : vers 1660 est de nouveau apparue, comme à la
Renaissance, l’idée d’une «  ortographe simplifiée  », soutenue par les
Précieuses. On leur doit ainsi le remplacement d’« autheur » par « auteur »,
de « respondre » par « répondre » : le Dictionnaire de l’Académie française
du reste les a suivies sur ce point.
En 1673, l’Académie française demande donc à l’un de ses membres,
François Eudes de Mézeray, d’établir des règles pour l’orthographe
française. Eudes de Mézeray était entré à l’Académie en 1643, succédant à
Voiture. C’était un original qui travaillait à la chandelle en plein midi et
laissa une Histoire de France dont Sainte-Beuve loue les qualités. Pour
Mézeray, l’Académie doit préférer « l’ancienne orthographe, qui distingue
les gens de Lettres d’avec les Ignorants et les simples femmes ». Avec cette
formule de Mézeray, l’Académie définit alors une position qui sera le point
de départ d’une durable accusation de « conservatisme ».
Mais, pour certains, la publication du Dictionnaire est marquée par
d’intolérables retards  : en 1680, Richelet, qui ne considère d’ailleurs
nullement Mézeray comme un «  historien fort estimable  », publie son
Dictionnaire françois avec un système complet d’orthographe simplifiée.
Richelet s’était occupé personnellement de rédiger les définitions. Le
travail fut rapidement terminé, au bout d’un peu plus d’un an, et Richelet se
rend à Genève pour y faire imprimer son Dictionnaire chez Jean Herman
Widerhold. L’ouvrage ne peut entrer en France que clandestinement. Le
Dictionnaire françois contenant les mots et les choses connaît un succès
rapide et Richelet ne fut pas autrement inquiété par les autorités, sans doute
grâce à la protection que lui procurait son amitié avec Patru. Premier
dictionnaire entièrement écrit en français, le Dictionnaire françois
contenant les mots et les choses de Richelet met en relief les entrées par
différentes techniques typographiques, ce qui en fait le premier dictionnaire
à distinguer clairement les divers sens d’un mot. Il reprend la tradition des
imprimeurs hollandais en inscrivant les trois premières lettres de chaque
mot en haut des pages en suivant l’ordre alphabétique.
Dans le même temps, et lui aussi agacé par les lenteurs de l’Académie,
à laquelle il reproche également de ne pas suffisamment prendre en compte
les termes scientifiques, techniques et artistiques, Furetière obtient du roi de
publier son Dictionnaire, commencé dès le début des années 1650  : le
Discours préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie
françoise reprochera à Furetière, mort en 1688, d’avoir profité du travail de
ses confrères. Cette affaire fait grand bruit  : Furetière est exclu mais non
remplacé. Furetière demeure cependant très proche des académiciens dans
le choix d’une orthographe «  étymologisante  », avec toutes les faiblesses
d’une science encore très imprécise.
Sur cette question de l’étymologisme, on pourra se reporter, entre
autres, à un article de la Revue contemporaine (juillet et août  1852), dont
l’auteur, un certain Francis Wey, partisan, en pleine période romantique, des
choix de Furetière, note que celui-ci n’est connu que par « ce qu’en disent
ses ennemis  ». Francis Wey, que Charles Bruneau n’aimait guère, n’était
pas lui-même un étymologiste bien fiable, puisqu’il pensait que « donjon »
venait de domus junctae et « ma moitié » de mea mulier.
(À suivre.)
Danièle Sallenave

Le 1er septembre 2016
L’orthographe :

histoire d’une longue querelle (2)

2. Au XVIIIe siècle
On l’a dit précédemment  : la première édition du Dictionnaire de
l’Académie (1694) était plutôt conservatrice, étymologisante  ; mais
Corneille, académicien depuis 1647, répandra l’usage des «  lettres
ramistes  ». Du nom de Pierre de La Ramée, dit Ramus, auteur d’une
« Gramere » où il se montre partisan d’un phonétisme généralisé, qui pose
la distinction I /  J et U /  V.  Corneille y ajoute la distinction entre «  l’e
simple, l’é aigu et l’è grave »).
Au début du XVIIIe siècle, une question s’invite régulièrement : comment
rendre dans l’écrit la langue parlée ? Elle aboutit en 1709 à la tentative de
proposer une écriture phonétique. Claude Buffier était l’auteur d’une
Grammaire française, qui fut lue dans les réunions de l’Académie française
avant sa publication.
C’est une question qui se dit dans des termes voisins chez tous ceux que
préoccupe l’établissement d’une « orthographe » – tantôt avec ph et tantôt
avec un f  : 1716, traité de l’abbé Girard, L’Ortografe française sans
équivoques et dans ses principes naturels. Il faut «  fuir l’équivoque, se
reposer sur la nature  ». L’Académie est moins explicite, mais se demande
tout de même : « Qu’est-ce qui doit dicter la graphie des mots ? » La raison,
c’est-à-dire l’origine, l’étymologie, ou l’usage, qui tend à imposer ce que
suggère la langue telle qu’on la parle ?
L’Académie procède avec une sage lenteur et ne donne une deuxième
édition qu’en 1718. Sa préface, dans la deuxième partie, expose ses
recommandations en matière d’orthographe. Il est intéressant d’en suivre et
d’en commenter le détail. Elle continue de suivre «  en beaucoup de mots
l’ancienne maniere d’escrire, mais sans prendre aucun parti dans la dispute
qui dure depuis si long-temps sur cette matiere  ». (Nous respectons ici la
graphie d’origine.) Pourquoi ne «  prendre aucun parti  »  ? C’est pour
demeurer fidèle à une loi, qu’elle a posée dès ses débuts et qui s’imposera
jusqu’à nos jours  : tenir compte de l’usage. L’ancienne manière d’écrire
était certes fondée «  en raison  » (étymologique)  ; mais l’usage introduit
« peu à peu » des manières nouvelles, et, « en matière de langue », usage est
plus fort que raison. Ce qui n’entraîne aucune précipitation : il faut observer
ce que le temps va entériner parmi les nouveautés que l’usage introduit.
Hâtons-nous avec lenteur. Il ne faut pas trop se presser de rejeter l’ancien
usage, mais ne pas non plus « faire de trop grands efforts pour le retenir ».
Ainsi, dans la préface de la quatrième édition (1762), l’Académie donnera
de l’usage une définition à laquelle elle s’est tenue jusqu’à ce jour : il faut
se soumettre «  non pas à l’usage qui commence, mais à l’usage
généralement établi ».
Dans sa deuxième édition, l’Académie était encore soumise à la
doctrine « étymologisante », mais elle ne souhaite pas, en cette matière, se
faire l’écho des «  partisans rigides  » de son application stricte – et c’est
heureux, nous l’avons déjà noté, car l’étymologie est alors loin d’être une
science exacte  ! Ce serait le point de départ de bien des «  disputes
inutiles » : car ce qui compte est la vraie signification d’un mot ; or, celle-ci
« ne despend que de l’usage » (orthographe du temps). Conclusion : ne pas
retenir les lettres que l’usage a bannies, mais ne pas « en bannir par avance
celles qu’il y tolère encore ».
D’où quelques conclusions de bon sens et si justes qu’on souhaiterait
qu’elles inspirent les réformateurs d’aujourd’hui. Nos yeux et nos oreilles,
dit la préface, sont tellement habitués à certains « arangements de lettres »
(orthographe du temps, un seul r), et aux sons qui leur sont attachés,
« qu’on perdrait son temps à vouloir en imposer d’autres ».
L’usage est l’effet de l’ignorance ? Sans doute, mais la commodité qui
en résulte doit avoir droit de cité. Elle est faite d’un « consentement tacite »
dont les causes, pour être inconnues, n’en sont pas moins réelles. Et les
exemples que donne la préface nous éclairent sur un point souvent
controversé : de quand date, par exemple, le décalage entre la graphie et la
prononciation dans les terminaisons en oient devenues plus tard aient  ?
Réponse : du début du XVIIIe siècle. « Nous avons cessé, dit la préface, de
les prononcer comme les prononçoient nos peres, quoique nous les
escrivions encore comme eux. »
Un an plus tard, en 1701, les Jésuites, établis à Trévoux dans la
principauté de Dombes alors indépendante, prennent l’initiative de publier
un dictionnaire rival de celui de Furetière. Ils essaient de tarir ainsi
l’importante source de revenus que sa publication est pour les protestants de
Hollande.
Ce qui fait la différence avec le dictionnaire de Furetière, note Michel
Le Guern dans un article de 1983, c’est la présentation typographique des
entrées. L’orthographe française est en pleine évolution  : faut-il garder
l’orthographe traditionnelle, celle de Furetière, ou opter pour l’orthographe
nouvelle, et supprimer les lettres qu’on ne prononce plus (ce que fait
Richelet)  ? Le parti des Jésuites est ingénieux  : les lettres rejetées sont
écrites en minuscules, et le reste du mot en majuscules. Ainsi « collation »
est noté COLLATION pour les acceptions juridiques et COLATION quand
il s’agit d’un léger repas.
En 1719, les Jésuites de Trévoux publieront en complément un Plan
d’une orthographe suivie pour les imprimeurs, avec des simplifications et
un usage généralisé des accents.
1740-1762  : troisième et quatrième éditions du Dictionnaire de
l’Académie. Toutes deux font état de nombreuses et importantes
simplifications orthographiques. Et la préface de la troisième s’engage sur
la voie délicate de la prononciation  : «  Nous ne laissons pas de marquer
quelles sont les diverses prononciations des vingt-trois lettres de l’Alphabet
François », et même de certains mots, lorsqu’elle est éloignée de la manière
de les écrire. On apprendra ainsi, avec surprise et plaisir, «  qu’on doit
prononcer “Cangrène”, quoiqu’on écrive Gangrène ». Rien de nouveau, au
demeurant, la règle qui s’impose demeure celle de l’usage, toujours plus
fort que la raison «  en matière de Langue  ». Inutile de le contrarier, «  il
auroit bientôt transgressé ces loix » (qu’on écrit alors avec un x). Du reste,
qui ne suivrait pas l’usage « aurait l’air antique ». Et il faut faire la part de
l’éducation, de l’âge, et du respect qu’on a pour les maîtres qui nous ont
donné nos premières leçons. D’où les flottements, et le refus d’une
unification forcée. On gardera donc certaines lettres inutiles dans quelques
mots, après les avoir chassées de quelques autres. Mais pourquoi, par
exemple, dans Méchanique, «  l’H inutile  » est maintenue, alors qu’on l’a
ôtée de Monacal  ? L’usage en a ainsi décidé  : il n’est pas question
d’envisager un seul et unique «  locuteur  »  ; «  et la modernité n’est pas
toujours là où on pense : au couvent et non à l’atelier »…
La troisième édition du Dictionnaire s’était employée à réduire
considérablement le nombre des lettres (prétendument) étymologiques  ;
l’emploi des accents est systématisé, et régularisé :
6 177 mots voient leur graphie changée. La quatrième mène à son tour,
en théorie et en pratique, une réflexion systématique sur la question de la
graphie des mots. Question plus urgente que jamais du fait de l’introduction
de mots nouveaux, appartenant «  soit à la Langue commune, soit aux
arts & aux sciences ». Elle pose cependant tout de suite les limites de son
action : elle « n’ignore pas les défauts de notre orthographe » ; mais elle se
refuse à «  assujettir la Langue à une orthographe systématique  ». Elle
accepte (enfin !) l’introduction, demandée depuis longtemps « par les gens
de lettres », des « lettres ramistes » et sépare « la voyelle I de la consonne
J  », et «  la voyelle U de la consonne V  ». Le nombre des «  lettres de
l’Alphabet François  » passe alors à vingt-cinq. (Elles sont vingt-six
aujourd’hui, ce qui exige une petite parenthèse.) « Dernière venue » selon
Grévisse, le W sera la dernière lettre introduite en français. Les mots
commençant par w font leur apparition dans la cinquième édition du
Dictionnaire de l’Académie (1798), mais non la lettre elle-même. En 1877,
tramway entre dans le Dictionnaire de l’Académie mais le w est toujours
considéré comme une lettre « appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples
du Nord et qu’on emploie en français pour écrire un certain nombre de mots
empruntés aux langues de ces peuples ». Ce n’est pas « une lettre de plus
dans notre alphabet. De même en 1935, huitième édition, la dernière à ce
jour  : le w n’est toujours pas considéré comme une lettre de l’alphabet
français…
L’abbé d’Olivet, en rédigeant la préface de la quatrième édition, s’était
posé un problème qui surgira lors de toute réforme de l’orthographe, et avec
peut-être des conclusions différentes de celles de cet abbé. Pour lui, un
décalage s’introduit entre écrire et lire, si la prononciation d’un terme ne
retentit pas sur la manière de l’écrire. Un jour on cesse « de prononcer le B
dans “Obmettre”, &  le D dans “Adjoûter”  » (qui correspondaient à la
graphie des deux prépositions latines ob et ad). Il faut alors absolument les
supprimer «  en écrivant  » sinon on se retrouverait devant un mot
incompréhensible  ! Il faut que la prononciation donne «  sa loi à
l’orthographe ».
On pourrait objecter à l’abbé qu’inversement toute réforme dans
l’orthographe d’un mot risque de frapper à mort les textes anciens, puisque
écrits selon une autre graphie. Génération après génération, cette question
se pose. Simplifier l’orthographe, ou la rendre plus proche de la
prononciation, c’est rendre inintelligibles les textes du passé.
Mais revenons à cette quatrième édition qui reprend et complète un
nettoyage général de la langue entrepris avec la troisième et lui donne un
aspect « moderne » : suppression des lettres doubles, retrait des lettres B, D,
H, S, quand elles sont inutiles. Remplacement de la lettre S par un accent
« circonflèxe » (le mot porte encore un accent grave qui va disparaître). Le
Y ne subsiste que quand il garde la trace de l’étymologie – loin d’être la
maîtresse, celle-ci n’est cependant pas oubliée. Depuis la troisième (1740),
on écrit désormais foi, loi, roi, en leur retirant leur inutile Y (qui du reste
n’était qu’une enjolivure graphique de fin d’un mot  ; l’histoire du Y est
passionnante). Mais il est maintenu dans royaume, moyen, voyez, car il
«  tient la place du double I  ». Et dans physique, synode, pour marquer
l’étymologie.
Le dernier tiers du XVIIIe  siècle engage Nicolas Beauzée (grammairien
qui sera élu à l’Académie française en 1772) dans la voie des « Propositions
pour une orthographe moderne  » (1767), soutenues par ses travaux sur la
phonétique – d’une qualité scientifique tout à fait nouvelle, exceptionnelle.
Ses travaux le conduisent à une foule d’observations de premier ordre, dont
profitera sa Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments
nécessaires du langage pour servir de fondement à l’étude de toutes les
langues. La prononciation est la source et la base de l’orthographe  : mais
nul n’était allé aussi loin avant lui dans son analyse. (Cela dit, le respect de
la prononciation ne veut cependant pas dire respect des accents : un Picard,
qui dit « un cat », n’a pas le droit d’écrire ainsi le nom du félin domestique.)
De ce fait, l’orthographe est toujours insuffisante et comme en retard
sur la prononciation. Ce qui ne peut justifier l’introduction de nouvelles
consonnes ou de nouvelles voyelles  ; mais on souhaite parfois que
l’orthographe ne reste pas trop en arrière : ainsi à propos du mot feuillage,
trop souvent prononcé feuïage (c’est ce que nous faisons aujourd’hui) aux
dépens de la mouillure (feuliage).
L’écart cependant ne peut être comblé : l’orthographe est le témoin, et le
conservatoire, des anciennes manières de dire. Nous écrivons de la même
façon Anglois, que nous prononçons Anglès, et Danois. Mais nous ne disons
pas Danès : parce que nous sommes moins souvent en relation avec eux.
Profonde réflexion, qui remet définitivement à leur place les tentatives
récurrentes de faire coïncider la graphie et la prononciation. Comme
quelques années plus tard (1771), celle de Voltaire, qui milite pour une
simplification de l’orthographe, au motif que : « L’écriture est la peinture de
la voix, plus elle est ressemblante, mieux elle est. »
Nous nous proposons d’y revenir dans un prochain épisode de notre
feuilleton : « L’orthographe, histoire d’une longue querelle ».
(À suivre.)
Danièle Sallenave

Le 6 octobre 2016
L’orthographe :

histoire d’une longue querelle (3)

3. Au XVIIIe siècle
En 1771, Voltaire, militant pour une simplification de l’orthographe,
posait que l’écriture étant « la peinture de la voix », elle se devait de lui être
ressemblante. Plus facile à dire qu’à faire  : probablement impossible et
passablement dangereux. Rien n’interdirait en effet d’appliquer à Voltaire,
aujourd’hui, sous couleur de respecter sa consigne, les pratiques en usage
pour les textos, ce qui donnerait : « Je c o ci di kandid kil fo kulti v notre
jard1. » Ce qui aurait pour inconvénients, entre autres, l’étrangeté absolue
d’une langue venue de nulle part, et l’impossibilité de distinguer par
exemple entre le verbe «  sais  » et le possessif «  ses  ». Voir là-dessus les
judicieuses remarques du site « Sauvez les lettres » d’août 2007.
Voltaire entendait autre chose, comme en témoignent les grands
changements qui ont lieu avec l’entrée des Philosophes à l’Académie : une
simplification raisonnable. Dans l’édition de 1762 de son Dictionnaire, des
lettres inutiles sont supprimées  : le h d’autheur et d’authorité. Des
consonnes muettes disparaissent, le d d’adjouster, d’adveu et le b de
debvoir. Reste cependant quelques inutilités dans sculpteur et baptême.
Voltaire fait adopter l’orthographe ai au lieu de oi (françois, anglois), et fait
corriger les formes verbales j’estois, je feroi, je finirois, etc.
Mais peu de temps après survient ce que les manuels appellent la
«  tourmente révolutionnaire  », qui n’est pas sans avoir de grands effets et
sur la langue et sur la manière de l’écrire. La préface de la cinquième
édition du Dictionnaire de l’Académie en témoigne.
En réalité, la cinquième édition était terminée depuis 1793, mais
l’Académie ayant été dissoute par la Convention nationale le 8 août 1793, la
publication effective du Dictionnaire avait été reportée. En 1795, un Institut
national des sciences et des arts est créé par le Directoire et réparti en trois
classes, dont celle de la Littérature et des Beaux-Arts. La nouvelle édition
du Dictionnaire, incluant le « Supplément contenant les mots nouveaux en
usage depuis la Révolution  », est publiée en 1798, mais non par des
membres de l’Académie  : par «  des Hommes-de-Lettres, que l’Académie
Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés
parmi ses partisans les plus éclairés ».
La préface de cette édition fixe au Dictionnaire une mission : celle de
définir les mots que requiert la «  Nation  » – le mot est ancien, mais
employé ici dans un sens nouveau, et pour cela doté l’une majuscule. C’est
désormais la Nation qui « sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne
s’en écarte point dans l’usage des mots  ». Le Dictionnaire a une fonction
législative, car « les lois de la parole » sont « plus importantes peut-être que
les lois même de l’organisation sociale  ». Et seuls disposent de cette
«  espèce d’autorité législative  » des hommes qui ont à la fois «  l’autorité
des lumières auprès des esprits éclairés, et l’autorité de certaines
distinctions littéraires auprès de la Nation entière  ». De nouvelles
simplifications orthographiques sont introduites, ainsi qu’un glossaire des
termes révolutionnaires  : mais l’essentiel n’est pas là. C’est une nouvelle
langue qui émerge, la cinquième édition est à la transition des mondes, elle
incarne le passage entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la
nouvelle République.
Dès lors, ce qui est clair et vaut jusqu’à nos jours, c’est un glissement
vers le politique. En matière d’usage, l’autorité, c’est la Nation, le peuple
éclairé, et non plus la « meilleure partie de la ville et de la cour ». À cela
s’ajoutera, très rapidement, une autre mission, fixée, celle-là, par les progrès
et l’extension du système éducatif : l’école, avec ses besoins propres, et ses
propres demandes.
En 1788, le grammairien Domergue a déjà proposé une réforme de
l’Académie, afin qu’elle s’augmente d’une «  classe de théoriciens  » et
d’une « classe de grammairiens » s’ajoutant à celles des « écrivains » et des
« amateurs ». En 1791, il fonde et préside la « Société des amateurs de la
langue françoise », qui va se consacrer à cette « régénération de la langue »
que l’époque impose, avec un «  Dictionnaire vraiment philosophique de
notre idiome  ». Et il poursuit par-delà les épisodes révolutionnaires,
adressant à Napoléon en 1805 une lettre sur la réforme de l’orthographe
(Napoléon aurait eu grand besoin de réformer la sienne).
Le mouvement s’amplifie à partir de la Restauration, c’est une pluie de
propositions visant à la simplification de l’orthographe. 1827-1828  : une
« Société pour la propagation de la réforme orthographique » reçoit 33 000
lettres d’adhésion. Paraît ensuite un Appel aux Français (1829), où on lit
que « L’éqriture n’a été invantée qe […] pour pindre la parole ». (Voltaire,
tes mânes en ont-elles frémi  ?) Son auteur L.-C.  Marle, grammairien né à
Tournus en 1795, était cependant plus prudent qu’il n’y paraît ici : il avait
commencé par proposer des réformes de détail, comme la suppression des
consonnes doubles, de certaines lettres étymologiques. Car, disait-il avec
une sagesse qu’il conviendrait d’imiter, «  il ne faut renvoyer personne à
l’école ; il faut que celui qui savait lire avant la réforme sache lire après la
réforme à quelque degré qu’elle soit arrivée ».
Les évènements de 1830 mettent fin à toute initiative de réforme. Mais
dès 1833, Guizot, promoteur des premières lois sur l’enseignement
primaire, prend une première mesure qui institue l’orthographe comme
épreuve du brevet des maîtres. La loi Guizot, note André Chervel dans son
article « L’école républicaine et la réforme de l’orthographe (1879-1891) »,
« correspond aux exigences nouvelles apparues dans les profondeurs de la
société française ». Il s’opère en effet « dans tout le pays une transformation
décisive, encore mal connue, du monde de l’instruction primaire  : les
maîtres d’école se lancent dans l’étude de l’orthographe ».
L’Académie se voit ainsi, deux ans plus tard, avec sa sixième édition,
investie «  d’une responsabilité qu’elle n’avait jamais eue […]  : car les
imprimeurs, en particulier, font de l’orthographe du Dictionnaire de 1835
l’étalon suprême du français écrit  ». Or, selon Nina Catach, c’est «  une
erreur dont encore à l’heure actuelle, nous payons doublement les frais, par
le mauvais choix de l’étalon, et par le principe même d’un étalon en la
matière  ». En effet, les lettres dites grecques, qui avaient été réduites au
e
XVIII   siècle, sont réintroduites dans cette sixième édition. Par exemple  :

anthropophage, diphthongue, rhythme. Et d’importantes modifications ont


lieu en matière d’orthographe grammaticale  : adoption des lettres
« ramistes » (cf. « Une longue querelle », 2), de la graphie « voltairienne »
en ai (avais, au lieu de avois), rajout du t dans les pluriels en ant (enfants au
lieu d’enfans).
La question de la simplification de l’orthographe est dès lors une
question récurrente  : en 1837, Émile Littré propose des régularisations et
simplifications. Combattu avec passion par Mgr Dupanloup pour son
positivisme athée, Littré est élu à l’Académie en 1871. Dans son propre
dictionnaire, composé entre 1863 et 1873, il souligne les inconséquences de
l’orthographe française et propose des changements  : les académiciens ne
soutiennent pas ses propositions de réforme. La septième édition du
Dictionnaire de l’Académie (1877-1878) n’introduit que quelques
tolérances.
Or ces questions vont de nouveau se poser lorsque Jules Ferry arrive au
ministère de l’Instruction publique, le 4  février  1879. Le 10  février il
nomme Ferdinand Buisson à la direction de l’Instruction primaire. « C’est
au cours de ces années décisives, note André Chervel dans l’article déjà
cité, que se joue le sort de l’orthographe dans l’enseignement primaire et
sans doute aussi dans l’opinion publique. Le nouvel enseignement du
français qu’on préconise pour l’école primaire implique qu’on impose des
bornes strictes à l’enseignement de l’orthographe ».
C’est au fond dans cette redoutable question de la norme en matière de
langue, que la place et le rôle de l’Académie sont en cause, et en jeu ; et il
est clair que pour André Chervel ils sont abusifs. Et brouillent la perception
qu’on a communément de l’école de Jules Ferry : pour André Chervel, Jules
Ferry ne souhaite pas qu’elle soit centrée sur l’orthographe. « La rénovation
pédagogique ne peut en effet s’imposer dans les écoles que si l’orthographe
et la grammaire s’y font plus petites. » Ce qu’annonce, en 1880, la lettre de
Jules Ferry aux inspecteurs primaires et aux directeurs d’écoles normales :
« Aussi, Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire
des hommes avant de nous faire des grammairiens  ! […] Oui, vous avez
compris qu’il faut réduire dans les programmes la part des matières qui y
tiennent une part excessive  ; vous avez compris qu’aux anciens procédés,
qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à
la dictée – à l’abus de la dictée – il faut substituer un enseignement plus
libre, plus vivant et plus substantiel […]. C’est une bonne chose,
assurément, et même une chose essentielle, pour les maîtres-adjoints, que
d’apprendre l’orthographe. Mais il y a deux parts à faire dans ce savoir
éminemment français : qu’on soit mis au courant des règles fondamentales ;
mais épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les
vétilles de l’orthographe, dans les règles de la dictée qui font de cet exercice
une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois. »
André Chervel poursuit  : «  Pendant dix-sept ans, F.  Buisson mènera
pied à pied la lutte pour tenter de desserrer l’emprise de l’orthographe sur
l’instruction primaire et pour venir à bout des résistances. Pour cela, il lui
faudra réduire la place de cet enseignement dans les programmes, mais
surtout limiter l’effet pervers de la dictée du certificat et du brevet sur les
pratiques des maîtres à tous les niveaux. Devant les résistances rencontrées,
et en désespoir de cause, il enverra, le 27  avril  1891, une circulaire de
tolérances orthographiques, mesure littéralement inouïe pour un ministère
chargé par la loi non de modifier l’orthographe mais de l’enseigner. »
Mais selon lui, ce sont les écoles normales, novatrices sur bien d’autres
points, qui vont constituer un « noyau dur de la résistance à toute réforme
de l’orthographe au tournant du XXe  siècle  ». Il faudrait se demander les
raisons de ce soutien paradoxal à l’Académie. Car il y a peut-être là une
convergence qui vaudrait qu’on y réfléchisse un moment. En tout cas
l’Académie tient bon  : elle ne réagit pas lorsqu’elle reçoit en 1889 une
pétition émanant de la «  Société de réforme orthographique  » portant les
signatures de sept mille personnes. La pétition demandait, en vue de
« simplifier l’orthographe », la suppression des accents muets (où, là, gîte,
qu’il fût), celle de quelques signes muets (rythme, fils, faon), et qu’on
uniformise dixième et dizaine, genoux et fous. Pas davantage lorsque Léon
Clédat, docteur ès lettres, suggère de simplifier les règles de l’accord du
participe passé, de façon, il est vrai, un peu compliquée !
Mais le mouvement est en marche, et de nouveau le conflit menace
entre elle et l’instruction publique  : en 1900, deux membres du Conseil
supérieur de l’instruction publique, Henri Bernès, agrégé des lettres, et Paul
Clarin, agrégé de grammaire, demandent à former une commission
composée de deux membres de chaque degré scolaire – enseignement
primaire, secondaire et supérieur – pour «  préparer la simplification de la
syntaxe française dans les écoles primaires et secondaires  ». Le 1er  août
1900, les décisions de la commission sont publiées dans le Journal officiel
sous le titre d’« Arrêté relatif à la simplification de la syntaxe française ». Il
s’agit de tolérer des graphies qui s’éloignent de la norme, c’est-à-dire de ne
pas les compter comme des fautes. L’Académie proteste par la voix de
Ferdinand Brunetière  : «  C’est la première fois que le gouvernement
s’occupe de régenter la langue française et qu’il tient si peu de compte de ce
qu’on peut regarder comme un droit de l’Académie. »
Danièle Sallenave

Le 3 novembre 2016
Éloge de l’alphabet

Je voudrais faire, ici, un éloge de l’alphabet. Je ne parle pas de


littérature, mais du simple fait de pouvoir exprimer des sentiments
personnels en jouant avec ces vingt-six lucioles qui éclairent la page parfois
ingrate. On n’a aucune idée de la puissance de ces lettres en apparence si
fragiles et si discrètes qu’on ne se soucie plus de leur existence après un
apprentissage pourtant dur. Elles nous consolent des malheurs du monde,
nous allègent parfois de ces angoisses qui se transforment en cauchemars,
car il suffit de se réveiller en sueur au milieu de la nuit pour griffonner une
liste de choses à faire le lendemain pour se sentir immédiatement soulagé.
On n’a qu’à penser que depuis des millénaires ces lettres de l’alphabet, dont
le nombre et la forme varient selon les régions du monde, racontent nos
émotions, traduisent nos pensées, nous permettent d’exprimer à distance des
sentiments que nous n’oserions pas formuler en présence de l’autre. Mieux
encore, ces lettres imposent un silence gorgé de fraîcheur dans ce monde
parfois si bruyant. On n’a qu’à imaginer le vacarme assourdissant qu’on
entendrait si, en ce moment même, un bon nombre de gens n’étaient en
train d’écrire ou de lire. Deux opérations qui exigent un silence fécond ou
fructueux, c’est selon. Ces lettres nous sont utiles dans notre vie
quotidienne et nous pouvons les contraindre à des tâches dégradantes où les
mots sont tronqués et les phrases vides de tout sens, elles seront toujours
pimpantes comme des fleurs du matin. Même quand il y a des fautes à
chaque mot dans une phrase, la lettre reste intouchable. Ces petites lettres
de l’alphabet sont plus indémodables qu’une robe du soir. La première fois
que je les ai vues autrement que sur une page de livre ou au tableau noir de
ma première année d’école, c’était sur le visage ridé de ma grand-mère. Je
prenais plaisir à les retrouver en m’approchant au plus près. Ces petites
rides en se croisant forment des lettres finement ciselées. Certaines en
majuscules comme le A ou le E, d’autres en majuscules et minuscules
comme le V, le X ou le T. Le W était rare, mais je l’ai repéré sur sa nuque.
Jamais visage n’a été lu aussi attentivement. Moi qui passe ma vie à lire et à
écrire, il m’arrive de voir, sur une page, apparaître le visage si doux de ma
grand-mère qu’il me pousse à manipuler les lettres avec douceur. Alors me
monte au nez l’odeur du café qu’elle buvait pendant que je menais ces
miraculeuses chasses à l’alphabet.
Je n’ai jamais pu dissocier la lecture de l’écriture, ni le voyage qu’elles
facilitent. On lit pour quitter le monde dans lequel on se trouve et on fait de
même en écrivant. Ce nouveau lieu fait partie des rares endroits du monde
où l’on n’exige ni passeport ni visa pour y vivre. C’est un lieu universel qui
n’appartient qu’aux lecteurs et aux écrivains, c’est-à-dire à ceux qui sont
capables de suivre une idée ou un inconnu sans s’inquiéter du temps qu’il
fait ni de la destination finale. Ceux qui ne savent pas lire, mais qui aiment
rêver, se nourrissent de ces contes populaires qui sont parfois plus puissants
que le texte écrit, car polis par les voix qui les ont portés jusqu’à nous. De
toute façon ces récits du soir ne sont pas différents des romans qu’on trouve
dans les librairies.
Pour écrire ce discours j’ai tenté de remonter, comme un saumon le fait,
jusqu’à la source originelle, les premières saveurs de l’écriture. C’était des
lettres d’amour. Il faut deux choses pour écrire : une urgence et un secret.
L’amour, le plus fort des sentiments, reste aussi le plus interdit dans une
grande partie du monde. De plus l’expression de l’amour refuse les
nuances. Il faut aller aux mots les plus purs, les plus nus. Plus la lettre est
belle moins elle porte, car tout ce qu’on veut entendre de l’autre c’est Je
t’aime. Si l’on pouvait écrire un livre qui porte en son sein un tel feu on
serait poète. C’est si vrai que nos premières lettres d’amour sont souvent
des lettres copiées de ces poètes. Je n’arrive pas à me rappeler quand j’ai
quitté le visage de l’être aimé pour observer le paysage autour de moi. Tous
ces gens qui m’entouraient et que je n’avais pas remarqués tant mon
obsession de Vava était totale. Des tantes, des cousins, des voisins, et même
des inconnus, sortent du brouillard de l’indifférence. Je les voyais enfin, et
j’ai voulu tout de suite les croquer. Tant de caractères différents. Quelle
profusion pour le jeune peintre d’Alphabetville. Aujourd’hui encore la
balance n’a pas changé : d’un côté le visage de l’être aimé et de l’autre le
reste du monde. Qui pèsera plus lourd  ? Seules les minuscules lettres de
l’alphabet connaissent la fin de l’histoire. Elles continuent à frétiller en
cherchant à former des mots, des phrases, des pages et des livres que nous
nous évertuons d’écrire ou de lire.
Dany Laferrière

er
Le 1  décembre 2016
Éloge de la lecture

La lecture, comme l’écriture, est un long et mystérieux processus de


décryptage des paysages, des visages, des sensations et des sentiments. On
en fait des récits afin de trouver une cohérence à notre aventure. Permettez
que je raconte ici la fable du lecteur. Le nouveau-né, comme tout immigré,
débarque un jour dans un monde inconnu, les sens en éveil afin de
comprendre les lois et les rituels qui régissent ce territoire où la vie l’a
précédé. En effet, on l’attendait. Une femme se présente comme étant sa
mère, et un homme caché derrière la femme, se déclare être son père. Ils
entreprennent tout de suite de lui parler dans un langage étrange qu’il lui
faudra comprendre assez rapidement s’il espère survivre. C’est la langue
maternelle. L’enfant saura vite que cette langue faite d’onomatopées, de
salives, de baisers et de sons gutturaux n’est parlée que dans un cadre
intime. C’est la manière maternelle d’exprimer des sentiments si forts
qu’aucune grammaire ne pourrait mettre en forme. Les mots des premières
années ne se trouvent dans aucun dictionnaire, mais étrangement toutes les
mères du monde procèdent ainsi. C’est la langue universelle de l’amour.
L’aventure du livre commence par l’oreille. Sa mère lui fait la lecture.
Des histoires pleines de magies et de mystères. Cette lecture est souvent la
dernière activité du soir. L’enfant se retrouve au lit, un oreiller bien calé
derrière le dos. Il écoute la douce voix maternelle, juste avant qu’il ne parte,
seul, dans l’univers enchanté de la nuit. Il arrive qu’il y ait un lien entre les
rêves colorés qui le font sourire dans son sommeil, et l’univers mouvementé
du Chat botté ou de Cendrillon. Je n’ai pas connu cette forme intime de
lecture qui réunit, dans un doux rituel, la mère et l’enfant, près de la lampe
du soir, parce que la surpopulation dans les maisons, dans cette partie du
monde, le tiers-monde, empêche une pareille intimité.
J’ai connu les contes chantés qu’il fallait écouter, en cercle, autour
d’une vieille dame. Ces histoires s’inscrivent dans la tradition orale. La
différence est grande entre une fable qu’une mère lit à son enfant et une
histoire que tous les enfants du quartier écoutent. On ne peut pas arrêter la
vieille dame pour lui faire reprendre un passage particulier. C’est elle qui
décide de l’enchaînement des récits. Est-ce pourquoi il y a deux types de
lecteurs  : un qui croit qu’il pourra toujours intervenir dans le cours d’un
récit et un autre pour qui un récit est sacré, et il est interdit de toucher à son
déroulement ?
Dans mon cas, c’est la rareté des livres à la maison qui rendait le récit
sacré. On les dénichait dans des endroits insolites. Je me revois en train
d’errer dans la maison, pris d’une fringale d’alphabets, pour tomber sur une
niche de livres. C’est là que j’ai découvert le monde excitant de Dumas,
dans un coin sombre de la grande armoire de ma grand-mère. Je me suis
réfugié, sous le lit, pour suivre au galop d’Artagnan sur les routes de
France. La lecture permet de prendre la route avec des gens qu’on vient à
peine de rencontrer, sans penser à leur demander où ils allaient ni ce qu’ils
comptaient faire une fois arrivés à destination. On me croyait dans la
chambre alors que je me trouvais dans un autre pays et parfois, dans un
autre siècle. Le prix pour traverser le miroir, c’est le silence et la
concentration. Pas un bruit dans la maison car le jeune barbare qui courait
partout, saccageant tout sur son passage, est en train de lire. On le découvre
dans un coin de la maison, penché sur la page, le visage illuminé. La
différence entre un livre de papier et cet objet électronique d’aujourd’hui,
c’est la source de la lumière. Dans un cas la lumière vient de l’objet
électronique ; dans l’autre cas c’est l’esprit du lecteur qui éclaire la page. La
lumière artificielle des jeux électroniques finira par aveugler l’enfant tandis
que la lumière naturelle qui éclaire la fable ne pourra qu’élargir son univers.
Permettez-moi de rester encore dans l’univers de l’enfance puisque
c’est là que tout se joue. J’aimais parfois me promener dans la maison
encore endormie. L’impression de circuler dans un monde cotonneux. Des
corps bougeant sous les draps. Une de mes tantes avait l’habitude de parler
dans son sommeil, ce qui m’effrayait. Le monde horizontal de la nuit, si
différent de la vie verticale ordonnée par le soleil. J’entre, sur la pointe des
pieds, dans la chambre de mon grand-père. Son dos rond me signale qu’il
est en train de lire. C’était la première fois que je voyais quelqu’un lire en
silence. Je lis tout bas, pour moi seul, mais on peut m’entendre. C’est ainsi
qu’on me repère quand vient l’heure du repas. Mais là c’était le silence
total. Mon grand-père avalait les mots, comme s’il cherchait à les stocker
dans son corps. J’avais l’impression de le déranger dans son repas. Vingt
ans plus tard, j’ai découvert la même scène de lecture silencieuse dans Les
Confessions de saint Augustin. Je crois qu’il y a trois catégories de livres :
ceux qu’il faut lire à haute voix, ceux qu’on a envie de murmurer, et ceux,
enfin, qu’il faut lire sans bouger les lèvres. Peut-être que ces trois catégories
se retrouvent aussi chez les écrivains.
L’autre évènement qui s’est déroulé durant mon enfance de lecteur
toujours affamé, implique ma grand-mère. On avait l’habitude de faire le
tour du quartier le dimanche après-midi. Un jour, à la rue des Vignes, j’ai vu
un homme assis sur sa galerie, derrière une grande table couverte de livres
et d’objets liés à la lecture  : loupe, coupe-papier, colle, crayon, marque-
page. Il lisait en public tout en donnant l’impression qu’il s’adonnait à une
activée privée. En passant devant sa maison, ma grand-mère me glissait que
c’était le notaire Loné, un grand lecteur. J’avais déjà entendu dire de
quelqu’un qu’il était un grand écrivain  : Voltaire, Shakespeare, Hugo,
Goethe, Lope de Vega, Cervantès, Mark Twain, mais c’était la première fois
que je me trouvais en face d’un grand lecteur. Un grand lecteur c’est
quelqu’un qui lit beaucoup sans chercher à devenir un écrivain. Il arrive
qu’il le devienne malgré lui, dans le but secret de faire connaître ses
écrivains favoris, et Borges en est l’exemple parfait. Un grand lecteur parle
des livres sur un ton courtois, sachant qu’il vient après l’écrivain. Le
mauvais lecteur, c’est celui dont le commentaire sur un livre précède parfois
sa lecture. Celui aussi qui juge l’écrivain plutôt que le livre, oubliant qu’il
arrive parfois que des salauds écrivent de meilleurs livres que des gentils.
On ne peut pas savoir ce qu’est un livre avant de l’avoir lu. Et son sujet
n’est pas suffisant pour déterminer sa qualité, car il y a aussi le style.
Me voilà à Port-au-Prince pour mes études secondaires. Je passe de la
lecture libre à la littérature. L’école tente de mettre de l’ordre dans le bric-à-
brac de ma petite bibliothèque personnelle. Je ne lis plus, j’étudie. On
m’indique quoi lire et je dois en rendre compte. De plus, comme je ne suis
pas assez riche pour acheter les livres, on se contente de photocopier des
extraits déterminants. Je saurai plus tard que les passages les plus frappants
ne sont pas forcément les plus importants. Le livre n’est pas le journal où il
faut attirer du lecteur avec des scoops. Gogol dit qu’un écrivain doit savoir
comment son personnage principal noue sa cravate. C’est dans la manière
de traiter le quotidien que l’écrivain touche à la condition humaine.
Je suis passé au journalisme, vers dix-huit ans, pour me retrouver tout
de suite en danger, car on ne peut pas raconter le quotidien d’une dictature
sans se retrouver un jour face au Moloch. On a retrouvé mon meilleur ami,
journaliste lui aussi, le crâne défoncé. J’ai quitté le pays précipitamment
pour Montréal, donc l’inquiétude et l’urgence pour la tranquillité dans une
baignoire rose avec une pile de livres à portée de main. Je suis passé des
classiques aux contemporains  : Bukowski, Tanizaki, Boulgakov, Baldwin,
Günther Grass, Amado, Neruda, Cortázar, Marquez, Vargas Llosa, surtout
les écrivains sud-américains, Borges en tête. Un été passé dans la baignoire,
ronde comme le ventre maternel, à lire et relire. Je restais si longtemps dans
la baignoire qu’il m’a poussé des nageoires. Et pour mieux découvrir mon
nouveau pays je lisais des poètes comme Gaston Miron, des intellectuels
comme Pierre Vadeboncœur ou Hubert Aquin, des romanciers comme
Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais, Anne Hébert ou Victor-Lévy
Beaulieu. Ils m’ont amorti le choc culturel. En quittant la baignoire, j’étais
un peu plus de cette ville, et déjà prêt à commencer ma nouvelle vie
d’ouvrier, puis d’écrivain.
Dany Laferrière

Le 5 janvier 2017
Les murs d’Alger

Lors d’une tournée de conférences dans les principales villes d’Algérie,


j’ai constaté le regain d’intérêt pour la langue française (après les années où
elle avait été quasiment proscrite) et le succès auprès du public des trois
volumes de Dire, ne pas dire. Mais, aussi, la perplexité de ce public. Les
auditeurs, dont la plupart (ceux qui intervenaient en tout cas) parlaient un
excellent français, s’inquiétaient de l’ignorance où l’on était à Paris de leurs
problèmes spécifiques. « La langue française, est-ce uniquement celle qu’on
parle chez vous ? Nous l’avons étudiée, nous l’aimons, mais songez-vous à
tenir compte de sa situation en Algérie  ?  » Le français, langue du
colonisateur… Lors de son discours de réception à l’Académie française,
Andreï Makine a exposé quelles difficultés intérieures avait rencontrées la
romancière Assia Djebar pour écrire ses livres dans cette langue. De nos
jours encore, les Algériens ne peuvent accepter pleinement celle-ci que
revisitée par eux, amendée, relevée, enrichie de leurs propres innovations.
L’époque est révolue où les seuls mots maghrébins passés en français
désignaient des choses ou des notions jugées peu flatteuses : chouïa, bled,
clebs, maboul, smala, gourbi.
Le français d’Algérie, nécessairement contaminé par l’arabe et par le
berbère, est riche de potentialités que nous aurions tort d’ignorer. Un
chauffeur de taxi est pour eux un taxieur. Parmi leurs néologismes, j’ai
retenu surtout deux mots, pour leur pertinence autant que pour leur saveur.
Ceux de leurs compatriotes qui s’expriment mal – c’est-à-dire ne parlent
correctement ni le français, ni l’arabe, ni le berbère – ils les appellent des
zérolingues. Ce sont les mathématiciens arabes qui ont introduit le zéro
dans la numération, et les Arabes d’aujourd’hui ont bien le droit de l’utiliser
pour composer de nouveaux mots. N’aurions-nous pas envie de dire, nous,
en France : « Taisez-vous, zérolingue ! » à tel présentateur de télévision ou
de la radio ignorant qui nous inonde de son sabir, quand ce n’est pas un
ministre lui-même ? Et puis, pour le voyageur surpris, quand il débarque à
Alger, par le nombre de jeunes hommes qui restent toute la journée,
désœuvrés mais debout, appuyés contre un mur, dans l’attente interminable
d’une chance qui ne viendra jamais, quel étonnement de découvrir un mot
approprié à leur résignation. Ce sont des haïtistes. De haïté, qui signifie
«  mur  » en arabe. Le haïtiste est celui que le chômage cloue au mur.
Haïtiste, un mot qui résume dans sa brièveté poétique les problèmes
sociaux, la douleur, les aspirations impossibles d’un peuple attaché à son
pays mais qui n’a d’autre espoir que d’émigrer.
Dominique Fernandez

Le 2 mars 2017
Éloge de l’oignon

À qui appartient la langue française  ? À personne, bien entendu. Ou


plutôt à chacun d’entre nous, puisqu’elle est notre bien commun, que nous
en sommes les dépositaires. Ni des linguistes péremptoires, ni des
conseillers pédagogiques grisés de leur pouvoir, ni même une sémillante
ministre de l’Éducation ne sauraient la tripatouiller ou se l’approprier de
leur seule initiative. Ils ne disposent d’aucune légitimité pour cela. Leur
seul devoir, si du moins ils en étaient capables, serait au contraire de la
préserver et d’en assurer la meilleure transmission possible, d’une
génération à l’autre. Pas davantage. Ont-ils voulu il y a peu de temps, par
un étrange coup de force, imposer des changements orthographiques que
personne ne leur demandait à propos de quelques dizaines ou centaines de
mots, la réponse la plus aimable qu’ils auraient alors méritée aurait tenu en
une simple locution : « Occupez-vous de vos oignons ! »
Les oignons précisément !
Comme je les aime, ces braves, ces méritoires oignons qui ne
demandaient rien à personne et que l’on a voulu malmener en dépit de leurs
bons et loyaux services ! Qu’ils soient blancs, violets ou jaunes, ils donnent
de l’esprit à nos plats. Font-ils pleurer quand on les épluche, ils nous
mettent tout de même au comble du bonheur. Vous serez aux petits oignons,
n’est-ce pas  ? On les déguste aussi en tartes ou en soupes. Depuis le
e
XIV  siècle, ils s’écrivent avec un i qui, en principe, ne se prononce pas – ce
i semblable à une pelure dont cette plante potagère de la famille des
Liliacées n’est pas avare.
Il faut se pencher sur eux. Préserver leur goût. Conserver leur fraîcheur
originelle. Veiller sur toutes ces couches qui les constituent et dont le i fait
donc partie  ! Au diable les manipulations génétiques ou orthographiques
issues de je ne sais quel laboratoire ou quel ministère, dont ils sont les
victimes  ! Mangeons bio et écrivons bio, par pitié  ! Plus qu’un devoir de
français, c’est une exigence de santé publique.
Comme les oignons, la langue est un organisme vivant. Qui ne cesse
d’évoluer, de rejeter des peaux mortes. Il faut l’entretenir, l’enrichir,
accompagner son développement, veiller à son bon usage – et telle est, en
particulier, la mission de l’Académie française. Mais il ne faut surtout pas la
violenter.
Convenons-en : le i d’oignon aurait pu tomber naturellement au fil des
siècles, comme montaigne est devenu montagne, besoigne besogne ou
roignon rognon, et nul n’y aurait trouvé à redire. Dans les propositions de
rectification de l’orthographe de 1990, la graphie ognon avait été reconnue
comme non fautive, sous réserve que l’usage, comme pour d’autres mots,
l’entérine.
Mais voilà, il n’en a rien été.
Sur nos marchés, les maraîchers continuent à faire de la résistance. Ils
vendent leurs bottes d’oignons comme ils l’ont toujours fait. Ils ne veulent
pas qu’on dénature leurs produits ou la façon de les écrire, c’est la même
chose. Conservateurs, ils ne le sont pas. Pour preuve, ils réprouvent l’usage
des conservateurs comme des colorants et autres pesticides dans leurs
légumes. Mais fidèles, oui, ils se revendiquent ainsi. Ils continuent de tracer
bravement à la craie le mot oignons sur leurs ardoises. Leur révolte n’est
pas élitiste. Elle est populaire.
Aucun doute, il faut les soutenir, il faut se placer derrière eux. En rang
d’oignons, cela va sans dire. Et bon appétit !
Frédéric Vitoux

Le 6 avril 2017
Aimons-nous « encore » la langue française ?

Nous connaissons les premières phrases du Discours de la méthode, de


Descartes, qui ne commence pas ainsi :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun et
chacune pensent en être si bien pourvu(e), que ceux et celles mêmes qui
sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume
d’en désirer plus qu’ils et elles en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable
que tous et toutes se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance
de bien juger […] est naturellement égale en tous les hommes et toutes les
femmes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les
uns et les unes sont plus raisonnables que les autres […]. »
En écrivant ainsi, Descartes serait devenu l’homme, ou la femme, le/la
plus absurde de son époque. Pourtant, nous entendons tous les jours cette
langue dénaturée. Et malade  : un certain français moderne a le hoquet.
« Ceux (hic !) et celles parmi les habitants (hic !) et les habitantes de notre
commune qui voudront savoir s’ils (hic  !) ou elles sont éligibles à ce
poste… » J’exagère à peine. Écoutez surtout les politiques. De nombreuses
voix se sont élevées contre cette langue barbare, politiquement correcte et
moralement assommante, mais son vrai danger serait de briser le rythme du
français. Une langue qui sait avancer avec une cadence souple et une
respiration aisée se trouve continuellement empêtrée. Il s’agit de la survie
d’un français agile et harmonieux.
Si le corps sonore de la langue souffre de ce comportement obsessif,
une autre forme de novlangue présente un défaut encore plus inquiétant : on
ne peut pas la lire à haute voix. Pour éviter sans doute les répétitions
cheminant à la queue leu leu, on a inventé une nouvelle orthographe. La
voici :
Le (la) président. e élu. e par l’ensemble des citoyen. ne. s sera
celui/celle de tou. te. s les Français.es. Il/elle aura à tenir compte des
opposant.e.s à son élection, car aucun. e de ses compatriotes ne doit se
sentir méprisé. e par le/la chef.fe de l’État.
Ce français également défiguré, atteint d’une maladie qui couvre la
page d’une sorte d’eczéma, nous amènerait à rédiger à nouveau certains
articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’article
premier commencerait, en utilisant l’autre recours typographique de cette
glossomanie, par  : «  Les hommes/femmes naissent et demeurent libres et
éga-ux-les en droits » ; l’article 7, par : « Nul-le homme/femme ne peut être
accusé-e, arrêté-e ni détenu-e que dans les cas déterminés par la Loi  ».
Comment lire ce charabia, cette écriture sans parole, même en le
prononçant silencieusement dans sa tête ? Chacun point e de mes ami point
e point s sait que je préfère une approche irénique, et que je répugne à
invectiver les ennemi trait d’union e trait d’union s de la raison  ; mais
enough is enough. C’est la chair même du français qui est ainsi rongée, et
son esprit qui se trouve frappé d’une sorte de bégaiement cérébral.
Le pire  : non seulement ce français décadent perd son rythme, sa
« longue coulée mélodique » (Claudel), ou devient un langage aphone offert
uniquement aux yeux, mais il invite aussi à commettre des erreurs de
français. Un candidat récent s’adressa ainsi à nous sur la feuille où il
expliquait son programme  : «  Cher.e.s compatriotes  ». Où était parti
l’accent grave sur la forme féminine de cher ?
Je ne vise pas l’idéologie féministe. L’objection contre un français
saccadé, muet ou fautif est strictement linguistique. C’est aux partisans de
la féminisation de la langue à proposer un moyen d’y arriver qui évite cette
intolérable laideur. Qui ne produise pas une langue que l’on n’aurait plus
envie de parler ni d’écrire, et que les étrangers ne voudraient plus
apprendre.
Sir Michael Edwards

Le 4 mai 2017
Un chancelier, une chancelière

Les hasards du calendrier et des rites immuables ont décidé que je serai,
ce trimestre, « chancelier » au bureau de l’Académie : un poste éphémère,
somme toute assez modeste malgré le prestige du nom. Il y a de la chance
dans ce mot-là, du moins à l’oreille, même si l’étymologie n’autorise
aucune parenté de sens.
Propulsée sur l’estrade, à la droite du directeur qui est, lui, un véritable
acteur des séances du jeudi, parle, agit, commande, le chancelier officie en
silence. Il veille en acolyte au bon déroulement du travail et doit signaler
discrètement les mains levées qui demandent la parole. Parfois, un
brouhaha – phénomène moins rare qu’on ne croit – est pour lui l’occasion
d’agiter la petite cloche de bronze, placée sur le bureau à côté de l’horloge,
et de se donner ainsi l’impression de son importance. Les jours de vote, il
compte les bulletins à voix haute – elle résonne alors de manière presque
impudique, tant à l’Académie le silence du chancelier est d’or.
La tentation était grande pour un académicien souvent taquin, qui
n’avait pas manqué de me donner du « maîtresse », en me saluant un jour
d’un féminin décalé et ambigu, de m’appeler, toujours blaguant, « Madame
la Chancelière  ». À l’Académie, le féminin est proscrit pour les titres et
postes de responsabilités : une femme est ambassadeur, Président, Premier
ministre. Angela Merkel, si souvent nommée chancelière (die
Bundeskanzlerin), est le chancelier allemand – der Kanzler – ou, plus
précisément, le chancelier fédéral – der Bundeskanzler –, selon ce même
principe.
L’étymologie définit le chancelier comme «  celui qui se tient près des
grilles (cancelli) du palais  ». Le mot date de l’ère impériale romaine. Le
cancellarius était l’huissier de l’empereur. À lui la garde des sceaux. Par là,
de l’ordre, de la justice. Le chancelier monte la garde. C’est un veilleur. Et
c’est bien ce rôle qui lui est assigné.
La chancelière ne devrait être que la femme du chancelier, comme
l’ambassadrice celle de l’ambassadeur.
Pourtant un autre sens s’est greffé sur l’emploi du mot au féminin. Un
emploi radicalement différent de sa définition au masculin. L’Académie le
signale dans son Dictionnaire à partir de 1762  : il désigne, semble-t-il
depuis cette époque, une sorte de pantoufle dans laquelle on glisse les deux
pieds à la fois ! Confortable et douillette, la chancelière évoque le coin du
feu, le tricot des grands-mères, les veillées paisibles d’autrefois. Comme la
bouillotte ou l’édredon, elle accompagne les hivers, les frimas. Les deux
pieds se tiennent chaud dans son cocon de laine. On peut lui trouver un
charme, quoique désuet, entre braises et pot-au-feu.
Mais elle demeure une pantoufle – objet rustique et peu seyant, sauf
lorsqu’elle est de vair (fourrure blanche et grise) et promet un avenir
radieux à Cendrillon.
Cette définition pantouflarde de la chancelière demeure – je le précise –
une particularité française. Angela Merkel peut être Bundeskanzlerin, sans
se soucier d’une confusion de vocabulaire. La chaufferette pour les pieds se
traduit en allemand par un tout autre mot : Fusswärmer ou Fusssack, et se
dit alors au masculin.
Dominique Bona

Le 1er juin 2017
Bric-à-bracadémie

Ce n’est pas l’Académie française qui fera baisser l’âge de la retraite,


car l’on s’y engage au contraire pour faire du rab’, comme disent les
militaires, jusqu’à extinction des feux. Ainsi notre doyen, René de Obaldia,
quatre-vingt-dix-huit ans, n’a pas encore demandé la liquidation de ses
annuités. Cela n’empêche pas les spécialistes des segments de marché,
comme l’on dit, de tourner au-dessus de nos têtes comme des vautours dans
un western-spaghetti. Ainsi, sans avoir demandé à en être le destinataire, je
reçois chaque mois le catalogue de « L’Homme moderne ». Il s’agit d’une
centrale de vente pour citoyens mûrissants adonnés au jardinage et au vélo
d’appartement. Elle propose à des prix modérés des objets domestiques et
des pièces d’habillement, d’une inventivité baroque digne du concours
Lépine autant que des lazzi des bobos.
On y trouve ce qu’il faut de ceintures lombaires, de tue-mouches
adhésifs, de friteuses diététiques. Dans la dernière livraison, je relève avec
intérêt l’existence d’un angelot de jardin en polyrésine, fournissant aux
heures nocturnes un halo de lumière à partir de ses capteurs solaires.
Rôtisserie rotative, aspirateur cyclonique ou perceuse-visseuse à percussion
sont de tièdes classiques à côté des nains de jardin siffleurs, du chasse-
passereaux à ondes haute fréquence, ou du fauteuil massant avec repose-
pieds branché sur secteur. Je confesse une certaine fascination pour le cric
fonctionnant sur allume-cigare (cordon fourni), le portefeuille
holographique à micro-cristaux ou le ramasse-boules magnétique pour
joueurs de pétanque. Tout cela dessine un avenir pour des gens qui ont un
passé. Il est assez remarquable que, à ma connaissance, aucun des membres
de l’Institut, à part les persécutés de mon genre, n’est considéré comme une
cible par « L’Homme moderne ». Est-ce un repaire d’antimodernes ? Sont-
ils réticents aux nains de jardins siffleurs ou aux ramasse-boules
magnétiques ?
Il faut plutôt croire qu’un des effets de l’immortalité, c’est de dispenser
ses desservants de toute prothèse superflue  : une seule séance du
Dictionnaire de l’Académie française dépasse en intensité les trémulations
de la rôtisserie portative, de l’aspirateur cyclonique ou de la perceuse-
visseuse à percussion. Ainsi allons-nous, abeilles vibrantes du langage,
lexicologues à haut voltage. L’Académie française est faite de multiprises
où se branchent quarante luminaires : nos fauteuils massants, dépourvus de
repose-pieds, ne stimulent que des méninges. En les frottant comme des
silex, on obtient de l’électricité.
Marc Lambron

Le 7 juillet 2017
Bonjour ! Bonne journée !

En montant dans l’autobus, gare à vous si, avant même de présenter


votre Navigo, vous ne lancez pas au conducteur un sonore Bonjour ! Il vous
rappellera à l’ordre par un aigre Bonjour ! où vous sentirez plus de reproche
que de cordialité. Vous entrez dans un magasin ? Un Bonjour ! initial n’est
pas moins obligatoire, sous peine d’être tancé par un sévère Bonjour  ! qui
fustigera votre manque de courtoisie. Mais si cette interjection est devenue
un devoir, en quoi garde-t-elle son sens de politesse  ? En quoi exprime-t-
elle mon envie d’être aimable  ? Le conducteur d’autobus, le marchand de
chaussures, comment ne ressent-il pas mon Bonjour ! comme une offense,
puisque je ne suis pas libre de le lui refuser  ? Ce qui est obligatoire perd
aussitôt de sa valeur. Ce n’est plus moi qui salue, c’est un robot qui débite à
ma place une formule stéréotypée et par là même injurieuse.
Le Bonne journée  ! qui accompagne ma sortie du magasin ne me fait
pas plaisir non plus, et pour la même raison. On a mis un disque en route,
on ne m’a pas adressé un message personnel. Vouloir assouplir les rapports
sociaux en imposant des exclamations toutes faites me semble produire
l’effet contraire. J’aime la liberté chez autrui : qu’il me dise quelque chose
de gentil, à la bonne heure, à condition que ce quelque chose soit de lui, et
non un mot de passe conforme à un cliché bien-pensant. Qu’il ne me dise
rien du tout, à la bonne heure encore  ! Tout plutôt que de sentir qu’on se
débarrasse de moi comme on lance un os à un chien.
Dominique Fernandez

Le 5 octobre 2017
La peur de lire

Ces temps derniers, nous avons pu constater avec joie que les plus
hautes instances se montraient extrêmement préoccupées de faire de la
France, à nouveau, un « pays de lecteurs ».
Nous autres qui lisons beaucoup, chaque jour, parfois plusieurs heures,
depuis notre enfance, nous déplorons que tout le monde n’en fasse pas
autant, que les enfants, les adolescents au lieu d’y progresser, perdent
progressivement le goût et l’habitude de la lecture. Nous y voyons, non sans
raison, un mauvais apprentissage de la lecture qui la rend malaisée  ;
l’influence des jeux vidéo  ; le temps passé à échanger sur les réseaux
sociaux  ; et une forte tendance de la société moderne, qui dévalue
singulièrement les livres et l’acte de lire.
D’où notre croisade pour la lecture ; la défense des livres et de la lecture
est un de nos thèmes favoris  ; nous faisons entendre ou essayons de faire
entendre le plaisir et les bienfaits qu’on retire de la lecture, l’élargissement
de l’expérience que donnent les livres, le sens du partage, l’écoute de
l’autre… Nous ne manquons pas d’arguments, nous nous échauffons à les
développer, nous rappelons les moments d’ennui de notre enfance sauvés
par un livre.
Mais voilà  : nous rencontrons une résistance, parfois insurmontable.
«  J’aime pas lire  !  » disent les collégiens, garçons plus encore que filles.
C’est pour eux une obligation scolaire, un pensum, une corvée. Cette
résistance nous désarçonne, on y soupçonne de la mauvaise volonté, car qui
pourrait de bonne foi et honnêtement se soustraire à ce qui fait du bien  ?
L’école a souvent été incapable de tenir compte de ces refus, de les
comprendre, de les accepter, donc de les traiter.
On a oublié en effet quelque chose : qu’il existe une peur de lire, et une
peur du livre. Quelqu’un qui ne lit pas, c’est quelqu’un que le livre effraie.
Qui n’ose pas entrer dans une librairie, que les bibliothèques
impressionnent. Les amateurs de livres leur semblent appartenir à une
espèce rare, née comme ça, tombée d’une autre planète. « Vous avez lu tout
ça  ?  »  : qui n’a entendu cette remarque d’un non-lecteur à la vue de
rayonnages de livres couvrant les murs du sol au plafond ? Cette stupeur est
le signe d’une peur, bien plus que de l’ignorance ou du mépris.
Il y a, d’évidence, une puissance mystérieuse dans le livre, qui effraie
d’ailleurs les tyrans  : celui qui lit s’absente du monde, se soustrait à son
emprise. Mais s’absenter du monde, cela ne va pas sans risques. Sur la peur
de lire, un excellent livre de Michèle Petit, paru en 2002 aux éditions Belin,
Éloge de la lecture. La construction de soi, nous donne de précieux
éléments d’analyse. Cette peur est très présente dans les milieux
défavorisés, mais on peut aussi la rencontrer dans les catégories
privilégiées. Car les raisons en sont très nombreuses, et relèvent d’ordres
très différents. La lecture, dit Michèle Petit, « peut se révéler impossible ou
risquée, si elle implique d’entrer en conflit avec des façons de vivre, des
valeurs propres à la culture du groupe ou du lieu où l’on vit. […] Elle peut
enfin être incompatible avec certains fonctionnements psychiques ».
Lire ne va pas de soi ; la lecture dérange ; elle oblige à faire silence, à
rentrer en soi-même, à se confronter à des univers inconnus ; à fournir tous
les matériaux nécessaires à une représentation mentale de lieux, de
situations, de conflits. Cet effort pour oublier le présent est coûteux, et ne
donne pas aussitôt sa récompense. Avant de se retrouver, il faut d’abord
accepter de se perdre. C’est cela aussi que les livres apprennent : « Le plus
long détour est le plus court retour  », disait James Joyce. Le livre en est
l’occasion quotidienne.
Au fond, à y bien réfléchir, quelqu’un qui ne lit pas, ce n’est peut-être
pas quelqu’un qui ne veut pas, mais quelqu’un qui ne peut pas lire, dans
tous les sens du terme  : parce qu’il lit mal, parce qu’il n’ose pas se
confronter à des univers inconnus, parce que son propre moi est trop fragile.
Aidons celui qui a peur de lire, qui recule devant la lecture, en lisant devant
lui, avec lui, en même temps que lui ; montrons-lui notre propre fragilité et
la ressource que, justement, nous puisons dans les livres.
Danièle Sallenave

Le 2 novembre 2017
Le deuxième Trafalgar

Passant place de la Concorde, des milliers de touristes et de Parisiens


peuvent lire désormais, affichée en lettres géantes, devant les colonnes de
l’ancien ministère de la Marine, une phrase absurde en anglais. En bas et à
gauche, mais en petits caractères, ils se consoleront en déchiffrant une
traduction pour les nuls en un idiome désormais considéré comme un patois
ringard et méprisable : la langue française.
Je parle ici au nom des marins et amiraux de l’histoire, humiliés jadis
par l’Angleterre au soir de la bataille navale de Trafalgar. Aucun d’entre
eux, je veux dire d’entre nous, n’en oublia jamais la blessure. Ne se
révolteraient-ils pas si, revenus, ils voyaient cet aplatissement, cet
avachissement, ce « lèche-cul » des puissants de ce monde ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les armées nazies avaient
multiplié sur les murs de Paris et des villes de France des phrases en
allemand. Et nos collabos disaient qu’il fallait bien que nous apprenions les
mots des triomphants. Il faut bien qu’aujourd’hui nous soyons assujettis aux
diktats des dominants.
Abêtissons-nous, acceptons, tête baissée, l’humiliation de ce deuxième
Trafalgar, où l’armée ennemie est composée de nos concitoyens.
Michel Serres

Le 7 décembre 2017
De chozz et d’ottres

Qu’arrive-t-il à l’oreille des Français ? Comment un peuple, fier à bon


droit de la qualité musicale de sa langue, laisse-t-il perdre certains sons, et
parmi les plus mélodieux ? Allumez la radio et vous entendrez journalistes
et interviewés évoquer les symptommes d’une crise, la hosse des prix, le
rolle du gouvernement, une zonne de combat, la fonne et la flore, le Rhonne
et la Dromme. Et cela, sans que les émetteurs de ces abruptes abréviations
phoniques soient des Méridionaux. La mode se propage, les faibles imitent
ce qui se dit autour d’eux afin de se sentir dans le vent et portés par la
modernité, et le o fermé, légèrement et agréablement allongé, s’ouvre et
disparaît. L’accent du Midi rachète son absence par de nombreuses autres
délices sonores, en particulier par les e qui refusent de rester muets. Mais
l’accent qui prolifère à la radio, comme à la télévision, étouffe une des
notes du français, escamote une de ses ressources, l’appauvrit.
Il serait intéressant de connaître l’origine de cette manie. Qui a mis la
puce à l’oreille de qui  ? – une puce dont la morsure réduit la sensibilité
acoustique.
Le plus inquiétant ? Le o fermé n’est pas le premier des sons vocaliques
à s’éteindre. Je signalai dans un autre bloc-notes l’effacement jadis d’un i
plus long dans épître que dans petite, d’un ou plus long dans croûte que
dans doute, d’un u plus long dans flûte que dans culbute. Je me référais à un
livre de grammaire de 1872 dans lequel ces distinctions étaient enseignées.
Nous avons déjà abandonné plusieurs sons de notre bel instrument, et nous
risquons d’en perdre un autre par insouciance et soumission à l’air du
temps. Nous devenons des malentendants, et pour une fois ce n’est pas la
faute des Anglo-Américains. C’est plutôt une « otto-infection ».
 
Vu cette évolution, on peut se demander à quels autres dégâts il faudrait
s’attendre. Nous plérons-nous à prendre des bains de mér  ? Serons-nous
incapables de distinguer une patte de mouche d’une patte feuilletée  ? Le
français est une langue qui compte avant tout sur sa richesse vocalique pour
produire sa musique, et il souffre actuellement d’une autre déformation, qui
consiste à ajouter à la fin des mots un euh retentissant et superflu : bonjour-
euh, un match-euh. Heureusement, je suis loin d’être le seul à avoir relevé
et regretté le phénomène des o raccourcis  ; toutes les portugaises ne sont
pas ensablées. Peut-être la mode périra-t-elle d’elle-même. Sinon, ce sera
une ottomutilation.
Sir Michael Edwards

Le 9 janvier 2018
Le bouffon

Nous sommes souvent irrités par ce que nous ne comprenons pas,


comme l’invention ou l’usage d’un mot remettant en question nos principes
et nos valeurs les plus solides.
Par exemple lorsque nous constatons que dans les collèges, surtout dans
les quartiers dits «  difficiles  », le bon élève est rejeté, méprisé, catégorisé
par un qualificatif jugé infamant, et qui l’exclut de la communauté scolaire :
le terme de bouffon.
Le bouffon est-il la version moderne du lèche-bottes d’autrefois (pour
ne pas parler plus crûment), le fayot des anciens lycées, prêt à tout pour
s’attirer les bonnes grâces du maître  ? Oui, mais l’accusation s’est
aggravée : car le bouffon a un synonyme, l’intello. À travers ce dernier, ce
que la communauté scolaire rejette, c’est la connaissance, la discipline, la
volonté de s’instruire et de se former. Balayées, méprisées, traitées comme
rien. Du coup, on s’indigne, on accuse l’évolution des temps, la modernité,
qui excuse et encourage toutes les attitudes négatives, subversives, et en
particulier le mépris ou le rejet de ce que nous avons de plus sacré, l’école,
le savoir.
Mais qui est ce bouffon, ici redécouvert par des collégiens souvent peu
amateurs d’histoire ?
Le bouffon désignait autrefois une fonction très importante à la cour,
d’un roi ou d’un seigneur  : faire rire, distraire, par ses attitudes, par son
langage. Et davantage : le bouffon du roi ou du seigneur est le vecteur d’une
dérision, qui vise explicitement le pouvoir, et celui qui l’incarne. Il a le droit
de se moquer de tout sans risque  ; tout autre que lui serait sévèrement
châtié. Il a ses figures célèbres, comme celle des deux Triboulet. Le
premier, moins connu, fut le bouffon du roi René d’Anjou, chef de troupe,
comédien, auteur de La Farce de Maître Pathelin. Le second est celui de
François Ier, immortalisé par Victor Hugo. Le roi lui ayant demandé, après
une incartade, comment il souhaitait mourir, Triboulet lui répond  : «  Bon
sire, par sainte Nitouche et saint Pansard, patrons de la folie, je demande à
mourir de vieillesse. »
Il est possible que le mot de bouffon, ou on reconnaît l’italien buffa,
reproduise le bruit que font des joues qui se dégonflent brutalement, bruit
scatologique et presque obscène. Plus contestable, le renvoi aux bouphonies
grecques, obscur sacrifice propitiatoire d’un bœuf de labour, qu’exécute un
prêtre obligé ensuite à s’exiler. C’est, dans tous les cas, une dialectique
interne à l’ordre, politique, social, moral, religieux  : un
renversement/rétablissement, dont Mikhaïl Bakhtine a bien montré la
nécessité en désignant le carnaval comme un « monde à l’envers » où, dans
le grotesque et la subversion, le peuple expérimente la libération des
contraintes quotidiennes.
Objet de toutes les dérisions, le bouffon d’aujourd’hui semble donc
n’avoir que peu de rapports avec le Roi des Fous des sociétés médiévales.
Création indirecte de la «  massification scolaire  », il est apparu dans les
écoles au tournant des années 90. Pendant longtemps, l’école primaire était
l’école destinée à tous, l’enseignement secondaire n’accueillant pour
l’essentiel que les enfants de milieux favorisés, les enfants des classes
populaires rejoignant précocement la vie active. Avec la création du collège
unique, il apparaît clairement que le fossé social se double d’un fossé
culturel. Or l’ouverture à tous de l’enseignement post-primaire n’a pas tenu
ses promesses. L’école n’a pas su mettre au service de ces nouveaux venus
les forces qu’elle avait déployées, à la fin du XIXe, pour faire vivre l’école
obligatoire de Jules Ferry. Elle produit des « décrocheurs », redoublant ainsi
l’exclusion liée à leur origine sociale. L’école leur renvoyant d’eux-mêmes
une image négative, « ils tentent de le compenser en remettant en cause le
modèle du bon élève et en rejetant les valeurs et les normes scolaires », dit
le sociologue Joël Zaffran. Et l’intello alors ? Il fait couple avec le bouffon.
Seule l’origine sociale les distingue. L’intello, c’est un petit bourgeois, qui
ne maîtrise pas les codes de la rue. Le bouffon, lui, est issu des quartiers de
relégation mais il a pris le parti de l’école (étude menée par Bordeaux II).
Le bouffon n’est plus celui qui fait rire, distrait, et subvertit. Tout au
contraire, c’est de lui qu’on se moque. On rit non pas avec lui, mais à ses
dépens. Mais, dans le renversement des situations, il joue finalement, et
malgré lui, le même rôle que son ancêtre médiéval. Dans les deux cas,
sorties plaisantes du bouffon de cour ou rejet du fayot, les fondements et la
légitimité de l’autorité se voient ébranlés. Le «  bon élève  » en souffre, ce
qui est terriblement injuste. Mais, sur le fond, l’école doit prendre sa part de
responsabilité dans les comportements de refus qui la visent. L’école
d’aujourd’hui a voulu en finir avec l’école d’hier, qu’elle jugeait, non sans
raison, trop élitiste. Mais de réforme en réforme, elle n’est toujours pas
mieux acceptée. C’est donc la preuve qu’elle a échoué à conquérir de
nouveaux publics, et à faire reconnaître sa légitimité. Elle y parviendrait
certainement mieux, si elle se montrait capable d’assurer à tous également
les mêmes bases de savoir, de raisonnement, de connaissances, grâce
auxquelles chacun peut espérer orienter ses choix et construire librement sa
vie.
Danièle Sallenave

Le 1er février 2018
La langue du ventre

Je me souviens de mon étonnement à la découverte de Rabelais.


J’ignorais que le ventre était admis dans les livres. J’ai ri aux éclats comme
si lire ces mots me libérait de quelque prison linguistique. Le ventre
occupait une place centrale dans son œuvre. Une envie folle de m’égarer
dans une des poches de Gargantua. On n’a aucune idée de l’impact de
Rabelais dans un pays où l’on ne mange pas à sa faim. Ah  ! cette
abondance  ! Rabelais a tenté de garder, un temps, la littérature dans
l’arrière-cuisine, avant qu’elle ne file vers ces salons où l’on cause plus
qu’on ne mange. C’est là que le café affronta le thé dans un combat dont on
n’a aucune idée aujourd’hui. Ces boissons s’adressent beaucoup plus à
l’esprit qu’au ventre. Ah  ! l’esprit et ses subtilités  ! Ah  ! le cœur et ses
atermoiements ! Le ventre, lui, ne ment pas.
Dans le monde de Rabelais et ses amis, on parle fort, les blagues fusent,
les mots sont parfois salaces. Cette grande vitalité qui me rappelle les jours
de fête, peu nombreux, où l’on mangeait à ventre déboutonné. Une
montagne de riz au centre de la table. On plaçait autour de ce soleil blanc
les légumes (igname, manioc, patate douce, banane verte). Et, dans une
petite assiette, l’avocat dont on se demandait si c’est un fruit ou un légume.
La viande n’était ni variée, ni abondante. Une ratatouille d’aubergine. La
soupe fumante de giromon précédait tous les plats. J’étais plutôt intéressé
par les fruits (mangue, ananas, corossol, grenadine) et surtout la possibilité
de courir partout sans se faire réprimander.
Le repas haïtien n’a pas bougé depuis près de deux siècles. Et les mots
pour nommer les plats non plus. Quand on est sur une île la visite se fait
rare et, comme on sait, c’est le visiteur qui souvent arrive avec un goût
nouveau.
Cette langue du ventre s’enrichit de l’air du temps. Un rien l’habille. Un
fruit peut changer de nom en traversant une frontière. L’ananas ne se mange
qu’à midi en Haïti et le soir ailleurs. De plus on mange différemment
suivant le paysage. Ce fut le cas quand je passai de Port-au-Prince à
Montréal. Du chaud au froid. Tout avait changé dans l’assiette  : le goût,
l’odeur et la couleur de la nourriture. De même que l’heure du repas. En
Haïti le grand repas est à midi, alors qu’il est à 18 heures au Québec. Point
n’est besoin de parler du nom des plats. Je crois que le choc alimentaire fut
aussi grand que celui de la température. Mais le Québec lui-même a connu
sa révolution du goût au moment de l’Exposition universelle. Durant cet été
de 1967, Montréal s’est ouvert au monde. Et les pavillons les plus visités
étaient ceux qui proposaient de la cuisine exotique. Les Montréalaises s’y
sont précipitées. Elles furent plus intrépides que les hommes, plus
conformistes en matière alimentaire. Elles notèrent les recettes et
subtilement glissèrent quelques plats inconnus dans le régime familial. Et
tout en évitant de dépasser la ligne rouge où l’organisme se rebelle à toute
tentative de le forcer. Les habitudes alimentaires ne sont pas différentes des
habitudes linguistiques. La route des épices, comme celle des accents, se
révèle parfois dangereuse. Peu à peu le fade, malgré certaines nuances
discrètes, baisse les bras face à un déferlement d’épices. Des années plus
tard l’odeur des épices remplacera celle des pins sous la neige. Les premiers
immigrés qui arrivèrent dans les années 1970 (dont moi en 1976) furent
ravis de retrouver certains goûts qu’ils étaient sûrs d’avoir perdus en
quittant leur pays.
En 1990 je quittai Montréal pour Miami afin de retrouver la solitude
nécessaire à l’écriture. Mais à chaque fois que je rentrai à Montréal pour la
publication d’un livre, je remarquai un changement dans la configuration
linguistique de la ville. Un quartier était occupé par un nouveau groupe, et,
résultat, des odeurs nouvelles parfumèrent la ville. Les Montréalais prirent
d’assaut ces minuscules restaurants aux saveurs d’ailleurs. L’univers
olfactif s’élargissait, et avec lui le goût des mots nouveaux. Les Grecs
offrirent au moins deux mots à la ville et au monde : souvlaki et baklava.
On se disait qu’on n’arriverait jamais à les prononcer correctement.
Aujourd’hui ils sont dans le langage populaire et on les trouve épatants (un
clin d’œil à mon ami Jean d’Ormesson : le mot, pas la chose). Le baklava
eut du mal à cause d’un excès de sucre, mais le mot est resté grâce à sa
musique. Pour le menu chinois, capable d’offrir quatre-vingt-douze plats à
la fois semblables et différents, on évitera de retenir les noms pour garder le
goût, submergés que nous sommes par cette gastronomie millénaire. Les
Japonais sont arrivés, après l’Amérique latine et sa cuisine mexicaine qui
brûle les palais, avec l’ambition de rafraîchir la bouche. Un mot sobre, net,
bref comme un haïku est resté  : le sushi. Ces cuisines millénaires se sont
affrontées au début avant de s’associer face à la crise financière qui ne tarda
pas. Le Vietnam, souple comme un bambou, a plié pour ne pas se casser.
On afficha à la devanture des restaurants : cuisine chinoise, vietnamienne,
thaï, coréenne. C’est ainsi qu’une ville se raffine par des saveurs qui
traînent dans leur sillage des mots nouveaux. Pour le plaisir de la bouche et
de l’esprit.
Dany Laferrière

Le 2 mars 2018
La bataille idéologique

La bataille idéologique à laquelle nous assistons est en partie importée,


comme tant d’autres usages navrants, des États-Unis. Cette querelle délaisse
la grammaire. Revenons à elle.
Un des arguments affichés pour que le masculin l’emporte sur le
féminin, est que le masculin joue le rôle du neutre, absent de la langue
française. Aucun traité de linguistique ni de grammaire ne relate cette
absurdité, car il existe, chez nous, des mots dits «  épicènes  », qui ont les
deux genres, neutres par conséquent. Par exemple, si vous ne vous
souvenez pas du sexe des fils ou filles de votre voisine, vous lui demandez :
«  Comment vont vos enfants  ?  » Il y a beaucoup de tels mots  : secrétaire
désigne aussi bien la secrétaire que le secrétaire. Citons aussi les pronoms :
moi, toi, soi, je, tu. Jacqueline ou Pierre peuvent le dire de soi, de l’un ou de
l’autre. Enfin, certains adjectifs : manteau rouge, écharpe rouge… Sont-ils
des mots rares  ? Pas que je sache. Parmi les espèces animales voici, en
effet, la mésange et le rossignol, la pie et le rhinocéros. Dans le cas de la
mésange mâle, le féminin l’emporte sur le masculin. Et dans le cas du
hérisson femelle, le masculin l’emporte sur le féminin. Il n’est donc pas
toujours vrai qu’en français le masculin l’emporte sur le féminin puisque
dans le cas des espèces animales, dont la liste est innombrable, le féminin
peut l’emporter sur le masculin.
Or, dans «  emporter sur  », se montre ou se cache une question de
hauteur sociale, que l’on pourrait appeler l’imperium. Ici, les féministes ont
raison de se battre et je me range à leur côté. Hélas, l’on dit la secrétaire,
quand on désigne un poste subalterne ; mais si une femme porte le titre de
secrétaire général, on dit le. C’est une décision machiste scandaleuse. À
l’Académie, mes confrères disent  : «  Madame le Secrétaire perpétuel  »,
appellation qui froisse mon sens de la langue. Je dis, quant à moi  :
« Madame la Secrétaire perpétuelle ».
Certes, l’ambassadrice désigne parfois la femme de l’ambassadeur,
mais, lorsqu’elle exerce elle-même cette fonction, il faudrait dire
ambassadeur  ! Or la reine Élisabeth règne en Grande-Bretagne, et nul
Français ne dit Élisabeth le roi. Marie-Antoinette était la femme de
Louis  XVI, bien sûr, mais on ne dit pas Catherine de Médicis le Régent.
Chose vraie pour les duchesses, les princesses, les tsarines, les
impératrices… Vraie encore pour la papesse Jeanne  ! Nul n’a jamais dit
Jeanne le pape !
Peut-être serait-il intéressant parfois d’utiliser l’accord selon le nombre
ou la proximité. Un million de femmes et un homme sont-ils rassemblés ?
Mieux vaudrait sans doute dire qu’elles sont rassemblées. Ou bien l’accord
de proximité : si l’on dit Jeanne et Pierre, on accordera avec le masculin et
si l’on dit Pierre et Jeanne, on accordera avec le féminin.
Je finis par les mots en -eur. Faut-il dire auteure ou autrice ou
auteuse,  etc.  ? La question ne vaut pas, car les mots en -eur sont divisés
statistiquement en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine  : la
douceur et le malheur, l’horreur et l’honneur. Par conséquent, «  Madame
Jacqueline Unetelle, auteur de ce livre  » peut se dire sans malice. Cette
simplicité se voit sur l’exemple suivant : depuis la féminisation croissante
de la profession médicale, le terme doctoresse tend à disparaître. Peu à peu,
s’impose dans l’usage «  Madame Unetelle, docteur généraliste  ». Chose
normale pour un mot en -eur. La décision arbitraire de distinguer, parmi ces
mots, les termes de fonction de tous les autres, manifeste une subtile
hypocrisie, car elle permet d’imposer l’imperium insupportable de tantôt.
La grammaire révèle des solutions dont la facilité relative évite les
batailles idéologiques d’autant plus féroces qu’elles soulèvent des tempêtes
dans un verre d’eau.
Michel Serres

Le 6 avril 2018
Malapropisme

Le mot existe, mais à peine  ; il est utilisé seulement par quelques


spécialistes de littérature anglaise. Il ne figure dans aucun dictionnaire.
Même Google, impressionnant érudit, en a une notion très rudimentaire. Et
pourtant…
Il vient de l’anglais malapropism, formé au début du XIXe  siècle sur le
nom de Mrs. Malaprop, personnage de la comédie The Rivals, écrite par
Richard Sheridan à l’âge de vingt-trois ans et créée à Londres en 1775. Mrs.
Malaprop parle continuellement mal à propos, et Sheridan fut redevable de
l’invention de son nom à la langue française. Il pensait soit directement à
mal à propos, soit à cette expression déjà importée, dès 1668, et peu
anglicisée en malapropos. Mrs. Malaprop ne chamboule pas l’anglais de
toutes les manières qui s’offrent à l’illettré, au malade – ou à un esprit
comique verbalement innovant  : elle a le don spécifique de remplacer un
mot par un autre qui lui ressemble. Cela se fait sans doute dans toutes les
langues ; la technique n’est pas en elle-même difficile à acquérir (que l’on
pense en français à  : «  Vous m’avez enduit en horreur  » ou à  : «  Que
voulez-vous incinérer  ?  »)  ; le tout est de l’utiliser, si je puis dire, bien à
propos. En effet, dans toute la kyrielle de ses méprises hilarantes – sans
vouloir que sa fille, si elle en avait une, soit a progeny of learning, elle lui
ferait apprendre la geometry afin qu’elle ait quelques connaissances des
contagious countries – on trouve surtout l’emploi abusif des termes
linguistiques. Elle insiste, exemples parmi bien d’autres, pour que sa nièce
illiterate de sa mémoire un certain jeune homme, et lui interdit, en parlant,
de faire des caparisons, au motif que les caparisons don’t become a young
woman. Et parfois des termes littéraires : sachant qu’un duel se prépare, elle
regrette l’absence de quelqu’un capable d’éviter the antistrophe ; devant la
résistance de sa nièce, elle s’écrie : She’s as headstrong as an allegory on
the banks of Nile. Comme dans le cas des caparaçons qui ne vont pas très
bien, en effet, à une jeune fille, un deuxième sens affleure dans ce reptile
headstrong, ou têtu, mais doté aussi d’une tête forte physiquement. (Il est
vrai que le Nil est l’habitat des crocodiles et non des alligators, mais ne
cherchons pas la petite bête.)
La confusion de Mrs. Malaprop est désopilante en partie parce qu’elle
est absurdement autoritaire, sonore et sûre d’elle-même, en partie parce
qu’en mettant le langage sens dessus dessous, elle ne cesse de nous faire
penser précisément au langage. Les auteurs comiques se servent des
diverses pathologies du langage, soit pour se moquer d’un personnage
parlant mal, soit, comme Sheridan (et Shakespeare, et Molière, et Dickens),
pour susciter un rire d’émerveillement devant le possible comique du
langage, devant une prodigieuse néologie généralisée, devant un abus du
langage qui constitue également le signe – burlesque – de sa transformation.
Dans un nouveau chaos, une nouvelle création. Le malapropiste utilise la
forme la plus audible de la paraphasie  : la substitution de mots
paronymiques, afin de créer sa version du Clown, qui semble extrêmement
maladroit, mais qui se révèle, dans son domaine, un parfait virtuose, ou du
Fou, qui nous est à la fois inférieur et supérieur.
Le mot malapropisme ne devrait-il pas entrer dans l’usage ? Si utile, et
n’ayant pas d’équivalent exact, il est pourtant inconnu  ; un dictionnaire
bilingue que j’ai consulté donne, comme traduction du mot anglais –
devenu outre-Manche familier et incontournable –, pataquès, ce qui est
simplement faux. Et malapropisme n’est pas vraiment un anglicisme,
puisque ce concept nécessaire fut nommé grâce au français. Nous pourrions
l’introduire sans danger dans la nouvelle édition du Bestiaire de l’Arcadie
française.
Sir Michael Edwards

Le 4 mai 2018
Une langue intime

Je nichais dans un quartier boisé et calme dans l’est de la ville. Je venais


d’arriver à Montréal et j’étais un peu perdu. Tout était nouveau. Il me fallait
tout apprendre, même à éviter de perdre la clé de mon appartement. Chaque
nouvelle clé me coûtait cinq dollars. Le concierge était intraitable. Mon seul
luxe était une grande baignoire rose qui occupait la moitié de la salle de
bains. J’y passais mon temps à lire Bukowski que je venais de découvrir.
On était en été et j’entendais parler de l’hiver avec un certain effroi. Très
vite se pose le problème de la langue. Je ne savais pas encore que c’était
une des trois passions populaires du Québec avec l’hiver et le statut
politique de la province. Le problème de la religion a été réglé quelques
décennies auparavant avec la «  révolution tranquille  » qui a remplacé
l’église par l’école (1960). Je dirais pour simplifier les choses qu’on parle
anglais dans l’ouest, un français plutôt standard au centre et le joual dans
l’est de Montréal. Un joual plutôt vert fleurissait dans ma zone. C’est cette
langue qu’on entendait dans les pièces de Michel Tremblay. C’est une
langue rabelaisienne, assaisonnée parfois de jurons et dont le but est
d’exprimer le plus exactement les sentiments d’un groupe de gens toujours
prompts à protester contre les injustices sociales. Le joual sert aussi à
exprimer de fortes émotions personnelles. Le peuple parle en joual mais
l’élite reste sceptique face à un dialecte dont il doute de la souplesse. Je
l’entendais aussi à la radio dans les chansons de Robert Charlebois, surtout
celles qu’a écrites le romancier Réjean Ducharme. Tremblay et Ducharme
abordent le joual, je le saurai plus tard, de deux manières différentes. Pour
Tremblay c’est un joual joyeux et parfois carnavalesque qui trouve sa
légitimité dans les dialogues de théâtre où il fait parler les gens de sa
famille, sa mère surtout. Ducharme, lui, reste beaucoup plus sobre dans ses
romans mais retrouve sa gourmandise du joual dans les chansons et dans les
scénarios de film. Je décide ce jour-là d’aller frapper chez mon voisin du
dessus pour un cours de langue, et plus largement de culture. Le mot joual
vient de cheval que l’on prononce « joual ».
Monsieur Gagnon m’a accueilli avec un large sourire. Les gens adorent
expliquer leur nature et la langue est ce qui est au plus profond d’eux. Il me
raconte son enfance.
–  J’étais un garçon vif et intelligent, et ma mère disait que j’étais vite
sur mes patins, ce qui me faisait plaisir car j’adorais jouer au hockey. Ce
que ma mère voulait dire c’est que j’étais astucieux.
– Et passer un sapin à quelqu’un c’est parce qu’on trouve beaucoup de
sapins à portée de main ?
–  En fait on dit plus souvent se faire passer un sapin pour se faire
arnaquer. On a l’air d’un imbécile dans ce cas-là car un sapin c’est grand.
Comment a-t-on pu gober un tel mensonge !
– Quand peut-on alors crier : J’ai mon voyage ?
Il rit.
– Quand on est vraiment fâché d’une situation désagréable qui se répète.
Pour dire tout simplement que ça suffit.
–  Il y a cette expression que j’ai entendue dernièrement  : s’enfarger
dans les fleurs de tapis. J’aime beaucoup sa musique.
–  On le dit souvent à propos d’un politicien qui refuse de répondre
directement à une question. On le dit aussi de quiconque qui perd du temps
à broder autour d’un thème secondaire.
– Quelle différence alors avec tataouiner ?
–  C’est pas pareil. Tataouiner c’est qu’on n’arrive pas à prendre une
décision. On dit souvent : Arrête de tataouiner.
– C’est pas loin de procrastiner ?
– Oui, mais c’est pas tout à fait la même chose. Moi je l’emploie quand
mon neveu traîne à sortir alors que je l’attends déjà dans l’escalier. Je n’ai
jamais vu un pareil indécis… Là, j’ai soif. Il fait si chaud, vous aussi,
j’imagine.
Il se lève pour se diriger vers le réfrigérateur. Montréal joue au hockey
contre Toronto – deux villes en rivalité sur tout. À chaque arrêt du jeu on
voit, à l’écran, des gens en train de boire de la bière.
– Vous vous demandez quel est le rapport entre la bière et le hockey ?
– Non. Je peux comprendre ça au moins.
– Le reste est plus compliqué. Les Canadiens c’est d’abord des gens qui
vivent au Canada, mais nous on pense qu’on est une société distincte. On
est des Québécois et non des Canadiens. C’est aussi le nom de notre équipe
de hockey et cette équipe fait partie de notre identité. Le même mot veut
dire deux choses opposées pour un Québécois. L’équipe est la propriété de
la famille Molson, et les Molson possèdent aussi la bière Molson. Qu’on
gagne ou qu’on perde on boit de la bière. Sauf moi…
– Et vous buvez quoi ?
Il dépose sur la petite table deux bouteilles de cidre glacé.
– De plus je ne risque pas de me paqueter la fraise en buvant du cidre.
–  Connaissez-vous cette expression qui parle de passer la nuit sur la
corde à linge ?
Il rit à gorge déployée.
– Je dors assez tôt, moi… D’autant plus que j’ai du pain sur la planche
ces jours-ci… Je suis même débordé. En bon québécois on doit comprendre
que j’ai de la broue dans le toupet… Au fait cette jeune Sénégalaise, que je
croise souvent sur votre palier, est-ce votre blonde ?
– Elle est noire…
– Ici une blonde c’est simplement une petite amie.
– Ah non je ne suis pas d’accord, vous ne pouvez pas blanchir tout le
monde.
–  Vous avez la corde bien courte… Trop prompt à vous fâcher, cher
monsieur.
– Et vous vous parlez trop souvent à travers votre chapeau.
–  Oh vous avez une meilleure connaissance de notre langage que je
n’imagine, mais c’est un simple anglicisme pour dire qu’on parle à tort et à
travers. Vous me faites passer sans raison pour un malcommode.
–  Je vous dis une chose simple et déjà vous grimpez les rideaux…
J’adore cette expression entendue hier…
– Enfin vous donnez raison à notre langue si imagée…
–  C’est à ce moment qu’on est censé dire  : Pas de chicane dans ma
cabane ?
– C’est avant qu’on aurait pu le dire, quand on abordait la question du
statut politique du Québec. Là, comme la conversation est terminée, on dira
plutôt : À la prochaine chicane.
Juste avant de franchir la porte il me lance en souriant qu’après une si
longue conversation on devrait se tutoyer. Ici le tutoiement est presqu’une
obligation. Et si on refuse de s’y soumettre dans certains quartiers on est vu
comme un fendant, un prétentieux.
Depuis je tends l’oreille à toutes les innovations de cette langue qui
frétille comme un esturgeon hors de l’eau. Toujours à la pointe de la
modernité on a trouvé ici clavardage (bavardage sur clavier) pour
remplacer le mot anglais chat. Et pour selfie un mot plus juste et plus
élégant : egoportrait.
J’étais à ma fenêtre, à regarder passer une manif pour défendre la
langue française contre une loi permettant une plus grande présence de
l’anglais dans l’affichage public. Les Montréalais tiennent à ce que leur
ville offre au voyageur un visage francophone.
Sur une affiche était écrit à propos du Premier ministre d’alors qui ne
protégeait pas assez le français au goût des Montréalais : « Vends ton corps,
pas ta langue  !  » C’est peut-être le moment de placer  : «  Pas de chicane
dans ma cabane  » ou, selon sa tendance politique  : «  À la prochaine
chicane ». Dans tous les cas il y aura du brasse-camarade dans les rues de
Montréal.
Dany Laferrière

Le 7 juin 2018
Un problème ou un souci ?

S’interroger sur certaines particularités de la langue, sur le lexique, sur


l’origine de quelques expressions curieuses, sur des formes récemment
apparues, est une démarche à la fois saine et nécessaire. Il importe d’avoir
sur notre langue, sur les inventions qu’elle accueille, sur les dégâts qu’elle
subit, une information régulière, critique. Car c’est une manière aussi de
parler de notre société, de son évolution. Mais ce qui complique les choses,
c’est qu’on hésite : est-ce un linguiste, un sémiologue, un sociologue ou un
philosophe qu’il faut consulter pour comprendre l’apparition d’une nouvelle
expression ? Tous à la fois, peut-être.
Comme à propos de ce glissement, apparu il y a quelques années déjà
dans la langue commune : on ne dit plus avoir un problème mais avoir un
souci. Avoir un problème ne relevait pas de la très bonne langue, c’était une
expression assez relâchée. Mais son effacement devant avoir un souci est
révélateur de bien autre chose.
Un problème, c’est, du grec problèma, «  ce qui est lancé en avant  »,
quelque chose qu’on pose devant soi pour l’examiner, c’est une question
qu’on cherche à objectiver, afin de découvrir un moyen ou une méthode
pour la résoudre. En matière scientifique, mais dans la vie aussi  : un
problème de santé ou un problème de couple, ce sont des difficultés qu’on
rencontre, sans doute, mais avec l’espoir de les dépasser, et qu’on se
propose d’analyser le plus correctement possible afin d’en trouver la
solution, traitement médical ou divorce.
Il en va tout autrement du souci. Souci est un déverbal de soucier, du
latin sollicitare, « tourmenter, préoccuper ». Solliciter, apparu au XIVe siècle,
a eu d’abord ce sens. Le souci est donc un ébranlement profond. (Notons au
passage que la fleur appelée souci est tout autre chose  : une sorte de
tournesol. Souci, c’est solsequium, « ce qui suit le soleil ».)
Un souci est donc bien un problème mais vu sous un autre angle : non
pas sous l’angle de la difficulté à résoudre, et donc de l’action éventuelle
qu’il convient de mener pour la régler, mais sous l’angle affectif,
psychologique. Le souci est produit par un problème qui vous accable, vous
domine, mais sans qu’on y puisse rien, sans qu’on songe à s’en débarrasser.
On voit donc tout ce qu’entraîne le glissement du mot problème vers le
mot souci. Il est très significatif. Quand l’aspect psychologique et affectif
l’emporte sur l’aspect pratique et rationnel d’une question, cela n’est pas un
progrès  : ce n’est pas une vision dynamique, forte, courageuse de notre
destin. C’est le signe d’un découragement, d’une lassitude, d’un
renoncement. Un problème donne du souci, c’est évident, mais il ne devrait
pas se confondre avec lui. Devant le souci, je baisse les bras. Devant un
problème, je retrousse mes manches.
Les deux mots ne sont donc pas synonymes. En finir avec le souci, qui
est une douleur, même petite, demande que l’on soit capable de faire du
souci un problème. Inversement, pour le candidat au baccalauréat, le
problème (de maths) devient un souci quand justement il n’arrive pas à le
résoudre.
Danièle Sallenave

Le 5 juillet 2018
Puff ! Poff !

On donne la chasse aux anglicismes abusifs, qui s’en plaindrait ? Il y en


a pourtant un, oublié, qu’il serait pertinent de remettre en valeur. Stendhal
avait essayé de l’introduire dans la langue française, en appelant poff tout
éloge abusif d’un mauvais livre. Il faisait venir poff de l’anglais puff,
« souffle, bouffée de tabac, bulle de savon », d’où : « chose vaine et futile ».
Et, par nouvelle dérivation  : «  réclame outrancière et menteuse qui sert à
lancer un méchant ouvrage  ». Le 6  décembre  1825, Stendhal écrivait au
rédacteur du Globe : « Je propose au public d’adopter le verbe “poffer” (du
mot anglais puff), qui veut dire vanter à toute outrance, prôner dans les
journaux avec effronterie. Ce mot manque à la langue, quoique la chose se
voie tous les jours dans les colonnes des journaux à la mode, auxquels on
paie le puff en raison du nombre de leurs abonnés  ; car je dois l’avouer,
monsieur, avec le verbe “poffer” (vanter effrontément et à toute outrance),
je propose aussi le substantif poff. » La proposition a échoué. Le mot nous
manque toujours. Jamais il n’aurait été aussi nécessaire, dans notre époque
d’inflation publicitaire, où l’on dérange Proust pour mettre au pinacle un
faiseur de longues phrases, Joyce pour justifier un charabia
incompréhensible, et où on lit sur la quatrième de couverture de n’importe
quel navet  : «  À lire de toute urgence. » On poffe à tour de bras, les cinq
cents romans de la rentrée seraient tous dignes du Goncourt. Mais une sorte
d’omerta continue à sévir. Comme disait encore Stendhal, «  il y a peu
d’hommes de talent assez téméraires pour se créer une demi-douzaine
d’ennemis mortels par mois en dénonçant au public la parfaite nullité
d’autant de prétendus chefs-d’œuvre poffés dans les quotidiens ». La forme
anglaise puff a survécu quelque temps, sous la plume de Balzac (« Que de
sales petits journaux, la honte du pays, vivent de calomnies et de puffs »),
de Mérimée («  Je ne doute pas d’un grand succès pour les lettres si elles
sont un peu puffées par les journaux »), de Théodore de Banville, de Scribe,
des Goncourt, de Léon Daudet. La dernière occurrence se trouverait chez
Gide, dans son Journal, à la date du 7 janvier 1902 : « Parlant de sa visite
du matin au jeune sculpteur Charmoy, il [Viélé-Griffin] proteste contre
l’œuvre et l’homme, n’y veut voir que puffisme, arrivisme et prétention. »
Poff ! Puff ! Peu importe l’orthographe. La naturalisation n’a pas eu lieu, le
mot a disparu, la chose est restée, de plus en plus envahissante. Puff ! Poff !
Comme cette syllabe courte, allègre, percutante, dégonflerait d’une
chiquenaude tout battage médiatique !
Dominique Fernandez

Le 6 septembre 2018
La petite fille et le sabot

«  S’il te plaît, dessine-moi un sabot  !  » La petite fille n’avait jamais


entendu le mot. À cinq ans, elle ne connaissait pas la chose. Quand je lui dis
que le sabot était une chaussure en bois qu’on portait autrefois à la
campagne, elle regarda ses sandales d’été, dorées, légères, et crut que je me
moquais d’elle  : comment pouvait-on marcher avec des chaussures en
bois ?
Je lui lisais la comtesse de Ségur, où tout lui était mystère. Les bonnes
et les cochers, les cotillons et les ombrelles, les encriers et les vases de nuit,
les rossées et les espiègleries. Je devais expliquer, commenter, traduire.
Têtue, elle n’abandonnait pas. Il lui fallait suivre les aventures : les « bons
enfants  » lui plaisaient, elle les voyait gambader dans l’histoire, elle les
entendait rire et aurait bien voulu entrer dans leur jeu. Mais le vocabulaire
était un obstacle.
Ce sabot, surtout, l’intriguait. «  Des gamins étaient montés dans les
marronniers ; avec leurs sabots et des bâtons, ils faisaient tomber une pluie
de marrons. » Étaient-ils en hêtre ou en peuplier, ces sabots, fourrés de foin
ou de fougère, en bois brut ou décorés et peints, avec des clous sous la
semelle  ? Je me documentais pour elle. Nous avons dessiné des types de
chaussures, des souliers d’hommes, des mules, des chaussons, des savates,
et même une pantoufle de vair – encore un mot mystérieux ! Je n’osais pas
lui dire que les « gamins » de la comtesse de Ségur portaient probablement
des «  chausses  », qui sont l’ancêtre du pantalon. Vêtus de chausses et
chaussés de sabots, les petits paysans du Perche n’avaient pas l’habitude de
pareil « festin ».
La curiosité sémantique de la petite fille m’émerveillait.
Je mesurais pourtant le fossé qui nous séparait, elle et moi, de cette
lecture familière de mon enfance. Alors, je n’avais pas eu besoin de faire
appel à un adulte pour une traduction simultanée de la comtesse de Ségur.
Comme pour ma mère et ma grand-mère avant moi, les mots allaient de soi.
Ils forment désormais, dans certains textes, un obstacle infranchissable. Un
mur de pierre ou de glace.
Il en va de même des Fables de La Fontaine, qu’on a récemment
distribuées dans les écoles, devenues au fil des ans tels les vieux grimoires
qui font rêver Harry Potter ; devant elles, les enfants ressentent un charme,
une magie. Ils écoutent, ravis et médusés, mais n’y comprennent « goutte ».
De nouvelles éditions proposent un glossaire, ou bien des notes en bas de
page, pour leur offrir une aide. Mais c’est pour eux comme de lire une
langue étrangère, mal maîtrisée –  la fatigue finit par avoir raison des
meilleures volontés.
Françoise Sagan l’avait compris avant tout le monde : elle a réécrit La
Cigale et la Fourmi, pour les enfants d’aujourd’hui ! Car comment dessiner
« la bise venue », « le grain pour subsister » et le « crier famine » ?
Dominique Bona

Le 4 octobre 2018
Tête-à-tête est une expression anglaise

Nous savons que beaucoup de mots anglais sont d’origine française.


Savons-nous aussi que certains d’entre eux ont gardé leur orthographe,
pourtant étrangère au génie de la langue anglaise, et même leur
prononciation, que les Anglais écorchent légèrement mais dont ils
conservent la singularité ? Ce ne sont pas, pour la plupart, des mots doctes
ou techniques  : ils incluent carte blanche, coup, coup de main, dossier,
entourage, entrepreneur, lingerie, nouveau riche, pot-pourri. Si le substantif
rendezvous a perdu son trait d’union, il a donné naissance à un verbe, to
rendezvous. Le vocabulaire spécialisé du ballet se déploie en entrechat, jeté,
pas de deux et bien d’autres, celui de l’escrime en appel, coulé, touché,
celui de la cuisine en petits fours, purée, soufflé, sans que personne exige
que l’on cherche fiévreusement des équivalents anglais.
Même phénomène avec certaines œuvres musicales allemandes. La
Sonate pour piano opus 106 de Beethoven, Hammerklavier, s’appelle ainsi
également en anglais  ; même sa Grande Fugue pour quatuor à cordes est
connue sous le titre Grosse Fuge.
Des mots comme jeté ou coulé témoignent d’un respect encore plus
marqué pour leur origine française, puisque en traversant la Manche ils
n’ont pas été privés de leur accent. Ils sont loin d’être seuls : parmi d’autres
immigrés on trouve coup de grâce, entrée, entrepôt, tête-à-tête, qui
exhibent eux aussi leurs diacritiques inconnus à l’anglais. Certains de ces
termes sont tout à fait courants : un Anglais peut donner, dans un café, le
résumé d’un coup d’État.
Les Français ne procèdent pas de cette façon. Ils préfèrent franciser les
emprunts aux langues étrangères, afin que ces présences barbares respectent
la morphologie du français et qu’elles s’ajustent à son harmonie. Ils se
trouvent dépaysés par des prononciations qui paraissent incorrectes –
 football, par exemple, ou surf –, et les règles de l’œil et de l’oreille les
incitent à changer un supporter en supporteur. Ils ne semblent pas prendre
plaisir à articuler des sons qui ne se trouvent pas dans le répertoire de leur
langue, tout en s’habituant aux bruits louches de match ou de parking.
Ce qui n’empêche pas une armée de mots anglais d’envahir la France
sous nos yeux, avec le même succès foudroyant que Henry V mais sans la
moindre mauvaise intention –  ni le moindre effort –  de la part des
anglophones. Faut-il penser que l’accueil enthousiaste de low cost, outlet
store, discount, lifting, fitness et de tant d’autres qui ont un look anglais
étrange mais apparemment attirant, infirme la différence que j’ai supposée
entre les deux positions nationales  ? Je ne le crois pas. Les mots français
que j’ai cités ont été adoptés en Angleterre pendant une longue période
e e
allant du XV au XIX   siècle, chacun d’eux au moment où on l’estimait
intéressant et utile. Les mots anglais contre lesquels on se heurte maintenant
arrivent, par contagion ou par snobisme, de la langue devenue l’idiome
commun pour la planète, et ne sont peut-être que des touristes temporaires.
Surtout, ils rencontrent une certaine résistance. On s’évertue à les remplacer
par des mots français, alors que les Anglais se plaisent à parler, par
exemple, d’une jeune fille au pair ou d’une femme fatale.
Ces deux attitudes devant la langue maternelle correspondent à des
choix sociétaux également divergents. L’anglais pratique une sorte de
communautarisme, où non seulement la minorité des mots français a le
droit de s’exprimer comme elle veut, mais les Anglais apprécient, chez eux,
des mots étrangers qui enrichissent les sens et les sons de leur langue. Le
français se révèle, au fond et malgré tant d’emprunts, une langue se voulant
une et indivisible, refusant le communautarisme au nom de l’intégrité de
son territoire. On peut aimer, ou critiquer, l’un ou l’autre point de vue ; on
peut décider ce qui est mieux pour sa propre langue, son propre pays.
Cependant, n’étant au-dessus ni des langues ni des peuples, on ne peut pas
juger. On peut seulement apprendre.
Sir Michael Edwards

Le 8 novembre 2018
De la dictée

Ceux qui fréquentent les salons et foires du livre peuvent en témoigner :


la pratique solennelle de la dictée, cet exercice scolaire si souvent brocardé,
y est instaurée un peu partout. L’Académie se voit souvent sollicitée de
présider à ces séances qui font l’objet d’une cérémonie très attendue, à
laquelle participent des adultes de tout âge. La dictée tant décriée dans les
années 1960-1970 a fait son grand retour et le ministre de l’Éducation
nationale a décidé qu’elle reprendrait toute sa place à l’école primaire.
Il entre beaucoup de nostalgie dans les applaudissements qui saluent ces
initiatives. La dictée est le symbole non seulement d’une école qui n’existe
plus mais d’un temps disparu qu’on pare à distance de toutes les vertus.
Sans doute. Mais on ne s’interroge cependant pas assez sur le sens et la
valeur d’un exercice où l’on ne veut voir qu’un rituel scolaire périmé.
Le mécanisme en est simple  : mais la dictée est une opération d’une
portée considérable. Dans un aller-retour entre l’écrit et l’oral, un texte écrit
devient ou redevient un texte oral, puis il est restitué sous la forme la plus
proche possible de l’original ; tout écart est considéré comme une faute. On
a beaucoup glosé sur le choix du mot ; pourquoi faute, et non erreur, comme
en calcul ? Le mot « faute » ne révèle-t-il pas une dimension morale sous-
jacente, et une révérence excessive pour la langue ? Peut-être. Le choix du
mot est pourtant juste : une faute est un manquement à la règle, une erreur
le fruit d’une ignorance ou d’une étourderie.
La difficulté de l’exercice vient de ce que cette (re)transcription est un
codage, largement arbitraire, du fait de l’inadéquation entre l’orthographe et
la prononciation. Au début du siècle dernier, le linguiste Ferdinand Brunot,
dans une lettre ouverte au ministre de l’Instruction publique, plaidait ainsi
en faveur d’une réforme : « L’orthographe est le fléau de l’école », écrivait-
il. C’est un handicap pour l’ensemble des élèves, et surtout pour les moins
favorisés. S’appuyant sur les travaux de la phonétique expérimentale,
l’objectif de Ferdinand Brunot était de réduire autant que faire se peut
l’écart entre signe graphique et chose signifiée. Objectif en grande partie
inatteignable, mais qui peut tout de même susciter (et il l’a fait) d’utiles
simplifications. Resterait cependant une question : de quelle prononciation
faut-il s’inspirer  ? «  La première règle que les maîtres doivent s’imposer,
s’ils veulent imposer les autres aux enfants, c’est de respecter le langage
réel, la vérité du langage.  » Mais tous les mots sont-ils prononcés de la
même façon dans les divers lieux où l’on parle le français ? Évidemment,
non. Très habilement, Ferdinand Brunot se réfère conjointement à la langue
en usage (cultivé) du début du XXe  siècle, et à une approche logique du
système. C’est une démarche «  pré-structuraliste  », notent en 2006 Jean-
François P.  Bonnot et Louis-Jean Boë dans leur article «  L’utopie de la
notation exacte de la parole à l’aube du XXe siècle ».
Pendant longtemps, cet exercice essentiellement scolaire a servi à
déterminer le niveau d’orthographe et de grammaire des élèves. C’est une
vision trop réductrice. La dictée est la mise en pratique d’un certain nombre
de capacités essentielles à la connaissance d’une langue. En exerçant la
faculté de transcrire l’oral en écrit, on en exerce bien d’autres. Se soumettre
à l’exercice de la dictée oblige à analyser la chaîne sonore continue, à y
découper des unités séparées par des blancs, à identifier correctement les
unités qui composent la phrase et le discours, et à saisir leurs rapports.
Apprendre l’«  ortho-graphe  », c’est donc apprendre quelles sont les
formes graphiques reconnues comme « justes » à une époque donnée, mais
c’est aussi accéder à la compréhension des énoncés. Passer de l’écrit à
l’oral, puis de l’oral à l’écrit, c’est accepter les règles souvent arbitraires de
cette transcription, mais c’est aussi et peut-être surtout prendre conscience
des modes d’organisation fondamentaux de la pensée. C’est apprendre le
rôle et la signification de cette trace graphique des inflexions syntaxiques de
l’écrit, donc de la pensée : la ponctuation. La ponctuation ne se contente pas
de restituer les marques de la langue orale, l’intonation, les pauses. Elle
rend visibles les degrés de subordination entre les différents éléments du
discours. Elle souligne les liens logiques, liens de sens, entre ces éléments.
La «  dictée  » est donc un exercice d’apprentissage lexical, grammatical,
syntaxique et sémantique. Or justement, les grand-messes de dictées
publiques conduisent à un constat préoccupant : « écrire sous la dictée » est
devenu un exercice difficile. Un certain nombre (non négligeable) de
participants échoue non seulement à produire une graphie correcte, lexicale
et/ou grammaticale, mais dans la transcription elle-même de la «  chaîne
vocale  » en éléments discontinus, repérables et organisés. C’est donc la
compréhension d’un énoncé qui n’est pas réalisée.
La « dictée » a donc toute sa place dans un apprentissage rigoureux de
la logique discursive. La supprimer serait se priver d’un exercice
fondamental pour l’esprit : la saisie logique de la langue. La pratique orale
seule n’y parvient pas car l’intonation ou la mimique peuvent suppléer à
une logique défaillante. Et elle ne s’améliore vraiment que par cet aller-
retour entre l’oral et l’écrit. La dictée est en même temps l’occasion de
fréquenter des textes écrits plus complexes et plus riches dans leur
vocabulaire et leur structure que ne l’est la pratique orale quotidienne.
De très nombreuses langues sont des langues uniquement orales  : tout
au plus deux cents sont écrites sur plus de sept mille cent langues
existantes. Une langue dotée d’une représentation écrite est d’abord et
demeure une langue orale, une langue parlée. Toute l’histoire de la
linguistique est donc marquée par le questionnement sur leurs rapports  :
l’écrit est-il la mise aux normes de l’oral ? L’oral et l’écrit fonctionnent-ils
en synergie ou se développent-ils séparément ? Notre culture et notre école
ont admis (et mis en pratique) qu’apprendre correctement une langue, c’est
apprendre à passer aisément de l’oral à l’écrit (et inversement). Apprendre à
lire doit aussitôt associer les sons à des signes écrits. La « dictée » poursuit
donc l’établissement de cette démarche associative. Mais quelle qu’en soit
la forme, aujourd’hui diversifiée, la dictée ne peut avoir de sens, de rôle, de
fonction et donc de bénéfice, que si elle s’accompagne de deux autres
pratiques, nécessaires elles aussi pour élargir la pratique de la langue,
l’assouplir, l’ouvrir à des usages plus anciens et plus riches. Ces deux autres
pratiques sont la lecture assidue, et la mémorisation de textes. Dictée,
lecture et mémorisation reprennent dans leur logique et leur articulation la
démarche constitutive de tout apprentissage d’une langue.
Si l’écriture est un système de codage largement arbitraire, il faut aussi
ne jamais oublier, comme le souligne Stanislas Dehaene, que la lecture n’est
pas une activité naturelle. Les capacités requises pour la parole émergent
sans formation systématique. Tandis que lire doit s’apprendre. Et une fois
acquis les mécanismes de lecture, une pratique régulière, quotidienne, est
indispensable à leur consolidation.
En assouplissant le passage oral/écrit et réciproquement, la «  dictée  »,
selon des modes nouveaux qui la dégagent d’une sacralité excessive, y
participe dès le temps des premiers apprentissages.
Danièle Sallenave

Le 13 décembre 2018
Un précurseur de Dire, ne pas dire

Le père Bouhours, jésuite, professeur de lettres et grammairien, doit sa


célébrité à l’étrange et touchante docilité de Racine, qui lui envoyait ses
tragédies en le suppliant de lui marquer les fautes qu’il pouvait avoir faites
contre la langue. Auteur lui-même, le père Bouhours publia en 1671 les
Entretiens d’Ariste et d’Eugène, dont le premier porte sur la langue
française. Les deux fictifs amis commencent par se féliciter de l’excellence
d’une langue qui l’emporte sur l’italienne comme sur l’espagnole (les deux
autres grandes langues de l’époque, la première jugée «  molle et
efféminée », la seconde « pompeuse et enflée ») parce qu’elle est la seule
«  qui sache bien peindre d’après nature et qui exprime les choses
précisément comme elles sont ». Que soient donc bannies les tournures trop
affectées ou les périodes trop longues ! Voilà résumé l’idéal classique, avec
ce que nos appellerions aujourd’hui ses limites (recherche de la pureté, de la
clarté, de la netteté, aux dépens de l’«  écriture  », proscription du rare, du
baroque, etc.).
Pourtant, rien de borné dans cet esprit : il reconnaît qu’une langue est en
perpétuelle évolution et ne saurait être figée dans la sclérose de règles
promptement obsolètes. «  L’usage, qui est le roi ou le tyran des langues
vivantes, est en France le maître du monde le plus impérieux et le plus
bizarre. Il abolit souvent de bons mots sans raison ; il en établit quelquefois
de mauvais contre la raison même  ; il autorise jusqu’à des solécismes.  »
Suit ce commentaire, pour le coup bizarre : « En un mot la langue française
tient beaucoup de la légèreté de l’humeur française  ; et c’est un reproche
que les étrangers nous font avec beaucoup de justice. Il n’en est pas de
même de la langue italienne et de la langue espagnole. Elles se sentent en
quelque manière de la constance et du flegme de leurs nations  ; elles ne
savent ce que c’est que de changer. »
Stendhal (mais ni Mallarmé ni Proust évidemment) aurait souscrit à
cette maxime : « Pour plaire, il ne faut point avoir trop envie de plaire, et
pour parler bien français, il ne faut point vouloir trop bien parler. Le beau
langage ressemble à une eau pure et nette qui n’a point de goût, qui coule
de source, qui va où sa pente naturelle le porte, et non pas à ces eaux
artificielles qu’on fait venir avec violence dans les jardins des grands et qui
y font mille différentes figures. »
Le principal intérêt de ce texte est ailleurs. Il nous renseigne sur l’état
de la langue à la fin du XVIIe  siècle, sur l’apparition de mots inconnus
jusque-là ou utilisés différemment, sur le vieillissement de certains autres.
Ainsi ont disparu le sommeil charme-souci, le ciel porte-flambeaux, le vent
chasse-nue, l’abeille suce-fleurs. De cette série n’ont survécu que crève-
cœur et boutefeu. Le père Bouhours nous informe que de nombreux termes
proviennent de la vènerie et de la fauconnerie  : suivre les traces, être aux
abois, prendre l’essor, leurre, leurrer, prendre le change, réclamer (rappeler
un oiseau de proie pour le faire revenir sur le poing). Niais se dit d’un
faucon qui n’a point encore volé et a été pris au nid. Débonnaire est tiré de
bonne et d’aire, et signifie de bon lieu, de bonne naissance. Mais là, des
érudits l’ont prouvé, l’étymologie fantaisiste révèle un baroque malgré lui.
La liste des mots nouveaux ou qui ont changé de sens à son époque
forme le gros de l’entretien. On apprend que détruire, gâter, empoisonner,
envenimer, briller, donner, employés auparavant uniquement au sens propre,
sont devenus métaphoriques. La médisance empoisonne, cet enfant est trop
gâté, cet homme brille dans la conversation, cet autre donne dans le
galimatias. Toutes ces tournures sont récemment apparues. De même, on
s’embarque maintenant dans une affaire, dans une entreprise. (Mais
l’expression citée : une affaire embarquée, a fait long feu.) Parmi les mots à
la mode, l’auteur relève  : façon. On fait des façons, on agit sans façons.
Mais une grande façonnière, dont il note également l’apparition, pour se
moquer d’une dame qui en fait trop, de façons, n’a pas survécu. Habile a
changé complètement de signification  : on ne le dit plus d’un docte et
savant personnage, mais d’un individu adroit, qui sait s’y prendre.
Le père jésuite déplore la laïcisation du mot fête. «  La fête de
Versailles ; donner une fête. Ce mot est devenu profane. Voilà jusqu’où va
le caprice et la tyrannie de l’usage. Il ne se contente pas de choquer souvent
les règles de la grammaire et de la raison ; il ose même violer quelquefois
celles de la piété. » La multiplication de trop est assez de son goût : il aime
je ne suis pas trop d’avis – ce qui permet d’imaginer qu’il aurait prêté une
oreille indulgente aux c’est trop beau, c’est trop bon des jeunes du
e
XXI  siècle.

Autre trait moderne : il n’est pas hostile à l’accord de proximité. Quand


deux substantifs de différent genre se rencontrent, comme joies et goûts,
temps et manière, ce n’est pas une faute que de faire rapporter l’adjectif au
dernier substantif. Le temps et la manière en laquelle, ou un secours et une
consolation parfaite sont des tournures aussi acceptables que les joies et les
goûts spirituels.
Enfin, le père Bouhours peut être considéré comme le précurseur et le
conseiller occulte de notre Dire, ne pas dire. Il indique nettement, en
plusieurs endroits, quelle est la tournure fautive et quelle est la correcte. On
ne dit pas je vous demande excuse mais je vous demande pardon  ; ni une
personne défait l’autre mais une personne efface l’autre ; ni je me fais des
affaires mais je me cause de l’embarras ; ni des empêchements réels mais
des empêchements véritables  ; ni un ami essentiel mais un ami solide  ; ni
hautesse, mais, selon le cas, hauteur ou altesse. Un œil insatiable de voir est
aussi ridicule que les affections immortifiées de notre cœur.
Pourquoi l’expression l’impuissance où je suis d’être consolé par
personne est-elle fautive ? Parce que être dans l’impuissance s’accommode
bien à un verbe actif, mais non pas à un verbe passif. « On dit : je suis dans
l’impuissance de vous assister, mais non : je suis dans l’impuissance d’être
assisté. » Dire : vous vous aimez trop par un amour déréglé, c’est oublier
que si on s’aime trop, on s’aime avec dérèglement. « Ainsi par un amour
déréglé est inutile après trop. »
« Dire : tous mes désirs soupirent vers vous n’est pas bien ; il faut dire :
soupirent après vous ou pour vous. » Parmi toutes les erreurs relevées dans
une récente traduction de L’Imitation de Jésus-Christ, celle-ci est à
réprouver sans conteste : Je ne trouve du repos en aucune créature, mais en
vous seul, ô mon Dieu. « Cette construction n’est pas régulière. Je ne trouve
du repos ne se rapporte pas bien à mais en vous seul. Il fallait dire : mais
j’en trouve en vous seul. Les verbes ne doivent point être sous-entendus en
ces rencontres  ; ils doivent être toujours exprimés et on ne doit point
craindre de répéter le même mot. » Comme Pascal, le père Bouhours estime
que « la répétition ne choque point, quand elle contribue à la régularité de la
construction, à la netteté du style, à la précision de la pensée  ». Stendhal,
encore, aurait souri d’aise, lui qui ne se gênait pas pour mettre quatre fois
l’adjectif affreux dans une seule page de La Chartreuse de Parme.
Le livre fourmille de préceptes et de conseils savoureux, qui montrent
un homme soucieux de préserver le bon langage, mais sans s’opposer aux
nécessaires mutations. Gide, pour se moquer de lui, imagine que, dans un
dialogue avec Racine, ce sourcilleux critique reproche à l’auteur de Phèdre
le redoublement de sonorités dans le vers :
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
Le poète répond qu’il a longtemps cherché le moyen d’éviter ce défaut,
qui l’a d’abord chagriné, lui aussi, et même tourmenté. Mais, agacé par
l’insistance du père, il finit par avouer qu’il a écrit ce vers précisément pour
cette répétition. « C’est cette répétition qui me plaît. » Et Bouhours de rester
bouche bée. Beaucoup d’écrivains, aujourd’hui, s’ils l’avaient lu,
voudraient river son clou à ce censeur : mais aucun de ceux qui réclament le
droit de manipuler plus librement la langue et de se passer des fantaisies
n’est Racine.
Dominique Fernandez

Le 10 janvier 2019
La guerre du propre contre le commun

Sauf le nôtre, nos dictionnaires usuels séparent les noms propres


toponymes, patronymes des communs. Envahissement, les premiers
s’emparent des seconds.
Selon une vénérable tradition française, nous n’achetons plus depuis
longtemps du vin, mais du bordeaux, du graves, toponymes, mieux, du
Smith Haut Lafitte, patronyme. De même, les marchés n’offrent pas du
fromage, mais du livarot, saint-nectaire ou roquefort, toponymes. Cet usage
ancien se retrouva, plus récemment, dans la vente des automobiles, qui ne
présente plus des voitures, mais des Renault, Citroën ou Toyota. Dans ce
domaine les noms propres ont supprimé les noms communs.
Dans des magasins géants, la grande distribution précipita le
phénomène. En ces lieux, vous ne trouverez plus des mouchoirs, mais des
Kleenex, de la sauce tomate, mais du Ketchup. Il peut même arriver que le
nom du produit manque sur l’emballage, chose qui gêne parfois les courses,
surtout lorsqu’on arrive pour la première fois en pays étranger dont on
connaît les langues, non les concurrences commerciales. Les marques
prennent toute la place de sorte que l’on ne sait plus ce que l’on achète.
Ainsi des noms propres chassent-ils les noms communs.
Cette guerre devient une dérive massive des langues. Preuve : les copies
de nos élèves, les romans contemporains regorgent de marques. Comment
qualifier cette substitution ?
J’ai passé ma jeunesse dans des pensionnats. À la rentrée des classes,
ma mère cousait sur mon linge mes initiales au fil rouge. Coutume qui
permettait, passé la buanderie publique, de reconnaître chemises et
chaussettes, mes propriétés. Ce linge est à moi parce qu’il est marqué. J’use
de ce mot à dessein. Une marque désigne une propriété. Les mots sont-ils
des marques sur les choses sans nom ?
Lorsque j’achète une voiture, nulle trace de mon nom ne figure sur la
carrosserie ; au contraire Renault ou Toyota y est gravé en grandes lettres.
Donc le véhicule est moins à moi, l’acheteur, qu’il ne reste au constructeur,
qui profite même de cette aubaine car, gratuitement, j’afficherai partout sa
publicité. D’une certaine manière, il me vole.
La marque, c’est le vol. Un vol dont l’acheteur est certes victime, mais
il s’agit surtout, à mes yeux, d’un viol de la langue. À leur profit, les noms
propres volent les noms communs, dont les termes parlent d’eux-mêmes  :
ceux-ci désignent le bien commun ; ceux-là se réfèrent à la propriété. Une
marque pose donc la question du droit de propriété et la résout en
s’appropriant une chose commune.
Autant il est facile de trouver l’origine du mot marque et sa fonction
linguistique dans le droit de propriété, autant la date de son apparition
historique sur le marché reste, à ma connaissance, inconnue.
Sauf que, feuilletant un vieux grimoire de l’époque hellénistique, je
découvris que les putains d’Alexandrie sculptaient en négatif leur nom et
leur adresse sous les semelles de leurs sandales et les imprimaient ainsi en
marchant sur le sable de la plage. Marchant, elles marquaient.
Leurs clients les suivaient à la trace. La publicité, rien de plus rationnel,
fut inventée par les filles publiques. Comment nommer le titulaire d’une
marque ? Un fils, en droite ligne, de ces putains alexandrines.
Michel Serres

Le 8 février 2019
Zéro, un et deux

La résistance à la féminisation provient principalement d’hommes qui


prônent la théorie du neutre et la distinction entre titre et fonction.
Mot d’origine latine, neutre désigne un mot sans genre : ni féminin, ni
masculin. Je ne connais aucun terme dans ma langue dont on puisse dire
qu’il appartient à cette tierce classe. Invention récente, issue de fortes têtes
notoirement hostiles à la féminité, la théorie dite du neutre prétend que le
masculin joue, en langue française, le rôle de ce neutre dont elle est privée.
Neutre alors n’est pas pris dans le sens usuel, mais à son inverse : bivalent,
il vaut ici pour les deux genres et peut ainsi prendre à loisir la place et la
fonction du féminin.
À ma connaissance, cette théorie n‘apparaît dans aucune grammaire ni
quelque traité de linguistique. Enfant, je ne l’ai point apprise ni, devenu
adulte et, partant, plus savant, rencontrée quelque part.
Bien documentée au contraire par grammairiens et linguistes, aussi
ancienne et vénérable que la science hellénistique, il existe, en français, une
sorte d’équivalent à ce prétendu neutre. Terme d’origine grecque, en effet,
signifiant « commun », épicène désigne les deux genres en même temps ; il
inverse plutôt le vrai neutre ou remplace son contresens. Une femme ou un
homme disent équivalemment je, tu, toi, moi, nous et vous, pronoms
épicènes, comme le sont les articles au pluriel des ou les. De même les
prénoms Camille, Claude ou Dominique. Substantifs, maintenant  : si vous
ignorez le sexe du nouveau-né chez votre voisine, vous lui demandez  :
comment va votre enfant ? Le voilà plus tard adulte, devenu fonctionnaire,
géographe ou cinéaste, entouré de collègues. Êtes-vous Corse ou Basque,
Moscovite, Malgache ou Canaque ?
Dans un premier compte, les mots en question se présentent rarement,
croit-on. Non, car de nombreux substantifs se réfèrent aux animaux, vivants
sexués. Sauf ceux que nous élevons ou chassons, proches donc de nous et
que nous déclinons en vache et taureau, porc et truie, sanglier ou laie… sans
compter le tigre et la tigresse, nous disons communément une pie mâle ou
un hérisson femelle. Dans le second cas, le masculin, en effet, désigne aussi
un être féminin, mais dans le premier, le féminin désigne un mâle. Dans ce
cas, il faudrait dire que le féminin joue le rôle de neutre et, d’une certaine
manière, l’emporte sur le masculin. Voici le score équilibré !
La notion d’épicène peut donc calmer dix conflits picrocholins,
idéologiques pour la plupart. Irénique ou pacifiste… deux adjectifs
épicènes… notre dictionnaire équivaut alors et depuis toujours à un traité
d’armistice.
Ladite théorie du neutre n’a pas cinquante ans  ; toujours vivace,
l’épicénat, si j’ose ainsi dire, approche les deux millénaires et s’applique à
maintes langues, dont la nôtre.
Nouvel argument : il existerait des verbes neutres : il neige, il grêle. Au
début du XXe  siècle, Lucien Tesnière, linguiste français, classait parmi les
zérovalents ces verbes climatiques, parce que leur sujet ne se réfère à aucun
principe actif. Plutôt attentif au genre, je préfèrerais les nommer
monovalents, puisque l’on ne dit ni ne dira jamais : elle gèle ou elle pleut.
Zérovalent, neutre signifie sans genre  ; monovalent, pour qualifier les
verbes, s’applique à un seul genre ; épicène enfin aux deux. Zéro, un, deux,
tout est clair.
À cet inventaire sommaire, j’ajouterais volontiers l’invention d’une
classe entière de mots épicènes  : les termes en -eur sont, indifféremment,
masculins ou féminins –  une saveur, un honneur –  mais on pourrait dire
épicène leur ensemble comme tel, alors bivalent.
D’où le branle intéressant du féminin pour les masculins de cette
classe  ; au moins quatre degrés de liberté  : actrice, prieure, glaneuse,
demanderesse… Cette hésitation vient de ce que l’on n’en a pas vraiment
besoin. Une expérience quasi décisive le confirme  : lorsque les femmes
arrivèrent peu à peu et rares dans la profession médicale, le terme
doctoresse pointa dans l’usage. À mesure que leur nombre crut, il perdit de
son importance et le mot docteur revient désormais souvent. Aucun
inconvénient de dire et d’écrire docteur à Béatrice Dupont. Chère
professeur, les mots en -eur sont aussi féminins.
Second débat. Qu’il faille distinguer entre le titre et la fonction, partage
qui donne à celles qui s’élèvent dans l’échelle sociale un titre au masculin,
cela fait rire aux larmes, puisque, en forme de ballon de rugby, ledit
principe s’annule vers les hautes dignités  : reine, papesse, impératrice…
ainsi qu’au voisinage du peuple : infirmière, factrice… alors que, gonflé en
son ventre mou, il faudrait lui obéir en disant  : Madame le Secrétaire
perpétuel ou Madame le Professeur d’oncologie… Comment ne pas
deviner, sous ces préceptes pseudo-grammaticaux, les idéologies au nom
desquelles combattent des pugnaces, gourmands de combats. Les
affrontements alimentent les idéologies et nourrissent, en retour, les
conflits. Pour entrer en science, il faut quitter ce cercle enchanté  ; certes
cela ne suffit pas, mais reste nécessaire.
Car cette bataille rappelle plaisamment les vieux mythes où les mâles
volent aux femmes même la fonction, éminemment maternelle,
d’engendrement  : Jupiter accouche d’Athéna par la cuisse  ; par la côte,
Adam donne naissance à Ève… Entre la féminisation et ce type de rapt,
choisissez ! Grâce à la reine dont j’admire la couronne et à l’institutrice qui
m’a tout appris, j’ai choisi. Je dis donc à ma Perpétuelle Madame la
Secrétaire – encore un mot épicène – et la Professeur.
Oublions donc neutre et titres.
Mythe de nouveau. Reine des Amazones, Hippolyte, à cheval avec ses
compagnes d’armes, rencontre Thésée, le héros labyrinthique, pour tenter
de signer un traité et que s’apaise enfin la guerre entre les sexes. Étincelante
de magnificence, une toile de Carpaccio m’enseigna l’évènement. J’appris
alors de lui que la seule règle reste, en toutes occasions, de respecter la
splendeur, là celle de l’image, ici celle de la langue et, en dessous d’elle, sa
musique  ; tendez l’oreille à tout féminin nouveau, riez des cacophonies,
suivez l’harmonie.
Au conflit pérenne dont souffrent les femmes et les hommes depuis le
commencement du monde, l’on peut, à loisir, préférer l’amour et, pour le
déclarer, la grammaire et la beauté.
Michel Serres

Le 11 mars 2019
La langue n’est pas,

comme le rugby, un combat

L’aspiration des femmes à être reconnues, à accéder à toutes les


professions, à toutes les fonctions, est une affaire politique et sociologique.
« Révolutionner » le français, pouvoir dire la procureure ou la rectrice, ne
les aidera pas à être plus nombreuses à occuper ces postes.
Plutôt que la réaction à une revendication, à un lobby, la féminisation
des noms de métiers et de fonctions est une question de langue. La présence
exclusive des hommes dans certaines fonctions a fait que la langue
française n’a pas eu à féminiser toute une gamme de substantifs.
L’accession des femmes à ces fonctions permet maintenant de combler ce
manque. Selon les règles, selon le bon usage, qui est également le bel usage.
Le débat sur quelle forme féminine donner à plusieurs mots continuera
sans doute longtemps, avant que l’oreille décide. Et l’oreille doit se laisser
éduquer. J’avoue ne pas aimer des mots comme professeure et écrivaine,
que je suis tenté de dire laids. Mais pourquoi  ? Je ne répugne pas à dire
demeure, heure ou, parmi les mots ayant une forme masculine, antérieure,
extérieure, supérieure, majeure, j’en passe et des meilleures. Semaine ne
m’offusque pas, ni domaine, ni hautaine, urbaine, républicaine, prochaine,
ni une cinquantaine d’autres. Ne serait-ce pas une simple question de
familiarité  ? L’oreille ne reconnaît pas professeure et écrivaine, qui
semblent par conséquent étrangers au français. Elle entend vaine à la fin
d’écrivaine, alors que vain reste, si je puis dire, silencieux à la fin
d’écrivain – parce que le mot nous est connu.
Je me dis que, si ces formes féminines s’imposent, on s’habituera à les
utiliser et on se demandera pourquoi, en 2019, elles paraissaient
choquantes.
Sir Michael Edwards

Le 4 avril 2019
La Française République

La grande majorité des importateurs d’anglicismes sont des gens


honnêtes ; les agents publicitaires en particulier ne cachent pas leur jeu. Air
France est in the air, les voitures Citroën sont inspired by you, Opel, qui
nous disait autrefois, fièrement et avec l’accent à l’appui : Wir leben Autos,
nous offre maintenant de bonnes occasions pendant les German Days.
Certaines entreprises françaises défilant dans nos messageries nous invitent,
d’une manière parfaitement transparente quoique paradoxale, à des French
Days. On peut accuser tous ceux qui parlent ainsi de faire des trous dans la
langue française, mais non pas de vouloir nous tromper.
Il en est autrement dans le monde universitaire. On dirait qu’il a été
charmé par l’ingéniosité de ce que j’ai appelé (à propos d’autres usages
impropres) les anglicismes furtifs, qui s’insinuent dans la langue sans se
faire remarquer. Il avait commencé par des expressions un peu voyantes  :
Toulouse Business School, Burgundy Business School, mais dans Aix-
Marseille Université, par exemple, tous les termes sont français  ; de quoi
pourrait-on se plaindre ? De l’ordre des mots, hélas, qui est anglais, comme
dans Cambridge University. L’enseignement supérieur n’est pas le seul
coupable. On trouve également, avec en première position le nom employé
comme adjectif  : Nantes Métropole, RATP Sécurité, une série d’enquêtes
télévisées qui s’appelle Cash Investigations, et la présentation de la France,
avec à la fois franchise et fausseté, comme la start-up nation. Si cette
coutume devait s’étendre, en donnant Beauvais Aéroport ou Sud Autoroute,
une des deux institutions qui forment le Parlement pourrait devenir la
Nationale Assemblée, et le nom du pays se transformer, avec un tour de
passe-passe, en la Française République.
C’est très peu probable ? Soit, mais qui aurait prédit que la Sorbonne,
plus ancienne qu’aucune université anglaise, se laisserait rebaptiser
Sorbonne Université  ? Et que les Presses de l’Université Paris-Sorbonne
deviendraient, en faisant un vif demi-tour afin d’aligner les mots dans
l’autre sens, Sorbonne Université Presses  ? Et pourquoi  ? Ni Cambridge
University Press ni Oxford University Press n’ont demandé à servir de
modèle.
Au Moyen Âge, à peu près 80    % des adjectifs étaient antéposés, au
e e
XVII   siècle 50    %, au XX seulement 35    %. Les Français ont voulu cette

évolution, sans trop y penser, ce déplacement de l’adjectif après le nom qui


a progressivement éloigné le français de l’anglais. Ont-ils changé d’avis ?
Sir Michael Edwards

Le 2 mai 2019
Scènes de genre

Au fil du temps, nombre de féminins ont pris leur indépendance et ne


rejoindront pas les supposés conjoints. La fourrière, où sont enfermés les
animaux abandonnés et les véhicules encombrant la voie publique, s’est
radicalement séparée du fourrier, chargé du cantonnement des troupes. La
cantonnière, bande d’étoffe garnissant l’encadrement d’une porte, d’une
fenêtre, du cantonnier, préposé à l’entretien des routes. La chauffeuse,
chaise basse pour s’asseoir au coin du feu, a divorcé du chauffeur, elle
préfère rester à la maison  ! Côté métiers, il serait inconvenant d’apparier
l’entraîneur sportif et l’entraîneuse des trottoirs. Le féminin de marin est
débordé : bateaux, voiliers, navires, gens de mer, bords de mer, la marine en
peinture, la couleur bleu foncé, bref, pas la moindre place. Quant au
féminin de matelot, il reconduit illico aux fourneaux. La matelote,
«  composée de plusieurs sortes de poissons d’eau douce, cuits à l’étuvée
avec du vin et des aromates ».
Chicanons. Supposons qu’une femme veuille exercer le métier de
plombier, elle se heurte à la plombière(s)  : «  entremets glacé à base de
crème anglaise au lait d’amandes, additionné de fruits confits parfumés au
kirsch  », selon notre Dictionnaire, qui précise que le s provient de
Plombières, station thermale des Vosges où cette glace a été inventée et
servie à Napoléon III.
Les genres se font des scènes. Au regard du moissonneur, la
moissonneuse n’est qu’une machine, la moissonneuse-batteuse. Les grands
glaciers ignorent la modeste glacière. Le poudrier de nos sacs à main renie
la poudrière et la poudre à canon. Enfin si l’Église catholique tarde à
accepter les femmes, c’est encore un problème de grammaire : quel féminin
trouver à curé, si la curée est une « pâture constituée par les bas morceaux
de l’animal de chasse qu’on abandonne aux chiens après la prise  »  ? Et à
aumônier, si l’aumônière est «  une petite bourse complétant une robe de
mariage ou de première communion » ?
Tout ça pour dire qu’il ne faut pas se presser, féminiser à outrance, tout
abréger en langage enfançon… genre, j’te fais un p’tit coucou, bisous, bye.
Florence Delay

Le 6 juin 2019
Spoiler ou spolier ?

Amusement ou consternation  ? Sans doute un peu des deux, non pas


face à l’invasion routinière des mots anglais dans notre langue, la plupart du
temps si inutile hélas, mais face à l’invasion des mots anglais
artificiellement francisés pour les rendre à peu près présentables ou
cohérents avec notre grammaire.
Ainsi des verbes anglais affublés de la terminaison -er. Comme liker
quelque chose au lieu de dire qu’on l’apprécie, tout simplement.
On dit couramment kiffer quelqu’un, mais pourquoi ne pas le lover,
pendant qu’on y est ? Cela serait un peu plus chic ou beaucoup plus british.
Le lover avant de se lover tout contre lui, bien entendu, ce qui est certes une
autre affaire et un autre verbe, se lover, parfaitement français pour sa part,
muni de ses papiers d’identité, visé et délivré par les autorités
dictionnariales compétentes. Un verbe pronominal dans ce sens-là, et qui
veut dire, selon le mot bas-allemand qui lui fournit son étymologie, lofen ou
lufen : tourner, se blottir, s’enrouler sur soi-même, comme le fait un serpent,
voire contre son amant que l’on love ou, pardon, que l’on aime aussi, par la
même occasion !
Autre verbe anglo-français qui connaît depuis peu une certaine vogue :
spoiler, de l’anglais to spoil.
L’autre jour, à la radio, une journaliste interrompait brutalement le
critique d’un film qui en développait par trop l’intrigue : « Ah non, pas un
mot de plus, vous n’allez tout de même pas me spoiler mon plaisir ! »
Une semaine plus tard, un journaliste, moins anglophone en apparence,
parlait d’une projection spoliée par un coup de théâtre préalablement
raconté. Ce qui, au fond, n’était pas si bête, le mot anglais et le mot français
ayant partie liée, la pauvre petite lettre i hésitant, d’un pays à l’autre, à se
glisser à droite ou à gauche du l.
En effet, le verbe anglais to spoil, qui veut dire, entre autres, « gâcher »
ou « gâter », fait écho directement au français « dépouiller » ou « spolier »,
ou au latin d’origine despoliare qui peut prendre aussi le sens de
« dénuder ».
Dénuder ou dépouiller quelqu’un de ses vêtements, n’est-ce pas ?
Difficile, il est vrai, de prétendre que l’on dépouille ou dénude un film
quand on en dévoile la chute. Seuls les réalisateurs érotomanes dénudent au
moindre prétexte leurs comédiennes et, en fait de chute, s’intéressent
d’abord à leur chute de reins, mais ils ne spoilent pas pour autant à l’avance
leurs scénarios.
L’indispensable Délégation générale à la langue française et aux
langues de France a proposé un équivalent à spoiler : divulgâcher. Mieux,
un grand dictionnaire d’usage vient de l’adopter.
J’applaudis à cette initiative.
Divulgâcher, autrement dit divulguer la fin d’un film et en gâcher par
conséquent le plaisir.
Bon vent et bon voyage pour ce mot-valise (dit-on verbe-valise  ?)  !
Mais il me paraît bien long, quatre syllabes. Et je ne crois guère à son
succès.
Pourquoi ne pas dire simplement  : vous n’allez tout de même pas me
gâcher la projection !
En matière de langue, le bref n’est jamais l’ennemi du bien.
Frédéric Vitoux

Le 4 juillet 2019
Jour de courage

Sans doute le roman le plus original de la rentrée n’aura eu qu’un


retentissement modeste, mais, par son titre même, Jour de courage, il
mérite d’occuper une place de choix dans la nomenclature de Dire, ne pas
dire.
De quoi s’agit-il ? Brigitte Giraud a pris pour point de départ l’histoire
d’un médecin allemand, Magnus Hirschfeld, fondateur, à Berlin, en 1918,
d’un Institut de sexologie, le premier de cette espèce au monde, destiné à
l’étude scientifique des sexualités humaines. Comme Hirschfeld était
homosexuel, il accordait une importance particulière à ce qui était considéré
alors comme une énigme répugnante, une erreur de la nature, une déviation
hors du droit chemin, un crime sanctionné en Allemagne par un article très
sévère du code pénal (l’article  175, responsable de plusieurs suicides de
personnalités haut placées, source de délations et de chantages). Des
sommités européennes, comme Gide ou Eisenstein, venaient recueillir
auprès de Hirschfeld, entre les deux guerres, des informations sur ce
problème qui intriguait, désorientait ou scandalisait l’opinion. Comme il
était juif, un des premiers actes des nazis arrivés au pouvoir, fut de détruire,
le 6 mai 1933, l’Institut de sexologie et d’en brûler les livres, pour rendre à
la race allemande sa pureté originelle. La très riche bibliothèque alimenta
un des premiers autodafés. Hirschfeld se trouvait alors à l’étranger ; on lui
conseilla de ne pas rentrer à Berlin ; il mourut en 1935, exilé à Nice, où il
est enterré au cimetière Caucade.
Mais rassurez-vous : le roman de Brigitte Giraud n’est nullement un de
ces biopics insipides qui encombrent les tables de la rentrée, tels les
délayages sur Léonard de Vinci ou Virginia Woolf. (Ce pionnier, ce héros
d’une cause qui ne serait gagnée que bien plus tard, en Allemagne – où
l’article  175 ne serait aboli qu’en 1994  ! – et dans le monde – voir
Tchaïkovski condamné au suicide en 1893, Oscar Wilde aux tortures des
travaux forcés en 1895, Alan Turing acculé à s’empoisonner en 1954 –,
mériterait d’ailleurs une biographie sérieuse.) La tragédie de Magnus
Hirschfeld ne sert à la romancière que de socle à une aventure, qui se passe
aujourd’hui, en 2019, dans la classe d’un lycée français, dont le programme
d’histoire comporte l’étude de l’Allemagne hitlérienne. Le jeune Livio,
élève de terminale, dix-sept ans, a choisi, pour son exposé devant la classe,
de retracer le parcours du médecin allemand, comme étant exemplaire de ce
qu’a été la barbarie nazie.
Il commence à raconter, debout sur l’estrade, la carrière, l’action, la
pensée de Hirschfeld devant ses camarades, sa petite amie Camille et leur
professeure assise au fond de la classe, mais voici que peu à peu, sans qu’il
l’ait voulu délibérément, sans qu’il en ait eu le projet, il se met à parler de
lui-même – oh  ! très indirectement, presque inconsciemment, mais le fait
est là : aborder ce sujet remue en lui quelque chose qu’il ignorait peut-être,
ou qu’il refoulait, ou dont il ne voulait pas se rendre compte, la partie
mystérieuse de lui-même à laquelle il n’avait jamais couru le risque de
s’affronter. En bref, sa propre homosexualité, latente, confuse, jamais
vécue, jamais exprimée jusqu’alors, vient au jour tout à coup à travers les
mots qu’il emploie. N’ayant jamais osé la déclarer à quiconque, n’ayant
jamais osé se l’avouer à lui-même, il trouve ce biais de parler d’un autre
pour faire sa propre confession.
Mais de manière si allusive que la professeure, la petite amie Camille et
le reste de la classe n’y comprennent quasiment goutte. La force du roman
réside justement dans l’espèce de brouillard où s’avance Livio, à tâtons et à
l’aveuglette. Il découvre ce qui s’agite en lui-même à mesure qu’il évoque
la vie et l’œuvre d’un autre. Livio n’est pas un militant, son discours devant
la classe n’est pas un manifeste, mais un essai de clarification de ses
propres sentiments, une approche très discrète du mystère fondamental de
son être. On doute même à la fin qu’il ait réussi à s’expliquer assez
clairement. Non seulement il a échoué à se faire comprendre, mais lui-
même s’est-il compris ?
Les livres gays pullulent aujourd’hui  ; très peu de bonne qualité  ; la
plupart médiocres ou à vocation commerciale. On aura deviné que le roman
de Brigitte Giraud n’entre pas dans la catégorie des livres gays. Celui-ci ne
proclame rien, n’affirme rien, ne prétend à rien. Il se contente d’interroger.
Il n’est explicite que par son titre. Ce jour où Livio s’est à moitié livré –
mais l’on subodore que la libération totale ne peut plus être très éloignée – a
été pour lui le premier jour où il s’est décidé à sortir du bois – du placard où
jusque-là il se terrait. Son jour de courage. Dans le jargon à la mode on
dirait qu’il a commencé ce jour-là à faire son coming out. Seul un mot
anglais était en circulation pour exprimer ce moment où un être appartenant
à une minorité mal vue brave l’opinion hostile et laisse voir ce qu’il est.
Pour en revenir à Dire, ne pas dire, la chasse aux anglicismes vient de
recevoir un soutien de poids. Je suggère de mettre dans la colonne de droite,
consacrée à ce qu’«  on ne dit pas  »  : coming out  ; et, dans la colonne de
gauche, consacrée au français de bonne langue : jour de courage.

ON DIT ON NE DIT PAS


Avoir son jour de courage Faire son coming out

Il a eu son jour de courage Il a fait son coming out

Dominique Fernandez

Le 7 novembre 2019
Le point-virgule

Le point et la virgule vont de soi  : on écrit pour être lu, donc on écrit
comme devra respirer le lecteur. On respire soit un petit coup, pour expirer
et respirer entre deux propositions, qui s’enchaînent pourtant dans le flux du
souffle, comme une foulée après une autre, et ainsi de suite jusqu’au terme :
ainsi la virgule scande la course de la phrase, tant qu’elle court. Le point,
lui, y met un terme : profonde expiration, retour au calme, nouveau départ.
Que faire du point-virgule, que lui reste-t-il  ? Pas grand-chose, puisqu’on
respire sans lui par la virgule, qu’on expire sans lui avec le point final.
Qu’en faire  ? L’interrogation s’impose d’autant plus que, par exemple, en
grec ancien, le  ; équivaut à notre  ?, notre point d’interrogation. On
comprend que certains cessent de s’interroger à son propos et le bannissent
de leurs écrits, comme une cote mal taillée, une maladresse sans élégance.
Ceux qui le maintiennent le soutiennent d’ailleurs bien mal, ne le qualifiant
que pour marquer une «  pause d’une moyenne durée  » (Grevisse). Car
enfin, quelle «  moyenne  » mesurer dans la durée  ? La peut-on fixer en
musique ? La peut-on même tout simplement entendre ? Non, parce que, en
fait, il n’y a pas de justification physiologique au point-virgule, puisque
nous n’y avons pas non plus d’accès physique. Le Dictionnaire de
l’Académie nous met sur une autre voie, logique. En effet, il définit le point-
virgule comme «  séparant des propositions unies par une idée logique, ou
les parties d’une proposition lorsqu’elles sont d’une certaine étendue ou
comportent déjà des virgules ». En clair, tandis que la virgule et le point se
justifient dans la lecture à haute voix (la récitation) par les contraintes
physiques du souffle, le point-virgule se qualifie dans la lecture muette
(inventée par saint Ambroise, qui avait tant impressionné saint Augustin)
par les nécessités de l’enchaînement des propositions, quand celles-ci
s’articulent dans un raisonnement discursif, ou dans une description un peu
longue. La Bruyère reste un maître du point-virgule. Soit qu’il grave un
caractère de quelques coups de stylet, où il lui faut additionner plusieurs
traits et à, la fin, faire surgir la figure en question  : ainsi celui qui «  …
commence à grisonner ; mais il est sain, il a un visage frais et un œil vif qui
promettent encore vingt années de vie  ; il est gai, jovial, familier,
indifférent  ; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet  ; il est
content de soi, des siens, de sa petite fortune, il dit qu’il est heureux ; il perd
son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour
être l’honneur de sa famille ; il remet sur d’autres le soin de le pleurer ; il
dit : Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère, et il est consolé » (« De
l’homme  », §  123). Ou bien  : «  Don Fernand, dans sa province, est oisif,
ignorant, médisant, querelleux, fourbe, intempérant, impertinent  ; mais il
tire l’épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie ; il a tué des
hommes, il sera tué  » («  De l’homme  », §  129). Soit qu’il expose un
argument sans recourir au syllogisme, mais en atteignant une
démonstration  : «  Le docile et le faible sont susceptibles d’impressions  :
l’un en reçoit de bonnes, l’autre de mauvaises ; c’est-à-dire que le premier
est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l’esprit
docile admet la vraie religion, et l’esprit faible ou n’en admet aucune, ou en
admet une fausse. Or l’esprit fort ou n’a pas de religion, ou se fait une
religion  ; donc l’esprit fort, c’est l’esprit faible  » («  Des esprits forts  »,
§ 30). Ou bien : « Tout est grand et admirable dans la nature ; il ne s’y voit
rien qui ne soit marqué au coin de l’ouvrier  ; ce qui s’y voit quelquefois
d’irrégulier et d’imparfait suppose règle et perfection. Homme vain et
présomptueux  ! faites un vermisseau que vous foulez aux pieds, que vous
méprisez  ; vous avez horreur du crapaud, faites un crapaud, s’il est
possible » (ibid, § 47). Nous parlons en virgule et par point. Nous pensons
avec des points-virgules, que nous ne disons pas. C’est sûrement pourquoi
la langue qui pense mal ou pas le menace de disparition. C’est pour cela
aussi que Montherlant avait sans doute raison de conclure qu’« on reconnaît
tout de suite un homme de jugement à l’usage qu’il fait du point et
virgule ». Point et virgule ou bien point-virgule ? L’un et l’autre se disent,
mais l’on y pense le même.
Jean-Luc Marion

Le 5 décembre 2019
Une forme d’expression populaire

C’est Borges qui m’a signalé, à sa manière, la source populaire de toute


culture. Un ami lui a envoyé un conte qu’il venait d’écrire. Borges, l’ayant
particulièrement aimé, lui répond que sa fable est « si merveilleuse qu’elle
mérite d’être anonyme ». C’est l’une des premières réflexions de Borges qui
me soit tombée sous les yeux, et c’est celle qui m’a poussé à plonger dans
son œuvre afin de découvrir la source de ce paradoxe. Borges croit que la
littérature est faite par des gens qui ont une existence particulière, alors
qu’il n’hésite pas à affirmer que ce qui est bien appartient « au langage et à
la tradition  », c’est-à-dire à tout le monde. Cet individualiste forcené était
donc pour le bien public. Je me suis longtemps demandé si Borges incluait
le style dans sa réflexion. Le style m’a toujours semblé une affaire
personnelle, jusqu’à ce que je tombe sur ce poème de Basho, peut-être le
plus grand styliste japonais. Basho écrit :
Les chants de repiquage
Des paysans du Nord
Première leçon de style
Basho et Borges s’entendent sur ce point : il s’agit d’un fond porté par
une forme. Il reste le travail du temps. Mais il y a des images si fulgurantes
qu’on reste saisi par la vitesse avec laquelle elles nous ont traversés. J’ai
vécu l’expérience d’un pareil météore juste après le tremblement de terre de
Port-au-Prince. Deux jours après la catastrophe on ne lui avait pas encore
trouvé de nom, et les gens disaient « la chose » en parlant d’elle. Puis j’ai
entendu «  goudougoudou  ». On m’a expliqué que c’était le bruit de l’eau
qui sort d’une bouteille à long col. Et c’est exactement ce qu’on a entendu
lors du séisme. Depuis ce moment on n’a plus dit en Haïti, dans la vie
quotidienne, pour désigner le tremblement de terre que « goudougoudou ».
Ce son qui vient du ventre de la terre. Personne d’autre que ceux qui étaient
présents ne peut témoigner de la justesse de ce mot : un son sourd, saccadé,
grave, long comme un boa qui vous enlace pour vous étouffer en trente-cinq
secondes, montre en main. Cela reste un mystère pour moi qu’un mot
puisse s’imposer aussi rapidement à plus de dix millions de personnes. J’ai
assisté à la naissance d’un mot. J’aurais pu le toucher de la main.

La peinture
C’est un Américain, Dewitt Peters, qui rassembla, au centre d’art qu’il
venait de fonder avec quelques amateurs d’art haïtien, les premiers peintres
professionnels du pays. C’est un chauffeur de taxi, Rigaud Benoit, qui
arriva le premier avec un petit tableau, Chauffeur de taxi, un autoportrait.
Cet homme très doux, Jasmin Joseph, n’aimait peindre que des animaux,
surtout des lapins. Peters, en allant dans le nord du pays, passa devant un
temple couvert de peintures, des «  vèvès  », représentant des dieux venus
d’Afrique et mettant en scène quelques rituels du vaudou. Peters invita le
prêtre vaudou, Hector Hyppolite, dans son centre. Plus tard le balayeur
Castera Basile échangea son balai contre un pinceau. Georges Liautaud, le
forgeron de Croix-des-Bouquets qui ornait les tombes de croix d’un style
très personnel, deviendra un sculpteur international. Puis, en 1975, André
Malraux reçut la photo d’un petit cimetière peint de couleurs primaires et
rayonnantes. Ce n’était pas les couleurs de la mort.
Malraux, qui était déjà très malade, a pensé, à sa manière légèrement
délirante, que les artistes qui ont peint ce cimetière si coloré, doivent
connaître un chemin qui mène à la mort sans passer par la douleur. Malraux
a toujours préféré mourir à souffrir. Ces peintres paysans de Soissons-la-
Montagne l’obsédèrent au point qu’il se rendit en Haïti cette année-là. Il
relata cette visite dans son ouvrage d’art, L’Intemporel. Malraux fut
impressionné par le fait que des paysans et des cuisinières ou de jeunes
chômeurs puissent créer une œuvre qui réussisse à distance à le toucher
autant. Les peintres de Saint-Soleil n’ont pas hésité à accueillir Malraux
comme un des leurs. Autant Breton avait vu en Hector Hyppolite un maître
de cet art à la fois mystique et mystérieux, plus authentique que son
surréalisme qui sent parfois le frelaté, autant Malraux fut impressionné par
ce « peuple qui peint », comme il l’a dit en arrivant. Si en Europe on rêve
d’entendre la voix de ceux qui n’ont pas de voix, voilà qu’on s’exprime de
la plus haute tenue dans ce pays miné par l’analphabétisme et la misère.
Malraux rêvait que des paysans français puissent, un jour, regarder un
tableau de Georges Braque sans rigoler, voilà que ce sont des paysans
haïtiens qui exposent leurs œuvres, et c’est à Braque de ne pas rigoler.

Les poètes
La poésie est une constante de ma vie. Elle a barbouillé mon enfance,
débordant jusqu’au milieu de mon adolescence. Pas le poème qui
m’obligeait à bâiller, plutôt cette fièvre qui faisait subitement monter ma
température. Un regard de biais, une nuque dégagée, le parfum de la
mangue à midi, ma grand-mère buvant son café ou un vélo rouge appuyé
contre un arbre. J’ai attendu de croiser un poète pour m’intéresser au
poème. Cela s’est passé un dimanche, vers quatre heures du matin.
J’accompagnais ma mère à la messe quand, passant près du marché de
charbon, elle pointa du doigt un homme, à moitié nu, sur un lit de carton.
Elle me glissa à l’oreille, sur un ton dégoûté : « C’est un poète ! » En effet,
c’était Carl Brouard. Je le découvris plus tard dans mon manuel de
littérature haïtienne, cravaté, sourire mondain de fils de la bonne
bourgeoisie. Sa poésie légère et triste m’a tout de suite attiré. Je me revois
encore regardant passer un cortège interminable lors de ses funérailles.
Cette vie dans la boue noire du marché, c’était son choix. Un autre poète a
eu le même destin  ; lui aussi avait rejeté la vie confortable des beaux
quartiers pour vivre dans les bas-fonds. Magloire-Saint-Aude, dont le père
était le fondateur du grand quotidien national Le Matin, a vécu avec Les
Parias (le titre d’un de ses livres). C’est de lui que Breton parle quand il
dit : « Mais vous savez bien que tout est beaucoup trop lâché aujourd’hui. Il
y a une seule exception : Magloire-Saint-Aude. » Ce goût de traverser les
frontières n’est pas nouveau chez les poètes, mais c’est quand même
étonnant que ces deux poètes aient eu des funérailles nationales. Pas de
demi-mesure en Haïti  : on emprisonne les poètes ou on leur fait des
funérailles nationales. En lisant leur poésie on comprend tout de suite ce
qu’ils étaient allés chercher dans cette zone noire de boue : ce mélange fait
de rituels du vaudou, de chants sacrés et profanes, de fulgurances du créole
et de danses impudiques du dieu Baron Samedi, le concierge de la mort.
Cela fait une poésie elliptique, parfois ésotérique dans le cas de Saint-Aude,
proche de la peinture d’un Saint-Brice.

La mort
Des décennies plus tard, j’ai entrepris la rédaction d’un roman sur la
mort, un sujet qui m’intéressait depuis l’adolescence. J’avais déjà posé la
question, de façon brutale, à ma grand-mère, un après-midi d’été. «  Da,
qu’est-ce que la mort ? » Elle m’avait répondu, sans détours, « Tu verras ».
Peut-être la plus succincte réponse jamais donnée à la plus angoissante
question qui travaille tout être humain, de l’enfance à la vieillesse. Le livre
que j’écrivais avait un titre énigmatique  : Pays sans chapeau. C’est ainsi
que les Haïtiens nomment l’au-delà parce qu’on n’a jamais enterré personne
avec son chapeau sur la tête. L’absence d’un élément vestimentaire définit
la mort tout en effaçant l’angoisse qui l’accompagne généralement. La plus
concrète et la plus sereine définition de la mort, à mon avis. Tout cela pour
dire que la culture populaire haïtienne reste, malgré tous les tourments,
riche et subtile. Est-ce pour cette raison que je voudrais vous proposer ici
un bouquet de proverbes haïtiens  ? J’avais acheté un livre où sont
répertoriés plus de trois mille proverbes. Naturellement un grand nombre se
retrouve, sous différentes formes, dans d’autres cultures. Je vous prie de me
croire que ça sonne plus juste en créole que ma tentative de traduction. On a
peut-être perdu la poésie mais le sens est là.
Je vous en offre dix.
1. À force de caresser son enfant la guenon l’a tué.
2. Avant de grimper à un arbre assure-toi de pouvoir en descendre.
3. Les morts ne connaissent pas le prix des cercueils.
4. Dieu est tellement subtil qu’il peut placer une blessure derrière la
tête du chien s’il ne veut pas qu’il la lèche.
5. La bouche de la femme ne connaît pas de dimanche. (Pour ma mère
cela voulait dire qu’elle passait la journée à parler pour prévenir, raconter,
enseigner, ordonner, consoler, invoquer…)
6. On sait et on ne sait pas. (Le plus mystérieux.)
7. Ce que la mère du chaton lui a appris, la mère du raton le lui avait
appris longtemps avant.
8. Nous sommes comme ces fruits qui même mûrs ne tombent jamais de
l’arbre. (On ne se rend pas.)
9. N’accroche pas ton chapeau là où ta main ne pourrait pas arriver.
10. N’insulte jamais le caïman avant d’avoir complètement traversé la
rivière.
L’esprit
Ce mois-ci, le 12  janvier, cela fera dix ans depuis le tremblement de
terre qui a causé en 35 secondes 230 000 morts, des milliers de blessés et
des dégâts matériels qu’on n’a pas fini d’évaluer. J’y étais et je me souviens
de chaque craquement. Une journaliste montréalaise, Chantal Guy, qui lors
était à Port-au-Prince, voulait un commentaire, à chaud, à propos de cette
tragédie. J’ai choisi plutôt de parler de ce qui a étonné le monde entier, non
pas du tremblement de terre lui-même, mais de la manière dont les Haïtiens
ont fait face à cette catastrophe. J’ai résumé cela par cette déclaration, assez
risquée dans un pareil moment, qui a fait, à mon grand étonnement, le tour
du monde. Je ne sais toujours pas ce qui m’a pris ce jour-là de parler de
culture et non de douleur  : «  Quand tout tombe, il reste la culture.  » La
réponse se trouve peut-être dans ce texte qui dit la richesse de l’expression
populaire haïtienne et le caractère fondamentalement heureux du peuple
haïtien.
Dany Laferrière

Le 9 janvier 2020
Mon luxe

«  Luxe  », cela peut s’entendre des biens matériels dont nous


agrémentons notre quotidien – vêtements, parures, belles voitures, séjours
hôteliers, etc. Même si j’aime bien les souples cachemires et les mocassins
de cuir italien, je dois avouer vivre depuis longtemps dans la considération
intérieure d’un autre luxe : celui que nous prodigue le simple fait de vivre et
d’être empli de la grâce des instants, des inflexions de lumière, des amours,
des amitiés. Erik Orsenna m’avait un jour confié le secret de sa belle
humeur  : «  Un bonheur par jour  ». Le bonheur tient de l’aléa et de la
décision, il se constate mais peut aussi se provoquer. À la fin de la journée,
chacun peut se demander quelle a été la fortune des heures précédentes,
l’évènement ou la rencontre qui nous ont éclairés, fût-ce pour quelques
minutes. Vous pouvez vous exercer à ce petit jeu du bonheur, il vaut toutes
les sophrologies. En vous posant la question de savoir quel est votre luxe.
Pour ma part, je vis dans un luxe particulier, qui est d’aimer le présent
en sachant que nous avons été précédés. Précédés par des siècles qui ont
déposé comme des alluvions magnifiques les plus belles œuvres de la main,
de l’intelligence, de l’esprit. L’architecture des villes, des grandes œuvres
littéraires, de la musique, de la peinture, des plus beaux films. Les vrais
palaces sont là : « Une bibliothèque, disait André Malraux, c’est l’héritage
de la noblesse du monde.  » Ce luxe est accessible et pas très cher. Une
promenade dans un quartier historique, un livre de poche, un chargement
MP3, un ticket d’exposition, un DVD. Jamais l’humanité n’aura eu à sa
disposition autant d’archives de sa propre beauté. Jamais il n’aura été aussi
loisible à chacun de circuler à travers le savoir universel, d’apprendre et de
partager. Le vrai luxe, à mes yeux, se trouve là  : sortir de sa contingence
pour aller vers plus grand que soi.
Si je veux évaluer le rapport au luxe d’un être humain, je ne me
demande pas quel est le prix de la montre qu’il porte au poignet. Je me
demande simplement s’il sait qu’il a été précédé. Le monde n’a pas
commencé avec nos parents, pas plus qu’il ne se limite aux confins d’un
village. Chaque évènement du présent se trouve éclairé, mis en perspective,
est décryptable en profondeur si l’on est capable de raisonner sur au moins
trois générations. Il y a une jouissance luxueuse du temps, de son épaisseur,
de ses caprices et de ses répétions. Le luxe, c’est de comprendre. Chacun
peut tenter de le transmettre à ses propres enfants, car le luxe, c’est aussi de
voir naître à la beauté du monde un être que l’on a accueilli dès le premier
jour. C’est de se promener dans sa propre vie comme dans une galerie
enluminée par l’imprévu et la mémoire.
Marc Lambron

Le 6 février 2020
Le poids d’un mot

Le mot fascine par sa composition et cette claquante sonorité qui


réveille comme un coup de fouet dans une plantation de canne à sucre ou de
coton sur un dos en sueur et musclé. On suppose l’énergie encagée dans ces
tranquilles voyelles et consonnes. On ne peut pas entendre ce mot sans se
retourner. Il ne convient pas au chuchotement. Et pourtant je connais
nombre de chansons haïtiennes, surtout celles qui tiennent leur source du
vaudou, où le son devient si doux, si langoureux. On l’entend dans
Gouverneurs de la rosée, le grand classique de la littérature haïtienne,
comme le râle d’amour d’une jeune paysanne à son amant. Ce n’est pas
seulement un mot qui s’infiltre, de jour et de nuit, dans les conversations
ordinaires de la vie quotidienne. Il imbibe toute la littérature haïtienne, les
chants sacrés ou populaires, la sculpture, et je dirais aussi la morale, car on
parle de «  nègre vertical  » pour dire celui qui rejette toute forme
d’assujettissement. J’avais tort de dire que le mot ne m’intéresse pas  ; en
fait, c’est un mot que je place pour sa forte présence (après l’avoir entendu,
on ne peut plus l’oublier) à côté de Legba, le nom de ce dieu qui se tient à la
barrière qui sépare le monde visible du monde invisible. Dans le langage du
vaudou, on dirait que c’est un mot très « chargé ».

La poésie
Je me souviens du premier poème que j’ai appris par cœur, après les
fables de La Fontaine. C’était celui de Carlos Saint-Louis. Il s’est logé en
moi pour faire partie de ma chair. Tout enfant né avant les années 1970
connaît ce début de poème si naïf :
J’aime le nègre
car tout ce qui est nègre est une tranche de moi.
Je n’aimais pas le poème parce qu’il me faisait croire que j’étais un
melon et, dans ma liste de choses détestables, le melon venait entre la
carotte et le girofle.
Je me suis retrouvé plus tard dans ces évocations plus lestes où l’on
apercevait au loin d’exquises négresses (on dit «  nègès  » en créole) se
baignant dans la rivière. C’est Léon Laleau qui m’a réveillé de cette torpeur
adolescente avec un bref poème, Trahison, paru dans son recueil Musique
nègre, en 1931 :
D’Europe, sentez-vous cette souffrance et ce désespoir à nul autre
égal d’apprivoiser avec des mots de France ce cœur qui m’est venu
du Sénégal.
Puis le coup de fouet vint de René Depestre avec Minerai noir, paru en
1956, dans lequel il signale qu’après l’extermination des Indiens «  on se
tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique pour assurer la relève du
désespoir ». Là, on arrive à l’Histoire et je me souviens de ma passion pour
ces récits si pleins de verdeur, d’espoir, de folie, où des esclaves se lancent
devant la mitraille de l’armée napoléonienne conduite par le général Leclerc
à la conquête de leur liberté. Ce n’est pas dans un salon mais sur le champ
des batailles de la Ravine-à-Couleuvres, de la Crête-à-Pierrot et de Vertières
que le mot Nègre va changer de sens, passant d’esclave à homme. Les
généraux de cette effroyable guerre coloniale le garderont après
l’indépendance d’Haïti.
L’art nègre
Mais ce mot tout sec, nu, sans le sang et les rires qui l’irriguent, n’est
qu’une insulte dans la bouche d’un raciste. Je ne m’explique pas pourquoi
on donne tant de pouvoir à un individu sur nous-même. Il n’a qu’à dire un
mot de cinq lettres pour qu’on se retrouve en transe avec les bras et les
pieds liés, comme si le mot était plus fort que l’esclavage. Les esclaves
n’ont pas fait la révolution pour qu’on se retrouve à la merci du mot Nègre.
Ne dites pas que je ne peux pas comprendre la charge de douleur du mot
Nègre, car j’ai connu la dictature, celle de Papa Doc, puis celle de Baby
Doc, j’ai plus tard connu l’exil, j’ai connu aussi l’usine, ainsi que le racisme
de la vie ordinaire des ouvriers illégaux, j’ai même connu un tremblement
de terre, et tout ça dans une seule vie. Je crois qu’avant de demander la
disparition de l’espace public du mot Nègre il faut connaître son histoire. Si
ce mot n’est qu’une insulte dans la bouche du raciste, il a déclenché dans
l’imaginaire des humains un séisme. Avec sa douleur lancinante et son
fleuve de sang, il a ouvert la route au jazz, au chant tragique de Billie
Holiday, à la nostalgie poignante de Bessie Smith. Il a fait bouger l’Afrique,
ce continent immuable et sa civilisation millénaire, en exportant une partie
de sa population vers un nouveau monde de terreur. Ce mot est à l’origine
d’un art particulier que le poète Senghor et quelques intellectuels
occidentaux ont appelé faussement l’art nègre. Ce serait mieux de dire l’art
des nègres. Ou encore l’art tout court. Tout qualificatif affaiblit ce qu’il
tente de définir. Mais passons, car ce domaine est si riche. S’agissant de la
littérature, on n’a aucune idée du nombre de fois qu’il a été employé. Si
quelqu’un veut faire une recherche sur les traces et les significations
différentes du mot dans sa bibliothèque personnelle, il sera impressionné
par le nombre de sens que ce mot a pris dans l’histoire de la littérature. Et il
comprendra l’énorme trou que sa disparition engendrera dans la littérature.
La révolution du langage
La disparition du mot Nègre entraînera un pan entier de la bibliothèque
universelle. Notre blessure personnelle et nos récits individuels ne font que
lui donner de l’énergie pour continuer sa route. Ce n’est pas un mot, c’est
un monde. Il ne nous appartient pas, d’ailleurs. Nous nous trouvons
simplement sur son chemin à un moment donné. Il a permis la révolution à
Saint-Domingue en devenant notre identité américaine. On a capturé des
hommes et des femmes en Afrique qui sont devenus des esclaves en
Amérique, puis des nègres quand Haïti est devenue une nation
indépendante, et cela par sa Constitution même. On ne va pas faire la leçon
aux glorieux combattants de la première révolution de l’histoire. Si le mot
révolution veut dire «  chambardement total des valeurs établies  », la
révolution de l’esclave devenu libre en est la plus complète. Le nègre
Toussaint Louverture, le nègre Jean-Jacques Dessalines, le nègre Henri
Christophe et le nègre Alexandre Pétion ont fondé Haïti le 1er janvier 1804
après une effroyable et longue guerre coloniale. Alors quand un raciste
m’apostrophe en nègre, je me retourne avec un sourire radieux en disant  :
« Honoré de l’être, monsieur. » De plus, Toussaint puis Dessalines ont fait
entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un
synonyme du mot Homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme
est un nègre. Le raciste qui nous écoute en ce moment sait-il qu’il est un
nègre de par la grâce de Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la Nation
haïtienne  ? C’est par cette grâce qu’un grand nombre de Blancs ont été
épargnés après l’indépendance d’Haïti. C’est par cette grâce que tous les
Polonais vivant en Haïti pouvaient devenir séance tenante des nègres, c’est-
à-dire des hommes. Connaissez-vous une pareille révolution du langage  ?
Le mot qui a servi à asservir l’esclave va libérer le maître. Mais pour qu’il
soit libre, il faut qu’il devienne un nègre. D’où la phrase magique «  Ce
blanc est un bon nègre, épargnez-le  ». Vous comprenez qu’un tel mot va
plus loin qu’une douleur individuelle et que si nos récits personnels ont une
importance indéniable, ils ne font pas le poids face à l’Histoire, une Histoire
que nous devons connaître puisqu’elle nous appartient, que l’on soit un
nègre ou un bon nègre.

La plaisanterie
Je comprends qu’on puisse exiger la disparition de ce mot terrible
quand on ignore son histoire, dont je viens de présenter une pâle esquisse.
Mais je vous assure qu’elle vaut l’examen avant de prendre une pareille
décision. On devrait s’informer un peu plus. De grâce, ne dites pas que la
geste haïtienne ne compte pas ou qu’elle est simplement haïtienne, car elle a
mis fin le 1er  janvier 1804 à trois cents ans d’esclavage où l’ensemble du
continent africain et une grande partie de l’Europe furent impliqués. Cela
permet à ces gens, légitimement, d’ajouter une nouvelle définition à ce mot.
Ils disent froidement après l’esclavage qu’ils sont des nègres et le
maintiennent jusqu’à ce matin de 2020. Ce n’était pas un acte d’individus
bornés, de «  monstres désenchaînés  », selon l’horrible expression du
pourtant si élégant Musset, c’était mûrement réfléchi. Et ils entendaient
répandre cette liberté et cette expression qui caractérise l’homme libre dans
toute l’Amérique. C’est pourquoi, à peine quelques années après
l’indépendance, Alexandre Pétion, premier président de cette jeune
république, offrit refuge et aide militaire en Haïti à un Bolívar épuisé qui
s’en ira après libérer une partie de l’Amérique latine.
On peut malgré tout discuter encore du mot, en essayant de l’actualiser,
en faisant des compromis, mais, de grâce, épargnez-nous cette plaisanterie
d’une hypocrisie insondable du N-word, qui n’est qu’une invention
américaine comme le hamburger et la moutarde sèche. Et j’espère que nous
aurons le courage de l’effacer du visage glorieux de Jean-Jacques
Dessalines, le fondateur de la Nation haïtienne, dont on disait qu’il était le
Nègre fondamental.
Dany Laferrière

Le 5 novembre 2020
Baby-boomer ou baby-boomé

J’ignore l’identité du triple imbécile ou du lexicologue à la noix qui a


lancé le terme de baby-boomer pour désigner les enfants nés après la
Seconde Guerre mondiale en France. L’ironie condescendante du
néologisme déguisait mal la jalousie, voire le ressentiment qu’il éprouvait à
l’égard de cette génération qui avait précédé la sienne. C’est qu’elle avait
bénéficié de tant de privilèges  : une enfance bénie sous les «  trente
glorieuses », le fait d’avoir échappé de justesse aux dernières mobilisations
de la guerre d’Algérie puis de s’être dissipée au cœur de cette grande
kermesse de Mai 68, le plein emploi et enfin, en nos temps plombés par le
SARS-Cov-2, la sollicitude, abusive à ses yeux, des pouvoirs publics
soucieux de la préserver, en considération de son âge.
Au diable les «  personnes à risque  », n’est-ce pas  ? –  surtout au prix
d’un confinement résolu, d’une paralysie partielle de l’économie et, pis
encore pour les jeunes, de la fermeture des night-clubs, des cafés branchés
ou des restaurants  ! Intolérable  ! À la trappe les baby-boomers  ! Les
« jeunes », eux, n’ont (presque) rien à craindre et exigent les cinoches, les
rave-parties et les stades de foot bien remplis…
Je comprends fort bien cela. Mais à un détail près. Les baby-boomers
sont-ils vraiment des baby-boomers ? Comme si c’était eux qui avaient été
responsables de la natalité croissante qu’ils incarnent  ! Notre lexicologue
inconséquent, à qui tant de locuteurs ou de journalistes irréfléchis ont hélas
emboîté le pas, avait-il confondu celui qui agit et le produit ou l’objet de
son action  : le soigneur et le soigné, l’enchanteur et l’enchanté, le
moissonneur et le moissonné, le reporter et ce qu’il a reporté, etc. ?
Les baby-boomers, grammaticalement parlant, ce sont ceux qui, dans
l’euphorie procréatrice de la paix revenue et des quelques années qui
suivirent, ont engendré, par centaines et centaines de milliers, des petits
baby-boomés qui, eux, n’avaient rien demandé à personne.
Un aveu, maintenant.
Cette grossière erreur m’indigne parce qu’elle réveille en moi une
angoisse existentielle qui pourrait se résumer ainsi  : qui suis-je  ? d’où
viens-je ? Ou, pour être un peu plus précis : suis-je un baby-boomé ? Mes
parents étaient-ils des baby-boomers quand ils m’ont baby-boomé ?
Ah ! Comment répondre ?
Je suis né dans un petit village du Loiret, dans la nuit du 18 au 19 août
1944. Quelques heures plus tôt, la Wehrmacht pliait bagage. Quelques
heures plus tard déboulaient les blindés du général Patton.
Et moi, entre les deux ?
Ai-je été la petite hirondelle qui annonçait le printemps de la
Libération ? Mes parents, avec une précision chronométrique que j’admire,
m’ont-ils conçu dans la certitude des lendemains qui allaient commencer à
chanter neuf mois plus tard, jour pour jour, dans le Loiret ? Ou bien ai-je été
le dernier petit corbeau noir sur nos plaines et sur l’hiver de l’Occupation ?
Dans tous les cas, je ne permettrai à personne de me traiter de baby-
boomer.
Frédéric Vitoux

Le 7 janvier 2021
Laïc, laïcité

La multiplicité et parfois la violence des débats que suscite la notion de


laïcité attestent que manque son concept précis. Au point que cette obscure
laïcité a besoin d’une qualification additionnelle, par exemple laïcité à la
française ou laïcité ouverte, pour se faire entendre. Au point aussi que ce
terme ne puisse guère se traduire dans aucune autre langue, tant il s’agit
d’un mot ou d’un mal français, parfaitement idiosyncratique.
En fait, laïcité reste un néologisme moderne, puisque Littré l’ignore
encore, ne mentionnant que laïque, ainsi défini  : «  Qui n’est ni
ecclésiastique, ni religieux », provenant, par le latin laicus, du grec laikos,
lui-même dérivé du substantif laos, désignant le peuple, le peuple indistinct,
la foule non encore organisée, par exemple l’armée rassemblée par la levée
en masse, la foule des habitants de la cité mais aussi des campagnes (dans le
grec classique, le laos se distingue du dêmos, peuple constitué dans son
cadre politique). C’est en ce sens que s’entend l’emploi biblique de laos
pour nommer le peuple que Dieu réunit à son appel, par exemple, lorsque
Moïse monte au Sinaï pour y recevoir les tables de la Loi et annoncer aux
Israélites qu’ils constituent «  une nation sainte  » (LXX Exode 19, 3-9).
Cette formule sera reprise souvent dans le Nouveau Testament, et en
particulier par Pierre, qui salue les chrétiens comme « un peuple que Dieu
s’est acquis » : « Vous qui n’étiez “pas un peuple”, et qui maintenant êtes le
peuple de Dieu » (I Pierre 2, 9-10). Lorsque le Christ parlait, « il y avait un
grand concours de peuple (plêthos polu tou laou) de gens de toute la Judée,
de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon » (Luc 6, 17), pour l’écouter ;
et ce sont à ces auditeurs de rencontre, indistincts et divers, qu’il annonce
les Béatitudes. Cet usage proprement chrétien se formalise rapidement pour
désigner, selon le Dictionnaire de l’Académie, le laïc, ou le laïque, comme
celui « qui, à l’intérieur de l’Église, n’appartient ni au clergé séculier, ni au
clergé régulier  ; qui n’est ni ecclésisastique, ni religieux  » – comme un
membre du peuple chrétien, qui ne se distingue par aucune fonction
spéciale dans l’Église  : ni évêque, ni prêtre, ni diacre, n’ayant reçu aucun
des ordres sacrés, mais membre de plein droit de l’Église par son baptême
(et, en ce sens, contrairement à la définition citée, parfaitement
ecclésiastique).
D’où un premier paradoxe  : ce n’est qu’à l’intérieur de ce contexte
biblique, puis ecclésiastique, qu’on peut parler de laïc ; hors de ce contexte
théologique, ce terme n’a aucun sens précis, pas plus que celui de laïcité.
Laïciser une fonction ne peut vouloir dire, au sens strict, que donner dans
l’Église une fonction à un individu qui n’a pourtant pas reçu les ordres
sacrés : laïciser un collège, un hopital signifie qu’il ne sera plus dirigé par
un clerc, mais par un non-clerc, ou que des non-prêtres y enseigneront. On
ne peut réduire (c’est-à-dire reconduire, reducere, non pas dégrader)
quelqu’un à l’état laïc (par exemple un prêtre ou un religieux) que dans
l’Église et par elle, parce que la distinction entre clerc et laïc n’a lieu que
dans l’Église. Tout autre usage devient métaphorique, c’est-à-dire abusif.
Les écoles et institutions hospitalières de l’Église catholique ne furent pas,
sous la Révolution, laïcisées, mais simplement réquisitionnées, confisquées,
transformées en biens nationaux  ; les prêtres et les ordres monastiques ne
furent pas laïcisés, mais purement supprimés, dissous, éliminés.
D’où suit une deuxième remarque. La loi de 1905 n’est pas une loi de
laïcité, car, avec une sage prudence théologique, le législateur n’emploie
jamais le terme même de laïcité dans un texte pourtant fort détaillé. Il s’agit
d’une loi de séparation, portant en effet comme titre : « Loi concernant la
séparation des Églises et de l’État  ». Son article  2 stipule que «  la
République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte  ».
Autrement dit, il n’y a pas dans la République française d’Église établie,
contrairement, par exemple, à la Grande-Bretagne où une religion a rang de
religion d’État, d’established church. En fait, la loi de 1905 reproduit
purement et simplement le premier amendement de la Constitution
américaine (en 1789), qui précise que, contrairement au Parlement
britannique, le Congrès «  ne fera pas de lois regardant l’établissement
(establishment) d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou
limitant (abridging) la liberté d’expression ou celle de la presse, ou le droit
des citoyens de s’assembler d’une manière pacifique ».
Ainsi la loi de 1905 ne décrète aucune laïcité au sens de la laïcité de
combat, même si les partisans du combat anticlérical l’entendirent ainsi,
mais prolonge une tradition beaucoup plus ancienne, celle de la séparation.
On peut d’ailleurs argumenter que la « Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen » de 1789, anticipe sur la loi de 1905 : « Nul ne doit être inquiété
pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne
trouble pas l’ordre public établi par la loi  ». Puisqu’il s’agit d’une loi de
séparation, il serait donc judicieux, semble-t-il, de la nommer par son nom.
Elle indique simplement que le catholicisme n’est pas religion d’État, ni la
religion de l’État, pas plus et pas moins qu’aucune autre religion. L’État
reconnaît qu’il n’est pas en état d’instaurer une religion, même d’État, et
que son devoir d’état (et d’État) consiste à ne pas instaurer ou établir la
moindre religion. Tel fut aussi exactement le contenu du premier concordat
de Bonaparte, en 1801  ; en ce sens bien différent d’autres concordats
européens, il ne déclarait pas le catholicisme religion officielle de la France,
il constatait un fait : « Le gouvernement de la République reconnaît que la
religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande
majorité des citoyens français. »
Une troisième remarque s’ensuit. La séparation entre l’État et une
religion, bien avant 1905 (la loi de Séparation) et 1790 (la Constitution
civile du clergé), remonte à la royauté, lorsque à la fin des guerres de
Religion l’édit de Nantes (1598) établit que le roi – c’est-à-dire l’État –
admettait la pluralité des religions. Ainsi la France devenait le seul pays
d’Europe à ne pas appliquer le principe (en fait protestant, avalisé à la diète
d’Augsbourg en 1555, puis généralisé par les traités de Westphalie en 1648)
de devoir «  avoir la religion de la région de son prince (cujus regio, ejus
religio)  ». Il faut même remonter plus loin, car le principe de séparation
entre le pouvoir politique (l’État, les États, royaumes ou empires,  etc.) et
l’autorité spirituelle (les évêques, et d’abord celui de Rome) avait traversé
tout le Moyen Âge, et en fait depuis le moment où l’Empire romain devint
chrétien par décision de Constantin, instaurant du même coup un conflit
structurel et récurrent entre l’empereur, quel qu’il soit, et le pape, quel qu’il
soit. On devrait même remonter plus loin encore. Car c’est bien la
révélation biblique (et donc le christianisme) qui instaure cette séparation :
Dieu, qui crée par séparation (« séparer » équivaut à « créer » en hébreu),
demande de respecter l’écart entre le pouvoir des hommes et l’autorité de
Dieu, ce qu’on doit aux uns et ce que l’on doit à l’Autre. Elle le réclame à
une époque où l’ensemble du monde civilisé (l’oikoumenê) reposait au
contraire sur le principe de la non-séparation entre le pouvoir politique et le
pouvoir religieux ; dans tous les pays et nations qui entouraient Israël, le roi
exerçait aussi la fonction religieuse de prêtre, d’intermédiaire entre la cité et
le(s) dieu(x), voire jouissait du statut d’un dieu. Il y a donc quelque chose
d’étrange dans l’accusation que toute organisation religieuse (toute Église,
et en particulier bien entendu l’Église catholique) serait spontanément et
inévitablement totalitaire dans son organisation et dominatrice dans son
institution.
Et si on croit éviter le paradoxe du concept, on ne peut guère échapper à
une question de fait  : où, et dans quels pays trouve-t-on la séparation
aujourd’hui réellement instaurée ? Dans quelles régions du monde a-t-on le
droit réel, d’une part, de changer de religion, de n’en avoir pas, de choisir
celle que l’on veut ou, d’autre part, de ne pas considérer le chef d’État (ou
celui qui en tient lieu) comme investi d’un pouvoir non seulement politique,
légal, mais spirituel et inconditionnel  ? La réponse n’a rien d’évident  : la
séparation ne s’instaure ou ne peut guère s’instaurer que dans les pays qui
ont été christianisés d’une manière ou d’une autre, qui ont été atteints par la
révélation judéo-chrétienne. Dans tous les autres pays, même l’athéisme
personnel devient impensable et impraticale, sinon dans la clandestinité et
la marginalité.
Il se pourrait finalement que la laïcité n’offre aucun concept du tout. Ce
fut la conviction de Mallarmé  : «  Considérons aussi que rien, en dépit de
l’insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot
n’élit pas précisément de sens » (Divagations, 1897). Et Mallarmé, athée, se
sachant déserté de Dieu, savait ce dont il parlait, puisqu’il écrivait ces
lignes durant la plus intense période d’incubation de la loi de 1905.
Jean-Luc Marion

Le 3 juin 2021
Du bon usage des titres

La littérature française est si riche, si complexe, si envoûtante qu’elle


pose d’innombrables pièges à ses admirateurs du monde entier  ; à
commencer par la magie de titres dont l’impact est si fort qu’on finit parfois
par négliger leur signification propre. Les Mémoires d’outre-tombe furent
rédigés par un auteur encore bien vivant et combatif, qui assume la posture
de l’au-delà pour mieux régler ses comptes avec des contemporains qui ne
sauraient plus l’atteindre. Autre grand exemple, Les Fleurs du mal  : la
métaphore est saisissante au point de nous faire oublier que le mal, sujet
abstrait, peut difficilement se servir d’objets concrets tels que les fleurs. On
pourrait parler, à la rigueur, des «  fruits du mal  », si l’expression n’était
devenue banale jusqu’à la platitude, bien avant Baudelaire.
Au XXe  siècle, Clair de terre, Le Voyage égoïste, Mort à crédit, La
Vision du vide, La Promesse de l’aube, Précis de décomposition, Le Miroir
des limbes, Les Eaux étroites,  etc. créent des images somptueuses, tandis
qu’un grammairien pourrait hésiter sur leur emploi. Ainsi l’aube ne promet
pas, alors qu’on pourrait parler d’une promesse faite à l’aube. Mémoires
d’espoir est un raccourci audacieux et efficace pour évoquer les mémoires
« des années » d’espoir. Ces titres présentent l’avantage d’être traduisibles
tels quels, ce qui a contribué au rayonnement des œuvres qu’ils abritent.
Dans d’autres cas, le choix est plus délicat. Partage de midi est sans
doute une des pièces les plus modernes de Claudel, mais autant maintenir le
mystère de l’original plutôt que d’opter pour un insipide Crisi di
mezzogiorno, comme dans une mise en scène italienne, au demeurant
excellente. L’immense fresque proustienne garde un tel éclat de nos jours
qu’il suffit de mentionner la Recherche tout court pour savoir
immédiatement de quoi il s’agit. Auf den Spuren (selon Walter Benjamin)
ou Auf der Suche, En Busca ou Em Busca, B  nоисках, Alla Ricerca le
reproduisent sans peine en allemand, en espagnol et portugais, en russe et
en italien. Mais le problème s’est posé pour la version anglaise qui a
longtemps fait autorité, celle de Charles Scott Moncrieff qui, s’inspirant
d’un sonnet de Shakespeare, a imposé outre-manche un Remembrance of
Things Past, où se perd l’effet de creusage lancinant dans la dimension du
«  temps perdu  ». Il a fallu attendre les années 1980 pour qu’une nouvelle
équipe de spécialistes propose In Search of Lost Time, qui est à la fois plus
fidèle et plus direct. Les déboires de Proust avec ses traducteurs ne
s’arrêtent pas là. Du côté de chez Swann a également suscité leur embarras.
Nous avons eu droit ainsi à Swann’s Way, La Strada di Swann, Der Weg zu
Swann, etc. qui ne préservent que l’aspect physique de l’évocation. Quant
aux « Guermantes », ils ont été en général privés de leur « côté ».
Très réceptif envers la plupart des littératures étrangères, le génie de la
langue française se déploie généreusement dès qu’il s’agit d’accueillir des
œuvres venues d’ailleurs. Et pourtant… En 1828, peu après la publication
des Promessi sposi, Alessandro Manzoni reçoit une offre de traduction de la
part de Pierre Joseph Gosselin (deux autres exégètes se présentent en même
temps, dont le marquis de Montgrand, époux de la Véronaise comtesse
Mosconi, qui a déjà adapté en vers français son Ode sur Napoléon). Dans le
style princier et un peu dissimulé qui lui est propre, l’écrivain, parfaitement
bilingue, envoie à son correspondant une trentaine de pages de fioritures, de
corrections et d’ajouts à la première mouture. Or, il n’intervient pas sur un
titre qui lui déplaît dès le début – Les Fiancés – car un pasteur anglais
résidant à Pise, Mr Charles Swan (sic !), a également entrepris une version
de The Betrothed. Cette modestie est regrettable, car dans les deux cas, c’est
bien l’aspect lyrique ou sentimental qui prime, alors que le terme essentiel
est celui de la « promesse » échangée entre deux jeune paysans, contrastée
par la concupiscence d’un châtelain des environs. Bref, la lutte éternelle
entre la vertu des sentiments et la violence du pouvoir, cinquante ans après
Le Mariage de Figaro, que Manzoni admirait dans la version musicale, plus
atténuée, de Mozart et Da Ponte. Notre regretté confrère Jean-François
Revel n’avait pas tort d’affirmer que le titre desservait le message du livre.
En tout cas, la finesse de l’original était compromise. Je me demande
parfois si Les Fiancés contrariés ou séparés, ou encore La Promesse de
mariage ne permettraient pas à un nouveau public de se rapprocher d’un
roman infiniment plus subtil et «  politiquement incorrect  » que sa
renommée édifiante. Celle-ci en accompagne – et en entrave – la perception
depuis près de deux siècles.
Les hésitations de Manzoni anticipent la déception d’Italo Svevo,
lorsque à l’initiative de Benjamin Crémieux, son chef-d’œuvre parut en
France, en 1927, et lui ouvrit les portes d’une renommée internationale que
l’édition italienne, presque clandestine, ne pouvait lui permettre. Svevo
avait signé à contrecœur un contrat pour La Conscience de Zénon, car le
nom propre de « Zeno », déjà rare dans la péninsule, aurait pu dérouter les
lecteurs français. Mis à part les nombreuses coupes dans la narration, cela
compliquait les choses, au lieu de les simplifier. À la veille de la
publication, l’éditeur décida, sans le consulter, que ce nom évocateur de
philosophes de l’Antiquité – Zénon d’Élée, Zénon de Tarse, etc. – aurait pu
induire le public à croire qu’il s’agissait d’un traité savant. On revint ainsi à
Zeno, francisé en Zéno ; mais on omit « la conscience », jugé trop abstrait.
La première édition allemande, l’année suivante, n’améliora pas les choses,
mais portait le nom complet de Zeno Cosini et contenait le texte quasi
intégral. Il en sera pratiquement de même avec la version anglaise,
Confessions of Zeno, malgré l’intervention passionnée de Joyce, ami intime
de l’auteur, décédé entre-temps. Le premier roman psychanalytique
moderne devra attendre les nouvelles traductions des années 1960-1970
pour que la «  conscience  » du protagoniste, bien plus importante que son
nom, retrouve enfin sa place.
Terminons sur un cas qui les englobe tous. Malaparte, l’homme de
toutes les audaces, souhaitait coiffer son récit des ravages de la guerre à
l’Est d’un titre qui aurait pu lui assurer le même retentissement dans toutes
les langues. Et ce fut Kaputt.
Maurizio Serra

Le 1er juillet 2021
Drôle de genre

Chacun sait qu’il suffit de passer du singulier au pluriel pour qu’un mot
change de sens. On ne confondra pas, par exemple, la vacance d’un poste,
quand il n’est plus occupé par quelque employé, avec les vacances d’été ;
pas plus que le ciseau du sculpteur qui taille sa pierre avec les ciseaux de la
couturière ; ni l’assise d’un tabouret avec les assises qui attendent l’accusé.
Et je n’oublie pas d’enlever mes lunettes pour regarder dans une lunette
astronomique. Le français possède aussi des mots qui n’ont pas de singulier
(comme mœurs, agissements, vivres, funérailles ou honoraires). Enfin, nous
avons tous appris que trois substantifs (amour, délice et orgue) sont
masculins au singulier et féminins au pluriel. Face à l’anglais qui ignore le
genre grammatical, avouons que ces nuances peuvent paraître bizarres.
Mais elles font le charme de nos expressions.
Parfois la confusion finit par régner et l’usage flotte. Par exemple,
orbite est féminin, mais son emploi au masculin est attesté dans toute la
littérature, comme on le lit chez Proust : « Quand sa maîtresse du moment
était […] une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop
irrégulière n’empêchait pas qu’il [la] fît recevoir dans le monde, alors pour
elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se
mouvait 1…  » De même, sans qu’on sache trop pourquoi, hymne, qui est
usuellement masculin, s’emploie au féminin quand il s’agit des cantiques
d’un office religieux. On verse sa solde à un militaire, ce qui lui permettra
de vérifier à sa banque le solde de son compte, c’est-à-dire ce dont il
dispose. S’il a des dettes, il est à la merci de son banquier, mais il lui dira
un grand merci, si ce dernier lui fait crédit. La publicité vante les lessives
«  aux enzymes gloutons », même si le Dictionnaire de l’Académie estime
qu’enzyme est féminin. Bref, les hésitations ne sont pas si rares et elles ont
évolué au cours de l’histoire de la langue, tel amour qui s’employait surtout
au féminin jusqu’au XVIe siècle, par exemple dans les Rondeaux de Charles
d’Orléans : « Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse, / Puisqu’il me faut
loin de vous demeurer, / Je n’ai plus rien, à me réconforter, / Qu’un
souvenir pour retenir liesse 2. »
Le passage d’un genre à l’autre permet surtout un changement de sens,
comme dans un aide (d’ordonnance, de camp) et une aide (une personne ou
une action qui apporte quelque assistance). La langue française compte
quelque trois cents de ces homonymes, qui changent de sens selon le genre,
et, pour la plupart, ils sont bien identifiés dans le langage courant. Personne
ne confondra un vase, où l’on pose des fleurs coupées, avec la vase, cette
boue des eaux stagnantes ; ni la trompette avec le trompette qui en joue ; ni
le plastique dont est fait un objet quelconque avec la plastique d’une belle
personne ; ni le pendule du professeur Tournesol ou celui de Foucault avec
la pendule dont le balancier oscillait dans les maisons d’autrefois. Il y a peu
de chance qu’un cuisinier confonde sa poêle avec le poêle sur lequel il va la
poser. Et, face aux imprécateurs qui vous font la morale, vous gardez le
moral. Vous pouvez travailler un mi-temps et être retenu tard au bureau, au
point d’avoir raté la première mi-temps du match à la télévision. Du coup,
vous regarderez peut-être la retransmission d’une classique de golf, en
écoutant, plutôt que les commentaires bavards, du classique. Ou vous lirez
la critique d’un grand critique.
Mais, dans la fluidité du langage parlé, il peut arriver que la différence
de genre, donc de sens, ne soit plus perçue si facilement, comme dans une
phrase de ce type  : «  La vie de Chateaubriand restera dans nos mémoires
(féminin), d’autant qu’il en fit la relation dans ses mémoires (masculin). »
Ou encore : « Napoléon choisit l’aigle (masculin) comme un des symboles
de l’Empire et ses armées marchaient derrières les aigles (féminin)
impériales, peintes aussi sur ses drapeaux.  » Plus difficile  : «  Laissez une
espace (féminin) entre vos paragraphes, pour que votre lettre ait plus
d’espace (masculin) dans la page. » Lisons aussi La Fontaine : « Sans cela
toute fable est un œuvre imparfait 3.  » Il distingue l’œuvre au féminin
(l’activité, le labeur, le travail, l’écrivain en train d’écrire) de l’œuvre au
masculin (le résultat global, l’ensemble fini, quand «  le gros œuvre  » est
achevé). On voit dans cet exemple que la différence entre les deux genres
permet d’exprimer plus que des nuances.
Cette recherche de précision explique que certains mots semblent
hésiter. C’est le cas de foudre qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, était tantôt
féminin (pour désigner le phénomène météorologique lui-même) et tantôt
masculin dans ses emplois imagés : « tomber comme un foudre » ; « Quels
foudres lancez-vous quand vous vous irritez 4 » ; « un foudre de guerre » (le
canon puis, par extension métaphorique, un guerrier qui foudroie
l’ennemi)  ; «  un foudre d’éloquence  » (un orateur qui impressionne),  etc.
On dit parfois que ces mots sont « épicènes », mais c’est une erreur, car un
épicène est un nom binaire, qui peut concerner un mâle ou une femelle
(comme animal, âme, créature, être, parent, personne, individu…)  : «  un
élève studieux, une élève studieuse  ; un enfant heureux, une enfant
heureuse  ». De même, le nom générique des animaux est épicène  : il
désigne un représentant de l’espèce, quel que soit le sexe (une perdrix, une
écrevisse, une girafe, une hirondelle, un hippopotame).
Les cas d’ambivalence grammaticale que nous examinons n’ont donc
rien à voir avec l’épicène. L’exemple le plus connu reste l’emploi de gens,
qui arrive à cumuler les deux genres dans une même phrase. On peut dire :
«  il y a certaines gens qui sont bien sots  » ou «  les vieilles gens sont
souvent méfiants ». Ce qui entraîne ces autres absurdités : « quelles gens as-
tu rencontrés ? » ; « il faut rendre heureux les gens qu’on aime ». En fait,
gens est le pluriel d’un ancien nom féminin gent («  la gent féminine  »),
mais l’usage du masculin prédomine («  les gens sont méchants  ») sauf
quand l’adjectif est placé avant le nom («  des bonnes gens  », «  de petites
gens »). Rien n’est plus arbitraire et plus déconcertant, avouons-le, d’autant
que les choses se compliquent encore avec l’accord de voisinage, l’adjectif
placé immédiatement avant le nom commandant son genre  : «  de bons et
braves gens… de braves et bonnes gens… ».
Dans les débats linguistiques actuels, où l’on fait le procès de la
prédominance du masculin, supposée prouver que la norme résulte de
l’intention des classes dirigeantes, majoritairement masculines, on oublie
souvent que le genre des mots ne résulte que d’une pratique totalement
incohérente, voire aléatoire : pourquoi un fauteuil et une chaise, un gâteau
et une tarte, plutôt que l’inverse ? Faut-il vraiment y voir la main virile de
quelque personne influente, ce qu’on nomme « une grosse légume » ?
Xavier Darcos

Le 2 septembre 2021

1.  Du côté de chez Swann, p. 192 de l’édition Pléiade.


2.  Ce poème a été mis en musique par Laurent Voulzy en 2019.
3.  Le Chat et les Deux Moineaux.
4.  Corneille, Horace, III, 1.
Index

Philippe Beaussant
Au plaisir des mots, au plaisir de la grammaire 1
Elle était légère et court vêtue 1

Dominique Bona
À propos d’un mot venu du Sud 1
L’ordre, l’invitation, la prière 1
Un chancelier, une chancelière 1
La petite fille et le sabot 1

Gabriel de Broglie
Save the date 1

Hélène Carrère d’Encausse


Pour une soirée chez les fashionistas 1

Jean-Loup Dabadie
D’acc ? 1
Un point c’est tout 1
Mgr Claude Dagens
Disparition 1

Xavier Darcos
L’apostrophe 1
Drôle de genre 1

Florence Delay
De la mer des Caraïbes à La Tempête de Shakespeare – Voyages d’un
mot 1
Scènes de genre 1

Sir Michael Edwards
Le bonheur… et le malheur… des mots 1
Les anglicismes furtifs 1
La mémoire des mots 1
Divagation sur l’esprit des mots 1
Que dire en 1872 ? 1
Aimons-nous « encore » la langue française ? 1
De chozz et d’ottres 1
Malapropisme 1
Tête-à-tête est une expression anglaise 1
La langue n’est pas, comme le rugby, un combat 1
La Française République 1

Dominique Fernandez
Comment se fait-il que l’italien… 1
Présence française à Cuba 1
Homosexuel 1
Touches noires 1
Les murs d’Alger 1
Bonjour ! Bonne journée ! 1
Puff ! Poff ! 1
Un précurseur de Dire, ne pas dire 1
Jour de courage 1

Marc Fumaroli
Quand un mot insensé en vide beaucoup d’autres de leur sens 1
Revirement 1

Max Gallo
Deutsche Qualität 1

Dany Laferrière
Éloge de l’alphabet 1
Éloge de la lecture 1
La langue du ventre 1
Une langue intime 1
Une forme d’expression populaire 1
Le poids d’un mot 1

Marc Lambron
Bric-à-bracadémie 1
Mon luxe 1

Amin Maalouf
Écrans et toiles 1
Jean-Luc Marion
Souvent on a répété 1
Défendons nos valeurs ! 1
Avenir 1
Bloc-notes de juin 2014 1
« Ce n’est pas possible ! » 1
Le ressentiment 1
Le point-virgule 1
Laïc, laïcité 1

Jean d’Ormesson
Depuis sa fondation en 1635… 1

Erik Orsenna
Curiosité 1

Yves Pouliquen
S.N.C.F. 1
Dire, ne pas dire un an après 1
Surprise du matin ou « À vos postes » 1
A fashion bloc-notes 1

Danièle Sallenave
Compter avec et compter sans 1
Défense du point-virgule 1
Du polichinelle au punch 1
TZR – Titulaire sur Zone de Remplacement (Wikipédia) 1
L’anguille de Melun 1
Les aventures de la translittération 1
Le train des sénateurs 1
« Ma maman » : ou la nostalgie du paradis perdu 1
La Sainte Touche 1
À l’Y 1
L’orthographe : histoire d’une longue querelle 1
L’orthographe : histoire d’une longue querelle (2) 1
L’orthographe : histoire d’une longue querelle (3) 1
La peur de lire 1
Le bouffon 1
Un problème ou un souci ? 1
De la dictée 1

Maurizio Serra
Du bon usage des titres 1

Michel Serres
J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire 1
« Pas que » 1
Le deuxième Trafalgar 1
La bataille idéologique 1
La guerre du propre contre le commun 1
Zéro, un et deux 1

Frédéric Vitoux
Rêver le mot « rêve » 1
Éloge du vouvoiement (ou du voussoiement) 1
J’écris ton mot libertin 1
Apocope, vous avez dit apocope ? 1
Éloge de l’oignon 1
Spoiler ou spolier ? 1
Baby-boomer ou baby-boomé 1

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